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Collection « Enfances, parentalités

et institutions »

dirigée par Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre


et Chantal Zaouche Gaudron

Cette collection offre des pistes de réflexions à partir de recherches, d’expériences


professionnelles, à toutes celles et à tous ceux qui se sentent concerné.e.s par la
prime enfance et l’enfance. À travers plusieurs champs disciplinaires (psychologie,
psychanalyse, sociologie, sciences de l’éducation, philosophie…), elle apporte sa
contribution à la compréhension des fonctionnements psychique, social, culturel des
jeunes enfants, entre familles et institutions. Elle s’intéresse aux parentalités, leurs
bouleversements, leurs aléas et potentialités et aux différentes institutions d’accueil,
de soins, d’éducation qui interagissent avec les enfants, sans oublier leurs implications
dans le développement des adultes de demain.

DERNIER PARU
Marie-Dominique Wilpert
avec Lucie Benoist, Émilie Lucas, Christopher Thiery et Sandra Vannienwenhove
Pas de parents à la consigne !
Une recherche coopérative en multi-accueil

VOIR LA COLLECTION EN FIN D’OUVRAGE


Les incestes
DU MÊME AUTEUR

Extrémismes religieux, violence et contexte éducatif


(sous sa direction, avec Jacques Arènes), Les éditions du Cerf, 2021

La haine de l’enfant. Les vraies causes de la maltraitance et des violences


Dunod, 2020

L’amour infanticide
éditions Larcier, 2014

Les expertises en psychologie légale


Desclée de Brouwer, 2011

L’enfant et le couple en crise


Dunod, 2002
Jean Luc Viaux

Les incestes
Clinique d’un crime
contre l’humanisation
Ouvrage publié avec le concours de la Région Occitanie
Pyrénées-Méditerranée

Conception de la couverture :
Anne Hébert

ISBN : 978-2-7492-7462-1
CF - 1200
© Éditions érès 2022
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com
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Avant-propos

Ce livre est une invite à penser l’inceste, ou plus exactement les


incestes, car il n’est pas une seule façon de fabriquer une famille
incestueuse. Ce n’est ni un traité de victimologie, ni un ouvrage
à but thérapeutique, mais une recherche de décryptage des méca-
nismes, des stratégies conscientes et inconscientes et des signi-
fications de l’inceste. La question de l’inceste dépasse de loin la
problématique de la criminalité sexuelle, ce que je m’efforce de
montrer. L’inceste est un crime contre l’humanisation qui perdure
depuis que le monde des mammifères a engendré, avec le langage,
l’être humain et son besoin d’être institué dans une filiation.
Les mouvements sociétaux récents, qui permettent que l’on
entende la parole des victimes, déclenchent chez les gouvernants,
embarrassés de faire semblant de découvrir que l’inceste existe
jusque dans leurs rangs, une frénésie législative pénale (quatre lois
en cinq ans !). Cependant, mon expérience clinique et plusieurs
décennies de travail pour la justice me font penser qu’on ne peut
combattre par la seule force de la répression une problématique
qui est non seulement plurimillénaire mais surtout bien solide-
ment ancrée dans nos inconscients individuels et collectifs. Les
lois sociales sont nécessaires mais leur force ne vient que du débat
qui les a portées. Pour l’inceste nous en sommes au temps de la
compassion, enfin parvenue jusqu’au sommet de l’État à l’égard
des victimes. Les gouvernants, après des années d’ignorance où
l’on n’écoutait pas plus les victimes que ceux qui produisaient
des travaux de recherche en sciences humaines et en droit sur le
sujet, s’agitent et chacun y va de sa petite recette pour entendre/
traiter/punir…
8 Les incestes

Et au fond ? Avant de fabriquer des réponses ne faut-il pas s’inter-


roger sur ce qu’il y a de plus troublant : pourquoi cela ne s’arrête
pas, nulle part sur la planète ? Pourquoi ce crime, universel et
universellement réprimé, atteint-il les humains par millions alors
qu’il n’est aucune culture qui n’ait une gestion de cet interdit ?
Un livre n’y suffit pas et celui-là pas plus qu’un autre, mais il
est une contribution pédagogique à comprendre ce qui se passe
dans les familles, et ce qui pourrait être perçu avant toute parole.
L’étude et le décryptage de nombreux cas peuvent faire cheminer
la pensée en réponse à cette question : pourquoi l’inceste ? Ou les
incestes ? Car ce crime n’a pas qu’une seule figure et tous les actes
incestueux ne se construisent pas sur la même problématique.
Sauf exception de faits rapportés publiquement dans les médias,
les cas que je cite viennent de ma pratique de consultant et
d’expert judiciaire : tous les noms sont de fiction, certains
détails géographiques ou autres ont été gommés pour préserver
l’anonymat.
Introduction

L’inceste est une des problématiques majeures des sociétés


humaines. L’interdit de l’inceste est en effet un des axes essentiels
de la structuration de toute société, puisque en évitant que n’im-
porte qui fasse des enfants avec n’importe qui, cet interdit permet
de savoir qui est qui à partir des lignées dont il descend, et de
donner à l’enfant une place singulière, unique et imprenable dans
l’arbre généalogique.
Or, nous avons en France spécifiquement un problème avec
ce terme, son sens et les interdits que cela suppose. Le premier
travers a été pourtant clairement énoncé dans un rapport du
Sénat datant de 2002, à une époque où l’on a essayé d’introduire
ce terme dans le Code pénal sans y parvenir.
« Le droit français, comme le droit espagnol ou le droit portu-
gais, ne condamne pas les relations sexuelles librement consenties
entre des personnes majeures appartenant à la même famille. Ce
faisant, la France, l’Espagne et le Portugal se différencient d’autres
pays occidentaux qui font au contraire de l’inceste une infraction
spécifique, indépendamment de toute violence, au titre des infrac-
tions contre la famille et le mariage notamment. Par exemple,
l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse punissent d’une peine d’em-
prisonnement toute personne qui a des relations sexuelles avec un
descendant, un ascendant, son frère ou sa sœur, sauf si l’auteur de
l’infraction a moins de dix-huit ou dix-neuf ans 1. »

1. Source : « La répression de l’inceste », Étude de législation comparée, Sénat,


février 2002.
10 Les incestes

Ce que le Sénat pointait, c’était la confusion entre la violence


sexuelle commise par une personne sur une autre personne,
notamment les mineurs, au sein d’une famille – seul cas de péna-
lisation de l’inceste en France – et l’inceste commis de façon
consentie entre personnes majeures – qui est anthropologique-
ment et sociétalement tout aussi inacceptable comme le montrent
les législations de la majorité des pays européens.
Cette remarque essentielle n’a pas empêché les parlementaires
de voter en 2010 un texte de seule portée répressive qui intro-
duisait la notion d’agression sexuelle et de viol « incestueux »
que le Conseil constitutionnel s’est empressé de censurer car il
était à la fois confus et imprécis sur la notion de parenté. Et en
fait inutile. En 2016 une nouvelle tentative aboutira presque au
même résultat, mais ne sera pas censurée avant d’être corrigée
et de faire de l’inceste, en France, une variante du crime de viol,
ou d’agression sexuelle, dès lors que ce crime est commis sur un
mineur ou un majeur par une personne interdite de mariage au
sens du Code civil. Mais, comme ce texte était aussi insatisfai-
sant, le Parlement a entrepris de le corriger de nouveau en 2021
en votant un texte qui fait du mineur de 18 ans un sujet qui ne
peut être considéré comme consentant à l’inceste. On verra si ce
texte aura la vie dure ou s’il faudra encore l’ajuster puisque, dans
le même temps, le gouvernement a installé une commission de
réflexion sur le sujet. En 2016 la ministre Rossignol avait dit dans
le débat : « Nous nous livrons à un exercice assez complexe, qui
vise à faire rentrer trois définitions dans une même approche : la
définition sociologique, la définition du Code civil et une défini-
tion pénale désormais. La définition pénale de l’inceste n’est pas
la même que celle du Code civil, c’est-à-dire les empêchements
au mariage, et elle ne peut pas non plus être totalement la même
que la définition sociologique. L’exercice est donc extrêmement
hasardeux ! »
Hasardeux en effet, et pour un résultat sans grande efficacité,
puisqu’il n’a été fait aucune rectification du Code civil, et aussi
car il participe de ce travers de la pensée qui consiste à faire de
l’inceste un strict interdit sexuel, un crime certes odieux mais
confondu tant dans l’échelle des peines que dans la procédure
judiciaire avec n’importe quel autre crime sexuel, la seule diffé-
rence étant le qualificatif. La confusion avec la pédophilie, qui
fait l’objet à juste raison d’une attention sociétale pour davantage
Introduction 11

de poursuites judiciaires, est non seulement une erreur diagnos-


tique, mais aussi la source d’une absence de compréhension de ce
qui engendre l’inceste.
L’auteur de ce livre est psychologue clinicien, et on pourra donc lui
objecter que parler de la loi, du droit ou de l’anthropologie, c’est
écrire sur des sujets qui ne sont pas les siens et qui ne le concernent
pas. Certes, mais à force de cliver les savoirs et de réduire ce crime
à une problématique simpliste (le prédateur sexuel doit être sanc-
tionné) et à des lois « hasardeuses », notre culture et notre société
ne préviennent rien du tout, n’empêchent pas la reproduction.
Articuler les savoirs est non seulement intellectuellement éclai-
rant mais pour ce sujet déterminant : les typologies existantes ne
donnent pas les réponses aux questions qu’on peut se poser sur ce
qui enclenche ces passages à l’acte sexuel dans l’inceste. D’autant
que pas une ne prend en compte la dimension généalogique, les
déplacements d’enfants, etc. N’ayant aucune prétention scienti-
fique (au sens des neurosciences avec force appareil statistiques,
etc.), je m’en tiens à une clinique descriptive, explicative, dont
je revendique l’heuristique et la pédagogie – à savoir une pensée
dialectique et une clinique du doute, de l’hypothèse et de la théo-
risation sur des cas et non sur des cohortes.
Au risque d’apparaître provocateur, j’affirme que non l’inceste
n’est pas totalement interdit en France, quoique l’adjectif « inces-
tueux » soit désormais inscrit pour la forme dans le Code pénal,
pour les victimes d’agressions sexuelles et de viols, mineures ou
majeures, par une personne interdite de mariage.
Sans vouloir perturber la quiétude de ceux qui ont voté ces lois,
et de ceux qui les ont demandées, en rabattant l’inceste sur le seul
crime sexuel, ils ont mis à mal la compréhension d’un interdit
structurant l’humanité en général et chaque être humain en
particulier. Comprendre l’inceste uniquement comme une faute
sexuelle, c’est n’y rien comprendre. C’est, par exemple, faire peu
de cas des questions qui se posent pour des enfants issus de deux
adultes incestueux, ayant franchi, de façon consciente et plus ou
moins dans l’illusion d’actes consentis, cet interdit. En réduisant
ainsi l’inceste, sans corriger le moindre texte sur la filiation, on fait
fi de la nature essentielle de l’inceste en tant qu’interdit : être la
pierre d’appui de toute construction de lignée. Or, ce qui distingue
radicalement l’être humain de ses congénères mammifères même
très développés affectivement et cognitivement, c’est ce que
12 Les incestes

certaines sociétés traduisent par le culte des ancêtres : nous avons


besoin de penser et de vivre avec l’idée de la transmission ; nous
avons besoin pour construire notre identité d’une ascendance et
d’une descendance. Le plus malin des bonobos ne vous parlera
jamais de son grand-père ni de la vie sexuelle de sa grand-mère.
Si tant de personnes se livrent à des recherches généalogiques, ce
n’est pas seulement pour le plaisir d’un sport cérébral : se repré-
senter d’où on vient est indispensable pour savoir « qui je suis ».
La littérature sur l’inceste ne manque pas, depuis la nuit des temps
jusqu’au blogs et autres sites associatifs d’aujourd’hui. Beaucoup
de récits de victimes ont été publiés, mais aussi des traités, des
thèses, des comptes rendus de colloques pluriprofessionnels, des
ouvrages juridiques, sociologiques, cliniques, anthropologiques.
Entre la froideur de la théorie et l’émotion du témoignage, entre
la distance du clinicien et l’engagement face à cette horreur de
l’enfance violée, tout a déjà été dit. Ce livre viendra s’ajouter à
la pile en s’efforçant de répondre à des questions pas toujours
bien traitées : il est le fruit d’une expérience clinique, notamment
d’expert judiciaire, et des enseignements que j’ai produits tout
au long de ma carrière, ce qui m’a permis d’entendre nombre de
professionnels et d’étudiants rapporter leur incompréhension du
« traitement de l’inceste » par nos institutions sociales, éducatives,
judiciaires, et s’étonner de la faiblesse des formations proposées.
Je peux comprendre l’exaspération d’une équipe éducative qui
doit, sur ordonnance d’un juge, laisser des enfants victimes d’un
inceste fraternel (ou paternel) aller passer des week-ends chez leur
mère, qui a protégé, et parfois protège encore, par son silence
et son attachement, l’auteur de l’inceste. J’ai aussi entendu
des intervenants souhaiter explicitement, puisque l’enfant est
protégé (en foyer ou en famille d’accueil), que l’on n’en parle
plus. J’ai entendu – et comment ne pas l’entendre ? – la détresse
des victimes qui ont mis longtemps avant d’être écoutées, et le
désarroi de ceux qui dans leur entourage les aidaient face à ceux
qui « n’y croyaient pas ». Comment répondre à l’incompréhen-
sion que la justice puisse mettre cinq à dix ans pour juger en cour
d’assises leur père ou grand-père incestueux, alors même qu’il a
reconnu les faits ? J’ai assisté dans des salles d’assises à des inter-
rogatoires de victimes, face à face avec l’incestueux, sans tact, des
envolées d’avocats ou d’avocat général sans pudeur, mais aussi
tout l’inverse : du respect, de la bienveillance, des affects non tus
Introduction 13

et des paroles qui redonnent confiance et foi en l’avenir. L’inceste


suscite les passions, le militantisme plus que la raison. Ce que
j’ai moins entendu, hélas, c’est le discours de l’éducation et de la
prévention.
Ce livre s’adresse aux uns et aux autres et à toutes les victimes
d’inceste avec un objectif de clarification : l’interdit de l’inceste
ne peut nous laisser indifférents puisque cet interdit concerne
chaque humain, qu’il ne tient et n’est opérant que par l’empreinte
de l’attachement et de la culture généalogique. Tant qu’on en reste
à l’aspect transgression sexuelle, on ne comprend ni pourquoi, ni
comment il se produit et se reproduit. Il faut regarder la réalité en
face et c’est la raison pour laquelle je raconte des histoires vraies
qui ne sont pas des « faits divers » mais des analyses de drames
ou de tragédies. Et si je peux les raconter, c’est que la justice m’a
demandé de l’éclairer sur ces situations et que, comme beau-
coup de mes collègues cliniciens, j’ai donc entendu et essayé de
décrypter des centaines de situations incestueuses. Il est de bon
ton aujourd’hui de s’en prendre à une justice qui ne traite que
peu de cas et ne condamne que peu d’incestueux sur la masse des
révélations connues et de celles qui ne sont même pas entendues :
la justice française est pauvre et elle fait avec ce qu’on lui donne
et avec les lois et la procédure telles qu’elles sont votées par nos
élus. Or, cette procédure est inadaptée à ce crime très particulier
de l’inceste. Réformer les lois sur l’inceste au fil des scandales
sociaux par petits bouts n’aboutira qu’à des empilements de textes
illisibles et à une non-pensée sur les incestes. On ne peut pas
s’en remettre à la seule justice pénale pour traiter cette question
qui concerne des millions de personnes, sauf à ne pas vouloir la
traiter, et c’est ce que je souhaite éclairer.
Le taux d’inceste dans une société n’est que le révélateur du
silence, du refus institutionnel de faire de cet interdit un pilier
éducatif de la relation entre les humains, parce qu’il est le matri-
ciel de toutes les violences.
1

L’inceste, un crime généalogique

Les personnes qui ont été victimes d’inceste ont besoin d’obtenir
des réponses à la question : « Pourquoi l’inceste ? » Nous appor-
terons des éléments qui le permettront. Au préalable, pour une
approche complète, nous reprendrons, succinctement, les raisons
qui conduisent à l’interdit de l’inceste.
S’en tenir à la seule et triviale explication du manque sexuel,
qu’énoncent beaucoup des auteurs de ces actes, ne tient évidem-
ment pas devant l’ampleur de ces transgressions et les nombreuses
possibilités qu’offre la société d’assouvir sa sexualité. Il faut poser
rapidement et clairement la dynamique psychique à l’œuvre : nul
n’inceste par hasard ou pour le simple assouvissement sexuel.
J’ai souvent cité ce mot d’un père incestueux ; il avait incesté trois
de ses quatre filles, refusait de le reconnaître sur un mode théâ-
tral et plaintif à la fois, et s’opposait à l’examen psychologique
ordonné par le juge d’instruction. En tant qu’expert judiciaire, je
ne pouvais qu’accepter ce refus de reconnaître, mais je lui deman-
dais quand même : « Une chose m’intrigue : pourquoi trois de
vos filles se plaignent et pas la quatrième ? – Ah mais celle-là n’est
pas de moi » répondit-il aussitôt. Persuadé (personne n’a compris
pourquoi) que cette enfant n’était pas « de son sang », il n’avait
pas tenté de l’incester. On ne saurait être plus clair : l’inceste est
un dessein, un choix, et le fait que la personne victime ait ce lien
de famille avec l’auteur ne relève en rien d’un hasard ou d’une
frustration sexuelle.
16 Les incestes

La première dimension à envisager est de mesurer la difficulté,


pour une société donnée et une famille donnée, de définir quelles
sont les personnes « interdites » : jusqu’à quel degré de parenté y
a-t-il interdiction de sexualité ? Quel type de parenté est concerné
par cet interdit ? La famille n’est pas une organisation stable, finie
et unique au cours du temps et selon les cultures. La famille
« nucléaire » dont il a été beaucoup question dans les débats de
société tout au long du XXe siècle, est un mythe sympathique mais
inopérant. Les « nouvelles familles » ou les familles recomposées
ne sont pas une nouveauté 1. Ce qui est nouveau dans quelques
pays dont la France, c’est l’extension des figures de l’adoption et
le mariage des personnes de même sexe qui ont des enfants, dont
une partie ou toute l’origine biologique n’est pas issue du couple.
Pour la loi, l’enfant légal d’un couple, quelle que soit la situation
de ce couple, est justiciable de l’interdit de l’inceste – du moins
tant qu’il est mineur.
L’inceste ne se définit pas uniquement par la biologie, ou dans la
seule construction de l’interdit, ou bien encore par son accom-
plissement sexuel mais par le nouage de ces trois dimensions.

QUI EST INTERDIT POUR QUI ?


UN DÉBAT SUR L’ÉTENDUE DE L’INTERDIT DE L’INCESTE
Françoise Héritier : l’inceste « du deuxième type » et sa critique
L’une des publications sur l’inceste qui a eu le plus de résonance
dans les années 1990 fut celle de l’anthropologue Françoise
Héritier sous le titre Les deux sœurs et leur mère 2. L’interdit de l’in-
ceste le plus fondateur, le premier – bien qu’elle le nomme « du
deuxième type » – est celui qui interdit à un homme d’avoir des
rapports en un même lieu et en un même temps avec la mère et
sa fille ou les deux sœurs. Cet interdit figure dans un texte hittite
(IIe millénaire avant J.-C.). Françoise Héritier cite également le
Coran qui interdit le mariage d’un homme avec la fille de son
épouse, sauf si le mariage avec celle-ci n’a pas été consommé.
Elle en tire la conclusion que ce qui fonde la prohibition est
l’« interdit de faire se toucher des substances identiques », et
donc pour un homme de s’allier sexuellement avec deux femmes

1. Cf. H. de Balzac, Une double famille, 1830.


2. F. Héritier, Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994.
L’inceste, un crime généalogique 17

de la même lignée : des sujets liés par un premier « mélange des


chairs » ne sauraient renouveler la lignée avec un autre sujet qui
soit déjà de la « même chair ». Autrement dit, un homme ne peut
avoir de relations avec la mère puis la fille, même si ce n’est pas
sa fille, ou avec deux sœurs. Mais la prohibition devrait s’étendre
aussi à l’union d’un beau-frère avec sa belle-sœur, puisque le fait
même de la relation sexuelle enclenche le vieux principe de l’una
caro (une seule chair) – principe repris et exalté par la chrétienté
à propos du mariage : celui qui a mêlé son humeur à l’autre « est »
l’autre, et donc le mari et la femme d’une sœur et d’un frère
« sont » devenus cette sœur et ce frère, et sont sous le coup de
l’interdit sexuel.
Cela s’est d’ailleurs étendu aux parents spirituels (les parrains
et marraines) qui pourtant n’avaient pas de liens charnels mais
devenaient interdits de sexualité, et au-delà au cousinage : Le Roy
Ladurie 3 rapporte qu’au XIXe siècle, à Montaillou, une femme
se refusa en mariage à un homme qui ne lui était pourtant pas
allié, parce qu’elle était secrètement la maîtresse de son cousin
germain : « Tu ne peux pas toucher charnellement celui qui te
touche déjà naturellement. » Si on transpose ces principes aux
« familles recomposées » contemporaines, il va de soi que sont
incestueux des actes sexuels d’un concubin sur la fille de sa femme
– qui n’a donc aucun lien biologique avec lui – ou la séduction
par une concubine du fils adolescent de son compagnon, que ces
actes soient consentis ou non et quel que soit l’âge de la personne.
Françoise Héritier rompait avec Lévi-Stauss et Margaret Mead
qui faisaient de la prohibition de l’inceste une réponse à une
nécessité de l’échange, du don, de l’économie et de la construc-
tion sociale. Elle cite notamment cette réponse des Arapechs de
Nouvelle-Guinée à M. Mead : « Mais c’est stupide. Est-ce que tu
ne comprends pas que, si je couche avec ma sœur, nous aurons
peut-être quatre enfants, mais si quelqu’un me donne sa sœur et
que je lui donne ma sœur, à nous deux, nous aurons peut-être
tous les deux nos propres enfants. On en aura donc huit, d’une
part. Par ailleurs, si je couche avec ma sœur, je n’aurai pas de
beau-frère. Avec qui est-ce que j’irai chasser ? Avec qui est-ce que

3. E. Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard,


1975.
18 Les incestes

j’irai boire ? Avec qui est-ce que j’irai plaisanter 4 ? » On constate


bien, dans ce cas, que l’échange des femmes est au fondement du
lien social.
Cette thèse a été critiquée 5, notamment par Bernard Vernier
qui souligne que, dans la littérature grecque et latine, on trouve
nombre d’exemples contredisant la thèse de l’una caro comme
fondement de l’interdit de l’inceste. Citant la Phèdre de Sénèque,
cet auteur soutient que, si une femme n’a pas élevé le fils de son
mari, le fait de coucher avec lui est simplement un adultère et
non un acte incestueux. On notera cependant que depuis 1677
la Phèdre de Jean Racine est entendue comme une dramaturgie
sur l’inceste.
De même la polygamie, encore existante dans certaines cultures,
met à mal cette thèse de l’interdiction du mélange des humeurs.
Encore que, comme le rapporte T. Nathan à partir de l’exemple
d’une jeune fille bambara, peuple polygame, il faut bien
comprendre les règles d’inclusion et d’exclusion propres à la
culture. « Les Bambaras pratiquent le lévirat et le sororat : à la mort
d’un aîné, le cadet est tenu d’épouser la veuve en secondes noces
et de poursuivre la lignée ; de même, au décès de son épouse, un
homme est susceptible d’exiger de son beau-père la sœur de cette
dernière. De plus, les Bambaras sont polygames, tant par tradi-
tion préislamique que conformément aux coutumes islamiques.
Si bien que souvent, la première épouse a été désignée par les
parents, la seconde provient du respect de la règle du lévirat et
ce n’est que la troisième ou la quatrième épouse, toujours beau-
coup plus jeune que le mari, qui a été véritablement choisie par
l’époux. Ainsi, comme dans la Bible, épouse-t-on d’abord l’aînée
en espérant obtenir un jour la cadette 6. » Les Bambaras ne sont
pas une exception : les Zoulous du Natal pratiquent aussi la poly-
gamie avec plusieurs sœurs. Quand on leur demande pourquoi,
ils répondent que ce que les ethnologues appellent la polygynie
sororale facilite le fonctionnement de l’institution polygame. Des

4. F. Héritier-Augé, dans D. Castro (sous la direction de), Incestes, Le Bouscat, L’Es-


prit du temps, 1995.
5. A. Fine, « Retour critique sur l’inceste de deuxième type », dans L’homme, n° 205,
2013, p. 99-114.
6. T. Nathan, « Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Œdipe », dans M. Gabel
(sous la direction de), Les enfants victimes d’abus sexuel, Paris, Puf, 1992.
L’inceste, un crime généalogique 19

sœurs sont censées mieux s’entendre que des étrangères (cité par
A. Fine).
Dans un ouvrage monumental consacré à la parenté, M. Godelier
soutient une thèse alternative à la dimension purement sociale
des coutumes et qui nuance l’interdit du redoublement d’alliance
sexuelle (de remélange des substances en quelque sorte) décrit
par F. Héritier : « Pour qu’il y ait inceste il faut que les êtres qui
s’unissent possèdent en eux-mêmes quelque chose qui les rend
identiques, soit qu’ils l’aient hérité d’ancêtres communs soit
qu’ils l’aient acquis en s’alliant avec des personnes avec lesquelles
ils sont “identifiés” 7. » Cela revient à tenter de trouver une sorte
d’invariant de l’interdit : l’interdit sexuel concerne universelle-
ment des personnes ou des espèces qui « devaient être tenues
séparées soit parce qu’elles sont trop différentes les unes des autres
et qui devraient être tenues séparées (comme le sont les hommes
et les animaux, ou comme le sont les vivants et les morts), ou au
contraire parce qu’elles seraient trop semblables, comme le sont
des parents qui partagent le même sang et/ou le même sperme
[…] les bons usages du sexe se situent entre ces deux extrêmes,
entre deux excès, de ressemblance ou de différence 8 ».
Ce qui nous intéresse dans ce débat très brièvement résumé, c’est
bien que, dans toute société, il y a des limites fixées au cercle
des personnes « interdites », et que c’est la conception même de
la famille et des règles de vie en communauté qui va permettre
de repérer le fonctionnement de l’interdit de l’inceste, et non la
biologie, le seul commerce sexuel et la production d’enfants. Le
pourquoi et le comment de l’interdit devraient, dans toute culture,
faire l’objet d’une énonciation explicite sur ce qu’est une famille.

Inceste et généalogique
Si l’on veut s’en tenir au biologique, les fonctions très primaires
du développement chez les mammifères entraînent naturelle-
ment un interdit sexuel entre proches, ce qui règle la question.
Un certain nombre d’espèces animales évitent l’inceste et cela
est en lien avec l’attachement. « Le tissage de l’attachement qui
inhibe la sexualité avec l’objet empreinte oblige au “déplacement

7. M. Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.


8. Ibid.
20 Les incestes

du désir” : l’objet sexuel ne peut être l’objet empreinte 9. » Des


manipulations en milieu artificiel sur différentes espèces animales
montrent qu’en diminuant l’attachement fils-mère les sujets ont
des relations sexuelles une fois le petit pubère, ce qui ne se produit
pas en milieu naturel. Dans le cadre d’une famille très restreinte,
l’attachement inhiberait donc le désir sexuel.
Il n’empêche que cela met à mal la lecture simpliste du mythe
d’Œdipe, considéré comme le paradigme de l’inceste : quand
Œdipe épouse une femme dont il ne sait pas qu’elle est sa mère
puisqu’elle ne l’a pas élevé un seul jour et donc n’a pas tissé de lien
d’attachement avec lui, s’agit-il vraiment d’un inceste ? Au regard
de nos connaissance modernes sur l’attachement, et de notre
conception européenne de la filiation, Jocaste n’est pas vraiment
la mère d’Œdipe. Le débat anthropologique nous montre qu’il
existe des règles bien plus complexes pour définir qui est interdit
pour qui et comment. Ce qui nous paraît, à nous européens, des
alliances improbables ou inacceptables (un homme qui épouse
plusieurs sœurs) se pratique sans scandale et sans folie ailleurs.
« Les sociétés définissent l’inceste en ne tenant aucun compte des
règles de la génétique, ni même de quelque considération psycho-
logique que ce soit ; plus même, il faut que la définition cultu-
relle de l’inceste dévie explicitement des données biologiques et
psychologiques pour qu’elles soient culturellement efficaces »,
remarque T. Nathan, qui ajoute que « l’articulation des alliances
et des filiations […] constitue un système très général de pensée :
une logique 10 ». Ce qui fait que le sujet victime, atteint dans les
fondements de cette logique – logique d’humanisation – en sera
transformé, ou plus exactement, « métamorphosé ».
Lorsqu’il se produit une alliance « interdite » par la culture la
question est de savoir ce qui sous-tend la transgression, en renon-
çant de façon claire à la confondre avec une autre question, celle
de la transgression sexuelle par le viol (ce qui ne veut pas dire qu’il
ne faut pas la traiter).
Pierre Legendre qui décrypte la parenté occidentale au fil de son
œuvre nous a apporté des clés de compréhension de cette métamor-
phose du sujet incesté. S’il existe une prohibition de l’inceste et du
parricide, c’est parce qu’il y a une logique de la vie : donner la vie ne

9. B. Cyrulnik, Sous le signe du lien, Paris, Hachette littératures, 1997.


10. T. Nathan, op. cit.
L’inceste, un crime généalogique 21

suffit pas, il faut la « transmettre », et « instituer » le sujet, lui donner


une place. « L’interdit concerne l’inceste en tant qu’ordre social de
la représentation 11 », écrit P. Legendre, expression traduisant bien
le débat anthropologique et juridique. Ce qui se trame dans l’in-
ceste, c’est la confusion des places : nul ne peut occuper plusieurs
places sur l’arbre généalogique : « Que chacun soit reconnu dans
son identité et s’y reconnaisse pour que tout simplement ait lieu la
vie 12. » Ce qui est quand même assez facile à comprendre : on ne
peut être en même temps la petite-fille de son grand-père et la sœur
de sa mère, pas plus que la fille de son oncle.
Legendre montre que la civilisation est construite autour de l’ins-
titution du sujet, c’est-à-dire la certitude de l’identité individuelle,
écrite par les règles de la généalogie et que tout inceste transgresse
d’abord cette règle : « Ce qui se trame dans cette tragédie du destin,
c’est l’enlacement du sujet humain avec sa propre image, portée au
lieu unique où elle peut être aimable : là est le noyau de l’amour
de la mère 13. » L’enlacement des images commence bien avant l’at-
taque sexuelle qui vient la conclure : c’est de cesser de penser un
sujet interdit comme interdit, c’est lui supprimer non seulement
son image de Soi propre et son identité mais celle de ceux (ses
parents, sa lignée) qui l’ont précédé et institué. D’où la traduc-
tion par le concept d’une « métamorphose » du sujet incesté, méta-
morphose irréversible et qui obligera à faire avec, quel que soit le
modèle thérapeutique employé pour apaiser les souffrances.
L’inceste que l’on envisage en France uniquement comme un
crime sexuel ne l’est pas ou plus exactement pas seulement : il est
une atteinte à la logique institutionnelle de la filiation dans une
culture donnée, il est un déplacement du sujet victime comme
du sujet auteur hors de cette logique. L’inceste est donc un crime
généalogique autant que sexuel, une atteinte à l’histoire d’une lignée.
C’est essentiel pour comprendre – sans l’accepter – pourquoi
tant de silences et tant d’encryptages de ces incestes sont connus/
tus dans les familles : il faut préserver l’apparence d’une famille
qui reste dans la logique de filiation. La tragédie ne se noue pas
de la violence et de la nature de l’effraction sexuelle, mais de la
place respective des personnes, qui percute l’ensemble des codes

11. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985, Leçon IV.
12. Ibid.
13. Ibid.
22 Les incestes

familiaux explicites. Ce qui explique aussi que ce sont souvent les


moments de crises identitaires, parfois tardives (une maternité, un
décès, etc.) qui révéleront au grand jour l’inceste commis dans une
famille, qu’on taisait pour sauver les apparences. Mais cela ouvre
aussi sur une problématique dont il faut tenir compte : le trauma-
tisme de l’inceste n’est pas fait que d’effraction sexuelle ; soigner le
sexuel sans soigner la lignée ne sert donc pas à grand-chose.

Qui est frère de qui ?


Il faut retenir à ce sujet cette histoire qui mérite attention. Elle
a été racontée sur France Culture 14 : un jeune homme et une
jeune fille se rencontrent sur les bancs d’une université améri-
caine, s’aiment, se marient et ont trois enfants. Monsieur décide
un jour de rechercher son père biologique. Et le couple découvre
alors qu’ils sont frères et sœurs biologiques car nés chacun par
insémination avec donneur. Ils ont trouvé cela plutôt amusant et,
considérant que cela ne faisait de tort à personne, ont continué
tranquillement leur vie. Et en effet pourquoi pas : l’inceste n’est
pas d’essence biologique.
Ainsi le traité de Julius Paul 15 au IIIe siècle a pour objet de repérer
qui descend de qui, et donc jusqu’où on peut accepter ou non
l’alliance maritale/sexuelle et ce jusqu’au douzième degré de
parenté. Si Paul en fait surtout une affaire de détermination de
propriété (les biens et les héritages), d’autres jurisconsultes s’inté-
ressent directement à l’inceste qui n’est repérable qu’en fonction
des liens de parenté. Legendre cite aussi le cardinal Pierre Damien
(XIe siècle) qui énonce une règle à partir du Lévitique : « Voilà
que le beau-père est écarté par la voie divine de la fille de son
beau-fils ou de sa belle-fille, et pourtant il n’y a pas de nom de
parenté commun dont on doive appeler ces deux personnes l’une
par rapport à l’autre […] mais voyez à la fin de la citation il est dit
qu’une telle relation est un inceste. » Un troisième auteur cité par
P. Legendre, le pape Alexandre II, rappelle que le pape Grégoire
excluait de marier « le fils et la fille d’un frère et d’une sœur ou de
deux frères germains ou encore de deux sœurs », ce qui était auto-
risé en droit Romain, pensait-il. Ce pape disait que « l’expérience

14. Dans « Les pieds sur terre » de Sonia Kronlund, le 9 novembre 2018.
15. P. Legendre, Le dossier occidental de la parenté. Textes juridiques indésirables sur la
généalogie, Paris, Fayard, 1988.
L’inceste, un crime généalogique 23

nous a appris qu’un tel mariage ne saurait engendrer de postérité.


Il est donc nécessaire que l’on n’ait pas le droit de contracter une
union entre les fidèles avant la troisième ou quatrième généra-
tion ». Cette décision canonique (puisque c’est un décret papal),
dans une société composée de petites entités villageoises qui
vivent plusieurs générations en un même lieu sans se déplacer, est
difficile à appliquer. Et donc a été discuté et rediscuté qui pouvait
épouser qui sans inceste, dans une belle complexité intellectuelle
et de façon totalement inutile. Cela a favorisé la transgression
plus que cela ne l’a fait reculer, au point qu’il fallut peu après en
venir au sacrement du mariage (en 1215, concile du Latran) pour
que le « consentement au mariage » devant le prêtre tienne lieu
de garantie et constitue (avec le baptême permettant de savoir
qui est enfant de qui) un des fondements d’une famille « non
transgressive ».
C’est dire si notre conception de la famille, variable et étriquée
dans le Code civil français, ainsi que la facilité de décomposition
et de recomposition des couples avec enfants, ne permettent pas
d’y voir beaucoup plus clair : la notion de fratrie est redevenue
une notion un peu floue, mal bornée et laissant assez d’ambiguïté
pour que, comme pour les parents de deuxième main (beaux-
parents), la question de ce qui est ou non une alliance incestueuse
se pose. De plus l’état civil est de plus en plus à la « remorque » de
l’état d’identité sexuelle des personnes – j’emploie cette expres-
sion faute de mieux pour ne pas polémiquer sur le « genre »,
ni stigmatiser personne. En témoigne la géniale invention juri-
dique par un tribunal de la notion de « parent biologique » pour
dénommer un père transgenre devenu femme : si cette femme a
des enfants seront-ils les frères et sœurs des enfants biologiques
de ce « parent biologique 16 » ? Et où commencera alors l’interdit
de l’inceste fraternel ?
En Allemagne, en Angleterre, au Pays de Galles, au Danemark
et en Suisse, les relations sexuelles, même librement consenties,
entre parents en ligne directe ainsi qu’entre frères et sœurs consti-
tuent des infractions. En Allemagne, les relations incestueuses
sont qualifiées d’infractions contre la famille, dans le Code pénal,

16. Arrêt de la cour d’appel de Montpellier du 14 novembre 2018 qui fut cepen-
dant cassé par l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du
16 septembre 2020.
24 Les incestes

sauf pour les relations entre une personne et son enfant âgé de
plus de 14 ans et de moins de 18 ans, car même si elles sont
consenties, elles sont considérées comme des infractions sexuelles
spécifiques et sont punies plus sévèrement. Enfin, il faut noter
qu’en Italie sont considérées comme infractions les relations
sexuelles incestueuses librement consenties même entre adultes à
condition qu’elles soient notoires 17.
Ce débat pourrait paraître quelque peu abstrait et on pour-
rait objecter que la loi récente en France a tranché la question.
On verra que non : la loi n’a tranché qu’en ce qui concerne les
mineurs et à condition de savoir qui est qui et qui a « autorité de
droit et de fait » sur l’enfant, ce qui n’a pas grand-chose à voir
avec l’anthropologie et la clinique de l’inceste.

POURQUOI L’INCESTE ?
Pourquoi l’interdit ? Le miroir de l’identité
S’il a fallu que chaque culture trouve des règles traduisant l’in-
terdit c’est bien que la question est cruciale pour la survie et la
reproduction de l’humain.
Le narcissisme est au cœur de la construction du psychisme
humain. En résumé, l’enfant en naissant ne se sait pas lui-même
en tant que sujet ; il ne s’identifie que comme l’objet des soins
maternels, l’objet d’attachement, et il ne connaît que ses besoins
primaires. Assez vite, il se différencie des « autres » (la mère ou
tous ceux qui assurent les soins maternels). Le bébé solidifie son
narcissisme premier par la conscience d’être au centre du monde
maternel, puis il passe au stade de l’inquiétude : s’il n’est pas
gratifiant pour ses parents – ce qui soutient son propre narcis-
sisme – sera-t-il toujours au centre du monde ? Ainsi son narcis-
sisme est porté par la gratitude des parents qu’il soit un « bon
bébé » et il peut alors développer une forme de narcissisme (dit
« secondaire » parfois) qui est celui de l’échange narcissique : je te
valorise parce que tu me valorises, je ne tiens pas l’estime de Moi
que de moi-même.
Seulement les choses ne se passent pas toujours de façon idéale et
conforme à cette aimable théorie. La vie est ce qu’elle est… et la

17. « La répression de l’inceste », Étude de législation comparée, Sénat, février 2002.


L’inceste, un crime généalogique 25

place de l’enfant dans le psychisme parental est complexe parce


que cet objet d’amour peut tout aussi bien être objet de haine, le
parent n’ayant pas toujours envie (inconsciente) que son enfant
se « sépare » psychiquement de lui, souhaitant qu’il reste un
objet dépendant, etc. Le désir d’enfant se fabrique très tôt dans
le psychisme : il est un désir d’une fusion parent/enfant repro-
duisant l’expérience irremplaçable des mammifères portés dans
le ventre maternel. La question des jeunes enfants « comment
fait-on les bébés » n’est pas trivialement sexuelle ; elle signifie
plutôt : « D’où moi bébé je viens ? » Les réponses données sont
plus ou moins heureuses, néanmoins, chaque enfant (se) la pose
parce qu’il sait qu’il est psychiquement, et a été physiquement, une
« part de la mère » : l’attachement vient normalement remplacer
la fusion et éviter le sentiment de séparation irrémédiable.
Cela ne se passe pas toujours ainsi, d’où le glissement vers l’inceste
qui vient effacer/réparer la perte de fusion quand l’attachement
n’a pu détricoter l’angoisse de cette question. L’inceste est une
entreprise narcissique particulière : « L’inceste vise à méconnaître
la nature narcissique des liens de sang. […] Ce qui se trame dans
cette tragédie du destin, c’est l’enlacement du sujet humain avec
sa propre image portée au lieu unique où elle peut être aimable
de façon inconditionnelle : là où est le noyau de l’amour de la
mère 18. » C’est donc l’image en soi de la part de la mère qui fonc-
tionne comme un interdit. Quand l’inceste se produit Ego s’allie
et se reproduit imaginairement avec une part de soi-même, la part
de la mère. Par l’inceste un homme (ou une femme) recapture
l’objet porté par sa mère, c’est-à-dire lui/elle, puisqu’il fusionne
le fils ou la fille – ou un équivalent – avec Soi. Cela est connu
depuis longtemps : Œdipe est, selon Sophocle, patros homosporos
ce qui signifie « qui donne la même graine » (que son père). Il est
« dans » sa mère à la place du père, en même temps qu’à la sienne
de géniteur des enfants de Jocaste. Le père qui inceste sa fille ou
son fils, le frère qui inceste sa sœur, se confrontent directement à
cette « part de la mère ».
La reproduction généalogique, l’institution des règles de filiation
sont donc autant artificielles qu’incontournables ; elles sont des
organisateurs psychiques indispensables au développement de
l’humain puisqu’elles vont permettre à tous les sujets de sortir

18. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, op. cit.


26 Les incestes

du vertige narcissique. Il faut se rappeler que le personnage


mythique de Narcisse meurt de s’enlacer avec son image, sans
reconnaître que c’est lui, tout comme Œdipe tue son père sans
le reconnaître. L’inceste – ce désir informulé – contient à la fois
le désir du meurtre du père et celui de l’immortalité : reproduire
sans cesse la même génération, des enfants/frères.
Pour se connaître, parler de Soi, il faut se reconnaître : qui est
« je » ? Qui suis-je ? sont des questions essentielles à la construc-
tion d’un être au monde qui ne dépende de l’autre. Au tout
début du langage, les enfants parlent souvent à la troisième
personne, parce qu’ils entendent les adultes dire leur prénom :
« Jules a bien mangé ce midi » et par imitation/assimilation Jules
dit « Jules manger ». Il faut un temps certain au petit humain
pour comprendre que chacun est « moi ». Ainsi Stuart, 3 ans, dit
à une adulte : « Je suis moi pour moi et toi aussi tu es moi pour
toi 19. » Celui qui entreprend de « déplacer les images », en s’enla-
çant à un Moi qui lui est interdit, détruit donc une part de cette
construction précoce qui permet à chacun d’être singulier.
Ce que l’on peut comprendre des raisons de cette destructivité
tient souvent à ce que l’identité du sujet auteur de l’inceste est
mal instituée : le sujet cherche inconsciemment à prendre à autrui
une Image de Soi qu’il ne voit pas dans son miroir. Les humains,
depuis la nuit des temps, ont compris cette dynamique et ont fait
de l’inceste et du parricide des interdits structurant les sociétés.
Ils ont inventé la filiation et la nomination pour que chacun soit
reconnu à sa place.
« Pourquoi la confusion des places et des générations est-elle meur-
trière ? Il faut répondre : parce qu’une telle confusion implique
la prétention à l’identité impossible nul ne pouvant prétendre
occuper toutes les places à la fois et annuler les générations 20. »
Si le père et la mère sont « tabous », interdits de commerce sexuel
pour les enfants, c’est pour qu’il n’y ait pas de production de
sujets « innommables » qui n’auraient aucune place : comment
peut-on être le frère de sa mère ou la fille/fils de son frère ?
Donc « Le » père, « La » mère… c’est une façon de parler essen-
tielle car il s’agit de nommer le « d’où je viens » et ce n’est pas

19. Cité par G.W. Allport dans Structure et développement de la personnalité, Paris,
Delachaux et Niestlé, 1970.
20. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, op. cit.
L’inceste, un crime généalogique 27

rien. Dans l’inceste, le brouillage des repères généalogiques fait


perdre la signification de ce à quoi sert précisément la lisibilité
de la généalogie : le père, la mère, l’enfant sont différents et liés
par nécessité, parce que nul ne s’auto-engendre, et nul n’est né
d’un. Entendre en consultation « Le père ? il n’a pas de père »,
ou « La mère ? Oh vous savez c’est sa grand-mère surtout qui fait
la mère… », et ne rien en dire, c’est entrer dans la construction
d’une imposture. Et alors l’inceste agi en sera un jour le produit
ou l’effet, la trace visible de la suppression d’un parent ou d’une
génération, quand cette logique meurtrière a déjà tout anéanti de
ce que le principe de filiation essaye de rendre nommable.

Pour en finir avec le malentendu sur l’Œdipe

L’histoire d’Œdipe est bien connue et a servi, pour une partie,


à construire un concept psychanalytique nommé « complexe
d’Œdipe ». En faire le pivot de la question de l’inceste est un
malentendu, le résultat d’une mauvaise lecture et une erreur de
compréhension. Ce que Freud a découvert en faisant ses premières
analyses de patients, c’est ce désir indicible d’une alliance/désir
adressé aux parents. « Quand je serai grand je me marierai avec
toi » disent certains enfants qui n’aiment que leurs parents : quoi
de plus banal à 5 ans ? Ce désir d’enfant n’est évidemment pas
une invite sexuelle, sauf à confondre le langage de la tendresse
enfantine avec la génitalité adulte. Mais surtout cela n’a rien à
voir avec l’histoire d’Œdipe telle qu’elle est racontée dans une
pièce connue mais mal interprétée de Sophocle, Œdipe roi. Pour
deux raisons principales : quand Œdipe se marie avec sa mère,
il ne sait pas que c’est sa mère – alors que le père ou la mère ou
le frère qui attaque sexuellement sa fille ou sa sœur sait très bien
qui elle est. La seconde raison, c’est que le mythe œdipien fonc-
tionne comme une « machine infernale » ainsi que l’a dit Jean
Cocteau, en le réécrivant, c’est-à-dire que les protagonistes sont
impuissants à empêcher que ce qui doit arriver n’arrive. Rien de
tout cela n’existe dans la réalité criminologique de l’inceste : les
protagonistes savent et ils le savent consciemment.
Pour en finir avec cette triviale confusion entre ce que Freud, pour
des raisons théoriques et cliniques, a énoncé comme « complexe
d’Œdipe » et l’inceste dans la réalité, il suffit de lire correctement
Sophocle : « Bien des gens dans leurs rêves ont partagé la couche
28 Les incestes

maternelle 21 » dit Jocaste à Œdipe, car Œdipe craint l’oracle


qui a prédit qu’il coucherait avec sa mère, raison pour laquelle
il a fui ceux qu’ils croient être ses parents. Ce désir/risque fait
partie des mythèmes anciens et il est énoncé non comme une
prédiction mais comme un « rêve ». Transposé dans une clinique
moderne, cela signifie que ce fantasme n’est étranger à personne.
Mais, évidemment, ce fantasme ne va pas sans culpabilité. D’ail-
leurs Œdipe dit un peu plus loin (vers 1011) qu’il a peur que la
prophétie ne soit vraie, bien qu’il ait appris la mort de ses parents
(… adoptifs, mais il ne le sait pas à ce moment-là). Les humains
lutteront contre ce que cette « peur » va produire – adresser un
désir sexuel à sa mère (ou à son père) –, en fabriquant toutes
sortes de mécanismes psychiques, afin d’écarter ce désir et cette
culpabilité du désir. C’est par ce mécanisme que Freud expliquera
la structuration de ce qu’il nomme névrose.
Ce désir incestueux dans la tragédie de Sophocle n’existe pas :
Œdipe ne sait pas qu’il est le fils de l’homme qu’il a tué sur son
chemin et que Jocaste est sa mère, son histoire n’est donc en rien
un « prototype » que l’on rencontre dans la vie, puisque dans la
réalité des entreprises incestueuses il en va tout autrement. D’une
part, parce que ce passage précoce par le fantasme de « l’œdipe »
au sens freudien laisse des traces en termes de relations affectives
et de représentations psychiques d’un sujet avec ses parents, et
que donc les aménagements de la relation « à bonne distance »
ne sont pas si simples. D’autre part, parce que justement quand
l’inceste est agi, c’est bien le désir qui parle, mais celui du père ou
de la mère ou du grand-père vers l’enfant. Se référer à une inver-
sion du complexe d’Œdipe pour expliquer l’inceste n’est pas une
solution. On efface la part de la mère, celle de Jocaste, comme si
elle n’y était pour rien – ce qui n’est pas toujours le cas comme
on le verra. Enfin cette tragédie œdipienne version Sophocle et
le complexe d’Œdipe version Freud pour utiles qu’ils soient à la
compréhension globale de l’interdit n’expliquent pas grand-chose
de l’inceste fraternel ou grand-parental, ou de l’inceste de l’oncle
avec le neveu ou la nièce et ne règlent pas la question de l’étendue
de l’inceste : où donc s’arrête la prohibition de l’inceste ?

21. Sophocle, Œdipe roi, trad. par P. Masqueray, Paris, Les Belles lettres, 1940, vers
982-984.
L’inceste, un crime généalogique 29

D’où cette conclusion que j’emprunte à P.-C. Racamier : « C’est


alors que vint l’idée toute simple et cependant inédite que l’inceste
n’est pas l’œdipe. Même en est-il tout le contraire 22. » Cet auteur
a montré qu’il existait un « non-fantasme » œdipien qui avait
pour origine la séduction narcissique et que ce « fantasme-non
fantasme », qu’il nomme « incestuel », était le contraire de l’in-
ceste agi mais, comme tout envers, inséparable de ce qui se joue
psychiquement dans l’inceste. La suite de cet ouvrage essayera
d’éclairer ce lien et cette complexité.
Il s’agit en effet ni de se passer de ces concepts 23 ni de s’en tenir
là. Les personnes qui souffrent d’avoir vécu l’inceste ont été à la
fois l’objet d’un désir criminel, d’une transgression majeure de la
logique généalogique et d’une emprise psychique. Sans combiner
et articuler au moins ces trois points de vue, il n’est pas possible
de répondre à cette obsédante question que posent souvent
les victimes et dont elles espèrent (hélas, souvent en vain) que
le procès judiciaire leur apportera une réponse : « Pourquoi ? »
« Pourquoi moi ? »
Dernière observation sur la leçon d’Œdipe : si les Grecs ont fait
de cette histoire une tragédie accessible à tous les citoyens, c’est
par vertu : il s’agit pour chacun par la « catharsis » d’assimiler que
l’inceste est meurtrier et qu’il touche plusieurs générations. Nul
n’en réchappe. On oublie trop souvent que les enfants d’Œdipe
ont eu un destin tragique après la mort de leur mère/grand-mère
Jocaste et la déchéance d’Œdipe chassé de Thèbes : les deux fils
s’entretuent pour conquérir le royaume. Ne supportant pas que
l’un de ses frères soit désigné comme mauvais et abandonné aux
corbeaux, sa sœur, Antigone va sacrifier sa vie pour l’enterrer. Le
mythe apparaît alors comme une tragédie complète, et ces morts
viennent nous dire qu’il n’y a pas de « réparation ». Les enfants de
l’inceste payent pour les fautes des parents et des grands-parents :
ils sont l’inceste et ils en meurent car l’inceste est un signifiant

22. P.-C. Racamier (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 2010.


23. À moins d’être un antipsychanalyse primaire… ! L’auteur n’est pas psychanalyste
et ne s’intéresse guère à aux querelles dogmatiques. Freud a été un grand chercheur
qui a proposé des théories sur le fonctionnement psychique et n’a cessé de les réviser
chaque fois qu’elles ne répondaient pas à des cas cliniques. Ses épigones et ses détrac-
teurs n’ont pas toujours été capables d’un tel pragmatisme et d’une telle humilité.
On a le droit de détester Freud et la psychologie analytique mais bien malin qui peut
expliquer l’inceste en faisant fi de ce que la psychanalyse nous a appris.
30 Les incestes

du meurtre. Si Œdipe a eu ce destin, c’est que Jocaste, sa mère,


devait expier de l’avoir fait naître de son union avec le roi Laïos,
homme coupable du viol d’un enfant. « À la naissance de son
enfant trois jours ne s’écoulèrent pas qu’il lui lia les pieds et le fit
jeter par des mains étrangères dans une montagne inaccessible 24. »
Pourquoi raconter encore cette vieille histoire ? Quel rapport avec
le viol d’un jeune enfant par son père ou son grand-père ? Le lien
est double : tout inceste est mortifère, voire meurtrier. Même si, au
regard de l’ampleur de la violence sexuelle stricte, il y a peu de nais-
sance d’enfants d’incestueux, la destruction psychique est souvent
telle que la mort n’est pas loin. D’autre part, dans la récupération
de l’histoire d’Œdipe pour expliquer une dynamique psychique,
Freud a omis la part de la mère. Nous verrons qu’il y a beaucoup à
comprendre de l’agir ou non des mères dans l’inceste réel.
En d’autres termes, il faut lever le malentendu : depuis la nuit
des temps, comme l’a concrétisé Œdipe, nous savons que l’in-
ceste est un crime qui touche plusieurs générations, qui est en
soi mortifère et pas seulement une histoire d’abus de tendresse
ou de sexualité. Il ne s’agit pas simplement d’un détournement/
renversement du complexe d’Œdipe, comme je l’ai beaucoup lu
sous la plume de cliniciens, et nous devons puiser dans ce savoir
universel, anthropologique, mythique, pour décrypter – au sens
fort d’aller voir dans les cryptes psychiques – les enjeux masqués
derrière le passage à l’acte sexuel.
Le parent qui utilise un enfant comme partenaire sexuel se « tue »
comme parent : qui l’a tué psychiquement, lui, pour qu’il en
arrive là ?

SUR LA NOUVELLE NORMATIVITÉ SEXUELLE :


LA LOI ET LE SIGNIFIANT DE L’INCESTE

Irène Thery fait observer que notre société est la première qui,
ayant délié mariage et filiation, fait des unions sexuelles une
« question de conscience personnelle [et donc] ne fait plus de
l’inceste le cœur de l’interdit sexuel, autrement dit la dimension
la plus haute, la plus “englobante” de sa hiérarchie des inter-
dits. […] Le sens de cette formule est d’attirer l’attention sur un
paradoxe très peu compris : ce que nous combattons désormais

24. Sophocle, Œdipe Roi, op. cit., vers 718-719.


L’inceste, un crime généalogique 31

sous le nom d’inceste, c’est moins l’interdit des places distinguant


dans un système symbolique alliance et filiation (on constate aisé-
ment que personne ne connaît avec précision le cercle exact des
prohibitions matrimoniales) que la forme la plus grave de ce qui
est désormais le nouveau cœur de l’interdit : le viol. […] Consta-
tons tout d’abord que la notion d’inceste tend à se confondre
désormais avec une seule de ses formes possibles : l’inceste par
ascendant. D’un côté sa gravité est réaffirmée en ce qu’il est la
forme la plus grave de “pédophilie”, celle qui porte atteinte à la
distinction des âges par celui-là même qui est responsable de la
faire respecter : le parent. De l’autre, l’interdit des âges tend à se
substituer à l’interdit des places et cette substitution contribue
inévitablement à dévaluer le tabou de l’inceste. […] En ce sens,
on peut faire l’hypothèse que le tabou de l’inceste a perdu une
partie de sa fonction organisatrice de l’ensemble des interdits
sexuels, et que c’est désormais la catégorie du viol qui englobe
celle de l’inceste, devenue ainsi une sous-catégorie (la plus grave)
du viol lui-même. C’est pourquoi l’opposition coupable/victime
devient centrale dans notre perception de l’inceste alors que dans
le passé cette distinction n’avait pas lieu d’être : les deux coupables
du même péché d’inceste étaient enveloppés de la même souillure
et punis également. […] Bref, tout se passe comme si la dilution
de l’inceste dans la catégorie plus large du viol avait malgré tout
quelque chose d’insupportable et suscitait parallèlement le besoin
de refonder de façon indiscutable en l’ancrant dans le donné
biologique dans la Nature, la grande distinction fondatrice de la
symbolisation sociale 25. »
Ces remarques sont importantes pour bien comprendre ce qui
se joue sur la scène sociale et judiciaire. Ce qui était clair quand
les structures familiales étaient rigides et codifiées devient très
compliqué à percevoir quand les structures de la parenté sont
multiples au sein d’une même société. Ces remarques d’I. Théry,
écrites dix ans avant qu’on ne légifère pour la première fois pour

25. « Les trois révolutions du consentement, pour une approche socio-anthropo-


logique de la sexualité », dans XXIIIe congrès de l’Association française de crimi-
nologie, Les soins obligés ou l’utopie de la triple entente, Dalloz, 2002, p. 33-52.
J’ai eu l’occasion d’écouter I. Théry reparler de cette importante réflexion lors des
sessions « Incestes » organisées par l’École nationale de la magistrature auxquelles j’ai
moi-même participé – car cela fait plus de vingt ans, bien avant les lois spécifiques,
que les magistrats disposent de ces sessions pour se former ; il est dommage que les
parlementaires n’y assistent pas…
32 Les incestes

inclure le mot « inceste » dans le Code pénal, décrivent bien l’état


des questions : c’est par le biais de l’insatisfaction de la réponse
judiciaire (donc sociale) au viol « en famille » que s’est peu à peu
réveillée la nécessité d’inscrire au moins le terme « inceste ». Pour
autant le législateur n’a pas été jusqu’à faire de l’inceste un crime
spécifique et s’est contenté d’une part de se caler à peu près sur
le Code civil et les interdits de mariage, d’autre part de qualifier
d’incestueux certains types de viol dans les quatre lois successive-
ment adoptées. Cette réponse n’en est pas une, dans une société
où l’on se marie de moins en moins, où les revendications sur
l’incertitude de filiation portent sur la filiation biologique, soit
pour l’exalter (les enfants nés sous X ou adoptés qui ont droit
à leur origine biologique) soit pour en nier l’importance (les
enfants nés par mère « porteuse » élevés par des personnes qui
biologiquement n’auraient pu les porter 26).
Le débat juridique qui a eu lieu lors de la première tentative
moderne d’introduction de la notion d’inceste dans la loi montre
bien cette difficulté à tracer une limite certaine entre inceste et
non-inceste. Il n’est qu’à lire l’analyse du Conseil constitutionnel
quand il a abrogé le texte voté en 2010 et qu’il a ainsi conclu. « Il
est incontestablement loisible au législateur d’instituer une quali-
fication spécifique destinée à permettre de désigner comme inces-
tueux certains agissements sexuels. Il n’est d’ailleurs pas tenu de
retenir une définition pénale de l’inceste identique à celle retenue
par le Code civil pour les prohibitions à mariage. Toutefois, le
principe de précision de la loi pénale impose que le législateur
désigne précisément les personnes qui doivent être regardées, au
sens de cette qualification, comme membres de la famille. La
notion même d’inceste implique de définir une limite de proximité
familiale au-delà de laquelle les relations sexuelles sont admises. Le
Code civil prohibe le mariage jusqu’au troisième degré en ligne
collatérale. En droit pénal, c’est au législateur de fixer également
une limite. Il ne pouvait pas déléguer au juge le pouvoir de le faire
en fonction des circonstances 27. »

26. Faut-il préciser que cette remarque est exempte de tout jugement moral : le
psychologue comme le sociologue constatent l’état des personnes et des enjeux
sociaux, et même s’ils sont critiques, ne portent aucun jugement sur les choix indi-
viduels. La morale n’a pas sa place dans un raisonnement et un argument cliniques.
27. Conseil constitutionnel décision n° 2011-163 QPC du 16 septembre 2011.
L’inceste, un crime généalogique 33

La loi de 2016, précisée en 2018 par extension aux majeurs,


a retenu uniquement ce qui est écrit dans le Code civil, alors
que le Conseil constitutionnel avait bien précisé qu’il pouvait
en être autrement parce que « le Code civil ni aucun autre texte
législatif ne donne une définition précise de la famille. Dès lors
qu’une certaine précision est nécessaire, le droit énumère les
personnes visées. Ainsi, le sixième degré (cousins “issus de
germains”) est un critère pour certaines règles en matière d’adop-
tion (Code civil, article 348-5). ou pour définir les héritiers ab
intestat en ligne collatérale (Code civil, article 745). […] Les
références plus larges à la notion de famille sont volontairement
imprécises pour tenir compte de la réalité sociale, notamment
dans l’établissement de la filiation par la possession d’état (Code
civil, articles 311-1 et 311-2). Cette imprécision pragmatique de
la notion civile de famille est incompatible avec la rigueur de
l’interprétation du droit pénal 28 ».
Le législateur était donc averti qu’il fallait être précis pour quali-
fier une violence sexuelle d’incestueuse en soulignant au passage
l’insuffisance du Code civil sur sa définition de la famille – et
donc de l’inceste ! Comme personne ne lui a demandé son avis,
les lois de 2016 puis de 2018 ont pu entrer en vigueur sans objec-
tion, non sans qu’on ait évoqué une éventuelle censure pour ne
pas inscrire d’âge limite de consentement et sans que la préci-
sion soit très fine puisqu’on a repris seulement le Code civil pour
tracer les contours de la famille, en ajoutant seulement les concu-
bins à la parenté.
Comme le législateur agit uniquement en fonction de l’émotion
publique, remuée à juste titre par des publications de témoignages
et par la pression des associations de victimes et de défense des
femmes et des enfants, il s’est décidé à légiférer à nouveau pour
préciser ce qui ne l’était pas, il l’a, hélas, mal fait. L’heureuse idée
du secrétaire d’État à la Famille et à l’Enfance, Adrien Taquet, de
confier en 2020, et pour deux ans, une vaste mission d’étude à
une commission indépendante, a été subvertie par des parlemen-
taires, pressés et peu informés des travaux sur le sujet de l’inceste
ni, apparemment, des avis du Conseil constitutionnel ; ils ont
malheureusement maintenu la confusion entre consentement/
âge/viol/inceste.

28. Ibid.
34 Les incestes

On ne peut que constater que cette loi d’avril 2021 29 est encore
une loi pénale, donc de répression de l’inceste : elle n’est pas une
loi interdisant l’inceste mais le consentement des mineurs à l’in-
ceste, ce qui n’est pas la même chose.
Le Code pénal relatif aux inceste après la loi du 21 avril 2021
(extraits 30)
Section 3 : Du viol, de l’inceste et des autres agressions sexuelles
(articles 222-22 à 222-33-1)
– Article 222-23. Modifié par la loi n°2021-478 du 21 avril
2021 art. 9. Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque
nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la
personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence,
contrainte, menace ou surprise est un viol.
Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle.
– Article 222-22-3 31
Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux
lorsqu’ils sont commis par :
1° Un ascendant ;
2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un grand-oncle,
une grand-tante, un neveu ou une nièce ;
3° Le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées
aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité
à l’une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s’il a
sur la victime une autorité de droit ou de fait 32.
– Article 222-23-1
Hors le cas prévu à l’article 222-23, constitue également un
viol tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il
soit, ou tout acte bucco-génital commis par un majeur sur la
personne d’un mineur de quinze ans ou commis sur l’auteur
par le mineur, lorsque la différence d’âge entre le majeur et le
mineur est d’au moins cinq ans.

29. Je reprends ici en le remaniant un texte écrit en 2020 pour mes séminaires
de formation susceptible donc de ne pas mentionner de nouvelles modifications
législatives.
30. Je ne suis pas juriste : je ne retiens ici que ce qui a du sens pour comprendre la
clinique de l’inceste.
31. Cet article reprend essentiellement les interdictions de mariage énoncées aux
articles 161-162-163 du Code civil.
32. Nous soulignons.
L’inceste, un crime généalogique 35

– Article 222-23-2
Hors le cas prévu à l’article 222-23, constitue un viol incestueux
tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il
soit, ou tout acte bucco-génital commis par un majeur sur la
personne d’un mineur ou commis sur l’auteur par le mineur,
lorsque le majeur est un ascendant ou toute autre personne
mentionnée à l’article 222-22-3 ayant sur le mineur une auto-
rité de droit ou de fait.
Le sens de cette loi, comme de celle de 2016, est de « qualifier »
les actes sexuels d’incestueux s’ils sont commis par une personne
« interdite ». Ce n’est donc pas une loi sur l’inceste mais une loi
sur la violence sexuelle : s’agit-il de la même chose ? Ce qu’elle
nous dit en résumé, c’est que commis par certaines personnes de
la famille les actes sexuels sur un mineur sont des viols incestueux
sans discussion possible.
Cette loi avait pour objet de mieux protéger les mineurs des viols et
agressions sexuelles en supprimant l’invocation possible du consen-
tement : on remarquera que l’écriture juridique du texte ne reprend
pas ce terme – mais qu’il figure encore dans l’article sur les agres-
sions et viols non incestueux qui est resté en l’état (article 222-22).
La question du consentement doit donc être interrogée pour les
mineur(e)s de 15 à 18 ans. Or, ce texte particulièrement complexe
fait appel au discernement – notion assez peu scientifique – et à la
vulnérabilité pour apprécier le consentement. À défaut de subti-
lité juridique – qui n’est pas de ma compétence – le bon sens fait
s’interroger sur les raisons de la non-distinction dans le quantum
des peines applicables entre les uns et les autres : pourquoi, quand
ce n’est pas incestueux, la question du consentement se pose-t-elle
entre 15 et 18 ans ? On attend ce qu’en dira un jour le Conseil
constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme.
Il est écrit qu’un acte sexuel sur mineur par certaines personnes
« de la famille » (donc jusqu’à 18 ans) est sans discussion un viol
incestueux selon la qualité de l’auteur. Mais si le même auteur a,
ultérieurement aux 18 ans de la personne, une relation sexuelle
consentie avec elle, ce n’est plus incestueux, ce n’est même plus un
viol. Ce n’est plus incestueux non plus si l’auteur n’a pas autorité
« de droit ou de fait » sur le mineur. Comment cela s’apprécie-t-il ?
Si le beau-père présent à la maison est justiciable de cette disposi-
tion, le fils du frère de la mère ou l’amant de la mère pourrait, s’il ne
36 Les incestes

vit pas avec eux et ne s’occupe en rien de leur éducation, ne serait


donc pas « incestueux » et par conséquent la limite des 18 ans ne
lui sera pas appliquée ? Une femme pourrait avoir des relations avec
un homme et son fils mineur qui ne vit pas à leur domicile sans que
cela soit « incestueux » au sens de la loi française. Quelle concep-
tion de l’interdit de l’inceste est-ce là ?
Au lieu de répondre aux revendications légitimes des associations
de défense de victimes à voir nommer comme spécifique le crime
d’inceste, le législateur s’est, à grand peine (depuis 2010 il s’y est
repris à quatre fois…), contenté du service minimum avec un texte
non signifiant de l’interdit : l’inceste est « adjectivé » en « inces-
tueux » ; il est simplement la dénomination d’un crime sexuel dans
certains cas d’état civil connus des personnes. La définition de l’in-
ceste en France est introuvable dans des textes légaux et sa décli-
naison pénale ne tient donc compte ni de l’anthropologie, ni de la
psychologie, ni de l’émergence de structures familiales beaucoup
plus complexes et non légiférées et surtout non explicites.
Pourtant cette loi qui attribue à l’inceste la qualification parti-
culière du viol a, en sous-main, donné raison aux anthropologues
qui soutiennent que l’inceste n’est pas d’essence biologique : la
loi parle en effet des « ascendants ». Ainsi, l’enfant adopté qui
n’a aucun lien biologique avec ses deux parents, ou l’enfant issu
d’une PMA avec donneur, qui n’est biologiquement que l’enfant
d’un des deux, ou un enfant issu d’une GPA (illégale mais… il s’en
fait quand même) ont comme ascendants légitimes leurs parents,
ceux qui sont inscrits comme tels à l’état civil, et pour eux le
qualificatif de viols incestueux s’applique aussi. CQFD : le législa-
teur a écrit que l’inceste n’était pas d’essence biologique sans en
tirer toutes les conséquences.
Le fils du concubin est-il un frère pour les filles et garçons issus de
l’alliance précédente de la concubine ? Lui vous dira oui quand cela
se passe bien, ou non s’il n’accepte pas sa « belle-mère ». La socio-
logie ou la psychologie parleront de « quasi-frères », mais le législa-
teur lui est muet, et le Code civil les autorise à se marier alors qu’ils
ont été élevés ensemble depuis le plus jeune âge donc de facto n’ayant
pas autorité l’un sur l’autre et proches en âge, ils ne sont pas des
« incestueux » possibles légalement… mais psychologiquement ?
On voit les limites à aborder l’inceste par le biais pénal. Bien
entendu, il faut sanctionner sévèrement le viol, mais on constate
L’inceste, un crime généalogique 37

qu’une fois encore la justice et le Parlement sont à la « remorque »


de l’imagination des délinquants : quand il existe dans le monde
la possibilité pour le même homme d’engendrer par don de
sperme des dizaines d’enfants (et pour quelques délinquants des
centaines…) avec ou sans anonymat, on voit bien que la question
se pose du « qui est qui », et donc « qui est interdit pour qui » ;
cela va un peu plus loin que la question des quantum de peines.
De surcroît, il existe pas mal de familles décomposées plus que
recomposées et toutes sortes de forme d’alliance et donc un texte
qui fait la part belle à l’interprétation de qui a autorité « de fait »
sur le mineur, crée autant de problèmes que de solutions.
Commenter le sens de la législation nécessite deux remarques
supplémentaires.
Un débat existe en France sur l’imprescribilité pour le crime d’in-
ceste, ce qui pour le moment a été refusé par les gouvernements et
les législateurs successifs, au regard, notamment, du fait que cette
non-prescription a été réservée aux crimes contre l’humanité. On
a cependant ajouté une disposition permettant de faire remonter
la prescription de crimes non sanctionnés commis par un même
auteur dès lors qu’un crime non prescrit serait découvert et instruit :
cette disposition est particulièrement intéressante pour bien des
« cold case » commis par des violeurs ou des tueurs en série, pas
uniquement pour l’inceste. Mais cela n’ôte rien à une autre discus-
sion, devenue particulièrement complexe du fait du militantisme
de certains « psys » : depuis les premiers travaux sur le traumatisme
au tout début du XXe siècle, on sait qu’il existe une amnésie qui
peut se créer rejetant un souvenir hors de la conscience du sujet.
La mémoire traumatique – c’est-à-dire le « retour » après un autre
choc émotionnel, ou après une thérapie, de ce souvenir dans la
conscience – a été montrée et théorisée par bien des auteurs après
Freud, constatant que des symptômes divers apparus dans la vie du
sujet sont les traces non conscientes de ce traumatisme. Ce n’est
ni la découverte récente d’un psychiatre, ni une théorie ignorée de
la plupart des cliniciens correctement formés. D’ailleurs, tout un
courant de psychopathologie, incarné en France par Jean Bergeret,
explique que les personnalités limites (ou bordeline) ont vécu un
traumatisme précoce dans la réalité de leur petite enfance, sans pour
autant se souvenir forcément de l’événement choc. Quand il s’agit
de justice répressive, comment rendre « opérationnel » ce phéno-
mène psychique ? Comment créer un objet juridique fiable plus
38 Les incestes

de quarante ans (prescription actuelle) après une atteinte sexuelle


vécue à l’âge de 5 ans ? Pour avoir rencontré des victimes portant
plainte à la limite de la prescription (à l’époque jusqu’à 38 ans), il
me semble évident que ce ne sont pas les cliniciens qui résoudront
cette question, sauf à commettre les dérives qui ont eu cours aux
États-Unis au XXe siècle 33. La clinique n’est pas armée pour déter-
miner si un souvenir est « vrai » au sens judiciaire ; ce n’est ni son
objet ni son éthique.
Il ne s’agit nullement de dénigrer les efforts des associations qui
veulent à la fois protéger les enfants et faire sanctionner les agres-
seurs. Je mets en garde contre une certaine utilisation de connais-
sances sur le psychisme humain à des fins militantes. En écoutant
et en analysant la personnalité d’une personne, je peux adhérer à
sa parole et interpréter en termes de traumatismes vécus ce dont
elle souffre aujourd’hui ou a souffert tout au long de sa vie, mais
cette vérité est la sienne et non une vérité judiciaire. Prétendre
que la justice pénale et de longues années de prison sont les seuls
moyen d’apaiser les victimes est une erreur – pour ne pas dire une
escroquerie intellectuelle – même si c’est ce que souhaitent une
partie des victimes (et c’est respectable) et/ou ce qu’elles croient.
D’autres choisiront des voies différentes, dont la psychothérapie,
qui n’est pas non plus la « seule » voie d’apaisement. D’autres se
soutiendront par l’engagement (familial, professionnel ou même
militant), ou tout cela à la fois. Et même le silence est respectable
dès lors qu’il ne nuit à personne.
La loi pénale et la justice telles qu’elles sont conçues dans
notre pays ne pourront jamais punir tous les auteurs d’inceste,
puisqu’on compte les victimes par millions, selon des enquêtes/
sondages, donc presque autant d’auteurs : il est heureux qu’en
2020 une commission ait été chargée de recueillir témoignages et
avis, en toute indépendance, mais cela ne doit pas faire oublier,
du côté des cliniciens, éducateurs, soignants, etc., mais aussi et
surtout des gouvernants, la nécessité d’imaginer d’autres voies
pour faire penser, enseigner, comprendre et régresser ce fléau…
et d’y mettre les moyens.

33. Cf. sur ce sujet S. Mulhern, « Les aléas de la thérapie des réminiscences : les
troubles de la personnalité multiple », dans M. Gabel, S. Lebovici, P. Mazet (sous la
direction de), Le traumatisme de l’inceste, Paris, Puf, 1995.
2

Pactes incestueux
et fabrique des liens innommables

Ce qui n’est souvent pas compris ou tout simplement pas perçu,


c’est que l’inceste, quand il est agi sexuellement, ne surgit pas
dans un ciel familial serein parce qu’un prédateur entre comme
un ange exterminateur dans la lignée. L’inceste procède d’une
généalogique qui puise sa source dans le déplacement des
personnes et l’ambiguïté des filiations qui en découle. Dans Filia-
tion 1 A. Papageorgiou-Legendre montrait déjà comment, par une
simple décision de justice qui permet à un grand-père d’adopter
son petit-fils, dont le père n’est pas identifié, on crée un inceste
légal : l’enfant devient le frère légal de la mère qui l’a engendré,
tout en restant le petit-fils de sa grand-mère qui ne l’a pas adopté.
S’interroger sur la confusion que provoque ces déplacements
permet de dépasser un niveau d’analyse sur la dualité auteur/
victime et de cesser de ne prendre en charge que la victime, lors-
qu’elle a subi une violence sexuelle, et/ou que l’auteur parce qu’il
en a commis une.
Ce que l’on appelle « pacte incestueux », ce sont ces petits arran-
gements avec la filiation et la vérité des lignées qui permettent des
rapprochés qui ne devraient pas être.

1. A. Papageorgiou-Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse,


dans P. Legendre, Leçons IV, suite 2, Paris, Fayard, 1990.
40 Les incestes

LES ENFANTS DU NON

L’inceste est un désir informulé, tout comme le meurtre du père.


Toutefois, l’intérêt ne réside pas dans cette informulation mais
dans la question de l’enfant qui va naître éventuellement de l’in-
ceste. Ce fantasme de l’enfant de l’inceste – qui devient parfois
réalité – est trop souvent négligé dans ce qu’il signifie. Tirésias
dit à Œdipe qu’il est patros homosporos 2 ce qui se traduit par
« qui donne la même graine que son père », et que ce jour, où
il va l’apprendre, lui « donnera la naissance et la mort ». Cette
double affirmation signifie que chacun connaît, depuis toujours,
la nature éminemment homothétique du processus incestueux.
« Homothétique » signifie ici, comme en géométrie, que par l’in-
ceste un sujet devient identique à un autre. En plaçant sa fille/son
fils ou son petit-fils/sa petite-fille au même niveau de désir et de
relation charnelle que quelqu’un de sa génération, un incestueux
exerce le fantasme de faire du pareil avec du même, c’est-à-dire
des enfants-frères. De plus Sophocle, en parlant de la conjonc-
tion naissance/mort, désigne la part de mortifère présente dans la
naissance de l’enfant de l’inceste.
La trace de l’inceste, en tant qu’il s’agit d’une représentation, est
en chacun de nous, quelles que soient les formations psychiques
dans lesquelles elle fait trace. Pour celui qui l’a vécu, l’inceste est
moins – comme on le croit trop souvent – la trace d’un sexe dans
la réalité, que la trace d’une modification de la question que le
désir d’inceste pose à tout être humain. On cherche le sexe, on
oublie le désir : c’est dans le lien particulier avec la parenté, dans
la confusion entre tendresse et sexualité, autant que dans l’abus
de pouvoir et l’emprise, que cette trace se trouve. Pour penser
l’inceste il faut en appeler à d’autres représentations qu’à celles
d’une sexualité illégale, à d’autres traces que celles du stress post-
traumatique de nos modernes nosographies.
Sous le titre de « Les enfants du Non », je tente de donner un sens
à ces prolégomènes de l’inceste sexuel par la problématique de la
place et de l’identité d’un sujet dans une lignée, ces déplacements
non mentalisés ou suffisamment socialisés pour être impercep-
tibles, créant pour le sujet une situation énigmatique, barrée, et
finalement parfois l’inceste sexuel.

