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Sebastian Santillan

Sebastian Santillan

Sebastian Santillan

Directeur : Thierry Lounas


Responsable des éditions : Camille Pollas
Coordination éditoriale : Maxime Werner
Correction : Anne-Capucine Blot

Conception graphique de la collection : gr20paris


Couverture et réalisation de la maquette : Juliette Gouret

© Capricci, 2020
isbn 979-10-239-0400-0
isbn PDF WEB 979-10-239-0402-4

Remerciements de l'éditeur :
Laurent Schérer et Thérèse Schérer
Fabien Gaffez et Marianne Bonicel
Maxime Thireau, Lili Doillon et Célia Loudier

Droits réservés

Ouvrage publié avec le concours du


Centre national du livre

Capricci
editions@capricci.fr
www.capricci.fr

Page précédente : Jayne Mansfield dans La Blonde explosive de Frank Tashlin.


Sebastian Santillan

ÉRIC ROHMER

LE SEL
DU PRÉSENT
CHRONIQUES
Directeur : Thierry Lounas
DE CINÉMA
Responsable des éditions : Camille Pollas
Coordination éditoriale : Maxime Werner
Correction : Anne-Capucine Blot

Conception graphique de la collection : gr20paris


Couverture et réalisation de la maquette : Juliette Gouret Édition établie par Noël Herpe
© Capricci, 2020
isbn 979-10-239-0400-0

Remerciements de l'éditeur :
Laurent Schérer et Thérèse Schérer
Fabien Gaffez et Marianne Bonicel
Maxime Thireau, Lili Doillon et Célia Loudier

Droits réservés

Ouvrage publié avec le concours du


Centre national du livre

Capricci
editions@capricci.fr
www.capricci.fr

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Sebastian Santillan

PRÉFACE : 14
ROHMER AVANT ROHMER

ALLEZ DONC 22
REVOIR LES ANCIENS
« Convention, routine intellectuelle et paresse 24
dans le choix des “Douze meilleurs films
de tous les temps” à Bruxelles »

« Le temps des reprises : si les nouveaux films 31


ne vous plaisent pas, allez donc revoir les anciens »

QUE VIVA MEXICO ! (S. M. Eisenstein) 35

IVAN LE TERRIBLE (S. M. Eisenstein) 38

LA MORT DE SIEGFRIED (Fritz Lang) 41


UNE FEMME COQUETTE (Jean-Luc Godard)

L’INVRAISEMBLABLE VÉRITÉ (Fritz Lang) 43

DEUX ÊTRES (Carl Theodor Dreyer) 45

LA NUIT MYSTÉRIEUSE (D. W. Griffith) 47

LES LUMIÈRES DE LA VILLE (Charles Chaplin) 48

UN ROI À NEW YORK (Charles Chaplin) 49


PORTE DES LILAS (René Clair)
LES ESPIONS (Henri-Georges Clouzot)
UN HOMME DANS LA FOULE (Elia Kazan)
LA BLONDE EXPLOSIVE (Frank Tashlin)

SILENCE, ON TOURNE ! (Harold Lloyd, Clyde Bruckman) 53

QUEEN KELLY (Erich von Stroheim) 55

VIVA VILLA ! (Jack Conway, Howard Hawks) 58

LES ENCHAÎNÉS (Alfred Hitchcock) 61

LA CORDE (Alfred Hitchcock) 64


Sebastian Santillan


MAIS QUI A TUÉ HARRY ? (Alfred Hitchcock)


LE GRAND COUTEAU (Robert Aldrich)
72
NOUVEAUTÉS 126
LA POINTE COURTE (Agnès Varda) HOLLYWOODIENNES
FIÈVRE SUR ANATAHAN (Josef von Sternberg)
LA NUIT DU CHASSEUR (Charles Laughton) « Public, que de crimes… » 128
LA PEUR (Roberto Rossellini)
LES DIX COMMANDEMENTS (Cecil B. DeMille) 132
DOSSIER SECRET (Orson Welles)
BUNGALOW POUR FEMMES (Raoul Walsh) 136
L'HOMME QUI EN SAVAIT TROP (Alfred Hitchcock) 77
ATTAQUE (Robert Aldrich) L’ESCLAVE LIBRE (Raoul Walsh) 138
PICNIC (Joshua Logan )
LE BATAILLON DE LA NUIT (Allan Dwan) 141
L'HOMME AU COMPLET GRIS (Nunnally Johnson)
LA CINQUIÈME VICTIME (Fritz Lang) DEUX ROUQUINES DANS LA BAGARRE (Allan Dwan) 143
LA CROISÉE DES DESTINS (George Cukor)
LA BELLE DE MOSCOU (Rouben Mamoulian) 145
LE FAUX COUPABLE (Alfred Hitchcock) 82
HAUTE SOCIÉTÉ (Charles Walters) 147
LES SORCIÈRES DE SALEM (Raymond Rouleau)
CELUI QUI DOIT MOURIR (Jules Dassin) MON HOMME GODFREY (Henry Koster) 148

LE FAUX COUPABLE (Alfred Hitchcock) 87 LE FOND DE LA BOUTEILLE (Henry Hathaway) 150

SUEURS FROIDES (Alfred Hithcock) 92 LA CITÉ DISPARUE (Henry Hathaway) 152

QUAND SE LÈVE LA LUNE (John Ford) 95 LA LOI DU SEIGNEUR (William Wyler) 154

LA DERNIÈRE FANFARE (John Ford) 98 MOBY DICK (John Huston) 159

LA CROISÉE DES DESTINS (George Cukor) 100 DIEU SEUL LE SAIT (John Huston) 162

CAR SAUVAGE EST LE VENT (George Cukor) 104 ARIANE (Billy Wilder) 165

HÉROS D’OCCASION (Preston Sturges) 106 TÉMOIN À CHARGE (Billy Wilder) 167

HAMLET (Laurence Olivier) 108 LE SECRET DES EAUX MORTES (Hubert Cornfield) 169
MACBETH (Orson Welles)
LE CAMBRIOLEUR (Paul Wendkos) 171
MAGIRAMA (Abel Gance) 116
L’ADIEU AUX ARMES (Charles Vidor) 173
ELENA ET LES HOMMES (Jean Renoir) 118
LA CHARGE DES TUNIQUES BLEUES (Anthony Mann) UN CERTAIN SOURIRE (Jean Negulesco) 176

MA SŒUR EST DU TONNERRE (Richard Quine) ORGUEIL ET PASSION (Stanley Kramer) 178
SOURIRES D'UNE NUIT D'ÉTÉ (Ingmar Bergman)
GERVAISE (René Clément) UN SEUL AMOUR (George Sidney) 181

LE TRAIN DU DERNIER RETOUR (Philip Dunne) 183


ELENA ET LES HOMMES (Jean Renoir) 122
L’IMPUDIQUE (Philip Dunne) 185
Sebastian Santillan


LE TEMPS DE LA PEUR (Philip Dunne) 186 LE PETIT ARPENT DU BON DIEU (Anthony Mann) 234

L’HOMME AU COMPLET GRIS (Nunnally Johnson) 188 L’HOMME DE L’OUEST (Anthony Mann) 236

UNE POIGNÉE DE NEIGE (Fred Zinnemann) 189 LE JUGEMENT DES FLÈCHES (Samuel Fuller) 239

L’HOMME AU BRAS D’OR (Otto Preminger) 192 LE TRÉSOR DU PENDU (John Sturges) 241

SAINTE JEANNE (Otto Preminger) 194 LE SHÉRIF (Robert D. Webb) 243

PLUS DURE SERA LA CHUTE (Mark Robson) 196 LE TEMPS DE LA COLÈRE (Richard Fleischer) 246

MARQUÉ PAR LA HAINE (Robert Wise) 198 LES VIKINGS (Richard Fleischer) 247

JE VEUX VIVRE (Robert Wise) 200 ALEXANDRE LE GRAND (Robert Rossen) 250

LES FEUX DE L’ÉTÉ (Martin Ritt) 202 LES AVENTURES DE HAJJI BABA (Don Weis) 252

LA NUIT DES MARIS (Delbert Mann) 204 PLANÈTE INTERDITE (Fred M. Wilcox) 254

LA PETITE MAISON DE THÉ (Daniel Mann) 207 LE TEMPS D’AIMER ET LE TEMPS DE MOURIR 256
(Douglas Sirk)
AU CŒUR DE LA TEMPÊTE (Daniel Taradash) 208
LA VIE PASSIONNÉE DE VINCENT VAN GOGH 258
LES NAUFRAGÉS DE L’AUTOCAR (Victor Vicas) 210
(Vincente Minnelli)
DERRIÈRE LE MIROIR (Nicholas Ray) 212
LA FEMME MODÈLE (Vincente Minnelli) 261
BABY DOLL (Elia Kazan)
ÉCRIT SUR DU VENT (Douglas Sirk) THÉ ET SYMPATHIE (Vincente Minnelli) 264
GÉANT (George Stevens)
GIGI (Vincente Minnelli) 268
LE BRIGAND BIEN-AIMÉ (Nicholas Ray) 216
BLANCHES COLOMBES ET VILAINS MESSIEURS 270
AMÈRE VICTOIRE (Nicholas Ray) 218 (Joseph L. Mankiewicz)
DRÔLE DE FRIMOUSSE (Stanley Donen)
DRÔLE DE FRIMOUSSE (Stanley Donen) 272
L'INVAINCU (Satyajit Ray)
UNE POIGNÉE DE NEIGE (Fred Zinnemann) INDISCRET (Stanley Donen) 275
LA FEMME MODÈLE (Vincente Minnelli)
MA SŒUR EST DU TONNERRE (Richard Quine) 277
LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ (David Lean)
UNE CADILLAC EN OR MASSIF (Richard Quine) 281
LA FORÊT INTERDITE (Nicholas Ray) 222
RIRA BIEN (Blake Edwards) 282
LA DERNIÈRE CHASSE (Richard Brooks) 224
ARRÊT D’AUTOBUS (Joshua Logan) 284
LES FRÈRES KARAMAZOV (Richard Brooks) 227
LE TROUILLARD DU FAR WEST (Norman Taurog) 287
UN JEU RISQUÉ (Jacques Tourneur) 230
LE DÉLINQUANT INVOLONTAIRE (Don McGuire) 289
DU SANG DANS LE DÉSERT (Anthony Mann) 232
TROIS BÉBÉS SUR LES BRAS (Frank Tashlin) 290
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FILMS DE FESTIVALS 294 « Cinéma d’animation » 349

UN AMOUR DU DIMANCHE (Imre Fehér) 351


LES CONTES DE LA LUNE VAGUE 296
ILS AIMAIENT LA VIE (Andrzej Wajda) 352
APRÈS LA PLUIE (Kenji Mizoguchi)
OTHELLO (Sergueï Ioutkevitch) 355
LES AMANTS CRUCIFIÉS (Kenji Mizoguchi) 298
TROIS HOMMES SUR UN RADEAU (Mikhaïl Kalatozov) 357
LA RUE DE LA HONTE (Kenji Mizoguchi) 300
QUAND PASSENT LES CIGOGNES (Mikhaïl Kalatozov) 358
COMME UNE FLEUR DES CHAMPS (Keisuke Kinoshita) 301
LE QUARANTE ET UNIÈME (Grigori Tchoukhraï) 361
OMBRES EN PLEIN JOUR (Tadashi Imai) 303
STELLA (Michael Cacoyannis) 363
LES BATEAUX DE L’ENFER (Satoru Yamamura) 305
LA FILLE EN NOIR (Michael Cacoyannis) 365
LE SATELLITE MYSTÉRIEUX (Kōji Shima) 307
GRAND-RUE (Juan Antonio Bardem) 367
L’HOMME AU POUSSE-POUSSE (Hiroshi Inagaki) 309
LA MAISON DE L’ANGE (Leopoldo Torre Nilsson) 370
« Révélations suédoises » 311
TORO (Carlos Velo) 372
LA NUIT DES FORAINS (Ingmar Bergman) 315
L’INVAINCU (Satyajit Ray) 374
RÊVES DE FEMMES (Ingmar Bergman) 319
LA PIERRE PHILOSOPHALE (Satyajit Ray) 378
SOURIRES D’UNE NUIT D’ÉTÉ (Ingmar Bergman) 322
LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ (David Lean) 380
LE SEPTIÈME SCEAU (Ingmar Bergman) 324
TRAPÈZE (Carol Reed) 383
LES FRAISES SAUVAGES (Ingmar Bergman) 328
MA VIE COMMENCE EN MALAISIE (Jack Lee) 386
AU SEUIL DE LA VIE (Ingmar Bergman) 330
PORTRAIT D’UNE AVENTURIÈRE (Ken Hughes) 388
SOLDAT INCONNU (Edvin Laine) 332
LES FEUX DU MUSIC-HALL 390
CIEL SANS ÉTOILES (Helmut Käutner) 334
(Alberto Lattuada, Federico Fellini)
L’ESPION DE LA DERNIÈRE CHANCE (Werner Klingler) 336
HOMMES ET LOUPS (Giuseppe de Santis) 392
TANT QUE TU M’AIMERAS (Harald Braun) 338
LA CHRONIQUE DES PAUVRES AMANTS (Carlo Lizzani) 394
HANUSSEN (O. W. Fischer) 340
LES AMOUREUX (Mauro Bolognini) 396
ROSE BERND (Wolfgang Staudte) 342
CHRONIQUE D’UN AMOUR (Michelangelo Antonioni) 398
LES DEMI-SEL (Georg Tressler) 344
NUITS BLANCHES (Luchino Visconti) 399
MAÎTRE PUNTILA ET SON VALET MATTI 345
(Alberto Cavalcanti)

DON JUAN (H. W. Kolm-Veltee) 346


Sebastian Santillan


TRAVERSÉE DE PARIS 404 LIBERTÉ SURVEILLÉE


(Henri Aisner, Vladimir Voltchek)
457

CELA S’APPELLE L’AURORE (Luis Buñuel) 406 L’ÉTRANGE MONSIEUR STEVE (Raymond Bailly) 460

LA MORT EN CE JARDIN (Luis Buñuel) 408 CHAQUE JOUR A SON SECRET (Claude Boissol) 461

LA TRAVERSÉE DE PARIS (Claude Autant-Lara) 411 CETTE NUIT-LÀ (Maurice Cazeneuve) 463
UN PETIT CARROUSEL DE FÊTE (Zoltán Fábri)
LE DOS AU MUR (Édouard Molinaro) 465
GRAND-RUE (Juan Antonio Bardem)
PARIS, PALACE HÔTEL (Henri Verneuil) THÉRÈSE ÉTIENNE (Denys de la Patellière) 467
LE PAYS D'OÙ JE VIENS (Marcel Carné)
LES AVENTURES D'ARSÈNE LUPIN (Jacques Becker) 469
LE JOUEUR (Claude Autant-Lara) 415 ASSASSINS ET VOLEURS (Sacha Guitry)
COURTE TÊTE (Norbert Carbonnaux)
CRIME ET CHÂTIMENT (Georges Lampin) 417
LA BLONDE ET MOI (Frank Tashlin)
LES MISÉRABLES (Jean-Paul Le Chanois) 421
MONTPARNASSE 19 (Jacques Becker) 473
NOTRE-DAME DE PARIS (Jean Delannoy) 423
BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE (René Clément) 476
MAIGRET TEND UN PIÈGE (Jean Delannoy) 426
UN CONDAMNÉ À MORT S’EST ÉCHAPPÉ (Robert Bresson) 478
SANS FAMILLE (André Michel) 428 MOBY DICK (John Huston)

MICHEL STROGOFF (Carmine Gallone) 430 L’EAU VIVE (François Villiers) 483

DON JUAN (John Berry) 432 LA PLUS BELLE DES VIES (Claude Vermorel) 486

LE BOURGEOIS GENTILHOMME (Jean Meyer) 434 SAHARA D’AUJOURD’HUI (Pierre Gout) 489

MITSOU (Jacqueline Audry) 436 RENDEZ-VOUS À MELBOURNE (René Lucot) 491

LA GARÇONNE (Jacqueline Audry) 438 LUMIÈRE (Paul Paviot) 492


KAMI-SHIBAI (Gilles Boisrobert)
LE NAÏF AUX QUARANTE ENFANTS 441
TU ENFANTERAS SANS DOULEUR (Henri Fabiani)
(Philippe Agostini)
FRANÇOIS MAURIAC (Roger Leenhardt) 495
L’HOMME AUX CLÉS D’OR (Léo Joannon) 443
NUIT ET BROUILLARD (Alain Resnais)
TANT D’AMOUR PERDU (Léo Joannon) 445
LES HOMMES DE LA BALEINE (Mario Ruspoli) 497
CES VOYOUS D’HOMMES (Jean Boyer) 448 LETTRE DE SIBÉRIE (Chris Marker)

BONSOIR PARIS, BONJOUR L’AMOUR (Ralph Baum) 450 LE COUP DU BERGER (Jacques Rivette) 500

LE FEU AUX POUDRES (Henri Decoin) 451 LES AMANTS (Louis Malle) 502

LA LOI DES RUES (Ralph Habib) 453 LE BEAU SERGE (Claude Chabrol) 505

CES DAMES PRÉFÈRENT LE MAMBO (Bernard Borderie) 455


Sebastian Santillan
ROHMER AVANT ROHMER

ROHMER Éric Rohmer, on le sait, fut le grand aîné de la Nouvelle


Vague. À peine plus jeune qu’André Bazin, il prit la tête,
en 1954, de la dissidence victorieuse des « hitchcocko-
hawksiens » dans les colonnes des Cahiers du cinéma.
Dès 1952, il avait expérimenté la réalisation d’un long
métrage, avec ces Petites Filles modèles où se cherchait
une nouvelle économie de production. Si les cadets des
jeunes Turcs entreront plus tôt que lui dans une carrière
cinématographique médiatisée, c’est à Rohmer encore
qu’il appartiendra de maintenir un cap théorique, en
continuant d’animer la revue jaune et d’y défendre (à sa
manière) une politique des auteurs.
De ce Rohmer avant Rohmer, écrivant sur les cinéastes
qu’il admire avant de s’affirmer, sur le tard, comme un

AVANT
grand réalisateur, on connaissait deux témoignages
prestigieux : d’abord, Le Celluloïd et le Marbre, texte
fondateur où il s’était fait historien à charge de l’art
moderne, pour mieux célébrer un classicisme réfugié dans
le cinéma. Mais ce texte, précisément, il l’avait laissé
dans l’ombre, gêné a posteriori par son aspect polémique.
On ne le réédita qu’après sa mort. Entretemps, il avait
composé avec Jean Narboni un recueil de ses écrits, inti-
tulé Le Goût de la beauté et réédité plusieurs fois. On y
relit, à propos de S. M. Eisenstein, de F. W. Murnau ou de
Roberto Rossellini, ses grands textes programmatiques
des Cahiers du cinéma : ceux où il définit sa conception
de l’espace, du langage, du discours telle qu’il entend la
voir développer à l’écran. Une politique des auteurs, déci-
dément – qui s’avère surtout être la politique d’un auteur,

ROHMER
déjà tout à fait conscient de son projet.
Dix ans après la disparition de Rohmer, le présent
recueil vise à faire découvrir un corpus plus large, plus

15
Sebastian Santillan
ROHMER AVANT ROHMER

complexe, plus impur. Il était possible de consulter, dans Rohmer s’y révèle, au-delà du maître à penser qu’il fut
le reprint des Cahiers, un certain nombre d’articles que pour une génération de cinéastes, comme un critique
le cinéaste avait écartés de son anthologie, sans doute d’intervention, injuste, provocant, souvent méchant,
en raison de leur parti pris iconoclaste (les coups de réagissant à chaud aux objets disparates que lui propose
griffe à René Clair ou Marcel Carné), ou de leur parti l’actualité des sorties (ou des reprises). Ce n’est peut-être
pris idéologique tout court (l’exaltation de Tabou qui pas exactement l’image qu’il eût voulu conserver de son
rend la Polynésie à l’Occident)… On lira ici, pour la pre- œuvre écrite. C’est, me semble-t-il, un reflet de l’homme
mière fois, près de deux cents articles signés Rohmer qu’il fut en son temps, pris dans la mêlée de cet après-
ou Schérer (son vrai nom), dans Opéra, La Parisienne ou guerre tout en se fabriquant, bon an mal an, une idée du
Arts, organes de la droite littéraire des années cinquante. cinéma très cohérente.
Devenu contributeur régulier de deux d’entre eux, où Hautement représentée dans ce florilège, sa passion
François Truffaut lui avait passé le relais, le futur auteur pour ce qui se passe outre-Atlantique n’empêche pas
du Signe du Lion cède aux sirènes de la guerre froide Rohmer d’analyser ces « révélations suédoises » (ou
et de l’affrontement avec l’intelligentsia communiste. japonaises) qu’offrent au mitan de la décennie les films
Idéologiques, à n’en pas douter, sont ses attaques contre d’Ingmar Bergman (ou de Kenji Mizoguchi). On dira
Luis Buñuel, contre Juan Antonio Bardem (incarnation qu’ils répondent, par excellence, à l’idéal occidental qu’il
d’une « fiction de gauche » qui se réveille sur les écrans applique au septième art. Mais ce qui importe par-dessus
espagnols), ou encore contre les tenants du cinéma sovié- tout, aux yeux du chroniqueur d’Arts comme des Cahiers,
tique officiel. Idéologique, sa défense de productions amé- c’est d’identifier une écriture cinématographique qui
ricaines réactionnaires, au détriment de cette tendance transcende les particularismes nationaux, aussi bien que
progressiste (William Wyler, John Huston) qu’avait tant les poncifs de l’adaptation littéraire académique, pour
soutenue Bazin. s’exprimer sui generis. C’est une formule qu’il met fré-
Cela peut faire sourire aujourd’hui. Comme font sou- quemment en avant. Elle signifie, dans le sillage théo-
rire les taxinomies nationales, sous influence truffal- rique du Celluloïd et le Marbre, que le cinéma n’a que
dienne, qui incitent Rohmer à mythifier Hollywood et à faire de se nourrir des autres arts ou des traditions qui
rejeter dans les ténèbres la quasi-totalité de la produc- l’ont précédé. Il porte en lui-même son origine et sa fin. Il
tion britannique ou indienne. La politique des auteurs vaut par les formes qu’il est seul à pouvoir créer – et qui,
qu’on a citée recoupe volontiers, dans ces textes, une seules, sont capables de ranimer une légende épuisée par
politique des pays, et les cinématographies dites émer- des siècles de métaphore littéraire.
gentes (le Japon, la Grèce) n’y sont jaugées qu’à l’aune Catholique un peu honteux, Rohmer attend des
d’un idéal universaliste. C’est ce qui justifie, pour ce livre, images cinématographiques un miracle auquel ont
le titre Le Sel du présent, emprunté à l’un des articles. renoncé les arts précédents. Ce miracle, il ne l’attend

16 17
Sebastian Santillan
ROHMER AVANT ROHMER

pas au-delà, par-delà, à côté ou au-dessus de l’image : f i l m iq ue u n iv er sel , su scept i ble de su bl i mer le s
c’est la grisaille de la mise en scène de Carl Theodor désillusions de l’Histoire. Il sauve des maîtres anciens
Dreyer, c’est l’opacité des signes chez Robert Bresson trop tôt remisés au grenier, en donnant à voir leur
qui sont porteuses d’une transcendance, cachée au paradoxale modernité (paradoxale, puisque c’est dans
plus profond de l’immanence. Le masque ou la grimace une vérification radicale de leur classicisme que se cache
(dans Le Septième Sceau, dans Elena et les Hommes) leur modernité). Il prépare, enfin, la modernité cinémato-
témoignent pour le visage. Le document (dans Le Faux graphique des années soixante, non seulement en saluant
Coupable) valide la Providence. C’est ce que l’on pourrait les coups d’essai de ses camarades Jean-Luc Godard ou
appeler l’existentialisme rohmérien – s’il ne reposait, Claude Chabrol ; mais en recherchant de film en film, de
sourdement, sur une théologie déchiffrée entre les lignes manière systématique, cette part de vérité qui donne vie
du film. C’est aussi un point de vue historique, qui dans à la fiction, cette frontière fragile entre l’une et l’autre
son ampleur et sa pertinence égale celui de Bazin. Tout qui sera au cœur de son œuvre future. Ce qui résiste au
en admirant Eisenstein, tout en réhabilitant John Ford, récit, ce qui ressuscite le récit.
Rohmer renvoie à l’avant-guerre un arsenal de figures On l’aura compris, la pensée de Rohmer est complexe
de style, allusives et elliptiques, héritées de la littéra- – comme le sont les secrets de son travail de cinéaste.
ture et de l’art muet. Ou pour être plus juste, il nomme On peut la ramener à quelques lignes de force : le goût du
néo-classicisme la grammaire sclérosée que ce modèle mélange documentaire/imaginaire, le refus du mimétisme
a engendrée : George Stevens à l’ombre de D. W. Grif- littéraire, la croyance en un être du cinéma qui transcen-
fith, René Clément à la suite de Jean Renoir… Renoir, derait des catégories tombées en ruine… Mais cette pen-
quant à lui, n’aura cessé de déjouer les conventions où sée s’éprouve au contact des films regardés, comme plus
eût pu l’enfermer sa maîtrise, et (à rebours de la doxa tard des films réalisés ; elle est pragmatique autant que
critique d’alors) va plus loin dans ses films tardifs que théorique, et c’est ce qui donne tout son sens à ce nou-
dans La Grande Illusion. Alfred Hitchcock, primus inter veau volume de ses écrits. L’être auquel croit Rohmer, il
pares, substitue dans La Corde au montage traditionnel le traque ici dans ses avatars les plus improbables, ou les
une assomption intégrale de l’espace-temps. Voici venu plus inattendus. Il guette un sublime propre au septième
l’âge du réel, certes pas en tant que thème, encore moins art, et qui se montre d’autant mieux qu’il n’est point sol-
en tant que thèse – mais comme matière privilégiée du licité, qu’il se réfugie dans la « petite forme », le court
style d’un film, débarrassée des afféteries rhétoriques de métrage ou la production américaine de série… Bien avant
naguère, preuve irréfutable qu’une fable s’est incarnée Serge Daney ou Louis Skorecki, bien avant de réaliser Le
sur l’écran. Rayon vert, il devine à travers les impuretés de l’indus-
Par là, Rohmer renouvelle les utopies théoriques trie quelque chose qui n’appartient qu’au cinéma – et qui
de l’entre-deux-guerres, qui déjà exaltaient un langage se renouvelle de jour en jour.

18 19
Sebastian Santillan

Pour rendre sensible cette pensée en mouvement,


j’aurais pu choisir un ordre strictement chronologique.
Il m’a semblé plus lisible d’organiser le choix des textes
en fonction des auteurs (ceux qui appartiennent à la
cinémathèque idéale de Rohmer, ceux qui incarnent
le cinéma en train de se faire entre 1948 et 1959) ; des
genres où ils s’illustrent (notamment en ce qui concerne
les cinématographies américaine et française) ; des pays
qu’ils représentent (on a vu combien ce critère pouvait
peser, dans la balance des goûts et des dégoûts rohmé-
riens)… J’espère ainsi suggérer, au-delà du cas particulier Tous mes remerciements vont à Mireille Dobrzynski,
qui nous occupe, une géographie cinéphile des années qui a jeté les bases bibliographiques de ce livre ;
cinquante : avec ses films marquants (ils sont nombreux), à Philippe Fauvel, Antoine de Baecque et Florent
ses noms glorieux ou déclinants, ses territoires en deve- Georgesco, q ui en ont accompagné la genèse ; à
nir et ses points aveugles. Pour autant, j’ai préféré écar- Benjamin Billiet, Célia Loudier et Anne-Capucine Blot,
ter les comptes rendus de festival ou les notes de lecture, qui en ont préparé le manuscrit ; à Camille Pollas,
qui auraient aidé à compléter ce tableau d’une époque, Maxime Werner et Laurent Schérer, qui en ont permis
mais un peu dispersé les grands thèmes du livre. Pour la réalisation.
l’heure, l’objet de celui-ci sera pleinement atteint s’il res-
titue, au hasard de l’actualité d’il y a soixante ans, un Et bien sûr à Éric Rohmer, qui fut le premier et
extraordinaire et solide pari sur le cinéma. attentif relecteur de ses anciens textes.

Noël Herpe

20
Sebastian Santillan
ALLEZ DONC REVOIR LES ANCIENS

ALLEZ À la Cinémathèque d’Henri Langlois, dans les ciné-


clubs de l’après-guerre (dont celui du Quartier latin,
qu’il anime dès la fin des années quarante), Maurice
Schérer devient Éric Rohmer  : un cinéphile aussi
ardent que tardif, prompt à brûler les admirations
dilettantes de sa jeunesse pour ériger un panthéon
programmatique. C’est ce panthéon qu’on retrouve ici,

DONC
au gré des chroniques qu’il consacre à des reprises, à
des rétrospectives, ou aux œuvres ultimes de tel ou tel
grand ancien. Hitchcock et Renoir en tête, Rossellini
en filigrane, les « élus » rohmériens ont en commun
une certaine idée de la durée cinématographique et
de l’intégrité de l’espace. Aux artifices du montage
traditionnel, ils préfèrent une totalité sensible, qui

REVOIR
se révèle à l’intérieur du plan. C’est dire combien un
cinéma moderne (celui du futur Rohmer ?) se fait jour
à travers les films de ces faux classiques. En même
temps, le chroniqueur d’Arts rend hommage à d’autres
géants (Eisenstein, Fritz Lang, Erich von Stroheim),
qui entrent moins évidemment dans son système, mais
exercent sur lui une durable fascination.

LES N.  H.

ANCIENS
Sebastian Santillan
ALLEZ DONC REVOIR LES ANCIENS

9. Citizen Kane,
« CONVENTION, ROUTINE INTELLECTUELLE Orson Welles, U.S.A., 1941, 50 voix.
ET PARESSE DANS LE CHOIX 10. La Terre (Zemlia),
DES “DOUZE MEILLEURS FILMS Alexandre Dovjenko, U.R.S.S., 1930, 47 voix.
DE TOUS LES TEMPS” À BRUXELLES »
11. Le Dernier des hommes (Der letzte Mann),
Arts n° 690, 1er octobre 1958
F. W. Murnau, Allemagne, 1924, 45 voix.
12. Le Cabinet du docteur Caligari
Le 18 septembre dernier, la Cinémathèque belge a rendu
(Das Cabinet des Dr. Caligari)
publique la liste des douze meilleurs films de tous les
Robert Wiene, Allemagne, 1919, 43 voix.
temps.
Cette liste, en élaboration depuis dix mois, est le
résultat des votes de cent dix-sept historiens du cinéma Ces douze films seront projetés à l’Exposition du 12 au 18
désignés par le Bureau international de la recherche his- octobre, à raison de deux films par jour.
torique cinématographique, et appartenant à 26 pays. Un jury, dit jury du second degré, composé de sept
Voici les douze films retenus : jeunes cinéastes de réputation internationale, aura pour
mission de classer ces films selon leur valeur actuelle.
1. Le Cuirassé Potemkine Ont dès à présent accepté de faire partie de ce jury :
(Bronenossets « Potiomkine »), Robert Aldrich (États-Unis), Michelangelo Antonioni
S. M. Eisenstein, U.R.S.S., 1925, 100 voix sur 117. (Italie), Alexandre Astruc (France) et Juan Antonio
2. La Ruée vers l’or (The Gold Rush), Bardem (Espagne).
Charles Chaplin, U.S.A., 1925, 85 voix. Cette dernière clause dénote, chez les organisateurs
3. Le Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette) de ce docte divertissement – lequel ne vaut ni plus ni
V. De Sica, Italie, 1948, 85 voix. moins que tous nos jeux modernes d’érudition qui sont
4. La Passion de Jeanne d’Arc, en passe de tenir lieu de bridge ou de pigeon-vole –, une
Carl Dreyer, France, 1928, 78 voix. modestie et une prudence toutes louables. En même
5. La Grande Illusion, temps, peut-être, qu’une maigre confiance dans le mode
Jean Renoir, France, 1937, 72 voix. de scrutin employé, auquel je reprocherais pour ma
part, non de trahir quelque vérité de principe, mais de
6. Les Rapaces (Greed),
Erich von Stroheim, U.S.A., 1924, 71 voix. mal refléter l’opinion générale des votants. N’aurait-il
pas été plus sage de faire entrer d’abord en ligne de
7. Intolérance,
compte la notion d’auteur, et désigner ensuite l’œuvre la
D. W. Griffith, U.S.A., 1916, 61 voix.
plus populaire de chaque cinéaste retenu ? Cela eût, au
8. La Mère (Mat’), moins, corrigé la discordance entre la liste officielle par
Vsevolod Poudovkine, U.R.S.S., 1926, 54 voix.

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œuvre et celle, officieuse, par auteur, qu’on nous révèle Mais acceptons la règle du jeu et même, ne serait-ce
en appendice : qu’un moment, inclinons-nous devant la décision du
concile. Il est une couleur commune à toutes les œuvres
1. Charles Chaplin, 250 voix ; 2. S. M. Eisenstein, de la liste, et qui penche assez fort vers le gris. Je ne
168 voix ; 3. René Clair, 135 voix ; 4. Vittorio De Sica, dis point cela, parce qu’aucun film en couleurs n’y figure.
125 voix ; 5. D. W. Griffith, 123 voix ; 6. John Ford, Ces œuvres sont, non seulement sérieuses, mais austères
107 voix ; 7. Jean Renoir, 105 voix ; 8. Carl Dreyer, 99 (et Charlot, lui-même, a fini par perdre de son brillant,
voix ; 9. Erich von Stroheim, 93 voix ; 10. Vsevolod à force de passer sous la loupe sociologique ou méta-
Poudovkine, 91 voix ; 11. F. W. Murnau, 90 voix ; 12. physique). Il y est plus question des « grands intérêts »
Robert Flaherty, 82 voix. (ambition, destin des collectivités, politique) que des
amourettes – alors qu’on pouvait trouver les plus beaux
On constate que les noms d’Orson Welles, de Dovjenko, ouvrages occupés à la peinture des passions. Je ne ferai
de Robert Wiene ne sont pas mentionnés dans la pas de cela grief, et m’en servirai au contraire d’argument
seconde, tandis que la première ne comporte aucune contre qui persiste à taxer le septième art de frivolité.
œuvre ni de Clair, ni de Ford, ni de Flaherty. Quelle liste Ce catalogue évoque un peu plus le jour tamisé du musée
donc croire ? Ni l’une ni l’autre, ni un compromis non que, sans doute, ne l’ont souhaité ceux qui participèrent
plus entre les deux. Il s’est produit cette chose para- à son élaboration. Mais là encore, ne maugréons pas :
doxale que les cinéastes les plus féconds ont été handi- noblesse oblige.
capés par leur propre fécondité. Si Eisenstein eût réalisé Autre particularité à inscrire à l’actif de ce florilège :
un film qui le disputât en gloire – légitime ou non – au la plupart des grandes écoles cinématographiques y
Potemkine, le Potemkine ne fût pas arrivé si bon premier. ont leur représentant : l’américaine des pionniers avec
Que dirait-on d’une liste des meilleurs romans français Griffith et Chaplin, l’allemande des expressionnistes et
où Dominique ou bien La Princesse de Clèves l’emporte- du Kammerspiel avec Murnau et Wiene, la russe avec
raient sur la plus populaire des études de La Comédie Eisenstein, Poudovkine et Dovjenko, la scandinave,
humaine ? avec Dreyer, le réalisme français, avec Renoir, la révolu-
Ce vice de méthode semble devoir expliquer aussi le tion américaine, avec Orson Welles, le néo-réalisme ita-
déséquilibre entre le nombre de films muets couronnés et lien avec De Sica, et enfin Stroheim qui forme école à
celui des parlants : neuf en regard de trois. Je gage que lui tout seul, puisqu’il n’est guère de cinéaste qui ne se
la proportion en films récents, dans chaque liste indivi- réclame plus ou moins de lui. Nul grand courant, je crois,
duelle, était plus forte, mais on s’entend plus facilement n’est oublié, comme il convenait, dans une entreprise
sur certains titres de l’époque muette, décantée par l’âge, d’historiens. Si ce n’est toutefois – et cette absence est
que sur la parlante, riche en tentations diverses. très regrettable – l’école documentariste et son maître

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incontesté, Robert Flaherty, mentionné en queue du clas- je m’étonne mais je m’indigne qu’il se soit trouvé qua-
sement par auteurs. rante-trois connaisseurs pour donner dans le panneau
Éclairée sous ce jour, la liste ne laisse pas de faire des panneaux, le tristement célèbre Caligari, père exé-
apparaître son principal défaut de proportion : accorder crable de tous les esthétismes. C’est à croire qu’ils ne
trois sièges à l’école russe, c’est lui faire, je crois, en dépit l’ont pas revu depuis trente ans ! S’il faut – et sans doute
de tout le bien qu’on en peut penser, un trop beau cadeau. le faut-il – désigner une œuvre « en marge », teintée de
Tandis que la gloire d’Eisenstein a tenu bon sous les lyrisme et de féerie, combien eût été plus satisfaisante la
assauts du temps, celle de Poudovkine est manifestement présence du toujours jeune Atalante de Jean Vigo !
en baisse, et l’on eût aimé voir sanctionner ce déclin. Ma foi, la liste n’a plus si mauvaise mine, après ces
Quant à La Terre de Dovjenko, les cinéphiles de notre quelques retouches. Peut-être m’est-il possible de la
génération ne parviennent point du tout à comprendre débarrasser encore de quelques autres grains de pous-
comment cette œuvre essoufflée et maniérée a pu pas- sière livresque, sans pour autant invoquer mes goûts per-
ser, un temps, auprès de maints esprits sensés, comme sonnels. Dans dix ans, je suis persuadé que le génial Païsa
le « nec plus ultra » de l’art cinématographique. Et, de Rossellini aura remplacé le roué Voleur de bicyclette.
tandis qu’Eisenstein n’a jamais bradé un pouce carré Je gage également que F. W. Murnau, avant-dernier dans
de son ambition, les dernières productions de nos deux les deux listes, aura remonté plusieurs rangs. Mais n’exi-
compères, La Moisson, ou Mitchourine, qui rivalisent d’in- geons pas trop : il n’y a guère, ce cinéaste que notre
signifiance, nous dissuadent de les admettre de confiance génération unanime considère comme le grand entre
dans un si auguste aréopage. Leurs remplaçants, nous les les grands était moins haut coté, non seulement qu’un
aurons vite trouvés : Nanouk, ou bien L’Homme d’Aran de Lang, mais qu’un Pabst ou qu’un Lupu Pick. Il est vrai que
Flaherty, à la place de La Terre, et, au lieu de l’académique Le Dernier des hommes n’est pas, de ses œuvres, la plus
Mère, pourquoi pas ce film qui, passé tout récemment à la apte à révéler, sinon la profondeur, du moins l’universa-
Cinémathèque, fit dire à l’assistance entière, sans qu’elle lité de son génie : mais je ne balancerais pas à inscrire
se fût le moins du monde concertée : « C’est à coup sûr ou L’Aurore, ou Tabou, premier de ma liste.
l’un des douze plus grands films de l’histoire du cinéma. », Même observation pourrait être faite sur La Grande
tant son caractère de chef-d’œuvre semblait inscrit en Illusion de Jean Renoir. Là encore, nos historiens se
filigrane sous chacune de ses images : Les Contes de sont prononcés en faveur du Renoir le plus public, au
la lune vague du Japonais (le pays premier producteur détriment du plus secret – secret, d’ailleurs, qui cesse
de films du monde n’aurait-il pas droit, lui aussi, à son de l’être chaque jour. On eût aimé, encore, que ladite
ambassadeur ?) Kenji Mizoguchi ? liste proclamât la promotion de La Règle du jeu dont
Ayant fait sauter deux titres, j’aurai moins de scru- seuls quelques imbéciles s’obstinent encore à médire, et
pule, encore, à en biffer un troisième. Et là, non seulement qui, œuvre la plus achevée, à ce jour, du cinéma parlant,

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fournirait, au même titre que les deux Murnau, un fort pour une grande part, employées les armes nouvelles
défendable aspirant à la première place. de l’édition, de la reproduction photographique, ou du
Qui n’est pas un habitué des cinémathèques m’ac- disque, et, dernière venue, de la TV ?
cusera peut-être de chinoiser. Oui, je sais, un de mes
confrères a écrit, la semaine dernière, que cette liste
ne signifiait rien et qu’il avait, pour sa part, deux cents
autres films à proposer. Pourtant, même s’il s’agit d’un « LE TEMPS DES REPRISES : SI LES NOUVEAUX
jeu, il n’est pas aussi oiseux que le profane pourrait FILMS NE VOUS PLAISENT PAS, ALLEZ DONC
penser. Dans le cercle qui s’élargit de jour en jour des REVOIR LES ANCIENS »
ciné-clubs, une bourse des valeurs cinématographiques Arts n° 579, 1er août 1956
a toujours aimé à se tenir. Il n’est pas inutile que, de
temps en temps, une sanction officielle soit donnée, de Le soleil luit enfin, les trois quarts des Parisiens sont
même qu’on publie le classement des meilleurs boxeurs partis, les bonnes exclusivités se font rares. Le mois
ou tennismen. Et c’est sur le sol mouvant de cette perpé- d’août est celui des reprises. S’il est des films anciens
tuelle foire aux chefs-d’œuvre que prend assise la véri- que vous avez ratés, d’autres que vous aimeriez à revoir,
table histoire du cinéma qui, comme celle de chacun des profitez de l’occasion.
autres arts, ne peut se fonder que sur l’idée de valeur, Le temps, je le pense, trie la bonne herbe de l’ivraie,
de hiérarchie. mais tous les publics ne se font pas la même idée sur la
Beaucoup de bons esprits s’offusquent de voir les question. Je disais l’autre jour que ce qui restera, ce sont
cuistres tailler dans la chair vive d’un cinéma long- des auteurs plus encore que des œuvres. Ainsi demeurent
temps considéré, selon le mot de René Clair, comme Racine, Molière, Balzac, Bach, Mozart, Beethoven. Tout
l’« art du présent » 1. Mais enfin, s’il l’a été, il ne l’est plus, ce qu’ils ont commis, même véniel, nous intéresse. Et, par
aujourd’hui que fleurissent un peu partout les ciné- « nous », j’entends l’historien, le connaisseur, l’amateur
clubs, les reprises et les rétrospectives, que, même en averti. Mais des œuvres de moindre envergure, souvent
Amérique, la télévision a pu asseoir une partie de son vulgaires, ont connu aussi le chemin de la gloire, gloire
prestige sur un lot de films anciens, cédés à bas prix plus brève, certes, et pourtant coriace. Le cinéma a lui
par les grandes firmes, qui maintenant s’en mordent les aussi ses Sérénade de Toselli, ses Danses hongroises, ses
doigts. Car l’une des caractéristiques les plus modernes Cavalleria rusticana.
de notre siècle, n’est-ce pas ce furieux intérêt qu’il porte Carnet de bal, par exemple, si méprisé qu’il soit, et à
à tout ce qui touche au passé, au service duquel sont, juste titre, des cinéphiles, n’en a pas moins bravé victo-
rieusement les années. Il en est ainsi de La Symphonie
1  Cf. Films, novembre 1922 [NDE].
fantastique, de Monsieur Vincent, de L’Idiot et, sans

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être trop sévère pour Pagnol, d’Angèle et de Topaze. Ces temps remettra ces auteurs, naguère un peu surfaits, à
œuvres sont, à notre goût, un peu trop carrées d’angles, leur place, qui n’est pas la toute première, mais nullement
mais propres à faire pleurer Margot, et, soyons justes, infamante. Howard Hawks, en revanche, grandit à chaque
assez bien fagotées, ce qui explique qu’elles aient nouvelle vision. Si vous n’avez pas vu Chérie, je me sens
résisté à l’assaut du temps. Surtout, elles ont pour rajeunir (Monkey Business), courez-y vite. C’est certai-
interprète une vedette au renom bien vivace : Barrault, nement ce que la comédie américaine a produit de plus
Fresnay, Philipe ou Fernandel. Ce dernier se montre pur, de plus hardi, de plus moderne. La grimace y atteint
d’ailleurs capable, par sa seule présence à l’affiche, les limites du supportable au point que Hawks lui-même
de prolonger la vie de pires navets : Ernest le rebelle, craignait d’être allé trop loin. C’est la satire la plus vive
Raphaël le tatoué et autres Boniface somnambule, qu’on qui ait été faite de certains mythes modernes et d’une
repasse ces temps-ci dans les quartiers. À ces acteurs, certaine way of life américaine. Sa bouffonnerie est sans
dois-je ajouter, quel que soit leur mérite, les cinémanes, mesure, non sans élégance, à mille lieues, en tout cas, des
dont je suis, n’ont pas l’heur de vouer un amour bien fer- pantalonnades fernandeliennes.
vent. Sous la même rubrique, je placerai, n’en déplaise Les Trois Lanciers du Bengale, d’Hathaway, et Pandora,
aux mânes de Feyder, La Loi du Nord, avec Michèle d’Albert Lewin, doivent leur survie respectivement à
Morgan. Gary Cooper et Ava Gardner. Le dernier film ne risque
Gabin, au contraire, a la cote d’amour. Quai des brumes pas d’être plus démodé aujourd’hui qu’il ne le fut en son
et Le jour se lève lui doivent beaucoup, mais pas tout temps. Un tel bric-à-brac n’a pas d’âge : il ne mérite pas
cependant. Notre génération ne porte pas l’actuel Carné d’être monté en épingle, mais son charme peut toucher
dans son cœur, ni l’actuel René Clair (dont on reprend les plus réticents.
Les Belles de nuit). Mais ces deux cinéastes sont, qu’on le Le néo-réalisme italien, pour sa part, suit la voie
veuille ou non, entrés dans l’histoire, et il faut bien aimer royale. Ses meilleures productions, sacrées chefs-
le paradoxe pour prétendre les en déloger. Carné est loin d’œuvre dès leur sortie, le restent et le resteront. Certes,
d’être mon maître, mais Quai des brumes, surtout, force Le Voleur de bicyclette et La strada durent et doivent
mon respect. Prévert était dans ses meilleurs jours et le encore beaucoup à la mode, mais cette mode est de celles
« mythe de Gabin » y trouve son expression la plus pure. qui, si elles passent, reviendront. Riz amer, en revanche,
C’est du clinquant 1938, mais vingt ans de distance lui supporte mal une seconde vision, si tant est qu’il ait sup-
confèrent une patine de bon aloi. porté la première.
Non moins démodés se trouvent être, pour le moment, Voici, enfin, quelques films dont l’ambition modeste
Ford et Wyler, dont vous pouvez voir L’Homme tran- ou le caractère trop « commercial » firent mésestimer
quille, Mogambo et L’Héritière, qui ne sont d’ailleurs ni les mérites. L’Homme qui n’a pas d’étoile, de King Vidor,
de l’un, ni de l’autre, des chefs-d’œuvre. Disons que le avec Kirk Douglas et Jeanne Crain, histoire d’un homme

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qui a peur des barbelés, est plein de cet érotisme et de en lui que le mythe de Charlot trouve son expression la
cette violence chers à l’auteur d’Hallelujah. Avec Aven- plus pure, et l’art du metteur en scène ne le cède en rien
tures en Birmanie, Raoul Walsh a donné un des plus atta- à celui du mime. La scène dans la cabane, avec Georgia,
chants films de guerre. La Roulotte du plaisir, de Vincente resta longtemps exemplaire. C’est un modèle de ce style
Minnelli, est inspirée de sketches de télévision sur allusif qui se dessécha chez René Clair et ne contribua
Lucille Ball. Un couple part en roulotte, pour un voyage pas peu à appauvrir l’imagination des cinéastes. Mais
de noces, riche en couleurs saugrenues et en péripéties il serait injuste de charger Chaplin de tout le poids des
comiques. Minnelli, cinéaste de divertissement, mérite erreurs commises par ses disciples. Eisenstein et peut-
qu’on le considère avec plus d’attention. C’est un auteur être Renoir, Rossellini ou Hitchcock ne sont pas des
de vacances, pour qui n’a pas de vacances : sorti l’été maîtres moins dangereux. Oublions nos querelles d’école
dernier, La Roulotte du plaisir fut le régal de consolation et allons demander aux salles obscures le seul plaisir que
des citadins forcés. On peut en dire autant d’Édouard nous ménage un Paris étouffant et déserté.
et Caroline. Ce film, construit sur un scénario des plus
minces, est l’œuvre la plus brillante de Becker, fort à
l’aise « lorsqu’il s’agit de faire quelque chose de rien » et, QUE VIVA MEXICO !
à coup sûr, le seul metteur en scène français actuel qui S. M. Eisenstein, 1932
ait abordé avec succès le genre (pourtant bien français)
de la comédie. « LE PLUS BEAU DES FILMS »
Restent quelques gros morceaux dont il serait oiseux Arts n° 605, 6 février 1957
de faire l’éloge. Le crime était presque parfait, conçu en
relief, ne semble pas souffrir du manque de lunettes. La S’il me fallait dresser la liste des plus grands films de
scène du chantage, celle du meurtre méritent de figu- toute l’histoire du cinéma, je placerais premiers ex  æquo
rer en bonne place dans une anthologie hitchcockienne. Tabou de Murnau et ce qu’aurait vraisemblablement été
Nicholas Ray, longtemps méconnu, accède cette année Que viva Mexico !, si Eisenstein avait pu le terminer de
à la notoriété, avec La Fureur de vivre. Johnny Guitare, sa propre main. On connaît la triste histoire de cette
western « sophistiqué », ne nous montre qu’un aspect œuvre, maudite entre toutes puisque son auteur dut
de son talent, et qui n’est peut-être pas celui que je attendre la veille de sa mort avant de pouvoir faire pro-
préfère. Mais, sans doute, suis-je victime d’un préjugé jeter, dans une réduction de 16 mm, la version que sa
envers les monstres sacrés en général et Joan Crawford collaboratrice Marie Seton monta sous le nom de Time
en particulier. Quant à La Ruée vers l’or, je voudrais, en in the Sun. Nous avons pu contempler au cours de ces
cette période de trêve, lui rendre un hommage dont je dernières années à la Cinémathèque d’autres fragments,
suis en général assez avare à l’égard de Chaplin. C’est d’une beauté non moins saisissante, mais peut-être

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Eisenstein, qui impressionna au Mexique 60 000 mètres cinéastes à savoir utiliser la qualité positive, au lieu de
de pellicule, ne les aurait-il pas lui non plus conservés… n’y voir que la simple absence de l’ombre.
Laissons donc l’exégèse : la splendeur des images Il nous confia d’ailleurs qu’il attribuait à la couleur
est telle et le respect de la monteuse si scrupuleux, que blanche, à la manière d’un Edgar Poe, une puissance
nous pouvons donner libre cours à notre admiration. symbolique tantôt maléfique, tantôt bénéfique. Ce goût
Quel est le secret de cette royale grandeur ? Peut-on du symbole, nous le retrouvons également dans la pré-
prétendre à le percer ? Réside-t-il dans la matière sence obsédante de certaines figures géométriques, soit
même : le grandiose art aztèque et ce folklore né du proposées par le décor (pyramides, éventail des cactus,
choc de deux peuples, de deux religions ? Nous avons sombreros, etc.), soit, comme dans l’exemple ci-dessus,
vu, depuis lors, bien des films mexicains totalement découvertes (et en ce cas précis, nous dit-il, involontai-
dépourvus de cette majesté et ne nous livrant qu’un rement) au cours de la mise en place des personnages.
pittoresque qu’il est aisé de découvrir aussi haut en Ainsi que nous le confirme Marie Seton, Eisenstein, au
couleur dans n’importe quel coin de chaque conti- moment de sa visite au Mexique, essayait de substituer
nent. Faut-il invoquer l’extraordinaire sens plastique au symbolisme abstrait du « montage d’attractions » un
du cinéaste russe ? Oui certes, mais, chez d’autres, des système de métaphores géométriques qu’il continuera
cadrages conçus en apparence de la même façon ne d’appliquer dans Alexandre Nevski et Ivan le Terrible.
savent engendrer que lassitude. Enfin, l’œuvre de ce matérialiste, ennemi des supers-
Le trait d’Eisenstein – il n’est pas téméraire d’em- titions, est imprégnée, sinon de l’idée religieuse, du
ployer ce mot – évoque celui des grands peintres véni- moins d’un sens constant du sacré. Le dessein premier
tiens ou espagnols, mais le sentiment qui naît de ces de l’auteur est d’exalter l’homme, son combat contre l’op-
images, il appartient au cinéma seul de l’inspirer. L’im- presseur, mais sa foi dans le progrès ne l’empêche pas de
mobilité y est toujours une tension prometteuse de mou- céder à la fascination des choses anciennes, sa confiance
vement, l’« arabesque », le fruit d’un équilibre instable ; dans l’Histoire ne le rend pas imperméable aux sollicita-
quelque artificielles que soient les attitudes, celle, par tions de l’antique Fatalité. Tout comme ses modèles, nous
exemple, des trois péons suppliciés, disposés selon le le voyons fasciné par l’image de la mort chère à la fois
triangle traditionnel des crucifixions, elles semblent aux Espagnols et aux Indiens. Faut-il parler d’un choc
provoquées par quelque mouvement intérieur plutôt entre deux philosophies diamétralement opposées, ou,
qu’imposées par le décret arbitraire de l’artiste. Et, d’ail- au contraire, de certaines affinités entre l’âme slave et
leurs, il n’est pas un seul plan où quelque chose ne cha- celle des populations de l’Amérique centrale ? Le génie,
toie, ne serait-ce que le blanc des vêtements, ce blanc bien sûr, ne s’explique pas : toutefois je crois que cette
dont Eisenstein, aidé de son opérateur Tissé, a fait la matière nouvelle a apporté une dimension de plus dans
dominante de son film, ce blanc dont il est un des rares l’œuvre d’un cinéaste dont le péché (s’il faut lui faire

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quelque reproche) avait été jusque-là de trop se poser de cet aspect théorique, démonstratif, qui peut rendre
en théoricien. Le caractère irrationnel du sujet donné aride l’abord du Potemkine, d’Octobre ou de La Ligne
corrige ici les rigueurs du système. générale. Ici, l’idée ne brime jamais l’image, comme elle
Dans une phrase devenue célèbre, Léon Moussinac a a pu le faire, parfois, précédemment, et c’est parce que
comparé l’œuvre d’Eisenstein à un « cri » 2. Je crois que le l’image ne connaît d’autre logique que la sienne propre
film mexicain est aussi un « chant », et cette musicalité que ce film de décors, de costumes et de musique
que, seules, les plus grandes œuvres de l’écran se flattent répond au dessein exact d’un homme qui rêvait de
de posséder, l’emporte encore sur la perfection plastique, porter Le Capital de Marx à l’écran. Que l’œuvre soit
elle, évidente. marxiste ou maurrassienne, staliniste ou critique, peu
importe, c’est bien l’idée du pouvoir ou si l’on préfère
de la raison d’État qui est exprimée ici, d’autant plus
IVAN LE TERRIBLE pure qu’elle est impure, plus nue que nous l’observons
S. M. Eisenstein, 1945/1958 si magnifiquement parée.
Non, le cinéma n’est point toujours un art frivole et
« GRECO ET SHAKESPEARE » mon second parallèle, j’aimerais le mener avec ce que
Arts n° 714, 18 mars 1959 le génie humain a pu produire de plus achevé dans les
autres domaines. Eisenstein est ici maître de sa matière
C’est une fort heureuse idée qu’a eue le cinéma La Pagode comme Le Greco ou Tintoret l’étaient de leur palette.
de projeter l’un à la suite de l’autre les deux volets du Même les éléments qui ne sont point de sa propre main
diptyque (son auteur l’eût voulu triptyque) qui forment (par exemple la musique de Prokofiev) possèdent une
Ivan le Terrible. De même qu’une photographie ne sau- parfaite homogénéité avec le reste de l’œuvre, si bien
rait rendre compte de la beauté d’une cathédrale, ce film que nous voyons réalisé le rêve de Richard Wagner, mais
monumental a besoin d’être paré de sa véritable dimen- à l’abri des aléas de l’exécution. Le cinéma apparaît ici
sion, de son entière durée, qui d’ailleurs – rassurez-vous – comme une parfaite synthèse de tous les arts, sans la
n’excède pas celle de telle superproduction américaine. moindre dégradation ou démission de l’un ou de l’autre.
Aussi intimidant que soit un chef-d’œuvre, mon Ivan le Terrible, c’est un drame, c’est une fresque, c’est
rôle est de le juger. Et comme on ne peut juger que par une architecture, c’est un opéra tels qu’ils peuvent sou-
comparaison, j’en esquisserai trois. La première avec tenir séparément la comparaison avec les plus beaux des
l’œuvre précédente de son auteur que pourtant il n’est drames, des fresques, des monuments ou des opéras du
pas dans mon intention de dénigrer. Ivan est dépourvu monde, et c’est pourtant un vrai film qui exerce un pou-
voir de fascination sui generis, ne serait-ce qu’en ouvrant
2  Cf. Le Cinéma soviétique, Gallimard, 1928 [NDE].
la place à des pensées, des regards, des mouvements

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ou des rythmes que les autres arts s’étaient montrés LA MORT DE SIEGFRIED
impuissants à exprimer. Fritz Lang, 1924
Mais de tous ces aspects, dirai-je en troisième point, UNE FEMME COQUETTE
celui qui m’a le plus frappé, c’est le drame. Ou plu- Jean-Luc Godard, 1956
tôt la tragédie. Car si le mode épique l’emporte dans
la première partie, la seconde nous offre un portrait Arts n° 567, 9 mai 1956
de l’homme au pouvoir digne de soutenir la comparai-
son avec Shakespeare. C’est bien vrai que l’art vit de Dernièrement, la vogue des ciné-clubs est en baisse.
contraintes, puisqu’en plein régime totalitaire, en une Le passé du cinéma aurait-il perdu son prestige ? Je ne
période de guerre et de despotisme absolu, l’idée même le pense pas, mais il faut élargir l’audience. Potemkine,
de despotisme a pu faire l’objet d’une peinture, sinon Jeanne d’Arc, Hallelujah eurent des sorties heureuses
libre – peu nous chaut –, du moins infiniment vraie et dans le commerce. Voici, à présent, La Mort de Siegfried,
subtile. Peu importe qu’Eisenstein exalte la raison d’État première partie des Nibelungen, sur l’écran du Studio
jusqu’au paradoxe, puisque, du même coup, il met en Parnasse.
pleine lumière le paradoxe et nous convainc – car il nous L’entreprise est plus que louable. Si le cinéma est un
convainc – par la force même du paradoxe. Et là nous art, il doit autant d’égards à son passé qu’à son présent.
pourrons encore évoquer Corneille et son ironie. Crier à la concurrence ? Autant fermer les musées, rayer
Mais enfin – toute référence maintenant écartée – Beethoven du concert, sous prétexte qu’il y a des peintres
l’admirable dans ce film, ce n’est point seulement la et des compositeurs en chômage. À l’époque des micro-
majesté, le sublime, du monologue quasi continu dont il sillons et des reproductions sur carte postale, il serait
est fait : ce n’est point, non plus, que l’idée des périls et injuste de laisser les chefs-d’œuvre du muet sommeiller
de la grandeur du pouvoir soit rendue sensible aux yeux dans leurs boîtes. Sortons-les, même si nous ne pouvons
par le seul luxe des costumes ou des attitudes, ce n’est les rendre à leur splendeur première : chacun sait que les
point qu’il donne à voir, d’une part, et de l’autre, à pen- projecteurs actuels passent en accéléré des films tournés
ser, ou plus exactement ce n’est ni l’un ni l’autre, mais le à la vitesse de 16 images seconde, inconvénient mineur
mariage de l’un et de l’autre, la fusion absolue de la forme pour les burlesques, redoutable pour des œuvres dont
et de l’idée que le cinéma trouve en général, lorsqu’on ne le plus clair de la poésie réside, comme en celle-ci, dans
la cherche point trop. C’est que cet art médité est plein l’exactitude du rythme et du temps. Qui pis est, dans le
de toutes les grâces que l’artiste aime à tirer du hasard. cas présent la partition dont on a cru bon d’assaisonner
C’est que ce film impossible, le génie d’Eisenstein l’ait le film achève trop souvent, par des effets superflus
enfin rendu possible. d’imitation, de détruire ce qui subsistait du rythme
primitif. Désagrément de taille, mais qui ne gâte qu’une

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partie de notre plaisir. Nous avons bien admiré les toiles costumes, qui ont évité le double piège du naturalisme
du Louvre, sous la carapace de vernis qui les défigurait. et d’un expressionnisme à la Caligari : les exploits de cet
Destin vraiment unique que celui de Fritz Lang. De ordre (Alexandre Nevski et Ivan le Terrible d’Eisenstein,
tous ses contemporains, Dreyer, Chaplin ou Gance, il est Roméo et Juliette de Castellani) se comptent sur les
le seul à s’être mis au pas, à ne point œuvrer dans la soli- doigts. Les proportions de ces troncs, de ces rochers, de
tude. Démission, opportunisme, comme on le prétend ? ces escaliers immenses nous font oublier le studio où ils
J’ai le droit de vivre, La Femme au portrait, Règlement de ont été montés et, sur ce fond dépouillé, l’éclat du fer, de
comptes ne déshonorent pas, bien au contraire, la période la flamme, de l’eau, le feu du regard de l’homme trouvent
muette de leur auteur. Allez revoir les Nibelungen ; une virginité nouvelle.
l’époque allemande, comme l’américaine, gagneront à La première partie du programme nous vaut l’agréable
cette confrontation. Vous découvrirez dans l’œuvre de surprise d’un film de 16 mm, dont ses frères en grand for-
Lang une unité surprenante. Même hauteur du ton, même mat auraient droit d’être jaloux. Une telle réussite est
profondeur glacée du regard. Ici comme là, même pré- rarissime et mérite d’être signalée. Avec une aisance
sence d’une fatalité terrible, même exaltation des sen- parfaite, Une femme coquette de Jean-Luc Godard nous
timents violents, entiers, la haine, surtout, et la volonté promène dans les rues de Genève, au fil d’une anecdote
vengeresse, même peinture admirable des joies de l’or- cynique et ingénue, inspirée de Maupassant. Que cela est
gueil, et de leur pendant, l’humiliation, même humour preste et joliment conté. Que ne le suit-on dans la voie
« méchant », plutôt que cruel. Le roi Gunther, usant des qu’il indique : celle de la courte nouvelle filmée, pratiquée
bons offices de Siegfried, pour séduire la fière Brunhilde, déjà par la TV américaine. Exemple parfait de ce « qu’il
n’est-ce pas déjà le petit bourgeois de la Rue rouge ? faut faire », quand tant d’œuvrettes prétendues d’« avant-
Admirons sans restriction cette réussite achevée, ce garde » ne sont bonnes qu’à montrer « ce qu’il ne faut pas ».
climat de légende si bien recréé, l’extraordinaire présence
de l’acteur Richter, dont la beauté, la démarche, et comme
les proportions semblent excéder la mesure humaine. Ce L’INVRAISEMBLABLE VÉRITÉ
n’est point tant sur les séductions propres au merveil- Fritz Lang, 1956
leux, à la féerie que joue Fritz Lang, mais sur la majesté
envoûtante du poème épique et de la tragédie. Par-delà « L’EXTRÊME DÉPOUILLEMENT »
les brumes wagnériennes, cette transcription plastique Arts n° 639, 9 octobre 1957
de la lutte légendaire entre Siegfried, mélange d’Achille
et d’Ulysse, et Brunhilde, nordique amazone, n’est pas L’envie me démange d’oublier le fair play en usage, et de
sans évoquer la mythologie grecque, issue du même vous livrer incontinent la clef du mystère. Le suspense
fonds ancien. Louons enfin la beauté des décors et des – un suspense tout théorique – y perdrait peut-être, mais

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vous prendriez cette histoire par le bon bout, qui est, effets, comme il l’est dans ses idées. Cette dernière œuvre
sans aucun doute, celui de la fin. – qui sera peut-être son testament – simplifie encore cette
Mais ne trichons pas. Vous saurez seulement que ce simplicité. C’est une sèche formule qui n’a d’autre parure
film nous montre un journaliste, qui pour prouver la faci- que sa lente et grise ordonnance. Certains films nous
lité d’une erreur judiciaire, se forge de toutes pièces une convient à prendre le point de vue de Dieu. Chez Lang, il
culpabilité. Il réussit fort bien, trop même, puisque le seul s’agit plutôt d’un hasard aveugle. C’est pourquoi nous ne
témoin de sa philanthropique machination meurt dans un saurions en vouloir à l’auteur de fausser d’emblée notre
accident… Je m’arrête, à l’aube des cinq dernières minutes, regard par un artifice de récit aussi arbitraire en appa-
vous laissant sur votre faim, en l’état même où j’étais à ce rence que celui du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha
moment-là de la projection. Dirais-je que je fus enfin satis- Christie. Il est possible qu’il soit allé trop loin, mais si l’on
fait ? Je ne peux l’affirmer. Je fus loin d’être séduit, cette s’en réfère aux films précédents – non moins sincères –, on
fois-ci, comme l’an dernier, par La Cinquième Victime. s’aperçoit que les trucs de récit ne sont jamais chez lui que
Je doute que ce film plaise. On aura beau jeu de le le moyen d’exprimer une amertume vengeresse, poussée
juger puéril. Ce qui choque ici, ce n’est pas tant, je sup- ici, malgré son extérieur calme, jusqu’au paroxysme.
pose, cette espèce de culte que Lang, toute sa vie, a voué À qui Lang s’en prend-il ? À l’homme, au monde ? Il est
à l’invraisemblable qu’une frénésie de schématisme dont difficile de trouver exprimé sur l’écran un pessimisme
le retournement de situation final n’est qu’une manifes- plus total. On ne peut même plus parler de quelque
tation entre autres. Toutefois impossible de parler de rouage impitoyable : il semble que l’imminence d’une las-
concession, comme on fit à propos de La Femme au por- situde, d’une paralysie y affecte les êtres et les choses.
trait ou de Blue Gardenia. Convient-il de lire entre les Tout, dans cet univers, nous est indifférent, à commencer
lignes ? Ce n’est guère commode, puisqu’à vrai dire, de par les personnages et deux, sinon trois, visions sont
ligne, il n’y en a qu’une seule. nécessaires pour que nous commencions à nous découvrir
Nous avions vu, ces dernières années, Lang dédaigner sensibles à sa fascination.
de plus en plus les séductions romantiques de l’eau-forte
pour l’ascèse de la pointe sèche. Ici, ce n’est plus qu’une
épure, réduite aux seules indications utilitaires. Dès que DEUX ÊTRES
le pittoresque, le pathétique, l’humour montrent leur nez, Carl Theodor Dreyer, 1945
un coup de burin les raye d’une croix dure.
Il est aisé de crier à la décadence de Fritz Lang ou à Gazette du cinéma n° 4, octobre 1950
sa démission. Blâmer le caractère rocambolesque de ses
sujets, c’est oublier que l’auteur des Trois Lumières n’a Nous aurions aimé parler longuement du film que Dreyer
jamais péché par excès de subtilité. Il est simple dans ses a réalisé en Suède en 1945. Malheureusement la version

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que nous offre la Cinémathèque française n’est pas encore LA NUIT MYSTÉRIEUSE
sous-titrée et il est, dans ces conditions, fort difficile D. W. Griffith, 1922
de juger une œuvre qui fait au dialogue une part aussi
importante. Il s’agit d’un médecin psychiatre soupçonné Gazette du cinéma n° 5, novembre 1950
d’un crime et que la crainte retient dans son appartement
auprès de sa jeune femme. Les hasards de la conversation Il est de meilleurs Griffith, mais je conseille ce drame
le conduisent à découvrir que l’auteur de ce crime n’est policier traité non sans humour à ceux que, dans l’au-
autre que sa femme même et tous deux s’empoisonnent. teur d’Intolérance, gênerait une pointe de pathos. Le
Le scénario est de Dreyer et jamais metteur en scène ne danger des œuvres mineures est que, nous dispensant
s’était, à notre connaissance, proposé une donnée aussi de toujours admirer, elles découvrent trop leurs ficelles.
ténue. Malgré l’impossibilité où nous sommes de com- Toutefois l’art de Griffith est de ceux qui se laissent le
prendre les paroles des personnages, nous devinons quels moins circonscrire et une invention de chaque instant
développements Dreyer a su donner au thème du soup- comble ici nos plus sévères exigences. L’histoire n’est
çon, après l’avoir dépouillé de ses attraits dramatiques, pas contée sans quelque lenteur et certains effets sont
pour ne s’attacher dans les « deux êtres » qu’il met aux inutilement soulignés, mais cette nonchalance ou lour-
prises qu’à l’au-delà de leurs aveux ou de leurs mensonges. deur dans la construction ne met que mieux en relief
À qui s’étonnerait de l’importance que l’un des maîtres l’aisance de la mise en scène. La comédie moyenne est
du muet accorde à la parole, rappelons la longueur des née : que lui apporteront de plus les subtilités du décou-
sous-titres encadrant dans La Passion de Jeanne d’Arc page d’un Lubitsch ou d’un Clair ? Nul besoin du secours
chaque apparition du visage de Falconetti. Ajoutons que de l’ellipse à qui sait donner constamment à voir. Un
Dreyer a poussé à l’extrême la volonté de dépouillement regard neuf court sur les choses, les perce et montre ce
qui caractérise son style : la photographie est grise, les qu’elles n’avaient pas encore appris à dévoiler. Tout parle
cadrages sans recherche, l’unique décor banal, les gestes et pourtant rien n’est sollicité. Si Griffith passe sans
sobres, les voix étouffées. Plus systématiquement encore précaution du plan général au gros plan et n’use que fort
que dans ses œuvres précédentes, il a cherché à éliminer peu de l’inexpressif plan américain, c’est qu’il veut don-
tout pittoresque extérieur au profit de la seule expression ner tout leur poids aux plus légers déplacements de ses
et faire porter tout le poids de celle-ci par le jeu des deux acteurs, aux moindres crispations de leur visage et qu’il
interprètes. Et quelle direction d’acteurs ! Souhaitons n’a cure de ce qui l’embarrasse. Dans la transparence de
qu’une version de Två människor soit bientôt sous-titrée. l’orthochromatique, en un décor qui chante l’Amérique
Nul doute que cette œuvre capitale n’ait dans les ciné- heureuse et bon enfant du temps des bootleggers, poli-
clubs ou les salles spécialisées une carrière aussi longue cier ou vilain, jeune premier, faux nègre, soubrette ou
et brillante que Jeanne d’Arc, Vampyr ou Jour de colère. vieille coquette esquissent pour le plaisir de nos yeux

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les figures d’un ballet ou l’on danse comme dans la vie Quand fut tourné Les Lumières de la ville le cinéma
l’on marche, court, parle ou s’enlace. (Ainsi le chanteur parlait, le personnage de Charlot faisait déjà partie de
de bel canto, à l’issue d’une longue gymnastique, ayant l’histoire. Une période est close : ce film a le charme des
désappris à parler, fait-il sa suprême ambition de chan- œuvres attardées ; la redingote et le chapeau melon sont,
ter comme l’on parle.) De ce tohu-bohu héroï-comique dans le décor 1930, d’un insolite qui n’excite point le sar-
émerge la grâce mutine de Carol Dempster – longue casme. Ajoutez enfin la mélancolie de la ritournelle qui
main, pied cambré, cheveux courts, air d’ingénue spor- gauchit les effets plus qu’elle ne les souligne et fait à
tive – qui, deux heures durant, joue les Mabel en plus chaque instant de notre rire un remords.
fragile, trottine, papote, folâtre, sautille, caresse l’écran
des pirouettes de sa jupe capricieuse.
PORTE DES LILAS
René Clair, 1957
LES LUMIÈRES DE LA VILLE
LES ESPIONS
Charles Chaplin, 1931
Henri-Georges Clouzot, 1957

Gazette du cinéma n° 4, octobre 1950 UN HOMME DANS LA FOULE


Elia Kazan, 1957
City Lights est un film cruel, mais sa poésie n’est point
LA BLONDE EXPLOSIVE
mêlée d’amertume comme dans Le Cirque ou de reven- Frank Tashlin, 1957
dication comme dans Les Temps modernes. Sans doute
Chaplin se montra-t-il souvent plus en verve et les pas- UN ROI À NEW YORK
sages de pure comédie sont-ils – excepté le brillant Charles Chaplin, 1957
match de boxe – assez pauvres d’invention. Qu’importe :
j’aime le ton de cette œuvre ingénue sans fadeur, âpre « LE SEL DU PRÉSENT »
sans grimace ; son dénouement heureux, comme dans le La Parisienne n° 48, novembre-décembre 1957
plus naïf des contes, nous arrache les larmes que nous
nous sentions prêts à refuser au paria, à l’amoureux L’amour que nous portons au cinéma n’est jamais des plus
délaissé. Ici Charlot trouve plus pitoyable que lui et purs, mais peinture, musique, poésie, théâtre meurent
quel plus parfait intercesseur que le charmant visage de sous nos yeux de pureté. C’est notre temps que, le plus
Virginia Cherrill, la jeune aveugle. Sollicitée par ce biais, souvent, nous aimons en lui, à travers lui : qu’importe
notre pitié s’épanche et n’a pas mauvaise grâce à rejaillir puisque son meilleur atout est d’être l’art de notre temps.
sur le vagabond au-delà même de ce qu’il exige. Il possède au plus haut degré cette qualité vantée par

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Baudelaire sous le nom de modernité. S’il advient qu’elle bien inutiles utilités. Ce film est mauvais parce qu’il est
fasse défaut, il faut beaucoup d’astuce, ou de génie, pour bête. Bête et faux : il y a une vérité de la fantaisie que
combler le handicap. respectait si bien, par exemple, Orson Welles dans son
De son archaïsme, je sais, René Clair tire son pres- Dossier secret.
tige auprès d’un public qui est loin d’être le plus inculte. Parmi les thèmes typiquement XX e siècle, il n’est
Le petit monde de Quatorze Juillet commençait d’être guère de plus séduisant que celui de la publicité. Cette
démodé en son temps, et pourtant ce film a bravé les puissance trompeuse, ennemie de la raison, est amie
modes. Je n’ose espérer qu’il en sera ainsi de celui de d’un art qui lui doit beaucoup et qui, par nature, fait son
Porte des Lilas où l’on sent le soin, l’intelligence, le désir aliment des apparences. Le dernier film d’Elia Kazan,
de ne pas radoter, mais aussi la fatigue certaine. L’ironie Un  homme dans la foule, nous montre un vagabond
du destin aura voulu que celui en qui le Cinéma lui-même promu vedette et finalement grisé par la puissance de
semblait s’être incarné se vît préférer, par une généra- sa téléphotogénie. Je dis bien « montre », car les numé-
tion nouvelle, cet hérétique, ce boulevardier qui n’assista ros du chanteur et causeur de charme nous révèlent dans
même pas au tournage des deux dernières de ses œuvres. le détail en quoi consiste la fascination, bien que nous
Crions donc « À bas Clair, vive Guitry ! », afin que, par soyons, pour notre part, loin d’y céder, tant elle est gros-
cette injustice, nous réparions une autre injustice. sière et provocante. On chercherait en vain un film, dans
Cela dit, il y a un monde entre ce meuble de bon ébé- l’histoire du cinéma, dont les personnages, sans excep-
niste et la pacotille ordinaire du bazar français, même tion, soient à tel point systématiquement haïssables de
sous la couverture d’une étiquette de « qualité » qui bout en bout. En revanche, cette Amérique qu’on nous
ne dupe que les sots. Il faut être absolument moderne, montre abrutie par toutes sortes de drogues modernes a
disent nos apprentis génies, et sous quelle ombre plus l’avantage de vivre terriblement, et sa déplaisante mala-
confortable ce vernis de modernisme peut-il abriter ses die vaut mieux que le sommeil ou la mort. Toutefois une
lueurs criardes que celle de Kafka ? À l’enseigne de l’Ab- conclusion trop grandiloquente et naïvement symbolique
surde toutes les roueries sont permises et toutes les faci- gâche passablement le plaisir que nous avions pris aux
lités, mais il va sans dire qu’une telle absurdité doit être moments les plus brillants de l’ouvrage. Incomparable
entendue au sens que lui donne l’homme de la rue, non au meneur d’hommes, Kazan, s’il tient bien en laisse ses
métaphysique. Si Cayatte, très ingénument, se perd dans acteurs, court à la remorque de ses personnages : son
les déserts d’Œil pour œil, Clouzot, plus adroit, réussit monde est ce qu’ils le font et, s’il les condamne, l’opprobre
à nous conduire jusqu’aux trois quarts de ses Espions. ne manque pas de rejaillir, en quelque manière, sur lui.
Après quoi, le château s’écroule, mais non du côté où Face à ce pamphlet tumultueux, la satire de Frank
l’auteur l’aurait souhaité : la bombe atomique, cette idée Tashlin (du monde publicitaire elle aussi) pourra
des sans-idée, ce « message » des sans-message, joue les paraître enfantine. Pour ma part, je préfèrerai ses grâces

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– élégance et caricature ont toujours fait bon ménage –, une joute serrée. Toutefois, j’arrêterai là mon plaidoyer,
elles, au moins, exemptes de rhétorique. Moins baroque si séduisant qu’il soit de le poursuivre, cédant, pour ma
qu’Artistes et Modèles ou La Blonde et moi, La Blonde part, à la facilité de détester ce film cordialement. La
explosive (ah, ces titres français !) renouvelle la comédie place me manque d’exposer menu toutes les raisons
américaine et le cinéma tout entier par un pèlerinage aux que j’ai d’être pour ou contre lui. S’il faut opter, je suis
sources les plus pures : les grands mimes de l’époque contre, comme j’étais contre Verdoux, contre Calvero
muette, Chaplin, Langdon et plus encore Buster Keaton. qui, de Charlot mort, ont pris en charge l’héritage le plus
Le cinéaste, comme on pouvait craindre que la race en déplaisant. Ce n’est pas à la philosophie simpliste – il est
fût perdue, écrit sur la pellicule avec la même sûreté de des simplicités royales – de l’auteur que je m’en prends,
main que lorsqu’il était cartooniste. L’aile de l’inspira- mais bien au personnage, ce Shahdov auquel le fait d’être
tion le frappe à chaque seconde. Il offre à notre contem- l’ombre (Shadow) d’un demi-dieu de l’écran ne confère pas
plation des merveilles intraduisibles en d’autres langues une suffisante cote d’amour. Notre roi est encore moins
que la cinématographique, mais qui, l’écran éteint, conti- aimable que le monde qu’il couvre de son mépris. Chaplin
nueront d’obséder notre mémoire. Loin de dénigrer le l’a-t-il voulu ainsi ? C’est possible, à en juger d’après son
monde moderne, il l’exalte en le moquant, et pourtant sa ordinaire masochisme. Nous ne le suivrons pas, ou plutôt
moquerie n’a rien de tendre. Au lieu de chercher à nous le suivrons à la lettre, nous interdisant de l’aimer quand
démystifier, il crée des mythes qui entreront dans la vie il interdit qu’on l’aime, en souvenir de cette scène de
et retourneront dans l’art, nous démontrant que l’un et L’Émigrant où Charlot refusait cinq ou six fois de suite la
l’autre ont partie liée et que la maladie du second trahit pièce qu’on lui offrait pour voir enfin à son grand dépit le
forcément quelque perte de vitesse de la première. donateur lassé la remettre en poche.
Voici enfin le plus venimeux de tous les serpents que
l’Amérique a réchauffés dans son sein. Ce que dénonce
Un roi à New York, ce ne sont point les méfaits du seul SILENCE, ON TOURNE !
machinisme, mais de la corruption, au sens moral, mais Harold Lloyd, Clyde Bruckman, 1932
aussi physiologique du terme. Cette Amérique-là exhale
une odeur de pourriture et, de ce point de vue, on doit « HAROLD LLOYD EST UN PRESTIDIGITATEUR
reconnaître que Chaplin a poursuivi son dessein avec DU RIRE : SILENCE, ON TOURNE ! DONNE
une extrême logique. Tous les gags ont pour ressort le UNE DÉMONSTRATION DU COMIQUE D’OBJETS »
dégoût : rien d’étonnant à ce qu’ils ne fassent pas rire. Arts n° 657, 12 février 1958
Tel est mon principal éloge, que vient corroborer l’admi-
ration qu’on ne peut manquer de porter à une écriture Les grandes vedettes du comique ont été les principales
dépouillée à l’extrême, où l’ellipse et la litote se livrent à victimes du passage de l’ère muette à la parlante. Chaplin

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même, comme on sait, ne s’est remis du coup que très soirée. Arrive ce que l’on devine : il ne voit que le recto
lentement. Laurel et Hardy furent les seuls à pouvoir et tout fringant, paraît au bal. Là, il endosse par méprise
arborer encore leurs défroques d’un autre âge. l’habit du prestidigitateur de service et le rire, jusqu’ici
Harold Lloyd, le plus terne de la bande, est tout aussi coincé à mi-chemin dans notre gorge, se donne enfin libre
incapable que ses compères plus typés de renouveler sa cours. Si la forme n’est pas plus neuve, il y a au moins de
garde-robe : c’est le jeune premier racé à la Gary Cooper la matière. Les gags fusent avec la même vitesse que les
qui prendra le relais de notre nigaud acrobate dont le seul pigeons, œufs ou souris blanches sortent des manches et
avantage est de n’« être pas un garçon comme les autres ». des poches d’Harold Lloyd. Un comique de purs objets,
La comédie « moyenne » n’est bonne qu’à faire paraître comme est celui-ci, se jauge au nombre desdits objets. Et
plus moyenne encore sa mesure. le metteur en scène réussit à nous prouver que dans ce
Telles sont les réflexions que suscitent les pre- domaine il possède un tour de main dont les directeurs,
mières images de ce « burlesque » parlant des années même les plus doués d’aujourd’hui, ont oublié le secret. Le
trente, réflexion que trop de rires avortés ont beau cinéma moderne a d’autres tours dans son sac, bien sûr,
jeu d’entretenir. Ces gags fondés uniquement sur la mais on aimerait que, lorsqu’il s’amuse à plagier l’ancien
maladresse nous donnent la nostalgie du luxe dont ils – ce qui lui arrive –, il gardât le même amour du fini, la
savaient s’entourer quelques années auparavant. Ce même maîtrise, le même sens de l’économie.
cinglé de cinéma n’est que le bien pâle précurseur d’un La classique bagarre finale – où l’aspirant acteur
certain Jerry Lewis. Il n’est qu’un robot, une mécanique, qu’une mouche a enfin piqué se bat pour de bon et
pis, parfois, un couard qui n’est même pas racheté par décroche le rôle –, grâce à la même abondance de moyens
cette vocation sublime de la catastrophe où s’illustra et la même précision dans leur emploi, maintient le tonus
Buster Keaton. comique à l’honorable niveau où il s’est enfin installé.
Ce film sonne assez bien le glas d’un acteur que Pres- Tout est bien qui finit bien.
ton Sturges, quinze ans plus tard, essaya en vain de
ressusciter. Sa partenaire, en revanche, Constance Cum-
mings, n’a rien perdu de son charme et, dans ses numé- QUEEN KELLY
ros à transformation (le gribouille prend l’actrice blonde Erich von Stroheim, 1932
et la brune Espagnole qu’elle incarne pour deux femmes
différentes), évoque assez bien – le recul rabote les diffé- « UN CLASSIQUE DU MUET »
rences – l’Annabella du Million. Nous sommes donc menés Arts n° 593, 14 novembre 1956
fort mollement jusqu’au moment où le héros, vraiment trop
bête, s’entend donner son congé. Ou plutôt on lui offre Sunset Boulevard, le célèbre film de Billy Wilder, est en
à lire celui-ci sur le verso d’un carton d’invitation à une partie inspiré de la propre histoire d’Erich von Stroheim.

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Le film cher à Gloria Swanson et dont nous pouvons peu d’érotisme : l’intention de l’auteur n’est que d’humilier
voir quelques images est ce Queen Kelly que projette son personnage et ce ne sera pour la pauvre amoureuse
actuellement le cinéma La Pagode, tel qu’il fut tourné qu’une longue série de hontes jusqu’à la flagellation finale,
en 1929, agrémenté seulement d’une partition musi- en chemise de nuit, devant les gardes du palais, avalant
cale. Pour le grand public, Stroheim n’est qu’un grand leurs rires. Hitchcock disait que Fenêtre sur cour devait
acteur. Mais ceux qui ont un peu feuilleté les histoires plaire puisque nous aimons tous à regarder chez le voisin.
du cinéma connaissent sa carrière de metteur en scène De même Stroheim a compris, comme le faisait remarquer
maudit, génie solitaire et turbulent, marchant en dehors André Bazin, que le spectateur de cinéma est toujours
des sentiers battus, piétinant les tabous. L’exemple plus ou moins un « voyeur » 3.
récent d’Orson Welles a montré que le temple hollywoo- Du particulier d’une obsession, nous passons ainsi
dien ne laisse pas impunément troubler son cérémonial. à l’universel : le propre de l’écran est moins de suggé-
Stroheim, finalement, dut abandonner la partie, non sans rer, comme pensaient les théoriciens d’alors, que de
avoir enfanté quelques chefs-d’œuvre : Folies de femmes, « donner à voir ». C’est de Stroheim que se réclame Renoir
Chevaux de bois, Les Rapaces, La Symphonie nuptiale, dont le Nana porte tant la marque, et, à travers lui, le
La Veuve joyeuse et Queen Kelly, nanti d’une fin postiche cinéma moderne. De tous les cinéastes du muet, c’est lui
et qui n’avait jamais connu de carrière commerciale. dont le style est le plus proche de nous ; c’est déjà du par-
Un des plus grands mérites d’Erich von Stroheim est lant. Les personnages auraient pouvoir de faire entendre
d’avoir refusé les schémas conventionnels du cinéma de leurs paroles qu’ils ne se comporteraient pas différem-
son temps. À la mythologie d’inspiration collective qui ment. Au lieu de jouer sur l’ellipse, le symbole, l’effet de
était en train de prendre forme, il substitue ses mythes montage, ce langage que nous avons désappris et dont
personnels. Un des premiers, il peut prétendre au titre les moyens nous paraissent souvent rudimentaires, il
d’auteur. Est-il un cynique prenant à l’occasion l’habit se contente de suivre ses héros dans le menu de leur
d’un tendre ou un tendre se cachant sous des allures comportement. Tout est sur le même plan, il n’y a pas de
cyniques ? Quoi qu’il en soit c’est l’aspect volontairement temps faibles, ni de temps forts, c’est par cela qu’il nous
cruel et gênant de ses histoires qui nous frappe d’abord. fascine, c’est de là que naît notre gêne. Dans la scène du
Tout semble à chaque instant conçu pour horrifier la midi- dîner, à cet égard exemplaire, nous sommes ravalés au
nette, ridiculiser la trame ordinaire des feuilletons. Le rang du curieux qui regarde par un trou de serrure.
héros est un prince, l’héroïne une orpheline élevée dans Il y aurait bien d’autres choses à dire sur l’art de
un couvent, lui est à cheval et elle défile en robe blanche, Stroheim  : son sens du décor, son goût du baroque,
avec ses compagnes, parmi les arbres en fleurs. Mais tan- la beauté des images, les subtilités d’un jeu dont les
dis que si gentiment se noue l’idylle, elle perd son panta-
lon... Lourdeur germanique, mais nulle grivoiserie et fort 3   Cf. L’Écran français n° 180, 7 décembre 1948 [NDE].

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situations, toujours hautes en couleur, peuvent, au pre- en découvrons un autre. Howard Hawks, en effet, dans
mier abord, nous masquer les nuances. Gloria Swanson, l’interview donnée l’an dernier aux Cahiers du cinéma,
née avant le siècle, a du mal à se faire passer pour une revendiquait la demi-paternité de ce film : « J’aime les
adolescente, mais le projet initial prévoyait une deuxième histoires du genre d’un scénario que j’ai fait (j’ai aussi fait
partie qui nous conduisait dix ans plus tard. Griffith, la moitié du film) ; vous vous rappelez Viva Villa ! ? C’était
Murnau, Eisenstein, ces autres « phares », illuminèrent le intéressant de la même manière que Scarface… » 4
ciel du muet d’un faisceau plus noble, plus riche. L’univers La ressemblance du personnage de Pancho Villa
de l’auteur des Rapaces est au contraire très limité. Il est, avec celui que campa Paul Muni n’a donc pas pour seule
à bien des égards, un maniaque, mais cette manie, comme raison la commune présence de Ben Hecht. Viva Villa !
dirait Freud, est de celles que l’art du cinéma est le plus mérite tout aussi bien d’être considéré comme un film
apte à sublimer. de Hawks, que Merry-Go-Round par exemple, comme un
film de Stroheim. Et ce n’est pas (on devine combien fut
agréable notre surprise) un des plus négligeables fleurons
VIVA VILLA ! d’une couronne trop chichement accordée à l’un des plus
Jack Conway, Howard Hawks, 1934 grands (le plus grand à mon sens) cinéastes américains
depuis Griffith.
« UNE REPRISE À SURPRISES » Peu importe quel fut le rôle exact de Conway. Lais-
Arts n° 622, 5 juin 1957 sons l’exégèse pour sauter à l’essentiel. Surtout ne nous
laissons pas impressionner par le fantôme d’Eisenstein.
Nous avions plus d’une raison d’attendre avec impatience Plastique et couleur locale sont ici tout juste honnêtes et
la reprise de Viva Villa !, signé de l’obscur Jack Conway : cela nous suffit. Ce qui compte c’est le caractère qui est
la célèbre création de Wallace Beery, le scénario de dépeint ici et avouons qu’il est un des plus « forts » que
Ben Hecht, la légende enfin d’après laquelle un certain nous ait offerts, non seulement l’histoire du cinéma, mais
nombre de prises de Que viva Mexico ! avaient été, mal- encore le théâtre de tous les temps. Ce grand sujet poli-
honnêtement, incorporées au film américain. tique, au sens que Corneille ou Shakespeare donnaient à
Sur ce dernier point, nous sommes rassurés ou ce mot, est traité avec toute la grandeur et la profondeur
déçus : effectivement il doit bien s’agir d’une légende. requises. Si à propos de Scarface on a pu évoquer la tra-
Trois, quatre, dix plans au maximum et, par-dessus le gédie grecque, c’est plutôt à l’auteur de Rodogune ou à
marché, plans de raccord peuvent à la rigueur provenir celui de Richard III que nous pensons ici. Pancho Villa
dudit pillage et, encore, j’y reconnais mal la marque de est un bandit non moins qu’un héros, mais il est sublime :
style d’Eiseinstein ou de la photographie de Tissé. Mais
voici la compensation : nous cherchions un cinéaste, nous 4  Cf. Cahiers du cinéma n° 56, février 1956 [NDE].

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ce n’est pas en atténuant ses traits qu’on nous le donne à Monkey Business. Ajoutons ce troisième chef-d’œuvre
admirer, mais en les forçant. Kazan édulcora Zapata : Ben qui mélange superbement les deux genres, sous le signe
Hecht et Hawks ne nous épargnent aucune des cruautés de l’épopée.
ni des naïvetés de leur modèle, mais nous aurions mau-
vaise grâce à être plus sévères envers lui que le brave
président Madero, sorte de Gandhi mexicain qui ne cessa LES ENCHAÎNÉS
jamais d’être son ami, même quand il dut contraindre le Alfred Hitchcock, 1946
bandit à l’exil.
Du coup perdent leur lustre tous les autres films révo- « FESTIVAL HITCHCOCK »
lutionnaires (entendez qui peignent des révolutions). S’ils La Revue du cinéma n° 15, juillet 1948
nous irritaient tant, c’est qu’ils étaient faux. Et, par cela
même, ils trahissaient la cause qu’ils croyaient servir. Le sujet de Notorious est incontestablement meilleur
Karl Marx admirait Les Paysans de Balzac : gageons qu’il que celui de Spellbound : dans la mesure où le feuilleton,
eût mille fois préféré Viva Villa ! à ces pamphlets fanfa- même le pire, ressortit plus à la littérature que l’exposé
rons ou larmoyants dont nous inondent l’Est ou l’Ouest. d’un cas pathologique. On peut le résumer en quelques
Ici, les auteurs s’interdisent de juger : ils savent que lignes. Au lendemain de la guerre, la fille d’un espion
la révolution n’est pas le fait d’enfants de chœur ni de nazi, Alicia Huberman (Ingrid Bergman), pour racheter
« Pères Noël », pour reprendre un terme même de Hawks 5. la trahison de son père et surtout par amour pour un
Ils nous montrent les hommes « tels qu’ils sont », comme agent américain, Devlin (Cary Grant), accepte de s’enrôler
les montrait Corneille, n’en déplaise à La Bruyère. L’idée dans les services d’espionnage. Les servitudes du métier
naît de l’exemple, non pas, ainsi qu’il se passe ailleurs, l’obligent à épouser un certain Sebastian (Claude Rains),
l’exemple de l’idée. Et c’est pourquoi nous sortons riches agent allemand réfugié à Rio. À la suite de circonstances
de mille nouvelles idées. assez mouvementées, celui-ci découvre la vérité. Il tente
Ne manquez pas de voir le film (ou le revoir si vous d’empoisonner sa femme et celle-ci est sauvée in extre-
l’avez vu jadis), pour la raison que je viens de dire, et qui mis par le bel officier qui veille jalousement sur ses jours.
devrait être suffisante, pour la beauté de ses maximes, la On retrouve ici le thème familier à Hitchcock, celui
qualité de son humour, qui fait paraître bien timide, bien de la « victime » : Rebecca, L’Ombre d’un doute, Soupçons,
oxfordien celui d’un John Huston. Nous savions déjà que Spellbound nous montraient aussi une héroïne brutalement
la conjonction Hecht-Hawks nous avait valu la plus belle jetée au milieu d’un danger qu’elle ignore ou ne connaît
tragédie de l’écran, Scarface, et la plus belle comédie, que trop. La différence est que Hitchcock a eu soin, ici,
de bien montrer qu’il ne se laisse pas prendre au piège
5  Cf. Cahiers du cinéma n° 56, février 1956 [NDE].
de la facilité avec laquelle il sait agir si directement sur

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nos nerfs, et exciter en nous une terreur et une pitié qui l’emploi des gros plans et des plans rapprochés corres-
sont des contretypes assez dégradés des véritables pas- pond presque toujours, sinon au présent grammatical, du
sions tragiques. Cette sécheresse voulue et, pour tout dire, moins à une dilatation de l’instant, et semble assez peu
cette inefficacité constituent peut-être l’originalité de justifié dans un film dont le découpage est manifestement
Notorious auquel je ne saurais reprocher de ne pas être un écrit à ce passé de récit qui resserre la durée et place le
film d’« atmosphère » au même titre que Rebecca et Spell- spectateur dans une sorte de recul. Dans le dialogue, qui
bound ; mais on comprend aussi qu’il ait, en général, forte- nous révèle tout juste ce qui est nécessaire à la compré-
ment déçu et même irrité la critique, une telle gratuité de hension de l’anecdote, il est assez peu tenu compte éga-
l’expression par rapport au contenu ne pouvant que mieux lement de cette présence continuelle des visages.
faire ressortir la faiblesse réelle du scénario de Ben Hecht. Il y a dans le style de Notorious quelque chose qui
Tout montre que Hitchcock n’a pas pris son sujet tout sonne faux et pourtant cette impropriété dans l’expres-
à fait au sérieux. Je ne veux pas parler seulement de sion donne à ce film une saveur incontestable. Il faudrait
cette sorte d’humour qui lui est très personnelle, humour même plutôt regretter que Hitchcock ne l’ait pas cultivée
très cinématographique qui se révèle dans une certaine de façon plus systématique. Ce qui rend si particuliers
utilisation arbitraire de la « caméra subjective » ou dans certains moments de ses films, c’est précisément qu’il
un emploi de l’ellipse qui fait songer à Lubitsch – ce qui ne spécule jamais sur les effets d’un art de réalisme ou
nous incite à nous demander si le genre de la comédie ne de valorisation de l’instant ; mais je crains, dans ce cas,
lui conviendrait pas mieux que ces sujets mystérieux et que les nécessités d’ordre commercial et la timidité des
terrifiants dont il est actuellement le spécialiste. Je crois producteurs d’Hollywood ne lui interdisent de déshuma-
surtout qu’il n’a vu dans cette histoire qu’un prétexte à niser suffisamment les sujets qu’il traite et de s’attacher,
tirer parti – mieux qu’il ne l’avait fait dans Spellbound – comme l’a fait par exemple Bresson dans Les Dames du
de toutes les ressources du visage d’Ingrid Bergman, bois de Boulogne, au caractère fascinant – et non plus ter-
sans s’inquiéter si le style employé convenait ou non rifiant ou inquiétant – d’une machination bien construite.
au sujet traité. Notorious est un film de gros plans. Ses Ces réserves faites, Notorious confirme de façon écla-
moments les meilleurs sont ceux où les têtes des acteurs tante la supériorité d’Hitchcock, dans la direction des
occupent toute la surface de l’écran : par exemple, cette acteurs, sur tous les metteurs en scène d’aujourd’hui. Les
extraordinaire scène de baisers qui mériterait de figurer réalisateurs français – Clouzot et Carné eux-mêmes –
à une place de choix dans une anthologie de l’amour ou pourraient trouver dans ce film l’exemple d’un jeu qui
de l’érotisme cinématographique. Il est significatif que n’est ni réaliste, ni théâtral, mais stylisé selon les exi-
l’innovation technique du film soit précisément le gros gences de la vision cinématographique. Je ne vois aucune
plan mobile et que la profondeur de champ ne soit jamais raison objective de préférer la création d’Ingrid Bergman
recherchée. Or, dans la morphologie et la syntaxe du film à celle de Joan Fontaine dans Rebecca : l’ingénuité et

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l’érotisme de l’une et de l’autre ont tout simplement six est, pour reprendre un mot de Claude Mauriac, le plus
ans de différence d’âge : question de goût. Hitchcock a su important que nous ayons vu depuis nombre d’années.
tirer parti des tics et du cabotinage de ces deux actrices J’insisterai ici sur un point qui a généralement échappé
– à l’occasion assez irritantes – dans le sens d’une à l’attention des critiques, admirateurs ou détracteurs.
stylisation, tout en évitant à la fois le poncif théâtral et Certains même des reproches adressés à cette œuvre
ce faux « naturel » dont les meilleurs acteurs mal dirigés d’Hitchcock seraient en partie justifiés s’il s’était agi d’un
donnent trop souvent l’exemple. C’est peut-être même film en noir et blanc. Car, comme le dit fort pertinem-
cette exigence impérieuse de style qui lui fait préférer ment André Bazin, pourquoi s’interdire arbitrairement
les sujets où une cause matérielle peut rendre compte toute coupure dans la prise de vue, pour, en fin de compte,
de l’irréalisme du jeu des acteurs. Dans Notorious, Alicia reconstituer le découpage classique ? « Cette mise en scène
n’est jamais physiologiquement normale mais en état par travelling continu qui n’est qu’une perpétuelle succes-
d’ivresse, de maladie, ou de transport érotique. Cette jus- sion de recadrages est tout autre chose que le plan fixe de
tification scientifique, si l’on peut dire, de la construction Welles ou de Wyler qui parvient à intégrer dans un seul
ou déformation artistique marque le point faible d’un art cadre plusieurs moments d’un montage virtuel. » 6 Mais je
qui ne sait pas toujours – ou ne peut pas – choisir entre crains que Bazin ne prenne ici le moyen pour la fin. Le
la rigueur véritable et la complaisance commerciale. Sou- but d’Hitchcock n’a pas été de nous proposer une nouvelle
haitons que Hitchcock prenne plus souvent la peine de conception du découpage, mais simplement de montrer que
nous rappeler qu’il n’est pas seulement le plus habile vir- la continuité de la prise de vue n’altère en rien la puissance
tuose de la caméra que nous connaissions aujourd’hui. expressive que le cinéma doit en général aux changements
de plan. Mais pourquoi donc cette contrainte ? Parce que
le saut d’un plan à l’autre que l’œil ne remarque même pas
LA CORDE lorsqu’il s’agit de films en noir et blanc nous choque toutes
Alfred Hitchcock, 1948 les fois que la présence de la couleur vient doter l’image
du seul élément qui lui manquait pour créer une illusion
« ÉTUDE TECHNIQUE DE LA CORDE » parfaite de réalité (je tiens en effet pour négligeable la
Gazette du cinéma n° 1, mai 1950 sensation du relief, que la couleur, d’ailleurs, parvient à
suggérer). Le procédé du montage n’est justifié que lorsque
Il y a une manière de querelle de La Corde. Fantaisie le cinéaste travaille sur une matière abstraite, non sur le
sans lendemain, affirment les uns. Révolution dans l’art réel lui-même évoqué à nos yeux avec toute sa richesse
du cinéma, expliquent les autres. Une entreprise aussi concrète. Tout l’espace alors fait bloc ; nul moyen pour
hardie exigeait une absolue réussite. Mon parti est donc
pris : jamais expérience ne m’a paru si probante ; ce film 6  Cf. L’Écran français n°238, 23 janvier 1950 [NDE].

