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ACTE I

L’ENFANCE

Il était long le chemin jusqu’au théâtre de la Madeleine…


Et me voilà devant vous.
Je rentre de Strasbourg… Je rentre d’un long procès finalement
perdu, juste eu le temps d’engloutir un sandwich « Super Daunat »
(thon, œuf, crudités, mayonnaise), le triple à 4,99 euros, dans une
magnifique station Total.
Et puis j’ai roulé, des kilomètres et des kilomètres. Je pue la sueur.
J’ai ressassé encore et encore le verdict.

Je ne sais pas si l’accusé est coupable du crime pour lequel il a été


condamné, mais il y a au moins cinquante pour cent de chances qu’il
soit innocent. Et dans ces cas-là, la règle du doute aurait dû lui profiter.

Alors pourquoi j’ai perdu ? Pourquoi cet homme va passer les


prochaines années de sa vie en prison, dans une ratière de neuf mètres
carrés ? Je n’en sais rien. Peut-être parce que nous vivons au pays de
l’intime conviction…

Dans ce dossier, il n’y avait pas assez d’éléments pour le condamner.


J’ai travaillé des mois entiers, j’ai préparé ma plaidoirie, je me suis
battu… Et j’ai perdu.
Peut-être que je n’ai pas fait ce qu’il fallait.
Peut-être qu’un singe bègue en robe aurait obtenu un meilleur
résultat.

Comment ne plus y penser ? Comment reprendre le cours de sa vie


alors qu’un innocent se trouve peut-être derrière les barreaux ? C’est
difficile.
Je peux rouler des kilomètres et des kilomètres, je peux allumer ma
télévision, je peux remanger un sandwich sur une aire d’autoroute, j’y
penserai encore…
Parce que ce métier est bien plus qu’un métier…

À Strasbourg, j’ai plaidé l’acquittement. Mais quand les faits sont


reconnus, la discussion porte alors sur la peine.
Ce que les professionnels appellent le quantum de la peine.
Et un homme condamné à vingt ans alors qu’il en mérite dix, c’est
aussi une injustice. Moins criante, plus discrète, mais d’une violence
inouïe.

Quand l’accusé reconnaît les faits, on plaide les circonstances


atténuantes. Les circonstances atténuantes, c’est la vie. La vie des autres
que l’on regarde sous le prisme de la sienne. Ne sommes-nous pas
d’abord le fruit de notre histoire ?

Moi, par exemple, je suis devenu avocat parce que rien ne m’y
prédestinait. Sauf, peut-être, une toute petite part d’injustice.
Et je suis définitivement condamné à plaider.

Je devais avoir sept ou huit ans. Peut-être neuf. C’était les années
soixante. C’était une autre époque. Presque un autre monde. C’était
mon enfance et le début d’une indignation qui n’a jamais disparu.

Dans mes souvenirs, il y a des mots jetés sur les murs : on pouvait y
lire « Sales Macaronis ! ». Moi, j’adorais ça les macaronis…

Ma famille maternelle avait fui l’Italie et la pauvreté pour la France


d’après-guerre.
Ma mère, Elena Moretti, à peine débarquée du train, a travaillé dans
une faïencerie, ses mains tordues en portent la blessure. Puis elle est
devenue femme de ménage.
Elle s’est sacrifiée pour m’inscrire en pension chez les curés.
Je me souviens de ces autres élèves ; un peu plus riches, un peu
mieux habillés.
Je voyais passer le train, je n’étais pas dedans… Alors j’ai couru… De
station Total en station Total…

Quelqu’un que j’aime me répète souvent avec ses mots : « Il faut


s’indigner ! Toujours ! Se révolter ! Refuser l’injustice ! »
On a retrouvé mon grand-père Paolo Moretti assassiné sur des voies
de chemin de fer. On n’a jamais rattrapé son meurtrier. On n’a
d’ailleurs jamais fait d’enquête.
C’est injuste.

J’avais quatre ans et demi quand mon père, Jean-Pierre Dupond, est
mort d’un cancer.
Il avait vingt-six ans.
Ça aussi c’est injuste.
Ma mère ne s’en est jamais relevée…

Moi, je m’en suis tiré parce que si le père absent est un salaud, le
père mort est un type formidable.
Et je voudrais que vous compreniez que, quand je plaide la mort
d’un père, c’est la mort du mien que je plaide.

Ma mère travaillait dur, mes grands-parents paternels ont pris le


relais.
Ma grand-mère Louise m’a enveloppé d’une infinie tendresse. Elle
m’a donné le goût de la cuisine… Le goût des mots.
… Communiste, elle avait sauté d’un avion pendant la guerre et, avec
sa mère, elles avaient caché deux enfants juifs dans une ferme du Nord.
C’était une « Juste ».
Je l’ai aimée de toutes mes forces.
Elle fumait, fumait beaucoup…
C’était atypique à l’époque. C’était ma grand-mère. C’était mon
enfance. C’était bien…
(Il allume une cigarette.)
Ça aussi, je le lui dois.
ACTE II

NAISSANCE D’UNE PASSION

C’est à quinze ans qu’est née ma passion.


On peut changer beaucoup de choses dans sa vie. On peut changer
de pays, de villes, on peut changer de femmes, on peut même changer
de religion, mais on ne change jamais sa passion.

28 juillet 1976. J’apprends à la radio l’exécution de Christian


Ranucci1.
Ça me bouleverse. Ça nourrit mon romantisme morbide d’adolescent
et je m’engouffre alors dans cette histoire qui me dévore et me terrifie.

Je comprends à ce moment-là, intuitivement sans doute, qu’être


avocat c’est être seul contre tous, c’est aimer l’araignée et l’ortie.

Et puis, pour être honnête, l’expression orale est une forme de


psychothérapie qui permet plus ou moins d’apaiser ses névroses.
Et pour être encore plus honnête, il y a une autre raison moins
avouable qui m’a donné envie de faire ce métier : je voulais plaire aux
filles.

Adolescent, j’ai rapidement compris que je n’irai pas pécho en teboi.


Alors, comment faire pour séduire les femmes ?
Les mots. Les mots, bien sûr.
Et puis se lever, se lever pour prendre la parole, essayer de
convaincre, comprendre que l’on a convaincu c’est jouissif, une petite
caresse furtive sur un ego fragile, c’est de la séduction.
Et cela s’applique, il me semble, aussi bien pour des jurés que pour
une femme. Enfin… Séduire une femme c’est un peu plus compliqué…
Évidemment…
1. En 1976, Christian Ranucci est un des derniers condamnés à mort et fut exécuté pour
l’enlèvement et le meurtre d’une petite fille de huit ans. La question de sa culpabilité fait
polémique et est notamment débattue dans le roman Le Pull-Over rouge de Gilles Perrault.
ACTE III

FUFU

À dix-huit ans, je m’inscris à la faculté de droit de Lille pour entrer


au barreau et devenir avocat dans la seule intention de pratiquer le droit
pénal. Mais on ne se spécialise pas pendant les études, on se spécialise
en suivant les chemins qui conduisent à l’école buissonnière.
Alors, plutôt que de m’asseoir à la fac pour y suivre des cours plus ou
moins fastidieux (le régime des locations soumises à la fameuse loi de
1948 je m’en fous, mais alors, totalement), je vais m’asseoir dans le
public des Assises et j’écoute les grands solistes de l’époque : Leclerc,
Lévy, Pelletier et… Alain Furbury, un immense avocat toulousain.
En ce jour ancré dans ma mémoire, je l’entends plaider dans une
affaire de Gitan accusé d’un assassinat crapuleux.
Magistral, il se lève.
Et avec son bel accent chantant, délicatement il dévoile :
« Cette affaire me rappelle mon enfance. J’étais petit, c’était l’exode,
de ma fenêtre on voyait défiler des hordes de Gitans faméliques comme
leurs chevaux. Et ma mère me prenant par la main me disait : “Tu vois,
petit, ils volent nos poules, ils volent nos lapins, mais il faut les aimer,
ce sont les derniers hommes libres.” »
C’était d’une inatteignable grâce !

