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BARNAVE
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I
Je ne suis plus guère qu'un malheureux prince allemand, vivant dans
le passé, fort indifférent au temps présent, et surtout m'inquiétant
peu de l'avenir. Je ne tiens plus à rien, pas même aux gothiques
préjugés de ma maison. Cependant, tel qu'on pourrait me voir,
enfoncé dans mon fauteuil dont les armoiries s'effacent tous les
jours, j'ai été, bel et bien, Français et Parisien, aux instants les plus
dangereux du dernier siècle. Malgré moi, j'ai vu naître et grandir ce
qu'on appelle, en nos écoles, les doctrines de la Convention. J'ai été
le camarade innocent de tous ces terribles pouvoirs des premiers
temps de la révolution française; je les ai connus, je les ai touchés;
ils n'ont pas été plus à nu, pour leurs concitoyens, valets de
chambre, qu'ils ne l'ont été pour moi-même. Aussi m'aurait-on bien
étonné, si l'on m'eût dit ce que ces hommes seraient un jour, à
quelle fortune ils étaient destinés, et que devant eux devait crouler
la plus vieille et la plus éclatante monarchie de l'univers.
Tout d'abord, je n'ai vu, dans ces hommes, que ce qu'ils étaient en
apparence, ou plutôt que ce qu'ils étaient réellement avant que le
sort les plaçât si haut: de jeunes et pétulants esprits, pleins
d'audace, obéissant au hasard, et se doutant peu qu'ils seraient un
jour de grands hommes. C'est ainsi qu'ils me sont apparus. Je les ai
quittés au moment où leur destinée d'hommes publics allait
s'accomplir; depuis, j'en ai entendu parler de tant de façons
différentes, on leur a prodigué tant de gloire, on les a couverts de
tant d'infamie, et cela, à si peu de distance, que je sais à peine
aujourd'hui ce que j'en dois penser, et que choisir dans ces
jugements si opposés. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas, à Dieu ne
plaise! une histoire que je veux écrire, c'est le frivole roman de ma
jeunesse. En ces pages malhabiles, il ne s'agira que de moi seul, et
non pas de trônes renversés et de sceptres brisés, au pied des
échafauds sanglants. Songez, je vous prie, en lisant ce futile récit,
que vous assistez aux souvenirs d'un vieillard ignorant et fatigué,
qui, par oisiveté, se fait jeune encore une fois avant la mort;
rappelez-vous que ce sont les écrits d'un homme incertain, même de
ses opinions; d'un Allemand et d'un grand seigneur, double raison
pour douter de la liberté. Ajoutez ceci: que je suis vieux, que j'ai vu
commencer la liberté chez nos voisins, que je l'entends gronder chez
nous d'une manière formidable, et que j'ai peur de cette liberté
moderne. Elle a brisé tant de grandes choses! Elle a versé tant de
sang!
Ainsi je veux être et je serai jeune encore, et tout un jour. Je veux
me parer des guirlandes fanées de ma jeunesse. Une révolution,
quand on a vingt ans, c'est un spectacle. Il y a de la passion et de la
vie en ces grands dérangements des peuples: c'est tout ce qu'il faut
au jeune homme. En même temps n'oubliez pas que j'ai appris la vie
au milieu du Paris de Louis XVI; que je suis venu assez à temps à
Versailles même, pour entendre les derniers soupirs de ces longues
voluptés royales, pour assister aux dernières victoires de cette
incrédulité moqueuse et toute française, dont l'Allemagne a fait
raison. C'est un grand spectacle une royauté qui se meurt. Quand la
vieille force et les vieux dieux s'en vont, il se rencontre en cette
double agonie un moment d'hésitation qui n'est plus l'ordre, et qui
n'est pas le désordre, auquel la curiosité humaine ne saurait résister.
À cet instant même j'étais en France, et ce moment terrible, je ne
l'ai pas compris, quand il était sous mes yeux; je m'en souviens, à
présent, comme si je l'avais parfaitement compris.
À peu d'exceptions près, le même accident attendait tous les
hommes de notre époque. Aussi bien leur plus grande et leur plus
heureuse occupation, dans ce siècle occupé, a-t-elle été de se
souvenir. Marchons donc en arrière, il le faut; revenons à l'aurore de
1789, retournons au Versailles des trois rois... trois fantômes!
Rallumons ces flambeaux éteints, relevons ces palais en ruine,
rendons à la pierre élégante ses festons, ses guirlandes, ses
peintures mythologiques; rendons à ces jardins fameux leur symétrie
et leurs ombrages de l'autre monde. Ouvrez-vous, à tous vos
battants, larges portes de l'antique château! Montrez-vous dans la
muraille entr'ouverte, mystérieux boudoirs! Il en sera de mon livre,
comme il en est de ces drames qui pour être compris ont besoin de
tout l'art du machiniste. Que de fois, dans ces années
supplémentaires, ne me suis-je pas figuré mon propre château,
habité soudain par le roi de France et la reine Marie-Antoinette
d'Autriche! Une cour étrange où le temps qui fuit, se mêle au
nouveau siècle; un pêle-mêle éclatant de vertu et de faiblesse, de
pur amour et de méprisables voluptés! Grands noms, célébrités
perdues, renommées fameuses, intrigants subalternes, dévouement
sublime, le joueur, la courtisane, le guerrier, le héros, le lâche! O ciel!
le plus faible et le plus vertueux des monarques, la plus belle et la
plus malheureuse des reines!... tout était là.
Au dehors, la hideuse banqueroute, le déshonneur national,
l'ardente calomnie! Et chez le roi, dans son Paris, dans son
Versailles, des rivalités presque royales, et je ne sais combien de rois
populaires qui sortent de la foule, couronnés et brisés de ses mains!
Cela fait peur à penser! «Fermez la porte de mon château, monsieur
le major! Que mes fossés se remplissent jusqu'aux bords, que mon
vieux pont-levis se dresse sur toute sa hauteur. Obéissez aux
consignes, ne laissez pas entrer chez moi ces tempêtes et ces
orages! Et puisqu'il nous reste à peine un jour, qu'on me laisse au
moins mourir en paix.»
C'est cela, ferme ta porte, et dresse en haut ton pont criard!
Donnons le mot d'ordre aux sentinelles, et préparons toute chose
pour un long siége... Inutiles efforts! Ne vois-tu pas, monseigneur,
que tu agis comme un niais?
Eh! qui te parle, ami, de guerre, de bataille, d'assaut, de surprise, de
poudre à canon, de contrescarpes et de remparts?
La force n'est plus la même; elle a changé de place, elle n'est plus
au château fort, à l'arrêt du parlement, à la couronne du roi;
regardez à travers vos créneaux, au pied de la tour, le premier qui
passe et qui sait parler en plein vent.
Regardez le premier gentilhomme qui jette son titre à qui le
ramasse, et qui de sa pleine autorité se fait peuple... Ici la féodalité
va rendre enfin son dernier souffle. Hic jacet! Ce qui te reste à faire,
ami, c'est de chanter, conséquemment: De profundis!