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notre imagination de folâtrer de-ci de-là, au gré de sa et vice-versa. Toutefois, si la caméra faisait un demi-tour
fantaisie ; force est pour la caméra de suivre patiemment complet, celui qui tout à l’heure était à droite se trouve-
les lignes idéales que la masse des objets ou la place des rait maintenant à gauche de l’image, et l’œil du spectateur
acteurs dessinent à l’intérieur du décor. ne pourrait manquer d’être dérouté. Aussi l’opérateur gar-
Mais parlons technique puisque de technique, ici, dant les personnages à leur place respective sur l’écran
il s’agit. On se souvient des premiers cadrages : en plan se contente-t-il de faire tourner son appareil d’environ
moyen, évoquant les proportions de la scène de théâtre, 120°. L’inconvénient d’une telle méthode est qu’elle fausse
embrassant dans leurs limites la totalité du décor. Griffith fâcheusement les rapports des personnages et du décor ;
et ses contemporains nous initient aux changements de la preuve en est que si ce dernier s’impose à nous avec une
cadre. Il est probable que le gros plan est né, comme le présence suffisante (lorsque par exemple deux acteurs sont
rapporte la légende, du souci de reproduire avec plus de accoudés côte à côte à une fenêtre), notre coup d’œil, en
fidélité le détail qui attirait notre regard. Ces ellipses spa- quelque sorte prévenu, rétablit instinctivement leurs posi-
tiales ne modifient que peu le style de la mise en scène tions et la caméra peut sans inconvénient se déplacer d’un
qui continue à s’ordonner en fonction du décor. Je renvoie angle de 180 °. On comprend, sans plus amples considéra-
pour exemple aux films de Mack Sennett et de ses succes- tions, que le cinéma ait ainsi perdu, entre les années 1930
seurs, Harold Lloyd et surtout Buster Keaton. Mais peu à et 1940, une grande partie de sa puissance expressive, la
peu l’ellipse prend une signification psychologique et cette notion d’image, c’est-à-dire d’un tout organisé et indépen-
évolution est facile à observer tout au long de l’œuvre de dant, se substituant à celle de plan, fragment d’une totalité
Chaplin. Chaque détail devenant signe ou symbole exige spatiale déjà donnée et que les vicissitudes du découpage
qu’on le photographie sous le jour le plus apte à le mettre ne doivent jamais nous faire perdre de vue.
en valeur. Les angles de prise de vue varient à l’infini. Dans Le retour au plan fixe tenté par Welles-Toland dans
un film tel que La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, nous Citizen Kane est donc né du souci de rendre au cinéma
avons peine à reconstruire le puzzle et nous orienter au son bien. Le décor, à nouveau, mène le jeu, il pèse de tout
milieu du décor. La venue du parlant semble mettre un frein son poids sur les gestes et les évolutions des acteurs,
à cette furie de morcellement ; mais un nouveau problème il règle même la direction des mouvements d’appareils
se pose : comment reproduire sans ennui pour le regard le qui ne s’astreignent plus à suivre les personnages. Sans
dialogue des deux interlocuteurs immobiles ? Chose d’au- doute quelques grands metteurs en scène, entre autres
tant plus délicate qu’il n’est pas toujours possible d’avoir Renoir, ne s’étaient-ils guère embarrassés de prendre
recours aux mouvements d’appareils que Murnau ou les plus grandes libertés avec les pseudo-règles du
Gance avaient utilisés avec un raffinement encore inégalé découpage dit « classique ». Mais il manquait l’exemple
aujourd’hui. Ainsi naît le procédé du champ-contrechamp : tapageur d’Orson Welles pour secouer l’inertie de
l’un des acteurs est pris en amorce de dos, l’autre de face nos cinéastes et mettre fin à la dictature des chefs

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opérateurs. Ce n’était là d’ailleurs qu’un premier pas, et plan unique de La Corde ne saurait rappeler les dimen-
la logique d’une telle tentative postulait, à mon sens, la sions du rectangle scénique. Sans doute ne pouvons-nous
mise en accusation non seulement de la notion d’image, jamais le contempler dans sa totalité. Peu nous importe ;
mais de celle même de plan cinématographique. notre œil le pourrait-il davantage si nous nous trouvions
Dans Les Plus Belles Années de notre vie, de Wyler, transportés dans l’appartement du jeune assassin ? Soit,
il n’y a de coupure, ou peu s’en faut, qu’à chaque change- dira-t-on, mais notre regard aurait toute liberté de s’at-
ment de décor. Autant dire qu’à l’élément plan se subs- tacher à ce qu’il lui plairait d’observer, liberté qui lui est
titue l’élément séquence. Prenons maintenant un sujet accordée dans le fameux plan du téléphone des Plus Belles
exigeant l’unité de lieu : immobiliser la caméra d’un bout Années de notre vie. Cette liberté est là aussi toute vir-
à l’autre du film serait en ce cas une prouesse peu facile tuelle car, pris par le pathétique de l’action, nous ne nous
et nous ramènerait sous le joug des lois de la scène. Mais intéressons qu’aux portions du plan que l’art du metteur
que nous importe le plan fixe ? Cocteau, dans Les Parents en scène met successivement en vedette, et je doute
terribles, a beau morceler à l’extrême son découpage, il que le spectateur de La Corde ait jamais eu la pensée de
y a continuité idéale, sinon matérielle, et le « lieu » a la s’irriter que les mouvements de la caméra lui aient à tel
même présence que dans le film de Wyler. Sans doute le moment dérobé la vue de l’un ou de l’autre des acteurs du
scénario de La Corde aurait-il pu subir le même traite- drame. Je consens que l’un des avantages du spectacle
ment, n’eussent été les obligations qu’imposait le choix du cinématographique soit de pouvoir présenter comme
Technicolor. Ce que je reproche au découpage « classique » simultané ce que le romancier ne peut que successivement
n’est pas de me proposer tour à tour le point de vue du nommer, mais le cinéma qui n’était à ses origines qu’un art
champ et du contrechamp 7, mais, dans le passage brutal de pure mise en scène n’a cessé d’évoluer vers un art de
qu’il fait de l’un à l’autre, de méconnaître la nature spéci- récit. Nous aurions d’autant plus mauvaise grâce à nous
fique de l’espace cinématographique, milieu homogène et plaindre que Hitchcock fait ici un emploi discret mais fort
continu. Rien donc ne nous interdit de morceler ce dernier judicieux de la profondeur de champ et du son off et que le
et comment pourrait-il en être autrement puisque l’écran point de vue du narrateur semble se confondre avec celui
ne nous découvre qu’une portion d’étendue relativement du plus objectif des témoins.
restreinte ? Je reprocherais plutôt aux objectifs grand-an- Le mot d’objectivité évoque celui de réalisme. Le
gulaires qu’emploie Welles d’évoquer fâcheusement l’op- cinéma est le plus réaliste des arts, dit-on souvent. Je
tique du théâtre alors que le décor oblong qui meuble le voudrais pour conclure tirer du film d’Hitchcock les ensei-
gnements qu’il comporte à ce propos. Le premier est l’af-
7  Remarquons d’ailleurs que la caméra n’opèrera jamais un retournement firmation du caractère extérieur et objectif de l’image,
complet (de 180°) par rapport à sa position initiale dans l’appartement.
L’impression d’ensemble que le film nous donne est donc celle d’un plan que nombre de cinéastes et de théoriciens prétendent
fixe embrassant la totalité du décor et exprimant le point de vue d’un
observateur idéal situé face à la fenêtre.
encore assimiler à une représentation mentale. L’hérésie

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de la « caméra subjective » – à laquelle Hitchcock naguère Charlot « dépèce » un réveil-matin avec la candeur d’un
ne fut pas sans faire quelques concessions, non sans enfant cruel, à tel plan de Nanouk où l’Esquimau lutte avec
humour toutefois – semble être condamnée sans appel : le phoque qu’il vient de harponner. L’univers d’étendue et
le passage le moins heureux de La Corde est peut-être de durée dans lequel le film nous introduit est homogène
celui où, pendant une réplique de James Stewart, l’appa- et continu ; à l’inverse du théâtre, où la diversité des
reil décrit les objets auxquels il est fait successivement péripéties suggère l’idée de temps, c’est la forme ici qui
allusion. Je ne crois pas que le propre du cinéma soit de assigne au contenu sa place et l’on sait l’emploi que les
nous faire pénétrer de quelque manière dans la pensée plus grands metteurs en scène ont fait des moments
des personnages. Tout au plus est-il apte à nous placer au de silence et de décor vide. Cette volonté d’abstraction
milieu d’eux ; « l’art des apparences » exige que l’apparence que l’on dénonce ou loue chez nos modernes ne corres-
ne livre jamais entièrement son mystère d’aussi près que pond donc qu’à un plus vif besoin de respecter la nature
notre regard la considère, et nous ne savons jamais plus concrète du temps et de l’espace cinématographiques.
des êtres qu’il nous est donné de côtoyer que le discret Enfin, j’appellerai également réaliste la façon dont
narrateur des Possédés de Dostoïevski. Hitchcock utilise le pouvoir expressif de la couleur. On
La seconde leçon de ce film est que plus le pouvoir pense généralement que la pellicule en couleurs est réser-
de reproduction d’un art s’enrichit, plus strictes sont les vée aux sujets fantastiques ou poétiques : ni Les Mille et
contraintes qu’il doit s’imposer. Telle est peut-être l’ori- Une Nuits, ni même Henry V n’ont, sur ce point, réussi à
gine de cette obsession de l’unité – ou continuité – de me convaincre. Le but du metteur en scène doit être au
lieu que nous pouvons suivre à la trace tout au long de la contraire, chaque fois qu’il utilise la couleur, de ne jamais
production récente, de La Règle du jeu au Voleur de bicy- nous mettre en mesure d’assimiler la bordure de l’écran au
clette, en passant par Les Dernières Vacances. Toutefois, le cadre d’un tableau, car le peintre aurait le droit de sourire
respect de cette convention, si convention il y a, n’altère devant la timidité de son naïf rival. L’intérêt du cinéma
en rien le caractère réaliste de notre art, il semble même en couleurs est précisément qu’il délivre de toute pré-
avoir pour effet de mieux le mettre en relief. Le cinéma tention à la plastique. Je louerai donc Hitchcock d’avoir
est un art de la continuité, non de l’ellipse, et l’utilisation non seulement rendu la caméra aussi mobile que faire
que le cinéaste fait de cette figure de style est d’autant se pouvait, mais, en situant son action à la tombée de la
plus expressive qu’elle ne peut être qu’exceptionnelle. Si nuit, provoqué une incessante modification de teintes. Le
on nous demandait de réunir dans une anthologie les pas- cinéma est l’art de la mobilité et il n’est aucun élément du
sages qui proclament le plus hautement la grandeur spé- film qui puisse prétendre échapper à la règle du perpétuel
cifique du cinéma, ce n’est pas aux montages « rapides » changement. Quel savant montage aurait suggéré d’une
ou « attractifs » que nous réserverions la meilleure place, aussi intense manière le sentiment de l’irréversibilité
mais plutôt à telle scène du Brocanteur où sous nos yeux du temps ? C’est, dira-t-on, accorder peu à l’art, trop à la

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nature. Je consens que le but de l’art soit de faire du vrai Malheureusement quelque « veste » imprévisible,
avec du faux. Mais, si la difficulté est le prix de l’œuvre, ou succès immérité, a tôt fait de nous détromper. Oui,
n’est-ce pas tâche plus malaisée encore de faire du vrai qu’est-ce qui pousse le bon peuple parisien (et par « bon »
avec le vrai, car l’on doit introduire le faux de quelque j’entends celui, fort nombreux, qui choisit sa salle et son
manière sans fausser le vrai ? Telle est, du cinéaste, la programme) à faire la queue devant le guichet d’une salle
périlleuse et enviable condition. obscure, ou à déserter celle-ci, au profit d’une autre, sur-
peuplée et lointaine ? Cette voix mystérieuse que les
Anciens avaient sacrée déesse, cette Renommée clai-
LE GRAND COUTEAU ronnante dont la langue ne s’écrit pas en caractères de
Robert Aldrich, 1955 plomb, mais en exclamations, gloussements, regards fer-
vents ou dédaigneux.
LA POINTE COURTE
Un regard sur la saison passée nous incite à la modes-
Agnès Varda, 1956
tie. Certes Lola Montès, qui fut un four, avait partagé la
FIÈVRE SUR ANATAHAN critique, Ordet, unanimement loué, tint longtemps l’af-
Josef von Sternberg, 1953 fiche. Mais Senso, en revanche, bien défendu de nombreux
côtés, n’eut pas, auprès du public averti, le succès d’es-
LA NUIT DU CHASSEUR
Charles Laughton, 1955 time escompté : l’allusion historique, le costume ne sont
pas, auprès de lui, des titres de recommandation. On trou-
MAIS QUI A TUÉ HARRY ? vera mon explication saugrenue. Mais c’est bien dans cet
Alfred Hitchcock, 1955 ordre-là de causes qu’il faut, trop souvent, aller chercher.
LA PEUR Pour Le Grand Couteau de Robert Aldrich, mêmes
Roberto Rossellini, 1954 bonnes critiques et tape encore plus lourde. La pièce de
Clifford Odets est fort belle : cette histoire d’un acteur
DOSSIER SECRET victime de ses producteurs, comme de son propre per-
Orson Welles, 1955 sonnage, n’avait nulle raison de déplaire de ce côté-ci
de l’Atlantique. Ce fut la mise en scène, je pense, qui
« FILMS HEUREUX, FILMS MAUDITS » choqua. La cause qui me la fait priser est celle même de
La Parisienne n° 36, septembre 1956 l’échec. Aldrich, encore mal connu, optait pour une fréné-
sie hyperthéâtrale, mais sans référence aucune, comme
Qu’est-ce qui fait le succès d’un film ? Après telle exclusi- les adaptateurs de Tennessee Williams et autres rois de
vité coriace, il a pu nous arriver de nous rengorger : « La Broadway, avec l’optique de la scène. On ricana, comme
critique, voyez-en la preuve, est efficace. » on avait ricané jadis aux Dames du bois de Boulogne.

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Certains films, il est vrai, négligent délibérément tous réalisation de Charles Langhton, d’un goût et d’une
les atouts qui pourraient leur accorder quelque audience, intelligence extrêmes, avait ce qu’il faut pour plaire aux
hormis celle d’un étroit cénacle. La Pointe courte d’Agnès snobs : je veux dire une constante recherche de l’effet,
Varda est une œuvre estimable, attachante en maints mais point gratuite, un sens de la belle photo, un humour
endroits, malgré d’énormes naïvetés et une interpréta- teinté d’irrespect, le trouble même de la situation – des
tion, mise à part la figuration locale, par trop médiocre. enfants cachent un magot, que leur beau-père, faux pas-
Plutôt qu’au public, je m’en prendrais à la draconienne teur, cherche à leur soustraire. Le film sortit au Marbeuf,
organisation de l’exploitation cinématographique. Ce film et un peu mieux soutenu, peut-être eût-il réédité le suc-
n’a pas coûté beaucoup plus cher qu’une pièce d’avant- cès de Jeux interdits.
garde, qui fait salle comble de longs mois. Mais ce qui Avec Trouble with Harry, ce fut le contraire qui eut
est possible au théâtre ne l’est pas, du moins encore, au lieu. Mal accueilli en Amérique, les distributeurs ne lui
cinéma. Le même Studio Parnasse présenta le mois sui- donnaient pas quinze jours de vie. Il sortit, un jour d’avril,
vant une œuvre qui, à deux ou trois exceptions près, n’eut au Lord Byron, à la sauvette, et, depuis, n’en a pas délogé.
même pas l’hommage d’un « papier ». Fièvre sur Anatahan La critique fort bonne, mais non trop enthousiaste. Hit-
est, à coup, sûr, l’un des plus beaux films de Josef von chcock connaissait, il est vrai, ce temps-là, une vogue
Sternberg. Inspiré d’une aventure vécue publiée quelques à laquelle le mariage monégasque n’était pas étranger
semaines avant sa sortie dans France-Soir, il nous montre (Grace fut la vedette de ses trois films antérieurs). La
la rencontre, sur une île déserte, d’un équipage japonais farce macabre de goût anglais est appréciée en France : on
et d’un couple de naufragés. Dans ce creuset, une petite accueille l’humoriste, mais fait le délicat devant le « maître
société se reforme à l’image de la grande : la Femme est du suspense ». Un grain d’invraisemblance dans l’histoire
l’élément catalyseur et les revolvers, un jour parachu- suffit à la faire passer pour plus profonde que les précé-
tés et sans cesse changeant de main, déclenchent une dentes. Toutes mauvaises raisons d’aimer un bon film.
réaction en chaîne, parée de cette emphase et cette Contre-épreuve ? Lifeboat, Hitchcock sérieux, chute
dérision chères à l’auteur de L' Ange bleu. C’est la force au bout de deux semaines. À vrai dire, les histoires de
nue, le désir pur, l’état de nature selon Rousseau qui guerre n’excitent plus les passions. Le public, même non
nous sont peints d’une touche magistrale. Les décors de initié, aime les monuments historiques, encore faut-il
carton-pâte, une volonté de convention ont pu dérouter qu’on les présente comme tels. Les sorties à retardement
certains, mais Sternberg, pour une fois évadé du manié- ratent, en général, leur effet.
risme, a mis le doigt sur l’un des plus grands thèmes que Que dis-je ? Nuit et Brouillard, le film d’Alain Resnais
l’écran ait jamais su traiter. sur les camps de concentration, triomphe au Studio de
Autre film maudit, La Nuit du chasseur, qui pour- l’Étoile, succédant à L'amore qui, sorti en 48, n’eût sus-
tant semblait porter tous les atouts dans son sac. La cité que sarcasmes. Magnani, je sais, eut l’« oscar ». Mais

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est-ce une raison suffisante ? Rossellini, jadis tant vanté, L’influence de Welles ne cesse de se faire plus sensible
puis injustement décrié, aurait-il de nouveau la cote ? chaque jour, et l’on n’en continue pas moins à blâmer
En tout cas, les distributeurs de La Peur n’ont pas l’air chez le maître ce qu’on approuve sans réserve chez les
de flairer le retour du vent. Le dernier-né de l’auteur de disciples. Mais Welles sait, le moment voulu, son der-
Païsa sort en tapinois dans les quartiers : quel outrage ! nier film nous le montre, faire taire les contrefacteurs.
J’apprends qu’il fait salle comble et c’est justice. Il est L’histoire d’Arkadin est, pour les uns, un conte à la Jules
flatteur pour un homme amoureux de son art de pouvoir Verne, riche d’un merveilleux propre à notre temps, ce
damer le pion aux snobs, et pourtant ce sont les snobs, en temps où tant d’autres ne veulent voir que platitude ; à
fin de compte, qui décident. La Peur, inspirée de Stefan mes yeux c’est une fable, et point du tout naïve, dont
Sweig, est l’histoire d’une femme victime d’un chantage la protagoniste est une Vérité au visage de Némésis
machiné par son propre mari, qui compte par ce moyen la antique. Il y a, dans ce brillant apologue, toute la sagesse
mener à l’aveu, prix exigé du pardon. La donnée est plus millénaire, et celle d’un des esprits les plus originaux de
romanesque que d’habitude, mais sur elle se greffent les notre époque.
thèmes chers au cinéaste italien : la solitude d’un être Le succès n’est pas infamant. Tout film, en cherchant
faible et sensible, l’opposition entre deux ordres fermés bien, peut revendiquer l’honneur d’être maudit.
l’un à l’autre, celui de la raison, de la science (le mari est
médecin et traite sa femme comme sujet d’expérience),
et celui de la charité auquel on accède par quelque ATTAQUE
sursaut trop longtemps retardé. Par une interférence Robert Aldrich, 1956
constante, mais jamais artificiellement sollicitée, entre
PICNIC
les objets symboliques de l’un et l’autre domaine, le style
Joshua Logan, 1955
de Rossellini atteint à une richesse métaphorique que
nul, aujourd’hui, ne peut lui disputer. La scène où Ingrid L’HOMME AU COMPLET GRIS
Bergman prête au suicide parcourt, sous l’œil placide Nunnally Johnson, 1956
des cobayes, le laboratoire désert, brise maladroitement
LA CINQUIÈME VICTIME
un verre, et, par ce biais, déclenche des larmes rédemp- Fritz Lang, 1956
trices, est, comme toutes les fins de Rossellini, sublime.
C’est à dessein que j’emploie cet adjectif, bien méprisé de LA CROISÉE DES DESTINS
nos jours, mais auquel le cinéma, naïf si l’on veut, mais George Cukor, 1956
grâce à Dieu, point blasé, sait donner sens. L’HOMME QUI EN SAVAIT TROP
Dossier secret est-il aussi un film maudit ? Je me sou- Alfred Hitchcock, 1956
viens encore des lazzi qui accueillirent Citizen Kane.

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« NOUVEAUTÉS HOLLYWOODIENNES » bien avec la poésie et les couleurs sont parmi les plus
La Parisienne n° 38, novembre 1956 belles que nous ait jamais offertes l’écran. Bus Stop, du
même auteur, fournit à Marilyn son meilleur rôle : elle y
La vieille querelle du théâtre et du cinéma est-elle est le personnage mythique popularisé par les magazines,
près de s’éteindre ? Hollywood, ces temps-ci, recrute à en même temps qu’une grande comédienne, maîtresse de
Broadway et, chaque fois, a la main heureuse. Disciples ses effets.
d’Elia Kazan, Robert Aldrich et Joshua Logan pensent Le vent tourne en Californie. Hollywood ne rêve plus
que planches et plateau conviennent aux mêmes sujets que d’enfreindre les tabous, déniaiser ses contes de fée,
et appellent la même technique. Sans pour autant lâcher aiguiser le tranchant de son autocritique. Les œuvres
la bride à l’acteur, ce monstre, on emprunte au jeu scé- de patronage ne sont plus que l’exception, comme est
nique sa précision, son ampleur, à la caméra ses dons L’Homme au complet gris qui loue trop la sincérité pour ne
d’ubiquité. pas nous mettre en défiance. Il faut bien que les légendes
Attaque, d’Aldrich, traite de la guerre, réprouve sa soient justifiées de quelque façon, mais celle d’une Amé-
cruauté mais exalte l’héroïsme qu’elle suscite. Jack rique hypocrite ou sotte, a, je l’espère, ses jours comptés.
Palance y joue le rôle d’un lieutenant qui prend sur lui Les vieux d’ailleurs ne semblent pas décidés à se lais-
d’exécuter son propre capitaine lâche et incapable. Il ser battre par les nouveaux venus en hardiesse ou en
meurt et ses camarades le relayent dans son œuvre de noirceur. On mésestime l’œuvre récente de Fritz Lang. Et
justice. La peur et l’indignation sont des sentiments qui pourtant la Cinquième Victime, si elle brille par d’autres
inspirent l’auteur du Grand Couteau, mais peut-être, cette mérites, n’est nullement inférieure aux Nibelungen ou à
fois-ci, a-t-il un peu trop ingénument tranché les carac- Metropolis d’illustre mémoire. Ce film raconte une com-
tères et l’emphase du ton, parfois, nous gêne. pétition entre journalistes lancés à la découverte d’un
Picnic de Logan est également tiré d’une pièce. L’ar- criminel sadique. Les concurrents, aguichés par l’appât
rivée impromptue d’un vagabond accélère le pouls d’un d’une rédaction en chef, montrent leur âme à nu, et jamais
petit monde provincial ; les passions, jusqu’ici étouf- cinéaste ne s’était acharné avec une telle méchanceté
fées, s’étalent sans pudeur. On décèle encore l’ori- sur ses personnages masculins ou féminins. Le trait de
gine théâtrale, mais le jeu « rentré » de la tradition Lang a la précision du burin des vieux maîtres graveurs
cinématographique américaine avait ses poncifs. La mode allemands. Il se dépouille de plus en plus des fioritures
est à l’ampleur, au lyrisme. On joue de plus en plus comme expressionnistes, et nous aurions tort de nous laisser
James Dean, et moins comme Gary Cooper. L’Amérique rebuter par deux ou trois invraisemblances, lourdes au
perd de son flegme, mais non de sa tenue. Elle quitte goût moderne.
aussi son optimisme : la petite ville est portraiturée George Cukor, qui révéla Judy Holliday dans les
d’une touche impitoyable. Mais le réalisme se marie fort meilleures comédies de l’après-guerre, nous ramène

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des Indes Bhowani Junction – ou, dans le français des où le tueur attend le coup de cymbale pour appuyer sur
distributeurs, La Croisée des destins. La mise en scène la gâchette de son revolver. Mais il y a, dans cet éta-
(au sens où l’entend un Cecil B. DeMille) est d’une magni- lage, beaucoup d’ironie, ironie qui ne nous empêche pas,
ficence qu’on ne sait plus obtenir de nos jours, même à entre deux sourires, de trembler et d’être touchés par
coups de dollars. La foule, maniée de main de maître, ne les pleurs et le cri prémonitoire de l’héroïne. Dans ses
ressemble pas à celle de trop de parades historiques ou œuvres récentes, Hitchcock donnait toute la mesure de
exotiques. Le réalisme, et le plus cru, dans ce genre d’en- sa méchanceté. Ici, à force de souligner d’un gros trait
treprises est si rare qu’on ne saurait assez le louer. Ce l’absurdité du hasard, la cruauté d’un destin auxquels il
n’est pourtant qu’une des qualités mineures de ce film nous laisse libres de croire ou de ne pas croire, il nous
tantôt brutal, tantôt dans ses gros plans magistraux fait prendre en pitié la créature accablée, en l’occur-
plein de délicatesses et d’égards pour le beau visage et rence une femme, qui, exceptionnellement, a le beau rôle.
le jeu tout en nuances d’Ava Gardner. Louons-le surtout d’avoir remplacé la fusillade finale du
Toutefois, parmi ces œuvres brillantes, je ne cache- film anglais par une des plus belles trouvailles de sa car-
rai pas ma préférence pour le dernier film d’Alfred rière. Doris Day essaie de sauver son petit garçon kid-
Hitchcock. L’Homme qui en savait trop est le remake nappé en chantant un de ses airs favoris, dont le son
d’une bande de la période anglaise : un touriste, dépo- étouffé lui parviendra dans sa prison. Le refrain de cette
sitaire d’un secret d’État, devient malgré lui détec- chanson est une phrase espagnole, « Que será, será » (ce
tive. Depuis vingt ans, bien des faits nouveaux sont qui sera, sera), à laquelle le dénouement donnera à la fois
survenus, en cinéma comme en politique. L’anecdote a confirmation et démenti. Mais l’enfant devra son salut,
été rhabillée à la mode et aux exigences du jour. Mais non tant à la folle tentative de sa mère qu’à la pitié d’une
ce n’est pas le seul changement. La première version autre femme, préposée à sa garde, et au courage résolu du
n’était qu’un exercice brillant de « suspense », traversé père. L’un et l’autre galvanisés par le refrain.
de pointes d’humour. Dans ce film, Hitchcock, sans Ainsi une idée, partie comme un trait d’humoriste,
affaiblir l’intérêt dramatique, s’intéresse non moins révèle dans un détour soudain sa profondeur. Tout Hit-
aux à-côtés du récit et, promenant sa caméra dans les chcock est là. Pour la plupart des cinéastes, mettre en
milieux les plus divers, nous les campe avec une drôlerie, scène n’est qu’interpréter, faire rendre le maximum à un
un sens de l’observation à rendre jaloux les plus férus texte donné, même s’il est écrit de leur propre main. Ce
de néo-réalisme. Qui seul est capable de nous laisser sont les exécutants plus ou moins doués d’une partition
cinq minutes, comme dans cette scène du café maure, plus ou moins brillante. Hitchcock, lui, s’empare d’un
devant des gens qui ne parlent que de ce qu’ils mangent ? thème en apparence insignifiant et improvise, rendant
On lui reproche pourtant encore de trop montrer ses création et exécution désormais solidaires, des varia-
ficelles, surtout dans le fameux concert de l’Albert Hall tions, à chaque nouveau film, plus libres, plus hardies.

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LES SORCIÈRES DE SALEM pour conduire l’opération un vieil habitué des planches,
Raymond Rouleau, 1957 lequel saura nous montrer qu’il n’est pas sans avoir, lui
aussi, ses idées sur le septième art, et vous aurez, dans
CELUI QUI DOIT MOURIR
le genre – le genre académique – une manière de petit
Jules Dassin, 1957
chef-d’œuvre. Je n’avais pas vu, au théâtre, Les Sorcières
LE FAUX COUPABLE de Salem, dans la version de Marcel Aymé, mais je n’ai
Alfred Hitchcock, 1956 que trop vu l’adaptation cinématographique de Jean-
Paul Sartre et Raymond Rouleau. Ce complet ramassis
« FAUX COUPABLES ET FAUX INNOCENTS » de toutes les scories que l’écran traîne avec lui depuis les
La Parisienne n° 45, juin 1957 temps anciens du « film d’art » est la digne progéniture de
tous les Assassinat du duc de Guise du monde – le film de
Le cinéma, plaisir des foules, ne connaît pas cette dis- ce nom, et la toile de Paul Delaroche. L’emphase est ici
tinction qu’observent les autres arts entre, par exemple, plus déplaisante encore, sous un réalisme de convention.
le roman littéraire et la brochure à quatre sous, la toile de Quant au texte, faux dans sa familiarité, plat dans sa
maître et le chromo des grands magasins, la musique dite boursouflure, il nous prouve, si besoin était, que l’auteur
classique et les « variétés ». À quelques exceptions près, de La Nausée n’est pas plus doué pour le cinéma que pour
impossible de tirer une indication du nom de la salle ou la chansonnette, car vous vous souvenez peut-être qu’il
de la firme productrice, comme on peut le faire de celui y a quelque dix ans, Juliette Gréco…
de l’éditeur. Certains voient là une marque de barbarie ou Passons. Sourds à l’appel de la Tolérance, voyons
d’infantilisme, mais l’aristocratique hiérarchie des genres si nous aurons plus d’oreille pour la Charité. Plus une
n’est-elle pas, ailleurs aussi, battue en brèche ? Le jazz cause est généreuse, plus elle semble gagnée d’avance,
ou le roman policier ont pu se flatter de recevoir l’ap- plus elle exige d’être intelligemment défendue. Celui qui
probation des délicats ; Granville ou Forain ont allégre- doit mourir de Jules Dassin prétend être une tragédie et
ment franchi le cap des âges, tandis que les « pompiers » grecque par-dessus le marché. Effectivement nous avons
du siècle dernier se sont vu signifier leur mort dans la un Créon de village en la personne d’un méchant pope,
dernière édition du Petit Larousse. quelques Antigones sous les espèces de paysans qui
Il existe bel et bien un pompiérisme cinématogra- jouent au Christ et aux apôtres, une horde de mendiants
phique. Le nouveau Salon des artistes français porte une enfin qu’on peut assimiler, selon les besoins, au chœur
étiquette qui ne gruge que les sots : celle de « qualité ». ou au cadavre de Polynice. Dois-je invoquer le fameux
Prenez une pièce d’un écrivain philosophe, progressiste précepte d’Aristote : « que le héros tragique ne doit être
de préférence et, mieux encore, américain. Faites-la ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent » ? On me
rafistoler par un autre philosophe écrivain. Engagez rétorquera qu’il y a de belles œuvres partisanes. Oui,

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mais à condition qu’elles soient comme chez Eisenstein apprend nullement à haïr les bourreaux : il spéculerait
– laborieusement démarqué ici – revigorées par le vent plutôt sur le plaisir sadique que nous éprouvons tous à
de l’épopée. Fort significatif est le cas de Jules Dassin : voir humilier la vertu. Si celle-ci ne ressort pas absolu-
habile à se mouvoir dans les conventions du genre ment blanche de l’épreuve, c’est qu’elle n’était peut-être
policier, il choit dès qu’on relâche la bride. Transportez pas aussi candide qu’elle le professait. Le Faux Coupable
l’action de ce film au Far West, faites en sorte que d’Alfred Hitchcock n’est sans doute qu’un faux innocent.
l’extrême simplification des caractères, les poncifs de la Il l’est, il veut l’être et, pour ce, a droit à notre estime ou
mise en scène y apparaissent justifiés par la règle d’une mieux encore, à notre intérêt. Cette fable, digne du nom,
stricte tradition et vous obtiendrez, sans doute, un assez où l’on chercherait en vain la thèse, ne nous apprend rien,
honorable « western ». Le cinéma, de ses propres ailes, peut-être, que nous ne sachions. La vérité qu’elle nous
s’élève aisément jusqu’aux hauteurs de la tragédie : dans propose est de celles qui ont toujours fait avec l’art bon
un contexte réaliste ou conventionnel, c’est un jeu pour ménage. Elle n’est pas neuve bien sûr, mais je voudrais
lui d’aborder les grands sujets qui remuent fortement les savoir quelle philosophie nouvelle est contenue dans les
passions et en opposent l’impétuosité aux lois du devoir Sorcières ou dans Le Christ recrucifié 8 ? Que le Mal se
et aux tendresses du sang, ou, si l’on préfère, en termes cache en chacun de nous, que l’être le plus innocent porte
plus modernes, l’illustre, l’éternel conflit de l’Ordre et de la tare d’une culpabilité originelle, voilà une idée aussi
la Liberté, de la Charité et de la Justice. Relâchez tant vieille, plus vieille que le christianisme, et qui n’a pas
soit peu l’amarre, oubliez de retenir votre souffle, et c’est attendu Kafka pour inspirer les conteurs.
le naufrage dans le plus indigeste pathos. Ce film est une allégorie, mais c’est aussi un docu-
De même qu’on reconnaît ici, malgré ses maladresses, ment et je pourrais redire à son sujet ce que j’écrivais, il
la main d’un homme de cinéma, de même cette seconde y a quelques mois, du Vent souffle où il veut 9. Beaucoup
parabole me semble moins déplaisante que la première. Il de choses y arrivent, vraisemblablement, contre la vrai-
y a de la générosité dans le dessein, et non plus, comme semblance, au point qu’il se produit même un miracle :
tout à l’heure, de la sotte suffisance. Mais enfin on peut mais mieux vaut, par l’exacte vérité du détail, rendre
légitimement s’étonner que l’une et l’autre nous fabriquent croyable l’extraordinaire (dont la possibilité, ici, n’est pas
à si bon marché une âme pure. Si la cause des bons sen- en doute, puisqu’il s’agit d’un fait vrai) que de barbouil-
timents est si vite entendue, à quoi bon nous étaler les ler de couleurs fausses à crier les événements les plus
sophismes des méchants ? Pour nous persuader que, quoi courants. Cet apologue rencontre notre créance parce
qu’il advienne, nous ne serons jamais de leur côté ? C’est, que, pour citer encore Aristote, il a choisi « entre toutes
ma foi, pousser bien bas à notre égard la flatterie.
J’en viens donc à un troisième film qui nous peint, lui
8  Roman de Níkos Kazantzákis qu’adapte Celui qui doit mourir [NDE].
aussi, les infortunes de l’Innocence. L’auteur ne nous y 9  Sous-titre d’Un condamné à mort s’est échappé. Cf. p.  478 [NDE].

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sortes de plaisirs » (entendez le discours, le jeu théâtral, discours cinématographique n’est pas chose sacro-sainte.
bien étranges plaisirs dispensés par Rouleau et Dassin !) Son expérience l’y autorise, comme la connaissance de
de « nous donner seulement celui qui lui est propre ». Et l’harmonie permet au musicien de jouer avec les disso-
qu’y a-t-il de plus propre au cinéma que, d’une part, nous nances, sa science de l’anatomie, au peintre, de modeler
montrer une vérité décapée de toute rhétorique picturale les corps à sa façon.
ou littéraire, de l’autre créer à son tour des formes d’ex- Ce qui m’étonne et m’indigne, ce n’est pas qu’on puisse
pression nouvelles ? Parmi ces inventeurs de formes, placer sur le même plan un film ambitieux et une œuvre
Hitchcock, sans nul doute, se place au premier rang : de pur divertissement : il y a mille fois plus d’inven-
en bâtissant chacune de ses œuvres sur la figure mère tion, d’originalité, d’art tout court dans telle comédie de
d’une espèce de va-et-vient, d’échange, au sens matériel Tashlin, tel western de Walsh que dans tous les avor-
et moral du terme, il ne fait que garder la ligne qu’ont tons de la « qualité ». Ce qui a bon droit de surprendre, en
suivie, dans l’histoire de l’art, les créateurs de tous les notre siècle éclairé, c’est qu’on persiste à mettre dans le
genres et de tous les temps, s’inspirant de leur exemple, même sac les Jean-Paul Laurens et les Manet, qu’on parle
mais refusant de les piller, puisqu’il a mieux à faire. d’un film comme les critiques de 1870 parlaient peinture,
C’est d’ailleurs l’auteur lui-même qui me souffle cette traitant de tout – de la couleur locale, de la composition,
analogie. À propos de la scène ultra elliptique du miroir du fini, de la force dramatique, etc. –, de tout sauf du
brisé, où ne sont montrés, en une série de flashes suc- cinéma, sauf de la peinture.
cessifs, que les départs et les arrivées de chaque geste,
il aime à déclarer qu’il a voulu obtenir un effet de rythme
et d’orchestration semblable à ceux qu’on trouve dans la LE FAUX COUPABLE
musique de Stravinsky 10. Cette référence à un moderne, Alfred Hitchcock, 1956
en la bouche de tel autre, eût, à bon droit, paru suspecte.
Le cinéma se doit de naviguer seul ; classique de nature, « À LA HAUTEUR DE SES AMBITIONS »
il lui sied de mépriser les raffinements de l’art contem- Arts n° 618, 8 mai 1957
porain. Mais ce n’est pas une volonté arbitraire de se
mettre à la page qui a conduit notre cinéaste à un effet François Truffaut vous a, la semaine dernière 11, exposé
un peu plus hardi que ceux qu’il nous propose d’ordinaire. le sujet du dernier film d’Alfred Hitchcock et signalé son
Seul l’y a poussé son désir de plus juste expression ou, si extrême importance. The Wrong Man vient combler nos
l’on préfère, de vérité. Par cette comparaison, il entend vœux, au-delà de ce que nous osions espérer. L’espèce
simplement nous signifier que la rhétorique ordinaire du d’incompréhension qu’il rencontrera sera, même, des

10  Cf. Cahiers du cinéma n° 62, août 1956 [NDE]. 11  Cf. Arts n° 617, 1er mai 1957 [NDE].

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plus flatteuses. « C’est idiot, cela ne ressemble à rien », Stork Club et que sa femme, qui croient que tout conspire
entendait-on de-ci, de-là, à la sortie de la première contre eux ? La faute de Balestrero, qui joue aux courses
séance. Des phrases de ce genre, quel Manet, quel à temps perdu, n’est-elle pas de trop se fier à sa bonne
Matisse, quel Stravinsky ne peut se vanter de les avoir ou mauvaise étoile ? Y a-t-il un vrai miracle ? Rien qui
suscitées ? permette de le nier ou de l’affirmer. Ce qu’il y a de sûr
Après avoir encouru, bien à tort, le mépris dont on c’est que, miracle ou non, il n’est pas dans les intentions
accable les auteurs dits « commerciaux », Hitchcock d’Hitchcock (ici pas plus que dans L’Homme qui en savait
rejoint du coup la cohorte des cinéastes maudits. Oui, trop, sur lequel voici maintenant jetées de singulières
c’est vrai, cela ne ressemble à rien, ou, plutôt, cela lueurs) de tourner en dérision l’idée de Providence : ce
ressemble étrangement à ce que le cinéma, dans son qu’il raille, c’est – selon l’esprit même de ce christianisme
histoire, a produit de plus ambitieux. Truffaut évoquait qui imprègne profondément son œuvre – les deux péchés
Bresson. On pourrait ajouter Rossellini ou Orson Welles. théologaux que sont la présomption et le désespoir.
Ces metteurs en scène, ou plutôt ces auteurs, dont nul Puisque l’œuvre sollicite cette interprétation théo-
ne met en doute l’intransigeance, ne se contentent pas logique, il est important de bien préciser les intentions
de nous proposer un équivalent cinématographique du de l’auteur. Elles ne sont nullement confuses, mais com-
roman ou du théâtre. Ils ont créé un véritable genre nou- plexes, comme l’est l’idée même de la grâce que nous
veau qui marie, comme le fait The Wrong Man, les vertus préférons de beaucoup, pour notre part, à ce Destin lit-
opposées du document et de la fable. Ce sont, chacun à sa téraire, calqué sur l’antique, contre lequel achoppent des
manière, des apologues comportant une morale, ce sont cinéastes moins originaux. Ce n’est pas tellement ce qu’on
des contes peu soucieux de la plate vraisemblance. Mais nous dit qu’il faut considérer, mais ce qu’on nous montre.
cette morale n’a rien de didactique, mais ces histoires Et les images sont suffisamment éloquentes. Il n’y a pas de
extraordinaires se paient le luxe d’être inspirées par des doute : ce faux coupable est en réalité un faux innocent,
faits vrais. Cette anecdote est la plus invraisemblable prenant en charge la culpabilité, non seulement de son
que nous ait jamais contée Hitchcock, mais comme disait, sosie, mais du genre humain tout entier, entendez la tare
à peu près, Corneille, « elle est possible puisqu’elle a été ». originelle. Cela, Hitchcock l’exprime dans la première par-
L’extraordinaire n’est donc plus ici, comme dans les tie du film avec une force propre à décourager tous ceux
œuvres précédentes de notre cinéaste, un moyen, un qui nourrissaient l’ambition de porter à l’écran Le Procès,
prétexte à développements brillants. Il nous est proposé de Kafka. Contemplez le cérémonial, hâtif ou méticuleux,
en tant que tel, comme un objet d’étude. Et, à le creu- méprisant ou déférent, abject ou solennel de la justice, les
ser, nous nous apercevons qu’il n’est peut-être pas aussi confrontations par lesquelles, sous le regard des témoins,
extraordinaire qu’il paraissait. Ne sommes-nous pas l’accusé commence à comprendre qu’il n’est plus qu’une
victimes de la même illusion que le contrebassiste du chose entre les autres choses, ces interrogatoires polis,

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mais qui lui ôtent toute velléité de protester de son inno- Le souci de cette forme a pu prendre, dans certaines
cence, la lente comparaison des écritures, la prise des œuvres, l’aspect d’une rigueur géométrique, moins sail-
empreintes digitales, la honte du passage des menottes lante ici, mais aisément discernable. Le postulat formel,
et de la mise en cellule. Toutes ces images nous soufflent la figure mère de ce film est, comme il va de soi, l’idée de
que cet accusé est un symbole, symbole de la condition la barrière, du mur : mur des visages des policiers qui
humaine, symbole de la Rédemption, comme le visage et coupent brusquement le coupable du monde extérieur,
les attitudes christiques de Fonda le manifestent on ne parois étroites des bureaux et des locaux, lieux réels de
peut plus clairement. S’il n’y avait là que chromos sul- l’action, où Hitchcock s’est astreint à tourner son film.
piciens, nous aurions droit de ricaner. Le mérite de ces Les cadrages sont serrés, étouffants. Dans le « panier à
allégories est de se déguiser des allures modestes du salade », Balestrero n’ose pas regarder le visage de celui
document. Ce goût du détail vrai, qui allait en s’affirmant auquel le lient les menottes, et nous ne voyons qu’une
depuis Fenêtre sur cour, trouve un champ idéal. Hitchcock rangée de pieds, sur le plancher du véhicule. Puis lorsque
suit l’évolution exactement inverse de celle de Rossel- la porte grillagée de la cellule s’est refermée, quelques
lini et, curieusement, ici leurs routes se croisent. Au vues de murs ou de plafonds, suivies d’un gros plan mobile
temps truqué du « suspense » se substitue la durée réelle. où la caméra prise de vertige effectue une sorte de danse
De même que le prisonnier, nous ne savons pas ce que giratoire devant le visage de l’accusé, suffisent à exprimer
l’instant suivant nous réserve. Tout peut arriver et c’est de façon inégalée et, sans doute, inégalable, l’horreur de
pourquoi tout, même le miracle, arrive. l’emprisonnement. Une fois le prisonnier libéré, sous
Hitchcock donc, bien qu’il ait choisi ici comme scé- caution, son obsession ne le quittera pas pour autant. Il
nariste un auteur aussi estimé que Maxwell Anderson, jouera avec les puissances occultes une sorte de partie
accorde plus de confiance à la mise en scène qu’aux de cache-cache, tantôt débouchant sur une table vide,
mots. Le genre allégorique est celui qui comporte le plus dans l’auberge de campagne déserte, tantôt surprenant
de pièges. Seuls sont autorisés à user des « figures », dans la brusque ouverture d’une porte les rires de deux
les cinéastes qui sont, comme ceux que nous avons fillettes qui surgissent comme le Diable d’une boîte ou
évoqués, de véritables créateurs de formes. Oui, bien les gnomes moqueurs des contes de fées. Mais surtout, ce
sûr, Hitchcock est un « formaliste », mais ce mot ne doit film est un film de regards : regards butés et craintifs des
être nullement pris en mauvaise part. Il l’est comme témoins, regards professionnels des policiers, de l’avocat,
l’étaient Vinci ou Edgar Poe. C’est la forme qui, chez lui, des comparses, regards de folle de Vera Miles, regards
est grosse d’une métaphysique, puisque métaphysique d’Henry Fonda. Comment les décrire ? C’est d’eux, peut-
effectivement, il y a (ou, sinon, il n’y en a pas non plus être, que jaillit le plus clair de la signification du film. Et
chez Kafka). C’est elle qui, comme il aime à le dire, il y a mille autres beautés, cette majesté ordinaire du
contient le « message ». ton, ces ellipses hardies ou ces lenteurs voulues, mais qui

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n’engendrent jamais la lassitude, cette scène du miroir que l’idée d’un vertige physique ou moral est une des
brisé si brutale et neuve dans son découpage qu’Hitchcock idées maîtresses d’Hitchcock, cinéaste aux mille idées.
évoquait, en nous la racontant récemment 12, Stravinsky et Vertigo, pour l’appeler par son nom, ressemble à tous
Picasso. Et puis, l’usage qui est fait des sons, et puis l’ad- les autres films d’Hitchcock, et pourtant il y a de plus
mirable partition sur deux notes de Bernard Herrmann, et grandes différences entre celui-ci et les précédents
puis la non moins admirable photographie en noir et blanc qu’entre, mettons, deux films français de « qualité » ou
de Robert Burks, opérateur en titre d’Hitchcock… deux œuvres de la jeune école américaine. Hitch sait
On connaît l’histoire de ces tailleurs, voisins de rue, toujours être fidèle à lui-même, sans être le moins du
qui avaient affiché successivement l’un, le meilleur tail- monde esclave d’une manière. Cela chaque fois nous ravit
leur de la ville, l’autre du pays, un troisième du monde. et, longtemps encore, nous ravira. Pour être plus frivole
Vint un quatrième qui se contenta d’inscrire : le meilleur que celui du Faux Coupable, le dessein de Vertigo n’est
tailleur de la rue. Il devrait donc être suffisant d’affirmer pas moins ambitieux. Disons que cette ambition se place
que ce film est le plus beau de tous ceux qu’a tournés maintenant sur le terrain de la poésie, la poésie fantas-
Hitchcock. Mais comme la cause de celui-ci, bien que tique, pierre d’achoppement de tant de cinéastes. Et
ses spectateurs affluent de plus en plus nombreux, n’est pourtant Hitchcock, avec l’esprit de précision et la verve
pas encore tout à fait gagnée, ajoutons par pléonasme caustique que nous lui connaissons, a plutôt cherché à
qu’il occupe une toute première place dans l’histoire du estomper les brumes du roman de Boileau et Narcejac
cinéma, lequel, disons-le encore, par pléonasme, occupe qu’il a pris pour modèle. Mais il ne tente pas non plus de
la toute première place dans l’art de notre temps grâce, nous conter une banale (elles le sont toutes) machination.
précisément, à des films comme celui-ci. Aux deux tiers du chemin, il nous livre les clefs du mys-
tère, car ce n’est point sur un pur mystère policier que
débouchent les mille corridors de Vertigo.
SUEURS FROIDES Vertigo, c’est toujours quelque chose de plus que ce
Alfred Hitchcock, 1958 qui nous est montré : un aperçu nouveau se greffe sur
chaque perspective. C’est un film à tiroirs, ou si l’on
« VERTIGINEUX » préfère à couloirs. Un labyrinthe dont il n’est pas un
Arts n° 708, 4 février 1959 chemin qui ne bifurque en avant et en arrière, dans le
futur et dans le passé. Chaque instant vient éclairer d’un
Déplorons pour commencer la vulgarité du titre français. jour neuf ceux qui précèdent. Le suspense aussi y est
Jamais traduction littérale ne fût mieux venue. On sait rétroactif.
On peut bien dire que Vertigo c’est l’histoire d’un
12  Cf. Cahiers du cinéma n° 62, août 1956 [NDE].
homme qui veut identifier une femme à une autre qui

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elle-même s’identifiait à une autre et que, cette seconde Californie, les tunnels feuillus de la forêt, les portiques
femme, il ne l’a même pas connue, mais une autre qui des séquoias millénaires), jamais si bien l’amalgamer au
s’identifiait à elle, à savoir la première. Mais cette don- tissu de son œuvre. Documentaire et poésie cheminent
née, il s’agissait de la faire sortir de sa pure destination de conserve.
policière : de piquante ou rocambolesque, la rendre pro- Ainsi peut-être s’explique la grâce de ce film, si tant
prement vertigineuse. Et c’est là qu’intervient Hitchcock est qu’elle soit explicable. Et du même coup sa profon-
et sa mise en scène. deur qu’il faut bien appeler métaphysique, puisque ce
À cette idée, il convenait de donner forme, forme terme, on ne craint pas de l’employer à propos de Poe
visible. Hitchcock possède la vertu cardinale du poète : ou de Borges. Vertigo, c’est un film sur l’Être et l’Appa-
l’imagination. C’est elle qui lui permet de transcender le rence, sur l’Un et le Multiple, sur l’Idée et le Sensible.
point de départ, de faire d’une histoire de Grand-Guignol C’est l’œuvre d’un humoriste à l’esprit caustique et mys-
un conte digne d’Edgar Poe. Cette femme, qui devient une tificateur. Mais c’est aussi un film platonicien et qui méri-
autre – ou redevient elle-même –, est sœur de la Morella terait le même exergue que celui que Poe plaçait – non
et de la Ligeia d’Edgar Poe. sans humour je pense – en tête de Morella. Hitchcock, lui,
Cette forme, on s’en doute, est géométrique. Le géné- n’affirme point le principe de l’identité de l’Être : il fait
rique nous dessine la figure mère : l’hélicoïde. Vertigo mieux, il le donne à voir. Son génie – et nul maintenant
est, sinon plus beau, du moins plus savant que L’Inconnu ne peut me contredire – est de savoir toujours découvrir
du Nord-Express de toute la distance qui sépare l’hélice, un terrain inconnu à la littérature ou aux arts plastiques
courbe complexe, du simple cercle. Nous entrons dans traditionnels. La lente transformation, par exemple, du
un espace métaphorique à trois dimensions, peut-être visage de Kim Novak, et son retour à l’apparence pre-
même à quatre, s’il est vrai que le temps joue son rôle. mière, c’est une chose qui ne peut s’exprimer en aucune
Vertigo, c’est l’histoire d’un vertige qui, purement ver- autre langue que cinématographique. Jamais un artiste
tical et physique au début, devient horizontal et moral, n’est plus « profond » que lorsqu’il use de son art avec les
marie la giration et la chute libre, le temps et l’espace, le moyens qui n’appartiennent qu’à cet art seul.
sens et l’intellect.
Une cohérence absolue, et pourtant une liberté
suprême, parce qu’une incessante invention. Cette QUAND SE LÈVE LA LUNE 
course dans le labyrinthe a l’air au début d’une flânerie, John Ford, 1957
d’une promenade touristique dans la baie de San Fran-
cisco, comme celle de La Main au collet sur la Côte d’Azur. « HUMOUR FOLKLORIQUE »
Jamais Hitchcock n’avait su si bien utiliser le décor natu- Arts n° 693, 22 octobre 1958
rel (l’architecture baroque 1900, ou bien espagnole, de la

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Des films irlandais, nous en avons vu mille, s’il est vrai pas, afin de ne pas gâcher un suspense ménagé avec
qu’on puisse soutenir sans trop d’exagération qu’une plus de subtilité que dans les deux épisodes précédents.
moitié du cinéma américain est irlandais, l’autre étant Tout cela est fort aimable et, même mis bout à bout, ne
allemande. Tournant comme lors de L’Homme tranquille lasse point trop.
sur la terre de ses ancêtres, Sean Feeney, alias John Ce n’est certes pas chez Ford qu’il convient de cher-
Ford, se trouve en terrain doublement familier, et nous, cher le piment de la nouveauté. Mais peut-être notre
habitués aux types et à l’humour des westerns, nous génération est-elle un peu dure envers l’ex-maître incon-
pressentons, dès les premières images, que ce film ne testé du cinéma américain, allant jusqu’à reprocher à
nous apportera guère en fait de neuf que ses paysages. son classicisme de n’être pas aussi ouvert que celui d’un
Quand se lève la lune est composé de trois histoires Hawks, par exemple. Serait-il mésestimé, après avoir été
tirées d’auteurs irlandais et pouvant être utilisées surfait ? Laissons l’avenir répondre et dire en particulier
comme sketches de télévision. Toutes trois gentillettes, si, chez cet auteur, vieillesse – reconnaissable à maints
elles sont, toutefois, de valeur inégale. La première nous signes – et décadence sont nécessairement synonymes.
expose, sous la forme d’un dialogue un peu statique, les Aussi cuirassé que l’on soit contre les séductions de
démêlés d’un vieux fermier têtu et bonhomme avec un l’humour fordien, force est d’admirer la royale écono-
inspecteur de police, non moins bonhomme et têtu. Le mie du récit, la sobriété et la justesse de chacune des
paysan refuse de payer son amende, alors même que la touches. Ford sculpte dans un bois aujourd’hui démo-
victime propose de lui prêter la somme imposée… Et, nétisé, avec un ciseau qui ignore les perfectionnements
d’un pas très digne, il se rend en prison. La seconde, des outils modernes : mais sa main, que l’âge n’a pas
d’un comique plus facile, nous entraîne dans une petite rendue tremblante, sait susciter des angles durs qu’il
gare accordée à l’heure irlandaise qui est celle du Far sera toujours loisible de préférer aux formes tarabisco-
West au temps des pionniers, moins les Indiens. L’au- tées du baroque contemporain. Ici, le décor de pierres
teur de La Chevauchée fantastique nous donne ici sa médiévales et de haies maigres l’inspire au même titre
Diligence de Beaucaire et, d’un crayon bien complaisant, que les châteaux forts naturels de l’Arizona, et, dans
campe quelques naturels de la sœur nordique de notre la dernière partie, la procession de la foule anxieuse
Provence. C’est à la troisième pochade que je décernerai devant les remparts vient à propos nous rappeler com-
la palme, pour son humour à la fois plus vert et plus noir. bien profondément sont européennes les sources de ce
Nous sommes en 1921, pendant la guerre d’Indépen- « tragique américain » qui depuis trente ou quarante ans
dance, et assistons à la conspiration ourdie par la popu- fait couler tant d’encre.
lation de Dublin pour soustraire à la potence un jeune
terroriste. La ficelle, ici non plus, n’est pas neuve, mais
tissée de quelques détails piquants que je ne révèlerai

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LA DERNIÈRE FANFARE  air de confidence. Comme son héros, le cinéaste a tou-


John Ford, 1958 jours considéré son activité comme un métier plus qu’une
vocation. Il a son vieux style à lui, fait de trucs, d’astuces
« FORD DES GRANDS JOURS » bien sûr, mais qui, toujours, respecte les règles d’une
Arts n° 704, 7 janvier 1959 hautaine discrétion. En face des costauds hystériques
frais émoulus de l’Actors Studio, il campe une assemblée
Il est possible que quelques finesses de ce portrait de messieurs chapeautés, avares de gestes et de mots,
des mœurs politiques américaines nous échappent. même au plus fort de leur cabotinage. Dans la séquence
Qu’importe  : le souvenir tout frais de nos dernières du reportage télévisé, il nous est possible de découvrir
élections vient ajouter au film de John Ford un piment une charge non seulement contre une certaine forme de
imprévu. Sur l’échec du héros de l’histoire on pourra, à propagande politique, mais contre un cinéma qui cède
sa guise, projeter l’ombre vivace de telle ou telle autre au mirage d’un réalisme ou d’un intimisme de système.
défaite, et la peinture y gagnera un net relief. Je n’entends point ici prendre le parti de Ford contre
La Dernière Fanfare, adapté par Frank Nugent, scéna- la nouvelle équipe hollywoodienne. Je suis de ceux dont
riste en titre de Ford, d’un roman d’Edwin O’Connor, n’est les premières curiosités cinématographiques se sont
ni une apologie ni un pamphlet. Il n’y est point question éveillées au son du slogan de Roger Leenhardt : « À bas
d’idées mais de mœurs et d’hommes. Le maire d’une ville Ford, vive Wyler ! » 13 Mais il faut reconnaître, avec André
de la Nouvelle-Angleterre, Frank Skeffington, invite son Bazin, que ce cri était un cri de combat – combat néces-
neveu, journaliste, à assister à sa campagne électorale qu’il saire – et que Ford est plus grand. Son influence, certes,
conduit à l’ancienne manière, manière faite d’éloquence, de comme celle de tous les maîtres, est dangereuse, ses
cabotinage, de séduction personnelle, de bluff, de culot, films ont ce poli, bien souvent ennuyeux, des ouvrages
de rouerie, de tricherie, mais non point, comme chez son d’académiciens, mais, sortis du cœur, ne sont point aca-
pantin de rival, dictée par les canons de la psychologie démiques. Sa manière austère ne laisse guère de place
publicitaire, ainsi qu’en fait foi une parodique interview à l’ornement ou à la métaphore, ni même à ce qu’on a
télévisée. Il préfère les surprises de l’arme blanche à la coutume d’appeler la construction spatiale ou l’expres-
sûreté de l’engin téléguidé et, bien entendu, il perd. sion corporelle, vertus cardinales du cinématographe et
Toute bonne fable est porteuse de plusieurs morales qu’Orson Welles, puis la comédie musicale, puis l’écran
et ce n’est peut-être pas trop forcer le texte et les images large, surent remettre en vigueur. Mais en revanche,
que voir dans cet oncle, cousin de celui de Tati, un très quelle robustesse dans la ligne de récit, quel dédain (ici
proche parent du metteur en scène. Ce film, interprété surtout) des ficelles dramatiques, bien que la brutalité
par des vieillards (presque tous les compagnons de route
de John Ford y trouvent un emploi), nous touche par son 13  Cf. L’Écran français n° 146, 13 avril 1948 [NDE].

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de certaines transitions doive vraisemblablement être Victoria Jones (Ava Gardner), lieutenant dans l’armée bri-
imputée moins à la manière elliptique des cinéastes tannique, est une Eurasienne, anglaise de père, hindoue
qu’aux coupures introduites par le distributeur. par sa mère. De là viennent ses malheurs. Nous sommes
Si l’on a pu à bon droit être sévère pour certaines des en 1947. Les Anglais s’apprêtent à partir : son sang mêlé
œuvres anciennes ou récentes de Ford, celle-ci force ne sera plus une supériorité, mais une tare. Elle aime un
non seulement l’estime, mais la sympathie. La bonhomie, garçon « chee-chee », c’est-à-dire anglo-indien comme
péché mignon du cinéaste, n’y revêt aucune couleur irri- elle, mais il est trop brutal et dédaigneux de ses demi-
tante, étant celle, légitime, d’un vieux baroudeur à qui frères de race. Et puis un officier a tenté de la violer. Elle
plein droit est accordé de s’attendrir sur une carrière l’a tué avec une barre de fer. Les Hindous qui l’ont aidée
des plus glorieuses. Le long plan qui nous montre Tracy/ à cacher le cadavre en profitent pour l’attirer dans leur
Skeffington rentrant chez lui, au soir de sa défaite, tandis clan. L’un d’eux l’aime et sait lui plaire par sa suavité
qu’au loin passe le cortège de son rival heureux, balayé orientale. Seconde expérience : la « non-violence » trouve
par les faisceaux des phares, n’est pas de ceux dont les en elle une prosélyte et, d’ailleurs, le sari lui sied non
meilleures anthologies cinématographiques elles-mêmes moins que l’uniforme kaki des « wacs ». Elle va jusqu’à
se sont montrées le plus prodigues. accepter de se convertir à la religion sikh. Mais non :
Ainsi le catalogue du classicisme hollywoodien vient-il en pleine cérémonie, la nostalgie de l’Occident l’emporte.
s’enrichir d’une pièce de prix. Puisqu’on ne peut juger que Elle fuit. Le troisième homme (Stewart Granger) est son
par comparaison, disons que La Dernière Fanfare est de supérieur, le colonel qui la sauve de la condamnation, le
tous les films de Ford celui qui par l’argument et le style corps ayant été découvert. Dernière épreuve : un enlève-
se rapproche le plus de ceux d’Howard Hawks, son rival ment style western par un terroriste qui veut faire sauter
plus cher à notre cœur. Certes, ce dernier se fût mon- le train spécial de Gandhi. L’héroïne est sauvée en même
tré plus âpre, plus percutant dans la satire, plus cocasse temps que le Mahatma. Le premier amoureux se réhabi-
dans l’effet (je pense à certain gag du chien), plus élégant lite par une mort héroïque, tandis que la belle épouse le
dans l’ellipse : il eût poussé le coefficient du paradoxe à la séduisant colonel qui, prenant sa retraite, décide d’ha-
puissance supérieure. Mais, enfin, crier : « Vive Hawks ! » biter l’Inde.
ne signifie pas forcément : « À bas Ford ! » L’histoire est donc assez conventionnelle. Sorti des
mains d’un bon faiseur, le film n’aurait peut-être pas
mérité le dérangement. Mais il est signé George Cukor.
LA CROISÉE DES DESTINS Nous avons été injustes, en France, envers cet
George Cukor, 1956 excellent cinéaste. Son nom mérite de figurer sur l’af-
fiche en lettres aussi grosses, au moins, que ceux de Ford,
Arts n° 590, 24 octobre 1956 Wyler ou Wilder. Ses films doivent plus leur réputation au

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prestige de la vedette (Garbo, Katharine Hepburn, Judy moue, un battement de paupières, un soupir, une crispa-
Holliday) qu’à la signature de metteur en scène. Cukor tion de la joue, tout juste amorcés, colorent le dialogue,
ne serait-il qu’un brillant « directeur », rompu au métier, ici un peu plat, de mille nuances subtiles. Ava Gardner,
mais sans personnalité bien définie ? Depuis la guerre, sous sa baguette, est toujours « la plus belle femme du
il ne cesse d’affirmer celle-ci, surtout dans ses comé- monde » et la grande actrice que nous avons admirée
dies : Madame porte la culotte, Comment l’esprit vient aux dans Mogambo ou La Comtesse aux pieds nus.
femmes, Je retourne chez maman, Une femme qui s’affiche À ces deux registres correspondent deux optiques : la
renouvellent un genre qui, depuis Capra ou Lubitsch, fresque et la miniature. Il a compris que le CinémaScope
donnait des signes d’épuisement. Elles doivent non seu- ne rendait tout son effet que de très près ou de très loin.
lement à l’ingéniosité du scénariste Garson Kanin, mais à Il chérit les gros plans et les scènes d’ensemble, aime à
la verve intarissable de Cukor, à la violence et la précision passer brutalement de l’une à l’autre de ces deux positions
de ses traits, à la force de sa caricature. Tout récemment extrêmes. Ce vétéran peut se prétendre à la page : un
Une étoile est née, en même temps qu’une démonstration Logan, un Anthony Mann n’usent pas d’autre technique.
de CinémaScope, était la preuve que le genre sérieux L’air circule, et pourtant nulle surface n’est perdue. Le
inspirait non moins bien sa veine. Au lieu de pousser le cinéma américain, qui s’était rabougri au studio, retrouve
comique jusqu’à l’atroce, c’est l’atroce, dans cette histoire ici ce sens de l’espace, de la grandeur que lui enseigna
d’un acteur raté, qu’il conduisait au dérisoire. Griffith. Que de milliards, de figurants, de décors, avons-
Ici encore, il se complaît dans les situations violentes, nous vu gaspiller ces temps derniers ! Ce film est coûteux,
scabreuses, et ne s’accommode d’elles si bien que parce mais si l’on juge à l’impression produite, vaut amplement
que son goût, toujours sûr, le garde du vulgaire et de l’em- son prix. Cukor manie les foules comme on ne sait plus
phase. Il a souvent la force d’un Vidor ou d’un Gance, aujourd’hui. S’il a tenu à se rendre sur les lieux mêmes
jamais leur outrance. Il allie deux qualités rarement com- ce n’est pas, comme trop de ses confrères, pour faire un
patibles, la discrétion et le lyrisme. Aussi ne craint-il voyage et ramener des scènes qu’il aurait pu tout aussi
pas d’agir sur nos nerfs, notre estomac : dans la scène bien tourner au studio. Cette Inde est d’une vérité si
où le colonel ordonne d’arroser avec l’eau des égouts les criante, l’émeute est reconstituée avec une ampleur telle
manifestants couchés sur les rails, celle du viol, quand qu’on croirait à un reportage, si un reporter pouvait se
l’homme et la femme reçoivent en plein visage le jet de faire invisible et omniprésent.
vapeur d’une locomotive qui passe et roulent à terre dans La couleur, enfin, a fait l’objet d’un soin extrême. Ici,
une lutte à mort, celle du déraillement : dix wagons éven- comme dans Une étoile est née, elle est volontairement
trés et des corps sanglants, et mainte autre picaresque assourdie et tend vers l’indigo ou le bistre. C’est une
ou terrible. Puis, dans les tableaux intimes, il fignole sa entreprise périlleuse que d’imposer une dominante car
touche avec des délicatesses de peintre de genre. Une si notre œil est tout d’abord flatté, les objets perdent de

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leur réalité, s’aplatissent. Mais ce camaïeu est constam- brebis d’un agneau qui n’est pas le sien et qu’on a recou-
ment rehaussé de teintes éclatantes et qui créent le vert de la dépouille du vrai petit, mort-né. Tous passages
relief : jaunes crus, blancs d’une pureté inégalée, rouge traités sur un ton d’information qui nous mène à cent
somptueux de la robe d’Ava. lieues du western.
Elena, La Mort en ce jardin, Picnic, L’Homme qui en Le déguisement est donc bien sur mesures. Ce n’est
savait trop, et ce film de Cukor, autant de styles de cou- pas de la banale confection. Et puis d’ailleurs Cukor, cet
leur, autant d’occasions de se convaincre, si l’on en doute Hollywoodien qu’on croyait cent pour cent, n’avait-il
encore, de l’excellence du cinéma en couleurs. point tâté de la coupe italienne ?
La rue, dans Une femme qui s’affiche, ne lui fit pas plus
peur qu’elle n’intimide Fellini. Qu’est-ce qu’Une étoile
CAR SAUVAGE EST LE VENT est née, sinon le documentaire le plus véridique jamais
George Cukor, 1957 tourné sur Hollywood ?
On pourra trouver par trop attendues les lignes direc-
« NÉO-RÉALISME AMÉRICAIN » trices de cette histoire démarquée de Phèdre, à moins
Arts n° 700, 10 décembre 1958 que ce ne soit de La Femme du boulanger. Le metteur en
scène ne semble pas s’être intéressé outre mesure au
Ce film est fait pour une actrice et, fût-ce la Magnani, destin sentimental de son héroïne Gioia que son mari
toutes les craintes sont permises. La présence de George persiste à appeler du nom de sa première femme Rossana
Cukor, toutefois, nous rassure. Pour le producteur Hal et qui tue temps ou dépit avec un beau Basque aussi mal
Wallis l’entreprise fut, je pense, le type même de la convaincu. Que la fin en queue de poisson ne nous fasse
bonne affaire. Pour le metteur en scène un non moins bon pas oublier les mille richesses du détail et, si cela grince
prétexte à vagabonder – comme naguère dans La Croisée souvent, rappelons-nous que la dissonance a toujours été
des destins – hors de ses horizons familiers. Mais non cultivée par Cukor. Dans cette Babel de langues et de
hors de son style. manières d’être, une bise acidulée naît du contact d’in-
Cukor reste lui-même tout en s’exerçant à imiter la grédients aussi réfractaires les uns aux autres que l’ita-
manière en apparence la plus opposée à la sienne, celle lien et l’anglais, le jeu de Magnani qui n’a pas oublié les
du néo-réalisme italien, tant par le mélange des langues leçons de Rossellini et celui de Franciosa encore marqué
que l’austérité de la photographie ou l’abondance des par son stage chez Kazan, les appâts des paysages et
digressions. Nous débouchons à maintes reprises sur les séductions du studio. Il est vrai que l’ex-Zampano,
d’assez inattendus et excellents morceaux de documen- Anthony Quinn, joue les très utiles catalyseurs.
taire, comme cette poursuite du cheval sauvage, cette Que manque-t-il au film pour emporter tout à fait l’ad-
tonte des moutons, et surtout cet allaitement par une hésion ? Une plus grande originalité dans le scénario même,

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disais-je, mais aussi ce qu’on peut appeler le « génie du le comique. C’est dire que s’il nous ramène à la concep-
genre » et dont l’immense talent de Cukor ne peut, à lui tion la plus traditionnelle de la farce ou du vaudeville,
seul, pallier l’absence. Cette œuvre ambitieuse ne connaît c’est par un détour si périlleux que nous avons peine à
pas le bonheur imparti à d’autres qui le sont moins. De sa le suivre. Hail the Conquering Hero est l’histoire d’un
trop grande liberté, elle fait une gêne. Bien qu’américain imposteur malgré lui que sa ville honore d’abord pour la
par son cadre géographique, ce film doit se ranger dans la gloire qu’il a volée, ensuite pour avoir avoué sa fraude.
catégorie de l’« exploration », et les gens du Nouveau Monde On pardonne volontiers qu’on soit sensible à la gloire
sont encore, comme on sait, d’imparfaits touristes. même fausse : à la ville d’aduler le héros d’un jour, à l’im-
posteur de se laisser griser ; l’une et l’autre ne sont pris
qu’au piège de leur propre vanité. Qu’on le soit à celui de
HÉROS D’OCCASION ses bons sentiments nous indigne encore assez – si nous
Preston Sturges, 1944 ne sommes pas dupes – pour que notre ironie ait encore
quelque prise sur une matière aussi neuve. Ainsi rions-
« PRESTON STURGES OU LA MORT DU COMIQUE » nous de la pacotille, celle de 1900 ou 1925, non de l’amour
Opéra n° 206, 11 mai 1949 de la pacotille qui pourrait caractériser notre époque. M.
Prudhomme ne croyait même pas à la possibilité de son
Notre temps ne prête pas à rire, car, à ses yeux mêmes, il ridicule. L’accepter, s’en faire une arme est, pour la vertu,
s’avoue sans prestige. Comment nous moquer de l’amou- trahir sa foi en elle-même.
reuse, de la concierge ou du démagogue, quand ils font de Ainsi la comédie de Preston Sturges nous mène-t-elle
la naïveté une force ou du ridicule un droit ? Leur revendi- au sérieux par une tout autre voie que cet appel à notre
cation touche en nous d’autres fibres. « Rien ne se démode pitié qui chez Chaplin nous mettait en demeure, sous peine
plus vite que l’esprit » : l’histoire du cinéma illustre, elle d’être taxés d’insensibilité, de sortir du domaine où les
aussi, le mot célèbre de Stendhal. Mack Sennett tourne malheurs du héros ne provoquent en nous que le rire. « Le
en dérision le faible, Charlot le fort, et place le faible, en secret du comique, disait ce dernier, est de mettre un per-
tant que faible, sur un piédestal d’où nous voyons diffici- sonnage dans une situation embarrassante. » À condition,
lement comment le déloger par les armes mêmes du rire. toutefois, que nous nous sentions trop loin de lui pour
Sans doute sommes-nous assez cyniques pour bafouer ce adhérer, si peu que ce soit, à sa cause. L’art de Chaplin
qu’on propose à notre pitié, non pour en rire, car, une fois était, précisément, de faire naître en nous, par des voies
entrés dans le monde où le ridicule ne tue plus, à quoi bon détournées, un attendrissement, qui nous introduisait
nous servirions-nous d’un instrument reconnu inefficace ? au cœur de ses héros, comme dans la scène fameuse de
L’humour de Preston Sturges est au second degré : La Ruée vers l’or, où Georgia contemple la photographie
une réflexion sur l’humour qui est lui-même réflexion sur découverte sous le traversin. Au contraire, Preston Sturges

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veut que notre regard vienne toujours du dehors ; son style « SHAKESPEARE À L’ÉCRAN »
de mise en scène, plus descriptif qu’allusif, en témoigne. Les Temps modernes n° 39, janvier 1949
Ce qu’il y a de sérieux dans son œuvre n’y est pas pour
être pris au sérieux, mais faire encore l’objet de nos rires.
D’où cette étrange impression que nous ressentions au Nous avions eu déjà un Henry V. Mais l’ingénieux artifice
moment où le héros de tout à l’heure faisait, en toute sim- imaginé par Laurence Olivier limitait singulièrement la
plicité, amende honorable devant ses concitoyens. Pres- portée de son entreprise. Hamlet, malgré ses faiblesses,
ton Sturges nous propose un comique de sérieux, au lieu se présente comme une réussite d’un tout autre ordre.
que Capra nous amenait à découvrir le sérieux même du Il ne s’agit plus de photographier une représentation
comique ; mais j’avoue que l’intention est souvent si subtile de la pièce, puis prenant prétexte de quelques vers de
que nous ne rions qu’à la réflexion comme, toutes propor- Shakespeare, de dilater tout d’un coup l’espace de la scène
tions gardées, chez Molière qui veut condamner Alceste jusqu’aux dimensions du monde réel et de substituer au
quoiqu’il ne condamne pas ses paroles. J’avais choisi, à pouvoir évocateur des mots la poésie de la chose vue.
dessein, le cas le plus extrême. Ailleurs, les malheurs des Les risques sont pris  : tout se passe comme si
personnages donnent plus de prise à notre ironie, comme Shakespeare n’avait pas composé un texte destiné à
les pleurs de la fille-mère de Miracle au village, ou plus sub- être dit par des comédiens, sur une scène, mais bien le
tilement dans Le Gros Lot l’inquiétude des camarades de scénario et les dialogues d’une réalisation cinémato-
bureau devant le succès inespéré de leur farce. graphique. On conçoit que le juste succès remporté par
Je crois le pessimisme de Sturges plus rassurant que ce film puisse nous amener à réviser quelque peu notre
l’optimisme de Capra, car il ne met en cause rien dont conception des rapports du théâtre et du cinéma. Nous
nous ne puissions nous corriger. Le malaise dans lequel nous doutions, d’ailleurs, que, depuis la naissance du par-
nous laissent ses comédies vient plutôt de ce que nous y lant, le cinéma avait tort de vouloir sauvegarder jalouse-
sentons les symptômes de la décomposition interne d’un ment son domaine et d’espérer on ne sait quel chimérique
genre qui refuse de se laisser cantonner dans les limites retour à sa pureté perdue. Sans doute l’art de la scène
que nous voudrions encore lui assigner. et celui de l’écran resteront-ils toujours bien distincts
l’un de l’autre ; mais la frontière que nous avions voulue
nette et rectiligne apparaît maintenant compliquée de
HAMLET tant de sinuosités et d’enclaves inexplicables que nous
Laurence Olivier, 1948 ne parvenons plus à la tracer à main levée et de notre
MACBETH propre décret.
Orson Welles, 1948 Les pièces de Shakespeare semblent supporter mieux
que toutes autres ce passage direct à l’écran. On peut

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même se demander si la réalisation cinématographique humilité, il s’est attaché à organiser le détail de son
n’est pas la plus apte à servir certaines des secrètes découpage selon les exigences du jeu des acteurs et à
aspirations de Shakespeare. Ainsi, dans Hamlet, la scène régler ce jeu, non plus en fonction de l’espace scénique,
des comédiens et celle du cimetière, où l’action se déroule ou de celui de l’écran, mais de la totalité de l’étendue
sur deux plans distincts, semblent gagner, à l’écran, en où ils évoluent. C’est, si l’on veut, le château d’Elseneur
efficacité dramatique. L’espace où Shakespeare meut ses tout entier qui tient lieu de scène : plus que la bordure
personnages a ceci de commun avec l’espace cinémato- de l’écran ou la rampe et les coulisses d’un théâtre, ce
graphique qu’il se présente comme une étendue concrète sont ses voûtes immenses qui sertissent les gestes, les
où se forment plusieurs pôles d’intérêt : les lignes de déplacements des personnages et pèsent de loin sur cha-
force qui en font la charpente ne peuvent qu’être mieux cune de leurs inflexions. La sobre splendeur de la pierre
mises en évidence par un montage qui transforme la était peut-être le seul cadre qui pût supporter sans se
simultanéité en succession ou même par une prise de distendre l’explosion de la parole shakespearienne.
vue en profondeur qui, en grossissant les premiers plans, Mais je vois surtout dans cette présentation du décor
établit une sorte de hiérarchie des distances. Le monde comme existence objective la véritable clef de la trans-
extérieur dans Shakespeare n’est plus, comme dans le cription. Il ne s’agit plus, comme dans Henry V, d’une
théâtre grec, rejeté par les paroles des messagers dans collection de belles images – immobiles ou animées –
un au-delà de la scène : invoqué par le prestige éclatant qui, en tant qu’images, c’est-à-dire créations d’art, se
des métaphores, il s’installe au milieu des personnages devaient d’être un équivalent plastique de la poésie du
et couvre leurs paroles, leurs gestes, leurs jeux de scène texte qu’elles illustraient. Ici le décor sans aucune styli-
du voile de son invisible présence. Peut-être cependant sation ne saurait induire à une comparaison qui ne pour-
la grandeur du monde dans Shakespeare naît-elle du rait être qu’écrasante et nous livre Shakespeare sans
contraste de cette présence suggérée par les mots et intermédiaire.
de son absence réelle. Obligé de mettre sous les yeux Sans doute le film est-il très inégal ; mais il est signi-
des spectateurs ce qui, au théâtre, restait encore pro- ficatif que les passages les plus faibles soient – sans
messe à leur imagination, le cinéma risque de nous don- exception aucune – tous ceux où, par une forte expli-
ner une idée faible de l’intensité tragique qui est dans cable prudence, Laurence Olivier s’est cru obligé de
Shakespeare. faire appel à des ressources plus spécifiquement ciné-
Disons que, dans l’ensemble, Laurence Olivier a fort matographiques. La scène de l’apparition du spectre
bien évité cet écueil. On peut craindre qu’il n’ait été ici est particulièrement malheureuse : la convention que
servi par une pauvreté d’imagination qui l’a fait renoncer nous acceptions si aisément au théâtre devient d’autant
à construire un univers cinématographique à la dimen- moins admissible que le cinéma mobilise autour d’elle
sion de la poésie de Shakespeare. Avec une fort louable un plus grand nombre de précautions. En revanche, les

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mouvements d’appareils qui nous portent de salle en salle laborieuses trouvailles de Laurence Olivier. Je crains,
n’ont peut-être pas été dictés, comme il semble d’abord, cependant, que cette volonté de style ne l’ait, en fin de
par la volonté de faire du cinéma à tout prix. Je leur vois compte, plutôt desservi, et qu’il ne se soit, tout simple-
une raison d’être pus subtile : en opérant une liaison, ment, cassé les reins à vouloir ainsi trouver un équiva-
très artificielle en fin de compte, entre les différentes lent cinématographique de la poésie de Shakespeare.
scènes, ils parviennent assez bien à rétablir cette unité Sans doute le sujet de Macbeth, plus encore que celui
de temps et de lieu que Shakespeare pouvait violer au de Hamlet, exigeait-il, dans son traitement à l’écran, un
théâtre, mais que la transcription cinématographique constant parti pris de grandeur, une rigoureuse élimina-
semble, paradoxalement, exiger. L’erreur aurait été tion de tout élément réaliste. Toutefois, je suis loin de
précisément de profiter de ce qu’il y a de lâche dans le suivre André Bazin quand il loue Orson Welles d’avoir
tissu dramatique de Hamlet pour l’étirer dans la durée et essayé de construire entre le spectateur et l’écran une
dans l’espace en recourant à l’ubiquité du cinéma. Sous « rampe imaginaire » 14. En recréant par des moyens de pur
le masque d’une plus grande vraisemblance, Laurence cinéma une optique de théâtre, il n’en continue pas moins
Olivier a su finalement nous enfermer dans un cercle de à affirmer, bien que ce soit de manière plus détournée,
conventions, moins apparentes, mais aussi rigoureuses sa volonté de transposer et diminue passablement l’inté-
que celles du théâtre, et qui, tout en nous laissant l’im- rêt de sa démonstration. Je crois que le plus secret désir
pression que nous sommes bien au cinéma, restituent à du cinéma est, après avoir affirmé son indépendance et
la tragédie un peu de cette grandeur que, sur l’humble dédaigné les apports étrangers, d’emprunter, maintenant,
rectangle de l’écran, nous redoutons à chaque instant de le plus possible aux autres arts en respectant l’intégrité
lui voir perdre. des éléments dont il s’enrichit ; mais la même pudeur qui
Le Macbeth d’Orson Welles témoigne d’un égal respect nous retient de remanier aussi librement qu’autrefois une
pour le texte de Shakespeare, et peut-être le découpage œuvre écrite pour la scène nous interdit aussi de créer
ici enserre-t-il avec plus de bonheur la courbe de tension artificiellement une atmosphère de théâtre. Ce serait,
dramatique de la pièce. Il est pourtant difficile de ne pas plus subtilement, user du même subterfuge que Laurence
prononcer le mot d’adaptation. Le tempérament propre Olivier filmant la représentation d’Henry V. Depuis long-
d’Orson Welles et l’authenticité même de son génie temps déjà, nous savions qu’une scène de théâtre ou de
cinématographique le laissaient assez démuni devant la music-hall est parfaitement filmable à condition d’être
tentation de faire du Shakespeare avec tous les moyens replacée dans le cadre pour lequel elle est faite et de nous
dont le libre usage lui restait. Dans tous les passages où donner l’impression qu’elle est simplement retransmise ;
la nécessité d’une transposition semble incontestable, mais nous doutions encore que la caméra pût impunément
dans les monologues par exemple, la richesse de son
imagination fait juger bien gauches, par contraste, les 14   Cf. L’Écran français n° 173, 19 octobre 1948 [NDE].

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faire irruption au milieu des acteurs sans nous permettre irritation a des causes plus profondes. Hamlet, malgré ses
de sortir, ne serait-ce qu’en imagination, de l’espace où ils imperfections, semblait nous réconcilier avec le cinéma
évoluent. C’est pourquoi la tentative de Laurence Olivier dont nous disions déjà qu’il ne réussit pas à se renouveler.
me paraît plus instructive dans la mesure où il nous Macbeth nous fait douter de son pouvoir – car quel plan
enferme dans un endroit clos. Ici, au contraire, nous ne cinématographique sera jamais assez riche de beauté
pouvons empêcher notre pensée de s’égarer par-derrière plastique ou de puissance expressive pour soutenir la
la toile peinte des décors, au milieu des échafaudages et comparaison avec le plus terne des vers de Shakespeare ?
des poulies des machinistes. Lassés de tous les prestiges de l’image, nous ne pouvons
Il est d’ailleurs excessif d’appeler théâtrale, même plus que lui souhaiter de s’engager – pour reprendre le
en bonne part, l’interprétation d’Orson Welles. Depuis propre terme d’Orson Welles – dans la voie d’une véri-
près de trente ans, Murnau, Lang, Eisenstein nous ont table « abstraction ». On n’atteindra à cette abstraction
rappelé à plusieurs reprises que le cinéma possède, lui que par le détour d’un plus grand réalisme, par un refus
aussi, son « grand style » et ce n’est pas, en définitive, à apparent du style, et c’est avec une égale méfiance qu’il
Laurence Olivier que je reprocherais d’avoir fait trop de conviendra de se prémunir contre la tentation d’un
cinéma, mais bien à Orson Welles, dont la conception, retour à l’expressionnisme et les facilités d’un vérisme
quoiqu’elle nous éloigne assez de ce que la plupart des de convention.
spectateurs entendent par style de l’écran, paraît avoir Un point reste acquis. Il n’y a plus de sujet interdit
été inspirée par de trop précises réminiscences. Nous au cinéma. Une trop parfaite réussite aurait, dans les
avons perdu l’espoir qu’un nouveau Murnau vienne un deux cas, risqué de présenter le film comme un excellent
jour répéter le miracle de Faust. Le style de cinéma n’est moyen de reproduction ou de retransmission, à la façon
plus aujourd’hui un style de pure mise en scène, mais du disque ou de la radio, et non comme la forme d’art
de narration, d’organisation dramatique et même de dia- autonome qu’il continue d’être en dépit d’une prétention
logue : la supériorité incontestable de Citizen Kane, de moins affirmée à la pureté. Peu importe qu’il se révèle
La Splendeur des Amberson ou de La Dame de Shanghaï traducteur médiocre ; il sait qu’il peut à son tour être
prouve suffisamment que celui qui, par le choix de son Shakespeare. Nous ne sommes plus au temps où sa valeur
sujet, s’impose de n’être qu’un simple réalisateur, doit se mesurait à la naïveté de l’anecdote dont il s’inspirait.
chercher à refouler toute velléité de création. Nous exigeons qu’il soit une synthèse parfaite d’éléments
Sans doute Orson Welles n’a-t-il pas poursuivi son eux-mêmes parfaits : seuls seront sacrifiés ceux qu’il
dessein avec toute la vigueur et tout le soin désirables et revendiquait, il n’y a pas si longtemps, comme ses attri-
nous ne pouvons nous empêcher de songer qu’Eisenstein buts les plus essentiels : montage, plastique de l’image
mit plusieurs années à achever Ivan le Terrible, alors que et, dans une certaine mesure, construction spatiale. Si,
Macbeth fut tourné en quelques semaines. Mais notre comme Laurence Olivier et Orson Welles viennent de le

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rappeler, le jeu des acteurs reste toujours partie consti- et J’accuse presque en entier. Ces œuvres peuvent se
tutive de l’art du film et non, comme au théâtre, simple passer du triple écran, mais, ainsi présentées, elles vous
mode d’interprétation d’un texte qui peut se suffire à lui- toucheront plus intensément, de même que le piano est
même, c’est dans la mesure où il consent à n’être qu’un plus apte à révéler les beautés des fugues et des pré-
signe, parmi beaucoup d’autres, dans une écriture d’au- ludes de Bach écrits pour le clavecin. Quant aux courts
tant plus soucieuse d’unité et de rigueur abstraite qu’elle métrages expérimentaux qui accompagnent cette rétros-
a pour substance la totalité concrète du monde. pective, tout archaïques et naïfs qu’ils vous paraissent,
ils ne sont pas sans recouper curieusement les préoccu-
pations du cinéma le plus actuel.
MAGIRAMA Le CinémaScope, qui réduit à l’extrême la part du
Abel Gance, 1956 montage, sait pourtant tirer, l’exemple nous le montre,
des effets saisissants des gros plans d’insert. Il joue
« CINÉMA DE L’AVENIR » sur la succession et la simultanéité tout à la fois et
Arts n° 600, 2 janvier 1957 produit synthétiquement ce que Gance obtient par
l’analyse. Les buts sont communs, mais les moyens
On peut ne pas croire un mot de la plaquette  15 que diffèrent. Les metteurs en scène d’aujourd’hui, aiment
Nelly Kaplan publia l’an dernier sur l’avenir de la poly- eux aussi à étoffer d’accords de plus en plus fournis (je
vision. On a toute raison de penser que les théories de reprends une métaphore de Gance) la ligne mélodique
Gance et de sa collaboratrice ne seront guère 16 appli- de leur œuvre. D’instinct ils sont entrés, sans recours
quées par d’autres qu’eux-mêmes, que le triple écran à un matériel compliqué, dans l’ère de la « polyphonie ».
nous ramène aux jours d’une esthétique qui n’a plus Songez au feu d’artifice de La Main au collet, au planéta-
cours. L’image cinématographique n’a cessé de gagner rium de La Fureur de vivre, au finale de French Cancan,
en objectivité, à mesure qu’apparaissaient le son, la cou- à Voyage en Italie, à La Peur. Il semble bien que pour
leur, le CinémaScope. C’est un fait contre lequel toutes Hitchcock, Ray, Renoir, Rossellini et d’autres encore,
les thèses, toute la volonté, tout le génie du monde ne « l’âge de l’image éclatée » soit déjà venu. Tout en restant
peuvent rien... « absolument modernes »  (citons Rimbaud puisque Nelly
Et pourtant les deux heures que vous passerez au Kaplan le cite), sans se départir de leur objectivité
Studio 28 ne seront pas pour vous du temps perdu. Vous de principe, ils ont retrouvé ce sens du symbole cher
aurez le plaisir de revoir quelques fragments de Napoléon au cinéma muet, et quasi perdu par la génération des
années trente.
Donc, même si nous sommes sceptiques, contemplons
15  Manifeste d’un art nouveau, la polyvision (Caractères).
16  Jean Mitry a tourné un film selon ce procédé.
Gance avec respect, dans la recherche d’un « absolu »

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qui risque d’être aussi inaccessible que celui du héros films qui eurent ainsi l’honneur de plusieurs « grandes pre-
de Balzac. Son obstination, sa belle intransigeance ne mières mondiales », simultanées ou successives.
sont peut-être pas inutiles. Il nous aura appris, en tout À Paris, nos producteurs n’ont pas livré leurs réserves.
cas, que le cinéma peut encore agir aussi brutalement sur L’Amérique richissime a déballé un fond de tiroir qui,
nos sens (au point de blesser nos yeux et nos oreilles) souvent, vaut le dessus. Deux films sortis presque à la
qu’au temps où les spectateurs reculaient devant l’entrée sauvette atteignent dans leur genre une perfection
du train en gare de La Ciotat. Il fera naître, espérons-le, exemplaire.
chez ses confrères des idées qui démontreront à la fois L’un est The Last Frontier (La Charge des tuniques
la vanité et le bien-fondé de ses théories. Le cinéma n’a bleues), un des plus beaux westerns qui soient. Son
pas dit son dernier mot. Telle est la leçon de ce spectacle. auteur Anthony Mann, que, seule, semble inspirer
Suivons-la en disciples un peu frondeurs. l’époque des pionniers, a su renouveler le genre le plus
dévoré de poncifs. À la plaine monotone, il substitue la
majesté des forêts et des montagnes, grâce à la couleur
LA CHARGE DES TUNIQUES BLEUES rendues photogéniques. Ce drame dont les protagonistes
Anthony Mann, 1955 sont un robinson trappeur et un colonel à cervelle étroite
rend un son digne de Shakespeare. Il y court un vent
MA SŒUR EST DU TONNERRE
tantôt glacé comme la neige des Rocheuses, ou brûlant
Richard Quine, 1955
comme l’haleine des chevaux exténués. Mann joue avec
SOURIRES D’UNE NUIT D’ÉTÉ la nature, comme un autre avec le décor du studio. Il est
Ingmar Bergman, 1955 un architecte de paysage et réalise ainsi, si l’on en croit
Edgar Poe, la plus haute ambition de l’art.
GERVAISE
René Clément, 1956 Richesse du western, richesse de la comédie dite
« américaine ». La gloire d’un Lubitsch ou d’un Capra ne
ELENA ET LES HOMMES paralyse pas leurs fils ou petits-fils. My Sister Eileen
Jean Renoir, 1956 (Ma sœur est du tonnerre), tiré d’une opérette, est d’une
fraîcheur dont on a perdu le sens chez nous. Prenons-y,
« FILMS DE VACANCES, FILMS DE RENTRÉE » avec l’humilité requise, une leçon de grâce et de naturel.
La Parisienne n° 37, octobre 1956 Chanson, danse et vaudeville font si heureux mariage que
cette œuvre, parfaite dans le genre, en fait éclater les
Nous quittons la saison creuse. Pas si creuse que cela limites. Tous nos vœux au jeune Richard Quine.
puisque le cinéma a su nous relancer jusque sur les plages. Classicisme américain, romantisme européen. Là-bas
De Cannes à Biarritz ou à Deauville, on ne compte pas les les fraîches couleurs, chez nous l’âcre attrait du morbide.

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La Suède nous séduit par ses nymphes aux yeux clairs et Pascal : il contenait plus de prudences, mais savait nous
la blancheur de ses nuits d’été. Ne vous fiez pas à leurs fasciner. À n’examiner que le détail, le metteur en scène
sourires, Ingmar Bergman est triste comme, seuls, savent de Gervaise « choisit » chaque fois la meilleure solution
l’être les Nordiques. Son désespoir est au-delà d’une pre- possible : le choix est l’imagination du pauvre.
mière résignation, sa résignation au-delà d’un second Clément, pourtant, avait su prendre un bon maître : le
désespoir. Sourires d’une nuit d’été, tour à tour aimable Renoir des années 30. Mais le maître aime à faire la nique
et grimaçant, cynique et tendre, a l’allure d’une comédie à ses disciples et admirateurs, au point de les décon-
en trois actes savamment construite, pleine de répliques certer. Aucun de ses films ne fut compris en son temps.
fortes. Ce que l’auteur de Monika aime à peindre, c’est Elena et les Hommes doit surprendre, comme ont surpris
l’éveil du désir, ses scrupules ou ses renouveaux tardifs, Le Carrosse d’or, Le Journal d’une femme de chambre ou
et, ce côté-là de nous-mêmes, rares sont ceux qui l’avaient La Règle du jeu. Renoir ne se contente pas de transpo-
étalé avec pareille franchise. La mise en scène est sou- ser à la « Belle Époque » le lieu de son action : il brode
vent archaïque, comme tout ce qui se fait dans les studios sur l’Épinal 1900, sans chercher à raffiner les couleurs.
scandinaves. Mais qu’importe ! Les acteurs, sous la plus Ingrid Bergman campe une Vénus qui se prend à sin-
ferme des conduites, se livrent jusqu’à l’impudeur. Nous ger les Minerve. De fait, du général fantoche au comte
sommes loin des audaces concertées que nous admirâmes d’opérette, ce n’est que mascarade, chacun dans son rôle,
un peu hâtivement, naguère, chez nous ou ailleurs. chacun hors de son rôle. Cette fable, cette farce, ricane
Deux films français, depuis quelque temps attendus, au point de cacher ses grâces. La mécanique en masque
inaugurent enfin la saison. Gervaise de Clément, Elena et la liberté, la grivoiserie la pudeur, le laisser-aller appa-
les Hommes de Renoir. rent la rigueur secrète. On peut n’y voir au premier abord
René Clément, le bon élève, n’aura pas eu, cette qu’enfantillage et salacerie de vieillard. Puis, dans le sou-
année-ci, le prix d’excellence à la distribution vénitienne. venir, tout s’organise, s’épure, prend un éclat dur et sem-
Est-ce injustice ? Nullement. Son film tiré de L’Assommoir blable à l’émail, tandis que les Gervaise vont rejoindre
a les qualités et les défauts d’une traduction dans le goût la grisaille où somnolent tant de prix littéraires et de
actuel. Il regorge d’astuces heureuses, souvent très heu- pièces à succès. L’œil de Renoir est d’une acuité terrible.
reuses, mais, de bout en bout, manque de style. Nous Jadis, il poursuivait le naturel jusque dans la trogne d’un
eussions préféré une « belle infidèle ». Zola s’y dessèche, Boudu, maintenant, il l’affuble d’oripeaux pour mieux le
s’amincit : il ne reste que le creux d’un naturalisme déco- cerner encore. Le clochard et le général jouent sur ce
ratif. La belle idée de tare, de sang, de vice souverain ne même théâtre, qui commence où commence la vie. Depuis
s’y trouve qu’à titre d’indication passagère. L’Homme au la guerre, la mode est venue de revoir un film, comme on
bras d’or, qu’Otto Preminger tira d’un roman moderne sur relit un livre ou réentend un disque. C’est ainsi que notre
la drogue, était mieux dans la ligne de l’auteur du Docteur génération apprit à aimer Jean Renoir.

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ELENA ET LES HOMMES mon premier jugement. Mais ici, quel est le premier ? J’ai
Jean Renoir, 1956 vu, les idées couraient dans ma tête aussi vite que, sur
l’écran, virevoltaient les personnages, et la fin m’a surpris
Arts n° 585, 19 septembre 1956 avant que je reprenne pied.
Une chose est certaine : je n’ai pas été déçu. Je m’at-
La « Belle Époque » inspire une fois de plus l’auteur de tendais à être déconcerté. Je le fus au-delà de mes vœux.
French Cancan. Après la comédie sentimentale, voici la Peu vous importe, je présume, ces confidences et, ma foi,
farce burlesque. Ce général fantoche, émule de Boulanger, rien ne m’oblige à les faire. Mais voilà : si Renoir est vrai-
ces pioupious et ces bonnes, cette princesse polonaise ment quelqu’un, ce ne peut être, étant donné les bonnes
et ce comte d’opérette, ces politiciens et ces brasseurs et mauvaises apparences, que quelqu’un de très grand,
d’affaires, gros de tête et bas sur pattes, semblent sortis qui ne se laisse pas jauger à la mesure de tout le monde.
tout droit des dessins de Caran d’Ache. Quelle verve, L’histoire de ses œuvres, et de l’accueil qu’on leur fit,
quelle cascade de gags, quel galop endiablé, quelle nous invite à l’extrême prudence.
truculence bouffonne ! Décors, costumes, couleurs font Un film, en général, est comme la mode. Il forme bloc
montre d’un goût parfait. Les deux chansons de Joseph avec son époque. Si plus tard on la condamne, il sera
Kosma courront demain sur toutes les lèvres. Quant à condamné, si on la réhabilite, réhabilité. Certains toute-
la distribution, elle est éblouissante : Bergman, Marais, fois précèdent le courant plus qu’ils ne le suivent. À nous
Ferrer font, dans un registre inhabituel, une création de deviner la mode de demain.
inoubliable. Les seconds rôles, tenus par des comédiens Avec Renoir cela n’est plus possible. Il prend cinq,
de premier plan (Pierre Bertin, Jean Richard, Jacques dix ans d’avance, sans nous avertir où et comment.
Jouanneau, Magali Noël), et les autres confèrent à l’en- Qu’est-ce qui est neuf ici, qu’est-ce qui est ordinaire ?
semble une parfaite homogénéité... Pensez à La Règle du jeu. Dans quelques années, le
Cette prose est bien de mon cru, non recopiée du déceler sera jeu d’enfant. Bref, il ne laisse même pas
prospectus. Tenez-vous en là, si ce sont pour vous rai- situer ses audaces. Choquer sied aux jeunes. Les grands
sons suffisantes. Mais Renoir, sans doute pensez-vous, maîtres, en fin de carrière, aiment à nous faire entendre
mérite mieux. Vous souhaitiez que je coupe les cheveux une musique plus neutre, qui ne brillera, ne s’étalera, ne
en quatre ? Rassurez-vous. Je crains que nous ne soyons se mettra en place qu’à la seconde, troisième, dixième
forcés de les hacher en mille. audition.
À parler franc, je me sens mal à l’aise. Comme une Le paradoxe de Renoir est d’avoir été, dès ses débuts,
bonne femme au sortir du sermon, je ne sais dire que : un homme vieux au sein d’un art jeune. Esprit étonnam-
« C’est très beau, je n’y ai rien compris. » Et pourtant, ment critique (qui a mieux parlé que lui du cinéma ?), il
d’ordinaire, je mets un point d’honneur à m’en tenir à brasse une matière naïve et ne la raffine pas autant qu’on

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pourrait s’y attendre. Ses efforts portent sur quelque l’argument du Carrosse dans le sens de Gentlemen Pre-
chose de précis pour lui, mais qui échappe à notre premier fer Blondes. J’ai toujours été frappé de la ressemblance
coup d’œil : ce que les connaisseurs, quelques années plus que présentait l’histoire de Camilla avec la comédie de
tard, nommeront l’essentiel de la mise en scène. Hawks. Camilla est fascinée par l’or, comme Marilyn par
Il ne tempère pas, ne pastiche pas : il charge, va, ces le diamant. Ici l’analogie est plus précise encore. Ces
temps derniers, jusqu’à déclarer la guerre à toute psycho- deux fables sont des hymnes à Vénus : là-bas on chante
logie. Pourquoi ? Pour mieux étaler sa thèse ? Il n’a rien, le racolage, chez nous le bordel.
non plus, d’un philosophe. Et toutefois rien d’un esthète. Qu’est-ce que cela prouve ? « Quelque chose », comme
Il voit la morale, quelle qu’elle soit, avec les yeux de l’art, dit Renoir, mais quoi ? Cette morale est-elle optimiste ou
mais pousse l’art jusqu’au point où il se nourrit de morale. pessimiste, spiritualiste ou matérialiste ? L’auteur nous
Cette morale, ici, libre de penser qu’elle est celle d’un a proposé, au cours de sa carrière, les deux solutions.
vieillard libidineux, ou, tout au contraire, d’un fier ennemi Mon idée est qu’il croit en l’âme. Mais, cette fois-ci, où
des conventions bourgeoises. Elena ce n’est l’apologie ni perce-t-elle ? Du côté de Vénus ou de Vulcain ? Trop tôt
de l’amour, ni de la luxure, mais, plus exactement, d’une pour se prononcer.
certaine paresse morale. Son maître n’a pas changé : c’est Nous avons bien tourné en rond. Qu’y puis-je ? Renoir
Boudu. Et l’on sait combien le clochard est un être litté- n’aime pas les droites, comme le prouvent les emboî-
raire. À quoi bon l’agitation des hommes, leur sincérité, tements du Carrosse, le labyrinthe de La Règle du jeu.
leurs mensonges ? Ce qui compte, c’est le regard que nous Seraient-ce autant de pièges ? J’ai pris mes précautions :
promenons sur les choses telles qu’elles sont. je vous renvoie à mon premier paragraphe.
Pour lui, c’est du moins mon hypothèse, doit s’effacer
tout ce qui peut gêner la liberté de ce regard, l’empêcher
de se glisser au point de jonction de l’apparence et de
l’être, de la vie et de la comédie, de l’âme et du masque,
dût-on, pour ce, fabriquer le masque.
On voit que je me réfère au Carrosse, le plus explicite
peut-être de ses films, et sur lequel, pourtant, ce dernier
n’est pas sans jeter de singulières lueurs, comme il en
jette sur French Cancan que, je crois bien, nous avons
mésestimé. Elena explique les œuvres antérieures plus
que celles-ci ne l’expliquent.
Il explique, aussi, les œuvres des autres. Renoir
ne cherche même plus à flatter les délicats. Il pousse

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NOUVEAUTÉS HOLLYWOODIENNES

NOU- Chef de file, aux Cahiers, de ceux que Bazin surnomme


les « hitchcocko-hawksiens », Rohmer imprime un sens
inédit à l’amour des films américains. Foin des grands
sujets littéraires (Moby Dick, Les Frères Karamazov,
L’Adieu aux armes), dont Hollywood ne saurait don-
ner qu’un pâle reflet. Foin des thèses sociales, qui
encombrent les opus démonstratifs d’un Wyler ou

VEAUTÉS
d’un Stevens. Dans les articles qu’on va lire, la vitalité
cinématographique d’outre-Atlantique semble inverse-
ment proportionnelle à la modestie des scénarios. Elle
procède d’une pure croyance à la mise en scène. Au
risque (qu’il s’agisse d’un Anthony Mann, d’un Vincente
Minnelli, d’un Richard Quine) de se couler dans le
moule impersonnel du genre, western, mélo ou comédie

HOLLY-
musicale… Rohmer passe ainsi en revue une produc-
tion que la critique professionnelle française a alors
tendance à décrier. Il isole des séquences, célèbre une
comédienne (Marilyn Monroe), met en valeur des beau-
tés cachées sous l’apparente superficialité de l’anec-
dote. Il voit venir de nouveaux talents. Il poursuit, l’air
de rien, son idée : celle d’un cinéma réconcilié avec le

WOO-
concret.

N.  H.

DIENNES
Sebastian Santillan
NOUVEAUTÉS HOLLYWOODIENNES

« PUBLIC, QUE DE CRIMES… » Ce compartimentage, pratiqué depuis toujours en


Arts n° 575, 4 juillet 1956 librairie, sera-t-il un bien ou un mal ? Cela est une autre
affaire. Je sais que si, chez nous, la marchandise est ven-
Il était minuit. Je passais devant un cinéma. Des gens due en vrac, ce n’est pas toujours la faute du commer-
sortaient. Je saisis au vent ces commentaires : çant : il n’existe pas, dans le domaine du film, entre le
navet et le chef-d’œuvre, des cloisons analogues à celles
« Vraiment très bien. Je ne m’attendais pas à ça. qui se dressent entre la littérature qui se prétend telle et
- Évidemment, à voir l’affiche. le roman pour midinettes. Le propre du cinéma est encore
- Bonne surprise. On reviendra. » d’être un art populaire, vertu, ou défaut, qui l’a gardé de
l’ésotérisme. Je me défie des films qui se proposent d’em-
Passons sur la naïveté de la dernière remarque. Ce qui blée de ne flatter que l’élite. Mais s’il est vain d’élever,
me touche, c’est la révélation d’une exigence, d’un goût, à tout prix, des barrières, ce n’est pas une raison pour
en l’occurrence, certain (il s’agissait du Bandit d’E. G. brouiller encore plus les cartes. On nous ôte jusqu’aux
Ulmer), de l’injuste méfiance où pousse une partie, plus moindres indices par lesquels une œuvre de goût peut se
grande qu’on ne croit, du public une trop fruste publi- révéler aux regards non avertis. Cela ravit les amateurs
cité. Entre ceux pour qui l’histoire du cinéma n’a pas plus de chasse au trésor que nous sommes, mais le bon, l’hon-
de secrets que, pour un chauffeur de taxi, le plan d’une nête public, on peut concevoir qu’il n’ait, en ses fins de
grande ville, et celui que la vue d’une épaule nue ou d’un journée ou son week-end, qu’une passion toute modérée
revolver bien braqué jette irrésistiblement vers le gui- pour ces parties de cache-tampon.
chet, il y a tout l’« entre-deux », la foule de ceux qui, pour Que de fois une affiche vulgaire, un titre ridicule
ne s’y point connaître en la cuisine, ne manquent pas ont refroidi plus de spectateurs qu’ils n’en ont, en fait,
de jugeote, à qui un emballage trop reluisant inspirerait alléchés. Je connais telle ou telle personne ni prude, ni
plutôt des doutes sur la qualité du contenu. Qu’elle entre pédante, ni gourmée, pour qui le titre La Fureur de vivre
dans un cinéma par hasard, ou par habitude, qu’elle ne (en anglais Rebel Without a Cause) est un barrage suf-
lise point, ou guère, les critiques, nous serions mesquins fisant, si elle ne possède pas d’autre critère. Un de mes
de le lui reprocher. L’honnête homme, on sait, se laisse confrères, dont la tendresse pour Hollywood n’a jamais
habiller par son tailleur et conseiller par son libraire. été très vive, fondait le plus clair de son argumentation
Nombre de salles d’ailleurs, sans parler de celles dites sur la simple citation des noms décernés par les distri-
« spécialisées », se cantonnent dans une ligne précise, buteurs français aux films qu’il voulait démolir. Notre
et proche, peut-être, est le temps où il ne sera pas plus amour pour certaines comédies américaines n’est pas de
absurde de choisir un film d’après la couleur de la porte ceux qu’un prénom disgracieux suffit à refroidir : plaidez
du cinéma, qu’un livre sur celle de la couverture. pour Madame porte la culotte (Adam’s Rib) ou Chérie, je

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me sens rajeunir (Monkey Business), vous vous chargez Ce public des Champs-Élysées « libre », il se peut que
d’un handicap que vous vous seriez bien dispensé d’avoir je le surestime, et pourtant… La preuve qu’il n’est pas
à remonter. aussi nigaud qu’il semble est que certains exploitants,
On me répondra que le propre d’une personne de goût renversant la vapeur, miseraient plutôt sur son snobisme.
est de ne pas se laisser prendre au clinquant de la façade, Un titre en langue étrangère, bref et facile à prononcer,
pas plus dans un sens que dans l’autre. La publicité, bien est de meilleur rendement que son strict équivalent en
entendu, ne s’adresse qu’aux niais, au vulgaire troupeau. notre langue. Des noms comme La red, La strada, Senso,
Quel est le nombre, le visage de ce dernier ? Dans quels Okaasan, s’ils n’apportent rien au succès des films qu’ils
lointains faubourgs, quelles campagnes sauvages faut-il le désignent, n’ont pas peu contribué à les parer d’une
dénicher ? Loin de moi la pensée de nier son importance, auréole de bon aloi. Le metteur en scène a droit sur
que je soupçonne toutefois, en notre douce France, nation l’affiche à des lettres de même grandeur que celles qui
la plus cultivée du monde, moins grande qu’on ne veut désignent les vedettes. Et c’est justice.
dire. C’est de l’élite, seule, pour le moment qu’il s’agit. Mais, car il y a, hélas, un mais, il serait regrettable
Elle est assez maîtresse de soi pour surmonter une pre- qu’un excès maladroit de zèle ne tournât à la fail-
mière répugnance, assez curieuse pour s’informer, trop lite de cette politique plus saine que ces messieurs du
intelligente pour se laisser prendre à d’autres arguments commerce se décident à pratiquer. L’incroyable chara-
que ceux de la plus saine rhétorique. Soit, j’en conviens. bia dans lequel sont rédigés certains « communiqués »
Puisqu’on ne peut la prendre que par le haut, inutile ou publicitaires ne peut avoir d’autre effet que d’agacer le
trop compliqué de s’occuper d’elle : reste à flatter la foule lecteur. Que le film ait droit, au moins, aux mêmes égards
par les moyens les plus bas. J’en conviens encore, mais que les imperméables, le savon à barbe et autres produits
qu’il me soit permis de m’étonner que, dans notre partie, beaucoup plus intelligemment et élégamment défendus.
le cinéma, c’est dans la direction de la première vague Qu’on me pardonne d’évoquer ici la fable de l’âne et du
de public, celui des salles d’exclusivité, que la publicité chien… Quelle valeur accorder à un jugement anonyme,
déploie ses plus puissantes et ses plus clinquantes batte- si le style dans lequel il est rédigé, la maladresse des
ries. Plus tard, dans les quartiers, en province, on gobera références dont il s’orne n’est propre qu’à exciter le
le plat du jour sans récriminer. Vous avez dû remarquer sourire de cette partie précise du public, à laquelle il a la
que dans un pays aussi attentif que l’Amérique à sacri- prétention de s’adresser ?
fier aux mânes du commerce, les titres sont plus discrets Ces remarques se veulent partielles : ce n’est pas
que les nôtres. Signe d’une meilleure éducation ? D’une contre la publicité même que j’en ai. Elle est bien mieux
moindre, paraît-il : l’attrait de la vedette est là-bas tel et qu’un mal nécessaire. C’est un fait de la vie moderne
le concert de la publicité si tonitruant qu’on néglige cet auquel nous sommes redevables d’autant d’avantages que
appât supplémentaire qu’est un en-tête bien ronflant. d’inconvénients. Depuis Émile de Girardin, la presse lui

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doit sa puissance et, en une certaine mesure, l’indépen- attaché au genre. Et pourtant , malgré leur allure
dance dont elle jouit. En face de ces pignons peinturlurés démagogique, Guerre et Paix et Géant restaient empreints
qui salissent nos villages, nous avons, je crois, assez de du sceau de deux très grands talents, King Vidor et
bonnes et plaisantes affiches à proposer. Et puis, c’est un George Stevens. Ils venaient nous rappeler que le dieu
fait constant que les meilleures maisons ont toujours eu cinéma n’avait pas nécessairement les bras aussi fermés
pour point d’honneur d’user de la réclame la plus sobre que ceux du Christ janséniste, que le bon riche, plus que
et la plus subtile. Pourquoi, en notre seul domaine, faut-il le mauvais pauvre, devait trouver place en son paradis.
que la loi soit si souvent contredite ? Mon dépit est grand, Avec Cecil B. DeMille nous voguons dans des eaux
je l’avoue, de voir le cinéma, ce cinéma que j’aime trop moins pures. Il est facile de condamner son œuvre, au
pour ne pas le vouloir pur de toute souillure même invo- nom de l’intelligence, au nom du goût, au nom du cinéma
lontaire, donner, de ce côté-là, prise à la calomnie. Je sais qui est, comme le dit Bresson, « moins un spectacle
qu’il a dû son essor, sa vitalité, beaucoup de sa valeur qu’une écriture »  1. L’auteur des Dix Commandements
d’art, à l’étroit contact qu’il garde avec le plus large commet même le sacrilège de transformer en spectacle
public : oui, ce lien-là, il faut sans cesse le consolider, de Châtelet l’Écriture par excellence et de la priver par
le fourbir ; mais, vraiment, a-t-il besoin d’être si rude, si là même de cette amphibologie qu’elle a, à travers les
grossier ? Je ne peux le croire. Ce ne peut être que l’effet siècles des siècles, jalousement sauvegardée. Nos clas-
de quelque malentendu nuisible à tous, consommateurs siques avaient raison de proscrire de la scène le mer-
comme producteurs, et que je voudrais le plus tôt pos- veilleux chrétien. Comme il défiait les « machines »,
sible voir dissiper. il défie tous les truquages  : caches, transparences,
surimpressions, travellings mats.
Cecil B. DeMille ignore ce genre de scrupules. Il
LES DIX COMMANDEMENTS  méprise la critique, ce qui a le mérite de donner au cri-
Cecil B. DeMille, 1956 tique les coudées franches  : « Les critiques peuvent
écrire ce qu’il leur plaît ; c’est le public qui donne le ver-
« CINQ MILLIARDS POUR RIEN » dict final. Le public à travers les recettes. Les bons films
Arts n° 654, 22 janvier 1958 réussissent ; les mauvais échouent. » Cette philosophie
plus simpliste que cynique s’accompagne d’une vanité
Le film « colossal », boudé depuis l’avènement du parlant non moins ingénue. Sollicité, il y a quelques années, de
au profit de l’intimisme, est revenu à la charge avec donner sa liste des dix meilleurs films de l’histoire du
la couleur, l’écran large, depuis la concurrence de la cinéma, l’heureux metteur en scène y faisait calmement
télévision. Nous avons pu voir récemment deux de ces
entreprises gigantesques, grevées du lourd handicap 1  Cf. Cahiers du cinéma n° 75, octobre 1957 [NDE].