Tout bas, mais très fort, je me dis que jamais je ne pourrais atteindre
une telle perfection. Et je n’y suis jamais parvenu.
Entré parmi les premiers à l’école du barreau, j’en sors dernier. J’ai
trop séché.

Je prête serment le 11 décembre 1984 et là, les Cassandres


m’avertissent :
Du pénal exclusivement ? À Lille ? C’est impossible !
Dans la capitale des Flandres, il faut être généraliste, traiter du
divorce, du droit commercial et d’un tas de choses qui ne me tentent
pas du tout.

Alors je décide de m’exiler à Marseille. Je pensais que c’était une


bonne idée…

J’entreprends la tournée des cabinets d’avocats pénalistes de la cité


phocéenne, mais je dois rapidement me rendre à l’évidence : personne
n’a besoin de moi.

Je quitte donc Marseille, direction Toulouse.


Alain Furbury y officie, 9 rue Saint-Antoine-du-T.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce qui lui a plu chez ce jeune
homme de vingt-trois ans, mal assuré, mal fagoté, un peu plouc, mais il
me reçoit comme on reçoit un confrère alors qu’à cet instant précis il
n’y a que ma mère qui sait que je suis avocat !

D’une extrême générosité, il m’invite dans un des plus beaux


restaurants de la ville et nous y refaisons le monde en sirotant du vin.
Lui, avec assurance et moi, avec maladresse.
Je me souviens de cette nuit-là…
Il avait commandé un cassoulet pour nous, un cassoulet qu’il ne
trouvait pas assez bon, pas assez bien pour moi. Et moi, moi, j’ai eu la
sensation d’être d’important.

Je l’ai aimé dès le premier regard.


Hélas, son cabinet n’a besoin d’aucune aide supplémentaire.

Désespéré, j’amorce ma remontée vers le Nord…


Je m’arrête à Paris où se présente une possible collaboration à la
rémunération tellement faible que je ne peux même pas imaginer me
loger.
Alors, en désespoir de cause, je rentre à Lille. Et c’est à partir de là
que ma vie bascule.
Ça fait un peu grandiloquent dit comme ça, mais c’est la stricte
vérité.

Quelques mois plus tard, je remporte le premier prix d’un concours


d’éloquence. Ex aequo. Encore une injustice.
Le soir même, un membre d’un des plus beaux cabinets d’affaires
lillois me fait une offre que je ne peux pas refuser. Et d’ailleurs, je ne la
refuse pas.
Me voici donc embauché à mi-temps avec la possibilité de développer
ma propre clientèle.
Je vais enfin pouvoir plaider. Mon rêve peut commencer…
Et très vite, dans la salle d’attente, se côtoient les grands patrons du
Nord et mes petits voleurs à la tire ; l’occasion de rencontres
improbables entre le grand patronat et la cité.
Jamais un membre du cabinet n’a émis la moindre remarque, jamais
personne ne m’a dit : « Dis donc, tes clients à casquette et leurs bananes
Gucci, c’est pas trop raccord avec les nôtres… »

Le temps passe… Et puis un jour, s’ouvre un procès majeur à


dimension politique dans le nord de la France, à Douai.
C’est le braquage de Condé-sur-l’Escaut, considéré comme le
braquage du siècle.
Des anarchistes toulousains ont volé la paye des ouvriers pour lutter
contre le franquisme2.

Alain Furbury vient plaider pour eux.


Quant à moi, je suis commis d’office pour un trafiquant interpellé sur
un voilier bourré de came. Avec sa part du butin, il a acheté du shit.
C’est le seul droit commun de cette histoire purement politique. Il sera
d’ailleurs le seul condamné.

Le principal enjeu du procès est le suivant :


Dès son accession au pouvoir, François Mitterrand a fait supprimer la
cour de sûreté de l’État et a fait voter une loi d’amnistie pour les crimes
et délits politiques.
Soit la cour d’assises estime que ce crime est politique et les accusés
seront acquittés, soit elle décide qu’il s’agit d’un crime de droit
commun et les accusés seront condamnés.

Dès l’ouverture du procès, je reconnais dans le public un moustachu


que j’avais rencontré au greffe de la cour d’assises quinze jours
auparavant et qui avait eu la stupidité et l’imprudence de me dire
fièrement qu’il appartenait aux services des renseignements généraux.
Je me lève, j’interpelle alors le président de la cour d’assises pour lui
dire que la présence dans la salle d’un policier des RG démontre
indubitablement le caractère politique du dossier.
Je le fais, je crois, avec impertinence et humour, ce qui me vaudra un
joli papier sous la plume de Maurice Perreau, l’ancien chroniqueur
judiciaire du Monde.
Le moustachu quant à lui, à peine désigné, a piteusement pris la
poudre d’escampette et plus personne n’a jamais revu ses moustaches.

Alain fait alors passer un petit mot : « Ce Dupond-Moretti, c’est


Devos. » Quel compliment !
Je n’avais pas trente ans, jamais auparavant il ne m’avait entendu
plaider. Et ces quelques mots, au-delà de l’émotion qu’ils ont suscitée,
m’ont donné une force et une confiance inestimables.

Notre amitié se scelle à cet instant.

Dès lors, nous plaidons ensemble à maintes reprises : Perpignan,


Toulouse, Carcassonne… Nous partageons de merveilleux moments :
La corrida, oui je sais… Le cigare … Et le vin…
Parfois trop, parfois trop tard, comme de vieux complices qui
ignorent le lendemain.
Nous adorions cela.

« Je déteste le confort, je tolère le luxe », me disait-il dans un sourire.


Sa drôlerie décapante, parfois empreinte d’une aigre dureté – le
propre des vrais mentors –, s’accompagnait d’une élégance qui le
conduisait toujours à régler l’addition de nos tablées pléthoriques.
C’était un grand seigneur.
Ces souvenirs de partage à sens unique m’ont marqué à jamais.

Alain, c’était aussi et surtout un plaideur avec un sens inné de la


repartie, avec une façon si particulière d’interroger les témoins, de
poser sa voix, de ne pas s’inquiéter.

Il m’a appris l’irrévérence. Et la défiance à l’égard du pouvoir, de


tous les pouvoirs.
C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai refusé toutes les
décorations. J’ai la faiblesse de penser que le crachat de la foule sur une
robe d’avocat est la seule distinction qui vaille.
L’irrévérence d’Alain s’exprimait comme une fulgurance, ses
répliques claquaient comme ces gifles qui impriment des traces de
doigts sur une joue et font évoluer les choses. Il n’avait peur de rien et
surtout pas de remettre un juge à sa place.

Aujourd’hui, on avertit les jeunes gens qui veulent devenir avocats :


faites profil bas, faites des courbettes, surtout ne fâchez pas les juges, ce
sont eux qui vous jugent. Mais un avocat qui ne serait ni insolent ni
impertinent ne serait pas un avocat !

Dénoncer une injustice, dire d’un juge qu’il se tient mal, dire d’un
flic qu’il n’a pas fait son boulot, ce n’est pas du courage, c’est la
moindre des choses !

Un jour, alors que nous nous trouvions tous les deux à Paris pour
plaider un acquittement, je lui ai posé une question en minaudant :
« Combien de temps faut-il pour faire un bon avocat ? »
J’avais dix ans de barreau, secrètement j’espérais qu’il me dise :
« Mais tu es déjà un bon avocat ! » Non ! Sa réponse a claqué comme
une de ces gifles méritées dont je viens de vous parler : « Il faut vingt
ans », m’a-t-il dit, son regard bleu acier intensément fixé sur moi.
C’était d’une grande cruauté, mais il avait pourtant tellement raison.

Je le considérais comme mon père spirituel et j’avais pour lui bien


plus que de l’admiration.
Il est mort en 1999. J’étais totalement dévasté.

Aujourd’hui, j’ai cinquante-sept ans, trente-cinq ans d’exercice


professionnel. Et je vais vous faire une confidence, un petit secret de
cuisine : ce métier est un métier de transmission orale. C’est la somme
de tout ce qui existe, plus ce qu’on y ajoute. Et bien sûr, il y a des trucs.
Il y a par exemple ce qu’on appelle « les tiroirs ». Les tiroirs, ce sont les
formules qui permettent d’introduire un propos, de pallier certains
silences ou encore d’assurer une transition entre deux arguments.
Et tous les avocats ont leurs tiroirs… plus ceux qu’ils ont piqués aux
autres.

