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DERNIER PARU
Marie-Dominique Wilpert
avec Lucie Benoist, Émilie Lucas, Christopher Thiery et Sandra Vannienwenhove
Pas de parents à la consigne !
Une recherche coopérative en multi-accueil
L’amour infanticide
éditions Larcier, 2014
Les incestes
Clinique d’un crime
contre l’humanisation
Ouvrage publié avec le concours de la Région Occitanie
Pyrénées-Méditerranée
Conception de la couverture :
Anne Hébert
ISBN : 978-2-7492-7462-1
CF - 1200
© Éditions érès 2022
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com
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Avant-propos
Les personnes qui ont été victimes d’inceste ont besoin d’obtenir
des réponses à la question : « Pourquoi l’inceste ? » Nous appor-
terons des éléments qui le permettront. Au préalable, pour une
approche complète, nous reprendrons, succinctement, les raisons
qui conduisent à l’interdit de l’inceste.
S’en tenir à la seule et triviale explication du manque sexuel,
qu’énoncent beaucoup des auteurs de ces actes, ne tient évidem-
ment pas devant l’ampleur de ces transgressions et les nombreuses
possibilités qu’offre la société d’assouvir sa sexualité. Il faut poser
rapidement et clairement la dynamique psychique à l’œuvre : nul
n’inceste par hasard ou pour le simple assouvissement sexuel.
J’ai souvent cité ce mot d’un père incestueux ; il avait incesté trois
de ses quatre filles, refusait de le reconnaître sur un mode théâ-
tral et plaintif à la fois, et s’opposait à l’examen psychologique
ordonné par le juge d’instruction. En tant qu’expert judiciaire, je
ne pouvais qu’accepter ce refus de reconnaître, mais je lui deman-
dais quand même : « Une chose m’intrigue : pourquoi trois de
vos filles se plaignent et pas la quatrième ? – Ah mais celle-là n’est
pas de moi » répondit-il aussitôt. Persuadé (personne n’a compris
pourquoi) que cette enfant n’était pas « de son sang », il n’avait
pas tenté de l’incester. On ne saurait être plus clair : l’inceste est
un dessein, un choix, et le fait que la personne victime ait ce lien
de famille avec l’auteur ne relève en rien d’un hasard ou d’une
frustration sexuelle.
16 Les incestes
sœurs sont censées mieux s’entendre que des étrangères (cité par
A. Fine).
Dans un ouvrage monumental consacré à la parenté, M. Godelier
soutient une thèse alternative à la dimension purement sociale
des coutumes et qui nuance l’interdit du redoublement d’alliance
sexuelle (de remélange des substances en quelque sorte) décrit
par F. Héritier : « Pour qu’il y ait inceste il faut que les êtres qui
s’unissent possèdent en eux-mêmes quelque chose qui les rend
identiques, soit qu’ils l’aient hérité d’ancêtres communs soit
qu’ils l’aient acquis en s’alliant avec des personnes avec lesquelles
ils sont “identifiés” 7. » Cela revient à tenter de trouver une sorte
d’invariant de l’interdit : l’interdit sexuel concerne universelle-
ment des personnes ou des espèces qui « devaient être tenues
séparées soit parce qu’elles sont trop différentes les unes des autres
et qui devraient être tenues séparées (comme le sont les hommes
et les animaux, ou comme le sont les vivants et les morts), ou au
contraire parce qu’elles seraient trop semblables, comme le sont
des parents qui partagent le même sang et/ou le même sperme
[…] les bons usages du sexe se situent entre ces deux extrêmes,
entre deux excès, de ressemblance ou de différence 8 ».
Ce qui nous intéresse dans ce débat très brièvement résumé, c’est
bien que, dans toute société, il y a des limites fixées au cercle
des personnes « interdites », et que c’est la conception même de
la famille et des règles de vie en communauté qui va permettre
de repérer le fonctionnement de l’interdit de l’inceste, et non la
biologie, le seul commerce sexuel et la production d’enfants. Le
pourquoi et le comment de l’interdit devraient, dans toute culture,
faire l’objet d’une énonciation explicite sur ce qu’est une famille.
Inceste et généalogique
Si l’on veut s’en tenir au biologique, les fonctions très primaires
du développement chez les mammifères entraînent naturelle-
ment un interdit sexuel entre proches, ce qui règle la question.
Un certain nombre d’espèces animales évitent l’inceste et cela
est en lien avec l’attachement. « Le tissage de l’attachement qui
inhibe la sexualité avec l’objet empreinte oblige au “déplacement
11. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985, Leçon IV.
12. Ibid.
13. Ibid.
22 Les incestes
14. Dans « Les pieds sur terre » de Sonia Kronlund, le 9 novembre 2018.
15. P. Legendre, Le dossier occidental de la parenté. Textes juridiques indésirables sur la
généalogie, Paris, Fayard, 1988.
L’inceste, un crime généalogique 23
16. Arrêt de la cour d’appel de Montpellier du 14 novembre 2018 qui fut cepen-
dant cassé par l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du
16 septembre 2020.
24 Les incestes
sauf pour les relations entre une personne et son enfant âgé de
plus de 14 ans et de moins de 18 ans, car même si elles sont
consenties, elles sont considérées comme des infractions sexuelles
spécifiques et sont punies plus sévèrement. Enfin, il faut noter
qu’en Italie sont considérées comme infractions les relations
sexuelles incestueuses librement consenties même entre adultes à
condition qu’elles soient notoires 17.
Ce débat pourrait paraître quelque peu abstrait et on pour-
rait objecter que la loi récente en France a tranché la question.
On verra que non : la loi n’a tranché qu’en ce qui concerne les
mineurs et à condition de savoir qui est qui et qui a « autorité de
droit et de fait » sur l’enfant, ce qui n’a pas grand-chose à voir
avec l’anthropologie et la clinique de l’inceste.
POURQUOI L’INCESTE ?
Pourquoi l’interdit ? Le miroir de l’identité
S’il a fallu que chaque culture trouve des règles traduisant l’in-
terdit c’est bien que la question est cruciale pour la survie et la
reproduction de l’humain.
Le narcissisme est au cœur de la construction du psychisme
humain. En résumé, l’enfant en naissant ne se sait pas lui-même
en tant que sujet ; il ne s’identifie que comme l’objet des soins
maternels, l’objet d’attachement, et il ne connaît que ses besoins
primaires. Assez vite, il se différencie des « autres » (la mère ou
tous ceux qui assurent les soins maternels). Le bébé solidifie son
narcissisme premier par la conscience d’être au centre du monde
maternel, puis il passe au stade de l’inquiétude : s’il n’est pas
gratifiant pour ses parents – ce qui soutient son propre narcis-
sisme – sera-t-il toujours au centre du monde ? Ainsi son narcis-
sisme est porté par la gratitude des parents qu’il soit un « bon
bébé » et il peut alors développer une forme de narcissisme (dit
« secondaire » parfois) qui est celui de l’échange narcissique : je te
valorise parce que tu me valorises, je ne tiens pas l’estime de Moi
que de moi-même.
Seulement les choses ne se passent pas toujours de façon idéale et
conforme à cette aimable théorie. La vie est ce qu’elle est… et la
19. Cité par G.W. Allport dans Structure et développement de la personnalité, Paris,
Delachaux et Niestlé, 1970.
20. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, op. cit.
L’inceste, un crime généalogique 27
21. Sophocle, Œdipe roi, trad. par P. Masqueray, Paris, Les Belles lettres, 1940, vers
982-984.
L’inceste, un crime généalogique 29
Irène Thery fait observer que notre société est la première qui,
ayant délié mariage et filiation, fait des unions sexuelles une
« question de conscience personnelle [et donc] ne fait plus de
l’inceste le cœur de l’interdit sexuel, autrement dit la dimension
la plus haute, la plus “englobante” de sa hiérarchie des inter-
dits. […] Le sens de cette formule est d’attirer l’attention sur un
paradoxe très peu compris : ce que nous combattons désormais
26. Faut-il préciser que cette remarque est exempte de tout jugement moral : le
psychologue comme le sociologue constatent l’état des personnes et des enjeux
sociaux, et même s’ils sont critiques, ne portent aucun jugement sur les choix indi-
viduels. La morale n’a pas sa place dans un raisonnement et un argument cliniques.
27. Conseil constitutionnel décision n° 2011-163 QPC du 16 septembre 2011.
L’inceste, un crime généalogique 33
28. Ibid.
34 Les incestes
On ne peut que constater que cette loi d’avril 2021 29 est encore
une loi pénale, donc de répression de l’inceste : elle n’est pas une
loi interdisant l’inceste mais le consentement des mineurs à l’in-
ceste, ce qui n’est pas la même chose.
Le Code pénal relatif aux inceste après la loi du 21 avril 2021
(extraits 30)
Section 3 : Du viol, de l’inceste et des autres agressions sexuelles
(articles 222-22 à 222-33-1)
– Article 222-23. Modifié par la loi n°2021-478 du 21 avril
2021 art. 9. Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque
nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la
personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence,
contrainte, menace ou surprise est un viol.
Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle.
– Article 222-22-3 31
Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux
lorsqu’ils sont commis par :
1° Un ascendant ;
2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un grand-oncle,
une grand-tante, un neveu ou une nièce ;
3° Le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées
aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité
à l’une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s’il a
sur la victime une autorité de droit ou de fait 32.
– Article 222-23-1
Hors le cas prévu à l’article 222-23, constitue également un
viol tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il
soit, ou tout acte bucco-génital commis par un majeur sur la
personne d’un mineur de quinze ans ou commis sur l’auteur
par le mineur, lorsque la différence d’âge entre le majeur et le
mineur est d’au moins cinq ans.
29. Je reprends ici en le remaniant un texte écrit en 2020 pour mes séminaires
de formation susceptible donc de ne pas mentionner de nouvelles modifications
législatives.
30. Je ne suis pas juriste : je ne retiens ici que ce qui a du sens pour comprendre la
clinique de l’inceste.
31. Cet article reprend essentiellement les interdictions de mariage énoncées aux
articles 161-162-163 du Code civil.
32. Nous soulignons.
L’inceste, un crime généalogique 35
– Article 222-23-2
Hors le cas prévu à l’article 222-23, constitue un viol incestueux
tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il
soit, ou tout acte bucco-génital commis par un majeur sur la
personne d’un mineur ou commis sur l’auteur par le mineur,
lorsque le majeur est un ascendant ou toute autre personne
mentionnée à l’article 222-22-3 ayant sur le mineur une auto-
rité de droit ou de fait.
Le sens de cette loi, comme de celle de 2016, est de « qualifier »
les actes sexuels d’incestueux s’ils sont commis par une personne
« interdite ». Ce n’est donc pas une loi sur l’inceste mais une loi
sur la violence sexuelle : s’agit-il de la même chose ? Ce qu’elle
nous dit en résumé, c’est que commis par certaines personnes de
la famille les actes sexuels sur un mineur sont des viols incestueux
sans discussion possible.
Cette loi avait pour objet de mieux protéger les mineurs des viols et
agressions sexuelles en supprimant l’invocation possible du consen-
tement : on remarquera que l’écriture juridique du texte ne reprend
pas ce terme – mais qu’il figure encore dans l’article sur les agres-
sions et viols non incestueux qui est resté en l’état (article 222-22).
La question du consentement doit donc être interrogée pour les
mineur(e)s de 15 à 18 ans. Or, ce texte particulièrement complexe
fait appel au discernement – notion assez peu scientifique – et à la
vulnérabilité pour apprécier le consentement. À défaut de subti-
lité juridique – qui n’est pas de ma compétence – le bon sens fait
s’interroger sur les raisons de la non-distinction dans le quantum
des peines applicables entre les uns et les autres : pourquoi, quand
ce n’est pas incestueux, la question du consentement se pose-t-elle
entre 15 et 18 ans ? On attend ce qu’en dira un jour le Conseil
constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme.
Il est écrit qu’un acte sexuel sur mineur par certaines personnes
« de la famille » (donc jusqu’à 18 ans) est sans discussion un viol
incestueux selon la qualité de l’auteur. Mais si le même auteur a,
ultérieurement aux 18 ans de la personne, une relation sexuelle
consentie avec elle, ce n’est plus incestueux, ce n’est même plus un
viol. Ce n’est plus incestueux non plus si l’auteur n’a pas autorité
« de droit ou de fait » sur le mineur. Comment cela s’apprécie-t-il ?
Si le beau-père présent à la maison est justiciable de cette disposi-
tion, le fils du frère de la mère ou l’amant de la mère pourrait, s’il ne
36 Les incestes
33. Cf. sur ce sujet S. Mulhern, « Les aléas de la thérapie des réminiscences : les
troubles de la personnalité multiple », dans M. Gabel, S. Lebovici, P. Mazet (sous la
direction de), Le traumatisme de l’inceste, Paris, Puf, 1995.