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figurer cinq de ses propres productions – dont la que si la caméra de DeMille ne sait pas – comme l’eût
première mouture des Dix Commandements. fait, sans doute, celle d’un Eisenstein – insuffler un style
Il avait toutefois l’élégance d’attribuer les deux épique à sa carrure et à sa démarche, il a tout de même
premières places à deux œuvres auxquelles il devait fière allure au milieu des sables et des rochers, toutes les
beaucoup, sinon tout – car il ne possède même pas le fois que ces derniers ne sont pas en carton-pâte.
mérite d’être l’inventeur de sa propre spécialité –, l’une Mais ce sont les plans d’ensemble, les scènes de foule
médiocre, Cabiria, l’autre un chef-d’œuvre, la Naissance qui m’ont procuré la plus heureuse surprise. Certes Cecil
d’une nation de Griffith dont l’esprit anime encore Guerre B. DeMille ne possède ni cette clarté ni cette richesse
et Paix et Géant et dont l’art est aussi loin de celui de d’invention dans le détail qui font la force de Griffith :
DeMille que les peintures de la Scuola San Rocco le sont l’arabesque y apparaît d’une incontestable pauvreté et
des fresques du Panthéon. Aussi bon brasseur d’affaires il n’est qu’à comparer, par exemple, la spirale de la scène
que soit l’alerte vieillard au porte-voix et aux culottes d’orgie, au moment du Veau d’or, avec celle de la kermesse
de cheval entrevu dans Sunset Boulevard, on ne peut le de Rubens. Mais la fuite dans le désert où l’humour des
confondre avec un vil commerçant. notations acquiert – l’on pense à Gance – une sorte de
Il a donc sa conception de l’art. Saint-Sulpice l’a aussi. grâce dans la puérilité, et surtout le passage de la mer
Seulement – là est la question –, il y a des degrés dans Rouge, justifient la peine qu’ils ont coûtée. Brusquement
le pompiérisme. Si l’on admet que certaine Notre-Dame le cadre acquiert ce sens de la proportion juste, qui n’est
de Paris occupe le plus bas de l’échelle, il y a pas mal de pourtant pas, ailleurs, son point fort. Lorsque tombe du
barreaux à gravir avant d’en arriver à l’œuvre qui nous ciel la colonne de feu, prend place un vaste plan où l’on
occupe. Comme le faisait remarquer Jacques Doniol- peut évoquer le Jugement dernier du palais des Doges
Valcroze, l’Épinal y sait laisser la place à un baroque ou sans trop déshonorer le modèle. Et c’est également sous
un précieux d’assez bon aloi. le signe du Tintoret que s’opère le franchissement des
En fait d’anachronisme et de mauvais goût, la Dalila eaux, clou technique du film, mais aussi esthétique.
de Rubens bat largement celle du cinéaste, « le décor du Malheureusement trop de gros plans d’insert tra-
bain de Samson qui fait penser aux bains romains d’Hu- hissent le truquage, et si les grands Vénitiens gagnent à
bert Robert est d’un goût exquis et nombre des costumes être examinés à la loupe, ce n’est point le cas de l’imagier
du film ne sont pas sans rappeler l’esthétique d’un Oliver d’Hollywood. Ajoutons que dans d’autres séquences – celle
Messel dans Roméo et Juliette (de Cukor). » (Cahiers du du buisson ardent, celle du miasme de la peste qui che-
cinéma n° 5). Accordons, ici également, que le tribut payé mine, celle du Sinaï –, ce ne sont pas les musées qui nous
à la peinture ou la sculpture ne l’est pas toujours de la reviennent en mémoire, mais bien les bandes dessinées de
façon la plus indigne, que le Moïse campé par Charlton science-fiction. Et si Charlton Heston est sans reproche, si
Heston évoque assez heureusement celui de Michel-Ange, les interprètes féminines Anne Baxter, Yvonne De Carlo,

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Debra Paget, malgré la grâce discutable de leur accoutre- Raoul Walsh, le second borgne d’Hollywood (l’autre étant
ment, tirent leur épingle du jeu, le cabotinage du clown Yul John Ford), fait des films qui ressemblent à son visage
Brynner, les contorsions monotones des Glamour Girls ont de vieil écumeur des mers. Il aime l’air du large, la chose
tôt fait de mettre frein à notre indulgence. militaire, les virées nocturnes, les franches rasades et les
J’ai voulu être honnête, me tenir à égale distance cris des filles chatouillées. Littérature qui a ses lettres
d’un facile dénigrement et d’une défense paradoxale. En de noblesse, mais ce baroudeur, s’il sort superbement du
définitive mon principal reproche portera moins sur la rang, est trop inégal pour prétendre au bâton de maré-
forme (le genre est ce qu’il est, nous savons à quoi nous chal. C’est une manière de Hawks roturier, point ascète,
attendre) que sur le fond. On peut croire DeMille sincère, mais point gras, ni trop jovial, ni trop cynique : vieil
malgré toute sa rouerie. Passe encore qu’il ait brodé, américain cent pour cent.
dans la première partie, une très fade histoire d’amour. Ce que j’ai dit d’Holly wood, à propos de Richard
Le décevant, c’est le creux de propos, le rabotage systé- Quine  2 , aurait sa place ici, bien que le présent tissu
matique de ce que le livre de l’Exode, comme le sacrifice d’uniforme (celui des G. I., et celui des filles) soit loin de
d’Isaac, comme l’histoire de Job, contient de choquant valoir la broderie de tout à l’heure. L’air est non moins
pour la raison : le fait, par exemple, que Jéhovah « endur- sain, mais les couleurs changent : aux roses et aux bleus
cisse le cœur du Pharaon », afin de raidir sa résistance se substituent les verts violents et les cuivres, sur le
et rendre le châtiment plus terrible. Nous sentons sous- fond indigo des montagnes hawaïennes. Un tel sujet
jacente la glu d’une plate philosophie pragmatique, requiert, d’ordinaire, des tons plus morbides. Cela est
pâteux mélange de recettes d’hygiène morale et de vrai, au moral comme au propre. Les histoires de prosti-
slogans humanitaires. L’abus de la machinerie tue le sur- tuées au grand cœur sont des aimants à capter les pon-
naturel comme il tue le tragique. Moïse est ravalé au rang cifs. Ce n’est pas sans les plus grandes craintes que nous
d’un voyageur de commerce déballant sa valise pleine voyons, dans les premières minutes, notre entraîneuse,
de bibles, de cantiques et de tours d’illusionniste. Je ainsi qu’on dit chez nous, « hôtesse », là-bas, galamment
sais que Cecil B. DeMille aime à se considérer comme le baptisée (Jane Russell), s’amouracher d’un romancier
démarcheur de Dieu. Libre à nous de préférer une publi- (Richard Egan) dont le faciès, et la prose un instant citée,
cité plus raffinée. prouvent qu’il n’a pas dû beaucoup pratiquer Faulkner.
Mais la peinture du bungalow, lequel pourtant date
d’avant-guerre, réussit à nous instruire dans un rayon
BUNGALOW POUR FEMMES que nous croyions exploré jusqu’au fin fond. Là-des-
Raoul Walsh, 1956 sus, une esquisse de la vie coloniale, une reconstitution

Arts n° 583, 5 septembre 1956 2  Cf. p.  277 [NDE].

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fort impressionnante de l’attaque de Pearl Harbour (ce ambitieux et les commerciaux, c’est à coup sûr dans la
Waterloo américain), des scènes de la vie militaire dans seconde que nous rangerons Raoul Walsh.
la ligne du Cri de la victoire. Walsh aime son métier. Il a même de cet amour donné
Jane Russell joue les prudes avec beaucoup de chien, assez de gages – plusieurs fractures, un œil perdu – pour
palpe de son long bras nerveux la corde sentimentale, que nul ne songe à le mettre en doute. Il n’est pas un
sans la faire larmoyer : son jeu est sobre comme ses intellectuel. Il n’est pas non plus un naïf. Il assure que le
caresses, y compris celles qu’elle destine aux dollars ; sa mélodrame n’est pas nécessairement destiné aux niais et
gorge de figure de proue et ses hautes cuisses sombres chacune de ses œuvres fournit de ce principe une origi-
ne démentent pas leurs vingt-six ans avoués. Cette chair nale démonstration. La donnée de cette histoire n’a rien,
américaine retrouve sous d’autres canons la pureté de j’en conviens, de très rassurant. Amantha Starr (Yvonne
l’antique, et nous oublions l’immonde French Line. De Carlo), fille d’un riche planteur du Sud, apprend brus-
Walsh est un bon sculpteur : son ciseau économe quement, à la mort de son père, que sa mère était une
rend un son aussi juste que la chiquenaude de la tenan- esclave métisse. Illico, on l’embarque sur le steamer en
cière (Agnes Moorehead) sur le bras de Mamie Stover. direction des enchères publiques de La Nouvelle-Orléans.
Le Cinéma­Scope et la couleur nous font apprécier mille Walsh, dont la paillardise est, comme on sait, un des
nuances que l’ancienne grisaille laissait échapper. péchés mignons, ne manque pas d’exploiter la situation
Nous avions raison de miser sur le procédé Chrétien. avec sa verve habituelle. Notre héroïne trouve donc
Ce bas-relief en ronde-bosse crée des exigences sur acquéreur en la personne de Hamish Bond qui ne peut
lesquelles on ne peut revenir. L’avenir, jusqu’à nouvel être que sympathique, campé par le don Juan le plus
ordre, est avec lui. Plus tard, beaucoup plus tard, il sera chevronné d’Hollywood – bien qu’un tantinet décati –,
temps de retourner à l’ascèse des primitifs. sa seigneurie Clark Gable. Doucement, du grivois, la route
s’infléchit vers le sentimental et la naissance d’un très
ordinaire roman d’amour entre le maître et l’esclave nous
L’ESCLAVE LIBRE fait, un moment, présager une fin sans relief.
Raoul Walsh, 1957 Mais Walsh n’a pas encore vidé tout son sac. Nous
sommes à la veille de la guerre de Sécession. La tempête
« CLASSIQUE DE L’AVENTURE » gronde. Les caractères se précisent. Ce conflit des volon-
Arts n° 653, 15 janvier 1958 tés – des volontés, non des doctrines – prend le pas sur
la romance et, après un duel point tout à fait indigne de
Rien de plus arbitraire, on le sait, qu’une hiérarchie des celui de Tchekhov, nous sentons la matière beaucoup plus
genres. Mais enfin, rendons les choses claires. Si l’on résistante que nous n’avions pensé tout d’abord. C’est
convient de diviser les cinéastes en deux catégories, les l’invasion nordiste, mais les infortunes de la vertueuse

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métisse ne cessent point avec l’arrivée des troupes de de Max Steiner. Mais la vitesse d’exécution gomme la
Lincoln. Le préjugé de race a cours, au Nord comme au lourdeur de certains effets. Et peut-être ces harmonies
Sud ; il est même ici plus choquant. Raoul Walsh ne nous nous apparaîtraient moins ronflantes si, moins attentifs
a jamais caché ses sympathies sudistes, mais nous le à la portée supérieure – la trame pure du récit –, nous
sentons animé d’intentions moins mesquines que celles prenions soin de déchiffrer tout le long du film un réseau
de régler ses petites querelles personnelles. Il se tient de basses précieuses.
à égale distance de la passion partisane et de la froide
impartialité. Ce n’est pas à leurs idées qu’il juge les per-
sonnages. Il attend que quelque sursaut de fierté solli- LE BATAILLON DE LA NUIT
cite son adhésion. Pour ma part, je trouve le personnage Allan Dwan, 1956
du régisseur noir, ici, beaucoup plus sympathique que le
boy-scout Mau-Mau du Carnaval des Dieux, de Brooks, « AIMABLE CONVENTION »
incarné par le même Sidney Poitier. Et bien entendu, les Arts n° 672, 28 mai 1958
plus malmenés seront les doctrinaires, au premier chef
l’hypocrite méthodiste, premier soupirant d’Amantha. Ce film qui traite d’un épisode de la guerre de Corée est
Nous voici donc menés très loin du rocambolesque bien loin, tant par l’esprit que par la facture, du Men in
et de la polissonnerie des premières séquences. Il y a War (Côte 465) d’Anthony Mann, que nous vîmes l’an
même quelque chose de très beau dans la révolte et l’or- dernier. C’est le type même de la production de série, réa-
gueil de cette femme – blanche de peau, si elle est noire lisée avec de tout petits moyens et confiée à un metteur
par le sang –, qui blesse encore plus la sympathie des en scène déjà parvenu au seuil de la retraite. Irai-je lui
gens de couleur que le mépris de ceux au clan desquels découvrir des grâces particulières, réservées aux seuls
elle estime n’avoir pas cessé d’appartenir. Sans vouloir « mordus » ou experts en l’art du paradoxe ? Même pas.
établir de comparaison entre deux hommes, dont l’hu- Il me semblait bâti à l’exacte mesure du public de cette
meur heureuse et une égale haine du manichéisme sont salle de Pigalle où j’étais allé le voir en version française :
peut-être le seul point commun, je n’ai pu m’empêcher de un film populaire, tel qu’on n’en fait plus guère, dont la
penser à ce sentiment de l’« équilibre » 3 dont Renoir nous rude naïveté n’a cure de l’approbation du critique, lequel
entretenait récemment, à propos de La Marseillaise. ma foi, n’a mieux à faire que lui rendre la pareille.
La mise en scène, on ne peut plus classique, ne Si nous gardons un grain de tendresse pour Allan
manque pas d’assaisonner les temps forts de l’action Dwan, ce vétéran des vétérans (seul Cecil B. DeMille,
d’accords aussi attendus que ceux plaqués par la musique et de quatre ans à peine, le bat par l’âge), c’est moins,
sans doute, pour ce qu’il est que pour ce qu’il représente.
3  Cf. Cahiers du cinéma n° 78, Noël 1957 [NDE].
Avec une constance jamais en défaut, il illustre, en effet,

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une des plus respectables traditions d’Hollywood, issue de la « culture », nous souhaitons de l’aimer encore, pour
tout droit de la fameuse « Triangle ». Maître en l’art de la d’autres raisons. Et notre amour est exigeant.
confection, il a, obscur jardinier, fidèlement entretenu
ce terreau sur lequel l’œuvre de Hawks, par exemple, a
germé vers de plus hautes destinées. Il ne possède même DEUX ROUQUINES DANS LA BAGARRE
pas cette intelligence critique, cette sobriété, ce beau Allan Dwan, 1956
coup de crayon qui aident un Raoul Walsh à évoluer
nettement hors du rang. Si Hawks est général et Walsh Arts n° 584, 12 septembre 1956
capitaine, nommons Dwan sergent, ce qui n’a rien d’un
déshonneur, si, comme il est dit à peu près dans ce film, Le plus pur style Grand-Guignol. Ceux qui taxent tel
« les guerres sont gagnées par les sergents ». Hitchcock ou tel Lang de mélodrame, que diront-ils ici ?
Et puis, même ici, il sait nous montrer qu’il s’estime Caractères frustes, situation confuse, violence, éro-
un tant soit peu plus malin que l’histoire qu’il nous conte, tisme, meurtre, folie. Le sang coule, englue chemises
épaulé par son compère, l’acteur John Payne dont les et vestons. Le héros tombe à deux reprises, percé de
regards en coulisse nous aident à digérer la convention balles, et l’infirmier qui l’emporte assure qu’il s’en tirera.
et l’emphase des épisodes sentimentaux. Faut-il vrai- D’énormes naïvetés, de ces mimiques qu’on ne croirait
ment s’indigner que ce récit d’une opération de la guerre plus possibles, une absence constante de mobiles.
de Corée obéisse aux règles strictes du western ? Non, Le personnage principal (John Payne), escroc sans
car, malgré le nombre impressionnant de cadavres qui le envergure qu’il faut bien trouver sympathique, puisque
jalonne, le film n’a pas l’air de prétendre au sérieux. C’est l’héroïne l’aime, est un joueur d’échecs qui préparerait ses
l’histoire d’une bouteille de scotch que son possesseur, coups sur un damier ; il singe les détectives de Chandler,
capitaine dans les « marines », réserve pour une grande comme un chimpanzé copierait l’épure d’un mathémati-
occasion, et les occasions sont si belles, si fréquentes, cien ; il trace des lignes correctes, mais ne boucle jamais
surviennent en ordre si précipité que finalement la ses figures. Peu importe, puisque la solution est toujours
bouteille ne se débouche pas. Peut-être s’en fallait-il d’un d’une simplicité enfantine.
cheveu que cette lourde malice de conte troupier ne se C’est bien là ce qu’il faut appeler un mauvais film. Hol-
muât en bel humour macabre. lywood nous a donné, ces temps-ci, trop de belles choses,
N’accablons pas ce cinéma-là de sarcasmes : il est pour que je risque ma peau à le défendre. Mais ce n’est
mort, ou presque. Ne déplorons pas non plus sa dispa- pas du mauvais cinéma.
rition. Nous avons aimé Holly wood parce que, pour Allan Dwan, qui tourne depuis plus de trente ans,
reprendre un mot de Jean Renoir « il avait su retrouver a droit à notre respect. Il dirigea Douglas Fairbanks
l’esprit des primitifs ». Au seuil d’une nouvelle ère, celle dans Robin des Bois, et nous a offert récemment Quatre

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étranges cavaliers qui nous replongèrent avec délices nés autour de la Canebière, plutôt que sur les rives du
dans le beau temps de la « Triangle » (compagnie fondée Pacifique. Et pourtant un Fritz Lang eût peut-être fait
comme on sait par Griffith, Ince et Mack Sennett). Il a su de cette histoire de gang et de corruption une grande
rester égal à lui-même, ce qui comporte ses inconvénients chose : cette sarbacane sous-marine et sa flèche lancée
et ses avantages. Comme tous les pionniers, il possède tour à tour par les deux filles, cette bataille au revolver
une richesse d’invention visuelle qui fait défaut aux plus derrière les consoles, les divans et les rideaux évoquent
jeunes. Il trouve, dans certaines situations déterminées Chasse à l’homme et Règlement de comptes…
(celles dont se délectait le muet), des gestes d’une grâce Mais, telles que nous les campe Dwan, il faut porter
ou d’une vigueur étonnantes. Puis, dès qu’il entonne le au cinéma beaucoup de mépris ou beaucoup d’amour, pour
mode psychologique, cher à nos contemporains, il montre faire ses délices des deux rousses et de leurs aventures.
le bout de ses gros doigts.
Est-il sérieux ici ? On ne saurait dire. Le fait est qu’il
s’intéresse aux filles avec un peu trop de constance. L’une LA BELLE DE MOSCOU 
de nos deux rousses (Rhonda Fleming), secrétaire entre- Rouben Mamoulian, 1957
tenue par son patron, et amoureuse du maître chanteur,
la personne raisonnable et vertueuse du film (l’amora- « VULGAIRE »
lisme est ici désarmant), couvre sa gorge de la chemise de Arts n° 654, 22 janvier 1958
nuit la plus transparente, ou la moule d’un sweater étroi-
tement collant. La seconde, kleptomane et folle (Arlene Ce film en comprend deux qui n’ont entre eux d’autre
Dahl), qui racolera, dans un dernier plan ahurissant, le point commun que la présence des mêmes protagonistes,
vieux beau plaqué par sa sœur (Dwan, vraiment, est-il ici comédiens, là danseurs. Il convient de juger chaque
sérieux ?), joue du jarret, comme du temps où les robes partie séparée.
descendaient à peine au genou. Cette démarche froufrou- Commençons par le pire  : l’anecdote, remake, ou
tante, cette cheville mutine, ces yeux en coulisse, cette plus exactement plagiat du célèbre Ninotchka. Le film
bouche en cœur sont des valeurs démonétisées, mais fort de Lubitsch, qu’on a pu revoir récemment, pas mal de
appréciées des antiquaires. Elle se déchausse, retrousse temps après la mort de Staline, n’a rien perdu de son mor-
ou rabat sa jupe selon une technique qui n’a plus cours. dant. Ici, tous les efforts qu’ont faits les scénaristes pour
Mais l’archaïsme n’irrite que s’il est pastiche. moderniser l’argument (l’histoire d’un musicien sovié-
Un homme de 71 ans a le droit d’ignorer la mode, sur- tique qui choisit la liberté) ne parviennent qu’à rendre
tout sur le chapitre des femmes. Nous serons un peu plus plus inactuelle encore la satire. Ce ne sont que des trucs
exigeants en ce qui concerne tous ces mauvais garçons que rougiraient d’employer les plus lourds des dessina-
de petite ville, qu’on croirait, tant ils font vieux jeu, teurs humoristiques. Et le portrait des gens de cinéma

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américains est plus lamentable encore. Pas la moindre cinéma. Sous leurs pas (c’est flagrant ici) l’écran s’élargit,
trace de cette beauté propre à la caricature dont Tashlin le décor prend vie, les couleurs, même, perdent leur vul-
nous offrit récemment de si brillants exemples. Charger garité. Nous pénétrons dans un monde nouveau qui n’est
n’est pas enlaidir. On ne combat pas le mauvais goût en ni tout à fait celui de Lumière, ni celui de Terpsichore,
faisant preuve de plus de mauvais goût. L’immonde Peggy lesquels, bien souvent, aiment à se montrer frères enne-
Dayton (Janis Paige) est propre à nous faire trouver les mis (on sait ce que donne filmé un ballet d’opéra).
grâces de Jayne Mansfield aussi discrètes que celles de Faut-il ou ne faut-il pas voir La Belle de Moscou ? À
la Vénus de [...] 4 l’honneur de diriger sans trop de dam vous donc de juger, selon que l’emportera votre admi-
l’un des plus célèbres films de Greta Garbo, La Reine ration pour le joyau ou votre répulsion pour la monture.
Christine, aurait mieux fait de ne pas sortir de sa sage
retraite pour poursuivre le fantôme de celle-ci.
Nous supposons que, pendant les scènes de ballet, HAUTE SOCIÉTÉ
le metteur en scène s’est croisé les bras. Il a bien fait, Charles Walters, 1956
confiant dans le talent des chorégraphes (Hermes Pan
et Eugene Loring) et surtout des danseurs Cyd Charisse « SUCRE ET PEU DE SEL »
et Fred Astaire qui ne sont point, comme on sait, des Arts n° 607, 20 février 1957
novices. J’ai sans doute été un peu sévère récemment
pour ce dernier 5, à propos de Funny Face. Mais la mala- Si vous n’aimez pas les couleurs de bonbonnières, la
dresse d’Audrey Hepburn le mettait dans la nécessité musique sucrée et les mélodies sirupeuses de Cole Porter,
de faire cavalier seul, et le film avait d’autres mérites. si vous admirez trop Armstrong pour souffrir qu’il se
Ici, l’indigence du reste nous force à nous rattraper sur dévalue, si vous avez gardé des films d’Hitchcock une
la danse, et la partenaire est de celles qui donneraient bonne impression du talent de Grace Kelly, inutile d’aller
de l’inspiration à moins inspirés. Le couple célèbre de voir le film de Charles Walters. Cet ancien danseur, cet
Band Wagon a tenu à montrer qu’il n’était pas au bout de habile chorégraphe est en passe de devenir le cinéaste le
son rouleau. Ces trop rares moments sont des festivals plus mièvre d’Hollywood. Il dut à je ne sais quelle bonne
de virtuosité, d’élégance, de précision. Mais ce qu’il y a étoile de réussir dans Lili un coup que La Pantoufle de
de plus admirable chez nos deux danseurs, ce ne sont pas verre, malgré Leslie Caron, ne put réitérer.
tant leurs grâces corporelles que la façon dont ils savent Les deux monstres sacrés de la chanson américaine,
penser leur art en fonction des nécessités propres au Frank Sinatra et Bing Crosby, se font des politesses.
Si, dans le film, Bing est, in extremis, l’heureux élu de
son ex-épouse, nous sommes déçus que la morale n’ait
4  À cet endroit, une ligne manque dans l’article original [NDE].
5  Cf. p.  272 [NDE].
pas fait une entorse en faveur du meilleur comédien. Il

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est peu d’acteurs, même à Hollywood, qui nous offrent présente aujourd’hui Henry Koster. Ce qui est certain,
un si brillant exemple de naturel parfait, d’absolue c’est que ce film célèbre dans les annales de la comédie
décontraction. Constatons que l’interprète de L’Homme américaine m’avait laissé une impression beaucoup moins
au bras d’or le doit non moins à son talent qu’à la ferme vive que New York-Miami, Mr. Deeds ou Cette sacrée
et intelligente direction de Preminger. vérité. Cette histoire d’une jeune écervelée amoureuse
La satire du beau monde et celle de la presse (Sinatra d’un pseudo-clochard, qui s’improvise maître d’hôtel,
joue le rôle d’un journaliste) marient mal leur sel au sucre porte terriblement la marque de son temps. Du classique
du gâteau. La situation aurait toutefois quelque piquant, motif du dépit amoureux, elle semble ne faire qu’une
si l’affaire était plus rondement menée : de fait, elle simple ficelle, trop complaisamment étirée pour entraî-
le fut jadis par Katharine Hepburn lors de la première ner notre créance. Pourquoi tous ces chichis, ces larmes
version cinématographique de cette pièce à succès, sous avalées, ces mornes crises de nerfs inutiles, cette muf-
la direction de George Cukor. lerie érigée en système ? Quelle est donc la clef de cette
Profitons de l’occasion pour nous indigner contre prétendue psychologie ?
l’inepte coutume du « remake ». Quelques heureuses Je veux bien croire que la réponse était dans l’an-
exceptions ne peuvent nous interdire de porter une cienne édition. En tout cas elle ne figure nullement dans
condamnation de principe, et d’autant plus sévère que la la nouvelle. Par une étrange dérision du sort, le remake,
fréquence de ce genre d’entreprises a tout l’air de croître. loin de moderniser son modèle, comme il s’y applique par
Au pays des Van Doren, la mémoire serait-elle un délit ? d’oiseuses modifications de détails, ne fait que mieux
ressortir son caractère désuet. Peut-être ne ririons-nous
plus à Labiche si l’on remplaçait la calèche par l’automo-
MON HOMME GODFREY bile et la console Second Empire par la télévision, petit
Henry Koster, 1957 tour de prestidigitation familier à nos actuels cinéastes
parisiens. Mais l’Amérique a mieux à faire, puisqu’à la
« FADEUR AFFADIE » classique comédie moyenne s’est substituée peu à peu
Arts n° 640, 16 octobre 1957 une comédie nouvelle, dont Hawks et Cukor ont posé les
jalons et que Tashlin continue d’explorer avec la verve
Je ne sais si le remake est une opération commerciale- que l’on sait.
ment rentable. Le fait est qu’esthétiquement, elle s’est On dira que Hollywood est assez riche pour se per-
toujours montrée perdante. mettre ces gamineries anachroniques. Je dirai que rien
J’ai vu, il y a environ dix ans, la version de Gregory ne vous oblige à lire My Man Godfrey ou Elle et Lui dans
La Cava. Mais mes souvenirs sont trop imprécis pour de médiocres traductions, si vous n’avez pas pu le faire
que je me risque à une comparaison avec celle que nous dans le texte. Cela posé, le travail d’Henry Koster est

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d’un bon artisan. Le réalisateur de La Tunique est à l’aise de son frère, qui, du même coup, est rejeté sur la rive où
dans les coordonnées du CinémaScope, même lorsque l’attendent chiens et cavaliers, c’est de bon gré, alors,
celui-ci est réduit, sur l’écran du Studio Publicis, aux qu’il retourne en prison, payer le restant de la peine qu’il
dimensions d’une meurtrière de blockhaus. L’ex-metteur mérite...
en scène de Deanna Durbin tire tout ce qu’il y a à tirer Ce genre de conclusion noble ne messied point au
d’un David Niven, un peu trop égal à sa légende, et d’une cinéma, l’américain, surtout. Un Ray, un Preminger et
June Allison, qui a fort à faire pour lutter contre le sou- bien d’autres se fussent certainement tirés tout à leur
venir de Carole Lombard. honneur de cette Thébaïde. Mais Hathaway, trop court en
souffle, se sentait bien mieux à l’aise dans la polissonne-
rie de Niagara. Tout ce qui ressortit à la psychologie ou à
LE FOND DE LA BOUTEILLE la morale est d’un conventionnel à crier. Van Johnson a
Henry Hathaway, 1956 été plus mauvais et Cotten n’a cessé de décevoir depuis
Citizen Kane et Under Capricorn. Je ne leur reprocherai
Arts n° 577, 18 juillet 1956 pas la fébrilité de leur jeu, cette fébrilité dont l’épidé-
mie gagne de jour en jour le haras américain, naguère
Ce film est tiré du roman de Simenon. Un avocat gentle- si flegmatique. Symptôme d’un mal secret, dont il serait
man farmer (Joseph Cotten) est surpris par la visite de fructueux d’élucider la cause ? À moins qu’il ne s’agisse
son frère cadet ( Van Johnson) qui purge une peine de d’une évolution toute naturelle de style retournant à
prison à la suite d’un meurtre commis en état d’ivresse. l’ampleur des premiers âges. Mais le style, c’est bien là
Soucieux de préserver sa réputation, il le fait passer pour ce qui manque. Bogart dans Le Violent ou Palance dans
un ami en attendant que la décrue permette à l’évadé Big Knife ne s’agitaient pas moins, mais menés par une
de rejoindre, au Mexique tout proche, sa femme et ses autre poigne.
jeunes enfants. Mais Van Johnson, pusillanime, hyper- La caméra, en échange, est d’une rare paresse. Les
nerveux, ivrogne impénitent, se remet à boire, gaffe, passages de pur dialogue n’ont jamais mieux mérité leur
met K. O. son frère et s’enfuit dans la brousse. Le reste surnom de tunnels. Seules les scènes d’action pure nous
est échange de belles générosités. Cotten fait taire sa permettent de respirer. Cet homme qui échappe de jus-
rancune, et après une poursuite ultra classique mais tesse à l’arrivée du train, ces chevaux se débattant en
ayant comme fond de toile des pentes, des roches et des pleine cataracte valent, s’ils ne les dépassent, certains
cactus d’une inépuisable photogénie, rejoint son frère des plus beaux moments du Niagara. Hathaway est un
titubant et le mène à l’endroit où le torrent est le plus excellent exemple de ce que le cinéma américain peut
aisément franchissable. Le cadet passe à cheval, mais produire de pire et de ses mérites les moins discutables.
l’aîné, en difficulté, ne doit son salut qu’au dévouement L’écran large y possède une efficacité qui se laissait

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désirer dans les extérieurs, trop truqués, de l’attachante des magazines et l’impayable Rossano Brazzi, loin de pré-
et combien supérieure Rivière sans retour, de Preminger. tendre jouer une quelconque tragédie antique, entonnent
Premier CinémaScope en date, ce film eût fait oublier ses la romance de l’éternel feuilleton.
défauts pour ne laisser que la rigueur d’une démonstra- Libre à Ben Hecht, coauteur du scénario, de se délas-
tion cent fois plus convaincante que celle de La Tunique. ser de ses anciens lauriers en tâtant du Grand-Guignol.
Seulement voilà : il a trois ans de retard. Il joue le jeu on ne peut plus franchement, et fait montre
à l’occasion de ses indéniables talents d’architecte en
doublant le « triangle classique » d’un second triangle
LA CITÉ DISPARUE macabre : les squelettes d’un premier trio dont le deu-
Henry Hathaway, 1957 xième semble destiné à reproduire les aventures selon
les lois anciennes de l’homothétie. Et c’est assez amu-
« NAÏVETÉ CONCERTÉE » sant, ma foi, de voir le courtois chevalier de l’aller se
Arts n° 680, 23 juillet 1958 transformer, au retour, en vilain, même si la psychologie
est quelque peu malmenée à l’avantage de la géométrie
Voici un nouveau film d’Hathaway, assez différent par le dramatique.
ton du western que nous avons vu la semaine dernière Faut-il aimer ou haïr ce genre d’ouvrages ? Disons :
(tourné postérieurement à celui-ci), s’il lui ressemble par c’est selon votre humeur, et la mienne ne leur est pas,
le luxe de moyens déployés et son recours aux plus gros je l’avoue, tellement favorable. Il est souvent difficile de
effets. Il appartiendrait plutôt à la veine parodique, celle juger un film, dans la mesure où il est à la fois peinture
de Niagara, car les auteurs n’exigent point, semble-t-il, et modèle : de beaux paysages, par exemple, arrachent
que nous prenions cette histoire plus au sérieux qu’ils ne un assentiment que nous refuserions à l’anecdote nue.
l’ont fait eux-mêmes. Ils y cultivent le comique « involon- Les choses se compliquent lorsque le cinéma se prend
taire » avec la même roublardise que d’autres la peinture lui-même comme modèle en se pastichant. Vive l’ingé-
« naïve ». nuité des époques héroïques ou cette espèce de sérieux
Ne nous choquons donc point de tant d’invraisem- d’un Hawks, ou d’un Ford, ou d’un Mann, qui n’exclut
blances accumulées. Que le trio des protagonistes, par- pas l’humour, bien au contraire ! Un Walsh, un Dwan, un
tis de Tombouctou, aboutisse à Timgad – qui est, si je ne Sirk se tirent eux aussi des situations les plus rocambo-
me trompe, quelque part au nord de l’Aurès – sans trop lesques par un sens du petit fait vrai ou un lyrisme dont
user la semelle de ses souliers ni ses maigres provisions on ne trouve guère trace dans cette œuvre de faiseurs et
de route, voilà qui n’aura guère de quoi étonner qui a déjà d’intellectuels désabusés. Les personnages, ici, traitent
subi toute une heure de projection. Sur la scène en ruine de l’amour, de la grandeur d’âme, voire de Dieu, avec un
du théâtre romain, le westerner John Wayne, la Sophia sourire en coin qui n’a même pas la flamme voltairienne

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d’un Huston : il s’agit bel et bien de se moquer du monde classique (c’est ainsi que notre siècle a rendu justice à
en prenant le plus de précautions possibles pour que le Ingres) qu’avec « pompier ». Wyler se fait fort d’être à
monde ne puisse se moquer de vous. la page, au point d’avoir trompé, naguère, des esprits
Mais enfin, dans la fumisterie même, l’Amérique aussi perspicaces qu’André Bazin et Roger Leenhardt.
montre un savoir-faire propre à décourager ses émules Sa fameuse « profondeur de champ » prétendait trans-
européens. Un tel film condamne, par exemple, Les Bijou- former en aubier ce qui n’était, chez Welles, que l’écorce,
tiers du clair de lune mieux que ne saurait faire la plus une des n manières (Othello ou Dossier secret nous en ont
virulente critique. B. B. vaut bien Sophia, le personnage proposé d’autres) de traduire une vision du monde ou un
de Stephen Boyd possède, à peu près, la même consis- tempérament. Dans Les Plus Belles Années de notre vie, il
tance que celui de Brazzi, les paysages de Thirard ne ne s’agit plus d’un besoin personnel et profond, mais d’un
rendent guère de points à ceux de Jack Cardiff, et pour- habillage, conforme à la mode en cours.
tant la robe blanche de la pureté des intentions artis- L’oie du film présent est un plat fignolé dans la même
tiques me semble être plus de rigueur sur nos chastes cuisine. Loin de moi l’intention de la mettre en cause,
rives que dans cette Hollywood marquée de la tare ori- pas plus que la glorieuse « profondeur ». Seuls sont visés
ginelle du commerce. Même dans leurs mauvaises leçons, les talents du chef qui ne voit pas plus long que le bout
les maîtres restent les maîtres. de la recette. Il est plus difficile de montrer tout à la fois
ce qu’on se contentait jadis de tourner séparément. Plus
difficile encore d’intégrer à cette totalité un élément a
LA LOI DU SEIGNEUR priori réfractaire à la mise en scène, en l’occurrence le
William Wyler, 1956 moins intelligent des animaux. Beau travail, certes, que
la direction de ce volatile qui court après le petit garçon
« LA LOI DU SEIGNEUR (COURONNÉ et montre des talents d’acteur à faire rager Gary Cooper,
PAR LES ACADÉMICIENS DU JURY DE CANNES) lequel joue pourtant ici l’un de ses meilleurs rôles. Mais
PROPOSE LA PARFAITE DÉFINITION la belle affaire ! Le petit lapin ou l’écureuil de La Règle
DU PIRE ACADÉMISME » du jeu ont pu, à bon droit, nous faire crier au sublime. Ils
Arts n° 625, 26 juin 1957 étaient mieux qu’en situation : en signification, si je puis
dire. Ils avaient la poésie du document, la rigueur de la
Nul doute que c’est, avant tout, à son académisme que chose concertée, la profondeur du symbole, les doubles
La Loi du Seigneur doit la récompense dont le plus aca- appâts du luxe et de la nécessité. Cette oie – qu’elle
démique des jurys l’a honorée et la piètre estime en me pardonne – fait ici l’effet de la cadence savante et
laquelle ne manqueront pas de le tenir les cinéphiles. ennuyeuse d’un concerto qui semble n’avoir été écrit
Mais académique ne doit pas plus être confondu avec qu’en fonction d’elle.

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Qui n’a pas la poésie dans le sang doit préférer la scène, celle où le jeune quaker est aux prises avec les
prose aux alexandrins. Qui est dépourvu de toute fan- trois femelles en rut, est construite sur le même schéma
taisie doit s’interdire les figures de style, même si la que le beau film de Raoul Walsh, Le Roi et Quatre Reines,
mode est au style figuré. Le lyrisme, fût-il champêtre qui fit tout récemment une apparition trop brève sur un
– puisqu’il est vrai que la mode, au cinéma s’entend, est écran parisien. Comparez, dites où est l’élégance et où
au lyrisme –, est la chose du monde la moins faite pour est la lourdeur.
notre maître d’école à la Erckmann-Chatrian. Cette oie Le défaut est d’autant plus choquant que c’est l’hu-
est bien inoffensive. J’eusse été tout prêt à l’admirer mour même qui fait le fond de l’histoire. Humour pro-
– sinon l’adorer – dans une œuvrette de série. Sa pré- testant qu’on peut ne pas aimer, mais qu’il serait injuste
sence dans un film français pourrait nous faire pâmer d’accuser puisque dans Sergent York de Hawks, autre
d’aise. Le cinéma moderne répugne aux truquages : il histoire d’objecteur de conscience converti, il a une tout
est toujours plaisant de voir de vraies larmes, de vraies autre allure. Je ne reproche nullement à Wyler de n’avoir
tempêtes, de vrais animaux qui ne soient pas dirigés au pas su trancher entre bellicisme et pacifisme, mais
pinceau de colle ou au fil de nylon. Mais, ce qui est un fort d’avoir affadi la situation en substituant au vrai tragique
bon principe de base nous irrite, quand on entend l’ériger une sentimentalité qui n’ose dire son nom. La bonté de
en fin du fin de l’art. ses héros est médiocre au sens moderne, non classique du
C’est à dessein que je m’en prends à la partie la plus mot. L’opportunisme de la morale est ici le pendant réac-
brillante. Il y a d’autres passages bien conduits, comme tionnaire du fade progressisme de Géant. Peu importe la
les deux poursuites en voiture, mais qui ne ressortissent conclusion : ici, comme là, les données sont mesquines.
qu’à la pure menuiserie : et nul ne doute que Wyler ne Ce qui est mesquin, surtout, et facile, c’est de mon-
soit un bon maître menuisier. Là où il rate, c’est quand trer les faits réfutant les théories. Le fils aîné s’en va-t-
il singe l’ébéniste. De grâce, que ce janséniste – comme en-guerre, mais c’est pour y pleurnicher sur le premier
disait Bazin 6 – nous épargne l’ornement. À la fin de cer- cadavre ennemi. La fermière ouvre sa porte aux Sudistes,
taine scène autour d’un harmonium, l’aîné de la maison, mais c’est pour frapper de coups de balai le soudard qui
de la pointe de son pied, fait tourniquer le tabouret. s’apprête à plumer son oie. Même enrobé d’humour, le
Cette courte et plate clausule n’a rien à voir avec les trait est déplaisant. On est quaker jusqu’à l’absurde, ou
caprices impertinents de la préciosité. Le geste est dou- bien l’objection de conscience n’est qu’une niaiserie et ne
blement inutile, car il est sans grâce. nous intéresse pas.
La grâce, c’est bien ce qui manque le plus à notre Le style de Wyler se veut psychologique. Il l’est selon
auteur  : au sens commun, comme au théologal. Une une loi qu’on peut appeler de l’anticipation. Ce n’est pas
tant que les réactions des personnages – y compris leurs
6  Cf. La Revue du cinéma n° 10, février 1948 [NDE].
revirements – soient toujours prévisibles d’avance, mais

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la cause en est clairement montrée. À chaque geste, suppose, ne seront pas tant démodés que ternis, comme
chaque regard, correspond un sentiment précis inscrit au un opéra de Donizetti ou un concerto de Saint-Saëns aux-
dictionnaire du langage cinématographique. Dictionnaire quels nous pardonnerions bien volontiers de n’avoir pas
dont Griffith fut le premier rédacteur. Il y a du Griffith su se mettre en avant de leur temps, si nous pouvions y
ici, comme il y en a dans le film de Stevens, mais ce qui découvrir les moindres grâces.
coulait de source a été quelque peu sclérosé par le long
usage. Il est bon de remonter aux anciens, comme le fait
d’ailleurs la jeune école : ce qu’on peut reprocher à notre MOBY DICK
auteur est de ne continuer à tirer d’eux que ce que la tra- John Huston, 1956
dition en a tiré, non d’y retourner puiser les richesses que
les épigones immédiats avaient laissé échapper. « UN MELVILLE À L’AQUARELLE »
Telle pourrait donc être bien la définition de l’acadé- Arts n° 594, 21 novembre 1956
misme : ne contempler les anciens qu’à travers l’amas de
scories que les âges intermédiaires ont accumulé entre Tout le monde a lu Moby Dick, le plus beau des romans
eux et nous. Griffith inventait des gestes. Suivre son marins, cette moderne Odyssée, capable de rivaliser avec
exemple c’est en inventer d’autres, non reprendre ceux le modèle antique par la profondeur du mythe et la puis-
qu’il nous proposait. sance imagée du style. On voit ce qui, dans l’œuvre de
Depuis quelques années la technique de la mise en Melville, a pu séduire John Huston : la peinture d’un achar-
scène évolue peu, ou presque. L’originalité ne réside plus nement poussé jusqu’à la folie et brisé par l’impitoyable
dans le choix du système, mais la trouvaille stricte- force des éléments qui trouvent leur symbole en Moby
ment personnelle. Tout effet est permis, pourvu qu’il soit Dick, la baleine, ou, plus exactement, le cachalot blanc.
repensé ou, plus exactement, senti de nouveau comme Le capitaine Achab parviendra à galvaniser son équipage,
nécessaire. Wyler n’est pas un attardé… Il n’y a plus d’at- mais mourra emporté par le monstre qui, rendu furieux,
tardés, à part quelques fous séniles, par l’esprit, sinon réduit en miettes l’élégant Pequod. Seul survivra au car-
par l’âge. Malheureusement il n’a plus de théorie à se nage le narrateur, sauvé, ô dérision, par le cercueil qu’avait
mettre sous la dent. L’oie, comme nous disions, est un fait construire Queequeg, le harponneur. Du Faucon maltais
plat trop maigre. Il est livré à ses seules ressources. Il n’a jusqu’à Moulin Rouge, ce « thème de l’échec » n’a cessé de
plus rien derrière quoi cacher son immense médiocrité. hanter le cinéaste dont la philosophie a fait couler le plus
Il ne faut pas confondre, disais-je, académique avec d’encre. Huston a, sinon une vision du monde originale, du
classique. À la revoir, chaque œuvre de Hawks brille sans moins de la constance dans ses admirations littéraires.
cesse d’un éclat plus neuf. Il est possible que notre géné- Le film est-il réussi ? Autre question. Moby Dick
ration ait été injuste envers Ford. Les films de Wyler, je semble être une matière en or. L’espèce de poésie qui s’en

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exhale est précisément celle que le cinéma se trouve être renoncer à la comparaison avec le serpent. Il n’a pouvoir
le plus apte à rendre. Depuis L’Homme d’Aran et Tabou, que de montrer, mais en revanche, peut être plus pré-
nous savons que la mer est le meilleur acteur du monde, cis que le narrateur. J’espérais donc que le film précise-
mais acteur capricieux, sensible à la seule baguette du rait la description et que, de cette exactitude, jaillirait,
génie. Huston n’a pas voulu ruser. Une partie de la beauté nécessaire, irréfutable, la métaphore. Il n’en est rien :
du roman réside dans la précision technique des descrip- nous voyons simplement, dans un plan de coupe, la corde
tions. Mais montrer ce que Melville décrit équivaudrait se dérouler autour d’un tambour. Rien de ces « horribles
à filmer un miracle. Il fallait truquer, et avec le tru- contorsions » dont parle le romancier qui, si l’on se fie à
quage, toute poésie s’envole. Ce monstre en caoutchouc son expérience de la mer, évoquait des choses vues. Une
qui joue le rôle du cachalot, le protagoniste du drame, telle reconstitution était-elle impossible à notre époque
n’est ni plus, ni moins impressionnant qu’un Martien de où l’art du harponnage à la main s’est perdu ? Ou bien
« science-fiction ». trop dangereuse ? Reste que nous sommes frustrés de
Melville parle en technicien, mais aussi en poète. Le ce que précisément le film pouvait ajouter au roman. Ce
cinéma n’a nul besoin de la métaphore puisque la nature, n’est qu’un exemple entre mille.
qu’il montre, est grosse de toutes les métaphores du Huston a joui, ces dernières années, d’une excellente
monde. Entre le mot vague et une comparaison homérique, presse, tant en France qu’en Amérique. Nous étions
il y a toute la distance qui sépare la poésie du langage quelques-uns à trouver cette faveur excessive. Je blâme
ordinaire. Faites surgir la vague sur l’écran, vous pourrez, ici le choix du sujet, mais cette faute honorable ne doit
si vous vous appelez Flaherty ou Murnau, enfermer dans pas en masquer certaines qui le sont moins. L’auteur
sa retombée une poésie qui se moque bien des troupeaux, d’African Queen ignore, malgré qu’il en ait, l’art de jouer
des nuages et des montagnes. La beauté de la nature nue avec les éléments naturels ; même lorsqu’il n’emploie
dispense des mensonges de l’analogie. Encore faut-il que pas la « transparence » ou le « travelling matte », ses
cette beauté-là soit montrée sans tricherie. cadrages, ses angles de prise de vues sentent à cent
Prenons un exemple. Quand la baleine file, le harpon lieues l’artifice, pis, la convention. À cette rhétorique
dans son flanc, la ligne se déroule à toute vitesse et, nous laborieuse, nous préférons le gros bon sens d’un
dit Melville, « enveloppe l’embarcation de ses boucles Raoul Walsh et autres honnêtes menuisiers du film
compliquées, tournant et serpentant dans presque d’aventure. Incarné par un Gregory Peck mordu de tics,
toutes les directions ; les rameurs sont prisonniers de le personnage d’Achab perd tout son mystère. La pompe
ses contorsions périlleuses, si bien qu’ils apparaissent shakespearienne des dialogues détonne dans la bouche
aux yeux craintifs des terriens, comme des jongleurs hin- des acteurs, sauf (et peut-être lui seul eût-il été capable
dous qui s’amusent à entortiller autour de leurs membres de tenter pareille aventure) dans celle d’Orson Welles
les serpents les plus venimeux ». Le cinéaste doit ici incarnant un pasteur. Ce bref sermon sur Jonas, voilà,

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dans ce film de deux heures, les deux seules minutes non la petite boulangère ou la starlette saisonnière ? Cet
indignes de Melville. hybride du mythe de Robinson et de Daphnis et Chloé
Quant à la couleur, Huston a sur elle des idées qu’il n’a pas manqué d’inspirer bon nombre d’ouvrages pour
avait mises en pratique dans Moulin Rouge. Nous ne les la jeunesse.
partagions pas, et ce second exemple abonde, ce me Les poètes – et les cinéastes – sont de grands enfants,
semble, dans notre sens. Peut-être le metteur en scène mais nous avons du mal à voir en John Huston cet enfant
a-t-il voulu imiter un certain style d’estampes, celles des terrible du cinéma américain que certains esprits « avan-
Jules Verne de la collection Hetzel ou d’un ouvrage simi- cés » s’obstinent à découvrir en lui. Pendant la dernière
laire anglo-saxon. C’était se condamner à n’être qu’un guerre un « Marine » U.S.A. et une sœur missionnaire se
illustrateur. Ces visages rosés ne vivent pas, cette mer trouvent en tête à tête sur une île du Pacifique. Deux
anémique n’est qu’une couche d’aquarelle, ce « doublon modes possibles pour conter l’histoire : le paillard, et
espagnol » n’est d’or que parce qu’on nous le dit. Cher- vous avez le thème d’une chanson de corps de garde ; ou
cher à adoucir les couleurs, c’est retomber immanquable- bien le pudique, adopté ici, et je crois que la directrice
ment dans cette esthétique de calendrier qu’on voudrait d’une institution de jeunes filles, en mal de chaste
fuir, c’est atténuer l’impression de réalité, c’est ternir ce comédie à faire jouer à ses élèves, aurait du mal à trouver
miroitement duquel tout objet filmé tient sa présence, meilleur sujet.
son pouvoir de fascination, c’est commettre un crime de Bref, cette sucrerie coulée au moule de l’éternel
lèse-cinéma. Dans Plus fort que le diable, Huston nous « shocking » britannique risque de paraître on ne peut
offrait une astucieuse parodie de film policier. C’était peut- plus fade au bon public parisien, auquel un Sacha Guitry
être sa meilleure œuvre. Ce cinéaste n’a de talent que pour – pour s’en tenir au meilleur – a coutume d’en servir
dénigrer le cinéma. On peut aimer John Huston, on peut d’autrement plus salées. Pour apprécier toute la décence
malaisément aimer tout à la fois Huston et le cinéma. de l’entreprise, sachez que notre nonne n’est elle-même
nonne qu’à demi, n’ayant pas encore prononcé ses vœux
définitifs. Mais la censure, dira-t-on ? En l’occurrence, la
DIEU SEUL LE SAIT censure aurait vraiment bon dos.
John Huston, 1957 Avec Moby Dick, John Huston nous avait hautement
démontré qu’il n’avait pas – mais pas du tout – la tête
« LANGUISSANT » épique. Nous consentions à voir en lui, sinon un Boccace
Arts n° 629, 24 juillet 1957 ou un Diderot (celui de La Religieuse), du moins une
manière de Voltaire yankee, un Voltaire bien entendu
Qui n’a, dans ses douze ans, nourri le rêve d’échouer sur « ad usum delphini ». Ses supporters auront mainte-
une île déserte en compagnie de la fille de ses voisins, nant bien du mal, je suppose, à le hisser sur le même

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piédestal qu’un Buñuel ou un Autant-Lara. Pour nous, qui à la fantaisie et l’exubérance. Quant à la terne Deborah
ne jugeons pas un cinéaste au seul empressement qu’il Kerr, elle est à l’exacte mesure de son terne personnage.
met à charger sur l’« infâme », nous aurions aimé que les Nous aurions droit d’être plus indulgents si le battage
portraits du soudard et de la nonne fussent traités d’une fait autour de John Huston ne nous imposait le devoir
touche un peu moins sulpicienne. Par exemple, c’eût de remettre notre homme à sa véritable place : celle du
été plus drôle, il nous semble, d’inverser les rapports : cinéaste le plus bourgeois des deux continents. C’est à
montrer le brave militaire scandalisé par les allures dessein que j’emploie ce mot cher à la plume de ses habi-
décidées et le langage vert d’une missionnaire qui, à tuels laudateurs. D’un bourgeois même dont nous, sur
force de bourlinguer sur les océans, soigner les malades, cette rive, qui avons connu naguère la carte d’alimenta-
coucher sur la dure et manger sur le pouce, en connaît tion et connaissons encore la crise du logement et autres
au moins autant de la vie et de l’argot que ce qu’il a pu phénomènes d’une authentique couleur XXe siècle, avons
apprendre dans la coursive de son croiseur… peine à nous faire une juste idée. Je doute qu’un cerveau
Tout est laborieux et mièvre à souhait. C’est en vain européen eût pu être effleuré, même un instant, de l’idée
que l’on chercherait une trouvaille cocasse dans le genre d’une scène telle que le dîner au poisson cru. Si l’humour
de celles qui émaillent le Lifeboat d’Hitchcock. La pêche de Huston est spécifique d’une certaine intelligentsia
à la tortue n’est pas un mauvais gag, ni la veillée des deux américaine, voilà cette dernière bien compromise.
pittoresques cantiniers japonais, tandis que l’Américain,
tapi au milieu des boîtes de conserve, est aux prises
avec un énorme rat qui lui mordille les jarrets. Mais la ARIANE
réalisation est conduite avec une mollesse d’autant moins Billy Wilder, 1957
excusable que le metteur en scène eut à sa disposition un
luxe rare de moyens. Dans Moby Dick, il truquait impu- « SOIGNÉ ET FROID »
demment. Ici, plus de maquettes, ni de transparences, le Arts n° 622, 5 juin 1957
bombardement du village est un vrai bombardement. Je
ne saurais dire comment s’y prend Huston : même en fil- Billy Wilder, brillant scénariste, hésita longtemps avant
mant sur le vif, il parvient à donner l’impression d’un tru- d’aborder la mise en scène. Reconnaissons que, dans ce
quage. Passons sur le monotone champ-contrechamp des nouveau métier, il fit preuve de dons non moins certains,
parties dialoguées : à défaut de cœur, nous eussions aimé et c’est à juste titre que la critique américaine le classe,
du nerf, en lieu et place d’imagination, un minimum de avec Wyler et Stevens, parmi les trois talents les plus
rigueur. Robert Mitchum est bien dans son rôle mais rien sûrs, ces académiciens « français » d’Holly wood, les
ne nous empêche de penser qu’il eût été meilleur dans un Goncourt étant figurés là-bas, comme on devine, par les
rôle meilleur, je veux dire laissant une plus grande marge Kazan, les Huston, les Zinnemann.

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C’est donc plus qu’un faiseur : un auteur, mais au cœur Il y a plus grave. Aucun des personnages ne par-
sec. Le fini de son travail en impose, mais son style n’at- vient à se rendre attachant. Libre de prétendre que la
tache pas. Il ne gâche pas les bons sujets qu’il traite : fin est plus amère qu’elle ne paraît. Ariane épousera
exemple, Sept ans de réflexion ; il n’améliore pas non plus le quinquagénaire  : c’est au moins aussi pitoyable
les moins bons : exemple, Sabrina. Le thème de cette que réjouissant. Mais au diable ce pessimisme après
comédie, tirée d’un fade roman de Claude Anet, eût pu dessert qui ne nous apprend rien, si ce n’est qu’il y a de
inspirer Lubitsch avec qui Wilder, jadis, collabora. Il petites oies et des milliardaires qui s’ennuient ! L’idée
serait inexact de dire qu’il n’inspire pas du tout notre de la vieillesse qui faisait le fond, pas mal solide, de
Viennois : il l’inspire peut-être même trop, lui rappelant Sept ans de réflexion, est traitée ici de la façon la plus
l’Europe et les valses de son enfance, les gags et l’humour conventionnelle.
de son maître en cinéma. Si l’on retrouvait Ariane dans cent ans, privée de son
Si l’histoire de cette petite fille sentimentale qui générique, parviendrait-on à la dater ? J’en doute. Ce
snobe un don Juan américain très entre-deux-guerres serait plus difficile en tout cas, que pour les deux der-
nous fait songer aux beaux temps de la comédie amé- niers films de Sacha Guitry, de qui l’archaïsme, pourtant,
ricaine, c’est, on ne peut plus nettement, en faveur de n’est pas un des moindres charmes. Passé un certain âge,
cette dernière. Tout ce qui était neuf, spontané, drôle ce n’est plus une obligation, pour un auteur, de se mettre
dans La Huitième Femme de Barbe-Bleue ou Ninotchka à la page, mais un luxe. Toutefois, il faut avoir bien de la
(pour citer les deux Lubitsch dont Wilder fut le scé- classe pour se croire dispensé de ce luxe.
nariste) est usé, laborieux, ici et – est-ce donc notre
faute ? – ne nous fait pas rire, ou guère. Des idées ? Elles
ne manquent pas et exploitées avec une rigueur toute TÉMOIN À CHARGE
mathématique. Mais cette géométrie-là est trop eucli- Billy Wilder, 1957
dienne, trop sage, pour le temps présent. Ce ne sont
qu’exercices scolaires sur le cours élémentaire professé « HABILE »
par Lubitsch dans L’Éventail de Lady Windermere : si Arts n° 659, 26 février 1958
le motif des jumelles de théâtre est un hommage à la
mémoire du maître, il aurait pu être plus brillant. Cette Je ne crois pas vendre la mèche en disant que ce film,
escorte de musiciens tziganes scandant les ébats amou- tiré d’un roman d’Agatha Christie, comporte un de ces
reux du vieux beau, adepte à sa façon du système Tay- retournements chers à l’auteur du Meurtre de Roger
lor, cette table à liqueurs, roulant d’un bout du salon à Ackroyd. Que ceux qui ont vu L’Invraisemblable Vérité
l’autre, c’est, reconnaissons-le, ce que n’ose plus faire sachent que c’est une version populaire, ou si l’on veut
René Clair. complaisante, ou même mieux démagogique de l’œuvre

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de Fritz Lang qui, elle, n’a su pendant son bref passage pans carrés, lent, quelque peu sentencieux, manifeste le
sur un écran parisien réunir que les seuls suffrages de même penchant que précédemment pour le sous-entendu
quelques « purs ». grivois, la salacerie ripolinée.
Je ne raconterai donc pas l’histoire, bien que le film Comme il faut s’y attendre, vu un générique aussi
brille surtout par la façon fort habile dont celle-ci est fourni, chaque acteur fait son numéro mais parfait dans
conduite. Si Lang ne livre ses secrets qu’à la seconde, le genre. Tyrone Power, pilier de la vraisemblable his-
voire troisième, vision, Billy Wilder, le malin des malins, toire, n’a pas plus froid aux yeux que son personnage.
se fait fort de vous posséder au premier coup, quitte à Charles Laughton, ce prince des gros, dans un art où la
ne brasser que du vent. Raison de plus pour être discret, « présence » s’évalue souvent en kilogrammes, est au-des-
comme le recommande sagement l’affiche, faute de quoi sus de tout éloge, comme de cette espèce de John Bull
s’écroule un échafaudage autrement astucieux que celui débonnaire et bougon, rusé, mais à demi, qu’il incarne.
des Diaboliques. Ici, le spectateur n’est pas la moindre Marlène, au procès d’une belle discrétion, ne commet que
des dupes et je confesse, pour ma part, l’avoir été pas l’erreur d’un retour en arrière dur pour ses charmes.
mal, trop prompt, durant la projection, à dénoncer comme Quant à la mise en scène (ou du moins les effets de
grosses ficelles celles qui, la fin venue, se révèlent les mise en scène), elle brille par son absence et nous dirons
plus fines. « Tant mieux ! », car, en ce domaine, Wilder est encore
Les amateurs de romans policiers peuvent tenir en plus lourd que dans ses dialogues, où l’on reconnaît tou-
piètre estime une Agatha Christie : le cinéma, qui aime jours aisément sa tournure, même s’il ne les signe pas
à dissimuler ses roueries sous une candide objectivité, entièrement. Un ascenseur monoplace constitue le seul
enferme dans son sac de mystificateur quelques tours gag, dont la drôlerie relative doit plus à Laughton même
supplémentaires. Cet avocat-là préfère l’éloquence du fait qu’à son directeur. Le procès, qui occupe les trois quarts
brut à la rhétorique routinière du prétoire. C’est pourquoi du film, est tourné selon les trucs les plus éprouvés du
il y a quelque chose de plus ici qu’un conte bien narré : découpage classique. Il est vrai que ceux-ci font encore
nous nous mordons les doigts de n’avoir pas su profiter leurs preuves, et cette banalité est sans doute préférable
du recul qui nous était offert et dont l’existence est ainsi aux recherches désuètes d’Ariane.
prouvée par l’absurde.
Il va sans dire que Billy Wilder s’avance dans cette
voie mille fois moins loin qu’un Fritz Lang – ou qu’un LE SECRET DES EAUX MORTES
Hitchcock. Nous connaissions déjà les limites de son pes- Hubert Cornfield, 1957
simisme de salon, de son cynisme mondain, mieux aptes
à flatter le goût du public pour la médiocrité qu’à fustiger « VIEILLERIES SANS PATINE »
celle-ci de l’un ou l’autre côté de l’écran. Son humour aux Arts n° 644, 13 novembre 1957

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La modernité a toujours été la vertu cardinale du cinéma Telles sont les réflexions par lesquelles je suis par-
américain. À tel point que nous ne nous sentons nulle venu tant bien que mal à combler l’ennui où m’a plongé la
indulgence pour ceux qui, à Hollywood, ont négligé de projection d’un film qui est à l’Assurance sur la mort de
mettre leur montre à l’heure. Le coupable pourra invo- Billy Wilder (pour ne pas profaner, en la citant, la Dame
quer d’autant moins d’excuses qu’il est jeune et que sa de Shanghai de Welles) ce qu’est un pastiche de grand
paresse, sur la piste circulaire de la mode, loin de lui magasin à un meuble d’époque. Souhaitons que l’auteur de
assurer, comme à quelques-uns de ses aînés, un confor- cette œuvre – que nous aimerions croire bâclée – oublie
table tour de retard, le laissera s’essouffler en queue du vite ses admirations, si bien placées soient-elles. Souhai-
peloton. Mieux vaut « dater » de trente ans que de vingt, tons surtout que les films qui nous parviennent des U.S.A.
et de vingt que de dix. Si vous croyez que certaine comé- fassent l’objet d’une discrimination un peu plus intelli-
die à la McCarey constitue le fin du fin du démodé, le gente. La firme même qui distribue Le Secret des eaux
film du nouveau cinéaste Hubert Cornfield vous assurera mortes n’a jugé dignes d’être projetés en France ni le Man
qu’il existe plus désuet encore et qu’il s’est passé bien Crazy d’Irving Lerner, ni le Forty Guns de Samuel Fuller,
des choses sous le soleil depuis qu’au lendemain du long qui sont d’une tout autre classe, si j’en juge par l’accueil
jeûne de la guerre, les premiers échantillons du « genre qui leur a été fait par les connaisseurs d’outre-Atlantique.
noir » connaissaient l’art de rassasier notre faim légitime Ce qui importe, ce n’est pas que nous voyions plus, ou
de bon cinéma. moins, de films américains, mais que nous soyons tou-
Le Secret des eaux mortes contient un complet cata- jours assurés de faire connaissance avec les meilleurs.
logue de ce qui ne peut plus se faire et ne se fait plus,
même dans les derniers rejetons de la série noire fran-
çaise. Preuve par l’absurde que depuis dix ans le cinéma LE CAMBRIOLEUR
ne s’enlise pas dans les marécages. Et l’emploi d’un Paul Wendkos, 1957
« RegalScope », qui ressemble au CinémaScope comme
son jumeau, démontre amplement que ce n’est pas seu- « DÉMONÉTISÉ »
lement son format oblong qui donne son air jeune – lors- Arts n° 681, 30 juillet 1958
qu’il est vraiment jeune – au jeune cinéma. Un certain
nombre de thèmes, de situations, de procédés de récit, Ce petit film fauché, qui passe dans trois salles pari-
pourtant de naissance toute récente, se sont vu déjà siennes habituées à de plus luxueuses productions, était
signifier leur mort. Revivront-ils ? Ce ne peut être que fait pour exciter notre sympathique curiosité. L’histoire
plus tard et sous une autre forme. En tout cas, si vous de David Goodis, d’où il est tiré, est assez classique pour
vous proposez de faire sur l’écran vos premières armes, inspirer, même en ces années de fin de Série Noire, une
mieux vaut résolument lorgner ailleurs. variante aussi heureuse qu’Asphalt Jungle ou le Rififi.

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Allons-nous avoir en la personne de Paul Wendkos, Le seul mérite de ce film est de nous fournir un cata-
la révélation, sinon d’un nouvel Aldrich, du moins d’un logue complet et caricatural de tous les clichés en usage
égal de ce Don Siegel dont le petit joyau qu’est Baby Face dans le genre « criminel » depuis sa naissance et de nous
Nelson (alias L’Ennemi public) a quitté l’affiche trop vite inspirer la réflexion suivante. La crise du cinéma, qui
à notre gré ? C’est ce que nous avons osé espérer le court sévit à Hollywood, est un monstre à deux têtes, toutes
temps qui sépare la première image du générique. deux également redoutables. L’une s’appelle superpro-
Un spectateur de cinéma remarquant, sur l’écran, duction. L’autre microproduction : libérés de certaines
pendant la projection des actualités, le somptueux col- contraintes qui pesaient naguère sur la fabrication nor-
lier porté par une dame patronnesse interviewée, et male américaine, certains petits metteurs en scène ou
décidant incontinent d’aller rafler le bijou, voilà une idée producteurs se croient permis de jouer avec une caméra
séduisante… mais, hélas, la seule. Ce n’est pas que le film de 35, comme avec un Paillard ou une Pathé Webo. Tout
manque à proprement parler d’idées – il y en a bien une à la joie gamine de filmer, ils oublient que ce n’est pas
au moins en chacun de ses plans innombrables –, mais tant la vie qu’il importe de conserver au cinéma, mais
au prix où il les brade, le moins doué des amateurs du la santé et que mille morts sont préférables au radotage
dimanche se fait fort de déballer aussi riche marchandise. et à la sénilité. Mais, enfin, nombre d’autres films nous
Qu’un film américain destiné à l’exportation puisse prouvent heureusement que le cinéma n’est ni mort, ni
battre sur ce point en complaisance et en vétusté les élu- sénile et que, malgré tous les mécomptes que le luxe
cubrations formalistes du plus ingénu apprenti cinéaste cinémascopique ou l’ascèse noire et blanche ont pu nous
polonais, yougoslave ou espagnol, voilà bien ce qui nous apporter ces temps derniers, le génie et le vrai talent
étonne plutôt. savent déjouer les embûches jumelles de la richesse et
Je sais, cette œuvrette, malgré la présence de Jayne de la pauvreté.
Mansfield, allergique au misérabilisme tout comme au
noir et blanc, a dû coûter moins de dollars que le prix
supposé du collier et, quand on ne dispose pas d’assez L’ADIEU AUX ARMES 
de spots et qu’on ne peut se couvrir sous tous les angles, Charles Vidor, 1957
force est de recourir aux flashes et de rattraper l’hété-
rogénéité de l’image par les astuces de la piste sonore. « SABOTAGE ET TRAHISON »
Mais il y a belle lurette que toutes ces prouesses-là sont Arts n° 664, 2 avril 1958
reconnues d’arrière-garde. Et quand on a vu La Dame de
Shanghai ou L’Inconnu du Nord-Express, on doit savoir Hemingway n’a pas eu de chance avec le cinéma. Le
s’y reprendre à sept fois avant d’attaquer le poncif de la seul bon film tiré de son œuvre, To Have and Have Not
fête foraine. d’Howard Hawks, n’a qu’un rapport fort lointain avec le

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roman dont il porte le titre. Les honorables Tueurs de celui-ci s’explique on ne peut plus clairement. Le produc-
Siodmak ne lui ont également emprunté qu’un point de teur David O. Selznick, auquel nous devons pourtant bien
départ. Quant aux Pour qui sonne le glas, aux Affaire de bons films (cf. les premiers Hitchcock américains), a
Macomber, aux Neiges du Kilimandjaro, aux Soleil se lève tenu à marquer cette entreprise d’un sceau dont nous
aussi, ils rivalisent dans la même médiocrité, le même n’avons que faire, tout de même que celui de Zanuck dans
parti pris systématique d’édulcoration. Le soleil se lève aussi. Charles Vidor n’a fait office que de
Ce sort est d’autant plus injuste que le cinéma doit tâcheron complaisant et désabusé, le premier titulaire du
peut-être – indirectement – tout autant à Hemingway poste, John Huston, étant parti en claquant les portes, le
qu’Hemingway lui doit. Si le romancier a emprunté à tournage à peine commencé.
l’art de l’écran le goût du raccourci, de l’ellipse, la pri- Bien que je ne porte pas à Huston une admiration
mauté du visuel, un certain behaviourisme de principe, frénétique, j’imagine qu’il nous eût offert une œuvre
en revanche, à la venue du parlant, les scénaristes hol- autrement acide et nerveuse, même avec le handicap des
lywoodiens n’ont eu qu’à calquer leurs dialogues sur le acteurs imposés, Jennifer Jones (alias Mrs Selznick)
modèle tout préparé que leur offraient les auteurs de leur et un Rock Hudson qui nous donne l’amère nostalgie du
génération, dont au premier chef Hemimgway, et furent Robert Mitchum de Dieu seul le sait.
ainsi préservés, mieux que leurs confrères d’Europe, des On peut se faire beaucoup pardonner au nom de la
pièges de la rhétorique théâtrale. naïveté, mais la rouerie, elle, n’a pas d’excuses. On a vu
Or, ce ton de dialogue qui fait le charme du roman est plus d’un producteur qui possédait l’étoffe d’un met-
bien la dernière des choses qu’on pourrait découvrir dans teur en scène et vice versa. Mais, si celui qui « produit »
cette mièvre, prude et prédicante adaptation de L’Adieu entend mener l’œuvre à sa guise, qu’il ose en assumer lui
aux armes. Ce film manque étonnamment d’humour, étant seul la responsabilité. Ce qui est inacceptable c’est la
bien entendu qu’on ne saurait appeler humour ces pitre- confusion des rôles, plus irritante encore que la trahi-
ries, ces gags avortés dont le cinéaste croit bon d’orner son envers le modèle. Le cinéma américain est parvenu
sa sauce sentimentale afin d’annexer par le rire la partie à un âge doublement critique, celui de la maîtrise tech-
du public qui répugne aux larmes, mais un certain tour, nique et de la culture. L’une et l’autre sont des vertus
un air primesautier, c’est-à-dire qui saute avec adresse contre lesquelles on ne saurait décemment s’insurger.
et témérité de la corde cynique à la sensible, du poncif à Nous ne cessons d’être pour le CinémaScope et la cou-
l’antiponcif, de la négligence au raffinement. leur, comme nous l’étions lors des premiers essais de
Dans ce genre de slalom Hemimgway est inimitable, CinémaScope et de couleur. Cela ne nous empêche pas
et c’est pourquoi se rompt les os qui prétend s’en inspirer de reconnaître que l’arme est à double tranchant, que
sans le suivre scrupuleusement à la trace. D’ailleurs, si les nouvelles techniques favorisent les entreprises coû-
les causes de certains ratages demeurent mystérieuses, teuses et, partant, rouées. De même, c’est le plein droit

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– et le devoir – d’Hollywood de tourner résolument le un scénario aussi excellent que le fut – en fait – son pre-
dos à la candide inculture qui fut longtemps le plus beau mier (rappelons-nous comment Preminger sut mener sa
fleuron de sa couronne. Mais n’est-ce pas, cette fois-ci, barque à bon port, parmi les mêmes écueils du système
faire preuve de réelle inculture que s’imaginer ennoblir cinémascopique et hollywoodien).
ou revitaliser le cinéma – car tel est bien le chemin sur Ici, on essaie de lourdement portraiturer une petite
lequel les producteurs US font mine de s’engager – par la étudiante bien française – qui l’était, au départ, mais qui
seule transcription méthodique de A jusqu’à Z des chefs- ne l’est plus dès qu’on la déguise en Jeanneton et qu’elle
d’œuvre de la littérature romanesque, fussent-ils signés baragouine un anglais approximatif –, et de nous faire
Faulkner ou Dostoïevski ? jouir d’aperçus sur Paris qui le disputent en invraisem-
blance avec ce que telles comédies musicales ont pu nous
offrir de plus fantaisiste.
UN CERTAIN SOURIRE Bien sûr, nous admettrions dans un show que la
Jean Negulesco, 1958 Faculté de droit fût identifiée à une Sorbonne où l’on
pénètre sans vergogne par la chapelle, mais ce goût
« RECORD DE MAUVAIS GOÛT » constant de la pire carte postale (et encore les cartes
Arts n° 693, 22 octobre 1958 postales ont-elles la supériorité de n’être pas truquées)
témoigne d’un mépris du public que le spectateur le
Nous connaissions Jean Negulesco, cet homme à tout moins exigeant ne peut laisser de ressentir. Et puis si le
faire d’Hollywood, nous nous attendions au pire et le pire vrai et le faux peuvent prêter à débat, beauté et laideur,
est là. Que Françoise Sagan se console : elle a pris place elles, ne se discutent pas. Tout était gracieux et de bon
sur la liste glorieuse des victimes (Hemingway, Faulkner, goût dans Bonjour tristesse, depuis les décors (authen-
Dostoïevski, etc.) d’un certain vandalisme dans lequel, tiques), les paysages (rares), les costumes (élégants), les
ces temps-ci, le cinéma américain déploie des trésors propos (intelligents), jusqu’à l’aisance même des acteurs.
d’une plus ou moins innocente perversité. Ici tout, appartement, mobilier, accessoires, toilettes,
La réussite de Bonjour tristesse (le film), c’était trop paysages, paroles surtout, exhale une odeur uniforme de
beau pour faire école. À vrai dire, il n’y a pas entre le vulgarité ou de déjà vu. Ici les interprètes s’ingénient à
chef-d’œuvre de Preminger et le présent navet de dif- grimacer dans le plus pur style des bandes dessinées,
férence de nature – au point que maints esprits légers mais sans cette espèce d’ingénuité dont sait se parer le
ont pu être dupes de trompeuses apparences –, mais la seul des arts encore populaire qu’admet dans son sein
gamme de degrés entre l’un et l’autre couvre presque notre Parnasse moderne. Notre vieille connaissance, Ros-
l’étendue qui sépare zéro de l’infini. Il est hors de doute sano Brazzi, joue son éternel numéro de comique involon-
que le second roman de Françoise Sagan pouvait fournir taire, escorté d’une Christine Carrère en qui nous avons

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peine à reconnaître l’accorte soubrette d’Un caprice de « Passé » à la mise en scène, il y fait preuve de beau-
Caroline chérie, d’une Joan Fontaine décidément moins à coup plus de conformisme, qu’il s’agisse du mélodrame
l’aise dans les mères tristes qu’elle ne fut jadis dans les social ou, comme ici, du film historique à grand spectacle.
ingénues sensibles, et d’un effarant potache qu’on verrait Mais enfin, il n’est pas de genre méprisable et, son expé-
tout à fait bien dans la classe de Blackboard Jungle. rience de producteur aidant, Kramer tire son épingle d’un
Cette absence continuelle d’intelligence et de goût jeu où d’aussi malins que John Huston se sont cassé les
nous indigne encore plus que les multiples retouches reins.
apportées à la substance même du roman, dont la fin – Je ne vois pas de meilleur service à rendre à Orgueil
naïve imitatrice de celle de Bonjour tristesse – compte et Passion que couper toutes les scènes où il est plus ou
assurément parmi les plus mélodramatiques et siru- moins question d’orgueil, et surtout de passion. On cher-
peuses que le genre des superproductions ait jamais cherait en vain ailleurs plus conventionnel sur le chapitre
commises. des sentiments, des dialogues, du jeu des comédiens.
Comment ne pas attacher une importance extrême à la Sophia Loren ressemble à ces images que renvoyaient les
mise en scène, quand le même roman – ou presque –, selon miroirs déformants de feu Luna Park. Quant à Cary Grant
qu’il est pris en main par tel ou tel cinéaste, évoquera tour et Frank Sinatra, les deux acteurs les plus décontractés
à tour Valéry Larbaud ou les collections du cœur ? du cinéma américain, ils pourraient figurer, tels qu’ils
sont montrés ici, dans les collections du musée Grévin.
Heureusement il y a le canon, ce « canon » qui sert de
ORGUEIL ET PASSION titre à l’ouvrage dont est inspiré le film. Nous retrouvons
Stanley Kramer, 1957 ici un thème assez semblable à celui d’un autre roman du
même auteur, C. S. Forester, l’African Queen : une épo-
« ACADÉMIQUE » pée insensée, absurde mais héroïque, bien que l’humour
Arts n° 648, 11 décembre 1957 y trouve sa place. Nous sommes au temps de Napoléon,
pendant la guerre d’Espagne. Les Français ayant sotte-
Stanley Kramer est ce jeune producteur « de choc », ment abandonné un canon, un officier anglais, technicien
comme aime à l’appeler Jacques Doniol-Valcroze 7, qui de la chose, vient aider les partisans espagnols à récu-
révolutionna les méthodes d’Holly wood, lança des pérer l’engin. Il s’agit de le transporter à travers tout le
acteurs tels que Kirk Douglas, Marlon Brando, Mel Ferrer, pays jusqu’aux remparts d’Ávila. Ce n’est pas affaire com-
des metteurs en scène tels que R. Fleischer, L. Benedek, mode : le canon pèse cinq tonnes, il est magnifique avec
F. Zinnemann et le Dmytryk seconde manière. ses grandes roues de chêne plus hautes qu’un homme, sa
culasse sculptée, sa gueule de bronze qui oscille, mena-
7  Cf. Cahiers du cinéma n° 15, septembre 1952 [NDE].
çante, à chaque aspérité du chemin.

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Et ces aspérités sont montagnes, rocs, gorges, préci- UN SEUL AMOUR


pices, torrents. Traîné par des dizaines de chevaux, des George Sidney, 1957
centaines, parfois des milliers d’hommes, le canon avance
tant bien que mal dans un paysage qui semble fait à sa « SORDIDE »
démesure, et le plus souvent plutôt mal que bien. Il se Arts n° 655, 29 janvier 1958
cabre, recule, penche dangereusement, rompt les amarres
pendant la traversée du fleuve, choit dans le sable, d’où Donnons à ce film son titre original 8, celui qui figure à
pour le tirer la population d’une ville sera nécessaire ; ou l’entrée d’une salle des Champs-Élysées, de préférence à
bien, les sabots de frein en feu, il dévale toute une pente, celui dont il s’affublera dans les quartiers, tout en remar-
fauche une forêt entière. Il a, lui, cette présence qui est quant que ce dernier, Un seul amour, procure, dans ce cas
refusée aux autres acteurs du drame. Il mériterait mille précis, une juste idée de son caractère mélodramatique.
Oscars. Ce n’est pas la première fois qu’Hollywood, depuis
Si ce film n’est que spectacle il est à coup sûr du bon Sunset Boulevard, nous débite des tranches, plus ou
spectacle, tel que nous le dispensait jadis un Griffith ou moins romancées, de sa légende, plus ou moins dorée.
un Buster Keaton (on songe au Mécano de la Générale), du Ce ne sera pas la dernière, puisque on nous annonce
moins en ce qui concerne les moyens mis en œuvre, non, la sortie, sous peu, d’un Joe Lewis, d’un Lon Chaney et
hélas !, l’art avec lequel ils sont utilisés. Stanley Kramer bientôt d’un Jean Harlow. Le destin de Jeanne Eagels,
ne sait nous donner qu’un assez plat documentaire d’une déesse mineure, n’est pas moins exemplaire. Elle n’eut
action qu’il a pourtant splendidement reconstituée. Il que la malchance de ne pas rater, comme tant d’autres,
abuse de ces facilités d’écriture que les cinéastes ont un suicide sans panache. Attachante ou non, la vie de ce
inventées pour déguiser leurs tricheries. Or, il ne triche Rubempré des planches et de l’écran mérite de figurer
pas, nous le voyons bien. Nous nous prenons même à nous sur la liste des « deux ou trois mille figures saillantes » de
dire : « Quelle chose extraordinaire ce devait être que le notre époque que, depuis ses débuts, s’applique à peindre
tournage du film, quelle angoisse, quel suspense dans la le plus balzacien des cinémas.
moindre des prises ; quel spectacle grandiose que celui Ces flashes, ces simulacres de « montages d’at-
de cette ville assiégée, de ce rempart bombardé à quinze tractions » n’ont d’égal que le délire formaliste de ces
cents mètres ! » cinéastes des pays de l’Est, qui célèbrent à leur manière
Seulement Kramer n’a pas convié le spectateur au la fin de l’austérité réaliste-socialiste. Nous sommes à
tournage de son film, mais à sa projection. Au lieu de nous trop piètre altitude pour qu’il soit permis d’invoquer
fournir une bonne lorgnette, il ne nous laisse, en général, l’excuse du « baroque ». Nous pourrions croire voulus ces
regarder que par le petit bout d’une petite jumelle de
théâtre. 8  Jeanne Eagels [NDE].

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anachronismes de langage, si la flagrante inexactitude violer l’ordre établi. C’est un « mythe », dit-on, mais c’est
d’une scène jouée à la mode muette n’était là pour nous un mythe fécond puisqu’il nous permet d’entrer dans les
détromper. Kim Novak, depuis Picnic, a vu considérable- ressorts de l’action humaine. Et, de plus, ce mythe est
ment épaissir ses grâces physiques et morales. Elle est, réalité, car dans ce monde où l’on s’ennuie, le destin est,
malgré tout, bien dans son rôle de Phryné de campagne, comme le Commandeur de Don Juan, convié tous les jours
de Sarah Bernhardt de tournées provinciales, comme l’est à la table. De ce réalisme foncier du cinéma américain,
Jeff Chandler dans celui d’un forain endimanché. Pour ce film-là, je sais, est loin de constituer le plus brillant
poursuivre notre comparaison, le jeu de cette reine d’un exemple. Mais l’exemple n’en est que plus probant.
jour vaut ce que valaient les vers de Rubempré, emprun-
tés au plus contestable des poètes, Théophile Gautier.
Rien donc qui nous permette de quitter le sordide, ou LE TRAIN DU DERNIER RETOUR 
du moins de le transcender. Cette grisaille, dont l’argu- Philip Dunne, 1955
ment n’est pas si différent de celui d’Une étoile est née,
l’un des chefs-d’œuvre de Cukor, ne laisse suinter qu’un « CLICHÉS À LA PELLE »
fade sentimentalisme. S’il est vrai que tout homme est Arts n° 630, 31 juillet 1957
capable d’interpréter au moins un rôle à l’écran, celui
de son propre personnage, a fortiori un comédien n’aura Le mélo a ses snobs et même le pompiérisme, mais il est
jamais aucun mal à camper un comédien : ni Hollywood sûr que les flonflons du drame bourgeois ne prennent pas
sa propre histoire. C’est ce qui justifie à la fois et plus de patine que les salles à manger Henri II de l’entre-
condamne de telles entreprises. Une réussite entière ne deux-guerres. Je n’ai pas lu Le Maître de forges, mais je
leur est dévolue que par exception. Mais, en revanche, suppose que Le Train du dernier retour est un peu son
l’échec n’est jamais total non plus. L’atout du cinéma amé- équivalent moderne et américain.
ricain, c’est peut-être qu’il n’a pas d’idées, sinon quelques Jugez plutôt. Il s’agit, en bref, d’un jeune avocat
schémas tout faits dont il ne peut sortir, mais à l’intérieur (Richard Egan) qui s’ingénie à soustraire un écrivain
desquels la liberté reste entière. Cela le garde des dan- célèbre aveugle et gâteux, mi-Faulkner, mi-Hemingway
gers de la thèse, le force à s’attacher à l’homme seul et (mais un Faulkner et un Hemingway des « condensés »
c’est pourquoi il est exemplaire. Un cinéaste d’une autre à fort tirage), à la tyrannie d’une épouse abusive. Pas-
nation eût sans doute pris prétexte d’une telle histoire sons sur les détails rocambolesques de l’affaire et qui
pour revendiquer les droits du comédien, de la femme, ne sont pas d’ailleurs le côté le plus insipide du scéna-
de l’anticonformisme moral, que sais-je ! Ici, et dans les rio. Notre avocat, donc, pour rencontrer le grand homme
autres histoires semblables, le malheur est attaché, est retourné dans son Sud natal. Il y retrouve son ex-
comme une punition immanente, à quiconque s’avise de girlfriend mariée à un garçon de courses (Cameron

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Mitchell), subitement enrichi par la fabrication d’une Ray, cet acrobate de la photographie a déjà sauvé Niagara
espèce de coca-cola. Il arrive ce que l’on devine, au cours et limite ici le gâchis. Prenons donc l’occasion de célébrer
d’un bal, sous le clair de lune complice. Le businessman ses mérites, tout en lui souhaitant de rencontrer à l’ave-
et l’intellectuel échangent ce genre de mots dont étaient nir des « directeurs » dignes de lui.
friands vers les années 1914 les habitués du boulevard.
L’affection que l’avocat a pour sa femme et ses enfants
est de peu de poids en regard de l’emprise du passé : L’IMPUDIQUE
quant à l’imprudente mariée, elle n’a rien – au début Philip Dunne, 1956
tout au moins – à opposer à la résurgence de son ancien
amour, le limonadier se comportant en B.O.F. accompli. Arts n° 586, 26 septembre 1956
Le divorce n’est pas une petite affaire : ce n’en est pas
une moindre d’en traiter sans achopper dans les poncifs. Un adultère, un premier rôle féminin offrant à quelque
Tout est question de ton, mais il est difficile d’en ima- vedette solide l’occasion d’un récital, voilà de quoi faire
giner un plus conventionnel que celui-ci. Exemple : « Tu une pièce à succès. L’Amérique, elle aussi, a son boulevard,
vois nos pas sur le sable, ils paraissent unis à jamais, un boulevard que (ce drame à la Porto-Riche fut écrit
mais la mer les effacera. » avant la guerre) le vent de la psychanalyse n’avait pas
Dans L’Impudique (en fait tourné postérieurement), encore balayé. Mais ce n’en vaut pas mieux. Deux divorces
Philip Dunne nous avait déjà donné un échantillon de express et deux mères abusives n’apportent même pas ce
son style, qui est à l’exacte mesure du sujet. Ce ne sont minimum de couleur locale qui, dans nos soirs d’indul-
que fronts plissés, regards perdus. Tout l’art du metteur gence, nous tient les yeux ouverts. Nous consentons la
en scène ne semble consister qu’à interdire aux acteurs première demi-heure à nous intéresser aux personnages,
de faire deux choses en même temps : qu’ils ouvrent la puis, dès que nous comprenons de quoi il retourne, com-
bouche, pleurent, s’embrassent ou se montrent le poing, mencent les bâillements.
il impose qu’ils marquent toujours une ou deux secondes Inutile, donc, de miser sur Philip Dunne, cet ex-
d’arrêt, dans la pure tradition théâtrale. scénariste avec qui ce film, son troisième, nous fait faire
Un seul bon point : les paysans du Sud, neufs, plai- connaissance. Son esthétique laborieuse s’apparente à
sants malgré l’abus des camélias et des colonnades. Les celle du plus mauvais Wyler. L’ingéniosité même qu’il a pu
couleurs chantent et l’air circule en dépit de toute la pré- déployer dans son adaptation ne met que mieux en lumière
tention laborieuse des cadrages et de la mise en place. sa pauvreté d’invention. Jean Simmons fait ce qu’on appelle
Ne cherchez pas loin l’explication : elle est au géné- une bonne composition, mais n’a plus ce si doux visage que
rique sous la signature du chef opérateur, le grand Joe sut, un jour, lui donner Preminger. Jean-Pierre Aumont ne
MacDonald. Magnifique quand il tombe sur un Nicholas parvient pas à vieillir, pas plus qu’à faire des progrès.

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Ce drame bourgeois, de style bourgeois, n’offre donc d’où il est tiré vaut ceux d’Erich Maria Remarque et de
rien de bien spécial à notre méditation. Je n’ajoute- Norman Mailer dont s’inspirèrent les deux premiers,
rai qu’une remarque : je louais récemment 9 le bonheur mais tel qu’il est retranscrit sur l’écran, il proclame son
avec lequel un Raoul Walsh utilisait le CinémaScope. appartenance à la pire des littératures : la plus conven-
Ici l’écran large, sauf dans les extérieurs, m’aura plutôt tionnelle, parce que cette convention est trop proche de
gêné. Ce n’est pas une impression subjective, puisque, nous. Les poncifs qu’il traîne – un ersatz d’unanimisme,
dans la même salle, je me trouvais à la même rangée de de behaviourisme, d’humanitarisme – étaient déjà hors
fauteuils. Mon idée est que l’Hypergonar ne change pas de mode dans les années 46 ou 47.
grand-chose à la technique. Il ne fait qu’accuser les qua- Mais enfin il ne s’agit pas seulement de mode, de feuil-
lités et les défauts de qui s’en sert, étoffe les bons effets, leton ou d’antifeuilleton. Cette histoire divisée en deux
amenuise les médiocres. C’est un excellent juge. Il embar- parties – les amours ou amourettes de trois Marines
rasse qui s’en tient encore à une esthétique de l’image. en permission, et puis la guerre sur une plage du Paci-
Un cinéma statique, engoncé, laborieux est par lui impi- fique – avait droit, bien que fort mal construite, de nous
toyablement dénoncé. Il hait la timidité ; c’est l’ami de intéresser au même chef que celles que, le mois dernier,
la liberté, de l’improvisation, du mordant. Il ne happe nous contaient Sirk ou Walsh. Il est certain même qu’elle
que ce qui est bien en place. Les 3D (comme on disait comporte des aspects, sinon plus vrais, du moins plus
naguère) aplatissent encore plus ce qui est plat. Le relief crus, dans la peinture tant de l’amour que de la mort.
est affaire non d’optique, mais de style. Vive le réalisme oui, mais à condition qu’il soit de fait,
non de principe ! À quoi sert d’entrer dans les chambres
à coucher, de patauger dans l’eau teintée de sang (choses
LE TEMPS DE LA PEUR toutes deux, d’ailleurs, bien pauvrement évoquées) si
Philip Dunne, 1958 nous nous désintéressons tout à fait des personnages ?
Où sont l’admirable sergent Croft et l’admirable lieute-
« CE FILM EST LAID » nant Hearn des Nus et les Morts ? Ces héros-ci sont cent
Arts n° 712, 4 mars 1959 fois plus typés que ceux de Walsh, mais en même temps
plus anodins, plus neutres, plus égaux dans l’insigni-
Aussi vif était le plaisir que m’ont procuré Le Temps fiance. Peu nous importe que l’un ou l’autre meurent ou
d’aimer et Les Nus et les Morts, aussi morne est l’ennui où ne meurent pas ! Nous les détestons en bloc tous les trois,
m’a plongé ce nouveau film de guerre, Le Temps de la peur comme nous détestons leurs petites amies. Peu s’en faut
de Philip Dunne. Je ne sais si le roman d’Anton Myrer que nous ne souhaitions leur mort générale. Et ce film fait
pour nous faire haïr la guerre n’est bon tout au plus qu’à
9  Cf. p.  136 [NDE].
rendre méprisable le genre humain.

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Ces soldats et ces filles nous laissent indifférents, exécrable. Il est décidé à ne formuler que très prudem-
parce qu’ils sont faux, que ni le scénariste ni le metteur ment ses critiques. Sa femme, consultée, s’indigne : il
en scène ne peuvent trouver le mot juste. Philip Dunne, faut être franc. Il met donc les pieds dans le plat : le
nous le savions déjà, n’a pas d’idées. Mais ici moins directeur, d’abord soufflé, mais compréhensif, est ému
encore que dans ses films précédents. Il se réfugie dans par ce beau mouvement. Mais notre homme, ainsi lancé
la caricature, pour laquelle il n’est point doué, parce qu’il sur le chemin de la franchise, n’a plus raison de s’arrê-
n’est doué pour rien d’autre non plus et que le laid est ter : il avouera à sa femme une faute de jeunesse : un
plus facile à atteindre que le beau. Il y a peut-être une enfant qu’il a eu, pendant la guerre, d’une Italienne et
ou deux trouvailles, mais elles sont laides, non pas tant qui, maintenant, en est réduit à faire les sciuscià. Colère
déplaisantes que mesquines. Résumant mon impression de l’épouse et fugue avortée. Puis réconciliation et déci-
devant le film de Douglas Sirk, j’avais écrit : « Ce film est sion noble : on enverra cent dollars par mois à la mère et
beau » 10, phrase que la firme distributrice avait citée sur au gosse, en attendant mieux.
le placard publicitaire destiné à la presse. Que la 20th Ce qui chiffonne ici, c’est la grossièreté de la satire
Century Fox veuille bien m’excuser si je ne puis lui rendre toutes les fois qu’elle bute dans les clichés ordinaires :
semblable service. Mon opinion, cette fois-ci, est non télévision, relaxe, hygiène, cruauté des enfants (quelles
moins nette et facile à exprimer en quatre mots : « Ce petites filles effrayantes : oui, vivent Les Malheurs de
film est laid. » Sophie !). C’est aussi cet humour attendri, cher, jadis, à
Sam Wood, le metteur en scène de Good Bye Mr. Chips.
Nunnally Johnson est-il un balourd ou un hypocrite ? N’a-
L’HOMME AU COMPLET GRIS t-il voulu que flatter les goûts connus de son producteur
Nunnally Johnson, 1956 Darryl F. Zanuck ?
Dans ce cas de conscience aisément résolu à coup de
Arts n° 587, 3 octobre 1956 dollars, un esprit progressiste dénoncerait la mauvaise
foi d’une morale bourgeoise et protestante. Nunnally
Dans le style littérature édifiante, il est impossible, je Johnson, que n’étouffe pas le talent, tournait, il y a deux
crois, de faire mieux. Voici l’histoire « grosso modo » : le ans, un film d’espionnage anticommuniste : Night People.
personnage, ancien combattant, père de famille, bureau- Mais les extrêmes se rejoignent ou, plutôt, la fadeur
crate appliqué, mais sans trop de goût pour sa tâche morale n’a, par définition, pas de couleur.
ingrate, est sollicité par son directeur de donner son
avis sur un certain projet, lequel il juge, pour sa part,
UNE POIGNÉE DE NEIGE
10  Cf. p.  256 [NDE].
Fred Zinnemann, 1957

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« ACADÉMIQUE » Ils accomplissent de louables prouesses individuelles. On


Arts n° 560, 21 mars 1956 voit qu’ils ont correctement assimilé la leçon de l’Actors
Studio, qu’il s’agisse de Franciosa déjà nommé, de Don
J’ai dit, au moment de Venise 11, le peu d’enthousiasme Murray, de Lloyd Nolan (le meilleur à mon sens) ou même
qu’avait excité en moi la vision d’Une poignée de neige, de la fade Eva Marie Saint. Mais ce n’est là que recette,
ce film de bon élève, ce film à récompenses et qui, en fait, et recette mécaniquement exploitée.
obtint trois prix. Cette histoire de drogue n’a même pas le mérite de
Ne chicanons pas sur la légitimité des lauriers ; ils la nouveauté, de la hardiesse (combien L’Homme au bras
sont de ces justes injustices, sans lesquelles le monde ne d’or de Preminger était plus terrible, plus physique, plus
peut aller droit. Ce serait même fort commode, si tous les moral dans la bonne acception du terme : il exposait une
auteurs académiques pouvaient ainsi se reconnaître au idée morale, celle de l’abandon, de la démission de toute
ruban qu’ils portent à la boutonnière. volonté). Elle n’a pas non plus celui – qui eût dû être de
Inutile de chercher dans cette œuvre laborieuse la rigueur dans un contexte aussi scrupuleusement réa-
moindre trace d’originalité ; si l’on est dupe, c’est qu’on liste – de la vraisemblance. Comment le drogué peut-il
n’a guère l’occasion de voir des films américains. Tout y cacher si longtemps son vice à sa femme ? Les vagues
est démarqué de Kazan. C’est du Kazan asséché, dépulpé, spasmes dans lesquels il se tord, tout à la fin, sont loin
aseptisé, moins boursouflé, certes, mais non moins rhé- de présenter le même air sui generis que ceux où nous
torique, sans ces excès qui font pardonner à l’auteur de avions vu, l’an dernier, Sinatra se débattre de combien
Baby Doll une science un peu trop complaisamment mon- plus atroce manière.
trée. Il n’est que de comparer Une poignée de neige à Un On dira que la drogue n’était pas le sujet. Qu’est
homme dans la foule (à la trop brève carrière) pour voir donc le sujet ? Une fable moralisante, cette fois-ci au
où est le maître et où l’élève, où l’original et où la copie. mauvais sens du terme ? La peinture d’un milieu social ?
La présence d’Anthony Franciosa parmi les interprètes Ici, nous « marcherons » peut-être davantage. Mais que
de l’un et l’autre film donnera un juste élément d’appré- de théâtre, et qui nous ramène aux temps bien oubliés
ciation. Si les jurés de Venise ont jugé bon d’accorder à d’Antoine ! Seule, la photo alerte de Joe MacDonald
cet acteur le prix de la meilleure interprétation pour le parvient sporadiquement à secouer le fatras d’un natu-
premier film, quelle gloire le second rôle aurait-il dû alors ralisme de boulevard. Hollywood aime, ces temps-ci, à
lui attirer ! descendre dans la rue : ce sera peine perdue, si son
Oui, certes, les acteurs jouent bien. Ils sont convain- esprit flotte encore dans les coulisses des scènes de
cants (il en est fort besoin, car le sujet ne l’est guère !). Broadway.

11  Cf. Arts n° 635, 11 septembre 1957 [NDE].

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L’HOMME AU BRAS D’OR en droite ligne des Rougon-Macquart. Le destin prend


Otto Preminger, 1955 figure, sinon d’une hérédité, du moins d’une nature qui
a dressé impitoyablement ses cloisons ; le « happy end »,
Arts n° 568, 16 mai 1956 pour joliment introduit qu’il soit, est plus précaution
nécessaire que consubstantiel à l’œuvre.
Otto Preminger, pourfendeur de la censure américaine, On prendra cette comparaison pour ce qu’elle vaut.
n’a pas surfait sa réputation. Nous n’avions guère saisi ce Elle m’aide à situer Preminger, marquer ses possibilités,
qu’avaient d’offusquant les situations et les dialogues de comme ses limites. Son dessein n’est pas très différent
La lune était bleue, spirituelle et fraîche comédie : mais de celui de maints cinéastes français, les Clouzot 12, les
avouons qu’ici, la peinture d’un vice qui fait à Hollywood Clément, les Yves Allégret. Comme eux, il a le goût de la
ses débuts cinématographiques ne pèche point par excès situation « forte », mais non le souci trop systématique
de prudence. Nul prêche moralisant. S’il y a démonstra- et, disons-le, littéraire, de choquer. Sa force s’allie à un
tion, elle repose sur la seule vue des effets de la drogue, sens toujours sûr de la nuance. Ce n’est pas un maître à
dévoilés dans leur exacte horreur. Aucune tentative, non penser, du moins ne se prend-il pas pour tel ; ce n’est pas,
plus, d’aller soulever des explications sociologiques ou pour autant, un esthète, un formaliste. S’il nous incite
psychanalytiques. C’est le mal nu qui nous est montré à un jugement moral, c’est au nom de la seule force des
avec une précision de biologiste. L’intrigue est simple. Le faits.
« suspense », sauf dans les dernières minutes, n’est provo- Et puis définir la personnalité de Preminger par le goût
qué que par les velléités ou les affres du morphinomane. du scabreux serait s’attacher superficiellement au livret
C’est tout, et c’est assez. plus qu’à la musique, au scénario, non à la mise en scène.
L’esprit qui préside à cette étude est donc des plus Ce Viennois issu du théâtre et le plus « pur » théâtre, celui
réalistes. Mieux, naturaliste. C’est à Zola que nous son- de Max Reinhardt, dont il fut l’élève, est un des cinéastes
geons, ce Zola dont ni Feyder, ni Carné, ni Renoir même les moins théâtraux qui soient. De son passage sur les
(nous attendons Clément et sa Gervaise) n’avaient su, ou bancs de l’école expressionniste ou sur les planches de
voulu, retrouver le ton. De ces scènes grimaçantes, de ces Broadway, il n’a gardé que les enseignements compatibles
personnages aussi bien emmurés dans leur caractère que avec les exigences de son métier présent. Bien que féru,
chaque être vivant dans son espèce, se dégage une sorte depuis Laura, des mouvements d’appareil les plus savants,
d’horreur fascinante qui interdit le mépris, comme elle les plus fluides, hardi dans les passages muets, les tran-
fait taire la pitié. Ces ivrognes, ces crapules qui aiment à sitions, les raccords, c’est sur l’acteur qu’il compte, avant
se « typer » plus qu’on ne les type, ce tondeur de chiens à
face de cloporte, cette hystérique sur sa chaise roulante,
12  Il tourna en 1951 The 13th Letter, remake du Corbeau, non distribué en
singeant la paralysie par soif d’être choyée, descendent France.

