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La traduction au sens large

À propos d'Edgar Poe et de ses traducteurs


Yves Bonnefoy
Dans Littérature 2008/2 (n° 150), pages 9 à 24
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200924782
DOI 10.3917/litt.150.0009
© Armand Colin | Téléchargé le 30/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 185.142.131.148)

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 YVES BONNEFOY, COLLÈGE DE FRANCE

La traduction au sens large


À propos d’Edgar Poe
et de ses traducteurs 1

Traduire ? Traduire la poésie ? Non ce n’est pas simplement substituer


un texte à un autre texte.
La poésie ne se réduit pas au poème, elle va de poème en poème
au sein d’une œuvre, d’une pensée, d’une vie, elle demande donc à être
entendue par son lecteur, participée, revécue dans une expérience au-delà
même des mots auxquels ce lecteur la voit recourir. Et semblable néces-
sité pour qui se propose d’en faire la traduction, puisqu’il va de soi que la
traduction de la poésie se doit d’être poésie elle-même.
La traduction de la poésie a pour occasion des poèmes, assurément,
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c’est-à-dire des textes, mais, poésie, en tout cas volonté de poésie, il lui
faut tenter de revivre la poésie de ces textes, et donc d’aller avec leur
auteur aussi loin que possible à l’avant de ce qu’il voulait, pressentait : ce
sera cela sa façon de le comprendre, en fait en l’aidant à être.
Et pour ce faire elle ne peut évidemment pas s’enfermer dans un
mot à mot, et si celui qui l’a entreprise est lui-même l’auteur d’une œuvre
elle retentira partout dans cette œuvre : la rencontre d’un poète autre, et le
besoin de rester auprès de lui, ne pouvant que modifier la conscience de
soi du traducteur, et par suite son travail propre, son devenir. Effet qui
affecte, en retour, la lecture du texte original, la façon dont il est reçu. Il
sera traduit en des mots qui auront le sens que son traducteur leur a donné
dans sa vie à lui.
Disons cela autrement : bien plus d’événements qu’on ne croit ont
lieu entre la découverte que l’on a faite d’un poème et la décision de le
traduire, puis dans le travail qui s’ensuit et semble n’aboutir qu’à ces
quelques pages auxquelles trop souvent on identifie la traduction. Des
événements de grande importance, bien qu’ils puissent passer inaperçus,
des événements qu’il faut donc essayer de retracer et d’expliciter. Ils sont
le traduire réel : en deçà, autour, au-delà, de ce traduire apparent auquel
1. Ces pages sont aujourd’hui la rédaction de la première de trois conférences, sur « la
traduction au sens large », prononcées à Rome en avril et mai 2005 sous les auspices du
9
Collège de France et du Consiglio Nazionale delle Ricerche. Les deux autres étaient LITTÉRATURE
consacrées aux lectures de Poe par Baudelaire puis Mallarmé. N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

pour finir, et plus ou moins résigné, le traducteur appose une signature. Le


traduire au sens large qu’il faut donner à ce verbe par opposition au sens
restreint que l’on a bien tort d’adopter pour l’étude de ce que font ceux
qui cherchent à rendre, en français par exemple, la poésie comme une
autre langue la tente.
Mais prenons conscience plus poussée de ce qu’éprouve celui qui se
soucie de la poésie au moment où il entreprend la traduction d’un poème.
C’est quelqu’un qui sait, intensément, parfois douloureusement,
que du fait des réseaux de concepts qui articulent sa propre langue et
contrôlent beaucoup de sa parole, son regard est privé d’un rapport direct
et plein avec ce qui est, ou avec les autres personnes. La généralité inhé-
rente à la conceptualisation l’incite à ne plus reconnaître au plein de leur
impact sur sa vie le temps, le hasard, les choix que ce hasard impose, en
bref cette finitude qui est pourtant la réalité comme telle, au niveau alors
de ses vrais besoins. Elle lui suggère, cette condition entravée de la connais-
sance, de projeter sur autrui et le monde des formes d’interprétation qui
sont de simples schèmes et empêchent de vrais partages.
Et il éprouve donc que vouloir être poète sera tenter de se délivrer
de cette aliénation, en se portant dans les mots à ce qui excède en eux les
concepts, et dans les phrases à ce qui se refuse au discours de ce concep-
tuel, lequel est pourtant sans failles ni fin et créateur, comme tel, de
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beaucoup de notre lieu de vie, à tous, et de notre rapport à ce que nous
sommes. C’est là une recherche possible, car le son et ses rythmes, latents
dans la langue et actualisables dans la parole, permettent entre les
vocables et autres mots des conjonctions d’une autre nature que les
enchaînements que le discours ordinaire favorise. Mais elle n’aboutit qu’à
de brefs moments, car on ne peut se défaire des catégories de pensée, des
notions qui ont construit le moi, comme on dit, le moi et ses préjugés
mais aussi bien ses savoirs, ses droits, conscients ou inconscients.
Même dans les grands poèmes le plein de la présence de l’autre
— chose ou personne — demeure comme voilé. Et c’est pourquoi tra-
duire est pour un poète sérieux un projet et un acte infiniment plus impor-
tants que d’autres que lui ne pourraient croire. Pourquoi ? Parce que dans
le poème qu’il veut faire revivre en sa propre langue, c’est la langue de
l’autre qu’il rencontre, toute celle-ci, en son ampleur séculaire, c’est-à-
dire un travail du concept, cette fois aussi, un travail qui déjà a entravé, de
toute son autorité, un poète.
Ceci étant, ces concepts de l’autre langue diffèrent, parfois beau-
coup, de ceux auxquels le traducteur est habitué et inféodé dans la sienne,
et voici donc relativisé dans son esprit le dire de la conceptualisation
10 comme telle, avec pour effet un regard sur celle-ci plus critique, même
en sa langue natale, et un projet plus hardi. Il se sent poussé à mettre en
LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008 question la prétendue évidence des signifiés de ses propres mots, ce qui
LA TRADUCTION AU SENS LARGE 