2. Sophocle, Œdipe roi, trad. par P. Masqueray, Paris, Les Belles lettres, 1940, vers 460.
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 41

Au commencement, la négation du non-désir


Je demande à Aurore, 17 ans, envoyée par un juge des enfants au
cours d’une aide éducative – rien de transgressif donc – ce qui a
déterminé, à son avis, cette demande du juge : « Il me reproche
que j’appelle ma grand-mère maman. » Aurore a été et est encore
élevée par sa grand-mère maternelle, qui n’a cessé de dénigrer l’in-
capacité maternelle de sa fille. La mère d’Aurore a été exclue, de
deux façons : la grand-mère a toujours nié que sa fille aînée, alors
âgée de 16 ans, ait pu être victime d’un viol, puis elle a fait d’Au-
rore sa quasi-fille puisque Aurore appelait sa mère par son prénom,
réservant « maman » à sa grand-mère. Ce sera d’ailleurs juste avant
l’intervention du juge des enfants, qu’elle rapportera avoir dit aux
frères d’Aurore qu’elle n’était pas leur cousine – ce qu’ils croyaient
jusque-là –, mais leur demi-sœur : demi-aveu pour un destin scellé
qui a mis Aurore, décrite par sa grand-mère comme sage et rangée,
à la place de sa mère, décrite comme volage et dérangée. La mère
d’Aurore n’a pas eu le choix pour s’émanciper que de la laisser à sa
mère et d’aller faire des enfants légitimes avec un vrai père.
Aurore est la fille d’un homme qui a été un temps l’amant de la
grand-mère, avant d’avoir une relation avec sa fille. S’il n’est pas
dans notre culture un « parent » il n’en a pas moins eu des relations
avec la mère et la fille, qui fut probablement violée. Aurore, sans
père identifié, n’est pas victime d’inceste au sens strict mais n’en
est pas moins en situation d’avoir changé de place dans les géné-
rations, plus fille de sa grand-mère que la propre fille de celle-ci.
C’est elle-même qui énonce dans une formule inaugurale qu’elle
sait que ce n’est pas normal. Aurore a-t-elle été conçue dans le
désir (ou par un viol ?) et pour quoi (pourquoi ?) sa grand-mère
a-t-elle voulu annuler sa fille en la prenant pour fille à sa place 3 ?
L’inceste ne se construit pas sur une seule génération mais dans
ces entre-deux.
On comprend le désarroi des juges des enfants et des équipes
éducatives face à de tels cas où l’enfant se fait complice de ce qui
a troublé sa propre filiation en refusant énergiquement, sous des
prétextes divers, de renouer avec son parent, d’en revenir à sa
seule place d’enfant : il s’agit de changer d’identité, de personne
et de personnage. Et surtout – et c’est là que se pose la vraie ques-
tion psychologique – de changer de position désirante : si Aurore

3. Voir aussi sur ce thème l’histoire de madame Charles au chapitre 5.


42 Les incestes

voulait être la fille de sa mère, comment pouvait-elle éluder la


question du père et du désir d’où elle était née ? Alors : non.
On traitera ainsi, comme on peut, de l’illégalité sexuelle, sans
oublier la logique mortifère derrière le Non. Pour deux raisons :
– La généalogie n’est pas un sport cérébral, ni la seule source de
savoir sur ses racines identitaires, c’est un principe humanisant,
car l’humain ne fait pas que vivre « en » société, il la produit :
chaque sujet humain doit avoir accès au langage normatif de
la dénomination et de l’alliance. Refuser à un sujet de pouvoir
se représenter une singularité qui n’appartient qu’à lui – car il
est conçu comme frère-fils, ou fille-sœur, etc. – est mortifère :
chaque fois la naissance de l’un signifie la mort de l’autre et en
même temps l’inverse. Pour que la vie ait lieu il faut transmettre
ce « d’où elle vient » dans une absence totale d’ambiguïté ; ce
n’est donc pas par hasard que chaque culture a mis au point une
logique de filiation et un système de parenté.
– Si la production de l’interdit n’a de sens que par son universalité,
c’est qu’il fait « effet » sur le sujet par le langage, en ce qu’il fonde
l’humanisation sur la différenciation de soi et de l’autre, chacun
étant nommé, pour sortir du vertige narcissique primaire : avoir
la certitude d’une identité propre et irréfragable.
« Le nom est une manière de se débarrasser du regard 4 » écrit
P. Legendre ; on ne saurait mieux dire qu’il s’agit avant tout
de ne pas rester sous l’œil aveugle de Tirésias qui sait voir en
Œdipe un père/frère et un fils meurtrier. Le nom fait échapper
au vertige de s’autoreproduire, oblige le père à céder sa place
à son fils pour produire des fils. Avec bonheur la Convention
internationale des droits de l’enfant a prescrit que chaque enfant
soit nommé – en nom propre, si on ose dire –, pour que chacun
soit introduit comme Sujet dans le monde, et pour l’instituer
en le séparant d’autrui et en lui donnant une filiation. Certains
peuples qui nomment toujours un enfant en y ajoutant le nom
de l’un ou l’autre parent, ou des deux, ont ainsi bien compris à
quel point l’affirmation de l’enfant passe par l’affirmation de la
« généalogique ».

4. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985.


Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 43

À ce stade, on est dans une pré-figuration de l’inceste, comme le


montrent les angoisses de certains sujets nés tout à fait légalement
par PMA lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ont des centaines de
frères et sœurs biologiques 5 et qu’ils pourraient donc fortuitement
en rencontrer un, l’aimer et faire des enfants. Ce n’est là qu’une
considération biologique qui ne gênera pas certaines personnes
solides dans leurs attachements et filiations, mais d’autres, ceux qui
sont en quête de leur « vérité biologique » parce que, précisément,
ce manque dans leur origine les interroge, peuvent en être profon-
dément troublés et inquiets. Et d’ailleurs, s’ils cherchent leurs
ascendants biologiques, est-ce parce que la transmission psychique
de l’identité est pour eux cruciale ? Il s’agit bien plutôt du stade où
l’inceste s’inscrit dans le filigrane du destin, comme dans la tragédie
de Sophocle. Dans les cas cliniques contemporains, il faudra aller
jusqu’au bout de l’énonciation patros homosporos pour que le drame
de l’enfant trouvé et adopté devienne tragédie, mais cela commence
par un de ces mots qui disent le vrai sans en avoir l’air : « Suppose
que tu ne sois pas le fils de ton père, suppose que celle que tu
appelles maman n’est pas ta mère… »

LES ENFANTS DE L’INCESTE CERTAIN/ INCERTAIN

Le cas de la famille de Pierre est, contrairement à ce qu’on pour-


rait croire, parfaitement ordinaire. Si Pierre avait pu contrôler
son désir et ne pas faire un enfant à sa fille mineure, ce qui a fait
s’interroger sur l’origine de sa grossesse, cette famille aurait pu
continuer à vivre tranquillement sans conscience de l’inceste.
Pierre, alors âgé de 29 ans (les âges indiqués sont ceux des prota-
gonistes au moment de la découverte de l’inceste), se met en
ménage puis se marie avec Laure, 22 ans, déjà mère d’une fille,
Mélanie, âgée de 2 ans. Ensemble ils auront trois enfants dont
la dernière est Malika. Seize ans plus tard, Pierre, 46 ans, fait un
enfant à Mélanie, 18 ans, donc majeure : il ne divorce pas de
Laure et entretient de facto un double ménage avec la mère et la
fille (dont il aura un deuxième enfant). Rien de cela n’est illégal
au regard de la loi puisque tout le monde est majeur et consen-
tant. Il n’y a que le clinicien et l’anthropologue pour pointer qu’il

5. Ce qui est en principe interdit en France, où le nombre d’inséminations par


donneur est limité, mais pas dans les pays où le sperme est un commerce.
44 Les incestes

s’agit là d’un inceste « du deuxième type ». Ce qui en revanche


tombe sous le coup de la loi, c’est que Pierre a eu aussi des rela-
tions sexuelles avec sa fille Malika, âgée alors de 15 ans, qui se
retrouve enceinte. Donc les enfants de Mélanie et Malika, demi-
sœurs dans la lignée maternelle, ont pour père et grand-père le
même homme : à la fois demi-frères et demi-sœurs et cousins par
leur père/grand-père et petit-fils de la femme de celui-ci… Pierre
a été condamné pour le viol Pierrede sasixfille
et ses (à l’époque ce n’était pas
enfants

encore « incestueux »), et il le serait encore aujourd’hui.

Laure D…
Pierre
51 ans
66 ans

Malika Claire Mélanie


José 31 ans Noé
15 ans 20 ans
17 ans

Max Diane Mallory


12 ans 5 ans

Lien incestueux Victimes d’inceste


Filiation incestueuse
Filiation normative L’âge indiqué est celui des personnes au moment
de la révélation

Pierre et ses six enfants

Du point de vue de la loi française le fils de Malika est enfant


de l’inceste et son ascendance lui interdit en fait d’avoir un père
légal (art. 310-2 du Code civil) cependant que ses demi-frères et
demi-sœurs nés de la demi-sœur de leur mère n’étaient et ne sont
toujours pas, au terme de la loi d’avril 2021, les enfants ni d’un
viol, ni de l’inceste… donc ils pourraient réclamer leur double
ascendance. Quant à Laure, grand-mère légale des enfants de
ses filles, elle deviendrait aussi leur belle-mère. Étonnant ! Cette
complexité est un effet de la forme prise par le débat légal ou plus
exactement pénal et uniquement pénal sur l’inceste fusionné avec
le viol. On voit le faible poids des sciences humaines et sociales
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 45

pour que le législateur tire des leçons des savoirs anthropologiques


sur l’inceste.
Dans cette famille le redoublement incestueux se poursuit malgré
la condamnation de Pierre à sept ans de prison. En effet, le fils
de Pierre s’est attaqué à deux enfants : sa sœur Malika et sa demi-
sœur et nièce, Diane. Quant à Malika, elle a « partagé » avec sa
sœur aînée le même garçon, ce qui augure assez mal de sa capacité
à porter ses désirs et sa sexualité ailleurs qu’au sein du groupe
familial. Comment fera-t-elle sortir son fils de cet imbroglio inces-
tueux ? D’autant que Laure élève tranquillement et banalement
cet enfant parmi les autres, les enfants de Mélanie, partie vivre sa
vie ailleurs. Elle ne s’est pas pour autant séparée de Pierre, rentré
chez lui après cinq ans de détention, ni ne s’est interposée pour
que ses enfants ne reproduisent pas entre eux ce que leur père
avait déjà fait. Comme dans d’autres histoires du même type, le
signifiant « inceste » ne fait pas sens, faute d’avoir été travaillé et
en raison même de ce que la loi pénale ne s’attaque qu’à la faute
sexuelle et non à l’interdit lui-même en ce qu’il brouille les repère
généalogiques.
La leçon à tirer de cette histoire est que les remparts que l’on
croit ériger via la sanction pénale contre les menées incestueuses
sont illusoires. Notre société lutte avec raison contre la violence
sexuelle et dénonce au pénal certaines situations incestueuses,
mais l’inceste est une hydre dont il faudrait couper toutes les têtes.
« Pour récapituler, on pourrait dire que le fossé creusé entre les
savoirs produits par l’anthropologie sur l’inceste et ceux issus des
disciplines de la santé mentale sur l’inceste se comble progressi-
vement, réunissant peu à peu dans une même représentation la
société telle qu’elle se donne à voir en théorie (puisque les hommes
sont des hommes et ne sont plus des bêtes, donc ils ne couchent
pas avec leurs filles) et telle qu’elle se donne à voir en pratique
(l’inceste est une situation courante d’abus sexuel sur un enfant de
la famille). Néanmoins, au bout du compte, on ne doit pas nier
la part de responsabilité des sciences sociales dans le fait que l’in-
ceste continue sa route dans la famille, en silence, et dans le fait
que nous sommes tous socialisés dans un ordre social qui interdit
théoriquement l’inceste mais où il est pratiqué couramment 6 »

6. D. Dussy, Anthropologie de l’inceste, livre I, Le berceau des dominations, Marseille,


ELD, 2013.
46 Les incestes

écrit D. Dussy, en montrant que les théories opposées ou


complémentaires n’ont finalement rien fait avancer pour faire
prendre conscience à l’ensemble de la société que l’inceste est une
tragédie – pas seulement une faute sexuelle. Le durcissement de
la répression qui semble être le seul axe de la pensée contem-
poraine, y compris du côté des associations de victimes, montre
ainsi ses limites.

LA FABRIQUE DES LIENS INNOMMABLES

Comment se construit une famille à transaction incestueuse :


par des déplacements successifs dans l’arbre généalogique et des
doubles ou triples places dans la filiation. Ce n’est pas très simple
à expliquer, aussi le cas de cette famille va permettre d’éclairer ce
cheminement.
Lisa, 18 ans, enceinte, ne sait pas qui est le père de son enfant,
son ami ou son beau-père, Mark, puisque celui-ci a des relations
sexuelles avec elle depuis ses 15 ans. Elle en parle à sa quasi-sœur
(côté paternel), Paty qui, du coup, révèle aussi l’inceste dont elle a
été victime. Puis l’enquête établit que deux autres enfants ont été
« incestées » par le même homme, la sœur de Lisa, Lyz, et une autre
de ses filles, Mael. Cependant que Mari, la plus jeune fille de Mark,
a subi des agressions sexuelles de deux de ses demi-frères, les frères
de Lisa et Lyz.
Derrière ces viols en série se dissimule une histoire très complexe
de deux familles enchevêtrées qui montre que l’inceste ne résulte
pas que du désir sexuel d’un « prédateur », qui s’installe comme un
ange noir dans une famille. L’inceste se construit sur une combi-
naison entre des alliances innommables et des déplacements inso-
lites sur l’arbre généalogique. La justice va demander des comptes
aux deux acteurs principaux, Mark et Aline, sa femme légitime.
Mais cela ne permet pas la compréhension du « pourquoi l’in-
ceste ? » ni ne prévient ses effets.
Interpellé Mark, 53 ans, explique de façon très habituelle pour un
père incestueux : « Pour moi ce n’était pas des viols, parce que le
viol c’est quand il y a violence et que mes filles ne disaient pas non.
Je pense qu’elles étaient d’accord. Quand elles me disaient non
cela s’arrêtait là. Dans ma tête dans ces moments-là ce n’était pas
mes filles, quand elle me font des câlins à ce moment-là ce sont
mes filles, mais au moment de l’acte je les considérais comme des
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 47

femmes. […] Je pense que mes filles auraient dû m’aider à mettre un


peu de distance entre elles et moi avant que ça aille trop loin. […] Je
savais tout de même que ce n’était pas normal de faire ces choses-là
et que c’était répréhensible par la loi. » Donc il admet avoir eu des
relations avec « toutes » ses filles, il en a six, de deux lits différents.
Son ex-femme Aline qui savait tout et a participé pour au moins
une des filles, Lyz, a également été inculpée et condamnée, un peu
moins sévèrement que lui.
Ces actes sexuels répétés sur plusieurs enfants ne sont pas excep-
tionnels, d’un point de vue criminologique, et l’intérêt de
décrypter cet inceste n’est pas seulement de relever la répétition
sur deux générations, à savoir que les fils issus des deux lits d’Aline
vont renouveler l’inceste sur leur petite sœur. Ce qui est parti-
culier, c’est la complexité des liens qui unissent les protagonistes,
auteurs directs et indirects de cette transgression incestueuse.
En effet Paty, dont le père a épousé en secondes noces Aline, la
mère de Liz et Léa, est aussi la belle-sœur de leur mère : Jade
Joze, mère de Paty, est aussi la mère du premier mari d’Aline. Du
coup les enfants d’Aline et Mark, deux filles, dont la mère était
la belle-fille de Mark, ont pour père un homme qui était le mari
de la belle-mère de leur mère… Il n’est donc guère possible de
s’y retrouver sans décrypter complètement l’architecture familiale
sur trois générations et sans faire un schéma des relations inter et
intrafamiliales.
L’origine de l’inceste provient d’une alliance régulière, légale,
entre trois frères avec deux sœurs et leur mère. Aline, fille
d’Albane et Alain Adine, est enceinte quand son « fiancé » se tue
dans un accident de la route. Son père l’incite alors à se marier
à Jean Joze, dont le frère, Jack, vient d’épouser Alix, son aînée.
Peu après cette double alliance, Albane quitte son mari, divorce,
et se remarie avec Jules, le cadet de Jack et Jean. Ce couple aura
une enfant, Alexia, demi-sœur et nièce de ses sœurs, tante de
ses demi-frères… Tout cela est légal autant qu’incompréhensible.
À partir de cet entremêlement de deux lignées il suffit d’un sujet
qui fait lien – ce sera Mark – pour que tout devienne sexuelle-
ment incestueux puisque chacun a plusieurs places par rapport
aux autres et qu’il est des dénominations impossibles.
48 Les incestes

De son premier mariage Aline a eu cinq enfants : Ludo, reconnu


par Jean, Léa, Liz, Léon et Lisa. Aline, mère de famille, élèvera
aussi les deux derniers enfants de sa belle-mère Jade Joze : celle-ci
a en effet quelque peu négligé ses enfants en divorçant de son
mari, pour épouser Mark dont elle a déjà eu un fils, Phil. Comme
elle n’a pu déclarer cet enfant comme sien, l’officier d’état civil
qui marie son père à Aline lui a suggéré de le légitimer comme
sien : Phil qui était le beau-frère d’Aline (fils de sa belle-mère)
devient donc son fils légitime puisque son père, Mark, est devenu
le mari d’Aline, qui était par alliance sa belle-fille…
Jusqu’aux attaques sexuelles directes de Mark sur ses filles et
belles-filles, qui débutent après la naissance de la dernière enfant
de ces lignées complexes, rien de ce qui s’est produit au niveau
des alliances, des liens de familles ne contrevient à la loi ou à la
bienséance sociale, du moment que les enfants sont bien traités.
Pourtant à partir de l’axe que représente l’alliance Jose/Adine par
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 49

la personne d’Aline dont la situation est déjà complexe, plusieurs


enfants vont appartenir par un de leurs parents à deux généra-
tions simultanément.
Pour Aline qui épouse Jean Joze puis Mark :
– Jules est son beau-frère et par son mariage avec Albane, sa mère,
son beau-père ;
– Albane, sa mère, devient sa belle-sœur, tout en étant la belle-
mère de son mari Mark qui était son beau-père quand il était
mariée avec Jade Joze ;
– Alexia est sa sœur, fille de sa mère et sa nièce par alliance ;
– Mark est son beau-père puis son mari ;
– Phil est son beau-frère (demi-frère de son mari Jean Joze) et
devient son fils par légitimation ;
– Paul est beau-frère et beau-fils ;
– Pat est belle-sœur et belle-fille ;
Pour Mark qui épouse Jade Joze puis Aline :
– Aline est sa belle-fille puis sa femme ;
– Léa, Liz et Lisa sont par alliance ses petites-filles (leur père est
fils de sa femme) puis ses belles-filles ;
– Albane est belle-fille en tant que femme de Jules Joze puis belle-
mère en tant que mère d’Aline ;
– Alix est sa belle-fille (par sa femme) puis sa belle-sœur (par
Aline sa seconde femme) ;
– Jules est son beau-fils (fils de sa femme Jade) puis son beau-frère.
Qu’en est-il pour les deux filles de Mark et Aline ? Comme
Alexia elles ont un de leurs parents de la première génération
(Albane, Mark) et un de la deuxième génération (Jules, Aline).
Du point de vue de Mael et Mari, Albane est leur grand-mère
maternelle mais elle aussi la femme de leur oncle, donc leur tante
par alliance, pendant que leur père a aussi été leur grand-père par
alliance. Elles avaient pour oncles et tantes les enfants de Jade
Joze donc d’une génération avant elles (en théorie). Or Phil est
devenu leur frère, et Paul et Paty leur quasi-frère et sœur, et ils
ont pour « tante », la femme de leur oncle Jules qui est aussi leur
grand-mère : quelle dénomination employer pour nommer tous
ces gens, tata ou mamie, papa, papy… ?
50 Les incestes

L’inceste agi par Mark et Aline relève aux yeux de la justice pénale
d’actes de prédation sexuelle sur des enfants et des adolescentes
vulnérables, soumises à leur autorité. Mais il s’inscrit dans une
confusion généalogique pour laquelle le Code civil ne fait pas
rempart (alors qu’il y a mariage !), et d’une complexité telle qu’il
est bien difficile de repérer la « logique » destructrice à l’œuvre
dans cette famille.
Cette logique se met en place à partir du triplement de l’alliance
par les deux sœurs et leur mère, pour reprendre le titre du livre de
F. Héritier : si l’on accepte la thèse de l’una caro, l’union d’Aline et
Mark est en soi une transgression. Aline mariée à Jean est devenue
identique, de la même substance charnelle ; Mark, également,
était « de la même substance » que la mère de Jean, puisque marié
avec elle. Cette alliance aurait été interdite dans certaines cultures
car les deux nouveaux époux faisaient se toucher les substances de
la mère (Jade) et du fils (Jean). Le procédé, tout légal qu’il soit,
est incestueux : quoi d’étonnant alors que l’inceste sexuel arrive ?
On remarquera d’ailleurs que cette logique de redoublement/
déplacement d’un lien entre deux sujets inscrits dans une lignée,
aurait pu se reproduire, si Mark au lieu de violer sa belle-fille Lisa,
l’avait épousée après avoir divorcé de sa mère : il ne figure pas
dans sa lignée directe ou collatérale au sens de la loi, donc c’était
légalement possible. Cette hypothèse n’est en rien fortuite : Lisa a
évoqué comment son beau-père a enclenché ce fantasme, quand
elle est partie vivre avec son ami. Il lui a dit « qu’elle reviendrait
faire sa vie avec lui […] que je me rendrai compte que mon destin
est lié au sien ».
Ce que cette logique nous enseigne c’est que l’inceste se produit
aussi avant « l’inceste ». De nouveau posée pour un sujet la ques-
tion de « qui est le père » se révèle être la question source, au cœur
de laquelle surgit l’interrogation sur l’interdit. La particularité de
cette construction est que cette quête de désignation paternelle
fait remonter jusqu’aux prémices de la transgression de l’interdit :
non pas qui l’a agi, en terme d’actes criminels ou immoraux, mais
qui a rendu disponible la logique de cette transgression.
Cette femme, Aline, ne s’est pas remise de ce que sa propre mère
devienne sa belle-sœur (elle ne l’a plus jamais revue !). Refusant
le fait qu’une « mère » épouse un « fils » (son beau-frère), elle
va épouser un « père » (son beau-père) en symétrie et lui livrer
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 51

sexuellement ses enfants, ouvrant la porte à l’inceste « secon-


daire » fraternel (Ludo et Léon avec Mael). Elle ne parvient jamais
à dénommer les places des uns et des autres : tous les enfants qui
ont vécu chez elle l’appelaient « maman », dit-elle en insistant
sur la réalité de cette place de « maman ». Quand elle épouse
Mark, elle élève outre ses cinq enfants, les trois enfants de son
mari (qui sont ses beaux-frères et belle-sœur…) 7. Ici les déno-
minations – celles de l’état civil – n’ont pas de sens. La part de la
mère dans l’inceste surgit moins des actes sexuels que de l’horreur
(inconsciente) dont l’écart définitif à l’égard de sa mère montre la
force. On peut aussi entendre l’adoption de Phil, ôté à sa lignée
originelle, comme le rapt légal d’un fils par une mère, réplica-
tion de la captation d’un fils par sa mère dans cette même lignée.
Peu à peu les alliances sexuelles forment une spirale d’enlacement
des images à l’intérieur d’une lignée, inceste avant l’inceste sexuel
inéluctable, même si personne n’en est conscient.
Dans la clinique quotidienne des passages à l’acte incestueux
apparaît à répétition que la mère de l’enfant incesté y a un rôle
(souvent à son insu), qui n’est pas seulement de laisser se répéter ce
qu’elle a vécu (même si cette configuration existe) ; la logique du
lien que la mère tisse avec ses enfants, avec celui qui l’a faite mère,
et avec sa propre mère qui l’a inscrite dans la féminité, est pour
beaucoup dans la possible élaboration du passage à l’acte. Elle
détient en effet dans sa parole ce qui permet certes de « nommer »
le père, mais aussi d’articuler les places dans une lignée. Il n’est
qu’à examiner d’un œil critique et clinique le faible pouvoir de
la loi civile, pour empêcher la multiplication des figures inces-
tueuses, où même la « vérité » biologique de l’ADN n’y peut rien.
Le lien innommable, ce n’est pas seulement le lien que l’état du
droit et du langage dans une société donnée ne permet pas de
dénommer. Depuis le temps que la langue assimile les mots des
nouvelles technologies, on ne voit pas pourquoi ce « manque de
mot » ne serait pas signifiant d’un « manque » d’une autre nature
et d’une impasse dans la construction des repères du sujet.
L’inceste est l’expression d’un lien entre deux sujets, et il est
nommable – tant sur le plan du désir inconscient et de la repré-
sentation que du sexuel agi (« Ce sont mes filles mais quand je
fais un acte sexuel ce ne sont plus mes filles », dit Mark). Ce qui

7. Aline a reçu pour cette raison la médaille départementale de « mère méritante »… !


52 Les incestes

n’est pas nommable, c’est la logique sous-jacente qui désarticule les


liens présupposés – produit de l’état civil des personnes – au profit
d’une logique de métamorphose rendant disponible un sujet à un
déplacement, hors du lieu institué de la généalogie que lui assigne
le croisement unique des deux lignées dont tout sujet est issu.
D’où ces quelques hypothèses sur la construction des systèmes
familiaux incestueux qui ne relèvent pas que d’une sexualité
dépravée ou perverse :
– La description de certaines familles incestueuses comme
« fermées sur elles-mêmes », n’est pas ce qui favorise l’in-
ceste ; c’est l’inceste, au contraire, qui produit ce repli sur soi,
lequel s’est agencé durant des années et des générations.
– Vivre l’inceste pour la victime, c’est trouver son père là où il n’est
pas (cf. chap. 9), et en le trouvant le perdre en même temps que se
délite l’attachement à celle qui a mis cet homme-père dans ce lieu
où le sujet lui est disponible, mais « vide ». D’où ces efforts violents
des enfants victimes les plus résilients pour détacher l’agresseur du
père (« il n’avait pas à faire ça, mais c’est mon père »), pour garder
possible un lien nommable avec lui : ce n’est pas le mot qui fait
défaut pour nommer ce qui reste du lien attaqué, c’est l’image. Le
« blanc » de représentation contamine tous ceux qui interrogent
l’inceste : comment décrire, avec quoi, ce qui ne devrait pas être et
qui est, ce qui ne devrait pas être inscrit, et qui pourtant va faire
cicatrice – définitive – dans une lignée.
– Ce n’est que la loi civile et non la loi pénale qui peut empêcher
la construction de tribus incestueuses. Il serait temps en effet que
les repères familiaux et les interdits de « mariage » deviennent plus
clairs dans une société où on se marie peu même si on se pacse un
peu plus (ce qui par la succession de lois civiles est devenu équi-
valent). Il faut un discours social incontournable sur les alliances
(dont le mariage n’est qu’une forme) permises ou interdites et signi-
fier avec force qui peut produire légalement des enfants avec qui.
Car nous sommes dans une société où toutes les formes de
production d’enfants seront bientôt autorisées ce qui complique
beaucoup l’appréhension de qui est frère/sœur de qui, fils/fille de
qui. Mais, surtout, la quête de la vérité biologique, de ses origines,
et la tolérance pour des procréations purement biologiques aux
fins de « donner des enfants » à ceux qui ne peuvent en produire
par eux-mêmes, montrent, s’il en est besoin, que la filiation
a perdu de sa force et de son sens. Or, c’est l’institution de la
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 53

généalogie qui, seule, permet d’instituer le Sujet, comme un Soi


qui maîtrise consciemment quelles personnes sont accessibles au
désir et lesquelles ne le sont pas. Le lien d’attachement n’assure
pas totalement la sécurité affective s’il n’inclut pas de façon lisible
la généalogie d’une famille et exclut les liens innommables.
Il faudrait donc cesser de « soigner » les enfants incestés et les
enfants issus de l’inceste en se contentant de les aider à réparer le
« traumatisme sexuel », ainsi que font de trop nombreux théra-
peutes. C’est le lien généalogique et leur institué, leur Soi, qu’il
faut ramener à la vie : les désenlacer de ce qui est le fondement du
système incestueux. Encore faut-il l’avoir analysé comme tel. Les
liens innommables se fabriquent ou non dans un contexte social
donné. On devrait s’étonner un peu plus, du côté de la clinique
et de la psychopathologie, de ces troubles identitaires créés par le
fait même des incertitudes modernes sur le genre et la filiation.
Serait-ce trop demander au législateur, qui écoute les revendica-
tions de ceux qui veulent devenir parents et en sont empêchés
pour diverses raisons, de ne pas donner force de loi à toute forme
de procréation sans en mesurer les effets du point de vue de la
généalogique et du risque incestueux ? Comment se fait-il que ces
lois ne soient jamais auditées du point de vue de l’intérêt supérieur
de l’enfant comme le voudrait la Convention internationale ? En
regardant ce qui se passe dans le monde entier, nous constatons
que nous sommes arrivés au stade d’un refoulement du sens
même de la parenté. Tous les montages de filiation revendiqués
sont tolérés ou légalisés, et l’enfant semble devenir un produit
comme un autre dans certaines pratiques 8. Or, nous sommes une
espèce parlante et – sans aucune revendication de supériorité sur
nos proches des autres espèces animales – cette distinction est
essentielle : pouvoir se repérer dans ses ascendants, collatéraux
et ascendants évite à l’adolescence de devenir fou d’angoisse de
n’être rien et de ne savoir à qui porter ses désirs. On ne parle de
l’inceste que parce qu’il est un viol et on le réprime : fort bien.
Mais il serait tout aussi indispensable d’en parler comme l’expres-
sion de la fabrique des liens innommables qui tuent la parole de
l’institué et donc l’humain : cherchez au-delà de la « dépression »
la cause de bien des suicides adolescents et vous verrez…

8. C. Revel-Dumas, « “Black Friday GPA” : désormais, la grossesse pour autrui est


soldée », Marianne, 23 novembre 2021.
3

Les pères (1) :


à qui s’adresse le père incestueux ?

« Certes il y a loin de l’expression du désir d’inceste à son accom-


plissement 1 » écrit G. Bonnet, s’empressant de préciser en note
qu’il s’agit là d’un jugement d’attribution et non d’un jugement
d’existence. Reprenant cette phrase de G. Bonnet, non pour
le contredire mais pour en faire proposition, je dirais qu’il y a
tout aussi loin de l’acte incestueux accompli au désir : il suffit
de s’entretenir avec un père incestueux et sa ou ses victimes,
pour savoir à quel point l’acte, pourtant avoué, décortiqué, daté,
plaidé, condamné, permet d’évacuer derrière la balance de la
justice, la question du désir.
L’inceste père-fille est la figure la plus connue des transgressions de
l’interdit et, depuis les premières études sur ce sujet, des auteurs
s’efforcent régulièrement de dresser une sorte de typologie soit
de la relation incestueuse soit de la catégorie psychologique à
laquelle appartiennent la famille ou l’auteur.
Chez certains auteurs américains cette typologie est très poussée
et très détaillée, mais pas forcément convaincante. Gupta et Cox 2
décrivaient ainsi neuf catégories élaborées à partir des comporte-
ments et des psychopathologies des personnes concernées, auteurs
et victimes : de l’inceste « masochiste » qui serait recherché par la
victime (?), à l’inceste pédophile, l’inceste aggravé, « par persua-
sion », etc. L’idée même qu’en cas d’ambivalence d’un enfant envers
la sexualité avec un adulte on puisse parler de masochisme (qui est
une perversion au sens clinique) est suffisamment insupportable

1. G. Bonnet, Voir, être vu, Paris, Puf, 1981.


2. G.R. Gupta, S.M. Cox. « A typology of incest and possible intervention strate-
gies », Journal of Family Violence, n° 3, 1988, p. 299-312.
56 Les incestes

pour qu’on ne s’y attarde pas. Summit et Kryso 3 avaient antérieu-


rement essayé de décrire dix catégories d’inceste à partir de la rela-
tion entre l’agresseur et sa victime en tenant compte aussi bien des
comportements sexuels familiaux ordinaires que de psychopatho-
logies particulières : ainsi leurs catégories englobent une catégorie
dite « idéologique » où le parent a un discours d’encouragement
à l’activité sexuelle des enfants, par des pratiques allant du voyeu-
risme imposé de ses ébats sexuels à l’initiation, cette catégorie est
distinguée de la pédophilie ou de la perversion – alors que voyeu-
risme et pédophilie sont des perversions (ou « paraphilies » comme
on l’entend aujourd’hui) et que la manipulation de la victime pour
la faire adhérer à sa victimisation est typique du comportement
pervers. Je cite ces classifications pour montrer que leur utilité et
leur rigueur conceptuelle sont relatives.
Les auteurs français sont souvent plus succincts et plus proches
d’une clinique qui tienne compte de la structure. Classiquement,
Scherrer 4 décrit trois catégories : l’inceste despotique, l’inceste
« amoureux » où le père remplace sa femme par l’une de ses filles,
l’inceste névrotique où le père est à la fois « abandonné » par sa
femme et fortement culpabilisé de ses actes incestueux. C. Balier 5
s’accorde à penser qu’il y a dans les famille incestueuses trois caté-
gories : des familles « psychotiques » vivant dans la confusion
générationnelle, avec l’un des parents au moins malade mental
avéré ; des pères incestueux dominateurs-tyranniques (qui
abusent aussi bien de leur filles que de leurs garçons) ; des pères
abuseurs « régressifs » ou passifs-dépendants. Balier pense qu’il
faut classer cette dernière catégorie dans les « états-limites, bien
sûr », et que la « confusion de langue », selon l’expression célèbre
de Ferenczi 6, leur convient tout à fait car « ils font de leurs filles
des substituts maternels au même titre que leur épouse ». Hayez 7
distingue plus clairement l’inceste « paradigmatique père-fille »,

3. R. Summit, J. Kryso, « Sexual abuse of children: A clinical spectrum », American


Journal of Orthopsychiatry, vol. 48, n° 2, 1978, p. 237-251.
4. P. Scherrer, « L’inceste dans la famille », Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie, n° 3,
1985, p. 21-34.
5. C. Balier, « L’inceste : un meurtre d’identité », Psychiatrie de l’enfant, vol. 37, n° 2,
1994, p. 333-351.
6. S. Ferenczi (1932), Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, ce texte célèbre
est disponible chez Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2004.
7. J.-Y. Hayez, « Les abus sexuel sur les mineurs d’âge : inceste et abus sexuel extra-
familial », Psychiatrie de l’enfant, vol. 35, n° 1, 1992, p. 197-271.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 57

en tant qu’inceste névrotique, des autres catégories, l’inceste


totalitaire, l’inceste de familles chaotiques vivant dans la promis-
cuité, l’inceste pervers, ou l’inceste des familles « enchevêtrées,
dévouées altruistes 8 » (selon Barudy), « où le père très tendre vit
toujours son œdipe et au terme d’un processus de retournement
pulsionnel attend de l’enfant qu’il soit comme son “Nounours
consentant” ». Barudy avait d’ailleurs noté qu’une part de ces
pères incestueux avaient une orientation sexuelle primitive vers
les enfants, « comme s’ils avaient choisi de rester eux-mêmes
enfants pour s’épargner le risque et les contraintes des relations
affectives et sexuelles adultes ». Cet auteur évoque également les
carences maternelles précoces de ces pères qui n’abusent que de
leur propres enfants.
Ce que l’on remarque chez la plupart des auteurs qui ont produit
des typologies, c’est, d’une part, la récurrence de trois figures
de l’inceste, le père immature, le père tyran, la famille confuse,
d’autre part, la prééminence accordée à l’inceste père-fille comme
« paradigmatique », affirmation bien surprenante chez des clini-
ciens ne cessant de se référer à Œdipe, version Sophocle revue
par Freud… qui est un inceste fils-mère. D’ailleurs, cela n’exclut
nullement la question de la « pédophilie », mais cette termino-
logie ne caractérise que très rarement les pères incestueux pour
deux raisons : ils n’ont pas des relations électives avec leur enfant
mais ont simultanément des relations avec leur partenaire habi-
tuelle (mère de leur enfant ou nouvelle conjointe), et d’autre part,
dans la très grande majorité des cas, ils n’ont pas d’attirance pour
« les » enfants mais pour « leur » enfant depuis un âge précoce
jusque parfois au-delà de la majorité 9.
Cette affirmation – il y aurait un paradigme incestueux père-
fille – contredit aussi bien l’observation clinique que l’anthropo-
logie et demande donc précision et approfondissement si l’on
prend en considération la dynamique familiale confuse qui est
la marque de beaucoup d’histoires d’inceste (cf. chap. 2). Les
familles enchevêtrées, plutôt que « confuses », nous apprennent
que, quel que soit l’auteur, il n’est pas seul en cause dans la mise
en place d’une organisation familiale menant à l’inceste sexuel.

8. Barudy cité par Y.H. Haesevoets, L’enfant victime d’inceste, Bruxelles, De Boeck,
1997.
9. Comme le montre ce que C. Angot raconte de l’inceste qu’elle a vécu : Le voyage
dans l’Est, Paris, Flammarion, 2021.
58 Les incestes

L’intérêt de ces classifications, sur un plan pédagogique, ne peut


masquer que la question psychopathologique n’est pas seule-
ment : « Qui sont les pères abuseurs ? », même si le clinicien
croit devoir répondre, parce qu’elle est celle du corps social, de
la justice, ou du législateur. C’est une fausse bonne question :
tous les travaux montrent qu’il n’y a pas de « profil » type. Par
ailleurs la conférence de consensus de 2001 10 n’a pas fait cas de
ces recherches de classification en concluant qu’il n’y avait pas
de profil type pour aucune forme de prédateur sexuel. Dans son
rapport lors de cette conférence, Darves-Bornoz affirmait clai-
rement que les auteurs d’inceste « ne constituent pas un groupe
clinique ». La conférence concluait d’ailleurs que « d’une façon
générale le recours à la sexualité déviante n’est pas systématique-
ment issu d’une aberration pulsionnelle, encore moins d’un excès
de la pulsion sexuelle (souvent peu active en réalité) mais d’une
tentative de “solution de recours” par rapport au déficit narcis-
sique consécutif à l’absence d’images parentales suffisamment
bonnes dans le monde psychique interne ». Il est donc pertinent
de se demander à quel besoin de « solution de recours » corres-
pond le passage à l’acte incestueux. Dès lors la question est moins
pourquoi que comment se produit l’inceste.
Les descriptions qui suivent dans ce chapitre sont nées d’une
interrogation surgit au cours de l’examen de familles incestueuses,
pour répondre aux questions – parfaitement légitimes – de la
société : pourquoi cet homme d’apparence ordinaire, et sans
trouble sexuel ou pathologique, qui a une vie sexuelle banale,
s’en est-il pris à son fils ou sa fille ? Les théories et classifications
déjà évoquées répondant plutôt imparfaitement à cette question,
je la repose en d’autres termes – selon un procédé dialectique
bien connu qui consiste à penser que si une question n’a pas de
réponse, c’est qu’elle est mal posée.
À qui s’adresse le père incestueux 11 ? Je souligne la formule de ma
question : « à qui s’adresse ». Cette question ainsi posée, en ne se
limitant pas à la dyade père-fille et à l’acte sexuel, mais à l’ordre

10. Fédération française de psychiatrie et ANAES, « Psychopathologie et traitements


actuels des auteurs d’agression sexuelle », Montrouge, J. Libbey Eurotext, 2001.
11. Cette dimension de l’inceste a fait l’objet d’une précédente publication :
J.L. Viaux, « La fille ou la mère », dans D. Castro, Incestes, Le Bouscat, L’esprit du
temps, 1995.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 59

du discours 12, permet de repositionner la question psycho-


pathologique des familles incestueuses. La justification – s’il en
est besoin – de cette question est le constat maintes fois fait par
des psychiatres ou des psychologues que la jouissance sexuelle au
sens strict n’est que très rarement évoquée par ces pères inces-
tueux dans l’acte sexuel avec le petit enfant ou même l’adolescent
juste pubère. Le besoin d’incester l’enfant ne vient pas, malgré
parfois l’alibi de la misère sexuelle, d’un besoin sexuel. Sauf
exception, ils ont dans le même temps des relations avec la mère
de l’enfant, voire avec d’autres, qu’ils soient ou non séparés de
celle-ci. Une autre interrogation qui mène à cette question est la
récurrence dans nombre de cas d’un moment initial du passage à
l’acte incestueux particulier aux pères : par exemple, la première
attaque a lieu au moment où la mère de cet enfant accouche d’un
autre enfant. Ce n’est pas l’absence pour cette mise au monde
qui « déclenche » ou favorise le passage à l’acte, c’est une repré-
sentation qui se forme dans le psychisme de l’incestueux et qui
fait sens : la femme-mère et sa place dans l’économie psychique
du sujet.
Le terme « incestueux » s’applique au père coupable d’inceste
– littéralement celui qui produit de l’inceste – et s’applique aussi
à l’enfant né de l’inceste, qui est donc « le » produit de l’inceste.
Cette ambiguïté du terme « incestueux » vient signifier que,
au-delà de l’acte, il y a la transformation de la relation père-fille,
ou père-fils et de l’enfant lui-même, mais il y a aussi, et surtout,
production d’un discours opérant cette « métamorphose », par
l’énoncé d’un syllogisme absurde : si ma femme est ma mère, et
ma fille devient ma femme, donc je suis son père qui l’aime. Syllo-
gisme dont le signifiant « incestueux » restitue d’autant mieux le
caractère confusionnant, car lorsque le père formulera un énoncé
pour reconnaître son acte, il prendra soin de le retourner afin
de le rendre inaudible : je l’aime parce qu’elle est ma fille, plus
que ma fille, comme ma femme, qui est une mère pour moi.
« Quand je le faisais elle n’était plus ma fille » prononcé par un

12. « L’ordre du discours » est, à nouveau, une référence aux travaux de Pierre
Legendre qui considère d’abord l’inceste comme une attaque contre la filiation.
Ayant en mémoire ces travaux j’ai depuis longtemps prêté beaucoup d’attention
au langage de l’inceste (même non nommé) que les sujets concernés parlent, avec
leurs mots. Je cite au fil de ce livre nombre de ces paroles-clés qui disent où sont la
confusion de langue (comme le montrait Ferenczi) et au-delà le désir.
60 Les incestes

père incestueux, est un énoncé entendu sous diverses formes de


façon étonnamment fréquente.
En synthétisant des dynamiques particulières et surtout des
caractéristiques communes à la construction de l’acte, je retiens
donc trois processus, qui sont autant d’hypothèses dynamiques
et non des « types » fermés sur des items descriptifs 13 : l’imma-
turité auto-érotique ; la tyrannie maltraitante ; la pédophilie en
vase clos.
Transversalement à ces processus se posent deux questions : l’une
concernant spécifiquement les incestes père-fille est celle du lien
spécifique au personnage maternel tel qu’il est présent dans le
psychisme de ce père. Ce que j’ai formulé ainsi : la fille ou la
mère ? L’autre question transversale est celle de l’hystérie – qui
suppose de revisiter ce concept psychodynamique, originaire et
dénié dans la psychopathologie contemporaine et ses nomencla-
tures (ces deux question seront traitées au chapitre suivant).

L’IMMATURITÉ
Georges, 40 ans, est surpris pas sa femme se masturbant devant leur
fille aînée, 13 ans, allongée sur son lit, nue, jambes écartées. Ce n’est
pas la première fois que cette scène a lieu et Georges reconnaîtra
avoir depuis quelques mois fait plusieurs fois fait déshabiller sa fille,
l’avoir pénétrée au moins une fois avec son sexe, parfois avec ses
doigts. Il invoque sa frustration sexuelle et son alcoolisme mais sa
femme et sa fille sont formelles : après plusieurs années de consom-
mation excessive il boit raisonnablement depuis un an, et du coup sa
femme a repris avec lui des relations intimes régulières. Condamné,
Georges accepte sa peine mais ne comprend toujours pas ce qui lui
a pris. La scène inaugurale qu’il raconte est la suivante : il est dans la
chambre et sa fille, nue, vient prendre des vêtements dans le placard
du palier. Il contemple sa nudité, et cela lui provoque une émotion
qu’il va chercher à retrouver en la faisant plusieurs fois se déshabiller
entièrement et s’allonger sur le lit ; le plus souvent il se masturbe
en contemplant son sexe. Georges a eu une enfance marquée par
la violence alcoolique de son père envers sa mère et lui – dont il
aurait été le « souffre-douleur » – et si, à l’adolescence, il n’a pas
hésité à faire le coup de poing avec son père, il est resté aussi bien
attaché à lui que proche d’une mère dont il était le chouchou. Tout

13. Pour ce qui est des pères incestueux j’ai relu et utilisé pour ces deux chapitres une
centaine de cas bien documentés et où la justice a condamné l’auteur.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 61

en admettant l’ignominie de ses agressions, Georges dit « c’est un


piège » : il fusionne dans une même représentation sa femme, sa
fille, sa belle-sœur et la meilleure amie de sa femme, décrites dans
les mêmes termes de femmes dominantes et, à ses yeux, « caracté-
rielles ». Son sentiment d’être impuissant face à une femme et à une
fille qui le traitent de façon méprisante, s’est traduit par des colères
et des violences. Deux années après sa condamnation il n’a comme
explication que cette animosité : « C’est une vengeance. » Il fait le
lien avec sa mère – « je l’ai tellement vue se faire taper que je n’ai
pas voulu faire pareil avec ma femme » et donc « la vengeance je l’ai
traduite autrement » –, expliquant qu’il pense que sa femme et sa
fille auraient été à l’origine du « piège » dans lequel il est tombé en
exerçant cette « vengeance ».
Il faut toujours être attentif aux explications littérales d’un
auteur d’inceste, (tout comme à ce que sa victime en a entendu
et rapporte) plutôt que de le noyer dans un diagnostic ou une
classification. Georges parle de « vengeance », comme un enfant :
ses fautes sont en symétrie de celles des autres (c’est pas moi qui
ai commencé, disent les enfants). Il n’aurait fait que reprendre
la main et l’autorité sur une enfant qu’il fusionnait avec sa mère
et d’autres femmes. Il parle de « piège », mais ce piège c’est la
perception de la nudité de sa fille, qui déclenche le besoin de
revivre encore et encore cet instant où la jeune fille se dénude
sans arrière-pensée : le piège serait-il le sexe féminin ? Si Georges
perçoit ainsi la féminité, qu’est-ce que cela signifie de son rapport
désirant (inconscient) à sa propre mère dont il a été le préféré et
qu’il a défendue contre son père ? Les différents experts qui ont
examiné Georges avant sa condamnation étaient unanimes pour
décrire cette immaturité et cette réappropriation de l’autorité
qu’il pensait obtenir en agressant sa fille. Georges, homme cour-
tois et obséquieux, est prolixe en paroles : derrière son discours
abondant et obsessionnel, il est un personnage « explosif ».
Plusieurs années après les faits d’inceste il nie encore avoir désiré
sa fille, compulsivement, et son comportement auto-érotique
devant son sexe nu. Quand sa femme l’a surpris, c’était un jour
où la famille partait voir les grands-parents, mais sa fille voulait
rester à la maison : il est remonté la chercher et n’a pu s’empê-
cher d’exiger sur-le-champ que l’adolescente se déshabille. Ce
besoin irrépressible, compulsif, alors que la famille l’attend dans
la voiture, illustre, par la symétrie et le modus operandi, la nature
62 Les incestes

de cet inceste : non pas un exercice d’autorité tyrannique, ou une


réponse à une frustration sexuelle, mais une protestation infantile
d’avoir un sexe puissant, d’en jouir auto-érotiquement, face au
sexe féminin fascinant. Le « piège » dont parle Georges, comme
d’autres agresseurs, c’est le sexe féminin qui le fascine mais dont il
ne comprend pas ce qu’il est. Sa fille est à ce moment-là non pas
son enfant mais toute la féminité, femme-fille-mère, d’où après
coup son discours sur le fait que toutes les femmes de son entou-
rage ont le même caractère. Ce n’est donc pas à sa fille, en tant
qu’elle est sa fille que s’adresse son désir incestueux mais à une
image composite qui renvoie à la fois à toutes les femmes et à une
seule, la première, la mère.
Âgée de 17 ans, la fille aînée de Gauvain, 44 ans, dénonce des faits
de viols, précisant que ceux-ci ont eu lieu quand elle avait entre 8
et 12 ans. La seconde, alors de 13 ans, révèle alors les mêmes faits
d’inceste : de 8 à 12 ans elle a été victime de son père. Gauvain
reconnaît les faits même s’il a du mal à admettre le mot « viol » :
il reconnaît pourtant des caresses sur le sexe, des explorations avec
les doigts, des fellations et quelques tentatives de pénétration, se
réfugiant derrière son impuissance habituelle pour justifier n’avoir
« pas pu ». D’un bon niveau intellectuel (bac +2), stable dans
son travail mais ayant échoué à obtenir un poste de cadre après
plus de quinze ans dans l’entreprise, Gauvain est un homme sans
particularité apparente. Il a des traits obsessionnels, est rigide mais
non tyrannique avec son entourage, facilement débordé par ses
émotions. Il est surtout décrit unanimement comme peu mature
sur le plan affectif.
La vie sexuelle de Gauvain a débuté à 20 ans par la fréquentation de
prostituées avant de rencontrer sa femme, laquelle était vierge : il a
eu du mal à la déflorer lors de leurs premiers rapports, immédiate-
ment confronté à une impuissance sexuelle intermittente qui finira
par tarir ses relations avec son épouse. Pour justifier son « intérêt pour
ses filles », il prétexte ce qu’il dit être le désintérêt de son épouse après
la naissance de leur dernière fille. Il commence « sans penser à mal »,
dit-il, par des caresses sur le sexe au moment du coucher puis des
demandes de fellation et enfin l’exploration du sexe avec les doigts. Il
réfute toute pénétration, précisant qu’il est toujours resté « au bord »,
mais oublie que toutes ces agressions se terminaient par une demande
de masturbation jusqu’à éjaculation. De plus, l’aînée affirme avoir
été déflorée à l’âge de 10 ans, et d’ailleurs sa mère s’est souvenu après
coup avoir trouvé du sang dans son lit. Il dit : « J’ai arrêté dès qu’elle
a eu des poils. » Il s’interroge au cours d’un entretien clinique pour
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 63

savoir s’il a été « amoureux de l’aînée ». Peut-être puisqu’il a été très


jaloux d’elle quand elle a commencé à fréquenter des garçons. « La
preuve c’est que je l’appelais “ma petite femme” – et même parfois
“maman”. » Il fait régulièrement le lapsus employant le mot « femme »
pour le mot « fille ». Il se défend d’avoir été attiré par d’autres enfants,
sauf évidemment la seconde, parce qu’il ne pouvait plus s’en prendre
à l’aînée. Il a recommencé pareillement quand elle avait 7 ou 8 ans,
quand l’aînée est devenue pubère, et jusqu’à son début de puberté :
« Je crois que je cherchais encore l’aînée quand elle était plus petite. »
Comme bien d’autres incestueux, Gauvain soutient qu’il n’a jamais
trompé sa femme, ne considérant pas ses filles comme des partenaires
sexuelles en dépit de ce qu’il dit de sa première fille.
Ce que Gauvain décrit de ses actes avec ses filles est cohérent avec
ce qu’elles-mêmes ont vécu, et avec l’arrêt des actes dès leur début
de puberté.
Alors que son impuissance sexuelle s’aggrave avec les années,
Gauvain a eu le besoin impérieux d’explorer le sexe de petites filles,
dont l’une au moins est fusionnée psychiquement avec femme et
mère. Il est clair que le début de sa vie sexuelle avec leur mère a
été assez désastreuse, insatisfaisante, se terminant quasiment avec
la naissance de la dernière enfant. Dans son cas comme dans le
précédent, la particularité de la dynamique incestueuse est, d’une
part, la fascination pour le sexe de la petite fille, délaissée dès lors
que la féminité s’affirme par l’apparition des caractères sexuels
secondaires. D’autre part, on note la confusion/fusion des âges
de la vie (fille/femme/mère) et une sorte de curiosité sexuelle
infantile persistante avec un recul face à la sexualité féminine : ces
pères s’en tiennent à l’infantile, éprouvant même dans l’inceste le
besoin de l’auto-érotisme (masturbation devant le sexe exploré
de l’enfant-fille). Tous les « psys » ont observé l’immaturité de
Gauvain, ses hésitations obsessionnelles qui l’ont empêché de
prendre des responsabilités professionnelles, son appel au mater-
nage, et son infantilisme dans sa relation à sa femme. Celle-ci
voulait le quitter, « lassée de son indifférence » car, contrairement
à ce qu’il dit, ce n’est pas elle qui ne voulait plus de relations
sexuelles, puisqu’elle a même fini par avoir d’autres partenaires.
Ces pères incestueux masquent l’infantilisme en invoquant
itérativement la frustration sexuelle, l’insatisfaction conjugale. Ce
raisonnement vers lequel ils nous entraînent pour leur défense et la
façon socio-juridique de concevoir la transgression font disparaître
64 Les incestes

une question pourtant très triviale : quel homme même imma-


ture, même frustré peut penser que c’est bien et légitime d’avoir
des relations sexuelles avec son enfant ? Aucun de ces hommes ne
le soutient d’ailleurs. Les plus défensifs (psychologiquement) se
contentent de dire, parfois contre l’évidence, qu’ils n’ont rien fait,
ou qu’ils ne l’ont pas fait exprès, ou que ce n’est pas eux mais l’en-
fant qui demandait. Alors que nous apprennent ces cas sur l’inceste
« ordinaire » ? Rien de très nouveau sur le fait que l’inceste n’est pas
le fait sexuel d’un moment, d’un besoin qui aurait pour origine une
frustration ou un « irrépressible », mais un processus.
La leçon à en tirer c’est qu’il y a précisément une réponse à
ce « comment est-ce possible », c’est-à-dire comment, pour
certains, il y a « moins loin » que pour tout un chacun du désir
à l’acte, si tant est qu’on accepte de penser que l’inceste n’est pas
qu’une question de sexe. C’est en effet moins d’un « retourne-
ment pulsionnel » qu’il s’agit, comme le dit le pédopsychiatre
J.-Y. Hayez 14 – bien que l’hypothèse en soit recevable – que
d’un retournement de logique. Occultant l’ordre des générations,
la découverte de la différenciation sexuelle et le désir œdipien
interdit (pas d’alliance entre générations liées par la filiation),
cette forme d’inceste provient d’une logique, infantile, une infra-
logique. Savoir que quelque chose est interdit ou impossible n’em-
pêche pas un enfant de 5 ans de le vouloir « tout de suite », parce
qu’il n’a pas la notion du temps et de l’espace – et que s’il pleure
à l’école et réclame sa mère, il ne comprend pas que, même si elle
a été appelée, il lui faut le temps de venir. L’autre actant de cette
infralogique est la « pensée magique » qui va servir de réalisation
du désir durant la petite enfance (… et parfois au-delà) jusqu’aux
apprentissages formels à partir de 6 ou 7 ans. Ce mode de pensée
égocentrique place l’enfant humain au centre d’un monde où
tout procède de lui et où ce qu’il pense est « la » réalité : il n’est
donc nullement étonné que le Père Noël apporte des cadeaux par
la cheminée alors qu’il n’y en a pas dans l’appartement. Dans les
histoires pour enfants tout s’arrange grâce à la pensée magique :
le monstre devient gentil et beau par la seule force du désir. Chez
un adulte la pensée magique est donc soit le fait de n’avoir pas
grandi, soit une régression à un stade de développement infantile.

14. J.-Y. Hayez, op. cit.


Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 65

Gauvain fusionne sa fille en femme/mère ; ce signifiant montre


qu’il se place dans une position infantile par rapport à elle. Cela
pourrait paraître « délirant », mais cela ne l’est pas. Quant à
Georges que signifie sa posture d’agression la plus récurrente – se
montrer nu, se masturbant devant sa fille elle aussi dénudée ?
Comme un petit enfant il montre son « zizi » phallique face à une
personne qui n’en a pas (de visible !) ; il explore son sexe par le
regard et par le toucher dans une pratique de découverte, comme
les petits enfants qui, avant qu’on ne leur dise que cela ne se fait
pas, essayent de comprendre la différenciation sexuelle par l’ex-
ploration de ce qu’il y a dans leur culotte et dans celle des autres.
Qu’un homme qui a eu des enfants, donc des relations sexuelles,
ne sache pas ce qu’est la différence sexuelle, ni le sexe féminin
paraît absurde ou farfelu aux non-psychologues. C’est pour-
tant le cas. Rappelons, comme il est répété à longueur de chro-
niques et de blogs, que bien des femmes (mais c’est vrai des
hommes !) ne connaissent pas leur anatomie, alors même qu’elles
pratiquent une sexualité adulte : la cécité et l’ignorance ne sont
que psychiques et inconscientes. Pour être plus compréhensible,
disons que cette répétition d’actes de contemplation/exploration
suivis d’une masturbation revient à dire pour un homme qu’il
n’en croit pas ses yeux. Le sexe visible et pas encore totalement
pubère de la jeune fille le fascine parce qu’il ne comprend pas
psychiquement ce qu’il cache, surtout dans cette période de la
vie où ce sexe se transforme pour devenir adulte et procréateur.
La question est la même pour Georges et Gauvain : ils ne voient
pas dans leurs filles ce qu’elles sont mais l’angoisse de leur propre
condition d’homme. Donc ils vérifient compulsivement sur des
enfants soumis à leur autorité ce qu’est le sexe fascinant/effrayant
de la mère, fascination inconsciente qu’ils n’ont pas dépassée,
dans l’ambiguïté des relations maintenues avec leur mère réelle.
C’est donc, en résumé, à la fois la fascination et une angoisse
face au sexe féminin qui provoquent ces pratiques sexuelles
moins productrices de plaisir que de questions. Pas des questions
sur l’exercice de la sexualité (il savent…) mais sur sa significa-
tion et sur la constitution de la vie uniquement dans le secret
du corps féminin, raison pour laquelle entre père et fille, dans
66 Les incestes

ces configurations, la conception d’enfant n’est pas si exception-


nelle 15, et pour les auteurs, leur entourage et les victimes, l’objet
d’une ormerta particulièrement intense même après révélations.
Pourquoi, alors, leur fille et pas une autre, étrangère à la famille ?
Ce qui revient à poser la question de la différence entre pédo-
philie et inceste. Ce n’est pas par commodité ou par perversion
qu’un homme attaque le sexe de sa propre fille mais bien parce
qu’il y a un lien charnel entre la mère et la fille. Ces hommes, sans
en avoir conscience, en explorant le sexe de leur fille, cherchent
à résoudre la question de la féminité qui les a faits pères : en
répétant avec elle le scénario de la découverte de la différence
des sexes, à l’infini (puisque souvent après l’aînée ils attaquent la
cadette), ils demeurent comme le petit garçon effrayé de décou-
vrir que certains humains – dont leur mère – n’ont pas de sexe
visible, et qu’il faut aller « au-dedans » pour le comprendre. Le
sexe de la mère est un passage obligé de la vie, pour les filles
comme pour les garçons, mais certains garçons n’y comprennent
rien, en ressentent une angoisse indicible, et restent des enfants
fascinés toute leur vie.

LA TYRANNIE MALTRAITANTE

Le tyran est celui qui s’arroge un pouvoir absolu sur les gens et les
choses. Dans les familles dont le fonctionnement est tyrannique,
la loi extérieure – celle de la société – est elle-même soumise à la
loi intérieure, la loi d’un seul. L’inceste est un agir, parmi d’autres,
de l’exercice de ce pouvoir au moyen de la force morale et/ou de la
force physique. La tyrannie maltraitante conduit presque inévita-
blement à l’inceste et non l’inverse, mais ce n’est pas son but. Pour
ces pères qui sont violents avec leur conjointe, leurs enfants, leurs
propres parents parfois, il s’agit surtout de ne laisser voir aucune
faille, aucun interstice, qui pourraient les mettre à nu. Il n’est pas
forcément besoin de cris et de fureurs, pour créer une emprise
sur un groupe familial, et, contrairement à une idée reçue, ces
pères seraient faciles à repérer si l’ensemble des professionnels de
santé et d’éducation avaient la formation nécessaire. Un homme
tyrannique parle à la place de toute sa famille : il est donc présent,

15. Masquée souvent par des IVG de jeunes filles prétendument enceintes de
« copains » ; il serait temps que les médecins et les associations qui aident ces jeunes
filles en prennent conscience.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 67

par exemple, aux consultations médicales consacrées aux autres


membres de la famille, il ne se laisse pas contredire sur quoi que
ce soit, il a réponse à tout, et il va refuser au besoin des soins ou
des mesures d’aide, afin que personne ne puisse voir et engager
un dialogue singulier avec un membre de sa famille.
Dans bien des procès pour inceste le portrait de l’homme tyran-
nique a été fait et la terreur qu’il inspire, même arrêté, est visible.
Au cours du procès de son mari (qui sera condamné à quinze ans)
une femme dit de lui : « c’est un homme courageux, un bon mari,
un gentil époux », alors dans la salle une voix crie « c’est même pas
vrai » : c’est l’une des deux victimes présentes. Les deux plus jeunes
des quatre filles de cette famille se sont plaintes, une fois sorties de
cet enfer ; l’une et l’autre ont été déflorées puis violées d’innom-
brables fois par leur père. L’une d’elle m’a dit qu’elle pensait que
ses deux aînées, belles-filles de l’accusé, avaient aussi subi l’inceste
mais elles ont refusé d’en témoigner. Leur mère savait que ses quatre
filles et son fils avaient subi violences et coups et savait aussi pour
l’inceste, mais elle a cru son mari quand il a dit n’avoir rien fait aux
filles et le défend lors de l’audience. La plus jeune raconte à la cour :
« Ma sœur n’avait le droit de rien même pas d’ouvrir son courrier. »
Une des filles dit qu’ils avaient tous des pantalons pour aller à l’école
pour « dissimuler les coups de ceinture ». Un autre enfant, adoles-
cent, raconte que son père l’attachait au radiateur à genoux sur des
boulets de charbon. Dans les débats, résumés par l’avocat général,
il est rappelé « qu’il violait ses enfants partout, chez lui, dans les
bois, sur les lieux de son travail et même chez sa mère aveugle ». En
quelques phrases on a le portrait en apparence paradigmatique du
père tyran et incestueux avec, dit un psychiatre, « un sentiment d’in-
fériorité d’où le besoin d’une puissance arbitraire », ce que le chro-
niqueur judicaire, qui remarque son allure « d’homme tranquille »,
traduira par « un despote intraitable ». L’avocate d’une victime le
décrit comme « l’homme qui empêche de rire sinon c’est le bâton »,
un « faux messie animé de fausses lumières ». Et que dit cet homme
à qui on donne la parole avant le délibéré ? « Je pardonne à mes
enfants 16. » Cette phrase à elle seule justifie la dangerosité dont avait
parlé l’expert psychiatre : cet homme n’était pas disposé à céder d’un

16. Ce procès, pour lequel j’avais examiné les victimes, a été commenté dans
Paris-Normandie par J.-P. Carpentier, en 1992. Tout le monde a pu comprendre la
violence inouïe de l’inceste. L’avocat général a dit dans son réquisitoire : « L’inceste
ne recule pas il progresse. Nous avons le devoir de dire à l’opinion publique des faits
choquants. » Vingt-cinq ans après, on a tergiversé plusieurs années pour savoir si
l’on devait légiférer pour dire que toute atteinte sexuelle envers un enfant de moins
de 15 ans est un viol… Ce ne sont ni les magistrats ni les autres professionnels qui
68 Les incestes

pouce sur l’emprise qu’il exerçait encore sur cette famille : en se


plaçant en victime, en « pardonnant », il retirait à ses enfants leurs
places de victime, et entendait rester le père qu’il était. Ce sont ces
hommes-là que l’on retrouve au sortir de leur peine déniant avoir
fait quoi que ce soit de mal, voire prétendre avoir reconnu « pour ne
pas dire que ma fille est une menteuse » – ce que j’ai entendu assez
souvent – et qui réussissent parfois à convaincre leur femme de ne
pas divorcer et de les attendre à la sortie.
La tyrannie maltraitante, c’est une emprise généralisée ; déflorer
ses filles, c’est prendre possession définitivement de leur sexe et de
leur relation aux hommes, car au sens littéral leur Moi n’est plus
arrimé dans la filiation, il flotte entre deux générations, surtout
quand leur mère ne « croit » pas ce que pourtant elle a vu, igno-
rant ainsi la rivalité sourde créée par l’inceste. Ne plus être que
l’objet de cette possession est une soumission à une emprise
mortelle. Beaucoup de filles victimes d’inceste m’ont raconté que
leur père (ou beau-père, parfois leur grand-père) en les agres-
sant leur avaient dit que c’était pour leur apprendre ce qu’elles
auraient à faire avec leur mari plus tard : ainsi l’incestueux prend
barre par avance sur toute la vie affectivo-sexuelle de l’enfant.
Ainsi elles n’iront pas donner à un homme étranger à la lignée ce
qui « appartient » au père. Même s’il est moins fort et prégnant
dans nos sociétés que dans d’autres, le fantasme de la virginité
n’est jamais loin : celui qui déflore est celui qui possède à jamais.
La figure du tyran n’est donc pas mystérieuse, elle apparaît clai-
rement à tout le monde, surtout quand celui-ci ne cache pas sa
façon de tenir en respect toute sa famille et justifie ses actes par
des « raisons », sans même invoquer le recours à l’alcool (qu’il
consomme parfois en abondance). L’atteinte au corps sexué de
l’enfant est accompagnée d’une façon quasi explicite du refus que
ce corps puisse « appartenir » à un autre, puisque, du point de vue
tyrannique, l’autre n’est qu’un objet de possession. Les victimes
sont des cendrillons : elles accomplissent les tâches ménagères,
non pour ces tâches en elles-mêmes, mais pour lui montrer
qu’elles sont asservies, qu’elles n’ont qu’un seul lieu d’existence,
celui du père. L’inceste est ici au service d’une entreprise de
possession et non du plaisir sexuel. Certaines des victimes qui

ont manqué à leur devoir, mais une société qui ne sait pas tirer leçon de ces procès
pourtant exemplaires.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 69

réussissent à révéler l’inceste le font parce qu’elles découvrent par


la séduction d’un autre, copain ou copine de lycée ou de quartier,
que la sexualité n’a de sens que dans l’amour et non dans la haine
et qu’elle n’est pas une servitude de plus.
Hugo a eu des relations sexuelles avec deux de ses trois filles (un
doute sérieux concerne la deuxième qui a juste témoigné avoir vu
ce qui se passait entre son père et sa sœur). Quand l’aînée, alors
âgée de 16 ans, fait une fugue et s’est plainte de viol, Hugo est mis
en examen mais le juge d’instruction, estimant la jeune fille peu
crédible, classe sans suite. La jeune fille, seulement soutenue par sa
marraine, avait subi des pressions, de sa mère notamment, pour se
rétracter, ce qu’elle fera avant de revenir à sa version initiale. Pour-
tant, plusieurs experts psychiatres et psychologues ont décrit Hugo
comme un personnage narcissique, impulsif, violent habituelle-
ment (plusieurs faits ayant entraîné des condamnations). Comme
la jeune fille, questionnée par un psychiatre, se montre imprécise
entre la notion d’attouchements et de viol, le praticien estime ne pas
pouvoir se prononcer sur la véracité ou non, donc le juge classe 17.
La troisième des filles, Caroline, 12 ans, est retirée et placée en insti-
tution deux ans après : Hugo ne travaille plus, s’alcoolise, sa femme
le quitte, se plaignant de ses violences, puis revient, les enfants font
une scolarité désastreuse. L’aînée est très souvent absente du collège :
quand on la croira enfin, on saura que c’est elle qui s’occupe des plus
jeunes (deux petits frères, deux sœurs) et fait les tâches ménagères.
Caroline est détectée déficiente : son père s’est opposé à l’orientation
scolaire ce qui a déclenché un signalement dans l’intérêt de l’enfant,
d’autant qu’elle a dû être opérée récemment d’une blessure suspecte
à l’oreille. Comme Hugo refuse d’ouvrir la porte aux travailleurs
sociaux, le juge des enfants a ordonné le placement de Caroline.
Elle manifeste immédiatement des comportements sexuels agressifs
envers une jeune fille et du coup révèle le fonctionnement fami-
lial, les violences et viols subis. En les minimisant Hugo finit par
reconnaître qu’il a bien agressé ses deux filles. Il n’est pas difficile
d’identifier en lui le tyran maltraitant caractéristique : il revendique
la façon dont il « corrige » ses enfants et au besoin sa femme, dont
il admet que les allers-retours sont liés à ces brutalités. Il me dira
d’ailleurs avoir lui-même été « élevé à coups de manche à balai. Je

17. On peut toujours se défausser en se disant que cela se passait en des temps où
les professionnels n’étaient pas formés à ces question. Certes, c’est politiquement
incorrect de dire qu’il ne tenait qu’à eux de lire la littérature abondante sur le sujet
mais il est éthiquement peu acceptable de ne faire son métier qu’en fonction de l’air
du temps et c’est cet air-là qui jusqu’à aujourd’hui fait qu’on n’a pas cru et qu’on ne
croit pas à la charge de la haine qui victimise les enfants.
70 Les incestes

cachais ma mère dans mon lit, mon père la poursuivait à coups de


couteau ». Les violences qu’il exerce sous des prétextes divers lui
paraissent normales. Il dénigre ses deux filles qui se plaignent de lui
en les accusant de toutes sortes de méfaits (vols, violence, fréquenter
des garçons…) ainsi que les professionnels, juges et éducateurs
(« ils doivent toucher une prime pour placer les gamins »), refuse
plusieurs fois que ses enfants voient des médecins scolaires, et accuse
le chirurgien qui a opéré l’oreille de Caroline d’avoir fait la blessure
que lui-même a causée : plutôt que de répondre à une convocation
médicale en vue de soigner un hématome suspect qui dégénère en
abcès, il a « opéré » lui-même l’enfant avec des ciseaux… Au juge
qui le met en examen pour viol sur sa fille aînée il répond « qu’il
s’en fout de ce que disent les gamins ». À un expert il dit reconnaître
qu’il est « autoritaire voire un peu tyrannique et a pu se montrer
violent ». Dès qu’il est question de sa fille aînée, écrit ce psychiatre,
« il apparaît exalté, récriminant, revendiquant » et a pour thèse
qu’elle se plaint de lui pour pouvoir mener librement une vie débau-
chée. Il admet qu’il frappe ses enfants et dit avec cynisme : « Chaque
fois que je rentre tout seul, elles se sauvent. Elles ont peur de moi,
sûrement. » Ce que confirme un rapport social, écrit au moment où
Caroline est placée, qui note « les enfants sont de plus en plus tenus
au secret par les deux parents », lesquels tiennent à distance aussi
bien les médecins que les enseignants ou les travailleurs sociaux.
La mère de ces jeunes filles n’a pas été inquiétée, ayant elle-même
subi des violences ; elle admettra qu’elle se « doutait » de ce qui se
passait.
Le passage à l’acte incestueux quand les jeunes filles deviennent
pubères ne correspond ni à une frustration sexuelle, dont Hugo,
ne se plaint pas, ni à une déviance qu’aucun des nombreux experts
qui l’ont examiné ne notera. Il s’agit bien davantage d’une appro-
priation du corps de ses filles (les faits commencent après qu’elles
ont eu leurs premières règles) avec explicitement une peur projec-
tive qu’elles aillent livrer ce corps à d’autres. En s’emparant de la
féminité naissante de ses filles, Hugo continue d’asservir tout ce
qui pourrait faire ombre à sa tyrannie, notamment tout ce qui
pourrait leur faire découvrir qu’un autre monde que celui de sa
haine existe.
Quand un personnage aussi lisiblement omnipotent et violent
qu’Hugo accuse sa fille de traîner dans les bars, d’avoir couché
avec tous les patrons de stage qu’elle a eus, alors que des indices
clairs de maltraitance sont présents et revendiqués, l’analyse n’est
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 71

pas difficile à faire. Et on peut donner sens à ce « je m’en fous »


de ce que disent ses enfants : quoi qu’il advienne il sait bien qu’il
reste ce qu’il est et qu’il a pris possession de celles-ci pour toujours.
On peut donc repérer par hypothèse deux dynamiques dans le
comportement d’un père tyrannique maltraitant.
– La sexualité incestueuse est un moyen et non une fin : la sexua-
lité est utilisée comme une maltraitance parmi d’autres, conco-
mitante à des violences et à une intrusion permanente de l’intime
pour s’assurer de prendre possession de toute la tribu familiale,
au besoin en opposant les uns aux autres. Mettre la sexualité des
enfants en scène sous son regard a une connotation pédophilique
et perverse évidente, mais ce diagnostic ne nous apprend rien de
plus sur la dynamique à l’œuvre : il s’agit bien au premier plan
d’un recours à la sexualité pour asservir-posséder, rendre l’autre
objet disponible, montrer sa puissance. Puissance n’est pas jouis-
sance et la différence avec une pédophilie élective est que l’enfant
n’est intéressant que parce qu’il est son enfant, celui qui est passé
par le sexe de la mère car ce sexe, ces pères tyrans qui peuvent y
avoir accès sans violence, par séduction normale dans un couple,
n’hésitent souvent pas à le violer. La violence sexuelle est l’indice
de l’angoisse que provoque ce sexe, et d’une angoisse incontrô-
lable de la puissance de celui-ci. La sexualité incestueuse est donc
le moyen d’exercer sa haine du sexe de la mère – « mère » pris au
sens générique, en écho cependant au vécu inconscient du lien à
sa propre mère. D’où cette fascination pour le moment puber-
taire des filles, qui est une des constantes de ces situations. D’où
aussi la violence des propos tenus sur les enfants et tous ceux
qui veulent les protéger : le monde social est, pour ces pères, un
monde hostile au leur, car il les empêche de « régner » sur ce qui
leur appartient.
– La violence exercée sur la famille reflète une problématique
narcissique défensive particulière. Le sujet n’est souvent pas
beaucoup plus mature que dans le premier cas de figure mais
il surcompense son impuissance et son angoisse en devenant le
personnage central d’une famille, celui qui met en scène toute la
vie familiale par ses exigences, sa violence physique qu’il soutient
souvent avec de l’alcool (qui là aussi est un moyen de tyrannie
et une dépendance justificatrice). S’il s’approprie la sexualité de
ses enfants (souvent les filles comme les garçons), c’est pour que
rien de « secret » ne se constitue en dehors de lui, car c’est le
72 Les incestes

secret qui l’obsède, le secret de la sexualité qu’il exerce de façon


abondante et maltraitante, mais pas seulement, et c’est pourquoi
il tient à distance tout regard extérieur. Sa question narcissique
est celle de n’avoir pas la certitude du désir dont il serait issu, de
n’avoir pas eu une place privilégiée d’enfant parmi d’autres, voire
d’avoir été rejeté. Cette incertitude est devenue haine de l’autre,
certitude que tout le monde, y compris ses enfants, le trompe, lui
cache quelque chose : l’effraction sexuelle succède plus ou moins
rapidement à une effraction généralisée de l’intime, qui concerne
aussi la compagne-mère des enfants, ou les compagnes succes-
sives quand certaines réussissent à le quitter.
Même avouant leurs actes incestueux ces hommes-là ne lâchent
rien de leur certitude d’être quand même innocents.
Joseph, qui a été condamné à douze ans de réclusion criminelle
pour le viol de sa fille entre 12 et 14 ans, après avoir reconnu les
faits dès son premier interrogatoire, lui écrit pendant le temps de
l’instruction « j’ai dit comme toi pour pas que tu sois placée » et lui
demande de reconnaître ses « mensonges » parce que « tout n’est pas
vrai ». À son fils il écrit : « Ta sœur, elle a dit des mensonges, je n’y
suis pour rien. Il y a de la vérité mais pas tout. » Il en profite pour
écrire à son fils dans une phrase allusive qu’il lui dira « ce que ta
mère voulait faire de toi quand tu étais bébé […] Tu comprendras
et tu pourras juger ta mère ». Il rend cette maman responsable du
décès de leur plus jeune fils, âgé de 1 an, et d’avoir été l’initiatrice
sexuelle de sa fille. Et, dans chacune des lettres, il donne cepen-
dant des « instructions » à ses enfants, pour qu’ils lui apportent des
affaires en prison, pour qu’ils s’occupent de leurs petits frères, etc.,
et n’hésite pas à se plaindre de ce que ses enfants ne répondent pas
à ses courriers. « Je ne t’en veux pas » écrit plusieurs fois Joseph qui
explicitement rend sa femme responsable du « complot » dont il se
dit victime et écrit et redit qu’il n’abandonnera jamais ses enfants,
qu’il les aime, qu’il a tout fait bien pour eux, etc.
Cet aspect de la tyrannie est important à souligner : ces hommes
sont persuadés que, malgré ce qu’ils leur ont fait, leurs enfants
ne peuvent que les aimer. Ils se pensent eux-mêmes en parents
« normaux » qui aiment leurs enfants, que la faute ce n’est pas
d’avoir commis un inceste mais de l’avoir révélé. Contrairement à
ce que laisseraient penser de tels courriers qui sont évidemment et
littéralement des pressions sur les victimes de leurs violences, il n’y
a pas de perversité manipulatoire dans cette façon de procéder. Il
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 73

y a, au contraire, la marque d’une omnipotence que la justice ne


parviendra pas à faire céder : ces hommes ne s’excuseront jamais,
et n’attendent pas des victimes qu’elles leur pardonnent puisque
c’est eux qui accordent leur pardon à des enfants qu’ils accusent
d’avoir brisé la famille, leur royaume. Ces pères tyrans n’ont le
choix qu’entre persister ou mourir : il serait pertinent de retenir
cette leçon car ils ne meurent parfois pas seuls.