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tout. Aucune de ces allusions, de ces ellipses, de ces effets Un autre que Preminger, peut-être, n’eût pas mieux fait.
faciles d’atmosphère qui démodent, aujourd’hui, le Lost Mais est-ce une excuse ? La sûreté de son choix devrait
Weekend de Billy Wilder. Peu de recours aux décors, à la être une des vertus cardinales du cinéaste. Étrange idée
plastique, aux éclairages, dans un sujet où d’autres n’au- de vouloir animer ces machines à dire des bons mots que
raient compté que sur « l’ambiance ». Il joue le jeu – au sens sont les personnages de Bernard Shaw ! Si nous aimons
étroit du terme – et gagne à tout coup. Il sait ce qu’un le cinéma, c’est qu’il nous délivre de cet intellectualisme
metteur en scène peut demander à ses interprètes et étriqué dont le théâtre de l’auteur de César et Cléopâtre
exige toujours le maximum. Veule, hâve, livide, frissonnant est le représentant exemplaire. Si nous manifestons
d’une fièvre qu’on a peine à croire feinte, Frank Sinatra peu de goût pour les actuels films anglais, c’est que leur
est plus que convaincant. Dans cette scène où, prisonnier humour, qui, du Charybde du lieu commun, nous entraîne
dans sa chambre, quêtant en vain la drogue salvatrice, il dans le Scylla du paradoxe de salon, ne suscite en nous
se tord comme un insecte touché d’une goutte de téré- que bâillements. Oui, l’erreur est lourde.
benthine, c’est plus que le plafond de l’abjection humaine, Nous aimions Preminger pour sa force, sa poigne. Mais
c’est toute la misère de l’être vivant qui est évoquée. Un il n’empoigne ici que des pantins et leur fait perdre le peu
vertige nous saisit, plus profond que le simple dégoût. La d’épaisseur qui peut encore leur rester. Misant sur la
mise en scène confère au drame cette dimension morale seule grâce de son interprète, peut-être escomptait-il un
que, du premier chef, il négligeait. Les seconds rôles, les miracle, quotidien au cinéma, mais qui, pour une fois, par
personnages féminins incarnés par Eleanor Parker et Kim malice, a refusé de se produire. Jean Seberg, à de certains
Novak, émule vestimentaire de Marilyn, donnent, avec un moments, possède l’attrait équivoque des Saint Sébastien
égal bonheur, la réplique. de la peinture italienne. Ce genre de licence, ici, n’a plus
Il est de plus grands cinéastes, mais je crois que, dans cours. L’écran est un cadre trop frivole – ou trop sérieux
le domaine de la direction d’acteurs, nul ne le peut dis- – pour admettre le mariage de l’érotisme et de la sainteté.
puter à Preminger en efficacité, rigueur ou subtilité. Bref, La preuve est là, si nous n’en étions, d’avance, convaincus.
grave sujet, traité de main de maître. On aurait mauvaise Notre pucelle, en blue-jean et en chandail, jouera au mieux
grâce à plus exiger. les lycéennes : son trop doux visage s’accommodera,
soyons sûrs, de l’emploi d’ange au cœur triste plutôt que
celui de sainte campagnarde. Levant les yeux au ciel dans
SAINTE JEANNE des cadrages à la Dreyer et des mines à la Falconetti, elle
Otto Preminger, 1957 nous fait par trop songer à une forte en thème des cours
dramatiques, travaillant ses gammes.
« LOURDE ERREUR » L’erreur est lourde. D’autant plus lourde que Preminger
Arts n° 621, 29 mai 1957 n’est pas, semble-t-il, sans avoir mis un grain de sérieux

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dans l’entreprise. Cet entêtement d’un être pur, qu’il a aux prises avec les margoulins du ring, est aussi impres-
voulu peindre, nous l’avions rencontré, tout récemment, sionnante que le lutteur grec des Forbans de la nuit. Ses
en Billy Mitchell, le malheureux général inventeur. Et adversaires boxent mal sur mesure, et jouent bien conti-
déjà, la rhétorique courait sous roche. Notre auteur aime, nuellement. Rod Steiger, l’homme qui parle le plus vite
nous le savons, à nous montrer l’obstination : mais, gidien d’Hollywood, cabotine dans un rôle de cabotin. Bogart
cent pour cent, ce n’est que dans le mal, le vice, le crime, est toujours Bogart. C’est un bon film.
qu’il trouve pour celle-ci un terrain d’élection. Cela vaut bien le Champion du même Robson et son
Cette Jeanne est déplaisante à nous rendre voltai- challenger Set-Up de Robert Wise, qui se sont démodés
riens. Un tel sujet (au cinéma du moins) n’admet pas la un peu plus vite qu’on n’aurait cru. Si le côté « profes-
ruse. Aucun milieu : ou le blasphème, ou l’édification. La sion » (les matchs et les complots de couloir) garde un
salacerie ou le sublime. De ce dernier, nous avons deux style impeccable, les scènes de la vie privée (heureuse-
exemples qui doivent donner à réfléchir à tout imitateur : ment très courtes) cognent un peu trop dans le poncif.
l’un célèbre, l’autre qui devrait l’être plus. La Jeanne au C’est le point faible du drame bourgeois : l’Amérique, qui
bûcher, de Rossellini, n’a pas même, comme La Peur, sait admirablement montrer l’homme à son travail, se
connu l’hospitalité d’une salle de quartier ! crispe et se désunit, sinon dans la comédie, quand elle le
Passons. Passons très vite. Le premier tour de mani- suit au coin de la télévision. Et la fin s’englue dans trop
velle de Bonjour tristesse va être donné. Espérons que de moralité.
nous retrouverons le Preminger d’Angel Face, le vrai Robson n’a rien d’un as. En baisse, depuis quelque
Preminger. temps, il remporte ici une victoire aux points, mais
franche. Le reportage est son fort, surtout cette inter-
view télévisée d’un vieux boxeur, qui, à elle seule, vaut le
PLUS DURE SERA LA CHUTE dérangement. Le producteur-adaptateur Philip Yordan a
Mark Robson, 1956 peut-être plus de punch. Ses scénarios de Johnny Guitar
et de La Charge des tuniques bleues, le magnifique wes-
Arts n° 584, 12 septembre 1956 tern d’Anthony Mann, l’ont mis au tableau d’honneur. Il
sait décocher des répliques riches d’un bon humour, si
Le roman de Budd Schulberg, dont est tiré ce film, s’ins- toutefois il ne les appuie pas trop. La thèse montre dan-
pire d’un fait réel : il y a quelque vingt ans, un boxeur, gereusement son nez. Mais le héros est un journaliste.
fabriqué de toutes pièces, se hissa jusqu’aux champion- La satire aurait pu être plus virulente : c’est déjà suf-
nats du monde. Le détail, tel qu’il nous est narré, paraît fisamment grinçant. Frapper plus fort eût exigé un autre
mériter créance : Hollywood se sent à l’aise dans le sport gabarit. Robson n’est pas Aldrich. Il nous suffit qu’il ait
et les combines. La grande chiffe molle du géant « Toro », fait un film qui plaira à ceux qui aiment la boxe, ceux qui

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ne l’aiment qu’au cinéma, ceux qui aiment le cinéma, et étonnant au schéma conventionnel du fils d’alcoolique,
quelques autres. entraîné par sa première escapade dans un impitoyable
engrenage, il fallait, ou bien chercher une autre histoire,
ou bien la présenter sous un angle neuf. Ici, au contraire,
MARQUÉ PAR LA HAINE on ne nous fait grâce ni de la morale des tribunaux d’en-
Robert Wise, 1956 fants, ni même de la psychanalyse : la boxe sera pour
notre héros le moyen de « sublimer » la haine dont il est
« EMPHATIQUE ET COMPLAISANT » marqué.
Arts n° 616, 24 avril 1957 La partie technique – les matchs et l’entraînement –
est moins prenante que dans l’ancien Set-Up du même
Une chose est de tirer parti d’un fait divers, une autre Wise. Ces combats cafouilleux n’inspirent que dégoût.
de cultiver le plus bâtard et démagogique des genres : la Cela, certes, est voulu, mais l’auteur, dans son essai de
biographie romancée. Après la vie de Van Gogh, voici que démystification du noble sport, s’est arrêté en chemin,
la Metro-Goldwyn-Mayer nous propose celle du boxeur cédant à la facilité de trop de gags spectaculaires. En
Rocky Graziano. Bien qu’œuvres de réalisateurs au tem- regard, le terne Plus dure sera la chute de Mark Robson
pérament tout différent, elles apparaissent construites avait au moins le mérite d’être relativement honnête.
sur le même patron et, semblablement, mêlent la peinture Pier Angeli a gagné, avec l’âge, un peu de sûreté. Cer-
de la violence la plus gratuite à une plate et moralisante tains passages de son idylle avec le boxeur n’auraient pas
sentimentalité. manqué de grâce si le trait n’était pas tracé d’un crayon
Robert Wise, dont le savoir-faire n’est pas en cause, aussi épais. Quant à l’acteur principal, Paul Newman, il a
semble bien être, pour ce genre d’entreprises, le tâcheron les mêmes qualités de présence que les quatre-vingt-dix
idéal. Il manque suffisamment d’idées pour répéter deux, pour cent des comédiens américains. Il boxe mal, mais
sinon trois fois de suite, ses trouvailles et flatter le pen- son modèle, lui non plus, n’était pas un styliste. Pourquoi
chant du public à la facilité. Pour plagier également les s’obstine-t-il à nous offrir une si déplaisante caricature
idées d’autrui : les vitres cassées de Graine de violence des méthodes de ce fameux Actors Studio, où il a fait ses
ou la lutte au couteau de La Fureur de vivre. Bref, ce film, classes ? Épaules rentrées, bouche tordue par un rictus,
dont l’ambition n’aurait dû être que documentaire, est yeux creux, mains emphatiques, il n’est bon qu’à nous
pourri de redondances et de clichés presque aussi vieux faire prendre en grippe ses deux patrons, Brando et Dean.
que le cinéma. Il est certain que l’école de Lee Strasberg et Elia
Je ne sais pas si le récit est fidèle. Le vrai peut quel- Kazan a heureusement influencé toute une nouvelle
quefois n’être pas vraisemblable : parfois, il peut l’être génération d’acteurs. Les principes de jeu qu’elle avance
trop. Si la vie de notre boxeur s’est conformée à un point n’ont rien que de salutaire, exploités avec intelligence

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et mariés à des dons certains. Sinon, il est fort à craindre de la mesure humaine que les outils du supplice dans
qu’ils ne dégénèrent en la pire espèce d’expressionnisme. la Jeanne d’Arc de Dreyer. Mais Dreyer, précisément,
Espérons que la célèbre « méthode » n’est pas une simple ne s’intéressera jamais à un tel sujet. Il est trop artiste
mode, destinée à périr aussi vite que celle du rock’ n’ roll. pour cela. Comme Hitchcock dans Le Faux Coupable, ou
Bergman dans Au seuil de la vie, la réalité ne le retient
que par ce qu’elle signifie, et cette histoire ne peut, ne
JE VEUX VIVRE  doit nous renvoyer à rien d’autre qu’à elle-même.
Robert Wise, 1958 Je veux vivre a comme seule ambition d’être un repor-
tage et se plie, à l’envi, à la rhétorique ordinaire du genre.
« JOURNALISTIQUE » C’est du journalisme (il s’agit d’un fait réel), et point le
Arts n° 721, 6 mai 1959 meilleur. Mais enfin, quelle que soit la répugnance que
nous éprouvions pour les facilités de style de la présen-
Il est facile d’exciter la compassion des foules par le tation, bien que ne nous échappe aucune des ficelles de
spectacle d’une femme passant à la chambre à gaz. S’il la mise en forme dramatique, que nous saisissions tous
est vrai que la difficulté fait le prix de l’œuvre, ce film les trucs du jeu de l’actrice, Susan Hayward (oscar 1958),
ne vaut pas cher. Mais n’est-il pas inconvenant de parler que nous sachions parfaitement qu’à aucun moment les
ainsi d’une histoire en exergue de laquelle un prix Nobel choses n’ont pu se présenter, dans le détail, telles qu’elles
s’exprime en des termes qui n’ont rien de désinvolte ? sont dépeintes, encore qu’elles soient vraies grosso modo,
Sans doute Albert Camus a-t-il raison : ce film n’est pas malgré tout la réalité de la peine capitale nous touche,
inutile s’il inculque au spectateur un plus grand dégoût même si nous ne sommes pas assez bon public pour
de l’injustice. éprouver le moindre moment d’illusion parfaite.
Et je n’irai pas prétendre, comme Baudelaire, que Peut-être me trouvera-t-on fort indulgent, mais enfin
l’utile n’a rien à voir avec le beau. J’avouerai plutôt mon l’amour du cinéma exige l’abandon de bien des préjugés, y
embarras de critique. Chose curieuse, je ne hais rien compris celui de l’art. Robert Wise, c’est sûr, n’a rien d’un
tant d’ordinaire que la thèse. Ce film, certes, n’est pas bon cinéaste, mais je remarque que ses films ont souvent
trop sermonneur – bien moins, par exemple, que ceux de trouvé grâce aux yeux de personnes pourtant assez pré-
Cayatte –, et pourtant j’aurais été gêné s’il n’avait pas munies contre leur faux brillant. The Set-Up fit jadis illu-
porté un brin de prédication inscrite en filigrane, si, par sion. Il ne supporte pas d’être revu, pas plus que Marqué
exemple, la caméra promenant un œil glacé sur l’exé- par la haine que personnellement j’ai peu goûté, mais qui
cution insistait, loin de tout pathos, sur l’étrange poé- eut ses défenseurs. Ces sortes d’œuvres ne peuvent être
sie, quasi « martienne », de cette cabine vitrée, sur tous jugées que dans le présent pour lequel elles sont faites.
ces appareils encore plus effrayants parce que plus loin Il y a toujours quelque chose à apprendre d’elles, même

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si ce n’est pas ce que l’auteur a voulu nous enseigner. d’après Le Hameau et deux autres nouvelles de Faulkner)
Elles forment cet humus cinématographique sur lequel et du quatrième (rien moins que Le Bruit et la Fureur !).
germeront des ouvrages dignes de notre approbation. Il Cette ambition d’ailleurs, toute l’élite d’Holly wood,
est bon d’y retourner de temps en temps, comme à l’école aujourd’hui, la partage en faisant étalage de sa culture, en
primaire, si le cœur nous en dit. s’attaquant à des histoires plus subtiles et plus osées que
jadis. Le cynisme est, dans ce petit monde campagnard
du Sud, la chose la mieux partagée, on y parle de l’amour
LES FEUX DE L’ÉTÉ  et du sexe aussi crûment que dans les livres. Quant au
Martin Ritt, 1958 noyau même de l’intrigue, nous y trouvons, au-delà des
obsessions, chères à Faulkner, de la paternité, de la per-
« PATAUD » pétuation de la race, de l’affrontement des générations,
Arts n° 673, 4 juin 1958 un schéma tout voisin de celui de La Tempête si ce n’est
qu’Ariel et Caliban inversent leurs rôles. Un père écœuré
Martin Ritt fait partie de cette nouvelle tranche de par la mollesse de son propre fils entend trouver un digne
metteurs en scène et de scénaristes, venus de la télévi- gendre en la personne d’un vagabond de passage, et le
sion : les Sidney Lumet, les Robert Mulligan, les Paddy film est le récit de la cour faite par le beau mâle à la
Chayefsky, les Reginald Rose, etc. Nous n’avons pas vu fausse prude elle-même amourachée, ou se croyant telle,
en France son premier film A Man Is Ten Feet Tall 13, qui d’un gentleman voisin, par trop sous la coupe d’une mère
conte l’amitié d’un ouvrier blanc et d’un ouvrier noir. Le abusive.
second, abusivement baptisé en France Les Sensuels, Sujet en or ? Oui, s’il est vrai que cet or se nomme
avait quitté l’affiche, à peine la critique avait-elle eu le Faulkner. Oui, si l’adaptateur a le même don de poésie
temps de le signaler à l’attention. Nous avons pu y appré- que le romancier, s’il a le courage de ne briser par nulle
cier, surtout, la modernité d’un scénario signé Philip concession la logique des caractères. Oui, s’il assaisonne
Yordan : c’est une étude sur une classe toute récente sa peinture d’un grain de folie et non du piment frelaté
de la société américaine, elle-même « moyenne » dans la de cette psychanalyse qui, ma foi, a le cou coriace (ô rap-
classe moyenne, celle où l’on achète tout à crédit (le titre port Kinsey, que de navets…). Non si, comme Martin Ritt,
original est No Down Payment). on n’a pour soi que l’appoint d’un tout petit métier et
Ce n’est pas l’ambition qui fait défaut à Martin Ritt. d’une encore plus frêle ferveur. La force de certaines
Il le confirme par le choix de son troisième sujet (celui-ci situations est affaiblie par la convention de la mise en
scène. De Broadway et des studios de la TV, notre lévite
semble avoir retenu moins les bonnes que les mauvaises
13  Titre, en fait, de la dramatique rebaptisée à l’écran Edge of the City
(L’Homme qui tua la peur) [NDE].
leçons : il achoppe à la fois dans le théâtral et dans la

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platitude. Anthony Franciosa, que nous avions admiré Paddy Chayefsky comporte-t-elle des passages un peu
dans Un homme dans la foule et dans Une poignée de trop verts pour prétendre, comme naguère Marty, du
neige, est ici un cabotin de province plagiant les tics de même auteur, prendre place sur le dépoli du récepteur
l’Actors Studio. Paul Newman, bien qu’il copie Brando, est familial. N’empêche que c’est le même esprit qui a pré-
mieux à son aise dans un rôle taillé sur mesure. La grâce sidé à ces deux productions de Hecht-Lancaster. L’équipe
évidente des deux actrices, Joanne Woodward et Lee technique est restée en place. Opérateur  : Joseph
Remick, ne parvient pas à entraîner la baguette pataude LaShelle. Metteur en scène : Delbert Mann.
du chef d’orchestre, alors même que la partition porte Imaginez donc un débat télévisé sur le thème du
inscrit « molto gracioso ». Quant à Orson Welles, il réus- mariage, non point à la française, sous forme d’une « tri-
sit, sous sa carapace de fard et ses bajoues matelassées, bune », mais romancé. Pour obtenir la plus large audience,
à émettre de ces sonorités qui, toujours, nous fascinent les héros du drame appartiendront à la condition sociale
et le rendent moins pitoyable dans le triste exercice de type des petits employés. Les menus faits de leur exis-
ses gagne-pain. tence seront décrits avec application. Nous nous pro-
La hardiesse des prémisses ôte délibérément toute mènerons avec eux dans ce New York cher à l’école
excuse à l’humour fade et bonhomme de la péroraison. néo-réaliste américaine.
Je ne crois pas pour ma part que dans l’imitation de la L’argument dramatique même, au contraire (« l’enter-
littérature, même la meilleure, même la plus proche de rement » d’une vie de garçon), aurait, tout aussi bien, pu
lui, puisse, pour le cinéma, venir le salut. Mais cette voie, nous valoir un de ces vaudevilles à la Labiche en la fabri-
au moins, qu’on la suive jusqu’au bout. Cet éternel débat cation desquels la comédie américaine, en son bel âge,
entre le film et le roman, nous pourrons enfin le trancher sut si souvent se montrer experte. Ici, nous dédaignons
sur pièces. la farce, au profit de l’enseignement. Pas un pouce de pel-
licule perdu pour notre instruction. Tout sur Adam, et
beaucoup sur Eve, telles sont du moins les intentions de
LA NUIT DES MARIS ce drame didactique.
Delbert Mann, 1957 Le grave défaut, tout de même, de ces braves gens,
est de se faire un monde de « problèmes » qui ne sont
« MÉTICULEUX ET DIDACTIQUE » montagnes que pour les ratiocinateurs incurables. On a
Arts n° 636, 18 septembre 1957 envie, à chaque instant, de leur dire : « Mais oui, bien sûr,
vous n’y aviez pas déjà pensé ? » Bref, cette physio-so-
Comme Douze hommes en colère, voici, encore, cette ciologie du mariage en action ne va pas sans artifice. Il
semaine, un film fortement marqué par l’influence de la faut bien que toute question trouve sa place, et toute
télévision. Certes, l’histoire que nous conte le scénariste réponse aussi.

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Soyons justes. Ces questions sont souvent oiseuses : LA PETITE MAISON DE THÉ
moins timides toutefois que la pudeur ordinaire de Daniel Mann, 1956
l’écran américain ne l’admet. On ne contemple rien de
très cru, mais on voit des gens qui voient ce qu’on sup- « SATIRE SANS SEL »
pose être un film pornographique. Il ne se passe rien Arts n° 637, 25 septembre 1957
d’obscène, mais nos honnêtes maris en bamboche ont de
fort déshonnêtes intentions. L’idée de l’avortement est De tout l’on a médit, et l’Amérique vient trop tard, depuis
envisagée passé minuit et, vers deux heures du matin, qu’il y a des démocraties, et qui pensent du mal d’elles-
on gravit les marches d’un lupanar. mêmes. Un mal qui ne va pas chercher d’ailleurs très loin.
Tout dépend de quel point de vue l’on juge. Un ciné- L’Oncle Sam se tire sans grand dommage de cette auto-
phile curieux et quelque peu sociologue y trouvera de critique que, gentiment, prétend être la pièce à succès
quoi rassasier sa soif de savoir sur la mentalité amé- de John Patrick, portée à l’écran par Daniel Mann. Les
ricaine qui, sans trop de rectifications, pourrait s’in- mots d’auteur fusent en bataillons sagement ordonnés,
tituler française ou japonaise, sur les méthodes d’une on n’égratigne qu’un vernis facile à retaper en trois coups
nouvelle école de cinéastes qui poursuit l’expérience de pinceau.
de La Cité sans voiles. Dans toute autre perspective, Le sujet est simple : c’est d’ailleurs son mérite. On
il est permis de s’ennuyer, et ce n’est pas la satire des s’étonne même qu’on n’y ait pas pensé plus tôt. Nous
milieux de Greenwich Village, laborieuse comme tout sommes en 1946 : un capitaine américain, dans le genre
le reste, qui vous donnera l’impression d’en avoir pour lunaire et bonne pâte, a reçu pour mission d’inculquer
votre argent. aux habitants d’un petit village japonais les principes
La « comédie américaine » traitait en somme des de la démocratie et de la culture « made in U.S.A. ».
mêmes choses, nous instruisait non moins et avait l’im- Les naturels roués profitent de l’aubaine pour faire
mense avantage de nous amuser. On ne peut refaire indé- construire, aux frais de l’occupant, en lieu et place de
finiment des comédies américaines. Préférons La Nuit des l’école réglementaire, la petite maison de thé (leur Café
maris à un nième remake de Cette sacrée vérité. Souhai- du Commerce à eux) de leurs rêves.
tons tout de même que le jeune cinéma américain (qu’il Venu du théâtre, Daniel Mann, le metteur en scène, est
se place sous la bannière de la TV, du néo-réalisme, de loin d’avoir la personnalité de son homonyme, Anthony,
la sociologie ou de tout ce que l’on voudra) produise, de formation théâtrale, lui aussi.
sans trop tarder, des films que nous pourrons préférer à Puisque l’on a pris soin d’aller tourner sur place, regret-
La Nuit des maris. tons d’autant plus qu’on ait éprouvé le besoin de grimer
Marlon Brando en une espèce de monstre qui semble tout
droit sorti des profondeurs les plus reculées de l’Amazonie.

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Ce n’est pas là notre seule réserve. Si nous avons du américaine s’alarme de la présence dans la bibliothèque
mal à rire, même à sourire, la faute n’en est pas seulement publique d’un livre de propagande communiste. La biblio-
imputable aux facilités du texte. Une mise en scène plus thécaire (Bette Davis) refuse de le retirer : un livre est
nerveuse eût sauvé bien des scènes du conventionnel ou un livre, un livre est sacré. Elle est congédiée et devient
du fade où elles s’enlisent. Il y avait moyen d’agrémenter vite la brebis galeuse de la communauté.
et même d’approfondir la satire, en tirant mieux parti Il y avait peut-être, de cette situation, quelques belles
du contraste entre le comportement physique des deux maximes à tirer. Le fait est que Daniel Taradash n’a su
races en présence. Ce n’est pas que rien n’ait été tenté en en extraire que les plus plates. C’est un conte d’école
ce sens, mais le trait de Mann (Daniel) manque de cette primaire qu’on imagine assez bien découpé en tranches
autorité, de cette élégance qui fait la grande caricature. quotidiennes utilisables selon l’heure, pour la dictée,
C’est pourquoi notre impression reste des plus ternes, l’instruction civique ou la lecture. Il y a là, en particu-
malgré tout le soin apporté à traiter des paysages que lier, un couple dont le mari, illettré forcené et amateur
les cinéastes japonais mettent en général un peu trop de de catch, reproche à sa femme d’assourdir ses oreilles
pudeur à livrer à notre admiration. Il est vrai que l’opéra- avec de la grande musique, en l’occurrence « Tristesse »
teur John Alton y déploie sa science habituelle des tons de Chopin. Il y a là un petit garçon souffreteux qui ne
veloutés, trop veloutés même parfois. sait pas ce que veut dire « communiste », mais écoute aux
portes et qui, abusé, prendra l’infortunée bibliothécaire
pour le grand méchant loup.
AU CŒUR DE LA TEMPÊTE On nous dit, dans ce film, qu’il ne faut pas lutter
Daniel Taradash, 1956 contre un régime totalitaire avec les armes mêmes qu’il
emploie, ce qui est fort juste. Il est absurde, bien sûr,
« CONTE D’ÉCOLE PRIMAIRE » de supprimer un livre parce qu’il peut séduire une âme
Arts n° 614, 10 avril 1957 faible. Mais il est non moins malhonnête ou naïf de vou-
loir défendre la cause de la tolérance par la seule vue
Ce film nous est arrivé précédé d’une flatteuse réputation des conséquences, d’ailleurs fort peu vraisemblables,
de générosité et de courage. Il faut croire que l’enfer du que peut avoir le retrait d’un livre ; car, dans l’optique
cinéma est pavé des pierres les plus philanthropiques. où l’on nous place, la fin, en aucune sorte, n’a droit de
Cette comédie larmoyante est tout juste bonne à « mettre plaider pour les moyens. Sachez donc que le gamin insul-
au cabinet ». tera publiquement son ancienne protectrice, et sa rage
Nulle chose n’est plus aimable que la fable. Nulle se tournant contre tout livre quel qu’il soit, il incendiera
n’est plus niaise que la thèse, quel que soit le bien- la bibliothèque. La municipalité, alors seulement, sortira
fondé de celle-ci. Le conseil municipal d’une petite ville ses mouchoirs et « comprendra »…

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Certains écrivains de cinéma nous reprochent d’ho- la Mer), de Faulkner (The Long, Hot Summer, Pylône 14 ,
norer du nom d’« auteur » les seuls metteurs en scène. Il Le Bruit et la Fureur).
faut reconnaître que les œuvres de ces derniers se res- On peut dire d’ores et déjà que les résultats ont été
semblent plus entre elles qu’entre eux les scripts des négatifs. Si la jeune littérature n’est pas parvenue à
scénaristes. Scénariste d’excellents films comme L’Ange insuffler un sang nouveau au cinéma, c’est que le jeune
des maudits de Fritz Lang ou Picnic de Josh Logan, Daniel cinéma n’avait nul besoin de nouveau sang. Habitué à
Taradash commet l’erreur insigne de se couvrir de ridi- faire feu de tout bois, il a brûlé le plus précieux, tout
cule sur son propre terrain. Certes, sa mise en scène est comme il avait fait du vulgaire sapin du roman populaire.
dénuée de toute invention, mais nous avions espéré la Hawks et Ford se sont montrés infidèles au modèle, mais
présence, à défaut de style, d’un ton qui, plus âpre ou plus très fidèles à eux-mêmes : nous n’exigions rien de plus.
raffiné, eût corrigé le schématisme et l’extravagance de la Bref, le cinéma avait donné à la littérature le goût
démonstration. Cette consolation même, si piètre qu’elle d’une certaine objectivité, mais on voit mal comment,
soit, nous est refusée. en retour, celle-ci pourrait le conduire à devenir plus
objectif qu’il n’est, l’étant, si l’on peut dire, de naissance.
D’ailleurs, ôtez à Steinbeck (le moins audacieux de la
LES NAUFRAGÉS DE L’AUTOCAR  bande) son parti pris « behaviouriste » de description,
Victor Vicas, 1957 vous retombez dans les situations les plus classiques. Le
thème de ce film, nous l’avons vu développer cent fois,
« JUSTE MILIEU » d’Un début dans la vie (Balzac) à La Chevauchée fantas-
Arts n° 658, 19 février 1958 tique (Ford). C’est le motif réaliste type, à la façon dont
l’adultère est le mythe type de boulevard. Comme la dili-
Comme l’a démontré naguère Claude-Edmonde Magny, gence, le car est un parfait local d’étude où les spécimens
une certaine école de romanciers américains (celle des humains aiment à faire fleurir leurs singularités. Mais
Dos Passos, Faulkner, Caldwell, Hemingway, Steinbeck) la pêche aux clichés, non plus, ne peut manquer de s’y
doit beaucoup au cinéma. La réciproque est-elle vraie ? révéler fructueuse.
C’est ce que nous avons pu vérifier il y a une dizaine Les héros de cette histoire, malgré leurs louables
d’années, lorsqu’un certain nombre des œuvres desdits efforts, donnent donc tête baissée dans l’écueil numéro
romanciers furent portées à l’écran. Vérification que un du genre : la typisation. Il faut être vieux boucanier
nous pourrons poursuivre ces temps-ci, à l’occasion de comme Hitchcock pour louvoyer sans trop de mal parmi
nouvelles adaptations d’Hemingway (Le Vieil Homme et les récifs de Lifeboat, inspiré du même Steinbeck. Victor

14  Devenu à l’écran The Tarnished Angels (La Ronde de l’aube) [NDE].

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ÉCRIT SUR DU VENT


Vicas, moins habile et surtout moins certain de son but, Douglas Sirk, 1956
se conduit beaucoup trop à la manière de son autocar. Il
s’enlise dans le pittoresque facile, le sentimentalisme qui, GÉANT
pour être contenu, n’en marque pas moins exactement la George Stevens, 1956
mesure de ce médiocratique apologue.
Il n’y a pas d’autre épithète pour caractériser Les « HYSTÉRIE AMÉRICAINE »
Naufragés de l’autocar que celui de juste-milieu par lequel La Parisienne n° 43, avril 1957
Balzac terminait Un début dans la vie. Son défaut n’est
nullement de parler de choses médiocres, mais d’en par- Le héros du film américain n’a plus son beau sang-froid de
ler médiocrement. Ne soyons pas tout de même trop jadis. Une inquiétude que le visage placide et les gestes
sévères pour Vicas. Le Russe émigré fait son tour du sûrs d’Humphrey Bogart laissaient déjà deviner, éclate
monde, comme les compagnons faisaient autrefois leur maintenant au plein jour.
tour de France, et la méthode porte ses fruits. Peut-être Le culte du Bruit et de la Fureur n’est plus l’apanage
a-t-il enfin trouvé sa terre d’élection, car les progrès sont des seuls écrivains ou dramaturges. L’école de Broadway
énormes depuis Double destin (tourné en Allemagne) et et de Greenwich Village élargit la tête de pont qu’elle a
Je reviendrai à Kandara (réalisé récemment en France). constituée depuis quelques années à Hollywood. Kazan
Le récit est rondement mené, le voyage accidenté du mène les opérations avec une autorité que nul ne lui
car ne manque pas d’allure, les acteurs font leur numéro conteste. Il entend plier ses acteurs à la discipline d’un
sans trop de cabotinage. Dan Dailey dans le rôle d’un jeu frénétique dont il est allé puiser la conception chez
voyageur de commerce est drôle, Jayne Mansfield campe Freud et l’illustre metteur en scène russe Constantin
sans aucun mal une vedette provinciale et Joan Collins, Stanislavski. Non moins freudiennes prétendent être
une aubergiste à la main leste, Dolores Michaels, Betty les pièces de Tennessee Williams : leur fatras psycha-
Lou Keim et Rick Jason font des premiers pas pleins de nalytique aurait bon droit de faire sourire si l’on ne
promesses. Souhaitons à Vicas de continuer sur sa lan- connaissait l’art qu’a l’Amérique de faire son meilleur
cée. De l’artisan à l’artiste il n’est parfois qu’un fil. feu du plus mauvais bois. N’en possédant pas d’autres à
leur substituer, ne méprisons pas les dieux et les mythes
qu’elle s’est trouvés, même sous le couvert d’une science
BABY DOLL grossièrement assimilée. Ce qui fait l’intérêt de La Pou-
Elia Kazan, 1956 pée de chair, ce ne sont pas tant ses audaces que son
actualité, ou plus exactement, comme disait Baudelaire,
DERRIÈRE LE MIROIR
sa « modernité ». Baby Doll est une hystérique au sens
Nicholas Ray, 1956
primitif du mot qui, comme on sait, signifie frigide et

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ce drame, en somme des plus chastes, ne fait que nous particulièrement pur cette mince frange qui naît de l’in-
la montrer convertie d’un narcissisme juvénile au désir terférence de la vie quotidienne et du drame. Si vos yeux
et à l’amour vrais. Puisqu’est bien loin de nous le temps percent trop vite le cristal d’une poésie qui auréole ici les
des oies blanches, il est naturel que la peur instinctive moindres gestes, craignez qu’ils ne se ferment à jamais
du mâle se forge d’autres alibis que l’ignorance et la à l’un des plus sûrs pouvoirs du cinéma, n’ignorent tou-
contrainte. Joignez au vice d’Onan, plus que suggéré ici, jours ce domaine, encore mal exploré, qui se trouve être
une conscience aiguë de sa liberté et de ses charmes, non pas en deçà, mais bien au-delà du champ réservé à
vous aurez de la jeune fille moderne un portrait qui n’est la littérature.
pas des plus flatteurs, mais pas, non plus, des plus sots. Parmi les genres si solidement constitués prennent
Le plus clair mérite de ce film est de nous offrir place ce que nous appelons chez nous le « roman-fleuve »
l’image du désir nu, alors qu’en France, émules de et le « feuilleton sentimental ». Écrit sur du vent, de
Valmont, il nous suffit trop souvent qu’on bafoue la Douglas Sirk, évoque même ces romans en images de la
morale. Le cinéma américain, plus pudibond, est en « presse du cœur ». Le mythe ici est à l’état pur : l’obses-
même temps plus érotique que le nôtre et ses acteurs sion de la violence et des anomalies sexuelles (le héros
peuvent se livrer tout entiers à leur jeu sans tomber dans est atteint de stérilité) vient se greffer sur le schéma
la vulgarité ou l’indécence. Un dessein trop médité prive classique de la secrétaire qui épouse un milliardaire. La
toutefois le style de Kazan de cette poésie, cette grâce psychologie est si fruste que nous avons peine à nous
données par surcroît à tel de ses rivaux, moins conscient intéresser aux personnages, mais nous résistons non
de ses moyens. moins difficilement à l’envoûtement d’un climat de fré-
Nicholas Ray est l’un de ceux-ci, et la grâce dont se nésie et de décadence, obtenu par l’emploi des couleurs
pare son dernier film Derrière le miroir n’est pas de celles les plus vives, le choix de cadrages et de mouvements
qui brillent au premier coup d’œil. Cette œuvre est diffi- d’appareil savants, mais toujours justifiés.
cile, dans la mesure même où, contrairement à la précé- Géant nous conte aussi l’histoire d’une riche famille
dente, nous devons abandonner devant elle nos façons de du Texas, mais du plus bas, la route est plus courte à la
juges littéraires. Sous le couvert de la description d’un poésie que partant du médiocre. Le best-seller d’Edna
cas médical – un malade qui abuse de la cortisone –, l’au- Ferber laisse indécemment suinter cette morale molle,
teur nous dépeint une des tentations les plus ordinaires lourdement humanitaire qu’ont popularisée les « reader’s
de l’intelligence, celle de l’universalité, du système. Cer- digest ». Il est noble de peindre les vertus du foyer, à
tains, même s’ils admettent ce propos, réduisent le film condition qu’on sache, comme Nicholas Ray, mêler à la
à une dissertation, fort sèche, doit-on dire. Ils mécon- résignation l’héroïsme et le péril. Stevens, lui, se laisse
naissent son dessein profond qui est, par l’intrusion submerger par son indigeste matière. L’Amérique, à l’oc-
d’un élément extraordinaire, de faire briller d’un éclat casion si sévère pour elle-même, se livre ici à l’une des

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entreprises les plus complaisantes et les plus démago- de péroraison, nous restons dans les strictes limites
giques qu’elle ait tentées. En regard, le Guerre et Paix de de l’imagerie populaire et, si nous retrouvons trace du
King Vidor paraît d’une pureté griffithienne. mythe personnel de l’auteur, avouons qu’il n’a jamais été
exprimé de manière aussi simpliste. Les scènes de ten-
dresse sont manifestement bâclées et les personnages
LE BRIGAND BIEN-AIMÉ féminins campés par Agnes Moorehead et Hope Lange
Nicholas Ray, 1957 aussi ternes que guindés.
En revanche, dans la peinture de la violence physique,
« ART DU PAYSAGE » Nicholas Ray a su prendre soin de ne pas laisser tout à
Arts n° 627, 10 juillet 1957 fait dépérir la flamme que nous lui connaissons. Violence
parfois gratuite, ornementale, comme elle l’était dans
Comme la Révolution française, la guerre de Sécession a Johnny Guitare, mais d’une telle coupe, d’une telle race
sa légende dorée. Les frères James furent des Chouans que nous n’avons aucun mal à identifier la patte de l’au-
à l’américaine, dévalisant banques et trains, au lieu teur. Nous avons vu ces temps-ci trop de méchants wes-
de la malle-poste. Ce n’est plus Frank, le doux, comme terns pour ne pas éprouver à cette reconnaissance une
jadis Fritz Lang, mais Jesse le violent qui, paré des émotion et un plaisir certains. Notre déception même,
traits mièvres de Robert Wagner, inspire Nicholas Ray. dirai-je, est d’autant plus forte que les extérieurs, les pas-
Inspire, entendons-nous : l’auteur des Indomptables et sages d’action pure sont du vrai – souvent même du meil-
de La Fureur de vivre n’a pas tiré parti autant que nous leur – Nicholas Ray. Nous retrouvons bien là son lyrisme
pouvions attendre des fioretti du hors-la-loi grisé par le et déplorons seulement que ce lyrisme reste, cette fois-ci,
sang et la volonté de puissance et peu à peu laissé par les tout extérieur. Le metteur en scène a gardé intact le sens
siens dans une solitude plus morale encore que physique. de la fresque qui se perd de plus en plus à Hollywood. Il
Nous n’avons en principe aucune raison d’être plus sait manier les chevaux de main de maître et cadrer avec
tendre que l’auteur même envers le western lâchement un constant bonheur un magnifique paysage de vallons,
construit en une série de flashbacks d’après un script de haut régal pour nos yeux. Ce sentiment de la nature qu’il
Nunnally Jonhson. Ray n’a pas eu les mains libres et s’est possède à un degré plus haut encore que Mann éclate
désintéressé de son travail. Le brigand bien-aimé ne fait dans ces poursuites à travers le maquis, cette attaque
guère poids dans la balance en face d’un Pancho Villa ou nocturne rayée de la haute flamme d’un incendie, cette
des aventuriers d’Anthony Mann. Il pèse encore moins halte sous une grotte, ce train qui file derrière les arbres,
lourd en regard des héros ordinaires de notre cinéaste, cette ferme dynamitée par la police tout au fond de la
y compris, même, ceux de L’Ardente Gitane. Comme veut vallée riante. Une telle poésie est trop pure, trop sincère,
le signifier, je suppose, la complainte qui sert au film trop fiévreuse même dans les moments forts, pour être

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taxée de maniérisme. Exercice de style ! Sans doute. Mais comédie musicale, bien que l’invention chorégraphique
quand il s’agit d’un artiste digne de ce nom, les amateurs y apparaisse passablement muselée par l’amateurisme
se disputent non moins jalousement les esquisses que les d’Audrey Hepburn et les cinquante-cinq ans bien sonnés
œuvres achevées. Avis, donc, aux amateurs. de Fred Astaire. Son principal intérêt, aux yeux des pro-
fanes, consistera dans l’expérience tentée par un photo-
graphe de mode Richard Avedon. Et nous découvrirons,
DRÔLE DE FRIMOUSSE si nous ne le savons déjà, que la photographie de mode
Stanley Donen, 1957 n’est pas chose méprisable. Ce n’est pas trop forcer le
paradoxe que voir dans ce nouveau-né le plus fécond des
L’INVAINCU
arts de notre temps, le seul qui n’emprunte rien à ses voi-
Satyajit Ray, 1956
sins, ni à ses ascendants, alors que la mode elle-même est
UNE POIGNÉE DE NEIGE de plus en plus lourdement tributaire envers le passé. Et
Fred Zinnemann, 1957 nous trouvons, par la même occasion, aimablement résolu
un problème dont le pillage des musées n’a pu, en général,
LA FEMME MODÈLE
Vincente Minnelli, 1957 que fausser la donnée : celui de la couleur sur l’écran.
Antipodes géographiques et esthétiques, Europe et
AMÈRE VICTOIRE Amérique n’ayant rien fourni que d’attendu, ou de déce-
Nicholas Ray, 1957 vant, le jury de Venise a sagement agi en couronnant le
LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ second (le premier, Pather panchali, est du même auteur)
David Lean, 1957 film avouable d’un pays qui en produit quelque deux cent
quatre-vingts par an. Satyajit Ray, metteur en scène
« FILMS DE FESTIVALS » d’Aparajito, a su faire, avant l’arrivée de Rossellini aux
La Parisienne n° 49, janvier-février 1958 Indes, sa révolution néo-réaliste. Il se montre disciple
avisé de Flaherty dans un pays qui ne connaissait que
Les lauriers glanés dans un festival ne sont pas nécessai- carton-pâte, danses hiératiques et contes de fées. Reste
rement marque de bonne fabrique, mais en cette paisible que le vrai visage de l’Inde, si minutieusement montré,
fin d’année, les films les plus dignes d’attention nous sont apparaît non seulement ingrat, mais bien morne.
arrivés, à peu d’exception près, nantis, sinon d’une cou- Autre lauréat : Une poignée de neige, le « film à prix »
ronne, du moins de l’honneur d’avoir figuré dans quelque type, né d’ailleurs d’un exercice de style à l’Actors
« sélection ». Studio. Fred Zinnemann, même s’il revendique plutôt le
Funny Face (Drôle de frimousse) de Stanley Donen, qui côté des Goncourt, n’en est pas moins un des plus fidèles
s’était fourvoyé à Cannes, plaira à tous les amateurs de représentants de l’académisme cinématographique. Cette

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œuvre laborieuse ne peut donner le change qu’à ceux qui traductions qui ne rendent pas, en celle-ci, le son juste.
n’ont pas vu L’Homme au bras d’or – où Preminger abor- Comme dans un poème où le sens jaillit moins des mots
dait le même sujet de la drogue, mais en disciple de Zola, que des sonorités, c’est du choc des images que naît la
non du boulevard – ni les films de Kazan, maître incon- vérité, celle du cinéaste qui n’est pas nécessairement
testé de toute cette école dite de Broadway, même s’il celle du romancier.
n’est pas toujours bon maître. Le festival de Venise ayant Remarquons que cette histoire de la rivalité – le plus
réputation de sérieux, l’Amérique a cru bien faire – et a, souvent muette – de deux hommes, où compte l’ultime
hélas, bien fait – d’y envoyer ce prétentieux drame social quart de seconde qui précède la décision – et la masse
plutôt que La Blonde explosive ou la toute dernière comé- tumultueuse de pensées qui s’y engouffre –, est peut-être
die de Vincente Minnelli : Designing Woman (La Femme la plus difficile, mais aussi la plus exaltante, qu’un homme
modéliste, transformée par le sans-gêne des producteurs de cinéma ait jamais eue à conter. L’essentiel en réside
en Femme modèle) marie sur un canevas, trop sainement même dans ce que Bresson élida, dans Un condamné,
classique pour être désuet, les grâces latentes du ballet à parce qu’à son gré trop spectaculaire : le meurtre de la
l’impertinence de gags que le flegme avec lequel ils nous sentinelle. Mais ce n’est pas le spectacle du sang, non
sont narrés dore d’une peinture aussi neuve que brillante. plus, qui intéresse Ray : c’est la rapide conversion de la
Minnelli apparaît comme un des maîtres incontestés de pensée en acte, si rapide que le personnage et le specta-
cette comédie américaine qui, à l’instar de phénix, pos- teur ne la saisissent qu’une fois celui-ci accompli. Pas-
sède le pouvoir de renaître de ses cendres. sage inexprimable par un art tout d’apparences, surtout
On attendait beaucoup d’Amère Victoire, tiré par si on s’interdit détours, voies de biais, procédés conven-
Nicholas Ray du roman de René Hardy. J’accorde que tionnels de montage, toutes choses refusées ici avec un
c’est une œuvre manquée, dans la mesure même où le même dédain. Et pourtant la page du roman concernant
cinéaste n’a pu tourner toutes les scènes qui figuraient l’épisode du scorpion prend place in extenso, et, si je puis
dans son découpage : d’où une incontestable obscurité de dire, « dans l’ordre » (celui des explications proposées
récit qu’il serait par trop commode d’imputer au génie. De par l’auteur à l’attitude de Brand), dans trois ou quatre
plus, quelques tics, droits venus du western, barbouillent secondes de film.
de leur plâtre maintes des superbes arêtes de ce bas-re- J’avoue en revanche être infiniment réfractaire à la
lief taillé à pleine pierre d’un ciseau sûr. À la description rhétorique du Pont de la rivière Kwaï par la comparaison
des états d’âme dont est tissé le roman, Ray substitue la duquel on prétend écraser Amère Victoire. D’abord j’ai
mise côte à côte de trouvailles que je qualifierais de plas- toujours trouvé dans les films de David Lean (l’auteur
tiques, si ce terme n’évoquait trop l’idée d’immobilité. de Brève Rencontre, des Grandes Espérances) beaucoup
Cinéaste naïf, c’est-à-dire spontané, il parle le langage de de soin et de savoir-faire, mais pas la moindre trace de
l’écran comme sa langue maternelle et refuse toutes les style personnel. Ensuite je vois dans cette histoire d’un

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officier anglais qui, prisonnier des Japonais, met tout son Jean-Jacques ou de Grammont, essaie de mettre fin au
orgueil – et celui de sa nation – à construire un pont, tan- carnage.
dis qu’un commando apporte non moins d’acharnement Sur ce thème, Budd Schulberg, librettiste d’Un homme
dans sa destruction, moins un apologue, dont quelque dans la foule, a bâti un scénario à la fois théorique et
« Absurde » métaphysique constituerait la clef, qu’un verbeux, et riche en scènes de péril et de violence.
tableau au pittoresque facile – séquelle de Kipling : et le L’argument a-t-il été taillé sur mesure par Nicholas Ray,
pittoresque du militaire de carrière anglais n’est certes ou bien, au contraire, le metteur en scène a-t-il exécuté
pas de ceux qui peuvent nous apporter de bien vives une commande ? Les deux, je crois, sont vrais. Comme
surprises. J’aime, au cinéma, comme dans un roman, les dans L’Ardente Gitane ou Le Brigand bien-aimé, le talent
caractères forts et les beaux entêtements, à condition du cinéaste n’apparaît pas sous son jour le meilleur. Il
qu’ils prennent racine dans l’homme même, non, comme arrive, au début, de penser qu’il se fourvoie en s’essayant
c’est le cas ici, dans les nécessités de l’anecdote. Le dans un genre d’ordinaire réservé à Walsh ou autre spé-
malentendu y tient, non de quelque tare de la nature cialiste du romanesque d’aventure.
humaine, mais de ficelles de récit qui sont dans les mains Et pourtant non ! Nous avons tôt fait de reconnaître
du seul meneur de jeu. Les héros d’Amère Victoire restent Ray jusque dans certaines des situations mêmes, puisque
prisonniers de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, quelques Christopher Plummer (le garde-chasse) et Burl Ives (le
efforts qu’ils tentent pour lui échapper. Mettez une once roi des bandits) se comportent respectivement comme
supplémentaire d’intelligence dans le crâne du présent le Richard Burton et le Curd Jürgens d’Amère Victoire.
colonel : voilà tout le drame par terre. Ici les caractères sont beaucoup plus schématiques,
schématisme tempéré toutefois par le pittoresque des
figures diverses qui peuplent ce film, protagonistes ou
LA FORÊT INTERDITE comparses. C’est à juste titre que ce terme de « pittore-
Nicholas Ray, 1958 sque » est suspect. Nous pouvons le prendre ici dans son
acception dégradée (il y a un côté clinquant, très naïf,
« POÉSIE INTERMITTENTE » qui fait songer aux romans pour adolescents), mais aussi
Arts n° 717, 8 avril 1959 plus noble et étymologique. Ray, même lorsqu’il divague
et bâcle, ne perd jamais ses qualités de peintre. Sans pos-
L’histoire ressemble à celle de La Dernière Chasse et séder un véritable don de documentariste – nous sommes
des Racines du ciel. Dans les Everglades, marais de la loin de Louisiana Story ! –, il sait voir et faire voir. Et le
Floride, au début du siècle, une poignée d’aventuriers, but, tout rossellinien, de ce film mineur est bien, je crois,
repris de justice, exterminent les aigrettes afin de vendre de nous faire contempler la nature avec les yeux du poète
leurs plumes aux modistes. Un garde-chasse, disciple de et non de l’homme d’argent, d’action ou de science.

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Ambition qui n’est mince qu’en apparence. Trop plus haute volupté au monde que celle de tuer. La mort
grande, dirai-je même plutôt, pour que l’auteur ait su la d’autrui est, de son propre aveu, la seule chose qui le
mener à bien. Comme dans Amère Victoire, ce qui a inté- convainc de sa propre existence, et il abattra avec le
ressé Nicholas Ray dans cette histoire, ce n’est pas tant même flegme passionné les paisibles bisons et les Indiens
l’action – pourtant mouvementée – que la contemplation qui lui ont dérobé ses mules. L’autre, Sandy (Stewart
que l’un des personnages prétend lui opposer. Il s’agit, Granger), est dégoûté de cette boucherie, écœuré par
par des images, de nous faire entrer dans un certain état l’odeur du sang et de la peau des bêtes. Pour achever le
d’âme, et par cet état d’âme de nous mener à admettre parallèle, il pense que tous les hommes sont frères, quelle
la justesse d’une pensée. Raison de plus pour regretter que soit leur couleur.
que le propos n’ait pas été conduit jusqu’au bout. Mais On voit l’intérêt d’un tel point de départ, et ses dan-
était-ce possible, surtout à l’intérieur d’un cadre anecdo- gers. Il ne s’agit pas tant d’un conflit de tempéraments
tique ? Selon son habitude, Ray a traité avec négligence que d’idées, ce qui élève le débat, mais risque de l’enliser
et convention tout ce qui ne servait pas de canal à sa dans une joute de pure rhétorique. L’auteur a trop beau
verve poétique, soucieux simplement de faire jaillir la jeu de prendre le parti du sage, d’opter pour la logique et
beauté à de trop fugaces instants, aussi vite surgis et non le paradoxe, comme savent le faire Mann ou Ray. À
disparus que les froissements d’ailes des sveltes oiseaux la cause qu’il défend, nous sommes, bien sûr, tous gagnés
blancs. d’avance, du moins par la corde sentimentale dont il n’hé-
site pas, on le sait, à jouer sans trop de vergogne.
Si l’on entend mettre en pratique jusqu’à l’absurde la
LA DERNIÈRE CHASSE maxime « Tu ne tueras point », il faut l’étendre non seule-
Richard Brooks, 1956 ment aux gros animaux (la mort des bisons nous touche à
proportion même de leur taille), mais aux mouches et aux
« LA RAGE DE TUER » microbes. Ce rapprochement que Brooks établit entre le
Arts n° 628, 17 juillet 1957 massacre des bêtes et celui des hommes serait artificiel
et de mauvaise guerre, s’il ne spéculait sur un sentiment
Comme Le Brigand bien-aimé, de Ray, comme Côte 465, plus poétique encore que moral. La disparition du pai-
de Mann, ce western de Richard Brooks est construit sur sible et préhistorique bison est, certes, dans l’ordre des
l’opposition de deux caractères, l’un sage, l’autre violent. choses, mais nous ne pouvons moins faire que d’éprouver
À la fin du siècle dernier, dans les vallons de l’Arkansas, à son endroit une sorte de révolte esthétique.
deux hommes se sont associés pour chasser les derniers La scène de chasse – ou plus exactement de tuerie –,
troupeaux de bisons. Le premier, Charlie (Robert Taylor), morceau de bravoure du film, provoque en nous une foule
possédé du démon des armes, affirme qu’il n’y a pas de de sentiments divers, d’idées contradictoires et qui

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dépassent peut-être le propos du cinéaste. On ne peut Comme nous l’apprend une notice placée à la fin du
moins faire que de songer à la battue de La Règle du jeu générique, le film a été tourné pendant la « réduction »
et à la mort de Jurieu, roulant sur le sol comme le lapin. annuelle des troupeaux de bisons. De sorte que le tableau
On peut évoquer aussi la pêche au thon de Stromboli, de chasse est impressionnant, non seulement par la taille,
et surtout Moby Dick, celui de Melville. Robert Taylor mais le nombre de pièces abattues. On peut même dire
nous offre ici une image beaucoup plus fidèle, par l’es- que la mort des bêtes affecte plus notre sensibilité que
prit, du capitaine Achab que Gregory Peck dans le film de celle des Indiens, car, dans ce dernier cas, le spectateur,
Huston. Ce tueur, même fustigé, n’est pas sans panache, même le plus pris par l’action, sait qu’il ne s’agit que d’un
sa violence, même si nous la réprouvons, ne laisse pas jeu, tandis que les bisons, eux, meurent de leur vraie
d’exercer sur nous une incontestable fascination. Si la mort. Une telle considération est, en apparence, étran-
thèse ne renonce pas entièrement à montrer le bout de gère à l’esthétique. Est-ce le point faible du cinéma, le
son nez, nous quittons le plus souvent ses sentiers pavés défaut de sa cuirasse, ou sa force, son originalité, que
de trop bonnes intentions pour déboucher en plein tra- cette référence qu’il nous amène à établir avec la réalité
gique. La mort, enfin, du chasseur, est digne des plus même sur laquelle la fiction établit ses assises ? Il serait
belles trouvailles des grands romanciers d’aventure du délicat de trancher. Répondons provisoirement : les deux.
siècle dernier, à commencer par l’Edgar Poe d’Arthur
Gordon Pym. Lui, qui a commis le sacrilège de tuer un
bison blanc, tabou chez les Indiens, finira au seuil d’une LES FRÈRES KARAMAZOV
longue nuit de guet, la main sur la gâchette, transformé Richard Brooks, 1958
par le givre en une terrifiante statue de sel.
Brooks, qui possède l’art de la construction drama- « LA QUADRATURE DU CERCLE »
tique et du dialogue, est-il un bon metteur en scène ? Arts n° 672, 28 mai 1958
Oublions ici ses défauts dont La Dernière Fois que j’ai vu
Paris, de malheureuse mémoire, nous offrait, l’an dernier, Il faut un certain courage pour s’attaquer à Dostoïevski
la brochette la plus fournie. Le découpage et les cadrages et une bonne dose d’ingénuité. Nous savons que Richard
manquent de mordant, bien des gros plans n’évitent pas Brooks ne manque ni de l’un ni de l’autre. Aucune com-
l’emphase. Le décor naturel est beau, mais chichement mune mesure entre cette entreprise et les Nuits blanches
utilisé. Les bagarres valent mieux par la flamme inté- de Visconti : il ne s’agit plus d’une œuvre mineure. Ici
rieure qui les anime que par leur stricte qualité tech- le célèbre roman est pris en charge par la machine hol-
nique. Mais ne chicanons pas : le sujet est assez brillant lywoodienne qui se fait fort de le débiter en images, selon
par lui-même pour que la probité de la réalisation nous un patron connu, comme s’il s’agissait d’un quelconque
contente. best-seller.

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Les metteurs en scène pressentis s’étant dérobés, Les personnages de ce film nous disent des choses qui
Brooks enfin accepta. Faut-il lui en savoir mauvais gré ? ne sont point sottes : le contraire eût étonné puisqu’elles
Dans un article publié dans Films in Review, il nous sont – ou à peu près – dans le texte. Reste qu’elles sont
assure qu’il a fait de son mieux et nous le croyons 15. seulement dites et linéairement, sans cette qualité
Il fallait élaguer bien sûr. Supprimer les digressions, d’ambivalence qu’elles possèdent dans le roman. L’in-
y compris celle, célèbre, du Grand Inquisiteur : c’est non terrogatoire de Dmitri (dans le livre) est de l’excellent
moins certain. Immoler le Starets Zossima aux frères et, dialogue de cinéma propre à être retranscrit tel quel.
parmi les frères, mettre l’accent sur Dmitri : on l’admet Qu’en reste-t-il dans l’adaptation de Brooks ? Deux ou
volontiers. Ne garder que ce qui roule autour du meurtre : trois répliques. Chose plus grave : en même temps qu’il
tout bien pesé, c’est indiscutable. refusait une matière tout prête, notre cinéaste se croyait
On dit que Dostoïevski est inadaptable à l’écran en devoir de ménager des transitions, des peintures
parce que ses intrigues, réduites à leur charpente, n’ont d’atmosphère qui sont en général ce dont Dostoïevski
rien qui les différencie d’un quelconque mélodrame. s’embarrasse le moins.
Rien de moins certain. À peu de frais, nous pouvons y L’ouvrage est soigné, mais comment se fait-il que
découvrir l’idée morale de la responsabilité partagée, les metteurs en scène d’Hollywood, si riche de petites
et philosophique d’une culpabilité interchangeable, sur idées dans les histoires contemporaines, ou les westerns,
lesquelles se greffent les thèmes annexes du chantage voient tout à coup leur imagination s’appauvrir dès que
moral, du soupçon qui, à leur tour, se prêtent à une infi- leurs acteurs ont troqué le complet ou le blue-jean pour
nité de variations dramatiques ou psychologiques. Ces le costume historique ? Leurs gestes, du coup, leurs
motifs nous sont familiers. Il est même un cinéaste qui attitudes deviennent conventionnels en diable. Il est
en fait son pain quotidien. Vous l’avez reconnu : Alfred vrai que la « distribution », ici, pousse, sans se faire
Hitchcock. prier, à l’académisme. Lee J. Cobb (Fyodor) fait assez
Qu’eût fait Hitchcock à la place de Brooks ? La bien son bouffon, Albert Salmi (Smerdiakov) est d’un
question n’a pas de sens puisque, à cette place, Hitch excellent choix. Mais Richard Basehart (Ivan), Claire
– comme en font foi ses propres déclarations – a toujours Bloom (Katya), William Shatner (Alexi) semblent, en
dédaigné de se mettre, jugeant inutile de mobiliser sous dépit de leurs efforts louables, passablement gênés aux
pavillon étranger ce qui a si bonne mine à l’ombre de son entournures.
propre drapeau. Le meilleur argument contre le tournage Quant à Maria Schell, elle donne un récital de tous ses
des Karamazov, ce n’est pas qu’ils soient un mauvais scé- tics ou plus exactement d’un seul : sourire en se mordant
nario, mais qu’ils aient bel et bien été déjà tournés. la lèvre inférieure ; un regard, dans Nuits blanches, est
un mouvement de spontanéité. Yul Brynner, enfin, bien
15  Cf. Cahiers du cinéma n° 83, mai 1958 [NDE].
que moins mauvais que dans ses rôles précédents, est

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toujours Yul Brynner. Dmitri est de tous les personnages bande de cow-boys en goguette, est à L’Équipée sauvage
celui dont le physique exigeait d’être le moins typé. John ce qu’était Graziella à L’Éducation sentimentale. Pourtant,
Alton, dont nous avons admiré ailleurs la science pho- comme Graziella (l’avez-vous lu ?), le western, même
tographique, pourrait-il nous dire pourquoi il a cru bon non épicé, a ses mérites. Simple question de goût. On
de braquer sur tous les comédiens des projecteurs d’un l’apprécie ou non, ainsi que les timbres-poste ou le jazz,
rouge désagréable, s’ils ne sont d’un vert plus vulgaire et nul motif, une fois commencé, de limiter la collection.
encore ? Pour moi, qui n’ai vis-à-vis du genre aucune préven-
Moralité : ne vous frottez pas à Dostoïevski. Toutefois tion ni prédilection particulière, je l’aime surtout, quand,
il serait prématuré de conclure qu’en la matière le dernier pris en main de maître, il fait éclater ses frontières. Tout
mot soit dit : il y a entre la Baltique et l’Oural des gens le long de la projection, j’ai guetté l’étincelle rare, mais
qui, un jour peut-être proche, aimeront, eux aussi, à dire mon attente n’a guère été payée. Et pourtant il y avait un
leur mot. beau point de départ. Ce que j’aime en général, dans les
films américains, fussent-ils de série, c’est qu’ils peignent
des rapports que le cinéma des autres nations dédaigne
UN JEU RISQUÉ injustement : celui par exemple de la force et du droit et,
Jacques Tourneur, 1955 dans le cas qui nous concerne, le problème de l’autorité.
Bien sûr, n’en déplaise aux fines bouches, le flic a le beau
Arts n° 578, 25 juillet 1956 rôle, mais quiconque a dû manier affaire de la moindre
importance, sait qu’il faut, tôt ou tard, opter pour le
Je citais le western 16. Un film vient à point pour appuyer, parti de l’ordre. Ce qu’il y a de répugnant dans la police,
ou infirmer, mes dires. Faut-il aller voir Wichita ? À vous c’est la ruse et le nombre par lequel elle accable l’homme
encore de juger. Ses grâces sont de celles qui n’appa- seul. Ici, le solitaire a raison, et flic ou pas, il reste fort
raissent qu’aux initiés. En fait de folklore et de poncifs, sympathique. Ce genre d’histoire nous délasse de l’anar-
il n’a de leçons à recevoir de personne. Photos, cos- chisme hypocrite cher à la fiction contemporaine. On
tumes, caractères, situations ne se départissent pas une nous ramène, je veux bien, 2500 ans en arrière, mais en
seconde du pli qu’une tradition vieille de quarante ans un temps où, si l’on en juge par son influence toujours
leur a fait prendre. Certes, en cherchant bien, on pourrait vive, on ne pensait pas si mal.
y découvrir quelque résonance moderne. Les voyous, en Jacques Tourneur, fils du cinéaste français Maurice
Amérique, sont à la mode. Mais cette histoire d’un shé- Tourneur, nous avait déjà gratifiés de quelques films plus
rif improvisé (Joel McCrea), nettoyant un village d’une qu’honorables : La Griffe du passé et Les Révoltés de la
Claire-Louise. Dans Wichita, il se plie aux règles du genre
16  Cf. p.  396 [NDE].
avec une rigueur un peu sèche, mais sans bavures. La

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beauté d’un tel film est celle qu’on peut trouver à une en tout cas moins neuf sur le papier que les scripts de
partie d’échecs ou un match de football. Elle est mathé- Borden Chase ou de Philip Yordan sur lesquels étaient
matique. Avant de dénoncer ses postulats, apprenez à bâtis les westerns précédents de Mann. Il y règne une
vous mouvoir à l’aise dans cet espace euclidien. Vous bonhomie un peu trop fordienne, un didactisme latent
aurez fait vos classes, et vous pourrez parler. qui marquent, il faut l’avouer, un recul par rapport au
cynisme de naguère. Nulle référence possible avec
le théâtre grec ou Shakespeare. Le conflit ordinaire
DU SANG DANS LE DÉSERT 17 entre l’ordre et la passion populaire y reste circonscrit
Anthony Mann, 1957 légèrement en deçà de la corde tragique.
Contentons-nous donc de ce qui est, et qui n’est pas
« QUINTESSENCE DU WESTERN » rien : un roman d’« apprentissage », apprentissage sportif,
Arts n° 658, 19 février 1958 avant d’être moral, ou, plus exactement, dont la morale
est celle même du sport. Tous les coups sont permis s’ils
Il y a deux façons de faire monter le registre d’un genre sont efficaces et ils sont efficaces s’ils sont élégants. Il
populaire et traditionnel. Soit renchérir sur ses règles s’agit bien entendu de la véritable élégance, fondée sur
strictes, soit prendre avec elles des libertés. C’est cette l’économie des moyens, non de fioritures épate-nigauds :
double démarche, en apparence contradictoire, qu’adopte l’ex-shérif désabusé (Henry Fonda) apprend précisément
Anthony Mann, maître incontesté du western. au jeune shérif, son disciple (Anthony Perkins), à se défier
Il y a plusieurs façons de résumer cette histoire. de ces poses d’opérettes chères aux westerns à la petite
Mieux vaut, je pense, la considérer sous l’angle technique semaine (et par ce biais le film que nous avions cru, au
plutôt que l’aborder par l’aspect moral. Nous y voyons premier coup d’œil, trop complaisant envers les fleurs
un homme d’expérience apprendre à un jeune shérif à de rhétorique propres au genre, se révèle, ma foi, extrê-
se servir de ses armes. Entendez non pas seulement mement « critique »). Il est rare qu’à l’écran beauté de
toucher en plein dans la cible, mais choisir la place et le l’exploit sportif et beauté cinématographique coïncident
moment : c’est-à-dire faire preuve non tant d’adresse que aussi exactement qu’elles le font chez Mann : les plus
de psychologie et de cran. heureuses inventions ne sont pas tant de cadrage que
Si je prends soin, ainsi, de découvrir la charpente de geste et de position : celles-ci, il est vrai, mises en
avant même d’avoir examiné le revêtement, c’est que je évidence, mais presque à notre insu, par une science
crois le scénario de Dudley Nichols moins séduisant et rare du cadre, grâce à laquelle le décor nous est tou-
jours bien présent, familier, orienté. Par exemple, Fonda
veut prendre vivants deux bandits armés qui s’abritent
17  Le titre original est The Tin Star, c’est-à-dire « l’étoile d’étain » (du
shérif).
sous une grotte. Rampant le long de la paroi rocheuse,

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il enfume la cachette, puis, quand la fumée forme un dresser des statues aux anciens dieux, au moment même
rempart opaque, prend soin de passer de l’autre côté où ils sont en train de se dédorer.
de l’ouverture. L’un des hommes sort, en tirant dans Je n’entends point dénigrer l’œuvre de Caldwell – pas
la direction qu’il croit être celle de l’assaillant. Fonda, plus que celle de Steinbeck, Hemingway ou Faulkner –,
alors, l’assomme d’un coup de crosse dans le dos. Une mais l’opportunité de sa transcription cinématogra-
telle trouvaille, que je cite entre des dizaines d’autres, phique. Transcription qui figura au rang des vœux les
vaut bien tel effet raffiné de projecteur, tel savant mou- plus chers de la critique de cinéma dans l’après-guerre ;
vement de grue. C’est là tout le western, c’est peut-être vœu toujours, de quelque manière, déçu. C’est pourquoi
là tout le cinéma. je n’emboucherai pas tout à fait la même trompette que
Je sa is q ue ce fi l m déconcer t era su r tout les mes confrères qui reprochent à Anthony Mann et à
admirateurs habituels d’Anthony Mann, qui pourront l’adaptateur en titre – qui n’est autre que Caldwell lui-
craindre à tout moment de le voir glisser dans le même – d’avoir passablement édulcoré, aseptisé, asséché
maniérisme. Cette étude en noir et blanc, au rythme le roman. Si la gomme a été passée à certains endroits, il
résolument lent, jongle intrépidement avec les poncifs. demeure entre le trait de l’écrivain et celui du cinéaste
Mais la somme de tous ses ornements, qui forme un une parenté beaucoup plus étroite qu’on n’avait jusqu’ici
catalogue presque complet des motifs ordinaires au constaté dans ce genre d’entreprise.
western, porte bien le sceau de son auteur. C’est un bloc On peut préférer la version de La Route au tabac que
dont la rigueur n’admet nulle faille. Une fois son faîte Ford nous donna, il y a quelque quinze ans : mais là le
couronné, il n’offre plus rien de composite. style du traducteur masquait celui de l’original. Mann,
au contraire, avec une application extrême, et qui ne tra-
hit point trop l’effort, s’attache à inventer une écriture
LE PETIT ARPENT DU BON DIEU jumelle de celle d’une littérature dont l’originalité résida
Anthony Mann, 1958 plus dans la forme que dans le contenu naturaliste ou
folklorique. Ici comme là, même mélange de sécheresse et
« EXERCICE INUTILE » de truculence, même goût pour la grimace systématique.
Arts n° 691, 8 octobre 1958 On peut reprocher à cette caricature de manquer de
verve : à coup sûr pas de rigueur, et Mann y déploie les
Ce film tourné par Anthony Mann d’après le roman de mêmes talents de constructeur que dans ses westerns.
Caldwell fut mal accueilli à Venise, et c’est justice. C’est J’irai même jusqu’à faire mérite d’une certaine qualité
une erreur de la part de l’Amérique de spéculer sur le théâtrale du ton. Le metteur en scène du Petit Arpent fit,
prestige d’une école littéraire que l’Europe a découverte comme on sait, ses débuts à Broadway et les habitudes
il y a plus de vingt ans. Il est malhabile de s’obstiner à contractées sur les planches ne lui ont pas nui, loin de là,

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lorsqu’il s’exerça sur la scène naturelle des montagnes d’autant de pôles imprévus d’attraction qu’elles com-
Rocheuses : le western, on l’a dit souvent, c’est de la tra- portent de saillants et de rentrants, de nouvelles lignes
gédie. Ici le traitement théâtral imposé à une œuvre, en de force prennent appui sur leurs aspérités et les grâces
principe romanesque, est bien moins superfétatoire qu’on du hasard viennent ainsi rompre la monotonie d’un des-
pourrait penser. Le roman américain moderne doit trop tin en général un peu trop médité. Si l’on peut dire que
au cinéma pour vraiment l’enrichir, une fois retourné du les westerns d’Anthony Mann ont une valeur exactement
rôle d’inspiré à celui d’inspirateur. Il a, en revanche, sus- proportionnelle à la beauté de leurs paysages, ce n’est
cité de fort heureuses adaptations scéniques (cf. celles point que leur charme soit avant tout décoratif, mais que
de La Route au tabac à New York, Paris ou Milan). l’auteur trouve dans l’élément naturel, sis dans le champ
Il a fort correctement résolu un problème qu’on de l’objectif, sa source la plus sûre d’inspiration.
pouvait tenir pour quasi insoluble. N’empêche que cet Je crois bon de rappeler ces caractéristiques propres
exercice est beaucoup plus vain que ceux auxquels il à l’art d’Anthony Mann, car elles sont là bien discer-
s’était précédemment attaqué. D’où notre déception. nables, quoique, sans doute, elles ne nous séduisent plus
tout à fait autant que lorsque nous faisions leur décou-
verte dans L’Appât, Je suis un aventurier ou autres wes-
L’HOMME DE L’OUEST terns plus anciens. Il y a ici une admirable ferme tapie
Anthony Mann, 1958 au creux d’un vallon, où le cinéaste se trouve manifes-
tement plus à l’aise que dans tel récent petit arpent de
« WESTERN ROBUSTE » terre chiche. Il y a un village abandonné en plein désert
Arts n° 703, 31 décembre 1958 pierreux, auquel le combat final doit beaucoup de sa sau-
vagerie. Toutefois, les séductions de ces motifs naturels
Anthony Mann a opéré une révolution radicale dans le et, partant, celles du film même me semblent être légè-
western en changeant son paysage. Mais ce n’était pas rement en deçà de ce que Mann a su nous présenter dans
une pure modification de décor. Émigrant des plaines ses plus grands moments. On a l’impression qu’il applique
chères à Ford dans la montagne, il découvrait un autre les leçons de ses expériences passées (y compris celle
style plus tourmenté, plus lié à la terre. Cet homme mieux du Petit Arpent du bon Dieu), faute de pouvoir en tenter
doué sous le rapport de la géométrie que de la finesse de nouvelles. Du sang dans le désert, que nous vîmes l’an
aime à exciter son imagination sur les obstacles naturels dernier, n’était peut-être qu’un exercice de style, mais
que sont les rocs, les promontoires, les ruisseaux ou les encore le metteur en scène apportait-il à sa démonstra-
vallons. Ces êtres géographiques font fonction, dans son tion une chaleur très communicative.
œuvre, moins d’ornements que de véritables ressorts dra- Suis-je blasé ou bien Mann a-t-il perdu de son ancien
matiques : leurs figures capricieuses enrichissent l’action enthousiasme – intellectuel, mais enthousiasme tout

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de même ? Je crois qu’il serait imprudent de trancher des westerns que nous pouvons voir, mais quand il s’agit
trop vite, dans ce cas, comme dans celui de Ford un de l’auteur de L’Appât et des Tuniques bleues, nous avons
peu précipitamment relégué par la critique dans l’asile le droit de faire les difficiles.
des vieillards. Ce que nous exigeons en général, chez ce
cinéaste architecte et géomètre, c’est la présence dans
sa construction d’une clef de voûte douée à la fois d’une LE JUGEMENT DES FLÈCHES
existence matérielle et d’une signification morale : or, Samuel Fuller, 1957
ici, nous ne la discernons guère, que ce soit sous l’une
ou sous l’autre forme. Ailleurs, sur un fort rameau de « WESTERN POLITIQUE »
base venaient se greffer mille idées adventices. Ici, on Arts n° 707, 28 janvier 1959
ne récolte guère que ce qui fut semé et en puisant dans
les réserves. Samuel Fuller, comme Richard Brooks, aime à parler
Mais surtout, je crois qu’on peut, sans risques cette politique. Mais ce n’est pas la même politique. Les deux
fois-ci, accuser le scénario signé de Reginald Rose (l’au- amis – ils se prétendent tels – se sont installés sur les
teur de Douze hommes en colère) d’être beaucoup moins deux lames extrêmes d’un éventail qui n’est point, en
brillant et subtil que ceux qu’écrivirent autrefois pour Amérique, aussi large que le nôtre. Le nationalisme du
Mann Borden Chase, Philip Yordan ou même Dudley premier est tempéré d’humanitarisme, de même que
Nichols. Ce Gary Cooper, ancien bandit rangé, puis hors- l’idéalisme du second de réalisme.
la-loi sous la menace de ses compagnons, mais justicier Cet apologue en forme de western se veut « de
dès que l’occasion se présente, est un « caractère » bien droite » puisqu’il penche en faveur de l’Histoire – celle
fruste et conventionnel en regard des anciens Stewart, de Maurras et non de Marx. Ainsi qu’il est écrit en toutes
Mature ou Fonda. J’ai beau creuser la donnée, j’y vois lettres sur l’écran avant le mot « fin », c’est à la nation
l’occasion à maintes péripéties mouvementées, mais américaine qu’est laissé le dernier mot. Quant au point
point de vrai tragique. Les personnages ici, malgré l’avan- de départ, il est, ma foi, piquant : il s’agit d’un Sudiste
tage de quelques nuances supplémentaires, penchent plu- (Rod Steiger), qui, pour échapper au joug yankee, décide
tôt du côté des héros de romans pour adolescents que de de se faire Sioux. Nous le verrons défendre avec ferveur
celui de Shakespeare, qu’on a pu, à propos de tel film pré- sa nouvelle patrie, serein au milieu des vilenies alternées
cédent, fort justement évoquer. Le principal et les secon- des Indiens ou des Blancs, jusqu’au moment où, son plus
daires ne bâtissent point leur conduite sur des paradoxes farouche ennemi étant écorché vif par ses frères d’adop-
aussi séduisants que le firent tel ou tel de leurs aînés, ils tion, le cœur décidément lui manquera.
sont trop d’une pièce, bons ou méchants. Bien sûr, ici, la Il y a plus bête et paresseuse au monde que cette
psychologie est autrement raffinée que dans la plupart droite-là, s’il est vrai qu’il existe plus subtile. Dans cette

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histoire – toute de son cru –, Fuller ne s’embarrasse pas bien national ne laisse pas de corroborer la morale parti-
de psychologie ni de profonde dialectique. Mais il a de culière de l’histoire, à savoir la non moins robuste exis-
l’allant et, s’il ne craint point à de certains moments tence des U.S.A. en tant que nation.
d’arrêter l’action pour nous débiter sa morale, c’est qu’il
saura bien vite la rattraper.
Cet ex-reporter n’est point, pour le moment du moins, LE TRÉSOR DU PENDU
un très grand cinéaste, mais il bat largement Brooks sur John Sturges, 1958
le chapitre de la verve et de l’imagination. Il est inégal ;
il traite de la façon la plus conventionnelle ce qui ne l’in- « WESTERN BRILLANT »
téresse pas, par exemple : l’épisode sentimental entre le Arts n° 705, 14 janvier 1959
Sudiste et l’Indienne. Mais, dès qu’on montre le poing,
qu’entrent en jeu arcs et carabines, que se cabrent les On ne peut, sinon goûter, du moins juger les westerns
chevaux, voilà notre homme dans son élément. Le goût qu’en connaisseur. Ce que je ne me flatte point d’être,
du sport sert ici d’antidote à celui de la thèse. Le « juge- bien que j’en voie un bon nombre par an. Cette œuvre est,
ment des flèches » en question nous fournira le spectacle certes, plus brillante que le sévère Homme de l’Ouest, qui
d’un magnifique match de course à pied. La nudité des vient tout juste de quitter l’affiche. Qu’on sache tout de
Indiens et la grâce du tir à l’arc lui confèrent cette cou- suite que les réserves que je faisais à propos de ce der-
leur antique qu’on aime à découvrir dans tout western nier et les éloges que je vais décerner au Trésor du pendu
digne de ce nom. ne se placent point au même niveau. Il y a entre Anthony
Quant aux ressources plastiques ou dramatiques du Mann et John Sturges, le malheureux tâcheron du Vieil
paysage, Fuller sait les utiliser d’une façon toute per- Homme et la Mer, toute la distance qu’on peut concevoir
sonnelle, bien différente de celle d’Anthony Mann, par entre un artiste exigeant et novateur, et un cinéaste,
exemple. Même s’il n’est pas toujours bien écrit, ce wes- intelligent sans nul doute, mais plus habile à se mettre
tern a un style, du style. Le ton est franc comme la pen- au goût du jour qu’à découvrir des voies inconnues.
sée, canaille si l’on veut, mais jamais hypocrite. Point Toutefois, comme la musique du XVIII e siècle, le
d’effets savants, mais point non plus de faciles. Si le cinéma américain ignore l’idée de propriété artistique.
metteur en scène mène son affaire au hasard, c’est qu’il Cela explique l’extraordinaire puissance de variations du
aime à compter sur l’inspiration du moment, et celle-ci western à partir de quelques thèmes communs. On ne
se montrera fidèle au rendez-vous. Bref, pour être ici un peut donc faire absolument grief à John Sturges d’avoir
moyen et non une fin en soi, le western ne perd aucune tourné son histoire devant ces cimes enneigées chères à
des qualités qui nous le font priser en général. Et cette Mann, ou bien d’avoir fait chevaucher son héros les mains
nouvelle démonstration de la solide existence d’un genre liées, comme le James Stewart de L’Appât.

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L’un des premiers mérites du Trésor du pendu réside En revanche d’autres instants, comme la bataille avec les
dans son scénario. Celui-ci, comme dans les meilleurs Indiens Comanches, sont d’une rhétorique visuelle plus
westerns de ces dernières années, nous conte une facile. Mais les poncifs, toutefois, se trouvent être cor-
rivalité fondée non seulement sur la circonstance, mais rigés par quelques notations plus subtiles et réalistes,
sur l’opposition de deux caractères et qui n’a rien de telles que ce coup de pied rageur que lance Clint, tandis
manichéen, tempérée, précisée qu’elle est par la forte que Jake le tient sous la menace du revolver, ou bien l’air
personnalité des deux interprètes : Robert Taylor et dégoûté avec lequel un des bandits arrache de la cloison
Richard Widmark. Jake Wade (Taylor), devenu shérif, une des flèches qui ont décimé sa troupe.
délivre son ancien complice sur le point d’être pendu. On déplore souvent que le cinéma perde peu à peu
Mais la reconnaissance n’est pas le point fort du cynique le sentiment du visuel, du physique, du geste si haut
Clint (Widmark) : il s’empresse d’enlever notre shérif et développé par l’école des grands comiques du muet.
sa fiancée, afin que Jake lui indique la cachette du trésor Si dans la comédie, en effet, le « gag » s’est adultéré, je
jadis ravi par eux. À partir de cette donnée, il s’agit pour crois qu’il a trouvé dans le western moderne sa terre de
l’auteur de résoudre un triple problème d’ordre moral, refuge. Les pionniers d’aujourd’hui ont des caractères
sportif et géométrique. Ou, si l’on préfère, les armes qui plus subtils, plus approfondis que ceux du temps de la
sont à la disposition des deux adversaires (et il importe « Triangle », mais ce ne sont point, pour autant, des purs
que les forces soient égales) se nomment l’intimidation, raisonneurs. Les tourments, ou scrupules, de leur âme
avec ce qu’elle comporte d’implication psychologique et n’ont point débilité leurs qualités athlétiques. C’est une
morale, la force ou l’adresse physique et enfin cette arme raison d’espérer en leur longue vie, comme en celle du
secrète du western : le sens du moment, de la distance, cinéma.
bref du temps et surtout de l’espace.
Constamment, nous avons le sentiment d’un équilibre
instable, d’une tension qui revêt les trois aspects susdits. LE SHÉRIF
Tension d’ailleurs explicitée à la fois par quelques frag- Robert D. Webb, 1956
ments du dialogue et le caractère concerté des effets de
mise en scène. Sturges est plutôt un fort en thème qu’un « CINÉMASCOPE SANS RELIEF »
lyrique, mais ne se montre pas pour autant dépourvu Arts n° 626, 3 juillet 1957
d’imagination. Certaines de ces ruptures d’équilibre
donnent occasion à de fort brillants morceaux de bra- Shérif d’un village où un aventurier entend faire sa
voure : cette glissade, par exemple, de Jake et de sa fian- loi, Robert Ryan patauge au milieu de toutes sortes de
cée sur le talus d’un canyon sablonneux, dont la pente est difficultés, dont la moindre n’est pas que les séquelles
si abrupte que les bandits n’arrivent pas à ajuster leur tir. d’une blessure au crâne le rendent quasi aveugle au

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moment même où il aurait besoin du maximum d’acuité d’une façon très arbitraire dans la courte scène d’un flirt-
visuelle. Ce prétexte à suspense est malheureusement poursuite à travers un sous-bois. Ici, il s’obstine encore
exploité avec une totale absence de verve. à placer ses personnages à une extrémité et l’autre de
Le western, comme le jeu de dames, comporte, au l’écran large, mais c’est sans nécessité aucune. Un décou-
sein d’une superficielle monotonie, une variété de com- page par ailleurs d’une platitude et d’une négligence peu
binaisons infinies. Mais il y a des joueurs plus ou moins communes (il y a jusqu’à de faux raccords de regards !)
savants, plus ou moins doués. Robert Webb possède à rend dérisoires les pseudo-raffinements. Même remarque
peine l’ABC de la méthode. Il ne connaît que les coups au sujet des bruits réels qui, mis en vedette par la sté-
les plus conventionnels et les exploite platement, sans réophonie, ne font que mieux ressentir leur indigence.
le moindre effort d’imagination. Quand on est dépourvu d’idées, mieux vaut tout
Dans toute action sise au Far West, il y a toujours uniment appliquer les recettes. Il y a toujours, même
au moins deux sortes de motifs (nous pourrions dire de dans le plus mauvais western, une sorte d’envoûtement
beautés) : l’un moral, l’autre technique. Si vous pensez mathématique qui fait qu’il nous arrive, après une
que le caractère d’un homme qui, aux prises avec une heure d’ennui, d’être soudain pris au jeu. Hélas, cette
franc-maçonnerie de bandits, est contraint de faire figure consolation nous est ici refusée. La scène de l’exercice de
de brute ou de salaud, peut donner lieu à une peinture tir à la bouteille nous tire quelques secondes du sommeil
intéressante, allez plutôt revoir Je suis un aventu- pour nous y réexpédier aussitôt.
rier d’Anthony Mann. Si vous pensez que le fait de voir Le seul mérite, à mes yeux, de ce film, est de m’avoir
quelqu’un tirer froidement sur un adversaire désarmé, laissé l’esprit assez libre pour méditer un jugement
mais désarmé en apparence, est capable de vous procu- d’André Bazin, auquel, jusqu’à présent, j’avais quelque
rer une sensation violente, allez chercher celle-ci dans répugnance à souscrire : « Un mauvais film, écrivait-il,
Côte 465 du même Mann. Ce sens de la place, du geste, sera deux fois plus mauvais en CinémaScope. » J’aurais,
cette efficacité du gag, cette technique de la bagarre que pour ma part, cru plutôt le contraire. L’écran large et la
nous admirons non seulement chez Anthony Mann, mais couleur sont souvent des amis bien utiles. Ils mettent à
chez un westerner moins ambitieux comme Raoul Walsh, la portée de tous ce qui n’avait été encore que l’apanage
ne sont pas impartis d’emblée comme une grâce attachée des plus grands. Ils distribuent généreusement au talent
au genre. Les fameuses conventions du western n’ont rien les vertus du génie. Encore faut-il un minimum de talent.
d’entraves : elles n’en sont pas pour autant des béquilles à Que Bazin me permette donc de formuler son axiome de
l’usage d’impotents. Bons outils, elles ne donnent mesure la façon suivante : « Si un film est deux fois plus mauvais
de leur pouvoir qu’entre les mains de bons ouvriers. en CinémaScope, c’est qu’il est vraiment très mauvais. »
Naguère, dans Tempête sous la mer, Robert Webb
avait réussi à user du CinémaScope, encore à ses débuts,

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LE TEMPS DE LA COLÈRE – ou plus embrouillé –, dans la mesure où le héros jus-


Richard Fleischer, 1956 ticier est lui-même en butte à la peur, mais une peur
d’origine toute nerveuse. Ce n’est que dans les dernières
« HONNÊTE » minutes qu’il surmontera celle-ci, en allant chercher du
Arts n° 624, 19 juin 1957 secours pour son compagnon blessé (un paysan encore),
dans une course vertigineuse du haut en bas de la mon-
Ce film appartient au genre des films de guerre, car il tagne et filmée dans un fort impressionnant travelling
s’agit bien là d’un genre, avec ses conventions, ses cli- de huit cents mètres.
chés, mais aussi une infinie richesse de variations à Richard Fleischer évite le traquenard de la thèse et
partir de thèmes similaires. On s’attache, en général, à de la théâtralité, mais au détriment de l’unité de ton, et
peindre le conflit du courage et de la peur, ou bien celui puisqu’il cherche, semble-t-il, à ne faire qu’une peinture
de la discipline avec l’initiative individuelle. Deux ten- objective des cruautés de la guerre, il eût été mieux ins-
dances toutefois : l’une héroïque et guerrière, l’autre réa- piré de donner à son histoire une allure plus documen-
liste et pacifiste, mais les frontières n’en sont jamais très taire encore, d’éviter un certain nombre de facilités, de
nettement tranchées car, dans le premier cas, la cruauté mise en scène, de dialogue ou de récit. Ce jeune cinéaste
du combat n’est pas oubliée, ni dans le second, la gran- tient les promesses contenues dans L’Énigme du Chicago
deur de l’acte courageux. Express ou Les Inconnus dans la ville, mais sans plus. Si
C’est à cette dernière classe que se rattache Le Temps ce film a par moment les accès de lyrisme et d’explosion
de la colère en intention, tout au moins. Un riche proprié- aldrichiens, il conserve en même temps la sobriété de
taire du Sud est mobilisé dans les troupes du Pacifique. l’ancienne école.
Il y apprend d’abord à rabattre de son orgueil ; puis, à Mais ces qualités se neutralisent, à vrai dire, plus
la manière d’un exploit sportif, il accomplit une action qu’elles ne s’additionnent. Nous apprécierions mieux la
d’éclat : mais, quelque temps plus tard, au cours d’une sûreté des cadrages ou la précision des gestes, si d’autres
mission, un lieutenant tire, par peur, sur ses propres effets ne sentaient pas le ronflant ; nous serions plus
hommes, les métayers et amis de notre héros qui, furieux, sensibles à la hardiesse du propos, si trop de poncifs ne
le tue presque. Tous ces événements sont racontés dans venaient pas le dénaturer. Lorsqu’on s’attache à démolir
un assez conventionnel retour en arrière, au moment les mythes guerriers ou autres, il convient de donner à la
où le jeune homme (Robert Wagner) vient d’être, à titre forme l’allure la plus réaliste possible.
de punition, affecté dans un commando dirigé par une
espèce de brute, le capitaine Waco (Broderick Crawford).
Ce sujet n’est pas, comme on le voit, sans rappeler LES VIKINGS
celui d’Attack de Robert Aldrich. Il est plus complexe Richard Fleischer, 1958

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« PLAIES ET BOSSES » le délicat. Il ne s’agit pas de comparer les Vikings aux


Arts n° 702, 24 décembre 1958 Nibelungen ou à Nevski, mais on évoque avec nostalgie
une certaine scène de Big Sky où le même Kirk Douglas
Parmi les cinéastes américains de la jeune génération, subissait l’amputation – combien plus discrète, mais plus
Richard Fleischer (fils de Max, le célèbre créateur de cruelle que toutes les mutilations ici montrées – de son
Popeye) est un des rares à perpétuer la tradition des doigt. Mais n’allons même pas chercher Hawks : il man-
anciens maîtres de l’aventure. Il ignore le vague à l’âme que à Fleischer ce qu’ont possédé des cinéastes mineurs
et les subtilités de la psychanalyse : c’est l’action qu’il comme Raoul Walsh ou Allan Dwan et qu’on peut appeler
aime à nous montrer, et la plus brutale. un certain don de peintre. Sans doute, ici, nous est-il
Ici, comme dans Le Temps de la colère, cet amoureux magnifiquement donné à voir : ces vrais fjords norvé-
des batailles compose son film, long de deux heures, du giens, ces montagnes, ces landes, ce château fort de notre
seul spectacle des coups donnés et reçus. Et ces coups Bretagne, ces barques grandeur nature sont admirables,
portent, puisque, finalement, ce seront un borgne et le Technirama et la photo de Jack Cardiff les mettent
un manchot, frères sans le savoir, qui se disputeront on ne peut mieux en valeur. Sans doute des recherches
le cœur de la belle Morgane. Ce film historique, dans la pédantes de cadrage ou de coloris eussent-elles été tout
pure tradition de Walter Scott, est traité selon les lois à fait déplacées. Quand je dis « peintre », j’emploie le mot
d’un genre qui n’a pas su le mieux inspirer Hollywood, aux sens qu’il possède dans les beaux-arts d’une part
sinon du temps de la « Triangle ». Mais, en bon Améri- et de l’autre en littérature : et au cinéma se fondent les
cain, Fleischer a su pallier les impuretés de la couleur deux acceptions. Les cinéastes que j’ai cités savaient,
locale par une incontestable authenticité sportive. Kirk eux, du même trait dessiner un geste et un caractère,
Douglas, non doublé, réédite les exploits de celui dont il cerner le personnage et imprimer leur marque propre.
a pris le prénom pour patronyme, et tous, menés par son L’humour même faisait partie du style, alors qu’ici il est
exemple, manifestent un égal mépris pour rhumes, bleus surajouté, conventionnel, naît d’un manque de conviction
ou égratignures. – ou du désir de plaire, ou du respect humain –, non d’une
Cette violence, qu’on voit rarement dans les films en surabondance de verve.
costume atteindre un tel degré, m’a semblé assez à la L es m i l l ions – ou m i l l i a rds – d ispensés pou r
mesure du public enfantin (il n’est pas le plus tendre) qui Les Vikings ne l’ont pas été en vain, comme il est
emplissait la salle, ce jeudi après-midi. Elle n’est point vrai pour les autres films de ce genre ; style Prince
malsaine, elle n’a point non plus de racines profondes Vaillant : ici pas de tricheries dans la réalisation, pas
comme, mettons, chez Lang, le Lang d’autrefois et celui d’édulcoration des sentiments, ni de happy end obligée.
d’aujourd’hui. Voilà pour la morale. Sur le plan de l’esthé- Et c’est beaucoup. Raison de plus pour déplorer l’absence
tique, je me crois en droit de faire un tout petit peu plus de ce je-ne-sais-quoi qui faisait, naguère encore, le

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charme de tant de bandes dites commerciales : là on se perdaient pas dans de chinoises politesses. Ils s’as-
parvenait à discerner, outre le luxe de la « mise-en- seyaient sur des sièges élevés, avaient des gestes vifs
scène » – au sens où l’entend le bon public –, le frémisse- et peu différents des nôtres, si l’on en croit Euripide ou
ment d’une main parfois rustaude ou madrée, mais celle Théocrite. C’est même avec les Américains du Nord que
d’un artisan, non d’un fabricant et, le plus souvent, nous ces blonds sportifs, descendus des rives du Neckar, offri-
en sommes maintenant assurés, d’un artiste. raient physiquement le plus de ressemblance. La solution
est peut-être à la portée de notre main, mais qu’importe !
Le cinéma, s’il ne dédaigne pas les honneurs, n’a nul
ALEXANDRE LE GRAND besoin d’ajouter cette victoire de plus à son palmarès.
Robert Rossen, 1956 On voud ra it accept er l a convent ion , voi r cet
Alexandre des mêmes yeux que celui de Racine. Impos-
Arts n° 584, 12 septembre 1956 sible, si au génie grec ne répond génie égal. Ici ce n’est
pas le cas, et je pourrais faire à Rossen mille reproches.
Même dans le genre, ce film est mauvais, et le genre, Mille et non pas cent. Il est possible qu’on se soit
en France, nous ne le prisons guère. Les Américains donné du mal, mais aurait-il loué les costumes chez un
qui ont hérité, dans le western, un peu du génie des fripier, ressorti des décors d’opéra, ignoré Plutarque et
Anciens, leur sens de la beauté physique, leur sagesse Quinte-Curce, c’eût été tout comme.
sentencieuse et leur idée du destin, ne leur rendent en Le film n’a aucun mérite, même abstraction faite des
échange, quand il s’agit de les évoquer sur l’écran, que défauts précités : nul mordant, une pesanteur conti-
masque et caricature. L’Italie, mieux placée, n’a pas nuelle, rien que des hourras ridicules, des voix à la
moins échoué. Quel que soit le procédé choisi, réalisme cantonade. Le jeu de l’acteur shakespearien Richard
ou stylisation extrême, la tape est inévitable. Même aidé Burton nous convainc aussi peu que celui du dernier des
de Shakespeare, Mankiewicz s’en tire fort mal, comme figurants.
on voit dans Jules César. L’évocation des gestes familiers Rien, pas même une de ces sorties par lesquelles le
aux anciens âges, seule peut se la permettre une person- plus plat mélodrame sait nous relancer au moment juste.
nalité forte. Les Nibelungen, Jeanne d’Arc, Nevski sont Le sujet n’est pas inepte. Cet Alexandre, soucieux d’unir
inimitables. le monde grec, ce Démosthène moins drapé d’honnêteté
Et encore le Moyen Âge est-il plus photogénique que le veut la tradition universitaire, eussent fait les pro-
que la Grèce. Nous imaginons fort mal en mouvement tagonistes d’une assez bonne pièce de théâtre. À quoi bon
les contemporains de Démosthène. Pourtant ils ne res- lâcher mille figurants, pour qu’on les voie s’avancer l’un
taient pas figés comme le marbre de leurs statues. Ils vers l’autre, se donner une tape du plat de leur lame, faire
ne connaissaient pas le hiératisme cher à l’Orient. Ils ne trois tours et s’en retourner ? Robert Rossen – auteur

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de l’honorable bande Les Fous du roi –, qui connut avec comparaison entre le maître et l’élève, quelles que soient
Mambo son Granique, n’aurait pas eu si tôt son Issos. l’adresse et la désinvolture avec lesquelles John Derek,
ici, mène le jeu. Mais on ne peut parler, néanmoins, de
remake ni de pastiche. Un des principaux avantages
LES AVENTURES DE HAJJI BABA du CinémaScope a été de susciter un pèlerinage aux
Don Weis, 1954 sources extrêmement tonique. Il est normal que la nou-
velle génération, ne serait-ce que pour faire la nique à
« FRAÎCHEUR » la précédente, rende hommage à la plus ancienne : féli-
Arts n° 657, 12 février 1958 citons-nous  d’un hommage réalisé d’aussi plaisante
manière. Il y a chez le barbier ambitieux et philosophe,
Il est des tables de ferme qui valent bien telle console rusé et brave, beaucoup de subtilités de cœur et d’esprit.
dorée, des livres pour enfants qui égalent ceux pour Nous le regardons avec un intérêt toujours entretenu
grande personne, des airs populaires plus chers à notre s’escrimer à rompre la fière susceptibilité de la prin-
cœur que telle symphonie, des films qui, pour ne pas cesse : et cette fierté, non plus, n’est pas de pacotille. À
concourir aux festivals, ne sont pas pour autant vulgaires l’inverse de beaucoup d’œuvres plus haut chaussées, le
ou niais. bazar, ici, n’est qu’en façade.
Ce qui plaît avant tout, dans ce film, c’est sa fraîcheur, Le style et la morale de cette histoire évoquent bien
vertu rare de nos jours, même en cette cité – je veux dire le style et la morale des « bandes dessinées », mais de
Hollywood – qui, durant quelque temps, servit de terre bandes dessinées « telles qu’elles devraient être », subs-
d’accueil à l’ingénuité. Don Weis, le metteur en scène, a tituant l’élégance à la vulgarité ordinaire du genre, cap-
de la « turquerie » la conception qu’on se faisait au temps tant leur lecteur par le haut, au lieu de le prendre par
de Mozart. Sur un livret tiré d’un ouvrage d’un voya- le bas. Tenons-nous-en à ce commentaire, qui est peut-
geur anglais du dernier siècle, il compose une manière être simpliste, mais il convient de parler simplement de
d’opéra-bouffe, soutenu par les accords parodiques d’une choses simples. La preuve nous étant ainsi administrée
musique de Dimitri Tiomkin et la voix incongrue de Nat qu’il y a plus de sottes gens que de sots genres. Il y a tout
King Cole. C’est une Perse délicieusement convention- lieu de penser que Don Weis qui, délaissant le cinéma
nelle, certifiée made in Arizona, pleine de chevauchées, (qu’il a pourtant enrichi de deux ou trois comédies aussi
de dagues, de pierreries, de bravoure, de panache, un pimpantes que celle-ci, passées en France à la sauvette),
monde qui, sur l’écran, ne peut manquer de ressusciter s’est entièrement consacré à la télévision, emploie son
de très anciens souvenirs. talent à maintenir le niveau de cette dernière à une hau-
Ces souvenirs remontent exactement à Douglas teur qui nous interdit de médire trop vite du huitième art
Fairbanks et n’essayons pas d’esquisser la moindre – en ce qui concerne l’Amérique, s’entend !