Mon ami Jean-Yves Liénard, qui nous a quittés l’année dernière,


pour attirer la sympathie avec son âge, commençait souvent ses
plaidoiries de la façon suivante :
« Je ne suis plus un jeune avocat et je le regrette. »
Et, pour faire sourire les jurés, il ajoutait avec malice, parce qu’il était
malicieux :

« Aujourd’hui on ne dit plus vieux, on dit senior. Mais ça ne fait pas


courir plus vite. »

Paul Lombard avec qui j’ai plaidé sa dernière affaire d’assises… (Il
était drôle Paul Lombard ; un jour on lui a demandé : « Quels sont les
trois grands avocats français ? » Il a répondu : « Je ne me souviens plus
du nom des deux autres. »)
Paul Lombard donc, avait choisi de s’approcher des jurés en
marchant à pas lents, à pas comptés, comme un très très vieil homme
qu’il n’était pas encore. Et voilà à peu près ce que cela donnait : « À
mon âge, je suis bien plus proche de la justice de Dieu que de la justice
des hommes. »
C’était gagné !
Dominique Mattei, ancien bâtonnier de Marseille, introduit souvent
sa plaidoirie par une formule magique :
« L’homme que je défends est un orphelin du bonheur, ce dossier est
un cimetière de certitudes. »
Je fais bien les accents, non ?

Moi aussi j’ai mes tiroirs.


Je termine souvent mes plaidoiries de la façon suivante : « Si vous
condamnez cet homme, alors vous aurez jugé, mais vous n’aurez pas
rendu justice. »
Et j’en ai d’autres… Mais je ne vais pas les dévoiler ici parce que je
sais qu’il y a quelques confrères dans la salle.

Récemment, je plaidais aux assises avec un gamin et je l’entends


plaider un de mes tiroirs.
« Mais dis donc, tu t’emmerdes pas, c’est à moi ce truc-là ! T’es pas
gêné ! »
Lui m’a répondu de façon sympathique, mais audacieuse : « Oui bah
Maître Dupond-Moretti, maintenant c’est à moi. C’est comme ça. »
Ça m’a foutu un de ces coups de vieux !
Et en même temps, si je n’étais pas l’homme infiniment modeste que
je suis, je dirais qu’après tout on ne pique pas les tiroirs de n’importe
qui.
2. En 1979, six braqueurs s’emparent de la pension allouée aux mineurs, dont la somme s’élevait
à environ 16 millions de francs.
ACTE IV

DÉFINITION DE LA DÉFENSE

Avocat, advocatus en latin, signifie « prêter sa voix ».


C’est celui qui prête sa voix à un homme qui souvent n’en a plus…

Quand je plaide pour un homme, je dois me mettre à sa place, dans


sa tête, dans son cœur.
Et la vérité qui m’importe, la seule vérité qui m’importe, c’est celle de
celui que je défends.

Bien entendu, il en va différemment pour le juge ou pour le policier :


eux sont tenus à la vérité avec un V majuscule.

Mais la pratique judiciaire nous enseigne que plusieurs vérités se


côtoient :
La vérité du procureur n’est pas celle de la défense, pas plus que
celle de la partie civile, pas plus que celle des journalistes, pas
davantage que celle de l’opinion publique.
Toutes se mélangent et parfois personne n’est de mauvaise foi :
En matière de justice, le contraire de la vérité n’est pas forcément le
mensonge, mais peut-être une autre vérité.

Tenez, dans une affaire de divorce (et vous connaissez tous des
divorcés), la femme dit qu’elle a raison, l’homme dit qu’il a raison. Sa
famille à elle dit qu’elle a raison. Sa famille à lui dit qu’il a raison. Mais
au fond, qui a raison ?

Depuis juin 2000 et l’instauration de l’appel des décisions de cour


d’assises, des verdicts dans un même dossier sont rendus à des années-
lumière les uns des autres, dégageant de ce fait des vérités totalement
opposées.
Des acquittés en première instance se trouvent condamnés en appel
et des condamnés en première instance sont acquittés en appel.
Je pense tout particulièrement à une affaire réunionnaise jugée trois
fois :
Premier verdict : acquittement.
Deuxième verdict : trente ans de réclusion criminelle.
Troisième verdict : douze ans de réclusion criminelle.

Quand je sors de l’audience, les micros des journalistes se tendent


vers moi et je leur dis : « 0, 30, 12, 47, 26, 38… Numéro
complémentaire : le 5. »

Ce loto judiciaire est vertigineux.

Je le dis et je le redis, si le juge doit impérativement tendre vers la


vérité, une vérité factuelle, ce n’est pas le problème de l’avocat. Ce qui
compte pour lui, c’est le triomphe de la vérité de son client.

D’ailleurs, lorsqu’un homme est acquitté, cela ne signifie pas


nécessairement qu’il est innocent. (Certes, plus personne ne pourra
jamais dire qu’il est coupable. Ça c’est le prix de la paix sociale.) Cet
acquittement indique simplement que la justice n’est pas parvenue à
apporter la preuve de sa culpabilité.

Lorsqu’elle acquitte un coupable, la justice s’incline strictement


devant les règles du code de procédure pénale. Bien sûr un coupable
passe entre les mailles du filet, mais tant que des acquittements seront
prononcés, y compris des acquittements de coupables, alors le véritable
innocent pourra rester serein.

C’est ce que Voltaire exprime à propos du procès Calas3 :


« Il vaut mieux 100 coupables en liberté qu’un seul innocent en
prison. »
Mais tout le monde ne voit pas les choses de la même façon.
Sûrement pas.

Oui, je le concède, la justice n’est pas toujours rassurante, et seuls


ceux qui ne l’ont pas expérimentée ont encore confiance en elle.

Je souris toujours quand j’entends les politiques parler de justice. Ils


clament haut et fort de façon solennelle qu’ils ont une inébranlable
confiance en elle… sauf lorsqu’ils sont mis en examen.

La justice (et particulièrement la justice pénale) est toujours violente.


Même si elle ne sent pas la pisse, même si elle ne sent pas
l’hémoglobine, même si elle porte un costume du dimanche ; la robe
des magistrats.

Très souvent on me demande comment je peux défendre un


coupable, ou un assassin d’enfant, ou un terroriste…
Il est saugrenu, non, que dans l’une des plus vieilles démocraties du
monde, patrie des droits de l’homme, on ose encore poser cette
question ? Il est même inquiétant qu’en 2019 nous n’ayons pas encore
intégré ce qu’était un avocat.

J’aime passionnément ce métier. Ce n’est pas un métier que l’on fait


du bout des dents, du bout des pieds. C’est un sacerdoce.
« Rien n’est plus facile que de dénoncer un être abject. Rien n’est
plus difficile que d’essayer de le comprendre4 », a écrit Dostoïevski.

Parfois, la culpabilité est avérée, le dossier croule sous les preuves et


pourtant l’homme persiste à ne pas reconnaître l’évidence.
Ça, c’est un mauvais dossier.
L’accusé espère-t-il se moquer impunément de la justice ? Espère-t-il
tromper la religion de ses juges ? Je ne crois pas. Lorsqu’il agit de la
sorte, c’est pour soutenir encore le regard des autres, de sa famille, de
ses proches… et le sien quand il est devant sa glace.
En fait, deux sortes de défense s’expriment en parallèle sans pouvoir
coexister.
La défense pénale, toujours opportuniste, et la défense
psychologique, qui interdit à un homme de se reconnaître comme un
salaud.

Au fond, un accusé doit pouvoir mentir. Révéler, ce n’est pas faire


l’apologie du mensonge, c’est simplement rappeler que, dans le cadre
d’un système judiciaire, tant que l’accusé dispose de cette possibilité,
souvent sa dernière liberté, c’est à l’accusation d’apporter la preuve de
sa culpabilité.

