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L’ENFANCE
Moi, par exemple, je suis devenu avocat parce que rien ne m’y
prédestinait. Sauf, peut-être, une toute petite part d’injustice.
Et je suis définitivement condamné à plaider.
Je devais avoir sept ou huit ans. Peut-être neuf. C’était les années
soixante. C’était une autre époque. Presque un autre monde. C’était
mon enfance et le début d’une indignation qui n’a jamais disparu.
Dans mes souvenirs, il y a des mots jetés sur les murs : on pouvait y
lire « Sales Macaronis ! ». Moi, j’adorais ça les macaronis…
J’avais quatre ans et demi quand mon père, Jean-Pierre Dupond, est
mort d’un cancer.
Il avait vingt-six ans.
Ça aussi c’est injuste.
Ma mère ne s’en est jamais relevée…
Moi, je m’en suis tiré parce que si le père absent est un salaud, le
père mort est un type formidable.
Et je voudrais que vous compreniez que, quand je plaide la mort
d’un père, c’est la mort du mien que je plaide.
FUFU
Tout bas, mais très fort, je me dis que jamais je ne pourrais atteindre
une telle perfection. Et je n’y suis jamais parvenu.
Entré parmi les premiers à l’école du barreau, j’en sors dernier. J’ai
trop séché.
Dénoncer une injustice, dire d’un juge qu’il se tient mal, dire d’un
flic qu’il n’a pas fait son boulot, ce n’est pas du courage, c’est la
moindre des choses !
Un jour, alors que nous nous trouvions tous les deux à Paris pour
plaider un acquittement, je lui ai posé une question en minaudant :
« Combien de temps faut-il pour faire un bon avocat ? »
J’avais dix ans de barreau, secrètement j’espérais qu’il me dise :
« Mais tu es déjà un bon avocat ! » Non ! Sa réponse a claqué comme
une de ces gifles méritées dont je viens de vous parler : « Il faut vingt
ans », m’a-t-il dit, son regard bleu acier intensément fixé sur moi.
C’était d’une grande cruauté, mais il avait pourtant tellement raison.
Paul Lombard avec qui j’ai plaidé sa dernière affaire d’assises… (Il
était drôle Paul Lombard ; un jour on lui a demandé : « Quels sont les
trois grands avocats français ? » Il a répondu : « Je ne me souviens plus
du nom des deux autres. »)
Paul Lombard donc, avait choisi de s’approcher des jurés en
marchant à pas lents, à pas comptés, comme un très très vieil homme
qu’il n’était pas encore. Et voilà à peu près ce que cela donnait : « À
mon âge, je suis bien plus proche de la justice de Dieu que de la justice
des hommes. »
C’était gagné !
Dominique Mattei, ancien bâtonnier de Marseille, introduit souvent
sa plaidoirie par une formule magique :
« L’homme que je défends est un orphelin du bonheur, ce dossier est
un cimetière de certitudes. »
Je fais bien les accents, non ?
DÉFINITION DE LA DÉFENSE
Tenez, dans une affaire de divorce (et vous connaissez tous des
divorcés), la femme dit qu’elle a raison, l’homme dit qu’il a raison. Sa
famille à elle dit qu’elle a raison. Sa famille à lui dit qu’il a raison. Mais
au fond, qui a raison ?
SIX POINTS :
Elle me raconte alors que son mari, qui n’est plus tout à fait son
mari, vient de déduire du montant de la pension alimentaire qu’il doit
aux enfants le prix de deux gommes, vous m’entendez bien, deux
gommes, qu’il avait achetées pour la rentrée scolaire. La classe
mondiale !
Et, petite cerise sur ce gâteau judiciaire, elle me confie encore et
surtout que le bougre la trompe avec une journaliste.
Quelques semaines plus tard, je me retrouve devant ce magistrat,
essayant encore d’obtenir la libération de mon Sicilien possessif.
Il sait alors que je suis le nouvel avocat de sa future ex-femme et
comme par enchantement, Saint-Just devient tolérant, l’infidélité du
Transalpin devient accessoire, la fidélité n’est plus une vertu. Et le soir
même Gino, libre comme l’air, s’envole pour Palerme.
Comme l’a dit Léo Ferré : « Ce qui est encombrant avec la morale,
c’est que c’est toujours la morale des autres. »
J’ai rencontré dans ma vie de très grands juges, de ces hommes qui
en quelques instants vous réconcilient avec toute l’institution judiciaire.
Des juges indépendants, ouverts et très humains.
Mais les juges dont je me méfie le plus sont ceux qui ont choisi la
magistrature pour régler leurs comptes.
Ils détestent les hommes plus beaux, plus puissants, plus intelligents,
mais ils méprisent aussi les plus laids, les plus modestes, les plus bêtes.
En réalité, ils n’aiment personne, et Dieu sait qu’il faut aimer les
hommes pour les juger.
Quoi qu’on en dise, l’avocat est le garant d’une bonne justice, même
si beaucoup (et parmi ceux-là des juges) le considèrent comme un
mercenaire grassement stipendié pour faire triompher le crime.