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PLANÈTE INTERDITE peut dire aussi qu’en eux s’est réfugiée la poésie de notre
Fred M. Wilcox, 1956 temps. Le genre obéit à des conventions qu’il ne faut pas
s’aviser de transgresser, car elles font son charme. On
« PSYCHOLOGIE D’UN ROBOT » apprend à l’apprécier, comme on apprend à apprécier le
Arts n° 618, 8 mai 1957 western, avec cette différence toutefois que ce dernier
n’a cessé d’inspirer les plus grands cinéastes, alors que
L’an 2200 de notre ère. Une soucoupe volante terrienne, l’autre depuis Metropolis n’a pas cherché – ou n’a guère
pour qui franchir le mur de la vitesse-lumière est un réussi s’il l’a cherché – à hausser le ton.
enfantillage, débarque sur une lointaine planète à la Ici les auteurs se sont tirés de leur tâche avec
recherche des membres d’une précédente expédition. conscience. Ils se sont même certainement beaucoup
Il ne reste que le savant Morbius, barbu julesvernien a musés , sa ns toutefois tom ber da ns l a pa rod ie .
(Walter Pidgeon), ses compagnons ayant péri victimes Néanmoins l’humour n’est pas de meilleur cru, surtout
d’une force mystérieuse. Morbius, qui a percé les secrets dans les colloques, fort lourds, des amoureux.
de l’ancienne civilisation disparue de la planète, l’ex- Il est normal que, dans une telle histoire, le carac-
plique à ses visiteurs. Les machines de ces Krells fonc- tère le plus fouillé soit celui de Robby, le robot. Son bruit
tionnent encore et grâce à l’une d’elles il a pu augmenter de caisse enregistreuse, avant chacune de ses réponses,
son coefficient d’intelligence d’un certain nombre d’uni- nous ravit. Sa voix égale, douce, modeste, mais péremp-
tés. Entretemps une idylle se noue entre le commandant toire nous tient sous son charme. Ce robot est un sage,
et la fille court vêtue (Anne Francis) de Morbius. Le puisqu’il ignore les hésitations et les colères humaines.
rodage est délicat car la jeune personne est, de toute évi- Ce robot est un niais. Il a même l’espèce de grandeur des
dence, mieux initiée au culte de Diane chasseresse qu’à niais. Une de ses réponses ne manque pas de sublime.
celui de Vénus. Mais voilà que la terrible force, qui prend Le commandant auquel il barre le passage lui rappelle
l’aspect d’un objet matériel, mais invisible, se manifeste. qu’un mécanisme de sécurité lui interdit de tuer tout être
Nous aurons à la fin le mot de l’énigme. Les Krells, ayant humain. À quoi le robot répond : « J’ai ordre de ne laisser
dépassé l’ère de l’automation, étaient parvenus à « maté- passer personne. » Comment résoudra-t-il le conflit ? Nul
rialiser » leur subconscient, ce qui causa leur perte. Le ne le sait, la venue de sa jeune maîtresse venant mettre
misanthrope Morbius, en accédant à leur niveau d’intel- fin à son cas de conscience. Il y a des tempêtes, même
ligence, avait, à son tour, acquis ce funeste pouvoir. Le sous le crâne des robots.
monstre obéissait à ses impulsions sans qu’il le sache. Ce personnage cornélien m’a semblé plus attachant que
On aime, ou n’aime pas les contes de « science-fiction », le fameux monstre qui sent trop le fatras psychanalytique.
comme on aime ou n’aime pas les billards électriques.
On peut dire que ce sont des monuments de bêtise. On

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LE TEMPS D’AIMER l’aube, tiré du Pylon de Faulkner. Nous retrouvons dans


ET LE TEMPS DE MOURIR ce film-fleuve, soumis comme les précédents aux règles
Douglas Sirk, 1958 les plus strictes du genre « commercial », les mêmes qua-
lités, celles, de plus en plus rares dans ce domaine public,
« SIMPLE GRANDEUR » d’un cinéaste, d’un artiste. Sirk est bien ce peintre que
Arts n° 706, 21 janvier 1959 je ne parvenais pas à discerner dans le Fleischer des
Vikings. Sa touche est, à de certains moments, magis-
Il est bon qu’il existe encore des films où l’on pleure et trale, entendez digne des plus grands maîtres, ceux,
que ces films ne soient point, loin de là, les plus mau- surtout, de l’école germanique : Sjöström, Dreyer ou Mur-
vais. Emphase, sentimentalisme et disons-le, poncifs se nau. Comme ces illustres anciens, il sait exprimer avec
donnent ici rendez-vous. Mais cette emphase est de si grandeur et simplicité ces sentiments grands et simples
belle envolée, ce sentiment si sincère et ces poncifs si qui éclosent au cœur de chaque guerre et dont les intel-
bien patinés par les ans que nous aurions mauvaise grâce lectuels ne sont peut-être pas les chantres les mieux
à ricaner. Qu’importe si le titre de ce film est une traduc- indiqués. Si la trame est grossière, la broderie est, en
tion très cavalière de celui du roman Un temps pour vivre, revanche, riche de nuances subtiles. Dans ce film, dont
un temps pour mourir : des titres, les cinéastes, on le le propos était de peindre tour à tour la mort et la vie,
sait, ne sont pas responsables. Qu’importe s’il nous conte Sirk a su trouver le trait net mais délicat pour évoquer
un épisode de la dernière guerre avec le ton cher aux l’une et l’autre. Ce film est sentimental, oui, mais c’est
romans d’après celle de 1914 ! Je sais qu’on a su parler parce que chaque image est porteuse d’un sentiment que
de la guerre de façon cent fois plus subtile ou originale. nous partageons sur-le-champ même : quand les héros
Qu’importe : ce film est beau. tremblent, nous tremblons ; quand le jeune soldat et sa
Cette beauté, je sais encore, n’est pas des plus raffi- fiancée débouchent une bouteille de vin, nous en sentons
nées, mais encore qu’importe ? Elle est celle de toutes les le fumet. C’est immédiat, c’est simple, mais c’est cela le
imageries populaires, elle est celle que le cinéma savait cinéma.
posséder dans ses premiers âges quand la notion de vul- Ce n’est point que ce film soit réaliste, au sens où on
garité lui était à peu près inconnue. Elle est le fruit d’une l’entend aujourd’hui. Il appartiendrait plutôt au contraire
imagination très riche, à coup sûr, et d’un souffle qu’il est à l’esthétique décorative. Mais les voies de la vérité ne
permis d’appeler poétique. sont pas toutes droites. Et, pour finir sur une note tech-
Nous avons vu récemment du Danois d’Hollywood, nique, une telle œuvre, archaïque par son inspiration,
Douglas Sirk, les deux « feuilletons lyriques » – ainsi que mais non par sa facture, nous découvre sur les pouvoirs
les baptisait François Truffaut – que sont Écrit sur du du CinémaScope des aperçus tout nouveaux. Il ne fallait
vent et Les Amants de Salzbourg, ainsi que La Ronde de pas être grand prophète pour prévoir que l’écran large

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saurait redonner aux cinéastes le goût de l’expression foules, n’ont pas manqué d’irriter ou de faire sourire les
plastique et de l’ampleur du geste. On a pu craindre tou- connaisseurs. Ce film n’échappe pas à la règle : inspiré
tefois un certain appauvrissement, voire une sclérose du du best-seller d’Irving Stone, il rappelle fâcheusement les
langage cinématographique, une certaine lenteur, un cer- hagiographies chères aux magazines à fort tirage.
tain statisme. Et telles sont bien les pierres contre les- Il n’est pas nécessaire d’être grand spécialiste pour
quelles ont achoppé les mauvais cinéastes. Pour Sirk et refuser d’identifier le cabotinage de Kirk Douglas avec
quelques autres, il n’est que de combattre cette lenteur l’une des figures de peintres les mieux connues. Qui a
et ce statisme insidieux par une volonté de mouvement tant soit peu feuilleté les albums de reproduction sait
et de dynamisme accrue. Si la vitesse de la caméra et que Le Garçon au gilet rouge que l’on entrevoit ici dans
des acteurs, dans les dimensions normales, est d’ordre la boutique du père Tanguy a été achevé par Cézanne en
v, dans les proportions larges, elle sera v2. Le résultat 1895, c’est-à-dire cinq années après la mort de Van Gogh.
est là, probant. Il nous dispense une euphorie à la fois Les quelques libertés prises avec la chronologie ne
esthétique et physique. Même au cours des travellings sont pas, d’ailleurs, le défaut le plus grave. On s’indignera
ou panoramiques et les plus rapides, l’image ne tremble surtout d’une simplification extrême des caractères et
pas, car des premiers plans – ou « amorces » – ultra-ra- des problèmes picturaux. La correspondance de Van
pides viennent superposer leur mobilité décidée au tan- Gogh, souvent invoquée ici, et les écrits de Gauguin nous
gage résigné des lointains. Un flou voulu neutralise le flou assurent que les deux hôtes d’Arles ne devaient pas tout
obligé. Voilà pour la recette. L’art vit de recettes. Toute à fait converser à la façon d’amateurs du dimanche : on
recette est bonne, si elle est neuve. a l’impression que l’un et l’autre n’ont d’autre ambition
que d’apprendre à peindre, et non de révolutionner la
peinture.
LA VIE PASSIONNÉE Toutefois recon na issons q ue si les fa its sont
DE VINCENT VAN GOGH édulcorés, banalisés, vulgarisés, l’esprit n’en est pas
Vincente Minnelli, 1956 absolument trahi. Il n’est pas commode, au cinéma, de
camper un créateur artistique en général et un peintre en
« UN GÉNIE À LA PORTÉE DE TOUS » particulier. Sa vie et son œuvre peuvent avancer sur deux
Arts n° 604, 30 janvier 1957 voies qui n’ont pas nécessairement de point de rencontre.
Dans le cas présent, les interférences sont nombreuses.
Le genre biographique n’est pas de ceux que le cinéma Van Gogh a souvent été qualifié de « romantique ». Je ne
a cultivés avec le plus de bonheur. Les compositions sais pourtant si ce terme est bien exact. Il serait faux
les plus célèbres, celles de Paul Muni par exemple de dire que son œuvre reflète les inquiétudes de sa vie :
dans Pasteur ou Zola, si elles ont eu l’approbation des c’est sa vie au contraire qui reproduit le tourment de son

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œuvre. Et sans doute peut-on en dire autant de Gauguin. librairies. La postérité a tenu à réparer l’injure que son
Le suicidé d’Auvers et le podagre de Tahiti moururent temps fit à Van Gogh. Ne méprisez pas cette postérité.
tous deux victimes, non seulement de l’incompréhension,
mais de leur propre exigence, de leur théorie, de leur
conception royale du rôle de l’artiste et de l’art. Leur vie LA FEMME MODÈLE
exprime brutalement un tragique qui n’est que latent en Vincente Minnelli, 1957
leur œuvre, celui de toute création artistique même.
Cet aspect exemplaire, donc, Minnelli ne l’a pas tota- « COMÉDIE EXEMPLAIRE »
lement négligé, mais nous fait en même temps entrevoir Arts n° 646, 27 novembre 1957
comment un talent plus exigeant et plus fougueux que le
sien serait parvenu à le rendre comme il convenait. Il y a Vincente Minnelli appartient à cette catégorie de
dans les images de ce film une certaine mièvrerie, mais cinéastes qui ont tout intérêt à exercer leur talent dans
il ne suffisait pas non plus de « faire » du Van Gogh avec les limites d’une spécialité très étroite. Celle-ci apparaît
de la pellicule. Plus respectueux de la vérité est de faire plus vaste, toutefois, que le genre très particulier du
apparaître le divorce entre le point de vue du peintre « show » où, après l’échec d’œuvres trop ambitieuses,
et celui de l’objectif. On peut choyer plus que tout cer- comme Madame Bovary ou Van Gogh, nous avions voulu
taines des toiles de la période d’Auvers, mais n’en pas le cantonner. La Roulotte du plaisir ou Le Père de la
moins reconnaître que le style du peintre, de plus en plus mariée nous mettaient déjà sur la bonne piste : mais,
dépouillé, s’engageait dans une impasse. Le tragique de après La Femme modèle, plus de doute possible. L’auteur
la dernière œuvre réside peut-être plus encore dans l’ef- d’Un Américain à Paris n’est pas seulement un excellent
frayante simplicité du champ de blé que dans les célèbres directeur de comédies musicales, mais un grand met-
corbeaux voltigeant au-dessus de lui. Il y a, je sais, un teur en scène de comédies tout court – ou, si vous
peu de « littérature » dans l’œuvre de Van Gogh, mais ce préférez, « américaines », ce qualificatif n’impliquant,
n’était pas une raison pour céder aux facilités qu’elle bien entendu, pas l’ombre d’une restriction. Si Van Gogh
offrait, au détriment d’un drame plus pur et plus secret. était le type même de l’œuvre ratée, ce film-ci s’approche
Il y a quelques années Jean Renoir projeta de tourner en revanche, dans un des genres cinématographiques les
un Van Gogh avec l’acteur Van Heflin. Les producteurs plus chargés de trophées, de l’absolue perfection.
eussent été mieux inspirés de faire appel à lui (à condi- Bref, ce n’est pas seulement sur la vitalité de la comé-
tion de lui laisser les mains libres), plutôt qu’à l’auteur de die américaine que cette Femme modèle nous rassure,
Ziegfeld Follies. De son vivant, le peintre d’Arles ne ven- mais sur celle de son classicisme même. Si le piètre
dit qu’une seule toile : maintenant ses œuvres figurent, remake de My Man Godfrey nous irritait à tel point, c’est
à l’état de cartes postales, à la porte de toutes les que, précisément, dédaignant le noyau solide à l’épreuve

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du temps, il n’avait d’yeux que pour l’enveloppe péris- flegme de Minnelli et son amour de la litote aidant) à des
sable et rendait sa décomposition plus manifeste. Le film proportions insoupçonnables quand nous le regardions
de Minnelli, au contraire, présente, dans son argument, s’amorcer.
la belle et éternelle simplicité de Cette sacrée vérité, On aura deviné que l’effet repose, comme chez tout
mais en rajeunit singulièrement le vêtement. Ce tissu cinéaste digne de ce nom, moins sur une idée abstraite,
d’orages conjugaux, nés d’un malentendu où la convention et dont l’exploitation ne peut que décevoir, que sur le
a sa part, a pour trame de fond une Amérique qui n’est bonheur de cette exploitation même. Le jeu de Gregory
plus celle, facile aux larmes, de l’entre-deux- guerres. Peck, de Lauren Bacall, de Dolores Gray est de la même
Ce burlesque n’est plus du tout celui qui a, depuis belle qualité acrobatique que celui de Gene Kelly dans la
lurette, émoussé son tranchant. Ces gags n’ont rien à danse. Le gag rebondit sur chacune de leurs réactions,
voir avec ceux de Capra, ni même de Cukor, bien qu’ils au réalisme irréprochable, comme sur un tremplin, pour
découlent du même filon nourricier. Leur originalité (je y retomber superbement, quelques instants plus tard,
pense à celui des raviolis) les rend exemplaires, dignes comme dans le plus rassurant des filets. Rien de sordide
de figurer dans quelque anthologie du rire. dans cette histoire d’incompatibilité d’humeur, non pas
Le miracle, miracle quasi quotidien, de la comé- entre deux époux, mais leurs amis et leur milieu respectif
die américaine est de réussir d’un milieu très fruste et, si la mécanique chauffe hardiment, comme au match
la même peinture subtile que jadis tel dramaturge ou de boxe où le reporter sportif entraîne sa femme modé-
romancier d’une société mille fois plus raffinée et ce, liste, elle ne fait jamais entendre de grincements étran-
sans se départir une seconde du plus absolu naturel. Elle gers à la note.
possède l’art unique de faire marivauder « l’homme des De ce ballet latent, conduit selon le contrepoint d’un
classes moyennes » sans le désembourgeoiser, le fausser multiple commentaire (du point de vue de chacun des
d’autant. Ici, d’ailleurs, ce marivaudage nous fait bien des protagonistes ou des comparses), sous la baguette, si
fois songer, moins à son illustre répondant étymologique, je puis dire, d’une caméra si naturellement mobile que
qu’aux pages les plus allègres d’un George Meredith. nous ne ressentons cette mobilité qu’à la réflexion –
Le ressort quasi constant de cette très anglo-saxonne par le sentiment qu’elle nous donne de doubler, s’il est
comédie, le « shocking », n’est pas pourtant des plus aisés possible, la largeur de l’écran large –, la danse, en tant
à faire jouer. Le préjugé étant ce qui se déjuge le plus que telle, fait irruption in extremis dans un morceau de
vite, il convient de ne jamais l’habiller – témoin l’actuelle bravoure dont l’artifice ne tue pas un seul instant l’in-
décadence du cinéma britannique – d’un costume tant tense comique, de même que, tout au cours du film, la fré-
soit peu défraîchi. Le gag, dans ce film, se nourrit de quence de nos rires n’avait pu nous empêcher de savourer
la gêne – gêne du personnage et non celle du public –, la somptuosité des coloris dus à la science du célèbre
et il s’en nourrit bien, au point même d’atteindre (le chef opérateur John Alton.

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THÉ ET SYMPATHIE perversion elle-même est aimable, et le vice solitaire,


Vincente Minnelli, 1956 assez clairement désigné dans Baby Doll, n’est qu’un
aiguillon de plus pour le désir. Alors que…
« MAUVAISE PSYCHOLOGIE ET BONNE MISE EN SCÈNE » Alors que, serais-je tenté de dire, le physique de John
Arts n° 679, 16 juillet 1958 Kerr, interprète du rôle épineux de Tom Lee, me semble
difficilement pouvoir trouver grâce auprès du public
Que vaut Thé et Sympathie, la pièce de Robert Anderson, masculin ou féminin. Mais ne jetons pas impudemment la
d’où est tiré ce film de Minnelli ? Elle valut à Ingrid pierre, car, après tout, qu’en sait-on ? Les Confessions de
Bergman l’occasion, la saison dernière, d’éclatants débuts Rousseau gagnèrent, comme on sait, une large audience
sur les planches parisiennes. Je ne crois pas déborder des féminine par l’aveu de petits exploits qui ne sont pas
limites assignées aux rédacteurs de cette page en ajou- ceux dont tous les don Juan du monde ont coutume de
tant qu’elle me semble valoir nettement moins cher que se vanter auprès de leurs belles. Telle est du moins la
la plupart des pièces que Broadway juge dignes de l’ex- morale de cette histoire : que les femmes ne préfèrent
portation. Elle reprend en sourdine et enrobe d’harmo- pas nécessairement les mâles, ou du moins ceux qui se
nies sucrées un refrain que nous avons entendu entonné font fort de se présenter comme tels, et que nul, dans le
d’une voix plus rauque par Clifford Odets, fondateur du combat douteux de l’amour, n’est a priori condamnable
genre, ou Tennessee Williams, son plus illustre représen- sur sa tête et sa démarche.
tant. D’ailleurs cette histoire d’un collégien dégingandé Si le film a passablement lénifié la situation, en
que ses camarades appellent fille parce qu’il brille plus montrant des étreintes plus chastes, entre le gamin
au tennis qu’au base-ball, préfère la musique aux cris de et sa protectrice, qu’elles n’étaient dans la pièce, s’il
Sioux, la femme de son professeur à la serveuse du snack- a surtout doté celle-ci d’un fort mièvre épilogue où le
bar, débarrassée d’un substrat psychanalytique un peu héros, marié, vient de ce fait nous certifier qu’il n’a pas
sommaire et apparent, est aussi vieille, ma foi, que le tourné aussi mal que ses condisciples avaient voulu pré-
romantisme. tendre, il possède toutefois la supériorité et le handicap
On aurait tôt fait de dresser le catalogue de toutes de transformer le théorique en pratique, l’abstrait en
les situations dramatiques possibles. Et celle-ci est, concret et de mieux solliciter notre attention par ce
à coup sûr, une des premières de la liste, celle qui qu’il donne à voir que par les paroles, somme toute assez
repose sur l’anomalie de la différence d’âge entre les plates, qui sortent de la bouche des acteurs.
protagonistes et les lueurs qu’elle peut jeter sur leurs Cela dit, on devinera – et c’est ce qu’il nous appartient
pedigrees sexuels respectifs. En ce domaine, pourtant, dans cette rubrique cinématographique de déceler – ce
de la libido, nos compagnes semblent autorisées à de qui a pu intéresser Minnelli dans une telle entreprise.
plus grandes entorses que nous-mêmes à la norme. Leur Ce prince de la comédie musicale a toujours nourri des

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ambitions sinon plus hautes, du moins plus vastes, que de ses camarades et chacun, tour à tour, d’imiter l’allure
celles du genre où il a donné jusqu’ici le meilleur de lui- de l’autre dans un numéro dont la disgrâce n’a d’égale
même. Sa Madame Bovary était malaisément défendable que la grâce dont nous avons vu revêtus naguère les
et pourtant l’histoire de la présente pédagogue au grand entrechats d’un Gene Kelly. Réussi ou raté, peu importe :
cœur montre que le roman de Flaubert était plus dans l’art du cinéma, comme les autres, se nourrit de ratages
ses cordes que nous n’avions pu penser. Toutefois ici, et un tel « numéro » nous laisse entrevoir que dans le
quelle que soit la justesse de l’interprétation de Deborah domaine du comportement, du geste, qui n’a jamais cessé
Kerr, son personnage reste légèrement en retrait. C’est d’être le sien, il est loin d’être parvenu au bout de ses
la figure masculine qui est l’objet du plus grand soin du investigations. Le second, plus pathétique, c’est lorsque
metteur en scène, et cette peinture évoque assez bien un notre Gribouille s’initie à la danse dans les bras de la fille
autre film de notre auteur que nous n’avons guère aimé du snack qu’il a sollicitée pour le déniaiser : beaucoup
non plus, La Vie passionnée de Vincent Van Gogh. Toutes d’artifice encore ici et, dans le jeu, trop de survivances
ces œuvres s’éclairent mutuellement et gagnent, les unes des rites de l’Actors Studio, mais on sait combien il est
et les autres, nettement à cet éclairage. Pour ma part, plus difficile de se montrer adroit dans la peinture de la
longtemps irrité par le laborieux tableau de mœurs initial maladresse que de l’adresse même.
et l’insupportable mollesse du héros, je n’ai pas laissé Ne nous hâtons donc point de condamner Minnelli
d’être remué par le réveil de ce dernier. Le sursaut d’un sur ses évasions de plus en plus fréquentes hors de son
« mou » n’est pas sans faire songer, dans sa maladresse registre premier. Sachons ne point le louer uniquement
même, à celui de Charlie Castle dans Le Grand Couteau, du soin méticuleux qu’il apporte dans l’établissement de
autre victime d’un holocauste tout à la fois injuste et ses cadrages, la conduite de ses mouvements d’appareils,
mérité, prisonnier lui aussi, du moins dans le film d’Al- le choix de ses opérateurs, ici un John Alton, ailleurs un
drich, de sa manière d’être, de son physique, enfermé Stradling ou un Ruttenberg, la fermeté de sa direction
dans la carapace de ses gestes de costaud inutile, comme d’acteurs. Sans doute, dans ses œuvres « sérieuses »,
dans un uniforme de condamné à mort. appartient-il moins à la famille de Flaubert qu’à celle
C’est pourquoi, dans ce film d’un metteur en scène dont des Goncourt. Son impassibilité traduit moins une idée
on ne saurait mettre en doute le flair cinématographique, profonde de l’homme et de l’art qu’une réelle sécheresse
les passages les plus grinçants sont à la fois les plus vrais de cœur, son écriture « artiste » n’est pas exempte de
et les plus personnels, ceux enfin qui permettent de jeter clichés et de complaisance, d’archaïsmes qui jurent
le pont entre le Minnelli badin et le Minnelli sérieux, le avec la modernité de son propos. Il est probable que ses
Minnelli poète et le Minnelli prosateur. J’en signalerai au œuvres futiles auront la vie plus dure que ses drames,
moins deux. Celui où Tom Lee demande à son camarade ceux du moins qu’il a tournés jusqu’à présent. Je n’ose-
de chambre ce que sa démarche a de si ridicule aux yeux rais affirmer pourtant, non plus, qu’il se fourvoie. Il a trop

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souvent regardé le monde à travers le prisme déformant au hasard. Jamais nous n’avions vu une telle mécanique
de la danse pour ne pas faire de cette aberration de la réglée avec une telle précision. Cette précision est voulue.
vue – décelable en tout créateur – une force dont l’usage Elle est dans la règle du jeu, mais je ne sais quel malin
saugrenu et neuf, un jour, je l’espère, nous étonnera. génie nous pousse à mettre cette règle en question.
Bref, nous en sommes à souhaiter l’intrusion de
quelque grain de sable dans les rouages. Cer tes,
GIGI souvent ils grincent, mais ce grincement, lui aussi, est
Vincente Minnelli, 1958 concerté. Il signifie moins une liberté, un abandon, que
la volonté du metteur en scène d’éviter les clausules et
« DÉCORATIF » les redondances. Cette espèce d’impassibilité blasée
Arts n° 710, 18 février 1959 qu’on a pu toujours remarquer chez Minnelli étonne et
détonne dans une histoire qu’on eût aisément imaginée
Ce film apporte dans le domaine de la comédie musicale, toute amabilité, toute grâce.
sinon une révolution, du moins quelques innovations Mais est-elle si aimable ? Au cynisme et à la tru-
sensibles. Plus de solution de continuité entre la culence de Colette fait place un sentiment curieux
trame dramatique et les intermèdes musicau x ou d’amertume. Et même de gêne. Pour être édulcorée,
chorégraphiques. Un véritable récitatif vient servir de l’anecdote n’en paraît que plus scabreuse. À cela Minnelli
liaison entre les passages parlés et le chant. De même nous avait habitués dans les gags de La Femme modèle ou
la danse se marie intimement à l’action : la danse est les exercices gymniques de Thé et Sympathie ; mais nous
toujours action et l’action toujours est danse. Tout se lui en voulons un peu de nous laisser sur une impression
plie au rythme, si ce n’est toujours à la rime : aussi bien vague et non sur une idée, idée de ses personnages ou
paroles que gestes. Il n’est pas un seul de ces derniers de la nature humaine, comme sait le faire Cukor. Chez ce
qui ne soit rigoureusement stylisé, comme nous avons vu dernier la grimace signifie quelque chose. Le pessimisme
récemment dans Les Girls de George Cukor. ici n’est que décoratif : c’est une manière de repoussoir.
Avons-nous affaire, avec Gigi, à une sorte d’archétype Peut-être aussi, pour employer une autre explication, que
de la comédie musicale ? Est-ce là ce que ce genre a donné la beauté de la danse et celle du cinéma sont contradic-
de plus pur et de plus achevé ? Oui, mais c’est cette per- toires : à vouloir les faire coïncider trop exactement, on
fection même qui nous inquiète et souvent nous éloigne. risque d’amener les contreforts sous la clef de voûte et
Les images sont ravissantes, l’invention est constante : la cathédrale se mue en château de cartes.
pas un seul centimètre carré de l’écran, pas un seul degré N’allons pas chercher trop loin. Ce film est un tour de
d’écart entre les déplacements successifs des bras et force. Pour rien, mais si n’est rien un certain plaisir des
des jambes, des paupières ou des lèvres qui soit laissé yeux et de l’esprit. Gigi, c’est une geste du geste où l’on

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montre comment bien faire ce qui se fait mal et mal faire de village qu’à l’enseigne d’un chef renommé. Joseph
ce qui se fait bien. Où la maladresse, d’une chiquenaude se Mankiewicz, peintre de la femme, sondeur lucide des
tourne en adresse et vice versa. Ce qui intéresse Minnelli, reins et des cœurs, n’a pas su trouver l’ingrédient capable
ce n’est ni la peinture de mœurs, ni la fleurette sentimen- de relever un plat qui s’accommode si bien du gros sel et
tale, mais la façon dont son héroïne court dans l’escalier, des herbes du potager.
verse ou renverse le café (et c’est, ma foi, le sujet, le sien Dernièrement je citais en exemple la comédie musicale
comme celui de Colette). C’est la tache blanche d’un jupon américaine 18, et je ne crois pas que Guys and Dolls puisse
sur l’opale des vagues, c’est le rococo modern-style d’une encourir le moins du monde les reproches qu’on fait en
chambre de vieux beau, les bronzes du pont Alexandre- général à ce genre, chez nous trop méprisé. Avec son
III ou de l’Observatoire, le velours rouge d’une tenture ou intelligence habituelle, l’auteur d’Eve et de La Comtesse
la foule de chez Maxim’s tout à coup figée comme sur une aux pieds nus a déniaisé les dialogues de l’opérette écrite
affiche de Lautrec. Le décor, toujours le décor, encore le d’après une nouvelle de Damon Runyon. Cette idylle entre
décor. Les gags participent de cet esprit décoratif : ils un vilain garçon et une colombe salutiste est une histoire
ne font guère rire. Les acteurs aussi : trop bien en ce qui d’amour, comme une autre, et notre Stendhal ou Marivaux
concerne Maurice Chevalier et Louis Jourdan, parfaits de l’écran n’a guère eu de mal à enrober dans les mailles
mannequins. Avec plus de peine, heureusement, pour ce d’une psychologie subtile le caquetage des amoureux. Il
qui est de Leslie Caron qui n’endosse point le carcan sans a entremêlé le fil coupant de son ironie à la laine rustique
ruades. Et c’est de ce choc – voulu lui encore – entre la de leurs bêlements. Il nous a prévenu qu’il n’était pas
spontanéité de la comédienne et l’horlogerie de la mise en dupe, mais peut-être le dit-il un peu plus que nécessaire.
scène qu’enfin et malgré tout naît l’étincelle. Si Brando est dans son rôle, Sinatra semble un
peu moins détendu que d’habitude. Vivian Blaine,
ex-interprète de l’opérette, chante, danse et joue fort
BLANCHES COLOMBES honnêtement. Quant à Jean Simmons, elle fait mieux
ET VILAINS MESSIEURS que tirer son épingle du jeu. C’est à elle que nous devons
Joseph L. Mankiewicz, 1955 le seul grand moment d’un film si curieusement pauvre
de lyrisme, ne fût-ce qu’un lyrisme de quatre sous. La
« INTELLIGENT ET FROID » salutiste, gorgée de punchs au lait, sent sourdre en elle
Arts n° 609, 6 mars 1957 l’éternel féminin. Auprès d’une fontaine et d’une petite
chapelle cubaine (qu’importe leur affreux carton-pâte ?),
Il peut paraître étrange de déplorer dans un film elle dégrafe son cœur et la veste de son tailleur chic. Elle
l’absence de naïveté et de mauvais goût. Mais qui aime la
soupe aux choux ira plutôt la déguster dans une auberge 18  Cf. p.  282 [NDE].

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chante, se dandine, gesticule. Est-ce de la danse ? Est-ce « PROUESSES PHOTOGRAPHIQUES »


de la comédie ? C’est de l’excellent cinéma, et Mankiewicz Arts n° 645, 20 novembre 1957
nous confirme en ces rares instants qu’il n’est pas seu-
lement un brillant écrivain de scénarios, mais ce grand Présenté au dernier festival de Cannes, Funny Face fut
directeur sous la baguette duquel Bette Davis, Anne froidement accueilli. Il est certain que le climat des festi-
Baxter ou Ava Gardner poussèrent leurs plus belles vals n’est guère propice aux comédies musicales, mais en
vocalises. Une promenade nocturne continue, quelques fait de comédies musicales, aussi, nous avons vu mieux
minutes, d’alimenter nos espoirs. Puis tout rentre dans ces dernières années. Du strict point de vue de l’esthé-
l’ordre : dans l’ordre du pensum. tique du genre, ce film est tout juste passable. L’anecdote
Ce film n’est pas déshonorant, et certains me juge- est aussi banale qu’on peut imaginer, ce qui d’ailleurs n’a
ront bien sévère. Mais en Amérique surtout, où les genres rien de grave. Ce qui est plus décevant, c’est la musique
sont si compartimentés, rien de plus démoralisant qu’un extraite des fonds de tiroir de Gershwin, c’est surtout
cinéaste qui se fourvoie. Certes les shows de Broad- la chorégraphie dont l’absence de brillant ne peut être
way peuvent comme jadis Tabarin trouver leur Molière, rachetée par un Fred Astaire quinquagénaire en très
mais qui soit enfant de la balle et pas seulement un bel petite forme. Audrey Hepburn se prête au jeu avec une
esprit. Howard Hawks est le seul qui sut, jusqu’à pré- bonne volonté qui ne sait tenir lieu de talent. Les grâces
sent, magnifier avec un égal bonheur la farce et l’opé- de son corps malingre ne sont pas de celles que puisse
rette, sublimer sa matière tout en en conservant la sève visiter l’âme de la danse, et si cette gêne a son charme,
populaire. Si bémol et fa dièse ou Les hommes préfèrent de ce charme je ferai, pour ma part, assez bon marché.
les blondes résisteront, n’en déplaise aux grincheux, aux Et rien dans la mise en scène standard de Stanley Donen
caprices de la mode et à l’injure des temps. Les autres, pour compenser ces défauts de base.
les Minnelli, les Donen, les Kelly sont certes des valeurs En revanche l’argument renferme un filon si pré-
sûres, un peu trop en retrait toutefois pour faire éclater cieux qu’il aurait eu avantage à être le seul exploité. La
les limites du genre. Mais Hollywood où les cinéastes directrice d’une revue de mode new-yorkaise a l’idée de
poussent comme des champignons n’a pas dit encore « fabriquer » un mannequin d’une petite vendeuse de
son dernier mot. Que sera donc ce « Sésame, ouvre-toi  » ? librairie. Et comme Paris reste la capitale incontestée
Parions, comme le Sky Masterson du film, parions qu’il de la mode, c’est à Paris que l’on se rendra, un Paris de
s’orthographiera Frank Tashlin. cartes postales, mais qui n’est, après tout, ni si faux ni
si laid, puisque ce qu’il y a de plus beau et de plus jus-
tement célèbre dans Paris figure sur les cartes postales.
DRÔLE DE FRIMOUSSE Avec une visite du côté d’un Saint-Germain-des-Prés
Stanley Donen, 1957 peuplé d’existentialistes terriblement américains, ce qui

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n’est pas si inexact non plus, puisque la faune actuelle sollicités avec une volonté, inconnue depuis l’avènement
des cafés de la rive gauche est composée aux trois quarts de la couleur, de faire le tour complet de la question. Il
d’Américains affublés d’oripeaux existentialistes. m’est arrivé de m’élever vivement contre les velléités
Mais passons à l’essentiel. Le cinéma, art total, plastiques de certains cinéastes, lorsque ceux-ci, croyant
comme on dit justement, a la même heureuse aptitude à copier les maîtres anciens ou modernes, parvenaient tout
digérer les activités artistiques cataloguées « secondes » juste à se hausser au niveau des calendriers. Les effets,
ou « mineures » que les bovidés la chlorophylle. Et, de au contraire ici, sont relatifs à une technique qui est celle
celles-ci, il en est une qui, depuis la dernière guerre, s’est de la photographie pure, sans référence picturale aucune.
élancée jusqu’à un ciel que je ne suis pas loin de croire Preuve irréfutable que la couleur, loin de brimer l’art de
septième, par là même affirmant sa prétention à faire le l’image, lui ouvre de nouveaux et grisants horizons.
meilleur mariage avec l’art septième de ce nom. Je veux
parler de la photographie de mode qui orne le chapitre de
la haute couture d’un alinéa non indigne de sa noble mar- INDISCRET
raine. Là, règne, tenue en laisse par des canons stricts Stanley Donen, 1958
– et qui proclament l’existence d’un genre original –, une
perpétuelle liberté d’invention qu’on ne rencontre plus, « PLAISIR DES YEUX »
sauf respect, dans la peinture de chevalet, ni même dans Arts n° 694, 29 octobre 1958
l’art de l’affiche quelque peu dégénérescent. Déplorons
que le cinéma français ait laissé si belle et patriotique L’argument de la pièce de Norman Krasna, d’où est tiré
proie pour l’ombre de quelques jupons qui volent ou le film Indiscret de Stanley Donen, est séduisant par sa
autres « fric-frac » en dentelles. simplicité. Un diplomate, courtisant une actrice, com-
Il y a au moins, dans ce film, une séquence qui vous met un mensonge qui n’est pas celui que l’on fait d’habi-
ravira, si les autres n’ont pu, légitimement, vous satis- tude pour s’assurer une confortable position de repli : il
faire. Celle où précisément Fred Astaire fait poser, ou allègue un mariage imaginaire. La suite est ce qu’on peut
plus exactement bouger Audrey-mannequin devant le mathématiquement prévoir en fonction des lois du dépit
Rolleiflex. Un déclic ; l’écran se fige ; au réalisme du film amoureux, des us du marivaudage, du jeu indéfiniment
succède impromptu la sophistication consubstantielle à recommencé de l’amour-propre et des convenances.
la photo. Une photo irisée, en l’occurrence, de quelques Ce thème éternel, et dont la comédie dite « améri-
« flous » habilement ménagés et qui tuent la nature par caine » sut enrichir son patrimoine, semble avoir résisté
l’excédent de nature. non moins victorieusement à l’outrage des ans que les
Outre ce « clou », les seuls autres gags originaux de ce traits de Cary Grant. Si ce dernier succès est à inscrire,
film reposent sur les uniques pouvoirs de la photographie, dit-on, à l’actif de la chirurgie esthétique, le premier ne

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mérite pas moins de retenir notre attention, bien que ne pas tirer sa révérence devant certaine promenade du
plus difficilement traduisible en termes de science. couple sur les quais de Londres, ou la porte, si preste-
Certes, à la grande époque, celle de Cette sacrée vérité, ment ouverte et refermée, qui « ouvre » la scène finale.
nous avons vu variations plus percutantes, mais ici, en Homme de goût, Stanley Donen se montre extrême-
dépit d’un certain convenu du milieu, du décor, de l’esprit, ment soucieux de la qualité photographique de son film.
et de l’âge mûr des protagonistes, cette comédie, mal- Il sait s’entourer des meilleurs spécialistes en la matière,
gré tout, porte les signes d’une jeunesse certaine dont donner champ libre à leur talent, tout en se réservant de
le secret, je crois, ne doit pas être cherché plus loin que l’infléchir dans la direction qui lui est personnelle. Ici,
dans l’âge de son metteur en scène. dans le registre du Warnercolor – dont nous avons pu
La comédie musicale, dont Stanley Donen est, on sait, médire ailleurs –, l’opérateur anglais F. Young nous offre
l’un des maîtres, n’aura pas eu seulement le mérite de les plus beaux extérieurs nocturnes qu’on ait pu voir à
nous fournir quelques-uns des films les plus divertissants l’écran et qui ne le cèdent en rien, ni aux éblouissantes
de ces dernières années : nous découvrons encore com- photos de mode de Funny Face, ni à l’acide pique-nique
ment, à l’instar d’une cure de jouvence, elle a exercé une de Pajama Game.
influence bénéfique sur le cinéma tout entier. Non seule- Cette œuvre mineure est donc suffisamment ambi-
ment elle lui a permis de renouveler sa palette décorative, tieuse dans sa facture pour que ne s’y compromettent
mais elle sut remettre en honneur le gag physique dont pas le moins du monde le naturel et le savoir-faire de la
nous ne pouvions qu’enregistrer la lente agonie depuis plus grande actrice que le cinéma ait connue. L’éloge d’In-
l’époque des grands mimes muets. Sans atteindre la grid Bergman n’est plus à faire : disons seulement qu’avec
classe d’un Cukor, d’un Tashlin, ou même d’un Minnelli, une interprète de moindre envergure le film, à de certains
Donen a retrouvé l’art de faire rire, ou sourire, avec moments, eût risqué de tomber, le bon goût n’étant pas
des gestes, et il faut bien croire que ceux-ci sont neufs, l’unique règle d’or de l’art, dans la sécheresse ou le manié-
puisque rien ne tue plus le rire que l’accoutumance. Bref, risme, mignons défauts de la moderne génération.
ici, si le dialogue n’est point sot, les qualités de la mise
en scène l’emportent nettement sur celles du texte : les
passages les meilleurs se trouvent être incontestable- MA SŒUR EST DU TONNERRE
ment ceux où ce dernier passe au second plan, comme ce Richard Quine, 1955
morceau, digne d’une anthologie, où l’écran divisé en deux
juxtapose les attitudes symétriques des deux protago- Arts n° 583, 5 septembre 1956
nistes, se téléphonant, chacun dans son lit, leur romance
d’amour. On aimera, ou n’aimera pas, le numéro de danse Il faudrait, ici, la plume de Stendhal, chantant les grâces
un peu plus forcé de Cary Grant, mais il est difficile de de l’opéra italien. Nous trouvons dans ce film l’image d’un

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parfait naturel que ne briment en rien les conventions du des quarts d’heure d’entrain des zones de bâillements.
genre. Tout y est juste, en place, soutenu par un rythme Ici, plus de pause, plus de coupure entre les parties de
qui ne faillit de bout en bout, et dont l’allure primesau- récitatif et celles de chant. L’art du bel canto est de faire
tière évoque celle de la musique du XVIIIe. Je ne sais si du chant parole et réciproquement : de même, dans cette
la comédie américaine a, ou aura un jour, ses Noces et son comédie, la danse emprunte à la marche sa liberté, et lui
Don Juan. Telle est sa richesse, son génie, que je serais rend une grâce, une rigueur qui sont ses vertus propres.
prêt à l’admirer en bloc, remettant à plus tard le soin de Tout, même la chansonnette, y est toujours « en situa-
trier la pierre de belle eau du strass et de la brocante. tion ». D’un simple coup de poignet, Richard Quine passe
Tout y brille d’un éclat qui défie les imitateurs ; le reste, le filet que Minnelli et Gene Kelly n’avaient pu franchir :
en regard d’elle, devient falot, tombe en poussière. Elle entre le camp du ballet et celui de la farce surgit tout un
est, au plus haut point, douée de cette qualité dont nous luxe de rebonds séduisants, de smashes imparables, d’im-
avons fait la suprême et moderne valeur : l’existence. prévisibles demi-volées. Le « style », comme sur le court, a
L’Amérique, vue à travers son prisme, est l’incontes- nom efficacité. Esprit déductif, notre cinéaste, ainsi que
table capitale du monde ; l’homme d’affaires, le barman Chaplin, aime à suivre la veine du moment, fait du gag un
ou la secrétaire yankees s’y trouvent être parés d’une jeu de boîtes, mais à bon escient ouvertes. Chaque scène
dignité d’être qui interdit toute candidature extra-mé- nous laisse sur notre faim, et l’ombre du « fondu » vient
tropolitaine. Nous sommes les provinciaux de ces pro- étreindre un moment fort.
vinciales débarquées à New York, dont les aventures sont Ce film n’a pas la portée satirique ou morale des
ici contées. œuvres de Lubitsch, Capra, Sturges, Hawks, ou Cukor.
Si cette œuvre me donne une si haute idée du genre, Sept ans de réflexion, de Wilder, offrait plus d’âpreté dans
c’est qu’elle y figure au nombre des plus pures et des la charge, mais l’amertume du ton dénonçait un mal qui,
plus représentatives. Richard Quine, né en 1920, est l’un du modèle, rejaillissait sur la peinture même. Celui-ci, au
des plus jeunes cinéastes d’Hollywood. Il nous avait contraire, nous rassure sur la santé d’un genre que nous
donné, l’an dernier, un assez bon policier : Du plomb avons pu croire, ces derniers temps, compromise. Bref,
pour l’inspecteur, mais My Sister Eileen (le bon goût du depuis La Nuit mystérieuse de Griffith, nous n’avions pu
titre anglais répond à celui de l’ouvrage) le hausse à un contempler Amérique aussi décontractée. Et pourtant,
rang où nous ne pensions pas possible qu’il pût accéder comme le rose et le bleu des robes des deux héroïnes, ce
si tôt. Mélange de pur vaudeville et de comédie-ballet, parfait joyau ne porte l’ombre de la moindre mièvrerie.
ce film marie les avantages de l’un et de l’autre, et loin Chaque instant, nous frôlons la dissonance, mais qui se
de les neutraliser les additionne, doublant ainsi notre résout toujours en un accord juste. La précision de la
enchantement. Jusqu’à présent, l’un des deux aspects direction, et leur technique, qu’on peut admirer dans le
l’emportait généralement sur l’autre, faisant succéder à geste le plus acrobatique comme le plus familier, sauve

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constamment les acteurs du faux pas : ils ont déposé UNE CADILLAC EN OR MASSIF
au vestiaire cette vulgarité, ce trac, ou cette balour- Richard Quine, 1956
dise dans lesquels se débattraient, en semblables cir-
constances, leurs émules de l’autre continent. « Une « TOUJOURS JUDY HOLLYDAY »
femme, disait Stendhal, a du génie, quand elle monte Arts n° 603, 23 janvier 1957
en voiture. » Ainsi Janet Leigh, qu’elle danse, ouvre une
porte, ou allume le gaz. Ses partenaires, Betty Garrett Un conseil d’administration, pour se débarrasser d’une
(héroïne d’Un jour à New York), Jack Lemmon (le repor- actionnaire trop indiscrète, crée pour elle un poste fan-
ter d’Une femme qui s’affiche), Robert Fosse (auteur de la tôme. Cette comédie tirée d’une pièce de George Kaufman
chorégraphie), ne lui cèdent pas en élégance. se déroule dans un décor typiquement américain  :
Je n’ai fait qu’une brève allusion au sujet  : deux l’immense building, siège d’une grande société financière.
provinciales à New York, ce thème n’est pas, a priori, Malgré ce cadre austère, la gentillesse est constam-
d’une originalité bien rare. Celui de Monkey Business (de ment de mise ; on a bien soin de nous indiquer dès les
Hawks), ou d’Une femme qui s’affiche (de Cukor) auraient, premières minutes les honnêtes et les filous ; quelques
ainsi comprimés, plus de chances de vous séduire. Tout pointes à l’adresse de personnalités du spectacle, de la
est dans la facture et, si j’ai voulu élever le débat à presse, peut-être de la politique, pimentent une satire
propos d’un film que rien ne propose d’emblée à votre qu’on a vue souvent plus mordante.
attention, c’est que je ne vois pas d’autre façon de mar- Cette œuvrette n’a donc aucune ambition sociale ni
quer l’estime où je le tiens. Il serait dommage que, sorti, philosophique. Son intérêt réside surtout dans un dia-
comme tant de comédies musicales, en la période creuse, logue percutant, un jeu réglé comme un mouvement d’hor-
il vît, de ce fait, sa carrière compromise. Ne le ratez logerie. C’est élégant, sans bavures et Richard Quine,
point, si vous rentrez. Il vous consolera de la fin de vos bien que tout jeune, arbore, tout au long du film, un sou-
vacances ; vous renouerez avec le cinéma, si la mer ou la rire un peu désuet, style Leo McCarey voire René Clair.
route vous l’ont fait négliger, le contact le plus amical Regrettons, s’il faut faire un reproche, l’absence de ce
qui soit. Nous avons vu, cette année-ci, des œuvres plus lyrisme discret (mais la couleur, le CinémaScope, la danse
ambitieuses, mais je conçois qu’à leur sujet on ne par- et la musique y avaient leur part) qui nous avait ravis en
tage pas toujours mes goûts. Cette fois-ci, j’espère que septembre dans l’opérette Ma sœur est du tonnerre.
les pires détracteurs du cinéma américain ne s’offusque- Comédie américaine de la plus stricte observance,
ront pas de la note que je décerne à My Sister Eileen, et Une Cadillac en or massif n’enrichit le genre d’aucun pro-
qui est : excellent. longement nouveau, mais ne donne jamais, pour autant,
l’impression de déjà vu. Judy Holliday est une vieille
connaissance. Elle a su créer un des types comiques les

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plus originaux de l’après-guerre. Marilyn lui doit beau- titre n’autorisent à préjuger la valeur du film. Toutes les
coup et dans Bus Stop emprunte jusqu’à sa voix. Ici, l’âge espérances et toutes les craintes sont permises.
lui a fait perdre un peu de son exubérance ; son registre, Blake Edwards avait participé à l’adaptation de
à cheval entre celui de la jeune première et celui de la Ma sœur est du tonnerre, mis en scène par Richard
vieille fille, est des plus ingrats : raison supplémentaire Quine. Ici les rôles sont inversés, et cette nouvelle
de rendre hommage à son talent exceptionnel. Son jeu formule se montre beaucoup moins heureuse que la
n’est qu’une suite perpétuelle de changements de ton première. Il semble que les auteurs se soient obsti-
acrobatiques, dans la voix, la physionomie, les gestes. nés à prendre au sérieux une histoire qui eût fourni un
L’œuvre est gentille, disais-je. Toutefois l’âge de l’hé- acceptable thème de parodie. Les scrupules de cette
roïne et celui de son partenaire (Paul Douglas), aux cin- chanteuse de cabaret, héritière d’un gangster, mais
quante ans bien sonnés, introduisent une note sinon amoureuse d’un policier, n’ont nul besoin d’être mis en
d’amertume, du moins d’insolite. Ce « rien » suffit à faire évidence. Ce n’est pas que l’on pleurniche, mais tout est
paraître neuve une situation qui fût restée fade si le baigné dans cet humour médiocre où s’enlisent les plus
milliardaire eût été un Adonis. Ainsi procède la comédie mauvais films anglais. Et les gros rires, les facéties à
américaine, par la substitution d’une pièce nouvelle à l’irlandaise, les mélodies langoureuses de Frankie Laine
un pion trop longtemps mis en avant : les combinaisons ne sont pas là pour arranger les choses. L’histoire, qui se
semblent infinies, et presque à tous les coups l’on gagne. déroule en 1927, semble n’avoir été écrite qu’à l’adresse
des contemporains d’Al Capone, curieux choix de public
pour de jeunes cinéastes ! Ce film a pour seul intérêt
RIRA BIEN de nous faire connaître que l’Amérique a ses vieillot-
Blake Edwards, 1956 teries, comme nous avons les nôtres. Ce pittoresque
démodé qui nous fait bâiller quand il arrive d’Espagne,
« TERNE ET VIEILLOT » de Grèce, d’Angleterre ou de France, n’a nulle raison de
Arts n° 608, 27 février 1957 nous contenter mieux lorsqu’il est importé d’Amérique.
Ce que nous aimons dans le cinéma du Nouveau Conti-
Holly wood ignore la distinction des genres  : il nous nent, c’est sa portée universelle, non les hardes de son
a ravi par la verve de certaines comédies musicales, folklore.
mécontenté par nombre de platitudes et niaiseries, déçu En première partie : Samba fantastique !
encore plus, quand il prétend se cantonner dans les demi- Si vous savez mettre entre parenthèses la musique
teintes. Le nom du metteur en scène peut, en général, ser- et le commentaire, vous aurez la récompense d’un
vir de garant, mais quand un cinéaste fait ses premiers agréable voyage au Brésil, celui d’un touriste ignorant
pas, ni le scénario, ni la distribution, ni, bien entendu, le les cicérones et les cars plafonnés en plexiglass des

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cinéramistes, libre flâneur à pied, ou, qui mieux est, dis- et veut donner des leçons de politesse à l’homme des
posant de son avion personnel. champs. Quel est le plus indigne de l’autre ? C’est ce que
nous sommes en peine de dire, ou disons différemment,
selon les péripéties d’une action qui a pour seul ressort
ARRÊT D’AUTOBUS le dépit amoureux, comme dans la meilleure tradition
Joshua Logan, 1956 comique, l’américaine entre autres. Cette charpente n’a
rien de neuf depuis Capra et L’Extravagant Mr. Deeds.
« MARILYN MONROE DÉMYSTIFIÉE Logan continue d’exploiter, en excellent prospecteur,
EST UNE GRANDE ACTRICE » une veine que Preston Sturges ou Cukor, entretemps,
Arts n° 591, 31 octobre 1956 n’étaient pas parvenus à épuiser.
Un mot est aujourd’hui à la mode, en matière de
Bus Stop confirme le grand talent de Joshua Logan. cinéma américain. Celui de « démystification ». Hollywood
Ses mérites sont sensiblement les mêmes que ceux de fait peau neuve et démolit gaillardement ses fétiches.
Picnic, ce qui ne veut point dire que l’auteur se répète : il Stars ou personnages-clefs. À ce compte, Marilyn, per-
nous fait, au contraire, apparaître comme inépuisable la sonne à la page, n’a cessé, dans tous ses emplois, de se
richesse de son invention. Si les deux films brodent sur présenter comme une idole à demi dédorée. Elle n’y est
le même thème, l’amour de deux êtres les plus disparates, ni sous les traits de reine des cover-girls, ni comme un
c’est qu’ils sont, l’un et l’autre, inspirés d’une pièce de simple type de comédie. À la fois ridicule ou aimable,
William Inge. Là un vagabond et une sage petite provin- ces deux attributs font bon ménage et s’appuient, quand
ciale, ici un campagnard mal dégrossi et une entraîneuse il faut, l’un sur l’autre. Aucun metteur en scène ne fut
de cabaret. Ici comme là, tout finit par un mariage qu’il tendre pour elle, sans pour cela entamer le moins du
est loisible d’imaginer aussi heureux ou catastrophique monde son prestige d’être mythique. Ses appâts phy-
qu’on voudra. siques ou moraux furent soulignés d’un crayon mi-
Toujours la même science du détail réaliste, la même élogieux, mi-misogyne. Récemment dans Sept ans de
férocité, accrue du fait de la collaboration de George réflexion, elle apparaissait grossie et bêtifiée jusqu’aux
Axelrod, auteur de la pièce dont Billy Wilder tira le gri- frontières du ridicule. Logan, lui, la préfère maigrichonne,
maçant Sept ans de réflexion. Mais Logan, s’il charge, la dépouille de ses couleurs roses et de son auréole de
grossit, accuse, ignore la vulgarité et sait donner de la pacotille, couvre son visage d’un fond de teint crayeux,
grâce même à la bêtise : celle du jeune premier (Don l’affuble d’une voix à la Judy Holliday. Ce n’est plus une
Murray), venu à la ville pour remporter le prix du rodéo et fausse fille « nature », mais une vraie femme fausse, c’est-
ramener au ranch une épouse selon son cœur ; celle de la à-dire « sophistiquée », mais si ingénument que le naturel
chanteuse (Marilyn Monroe), qui joue les stars en herbe revient au pas de charge. Et de tous ses emplois, c’est

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NOUVEAUTÉS HOLLYWOODIENNES

bien celui-ci qui semble convenir le mieux à son appa- aux prédictions défaitistes, n’est que plus apte à mettre
rence et à son talent de comédienne, qui est des tout en valeur toute la richesse expressive.
premiers.
Quant à Don Murray, nouveau venu, il joue un rôle
de composition, mais au rebours des normes en usage. LE TROUILLARD DU FAR WEST
Cow-boy, il n’a pas ce flegme, cette immobilité fière de Norman Taurog, 1956
l’homme de la prairie, tel que le dépeignait le western. Il
crie, se démène, dodeline de la tête, agite ses longs bras. « BURLESQUE ROUTINIER »
Cette Amérique gesticulante est-elle plus vraie que celle, Arts n° 652, 8 janvier 1958
sobre de gestes, qu’aimait à nous montrer l’entre-deux-
guerres ? Le comportement a sa mode, comme le costume, Voici quelques années que le tandem Dean Martin-Jerry
et celle-ci affecte aussi bien les campagnes. Les vieilles Lewis (qui vient récemment de se dissocier) est tête
vertus anglo-saxonnes se perdent et le cinéma enregistre de liste des vedettes américaines les plus populaires.
l’évolution. Malgré cette royauté incontestée dans le cœur d’un
Le travail d’adaptation est particulièrement impor- public où les voix enfantines ont bonne part, nul ne
tant. L’action commence ici vingt-quatre heures plus tôt disconviendra que nos majestés modernes du comique
que dans la pièce qui se déroulait dans l’auberge, à l’arrêt sont loin d’avoir la classe des grands mimes du muet et de
d’autocar. Les scènes d’extérieurs sont prestement enle- leurs successeurs immédiats, les frères Marx ou Laurel
vées. Le metteur en scène use de l’ellipse mais n’élude et Hardy. Un Buster Keaton, un Harold Lloyd (laissons à
jamais la difficulté matérielle de jeu : il montre tout ce part le cas Chaplin) méritaient mieux le nom d’auteurs de
que nos yeux exigent de voir : foule, péripéties du rodéo, films que les gagmen ou les metteurs en scène chargés
trajet de l’autocar dans la campagne neigeuse, bagarre, de les épauler. Ils se prévalaient d’une superbe égalité
etc., aussi bien que le meilleur spécialiste des films d’ac- d’humeur et d’inspiration, ce qu’on ne peut dire, hélas !
tion. Mais le prix, je crois, revient aux gros plans, les plus de leurs descendants.
hardis, sans doute, que le CinémaScope nous ait jamais Malgré la contribution qu’apporte l’interprète ou le
montrés. Logan ici donne toute sa mesure et s’attarde dessin de son personnage, un Jerry Lewis signé Tashlin
sur des nuances que les servitudes de la scène lui inter- est de tout autre cru qu’un Jerry Lewis nanti d’une griffe
disaient de fignoler. Il prend ainsi sa revanche sur les plus modeste. Toutefois l’actuelle marque de fabrique a
quinze ans qu’il passa loin des studios. Il fait son bien de sa petite réputation : Norman Taurog a déjà cinq ou six
ces altérations imperceptibles, ces modifications milli- fois dirigé Lewis et son compère, et le très inégal Pitre au
métriques du visage qui depuis Griffith sont le patrimoine pensionnat nous avait laissé, en fin de compte, une assez
inaliénable du cinéma et dont l’écran large, contrairement heureuse impression.

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NOUVEAUTÉS HOLLYWOODIENNES

Avec Le Trouillard du Far West, nous quittons le aussi l’exception confirmant une règle qui veut que le
burlesque grinçant pour suivre tout bonnement la vieille cinéma français « sous-emploie » ses vedettes, alors que
routine à la Mack Sennett, dont ni le parlant, ni la cou- l’américain commettrait plutôt l’erreur inverse en leur
leur, ni la VistaVision n’ont guère réussi à modifier les faisant subir un forcing dont ce film de série courante
grandes lignes. Le système est usé jusqu’à la corde, mais donne l’exacte mesure.
la corde était solide et se promet, bon gré ou malgré que
nous en ayons, d’avoir la vie aussi dure que le cinéma
américain. C’est l’atout de ce dernier de ne jamais perdre LE DÉLINQUANT INVOLONTAIRE
la face, même au milieu des trucs les plus éculés. Aucun Don McGuire, 1957
gag dont nous n’ayons déjà contemplé au moins trente-six
éditions antérieures : mais ça passe, à condition qu’on ne « INSIPIDE »
fasse pas trop fine bouche, la beauté du décor, la vitesse Arts n° 680, 23 juillet 1958
des chevaux et l’acrobatie ordinaire des acteurs aidant.
Notons cependant que cette acrobatie-là ( je prends le Le temps n’est plus aux grandes individualités comiques
mot non tant au sens fort qu’à celui de précision de geste) dont les films portaient la griffe, même lorsqu’ils n’en
est une acrobatie de petit music-hall de province, compa- signaient pas la mise en scène. Le tandem Dean Martin-
rée aux numéros de grand cirque exécutés par les Keaton Jerry Lewis ne fut, lui, tout au plus, que de l’excellente
et les Lloyd d’antan. La force d’un Jerry Lewis est de pâte à modeler par les mains d’un virtuose comme
savoir s’exprimer par la mimique, plus encore que par Tashlin. Artistes et Modèles et Un vrai cinglé de cinéma
le dialogue et l’intonation. C’est aussi sa faiblesse, car suffisent à leur gloire, et laissent cent coudées au-des-
il est fort à craindre que dans ce domaine tout ait été sous toutes leurs autres tentatives dirigées par quelques
dit, et depuis longtemps déjà. Les gags sont surtout d’in- honnêtes faiseurs dans le genre de Norman Taurog.
tention et ne manquent pas ainsi d’être entachés, dans Ici le chouchou d’un public américain dont la moyenne
leur mollesse voulue, d’une certaine autre mollesse, invo- d’âge – réel ou mental – est de douze ans se fait fort de
lontaire, celle-ci (cf. la cigarette roulée ou les diverses donner un festival de ses dons, avec l’aide d’un certain
bagarres). L’art d’un Darry Cowl, par exemple, dans un McGuire loin de ses anciens mentors, loin de son com-
registre semblable, la maladresse, me paraît être sinon père Martin à qui le changement d’emploi n’a pas trop
plus raffiné, du moins plus neuf, encore que limité par mal réussi si l’on songe à son apparition dans Le Bal des
l’impossibilité de sa traduction dans toute langue autre maudits. Livré à lui-même, à ses sempiternelles grimaces
que celle de Racine. Nous eussions souhaité que Darry de demeurés, à la pauvreté de ses dons acrobatiques
Cowl, à défaut d’un Tashlin, eût pu trouver son Norman ou verbaux, s’il n’a pas, lui, le bon goût de se mordre les
Taurog. Il a eu Guitry, je sais, c’est mieux : mais c’est doigts. En tout cas nous, spectateurs, nous bâillons.

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NOUVEAUTÉS HOLLYWOODIENNES

L’anecdote qui sert de lien à une cascade de numéros de faire regretter les grimaces acrobatiques des grands
comiques n’a coutume ni besoin d’être, au cinéma, d’une burlesques du muet.
subtilité transcendante. Mais ici la sottise du scénario Mais on sait que Frank Tashlin est de taille à faire
dépasse la mesure permise en Amérique (l’exportée du des miracles. Par deux fois le tandem Lewis-Martin réus-
moins) et même en France, où nous sommes pourtant sit à l’inspirer : dans Artistes et Modèles, bouffonnerie
si coulants. Quel poète de patronage eût pu forger une lyrique et tarabiscotée, dans Hollywood or Bust, comédie
histoire plus niaise et moralisatrice que celle de cet musicale élégamment contée et flatteuse pour le regard.
apprenti agent de police ? Mais ces Trois bébés sur les bras, disons-le sans ambages,
Je gage qu’il faudrait chercher longtemps – recherche c’est, de toute sa carrière, ce que Tashlin nous a offert de
dont je me dispense volontiers – dans les archives des moins bon. Pourtant il semble bien qu’il ait eu les cou-
vaudevilles parisiens, romains ou bordelais pour trouver dées franches : le scénario est signé de lui, si ce n’est le
plus pauvre et plus vulgaire. point de départ, mais à son tour revêtu d’une signature
prestigieuse, celle de Preston Sturges.
D’ailleurs, dans un film comique, ce qui compte ce
TROIS BÉBÉS SUR LES BRAS n’est pas l’histoire, ce ne sont même pas forcément les
Frank Tashlin, 1958 situations – celles des deux films cités étaient, elles
aussi, banales ou forcées –, mais le traitement, le détail,
« PLAISANT » le gag. Or, Tashlin, si habile jusqu’ici à faire couler ses
Arts n° 722, 13 mai 1959 effets de même source, en dépit de leur foisonnement
baroque, ne sait visiblement quel parti tirer de son pitre
On aura sur ce film deux opinions opposées, selon qu’on et de ses marmots. Il esquisse un pas dans toutes les
regarde du côté de la vedette Jerry Lewis ou du met- directions, sans pouvoir se raccrocher à rien de solide
teur en scène Frank Tashlin. C’est, certes, le meilleur que et surtout de neuf  : comique d’objets ( la scène des
nous ait donné le comique numéro 1 des U.S.A., depuis lances d’arrosage est drôle, mais on lui préférera Charlot
qu’il s’est séparé de son équipier Dean Martin, lequel tâte pompier), burlesque pur mais bien timide (si ce n’est le
maintenant, avec succès, des rôles sérieux. Cet acteur, court instant où Jerry saute dans l’eau), satire du cinéma,
coqueluche des moins de quatorze ans, ne doit pas être de la télévision (mais combien plates en comparaison de
plus agréable à mener que, chez nous, Fernandel. Trop La Blonde explosive !). Bref, il semble avoir presque entiè-
sûr de lui, il sait que ses moindres grimaces font rire et rement perdu ce trait mordant et fourni, ce crayon inven-
il ne se donne guère la peine d’autre chose que de grima- tif de grand caricaturiste par lequel, naguère, il nous
cer. Quant à son agilité physique, bien supérieure à celle émerveilla. Quant aux passages chantés, dont il avait su
de ses confrères parisiens, elle ne laisse pas toutefois jusque là se tirer avec adresse, ils sont d’une mièvrerie

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et, plus grave encore, d’une insignifiance plastique diffi-


ciles à pardonner.
Peut-être un psychanalyste découvrirait-il dans les
détours de cette œuvrette les traces d’une ardeur miso-
gyne qui, débridée, eût abouti à une caricature moins
superficielle, sinon plus plaisante. Mais ne nous en
tenons qu’à ce qui est. Tashlin, qui a su jusqu’où on peut
aller trop loin dans le déplaisant, apparaît brusquement
timide devant un sujet n’offrant peut-être pas de moyen
terme entre la laideur absolue et la joliesse britannique.
Un autre eût été vulgaire : il fait preuve de goût, mais
nous aurions voulu, aussi, de la verve.
Le bruit court que nous retrouverons cette dernière
dans Geisha Boy, avec le même Jerry Lewis, satire du
Japon et des films japonais.

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FILMS DE FESTIVALS

FILMS De grands festivals en réseaux cinéphiles, les années


cinquante rendent visibles des territoires de cinéma
largement méconnus : la Suède, l’Inde, le Japon .
Rohmer, on va le voir, est le témoin attentif de ces
révélations sur la scène internationale. Il publie jusqu’à
sept articles (pour la seule revue Arts) sur les premiers
grands films de Bergman, il encense les chefs-d’œuvre
de Mizoguchi. Il salue, en Satyajit Ray, un disciple pro-
metteur de Renoir… Sans doute, on peut lui reprocher
le caractère obstinément occidental de son universa-
lisme artistique. Mais cet universalisme repose, encore
et toujours, sur une foi dans le langage cinématogra-
phique, censé échapper aux traditions rhétoriques
propres à chaque peuple pour faire surgir une forme

DE
singulière. C’est à ce titre (et pas seulement pour des
raisons idéologiques) qu’il dénigre par exemple la pro-
duction institutionnelle soviétique, avant d’applau-
dir les premières réussites d’un Mikhaïl Kalatozov ou
d’un Grigori Tchoukhraï. Ou oppose, à un néo-réalisme
italien déjà sclérosé, le retour d'un Michelangelo
Antonioni, voire d'un Luchino Visconti, à une certaine
écriture artiste.

N.  H.

FESTIVALS
Sebastian Santillan
FILMS DE FESTIVALS

LES CONTES DE LA LUNE VAGUE sur nos écrans vous ont déçus, voici l’occasion de prendre
APRÈS LA PLUIE votre revanche. Nul doute que Kenji Mizoguchi, mort il y
Kenji Mizoguchi, 1953 a trois ans, ait été le plus grand cinéaste de son pays. Il a
su discipliner à son image un art né sous d’autres climats
« LE MEILLEUR FILM JAPONAIS » et dont ses compatriotes n’avaient pas tiré toujours le
(Arts n° 715, 25 mars 1959) meilleur parti. Et pourtant on ne rencontre chez lui nulle
volonté servile de copier l’Occident. Sa conception du
Cette semaine un nouveau chef-d’œuvre. Je n’emploie pas cadre, du jeu, du rythme, de la composition, du temps et
ce terme à la légère. Si vous sortez d’Ivan le Terrible, pré- de l’espace est toute nationale. Mais il nous touche de la
cipitez-vous aux Contes de la lune vague. Car le hasard même façon qu’ont pu nous toucher Murnau, Ophuls ou
a voulu que sortissent presque simultanément à Paris Rossellini.
deux des « douze meilleurs films de tous les temps », si Car il n’y a, pour le cinéaste comme pour le poète,
l’on en croit la liste publiée récemment par les Cahiers qu’un seul grand sujet : l’idée de l’Unité cachée sous la
du cinéma 1. diversité des apparences ou, si l’on veut, traduite en
Tout Paris doit courir à ce film. Ceux qui aiment le termes de drame. La quête exaltante et trompeuse d’un
cinéma et ceux qui s’en moquent. Ceux qui s’intéressent paradis où « tout n’est que luxe, calme et volupté ». Et ce
au Japon et ceux qui ne s’en soucient pas. Comme toutes motif constitue ici le cœur même de la fable, puisqu’elle
les grandes œuvres, il fait éclater les barrières des genres nous montre les mirages dont sont victimes deux pay-
et les frontières des nations. On ne saurait concevoir sans tentés l’un, comme Don Quichotte, par le démon
meilleure ambassadrice de la civilisation nippone que guerrier, l’autre, comme Lancelot, par celui des sens.
cette histoire tirée de légendes médiévales et dont les Mais l’idée traduite en images n’a rien d’abstrait et,
sous-titres nous permettent d’apprécier l’extraordinaire cette fois-là, éclate la supériorité du Japonais sur nous,
poésie. Vous aurez la révélation d’un monde apparemment hommes d’Occident, qui sommes incapables d’installer
très différent du nôtre, mais, profondément, tout sem- sur l’écran la féerie. Nos films d’époque sentent la mas-
blable. Vous toucherez du doigt ce fonds commun de l’hu- carade, nos films fantastiques le truquage. Celui-là non.
manité, ce creuset d’où sont sortis à la fois l’Odyssée et le L’élégance d’écriture de ce film, le raffinement de
cycle de la Table ronde, avec lesquels Ugetsu monogatari tous ses détails sont pour nous riches d’enseignements
présente de troublantes analogies. infinis. Mais, rassurez-vous, je ne prétends pas vous y
Si vous aimez les films japonais, allez voir celui-ci, envoyer comme à l’école. Les Contes de la lune vague
c’est le plus beau. Si ceux qui sont parvenus, jusqu’ici, possèdent, par-dessus le marché, une qualité dont vous
auriez pu douter en lisant mon dithyrambe. C’est un film
1  Cf. Cahiers du cinéma n° 90, décembre 1958 [NDE].
vif, prenant, enjoué, facile, tour à tour émouvant et plein

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FILMS DE FESTIVALS

d’humour. Il n’a point ce caractère solennel, abstrus, d’une richesse étonnante. Si le jeu de ses acteurs rap-
des chefs-d’œuvre. Nul hiératisme même, nulle lenteur pelle, par l’esprit, Lang, Sternberg, voire Aldrich (le meil-
extrême-orientale. Vous serez au contraire tout surpris, leur), c’est que toutes les routes mènent à l’abstraction.
presque déçus de voir apparaître si vite sur l’écran le Or, l’abstraction, cette fameuse abstraction si parfai-
mot « fin ». tement atteinte dans le « kabuki », et dont Eisenstein a
revendiqué l’influence, est, paradoxalement, la dernière
des vertus dont les ordinaires films japonais peuvent se
LES AMANTS CRUCIFIÉS faire gloire. Les visages enfin, les regards trahissent ici,
Kenji Mizoguchi, 1954 plus que dans O’Haru, cette flamme intérieure, qui, même
contenue, me paraît devoir brûler sous tous les climats. Il
« LE VRAI CINÉMA JAPONAIS » n’est pas jusqu’à la composition même du récit qui, sans
Arts n° 621, 29 mai 1957 s’inspirer nullement de notre rhétorique, de notre concep-
tion du « suspense », ne soit ici d’une entière clarté.
Les films japonais se succèdent et ne se ressemblent Le scénario est tiré d’une œuvre d’un auteur célèbre
pas. Si Les Bateaux de l’enfer et même Ombres en plein du XVIIe siècle, Chikamatsu (le titre japonais du film est
jour nous ont déçus, la sortie des Amants crucifiés vient Chikamatsu monogatari : un conte de Chikamatsu). C’est
confirmer ce que nous pensions déjà. Il en est du cinéma l’histoire d’un amour que viennent brimer la rigueur des
nippon comme du nôtre. Il vaut ce que valent ses met- usages (la femme adultère et son amant étaient crucifiés
teurs en scène : les uns sont exécrables, les autres tout et le mari se devait de les dénoncer), la rare férocité du
juste honnêtes, quelques rares, enfin, excellents. Parmi destin et une furia toute japonaise de sacrifice. Certaine
ces derniers, il convient de placer au tout premier rang fuite dans un magnifique paysage rappelle par bien des
celui qui fut considéré, d’ailleurs, comme le plus grand en points la légende de « Tristan et Yseult ». La pudeur des
son pays, et qui, comme on sait, est mort il y a quelques gestes ne fait que mieux ressortir l’intensité d’une pas-
mois : Kenji Mizoguchi. sion qui a décidé de durer au-delà de la mort. Peut-être
Art du mouvement et surtout du geste, le cinéma a dans Kwei-Fei cette idée, belle en tous temps et en tous
plus de peine à trouver une expression originale dans une lieux, est-elle exprimée avec plus de lyrisme, plus de tra-
civilisation où les gestes sont fixés par une minutieuse gique encore, mais le soin du travail paraît ici plus grand.
tradition. Devant ces attitudes hiératiques, Mizoguchi a Cette chute dans la poussière du sentier montagneux,
su observer ce recul que la plupart de ses compatriotes, cette étreinte dans la barque qui pivote lentement sur
moins inventifs, ne parviennent pas à prendre. Bien que l’eau calme du lac témoignent, malgré quelque mol-
moins discernable à première vue que dans les films euro- lesse de cadrage, d’un art extrêmement personnel. Nous
péens ou américains, son invention n’en est pas moins entrons dans chacun des sentiments des héros, parce

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qu’à chacun correspond toujours une attitude vraie. Et du genre par le haut degré de perfection où il le conduit.
la musique mono-instrumentale vient cerner d’une ligne Ces silhouettes qui nous paraissaient, au début, quelque
nette les moments forts de l’action, un peu comme le peu stéréotypées, s’épaississent à mesure que la projec-
thème de Mozart, dans le Condamné à mort. tion se poursuit.
Côtoyant le pathos, nous en évitons les éclaboussures.
Nous pénétrons dans un univers plus noir encore que
LA RUE DE LA HONTE le noir vernis dont il se maquille et dont les catégories
Kenji Mizoguchi, 1956 morales ne cessent de se nuancer, pour nous faire passer
du pessimisme facile du feuilleton ou du plaidoyer social
« UN JAPON SOMBRE ET RACÉ » à l’amertume hautaine d’une philosophie très personnelle
Arts n° 642, 30 octobre 1957 que nous avaient déjà révélée les autres œuvres de l’au-
teur. Les « finales » de Mizoguchi sont particulièrement
Le plus vieux métier du monde offre un visage très sem- brillants : ils possèdent une espèce de qualité musicale,
blable sous tous les climats. Seule l’Amérique puritaine introduisent dans la ligne jusque-là volontairement sèche
a pu, avec les hypocrites hôtesses de Bungalow pour de la mélodie une précieuse modulation, ouvrent l’écluse
femmes (cet excellent Raoul Walsh qu’interprétait une à des accords somptueux dont l’éclat illumine rétros-
excellente Jane Russell), renouveler la technique de pectivement tout le reste. La toilette de la novice et ses
l’amour vénal et les lois d’un genre qui n’est pas, sur premiers pas timides, qui jouent ici ce rôle de coda, sont
l’écran, le plus haut prisé. Le raffiné Japon se montre tracés d’un trait que ne désavouerait pas un Sternberg,
moins délicat en matière de racolage. Ces dames de ou un Bergman.
Yoshiwara ont la poigne forte et, pour conduire le client Machiko Kyō ō qui jouait la Japonaise dans le film amé-
droit au lit, lui font plus confiance qu’aux minauderies. ricain La Petite Maison de thé, campe ici, moulée dans
Ces prostituées au grand cœur et aux entrailles de un affreux pantalon corsaire écossais, la geisha améri-
pierre, tour à tour cyniques et larmoyantes, ne laisseront canisée. Sa pétulance à l’occidentale rivalise avec le jeu
pas sur leur faim le public du Midi-Minuit. La clientèle du plus discret d’Ayako Wakao, qui a l’heur de prononcer la
Cinéma d’Essai, quelque prévenue qu’elle soit contre les plus jolie réplique de tout le film, quand elle cloue le bec
conventions du mélodrame, ne sera pas déçue, elle non à un client injustement grugé par un très grand siècle :
plus, car nous avons là le dernier film que réalisa, avant « Cessez, vous devenez vulgaire. »
sa mort, le prince du cinéma japonais Kenji Mizoguchi.
J’ai dit, dans mon compte rendu de Venise, tout le
bien qu’il fallait penser de ce metteur en scène qui, s’il COMME UNE FLEUR DES CHAMPS
ne traite que des thèmes traditionnels, crève le plafond Keisuke Kinoshita, 1955

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FILMS DE FESTIVALS

Arts n° 569, 23 mai 1956 Il est vrai que le cache blanc a rendu tout sous-titrage
impossible. Le drame, facile à suivre dans ses grandes
Vis-à-vis du cinéma japonais, j’observe une réserve pru- lignes, laisse échapper mille nuances que je suppose sub-
dente, me gardant du trop d’emballement ou du trop de tiles. Mais, ne serait-ce que par sa poésie, Comme une
répugnance que peut soulever un art né sous d’autres fleur des champs est, de tous les films nippons présentés
climats, et dont nous ne connaissons peut-être pas les jusqu’ici, celui qui m’a donné le plus à apprendre et, peut-
œuvres les meilleures et les plus représentatives. être, à admirer.
Kinoshita, dont c’est le premier film que nous voyons
en France, a reçu chez lui le surnom de « René Clair japo-
nais ». C’est plutôt à Bresson qu’il me ferait songer par sa OMBRES EN PLEIN JOUR
sensibilité raffinée, son extrême élégance, son parti pris Tadashi Imai, 1956
de ne cerner que l’essentiel, toutes choses qui, si elles
ont été apprises à l’école du théâtre « kabuki » concourent « UN CAYATTE NIPPON »
à créer, au-delà d’un symbolisme aussi hermétique que Arts n° 594, 21 novembre 1956
dans O’Haru (de Mizoguchi), un mouvement tout « inté-
rieur », au sens occidental et bressonien du mot. Le Japon a-t-il trouvé un style cinématographique origi-
Peut-être est-ce parce que le langage du cœur est nal ? S’il existe, il devrait (nous semble-t-il, à raisonner en
le plus universel. Cette histoire d’un premier amour vu Occidentaux) participer de l’antique kabuki, cette espèce
par la fenêtre (en l’occurrence un cache ovale) du souve- de mime qui a bien des points communs avec le film et
nir m’a communiqué à maints endroits une émotion qui influença fortement Eisenstein. Mizoguchi (qui vient de
n’est pas uniquement celle du collectionneur devant le mourir) ou Kinoshita nous ont séduits par cet art du rac-
bibelot rare. Dans ces longs shots en plan général, ces courci, ce sens plastique propres à l’Extrême-Orient. Si
ondoyants travellings à travers champs, Kinoshita se leur symbolisme nous semble parfois hermétique, ils nous
montre un paysagiste sans égal : admirons ces lointains offrent l’image d’un Japon tel que nous l’imaginons : un
estompés, ces herbes agitées par le vent, ces gros plans Japon vraiment Japon. Mais ce souhait, par trop parisien,
de fleurs, pont-aux-ânes, chez nous, de la photographie n’est sans doute pas celui qui flatte le plus l’ambition des
dominicale. Admirons, surtout, l’incroyable tour de force Japonais eux-mêmes, les plus occidentalisés de tous les
qu’est la résurrection de cette transparence, de ces tons Asiatiques.
plats propres (l’action se passe vers 1910) à l’ancienne Ne nous embarrassons donc pas d’idées préconçues.
pellicule « orthochromatique ». M’attendant à un film en À part quelques ellipses trop elliptiques, quelques lon-
couleurs et déçu aux premières images, je n’en savourai gueurs trop longues, une impassibilité qui n’est point
que mieux ma surprise. tout à fait la nôtre, des gesticulations qui ne sont pas les

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FILMS DE FESTIVALS

nôtres non plus, en changeant les acteurs et quelques Le film vaut, toutefois, mieux que ce procédé, cher
circonstances, rien dans la facture même qui trahirait, aux cinéastes du dimanche. Il a du suspense, sa logique
ici, l’origine. Le style de ce film est aussi neutre que celui est toute cartésienne, il pourrait prétendre à une hon-
du plus neutre de tous les cinémas du monde, le cinéma nête carrière commerciale. Les Japonais, dit-on, font bon
anglais pour lequel le metteur en scène Tadashi Imai ne accueil à nos films. Hormis cette nécessaire politesse, je
cache pas sa vive admiration, ainsi que le rapportent S. ne vois aucune raison qui plaide pour ou contre la présen-
et M. Giuglaris dans leur livre sur le cinéma japonais 2. tation d’Ombres en plein jour au public français.
Autre détail que je puise à la même source : Imai est
communiste, mais, contrairement à certains de ses col-
lègues nippons ou européens, porte l’accent sur le côté LES BATEAUX DE L’ENFER
réaliste, plus que socialiste, de l’esthétique marxiste- Satoru Yamamura, 1953
léniniste. Ce metteur en scène chevronné (il a déjà signé
une cinquantaine de films) nous présente une œuvre point « NI ART NI DOCUMENT »
ennuyeuse, qui, par son mode de récit, évoque Rasho- Arts n° 607, 20 février 1957
mon et, par sa thèse, Cayatte. Il s’est inspiré d’un pro-
cès encore en cours, car, si je ne me trompe, d’après la loi Nous som mes en 1925. Une compag n ie japona ise
japonaise, le jugement n’a lieu qu’un an après l’arrestation. de conserves recrute de pauvres diables, chômeurs
C’est donc une œuvre engagée, s’il en fut, mais dans une ou repris de justice, pour pêcher des crabes (le titre
cause judiciaire plus que politique. Il s’agit de fustiger primitif était Pêcheurs de crabes) sur les côtes du
la brutalité d’une police qui s’y connaît comme toutes Kamtchatka. La vie est dure dans l’entrepont sordide,
les polices du monde dans le passage à tabac (la science sur les frêles baleinières trop chargées, dans les salles
du judo en plus), et les vices d’une procédure pourvue de travail à la chaîne. Le patron gras et repu ne songe
d’avantages et d’inconvénients qui ne sont pas exacte- qu’au rendement ; pour lui, la vie d’un homme compte
ment ceux de la nôtre. Un assassin arrêté dénonce, sous peu ; il refuse de porter secours à un navire en détresse,
la contrainte, de pseudo-complices. L’action est racontée il ordonne d’aller pêcher en pleine tempête. La révolte
par une série de retours en arrière, du point de vue de l’ac- gronde et se développe, malgré les mouchards, selon
cusé, lorsqu’au début il ne charge que lui seul, puis, en une le diagramme connu  : mouvements d’humeur suivis
ingénieuse démonstration par l’absurde, de celui de l’accu- de résignation fataliste, puis « prise de conscience de
sation, présenté par l’avocat. L’idée n’est pas de mauvais classe », nomination de délégués, pourparlers, mutine-
goût, mais l’emploi naïf de l’accéléré et du ralenti la gâche. rie, et, la flotte étant appelée à la rescousse, répression
sauvage. Cette histoire, à la conclusion près, ressemble
2  Cf. Le Cinéma japonais : 1896-1955, Cerf, 1956 [NDE].
assez à la fameuse révolte du Potemkine. C’est le seul

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FILMS DE FESTIVALS

point commun entre le film de Satoru Yamamura et le Un seul bon passage. Le bateau de ravitaillement vient
chef-d’œuvre d’Eisenstein. d’arriver, c’est la fête à bord, l’équipage assiste à une
Les Bateaux de l’enfer furent primés en 1954 à Prague. séance de cinéma. Seules, ô ironie, ces trois ou quatre
Mais ce n’est pas une référence, et encore n’eut-il qu’une brèves et vives images d’un western banal, mais ennobli
mention, le prix ayant été décerné à un autre film nippon, par la patine du temps, nous font songer à la concision de
Les Enfants d’Hiroshima. Les Japonais savaient à quelle ces « haïkus » que j’évoquais à l’instant.
porte ils frappaient en présentant Rashomon à Venise,
La Porte de l’enfer à Cannes et leurs films progressistes
aux festivals « réalistes ». Si le contenu est le même que LE SATELLITE MYSTÉRIEUX
celui des films soviétiques de la grande époque, l’art en ōji Shima, 1956

est à cent lieues. Et nous pouvons juger en toute connais-
sance de cause, puisque la manière, ici, est tout occiden- « INFANTILE »
tale, loin de l’hiératisme du « kabuki ». Arts n° 651, 1er janvier 1958
Et puis, sommes-nous si inaptes à apprécier les films
japonais ? Si certaines de leurs mentions nous échappent, À Hollywood, les films de science-fiction ont toujours
leur beauté doit nous être au moins aussi sensible que quelque illustre répondant soit moderne, soit ancien,
celle des porcelaines, des estampes ou même des comme Welles, Poe, voire Shakespeare dont Planète inter-
« tanka » et des « haïku » (poèmes en cinq ou trois lignes). dite démarquait plus ou moins astucieusement La Tempête.
Nous constatons avec plaisir qu’un Mizoguchi (O’Haru) Dans ce produit japonais, l’affabulation et la mythologie
ou Kinoshita (Comme une fleur des champs) sont mieux sont mille fois plus naïves. C’est à Méliès tout droit que
goûtés par l’élite de leurs compatriotes que le très super- nous remontons, ce qui n’est d’ailleurs pas sans charme.
ficiel Kurosawa. À raison de deux ou trois invraisemblances par plan,
Je m’étonne donc que certains esprits impartiaux ce film, qui doit comporter environ trois cents « numé-
aient pu découvrir des mérites à cette œuvre totalement ros », en comprend assurément plus de mille. Passons sur
dépourvue d’invention cinématographique. Tournée en celles qui concernent la science même : elles sont dans
studio avec des acteurs de théâtre, elle n’a même pas l’in- la règle du jeu. Plus gênantes sont celles qui pèsent sur
térêt d’un document. Cette accumulation systématique l’agencement dramatique. À moins qu’elles ne favorisent
de détails sordides, dont la somme ne pèse pas lourd quelques piquants effets  : comme cet immeuble qui
dans la balance en face de la seule viande pourrie du s’écroule tout autour du savant ligoté et le laisse perché
Potemkine, ces grimaces faciles, cette rhétorique naïve sur un nid d’aigle, cinq étages au-dessus du vide.
et pompeuse desservent le prestige d’une nation qui nous Le début n’est guère engageant. De toutes les ima-
avait enseigné depuis Van Gogh l’art du dépouillement. ginations qui s’exercèrent à la création d’êtres extra-

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terrestres, celle de M.  Kō ōji Shima se révèle, à coup sûr, L’HOMME AU POUSSE-POUSSE
la plus pauvre. Une sorte d’épouvantail à moineaux, en Hiroshi Inagaki, 1958
forme d’étoile tendue de bure grise – les cinq branches
encapuchonnées représentant jambes, bras et tête –, « NUMÉRO D’ACTEUR »
avec un énorme œil central comme unique ornement, Arts n° 701, 17 décembre 1958
telle est la piètre apparence sous laquelle se présentent
les naturels de la planète Pyra, descendus sur la terre, Il fut un temps – très bref – où un film japonais était
en rousseauistes fervents, pour sauver nos semblables, à d’abord japonais, c’est-à-dire une chose étrange, exo-
commencer par le Japon martyr, des dangers de la bombe tique, répugnant à nos critères, où nous ne savions pas
atomique. Ils délèguent une ambassadrice sous la forme toujours très bien trier le bon du mauvais. Maintenant
d’une Vénus – il faudrait dire « Catadyomène » – qui a un film japonais c’est avant tout un film qui se loge à
le bon goût de revêtir, après passage dans un « trans- même enseigne que les autres. Non tant que le Japon
formateur », les formes aguichantes d’une danseuse de se soit, depuis cinq ou six ans, occidentalisé, mais les
music-hall. différentes productions importées de l’Empire du soleil
La seconde partie, dramatique, a un peu plus d’allure, nous permettent, par le jeu des comparaisons, de mieux
quand une autre « planète », que nous croirions plutôt distinguer le sincère du faux, l’original de la copie, le goût
comète (est-ce une erreur de traduction ?), s’avise de des foules et celui des connaisseurs, bref, la « qualité » et
foncer sur la terre, comme dans l’histoire d’Eiros avec le commerce.
Charmion. Cela nous vaut quelques extérieurs assez apo- Ce film, signé Hiroshi Inagaki – encore inconnu en
calyptiques et certaine cave inondée sur laquelle plane France –, est une entreprise aussi facile ou, si l’on veut,
le souvenir de Metropolis. La photographie est souvent démagogique, que tous ceux qui, sous nos climats, aiment
heureuse et ce Japon futuriste, en couleurs, nous délasse à faire briller les talents de « composition » de quelque
du nô hiératique, ou de la grisaille néo-réaliste. idole des foules. Toshirō ō Mifune, interprète préféré de
C’est maigre, dira-t-on. Et cela ne justifie pas la pré- Kurosawa, sent qu’il a le public dans sa poche et sait en
sence d’un tel film au Cinéma d’Essai qui se réserve, tirer le plus large parti. Nous le voyons dans des situa-
d’habitude, des œuvres d’un tout autre niveau men- tions propres à mettre en valeur ses dons physiques et la
tal. Mais si, las de l’intellectualisme fade, de la naïveté cote de sympathie dont actuellement il jouit. Sa verve, sa
rouée, de la vulgarité systématique des trois quarts de bonne humeur, même si elles nous irritent, parviennent
nos occidentales productions, vous nourrissez le désir, souvent à faire oublier le manque d’originalité du propos
bien excusable, d’aller vous détendre au spectacle de et du style. À la truculence du jeu s’ajoute le pittoresque
quelques « bons films idiots », accordez votre préférence du décor : un Japon 1500 plein de fêtes et de cortèges.
au Satellite mystérieux. Bien sûr, cela se laisse voir.

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L’anecdote, déjà traduite en images (le Japon a lui aussi « RÉVÉLATIONS SUÉDOISES »
ses « remakes »), prend appui sur une de ces situations Arts n° 573, 20 juin 1956
cruelles, chères aux conteurs nippons, et que nous avons
vues combien plus éloquemment narrées par Mizoguchi.
Il s’agit d’un brave tireur de pousse-pousse, simple La mode cinématographique change de capitale à peu
d’esprit, nommé Matsu, qui met son point d’honneur à près tous les lustres. Il y a dix ans l’Italie, cinq le Japon.
faire l’éducation d’un jeune garçon, non sans laisser Au tour de la Suède de poser sa candidature. Son cinéma
échapper quelques soupirs d’amour refoulé à l’adresse de fut, un temps, dit-on, le premier du monde. Sans doute
la mère du gamin, une fort gracieuse veuve. Elle-même n’en est-il pas encore là, si tant est qu’il y fût jamais. Si
contient les larmes que lui inspire le grand cœur de ce le temps n’a point terni Dreyer, il a fait, en revanche, pas
Ruy Blas indécrottable. Le pauvre hère mourra dans la mal rétrograder les deux autres grands noms nordiques :
neige sous le regard plus ingrat qu’attendri des petits Sjöström et Stiller, le premier surtout, car l’auteur du
enfants qu’il a tant aimés. Trésor d’Arne ne manquait pas de brio ni de grâce.
Certes, nous avons vu pire que ce Pousse-pousse, La Suède n’est donc point en perte de vitesse. Une
mais le Lion d’or qu’il décrocha à Venise n’est pas pour semaine de projections à la Cinémathèque a pu aisément
nous inciter à l’indulgence. Je n’ai point de peine à croire nous en convaincre. Cela est sympathique, même si le pire
que l’autre film de la sélection japonaise, La Ballade de côtoie le meilleur. Mattsson, auteur d’Elle n’a dansé qu’un
Narayama de Kinoshita, lui fût largement supérieur. Mys- seul été, Molander, qui réalisa le premier Ordet, ne valent
tère des festivals et des votes de compromis ! Ce qui me pas bien cher, mais Sucksdorff, le documentariste, est
frappe ici, comme dans d’autres films japonais mineurs, plus qu’attachant. Ekman nous a séduit par l’audace de
ce n’est point l’absence de verve, mais de goût, tant dans sa Fille aux jacinthes, Sjöberg (Mademoiselle Julie) a ses
le fignolage des ressorts de l’intrigue que l’utilisation supporters. Le succès de Sourires d’une nuit d’été, primé à
de certains trucs de cinéma : que ces flashbacks, que Cannes, n’a rien d’accidentel. Aussi foudroyante que celle
ces passages en « négatif » sont gauches et inefficaces ! de Fellini, s’annonce la montée d’Ingmar Bergman.
Qu’on ne voie point là la marque d’un préjugé d’Occiden- Comme nous avons parlé du néo-réalisme italien,
tal : si nous sommes difficiles, c’est que le raffiné, l’exquis nous pouvons le faire dès maintenant, d’une nouvelle
Mizoguchi nous a appris à l’être. Nous aurons peine à école suédoise, cohérente et originale. Tout est loin de me
accorder les moindres circonstances atténuantes à tout séduire en elle, mais son existence est un fait dont il faut
film en provenance du Japon, tant que le chef-d’œuvre tenir compte. Le cinéma suédois, ce sont ces symboles
de ce dernier – qui est aussi l’un des chefs-d’œuvre de faciles, ces grands ciels nuageux inutilement prodigués,
l’histoire du cinéma –, Les Contes de la lune vague, n’aura ce naturisme tape-à-l’œil, cet éternel et lassant conflit
point été inscrit au programme d’une salle parisienne. entre l’amour et le préjugé moral. Ce pays, que l’on dit des

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plus évolués, a du mal à se détacher des poncifs nés de l’expression d’une sensualité. Sa direction de jeu tient
Strindberg ou du Norvégien Ibsen. On chérit 1880 et l’on souvent du prodige. On ne se tromperait pas de beaucoup
promène, même dans les sujets modernes, une mélancolie en classant les cinéastes à la seule façon dont ils savent
toute fin-de-siècle. On y évoque assez bien le climat des faire regarder leurs acteurs. Il y a un regard Bergman,
romans de Hardy ou des symphonies de Gustav Mahler, comme il y a un regard Lang, Hitchcock ou Rossellini.
ce qui n’est déjà pas si mal. Mais on s’en tient, plus sou- « Tu as des yeux de pucelle », dit, dans Sourires d’une nuit
vent, à Victor Margueritte et, quand on lorgne plus avant, d’été, la soubrette Harriet Andersson à Ulla Jacobsson.
c’est en direction d’Anouilh ou de Pirandello : j’eusse pré- Les héros et héroïnes de Bergman ont tous le regard de
féré de meilleures références pour un cinéaste. l’animal triste, un regard « d’après l’amour ». Rien ne leur
Mais ne soyons pas trop sévère. Dans le pays du est moins connu que l’innocence. Fils de pasteur, notre
confort matériel, mais aussi le plus riche en suicides, je cinéaste nous confie qu’il fut fasciné très tôt par l’image
veux bien voir dans ce pessimisme plus que les derniers du démon. « L’enfer, c’est ce qu’il y a autour de nous, parce
relents d’un romantisme vieillot. J’invoquais Fellini, à pro- que Dieu est mort », est-il dit en substance dans l’un de
pos de Bergman. Ce sont, l’un et l’autre, en dépit de leur ses films : La Prison. « Dieu n’existe pas », voilà une phrase
veine comique, deux grands peintres de la tristesse, et qui revient comme un leitmotiv dans presque toute son
cette peinture que n’embarrassent point, ici comme là, des œuvre. Dieu n’existe pas, et ce n’est pas drôle. Mais, plus
références très littéraires, est trop sensible à la forme des que l’enfer, c’est les limbes que j’évoquerais, ces Limbes
choses mêmes pour ne pas être absolument moderne. Seu- qui devaient, comme on sait, servir de titre aux Fleurs
lement, ces choses-là, vingt degrés de latitude les séparent. du mal. Cherchant l’éternité dans l’instant, l’absolu dans
Grâce à Ingmar Bergman, le sirop scandinave devient la sensation, tourmentés d’une soif inextinguible, ses
une pâte singulièrement consistante, mais jamais personnages aiment à se laisser enfermer dans le cycle
nauséeuse. Il sait nous toucher au point juste, à mi- nietzschéen de l’éternel retour, obsédés par la répétition
chemin du cœur et de l’estomac, aussi loin des fadeurs chère à Kierkegaard. Il s’agit toujours du même thème
zavattiniennes que de la salacité française. d’un amour qui voudrait renaître et ne le peut qu’ayant
Né en 1918, Ingmar Bergman a déjà tourné près de parcouru l’anneau complet des souvenirs. Le flashback
quinze films, presque tous entièrement écrits par lui. n’est pas ici artifice de style. Ces plongées dans le passé
L’auteur et le metteur en scène se valent. Maladroit, tiennent lieu, comme chez Proust, d’assurance contre le
voire de mauvais goût dans la plastique, d’une négligence temps perdu et la dérision du destin.
incroyable dans les raccords, lourd, comme tous ses com- Rien de plus atrocement triste que Jeux d’été où
patriotes, dans le maniement des symboles, et, comme Maj-Britt Nilsson, danseuse de ballet, évoque un amour
eux, en retard d’au moins dix ans sur le chapitre tech- de jeunesse. Nul encore, sur l’écran, n’avait su charger
nique, il se rattrape sur l’essentiel, la création d’un climat, l’instant de tant de prix ni de fragilité, chanter sur un

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mode digne des grands élégiaques latins la beauté et la Stiller. Aucune embardée vers le panneau sentimental,
vanité des baisers et des caresses, faire rendre aux lieux dans cette histoire d’un couple divorcé qui se réconcilie.
et aux choses un écho encore inouï. Monika, qui suivit, Du grave, du sérieux, de l’angoissant, mais pas la moindre
nous emmène sur la même route des week-ends ensoleillés larme à l’œil. Nous savons ce que nous voulions. Berg-
et des baignades, mais passés à travers le prisme d’une man n’est réductible qu’à lui-même. Dans ce registre nou-
noirceur toute stroheimienne. Je ne crois pas, là non plus, veau, nous n’avons pas de peine à le reconnaître : toujours
qu’on puisse s’avancer plus loin – et c’est bien la marque cette force, cette truculence bouffonne, cette science du
de Bergman, quelque sujet qu’il aborde, d’aller toujours trait cinglant, de la notation hardie, très crue même, mais
jusqu’au bout – dans la peinture d’un certain sordide phy- jamais vulgaire. Le désespoir a pris la figure du détache-
sique et moral. Ce film projeté à Paris il y a deux ans fut ment, l’agnosticisme se cache sous cette impertinence
pris à la légère par une critique si prompte à se gargariser aimable que nous goûterons dans Sourires d’une nuit d’été,
de tant de fausses hardiesses. Il ne suffit pas à Bergman et ce d’autant mieux que nous serons prévenus de tout ce
d’avoir suivi le plus loin possible le couple dans le lit, ou qu’elle draine avec elle.
plus exactement le sable et le sac de couchage, pour pré- Une leçon d’amour, qui n’a rien d’ésotérique, recevrait,
tendre avoir atteint le fin du fin de l’audace. Sa caméra, je suppose, en France, un excellent accueil. Pourquoi ce
le moment venu, pivote vers le ciel, comme chez d’autres, film n’a-t-il pas trouvé de distributeur ? Que l’on fasse
vers les cendres du foyer, mais, honneur rendu au poncif, vite : le dégât est encore réparable et, s’il faut user d’ar-
elle revient à la charge et elle n’est pas tendre. D’un décor guments plus persuasifs, disons que la Suède, terre fer-
que nos films les plus osés ont du mal à démolir, il nous tile en vedettes, a su en garder chez elle qui valent les
montre un envers qui a nom après. célèbres exilées, ainsi que leurs consœurs françaises,
Je crains qu’on ne puisse jamais voir en France La Nuit italiennes ou américaines. Elles se nomment Ulla Jacobs-
des forains, son chef-d’œuvre peut-être, le film, en tout son, Harriet Andersson, Eva Dahlbeck... Mais encore un
cas, où il a mis le plus de lui-même et de ses obsessions. peu, et vous jugerez.
Toujours la même idée d’un recommencement, mais
accommodée, cette fois, d’une sauce baroque, quasi sur-
réaliste, dont les mots ne peuvent donner l’idée. L’affinité, LA NUIT DES FORAINS
très nette ici avec Sternberg, est plutôt l’effet d’une ren- Ingmar Bergman, 1953
contre que d’une influence. Ce fut un échec commercial et
Bergman se tourna vers la comédie. À propos d’Une leçon « ŒUVRE TRUCULENTE ET BLASÉE, LA NUIT
d’amour, on pourrait invoquer Lubitsch, et, de fait, le style, DES FORAINS NOUS RÉVÈLE LE VISAGE DU PLUS
délivré des clichés scandinaves, s’universalisant, se ger- GRAND CINÉASTE SUÉDOIS INGMAR BERGMAN »
manise. Mais on songeait tout aussi bien à l’Erotikon de Arts n° 640, 15 octobre 1957

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À Venise, parmi les absents de marque, la Suède figurait se recommande à nous, entre autres qualités, par la cohé-
en tête. Et pourtant, il ne lui eût pas été difficile de déni- rence de son univers. Son œuvre forme un tout qu’il faut
cher parmi sa production récente, sinon une bête à lau- parcourir en plusieurs sens, où il convient de pénétrer par
riers, du moins un représentant fort honorable, Le Dernier maintes portes diverses avant d’en pouvoir jauger l’ori-
Couple qui court de Sjöberg, par exemple. Mais dans ce ginalité et la profondeur. Les mêmes motifs reviennent,
pays de libre industrie les Palmes d’or des festivals sont mais, chaque fois, sous des vêtements si dissemblables
moins bien vues que les devises. Le succès de Sourires qu’ils ne peuvent éveiller le soupçon de monotonie.
d’une nuit d’été ne fut, tous renseignements pris, que de Les apparences extérieures ne sont pas, toutefois,
prestige, et le prestige est la dernière des choses dont se des plus favorables. Comme ses compatriotes, Bergman
soucient des producteurs qui ont, dans cent pour cent ne manifeste aucune curiosité à l’égard des modes
des cas, l’assurance d’amortir les frais de leur entreprise étrangères. Sa conception du cadrage, des raccords, du
sur le marché scandinave (Suède, Danemark, Norvège et montage, du jeu des acteurs même est en gros celle des
Finlande). cinéastes de l’entre-deux-guerres. C’est à Sternberg que
Si encore les rares films exportés se trouvaient être nous pensons souvent, et parfois à Vigo. Ici d’ailleurs
les meilleurs ! Mais, en général, hélas ! il n’en est nulle- cet archaïsme est d’autant plus évident – mais d’autant
ment ainsi. Jusqu’à l’an dernier, nous connaissions Arne moins gênant – qu’il est volontaire. Tout au début une
Mattsson et son fade Elle n’a dansé qu’un seul été, mais courte et extraordinaire séquence onirique, à faire pâlir
ignorions pour ainsi dire tout d’Ingmar Bergman. Un Buñuel, est filmée, aux trois quarts, selon la technique du
Monika, sorti à la sauvette, n’était apparu, aux yeux d’une muet. Mais enfin ce splendide isolement de la Suède, dans
critique pressée, que comme un prétexte à érotisme le temps comme dans l’espace, comporte autant d’avan-
facile et Sourires même, ne sut, à la majorité du public, tages que d’inconvénients. Mieux vaut suivre calmement
montrer que sa face aimable et la plus superficielle. sa propre voie que s’essouffler à courir, comme tant de
On ne saurait donc trop se féliciter de voir une salle nations mineures, après une mode démodée, sitôt qu’on
spécialisée nous révéler enfin l’un des films les plus l’a rejointe.
caractéristiques d’un cinéaste qui est non seulement le Européen cent pour cent, Bergman commet le péché
plus grand de son pays, mais encore l’un des tout pre- – si péché il y a – de littérature, non de rhétorique. On l’a
miers d’Europe. La Nuit des forains, tourné en 1953, n’a comparé à Anouilh. Soit, mais un Anouilh qui penserait
rien certes pour séduire les foules, mais son âpreté, sans cinéma et non plus théâtre. Ce qu’il y a de plus original
égale dans le cinéma d’aujourd’hui, convaincra, je l’espère, chez lui, c’est un sentiment de temps, une fascination
ceux qui n’avaient vu dans Sourires d’une nuit d’été qu’un du passé, matérialisée en général par des flashbacks.
assez superficiel marivaudage. Auteur de dix-sept films (il Tout est voué à un perpétuel recommencement, mais en
est en train d’achever le dix-huitième), Ingmar Bergman même temps, ce qui a été une fois ne peut se reproduire :

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telle est la contradiction tragique dans laquelle il nous ce film avec Sourires d’une nuit d’été teinte de dérision la
enferme. La Nuit des forains est l’histoire d’un directeur conclusion pseudo-optimiste de ce dernier.
de cirque du siècle dernier qui voudrait abandonner sa Mais ce pessimisme, aussi sincère qu’il soit, ne nous
vie errante, sa maîtresse du moment et retourner à son touche que parce qu’il s’exprime, non tant par le dialogue,
foyer. Sur cette charpente se greffe un certain nombre de que par des moyens propres à l’écran. Là où Bergman
scènes annexes dans lesquelles nous voyons les princi- réussit, c’est dans la peinture des états indécis, troubles,
paux personnages du drame franchir les derniers degrés louches, qu’il s’agisse des êtres ou des paysages. Un sens
de l’humiliation, sans que la force d’un sursaut leur soit très aigu de l’heure lui permet de nous rendre sensibles
donnée. Le clown, jadis bafoué par sa femme sous les à l’envoûtement d’un crépuscule du matin très baudelai-
huées de la soldatesque est, sous son masque de plâtre, le rien, et d’un crépuscule du soir qui évoquerait, lui, plu-
plus amer de tous. Comme il nous le dit à la fin : il n’aspire tôt, la truculence flamande des Brueghel ou des Ensor.
qu’à boucler le cycle et retourner, s’il pouvait, à l’état de Nous sommes loin de la clarté latine ou de la concision
« fœtus dans le ventre maternel ». La jeune écuyère (inter- anglo-saxonne, mais nous ne nous cantonnons pas,
prétée par Harriet Andersson, la soubrette de Sourires) non plus, dans des motifs propres à la Suède seule. Le
est obligée de se prostituer, pour le prix d’un collier de génie de Bergman bouscule les frontières de son étroit
toc, à l’acteur de province qu’elle a cru aimer un instant. pays, le fait capitale cinématographique d’une Europe
Quant au directeur, il se verra administrer devant son du Nord dont nous avions oublié l’existence depuis la
public, de la part de ce même acteur, une volée sanglante. démission de l’Allemagne. Il est bon que nous lorgnions
Il n’aura pas le courage de se suicider, et la vie continuera, vers Stockholm, de même qu’après la guerre nous avions
ni meilleure ni pire qu’avant. Une lueur de résignation regardé vers Rome.
s’allumera dans les yeux des deux amants : résignation Souhaitons donc que, pour notre enseignement et
d’autant plus atroce qu’elle est faite de l’acceptation, non notre plaisir, chaque œuvre nouvelle d’Ingmar Bergman
de son sort, mais de sa propre bassesse. nous soit projetée, sans de trop longs délais. Le Septième
Je crains de dénaturer le sens de ce récit en le trans- Sceau obtint un prix à Cannes : qu’attend-on pour nous
posant en des termes de morale, ou même d’action. Les le montrer ?
personnages de Bergman sont en deçà, ou au-delà, de ces
catégories. Ce qu’ils poursuivent, c’est la permanence d’un
état dont la nature même est d’être fugitif. Ils semblent RÊVES DE FEMMES
qu’ils veuillent fixer l’instant et pourtant sa prolongation Ingmar Bergman, 1955
leur est insupportable. Le bonheur sans histoire qu’il
entrevoit à son foyer effraye le forain. Le mal est défini- « AUDACE ET PERFECTION »
tif, sans remède. On conçoit comment la confrontation de Arts n° 692, 15 octobre 1958

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Rêves de femmes est-il le meil leur film d’Ingmar états d’âme qui nous sont dépeints requièrent un truche-
Bergman ? La question « n’a aucun sens », bien sûr, pour- ment beaucoup plus direct que le langage. Le leitmotiv de
rions-nous dire selon une formule chère à l’auteur de l’œuvre est la peinture d’une fascination qui s’exerce à la
La Prison. C’est à coup sûr, à la fois, l’un des plus médi- fois sur le plan physique et le moral et tire sa force de ce
tés et des plus inspirés, celui où l’on respire le mieux double mode d’alimentation. Chaque fois nous la suivons,
l’odeur de cette liberté, l’un des dons les plus précieux faisant boule de neige, jusqu’à son paroxysme puis sa
que Bergman ait su apporter au cinéma. lamentable retombée, puis enfin, puisque le pessimisme
Au « suspense » classique, ce film substitue une struc- de Bergman se double d’un non moins sincère optimisme,
ture dramatique si libre qu’il faut sans doute remonter à l’apaisement qui succède au désespoir.
Stroheim pour en découvrir l’équivalent. Les deux aven- Un tel dessein, sans doute, n’est pas neuf à l’écran et
tures qu’il nous conte, celle de la photographe de mode et les moyens utilisés pour le mener à bien, nous les avons
celle de son mannequin, ont entre elles, à la fois, un lien vus souvent à l’œuvre, surtout aux temps du muet. Mais,
matériel et celui, plus subtil, de l’analogie. Mais rien d’ar- reconnaissons-le, Bergman sait donner vie et jeunesse à
bitraire, de didactique dans ce parallèle : les chemins des toutes sortes d’effets que nous aurions eu droit de juger
deux héroïnes se croisent et il existe, en même temps, démodés ailleurs. Leur efficacité prouve que nous serions
entre les deux mondes de sentiments où elles évoluent, bien sots de les juger hors d’usage. Témoin cette admi-
une interférence que nous ressentons un peu comme, rable séquence dans le couloir du wagon où non seule-
en musique, le contact de deux tonalités, destinées à se ment le rythme de la méditation d’Eva Dahlbeck, mais le
résoudre en le splendide accord que représente la scène menu de ses intentions, nous est révélé par le montage
où leurs douleurs jumelles, enfin, se confrontent. en « parallèle » ou mieux en « attractions » de quelques
C’est à dessein que j’évoque la musique. Ce film est vues de rail, et la continuité de la bande sonore repro-
l’un des mieux composés qu’il nous ait été donné de voir, duisant le bruit, tantôt saccadé, tantôt apaisé, du convoi.
surtout si l’on donne au terme de composition le sens où Notons au passage que ce film si profondément musical
l’entendent les musiciens. Aussi Rêves de femmes est-il se passe, sinon tout à fait de musique, du moins de par-
le film le moins littéraire de Bergman, lequel s’est vu sou- tition accompagnatrice.
vent, faute d’être suffisamment connu, accusé du péché Rêves de femmes jette un pont entre cette poé-
de littérature. Ici, non seulement les personnages sont, du tique de l’image vers laquelle aspirait le cinéma muet
moins dans la première partie, beaucoup plus économes et la recherche moderne de « l’intériorité ». La célèbre
de mots 3 que dans les autres œuvres de l’auteur, mais les phrase de Bresson : « Le film est mouvement intérieur » 4,
Bergman a plein droit, ici, de la reprendre à son compte.