Le seul impératif de l’avocat, c’est d’éviter toute contradiction dans


les propos de son client.
Son travail ne consiste pas à obtenir la vérité, mais à vérifier que ce
que dit son client ne se heurte pas au bon sens ou à une preuve
rapportée qui viendrait anéantir son propos.

Il y a quelques années, un vieux voyou accusé d’un braquage à Nice


demande à me voir.
Il me jure qu’il est innocent, que ce n’est pas lui sur la vidéo de
surveillance de la banque.
Je rencontre alors la juge qui me montre les albums photographiques
et qui attend de voir ma réaction.
Évidemment, je reste totalement impassible, mais je reconnais mon
client. Il y a une différence, c’est qu’il porte sur les photos de la banque
une énorme perruque poivre et sel.

Donc je retourne à la prison et, là, je le vois et je lui dis : « Je vous


promets que vous allez être acquitté. » Ce que je n’ai jamais dit à un
homme que j’ai défendu.
Mais je précise : « Il y a une condition : c’est qu’une très très grande
majorité des juges et des jurés qui vont devoir vous juger soit
totalement aveugle. »
Et là, le mec se marre, évidemment. Et je lui dis « Regardez-moi
bien ! (Il met sa main sur son crâne comme s’il avait une perruque.) Est-ce
que vous me reconnaissez ? »
Il a ri. Encore. C’était son aveu. Et bien sûr, j’ai plaidé coupable. Il
n’y avait pas d’autres solutions.

Défendre, c’est quoi ? C’est empêcher de juger en rond.


C’est introduire des petits grains de sable dans une machine trop
bien huilée qui tourne à vide sans se préoccuper de ceux qu’elle juge.

Et tout doit être fait pour éviter l’erreur judiciaire !


D’ailleurs, je déteste cette expression ! Le mot erreur est
insupportable ! Oups, un juge a commis une erreur ! Non ! Ce n’est pas
une erreur. Le juge n’a pas respecté le doute. Dans notre code pénal on
compte la privation de liberté en années, en mois… On devrait la
compter en jours, en heures, en minutes.
L’erreur judiciaire, c’est la prise volontaire de risque avec les
principes qui sont les nôtres.

SIX POINTS :

Premièrement : La justice, c’est comme une administration. Ou plus


exactement, comme l’a écrit Casamayor, le fondateur du syndicat de la
magistrature, c’est une erreur millénaire qui veut que l’on ait attribué à
une administration le nom d’une vertu.

Deuxièmement : La justice a donc les qualités d’une administration.


Mais également tous ses défauts.

Troisièmement : La justice, c’est d’abord la signature de ceux qui la


rendent.

Quatrièmement : Le bon juge aime le contradictoire. L’insupportable


contradictoire. Et donc les avocats.

Cinquièmement : Il n’y a de grands juges que parce qu’il y en a de


tout petits.

Et sixièmement : On a les juges qu’on mérite.


Le juge (et ce n’est pas rien, et c’est difficile, presque inhumain) doit
impérativement se méfier de lui, de ses a priori, de ses emportements.
Il doit aller vers l’accusé pour le comprendre et ne peut en aucun cas
exiger de ce dernier qu’il raisonne comme lui.
D’ailleurs, l’éclairage judiciaire ne transcende pas les hommes ; les
hommes, ils sont ce qu’ils sont, et c’est bien comme cela qu’il faut les
juger.

Il y a très longtemps, je défends un Sicilien, et vous pressentez peut-


être déjà de quoi il est accusé : il a tiré sur l’amant de sa femme. Bon…
ce sont des choses qui peuvent arriver…
Après un an et demi de détention, je présente régulièrement des
demandes de remise en liberté qui sont examinées par la cour d’appel.
Hélas pour l’homme que je défends, mille fois hélas, il avait une
maîtresse. Ça aussi, ce sont des choses qui peuvent arriver…
Et le président de la cour (que, pour des raisons que vous
comprendrez, je vais appeler M. Dubois) s’oppose systématiquement à
la mise en liberté, rappelant tous les poncifs liés à l’italianité et à la
testostérone machiste qu’il pressent chez le mis en examen. Et il ajoute
qu’on ne peut pas vouloir tuer l’amant de sa femme quand on est soi-
même infidèle. Il en est tellement convaincu qu’à longueur d’audience,
il nous abreuve de ses interminables leçons de morale.
Quelle méconnaissance de la nature humaine ! Bien sûr que l’on
peut être jaloux quand on est infidèle ! On est même encore plus jaloux
quand on est infidèle !
Le temps passe, et un beau jour, je reçois au cabinet une femme qui
souhaite que je devienne son avocat dans le cadre d’un divorce.
D’emblée, je refuse. Elle insiste.

Je lui dis : « Madame, n’insistez pas, je ne fais pas de divorce, je ne


sais pas les faire, je n’en ai jamais fait ! »
« Pourtant, quand vous allez connaître mon nom, vous allez prendre
mon dossier. »
« Ah oui ? Et comment vous appelez-vous ? »
« Je m’appelle Mme Dubois. Je suis la femme du président. »
« Asseyez-vous, Madame, je vous en prie. »

Elle me raconte alors que son mari, qui n’est plus tout à fait son
mari, vient de déduire du montant de la pension alimentaire qu’il doit
aux enfants le prix de deux gommes, vous m’entendez bien, deux
gommes, qu’il avait achetées pour la rentrée scolaire. La classe
mondiale !
Et, petite cerise sur ce gâteau judiciaire, elle me confie encore et
surtout que le bougre la trompe avec une journaliste.
Quelques semaines plus tard, je me retrouve devant ce magistrat,
essayant encore d’obtenir la libération de mon Sicilien possessif.
Il sait alors que je suis le nouvel avocat de sa future ex-femme et
comme par enchantement, Saint-Just devient tolérant, l’infidélité du
Transalpin devient accessoire, la fidélité n’est plus une vertu. Et le soir
même Gino, libre comme l’air, s’envole pour Palerme.

Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer une autre anecdote qui


illustre à merveille que le droit ne peut se confondre avec la morale.
Pour démontrer que Strauss-Kahn est un « proxénète », la juge
d’instruction écrit dans son ordonnance qu’un acte de sodomie
pratiquée sur une femme est forcément un acte payant !!!
Vous m’accorderez que ça en dit plus sur la sexualité du juge que sur
celle de Strauss-Kahn.

Comme l’a dit Léo Ferré : « Ce qui est encombrant avec la morale,
c’est que c’est toujours la morale des autres. »

Ce qui devrait compter, ce n’est ni la personnalité ni la morale du


juge, mais celles de l’accusé.
Albert Camus, dans L’Étranger, rappelle comment un accusé se
trouve dépossédé de son propre procès.
C’est Meursault qui s’exprime :
« En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de
moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans
qu’on prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre
tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l’accusé ? C’est
important d’être l’accusé. Et j’ai quelque chose à dire. » Mais réflexion
faite, je n’avais rien à dire. »

J’ai rencontré dans ma vie de très grands juges, de ces hommes qui
en quelques instants vous réconcilient avec toute l’institution judiciaire.
Des juges indépendants, ouverts et très humains.

Mais les juges dont je me méfie le plus sont ceux qui ont choisi la
magistrature pour régler leurs comptes.
Ils détestent les hommes plus beaux, plus puissants, plus intelligents,
mais ils méprisent aussi les plus laids, les plus modestes, les plus bêtes.
En réalité, ils n’aiment personne, et Dieu sait qu’il faut aimer les
hommes pour les juger.

C’est curieux, dans le serment que prête l’avocat, il y a le mot


délicatesse. L’avocat doit être délicat. Je ne sais même pas ce que cela
veut dire. À l’évidence, c’est un mot de trop.
Dans le serment du juge, il n’y a pas le mot humanité. Et à
l’évidence, c’est un mot qui manque.

Quoi qu’on en dise, l’avocat est le garant d’une bonne justice, même
si beaucoup (et parmi ceux-là des juges) le considèrent comme un
mercenaire grassement stipendié pour faire triompher le crime.