Si le procès apaise les victimes, tant mieux, mais ce n’est pas son but
initial.
On ne fait pas son deuil devant tout le monde, en écoutant le récit
d’un crime qui vous révulse parce qu’il a été commis sur une personne
aimée, ou en subissant les cris de protestation d’un individu que la
police et le parquet ont présenté comme le coupable.
Alors c’est vrai, pendant des années on a négligé les victimes, mais
nous assistons aujourd’hui à une dérive, ce que le premier Président de
la cour d’appel de Paris, Jacques Degrandi, a appelé « la mise en scène
du malheur destinée à favoriser le deuil des victimes au point de
transformer la justice en catharsis ».
Et ce haut magistrat de nous mettre en garde : « Attention, la victime
devient l’âme du procès pénal. Pousser trop loin une logique qui
accorde à la victime la conduite du procès pénal se retourne tôt ou tard
contre elle. »
Je voudrais vous lire ce que la femme d’un policier assassiné par l’un
de mes clients a exprimé à la barre de la cour d’assises.
J’ai tout noté, il n’y a pas un mot inventé :
C’est cela aussi, voyez-vous, les assises. Des petits moments de grâce
qui éclairent, comme autant de minuscules miracles, un théâtre obscur
et violent.
3. En 1761, Jean Calas, père de famille protestant, est accusé d’avoir tué son fils qui voulait se
convertir au catholicisme. Condamné à mort et exécuté en 1762, il est réhabilité post mortem en
1765 par le roi Louis XV.
4. Fedor Dostoïevski, L’Idiot.
ACTE V
LA LIBERTÉ
Dans tout ça, n’oublions pas les imposteurs, les abuseurs de liberté.
C’est-à-dire ceux qui revendiquent la liberté pour proférer non pas des
idées, mais des infractions pénales.
Je pense évidemment à Dieudonné. La liberté, ce n’est pas monter
sur scène habillé en déporté et inviter le négationniste Faurisson à le
rejoindre sous les applaudissements de la foule.
Je pense aussi à Zemmour (avec son prénom d’origine viking à la
con… Éric) qui se permet de dire qu’un prénom d’origine africaine,
porté par une française, est une insulte à la France.
Je voudrais lui livrer deux prénoms, à Zemmour : Sahid et Dejvid.
Sahid Beja et Dejvid Nikolic, deux jeunes soldats français morts pour
notre pays en 20147.
5. En 2011, Georges Tron, alors secrétaire d’État à la Fonction publique, est mis en examen
pour « viols et agressions sexuelles en réunion et par personne ayant autorité » pour des faits
commis lorsqu’il était maire de Draveil.
6. Avant 2004, l’évasion dite « simple » (sans violence ni effraction) n’était pas répréhensible
selon le code pénal.
7. Lors de l’opération anti-terroriste SERVAL au Mali.
ACTE VII
TERRORISME
Cinq ans après les faits s’ouvre le procès d’Abdelkader Merah, son
frère, accusé de complicité d’assassinats et d’association de malfaiteurs.
PLAIDOIRIE
PROCÈS D’ABDELKADER MERAH
(31 octobre 2017)
La lumière s’éteint.
On entend une sonnerie.
En off et dans le noir, la voix du juge :
« Après en avoir délibéré, la cour a répondu NON aux questions 7, 8, 9 et
12.
En conséquence, la cour prononce l’acquittement d’Abdelkader Merah
s’agissant des faits de complicité d’assassinat.
Aux questions 22, 23 et 24 relatives aux faits d’association de malfaiteurs, la
cour a répondu OUI, à la majorité requise par la loi.
En conséquence, Abdelkader Merah est condamné à la peine de vingt ans
de réclusion criminelle. »
ÉPILOGUE
C’est terrible pour moi d’imaginer qu’elle a vécu sa vie sans pouvoir
réagir, en suivant consciencieusement tous les codes de l’immigrée,
polie, gentille, qui dit « merci », qui ferme sa gueule et qui ne peut faire
autrement.
Mais sa révolte, elle l’a exprimée en se tenant debout, en restant
digne.
(Il se dirige vers la sortie, et l’on entend, au loin, « Est-ce ainsi que les
hommes vivent ? », interprétée par Isabelle Boulay.)
RIDEAU
REMERCIEMENTS
Éric DUPOND-MORETTI
Le droit d’être libre, avec Denis Lafay,
éditions de l’Aube, 2018.
Le dictionnaire de ma vie, avec Laurence Monsénégo, éditions Kero, 2018.
Directs du droit, avec Stéphane Durand-Souffland, éditions Michel Lafon, 2017.
Le calvaire et le pardon, avec Loïc Sécher
(et Julie Brafman), éditions Michel Lafon, 2013.
Bête noire, avec Stéphane Durand-Souffland,
éditions Michel Lafon, 2012.
Hadrien RACCAH
www.michel-lafon.com
ISBN : 9782749940441