3  Compte non tenu, bien entendu, de l’indigence des sous-titres français,


étonnant florilège de vulgarités et d’incorrections grammaticales. 4  Cf. Gazette du cinéma n° 2, juin 1950 [NDE].

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SOURIRES D’UNE NUIT D’ÉTÉ (Harriet Andersson) lutinent dans le foin à l’aube de cette
Ingmar Bergman, 1955 nuit riche en coups de théâtre préparés ou imprévus...
On en pourrait conclure que la morale est sauve, si la
Arts n° 573, 20 juin 1956 morale n’intéressait que médiocrement notre auteur. Il se
place résolument en dehors d’elle, attentif plutôt à l’idée
Un très grand film. Le clou, assurément, d’une saison de bonheur ou d’affinités – électives, dirait Goethe. Son
pourtant chargée. Une comédie sur un mode inconnu à monde est un monde adulte, très adulte. De même que le
l’Amérique, mais pure de tous les poncifs du théâtre euro- vaudeville classique se termine par un mariage, on peut
péen. Et qui plus est un film d’auteur. L’ayant vu avant dire de la plupart des comédies américaines qu’« elles ne
la rétrospective de la Cinémathèque, je ne trouvais à lui finissent pas par un divorce ». Bergman s’avance un degré
reprocher que sa seule perfection, incapable de repro- plus loin. Quel que soit l’âge de ses héros, ils traînent
duire en imagination le chemin parcouru depuis Monika. dans leur bagage le poids mort d’un premier enthou-
L’hiatus une fois comblé, je reconnais là, plus qu’une siasme et d’une première désillusion.
réussite de circonstance : la dernière œuvre d’un des Aussi ingénieux que soit le scénario, je décernerai le
tout premiers cinéastes d’Europe, avec qui il va falloir, prix à la mise en scène. Ce n’est pas qu’elle ne contienne
dès maintenant, compter. d’étranges faiblesses, ou plus exactement naïvetés,
Ce genre de sujet a ses antécédents en littérature. propres aux cinéastes de ce pays. Mais contrairement à
Mais jamais il n’avait été porté à l’écran avec une liberté Sjöberg et autres Mattsson, Bergman répugne aux faci-
aussi grande vis-à-vis des exigences de la censure ou du lités de l’ellipse et de l’allusion. Ses trouvailles ne sont
commerce. Ce pourrait être une comédie de Marivaux, pas de celles qu’on peut écrire à l’avance sur le papier.
mais aussi un conte de Boccace. On a parlé de La Règle du Sûr de lui, il aime à placer le jeu de scène difficile à l’is-
jeu : même chassé-croisé amoureux, même machination sue de plans généralement très longs. Il spécule sur la
féminine, là tragiquement terminée, heureuse ici après spontanéité de l’acteur, favorise la naissance de l’étin-
des détours pas mal grinçants. Les couples se défont, et celle qui jaillira comme à son insu, et pourtant, dans le
se reforment selon une figure antérieure à l’action même. contexte général, absolument nécessaire. Les rires d’Ulla
Dans Une leçon d’amour, le médecin divorcé renouait avec Jacobsson et d’Harriet Andersson sonnent comme, au
sa femme. Ici l’avocat Egerman (interprété par le même cinéma, rires féminins n’ont jamais sonné. Et quand elles
Gunnar Björnstrand) retrouve sa maîtresse, l’actrice se roulent toutes deux sur le lit, avec une frénésie trop
Désirée (Eva Dahlbeck), et laisse à son fils sa toute jeune gracieuse pour être impudique, vous pensez que tout ce
épouse (Ulla Jacobsson), qui n’est épouse que de nom. Le que vous avez admiré jusqu’ici sur l’écran est, en compa-
comte Malcolm, rival de l’avocat auprès de la comédienne, raison de cette scène, bien terne et bien guindé.
revient à sa femme, pendant que le cocher et la soubrette

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LE SEPTIÈME SCEAU que fragmentaire. La Prison que nous avons pu voir à la


Ingmar Bergman, 1957 Cinémathèque exprimait une idée toute voisine.
Autant que nous puissions en juger par une traduction
« AVEC LE SEPTIÈME SCEAU, par trop concise, le texte même du dialogue est d’une
INGMAR BERGMAN NOUS OFFRE SON FAUST » grande beauté et constitue une espèce de morceau litté-
Arts n° 667, 23 avril 1958 raire doué de sa signification propre. Mais ce qui importe,
il me semble, ce n’est pas tant l’originalité de la philoso-
Nous connaissons mal, en France, Ingmar Bergman : phie de Bergman – à laquelle nous trouverions aisément
assez toutefois pour n’avoir à le comparer à d’autres qu’à de nombreux répondants chez les penseurs, écrivains,
lui-même. Le Septième Sceau exprime en des termes d’al- artistes de toute sorte – que la façon précise dont il rend
légorie les thèmes exposés dans Monika, Sourires d’une l’écran apte à en traduire toutes les nuances.
nuit d’été, La Nuit des forains, sous une forme dramatique Le plus grand mérite de ce film est d’être avant tout
ou romanesque. un film – et l’un des plus beaux films qui soient –, malgré
Cette fable philosophique explicite l’idée que nous ce que son propos peut comporter d’abstrait, de théo-
trouvons ailleurs courant en filigrane : celle que toute la rique. Rien ici qui puisse ressembler à l’illustration d’une
misère de l’homme vient du doute. Au XIVe siècle, un che- thèse délimitée à l’avance. L’auteur nous confie – et nous
valier, retournant blasé de la Croisade, rencontre, comme n’avons nulle peine à le croire – que le point de départ de
celui de Dürer, la Mort au détour du chemin. Il propose sa méditation fut non pas tant une idée qu’une image. Les
à celle-ci une partie d’échecs, espérant mettre ce délai différents motifs qu’il aborde lui ont été inspirés par les
à profit pour trouver réponse à ses interrogations, les- thèmes chers aux peintres et sculpteurs du Moyen Âge.
quelles portent sur les points précis de la métaphysique Mais cette parfaite connaissance de l’art médiéval ne
traditionnelle : pourquoi la souffrance, pourquoi le péché, saurait être, à elle seule, gage de la réussite. Il ne s’agit
pourquoi le temps, pourquoi la mort, y a-t-il un au-delà, y point ici d’exercice plus ou moins raffiné de couleur locale
a-t-il un Dieu ? Et il perdra, c’est-à-dire mourra sans avoir tel qu’on a pu voir dans Les Visiteurs du soir de Marcel
obtenu de réponse. À moins que… Carné ou Le Chemin du ciel d’Alf Sjöberg. S’il nous fallait
Mais arrêtons là cet exposé théorique, nous inter- rechercher un équivalent, force serait de remonter au
disant de trancher, quand Bergman prend bien soin de Faust de Murnau, comparaison à laquelle le vaste ciel
respecter la polyvalence de ses symboles. Agnostique qui ouvre l’une et l’autre des deux œuvres nous invite. Et
plutôt que sceptique, il semble surtout attentif à bien encore Murnau avait-il le garant de Goethe, tandis que
marquer le seuil au-delà duquel échouent nos investiga- Bergman nous livre son propre Faust à lui. Si quelques
tions, si légitimes, si nécessaires soient-elles. La réponse esprits intransigeants ont pu déplorer que dans Sourires
est donc en deçà, mais elle ne peut être, du même coup, d’une nuit d’été la richesse du texte brimât quelque peu

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le luxe de la mise en scène, ce dernier film, plus littéraire cinématographique. Quelle que soit la couche de fard
encore dans ses prémisses, leur fournit paradoxalement dont le metteur en scène recouvre les traits de ses per-
le plus éclatant démenti. Dans une œuvre qui n’est qu’une sonnages, il sait préserver le frémissement de leur chair
longue interrogation sur le sens de la vie, il importait et l’intensité de leurs regards : mieux, nous faire sen-
qu’on nous fournît en contrepoint l’image irréfutable de tir que cette chair est masque à son tour, accentuer au
cette vie même. maximum le contraste entre elle et le squelette, entre
André Bazin aime à montrer que dans La Passion de la vie et la mort, tout en nous invitant à éprouver leur
Jeanne d’Arc, la présence d’une seule motte de terre réelle inquiétante affinité. Nous ne pouvons pas ne pas songer à
sauve le film de l’artifice, de la théâtralité 5. Ici, l’équivalent certaine scène de Que viva Mexico ! (la kermesse funèbre),
de cette terre, nous le rencontrons à chaque borne de l’iti- ou de La Règle du jeu (la danse macabre), ou de Voyage en
néraire du chevalier : c’est la mer écumante, c’est la forêt Italie (la visite à l’ossuaire).
aux futaies sombres – autre Brocéliande – qui servent de C’est à notre vue, à nos sens, non à notre intellect que
toile de fond à la quête de ce moderne Graal. C’est plus s’adresse la réponse, fût-elle, comme dans Le Carrosse
encore cette lumière nacrée de ciels nordiques dans le d’or, formulée, à son tour, sous forme interrogative. Le
rendu de laquelle Bergman n’a pas d’égal. Quand, dans le visage de la mort a beau être palpable sous celui de la vie,
nimbe du couchant, le chevalier découvre que l’imminence la fascination de cette dernière l’emporte sur celle de la
de la mort a doublé le prix de l’instant, nous atteignons première, même si elle ne peut totalement nous délivrer
à l’un des moments de beauté les plus intenses qu’ait su de son image. La vie est comédie, mais la comédie est
nous offrir l’art du cinéma, où ce qui nous est donné à voir vie : jouer la mort, c’est aussi la déjouer, comme l’en-
ne pâlit en rien du voisinage des mots qui le commentent, seigne l’épisode du comédien. Et c’est encore un bateleur
mais en confirme la signification et la devance. naïf et visionnaire qui recevra la grâce de survivre au
Rien de plus perfide que les pièges du fantastique à désastre.
l’écran, surtout dans un sujet où le doute des héros n’a Il y a certes de la naïveté dans cette allégorie, mais
aucune raison de ne pas s'exercer, aussi, à son adresse. il y en a dans toutes les fables. C’est la naïveté propre
Quand le propos réside dans l’opacité des apparences, aux grandes périodes de l’art – ici le Moyen Âge –, dont
c’est jouer avec le feu que truquer, même sporadique- Bergman a su retrouver la saveur sans l’adultérer par
ment, celles-ci. Et pourtant le personnage de la Mort sait aucun pédantisme, grâce à l’art incomparable qu’il pos-
s’imposer avec la même évidence que celui de Nosferatu. sède de transposer en termes cinématographiques les
Bergman réalise cet équilibre, si difficile à atteindre, motifs que lui fournit l’iconographie dont il s’inspire. Les
entre la stylisation picturale ou théâtrale et le réalisme figures, les formes qu’il nous propose ne sont jamais un
plat décalque, mais le fruit d’une création constamment
5  Cf. Esprit n° 180, juillet 1951 [NDE].
originale. L’art est si franc, si neuf, que nous oublions

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l’art pour le problème des problèmes et son cortège infini « J’ai décidé de relater ces faits, nous dit celui-ci en
de corollaires. Rarement le cinéma a su porter si haut et conclusion. Lorsque je suis inquiet ou insatisfait, je me
réaliser si pleinement ses ambitions. remémore ces événements. » En somme apparaissent sur
l’écran non point présent et passé, mais deux espèces de
passés plus ou moins lointains, l’un et l’autre décantés de
LES FRAISES SAUVAGES  tout ce qui est étranger à la méditation du vieillard, car
Ingmar Bergman, 1957 c’est bien la peinture d’une méditation que ce film nous
offre, non d’une action. On reproche souvent au dessein
« POUVOIR DE L’IMAGE » de Bergman d’être trop littéraire et, en même temps, de
Arts n° 719, 22 avril 1959 mauvaise, ou fruste littérature. Cette œuvre est particu-
lièrement propre à réfuter l’une et l’autre objection. Pour-
Dans ce film, comme souvent chez Bergman, s’entremêlent quoi d’abord le cinéma n’aurait-il pas le droit de s’élancer
présent et passé, réalité et songe. Un vieux professeur de lui aussi à la recherche du temps perdu et, après avoir
médecine se rend en automobile de sa résidence à l’uni- excellé à peindre l’action, nous montrer maintenant des
versité où l’on célèbre son jubilé. Il en profite pour faire états d’âme, de devenir romantique, après avoir long-
un pèlerinage à sa maison natale et au coin des « fraises temps tiré sa force d’un classicisme quasi constitutif ?
sauvages » et le film est tout simplement l’histoire de ses Le cinéaste est assez mûr maintenant pour s’aventurer
souvenirs, ses rêveries, ses réflexions, et surtout son exa- dans des domaines jusqu’ici réservés à l’écrivain ; mais
men de conscience. cela ne signifie pas pour autant qu’il doive se contenter
Tout ce va-et-vient de pensées, ces plongées en arrière de traduire la chose littéraire dans sa langue à lui, celle
nous sont présentés d’une façon encore plus subtile, riche des images, métal ingrat, rarement ductile et malléable.
et rigoureuse que dans L’Attente des femmes. Il ne s’agit Ceux qui ne verraient dans ce film que du Proust mis
plus de « flashbacks », puisque le héros, lorsqu’il évoque en images auraient bon droit de le considérer comme
sa jeunesse, ne se revoit jamais sous ses traits de jeune une piètre traduction. Mais c’est qu’ils n’auraient point
homme. Toutes les images sont affectées d’un caractère d’yeux pour voir les images de ce film, qui ne sont point
nettement irréaliste, sans perdre pour autant de leur moyens, mais fins en soi. Le but du cinéaste, là, c’est
crédibilité. Là Bergman évite superbement les écueils flagrant, n’est pas tant d’exprimer quoi que ce soit par
contre lesquels achoppent d’ordinaire les tenants d’un des images que de nous conduire à une image précisée,
cinéma subjectif. Il détruit la convention du passage à patiemment recherchée par lui-même et son héros. Et ce
l’imaginaire en lui superposant une autre convention. Le sera la dernière image dont la brusque découverte est
voyageur qui se souvient de son enfance est vu par les l’un des plus grands moments que le cinéma nous ait
yeux du narrateur qui se souvient de son voyage. offerts au cours de son histoire. Cette réflexion que nous

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avons pu trouver, au cours de la projection, souvent abs- que la scène soit jouée et pourtant rien de plus étranger
traite, théorique (les grands films ne sont jamais confor- à ce film que l’esprit de reportage, je veux dire d’indis-
tables), débouche tout d’un coup dans le concret absolu. crétion. Les cris eux-mêmes de l’accouchée, les linges
C’est au tour des mots, maintenant, de se sentir débiles, sanglants, les vomissements, aussi crûment qu’ils soient
secs, grossiers. Oui, il faut voir. montrés, ont perdu le pouvoir d’agir sur nos entrailles
Le caractère un peu archaïsant du rêve qui ouvre le et nos nerfs. Nul cinéaste ne sait, mieux que Bergman,
film choquera peut-être certains puristes. Dont je serais, non tant parler de la femme qu’abattre le mur de sépara-
si je ne voyais dans cette photo dénuée de gris et ce cor- tion des sexes. Que nous appartenions à l’un ou à l’autre,
billard un hommage à Victor Sjöström, l’illustre maître nous nous sentons intimement concernés, parce que nous
du muet, le plus grand selon Bergman, et qui assume sommes tous de l’espèce humaine, ou plus exactement
ici magnifiquement le rôle du personnage principal. Les vivante, et que le sujet de ce film n’est rien d’autre que
autres acteurs, aux visages maintenant familiers, ont la vie.
leur classe de toujours, mais Gunnar Fischer, opérateur Bergman aime les questions, même s’il les laisse sans
en titre du metteur en scène, cette fois-ci s’est surpassé. réponse. « Qu’est-ce que la mort ? » dans Le Septième
Sceau, « Qu’est-ce que la vie ? » dans celui-ci. L’interro-
gation, je sais, est posée de façon bien explicite et qu’on
AU SEUIL DE LA VIE a droit de juger parfois un peu lourde. Mais enfin, il me
Ingmar Bergman, 1958 semble, le pouvoir d’évocation des images est si grand
que le spectateur toujours bat de vitesse les person-
« VÉRITÉ ET POÉSIE » nages. Les visages ou les cris des nouveau-nés suffisent
Arts n° 713, 11 mars 1959 à nous persuader, selon que nous entrons dans l’optique
de telle ou telle des héroïnes, que la vie est une chose
La plus belle vertu d’Ingmar Bergman est sa franchise. miraculeuse, ou bien trop simple, plate, sordide.
On peut à la rigueur le chicaner sur le chapitre de l’origi- Bien qu’il soit tiré de l’œuvre d’une romancière
nalité de forme ou d’inspiration, mais nul, je crois, n’a su suédoise, Ulla Isaksson, nous retrouvons dans ce film
montrer plus librement ce qu’il lui importe de montrer. tout Bergman et c’est pourquoi j’ai mis l’accent, tout
La volonté de scandale ou de bravade, péché mignon des d’abord, sur le sujet même. Ce serait peu de n’admirer
esprits forts, lui est absolument étrangère. dans Au seuil de la vie que le triomphe de l’art sur une
Dans cette maternité où se déroule l’action, nous ne matière des plus réfractaires. Et pourtant c’est une
pénétrons pas avec des yeux de curieux, ni même de chose étonnante à quel point l’art ici peut être toujours
médecin ou de sociologue, mais, si j’ose dire, des yeux de présent sans être, le plus souvent, sensible. Il ressort
mère. Nous avons peine à croire, presque à tout moment, une impression de vérité intense, et pourtant tout est

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concerté. En apparence les interprètes se meuvent en moment-ci, au Cinéma d’Essai ? En tout cas, si notre
pleine liberté, leurs gestes ont les grâces du hasard, et culture, plus que notre plaisir, doit gagner à ce déplace-
pourtant, sans montrer la gomme, le metteur en scène ment, la cinématographique, non moins que l’historique,
efface en eux tout ce qui n’est pas pur, dépouillé, essen- trouvera son compte. Ce film est le second qui, à ma
tiel. Craignant peut-être de glisser dans le mélodrame connaissance (l’autre étant Le Renne blanc), soit parvenu
(mais qu’y a-t-il de plus mélodramatique, en fait, que la d’Helsinki jusqu’aux écrans parisiens.
vie, surtout dans ces moments capitaux que sont son Adaptation – très fidèle, nous dit-on – d’un best-seller
origine et sa fin ?), il opte dans le « rendu » pour une de Väinö Linna, Soldat inconnu, mis en scène par Edvin
ascèse plus poussée que dans ses films précédents. Je Laine, ne prétend point nous offrir une vue panomarique
me borne à citer la triste fin, les deux ou trois plans où du conflit, mais seulement une collection de petits faits
nous voyons Bibi Andersson quitter la clinique : il y a vrais dont le seul lien est constitué par la présence des
longtemps que le cinéma n’avait su nous offrir clausule mêmes visages. Ce sont les « carnets » d’une compagnie,
plus raffinée et moins oratoire. carnets dont manquent plusieurs feuillets et dont ceux
qui subsistent ne contiennent que de fort sommaires
indications. Ce manque de liant n’est pas sans charme,
SOLDAT INCONNU notre attention dût-elle en être quelque peu fatiguée.
Edvin Laine, 1955 Nous sommes à cent lieues du ton dramatique et de la
rhétorique des films américains ou soviétiques, polo-
« GRISAILLE » nais ou britanniques traitant de la chose militaire. On
Arts n° 691, 8 octobre 1958 constate ici une absence continuelle de « suspense »,
même dans le traitement de chacune des petites actions
Peu connus, certes, nous sont ces soldats, comme la isolées, absence qu’on peut à loisir attribuer soit à un
double guerre qu’ils menèrent en marge du conflit mon- refus délibéré de l’emphase soit, tout au contraire, à
dial, contre une Union soviétique tour à tour alliée et l’inaptitude du metteur en scène à dominer véritablement
adversaire de l’Allemagne. Si la première phase du conflit son sujet.
est encore présente en nos mémoires, en raison de cer- Il est un point commun à tous les meilleurs films des
tains déboires stratégiques de l’Armée rouge, nous igno- « petites nations », ceux qui ne cherchent pas sottement
rons tout en France de l’âpreté d’un second combat qui, à démarquer ceux des grandes. Ils ne comportent point
repris en 1941, se termina dans les tranchées et le corps de ces fleurs vulgaires de rhétorique qui enlaidissent
à corps. les trois quarts de la production commerciale courante.
Est-ce à dire que cette raison « informative » soit Mais point, non plus, de fleurs tout court : j’entends de
la seule qui puisse nous inciter à nous rendre, en ce ces trouvailles, idées ou inventions qui témoignent de la

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présence d’un style personnel. Le rythme et le tempo de personnalités fortes. Deux noms seuls sont à retenir, celui
ce film évoqueraient assez celui de maints films japonais, de Wolfgang Staudte à l’Est et d’Helmut Käutner à l’Ouest.
que j’avoue avoir, pour ma part, passablement boudés, Stemmle, auteur de Berliner Ballade et du remake d’Émile
tout en tenant en suspens mon verdict définitif, jusqu’au et les Détectives, sorti à Paris ce mois-ci, a du mal à pré-
moment où l’évidence du génie d’un Mizoguchi est venue tendre à la classe internationale. Si l’on excepte Pabst,
me confirmer que ce n’était point de leur côté qu’il conve- d’ailleurs vieilli et décevant, et le revenant Siodmak, c’est
nait de rechercher la vérité de l’âme nippone. à Hollywood qu’avec Lang, Preminger, Sternberg, Wilder,
On devine que je me suis pas mal ennuyé à cette Ulmer, se perpétue la grande tradition germanique.
vision. Et pourtant les films de guerre – dont le cinéma Le sujet de Ciel sans étoiles ressemble à celui du
français est, hélas, si chiche – trouvent, en général, en Dernier Pont et de la Jeune Fille des Flandres, que nous
moi un docile public. Je sais qu’ici le dialogue a du mor- verrons bientôt. Carl (Erik Schumann), policier de l’Ouest,
dant, que l’humour est de qualité, que les poncifs sont a aidé Anna (Eva Kotthaus), jeune veuve de l’Est, à kid-
assez habilement contournés, que certains personnages napper son fils resté chez ses grands-parents paternels.
comme ce Rokka, soldat d’élite et forte tête, parviennent, Les deux jeunes gens s’aiment d’un amour qui ne connaît
à la longue, à se rendre attachants, qu’il y a enfin beau- pas de frontières, mais on ne peut vivre toute une vie
coup de franchise dans le ton et le propos. J’ajouterai dans le no man’s land et sa poétique gare abandonnée.
même que de cette monotonie, de cette grisaille ressort Il faut choisir, et le choix est d’autant moins commode
une idée de l’endurance et de l’obstination, qui sont, qu’aucun argument de poids ne tranche en faveur de l’Est
comme on sait, vertus cardinales du combattant, plus ou de l’Ouest. De part et d’autre il y a de braves gens et
que l’héroïsme d’un jour. Malgré tout je vois dans ce film la vie est bonne à vivre : l’absurde, ce sont ces barbelés,
une manière d’illustration – et assez terne – de quelques ces patrouilles, ces miradors. C’est la mort qui fauche
belles maximes cyniques ou généreuses plutôt qu’une les deux héros à quelques pas du but, lorsqu’ils donnent
architecture cinématographique véritable. l’éveil en abattant par erreur le jeune soldat russe qui
leur apportait leur laissez-passer. L’absurde, c’est aussi
la mise à l’écart par la commission du Festival de Cannes
CIEL SANS ÉTOILES d’un film probe et objectif, s’il en est.
Helmut Käutner, 1955 Oserais-je dire que j’eusse préféré une œuvre plus par-
tisane, dans un sens, comme dans l’autre ? L’actualité,
Arts n° 575, 4 juillet 1956 surtout la politique, se laisse malaisément contempler
sous l’angle de l’éternel. On ne renouvelle pas le mythe
La médiocrité du cinéma allemand d’après-guerre est de Roméo et Juliette en ne modifiant que les lieux et
due au malheur des temps, mais surtout au manque de les circonstances. Cette réalité-là, bien qu’ayant ses

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répondants dans l’Histoire, est trop particulière pour Il est possible que l’adaptation cinématographique de
permettre au drame d’atteindre à l’universel. Werner Klingler suive d’assez près le texte original. Mais
Käutner, pacifiste bourgeois, se cantonne dans ce no il est plus facile d’évoquer une aventure lointaine par des
man’s land qui sépare mélodrame et tragédie. Son travail phrases que de reconstituer l’Amérique en studio. Ce qui
est d’un bon artisan, d’un Carol Reed ou d’un Duvivier gêne le plus, ce ne sont pas tant les « extérieurs », tru-
dans leurs meilleurs jours. De l’observation, du suspense, qués avec un scrupule certain, que la volonté de plagiat
du fini, point ou peu d’emphase, moins de travellings inu- des poncifs hollywoodiens du genre. Chose d’autant plus
tiles que dans ses premiers films. Une excellente qualité grave si l’on songe que le style de film d’espionnage est
artisanale, à défaut de style. L’interprétation est bonne, aux trois quarts d’origine allemande. Cette copie de copie
bien qu’un tantinet théâtrale. Les rôles âgés sont les est à Fritz Lang, ce que serait à un Mouton Rothschild
mieux tenus et Erich Ponto, dans celui d’un vieux pro- une contrefaçon française d’un bordeaux californien.
fesseur résigné aux servitudes du monde nouveau, mérite Décidément, ici comme ailleurs, les Allemands ne sont
une mention particulière. Mais le « rideau de fer », avec plus dans le coup. Et pourtant il n’était pas inintéressant,
ses taillis, ses grands sapins sombres, ses ballonnements, pour une fois, de contempler les événements de l’autre
ses voies ferrées envahies d’herbe et ses hautes barrières côté de la barricade. Il y avait même là matière à élever
blanches, remporte, haut la main, le prix de la photogénie. le débat en dépeignant la fin d’une carrière qui, ma foi,
en vaut une autre. L’auteur s’y exerce, certes, mais avec
cette lourdeur didactique qui semble être de règle, main-
L’ESPION DE LA DERNIÈRE CHANCE tenant, outre-Rhin.
Werner Klingler, 1956 Peut-être aurions-nous pu, ainsi, voir se nouer sans
déplaisir une intrigue d’amour dont seule, la garantie de
« NEW YORK MADE IN GERMANY » l’événement rend la mièvrerie supportable. Mais trêve de
Arts n° 630, 31 juillet 1956 regrets, les bons sujets gâchés courent les rues. Qui accu-
ser ? Le metteur en scène ? Les contingences commer-
On n’écrit plus de bons romans d’espionnage : c’est que ciales ? Le climat provincial de la nouvelle Allemagne ?
la réalité dépasse la fiction. L’histoire d’Erich Gimpel, En tout cas point l’interprète principal Martin Held, seul
espion nazi débarquant aux U.S.A., aux derniers jours réceptacle, ici, des vieilles vertus germaniques – enten-
de la guerre, pour s’emparer du secret de la bombe ato- dez celles du « Kammerspiel ». Quand verrons-nous des
mique, vaut bien l’affaire Cicéron ou celle de L’Homme films allemands où nous pourrons louer autre chose que
qui n’a jamais existé. Ce film m’a donné envie de lire les des acteurs ?
Mémoires d’un espion d’où il est tiré. C’est assez dire qu’il
est loin de nous satisfaire.

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TANT QUE TU M’AIMERAS d’Amore in città dont un épisode, celui de Maselli, est joué
Harald Braun, 1953 par l’héroïne du drame qui l’inspira. Et dans Bellissima,
Visconti nous montrait une petite fille immolée aux dieux
« DÉBUTS DE MARIA SCHELL » du cinéma.
Arts n° 612, 27 mars 1957 S’il y a un message ici, je crois plutôt qu’il est tout
personnel et que le metteur en scène a profité de l’occa-
Harald Braun, qui jouit d’une certaine cote en Allemagne, sion pour nous confier quelques-unes de ses aspirations
semble posséder les mêmes qualités et les mêmes défauts refoulées. Il est peu probable que nous nous trompions
que ses actuels compatriotes : un extrême fini dans la en le reconnaissant sous les traits de ce cinéaste avide
fabrication, mais guère d’originalité, ni même de brillant. de neuf, las de tourner sans cesse des opérettes en cos-
Tant que tu m’aimeras qu’il tourna il y a quelque trois tume. Lorsque celui-ci refuse pour son film le titre Tant
ans est un faisceau de thèmes souvent exploités : celui de que tu m’aimeras parce qu’il le trouve « trop sentimental »,
la petite ouvrière qui devient star, celui de l’artiste qui peut-être dénonce-t-il l’esprit de concession imposé par
s’éprend de son modèle, celui, plus neuf, du cinéaste qui, le marasme où se débat l’actuel cinéma allemand.
voulant arracher à la vie sa substance, la tue par le fait Sans la montée en flèche de Maria Schell, ce film
même. Un metteur en scène, tandis qu’il reconstitue l’his- contemporain du Dernier Pont n’eût sans doute pas été
toire d’un amour vrai, est en passe de compromettre cet montré à Paris. Le fait est que cette actrice y donne la
amour. L’héroïne de la réalité, qui est en même temps celle mesure la plus entière de son talent, qu’elle s’y astreigne
de la fable, se sent peu à peu céder à la triple fascination à jouer au premier degré, au second, au troisième (quand
de la fiction, de la gloire et de la belle prestance de son elle joue mal exprès), voire au quatrième (quand, jouant
directeur. Ce n’est qu’en tournant le plan le plus pathé- mal, c’est-à-dire sans ce vernis que donne le métier, elle
tique du film – retraçant le moment où jadis, lors de l’in- répond au vœu exact de son metteur en scène). Est-elle
vasion russe, elle abandonnait son futur mari sur le quai une « nature », ou une actrice de composition ? À la fois
d’une gare – qu’elle a le sursaut attendu et retourne à son l’une et l’autre, « à l’allemande », composant dans le natu-
foyer, renonçant au cinéma, à ses pompes et à ses œuvres. rel, naturelle dans ce fin du fin de la composition qui
Tout cela nous est conté avec beaucoup de clarté, consiste à cacher le métier. Ses partenaires sont moins
malgré une trame assez touffue ; de la vigueur, mais une irréprochables : Brigitte Horney, qui eut naguère son
vigueur sentencieuse, voire didactique. Et puis trai- temps de gloire, Mathias Wieman, que nous avons appré-
ter du cinéma et de ses problèmes n’est peut-être per- cié dans La Peur de Rossellini, O. W. Fischer, dont les
mis qu’aux nations qui se trouvent être à la pointe de allures nonchalantes évoquent William Powell ou Melvyn
cet art, l’Amérique et surtout l’Italie, coutumière de ce Douglas et qui vient d’être engagé par Hollywood pour
genre d’expériences, comme en témoigne l’exemple récent tourner le « remake » de My Man Godfrey.

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Le cinéma allemand eut jadis une grande école d’ac- pas pour autant plus cher. Impossible d’y découvrir la
teurs. Il lui reste aujourd’hui de brillantes individualités. moindre trace de style, même ce style de jeu qui fit,
Ce sont ses seuls atouts… le temps, du moins, que le voi- comme on sait, sa force, aux temps lointains où il était le
sin ne s’avise pas de les lui rafler. premier du monde. Cette histoire d’un bonimenteur n’a
d’autre intérêt que technique, la technique du boniment.
L’auteur a-t-il eu l’intention de figurer par ce récit le des-
HANUSSEN tin d’un autre bonimenteur plus célèbre ? L’allégorie nous
O. W. Fischer, 1955 paraît lourde et inutile en un temps et sous un ciel où il
est loisible de nommer les choses par leur nom.
« NUMÉRO D’ACTEUR » Je sais qu’on peut discerner quelques tentatives d’éle-
Arts n° 655, 29 janvier 1958 ver le débat. Mais que cela est mesquin, tatillon, mal-
habile ! L’anecdote est vraie, sans doute, vraie comme
Il est des films de metteurs en scène, des films de pho- les cinq ou six faits divers publiés chaque jour par la
tographes, des films de scénaristes, des films de costu- presse et, comme eux, ne saurait fournir qu’exception-
mières… Il est aussi des films d’acteurs qui sont en nellement un bon sujet de film. Magicien ou charlatan,
général décevants. Celui-ci n’échappe pas à la règle. cet Hanussen nous laisse froids, quand bien même nous
O. W. Fischer, que nous avons vu récemment dans aurions été impressionnés par l’original. Nous l’observons
Tant que tu m’aimeras, d’Harald Braun, est un excellent comme derrière une vitre, sa fascination ne crève pas
comédien, au point qu’il a été engagé par Hollywood qui l’écran. Pourquoi ? C’est ce que je ne saurais exactement
s’y connaît en la matière. Son « emploi » est de ceux dont dire. Il est difficile de désigner avec précision ce qui ne
on chercherait en vain un représentant sur les listes des tourne pas rond dans les actuels films allemands, irré-
impresarii français. C’est le type de l’acteur ni trop vieux, prochables sur le chapitre du soin. Le fait est qu’ils ne
ni trop jeune, ni trop doux, ni trop brutal, ni trop fade, ni savent pas établir entre leurs personnages et le public ce
trop typé, ni trop intelligent, ni trop niais : le seul qu’on contact qui est pourtant l’une des vertus les plus com-
puisse lui comparer chez nous, Ivan Desny, se produit munes du cinéma. Ce qu’ils content ne nous concerne pas,
le plus souvent en Allemagne. Metteur en scène ici, il ne concerne même pas l’Histoire, la grande, n’intéresse
possède surtout l’art de mettre en valeur ses différents qu’une certaine nostalgie du peuple allemand, son besoin
dons, mais son numéro sent trop la publicité personnelle. de laver consciencieusement son linge en famille. O. W.
Si le cinéma américain est un cinéma de genres (au Fischer fait bien, à la suite des Jürgens, Schell, Hasse,
pluriel), l’allemand ne sait nous présenter actuellement etc., d’aller chez le voisin rafraîchir sa garde-robe.
que des films « de genre » (au singulier). Il est exempt
du maniérisme, cher au cinéma anglais, mais n’en vaut

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ROSE BERND Et, comme de toute ligne tenue jusqu’au bout, naît le
Wolfgang Staudte, 1957 sentiment d’une certaine force. Ce cinéma, appliqué à
faire pâlir Carné, rigoureux à inquiéter Ford, étale ses
« QUINTESSENCE DE L’ACADÉMISME » grâces méthodiques et rustaudes avec un tel mépris
Arts n° 676, 25 juin 1958 des modes présentes qu’il nous amène tout doucement à
réviser la première sévérité, et que nous croyions sans
Rose Bernd, librement adapté d’une pièce naturaliste de appel, de notre sentence. Le conventionnel atteint son
Gerhart Hauptmann, est l’histoire d’une fille de ferme summum au cours de la poursuite à travers les blés de
qui n’aura pas eu de chance avec les trois hommes qui l’héroïne par le mâle en rut, aussi peu sensuelle qu’une
tournaient autour d’elle : son riche patron, qui l’a séduite, peinture de Paul Delaroche, et pourtant, c’est à partir
le petit fermier qu’elle épousera par nécessité, et le bel de ce moment-là, fort tardif d’ailleurs, que nous com-
ouvrier cynique qui, une fois parvenu à ses fins, saura lui mençons à croire à l’existence des personnages, sinon
faire payer cher ses minauderies. en tant qu’êtres réels du moins en tant que types entrés
Wolfgang Staudte, auteur des Assassins sont parmi dans l’histoire d’une certaine imagerie. Ah ! si Le Chanois
nous et du Sujet, est le premier cinéaste de l’Alle- avait su traiter ainsi ses Misérables !
magne démocratique, comme Helmut Käutner l’est de La façon dont je plaide pour ce film aura fait com-
la fédérale. prendre que je ne le goûte guère. Et pourtant sa probité,
L’académisme est, au cinéma, un vice non moins son soin, l’invention, ma foi, dont il fait preuve dans les
répandu que dans les autres arts. Il se définit en général limites où il se cantonne m’interdisent de le couvrir de
de manière toute relative, relative aux formules périmées trop faciles lazzi. Raf Vallone lui-même, que nous avons
qu’il chérit et, comme les cœurs de tous les studios du vu insupportable au poste de penseur ou de poète, est
monde sont loin de battre à l’unisson, ce qui est aca- parfaitement à sa place sous la peau d’un personnage
démique ici peut être révolutionnaire là-bas. Mais dans « qui est un mâle et non un homme ». Pour Maria Schell,
Rose Bernd se manifeste un goût si délibéré de l’acadé- je serai plus sévère : c’est la troisième fois, en un mois,
misme « en soi », que nous ne laissons pas d’en être tant que je vois sur l’écran cette comédienne qui est à coup
soit peu impressionnés. Il n’est pas une seule image de ce sûr l’une des meilleures actrices actuelles de « composi-
film qui ne se réclame d’une esthétique qui, de L’Angélus tion ». Mais qu’elle sache, en ce cas, se composer chaque
de Millet aux gravures des livres de lecture courante, fois une personnalité différente, à l’instar d’un Jannings,
en passant par les fresques qui ornent les couloirs de méconnaissable à chaque apparition.
toutes les universités, ou les salles des fêtes de toutes
les mairies du monde, n’a cessé de prouver qu’elle était
féconde, sinon aimable.

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LES DEMI-SEL L’acteur principal Horst Buchholz copie les tics de


Georg Tressler, 1956 James Dean en campant un personnage qui passe son
temps à singer l’interprète de La Fureur de vivre, ce qui
« DES JAMES DEAN AU RABAIS » le rend doublement déplaisant. On dit qu’il vient d’être
Arts n° 603, 23 janvier 1957 engagé par Hollywood : espérons que ce pèlerinage aux
sources lui démontrera la vanité d’une imitation trop ser-
Le cinéma allemand se modernise. Ce qui ne veut pas vile, et qu’il nous apparaîtra tel que nous l’avions vu dans
dire qu’il fasse des progrès. Le metteur en scène Georg Ciel sans étoiles, où il faisait, sous le costume d’un soldat
Tressler semble avoir bien assimilé la leçon du néo- russe, bien meilleure figure.
réalisme, comme celle du film noir américain : il tourne
dans la rue, truque ses bagarres aussi peu que possible,
montre une prédilection pour les plans d’ensemble. Mais MAÎTRE PUNTILA ET SON VALET MATTI
inutile de chercher le moindre signe de personnalité. Ce Alberto Cavalcanti, 1957
nouveau venu ne possède pas encore de style à lui, et
nous confirme une fois de plus qu’il n’existe pas, pour « ARRIÈRE-GARDE »
l’instant du moins, de style allemand. Arts n° 641, 23 octobre 1957
L’histoire est de celles que nous pouvons lire une fois
par mois dans les journaux, et voir sur les écrans au moins Mis à part quelques exceptions heureuses (la rencontre
une fois l’an. Bien que le film ait eu maille à partir avec la Eisenstein-Meyerhold, la récente conjonction de la jeune
censure, qui a interdit sa sortie en « doublé », je ne vois école américaine et des théories de Stanislavski), les
pas qu’il traite le sujet avec une audace particulière, si ce amoureux du cinéma et les fervents du Théâtre (avec
n’est que les personnages sont un peu plus déplaisants que un grand T, celui dit « d’avant-garde ») se sont toujours
ceux de Cayatte ou de tel cinéaste italien ou américain. regardés comme chien et chat. Je ne connais pas assez
J’attribuerai le fait moins à une exigence plus poussée de bien l’œuvre de Bertolt Brecht pour dire si le film que
réalisme, qu’à une incapacité de « sublimer » le fait divers. Cavalcanti a tiré de Maître Puntila est, ou non, trahison
Ajoutons que le scénario est fort mal construit et que et, si ce n’en est pas une, me lancer dans une querelle de
l’imprudence de ces durs en herbe dépasse les limites fond qui m’entraînerait fort loin, mais, puisque je suis
du crédible. Tout pays a le droit de nous montrer ses ainsi amené à juger sur pièces, force m’est d’avouer que
voyous, mais tous n’ont pas la même chance. Les dévoyés celle-ci apporte une contribution toute négative au dos-
de Berlin encourent ce reproche grave de ne pas posséder sier de la réconciliation.
de style bien à eux. Ils imitent si gauchement les Améri- On peut, à la rigueur, raconter des gags, non prou-
cains qu’on préférera s’en tenir au modèle. ver leur valeur ou leur médiocrité au moyen de la seule

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description. Si je vous disais que Monsieur Puntila, après Ce n’est même pas le bon. Deux versions de l’opéra de
avoir crié « Je n’ai pas d’armes », s’emparait d’une banane Mozart ont, en effet, été tournées en Autriche, ces temps
et la braquait sur l’assistance, je craindrais de n’être pas derniers. La première signée de Paul Czinner est une véri-
assez persuasif, car Harpo Marx, conté, n’est peut-être table retransmission, style « télévision », d’une repré-
pas plus drôle. Ce qu’il y a d’irritant, ou plus exactement, sentation donnée à Salzbourg. Je tiens de bonne source
d’affligeant, ici, c’est qu’on y prétend être constamment qu’elle est un document de grand intérêt digne d’être
au-delà d’une certaine forme de comédie populaire, et suivi, à votre guise, les yeux fermés ou les yeux ouverts.
qu’on reste toujours en deçà. Quand on érige l’absurde Mais celle-ci, œuvre d’un certain H. W. Kolm-Veltee, est
(au sens courant plutôt que kafkaïen du mot) en système, faite pour choquer aussi impudemment votre œil que
tout est permis, et donc tout est vain. Ce n’est qu’une votre oreille. Dans un bref en-tête, le réalisateur essaie
morne cascade d’idées de l’esprit (triste esprit !), plus de justifier son tripatouillage, à savoir : refonte du livret,
pauvres les unes que les autres. Cavalcanti, l’apatride, suppression non seulement des récitatifs, mais des trios
essouffle sa froide préciosité à confectionner cet insipide ou quatuors, amputation des « airs » les plus célèbres,
plat d’avant-garde autrichien, tout comme, en Angleterre, comble de l’horreur, introduction avant l’épisode terminal
il fabriquait des policiers ou des Dickens. La musique de d’un ballet genre Folies-Bergère, sur une partition « ori-
Hanns Eisler est atonale, comme il se doit, tandis que les ginale » de xylophone (ainsi m’a-t-il semblé) capable de
verts épinard de l’Agfacolor font, en revanche, nettement réveiller Mozart dans sa tombe. Et j’en passe.
calendrier. Ce film, donc, a l’avantage de nous faire songer, à
L’« idéologie », bien entendu, a son mot à dire. Nous, de certains moments, comment on aurait pu faire : s’il
nous n’en dirons mot : là n’est pas la querelle. Constatons a un côté Ziegfeld Follies, convient-il de s’en indigner ?
simplement que le fond de cette histoire de maître et Grâce à la radio ou au pick-up, la musique classique prend
de valet est non moins inactuel que la forme. Le cinéma rang dans le décor de la vie moderne ; nous accordons
marche-t-il d’un si bon pas que tout ce qui se fait malgré son rythme et ses harmonies, à nos pensées, nos gestes
ou contre lui soit immanquablement condamné à dater à de tous les jours ; nous acceptons qu’elle accompagne,
ce point ? comme dans le film de Bresson, l’évocation d’événements
récents. C’est pourquoi il était permis sans trahir de
s’évader de la tradition de l’opéra et, sans changer une
DON JUAN note de la partition, de « repenser » l’expression plas-
H. W. Kolm-Veltee, 1955 tique avec une hardiesse dont notre siècle nous offre
assez d’exemples : celui de Stravinsky dans Pulcinella,
« DIGEST ET REWRITING » de Picasso dans ses Masques et ses Arlequins, du ballet
Arts n° 602, 16 janvier 1957 « expressionniste » et mieux encore, mutatis mutandis,

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de ce show américain illustré par les Minnelli, les Gene


Kelly, les Robert Fosse, les Richard Quine, etc., etc. « CINÉMA D’ANIMATION »
Si ce modèle vous paraît vulgaire, libre à vous d’al- Arts n° 571, 6 juin 1956
ler puiser plus haut. Cet opéra italien s’accommode fort
bien d’un style de représentation propre à la commedia Sous le titre : Richesse et Diversité du cinéma d’animation,
dell’arte. Songez donc au Carrosse d’or, au parti que le studio Bertrand nous offre une sélection des courts
Renoir a tiré d’Arlequin, de Colombine et de la musique métrages présentés à Cannes par les « Journées du
de Vivaldi. Le cinéma a de l’expression plastique une cinéma ». Et, de fait, ladite branche comporte un éventail
conception plus subtile, sinon plus exigeante que l’opéra d’une étendue extrême, tant par la diversité des tech-
ou le ballet ; il ne suffit pas que le rythme des gestes s’ac- niques que par l’esprit propre à chaque auteur, chaque
corde avec celui de l’orchestre, mais qu’à la grâce de la école, chaque nation. Le cinéma d’animation a donné avec
musique se superpose une grâce toute spécifique, et qu’il Walt Disney les œuvres les mieux adaptées au public de
n’appartient peut-être qu’à un génie, comme Renoir, de tous les niveaux et de tous les âges, avec Fischinger, Len
découvrir. Lye ou McLaren, les plus abstruses. Il est, mieux que
Songeons encore au Roméo et Juliette de Castellani, tout autre, apte à traduire l’inconscient collectif d’une
que nous rappelle – mais de si loin ! – la mise en scène civilisation, d’une époque, mais aussi la mythologie per-
du duo entre Don Juan et Zerline. Dans son admirable sonnelle de quelque solitaire, insensible à la griserie des
commentaire de Don Juan, Pierre Jean Jouve compare plateaux. Il porte avec une égale aisance le fanion de
Mozart à Shakespeare, et je crois l’écran capable de faire l’avant-garde la plus intransigeante et celui de la publi-
apparaître, avec plus d’éclat encore que la scène, l’aspect cité. Il peut coûter des sommes fabuleuses, mais reste à
shakespearien de l’opéra cher à Kierkegaard. Un bel esca- la portée, en échange de beaucoup de patience, de n’im-
lier, quelques morceaux d’architecture baroque, mal uti- porte quel bricoleur du dimanche.
lisés, et faisant place trop vite à un affreux carton-pâte Nous sommes loin de tout connaître, encore, en ce
bariolé de plantes vertes, nous donnent encore l’idée d’un domaine, et connaissons le plus souvent avec quelques
décor possible. Pour les costumes, ici criards à souhait, années de retard. Toute une part, dite expérimentale,
on aurait pu s’inspirer de ceux que Leonor Fini conçut naguère réservée aux ciné-clubs, si elle n’a pas encore
pour le film italien. atteint son plein droit de citoyenneté, n’en réussit pas
Tout échec a son enseignement. Il semble que le moins à atteindre de temps en temps le public des salles
cinéma, parvenu à sa maturité, ait le droit de regarder commerciales, qui lui fait excellent accueil.
bien en face les chefs-d’œuvre des autres arts. Le droit Le Petit Chat, du Russe Pashchenko, reste enfantin
n’est pas le fait. par son esprit comme par sa technique : les Soviets, sur
ce terrain, semblent longs à la détente. Les Américains

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Tex Avery, Robert Cannon et John Hubley, ces deux der- UN AMOUR DU DIMANCHE
niers de l’école Bosustow, persévèrent avec bonheur, Imre Fehér
l’un dans la voie d’une parodie grimaçante, vulgaire,
mais combien drôle (Droopy le conquérant), les autres « DU RENÉ CLAIR POUR LES HONGROIS »
d’une quasi-abstraction, inspirée d’Émile Cohl, mais Arts n° 649, 18 décembre 1957
sachant donner à ces créatures linéiformes une sensua-
lité, une qualité tactile qu’ignoraient les bonshommes Désuète à plaisir, cette idylle entre un pioupiou et une
et les animaux de Max Fleischer, de Walt Disney ou de bonne à l’orée de l’avant-dernière guerre. Plaisir forcé,
Walter Lantz. Ce nouvel esprit a marqué les films publi- puisque l’actualité hongroise est de celles qui brûlent un
citaires de Franco et d’Assio dont l’un, anglais, sur la peu plus que les doigts. Mais il vaut mieux fabriquer du
façon d’attendrir le rosbeef, est modèle dans un genre 1900 par force que, comme nous, par routine.
qui progresse à pas de géant. Un dessin animé tchèque C’est du René Clair, a-t-on dit, un René Clair qui n’aurait
d’Eduard Hofman, Le Manteau de l’ange, est plutôt gen- pas peur de s’imiter lui-même et qui y réussit. Un jeune
tillet. Nous lui préférons les cartons découpés que Jiřř í journaliste en uniforme rencontre une paysanne. L’uni-
Trnka fait mouvoir dans Le Cirque Hurvinek avec la forme rabote les conditions. Le flirt vire à l’amourette.
science et le raffinement qui le caractérisent. Dans Le Roi L’amourette tourne à l’amour avec un grand A. Le vaudeville
Lávra, Karel Zeman, autre grand « animateur » tchèque, a sa part, puisque l’héroïne se trouve être placée comme
et qui prépare un Jules Verne d’après des gravures bonne chez les parents de la prétendue du héros. Il y a du
d’époque, spécule sur la matière même de ses marion- comique de bon aloi et une émotion de non moins belle
nettes : telle cette chevelure de ficelle sous laquelle le veine. Une scène à la gare est fort bien enlevée, une autre,
nouveau Midas cache ses oreilles d’âne, répugnantes à un dîner où l’on jette bas les masques, porte le genre à la
souhait. Cela vous démange, plutôt que ne vous écœure. perfection. La conclusion est plutôt conservatrice puisque
On peut goûter plus ou moins, non nier l’effet. les représentants des deux classes décident, d’un commun
Mais je donnerai la palme à McLaren et ses Voisins. accord, de se tourner le dos, non sans larmes. C’est la rai-
Ce petit conte philosophique, animant des personnages son tout court, non la raison d’État, qui sépare notre Titus
réels filmés image par image, tient sans faillir la gageure et notre Bérénice de fête foraine. Telle est du moins l’im-
avec un brio, un renouvellement d’invention et surtout pression qui ressort de la peinture des caractères : peu
une férocité que l’auteur de Blinkity Blank (qui clôt le importent les intentions des auteurs, en admettant qu’ils
programme), dans maints passages abstraits, nous avait en eussent – ou pussent en avoir – de très précises.
laissés pressentir. Nous trouvons trois noms au générique, celui de l’au-
teur du roman : Sándor Hunyady, celui du scénariste
Miklós Hubay, celui du metteur en scène Imre Fehér. À

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qui décerner la palme ? Au second, si tant est vrai que La Hongrie étant retournée à l’ombre, c’est la Pologne
cette liste correspond à la distribution réelle des tâches. qui prend maintenant le relais. Toute une cohorte de
Le dialogue est d’un mordant, d’un brillant, d’un naturel jeunes cinéastes vient de surgir, bien décidée à substi-
consommés, dialogue (il est pour une bonne part dans tuer à l’optimisme officiel de naguère l’expression de ce
la ressemblance) digne d’un René Clair dans ses meil- pessimisme, de ce désarroi dont le phénomène des « hou-
leurs jours, ou pour mieux serrer la géographie de quelque ligans » constitue la manifestation extrême. Ces nou-
Arthur Schnitzler, puisque cette Hongrie-là lorgne plus veaux venus s’appelent Munk, Lenartowicz – que nous ne
vers l’amont que l’aval du beau Danube. C’est un film connaissons encore que de nom –, Kawalerowicz – dont
viennois comme Vienne ne sait plus en faire. nous avons vu L’Ombre et La Vraie Fin de la guerre –, et
La part de la mise en scène semble être plus modeste. enfin l’auteur de ce film, Andrzej Wajda.
Celle-ci pèche surtout par timidité, mais timidité préfé- Ce qui nous intéresse, ce n’est donc pas en quoi Kanal
rable, dans telle sorte de sujet, aux fausses audaces d’Un ressemble aux autres histoires de résistance tournées
petit carrousel de fête. Tout est donc au point, réserves au-delà de l’Elbe, mais en quoi précisément il en dif-
faites sur l’originalité du propos. Une seule ombre au fère : et la différence saute aux yeux. Ce n’est plus du
tableau : les différents participants à ce film intemporel « réalisme socialiste », mais du réalisme tout court, néo-
n’ont pas eu la chance, eux, d’échapper aux malheurs de réalisme pourrait-on dire, si l’appellation n’avait pas déjà
leur temps. L’acteur principal, Iván Darvas, vient d’être été retenue ailleurs, comme on sait. Dans cette peinture
condamné à six ans de prison, le mari de l’actrice Margit des derniers moments d’une petite troupe d’hommes et
Bara s’est suicidé récemment, l’opérateur János Badal bat de femmes, au cours de l’insurrection de 1944, le mani-
le pavé parisien en quête d’un emploi. Fehér semble être le chéisme n’a point de place : on peut être faible, découragé,
seul à rester dans les petits papiers des puissants du jour. penser à autre chose qu’à la guerre sans être traîné dans
d’autre boue que celle des égouts par lesquels la compa-
gnie décimée essaie vainement de rejoindre le centre de
ILS AIMAIENT LA VIE Varsovie. Le puritanisme non plus : garçons et filles ne
Andrzej Wajda, 1957 cessent de penser à l’amour et le font avec une impatience
accrue par l’imminence de la mort. L’odyssée se termine
« LA CONDITION HUMAINE DANS LES ÉGOUTS » mal, non plus en vertu de la cruauté de l’adversaire mais
Arts n° 662, 19 mars 1958 d’un absurde kafkaïen qui n’est point ici broderie litté-
raire, puisque la Pologne l’a vécu en la circonstance, immo-
De tous les films tournés dans les pays de l’Est, depuis lée de nouveau par son allié aux impératifs d’une cynique
la mort de Staline, Kanal est à coup sûr le plus original stratégie, comme elle l’avait vécu au cours de son histoire,
et le plus attachant. éternelle sacrifiée sur l’échiquier de l’équilibre européen.

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Cette sincérité, cet aspect symbolique, exemplaire, grilles infranchissables, les eaux boueuses de la Vis-
ne sont pas les moindres beautés de l’œuvre, mais ils tule, si claires cependant aux yeux des fugitifs qu’ils ne
ne sont pas les seules. Dès les premières images, nous peuvent les regarder sans ciller, nous croyons pleinement
découvrons en Wadja l’étoffe d’un cinéaste beaucoup plus atteint l’objectif d’un art qui n’a, n’a eu, n’aura jamais de
libre à l’égard des clichés de l’école ou de ses admirations plus digne propos que – pour employer le titre d’un livre
occidentales que ses collègues des nations voisines ou frère de ce film par l’esprit – la peinture de la condition
son compatriote Kawalerowicz, dont les audaces « for- humaine.
malistes » ont souvent droit de nous faire sourire. Certes,
ces ellipses hardies, ces mouvements d’appareil déjà
magistraux, cette utilisation des accidents du décor rap- OTHELLO
pellent le Païsa de Rossellini, cet amour du détail féroce Sergueï Ioutkevitch, 1955
trahit l’influence de Buñuel, cette subtilité dans les effets
sonores, cette façon d’isoler le geste caractéristique – à « POMPIÉRISME »
cent lieues de la théorie du montage de Poudovkine – Arts n° 650, 31 décembre 1957
sont peut-être imputables à l’exemple de Bresson, fort
prisé, ces temps-ci, en Pologne. Mais toutes ces sources, Il y a chose pire que le remake  : c’est le plagiat. Si
si dissemblables, se sont mêlées en un seul courant bien Orson Welles n’avait pas tourné un jour Othello, celui de
homogène et l’on ne décèle nulle part le pastiche. Wajda Ioutkevitch n’eût pas été peut-être ni meilleur ni plus
a sa façon à lui de dire ce qu’il veut dire, car il a quelque mauvais, mais, à coup sûr, fort différent. Il a fallu même
chose à dire. un certain front ou une réelle inconscience pour oser le
Le cinéaste ici fait mouche à presque tous les coups présenter à un festival (Cannes 1956), quatre ans seule-
parce qu’il a refusé de donner dans le panneau de la ment après que celui de Welles y fut couronné. Il a fallu
thèse, parce qu’il ne se sert que des seules armes du au jury un non moins étonnant manque de mémoire pour
cinéma qui militent en faveur d’une vérité plus géné- lui accorder le Prix de la mise en scène.
rale que celle d’un système philosophique ou politique. Sergueï Ioutkevitch, je sais, n’a rien d’un mauvais
La grande, la seule « idée » de ce film c’est une donnée élève. Raison de plus pour être sévère envers lui – même
spatiale, concrète, et c’est parce que le symbole n’est si le fait de tourner un Shakespeare au pays des Soviets
jamais explicité qu’il conserve sa force. Ce labyrinthe est, en soi, chose louable.
souterrain et nauséabond, cette manière de Styx, n’a D’un côté donc un film tourné à la sauvette, presque
nul besoin du verbe pour corroborer son éloquence. en amateur, au milieu des pires difficultés d’argent ; de
Lorsque, dans l’envol d’un magnifique travelling avant l’autre, une opération aussi minutieusement réglée que
nous découvrons, au sortir de la nuit fétide, derrière les la lancée d’un Spoutnik. Selon la tradition soviétique

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un brouillon fut tourné pour certaines scènes, ainsi TROIS HOMMES SUR UN RADEAU
qu’en fait foi le journal du film, publié il y a deux ans, Mikhaïl Kalatozov, 1954
dans Les Lettres françaises. Ici des paysages aussi
vastes que beaux, bien que trahis par cette palette d’al- Arts n° 583, 5 septembre 1956
manach des Postes dont ne parvient pas à s’évader le
Sovcolor ; là, tout simplement, un profond sentiment de Plongée dans un autre monde. Si Hollywood est la capi-
la nature ; ici, de l’emphase ; là, de la poésie ; ici, de la tale, l’U.R.S.S., à coup sûr, est la province. N’était-ce la
déclamation vide ; là, une invention perpétuelle dans les silhouette de la nouvelle Université de Moscou, il serait
gestes et les attitudes ; ici, du pathos ; là, du tragique. difficile d’accorder à cette œuvre, et à sa matière, moins
Ici comme là, certes, un certain goût de l’effet ; mais ce de vingt ans d’âge. Les tons du Sovcolor, qui s’altèrent
ne sont pas les mêmes effets. Ceux qu’emploie Ioutke- aussi vite que la gloire de Staline (allez vite voir le film,
vitch le condamnent sans rémission, si l’on admet que si mon papier vous y engage, avant qu’il ne soit plus que
les passages moins claironnants ne l’ont pas, par leur camaïeu), ne sont pas là seuls en cause. Par bonheur,
froideur, suffisamment condamné. Tel gros plan des cette comédie musicale nous emmène, au rebours de celle
mains d’Othello ou des yeux de Iago sont sans appel. de Richard Quine 6, de la ville aux champs en compagnie
La montagne accouche d’une souris : tout film compte de l’académicien Nestratov, excursionnant dans l’état de
nécessairement une ou plusieurs minutes de vérité où nature, sous la conduite de ses deux condisciples facé-
le cinéaste se retrouve seul avec lui-même, et la plus tieux. La salade qu’on nous propose, alors, rappelle les
admirable organisation du monde ne peut rien contre le années « contingentées » : un peu de substance, fleurant
manque d’imagination d’un homme. encore le terroir (balalaïkas, bons gros rires, sentimen-
Il n’est pas jusqu’aux acteurs – le point fort, en talisme vaporeux à la slave), beaucoup de sauce sus-
général, du cinéma russe – qui ne nous fassent regret- pecte amplement délayée. L’odyssée de nos trois héros
ter non seulement Welles, mais la solide tradition de bedonnants n’offre pas plus de surprises que L’École des
Laurence Olivier et de sa troupe. L’interprète princi- Robinsons, le plus mauvais livre de Jules Verne.
pal, Bondartchouk, dont nous avions pourtant admiré La morale en est-elle enfantine ou généreuse, stali-
le naturel dans La Cigale ou Le Roman inachevé, offre le nienne ou démocrate, conformiste ou critique ? À vous de
spectacle d’un jeu plus digne de la Scala de Milan que juger. La vanité et la bureaucratie y sont fustigées selon
du Théâtre d’art de Stanislavski. Cela dit, Shakespeare la loi du sens commun, plus que celle de la dialectique.
reste Shakespeare. Ainsi faisait Barnet dans Un été prodigieux, mais avec
une autre finesse. Laissons la politique : Marx ni Lénine

6  Cf. p. 277 [NDE].

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n’ont rien à voir dans l’affaire ; mais Chaplin, Harold Un homme dans la foule, mais de La Cigale de Samsonov,
Lloyd, Capra peut-être, pillés avec on ne peut plus de pourtant jugé hardi en son temps, et des Cigognes : trente
maladresse. Tout ce qui est gag est nul. Le reste est d’une ans d’histoire du cinéma séparent ces deux œuvres, réa-
bonhomie dont nous avons vu meilleurs exemples. Habi- lisées à trois ans d’intervalle.
tués à la concision américaine, nous cherchons encore Nous trouvons tout ici : la profondeur de champ et
midi à quatorze heures, quand la tirade enfin terminée les plafonds d’Orson Welles, les travellings acrobatiques
(Dieu, que ce film est bavard) nous apprend que l’action d’Ophuls, le goût viscontien de l’ornement, le style de jeu
n’a pas progressé d’un pouce. de l’Actors Studio. Qu’on ne parle pas de « formalisme »,
Ce produit est honorable, mais vaut-il qu’on l’exporte ? car au culte de la forme, les compatriotes d’Eisenstein
Tout ce qu’il y a de bon, ici, nous est archi-connu, depuis ont toujours, malgré qu’ils en aient, largement payé leur
qu’il existe des soviets et des tzars. Aussi avons-nous le écot. Ce qui importe, ce n’est pas que dans ce film l’ex-
droit d’être sévères. Ma note : à revoir soigneusement et pression prime le contenu, mais qu’il s’exprime dans une
recommencer. langue dont, au-delà de l’Elbe, on ne connaissait pas,
naguère, l’abc. L’important, ici, n’est pas qu’un cinéaste
russe ait choisi l’esthétique au détriment de l’idéologie,
QUAND PASSENT LES CIGOGNES mais une certaine esthétique, choix qui n’a peut-être pas
Mikhaïl Kalatozov, 1957 plus d’importance que celui, par exemple, des tailleurs
moscovites décidant un beau jour de rétrécir de dix cen-
« NÉO-BAROQUE » timètres le bas du pantalon : mais il n’y en a pas moins.
Arts n° 675, 18 juin 1958 Admettre l’existence d’une mode universelle, c’est faire
un grand, un très grand pas.
Nous savions bien que le cinéma russe évoluait. Mais, Notons que dans cette entreprise de rajustement
cette fois-ci, c’est une mutation brusque. Pour la pre- vestimentaire, l’U.R.S.S. se montre infiniment plus à son
mière fois l’originalité d’un film soviétique ne se définit aise que telle nation mineure de l’Europe bourgeoise :
plus par ce qu’il se refuse (l’uniforme strict du réa- nulle trace chez Kalatozov de la rusticité d’un Bardem
lisme socialiste, ou le costume non moins élimé du néo- ou d’un Cacoyannis s’essayant à calquer le modèle ita-
réalisme, patron cher aux démocraties satellites), mais lien ou hollywoodien. La Russie est une nation forte à
par ce qu’il admet : entendez tout l’acquit du cinéma qui ne manquent ni l’argent, ni le soin ; il suffit qu’elle
occidental dans ces plus récentes années. À qui pré- concentre en profondeur ce qu’elle gaspillait jadis en sur-
tendrait nier qu’il ne s’est passé rien de neuf sous les face, qu’elle fignole sur dix mètres un mouvement de grue
sunlights depuis le début du parlant, je proposerai deux qu’elle étalait autrefois sur cent, qu’au lieu de nous offrir
visions respectives non pas de, mettons Le Mouchard et le spectacle d’un millier d’hommes, elle nous en montre

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quelques dizaines, mais soucieux de la même précision, spiritualistes, bien que la mise en scène elle-même impli-
animés de la même ferveur que les protagonistes. La quât une vision de l’homme beaucoup plus phénoméno-
Russie est une nation vieille, riche d’une des plus glo- logique : mais la scène finale du bouquet de fleurs est
rieuses traditions théâtrales : si Tatiana Samoïlova nous d’un lyrisme et d’une beauté photographique où forme
semble parfois guidée par la baguette de Kazan, la patrie et contenu réussissent une conciliation trop longuement
de Stanislavski ne fait, en somme, que reprendre son attendue.
propre bien. Le chatoiement, même, de certains montages Le saut est fait  : prenons-en acte. Tout retour en
rapides prend figure, plutôt, de résultante d’un moderne arrière est désormais interdit. Mais si la route où il
goût du baroque que d’un résidu de l’impressionnisme s’engage n’est pas forcément semée de roses, le cinéma
poudovkinien. soviétique, vu les piètres avantages de son splendide
Telle est la portée de ce film. Quelle est maintenant isolement d’hier, n’a rien à perdre et tout à gagner en
sa valeur ? Disons, selon la formule consacrée, que « seul votant son intégration totale et définitive dans le sys-
l’avenir jugera » et entérinera ou non la décision d’un jury tème occidental.
qui l’a préféré au Tati ou au Bergman. De patients exé-
gètes parviendront sans doute à décider si la paternité de
l’ouvrage doit être imputée au metteur en scène Mikhaïl LE QUARANTE ET UNIÈME
Kalatozov – dont les Trois hommes sur un radeau ne per- Grigori Tchoukhraï, 1956
mettait en rien de prévoir un pareil coup d’éclat –, ou bien
au chef opérateur Ouroussevski qui fut celui du Quarante « WESTERN INTELLIGENT »
et unième et se montre, au rebours de ses collègues occi- Arts n° 621, 29 mai 1957
dentaux, beaucoup plus moderne dans l’emploi du noir et
blanc que dans celui de la couleur – il est vrai combien On connaît l’argument : une vierge bolchévique et son
ingrate sur la terne et fragile palette du Sovcolor. prisonnier, bel officier de l’Armée blanche, jouent aux
Pour moi, j’ai été tour à tour : remué par la nouveauté Robinsons sur les rivages déserts de la mer d’Aral. Et,
du ton ; irrité par la volonté systématique et un peu anar- comme on dit en style courrier du cœur, l’« inévitable »
chique de briller ; ébloui tout de même par l’éclat des alors se produit. Mais cet hommage rendu à Éros, banal
ornements dans la scène des adieux manqués, celle du sous nos climats, prend ici figure d’un manifeste.
bombardement ou celle de la mort de Boris ; touché, mais Toutefois, la vraie nouveauté n’est pas dans l’éro-
point trop, par le tragique saroyanesque d’un malentendu tisme, tout discret, mais la nette volonté d’en finir avec
bien littéraire ; ému malgré tout par ce qui me séduit le didactisme. L’auteur prend du recul et se place à égale
dans maints films russes, staliniens ou non, l’exaltation distance de ses deux personnages. Le trait satirique est
du courage, de la fidélité, du sacrifice et autres valeurs décoché avec un rare souci d’impartialité, et nos héros

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sont l’un et l’autre d’autant plus sympathiques qu’on ne pas la convention théâtrale. On meurt beaucoup plus
cherche ni à les avilir ni à les idéaliser. Il y a (et encore naturellement dans les déserts de l’Arizona. Tchoukhraï
faudrait-il juger sur le texte original) un peu de ronflant qui connaît bien son John Ford n’y a pas fait toujours la
dans leur propos, mais on sait que les révolutions ont pêche la plus heureuse. Enfin les couleurs délavées (et
toujours ouvert les écluses à l’emphase. qui le seront encore plus d’ici peu car le Sovcolor est
Je ne vois rien de mieux pour dire tout le bien et prompt à se détériorer) accentuent le côté esthète du
tout le mal que je pense de ce film que le comparer à style.
un western. Les rouges sont les pionniers, les blancs, Un bon point pour l’intention. Un autre pour les pro-
les Peaux-Rouges, ou vice versa, à votre gré. Nulle rai- messes. Les jeunes cinéastes russes, et c’est normal, n’en
son pour qu’un thème qui a donné en Amérique tant de sont pas encore au niveau, non seulement des illustres
preuves de fécondité n’inspire, avec le même bonheur, les aînés, mais de la génération intermédiaire trop injuste-
metteurs en scène du pays des Soviets. Le cinéma s’ac- ment méprisée, celle des Donskoï, des Barnet, des Ermler.
commode, plus qu’on ne dit, du tuteur d’une robuste tra-
dition, celle qui n’éclôt que dans les grands États. Mais
ici, en face de la perfection hollywoodienne, nous n’en STELLA
sommes qu’aux balbutiements. Michael Cacoyannis, 1955
Grigori Tchoukhraï, dans ce premier essai, évite l’aca-
démisme qui empâtait La Cigale de Samsonov. Il ne lui « EMPHASE ET RÉALISME »
suffit pas de payer son écot à la meilleure école de direc- Arts n° 655, 29 janvier 1958
tion d’acteurs, celle de Stanislavski (autre pont entre
l’Est et l’Ouest) : il connaît, certes, ses classiques, mais C’est le second film que nous voyons du jeune cinéaste
ne manque pas de sensibilité. Quelques plans splen- grec Michael Cacoyannis, le premier (tourné postérieu-
dides, tels que celui où l’héroïne baisse lentement son rement), La Fille en noir, ayant été présenté il y a un peu
fusil, après avoir tué l’homme qu’elle aimait, des scènes plus d’un an au même Cinéma d’Essai.
dont les Russes seuls ont le secret, comme ce dialogue Nous y retrouvons, à peu de chose près, les mêmes
gazouillant entre les deux jeunes Ouzbeks, toutes fières qualités et les mêmes défauts que dans le précédent.
de l’épaulette que l’officier leur a donnée. En revanche D’un côté l’audace du style et du propos, de l’autre le fait
trop de poncifs, venus d’une volonté désuète de faire à que cette audace est toute relative, relative à l’ordinaire
tout prix cinéma. Ces longs fondus enchaînés « à la prise médiocrité du cinéma grec.
de vue » constituent un tour de force technique, mais on C’est l’histoire d’une chanteuse de cabaret qui ne
a droit de les juger inutiles et démodés. Dans la première connaît d’autre morale que l’amour de sa liberté. Elle
partie, surtout, la peinture de la fatigue physique n’évite quitte un terne fils de famille pour un pétulant joueur

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de football, lequel est assez bon dompteur pour la tradition qu’elle ne peut déverser dans le cinéma par
mener jusqu’au seuil du mariage. La simple vue de sa canal naturel comme font les Latins ou les Anglo-Saxons.
future belle-mère suffit – dans une scène d’un honorable C’est très bien ainsi : laissons l’âme d’Eschyle vagabon-
humour – à mettre par terre les intentions matrimoniales der à travers le monde et s’incarner dans mille aspects
de notre lionne : un jouvenceau, tombé par hasard sous inattendus, et les Hellènes du XXe siècle s’instruire dans
sa dent, lui sera prétexte suffisant pour reprendre sa Maupassant. Toutefois – est-ce illusion de notre part ? –
liberté. La fin rappelle celle d’Othello, si ce n’est que l’hé- la déclamation des acteurs, que nous supporterions mal
roïne poignardée trouve encore la force, dans un délire sous d’autres coordonnées géographiques, passe, située
gancien de gros plans, d’étreindre son assassin, tandis en territoire attique, et la participation du menu peuple
qu’au petit matin le chœur des ménagères en chemise de au drame – même s’il s’agit là d’une imitation volontaire
nuit encercle le couple. et un peu arbitraire du chœur antique – rend un son si
Certaines scènes ne manquent pas de saveur, comme juste que nous croyons l’amalgame possible entre l’hé-
un bref pique-nique, peut-être inspiré de celui de la ritage glorieux des Anciens et le sang neuf des maîtres
Partie de campagne de Renoir, et qui m’a fait songer modernes.
par bien des points à celui d’un film, inédit en France,
d’Ingmar Bergman, Une leçon d’amour. Mais l’idée (morale,
cosmique, érotique, etc.), au contraire des deux auteurs LA FILLE EN NOIR
précités, reste encore trop enfouie dans sa gangue de Michael Cacoyannis, 1956
pittoresque, pittoresque réservé à la consommation
interne, plutôt qu’à l’exportation. Cacoyannis a eu rai- « MONOTONIE DU PITTORESQUE »
son de descendre dans la rue. Mais, par un privilège du Arts n° 598, 19 décembre 1956
temps – temps qui remonte peut-être à Paul Émile –, la
rue italienne l’emporte hautement sur la grecque. Melina Il est curieux comme tous les films des petites nations se
Mercouri est une grande comédienne, et pourtant son ressemblent. Non seulement par la forme appliquée, com-
personnage ne nous intéresse que médiocrement, comme posite, soucieuse d’être à la page et constamment démo-
un héros de la petite histoire. dée, mais encore par le sujet même. Certes, les auteurs
Il y a dans ce film – que, pour ma part, je préfère à – les meilleures œuvres, celles que nous pouvons voir en
La Fille en noir, bien que plus fruste, plus désuet dans France, sont en général des films d’« auteurs » – ont raison
ses effets, moins américanisé – un mélange de naturel de ne pas nous montrer ce dénominateur commun à tous
et d’hiératique qui n’est pas sans évoquer, toutes pro- les pays du monde, et qui s’appelle jazz, Coca-Cola ou auto-
portions gardées, celui qu’on trouve dans les œuvres de mobile : ils s’attachent plutôt à peindre ce qui subsiste
Mizoguchi. La Grèce, comme le Japon, est porteuse d’une encore chez eux de pittoresque, de coutumes, de préjugés.

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Et ces préjugés, contre lesquels l’amour des protago- cinéaste n’a pas su faire le tri entre des influences qui
nistes livre un combat plus ou moins heureux, fournissent s’échelonnent sur toute la durée de l’histoire du cinéma,
quatre-vingt-dix fois sur cent la trame de l’intrigue. d’Eisenstein à Elia Kazan, cet autre Grec émigré aux
La Fille en noir de Michael Cacoyannis, premier film U.S.A. Les effets de montage, de profondeur de champ,
grec projeté en France, nous conte l’histoire d’un jeune de grue se marient au petit bonheur. Cette petite fille en
écrivain athénien qui, en villégiature dans une petite île contemplation devant les deux amoureux, tremblant que
de la mer Égée, s’éprend de la fille de sa logeuse. Nous sa grande sœur, en venant la chercher, ne les découvre,
le verrons victime d’une mauvaise plaisanterie tragique- est bon morceau de « découpage » qui nous fait songer
ment terminée par la mort d’un enfant, et qui n’est pas que, si Cacoyannis n’est pas sans talent, Orson Welles
sans rappeler l’argument de Grand-rue. Toutefois notre avait bien du génie. Quant à l’interprétation, c’est le point
Grec, plus conformiste, sans doute, dans le choix du le plus faible. Si les Espagnols pèchent par statisme, les
sujet, est beaucoup moins pesant, dans le détail, que l’Es- Grecs donnent dans une emphase tout aussi peu photo-
pagnol et, puisqu’on a fait tant de tintamarre autour de génique. Peut-être aurions-nous plus d’indulgence, si le
Bardem, c’est justice de nous faire connaître Cacoyannis. physique des acteurs était moins ingrat…
Ce film, aussi soigné et prometteur qu’il soit, a deux
raisons de décevoir notre curiosité. La première est que
la caméra est, pour les paysages aimables au touriste, un GRAND-RUE
terrible rouleau compresseur. Tous les villages méditerra- Juan Antonio Bardem, 1956
néens sont frères et notre instruction géographique est
faite dès la fin d’un générique en surimpression particu- « BEAUCOUP DE PRÉTENTION, PAS DE SINCÉRITÉ »
lièrement prolixe. La seconde, que l’esthétique dite de Arts n° 591, 31 octobre 1956
« festival » (le film fut présenté à Cannes) sacrifie par trop
à la forme et à l’exposé d’idées généreuses l’approfondis- Il y a deux sortes d’invraisemblances. Celle qui découle
sement des caractères. Il manque une dimension à ces de l’extraordinaire des situations : en bonne règle, on
personnages, celle d’une contradiction interne, que nous doit proscrire les coïncidences, mais certains ont su tirer
découvrons pourtant dans le plus falot héros du plus d’elles des effets dont le brillant corrige le vice initial de
commercial western. C’est pourtant un Grec, si je ne me construction. Mais, pour ce qui est de l’invraisemblance
trompe, qui nous enseigna le premier que les personnages psychologique, peu ou point d’excuses. Qu’est-ce qui nous
de drame ne sauraient être « ni tout à fait coupables, ni importe avant tout, sinon de croire aux personnages et
tout à fait innocents ». à la vérité de leurs mobiles ? À moins que ce ne soient
La mise en scène n’est pas dépourvue de mérite, des fous ou des imbéciles, ce qui n’est manifestement
bien que la réalisation soit loin d’égaler l’intention. Le pas le cas.

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Voilà bien le plus gros péché dont Bardem se soit Ce n’est pas le sujet que je blâme, mais son traitement.
rendu coupable, ici comme dans ses deux films antérieurs. Ce conte, certes, fait très « Bibliothèque rose ». Il peut
Devant sa gravité toutes les autres fautes, et il y en a, aussi, conduit avec plus d’audace, de cynisme, de verve,
paraissent bénignes. Le chantage de la Mort d’un cycliste d’attendrissement, que sais-je, tout simplement un peu
était si naïvement mené que nous nous retenions pour ne plus d’imagination, passer à la rigueur pour audacieux, la
pas souffler aux acteurs leurs réponses. De même, cette laideur – laideur ici toute timide – n’étant pas – du moins
plaisanterie de petite ville se déroule selon un processus on le dit – cinématographique. Une histoire de mauvais
qui brave à chaque pas la créance. Contrairement à de plaisants sert de fond à La Rabouilleuse, un des plus
nombreux films où la justesse du détail fait oublier un beaux romans de Balzac, et, de fait, une anecdote toute
point de départ plus ou moins boiteux, nous oublions ici, semblable avait inspiré, avant-guerre, un roman de Ring
à mesure que l’intrigue avance, que la donnée n’avait, à Lardner, Haircut.
l’origine, rien de condamnable. Un groupe de jeunes gens Je rendrais un bien mauvais service aux films que
décident pour tromper leur ennui de faire une farce à j’aime et défends, si je ne disais combien celui-ci m’a
l’une de leurs concitadines, en passe de finir vieille fille. paru détestable. Le cinéma espagnol étant dans la prime
L’un d’eux est délégué pour lui proposer le mariage, mais enfance, on comprend que Grand-rue ait pu, à titre de
s’aperçoit de l’ignominie du jeu. Alors il a des scrupules : curiosité, être présenté dans un festival. Que certains de
trop timide pour lever le masque, il continue à jouer son mes confrères l’aient jugé digne de recevoir le Lion d’or
rôle aussi mal que possible, tandis que la demoiselle ne vénitien, qu’il ait avec La Harpe birmane « retenu l’atten-
s’aperçoit de rien. C’est, ma foi, nous attendrir à bien bon tion du jury dans ses ultimes délibérations » ainsi que
compte et vous penserez, peut-être, que Bardem ne s’en déclare le palmarès, voilà qui me paraît stupéfiant. « La
tient pas là. Si, justement. Ce film nous offre un genre fort maîtrise technique alliée à la sincérité morale de Juan
curieux de suspense. Nous espérons à tout moment que Bardem » aurait, nous dit-on encore, « impressionné » ledit
l’action va rebondir, que l’auteur saisira l’occasion de creu- jury. Sincérité, je l’accorde. Si ce pathos-là m’écœure, ce
ser les caractères, tirera les ficelles même les plus grosses n’est peut-être qu’affaire d’appréciation personnelle.
pour nous sortir du marécage où nous pataugeons. Il se Mais la maîtrise technique, de grâce, montrez-la-moi !
contente de prolonger pour notre grand ennui cette comé- Sans doute Bardem a-t-il fait de légers progrès : il est
die insipide. La farce, je sais, est lamentable, on nous le plus sobre dans ses enchaînements, ses angles de prises
dit, on nous le dit même cent fois. Sommes-nous ânes au de vue, ses cadrages. Il quitte quelques oripeaux désuets,
point qu’il faille mettre à longueur de film les points sur mais n’a rien à revêtir en échange, sinon des contrefa-
les i ? Il est bon, parfois, de jouer sur la gêne : à condition çons maladroites de ses rivaux les plus en vue. Tout le
qu’elle ébranle notre confort, irrite quelque fibre précise. monde aura remarqué le démarquage des Vitelloni dans
Ici, pas d’inquiétant : rien que de l’affligeant. les scènes de rues. La technique, c’est aussi la science

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des dialogues, ici les plus oiseux qu’il nous ait été donné rampes, de moulures trop visiblement inspirées du Rideau
d’entendre, celle de la direction du jeu : sans cesse les cramoisi. Excluons de notre jugement le bref prologue
mêmes tics, la même emphase maladroite, la même gau- et le non moins bref épilogue qui alourdissent, obscur-
cherie dans les attitudes ou les mouvements. J’ai pu, sur cissent l’anecdote même, laquelle fait l’objet, comme
ce point, critiquer Buñuel : notre Espagnol numéro deux dans le film d’Astruc, d’un retour en arrière sobrement
ne monte pas à sa cheville. commenté et intelligemment conté. Il reste une jolie his-
On peut préférer l’ignorance pleine de promesses toire qui, pour être désuète – mais elle se passe vers les
de certaines œuvres au froid académisme de Gervaise années 30 –, n’achoppe jamais dans le conventionnel.
par exemple. Mais Grand-rue n’a pas plus de grâce que C’est le récit des premières curiosités d’une toute jeune
le devoir d’un écolier très en retard pour son âge. C’est fille, élevée selon les normes d’un puritanisme difficile-
sans aucun plaisir que nous voyons Bardem faire devant ment concevable sous nos climats. Elle s’éprend d’un élé-
nous des classes qui, du train où il va, risquent d’être gant et disert député auquel son père offre l’hospitalité la
fort longues. veille d’un duel. Le pressentiment de la mort et la crainte
de l’enfer viennent avec bonheur épaissir de leurs notes
graves la grêle mélodie des amours enfantines.
LA MAISON DE L’ANGE Le mérite de Leopoldo Torre Nilsson est d’avoir su
Leopoldo Torre Nilsson, 1957 nous intéresser non seulement à l’héroïne de ce petit
drame, mais brosser d’une touche cent fois plus ferme
« ÉROTISME ET CAMÉRA-STYLO » et plus juste l’image de la haute société de la République
Arts n° 640, 16 octobre 1957 argentine, que Bardem, par exemple, n’a su faire de l’es-
pagnole. De même que les articulations de sa narration
Ce film, le meilleur qui nous soit venu, depuis que le évitent à la fois préciosité et monotonie, de même le jeu
cinéma existe, d’Amérique du Sud, obtint au dernier des acteurs nous séduit par sa prestesse, son naturel. Ce
Festival de Cannes un juste succès d’estime. Il va sans film qui se veut sensuel, et qui l’est sans effort, avec un
dire qu’il porte allègrement la casaque d’influences et de tact constant, se révèle sous une carapace un peu trop
naïvetés de laquelle toute œuvre de qualité, issue d’une visiblement plâtrée être de chair, non de stuc, comme
nation mineure, a coutume de s’affubler : amour systéma- tant d’autres œuvres écloses sous des cieux latins.
tique de l’angle rare, effets rhétoriques inutiles, trop fré- Faut-il imputer la présence de cet air d’érotisme
quents appels à une littérature qui n’est pas la meilleure. trouble aux ascendances nordiques du cinéaste ? Tout en
Faisons donc abstraction de ces contre-plongées prenant garde de jouer aux Taine de la pellicule, recon-
superflues, de ces cadrages obliques, de ces premiers naissons qu’ici la clarté, l’éloquence latine se marient
plans de grilles, de cette profusion d’escaliers, de harmonieusement avec ce qu’on pourrait appeler le vague

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à l’âme suédois. Une Suède plus proche, certes, de celle picturales qu’elle traîne avec elle : elle se réfracte à tra-
de Sjöberg (dont Torre Nilsson dit admirer beaucoup la vers le prisme d’un symbolisme propre à tous les temps
Mademoiselle Julie) que de Bergman. Quoi qu’il en soit, et tous les lieux, et dont la plus haute expression est,
le cocktail n’est pas déplaisant au goût, et La Maison de mettons, le Saint Georges de Carpaccio. Le cinéma vient
l’ange vaut qu’on lui rende visite autrement qu’en pur en son temps, celui où l’art a si bien contaminé la réalité
curieux de ce qui peut bien se tourner sur les mille et un que ce n’est pas une tâche méprisable que glaner simple-
plateaux épars dans le vaste monde. ment celle-ci.
Il arrive d’ailleurs – et c’est le cas pour Toro – que
l’objet du document soit lui-même effet de l’art. La prise
TORO en charge du fait brut par la pellicule – si elle ne l’embel-
Carlos Velo, 1956 lit pas, à proprement parler – le décante. La vue d’une
corrida sur l’écran nous procure une émotion d’espèce
« MINUTES DE VÉRITÉ » différente de celle que nous pourrions éprouver aux
Arts n° 643, 12 novembre 1957 arènes. Nous savons que, quoi qu’il arrive, ce qui sur-
viendra appartient au passé et notre appréhension, notre
Le genre du documentaire a le don de mettre en évidence sympathie viscérale diminuent d’autant. L’accident nous
la nature contradictoire du cinéma. En reproduisant la touche plus comme la rupture d’une harmonie que comme
nature telle quelle, sans ornement, celui-ci mérite encore un fait propre à exciter notre compassion.
le nom d’art. Cette conciliation des contraires ne s’opère, C’est une erreur, en revanche, de vouloir, en compo-
il est vrai, qu’à de rares moments. Un flair sûr n’est donné sant la biographie filmée d’un toréador, introduire un
qu’aux grands chasseurs d’images, dont Flaherty reste le « suspense » dont les fragments empruntés aux vues
maître incontesté. Mais, la chance aidant, il arrive que d’actualité sont en général dépourvus. Le film que Carlos
d’autres, moins doués, touchent à l’occasion dans le mille. Velo a consacré à Luis Procuna est ainsi affecté d’une
En première partie du programme, un court métrage – continuelle claudication de ton. Ajoutez que son héros est
mexicain lui aussi – parvient, dans ses dernières minutes, beaucoup moins bon acteur que matador et vous conce-
à nous griser d’une émotion qui doit peu au secours d’un vrez le genre de défauts dans lesquels l’œuvre ne manque
suspense d’ailleurs maladroitement fabriqué. Dans ce pas d’achopper.
combat entre un oiseau et un serpent, la matière est Donc, bien que l’idée de la peur surmontée qui sert
assez noble, assez naturellement apprêtée pour voler, si de poutre maîtresse au scénario ne soit pas par elle-
j’ose dire, de ses propres ailes. La beauté de ces vues, si même dépourvue d’attraits, l’intérêt de ce film m’appa-
elle ne doit rien à l’artifice, n’est pourtant pas étrangère raît être moins d’ordre dramatique que technique : ce
à l’art, ne serait-ce que par la masse des réminiscences sont les parties consacrées au pur enseignement – ou

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renseignement – qui contiennent les plus incontestables point sous le ciel de la Californie, marqué par la tradition
beautés. Cela ne veut pas dire qu’il soit réservé aux seuls occidentale, approprié au style de vie occidental, apte à
spécialistes. Cette matière-là, même si nous n’avons pas peindre les aspirations de l’homme occidental. Et si le
l’intention de faire le moindre effort pour aller la cueil- Japon, sur l’écran, a parfois son mot à dire, c’est qu’il
lir dans son pays d’origine, est si photogénique qu’elle se trouve être depuis longtemps le plus occidentalisé de
clouera le spectateur le plus récalcitrant dans son fau- tous les peuples de l’Orient. »
teuil, et l’instruira, malgré qu’il en ait. Si ces raisons vous paraissent par trop chauvines,
Le cinéma documentaire n’est pas l’agence touris- vous pouvez, plus subtilement, avancer avec Jean Renoir
tique des pauvres. S’il commet la vanité de vouloir nous que le cinéma, par nature art de « diffusion », ne peut rien
intéresser à des choses dont l’original peut nous laisser produire de sérieux que sous la bannière de l’universa-
tièdes, c’est qu’il est, comme la peinture, un art. lité 7. S’il se cantonne dans le folklore, eh bien, tant pis
pour lui ! Ce n’est pas à nous de le dénicher où il se cache,
comme une statuette nègre ou un vase précolombien,
L’INVAINCU mais à lui d’aller nous rendre visite sur nos écrans.
Satyajit Ray, 1956 Rassurons-nous donc : si, sur ces 280 films, un seul
est arrivé cette année jusqu’à nous, c’est que les 279
« L’INDE PRODUIT 280 FILMS MÉDIOCRES PAR AN, autres n’étaient pas dignes de participer au voyage.
MAIS… APARAJITO (LION D’OR À VENISE) EST C’est ce que nous affirme Jean Herman, l’assistant de
UNE BRILLANTE EXCEPTION QUI PRÉLUDE Rossellini pour India 57 8. Loin d’être le film indien type,
AU RENOUVEAU DU CINÉMA INDIEN » Aparajito est l’exception unique dans la production ciné-
Arts n° 649, 18 décembre 1957 matographique la plus médiocre du monde, plus basse
encore que celle de l’Égypte : et ce n’est pas peu dire !
Lorsqu’on vous apprend que l’Inde produit 280 films Si le cinéma, comme dit Malraux, est d’abord une
par an, en moyenne – c’est-à-dire deux fois plus que la industrie 9, en Inde, il n’est qu’industrie. On y fabrique
France –, la découverte d’une telle lacune dans votre des mélodrames en série, selon des recettes immuables,
culture cinématographique ne manque pas de vous avec des matériaux constamment identiques : « Des pos-
communiquer un certain effroi : « Et si tous ces films tiches, du carton, des larmes, des méchants, du vent, et
étaient autant de chefs-d’œuvre ! » Mais, j’imagine, vous surtout des danses, huit au moins par film. » Voulez-vous
vous ressaisissez vite ; votre belle confiance en la supé- vous faire une idée de l’éternel schéma d’un drame
riorité occidentale, du moins en ce domaine, a tôt fait
de reprendre le dessus : « Le cinéma est un art “bien de 7  Cf. Cahiers du cinéma n° 78, Noël 1957 [NDE].
8  Qui deviendra India mère patrie [NDE].
chez nous”, inventé par deux bricoleurs lyonnais, mis au 9  Cf. Verve n° 8, 1er juin 1940 [NDE].

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« social » ? « Prenez, nous dit Herman, une rue construite Aparajito appartient à la même conception. C’est
en studio. Faites-y apparaître une fille de bonne famille, même une suite du précédent, à laquelle succèdera un
puis un individu à moustache qui s’empresse de l’ac- troisième épisode, afin de former une sorte de film-fleuve.
coster. Voici notre héroïne dans une sale position, car Il s’agit des années d’apprentissage d’un jeune garçon qui
son père (autre personnage à moustache, mais fin let- quitte sa campagne natale, sa vieille mère et la prêtrise à
tré – pour le prouver il porte des lunettes) est d’esprit laquelle on le destinait pour s’initier à l’étude des belles
conservateur. Il voulait la marier à Ashok, son gentil lettres et à la vie citadine. Seuls deux incidents, la mort
cousin gominé. Le vent souffle dans sa moustache : il du père au début, et celle de la mère à la fin, viennent
est en colère. Les plans, alors, deviennent de plus en plus renforcer d’accords un peu plus étoffés cette grêle et lan-
courts. Le père s’élance dans la rue. Il court. Il trouve guissante mélodie.
enfin sa fille qui danse sous la lune. Il l’écoute. Le vent Que faut-il penser de ce film ? En lui décernant le Lion
s’apaise : la moustache se recolle. Plan fixe maintenant d’or, le jury de Venise adoptait une solution de compro-
sur l’héroïne qui se trémousse, etc., etc. Comme cela mis, mais si tous les autres concurrents avaient causé,
pendant des heures. » chacun à leur manière, une déception, Aparajito apportait
On conçoit donc au milieu de quelles difficultés l’au- en revanche une heureuse surprise. Son seul mérite n’est
teur d’Aparajito, Satyajit Ray, eut à se débattre pour réa- pas d’être sans conteste le meilleur des films indiens :
liser son premier film, Pather panchali, que nous avons en ce cas, ce mérite serait bien mince. Il nous révèle une
pu voir au Festival de Cannes, en 1956. Le tournage dura sensibilité cinématographique et un savoir-faire certains.
trois ans et ne dut son achèvement qu’à l’aide financière Ray n’a ni l’art du récit, ni celui du drame. Son lyrisme
du gouvernement du Bengale. Adapté d’un roman popu- est mineur, mais il coule de bonne source. La matière est
laire, Pather panchali nous peignait toute une lignée de ingrate : plus qu’ingrate, sale, quasi nauséabonde, sans
petites gens dans un climat qui n’était pas sans rap- cette truculence dorée que peut revêtir la crasse sous
peler celui de Louisiana Story. C’est déjà se montrer d’autres cieux, et, de plus, il lui manque le prestige de la
excentrique qu’entreprendre, chez nous, un film sans couleur.
histoire, tourné en décors naturels, avec des acteurs et Mais il règne un sentiment vif du petit fait vrai, un
des techniciens non professionnels. La chose prenait sens du concret, de l’instant, du quotidien qui vont
figure d’une pure folie, dans un pays où tout se fabrique jusqu’à faire songer dans certains passages au Renoir
en studio (l’Inde en compte 65), où les vedettes touchent du Fleuve, dont Ray ne nie d’ailleurs pas l’influence.
des cachets de 100  0 00 roupies, alors que le salaire d’une Cet Indien-là a mieux assimilé les grands maîtres occi-
bonne à tout faire est de 50, où, enfin, il n’existe pas dentaux que ne l’ont fait certains Japonais : il ne les
de critique cinématographique capable de soutenir les démarque pas mais reprend précautionneusement le
entreprises hors du commun. chemin qu’ils ont tracé jadis à force de patience. Dans

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un pays où la tradition se corrompt, les mythes se dété- toutefois scandaleux. Il y avait, dans cette languissante
riorent, il tourne résolument le dos à cette tradition et à histoire, beaucoup de sincérité et de poésie.
ces mythes, tout en dédaignant celle et ceux que l’Occi- Il n’est qu’un mot , en revanche, pour qualifier
dent pourrait lui fournir. Il adopte la seule solution pos- La Pierre philosophale, celui de grotesque. Écoutez plu-
sible : le réalisme. tôt. Un brave employé de banque trouve un jour de pluie
Que ce réalisme-là, ce pointillisme ne puisse nous une pierre tombée du ciel. Il s’aperçoit qu’elle a le don de
mener bien loin, c’est probable. C’était un premier pas à changer en or tout autre métal. Il devient riche, mais, un
faire. Il importait, avant tout, de libérer le cinéma indien beau jour, dans un cocktail, il s’enivre et livre le secret de
de ses mythes de quatre sous. Ray, ou un autre, en sau- sa richesse. Craignant que la police, allergique à la magie,
ront-ils forger de nouveaux – de modernes et non d’ar- ne l’accuse de contrebande, il décide d’abandonner ses
chaïques, d’universels et non de folkloriques ? Telle est la biens et le talisman qu’il confie à son secrétaire. Celui-ci,
question que nous pouvons nous poser à propos de l’Inde, trahi par sa fiancée, l’avale, « n’ayant pas de cyanure sous
comme nous nous la sommes posée souvent à propos du la main » (sic). On arrête notre héros et, pour prouver
Japon. Seule l’Histoire nous donnera la réponse, l’histoire ses dires, l’on radiographie les intestins du secrétaire.
de nations en pleine évolution, évolution dont l’art – et Mais la pierre est digérée. L’employé sera condamné. Non,
en premier lieu le plus vivant de tous, l’art cinématogra- car le processus digestif une fois accompli, l’or soudain
phique – portera nécessairement, un jour ou l’autre, le redevient fer.
reflet. C’est tout. Et c’est bien tout. Si je vous dis que le
sujet d’un film, c’est l’amour d’un homme et d’une femme
ou bien la poursuite d’un gangster, vous serez en droit
LA PIERRE PHILOSOPHALE d’attendre que les images ajoutent quelque chose à ma
Satyajit Ray, 1958 sèche définition. Mais, ici, ce n’est point, je suppose, la
radiographie d’un colon qui vous tente ni même le petit
« GROTESQUE » truquage par lequel un affreux bronze de cheminée se
Arts n° 711, 25 février 1959 pare d’un vague brillant. Une idée aussi abstraite n’eût pu
être sauvée qu’à force de fantastique ou d’humour. Peut-
L’Inde est le plus gros producteur de films du monde, être l’auteur a-t-il voulu mettre l’un et l’autre, mais nous,
et pourtant il n’y a qu’un seul cinéaste indien digne de spectateurs, nous les cherchons en vain.
ce nom. Tous les ans, un nouveau film de Satyajit Ray Je sais que d’une donnée analogue Balzac a pu tirer
concourt dans un festival. Aparajito obtint même le grand l’admirable Peau de chagrin. Mais là, la fable avait une
prix à Venise. Succès immérité, puisque Nuits blanches morale ou si l’on préfère, une signification. Cet apo-
et Amère Victoire entraient en compétition, mais non logue, lui, ne signifie rien : en regard, le tableau des Trois

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Souhaits, où la femme souhaite un boudin, le mari qu’il « Quel est le meilleur cinéaste anglais ? - David Lean,
lui pende au nez et tous deux enfin qu’il soit dépendu, est hélas ! », pourrait-on dire en pastichant la boutade
un joyau de psychologie et un gouffre de métaphysique. célèbre de Gide sur Hugo. Si je ne me trompe, Le Pont
Il est si sot qu’on se demande s’il n’est pas pourvu de de la rivière Kwaï a coûté un tout petit peu moins cher
quelque sens ésotérique pour le public indien. En tout que Trapèze (de Carol Reed), mais ici, l’argent n’a pas
cas, pas pour nous. été gaspillé. Je disais, à propos de je ne sais quel autre
À part l’assez belle ondée tropicale par laquelle film britannique 10, que les cinéastes anglais n’arrivaient
s’ouvre le film, ce ne sont que grimaces, burlesque sans même plus à se mettre au niveau de leurs bons auteurs
drôlerie, conte mal conté. Ce n’est qu’ennui à peine pour la jeunesse. Le public juvénile qui emplissait la salle
atténué par la mollesse des sièges de la charmante et du Normandie, en ce lendemain de Noël, applaudissait.
vieillotte salle des Agriculteurs. Je ne reprocherai pas, Peut-on lui en vouloir ?
toutefois, à ce cinéma, qui vient de nous révéler Rêves Peut-on en vouloir, aussi, à David Lean d’avoir pas mal
de femmes et prend la relève du Cardinet, transformé édulcoré la fin du roman de Pierre Boulle ? S’il disposait
en garage, d’avoir inscrit une chose aussi insipide à son d’un budget suffisant pour faire sauter un pont qui ne
programme. Il fait partie, comme on sait, de l’A.F.C.A.R.E. saute pas dans le roman, peut-on vraiment s’indigner
(Association française des cinémas de répertoire d’art qu’il n’ait pas su résister – comme eût fait un Bresson – à
et d’essai), qui compte à son actif tant d’initiatives heu- la tentation d’un effet aussi spectaculaire ? Nul n’oserait
reuses. Si un « essai » ne ratait pas à l’occasion, ce ne comparer le suspense final de ce film à celui du Condamné
serait plus un essai. Nous n’avons pas été trop mal servis à mort. L’un court à l’effet avec autant de soin que l’autre
ces temps-ci sous le rapport des films maudits, lointains met à l’éviter. Mais qui, grevé d’un devis de plus d’un
ou insolites. Espérons enfin que l’Inde saura nous mon- milliard, songerait à jouer au Bresson ?
trer un meilleur visage. Si les caméras autochtones per- Qu’on me permette d’évoquer plutôt Amère Victoire,
sistent à faillir à leur tâche, celle de Roberto Rossellini, puisqu’un de mes confrères tire parti de la circonstance
qui vient d’achever le montage d’India 57, à coup sûr y pour mener un parallèle tout au désavantage du film de
pourvoira. Ray. Faisons même abstraction du style pour ne nous
attacher qu’au « fond ». Entre ces deux œuvres, la prin-
cipale ressemblance est, grosso modo, la confrontation
LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ qu’elles prétendent établir entre l’éthique de la guerre
David Lean, 1957 et celle de la paix. Dans l’une comme dans l’autre, nous
voyons un officier britannique esclave d’une manière
« SPECTACULAIRE ET PRÉTENTIEUX »
Arts n° 651, 1er janvier 1958 10  Cf. p.  386 [NDE].

