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À bien des égards, ma vie est une lutte perpétuelle contre mes
propres démons. Je ne crois pas qu’on guérisse jamais des
blessures de l’enfance. Au mieux, on les apprivoise et on tâche de
les garder à distance. Avec plus ou moins de succès. Je ne compte
plus les nuits où j’ai revisité mon passé pendant de longues
heures. À succomber sous le poids de mes angoisses. À me
demander qui je pouvais bien être. Un ressassement in ni de
questionnements auxquels je n’ai rien à opposer, si ce n’est des
larmes de désespoir. Dans ces moments-là, quand au cœur de la
nuit je me retrouve ainsi supplicié, une seule chose vient à mon
secours : l’épuisement physique. Combien de fois, qu’il pleuve,
neige ou vente, que je sois en France, au Maroc, en Amérique,
n’importe où sur cette planète, à minuit comme à 3 heures du
matin, accompagné ou seul, j’ai abandonné ma chambre et suis
allé courir jusqu’à ce que mon esprit nisse par me laisser en
paix. Je courais comme d’autres prient ou se droguent. Je courais
sans même savoir où j’allais, seulement désireux de tenir en
respect ces démons intérieurs qui me pourchassaient. En moi
dé laient les images de mon enfance, quand on me battait pour
pas grand-chose, du temps de mon adolescence où je ne
ressemblais à rien. Le malaise impétueux de ma jeunesse et
l’impossibilité, même devenu adulte, de jouir de l’existence.
D’être heureux. De rencontrer la femme de ma vie. Tous ces
handicaps que je trimballe avec moi depuis tout petit. Mon
identité fracassée. Ma schizophrénie, à ne pas savoir qui je suis
vraiment, un Arabe né en France mais à qui on reprochera
toujours ses origines marocaines, ce Marocain exilé en Amérique,
cet Américain réfugié au Maroc. Je courais de la sorte aussi
longtemps que nécessaire. Des heures s’il le fallait. Il me fallait
tuer cette part d’ombre qui vivait en moi et menaçait de tout
emporter sur son passage. Je serrais les dents, je criais, je pleurais.
J’avais tellement mal, un mal sournois que j’abritais comme une
maladie incurable. L’aube paraissait, je rentrais, le corps si fourbu
que je m’étalais tout habillé sur mon lit et dormais en n.
Pendant longtemps, ce fut mon quotidien, une bataille de tous
les instants. D’une certaine manière, cela l’est encore même si, au
l du temps, j’ai appris à apprivoiser ce mal-être.
Cette douleur de toujours se demander qui on peut bien être, je
sais que je la partage avec tous les enfants d’immigrés. C’est notre
fardeau, notre héritage, notre passé, notre présent, notre futur.
Ce malaise quand on se sent toujours jugé, que l’on doit toujours
s’excuser d’être qui on est. Cette manière qu’ont les gens de nous
regarder, de nous stigmatiser, de nous condamner. De nous
demander des preuves de notre attachement à la nation
française. Ceux-là, et ils sont nombreux, voudraient qu’on renie
nos origines, notre religion, nos parents. Celle qui ose porter le
voile, on la juge de race inférieure. Celui qui s’en va prier à la
mosquée, on lui demande ses papiers. Pourtant nous n’aspirons
qu’à une chose : vivre en paix dans ce pays qui est le nôtre. Avoir
les mêmes chances que le Français d’à côté. Sentir que la nation
tout entière nous soutient, nous encourage, nous aime. Oui, nous
aime. Je le dis souvent : en France, on a tout essayé, sauf l’amour.
Oui, c’est d’amour, de fraternité universelle dont nous rêvons !
Qu’on en vienne à célébrer le métissage, le mélange, la diversité.
Qu’on ne nous ne demande pas d’accomplir des efforts
surhumains. Qu’on nous accepte comme nous sommes et non
pas comme on aimerait qu’on soit. Ne nous demandez pas
l’impossible, nous sommes si fragiles. Nos fondations ne sont pas
solides, nous venons à peine d’arriver, nous sommes juste
français, de la première, de la deuxième, de la troisième
génération. Nous arrivons de tellement loin, les bras chargés
d’offrandes. Laissez-nous nous installer, souf er un peu. Vous
verrez, nous vous le rendrons au centuple.
Au centuple.
Ouvrage écrit sous la direction de Laurent Sagalovitsch,
conseiller éditorial et ami de l’auteur.
Couverture :
Graphisme : Rémi Pépin 2021
Photo : © 2008 / Overture Films / Mandeville Films