2
Pactes incestueux
et fabrique des liens innommables
2. Sophocle, Œdipe roi, trad. par P. Masqueray, Paris, Les Belles lettres, 1940, vers 460.
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 41
Laure D…
Pierre
51 ans
66 ans
L’inceste agi par Mark et Aline relève aux yeux de la justice pénale
d’actes de prédation sexuelle sur des enfants et des adolescentes
vulnérables, soumises à leur autorité. Mais il s’inscrit dans une
confusion généalogique pour laquelle le Code civil ne fait pas
rempart (alors qu’il y a mariage !), et d’une complexité telle qu’il
est bien difficile de repérer la « logique » destructrice à l’œuvre
dans cette famille.
Cette logique se met en place à partir du triplement de l’alliance
par les deux sœurs et leur mère, pour reprendre le titre du livre de
F. Héritier : si l’on accepte la thèse de l’una caro, l’union d’Aline et
Mark est en soi une transgression. Aline mariée à Jean est devenue
identique, de la même substance charnelle ; Mark, également,
était « de la même substance » que la mère de Jean, puisque marié
avec elle. Cette alliance aurait été interdite dans certaines cultures
car les deux nouveaux époux faisaient se toucher les substances de
la mère (Jade) et du fils (Jean). Le procédé, tout légal qu’il soit,
est incestueux : quoi d’étonnant alors que l’inceste sexuel arrive ?
On remarquera d’ailleurs que cette logique de redoublement/
déplacement d’un lien entre deux sujets inscrits dans une lignée,
aurait pu se reproduire, si Mark au lieu de violer sa belle-fille Lisa,
l’avait épousée après avoir divorcé de sa mère : il ne figure pas
dans sa lignée directe ou collatérale au sens de la loi, donc c’était
légalement possible. Cette hypothèse n’est en rien fortuite : Lisa a
évoqué comment son beau-père a enclenché ce fantasme, quand
elle est partie vivre avec son ami. Il lui a dit « qu’elle reviendrait
faire sa vie avec lui […] que je me rendrai compte que mon destin
est lié au sien ».
Ce que cette logique nous enseigne c’est que l’inceste se produit
aussi avant « l’inceste ». De nouveau posée pour un sujet la ques-
tion de « qui est le père » se révèle être la question source, au cœur
de laquelle surgit l’interrogation sur l’interdit. La particularité de
cette construction est que cette quête de désignation paternelle
fait remonter jusqu’aux prémices de la transgression de l’interdit :
non pas qui l’a agi, en terme d’actes criminels ou immoraux, mais
qui a rendu disponible la logique de cette transgression.
Cette femme, Aline, ne s’est pas remise de ce que sa propre mère
devienne sa belle-sœur (elle ne l’a plus jamais revue !). Refusant
le fait qu’une « mère » épouse un « fils » (son beau-frère), elle
va épouser un « père » (son beau-père) en symétrie et lui livrer
Pactes incestueux et fabrique des liens innommables 51
8. Barudy cité par Y.H. Haesevoets, L’enfant victime d’inceste, Bruxelles, De Boeck,
1997.
9. Comme le montre ce que C. Angot raconte de l’inceste qu’elle a vécu : Le voyage
dans l’Est, Paris, Flammarion, 2021.
58 Les incestes
12. « L’ordre du discours » est, à nouveau, une référence aux travaux de Pierre
Legendre qui considère d’abord l’inceste comme une attaque contre la filiation.
Ayant en mémoire ces travaux j’ai depuis longtemps prêté beaucoup d’attention
au langage de l’inceste (même non nommé) que les sujets concernés parlent, avec
leurs mots. Je cite au fil de ce livre nombre de ces paroles-clés qui disent où sont la
confusion de langue (comme le montrait Ferenczi) et au-delà le désir.
60 Les incestes
L’IMMATURITÉ
Georges, 40 ans, est surpris pas sa femme se masturbant devant leur
fille aînée, 13 ans, allongée sur son lit, nue, jambes écartées. Ce n’est
pas la première fois que cette scène a lieu et Georges reconnaîtra
avoir depuis quelques mois fait plusieurs fois fait déshabiller sa fille,
l’avoir pénétrée au moins une fois avec son sexe, parfois avec ses
doigts. Il invoque sa frustration sexuelle et son alcoolisme mais sa
femme et sa fille sont formelles : après plusieurs années de consom-
mation excessive il boit raisonnablement depuis un an, et du coup sa
femme a repris avec lui des relations intimes régulières. Condamné,
Georges accepte sa peine mais ne comprend toujours pas ce qui lui
a pris. La scène inaugurale qu’il raconte est la suivante : il est dans la
chambre et sa fille, nue, vient prendre des vêtements dans le placard
du palier. Il contemple sa nudité, et cela lui provoque une émotion
qu’il va chercher à retrouver en la faisant plusieurs fois se déshabiller
entièrement et s’allonger sur le lit ; le plus souvent il se masturbe
en contemplant son sexe. Georges a eu une enfance marquée par
la violence alcoolique de son père envers sa mère et lui – dont il
aurait été le « souffre-douleur » – et si, à l’adolescence, il n’a pas
hésité à faire le coup de poing avec son père, il est resté aussi bien
attaché à lui que proche d’une mère dont il était le chouchou. Tout
13. Pour ce qui est des pères incestueux j’ai relu et utilisé pour ces deux chapitres une
centaine de cas bien documentés et où la justice a condamné l’auteur.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 61
LA TYRANNIE MALTRAITANTE
Le tyran est celui qui s’arroge un pouvoir absolu sur les gens et les
choses. Dans les familles dont le fonctionnement est tyrannique,
la loi extérieure – celle de la société – est elle-même soumise à la
loi intérieure, la loi d’un seul. L’inceste est un agir, parmi d’autres,
de l’exercice de ce pouvoir au moyen de la force morale et/ou de la
force physique. La tyrannie maltraitante conduit presque inévita-
blement à l’inceste et non l’inverse, mais ce n’est pas son but. Pour
ces pères qui sont violents avec leur conjointe, leurs enfants, leurs
propres parents parfois, il s’agit surtout de ne laisser voir aucune
faille, aucun interstice, qui pourraient les mettre à nu. Il n’est pas
forcément besoin de cris et de fureurs, pour créer une emprise
sur un groupe familial, et, contrairement à une idée reçue, ces
pères seraient faciles à repérer si l’ensemble des professionnels de
santé et d’éducation avaient la formation nécessaire. Un homme
tyrannique parle à la place de toute sa famille : il est donc présent,
15. Masquée souvent par des IVG de jeunes filles prétendument enceintes de
« copains » ; il serait temps que les médecins et les associations qui aident ces jeunes
filles en prennent conscience.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 67
16. Ce procès, pour lequel j’avais examiné les victimes, a été commenté dans
Paris-Normandie par J.-P. Carpentier, en 1992. Tout le monde a pu comprendre la
violence inouïe de l’inceste. L’avocat général a dit dans son réquisitoire : « L’inceste
ne recule pas il progresse. Nous avons le devoir de dire à l’opinion publique des faits
choquants. » Vingt-cinq ans après, on a tergiversé plusieurs années pour savoir si
l’on devait légiférer pour dire que toute atteinte sexuelle envers un enfant de moins
de 15 ans est un viol… Ce ne sont ni les magistrats ni les autres professionnels qui
68 Les incestes
ont manqué à leur devoir, mais une société qui ne sait pas tirer leçon de ces procès
pourtant exemplaires.
Les pères (1) : à qui s’adresse le père incestueux ? 69
17. On peut toujours se défausser en se disant que cela se passait en des temps où
les professionnels n’étaient pas formés à ces question. Certes, c’est politiquement
incorrect de dire qu’il ne tenait qu’à eux de lire la littérature abondante sur le sujet
mais il est éthiquement peu acceptable de ne faire son métier qu’en fonction de l’air
du temps et c’est cet air-là qui jusqu’à aujourd’hui fait qu’on n’a pas cru et qu’on ne
croit pas à la charge de la haine qui victimise les enfants.
70 Les incestes
dormait, elle était pas consentante, mais j’aurai su qu’elle était pas
endormie… […] Je pense qu’elle sentait rien. » Veut-il signifier par
là que puisqu’il n’y a pas de plaisir il n’y a pas d’agression ou pas
d’inceste, ou que son geste est purement auto-érotique ? Privé de
sa fille du fait de ses révélations (la tentative de suicide de Lysiane
suit immédiatement une tentative de son père de l’embrasser),
Dominik séduit immédiatement une adolescente proche, et qui
est comme un « double » puisque, en plus d’être une cousine du
même âge que sa fille, elle a une jumelle. Il dira même que sa fille
en est « jalouse », ce qui est pour le moins singulier puisque Lysiane
ne veut plus le rencontrer ni lui parler ; cela signifie probablement
qu’il projette bien sur sa fille son propre désir.
La pulsion sexuelle de cet homme n’est donc pas aussi simple que
peuvent le laisser croire son mariage, puis son concubinage assez
long. Les témoins de sa vie et lui-même évoquent sa consommation
de films pornographiques même s’il se défend d’avoir un intérêt
pour les mineurs. Il a sans doute contenu pendant longtemps
cette partie inconsciente de sa pulsion qui s’adresse au « mystère »
de la féminité et à un objet de désir obscur. Que voulait-il voir
qu’il ne sache déjà sur la féminité en regardant des jeunes filles
à travers un trou ? Qu’attend-il d’une liaison avec une troisième
jeune mineure, continuant, par une autre forme d’inceste, un
inceste accompli et mis au jour ? Le signifiant de cette continuité
dans le choix d’objet peut s’interpréter ainsi : cet homme s’est
peu à peu figé sexuellement sur la question du mystère de la fémi-
nité, au point d’avoir besoin de fixer en image ce qu’il voyait sans
en croire ses yeux puisqu’il n’a cessé de poursuivre cette image.
Cette fixation et quelques autres indices comme la volonté de
travailler auprès d’enfants relèvent du registre pédophile. C’est
ce mécanisme psychique (la fixation) qui peut expliquer qu’il ait
une pulsion désirante en « entendant » la sexualité de sa fille et
le choix fait lorsqu’elle lui échappe : aller porter son désir à un
double (même âge, jumelle, faisant partie de la famille), signifiant
qu’il ne peut plus « extérioriser » et « des-incester » sa pulsion
sexuelle. Ce choix d’objet quasi identique signifie l’enlacement
de son désir avec une image/miroir de son propre désir.
Cet enlacement du désir à valeur narcissique est la figure centrale de
l’inceste : ce n’est pas sa fille que l’incesteur aime, quoique souvent
il s’en croit et s’en dise amoureux, mais une réplique/miroir de
l’obscur objet d’un désir, informulé parce qu’informulable. Par
76 Les incestes
L’autre leçon à tirer est donc que, lorsque les actes mis en œuvre
ne relèvent ni du seul processus incestueux ni du seul processus de
perversion, on retrouve comme point de jonction des processus
chez les auteurs une fixation inconsciente qui, pour certains,
tourne à l’obsession compulsive. Dans les pratiques incestueuses
de ces pères il y a la fascination pour le sexe de leur fille qui les
renvoie à une interrogation sur le sexe de la mère – pas la leur,
mais la femme-mère en général. En s’adressant à leurs filles et à
leurs garçons ces pères-là opèrent bien un retournement mais un
retournement de logique plus qu’un retournement de pulsion :
parce qu’ils n’y comprennent rien, ils s’emparent de la sexualité
d’un(e) enfant pour la marquer de leur sceau, et l’initier, alors
qu’eux-mêmes ont été mal initiés dans leur sexualité d’homme.
Ils sont d’ailleurs plus près de l’horreur (inconsciente) que de la
fascination mais comme des addictés qui échouent à retrouver
l’intensité de la sensation d’addiction, ils ne cessent de recom-
mencer sur un mode la fois dépendant-infantile et domina-
teur. La tyrannie bien réelle n’est ici que l’échec de la séduction
maîtrisée, un retournement du narcissisme primaire en pulsion
dévorante. Le plus tyrannique des sujets décrits dans ce chapitre
ne cesse d’ailleurs de ne pas comprendre pourquoi il est absurde
d’écrire sans cesse qu’il aime ses enfants, qui l’ont envoyé en
prison, alors que, précisément, il a échoué à les aimer comme
un père. L’inceste n’est pas une maltraitance comme la violence
physique mais il est cependant une haine de l’enfant, en ce qu’il
est un enfant et parce qu’il est un enfant : l’enfant est un être réel
et donc bien incapable de répondre au besoin du père devenu un
adulte/enfant.