Si je défends un innocent, aux yeux de l’opinion publique, je suis un


héros. Et si je défends un salaud, aux yeux de l’opinion publique, je suis
un salaud.
Nous sommes contaminés, porteurs sains du virus, par le crime que
l’on reproche à celui que nous défendons.

L’opinion publique est extraordinairement versatile.


Dans l’affaire d’Outreau, par exemple, la présentation de ceux qui
étaient accusés, d’abord comme des coupables, faisait rejaillir sur les
avocats qui étaient présents la vindicte de tout un pays.
Et puis, quand les mêmes ont été présentés comme des innocents,
qu’ils sont, eh bien les avocats qui étaient les salopards sont devenus
des gens très bien.
Tout cela, vous le comprenez, ne méritait ni cet excès d’opprobre ni
cet excès d’honneur.

Dans l’époque sécuritaire que nous traversons, l’avocat n’a bonne


presse que s’il est du côté des victimes.

Il m’arrive, parfois, de m’asseoir sur le banc de la partie civile pour


assister une victime. Mais je pose alors des conditions très strictes.
Je ne veux pas me transformer en procureur de droit privé, et je ne
cherche pas la peine maximale. Un avocat reste un avocat même quand
il porte la parole de celui qui souffre.

Pour moi, l’avocat des parties civiles a pour mission d’exprimer le


chagrin légitime des victimes, de les apaiser dans la mesure du possible,
mais jamais d’attiser la haine.

Bien sûr, je comprends qu’une victime puisse haïr l’artisan de son


malheur. Mais je n’accepte pas que son avocat ou l’institution l’y
encouragent.

Je ne supporte pas, je ne supporte plus la victimisation triomphante


qui promet tout et n’importe quoi aux parties civiles, à commencer par
la possibilité de « faire son deuil » à l’audience.
C’est une escroquerie morale : le procès n’est pas dû aux victimes,
mais à l’accusé, pour qu’il puisse se défendre.
D’ailleurs, dans les systèmes de droit anglo-saxon, la constitution de
partie civile n’existe pas.

Si le procès apaise les victimes, tant mieux, mais ce n’est pas son but
initial.
On ne fait pas son deuil devant tout le monde, en écoutant le récit
d’un crime qui vous révulse parce qu’il a été commis sur une personne
aimée, ou en subissant les cris de protestation d’un individu que la
police et le parquet ont présenté comme le coupable.

Le procès pénal reste une épreuve extrêmement lourde à supporter,


pour tous ses protagonistes.

Je déteste une formule que l’on entend à longueur de plaidoirie et


qui sort de la bouche de certains de mes confrères qui font commerce
du malheur des autres :
« Si vous ne condamnez pas très lourdement, alors mon client ne sera
pas reconnu en sa qualité de victime. »
Ce chantage judiciaire prend les jurés en otages et leur fait croire
qu’une condamnation trop lourde peut faire plaisir.
Peut-on ajouter du malheur au malheur ? Peut-on étancher une soif
de justice par une condamnation injuste ?

Alors c’est vrai, pendant des années on a négligé les victimes, mais
nous assistons aujourd’hui à une dérive, ce que le premier Président de
la cour d’appel de Paris, Jacques Degrandi, a appelé « la mise en scène
du malheur destinée à favoriser le deuil des victimes au point de
transformer la justice en catharsis ».
Et ce haut magistrat de nous mettre en garde : « Attention, la victime
devient l’âme du procès pénal. Pousser trop loin une logique qui
accorde à la victime la conduite du procès pénal se retourne tôt ou tard
contre elle. »

Et puis, à force de se servir des victimes à des fins électoralistes, avec


l’appui de certains médias, on a créé une nouvelle catégorie
sociologique : LA VICTIME.
Elle a le monopole du cœur, de la souffrance, de la dignité. Je veux
bien l’entendre…
Mais quand on incite les victimes à se regrouper entre elles, le mardi,
le mercredi, le samedi, avec la cellule psychologique d’urgence,
leur malheur partagé finit par leur procurer une forme de confort au
détriment de la guérison de leur traumatisme. Exister en tant que
victime montrée en exemple n’encourage pas à en finir avec son
chagrin.
La priorité, après un drame, c’est de s’en remettre, pas de s’en
repaître.
Ce que la justice doit aux victimes c’est leur permettre la résilience,
ce n’est en aucun cas les enfermer dans un statut victimaire dont elles
deviennent prisonnières à vie.

Oui, oui, je critique âprement le traitement faussement protecteur


que l’on réserve aux victimes. Et je ne suis pas le seul ; des magistrats,
des psychiatres font le même constat.

Dans une facilité intellectuelle déconcertante qui confine à la


vulgarité, certains disent alors que je n’ai aucune empathie pour les
victimes… Je m’en défends vigoureusement.
Et lorsque s’exprime la douleur, lorsque l’on voit les larmes couler –
et je les ai vues couler souvent, trop souvent –, bien sûr on ne peut que
s’incliner. Même lorsque l’on est avocat de la défense.

Je voudrais vous lire ce que la femme d’un policier assassiné par l’un
de mes clients a exprimé à la barre de la cour d’assises.
J’ai tout noté, il n’y a pas un mot inventé :

« Il m’avait offert un bijou pour Noël, mais comme il était taquin il


m’avait demandé de quelle pierre il s’agissait. C’était une pierre de
lune. “ Pour toi j’ai décroché la lune ”, m’a-t-il dit.
Nous nous aimions éperdument.
Le 27 décembre, avant de partir au travail, il caressait son chien ;
nous regardions le ciel, nous avons vu des oies qui volaient en V, il m’a
dit “ Ça porte bonheur ”. Ce sont ses derniers mots. En début d’après-
midi, une voiture de police s’est garée devant la maison. Un policier
s’est avancé et m’a dit : “ Madame, je suis un collègue de votre mari, il a
été blessé. ” Je suis partie à l’hôpital avec son pyjama. J’ai proposé de
donner mon sang, mais on m’a répondu : “ Il y a du stock. ” J’aurais
donné ma vie pour lui. Trois jours après, j’ai enfin pu le voir. Il était
derrière une porte, la numéro deux. Je l’ai vu. Je ne l’ai pas reconnu.
Il était monstrueux, ce n’était pas l’homme que j’aimais. Mon mari
était pêcheur. Après des heures d’attente, quand il prenait un poisson,
il le posait délicatement sur un tapis et le remettait à l’eau. Je lui disais :
“ J’aimerais être un poisson. ” Il était tendre avec les poissons. Mon
mari ne pouvait pas mourir comme ça. Il devait mourir de vieillesse. »

C’est cela aussi, voyez-vous, les assises. Des petits moments de grâce
qui éclairent, comme autant de minuscules miracles, un théâtre obscur
et violent.
3. En 1761, Jean Calas, père de famille protestant, est accusé d’avoir tué son fils qui voulait se
convertir au catholicisme. Condamné à mort et exécuté en 1762, il est réhabilité post mortem en
1765 par le roi Louis XV.
4. Fedor Dostoïevski, L’Idiot.
ACTE V

MÉDIAS ET RÉSEAUX SOCIAUX

Pour rendre la justice, il vaut mieux protéger les portes du palais du


vent de la rue. Et Dieu sait qu’il souffle fort parfois.

À peine un crime est-il commis, à peine un suspect est-il arrêté, que


l’opinion publique, cette prostituée qui tire le juge par la manche, ne
considère plus que ce qu’elle veut.
Le compassionnel prend alors toute la place et les droits de la
défense sont relégués au rang d’accessoires.

En quelques instants, l’opinion se dresse, relayée par tous les moyens


de communication mis à sa disposition.
La médiatisation est tellement forte et répétitive, l’information
tellement diffusée et rediffusée que la personne objet de sa vindicte ne
s’en relève jamais.

Après des mois de procédure, lorsqu’arrive parfois le non-lieu, les


médias qui ont seriné à quel point elle était coupable ne se pressent pas
pour clamer son innocence.

Et en la matière, les leçons du passé ne servent à rien.

