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peut craindre que la traduction au sens large ne soit que matière à suppu-
tations sans assez de preuves.
Reste que le traducteur qui est poète a une œuvre que l’on peut lire.
Et parmi ses écrits, poèmes ou proses, fictions ou réflexions théoriques
sur des sujets de diverses sortes, ne pourra-t-on constater qu’il en est qui
reprennent à leur façon des questions nées de sa lecture de l’autre, de sa
réflexion sur ce rapport autre aux dialectiques de la langue, de la parole ?
En fait je suis même prêt à penser que l’idée de la traduction au sens large
peut attirer l’attention sur des pages du traducteur jusqu’à ce moment
insuffisamment analysées, mal comprises. Des pages qui sous leur souci
affiché ou cru principal expriment de façon figurale — c’est-à-dire par
des allégories, des transpositions symboliques, des condensations ou
déplacements, comme diraient les analystes du rêve — un autre niveau de
pensée, cette fois relatif à la poésie comme telle, en son moment histo-
rique ou son rapport aux besoins et désirs fondamentaux de la personne.
Celle-ci redécouvrant dans cette expérience le porte-à-faux du concept sur
le sentiment de la finitude.
De telles considérations, est-il besoin de le dire, sont dans bien des
cas sans raisons d’être. Nombre de traducteurs, même parmi ceux qui se
croient des poètes et prennent plaisir sincère à transposer des poèmes, ne
ressentent pas ce que j’ai donné pour fondamental à la création poétique :
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II
leur tour fascinés par cet étrange poème. Baudelaire puis Mallarmé, deux
des plus grands poètes de leur époque, ont questionné le « Corbeau » avec
attention, passion même, ils l’ont traduit, ils ont médité l’idée de la poésie
qu’ils y estimaient inscrite. Aux États-Unis, cependant, passée la première
curiosité, le « Corbeau » fut vite oublié, même dénigré, et la recherche
ultérieure des poètes n’en porte guère la marque. Personne en langue
anglaise pour accorder à Poe cette qualité de pionnier de la poésie que la
France a imaginée ou su reconnaître en lui. Dans notre pays, ou pour
mieux dire en langue française, l’impact étant, en revanche, durable, avec
des conséquences sans nombre dans les décennies qui suivirent. « Le
Corbeau », poème américain, aura été un événement français.
Et cet événement, c’en fut aussi un dans le champ de la traduction,
car l’intérêt qu’ont éprouvé Baudelaire ou Mallarmé pour ce poème et les
autres d’Edgar Poe ne pouvait qu’en passer par le filtre de la différence
des langues, ce qui incita ces lecteurs tout de même assez peu avertis de
la langue anglaise, comme beaucoup des Français du temps, à approfondir
leur lecture la plume en main, ce qui les retint à des soucis linguistiques
et d’autant accrut le sentiment qu’ils avaient déjà de l’importance de
l’acte de traduire. Leur savoir limité en matière de traduction de l’anglais
les retenait au plus exigeant de leur projet propre de poètes, mais aussi
à une pensée quasiment nouvelle de l’importance et du vrai plan du
traduire.
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l’évidence, qui pourrait transcender sa peur autant que mettre fin à ses
rêves. Au lieu d’entrer dans la nuit comme le font les mystiques, ou de
tenter de transmuter ce rien comme c’est peut-être possible, il continue
d’éprouver son extrême angoisse et de crier sa révolte, ce qui est pré-
server le vieil espoir ; et il mourra les yeux fixés, nous dit-il, sur l’ombre
du corbeau sur le plancher de sa chambre. Restant ainsi prisonnier de sa
conscience de soi alors même qu’on lui enseigne qu’elle n’est qu’une
« vaine forme de la matière ».