4
Cette histoire nous apprend que des pères qui pourraient faci-
lement différencier le viol de l’inceste, puisqu’ils ne sont pas
biologiquement mais seulement civilement le père de l’enfant violé
(ce qui suffit pour la loi à qualifier l’acte d’incestueux), ne le font
pourtant pas parce qu’ils sont dans une autre dimension de la domi-
nation. Ils sont comme « celui qui impose dans le lien affectif à
l’autre la logique malade de son fantasme inconscient. Un fantasme
dans lequel il joue le rôle d’une victime malheureuse et constam-
ment insatisfaite 1 ». Nos lointains prédécesseurs cliniciens quali-
fiaient ces personnalités d’hystériques. Ce mot ne figure plus dans
les nosographies modernes, et il est même devenu une injure plus
qu’une notion clinique, ; on ne l’enseigne plus que très rarement et
je suis certain que pour beaucoup de « psys » contemporains, sans
compter les non-psys, c’est un « truc » de psychanalyste. Pourtant,
quand on examine un cas comme celui de Hugh, insatisfait de ses
relations aux femmes dont il dénigre les capacités tant d’amantes
que de mères, se posant, lui, en homme-mère parfait, et attribuant
à sa fille un désir et des actes sexuels multiples, on voit bien que son
Moi est hystérisant : « Il installe dans le corps de l’autre [sa fille en
l’espèce] un corps nouveau aussi libidinalement intense et fantas-
matique que l’est son propre corps hystérique 2. » Comme bien
d’autres pères, cet homme projette sur sa fille ce qui est son conflit
psychique profond, et son angoisse face à l’identité sexuelle, ce qui
le conduit à « sexualiser ce qui n’est pas sexuel 3 » – en l’occurrence
le corps impubère de sa fille avec lequel, par l’imposition de ce lien
charnel, il se relie, alors que biologiquement il n’avait pas de lien
à l’origine. Voilà pourquoi il ne la renie pas comme fille. À l’instar
d’autres incestueux (père ou frère adolescent, grand-père, etc.), il
se sert de l’attachement affectif pour sexualiser le moindre signe, le
moindre objet, la moindre parole : il rapporte ainsi que sa fille aurait
discuté à 13 ans de sexualité avec une cousine, preuve consciente
à ses yeux de son dévergondage, mais surtout preuve inconsciente
pour lui de sa disponibilité. La fille de Hugh était attachée à son
père et quand sa mère dit qu’elle était « collée à lui », cela montre
qu’elle avait en effet reporté sur ce parent ce que ne lui donnait pas
une mère dépressive, imbibée d’alcool et de médicaments.
LE PACTE INCESTUEUX
4. Comme bien d’autres hommes, celui-ci pense que la fellation imposée ou la péné-
tration avec les doigts n’est pas un viol… mais n’a pas de mots pour désigner ces actes.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 89
était au volant. Il lui tire deux balles dans la tempe et l’épaule, puis
retourne l’arme contre lui, s’en sort malgré tout. “Il est hospitalisé
à Rouen. Son état est très critique, les fonctions cérébrales ne sont
plus en état”, précisait, hier, la procureure de la République. Survi-
vra-t-il à ses blessures ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, il s’agit d’un drame
“passionnel”.
D. Mannechez se trouve en effet au cœur d’une affaire unique
dans les annales judiciaires françaises, celle de “l’inceste consenti”.
On découvre éberlué cette histoire devant la cour d’assises, en mai
2011. Une jeune fille a dénoncé des faits de viols commis par son
père alors qu’elle n’avait pas 15 ans, mais c’est un système clanique,
entièrement tourné vers la satisfaction sexuelle du pater familias,
que décortiquent les jurés. Mannechez, décrit par les experts
comme “beau parleur” et “tout-puissant” a commencé à coucher
avec son aînée avec la complicité de sa femme, une quinquagénaire
effacée. Puis sa cadette a été invitée à partager sa couche, “pour ne
pas qu’elle se sente délaissée”.
Au début, les filles indiquent qu’elles avaient moins de 15 ans lors
des premiers rapports. […]. Elle reviendra également sur ce point,
parlant d’“acte d’amour”. Le tout a lieu non pas dans la courée d’un
quartier populeux mais chez un cadre supérieur, dans une propriété
avec 5 000 m2 de terrain […].
En 2011, le père est condamné à huit ans de prison, la mère, pour
complicité, à cinq ans. Le procès d’appel se tient en novembre 2012.
On y croise la fine fleur du barreau […] La cadette a retiré toutes ses
accusations. L’aînée, elle, assume de vivre avec son père et d’avoir eu
un enfant avec lui, en 2002. […]. Tous les avocats plaident dans le
même sens. “On est à la frontière du droit et de la morale”, analyse
la défense. Les jurés sont bien embêtés et ne rendent un verdict que
deux ans plus tard, on cherche encore à comprendre : pour eux,
Mannechez a bien violé ses filles mineures de 15 ans mais il n’écope
que de cinq ans dont deux ferme. Il échappe à l’incarcération. »
La suite « logique » de cette histoire est arrivée deux ans après ce
verdict très indulgent obtenu à partir de l’affirmation par les deux
jeunes femmes de leur « consentement » : Virginie a pris conscience
qu’elle ne pouvait rester avec un père-amant qui n’avait plus qu’elle
à tyranniser et lui rendait la vie insupportable. Il n’a pas accepté
cette rupture et l’a cherchée, trouvée et tuée.
Ce qui est rapporté est en effet assez stupéfiant : Betty, la deuxième
fille du couple, a dénoncé l’inceste en 2002 auprès d’une assistante
sociale. Denis a été mis en examen comme sa femme, mère des
enfants, et placé en détention provisoire. Mais il sort au bout de
deux ans alors que l’instruction va se poursuivre pendant encore
92 Les incestes
10. Les deux jeunes filles ont aussi mis en cause leur mère parce qu’elle a incité à
l’inceste, ce qu’elle-même a admis ; Laurence fut d’ailleurs la seule à admettre sa
culpabilité et l’inacceptable de la situation durant les procès.
11. Voir le livre de Betty, qui raconte cette tyrannie dans les détails.
12. Les éléments de personnalité concernant Denis Mannechez sont issus de l’ex-
pertise que m’avait demandée la juge d’instruction en 2002 – j’indique par un asté-
risque les paragraphes qui ont été repris sans modification de cette expertise.
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 95
jalouse avec sa mère qui désirait aussi un enfant (et qui a eu,
en effet, une troisième fille avant que Virginie n’ait son enfant).
C’est aussi Denis qui dit, notamment lors de son expertise, que
ses filles étaient heureuses 14, ce qu’elles ont aussi fait croire à
l’audience.
* Une autre réflexion étiologique est contenue dans cette réflexion
de D. Mannechez à propos du début de son alliance avec Laurence,
et son soupçon de légèreté sinon d’infidélité : il a pensé le bébé
« souillé ». Or ce bébé est Virginie – dont il n’estimait en rien que
ses actes incestueux l’ait souillée. D. Mannechez s’est considéré
comme atteint par le comportement d’une femme, mais cette
dé-narcissisation a un corollaire : sa femme lui aurait promis la
virginité de Virginie. Ce fantasme (ou cette reprise d’énoncé sous
une forme qui lui convient, puisque sa femme l’a contredit) a une
signification réparatrice tout comme le fantasme d’inceste entre sa
femme et son beau-père, qui vient confirmer le mode d’organi-
sation sexuelle : en accomplissant dans la réalité cette prétendue
prophétie, D. Mannechez reproduit dans l’agir le fantasme de l’in-
ceste à la génération précédente, tout en surinvestissant Virginie
de tous les rôles : fille, amante, mère, et même collaboratrice à son
travail. Dans son premier interrogatoire il indique de la même
façon avoir eu des relations avec Betty parce que « dans la famille
on pensait que je privilégiais systématiquement Virginie » : de
nouveau il s’agit d’une représentation « réparatrice » de l’inceste,
en tant qu’il remettrait l’autre à une place dont il aurait été dépos-
sédé. La sexualité agie devient ainsi une sexualité « réparatrice »,
re-narcissisante et par la répétition des grossesses (même interrom-
pues) de la mère et des deux filles 15, prend valeur d’emprise sur les
femmes et sur le sexe des femmes-mères.
14. Contrairement donc à ce qui a été répandu par l’avocat de Denis Mannechez,
ce n’est pas selon une thèse avancée par un expert – en l’occurrence l’auteur de ces
lignes – que cet inceste était un inceste « heureux » mais bien le point de vue des
protagonistes qui l’ont soutenu pour se protéger. Cf. le récit par Betty de l’audience :
à une question de l’avocat à Virginie : « Pourquoi défendez-vous votre père ? – Parce
que je l’aime », et l’avocat lui fait répéter pour que les jurés entendent bien…
15. Betty dans son livre parle de plusieurs IVG à 13, 15 et 17 ans : il est stupéfiant
que les médecins qui l’ont vue à 13 et 15 ans enceinte n’aient pas fait de signalement
(ce qui aurait été le cas au Royaume-Uni). Il est non moins étonnant que ces faits
ayant été en réalité connus il n’y ait pas eu d’enquête qui aurait permis de casser l’af-
firmation « cela a commencé après nos 15 ans » soutenues à l’audience (dix ans entre
la mise en examen et le procès… ça laisse le temps d’enquêter auprès des hôpitaux
et cliniques).
Les pères (2) : l’hystérique, le pacte meurtrier et l’iconoclaste 97
L’ICONOCLASTE
qui scelle le pacte et qui reste inscrit pour toujours dans la chair
de la victime et dans le psychisme familial. C’est la raison pour
laquelle il faut parfois attendre la disparition ou la mort de l’un
des protagonistes pour que la révélation soit possible : rien n’est
plus dangereux que de se rebeller contre un sacrifice qui est
constitutif de l’alliance familiale.
La troisième leçon est de comprendre la persistance de la position
de ces hommes. Pourquoi ne se soumettent-ils pas après condam-
nation ne serait-ce qu’à la matérialité de la sanction ? Pourquoi
risquer d’aller jusqu’au meurtre ? Cela pose un grave problème
pour la société et une douleur infinie pour les victimes.
Le prononcé de la loi qui condamne est sans effet sur ce qui sous-
tend l’inceste parce que la sanction n’éteint pas le fantasme et
que, surtout, conforté par le soubassement psychique d’un pacte
inconscient, ce fantasme est autre que fantasme sexuel. Ce n’est
pas pour trouver un plaisir sexuel, avec le petit supplément jouissif
d’une jouissance interdite, que l’auteur de l’inceste attaque son
enfant, mais bien pour formuler un énoncé impossible, fabriquer
une image qui ne fonctionne pas comme un interdit.
L’image, pourquoi ? Je dirais, comme P. Legendre 16, que
« l’image c’est, osons le dire, des entrailles humaines ». L’image
est ce qui permet de voir. Dans son enfant qu’il soumet au désir
de reproduction de son image (fantasme de lui faire un enfant)
le père assoit non pas sa « toute-puissance », au sens trivial qu’il
a pris aujourd’hui dans les écrits juridiques ou éducatifs, mais
l’assurance qu’il est le « maître des images » puisqu’il a franchi
l’irreprésentable et l’indicible, en fusionnant mère et enfant
dans une même entité, construisant une généalogie a-sociale, et
imprimant cette image à jamais dans sa descendance. Souvent,
c’est au moment de mettre au monde ou bien face à un enfant
adolescent agissant sa sexualité que les victimes d’inceste sont
à nouveau saisies d’effroi par cette image présentifiée d’enlace-
ment avec leur géniteur, qui a brouillé définitivement la ques-
tion « de qui est l’enfant », non pas biologiquement parlant
mais l’enfant fantasmé/idéalisé. Lui, le père, seul, serait à l’ori-
gine de tout : pourquoi y renoncerait-il au prétexte que la
société l’a condamné, puisque le pacte incestueux n’est ni jugé,
ni jugeable, ni donc dénoué ?
1. Ce chapitre est la réécriture d’un article : J.L. Viaux, « L’inceste des mères. Analyse
criminologique de la part des mères dans l’inceste », Revue internationale de crimino-
logie et de police technique et scientifique, vol. LV, n° 4, 2002, p. 432-445.
2. Par exemple, en 2015 paraissait une nouvelle édition de L’enfant victime d’in-
ceste de Y.-H. Haesevoets (De Boeck) publié initialement en 1997 : entre les deux
102 Les incestes
éditions les trois pages consacrées aux mères incestueuses n’ont pas varié, aucune
référence supplémentaire n’est donnée. En deux décennies cet auteur, très bon
connaisseur du sujet, n’a rien de plus à dire ou à citer sur les mères incestueuses (ni
du reste sur les grands-parents ou les fratries).
3. A. Green, « La relation de la mère nécessairement incestueuse », dans J. André
(sous la direction de), Incestes, Paris, Puf, 2001.