On se souvient tous de Dominique Baudis, injustement accusé des


pires sévices sexuels, contraint de s’expliquer sur le plateau d’un
journal télévisé.
Il répond aux questions de la journaliste, il transpire à grosses
gouttes, chaque goutte de sueur qui perle sur son front devient la
preuve irréfutable de sa culpabilité. Son malaise est tellement évident
qu’innocent avéré, il se métamorphose en coupable fantasmé devant
des millions de téléspectateurs.

Les leçons du passé ne servent à rien parce qu’aujourd’hui, on fait


bien pire encore.

Les chaînes d’information continue ouvrent sur leur plateau des


procès publics réunissant une ancienne présidente de cour d’assises et
d’anciens policiers qui ne connaissent pas un mot du dossier et qui
feraient mieux de savourer leur retraite.
Et dans un contradictoire d’opérette interviennent alors des avocats
qui, eux non plus, n’ont pas lu une ligne des procès-verbaux.
Et, petite griotte sur ce gâteau médiatique, le psychiatre qui livre son
diagnostic sur un homme qu’il n’a jamais rencontré.

Il ne manque alors qu’un numéro de standard où l’on pourrait taper


1 pour l’innocence et 2 pour la culpabilité.
J’imagine fort bien l’huissier de justice Me Dugommier dépouillant
les résultats : à 99,9 % les téléspectateurs ont voté la culpabilité d’un
homme qui en réalité ne sera jugé que trois ans plus tard et qui sera
peut-être innocenté.

Cette information est obscène, elle viole la présomption d’innocence


et confond le temps médiatique et le temps judiciaire.

Moi, j’affirme que l’unanimité est suspecte.

Fermons la télévision une seconde et ouvrons les textes sacrés. Oh !


pas longtemps, juste une toute petite seconde.
Il y a des milliers d’années, le tribunal suprême d’Israël, le
Sanhédrin, fonctionnait de la façon suivante : lorsque tous les juges
décidaient à l’unanimité la condamnation d’un homme, alors il devait
être acquitté.
Il n’était pas concevable en effet qu’un homme n’ait pas trouvé un
seul défenseur.

L’unanimité suspecte… L’unanimité suspecte au point d’interdire


une condamnation… Mais quelle incroyable leçon !

Depuis quelques mois, jeter des noms en pâture sur Twitter,


Facebook ou ailleurs est devenu un sport international.

« #Balancetonporc » : Entreprise mondiale de dénonciation des


comportements « inadéquats » que des hommes font subir aux femmes.
Un producteur américain, un producteur québécois, un politique
par-ci, un journaliste par-là. La révolution est en marche, les
sycophantes sont unis… L’entreprise sublime : il s’agit de dénoncer
tous les porcs, d’éradiquer ces comportements masculins au mieux
indignes, au pire constitutifs d’une infraction pénale. La toile devient le
réceptacle sans filtre des plaintes et des procès publics sont ouverts…

Ouais… Et le contradictoire ? Et la présomption d’innocence ? Et les


droits de la défense ?
Comment un homme accusé à tort pourra-t-il se défendre si ce n’est
en bredouillant qu’il n’a rien fait ? D’ailleurs, comment démontrer que
l’on n’a rien fait ? Les innocents se défendent toujours plus mal que les
coupables, car les coupables connaissent les faits.

Bien sûr qu’il est indispensable de dénoncer des hommes qui se


tiennent mal.
Bien sûr que le soutien aux victimes peut aider les plus timorées
d’entre elles.
Bien sûr que la parole d’une victime a besoin d’être libérée, mais
pour autant c’est à la justice et à elle seule de recueillir ces paroles.

D’abord parce qu’un contrôle de la dénonciation est nécessaire.


Ensuite parce que même si la parole d’une plaignante est crédible,
elle n’est pas forcément vraie et doit être confrontée à la parole de
l’accusé.
Et enfin parce que l’écho médiatique est souvent mille fois plus
dévastateur que l’écho judiciaire.

Aujourd’hui tout va vite. Très vite. Beaucoup trop vite.


Et les réseaux sociaux ont une grande part de responsabilité dans
cette évolution malsaine de cette société qui se radicalise.

À première vue ils seraient l’outil idéal d’une démocratie


participative où chacun pourrait intervenir dans le débat public. Ils
favoriseraient l’information des citoyens, la circulation des idées…
Mais les réseaux sociaux sont aussi une poubelle à ciel ouvert pour
des frustrés haineux, toujours anonymes en quête d’une tribune.

Il y a dix ans, mon ami Luc Febbraro me demande de plaider à son


côté en appel pour un jeune Algérien sans le sou. J’accepte.
Guacamole 425 écrit : « Comment cet Arabe, cette crapule, se paye-t-
elle les services de deux Ténors ? »
Mais qu’est-ce que ça peut te foutre Guacamole 425 ???
Va plutôt lire ce qu’a écrit Umberto Eco ! Si tu sais lire, ce dont je
doute parce que crapule, ça s’écrit pas avec un K !
« Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions
d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et
ne causaient aucun tort à la collectivité.
On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même
droit de parole qu’un prix Nobel : c’est l’invasion des imbéciles. »
ACTE VI

LA LIBERTÉ

Ce qui est grave, c’est que notre société a perdu sa liberté.


Mais ce qui est encore plus grave, c’est qu’elle a perdu le sens de la
liberté.

Notre époque est tellement moralisatrice qu’elle nous contraint en


permanence au manichéisme.
Le bien contre le mal.
Il faut être pour ou contre.
On s’interdit la nuance et donc l’intelligence. Car moins il y a de
nuances, moins la palette de couleurs est étendue. Il reste le blanc et le
noir.
C’est comme ça que le communautarisme se renforce, que la guerre
des sexes s’intensifie.
Aujourd’hui, c’est fumeurs contre non-fumeurs, mangeurs de viande
contre végans, chasseurs contre anti-
spécistes. Et les uns deviennent les censeurs des autres.
Et tout est polémique.
Pourtant, le ciment d’une société, c’est ce qui rassemble les hommes,
pas ce qui les divise.

La traduction judiciaire de cela, c’est la naissance de procès


symboles, d’une justice rendue au pied du mur de l’exemple.
L’affaire Tron5 en est une parfaite illustration.
Ça devient Georges Tron contre les représentantes d’une association
féministe qui ont petit à petit transformé le procès en un combat. Elles
affirment que les plaignantes disent vrai et malheur à qui ose les
contredire.
Dans leur délire militant, elles affirment lors du procès qu’il faudrait
désormais instaurer une distance de séparation entre les hommes et les
femmes.
Ah, ça va être commode pour faire des enfants !

Quand j’étais un jeune homme et que j’allais en discothèque (eh oui


on appelait ça la discothèque à l’époque), avec mes copains on attendait
tapis dans l’ombre la série des slows. (On entend alors la chanson Varum)
Vous vous souvenez ? Varum, la seule chanson allemande audible !
Et là, on se ruait comme des malades vers celle qu’on avait choisie
comme partenaire de danse.
Après dix tentatives infructueuses, quand l’une d’entre elles acceptait
enfin, nous rêvions alors, comme on disait au Moyen-Âge, de faire
d’icelle prompte conquête.
Et, au troisième couplet, on envisageait de poser ses lèvres sur les
siennes.
Quand elle ne voulait pas à mon époque, on appelait cela un râteau.
Aujourd’hui ça s’appelle un délit.

La société actuelle exige la transparence, voire la transpercence.

Vous en voulez de la transparence ? Vous allez être servis par une


nouvelle équipe de juges, porteurs des valeurs de notre époque.
Justiciers plus que juges. Saint Georges combattant l’Hydre. Gardiens
du temple de la morale.
Ils ont tué le secret professionnel de l’avocat, qui vous protège. Ils
usent et abusent des écoutes téléphoniques, au point qu’on les appelle
maintenant les filets dérivants.
Ils écoutent les parloirs famille à la prison, ce qui était inconcevable
il y a vingt ans. Et pire que tout, ils sonorisent les cellules, pourtant
ultime lieu de liberté du prisonnier.

Quand j’étais étudiant, l’ouvrage de référence c’était le livre du


conseiller Chambon. Pour dénoncer l’abus des écoutes téléphoniques il
écrivait : « Le juge d’instruction n’est pas un témoin de seconde main
»… Tu parles !

