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Extrait • « Monsieur, je m’y refuse »

Olympe de Gouges
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791)

1 Neuf heures sonnent, et je continue mon chemin : une voiture s’offre à mes regards, j’y prends
place, et j’arrive à neuf heures un quart, à deux montres différentes, au Pont-Royal. J’y prends le
sapin, et je vole chez mon imprimeur, rue Christine, car je ne peux aller que là si matin 1 : en
corrigeant mes épreuves2, il me reste toujours quelque chose à faire, si les pages ne sont pas bien
5 serrées et remplies. Je reste à peu près vingt minutes, et fatiguée de marche, de composition 3 et de
d’impression, je me propose d’aller prendre un bain dans le quartier du Temple, où j'allais diner 4.
J’arrive à onze heures moins un quart, à la pendule du bain ; je devais donc au cocher 5 une heure et
demie ; mais, pour ne pas avoir de dispute avec lui, je lui offre 48 sols 6 : il exige plus, comme
d’ordinaire ; il fait du bruit. Je m’obstine à ne vouloir plus lui donner 7 que son dû, car l’être
10 équitable aime mieux être généreux que dupe 8. Je le menace de la loi, il me dit qu’il s’en moque, et
que je lui paierai deux heures. Nous arrivons chez un commissaire de paix 9, que j’ai la générosité de
ne pas nommer, quoique l’acte d’autorité qu’il s’est permis envers moi mérite une dénonciation
formelle. Il ignorait sans doute que la femme qui réclamait sa justice était la femme auteure de tant
de bienfaisance et d’équité. Sans avoir égard à10 mes raisons, il me condamne impitoyablement à
payer au cocher ce qu’il me demandait. Connaissant mieux la loi que lui, je lui dis, « Monsieur, je
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m’y refuse, et je vous prie de faire attention que vous n’êtes pas dans le principe de votre charge 11 ».
Alors, cet homme, ou, pour mieux dire, ce forcené s’emporte, me menace de la force si je ne paye à
l’instant, ou de rester toute la journée dans son bureau. Je lui demande de me faire conduire au
tribunal de département ou à la mairie, ayant à me plaindre de son coup d’autorité. Le grave
magistrat, en redingote12 poudreuse et dégoûtante comme sa conversation, m’a dit plaisamment : «
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Cette affaire ira sans doute à l’Assemblée nationale ? » « Cela se pourrait bien » , lui dis-je ; et je
m’en fus moitié furieuse et moitié riant du jugement de ce moderne Brid'oison 13, en disant : « C’est

1
Si tôt.
2
Feuilles imprimées servant à la correction d’un texte avant sa publication.
3
En imprimerie, assemblage des caractères pour former des lignes de texte.
4
Déjeuner, prendre le repas du milieu de la journée.
5
Chauffeur.
6
Monnaie de l’époque.
7
À ne pas vouloir lui donner plus.
8
Que trompé (que de se faire avoir).
9
Juge.
10
Tenir compte de.
11
Fonction.
12
Veste longue.
13
Personnage de juge ridicule et sot dans Le Mariage de Figaro (1784), célèbre pièce de Beaumarchais. Gouges, admiratrice
de cette pièce, en a écrit une suite : Le Mariage inattendu de Chérubin (1786).
Extrait • « Monsieur, je m’y refuse »

donc là l’espèce d’homme qui doit juger un peuple éclairé ! »

Situation du passage :
- Fin du postambule, fin de l’œuvre > changement de ton : on revient à un registre plus personnel ;
comme si l’on passait de la théorie à la pratique ; d’un discours sur la condition féminine au récit
d’une anecdote personnelle ; quel est l’enjeu de ce texte étonnant ?
- En effet, ce témoignage est introduit précédemment par une morale : «  Il est vrai que nul individu ne
peut échapper à son sort  » l.291. Cette expérience personnelle pourrait donc se lire comme
l’illustration d’une vérité générale : comme aucune autre femme, Olympe ne peut pas échapper à sa
condition de femme.