UNE SORTE DE PÉDOPHILIE EN VASE CLOS

Parmi les figures de pères incestueux il existe, même si ce n’est


pas le cas le plus fréquent, d’authentiques pédophiles. Plutôt
que d’englober, comme on tend à le faire, toute attaque sexuelle
contre des enfants dans la pédophilie, il est important de distin-
guer ce qui est pédophilie de ce qui ne l’est pas, car les stratégies
de dépistage et de traitement ne sont pas les mêmes.
Les pères pédophiles peuvent être distingués des autres par trois
spécificités :
– les très jeunes filles les ont toujours intéressés mais les très
jeunes garçons aussi : les cas d’inceste père-fils sont plus le fait
de père à tendance pédophilique. Il n’est pas exceptionnel qu’ils
aient « séduit » la (ou les) mères de leurs enfants quand elle(s)
étai(en)t encore adolescente(s) ;
– ils délaissent très clairement les relations sexuelles avec leur
femme ou toute autre femme adulte de leur génération ;
– quand la fratrie est mixte les enfants, filles et garçons, sont
concernés par l’attaque sexuelle et victimes.
Prenons un premier exemple qui montre la construction progres-
sive d’un inceste et sa signification pédophilique, qui se conjuguent
pour former une dynamique irrépressible chez son auteur.
Lysiane, 17 ans, dénonce son père après une tentative de suicide.
Depuis qu’elle a environ l’âge de 7 ans elle est victime d’attouche-
ments et de pénétrations digitales du sexe. Elle a aussi été victime
de voyeurisme : son père prend et conserve sur son téléphone des
vidéos d’elle se déshabillant ou nue dans la salle de bains. Dominik
admet la plupart des faits et se justifie ainsi : parfois sa fille a dormi
avec sa compagne et lui dans le même lit et il l’a caressée en pensant
que c’était sa compagne, donc ce n’était pas « intentionnel » et de
toute façon, dit-il, sa fille dormait.
74 Les incestes

Dominik, père de quatre enfants dont Lysiane est l’aînée et seule


fille, a rencontré sa femme à l’adolescence, dans un foyer où ils
étaient placés. Après dix ans de vie commune ils se séparent car il
la trompait régulièrement. Il vit en couple durant six ans avec une
autre compagne. Cette femme dira aux enquêteurs s’être séparée
de Dominik dont le comportement voyeuriste était devenu insup-
portable : il avait percé un trou dans la cloison de la salle de bains,
par lequel il a épié sa jeune sœur adolescente et il consultait des
sites pornographiques. Au moment de son interpellation Dominik
s’était mis en couple avec une mineure, cousine de sa fille et ayant
son âge : sans contester que ce n’était pas tout à fait « normal », il ne
rompra pas pour autant. Par ailleurs, Dominik a échoué plusieurs
fois à des concours d’éducateur ou de métiers en rapport avec l’en-
fance, mais a exercé comme remplaçant sans diplôme comme aide
médico-psychologique ou assistant de vie scolaire. La personnalité
de Dominik n’est pas considérée comme pathologique, il a tendance
à l’impulsivité et souffre d’instabilité sur fond d’insatisfaction et
d’anxiété, il a besoin d’être rassuré.
L’essentiel pour la compréhension de cet inceste n’est pas la nature
de l’atteinte sexuelle mais la nature de l’argument qui sous-tend
ces actes : il a commencé à agresser sa fille juste après la séparation
d’avec la mère de celle-ci. Il est alors en couple avec sa deuxième
compagne et exerce son voyeurisme sur une autre adolescente,
ce qu’il fera plus tard avec sa propre fille, car la pulsion scopique
est centrale dans sa déviance. Dans deux logements successifs
il s’est d’ailleurs arrangé pour avoir un accès visuel à la salle de
bains. Il donne comme point de départ de son regard sur sa fille
cette explication : un jour il est rentré « par hasard » dans la salle
de bains sans qu’elle s’en aperçoive et, dit-il, « je l’ai entendue
se masturber sous la douche ». Par la suite « sachant qu’un trou
s’était fait quand j’ai posé le miroir, j’ai posé l’appareil [vidéo] ».
Il faut souligner la valeur de cette évocation d’une jeune fille qu’il
ne voit pas mais dont il dit avoir la certitude qu’elle se donnait
du plaisir : ce serait cette perception qui aurait enclenché le désir
de voir. Donc ce que Dominik signifie par cet énoncé est que sa
curiosité s’adresse bien au secret du plaisir féminin (d’où l’obser-
vation) tout autant qu’au mystère de la féminité, dont témoignent
ses actes ultérieurs d’exploration de son sexe.
L’autre explication, encore plus singulière, est qu’il « se trom-
pait » prenant sa fille pour sa compagne et que Lysiane ne le savait
pas puisqu’elle dormait : « À chaque fois, dans mon esprit, elle
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 75

dormait, elle était pas consentante, mais j’aurai su qu’elle était pas
endormie… […] Je pense qu’elle sentait rien. » Veut-il signifier par
là que puisqu’il n’y a pas de plaisir il n’y a pas d’agression ou pas
d’inceste, ou que son geste est purement auto-érotique ? Privé de
sa fille du fait de ses révélations (la tentative de suicide de Lysiane
suit immédiatement une tentative de son père de l’embrasser),
Dominik séduit immédiatement une adolescente proche, et qui
est comme un « double » puisque, en plus d’être une cousine du
même âge que sa fille, elle a une jumelle. Il dira même que sa fille
en est « jalouse », ce qui est pour le moins singulier puisque Lysiane
ne veut plus le rencontrer ni lui parler ; cela signifie probablement
qu’il projette bien sur sa fille son propre désir.
La pulsion sexuelle de cet homme n’est donc pas aussi simple que
peuvent le laisser croire son mariage, puis son concubinage assez
long. Les témoins de sa vie et lui-même évoquent sa consommation
de films pornographiques même s’il se défend d’avoir un intérêt
pour les mineurs. Il a sans doute contenu pendant longtemps
cette partie inconsciente de sa pulsion qui s’adresse au « mystère »
de la féminité et à un objet de désir obscur. Que voulait-il voir
qu’il ne sache déjà sur la féminité en regardant des jeunes filles
à travers un trou ? Qu’attend-il d’une liaison avec une troisième
jeune mineure, continuant, par une autre forme d’inceste, un
inceste accompli et mis au jour ? Le signifiant de cette continuité
dans le choix d’objet peut s’interpréter ainsi : cet homme s’est
peu à peu figé sexuellement sur la question du mystère de la fémi-
nité, au point d’avoir besoin de fixer en image ce qu’il voyait sans
en croire ses yeux puisqu’il n’a cessé de poursuivre cette image.
Cette fixation et quelques autres indices comme la volonté de
travailler auprès d’enfants relèvent du registre pédophile. C’est
ce mécanisme psychique (la fixation) qui peut expliquer qu’il ait
une pulsion désirante en « entendant » la sexualité de sa fille et
le choix fait lorsqu’elle lui échappe : aller porter son désir à un
double (même âge, jumelle, faisant partie de la famille), signifiant
qu’il ne peut plus « extérioriser » et « des-incester » sa pulsion
sexuelle. Ce choix d’objet quasi identique signifie l’enlacement
de son désir avec une image/miroir de son propre désir.
Cet enlacement du désir à valeur narcissique est la figure centrale de
l’inceste : ce n’est pas sa fille que l’incesteur aime, quoique souvent
il s’en croit et s’en dise amoureux, mais une réplique/miroir de
l’obscur objet d’un désir, informulé parce qu’informulable. Par
76 Les incestes

hypothèse ces sujets s’adressent à leur fille parce qu’il ne peuvent


s’adresser à leur propre mère : n’est pas Œdipe qui veut.
La pulsion incestueuse versus la perversion pédophilique est
éminemment reproductible quand elle est partagée de façon
perverse et c’est dans cette reproduction même qu’elle se signifie
le mieux.
Donovan est mis en examen pour viol et atteintes sexuelles par
ascendant sur la personne de José. Celui-ci, âgé de 15 ans, a révélé,
lors d’une audience devant le juge des enfants, que cet homme
l’avait violé quand il avait 5 ans. José n’est pas officiellement le fils
de Donovan, mais celui-ci admet volontiers qu’ayant eu des rela-
tions avec sa mère, qui était à l’époque sa voisine, il est bien son père
biologique. Et l’histoire de cet homme et de sa famille montre qu’il
l’a violé parce qu’il était son fils.
En effet, au moment de cette révélation, Donovan purge une peine
de quinze ans de réclusion pour des faits similaires sur quatre de ses
six enfants – trois garçons et une fille, âgés de 10, 6, 5 et 3 ans –,
faits qui ont duré trois années avant qu’il ne se fasse arrêter. C’est
aussi durant cette période qu’il a violé José, mais à l’époque l’en-
quête n’avait pas été élargie au voisinage…
Quand Donovan a été mis en cause à la suite du placement des plus
jeunes il est apparu qu’il avait aussi eu des relations sexuelles avec les
deux aînés, que ceux-ci ainsi que le troisième garçon ont eu des rela-
tions sexuelles avec les deux plus jeunes (et seront condamnés pour
cela). Ces deux aînés ont aussi eu des relations avec leur mère, qui
le reconnaîtra et sera également condamnée. Comme elle avouera
finalement avoir vu, su et parfois participé aux viols des plus jeunes,
puisque Donovan était systématiquement au lit avec un des enfants,
y compris dans la journée.
Donovan a violé ses sept enfants sur une période de quelques années.
C’est un incestueux. Son choix électif de délaisser sexuellement ses
compagnes et de n’exercer sa sexualité que sur les enfants est déter-
minant pour signifier qu’il souffre d’un trouble pédophilique.
Quand il est mis en cause pour José, Donovan était emprisonné
depuis dix ans et suivi psychologiquement ; face à cette accusation,
il va pourtant reprendre mot pour mot les mêmes arguments de
défense et les mêmes dénégations alors que José raconte les mêmes
actes, dans les mêmes circonstances que sa fratrie, y compris face à
lui dans le bureau d’un juge.
Ce cas est emblématique de la problématique mêlant inceste et
pédophilie : ce père n’a agressé aucun enfant extérieur à sa propre
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 77

progéniture. Après une première union il a en quelque sorte


« recruté » une femme au développement très frustre, à la limite
de la déficience et a fabriqué des enfants qu’il a agressés de plus en
plus jeunes avec son aide et sa participation, conduisant ceux-ci à
devenir eux-mêmes des incestueux ascendants (avec leur mère) et
descendants (avec leur fratrie plus jeune). Dans ce processus au
cours duquel l’inceste se généralise à l’ensemble du groupe familial
(deux des frères ayant raconté avoir ensemble des relations habi-
tuelles et consenties), suite à l’initiation par le père, c’est bien de
perversion qu’il s’agit, car la pédophilie est une perversion au sens
classique (on utilise aujourd’hui le mot « paraphilie »). La perver-
sion est le fait de détourner pour son seul profit pulsionnel le désir
et le corps d’autrui, réduit à n’être qu’un objet sexuel et non plus
une personne ayant l’autonomie de son désir. Un pervers l’est d’au-
tant plus qu’il a la certitude que l’autre est innocent et non détaché
de lui : ce qui est une évidence quand il s’agit d’un enfant de 3
ou 4 ans, conçu par l’homme ou la femme qui en fait son objet
sexuel. On ne saurait traiter des situations incestueuses comme
celles-ci avec la même approche que quand il n’y a pas cette fixa-
tion perverse, qui vient faire de l’inceste une pulsion dominante et
réitérée.
Il faut tirer leçon de ces cas particuliers d’inceste avec infiltration
de pédophilie pour ne pas renoncer à chercher le lien profond
entre inceste et pédophilie, en tenant en lisière l’idée que ce serait
la même déviance et que la pédophile mène à l’inceste, ou l’in-
verse. La fixation sur un objet infantile du désir sexuel, qui est
un indice de perversion, est plus complexe quand cet objet du
désir est une partie de Soi : l’enfant porte en effet en lui le sceau
biologique et psychique de celui qui l’agresse. Agresser « son »
enfant ce n’est pas agresser « un » enfant. Le fantasme sous-jacent
ne peut être le même.
La première leçon à tirer de ces situations est que ce type de
parent incestueux se limite, si l’on peut dire, à faire de l’enfant un
objet conçu pour et comme objet sexuel dans une sorte d’impe-
rium du sexe sans désir, sans affect. C’est l’inverse des autres types
d’inceste dans lequel l’enjeu est l’asservissement et la possession
du sujet victime dans toute l’étendue de sa vie. Quand l’enfant est
utilisé pour la seule jouissance des organes alors l’inceste prend
cette dimension spécifique de la clôture de tout désir et de tout
ce qui fait lien et famille.
78 Les incestes

L’autre leçon à tirer est donc que, lorsque les actes mis en œuvre
ne relèvent ni du seul processus incestueux ni du seul processus de
perversion, on retrouve comme point de jonction des processus
chez les auteurs une fixation inconsciente qui, pour certains,
tourne à l’obsession compulsive. Dans les pratiques incestueuses
de ces pères il y a la fascination pour le sexe de leur fille qui les
renvoie à une interrogation sur le sexe de la mère – pas la leur,
mais la femme-mère en général. En s’adressant à leurs filles et à
leurs garçons ces pères-là opèrent bien un retournement mais un
retournement de logique plus qu’un retournement de pulsion :
parce qu’ils n’y comprennent rien, ils s’emparent de la sexualité
d’un(e) enfant pour la marquer de leur sceau, et l’initier, alors
qu’eux-mêmes ont été mal initiés dans leur sexualité d’homme.
Ils sont d’ailleurs plus près de l’horreur (inconsciente) que de la
fascination mais comme des addictés qui échouent à retrouver
l’intensité de la sensation d’addiction, ils ne cessent de recom-
mencer sur un mode la fois dépendant-infantile et domina-
teur. La tyrannie bien réelle n’est ici que l’échec de la séduction
maîtrisée, un retournement du narcissisme primaire en pulsion
dévorante. Le plus tyrannique des sujets décrits dans ce chapitre
ne cesse d’ailleurs de ne pas comprendre pourquoi il est absurde
d’écrire sans cesse qu’il aime ses enfants, qui l’ont envoyé en
prison, alors que, précisément, il a échoué à les aimer comme
un père. L’inceste n’est pas une maltraitance comme la violence
physique mais il est cependant une haine de l’enfant, en ce qu’il
est un enfant et parce qu’il est un enfant : l’enfant est un être réel
et donc bien incapable de répondre au besoin du père devenu un
adulte/enfant.
4

Les pères (2) : l’hystérique,


le pacte meurtrier et l’iconoclaste

Ce chapitre s’intéresse aux pères qui, connus et/ou condamnés


comme incestueux, vont cependant opposer à jamais une déné-
gation irréfragable sur l’inceste commis, quitte à persister jusqu’à
la mort.
Il est en effet des pères qui non seulement sont incestueux mais qui
sont aussi dans une dynamique particulière faite à la fois de fureur
vindicative contre leurs victimes et de falsification permanente de
leur existence. Ceux-là, même si leurs actes sont connus de leur
entourage comme on l’a vu dans certaines affaires récemment
médiatisées, ou bien s’ils sont condamnés par la justice sur preuve
et parfois reconnaissent a minima leur conduite incestueuse, ne
cèderont jamais, ne chercheront aucunement à s’interroger sur
leur relation à leur famille, et encore moins ne s’astreindront à un
traitement psychothérapeutique qui pourrait les aider à changer.
D’autres se contentent de plier devant la sanction pénale mais
n’en pensent pas moins et persistent en pensée ou en acte.
Aujourd’hui le « tribunal médiatique » les contraint parfois à s’es-
tomper de la vie sociale, mais ils gardent néanmoins la conviction
qu’ils n’ont rien à se reprocher, d’autant que ceux qui savaient
se sont tus sans même qu’ils les menacent. Ils sont de ceux qui
montrent l’insuffisance de la sanction judiciaire, si sévère soit-elle.
80 Les incestes

Cependant les incestes commis par ces hommes ne sont ni plus


ni moins violents que d’autres. Leur violence est ailleurs que stric-
tement dans l’atteinte sexuelle, elle est dans cet imperium qui fait
qu’ils ne baisseront jamais la garde et, sous prétexte souvent de
se déclarer innocents, ne renonceront pas à marquer que la seule
« raison » est de leur côté et que l’inceste (sinon l’acte sexuel) n’existe
pas. Plus que d’autres ces histoires familiales donnent la certitude
que le signifiant « inceste » a besoin d’être travaillé par les inter-
venants, porté par d’autres ramifications de sens que le seul terme
« viol ». Les victimes de ces pères-là ne souffrent pas seulement
de la douleur de l’effraction sexuelle, elles souffrent de la violence
destructrice de leur place et de leur être au sein de familles et de
groupes sociaux incapables de comprendre ce crime généalogique.
La vie et la transmission de la vie sont difficilement supportables
pour une personne qui a la conviction qu’elles ne sera plus jamais,
comme tout un chacun, banalement « fils ou fille de ». Ne cher-
chez pas plus loin dans des méandres psychiques complexes la (dé)
raison du silence.

L’AMOUR HYSTÉRIQUE DE SOI


Joëlle, 17 ans, qui a été victime de son père depuis l’âge de 11 ans,
et qui exprime son dégoût de ce qu’il lui a imposé, a fini par le
dénoncer. Elle savait que sa mère savait puisque celle-ci avait
surpris son mari une nuit, nu à côté du lit de Joëlle, mais cette
mère n’a rien dit. La jeune fille a surmonté sa peur : « J’avais peur
parce qu’il est dangereux, il disait que si je parlais il serait capable
de me tuer, j’y croyais. » Elle avait honte aussi, mais surtout elle
était seule et elle l’est encore, pourtant sortie de cette emprise : sa
mère lui reproche d’avoir une vie sexuelle avec le garçon dont elle
est amoureuse, et lui dit qu’alors elle n’est pas traumatisée. Cette
mère, mise en examen, et qui sera sanctionnée, dit « avoir des
doutes », décrit sa fille comme collant son père, lui demandant tout
le temps de l’emmener, n’ayant « aucun recul » avec lui – donc elle
n’y croit pas. Elle ne croit donc pas ce que ses yeux ont pourtant
vu. Sans hésitation elle va assidûment visiter son mari en prison.
Et elle porte à sa fille un coup définitif en lui révélant que ce père
n’est pas son père biologique : elle l’a épousé enceinte d’un autre
homme, qui portait d’ailleurs le même prénom. Si Joëlle peut
dire rationnellement : « en fait ce n’est pas mon père », dès qu’elle
pense à ce qu’il lui a fait elle pense que c’est « mon père » qui lui a
fait ça, parce qu’il lui a fait ça.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 81

Hugh, le père, lui continue de parler de Joëlle comme de sa fille


car il ne voulait pas qu’elle apprenne son origine. Il développe une
stratégie du brouillage pour ne pas renoncer à dire que c’est elle, et
non lui, le coupable. Il procède par un dénigrement systématique
et constant : sa fille est selon lui une fille qui traîne, qui ment, qui
est depuis l’âge de 14 ans très branchée sur la sexualité, qui a des
aventures, qui veut le séparer de sa femme. Hugh dit aussi qu’avec sa
femme plus rien n’allait et qu’ils n’avaient plus de sexualité ; pour-
tant, comme les enquêteurs ont trouvé son sperme sur la couette
de sa fille, il a rétorqué qu’avec sa femme « ils faisaient l’amour
partout dans la maison ». Hugh n’est jamais responsable de rien de
ce qu’il a pu faire dans la vie : sa délinquance à l’adolescence (« des
bêtises »), c’est l’influence des autres. Son alcoolisme, c’est parce que
sa première femme (qu’il a connu déjà mère et prostituée) l’a quitté
après le décès de leur seul enfant dont, affirme-t-il, elle ne savait pas
s’occuper. Quant à ses problèmes avec la mère de Joëlle, il les attribue
au fait qu’il aide sa famille et rend des services donc qu’il travaille
tout le temps ; de plus, comme sa femme prend « des cachets » – il
dit ne pas en connaître la raison – c’est lui qui à la charge totale de la
maison… Ce discours défensif vaut moins par son contenu de déni-
grement que par la façon dont il est tenu : exalté, passant par des
explications aussi minutieuses qu’embrouillées, abordant plusieurs
sujets à la fois, passant de l’un à l’autre. Hugh théâtralise la situation
et s’efforce de ne pas répondre à quoi que ce soit qui pourrait valoir
retour sur soi. Malgré les évidences, il prétend n’avoir pas pu faire
ce que Joëlle a dénoncé (il sera quand même condamné, car les
preuves sont là), et la décrit comme encore plus dévergondée depuis
qu’il est en prison, alors qu’il ne sait évidemment plus rien de sa
vie. Omnipotent et manipulateur, il est bien dangereux, comme le
décrit Joëlle. Il ne cède jamais à la réalité mais la tire à lui dans le
sens d’un discours qui n’a de signification que pour lui, sans jamais
laisser passer un affect ou une émotion. L’examen psychologique
montre d’ailleurs que cette façon de dénigrer les femmes est le reflet
de son monde intérieur inconscient : une lutte contre la figure de la
mère primaire, perçue comme dangereuse et mortifère avec laquelle
il fait (à son insu) assaut d’omnipotence. Sa peur de dépendre des
femmes est telle qu’il les maltraite pour les dominer et que sa fille
n’est qu’une femme parmi d’autres, sauf qu’elle est « à lui » et que,
s’il l’a violée très jeune, c’est bien pour assurer sa domination, alors
que toutes les compagnes de sa vie étaient déjà mères quand il les
a connues. Ce n’est pas sans pertinence que Joëlle rapporte qu’elle
avait peur d’être tuée par lui, car la tentative a bien eu lieu : meurtre
psychique de sa place de « fille de », de son intégrité, de la possibi-
lité d’avoir un père et une mère d’attachement, figures parentales à
idéaliser – ce dont tout être humain a besoin.
82 Les incestes

Cette histoire nous apprend que des pères qui pourraient faci-
lement différencier le viol de l’inceste, puisqu’ils ne sont pas
biologiquement mais seulement civilement le père de l’enfant violé
(ce qui suffit pour la loi à qualifier l’acte d’incestueux), ne le font
pourtant pas parce qu’ils sont dans une autre dimension de la domi-
nation. Ils sont comme « celui qui impose dans le lien affectif à
l’autre la logique malade de son fantasme inconscient. Un fantasme
dans lequel il joue le rôle d’une victime malheureuse et constam-
ment insatisfaite 1 ». Nos lointains prédécesseurs cliniciens quali-
fiaient ces personnalités d’hystériques. Ce mot ne figure plus dans
les nosographies modernes, et il est même devenu une injure plus
qu’une notion clinique, ; on ne l’enseigne plus que très rarement et
je suis certain que pour beaucoup de « psys » contemporains, sans
compter les non-psys, c’est un « truc » de psychanalyste. Pourtant,
quand on examine un cas comme celui de Hugh, insatisfait de ses
relations aux femmes dont il dénigre les capacités tant d’amantes
que de mères, se posant, lui, en homme-mère parfait, et attribuant
à sa fille un désir et des actes sexuels multiples, on voit bien que son
Moi est hystérisant : « Il installe dans le corps de l’autre [sa fille en
l’espèce] un corps nouveau aussi libidinalement intense et fantas-
matique que l’est son propre corps hystérique 2. » Comme bien
d’autres pères, cet homme projette sur sa fille ce qui est son conflit
psychique profond, et son angoisse face à l’identité sexuelle, ce qui
le conduit à « sexualiser ce qui n’est pas sexuel 3 » – en l’occurrence
le corps impubère de sa fille avec lequel, par l’imposition de ce lien
charnel, il se relie, alors que biologiquement il n’avait pas de lien
à l’origine. Voilà pourquoi il ne la renie pas comme fille. À l’instar
d’autres incestueux (père ou frère adolescent, grand-père, etc.), il
se sert de l’attachement affectif pour sexualiser le moindre signe, le
moindre objet, la moindre parole : il rapporte ainsi que sa fille aurait
discuté à 13 ans de sexualité avec une cousine, preuve consciente
à ses yeux de son dévergondage, mais surtout preuve inconsciente
pour lui de sa disponibilité. La fille de Hugh était attachée à son
père et quand sa mère dit qu’elle était « collée à lui », cela montre
qu’elle avait en effet reporté sur ce parent ce que ne lui donnait pas
une mère dépressive, imbibée d’alcool et de médicaments.

1. J.D. Nasio, L’hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Paris, Payot, 1990.


2. Ibid.
3. Ibid.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 83

Que veulent ces hommes qui attaquent indifféremment leur fils


ou leur fille, voire les deux ? Certainement pas se prouver leur
virilité ou réparer une frustration sexuelle subie, puisqu’ils ont
aussi souvent une ou plusieurs partenaires adultes. Que signifie le
fait de voir en leur enfant une sorte de dépravée du sexe alors que
c’est un déni de réalité facilement vérifiable, quand eux-mêmes
usent de leur sexualité de façon criminelle ? C’est la marque de
cette projection sur leur enfant de leur propre fantasme d’une
jouissance qu’ils ne parviennent à atteindre, malgré leurs tenta-
tives avec toutes sortes de partenaires.
Là où des sujets comme Hugh sont hystériques, c’est parce
qu’ils portent en eux ce que J.D. Nasio nomme le « fantasme
fondamental » : l’enlacement des corps qui pourrait conduire à
procréer un sujet sans pour autant qu’il y ait eu pénétration et
donc sans jouissance génitale ; le sexe sans sexe en quelque sorte,
une forme d’auto-érotisme procréateur. De là vient le fantasme
secondaire de toute-puissance : elle/il ne peut pas accuser un
père qui selon lui est « tout », pour elle/lui. Et ce n’est donc
pas de l’adulte qu’émane le désir mais de lui/elle qui le portait
à l’incandescence. Ainsi ce père se persuade que l’enfant était
consentant.
Ces sujets ne sont pas totalement dans le champ de l’hystérie
puisque leur jouissance n’est jouissance que prise dans leur propre
filiation, comme un enlacement avec eux-mêmes. Ce point
ultime de l’auto-érotisme fait d’ailleurs que peu importe de quel
sexe est l’enfant.
Bien entendu je viens d’énoncer un paradoxe : comment est-il
possible de parler de sexe sans sexe et d’indifférenciation de
choix sexuel à propos d’un père qui viole son ou ses enfants ? En
termes de dynamique psychique il y a un écart entre le fantasme
(inconscient) et l’agir : l’agir a pour utilité et fonction de réduire
la tension psychique que le sujet ressent sans en identifier le pour-
quoi, puisqu’il la compense par l’addiction (à l’alcool, à la violence
intrafamiliale) ou par le discours moralisateur. Mais cet agir –
solution de recours pour ne pas s’effondrer psychiquement –
n’est qu’un détour pour ne pas affronter son propre fantasme. La
question pertinente à poser à ces hommes serait celle-ci : si elle/il
n’était pas votre fille/fils l’auriez-vous agressé(e) ? Sous une forme
ou une autre, j’ai entendu ce type de père dire que celle ou celui
qu’il n’avait pas agressé dans la fratrie n’était pas « son » enfant.
84 Les incestes

Hystérisant le rapport à l’autre ces pères signifient « il est de moi


= il est à moi » et réciproquement, surtout quand cette apparte-
nance provient de la volonté et non de la biologie. Mais aussi,
comme me l’a dit un autre de ces pères, « je l’aime parce qu’elle
est ma fille, plus que ma fille, comme ma femme » dont il m’avait
dit auparavant « elle est une mère pour moi ». Ces pères inces-
tueux qui fusionnent ainsi mère et fille sont dans un lien hysté-
rique (inconscient) à leur propre mère ; ils s’identifient non à elle
mais à l’objet par lequel (imaginairement, bien sûr) elle aurait la
jouissance et la toute-puissance. On s’étonne parfois des raison-
nements simplistes et des explications infantiles de ces hommes :
ils sont les petits garçons-objets de la mère qu’ils se représentent.
Si ces hommes ne cèdent en rien à la sanction de leur inceste, c’est
que la signification de leurs actes n’est pas littéralement de jouir
sexuellement d’un enfant ; c’est au contraire paradoxalement de
ne pas en jouir pour persister (inconsciemment, bien sûr) dans
« l’amour inconditionnel » avec leur mère à qui s’adresse leur
fantasme fusionnel.
Le père incestueux s’adresse psychiquement plus souvent à sa
mère (cf. chapitre 3) qu’à sa fille. Il faut ici préciser que leur mère
réelle – leur maman – n’a, la plupart du temps pas de responsa-
bilité dans la réalité de son rôle de parent. Il s’agit, répétons-le,
de représentations non conscientisées. L’intérêt de souligner que
pour ces pères-là la jouissance sexuelle a un sens hystérique – jouir
de ce qui n’est pas objet de jouissance – est de s’obliger à chercher
la construction de cette dynamique, à mieux comprendre cette
non-renonciation de facto opposée à la sanction sociale. Il s’agit
de décrypter comment, plutôt que pourquoi, cela s’« adresse » à
la mère à partir de deux modes de persistance qui en montrent le
procédé signifiant.

LE PACTE INCESTUEUX

Il est des couples qui donnent l’impression de ne fonctionner


psychiquement que dans la lutte haineuse contre leurs enfants.
S’il n’y a aucune complicité objective, ni acte, de la mère dans le
passage à l’acte incestueux, c’est après coup (et parfois très long-
temps après) qu’il devient visible et lisible que c’est bien un pacte
incestueux qui existait et qui persiste, quoi que la société ait fait,
quoi que la justice ait fait.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 85

Léonard a été condamné à douze années de réclusion criminelle


pour des viols commis sur sa fille aînée Béatrice (issue d’un premier
mariage) quand elle était âgée de 8 ans et des atteintes sexuelles sur
ses deux filles (8 et 3 ans à l’époque des faits) issues de son union
avec Pauline, de vingt ans sa cadette. C’est elle qui porte le pacte
incestueux et qui aide Léonard à ne rien céder.
Plusieurs années se sont écoulées après les révélations des trois filles
de son mari, ses aveux, un procès auquel elle a assisté, mais Pauline
qui réclame le retour de ses deux filles, placées, ne témoigne d’au-
cune empathie : elle accumule les arguments pour montrer que non
seulement ses enfants se seraient rétractées (ce qui n’est pas le cas)
mais aussi qu’elles ont été manipulées. D’ailleurs, elle dit être sortie
de la salle des assises quand l’aînée et première révélatrice, Béatrice,
a témoigné. Elle ne veut pas le savoir.
Pauline sait très bien pourquoi et sur quel argument son mari a été
condamné mais elle dit : « Je pense plus rien [du procès] », « Il a
avoué, sous la pression, je sais pas. » « C’est ma mère qui leur a mis
en tête », « Mes filles m’ont dit que c’est faux. » Mais elle sait qu’on
lui a limité ses droits de visite parce qu’elle faisait explicitement
pression sur les petites pour qu’elles se rétractent.
Pauline a choisi un « homme-père » de la génération de ses parents
et pour se défaire de sa propre mère qu’elle décrit comme trop domi-
natrice. Cette grand-mère a dû l’aider à élever les enfants, parce que
Pauline le lui a demandé, puis a été contrainte de les protéger du
fait de la maltraitance de leurs deux parents en les signalant aux
services sociaux, d’où un placement qui a libéré la parole des deux
plus jeunes sur l’inceste subi. Ce faisant, cette grand-mère protec-
trice de ses petits-enfants loin de mettre à mal le couple l’a renforcé
puisqu’ils se sont mariés, Pauline percevant ces révélations comme
une attaque de sa mère contre elle.
Que nous dit Pauline de ses filles ? Qu’elle ne veut pas parler de
« ça » avec elles, et que tout va bien. Plus précisément, Pauline
se plaint qu’« on » ne lui dit rien (sur la condamnation de son
mari) et que ses filles non plus ne lui disent rien, et d’ailleurs elles
n’ont rien dit sur leur père, assure-t-elle. D’ailleurs, elle-même
ne leur dit rien, soutient-elle (sauf qu’elle fait pression à chaque
visite pour qu’elles se rétractent… ce qui veut dire qu’elle a bien
entendu ses filles). Cette « mise en doute » et le non-dit servent
de lien ou, plus exactement, de représentant du lien qui n’existe
que s’il est sans parole.
Cette posture ne relève pas de la dénégation utilitaire mais
d’un autre mécanisme, assimilable à l’illusion perceptive : une
86 Les incestes

perception amenée dans le champ de la conscience qui donne


une image mentale différente de ce qu’est la réalité de l’objet.
Pauline a entendu l’inceste et donc elle sait, mais elle reconstruit
une perception qui conforte sa logique. Littéralement elle n’en
croit pas ses oreille. Pendant que son mari, après avoir reconnu
les faits avant son procès, oppose depuis sa condamnation un
démenti à ce que ses filles aient dit quoi que ce soit, Pauline dit
qu’elle peut douter puisqu’elle n’a « rien entendu ». Certes, il
s’agit d’une posture persécutive et méfiante, et ce doute est un
mécanisme défensif de sauvegarde d’un Soi menacé par la ques-
tion de l’inceste.
Il ne faut pas négliger les ravages de ces postures qui, dans le cas
de cette famille, ont été bien comprises, les deux enfants restant
protégées. Quand cette femme a appris la plainte pour inceste de
sa belle-fille et les révélations de ses deux propres filles, elle s’est
empressée d’aller se marier avec cet homme avec lequel elle vivait
jusque-là en concubinage : ainsi elle signait que le pacte inces-
tueux lui était indispensable. Quoi qu’il se passe, ce pacte serait en
quelque sorte attesté, alors qu’il y avait la certitude que son mari
passerait de longues années en prison. Cet homme a presque l’âge
de sa propre mère, qu’elle accuse d’avoir manipulé les enfants pour
qu’elles dénoncent l’inceste, donnant comme « preuve » le fait
que sa belle-fille Béatrice n’ait parlé d’inceste qu’après avoir fait
la connaissance de cette grand-mère. Ainsi le doute ne porte pas
tant sur la parole des jeunes filles que sur l’intérêt de sa mère à la
séparer de son mari par ces révélations. Donc en toute « logique »
elle se marie avec celui-ci. Serait-il moins « dangereux » psychi-
quement pour Pauline que son mari la trompe avec ses propres
enfants ? Est-ce le fantasme d’une attaque contre sa place en
tant que fille-rivale de cette mère qu’elle n’a pu quitter que pour
un homme-père, accomplissant ainsi symboliquement un désir
œdipien ? Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est formulée pour
mettre au travail ce que cette alliance signifie et montre qu’on ne
peut comprendre l’inceste de Léonard, sa persistance à ne pas se
sentir coupable, sans penser son alliance avec Pauline et le sens du
« doute » que celle-ci instille.
L’après-coup, les allers-retours entre reconnaissance de l’inceste
et doute instillé ou énoncé nous en apprennent beaucoup sur la
nature de certains incestes : il s’agit moins d’assouvir une pulsion
purement sexuelle ou de s’approprier en tyran ses enfants-filles
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 87

comme la simple duplication de leur mère, que de constituer un


couple qui ne tient que par l’inceste pour se protéger d’une mère
perçue par l’un ou l’autre des époux comme mortifère.
Le pacte incestueux ne fait pas toujours de la mère des victimes
une « auteur » ou « complice » au sens pénal (comme on le verra
au chapitre 5), néanmoins on va le retrouver inscrit en filigrane
dans d’autres cas : les incestes commis par des frères ou des oncles
où l’on voit les mères qui ne sont ni réellement, ni psychiquement,
du côté de l’enfant victime, mettre en doute la parole ou ne pas
écouter leur plainte. Il y a pacte incestueux quand le lien subjectif
entre deux personnes – la collusion psychique – vise à dénaturer ou
à nier les actes sexuels illégaux commis non pour effacer la réalité
mais pour permettre le maintien de ce lien. L’effet repérable de ce
pacte inconscient est de nier la nature même de l’inceste et son
fantasme fondamental et persistant : l’abolition des générations et
le retour sans cesse au seul lien originaire avec l’imago maternelle.

PERSISTER : LE FANTASME DE JOCASTE

Dans le pacte incestueux, comme celui existant entre Pauline et


Léonard, on voit poindre la place centrale du rapport à la mère,
que ce soit le personnage maternel imaginaire et inconscient ou
bien la mère « réelle », celle du moins que le sujet se représente
consciemment. Or, dans notre imaginaire culturel, la mère inces-
tueuse par excellence est Jocaste, qui n’est pas seulement l’épouse
de son fils, mais aussi la meurtrière.
Loïc, condamné à quatorze ans de réclusion pour le viol de sa fille,
a entrepris une thérapie et voilà ce qu’il en a retenu : « Ce que j’ai
compris ? Avant tout que c’est bien à cause de ma femme, pour
pouvoir rester tranquille vis-à-vis de moi, elle a donc tout fait pour
envoyer ma fille coucher avec moi […] j’aurai pas dû […] comme
j’avais plus d’affinité pour la fille que la mère vous connaissez la suite !
Plus le rôle de l’alcool. » Pourtant durant toute l’instruction il a nié
ou minimisé, refusant le mot « viol », notamment lors des expertises
psychiatriques et psychologiques, après avoir reconnu les faits de façon
circonstanciée lors de ses trois auditions par les enquêteurs : il donne
les dates et les circonstance et son modus operandi. Par exemple :
« L’année 19.. après le déjeuner j’ai fait une sieste avec elle dans la
couchette de mon camion et j’ai commencé à lui caresser le dos puis
les fesses avant de sortir mon sexe et de le lui mettre dans la bouche »,
etc. À propos de ses aveux, il prétendra notamment « n’avoir fait que
88 Les incestes

terminer les phrases que les gendarmes avaient commencées », mais


il les a pourtant réitérés devant le magistrat instructeur. Au bout de
quelques années de détention, il admet les faits mais non la responsa-
bilité de cet inceste. Il ne peut d’ailleurs plus en parler avec des termes
exacts : il parle de « bêtises » de « ce truc-là que j’ai eu avec ma fille ».
Malgré le suivi thérapeutique, il n’éprouve toujours aucune compas-
sion pour les souffrances de l’enfant.
Cet homme tient, pour des raisons utilitaires (une perspective
de libération conditionnelle), des propos adaptés (il reconnaît
a minima ses actes) mais en réalité il persiste à ne pas se sentir
coupable, n’a toujours rien appris du signifiant « inceste », et de
la question que pose un acte sexuel commis avec une enfant de 8
ou 10 ans (qui a duré jusqu’à ses 16 ans).
Bien que se soumettant en parole (« c’est normal que je paye »)
à sa condamnation, Loïc ne lâche rien de ce qui a construit ses
actes incestueux : le choix de l’enfant née au tout début d’une
relation conjugale, identifiée à sa mère et la remplaçant, le désir
qu’il essaye de partager avec la victime, et la défense persistante
d’une absence de pénétration avec son sexe 4. Si cet homme met
peu de vindicte dans son propos il n’en est pas moins dans une
dynamique agressive envers sa femme qui, selon lui, refusait les
rapports sexuels après la naissance de Virginie, alors que le couple
a eu après celle-ci quatre enfants, dont deux filles, la dernière âgée
de quelques semaines quand l’aînée dénonce l’inceste. De plus, il
a refusé violemment que sa femme le quitte en menaçant de la
tuer si elle emmenait les enfants.
Il n’y a donc rien d’anodin dans ce positionnement. Admettre des
faits, puisqu’ils ont motivé la condamnation, mais dire que ce n’est
pas lui, mais sa femme, sa fille (« des fois c’est elle qui venait »)
et l’alcool, qui sont responsables, cela signifie clairement la persis-
tance d’une représentation de ses actes comme subis et non voulus.
Loïc affirme donc n’en avoir eu ni le désir ni la jouissance.
Un autre homme, condamné pour inceste, s’est soumis, comme
Loïc, par opportunisme à un suivi avec une psychothérapeute.
Quand je lui demande, avant sa libération conditionnelle, ce que
cela lui a appris sur lui-même il me répond : « J’ai compris que
j’étais une victime. » Il y avait encore du chemin à faire avant qu’il

4. Comme bien d’autres hommes, celui-ci pense que la fellation imposée ou la péné-
tration avec les doigts n’est pas un viol… mais n’a pas de mots pour désigner ces actes.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 89

ne cède à la culpabilité psychique et au retour sur soi ! Il n’avait


pas le cynisme de celui qui m’a répondu : « J’en sortirai [de
prison] comme je suis entré », car celui-là n’admettait même pas
avoir commis la moindre infraction. Pourtant, tous ces hommes
savent ce qui a entraîné leur condamnation, ils ont entendu leurs
enfants dire tout haut ce qu’ils leur avaient fait, en confrontation
et/ou à la barre des assises, mais ils prétendent qu’il s’agit d’un
complot, ou qu’ils n’ont pas entendu, ; ils signifient ainsi qu’ils
ne veulent pas savoir.
Cette persistance, malgré les injonctions de soins, relativisent
les effets des sanctions judiciaires de plus en plus lourdes, telle-
ment réclamées par l’opinion, les associations, voire quelques
professionnels, et invitent à rester humble face à la réussite des
psychothérapies dans certains cas. J’ai souvent répondu cela à
des avocats défenseurs de ce type de père incestueux qui, lors
du procès, avançaient l’argument d’un suivi psychothérapeutique
entamé depuis la mise en examen : on peut aller s’asseoir dans
un bureau de psy toutes les semaines ou tous les mois (et c’est
malheureusement plus souvent ce dernier rythme qui est réel)
sans rien mobiliser psychiquement, donc sans s’engager dans un
changement de perception de soi et d’autrui. Interrogeons-nous
sur ce qu’il aurait été opportun de proposer à ces personnes pour
qu’elles changent.
Ces cas d’hommes-pères, persistant dans leur dénégation, conti-
nuant de façon vindicative à attribuer aux autres leur désir inces-
tueux, maintenant éventuellement le pacte incestueux au point de
prévoir de rentrer chez eux avec la mère de leurs enfants, posent
question : celle de l’objet de leur thérapie. Quand on réussit à
les faire un peu parler de leurs échanges avec leur thérapeute,
on s’aperçoit qu’ils se sont efforcés de ne dire et d’entendre que
ce qui concernait leur vécu de détention et l’affirmation de leur
changement sur le plan sexuel, soit remâcher l’injustice d’une
dénonciation qui est pour eux nulle et non avenue. Le désordre
généalogique et l’atteinte à la famille sont restés hors champ.
Il ne faut pas pour autant considérer que les thérapies en déten-
tion ne servent à rien. Il faut juste ne pas sous-estimer la difficulté
pour les professionnels à faire évoluer ces hommes qui restent
dans le déni d’avoir cherché la jouissance là où elle n’est pas, et
qui s’arc-boutent pour ne pas penser l’inceste. Ils ne pensent pas
l’inceste pour lequel ils ont été condamnés afin de ne pas mettre
90 Les incestes

au jour le pacte incestueux. Ils masquent ce pacte car il renvoie


à une collusion psychique leur permettant de jouir de ce qui ne
peut être objet de jouissance, de ce qui n’est que la représentation
de l’origine. Ils dénient l’inceste parce que le fantasme incon-
tournable de l’inceste leur est insupportable, informulable, indé-
niable. Ils ont donc construit des actes pour obtenir dans ce pacte
la jouissance de la fille plutôt que de la mère, pour ne pas laisser
s’exprimer le fantasme du retour au sein de leur mère.
N’est pas Œdipe qui veut, lui qui put épouser Jocaste, sa mère, et
lui faire des enfants parce qu’il ignorait qui elle était : ce « fantasme
de Jocaste », comme on pourrait le nommer, est inextinguible, et
encore moins s’il ne vient pas affleurer dans la thérapie, parce qu’on
se focalise sur l’objet réel – la victime – et l’acte sexuel. Sauf que
cet objet « réel » de la transgression, qui est une personne victime,
non moins réelle, est cependant un objet imaginaire : l’enfant
intérieur qui s’adresse à sa mère. Ainsi demeurer comme l’hysté-
rique, et comme le fut le personnage mythique d’Œdipe, l’enfant
sacrifié/désiré de sa mère est un fantasme tellement puissant que
plus on va tenter de faire travailler ces hommes sur la souffrance
de la victime et moins on va approcher de leur problématique
puisqu’eux-mêmes ne peuvent se penser qu’en « victimes ». Leur
fantasme ne saurait s’éteindre puisqu’il est un héritage, surtout
quand il est soutenu par la mère de la victime elle-même, ou leur
propre mère, soit inconsciemment soit délibérément. Ce type de
père trouve souvent la partenaire qui (inconsciemment, bien sûr)
est elle-même envahie d’un fantasme symétrique ou congruent, à
moins que ce ne soit avec sa mère qu’ait existé le pacte incestueux.

« L’INCESTE EST MEURTRIER,


IL REVENDIQUE LA TOUTE-PUISSANCE 5 »

Extrait d’un article paru dans Paris-Normandie le 8 octobre 2014


« Mardi, en fin de journée, D. Mannechez 6, 52 ans, un cadre origi-
naire de B., fait irruption, armé, dans le garage X., dans la péri-
phérie de G. Il tue d’abord le patron de ce petit atelier, Frédéric,
puis il marche vers la dépanneuse où sa fille aînée, âgée de 33 ans,

5. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985.


6. Je n’ai pas anonymisé ce cas : Betty Mannechez a publié un livre, dont la presse
nationale et locale s’est largement fait l’écho et raconte toute son histoire, celle de
sa sœur et de son neveu/demi-frère (Ce n’était pas de l’amour, Bernay, City, 2021).
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 91

était au volant. Il lui tire deux balles dans la tempe et l’épaule, puis
retourne l’arme contre lui, s’en sort malgré tout. “Il est hospitalisé
à Rouen. Son état est très critique, les fonctions cérébrales ne sont
plus en état”, précisait, hier, la procureure de la République. Survi-
vra-t-il à ses blessures ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, il s’agit d’un drame
“passionnel”.
D. Mannechez se trouve en effet au cœur d’une affaire unique
dans les annales judiciaires françaises, celle de “l’inceste consenti”.
On découvre éberlué cette histoire devant la cour d’assises, en mai
2011. Une jeune fille a dénoncé des faits de viols commis par son
père alors qu’elle n’avait pas 15 ans, mais c’est un système clanique,
entièrement tourné vers la satisfaction sexuelle du pater familias,
que décortiquent les jurés. Mannechez, décrit par les experts
comme “beau parleur” et “tout-puissant” a commencé à coucher
avec son aînée avec la complicité de sa femme, une quinquagénaire
effacée. Puis sa cadette a été invitée à partager sa couche, “pour ne
pas qu’elle se sente délaissée”.
Au début, les filles indiquent qu’elles avaient moins de 15 ans lors
des premiers rapports. […]. Elle reviendra également sur ce point,
parlant d’“acte d’amour”. Le tout a lieu non pas dans la courée d’un
quartier populeux mais chez un cadre supérieur, dans une propriété
avec 5 000 m2 de terrain […].
En 2011, le père est condamné à huit ans de prison, la mère, pour
complicité, à cinq ans. Le procès d’appel se tient en novembre 2012.
On y croise la fine fleur du barreau […] La cadette a retiré toutes ses
accusations. L’aînée, elle, assume de vivre avec son père et d’avoir eu
un enfant avec lui, en 2002. […]. Tous les avocats plaident dans le
même sens. “On est à la frontière du droit et de la morale”, analyse
la défense. Les jurés sont bien embêtés et ne rendent un verdict que
deux ans plus tard, on cherche encore à comprendre : pour eux,
Mannechez a bien violé ses filles mineures de 15 ans mais il n’écope
que de cinq ans dont deux ferme. Il échappe à l’incarcération. »
La suite « logique » de cette histoire est arrivée deux ans après ce
verdict très indulgent obtenu à partir de l’affirmation par les deux
jeunes femmes de leur « consentement » : Virginie a pris conscience
qu’elle ne pouvait rester avec un père-amant qui n’avait plus qu’elle
à tyranniser et lui rendait la vie insupportable. Il n’a pas accepté
cette rupture et l’a cherchée, trouvée et tuée.
Ce qui est rapporté est en effet assez stupéfiant : Betty, la deuxième
fille du couple, a dénoncé l’inceste en 2002 auprès d’une assistante
sociale. Denis a été mis en examen comme sa femme, mère des
enfants, et placé en détention provisoire. Mais il sort au bout de
deux ans alors que l’instruction va se poursuivre pendant encore
92 Les incestes

huit ans, et il continue tranquillement sa vie de couple avec Virginie


qui a pu récupérer son enfant, placé dans un premier temps. C’est
en couple que Denis et sa fille se sont présentés aux deux procès
d’assises 7 et ils en sont repartis en couple. Pour ces procès les deux
sœurs se sont portées partie civile afin de défendre leur père, niant
qu’il ait commencé quand elles avaient 8 ans (ce qu’elles avaient
déclaré durant l’enquête avant de se rétracter et ce que soutenait
aussi leur mère, qui reconnaissait sa participation). Par conséquent
non seulement Denis a été puni très légèrement mais il a pu conti-
nuer en toute impunité la vie incestueuse avec sa fille. Pour les deux
filles de cet homme, aidées par des avocats brillants et connus,
l’enjeu était de ne pas risquer le placement de l’enfant produit de
l’inceste, en passant sous silence qu’elles étaient des victimes et non
des consentantes.
Dans Paris-Normandie en décembre 2018 est rapporté le procès
pour meurtre de Denis avec ce compte rendu d’une des plaidoiries.
« Du procès de 2012 8, où l’accusé avait été condamné à cinq ans
de prison dont trois avec sursis, il a été beaucoup question, car “s’il
n’avait pas été ce qu’il a été, nous n’en serions pas là”, a pointé
Me Spagnol sans vouloir refaire le procès. “Je pense que les racines
du procès actuel se trouvent dans les résultats du précédent, qui a
été un théâtre de mensonges, de collusion, de serments d’avocats
bafoués, ce qui est inacceptable […] On a demandé aux victimes de
mentir uniquement parce que l’accusé les terrorisait.”
Betty notamment, qui avait déposé plainte en 2002, garde “un
souvenir destructeur” de ce procès et de la “mascarade qu’on lui
a fait jouer pour sauver la peau de cet homme-là”, a expliqué
Me Varin. “Je ne voudrais pas que votre cour d’assises se fasse mani-
puler comme celle d’Amiens.” Mes Hilliard et Pépin se sont écartées
de cette ligne pour rappeler que le procès actuel était la résultante
“de l’emprise de cet homme sur sa famille”. “C’est lui qui a mani-
pulé, violé, c’est lui qui ressort impuni de la cour d’assises d’Amiens.
Pour lui, alors qu’il a été condamné […], l’inceste heureux n’existe
que dans sa tête, selon Me Hilliard. Le geste désespéré d’un père qui
fait tout pour revoir son fils, ce n’est pas ça l’histoire, la vérité c’est
qu’on ne quitte pas Denis Mannechez !”

7. Qui se sont tenus plus de dix ans après la plainte de Betty…


8. À l’époque (17 novembre 2012) France Inter écrivait sur son site : « L’inceste en
soi n’est pas interdit en France, seul l’est le mariage entre ascendant/descendant ou
frère et sœur » (sic !). Et cela ne fait réagir personne à l’époque… Or, il est toujours
exact qu’entre adultes consentants, comme le prétendait alors les deux sœurs Manne-
chez, l’inceste n’est pas interdit.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 93

Condamné mercredi 19 décembre 2018 à la réclusion criminelle à


perpétuité, par la cour d’assises de l’Eure, D. Mannechez est décédé
ce vendredi 21 décembre d’un arrêt cardiaque en prison. »
Les leçons à tirer de ce cas sont multiples. Denis se comportait
comme dans le mythe du « père de la horde primitive 9 » qui s’ac-
caparait toutes les femmes et chassait les fils hors de chez lui. Il a
en effet eu des relations sexuelles, parfois en même temps, avec sa
femme et ses deux filles, et il avait exilé ses deux garçons dans une
annexe de la maison au fond du jardin… Quand il a été arrêté sur
révélation de sa deuxième fille, il a tenté de reconnaître en mairie
le fils qu’il avait eu avec son aînée, dont toute la famille savait que
c’était le sien et dont il prétendra que toute le monde, en particulier
Laurence, sa femme, avait désiré la naissance. Et il n’a cessé jusqu’à
son ultime procès de le penser comme son fils et non son petit-fils.
À la veille de ce procès pour meurtre il écrit une longue lettre de
justification dans laquelle il parle beaucoup des menaces de suicide
de Virginie quand il a été séparé d’elle (pendant les deux ans de
prison préventive) mais aussi cela : « À ma sortie de détention en
2003, Virginie m’attendait avec mon fils Dimitri et J. mon amour.
Je suis monté sur le siège passager, J. sur le siège arrière. Il m’a
montré du doigt et a dit “papa”. » Puis Denis explique que l’en-
fant est resté collé à lui toute la nuit et ne voulait pas rester sans
lui alors que jusque-là c’était sa mère qu’il ne voulait pas quitter
une minute (J. a 3 ans à l’époque). « J’étais devenu un papa aimant
et responsable [, j’avais] un lien viscéral avec J. » Denis reconnaît
donc à la veille de son ultime procès que, contrairement à ce qui a
été soutenu à l’audience d’appel en 2012, la vérité sur sa place dans
la famille n’avait pas été signifiée à l’enfant (ce qu’a confirmé Betty)
et qu’il se désistait de sa place de grand-père pour n’accepter que
celle de père du frère de sa fille…
L’histoire de Denis est la parfaite illustration du caractère meur-
trier de l’inceste – par revendication de toute-puissance –, ainsi
que l’a expliqué P. Legendre.
Qui était D. Mannechez ? Au premier abord, superficiel, c’est un
sujet séducteur qui va par utilité se positionner en victime, et qui,
tout en reconnaissant le fait incestueux, en attribue l’essentiel
de la responsabilité à son épouse : elle lui aurait « envoyé » son

9. S. Freud, Totem et tabou, 1913.


94 Les incestes

aînée puis sa deuxième fille 10 en lui assurant qu’elles l’aimaient. Il


prétend que c’était dans le but de masquer ses propres turpitudes
(elle volait dans les magasins) ; elle lui aurait également suggéré
de faire un enfant à sa fille. Plus déterminant sur le plan clinique,
Denis reproche à Laurence d’être partie enceinte de Virginie peu
après leur mariage pendant plusieurs semaines, ce qui lui avait
donné des envies de suicide, et surtout avait entraîné un recul par
rapport à sa fille lorsqu’elle est née : « J’avais l’impression que le
bébé était souillé ; je n’y arrivais pas, je ne pouvais pas prendre le
bébé dans mes bras. » Il n’empêche qu’il a eu, de l’aveu de tous,
des relations sexuelles simultanément avec ses filles et sa femme,
laquelle a reconnu qu’elle aussi a eu des actes sexuels avec ses
filles : le pacte incestueux est évident.
Du point de vue de sa personnalité, cet homme est un tyran
domestique 11, un manipulateur-falsificateur dont on pourrait dire
qu’il est presque banal. Cette falsification lui permet de masquer
qu’il est un anxieux, peu confiant en lui-même, intolérant à la
frustration, méfiant et impulsif, plutôt instable émotionnelle-
ment (d’où des violences dont parleront ses enfants) et souvent
dépressif. Comme d’autres sujets incestueux dont la personna-
lité est globalement névrotique, D. Mannechez a évolué vers
une forme de perversité, c’est-à-dire de déviation de la conduite
pour tirer d’autrui la source de sa satisfaction sur un mode quasi
compulsif. C’est aussi par la plainte qu’il manipule autrui : Denis
raconte une enfance malheureuse 12 :
* « À partir de 5 ans ma mère m’a abandonné et on s’est fait
balader. Il [son père] m’a mis chez ma grand-mère, puis m’a repris
j’étais le dernier des garçons. » Denis est le cadet des six enfants, sa
mère aurait divorcé pour ne pas en avoir un septième. Il a souvent
été gardé par sa grand-mère et a vécu avec elle durant trois ans.
« Ma sœur s’est mariée à 15 ans, mon frère aîné est parti. Il restait
Brian et moi. Brian, c’est la photocopie de mon père. Ma belle-
mère a convaincu mon père que je n’étais pas son enfant. J’avais

10. Les deux jeunes filles ont aussi mis en cause leur mère parce qu’elle a incité à
l’inceste, ce qu’elle-même a admis ; Laurence fut d’ailleurs la seule à admettre sa
culpabilité et l’inacceptable de la situation durant les procès.
11. Voir le livre de Betty, qui raconte cette tyrannie dans les détails.
12. Les éléments de personnalité concernant Denis Mannechez sont issus de l’ex-
pertise que m’avait demandée la juge d’instruction en 2002 – j’indique par un asté-
risque les paragraphes qui ont été repris sans modification de cette expertise.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 95

que ma grand-mère qui m’aimait, j’étais battu, très malheureux.


J’ai été voir un juge des enfants pour être placé. » « On m’a mis
dans un foyer, une maison de correction à Roubaix. » Denis
conclut sur son enfance : « J’avais pas de famille. » Il a rencontré
Laurence à 17 ans et ils ont décidé, comme elle aussi était mal
dans sa famille, de faire un enfant pour pouvoir partir.
D. Mannechez admet verbalement son acte mais pas le sens,
prononce le mot « inceste » mais n’estime pas que la victime est
l’enfant qui le subit (quelle que soit la façon dont elle tire bénéfice
de cette situation). En se disculpant pour accuser sa femme de
l’intentionnalité alors qu’il a essayé de reconnaître l’enfant après
sa mise en examen, il signifiait qu’il n’entendait pas céder face à
sa mise en cause pour inceste. La suite a prouvé qu’il a jusqu’au
bout, jusqu’au meurtre et même après, maintenu cette posture.
* Il n’y a pas grand mystère sur l’étiologie de cet inceste qui
est probablement à chercher dans l’enfance et l’adolescence de
D. Mannechez et de sa femme : « Le vécu de rejet massif par le
couple parental, avec le sentiment d’avoir été pour les parents un
enfant en trop, un poids ou une gêne, perturbe l’intégration d’une
représentation positive de la sexualité adulte et paralyse l’élabo-
ration de la différence des sexes et des générations 13. » Denis a
en effet ce vécu et n’idéalise comme personnage parental que sa
grand-mère ; d’autre part, il en vient à supposer que sa femme a
été victime d’inceste (ce qu’elle réfute).
Au-delà de cette étiologie qui est relevée comme assez récur-
rente, on peut noter qu’un pacte incestueux a bien existé. Cela
s’entend par le système de défense : il invoque le consentement
de ses filles, surtout celui de Virginie, et il fait en sorte que ses
avocats et ceux de ses filles défendent cette thèse, qui meurtrit
Betty, contrainte, selon ce qu’elle en rapporte, de suivre cette
ligne de défense. Après les procès Virginie croyait encore qu’elle
avait bien choisi, qu’elle était amoureuse et qu’il était amoureux.
C’est elle qui, pour récupérer son fils, va soutenir avec le plus de
conviction cette hypothèse du consentement. À plusieurs reprises
(par écrit au juge d’instruction, aux experts qui l’ont examinée,
notamment), Virginie se dit amoureuse de son père et revendique
d’avoir voulu cet enfant de lui, dans une sorte de compétition

13. Fédération française de psychiatrie et ANAES, « Psychopathologie et traitements


actuels des auteurs d’agression sexuelle », Montrouge, J. Libbey Eurotext, 2001, p. 561.
96 Les incestes

jalouse avec sa mère qui désirait aussi un enfant (et qui a eu,
en effet, une troisième fille avant que Virginie n’ait son enfant).
C’est aussi Denis qui dit, notamment lors de son expertise, que
ses filles étaient heureuses 14, ce qu’elles ont aussi fait croire à
l’audience.
* Une autre réflexion étiologique est contenue dans cette réflexion
de D. Mannechez à propos du début de son alliance avec Laurence,
et son soupçon de légèreté sinon d’infidélité : il a pensé le bébé
« souillé ». Or ce bébé est Virginie – dont il n’estimait en rien que
ses actes incestueux l’ait souillée. D. Mannechez s’est considéré
comme atteint par le comportement d’une femme, mais cette
dé-narcissisation a un corollaire : sa femme lui aurait promis la
virginité de Virginie. Ce fantasme (ou cette reprise d’énoncé sous
une forme qui lui convient, puisque sa femme l’a contredit) a une
signification réparatrice tout comme le fantasme d’inceste entre sa
femme et son beau-père, qui vient confirmer le mode d’organi-
sation sexuelle : en accomplissant dans la réalité cette prétendue
prophétie, D. Mannechez reproduit dans l’agir le fantasme de l’in-
ceste à la génération précédente, tout en surinvestissant Virginie
de tous les rôles : fille, amante, mère, et même collaboratrice à son
travail. Dans son premier interrogatoire il indique de la même
façon avoir eu des relations avec Betty parce que « dans la famille
on pensait que je privilégiais systématiquement Virginie » : de
nouveau il s’agit d’une représentation « réparatrice » de l’inceste,
en tant qu’il remettrait l’autre à une place dont il aurait été dépos-
sédé. La sexualité agie devient ainsi une sexualité « réparatrice »,
re-narcissisante et par la répétition des grossesses (même interrom-
pues) de la mère et des deux filles 15, prend valeur d’emprise sur les
femmes et sur le sexe des femmes-mères.

14. Contrairement donc à ce qui a été répandu par l’avocat de Denis Mannechez,
ce n’est pas selon une thèse avancée par un expert – en l’occurrence l’auteur de ces
lignes – que cet inceste était un inceste « heureux » mais bien le point de vue des
protagonistes qui l’ont soutenu pour se protéger. Cf. le récit par Betty de l’audience :
à une question de l’avocat à Virginie : « Pourquoi défendez-vous votre père ? – Parce
que je l’aime », et l’avocat lui fait répéter pour que les jurés entendent bien…
15. Betty dans son livre parle de plusieurs IVG à 13, 15 et 17 ans : il est stupéfiant
que les médecins qui l’ont vue à 13 et 15 ans enceinte n’aient pas fait de signalement
(ce qui aurait été le cas au Royaume-Uni). Il est non moins étonnant que ces faits
ayant été en réalité connus il n’y ait pas eu d’enquête qui aurait permis de casser l’af-
firmation « cela a commencé après nos 15 ans » soutenues à l’audience (dix ans entre
la mise en examen et le procès… ça laisse le temps d’enquêter auprès des hôpitaux
et cliniques).
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 97

* L’antagonisme radical entre les déclarations des époux


Mannechez se rejetant la responsabilité de l’inceste n’est, du
côté de Denis, que le symptôme de l’amour-haine qui le lie à la
femme-mère de telle sorte qu’il ne puisse s’en détacher ; ce qui est
l’un des mouvements vers l’inceste.
Dans ce cas, comme dans ceux précédemment évoqués, on
retrouve la fusion/collusion – on pourrait presque dire le télesco-
page des images – et l’enlacement d’un homme à sa propre image
jusqu’à la tragédie.
* Enfin en se disqualifiant comme père de Virginie pour devenir
seulement, et il y insistera beaucoup, le père d’un enfant inces-
tueux, D. Mannechez assume dans la réalité autant que dans
le fantasme – mais par son contraire – le conflit qui sépara ses
parents : l’enfant de trop.
C’est peut-être en effet cela l’ultime irrationalité de cette histoire
d’inceste : Denis se considérait comme l’enfant de trop que
sa mère n’aurait pas su ou voulu aimer ; il considérait le bébé
Virginie comme un bébé « souillé » avec le fantasme d’un inceste
subi par sa femme et il va à son tour souiller sa fille en la violant,
et fabriquer un enfant dont la destinée était au moins de n’avoir
pas de père (à l’état civil), au pire de devenir orphelin comme
les enfants d’Œdipe : ce qui est advenu. Denis qui tenait tant à
dire que cet enfant de l’inceste était enfant de l’amour a pourtant
décidé in fine de le rendre orphelin en tuant sa mère et en se
suicidant, sous ses yeux.
Si l’inceste, meurtre psychique, est finalement meurtrier dans la
réalité, c’est en partie – comme l’ont dit les avocats et chroni-
queurs judiciaires, et Betty, après la mort des deux « amants » –
parce que, comme tous les incestes, il reposait sur une illusion
et des fantasmes. L’illusion qu’une jeune fille initiée sexuelle-
ment très tôt dans sa vie puisse sortir de la caverne psychique où
l’a enfermée son tyran de père et ne pas comprendre que c’est
un pacte tragique qui l’a faite sœur de son enfant.
Cela ne sert pas à grand-chose de reprocher à des avocats connus
d’avoir suivi leurs clients dans cette folie de l’inceste, même si
ce n’est pas très glorieux, tout particulièrement après avoir telle-
ment soutenu dans un autre procès (celui des personnes accusées
par les enfants de la Tour du Renard à Outreau) qu’il ne fallait
surtout pas croire les enfants ; ces propos ont aussi été tenus par
98 Les incestes

des parlementaires, le ministre de la Justice de l’époque, l’opinion


publique… Qui a dit une autre vérité ? Pourtant, de cette affaire
connue, comme de bien d’autres, on n’a tiré aucune conclusion
en termes de société : l’inceste entre adultes consentants n’était
pas et n’est toujours pas un interdit dans notre pays.

L’ICONOCLASTE

La première leçon à retenir de l’ensemble de ces cas est que l’in-


ceste n’est pas, comme on voudrait le croire et le condamner, une
dynamique de déviance sexuelle d’un sujet, mais bien un agence-
ment psychique complexe venant de loin dans l’histoire familiale.
Qu’il y ait ou non omerta ou complicité plus ou moins objectivable
d’autres personnes, l’enjeu du décryptage de l’inceste est d’aller
chercher les fondements du passage à l’acte ailleurs que dans l’acte
lui-même mais bien dans la configuration familiale : ce que mère,
grand-mère ou collatéraux disent de ce qu’ils/elles savent ou non
de l’inceste est un puissant révélateur de ce qu’il signifie dans le
lignage et donc dans la place de chacun.
La deuxième leçon est que l’inceste père-fille n’est pas simple-
ment « paradigmatique » comme il a souvent été écrit, pas plus
que toute autre relation incestueuse entre personnes interdites
de commerce sexuel. L’inceste père-fille comporte de multiples
figures dont j’ai tenté de donner un aperçu : entre l’acte isolé,
infantile et fortuit et le puissant pacte incestueux se déploient
des configurations qui, une fois encore, nous apprennent que la
famille n’est pas forcément le lieu le plus sécurisé pour l’enfant,
et que la haine de l’enfant existe. Si l’on s’en tient à considérer
l’inceste père-fille comme un désir sexuel mal placé ou déplacé,
voire comme une perversion (ce qui n’est pas exclu mais n’ex-
plique rien de plus), on voit ces hommes-pères persister moins
dans la dénégation des actes que dans le déni de leur quête inces-
tueuse. Or cette persistance nous permet de comprendre que le
fantasme de Jocaste, ou le fantasme hystérique, ont pour soubas-
sement des pactes incestueux, la plupart du temps inconscients,
parfois portés par le groupe familial, parfois par la seule mère de
l’enfant qui, sans passer à l’acte ou être directement complice,
joue un rôle certain dans le maintien du désir incestueux. L’exis-
tence de ces pactes nous apprend que, moins qu’une consom-
mation sexuelle, c’est un sacrifice que subit l’enfant, sacrifice
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 99

qui scelle le pacte et qui reste inscrit pour toujours dans la chair
de la victime et dans le psychisme familial. C’est la raison pour
laquelle il faut parfois attendre la disparition ou la mort de l’un
des protagonistes pour que la révélation soit possible : rien n’est
plus dangereux que de se rebeller contre un sacrifice qui est
constitutif de l’alliance familiale.
La troisième leçon est de comprendre la persistance de la position
de ces hommes. Pourquoi ne se soumettent-ils pas après condam-
nation ne serait-ce qu’à la matérialité de la sanction ? Pourquoi
risquer d’aller jusqu’au meurtre ? Cela pose un grave problème
pour la société et une douleur infinie pour les victimes.
Le prononcé de la loi qui condamne est sans effet sur ce qui sous-
tend l’inceste parce que la sanction n’éteint pas le fantasme et
que, surtout, conforté par le soubassement psychique d’un pacte
inconscient, ce fantasme est autre que fantasme sexuel. Ce n’est
pas pour trouver un plaisir sexuel, avec le petit supplément jouissif
d’une jouissance interdite, que l’auteur de l’inceste attaque son
enfant, mais bien pour formuler un énoncé impossible, fabriquer
une image qui ne fonctionne pas comme un interdit.
L’image, pourquoi ? Je dirais, comme P. Legendre 16, que
« l’image c’est, osons le dire, des entrailles humaines ». L’image
est ce qui permet de voir. Dans son enfant qu’il soumet au désir
de reproduction de son image (fantasme de lui faire un enfant)
le père assoit non pas sa « toute-puissance », au sens trivial qu’il
a pris aujourd’hui dans les écrits juridiques ou éducatifs, mais
l’assurance qu’il est le « maître des images » puisqu’il a franchi
l’irreprésentable et l’indicible, en fusionnant mère et enfant
dans une même entité, construisant une généalogie a-sociale, et
imprimant cette image à jamais dans sa descendance. Souvent,
c’est au moment de mettre au monde ou bien face à un enfant
adolescent agissant sa sexualité que les victimes d’inceste sont
à nouveau saisies d’effroi par cette image présentifiée d’enlace-
ment avec leur géniteur, qui a brouillé définitivement la ques-
tion « de qui est l’enfant », non pas biologiquement parlant
mais l’enfant fantasmé/idéalisé. Lui, le père, seul, serait à l’ori-
gine de tout : pourquoi y renoncerait-il au prétexte que la
société l’a condamné, puisque le pacte incestueux n’est ni jugé,
ni jugeable, ni donc dénoué ?

16. P. Legendre, op. cit.


100 Les incestes

L’explication de la persistance après sanction est simple : ces


pères-là ont compris qu’ils étaient définitivement, et demeureront,
« à l’origine ». Ce fantasme hystérique et ce pacte inconscient font
que l’image qu’ils ont « originée » sera présente pour plusieurs
générations, soutenue par l’omerta. Dans beaucoup de familles on
taira l’existence de cet inceste pourtant connu qui, un jour, pour
un enfant, dans une autre histoire, fera l’effet d’une bombe à frag-
mentation, pulvérisant les repères familiaux. Tranquillement, ces
hommes peuvent assurer n’avoir rien entendu alors qu’ils étaient
présents lors du témoignage de leur enfant victime, parce qu’il
n’a été question que d’un récit d’actes. Devant la justice seuls les
faits comptent (et cela ne se discute pas, ou alors il n’y pas plus de
justice républicaine), non les fantasmes ou les images.
Alors, si l’on veut renvoyer à la figure du père incestueux ce qu’il
a fait avec cette distorsion des images sur lesquelles il a l’emprise,
aucun terme n’est plus juste que iconoclaste : « Les iconoclastes
transgressent un tabou, et ce tabou est celui de l’inceste 17 » écri-
vait Racamier.
L’iconoclaste est le briseur d’images iconiques (il détruit à coups
de marteau une statue célèbre) ; le père incestueux brise de la
même façon l’image de la « sainte famille », non au sens religieux
(quoique…) mais au sens de la représentation de la famille en
sanctuaire de paix, d’harmonie et de modèle social qu’elle est
censée être dans nos sociétés contemporaines. Ces sociétés ne
veulent pas entendre que le lieu où un enfant est le plus en danger
d’être victime de violences psychologiques, physiques et sexuelles
est sa propre famille, et que l’essentiel des crimes sexuels ont pour
matrice l’inceste.

17. P.-C. Racamier (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 2010.


5

L’ inceste des mères 1

Beaucoup d’affaires d’inceste sont révélées par des enfants à leur


mère, lesquelles vont dans la journée porter plainte et protéger
leurs enfants : toutes les femmes ne sont pas passives et anéan-
ties par la dynamique incestueuse de leur conjoint, père ou beau-
père. C’est pour cette raison que celles qui ont entendu, ou vu
et se sont tues, posent la question de ce qui sous-tend leur parti-
cipation active ou passive à l’inceste et que la clinique doit ques-
tionner cette dynamique pour éclairer les pratiques de terrain et
l’appréciation de la justice.
Compte tenu des luttes engagées par les mouvements féministes
pour faire reconnaître la violence sexuelle dont les femmes sont
les principales victimes, la question de la part des femmes-mères
dans les agencements incestueux n’est pas actuellement audible. Il
s’agit même probablement de considérations peu « politiquement
correctes ». Mais cliniquement il s’agit d’une réalité, dont j’ai déjà
donné des exemples dans les chapitres précédents. Pour l’entendre
il faut dépasser le registre du biologique et du sexuel trivial pour
s’intéresser au sens et à l’interdit. Pour autant on ne peut que
constater la pauvreté de la littérature sur ce sujet 2, et donc l’im-

1. Ce chapitre est la réécriture d’un article : J.L. Viaux, « L’inceste des mères. Analyse
criminologique de la part des mères dans l’inceste », Revue internationale de crimino-
logie et de police technique et scientifique, vol. LV, n° 4, 2002, p. 432-445.
2. Par exemple, en 2015 paraissait une nouvelle édition de L’enfant victime d’in-
ceste de Y.-H. Haesevoets (De Boeck) publié initialement en 1997 : entre les deux
102 Les incestes

passe de la réflexion qui peut expliquer en partie le taux important


d’inceste dans nos sociétés.

FEMMES, MÈRES ET CONSTRUCTIONS FAMILIALES


INCESTUEUSES

L’agression sexuelle par des femmes et la pédophilie féminine ne


font pas partie de l’horreur sexuelle dont se repaissent les bien-
pensants médiatiques. D’où probablement, puisqu’elle n’est ni
pensée ni enseignée, un biais classique d’observation, donc de
recueil de données et de cas. D’où, aussi, le silence des victimes.
Que l’inceste père-fille soit « paradigmatique » est, d’un point
vue anthropologique et clinique, une erreur conceptuelle. D’émi-
nents cliniciens et psychanalystes n’ont pas manqué de rappeler
sans cesse la part de la mère dans l’inceste, notamment Green qui
écrit « la relation de la mère nécessairement incestueuse 3 ».
Certes, la « recomposition » des familles qui se séparent et se
ré-assemblent ne facilite pas le repérage du « qui est qui ». Certes,
le vocabulaire est bien pauvre pour désigner « ce qui n’est pas le
père » mais n’est pas non plus la mère, à savoir les beaux-parents
(parents du conjoint et conjoint du parent : cette symétrie
fâcheuse est-elle sans signification ?). Certes, les pairs d’âge (ou
au moins de génération) amenés par les uns et les autres au foyer
familial ne portent souvent que des prénoms et la dénomination
fraternelle « pour simplifier », mais à qui profite cet innommable ?
Depuis toujours, et dans toutes les cultures, la sexualité féminine
est bien mal traitée, et cela continue malgré les avancées incon-
testables de ces dernières années. Les filles et les femmes ne sont
perçues que comme de potentielles victimes de la sexualité des
hommes, parce que l’ordre patriarcal est conforté non par la réalité
sociale mais par une clinique de la famille reposant sur le dogme de
la « loi du père », et par des statistiques qui ne prennent en compte
que les plaintes et les déclaratifs. Les agressions sexuelles entre filles
sont un impensé total de la sexualité des adolescentes, alors qu’est

éditions les trois pages consacrées aux mères incestueuses n’ont pas varié, aucune
référence supplémentaire n’est donnée. En deux décennies cet auteur, très bon
connaisseur du sujet, n’a rien de plus à dire ou à citer sur les mères incestueuses (ni
du reste sur les grands-parents ou les fratries).
3. A. Green, « La relation de la mère nécessairement incestueuse », dans J. André
(sous la direction de), Incestes, Paris, Puf, 2001.
L’ inceste des mères 103

traitée la question du viol entre adolescents et celle d’adolescents


sur adolescentes, ce qui ne peut qu’interroger la clinique.
La plupart des cas connus, y compris dans la littérature ou au
cinéma, de viols par des femmes sont plutôt dans le registre de
l’inceste 4. Je n’ai trouvé aucune référence bibliographique et je ne
dispose pas dans mes archives de cas de viols lesbiens autres qu’in-
cestueux (ce qui ne signifie pas que cela n’existe pas). Or, l’in-
ceste n’arrive jamais dans un ciel serein, mais dans des montages
complexes qui concernent aussi « Elles », les mères, qui n’en sont
pas que les victimes (souvent, quand même, elles l’ont été) mais
aussi des agents de reproduction.
Dans une revue de littérature produite après l’échec de l’ins-
cription de l’inceste dans le Code pénal en 2011, Senninger et
ses collaborateurs rappellent que « les données bibliographiques
trouvées et citées parlent généralement de l’abus sexuel par
des femmes sur des garçons. On peut toutefois rapprocher ces
données de celles que l’on obtiendrait pour l’inceste mère-fils car
dans 95 % des cas d’abus sexuels sur un garçon par une femme,
c’est la mère qui en est à l’origine 5 ». En effet leur article ne parle
quasiment pas de l’inceste mère-fille, même s’il est question chez
certains auteurs cités de crimes sexuels de femmes sur des jeunes
filles ou des enfants des deux sexes. Mais il est important de noter
que la littérature criminologique et psychopathologique ne peut
qu’inférer l’inceste mère-enfant des statistiques ou des observa-
tions de la criminalité sexuelle au féminin et non par une défi-
nition spécifique de ce crime. Senninger cite notamment l’étude
de C.M. Allen qui estime que les femmes sont plus souvent
auteures d’inceste qu’on ne le croit, à cause d’une surestimation
de la force du tabou de l’inceste, et de la non-croyance en l’in-
ceste commis par les mères. Senninger mentionne aussi qu’une
« commission chargée de ces études aux États-Unis a suggéré que
presque la moitié des expériences sexuelles des enfants incluait

4. Louis Malle dans son film Le souffle au cœur (1971) raconte un inceste mère-
fils ; cela fit scandale, mais ne déclencha aucune prise de conscience sociétale, pas
plus que ce le fut à l’époque pour la pédophilie revendiquée de certains écrivains
défendus par de notables sociologues, psy, médecins, politiques…
5. J.-L. Senninger, F. Boquel, A. Senninger, « Inceste mère-fils : étude actualisée des
aspects juridiques, criminologiques et psychopathologiques », L’information psychia-
trique », vol. 89, 2013, p. 723 -732, https ://www.cairn.info/revue-l-information-
psychiatrique-2013-9-page-723.htm
104 Les incestes

un auteur féminin et 14 % des incestes sur des garçons étaient


réalisés par des femmes seules ». Alors que diverses études tendent
à montrer depuis une quarantaine d’années la réalité des viols et
des agressions incestueuses commises par des femmes, cet aspect
de la violence incestueuse reste masqué et très peu questionné
en France par les cliniciens, et encore moins par les politiques
plus intéressés ces temps-ci par les femmes victimes (ce qui est
louable tant elles sont nombreuses) que par les petites filles et les
petits garçons victimes des manœuvres sexuelles de leurs mères.
Pourtant, la clinique nous montre, ainsi que l’a écrit G. Bonnet,
spécialiste des perversions, que derrière tout homme pervers se
cache « une femme perverse et ses méfaits inattendus 6 ». C’est-à-
dire que l’homme qui se constitue comme un pervers agresseur a
souvent été victime de manœuvres sexuelles par une femme dans
sa toute petite enfance – et donc le plus souvent sa propre mère.
L’impensé, c’est donc considérer que les femmes ne seraient, ne
pourraient pas être des « agresseuses 7 » sexuelles, tout au plus
des complices. On oublie les rôles que les femmes ont souvent
joué dans la prostitution féminine : si les maisons closes avec
leurs « Madame » et si les « mères maquerelles » ont disparu du
paysage médiatique et littéraire, ce n’est que de date récente. On
oublie surtout que certaines affaires de violeurs/tueurs en série
n’existeraient pas sans une femme à côté de l’homme : affaires
Fourniret, Dutroux, etc., sans compter l’affaire Josef Fritzl,
Autrichien qui séquestra sa fille durant vingt-quatre ans 8 et lui
fit six enfants, dont deux qu’il fera adopter par sa femme, qui
vivait dans la maison au-dessus de la cave-prison, sans qu’elle s’en
étonne parce qu’elle ne savait (vraiment ?) rien 9…
L’inceste des mères se décline en quelques cas de figure : celles qui
organisent l’inceste sans y participer sexuellement, celles qui y
participent, y compris sexuellement, celle qui l’agissent pour leur
seul compte au sein de familles incestueuses enchevêtrées.