L’ inceste des mères 103
4. Louis Malle dans son film Le souffle au cœur (1971) raconte un inceste mère-
fils ; cela fit scandale, mais ne déclencha aucune prise de conscience sociétale, pas
plus que ce le fut à l’époque pour la pédophilie revendiquée de certains écrivains
défendus par de notables sociologues, psy, médecins, politiques…
5. J.-L. Senninger, F. Boquel, A. Senninger, « Inceste mère-fils : étude actualisée des
aspects juridiques, criminologiques et psychopathologiques », L’information psychia-
trique », vol. 89, 2013, p. 723 -732, https ://www.cairn.info/revue-l-information-
psychiatrique-2013-9-page-723.htm
104 Les incestes
épouse ! – ait une liaison avec sa sœur, toujours pour le même motif,
puis avec une autre de ses filles mineures…
Donc elle n’a pas elle-même commis d’inceste « en acte » mais elle
a, comme la mère du Petit Chaperon rouge, été l’organisatrice du
sacrifice incestueux. Pour démêler cet écheveau d’incestes, éviter la
répétition et protéger la génération suivante (les enfants victimes et/
ou nés de l’inceste), il faudrait avoir un regard large et une repré-
sentation des enjeux psychiques de chacun. Or, le traitement du
premier inceste père-fille n’a été qu’un suivi éducatif, puis la victi-
misation sur incitation de la mère a été traitée comme une agression
sexuelle par un concubin, et le reste… ignoré.
L’aspect « sacrificiel » des manœuvres incestueuses, souvent mis
en interprétation « après coup », est pourtant un moyen intéres-
sant de s’interroger sur l’enjeu généalogique, donc la fabrique
des liens, à l’œuvre dans une famille, et par là même de penser
l’inceste possible. Dans les histoires enchevêtrées d’enfants très
souvent déplacés (prêtés, donnés, confiés) au sein des familles (ce
qui favorise leur victimisation), il est assez rare de penser que
le metteur en scène de ces déplacements, à valeur sacrificielle,
ouvrant sur de possibles incestes, n’est pas toujours le parent,
objet de l’attention des services socio-judiciaires, mais l’aïeule.
Cette attention au lien particulier de la mère et du père avec
leur propre mère, qui est parfois bien analysé dans des violences
physiques, éclaire pourtant par qui l’inceste arrive et se reproduit.
Le cas suivant a été choisi parce que, durant dix ans, j’ai rencontré
un à un tous les membres de cette famille – sauf le fils aîné qui
n’a aucune implication – et que les enfants ayant toujours été
conduits à ma consultation par leur grand-mère, j’ai eu rapide-
ment des éléments pour penser qu’elle était à une place parti-
culière, ce que l’histoire a confirmé.
Mme Charles et ses enfants
Sophie, 29 ans, me dit : « La perte de Brice pour ma mère serait
une catastrophe », « J’ai essayé d’enlever Brice à ma mère durant
quelques jours, elle est tombée malade », « Il fait du bien à sa grand-
mère ». Elle argumente ainsi que son enfant, dont elle ne peut s’oc-
cuper, ne soit pas confié à son père légitime par la justice. Brice, fruit
d’une union passagère entre elle et Basile Calais, a été laissé par elle
à sa mère depuis sa naissance. Quelques mois après m’avoir dit cela,
cette jeune femme, mère d’un deuxième enfant, Luc, meurt brus-
quement : le fils revient au père, au terme de la loi. Dans les faits
108 Les incestes
M. Risse
Basile Calais
Jacques B. Jean Joly Jean B.
Anne B. Sophie B.
Lucien Roux
Mme Charles a eu deux maris plus une aventure : elle s’était séparée
de son premier mari, Buisson, docker, alcoolique, qui est décédé
sans avoir revu ses enfants. Après une brève aventure avec un certain
M. Risse l’année suivant la séparation, elle se remarie avec M. Borne.
Son premier fils n’a pas eu d’enfant et n’a donc jamais donné prise
aux service sociaux, ni n’est intervenu. Le second fils, Jean, est le
dernier de la fratrie. Il vit en concubinage, officiellement depuis sa
majorité, mais en réalité il a été emmené à l’âge de 13 ou 14 ans par
son « copain-tonton », M. Risse, qui était l’amant de sa mère, et
L’ inceste des mères 109
10. Au point que Brice sera placé en institution par un juge des enfants, et que
Mme Charles demandera alors à bénéficier seule d’un droit de visite, s’opposant au
droit de visite du père en arguant que Brice au lieu d’aller chez son père vient chez
elle.
11. A. Papageorgiou-Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse,
dans P. Legendre, Leçon IV, suite 2, Paris, Fayard, 1990.
112 Les incestes
quand elle avait 17 ans. Elle s’est donc mariée – sur injonction de
sa mère et pour masquer ce « déshonneur » avec celui qui devient
le père de Sandrine, la fille qu’elle a incestée. Son mariage a duré
deux ans. Elle s’est séparée de son premier mari « parce qu’il tapait ».
Avec son deuxième mari elle a eu cinq enfants dont l’aîné est décédé
à l’âge de 2 semaines. Francine dit de lui tantôt qu’« il travaillait
bien, il était maçon, les enfants ne manquaient de rien », « J’étais
pas malheureuse avec lui » , et tantôt qu’il la frappait et qu’elle a dû
voler pour « nourrir [ses] gosses », ce qui n’est pas totalement faux.
Le troisième conjoint, Denis, est violent, comme les deux premiers,
ce qui ne l’interroge pas vraiment. Elle a eu deux autres enfants
avec lui. « J’avais peur de lui », « J’étais traumatisée, quand un
bonhomme fait 100 kg, vous avez juste à la fermer », « J’étais tout
le temps toute seule », « Il était dehors il rentrait à 2 heures du
matin », « Depuis cinq ans ça va plus », « J’ai payé toutes les dettes
qu’il avait faites derrière mon dos, il me prend pour une imbécile. »
De Sandrine, sa fille Francine dit qu’elle est « douce », qu’elle rend
service, qu’elle a peut-être un « sale caractère, mais elle est gentille ».
Elle explique qu’elle a « eu envie d’elle » : « c’était normal, parce
que c’était ma fille ». Elle a eu deux fois des relations avec elle. « Ça
date de vieux, elle avait 14 ans » (elle en a 17 quand Francine dit
cela). Cependant elle dit avoir « honte », ne pas savoir ce qui lui a
pris, avoir décidé d’arrêter net, bien qu’elle y ait pris du plaisir et
qu’elle pense que Sandrine aussi. La première scène a eu lieu en
présence de Denis, dans la chambre conjugale, où la jeune fille a
été appelée, dévêtue, et a subi des attouchements et pénétrations
par sa mère en premier puis par son beau-père. Celui-ci dira que,
encouragé par cette initiative de sa femme pour laquelle il n’a plus
aucune attirance, il a commencé à avoir des relations sexuelles avec
Sandrine, la plupart du temps dans la cave. Ce qui durera pendant
deux ans jusqu’à ce que, multipliant les fugues, la jeune fille, qui
est en plus battue, soit placée en foyer après signalement. Sandrine
révèle très vite à son éducatrice ce qu’elle a vécu et porte plainte.
Concernant son beau-père elle explique que celui-ci lui faisait du
chantage car elle avait un petit ami (ce qu’ignorait sa mère) et que,
s’il l’a contrainte au début, elle avait fini par prendre du plaisir à
ces relations. Au moment du procès, auquel elle ne voulait d’abord
pas assister, elle écrit une lettre pour dédouaner mère et beau-père ;
finalement, elle est venue à la barre réaffirmer sa première déclara-
tion, de la première scène à toutes les autres, en expliquant vouloir
que cela « se termine », et qu’elle a pardonné.
Francine soutiendra avoir « appris par les policiers » les relations de
Denis avec Sandrine ce qui lui fait dire : « En plus elle se tapait
mon bonhomme dans la cave donc elle était consentante », « Denis
L’ inceste des mères 115
lui donnait de l’argent et moi je n’en avais pas pour les enfants »,
« Elle m’a pris mon bonhomme », « Moi je l’ai pas emmenée dans
la cave. » Et aussi : « Elle nous a fichu dans la merde, surtout moi. »
Cette femme est à l’évidence une personne frustre (aussi bien dans
la pensée que dans l’affect) du fait des conditions de son éducation.
Elle souffre d’une inhibition des affects (peu de liens chaleureux,
incapacité à exprimer son affectivité) et fonctionne sur un mode
primaire, égocentrique. Les modes de défense psychologique sont
rigidifiés pour lutter contre l’anxiété, et pour projeter sur autrui ses
difficultés d’existence, en empêchant toute interrogation person-
nelle (sur la récurrence à choisir des compagnons violents, buveurs,
dominants). Elle a avec autrui des rapports agressifs et possessifs.
Dès lors qu’il s’agit de ses enfants ou de son passé, elle a tendance à
dire « qu’elle ne sait pas », alors qu’elle est capable, dans un deuxième
temps, de préciser sans réticence : il s’agit d’un mode de défense
élémentaire contre toute prise de conscience, par le biais d’une sorte
« d’éparpillement » des éléments de son histoire personnelle qu’elle
s’efforce de ne pas relier entre eux. Elle a été condamnée à deux ans
de prison et son concubin à sept ans.
La dynamique incestueuse pour cette famille repose moins sur la
frustration affective et sexuelle – qui est l’explication qu’en donne
cette femme, dans un contexte de pauvreté des relations avec un
concubin qui la délaisse – que sur l’ambivalence des sentiments
et des désirs envers sa fille : elle utilise délibérément celle-ci
pour conserver un compagnon qui ne la désire plus. Comme
elle a perçu que son compagnon s’intéressait aux jeunes filles et
lui fait des remarques fréquentes sur celles qui vivent dans leur
immeuble, elle se fait l’organisatrice de la scène initiatique où elle
est la première à abuser de l’adolescente avant de la « passer » en
quelque sorte à son concubin.
L’hypothèse de l’authentique désir d’inceste, c’est que la scène
initiale fonctionne comme un moyen de posséder et de garder
tout à la fois son compagnon et sa fille ; le but inconscient est
donc de devenir « dominante » dans la relation, retournant la
situation qu’elle vit auprès d’un mâle dominant. La certitude du
consentement de sa fille est la marque, commune aux hommes
et aux femmes, d’un dessein incestueux. À cela s’ajoute le voir
(caché et montré) d’une relation beau-père/fille qui reproduit
son propre viol vécu à l’adolescence : c’est en effet sous les
fenêtres de l’appartement familial que cet homme « sifflait »
sa belle-fille pour qu’elle descende avec lui dans la cave, dans
116 Les incestes
12. En même temps que cette femme, une autre femme a été jugée pour des faits
identiques – actes sexuels sur sa propre fille – filmée ou photographiée par le même
homme.
L’ inceste des mères 117
13. L’exemple cité est un cas qui s’inscrit dans le pénal. Il y a eu condamnation.
Dans des dossiers de séparations conflictuelles ou de suivis d’enfants maltraités, j’ai
rencontré des cas identiques mais le contexte et les institutions font que la tendance
est de détourner le regard et ne pas élaborer au-delà des questions d’inceste père-
enfant, bien connues et faciles à manier. Hors contrainte et risque pénal, paradoxa-
lement, il n’y a donc pas possibilité d’aller très loin dans les enjeux psychiques.
L’ inceste des mères 119
que sa propre fille, Maddy, était violée régulièrement par son père
dès l’âge de 8 ans.
Ariane a eu des relations sexuelles avec Jules, son beau-fils, de l’âge
de 5 ans à l’âge de 12 ou 14 ans. Comme avec Jules, elle aura des
relations sexuelles avec son propre fils, Amédée junior, fellations et
demandes d’attouchements sur elle quand ils sont petits ; relations
vaginales quand ils deviennent pubères. Jules racontera que, à partir
de 14 ans, il a partagé avec son père une jeune femme de 20 ans,
Adèle – une des nombreuses maîtresses de son père –, cependant
qu’Ariane avait des relations avec un homme qui deviendra le
compagnon de cette jeune femme. Amédée junior a également eu,
à 16 ans, plusieurs rapports sexuels avec Adeline, qui était alors tout
juste majeure, maîtresse de son père, et qui devient la mère de ses
deux plus jeunes frères ; il a été supposé que l’aîné de ces garçons
était de lui et non de son père…
Dans cette confusion générationnelle on voit que les femmes
n’hésitent pas à partager sexuellement avec un « père-amant » les
enfants, les leurs et ceux des autres.
Ariane est une femme démunie, peu scolarisée et alcoolique ; il faut
évidemment tenir compte de sa vulnérabilité et de sa soumission
aux hommes (il semble que son mari l’ait incitée à des relations
tarifées). Elle n’a aucun mécanisme de protection psychique à part
de pauvres dénégations pour ne plus parler de ce qu’elle a vécu, et
confirme cependant sans difficulté ce qu’ont dit les enfants. Elle n’a
aucune compassion à leur égard. Mais les actes qu’elle a commis
puis racontés montrent que, durant plusieurs années, elle a consi-
déré les enfants comme des objets sexuels, soit sur un mode voyeu-
riste en assistant aux actes de son mari, soit en agissant sexuellement
pour sa propre satisfaction. Partenaire d’un homme qui était proba-
blement un grand pervers elle a partagé sa perversité en clivant sa
place de mère et ses désirs de femme, en acceptant des relations
avec des hommes que son mari lui présentait et qu’il regardait faire,
cependant que lui avait des relations avec tous les enfants ou de très
jeunes femmes.