1. Un récit dynamique et chronométré : « une course contre la montre »


2. Une dispute avec le cocher
3. Une dispute avec le commissaire ?

Proposition de problématiques
- Quelle portrait Olympe de Gouges donne-t-elle d’elle-même à travers cette anecdote (qui conclut
presque son œuvre) ?
- Dans quelle mesure cette anecdote illustre-t-elle la morale qu’elle présente en introduction  : « Il est
donc vrai que nul individu ne peut échapper à son sort » ?
- Dans quelle mesure ce passage s’apparente-t-il à un apologue ?
- Comment ce récit final dessine-t-il en creux les injustices subies par les femmes ?
Extrait • « Monsieur, je m’y refuse »

1er mouvement (l.1 à 6) : « Neuf heures sonnent … où j’allais dîner ».


 Un récit dynamique et chronométré  ou «  une course contre la montre  », au service d’un
éthos, celui d’une personne fiable
Neuf heures sonnent, et je continue mon chemin : une voiture s’offre à mes regards, j’y prends place,
et j’arrive à neuf heures un quart, à deux montres différentes, au Pont-Royal. J’y prends le sapin, et je
vole chez mon imprimeur, rue Christine, car je ne peux aller que là si matin 1 : en corrigeant mes
épreuves2, il me reste toujours quelque chose à faire, si les pages ne sont pas bien serrées et remplies.
Je reste à peu près vingt minutes, et fatiguée de marche, de composition3 et de d’impression, je me
propose d’aller prendre un bain dans le quartier du Temple, où j'allais diner4.

A. Un récit dynamique et chronométré …


Les trois phrases qui composent ce premier mouvement offrent au lecteur le récit d’une
anecdote où chaque minute compte. En effet, de nombreuses indications temporelles «  neuf
heures  », «  si matin  », «  neuf heures un quart  », «  à peu près vingt minutes  » rythment l’emploi
du temps du temps chargé de l’autrice qu’elle ancre ainsi dans le réel. Les repères spatiaux «  au
Pont-Royal  », «  chez mon imprimeur, rue Christine  », «  dans le quartier du Temple  » participent
aussi à cette idée. La narratrice s’appuie donc sur des précisions horaires et spatiales afin de
constituer une chronologie précise des événements et de construire l’ethos d’une personne fiable,
soucieuse de dire la vérité (elle justifie même les horaires : «  neuf heures sonnent  » vérifiées par
«  deux montres différentes  »).
B. ….d’une écrivaine toujours en action
Olympe de Gouges se présente ici comme une travailleuse acharnée, qui n’a pas une minute de répit.
Elle montre qu’elle participe activement au processus d’impression de son ouvrage : « en corrigeant
mes épreuves » et « fatiguée de marche, de composition et d’impression » (l. 5). Avec l’expression
«  toujours quelque chose à faire  », « si les pages ne sont pas bien serrées et remplies » (l. 4), elle
offre d’elle-même l’image d’une femme sérieuse et perfectionniste. Le rythme effréné de son
quotidien est par ailleurs corroboré par l’utilisation du présent de narration («  je continue  », «  j’y
prends place  », «  j’arrive  », le choix de certains verbes qui induisent la précipitation «  je vole chez
mon imprimeur  » et l’utilisation de très nombreuses virgules miment la course effrénée de la
narratrice.

2ème mouvement (l.6 à 10) : « J’arrive à onze heures… je lui paierai deux heures ».
 La dispute avec le cocher
J’arrive à onze heures moins un quart, à la pendule du bain ; je devais donc au cocher 14 une
heure et demie ; mais, pour ne pas avoir de dispute avec lui, je lui offre 48 sols : il exige plus,
comme d’ordinaire ; il fait du bruit. Je m’obstine à ne vouloir plus lui donner que son dû, car
14
.
Extrait • « Monsieur, je m’y refuse »

l’être équitable aime mieux être généreux que dupe. Je le menace de la loi, il me dit qu’il
s’en moque, et que je lui paierai deux heures.