6. G. Bonnet, « La femme perverse et ses méfaits inattendus », Cahiers de la SFPL,


n° 1, 1995, p. 38-43.
7. Il n’y a pas de terme féminin connu pour le mot « agresseur ».
8. Voir aussi sur ce sujet le chapitre 11.
9. Histoire racontée de façon fictionnelle par R. Jauffret dans le roman Claustria,
Paris, Le Seuil, 2012.
L’ inceste des mères 105

LES PETITS CHAPERONS ROUGES : SACRIFICE, SEXE, EMPRISE

Dans le très bref conte (texte originel) de Charles Perrault, Le


Petit Chaperon rouge, il n’y a que trois personnages humains, trois
femmes : la mère, la grand-mère, la petite fille. La mère envoie la
fille à la grand-mère, le loup fait son office. Où est passé le père ? De
qui l’enfant est-elle la fille ? On peut se représenter évidemment le
loup comme un père (ou un grand-père) dévorant, mais comment
se fait-il que la mère, seule des trois, en réchappe ? Probablement
par le fait qu’elle met en scène le sacrifice, initié au départ par la
demande de sa propre mère de recevoir de la nourriture. Voilà une
mère qui envoie l’enfant traverser la forêt où chacun sait qu’il y a le
loup qui rôde ; certaines mères ne laissent-elles pas abuser sexuel-
lement leurs enfants en les abandonnant « à portée » du père, voire
en leur assignant de prendre place dans leur lit.
Ainsi dans une famille la travailleuse familiale découvre que la jeune
Charlotte, 15 ans, est enceinte de son père, avec lequel elle parta-
geait la couche conjugale. La mère qui ne pouvait plus concevoir
après la perte de son dernier enfant, un garçon décédé à l’âge de
2 ans, avait incité à cet inceste en sa présence – mais elle prétendait
que prenant des somnifères elle ne savait pas… À l’âge de 16 ans,
cette femme avait mis au monde son premier enfant. Son futur
mari, 16 ans également, élevé depuis l’âge de 2 ans par sa sœur
aînée, fit en sorte que sa femme accepte de donner cette petite fille
nouveau née à sa sœur.
Le couple obtint ainsi son visa d’adultes autonomes, ne reprit jamais
cette première fille et disait banalement avoir eu « cinq enfants », et
non pas six. Ils s’étaient empressés de produire une autre fille, puis
quatre garçons. Le dernier étant mort, la jeune fille « aînée » dira
avoir voulu le remplacer pour consoler sa mère, laquelle installa donc
cette jeune fille dans le lit conjugal et prétendit donc par la suite
n’avoir rien vu. Charlotte servit ainsi de seconde épouse, remplaçant
la mère auprès d’un père qui présentait cette caractéristique d’être
assez souvent impuissant sexuellement. Il ne satisfaisait donc plus une
épouse qui avait ainsi, outre l’incitation incestueuse, une petite satis-
faction voyeuriste, dont bien sûr elle se défendait énergiquement.
En insistant un peu on découvrit également que les trois garçons
(âgés de 10 à 13 ans) avaient été incités à avoir des relations sexuelles
avec leur sœur si dévouée, « pour apprendre » : c’était la maman qui,
soucieuse certainement du bien-être de ses garçons, avait poussé à
cet apprentissage.
106 Les incestes

Ici l’enfant n’est pas envoyé à la grand-mère, mais donné à une


sœur-mère, ce qui est une sorte d’équivalent par le rôle qu’elle a
joué : ce don sacrificiel d’un enfant pour « acheter » son auto-
nomie se reproduit donc sous forme d’inceste par le sacrifice de la
jeune fille, qui « fait » un petit-fils-frère promu au rang d’enfant
de remplacement pour sa mère en deuil.
Le déplacement de Charlotte, devenue concubine du père, signe
l’inceste autant sinon plus que les actes sexuels, au demeurant
pauvres et dans le seul but de procréation. Le corps de l’adoles-
cente n’est pas initié à la sexualité, et sa libido ne la conduit pas
à assumer par le désir et la génitalité, il est instrumentalisé par sa
mère pour la remplacer. Elle ne prend pas place dans la transmis-
sion générationnelle, mais elle est utilisée pour « produire » un
fils-frère. Dans ce cas, la mère n’a pas subi d’inceste ou du moins
elle n’en parlera pas, et ce n’est donc pas d’une « transmission
transgénérationnelle » stricte qu’il s’agit, mais de la réitération du
sacrifice : enfant donnée (la première née)/enfant produit pour
être donné (le fils-petit-fils). Et dans cette histoire l’inceste va
devenir clanique : la mère va inciter à l’inceste fraternel, montrant
bien que si elle n’en provient pas elle-même, elle est à l’origine du
désordre intergénérationnel qui va se répercuter sur la génération
suivante.
Ce sacrifice est sans doute nécessaire à la survie psychique : l’en-
fant donné (sacrifié ou perdu) est un des prémices de certains
incestes dans la réalité mais il est surtout, comme dans l’histoire
classique d’Œdipe, un actant nécessaire : c’est parce que l’enfant
est livré au destin puis donné à d’autres parents que la « machine
infernale », comme le disait élégamment Cocteau, se met à broyer
les uns comme les autres.
Dans le même registre Viviane, mère de neuf enfants qui a été très
malheureuse avec le père de ses enfants, alcoolique violent et en a
divorcé va, pour se protéger de lui, attirer un second mari par le
biais de sa fille : elle laisse délibérément cet homme, qui a plus de
40 ans, avoir une relation avec sa fille Josiane, âgée de 15 ans, parce
que, dit-elle, « c’était un moyen pour qu’il reste ». Ce qui signifie
qu’elle le partage sexuellement avec elle de façon consciente. Josiane
avait déjà été victime de son propre père, sans avoir été ni protégée
ni soutenue par sa mère. Un enfant naît de cette « liaison » entre le
beau-père et la belle-fille, mais Viviane fait semblant de ne pas savoir
de qui il est. Et par la suite elle va tolérer que cet homme – qu’elle
L’ inceste des mères 107

épouse ! – ait une liaison avec sa sœur, toujours pour le même motif,
puis avec une autre de ses filles mineures…
Donc elle n’a pas elle-même commis d’inceste « en acte » mais elle
a, comme la mère du Petit Chaperon rouge, été l’organisatrice du
sacrifice incestueux. Pour démêler cet écheveau d’incestes, éviter la
répétition et protéger la génération suivante (les enfants victimes et/
ou nés de l’inceste), il faudrait avoir un regard large et une repré-
sentation des enjeux psychiques de chacun. Or, le traitement du
premier inceste père-fille n’a été qu’un suivi éducatif, puis la victi-
misation sur incitation de la mère a été traitée comme une agression
sexuelle par un concubin, et le reste… ignoré.
L’aspect « sacrificiel » des manœuvres incestueuses, souvent mis
en interprétation « après coup », est pourtant un moyen intéres-
sant de s’interroger sur l’enjeu généalogique, donc la fabrique
des liens, à l’œuvre dans une famille, et par là même de penser
l’inceste possible. Dans les histoires enchevêtrées d’enfants très
souvent déplacés (prêtés, donnés, confiés) au sein des familles (ce
qui favorise leur victimisation), il est assez rare de penser que
le metteur en scène de ces déplacements, à valeur sacrificielle,
ouvrant sur de possibles incestes, n’est pas toujours le parent,
objet de l’attention des services socio-judiciaires, mais l’aïeule.
Cette attention au lien particulier de la mère et du père avec
leur propre mère, qui est parfois bien analysé dans des violences
physiques, éclaire pourtant par qui l’inceste arrive et se reproduit.
Le cas suivant a été choisi parce que, durant dix ans, j’ai rencontré
un à un tous les membres de cette famille – sauf le fils aîné qui
n’a aucune implication – et que les enfants ayant toujours été
conduits à ma consultation par leur grand-mère, j’ai eu rapide-
ment des éléments pour penser qu’elle était à une place parti-
culière, ce que l’histoire a confirmé.
Mme Charles et ses enfants
Sophie, 29 ans, me dit : « La perte de Brice pour ma mère serait
une catastrophe », « J’ai essayé d’enlever Brice à ma mère durant
quelques jours, elle est tombée malade », « Il fait du bien à sa grand-
mère ». Elle argumente ainsi que son enfant, dont elle ne peut s’oc-
cuper, ne soit pas confié à son père légitime par la justice. Brice, fruit
d’une union passagère entre elle et Basile Calais, a été laissé par elle
à sa mère depuis sa naissance. Quelques mois après m’avoir dit cela,
cette jeune femme, mère d’un deuxième enfant, Luc, meurt brus-
quement : le fils revient au père, au terme de la loi. Dans les faits
108 Les incestes

la grand-mère obtient de la justice de pouvoir garder les enfants de


Sophie qu’elle a toujours élevés avec l’assentiment de sa fille, dépres-
sive et instable. Le père de Brice me dira qu’il renonce à le reprendre
après qu’un placement prononcé pour séparer l’enfant de sa grand-
mère a été rendu inexécutable par elle. Progressivement tous les
petits-enfants de cette femme vont vivre de facto chez elle sous sa
responsabilité, leurs père et mère disparus ou éliminés. Personne n’y
verra malice, ou danger, comme les successifs juges des enfants, qui
ont organisé peu à peu cet ordonnancement familial auprès d’une
aïeule si respectable.
Sauf qu’à reconstituer l’histoire familiale il apparaît clairement
que les deux filles et les deux petites-filles de cette grand-mère ont
été victimes d’actes incestueux, et Jocelyn de violences, et qu’elle
n’est pas sans le savoir.

M. Risse

M. Buisson Mme Charles M. Borne

Basile Calais
Jacques B. Jean Joly Jean B.
Anne B. Sophie B.

Lucien Roux

Jocelyn Joly Vicky Joly Aude Joly


Brice Calais Loïc Roux
Lien de filiation
Lien marital victimes
Lien incestueux

Mme Charles a eu deux maris plus une aventure : elle s’était séparée
de son premier mari, Buisson, docker, alcoolique, qui est décédé
sans avoir revu ses enfants. Après une brève aventure avec un certain
M. Risse l’année suivant la séparation, elle se remarie avec M. Borne.
Son premier fils n’a pas eu d’enfant et n’a donc jamais donné prise
aux service sociaux, ni n’est intervenu. Le second fils, Jean, est le
dernier de la fratrie. Il vit en concubinage, officiellement depuis sa
majorité, mais en réalité il a été emmené à l’âge de 13 ou 14 ans par
son « copain-tonton », M. Risse, qui était l’amant de sa mère, et
L’ inceste des mères 109

depuis ils vivent ensemble. Ils se défendent d’être homosexuels bien


que dans le petit bourg où ils vivent, et pour l’éducateur qui suit les
enfants, cela soit de notoriété publique.
Anne Buisson, l’aînée des filles, était mariée avec Jean Joly : ils ont
eu trois enfants – Jocelyn, Vicky et Aude – et on venait de leur
confier Luc, second fils de Sophie. Ils décèdent dans un accident
de la route. Luc est alors officiellement confié à sa grand-mère,
Mme Charles, laquelle en fait s’en occupait depuis sa naissance.
Pendant quatre ans, le couple Risse/Jean, formé d’un quinquagé-
naire et d’un très jeune adulte, va élever les enfants d’Anne, fille
aînée de Mme Charles, jusqu’à ce que M. Risse soit accusé d’at-
touchements sexuels sur Vicky et Aude. Or, si ces enfants ont été
confiés à ce curieux couple, c’est parce que Mme Charles l’a voulu :
elle a fait recours (au nom de son fils) devant la cour d’appel, contre
la décision du juge des tutelles qui les avait confiés au décès de leurs
parents à un couple avec enfants de la famille paternelle.
Un an après que les trois enfants d’Anne ont été confiés à leur grand-
mère, à la suite des accusations portées contre Risse, c’est M. Borne
qui sera accusé, incarcéré, puis condamné à son tour pour des actes
sexuels commis sur les deux filles ; les enfants restent donc chez
leur grand-mère. À cette occasion les accusations de Risse, comme
autrefois celles de Sophie accusant Borne d’avoir pratiqué des attou-
chements sur elle et sa sœur Anne, reprendront de la consistance et
seront reconnues par l’auteur (puisque prescrites…).
À 60 ans, et après dix ans de manœuvres, Mme Charles, divorcée,
reprenant son nom de jeune fille, élève à son domicile, seule, ses cinq
petits-enfants après que ses deux anciens partenaires sexuels ont eu
des liens sexuels avec trois de ses enfants et deux de ses petites-filles.
Mme Charles est une femme de devoir dit-elle, – ce qui est repris
dans les rapports sociaux –, elle a donc toutes les bonnes raisons
d’élever ses enfants et ses petits-enfants. Sa bonne éducation, la
rigueur apparente de sa conduite, les malheurs qui l’ont accablée
sans entamer sa dignité, ont fait que les successifs juges des enfants
et de la famille lui ont confié cette mission sans jamais sourciller,
avec d’ailleurs l’approbation explicite des enfants concernés, tous
très attachés à leur grand-mère.
Pourtant quelle curieuse grand-mère : en son logis viennent successi-
vement se faire dévorer sexuellement ses enfants et ses petits-enfants.
Les hommes de sa vie, après le géniteur, y sont des agresseurs : le
premier enlève un adolescent de 13 ans pour en faire son concubin,
puis il agresse les nièces de celui-ci ; le second a agressé ses filles et
petites-filles. Elle est donc incapable de les protéger. Quant au « fils/
petit-fils » élu, Brice, qu’elle a élevé entièrement, il apparaît comme
un enfant qui est mal identifié sexuellement, souffrant d’un malaise
110 Les incestes

psychique important, mais protégé par sa grand-mère contre l’in-


trusion « psy » puisqu’elle a résisté plusieurs années avant d’être
contrainte de le conduire dans un CMPP sur injonction très cadrée
(pour une fois) d’un magistrat.
Les incestes dont il est question ici sont du deuxième type, c’est
le redoublement de l’alliance avec la même chair : Borne a eu des
relations sexuelles avec la mère et les deux sœurs, puis les deux
filles d’une des sœurs, mais c’est aussi le cas de Risse qui a connu
sexuellement la mère de son concubin, et agressé ses nièces. Ce qui
en fait l’intérêt est que la même personne, l’aïeule, en orchestre
la consommation. C’est ainsi qu’on aurait pu comprendre cette
procédure, qu’elle initie pour que la cour d’appel confie les enfants
d’Anne à son fils Jean, « célibataire » de tout juste 18 ans, dont
il n’est pas douteux que Risse l’ait initié sexuellement avant ses
15 ans. Mme Charles n’a rien dit quand Jean, mineur de 13 ans,
a été enlevé par Risse, pas plus qu’elle n’a écouté Sophie qui se
plaignait de Borne. Le but (inconscient) était de devenir enfin
seule la « mère » de ses propres petits-enfants.
Comment nommer le lien qui unit cette femme à ses petits-
enfants : elle les « rapte » un à un en usant (évidemment à son
in-su, mais qu’est-ce que cela change ?) d’une part de prédateurs
divers qui aliènent le rapport parental (le lien donc nommable,
de père à fils), d’autre part de la justice qui la met finalement
en place de parent : que sont les pères devenus ? Ils ont été trop
clairsemés, mais ce n’est pas le vent mauvais qui les a ôtés, comme
chantait le poète Rutebeuf, mais une mère omnipotente qui par
l’inceste a fait se disperser une génération. Il s’agit d’une forme de
perversion/manipulation sans atteinte sexuelle directe (que l’on
sache) au corps des enfants, mais par « intermédiaires », une victi-
misation de ceux-ci assurant l’emprise.
Enfants donnés, enfants reçus, enfants repris, enfants morts
(ses filles), fils n’engendrant pas… toutes les péripéties de cette
histoire familiale n’ont qu’un objet et qu’un sens : la mère (grand-
mère) assigne les places et garde la main. Les mères, comme celle
du Petit Chaperon rouge, envoient leurs enfants à la grand-mère,
et celle-ci ouvre la porte au loup incestueux Dans cet agencement
singulier, cette mère a manié sans aucun trouble la loi sociale, à
défaut de la loi du Père, en se présentant sans cesse comme le
« tiers » séparateur et réparateur, qui vient conforter (à son seul
profit en fait) la fonction parentale. Mme Charles, unanimement
L’ inceste des mères 111

considérée par les juges et travailleurs sociaux comme une


« bonne grand-mère », agit en toute légalité. Ce point mérite
d’être souligné, pourtant c’est sa loi qui s’est imposée, et qui l’a
instituée dans une place singulière de référence unique de toute
une génération d’enfants, engendrée par des pères éliminés et des
mères mortes prématurément. Les hommes agissent au lieu où
elle leur laisse place et si le sexuel est là (au demeurant minimal,
il n’y a eu sur les petits-enfants aucune pénétration, mais des
attouchements ou des caresses à l’occasion du bain), l’inceste se
produit bien davantage par le « meurtre/disparition » des parents
faisant que les enfants appartiennent de facto à deux générations.
La lutte acharnée d’instances en instances judicaires pour s’op-
poser au seul père (celui de Brice) qui fait de la résistance à son
élimination, montre que l’enjeu est crucial 10 : cet enfant est à elle.
Avoir un enfant de son enfant, en faisant place nette, tel est l’ob-
jectif inconsciemment poursuivi, tel est l’enjeu qui met en place
la représentation (au sens scénique du terme) de l’inceste.
Mme Charles se protège en quelque sorte de mourir, en utilisant
l’enfant de son enfant comme « moyen de complémentation
narcissique 11 », réussissant à se métamorphoser en « mère céliba-
taire » à 60 ans, après avoir « consommé » toute une génération,
en éliminant le masculin. Cette figure de la prédation incestueuse
par délégation rejoint les crimes d’auto-engendrement dans une
dynamique sacrificielle archaïque, mettant à mal, sans pour
autant transgresser la loi, la logique de la filiation.
La mobilité actuelle des frontières familiales, la rapidité des disso-
ciations des couples parentaux font que bien des enfants sont
élevés par des « autres parents », des personnes qui acquièrent une
fonction parentale, alors qu’ils ont par ailleurs vis-à-vis de l’en-
fant déjà un lien explicite dans la filiation (grands-parents, oncle,
tante, etc.). Tant que les liens restent vivants, clairs et assumés ce
n’est pas problématique. Mais il faut veiller à ce que le brouillage
des générations, le flou dans la filiation, qui n’est pas l’inceste au
sens sexuel, ne soient pas un moyen ou un passage pour parvenir

10. Au point que Brice sera placé en institution par un juge des enfants, et que
Mme Charles demandera alors à bénéficier seule d’un droit de visite, s’opposant au
droit de visite du père en arguant que Brice au lieu d’aller chez son père vient chez
elle.
11. A. Papageorgiou-Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse,
dans P. Legendre, Leçon IV, suite 2, Paris, Fayard, 1990.
112 Les incestes

à l’emprise : ce floutage des places, en venant contrer cette


« logique » qui offre à chaque humain un système général pour
« penser » sa place, constitue les prémices, le terreau de l’inceste et
donc, si on veut bien ainsi l’entendre, l’un des repères cliniques.
La leçon à en tirer est évidente, même si la répéter sans cesse n’a
aucun effet sur les habitudes institutionnelles : l’inceste agi dans
la réalité ne se comprend que dans un examen minutieux des
enjeux psychiques familiaux sur trois générations, car il faut trois
générations « organisant » l’inceste pour en arriver à l’inceste-viol.
Et la prise en charge isolée du seul auteur, par obligation de soins,
n’a que peu de chance d’être efficace pour prévenir la répétition.
L’inceste n’est pas (pas seulement) une déviation sexuelle : la
jouissance est ailleurs que dans les organes. Quant aux victimes,
comment leur permettre de travailler l’interdit et la place « d’objet
de » qui fut la leur, si le rôle des autres, notamment des mères et
grand-mères, n’est pas « délabyrinthé » ?

INITIER ET DONNER (ET/OU VOIR)

La question se pose de la perversité de celles qui, d’une part,


initient les enfants à la sexualité, d’autre part, les livrent à un
homme – leur compagnon – dans une configuration incestueuse.
Ces cas nous interrogent sur ce que signifie un passage vers une
autre dimension du rapport de la femme à ses propres interro-
gations sexuelles. S’agit-il d’initier l’enfant à la sexualité ou de
s’initier soi-même à une perversion masquée ?
Pour essayer de comprendre cette forme d’inceste des mères, il
faut commencer par écouter une victime.
Une jeune femme de 21 ans qui a porté plainte contre son beau-
père raconte ainsi ce qu’elle a vécu : « Assez vite ma mère a été mis
au courant de ces caresses par M. M. demandait si je pouvais rester
le soir après le film avec eux dans leur chambre. Après, très vite, lors-
qu’il me caressait, il m’obligeait à lui faire des fellations. Il m’obli-
geait également à caresser le sexe de ma mère et même à effectuer
des contact buccaux. À cette époque je n’avais encore eu aucune
relation complète avec mon père. Je l’ai toujours considéré comme
mon père sachant très bien qu’il n’était pas mon géniteur. » Elle
estime qu’elle avait 13 ans à l’époque de cette initiation et précise
qu’elle n’a été réglée que vers 16 ans. « Durant cette période il n’est
pas rare que M. et ma mère fassent l’amour devant moi et souvent
L’ inceste des mères 113

ils me faisaient participer par des caresses, avec ma bouche aussi


bien sur lui que sur elle. Plus le temps passait plus ils allaient loin
dans ces actes. Même ma mère me disait de caresser mon père ou
elle me prenait la main pour m’emmener vers le sexe de mon père. »
« Lors des fellations jamais il n’est arrivé qu’il éjacule dans ma
bouche. Par contre ma mère me demandait d’aller jusqu’au bout de
ces fellations. À mon avis, elle était consciente de ce qu’elle faisait,
elle agissait sans contrainte de la part de mon père. »
Cette jeune femme raconte que son beau-père a tenté plusieurs fois
des pénétrations qu’elle a réussi à éviter. Puis elle raconte la scène de
sa défloration par son beau-père, qu’elle situe un peu avant l’âge de
15 ans. Ils sont nus tous les deux et sa mère est présente dans la salle.
Elle est « à califourchon sur lui », et la scène dure parce qu’il n’arrive
pas à la pénétrer malgré la crème Nivea dont il lui a enduit le sexe.
« À ce moment-là je me souviendrai toute ma vie des paroles de ma
mère puisque mon père ne réussissait pas à me pénétrer et moi je
souffrais physiquement. Elle a lancé ces paroles : “C’est du cinéma
depuis le temps que ça dure ça aurait dû rentrer depuis longtemps.” »
Cette jeune femme n’a pas été la seule victime de cet homme
mais, plus que ses sœurs, elle a été victime d’une mère qui non
seulement a regardé, ou laissé faire mais aussi a pris son plaisir
à l’initier et à la faire initier et a eu de réels rapports sexuels,
jamais seule. Pour une autre fille, cette mère a laissé faire, tout
en niant évidemment qu’elle savait. Ce cas de figure révèle que
la frontière entre passivité et activité n’est jamais si nette. Mais
comme le beau-père l’a violée, c’est contre lui que la jeune femme
porte plainte. Ce n’est que dans un second temps que la justice,
compte tenu de ses déclarations, met en examen et condamne la
mère. Ces situations faussent évidemment le regard en rendant
l’homme « principalement » responsable, même si les femmes
sont aussi condamnées. Mais, à bien écouter la victime, sa mère
ne s’est pas contentée de la « livrer » à son beau-père, elle a profité
comme lui de sa sexualité et l’a initiée tout autant. L’inceste par
des femmes n’est pas encore suffisamment pensé et documenté
par des témoignages et des recherches pour qu’il influe sur les
pensées et impensés politico-sociaux de l’interdit.
Francine, 40 ans, huit enfants : inceste initiatique (pour qui ?)
Francine est inculpée de viol et attentat à la pudeur sur la personne
de sa fille, Sandrine, qui l’a dénoncée après son placement en foyer.
Elle reconnaît les faits après les avoir niés. Francine a eu huit enfants
de plusieurs pères. L’aînée serait le fruit d’un viol par des copains
114 Les incestes

quand elle avait 17 ans. Elle s’est donc mariée – sur injonction de
sa mère et pour masquer ce « déshonneur » avec celui qui devient
le père de Sandrine, la fille qu’elle a incestée. Son mariage a duré
deux ans. Elle s’est séparée de son premier mari « parce qu’il tapait ».
Avec son deuxième mari elle a eu cinq enfants dont l’aîné est décédé
à l’âge de 2 semaines. Francine dit de lui tantôt qu’« il travaillait
bien, il était maçon, les enfants ne manquaient de rien », « J’étais
pas malheureuse avec lui » , et tantôt qu’il la frappait et qu’elle a dû
voler pour « nourrir [ses] gosses », ce qui n’est pas totalement faux.
Le troisième conjoint, Denis, est violent, comme les deux premiers,
ce qui ne l’interroge pas vraiment. Elle a eu deux autres enfants
avec lui. « J’avais peur de lui », « J’étais traumatisée, quand un
bonhomme fait 100 kg, vous avez juste à la fermer », « J’étais tout
le temps toute seule », « Il était dehors il rentrait à 2 heures du
matin », « Depuis cinq ans ça va plus », « J’ai payé toutes les dettes
qu’il avait faites derrière mon dos, il me prend pour une imbécile. »
De Sandrine, sa fille Francine dit qu’elle est « douce », qu’elle rend
service, qu’elle a peut-être un « sale caractère, mais elle est gentille ».
Elle explique qu’elle a « eu envie d’elle » : « c’était normal, parce
que c’était ma fille ». Elle a eu deux fois des relations avec elle. « Ça
date de vieux, elle avait 14 ans » (elle en a 17 quand Francine dit
cela). Cependant elle dit avoir « honte », ne pas savoir ce qui lui a
pris, avoir décidé d’arrêter net, bien qu’elle y ait pris du plaisir et
qu’elle pense que Sandrine aussi. La première scène a eu lieu en
présence de Denis, dans la chambre conjugale, où la jeune fille a
été appelée, dévêtue, et a subi des attouchements et pénétrations
par sa mère en premier puis par son beau-père. Celui-ci dira que,
encouragé par cette initiative de sa femme pour laquelle il n’a plus
aucune attirance, il a commencé à avoir des relations sexuelles avec
Sandrine, la plupart du temps dans la cave. Ce qui durera pendant
deux ans jusqu’à ce que, multipliant les fugues, la jeune fille, qui
est en plus battue, soit placée en foyer après signalement. Sandrine
révèle très vite à son éducatrice ce qu’elle a vécu et porte plainte.
Concernant son beau-père elle explique que celui-ci lui faisait du
chantage car elle avait un petit ami (ce qu’ignorait sa mère) et que,
s’il l’a contrainte au début, elle avait fini par prendre du plaisir à
ces relations. Au moment du procès, auquel elle ne voulait d’abord
pas assister, elle écrit une lettre pour dédouaner mère et beau-père ;
finalement, elle est venue à la barre réaffirmer sa première déclara-
tion, de la première scène à toutes les autres, en expliquant vouloir
que cela « se termine », et qu’elle a pardonné.
Francine soutiendra avoir « appris par les policiers » les relations de
Denis avec Sandrine ce qui lui fait dire : « En plus elle se tapait
mon bonhomme dans la cave donc elle était consentante », « Denis
L’ inceste des mères 115

lui donnait de l’argent et moi je n’en avais pas pour les enfants »,
« Elle m’a pris mon bonhomme », « Moi je l’ai pas emmenée dans
la cave. » Et aussi : « Elle nous a fichu dans la merde, surtout moi. »
Cette femme est à l’évidence une personne frustre (aussi bien dans
la pensée que dans l’affect) du fait des conditions de son éducation.
Elle souffre d’une inhibition des affects (peu de liens chaleureux,
incapacité à exprimer son affectivité) et fonctionne sur un mode
primaire, égocentrique. Les modes de défense psychologique sont
rigidifiés pour lutter contre l’anxiété, et pour projeter sur autrui ses
difficultés d’existence, en empêchant toute interrogation person-
nelle (sur la récurrence à choisir des compagnons violents, buveurs,
dominants). Elle a avec autrui des rapports agressifs et possessifs.
Dès lors qu’il s’agit de ses enfants ou de son passé, elle a tendance à
dire « qu’elle ne sait pas », alors qu’elle est capable, dans un deuxième
temps, de préciser sans réticence : il s’agit d’un mode de défense
élémentaire contre toute prise de conscience, par le biais d’une sorte
« d’éparpillement » des éléments de son histoire personnelle qu’elle
s’efforce de ne pas relier entre eux. Elle a été condamnée à deux ans
de prison et son concubin à sept ans.
La dynamique incestueuse pour cette famille repose moins sur la
frustration affective et sexuelle – qui est l’explication qu’en donne
cette femme, dans un contexte de pauvreté des relations avec un
concubin qui la délaisse – que sur l’ambivalence des sentiments
et des désirs envers sa fille : elle utilise délibérément celle-ci
pour conserver un compagnon qui ne la désire plus. Comme
elle a perçu que son compagnon s’intéressait aux jeunes filles et
lui fait des remarques fréquentes sur celles qui vivent dans leur
immeuble, elle se fait l’organisatrice de la scène initiatique où elle
est la première à abuser de l’adolescente avant de la « passer » en
quelque sorte à son concubin.
L’hypothèse de l’authentique désir d’inceste, c’est que la scène
initiale fonctionne comme un moyen de posséder et de garder
tout à la fois son compagnon et sa fille ; le but inconscient est
donc de devenir « dominante » dans la relation, retournant la
situation qu’elle vit auprès d’un mâle dominant. La certitude du
consentement de sa fille est la marque, commune aux hommes
et aux femmes, d’un dessein incestueux. À cela s’ajoute le voir
(caché et montré) d’une relation beau-père/fille qui reproduit
son propre viol vécu à l’adolescence : c’est en effet sous les
fenêtres de l’appartement familial que cet homme « sifflait »
sa belle-fille pour qu’elle descende avec lui dans la cave, dans
116 Les incestes

laquelle le couple ne stockait rien qu’une vieille couverture. De


plus, cette mère envoyait l’un de ses fils épier ce qui se passait
dans la cave. Elle ajoute ainsi de la perversité à l’inceste en
déléguant son regard, alors qu’elle fait semblant de « fermer les
yeux » sur ce qui se passe !
Cette femme exprime une sorte de rage contre une fille qui
lui aurait « pris son bonhomme ». Mais cette rage est un faux-
semblant car c’est de haine qu’il s’agit : haine/culpabilité contre
son propre désir lesbien/incestueux et haine contre un « autre
soi », cette substance d’elle-même qu’elle a livrée à un prédateur
qu’elle ne peut plus séduire. Dans cet entrelacs de désirs et de
de haines, il ressort toujours la même dynamique : les mères qui
livrent leurs enfants à leur conjoint ragent et jouissent de cette
sexualité par un double interposé. Toutes ne vont pas jusqu’à
goûter au fruit défendu, mais pour celles qui le font, elles savent
ainsi de quelle jouissance il s’agit.
Dans d’autres cas, la jouissance de l’acte et du regard est plus
directe : l’enfant ou les enfants, fille et/ou garçon, sont contraints
à des actes sexuels avec leur mère ou leur belle-mère avec des
échanges de places entre l’homme et la femme. Les enfants une
fois initiés peuvent tout aussi bien être prostitués, avec ou sans
échanges d’argent, par leurs parents. Ces affaires qui soulèvent
l’indignation des foules permettent d’isoler la figure du monstre,
de l’ogresse ou de la gorgone, pour mieux dédouaner toutes les
autres qui n’ont ni su, ni vu, et surtout ni compris, ni entendu ce
que leur disaient les enfants ; on va faire semblant de les croire,
parce qu’une femme pédophile, si elle n’est pas « un monstre »,
c’est un impensable.
Mélanie : soumission, perversion, masochisme
Mélanie a été condamnée à huit ans de prison pour avoir parti-
cipé aux viols de sa fille unique (entre 8 et 18 ans) par son amant,
un ami d’enfance, collectionneur de vidéos pornographiques, qui
filmait leurs ébats et lui demandait de filmer les siens 12. Elle est
restée, malgré quelques années de détention et un « suivi », sur sa
posture première de femme « soumise » au désir d’un homme. Elle
assurait avant son procès qu’elle ne partageait sa vie (seulement le

12. En même temps que cette femme, une autre femme a été jugée pour des faits
identiques – actes sexuels sur sa propre fille – filmée ou photographiée par le même
homme.
L’ inceste des mères 117

week-end) que pour « s’occuper de lui, pas pour le sexe ». Et elle


continue d’affirmer, après avoir purgé sa peine, qu’il ne s’agissait
que de lui « rendre service ». Et donc pendant dix ans, et sous la
menace « qu’il allait tout mettre sur Internet » (ce qu’il a fait et qui
les fera repérer par les enquêteurs), elle a abusé de sa fille et laissé
cet homme en abuser. Sans avoir rien appris de plus par sa condam-
nation et son suivi, elle exprime comme une satisfaction de s’être
soumise par son aveu à la justice (elle a reconnu tous les faits, mais
nié toute intention perverse), exactement comme elle se satisfaisait
de la soumission à son amant. Cela lui permet de se défendre sur
un mode dénégateur et rigide de n’avoir eu aucun désir sexuel et
aucune satisfaction durant les dix années qu’a duré cette « aven-
ture ». La dimension du plaisir sexuel et du lien avec l’expression
« rendre service » à un homme (ce qu’elle entend comme lui faire
son entretien) est évacuée au profit de la contrition et de la certitude
que c’est « du passé ». Cette anesthésie du désir et cette passivité
sont l’indice d’un rapport conflictuel inconscient à son corps sexué,
sur le mode hystérique, ce qu’ont unanimement décrit les cliniciens
qui l’ont rencontrée avant comme après le procès.
Comme d’autres, cette femme attaque directement le corps de
sa fille pour des actes sexuels dont elle dit qu’ils sont le résultat
d’une « soumission ». Cependant, si la dimension strictement
« perverse » (au sens clinique) est discutable, la conflictualité
montre bien qu’il s’agit d’une jouissance « en creux » : elle sait en
réalité que ces scènes sont exhibées sur Internet par son amant,
tout comme elle sait que ce qu’elle a fait pour cet homme, ce
n’est pas seulement lui « tenir son ménage », mais lui apporter
une enfant docile et la possibilité de profiter de leurs relations
lesbiennes.
Le plus souvent il s’agit de personnalités « frustres », ce qui est
une façon d’éluder, quand le clinicien l’énonce, qu’il pourrait y
avoir une intelligence de la perversité, et de justifier que les inter-
dits moraux sont assez ténus. On ne voit pas pourquoi la faiblesse
de l’instruction ou une précarité sociale justifieraient la perver-
sité ou l’inceste mais c’est pourtant un discours assez souvent
explicite dans les analyses de ces situations. À bien comprendre
le cas de ces deux femmes il ne s’agit pourtant pas d’actes commis
pour des raisons économiques (prostitution) ou parce qu’elles ne
comprennent pas ce qu’elles font (toutes les deux ont la quaran-
taine au moment du début des actes) : elles sont dans le double
mouvement d’un plaisir sexuel et d’une soumission à un amant/
118 Les incestes

voyeur à qui elles donnent un double plus jeune d’elles-mêmes,


ce qui prolonge et maintient la relation avec lui. Il y a à la fois
la jouissance de la soumission et la jouissance du « même », le corps
féminin de l’enfant ou de l’adolescente. Cette dynamique est
une symétrie par rapport à l’homme pervers avec lequel elles
agissent, lequel jouit de « soumettre » ce couple incestueux tout
en évitant lui-même l’inceste dont cependant il capte l’enlace-
ment des images.

INCESTE MATERNEL ET CONFUSIONS FAMILIALES

Dans certaines familles la confusion règne : personne n’est plus


tabou pour personne. C’est dans ces contextes que des femmes
peuvent de la même façon que les hommes séduire et initier des
enfants, ou des adolescents, sur un mode d’appropriation qui
rappelle en effet les temps premiers, dans lequel la question de la
filiation était encore non instituée et où ce n’était pas la relation
sexuée et la génétique qui faisaient partage entre les générations.
On est au-delà du désir et au-delà du droit 13.
Ariane et Amédée : sans tabous
Ariane a déjà 50 ans quand elle est mise en cause par deux de ses
garçons. Le plus jeune âgé alors de 17 ans a été en effet arrêté pour
avoir sodomisé deux de ses demi-frères, lesquels sont les plus jeunes
des huit enfants connus de son père, issus de trois unions différentes.
Elle a été mariée une dizaine d’année avec un homme prénommé
Amédée, dont elle a un fils qui porte le même prénom et une fille.
Amédée a eu auparavant quatre enfants dont un fils, Jules, et une
fille, Nathalie, et deux autres petites filles, mortes dans un incendie
causé par leur mère – ce qui a valu à cette mère de perdre ses droits
parentaux laissant les enfants sous la responsabilité de cet homme
prédateur. Amédée est décédé au moment où les faits sont connus.
On découvre qu’il a incesté tous ses enfants sauf les deux derniers
(qui avait moins de 5 ans à son décès) et que sa femme Ariane savait
tout : elle a assisté aux viols de sa belle-fille Nathalie, et elle savait

13. L’exemple cité est un cas qui s’inscrit dans le pénal. Il y a eu condamnation.
Dans des dossiers de séparations conflictuelles ou de suivis d’enfants maltraités, j’ai
rencontré des cas identiques mais le contexte et les institutions font que la tendance
est de détourner le regard et ne pas élaborer au-delà des questions d’inceste père-
enfant, bien connues et faciles à manier. Hors contrainte et risque pénal, paradoxa-
lement, il n’y a donc pas possibilité d’aller très loin dans les enjeux psychiques.
L’ inceste des mères 119

que sa propre fille, Maddy, était violée régulièrement par son père
dès l’âge de 8 ans.
Ariane a eu des relations sexuelles avec Jules, son beau-fils, de l’âge
de 5 ans à l’âge de 12 ou 14 ans. Comme avec Jules, elle aura des
relations sexuelles avec son propre fils, Amédée junior, fellations et
demandes d’attouchements sur elle quand ils sont petits ; relations
vaginales quand ils deviennent pubères. Jules racontera que, à partir
de 14 ans, il a partagé avec son père une jeune femme de 20 ans,
Adèle – une des nombreuses maîtresses de son père –, cependant
qu’Ariane avait des relations avec un homme qui deviendra le
compagnon de cette jeune femme. Amédée junior a également eu,
à 16 ans, plusieurs rapports sexuels avec Adeline, qui était alors tout
juste majeure, maîtresse de son père, et qui devient la mère de ses
deux plus jeunes frères ; il a été supposé que l’aîné de ces garçons
était de lui et non de son père…
Dans cette confusion générationnelle on voit que les femmes
n’hésitent pas à partager sexuellement avec un « père-amant » les
enfants, les leurs et ceux des autres.
Ariane est une femme démunie, peu scolarisée et alcoolique ; il faut
évidemment tenir compte de sa vulnérabilité et de sa soumission
aux hommes (il semble que son mari l’ait incitée à des relations
tarifées). Elle n’a aucun mécanisme de protection psychique à part
de pauvres dénégations pour ne plus parler de ce qu’elle a vécu, et
confirme cependant sans difficulté ce qu’ont dit les enfants. Elle n’a
aucune compassion à leur égard. Mais les actes qu’elle a commis
puis racontés montrent que, durant plusieurs années, elle a consi-
déré les enfants comme des objets sexuels, soit sur un mode voyeu-
riste en assistant aux actes de son mari, soit en agissant sexuellement
pour sa propre satisfaction. Partenaire d’un homme qui était proba-
blement un grand pervers elle a partagé sa perversité en clivant sa
place de mère et ses désirs de femme, en acceptant des relations
avec des hommes que son mari lui présentait et qu’il regardait faire,
cependant que lui avait des relations avec tous les enfants ou de très
jeunes femmes.
Il n’est pas besoin de commenter longuement cette situation
familiale pour arriver à la conclusion que les femmes, comme les
hommes, peuvent être des initiatrices actives de l’inceste même si cela
reste un impensé social, judiciaire… et clinique. Elles partagent
sciemment père et fils : elles commettent de facto une fusion des
humeurs qui est un des invariants fondateurs de l’interdit de
l’inceste.
Inceste et confusions familiales : Ariane et Amédée
120
Les incestes
L’ inceste des mères 121

Si moralement il y a de la perversité dans ces comportements, ce


n’est pas pour autant qu’il s’agit de paraphilie ou de perversion
au sens clinique. Car l’examen de la dynamique psychique de ces
femmes montre que le fait d’être mère ne les rassure pas sur leur
identité sexuée et n’apaise pas la rivalité inconsciente avec leur
propre mère. Leur comportement sexuel montre, d’une part, une
fixation sur la « découverte », le jeu sexuel infantile sur des petits
garçons, le voyeurisme à l’égard de la reproduction par le père
sur leur fille, double d’elles-mêmes, qui procède d’un comporte-
ment cliniquement pervers. D’autre part, il s’agit uniquement de
leur propre enfant ou de celui du conjoint et donc d’une sexua-
lité endogame consciente. Il s’agit donc d’une ré-incorporation
sexuelle qui les fait fusionner avec une part d’elle-même : se
mettre au niveau de l’enfant, en garder le sexe pour soi, c’est rester
l’enfant. Peut-être que l’hypothèse clinique qui serait intéressante
à mettre à l’épreuve de l’analyse de telles femmes est celle-ci : en
quoi le petit garçon ou la petite fille à qui elles adressent leurs
besoins sexuels est le représentant d’un enfant antérieur (elle-
même ou un autre) sous l’emprise d’une mère omnipotente
(imago inconsciente) ne pouvant les laisser advenir à la sexualité
adulte. Tout comme on peut en faire l’hypothèse pour les pères, à
qui s’adresse cet inceste sinon à la mère primaire ?
G. Bonnet dit que derrière tout homme pervers il y a la femme
perverse et ses méfaits inattendus. Il ajoute : « Si l’on tient compte
du rôle joué par la femme dans l’éclosion d’une perversion patho-
logique, cette réaction [la sanction pénale sévère] prend un sens
tout à fait particulier. Pour le pervers la société tient aujourd’hui
la place de la mère d’origine, de celle qui l’a mis au monde et
qui lui a donné ses premiers soins. D’une certaine façon s’il la
brave, s’il la défie dans ses lois les plus sacrées, c’est parce qu’il
est convaincu qu’elle a agi de cette façon avec lui à une époque
où il n’avait aucun moyen de réagir. En durcissant la peine, le
juge qui représente souvent l’instance paternelle ne fait donc à ses
yeux que prendre le parti de sa mère et relancer une logique de
violence ou de talion que la fonction qu’il incarne a précisément
pour mission de dépasser 14. »
G. Bonnet se tient loin des questions judiciaires, mais sa
remarque vaut son pesant d’expérience, même s’il ne parlait là

14. G. Bonnet, op. cit.


122 Les incestes

que des pervers, alors que la plupart des personnes dont nous
parlons ne sont souvent que des personnes agissant au sein d’un
système familial pervers, donc ne sont pas psychologiquement
perverses. Si les femmes ont, encore plus que les hommes, du
mal à comprendre la sanction pénale dans les cas d’inceste, c’est
qu’elle ne fait pas sens là où il faudrait ; elle ne leur permet pas
d’advenir au statut d’adulte génital, en déconstruisant le système
familial qui a « autorisé » l’inceste, puisque le système en tant que
tel n’est pas condamné – même très rarement évoqué au cours de
la procédure – et donc seule la personne est visée par la condam-
nation. Or, si elles avaient été seules, des femmes comme Ariane
ou Francine n’auraient pas agi ainsi.
Pour conclure et résumer nos propos sur les mères inces-
tueuses – pour lesquelles singulièrement aucun des auteurs qui
ont classifié les incestes n’a produit de catégories –, on distin-
guera de façon purement descriptive :
– la complicité « simple » qui consiste à « ne pas savoir » ou à ne pas
interpréter les signaux envoyés par l’enfant ou à ne pas s’étonner
de l’habitude de son compagnon d’entrer dans la salle de bains
quand l’enfant, notamment une jeune fille pubère, s’y trouve. Il
s’agit là d’une passivité ayant pour origine soit la répétition soit le
non-fantasme de l’inceste, au sens où l’entendait Racamier, c’est-
à-dire que la pensée de l’inceste est tout simplement barrée pour
des femmes qui, la plupart du temps, ont pourtant été victimes ;
– l’association perverse par laquelle une mère utilise un de ses
enfants, fille ou garçon, qu’elle va initier pour satisfaire son
amant ; sans être elle-même perverse, elle tire satisfaction de la
perversion de l’homme. Il s’agit là de couples « maléfiques »,
comme dit la presse à scandale, équivalents de ce que sont les
couples de prédateurs non incestueux ;
– l’inceste au sein d’un groupe familial confus et pervers, comme
nous en avons déjà donné plusieurs exemples.
Quant au soubassement psychique de ces passages à l’acte on
retrouve toute la gamme des traumas et autres conséquences
de violences (sexuelles ou non) vécues dans l’enfance qui est la
fabrique des mères maltraitantes. La détermination de ce qui
conduit à l’inceste plutôt qu’à une autre forme de passage à
l’acte sur autrui (spécialement les enfants) reste une affaire de
sujet particulier dans une histoire particulière : théoriser que
tel vécu conduit à produire tel type d’agresseur(euse) a, me
L’ inceste des mères 123

semble-t-il, peu d’intérêt, car conduisant à une pensée causale,


anti-clinique. À l’appui de ce refus des classifications théoriques
au profit d’une simple mise en ordre descriptive des figures les
plus récurrentes, il suffit de regarder les études longitudinales
sur les déterminants psychosociaux des maltraitances. Elles
ont montré la relativité de ce qui « produit » tel ou tel type de
maltraitance 15.
Donc les hommes et les femmes agissent l’inceste. Comme les
études publiées montrent que, parmi les jeunes enfants victimes
de violences sexuelles incestueuses, il y a presque autant de filles
que de garçons, la reproduction n’aurait rien d’étonnant. On
peut du moins le supposer, compte tenu qu’un certain nombre
d’auteurs de viols et d’agressions (mais nous n’avons des études
que sur les hommes) ont été victimes dans leur enfance. En
fait et sans recourir au « qui a été agressé agressera », c’est le
fondement même de l’interdit qui explique que les femmes
soient très présentes dans l’agir incestueux : elles portent les
enfants et partagent donc leurs substances de façon longue avec
chaque enfant, qui ne peut advenir à la vie sans elle, sans une
part d’elle, sans traverser physiquement son sexe. La question
de cette « part de la mère » est déterminante dans le dessein
incestueux. Cependant les mères sont assez souvent victimes de
violences, et sont le plus souvent dominées par leurs conjoints,
et donc dans l’inceste elles n’ont ni le même intérêt ni la
même place que les hommes. Plus souvent organisatrices du
système familial incestueux, même si c’est dans un processus
inconscient, elles sont aussi confrontées inéluctablement à
l’identique : céder (symboliquement) sa place de mère à sa fille
quand celle-ci se génitalise et devient « identique », potentiel-
lement procréatrice, les confronte à la question du « même ».
Or, certaines n’ont jamais pu s’identifier/se séparer de leur mère
à l’adolescence et ont choisi inconsciemment un homme ayant
cette problématique symétrique à la leur, face à l’imago mater-
nelle omnipotente.

15. J. Brown, P. Cohen, J.G. Johnson, S. Salzinger, « A longitudinal analysis of risk


factors for child maltreatment: Findings of a 17-year prospective study of officially
recorded and self-reported child abuse and neglect », Child Abuse and Neglect, vol.
22, no 11, 1998, p. 1065-1078.
124 Les incestes

Notre société – parce que les femmes sont trop souvent les
victimes – a tendance à oublier qu’elles aussi ont des capacités de
violence. L’énonciation constante que la prédation sexuelle est le
fait des hommes, que l’inceste paradigmatique est l’inceste père-
fille, etc., ne facilite pas la compréhension de ce qui se passe dans
les familles et de la part des mères dans l’inceste. Il faudrait relire
d’un autre œil la clinique du quotidien dans les dossiers des juges
des enfants : on se reportera notamment aux cas cités dans le
chapitre 2 et plus généralement à la place que les mères occupent
dans les violences et les négligences sur les enfants en général 16.
Il faut chercher à comprendre pourquoi ces mères qui, parfois
ont elles-mêmes été victimes de leur frère ou leur père, se sont
tues, et pourquoi elles ont pu envoyer leurs enfants en vacances
ou en week-end chez leur propre père ou leur oncle incestueux,
sous les yeux de leur propre mère, elle-même aveugle et muette
sur ce que leurs filles ont vécu. C’est un enjeu essentiel pour
sanctionner, non au sens de la sanction pénale, mais au sens
d’imposer une pause et une marque sur cette dynamique. Cela
oblige à accepter l’idée qu’elles nient la dimension du désir de
l’inceste subi, dont tout un chacun sait en son intime qu’il ne
s’éteint jamais. Elles ne pensaient pas qu’il recommencerait ?
Leurs enfants sont les enfants de ce « Non » là : non au lien
particulier qui les unit en tant qu’enfant à leur mère, laquelle
n’a jamais pu les interdire à leur père ; non au désir dont elles
ont été l’objet ; non à la reconnaissance que tout enfant est aussi
un enfant d’un désir œdipien inconscient. Elles admettent l’in-
ceste comme l’ensemble de notre société l’admet : rabattu sur
le sexuel. En apparence, car certaines ne porteront pas plainte,
quand elles ne dissuaderont pas carrément leur fille de le faire.
« Je ne voulais pas porter plainte, nous habitons une petite ville »,
me dit l’une de ces jeunes filles victime d’une répétition étendue
sur près de quarante ans, justifiant aussi que sa grand-mère ne
l’ait pas fait pour sa mère. Dans ces cas de figure, le désespoir
des enfants ou des adolescentes est immense, puisqu’elles sont
enfermées dans une plainte sans fin, pour savoir d’où et de quel
désir au juste ils/elles sont issu(e)s.
Si l’on tient compte de cette place des mères dans l’inceste, il
devient alors compréhensible et incontournable de pouvoir

16. J.L. Viaux, La haine de l’enfant, Paris, Dunod, 2020.


L’ inceste des mères 125

accéder à ce que j’estime être la nécessaire condition d’un travail


clinique – qu’il soit d’investigation diagnostique ou de thérapie – :
l’ensemble du « groupe familial », terme du langage social, c’est-
à-dire au « psychisme familial », terme du langage clinique, car ce
groupe familial est la scène du crime incestueux. Mais le psychisme
familial, s’il est le lieu du crime, en est aussi l’auteur : c’est là qu’il s’est
conçu, construit. Et il en est la solution, car c’est là, et uniquement là,
que se dénouera le fantasme de Jocaste.
6

Les beaux-pères,
les oncles et les autres

Le terme « abus » vient du latin abusus ; il est cependant très décrié


concernant les « abus sexuel », terminologie devenue discutable
par la faute de l’anglais par lequel le terme est passé (sexual abuse)
et a été mal compris une fois retraduit : abuse anglais signifie
bien l’abus de pouvoir et l’expression renvoie correctement à
une violence. J’ai souvent entendu critiquer cette terminologie
lors de conférences, et les associations de défense des victimes le
contestent vigoureusement. Non sans raison puisque son accep-
tion banale serait désormais qu’un abus est un excès d’usage, ce
qui, concernant la sexualité forcée, le viol, est évidemment inac-
ceptable. C’est regrettable car, lorsqu’on consulte le dictionnaire
latin-français Gaffiot, on constate que le terme abusus signifie en
réalité « utilisation d’une chose jusqu’à son épuisement, consom-
mation complète », ce qui est assez exact quand un sujet humain
consomme littéralement la sexualité d’un enfant ou d’un plus
faible que lui, jusqu’à le détruire. D’autant qu’il y a bien un abus
de pouvoir, origine et moyen de cette consommation de la sexua-
lité pour ceux qui ne sont pas dans un rapport d’autorité avec
l’enfant.
Cette remarque est nécessaire pour introduire ce chapitre qui, sans
être exhaustif, montre des figures de l’inceste liées à des positions
128 Les incestes

dominantes qui ne sont pas directement celles de l’ascendance. Si


le père et la mère éduquent et disposent de ce fait d’un pouvoir
qui va de soi, pour les autres c’est une prise de pouvoir, quel qu’en
soit le moyen, et en ce sens il y a bien un abus qui est inaugural
de l’agression ou du viol.
Quelle est la particularité de ces incestes par des beaux-pères, des
oncles, des cousins, etc. ? Plus que les pères ou les grands-pères,
les beaux-pères utilisent leur qualité de « non père » pour se poser
en amoureux. Parfois même ils énoncent, comme s’ils n’étaient
que des amants ordinaires, que c’est la fille et non la mère qui
les attirait. Alors que chez les oncles ou les cousins comme chez
les beaux-pères on va trouver, parfois revendiqué mais surtout
raconté par les victimes, le fantasme agi de l’initiation : ils
prétendent faire l’éducation sexuelle de leurs victimes, filles ou
garçons, reproduisant assez souvent ce que fut leur propre initia-
tion et on trouve ainsi une concaténation d’incestes sur plusieurs
générations. Enfin ce qui est plus spécifique, et encore plus nié
par leurs auteurs que d’autres cas de figure, c’est que certains cas
sont nettement des entreprises vindicatives : le sujet exerce une
vengeance, dont il faut comprendre à qui elle s’adresse.

LES BEAUX-PÈRES « AMOUREUX » : LA FILLE POUR LA MÈRE

Existe-t-il une différence entre l’inceste par les beaux-pères et


ceux commis par les pères ? Du point de vue des victimes on
pourrait penser qu’il est quand même plus facile de dénoncer le
compagnon ou ex-compagnon de la mère que son « vrai » père.
Mais l’expérience montre que non et que la peur est la même.
Pour l’auteur, en revanche, il est plus facile de penser que ce
n’est pas sa fille ou son fils, et encore plus de prétendre que elle/
il l’a séduit, mais ce n’est pas la seule « justification » avancée. Au
contraire, certains revendiquent que les ayant toujours considérés
comme tels, il s’agit bien de « leur fille » ou de « leur fils ». Du
point de vue des femmes ou compagnes de ces auteurs, on pour-
rait croire aussi qu’il est plus facile de se détacher d’un homme
qui les a trompées avec leur propre enfant et qui souvent n’est pas
moins violent avec elles qu’avec les jeunes victimes, mais certaines
vont pourtant s’en prendre à leur enfant et soutenir l’agresseur.
Toutes ces apparentes évidences sont donc relatives et doivent
être examinées à l’aune de la clinique du quotidien, au plus près
Les beaux-pères, les oncles et les autres 129

de ce qu’en ressentent les personnes concernées, à commencer par


les victimes.
Longtemps l’inceste par le beau-père n’était nommé ainsi que par
les cliniciens experts devant les tribunaux, avec parfois quelques
difficultés à se faire entendre, car la force de l’idée de l’inceste
« paradigmatique » était opposée à cette dénomination. Depuis
la parution de La familia grande par Camille Kouchner 1 le grand
public comme les médias utilisent le terme « inceste » pour une
agression sexuelle par un beau-père, d’autant que la loi depuis
2016 prévoit que le concubin qui détient de fait ou de droit
une autorité sur l’enfant est interdit de relation sexuelle avec cet
enfant. Cette interdiction est identique (jusqu’à la parution d’un
prochain texte légal…) à celle portant sur n’importe quelle relation
incestueuse. Cependant, si ce beau-père a des relations sexuelles
consenties avec un ou une enfant majeur(e) de sa compagne ou
ex-compagne, et même s’il l’épouse (le mariage suppose consen-
tement face à l’officier d’état civil), il ne franchira aucun interdit
social. Du moins la justice n’aura rien à en dire, pas plus qu’elle
n’a rien à dire contre le mariage ou l’alliance sexuelle de deux
personnes majeures, enfants n’ayant pas de liens biologiques
issus de deux couples différents, mais dont deux parents se sont
mis ensemble et les ont élevés comme frère et sœur. C’est ainsi
qu’on arrive à des situations étranges comme celle de la famille de
Pierre (cf. chap. 2) où un homme a pu devenir, sans être inquiété
pour cela, le père de deux enfants qui sont les petits-enfants de sa
femme légitime, puisque le fruit de ses relations avec sa belle-fille
majeure, et qui ont donc pour frères et sœurs les autres enfants
issus de son couple, et donc leurs oncles et tantes.
Le plus singulier chez les beaux-pères devenus incestueux est
leur revendication d’être amoureux, créant une confusion qui
« sur-victimise la victime ».
« Si je ne pouvais l’aimer comme un père je pouvais comme un
amant » déclare Lélian, 30 ans, beau-père de la jeune victime, Jil,
13 ans, qui se déclare « consentante » en expliquant « je le trou-
vais beau et il était gentil avec moi, je reconnais que cette situation
me plaisait même si cela me gênait par rapport à ma mère ». Et
cependant elle profitera de l’intervention d’une psychologue dans
sa classe pour dénoncer cet inceste. Ce beau-père a bien conscience

1. C. Kouchner, La familia grande, Paris, Le Seuil, 2021.


130 Les incestes

et reconnaît que cette relation qui a duré environ un an n’est pas


normale ni acceptable, mais sans en comprendre la nature inces-
tueuse. Ce n’est pas seulement l’agresseur mais aussi la mère de cette
jeune fille, et même son petit frère qui décrivent ses attitudes « exhi-
bitionnistes » (« maman on voit les fesses de Jil » s’exclamait le petit
garçon de 6 ans auprès de sa mère). Tous disent aussi la façon dont
elle provoquait son beau-père en jouant avec lui, ou restait présente
avec une insistance agressive quand sa mère et lui s’embrassaient
comme si elle était « jalouse ». Il s’agit là d’attitudes qui supposent
une réaction éducative de la part des parents qui, en l’occurrence,
n’a pas eu lieu. La mère de Jil en est consciente et s’en veut de n’avoir
pas interprété correctement ce qui se passait.
En effet, la survenue de la puberté réactive les pulsions libidinales
adressées aux parents dans la phase d’enfance dite « œdipienne »,
à la fois dans une identification au sexe d’appartenance, et dans
le désir/crainte de la réaction du parent de l’autre sexe. La décou-
verte des transformations du corps, activant la génitalité, les
remaniement identitaires provoquent des rapprochements et des
« adresses » amoureuses qui, normalement, sont gérés affective-
ment par les parents. Il s’agit banalement d’une mise à l’épreuve
du renoncement et de l’identification (d’où des complicités et des
affrontements classiques à l’adolescence). Les adultes, notamment
les beaux-parents, sont du coup des cibles de choix de ces désirs
non mentalisés puisqu’ils ne sont que des « presque parents ».
Sauf que, quand cela rencontre leur propre problématique, ils
n’assument plus leur rôle de parent substitutif.
La problématique de Lélian est une problématique adolescente. Il
est resté le petit garçon de ses parents dont il est très proche, rêve
encore de son premier amour et ne parvient pas à penser que Jil n’est
pas son égale, ce qu’il autojustifie en parlant de sa grande taille pour
son âge. Il a été séduit par cette jeune adolescente qui est d’autant
plus en quête d’un lien de rivalité avec sa mère qu’elle ne connaît
pas son père géniteur. Ce dernier ayant abandonné sa mère enceinte
d’elle, cette maman n’a jamais voulu dire qui il était, et persistera
d’ailleurs dans son silence même après cet inceste.
Dans cette configuration au lieu de se trouver face à un père
« tiers », capable de la laisser à sa place d’enfant, Jil se trouve
face à un homme qui a 30 ans et un désir coupable, celui de
rester « comme elle ». Il en entend qu’elle se hisse à son niveau
de séduction sexuelle quand c’est lui qui se met au niveau de
Les beaux-pères, les oncles et les autres 131

l’adolescente, entraînant encore une fois la construction d’un


schéma de confusion entre tendresse et sexualité. Et cette adoles-
cente va se retrouver du coup pendant un temps à croire en effet
qu’elle est consentante par assimilation de cette confusion (cf.
chap. 9) en trouvant un « père » où il n’est pas. Comme dit un
autre de ces beaux-pères incestueux « si on y réfléchit bien, c’est
idiot ». Pour autant Lélian ajoute : « Comment on en est arrivé
là ? J’en sais rien », en mettant donc les désirs cachés de l’ado-
lescente victime au même niveau que les siens. Il sait pourtant
qu’en lui promettant des petits avantages il obtenait d’elle ce
qu’il voulait, parce que sa perception – ou plus exactement sa
construction psychique de la sexualité – est celle de l’échange.
Bien que cette perception soit quelque peu antinomique avec
un réel attachement amoureux, il fait partie de ses hommes qui
disent et croient avoir agi « par amour ». Il est nécessaire alors
de regarder comment ces hommes se sont comportés, depuis le
début de leur relation avec la mère de leur victime, et ce que cela
signifie pour eux d’être « amoureux ».
D’une façon générale, ces hommes-là n’ont pas eu une enfance
perturbée par la violence ou l’agression contre eux. Au contraire,
leur examen montre de façon très constante des histoires de
familles unies, une idéalisation des parents, une enfance déclarée
« heureuse ». L’attachement à leur milieu familial et l’apparence
de banalité de leur existence sont connexes de l’absence de
troubles psychologiques. Même si, parfois, l’alcool vient servir
d’excuse autoproclamée à certains d’entre eux, pour expliquer leur
comportement déviant envers leur belle-fille, cela vient surtout
justifier quelques coups de colère, pour masquer à la famille leur
« choix amoureux ».
Quelle est alors la dynamique sous-jacente à ces actes ? Comme on
l’a vu dans le cas cité plus haut, il s’agit très souvent de l’ambiguïté
du désir, ce qui est profondément mais banalement humain : la
trace de la première séduction et l’immaturité psychologique de
l’agresseur lui ont fait choisir (évidemment à son insu) une femme
un peu plus âgée que lui, souvent ayant déjà un enfant, dans
lequel ou laquelle il reconnaît rapidement sa propre image adoles-
cente. L’émoi amoureux premier est une empreinte. Ce moment
où l’adolescent qu’ils ont été a pu se détacher de l’objet premier
d’amour – le parent – est un moment-clé (qu’il est d’ailleurs diffi-
cile de leur faire évoquer). Ce moment n’a pas été satisfaisant et
132 Les incestes

c’est de pouvoir le revivre qui déclenche cette séduction. Bien que


cela n’apparaisse en rien évident, il s’agit bien d’amener l’adoles-
cente à consentir et à partager ce sentiment et ce désir.
Ainsi Gontran s’est remarié avec une femme de son âge, veuve très
jeune comme sa propre mère l’a été, qui est déjà mère de deux petites
filles. Il commence à avoir des relations avec Erica l’aînée, 13 ans à
l’époque, au moment où naît sa propre fille issue de cette union.
Régulièrement, au rythme d’environ une fois par mois, il a avec elle
des relations sexuelles. Relations très banales au demeurant, quelques
caresses et une pénétration vaginale sans aucune variation ni mise en
acte de fantaisies érotiques. Au bout de quatre ans, et alors qu’il s’al-
coolise de plus en plus et fait des scènes de quasi-jalousie à celle-ci
(alors qu’elle ne sort avec aucun garçon), il met au défi sa belle-fille
de révéler ce qui se passe, ce qu’elle fait dans un moment de tension.
Sa jeune sœur qui a aussi subi des caresses de son beau-père le savait,
puisque Erica avait dit devant elle et sa mère quelques années aupa-
ravant « en fait il couche avec moi », puis s’était rétractée. Si cet
homme reconnaît les faits, il entend partager la faute avec Erica,
laquelle va déclarer assez vite qu’après les toutes premières fois elle
prenait du plaisir à ces actes, les décrivant même explicitement. Elle
maintiendra cette déclaration courageusement jusque devant la cour
d’assises, tout en disant clairement que les premiers actes étaient des
viols. Mais ce faisant elle s’est attirée la haine de sa mère qui écrira
à son mari : « Je ne vous pardonne pas ce que vous m’avez fait. »
Elle retirera cependant sa demande en divorce et sa constitution de
partie civile pour ses filles, obligeant Erica devenue majeure à pour-
suivre seule. Quant à Gontran qui reconnaît, tout en minimisant, il
parvient peu à peu à expliciter comment il vivait cet inceste : « Elle
était à moi, c’était ma maîtresse. » « J’aimais ma femme, mais j’ai-
mais ma belle-fille, ma maîtresse c’est différent, ce n’est pas le même
amour. » Il ajoute même qu’il aurait pu « partir avec elle » tout en
commençant à lui reprocher d’avoir le même caractère dominant
que sa mère : « Elle prenait le pouvoir sur moi, c’était devenue une
petite femme, j’en avais marre. » Il n’avait pas envie de sortir de
cette situation consciemment mais il a été l’instigateur de la révéla-
tion, ce qui est moins étonnant qu’il y paraît : peut-être s’il n’avait
pas été arrêté aurait-il recommencé avec la cadette ou sa propre fille.
Cette figure de l’inceste est celle d’un homme qui veut en effet
pouvoir être amoureux éternellement sur le mode adolescent. Les
deux femmes avec lesquelles il s’est marié l’ont dominé sur le plan
du caractère (ses proches, amis et famille, en témoigneront). Aussi
quand sa « relation » avec celle qu’il nomme sa maîtresse (dont il
Les beaux-pères, les oncles et les autres 133

parle une fois comme de sa « seconde épouse ») devient une rela-


tion trop adulte, que cette jeune fille devient trop « femme » et
même demandeuse, de son propre aveu, il est dans une impasse.
Ce qui a été la fabrique de l’inceste dans son cas, comme dans le
cas de Lélian, provient d’une identification à l’adolescente, parce
que leur sexualité en est restée à l’adolescence, et de l’impression
d’être payé de retour : séduites, ces jeunes filles leur renvoient
en quelque sorte l’affect. En effet, elles ont besoin d’un père,
mais évidemment d’un père affectif barré sexuellement. L’enjeu
psychique est de pouvoir éprouver sur le seul plan des affects et
des émotions la rivalité (symbolique) avec leur mère afin de se
détacher du père, dont la place est alors de signifier l’interdit,
et ainsi constituer une identité féminine autonome. Dans ce
mouvement elles offrent sans le savoir à un beau-père immature
une image de séduction… qui ne lui est pas destinée. Une fois
encore c’est la confusion qui permet l’inceste : c’est à leur mère
que s’adressent ces jeunes filles qui font assaut de tendresse et
exhibent, comme Jil, leur féminité naissante. Elles répondent à
l’homme faisant fonction de père, non pour le sexe, mais pour
faire savoir à cette femme qui est leur mère qu’elles ont compris,
et qu’elles aussi sont ou seront femmes. Malheureusement pour
elles, quand cet homme, beau-père (mais cela peut être un oncle)
est au même stade de développement psychique qu’elles, la dérive
incestueuse devient possible : d’une part, parce qu’il n’a pas cessé
de vouloir découvrir et comprendre cette féminité ; d’autre part,
il ne parvient pas à assumer cette rivalité avec la mère et à signi-
fier l’interdit. Donc ce beau-père répond sur le même mode de
la séduction comme s’ils étaient des égaux, au lieu de l’aider à
garder sa place de fille, tout en la laissant devenir femme avec
d’autres. D’où ces déclarations étranges de beaux-pères « amou-
reux » considérant leurs belles-filles comme sexuellement séduc-
trices et disponibles, affectivement et socialement à leur niveau,
au point de pouvoir manipuler leur consentement. Ce n’est ni à
l’inceste, ni à la sexualité qu’elles consentent en ayant du plaisir
comme Erica, mais à la collusion de rivalité avec une mère domi-
nante. Du coup les mères, comme celles d’Erica, réalisent assez
souvent qu’elles ont été trompées autant par leur fille que par leur
mari : leur agressivité haineuse, leur non-soutien à la victime (qui
peut scandaliser…) est une façon de reprendre la main moins par
culpabilité de n’avoir rien vu, que pour garder ce qui est crucial
134 Les incestes

pour leur propre féminité : un homme-adolescent qui les assure


de n’être pas hors du champ du désir.
Cette dynamique de l’inceste est particulièrement dramatique
pour les victimes qui sont souvent isolées, et même prises à partie
par leur mère mais aussi par l’ensemble de leur famille.
Ainsi la mère d’une jeune fille, qui à 15 ans a dénoncé son beau-
père, dit lors de son audition ne pas croire à cette histoire, envoie
des messages de soutien à l’agresseur incestueux et fait témoigner
toute la famille en sa faveur. Malgré ses dénégations cet homme, en
plus d’agresser sexuellement cette jeune fille, la poursuivait de façon
très explicite de son prétendu « amour » : son téléphone comportait
différents SMS de son beau-père avec, notamment, les mentions « je
t’aime ». De plus les enquêteurs ont retrouvé une carte de vœux
qu’il lui avait envoyée, et qui comportait cette phrase : « Je te fais un
bisous sur les fesses et non sur la joue, vite tu peux ouvrir tu as une
surprise qui t’attend dans l’enveloppe. Ton beau-père qui t’aime. »
Cette jeune fille se verra agressée jusque devant la cour d’assises
qui condamnera son beau-père à quatorze ans de réclusion : « Le
groupe familial était très agressif, la mère a dit à la barre “je n’ai
plus de fille”, le grand-père qu’il n’avait plus de petite-fille, elle a été
insultée dans la cour du Palais » explique son avocate, au point que
le président de la cour avait fait venir un renfort de policiers pour
éviter des débordements à la sortie.
Les prétendus « amoureux » sont en effet aimés par un entourage,
qui ne les a certes jamais vu être violents physiquement avec la
victime, mais qui surtout font la même confusion que la victime
entre affection et abus. Quant aux mères, elles sont parfois telle-
ment jalouses – sans se le formuler ainsi – de leur fille qui ont,
dans leur esprit, « séduit » leur conjoint, qu’elles exercent une
sorte de vengeance en les dénigrant et en soutenant le conjoint.
Elles occultent qu’il est un adulte et que ses déclarations d’amour,
dont on retrouve les traces, montrent bien qu’il les a délibérément
trompées. Loin de faire douter la justice, cette haine très explicite
de l’entourage, à l’égard d’un enfant victime, devrait au contraire
renforcer la conviction qu’il est bien victime, non seulement d’un
homme mais d’une entreprise incestueuse familiale. La haine est
l’autre face de l’amour familial perverti.
Les beaux-pères, les oncles et les autres 135

LES INITIATEURS

Plus souvent que les pères, les beaux-pères mais aussi les
oncles – parfois les grands-pères – se posent en « initiateurs »
de la sexualité de l’enfant. Comme ils ne sont pas un parent/
éducateur direct cette posture présente l’avantage de mettre la
victime dans une position psychique très complexe, qui lui rend
difficile de dire ce qui se passe : la curiosité sexuelle est une donnée
constante du développement humain, trop souvent oubliée, voire
contestée 2. L’idée que les enfants jusqu’à un certain âge sont des
« anges », donc sans sexe et sans désir, pour archaïque qu’elle soit,
chemine encore dans la tête de pas mal d’adultes et facilite d’au-
tant plus les initiations criminelles des enfants. Or, l’humain est
un être sexué dès la naissance et les questions qu’il se pose sur la
sexualité commencent très tôt : la différenciation anatomique des
sexes déclenche des questions que l’enfant n’explicite pas comme
telles, mais le pousse rapidement à observer, à se poser la question
de ce qui a précédé sa naissance, etc. Si cela n’agite pas en perma-
nence le cerveau des enfants, il est des moments particuliers tout
au long de la vie de l’enfant qui viennent réveiller cette curiosité ;
de ce fait, quelqu’un qui se pose en « initiateur » vient (sans en
être conscient) percuter cette curiosité.
Concernant spécifiquement les beaux-pères, il ne faudrait pas
oublier que leur arrivée auprès de la mère des enfants réveille la
question sexuelle. Que l’enfant ait demandé et compris ou non
« comment on fait les bébés », le fait qu’un homme à nouveau
partage le lit de sa mère, et que cet homme ne soit pas son papa
est immédiatement une source de questions auxquelles les adultes
répondent rarement. La sexualité des parents est en effet l’une
des empreintes qui source la sexualité de l’enfant. Il n’est donc
pas surprenant que, quand un homme met ses désirs sexuels
au niveau des interrogations de l’enfant, celui-ci en soit rapide-
ment prisonnier puisque même si les actes ne lui plaisent pas,
qu’il n’en tire pas de satisfaction, le fait même du secret que lui
impose l’agresseur percute cette curiosité sur ces choses qu’on
ne dit pas. À la période pubertaire où l’identité sexuelle et l’ap-
parence physique de son sexe biologique sont parfois difficiles,

2. Si cette curiosité sexuelle, à tout âge, n’existait pas, les entreprises de pornographie
auraient fait faillite depuis longtemps…
136 Les incestes

inquiétantes, remettant en cause l’estime de soi, le ou la jeune


adolescente se voit reconnaître contre son gré comme objet de
désir, rival(e) éventuel(le) d’un parent – ce qui pour être doulou-
reux n’en est pas moins une position psychique qui nécessite de
pouvoir parler pour comprendre que l’on est abusé, trompé par
cette affirmation que ces actes sont un « apprentissage utile ».
« Il m’a tout appris sur la sexualité progressivement » dit ainsi
une adolescente de 13 ans dont le beau-père a commencé par
se montrer nu devant elle, avant de lui faire visionner des films
pornographiques, puis de lui demander des caresses sexuelles
sur lui avant de s’attaquer directement à son sexe. Ce schéma
initiatique est le signe d’une entreprise à la fois déterminée et
manipulatrice car il s’agit, comme le dira cette adolescente, de
l’amener peu à peu à trouver du plaisir sexuel, ce qui permettra à
l’initiateur de dire qu’il n’a fait que répondre à cette demande et
que c’était partagé.
Trois exemples pour montrer comment ces hommes qui d’une
façon générale ne pensent pas « inceste », puisqu’il ne sont pas les
pères des enfants, prennent cette posture d’initiateur.
Ainsi Derek, qui a agressé quatre de ses neveux pendant plusieurs
années, chacun ayant entre 8 et 10 ans au moment du début des
faits, dit à celui qui lui fera stopper ces agressions : « Je l’ai fait
pour vous faire du bien, pour que vous vous sentiez bien auprès
des femmes. » Les quatre garçons, victimes reconnues, racontent le
même scénario. Il a procédé systématiquement par des stimulations
sexuelles (il dit à l’enquêteur « ça a commencé par de la sensibi-
lisation »), en les accentuant progressivement au fil du temps, ses
rencontres avec eux étant épisodiques : main sur le pantalon, puis,
à la piscine, regards insistants et main sur le slip, présence dans la
cabine de déshabillage avec quelques caresses. Puis quand ils sont
chez lui des demandes de se faire caresser, jusqu’à obtenir quelques
fellations réciproques et enfin, pour l’un d’entre eux, des pénétra-
tions, plusieurs années après le début des actes. Derek a lui-même
été initié à la sexualité vers 8 ou 10 ans (ses souvenirs sont imprécis)
par un voisin et ne s’est marié qu’après une brève liaison homo-
sexuelle avec un cousin après sa majorité. Il ne cache pas la motiva-
tion de ces actes qui n’est ni strictement pédophile, ni un vrai désir
homosexuel : il voulait « savoir si c’était dans un développement
normal ou si ça passait, si c’était pareil le déroulement de la sexualité
chez lui [son neveu] ».
Les beaux-pères, les oncles et les autres 137