J’ai même connu l’époque où l’évasion d’un prisonnier, sans violence


bien sûr, était un droit6. C’est aujourd’hui une infraction. Ça en dit
long…

Il y a plus de cinquante ans, le premier garde des Sceaux du Général


de Gaulle, Edmond Michelet, a réuni tous les procureurs généraux de
France et en faisant ce geste (il mime des menottes aux poignets en croisant
les avant-bras), il leur a dit : « Sachez, Messieurs, que je serai toujours du
côté de ceux qui ont des menottes aux poignets. »
Peut-on imaginer un garde des Sceaux s’exprimer ainsi aujourd’hui ?
Non. Bien sûr que non.

Le secret est suspect, le jardin secret l’est aussi. Et cette nouvelle


race de juges travaille avec une nouvelle race de journalistes.

Quand le patron de Médiapart, un autre moustachu, écrit au


procureur pour demander des poursuites contre Jérôme Cahuzac, est-il
encore journaliste ou est-il devenu flic ?

Quand une grande journaliste du service public harcèle un homme


coupable à ses yeux de tous les maux en exigeant de lui des réponses
qu’il ne veut pas fournir, et qu’il a le droit de ne pas fournir, est-elle
encore journaliste ou est-elle devenue procureur ?
C’est plus « Cash Investigation », c’est « Trash Investigation » !

Et vous ? Accepteriez-vous d’être filmé par une caméra cachée ?


Rappelons d’ailleurs que ce moyen d’investigation est interdit à la
police républicaine.

Et on va continuer sur ce terrain-là. Dans « L’affaire Benalla », c’est


une affaire que je ne connais pas, mais Médiapart vient de diffuser une
conversation entre Benalla et un autre homme, une conversation privée
qui se déroule dans un bistrot et que la police républicaine n’a pas le
droit d’enregistrer.
Vous avez envie, vous, qu’on enregistre les conversations que vous
avez au bistrot ? Et pire que ça, qu’on les diffuse ?
Et, par miracle, les films de la grande journaliste et les
enregistrements crapoteux de Médiapart se retrouvent chez le juge et
servent de preuves !

Ces nouveaux juges et ces nouveaux journalistes ont décidé ensemble


d’enterrer un autre secret suspect : le secret de l’instruction, au nom de
la morale publique dont ils se pensent les garants.

C’est comme ça que je découvre sur un plateau de télévision que


deux journalistes ont en leur possession l’intégralité du dossier Fillon
alors même que ce dernier ou ses avocats n’y ont pas accès.

Notre époque aime tellement la transparence que les délateurs ont


été anoblis. On les appelle plus des balances, aujourd’hui on les appelle
« Les lanceurs d’alerte » !

L’employé d’une banque suisse qui décide un jour de voler la liste


des fraudeurs du fisc pour la donner aux autorités judiciaires françaises
(après avoir essayé de la vendre) devient un héros national !
On a décidément les héros qu’on mérite.

En matière fiscale, un texte récent permet à titre expérimental et


pour une durée de deux ans de tester le fonctionnement de la délation
rétribuée.
Alors si vous voulez balancer votre voisin et vous faire un peu de
sous, allez-y ! Envoyez à Edwy, il saura quoi en faire !

Et puis, il y a l’hygiénisme ! L’hygiénisme, c’est l’ensemble des règles


que l’on nous impose au nom de notre santé mentale et physique. C’est
un mouvement moral qui traverse toute la société et nous prépare à
l’homme moderne. L’homme moderne, il ne fume pas, il ne boit pas
d’alcool, il pratique le sport en jogging fluo, il bouffe du quinoa, il ne
ment jamais, il n’a pas de secret, il n’a pas de jardin secret, il roule à 35
km/h, il n’aime ni la tauromachie ni la chasse. L’homme moderne, c’est
moi !

L’hygiénisme, c’est un projet politique et les projets politiques font


rarement bon ménage avec les libertés individuelles qu’ils limitent au
nom de l’intérêt général.

Mon oncle de Jacques Tati est aujourd’hui représenté avec un


ventilateur dans la bouche au lieu d’une pipe ! Vous avez déjà vu un
type fumer un ventilateur ?
Sur les photos officielles, Malraux a perdu sa cigarette, Camus aussi.
Ferré, Brassens et Desproges doivent se retourner dans leurs
tombes… À moins que ça ne les fasse bien marrer tout ça.
Le député socialiste qui dit « Madame le président » au lieu de
« Madame la présidente » se voit infliger une amende correspondant au
tiers de ses indemnités. Mais on est chez les dingues !
Et l’élue écolo qui ne veut plus qu’on dise patrimoine mais
« matrimoine », moi je lui souhaite de « merdre » les prochaines
élections !

Sur le plan judiciaire, l’hygiénisme a pour conséquence la recherche


systématique de responsabilités.
Même quand la mer déborde, il faut trouver un coupable.

Dans tout ça, n’oublions pas les imposteurs, les abuseurs de liberté.
C’est-à-dire ceux qui revendiquent la liberté pour proférer non pas des
idées, mais des infractions pénales.
Je pense évidemment à Dieudonné. La liberté, ce n’est pas monter
sur scène habillé en déporté et inviter le négationniste Faurisson à le
rejoindre sous les applaudissements de la foule.
Je pense aussi à Zemmour (avec son prénom d’origine viking à la
con… Éric) qui se permet de dire qu’un prénom d’origine africaine,
porté par une française, est une insulte à la France.
Je voudrais lui livrer deux prénoms, à Zemmour : Sahid et Dejvid.
Sahid Beja et Dejvid Nikolic, deux jeunes soldats français morts pour
notre pays en 20147.
5. En 2011, Georges Tron, alors secrétaire d’État à la Fonction publique, est mis en examen
pour « viols et agressions sexuelles en réunion et par personne ayant autorité » pour des faits
commis lorsqu’il était maire de Draveil.
6. Avant 2004, l’évasion dite « simple » (sans violence ni effraction) n’était pas répréhensible
selon le code pénal.
7. Lors de l’opération anti-terroriste SERVAL au Mali.
ACTE VII

TERRORISME

Ce qui pouvait nous arriver de pire c’est le terrorisme. Parce que le


terrorisme a encore accentué le repli sur soi et la peur.

Notre société est désormais gangrenée par ce que j’ai appelé la


bataclanisation des esprits.
La bataclanisation des esprits, c’est le durcissement de toute notre
société avec notamment pour conséquence une restriction consentie de
nos libertés.

Moi, je n’ai jamais aimé Charlie Hebdo. Je suis catholique, et j’étais un


peu choqué de voir que Sœur Emmanuelle était représentée, dans un
dessin, en train de se faire culbuter par l’adjudant Kronenbourg.
Cet humour-là me dérange.
Mais pour autant, le droit au blasphème fait partie des libertés que
nous tenons de notre culture française.
Il y a quelques mois, on a soumis à des jeunes gens un sondage où ils
évoquent à la fois le Bataclan et l’attentat de Charlie. Eh bien les
résultats sont incroyables :
Ces jeunes gens-là, nos enfants, qui devraient être épris de liberté,
ont abdiqué. Et ils disent : « Les gens de Charlie Hebdo, ils l’ont un peu
cherché. »
Au fond on accepte l’idée d’abandonner une liberté, qui n’est peut-
être pas essentielle : la liberté de blasphémer.

En la matière, les petits abandons entraînent les grands.

Ce que veulent les terroristes : nous faire changer de mode de vie, de


mode de pensée. Et chaque fois qu’ils y parviennent, ils ont un peu
gagné. En ce sens, la montée des populismes est leur victoire.

Les Norvégiens, qui ont connu le terrorisme d’extrême-droite8 il y a


quelques années, en ont pourtant conclu que durcir les lois pénales, ce
serait donner raison au terrorisme.

Benjamin Franklin a écrit : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de


liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par
perdre les deux. »

La situation est suffisamment terrible pour ne pas en rajouter.