D’ailleurs cet étudiant en théologie n’a pas cessé d’imaginer des
démons, de bons ou de mauvais anges, tentant de faire de ces figures à
l’évidence surnaturelles les preuves qu’en cette nuit où il a à vivre il y a
de l’être, serait-ce dans l’invisible, et non simplement du rien. « Le
Corbeau » peut bien parler du néant, ce poème n’a pas pour autant obligé
son auteur à en tirer des conclusions radicales, celles qu’on peut juger
nécessaires quand on le lit aujourd’hui, il ne l’a pas incité à une réappré-
ciation, un refondement, de l’intuition poétique et de l’apport possible de
celle-ci à l’esprit. Et de ce point de vue l’attitude de Poe est encore tradi-
tionnelle, c’est celle de tant d’esprits effrayés qui à travers les siècles ont
regardé dans le noir mais avec les grimoires de la magie dans leurs mains
tremblantes. Les sons, les allitérations, les rythmes obsédants du poème
n’étant d’ailleurs pas sans rapport avec ceux des formules cabalistiques.
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pour son auteur une expérience vécue que le matériau dans lequel son
intellect a puisé pour la production d’une œuvre d’art. « Mon dessein est
de démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au
hasard ou à l’intuition », affirme Poe, se targuant de la précision et de la
rigueur de la méthode mathématique. Et bien traditionnelle est donc cette
fois encore l’attitude d’esprit que révèle ce commentaire. De toujours
l’être humain a repoussé avec horreur l’idée qu’il ne serait qu’une trace
fugitive d’écume sur une plage en cela nocturne : qu’il n’a pas d’être. De
toujours aussi il a essayé de se rétablir dans l’être en se convainquant que
son intellect est capable d’organiser ce qui pourrait apparaître comme un
désordre où tout espoir se défait.
Ce qui était subi, voici que c’est maintenant du contrôlé, ou même
plutôt du produit, par l’acte supposé libre d’une conscience dont on ne
met pas plus en question le fait qu’on n’en interroge les origines. L’être
est transféré du corps à l’esprit, avec préservation de ce sujet pensant qui
avait paru en danger d’avoir à se reconnaître simple illusion, elle-même
nourrie d’autres chimères. Mystification, cet essai, « La philosophie de la
composition », qui rabat le métaphysique vécu sur l’esthétique rêvé ? Oui,
mais ce n’est pas le lecteur qu’il cherche à mystifier, c’est son auteur
même, qui veut se croire le maître de sa parole quand il n’a fait que tenter
d’endiguer des pensées qui ne cessent pourtant de le hanter.
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IV
dans une singerie rimée ». Ailleurs, dans ses Notes nouvelles sur Edgar
Poe, il revient sans ambages sur cette décision de principe : « Une tra-
duction de poésies aussi voulues, aussi concentrées, peut être un rêve
caressant, mais ne peut être qu’un rêve. »
Et Mallarmé ? En apparence Mallarmé ne partageait pas ce pessi-
misme puisqu’il se donna la tâche de traduire tous les poèmes de Poe afin
de compléter l’entreprise baudelairienne et, de façon en somme assez
spécieuse et en tout cas inexacte, dédia Les Poèmes d’Edgar Poe, en
1889, à la mémoire de Baudelaire « que la Mort seule, précise-t-il,
empêcha d’achever, en traduisant l’ensemble de ces poèmes, le monu-
ment magnifique et fraternel dédié par son génie à Edgar Poe ». Ces
traductions nouvelles pourraient-elles donc prétendre à la qualité, au
prestige, d’un « monument » ? Mais dans ses « Notes sur les poèmes »
Mallarmé n’en avoue pas moins que son travail n’a de prétention qu’à
« rendre quelques-uns des effets de sonorité extraordinaire de la musique
originelle, et ici et là peut-être, le sentiment même » ; et surtout il ne
cherche pas à mieux faire que cet autre poète qui ne prétendait pas à
vraiment traduire. Lui aussi, en effet, il traduit les poèmes de Poe en prose.
Il ne fait que les évoquer. Et du point de vue de l’invention poétique il
n’y a pas de différences bien perceptibles entre les deux traductions,
Baudelaire étant même parfois plus satisfaisant au plan en somme peu
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LITTÉRATURE
N° 150 – JUIN 2008