A. Olympe de G., une personne généreuse, juste et intelligente …


Tout d’abord, la narratrice montre implicitement qu’elle paye le cocher plus qu’elle ne le devrait :
« pour ne pas avoir de dispute avec lui, je lui offre 48 sols » (l. 8). La tournure de la phrase laisse
ainsi entendre que la somme correspondant à une heure et demie aurait dû être moins élevée.
Olympe avait anticipé ce problème (sous-entendant sûrement la récurrence de ce problème –
«  comme d’ordinaire  » et les problèmes que cela génère) et son anticipation> donc son intelligence,
souligné par l’adversatif «  mais  » (l.7).
Elle se présente comme juste à travers sa décision de ne pas accepter le prix fixé par le cocher,
qui lui semble trop élevé : cette décision est justifiée par l’expression « l’être équitable aime mieux
être généreux que dupe » (l. 9-10). L’emploi du présent de vérité générale et de l’expression neutre
« l’être équitable », qui désigne implicitement la narratrice, permet de lire cette phrase comme une
sorte de leçon.
B. …face à un cocher rustre et brutal
Olympe ne s’attarde pas à retranscrire la dispute. Le cocher est réduit à des réactions primaires («  il
exige plus  », «  il fait du bruit  », «  il me dit qu’il s’en moque, et que je lui paierai deux heures  ».
L’homme ne veut rien entendre et se croit dans son bon droit.
Face à ce rustre, Olympe ne sent jamais décontenancée, elle se met à son niveau – «  je le menace  » -
mais le dépasse vite, car son arme c’est la connaissance de la loi, qu’elle a fait sienne. Elle reste une
femme déterminée : «  je m’obstine  » (l.8).

3ème mouvement (l.10 à 22) : une deuxième confrontation

Nous arrivons chez un commissaire de paix, que j’ai la générosité de ne pas nommer, quoique
l’acte d’autorité qu’il s’est permis envers moi mérite une dénonciation formelle. Il ignorait sans doute
que la femme qui réclamait sa justice était la femme auteure de tant de bienfaisance et d’équité. Sans
avoir égard mes raisons, il me condamne impitoyablement à payer au cocher ce qu’il me demandait.
Connaissant mieux la loi que lui, je lui dis, « Monsieur, je m’y refuse, et je vous prie de faire
attention que vous n’êtes pas dans le principe de votre charge 15 ». Alors, cet homme, ou, pour mieux
dire, ce forcené s’emporte, me menace de la force si je ne paye à l’instant, ou de rester toute la journée
dans son bureau. Je lui demande de me faire conduire au tribunal de département ou à la mairie, ayant
à me plaindre de son coup d’autorité. Le grave magistrat, en redingote16 poudreuse et dégoûtante
comme sa conversation, m’a dit plaisamment : « Cette affaire ira sans doute à l’Assemblée nationale ?

15

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Extrait • « Monsieur, je m’y refuse »

» « Cela se pourrait bien », lui dis-je ; et je m’en fus moitié furieuse et moitié riant du jugement de ce
moderne Brid'oison, en disant : « C’est donc là l’espèce d’homme qui doit juger un peuple éclairé ! »