renforce son espérance, sa vocation, avec tout un surcroît d’énergie. Quel


grand apport que la traduction ! Le traducteur est encouragé à être poète.
Ou à l’être plus consciemment et avec plus d’efficace.
Et s’éclaire ce qui peut faire le prix d’une traduction : non pas la
réflexion du traducteur sur le sens des mots, sur la signification des
phrases, une tâche assurément utile, mais gardée au plan des concepts et
en somme préliminaire. Mais, mûrie au contact d’une langue autre et
d’une grande œuvre, davantage de détermination dans la mise en question
du droit de la signification conceptuelle à monopoliser l’être au monde.
La poésie, à se faire traduction de la poésie, se fait conscience de soi et
confiance en soi.
Ce qui n’est pas sans apport pour même la pensée ordinairement
analytique, remarquons-le. Du haut de cet entre-deux où deux paroles
— deux naïvetés — s’éclairent l’une de l’autre, il est plus facile à qui
traduit de voir, par exemple, ce qui dans le texte considéré est vraie
visée poétique, présence au monde vraiment conquise, ou n’est qu’auto-
illusionnement, substitution d’une rêverie, dans l’intellect ou le cœur, à
l’expérience de la présence. Le travail mot par mot du traducteur est
mieux à même qu’aucune autre approche critique de se faire l’écoute des
pensées, conscientes ou non, qui ont aidé le poème à s’orienter vers la
poésie ou l’ont empêché de le faire. Il peut être une discussion avec
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l’auteur en ce lieu de soi où ce dernier s’est voulu poète, et a fait pour
cela des choix qui aident à comprendre les limites si ce ne sont pas les
manœuvres de l’intellection conceptuelle. Il sera aussi une discussion du
traducteur avec sa propre pensée. Traduisant il réfléchira, il évoluera,
même dans sa façon d’être.
Au total, la traduction n’est pas seulement le texte auquel le tra-
ducteur aura consenti, pour finir — auquel il se sera résigné —, mais
l’ensemble des réflexions et des décisions qui ont préparé ce texte avec,
tôt après ou en même temps, des conséquences dans sa propre œuvre, à
divers niveaux de conscience. C’est cette traduction « au sens large » que
je crois qu’il importe d’étudier plutôt que le détail des pages qui portent
le nom de traduction, et qui ne sont qu’un aspect parmi d’autres du travail
bien plus vaste qui a eu lieu. Il y a une dissémination de l’œuvre traduite
dans celle du traducteur, qui aura d’ailleurs cherché le sens de ce qu’il
médite dans beaucoup plus chez l’auteur que les quelques pages qu’il a
placées sous ses yeux.
Mais comment pénétrer ces débats d’un poète et son traducteur et
de celui-ci avec soi ? Ces événements ne sont pas explicités dans la
traduction que l’on peut dire centrale, celle qui sera publiée avec souvent 11
l’autre texte en face et donc l’obligation d’être à peu près de même
LITTÉRATURE
longueur que lui et d’en accepter beaucoup de la signification littérale. On N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

peut craindre que la traduction au sens large ne soit que matière à suppu-
tations sans assez de preuves.
Reste que le traducteur qui est poète a une œuvre que l’on peut lire.
Et parmi ses écrits, poèmes ou proses, fictions ou réflexions théoriques
sur des sujets de diverses sortes, ne pourra-t-on constater qu’il en est qui
reprennent à leur façon des questions nées de sa lecture de l’autre, de sa
réflexion sur ce rapport autre aux dialectiques de la langue, de la parole ?
En fait je suis même prêt à penser que l’idée de la traduction au sens large
peut attirer l’attention sur des pages du traducteur jusqu’à ce moment
insuffisamment analysées, mal comprises. Des pages qui sous leur souci
affiché ou cru principal expriment de façon figurale — c’est-à-dire par
des allégories, des transpositions symboliques, des condensations ou
déplacements, comme diraient les analystes du rêve — un autre niveau de
pensée, cette fois relatif à la poésie comme telle, en son moment histo-
rique ou son rapport aux besoins et désirs fondamentaux de la personne.
Celle-ci redécouvrant dans cette expérience le porte-à-faux du concept sur
le sentiment de la finitude.
De telles considérations, est-il besoin de le dire, sont dans bien des
cas sans raisons d’être. Nombre de traducteurs, même parmi ceux qui se
croient des poètes et prennent plaisir sincère à transposer des poèmes, ne
ressentent pas ce que j’ai donné pour fondamental à la création poétique :
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le besoin de relativiser dans leur rapport à eux-mêmes le vaste réseau des
articulations conceptuelles, le besoin de cette fracture de la représentation
qui permettra de reprendre place dans le champ de la finitude. Mais il y a
tout de même beaucoup de vraie poésie en jeu dans la longue histoire de
la traduction des poètes. Il y a de grands poètes qui ont été des traduc-
teurs, et dont nous savons aussi qu’ils ont réfléchi à ce qu’est la poésie.
Et pour justifier qu’une étude de la traduction « au sens large » soit
possible et puisse jeter quelque lumière sur des événements de l’esprit, je
me propose de m’arrêter maintenant aux traductions du « Corbeau », le
poème d’Edgar Poe, par deux poètes français qui l’ont beaucoup admiré.
Mais pour aujourd’hui ce ne seront que quelques remarques très schéma-
tiques sur Baudelaire et plus succinctes encore sur Mallarmé, car les
questions qu’il faut se poser dans le cas de l’un et de l’autre sont tout de
suite fondamentales et en risque de mener loin. Je laisserai pour plus
tard la pleine rencontre du problème, ayant d’abord à en définir la donnée
dans l’œuvre du poète de Baltimore.