Envisager de bafouer le fondement même du droit pénal en
proposant d’enfermer les fichés S, certains politiques y sont d’ores et
déjà disposés. Mais soit les fichés S ont violé la loi et on les punit
sévèrement, soit ils ne sont que suspects… Et depuis quand enferme-t-
on des suspects ? Désirons-nous un Guantánamo en France ?

C’est le droit (et son application) qui distingue la barbarie de la


civilisation.

Les 11, 15 et 19 mars 2012, à Toulouse, le djihadiste Mohamed Merah


assassine trois militaires ainsi que trois enfants et un enseignant de
l’école juive Ozar Hatorah, avant d’être abattu par le RAID.

Cinq ans après les faits s’ouvre le procès d’Abdelkader Merah, son
frère, accusé de complicité d’assassinats et d’association de malfaiteurs.

Il a été dit tant et tant de choses au cours de ce procès, mais n’en


déplaise à l’inénarrable BHL, je redis ici que je suis fier de l’avoir
défendu.
Et n’en déplaise aussi à M. Nicolas Demorand, la mère d’Abdelkader
Merah, c’est une mère.
Lundi 30 octobre 2017, après quatre semaines d’audiences,
d’interrogatoires, de témoignages, de plaidoiries, l’avocate générale
requiert la réclusion à perpétuité contre Abdelkader Merah.
Je plaide l’acquittement.
8. En juillet 2011, le terroriste ultranationaliste norvégien Anders Breivik est à l’origine des
attentats contre la Ligue des jeunes travaillistes d’Oslo et Utøya qui firent 77 morts et
151 blessés.
VIII

PLAIDOIRIE
PROCÈS D’ABDELKADER MERAH
(31 octobre 2017)

D’abord, il y a l’horreur que nous inspirent ces crimes, leur cortège


de chagrin, de révolte et d’incompréhension.
Des hommes de paix assassinés, blessés, des petits enfants qui ont
été exécutés, toute cette abomination commise au nom de Dieu.
Je voudrais pouvoir exprimer avec respect ma compassion. Même si
les mots sont dérisoires, même si, je le sais, rien n’atténuera jamais ce
que l’un d’entre vous a appelé « le goût du sang et du vomi ».
Tous ces morts, toutes ces images, le sang, les larmes, c’est le
moyen choisi par les terroristes pour nous soumettre. Le chaos et
l’effroi ont pour seul but de nous faire abandonner notre mode de vie,
notre mode de pensée, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
notre mode de juger.
Je sais que les mots que je destine à la cour d’assises seront une
blessure supplémentaire infligée aux victimes.
Je sais encore que l’acquittement d’Abdelkader Merah, fut-il
prononcé au bénéfice du doute, sera une injure pour certaines parties
civiles.
Notre époque est marquée au quotidien du sceau du terrorisme que
nous imposent les islamistes radicaux.
Nos dirigeants, les chroniqueurs de tous ordres, les gens ordinaires
parlent souvent de guerre. Ainsi, nous serions en guerre !
Votre responsabilité aujourd’hui est écrasante, votre verdict de
juge, pas de soldat, est attendu par l’accusé, les victimes, les médias,
les juristes, le peuple français au nom duquel vous rendrez votre
décision.
Le juge doit nous dire si les règles qui étaient les nôtres et que
notre société civilisée a mis des millénaires à élaborer s’appliquent
encore, ou si nous sommes entrés dans une ère nouvelle…

La lumière s’éteint.
On entend une sonnerie.
En off et dans le noir, la voix du juge :
« Après en avoir délibéré, la cour a répondu NON aux questions 7, 8, 9 et
12.
En conséquence, la cour prononce l’acquittement d’Abdelkader Merah
s’agissant des faits de complicité d’assassinat.
Aux questions 22, 23 et 24 relatives aux faits d’association de malfaiteurs, la
cour a répondu OUI, à la majorité requise par la loi.
En conséquence, Abdelkader Merah est condamné à la peine de vingt ans
de réclusion criminelle. »
ÉPILOGUE

Oui, je suis un homme libre. Enfin j’essaie…


Et si je suis un homme libre, je le dois à ma mère.
Son abnégation m’a donné ce sens de la liberté qui, d’une certaine
façon, l’a libérée en retour.
Ma mère a vécu une partie de sa vie par procuration.
Jeune avocat, je reçois un jour un appel des gendarmes.
« Votre mère a été arrêtée pour excès de vitesse, elle est comme une
lionne en cage, elle va retourner la camionnette ! »
Ma mère ? Cette femme respectueuse de tout ? Jamais je ne l’avais
vue dans un état pareil ! Jamais !
Il y avait là comme une forme d’aboutissement. Son fils était devenu
avocat ; elle n’était plus femme de ménage ; elle avait fait sa révolution.
(Son téléphone sonne.)

C’est terrible pour moi d’imaginer qu’elle a vécu sa vie sans pouvoir
réagir, en suivant consciencieusement tous les codes de l’immigrée,
polie, gentille, qui dit « merci », qui ferme sa gueule et qui ne peut faire
autrement.
Mais sa révolte, elle l’a exprimée en se tenant debout, en restant
digne.

(Son téléphone sonne encore.


Il décroche, on entend alors la voix de sa mère dans le haut-parleur :
« Allô ? Bonjour gamin c’est moi… »)

« Oui maman ? Oui… Mais non, tu ne me déranges pas… Tu vas


avoir une longue vie, on parlait de toi justement…
Oui… Oui je suis avec des amis… Ah oui, ils sont nombreux… Oui,
oui… Non, tu ne les connais pas.
De quoi on parle ? Eh bien on parle, on parle de tout, de la vie…
Oui, maman, on parle de liberté aussi. Oui je sais, tu me l’as tellement
dit… Oui, je suis d’accord. Tu as raison, maman, tu as raison : il faut
s’indigner ! Toujours ! Oui… Refuser les injustices ! Et rester libre…
Rester libre le plus longtemps possible…
Bon, maman, je vais devoir raccrocher, d’accord ?
Anche io ti voglio bene. Si vediamo domenica.
Cosa voglio mangiare ? Ma i spaghetti, certo ! Ciao Maminna… Ciao… »

(Il se dirige vers la sortie, et l’on entend, au loin, « Est-ce ainsi que les
hommes vivent ? », interprétée par Isabelle Boulay.)

RIDEAU
REMERCIEMENTS

Nous remercions chaleureusement Philippe Lellouche et Sarah Gellé


pour leur professionnalisme, leur bienveillance et leur patience.
Michel Lumbroso et Dominique Bergin d’avoir cru en ce projet.
Jacques Rouveyrollis et Jessica Duclos pour avoir mis en lumière le
spectacle.
Gérard Darmon pour ses conseils et son aide précieuse.
Mathieu Desy et Simon Godin pour leurs notes et à Isabelle d’avoir
posé sa merveilleuse voix dessus.
Brigitte, Pauline, Stéphane, Sébastien, J.-C. et toute l’équipe du
Théâtre de la Madeleine sans qui rien n’est possible.
Et merci à tous les autres qui nous aiment et supportent nos doutes
et nos angoisses.
Hadrien et Éric
DES MÊMES AUTEURS

Éric DUPOND-MORETTI
Le droit d’être libre, avec Denis Lafay,
éditions de l’Aube, 2018.
Le dictionnaire de ma vie, avec Laurence Monsénégo, éditions Kero, 2018.
Directs du droit, avec Stéphane Durand-Souffland, éditions Michel Lafon, 2017.
Le calvaire et le pardon, avec Loïc Sécher
(et Julie Brafman), éditions Michel Lafon, 2013.
Bête noire, avec Stéphane Durand-Souffland,
éditions Michel Lafon, 2012.

Hadrien RACCAH

Mélancomaniaque, Edilivre, 2016.


Le royaume des rêves, Aparis, 2013.
Voyage pour Hénoch, L’avant-scène théâtre, 2009.
Photo de couverture : © Emanuele Scorcelletti

Tous droits de traduction, d’adaptation


et de reproduction réservés pour tous pays.

© Éditions Michel Lafon, 2019


118, avenue Achille-Peretti – CS 70024
92521 Neuilly-sur-Seine Cedex

www.michel-lafon.com

ISBN : 9782749940441

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