A. « Un commissaire de paix » injuste…


La narratrice raconte ensuite une deuxième confrontation qui non seulement fait écho à la première,
-c’est une nouvelle injustice- mais va plus loin dans la «  dénonciation  » (l.12), puisque ce «  moderne
Bridoison  » comme il sera nommé, incarne une justice bafouée.
Dans l’ensemble de ce mouvement, Olympe de G. n’a de cesse de déplorer le comportement
du magistrat. Elle fait de lui un portrait-charge peu flatteur ; les termes choisis sont évocateurs et très
dévalorisants. Son manque de discernement dans ses actes («  me condamne impitoyablement »
[l.13] -sans avoir écouté au préalable ses arguments « sans avoir égard mes raisons » -), sa violence
(«  ce forcené s’emporte, me menace de la force  » [l.16-17], «  son coup d’autorité  » (l.17-18) ou
encore son absence d’humanité «  l’espèce d’homme  » sont dénoncés. Elle se permet des phrases
fortes et virulentes : «  Le grave magistrat, en redingote poudreuse et dégoûtante comme sa
conversation  » révèlant chez la narratrice une délectation dans l’usage de l’ironie (elle mêle le
dégoût qu’elle peut ressentir à l’égard du physique mais aussi de l’absence de morale du magistrat).
Face à cette injustice, Olympe ne perd donc pas son sens de l’humour.
B. …face à une redoutable adversaire qui aura le dernier mot.
Ce troisième mouvement révèle (plus encore que le deuxième) l’énergie que déploie la narratrice
dans ce duel pour défendre la «  justice  » et «  l’équité  » (l.13). Non seulement elle la revendique,
mais elle affirme sa supériorité face à ce magistrat de pacotille, suggérée par les expressions
suivantes : «  connaissant mieux la loi que lui  » «  il ignorait sans doute  », «  Monsieur je m’y
refuse  » ou encore «  cela se pourrait bien  ». Olympe de Gouges ne cèdera à aucun coup bas, et en
tant qu’autrice, si elle accepte avec «  générosité de ne pas [le] nommer  », elle ne pourra
s’empêcher de le ridiculiser et de dénoncer les manquements de la justice. Elle répond à chaque
attaque et y prend un certain plaisir.
C. Un certain sens de l’humour
La dernière phrase de ce passage est à cet égard très révélatrice de l’ethos d’Olympe de Gouges, qui
révèle là toute son effronterie, toute son insolence. Victime coup sur coup de deux injustices, elle
fait le choix d’assumer leur dénonciation et de terminer avec panache, même si derrière le rire se
cachent les larmes : «  moitié furieuse et moitié riant ». La référence à « Bridoison »1 et la citation
qui introduit l’anecdote 2 font une fois de plus penser à un auteur qu’affectionne particulièrement
Olympe : Beaumarchais. Cet auteur ne déclare-t-il pas dans Le Barbier de Séville : « Je me presse de
rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer » ?

L’œuvre s’achève donc sur une question civique et politique, celle de la compétence des
fonctionnaires du nouveau régime, fondamentale pour le maintien de l’ordre social : « Que font ces
juges de paix ? Que font ces commissaires, ces inspecteurs du nouveau régime ? » (p.52 du Livre
Extrait • « Monsieur, je m’y refuse »

scol. 349-351). Cette anecdote n’est donc pas si éloignée de La Déclaration en tant que telle : en
dénonçant le non-respect des hommes pour la loi, la narratrice se présente elle-même comme une
femme de loi et fait du respect de la loi une question civique et sociale.

1. Brid’oison : personnage du Mariage de Figaro. Il n’apparaît que dans l’acte III. C’est le juge qui doit
rendre son verdict dans de nombreuses affaires, notamment dans celle qui oppose Marceline et Figaro.
Bégayant et comprenant mal ce qu’on lui dit, il est resté le symbole d’une justice mal éclairée,
soucieuse de la forme, plus que du fond des affaires, et d’ailleurs corrompue.

2. En effet, l’autrice clôture son œuvre en faisant le choix de raconter une anecdote personnelle, mais en se
justifiant en ces termes (citation qui précède le texte à l’étude, p.49 de l’édition du Livre Scolaire) : «  J’avais
résolu et décidé de ne pas me permettre le plus petit mot pour rire dans cette production, mais le sort en a
décidé autrement  ». Cette phrase prend maintenant tout son sens après étude de cette anecdote.

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