II

12 De la publication du « Corbeau », en 1845, on sait quel fut le reten-


tissement dans la société littéraire américaine, et à quel point aussi, pas
LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008 même dix ans plus tard et pour de longues années, des Français furent à
LA TRADUCTION AU SENS LARGE 

leur tour fascinés par cet étrange poème. Baudelaire puis Mallarmé, deux
des plus grands poètes de leur époque, ont questionné le « Corbeau » avec
attention, passion même, ils l’ont traduit, ils ont médité l’idée de la poésie
qu’ils y estimaient inscrite. Aux États-Unis, cependant, passée la première
curiosité, le « Corbeau » fut vite oublié, même dénigré, et la recherche
ultérieure des poètes n’en porte guère la marque. Personne en langue
anglaise pour accorder à Poe cette qualité de pionnier de la poésie que la
France a imaginée ou su reconnaître en lui. Dans notre pays, ou pour
mieux dire en langue française, l’impact étant, en revanche, durable, avec
des conséquences sans nombre dans les décennies qui suivirent. « Le
Corbeau », poème américain, aura été un événement français.
Et cet événement, c’en fut aussi un dans le champ de la traduction,
car l’intérêt qu’ont éprouvé Baudelaire ou Mallarmé pour ce poème et les
autres d’Edgar Poe ne pouvait qu’en passer par le filtre de la différence
des langues, ce qui incita ces lecteurs tout de même assez peu avertis de
la langue anglaise, comme beaucoup des Français du temps, à approfondir
leur lecture la plume en main, ce qui les retint à des soucis linguistiques
et d’autant accrut le sentiment qu’ils avaient déjà de l’importance de
l’acte de traduire. Leur savoir limité en matière de traduction de l’anglais
les retenait au plus exigeant de leur projet propre de poètes, mais aussi
à une pensée quasiment nouvelle de l’importance et du vrai plan du
traduire.
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Suit donc de l’évidence de cet intérêt en France pour Edgar Poe
qu’il y a tout lieu de penser qu’il est une occasion, qui mérite qu’on s’y
attache, de mieux comprendre le poétique. Tous les niveaux que l’on peut
imaginer dans la traduction d’un poème, il est naturel de se dire qu’ils ont
été parcourus par Baudelaire et Mallarmé réfléchissant au texte de ce
« Corbeau », dans lequel ils apercevaient un homme que Baudelaire
considérait comme un frère et Mallarmé comme un maître. Comme
exemple d’études de traductions au sens large, on peut s’arrêter aux
traductions successives de Baudelaire et de Mallarmé, mais après s’être
posé, toutefois, quelques questions préalables.
Première question, pourquoi « le Corbeau » put-il retenir si vite et si
fort l’attention de poètes français alors que ses lecteurs anglophones ont
vite trouvé, et trouvent bon aujourd’hui encore, de n’afficher à son égard
que dédain ou condescendance ?
Une première réponse, me semble-t-il. « Le Corbeau » n’est pas
seulement une pensée du néant qui a étonné avant que cette première
surprise ne soit refoulée, avec inquiétude, par une Amérique qui ne voulait
ni ne veut savoir qu’il n’y a dans le ciel que « glorieux mensonges ». À la
fois métaphoriquement et directement, c’est aussi une réflexion sur la 13
poésie, sur les pouvoirs de la poésie, ce qui n’avait guère de sens pour des
LITTÉRATURE
poètes de langue anglaise restés pour la plupart des croyants, mais était de N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

bien plus d’actualité dans la société française d’alors, elle parcourue de


frissons nouveaux. La poésie devient une voie quand la religion cesse
d’en être une ; mais aussi un problème, une question. Et dès Vigny ou
Nerval il était question de la « mort de Dieu », bien avant l’annonce faite
par Nietzsche.
De surcroît, le « Corbeau » donnait à penser au néant dans la condi-
tion humaine d’une façon qui restait bien ambiguë, autrement dit suscep-
tible de lectures contradictoires. Ce qui convenait bien à la situation en
France.
Qu’est-ce qui se cherchait dans notre pays quand on y a pris
conscience du « Corbeau » ? Une issue à une contradiction.
On y écoutait, en effet, ce qui se disait depuis le temps des
Lumières, et cela en dépit de la réaction romantique elle très imprégnée
de religion : à savoir que l’être humain, auquel le christianisme avait
garanti depuis tant de siècles qu’il était l’œuvre d’un dieu, devait abdiquer
cette croyance. Que cet esprit humain qui s’imaginait tenir de son origine
divine le droit et le pouvoir de pénétrer la raison des choses, avait à
abdiquer ce grand rêve et constater comme Leopardi aux derniers mots
de son ultime poème, « l’infinita vanità del tutto » : la vanité, l’illusion,
de tout ce qu’on estimait être ou croyait savoir.
Or, Poe, dans son « Corbeau », voici qu’il met en scène un drame qui
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semble tout à fait confirmer cette découverte. On se souvient du décor,
dans ce poème, et de l’événement qui y a pris place. Un « étudiant » — le
mot n’apparaît pas dans le texte mais le poète l’emploie dans son
commentaire, « The Philosophy of Composition » — est seul, à minuit,
dans sa chambre où tout est silence, mais soudain il entend un bruit,
faible bruit, à sa porte d’abord, et il s’effraie. Personne à cette porte qu’il
ouvre, rien que l’obscurité d’une épaisse nuit. Et autour de lui les rideaux
de la chambre, pourpres comme dans la vie pré-natale, frémissent d’un
bruissement qui l’emplit de « fantastic terrors never felt before », de
fantastiques terreurs jamais encore éprouvées. Remarquons ce « jamais
encore », qui va se réfléchir dans le « nevermore ».
Et bientôt c’est un grand corbeau qui entre dans ce lieu clos, par
cette fois la fenêtre, et cet étrange arrivant ajoute à l’épouvante latente en
prononçant et en répétant ce « nevermore », qui signifie « jamais plus ».
Que faisait l’étudiant, avant que le corbeau n’entre dans sa chambre ? Il
pleurait sa Lénore, une radieuse jeune fille, morte pourtant. Et ce que
l’oiseau noir lui donne à comprendre, c’est que « jamais plus » dans ce
monde mais jamais non plus dans un autre il ne pourra la revoir. Le
« nevermore » fatidique est dit et redit, de strophe en strophe. Jusqu’à la
14 fin du long poème et même au-delà il va éveiller des échos sans fin dans
ce qu’on ressent comme un grand espace vide qui ne cesse de s’élargir.
LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008 Puissant est l’effet de cette parole.
LA TRADUCTION AU SENS LARGE 