« Il nous a dit que c’était à lui de faire notre éducation sexuelle »


racontent les deux belles-filles de Barnabé à la barre des assises. Cet
homme s’est mis en ménage avec une femme plus âgée que lui, mère
de deux petites filles et d’un garçon. Il n’a que dix ans de différence
avec l’aînée des filles et commencera à l’initier à l’âge de 11 ans.
Lui-même avait été séparé de sa mère dès l’âge de 3 ans. Il n’a jamais
connu la raison pour laquelle sa mère n’a pas pu ou pas cherché à le
revoir après s’être séparée de son père, et alors qu’il avait une fratrie
restée auprès d’elle. Barnabé, une fois dénoncé par l’aînée des filles
de sa femme, a reconnu et a dit vouloir « assumer » mais avec un
minimum d’explication : il les trouvait « plus femmes que filles » (à
9 ans…). Cette remarque qui peut paraître anodine ou défensive
ne l’est pas. Barnabé s’est en effet exhibé devant une femme (et a
été condamné pour cela), ce que ses belles-filles ont su. Cet acte se
situe à l’époque où il commence à aller voir sa belle-fille nue dans
la salle de bains et à l’entreprendre avec quelques caresses. « J’étais
entièrement nue. Il me caressait partout en me disant que je devais
me laisser faire que cela faisait partie de mon éducation sexuelle. »
Quand il a commencé à pratiquer des pénétrations il disait à cette
jeune fille alors âgée de 13 ans : « C’est à moi de faire ça, laisse-toi
faire. »
Noémie, 12 ans, déficiente et scolarisée dans une école adaptée pour
cette raison, ce que son beau-père ne peut ignorer, a été victime
depuis plusieurs années de celui-ci. Elle raconte : « Il m’a dit on va
jouer à un petit jeu comme cela je saurai tout quand j’aurai 18 ans. »
« Je l’aime bien il m’achète des Barbies, des affaires, il est très câlin,
il veut se marier avec moi quand j’aurai 18 ans, il m’apprend des
choses. » Cependant elle n’aime ni qu’il tente de lui faire faire des
fellations ni qu’il exige qu’elle soit nue, sans pour autant résister
quand il la pénètre. Ce n’est que quand il s’en prend à sa petite sœur
que la révélation aura lieu.
Ces trois cas de figure posent bien évidemment la question de
savoir ce que ce prétexte de l’apprentissage recouvre dans la dyna-
mique psychique de l’auteur. Quel est le besoin psychique qui se
traduit par l’envie d’initier à la sexualité, puis de profiter sous ce
prétexte de la sexualité d’enfant ou d’adolescent ? La diversité des
situations rend la généralisation difficile, sauf à vouloir faire des
typologies artificielles, mais quelques particularités peuvent être
listées pour en tirer leçon.
a) Le discours initiateur est utilisé comme un discours ad usum
pour se justifier auprès d’enfants, qui ne sont pas le moins du
monde attirés par ces actes, mais pas seulement ; il permet à
138 Les incestes

cet adulte de se placer en « premier », c’est à lui que revient en


quelque sorte la virginité de l’enfant.
On aurait tort de ne pas comprendre ce que ce fantasme de virgi-
nité, soigneusement caché par les auteurs d’inceste derrière le
discours « initiateur », signifie ; on l’entend d’autant mieux quand
précisément les adolescents victimes parlent de leur « premier
rapport » avec un pair d’âge ou du moins une personne après
(voire pendant) avoir subi l’inceste. D’une certaine façon cet acte
choisi devient le vrai départ de leur vie sexuelle, sans effacer le
viol physique de leur virginité, parce qu’il remet le désir premier
à sa place. Cette posture de penser que la vie sexuelle commence
avec un acte choisi 3 et non subi, qui est souvent psychiquement
salvateur (et permet nombre de révélations), vient percuter le
fantasme de l’autre, l’auteur, qui a cru pouvoir s’emparer de la
virginité. Car il faut être clair sur cette question : le fantasme de
la préciosité de la virginité est un fantasme partagé et encore tota-
lement actuel et universel. La preuve par son contraire, voire par
l’absurde : notre pays souhaite légalement interdire les certificats
de virginité (donc il s’en fait…) et la médecine pratique depuis
bien longtemps l’hyménoplastie (donc cela est nécessaire pour
aider des jeunes femmes). Il y a ainsi une persistance très forte de
ce que je nommerais « besoin de virginité » et non tabou de virgi-
nité comme disent les anthropologues. Ce besoin qui accorde
une valeur inestimable, morale ou religieuse, au premier rapport
sexuel et au déchirement d’une membrane, dont l’utilité physio-
logique est à peu près nulle, est surtout socialement l’une des
marques des dominations masculines sur le féminin. Mais elle est
surtout la marque d’une confusion assez universelle, soigneuse-
ment cultivée par toutes sortes de religions, entre l’acte et le signi-
fiant, entre sexe génital et sexualité humanisée. « Humanisée »
signifie que cette sexualité est choisie, partagée et commandée par
la jouissance du désir et non celle des organes. L’emprise sur cette
« première fois » n’est pas uniquement le moment où l’homme
pénètre le sexe de l’enfant, effracte l’hymen, ou se fait prendre
le sexe (fellation) par lui. Les victimes racontent bien d’autres

3. Voire purement fantasmé comme le rapporte J.-F. Solal dans l’histoire de Marie,
qui croit avoir fait l’amour avec le garçon de son choix mais qui est toujours vierge et
se moque de son psychanalyste qui y a cru : « Peut-être cela se remet [l’hymen] après
chaque fois ! Cela serait bien ! », J.-F. Solal, « La vierge et le psychanalyste », La lettre
de l’enfance et de l’adolescence, n° 68, 2007, p. 63-68.
Les beaux-pères, les oncles et les autres 139

choses : le premier saisissement quand elles prennent conscience


que leur beau-père les observe nues dans la salle de bains ou dans
la cabine de la piscine ; le premier geste dont elles sentent la
charge érotique et le côté non fortuit. Ce saisissement est aussi un
émoi de pressentir, plus ou moins lucidement, qu’elles sont des
êtres sexués, sexuellement regardées ou touchées là où la sexua-
lité se ressent. Alors ce qu’on appelait autrefois « l’innocence » de
l’enfant tombe, mais aussi sa virginité. Ce que l’initiateur attend
de ce moment, c’est précisément la réaction de saisissement, voir
dans l’émoi provoqué que l’enfant a compris et du coup en faire
une privauté : c’est à moi de te rendre sexué/sexuel. L’initiateur
revendique d’enseigner à l’enfant ce qu’est la sexualité, comme si
le petit être humain n’était pas « avant » l’initiation un être sexué.
Il s’agit donc non pas de l’immense peur de la sexualité infantile en
général (quoique cela soit bien soutenu socialement 4…) mais de
leur peur à eux : ce qu’ils veulent faire à l’enfant, c’est revivre leur
propre découverte, ce qu’ils n’ont pas compris quand eux-mêmes
sont passés du sexué au sexuel, en se confrontant à la sexualité de
l’autre. Pour la plupart des humains se découvrir sexué et tirer
jouissance du sexuel par auto-érotisme n’est pas un problème,
même si l’amnésie infantile naturelle fait oublier ce moment.
Pour d’autres, ce passage est difficile pour diverses raisons, y
compris – et c’est dramatique – pour ceux dont le corps sexué
n’est pas en accord avec leur corps et leur désir sexuel. Pour ceux
qui deviendront des initiateurs incestueux, c’est probablement
dans la rencontre avec un autre qu’il soit adulte ou enfant que
cela s’est produit. Certains en ont un souvenir conscient, d’autres
l’ont oublié, et ce n’est pas automatiquement d’une agression
qu’il s’agit : cela peut être la vue d’un acte sexuel de ses parents,
ou d’autres personnes, qui a brusquement « saisi » le sujet, qui
fait lien avec ses théories sexuelles, son auto-érotisme infantile et
ses fantasmes. Ainsi, après avoir quelque peu cherché son identité
sexuelle, Derek a un but précis en agressant ses neveux : savoir
si c’est bien « comme ça » que se passe le développement sexuel.
Initier lui permet de rejouer sans cesse cette même interroga-
tion (d’où la nécessité de recommencer avec d’autres, sans être
strictement pédophile cliniquement). Cela répond au besoin de

4. N. Murcier, L. Ott, « Qui a peur de la sexualité des enfants ? », La lettre de l’en-


fance et de l’adolescence, n° 68, 2007, p. 33-40.
140 Les incestes

projeter inconsciemment sur ces enfants ce que lui-même croit,


ou fantasme, avoir vécu, sans l’avoir compris, de la perte de sa
virginité sexuelle.
C’est une des questions essentielles pour comprendre ce type
d’inceste que d’aller chercher le sens que prend pour le sujet
incestueux la virginité à laquelle il s’attaque, quand elle est souli-
gnée par ce discours d’initiation.
On pourra faire observer que chez les pères et grands-pères aussi
l’initiation est de facto présente – ce qui est de toute façon concrè-
tement une réalité –, elle est seulement moins souvent revendi-
quée en tant que centrale dans la relation à l’enfant. De même qu’il
existe d’autres sortes d’agresseurs sexuels qui vont jusqu’à acheter
dans la réalité la virginité de petites victimes à des corrupteurs
proxénètes, mais leur but est différent car ils n’achètent qu’un
instantané brutal, le viol de l’innocence. Le but sexuel des initia-
teurs est autre puisqu’ils créent un lien trouble entre « amour »
invoqué et initiation à la sexualité comme prélude à une histoire,
qui n’est que la marque d’une radicale et profonde incompréhen-
sion de ce que fut, est et sera leur propre désir sexuel. Ils croient
« faire leçon » de sexe alors qu’ ils n’apprennent pas à l’enfant mais de
l’enfant ce qu’ils sont eux-mêmes, en tant qu’enfant sexué.
b) Cette justification s’appuie sur les sentiments positifs des
enfants envers cet adulte proche : les initiateurs sont par ailleurs
des adultes qui savent se comporter avec les enfants de telle façon
que le besoin de lien de l’enfant l’emporte sur son déplaisir de
subir ces actes.
Pour ancienne que soit cette observation elle doit sans cesse être
rappelée : S. Ferenczi 5, psychiatre et psychanalyste, a expliqué de
façon très limpide que l’enfant exprimait à l’adulte des sentiments
de tendresse et que c’était l’adulte qui les entendait comme des
messages érotiques en jouant sur la confusion. Le langage humain
est ce qu’il est, et même avec quelques variations (like n’est pas
love), il n’empêche que les mots d’affections et les mots d’amour
sont toujours proches. Amour parental n’est pas amour génital.
Par ailleurs, et c’est une démonstration si souvent faite qu’elle
n’a pas besoin d’être rappelée, l’enfant ne se développe bien que
dans et par des relations d’attachement sécure qui lui sont aussi

5. S. Ferenczi (1932), Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot,
coll. « Petite bibliothèque », 2004.
Les beaux-pères, les oncles et les autres 141

nécessaires que l’air, l’eau et la nourriture. Privé de contacts affectifs


un être humain dépérit. Mais une autre vérité doit être rappelée :
l’enfant a des désirs et une pulsion « sexuelle », qui n’a rien à voir
avec le sexe génital comme c’est possible après la puberté. Cette
pulsion se traduit par la tendresse et les fantasmes de relations
exclusives, narcissiquement gratifiantes, avec son parent. Freud
écrivait : « L’épanouissement précoce de la vie sexuelle infantile
devait avoir une très courte durée, en raison de l’incompatibi-
lité des désirs qu’il comportait avec la réalité et avec le degré de
développement insuffisant que présente la vie infantile 6. » Et il
complétait : « L’attachement, tout de tendresse, qui le liait le plus
souvent au parent du sexe opposé au sien, n’a pas pu résister à la
déception, à la vaine attente de satisfaction », évoquant aussi bien
la naissance d’un autre enfant captant l’intérêt du parent, que les
contraintes éducatives et la signification de l’interdit qu’on lui
impose. D’où le sentiment vécu par l’enfant d’une « diminution
de la tendresse » qui lui était accordée.
Ce cheminement parfaitement banal à un double effet. En
manque d’une tendresse à laquelle il a du mal à renoncer un
enfant peut se rapprocher, sans en avoir conscience, d’un adulte
qui est un « presque parent » ou qui joue auprès de lui ce rôle
d’adulte sensible aux élans de la pulsion : cela fait de l’enfant
une possible proie pour détourner cet élan et l’érotiser comme
l’a montré Ferenczi. Mais il y a un autre effet : l’enfant devenu
adulte a pu garder de ce passage de la vie affective une « cicatrice
narcissique », nous dit Freud dans ce même texte. Et cette cica-
trice est la source d’une insatisfaction persistante, d’un sentiment
d’infériorité que l’on retrouve chez des adultes névrosés. D’où la
dynamique qui peut s’enclencher : l’adulte qui souffre de cette
cicatrice narcissique a du mal à s’adresser à des adultes pour satis-
faire sa pulsion sexuelle. Toujours lesté par sa déception infan-
tile, il est d’autant plus sensible à un enfant qui vit cette même

6. Freud (1920), Au-delà du principe du plaisir, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2010
(Nous soulignons). Cela pour rappeler que Freud nous explique très clairement
qu’un enfant, après avoir cherché à capter de façon possessive l’amour exclusif d’un
parent, comme s’il était son partenaire amoureux, se rend bien compte que c’est
impossible ; c’est le développement infantile le plus normal. Il n’y a donc aucune
idée de la part de Freud de soutenir qu’il y aurait un désir « sexuel-génital » chez
l’enfant.
142 Les incestes

déception, et trouve facilement un langage confusionnel puisque


« l’enfant en lui » peut s’adresser à l’enfant là.
C’est comme si l’amour-protection quêté par l’enfant pour enve-
lopper son Moi de sécurité était entendu moins par un adulte-
adulte que par l’enfant-en-l’adulte, un sujet insatisfait qui a des
problèmes d’identité entraînant des problématiques sexuelles
dont il n’est pas conscient. La proximité familiale avec les parents
de l’enfant (oncle, beau-père…) facilite encore d’endosser ce
rôle de personnage pseudo-bienveillant et sensible aux décep-
tions de l’enfant et la confusion. Mais c’est de sa capacité infan-
tile à se mettre à son niveau (puisque l’enfant en lui est encore
très expressif ) qu’il use pour duper sa victime et lui répondre,
comme si le langage affectif de l’enfant, son attente de tendresse
en réponse à sa pulsion et son interrogation identitaire étaient un
langage d’amoureux-sexuel. Si cette dynamique fonctionne aussi
bien avec des enfants petits qu’avec des enfants pubertaires ou
adolescents, c’est parce que la puberté, avec l’éveil de la génitalité,
ajoute à la déception ancienne une nouvelle curiosité à l’égard de
son corps sexué et donc, toute la question de l’identité sexuelle.
En proposant une mauvaise réponse à une question naturelle
à laquelle le manque d’éducation et/ou d’intérêt des parents-
éducateurs de l’enfant n’ont pas apporté de réponse, l’agresseur
n’a aucun mal à faire croire qu’il peut combler cette déception.
c) Quand cet inceste par un proche s’étend à plusieurs enfants,
voire à tous les enfants de la famille, il s’agit d’une entreprise qui
va plus loin que la mise sous emprise d’une jeune fille afin de
pouvoir profiter d’un « objet sexuel » disponible, remplaçant ou
dédoublant la mère. Plus qu’une possessivité, c’est une subversion
de sa propre place sur un mode archaïque : en possédant la mère
et le (ou les) enfant(s), ou en s’emparant des enfants de sa sœur
ou de son frère, un homme prend en quelque sorte (inconsciem-
ment) la place du « père mythique de la horde primitive », ce père
tout-puissant qui domine toutes les femmes par la sexualité.
Ce fantasme est assez difficile à mettre au jour en tant que tel,
et il n’est pas différent en apparence de ce que l’on retrouve chez
nombre de pères tyranniques incestueux. La différence, c’est que
ce n’est pas le père. Pourquoi donc ce cas de figure doit-il être
éclairé ? Parce qu’il représente justement un fantasme puissant et
archaïque chez des hommes qui ne céderont ni ne concéderont
rien, se réfugieront pour leur défense derrière un « complot »,
Les beaux-pères, les oncles et les autres 143

ourdi par la famille pour les détruire. Cette théorie du complot


des enfants contre le beau-père ou le père est d’ailleurs un des
indices de cette image de Soi en « homme puissant à abattre »,
qui résistera même condamné : en soi cette posture est un des
indices de ce que ce fantasme est à l’œuvre.
Les autres repères, moins subtils, que l’on peut décrire sont
assez visibles : l’incestueux (beau-père ou oncle) dénigre le père
légitime/biologique des enfants qu’il présente comme un inca-
pable, un abandonnique, un ivrogne ou un violent (ou tout cela
à la fois). Il n’est pas rare même que ce soit ce père qui est loin
ou privé de ses enfants contre lequel ils retournent l’accusation
d’inceste. Les beaux-pères qui tiennent ces discours sont dans
une lutte, la plupart du temps purement psychique, pour assurer
qu’ils sont meilleurs que le père pour élever les enfants, qu’ils
leurs apportent « tout » : super-pères ils sont et donc ils savent
aussi ce qui est le mieux pour les enfants quoi que ceux-ci en
pensent.
L’exagération manifeste de leurs mérites, quand entourage et
voisinage les décrivent comme des hommes au minimum sévères,
mais aussi souvent violents et addictés, est un signe récurrent.
Certains, qui se mettent en ménage avec des femmes ayant eu
des enfants placés, du fait de leur isolement ou d’une sépara-
tion difficile, et de l’absence de père, se vantent d’avoir réussi à
« récupérer » les enfants, mais on constate parfois que ces enfants,
victimes, sont toujours sous protection, ou que les enfants d’une
première union du monsieur ont aussi été placés. Ils affirment
que ses enfants sont tous un peu les leurs, qu’ils leur sont très
attachés, etc., pour mieux réfuter qu’ils ont pu les attaquer, bien
évidemment. Mais parfois aussi ils reconnaissent qu’ils ont pu un
peu déborder en affirmant alors que ce sont les enfants qui par
affection – en quelque sorte – les ont « piégés ».
Le dénigrement des mères est tout aussi fréquent, surtout quand
la révélation des actes incestueux sur les enfants provoque la sépa-
ration ou est possible juste après. Ces hommes se présentent en
« meilleure mère » que la mère des enfants, soit parce qu’elle est
accusée d’avoir elle-même placé ceux-ci, soit parce qu’elle ne sait
ni les nourrir ni s’occuper de leurs études. Un homme qui se
présente comme un père-mère est un homme qui se veut « tout »
pour autrui : il crée donc de facto une emprise psychique puisque
rien ne doit lui échapper et que tout ce qui se passe dans la famille
144 Les incestes

procède de lui. Le beau-père se mettra en travers des relations avec


le père, en opposition avec la famille de la maman pour mieux
l’isoler, etc. Plus rare chez des oncles, ce cas de figure peut cepen-
dant être retrouvé quand un frère prend emprise sur sa sœur – qui
a des enfants « sans père » – pour être un père de substitution. J’ai
ainsi rencontré une famille dans laquelle plusieurs enfants ont
été victimes de leur oncle : la plus jeune sœur de ce monsieur lui
avait confié ses deux petits garçons alors même qu’il avait déjà été
inculpé pour le viol d’autres neveux et nièces.
Cette posture et ce fantasme de « père-mère-tout » rendent la
révélation très difficile pour les enfants et conduisent nombre
d’adolescents à des gestes extrêmes. C’est aussi cette forme d’om-
nipotence qui fait que des mères, parfois elles aussi maltraitées, se
taisent ou ne soutiennent pas les enfants après révélation, parce
qu’elles ont besoin de cette collusion avec ce « tout ». Le traite-
ment de ces incestes est compliqué par l’explication univoque,
rigide, inflexible de type « c’est un complot » qui permet à l’inces-
tueux de balayer tout témoignage, tout constat qui ne va pas dans
le sens des mérites qu’il s’attribue. D’autant qu’assez rapidement
sa hargne se retourne contre les enfants accusateurs et les passe
à la moulinette du dénigrement de leurs conduites (sexuelles
notamment). Cette violence psychologique supplémentaire est
très douloureuse pour les victimes, car la procédure judiciaire
veut que les déclarations des uns et des autres soient vérifiées.
Ces auteurs-là ne sont pas dans la confusion : l’initiation chez eux
relève du mythique droit de cuissage qui permet au puissant de
s’emparer de la sexualité première de ses sujets. Il initie les enfants
les uns après les autres mais il s’agit moins de plaisir sexuel que
de régner pour toujours, par la sexualité sur la famille en mode
possessif-tyrannique.

LA VENGEANCE

Dans son livre consacré à la vengeance, le psychanalyste


G. Bonnet 7, qui en explique les soubassements, les mécanismes et
les effets psychiques, n’évoque pas l’inceste spécifiquement mais
cependant beaucoup la sexualité. Et il cite cette phrase de Freud
dans Psychologie de la vie amoureuse : « La défloration n’a pas

7. G. Bonnet, La vengeance. L’inconscient à l’œuvre, Paris, In Press, 2015.


Les beaux-pères, les oncles et les autres 145

seulement pour conséquence culturelle de lier de façon durable la


femme à l’homme ; elle délie aussi une réaction archaïque d’hos-
tilité contre l’homme. » Freud qui s’en prenait donc au tabou de
la virginité dans une époque où il était encore socialement très
dominant en analysait l’une des conséquences. Selon Freud, dans
l’inconscient de ces femmes se formait un nœud de vengeance
pouvant évoluer vers des troubles caractériels, qui deviennent le
soubassement d’une forme de perversion consistant en retour à
persécuter de leur hargne leur conjoint, donc une « vengeance »
par ce moyen. On peut, bien sûr, ne pas être d’accord avec les
théories de Freud sur la sexualité féminine mais il semble qu’il
met là en lumière un point sensiblement juste, reconnu dans un
contexte moderne, dont G. Bonnet souligne que le retour du reli-
gieux rend encore plus pertinent : l’appropriation par l’homme
de la virginité de la jeune fille dans un contexte culturel fait partie
du berceau des dominations dont parle D. Dussy 8, mais il est
surtout, dans l’intime, une prise de pouvoir durable et source de
désordres psychiques. Là ou Freud et ses successeurs n’ont peut-
être pas été assez loin, c’est qu’une vengeance en entraîne une
autre.
Bien des hommes incestueux se plaignent – même si au cours de
l’enquête cela se révélera discutable – d’être privés sexuellement
par leur conjointe, ou les accusent de les tromper sans vergogne,
etc. On peut entendre cela comme un argument de défense face
à la justice, mais psychologiquement tout argument même falla-
cieux peut être signifiant d’un mécanisme caché.
L’inceste à l’issue d’une vengeance en concaténation
Le couple formé par Achille et Rosalie a toujours été dysfonctionnel.
Achille, accusé d’inceste sur les enfants du premier mariage de
Rosalie et d’attouchement sur leur enfant commun, dont elle le
prive après leur séparation, se plaint de tout : des dettes que faisait
sa femme, de sa façon d’élever les enfants en couvrant leurs absences
scolaires par exemple, de son caractère, de sa menace constante de
le quitter ce qu’elle a fait à deux reprises, etc. Il la présente comme
une femme « qui a eu une enfance malheureuse » et que son premier
mari a jeté dehors « en brûlant tout ». Rosalie raconte une autre
histoire : elle a eu des parents qui ne se disputaient jamais et avec

8. D. Dussy, Anthropologie de l’inceste, livre I, Le berceau des dominations, Marseille,


ELD, 2013.
146 Les incestes

lesquels elle s’entend toujours bien. Mais sa vie sexuelle a commencé


à 15 ans avec un homme, que lui déconseillait ses parents, dont
elle a eu trois enfants : « il ne les a pas désirés et il ne s’y intéressait
pas » et qui est devenu rapidement violent. Après une séparation
difficile, elle se remet en ménage avec Achille dont elle pensait qu’il
ne buvait pas, alors que son alcoolisme ancien était notoire pour
son entourage… Ce n’est qu’après l’avoir quitté, et avoir été mise
en cause pour n’avoir pas défendu les enfants, qu’elle parlera de sa
violence, y compris sexuelle. Achille, de son côté, invoque que les
enfants ont « souvent entendu leur mère parler des sévices sexuels
que lui faisait subir leur père ». Dès la naissance de leur enfant,
Rosalie voit que Achille s’en prend à ses trois beaux-enfants (deux
filles et un garçon) mais ne fait rien pour les protéger. Et quand
l’assistante sociale du collège la convoque pour lui dire que ses filles
se plaignent des actes sexuels que leur fait subir Achille – elle se
souvient parfaitement de cet entretien – elle ne fait rien non plus.
L’assistante sociale est même venue s’expliquer à la maison avec
Achille et Rosalie. « Elle a redit ce que les filles lui avait dit » se
rappelle Achille, mais lui comme Rosalie répondent que compte
tenu de la mauvaise ambiance régnant entre eux à la maison c’était
« par vengeance ». Rosalie n’a pas plus cherché à comprendre pour-
quoi à 8 ans sa fille a eu un jour du sang dans sa culotte, pourquoi
les trois enfants devenus adolescents ont manifesté leur mal-être par
des fugues et autres signes, dont une tentative de suicide de son
garçon, ni pourquoi, une fois devenu majeurs, ils ont renoué avec
leur père dont elle leur a fait un portrait si négatif et qu’elle les a
empêchés de voir toute leur enfance. Son « excuse » pour n’avoir pas
quitté Achille, après l’incitation de l’assistante sociale à le faire, est
« je ne voulais pas les mettre pire qu’avant » et n’avoir eu nulle part
où aller, alors qu’en quittant son premier mari puis à deux autres
reprises elle était tout simplement allée chez sa mère, ce qu’elle fera
encore en quittant Achille, après que son fils a porté plainte contre
celui-ci.
L’histoire de Rosalie pourrait être celle de bien des mères qui ont
laissé leurs enfants à portée de main d’un agresseur. Par exemple,
ces deux jeunes filles nées de pères différents dont les pères étaient
en prison, comme celui de leur sœur aînée, tous accusés d’agres-
sions sexuelles et viol sur leur belle-fille : leur mère s’était mise en
ménage à trois reprises avec des hommes qui ont chacun violé la
fille du précédent conjoint…
Souvent ces femmes sont des victimes à répétition des violences
masculines, comme Rosalie qui a changé un mari qui n’était
Les beaux-pères, les oncles et les autres 147

pas alcoolique mais autoritaire et à la main leste (« il avait le


sang chaud », dit-elle) contre un alcoolique violent, y compris
sexuellement. Mais ce n’est pas parce qu’elle était victime qu’elle
ne veut et ne peut pas entendre ce que disent et montrent ses
enfants ; il y a une autre interprétation possible, qui n’ôte rien à
sa propre victimisation. Ce n’est ni totalement par ignorance de
ce dont souffraient ses enfants ni par incapacité que Rosalie laisse
faire. Elle a montré depuis son adolescence qu’elle ne savait pas
écouter qui que ce soit, tant son ego est resté dans ce moment de
toute-puissance infantile, où le monde doit se plier à ce qu’elle
s’en représente. La vengeance est une hypothèse : en obtenant sa
virginité alors qu’elle est encore collégienne le premier homme
de sa vie, son initiateur sexuel, lui barre l’accès aux études qu’elle
abandonne pour vivre avec lui et à la possibilité de choisir une
vie adulte plus autonome. Première étape de la vengeance : elle
fait en trois ans trois enfants dont il ne voulait pas. Deuxième
étape de la vengeance : elle le quitte et le prive des enfants, ce
qui eux aussi les a blessés. Troisième étape : elle les livre à un
homme qui va les violer les uns après les autres – très jeunes – ce
qu’elle fait semblant de ne pas comprendre quand ils le lui disent
ouvertement.
Il ne faut pas pour autant réduire le comportement d’Achille à
n’être que l’instrument d’une vengeance de sa compagne, alors
qu’il a ses propres « raisons » d’être un agresseur puisqu’il va
agresser aussi son propre fils. Pourtant, cette interprétation a
son importance pour comprendre un mécanisme présent dans la
perpétuation et la reproduction de l’inceste. Reproduction que
des jeunes victimes entendent tragiquement, quand leur mère
leur dit, après leur révélation, qu’elle ne voulait pas en parler mais
qu’elle aussi quand elle était petite…
Nous pouvons reprendre ce que G. Bonnet dit de la vengeance,
quand elle s’incarne dans la violence sexuelle : « La logique de
vengeance en pire prend sa source dans une déception profonde,
dans le sentiment d’avoir été un objet de sollicitations qui n’a pas
eu de réponse possible dans une frustration radicale 9. » Cela vaut
pour Rosalie comme pour Achille qui a lâché un jour à demi-mot
à sa compagne pour se justifier qu’il avait eu « un secret » avec
son père : on peut facilement imaginer ce qu’il évoque. Pourtant,

9. G. Bonnet, op. cit.


148 Les incestes

tout en s’enfermant dans le négativisme et la théorie du complot


des enfants contre lui, il a évité ce que d’autres utilisent abon-
damment : dire qu’il n’a fait que refaire en pire ce que lui-même
aurait subi.
Pour chaque être humain la séduction est une réalité et un
fantasme , ainsi que le dit G. Bonnet : « Nous imaginons tous
avoir été séduits, ce qui ne veut pas dire que nous l’avons été
réellement, et surtout cela n’entraîne pas que nous serons libérés
en refaisant la même chose 10. » Mais il ne faut pas entendre cette
séduction comme exprimée par des actes ou des mots sexuels,
non, il s’agit seulement d’un repère qui est posé parce que chaque
parent qui s’occupe normalement de son enfant, le traite bien et
ne l’agresse pas, n’en est pas moins un être sexué et sexuel avec
ses désirs et ses fantasmes, et que cela est ressenti par l’enfant.
Qui n’a jamais pensé d’un ou d’une amie proche, sans qu’il/elle
ait dit quoi que ce soit, qu’elle/il avait dû avoir une heureuse
rencontre la veille : le message d’une sexualité active et épanouie
passe même chez une personne réservée et pudique, simplement
parce que l’être humain est encore suffisamment animal pour le
sentir et le ressentir.
Comment se fait-il que des mères soient à ce point non protec-
trices et en quelque sorte favorisent la transmission de l’inceste ?
Simplement Rosalie n’était pas prête à une vie sexuelle alors
qu’elle débutait sa classe de troisième. N’est-on pas encore une
enfant quand on est sur les bancs du collège, quel que soit son
âge réel ? En imposant à son mari des enfants qu’il ne souhai-
tait pas, ne montrait-elle pas toute son immaturité en les ayant
« pour soi » et non dans une dynamique parentale partagée ? Ici
commence la vengeance.
Dans son ouvrage Le berceau des dominations, D. Dussy se risque
à cette affirmation : « Dans la majorité des situations, la pratique
de la sexualité avec les enfants de la famille ne relève pas d’un
projet autre que la procuration du plaisir à peu de frais 11 », ajou-
tant que la plupart ne sont pas des « bourreaux » et tiennent
compte des réactions de l’incesté pour déterminer s’ils peuvent
poursuivre leur entreprise incestueuse. D. Dussy déduit cela des
très nombreux entretiens qu’elle a menés avec des victimes et des

10. Ibid.
11. D. Dussy, op. cit.
Les beaux-pères, les oncles et les autres 149

auteurs. Cela ne correspond que de très loin à ce que la clinique


de l’inceste nous apprend. On voit encore mieux à partir des
incestes construits par des collatéraux qu’il ne s’agit pas seule-
ment de se servir et d’asservir. Il s’agit de répondre à des questions
internes et informulées.
L’inceste est un désir informulé et c’est une intention ; il faut
tenir bon sur ce constat clinique sinon on n’y comprendra rien.
La sexualité de l’incesteur est certes déviante, puisqu’elle s’adresse
à un sujet « interdit », mais elle n’est qu’un moyen : le plaisir est
en plus, la frustration sexuelle un alibi, la vengeance un retour-
nement, sur une personne vulnérable et à portée de main, d’une
blessure narcissique cachée. Ce que nous apprennent ces diffé-
rentes analyses de cas, c’est justement que c’est la pauvreté d’un
apprentissage de la sexualité qui favorise ces passages à l’acte et
surtout le sens de la « complicité » de celles et ceux qui « ne voient
pas » ou qui favorisent directement le passage à l’acte.
À nouveau cela peut paraître étrange et un point de vue de « psy »
d’affirmer que des hommes et des femmes adultes – ayant eu une
sexualité d’adultes et des enfants – n’y comprennent rien : c’est
cependant ainsi qu’il faut entendre la fascination exercée par la
virginité. Ce dont ces hommes (et ces femmes) ont un impé-
rieux besoin, c’est de l’innocence supposée d’un enfant. Pour la
majorité des gens, dont de prétendus professionnels de l’enfance,
l’enfant « petit » est dépourvu de sexualité ou ne doit pas trop en
apprendre 12, voire devrait être puni pour avoir exercé sa curiosité
sexuelle 13. Quand est-ce qu’un enfant cesse d’être « trop petit »
pour savoir ce qu’est la sexualité (… des autres) ? Pour avoir posé
cette question nombre de fois, j’ai entendu à peu près tous les
âges : la pensée récurrente de la virginité au mariage (surtout
pour les femmes…) est tellement présente dans les cultures
patriarcales (c’est-à-dire toutes les cultures et toutes les religions)
que, même si ce n’est pas une réalité, c’est ce qui conditionne la
réponse. Or, cette réponse est un déni de réalité. On ne veut pas
entendre que, faute d’un dialogue précoce avec les enfants sur la
sexualité, nombre d’entre eux ne vont que reproduire ce qu’ils

12. N. Murcier, L. Ott, op. cit.


13. Le Dauphiné, 6 avril 2019 : « Des plaintes ont été déposées après que des actes
qualifiés d’“agressions sexuelles” ont eu lieu dans une école maternelle du Lot-et-
Garonne. Un petit garçon de 5 ans est mis en cause, suspecté d’avoir “abusé” de trois
de ses camarades entre mars et début avril. »
150 Les incestes

comprendront de la sexualité dans leur famille et que, si celle-ci


est une famille où il y a eu des transactions incestueuses, c’est cela
qu’ils reproduiront. La répression par voie judiciaire n’y change
rien et n’y changera rien, car elle ne fait que montrer que le sexe
est une arme criminelle – ce qu’il n’est pas – et que l’inceste ne
serait pas un système familial, mais un crime commis par un sujet
sur un autre dans certaines conditions (qui disparaissent quand
la victime a 18 ans !). Encore plus quand il s’agit d’oncles ou de
beaux-pères, la recherche de la personnalité déviante de l’auteur
et de la souffrance de la victime masque donc la dynamique à
l’œuvre et la reproduction inévitable – du moins si l’on ne fait
que penser et passer par la sanction.
7

De père en fils/fille, l’inceste en héritage

Les actes sexuels ou les tentatives d’acte sexuel par des personnes
d’un certain âge ne sont pas rares dans les annales judiciaires et,
assez souvent, il y a un lien de parenté avec la ou les victimes
mais cela n’a pas fait l’objet d’une littérature spécifique. Non que
les grands-pères ou les compagnons de grands-mères bénéficient
d’une quelconque indulgence quand des faits sont révélés à la
justice, mais, comme pour l’inceste des mères, c’est en grande
partie un impensé. Une fois encore, il faut répéter qu’il est vain
de dire aux enfants de se méfier des « inconnus » quand on fait
de l’information ou de la prévention, car les prédateurs et les
violents sont dans la maison, dans tous les milieux, et sont les
mêmes que ceux qui aiment et protègent. L’image sympathique
du « papy » qui s’occupe de ses petits-enfants est difficile à écorner
et les parents des enfants, même quand ceux-ci ont eux-mêmes
été victimes dans leur enfance, ont tendance à fabriquer de l’im-
pensé : un grand-père ne peut pas faire ça.
A priori l’inceste commis par un grand-parent semble produire
les mêmes effets, les mêmes troubles pour un enfant ou un adoles-
cent que l’inceste par le père ou la mère. Il n’en est rien pour deux
raisons. Tout d’abord, l’attaque sexuelle est dissimulée aux deux
parents et non à un seul ; la résistance à comprendre et à réagir
de ceux-ci va être à la hauteur de la complexité des liens qui les
unissent (consciemment ou non) à leur parent et beau-parent,
152 Les incestes

et donc la révélation va pulvériser, au-delà de la seule relation


auteur-victime, la relation entre les parents de la victime et leur
propre ascendance. Ensuite, l’autre dimension qu’il faut tenter
de décrypter, c’est la dimension de répétition : nombre de ces
grands-pères rencontrés pour des faits d’inceste soutiennent,
quand ils ne nient pas, que seule la victime qui se plaint a été
l’objet de leur « dérapage ». Mais le clinicien, après avoir examiné
leur personnalité, ne peut que s’interroger sur la détermination
d’un désir sexuel – supposant quand même un peu de perver-
sité – adressé à une petite-fille ou à un petit-fils, après une vie
présentée comme limpide et sans problématique sexuelle connue.
Avec un peu d’expérience et quand on veut bien se poser la ques-
tion, il n’est quand même pas rare que l’on finisse par savoir,
dans des famille dont on parvient à déverrouiller le secret, que ce
grand-père abuseur avait déjà abusé à la génération précédente :
l’inceste par le grand-père est la plupart du temps une répétition,
ce qui renvoie évidemment à la place des pères et des mères, qui
furent victimes dans leur enfance et qui n’ont ni parlé ni anticipé
la répétition (cf. chap. 5).
Ce qui est pour le moins étrange dans l’abord de l’inceste par un
grand-père, c’est l’absence de compréhension de la leçon à tirer
de ces répétitions, pourtant courantes. Beaucoup de ces agres-
seurs ont en effet commis des incestes sur l’un de leurs enfants
(ou plusieurs) : l’absence de travail sur la vulnérabilité prévisible
de ces victimes dans leur rôle parental est la source de ces répé-
titions. Les thérapeutes concentrent leurs efforts sur le psycho-
trauma et la sexualité des victimes, mais il ne faut pas négliger
l’anticipation sur leur devenir de parents.
L’agression ou le viol par un parent n’est pas qu’une effraction
sexuelle, c’est une trahison, une conséquence d’un trouble dans
la filiation. Le parent se déchoit de sa place de parent protecteur,
il crée un manque puisqu’il « tue » le papa et fait ainsi naître un
besoin de réparation. Après avoir connu la trahison de la rela-
tion père-enfant, l’enfant devenu parent est déstabilisé dans
ses capacités d’attachement sécure avec ses enfants. Au-delà du
psychotraumatisme, avec son cortège d’angoisses et de réactions
dépressives par mésestime de soi, l’effet inceste crée un détache-
ment psychique : transmettre la vie pour payer sa dette généa-
logique autant que par besoin de parentalité est un cheminement
humain banal mais, fondé sur le déni de la trahison vécue, il
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 153

occultera une partie de cet héritage. L’inceste de première géné-


ration qui n’est pas parlé, même si parfois il a été dénoncé et
condamné en tant que crime sexuel, reste présent comme un
obstacle (inconscient bien sûr) à la vérité du lien. Ce qu’on appelle
aujourd’hui couramment la « mémoire traumatique » fonctionne
alors comme un clivage : le souvenir de la violence sexuelle est
rarement totalement oublié mais il est dissocié de ce que l’enfant
devenu parent a vécu comme attaque contre le lien généalogique,
lien qui n’a pas été retravaillé. Or, c’est cet interdit transgressé
qui, faute d’être énoncé, met en danger la génération suivante.
Mais quel adulte victime dans son enfance peut avoir, sans aide,
le courage de dire à haute voix à ses parents qu’ils ne seront pas
« grands-parents », sauf si le travail de reconstruction a été entre-
pris, donc la prédation reconnue et assumée par le prédateur ? Ce
qui est rarement le cas.
L’inceste est fait, et est « effet », de langage, comme toute chose
humaine. Il suffit pour le comprendre d’entendre une fille dire
à son père : je ne suis pas ta femme mais ta fille. L’attachement
sécure et protecteur est aussi un effet de langage : l’enfant, nommé
par son parent comme enfant, et baigné des sons et des mots,
peut créer un lien reproductible à l’infini, même en l’absence du
parent. Quand l’enfant dit maman ou papa, il les présentifie en
même temps qu’il les appelle. Dans l’inceste, le silence de l’en-
fant victime d’un grand-parent est l’effet d’une confusion entre
ce qu’est le lien par la filiation et le lien affectif. C’est aussi une
confusion entre le langage de l’attachement tendre et la langue
obscure du désir sexuel et de l’appropriation. Un parent qui s’est
approprié le sexe de son enfant, s’appropriera de la même façon
l’enfant de celui ou celle-ci parce que, dans son psychisme, il n’y
a qu’une génération, la sienne, et que toutes les autres ne sont
que des « poupées russes », identiques. Inconsciemment, pour
ces humains-là, il n’y a pas de fils ou de filles et il n’y a pas de
générations.
Trois cas de figure sont le plus fréquemment rencontrés dans
ces incestes commis par un grand-parent ; ils permettent d’en
analyser le scénario – en rappelant qu’il n’y a de valeur prédictive
à aucun scénario.
154 Les incestes

LES VIEUX PRÉDATEURS À TENDANCE PÉDOPHILE

Certains hommes sont prédateurs toute leur vie, dans un cercle


étroit. Ils ne « chassent » pas l’enfant mais se servent de ceux qui
sont proches d’eux pour leur imposer un désir déviant. La diffi-
culté à repérer ces viols répétés et les victimes est la même que
celle qu’on rencontre dans les cas de prédation de nombre de
professionnels (coachs, éducateurs, professeurs, prêtres…) : ils
ont une image respectable et les quelques signaux d’alerte sont
vite enterrés sous la complicité passive et non mentalisée de ceux
qui tiennent à cette image. Il faut bien se rendre compte que, s’il
y a autant de témoins muets de ces agissements, surtout par des
personnes d’un certain âge, c’est moins par incrédulité que par
impossibilité d’accepter la dissonance cognitive : un homme âgé
est a priori respectable et malgré tout ce que l’on peut dire sur la
sexualité des seniors, dans la conscience collective il appartient
à la catégorie de ceux qui sont « rangés », donc plus rarement
appétents à la sexualité. Dès lors, penser ces personnes comme
des « monstres » pédophiles est une remise en cause de l’ortho-
doxie d’une pensée sociale de bon aloi.
Si ces hommes sont donc aussi peu repérables, c’est aussi que leur
sexualité est restée très infantile : ils ont, au sens clinique, des
tendances pédophiles, puisque, durant des années, ils ont eu une
attirance non réfrénée pour des enfants prépubères, mais sur un
mode qui évoque plus la découverte de la sexualité que la sexualité
adulte, versus sadique ou perverse. Pourtant, c’est la fixation sur le
sexe de l’enfant prépubère qui signe leurs actes comme un glisse-
ment vers la perversion pédophilique : ils la remettent en scène de
façon itérative, par période et encore plus quand leur conjointe
a vieilli. Ces agirs reproduisent sans beaucoup de variations la
même découverte sexuelle, ce qui indique qu’ils sont « fixés » sur
un scénario sexuel, et que ce scénario est celui de la découverte du
sexe, soit une sorte de régression à la sexualité infantile. Le vieillis-
sement n’explique pas cette régression dès lors que l’on découvre
que ces grands-pères ont été, alors qu’ils étaient bien plus jeunes,
des pères incestueux avec la génération précédente, ou qu’ils ont
avant la retraite cherché des enfants hors de la sphère familiale.
C’est donc un schéma de répétition mais aussi d’omerta qui est
le cœur de cette figure de l’inceste : il est plutôt rare que personne
n’ait rien su ou n’ait eu des soupçons un peu étayés. C’est d’ailleurs
ce que montre l’histoire, révélée en 2019, d’un prédateur comme le
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 155

chirurgien Le Scouarnec, puisqu’aussi bien sa femme que d’autres


avaient des éléments tangibles pour connaître son goût pour les
enfants 1 celui-ci s’étant attaqué à ses nièces : personne n’a fait quoi
que ce soit pour protéger au moins les enfants de la famille.
La famille Legain
Une des filles de M. Legain le surprend avec sa nièce, Corinne,
7 ans : elle est sur l’établi de son atelier, culotte baissée, et le grand-
père est en train de remonter son pantalon : « En me voyant ils se
sont rhabillés précipitamment. » Elle a prévenu son frère, le père
de l’enfant, sidérée au point de ne pas pouvoir emmener sa nièce
sur-le-champ. Quand elle témoignera, elle précisera qu’elle n’a rien
remarqué de suspect pour son fils (4 ans) qui est gardé régulière-
ment par son grand-père. En effet, M. Legain ne s’en prend qu’aux
filles. Il est le père de huit enfants, dont quatre filles, qui ont eu
eux-mêmes des enfants : toutes les petites-filles de M. Legain ont
été ses victimes. Il faudra du temps et les révélations des petites-
filles pour que deux de ses filles, dont celle qui l’a surpris avec
Corinne, révèlent aussi leur victimisation. L’aînée n’a pas témoigné
et a continué de s’occuper de son père après son incarcération,
la deuxième est décédée au moment où les faits sont connus. Cet
homme étendait sa prédation aux amies de ses petites-filles et même
à celle de son employeur. Il n’était pas certain au moment de son
procès qu’on ait eu connaissance de toutes les victimes. La troisième
des filles de M. Legain, Fanny, dira : « Quand ma belle-sœur m’a
appris la nouvelle cela ne m’a pas surprise. J’ai été choquée car cela
m’a rappelé des mauvais souvenirs. » Elle avait 6 ou 7 ans (comme
la plupart des petites-filles) quand son père a commencé à la violer,
ce qui a duré plusieurs années. « Cela se passait au fond du jardin.
Il me posait sur une table de travail. Il enlevait ma culotte, en me
disant de ne rien dire à maman. » Ce modus operandi est identique
à celui employé pour Corinne et ses cinq cousines.
L’une d’elles, fille de Fanny, précise : « Dès que mamy avait le dos
tourné il se précipitait sur moi pour m’embrasser ou me toucher.
Je me rappelle que je regardais la télé le soir chez eux dans leur lit.
Mamy m’interdisait de me mettre entre elle et papy sûrement parce
qu’elle craignait qu’il essaye de me toucher. » Elle décrit, comme
toutes les autres victimes, un homme « gentil et généreux », qui
récompensait ses victimes avec des sucreries et des bonbons. Elle
n’a rien voulu dire, alors qu’en grandissant elle avait mis fin, avant

1. Cf. « Le Scouarnec, chirurgien pédophile : enquête sur une famille où l’omerta se


lègue en héritage », Le Parisien 1er février 2020, qui révèle que peut-être à la généra-
tion d’avant il y a eu inceste.
156 Les incestes

sa puberté, à ces agissements, pour ne pas peiner sa grand-mère et


sa mère, et donc pour ne pas « briser » la famille. En vain : après
la révélation, le silence des mères et de la grand-mère (décédée)
a fait que « plus personne ne pouvait parler à personne », ce qui
attristait beaucoup les victimes les plus jeunes. Cette « gentillesse »
du prédateur est unanimement décrite par toutes les victimes que
j’ai rencontrées (sept au total âgées de 7 à 26 ans, mais aucune de
leurs mères, qui ont refusé de se porter partie civile) et toutes disent
aussi que leur grand-mère savait puisqu’elle était capable de gronder
une enfant qui avait enfreint sa consigne de ne pas rester seule avec
grand-père.
Durant plus de trente ans cet homme a pu effracter la sexualité de
ses filles et petites-filles et de quelques-unes de leurs amies, sans que
jamais le silence se brise. Il n’aura évidemment aucune explication
à donner, et ayant passé 70 ans au moment de son procès, la peine
qui lui a été infligée, même lourde, ne pouvait plus déclencher une
démarche pertinente d’introspection chez un homme au demeurant
assez frustre. Il n’a d’ailleurs jamais accepté le terme de « viol » en
expliquant que toutes ces enfants venaient volontiers sur ses genoux
et qu’il faisait des attouchements mais pas plus. Le fait d’avoir intro-
duit le doigt dans le sexe de Corinne (et des autres enfants) ne faisait
pas pour lui sens de viol.
Pour l’ensemble de cette famille, c’est le mot inceste qui ne faisait
pas sens. Et c’est là le point nodal de la question, que l’on retrouve
dans le silence général. Ce n’est pas seulement depuis la révélation
que « personne ne pouvait parler à personne ». Ce fut toujours le cas
dans cette famille qui s’est écroulée, parce que tous les liens étaient
entachés de dénis et de faux-semblants. Au-delà de l’acte de violence
sexuelle, la particularité de ces incestes, c’est le déni qui pèse sur
la transmission et l’attaque quasi inévitable d’une génération après
l’autre, pour autant que le silence signifie le déni de l’inceste.
L’analyse des incestes commis par M. Legain fournit deux leçons
essentielles pour comprendre et limiter la reproduction de l’inceste.
L’inceste se produit dans le silence des familles parce que le signi-
fiant n’est pas porté. Il est probable, d’après les témoignages des
petites-filles, que la femme de M. Legain le considérait comme
un homme avec lequel il ne fallait pas laisser une fille seule :
« Même à 16 ans ma grand-mère me défendait d’être seule avec
lui. Un jour je suis sortie seule, elle savait pas où j’étais. Quand je
suis rentrée elle était en larmes. Je pense qu’elle savait. » Pourquoi
ce silence ? Une fois encore il s’agit de protéger « la famille » et
non les personnes, ce dont certaines victimes avaient parfaitement
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 157

conscience en se taisant. La confrontation opérée en début d’en-


quête entre Fanny, la troisième fille, et son père est parfaitement
illustrative de ce que cette femme avait souffert gravement de cet
inceste, et en souffrait sans doute encore, mais ne cherchait en
rien à savoir si elle n’était pas seule, ni si son silence n’avait pas
nui à ses propres filles. L’illusion familiale tient lieu de « raison »
au silence, permettant de créer comme une sorte de « paren-
thèse psychique » masquant autant les conséquences des actes
sexuels subis que la crainte ou le ressentiment contre l’auteur. Si
l’inceste ne fait pas sens, c’est qu’il ne faut surtout pas que cela
fasse sens.
La deuxième leçon, essentielle, c’est que l’inceste ne se produit
pas, il ne fait que se re-produire. Bien des histoires ressemblent
à celle de cette famille : en apprenant des actes incestueux on
découvre (au sens strict de « lever un couvercle ») qu’ils en
masquent d’autres, soit à la génération précédente, soit à la géné-
ration suivante. Un autre exemple de ce schéma, déjà cité, est
le cas de la famille d’Amédée et Ariane (chap. 5). Il est donc
essentiel de remonter les générations quand un enfant est victime
sexuelle d’un membre, même éloigné, de la famille : investiguer
du côté des ascendants permet de démonter les ressorts de ce
qui a rendu possible cet inceste, par l’entremêlement des silences
qui protègent les personnes de leur souffrance, et l’autre silence,
l’omerta, qui maintient une forme d’homéostasie familiale
suffisante.
L’agir grand-parental fonctionne comme dans le viol des enfants
en général par des adultes « ayant autorité » : ce n’est pas tant leur
autorité de fonction qui fait le silence, ni même le lien de dépen-
dance évident d’un enfant à l’adulte, c’est l’absence de mots pour
dire. Comment parler de ce qui n’a pas de nom, et qui clive en
deux parties une personne, puisque le « bon et généreux » adulte
est aussi le mauvais. Sauf les deux mineures, toutes les jeunes
adultes victimes de M. Legain découvrant soit que leur mère
avait été victime, soit que leur entourage savait, ne parviennent
pas à les blâmer ou à regretter ce silence, ni même à les critiquer
d’avoir continué des relations avec cet homme : « chacun fait
ce qu’il veut » dit l’une d’elles. Toutes disent que parler, c’était
détruire la famille, sans conscience que leur histoire personnelle
montrait l’artificialité des liens et la façon dont elles se tenaient
en fait à distance. Au bout du compte c’est ce qui est arrivé quand
158 Les incestes

même. L’inceste par le grand-parent est comme une crypte psychique


sur laquelle repose l’édifice familial, et c’est l’un ou l’autre des
membres de la famille qui détient la clé de la crypte.

L’INFANTILE IMPUISSANT

Dans certains cas seules les filles sont victimes du grand-père,


dans d’autres ce sont tous les petits-enfants indistinctement.
Cette passion pour les enfants chez des hommes qui ont en
général eu, et ont souvent encore, une vie sexuelle officielle assez
monotone avec leur épouse et nul penchant homosexuel connu,
peut apparaître comme l’expression d’une sorte de « maladie » ou
d’un dérèglement survenant au déclin de leur vie sexuelle adulte.
Mais cette perception ne rend pas compte de la complexité des
enjeux psychiques sous-jacents.
M. Marin, 65 ans, a été surpris par sa femme s’excitant – sexe à
l’air – contre les fesses d’un de ses petits-fils âgé de 10 ans, qui sortait
de sa douche. « Mon épouse m’a frappé, a pris mon petit-fils et est
partie une journée chez une de mes filles. » Mais la grand-mère ne
dit rien et ne fait rien, alors qu’il a déjà été condamné à deux ans
de prison à l’âge de 61 ans, pour des faits similaires sur un autre
de ses petits-enfants. « Bien sûr ma femme est au courant de mon
problème », dira cet homme aux enquêteurs en avouant sans trop de
difficulté avoir contraint à des actes sexuels tous ses petits-enfants.
En effet, dans les deux années qui ont suivi cet épisode vu par sa
femme, il a fait de même avec deux de ses petites-filles, et obtiendra
des fellations d’un autre petit-fils, dont une fois en présence d’une
des jeunes filles. Tous les petits-enfants ont subi ses exhibitions et
demandes de masturbation ou de fellation. Aucun de leurs parents
ne dira quoi que ce soit sur le passé, laissant en quelque sorte la
justice se débrouiller avec l’incestueux. La justice l’a traité comme
un pédophile récidiviste « ordinaire » et coopérant quoique n’ayant
aucune explication à donner sur ses actes, commis selon lui seule-
ment depuis qu’il a pris sa retraite. Cliniquement parlant, c’est sa
retraite d’hétérosexuel marié qu’il a prise, car il ne « peut plus » mais
ne peut pas non plus le dire.
On remarquera que beaucoup – trop – de ces affaires connues
de la justice n’amènent à aucune mesure de prévention : on
condamne, certes, mais souvent sans injonction de soins, et sans
interdiction de fréquenter des enfants. Cette obligation serait
pourtant la moindre des préventions et ce jusqu’à ce qu’une
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 159

évaluation montre que l’interdit a été psychiquement rétabli.


Sanctionner dans le cas d’un acte incestueux n’a d’efficacité que si
cela produit du sens, et modifie en quelque sorte la langue fami-
liale. L’inceste n’étant pas une « pathologie » ne se soigne pas, c’est le
psychisme familial qu’il faut donc faire travailler pour qu’il réintègre
la langue de l’interdit, mais cela commence par un « traitement »
de l’auteur qui lui-même n’a pas connu ce langage et donc n’a pu
le transmettre.
Pour une part, cette légèreté du traitement social tient au réflexe
habituel du préjugé d’honorabilité (la première fois on constate
le casier judiciaire vierge…) qui permet de traiter l’affaire comme
un « dérapage » et de s’en tenir à la contrition du bonhomme.
Pour une autre part, cela tient à l’incompréhension de ce qu’est
le désir pédophile qui survient au mitan ou au déclin d’une vie
sans histoires (connues !). Personne ne naît à la sexualité en étant
pédophile d’emblée : c’est une construction psychique qui s’éla-
bore et qui n’est pas systématiquement liée à une victimisation
dans l’enfance. À partir de l’entrée dans la sexualité adulte agie,
le retour vers l’enfant, c’est un retour vers l’enfance qui peut être
une sorte de nostalgie de la sexualité infantile. Beaucoup de ces
hommes qui attaquent leurs petits-enfants le font par commodité
(ils ont des enfants à leur portée) et parce qu’ils ont besoin de se
prouver à eux-mêmes qu’ils sont encore des hommes puissants.
L’exhibition n’est pas le moindre de leurs actes, il est au contraire
au cœur de la dynamique qui les fait glisser vers la prédation
pédophilique.
M. Fiacre est père de deux garçons qui eux-mêmes sont devenus
papas. L’aîné a deux filles, le second deux garçons et une fille.
Celle-ci est âgée de 4 ans. Quand Valéria, l’aînée de ses cousines lui
fait un jour sa toilette, la petite fait une réflexion étrange à propos
de leur grand-père qui « lui fait pareil ». Immédiatement Valéria,
âgée alors de 15 ans, redoute que ce qu’elle a vécu ne recommence
avec cette enfant : elle va révéler à ses parents les actes sexuels que
son grand-père lui a fait subir ainsi qu’à Célestine, sa sœur, durant
des années. « Il nous avait inculqué que ce qu’il faisait était normal.
Tout était manipulation. Il a amené la chose, par des pratiques
douces, qui font du bien et elles étaient récompensées par des petits
cadeaux. Tout ce à quoi un enfant peut rêver : piscine, sortie, jouets,
bonbons. » « Je me souviens que mon grand-père me disait que ça
nous servirait pour plus tard, que cela se passerait de même avec
mon futur mari, mais que si ce dernier ne voulait pas lui serait
160 Les incestes

toujours là », ce qui montre bien que ce grand-père espérait bien


garder sous emprise ces deux fillettes. Ces actes ont commencé après
le décès de la grand-mère, alors que Célestine n’avait que 4 ans et
Valéria 6 ans : la seule chose que cet homme ne leur fera pas, c’est
une pénétration avec son pénis. Des années plus tard Valéria comme
sa sœur parleront de « pratiques douces » c’est-à-dire quand même
« des positions 69 : positions inversées avec fellation à faire pour lui
et lui nous faisait un cunnilingus. Quelquefois, il introduisait son
doigt dans mon anus ». « Ce dont je vous parle était quand même
les agissements les plus invasifs. Il y a eu aussi des bisous avec la
langue, des éjaculations sur le corps. » C’était aussi des strip-tease
et de fréquentes exhibitions, le vieil homme expliquant à ses petites
filles que la nudité était naturelle, ce qui le conduisait bien sûr à les
regarder sous la douche, ou à leur proposer de jouer au strip-poker.
Une fois mis en cause, M. Fiacre défendra d’ailleurs cette thèse de
la nudité « naturelle », tout en se défendant d’avoir abusé de ses
petites-filles. Il réfutera avoir fait quoi que ce soit de « sexuel » parce
que le fait de se montrer nu à des jeunes enfants ne lui paraît pas
« sexuel »… puisqu’il y a des naturistes (mais lui ne fréquentait pas
de camp de naturistes). Puis il imputera la responsabilité des exhibi-
tions et autres actes à ses petites-filles. D’où ce refus de Valéria : « Je
vais juste vous dire qu’une confrontation ne servira à rien car mon
grand-père dira les mêmes choses que devant ma sœur, en disant
que c’était de notre faute. »
Cette catégorie d’agresseurs présente deux caractéristiques : ils
ont eu une vie sexuelle sans particularité pendant très longtemps
avec leur compagne, sans souffrir en apparence de frustration,
n’ayant aucune autre aventure. Et quand ils s’en prennent à des
enfants de leur famille, c’est avec une « excuse » sur l’impossi-
bilité de l’avoir fait : l’impuissance. Cette articulation entre une
vie peu aventureuse et le vécu de l’impuissance sexuelle (que l’on
rencontre chez d’autres types de prédateur sexuel, notamment les
exhibitionnistes), est un analyseur intéressant du processus qui
conduit à l’inceste.
M. Fiacre, comme d’autres, mène après son veuvage une petite
vie tranquille malgré quelques conflits avec ses fils. Bien que
pas très âgé au décès de sa femme (un peu plus de 50 ans), il ne
cherche pas à « refaire sa vie ». C’est une sorte de « timide » qui ne
fréquente pas non plus les prostituées. Il est probablement plus
frustré par son impuissance sexuelle qu’il ne le reconnaît. Il va
donc agir de façon opportuniste pour se stimuler, à commencer
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 161

par le voyeurisme et l’exhibition – qui sont le signe d’une instal-


lation progressive de la perversion comme mode de relation. Il
pratique par incitation sous forme de jeux et de récompenses afin
que les enfants aient une vraie dépendance à ses demandes. Il
s’agit de récupérer ce qui était le début de la vie sexuelle adoles-
cente, la séduction, la protestation virile. Ces hommes ne veulent
pas que toucher le sexe de l’enfant et en profiter, ils veulent
aussi être aimés, être vus comme des « hommes ». De là vient
cette pensée – qui peut paraître étonnante – de son grand-père
rapportée par Valéria qu’il sera toujours là pour elle, si elle n’est
pas satisfaite sexuellement par son mari. Dire cela à sa petite-
fille à peine pubère revient à placer l’inceste grand-paternel là
où il est : il entend être l’homme de sa vie, qui défie l’impuis-
sance, la vieillesse et la mort à la façon d’un Dom Juan, défiant le
commandeur 2.
Cette analyse s’appuie aussi sur le devenir de ces hommes quand
ils sont condamnés par la justice. Ceux que nous avons rencon-
trés après leur peine ou peu avant leur sortie ont reconstruit une
histoire qui est très différente de celle qui a été mise au jour lors
de leur procès, minimisant leurs actes ou refusant d’en analyser
l’origine malgré quelques années de « suivi » (dont il est souvent
bien difficile de comprendre ce qu’il a été). Tous demeurent clivés
entre la représentation du grand-père socialement apprécié, et
souvent soutenu par son épouse, et un acte redevenu à leurs yeux
un simple et inexplicable dérapage, voire carrément nié. Mais les
grands-pères aussi récidivent, tant que la question de cette dyna-
mique de l’impuissance n’est pas abordée, analysée et dépassée.
La leçon de ce cas est que l’inceste se produit chez des hommes
d’un certain âge qui n’acceptent pas leur impuissance, moins
fonctionnelle que psychique, qui les ramène aux interrogations
de l’enfant très jeune quand il se demande à quoi ça sert le sexe,
et comment on s’en sert. Bien des petits garçons exhibent genti-
ment et naïvement leur organe uniquement pour se faire dire ce
qu’il signifie et montrer qu’ils sont « comme », c’est-à-dire des
hommes « virils » (ce qui est un pléonasme…). C’est donc l’enfant
qu’ils ont été (et qu’ils ont oublié) qui revient faire cette même

2. Dom Juan, dans toutes les versions de ce mythe, a tué le Commandeur après avoir
violé sa fille. Celui-ci, sous forme de statue, et quoique mort, l’invite à dîner et Dom
Juan accepte par défi sans y voir le présage de sa propre mort.
162 Les incestes

protestation auprès d’autres enfants – ceux-ci étant les enfants


de leurs enfants ils puisent inconsciemment dans ce lien pour
s’identifier et rejouer l’interrogation fondatrice : qu’est-ce que le
sexe ? Que s’est-il passé dans leur enfance pour qu’ils aient ce
besoin mimétique de jouer au sexe avec d’autres enfants comme
s’ils étaient eux-mêmes encore des enfants ? Pas forcément des
attaques sexuelles, sans que cela soit exclu, mais plutôt un nouage
particulier des désirs d’inceste. C’est en tout cas une hypothèse
sur laquelle il faudrait faire travailler la personne concernée.

3 EN 1
Célian, homme alcoolique et violent, devient le second mari d’une
femme, déjà mère d’un petit garçon, Alan, qu’elle a eu avec un
homme lui aussi alcoolique et violent, qui a disparu de leur vie.
Assez rapidement cet homme a des relations avec la propre mère
de cette femme. Comme sa compagne décède de maladie, il va se
mettre définitivement en ménage avec la grand-mère d’Alan. Après
que cet enfant a été éloigné de ce couple, dont la situation est un
peu limite aux yeux des services sociaux, la grand-mère le reprend
chez elle. Alan est devenu adolescent : Célian le viole à plusieurs
reprises.
Cet homme a donc eu des relations avec les trois générations. Il
est un beau-père devenu grand-père par alliance, mais c’est une
situation suffisamment fréquente pour qu’on en tire leçon. Dans
l’exemple, donné au chapitre 5, de Mme Charles et ses petits-
enfants, la configuration était la même : un homme advient à la
place de grand-père et abuse des filles et petites-filles, donc fait
commerce sexuel avec trois générations.
Le viol des enfants et petits-enfants n’est pas toujours la figure de
l’inceste parental : le montage d’une situation incestueuse peut
en passer par la simple confusion des places, quand un père ou
un beau-père fait un, voire plusieurs, enfants avec la fille de sa
femme. Que cette enfant soit ou non sa fille biologique et qu’elle
ait consenti à cette alliance et à cette procréation (toutes celles
que j’ai rencontrées revendiquaient leur désir explicite d’enfant)
ne change rien à la confusion.
Dylan, 50 ans, est père de quatre enfants : une fille et un garçon,
de sa femme légitime, Denise, et deux autres (une fille âgée de
5 ans, un garçon âgé de 3 ans) de Déborah, la fille aînée de cette
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 163

femme. Denise, 41 ans, a eu sa première fille, Déborah, à l’âge


de 16 ans, et une seconde à l’âge de 18 ans, puis a épousé Dylan.
Quand Déborah tout juste majeure, a mis au monde sa fille, Denise
l’a gardée auprès d’elle en faisant semblant de croire que l’enfant
était le fruit d’un copain de passage. En fait, elle est devenue la
grand-mère d’une enfant qui est aussi la fille de son conjoint, donc
sa belle-fille. À la naissance du second enfant de Déborah, Dylan
est parti s’installer avec elle, sans même divorcer de sa femme. La
justice des mineurs ne s’inquiète que du conflit entre Denise et
Dylan 3, car Denise refuse de lui confier les enfants de sa fille par
peur, dit-elle, qu’il ne recommence… Elle a quelques raisons de le
craindre, puisqu’elle-même a fermé les yeux sur la liaison entre son
mari et sa fille, sous son toit, liaison dont tous ses enfants avaient
connaissance (ils me l’ont dit). Et d’ailleurs eux aussi voudraient,
comme leur mère, s’accaparer leur nièce et demi-sœur, dont ils
sont en plus (quelle bonne idée !) le parrain et la marraine… Dans
cette confusion le dominant est, et demeure, le procréateur de ces
enfants, qui essaye de les ramener tous sous son toit, comme si les
deux mères étaient à égalité. L’absence d’énonciation de la part des
protagonistes comme de la justice du signifiant inceste ne permet
pas à la génération des enfants de ne pas « coller » à la génération
suivante. Ici est la source de la répétition à craindre. Dans une
situation pourtant connue, où l’on pouvait prévenir la concaténa-
tion incestueuse à condition de ne pas s’en tenir à un simple conflit
de parentalité (qui aura la « garde » des enfants), rien n’en a été dit,
donc rien n’a été fait.
Quel que soit le montage exact des liens familiaux, ils aboutissent
au même schéma incestueux : un homme a eu successivement
ou simultanément des relations sexuelles avec la mère, la fille
et l’enfant, donc avec trois générations qui fusionnent en une
seule, puisque mettant à égalité la mère et la fille et le prédateur,
grand-père par sa femme de ses propres enfants. Quand il est
un aïeul, « rapporté » dans la filiation par une grand-mère dont
il est le second mari, cette structuration est encore plus claire :
il est en quelque sorte le lien d’une lignée qui ne « tient pas »,
dans laquelle les pères disparaissent ou n’existent pas, puisqu’il

3. La plupart de ces situations vont difficilement en justice : les cas que j’ai pu
rencontrer, comme celui cité ici, le sont à propos d’aide éducative pour les enfants
et sur rapport des services sociaux auprès du juge des enfants. Très souvent le mot
inceste ne figure pas dans le dossier, et ce n’est pas le sujet, alors que la situation est
pourtant évidente. On ne fera rien d’utile en matière de législation si les intervenants
persistent à regarder ailleurs…
164 Les incestes

se charge de procréer avec deux générations. Ce qui fait l’inceste


n’est pas tant le choix sexuel que la place de « Tout-Puissant »
qui anéantit par cette prédation toute forme sensée de filiation.
La preuve par l’absurde est que Denise, grand-mère, revendique
d’élever la fille de sa fille, de la garder avec elle (d’en spolier la
mère de l’enfant), donc d’en faire en quelque sorte sa fille (ce qui
serait un montage incestueux) : n’est-elle pas après tout la sœur
de ses plus jeunes enfants ?
La leçon à tirer est ici un peu différente. La femme/mère, tout
comme la grand-mère, savent que cet homme est ou a été l’amant
de l’autre génération, et lui-même évidemment le sait : les adultes
sont donc tous dans une transgression consciente, du fait de la
différence de génération. Et l’on voit ici particulièrement que la
question du consentement, si souvent évoquée par les auteurs
pour se justifier, est un leurre et un alibi, et qu’elle doit être
revisitée concernant l’inceste. Quel que soit son âge, peut-on
consentir à l’inceste ?
Deuxième leçon : que le redoublement d’alliance sexuelle avec la
même lignée, la même substance, ne soit pas un interdit opérant
pour ces personnes présage fortement qu’il n’y a aucune raison
raisonnable, aucun frein psychique, aucune angoisse existentielle
pour faire en sorte que cela se limite à deux générations. En fait
ces mères savent, sans avoir capacité de l’énoncer ainsi, que cet
homme est un incestueux et pourtant elles ne savent et ne peuvent
protéger leurs enfants parce que l’interdit n’est ni pensé, ni
pensable. Que leur est-il arrivé pour que la culpabilité œdipienne
(l’interdit de désirer quelqu’un de sa lignée) n’opère pas ?
Les entretiens que l’on peut mener, tant bien que mal, avec ces
hommes qui sont souvent dans la dénégation ou la minimisa-
tion de leurs actes, montrent cependant de façon récurrente
que la question du plaisir sexuel tiré de ces relations est assez
mince. Il s’agit assez souvent d’actes plutôt furtifs, rapides, avec
aucun préliminaires ni semblant de tendresse. Le but n’est donc
pas le sexuel au sens de la jouissance, mais de la possessivité :
s’emparer du sexe de l’autre, c’est s’emparer de l’autre, dans un
fantasme jamais conscientisé de l’una caro, tel que le présentait
F. Héritier : ne faire qu’un avec toutes les autres générations. Au
vécu de l’impuissance (sexuelle et psychologique) se substitue le
fantasme de toute-puissance par la fusion en une seule de toutes
les générations. Venu d’ailleurs, mais souvent très semblable
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 165

psychologiquement au père originel de l’enfant ou des enfants,


le beau-père ou le « beau-grand-père » vient, par sa prédation
sexuelle, signifier la non-séparation, le non-engendrement. La
soumission par le sexe d’une lignée entière fait (imaginairement)
de l’homme un « Homme absolu ».
On aurait pu intituler cette partie « les ravages de l’impuis-
sance »… Il faut noter en revisitant l’histoire de Mme Charles
(chap. 5) que ce fantasme n’épargne pas les femmes, qui peuvent
tout aussi bien manœuvrer (pas nécessairement consciemment)
ces hommes-là, dont elles font leur compagnon, afin de prendre
pouvoir sur la lignée, dans un fantasme identique de toute-puis-
sance et de fusion des générations. La dernière fois que j’ai
rencontré Mme Charles elle a pu confier que, sauf avec le père de
ses enfants parce qu’elle voulait des enfants, le désir n’était pas là :
si elle a (très peu) cédé sexuellement aux autres, c’était pour leur
faire plaisir mais qu’elle ne s’intéressait guère aux hommes…

LES CONCATÉNATIONS INCESTUEUSES :


L’INCESTE EN HÉRITAGE

« Pourquoi les grandes n’ont rien dit ? » interroge Éloïse, 11 ans,


victime, entre 7 et 8 ans du compagnon de sa grand-mère ? Elle
sait (donc elle n’est pas la seule à savoir) que les plus âgées de ses
cousines et de ses sœurs ont aussi subi des « choses » : sept enfants,
selon la mère d’Éloïse. Mais les autres victimes sont toutes majeures
et la procédure judiciaire n’ira pas jusqu’à les interroger puisqu’elles
ne se sont pas manifestées. Elle a toujours connu cet homme, qui vit
depuis vingt-trois ans avec sa grand-mère, comme son grand-père.
Il emmenait régulièrement ses petites-filles (par alliance) à la pêche
dans son cabanon. Quand personne n’était avec eux, il en profi-
tait pour pratiquer des actes d’exhibition, de frottements pour se
masturber. Comme cette petite fille a eu par sa mère une éducation
sexuelle réelle, et a été mise en garde contre les forme d’abus de son
corps, elle n’a pas laissé cet homme la toucher 4, mais, comme c’était
son « grand-père », elle a mis du temps avant de se confier à une
camarade qui relaiera auprès d’une adulte. Elle est moins atteinte
par les exhibitions de cet homme que par le silence : si elle avait

4. Ce qui n’empêchera pas la justice de faire procéder à un examen gynéco-


logique – totalement inutile – qui pour cette jeune fille, comme pour beaucoup
d’autres, a été humiliant et douloureux. Cette investigation renvoie aussi l’enfant à
l’idée que les adultes se font de son témoignage : peut-être qu’à défaut de mentir elle
ne dit pas tout : la suspicion envers les victimes n’a pas de limites.
166 Les incestes

parlé tout de suite, est-ce qu’il aurait pu attaquer une autre de ses
cousines (de son âge) ? Autrement dit, est-ce que ce reproche fait
aux aînées « pourquoi elle n’ont rien dit ? » n’est pas l’expression
de sa propre souffrance d’avoir voulu protéger sa relation avec sa
grand-mère – « pour ne pas lui faire de peine », dit-elle.
Que ce soit le père, le grand-père ou une autre personne de la
famille, la violence sexuelle intrafamiliale produit dans un premier
temps des effets d’adaptation par un réflexe psychique de protec-
tion des liens dont cette jeune fille illustre bien le mécanisme :
un lien fort avec une personne (parent, grand-mère) produit du
silence, parce que c’est quand même bien compliqué d’aller dire
à son papa ou à sa maman que leur père est un salaud. Il y a, en
plus, cette peur qui existe chez toutes les victimes d’agression et
de viols : ne pas être crue. Il y a aussi une réticence protectrice à
dire quelque chose qui attaque les liens familiaux. Il s’agit bien
sûr de honte et de culpabilité, comme pour toute victime, mais
la confrontation négative à la figure de l’aïeul, une personne âgée,
est complexe : même chez un petit enfant, la valeur de respectabi-
lité de la personne âgée, telle qu’elle est transmise par l’imaginaire
social, produit un effet « d’incroyable ». Il suffit de regarder la
littérature enfantine, celle que nous lisons aux enfants dès leur
plus jeune âge : le grand-parent est gentil, plus gentil même que
le parent parce que plus tolérant, et il a parfois besoin, parce qu’il
est malade ou très vieux, d’être protégé. Bref à part le loup qui se
fait passer pour grand-mère dans Le petit chaperon rouge, c’est une
figure difficile à attaquer.
Dans le mouvement de défense des femmes qui a réussi à faire
prendre conscience à nombre d’États que la violence conjugale
devait être jugulée, on a surtout pris des mesures de sauvegarde
(qu’il faudrait encore améliorer) et de sanctions, mais le discours
est faible et inaudible concernant les origines de ces violences :
plusieurs générations ont contribué à produire des victimes. Ce
poids des générations est très sensible dans les interrogations des
victimes : c’est moins « pourquoi moi, qu’est-ce que j’ai fait »,
comme dans le viol par un prédateur extrafamilial, que pourquoi
ces silences, pourquoi les aînés n’ont rien dit. « C’est normal,
c’est son père » dit l’une des victimes de M. Legain, à une de
ses cousines qui l’interroge sur les raisons qu’avait sa mère de
fréquenter encore son père, après ce qu’il lui avait fait, et y voit
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 167

un preuve de courage : « Elle lui a pardonné pour elle mais pas


pour nous. »
Découvrir que sa propre mère, victime, a laissé son père l’agresser
est une souffrance qui ne se traduit pas seulement en « stress
post-traumatique », plutôt lié au temps-choc de la révélation,
avec le cortège de symptômes bien connus, mais en angoisse exis-
tentielle et en colère, qui se retournent vite en fatalisme dépressif :
avoir perdu le lien familial, réaliser que « il n’y a plus de famille »
transforment cette colère en compassion (au sens étymologique :
« souffrir avec ») contre ceux qui n’ont rien dit. Ce double
mouvement de culpabilité (n’avoir pas su non plus dire à temps)
et de colère, oscillant avec la compassion, a tendance à persister
dans le temps et à s’organiser comme un clivage du Moi chez les
victimes des aïeuls. La victime est quasi inévitablement clivée :
elle est une personne adaptée qui essaye de préserver les bonnes
images réconfortantes de la grand-mère (qui a fait ce qu’elle a pu,
disaient les victimes de Legain) et des mères victimes ; et elle est
une personne plus dissociée, qui s’attaque elle-même et qui est
paralysée par son trauma. Cet inceste sur deux générations sidère
et paralyse notamment les capacités d’anticipation.
Comment devenir parent soi-même avec un passé d’inceste répé-
titif ? Il n’y pas de réponse qui tienne à cette question car l’évo-
lution de chaque personne reste dépendante de toutes sortes de
circonstances, y compris de la pertinence de l’aide qui leur aura
été apportée, et qu’elles auront pu saisir, ce que tout le monde ne
fait pas.
Peut-on prévenir ces prédations répétées d’une génération à une
autre ? Comme pour n’importe lequel des incestes, il faudrait
commencer par s’y intéresser ! Et appeler l’inceste par son nom
pour tenter de reconstruire les familles sur des fondements non
confus, en traitant ensemble le groupe familial. À force d’ignorer
qu’au sein des familles la violence n’est pas le seul produit de
l’homme-symptôme-agissant, mais celui d’une configuration
familiale qui permet que cette violence s’installe et se répète,
aucune prévention n’est finalement faite. Et quand elle est faite
(l’éducation sexuelle par exemple) on euphémise la passivité et/
ou la complicité des autres membres de la famille.
Olivia, 15 ans, révèle avoir été violée par son beau-père qui l’a élevée
depuis qu’elle a 6 ans. Quatre ans auparavant elle avait révélé avoir
168 Les incestes

été victime de son grand-père (qui a reconnu mais décède avant


son procès). Le beau-père se défend de tout acte et la jeune fille
elle-même a tendance à le dédouaner en disant qu’il « n’était plus
lui-même », qu’il a « une double personnalité ». Mais ce beau-père,
qui n’a pas aidé Olivia à porter plainte contre son grand-père, ne la
croyant pas et la décrivant comme manipulatrice, est un personnage
complexe car il a lui-même (et son frère) été victime de viol par
son grand-père. Séducteur, ayant toujours trompé ses compagnes
successives, il a cherché à séduire la fille de sa compagne par des
gestes tendres, avant de se faire insistant puis de réussir à ce qu’elle
se laisse faire. Olivia d’ailleurs dira que son grand-père l’a violée
brutalement mais décrit son beau-père comme répondant à son
besoin de tendresse paternelle (son père ne s’est pas intéressé à elle).
Ce qui fait qu’elle est partagée entre son besoin de dire et en même
temps son besoin de préserver l’image qu’il lui a donnée d’un père
très strict mais très affectueux, dont elle aimait les câlineries qu’elle
lui réclamait. Cet homme, souvent passé par des périodes dépres-
sives et de nombreux échecs tant professionnels que sentimentaux,
vivait encore les conséquences traumatiques de ce qu’il a vécu au
début de son adolescence. Pour autant, attaquant et violant sa belle-
fille au même âge, il prend ses manifestations de souffrance pour
de la manipulation et rejette toute la faute sur elle. Ce déni et cette
incapacité de reconnaître en l’autre ce que l’on porte en soi est l’une
des dynamiques la plus constante de cet enchaînement d’incestes.
Quand un enfant dit qu’il ne veut pas aller chez ses grands-
parents, où il se rendait avec plaisir parce que des grands-parents
gâtent les petits-enfants habituellement, il faut l’écouter. Ce n’est
pas une grande et nouvelle leçon que de l’énoncer, mais cela
devrait figurer dans les documents remis aux jeunes parents : il
faut écouter et donner sens aux refus de voir quelqu’un, quand
bien même et surtout si cette personne est par sa place dans la
lignée une personne qui devrait être aimée ou qui l’a été 5. Peut-
être parce que c’est aussi simple que cela, personne, et surtout pas
les autorités en la matière, ne le dit et ne le fait.
L’inceste est aussi un héritage psychique : l’inceste dans une géné-
ration induit les suivants. Les cas évoqués jusqu’ici l’ont suffi-
samment montré. L’une des raisons en est que « l’inceste a la
très funeste capacité à cumuler la violence par le traumatisme

5. Sur le site 1000-premiers-jours.fr, la mention du rôle des grands-parents et de leur


place à l’égard de l’enfant ne figure pas : oubli, incompréhension ou indifférence ?
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 169

et la violence par disqualification 6 ». Cette disqualification est


multiple. Elle est d’abord celle de la vérité des filiations, puisque
certaines personnes occupant plusieurs places, en énoncer une
(« père »), c’est disqualifier l’autre (« grand-père »). Elle est aussi
disqualification du vécu de la victime, dont le silence puis la
révélation sont le fruit d’une situation complexe : dénoncer son
grand-père, c’est s’aliéner sa grand-mère, ses parents, c’est abolir
une part de son héritage psychique, celui qui relie à ses ancêtres.
Elle est enfin une violente disqualification narcissique : la victime
se mésestime autant de son silence que de n’avoir pas su s’op-
poser, de s’être comportée en objet corporel détaché de sa psyché.
« Je faisais comme si je n’étais pas là », me disait une jeune adoles-
cente que son grand-père venait toucher sexuellement pendant
qu’elle jouait sur son ordinateur.
À prendre conscience de l’ampleur de la transmission de l’inceste,
on risque d’avoir le vertige : faut-il soupçonner tout le monde ?
Certainement que non, mais sans naïveté : quand il y a de l’in-
ceste dans une famille, ce n’est pas un lien « personnel » entre
deux individus, c’est une dynamique, et donc il ne faut pas en
rester à « l’épicentre du séisme », comme l’écrivait Racamier 7
mais aller chercher toutes les atteintes que cela pourrait supposer.
Supposer, ce n’est pas soupçonner ou accuser, c’est, à partir d’une
théorie clinique, proposer des voies de compréhension : quand
une jeune fille ou un jeune garçon est pris dans les rets de l’in-
ceste, le clinicien se demande (ou devrait se demander) comment
les grands-parents ont vécu leur sexualité et ce qu’ils en pensent.