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d’être qui a du bon, comme du mauvais, et que, seul, juge apprécier les bons. Ne parlons donc pas du style, dont
l’événement, s’il le juge. Mais alors que Nicholas Ray s’at- Lean rabote toutes les aspirations à l’originalité avec le
tache à hausser le débat, met l’accent sur sa significa- même flegme imperturbable que ses confrères d’outre-
tion universelle, David Lean, au contraire, le restreint, le Manche. Le pont est construit et en bon bois, mais nous
limite au tableau de genre, typique, folklorique. Où sont ne suivons que de loin les étapes de la construction. Le
les « marionnettes » ? Ces êtres dont le caractère, sans décor est fort beau, mais la présence des fades pin-ups
cesse en mouvement, s’affine ou s’émousse à la lime d’un birmanes a tôt fait de le transformer en carton-pâte.
constant péril, ou bien ces personnages dont la psycho- Ajoutez une couleur terne et boueuse, saumâtre, à
logie de théâtre, débitée en de lourdes maximes à tra- laquelle quelques beaux éclairs de soleil à travers les
vers d’interminables « tunnels », est donnée une fois pour frondaisons n’arrivent pas à donner du lustre. Nous cher-
toutes ? cherions en vain cette hautaine indifférence d’Huston
Et notons qu’il ne s’agit nullement d’une quelconque (un des plus pillés ici) à l’égard de la couleur locale. Et
incapacité fondamentale à sortir de son « état », d’une l’inconcevable facilité de la chute d’Alec Guinness sur
répugnance métaphysique à la « modification » comme ont le détonateur nous inculque le remords d’avoir un peu
pu prétendre tels exégètes en mal d’absurde, cet absurde trop complaisamment marché pendant les minutes qui
au nom duquel trop de méchants films sont commis ces précèdent.
temps-ci. Ce n’est qu’un pittoresque qui n’ose dire son
nom, un pittoresque bien galvaudé. Ce n’est même pas
du Kipling. TRAPÈZE
Le cinéma anglais a beau faire, il sera toujours en Carol Reed, 1956
retard d’une guerre, et même de plusieurs, si l’on songe
qu’en Extrême-Orient deux nouveaux conflits se sont Arts n° 587, 3 octobre 1956
déroulés tout récemment et que les méthodes modernes
de « lavage de cerveau » ont eu mieux à briser que le bel Si quelque petit-fils du Persan de Montesquieu entrait,
entêtement d’un officier anglais. cette semaine, au Wepler, nous lui pardonnerions volon-
Nous ne pouvons donc rendre meilleur service à ce tiers de diriger, au rebours de son illustre aïeul, un œil
film que faire la sourde oreille à ses prétentions psy- plus attentif sur l’écran où passe Trapèze que sur l’archi-
chologiques ou autres, et le cantonner au rôle – qui n’est tecture et la décoration de la nouvelle salle de la place
point si méprisable – d’une bonne récréation du jeudi Clichy. Ce film lui ferait peut-être induire que l’invention
après-midi, capable de faire aimer – il faut un commen- des Lumière et des Chrétien est une grande chose, source
cement – aux écoliers de tout crin un cinéma qui ne de sensations neuves et riches, et la conclusion, ma foi,
soit point trop mauvais, afin de les amener plus vite à nous importerait plus que les prémisses. Mais nous, qui,

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natifs de Bourges ou de Quimper-Corentin, avons dû blasphème). Carol Reed fait du milieu forain une toile de
voir presque autant de films que cette superproduction fond dénichée dans les remises les plus poussiéreuses :
a coûté de millions (1500, si je ne m’abuse), avons droit las du visage des acteurs, il arrive que notre regard s’at-
d’éprouver un sentiment exactement inverse : c’est une tarde sur elle : toujours la même danseuse exécutant le
de ces œuvres sans grâce qui nous ferait désespérer du même entrechat, le même jongleur, le même clown...
génie du septième art, si nous n’étions cuirassés des Chez un bon cinéaste, le geste se modèle sans effort
espoirs les plus solides. sur les inflexions de la voix, s’accroche au décor, rebondit
On vend, en Suisse, des cigarettes faites spéciale- en cascades libres ou concertées, draine mille filets qui
ment pour dégoûter les fumeurs. Je vous enverrais à concourent tous à l’expression. Ici, mis à part les numé-
Trapèze, si je pensais que votre amour du cinéma entre ros d’acrobatie, quand les acteurs remuent, on a l’im-
dans la phase morbide. Que Huit heures de sursis ou pression que c’est « parce qu’il faut bien qu’ils bougent » ;
Le Troisième Homme aient pu, en leur temps, faire illu- quand ils sont immobiles, le décor ou les figurants s’ani-
sion, voilà qui n’est plus guère concevable. Je ne vois ment, car « il faut bien que quelque chose bouge ».
qu’un mot pour qualifier la manière froide de ce froid Si j’avais à citer le plus mauvais plan de l’année, je
Anglais : « académisme », et encore sans cette virtuosité choisirais, sans hésitation, ce travelling, dans une rue,
qui, parfois, intimide. Ce Parnassien de la mise en scène, sur Lancaster et Lollobrigida, tandis que tournicote,
ce David (c’est trop d’honneur) de la pellicule n’a même au fond, une ronde d’enfants. Or il fait nuit depuis déjà
pas le sens de la rime riche ou du tracé sans bavure. un bout de temps et je n’ai jamais vu, dans ma vie pari-
Rien, chez cet élève appliqué, ce faiseur sans élégance, sienne, même en plein jour, de rondes sur un trottoir. La
qui éveille le moindre intérêt, la moindre sympathie. vraisemblance, je sais, est la vertu des faibles : si cette
Je mets au défi quiconque de trouver dans toute son scène eût été très belle, nous eussions pardonné poncif
œuvre un seul plan qui porte la marque d’une parcelle et invraisemblance tout à la fois. Mais la trouvaille est
d’imagination. si pauvrement montée, les couleurs si déplaisantes, la
Trapèze est un de ces innombrables remakes de nullité de la mise en scène si évidente, que l’on ne se sent
Variétés, ce film allemand de Dupont qui fit sensation guère enclin au pardon.
en 1925 par la création de Jannings et les audaces d’une N’insistons pas. Carol Reed n’est même plus une
caméra suspendue aux agrès. On a voulu les caractères fausse gloire. Trapèze, lors de sa sortie à New York, fut
moins frustes, mais ils n’en sont pas plus crédibles. éreinté par la critique. Bosley Crowther, du New York
La peinture de ces rudes acrobates eût exigé plus de Times, lui oppose le Rififi, qui passait en même temps. Je
rudesse. Le « cirque » semble offrir le pittoresque le me sens prêt à lui opposer n’importe quoi.
plus facile à saisir, même par un Cecil B. DeMille (citer
Lola Montès prendrait en la circonstance l’allure d’un

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MA VIE COMMENCE EN MALAISIE Il évoquera son ranch tandis qu’Elle fera briller les fastes
Jack Lee, 1956 de la métropole. Ils se retrouveront, séparés par la bar-
rière des barbelés et les gardes le roueront de coups.
« NIAISERIE SENTIMENTALE » Il sera supplicié à quelques mètres d’elle. Elle le croira
Arts n° 611, 20 mars 1957 mort, puis, la guerre finie, apprenant qu’Il est sauvé, par-
tira pour l’Australie, tandis qu’Il la cherche à Londres. Ils
Ce film anglais de Jack Lee fut retiré du Festival de se retrouvent enfin au guichet d’un aérodrome…
Cannes parce qu’on y voyait un soldat australien crucifié Il y a feuilleton et feuilleton. On peut tirer parti de la
par les Japonais. Cette timidité devant les susceptibili- naïveté, non de cette fadeur où s’enlise l’actuel cinéma
tés de l’amour-propre national est, certes, bien ridicule, britannique. Tel film américain nous séduit bien que le
mais, toutefois, explicable. Ce qui est moins compréhen- roman dont il s’inspire ne vaille pas deux liards. Trop de
sible, c’est que l’Angleterre n’ait pas jugé indigne de délé- films anglais possèdent l’art déconcertant de rendre insi-
guer une niaiserie proche, en tout point, de ces cartes gnifiants, insipides tout ce qu’ils nous content. Ils ten-
postales sous-titrées d’un quatrain où l’amour rime avec draient, si nous ne voyions qu’eux, à nous faire croire que
toujours. tout a été dit sur l’écran et qu’il n’est même plus possible
Lors de l’invasion japonaise, un convoi de femmes de le dire autrement. Ils ressemblent à ces « condensés »
anglaises erre sur les routes et les pistes de Malaisie, qui font Madame Bovary cousine du Maître de forges. Ils
sans cesse renvoyé d’un camp à l’autre. L’histoire d’un manquent de style à un point incroyable.
groupe de civilisés, jetés soudain dans l’état de nature, Ce que l’on fait chez nous ne nous donne guère occa-
est un sujet rebattu dont nous avons vu l’an dernier sion de relever la tête. Consolons-nous : nous avons voi-
avec Lifeboat et Fièvre sur Anatahan deux trop beaux sin infiniment plus pauvre. Même dans le plus mauvais
exemples pour supporter qu’il ne soit pas traité à fond. film français, on voit poindre, çà et là, l’ombre d’une
Est-il seulement esquissé ici ? On ne saurait l’affirmer. idée, on décèle les défauts de la cuirasse, on peut nour-
En revanche aucun des poncifs propres à cette sorte de rir encore quelques espoirs. Mais quel remède contre
situation ne nous est épargné et, dès l’instant où l’hé- une mièvrerie contente d’elle-même, dorlotée avec un
roïne principale (Virginia McKenna) fait la connaissance soin qu’on devine très grand ? Quel besoin d’aller jusqu’à
du prisonnier australien (Peter Finch), nous imaginons Singapour, pour rapporter des images aussi plates ? Le
sans trop de peine quel sera le climat de leurs brèves talent est-il donc intransmissible d’un genre à l’autre ?
rencontres ultérieures. Conducteur de camion, Il feindra Il serait inconvenant de citer ici Conrad ou Stevenson,
une panne, tandis qu’Il doublera la petite troupe. Une mais Kipling, Reginald Campbell et autres bons auteurs
nuit, Ils converseront dans l’ombre à deux pas de la sen- d’ouvrages pour la jeunesse ont su tirer parti des mêmes
tinelle ; tout en partageant avec Elle son unique cigarette, décors, des mêmes aventures, des mêmes conflits de

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races. Il semble que le cinéma anglais s’obstine à s’en- la constante platitude. Pourquoi charger, dira-t-on, le
dormir sur les lauriers que les maîtres incontestés de cinéma anglais ? (Bien sûr, c’est trop facile). Parce qu’un
l’aventure ont cueillis, à ne retenir d’eux que les seuls film anglais, qu’il soit signé de X ou de Y est, avant tout,
clichés qu’ils ont répandus. anglais ; parce que ce serait peine perdue de vouloir dis-
tinguer l’un de l’autre le style de X ou de Y, à suppo-
ser qu’ils en aient un, et qu’on peut, en revanche, fort
PORTRAIT D’UNE AVENTURIÈRE bien reconnaître les œuvres de X ou de Y, parmi tous les
Ken Hughes, 1956 navets qui courent le monde, à un certain air de famille
anglais. Que Hitchcok soit anglais ne change rien à l’af-
« FADAISE SENTIMENTALE » faire, non plus que M. Ken Hughes, peut-être, se prenne
Arts n° 652, 8 janvier 1958 – grand bien lui fasse ! – pour Hitchcock. Si un Anglais, en
Si la question de la nationalité d’un film est en passe France, ne croisait que des rousses, sans doute aurait-il
d’être classée parmi les faux problèmes (sous quel dra- raison de prétendre que toutes les Françaises sont des
peau, par exemple, ranger Le Pont de la rivière Kwaï ou rousses. C’est usant du même droit d’induction que nous
Le Grand Chantage, réalisés par des metteurs en scène avons, pour notre part, conclu que tous les actuels films
britanniques avec des moyens américains ?), nul doute anglais sont mauvais.
n’est permis, pour Portrait d’une aventurière, bien qu’il Oui, c’était a priori un rôle en or que celui de cette
vogue sous pavillon de la Columbia, se déroule en partie aventurière, sœur des deux demi-mondaines des Hommes
à Paris et offre un rôle en or – du moins ose-t-on l’espé- préfèrent les blondes. Nous ne demandions même pas à
rer durant les premières minutes – à l’une des actrices cet or une estampille de garantie. Mais hélas ! malgré
les plus chichement utilisées par Hollywood, la belle tout le chien de son interprète, le personnage manque
Arlene Dahl. C’est bien d’un film anglais qu’il s’agit et visiblement de classe. Cela aurait pu être drôle de le voir
de l’espèce la plus saumâtre, la plus fade, la plus mes- courir de l’employé au directeur et du directeur au grand
quine, la plus étriquée et autres innombrables adjectifs patron mais, sous la croûte d’un cynisme laborieux, nous
que met à notre disposition la langue française pour sentons le sentimentalisme agiter ses eaux dormantes.
désigner comme elles le méritent les quatre-vingt-dix- À la fin la digue se rompt et l’émotion guindée qu’on nous
neuf pour cent des productions cinématographiques du sert à gogo fait regretter les larmes glycérinées du bon
Royaume-Uni. vieux feuilleton. La plus éprise des victimes de notre
Le responsable de ce pudding racorni, un certain Ken aventurière découvre une coupure de journal, relatant
Hughes, l’est doublement, puisqu’il avoue aussi les dialo- qu’à l’âge tendre elle fut un jour violée par des matelots
gues, qui ne sont peut-être pas des plus niais, mais dont en goguette, et le noble Tim comprend alors « la raison
le poli, exempt de vulgarités, ne rend que plus insipide profonde du cynisme de Kathy envers les hommes ».

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L’amour vénal, sous ses formes brutales ou raffinées, goût de l’insolite qui ne s’épanouit pas tout à fait encore
est un thème vieux comme le monde et destiné à fruc- en poésie, cette outrance caricaturale portent bien leur
tifier tant qu’il y aura des hommes et des comptes en marque d’origine.
banque. Raison de plus pour le traiter avec les égards Les Feux du music-hall est l’histoire d’une vedette
qu’il mérite. Raison de plus pour mal supporter de le voir qui monte et d’un comédien qui vieillit. Une mixture
saisir avec des pincettes aussi prudhommesques que Limelight-All About Eve dont le charme réside dans
celles-ci. le piment italien cent pour cent : Italie vieillotte des
troupes de province avec leurs bonimenteurs, leurs girls
adipeuses et leurs chanteurs de bel canto, Italie des
LES FEUX DU MUSIC-HALL chemins de fer de petites lignes et de carrioles, Italie
Alberto Lattuada, Federico Fellini, 1950 qui commence à singer l’Amérique et n’en parvient pas
pour autant à banaliser son visage. Ce pittoresque-là
« PREMIERS PAS DE FELLINI » n’est pas encore épuisé, bien qu’il ait perdu depuis
Arts n° 598, 19 décembre 1956 quelques années beaucoup de son prestige. Nous rions
de bon cœur, surtout dans la première partie, enlevée
Ce film a d’abord l’intérêt de proposer un petit exercice avec un brio qui fait oublier la grossièreté des ficelles
aux cinéphiles. Quelle est la part exacte de Lattuada et et l’ombre un peu pesante de Chaplin. Cela vit, grouille,
de Fellini dans le script et la réalisation (les noms de ces crie, gesticule. Carla Del Poggio cabotine avec grâce le
deux cinéastes étant accolés de bout en bout sur le géné- rôle d’une fausse ingénue, Giulietta Masina se dépense
rique) ? S’ils sont vraiment cinéphiles, c’est-à-dire aiment en clowneries.
le bon cinéma, ils conviendront avec moi que c’est là le Après avoir erré en province la troupe échoue à Rome.
moins bon film de Fellini (ce furent ses premiers pas dans L’ambition de Liliane, l’héroïne, se précise et la marche
la réalisation), mais, à coup sûr, le meilleur de Lattuada. de l’intrigue prend le dessus sur la peinture du milieu. Le
Nous ne nous tromperons pas, je pense, de beaucoup directeur veut fonder une nouvelle troupe dont elle sera
en attribuant à l’auteur de La strada la plupart des idées, la vedette, mais notre intrigante, après s’être servie de
à celui de La Louve de Calabre le côté technique comme le lui, le quittera pour une formation plus en vue. Cela est
prouvent les cadrages serrés, l’emploi du champ-contre- exposé sans cruauté ni cynisme, avec un brin d’humour
champ, une certaine habileté rhétorique de la facture attendri, péché mignon de l’école italienne. Scène finale à
qui semble avoir peu retenu des leçons de Rossellini. la gare, elle dans un sleeping, lui dans son vieil omnibus,
Les gags, au contraire, les situations, annoncent tantôt retrouvant sa troupe et ses anciennes amours : on se
Les Vitelloni comme ce défilé dans les rues nocturnes, reconnaît, on s’adresse un sourire, on voudrait se parler,
tantôt Il bidone comme ce festin qui meurt en orgie. Le mais le rapide s’éloigne. Le tacot part à son tour : une

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jeune fille inconnue est entrée dans le compartiment des départ pourtant, sinon le scénario, n’est pas dépourvu
comédiens : est-ce une nouvelle Liliane ? Non, du moins d’attrait. La chasse est en général un mets cinématogra-
elle le prétend, quand le mot « Fin » s’inscrit sur l’écran. phique de choix et, si la pâte a mal levé, ce n’est pas faute
Comme on voit, avec beaucoup de soin, on écarte le pon- d’ingrédients : les loups sont bien des loups – la plupart
cif, sans s’apercevoir qu’on en crée un autre : celui de la du temps –, et la neige – la plupart du temps – est bien de
demi-teinte. la neige. Ce que nous déplorons n’est pas tant la présence
Mais ne soyons pas trop sévères. Si ce film n’a aucune des truquages, que la maladresse de leur insertion dans
des qualités majeures qui permirent par la suite à Fellini la trame documentaire. Le metteur en scène oublie de
de s’affirmer comme un des tout premiers cinéastes ita- justifier l’ellipse par quelque parti pris de style : celle-ci
liens – exigence morale, baroque délirant, symbolisme ne joue que les utilités et nous choque d’autant plus.
ésotérique –, c’est à la fois un très vivant documentaire On voit bien le loup pris au piège, mais on ne sait trop
et une comédie alerte et riche d’inventions. Un premier – ou plutôt on ne sait que trop – pourquoi on ne nous
pas prometteur et où l’on sent déjà que l’élève surclasse le montre y laissant sa patte en se dégageant. On voit
son répétiteur. l’homme luttant avec une seule bête, mais dès que les
autres fauves arrivent à la rescousse, la caméra, aussitôt,
de battre la campagne.
HOMMES ET LOUPS Ce devrait être pourtant l’enfance de l’art du cinéaste
Giuseppe De Santis, 1956 que de savoir camoufler ses raccords. En fait d’art, De
Santis aime à se plonger jusqu’au cou dans un genre heu-
« UN VAGABOND À CHANSONNETTES » reusement en train de disparaître, et que je ne qualifie
Arts n° 613, 3 avril 1957 autrement que de faux. C’est tout juste si ce magnifique
paysage des Abruzzes n’acquiert pas l’irréalité d’un décor
Les premiers films de Giuseppe De Santis, la Chasse d’opérette. Aucun geste des acteurs, aucun cadrage,
tragique ou Riz amer, n’ont pas resisté à l’épreuve du aucun mouvement d’appareil qui soit, un instant, dicté
temps. Ce disciple de Visconti ne monte pas à la cheville par les besoins de l’expression. Que Montand saisisse la
de son maître, et n’a conservé de lui que ses défauts, les- cheville de la jeune fermière, lui prenne le cou dans une
quels s’ajoutent à d’autres défauts plus graves, parce que fourche à foin, ou sculpte des poires dans la neige (tels
coulant de sources démodées entre toutes, Carné et le sont les seuls effets un peu brillants), nous n’avons jamais
cinéma russe de l’entre-deux-guerres. que des trouvailles décoratives, statiques, picturales ou
La présente coproduction en CinémaScope ne brille littéraires, des trouvailles d’esthète.
même pas par ce déluge de mauvais goût et cette C’est une chose, ma foi, fort curieuse, de voir comment
emphase qui purent, un temps, faire illusion. Le point de les cinéastes les plus « engagés », les plus intransigeants

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dans leur foi révolutionnaire se trouvent être les plus Un film, lui aussi, a l’âge de ses artères. Celui-ci, qui
vulnérables aux pièges d’une esthétique formaliste et accuse trois ans sur sa fiche d’état civil, en porte vingt
périmée. Il s’est créé, au cours de l’histoire du cinéma, au moins dans la salle de projection. C’eût été trente,
un certain nombre de poncifs d’« avant-garde », dont ce nous n’aurions pas à nous plaindre, puisque l’action est
film fournirait un assez bon catalogue. Quant à l’anec- censée se dérouler en 1925, au moment de la naissance du
dote même, elle est on ne peut mieux dans la note d’un fascisme. Mais c’est bien à l’esthétique de Carné qu’il se
anarchisme d’Épinal qui, par-delà Charlot – le Charlot réfère, ossifiée, sclérosée, fossilisée, mise en fiches avec
pontifiant –, nous mènerait tout droit à je ne sais quel une application qui n’a d’égale que la plus totale absence
Jean Richepin. Sachez que des deux louvetiers, l’un d’invention.
(Pedro Armendáriz) est un brave bougre, jouant de mal- Comment put-il faire illusion à un déjà lointain
chance ; l’autre (Yves Montand), ce vagabond des chan- Festival de Cannes ? Voilà qui ne laisse pas de sur-
sonnettes dont la seule différence avec le gandin 1900 prendre. Si une certaine école italienne a mérité l’éti-
est qu’il porte la fleur au coin des lèvres, au lieu de l’avoir quette de néo-réalisme, c’est qu’elle apportait dans la
à la boutonnière. Le fait est que l’interprète de « Mon conception traditionnelle – disons « à la française » –
pot’ le gitan » ou de « La Goualante du pauvre Jean », est du réalisme un certain nombre d’éléments nouveaux :
fort à l’aise dans un rôle qui semble lui avoir été bâti sur tournage dans la rue, choix d’interprètes non profes-
mesure, et ne passe pas pour le moins italien de ces mon- sionnels, méfiance à l’égard de la plastique, ou préten-
tagnards « post-synchronisés » avec le plus pur accent due telle, amour de l’improvisation, etc. De tout cela, ici,
de Belleville. nulle trace, pas la moindre molécule de cet air de liberté
Chaque nation, chaque auteur, chaque acteur a les qui allège jusqu’aux plus lourdes des productions tran-
mythes qu’il mérite. Aucun n’est condamnable, a priori. salpines. Rien qu’un amas des plus mornes et pesants
Mais il faut bien convenir qu’entre tous celui du chemi- clichés.
neau remporte le prix de l’usure. Trop tard, même pour Il est possible qu’il y eût parti à tirer de ce roman
« démystifier » ledit personnage : voyez Sullivan’s Travels, de Vasco Pratolini qui intéressa un moment Luchino
voyez Picnic. Visconti. Mais Carlo Lizzani – dont c’est le troisième
film et même le quatrième si l’on compte l’épisode cen-
suré d’Amore in città – se montre disciple par trop sec et
LA CHRONIQUE DES PAUVRES AMANTS timide de l’auteur d’Ossessione.
Carlo Lizzani, 1954 De l’exemple de son maître il n’a retenu que les tics
qui ne sont permis qu’aux seules âmes fortes  : sous
« PALÉO-RÉALISME » sa main molle ils se muent immédiatement en la pire
Arts n° 650, 25 décembre 1957 espèce de poncifs. Quelque déplaisante même que soit

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la boursouflure d’un De Santis, elle révèle au moins la plutôt du menu : intrigue qui commence en journal et finit
présence d’un tempérament. Ici, rien qu’une fadeur inin- en drame un peu trop bien corseté, scène d’amour sous
terrompue, un sentiment qui n’ose pas dire son nom, une le porche, scène d’amour au dancing, scène d’amour dans
psychologie timorée propre à nous faire cent fois préférer l’arrière-boutique (car si l’Américain moyen est bureau-
– puisque Lizzani est communiste – l’aveu d’une fruste crate, l’Italie en reste au petit commerce). Ajoutez-y la
partialité. Même le plastron standard de certaines pro- traditionnelle balade en moto, le bout de plage rituel, la
ductions de l’Est est préférable au prêt-à-porter de ce voie ferrée obligatoire, le bambino de rigueur, l’attendu
fort en thème. scandale en pleine rue, avec les têtes qui sortent aux
J’ose espérer que mes confrères tireront profit de fenêtres, le beau fainéant sympathique, immuable comme
cette sortie différée pour réviser une indulgence due, je une institution, et vous comprendrez qu’entre la perspec-
suppose, à la trompeuse optique des festivals. tive morne des Champs-Élysées, contemplés de quelque
terrasse déserte, et le spectacle du Marbeuf, votre cœur
de Parisien attardé puisse balancer le temps de rater la
LES AMOUREUX séance.
Mauro Bolognini, 1955 Mauro Bolognini est un débutant. Nombreux furent
les débutants cette année-ci, et nombreuses les décep-
Arts n° 578, 25 juillet 1956 tions. Soyons juste : ses premiers pas sont honorables.
Transposons l’anecdote en France et nous n’aurions plus
Le néo-réalisme existe, puisqu’il a créé des poncifs. qu’à fermer les yeux. Ce décor n’a plus l’attrait du neuf, le
Ceux-ci, tolérables dans le thriller américain ou le wes- charme de la ragazza romaine, se nommât-elle Antonella
tern, nous agacent dans un genre qui se veut, par défini- Lualdi, n’a plus rien pour nous de croustillant, mais, enfin,
tion même, pur de convention. Et puis, à vouloir entrer cela se laisse voir.
dans l’âme des « petites gens » qui lisent la presse du Le néo-réalisme, non plus, n’est pas en cause. Sa mort
cœur, on risque de ne pas se hausser beaucoup plus haut trop tôt annoncée, comme le fut celle du film noir, fut
que la littérature qu’ils imitent. Il est facile d’éreinter démentie par Fellini, et le sera encore, j’espère, d’ici
ce film : il ne peint rien que de vrai, mais cette véri- peu. Je constate simplement que les « grands » Ita-
té-là, on nous l’a déjà servie sous mille autres formes. liens, Rossellini, Visconti, Castellani aiment à s’évader
Tout a été dit sur une certaine Italie des faubourgs, du climat populiste où ils prirent leur essor, et où cer-
et M. Bolognini vient trop tard. Les thèmes et la fac- tains encore voudraient les circonscrire. Le message de
ture de Sous le soleil de Rome, de Dimanche d’août, des Païsa, c’est dans l’extraordinaire atmosphère visuelle et
Vitelloni surtout se marient avec trop d’application dans sonore de la rue munichoise de La Peur que nous le cap-
Les Amoureux pour contenter notre palais blasé. Jugez tons aujourd’hui. Plus qu’une matière nouvelle c’est un

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art inconnu de la mise en scène que l’Italie nous a ensei- quelque repentir. Ce caractère « 1920 », volontairement
gné. Ces leçons, l’exemple de Rossellini nous le montre, souligné par la réplique d’un personnage, apparaît à la
n’ont pas achevé de porter tous leurs fruits. Essayons fois dans le dépouillement et la clarté de la photographie,
d’en retenir l’esprit plutôt que la lettre. Tout le reste n’est la recherche d’un style d’acteur, la croyance au pouvoir
que du folklore, destiné à durer l’espace d’une mode. expressif du plan, et pour tout dire à la toute-puissance
de la mise en scène. On pourrait tout aussi bien évoquer
Bresson, qu’Antonioni admire, et Hitchcock, qu’il igno-
CHRONIQUE D’UN AMOUR rait pourtant en tournant en ten-minutes-take l’une de
Michelangelo Antonioni, 1950 ses séquences, celle du pont. Si chez Rossellini le cinéma
semble se détruire lui-même par abus de son pouvoir, nul
L’ Âge du cinéma n° 3, juin-juillet 1951 auteur ne nous avait donné de son art une vision plus
rassurante et l’élégance de la démonstration risque un
Reconnaissons en Chronique d’un amour un souci plus peu de nous faire oublier l’intérêt propre de cette histoire
critique que constructif, et la guerre qu’il mène aux si habilement, si obscurément contée. Aussi de crainte
poncifs n’est point exemple d’un méticuleux parti pris. d’accorder trop aux qualités d’un élève même excellent,
Ce film est au pseudo-réalisme italien ce que Flaubert, je rappellerai que le « document », par la bande, recouvre
par exemple, se flattait d’être au Balzac de la légende. quelques-uns de ses droits, et retiendrai pour conclure la
Aimons-le donc premièrement comme il se propose, c’est- vision d’une Italie moderne empruntant à ses voisines du
à-dire comme un manifeste salutaire, même s’il ne com- Nord leurs manières froides, leur langage économe, leur
bat qu’un mythe. Dans ce tournoi Rossellini ni De Sica musique, le jeu de leurs mœurs, et jusqu’à la photographie
n’ont rien à perdre, et les jeunes cinéastes italiens tout à de leurs ciels pluvieux.
gagner. Michelangelo Antonioni dont c’est le premier long
métrage fait avec une assez étonnante maîtrise la preuve
de sa sensibilité et de sa culture. Qu’importe que Lucia NUITS BLANCHES
Bosè, l’interprète principale, nous fasse songer à Louise Luchino Visconti, 1957
Brooks, puisque Jacques Fath, son habilleur, emprunte à
Poiret les grâces d’une ligne comme faite pour elle. Notre « SINCÉRITÉ DANS L’ARTIFICE »
époque inauthentique en sa mode comme en son art a sa Arts n° 670, 4 mai 1958
vérité dans la justesse du regard qu’elle porte sur son
proche passé. Il y a des scories à déblayer et des jus- Luchino Visconti est un homme de théâtre. Un de ceux
tices à rendre, le cinéma s’est trop fougueusement tourné qui a le plus brillamment collaboré au règlement – défi-
vers l’avenir pour être frustré, à l’occasion, du droit à nitif ou momentané – de la fameuse querelle de notre âge

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scolaire entre l’art de la scène et celui de l’écran. Penser Ce film me séduit et m’irrite – il est tout à fait impos-
en termes de théâtre, avant de l’enregistrer par la caméra, sible d’en parler objectivement –, pour une raison qui est,
l’œuvre du plus pur de tous les romanciers, non seulement je crois, celle-ci : de même que Gautier croyait à l’art
ne peut légitimement choquer, mais apparaît, en l’occur- pour l’art, Visconti croit à la mise en scène pour la mise
rence, comme la seule solution possible. Il convenait de en scène, mais cette croyance implique une certaine
se garder à la fois du piège de la reconstitution histo- croyance en l’homme, en un homme « de mise en scène »,
rique ou géographique et de celui du réalisme. Visconti un peu comme la technique, chère aux romanciers amé-
se montre donc on ne peut plus fidèle à Dostoïevski en ricains, du « comportement » postule l’existence d’un
réduisant à l’échelle des étroits canaux de Livourne les homme du comportement. C’est ce qui fait la force et la
vastes perspectives de la Neva, en substituant aux nuits faiblesse de notre cinéaste. Dans son monde amoral et
blanches de l’été russe, les nuits bitumeuses de l’hiver rigoureux sont privilégiées les actions qui se prêtent le
italien, en enfermant la narration du romancier dans le mieux à une mise en scène et – peut-on ajouter – dans
prisme rigoureux de la déformation scénique. Notons la mesure même où elles s’y prêtent. Les signes exté-
qu’en cela il ne fait que suivre l’exemple d’un autre Russe, rieurs de l’émotion seront ainsi mis systématiquement en
Constantin Stanislavski, l’un des grands noms du théâtre vedette à tel point que les personnages n’auront de plus
moderne et dont les adaptations de Dostoïevski firent clair souci que s’y livrer avec le maximum d’impudeur. Il
naguère les beaux jours du Théâtre d’art de Moscou. est certain que Visconti affiche une prédilection, ici non
Donc, du moment qu’il fallait quitter le mot à mot pour moins que dans Senso, pour les êtres lâches, sensibles
un système d’équivalences – c’est à dessein que j’emploie aux influences extérieures, dont la passion prend la forme
ce terme stanislavskien –, on ne peut imaginer traduction d’un entraînement incontrôlé, mais il se trouve en même
plus heureuse, plus riche en trouvailles de mille sortes. temps que des héros plus maîtres de leurs nerfs, ou si
Dans mon compte rendu de Venise, en septembre der- l’on veut plus libres, ne sauraient fournir d’aussi riches
nier 11, j’avais comparé ce film à une série de variations ferments à son inspiration.
sur un thème proposé. Une seconde vision – de la version Bref, si la double épaisseur des êtres dostoïevskiens
française cette fois-ci – continue à me suggérer la même prend ici le plus souvent figure de la pure et simple dupli-
image, bien que je ne manque pas d’être un tout petit cité, si la comédie qui se joue ici est loin de se placer
peu plus sensible présentement à la gratuité de toutes au même niveau – disons métaphysique – que celle qui
ces idées. Et pourtant une entreprise comme celle de intéressa le romancier, ce n’est pas tant que Visconti soit
Visconti ne peut se justifier que par la qualité, voire la incapable de nous faire remonter des apparences à l’âme,
quantité des idées qu’elle contient. mais que, pour sa part, à l’âme il n’y croit guère.
Il faut donc accepter ou refuser Visconti, son art et
11  Cf. Arts n° 635, 11 septembre 1957 [NDE].
son univers et l’on devine que je ne l’accepte qu’à demi.

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Mais ma critique ne peut s’exercer qu’à l’endroit du pos-


tulat de base, le reste découlant avec une implacable
logique. Par exemple, le choix de Maria Schell, qui cabo-
tine à l’envi, est-il heureux, ne l’est-il pas ? Ce choix, qui
a le droit de heurter nombre de spectateurs, les mènera
toutefois fort loin, jusqu’aux landes amères d’une miso-
gynie, aussi chère au metteur en scène de Bellissima que
le goût pour la femme-enfant était naturel à l’auteur des
Karamazov. Tel est le biais par lequel, dans ce film truffé
d’artifices, fait irruption la sincérité.
Maintenant, si vous préférez que d’autres cœurs vous
soient ouverts – et, partant, révélée une tout autre forme
de cinéma –, il n’est que l’embarras du choix. Allez, par
exemple, revoir Bonjour tristesse.

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TRAVERSÉE DE PARIS

TRA- Avec un mordant qui n’a rien à envier à celui de


Truffaut, Rohmer dénonce l’académisme qui marque
la production française d’après-guerre. Adaptations-
trahisons de monuments de la littérature (Notre-Dame
de Paris, Les Misérables), éternels retours à 1900 et
à ses clichés nostalgiques (Mitsou), noirceur systéma-
tique du regard sur le contemporain (depuis Claude
Autant-Lara jusqu’à Léo Joannon)… Rien, ou presque,
ne trouve grâce à ses yeux dans ce paysage déprimé.

VERSÉE
La grâce est bien ce qui manque le plus, fût-ce à de
grands artisans comme René Clément. A contrario,
le film-phare de la nouvelle génération pourrait bien
être Un condamné à mort s’est échappé, qui prête à une
vision spirituelle une incarnation cinématographique
absolue. Rohmer ne se borne pas, en effet, à rechercher
un au-delà du pessimisme où se sont enfoncés ses
aînés. C’est le cinéma en tant qu’écriture, c’est singu-
lièrement celui de la Nouvelle Vague (dont il signale
les premiers essais), qui sont chargés de nous rendre

DE
le goût du présent.

N.  H.

PARIS
Sebastian Santillan
TRAVERSÉE DE PARIS

CELA S’APPELLE L’AURORE dans sa tentative de soustraire à la police un brave jar-


Luis Buñuel, 1956 dinier (Giani Esposito) qui vient d’assassiner son riche
patron (on l’avait congédié et sa femme, malade, mou-
Arts n° 568, 16 mai 1956 rut au cours du déménagement). L’homme traqué se sui-
cide. L’affaire est close. Le commissaire, prenant congé
Buñuel est un plaisantin. Cela soit dit à sa décharge. Ce de Marchal, lui tend une main que celui-ci refuse. Est-ce
surréaliste attardé n’a que faire, je suppose, du sérieux bête, bêtement méchant ! M. Prudhomme n’eût pas fait
bourgeois. Ses malices de potache, lourdes d’intention, mieux : « Serrer la main d’un flic, vous n’y pensez pas ! »
se nuancent de mille trouvailles qui ne sont pas sans Et il faut voir comment le jeu de scène est lourdement
grâce. Il est à l’aise dans les « à-côtés », les libertés qu’il appuyé. Que notre médecin joue les Ravachol en herbe,
prend avec l’histoire, inventions qui sentent leur littéra- quitte sa femme (Nelly Borgeaud) pour la froide Lucia
ture, mais inventions tout de même. Témoins, ce peigne Bosè (on ne sait trop pourquoi, mais, à coup sûr, fort
ou cette tortue qui viennent malignement se glisser sous ignoblement), qu’il s’en prenne à « tous les tabous de la
le dos des amoureux, au fort de l’étreinte. Ça ne va pas société actuelle » (le mot est de Roblès), soit, mais qu’il
très loin, ça ne « démolit » rien, ce n’est pas de la grande, ne se drape pas dans une toge de vertu, à moins de vou-
de la bonne mise en scène, mais, franchement, je n’ai rien loir substituer, à l’imagerie sulpicienne, un Épinal cent
là contre. Le policier lit du Claudel et suspend à son mur fois plus criard ! Ça, l’anarchie ! Buñuel, anticonformiste ?
le Christ de Dalí ? Rions encore, si Buñuel y tient. Laissez-nous rire. Le dieu du surréalisme est Sade, que
Veut-il se prendre au sérieux (et l’histoire qu’il conte, je sache, et non Béranger. Du mythe de L’Amour fou, de
on ne peut mieux, nous y engage) ? Ce coup-là, je me Breton, il ne reste que ce qui pouvait passer dans les
rebiffe. Passons sur sa philosophie primaire (la sienne feuilletons pour midinettes, l’agressivité des années vingt
et celle de ses collaborateurs, Roblès et Ferry, mais la est devenue suffisance de collégien en vadrouille. C’est
sienne surtout, si j’en réfère à son œuvre précédente) : à vous rendre bigot, flic, fasciste en moins de deux. Que
il est bien entendu que tous les riches sont des salauds, de poncifs ! Que de coups de boutoir contre des portes
tous les pauvres de braves gens, que la justice a tou- mille fois défoncées ! Le « clou », c’est peut-être ce beau-
jours tort et que l’amour excuse tout. Ce n’est pas seu- père faisant la loi chez son gendre et cette jeune mariée
lement la naïveté de ce parti pris qui m’irrite, mais plus retournant « chez maman ». Est-ce une idée des scéna-
encore la fermeture d’esprit qu’il implique. « Les honnêtes ristes ? Buñuel, lui encore, a des excuses : en Espagne, au
gens, disait Balzac, manquent de tact. » J’ajouterai que Mexique, on en est peut-être à ces mœurs-là. À quand les
nul n’est moins généreux que le « jobard ». Jugez-en au duègnes ? Ô France, ô XXe siècle !...
moins par ce passage, extrait de la fin du film. Le méde- La mise en scène a du bon comme du détestable. Le
cin, héros de l’histoire (Georges Marchal), a échoué bon, c’est la fantaisie, à défaut de véritable humour, un

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sens des beaux paysages, des cadrages soignés et sans trait, il choit dans la froide allégorie, ne démolit que des
trop de recherche, un goût du bric-à-brac, du pittoresque, mannequins, non les êtres ou les idées qu’ils sont censés
des êtres et des choses « miniatures ». Notre entomolo- figurer. C’est le cinéaste le plus sec, mais aussi, à l’oc-
giste s’intéresse, cette fois-ci, aux chats, et ils jouent casion, le plus sensuel. Ses personnages flottent le plus
fort bien. Le détestable, c’est, ici tout au moins, le jeu des souvent sans consistance, prononcent leur texte comme
acteurs, guindés comme il n’est pas possible : de vrais un enfant récite une fable de La Fontaine, puis, soudain,
pantins à ficelle. Certes, il n’en coûte guère à Georges parmi ces ombres falotes, un objet, un détail des corps
Marchal de se donner l’apparence d’une silhouette de ou des visages prennent un poids qui, un instant, nous
carton. Mais Lucia Bosè ? Chronique d’un amour ou même retient. Ses pires trouvailles sont littéraires, ses meil-
la Mort d’un cycliste nous avaient laissé d’elle une meil- leures d’ordre plastique, cinématographiques rarement
leure idée. pour qui persiste à croire que cinéma signifie « mouve-
Beaucoup trop de méchantes choses dans ce film et ment ». Cette immobilité-là n’est même pas celle qui naît
qui nous font oublier les espoirs qu’avaient éveillés El d’une tension, fait espérer quelque explosion prochaine.
et Archibald de la Cruz, plus adroitement et fermement Buñuel ne nous réserve-t-il que quelques beaux frontis-
menés. Buñuel, je le souhaite, n’a pas dit son dernier mot : pices épars dans une prose utilitaire ? Soyons justes :
au jour présent, il tient dans l’histoire du cinéma une certaines trouvailles sont d’un éclat si vif qu’elles par-
petite place, en tant que collaborateur de Dalí dans le viennent à colorer l’ensemble, comme c’est le cas ici.
Chien andalou et L’Âge d’or, et quasi unique représentant Le film pourtant commence assez mal. C’est un wes-
du cinéma mexicain. Une bien petite place. tern mené sans cet entrain, cet art du raccourci propres
aux maîtres américains. Les militaires sont on ne peut
plus conventionnels, ce vieillard amoureux (Charles
LA MORT EN CE JARDIN Vanel), cette fille vénale (Simone Signoret) sortent du
Luis Buñuel, 1956 feuilleton style 1930. Raymond Queneau (quelle est sa
part au juste ?) et Gabriel Arout, les dialoguistes, imitent
Arts n° 586, 26 septembre 1956 et font regretter Prévert. Mais la jeune sourde-muette
est charmante (Michèle Girardon), l’aventurier Chark
Je n’ai pas été tendre naguère pour Luis Buñuel. Cela (Georges Marchal), bien qu’un peu boy-scout (l’athéisme
s’appelle l’aurore nous l’avait montré sous son plus a les siens), et le père jésuite excellemment campé par
mauvais jour. Les fumées d’un anarchisme attardé s’y Michel Piccoli ne manquent pas d’étoffe. Leur caractère,
laissaient à peine border d’une mince frange de poésie s’il est entier, n’a rien, pour autant, de trop schématique.
visible aux seuls idolâtres. L’auteur du Chien andalou Dans la lutte qu’ils vont mener, on a l’impression que
s’époumone en vain dans la satire. N’ayant pas le sens du toutes les cartes ne sont pas données d’avance. Chacun

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a de la ressource et triche quand il le faut. La lutte se fait punir et qui Il veut épargner », dit le jésuite. Les faits se
plus nerveuse. Peu à peu l’intérêt croît. chargeront de lui donner démenti. Mais les faits ont leur
Et c’est la fuite de cette troupe composite, d’abord ambiguïté. Ces lianes emmêlées nous gardent des solu-
sur l’eau d’un rio aux beaux ombrages, puis dans l’inex- tions simples : à l’espérance chrétienne on n’essaie pas
tricable verdure de la forêt vierge dotée par l’Eastman- de substituer un optimisme cent fois plus niais. Quand
color de ses justes nuances. Cette végétation pressée, Chark dépose la muette sur le bord du canot, lui fait
folle, étouffante inspire Buñuel, elle lui offre cette résis- signe de rester sage et s’en retourne tuer son père, nous
tance dont sa direction d’acteurs, trop floue, a besoin. sommes effleurés du souffle de cette tragédie que Buñuel,
Surgissent à une cadence accélérée une série de plans empressé de prouver, manquait chaque fois au passage.
magnifiques, celui où Michèle Girardon prend aux lianes Au plaisir trop facile de prendre le contre-pied de l’auteur,
ses longs cheveux, où des fourmis dévorent un boa fait place celui, plus noble, d’être touché et d’admirer.
écorché, où, sans nous avertir, l’image sonore et animée
des Champs-Élysées se superpose à la vue d’une carte
postale : idées naïves, mais bellement rendues. Marchal UN PETIT CARROUSEL DE FÊTE
met en valeur ses qualités d’athlète et joue, de loin, son Zoltán Fábri, 1956
meilleur rôle. Les autres font bonne figure, ou plus exacte-
GRAND-RUE
ment mauvaise en un tel pétrin, avec cette conviction qui
Juan Antonio Bardem, 1956
manquait à Bogart et Hepburn dans l’African Queen. La
faim, la fatigue, le désespoir burinent comme il convient PARIS, PALACE HÔTEL
les visages, tassent les corps, mettent à nu les fibres. Ce Henri Verneuil, 1956
n’est pas Lifeboat : Buñuel ressemble à Hitchcock comme
LE PAYS D’OÙ JE VIENS
le pôle Nord au pôle Sud, mais tous deux ont, à des fins Marcel Carné, 1956
différentes, un égal amour de l’insolite, une façon de
s’égarer hors de leur histoire pour ciseler un détail net LA TRAVERSÉE DE PARIS
dont notre mémoire gardera la trace indélébile. Puis c’est Claude Autant-Lara, 1956
la découverte d’une carcasse d’avion grouillante encore
de victuailles, de bagages, de robes, de bijoux, et alors, le « TRAVERSÉE DE PARIS »
délire baroque de notre Espagnol se donne libre cours. La Parisienne n° 39, décembre 1956
C’est du meilleur Buñuel : sur cette scène surréaliste, le
dernier acte sanglant a grande allure. Si les festivals pratiquent la politique des petites puis-
La thèse, puisque thèse il y a, est qu’il serait vain sances, Paris n’a d’oreilles que pour la raison du plus
de compter sur le ciel. « Dieu seul aura choisi qui Il veut fort : la richesse, la rigueur, le fini nous fascinent plus

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qu’une originalité qui doit tout au cadre, rien au style. la satire s’étiole. On donne dans les clichés du Second
Un petit carrousel de fête, le film hongrois qui fut Empire : on crache sur tout ce qui pourrissait bien avant
applaudi à Cannes, eût bien fait présager de l’avenir du l’autre guerre. On joue au Voltaire en République, on
parlant dans les années 30. Zoltán Fábri a lu les com- veut à tout prix nous rappeler qu’on a fait ses classes
mentaires d’Eisenstein et de Poudovkine sur le montage. chez les jésuites. Autant-Lara et le tandem Aurenche-
Il adapte les théories des cinéastes russes à l’expression Bost s’étaient posés en hardis champions de cette cause
du sentiment le plus aisément communicable, le vertige. d’arrière-garde. Les œuvres adaptées par eux, passées à
Et l’historiette, vraiment d’un autre âge, fait songer à l’ar- la lessive anticonformiste, anticléricale, antimilitariste,
gument de Picnic, comparaison écrasante. anti tout ce que l’on voudra, mettaient, par leur infé-
L’unique mérite de Grand-rue qui reçut à Venise le prix riorité flagrante sur le modèle, les amoureux du cinéma
de la critique est de nous démontrer qu’on ne s’impro- dans la position la plus gênante. Radiguet ainsi tripoté
vise pas cinéaste. Le cancre Bardem copie sur son voisin se muait en Barbusse, Colette en Victor Margueritte,
Fellini en remplaçant un terme par un synonyme. Les Stendhal en Béranger. Nous pensions que nos compères
meneurs de la farce affligeante qu’il nous conte sont si avaient des idées et guerroyaient pour elles au détriment
peu malins que nous ne pouvons, une seconde, accorder à de l’art et de notre plaisir. Ils ne possédaient que de la
Betsy Blair, spécialiste des rôles de laide, la pitié qu’elle hargne. Qu’ils s’emparent d’un auteur dit de droite, ils
sollicite. chargent tout à rebours, avec la même furia. Seulement,
La France cette année-ci a battu tous les records de cette fois-ci, ils sont dans le ton de l’œuvre.
production. Beaucoup de déchet, d’incompétence ou de Non, je ne les loue pas d’avoir changé de couleur, mais
paresse, mais quelques-uns commencent à se donner du trouvé un sujet qui s’accommodât du fiel et de la gri-
mal, secouent leurs acteurs, longtemps ankylosés par mace. La Traversée de Paris, nouvelle de Marcel Aymé,
la routine du boulevard. Dans Paris, Palace Hôtel, Henri ne ressort pas défigurée de leurs mains. Qu’ils se soient
Verneuil, aidé du rusé Spaak, ne sort pas des poncifs du contentés de suivre la lettre, ou aient ajouté des pièces
feuilleton : en revanche, il mène le jeu « à l’américaine », rapportées, aux coutures invisibles, le travail est hon-
et offre à Charles Boyer une de ses plus séduisantes com- nête, ingénieux, bravo ! On connaît l’argument. Un peintre,
positions. Marcel Carné, qui n’en est pas à sa première comme la race en meurt, met en boîte un pauvre type qui,
erreur, a eu le tort de spéculer sur Gilbert Bécaud et les trompé par son pull et sa veste élimée, l’a engagé comme
couvercles de bonbonnières. Le Pays d’où je viens, conte acolyte de marché noir. Grandgil s’amuse à brouiller les
pour vieillards, n’aura même pas les suffrages des admi- cartes et démontre à Martin que, à tant que faire l’escroc,
ratrices du chanteur de charme. mieux vaut l’être jusqu’au bout et rouler ceux qui vous
Nous payons la rançon de notre passé. Les Français roulent. Le commissionnaire, insensible à cette logique,
ont su trop finement rire d’eux-mêmes et le genre de s’indigne et s’irrite. Dans la nouvelle, exaspéré, il tuait

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le peintre et on l’arrêtait. La fin du film est non moins que de la guimauve qui, noire plutôt que rose, n’en était
cruelle : tous deux sont pris dans une rafle : le lampiste pas moins insipide. Il ne haïssait rien tant que la litté-
est déporté, tandis que l’artiste, reconnu par un officier rature édifiante, mais, une fois à l’œuvre, se contentait
allemand, doit son salut à son renom. de changer les étiquettes : pourvu qu’on ne couchât pas
Ce dénouement est-il meilleur que l’autre ? Au cinéma, avec sa femme, il était permis d’égrener des fadaises. À
oui, car l’anecdote y prend, bon gré, mal gré, l’allure d’une ce compte, le cynisme correspond à un âge mental déjà
fable. Dès le début, les deux personnages se sont lancé plus avancé. On tire sur le lampiste, ce saint de l’heure,
un défi : il importe de savoir qui sera gagnant ou perdant, mais le peintre ne sort pas, non plus, les mains nettes. La
et l’événement est le meilleur juge. Les caractères sont vérité se glisse dans les deux camps. D’un côté comme de
si bien en place qu’on ne s’irrite pas de la convention l’autre, on a de la réplique. C’est du bon dialogue.
extrême, mais ici légitime, de la mise en scène. Je sais :
le cinéma sait avoir des visées plus ambitieuses ; toute-
fois, comme la comédie américaine le montre, il est sou- LE JOUEUR
vent bien inspiré de ne chercher à être qu’un théâtre de Claude Autant-Lara, 1958
conception plus libre, auquel la présence plus concrète
du décor, les visages des acteurs, grossis à la loupe, « PUR NAVET »
apportent une non négligeable contribution. Ce décou- Arts n° 699, 3 décembre 1958
page en saynètes, aux effets trop méticuleusement mar-
qués sur le script, qui sabotait Blé en herbe et Diable au Il y a mille raisons pour quoi ce film est détestable. La
corps, est ici dans la note. Est bon metteur en scène qui première est non tant qu’il trahit Dostoïevski, mais le
choisit bien ses acteurs, et le choix, ici, paraît irrépro- dénature froidement, bêtement, pour le plus grand ennui
chable. Gabin qui n’a jamais autant ressemblé à Prévert du spectateur. Je viens de relire le livre : c’est un fait
a tout du Montmartrois de l’entre-deux-guerres. Bourvil, qu’il n’est pas une scène du film qui ne trouve son origine
aux intonations étonnantes, me semble moins conven- dans quelque passage du roman. Jean Aurenche, plus ou
tionnel que le Martin de la nouvelle, moustachu et flan- moins flanqué de son compère Pierre Bost, se livre à son
qué d’un chapeau Eden. habituelle recherche des « équivalences » qui prend ici
Cette bouffonnerie n’a rien d’héroïque. On peut trouver l’aspect d’une pure et simple interversion des facteurs.
cela mesquin, surtout dans la peinture des comparses, Ce jeu peut être amusant pour qui s’y livre, surtout
gens de café ou de rencontre. La méchanceté n’est pas quand on n’a point d’idées à fournir de son cru. Mais,
forcément vertu cardinale, surtout au cinéma qui, mieux enfin, le public qui n’a point pris part aux réjouissances,
que la littérature, s’accommode des bons sentiments. s’interroge sur sa raison d’être. Pourquoi, diable, ces
Jusqu’ici le trio Lara-Aurenche-Bost n’avait su nous offrir chambardements ? Pour « faire » cinéma ? Mais, à coup

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sûr, un cinéma qui date de vingt ans, sinon de trente. Peut-on même parler de trahison ? Il n’y a plus de
C’est à croire que ni Autant-Lara, ni Aurenche, ni Bost, ni drame du tout. Exactement, il n’y a rien.
leur émule François Boyer n’ont vu aucun des films sortis Mais chercher querelle sur le fond, c’est faire au film
depuis la guerre. trop d’honneur. Interrogé, il y a trois ans, sur le cinéma
Dans les trois quarts, peut-être les quatre-vingt-dix américain, Autant-Lara répondait : « Avant 1939, il exer-
pour cent de ceux-ci, l’anecdote nous est contée, en tous çait une influence bénéfique. Depuis, on s’en passe. » 1
points, de la même manière que Dostoïevski la conte : on Certes, nous nous passerions fort bien des Frères
ne cherche nullement à bloquer en une seule scène ce qui Karamazov que nous donna récemment Richard Brooks,
prend plus de force étalé sur plusieurs jours ; on n’essaie mais c’est un chef-d’œuvre, avouons-le, à côté de ce
point d’exprimer par une pantomime grotesque ce qui Joueur, où le goût de la mascarade et du faux pittoresque
peut être dit fort bien par des mots : on sait ce qu’est bat de cent coudées celui qu’on déploie à Hollywood.
une ellipse, une transition. Bref, donner à un film l’allure La Traversée de Paris ou En cas de malheur pouvaient
libre et sinueuse du roman est l’enfance de l’art. Passe donner le change. Ici, le sordide n’est plus dans le sujet,
encore si ce traitement insensé eût eu lieu au profit de la mais d’un seul côté, celui de l’artiste, en admettant que
clarté. Mais, ainsi présentée, l’histoire est mille fois plus l’on puisse parler d’art encore.
obscure, puisque les actions des personnages n’ont plus Il est possible que M. Autant-Lara ait pris au tour-
ni motifs ni mobiles. Je sais ce que MM. Aurenche, Bost, nage de son film plus de plaisir que ne laisse supposer
Autant-Lara répondront, avec leur morgue coutumière. l’ennui profond qu’il distille et la théâtrale convention
Si l’on en croit certaine récente déclaration, Le Joueur de sa mise en scène. Loin de nous la pensée de lui inter-
serait un roman bâclé. Il fut écrit en un mois : la belle dire de s’amuser comme il lui plaît. Comme dirait Alexeï
affaire quand on a du génie et quelque chose à dire ! On y Ivanovitch : « Le jeu vaut bien le commerce. » Et, cette
relève des négligences ? Une à ma connaissance : que cer- fois, rien d’étonnant : c’est bien du commerce.
tains florins du début se transforment en francs dans les
dernières pages. Est-ce une raison pour condamner une
œuvre qui n’est mineure que par son nombre de pages, un CRIME ET CHÂTIMENT
chef-d’œuvre de pathétique, de verve, d’humour, de grâce, Georges Lampin, 1956
de comique ? J’insiste sur ce mot de comique. À la séance
à laquelle j’assistais, un public pourtant fort indulgent « NI LA LETTRE NI L’ESPRIT »
pour le cabotinage des Philipe, Blier ou Rosay, n’a daigné Arts n° 597, 12 décembre 1956
vraiment rire qu’à un seul moment, le seul à peu près
fidèle au roman, celui des débuts de la babouchka au jeu
de la roulette. 1  Cf. Cahiers du cinéma n° 54, Noël 1955 [NDE].

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Au cinéma, c’est connu, Dostoïevski a le mauvais œil. d’ivrognes chargés d’une femme phtisique et d’enfant
Rien de bon, jamais, ne fut tiré de son œuvre, surtout en bas âge, qu’on ne saurait, en cherchant bien, trouver
de Crime et Châtiment, y compris l’adaptation de Pierre d’exemple d’une jeune fille qui épouse un quinquagénaire
Chenal, la plus célèbre en France, et celle de Josef von sans charme ou d’une autre qui se prostitue pour nourrir
Sternberg, la meilleure. Des multiples raisons de ces sa famille. Tout est possible : il suffit de lire les quoti-
échecs, retenons-en au moins deux. La première est que diens. Mais ces situations-là, fortes, exemplaires, il y a
toute fidélité littérale à l’œuvre du plus grand roman- cent ans, ont saturé la littérature avec une prolixité qui
cier russe n’est guère possible que sur sa terre natale. n’a d’égale que leur croissante rareté.
Si l’U.R.S.S., comme elle semblait en prendre le chemin, Un tel soin eût pu, reconnaissons-le, entraîner très
met fin à l’ostracisme dont il est victime, peut-être alors loin nos adaptateurs : c’était leur seule chance de faire
verrons-nous un nouveau Donskoï lui rendre l’hommage reverdir la sève du roman, que l’on découvre sans trop
qui échut à Gorki. La seconde raison, c’est que le génie solliciter le texte, dans La Corde, par exemple. Ce qu’il
seul peut prendre avec le génie des libertés et le couvrir importait surtout de nous montrer, c’était un jeune
en même temps d’un respect inconnu aux médiocres. homme qui tue par principe et par nécessité et que ce
Le génie, bien entendu, n’est pas ce qui étouffe le même principe et cette même nécessité engagent dans un
metteur en scène, Georges Lampin, ni son scénariste bluff où s’écroulera son personnage. Sinon, pâle vedette
Charles Spaak, mais on pouvait espérer qu’en moder- de fait divers, il n’a plus rien de ce Raskolnikov dont
nisant le sujet, ils rendraient la comparaison, pour eux, Malraux, dans une étude sur Laclos, faisait le modèle du
moins écrasante : « Je m’efforce de respecter l’esprit de « personnage significatif » 2.
l’œuvre, déclarait récemment Lampin, et je crois faire Ce « bluff », nous le retrouvons, bien qu’affadi, dans le
preuve de plus de respect en transposant ce roman de film de Chenal : les scènes entre Pierre Blanchar et Harry
nos jours que je n’en ai montré en adaptant littéralement Baur (dans le rôle du policier tenu ici par Jean Gabin)
L’Idiot. » Bien sûr, ce qui fait la force et l’universalité de gardaient encore un peu de l’humour dostoïevskien dont,
Dostoïevski est que les caractères de ses personnages maintenant, on chercherait en vain la trace.
sont d’une vérité plus vaste que celle de leur nation et de On dit souvent que les romans de Dostoïevski sont
leur temps. Mais, alors, il convenait de changer, en même inadaptables à l’écran, parce que, réduits à leur simple
temps que les lieux et les dates, un certain nombre de trame, il ne reste qu’un mauvais mélodrame. Est-ce vrai ?
circonstances, de situations, marquées –  oh ! combien ! – Nous n’avons pas à juger, que je sache, un synopsis, mais
du sceau du dernier siècle. Si le duffle-coat remplace la un film qui dure près de deux heures et où le metteur en
redingote et le couteau à cran d’arrêt, la hache, pour- scène et le dialoguiste ont tout loisir, même s’ils doivent
quoi s’arrêter en chemin ? Je ne prétends point que les
prêteuses à gage n’existent plus, qu’on ne rencontre pas 2  Cf. Scènes choisies, Gallimard, 1946 [NDE].

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pratiquer des coupures, d’étoffer leur canevas. Est-ce ponts de Sous le ciel de Paris, ni les boîtes à musique
être fidèle à l’esprit que d’appauvrir, comme le fait Spaak, de Lumière d’été. Quant à l’interprétation, elle vaut ce
un des dialogues les plus pressés, les plus nerveux, les que vaut la mise en scène. La modernisation du sujet ôte
plus prolixes de toute la littérature romanesque, si toute raison d’être au choix du couple Hossein-Vlady, qui
proche de celui que nous goûtons dans les meilleurs films eussent peut-être fait des Russes plausibles. On a peine
de ces dernières années : plus apte encore à franchir à reconnaître en Jean Gabin et en Ulla Jacobsson les
la rampe que celui de Shakespeare auquel, l’expérience excellents acteurs de La Traversée de Paris et de Sourires
l’a montré, l’écran n’était pas du tout réfractaire. C’est d’une nuit d’été.
dans l’ambivalence (ou polyvalence) des répliques qu’il Si je me suis attardé sur ce film un peu plus longtemps
faut chercher la profondeur du romancier le plus profond, qu’il ne mérite, c’est pour éviter que le cinéma ne fît les
non dans des considérations psychologiques ou méta- frais de son échec aux yeux des amateurs de roman qui
physiques qu’il nous dispense avec plus de parcimonie se fourvoieraient dans la salle. Rassurons-nous, il y a
qu’un Tolstoï, par exemple. Être fidèle à Dostoïevski c’est eu assez de bons films ces temps-ci. Seul le talent de
conserver au moins un peu de son sens du comique, de M.  Lampin est en cause.
son ambiguïté, que le metteur en scène méconnaît encore
plus que le dialoguiste : avec un rare acharnement, on
s’embourbe dans les poncifs d’une technique « allusive », LES MISÉRABLES 
opposée s’il en est à la conception de l’auteur le plus Jean-Paul Le Chanois, 1958
apte, au contraire, à s’effacer derrière ses personnages.
On ne se contente pas de ralentir son rythme, d’insis- « QUATRE HEURES D’ENNUI »
ter lourdement sur ce qu’il indiquait avec la sécheresse Arts n° 662, 19 mars 1958
d’un chroniqueur : schématisant, standardisant gestes
ou regards, usant d’un grossier symbolisme, on prétend Soyons justes. Il reste encore un peu de Hugo dans
nous introduire tout de go dans le secret d’êtres dont la l’adaptation que nous présente Jean-Paul Le Chanois (la
faconde, chez le modèle, ne faisait qu’épaissir encore plus dixième version du roman depuis les débuts du cinéma).
le mystère. Il reste, très exactement, les phrases de liaison du com-
Encore cette trahison n’est-elle qu’un crime mineur mentaire, empruntées au texte même des Misérables.
en face de l’obstination avec laquelle M. Georges Lampin Ces phrases ne sont pas de celles que les manuels de
met le pied dans les clichés, relents de Carné, Grémillon, littérature ont l’habitude de proposer à notre admiration.
Duvivier, et tutti quanti dont le cinéma français est en Elles révèlent le côté fruste, primaire, systématique du
passe de débarrasser ses semelles : rien ne nous est poète. Est-ce parce que l’image servait de repoussoir ? Je
épargné : ni l’imperméable de Quai des brumes, ni les me suis pris à en admirer la fermeté, la majesté. Après

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tout cette partie de cache-cache à laquelle se livrent ici images qui évoquent bien moins quelque savoureux Épi-
les protagonistes n’est pas sans annoncer celle que joue- nal que les pompiers du dernier siècle ! Quelle pauvreté
ront, quelque soixante ans plus tard, et à beaucoup plus dans ces scènes d’émeute ou de bataille ! Que d’argent et
vaste échelle, les héros du 1919 de Dos Passos. soin gaspillés pour rien ! En regard Les Dix Commande-
Cela pour dire que la notion de mélodrame est toute ments est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre !
relative et que, partant, Le Chanois n’a pas d’excuse. Le talent des comédiens ne peut rien dans l’affaire, le
Il ne s’agissait pas d’ajouter quoi que ce soit à Hugo, vice étant à la base ou, si l’on préfère, à la direction. Si
mais de ne pas retrancher. Et il retranche tout, sauf ces Gabin s’endort, Blier, Silvia Monfort et l’excellent Bourvil
quelques emprunts au texte. Soyons justes. Il ne convient essaient en vain de rompre la glace. Soyons justes. Bien
pas de juger Le Chanois sur ces Misérables, pas plus que sûr. C’est être on ne peut plus juste que dire que ce film
Delannoy sur sa Notre-Dame de Paris. Mais il importe non est nul.
moins de ne pas s’aventurer à faire du Hugo si l’on n’a pas
le tempérament hugolien. Et s’il est vrai que seul Abel
Gance soit doué d’un tel tempérament, c’est pure folie de NOTRE-DAME DE PARIS
tourner Notre-Dame de Paris ou Les Misérables si l’on se Jean Delannoy, 1956
nomme Delannoy ou Le Chanois et non Gance.
Le vague espoir que je gardais en entrant de voir « ENNUYEUSE MASCARADE »
cette pétition de principe détrompée fut, lui, en tout Arts n° 599, 26 décembre 1956
cas, bien vite détrompé. Si Les Misérables sont un tout
petit peu moins ridicules, plats et ennuyeux que Notre- Il faudrait bien du génie à un cinéaste pour tirer parti
Dame de Paris, c’est qu’il est nettement plus facile de de l’aspect didactique de l’œuvre de Victor Hugo Notre-
travailler dans le Louis-Philippe que dans le Louis XI. Dame de Paris. Libre à lui de ne s’en tenir qu’au mélo-
Ces différences d’époque observées, c’est toujours la drame, mais même si des deux Hugo ( le poète et le
même recette, pillée à je ne sais quel Châtelet à la petite romancier) il a dû choisir le pire, le moindre talent
semaine. Inutile de parler de lyrisme, de fantastique, de devrait lui suffire pour évoquer l’ombre de l’écrivain le
truculence. Nous n’en sommes pas à ce niveau. Ce que plus « visuel », ainsi qu’aimerait à dire Abel Gance, que
l’on constate au cours de ces 14 400 secondes de projec- notre littérature ait connu. Nous avons appris au lycée
tion, c’est une totale absence d’invention, de trouvailles, que Victor Hugo était un mauvais connaisseur d’hommes,
d’idées, sauf celles qui sont imputables à Hugo même. mais que ses créatures, à défaut d’épaisseur psycholo-
Qu’elles sont mornes ces quatre heures qui étirent gique, possédaient une vertu poétique et symbolique
en longueur une très petite substance du roman ! Que le indéniable. Nous savons également que le romancier des
rythme est languissant ! Qu’elles sont fades et laides ces Misérables n’a pas peur d’user des plus grosses ficelles :

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en revanche on ne peut lui refuser un sens du « suspense » des événements survenus au cours des minutes précé-
à rendre jaloux bien des cinéastes. dentes. Nous assistons, d’un bout à l’autre du film, à un
Il est vain de vouloir améliorer Victor Hugo. L’édulco- interminable acte d’exposition où la matière de chaque
rer, en tout cas, est la pire des trahisons. En rabotant scène n’est faite que des oublis de la précédente. Et
l’œuvre de ses boursouflures, de ses démences, Jean encore ces oublis ne sont-ils pas tous réparés : je ne vois
Aurenche et Jacques Prévert ont rendu le plus mauvais pas pourquoi conserver le personnage de Jehan Frollo, si
service qui soit au metteur en scène le moins imaginatif on néglige de nous peindre ses rapports avec son frère.
du monde, en l’occurrence Jean Delannoy. Le film est cer- Le plus triste est que les maladresses du scénario ne
tainement l’exemple de l’adaptation la plus inintelligente sont que péchés véniels en face de la stupéfiante indi-
qui ait jamais été tentée d’une œuvre littéraire. Impos- gence de la mise en scène. Rien que foules aussi confuses
sible de mettre plus de soin ( je n’ai pas fini d’user des qu’étriquées, voix à la cantonade, rires gras, « ha, ha »
superlatifs) à faire le contraire exact de ce qu’il conve- ponctuant chaque réplique : chacun vient à l’avant-scène,
nait. Les scènes les plus belles (entre autres toute la fin se tortille en disant son mot et, le boniment fini, sort,
et l’histoire de la « recluse ») sont bien entendu suppri- côté cour ou côté jardin. Alain Cuny a beau baisser les
mées : les passages qui parlent le mieux à nos yeux se yeux et se mordre les lèvres, nous ne retrouvons en rien
muent en dialogues insipides où l’on ne reconnaît ni Hugo, sur son visage ces stigmates de l’ambition ou de la concu-
ni l’auteur de Paroles, ni le collaborateur de Bost ; on piscence que V. Hugo avait voulu imprimer à celui de
passe « ex abrupto » d’une séquence dans l’autre, mais la Claude Frollo. Anthony Quinn n’est qu’un pantin, non ce
plupart de ces séquences-là ne sont que des transitions, monstre « aussi large que haut », qui ne faisait qu’un avec
des « raccords » qu’on aurait pu très aisément condenser la pierre, et nous lui préférons, de bien loin, la composi-
en quelques « flashes ». Un exemple : peindre la jalousie, tion de Charles Laughton dans le film de W. Dieterle. Seul
c’est, depuis Chaplin et La Ruée vers l’or, l’enfance de Robert Hirsch parvient à ne pas trop trahir Gringoire.
l’art. Quand vous saurez que Lollobridgida, dont le choix
Il n’y avait qu’à suivre tout uniment Hugo, lorsqu’il a pu vous effrayer d’avance, n’est pas, en dépit de ses
nous montre Claude Frollo épiant les ébats amoureux de espagnoleries et ses tics de star fatiguée, l’interprète
la Esmeralda et du capitaine Phœbus, dans la maison de la plus infidèle à son personnage, la naïve Esmeralda,
passe : s’il était difficile de ne pas atténuer un peu la vous aurez une juste idée du sordide de l’entreprise. Y
verdeur de la scène, tout au moins pouvait-on en sau- a-t-il des degrés dans le médiocre ? Si nous n’en étions
vegarder l’érotisme naïf. Or c’est précisément l’instant pas convaincus, Notre-Dame de Paris suffirait à nous le
qu’ont choisi les adaptateurs pour substituer au savou- prouver. Usons donc, une fois de plus, des superlatifs : je
reux dialogue et aux fortes images du romancier quelques n’oserais affirmer que ce film soit le moins bon de tous
ternes répliques, destinées simplement à nous expliquer ceux qui ont été tournés en 1956 ; il est, à coup sûr, le plus

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mauvais (et je n’oublie ni Alexandre le Grand, ni Trapèze) puissions croire audit personnage. Dans le rôle du policier
dont nous avons parlé cette année-ci dans Arts. sans-gêne, bougon, finaud, suant la vulgarité comme il
respire, l’actuel Gabin se balade en pays connu. Les dia-
logues de Michel Audiard n’ont pas l’air de lui écorcher le
MAIGRET TEND UN PIÈGE gosier : les eût-il inventés qu’ils eussent, à peu de chose
Jean Delannoy, 1958 près, été tels.
Tout aussi irréprochables sont les autres comédiens,
« DES ACTEURS IRRÉPROCHABLES » de Jean Desailly à Annie Girardot, en passant par André
Arts n° 656, 5 février 1958 Valmy, Olivier Hussenot, Lino Ventura et Gérard Séty.
Eux aussi s’identifient parfaitement à leurs personnages.
En fait de piège, pensons d’abord à celui que Simenon Ce n’est pas de ce côté-là que porteront nos critiques. À
sait tendre à tous ceux qui ont la prétention de le porter vrai dire, elles ne sauraient porter sur rien de ce qui est
à l’écran. En apparence, rien de plus facile. La recons- dans ce film, mais bien sur ce qui n’y est pas. Delannoy
titution de sa fameuse atmosphère paraît être dans les est un des cinéastes – comme il y en a tant – qui ne
cordes d’un cinéma – le français – qui s’est donné comme pèchent que par omission. Comme on s’en doute, il ne
spécialités le réalisme, la minutie, l’amour du sordide, la s’agit nullement de péché véniel, étant omise en général
préférence pour les êtres veules ou anormaux, la peinture la chose que nous serions le plus en droit d’attendre (par
de la déchéance et de l’ennui grisâtre. Mais il y a boue exemple dans Notre-Dame de Paris, la poésie, le fantas-
et boue. À force d’être pétrie, malaxée, triturée, étalée tique, le romantisme).
à pleine main, celle du romancier finit par acquérir une Bornons-nous à un détail : Maigret-Gabin a tôt fait de
sorte d’éclat dur qu’on chercherait en vain dans cette renifler la trace de ce nouveau Jack l’Éventreur qui terri-
fange décorative que nos cinéastes manient précaution- fie le quartier du Marais. C’est le fils d’un boucher, main-
neusement du bout du pinceau. tenant architecte cossu, ayant gravi un peu trop vite les
Mais n’exigeons pas de Delannoy une performance qui degrés de l’échelle sociale et qui croit, en assassinant
n’a été jusqu’ici qu’à la mesure de Renoir dans La Nuit des femmes, trouver une virilité que la nature, aidée par
du carrefour. Reconnaissons qu’il a su mener à terme l’éducation d’une mère abusive, lui a refusée. Ces expli-
la première partie de sa tâche : faire de Gabin un plus cations nous sont données, dans le film – comme je le fais
qu’honnête inspecteur Maigret. Ne chicanons pas sur ici même –, par le discours. Nous voulons bien les croire.
les différences entre le modèle et l’interprète. Gabin est N’empêche qu’il nous est difficile de saisir la liaison entre
de cette sorte d’acteurs qui se doivent d’être au moins la pusillanimité correctement jouée par Desailly et les
tout aussi fidèles à eux-mêmes qu’à leurs personnages : actes qui en sont la conséquence. Il ne s’agissait pas de
c’est même la condition « sine qua non » pour que nous montrer le vampire à l’œuvre : mais nous aurions aimé

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saisir au moins une fois, sous le scalpel du policier et du famille d’Hector Malot ne constitue pas la fleur la plus
metteur en scène, ne fût-ce que le germe de son désir. vulgaire. Un tel ouvrage exige le respect d’abord parce
C’est un fou qui n’est que fou, et le fatras de commen- qu’il est célèbre, ensuite parce que son auditoire est de
taires dans lequel on enrobe son cas ne le classe que l’âge où l’on ne tolère pas encore la trahison et surtout,
dans la catégorie des curiosités physio-psychologiques, enfin, puisque dans son pathos fin-de-siècle se cache une
non celle des héros de fiction. L’étrangleur de L’Inconnu bonne dose de vraie poésie.
du Nord-Express, d’Alfred Hitchcock, entrait dans le Cette touche mélancolique ou sordide, ce fantastique
même groupe clinique, mais, grâce au génie du cinéaste misérabiliste, ce ronron de ritournelle qui font le charme
et son aptitude à rattacher le mal dont souffrait le héros du modèle, nous les retrouvons, épars, dans l’adaptation.
à un malaise constitutif de la société ou de l’univers, la André Michel a de la culture et dans les interstices des
psychanalyse ne servait là-bas que de point de départ, au clichés, on ne peut mieux de rigueur ici, il rend honora-
lieu de voie de garage. Le délire du criminel était étayé, blement hommage à Renoir (celui du Carrosse), à Vigo
fondé, justifié par celui des images mêmes. Ne deman- ou à Fellini. Il suit ces maîtres en pittoresque sans faire
dons pas à Delannoy, à défaut d’un Simenon, d’être un crier au plagiat, mais sans entamer, non plus, leur gloire.
Hitchcock. Il est toutefois permis de déplorer chez un Son album d’images est luxueux de matière, jamais fade,
cinéaste le manque total d’une qualité sans laquelle la jamais criard, mais timide et mou, dans l’exécution du
caméra n’est plus que la caisse enregistreuse créée par trait comme dans la mise en page : les cadres en particu-
Lumière : la pure et simple imagination. lier sont presque toujours « faux », ou trop serrés ou trop
lâches. Cette erreur d’appréciation est ce qui distingue le
bon partisan du véritable poète de l’écran. Rares sont les
SANS FAMILLE images heureuses, comme celle du canal, ou cette autre,
André Michel, 1958 toute dernière, de la calèche qui s’avance dans la foule.
Ce film atteint son but puisqu’il fait rire le public
« CONSCIENCIEUX » enfantin d’un rire qui n’est jamais vulgaire et verser
Arts n° 688, 17 septembre 1958 des larmes qui ne sont pas trop grossières, non plus. On
eût souhaité toutefois qu’il fût traversé d’une grâce qui
Il est difficile de juger un film fait pour un public en prin- n’est pas nécessairement incompatible avec sa tona-
cipe de moins de douze ans, selon les mêmes critères que lité larmoyante. Il faut dire que le metteur en scène n’a
des œuvres plus ambitieuses, tels que furent notamment guère été servi par ses interprètes qui, sur le point du
les films précédents d’André Michel, Trois femmes ou cabotinage, semblent vouloir damer le pion aux animaux
La Sorcière. Et pourtant l’Art se faufile partout, même savants qui leur servent de repoussoir. Si la personnalité
dans le jardinet de la littérature enfantine dont Sans de Brasseur est par trop envahissante, Gino Cervi campe,

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TRAVERSÉE DE PARIS

en revanche, un très discret et attachant Vitalis. Les exemple. C’est avec sympathie que nous voyons le dia-
enfants, comme toujours les enfants, se meuvent devant loguiste tenter de leur donner un peu de consistance,
l’objectif comme des poissons dans l’eau, à l’exception, introduire des demi-teintes, de l’humour, faire démarrer
hélas, du principal, Joël Flateau, que sa mollesse de jeu son récit à la manière de New York-Miami. Si Geneviève
comme de traits laisse beaucoup plus en retrait que ne le Page n’est guère à l’aise, Curd Jürgens nous semble plus
requérait l’étendue de ses malheurs. Et nous n’avons pu convaincant dans le registre comique. Seulement, à
nous empêcher de songer à un autre Sans famille, non sans moins de raconter une tout autre histoire, force est de
faiblesse non plus, tourné par Marc Allégret il y a quelque retourner au mélodrame, et nous admettons moins, de la
vingt ans, mais où Robert Lynen nous légua le souvenir part d’êtres subtils, des réactions que nous supportions
du même rôle écrasant beaucoup plus allégrement porté. chez des silhouettes.
C’est une idée qui n’est point sotte, d’avoir remplacé le
couple franco-anglais de reporters par deux journalistes
MICHEL STROGOFF français, l’un de droite, l’autre de gauche, campés par
Carmine Gallone, 1956 l’excellent et toujours drôle Parédès et par Gérard Buhr.
Leurs chamailleries sont plus piquantes que des lieux
« TROP DE SUBTILITÉ NUIT » communs d’avant l’Entente cordiale. Mais, au moment de
Arts n° 599, 26 décembre 1956 l’attaque du bureau de poste, nous songeons, non sans
regret, aux versets bibliques d’Harry Blount et à la « cou-
Jules Verne n’est pas Shakespeare – ni Hugo, ni Tolstoï, sine » de Jolivet.
ni Dostoïevski et autres « adaptés » de la saison. On peut Un même souci de vraisemblance a conduit notre
librement broder sur ses thèmes, sans pour autant cho- adaptateur à modifier la scène du supplice. Cette tra-
quer le public adulte ou enfantin. On peut même, sans hison, même justifiée, me paraît grave : tous les effets
trop de présomption, prétendre à faire mieux que lui, dramatiques de Jules Verne reposent, à peu d’exception
surtout en ce qui concerne la vraisemblance des faits près, sur un « fait de science » extraordinaire : ici la buée
et la vérité des caractères. L’adaptation de Marc-Gilbert provoquée par les larmes de Strogoff et qui fait rempart
Sauvajon est pavée de fort bonnes intentions, mais qui contre la brûlure. Je ne sais si la chose est possible, mais
risquent, dangereux boomerangs, de faire une volte-face même invraisemblable, cette explication nous séduit
traîtresse. mieux que l’intervention d’une captive amoureuse du
L’auteur des Voyages extraordinaires ne pèche pas, héros. C’est tomber du Charybde d’une naïveté qui n’était
comme on sait, par excès de psychologie. Ses person- pas sans poésie, dans le Scylla du plus fade des clichés.
nages sont bien grêles en regard des héros des romans Donc, même Jules Verne n’est pas si commode à
d’aventures anglo-saxons – ceux de Jack London, par remodeler qu’on pourrait croire. Belle leçon de modestie.

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L’Europe serait-elle si réfractaire au genre dit « d’ac- ressemble à un « canular ». Ces esprits distingués se sont
tion » ? Regrettons qu’avec les moyens, et les magni- montrés aussi consciencieux dans la confection de cette
fiques paysages yougoslaves dont il disposait, le vétéran fernandellerie, que le plus chevronné faiseur du boule-
Carmine Gallone n’ait su donner à son œuvre le fini du vard. Bonnes répliques, bons gags, bon point de départ
moindre western de série B. Si nous avons perdu l’art que ce « quid pro quo » mettant Sgagnarelle dans l’obli-
d’être ingénus, obstinons-nous dans des recherches plus gation de jouer le rôle de son maître. Une des situations
nobles, ce qui ne nous empêchera pas de relire Jules types de la farce. Le grain de profondeur, c’est la morale
Verne en cachette, et, en cachette, d’aller voir les films de la fable : Don Juan étant un mythe, qui s’approprie
américains. le nom, s’arroge, du même coup, la séduction. En somme,
un Don Juan « démystifié ». L’idée n’est point sotte, mais
reste abstraite et sent l’école. C’est une manière de ras-
DON JUAN surer qui a lu son Molière. Elle nous séduit un instant,
John Berry, 1956 puis nous lasse, n’étant pas génératrice de comique : ne
subsiste plus que la pantalonnade, et encore sans rien
Arts n° 569, 23 mai 1956 d’éblouissant. C’est du vaudeville bien cousu, mais appli-
qué. Jamais rien qui dépasse l’attente. On ne s’improvise
C’est un « Fernandel », comme Ça va barder et Je suis pas Labiche.
un sentimental étaient des « Constantine ». Un film qui Faiseur, lui aussi, John Berry l’est à sa façon, avec un
s’adresse, avant tout, au public de notre comique numéro tantinet plus de gouaillerie. Son troisième coup en France
un. Aussi loin du Carrosse d’or que La Fille de madame vaut les deux précédents : de l’entrain, de la jovialité, du
Angot l’est du Don Juan (de Mozart). punch, de la précision, mais un énorme laisser-aller. Il a
Donc, pas de confusion possible, malgré un générique une manière de bouffonner, personnelle à coup sûr, mais
assez flamboyant. Musique de Sauguet, photographie qui ne me touche guère. De la bonne humeur, mais, en ce
(très dure) de Hayer, décors et costumes (point trop qui me concerne du moins, peu communicative.
réussis) de Wakhévitch, et surtout une tartine de scé- Tout cela pour expliquer que je n’ai point ri. C’est mon
naristes, au nombre desquels Maurice Clavel, auteur de seul grief, mais il est grave. Fernandel a le dos solide ;
pièces philosophiques (à qui revient l’idée), J. A. Bardem, qu’il veuille bien endosser la quasi entière responsabilité
le célèbre cinéaste espagnol, Antoine Blondin, romancier du fait : malgré mes efforts, je n’arrive pas à le trouver
de la jeune droite, et Jacques-Laurent Bost de la nouvelle drôle. Qu’y puis-je ? Avec un Bob Hope, un Danny Kaye,
gauche (qui a signé les dialogues). Une telle brochette de la chose eût peut-être pris une autre tournure. Mais
talents n’a pas péché par vulgarité, ce qui va de soi, ni, ce Fernandel, non... rien à faire.
qui est méritoire, par excès d’intellectualisme. Rien qui

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LE BOURGEOIS GENTILHOMME Eh bien ! donc, à juger selon mon flair d’habitué


Jean Meyer, 1958 des salles obscures, je dois dire que ce texte et ce jeu
« passent » non moins bien l’écran que d’autres textes et
« CINÉMA RESPECTUEUX » d’autres jeux conçus directement pour le rectangle de
Arts n° 698, 26 novembre 1958 toile blanche. Mes yeux ont trouvé une espèce de confort
que je n’osais, en entrant, espérer. Jean Meyer parvient
Selon quels critères juger, et qui juger ? L’auteur, Molière ? même à marier plus aisément le cinéma avec Molière
Les interprètes, les comédiens du Français ? Le metteur en que ne l’a fait souvent – ce qui paraissait plus facile –
scène Jean Meyer qui propose au public d’un cinéma des Laurence Olivier avec Shakespeare. Le parti pris qu’il
Champs-Élysées le spectacle jusqu’ici réservé aux specta- adopte est de même famille, mais en beaucoup plus sage,
teurs de la salle Richelieu ? Toutes choses qui me semblent que celui qu’avait pris Jean Cocteau pour ses Parents
être plutôt du ressort de mon voisin Pierre Marcabru. terribles. La caméra, au lever du rideau dans la salle,
L’affaire se complique du fait que le mot « metteur en s’avance carrément sur la scène, cerne les moments forts
scène » n’a point tout à fait le même sens – ou le même par des coupes bien venues ou se meut avec aisance.
prestige – au cinéma et au théâtre. Même s’il ne change Faut-il regretter que cette investigation n’aille pas plus
pas une virgule du scénario, le « réalisateur » du film est avant ? Cocteau, lui, une fois le rideau franchi faisait
toujours un tout petit peu son auteur, ne serait-ce que pivoter son appareil et dressait une quatrième cloison.
par le pouvoir discrétionnaire qu’il exerce sur l’ensemble Si Jean Meyer ne se hasarde point dans le contrechamp,
de l’entreprise. Si un cinéaste de métier se fût avisé de c’est qu’en l’occurrence il était inutile : il ne s’agit pas
porter Molière à l’écran, nous aurions pu le juger, par pour lui de nous faire oublier le théâtre, mais le cinéma,
exemple, d’abord sur l’opportunité même de ce choix. Il de nous mettre dans la situation d’un spectateur armé de
eût été intéressant de déterminer, ensuite, en quoi cet jumelles. C’est bien une retransmission, si l’on veut, mais
exercice éclaire ou enrichit le reste de son œuvre ciné- une retransmission « truquée » et la plupart des trucs
matographique, etc. sont de bonne veine. Refuser l’aide de gros plans muets
Toutefois c’est bien un « film » que l’on nous projette et de répliques « off » eût, je crois, paradoxalement, rendu
et non une simple retransmission, ou mise en conserve, plus pesante la présence de la caméra. Cette interpréta-
par une ou plusieurs caméras d’un spectacle de théâtre. tion classique de Molière requérait un langage cinémato-
Du moment que Jean Meyer ne se contente point de pho- graphique classique. Nous sommes à l’aise.
tographier sa mise en scène du point de vue d’un specta- Il est une autre cause à notre bien-être et qui ne
teur du premier balcon ou de l’orchestre, il fait ses armes vient pas seulement du fait qu’il y a toujours du plaisir à
dans la carrière de cinéaste, et tombe du même coup sous entendre du Molière, le saurions-nous déjà par cœur. Ce
notre juridiction. texte assurément est moins théâtral, au mauvais sens

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du terme, que celui que tel actuel spécialiste destine au très maladroitement mises en scène. Mitsou ne saurait
seul usage du cinématographe. La leçon de philosophie, encourir aucun de ces reproches ; le style de notre réali-
le rire de Nicole, le baragouin du fils du Grand Turc nous satrice (quel est le féminin de metteur en scène ?) a gagné
font rire aussi fort ici qu’ils peuvent nous faire rire à la en vigueur, sinon en originalité. Bien sûr, c’est encore la
représentation, à la lecture, à la radio, à la télévision. « Colette » du pauvre, l’adaptation de Pierre Laroche sent
Plus encore, cette comédie-ballet – nous pouvons le dire son boulevard, on a retenu de la romancière les crudités
sans blasphème – n’est-elle pas la prestigieuse aïeule de des dialogues et des notations plus que la saveur d’une
ces comédies musicales, fleurons de l’Hollywood actuel ? prose non moins éloquente au toucher ou à l’odorat qu’à
Sachons gré à ce film de nous fournir un précédent la vue.
illustre pour étayer notre plaidoyer, encore nécessaire, Néanmoins çà et là règne une moiteur sui generis,
en faveur des Minnelli, Kelly, Donen ou Cukor. fruit de la complicité entre trois femmes – la troisième
Cette escapade cinématographique des sociétaires du étant l’interprète Danièle Delorme –, qu’on peut aimer
Français – sous l’angle qui nous concerne – n’est donc ou point, mais qu’on chercherait en vain dans Le Blé en
point inutile, ne serait-ce que par les lueurs qu’elle jette herbe d’Autant-Lara. L’emploi de la couleur, assez vulgaire
sur les rapports, encore obscurs, du cinéma et du théâtre. – mais telle la voulait le sujet –, n’entre pas, non plus,
Certes si la voie est bonne, on ne s’y est engagé que bien pour rien, dans cette demi-réussite. Cette fameuse cou-
timidement, mais respectons la prudence de la sage leur dont tant de bons esprits attendaient la venue avec
maison de Molière. Si je voulais chicaner, c’est contre appréhension, a l’appréciable mérite de donner un peu de
la partie strictement théâtrale de la mise en scène et de chair à notre cinéma, naguère bien désincarné en dépit
l’interprétation qu’un malin génie me pousserait, de pré- de toutes ses velléités érotiques. Et puis, interdisant les
férence, à sévir. Raison de plus de m’en tenir à mon rayon. faux-fuyants du clair-obscur ou du flou, elle oblige l’ac-
teur à aller jusqu’au bout de ses ressources.
Danièle Delorme joue ici son meilleur rôle : avec une
MITSOU impudeur digne de son personnage, elle pleurniche, tous-
Jacqueline Audry, 1956 sote, crache, bave devant la caméra, exhibe sans peur
ses charmes malingres, promène son sempiternel air de
« ENCORE LA BELLE ÉPOQUE » chien battu.
Arts n° 600, 2 janvier 1957 Voilà un film bien français, mais cette France qui com-
mence à Sedan et finit le 11 novembre a, sur les écrans,
J’avais gardé un très mauvais souvenir des premiers un visage un peu trop familier. Renoir, dont l’influence ici
films de Jacqueline Audry, Gigi et surtout Olivia, et Huis se fait heureusement sentir, aime aussi à lui rester fidèle,
clos, œuvres plates, ennuyeuses, languissamment jouées, mais ce n’est pas une excuse pour des cinéastes d’une

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génération plus jeune qui devraient avoir autre chose certains dialogues, solidité de l’interprétation de Danièle
à nous montrer que l’éternel music-hall, l’éternelle fille Delorme et surtout du personnage même qui, tout comme
entretenue, les éternels galants moustachus et autres Claudine, n’a pas trop souffert des injures du temps. Au
poncifs de la Belle Époque. contraire, l’héroïne de Victor Margueritte est un être tout
Dès qu’un de nos metteurs en scène tourne les yeux théorique. La Garçonne, ce n’est qu’une thèse ou, plus
vers des jours plus récents, il cesse de se sentir à l’aise, exactement, un titre, se flattant d’avoir éveillé les curio-
met dans la bouche de personnages modernes des dia- sités polissonnes de toute une génération de lycéens.
logues repris de Labiche ou de Courteline, ou, ce qui ne N’accablons point Andrée Debar, aussi mal à l’aise
vaut guère mieux, va chercher en Amérique une inspira- que possible dans son rôle. Ce malaise est, sans doute,
tion que le Paris d’aujourd’hui est, pour d’obscures rai- voulu. Si l’art de la mise en scène consiste à créer un
sons, incapable de lui donner. Vivrions-nous à ce point climat, affubler tous ses personnages d’un air de famille
hors du temps ? Si nos rues sont si vides de pittoresque, évident, rendons à Mme Jacqueline Audry cette justice
y compris celui de la vie moderne, il est naturel que nous qu’elle ne déshonore pas son sexe en se postant derrière
fassions marche arrière pour découvrir des aventures la caméra. Mais comme telle ou telle de ses consœurs
plus riches ou des décors plus hauts en couleur. Mais en romancières, elle nous présente un revers de la médaille
est-il vraiment ainsi ? Sommes-nous à ce point intimi- qui manque déplaisamment de vergogne et, de plus, ne
dés par l’ombre des romanciers du premier demi-siècle ? nous apprend strictement rien, étant fait de ce que les
N’avons-nous plus des yeux pour voir et des cerveaux auteurs masculins mettent généralement entre paren-
pour imaginer ? thèses, parce qu’allant de soi. Que le mystère d’un sexe
En regard d’une Traversée de Paris, d’un Condamné à pour l’autre soit un des pièges du désir est un fait dont
mort s’est échappé, que de paresse chez nos scénaristes, la mise en lumière ne nous découvre nulle vérité. Il est
que de timidité chez nos producteurs ! bon de démystifier l’éternel féminin, à condition que nous
allions au-delà, et non pas restions en deçà. Cette obscé-
nité morose, cette chair triste, cette veulerie ordinaire
LA GARÇONNE du ton manquent même du relief qu’aurait su leur donner
Jacqueline Audry, 1957 un pédéraste.
Ma comparaison n’est pas malveillante. Ce film m’y
« INDÉCENT ET MÉDIOCRE » incite, où l’homosexualité joue un rôle, mais tout de
Arts n° 615, 12 février 1957 surface. Le trait n’est guère moins gros que celui des
chansonniers. Que Marcel Achard, auteur des dialo-
Le dernier film de Jacqueline Audry a tous les défauts gues, se rassure : nous avons compris dès la première
de Mitsou, mais aucune de ses qualités  : brillant de réplique qu’Edgar Lair (Jean Parédès) n’aimait pas les

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femmes. Pourquoi donc y revenir dix, cinquante, cent fois de Suède. C’est faire beaucoup d’honneur à l’œuvre de
peut-être ? Jacqueline Audry que d’y suivre la courbe de tempéra-
L’indécence est un sentiment qui a des racines esthé- ture de ce grand malade qu’est le cinéma français. Mais
tiques, plus encore que morales. La « gêne », qui a sa place enfin beaucoup de nos meilleurs cinéastes, s’ils sont plus
chez Sartre, est trop belle à évoquer ici. Nulle autre adroits menuisiers, n’en renieraient pas l’inspiration. Il
impression que celle d’un ratage, d’un choix malheureux : est fort à craindre que, tout le temps que la même équipe
choix par l’héroïne de sa vocation, choix d’une héroïne de scénaristes et de metteurs en scène tiendra le haut
la plus mal douée qui soit pour défendre la thèse qu’on du pavé, la France ne reste la capitale d’un conformisme
nous soumet. d’autant plus irritant qu’il se dissimule sous les couleurs
Il est vrai que le pessimisme de l’atmosphère, le de la liberté et de l’audace.
conformisme de la conclusion se font fort de saper cette
dernière. Est-ce volontaire ou non ? En tout cas les temps
sont bien changés depuis l’époque héroïque des « suf- LE NAÏF AUX QUARANTE ENFANTS
fragettes de l’amour ». La cause est entendue et, si un Philippe Agostini, 1957
phénomène marque les présentes années, c’est, qu’on
l’approuve ou non, la nostalgie de la morale, plutôt que « UNE ŒUVRETTE TOUT EN ROSE »
celle de la liberté. Après tout, mieux vaut retourner à la Arts n° 663, 26 mars 1958
source. Les trois quarts des cinéastes français ne s’ap-
pliquent, depuis vingt ans, qu’à nous donner leur version Le ton de ce film, tiré du livre de Paul Guth par le tru-
à eux de La Garçonne : des thèmes à la mode du temps de chement d’Odette Joyeux, évoque assez bien celui de
leur adolescence, ils n’ont gardé que l’aspect négatif, non Goodbye, Mr. Chips, à moins que ce ne soit celui du Petit
la valeur positive, utile, de combat. Chose. Le Naïf, sur la pellicule, aura son public, comme
Notre génération est-elle plus chaste ou plus perverse sur le papier il a eu ses lecteurs. Un ample public, je sup-
que la précédente ? Les filles d’aujourd’hui brûlent-elles pose, qui sortira satisfait, n’ayant à la bouche que les
ce que leurs mères ont adoré, gaspillent-elles l’héritage, mots d’adorable, délicieux, charmant, ravissant, juste,
précieux selon les uns, démonétisé selon les autres, que bien observé, fin, délicat, « qui nous change enfin de… »,
celles-ci leur ont laissé ? Un fait est certain : les sta- « qui n’est pas comme… », « qui vaut mille fois… », etc., etc.
tistiques, les faits divers, le moindre regard sur ce qui Jetterons-nous une note discordante dans le concert ?
nous entoure montrent assez clairement que leurs pro- Nous y aurions quelque scrupule car, ma foi, cette
blèmes sont tout différents, ressemblent beaucoup plus œuvrette, dans son genre pleinement réussie, « nous
à ceux que nous peignent les films des autres nations, change », nous aussi, de bien des films ratés dans des
qu’ils viennent d’Amérique, d’Italie, ou même, parfois, genres qui ne valent certainement pas mieux. L’unité de

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ton est une qualité trop rare dans les jours présents du nom de style. Le Dialogue des carmélites qu’Agostini pré-
cinéma français pour que nous ne soyons prompts à la pare, en ce moment, promet d’être une épreuve autrement
saluer où elle se trouve, même si la mièvrerie de ce ton probante.
nous agace. Regrettons seulement, puisque l’occasion Les acteurs semblent avoir été créés pour leur rôle
était ici donnée d’étudier une espèce sociale assez rare- et leurs seules faiblesses sont celles de leur personnage.
ment montrée sur l’écran (celle du professeur de lycée), Difficile d’imaginer le « naïf » autrement que sous les
qu’on ait cru bon de vénérer certains poncifs, d’admettre traits de Michel Serrault, et le président de l’association
certaines inexactitudes de détails, d’autant plus éton- des parents d’élèves que sous ceux de son compère Jean
nantes que l’auteur, comme on sait, est « de la maison ». Poiret. Sylva Koscina rend aimable la convention de son
Chaque genre a son optique. Il ne s’agissait pas de emploi de femme du monde au cœur innombrable, Pierre-
refaire L’Ange bleu, ni Zéro de conduite, mais enfin la Jean Vaillard est à faire pâlir de rage le plus cabotin de
satire est considérablement édulcorée du fait que les la race cabotine des inspecteurs généraux. Le numéro
méthodes « nouvelles » de notre pédagogue sont, on ne de Darry Cowl est d’un brillant à laisser pardonner son
peut mieux, dans la stricte ligne des plus récentes ins- incongruité. Les potaches sont au-dessus de tout éloge.
tructions officielles. Il est toujours plus drôle de voir Bref, l’équipe de Clément Duhour forme un petit carré
critiquer l’esprit nouveau que l’ancien, quel que soit son bien solide que la mort de Guitry semble n’avoir pas trop
bien-fondé, car ce « nouveau », surtout s’il est éclos à éprouvé. Espérons que les uns et les autres conserveront
l’ombre de notre conservatrice Université, ne manque toujours leur bel entrain et continueront à nous prouver
jamais d’être, à son tour, quelque peu dépassé. que la comédie, en France, n’est pas à court d’hommes
Mais laissons le fond pour approuver le bonheur de la – si elle persiste à manquer de sujets vraiment originaux.
forme. Philippe Agostini, qui fut un de nos plus remar-
quables chefs opérateurs (Les Anges du péché, Les Dames
du bois de Boulogne, Les Portes de la nuit, etc.), révèle L’HOMME AUX CLÉS D’OR
avec ce premier essai des dons certains de metteur en Léo Joannon
scène, poussant la coquetterie jusqu’au point d’éviter
tout hommage, explicite ou implicite, à son ancienne « TOUJOURS PIERRE FRESNAY »
spécialité. Le récit est mené de main alerte et la caméra, Arts n° 596, 5 décembre 1956
fort dégourdie, ne cherche jamais à briller aux dépens du
sujet. On pense dans les meilleurs passages, aux meil- Antoine Fournier (Pierre Fresnay) est professeur d’an-
leurs moments de Castellani (transposés toutefois une glais. Ayant organisé une collecte pour l’œuvre des
octave de verve au-dessous), bien que l’agréable air latin « diminués physiques », il surprend trois de ses élèves la
qui circule ici ne puisse encore tout à fait prétendre au main dans la caisse. Il se laisse attendrir : moyennant

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une confession signée, il ne dira mot. Mais l’existence de « oh ! » d’indignation poussés dans la salle par maints
ce papier tracasse la petite amie (Annie Girardot) de l’un gosiers catarrheux. Si la plupart de ceux qui me lisent
des galopins. Elle se fait fort de le reprendre : au cours n’ont découvert le cinéma muet que dans les ciné-clubs,
d’une leçon particulière ses larmes feintes produisent je doute qu’ils puissent goûter les grâces de ce film, à
leur effet. Dans cette magnanimité, les gosses voient moins qu’un jour d’ennui, en furetant dans de vieilles
une offense. On combine un coup. La demoiselle, au cours caisses de livres, ils ne se soient surpris à lire de bout en
d’une autre leçon, se prétendra victime des violences bout Kœnigsmark.
de Fournier. Le professeur qui a toutes les apparences On oubliera Léo Joannon, qui a du savoir-faire, une
contre lui doit renoncer à se défendre. Il est révoqué et, certaine invention et un peu de style, comme on a oublié
pour gagner sa vie, se fait portier d’hôtel. Henry Bordeaux, Pierre Benoit ou Marcel Prévost. En
L’action se complique à l’extrême : menaces, mépris, attendant, ne jalousons pas leur plaisir à ceux qui, fort
apartés, coups de téléphone nocturnes, liasses jetées au nombreux, aiment mieux à se reconnaître en Pierre
visage. Le portier écœuré plutôt que magnanime, ou peut- Fresnay qu’en James Dean.
être plus machiavélique qu’on ne suppose, décide d’aban-
donner la partie. Au couple, alors, dont la méfiance n’est
pas endormie, de reprendre l’initiative. Seconde machi- TANT D’AMOUR PERDU 
nation. La jeune femme propose à son ex-professeur, Léo Joannon
pour célébrer la fin des hostilités, une nuit dans l’annexe
de l’hôtel. Mais lui, que l’expérience a instruit, prend « LE “CAS” JOANNON »
au piège qui croyait prendre. Résultat : règlement de Arts n° 697, 19 novembre 1958
comptes entre les deux complices. Moralité : Fournier
témoigne aux assises : « Le coupable c’est moi. J’aurais Léo Joannon n’a pas caché son étonnement, ni son
dû sévir sur-le-champ. Voilà où mène la faiblesse, etc. » humeur, devant les sarcasmes de la « jeune » critique
Ce résumé se passe de commentaires. Naguère, dans et, certes, nous n’avons guère été tendres, dans Arts,
Le Défroqué, Léo Joannon se livrait à la même sorte d’ex- pour ses derniers films. Ce n’est pas Tant d’amour perdu
travagance. Extravagance à la mesure d’un public qu’à qui nous incitera à revenir sur nos jugements : faisons
sa mine on imaginait plus sage. Mais la génération née en sorte, toutefois, que, si notre sévérité demeure, elle
avant le siècle avait du romanesque une conception qui s’exerce d’une façon plus circonstanciée.
n’est plus la nôtre. Un monsieur vénérable, qui prenait Léo Joannon, donc, accordons-le, est à coup sûr
deux places devant moi, disait, en tendant 1000 francs, « quelqu’un », et quelqu’un comme on n’en rencontre guère
qu’on l’excusât de n’avoir pas de monnaie, ce qui ne man- ces temps-ci dans le cinéma français. Ce n’est point un
qua pas de faire sourire la caissière. Ainsi ai-je souri aux faiseur. Il a, ce qui manque à beaucoup, du tempérament

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et même des idées. Idées de scénarios qui, ma foi, res- laquelle l’auteur se lance dans son sujet ne parvient point
semblent fort peu à ce qu’on nous offre d’habitude. Idées à s’épanouir en lyrisme. Ce n’est point tant qu’il ne croie
de mise en scène, aussi. Il ne se contente pas de mener point à ce qu’il nous conte, mais que, voulant à tout prix
rondement ses interprètes et les mille péripéties de démontrer, il retombe dans les inconvénients du genre,
ses histoires : sa verve parvient souvent à l’entraîner qu’il voulait fuir, de la bondieuserie. On admet fort bien
au-delà des routines cinématographiques, ou théâtrales, qu’un film – il y a d’illustres exemples – se termine par
ordinaires. une brève « morale » dite en commentaires, à la condi-
Quant à ce sujet-ci, il ne manque point d’ambition, tion toutefois qu’il s’agisse d’une clausule, d’un ornement
imité du Père Goriot, lui-même inspiré, de l’aveu de et que le sens de l’apologue ait pu jaillir auparavant du
Balzac, par Le Roi Lear. Ce père « abusif et abusé » méri- drame même. Il est certain qu’en noircissant systémati-
tait certes d’avoir droit de cité dans la terre du ciné- quement ses personnages, l’auteur puisse nous inculquer
matographe. Nous ne blâmerons point l’auteur d’avoir l’horreur du vice. Mais ce n’est point de ce côté-là, tout
voulu peindre sa faiblesse insondable et l’incommen- pragmatique, qu’il faut chercher, ce me semble, la valeur
surable égoïsme de ses deux filles, que chaque mètre morale de l’art : plutôt, au contraire, dans une libre médi-
nouveau de pellicule parvient encore à noircir. Nous tation sur les notions de Bien et Mal.
en prendrons-nous à la violence de la peinture ? Non, si Il y a donc bien, pour reprendre une expression
toutefois elle ne brime pas la vraisemblance psycholo- d’Henri Agel, un « cas » Joannon 3.
gique, et il faut avouer que la situation, ici, a quelque Il est sûr que cette histoire est capable d’exciter, en
chose de beaucoup plus fruste et théorique que dans le une fraction très large de spectateurs, une terreur et une
modèle balzacien. Accuserons-nous le rocambolesque pitié que nous sommes loin d’éprouver nous-même – et, je
des péripéties ? Nous ne le ferions pas, s’il s’agissait de suppose, les lecteurs de ce journal –, sensibles que nous
Shakespeare ou d’un « thriller » américain, mais, dans sommes aux traces d’une trop naïve fabrication. Je n’ac-
ce contexte bourgeois, il manque à cette histoire, qui a cuse point, je le répète, Joannon d’être un fabricant, car
du vrai, le je ne sais quoi qui l’eût rendue vraisemblable. il y a toujours du fabricant chez l’artiste, même dans ses
Fustigerons-nous la bouffonnerie de certaines scènes ? moments de plus grande sincérité. Hitchcock n’est pas
Oui, parce qu’elle ignore la grâce, ou, comme on disait moins roublard, mais, s’il montre ses ficelles, elles sont
autrefois, la « fantaisie ». d’or. Question de classe : et le rôle du critique c’est, avant
Il est une autre raison pour laquelle ce drame n’arrive tout, de décerner des notes.
pas à se hausser au niveau de la tragédie, ou bien à celui,
non moins aisé à atteindre, de la tragi-comédie. On sait
que, du ridicule au sublime, il n’y a qu’un pas mais ce
pas ici, hélas, n’est pas franchi. L’espèce de furia avec 3  Cf. Études n° 298, septembre 1958 [NDE].

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CES VOYOUS D’HOMMES myope. Une irrésistible envie vous prend de quitter votre
Jean Boyer, 1954 fauteuil, de vous mêler à la foule et au décor parisien du
boulevard pour bien prouver à vous-même que vos sens
« ZÉRO ABSOLU » fonctionnent normalement.
Arts n° 631, 7 août 1957 Comment s’y est pris Jean Boyer ? Une rencontre par-
ticulièrement favorable de circonstances lui a permis
Il est une sorte de degré zéro de la valeur cinématogra- de réaliser ce chef-d’œuvre absolu d’anti-cinéma. Tout
phique, où tous les navets fraternisent dans une même concourt : la vulgarité de cette histoire de cocus, qui
absolue nullité. est à Pagnol ce que Pagnol est à Shakespeare, la post-
Je vous défie d’établir quelque hiérarchie entre ces synchronisation, la laideur des costumes et du décor, les
Fric-frac en dentelles, ces Aventurière des Champs- cadrages étroits et utilitaires, jusqu’à un incontestable
Élysées, ces Paris Music Hall dont nous inonde un été qui savoir-faire du réalisateur (entendez ès peintures de
ne nous a guère gâtés jusqu’ici. grands magasins) qui nous interdit d’espérer la moindre
Et pourtant il y a, sinon plus bas, du moins plus beauté involontaire.
déplaisant, plus insupportable, au sens propre du terme. À vrai dire, je n’ai pas perdu absolument mon temps.
Dans L’Enfer de Jérôme Bosch, chacun des cinq sens J’ai éprouvé a contrario ce sentiment de la spécificité qui,
reçoit un châtiment approprié aux voluptés qu’il a usur- de vision en vision, risque de s’émousser depuis la révé-
pées. Si, croyant avoir péché par un exercice immodéré lation de votre premier Murnau ou votre premier Griffith.
de votre sens cinématographique, vous êtes en quête Nous n’en sommes plus au temps où l’on condamnait à la
d’une mortification, vous n’en pourrez trouver de plus légère le théâtre filmé, mais il faut reconnaître qu’il est
adéquate que le dernier film de Jean Boyer. toujours des choses qui ne passent pas l’écran.
On peut chérir assez le cinéma pour, les jours d’in- Au nombre de celles-ci, en tout premier lieu, les Frères
dulgence, éprouver une délectation certaine à la seule Jacques. Si certains chanteurs de music-hall se sont vus
vision d’un écran animé. Même si ce que l’on montre sur auréolés par l’objectif d’un prestige accru, il est fort à
la toile blanche vous paraît aussi insipide que le spec- craindre que cette faveur ne soit à jamais refusée aux
tacle de votre métro quotidien, votre déplaisir ne sera vedettes de l’ex-Rose rouge. Leurs gestes, leur mimique,
fait que d’un ennui, d’un manque, votre douleur ne sera leur voix, leur accoutrement sont au cinéma ce que l’An-
pas positive. téchrist est à Jésus. On ne dit plus « ça c’est du cinéma »,
Ces Voyous d’hommes, eux, procurent à votre vue, mais vous pouvez dire encore, en pareil cas, et sans
votre oreille, votre esprit une sensation physiquement risque d’erreur : « Ça, ce n’en est pas. »
pénible. Vous vous trouvez subitement dans l’état d’un
homme à la vue saine forcé de chausser les lunettes d’un

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BONSOIR PARIS, BONJOUR L’AMOUR sa clarinette. Mais, enfin, dans les films d’Hollywood, ce
Ralph Baum, 1957 ne sont pas des acteurs qui chantent, dansent ou jouent
d’un instrument mais un Frank Sinatra, un Gene Kelly,
« COMMERCE À LA SAUVETTE » un Louis Armstrong qui occupent l’emploi d’acteurs. Le
Arts n° 608, 27 février 1957 passage est, constatons-le, à sens unique. Belle leçon de
modestie pour les comédiens.
« Par ailleurs, le cinéma est une industrie » 4, comme disait Il est vain de faire des films musicaux, si l’on n’a sous
André Malraux. L’automobile aussi, ce qui n’empêche la main une solide tradition de music-hall. Passe pour
pas les constructeurs de faire appel à des carrossiers Folies-Bergère, mais ce Montmartre démarqué du Saint-
pour dessiner les formes de leurs voitures. À l’époque où Germain-des-Prés de Rendez-vous de juillet, déjà démodé
les grands magasins, les grandes firmes confient leurs en son temps, est faux à nous faire prendre Un Américain
vitrines ou leurs affiches à des spécialistes, on s’étonne à Paris pour un documentaire.
qu’un film comme celui-ci, destiné à l’exportation, soit Nous ne manquons pas d’intellectuels, mais de bons
encore abandonné à des amateurs. menuisiers. Jean Ferry, qui signe les dialogues, a beau-
Il faut des films pour tous les goûts, et tous les che- coup milité pour faire reconnaître les droits d’une pro-
mins mènent à la mise en scène. Nous ne voyons aucune fession, au demeurant fort ingrate. Il nous a souvent
espèce d’inconvénient à ce que Ralph Baum, directeur averti de ne pas prendre comme tête de Turc l’auteur d’un
de production, s’amuse à mettre la main à la pâte. Libre texte qui subit bien des dégradations avant de sortir de
à lui de faire entrer le plus d’argent possible dans la la bouche des acteurs. Souhaitons donc que M. Ferry,
caisse, et les récents Plaisirs de Paris et Nuits de Paris qui depuis quelque temps se compromet dans trop de
ont dû lui montrer la sûreté de son sens financier. besognes sinistres, puisse, sous peu, s’en retourner au
Regrettons simplement que finance et art fassent, en surréalisme, ses premières amours, et laisser la place à
France, si mauvais ménage. La comédie américaine nous d’autres faiseurs pour qui, au moins, la légèreté est la
démontre éloquemment, même si le meilleur y côtoie le première, et non seconde nature.
médiocre, qu’il peut y avoir beaucoup de difficulté dans
le facile, de perfection dans l’imparfait, de goût dans le
mauvais goût. LE FEU AUX POUDRES
Nous savons que Dany Robin a fait ses classes de Henri Decoin, 1957
danse, que Georges Reich est un chorégraphe, nous
constatons que Gélin chante juste, et tient correctement « DIX “BONNES” MINUTES »
Arts n° 610, 13 avril 1957
4  Cf. Verve n° 8, 1er juin 1940 [NDE].