Et bien naturel est-il, soulignons-le en ce point, que « le Corbeau »


ait saisi beaucoup de lecteurs, en particulier des poètes : car c’est de la
poésie, de la poésie comme telle qu’il est question dans ces strophes qui
semblent parler, essentiellement, du non-être. De quoi se soucient, en
effet, ces poètes qui se défont de ce que Mallarmé dira de « glorieux men-
songes », quelle est leur cause d’effroi autant que leur raison d’espérer,
autrement dit jusqu’où vont-ils avancer dans cette nuit qu’ils découvrent,
vont-ils vraiment renoncer à la pensée du divin, à cette grande promesse :
ces questions, qu’ils se posent, c’est déjà tout le poème.
Mais affirmer le néant, comme « le Corbeau » semble le faire, c’est
mettre fin à l’hésitation, mais c’est aussi attirer l’attention sur les mots
dans lesquels cette affirmation s’énonce, car ils sont désormais sans
caution transcendantale pour en confirmer ou en infirmer la valeur, tout
en étant lourds, résonnants, comme s’il y avait en eux un pouvoir encore
et un avenir, mystérieux. Les mots survivent à Dieu. Et n’est-ce pas la
poésie qui monte ainsi aux premières lignes, avec l’obligation de poser en
termes nouveaux la question de sa propre vérité, de son apport éventuel ?
On comprend que le poème de Poe retienne ceux qui ne peuvent plus
comme Hugo encore parler avec conviction de Dieu ou même des dieux.
D’autant qu’autre chose vient avec « le Corbeau », qui semble
renouveler les moyens de la pensée poétique au moment même où
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l’oiseau venu du néant détourne des fins de la pensée ordinaire. Jusqu’à
ce poème ou quelques autres de Poe, ainsi « Annabel Lee », « Ulalume »,
rares dans le passé avaient été ceux qui demandaient au son des mots et
aux rythmes autre chose que de soutenir une idée ou un sentiment expli-
cites. Assurément les poètes profitaient-ils de ces aspects quasi matériels
du langage pour s’établir à plus haut niveau dans une solennité du
discours, ou aider à leur émotion et bénéficier de ce fait d’intuitions plus
riches, mais ils ne laissaient pas la composante sonore de la parole
prendre le pas sur le sens qu’ils pensaient avoir décidé. Et ainsi chez
Keats ou Leopardi les mots se font-ils immense musique, mais celle-ci va
de pair avec un savoir d’eux-mêmes, ils la maîtrisent, elle les accom-
pagne, c’est comme la barque qu’ils mènent dans une écoute du monde
qui convainc leur subjectivité, même redevenue simple humanité, qu’elle
est transparente à soi-même. En aucun cas ces maîtres de la musique des
mots ne demandent aux signifiants sonores de la parole de transgresser ce
qu’ils croient ou ce qu’ils éprouvent.
Mais tout autre, et de façon immédiatement perceptible, est mainte-
nant ce texte bizarre, au cours duquel des sonorités fortement répétitives,
pesamment étayées sur l’allitération et les rythmes, se font un schème qui
se détache du sens autant qu’il se met à son service : les mots et leurs 15
significations restant là mais comme rejetés au dehors de cette vie du
LITTÉRATURE
sonore, le sens se faisant en celle-ci comme étranger à soi-même. Le N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

corbeau annonce-t-il vraiment le néant de tout, le non-sens, l’avènement


d’une nuit au sein de laquelle toute espérance s’efface, en tout cas ce
nouvel emploi des mots collabore efficacement à cette épiphanie du non-
être, aussi problématique soit celui-ci, on peut même penser qu’il l’a
produite, et que la poésie a découvert avec Edgar Poe le moyen de
pousser jusqu’à son terme assurément inconnu une transgression des
savoirs mythiques que l’on comprend maintenant qu’elle a besoin
d’accomplir. Écouter le son dans le mot, le vivre comme un bruit du
dehors et non comme le codage des sèmes, retourner ainsi le discours
contre soi afin de faire apparaître ou à tout le moins affleurer l’au-delà
du conceptuel. Et abandonner ainsi l’ancienne musique, celle qui était
solidaire d’une conscience de soi en paix avec l’expérience de l’être,
poser sans encore aucune réponse, bien que d’une façon que l’on pressent
la plus radicale, l’éternelle question de savoir ce que l’on peut faire de soi.
Voilà la perspective qui se dessine, avec mise en question à son plan
même de toutes les pensées formées à d’autres niveaux de la parole.
Le recours au son dans le vers n’est plus chez Poe la musique qui
s’accorde à la subjectivité, comme ce fut le cas dans le chant depuis
l’origine de celle-ci, il n’est plus l’archet qui cherche dans la souple boite
vibrante le bonheur d’exprimer des douleurs comprises, des nostalgies
débordantes de certitudes, il est ou du moins semble être un travail de
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sape sur les signifiés dans les mots, fondement de ces certitudes : du
négatif, en somme, la bêche qui retourne le sol, et pour un poète français
de l’époque où le romantisme s’essouffle une façon de creuser, comme
dira Mallarmé, sous les diverses figures de son idée de soi-même. De se
pencher sur ce que le texte de Poe donne par ailleurs, ou semble donner,
pour un abîme, où rien ne remplacera les vieilles croyances.
Mais si tel est bien l’effet, le double effet, que « le Corbeau » peut
produire sur son lecteur, faut-il penser pour autant qu’Edgar Poe a
compris ainsi, ou voulu tout à fait comprendre, ce qui s’ouvrait sous sa
plume ?
En fait, et c’est en cela que réside l’ambiguïté du poème, cette
syncope du sens qui s’indique dans la montée en puissance des aspects
sonores de la parole est contredite par la façon dont cette dernière s’orga-
nise comme discours, se prête à une fiction. De quoi l’« étudiant » était-il
occupé, dans sa chambre encore silencieuse ? De lui-même, de son être,
de la crainte que cet être ne soit qu’une illusion, des livres qui pourraient
apaiser cette inquiétude, en bref, oui, de la peur du néant, déjà. Avant
même que le corbeau n’entre chez lui c’est bien le néant qui s’annonce, la
preuve en est l’« uncertain rustling » des rideaux, les « fantastic terrors
16 never felt before ». Mais ce sont là des pensées, même cet effroi, qui restent
en cela même le fait d’une conscience encore ancrée à ses espérances. Et
LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008 quand le corbeau profère son « nevermore » l’étudiant n’en accepte pas
LA TRADUCTION AU SENS LARGE 