6. P.-C. Racamier (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 2010.


7. Ibid.
8

Au-delà de l’Agapè 1, l’Éros :


quelques figures de l’inceste fraternel

« L’objet que le sujet se choisit pour sa propre gouverne le


rassure, le protège de l’envahissement et des excès, maintient
la priorité absolue du sexe maternel et demeure son secret 2. »

Mugnier 3 en constatant le manque de recherche sur le sujet de


l’inceste fraternel l’explique « non seulement par le silence qui
[l’]entoure mais aussi par la banalisation de ces actes très souvent
attribués à la découverte de la sexualité entre frères et sœurs à peine
pubères. Il ne s’agit pas de nier cette découverte de la sexualité
dans la fratrie, ni de qualifier d’abus toute expérience sexuelle entre
préadolescents et/ou adolescents d’une même famille ». Il fait donc
la distinction entre les découvertes de la sexualité entre pairs d’âge
au sein de la famille (y compris cousins et cousines) et les agressions.

1. L’Agapè, dans le Nouveau Testament, désigne dans le même temps cet amour
de Dieu pour l’homme et cet amour fraternel entre les hommes qui constitue une
exhortation à aimer son prochain jusqu’à son ennemi (O. Bobineau, « Qu’est-ce que
l’Agapè ? De l’exegèse à une synthèse anthropologique en passant par la théologie »,
Revue du MAUSS, n° 1, 2010).
2. G. Bonnet, « Le fétiche et l’idéalisation ou le fétiche : un concentré d’amour
perdu », dans D. Bouchet-Kervella et coll. (sous la direction de), Le fétichisme, Paris,
Puf, coll. « Monographies et débats de psychanalyse », 2012, p. 73-91.
3. « Les abus sexuels dans la fratrie », Extrait du livre de Jean-Paul Mugnier, De
l’incestueux à l’incestuel, une approche relationnelle, paru aux éditions Fabert en 2013,
Carnet de notes sur les maltraitances infantiles, n° 5, 2016, p. 48-54.
172 Les incestes

Quant à sa prévalence, malgré quelques recherches biblio-


graphiques je n’ai trouvé aucune étude statistique sur l’inceste
fraternel, pourtant non marginal dans mon expérience de clini-
cien et d’expert. Il est pourtant connu que les agressions et viols
par des jeunes gens de moins de 25 ans sont en nombre impor-
tant : entre 20 et 30 % des auteurs d’agressions et de viols sont
dans cette tranche d’âge. Aussi bien dans les statistiques que dans
les écrits cliniques il n’est question que des « agressions sexuelles
par des adolescents », ce qui ne fait pas apparaître en tant que
tel l’inceste fraternel. Cela n’apparaît pas davantage dans le
décompte des plaintes adultes puisqu’il n’est et ne sera question
que de viol incestueux, sans spécificité. On notera d’ailleurs que
les associations de défense des victimes ou spécifiquement des
enfants ont tendance à considérer le viol comme un ensemble
déterminé, sans distinction des problématiques familiales versus
extrafamiliales, fraternelles ou collatérales, etc. Or, s’il existe, bien
sûr, une spécificité adolescente dans la violence sexuelle, il n’en
reste pas moins que pour les victimes ce n’est pas le même signi-
fiant que l’agresseur soit un pair d’âge de collège ou un frère 4.
Question qui reste donc à travailler, au-delà de cette remarque
puisque en filigrane des écrits sur les agressions sexuelles par des
adolescents, au cas par cas, c’est bien souvent d’inceste qu’il s’agit.
Et on aurait bien tort de se limiter à l’adolescence : les épousailles
de faits entre collatéraux (quasi-frères et sœurs, ex-beau-frère ou
belles-sœurs) et la production de quelques enfants relèvent clini-
quement du concept d’inceste fraternel.
D. Dussy écrit que « le frère incesteur est toujours très jeune au
moment où il entame sa carrière d’incesteur 5 » et que, s’il est pré-
pubère ou adolescent, sa victime est toujours prépubère. Constat
discutable dans mon expérience clinique et impasse encore sur
les incestes adultes. Mais D. Dussy a le mérite d’aborder cette
question quand bien d’autres ouvrages sur l’inceste l’ignorent 6.

4. J.L. Viaux, « Adolescents agresseurs sexuels : de quelle sexualité parle-t-on ? »,


dans P.D. Jaffé, J. Zermatten (sous la direction de), Les jeunes auteurs d’actes d’ordre
sexuel, Sion, Institut universitaire Kurt Bösch, 2011.
5. D. Dussy, Anthropologie de l’inceste, livre I, Le berceau des dominations, Marseille,
ELD, 2013.
6. Notamment des livres importants pour la clinique : J. André, Incestes (2001),
D. Castro, Incestes (1995) ou M. Gabel, S. Lebovici et P. Mazet, Le traumatisme de
l’inceste (1995) ; Y.-H. Haesevoets, dans L’enfant victime d’inceste (2015) consacre
une page aux « autres liens de parenté » et « les grands-pères et les frères abuseurs »
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 173

« L’idée de l’inceste met d’abord en avant la dimension originaire


des désirs sexuels 7 » a écrit A. Green, évoquant l’œdipe. Mais il
n’évoque là que l’inceste parental, alors que l’anthropologie nous
a appris que dans le maniement de l’inceste par les sociétés le
sexe autorisé/interdit entre pairs est une question essentielle pour
comprendre l’interdit et qui est tabou pour qui et quand. L’union
entre un frère et une sœur a pu être tolérée dans certaines sociétés
mais de façon très ritualisée et exceptionnelle. Il faut savoir en effet
« qui est frère pour qui », ce qui dépend des systèmes de parenté.
Sans doute les cliniciens, trop occupés par la complexité du
complexe d’Œdipe, ont eu tendance à peu publier sur l’inceste
fraternel ou à ne le décliner que comme une variante œdipienne.
Voyez par exemple J.-M. Talpin, en 2003, qui recourt à la littérature
(Ford, Martin du Gard, Yourcenar…) pour en parler car il y a plus
de romans sans doute que de cas cliniques publiés sur ce sujet 8.
Pour l’inceste fraternel, il y a, me semble-t-il, une évidence qu’on
ne peut que partager : ce qu’écrit Jaitin 9, la seule clinicienne à
avoir publié en France des articles et des ouvrages consistants sur
le sujet : « Le rapport charnel entre la mère et ses enfants fait du
lien fraternel un lien incestueux […]. De même que la mère est
le premier objet intermédiaire entre l’enfant et le monde (entre
le moi et le non-moi), le frère et la sœur, en tant que sujets réels,
représentent les premiers jouets, les premiers instruments d’ap-
propriation ou d’utilisation. » Pour autant, l’inceste n’est pas un
destin : dans les familles non dysfonctionnelles l’agir ne remplace
pas le fantasme. Car, toujours selon Jaitin, « cliniquement, l’in-
ceste fraternel agi apparaît en opposition radicale par rapport au
fantasme d’inceste fraternel. L’inceste détruit le lien. Le fantasme
par contre aurait une fonction défensive parfois stimulante, même
s’il déclenche un grand malaise ». Cette remarque de Jaitin est en
effet essentielle, puisque, après avoir étudié l’inceste fraternel, elle
observe que son effet est celui… de l’inceste, qui est toujours

non sans noter qu’il s’agit là de dysfonctionnements concernant le groupe familial


et non le seul sujet.
7. A. Green, « La relation de la mère nécessairement incestueuse », dans J. André
(sous la direction de), Incestes, Paris, Puf, 2001.
8. J.-M. Talpin, « La fratrie orpheline et l’inceste », Le divan familial, n° 10, 2003,
p. 133-144.
9. R. Jaitin, Clinique de l’inceste fraternel, Paris, Dunod, 2006.
174 Les incestes

et dans tous les cas en opposition avec le fantasme d’inceste 10.


On ne peut qu’être d’accord, et c’est bien dans cette perspective
que, à partir de quelques cas exemplaires nous allons essayer de
détramer le psychisme familial incestueux à travers l’agir inces-
tueux des frères et sœurs.
Le fraternel n’est pas dépourvu de fantasmes, de pulsions et de
passions. La question qui concerne le clinicien se pose ainsi : il y
a un interdit faisant que certaines personnes sont intouchables,
cependant chaque sujet humain est habité par le fantasme d’ap-
propriation d’un autre comme Soi. Quand cet autre est celui qui
a partagé au plus intime la mère – ce qui produit le plus souvent
que le lien fraternel est partage et non emprise –, comment
dysfonctionne le pare-excitation ou qui le fait dysfonctionner ?
L’expérience clinique et criminologique nous apprend la fréquence
de ce qui n’est pas un « comportement sexuel », ni d’ailleurs, sauf
rares exceptions, une authentique perversion, mais un « au-delà »
de l’Agapè, cette figure antique de l’amour. L’Agapè c’est l’amour
fraternel entre humains que certaines cultures (notamment
catholique) ont traduit, dans le langage courant, par la dénomi-
nation de chacun d’un « ma sœur » ou « mon frère », dénomina-
tion que reprend aujourd’hui l’adolescence populaire. Cet amour
de son prochain peut se laisser envahir normalement par l’Éros
dans diverses figures de la séduction, banales quand il s’agit de
faire alliance avec un(e) autre dont les marques identificatoires
ont à voir autant avec les semblables (frères/sœurs) qu’avec les
parents : l’alliance par cousinage 11, ou par ce que les sociologues
appellent homogamie c’est le choix de son/sa partenaire dans un
groupe auquel on appartient, amicalement, professionnellement,
par religion, etc. Toute la question de gérer l’interdit repose sur le
discours de « séparation », qui détermine si un sujet appartient à
une lignée permise ou non.
M. Godelier nous interpelle sur ce que, finalement, « signifie »
socialement la sexualité, à quoi elle est assignée, et à quoi elle
nous assigne. Et cet apport est aussi indispensable que la psycho-
logie pour comprendre la sexualité adolescente.

10. Cf. P.-C. Racamier (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 2010.
11. Ou le mariage « croisé » de deux frères avec deux sœurs (un frère et une sœur
épousent un frère et une sœur) et, comme dans les fictions, dans la vraie vie, il arrive
qu’après avoir épousé l’un(e) et divorcé, l’un ou l’une épouse l’autre sœur/frère.
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 175

« La sexualité-désir surgit toujours à partir d’un moi qui contient


les autres en lui. Non seulement les autres de même sexe ou de
sexe différent mais les autres en tant que source des normes, des
représentations et des valeurs partagées, communes, auxquelles
chacun est d’avance soumis dans les formes que lui prédestine son
sexe. Et ce n’est pas seulement la sexualité-désir qui est soumise
d’avance ; c’est aussi la sexualité-reproduction. Mais que l’on
prenne garde aux contresens. Ce que les hommes s’efforcent de
reproduire, ce n’est pas leur espèce. C’est le groupe social auquel
ils appartiennent, c’est leur rapport au sein duquel les nouveaux
individus qu’ils auront engendrés viendront prendre leur
place. Quand Freud déclarait que la sexualité [était] au service
de la reproduction de notre espèce parce qu’elle permettait de
surmonter la passivité et les résistances féminines, il mettait en
avant une vision biologique alors que ce n’est pas le but que les
humains poursuivent en voulant se reproduire. Dans la plupart
des sociétés qui coexistent aujourd’hui à la surface de la terre
et dans pratiquement toutes celles qui nous ont précédés […]
le désir n’est pas reconnu comme le point de départ nécessaire
d’une union légitime entre les sexes. On épousera une femme
parce qu’elle est une cousine croisée ou parce qu’elle appartient
à la même caste au même village et que c’est là ce que la société
impose que l’on se marie. Dans ces conditions le désir spontané
est plutôt comme une menace potentielle contre les unions légi-
times et contre l’exercice des normes de la société, de sa Loi 12. »
Godelier souligne donc que, à l’opposé du courant de pensée
biologique/médicale (et masculiniste…), qui a longtemps prévalu,
y compris chez des psychanalystes, il faut concevoir la sexua-
lité comme une activité qui s’est socialisée chez l’homme tout en
gardant une part de primitivité : reproduire son groupe, son clan,
suppose de se plier à son insu à des règles de ce groupe et de ce
clan, et sans que le désir s’en mêle. D’où des règles assez différentes
et complexes pour contrer le fantasme incestueux et la trop grande
proximité des alliances sexuelles. Et donc, sachant que la sexualité
n’est pas simplement de l’ordre du désir et du besoin mais se trouve
assez rapidement normée par les contextes socioculturels qu’en
est-il d’un interdit de sexualité avec un frère ou une sœur ?

12. M. Godelier, « Qu’est-ce qu’un acte sexuel ? », Revue internationale de psycho-


pathologie, n° 19, 1995, p. 351-382.
176 Les incestes

FIXATION/FUSION/FÉTICHE

40 ans d’inceste… plus que jumeaux.


Robert et Alban, deux frères, sont des incestueux. Ce n’est qu’à
l’âge de 49 ans et parce qu’ils sont détenteurs de films pédoporno-
graphiques que cet inceste est découvert. Il ne fera pas l’objet
évidemment d’un traitement judiciaire, seule la détention de ces
images tombant sous le coup de la loi. Il s’agit de jumeaux, derniers
d’une fratrie de quatre – ils ont deux sœurs –, qui ne se sont jamais
quittés : après leurs études, ils sont entrés dans la même adminis-
tration et ont toujours travaillé ensemble. L’invention du magnéto-
scope leur a permis de construire une collection importante de films
dont une bonne moitié est pédopornographique (adolescents en
majorité et enfant pour un tiers). Leur sexualité a été exclusive, à
partir de 10-11 ans, aucun autre partenaire n’a jamais été sollicité.
Ils ont commencé dès l’adolescence à filmer leurs pratiques en partie
sado-masochistes, puis à l’âge adulte ont commencé à se fournir en
films pornographiques. C’est donc une situation où l’objet sexuel
est à la fois un double et un miroir avec, de surcroît, un recours à
l’image comme appui à la pulsion scopique.
Robert est fuyant et dénégateur, notamment sur son intérêt pour
les images pédophiles, reconnaissant à peine qu’il s’agit d’homo-
sexualité avec son frère et se refusant à élaborer sur l’au-delà d’une
sexualité « qui est comme ça », dit-il. L’autre jumeau, Alban, moins
réticent, reconnaît que ce n’est pas une ou deux cassettes « pédo-
philes » qu’ils possèdent mais que cela constitue une grande part de
leur collection. Plus clairement que son frère qui dénie cet intérêt
pour les scènes pédophiles, Alban assumera en partie qu’il s’agit
moins d’une homosexualité que d’une « rumination ». Il admet en
effet un besoin compulsif de regarder et de continuer à pratiquer le
sexuel comme ils ont toujours fait, c’est-à-dire de rester dans leur
idéal de sexualité infantile et d’utiliser l’image pour « se voir ».
Car c’est une homosexualité en trompe-l’œil, comme nous l’in-
dique l’important collectionnisme d’images pédophiliques : il
y a bien une réelle fixation sur le fétiche, enfant, représentant/
représentation de l’objet phallique. Leur sexualité est à la fois
auto-érotique attachée à un objet unique (miroir et double, le
jumeau) et voyeuriste-collectionniste. C’est une sexualité infan-
tile (non détachée du premier objet et excluant le tiers féminin)
mais aussi une sexualité perverse, en ce sens que le collection-
nisme est un corollaire du fétichisme. On note d’ailleurs que
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 177

la gémellité du partenaire et le voyeurisme-collectionnisme ont


évité l’attaque agressive d’autres fétiches possibles.
Par ailleurs, cette sexualité n’a jamais dévié, si l’on peut dire. Seul
le jumeau a été l’objet de désir, aucun autre partenaire n’ayant été
envisagé. Seules les images pornographiques d’hommes et surtout
d’enfants ont été collectionnées à partir de l’entrée des deux frères
dans l’âge adulte. On peut souligner le clivage entre l’adaptation
sociale de ces deux hommes et une affectivité/sexualité demeurée
intacte depuis avant leur puberté, soutenue par des images d’en-
fants qui prennent valeur de maintien de la fixation sur l’infan-
tile : ils sont l’un pour l’autre un miroir auto-érotique.
Le cas cité de ces jumeaux est plutôt exceptionnel, car l’évolu-
tion de la relation incestueuse vers la perversion n’a rien d’une
évidence mais j’ai rencontré d’autres cas de frères (ou de sœurs)
ayant à l’âge adulte des moments de sexualité partagés, laissant
supposer d’autres moments durant l’enfance ou l’adolescence.
En restant dans une sexualité partagée et en l’enrichissant d’un
collectionnisme pornographique, ces deux hommes se sont en
quelques sorte « auto-fétichisés » avant de construire une problé-
matique classique de perversion avec assomption d’un fétiche (les
images pédopornographiques). Ils illustrent ce que Alfred Binet 13
décrivait de ces sujets : des « ruminants érotiques » qui font de
leur fétiche une « abstraction » « isolant de tout ce qui l’entoure
l’objet de son culte ». Dans une perspective freudienne comme le
rappelle G. Bonnet 14 non seulement le fétiche est un objet substi-
tutif du sexe mais il sert surtout à « maintenir la croyance au sexe
maternel tel que l’enfant l’a d’abord imaginé » dans ce que Freud
a nommé les « théories sexuelles infantiles », et donc le fétiche est
essentiellement le représentant « du sexe en tant qu’objet idéal ».
Dans l’inceste fraternel adolescent la question de la perversion,
au sens clinique, se pose rarement, justement parce que la proxi-
mité générationnelle et la place de l’enfant attaqué est rarement
celle d’un simple « objet sexuel ». Il s’agit même, au contraire,
d’un évitement de la fétichisation de l’objet. Le choix d’un
proche (sœur, frère, cousin), quand d’autres adolescents essayent
leur sexualité auprès de camarades, n’a rien de fortuit. Les actes

13. A. Binet (1887), Le fétichisme dans l’amour, Paris, Payot, coll. « Petite biblio-
thèque Payot », 2000.
14. G. Bonnet, op. cit.
178 Les incestes

s’inscrivent le plus souvent dans un contexte, un système inces-


tueux déjà installé, ou l’installation progressive d’une relation
trouble, due à une sexualité parentale qui la provoque.
Si l’on ne peut écarter, comme nous le montre le cas de Robert
et Alban, l’évolution vers une position perverse/infantile, il est
évidemment impossible de le prédire, d’autant que cela n’aide en
rien à comprendre les enjeux du choix (inconscient) de l’inceste
fraternel. Deux autres axes de réflexion sont possibles.
a) L’auto-érotisme infantile « maintenu », car il ne s’agit pas de
régression le sujet n’ayant jamais dépassé ce stade, et fixant son
Éros sur un semblable, un autre Soi, avec lequel le lien est sous le
primat du sexe de la mère, et souvent sous son regard. Il y a dans
ces attaques une mise sous le boisseau de l’altérité nécessaire au
désir, c’est-à-dire de la démarche de séduction d’un autre qui n’est
pas soi, alors que le frère ou la sœur, surtout issu(e) de la même
matrice est un « comme soi ».
b) Un passage de construction de la sexualité adolescente dans un
compromis entre un retour du désir œdipien (faire alliance avec
l’un de ses parents), ou aller porter sa pulsion auprès d’un subs-
titut, un « objet partiel », partiel en ce qu’il est le représentant/la
représentation du sexe parental d’où il est lui-même issu. Le frère
ou la sœur incestueuse, faisant abstraction du lien d’Agapè et
donc attaquant ce lien, réduit cet autre, son semblable à son sexe
physiologique sur lequel il prend emprise, le dépouillant de son
essence fraternelle. En résumé : pourquoi désirer son frère ou sa
sœur ? Parce que c’est un autre Moi, parce que c’est un repré-
sentant fantasmé, et pourtant très proche, très concret, de cette
« part de la mère » en soi, cet objet inatteignable qui est l’essence
même du but incestueux.

L’INCESTE FRATERNEL EN HÉRITAGE : CONFUSION ?

Les typologies de l’inceste, par ailleurs très discutables, ont amené


bien des auteurs à décrire ces familles enchevêtrées (Barudy),
psychotiques (Balier), chaotiques (Hayez) [cf. chap. 1], vivant
dans la confusion générationnelle, et qui cependant ne semblent
pas impactées par l’interdit.
Une petite fille de 11 ans, qui avait pour belle-mère une sœur issue
d’une précédente union de son père, lequel ne se cachait pas de
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 179

cet inceste légal (puisque consenti entre majeurs) dit : « Cela ne


me gêne pas du tout. » En effet… cela avait l’allure d’une situation
psychotique, ou perverse, ou en tout cas pathologique, mais pas
« gênante » puisqu’il avait suffi de la revendication bruyante de ce
père pour la banaliser, ou du moins pour la penser pensable : ni
juges ni travailleurs sociaux, qui suivaient tous les enfants de ce père
prolifique, ne trouvaient à redire.
Il n’est également pas possible de redire quoi que ce soit si une
mère, adulte, épouse le frère du mari de sa fille, également adulte :
le clinicien peut juste donner rendez-vous d’inceste à la généra-
tion suivante, où plus personne ne pourra se gêner et être gêné
pour faire alliance avec n’importe qui dans la famille.
La remarque de cette très jeune fille sur l’absence de gêne fait
écho à « j’avais pas pensé que c’était ma sœur » ou « c’est parce
que je suis timide » des adolescents auteurs d’agressions sexuelles
incestueuses. Ils expriment dans ce condensé que, en effet, ils
ont bien dépouillé leur frère/sœur de sa qualité de « semblable ».
Dans ces familles-là, se servir de l’autre pour assouvir ce qu’on
croit être la pulsion sexuelle, dans une apparente identification à
des ascendants, est une forme de « fidélité » à une sexualité miroir
de la confusion des places et des rôles.
« Le viol, c’est pas en famille : quoi ! »
Magali, 7 ans, revient d’un droit d’hébergement dans sa famille
d’accueil avec du sang dans sa culotte : son frère Charles (13 ans) l’a
violée. On découvre alors :
– que son frère aîné Colin, 19 ans a abusé de sa sœur cadette,
Amélie, depuis qu’elle a 10 ans et lui 13 ans ;
– qu’Amélie a par ailleurs été incestée par son père durant la même
période et probablement au moins une fois par un oncle ;
– que le père a eu au total sept enfants (tous placés) de deux unions :
sa seconde femme a vingt-cinq ans de moins que lui, elle sortait
de l’adolescence quand il l’a rencontrée et lui a fait un enfant. Il se
plaint de son incurie et de ses mensonges et tromperies et dit s’être
tournée vers Amélie « pour la rendre jalouse » !
Les enfants, placés, alternent les passages en famille et en institu-
tion. Ces allers-retours donnent à cette famille une inconsistance de
groupe familial, qui masque des liens demeurant forts, au point que
la jeune Amélie refusera de faire plus que d’acquiescer aux aveux de
son père et de son frère. Les mères sont totalement absentes de la
scène familiale. De facto, la seconde fille de la famille, la seule fille
180 Les incestes

non victime, a pris la place. Assumant très tôt son indépendance,


elle « commande tout le monde », se plaignent son père et son frère.
La reproduction de l’inceste dans cette famille est liée en apparence
à ce désordre, cette incurie éducative, qui aurait mené à des actes
sexuels. On note que le fils et le père ignoraient réciproquement
les agissements de l’autre, ainsi que ceux du petit frère sur la petite
sœur. Colin est devenu un jeune adulte infantile, perdu dans les
repères familiaux et sociaux, qui comprend bien qu’il a abusé de
son statut pour soumettre une fille « proche » sans avoir eu plus que
ça conscience de l’interdit, dont il ne comprend pas du tout que
c’est un interdit. Ses remarques sur le sens du mot « viol », et sur
le fait qu’il a pris conscience tardivement que c’était mal, montrent
que la dimension fraternelle, tout comme la dimension de non-
consentement de la victime ne faisaient pas sens chez lui. Pourtant
c’est lui qui dit : « Le viol, c’est pas en famille, quoi ! » L’ambiguïté
de cette formulation renvoie aussi bien à ce qu’il a encore la certi-
tude du consentement de sa sœur, donc excluant banalement le
viol-violence, et à l’autre certitude provenant de la loi familiale : si
c’est en famille ce n’est pas du viol.
Il s’agit en effet moins d’un viol-effractif que de l’effet d’une
non-structuration familiale, le père choisissant des génitrices ne
pouvant occuper la place maternelle et instaurant un climat dans
lequel les filles sont à disposition. Le plus jeune frère est l’agent du
scandale pendant que son aîné perplexe d’apprendre qu’il n’a pas
été le seul s’interroge sur ce que signifie le viol en famille, en réfu-
tant avoir violé. L’autopersuasion que son désir était partagé par
sa sœur ne tenait qu’au fait qu’il se croyait le seul : la découverte
que son père partageait cette jeune fille avec lui, tout comme le
silence obstiné de celle-ci sur ce qu’elle avait vécu, nous montrent
une autre figure de l’inceste fraternel. Moins qu’une structura-
tion perverse des sujets concernés (père et fils), les fils étant au
moins capables de culpabilité et d’interrogation, c’est la famille
qui fonctionne ainsi dans son a-structuration confuse.
S’agit-il d’une « famille perverse » ? Le pervers sexuel d’une façon
générale fonctionne psychiquement dans un monde moral et
selon une loi qui est la sienne, comme le dit D. Sibony 15, c’est-
à-dire que, dans son fonctionnement, le pervers soumet la loi
institutionnelle à la sienne et fait du sujet victime un simple objet.

15. D. Sibony, Perversions. Dialogue sur des folies actuelles, Paris, Le Seuil, coll.
« Points Essais », 2000.
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 181

Dans ces familles enchevêtrées, la situation est plus complexe


car c’est en fait un système incestuel confus, sans repères. Ce
système peut, selon un certain point de vue, être considéré
comme pervers, plutôt que de penser chaque personne comme
« perverse », puisqu’aucun interdit ne fonctionne, rendant
disponibles successivement plusieurs personnes comme objet de
l’autre, ces personnes devenant éventuellement à leur tour agres-
seurs chosifiant l’autre. On est donc dans un système au-delà de
la perversion.
Ce sont souvent les pères-patriarches tyranniques qui fabriquent
ces répétitions au point qu’il devient difficile de comprendre qui
finalement serait le plus incestueux des membres de la famille.
Reprenons l’exemple de la famille d’Ariane (chap. 5). Elle-même
avait subi des agressions sexuelles par sa mère sous le regard de son
père, elle n’a donc aucun étonnement à ce que son mari Amédée
ait été initiateur de tous ses enfants, filles et garçons, et incita-
teur des relations sexuelles entre ceux-ci (dès l’âge de 10 ans) et
leur mère, leur fratrie, ou ses autres compagnes. Mais, après qu’il
a disparu, l’inceste continue et le plus jeune de ses fils viole à
plusieurs reprises ses petits demi-frères. Les deux fils d’Amédée
ont eu, avant son décès (et pour l’aîné après), des relations avec
leur fratrie et leurs belles-mères, sans jamais que le signifiant
inceste fasse sens ni pour elles, ni pour eux. La conscience qu’il
s’agissait d’une sexualité interdite n’était due qu’à la violence
d’Amédée, qui leur faisait pratiquer ces actes sous son regard et
explicitement pour les regarder. Aucun des protagonistes ne nie y
avoir pris un certain plaisir, plaisir relatif des organes, mais plaisir
quand même. On est là dans une sorte de banalité du mal, c’est-
à-dire d’un système familial où, quoi qu’ils en disent, les membres
de la famille se prennent mutuellement pour des objets et n’ont
de sexualité qu’en vase clos.
Dans ces univers familiaux où c’est la violence qui sert de seul
repère pour savoir qui est « le » parent mais où les repères fils/
filles/père/amant, etc., sont brouillés par une sexualité qui ne
connaît pas de limites générationnelles, la famille entière a pour
mécanismes défensifs primaires le déni et le clivage, mécanismes
qui lui permettent d’éviter le regard externe sur cette « morale »,
voire de la défendre au nom du « désir », invoqué comme réci-
proque. Dans ces familles, tout se passe comme si sur la scène
psychique familiale se jouait un scénario sexuel auto-érotique
182 Les incestes

(chacun se satisfait de pratiquer l’« enlacement des images »).


Soit tout cet enchevêtrement sexuel est clivé et masqué par une
pseudo-adaptation, dans laquelle la sévérité parentale à l’égard
des enfants tient lieu d’écran et permet d’opérer un déni sur le
mal-être et les dysfonctionnements visibles. Soit, au contraire,
la maltraitance des enfants, due à la violence et aux carences, est
tellement visible que c’est sous le regard des services sociaux que
l’inceste se produit, occulté par la négligence, l’alcoolisme, l’in-
curie, etc. Du coup, et c’est dommageable, l’inceste est traité par
le juge des enfants et la protection de l’enfance comme un « effet »
et non comme au fondement de la problématique familiale.
Dans ces contextes les enfants jeunes ou les adolescents ont du
mal à faire savoir ce qui se passe. Car, en effet, le « viol, ce n’est
pas en famille », expression qui peut signifier que l’adolescent sait
que c’est autre chose, même si c’est du sexe contraint : un au-delà
de la seule violence, donc l’inceste
Rappelons que dans l’inceste la scène de crime, ce n’est pas la
scène sexuelle, si répétée soit-elle, c’est le psychisme familial.
L’existence d’un inceste fraternel connu n’est compréhensible
qu’en allant explorer cette scène, sachant qu’on se heurtera à ce
déni/clivage de l’héritage incestueux, ainsi qu’aux silences d’une
partie de la famille. Or, séparer les uns des autres (par un place-
ment des enfants par exemple) en considérant que cela « protège »
est illusoire : cela n’a qu’un temps et, dès la fin de l’adolescence, la
question de la poursuite de l’inceste et de la génération à venir se
posera, d’autant que ces jeunes victimes ont tendance à devenir
parents très tôt.

SYMÉTRIES ET SILENCES

La place des mères dans l’inceste fraternel est tout à fait cruciale :
plus souvent victimes que les garçons, elles ont la mémoire de
cette question, ce qui ne veut pas dire qu’elles savent, faute de
soutien, comment prévenir l’inceste. Bien entendu, il s’agit de
mères ayant des trajectoires psychiques spécifiques et non des
mères en général. Mais, dès qu’une famille présente un cas d’in-
ceste complexe, il faut s’interroger sur leur place comme sur celle
de toute la parenté. De façon singulière, dans de nombreux cas
d’inceste fraternel, les pères sont évanescents, morts, en tout
cas disparus de la vie des enfants, et restent, sauf exception, les
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 183

inconnus des procédures. Quand ils sont présents, ils sont alors
eux-mêmes des initiateurs, dans les familles enchevêtrées dont j’ai
déjà donné des exemples.
Margot et sa mère et son frère : symétrie
Margot a attendu l’âge de 27 ans, pour porter plainte contre son frère
Christophe, son aîné de trois ans, pour des faits de viol commencés
quand elle avait 11 ans et lui 15 ans. Christophe abusait d’elle de
façon régulière le dimanche, quand leurs parents allaient passer un
moment chez leur grand-mère. Christophe a reconnu avoir eu des
relations sexuelles avec Margot et soutient, bien sûr, que sa sœur y a
consenti. Margot, quatrième et dernière de la fratrie, dont les deux
aînés ont quitté la maison avant qu’elle ait 10 ans, voyait que son
frère Christophe était le préféré de sa mère. Elle a toujours entendu
dire par sa mère que sa naissance n’était pas attendue : « [Tu] étais
un accident et si le médecin avait été plus compréhensif, [tu] n’au-
rais pas été là », lui disait sa mère. Alors qu’elle était la préférée de
son père, mais son père était peu présent, chauffeur routier absent
du dimanche soir au samedi midi.
Sa mère, autoritaire, possessive et spécialiste du double discours,
reprochait à son père de ne pas travailler suffisamment pour
alimenter le budget du ménage et d’être absent pour son travail
tout le temps. Elle reportait sur Margot son animosité ambivalente,
la rejetant, ne s’intéressant pas à elle au-delà du nécessaire et ne lui
manifestant aucun affect positif. Sa mère croyait toujours son frère
et le défendait en toutes circonstances. Christophe obtenait tout
de sa mère, y compris de faire punir sa sœur : « Par exemple, il me
donnait une claque et se mettait à pleurer. » « Je n’ai pas eu une
enfance normale » conclut Margot.
Elle ne pouvait donc pas espérer que sa mère la croirait, ni que son
père, même s’il l’avait crue, aurait été un soutien efficace par peur du
divorce, comme elle-même a eu peur toute son adolescence d’être
jetée dehors si elle parlait. D’ailleurs quand, après une tentative de
suicide à 20 ans, elle en parle à une amie qui va aller raconter cet
inceste directement à la mère de Margot, que fait cette mère ? Rien.
Et c’est ce rejet, ce « laisser tomber » d’une mère qui, bien au-delà
de l’effraction sexuelle, a fait d’elle une adolescente paumée, suici-
daire, ayant beaucoup d’aventures (et surtout de mésaventures).
Margot trimballe son enfance comme un fardeau, autant culpabi-
lisée que toute victime par son incapacité à se défendre, fixée dans
une adolescence interminable, reproduisant névrotiquement rejet
et insatisfaction.
184 Les incestes

Interpellé par la révélation de Margot, Christophe ne va guère


mieux. Il a eu à 20 ans un enfant avec une jeune fille qu’il pensait
majeure, dit-il, alors qu’elle n’avait que 15 ans et s’est retrouvé seul
à l’élever compte tenu de l’instabilité de la mère. Puis il a multi-
plié les déboires sentimentaux et sexuels avant de se réfugier auprès
d’une femme-mère de deux enfants, ce qui l’a protégé de revenir
près de la sienne. Christophe a, comme Margot, une estime de soi
très fragile, masquée par une fausse assurance d’homme qui aurait
réussi à stabiliser sa vie. Mais la communication sociale est faible
et l’anxiété à fleur de peau. Par intolérance aux échecs et frustra-
tions, il ne s’engage pas dans des responsabilités. Il a l’apparence
passive et ralentie d’un sujet assez frustre sur le plan des fantasmes
et des constructions relationnelles. Il esquive l’affectif, essaye de ne
pas entrer directement dans la confrontation, et use son énergie à
masquer une culpabilité envahissante malgré des modalités défen-
sives de type névrotique : dénégation, refoulement, évitement du
conflit. Lui aussi est un adolescent interminable, qui a trouvé dans
sa compagne une « bonne mère » qui lui évite de se confronter à la
sienne.
L’inceste autrefois fut agi dans un contexte particulier : il était le
petit héros d’une mère dominante ; on peut la supposer castratrice
et manipulatrice. Cela l’a amené à se conduire avec perversité envers
sa sœur, d’abord pour la faire punir, puis pour la posséder, compre-
nant que sa mère, le sachant ou non, ne dirait rien. Et on note que
lorsqu’il met enceinte une jeune fille de 15 ans (a une année près
l’âge de sa sœur), les parents de celle-ci ne lui disent rien non plus,
et lui « donnent » en quelque sorte leur fille et l’enfant.
Si cette répétition n’est pas familiale elle nous dit quelque chose de
ce que découvre Christophe sur l’illusion d’une mère en apparence
surprotectrice qui, en jouant ses enfants l’un contre l’autre, les a
mis en position symétrique, symétrie-miroir aggravée par l’abandon
d’autres parents à l’égard de leur fille devenue mère.
Ce qui frappe dans cette histoire est qu’au fond ces deux enfants
sont les mêmes, que les conséquences vécues sont les mêmes et que
d’une certaine façon cet inceste était quasi inéluctable : Chris-
tophe par l’attitude maternelle est devenu très tôt un manipu-
lateur à tendance perverse et Margot une enfant sous menace
constante d’un discours d’anéantissement mortifère de sa mère,
qui lui rappelle que sans le médecin elle ne serait pas là. Ce déni
du désir auquel Margot doit la vie, le clivage entre le bon et le
mauvais enfant, la mise sous emprise en acceptant qu’elle soit
persécutée par un frère qui se fait passer en permanence pour
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 185

la victime, retournant perversement la situation entre lui et elle,


tout cela fait de Margot une enfant niée, « une enfant du Non ».
Mais son frère ne l’est pas moins. Il n’est que l’instrument de sa
mère pour contrôler son désir d’anéantissement de l’enfant/fille,
un enfant-objet nié dans sa singularité, avec un père barré auquel
il ne parvient pas à s’identifier. Ces deux enfants commettent
un inceste miroir, peut-être un inceste par délégation, dans le
silence du désir. Christophe me dira son étonnement de l’absence
de jouissance avec Margot, puis avec la mère de son enfant, et
quelques autres éphémères, avant qu’il ne rencontre enfin une
femme, qui se trouve être une femme-mère, pour jouir.
Il se trouve que je ne sais pas ce qu’était la mère de ces deux jeunes
gens et qu’on ne le sait que très rarement : dans la réalité sociale
cette mère n’a rien fait de répréhensible et ne va donc ni devant
la justice ni chez le thérapeute. C’est évidemment la raison pour
laquelle il est si difficile de retrouver trace des actants et des vrais
enjeux psychiques d’un inceste fraternel, mais c’est aussi le cas de
pas mal d’incestes par le père ou l’oncle.
En dehors de savoir que la mère qui ne dit rien… ne dit juste-
ment que ce « rien », difficile de percer le silence du désir, qui la
conduit à offrir à son fils ou à son conjoint l’enfant dont elle jouit
par procuration. C’est en tout cas la seule « raison », non ration-
nelle, que l’on peut inférer, pour laquelle ces mères ne croient
pas leur fille ou leur fils victimes de leur père ou de leur frère, y
compris, et c’est fréquent, quand ceux-ci ont avoué l’inceste.
Ces mères ne protègent pas leurs enfants d’eux-mêmes et on peut
s’interroger sur les raisons. En premier lieu et par simple bon sens,
il faut admettre que cela les oblige, face à la justice qui les inter-
roge à choisir entre leurs enfants, ce qui est forcément un dilemme
psychique douloureux. Dans une analyse seconde, on peut aussi
observer que, banalement, chaque parent n’a pas la même proxi-
mité avec chacun de ses enfants, et que la collusion psychique est
une alchimie qui tient à chaque histoire particulière. Se raconter
que le désir d’enfant est le même pour le premier que pour le troi-
sième, que l’idéalisation de l’enfant est chaque fois strictement
identique, c’est méconnaître la complexité du psychisme et de la
part d’attachement, de narcissisme d’identification qui construit
chaque histoire. On retrouve dans ces cas de figure d’inceste
fraternel, plus ou moins clairement, que l’inceste est la consé-
quence d’un traitement particulier de la victime et de l’agresseur :
186 Les incestes

il et elle occupent une place qui n’est pas la leur dans l’économie
affective de la famille. Cela peut être l’enfant bouc émissaire, ou
l’enfant survalorisé, l’enfant-béquille d’un parent faible. C’est
aussi l’enfant-vengeance d’une mère qui combat inconsciemment
le « second œdipe » de son enfant. Le second œdipe, c’est quand à
l’adolescence les désirs œdipiens ressurgissent sous la poussée de la
génitalité envers un parent inconsciemment désiré, comme dans
l’enfance, et rapprochent donc l’enfant de ce parent : la jalousie
d’une mère envers sa fille (et réciproquement) à l’égard du père
est une banalité. Mais elle peut être une machine infernale qui, si
l’adolescente ne va pas assez vite vivre sa sexualité ailleurs, en fera
une victime expiatoire quand le fantasme d’inceste est présent, à
l’insu de tous.
En voici un autre cas.
Marc et l’inceste redoublé
Marc est le fils unique de ses parents divorcés. Il a une demi-sœur
chez sa mère et une demi-sœur du côté de son père. Il a été décou-
vert par son père effectuant des actes sexuels avec sa demi-sœur. Il
doit donc, à la demande du juge des enfants, rencontrer un psycho-
logue. Or, quand je le rencontre en raison de cet acte, il me dit qu’il
vient me voir à cause de ce qu’il a fait à « mes sœurs ». Ce pluriel
permet de mettre au jour qu’il a abusé des deux fillettes, ses demi-
sœurs, qui singulièrement ont le même âge, 6 ans. La séparation
des parents de Marc est intervenue alors que lui-même était âgé de
6 ans, cela n’a rien de fortuit. Depuis, il n’a cessé de regretter de
n’être pas resté auprès de son père ce à quoi s’est opposé sa mère.
Marc n’a pas pu entrer en conflit ouvert avec sa mère, oscillant entre
le désir et la crainte de ses réactions, mais il s’en tient « à distance »,
cherchant à la quitter (concrètement) sans vraiment y parvenir.
Néanmoins, à force de se rendre insupportable à l’adolescence, il a
été « expédié » (c’est son mot) par sa mère pour sa première année
de lycée chez son père. Ce père longtemps interdit à qui, laissant la
porte de la chambre entrouverte, il fait voir son inceste.
Marc est un adolescent quasi banal dont l’angoisse provient d’une
forte réactivation de la culpabilité œdipienne, au sens où il s’agit
bien du statut et de la place du désir adressés aux parents, et de la
fonction tierce (séparation Mère/enfant) qui sont en question. Le
désir d’éloignement-régression à un stade plus infantile, se conjugue
avec une forte agressivité réprimée à l’égard du personnage parental
maternel. La « curiosité sexuelle » est vécue inconsciemment
comme dangereuse, ce qui n’a rien d’étonnant vu ce que cela lui
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 187

a coûté : en effet, Marc révèle, à l’occasion d’un dessin, qu’il a été


très impliqué dans la séparation parentale. Il a vu sa mère avoir des
relations sexuelles avec un homme, au cours d’une promenade en
forêt. Sa mère s’était enfermée dans une cabane avec un ami de la
famille, en lui disant d’aller jouer plus loin : il a regardé par une
ouverture ce qu’elle faisait et l’a dit à son père. Cela a provoqué la
rupture entre les parents sur-le-champ, même s’il pense maintenant
que cette rupture était probable de toute façon. Il avait alors 6 ans
et n’a plus revu son père pendant trois ans.
En d’autres termes, l’inceste fraternel commis n’est qu’un compromis,
par répétition, face à la forte séduction exercée par la mère de Marc
sur lui. Marc dans son dessin illustre de façon saisissante que sa
sexualité masculine a été brisée par cette exhibition de la sexualité
maternelle : invité à faire un dessin, il a dessiné une cabane, traversée
par un arbre brisé en son sommet. Ce n’est qu’après l’avoir fait qu’il
me confie ce qu’il a vu, parce que je lui demande si cela a un rapport
avec le couple brisé. Cette brisure non seulement a fonctionné
comme une castration psychique, mais les conflits secondaires
lui rappellent avec insistance cette scène primitive de séduction
à son égard, l’exhibition du désir sexuel de sa mère, comme une
« scène primitive ». Son passage à l’acte est une condensation de ce
souvenir et son signifiant : les fillettes/sœurs sont agressées à l’âge où
lui-même a été ce témoin-séduit par une scène sexuelle parentale,
mais il reproduit cette scène en inversant les éléments et en opérant
un rapproché fusionnel entre ses deux parents. Ses sœurs sont una
caro avec ses deux parents et donc, en fusionnant sexuellement avec
elles, il re-fusionne ceux-ci comme pour effacer la séparation. Ces
enfants/sœurs sont bien ici des objets sexuels « écrans » en même
temps que l’objet d’une répétition.
L’agresseur sexuel s’adresse toujours à sa mère sans que celle-ci
puisse rien en voir, tout en sachant plus ou moins, ce qui déter-
mine son attitude de passivité ou de dénégation. De même que
la mère de Marc a forcé le regard de son fils par l’exhibition
de sa sexualité (en lui disant de ne pas regarder… comme une
invite déniée), de même elle n’a pas vu que sa fille était victime
d’un inceste conduisant Marc à réitérer devant un parent qui, au
moins voit et peut interdire, le père. Qui du fils ou de la mère
a, inconsciemment, une conduite de l’ordre d’un système inces-
tueux ? Comment empêcher que ces fillettes incestées n’entrent
elles-mêmes dans ce système, et préserver la génération suivante,
sans aller explorer un peu mieux d’où vient et comment s’est
construit l’inceste dans ce système familial ?
188 Les incestes

L’INCESTE FRATERNEL NOUS PARLE TOUJOURS


DE LA SEXUALITÉ FAMILIALE

On découvre, si on en a les moyens et le dispositif, presque à


coup sûr des transgressions à la précédente génération, chez les
collatéraux, ou dans des générations encore plus en amont. J’ai
examiné de nombreux cas dans lesquels notamment la collusion
œdipienne fantasmatique (sans inceste sexuel agi) entre mère et
fils est déterminante dans le passage à l’acte ultérieur. Ce qui attire
l’oreille du clinicien est que la mère, dans ce cas, dénie l’acte,
même reconnu par le fils, voire fait obstacle explicitement aux
plaintes en justice.
Daniela, 11 ans dit : « Mon frère il ne l’a fait que cinq fois et il a
pris trois ans sur la gueule » et elle affirme que pendant deux ans elle
a « oublié » cette affaire, et que c’est donc à cause de « vous » (les
juges, les éducateurs, les psys) qu’elle y repenserait. Si elle reconnaît
que son frère a fait quelque chose qu’il ne fallait pas, elle trouve la
sentence totalement injustifiée et surtout s’insurge de n’avoir pas le
droit de le voir. Moyennant quoi elle dit qu’il lui téléphone plusieurs
fois par semaine, et qu’elle lui envoie ses relevés de note (« parce
qu’il est mon frère il a bien le droit de les voir ! »). L’agressivité de
cette jeune fille éclate dans tous les sens, et contre tous, pour faire
obstacle à la compréhension. Son violeur est donc son frère aîné,
Giuseppe, âgé à l’époque de 17 ans et qui a été dénoncé à leur mère
par le cadet (13 ans) puisque les scènes de viol ont eu lieu la nuit
dans leur chambre commune. Cette maman, après avoir pris conseil
auprès d’une association d’aide aux victimes, fera sans cesse obstacle
aux procédures judiciaires, à l’aide éducative et aux soins nécessaires
à cette enfant, comme à son frère. Le père est parti quelques mois
avant que Giuseppe ne s’en prenne à sa sœur, car la mère des enfants
a un amant « officiel », plus jeune qu’elle, qui s’est installé chez eux.
Giuseppe me dira que c’est lui qui l’a présenté à sa mère : il était son
entraîneur de foot. Cette mère est encore une jeune femme : elle
avait 16 ans à la naissance de son aîné et elle fait collusion manifeste
avec cet enfant. Giuseppe dès le début du collège commet des délits
(vol, incendie…) et fugue de tous les établissements où on essaye
de le cadrer, pour revenir chez sa maman qui ne fait rien pour l’en
empêcher. Elle va omettre à de nombreuses reprises de présenter sa
fille aux convocations éducatives ou judiciaires et ne céder que sous la
menace du placement de l’enfant. Quand je rencontre Daniela pour
la première fois, afin de faire un bilan de sa victimisation, j’entends
sa mère lui dire avant de la laisser entrer dans le bureau : « Vas-y ma
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 189

puce défends-toi. » Cette défense pour la mère, c’est de défendre


son fils, pas la victime, qui va assez vite attribuer sa victimisation
aux professionnels. Daniela a très bien compris ce jeu maternel et s’y
identifie pour affirmer qu’elle n’a besoin de rien (« ma mère m’élève
très bien, j’ai tout ce qu’il me faut, elle m’apprend la politesse »).
Quant à Giuseppe, il faudra l’incarcérer pour pouvoir instruire cette
affaire de viol et quelques autres méfaits puisqu’il ne respecte aucun
contrôle judiciaire et fuit les éducateurs, car il refuse qu’on le sépare
de sa mère. Il attribue à Daniela l’initiative des actes sexuels (« elle
venait dans mon lit, c’est de sa faute ») et, après m’avoir dit qu’il
n’avait pas « besoin » de sa sœur comme partenaire sexuelle car il
avait eu « plein de copines », admet n’en avoir eu aucune avant cet
inceste. Il se raconte sans fard comme étant le « chouchou » de sa
famille, réduite à sa seule mère, car il traite son frère de « fou » et
de « menteur » et son père d’« alcoolique », qu’il ne veut plus voir,
et qu’il se vante d’avoir « viré » au profit d’un autre qui rendrait sa
mère plus heureuse.
Ce qui caractérise cet inceste fraternel est donc la collusion mère-
fils, même s’il n’y a pas inceste entre eux, et le « collage » de la fille
victime à cette collusion. L’inceste est nié en tant que tel par la
mère comme par les enfants, même si les actes sont reconnus et
minimisés : il y a, malgré l’évidence, un non-fantasme de l’inceste
chez les protagonistes alors que concrètement le fils gouverne la
sexualité de la mère, laquelle après un premier mouvement de
« montrer » l’inceste fait tout pour l’effacer. Le père, chassé et
remplacé, ne peut plus faire office d’interdicteur à cette complexité
de la sexualité maternelle, et il est assez clair que Daniela a servi
de substitut à sa mère, qui l’assigne à défendre autant elle-même
que son incesteur, ce que cette jeune fille fait avec rage. Il n’est pas
exclu que cette mère ait aussi été victime dans son enfance mais
elle a obstinément (et agressivement) comme ses enfants évité
toute investigation.
Dans une autre situation où de la même façon une mère dérobe
autant qu’elle peut ses deux filles à la justice des mineurs qui essaye
d’éclaircir ce dont elles ont été victimes, on découvre que l’inceste
commis par le fils aîné de cette femme n’est que la répétition de
ce qu’elle-même a subi du second mari de sa mère, et qu’elle a
laissé subir à ses propres filles. Interrogée sur sa propre histoire elle
raconte : « Ma mère m’a mise dehors à 18 ans. Elle disait que je
foutais la merde dans son ménage. Pareil que mes filles (c’est-à-dire
il a utilisé le même procédé pour ses filles) il me mettait dans leur lit
190 Les incestes

entre ma mère et lui quand j’étais petite et il me touchait le sexe sous


les couvertures. » Ces attouchements et demandes de masturbation
jusqu’à éjaculation ont commencé quand elle avait 7 ans, âge de la
plus jeune de ses filles quand l’aîné a commencé à l’incester. Elle
a symétriquement exclu son fils en l’envoyant chez son père alors
qu’elle le lui refusait depuis qu’ils étaient séparés, quinze ans aupara-
vant, et sur le même mode qu’elle avait exclu le père de ses deux filles
(13 et 12 ans) juste après la naissance de la seconde. Ce n’est que la
révélation de l’inceste fraternel qui fera que cette femme portera
plainte contre son beau-père : pas plus que sa mère, elle n’avait eu la
moindre envie de révéler l’inceste commis par ce beau-père.
Nombre d’incestes commis par les enfants dans leur fratrie ne
sont que la concaténation incestueuse : les hommes/pères ou
leurs substituts agissent l’inceste, mais les femmes, victimes le
plus souvent, induisent, sans en avoir conscience, la reproduction
soit par leur propre comportement sexuel, soit par leur silence. Le
signifiant inceste ne vient pas faire effet, parfois il n’est seulement
pas énoncé.
Ce qui est la probable impasse pour éviter la réitération transgres-
sive et la perpétuation du système incestueux est l’absence d’une
clinique de la famille. Sans examen précis de la parole mater-
nelle, grand-maternelle, sans compréhension des silences ou de
l’absence des pères, sans accès à la sexualité familiale, à ce qui a
constitué la trame et l’effet de l’inceste dans le psychisme de la
mère et du père, tout travail judiciaire et thérapeutique risque fort
d’être voué à l’échec. De même que renonçant à sa « neurotica »,
c’est-à-dire à l’explication mécanique du trouble hystérique par la
seule explication d’une agression subie dans la réalité, Freud ne
renonce pas à penser que l’agression sexuelle sur enfant existe 16,
de même devant de tels cas on ne peut plus aujourd’hui penser
l’inceste comme un acte purement « sexuel », isolé de la scène
psychique du groupe familial, produit par un seul sujet, qui serait
dépourvu de tout lien.
L’adolescent ou l’enfant qui passe à l’acte sexuel dans sa fratrie
fait écho à d’autres transgressions, et son agir traduit ce qui se
joue de l’autre côté du miroir tendu à son désir propre : un autre
soi-même (fille ou garçon ne change rien à l’affaire) lui permet

16. S. Freud, note de 1924 ajoutée aux « Nouvelles remarques sur les psycho-
névroses de défense » (1896), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 191

de se fétichiser lui-même dans un acte d’appropriation, qui fait


de lui le seul enfant de ses parents puisqu’il a fusionné/dévoré
l’autre, réalisant probablement un montage familial inconscient
de néantisation. Au-delà de la sexualité infantile auto-érotique,
adolescente, cette fusion renvoie aussi directement (ou subtile-
ment ?) au fantasme du phallus maternel : le petit enfant, jusqu’à
ce qu’il comprenne la différenciation sexuelle, se représente le
personnage maternel comme détenteur d’un sexe imaginaire
unique, dénommé « phallus maternel » par la psychanalyse, et
cette unicité sexuelle imaginaire est congruente à la représen-
tation de l’omnipotence maternelle. Certains sujets éprouvent
une angoisse inconsciente quand la réalité de la différenciation
sexuelle les percute et qu’ils ne la comprennent pas. L’un des
soubassements de la perversion est cette angoisse, qui amène le
sujet à en rester ou à en revenir à des « théories sexuelles infan-
tiles » qui, d’une façon ou d’une autre, nient la différenciation
sexuelle et la part respective du masculin et du féminin. La parti-
cularité du lien entre frères/sœurs biologiques, c’est qu’ils sont
issus de la même matrice. Cependant, il faut souligner que même
deux garçons ou deux filles de la même fratrie sont différents
sexuellement : chacun a son sexe à la fois identique et différent,
comme le montre dans une fratrie la différence des identités
sexuelles et des choix génitaux. Donc se lier sexuellement à lui/
elle est une forme de déni de cette altérité sexuelle, une façon de
ne pas renoncer au sexe de la mère en faisant de son frère ou sa
sœur un pseudo-autre, avec lequel la fusion efface le partage de
« la part de la mère », dénier l’Agapè pour aller vers l’Éros.
Il y a évidemment des « arrangements » avec ce fantasme
inconscient, comme d’aller chercher des collatéraux, des demi-
frères/sœurs, etc., mais en y réfléchissant un peu, tout cela n’est
qu’illusion et masque, estompage de la scénographie familiale,
confirmant la dynamique sous-jacente à l’œuvre.

DE LA SCÈNE FAMILIALE À LA SCÈNE JUDICIAIRE

Plus encore que pour l’inceste par un adulte sur un enfant ou un


adolescent, la clinique nous apprend que l’inceste fraternel ne
peut être produit que sur la scène familiale. Leurs parents aussi y
sont, ainsi que des ascendants ou collatéraux parfois. Il n’est pas
rare qu’un adulte ou plusieurs aient commencé l’entreprise, mais
192 Les incestes

ils sont là comme le loup dans la maison de la grand-mère, cachés


sous la guimpe de l’amour parental à attendre ou à induire la
dévoration des enfants. La composition des familles, le désir d’où
ces enfants sont nés, les liens entre les parents eux-mêmes, sont
des actants essentiels pour comprendre ce qui se passe dans la
transgression : quand les couples n’ont eu qu’une durée courte de
vie commune, ou que les partenaires se succèdent, quelle sexua-
lité peut se construire l’enfant, en observant celle de ses parents ?
Comment s’identifier à ce qui est son origine ?
Ces questions ne sont en rien morales (il serait vain d’empêcher
les couples de se recomposer, ce qu’aucun système religieux,
même tyrannique, n’a réussi), elles sont pragmatiques et éduca-
tives : les personnes font des enfants et ne restent pas forcément
ensemble. La plupart du temps, les liens sont clairs, le respect
des places parentales demeure et les nouveaux conjoints sont des
parents « en plus », dans une place qui est la leur et non celle
d’un autre. Dans d’autres cas, c’est le silence, l’éloignement,
l’abandon, et parfois le pire, le conflit qui barre un des parents
à l’enfant, compliquant du même coup les identifications et la
gestion de l’interdit. Il ne faudrait pas seulement aider les familles
quand il faut remédier/sanctionner les violences conjugales : la
violence a pour matrice la rupture des liens d’attachement, et l’in-
ceste est le summum de cette violence. La prévention des aban-
dons et des conflits post-séparation est quand même plus facile
que la prévention de l’inceste proprement dit, et donc il faudrait
prendre la mesure de ce que prévention veut dire et du moment
pour le faire. Mais il faut prendre aussi au sérieux ce que la négli-
gence engendre.
Un jeune garçon de 13 ans est mis en examen pour avoir violé sa
sœur âgée de 10 ans. Ils sont tous les deux pensionnaires la semaine
dans des établissements pour enfants en difficulté de développement,
parce que déficients intellectuellement et peu encadrés par une mère
seule et dépassée, le père s’étant évaporé. Ce qui est intéressant dans
cette histoire n’est pas que ces enfants jouent à faire l’amour, comme
ils l’ont dit, mais qu’ils n’ont pas inventé ce jeux sexuel : la scène
s’est passée dans la petite forêt proche de leur maison où se trou-
vait aussi leur sœur âgée de 12 ans, avec un copain à peu près du
même âge : ces deux-là, plutôt délurés, se sont déshabillés pour faire
des jeux sexuels dont ils avaient manifestement l’habitude. Et ladite
sœur de dire à son frère : « Tu devrais essayer, c’est bien. » Comme
il n’a de disponible que sa plus jeune sœur et qu’elle ne dit pas
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 193

non, très intéressée par ce qu’elle voit… ils le font. Si bien qu’elle
le racontera naïvement le lundi matin dans son établissement, et
que la justice sera saisie. Ainsi, c’est une sœur qui pousse son frère à
l’inceste, cette jeune fille étant la seule à ne pas être déficiente dans
cette fratrie, mais il ne lui sera demandé aucune explication, pas
plus qu’à son partenaire.
Il y eut heureusement dans cette affaire une juge des enfants pour
mettre un terme à une procédure qui, compte tenu de l’âge du
garçon (un peu plus de 13 ans), pouvait faire privilégier la sanc-
tion sur le suivi éducatif et la réparation d’une famille troublée.
Mais comment faire en sorte que notre bonne mère société, dans
son souci louable de sanctionner toutes les agressions sexuelles
d’où qu’elles viennent, se soucie de comprendre… d’où qu’elles
viennent, justement. Au lieu de tout confondre et de prendre
sempiternellement des mesures répressives et des injonctions de
soins comme si le sujet seul était concerné d’un côté, et sa victime,
tout aussi seule, de l’autre.
Ce que cette histoire nous apprend est en effet que l’éveil de la
sexualité adolescente passe par le désir d’inceste, mais qu’il faut
un déclencheur, désarrimant le sujet de l’interdit pour que le
passage à l’acte ait lieu. Encore faut-il que la fratrie en soit une :
aucun de ces enfants ne souffrait de cet acte sexuel – sans plaisir
parce que maladroit et unique – plus que des carences parentales
et du manque d’attention, de leur éloignement de ce fait les uns
des autres quasiment dès l’âge scolaire : ils étaient une fratrie de
fait, mais sans liens affectifs, sans attachement, ni entre eux ni
avec leurs parents. Ce que la justice a eu du mal à comprendre,
c’est que la jeune fille qui s’essayait à la sexualité avec un copain
n’était pas différente des deux autres, plus « copains » que frères
et sœurs. Bien d’autres adolescents, comme Giuseppe, ne voient
en leur sœur ou leur frère que des objets sexuels possibles soit par
indistinction avec un parent, soit au contraire parce qu’ils ne sont
que des « étrangers », dépourvus du lien d’attachement fraternel.
Et puis ces incestes fraternels interrogent finalement sur ce que
sexualité et usage du sexe signifient, ou plutôt en quoi il y a une
« problématique », là où pour le monde des mammifères en
général il n’y a qu’un besoin, celui de la reproduction. Ces adoles-
cents qui s’adressent à leur sœur/frère ou équivalents (demi-
frères, quasi-sœurs, cousin[e]s…) nous disent quelque chose de la
non-éducation sexuelle et de la non-clarté de l’interdit de l’inceste
194 Les incestes

dans notre société, et de ce qu’est une famille. Appartenir à une


famille, c’est y avoir une place suffisamment marquée pour que
les liens soient des liens d’attachement et non de convenance.
L’inhibition de ce que le désir incestueux produit de besoin sexuel
ne peut venir que de la clarté et la force du lien. Quand les fratries
sont recomposées, si et quand les parents ne savent pas, ou ne
peuvent pas « faire famille » avec l’ensemble de leurs enfants, s’ils
ont connu et mal vécu la même problématique de l’attachement
insécure, des rivalités non assumées et non parlées à l’égard d’un
beau-parent, d’un demi-frère, etc., s’ils ont eux-mêmes vécu des
transactions incestueuses, alors ils sont aveugles et sourds à la
force du désir et à la faiblesse de l’interdit.
9

Consentir à l’inceste : un oxymore 1

« Je pense plutôt qu’il est extrêmement difficile de se


défaire d’une telle emprise, dix, vingt ou trente ans
plus tard. Toute l’ambiguïté de se sentir complice de
cet amour qu’on a forcément ressenti, de cette attirance
qu’on a soi-même suscitée, nous lient les mains 2. »

La question du consentement en matière de relation sexuelle est


une problématique qui a été débattue vigoureusement et de façon
très spécifique en France en raison de la non-existence jusqu’à
2021 d’une solution légale, à savoir un âge barrière en dessous
duquel tout acte sexuel avec un enfant est un viol comme l’a voté
l’Espagne dès 1995. « Concernant les mineurs victimes d’actes
sexuels violents ou non consentis la question du consentement a
fait l’objet en 2018 d’un de ces débats dont notre pays a le secret
qui se termine par une loi quasi improvisée, ne tenant aucun
compte des analyses juridiques antérieures et de la réalité psycho-
sociale… et qui ne change rien 3. » Cette question qui pourrait
être purement une question psychologique et morale, est en fait

1. Ce chapitre est issu d’une conférence, retravaillée pour être publiée dans la revue
Dialogues (vol. 232, n° 2, 2021) sous le même titre. Il avait été écrit à l’automne
2020 avant la loi du 21 avril 2021 qui modifie un peu la situation.
2. V. Springora, Le consentement, Paris, Grasset, 2020.
3. C. Durrieu Diebolt, avocate, septembre 2018, https://www.village-justice.com
196 Les incestes

centrale dans un débat sociétalo-juridico-politique confus. On


ne peut donc pas séparer la question purement psychologique de
savoir ce que consentir veut dire, de ce débat ou pseudo-débat de
société, dont on rappellera les termes.
De même que les lois sur la répression de l’inceste de 2010
(abrogée par le Conseil constitutionnel) et de 2016, la ques-
tion de la licéité ou non de certains actes sexuels commis entre
mineurs et sur des mineurs par des majeurs après la loi de 2018
était toujours aussi peu claire, à peu près dans les termes où
les exposait le juriste G. Delors : « La Cour de cassation a fait
évoluer sa jurisprudence en approuvant les juges du fond qui ont
retenu que la contrainte ou la surprise résultait du très jeune âge
des victimes, suffisamment peu élevé pour qu’elles ne puissent
avoir une idée de ce qu’est la sexualité, ce qui les rendait inca-
pables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur sont
imposés. Il résulte clairement de cette décision que la contrainte
ou la surprise peut être déduite du très jeune âge de la victime.
Cette solution ne pouvait être qu’approuvée car comme l’a lumi-
neusement souligné un auteur : “La recherche de l’existence ou
de l’absence du consentement de l’enfant est un non-sens. Il n’y a
de consentement que lorsqu’il y a discernement 4.” »
Le plus étonnant socialement et politiquement, ce sont les condi-
tions de production de la loi de 2021 : moins que les pressions
légitimes des associations ou les travaux des chercheurs, il a fallu
un livre écrit par la sœur d’une victime, Camille Kouchner 5. Elle
y raconte l’inceste commis sur son frère par son beau-père, un
de ces « puissants » de la République, et l’omerta familiale. C’est
alors que le Parlement est revenu à la hâte sur la loi de 2018. Or,
cette loi de 2018 fut prise tout aussi précipitamment après le
scandale de décisions de justice prétendant que des jeunes filles
de 11 ans avaient pu consentir à leur viol. Parce que, en 2018, on
ne savait rien sur le consentement, l’inceste et son omerta ?
Autre étonnement : la modification de l’article 222-22-1 du
Code pénal a subsisté – est-ce une distraction de nos chers élus
hâtifs qui ont créé ainsi une différence entre les enfants victimes
de violences sexuelles ? Les uns abusés par leur voisin auront à

4. G. Delors, « L’inceste en droit pénal : de l’ombre à la lumière », Revue de sciences


criminelle et de droit pénal comparé, n° 3, 2010, p. 599-611.
5. C. Kouchner, La familia grande, Paris, Le Seuil, 2021.
Consentir à l’inceste : un oxymore 197

prouver leur discernement et les autres abusés par leur frère ou


leur beau-père vivant à la maison n’auront rien à prouver. Le tout
parce qu’on a cru bon de laisser subsister cet alinéa : « Lorsque
les faits sont commis sur la personne d’un mineur de 15 ans, la
contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de
la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement
nécessaire pour ces actes. » Or ce texte complique inutilement la
casuistique juridique en n’ajoutant rien aux deux alinéas précé-
dents qui évoquent que la contrainte peut-être « physique ou
morale ». La définition de la contrainte morale peut « résulter
de la différence d’âge existant entre la victime et l’auteur des
faits et de l’autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la
victime, cette autorité de fait pouvant être caractérisée par une
différence d’âge significative entre la victime mineure et l’auteur
majeur ». Qu’est-ce qu’une différence d’âge « significative » ?
Entre 1 et 10 ans d’âge, une ou deux années peuvent créer une
vraie différence (entre un bambin de 5 ans en classe maternelle et
son aîné d’un an en CP ou CE1), mais entre deux adolescents, la
vraie différence vient de la maturation, notamment de la matu-
ration sexuelle, difficilement appréciable par la seule différence
d’âge que ce soit de deux ou de cinq années d’écart. Ce dernier
écart a été retenu dans la loi d’avril 2021 sur les agressions et viols
incestueux au grand dam des associations de défense des enfants :
pourquoi précis dans un texte et non dans l’autre ? Comment
se fait-il que l’on n’entende pas qu’un adolescent bien mature et
prêt à une vie sexuelle peut dominer un adolescent plus âgé que
lui mais moins développé. C’est assez souvent ce qui se produit
dans les agressions entre mineurs ayant un handicap psychique 6.
Donc on ne peut pas faire confiance aux législateurs pour appré-
cier correctement ce que consentir signifie ; on pourrait leur
suggérer de faire davantage confiance au professionnalisme des
juges, des chercheurs en sciences humaines et des auxiliaires de
justice que sont les experts, vers lesquels inévitablement on se
tournera. Secondairement la question qui se pose est : qui va
apprendre tout cela aux enfants, victimes (et auteurs potentiels) ?
C’est déjà difficile à expliquer à des adultes…

6. J.L. Viaux, « L’adolescent déficient qui passe à l’acte sexuel : transgression et


identité. Études cliniques », dans Y. Govindama (sous la direction de), Agressions
sexuelles. Victimes et agresseurs, une souffrance partagée : vers la quête d’une fusion inces-
tueuse, Paris, In Press, 2017.
198 Les incestes

Dans l’inceste, qui représente la très grande majorité des cas


d’agression et de viol sur enfants, la différence d’âge est toujours
existante même entre un frère et une sœur, à moins qu’ils ne soient
jumeaux. Comme on a laissé subsister la notion d’une différence
d’âge pour qualifier automatiquement le viol incestueux, afin
de préserver les relations sexuelles des amours adolescentes…,
il faudra bien alors en revenir à examiner le discernement à
consentir du plus jeune des enfants concernés. Le discernement
est une notion prisée des juristes mais les travaux concernant son
évaluation ou sa mesure sont plutôt rares et confidentiels. En
matière civile, où cette notion est importante dans les conflits de
famille, l’audition du mineur « doué de discernement » s’évalue
de facto au doigt mouillé, en fonction de l’opinion de celui qui en
décide, au point qu’il a été proposé de façon réitérée, notamment
dans le rapport de B. Mallevaey 7, de fixer un âge plancher pour
considérer acquis sinon ce discernement, du moins un âge où
l’audition de l’enfant est possible et qui se situe autour de 10 ans
dans la moyenne des pratiques.
Dans tous les cas de plainte pour violence sexuelle, c’est ce niveau
de vulnérabilité et l’état agentique de la personne qu’il faudrait
exiger que la justice fasse évaluer. L’état « agentique », c’est la
condition d’un sujet se reconnaissant comme l’exécutant d’une
volonté autre que la sienne, celle d’un autre qui a autorité sur
lui 8. Cette obéissance provient de la nécessité psychologique pour
le sujet soumis de ne pas rompre le lien avec cette autorité. C’est
exactement ce qu’expriment la plupart des jeunes victimes d’in-
ceste par rapport à leur parent ou collatéral. S. Milgram, qui a
initié ce concept, a montré que les humains ont une tendance
générale à se soumettre à l’autorité, aussi absurde et maltraitante
soit-elle, et que c’est donc ce rapport d’autorité, plus que l’agres-
sivité, qui fabrique des victimes. Une violence sexuelle sur une
personne vulnérable, en infériorité hiérarchique, ou sur un
enfant, est d’abord un abus de pouvoir. Or, dans les familles, ce
sont les adultes ou les aînés qui ont ce pouvoir. La notion « d’au-
torité de droit ou de fait » incluse dans la loi d’avril 2021 pour
entrer dans la catégorie du viol incestueux est totalement inopé-
rante d’un point de vue psychologique : les personnes humaines

7. B. Mallevaey, « Audition et discernement de l’enfant devant le juge aux affaires


familiales, 55 recommandations », rapport de recherche, 2018.
8. S. Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calman-Lévy, 1974.
Consentir à l’inceste : un oxymore 199

se soumettent de façon très différente à l’autorité « de droit et de


fait » de leurs parents. Il est des bébés rebelles comme il y a des
ados soumis.
Et donc comment imaginer que les enfants « consentent » avec le
discernement nécessaire à ce qu’un père, un beau-père, un frère
ou parfois une mère, abuse de leur sexe ? De ce point de vue la
loi a raison. Mais ce serait mieux encore que l’on comprenne le
pourquoi/comment de cette soumission et de la confusion que
crée l’emploi des mots « consentement » et « discernement ». Car
il ne faudrait pas tomber dans le déni de la réalité humaine : l’en-
fant a dès le plus jeune âge une sexualité faite de curiosité et de
désir, mais évidemment pas de désir génital, et il est tout aussi
évident que les enfants ne sont pas égaux quant au développe-
ment cognitif, affectif et sexuel : un enfant ou un adolescent plus
développé peut en profiter pour abuser de lui 9. L’âge civil d’une
personne ne nous dit rien sur son niveau de développement et
sa capacité à comprendre la différence entre émotion sexuelle
et usage du sexe. Beaucoup d’enfants ou d’adultes porteurs de
handicap sont particulièrement vulnérables à la séduction et
à l’injonction de « faire des trucs sexuels », ce qui n’exclut pas
qu’ils puissent en avoir aussi envie, et ne discernent pas entre leur
besoin propre et ce qui est demandé par l’autre 10.
Fixer un âge indiscutable d’interdit de la sexualité des mineurs
et de présomption de viol dans le cadre familial est un progrès,
mais il n’est qu’un texte de répression/intimidation de plus. Là où
ils existent, dans d’autres pays, ces textes ont-ils fait diminuer le
nombre d’incestes commis et épuisé la question de cette confu-
sion qui s’empare des jeunes victimes ?
Ce chapitre est une tentative pour montrer comment fonctionne
ce détournement et comment, outre l’abus sexuel, il y a un abus,
que je nommerais « abus de conscience », qui trouble la victime
d’inceste au point de lui faire penser qu’elle a pu, d’une certaine
façon, consentir à ce qui s’est passé, par non-mentalisation de
l’abus, soit sur le moment, soit dans un après-coup. Car il se peut
que, par désir de conserver un lien avec l’agresseur, la victime
revienne sur sa propre perception et son vécu des actes subis. Par
souci d’éclairer la complexité de cette soumission, je la présente

9. Voir chapitre 6 la remarque sur l’étymologie de ce terme « abus ».


10. J.L. Viaux, op. cit.
200 Les incestes

en trois cas de figure, qui ne sont pas une typologie mais un


regroupement de processus psychiques menant à cette construc-
tion d’un doute sur le consentement.