Il n’est pas besoin de commenter longuement cette situation
familiale pour arriver à la conclusion que les femmes, comme les
hommes, peuvent être des initiatrices actives de l’inceste même si cela
reste un impensé social, judiciaire… et clinique. Elles partagent
sciemment père et fils : elles commettent de facto une fusion des
humeurs qui est un des invariants fondateurs de l’interdit de
l’inceste.
Inceste et confusions familiales : Ariane et Amédée
120
Les incestes
L’ inceste des mères 121
que des pervers, alors que la plupart des personnes dont nous
parlons ne sont souvent que des personnes agissant au sein d’un
système familial pervers, donc ne sont pas psychologiquement
perverses. Si les femmes ont, encore plus que les hommes, du
mal à comprendre la sanction pénale dans les cas d’inceste, c’est
qu’elle ne fait pas sens là où il faudrait ; elle ne leur permet pas
d’advenir au statut d’adulte génital, en déconstruisant le système
familial qui a « autorisé » l’inceste, puisque le système en tant que
tel n’est pas condamné – même très rarement évoqué au cours de
la procédure – et donc seule la personne est visée par la condam-
nation. Or, si elles avaient été seules, des femmes comme Ariane
ou Francine n’auraient pas agi ainsi.
Pour conclure et résumer nos propos sur les mères inces-
tueuses – pour lesquelles singulièrement aucun des auteurs qui
ont classifié les incestes n’a produit de catégories –, on distin-
guera de façon purement descriptive :
– la complicité « simple » qui consiste à « ne pas savoir » ou à ne pas
interpréter les signaux envoyés par l’enfant ou à ne pas s’étonner
de l’habitude de son compagnon d’entrer dans la salle de bains
quand l’enfant, notamment une jeune fille pubère, s’y trouve. Il
s’agit là d’une passivité ayant pour origine soit la répétition soit le
non-fantasme de l’inceste, au sens où l’entendait Racamier, c’est-
à-dire que la pensée de l’inceste est tout simplement barrée pour
des femmes qui, la plupart du temps, ont pourtant été victimes ;
– l’association perverse par laquelle une mère utilise un de ses
enfants, fille ou garçon, qu’elle va initier pour satisfaire son
amant ; sans être elle-même perverse, elle tire satisfaction de la
perversion de l’homme. Il s’agit là de couples « maléfiques »,
comme dit la presse à scandale, équivalents de ce que sont les
couples de prédateurs non incestueux ;
– l’inceste au sein d’un groupe familial confus et pervers, comme
nous en avons déjà donné plusieurs exemples.
Quant au soubassement psychique de ces passages à l’acte on
retrouve toute la gamme des traumas et autres conséquences
de violences (sexuelles ou non) vécues dans l’enfance qui est la
fabrique des mères maltraitantes. La détermination de ce qui
conduit à l’inceste plutôt qu’à une autre forme de passage à
l’acte sur autrui (spécialement les enfants) reste une affaire de
sujet particulier dans une histoire particulière : théoriser que
tel vécu conduit à produire tel type d’agresseur(euse) a, me
L’ inceste des mères 123
Notre société – parce que les femmes sont trop souvent les
victimes – a tendance à oublier qu’elles aussi ont des capacités de
violence. L’énonciation constante que la prédation sexuelle est le
fait des hommes, que l’inceste paradigmatique est l’inceste père-
fille, etc., ne facilite pas la compréhension de ce qui se passe dans
les familles et de la part des mères dans l’inceste. Il faudrait relire
d’un autre œil la clinique du quotidien dans les dossiers des juges
des enfants : on se reportera notamment aux cas cités dans le
chapitre 2 et plus généralement à la place que les mères occupent
dans les violences et les négligences sur les enfants en général 16.
Il faut chercher à comprendre pourquoi ces mères qui, parfois
ont elles-mêmes été victimes de leur frère ou leur père, se sont
tues, et pourquoi elles ont pu envoyer leurs enfants en vacances
ou en week-end chez leur propre père ou leur oncle incestueux,
sous les yeux de leur propre mère, elle-même aveugle et muette
sur ce que leurs filles ont vécu. C’est un enjeu essentiel pour
sanctionner, non au sens de la sanction pénale, mais au sens
d’imposer une pause et une marque sur cette dynamique. Cela
oblige à accepter l’idée qu’elles nient la dimension du désir de
l’inceste subi, dont tout un chacun sait en son intime qu’il ne
s’éteint jamais. Elles ne pensaient pas qu’il recommencerait ?
Leurs enfants sont les enfants de ce « Non » là : non au lien
particulier qui les unit en tant qu’enfant à leur mère, laquelle
n’a jamais pu les interdire à leur père ; non au désir dont elles
ont été l’objet ; non à la reconnaissance que tout enfant est aussi
un enfant d’un désir œdipien inconscient. Elles admettent l’in-
ceste comme l’ensemble de notre société l’admet : rabattu sur
le sexuel. En apparence, car certaines ne porteront pas plainte,
quand elles ne dissuaderont pas carrément leur fille de le faire.
« Je ne voulais pas porter plainte, nous habitons une petite ville »,
me dit l’une de ces jeunes filles victime d’une répétition étendue
sur près de quarante ans, justifiant aussi que sa grand-mère ne
l’ait pas fait pour sa mère. Dans ces cas de figure, le désespoir
des enfants ou des adolescentes est immense, puisqu’elles sont
enfermées dans une plainte sans fin, pour savoir d’où et de quel
désir au juste ils/elles sont issu(e)s.
Si l’on tient compte de cette place des mères dans l’inceste, il
devient alors compréhensible et incontournable de pouvoir
Les beaux-pères,
les oncles et les autres
LES INITIATEURS
Plus souvent que les pères, les beaux-pères mais aussi les
oncles – parfois les grands-pères – se posent en « initiateurs »
de la sexualité de l’enfant. Comme ils ne sont pas un parent/
éducateur direct cette posture présente l’avantage de mettre la
victime dans une position psychique très complexe, qui lui rend
difficile de dire ce qui se passe : la curiosité sexuelle est une donnée
constante du développement humain, trop souvent oubliée, voire
contestée 2. L’idée que les enfants jusqu’à un certain âge sont des
« anges », donc sans sexe et sans désir, pour archaïque qu’elle soit,
chemine encore dans la tête de pas mal d’adultes et facilite d’au-
tant plus les initiations criminelles des enfants. Or, l’humain est
un être sexué dès la naissance et les questions qu’il se pose sur la
sexualité commencent très tôt : la différenciation anatomique des
sexes déclenche des questions que l’enfant n’explicite pas comme
telles, mais le pousse rapidement à observer, à se poser la question
de ce qui a précédé sa naissance, etc. Si cela n’agite pas en perma-
nence le cerveau des enfants, il est des moments particuliers tout
au long de la vie de l’enfant qui viennent réveiller cette curiosité ;
de ce fait, quelqu’un qui se pose en « initiateur » vient (sans en
être conscient) percuter cette curiosité.
Concernant spécifiquement les beaux-pères, il ne faudrait pas
oublier que leur arrivée auprès de la mère des enfants réveille la
question sexuelle. Que l’enfant ait demandé et compris ou non
« comment on fait les bébés », le fait qu’un homme à nouveau
partage le lit de sa mère, et que cet homme ne soit pas son papa
est immédiatement une source de questions auxquelles les adultes
répondent rarement. La sexualité des parents est en effet l’une
des empreintes qui source la sexualité de l’enfant. Il n’est donc
pas surprenant que, quand un homme met ses désirs sexuels
au niveau des interrogations de l’enfant, celui-ci en soit rapide-
ment prisonnier puisque même si les actes ne lui plaisent pas,
qu’il n’en tire pas de satisfaction, le fait même du secret que lui
impose l’agresseur percute cette curiosité sur ces choses qu’on
ne dit pas. À la période pubertaire où l’identité sexuelle et l’ap-
parence physique de son sexe biologique sont parfois difficiles,
2. Si cette curiosité sexuelle, à tout âge, n’existait pas, les entreprises de pornographie
auraient fait faillite depuis longtemps…
136 Les incestes
3. Voire purement fantasmé comme le rapporte J.-F. Solal dans l’histoire de Marie,
qui croit avoir fait l’amour avec le garçon de son choix mais qui est toujours vierge et
se moque de son psychanalyste qui y a cru : « Peut-être cela se remet [l’hymen] après
chaque fois ! Cela serait bien ! », J.-F. Solal, « La vierge et le psychanalyste », La lettre
de l’enfance et de l’adolescence, n° 68, 2007, p. 63-68.
Les beaux-pères, les oncles et les autres 139
5. S. Ferenczi (1932), Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot,
coll. « Petite bibliothèque », 2004.
Les beaux-pères, les oncles et les autres 141
6. Freud (1920), Au-delà du principe du plaisir, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2010
(Nous soulignons). Cela pour rappeler que Freud nous explique très clairement
qu’un enfant, après avoir cherché à capter de façon possessive l’amour exclusif d’un
parent, comme s’il était son partenaire amoureux, se rend bien compte que c’est
impossible ; c’est le développement infantile le plus normal. Il n’y a donc aucune
idée de la part de Freud de soutenir qu’il y aurait un désir « sexuel-génital » chez
l’enfant.
142 Les incestes
LA VENGEANCE
10. Ibid.
11. D. Dussy, op. cit.
Les beaux-pères, les oncles et les autres 149
Les actes sexuels ou les tentatives d’acte sexuel par des personnes
d’un certain âge ne sont pas rares dans les annales judiciaires et,
assez souvent, il y a un lien de parenté avec la ou les victimes
mais cela n’a pas fait l’objet d’une littérature spécifique. Non que
les grands-pères ou les compagnons de grands-mères bénéficient
d’une quelconque indulgence quand des faits sont révélés à la
justice, mais, comme pour l’inceste des mères, c’est en grande
partie un impensé. Une fois encore, il faut répéter qu’il est vain
de dire aux enfants de se méfier des « inconnus » quand on fait
de l’information ou de la prévention, car les prédateurs et les
violents sont dans la maison, dans tous les milieux, et sont les
mêmes que ceux qui aiment et protègent. L’image sympathique
du « papy » qui s’occupe de ses petits-enfants est difficile à écorner
et les parents des enfants, même quand ceux-ci ont eux-mêmes
été victimes dans leur enfance, ont tendance à fabriquer de l’im-
pensé : un grand-père ne peut pas faire ça.
A priori l’inceste commis par un grand-parent semble produire
les mêmes effets, les mêmes troubles pour un enfant ou un adoles-
cent que l’inceste par le père ou la mère. Il n’en est rien pour deux
raisons. Tout d’abord, l’attaque sexuelle est dissimulée aux deux
parents et non à un seul ; la résistance à comprendre et à réagir
de ceux-ci va être à la hauteur de la complexité des liens qui les
unissent (consciemment ou non) à leur parent et beau-parent,
152 Les incestes
L’INFANTILE IMPUISSANT
2. Dom Juan, dans toutes les versions de ce mythe, a tué le Commandeur après avoir
violé sa fille. Celui-ci, sous forme de statue, et quoique mort, l’invite à dîner et Dom
Juan accepte par défi sans y voir le présage de sa propre mort.
162 Les incestes
3 EN 1
Célian, homme alcoolique et violent, devient le second mari d’une
femme, déjà mère d’un petit garçon, Alan, qu’elle a eu avec un
homme lui aussi alcoolique et violent, qui a disparu de leur vie.
Assez rapidement cet homme a des relations avec la propre mère
de cette femme. Comme sa compagne décède de maladie, il va se
mettre définitivement en ménage avec la grand-mère d’Alan. Après
que cet enfant a été éloigné de ce couple, dont la situation est un
peu limite aux yeux des services sociaux, la grand-mère le reprend
chez elle. Alan est devenu adolescent : Célian le viole à plusieurs
reprises.
Cet homme a donc eu des relations avec les trois générations. Il
est un beau-père devenu grand-père par alliance, mais c’est une
situation suffisamment fréquente pour qu’on en tire leçon. Dans
l’exemple, donné au chapitre 5, de Mme Charles et ses petits-
enfants, la configuration était la même : un homme advient à la
place de grand-père et abuse des filles et petites-filles, donc fait
commerce sexuel avec trois générations.