l’évidence, qui pourrait transcender sa peur autant que mettre fin à ses
rêves. Au lieu d’entrer dans la nuit comme le font les mystiques, ou de
tenter de transmuter ce rien comme c’est peut-être possible, il continue
d’éprouver son extrême angoisse et de crier sa révolte, ce qui est pré-
server le vieil espoir ; et il mourra les yeux fixés, nous dit-il, sur l’ombre
du corbeau sur le plancher de sa chambre. Restant ainsi prisonnier de sa
conscience de soi alors même qu’on lui enseigne qu’elle n’est qu’une
« vaine forme de la matière ».
D’ailleurs cet étudiant en théologie n’a pas cessé d’imaginer des
démons, de bons ou de mauvais anges, tentant de faire de ces figures à
l’évidence surnaturelles les preuves qu’en cette nuit où il a à vivre il y a
de l’être, serait-ce dans l’invisible, et non simplement du rien. « Le
Corbeau » peut bien parler du néant, ce poème n’a pas pour autant obligé
son auteur à en tirer des conclusions radicales, celles qu’on peut juger
nécessaires quand on le lit aujourd’hui, il ne l’a pas incité à une réappré-
ciation, un refondement, de l’intuition poétique et de l’apport possible de
celle-ci à l’esprit. Et de ce point de vue l’attitude de Poe est encore tradi-
tionnelle, c’est celle de tant d’esprits effrayés qui à travers les siècles ont
regardé dans le noir mais avec les grimoires de la magie dans leurs mains
tremblantes. Les sons, les allitérations, les rythmes obsédants du poème
n’étant d’ailleurs pas sans rapport avec ceux des formules cabalistiques.
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Et d’une autre manière encore Edgar Poe se refuserait à interpréter
ses « napping », « rapping », « tapping » ou autres « door », « more » ou
déjà « Lenore » comme un transir de la signification dans les mots. Dans
The Philosophy of Composition il prétend que ce que ces vers semblent
dire est moins chose vécue qu’un certain effet qu’il s’est proposé de
produire, en toute liberté, avec la seule pensée, quasi scientifique, de ce
qui a lieu dans la réception d’une fiction conduite avec art ; et parmi les
moyens choisis pour mener à bien cette étude il y aurait eu la sonorité des
mots, l’agencement de leurs suggestions. Pour obtenir « l’effet » — un
effet de tristesse, la tristesse étant, c’est son hypothèse, ce qui caractérise
le Beau — Poe indique qu’il a voulu de strophe en strophe un « refrain »,
puis a composé celui-ci d’une voyelle sonore et de la consonne la plus
facile à émettre, ce qui donna « nevermore ». Ce mot terrible ne serait
donc que calcul, un procédé esthétique jouant sur les significations main-
tenues actives dans leur interaction avec le son et ses rythmes, et nullement
l’irrépressible expression d’une découverte de nature métaphysique que le
son écouté en sa profondeur aurait assurée au poète. Et semblablement
auraient été décidés par Edgar Poe très maître de soi tous ces autres sons
en [ore] et en [ing] qui résonnent pourtant si lugubrement
The Philosophy of Composition n’a qu’un but : faire croire que 17
l’effroi pourtant si tangible à travers tout le poème — cette chambre à
LITTÉRATURE
minuit, ces bruits légers, ces exclamations et gémissements — fut moins N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

pour son auteur une expérience vécue que le matériau dans lequel son
intellect a puisé pour la production d’une œuvre d’art. « Mon dessein est
de démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au
hasard ou à l’intuition », affirme Poe, se targuant de la précision et de la
rigueur de la méthode mathématique. Et bien traditionnelle est donc cette
fois encore l’attitude d’esprit que révèle ce commentaire. De toujours
l’être humain a repoussé avec horreur l’idée qu’il ne serait qu’une trace
fugitive d’écume sur une plage en cela nocturne : qu’il n’a pas d’être. De
toujours aussi il a essayé de se rétablir dans l’être en se convainquant que
son intellect est capable d’organiser ce qui pourrait apparaître comme un
désordre où tout espoir se défait.
Ce qui était subi, voici que c’est maintenant du contrôlé, ou même
plutôt du produit, par l’acte supposé libre d’une conscience dont on ne
met pas plus en question le fait qu’on n’en interroge les origines. L’être
est transféré du corps à l’esprit, avec préservation de ce sujet pensant qui
avait paru en danger d’avoir à se reconnaître simple illusion, elle-même
nourrie d’autres chimères. Mystification, cet essai, « La philosophie de la
composition », qui rabat le métaphysique vécu sur l’esthétique rêvé ? Oui,
mais ce n’est pas le lecteur qu’il cherche à mystifier, c’est son auteur
même, qui veut se croire le maître de sa parole quand il n’a fait que tenter
d’endiguer des pensées qui ne cessent pourtant de le hanter.
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III

Telle l’ambiguïté du « Corbeau », ou pour mieux dire sa double


ambiguïté. D’une part il semblait annoncer le néant, le fait du néant, à
un siècle qui s’en inquiétait déjà, après les Lumières et leur vocation
d’athéisme, mais en réalité il ne faisait qu’exprimer une crainte restée
traditionnelle et rebâtir contre celle-ci le barrage de l’intellect. Et d’autre
part il révélait que le son du mot dans le vers peut y affaiblir le discours
des significations, en défaire l’autorité, désigner au-delà d’elles la béance
d’un monde de l’immédiat, ce qui pouvait aider les nouveaux témoins
d’un ciel vide à pousser plus loin leur critique des illusions du passé,
peut-être même à poser le pied sur une nouvelle terre. Mais lui-même ne
voulait pas reconnaître cette virtualité de la parole, ce fondement qui
s’offrait pour une poésie enfin radicale. Il faisait une fois de plus des
sons les auxiliaires du sens, bien que d’une manière inédite ; et de son
commentaire du « Corbeau » un simple chapitre de plus, en somme, de
l’antique rhétorique.
18 Telle l’ambiguïté, et s’il n’est pas sûr qu’elle ait été bien comprise à
Baltimore ou New York, elle a bien dû ne pas échapper à ces deux poètes
LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008 français qui tour à tour se firent les traducteurs d’Edgar Poe.
LA TRADUCTION AU SENS LARGE 