DÉCONSTRUCTION DU PÈRE,
DÉCONSTRUCTION DU CONSENTEMENT

Valentine a subi des actes sexuels de son père dès l’âge de 9 ans, ces
actes se limitant à des caresses. Son père a en effet reconnu qu’il
avait commencé à la caresser « presque machinalement (sic !) parce
qu’il avait beaucoup de tendresse pour elle », « je pensais que cela
lui faisait plaisir », justification récurrente de ces pères incestueux.
Dans une première période – jusqu’à ses 12 ans – il renouvelle ces
actes dans cet état d’esprit. Puis, après deux ans d’arrêt, il recom-
mence quand elle a 14 ans et là il se déclare « amoureux » d’elle,
et la considère comme « sa petite femme ». Valentine dit : « Je ne
me rendais pas compte (à 9/10 ans) je pensais que c’était naturel. »
Donc elle se laisse faire sans savoir. Mais à 14 ans elle sait de quoi
il s’agit et alors elle exprime une sorte de consentement, sans le
laisser aller au-delà de caresses masturbatoires : « Je me laisse faire,
je pense qu’il a agi par amour, mais très honnêtement il m’est arrivé
d’éprouver du plaisir lors de ses multiples caresses sur mon sexe. »
Au point, dit-elle, de lui demander de s’arrêter avant de l’éprouver
de façon trop intense.
Après une tentative de suicide, elle a raconté les entreprises sexuelles
de son père commencées dans son enfance, ce qui ouvre une procé-
dure judiciaire. Puis Valentine dénie tout. Elle affirme que les méde-
cins de l’hôpital qui ont fait un signalement, et le policier qui l’a
interrogée n’ont pas compris, et lui ont fait dire des choses qu’elle
n’a pas dites (mais qui sont consignées dans un PV dont on peut
douter qu’il ait été totalement inventé). Son père ne lui aurait jamais
caressé le sexe, affirme Valentine, juste le dos et le ventre sans aller
jusqu’au sexe, et c’était elle qui demandait. Ce qu’elle n’aimait pas,
c’est sa jalousie et sa possessivité l’empêchant de vivre sa vie d’ado-
lescente et uniquement cela, prétend l’adolescente, soulignant que
jamais son père n’a usé de violence envers elle et que les caresses
n’avaient rien de sexuel : elle refuse donc qu’il soit puni. Valentine
élimine la question d’avoir ou non « consenti », voire « pris du
plaisir » dans des actes incestueux, pour ramener ses relations avec
son père, auquel elle est très identifiée, à des actes de pure tendresse.
Pourtant celui-ci en a reconnu la nature sexuelle… Elle a depuis
longtemps des relations très conflictuelles avec sa mère et un malaise
diffus auquel il a été répondu depuis son entrée au collège (donc
Consentir à l’inceste : un oxymore 201

après le début de l’inceste) par un traitement antidépresseur pour


combattre des « crises » qui ressemblent à des crises de tétanie.
Adélaïde, 13 ans, écrit de très étonnantes lettres à destination de son
père, une dizaine, qui sont en fait la même qu’elle corrige sans cesse.
À deux copains de collège elle a raconté sans émotion apparente
qu’elle a pu retourner voir son père après cinq ans de séparation (sa
mère s’y opposait) et qu’un soir elle a « fait l’amour » avec lui. En
réalité, elle a été séparée dix ans de son père, parti quand elle avait
3 ans et dont sa mère ne souhaitait pas qu’elle le revoit avant sa
majorité. Dans un premier temps elle a fait des déclarations précises
à un OPJ sur le déroulement de sa nuit avec son père : « Je ne faisais
pas la différence entre mon père et un petit copain. » Elle explique
que c’était sa première fois donc elle ne savait pas ce qui allait se
passer, et qu’elle a saigné. Après, son père et elle ont convenu que
ce n’était pas « normal », mais elle a de bonnes relations avec lui et
elle conclut : « C’était plus un accident qu’autre chose. » Ensuite
Adelaïde dénie tout : lors d’une procédure devant le juge des
enfants, elle accuse son beau-père de l’avoir violée et dédouane son
père. Pourtant il est clair que cette relation a eu lieu (« c’est peut-
être pour cela que je n’arrête pas de l’écrire ») mais Adélaïde en fait
une histoire d’amour : « Tu es le premier homme avec qui j’ai eu
des relations sexuelles, les sentiments que j’éprouve pour toi sont
profonds, je t’aime en plus simple. » Ces lettres, qui sont en fait une
seule et même lettre, sont une variation de ce thème avec des « je
t’aime » écrits dans tous les sens. Et quand elle se met à accuser son
beau-père de viol et sa mère de l’avoir forcée à dénoncer son père,
elle dit immédiatement qu’elle ne veut plus vivre chez eux, dénon-
çant et décrivant la violence de son beau-père envers elle, sa mère,
ses petits frères : elle sait ce qu’est la violence physique et morale,
alors que ce qu’elle a décrit et écrit de cette relation avec son père
est une scène de séduction : son père pleurait quand il est venu la
trouver dans sa chambre, malheureux d’une séparation récente avec
une femme, et c’est dans la tendresse réparatrice que s’est accompli
l’inceste, abolissant les places et les distances père-fille.
La tentative de suicide de Valentine et son récit premier montrent
qu’elle a parfaitement pris conscience de l’interdit, de l’insuppor-
table aussi : les aveux du père ont déconstruit sa place de père
(dans le sens où l’entend O. Bourguignon 11), mais son retour
en arrière, son aveu d’un plaisir éprouvé, remplacé ensuite par

11. O. Bourguignon, « Séduction et inceste. Perspectives psychanalytiques », dans


D. Castro (sous la direction de), Incestes, Le Bouscat, L’esprit du Temps, 1995.
202 Les incestes

un « rien » de sexuel avec son père, est un désaveu de cet aveu


de consentement. Que nous dit cette très jeune fille ? Qu’elle a
été séduite, qu’elle a pris du plaisir à cet « agir par amour », mais
qu’elle y perd un père. C’est également ce que dit Adelaïde dans
ses lettres ; son émoi et sa confusion ne masquent pas qu’elle sait,
tout comme son père, qu’elle n’aurait pas dû se laisser faire : elle
a bien été abusée par cette situation de retrouver, dix ans après,
un père en détresse.
Ce à quoi elles ont cru consentir n’est pas à l’inceste, mais à une
séduction paternelle, dont le sens et les manifestations étaient biai-
sées. Valentine a cru à une histoire de tendresse sans comprendre
qu’elle était détournée par la stimulation purement sexuelle, un
avènement du plaisir, au point de tenter de le maîtriser, comme
elle l’a raconté. Se sentir « femme » ne comportait pas de devenir
l’objet unique de son père, ni de prendre l’imprenable place de
sa mère, quoiqu’en conflit récurrent avec elle. L’effet de son aveu
devant les intervenants a permis qu’elle prenne conscience que
cet énoncé est impossible, l’amour du père, ce n’est pas l’inceste :
se rétracter, ce n’est pas se renier, comme le montrent d’autres
cas, mais remettre du sens, et déconstruire ce que cette jeune fille
avait cru pouvoir soutenir – le consentement. Pour Adelaïde il
n’y a pas reniement du consentement mais après coup une tenta-
tive d’assumer une place de victime (d’un autre « père »). Pour
reprendre son père tout en déconstruisant ce consentement, l’une
procède alors à l’annulation de son dire et des faits, l’autre le
déplace, mais ce qu’elles expriment est bien une dynamique de la
confusion des sentiments.
Ces deux cas ne sont pas si exceptionnels, il faut le souligner : dans
les plaintes, déposées longtemps après par des femmes adultes, on
retrouve assez souvent ce moment de l’adolescence où l’agresseur
incestueux a fait l’objet de cette « défense » par des allers-retours
de déclarations qui sont des tentatives dramatiques de se séparer
de l’incestueux tout en gardant le père.
C’est le système judiciaire et social qui entretient ce masque sur
la véritable violence subie : on sanctionne la déviance sexuelle, on
cherche la trace probante de ce viol, mais en l’absence du signi-
fiant inceste. Or, ce faisant, on n’aide pas l’enfant à mentaliser la
violence de cette déchéance du père : quand un père dit à sa fille
qu’elle est sa petite femme, et qu’en retour, une fois séparée de
lui-agresseur, elle-même dit au papa-père qu’elle l’aime ou qu’il
Consentir à l’inceste : un oxymore 203

a agi « par amour », la violence est tout entière dans le dépla-


cement. Lui a déplacé sa fille dans l’ordre généalogique pour la
placer en rivalité avec une mère, qui n’est pas toujours une mère
suffisamment bonne et protectrice, et dans l’autre sens ; l’enfant
essaye à contre-courant de « reprendre le père sur lequel elle a
des droits » (pour parodier un propos célèbre de Winnicott). En
réalité, il n’y a ni ambiguïté ni bizarrerie chez ces victimes d’in-
ceste qui couvrent par leur déni les agissements de leur père : le
sexe, elles n’en étaient évidemment pas demandeuses, mais elles
ont pensé, sans totalement le mentaliser, que leur place auprès de
leur père, leur lien avec lui supposaient des actes intimes.
Ce n’est nullement à l’inceste qu’elles ont « consenti », ou plus
exactement laissé faire par ignorance, ou cru consentir, ou disent
(après coup) avoir consenti, ni même la plupart du temps au sexe,
même quand le plaisir leur a été révélé. Dans l’après-coup, en
raison des questions et du regard des autres, surtout quand la
justice entend sanctionner ce qui menace leur lien au père, elles
se rétractent ou minimisent : il n’avait pas à leur faire cela mais
c’est leur père et elles ont cru authentiquement que le lien dont elles
avaient besoin passait par là.
Une remarque s’impose pour conclure sur ce cas de figure : il
est très compliqué parce que très intrusif de parler de ce que
consentement veut dire avec ces jeunes femmes victimes. Ce
mot en réalité ne fait pas sens, et c’est une défense psychique
utile pour elles, pour ne pas sombrer dans la culpabilité. Elles
n’ont pas « consenti » même si elles dénient avoir été agressées,
se rétractent, ou refusent que leur père dont elles ne parlent
pas comme d’un agresseur violent soit puni. Elles peuvent dire
« j’ai laissé faire » mais cette seule expression porte un tel poids
de culpabilité qu’il est difficile d’aller au-delà. Reste à inter-
préter dans les méandres des allers-retours de la conscience et du
trauma, ce qui fut sur le moment compris, puis remanié dans
l’après-coup, voire toujours et sans cesse repris. Comme nous le
montrent les lettres d’Adélaïde, il s’agit dans ces contradictions de
tenir à distance le deuil de deux constructions psychiques essen-
tielles : d’une part, le lien à un géniteur (ou à un consanguin)
qui étaye l’identité, fracturée par ces actes de déplacement généa-
logique ; d’autre part, la construction dans sa propre temporalité
et son intime de sa propre sexualité, donc l’avènement de la géni-
talité biopsychique en pleine conscience. Ces deux constructions
204 Les incestes

se télescopent et se détruisent dans l’orage émotionnel produit


par le désir du père d’être « tout » pour elles, à l’origine de leur
vie et de leur sexualité. Il n’y a pas de mots pour dire ce qu’elles
sont devenues par cette initiation sexuelle incestueuse, alors elle
n’ont pour échapper à cet indicible que deux choix : avoir cru
que c’était un acte d’amour (et non une transgression d’interdit)
et/ou y avoir trouvé son compte. « C’est un accident » dit-elle, ce
qui est assez juste pour dire que ce fut mais que ce n’est pas défi-
nitif… alors que, quand l’inceste est accompli, il y est, ce qui est
psychiquement insupportable. In fine l’oxymore est là : croire, ce
n’est pas consentir (à l’innommable).

PRÉTÉRITION 12 DE L’INCESTE FRATERNEL

Évoquant les incestes entre adolescents E. de Becker écrit :


« S’il s’agit de jeunes, la dimension d’abus est moins certaine ;
le consentement réciproque peut être effectif tout comme peut
l’être une part d’ignorance de la transgression d’un tabou fonda-
mental. L’inceste prend place dans une relation fusionnelle,
symbiotique, entre deux personnes qui y trouvent chacune, du
moins pour un temps, leur compte. La passion y est centrale
autant que la jouissance d’une relation exclusive. Le désir intense
de se retrouver avec l’autre devient prioritaire et anime la dyna-
mique de la dyade constituée 13. » Cette remarque, qui correspond
à certaines histoires adolescentes, est moins vraie concernant un
jeune adolescent et une petite sœur encore enfant. Encore faut-il
ne pas dissimuler derrière cette analyse, courante chez les clini-
ciens, l’euphémisation de la violence de l’inceste. Car l’inceste ne
concerne pas que les protagonistes du geste sexuel, mais toute la
famille 14.
Miah, 13 ans, est enceinte et sa mère fait procéder à une IVG dans
l’urgence. Le médecin fait un signalement : le géniteur de l’enfant
est le frère aîné (15 ans). Depuis que Miah a 11 ans ces jeunes gens
ont eu des rapports sexuels, dont il sera difficile de comprendre la

12. Figure de style qui consiste à dire que l’on ne va pas dire ce qu’on dit…
13. E. de Becker, « Inceste fraternel ou abus sexuel dans la fratrie ? », L’information
psychiatrique, vol. 93, n° 10, 2016, p. 837-842.
14. Sur ce sujet qui demande de longs développements, voir notamment J.L. Viaux,
« Placement, déplacement : les institutions et l’enfant victime d’inceste », dans
M.-C. Bonte et V. Cohen-Scali (sous la direction de), Familles d’accueil et institutions
Paris, L’Harmattan, 1998.
Consentir à l’inceste : un oxymore 205

fréquence. Miah a fait sa puberté dans ce laps de temps et c’est


en s’apercevant d’un arrêt de règles qu’elle a prévenu sa mère de
sa crainte d’être enceinte. Elle n’a pas cherché à dissimuler que
c’est avec son frère qu’elle avait des relations, et lui n’a pas davan-
tage cherché à le masquer. Issus de parents tous deux enseignants
en lycée, ces jeunes n’ont eu aucune éducation sexuelle. Miah va
exprimer de façon parfois réticente et d’autres fois plus clairement
qu’elle n’était pas vraiment opposée à avoir des relations avec son
frère. « Des fois j’étais consentante et d’autre non », dit-elle, mais
c’est seulement parce qu’elle n’avait pas envie certains jours où son
frère la sollicitait. « Des fois je voulais bien parce que j’avais du
plaisir quand il me caressait, mais des fois non car j’avais honte
pour moi, c’était pas moral. » Miah explique que si elle n’avait pas
souvent envie d’être pénétrée sexuellement elle aimait bien les préli-
minaires, même si elle ne connaît pas ce mot. Comme son frère,
Miah est consciente après coup d’avoir transgressé mais sans que
le signifiant prennent sens. Quant au signifiant inceste, alors que
quelques mois se sont écoulés, qu’une procédure judiciaire a été
menée, et donc qu’elle a raconté son histoire plusieurs fois elle ne
connaît toujours pas ce mot : « Je savais que cela ne se faisait pas
entre frère et sœurs. » « Parce que si cela se faisait on en parlerait ce
ne serait pas tabou. » Sa conscience d’une violence subie ne vient
que de la réaction des adultes, alors qu’elle a eu parfois une forme
de complicité avec ce frère-agresseur, pour dissimuler leur initiation
sexuelle. Il est vrai que ses parents sont surtout en colère contre
la justice, dont ils ne souhaitaient pas l’intervention et contre le
médecin qui a signalé. Ils ne voulaient qu’une thérapie… pour leur
fille : Miah a bien rencontré un psychiatre mais a eu l’impression au
premier entretien de se faire « engueuler » (sic !) donc a refusé de lui
parler. Cette absence de travail psychique, la dureté des interroga-
toires judiciaires et de la confrontation font que cette jeune fille ne
sait plus vraiment si elle a voulu ou pas voulu ce qui s’est passé. Elle
me dit : « J’ai eu des rapports sexuels plutôt consentants avec mon
frère », et ne connaît pas le mot inceste. La seule chose claire pour
elle est que son frère est son frère et non un violeur.
Quand Miah répond aux questions de l’OPJ elle se rend compte
qu’elle ne pouvait pas être d’accord et c’est donc un abus qu’elle a
subi et non comme elle le pensait un plaisir partagé ; dans l’après-
coup elle a – pour elle seule – réalisé que son frère a bien abusé-
détourné-forcé sa sexualité. Mais voilà une famille qui, malgré la
conception d’un enfant, banalise l’inceste et ne souhaite pas de
regard extérieur, niant ainsi la violence de cette situation. Miah se
206 Les incestes

montre facilement « caractérielle » au dire de tous, ce qui fait que


personne ne croit (mais elle non plus) qu’elle n’aurait pas su se
défendre si elle n’avait pas été consentante. La violence ne réside
donc pas dans cette initiation sexuelle de deux enfants entre eux,
mais dans une autre construction-perception : personne dans
cette famille n’a conscience du désordre générationnel. L’enfant
conçu s’il était né aurait été le fils de son oncle, un « double »
petit-fils de ses grands-parents, qui n’aurait appartenu qu’à une
seule lignée. Miah sait en fait que c’est interdit/tabou ce qu’elle
fait avec son frère et du coup elle sait aussi son plaisir, sinon son
désir, coupable : ce n’est pas à l’inceste qu’elle consent mais à une
déviance de sa sexualité et de celle de son frère pour en tirer de
la jouissance, en dépit de la culpabilité. La réaction des parents
qui ne comprennent pas l’intervention de la justice montre où
se situe la question de la violence : dans le regard posé sur ce qui
s’est passé, y compris l’IVG. C’est une façon de dire : je sais bien,
nous savons tous, que c’était interdit mais je ne vais pas vous dire
que c’était de l’inceste.
« Qu’est-ce que j’ai fait, c’est grave parce que je l’ai laissé faire », dit
Hermine 9 ans, dont le frère (13 ans à l’époque) a abusé quand elle
avait 7 ans. On remarquera que cette enfant pense « avoir fait » ce
que son frère a initié. Elle explique clairement qu’elle laissait faire
car « au début cela ne m’embêtait pas, je savais pas ce que c’était »
et puis elle ne savait pas que « c’était mal » d’autant que son frère
faisait la même chose devant elle avec une de ses amies âgée de 5 ans
et demi, avec laquelle ils jouaient « au papa et à la maman ». Malgré
le suivi par un juge des enfants et des rencontres régulières avec un
psychologue, Hermine n’a d’ailleurs toujours pas compris, deux ans
après, ni ce qui était mal, ni pourquoi c’était mal, à part qu’on le
lui a dit : elle n’aurait pas dû laisser faire. Le silence familial est
venu recouvrir l’événement. La conscience d’une violence subie ne
vient pas des actes sexuels en eux-mêmes, mais de ce que la mère de
l’autre petite fille a porté plainte contre la mère d’Hermine en raison
des agissements du garçon. Le signifiant inceste, que personne ne
prononce, ne fait pas sens. L’imbrication entre la culpabilité de s’être
soumise et le désordre familial qui s’en est suivi fait que ce n’est pas
la violence sexuelle qui est vécue comme violence mais ces désordres
qui ont remanié la vie familiale, et l’absence du frère cependant
aimé et qu’Hermine réclame, puisqu’il est placé hors du foyer.
Ces cas d’inceste par un frère attirent l’attention sur la vacuité de
ce signifiant « consentement », trop peu complexe par rapport à
Consentir à l’inceste : un oxymore 207

ce qu’il prétend traduire 15, tout comme le fait de dire à un enfant


que « c’est mal » ne suffit pas à comprendre où est le mal. Sauf à
poser des signifiants qui signifient ce que précisément on refuse
de dire : ce qu’a vécu Hermine porte un nom légal : « agression
incestueuse ». Au lieu de le lui dire on pose sur l’abus une prété-
rition comme quoi c’est mal et qu’on ne doit pas le nommer,
sans lui dire au nom de quoi elle n’aurait pas dû le laisser faire,
puisque précisément elle n’a rien fait. Ces jeunes victimes sont
troublées parce qu’elles ont le plus souvent entendu qu’on ne lais-
sait pas toucher par un autre ce qui est dans la culotte, ce que la
pudeur apprise suffit à maîtriser : un frère, aimé comme un frère,
est-il « un autre » ? D’autant que, le plus souvent, l’acte est sans
brutalité, dans une confusion de curiosité et d’émotion. Comme
Miah, elles savent intuitivement qu’il y a de l’interdit puisqu’on
n’en parle pas aux autres, mais de quoi est fait cet interdit ? La
colère des parents contre les institutions lui signifie qu’il ne faut
toujours pas en parler. Dès lors, il y a bien violence mais dans un
après-coup – comme le traumatisme. Ces jeunes filles ont plus
ou moins accepté le jeu sexuel, qui n’était pas brutal, jusqu’à ce
qu’elles comprennent, non pas la violence de l’inceste, mais la
transgression : « je ne savais pas ce que c’était » évoque le sexuel,
pas l’inceste. Avoir transgressé un « quelque chose » provoque
un désordre violent dans la famille. C’est en effet la colère des
parents (à l’aune de leur propre culpabilité) et/ou le vécu d’une
violence faite à leur corps (l’IVG de Miah), voire la séparation
entre la victime et l’auteur, qui font violence, là où il y avait après
coup perplexité sur le comment ai-je pu ne pas dire non. La
violence est faite du silence sur l’inceste et de la question réitérée
sur le consentement : ne pas savoir et ne pas comprendre l’in-
terdit – pas même le mot qui reste forclos après coup – montre
l’absurdité et la violence de l’opposer à un enfant qui l’a vécu. Or
si la loi a définitivement (?) clos cette question du seul point de
vue du pénal, pour des mineurs, et dans certains cas si la diffé-
rence d’âge est de moins de 5 ans…, elle n’en reste pas moins une

15. Le dossier de Miah contient un PV de confrontation avec son frère (10 pages)
pendant laquelle il n’est question que de savoir si sur chaque acte (dont l’OPJ cherche
obsessionnellement à connaître le nombre sur quatre années…) il y a eu consente-
ment ou non, ce qui amène par exemple Miah à dire à propos du dernier en date
des actes sexuels qu’elle a consenti « pas tout à fait mais je crois que oui », ou encore
« des fois je voulais pas en bas, mais arrivée en haut [dans la chambre] des fois c’était
le contraire » : incertitude normale du désir…
208 Les incestes

question pour les personnes concernées. La condamnation d’un


auteur d’inceste parce que la victime est présumée non consen-
tante, au seul regard de son âge, ne clôt pas pour autant le débat
intérieur de cette personne victime : ne l’ai-je pas laissé faire ?
Que ce débat n’ait pas sa place sur la scène judiciaire est clair et
nécessaire, mais il est et doit rester ouvert sur une autre scène,
psychique, thérapeutique. On peut douter que cette nuance soit
bien comprise quand le discours social sur l’inceste est si peu clair
puisqu’il en écarte les adultes « consentants ».

TROUVER SON PÈRE LÀ OÙ IL NE DEVRAIT PAS ÊTRE ?

À quoi peut bien servir de prétendre avoir consenti quand bien


même la victime sait, et a dit et dira que ce n’était pas vraiment
son désir, du moins son désir sexuel ? Sans connaître le mot le
plus souvent, elle s’est soumise à l’inceste pour ce qu’il signi-
fiait. Soulignons que chaque cas est spécifique et qu’il ne faut
tirer aucune conclusion universelle des cas et de l’interprétation
qui va suivre. Cependant, sans reprendre toute la réflexion sur
la question du père 16, celui des deux géniteurs qui ne « porte »
pas mais qui reconnaît l’enfant comme sien, c’est bien la ques-
tion de savoir ce qu’est un père que posent ces jeunes filles qui
hésitent à dire qu’elles ne voulaient pas mais qu’elles désiraient
bien quelque chose.
Carole, 15 ans, écrit des lettres d’amour à son père quand il est
en prison préventive suite à ses révélations. Carole est l’aînée des
enfants de ses parents, elle a une petite sœur qui n’est pas la fille
biologique de son père, mais celui-ci l’a cependant reconnue. Sa
mère est totalement coupée de sa propre famille, ses parents ont
divorcé et ont chacun refait un couple avec enfants. Or, un ami
trentenaire de sa mère l’a embrassée sur la bouche un soir, en lui
disant qu’il est amoureux et veut se marier avec elle : cela déclenche
une violente dispute entre Carole et sa mère au cours de laquelle
elle s’écrie : « Papa m’a touchée aussi. » Ces actes, débutés avant le
divorce se sont poursuivis après : à partir de l’âge de 9 et jusqu’à
13 ans son père profitait de moments où il regardait avec elle la
télévision pour l’agresser sexuellement (caresse et intromission d’un

16. On reportera à des ouvrages comme J. Delumeau, D. Roche, Histoire des pères
et de la paternité, Paris, Larousse, 2000 ; M. Godelier, Métamorphoses de la parenté,
Paris, Fayard, 2004 ; M. Tort, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2005.
Consentir à l’inceste : un oxymore 209

doigt). Très peu de temps après avoir raconté l’inceste à sa mère et


à la police, elle revient sur ses propos et dénie auprès d’une psycho-
logue, et de toute personne qu’elle est amenée à rencontrer en raison
de la procédure. « C’est pas vrai ce que j’ai dit. » Puis quelques mois
après, elle revient à sa version initiale. Au-delà de sa dénégation,
Carole exprime son désir de ce père, un désir qui n’est pas simple :
« Il m’a délaissée », dit-elle en exprimant sa jalousie à l’égard de sa
compagne et du fils qu’il en a eu. Elle écrit à son père « je suis quand
même là si tu veux de moi », « On ne s’est pas tout dit, on mérite
mieux, je sais t’aimer, je vais t’aimer, je te jure. » Ce n’est qu’au bout
de plusieurs allers-retours que Carole peut dire qu’elle a cru en effet
que « tous les papas font ça » et qu’un jour, à 13 ans, elle a refusé
qu’il la caresse et a mis fin à l’inceste, mais sans vouloir pour autant
se plaindre. Après quoi elle n’a de cesse, malgré son propre aveu, de
faire en sorte de retrouver son père. Au point de soutenir ce que dit
son père (comme sa mère) : il aurait des « pertes de mémoire » et ne
se souvient pas de ce qu’il a fait ou non… cependant ce père admet
qu’il a pu le faire.
Cette invocation d’une perte de mémoire est une représentation
psychique plus qu’une excuse sociale bizarre : pour être père, il
faut se souvenir de son désir de l’enfant, il faut assumer et même
écrire son histoire de paternité (puisque ce même père a reconnu
une enfant non biologique) et que cette histoire soit partagée par
l’enfant. Si Carole soutient que peut-être son père a « perdu » la
mémoire de ce qu’il était son père, et l’aurait en quelque sorte
prise pour une autre qui ne serait pas sa fille le temps de l’agresser,
c’est que ce moment crée un trou dans son histoire : la perte d’un
père. La violence de ce « trou » de mémoire qui troue l’histoire
est telle qu’elle ne peut que tenter ce colmatage par la jalousie, la
possessivité (« je sais t’aimer »). C’est cette violence-là que Carole
a voulu annuler en revenant sur ses révélations. D’où le besoin
impérieux de déclarations enflammées pour reprendre avec lui
une histoire d’amour et non pas de sexe. Et elle emploie pour le
dire des formules de femme aimante : « si tu veux de moi ». Pour-
quoi cet homme a choisi Carole et pas sa seconde fille, qui elle
n’est pas biologiquement sa fille mais l’enfant d’une toute autre et
complexe histoire ? Ce qu’a vécu une autre jeune fille, Lucie, peut
éclairer cette interrogation.
Lucie, deuxième enfant de sa mère, née de père « inconnu », a été
légitimée par le mari de celle-ci. Dans une première confidence à
une amie, elle parle de viols et d’attouchements à partir de l’âge
210 Les incestes

de 8 ou 9 ans. Au fil des mois et des bouleversements que cette


révélation entraîne, elle réduit ces actes à « deux ou trois fois »
et assure qu’elle a su y mettre fin. Son amie a en effet transmis
les confidences à la mère de Lucie laquelle en a parlé à toute la
famille, avant même d’en parler avec elle. Le père, chassé de la
maison, puis arrêté, affirmera être « amoureux » de cette enfant
qui n’est pas de « son sang » en excluant de l’avoir agressée avant
l’âge de 15 ans 17. « C’était pas vraiment un viol, me dit Lucie, il
me respectait si je disais non. » Elle soutient que « si j’enlève ce
que j’ai menti je n’aurai pas de remords » (parce que son père est
en prison) : elle se reproche d’avoir fait des fausses déclarations
sur l’âge du début comme sur le nombre d’actes. Elle veut conti-
nuer ses relations avec lui : « Il a confiance en moi. » Alors qu’elle
n’a aucune confiance en sa mère. À juste raison, car cette mère
n’a cessé d’opérer des désordres généalogiques : elle a donné son
premier enfant à sa propre mère (ce garçon n’a jamais vécu auprès
d’elle) et, après avoir affirmé que Lucie avait le même géniteur
que cet aîné, a dit que ce n’était pas vrai que c’en était un autre.
Puis elle dira à une assistante sociale qu’elle ne savait pas, parce
qu’elle avait plusieurs amants simultanément, tout en insinuant
que c’est sa fille qui a séduit son père. Lucie, qui avait un père
légitime et un géniteur présumé, se retrouve au bout du compte
sans aucun re-père – le jeu de mot s’impose – et ne peut que se
raccrocher à un homme qui, au moins, ne cache pas qu’il l’aime
d’amour, même s’il n’en a pas le droit, et n’a pas usé de violence
physique pour la séduire. Sa perception du consentement et sa
minimisation de ce qu’elle a vécu sont venues d’une situation dans
laquelle sa mère, d’abord incrédule puis furieuse qu’elle lui ait pris
« son homme », n’a de cesse de la priver de père. Si Lucie et son
père vont insister sur le non-lien biologique pour éviter de penser
l’inceste (« il ne l’aurait pas fait avec ma sœur, c’est son sang », dit
Lucie), la posture prise par la mère va les y aider. Paradoxalement,
que ce père légitime l’ait incestée lui donne une vraie place de
père, puisque c’est en tant qu’il est son père que le crime a été sanc-
tionné plus lourdement. La violence de l’inceste est du côté d’une
mère qui brouille les repères, rendant quasiment nécessaire que la
loi vienne dire à Lucie : ton père est criminel parce qu’il est ton
père. Ce que soutient Lucie dans cet aveu de demi-consentement,

17. Cette histoire remonte à deux décennies : cela fait bien longtemps que les
auteurs d’inceste ont compris qu’il ne fallait pas reconnaître avoir touché un enfant
de moins de 15 ans… La loi de 2021 en poussant la limite à 18 ans a donc partiel-
lement raison sur ce point – ce qui ne veut pas dire que, comme Lucie, les victimes
ne seront pas forcément d’accord avec la loi.
Consentir à l’inceste : un oxymore 211

c’est que son père n’a rien fait qu’elle ne veuille (« il me respec-
tait ») ; elle a tenté garder au moins un père, déviant, mais père
quand même : il n’avait pas le droit parce que c’est son père, donc
c’est bien son père.
La supposition du consentement dans de telles histoires montre
que l’inceste ne peut être accepté en tant qu’acte : il s’agit bien
d’une brutale intrusion de la sexualité par un adulte. Mais ce
qu’il signifie pour ces enfants, c’est trouver son père, même si
c’est là où il ne devrait pas être. Trouver son père où il n’est pas,
désirer son père en tant que père, ce n’est pas consentir à l’inceste,
même si certain(e)s en ont l’illusion. Ces enfants nous rappellent
que l’inceste est un interdit structurant des familles qui établit
les places autorisées et interdites. Et pour ces jeunes filles il n’est
devenu transgression que parce qu’il n’a pu être formulé autre-
ment, notamment par les mères dont la place dans ces situations
est toujours à interroger.
Il faut parfois des dizaines d’années à une victime de viol inces-
tueux pour essayer d’y comprendre quelque chose et pour les plus
résilientes le dire ou l’écrire. La loi d’avril 2021 résout apparem-
ment la question du consentement et de l’allongement du délai
pour se plaindre, mais ne la résout que du point de vue de la
répression : cela aurait-il fait plus de bien à ces jeunes filles dont
j’ai raconté l’histoire si la peine encourue avait été plus lourde
et leur témoignage incontestable ? En dehors de leur éviter
quelques questions pénibles (qu’on aurait toujours dû éviter…)
lors de leurs auditions, cela ne changerait rien à leurs propres
interrogations. Dans le temps différé de la révélation, surgit
pour la femme ou l’homme mature, ayant eu une vie sexuelle et
amoureuse de plusieurs années, une interrogation douloureuse
sur ce que voulait/savait/consentait, ou non, l’enfant qu’il/elle a
été. Et, regard encore plus douloureux, se demander quel désir
et quelle curiosité poussaient cet enfant dans la confrontation au
désir déviant de l’autre. Combien de victimes se sont entendues
demander pourquoi elles avaient continué à fréquenter leur père,
leur frère ou leur oncle après cet inceste qu’elles dénonçaient,
comme si cette réalité était un indice de consentement. On ne
leur demande d’ailleurs jamais pourquoi elles ont continué à
fréquenter leur mère ou une autre personne de la famille quand
elles savaient et ont laissé faire…
212 Les incestes

Dans l’inceste, plus – mais pas moins – que dans toute autre
forme d’exploitation sexuelle, accoler le mot « consentement »
forme un oxymore : il n’est pas besoin d’être spécialiste de la
famille, de la clinique ou du droit, pour être un simple sujet
humain qui sait par sa propre vie que l’on ne consent pas à être
autre que ce que l’on est. On est l’enfant de ses parents et le
frère/sœur de son frère ou sa sœur, et si le désir sexuel s’exprime
dans la réalité charnelle, l’enfant n’est plus enfant. Pourtant, la
clinique nous apprend que cette confusion des sentiments et du
désir existe, a existé et existera : l’inceste est en partie une consé-
quence de cela. Nulle loi pénale ne l’empêchera, s’il n’est pas mis
fin à un discours de négation du désir et de la sexualité dans la
société. L’inceste est un fait humain troublant, qui se doit d’être
« travaillé » sans relâche dans l’éducation, la culture, la politique
sociale.
Si la révélation de l’inceste est si difficile, c’est précisément parce
que la nature profonde de l’inceste n’est pas que le viol, puisqu’il
s’attaque au principe de filiation : se séparer de son père-violeur
revient aussi à se rendre orphelin, et à tomber dans l’abîme de la
question identitaire. Les plus ambivalentes des victimes d’inceste
vont parfois dire avoir « consenti » pour tenter de garder le père
ou le frère, en rejetant le violeur, dans une indicible et doulou-
reuse impasse psychique : la question « étiez-vous consentante ? »
est en soi une violence. L’affirmation pénale que de toute façon la
question ne se pose pas pour un(e) mineur(e) renvoie seulement
la victime à sa confusion – et d’une certaine façon à sa faute :
« Qu’est-ce que j’ai fait, c’est grave parce que j’ai laissé faire. »
L’inceste concerne tout humain et le désir, la représentation du
désir, la fonction désirante du désir, sont tapis dans l’inconscient
de chacun. Il n’y a pas de neutralité face à l’inceste. Mieux vaut ne
pas avoir à se poser la question du consentement et laisser la jeune
victime d’inceste en dehors d’un arbitraire fondé sur la repré-
sentation/signification (inconsciente) de l’inceste chez l’inter-
venant (juge, psy, enquêteur de police…). Les débats récents et
la loi votée montrent que l’on a compris au moins qu’il ne fallait
pas (plus) avoir ce débat sur la scène judiciaire : l’avenir dira ce
qu’il en est. On voit chez les adolescents la complexité de ce que
signifie ce consentement qui n’en est pas un et en outre, compte
tenu des droits de la défense, des questions non prévues peuvent
être soulevées dans la loi ou en dépassant le cadre, ce n’est pas
Consentir à l’inceste : un oxymore 213

exceptionnel. Que l’on pense au tohu-bohu récent sur l’irrespon-


sabilité pénale en cas de crime, parce qu’il y a un doute (et il y
en aura toujours un) sur l’origine de la bouffée délirante meur-
trière ou, comme le fut pour l’infanticide le déni de grossesse,
bien souvent invoqué ad usum. La loi pénale n’est pas pertinente
et suffisante pour faire taire les débats de conscience, jeter aux
oubliettes les intermittences du désir et les manifestations de
l’inconscient.
L’âge limite en dessous duquel un acte sexuel est une agression ou
un viol est une base et l’amorce d’une pédagogie de lutte contre
la violence de l’inceste, mais, comme la répression précède la
réflexion, la formation et la pédagogie, l’oxymore est toujours là.
10

Traumatisme de l’inceste :
la fabrique de l’impensable

Comme il faut bien faire un choix parmi les multiples usages du


terme « traumatisme », je commencerai par citer René Clément 1,
qui disait que « traumatisme » avait tendance à justement dési-
gner la maltraitance, au risque de substituer un terme à l’autre,
englobant aussi bien marques sur le corps que bleus à l’âme. Et il
ajoutait ces deux remarques essentielles : « Nous ne pouvons rien
déduire des événements visibles survenant dans la vie d’un enfant
aussi graves et tragiques fussent-ils. Certains bien sûr pourront le
marquer au point de faire traumatisme inconscient, c’est-à-dire
point aveugle, trou noir. L’impossible à mentaliser aura à voir
avec l’émergence ultérieure du symptôme venant à la place de
l’impossible à élaborer, mais nous ne sommes guère en mesure
de savoir à l’avance le déroulement et les enchaînements causaux
du déterminisme psychique. » Il complétait : « J’aurai tendance à
considérer le trauma comme effet de ce qui de la réalité fait réel
impensable. »
Il y a un rapport du traumatisme à la réalité, mais comment en
vient-on à l’impensable, cet effet de « réel impensable » ? C’est une
question clinique non négligeable pour savoir comment intervenir

1. R. Clément, « Le traumatisme entre fantasme et réalité », XIe Journées nationales


de formation des psychologues, ANPASE, 1989.
216 Les incestes

et comment évaluer les interventions de toutes sortes auprès des


victimes. La prédiction du devenir des victimes, à laquelle on
aurait tendance à se livrer de plus en plus depuis quelques années,
ne fait pas grand cas de ce que nous savons depuis longtemps des
traumas psychiques et de leur imprévisibilité. L’actuel engoue-
ment des militants, des médias et des associations pour la notion
de « mémoire traumatique » a tendance à tout écraser sur son
passage, conduisant à la négation de l’évidence : la très grande
majorité des victimes d’inceste ne l’ont jamais oublié et ont gardé
le silence de façon volontaire, soit parce qu’on les a fait taire en
ne les croyant pas, soit parce qu’elles se protégeaient, ou croyaient
se protéger ainsi 2. Le syndrome de traumatisme complexe (voir
infra) comprend d’ailleurs le symptôme d’amnésie ou d’hyper-
mnésie, et de nombreux témoignages montrent que l’un et l’autre
sont signifiants d’une altération de la conscience. Ce n’est pas
l’intensité de la souffrance, la rumination pendant des années,
ou la mémoire retrouvée après amnésie, qui sont décisionnelles
dans la plainte sociale, en justice, c’est ce que la victime en attend
à un moment crucial de sa vie qui ne peut être prédéterminé (ce
qui est vrai pour toutes les victimes de toutes les violences, même
accidentelles).
Cela ne signifie en rien qu’un enfant très jeune, bébé parfois,
victime d’une violence sexuelle ou non sexuelle ne peut pas l’avoir
refoulée et opposer une amnésie traumatique à cet événement, ce
qui peut tout aussi bien arriver à un adulte victime : la levée de
cette amnésie, supposée ou réelle, a été dans les années 1980-
1990 un courant puissant aux États-Unis, s’apparentant au sport
de combat (contre les potentiels agresseurs), notamment chez des
thérapeutes pratiquant l’hypnose, avec quelques dégâts à l’appui,
entre autres la multiplication des troubles dits de « la personnalité
multiple », considérés par ces thérapeutes comme causés directe-
ment par une agression sexuelle ou par l’inceste durant la petite
enfance. Cette « épidémie » de troubles a cessé après la reformula-
tion du syndrome comme « trouble dissociatif de l’identité » dans
le DSM-IV-TR. Il est important de connaître 3 cet épisode pour qu’il

2. Les premières auditions de la Commission indépendante sur l’inceste et les


violences sexuelles faites aux enfants (CIVIISE) confirment cette observation.
3. Cf. S. Mulhern, « Les aléas de la thérapie des réminiscences : les troubles de la
personnalité multiple », dans M. Gabel, S. Lebovici, P. Mazet (sous la direction de),
Le trausmatisme de l’inceste, Paris, Puf, 1995.
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 217

ne fasse pas l’objet à son tour d’un refoulement dans la commu-


nauté des cliniciens : tout engouement pour une notion clinique
controversée, qui vient s’étaler à la une des comptes rendus de
procès, pose problème à ceux auxquels ces diagnostics populaires
sont appliqués à tout va. Surtout la revendication d’inscrire l’un
de ces diagnostics dans le Code pénal serait simplement ridicule si
elle n’était pas l’indice d’une instrumentalisation de la souffrance
et de la clinique à des fins de combat sociétal. L’éthique de la
clinique ne justifie pas de mener un combat autre que d’avoir les
moyens d’évaluer correctement, avec des théories et des pratiques
validées, les souffrances psychiques et de proposer des thérapies
adaptées. Toute autre entreprise consistant à faire porter par la
justice la décision du diagnostic et de la réparation à proposer est
purement idéologique et destructive.
Comme la littérature sur le traumatisme et ses effets ne manque
pas, il n’est pas pertinent de tout reprendre ici. Rappelons seule-
ment ce qu’en disait Claude Barrois, qui avait écrit qu’à côté du
risque de mort immédiate, le viol est la seule situation capable de
provoquer un syndrome psychotraumatique « car il est souvent
vécu par la victime comme un sentiment de mort, d’annulation
de soi-même […] Le traumatisme psychique c’est le sentiment
d’être totalement réifié, annulé, d’avoir à faire le deuil de soi-même
en quelques secondes de devenir une chose parmi les choses 4 ».
Cette façon de présenter l’effet traumatique m’a toujours paru
applicable littéralement à l’écoute des victimes d’inceste (et de
viol par un quelconque individu) qui toutes, d’une manière ou
d’une autre, évoquent la « pétrification » qu’elles ont subi à la
première attaque et ce souvenir qui lui aussi se « pétrifie ». Barrois
rappelle également ce que dit le premier des grands spécialistes
du traumatisme, S. Ferenczi, dans son célèbre texte de 1932 :
« Le traumatisme est un effet de sidération de perte de liberté de
pensée, un retournement de l’agressivité contre soi-même, une
perte de plaisir à vivre 5. » À propos de l’enfant incesté, Ferenczi
décrit ce qu’il appelle « l’agonie psychique et physique » de l’en-
fant, expression qui relate bien ce que nous constatons, parfois de
façon saisissante, avec de jeunes victimes.

4. C. Barrois, « Traumatisme et inceste », dans M. Gabel, S. Lebovici, P. Mazet (sous


la direction de), Le traumatisme de l’inceste, op. cit.
5. S. Ferenczi (1932), Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot,
coll. « Petite bibliothèque », 2004.
218 Les incestes

La description du traumatisme psychique, revisité par les classifica-


tions DSM ou CIM en « syndrome de stress post-traumatique » – qui
n’est pas la meilleure dénomination qu’on ait inventée –, est désor-
mais acceptée de façon assez générale, et ses items bien connus.
Mais il est tout aussi connu que des enfants ou des adultes dont
la victimisation n’est pas douteuse, et qui n’ont aucune amnésie
des événements traumatogènes, sont asymptomatiques pendant
un temps ou pour toujours, du moins au regard des symptômes
ressentis et/ou visibles du traumatisme. En d’autres termes, si les
effets des violences sexuelles sont bien connus, si les effets de l’in-
ceste sont à peu près les mêmes, en termes de syndrome trauma-
tique, que dans les violences en tout genre, cela n’est pas suffisant
pour épuiser la question. D’une part, parce que l’inceste n’est pas
un événement ponctuel et limité dans le temps généralement,
mais une suite d’agressions qui peut durer des années : son impact
est au-delà du sexuel, d’où la formation de ce qu’on appelle un
traumatisme complexe 6, plus délabrant qu’un syndrome de stress
post-traumatique. D’autre part, parce que l’inceste n’atteint pas que
ce qui est décrit dans les syndromes traumatiques. Traumatisme
psychique de l’inceste n’est pas synonyme d’amnésie. Les troubles
se constituent par la dissociation, mais aussi par une fabrique parti-
culière de l’impensable : pour penser il faut des mots, or l’inceste
atteint aussi le lien de filiation par le biais de la sphère langagière
puisqu’il détruit la place du sujet dans la lignée. En caricaturant :
un enfant est-il (ou elle) encore l’enfant du père avec qui il a une
relation sexuelle ? Par ailleurs, l’inceste détruit en même temps le
pattern d’attachement. Au bout du brouillage de la place du sujet
dans sa lignée, et du mélange insidieux du vrai et du faux, il y
a la petite fabrique de la culpabilité par le silence, du silence par
la culpabilité.
C’est cet aspect plutôt que celui du stress post-traumatique que
j’aborde dans ce chapitre car, dans mon expérience clinique, l’un
des troubles qui est présent chez les victimes d’inceste, surtout
jeunes, c’est la confusion des sentiments et des repères notamment
en ce qu’elle brouille le sens des mots d’attachement eux-mêmes.

6. C. Damiani, F. Lebigot (sous la direction de), Les mots du trauma. Vocabulaire


du psychotraumatisme, Savigny-sur-Orge, Éditions Philippe Duval, 2015. Pour une
description complète voir C. Tarquinio et S. Montel, Les psychotraumatismes, Paris,
Dunod, 2014.
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 219

Rappelons cependant quelques notions sur les trois pôles d’ef-


fets du trauma psychique : la détresse (anxiété avec absence de
secours), l’orage neurovégétatif et les troubles psychosomatiques.
Ces trois dimensions se déclinent notamment en :
– symptômes de répétition : symptômes de reviviscence involon-
taire itérative ;
– hallucinations (visuelles, auditives, olfactives, gustatives, sensi-
tives) ;
– illusions : le traumatisé croit souvent apercevoir son agresseur ;
– ruminations mentales sur les conséquences du trauma ;
– le « vécu comme si » l’événement allait se reproduire ;
– cauchemars dits de répétition ;
– troubles somatiques divers, récurrents, multiples ayant pour
caractéristiques la variabilité, l’imprécision, au diagnostic étio-
logique difficile.
La dissociation n’est pas systématique dans l’expression d’un
syndrome psychotraumatique mais on la constate chez nombre
de sujets victimes. On note des symptômes comme la torpeur, le
détachement, le sentiment de dépersonnalisation et des lacunes
dans l’évocation des actes, dont témoigne notamment l’impres-
sion d’un détachement d’une partie de soi : « c’est moi et c’est
pas moi », « j’étais là mais pas vraiment ». Le sujet victime se sent
différent de ce qu’il était antérieurement, ou exprime un vécu de
discontinuité et de rupture en ressentant deux états psychiques
opposés de façon continue/discontinue (apathique/colérique par
exemple). L’apparition de troubles comme la dissociation et l’am-
nésie, qui sont des troubles d’altération de la conscience, sont le
signe que d’un trauma de type « post-traumatique », le sujet évolue
vers un traumatisme complexe, décrit en anglais sous l’acronyme
DESNOS (Disorder of Extreme Stress Not Otherwise Specified 7).
« Le trauma complexe peut être considéré comme la résultante
d’une situation de victimisation chronique et prolongée, indi-
viduelle ou en groupe, qui se distingue du traumatisme simple
par le caractère répétitif de la situation traumatique 8. » L’inceste,

7. Pour un résumé voir R. Bourgault, « Trauma complexe ou DESNOS », dans


M. Kédia, A. Sabouraud-Séguin (sous la direction de), L’aide-mémoire de psycho-
traumatologie, Paris, Dunod, 2013, p. 64-71 et G. Vila, « Clinique des violences
sexuelles sur l’enfant », dans R. Coutanceau, C. Damiani, M. Lacambre (sous la
direction de), Victimes et auteurs de violence sexuelle, Paris, Dunod, 2016, p. 61-72.
8. C. Tarquinio, S. Montel, op. cit.
220 Les incestes

par son étendue dans le temps, ses ramifications intergénération-


nelles et l’impossibilité pour les enfants d’y échapper comme
s’ils en étaient prisonniers psychiquement, est le type même des
situations qui engendrent ces traumas : « Le processus de trau-
matisation complexe n’est possible que si la victime est en état
de captivité ou dans l’incapacité de fuir, l’obligeant ainsi à une
situation de contact prolongée avec un agresseur par exemple, ce
qui implique l’établissement d’une relation particulière entre la
victime et l’auteur. Un tel processus de traumatisation n’est pas
en soi exceptionnel, car l’idée de captivité doit être envisagée au
sens large du terme 9. »
Dans ce traumatisme complexe, l’amnésie partielle ou totale
protège la victime d’un certain nombre de symptômes conscients
et présentifiés du trauma (comme les ruminations anxieuses)
mais laisse intactes d’autres manifestations (dépréciation de
soi, envies suicidaires, troubles somatiques, par exemple), qui
peuvent évoquer ce trauma, dont le sujet n’a pas conscience en ne
liant pas le sens des différents malaises qu’il ressent. Par ailleurs,
cette amnésie est source de malentendus douloureux dans les
procédures judiciaires quand il s’agit de reconstituer précisément
les faits : la victime se sent harcelée par les questionnements sur
le « où, quand, comment » auxquels elle répond difficilement,
parce qu’elle est perturbée par la discontinuité des souvenirs, et
qu’un enquêteur peut trouver singulier qu’on vienne se plaindre
d’événements dont on ne se souvient pas.
Il est d’autres effets que ceux identifiables à l’aide de la clinique
du traumatisme et dont la connaissance n’est pas négligeable 10 :
– dans une étude de 2011 sur un échantillon représentatif de la
population de plus de 30 000 personnes, des antécédents d’abus
sexuels ont été relevés chez 770 personnalités borderline, soit
33,6 % et chez 308 personnalités antisociales, soit 23,8 % ;
– les troubles de l’attachement qui tiennent autant à l’affaiblisse-
ment de l’estime de soi qu’à la perte de confiance en autrui sont la
conséquence de la trahison par une figure d’attachement ;

9. Ibid.
10. Enquête épidémiologique américaine portant sur les expériences traumatiques
de l’enfance, citée par J. Smith et J.D. Guelfi, « Enfance traumatique, carences
précoces et troubles de la personnalité », dans R. Coutanceau, J. Smith, Violences
aux personnes, Paris, Dunod, 2014.
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 221

– des parcours de vie chaotiques, instables, avec des périodes d’ad-


diction, avec une perception fataliste de l’existence (la conviction
dès l’adolescence que la vie sera dure) ;
– une place particulièrement déstabilisante est accordée par la
personne victime à la faute dans la vie sociale et relationnelle, de
quelque nature que soit cette faute ; même si elle n’en commet
pas réellement elle se croit en permanence fautive : cela prédis-
pose à être bouc-émissaire ou harcelée par hypersensibilité, dans
les milieux scolaires ou de travail.
Il est enfin un trouble plus discret, rarement relevé et qui ne fait
pas partie de ce trauma complexe tel qu’il est rapporté dans la litté-
rature, mais qui est cette fabrique de « l’impensable » d’où surgit
le trauma : c’est le brouillage du vrai et du faux dans l’espace où
se déploie le silence que l’on reproche aux victimes 11. « Pourquoi
ne l’as-tu pas dit plus tôt ? » dit-on aux enfants victimes aussi
bien qu’aux adultes qui ont choisi de se taire. Avec évidemment
la question corollaire : « Est-ce bien vrai ? » Le silence, le vrai et
le faux, voilà les termes où se conjuguent et se nouent ce qui fait
impensable, ce qui fait « blanc » de l’acte à la parole. Les théra-
peutes travaillent assez souvent sur les distorsions cognitives ou
les cognitions négatives qui se sont installées chez les personnes
souffrant de psychotraumatisme, mais le brouillage du vrai et du
faux n’est pas une croyance erronée ou une distorsion. Elle relève
plutôt d’un effet de l’emprise par le double discours, ou l’injonc-
tion contradictoire.
Pour en donner un exemple, je citerai un cas qui m’a particuliè-
rement frappé, quand je l’ai relu après mes études, alors que je
commençais à m’intéresser à des personnes victimes, cas rapporté
par Didier Anzieu, et qu’il a justement nommé « Erronée ».
Quand elle était enfant, les parents d’Erronée la faisait se baigner
dans un bain brûlant, afin que, après elle, son frère ait un bain
à bonne température, et ils lui disaient, dans un contexte de
violences psychologiques, que ce qu’elle ressentait (la brûlure)
était erroné : « Ses parents obligeaient Erronée à intervertir le
vrai et le faux, la vérité pas plus que son corps ne lui appartenait
plus. » Les parents, qui étaient étayés par la tante des enfants lui
reprochaient donc de n’avoir « ni tonus ni caractère » quand elle

11. Cet emmêlage du vrai et du faux, rappelle ce que Alice Miller a développé dans
son livre au titre éloquent C’est pour ton bien, Paris, Aubier, 1984.
222 Les incestes

défaillait de ce traitement. « Voici un trait présentant un carac-


tère de double contrainte (double bind). Elle qui, toute petite,
avait été vouée par sa tante et sa mère aux bains brûlants, fut,
ayant grandi, interdite de bain par son père – les bains chauds
sont amollissants pour le corps et le caractère – et vouée à des
douches froides qu’elle avait obligation de prendre hiver comme
été dans une cave non chauffée de la maison, où l’appareil avait
été installé de façon délibérée. Le père venait contrôler sur place,
même quand sa fille devint pubère 12. »
Même si D. Anzieu ne fait pas cette lecture du cas qu’il rapporte,
comment ne pas y voir qu’il s’agit bien d’une maltraitance qui a
provoqué les troubles de la jeune femme, d’autant que ce voyeu-
risme du père n’était pas loin d’une invite incestueuse, et que
le corps « brûlant » est une métaphore de l’enfer, évocateur du
péché de chair à l’inverse des « anges » asexués dans la représenta-
tion occidentale, qui sont toujours blancs/roses.
On pourrait penser de façon logique et purement théorique que,
si la maltraitance – qu’elle soit physique, psychique ou sexuelle –
s’origine et perdure « de » et « par » la confusion dans laquelle
l’enfant est maintenu, la révélation va alors mettre fin à cette confu-
sion, cette inversion du vrai et du faux, qui provoquent silence,
honte de la victime, refoulement psychique de l’événement. La
justice, dont on attend tant, n’est-elle pas là pour faire œuvre de
vérité ? Et bon nombre de défenseurs des victimes estiment qu’un
procès est indispensable pour justement que l’auteur explique et
dise « la » vérité 13 . Retrouvant une parole sur les actes dont il a
été victime l’enfant va pouvoir parler à des adultes qui l’aideront
à retrouver sa vérité – celle de son corps souffrant parce qu’il a été
battu ou incesté, celle de sa plainte interdite, celle de sa souffrance
psychique, etc. Bref, l’attente de beaucoup d’enfants victimes et
d’acteurs du champ social ou d’acteurs de santé, est que la révéla-
tion fasse séparation, notamment à l’aide de la loi prononcée sur
la scène judiciaire. On oublie trop souvent que, pour ce qui est
de l’inceste, la question du vrai et du faux s’est jouée avant que

12. D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.


13. Un peu plus de quarante ans de fréquentation des cours d’assises m’ont appris
l’illusion de cette idée et la désillusion de nombre de victimes. L’incestueux est un
iconoclaste et ce n’est pas un procès qui suffit à lui faire quitter cette posture dont
il n’est pas même conscient – y compris quand il reconnaît ses actes, factuellement,
mais pas ce que signifie pour lui le désir incestueux.
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 223

l’enfant ne puisse mettre des mots entendables sur son vécu : le


vrai et le faux font aussi le lit de la souffrance, spécialement dans
l’inceste, voyez Erronée. Mais il ne suffit pas d’une vérité – même
judicaire – pour échapper au « double bind ».
Parfois il échappe à des professionnels, qui prennent en charge
des enfants victimes, qu’il vaudrait mieux que l’on n’en parle pas.
« Depuis que vous avez vu l’aînée ils reparlent de ça alors que
depuis six mois c’était fini », m’a dit en substance une éducatrice,
me ramenant pour expertise le reste de la fratrie. L’institution
qui avait recueilli les enfants ne se donnait visiblement pas pour
mission d’aider une parole séparatrice et réparatrice. L’essentiel
était qu’on n’en parle pas, de ce pourquoi les enfants étaient là et
non chez leurs parents. On leur signifiait ainsi : tu es placé parce
que c’est vrai que tu as subi un inceste, ton père (ou ton oncle ou
ton frère) t’a dit quand il l’a fait que c’était pour ton bien mais que
c’était un secret, et maintenant cela doit toujours être un secret…
Ce qu’a dit l’enfant de vrai doit être caché, comme si ce n’était
pas la vraie raison de sa souffrance et de son placement. Or, cette
contradiction entre le dire et le pas dire est la continuation exacte
de ce par quoi l’enfant a souffert, qui a permis que s’inaugure la
scène traumatique, une injonction en double contrainte.
J’ai examiné un jour, pour expertise, une jeune fille de 13 ans qui
avait été victime de son père, lequel reconnaissait ses actes. Son
récit de l’inceste était plutôt laconique et imprécis, alors que le
dossier du juge contenait des détails très précis dont le nombre
de fois où son père l’avait violée. Les faits remontant à plusieurs
années en arrière, cela m’étonnait un peu. Sur ce sujet l’adolescente
m’expliqua qu’elle ne savait absolument pas combien de fois elle
avait été violée mais lors d’une audition le juge d’instruction lui
avait proposé plusieurs chiffres de 10 à 50 et qu’elle avait choisi
le plus plausible… Outre que supposer qu’une victime compte
le nombre des viols subis est un raisonnement saugrenu, il n’y a
pas grand intérêt à être très précis sur ce nombre, puisqu’un seul
acte de viol vaut la même peine que dix ou cinquante. Mais cet
exemple montre surtout qu’il n’est pas entendu que le rapport
au « vrai » est forcément brouillé chez une victime d’inceste. Or,
la volonté d’exactitude que nécessite la procédure reproduit et
exacerbe une partie de ce dont la victime souffre et passe pour-
tant inaperçue : une incertitude sur ce que vérité veut dire. Est-il
bien vrai qu’elle n’a pas fait de faute, puisqu’on lui demande avec
224 Les incestes

précision comment elle était habillée, ou si elle a bien fermé la


porte de la salle de bains ? On lui dit « ce n’est pas ta faute », mais
alors qu’est-ce que cela change qu’elle ait eu un pyjama ou une
autre tenue, et est-ce que cela donne le droit de l’agresser si elle
ne ferme pas la porte avec le verrou ? Qu’est-ce que cela change,
trente ans après, qu’elle ne se souvienne pas de la route pour aller
au cabanon de pêche, puisque c’est bien dans ce cabanon que
son oncle ou son père la violait : chaque fois qu’elle y allait, c’est
comme si elle fermait son corps et son psychisme a tout ressenti,
puisqu’elle savait ce qui allait se passer. Cette anticipation, qui
déclenchait cet état second de repliement, tenait en une phrase :
« Viens on va au cabanon cela te fera du bien. » Parole typique de
l’injonction paradoxale, surtout pour une enfant qui ne connaît
ni le sens exact du mot viol, ni comment ce qui fait mal peut faire
du bien, ni pourquoi ce qui serait bien doit être un secret.
On ne peut pas reprocher aux magistrats et aux OPJ de respecter
la procédure telle qu’elle est, mais on peut s’interroger sur le bien-
fondé de ne pas en élaborer une autre adaptée à ces victimes.
Élaborer la vérité ainsi crée un procédé parallèle à la « vérité »
conçue par l’incesteur, qui ratiocine sur le sens de ses actes, qui
dit que toucher, ce n’est pas un viol et qu’il n’en a pas fait autant
que ce que dit la victime, ou que c’est impossible que ce soit passé
là, plutôt que là, etc. Alors que la question est de savoir s’il l’a fait
ou non. L’incesteur dit explicitement afin que sa victime l’en-
tende : « je fais ça, mais ne dis pas que je l’ai fait parce que cela ne
se dit pas, c’est un secret », ou : « c’est normal tous les papas font
ça mais on n’en parle pas ». Or, ces paroles entendues par l’enfant
n’ont rien d’anodin dans la fabrication de l’impensable puisqu’il
n’y a plus de mots justes : le traumatisme impensable, spécifique
de l’inceste, se fabrique sur l’effet que provoque la confusion du
vrai et du faux, puisque, d’une part, cela désarrime de la relation
aux émotions et au ressenti, d’autre part cela prive la victime des
mots pour le dire.
On soulignera que cela n’a rien à voir avec ce qui se produit pour
une victime de guerre ou d’accident : la guerre et l’accident ont
eu lieu de façon visible et non cachée, et personne ne vient dire
explicitement aux victimes que c’est un secret pour les faire taire.
Le silence, dans ces cas, a d’autres fondements. Mais contradic-
toirement cela a quand même à voir avec les silences sur l’inceste
dans le sens où certaines horreurs vécues pendant une guerre font
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 225

effet de sidération et d’une perte des « mots pour le dire ». Quand


le discours officiel est qu’il n’y a pas de « guerre » mais des « événe-
ments » (comme pour la guerre d’Algérie ) avec négation de ses
horreurs (la torture par exemple) il y a bien un déplacement de
mots et une distorsion du vrai et du faux qui sont à l’origine du
silence : les victimes de la négation sont toutes perdues dans le
maquis du vrai/faux.

INVERSION

Le parent qui l’abuse dit à l’enfant : « Ne le dis pas, sinon tu seras


placé(e). » Ainsi, il fait un acte qu’il prétend normal et affirme
que cet acte doit être caché et est punissable. Donc c’est normal
ou c’est un jeu, et tout en laissant entendre qu’il y a faute, elle
n’est pas de la responsabilité de l’auteur qui la commet, mais de
l’enfant. La confusion vrai/faux peut se formuler : je te fais mal
mais c’est bien, je te fais « du bien » (des émotions sexuelles par
exemple), mais c’est mal et c’est de ta faute. Donc ce qui est vrai
(le ressenti du mal) est déclaré faux, et ce qui est faux (c’est pour
ton bien) est déclaré vrai. La manipulation de l’incesteur consiste
donc à inverser vrai et faux, sur le modèle de ce que subit Erronée.
L’enfant est embrouillé entre les émotions et le langage utilisé
pour briser les limites de son enveloppe psychique et ses repères,
après l’enveloppe physique. Il s’agit de faire admettre que l’effrac-
tion du corps n’est pas effraction.

LE SYLLOGISME DÉFENSIF

Le père d’Alice (11 ans) dit au juge, devant sa fille : « Il est vrai que
j’ai dit que je la tuerais [si elle parlait de ses agressions sexuelles]
mais je ne l’aurais jamais fait. » Donc cet incesteur reconnaît
sa parole comme « vraie », au lieu d’accuser sa fille de mentir.
Sauf que c’est l’acte contenu dans cette parole qui est annoncé
comme « faux ». Il ne s’agit pas que d’une inversion comme dans
le discours précédent. Pour déployer le silence (la « non-parole »)
de l’enfant, sur un acte vrai l’agresseur fabrique une défense
subtile en emmêlant deux actes, un vrai et un faux, l’agression et
la mort : si l’un est faux, pourquoi pas l’autre.
226 Les incestes

Il fabrique un syllogisme approximatif en quelque sorte :


– j’ai dit que je la tuerai or je ne l’ai pas fait, donc c’est une parole
fausse ;
– il paraît je l’ai battue ou violée, or je n’ai jamais dit ça, donc je
ne l’ai pas fait.
Ce que cette enfant entend, c’est que ce que dit son père est vrai
ou faux selon les circonstances, mais du coup les mots qu’elle
peut mettre sur ce qu’elle a vécu pourraient être aussi considérés
comme des mensonges puisque son père a séparé le « vrai » de ce
qu’il a dit du « vrai » ce qu’il a fait.
Dans un autre cas de figure, voici une mère qui dit à son fils :
« Si tu as des enfants promets-moi de ne jamais leur faire ça. »
Or cette mère reste solidaire de son mari et ne croit pas que
son fils a été violé par son beau-père : ce qui est « pas vrai » l’est
donc quand même. Ce qu’elle ne croit pas devrait pourtant être
prévenu comme un acte possible et vrai. Ainsi la victime ne sait
plus s’il faut mentaliser l’une ou l’autre des « vérités », et devient
prisonnière d’énoncés impossibles sur sa souffrance : en décalant
le débat sur cette authenticité du dire, le signifiant essentiel, à
savoir le désir incestueux et l’énonciation toute simple « parce
que tu es mon père tu ne pouvais pas me désirer sexuellement »
est imprononçable. Pour une part la confusion qui entraîne
des ruminations et des doutes sur la réalité du vécu naît de ces
énoncés impossibles.

FABRIQUER DE LA CULPABILITÉ : DÉPLACEMENT

« Généralement dans la journée qui précédait l’acte il était gentil


avec moi », raconte un jeune fille de 17 ans, violée par le mari
de sa mère depuis plusieurs années. « Il me laissait faire ce que je
voulais, mes frères avaient des interdits. Ils en étaient jaloux. » « Il
me racontait ses malheurs, il est toujours victime de quelque chose,
c’est toujours de la faute des autres quoi qu’il lui arrive ; que ma
mère ne l’aimait plus, que sans moi ils se suiciderait » ; « il me disait
qu’il m’aimait d’amour ». « Il me disait qu’il allait le dire à ma mère
que c’était moi qui voulait ça. » Cet homme exigeait de plus qu’elle
l’appelle papa, ce qui montre bien le dessein incestueux, puisqu’il
a besoin d’être le père en même temps que l’amant, d’autant qu’à
deux reprises l’adolescente sera enceinte. Après avoir commencé à se
justifier, en disant à sa victime quand elle était en 6e que c’était de
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 227

sa faute parce qu’elle était une « allumeuse », il lui disait que c’était
aussi de sa faute quand il « n’y arrivait pas », parce qu’ayant trop
bu et trop consommé de médicaments. Ce processus assez fréquent
dans les viols intrafamiliaux est fondé sur une entreprise plus ou
moins consciente chez l’incesteur : la répétition en situation de l’as-
sertion comme quoi c’est la victime qui est en faute et en présenti-
fiant sa mère, soit pour l’associer à la désignation de la fautive, soit
pour la culpabiliser. Ce retournement de l’incesteur en une posture
victimaire opère un déplacement par déconnexion entre réalité et
discours.
Dans les symptômes du traumatisme complexe décrit par Judith
Herman 14, on trouve notamment l’« acceptation du système de
croyances ou rationalisations de l’auteur de l’agression ». Cette
acceptation ne se fait pas sans ce travail insidieux de déplacement
de la réalité sur une pseudo-réalité fabriquée par l’incesteur : la
supposée séduction de la victime à son égard, la faute qui lui est
attribuée par avance, etc., sont un brouillage de ce qui est à la
fois ressenti et des énoncés possibles pour exprimer ce ressenti. Le
déplacement par ce maniement langagier (c’est moi la victime et
pas toi) anticipe sur ce que l’agresseur fera quand on lui deman-
dera des comptes. Ainsi, au choc traumatique de l’agression ce
procédé ajoute une part d’informulable puisque les mots de la
victimisation lui ont été par avance volés par son agresseur.
Fabriquer du réel impensable – que l’on tiendra donc pour ce qui
fait effet traumatique par hypothèse –, c’est opérer ce maniement
à l’intérieur de ces trois premières figures décrites. À l’acte qui
blesse s’ajoute une effraction de la pensée, par brouillage, inver-
sion, syllogisme absurde, déplacement.