Le viol des enfants et petits-enfants n’est pas toujours la figure de
l’inceste parental : le montage d’une situation incestueuse peut
en passer par la simple confusion des places, quand un père ou
un beau-père fait un, voire plusieurs, enfants avec la fille de sa
femme. Que cette enfant soit ou non sa fille biologique et qu’elle
ait consenti à cette alliance et à cette procréation (toutes celles
que j’ai rencontrées revendiquaient leur désir explicite d’enfant)
ne change rien à la confusion.
Dylan, 50 ans, est père de quatre enfants : une fille et un garçon,
de sa femme légitime, Denise, et deux autres (une fille âgée de
5 ans, un garçon âgé de 3 ans) de Déborah, la fille aînée de cette
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 163
3. La plupart de ces situations vont difficilement en justice : les cas que j’ai pu
rencontrer, comme celui cité ici, le sont à propos d’aide éducative pour les enfants
et sur rapport des services sociaux auprès du juge des enfants. Très souvent le mot
inceste ne figure pas dans le dossier, et ce n’est pas le sujet, alors que la situation est
pourtant évidente. On ne fera rien d’utile en matière de législation si les intervenants
persistent à regarder ailleurs…
164 Les incestes
parlé tout de suite, est-ce qu’il aurait pu attaquer une autre de ses
cousines (de son âge) ? Autrement dit, est-ce que ce reproche fait
aux aînées « pourquoi elle n’ont rien dit ? » n’est pas l’expression
de sa propre souffrance d’avoir voulu protéger sa relation avec sa
grand-mère – « pour ne pas lui faire de peine », dit-elle.
Que ce soit le père, le grand-père ou une autre personne de la
famille, la violence sexuelle intrafamiliale produit dans un premier
temps des effets d’adaptation par un réflexe psychique de protec-
tion des liens dont cette jeune fille illustre bien le mécanisme :
un lien fort avec une personne (parent, grand-mère) produit du
silence, parce que c’est quand même bien compliqué d’aller dire
à son papa ou à sa maman que leur père est un salaud. Il y a, en
plus, cette peur qui existe chez toutes les victimes d’agression et
de viols : ne pas être crue. Il y a aussi une réticence protectrice à
dire quelque chose qui attaque les liens familiaux. Il s’agit bien
sûr de honte et de culpabilité, comme pour toute victime, mais
la confrontation négative à la figure de l’aïeul, une personne âgée,
est complexe : même chez un petit enfant, la valeur de respectabi-
lité de la personne âgée, telle qu’elle est transmise par l’imaginaire
social, produit un effet « d’incroyable ». Il suffit de regarder la
littérature enfantine, celle que nous lisons aux enfants dès leur
plus jeune âge : le grand-parent est gentil, plus gentil même que
le parent parce que plus tolérant, et il a parfois besoin, parce qu’il
est malade ou très vieux, d’être protégé. Bref à part le loup qui se
fait passer pour grand-mère dans Le petit chaperon rouge, c’est une
figure difficile à attaquer.
Dans le mouvement de défense des femmes qui a réussi à faire
prendre conscience à nombre d’États que la violence conjugale
devait être jugulée, on a surtout pris des mesures de sauvegarde
(qu’il faudrait encore améliorer) et de sanctions, mais le discours
est faible et inaudible concernant les origines de ces violences :
plusieurs générations ont contribué à produire des victimes. Ce
poids des générations est très sensible dans les interrogations des
victimes : c’est moins « pourquoi moi, qu’est-ce que j’ai fait »,
comme dans le viol par un prédateur extrafamilial, que pourquoi
ces silences, pourquoi les aînés n’ont rien dit. « C’est normal,
c’est son père » dit l’une des victimes de M. Legain, à une de
ses cousines qui l’interroge sur les raisons qu’avait sa mère de
fréquenter encore son père, après ce qu’il lui avait fait, et y voit
De père en fils/fille, l’inceste en héritage 167
1. L’Agapè, dans le Nouveau Testament, désigne dans le même temps cet amour
de Dieu pour l’homme et cet amour fraternel entre les hommes qui constitue une
exhortation à aimer son prochain jusqu’à son ennemi (O. Bobineau, « Qu’est-ce que
l’Agapè ? De l’exegèse à une synthèse anthropologique en passant par la théologie »,
Revue du MAUSS, n° 1, 2010).
2. G. Bonnet, « Le fétiche et l’idéalisation ou le fétiche : un concentré d’amour
perdu », dans D. Bouchet-Kervella et coll. (sous la direction de), Le fétichisme, Paris,
Puf, coll. « Monographies et débats de psychanalyse », 2012, p. 73-91.
3. « Les abus sexuels dans la fratrie », Extrait du livre de Jean-Paul Mugnier, De
l’incestueux à l’incestuel, une approche relationnelle, paru aux éditions Fabert en 2013,
Carnet de notes sur les maltraitances infantiles, n° 5, 2016, p. 48-54.
172 Les incestes
10. Cf. P.-C. Racamier (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 2010.
11. Ou le mariage « croisé » de deux frères avec deux sœurs (un frère et une sœur
épousent un frère et une sœur) et, comme dans les fictions, dans la vraie vie, il arrive
qu’après avoir épousé l’un(e) et divorcé, l’un ou l’une épouse l’autre sœur/frère.
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 175
FIXATION/FUSION/FÉTICHE
13. A. Binet (1887), Le fétichisme dans l’amour, Paris, Payot, coll. « Petite biblio-
thèque Payot », 2000.
14. G. Bonnet, op. cit.
178 Les incestes
15. D. Sibony, Perversions. Dialogue sur des folies actuelles, Paris, Le Seuil, coll.
« Points Essais », 2000.
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 181
SYMÉTRIES ET SILENCES
La place des mères dans l’inceste fraternel est tout à fait cruciale :
plus souvent victimes que les garçons, elles ont la mémoire de
cette question, ce qui ne veut pas dire qu’elles savent, faute de
soutien, comment prévenir l’inceste. Bien entendu, il s’agit de
mères ayant des trajectoires psychiques spécifiques et non des
mères en général. Mais, dès qu’une famille présente un cas d’in-
ceste complexe, il faut s’interroger sur leur place comme sur celle
de toute la parenté. De façon singulière, dans de nombreux cas
d’inceste fraternel, les pères sont évanescents, morts, en tout
cas disparus de la vie des enfants, et restent, sauf exception, les
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 183
inconnus des procédures. Quand ils sont présents, ils sont alors
eux-mêmes des initiateurs, dans les familles enchevêtrées dont j’ai
déjà donné des exemples.
Margot et sa mère et son frère : symétrie
Margot a attendu l’âge de 27 ans, pour porter plainte contre son frère
Christophe, son aîné de trois ans, pour des faits de viol commencés
quand elle avait 11 ans et lui 15 ans. Christophe abusait d’elle de
façon régulière le dimanche, quand leurs parents allaient passer un
moment chez leur grand-mère. Christophe a reconnu avoir eu des
relations sexuelles avec Margot et soutient, bien sûr, que sa sœur y a
consenti. Margot, quatrième et dernière de la fratrie, dont les deux
aînés ont quitté la maison avant qu’elle ait 10 ans, voyait que son
frère Christophe était le préféré de sa mère. Elle a toujours entendu
dire par sa mère que sa naissance n’était pas attendue : « [Tu] étais
un accident et si le médecin avait été plus compréhensif, [tu] n’au-
rais pas été là », lui disait sa mère. Alors qu’elle était la préférée de
son père, mais son père était peu présent, chauffeur routier absent
du dimanche soir au samedi midi.
Sa mère, autoritaire, possessive et spécialiste du double discours,
reprochait à son père de ne pas travailler suffisamment pour
alimenter le budget du ménage et d’être absent pour son travail
tout le temps. Elle reportait sur Margot son animosité ambivalente,
la rejetant, ne s’intéressant pas à elle au-delà du nécessaire et ne lui
manifestant aucun affect positif. Sa mère croyait toujours son frère
et le défendait en toutes circonstances. Christophe obtenait tout
de sa mère, y compris de faire punir sa sœur : « Par exemple, il me
donnait une claque et se mettait à pleurer. » « Je n’ai pas eu une
enfance normale » conclut Margot.
Elle ne pouvait donc pas espérer que sa mère la croirait, ni que son
père, même s’il l’avait crue, aurait été un soutien efficace par peur du
divorce, comme elle-même a eu peur toute son adolescence d’être
jetée dehors si elle parlait. D’ailleurs quand, après une tentative de
suicide à 20 ans, elle en parle à une amie qui va aller raconter cet
inceste directement à la mère de Margot, que fait cette mère ? Rien.
Et c’est ce rejet, ce « laisser tomber » d’une mère qui, bien au-delà
de l’effraction sexuelle, a fait d’elle une adolescente paumée, suici-
daire, ayant beaucoup d’aventures (et surtout de mésaventures).
Margot trimballe son enfance comme un fardeau, autant culpabi-
lisée que toute victime par son incapacité à se défendre, fixée dans
une adolescence interminable, reproduisant névrotiquement rejet
et insatisfaction.
184 Les incestes
il et elle occupent une place qui n’est pas la leur dans l’économie
affective de la famille. Cela peut être l’enfant bouc émissaire, ou
l’enfant survalorisé, l’enfant-béquille d’un parent faible. C’est
aussi l’enfant-vengeance d’une mère qui combat inconsciemment
le « second œdipe » de son enfant. Le second œdipe, c’est quand à
l’adolescence les désirs œdipiens ressurgissent sous la poussée de la
génitalité envers un parent inconsciemment désiré, comme dans
l’enfance, et rapprochent donc l’enfant de ce parent : la jalousie
d’une mère envers sa fille (et réciproquement) à l’égard du père
est une banalité. Mais elle peut être une machine infernale qui, si
l’adolescente ne va pas assez vite vivre sa sexualité ailleurs, en fera
une victime expiatoire quand le fantasme d’inceste est présent, à
l’insu de tous.
En voici un autre cas.
Marc et l’inceste redoublé
Marc est le fils unique de ses parents divorcés. Il a une demi-sœur
chez sa mère et une demi-sœur du côté de son père. Il a été décou-
vert par son père effectuant des actes sexuels avec sa demi-sœur. Il
doit donc, à la demande du juge des enfants, rencontrer un psycho-
logue. Or, quand je le rencontre en raison de cet acte, il me dit qu’il
vient me voir à cause de ce qu’il a fait à « mes sœurs ». Ce pluriel
permet de mettre au jour qu’il a abusé des deux fillettes, ses demi-
sœurs, qui singulièrement ont le même âge, 6 ans. La séparation
des parents de Marc est intervenue alors que lui-même était âgé de
6 ans, cela n’a rien de fortuit. Depuis, il n’a cessé de regretter de
n’être pas resté auprès de son père ce à quoi s’est opposé sa mère.
Marc n’a pas pu entrer en conflit ouvert avec sa mère, oscillant entre
le désir et la crainte de ses réactions, mais il s’en tient « à distance »,
cherchant à la quitter (concrètement) sans vraiment y parvenir.
Néanmoins, à force de se rendre insupportable à l’adolescence, il a
été « expédié » (c’est son mot) par sa mère pour sa première année
de lycée chez son père. Ce père longtemps interdit à qui, laissant la
porte de la chambre entrouverte, il fait voir son inceste.
Marc est un adolescent quasi banal dont l’angoisse provient d’une
forte réactivation de la culpabilité œdipienne, au sens où il s’agit
bien du statut et de la place du désir adressés aux parents, et de la
fonction tierce (séparation Mère/enfant) qui sont en question. Le
désir d’éloignement-régression à un stade plus infantile, se conjugue
avec une forte agressivité réprimée à l’égard du personnage parental
maternel. La « curiosité sexuelle » est vécue inconsciemment
comme dangereuse, ce qui n’a rien d’étonnant vu ce que cela lui
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 187
16. S. Freud, note de 1924 ajoutée aux « Nouvelles remarques sur les psycho-
névroses de défense » (1896), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.
Au-delà de l’Agapè, l’Éros : quelques figures de l’inceste fraternel 191
non, très intéressée par ce qu’elle voit… ils le font. Si bien qu’elle
le racontera naïvement le lundi matin dans son établissement, et
que la justice sera saisie. Ainsi, c’est une sœur qui pousse son frère à
l’inceste, cette jeune fille étant la seule à ne pas être déficiente dans
cette fratrie, mais il ne lui sera demandé aucune explication, pas
plus qu’à son partenaire.
Il y eut heureusement dans cette affaire une juge des enfants pour
mettre un terme à une procédure qui, compte tenu de l’âge du
garçon (un peu plus de 13 ans), pouvait faire privilégier la sanc-
tion sur le suivi éducatif et la réparation d’une famille troublée.
Mais comment faire en sorte que notre bonne mère société, dans
son souci louable de sanctionner toutes les agressions sexuelles
d’où qu’elles viennent, se soucie de comprendre… d’où qu’elles
viennent, justement. Au lieu de tout confondre et de prendre
sempiternellement des mesures répressives et des injonctions de
soins comme si le sujet seul était concerné d’un côté, et sa victime,
tout aussi seule, de l’autre.