Ceux-ci étaient en effet plus aisément en mesure de la percevoir,


pour une raison que j’ai déjà dite mais aussi pour une autre encore. D’une
part, c’est en France que la question du néant dans le fait humain se posait
le plus clairement à l’époque, au débouché d’un romantisme de moins
d’attaches supra-terrestres que chez les poètes anglais ou allemands : alors
que dans Paris brusquement accru la foule désormais indifférenciée, ano-
nyme — « hagarde » comme dira Mallarmé —, semblait bien annoncer
dès cette vie sur terre, tout en grisaille, « la triste opacité de nos spectres
futurs ». Baudelaire lecteur de Sade pourra quelquefois s’adresser à Dieu,
il avoue à sa mère qu’il ne parvient pas à y croire. La question est
abordée, la réponse n’est pas crainte.
Et d’autre part la langue française est assurément plus apte que
beaucoup d’autres à la poétique qui demande au son dans le mot de trans-
gresser les registres de la pensée pour s’ouvrir à une présence au-delà des
mythes. Dans une langue accentuée, comme l’anglais, les poèmes naissent
de rythmes qui sont latents dans les mots, les vers prolongent donc les
formes ordinaires de la parole, d’où suit qu’ils portent naturellement les
aspirations de celle-ci, ils disent spontanément les rêves, les drames,
les croyances aussi, ils douent d’autorité le vécu et ses fatales naïvetés.
Mais le français n’a guère d’accent tonique, d’où des vers qui n’existaient
encore, au siècle de Baudelaire, que par le nombre déterminé des syllabes.
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Il fallait aller à leur bout pour les reconnaître des vers, on était tourné vers
ce qui avait précédé autant qu’appelé à ce qui allait prendre forme : et le
poème était, de ce fait, bien davantage un texte étendu sur une page
qu’une voix qui va de l’avant.
Suit de ce caractère du français que les relations entre ses aspects
sonores dans les poèmes, aspects parmi lesquels se creuse le « [e] muet »,
peuvent plus que dans beaucoup d’autres langues se distinguer des
significations qui se cherchent dans toute phrase, et se proposer comme
lieu d’une expérience essentielle : un champ de formes mais dans la
profondeur duquel il arrive que par contraste on perçoive plus aisément
qu’en anglais ou en italien, par exemple, le son comme tel sous le mot, et
le bruit dans le son, c’est-à-dire, du point de vue de la signification, un
silence, une annulation de toute pensée. Le monde est encore là, sous nos
yeux, mais tout autre qu’aucune des représentations qu’on a pouvoir de
former.
Difficile expérience, certes, d’autant qu’il faut aussitôt la rapatrier
dans l’échange entre les personnes, la poésie n’étant nullement la
mystique, n’aimant pas cette solitude qui est un déni frontal de la vocation
du langage. Et aussi bien, à l’époque de Baudelaire — où pourtant, le vers
régulier régnant encore, cette écoute du son était relativement facile — les 19
poètes n’avaient-ils guère pris conscience de cette virtualité de la prosodie
LITTÉRATURE
du français, que l’auteur des Fleurs du mal allait pourtant bientôt qualifier N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

de « mystérieuse ». Toutefois les plus grands d’entre eux la pressentaient,


depuis Marcelline Desbordes-Valmore, ils comprenaient l’apport onto-
logique possible de ce qui se joue dans les vers. Et c’est cela qui explique
ce qui se passa chez Baudelaire, chez Mallarmé, et d’ailleurs aussi chez
Rimbaud, même chez Verlaine. Une révolution dans l’écriture qui aura
rendu ceux-ci perceptifs, sans trop qu’ils le sachent peut-être, à ce qui se
cherchait chez Edgar Poe.

IV

J’en viens maintenant, j’en viens enfin, à la traduction de celui-ci en


français, en remarquant tout d’abord que cette présence de Poe en France
aura été assurée, dès le premier jour, par les quelques-uns pour lesquels,
à tout moment de la société, la poésie est chose sérieuse. Baudelaire a
consacré une quantité extraordinaire de son énergie pourtant toujours
menacée à la traduction de l’intégralité des récits de Poe, où, sous des
formes métaphoriques, le souci poétique est bien plus souvent présent
qu’on ne l’imagine. Et il a fait revivre leur auteur dans des pages critiques
et biographiques aussi émues que lucides : en vérité fraternelles. Quant
à Mallarmé, il a voulu voir en Edgar Poe le poète par excellence, et a
puisé dans son œuvre plusieurs aspects décisifs de sa pensée. J’ai « appris
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l’Anglais pour simplement mieux lire Poe », a-t-il même écrit, dans une
lettre à Verlaine à juste titre fameuse.
Ces deux poètes ont voulu traduire Poe, ils ont effectivement publié
l’un et l’autre des traductions de poèmes, « le Corbeau » en particulier.
Ceci étant, peut-on dire qu’ils ont estimé l’avoir fait de façon satisfai-
sante ? Évidemment pas.
Traduire « le Corbeau », débrouiller dans un texte d’une autre
langue cet écheveau d’allitérations, de sonorités, d’intrications du son et
du sens, c’est évidemment impossible. Et pour y prétendre Baudelaire, le
premier des deux à s’y essayer, était bien trop attentif à la musicalité des
mots, à la richesse sonore de leurs accords, bien trop averti des subtilités
de la prosodie, en bref bien trop « impeccable poète » et « magicien » de
la langue. Par nombre de ses aspects « le Corbeau » se refuse d’ailleurs
à la traduction plus qu’aucun autre texte de poésie. Et particulièrement
en langue française. De sons aussi suggestifs de vagues effrois — aussi
capables de susciter dans l’esprit les « fantastic terrors » de nuits dans des
maisons vides — que les [-ore] de « plutonian shore », de « forgotten
lore » et, bien sûr, de « nevermore », le français n’en a pas, et en aurait-il,
ils seraient associés à d’autres notions, à d’autres représentations de
20 choses ou d’êtres, ce qui ne les rendrait employables dans la traduction du
poème qu’au prix de déconstruire la fiction pourtant saisissante de celui-
LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008 ci. En français les pensées affleurantes dans le poème de Poe ne peuvent
LA TRADUCTION AU SENS LARGE 