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Cette histoire de trafic d’armes avait, pour elle, le patro- Ce genre de négligence est rare dans un film français et
nage de l’actualité. Ce qui manque à la plupart des films donc d’autant plus choquant.
français, ce n’est pas la matière (les gangsters de la Côte Reconnaissons pourtant la présence de ces « dix
ont assez d’envergure et d’humour pour damer le pion bonnes minutes » que Man Ray se faisait fort de ren-
au plus astucieux scénariste) mais bien « le mythe ». À contrer dans les pires films 5. Les policiers, aux fins d’un
défaut de mythologie spontanée, collective, force nous truquage téléphonique, essaient de faire prononcer à un
est de nous rabattre sur celle que nous proposent de trop Charles Vanel très en verve la phrase : « Demain il sera
rares auteurs : le Grisbi et le Rififi menacent de rester trop tard. » Nous rions, et de bien meilleur cœur que nous
longtemps les deux seuls modestes joyaux d’une encore n’avons tremblé et tremblerons ensuite. Cette gymnas-
plus modeste couronne. tique de détente entre deux bâillements n’a malheureu-
Ici, donc, comme en tant d’autres films de même sement d’autre utilité qu’hygiénique : si nous nous en
espèce, nous ne nous intéressons pas aux péripéties tirons à moindre mal, l’honneur du film n’est pas sauvé
parce que nous nous désintéressons des personnages. pour autant.
Nous nous désintéressons des personnages parce qu’ils
ne sont pas « en situation ». Cercle vicieux, dont nous
sommes en droit pourtant d’espérer qu’un honnête LA LOI DES RUES
savoir-faire – et non seulement le génie ou le très grand Ralph Habib, 1956
talent – puisse, à l’occasion, nous tirer. Le cinéma est-il
un art si difficile que Decoin, vieux routier, ait tant de Arts n° 567, 9 mai 1956
mal à conter ce que tourne avec brio le plus néophyte des
chroniqueurs aux faits divers ? Médiocre, un point c’est tout. Nous l’avons vue cent fois,
L’anecdote n’était pas des plus stupides. L’argot lit- cette histoire de l’évadé qui essaie de refaire sa vie, y
téraire de Simonin aurait pu sembler plausible dans la arrive un instant, retombe, y arrive tout de même, si bien
bouche de ce gangster polonais (en admettant que l’ac- que les méchants se fâchent : menace de dénonciation,
cent germanique de Peter Van Eyck puisse passer pour couteau, revolver, bagarre, sous les yeux de la petite fian-
slave) et ce policier (Raymond Pellegrin) déguisé en cée éplorée. Bref, tout l’arsenal, et déployé petitement,
truand. Le décor même (les contreforts des Causses et le mesquinement, sans conviction. Fin « ex abrupto », qui
port de Sète) offrait la ressource d’un pittoresque origi- prétend éviter la convention du happy end, mais n’en
nal : une hideuse photographie gâche tous ses effets. Qui est pas plus originale pour autant. Oui, c’est bien cela
est responsable ? la « loi des rues », fidèle au croquis que cinquante ans de
Le chef opérateur Pierre Montazel – celui du Grisbi –
ou le procédé « DyaliScope », utilisé ici en noir et blanc ? 5  Cf. L’Âge du cinéma n° 4-5, août-novembre 1951 [NDE].

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poncifs cinématographiques nous ont tracé d’elle. Nous retourner dans tous les sens, je n’y vois rien qui puisse
possédons bien la question. Grâce, des cas un peu moins accrocher un spectateur tant soit peu exigeant. Au défaut
classiques ! de nous révéler un talent, une personnalité, une œuvre
Le jeune âge des deux protagonistes (Jean-Louis cinématographique peut nous retenir par quelque mérite
Trintignant et Jean Gaven, assez à l’aise, pas trop mal involontaire, l’imprévu de la situation, le charme des per-
guidés, si ce n’est vraiment « dirigés ») n’est pas ce qui sonnages, ce détail vrai, ce gag, ce « je ne sais quoi » que
pourrait tirer le film de l’ornière. Je ne connaissais pas le nous sommes prêts à acheter d’une heure et demie de
roman d’Auguste Le Breton, et ça m’a coupé toute envie bâillements. Mais La Loi des rues, ce n’est représentatif
de le lire. Vraiment, pas pour deux sous de neuf ou d’atta- de rien, si ce n’est d’une certaine tradition de clichés.
chant dans le scénario ; le moindre fait divers eût mieux Oui, plus j’y songe, plus le choix de cette époque est
fait notre affaire. Et puis quelle idée d’avoir choisi cette révélateur. Pour quatre-vingt-dix pour cent des techni-
époque 1930, trop proche pour ne pas démentir la recons- ciens français, 1930, c’est comme 1900 pour René Clair
titution même la plus fidèle ! ou le Second Empire pour Max Ophuls. « Ah, c’était le bon
Après tout, réflexion faite, c’est peut-être la seule temps ! On s’y sent à l’aise, vraiment chez soi. Pourquoi le
astuce heureuse du film. Le « style » (quel bien grand monde a-t-il changé si vite ? Que n’a-t-on l’âge de Carné
mot !) de Ralph Habib y gagne de paraître moins démodé ou de Duvivier ? Nous aurions eu, nous aussi, notre mot
que d’ordinaire. En retard d’au moins vingt ans, il trouve à dire... »
enfin matière à sa mesure. Cela fait encore plus 1930 Oui, belle époque, vraiment, et florissante pour le
qu’on ne pensait ! cinéma français. Que ne revient-elle ?
Pourquoi s’indigner ? De tels films ne nous font que
mieux apprécier le Grisbi ou le Rififi, issus de la même lit-
térature. Sincèrement, il y a plus mauvais. C’est médiocre, CES DAMES PRÉFÈRENT LE MAMBO
disais-je. C’est mieux que du Jean Gourguet, bien que Bernard Borderie, 1957
plus près de Gourguet que de Becker ou de Dassin. Le
public, qui fera peut-être à ce film l’accueil qu’ont reçu « BÊTE ET BACLÉ »
Les Hommes en blanc, n’est pas difficile. La photographie, Arts n° 656, 5 février 1958
le seul côté un peu neuf du film, surtout celle d’extérieurs
nocturnes, sur émulsion ultra-sensible, n’est point déplai- Tout film a le public qu’il mérite, mais parfois aussi celui
sante, et nous change des éclairages trop léchés. C’est qu’il ne mérite pas. À en juger d’après leur mine et leur
un peu sombre, franchement sale, mais ça a son charme. mise, mes voisins, dans cette salle des Champs-Élysées,
À ne considérer que la production française, ce film me paraissaient devoir faire usage, dans le privé, d’un
se classe au-dessus de la moyenne ; mais, j’ai beau le humour nettement supérieur à celui des « mots » d’Eddie

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Constantine ( le public, en revanche, de la salle des déplacements des acteurs, le cassage d’objets, les risques
Boulevards où passe Les Dix Commandements a tout l’air d’accidents, le tournage en extérieurs. Ce genre de film
d’apporter dans son admiration pour le film mille fois aurait tout avantage – financier et peut-être même esthé-
plus de naïveté que Cecil B. DeMille n’en a mis dans sa tique – à être tourné devant des toiles peintes et des
conception). Les rires bien sonnants et clairsemés qui praticables, et en cinq ou six jours comme une bande
succédaient aux répliques, ma foi, les moins plates, don- destinée à la TV américaine.
naient mesure de la distance que l’assemblée désirait Cela dit, loin de toute humeur chauvine et quelque peu
garder à l’égard du passe-temps choisi pour ce soir-là. de goût que j’éprouve personnellement pour la gauloise-
J’ose espérer qu’en ce qui concerne Bernard Borderie, rie, s’il fallait dire de quel côté peut poindre le renou-
cette distance existe, et plus grande encore. Alors, veau, je miserais sans hésitation sur cette dernière plutôt
puisqu’on est entre gens intelligents, pourquoi jouer à que sur la présente contrefaçon à l’américaine. Notre
faire l’idiot ? humus national est des plus malodorants, mais il ne
Donner la réponse, ce serait fournir en même temps s’agit peut-être là que d’une étape intermédiaire dans ce
l’explication du marasme où se débat actuellement le que les naturalistes appellent le « cycle de l’azote ». Plus
genre comique chez le peuple réputé le plus spirituel de d’un fumier a vu une rose sortir, tandis que ces plants
la terre. À première vue, la raison qu’on est porté d’avan- transplantés sont stériles. La série des Constantine,
cer quand il s’agit des pantalonnades 1900 ne joue plus depuis Les femmes s’en balancent et les deux John Berry,
ici. Mais à un peu réfléchir, Fernandel ( je veux dire le n’est même plus que le fantôme d’un fantôme. Ses jours
Fernandel à la petite semaine) et le wonder-boy franco- sont comptés. L’héritage sera si mince que personne,
américain, c’est tout comme. Dans un cas comme dans souhaitons-le, n’aura l’idée de le réclamer.
l’autre, nous ne sortons pas d’un succédané des boule-
vards. Ce que je pouvais voir sur l’écran n’avait qu’un
rapport fort lointain avec l’art du cinématographe. C’était LIBERTÉ SURVEILLÉE
un long soliloque du personnage principal, coupé d’in- Henri Aisner, Vladimir Voltchek, 1958
terventions des seconds rôles et de quelques coups de
poing, à seule fin de laisser notre homme respirer. L’au- « PONCIFIANT »
teur l’a bien pigé, qui fait du clin d’œil final au public le Arts n° 674, 11 juin 1958
seul gag avouable du film. Je ne saurais donc que conseil-
ler aux producteurs, dont le légitime souci est d’augmen- Robert Hossein prête ses traits au héros de cette his-
ter la marge bénéficiaire de l’entreprise, de persévérer toire franco-tchèque. À Paris, poursuivi par la police,
jusqu’au bout dans cette voie, de réduire au minimum les il saute dans un train en marche. Il est pris pour le
faux frais occasionnés par les changements de décors, les soigneur de l’équipe de canoë en route pour Prague.

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L’entraîneur ( René Lefèvre) lui trouve une drôle de ses pieds, tandis que sa sacoche ouverte donne la clef de
figure, mais c’est seulement sur les lieux mêmes, devant l’énigme – si énigme il y a : il faisait partie d’une bande
l’incompétence manifeste du masseur, qu’il s’apercevra de cambrioleurs de musée (mais ce n’était pas lui qui
de la méprise. avait tué le gardien), et, sur la toile déroulée, la fameuse
Mais ne voulant pas démoraliser ses poulains, notre Lucette ressemble comme une sœur à Marina Vlady.
manager fait de nécessité vertu, tout en surveillant l’in- En fait d’abracadabrant, Léo Joannon, lui-même,
trus du coin de l’œil : il le prend effectivement la main s’avouerait battu. C’est le droit d’un auteur de montrer
dans le sac aux passeports et aux devises. Après le une crapule sympathique. Mais, malgré tous ses efforts
championnat : bal. Jean, l’imposteur, fait la cour à une et son goût pour la grande peinture, le pauvre Robert
jeune Tchèque (Marina Vlady). Entre autres formules Hossein n’en apparaît pas moins, de bout en bout, on
passe-partout du parfait flirt international, il lui assure ne peut plus déplaisant, au point même qu’il semble
qu’elle ressemble à une certaine Lucette (et laisse ainsi répéter le rôle, que lui destine Abel Gance, du vampire
entendre au spectateur qu’il est poursuivi pour crime de Düsseldorf. C’est également le droit d’un auteur de
passionnel, à moins que ce ne soit pour proxénétisme). peindre un héros sans grâces : mais telle non plus n’a
Deuxième acte  : l’équipe française, invitée par les pas été vraisemblablement l’intention des responsables
Tchèques, va passer quelques jours de vacances dans les de cette pâtisserie d’Europe centrale, si l’on en juge à la
montagnes slovaques, violettes et folkloriques à souhait. mièvrerie du détail.
Hossein poursuit sa cour, Lefèvre trouve la farce de plus Le dialogue, véritable Larousse des poncifs, est signé
en plus mauvaise, sans pouvoir y mettre le holà. Car la Pierre Laroche et Colette Audry qui ont l’habitude de
jeune fille a un fiancé, Karel, à qui cette fraternisation n’a nous servir des mets, sinon plus originaux, du moins plus
pas l’heur de plaire. épicés. Dommage vraiment que cette collaboration entre
Le faux masseur se montrant sourd à la voix de la l’Est et l’Ouest de l’Europe – dont le principe n’a rien
morale, comme à celle de la prudence, l’entraîneur essaie que de louable – s’opère sous le signe de la fadeur, de la
de le persuader qu’il a l’étoffe d’un champion. Mais notre convention et, pour l’appeler par son nom, de la stupidité.
personnage, en proie à une inquiétude et une fureur de Quant à la mise en scène proprement dite, signée du
vivre tout occidentales, n’en reste pas moins décidé à Tchèque Vladimir Voltchek et du Français Henri Aisner,
profiter comme il l’entend des cinq jours de liberté qui son absence de personnalité se manifeste doublement,
lui restent. Le fiancé tchèque consentirait à s’effacer, si le au niveau individuel, comme au national : car il est tou-
motif était bon. Mais à coup sûr, il ne l’est pas, et quand jours intéressant, sinon agréable, de reconnaître le style
le séducteur s’ouvre crûment à la belle, celle-ci n’en croit propre d’un pays, même petit, même débutant.
pas ses oreilles et chastement fuit… Dans le train du
retour, Hossein saute par la portière et se retrouve sur

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L’ÉTRANGE MONSIEUR STEVE En quittant l’assistanat, Raymond Bailly apporte


Raymond Bailly, 1957 à la réalisation de son premier film plus de soin et de
conscience que n’en montrent les faiseurs chevronnés. Son
« HISTOIRES MÉCONNUES » travail est honnête, mais ne cherchez pas la moindre trace
Arts n° 626, 3 juillet 1957 de style. Mestral, Lemaire, Jeanne Moreau, Lino Ventura et
les autres, jouent en parfaits comédiens qu’ils sont : décon-
Armand Mestral, fort plausible gangster, débauche tractés quand le texte passe, un peu gênés aux entournures
Philippe Lemaire, non moins plausible employé de quand il faiblit. Le dialogue de Frédéric Dard, bien que
banque, les charmes de sa femme Jeanne Moreau et le d’une complaisance extrême, est toutefois assez coulant.
gabarit de Lino Ventura, son homme de main, lui servant Rien de ridicule ou de prétentieux. C’est déjà un bon point.
en l’occurrence de vraisemblables adjuvants. Le film est Un film qui se laisse voir sans trop d’ennui, mais que
l’histoire de la préparation du « coup » et des deux autres, vous oubliez aussi vite que la lecture de faits divers dans
traités un peu plus rapidement, jusqu’à la bagarre finale votre quotidien habituel. Autant lire le journal.
où le « petit bourgeois », comme on l’appelle, laissera son
patron sur le carreau.
En somme, rien de bien neuf. On ne peut reprocher CHAQUE JOUR A SON SECRET
à un film de gangsters de ressembler à un autre film de Claude Boissol, 1958
gangsters, dans la mesure où, dans le milieu, on ne se
gêne pas pour copier sur le voisin. Encore s’agit-il de faire « MAUVAIS FEUILLETON »
mieux que lui. Nous avons lu dans la presse, maintes his- Arts n° 675, 18 juin 1958
toires de hold-up opéré grâce à la présence d’un com-
plice dans la place. Il nous souvient également d’une Le roman espagnol qui a inspiré ce film appartient à
escroquerie au PMU où la machine Havas est prise de un genre que j’ai moi-même peu pratiqué, mais dont je
vitesse par les truands. Ce n’est pas un reproche, bien au présume les innombrables individualités bâties sur un
contraire. Ces deux anecdotes, aussi platement qu’elles canevas sensiblement identique : il y est toujours plus
soient contées, rendent, du fait même, un son assez juste. ou moins question de quelqu’un qui revient d’un long
Je serai plus sévère à l’égard de la troisième affaire qui a voyage, d’un époux disparu, ou cru tel, de frères enne-
pour décor un casino. Nous avons eu l’occasion de la voir mis, de poison mystérieux, de vastes appartements aux
récemment autrement mieux traitée dans Bob le flambeur, ombres menaçantes, de gouvernante jalouse. Et Claude
et la comparaison nous dispense désormais des réserves Boissol manipule ce bric-à-brac extra-littéraire avec le
que nous pouvions faire sur le séduisant film de Melville. même soin et la même absence d’amour que, dans le film,
Ici pas la moindre atmosphère, la moindre poésie. Jean Marais la brocante du Village suisse.

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Certains ont pu s’indigner que les distributeurs ciné- professionnel, nous aurions volontiers coupé court, à
matographiques n’observent pas le même respect des peine passé le premier quart d’heure.
hiérarchies que les éditeurs de romans ou les maisons Le seul mérite de ce film est de ne nous irriter par
de disques, et que la même salle qui afficha Le Pont de la aucune vulgarité, malhonnêteté, ou notoire incompé-
rivière Kwaï, Bonjour tristesse, Barrage contre le Pacifique, tence. Maigre mérite. C’est là le degré zéro au-dessous
passe cette adaptation d’un feuilleton hebdomadaire duquel le cinéma français ne devrait jamais descendre.
féminin, sans daigner avertir son public. Au critique Pourtant il y descend.
donc d’y pourvoir et d’ajouter – pour qu’on ne le taxe
pas de préjugé – que l’art cinématographique est pour-
tant le plus apte de tous à faire feu de tout bois, qu’un CETTE NUIT-LÀ
Alfred Hitchcock de Rebecca de Daphné du Maurier, qui Maurice Cazeneuve, 1958
ne valait pas beaucoup plus cher, a tiré le film que l’on
sait. Mais là aucun désir de transcender la matière, de « INDIGESTE »
nous intéresser aux personnages, ou même, chose plus Arts n° 688, 17 septembre 1958
grave, de faire qu’ils s’intéressent profondément les uns
aux autres. Le soupçon qui aurait dû fournir le ressort Ce film offre un panorama complet des tics de la jeune
principal de ce drame semi-policier est lui-même relégué école. Il a beau irriter par sa prétention, celle-ci est,
au second plan. malgré tout, moins condamnable que la résignation
Par ce film, Claude Boissol entend se ranger dans la et l’esprit routinier du cinéma de naguère. Metteur en
cohorte des faiseurs, qui, dans notre cinéma, comme ondes avant de mettre en scène, Maurice Cazeneuve,
on sait sont légion. Et si, dans le très humble genre où pour ses débuts à l’écran, fait preuve d’une certaine
il se cantonne, seule compte la solidité de la fabrica- étendue d’imagination, non seulement sonore, mais
tion, avouons que nous sommes loin, là-dessus, d’être visuelle, et ses trouvailles plastiques ne se peuvent
pleinement satisfaits. Dure pour le metteur en scène, réclamer de l’esthétisme de L’Herbier que par la branche
l’épreuve ne l’est pas moins pour les acteurs, Jean Marais indigeste. Bref rien de ce qui est « moderne » ne doit lui
et Danièle Delorme, que nous découvrons incapables être étranger. On est ici cover-girl ou chef de publicité
d’épauler par quelque brio de cabotin leurs frêles per- comme on fut, chez Renoir, clochard ou blanchisseuse.
sonnages. Ce genre d’entreprise est de celles d’où seuls Le téléphone et la clef de l’automobile fournissent les
des monstres de théâtre, comme les Charles Laughton ou armes du suspense, et l’appartement, tout neuf acheté,
les Bette Davis, peuvent se tirer les mains nettes. Mais pourrait être signé de l’« équipe » de Marie-Claire. Le
nos deux gentils comédiens nous donnent une repré- maître photographe L.-H. Burel nous livre dans de splen-
sentation bien lamentable, à laquelle, n’était le devoir dides vues de Paris nocturne un catalogue exhaustif des

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derniers acquis de son art, à l’instar de son cadet Henri à ces héros faits sur un éternel patron, aussi curieuse-
Decae, l’illustrateur de Bob le flambeur et d’Ascenseur ment veules dans le quotidien que téméraires dans les
pour l’échafaud. moments où l’homme le plus courageux du monde sau-
On eût aimé toutefois que ces fleurs de rhétorique, rait user de ruses avec le danger. Oui, curieuse humanité.
non sans grâce parfois, voulussent s’asservir à une Est-elle vraie ? Je ne sais. En tout cas, guère aimable, et,
plus stricte discipline. À côté de ce film, les œuvres de puisque le vrai seul est aimable, pourquoi la réciproque
Melville, de Malle, de Vadim, d’Astruc ou de Molinaro ne serait-elle pas vraie ?
sont des monuments de sobriété. On dira que l’histoire
fût tombée bien à plat sans les fioritures. Et pourtant,
à l’obscurité du début entretenue à plaisir, je préfère LE DOS AU MUR
encore la lourde rusticité (malgré le luxe dont on l’en- Édouard Molinaro, 1958
toure) du suspense final, en dépit même des invraisem-
blances psychologiques et matérielles sur lesquelles il « SOLIDE ET CREUX »
prend appui : nos nerfs parviennent à vibrer un peu, Arts n° 661, 12 mars 1958
sinon notre cœur. Le redoutable téléphone écrase par sa
présence tous les autres acteurs, Servais, Demongeot, ou Le thème du roman de Frédéric Dard est loin d’être inin-
même Ronet, quelque honorables qu’ils soient d’ailleurs téressant, puisqu’il ressemble étrangement au roman de
dans leurs rôles plus ou moins ingrats. Stefan Zweig, La Peur, d’où Rossellini a tiré le film, admi-
Malgré tous les artifices déployés, il n’empêche qu’à rable et maudit, que l’on sait. Un mari découvrant que sa
un moment ou l’autre on bute contre le sujet nu. Vive femme le trompe imagine de lui faire croire qu’elle est
la mise en scène, crient nos jeunes cinéastes et crions- victime d’un chantage, afin de la conduire à l’aveu.
nous, nous-mêmes, en juste réaction contre la pauvreté À vrai dire, les motifs qui dictent ici la conduite de
d’imagination de la génération précédente. Faut-il hurler l’époux dépité sont un peu plus complexes : désir de
maintenant à la recherche de scénaristes ? Hélas oui ! Les vengeance assaisonné d’une pointe de sadisme, auquel
dialoguistes cultivent le faux avec délices, et manifestent se substitue celui de discréditer l’amant et de rentrer
une non moins claire intention que le metteur en scène en possession de son bien. La machination proprement
de traiter le sujet par-dessous la jambe. Il est à craindre dite est solidement organisée, l’argent étant un ressort
que le public ne pense qu’on se moque de lui, alors qu’on dramatique aussi efficace que plausible. Cette histoire, à
l’invite tout simplement à participer à la curée. cheval sur les frontières du drame psychologique et du
D’accord. Sonnons l’hallali d’une certaine littérature genre policier, paye, en fin de compte, tant par ses déve-
noire, rayons d’un trait toutes ces histoires de chantage, loppements que par le style qu’elle adopte, un plus lourd
trop commodes exercices d’école, tirons la révérence écot à ce dernier. Si nous prenons soin de déceler des

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influences, c’est plutôt du côté de chez Hitchcock qu’on notations pittoresques, satiriques, humoristiques –
se propose de nous conduire. tombent assez lamentablement à l’eau. Puisque le point
En tant que film « noir », nul doute que celui-ci soit fort de Molinaro semble être la rigueur, mieux eût-il valu
nettement supérieur à ce qu’on a coutume de produire en pour lui éliminer rigoureusement toutes scories ; imiter
France dans le genre. Édouard Molinaro, dont nous avons par exemple, le dépouillement d’un Lang plutôt que la
pu apprécier de robustes et astucieux documentaires sur verve d’un Hitchcock, faire d’une indéniable sécheresse
la banque et la police, démontre, avec ce premier long de cœur, et peut-être d’imagination, non un handicap,
métrage, que rien de ce qui concerne la conduite du récit mais un atout.
cinématographique et les pièges de sa grammaire ne lui Louis Malle, il est vrai, avait pour lui l’appoint d’un
est étranger. Sa construction est solide et lisse comme producteur plus libéral et, en la personne d’Henri Decae,
du béton. d’un opérateur plus ami du risque que ne l’est ici Robert
Toutefois, puisqu’une dernière image nous invite à Lefebvre. Molinaro, ayant limité d’emblée ses ambitions,
creuser la carapace, nous sommes en droit d’exiger tant gagne à coup sûr, mais gagne peu. Voulant faire preuve
soit peu davantage, et là ne pouvons manquer de mar- avant tout de l’expérience qu’il a déjà su acquérir dans
quer notre déception. Dans le film de Rossellini la femme le maniement de la machine cinématographique, il s’est
occupait le centre d’intérêt : ici, par l’artifice très artifi- laissé dominer par cette dernière. Il dira que le pas le
ciel d’un monologue intérieur, le mari n’ouvre qu’un cœur plus dur était de s’introduire dans les rouages. Peut-être,
plein d’une bien conventionnelle ordure. Ni subjectivité mais ce n’est, espérons-le, qu’un premier pas.
ni objectivité véritable. Le film n’a rien de moral, rien
d’immoral non plus ; pas même d’amoral, de cet amo-
ralisme qui chez un Vadim ou un Louis Malle peut à la THÉRÈSE ÉTIENNE
rigueur passer pour une éthique. Denys de la Patellière
Puisque le nom de Malle est prononcé et que c’est
exercice amusant de comparer les derniers venus, « NUL »
disons que le lauréat du Delluc, malgré ses gaucheries, Arts n° 657, 12 février 1958
son amateurisme, ses oripeaux mil neuf cent trente, sa
prétention souvent agaçante, laissait la porte ouverte Je ne sais quel accueil fera le public au nouveau film de
à maints jets sporadiques de sensibilité, d’originalité, Denys de la Patellière. Il est, en tout cas, de ceux qui faci-
de poésie. Il essayait de camper un univers qui valait litent singulièrement la tâche du critique. Nul besoin de
ce qu’il valait, mais univers tout de même. Ici tous les se torturer l’esprit à peser scrupuleusement le pour et le
efforts du scénariste et du metteur en scène pour rat- contre. Tout est mauvais de bout en bout, et, si l’on me met-
tacher ses héros au monde – je pense aux essais de tait en demeure d’indiquer les passages qui me semblent le

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plus détestables, je signalerais, comme jadis Malherbe, que solidité primaire propre aux êtres de convention. Ils
ce qui n’est pas biffé ne vaut guère plus cher. n’accèdent à aucun moment à l’existence physique, psy-
Pour rendre compte de Thérèse Étienne, ce n’est point chologique ou morale. Nous ne sommes même pas tentés
la soustraction qu’il faut manier – comme dans une cri- de leur dire, avec le président de tribunal qui interroge
tique ordinaire – mais plutôt l’addition. Ce film cumule Thérèse Étienne sur les motifs de sa conduite : « Pour-
les défauts propres au mélodrame et au film ambitieux. quoi agissez-vous ainsi ? »
Nul pathétique qui puisse faire oublier son manque d’in- Cette question, c’est non pas aux personnages du film,
telligence, nul bonheur de style qui justifie sa froideur. mais à l’auteur qu’il convient de la proposer : « Pourquoi
De même, c’est une exacte somme des points faibles de tourner cette histoire, alors qu’il en existe mille plus
l’ancienne école et de ceux de la nouvelle : le statisme séduisantes, en quête de metteur en scène ? » Ou, plus
cher à Carné n’est contrebalancé par aucun sens plas- pertinemment : « Pourquoi tourner ? » Et s’il est vrai
tique, l’emploi des longues prises, prôné par la jeune que le tournage est pour lui un gagne-pain, pourquoi ne
génération, n’a plus sa raison d’être lorsque les acteurs pas jeter au panier ce qui lui reste de tics d’esthète et
sont incapables de faire un pas hors du cercle de craie rejoindre sagement la troupe de Couzinet, André, Labro,
dont le metteur en scène les a entourés. Stelli, Lepage, qui l’attend les bras ouverts. « Pourquoi ? »
Notre cinéaste – du moins prétendu tel – se fait fort Mais après tout, n’est-ce pas déjà fait ?
d’utiliser le CinémaScope. Il a entendu dire que ce pro-
cédé s’accommode mieux des plans d’ensemble. C’est
vrai, mais dans la seule mesure où l’écran large per- ASSASSINS ET VOLEURS
met aux comédiens de jouer plus aisément avec leurs Sacha Guitry, 1957
corps. Prenant l’effet pour la cause, La Patellière ne par-
COURTE TÊTE
vient qu’à rendre plus flagrante sa pénible gaucherie.
Norbert Carbonnaux, 1956
Ce n’est pas Françoise Arnoul qui parviendra à don-
ner la moindre consistance à un personnage déjà, sur LES AVENTURES D’ARSÈNE LUPIN
le papier, bien peu consistant. On sait que Buñuel eut Jacques Becker, 1957
un moment l’intention de tourner Thérèse Étienne, où
LA BLONDE ET MOI
se retrouvent, multipliés par mille, les pièges de Cela Frank Tashlin, 1956
s’appelle l’aurore. Mais il lui eût fallu user de toutes
ses ressources pour introduire dans ce sujet sinistre
« COMIQUES ET “COMICS” »
et insipide la moindre fantaisie. Telle qu’elle nous est
La Parisienne n° 44, mai 1957
narrée ici, l’histoire n’est rien moins que grotesque. Les
personnages ne possèdent même pas cette espèce de

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S’il est vrai que le premier film comique (L’Arroseur Nous retrouvons Darry Cowl et un autre ancien du
arrosé) fut un film français, si française, aussi, fut la cabaret, Jean Richard, dans le second film de Norbert
première grande vedette comique, Max Linder, nous Carbonnaux : Courte Tête. L’œuvre est sympathique, si
n’avons pas, dans notre cinéma, de tradition comparable elle est loin de nous satisfaire. Cette histoire de bido-
à celle du vaudeville dans le théâtre du siècle dernier. niste du turf, imaginée par Simonin, est contée avec une
Nos farces, fernandeliennes ou autres, sont encore plus verve rarement vulgaire, quoique grasse, mais trop désor-
lourdes que celles du Palais-Royal. Les intellectuels de donnée. Plus qu’une promesse de neuf, on y découvre les
l’affaire, les Pierre Prévert et leurs émules, ont assez clai- séquelles de ce « loufoque », qui, en France du moins, ne
rement démontré leur incapacité à prendre le relais. Et sut jamais donner rien qui vaille. Et puis ce n’est pas avec
Tati reste, jusqu’à présent, notre seul titre de gloire. des B.O.F. auvergnats, des escrocs à transformation, des
Un comique cinématographique ne se crée pas écumeurs de pelouses en gants jaunes, et autres pièces
ex nihilo. Il a besoin d’une infrastructure, entendez de d’une panoplie qu’on époussette tous les dix ans, que le
ses bateleurs du Pont-Neuf. Ces « Tabarin » modernes que vaudeville trouvera une nouvelle jeunesse.
sont le music-hall, le cabaret, la télévision et la radio, Cette jeunesse, dans un registre qui essayait de
nous les fournissent en abondance. Il n’est que de savoir marier Marivaux à Labiche, quelques-unes des comé-
bien les utiliser. dies de Jacques Becker, Rue de l’Estrapade, Édouard et
L’œil toujours clair de Sacha Guitry a promptement Caroline, en faisaient une de leurs grâces les plus sûres.
deviné le parti qu’on pouvait tirer des Poiret et Serrault, Ali Baba nous déçut. Arsène Lupin ne nous rassure pas
des Darry Cowl et autres P.-J. Vaillard. On peut reprocher encore. C’est une fort bonne chose d’avoir résisté à la
à Assassins et Voleurs de ressembler comme un frère au facilité de cette parodie « dix-neuf cent » où achoppait
Roman d’un tricheur, d’être impudemment bâclé, d’éta- naguère le cabaret. Becker voit Lupin à sa façon, qui
ler, sur un thème voisin, un cynisme bien moins subtil n’est pas celle de Maurice Leblanc : nul ne saurait lui en
que celui d’Alfred Hitchcock. N’empêche que cette petite tenir grief. Ce qui est grave, c’est que la médiocrité de
fable, si nonchalamment dite, a une précision rare dans ce Lupin n’est autre que celle du Français moyen qu’il
le dessin, un bonheur, presque constant, d’expression, prétend incarner, et, plus qu’au metteur en scène, c’est
une unité de ton d’autant plus étonnante que l’auteur, à notre temps même que nous devrions nous en prendre,
malade, ne put surveiller tout le détail de la réalisation. qui ne lui a pas fourni de plus brillant modèle. Le per-
Il est trop facile de dire que Sacha n’a rien à voir avec sonnage campé par Robert Lamoureux, autre transfuge
le cinéma. Le cinéma, en tout cas, a quelque chose à lui lui aussi, de la radio, nous fait un peu trop songer à celui
devoir : cet art du commentaire, si constamment pratiqué de Papa, Maman, la Bonne et moi, sinon par son jeu, ici
aujourd’hui, et dont Le Roman d’un tricheur fournit, bien parfait, du moins par son caractère. Il manque à cet
avant Welles, le premier modèle. Arsène Lupin, poli comme un meuble de bon ébéniste,

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cette pointe de satire vraie et neuve, de lyrisme dans MONTPARNASSE 19


la charge, propre aux grandes comédies et aux grandes Jacques Becker, 1958
époques du comique.
Il serait inexact de dire que la comédie américaine n’a « GÉRARD PHILIPE : UN MODIGLIANI EMPHATIQUE
pas quelque peu perdu, elle non plus, de ses belles et saines ET CONVENTIONNEL. QUELQUES BRÈVES
couleurs. Il est facile, pour qui veut, d’ergoter sur sa déca- SÉQUENCES DU BECKER DES GRANDS JOURS »
dence, mais décadence allégrement portée. Là, la tentation Arts n° 665, 9 avril 1958
n’est pas l’affadissement, mais la grimace. Nous pénétrons
dans une ère flamboyante, baroque, dont le représentant le En acceptant d’assurer la relève de Ma x Ophuls,
plus caractéristique est sans doute Frank Tashlin. mort au moment même où il s’apprêtait à tourner ses
Dans La Blonde et moi, le raz-de-marée du « rock Montparnos 6, Jacques Becker n’ignorait certes pas quelle
n’roll », dont les dernières gouttelettes ont tout juste route semée d’embûches s’ouvrait devant lui. Arts s’est
éclaboussé les rivages parisiens, lui permet de donner fait l'écho, il y a quelques mois, du litige qui opposa le
libre cours à sa verve. Finies les belles droites de la premier scénariste, Henri Jeanson, et le nouveau metteur
comédie classique : ce ne sont que colonnes torses, flam- en scène 7. Ne ranimons pas la querelle et foin de regrets.
mèches, sinusoïdes auxquelles doit se plier la silhouette Le meilleur, le seul hommage que Becker pouvait rendre
des acteurs. Un Tom désossé aux allures de chat triste, à Ophuls était de repenser toute l’œuvre en fonction de
une Jerri galbée selon le patron de Marilyn minaudent à son optique personnelle, à cent lieues, on le conçoit, de
qui mieux mieux sur le rythme échevelé d’une musique l’auteur de Lola Montès.
volontairement tournée en dérision. Les clefs sont évi- L’ombre d’Ophuls ainsi écartée, il convient encore
dentes : on a voulu camper les monstres sacrés du jour, d’en repousser une seconde : celle du peintre dont ce
ceux en chair et en os et ceux des « comics », opposer film prétend – ou plutôt ne prétend pas, si l’on en croit un
deux époques : l’avant-guerre des bandits au grand cœur avertissement préliminaire – retracer la carrière malheu-
et des romances bon enfant, et celle où les gangsters se reuse. Le propos, ici, est moins historique qu’exemplaire.
rangent tandis que le populaire se drogue de rythmes et On nous conte la vie d’un homme qui est un peintre :
d’appareils à sous. En Amérique, le temps court deux fois mais ce peintre est le peintre, tout au moins le peintre
plus vite que chez nous. Nous avons échappé disais-je maudit, tel qu’en lui-même l’a changé sa légende. Et c’est
au fléau du rock n’roll, comme à celui d’un certain mal le plein droit de l’art, cinématographique ou autre, d’opter
du siècle de pacotille. Nous sera donc refusé le plaisir pour la légende.
de les tourner en dérision. Le comique se repaît des tra-
vers. N’en aurions-nous pas ? Ou plutôt, aurions-nous la 6    Premier titre (empr unté au liv re de Michel Georges-Michel) de
Montparnasse 19 [NDE].
conscience trop bonne ? 7  Cf. Arts n° 632, 14 août 1957 [NDE].

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Ainsi circonscrit le champ d’exercice de notre juge- Le second point de vue est celui de l’écriture et, si l’on
ment, celui-ci en devient-il plus aisé ? Je doute encore ne s’en tient qu’à lui, on peut considérer Montparnasse 19
qu’on puisse le formuler d’une seule pièce. Il est loisible, comme l’œuvre la mieux enlevée et la plus subtile de son
évidemment, d’être violemment pour ou contre ce film, auteur. Sous la couche d’une négligence et d’une modestie
selon qu’on adopte tel ou tel point de vue. Je me bornerai apparentes, nous découvrons un filigrane étonnamment
à exposer ceux-ci tour à tour, à la fois par souci d’équité ferme, riche, serré. La caméra de Becker possède l’art de
et parce que je les partage tous deux, presque également. saisir avec précision les réactions des personnages et de
Le premier est celui du sujet, même réduit aux propor- les éluder avec non moins d’exactitude : elle est toujours
tions que je viens de dire. Le personnage est déplaisant là, présente au bon moment, tout en ne donnant l’impres-
non tant par sa veulerie, nullement incompatible avec sion que de suivre respectueusement l’action à distance.
le génie ou le talent, que par ce que la peinture de cette Elle se réserve même le droit d’intervenir au cours d’ef-
veulerie a de schématique. On eût aimé une faiblesse, fets rares, mais justes, précis, brillants, comme certains
une muflerie qui fussent une autre faiblesse, une autre recadrages en panoramiques filés dans un escalier, ou
muflerie : d’une classe d’un ou deux degrés supérieurs. ce magnifique travelling arrière en Pan Cinor tandis que
Sans retomber exactement dans les mêmes défauts que Modigliani s’écroule mourant sur la chaussée. Le scénario
le Van Gogh de Minnelli, le Montparnasse commet, muta- d’Ophuls se terminait par le suicide de Jeanne. Louons
tis mutandis, l’erreur de déformations et de grossisse- Becker d’y avoir substitué une péroraison plus conforme
ments plus choquants ici que dans la superproduction de à son tempérament, et qui possède la même intensité
la Metro. L’art de Becker consiste à procéder par petites dramatique que les dernières minutes de Casque d’or.
touches juxtaposées : déplorons que notre cinéaste ait Toutefois – car dans cette perspective même, nous ne
répandu sur sa palette des couleurs qui sentent trop leur pouvons nous dire absolument comblés –, les allusions au
bazar. Dans un genre où il conviendrait de les pourchas- Becker badin et satirique d’Édouard et Caroline ou de Rue
ser avec la plus grande rigueur, les truismes abondent. de l’Estrapade détonnent et ne valent pas le modèle. La
« Ce n’est qu’au cinéma qu’on voit ouvrir les serrures scène à l’hôtel Ritz s’enlise dans la convention. Le seul
à coups de revolver », disait-on dans un film de Vadim. humour qui coule de source a ses apparitions réglées syn-
Ce n’est qu’au cinéma qu’on voit également défoncer chrones avec celles de Lilli Palmer, admirable de naturel
les portes à coups d’épaule, briser des glaces, arroser et de brio.
d’eau la tête de son partenaire, jeter l’argent à l’eau – au Irréprochables, bien que plus effacés, sont les autres
sens littéral du terme. Non que lesdits effets n’aient été interprètes, Anouk Aimée, Gérard Séty (qui se lave
employés ailleurs et de fort belle manière, mais ils l’ont superbement des mépris de Clouzot), Lino Ventura, Lea
été trop et de façon moins attendue. Becker est dans son Padovani. Reste le cas Gérard Philipe. Ce comédien
élément quand il biaise, non quand il renchérit. – imposé à Becker comme il l’avait été à Ophuls – ne

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contribue pas peu à gâcher des moments qui sans lui fois, n’ont pas de secret pour lui. On a beau faire valser
eussent été acceptables. Ce n’est pas qu’il soit sans les millions, les foules ou les cataclysmes, toute grande
mérites, mais il se trouve que, par malchance, les machinerie cinématographique comporte son ou ses
mérites requis par l’interprète principal de cette œuvre quarts d’heure de Rabelais : les moments où le metteur
ne peuvent d’aucune façon se confondre avec ceux de la en scène se retrouve seul devant un ou deux person-
sorte de vedette qu’un producteur a l’idée d’imposer. nages avec, pour tout appareil, quelques projecteurs et
une caméra qui, sa lentille fût-elle ou non anamorphosée,
n’en est pas moins qu’un pur instrument de reproduction.
BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE Le meilleur éloge qu’on puisse faire au film de Clément
René Clément, 1958 est que ses « gros plans » témoignent non seulement du
même soin et de la même qualité d’invention que le reste,
« RIGUEUR ET PSYCHOLOGIE » mais portent l’empreinte du luxe déployé ailleurs, s’en-
Arts n° 669, 7 mai 1958 richissent à son voisinage, au lieu de détonner sur lui
– comme nous avons vu trop souvent ces temps-ci – par
Un générique pris d’avion, et nous menant sur des kilo- leur maigreur. Témoin ce passage où, dans une salle de
mètres, donne d’emblée la mesure de l’œuvre : celle de la cinéma, le doigt du héros de l’histoire tâtonne, le long de
superproduction. Le mot n’a, sous ma plume, rien de péjora- l’accoudoir, en direction de la main de sa voisine.
tif, s’il est vrai qu’un cinéaste, en entrant dans la carrière, Justice ainsi rendue, nous voici plus à l’aise pour for-
n’a fait nullement vœu de pauvreté et qu’il lui est aussi muler nos réserves. Cette perfection de la forme ne va
difficile de faire quelque chose de tout (des phénomènes de pas sans quelque froideur. Pour Clément la mise en scène
la nature aux moindres nuances du comportement humain) d’un film équivaut à la solution d’une série de problèmes,
qu’à la tragédie classique quelque chose de rien. toujours résolus avec le maximum d’élégance, non toute-
Donc, après s’être essayé toujours avec succès fois de grâce au sens théologique du mot. Malgré la somp-
– comme en font foi les lauriers glanés aux festivals – tuosité du décor, l’austère raffinement d’une palette qui
dans maints registres divers, René Clément a jugé son se réclame de celle de Braque, la nature est loin, ici, de
talent assez mûr pour affronter les aléas de la transplan- vivre la même vie que chez un Renoir, celui du Fleuve ou
tation. Disons tout de suite qu’il s’est tiré de l’entreprise de L’Homme du Sud auquel les allusions sont fréquentes.
tout à son honneur, que le documentariste qu’il fut à ses Cette anecdote inspirée du roman de Marguerite
débuts et le ferme directeur de comédiens qu’il devint Duras, lui-même inspiré de La Route au tabac et autres
par la suite conjuguent ici leurs dons. produits de l’école américaine, n’est pas des plus aptes
Il sait également nous démontrer que l’écran large – le – quoi qu’on en ait cru il y a dix ans et qu’on en croie
Technirama – et la couleur, qu’il utilisait pour la première encore – à faire vibrer l’écran d’harmonies nouvelles.

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Reconnaissons pourtant que Clément a su aborder l’es- riches en subtilités psychologiques que tel film tiré d’une
thétique qu’on peut juger désuète du comportement pièce de boulevard ou d’un mauvais roman policier ? La
– alias behaviourisme – avec mille fois plus de franchise vérité est, le plus souvent, que ce genre d’entreprise
que les précédents adaptateurs d’Hemingway, Steinbeck tente moins des cinéastes de talent que des médiocres
et consorts. Et cette franchise parvient, en fin de compte, et des habiles, désireux d’emprunter à leur modèle une
à nous gagner à la cause de héros d’autant plus déplai- gloire qu’ils ne sauraient tirer d’eux seuls.
sants, dès l’abord, qu’ils ne possèdent ni la générosité Qu’on ne croie pas, pourtant, que je prêche pour le
de ceux du western classique, ni cette veulerie cultivée film d’« auteur ». La mise en scène est un art assez difficile
jusqu’au délire par Kazan ou Visconti. Bref, la peinture pour qu’un esprit original et respectueux (l’un n’exclut
des hésitations de ce frère et de cette sœur entre les pas l’autre) puisse y donner toute la mesure de son génie.
tentations d’une semi-prostitution et l’appel d’un amour Mais ce génie-là risque d’être écrasé par l’ombre de celui
et d’une vocation regardés avec une non moins vraisem- sous lequel il s’abrite. John Huston, qui fit ses débuts
blable froideur, est menée avec une telle précision, une comme scénariste, est un homme de goût, à en juger par
telle justesse de détail, malgré quelques poncifs accro- la liste des sujets qu’il a traités. À lui l’honneur d’avoir
chés au passage, que nous avons plaisir à réentendre la porté à l’écran, sans en trahir l’esprit, l’un des meil-
voix de Clément moraliste, tue depuis Ripois. leurs romans policiers qui soient : Le Faucon maltais, de
Dashiell Hammett. Qui plus est nous pouvons, à travers
ses thèmes favoris, découvrir une constante : l’idée de
MOBY DICK l’absurdité du monde et de la fragilité de l’effort humain,
John Huston, 1956 de l’« échec », ainsi qu’aiment à dire ses commentateurs.
Voilà une philosophie, en apparence, plus séduisante
UN CONDAMNÉ À MORT S’EST ÉCHAPPÉ
que cet optimisme béat qu’on aimait à dénoncer naguère
Robert Bresson, 1956
dans les films hollywoodiens. Si la cote des valeurs roses
baisse en Amérique, c’est à Huston, et à quelques autres,
« HUSTON ET BRESSON »
que le mérite en revient.
La Parisienne n° 40, janvier 1957
Moby Dick peut donc apparaître comme une des
œuvres les mieux propres à inspirer l’imagination d’un
C’est une entreprise téméraire que porter à l’écran une cinéaste. Le symbole que représente la lutte du capi-
grande œuvre romanesque. Est-ce par malchance, ou par taine Achab contre le monstrueux cachalot blanc, nous le
l’effet d’une loi fort mal commode à dégager que maints retrouvons, à l’état embryonnaire, dans nombre de wes-
chefs-d’œuvre littéraires, une fois mis en images, se terns, de policiers ou documentaires de toutes sortes.
trouvent être moins profonds, moins poétiques, moins Mais, par une amère ironie du sort, ce mythe qui nous

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avait ouvert tous ses trésors, sous la plume de Melville, bressonienne. L’auteur des Dames du bois de Boulogne
se dessèche, à peine touché par l’objectif. Il ne reste élague de tout superflu son propos, lequel n’est pas néces-
qu’une grande machinerie d’opéra, tout juste digne d’un sairement celui d’un esthète, d’un pur formaliste. Tous les
conte de « science-fiction ». Faut-il en conclure que le film arts ont fait, au cours des âges qu’on appelle classiques,
ne peut lutter contre le roman à armes égales et, dans bon ménage avec leur temps. Tel portrait, tel tableau
le cas présent, que le luxe de la métaphore qui fait le de bataille du XVIe ou XVIIe siècle est un document,
prix du modèle même lui est à jamais interdit ? Prenons sans pour autant cesser d’être une œuvre, tandis que
garde que si l’écrivain use de la comparaison, c’est pour Guernica nous apprend plus de Picasso que de la guerre
rendre plus présent à nos yeux ce qu’il ne peut évoquer d’Espagne, malgré qu’en ait le peintre. Un condamné à
qu’à l’aide de mots, qui sont tous, à quelque degré, men- mort s’est échappé est donc non seulement un des plus
songe. Le poète suscite le vrai à l’aide du faux, tandis beaux films inspirés par la dernière guerre, mais une des
que le cinéaste, esclave de l’apparence, ne peut que sug- rares grandes œuvres écloses en un temps où le reportage
gérer, à partir du vrai, un infini de métaphores latentes. s’arroge une fonction jadis impartie à l’art.
Encore convient-il que ce vrai soit montré sans ruses, En tournant le Journal d’un curé de campagne, Bresson
ou, du moins, puisque l’art ne peut se passer de quelque enrichissait le patrimoine du cinéma. Il réussissait là
tricherie, que le cinéaste sache s’effacer avec la modes- où Huston vient d’échouer, mais il commettait la même
tie requise pour faire briller ce qu’il montre de tous ses erreur d’intention : il ne s’agit pas qu’un emprunt fait
feux naturels. Et si cette poésie est, je le pense, impos- aux autres arts enrichisse le cinéma, mais bien que le
sible à conquérir d’emblée, peut-être eût-elle surgi d’une cinéma enrichisse l’art tout entier. Si, de nos jours, trop
description rigoureusement précise, peut-être eût-elle de romans pâlissent à côté de reportages, c’est que la
été donnée de surcroît, à qui, même aussi sec et peu plume du romancier a perdu la science de faire, comme
lyrique que Huston, n’eût pas ignoré le poids d’un harpon, aux temps de Daniel Defoe, d’une aventure vécue la
confondu avec la placide baleine le fougueux cachalot. matière d’une œuvre durable ; et, frustrés dans notre soif
À qui en doute, le dernier film de Robert Bresson d’absolu, nous préférons le sable de l’hebdomadaire ou du
Un condamné à mort s’est échappé (ou Le vent souffle quotidien au marbre du livre. C’est du sable au contraire,
où il veut) vient à point pour donner réponse. Tiré des cette expérience, après mille autres, nous l’enseigne, que
mémoires du commandant Devigny, évadé du fort Montluc le cinéma tire son marbre le plus pur.
pendant l’Occupation, il a, dans la précision du com- Bresson n’ayant plus pour patron un auteur, mais les
mentaire et de l’image, la sécheresse d’un manuel. Le faits seuls, se sert d’eux comme garants d’un vrai qui
caractère documentaire, didactique est à mes yeux son peut, alors, n’être plus vraisemblable. Il néglige de nous
premier mérite, celui d’où naîtront les autres, à tort ou à les montrer tous, encore que la façon dont Fontaine se
raison plus haut estimés. On a souvent parlé de l’ascèse débarrasse de la sentinelle allemande fît partie de la

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technique même de l’évasion ; il substitue à l’effet qu’eût médiocrité du film Moby Dick. Mais je crois que le cinéma
été la scène du combat cet autre effet qu’est son ellipse, n’a pas encore tiré d’une conception du monde optimiste,
mais toutefois à l’avantage de la continuité musicale naïve, classique toutes les illustrations qu’elle comporte.
d’un film où la bande-son a, en quelque sorte, priorité de Que je me trompe ou non, reste que le roman de Melville,
passage. L’esthétique, et c’est légitime, a le dernier mot puisant son fond dans la chose vue et sa forme dans
sur le document : j’en reviens à ma comparaison avec les la poésie antique, est plus un exemple à suivre qu’une
peintres de batailles. Peu importe que le beau s’affirme, matière brute à piller. Que le cinéaste apprenne à retour-
à l’occasion, au détriment de la clarté scientifique : l’es- ner aux sources, c’est-à-dire au fait divers, à la littérature
sentiel est qu’il ne puise jamais que dans la science, en de circonstance, sans pour autant, comme le voudraient
l’occurrence celle de l’évasion, son origine. certains, par prévention ou par excès d’amour, pactiser
Semblable à Robinson dans son île, le lieutenant avec le mélodrame. Louons avant tout Bresson, le plus
Fontaine refait la première et plus noble conquête de raffiné, le plus cultivé des auteurs de films, d’avoir, à en
l’homme : celle de l’outil. Le « miracle des objets » est-il juger par la faveur unanime rencontrée par cette der-
l’œuvre de la volonté ou d’une attentive Providence ? On nière œuvre, réconcilié les gens de goût avec le cinéma,
peut trouver de surcroît cette référence à l’interven- ce cinéma pour qui, bien à contrecœur, nous ne pou-
tion divine, dans le film, comme dans l’œuvre de Defoe, vons souvent plaider que « coupable ». Si le film de John
dont Bresson reprend curieusement la philosophie. Mais Huston vient enrichir le dossier à charge, cent fois plus
cette philosophie n’est autre que celle du fameux « paral- précieux est l’apport de Bresson à celui de la défense.
lélisme » leibnizien auquel se réfère implicitement tout
l’art de l’Occident, depuis la Renaissance.
Je crois Bresson, homme du XVIIe siècle, tout aussi L’EAU VIVE
bien, sinon mieux à son aise dans cette anecdote François Villiers, 1958
moderne que dans La Princesse de Clèves qu’il projetait
de tourner il y a trois ans. J’aime trop le cinéma, pour « LE POÈTE PARLE »
ne pas préférer celles de ses œuvres qui nous proposent Arts n° 675, 18 juin 1958
un genre de beauté dont nous ne trouvons ailleurs nul
exemple. Sur le « papier », la peinture d’une volonté victo- Non, je ne ferai pas chorus avec le public du Festival de
rieuse semble à certains moins profonde, moins tragique, Cannes qui accueillit fraîchement cette Eau vive et je
moins moderne assurément, que celle de l’absurde et de suis loin de partager la sévérité de mes confrères. Car
l’échec, tirée par Huston de Melville. Ce serait lui faire du moins, ce qu’ils avancent au titre de circonstances
trop d’honneur que d’imputer à sa seule philosophie, née atténuantes me paraît être raisons amplement suffisantes
d’admiration littéraire, plus que des choses mêmes, la d’admirer, d’aimer un des films les plus attachants, les

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plus touchés de la grâce, les plus poétiques que le cinéma parfaitement inattendu ; les acteurs, tout aussi typés que
français nous ait offerts depuis bien longtemps. dans n’importe quel film français, renouvellent toutefois
Le plus personnel aussi. Maintenant, dira-t-on, quel l’éternel catalogue méridional et paysan, et la mauvaise
est l’auteur ? Giono, sans doute, mais je ne trouve pas que rhétorique elle-même de leurs éclats est chez eux attribut
le « réalisateur » – puisque c’est sous ce titre qu’il figure de nature ; Pascale Audret, enfin, tour à tour gracieuse et
au générique – ait le moins du monde trahi la pensée de franchement laide, agaçante et spontanée, ne nous fait
l’écrivain. J’ai fort peu, je l’avoue, à ma honte, pratiqué jamais regretter, si fort nous croyons au personnage,
Giono et je ne connaissais pas du tout François Villiers : que son rôle n’ait pas été confié à quelque beauté plus
le charme sous lequel m’a tenu la projection m’a rendu fascinante.
incapable de distinguer ce qui revenait à l’un ou à l’autre. Qu’on ne croie pas que je plaide coupable. Dans un
Lorsqu’on œuvre à l’enseigne de si glorieux patron, la film de ce genre, fait d’impressions, de suggestions, qui
modestie est de rigueur et la déférence, ici, du cinéaste, propose plus qu’il ne dispose, c’eût été la pire erreur que
m’apparaît on ne peut plus louable en un temps où tel vouloir aller jusqu’au bout des idées. La grâce est ques-
pilleur de chefs-d’œuvre s’avoue tout crûment occupé à tion d’équilibre, et cet équilibre est atteint. Qu’importe
« corriger » Le Joueur de Dostoïevski ! Le film forme bloc que l’on nous propose, avec un zèle ingénu, une clef naïve
dans mon souvenir et, tel qu’il est, il me ravit. de chaque fait et geste, si ces faits et ces gestes sont
Rien de plus difficile, sur l’écran, à manier que le sym- assez terribles ou assez charmants pour nous suggérer
bole. Pour qui choisit cette voie ingrate, deux seules solu- une signification seconde qui recoupe et complète la pre-
tions possibles : ou bien l’extrême rigueur d’Eisenstein, mière ! Les idées de nature, de destruction, d’ordonnance
ou bien l’extrême liberté. Un constant bonheur de ton, et de liberté sont partout fortement présentes, depuis
une bonne humeur pure d’ironie, un fier laisser-aller la maquette en saindoux du boucher jusqu’aux maisons
que je refuse, pour ma part, d’assimiler à la négligence, abattues par les bulldozers, et justifient l’arbitraire du
rendent de bout en bout aimable la comparaison saugre- propos.
nue entre le cœur d’une rivière et la vie d’une jeune fille. Il y a quelque chose d’extraordinairement neuf dans
L’anarchie de la double matière s’accorde fort bien, ma ce film : alors que la plupart reposent sur une notion
foi, avec le cours chaotique du récit et les inégalités de plus ou moins artificielle de destin victorieux ou vaincu,
ton. La photographie a cette espèce de saveur brute des celle-ci met en présence des forces de pure liberté, qu’il
Kodachromes de 16 mm ; les mille et une trouvailles de s’agisse de la nature ou de l’activité humaine. C’est le
ce dialogue littéraire en diable ne nous lassent jamais spectacle de cette liberté, non pas tant conquise que
par leur fréquence, « trouvées » qu’elles sont par un sourdant en surface à l’éclosion de l’âge de raison, qui
incomparable trouveur de mots, et, au plus fort de l’effet, dépouille de toute rhétorique théâtrale l’adorable speech
fuse le naturel du terme à la fois parfaitement juste et final de l’héroïne sauvée des eaux, faisant la nique au

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conseil de famille. Ce n’est pas que la tragédie ne m’in- aisance qui fait, hélas, trouver bien guindé le jeu des inter-
téresse, mais la poésie, sur l’écran, est trop chichement prètes français, J.-P. Kérien, Roger Pigaut et Claire Mafféi.
dispensée depuis l’époque muette pour que cette réappa- Et nous nous demandons souvent si Vermorel n’aurait pas
rition, même discrète, ne mérite d’être accompagnée de mieux fait d’épurer son anecdote de tout romanesque, de
nos plus chauds encouragements. s’attacher simplement à la peinture des difficultés que ren-
contre l’instituteur, aux prises avec les préjugés des deux
races, ceux des Noirs islamisés et fatalistes, ceux des
LA PLUS BELLE DES VIES Blancs qui ne croient pas en les vertus de l’éducation. L’ex-
Claude Vermorel, 1956 posé d’un problème obscurci de nos jours par les passions
me semble être fait avec le maximum d’honnêteté. Point
« NÉO-RÉALISME AFRICAIN » de manichéisme de droite ou de gauche : les choses ne sont
Arts n° 595, 28 novembre 1956 pas simples et c’est pour cela qu’elles nous intéressent ; les
caractères ne sont pas coupés d’une seule pièce, et c’est
La Plus Belle des vies, c’est le titre d’une chanson, c’est pourquoi tous les personnages nous touchent.
aussi celle que choisira l’héroïne du film de Claude Cela ne veut point dire que l’auteur ait évité les cli-
Vermorel en un retournement de l’ultime minute qui chés. Les uns viennent peut-être de son souci, après
n’est pas sans rappeler le finale des films de Rossellini. Le l’échec commercial des Conquérants solitaires, de ne
couple se réconcilie en même temps que renaît la source point faire une œuvre qui rebute le grand public. Tous
depuis longtemps tarie. Ce double « miracle », libre à nous les efforts qu’il tente en ce sens sont des plus maladroits.
de l’attribuer, ainsi que le narrateur, un Noir, aux ver- L’histoire est si mal racontée que nous eussions préféré
tus magiques d’un talisman, ou de ne lui donner qu’une qu’il n’y ait pas du tout d’histoire. Tout ce qui repose sur
origine morale. Bref, le lyrisme des dernières images la tension dramatique, le suspense, appartient au mélo-
emporte une adhésion que nous ne cessions, tout au long drame, qu’il s’agisse de la mort du petit garçon ou des
du film, d’accorder puis, la séquence ou la minute sui- amours de l’institutrice et de l’ingénieur. Et pourtant la
vante, de refuser. conclusion nous montre que l’anecdote, ici, n’était pas
Ce que j’aime ici c’est d’abord le commentaire, dit par artificiellement plaquée, mais consubstantielle à l’œuvre.
une voix savoureuse, bien qu’au début, difficile à suivre. Mêler le style romancé et celui du documentaire, des
Ce style imagé, les proverbes, cet humour propre à la race interprètes d’occasion et des acteurs professionnels,
noire nous font augurer que le principal mérite de l’ou- c’est, pour un cinéaste, la suprême ambition, mais en
vrage est l’évocation très précise, très prenante, d’une même temps une tâche quasi irréalisable, et Rossellini,
atmosphère. Les acteurs indigènes, les enfants, la jeune seul peut-être, a réussi dans un genre où ses disciples,
servante, le narrateur, tous les figurants évoluent avec une jusqu’ici, se sont cassé les reins.

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Ainsi s’explique que nous puissions passer, au cours SAHARA D’AUJOURD’HUI


de ces deux heures, par une série de sentiments les plus Pierre Gout, 1957
divers, que tantôt nous nous irritions des imperfections
de la technique chaque fois qu’un effet dit « de cinéma » « UN GRAND SUJET »
nous sollicite, tantôt au contraire, nous soyons si bien Arts n° 646, 27 novembre 1957
pris par l’envoûtement de l’une des Afriques les moins
touristiques que le cinéma ait jamais montrées. Les Le propos de ce film ne serait-il que publicitaire, je
moments que je préfère, ce sont les temps de repos, de verrais là pour ma part une raison d’être suffisante. Le
lassitude, soit physique, soit morale, propre aux terres cinéma français manifeste une telle terreur sacro-sainte
ingrates et aux pays chauds. Le rythme est lent et cette de l’actualité que nous aurions mauvaise grâce à ne pas
lenteur ne devient ennuyeuse que lorsque les nécessités nous réjouir de voir celle-ci s’inscrire sur l’écran, ne
du scénario accélèrent le pouls du récit. Nous acceptons serait-ce que par le biais d’une œuvre de commande.
si volontiers de marcher à l’aveuglette qu’il aurait sans Qu’il veuille susciter des vocations du désert ou
doute mieux valu écarter tous les éléments qui font pré- démontrer de visu que notre Eldorado africain n’est nul-
sager la suite de l’intrigue. Entreprise téméraire, certes, lement un mythe, Sahara d’aujourd’hui ne manque pas
mais cette témérité, je présume, eût été payante. dans tous les cas d’atteindre son but. Mais on peut y
Des entreprises de ce genre, même à demi réussies, discerner une intention plus désintéressée, elle aussi par-
sont réconfortantes en face de la routine où s’enlise le faitement remplie, celle de l’information, du reportage.
cinéma français. Nous avons loué dans Bob le flambeur, J’y ai pris le même plaisir que je prends aux enquêtes de,
de Melv ille, une façon neuve de traiter un thème mettons, Jean Lartéguy, et la forme légèrement roman-
archi-conventionnel. Ici, le sujet est neuf et l’expres- cée qu’ont voulu lui donner ses auteurs, Pierre Schwab
sion trop souvent conventionnelle. En s’installant en et Pierre Gout, ne nuit jamais, bien au contraire, à l’in-
plein air, un cinéaste, en même temps qu’il s’attire notre térêt du document. Ils évitent de tomber dans l’esthé-
indulgence, appelle une plus grande sévérité. Certains tisme avec la même sûreté de goût qu’ils repoussent la
tics sont à leur place sur le plateau des studios, mais grossière propagande. Si la photographie est soignée,
choquent d’autant plus que, plus loin, on s’en éloigne. parfois très belle, la prise de vue en hélicoptère souvent
C’est bien assez de traîner derrière soi sa caméra, son acrobatique, je vois là l’affirmation du goût bien naturel
matériel électrique et ses bobines de pellicule, sans qu’ils éprouvent à l’égard de leur sujet même, non le désir
s’embarrasser d’habitudes trop chères à nos cinéastes égoïste de briller aux dépens de celui-ci.
de qualité, comme aux autres. Le plaisir que nous procure Fidèles à l’enseignement de Flaherty, mais œuvrant
l’originalité est si vif, que nous exigeons qu’il soit sans sur une matière mille fois plus ingrate, ils ont compris
mélange. que le plus beau thème possible pour un documentaire

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était le travail de l’homme et c’est à ce travail de RENDEZ-VOUS À MELBOURNE


l’homme qu’ils nous font assister. Un travail représenté, René Lucot, 1957
jugé, non pas à l’échelle de l’effort individuel, mais celle
– il importe d’être moderne – de la prospection col- « BANAL REPORTAGE »
lective, motorisée, aérienne. Ils dominent, au propre Arts n° 615, 17 avril 1957
comme au figuré, leur matière. Ils portent peu d’intérêt
à la sueur du manœuvre et, ma foi, ils ont raison, car De tous les arts, le cinéma est sans doute le plus apte à
cette sueur est la même par n’importe quel degré de exprimer la beauté du sport. Et l’on peut même dire que
chaleur ou de latitude. le cinéma américain tout entier est un cinéma sportif,
Ce recul nous vaut donc une œuvre assez sèche, mais attentif à faire ressortir l’élégance du geste, son effica-
cette sécheresse est à l’image de son sujet. On ne doit pas cité, bref, faisant de la compétition physique son princi-
traiter la conquête du désert comme on traite la chasse pal ressort.
aux morses. De plus cette conquête n’en est, à vrai dire, L’athlétisme, le plus pur des sports, est toutefois le
qu’à son stade liminaire. Les gisements de pétrole ou moins spectaculaire. Les célèbres Dieux du stade de Leni
autres ont été repérés, classés, étiquetés, cernés, non Riefenstahl n’étaient exempts ni d’artifice ni d’emphase.
encore industriellement exploités. Le sentiment d’une Ici René Lucot, tout en s’inspirant du modèle allemand,
approche lente, presque dans le noir, mais non à l’aveu- pèche par l’excès inverse : celui d’un pittoresque étriqué,
glette, sûre, mais payant à longue échéance, est restitué mesquin. Ce n’est pas uniquement de sa faute si la gran-
à la perfection. diose parade de Berlin a fait place à une kermesse pay-
En harmonie avec le ton général, l’anecdote est sim- sanne. Mais il convenait d’aller au-delà des apparences.
plement esquissée à larges traits de crayon. De ces diffé- Que demandons-nous au cinéma ? De nous mettre dans
rentes ébauches, la plus poussée et la plus heureuse est, la peau du spectateur idéal, comme savent le faire fort
à coup sûr, l’histoire du géologue perdu dans la rocaille. bien, quand ils ne versent pas dans la mauvaise littéra-
En revanche, nous restons froids devant la crise de nerfs ture, les reporters de la presse ou de la radio. La plupart
de l’ouvrier du puits de pétrole : la scène est trop mani- des épreuves présentées ici sont par trop privées de leur
festement jouée et mal jouée. C’est le droit du documen- contexte, entendez cette attente lourde qui les précède,
tariste de recréer la réalité, mais encore convient-il, et cette détente, cet épanchement de joie, d’enthou-
au cours de cette recréation, d’éliminer les clichés siasme ou de déception qui les suit. Quelques silences ou
théâtraux, moins tolérables ici que dans les œuvres de quelques sons vrais eussent facilement recréé, mieux que
pure fiction. tout commentaire, le juste climat de ces jeux. Puisqu’on
semble opter pour le réalisme, il fallait aller dans cette
voie jusqu’au bout.

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Le documentaire n’a d’autres lois que celui du respect sa devise : nous acceptons volontiers une image indis-
aigu de sa matière. Matière à vrai dire fort ingrate. Si le tincte, voilée ou trop sombre, floue même si la matière
coude-à-coude de Courtney et de Johnson dans la ligne en est précieuse. Inversement, les plus habiles artifices
droite du 800 mètres est d’une singulière âpreté, la vic- ne peuvent masquer la pauvreté du document. Dans ce
toire de Delaney dans le 1500, impressionnante sur le genre, l’art est de faire oublier l’art qui peut être, alors,
papier, se trouve être moins spectaculaire qu’on aurait très grand. Lorsqu’elle est pure de tout truquage, à ce
pu croire. C’est au cinéaste de faire en sorte qu’on sente moment-là seulement la prise peut atteindre à une beauté
ou devine la lutte, dont la violence échappe au spectateur où les films romancés n’accèdent pas plus aisément, et
assis sur un lointain gradin. Même observation en ce qui nous convainc mieux que toute autre preuve de la gran-
concerne l’instant décisif du duel Kuts-Pirie. On dira qu’il deur du cinéma.
était difficile de suivre les coureurs par un travelling, Le Cinéma d’Essai nous offre actuellement un
comme on fit pour le marathon. Mais puisque ce film avait ensemble de trois documentaires qui nous satisfont
l’exclusivité du reportage, les organisateurs des jeux et quand ils se conforment à cette exigence, nous déçoivent
les producteurs n’auraient pas dû lésiner sur les moyens. lorsqu’ils l’oublient. Tout le cinéma est en germe dans
L’emploi constant du Pan Cinor est lassant dans un film les brèves bandes des frères Lumière que Paul Paviot a
de ce métrage. insérées dans son court métrage consacré aux inventeurs
du cinématographe. Auguste et Louis Lumière n’avaient
d’autre ambition que scientifique, et pourtant les pou-
LUMIÈRE voirs propres de ce qui sera baptisé bientôt le septième
Paul Paviot, 1953 art apparaissent plus clairement, à mon sens, dans ces
courts échantillons que dans les tentatives ultérieures
KAMI-SHIBAI
de Méliès. Les autres documents utilisés par Paviot
Gilles Boisrobert, 1956
offrent un intérêt du même ordre, surtout la brève inter-
TU ENFANTERAS SANS DOULEUR view d’Auguste Lumière, quelque temps avant sa mort,
Henri Fabiani, 1956 par laquelle débute le film. Mais les scènes reconstituées
en studio sont d’une indigence telle qu’il vaut mieux les
« À L’ÉCOLE DE LUMIÈRE » passer sous silence. Le tout est accompagné d’un sobre
Arts n° 592, 7 novembre 1956 et prenant commentaire d’Abel Gance auquel je ne ferai
qu’un reproche : oublier Murnau dans le rappel qui nous
Dans le documentaire, le contenu prime la forme et s’im- est fait des grands noms de l’écran.
pose par des mérites qui ne doivent rien, en apparence, Kami-Shibai a pour origine quelques bobines de
à l’esthétique. Authenticité avant tout, telle doit être 16 mm, rapportées par Gilles Boisrobert d’un voyage au

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Japon. La couleur souffre beaucoup de l’agrandissement, de volonté pure, est un fil conducteur assez noble et assez
le montage n’échappe pas aux poncifs, surtout au début : fascinant pour légitimer les images les plus audacieuses.
ces fleurs, ces coins de ciel, ces gros plans insignifiants
ne sont pour nous d’aucun enseignement. Si l’on n’a rien
de rare à montrer, mieux vaut se taire. L’auteur s’est pro- FRANÇOIS MAURIAC
mené en touriste et s’en est tenu aux aspects les plus Roger Leenhardt, 1954
extérieurs. Mais ce pittoresque-là, malgré la concur-
NUIT ET BROUILLARD
rence des films nippons, n’a pas encore épuisé toutes ses
Alain Resnais, 1956
séductions. Signalons entre autres une scène de kabuki
(théâtre traditionnel japonais), un hara-kiri si impression-
Arts n° 570, 30 mai 1956
nant qu’on ne sait trop s’il est réel ou feint, un combat de
lutteurs obèses, des pêcheuses de perles dont la robuste Nul historien de l’art ne s’aviserait de faire aujourd’hui
nudité nous fait par comparaison trouver gracieuses les de la critique « psychologique », comme on la pratiquait,
geishas au bain que, pourtant, sous le kimono nous ima- il n’y a pas si longtemps, dans les manuels scolaires. Tel
ginions plus sveltes. commentaire d’un « Raphaël » ou d’un « Titien » s’étendait
Tu enfanteras sans douleur d’Henri Fabiani plaide pour plus longuement sur le caractère du modèle, Jules II ou
la cause qu’il défend avec tact et éloquence. Une jeune Charles Quint, que sur la facture du peintre... Nous avons
femme a accepté que la caméra enregistrât les diffé- changé tout cela : Cézanne a montré comment réduire
rentes phases de son accouchement « dirigé ». la distance qui séparait une pomme ou un pichet d’un
Le film commence par un entretien où elle-même et visage. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Je ne sais. Plus
son mari se comportent en acteurs que n’effraie pas purs, plus « artistes » que les anciens, nous avons appris
l’objectif. Vient ensuite une exposition un peu naïve de à dissocier ce qu’ils se plaisaient à unir : la vérité psy-
la phobie qu’inspire aux femmes, à l’âge des premières chologique et la vérité de l’art. Nos tableaux ne sont que
curiosités, le verset célèbre de la Bible. Si la méthode ne de la peinture, alors que, jusqu’à Niépce, ils savaient être
reposait que sur des données purement physiologiques, à la fois peinture et document.
le film n’aurait pas eu d’autre intérêt que clinique. Mais Toute une fonction de la peinture a péri, et ce n’est
celle-ci est, avant tout, d’ordre psychologique. Le méde- pas tant la photographie, mais bien le cinéma qui l’as-
cin fait figure d’un véritable metteur en scène dont la sume. Le cliché pris sur le vif manque de cette étoffe, de
patiente suit, en parfaite actrice, les indications. La réa- cette robustesse, de cette méditation préalable propres
lité, étant elle-même un jeu, offre à la caméra une matière aux grandes œuvres d’art. Le François Mauriac de Roger
tout élaborée. Et puis cette victoire de l’esprit sur le Leenhardt unit avec un rare bonheur les deux mérites.
corps, même s’il s’agit d’un dressage plus que d’un acte Quand l’appareil découvre, sous le portrait peint par

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Jacques-Émile Blanche, le visage alerte et détendu de plans atteignent à cette beauté dans l’horreur propre à
l’écrivain, mauriaciens ou non, nous sommes conquis : la Callot ou Goya, cette beauté-là est de surcroît. Mais il
cause est gagnée pour le portraitiste, comme elle l’est est certain que le cinéma seul est habilité à s’aventurer
pour le modèle. Leenhardt obtient, tout au long de son dans certains sujets, trop lourds au cœur ou aux vis-
film, ce que le reportage de télévision, trop bâclé, à la fois, cères pour souffrir tout autre traitement, si sincère et
et trop standardisé, ne rencontre qu’à de frêles instants. fervent qu’il soit. Tous les peintres, tous les poètes qui
Mauriac bouge, parle, regarde avec la liberté du comé- se sont essayés, de nos jours, à évoquer des désastres
dien le plus chevronné. Le voici tel qu’il est aujourd’hui trop proches se sont bel et bien cassé les reins. Guernica
et tel qu’en lui-même l’éternité le changera. Si le secret de Picasso est une grande chose, mais souffre de la
reste, si, comme il dit à la fin, « pas même ce film » ne confrontation avec l’événement qui l’inspira. Juchés sur
livre de l’homme la part la plus profonde, c’est que cette leur tour d’ivoire, les artistes d’aujourd’hui s’aperçoivent
part, sans doute, n’intéresse que Dieu. Nous savons de lui qu’ils ne peuvent redescendre sans choir dans le ridi-
tout ce que nous pouvons humainement savoir. Heureux cule ou le blasphème. Laissons-les à leurs Arlequins et
cinéma, doué encore de la chaude santé des âges clas- leurs taureaux de fête, et abandonnons sans regret à la
siques où art et nature se confondent. On parle de temps caméra l’humble tâche de glaner sur la terre quotidienne
en temps d’« une renaissance du portrait ». Mais le por- les éclaboussures des grandes tourmentes de l’Histoire.
trait, c’est ce film, non telle croûte laborieuse ou désin-
volte. Que les peintres me pardonnent : la faute n’en est
pas au talent, mais à l’injure d’une époque où bon gré mal LES HOMMES DE LA BALEINE
gré, leur champ d’investigation se rétrécit de jour en jour. Mario Ruspoli, 1958
Nuit et Brouillard est aussi un document, mais au
LETTRE DE SIBÉRIE
second degré cette fois. Avec un soin et un tact majeurs,
Chris Marker, 1957
une science toujours sûre de la narration et des effets,
et qui n’altère en rien le respect dû à une matière aussi
« DOCUMENTAIRES AMBITIEUX »
proche et aussi directement poignante, Alain Resnais,
Arts n° 695, 5 novembre 1958
à l’aide de documents d’époque, films ou photos, coupés
d’un reportage en Pologne, non moins saisissant dans Dans un bon documentaire, matière et manière comptent
son objective sécheresse, nous brosse la terrible fresque au moins autant l’une que l’autre. Disons tout de suite
de l’univers concentrationnaire. Qu’on ne voie pas, dans que, dans ces deux moyens métrages, ladite matière est
ma comparaison, un sacrilège. Resnais n’a pas cherché aussi précieuse que possible dans un monde dont le tour
à faire de l’art, mais simplement à nous renseigner avec se boucle en moins de quarante heures. C’est là, d’ail-
la plus grande objectivité possible. Si certains de ses leurs, leur seul point commun.

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Les Hommes de la baleine, tourné à peu près en même des chants de l’île, assez enthousiaste pour nous inspirer
temps que John Huston filmait Moby Dick, prive de ses le même respect qu’inspira à l’auteur la matière filmée,
dernières excuses le film américain. Il fait songer que le pour nous faire admirer l’homme, la nature et, partant,
roman de Melville n’était peut-être pas si intournable, le cinéma qui fait si bien chanter la grandeur de l’un et
puisque, aux Açores, on pêche encore le cachalot (non de l’autre.
la baleine du présent titre ni celle de Huston) à la mode L’esprit de Lettre de Sibérie est tout autre. Pour Chris
d’il y a cent ans. Mode sportive dont les périls n’ont pas Marker, le texte est roi. C’est peu dire : c’est un des-
effrayé Mario Ruspoli. Nous sommes ici si bien précipités pote qui, usant de son droit divin, prend jusqu’à la liberté
au cœur du danger qu’il nous arrive moins de craindre de nous proposer d’autres images (dessins ou schémas
pour les personnages que, si j’ose dire, pour nous-mêmes. animés) que les vues glanées au cours du voyage. Ces
Au suspense, de règle dans les films de fiction, se substi- vues, d’ailleurs, que prouveraient-elles ? L’auteur nous le
tue un sentiment d’insécurité, entretenu par l’instabilité demande dans un passage – brillant parmi tant de bril-
même de la caméra et ses brusques décadrages, quand la lances – tour à tour commenté du point de vue d’une par-
bête fonce sur la frêle embarcation. tialité de droite, puis de gauche, puis d’une non moins
Non moins que l’audace du caméraman, nous devons décevante objectivité. Bref, Chris Marker nous fait confi-
admirer l’intelligence avec laquelle sont constamment dence moins de ce qu’il a vu que de son humeur, et c’est
agencées les images cueillies. C’est une très heureuse elle qu’il nous convie seule à juger. Il serait donc sot de
idée, par exemple, d’avoir commencé le film par le dépe- lui reprocher d’être un mauvais cinéaste, puisque mani-
çage du cachalot, afin de bien éclairer le spectateur sur festement, par le texte, il parvient à rendre intéressants
l’enjeu de la lutte : celle-ci nous apparaît ainsi non seu- des documents qui, à l’état brut, nous eussent paru des
lement comme un sport (une corrida), mais un travail, plus ternes. Reste donc seulement à dire que « l’on aime
et sa noblesse, ainsi que nous l’avait enseigné Flaherty, ou l’on n’aime pas ça ». Pour ma part, j’avoue n’être que
n’en est nullement altérée pour autant. Notre réflexion très modérément sensible à cet humour mi-frondeur mi-
est d’ailleurs on ne peut mieux guidée, mais sans tyran- pédant, dans le goût des citations qui ornent la première
nie aucune, par un excellent commentaire de Jacopo page de notre confrère L’Express : la recherche ici, dans
Berenizi 8, assez libre pour se permettre d’instructives la présentation, me rebute non moins que les montages
digressions, sans rompre le rythme propre des images, photographiques ou acrobaties typographiques en hon-
assez littéraire pour invoquer, comme il se devait, la neur dans telle ou telle « collection » sur la géographie ou
grande autorité de Melville, sans jamais échouer dans le l’histoire de notre planète. Qu’on m’excuse de sortir de
pédant, assez modeste pour laisser la place au répertoire mon domaine : c’est l’auteur qui m’y invite. Une chose est
certaine : ce film, qu’il agace ou plaise, ne laissera pas
8  Pseudonyme de Chris Marker [NDE].
indifférent et touchera peut-être un public plus large que

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Sebastian Santillan
TRAVERSÉE DE PARIS

les happy few, pour lesquels il semble avoir été conçu. Le tout de même, de trouver un dédommagement. Le Coup
spectateur inculte s’en laissera imposer par le lustre des du berger, de Jacques Rivette, égaiera la monotonie du
formules, l’érudit sera plus flatté encore d’y reconnaître pèlerinage. Sachez qu’il n’a rien d’une expérience. Il est
mille citations implicites dont les références eussent par fait pour le public, celui des connaisseurs et l’autre. La
trop alourdi l’exhaustif et plaisant générique placé en malchance voulut qu’il fût accouplé à un film de long
post-scriptum. métrage, distribué jusqu’à cette heure-ci dans la seule
province. Mais voilà, par ce biais, l’erreur corrigée.
Inutile donc de s’étendre sur ce qu’il prouve, bien qu’il
LE COUP DU BERGER prouve beaucoup. Regardons plutôt ce qu’il est. Tiré d’un
Jacques Rivette, 1956 fait divers dont le brut compte rendu ressemble au cane-
vas d’une pièce du boulevard, il transcende d’emblée le
« DOUZE FILMS EXPÉRIMENTAUX : UN SEUL RÉUSSI » thème par la férocité de son humour, l’économie et la den-
Arts n° 660, 5 mars 1958 sité de son dialogue, la rigueur de sa construction. Mais
je ferai bon marché de toutes ces qualités auxquelles il
Sachons gré à l’une de nos meilleures salles de répertoire doit la grande part de son juste succès, en face d’une
de faire alterner, avec l’or imputrescible du passé, l’acier seule, majeure à mes yeux, comme à ceux de son auteur,
à double tranchant de l’heure présente. Le propre d’une l’art de la mise en scène. Je ne m’avance nullement, je ne
« expérience » est l’incertitude où elle laisse de son issue. suis pas aveuglé par le parti pris ni l’esprit de coterie en
Presque toutes ces œuvres, par des chemins divers, affirmant qu’il y a dans ces trente minutes plus de vrai
convergent au même cul-de-sac de l’échec. La leçon toute- et de bon cinéma que dans tous les films français sortis
fois ne laisse pas d’être instructive pour ceux qui croient depuis un an.
encore en la vitalité d’un certain cinéma d’« avant-garde » À ce stade, il ne saurait être question de seule
dont on aura tout dit, si l’on remplace – riposte facile, technique (bien que sur ce point Rivette n’ait rien à
mais la difficulté non plus n’est pas leur fort – l’adverbe apprendre de tel ou tel technicien de profession, simple
« avant » par celui d’« arrière ». Seules émergent une bré- boîte à recettes), mais de style, un style clair, aigu,
vissime pochade de Visconti, une esquisse du romancier dépouillé, sans recherches apparentes (à une ou deux
Moravia qui sent – mais c’est son droit – sa littérature, exceptions près) et cependant foisonnant en trouvailles,
une bouffonnerie de Carlo Levi qui, ma foi, atteint son trouvailles cinématographiques, s’il en est, car elles sont
but puisqu’elle fait rire. Mieux vaut ne rien dire du reste. de celles qui ne peuvent naître que pour et sur l’écran.
Maintenant, même si vous pensez n’avoir rien à Jamais un moment vide, pas une seule modification de la
apprendre, même si vous n’éprouvez qu’un faible goût pellicule qui ne collabore à l’expression. J’aime surtout la
pour cette sorte de cours du soir, vous êtes assurés, façon dont texte et image se passent le relais, l’un jamais

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Sebastian Santillan
TRAVERSÉE DE PARIS

ne doublant l’autre. La parole y est toujours le prélude ou qui peut, à l’occasion, s’accommoder des sujets les plus
l’écho de l’acte, non son oiseux commentaire. humbles d’aspect, mais du moment qu’il entend briller
S’agit-il d’un exercice de style ? Oui, s’il est vrai que sur un terrain – celui du cœur, des mœurs, de la psycho-
Rivette a dans ses tiroirs des projets plus ambitieux, non logie, qu’on l’appelle comme on voudra – où les belles-
pourtant, s’il est non moins exact que ce faux vaudeville, lettres ont cueilli tant de gloire, qu’il s’adresse, ma foi,
au tempo général un peu lent (c’est ma seule réserve), aux spécialistes du genre, les vrais écrivains et non
laisse filtrer l’arôme d’une amertume, ou plus exactement point à ces parias de la littérature qui se partageaient,
d’une sévérité, psychologique et morale, toute person- jusqu’à présent, la triste Pologne du cinéma français.
nelle et qui ne nous pousse à évoquer Fritz Lang, que Les Amants nous donne le même choc que, naguère,
parce nous connaissons l’admiration que Rivette éprouve L’Eau vive : la révélation qu’un cinéaste a tout à gagner
pour ce dernier. J’ai vu ce film cinq fois. Cinq fois je l’ai à s’assurer la collaboration de quelqu’un qui sait écrire
aimé pour des raisons nouvelles. et écrit sur ce qu’il connaît. Dans le dialogue de Giono,
comme dans celui de Louise de Vilmorin (que n’a-t-
elle pu écrire, aussi, celui de Madame de…), élégance et
LES AMANTS vérité font un merveilleux mariage, merveille imputable
Louis Malle, 1958 au seul talent. Le bonheur de l’expression n’y saurait
un instant brimer le naturel, ni ses ellipses hardies,
« FINESSE ET RIGUEUR » ni ses gratuits bavardages. Il n’y a de pédants que les
Arts n° 696, 12 novembre 1958 demi-sages et lorsqu’on possède la science du bien-dire,
on saura faire sonner toujours juste la phrase la plus
Les Amants sont un film très important. Ils marquent non extravagante. Il n’y a pas de mots d’auteur, parce que,
l’entrée en lice, mais la prise de pouvoir d’une nouvelle derrière chaque mot, nous sentons la présence digne de
génération dans un cinéma français qui semblait, depuis ce nom. Mais les mots ne sont vrais que parce que les
la guerre, le champ clos des plus de quarante, puis de caractères le sont aussi et ces personnages qui, habillés
cinquante ans. À Venise, public et jury ne s’y sont pas de main moins experte, eussent donné naissance à tels
trompés. Ils ont préféré la jeunesse de Louis Malle à la types convenus (le mari maussade, la pecque provin-
maturité d’Autant-Lara. ciale ou parisienne, le clubman, le jeune coq ou le gara-
Voici enfin un film qui peut soutenir la comparaison giste grincheux), ignorent les oripeaux hérités de Clair,
avec ce que nos lettres ont produit de plus raffiné au Prévert, Capra et autres maîtres moins sûrs. Il faudrait
cours des âges. Et cette fois ce ne sont plus les jeunes pouvoir tout citer, le brin de cour dans la 2 CV, le dîner,
qui vont pâlir d’envie, mais leurs aînés dont la relève surtout l’après-dîner dans la bibliothèque, bouquet de
est si prestement prise. Le cinéma est un art bizarre ce feu d’artifice.

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Sebastian Santillan
TRAVERSÉE DE PARIS

Ajoutons que le metteur en scène a su sertir ce pré- LE BEAU SERGE


cieux joyau d’une monture de la plus extrême rigueur, Claude Chabrol, 1959
tout en laissant à la ligne de son récit la liber té
d’une narration romanesque, loin de ce découpage en « VRAIE NOUVEAUTÉ »
saynètes, cher aux Aurenche et Bost. Comme dans l’As- Arts n° 709, 11 février 1959
censeur, il a su puiser aux meilleures sources, c’est-
à-dire Bresson, mais la supériorité très nette de son L’une des nouveautés de ce film, c’est d’abord le lieu
second film vient d’une part que le « suspense » repose de son action, la banale campagne d’un banal dépar-
ici sur les mouvements de la chair et du cœur, non sur tement, la Creuse. Je ne tiens pas à monter ce mérite
un tour du hasard et que, dans le premier, les prome- en épingle. Jusqu’ici nous avions vu nombre – nombre
nades autour de l’anecdote débouchaient dans la satire, toutefois restreint – de films français tournés à la cam-
qui n’est pas exactement son fort. Je ne crois pas non pagne. Ils n’étaient pas meilleurs que les autres. Mais
plus que le lyrisme soit sa corde maîtresse, malgré la peut-être parce qu’on ne prenait pas cette campagne au
beauté des décors nocturnes et la haute qualité de la sérieux, qu’elle servait de havre de passage ou de décor
photographie d’Henri Decae, gloire de la nouvelle école imposé par le souci de fidélité au modèle littéraire. Avec
d’opérateurs, pourfendeur des mille tabous qui empê- Chabrol, au contraire, nous retournons à la terre, comme,
chaient ses aînés de se plier aux nécessités de la mise aux temps de Rome, ville ouverte, l’Italie descendait dans
en scène moderne. la rue.
Quelque fascinante que soit cette mince flamme de En même temps, aucune recherche forcée de pitto-
bougie irradiant sur l’écran, sans le recours d’aucun pro- resque. Car pittoresque, la campagne française du XXe
jecteur, beaux ces visages noyés d’ombre avec la même siècle, aussi variée et peu connue qu’elle soit, ne l’est
science qu’un Karl Freund ou qu’un Schüfftan les eussent guère. Ce film ne met point en scène des « paysans » ou
baignés de lumière, les Amants sont avant tout un film de des « villageois », concepts d’un autre âge, mais des gens
moraliste qui ne hait rien tant, non seulement que « mora- qui – bacheliers ou pourvus du certificat d’études – se
liser », comme l’affirmait ici même Louis Malle dans son révèlent très semblables à leurs quarante millions de
interview 9, mais que hausser le ton au-dessus de l’arche compatriotes.
pure que forment les quatre-vingt-dix moellons de ses Cette province souffre donc d’un mal très commun,
quatre-vingt-dix minutes vraies. l’ennui. Mais ce n’est point l’ennui littéraire. Les images,
tout le long du film, l’expriment superbement. Quelques
répliques sobres le soulignent, afin d’élargir le débat en
lui donnant une portée sociale ou, si l’on préfère, géogra-
9  Cf. Arts n° 682, 10 août 1958 [NDE].
phique. Le reste est affaire d’homme à homme, le choc

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Sebastian Santillan
TRAVERSÉE DE PARIS

de deux caractères. Cet éloge encore serait banal s’il ne tenu une caméra, même de 16 mm. C’eût été un miracle
s’agissait pas d’un film français. Mais enfin dans notre que Le Beau Serge fût sans défaut. Le principal est, chose
cinéma, même le plus jeune, c’est toujours la même his- curieuse, celui que les Astruc, Malle, Vadim ou Molinaro
toire qu’on raconte, les malheurs d’un couple aux prises avaient su éviter : ici la construction est assez molle,
avec le destin, l’envie, les préjugés, etc., si bien que son heurtée ou incohérente (elle ne le sera plus dans Les Cou-
éventail, en apparence des plus larges, est cent fois plus sins) : il a fallu couper dans la bande trop longue. Chabrol
restreint que celui du seul western américain. Plutôt n’avait pas encore le métrage dans sa tête. Mais il avait
qu’à Hitchcock ou à Rossellini, c’est au western que me mieux : son histoire, son paysage, ses personnages et
fait penser Le Beau Serge, non par sa forme extérieure, ce par quoi, aussi, se révèle un cinéaste-né, un don non
bien sûr, mais par son aspect moral. Cette histoire d’un tant plastique, chez lui, que lyrique, l’art de charger de
jeune Parisien qui veut sauver de l’ivrognerie son ancien sens la moindre image, de la faire vibrer, chanter, surtout
camarade de lycée qu’un enfant mort-né achève d’enfon- par le truchement des mouvements d’appareil, son mode
cer dans son vice, c’est, sur le papier, une donnée qui d’expression favori.
sent son mélodrame, même s’il est vrai que cette « bonne
action » le conduira à réviser l’idée un peu trop simple
qu’il a de lui-même. Nos scénaristes professionnels de la
qualité pensent faire devant elle fine bouche. Ils auront
tort, car elle est prétexte ici à un vrai roman d’appren-
tissage (au sens noble que Goethe donnait au mot), tel
que nous en avons vu développés dans quelques-unes des
plus belles histoires du Far West.
Ce film est beau parce qu’il est moral. Et non point
moralisateur, Chabrol s’attachant au contraire à opérer
un subtil dosage de bien et de mal à l’intérieur de ses
deux protagonistes, à l’exemple du fameux « échange »
hitchcockien. Souci de nuances qui irait parfois jusqu’au
système s’il n’était tempéré par le talent et la personna-
lité des interprètes Jean-Claude Brialy et Gérard Blain.
Dans ce film d’« auteur », il est difficile de dissocier
les mérites du scénario de ceux de la mise en scène. Et
pourtant, l’inexpérience que Chabrol avait de la seconde
aurait pu trahir les vertus du premier : il n’avait jamais

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Sebastian Santillan

Pierre Léon James Baldwin


JEAN-CLAUDE BIETTE, LE DIABLE TROUVE À FAIRE
LE SENS DU PARADOXE
Youssef Chahine
Buster Keaton & Charles Samuels LE RÉVOLUTIONNAIRE
LA MÉCANIQUE DU RIRE TRANQUILLE
LA PREMIÈRE COLLECTION de François Truffaut autobiographie d’un génie comique entretien avec Tewfik Hakem

Walter Murch Collectif


Werner Herzog EN UN CLIN D’ŒIL FILMER DIT-ELLE HORS COLLECTION
MANUEL DE SURVIE passé, présent et futur du montage le cinéma de Marguerite Duras
entretien avec Hervé Aubron
et Emmanuel Burdeau Louis Skorecki Pascal Bonitzer Frédéric de Towarnicki
SUR LA TÉLÉVISION LA VISION PARTIELLE LES AVENTURES
Werner Herzog de Chapeau melon et bottes écrits sur le cinéma DE HARRY DICKSON
CONQUÊTE DE L’INUTILE de cuir à Mad Men scénario pour un film
Jérôme Momcilovic (non réalisé) par Alain Resnais
Luc Moullet Philippe Cassard PRODIGES D'ARNOLD
NOTRE ALPIN QUOTIDIEN DEUX TEMPS SCHWARZENEGGER André S. Labarthe
entretien avec Emmanuel Burdeau TROIS MOUVEMENTS LA SAGA « CINÉASTES,
et Jean Narboni un pianiste au cinéma Sidney Lumet DE NOTRE TEMPS »
entretien avec Marc Chevrie FAIRE UN FILM une histoire du cinéma
Luc Moullet et Jean Narboni en 100 films
PIGES CHOISIES
Paul Verhoeven
(de Griffith à Ellroy) Jia Zhang-ke À L’ŒIL NU Emmanuel Burdeau
DITS ET ÉCRITS D’UN CINÉASTE entretien avec Emmanuel Burdeau VINCENTE MINNELLI
Stan Brakhage CHINOIS (1996-2011)
THE BRAKHAGE LECTURES
Hervé Aubron Collectif
(Méliès, Dreyer, Griffith, Eisenstein) Stanley Cavell & Emmanuel Burdeau OTTO PREMINGER
LA PROTESTATION DES LARMES WERNER HERZOG, PAS À PAS
Slavoj Žižek le mélodrame de la femme inconnue
TOUT CE QUE VOUS AVEZ Collectif
Jean Narboni DANSE ET CINÉMA
TOUJOURS VOULU SAVOIR SUR Luc Moullet SAMUEL FULLER, UN HOMME (en coédition avec
LACAN SANS JAMAIS OSER LE CECIL B. DeMILLE, À FABLES le Centre national de la danse)
DEMANDER À HITCHCOCK L’EMPEREUR DU MAUVE
Peter Bogdanovich Collectif
Jean Narboni Adolpho Arrietta LES MAITRES D’HOLLYWOOD GEORGE CUKOR
…POURQUOI LES COIFFEURS ? UN MORCEAU DE TON RÊVE (TOME I) on/off Hollywood
notes actuelles sur Le Dictateur UNDERGROUND PARIS-MADRID (hors format)
1966-1995
Michel Delahaye Tag Gallagher
entretien avec Philippe Azoury Peter Bogdanovich
À LA FORTUNE DU BEAU JOHN FORD
LES MAITRES D’HOLLYWOOD l’homme et ses films
Kijû Yoshida (TOME II)
James Agee ODYSSÉE MEXICAINE (hors format) Collectif
LE VAGABOND D’UN voyage d’un cinéaste japonais
NOUVEAU MONDE SAM PECKINPAH
1977-1982 Murielle Joudet
cinéaste de l’histoire ISABELLE HUPPERT.
Monte Hellman Amos Vogel
VIVRE NE NOUS REGARDE PAS LE CINÉMA, ART SUBVERSIF
SYMPATHY FOR THE DEVIL Philippe Azoury
entretien avec Emmanuel Burdeau PHILIPPE GARREL, Roger Corman Xavier Kawa-Topor &
EN SUBSTANCE COMMENT J'AI FAIT 100 FILMS
Jean Gruault Philippe Moins (dir.)
SANS JAMAIS PERDRE LE CINÉMA D'ANIMATION
HISTOIRE DE JULIEN Kirk Douglas UN CENTIME EN 100 FILMS
& MARGUERITE I AM SPARTACUS !
scénario pour un film (hors format)
Sebastian Santillan

Collectif Philippe Azoury DVD Ado Arrietta


FRANCIS FORD COPPOLA JIM JARMUSCH, BELLE DORMANT
UNE AUTRE ALLURE
Collectif Dominique Marchais Hong Sangsoo
LA SAGA HBO Jérôme Momcilovic LE TEMPS DES GRÂCES LE JOUR D’APRÈS
CHANTAL AKERMAN
Axel Cadieux Dieu se reposa mais pas nous Ingmar Bergman Jindrich Polák
VOYAGES À TWIN PEAKS EN PRÉSENCE D’UN CLOWN IKARIE XB 1
Michel Chion
Collectif DES SONS DANS L’ESPACE Jean-Charles Hue Leonardo Di Costanzo
JACQUES TOURNEUR à l’écoute du space opera LA BM DU SEIGNEUR L’INTRUSA

Collectif Monte Hellman Jean-Luc Godard


LEO Mc CAREY CAPRICCI STORIES ROAD TO NOWHERE GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UN
PETIT COMMERCE DE CINÉMA
Michael Dudok de Wit Abel Ferrara
LE CINÉMA D’ANIMATION Arthur Cerf GO GO TALES Hong Sangsoo
SENSIBLE MARLON BRANDO SEULE SUR LA PLAGE LA NUIT
entretien avec X. Kawa-Topor les stars durent dix ans André S. Labarthe
et I. Nguyên LA DANSE AU TRAVAIL F. J. Ossang
Matthieu Rostac 9 DOIGTS
MEL GIBSON André S. Labarthe
Axel Cadieux
sur la brèche ROY LICHTENSTEIN, Jacques Colombat
LE DERNIER RÊVE
NEW YORK DOESN’T EXIST ROBINSON & COMPAGNIE
DE STANLEY KUBRICK
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enquête sur Eyes Wide Shut
JOAN CRAWFORD Abel Ferrara Djamel Kerkar
Hollywood Monster 4H44. DERNIER JOUR SUR TERRE ATLAL
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LE CINÉMA PAR LA DANSE
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un gladiateur chinois IN THE LAND OF
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Lelo Jimmy Battista AFTER MY DEATH
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Juan Branco Jean-Charles Hue
l'homme qui n'était pas là Hu Bo
RÉPONSES À HADOPI MANGE TES MORTS
suivi d’un entretien AN ELEPHANT SITTING STILL
avec Jean-Luc Godard Abel Ferrara
LA COLLECTION SOFILM Kenji Mizoguchi
PASOLINI COFFRET 8 FILMS
Jacques Rancière
BÉLA TARR, LE TEMPS D’APRÈS Collectif
Alexeï Guerman Nietzchka Keene
LE JOUR OÙ…
Stéphane Bouquet IL EST DIFFICILE D’ÊTRE QUAND NOUS ÉTIONS
30 histoires insolites de cinéma
CLINT FUCKING EASTWOOD UN DIEU - KHROUSTALIOV, SORCIÈRES
MA VOITURE  !
Collectif
Louis Skorecki Frank Beauvais
DEPARDIEU
D’OÙ VIENS-TU DYLAN ? André S. Labarthe NE CROYEZ SURTOUT PAS
CAROLYN CARLSON QUE JE HURLE
Collectif
Marc Cerisuelo NEW YORK STORIES AU TRAVAIL
LETTRE À WES ANDERSON Claude Schmitz
Jacques Nolot BRAQUER POITIERS
Collectif
Emmanuel Levaufre LES LÉGENDES DU CINÉMA INTÉGRALE
WES CRAVEN, FRANÇAIS
QUELLE HORREUR ? Albert Serra
LA MORT DE LOUIS XIV
Sebastian Santillan

Le texte est composé en Piek, dessinée par Philipp Herrmann.

Images :
couverture © Thérèse Schérer
p. 1 D.R. - La Blonde explosive est disponible en DVD chez Wild Side Video.

Achevé d’imprimer en janvier 2020 par Flex - Union européenne

Dépôt légal : février 2020


Sebastian Santillan
On connaissait un Éric Rohmer théoricien, cherchant
dans le cinéma une forme de sublime que les autres
arts auraient désertée. Avec le présent recueil, qui
reprend près de deux cents textes parus entre 1948
et 1959, c’est un Rohmer plus impur qui revient sur le
devant de la scène. Impur, car il se mêle à ses choix des
tropismes idéologiques, marqués par le contexte de la
guerre froide et les exigences de la revue Arts, où il
jouait au polémiste méchant. Impur, parce qu’à rebours
du cinéma d’adaptation littéraire, il ose défen­dre les
outsiders, les films de genre, les produits de conso­m-
mation courante. Impur encore, parce qu’il ne cesse
de faire des infidélités à son atlantisme affiché, et de
découvrir, à travers Ingmar Bergman, Kenji Mizoguchi
ou Satyajit Ray, de nouveaux territoires de cinéma.
Constamment il bifurque, emprunte des chemins de
traverse, redessine en le précisant son paysage ciné-
phile. Et invente, de modèles secrets en révérences en
trompe-l’œil, son futur travail de cinéaste.

Édition établie par Noël Herpe

Prix papier : 22 euros


Prix PDF web : 11,99 euros
Isbn 979-10-239-0400-0
Isbn PDF WEB : 979-10-239-0402-4

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