L’APRÈS-COUP

Pour fabriquer du trauma il ne suffit pas d’un acte, il faut de la


répétition. C’est, après la première fois, l’attente que cela recom-
mence qui crée une tension psychique particulière et peut faire
croire à une amnésie, là où ce n’est que le sens qui est refoulé : le
mot « inceste », le mot « viol » ne surgissent pas dans la pensée
de la victime dans un saisissement immédiat. Le corps est saisi,
figé, gelé, pétrifié, mais les mots ne suivent pas. Ce saisissement

14. J. Herman (1992), cité par C. Tarquinio, S. Montel, op. cit.


228 Les incestes

qui a fait céder par ignorance et passivité à l’acte se double donc


d’un indicible, la déconnexion entre le corps et l’affect, entre la
douleur physique (ou le dégoût) et le cri, le vocabulaire de la
souffrance.
Entendons bien de quoi il s’agit : tout sujet humain, même tout
petit, sait par l’auto-érotisme que le corps est source de plaisir,
d’un plaisir intime, profond et le plus souvent incommunicable.
La surprise est qu’un adulte s’intéresse à « ça », ce que l’enfant ne
se représente pas, puisque cet intime du corps est déjà difficile
de mettre en mots et à élaborer ; c’est souvent pour un enfant
le premier « partage » de cet intime. Or, ce n’est pas un partage
puisqu’il s’accompagne immédiatement de la violence des mots
de menace ou d’emprise et d’appel au silence. Ces mots de
l’agresseur font que le ressenti corporel n’est pas celui que le sujet
attend habituellement de ses organes. Alors la sexualité, vecteur
conscient de la pulsion de vie, se dissocie de ce signifiant, la vie, et
du plaisir des organes, première étape de la dissociation trauma-
tique. Ce qui est signifiant de vie devient signifiant de douleur et
d’angoisse. Emberlificotée dans le brouillage du vrai et du faux,
la victime voit les mots aussi lui échapper et donc se désolidariser
du ressenti, d’où une deuxième étape de dissociation.
Et puis se produit l’attente : cela s’est produit, cela peut se
produire : est-ce bien, est-ce mal ? Quand cela recommence, cela
ne fait pas plus sens, soit parce que la victime est trop petite pour
que la stimulation sexuelle puisse donner lieu à une pensée, soit
tout simplement parce que le mot ne vient pas dans la pensée.
Dès lors, l’acte est refoulé faute de s’élaborer. Le trauma prend
son temps, en quelque sorte. Mais si cela recommence, ce n’est
donc pas un « accident », cela a besoin de sens ; que cela revienne
le lendemain ou longtemps après, de toute façon il faudra trouver
des mots pour le dire. Car qui ne dit mot… ne consent pas : pour
consentir, il faut des mots. Or, c’est d’irreprésentable qu’il s’agit.
Rien de ce que la victime a dans ses pensées, ses images, son vécu
de son corps actuel, ne s’accorde avec ce qui lui arrive là. Donc
dans un premier temps (et cela peut durer) tout s’agglutine en un
seul et même non-langage.
Pourquoi voit-on de très jeunes adolescents reproduire avec des
plus petits des actes sexuels qu’ils ont eux-mêmes subis ? Parce
que, pour dire le trauma, il faut voir la scène traumatique mais il
ne l’ont pas vue, leur agresseur leur a dissimulée : il a manœuvré
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 229

pour obtenir qu’il ne dise mot… mais quel mot au juste ? Quel
mot est juste ? On voit que la figure du trauma est alors que « ce
qui traumatise ne se laisse pas dire », comme l’explique très claire-
ment C. Leguil, rappelant que le traumatisme psychique est une
affaire de corps, un corps qui se fait enfermer dans la répétition
de quelque chose d’innommable, au sens littéral : le sujet ne peut
pas nommer ce que son corps lui dit. Et, en effet, le corps va
encore et encore se laisser faire, ce qui, pour l’observateur froid,
est incompréhensible : pourquoi ne pas crier, pourquoi ne pas
éviter, pourquoi y retourner ? « Le traumatisme est perte radicale.
Le sujet y retourne, car il ne sait pas ce qu’il a perdu dans l’expé-
rience traumatique 15 » écrit C. Leguil.
En ce qui concerne la répétition, quand le corps cède à nouveau
sans cri et sans mots, on a souvent dit, un peu trop, que le silence
de la victime était un effet de culpabilisation ; c’est en partie le cas,
mais c’est surtout parce que les énoncés de l’inceste subi lui ont
été dérobés, au moment où son corps devenait objet. Le silence
est un effet de l’impossible à penser, parce qu’on ne pense qu’avec
des mots, et que le brouillage du vrai et du faux piège les mots,
empêche de séparer le ressenti de la pensée, qui s’échappe par
toutes les blessures de l’enveloppe psychique. Pourquoi n’est-ce
pas pensable : parce qu’il faut y croire soi-même, pour être cru. Or,
ni le ressenti ni le discours de brouillage de l’incesteur ne peuvent
aller jusqu’à faire oublier qui il est : mais enfin, c’est un père, un
frère, une mère… pas un « inconnu ». Mais enfin, dans toute la
société, ne dit-on pas que la famille est le lieu magnifié de sécu-
rité, de bonheur, de protection et les parents un appui nécessaire ?
Ne plaint-on pas les orphelins si malheureux ? La fratrie n’est-elle
pas le lieu de solidarité, dont la loi dit qu’il ne faut pas la séparer ?
Mais enfin, qui détient le droit et le devoir (selon le Code civil)
d’éduquer les enfants, sinon les parents ? C’est à n’en pas croire
ses oreilles. Que dit-on à l’adolescent(e) qui ose enfin se plaindre
de son père : « Tu sais que c’est grave et qu’il pourrait aller en
prison, donc on veut bien te croire mais il faut que tu sois sûr(e)
de toi. » Comment être sûr de l’impensable, quand les mots pour
le dire vous ont été volés ?
Restaurer le pensable, un contenant pour les pensées, restaurer du
« dire vrai » sur le vécu et le ressenti sont donc une urgence pour

15. C. Leguil, Céder n’est pas consentir, Paris, Puf, 2021.


230 Les incestes

contrer les effets traumatiques en permettant que la parole fasse


effet de séparation, dès lors que l’inceste est connu. Mais ce n’est
pas si simple. Un inceste connu et dénoncé entraîne une procé-
dure judiciaire, et cette procédure suppose que la victime répète
son témoignage plusieurs fois, et surtout que ses mots soient
confrontés à ceux de l’incesteur, lequel ne se prive pas en général
de continuer son œuvre de brouillage.
La question de la crédibilité des victimes, dont il a pourtant été
montré qu’elle n’était ni pertinente ni une question psychologique
et qui du reste ne devrait pas être posée, est cependant toujours
une question qui hante les cours de justice. D’ailleurs en se réfé-
rant au discernement, la loi de 2018 ne faisait que la reposer
par un autre biais (est-ce crédible que la victime dise qu’elle ne
savait pas ce qu’était l’acte sexuel ?), raison pour laquelle il a fallu
se résoudre à supprimer aussi cette question pour les mineurs
victimes d’inceste. D’autant plus vaine est cette quête qu’elle est
une forme de sur-victimisation en entretenant le mal-entendu
sur ce que « réparer » veut dire, concernant ces traumatismes, car
la vérité judiciaire sur un acte n’est pas la vérité du sujet victime
dans son rapport à l’impensé.
Jérome est confronté à sa fille adolescente. Il reconnaît avoir dit aux
policiers qu’il a eu un rapport sexuel avec elle, mais il essaye devant
le juge et sa fille de se disculper et de nier cette parole : il l’a dit, c’est
vrai, mais il ne l’a pas fait, c’est faux. Ce père a aussi reconnu ce viol
en première comparution devant le juge, qui lui demande donc le
pourquoi de cette réitération suivie de la présente rétractation. Il
répond : « Tout se passe dans la tête. »
Régine, sa fille, 14 ans, me dira qu’elle ne veut pas « gâcher la vie
d’un homme », « cette histoire ne regarde personne, je m’en fous s’il
a fait ça ». On remarque le « si » signifiant que, malgré une plainte
explicite, la parole reniée du père a fait effet, non qu’elle ne croit
plus avoir été victime mais qu’elle s’efforce de dissocier cette réalité
de son rapport à son être et au monde. Quant au « je m’en fous »,
c’est loin d’être vrai puisqu’elle dit « c’est à l’intérieur de moi, c’est
pas affiché ». Régine voudrait bien que cela reste caché mais une
fois révélé elle a dû dire et redire à une éducatrice, à des policiers,
à un directeur, à un juge, à un gynécologue, à un psychiatre qui la
suivait en CMP, etc. L’adolescente, comme son père, a « ça » dans la
tête, mais elle est sans cesse empêchée d’élaborer par elle-même qui
a brisé le silence de ce qui est sa douleur de l’inceste commis par
son père ; elle cherchait à obtenir de « vrai » en le dénonçant. Il faut
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 231

qu’elle parle « pour » et avec les mots entendables par le système


dans lequel elle est prise, et non pas qu’elle cherche à produire la
parole réparatrice avec des mots que son père ne puisse pas renier.
On ne cesse de confronter et de mesurer le dire rétracté de Jérôme
au dire de sa fille, obligée donc de faire comme si elle voulait à toute
force le faire punir. Or, elle ne veut pas, et cela tient à une raison
cruciale pour elle : ce père est le seul qui puisse lui faire retrouver
sa mère qui est partie dans un pays étranger… L’acte elle s’en fout
dit-elle, mais pas ce que son père devrait lui dire (et ne lui a pas dit)
de sa mère qui n’a pu l’élever.
La vérité de Régine, c’est que son père l’a séparée de sa mère,
et que sa mère n’est plus là pour la séparer de son père ; il suffit
d’écouter le père parler de la prostitution de son ex-femme, de
la ressemblance entre Régine et sa mère, de son histoire, pour
entendre qu’il n’a pu s’empêcher pour la punir de la traiter
comme il a traité autrefois sa mère : qu’est-il besoin d’une autre
vérité pour comprendre l’inceste, ainsi que la nature du trauma-
tisme dont souffre cette jeune fille ?
On a souvent évoqué le silence, le secret, comme espace d’enfer-
mement de la victime enfant, espace de la honte, où se déploie
la valeur traumatique de l’acte, le détachant de sa réalité. Il ne
faudrait pas oublier que la parole sollicitée, et prétendument
rendue à l’enfant, peut avoir exactement la même fonction :
le traumatisme se déploie tout aussi bien si l’écoute de l’en-
fant n’est pas pour lui mais pour la seule fin de recherche de la
preuve judiciaire.
La vérité en matière de transaction affective, y compris celle de la
haine ou de la confusion, n’existe évidemment pas dans l’absolu
mais seulement dans un repérage de la limite, de ce qui forme
enveloppe psychique. En schématisant les travaux d’Anzieu
sur cette question, on peut se représenter que le Moi-peau est
une enveloppe psychique : l’intrusion de cette enveloppe, sous
quelque forme que ce soit, est l’indice de la fragilité de cette enve-
loppe, de l’absence de sécurité intérieure, de la non-invulnérabi-
lité du Moi que cette enveloppe protège. Quand l’auteur affirme
à la fois qu’un acte est vrai, mais que l’énoncé en est faux, ou à
l’inverse que l’acte est inexistant mais que la parole est authen-
tique, il se livre à un jeu de la limite qui recèle ce qu’il en est
de la transgression. Il fabrique du trauma à partir d’une attaque
contre cette « peau » symbolique qui protège le Moi : comment
232 Les incestes

mentaliser, rendre opératoire dans l’espace de la pensée quelque


chose qui ne se déploie pas dans un espace contenant et sécure ?
Au-delà des syndromes bien construits des formes traumatiques,
il faut ne pas occulter cette dimension de la tragédie de l’inceste :
le corps, les liens de filiation et le langage sont attaqués simul-
tanément. À ne s’occuper que de l’attaque du sexe, et ses effets de
trauma, on oublie que la vie humaine se transmet aussi et surtout
par le langage de l’institué. L’adolescente qui sait dire « je ne suis
pas ta femme mais ta fille », ou l’enfant qui énonce « il n’avait
pas à me faire ça mais c’est mon père », échappent au trauma par
une énonciation langagière qui brise l’emprise créée sur ces trois
dimensions de la personne.
On peut avoir un doute sérieux, et non polémique, sur la capacité
non seulement du système judiciaire mais plus généralement des
adultes, même bien informés, même professionnels spécialisés, à
accepter cet « impensable » du trauma résultant d’un travail déli-
béré pour brouiller les repères de la victime. Alors la tentation est
grande de transformer cet impensable en un supposé manque de
sincérité, voire en mensonge, ou convaincre que tout peut s’ou-
blier et tout peut se remémorer.
Le silence des victimes les rend coupables à leurs propres yeux
de n’avoir pas de mots pour le dire, d’avoir laissé croire, ce
qu’elle ne croient pas, de porter la faute des autres. Ce que leur
corps n’a pas oublié, au risque de bloquer leur plaisir sexuel,
leur psychisme ne l’a pas oublié non plus, mais il y a dans leur
souvenirs conscients des lacunes, le trou noir de l’impensable
faute de mots justes, qu’il ne faut pas confondre avec d’authen-
tiques amnésies traumatiques. Bien des victimes disent « je n’y
pense plus » pour vous expliquer peu après, si tant est que vous
ayez su être à l’écoute de cette formulation d’une prétendue
non répétition traumatique, qu’en fait « je fais l’effort de ne
plus y penser ». Après avoir laissé se déployer cet effort pour ne
pas parler du ressenti, du vécu, de la douleur, le simple énoncé
que quand on lutte contre le vent c’est qu’il y en a, même si le
vent ne se voit pas, permet parfois de chercher en commun les
mots qui disent le mieux cet effort. Une fois posé qu’il y a lutte
et que les mots manquent, alors il est clair qu’il y a un impensé.
Trouvez l’impensé, cherchez le réel impensable, la réalité propre
au sujet reviendra, et avec elle ce qui peut satisfaire éventuelle-
ment le social-judiciaire.
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 233

L’inceste ne se décrit pas avec des postures sexuelles, mais avec les
mots qui dépassent les postures corporelles et qui démasquent le
désir coupable, l’entreprise d’attaque iconoclaste contre ces liens
qui transmettent et soutiennent la vie. L’inceste détruit le voca-
bulaire, change le sens des mots, déplace les fautes : la victime
qui trouve son père là où il n’est pas parce qu’il ne devrait pas y
être. Celui qui veut être le papa alors qu’il est incestueux, nous
dit que l’inceste se fabrique avec de l’interdit de penser le lien
tel qu’il devrait être. Je fais toutefois l’hypothèse que cette mise
en mots peut offrir un espace contenant de discussion, pour
un échange de pensée collectif, où se déploierait un retour du
pensable, au-delà du silence, de cette réalité qui fait parfois effet
de réel impensable.
11

Inceste, originaire du crime et ordre social

L’inceste n’est pas autorisé puisqu’il y a des interdits de mariage,


mais n’est pas totalement considéré comme un crime ; seuls les
actes sexuels incestueux sur mineurs le sont, et pourtant c’est un
crime « absolu ». Crime absolu parce qu’il s’agit d’une atteinte
spécifique qui touche à l’essence du sujet : la victime est victime
d’inceste du seul fait de la place qu’elle occupe dans la lignée,
comme d’autres personnes sont victimes de crime au seul nom
de leur couleur de peau ou de leur appartenance à une religion.
Nos législateurs étant frileux et assez peu informés, il a non seule-
ment fallu attendre 2010 pour qu’en France on débatte au Parle-
ment de l’inceste, mais ils ont choisi et rechoisit (en 2018 et en
2021) de ne pas faire de l’inceste un interdit fondé sur des valeurs
de civilisation et une conception raisonnée de la filiation et des
alliances, pour déduire de cet interdit un système de sanctions qui
lui soit propre. Or, l’inceste repose sur la notion de famille, elle-
même difficile à définir, et sur la fonction des ordonnancements
familiaux, lesquels au fil des lois pénales successives n’ont nulle-
ment été impactés par la question de l’inceste, puisqu’on s’est
contenté d’appliquer au PACS ce qui était valable pour le mariage
même étendu.
Cette vision strictement pénale est réductrice et empêche encore
de penser ce crime pour ce qu’il est, un crime contre l’humani-
sation, donc un matriciel du crime. J’use du mot « matriciel »
236 Les incestes

pour dire que l’inceste est générateur de crimes en réseau. Qui


a examiné des familles où l’inceste s’est produit sait qu’en cher-
chant dans les ascendants on retrouvera des configurations inces-
tueuses et qu’un risque existe pour les générations suivantes. Mais
au-delà de la reproduction (qui est plutôt une continuation), il
y a d’autres crimes générés : la prostitution, ce soi-disant « plus
vieux métier du monde » est en effet le destin d’une partie des
victimes d’inceste, rendues vulnérables par ce qu’elles ont subi,
tout comme d’autres vont plonger en raison de leurs traumas
complexes dans les toxicomanies, et des vies marginales menant à
des actes de délinquance, voire à des violences graves.
On ne saurait oublier, bien sûr, le lien entre inceste et parricide :
« Victime d’inceste Leyna comparaît pour tentative d’assassinat »
titre Le Monde du 14 février 1998, rappelant que la veille son
père a été condamné à huit ans de réclusion criminelle pour viol
sur sa fille. L’avocat général Luc Fremiot disait dans son réquisi-
toire « Leyna a vécu dans un désert, un saccage, dans un boule-
versement », et demande aux jurés de ne pas l’envoyer en prison
« ce serait la dernière pelletée sur le cercueil de son enfance ».
Tout est dit : pour sortir de ce cercueil, de cette caverne où l’in-
ceste l’a enfermée, pour ne pas continuer la descente vers sa mort
psychique, cette jeune femme a tenté d’effacer un crime par un
autre. D’autres que Leyna choisissent le suicide, dont on a fait
en France un problème de santé publique, tout en oubliant que
l’inceste en est un grand pourvoyeur. On ne saurait davantage
oublier le lien avec le néonaticide et l’infanticide qui peuvent
aussi être la résultante d’un inceste, même si l’enfant tué n’en
est pas directement le produit et qui, là encore, est une tentative
d’effacer un crime par un autre. Les violences de toutes sortes
et toutes sortes de violence masquent les problématiques inces-
tueuses, car il est plus facile de compter les hématomes et les
pathologies dépressives que les invites incestueuses.
La question contemporaine de la gestion sociale de l’interdit de
l’inceste est donc, de mon point de vue, de comprendre l’articula-
tion des parentés et des désirs qui sont reconnus dans une société
donnée comme licites ou illicites. C’est aussi de faire progresser la
pensée que l’inceste n’est ni une maltraitance comme les autres,
ni que la violence sexuelle incestueuse en est un aboutissement,
et donc que l’inceste est un crime spécifique.
Inceste, originaire du crime et ordre social 237

Ce qui définit le crime, c’est la loi, comme le faisait remarquer déjà


M. Foucault : « Le Code pénal ne donne aucune définition subs-
tantielle, aucune définition qualitative, aucune définition morale
du crime. Le crime, c’est ce qui est puni par la loi, un point c’est
tout. » Il ajoutait à partir de considérations sur le coût de la pénali-
sation, dont il montre l’influence sur les théoriciens de la pénalisa-
tion dès le XVIIIe siècle, que « l’application effective de la loi pénale,
n’avait de sens que dans la mesure, bien sûr, où on ne punissait
pas un acte, car ça n’a pas de sens de punir un acte ; ça n’avait de
sens que dans la mesure où on punit un individu, un individu
infracteur qu’il s’agit de punir, d’amender, de donner en exemple
à d’autres infracteurs possibles. Si bien que, dans cette équivoque
entre une forme de loi qui définit un rapport avec l’acte et l’ap-
plication effective de la loi qui ne peut viser qu’un individu, dans
cette équivoque entre le crime et le criminel on voit comment a
pu se dessiner une ligne de pente interne à tout le système. Une
ligne de pente interne à tout le système, vers quoi ? Eh bien, vers
une modulation de plus en plus individualisante de l’application
de la loi et par conséquent, réciproquement, une problématisation
psychologique, sociologique, anthropologique de celui auquel on
applique la loi 1. » Foucault nous invite donc à penser la complexité
du rapport d’une société qui tient compte des sciences humaines
et notamment des comportements humains, au-delà de la simple
analyse des conduites, au sujet transgresseur. Pour être crime un
acte doit s’attaquer aux fondements des valeurs et de l’ordre social,
et même un peu plus aujourd’hui. On peut en effet remarquer
que ce qui fait crime aujourd’hui, ce qui pousse des élus à légiférer
n’est pas que la gravité de la transgression par rapport au système
de valeurs républicaines mais la capacité de mobilisation et de pres-
sion sociétalo-politique des personnes concernées et atteintes par
cet acte.
Concernant l’inceste on observe, depuis plusieurs décennies, sa
résurgence régulière dans les médias, sans pour autant qu’il soit
évident de déterminer pourquoi et à partir de quoi cela devient
« fait de société ». Pourquoi cet inceste-là plutôt qu’un autre fait
déflagration et pousse à modifier la loi en quelques semaines,
quand il est certain qu’il s’en produit tous les jours, que tous

1. M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979,


Paris, Gallimard, 2004.
238 Les incestes

les jours des plaintes sont déposées pour cette raison et que tous
les jours quelque part en France un tribunal doit juger une affaire
de ce type ?
Faisons un bref retour en arrière : j’ai cité plus haut cette pleine
page d’un quotidien national sur un inceste suivi de parricide en
1998. Cette même année on vote une loi importante, essentielle
pour le traitement des agresseurs sexuels et l’audition des enfants
victimes (loi dite « Guigou » du nom de la ministre) : cette loi ne
dit rien de l’inceste, et l’on remarque qu’aucune association de
défense des enfants ou des victimes d’inceste ne se manifeste alors
pour tenter d’infléchir la loi ou de susciter au moins un mouve-
ment de réflexion 2.
Une décennie plus tard (avril 2007) l’affaire Fritzl fait émerger
dans les médias l’affaire Lydia Gouardo, rappelle la sociologue
L. Le Caisne, qui a analysé et interrogé cette histoire : « À
Amstetten, en Basse-Autriche, Josef Fritzl, âgé de 73 ans au
moment de son arrestation, un ancien ingénieur en électricité a,
pendant vingt-quatre ans, violé et séquestré sa fille dans la cave
de son pavillon. Il lui a fait sept enfants. L’histoire de la Fran-
çaise Lydia Gouardo, violée pendant vingt ans par son père qui
lui fit six enfants, paraît alors et occupe pendant des semaines
les médias nationaux, presse écrite et audiovisuelle généraliste.
Cette histoire avait pourtant été médiatisée un an plus tôt, en
mars 2007, mais d’une manière limitée, par la presse locale, le
quotidien Libération et l’Agence France-Presse (AFP). Pourquoi
l’histoire d’Elisabeth Fritzl a-t-elle été immédiatement média-
tisée en Autriche et en France, alors que l’histoire de Lydia était
jusqu’ici restée confidentielle ? Est-ce, comme le laisse entendre
le journaliste du quotidien Der Standard, parce que, contraire-
ment à ce qui se passe en Autriche, l’inceste en France pratiqué
entre adultes consentants n’est pas interdit par la loi, que les jour-
nalistes français n’ont pas cru bon, dans un premier temps, de
s’intéresser à l’histoire de Lydia Gouardo ? Ce serait faire peu de
cas des divergences qui peuvent exister entre les lois de la Répu-
blique et la morale, et surtout, cela n’expliquerait pas la grande
médiatisation d’après l’“affaire Fritzl”. Cette première absence de
réaction au niveau national provient-elle de la nature des faits

2. Ce qui m’avait fait écrire à l’époque pour un congrès de psychiatrie le texte « Les
hypocrites et les Innocents », cf. dans La haine de l’enfant, Paris, Dunod, 2020.
Inceste, originaire du crime et ordre social 239

dénoncés qui ne choquent pas, ou de la mise en forme de la


dénonciation ? […]. Qu’est-ce qui ne fut pas possible avant la
médiatisation de l’histoire d’Elisabeth, mais qui le devint après ?
À quoi s’est donc jouée cette médiatisation 3 ? »
Cette affaire n’avait été connue et traitée judiciairement que
parce que la jeune femme victime a porté plainte contre sa belle-
mère, qui savait et ne l’avait pas secourue, et ce plusieurs années
après la mort du père incestueux. L. Le Caisne a montré que non
seulement la mère mais tout le village savait puisque cet homme
s’occupait de ses enfants en s’en revendiquant le père, alors qu’ils
étaient les enfants de sa fille. Que fit le gouvernement qui réflé-
chissait alors à une loi – promulguée en 2010 –, tellement mal
écrite qu’elle fut censurée ? Rien de plus, et aucune leçon n’a été
tirée de cette complicité par passivité de toute une population à
un inceste.
Comparaison n’est pas raison, mais quand même… : dans une
famille bourgeoise, médiatiquement connue, se commet un
inceste sur un garçon, lequel n’a demandé à personne qu’on
révèle cette histoire, ni même souhaité porter plainte, et il suffit
d’un livre écrit par sa sœur et les noms de cette famille pour que
dans les semaines qui suivent on vote un texte sur l’inceste.
Je ne fais pas ici un semblant de procès dans le genre « selon que
vous serez puissant ou misérable », etc., je m’interroge comme
L. Le Caisne sur le silence vite retombé sur une affaire qui pose
quand même crûment et explicitement ce qu’est l’inceste. En
effet, la belle-mère de Lydia Gouardo a été condamnée pour
non-empêchement de crime et agressions sexuelles sur un des fils
de Lydia, ce qui montrait que le père incestueux était aussi un
grand-père incestueux. Or cette affaire n’est, pas plus que celle
de Fritzl, « extra-ordinaire » puisque la presse en trouve dans
tous les pays. « Comme par un mouvement de balance inverse,
la presse française se fait ainsi l’écho d’autres cas d’inceste dans
le monde, l’“affaire Fritzl” étant devenue un terme générique »,
relève L. Le Caisne, citant les « unes » des médias qui trouvent
un cas d’inceste « à la Fritzl » par pays : « À chacun son monstre.
Un seul par pays, bien sûr. Les faits incestueux sont cernés : on
sait où ils se trouvent, combien ils sont – rares – et comment les

3. E. Le Caisne, « Quand dire c’est faire taire. Mise en récit médiatique d’une
victime d’inceste », Réseaux, n° 196, 2016, p. 207-234.
240 Les incestes

repérer – au nombre d’enfants qui en sont issus. On peut donc


les dénoncer, sans risque d’avoir à regarder plus loin 4. »
Je dirais même plus : on peut toujours regarder ailleurs. Non que
les médias ne rapportent régulièrement des affaires d’inceste dont
chacune fait oublier la précédente. Non que des documentaires
télévisés ne viennent en rappeler régulièrement la réalité, mais il
semble que ce crime fréquent ne puisse être entendu comme un
crime tragique, essentiel, portant atteinte au-delà des personnes à
la société entière. Au moment de terminer ce livre je ne vois pas
que nos législateurs aient la conscience que l’inceste nécessite une
réponse différente que la seule condamnation de l’incestueux et la
correction par petites touches de la loi pénale à chaque fois qu’un
cas n’entre pas dans la case assignée par le Code. On se cramponne
à la loi pénale et au crime de viol, en oubliant ce que signifient
ces incestes qui génèrent parfois des enfants, et ce que signifie la
passivité complice (ou la complicité passive) des entourages et
des institutions. Bien que récemment portée par le mouvement
Me Too, par la lutte contre les violence intrafamiliales et par l’au-
dience des associations de défense des enfants et des victimes, la
compréhension de l’inceste reste incertaine, ambiguë, rabattue
sur le traitement du traumatisme et de la mémoire traumatique.
Ces combats font oublier qu’il s’agit d’un crime contre l’identité
et contre l’humanisation puisqu’il désidentifie le sujet et le désar-
rime de lui-même pour en faire un autre.
L’explication la plus récurrente est la flexibilité de la notion de
famille. Depuis l’aube des civilisations, la notion de famille a
beaucoup varié, et d’une certaine façon comme elle n’a pas d’uni-
versalité, on pourrait quasiment parler de concept flou, ce qui
n’est pas sans inconvénient tant pour définir ce qui est le juste
droit de la famille que pour évaluer un crime « familial ». Notre
société occidentale a modifié considérablement, depuis la fin du
XXe siècle, la définition et l’étendue des parentés licites et illicites,
des procréations/filiations licites et illicites et des crimes sexuels.
De ce fait, c’est moins la définition de l’inceste que le sens et
l’étendue de cet interdit qui posent question et donc ce qui dans
l’articulation des désirs et de la parenté fait crime spécifique. Sans
qu’il ait jamais été question de l’inceste en soi, les évolutions des
alliances ont suscité bien des travaux dans les années 1990, parce

4. Ibid.
Inceste, originaire du crime et ordre social 241

que le taux de divortialité posait la question de qui avait autorité


sur qui et jusqu’où, dans les recompositions familiales, et notam-
ment quelle était la place des beaux-parents.
« Les “secondes familles” restent une perturbation par rapport
à ces représentations que nous avons de la famille, de la façon
dont elle est organisée, et quant à la façon dont doit s’exercer la
fonction de socialisation, avec ces incertitudes sur la définition
des rôles et leur répartition entre le parent biologique et le “beau-
parent”, entre les détenteurs de la parenté biologique et ceux de la
“parentalité sociale” 5 », écrivait J. Commaille. Cette « perturba-
tion », dès lors qu’elle interroge la place de chacun, son identifica-
tion comme « parent » (social, biologique, affectif ?), sous-entend
forcément l’interdiction ou non du désir (si c’est possible…) et
du passage à l’acte sexuel.
Qu’est-ce que l’inceste aurait à voir au fondement même des
valeurs d’une société ? En quoi, quelle que soit l’étendue de la
sphère familiale, y aurait-il nécessité d’expliciter que s’y applique
l’interdit, et l’interdit de quoi ?
Il faut en revenir à un rapide examen d’une définition possible
de l’interdit structurant. Dans une interview récente Maurice
Godelier, anthropologue spécialiste de la parenté, donne une
définition de l’inceste correspondant à la thèse de l’una caro,
du semblable, point sur lequel il s’accorde avec F. Héritier :
« Si l’inceste est interdit dans toutes les sociétés humaines, c’est
parce qu’il réunit des personnes que l’on considère comme “trop
semblables” : elles ont en commun des composantes essentielles
de leur être, qu’elles soient physiques − le sperme, le sang, le lait
ou la chair − ou immatérielles − l’âme ou le nom. […] Les sociétés
font la différence entre la parenté comme rapport social, qui peut
s’étendre à de nombreuses personnes, et la parenté corporelle, qui
ne concerne que deux personnes que nous appelons, en Occi-
dent, les parents biologiques 6. »

5. J. Commaille, « Les secondes familles – Les aspects sociologiques », LPA,


1er octobre 1997, n° 118 – cité par Mathilde Calcio Gaudino, dans son brillant
travail primé par la CNAF (2009) Le statut des beaux-parents dans les familles recompo-
sées où sont résumés les travaux de cette période notamment ceux du Centre de droit
de la famille de Lyon et d’Irène Thery.
6. M. Godelier, Le Monde, 7 avril 2021.
242 Les incestes

On peut en déduire qu’il faut définir, du point de vue des interdits


d’alliance, non pas « la » famille, entité finalement à géométrie
très variable, mais qui est « semblable » à qui, qui a des compo-
santes personnelles qui le rendent trop identique à un autre pour
que les deux puissent nouer une alliance affective et sexuelle.
Mais cela ne prend sens que si on s’interroge un peu plus sur
la sexualité humaine au-delà de la question de l’inceste : « Dans
toutes les sociétés la sexualité est mise au service du fonction-
nement des simples réalités, économiques, politiques, religieuses
qui n’ont rien à voir avec les sexes et la réalité sexuée 7 » écrivait
Godelier dans son livre phare sur la parenté. Après une analyse
poussée de différents systèmes de parenté, il retient comme critère
pour conjecturer les fondements de l’interdit de l’inceste qu’il ne
faut pas « séparer l’analyse de la prohibition de l’inceste des autres
interdits portant sur l’usage des sexes [et que] l’inceste porte sur
des unions sexuelles interdites avant de porter sur des unions
matrimoniales interdites 8 », encore que cette prohibition présup-
pose le développement de la pensée conceptuelle et du langage.
Cette dernière considération est aussi celle de P. Legendre 9
quand il fait de l’inceste un « phénomène de langage » expli-
quant que notre espèce se reproduit par la parole instituante : le
parent « reconnaît » l’enfant devant les autorités de l’État, en le
nommant. Notez que cela concerne aussi les mères qui, même
après les avoir portés, ont la faculté de ne pas reconnaître les
enfants, de les donner à d’autres, donc de manier la filiation tout
autant que les pères 10.
Il existe un point de convergence dans la plupart des grands
textes sur l’inceste relevés par les anthropologues qu’ils soient
ou non d’accord entre eux sur la théorie : dans les sociétés en
général la transgression de l’inceste, quelle que soit l’étendue
de l’interdit, est criminalisée. La raison en est simple et c’est un
constat commun des ethnologues et des psychanalystes : les désirs
sexuels spontanés des petits humains ne s’embarrassent pas de
savoir qui est autorisé ou qui est interdit, et sont donc orientés,

7. M. Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.


8. Ibid.
9. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985.
10. Même en France ces trafics de filiation sont possibles malgré l’interdiction de
la GPA : je conseille sur ce sujet un reportage de l’émission « Les pieds sur terre » de
France Culture intitulé « La mère porteuse » rediffusé le 28 mai 2021.
Inceste, originaire du crime et ordre social 243

conditionnés, réprimés par l’ordre social dans lequel ils naissent,


pour que n’advienne pas un trouble qui dépasse largement le
cadre familial. « Tout ordre social est ainsi en même temps un
ordre moral et un ordre sexuel 11 » écrit Godelier et par consé-
quent c’est cette transgression des trois ordres à laquelle s’attaque
la pénalisation de l’inceste. Toutefois, Godelier conclut qu’on ne
peut comprendre « les interdictions sexuelles et prohibitions de
l’inceste en y voyant un pur problème de parenté ». Ce qui est
une évidence puisque, en effet, le désir et la sexualité humaine
ne sont pas contingents du statut de celui ou celle à qui ce désir
s’adresse. Et cela n’aurait a priori aucune importance s’il n’y
avait nécessité de faire social en même temps que faire famille.
D’ailleurs, cela n’en a aucune du strict point de vue de l’usage
du sexe : toute forme de sexualité consentie (et ce mot n’est pas
rien) peut être autorisée, si elle ne cause aucun dégât personnel
ni ne porte préjudice à la société. Sauf que la sexualité n’est pas
que désir et plaisir, elle a aussi fonction de reproduction, ce qui
pose un peu plus de problèmes : à qui appartiennent les enfants ?
Comment reconnaître sa descendance ? Comment concilier
l’ordre social avec la logique humanisante qui veut que chacun
soit nommé comme « UN », n’ayant qu’une place définie dans
la lignée, ne pouvant être, par exemple, fils et frère de la même
mère ? En d’autres termes, au-delà du désordre dans la filiation
et de la violence sexuelle, l’ordre social est profondément atteint
par l’inceste, parce que toute société, même laïque, se crée sur un
système de valeurs et de croyances, qui forment une morale. Mais
il n’est pas sûr que, même en 2021, on veuille le savoir.
On voit bien que si l’histoire de La familia grande 12 Duhamel/
Kouchner, qui n’est pas l’inceste « paradigmatique » père-fille du
prêt-à-penser clinique et sociétal, fait effet, c’est parce qu’elle vient
troubler l’ordre social par le statut politique des membres de cette
famille. Touchant au pouvoir, elle a entraîné une réaction prompte
du législateur, ce que n’avait pas provoqué d’autres affaires tout
autant médiatisées, alors que bien des idoles cinématographiques,
sportives, etc., venaient de tomber pour cause de prédation sexuelle

11. Étrangement bien qu’il estime que Freud en écrivant Totem et tabou a fabriqué
un mythe et non une réalité, ce dont tout lecteur du livre ne peut douter… Godelier
en arrive à une conclusion identique : l’ordre social et moral naît de l’interdit qu’un
seul homme (le père mythique) ne puisse s’accaparer toutes les femmes.
12. C. Kouchner, La familia grande, Paris, Le Seuil, 2021.
244 Les incestes

ces dernières années : les puissants seraient donc des petits préda-
teurs sexuels sordides comme les autres ? S’il devient difficile de
montrer que le criminel c’est l’autre, l’alcoolique, l’obscur, le
sans-éducation, l’ordre moral impose de réagir vite. Alors même
qu’une commission était créée pour non seulement entendre
victimes et spécialistes, mais aussi pour proposer des pistes de
travail et des réponses dans les deux ans, la réponse est déjà donnée
par une loi qui contredit la précédente. On ne peut alors que poser
une question, incorrecte politiquement : ce débat (peut-on parler
d’un débat ?) mené au pas de charge, n’est-il pas une façon de le
clore, de faire taire, comme le dit L. Le Caisne de l’affaire Gouardo,
et de passer à autre chose 13 ?
En synthétisant un peu ce que nous savons du trouble incestueux
et de ses effets sur la personne, la famille et la société, il est possible
de comprendre en quoi ce crime n’est pas une violence comme les
autres et ce qu’il attaque du fondement même de la vie sociale.
1. La crypte de l’inceste est le soubassement de tous les crimes
visiblement cachés : on sait que cela existe, on connaît les prota-
gonistes mais on est incapable d’en décrypter le fonctionnement.
L’inceste fonctionne comme une crypte pour les victimes qui vont
enfouir dans un lieu de leur mémoire ce qu’elles ont vécu, lieu
dont elles n’ouvriront plus la porte, sauf quand les circonstances
ou un événement de rappel leur dira qu’il faut avoir le courage d’y
aller. Mais l’inceste encrypte aussi l’ensemble des pensées et des
affects de tous les membres de la famille, ceux qui ont subi aussi,
ceux qui savent, ceux qui ne veulent pas savoir.
Au procès d’Angers, en mars 2005, l’un des accusés, Jean-Marc J.,
dit que « dans la famille J., ça ne se passait pas tellement bien »
car le père est violent et incestueux. Annick, la plus grande des
filles, a été violée par le père, Marie-France aussi, et enfin Berna-
dette : « Ah ben, là, vous me l’apprenez », note avec intérêt Jean-
Marc. […] Armelle, pendant ce temps, assure avoir été « violée
régulièrement » par son frère Didier, et Éric a lui aussi été violé

13. Avant le début d’une campagne présidentielle. Pourtant on devrait se souvenir


que le sexe a déjà troublé une précédente campagne présidentielle (2012)… en
faisant tomber un potentiel candidat.
Inceste, originaire du crime et ordre social 245

par son père. « Moi, j’ai eu de la chance, conclut avec satisfaction


Jean-Marc, il ne m’a jamais tapé 14. »
Il y a tellement de viols incestueux dans cette famille que Jean-
Marc, condamné déjà antérieurement pour ses actes pédophiles,
« apprend » donc à l’audience des incestes qu’il ne connaissait pas,
tant c’est une confusion incestueuse généralisée dans sa famille.
Tout comme dans nombre de familles (la famille Legain chap. 7,
par exemple), c’est la révélation d’un inceste qui va entraîner
la découverte ou la redécouverte des incestes de la génération
précédente 15.
Mais l’inceste peut encrypter tout aussi bien d’autres pratiques
criminelles, qui vont de la prostitution des enfants et des adoles-
cents, à l’infanticide et aux IVG des adolescentes, sur lesquelles
il n’est pas d’usage dans les milieux médicaux de s’interroger
dès lors que le parent est d’accord. On se demande bien pour-
quoi la loi de 2021 n’a pas contraint à une enquête pour toute
grossesse de mineure, ce qui découle logiquement de la qualifi-
cation de viol pour tout rapport sexuel « incestueux » avec des
mineurs, sachant que les IVG clandestines sont alimentées aussi
par ces grossesses qui seraient révélatrices. Au fil des situations
incestueuses on trouve aussi des substitutions d’enfants qui sont
autant de transgressions du droit à l’identité.
Si on s’éloigne un peu des troubles dans la filiation et des crimes
sexuels, cet encryptage de l’inceste qui amène à masquer ou à
travestir les identités, et les personnes victimes à faire « comme
si », est le prototype de tous les délits masqués : Je est un autre.
Les escroqueries, les usurpations d’identité, les honorables comp-
tables, notaires ou autres, qui détournent de l’argent d’autant plus
longtemps qu’ils ont un statut les rendant peu soupçonnables,
ne sont pas différents dans leur transgression que les honorables
pères, mères, tontons, papys, etc., qui incestent sous les yeux
d’une famille qui n’en dit mot, et passent pour des personnes
respectables : « L’incesteur mène une vie que rien ne différencie

14. « À Angers, le procès sans précédent de la pédophilie et de l’inceste » titre Le


Monde (2 mars 2005) qui rapporte qu’on juge « 66 personnes pour des viols et agres-
sions sexuelles sur 45 enfants, dont certains étaient âgés de quelques mois à l’époque
des faits. « L’existence d’un réseau familial et parafamilial est envisagée. »
15. Cf. D. Dussy, Anthropologie de l’inceste, livre I, Le berceau des dominations,
Marseille, ELD, 2013.
246 Les incestes

des autres 16 » dit D. Dussy. Le mafioso aussi, sauf qu’il ne trouble


que l’ordre social et moral. L’incestueux trouble les trois ordres
mais on ne retient souvent que le troisième, l’ordre sexuel, et s’il
y a un encryptage nécessaire et obtenu par la domination sur la
victime, c’est que l’honorabilité dans les deux ordres est le gage
que la crypte tiendra.
2. La soumission à l’incestueux est le soubassement de toute
soumission à l’autorité.
Le pouvoir exercé par la sexualité en usant de la relation d’ordre
qu’est la filiation ou de l’autorité est le soubassement de tout
pouvoir, sexuel mais aussi social. En dépit du travail conséquent
de Milgram 17 qui a permis de décrire et d’analyser les ressorts
psychologiques de la domination, chez ceux qui la subissent
comme chez ceux qui l’exercent, le problème du consentement
à subir et à participer par le silence à des actes occasionnant de
la souffrance à autrui reste entier. L’état agentique qu’a défini
ce chercheur est la propension de chaque sujet à se soumettre à
l’autorité, même si cette autorité abuse de sa position ou donne
des ordres absurdes ou révoltants. Il n’est donc pas difficile de
transposer à la situation qui fait qu’un sujet « dominant » au sein
d’une famille peut imposer à un sujet plus fragile, plus jeune, plus
lié par des affects positifs, des actes sexuels, que de plus celui-ci ne
comprend pas nécessairement comme interdits.
S. Milgram définit l’obéissance comme « un des éléments fonda-
mentaux de l’édifice social ». Mais l’obéissance n’est pas la
soumission à la violence. Or, là aussi la confusion règne. L’auto-
rité parentale doit s’exercer sans violence, dit le Code civil (depuis
peu) mais c’est une pensée restée commune qu’une « bonne
fessée » ne fait pas de mal, parce que ceux qui en donnent et le
justifient, disant en avoir reçues dans leur enfance, ont refoulé
ce qu’ils en ont pensé à l’époque. Ce genre d’assertion permet de
dire aussi que celle qui est battue « l’a bien cherchée », et que ceux
qui ont été violés ont peut-être bien provoqué leur agression !
C’est un curieux désordre de la pensée, cette propension à penser
que les victimes se taisent et se laissent victimiser parce qu’elles en
auraient envie. Ou plutôt ce n’est pas si curieux que cela : nous
pensons tous que nous ne pourrions pas accepter de voir infliger

16. Ibid.
17. S. Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calman-Lévy, 1974.
Inceste, originaire du crime et ordre social 247

une violence à quelqu’un sans réagir. Les travaux de Milgram


comme l’observation quotidienne montrent le contraire. L’obser-
vation est banale : combien de personnes vont intervenir dans
une grande surface quand un parent met une gifle sans ménage-
ment à un enfant qui ne luit obéit pas ?
La soumission ordinaire à l’autorité est de plus un critère de bonne
éducation sociale : en famille comme à l’école un enfant « obéis-
sant » est un bon enfant. Il suffit d’entendre certains hommes
politiques maniaques déposer à répétition des projets de loi pour
punir les parents dont les enfants sont délinquants, déscola-
risés ou radicalisés, etc. Les enfants « rebelles » n’ont pas bonne
presse, et plutôt que de comprendre les soubassements psycho-
logiques de cette rébellion, la tendance des institutions (familles
comprises) est de sanctionner, d’exclure ou de penser « patho-
logie ». Il n’est pas naturel de penser qu’un enfant désobéissant
a pu le devenir parce qu’il a fait une expérience négative de la
soumission à l’autorité, et plus on attend pour le penser, plus les
actes de rebellion deviendront des violences, qui masqueront que
l’origine de ce désordre est la soumission à l’autorité.
Évitez de demander à une victime d’inceste pourquoi elle ne l’a
pas dit plus tôt, cela évitera qu’elle ne se demande si vous êtes
compétent pour vous entretenir avec elle. Pourquoi obéit-on
à son père ou à son grand frère qui dit « déshabille-toi », ou
« touche mon sexe », etc., puis « ne le dis pas à ta mère », ou
« n’en parle à personne sinon… » On obéit parce qu’on est une
fille ou un garçon qui se soumet facilement à l’autorité. Pour-
quoi la victime aurait dit non avant de savoir que ce qui lui
était demandé la rendrait victime ? Un enfant ou un adolescent
peut-il savoir ce qu’est le trauma qu’engendrera cet acte qu’on lui
impose par séduction ou par autorité ? Le trauma ne s’anticipe
pas, alors que les conséquences d’une rébellion à l’autorité, tout
enfant les a apprises très jeune. Donc la soumission à l’autorité
est une soumission sinon « naturelle » du moins conditionnée et
conforme à l’ordre moral (les parents sont des figures d’autorité
cautionnées par l’État) et social (à la crèche ou à l’école comme
dans la rue il y a des règles que les adultes font respecter). Un
enfant qui pleure, quand cela dérange ses parents, apprend vite
ce que cela déclenche – et n’oublions jamais que beaucoup trop
de bébés se font secouer et que certains se font secouer à mort.
Et donc les futures victimes d’inceste n’anticipent évidemment
248 Les incestes

pas les dégâts traumatiques de leur soumission. Pas plus que


les sujets de l’expérience de Milgram, à qui on demandait de
faire apprendre des listes de correspondances de mots à une
personne qui n’y arrivait pas, n’avaient de raison de s’opposer à
la consigne que leur donnait un scientifique en blouse blanche
de lui envoyer des chocs électriques : après tout c’est lui qui sait
ce qui est bien. La soumission à l’ordre parental que l’État (tous
les États, laïques comme théocratiques, démocratiques comme
tyranniques) ordonne est donc nécessaire à l’ordre social et moral,
mais il est le ferment de la soumission au « désir-ordre » sexuel,
et de la soumission à « l’ordre incestueux ». Il est le soubassement
aussi de toute la prédation sexuelle commise par des substituts
parentaux : le prêtre, garant d’un ordre moral, le coach sportif,
l’éducateur-enseignant, mais aussi le supérieur, qu’il soit manager,
producteur, politique, parce qu’il est une figure de la domination.
Si les enfants et les adolescents savent en général que leur corps
leur appartient, il ne peuvent pas savoir que la violation de cette
intimité sera un souvenir à vie. Se soumettre est donc ce qu’il y a
de plus facile – même au prix du dégoût – plutôt que de perdre
le lien avec un proche. Et quand on s’est soumis une fois, on se
soumet à répétition, y compris à ce qui nous nuit, en sachant que
cela nous nuit.
Le paradigme de la soumission à l’autorité est donc celui qui rend
possible le massacre de l’identité et de l’intimité, qui est la source
de toutes les violences commises contre les plus vulnérables. Alors
qu’il est censé conforter l’ordre social, il est source à la fois de toutes
les violences tues (les violences intrafamiliales, le harcèlement dès
l’école), de toutes les violences sexuelles, et de toutes les violences
induites par les institutions. Regardez comment fonctionne l’in-
ceste et vous savez d’où viennent les désordres de toutes sortes.
3. Les tyrannies privées qui sont celles de l’inceste sont les prolégo-
mènes des tyrannies publiques.
Pour parvenir à l’inceste, même si tous ceux qui le commettent
ne sont pas des tyrans domestiques violents, il faut cependant une
dose certaine d’emprise pour que la victime ne se plaigne pas. Il y
a donc une relation à la victime qui ne suppose pas qu’elle puisse
refuser une exigence, un asservissement au désir qui impose le
processus, le lieu, les actes, mais aussi les pensées : il faut que la
victime pense que ce que l’incesteur fait est « pour son bien ».
Inceste, originaire du crime et ordre social 249

C. Leguil 18 fait observer que le pouvoir politique qui se fonde sur


le consentement du citoyen est une récusation de l’analogie entre
pouvoir politique et pouvoir familial : sans contrat social, donc
sans consentement à ce contrat, il n’est pas de liberté citoyenne.
Le père a été dépouillé, tardivement au XXe siècle, de son pouvoir
unique sur la famille par suppression de la puissance paternelle,
tout comme le souverain avait été dépouillé de son pouvoir
absolu en 1789. Mais l’histoire moderne nous apprend qu’il est
beaucoup de pays dotés d’une constitution « démocratique » où
les citoyens votent, mais qui n’en sont pas moins des tyrannies :
l’opposition est pourchassée et le leader modifie la loi pour se
faire réélire à vie. Il est patent que l’emprise tyrannique consiste
à forcer le consentement : « Extorquer le consentement, obtenir
en vérité la soumission totale du sujet, son véritable assujettisse-
ment celui de son corps mais aussi celui de sa pensée et même de
ses rêves 19 », et qu’il n’y a ici pas de différence entre le public et
le privé. Leguil rappelle comment, dans le roman 1984, le héros
est contraint par son bourreau à consentir au-delà même de la
soumission à tout : « Lui obéir n’est pas suffisant, vous devez
l’aimer », fait dire Orwell par l’homme de main de Big Brother,
qui a bien compris que O’Brien pouvait dans ses rêves ne pas
être soumis. L’analogie avec les effets traumatiques de l’inceste
est immédiat : dans le trauma, les rêves sont aussi envahis par les
scènes traumatiques, qui contraignent en quelque sorte à repenser
sans cesse à son agresseur, sans pour autant réussir à s’en séparer.
En décalant un peu le propos d’Orwell, qui donne ici la clé du
totalitarisme, il faut méditer ce que cela signifie dans la relation
singulière que crée l’incesteur. Il fait certes céder le sexe par le
sexe et par le rapport d’autorité mais veut bien plus : ce désir
(rarement conscient) chez nombre d’hommes incestueux d’avoir
une descendance avec leur propre fille est bien l’indice d’une
demande de consentement au désir, d’enlacement des images,
de faire du pareil avec du même, d’être à l’origine de tout. Par
rapport à la tyrannie décrite par Orwell il y a une inversion :
dans l’inceste le bourreau est aimé avant de devenir un bourreau,
et tous les adultes serinent aux enfants que l’obéissance est une
sorte de vertu justifiant qu’il n’y a pas lieu de résister à l’autorité.

18. C. Leguil, Céder n’est pas consentir, Paris, Puf, 2021.


19. Ibid.
250 Les incestes

Donc il s’agit bien de céder au désir, et de faire croire au consen-


tement. Comme O’Brien, contraint d’aimer Big Brother, pour
« remporter une victoire sur lui-même », la victime d’inceste est
poussée à croire qu’elle consent.
La conséquence en terme de trauma est celle-ci : le bourreau/
incesteur est et veut à toute force rester le père (ou le frère, etc.)
en affirmant que personne ne croira qu’il fait du mal. Il a donc
besoin de faire plier la logique élémentaire qui veut que ce qui
fait du mal ne peut être accepté. Au-delà du langage, il crée bien
un totalitarisme privé : il est « tout » et ce secret qu’il ne faut pas
partager est moins celui de l’acte que celui du consentement à
l’acte. D’ailleurs, la menace, souvent entendue par les victimes
– « je dirai que c’est toi qui a voulu » – est révélatrice de ce que
l’incesteur a besoin de se représenter l’autre consentant, l’autre
l’aimant toujours : les lettres de prévenus d’inceste écrites à leurs
enfants, qu’on trouve dans les dossiers des juges d’instruction,
sont très révélatrices.
Cela ne signifie pas que les tyrans domestiques peuvent devenir des
tyrans politiques, ni que ceux-ci sont des incestueux, cela signifie
seulement – et c’est une leçon qu’il ne faut pas oublier – que le
prototype de la tyrannie commence par la tyrannie du consen-
tement, dont l’expression la plus aiguë, le pattern, est l’inceste :
nécessaire dans l’inceste, elle s’étend comme pattern d’action à la
relation conjugale, puis à la sphère des activités sociales (travail,
sport, etc.), voire politique. On sait que, lorsque dans une entre-
prise se produit une dynamique de harcèlement, les victimes sont
rapidement isolées pour une raison assez simple : pour ne pas
souffrir les salariés non visés dans un premier temps « laissent
faire », c’est-à-dire consentent à ne pas voir et ne pas être soli-
daires, alors même que le harcèlement crée une rupture éthique
dans les valeurs en général défendues par l’entreprise et le salarié
harcelé 20. Se protéger en se laissant faire est une dynamique qui
concerne aussi les victimes directes qui pensent que la soumis-
sion calmera le bourreau. La tyrannie du harcèlement est une
réplique de la tyrannie privée incestueuse ou violente : ce sont
les fondements de l’identité personnelle qui sont attaqués par le

20. Cf. J.L. Viaux, « Harcèlement et rupture du contrat moral : paroles de victime »,
dans D. Castro (sous la direction de), Les interventions psychologiques dans les organi-
sations, Paris, Dunod, 2004.
Inceste, originaire du crime et ordre social 251

dénigrement, l’abaissement, le renvoi du sujet à une image salie


de lui-même, et dans une place qui n’est pas celle qu’il devrait
occuper réellement.
Plusieurs victimes d’inceste m’ont raconté que leur agresseur,
père ou beau-père, s’était arrangé pour leur donner une place
géographique particulière dans la maison, une chambre aménagée
au fond du jardin ou dans une annexe de la maison (ou comme
Erronée, une douche au sous-sol), ce qui facilitait leur entreprise.
Combien de harcelés en entreprise ont aussi vu leur lieu de travail
déplacé dans un « placard » ou équivalent, ce déplacement signi-
fiant du harcèlement. Ici le pouvoir « social », sur l’ordonnance-
ment des espaces, signe la tyrannie sur les corps et le psychisme.
L’inceste crime le plus privé, le plus absolu et le plus tu, recèle
le trépied de toute tyrannie privée ou publique : confusion du
bien et du mal, forçage du consentement, autoprotection par
la soumission. C’est aussi un crime prototypique, celui qui est
subi le plus tôt dans la vie : la société se doit de combattre ses
effets (la violence sexuelle et ses dégâts traumatiques) car c’est
une problématique de santé publique, mais elle devrait aussi en
tirer une leçon plus générale. En détruisant l’intimité et l’iden-
tité singulière d’une personne, l’incesteur est au fondement des
pratiques de tout crime dans lequel le but est l’asservissement
des personnes 21. L’ordre moral qui « tient » l’ordre familial, tout
comme les structures de la parenté, n’est pas étranger à la proli-
fération de ces crimes contre l’identité avec leur corollaire d’as-
servissement sexuel : comment peut-on encore se contenter de
bricoler les systèmes d’alliance et de parenté en ne se focalisant
que sur un ordre sexuel réduit à un mot d’ordre « pas de sexe sans
consentement » ?
Ne faudrait-il pas réfléchir plus largement sur ce que parenté et
ordre générationnel veulent dire ? Travailler le sens de ces crimes
qui se transmettent, se reproduisent et modélisent des comporte-
ments sociaux dévastateurs ? Ne faudrait-il pas, pour combattre
l’inceste, repenser l’ordre civil et son Code, au lieu de le retoucher
à la hâte sous la pression de ceux qui veulent entrer dans son
ordonnancement actuel pour se pacser ou se marier, puis de ceux

21. Les engagements extrêmes, que ce soit dans des sectes ou des mouvements à
l’idéologie combattante, commencent toujours par l’annihilation de l’identité
première au profit d’une autre.
252 Les incestes

qui veulent se faire assister pour procréer, adopter, faire porter


leurs désirs d’enfants, etc., au risque que ce Code ne serve plus à
rien car il devient le reflet de nos passions et non de nos raisons ?
« La fonction anthropologique de l’État est de fonder la raison
donc de transmettre le principe de non-contradiction donc de
civiliser le fantasme 22. »
L’inceste est un fantasme et devrait le rester : en quoi les trois ordres
(social, moral et sexuel) fonctionnent pour qu’il en soit bien
ainsi ? En quoi, aujourd’hui, nos lois et le discours de l’État,
rendent lisible un système d’alliance et de parenté, d’interdit et
de permissivité sexuelle qui soit un pare-excitation du désir d’in-
ceste ? « Il y a loin du désir d’inceste à sa réalisation », écrivait le
psychanalyste G. Bonnet. Pas si loin que cela dans un monde où
le système de parenté change plusieurs fois en une génération.
Et pour conclure sur cette question essentielle de la fonction
de l’inceste comme révélateur de nos désordres civilisationnels,
je me réfère de nouveau à P. Legendre 23 qui s’interrogeait sur
le « jusqu’où aller » dans la définition de la parenté. Il rappelle
que l’Occident « n’a jamais été très sûr de sa réponse ». Legendre
ironise sur l’article 161 du Code civil qui dit « en ligne directe
le mariage est prohibé entre tous les ascendants et descendants
légitimes ou naturels et alliés dans la même ligne 24 » car on s’in-
terroge : jusqu’où vont les « alliés » et quel est le mode de comp-
tage ? « “Qui sont nos parents ?” Il faut apprendre à compter sur
la base de ce noyau œdipien dont je dirai qu’il rayonne à travers
tout le dispositif organisé de la consanguinité et de l’alliance 25. »
Le choix de l’étendue de cette parenté et donc des règles de l’in-
ceste n’est pas et ne peut pas être privatisé : « Aucune famille
ne peut s’inventer un système de parenté, réfuter le comptage,
légiférer pour son compte sur l’inceste 26. » Ce que signifie cette
analyse, c’est qu’il appartient bien à l’État d’établir de façon non
équivoque les limites et combinatoires de la parenté et donc de la
prohibition de l’inceste ou, mieux encore, pour prohiber l’inceste
et par cette prohibition délimiter ce que « famille » signifie.

22. P. Legendre, interview au Monde le 23 octobre 2001.


23. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, op. cit.
24. Les mots « légitime ou naturel » ont été supprimés en 2006, ce qui ne change
rien à la réflexion de Legendre.
25. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, op. cit.
26. Ibid.
Inceste, originaire du crime et ordre social 253

On peut de façon personnelle et affective avoir « sa famille » qui


ne correspond qu’à une intuition psychique et à ses besoins d’at-
tachement, mais la famille est une affaire d’État. L’inceste est un
trouble à l’ordre public, avant de devenir un problème de santé
publique – ce qu’il est mais à condition de penser que c’est de la
santé de la République autant que de celle des populations qu’il
s’agit. Quand on ne sait plus où commence et où finit l’inceste,
qu’on laisse entendre par prétérition législative qu’entre majeurs,
c’est sans importance, qu’on oublie de statuer sur les enfants
de l’inceste, qu’on fait prévaloir la mémoire traumatique sur la
mémoire généalogique, en confondant crime contre l’humanité
et crime contre l’humanisation, alors c’est que l’on n’y comprend
rien et que, par aveuglement sur ce que signifie ce crime absolu,
on entend laisser intact le berceau des dominations (ainsi que l’a
nommé justement D. Dussy).
Et peut-être pourrait-on faire adage de cette recommandation
de P.-C. Racamier : « Si une famille vous rend par trop perplexe,
cherchez l’inceste ; si vous trouvez l’inceste, cherchez le deuil
qui manque et si une seule génération ne suffit pas, regardez-en
plusieurs 27. » Quand donc serons-nous, nous les institutions,
nous les professionnels spécialistes des familles, nous les décideurs
politiques, nous les législateurs, suffisamment « perplexes » pour
qu’on cherche enfin l’inceste là où il se trouve, dans l’articulation
des savoirs sur la parenté et des ordres qui cimente le social avec
l’humanisation de chaque sujet humain ?

27. P.-C. Racamier, « L’incestuel », dans J.-P. Caillot, S. Decobert, C. Pigott (sous la
direction de), Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, tome I, Paris, Éditions
du Collège de psychanalyse groupale et familiale, 1998, p. 147-165 ; « L’incestuel »,
Empan, n° 62, 2006, p. 39-46.
12

Ne pas conclure mais continuer : que faire ?

Il est impossible de refermer de façon conclusive les questions


posées par cet inventaire, forcément incomplet, de l’inceste et de
ses figures. Sans cesse d’autres questions surgissent, et d’autres
analyses, à partir d’autres point de vues, sont tout aussi néces-
saires et peuvent apporter de nouvelles connaissances.
J’ai essayé de tirer leçon de mon expérience de clinicien pour
montrer comment œuvrent les familles incestueuses, comment
et de quoi souffrent les victimes, comment, de la confusion et
des incertitudes sur la famille, se fabriquent des incestes. Et je
prie le lecteur de bien vouloir croire que je ne l’ai pas écrit par
opportunité : il était en germe dans un chapitre de mon précé-
dent livre (et dans quelques articles) et commencé en écriture
avant de savoir que nos gouvernants réagiraient à une histoire
d’inceste, plus médiatique que d’autres.
Une affaire a agité la société française parce qu’elle nous rappelle
que l’inceste est l’affaire de tous, dans tous les milieux et à toutes
les époques. Bien d’autres, qui sont quelque chose dans la vie
politique ou qui sont invisibles dans leur campagne, leur bourg
ou leur ville, ont été laissés tranquillement et pendant longtemps
à leurs « histoires familiales ». Le silence sur l’inceste serait-il la
seule égalité entre les classes sociales ?
256 Les incestes

La réponse gouvernementale au scandale est à la hauteur de son


impéritie passée même si elle est sympathique : outre une loi
imparfaite, il a par exemple été annoncé que l’Éducation natio-
nale organiserait une sorte de visite de détection pour tous les
écoliers de France, soit près de 7 millions d’enfants. Comme cela
supposerait 7 millions d’heures disponibles pour des profession-
nels aguerris, quand la médecine scolaire est naufragée et les infir-
mières scolaires une catégorie professionnelle plus que réduite…
qui n’ont jamais ou rarement été formées à ces questions et que
l’on va aider avec un « vade-mecum 1 », il ne se passera rien ou
pas grand-chose. Ni plus ni moins que ce qui se passait, là où des
militants suppléent les carences de l’État.
Les chiffres avancés au moment des envolées indignées des parle-
mentaires à l’ouvrage pour la loi d’avril 2021, à partir des enquêtes
de victimisation – une fille sur cinq et un garçon sur treize
seraient victimes d’inceste – ne sont pas un scoop. Ces chiffres
sont connus depuis longtemps, répétés à longueur de rapports
et d’articles dans des revues scientifiques, des publications de
l’OMS, de l’Observatoire national de la protection de l’enfance,
etc. En réalité l’inceste est documenté scientifiquement depuis
le XIXe siècle : que les politiques, les scientifiques, les médecins,
y compris les psys, se regardent en face. Nous savons tout cela
depuis longtemps, cette épidémiologie terrifiante, ce silence des
familles et l’impuissance dans la justice. Les journalistes ne sont
pas silencieux sur l’inceste et sortent régulièrement des affaires
qu’ils croient « extra-ordinaires » (car ils ne lisent pas les archives
de leur propre média !). Et les accusations de négligence ou de
surdité de la justice sont vaines puisque les cours d’assises sont
remplies presque en totalité par ces affaires dites « de mœurs » qui
sont surtout des affaires « de famille ».
Un peu de bon sens ne nuit pas : s’il y a entre 4 et 5 millions de
victimes d’inceste – ce qui est en effet possible et probable (mais
mérite plus qu’une étude par sondage) – est-il pensable que la
justice, même surarmée en moyens (on peut rêver…), surformée
à la détection et à la sanction juste et efficace, puisse résoudre
ce problème ? Car 4 millions de victimes supposent presque
autant d’agresseurs. Ne seraient-ils que 1 million, que pourrait-on

1. Communiqué de presse du 24 février 2021 de J.-M. Blanquer et A. Taquet,


https://solidarités.sante.gouv.fr
Ne pas conclure mais continuer : que faire ? 257

faire ? Les associations et certains psys militants réclament des


peines plus lourdes donc plus longues : imagine-t-on 1 million
de procès fournissant 1 million de personnes « sous-main de
justice » en France ?… Où les met-on ? Combien de personnes
faut-il mobiliser pour les encadrer et les « soigner » ? Pour quoi
faire et comment ? Il est clair que nombre de personnes savent
dans une famille mais l’omerta familiale est assez fréquente ; pour
lutter contre cet état de fait, le parlement a décidé d’alourdir les
sanctions ce qui ajoutera des centaines de milliers de personnes à
traiter judiciairement. Depuis des années figurent dans le Code
pénal des obligations claires, assorties de sanctions, pour signaler
les violences sur mineurs et personnes vulnérables, or on constate
que ces textes déjà anciens sont peu et mal appliqués… Le pénal
est un mauvais outil pour combattre l’omerta, d’où qu’elle vienne.
Assez d’hypocrisie : tout le monde sait que notre société ne traite
pas comme il le faudrait cette question de l’inceste, et tout le
monde sait que cela ne changera ni demain ni plus tard. Presque
tous les dix ans un scandale vient faire dire « l’inceste n’est plus
tabou ». Il ne l’a jamais été à l’époque moderne, puisque le
Dr Ambroise Tardieu en parlait déjà en 1867 en examinant des
petites victimes de viol…, il est simplement tu et incompris dans
ses causes comme le sont toutes les formes de maltraitance dans
l’enfance 2. Régulièrement les chercheurs et les praticiens ont attiré
l’attention sur cette omerta et sur la complexité du problème, en
vain, car tous les gouvernements n’ont réagi qu’à l’émotion du
public, comme on vient de le faire de nouveau en 2021.
La solution d’en appeler à la répression infinie (l’imprescriptibi-
lité) comme le demandent certaines associations – ce qui est
respectable car la douleur est infinie – n’est pas une réponse
plausible. La justice classe non parce qu’elle ne « croit pas »
mais parce qu’il y a heureusement en démocratie des règles pour
entrer en voie de condamnation et que condamner sur « parole
contre parole » est un risque même si ce n’est pas impossible :
la justice fait avec ce qu’on lui donne et au moins le législateur
se refuse à confondre crime contre l’humanité et crime familial.
Les souvenirs retrouvés tardivement, cela existe, et il faut tenter
d’aider ceux à qui cela arrive, mais on remarquera qu’à l’instar
des protagonistes de quelques histoires médiatisées récemment la

2. J.L. Viaux, La haine de l’enfant, Paris, Dunod, 2021.


258 Les incestes

plupart des personnes victimes d’inceste n’ont jamais oublié. J’ai


rencontré des femmes ayant attendu la limite de la prescription
pour se plaindre d’inceste et si, parfois, certaines circonstances
restent floues – ce qui gêne la procédure judiciaire – l’oubli
n’était jamais le motif de ce silence tenu longtemps. L’omerta
familiale relève d’enjeux psychiques complexes et, malgré les
discours simplificateurs ou militants, la loi, si parfaite soit-elle,
n’y pourra rien. Certaines victimes attendent même que la pres-
cription arrive pour parler, ce n’est certainement pas par hasard,
et sans que cela relève d’un besoin psychique. Beaucoup n’écri-
ront pas de livres et ne passeront pas à la télévision, elles n’en
parlent qu’à leur thérapeute.
Les victimes – et l’auteur de ces lignes en a énormément rencon-
trées tout au long de sa carrière – ne se taisent pas sans que cela
leur soit nécessaire autant que douloureux, même si ces raisons
ne sont pas les « bonnes raisons » pour les militants. Être victime
d’inceste, c’est une souffrance qu’on imagine insupportable. Si c’est
à ce point indicible, c’est que la victime n’a pas envie de devenir
en plus orpheline : tant de familles se déchirent, se dispersent,
prennent parti contre celui/celle qui a parlé. Que croyez-vous ?
Cela se sait et se parle dans les collèges, entre ados. Tout comme
dans les milieux professionnels, la dénonciation d’un prédateur
qui valait et vaut encore ostracisme et destruction de carrière,
la révélation de l’inceste est une bombe à fragmentation dans
la famille et au-delà dans l’entourage. Combien j’ai vu pleurer
d’enfants et d’adolescent(e)s qui s’étaient plaint(e)s d’inceste et
se retrouvaient placé(e)s, coupé(e)s de leur famille mais aussi de
leurs amis, de leur collège ou de leur école, faute d’une autre solu-
tion, et celle-là est la moins bonne. J’ai rencontré bien des jeunes
se rétractant pour ne pas se retrouver seuls, sans soutien familial,
voire s’accusant eux-mêmes d’avoir cherché et consenti, faisant
s’écrouler une procédure judiciaire et déclenchant l’opprobre,
voire la menace, sur les effets de leur « mensonge ». Alors celui ou
celle qui voit ce qui est arrivé à son ami(e) se tait pour ne pas subir
cette incompréhension, pour ne pas s’aliéner une famille qui ne
veut pas entendre l’inceste. Tant que l’on ne traitera pas l’inceste
comme un désordre familial global, que l’on ne traitera pas socia-
lement, judiciairement et psychologiquement l’inceste au-delà de
la dualité agresseur/victime, cela persistera. Tant que l’on croira
bien faire en disant aux victimes dès la plainte au commissariat
Ne pas conclure mais continuer : que faire ? 259

« il faut aller voir un psy », sans même faire le diagnostic de la


souffrance, cela persistera.
Et il faut comprendre que le silence des familles, spécialement des
mères, ne doit pas faire jeter l’opprobre morale ou l’interprétation
dénigrante sur elles : ces personnes qui « n’y croient pas » ne sont
ni plus ni moins que des personnes qui sont elles-mêmes aux
prises avec un fantasme de Jocaste inconscient : le silence sur la
prédiction qui veut que l’inceste ne se produit pas mais se repro-
duit est l’essence même de cet interdit, tant que des règles bornant
les limites familiales claires ne peuvent être mentalisées, parce que
portées par l’ensemble de la communauté d’appartenance.
La résilience ne se décrète pas, et ne vient pas d’une injonction,
même formulée par des « psys » : les victimes d’inceste ont été
privées par leur agresseur de la liberté de construire leur déve-
loppement au regard de leur propre besoin fondamental d’hu-
manisation. Nous n’avons pas à leur imposer notre savoir et nos
injonctions à « parler et se soigner » « parler cela fait du bien »,
« le procès c’est utile pour faire son deuil » (de sa vie ?), toutes ces
tartes à la crème qui se transforment en boulets 3. C’est doulou-
reux de parler : un procès où l’on déshabille la vie des auteurs
comme des victimes, les questions sur la sexualité, le comment,
le pourquoi…, c’est indécent, ravageur, tragique, en tout cas dur,
très dur, dépressiogène à en mourir psychiquement ou vraiment.
Il faut n’avoir jamais entendu et suivi des ados, ou des adultes,
ayant été victimes d’inceste pour ne pas savoir que ces injonctions
sont autant de couches d’angoisse remises sur le trauma.
Si l’on a saisi la complexité des montages incestueux tels que
décrits dans ce livre, on aura compris que ce qui se passe, quand
la justice instruit et juge, ne saurait être la seule réponse et que
c’est un peu facile de dire que le procès fera du bien, et que la
thérapie à laquelle on incite les victimes fera le reste. Les victimes
ont besoin qu’on leur propose des lieux, des personnes ressources,
des parcours judiciaires adaptés (nos procédures judiciaires ont
été pensées pour des adultes pas pour des enfants), ouverts, d’où
l’on peut se retirer, quitte à revenir, sans être mal jugé ou disqua-
lifié. Les innocents ont besoin avant tout de la liberté psychique

3. J.L. Viaux, « “En parler !” Le trauma de l’enfant victime à l’épreuve de l’in-


jonction », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 67, n° 5-6, 2019,
p. 243-246.
260 Les incestes

dont les a privée leur agresseur, ce que ne permettent pas les


injonctions dont ils sont l’objet.
Les victimes ont le droit aussi à des interlocuteurs formés. Mais
cela ne sert à rien de s’agiter sur son banc parlementaire, de scander
« formation des professionnels, formation des professionnels ! »,
ce que disent plus de trente rapports depuis le début du siècle à
propos des violences, de la protection de l’enfance, des meurtres
conjugaux, etc. Des professionnels formés, ce sont des profession-
nels qui ont passé au moins cinquante heures (et non pas deux ou
trois) à étudier cette problématique, sur laquelle il existe des milliers
d’articles et de livres dans des disciplines allant de l’anthropologie
au droit en passant par la sociologie, la médecine, la psychologie.
Car il faut plus que deux heures ou des vidéos de vingt minutes
(oui, cela existe, j’en ai vu…) ou dix pages de vade-mecum pour en
assimiler une synthèse, sans compter l’apprentissage des techniques
d’écoute – ce qui est plus complexe que de manier plus ou moins
bien un protocole standard. Encore faudrait-il que tous les inter-
venants suivent le même programme et que le corps des formateurs
soit homogène et lui-même formé : on en est loin 4.
Un crime plurimillénaire ne se résout pas par des textes pris au
coup par coup sous la pression de l’émotion populaire en sanc-
tionnant des actes incestueux. Ce qui ferait bouger les choses,
c’est de bien vouloir considérer qu’il existe des figures de l’inceste,
et que l’inceste imprègne l’humanité, parce que c’est une question
universelle. Il revient à chaque société d’inventer une définition
et une régulation de l’interdit, ainsi que des modes spécifiques de
résolution, de sanction, mais aussi de reconstruction des familles.
C’est un débat de société, un débat éthique, pas seulement un
débat entre thérapeutes et juristes/législateurs. Et ce débat n’aura
jamais lieu si on ne sort pas des discours hypocrites.
– Non, on ne pourra jamais mettre en prison tous les auteurs
d’inceste, et ce n’est pas la seule solution, même si ceux qui se
font condamner le méritent, même si c’est une voie nécessaire,
même si la société doit se donner les moyens propres à poursuivre
les incestueux ;

4. L’auteur ne se prétend pas plus compétent qu’un autre pour ce faire. Mais, pour
être clair, j’ai enseigné sur l’inceste dès ma nomination comme maître de conférences
à l’université de Rouen, en 1992, et je n’ai jamais cessé : je connais donc la difficulté
de « faire effet » et la nécessité de disposer du temps et des outils nécessaires pour que
cet enseignement porte ses fruits.
Ne pas conclure mais continuer : que faire ? 261

– non, on n’empêchera pas la perpétuation de ce crime généa-


logique vieux comme l’humanité et qu’aucune société ne tolère,
mais n’a pour autant pu empêcher : « Prétendre éradiquer le
problème de l’inceste est non seulement une sorte d’utopie mais
peut-être une façon d’en nier la nature, ce qui serait le premier
obstacle pour le prévenir » écrivait le pédopsychiatre A. Crivillé 5
(en 1989). La justice ne peut et ne pourra faire des procès que
pour l’exemple ;
– oui, l’inceste est un crime spécifique qui n’est pas que sexuel ;
il est une attaque contre la filiation, et donc une attaque contre
les valeurs qui cimentent la société. Il est crime contre l’humani-
sation, raison pour laquelle il se répand de générations en géné-
rations, et il concerne autant le groupe familial que la société. Il
est un crime contre la société, un trouble majeur à l’ordre social.
L’incestueux est un iconoclaste qui fait plus de casse que tous les
casseurs d’abribus ;
– oui, une société peut cesser de faire silence et éduquer ses
enfants à ne pas céder à « la confusion de langage entre l’adulte
et l’enfant » en tenant compte de ce que les sciences humaines, la
médecine et le droit répètent depuis deux siècles.
Compte tenu que nul ne peut prétendre, et surtout pas l’auteur
de ces lignes, avoir tout compris à l’inceste, et en connaître les
procédés de résolution, autant commencer par le commence-
ment, et proposer quelques pas en avant.
Le premier, le plus facile et le plus économique psychiquement
et budgétairement (puisqu’il évitera les coûts de la victimisation
en termes de santé publique), est l’éducation : ce n’est pas tout
d’écrire des lois, il faut les faire connaître et pour que, comme la
laïcité, le Code de la route ou l’hygiène corporelle, cela fasse partie
de l’acculturation des enfants dès le plus jeune âge. Quoique cela
paraisse loin du propos, si les enfants recevaient une véritable
formation aux droits de l’enfant et non pas quelques vagues prin-
cipes issus de la Convention internationale, ils sauraient pour-
quoi chacun a le droit d’être respecté dans son individualité, dans
son développement et dans sa filiation. Il est fondamental de
mettre au travail psychiquement chaque enfant pour qu’il sache
qu’il n’est pas déplaçable dans la généalogie.

5. A. Crivillé, Conférence aux journées de Vaucresson, École nationale de formation


des éducateurs PJJ (inédit).
262 Les incestes

Le deuxième est l’éducation à la sexualité car celle-ci a beau être


une activité humaine des plus répandues, on sait à quel point
l’éducation à une sexualité, non pas mécanique ou hygiénique
mais affective et partagée, est essentielle. Trop de groupes profes-
sionnels, ou idéologiques, trop d’institutions sont encore réti-
cents ou franchement opposés, voire vindicatifs, quand il est
question de parler de sexualité aux enfants, à l’école par exemple.
Nos gouvernants en auront-ils un jour le courage ? Le courage
d’inclure enfin fermement, sans tenir compte des criailleries
hypocrites, l’éducation sexuelle et morale à l’école ce qu’on n’a
pas réussi à faire depuis la circulaire Fontanet de… 1975. L’école
est le seul lieu où l’enfant va obligatoirement sans sa famille, c’est
donc le seul lieu où, quand on vit dans une famille incestueuse,
on peut entendre que ce n’est pas « normal » comme le croient
bien des enfants victimes qui se taisent, et donc en parler. Ce n’est
pas compliqué à comprendre et pour le coup il n’est pas utile de
réunir une commission : il suffit de faire appliquer les textes sur
l’éducation affective et sexuelle sans aucune dérogation possible,
et sans langue de bois. Bien sûr, il faudrait former les enseignants,
etc., mais il vaut mieux compter sur la force de la transmission et
de la pédagogie que sur les effets d’un kit de formation !
Le troisième est l’éducation sans violence : le législateur a écrit
dans le Code civil que l’autorité parentale doit s’exercer sans
violence : et après ? Qu’a-t-il fait pour faire appliquer ce principe
essentiel pour apaiser les rapports humains, à l’heure où l’on s’ef-
fare que des adolescents et des adolescentes de moins de 15 ans
s’entretuent ? Que fait l’État pour obliger à des stages de parenta-
lité la très vaste « clientèle » de parents dont les enfants sont suivis
par les juges des enfants et l’ASE des 101 départements ? Que fait
l’État pour que l’on n’entende plus, dans les médias ou dans la
bouche de certains élus, qu’une bonne fessée n’a jamais fait de
mal à personne (personne qui la donne bien sûr…) et qu’on cesse
de répondre à la violence par la violence ?
Ce n’est donc pas tout de poursuivre et de punir une fois l’inceste
accompli, ce serait mieux et plus sérieux de protéger la future
génération, celle qui n’est pas encore née, de ce fléau en produi-
sant une éducation humanisante des enfants d’aujourd’hui et
de leurs futurs enfants, pour une sexualité sans inceste en ayant
un discours sur l’interdit. Ce qu’il faudrait, pour traiter l’inceste
dans un pays démocratique, ce serait en premier savoir ce que
Ne pas conclure mais continuer : que faire ? 263

« famille » veut dire. On emploie souvent l’expression « famille


élargie » : élargie jusqu’où ? Comment cerner ce qui dans
notre siècle « fait » famille ? Et sans ce débat comment débattre
de ce qui fait interdit de l’inceste. Or, le législateur a tendance
à répondre précipitamment à l’émotion populaire sans engager
un débat nécessairement anthropologique et bioéthique. Car
il y a de la bioéthique dans la question de l’inceste : à moins
d’avoir une conception purement biologique, triviale, et parfois
marchande, de la procréation, on sait que la vie ne se donne pas,
elle se transmet, au sens où il y a une logique d’humanisation qui
suppose d’instituer tout nouveau-né en lui donnant sa place dans
une lignée clairement identifiée. Nous en sommes de moins en
moins là, dans l’oscillation constante entre la vérité « biologique »
(réclamée notamment par des personnes nées par PMA ou nées
« sous X »), et la négation de cette vérité (les parents « non
biologiques », ou les défenseurs de la gestation pour autrui, qui
sont parents parce que le parent, « c’est celui qui aime »). Comme
l’interdit de l’inceste est un interdit fondé sur l’appartenance à
une lignée, sans ce débat sur ce qu’est une famille occidentale
au XXIe siècle, sans l’édification de limites cohérente au désordre
des désirs incestueux, sans un dispositif civil plus que pénal pour
rendre visible cette limite, rien n’empêchera la transmission de la
transgression. On ne combat pas un fantasme singulier, et pour-
tant universel, et son accomplissement, par la seule loi pénale. Il
est temps de trouver la voie pour gérer le désir et ses effets sexuels
par l’éducation : c’est simple, il suffirait d’en avoir la pensée et les
outils…
Il faudra se poser encore tant et tant de questions.
Il faudra deux générations.
Table des matières

AVANT-PROPOS. . . .. . . . . . . . . . ... . ... .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

INTRODUCTION. . . . . . . . . . .. .. . .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

1. L’INCESTE, UN CRIME GÉNÉALOGIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15


Qui est interdit pour qui ?
Un débat sur l’étendue de l’interdit de l’inceste . . . . . . . . . . . . . . . 16
Françoise Héritier : l’inceste « du deuxième type »
et sa critique . . . . . . ... .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
Inceste et généalogique . .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Qui est frère de qui ? . .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Pourquoi l’inceste ? .. .. .. ... .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
Pourquoi l’interdit ? Le miroir de l’identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
Pour en finir avec le malentendu sur l’Œdipe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Sur la nouvelle normativité sexuelle :
la loi et le signifiant de l’inceste ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

2. PACTES INCESTUEUX ET FABRIQUE DES LIENS


INNOMMABLES . . . . . . . . . .. ... . .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Les enfants du Non . . .. ... .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
Au commencement, la négation du non-désir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Les enfants de l’inceste certain/ incertain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
La fabrique des liens innommables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
266 Les incestes

3. LES PÈRES (1) : À QUI S’ADRESSE


LE PÈRE INCESTUEUX ? .. . . .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
L’immaturité. . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . .... . .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
La tyrannie maltraitante .. .. .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Une sorte de pédophilie en vase clos .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

4. LES PÈRES (2) : L’HYSTÉRIQUE,


LE PACTE MEURTRIER ET L’ICONOCLASTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
L’amour hystérique de soi. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Le pacte incestueux . . . . . . . . .. . .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Persister : le fantasme de Jocaste .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
« L’inceste est meurtrier,
il revendique la toute-puissance » . .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
L’iconoclaste . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . .. . .. . .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

5. L’ INCESTE DES MÈRES .. . . . .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101


Femmes, mères et constructions familiales
incestueuses . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . .. . .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
Les petits chaperons rouges : sacrifice, sexe, emprise . . . . . 105
Initier et donner (et/ou voir) . .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Inceste maternel et confusions familiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118

6. LES BEAUX-PÈRES, LES ONCLES ET LES AUTRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127


Les beaux-pères « amoureux » : la fille pour la mère . . . . . . 128
Les initiateurs . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . .. . ... .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
La vengeance . .. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . .. . ... .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144

7. DE PÈRE EN FILS/FILLE, L’INCESTE EN HÉRITAGE . . . . . . . . . . . . . . 151


Les vieux prédateurs à tendance pédophile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154
L’infantile impuissant. . . . ... . ... .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
3 en 1 . .. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . .. . ... .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
Les concaténations incestueuses :
l’inceste en héritage . . . . . . .. . ... . ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
Table des matières 267

8. AU-DELÀ DE L’AGAPÈ, L’ÉROS :


QUELQUES FIGURES DE L’INCESTE FRATERNEL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Fixation/Fusion/Fétiche . .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176
L’inceste fraternel en héritage : confusion ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178
Symétries et silences.. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
L’inceste fraternel nous parle toujours
de la sexualité familiale . .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
De la scène familiale à la scène judiciaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

9. CONSENTIR À L’INCESTE : UN OXYMORE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195


Déconstruction du père,
déconstruction du consentement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
Prétérition de l’inceste fraternel .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
Trouver son père là où il ne devrait pas être ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208

10. TRAUMATISME DE L’INCESTE :


LA FABRIQUE DE L’IMPENSABLE . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215
Inversion. . .. . . . . . . . . . . . . .. . .. . .. ... .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Le syllogisme défensif .. .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Fabriquer de la culpabilité : déplacement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
L’après-coup . . .. . . . . . . . ... . ... .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

11. INCESTE, ORIGINAIRE DU CRIME ET ORDRE SOCIAL . . . . 235

12. NE PAS CONCLURE MAIS CONTINUER : QUE FAIRE ? . . . . 255


Collection « Enfance, parentalités
et institutions »
dirigée par Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre
et Chantal Zaouche Gaudron

Parmi les titres parus

Marie-Dominique Wilpert avec Lucie Benoist, Émilie Lucas,


Christopher Thiery et Sandra Vannienwenhove
Pas de parents à la consigne !
Une recherche coopérative en multi-accueil
Sous la direction de Danièle Perales,
Marie-Hélène Chandon-Coq, Sylvie Rayna
Les passerelles, tout un art !
Crèches, centres de loisirs, écoles maternelles
Sous la direction de Doris Bonnet et Laurence Pourchez
Du soin au rite dans l’enfance
Sous la direction de Chantal Zaouche Gaudron
avec Anne Dupuy, Christine Mennesson,
Michelle Kelly-Irving
Espace de socialisation extrafamiliale
Dans la petite enfance
Sous la direction de Anne Dupuy
avec Christine Mennesson, Michelle Kelly-Irving,
Chantal Zaouche Gaudron
Socialisation familiale des jeunes enfants
Sous la direction de Florence Pirard,
Sylvie Rayna, Gilles Brougère
Voyager en petites enfances
Apprendre et changer
Ana Lia Galardini, Donnatella Giovannini, Sonia Iozelli,
Antonia Mastio, Maria Laura Contini, Sylvie Rayna
Pistoia, une culture de la petite enfance
Sous la direction de Pierre Moisset
Accueillir la petite enfance : le vécu des professionnels
Christelle Haussin, Sylvie Rayna,
Marie-Nicole Rubio, Paulette Semeria
Petite enfance : art et culture pour inclure
Suzon Bosse-Platière, Nathalie Loutre-Du Pasquier
Accueillir les parents des jeunes enfants
Un soutien à la parentalité
Nathalie Chapon, Gérard Neyrand,
Caroline Siffrein-Blanc
Les liens affectifs en famille d’accueil
Daniel Delanoë
Les châtiments corporels de l’enfant
Une forme élémentaire de violence
Chantal Zaouche Gaudron
Enfants de la précarité
Sous la direction de Sylvie Rayna
Avec les familles dans les crèches !
Expériences en Seine-Saint-Denis
Chantal Zaouche Gaudron
avec Jean-Jacques Flores, Céline Jaspart,
Olivia Paul, Nathalie Savard
Exposés aux violences conjugales, les enfants de l’oubli
(Livre et DVD)
Pascale Garnier, Gilles Brougère,
Sylvie Rayna et Pablo Rupin
À 2 ans, vivre dans un collectif d’enfants
Crèche, école maternelle, classe passerelle, jardin maternel
Sous la direction de Sylvie Rayna,
Chloé Séguret et Céline Touchard
Lire en chantant des albums de comptines
Collectif AEDE
En avant pour les droits de l’enfant !
Respectons-les dès aujourd’hui
Marie Garrigue Abgrall
Pour une éthique de l’accueil des bébés et de leurs parents
Mária Vincze
L’atmosphère thérapeutique à Lóczy
Tome 2 – De l’observation de l’enfant
aux questionnements de l’Institution
Sous la direction de Carlos Deana et Georges Greiner
Parents-professionnels à l’épreuve de la rencontre
Danielle Flagey
Mal à penser, mal à être
Troubles instrumentaux et pathologie narcissique
Michel Lemay
Forces et souffrances psychiques de l’enfant
Tome 1 – Le développement infantile
Tome 2 – Les aléas du développement infantile
Sous la direction de Catherine Bouve,
Pierre Moisset et Sylvie Rayna
Un curriculum pour un accueil de qualité de la petite enfance
Suzon Bosse-Platière, Anne Dethier, Chantal Fleury,
Nathalie Loutre-Du Pasquier
Accueillir le jeune enfant
Un cadre de référence pour les professionnels
Sous la direction de Francine Hauwelle,
Marie-Nicole Rubio et Sylvie Rayna
L’égalité de filles et des garçons dès la petite enfance

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