préserver une bonne part de leur résonance d’origine, à commencer par


celles qu’apporte d’emblée le nom du corbeau, ce grand « raven » des
États-Unis, un nom qui fait penser, consciemment ou pas, à « to rave ».
Ce verbe signifie à la fois délirer et proférer, voire déclamer, et ce sont là
des associations qui ont bien dû traverser l’esprit de Poe, mais qui sont
refusées à ses traducteurs.
Et de toute façon, c’est le moment de le remarquer, notre langue n’a
guère de ces mots dont le son s’associe de façon comme élective à des
événements de la vie psychique. Les vocables français se présentent plus
naturellement à qui les emploie par leur structure étymologique que par
les affinités que leurs consonnes et voyelles pourraient avoir avec les
gestes et actes de l’existence vécue en ses situations concrètes. Et ce qu’il
peut y avoir en eux de directement évocateur oriente plutôt vers la réalité
naturelle, non celle d’une chose en particulier — sauf exception, bien sûr,
« trotter » ou « siffler » sont évocateurs de leurs référents — mais celle
des grands faits de la perception à son plus simple et direct, couleurs ou
parfums ou sons. Ce n’est pas un hasard si Baudelaire a écrit dans
« Correspondances » que les couleurs, les parfums et les sons « se
répondent », il suggère ainsi qu’ils le font portés par les mots, et Rimbaud
le savait aussi, de façon immédiate et ce jour-là presque suffocante, quand
il écrivit cet autre sonnet, « Voyelles », fameux pour aussi la même
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raison. Les sons de la langue française vont aisément à la perception
directement sensorielle, d’où l’aide que cette langue est pour les peintres,
pour autant que ceux-ci veuillent bien préférer l’observation des couleurs
dans la lumière du jour à l’évocation des mauvais rêves. Nous avons
depuis au moins le XVe siècle des impressionnistes en puissance. Et
Moreau ou Redon ont eu bien tort, leurs œuvres le prouvent, de ne pas
aller dans ce sens, comme le français les incitait à le faire.
Bref, non seulement « le Corbeau » mais la langue qui le soutient, le
fait résonner, l’amplifie, ne peuvent que se refuser aux transpositions en
français, et voilà ce que des poètes aussi avertis que Baudelaire puis
Mallarmé ne pouvaient pas ne pas ressentir. Une traduction du « Corbeau »,
Baudelaire en a publié une assez tôt, dans L’Artiste, en 1853, huit ans
seulement après la publication du poème en Amérique et un an avant qu’il
ne commençât à faire paraître ses traductions des récits. Puis il corrigea,
quelque peu, cette première version pour compléter sa traduction
de The Philosophy of Composition, devenu sous sa plume « Genèse d’un
poème », mais dans les deux cas c’était un texte de prose. Le poète du
« Balcon » ou de « Chant d’automne », maître absolu de la prosodie,
refusa d’entrée de jeu de se placer sur ce plan du vers qu’il savait pourtant
l’essentiel de l’art poétique de Poe, et il déclara sans équivoque que si 21
« dans le moulage de la prose appliquée à la poésie, il y a nécessairement
LITTÉRATURE
une affreuse imperfection », eh bien, « le mal serait encore plus grand N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

dans une singerie rimée ». Ailleurs, dans ses Notes nouvelles sur Edgar
Poe, il revient sans ambages sur cette décision de principe : « Une tra-
duction de poésies aussi voulues, aussi concentrées, peut être un rêve
caressant, mais ne peut être qu’un rêve. »
Et Mallarmé ? En apparence Mallarmé ne partageait pas ce pessi-
misme puisqu’il se donna la tâche de traduire tous les poèmes de Poe afin
de compléter l’entreprise baudelairienne et, de façon en somme assez
spécieuse et en tout cas inexacte, dédia Les Poèmes d’Edgar Poe, en
1889, à la mémoire de Baudelaire « que la Mort seule, précise-t-il,
empêcha d’achever, en traduisant l’ensemble de ces poèmes, le monu-
ment magnifique et fraternel dédié par son génie à Edgar Poe ». Ces
traductions nouvelles pourraient-elles donc prétendre à la qualité, au
prestige, d’un « monument » ? Mais dans ses « Notes sur les poèmes »
Mallarmé n’en avoue pas moins que son travail n’a de prétention qu’à
« rendre quelques-uns des effets de sonorité extraordinaire de la musique
originelle, et ici et là peut-être, le sentiment même » ; et surtout il ne
cherche pas à mieux faire que cet autre poète qui ne prétendait pas à
vraiment traduire. Lui aussi, en effet, il traduit les poèmes de Poe en prose.
Il ne fait que les évoquer. Et du point de vue de l’invention poétique il
n’y a pas de différences bien perceptibles entre les deux traductions,
Baudelaire étant même parfois plus satisfaisant au plan en somme peu
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ambitieux où l’un et l’autre se placent.
Si traduire, c’est rencontrer un poème en sa poésie pour le recréer
comme poésie dans un texte d’une autre langue, Mallarmé lui aussi, bien
que sans le dire explicitement, a donc renoncé à traduire Poe. Il suffit de
penser aux poèmes qu’il écrivait pour son propre compte, et dans ces
mêmes années, pour ne pas douter de ce fait. Dans le « sonnet en -yx »,
par exemple, auquel il me faudra revenir, c’est l’interaction la plus
poussée du son et du sens, au sein d’une forme, le vers, qui le retient, qui
l’exalte.
Alors ? Puisque ni Baudelaire ni Mallarmé n’ont sérieusement
entrepris un rendu fidèle des textes poétiques d’Edgar Poe, faut-il penser
qu’ils se sont simplement désintéressés du problème, se résignant à cette
situation paradoxale qui est de désigner un poète, un grand poète, d’en
parler avec émotion, voire de sculpter un « bas-relief » pour sa tombe
« éblouissante », sans affronter de façon directe, avec tous leurs moyens
d’attention et de réflexion, et d’écriture, leur poésie à la sienne propre ?
En ne se risquant pas à cette pleine écriture avec sous leur plume les
émotions, les pensées du « Corbeau », et les images qui les exprimaient
22 pour eux aussi, tout de même, ont-ils renoncé à tout véritable partage de
ce qui était pour Poe le plus risqué, le plus important, de son projet d’écri-
LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008 vain, de sa pensée de l’être et du non-être, de sa vie même ?
LA TRADUCTION AU SENS LARGE 