Ce que cette histoire nous apprend est en effet que l’éveil de la
sexualité adolescente passe par le désir d’inceste, mais qu’il faut
un déclencheur, désarrimant le sujet de l’interdit pour que le
passage à l’acte ait lieu. Encore faut-il que la fratrie en soit une :
aucun de ces enfants ne souffrait de cet acte sexuel – sans plaisir
parce que maladroit et unique – plus que des carences parentales
et du manque d’attention, de leur éloignement de ce fait les uns
des autres quasiment dès l’âge scolaire : ils étaient une fratrie de
fait, mais sans liens affectifs, sans attachement, ni entre eux ni
avec leurs parents. Ce que la justice a eu du mal à comprendre,
c’est que la jeune fille qui s’essayait à la sexualité avec un copain
n’était pas différente des deux autres, plus « copains » que frères
et sœurs. Bien d’autres adolescents, comme Giuseppe, ne voient
en leur sœur ou leur frère que des objets sexuels possibles soit par
indistinction avec un parent, soit au contraire parce qu’ils ne sont
que des « étrangers », dépourvus du lien d’attachement fraternel.
Et puis ces incestes fraternels interrogent finalement sur ce que
sexualité et usage du sexe signifient, ou plutôt en quoi il y a une
« problématique », là où pour le monde des mammifères en
général il n’y a qu’un besoin, celui de la reproduction. Ces adoles-
cents qui s’adressent à leur sœur/frère ou équivalents (demi-
frères, quasi-sœurs, cousin[e]s…) nous disent quelque chose de la
non-éducation sexuelle et de la non-clarté de l’interdit de l’inceste
194 Les incestes
1. Ce chapitre est issu d’une conférence, retravaillée pour être publiée dans la revue
Dialogues (vol. 232, n° 2, 2021) sous le même titre. Il avait été écrit à l’automne
2020 avant la loi du 21 avril 2021 qui modifie un peu la situation.
2. V. Springora, Le consentement, Paris, Grasset, 2020.
3. C. Durrieu Diebolt, avocate, septembre 2018, https://www.village-justice.com
196 Les incestes
DÉCONSTRUCTION DU PÈRE,
DÉCONSTRUCTION DU CONSENTEMENT
Valentine a subi des actes sexuels de son père dès l’âge de 9 ans, ces
actes se limitant à des caresses. Son père a en effet reconnu qu’il
avait commencé à la caresser « presque machinalement (sic !) parce
qu’il avait beaucoup de tendresse pour elle », « je pensais que cela
lui faisait plaisir », justification récurrente de ces pères incestueux.
Dans une première période – jusqu’à ses 12 ans – il renouvelle ces
actes dans cet état d’esprit. Puis, après deux ans d’arrêt, il recom-
mence quand elle a 14 ans et là il se déclare « amoureux » d’elle,
et la considère comme « sa petite femme ». Valentine dit : « Je ne
me rendais pas compte (à 9/10 ans) je pensais que c’était naturel. »
Donc elle se laisse faire sans savoir. Mais à 14 ans elle sait de quoi
il s’agit et alors elle exprime une sorte de consentement, sans le
laisser aller au-delà de caresses masturbatoires : « Je me laisse faire,
je pense qu’il a agi par amour, mais très honnêtement il m’est arrivé
d’éprouver du plaisir lors de ses multiples caresses sur mon sexe. »
Au point, dit-elle, de lui demander de s’arrêter avant de l’éprouver
de façon trop intense.
Après une tentative de suicide, elle a raconté les entreprises sexuelles
de son père commencées dans son enfance, ce qui ouvre une procé-
dure judiciaire. Puis Valentine dénie tout. Elle affirme que les méde-
cins de l’hôpital qui ont fait un signalement, et le policier qui l’a
interrogée n’ont pas compris, et lui ont fait dire des choses qu’elle
n’a pas dites (mais qui sont consignées dans un PV dont on peut
douter qu’il ait été totalement inventé). Son père ne lui aurait jamais
caressé le sexe, affirme Valentine, juste le dos et le ventre sans aller
jusqu’au sexe, et c’était elle qui demandait. Ce qu’elle n’aimait pas,
c’est sa jalousie et sa possessivité l’empêchant de vivre sa vie d’ado-
lescente et uniquement cela, prétend l’adolescente, soulignant que
jamais son père n’a usé de violence envers elle et que les caresses
n’avaient rien de sexuel : elle refuse donc qu’il soit puni. Valentine
élimine la question d’avoir ou non « consenti », voire « pris du
plaisir » dans des actes incestueux, pour ramener ses relations avec
son père, auquel elle est très identifiée, à des actes de pure tendresse.
Pourtant celui-ci en a reconnu la nature sexuelle… Elle a depuis
longtemps des relations très conflictuelles avec sa mère et un malaise
diffus auquel il a été répondu depuis son entrée au collège (donc
Consentir à l’inceste : un oxymore 201
12. Figure de style qui consiste à dire que l’on ne va pas dire ce qu’on dit…
13. E. de Becker, « Inceste fraternel ou abus sexuel dans la fratrie ? », L’information
psychiatrique, vol. 93, n° 10, 2016, p. 837-842.
14. Sur ce sujet qui demande de longs développements, voir notamment J.L. Viaux,
« Placement, déplacement : les institutions et l’enfant victime d’inceste », dans
M.-C. Bonte et V. Cohen-Scali (sous la direction de), Familles d’accueil et institutions
Paris, L’Harmattan, 1998.
Consentir à l’inceste : un oxymore 205
15. Le dossier de Miah contient un PV de confrontation avec son frère (10 pages)
pendant laquelle il n’est question que de savoir si sur chaque acte (dont l’OPJ cherche
obsessionnellement à connaître le nombre sur quatre années…) il y a eu consente-
ment ou non, ce qui amène par exemple Miah à dire à propos du dernier en date
des actes sexuels qu’elle a consenti « pas tout à fait mais je crois que oui », ou encore
« des fois je voulais pas en bas, mais arrivée en haut [dans la chambre] des fois c’était
le contraire » : incertitude normale du désir…
208 Les incestes
16. On reportera à des ouvrages comme J. Delumeau, D. Roche, Histoire des pères
et de la paternité, Paris, Larousse, 2000 ; M. Godelier, Métamorphoses de la parenté,
Paris, Fayard, 2004 ; M. Tort, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2005.
Consentir à l’inceste : un oxymore 209
17. Cette histoire remonte à deux décennies : cela fait bien longtemps que les
auteurs d’inceste ont compris qu’il ne fallait pas reconnaître avoir touché un enfant
de moins de 15 ans… La loi de 2021 en poussant la limite à 18 ans a donc partiel-
lement raison sur ce point – ce qui ne veut pas dire que, comme Lucie, les victimes
ne seront pas forcément d’accord avec la loi.
Consentir à l’inceste : un oxymore 211
c’est que son père n’a rien fait qu’elle ne veuille (« il me respec-
tait ») ; elle a tenté garder au moins un père, déviant, mais père
quand même : il n’avait pas le droit parce que c’est son père, donc
c’est bien son père.
La supposition du consentement dans de telles histoires montre
que l’inceste ne peut être accepté en tant qu’acte : il s’agit bien
d’une brutale intrusion de la sexualité par un adulte. Mais ce
qu’il signifie pour ces enfants, c’est trouver son père, même si
c’est là où il ne devrait pas être. Trouver son père où il n’est pas,
désirer son père en tant que père, ce n’est pas consentir à l’inceste,
même si certain(e)s en ont l’illusion. Ces enfants nous rappellent
que l’inceste est un interdit structurant des familles qui établit
les places autorisées et interdites. Et pour ces jeunes filles il n’est
devenu transgression que parce qu’il n’a pu être formulé autre-
ment, notamment par les mères dont la place dans ces situations
est toujours à interroger.
Il faut parfois des dizaines d’années à une victime de viol inces-
tueux pour essayer d’y comprendre quelque chose et pour les plus
résilientes le dire ou l’écrire. La loi d’avril 2021 résout apparem-
ment la question du consentement et de l’allongement du délai
pour se plaindre, mais ne la résout que du point de vue de la
répression : cela aurait-il fait plus de bien à ces jeunes filles dont
j’ai raconté l’histoire si la peine encourue avait été plus lourde
et leur témoignage incontestable ? En dehors de leur éviter
quelques questions pénibles (qu’on aurait toujours dû éviter…)
lors de leurs auditions, cela ne changerait rien à leurs propres
interrogations. Dans le temps différé de la révélation, surgit
pour la femme ou l’homme mature, ayant eu une vie sexuelle et
amoureuse de plusieurs années, une interrogation douloureuse
sur ce que voulait/savait/consentait, ou non, l’enfant qu’il/elle a
été. Et, regard encore plus douloureux, se demander quel désir
et quelle curiosité poussaient cet enfant dans la confrontation au
désir déviant de l’autre. Combien de victimes se sont entendues
demander pourquoi elles avaient continué à fréquenter leur père,
leur frère ou leur oncle après cet inceste qu’elles dénonçaient,
comme si cette réalité était un indice de consentement. On ne
leur demande d’ailleurs jamais pourquoi elles ont continué à
fréquenter leur mère ou une autre personne de la famille quand
elles savaient et ont laissé faire…
212 Les incestes
Dans l’inceste, plus – mais pas moins – que dans toute autre
forme d’exploitation sexuelle, accoler le mot « consentement »
forme un oxymore : il n’est pas besoin d’être spécialiste de la
famille, de la clinique ou du droit, pour être un simple sujet
humain qui sait par sa propre vie que l’on ne consent pas à être
autre que ce que l’on est. On est l’enfant de ses parents et le
frère/sœur de son frère ou sa sœur, et si le désir sexuel s’exprime
dans la réalité charnelle, l’enfant n’est plus enfant. Pourtant, la
clinique nous apprend que cette confusion des sentiments et du
désir existe, a existé et existera : l’inceste est en partie une consé-
quence de cela. Nulle loi pénale ne l’empêchera, s’il n’est pas mis
fin à un discours de négation du désir et de la sexualité dans la
société. L’inceste est un fait humain troublant, qui se doit d’être
« travaillé » sans relâche dans l’éducation, la culture, la politique
sociale.
Si la révélation de l’inceste est si difficile, c’est précisément parce
que la nature profonde de l’inceste n’est pas que le viol, puisqu’il
s’attaque au principe de filiation : se séparer de son père-violeur
revient aussi à se rendre orphelin, et à tomber dans l’abîme de la
question identitaire. Les plus ambivalentes des victimes d’inceste
vont parfois dire avoir « consenti » pour tenter de garder le père
ou le frère, en rejetant le violeur, dans une indicible et doulou-
reuse impasse psychique : la question « étiez-vous consentante ? »
est en soi une violence. L’affirmation pénale que de toute façon la
question ne se pose pas pour un(e) mineur(e) renvoie seulement
la victime à sa confusion – et d’une certaine façon à sa faute :
« Qu’est-ce que j’ai fait, c’est grave parce que j’ai laissé faire. »
L’inceste concerne tout humain et le désir, la représentation du
désir, la fonction désirante du désir, sont tapis dans l’inconscient
de chacun. Il n’y a pas de neutralité face à l’inceste. Mieux vaut ne
pas avoir à se poser la question du consentement et laisser la jeune
victime d’inceste en dehors d’un arbitraire fondé sur la repré-
sentation/signification (inconsciente) de l’inceste chez l’inter-
venant (juge, psy, enquêteur de police…). Les débats récents et
la loi votée montrent que l’on a compris au moins qu’il ne fallait
pas (plus) avoir ce débat sur la scène judiciaire : l’avenir dira ce
qu’il en est. On voit chez les adolescents la complexité de ce que
signifie ce consentement qui n’en est pas un et en outre, compte
tenu des droits de la défense, des questions non prévues peuvent
être soulevées dans la loi ou en dépassant le cadre, ce n’est pas
Consentir à l’inceste : un oxymore 213
Traumatisme de l’inceste :
la fabrique de l’impensable
9. Ibid.
10. Enquête épidémiologique américaine portant sur les expériences traumatiques
de l’enfance, citée par J. Smith et J.D. Guelfi, « Enfance traumatique, carences
précoces et troubles de la personnalité », dans R. Coutanceau, J. Smith, Violences
aux personnes, Paris, Dunod, 2014.
Traumatisme de l’inceste : la fabrique de l’impensable 221
11. Cet emmêlage du vrai et du faux, rappelle ce que Alice Miller a développé dans
son livre au titre éloquent C’est pour ton bien, Paris, Aubier, 1984.
222 Les incestes
INVERSION
LE SYLLOGISME DÉFENSIF
Le père d’Alice (11 ans) dit au juge, devant sa fille : « Il est vrai que
j’ai dit que je la tuerais [si elle parlait de ses agressions sexuelles]
mais je ne l’aurais jamais fait. » Donc cet incesteur reconnaît
sa parole comme « vraie », au lieu d’accuser sa fille de mentir.