Non, plutôt concevoir que leur vrai travail de traducteur d’Edgar


Poe n’est pas dans les pages qu’ils ont placées en regard de sa poésie.
Et qu’il faut donc chercher à rencontrer ce travail en d’autres régions de
leur rapport à eux-mêmes, ce qui, je le disais au début de ces remarques,
n’a rien qui devrait étonner. Comment les grands poètes qu’ils étaient
auraient-ils pu ne pas ressentir avec une vraie douleur, en effet, l’impos-
sibilité que Baudelaire avoue et Mallarmé, curieusement, minimise : celle
d’équivaloir dans leur texte en français les ressources de signifiance
immédiate d’un original dans une autre langue ? Et comment, devant cette
insuffisance des mots à répondre directement à l’appel, en l’occurrence,
du « Corbeau » ou d’« Ulalume », n’auraient-ils pas reflué du plan de ce
travail mot à mot sur leur page insatisfaisante vers des lieux plus profonds
de leur rapport à eux-mêmes, là où des situations de leurs vies, des souve-
nirs, des rêves à eux, ressemblaient bien plus que leurs pauvres phrases
d’accueil direct aux pensées et aux émotions qui naissaient en eux de leur
méditation des poèmes et de la poésie d’Edgar Poe ? Il y a un reflux vers
soi, vers le plus profond de soi, inhérent à toute admiration poétique.
Lire un poème n’est jamais que l’interpréter, se l’approprier — lui n’étant
grand que par sa capacité de s’ouvrir au lecteur, d’être universel —, et
cette réaction naturelle et obligée du lecteur ne peut qu’avoir lieu aussi
chez le traducteur, avec d’autant plus d’ampleur et de profondeur que
celui-ci est plus intensément et plus constamment poète.
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Baudelaire et Mallarmé ont certainement réagi, de cette façon,
avec ampleur et en profondeur, à un texte qu’ils ne pouvaient simplement
et directement traduire. Dans leur pensée, dans leurs œuvres, il y a certai-
nement des lieux où se sont exprimées ces réactions, par fusion de leur
fidélité au poème original et des émotions, des idées qu’ils ne pouvaient
s’empêcher d’avoir, bien qu’elles fussent les leurs, à la lecture de celui-ci.
Et une question se présente donc, qui me paraît importante. Faut-il se
contenter de traiter ces moments de leur travail, si on les retrouve, comme
de simples aspects de leur œuvre propre, à interpréter dans le cadre de
celle-ci, sans les tenir pour une part essentielle de leur écoute de Poe, ou
ne devrait-on pas les considérer plutôt comme des traductions véritables
de celui-ci, et même les vraies traductions, étant entendu que la réalité
d’un poème, ce n’est pas son texte retiré en soi sur la page mais la lecture
que l’on en fait. Pourquoi la plupart des traductions de quelque poète que
ce soit nous semblent-elles si plates, si inutiles ? Parce que les traducteurs
n’ont pas eu devant le texte de telles réactions, par timidité ou indif-
férence. Traduire sans s’impliquer, sans débattre, disons même sans se
refuser, quelquefois — malgré l’affection qui est nécessaire —, c’est se
vouer à ne retenir du poème que ce qu’en peut dire le dictionnaire. 23
J’appelle traduction « au sens large » ces réactions du traducteur qui
LITTÉRATURE
s’ajoutent à sa traduction au sens étroit et habituel de ce mot : qui s’y N° 150 – JUIN 2008
 YVES BONNEFOY : SUR LA TRADUCTION

ajoutent ou même s’y substituent. Et je pense qu’il y a sens à considérer


ces événements de la profondeur, en fait souvent inconsciente, comme le
meilleur de la perception d’un poète autant que de la conscience de soi
de qui a perçu ainsi. S’attacher à ce second cercle, dans les ondes qu’un
poème propage dans son lecteur en une autre langue, cela ne peut
qu’éclairer l’être propre de ce dernier, en rencontrant sur le vif ses convic-
tions spontanées, mais ce sera aussi descendre dans les débats qui, de
façon plus ou moins consciente, opposent les parleurs du français, disons,
et ceux d’autres langues, c’est-à-dire d’autres façons d’être au monde :
d’autres façons de chercher la finitude sous le concept.
Je crois en la valeur, en la nécessité de l’étude de la traduction « au
sens large ». Et je ne doute évidemment pas qu’une étude de cette sorte
doit être entreprise en particulier dans le cas de Baudelaire et de Mallarmé
traducteurs d’un poète qu’ils ont aimé l’un et l’autre, profondément. Y a-
t-il, autrement dit, dans leurs œuvres, des textes à eux, bien à eux, mais où
le souvenir du « Corbeau » serait tel qu’on pourraient les tenir pour des
« traductions », certes infiniment libres mais de ce fait d’autant plus
fidèles ? Oui, il me semble qu’il y en a, et c’est à ceux-ci que pour ma
part je veux m’attacher d’abord : c’est, par exemple, chez Baudelaire,
« La chambre double », et chez Mallarmé, avant tout, le « sonnet en -yx ».
Deux poèmes qui d’ailleurs se mettront en rapport l’un avec l’autre dès
qu’on les comprendra comme également une réflexion sur une œuvre qui
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bouleversait alors la pensée de la poésie.

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LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008

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