Sauf que c’est l’acte contenu dans cette parole qui est annoncé
comme « faux ». Il ne s’agit pas que d’une inversion comme dans
le discours précédent. Pour déployer le silence (la « non-parole »)
de l’enfant, sur un acte vrai l’agresseur fabrique une défense
subtile en emmêlant deux actes, un vrai et un faux, l’agression et
la mort : si l’un est faux, pourquoi pas l’autre.
226 Les incestes
sa faute parce qu’elle était une « allumeuse », il lui disait que c’était
aussi de sa faute quand il « n’y arrivait pas », parce qu’ayant trop
bu et trop consommé de médicaments. Ce processus assez fréquent
dans les viols intrafamiliaux est fondé sur une entreprise plus ou
moins consciente chez l’incesteur : la répétition en situation de l’as-
sertion comme quoi c’est la victime qui est en faute et en présenti-
fiant sa mère, soit pour l’associer à la désignation de la fautive, soit
pour la culpabiliser. Ce retournement de l’incesteur en une posture
victimaire opère un déplacement par déconnexion entre réalité et
discours.
Dans les symptômes du traumatisme complexe décrit par Judith
Herman 14, on trouve notamment l’« acceptation du système de
croyances ou rationalisations de l’auteur de l’agression ». Cette
acceptation ne se fait pas sans ce travail insidieux de déplacement
de la réalité sur une pseudo-réalité fabriquée par l’incesteur : la
supposée séduction de la victime à son égard, la faute qui lui est
attribuée par avance, etc., sont un brouillage de ce qui est à la
fois ressenti et des énoncés possibles pour exprimer ce ressenti. Le
déplacement par ce maniement langagier (c’est moi la victime et
pas toi) anticipe sur ce que l’agresseur fera quand on lui deman-
dera des comptes. Ainsi, au choc traumatique de l’agression ce
procédé ajoute une part d’informulable puisque les mots de la
victimisation lui ont été par avance volés par son agresseur.
Fabriquer du réel impensable – que l’on tiendra donc pour ce qui
fait effet traumatique par hypothèse –, c’est opérer ce maniement
à l’intérieur de ces trois premières figures décrites. À l’acte qui
blesse s’ajoute une effraction de la pensée, par brouillage, inver-
sion, syllogisme absurde, déplacement.
L’APRÈS-COUP
pour obtenir qu’il ne dise mot… mais quel mot au juste ? Quel
mot est juste ? On voit que la figure du trauma est alors que « ce
qui traumatise ne se laisse pas dire », comme l’explique très claire-
ment C. Leguil, rappelant que le traumatisme psychique est une
affaire de corps, un corps qui se fait enfermer dans la répétition
de quelque chose d’innommable, au sens littéral : le sujet ne peut
pas nommer ce que son corps lui dit. Et, en effet, le corps va
encore et encore se laisser faire, ce qui, pour l’observateur froid,
est incompréhensible : pourquoi ne pas crier, pourquoi ne pas
éviter, pourquoi y retourner ? « Le traumatisme est perte radicale.
Le sujet y retourne, car il ne sait pas ce qu’il a perdu dans l’expé-
rience traumatique 15 » écrit C. Leguil.
En ce qui concerne la répétition, quand le corps cède à nouveau
sans cri et sans mots, on a souvent dit, un peu trop, que le silence
de la victime était un effet de culpabilisation ; c’est en partie le cas,
mais c’est surtout parce que les énoncés de l’inceste subi lui ont
été dérobés, au moment où son corps devenait objet. Le silence
est un effet de l’impossible à penser, parce qu’on ne pense qu’avec
des mots, et que le brouillage du vrai et du faux piège les mots,
empêche de séparer le ressenti de la pensée, qui s’échappe par
toutes les blessures de l’enveloppe psychique. Pourquoi n’est-ce
pas pensable : parce qu’il faut y croire soi-même, pour être cru. Or,
ni le ressenti ni le discours de brouillage de l’incesteur ne peuvent
aller jusqu’à faire oublier qui il est : mais enfin, c’est un père, un
frère, une mère… pas un « inconnu ». Mais enfin, dans toute la
société, ne dit-on pas que la famille est le lieu magnifié de sécu-
rité, de bonheur, de protection et les parents un appui nécessaire ?
Ne plaint-on pas les orphelins si malheureux ? La fratrie n’est-elle
pas le lieu de solidarité, dont la loi dit qu’il ne faut pas la séparer ?
Mais enfin, qui détient le droit et le devoir (selon le Code civil)
d’éduquer les enfants, sinon les parents ? C’est à n’en pas croire
ses oreilles. Que dit-on à l’adolescent(e) qui ose enfin se plaindre
de son père : « Tu sais que c’est grave et qu’il pourrait aller en
prison, donc on veut bien te croire mais il faut que tu sois sûr(e)
de toi. » Comment être sûr de l’impensable, quand les mots pour
le dire vous ont été volés ?
Restaurer le pensable, un contenant pour les pensées, restaurer du
« dire vrai » sur le vécu et le ressenti sont donc une urgence pour
L’inceste ne se décrit pas avec des postures sexuelles, mais avec les
mots qui dépassent les postures corporelles et qui démasquent le
désir coupable, l’entreprise d’attaque iconoclaste contre ces liens
qui transmettent et soutiennent la vie. L’inceste détruit le voca-
bulaire, change le sens des mots, déplace les fautes : la victime
qui trouve son père là où il n’est pas parce qu’il ne devrait pas y
être. Celui qui veut être le papa alors qu’il est incestueux, nous
dit que l’inceste se fabrique avec de l’interdit de penser le lien
tel qu’il devrait être. Je fais toutefois l’hypothèse que cette mise
en mots peut offrir un espace contenant de discussion, pour
un échange de pensée collectif, où se déploierait un retour du
pensable, au-delà du silence, de cette réalité qui fait parfois effet
de réel impensable.
11
les jours des plaintes sont déposées pour cette raison et que tous
les jours quelque part en France un tribunal doit juger une affaire
de ce type ?
Faisons un bref retour en arrière : j’ai cité plus haut cette pleine
page d’un quotidien national sur un inceste suivi de parricide en
1998. Cette même année on vote une loi importante, essentielle
pour le traitement des agresseurs sexuels et l’audition des enfants
victimes (loi dite « Guigou » du nom de la ministre) : cette loi ne
dit rien de l’inceste, et l’on remarque qu’aucune association de
défense des enfants ou des victimes d’inceste ne se manifeste alors
pour tenter d’infléchir la loi ou de susciter au moins un mouve-
ment de réflexion 2.
Une décennie plus tard (avril 2007) l’affaire Fritzl fait émerger
dans les médias l’affaire Lydia Gouardo, rappelle la sociologue
L. Le Caisne, qui a analysé et interrogé cette histoire : « À
Amstetten, en Basse-Autriche, Josef Fritzl, âgé de 73 ans au
moment de son arrestation, un ancien ingénieur en électricité a,
pendant vingt-quatre ans, violé et séquestré sa fille dans la cave
de son pavillon. Il lui a fait sept enfants. L’histoire de la Fran-
çaise Lydia Gouardo, violée pendant vingt ans par son père qui
lui fit six enfants, paraît alors et occupe pendant des semaines
les médias nationaux, presse écrite et audiovisuelle généraliste.
Cette histoire avait pourtant été médiatisée un an plus tôt, en
mars 2007, mais d’une manière limitée, par la presse locale, le
quotidien Libération et l’Agence France-Presse (AFP). Pourquoi
l’histoire d’Elisabeth Fritzl a-t-elle été immédiatement média-
tisée en Autriche et en France, alors que l’histoire de Lydia était
jusqu’ici restée confidentielle ? Est-ce, comme le laisse entendre
le journaliste du quotidien Der Standard, parce que, contraire-
ment à ce qui se passe en Autriche, l’inceste en France pratiqué
entre adultes consentants n’est pas interdit par la loi, que les jour-
nalistes français n’ont pas cru bon, dans un premier temps, de
s’intéresser à l’histoire de Lydia Gouardo ? Ce serait faire peu de
cas des divergences qui peuvent exister entre les lois de la Répu-
blique et la morale, et surtout, cela n’expliquerait pas la grande
médiatisation d’après l’“affaire Fritzl”. Cette première absence de
réaction au niveau national provient-elle de la nature des faits
2. Ce qui m’avait fait écrire à l’époque pour un congrès de psychiatrie le texte « Les
hypocrites et les Innocents », cf. dans La haine de l’enfant, Paris, Dunod, 2020.
Inceste, originaire du crime et ordre social 239
3. E. Le Caisne, « Quand dire c’est faire taire. Mise en récit médiatique d’une
victime d’inceste », Réseaux, n° 196, 2016, p. 207-234.
240 Les incestes
4. Ibid.
Inceste, originaire du crime et ordre social 241
11. Étrangement bien qu’il estime que Freud en écrivant Totem et tabou a fabriqué
un mythe et non une réalité, ce dont tout lecteur du livre ne peut douter… Godelier
en arrive à une conclusion identique : l’ordre social et moral naît de l’interdit qu’un
seul homme (le père mythique) ne puisse s’accaparer toutes les femmes.
12. C. Kouchner, La familia grande, Paris, Le Seuil, 2021.
244 Les incestes
ces dernières années : les puissants seraient donc des petits préda-
teurs sexuels sordides comme les autres ? S’il devient difficile de
montrer que le criminel c’est l’autre, l’alcoolique, l’obscur, le
sans-éducation, l’ordre moral impose de réagir vite. Alors même
qu’une commission était créée pour non seulement entendre
victimes et spécialistes, mais aussi pour proposer des pistes de
travail et des réponses dans les deux ans, la réponse est déjà donnée
par une loi qui contredit la précédente. On ne peut alors que poser
une question, incorrecte politiquement : ce débat (peut-on parler
d’un débat ?) mené au pas de charge, n’est-il pas une façon de le
clore, de faire taire, comme le dit L. Le Caisne de l’affaire Gouardo,
et de passer à autre chose 13 ?
En synthétisant un peu ce que nous savons du trouble incestueux
et de ses effets sur la personne, la famille et la société, il est possible
de comprendre en quoi ce crime n’est pas une violence comme les
autres et ce qu’il attaque du fondement même de la vie sociale.
1. La crypte de l’inceste est le soubassement de tous les crimes
visiblement cachés : on sait que cela existe, on connaît les prota-
gonistes mais on est incapable d’en décrypter le fonctionnement.
L’inceste fonctionne comme une crypte pour les victimes qui vont
enfouir dans un lieu de leur mémoire ce qu’elles ont vécu, lieu
dont elles n’ouvriront plus la porte, sauf quand les circonstances
ou un événement de rappel leur dira qu’il faut avoir le courage d’y
aller. Mais l’inceste encrypte aussi l’ensemble des pensées et des
affects de tous les membres de la famille, ceux qui ont subi aussi,
ceux qui savent, ceux qui ne veulent pas savoir.
Au procès d’Angers, en mars 2005, l’un des accusés, Jean-Marc J.,
dit que « dans la famille J., ça ne se passait pas tellement bien »
car le père est violent et incestueux. Annick, la plus grande des
filles, a été violée par le père, Marie-France aussi, et enfin Berna-
dette : « Ah ben, là, vous me l’apprenez », note avec intérêt Jean-
Marc. […] Armelle, pendant ce temps, assure avoir été « violée
régulièrement » par son frère Didier, et Éric a lui aussi été violé
16. Ibid.
17. S. Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calman-Lévy, 1974.
Inceste, originaire du crime et ordre social 247
20. Cf. J.L. Viaux, « Harcèlement et rupture du contrat moral : paroles de victime »,
dans D. Castro (sous la direction de), Les interventions psychologiques dans les organi-
sations, Paris, Dunod, 2004.
Inceste, originaire du crime et ordre social 251
21. Les engagements extrêmes, que ce soit dans des sectes ou des mouvements à
l’idéologie combattante, commencent toujours par l’annihilation de l’identité
première au profit d’une autre.
252 Les incestes
27. P.-C. Racamier, « L’incestuel », dans J.-P. Caillot, S. Decobert, C. Pigott (sous la
direction de), Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, tome I, Paris, Éditions
du Collège de psychanalyse groupale et familiale, 1998, p. 147-165 ; « L’incestuel »,
Empan, n° 62, 2006, p. 39-46.
12
4. L’auteur ne se prétend pas plus compétent qu’un autre pour ce faire. Mais, pour
être clair, j’ai enseigné sur l’inceste dès ma nomination comme maître de conférences
à l’université de Rouen, en 1992, et je n’ai jamais cessé : je connais donc la difficulté
de « faire effet » et la nécessité de disposer du temps et des outils nécessaires pour que
cet enseignement porte ses fruits.
Ne pas conclure mais continuer : que faire ? 261