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LITTÉRATURE ET DÉCONSTRUCTION

Guillaume Artous-Bouvet

Belin | « Po&sie »

2007/4 N° 122-123 | pages 235 à 249


ISSN 0152-0032
ISBN 9782701147598
DOI 10.3917/poesi.122.0235
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Guillaume Artous-Bouvet

Littérature et déconstruction
Le nom de l’être

Quérant le site (Ort) de l’essence de la langue, Heidegger, dans « La Parole » (Die


Sprache 1), désigne le poème. C’est « dans » le poème, ou plus précisément, « là » où se
tient le poème, que s’éploie l’essentialité de toute parole ; « là », dit Heidegger, « où [il]
a été parlé » (im Gesprochenen) :

Si, par conséquent, il nous faut chercher le parler de la parole (das Sprechen der
Sprache) où [il] a été parlé (im Gesprochenen), nous ferions bien, au lieu d’arraison-
ner au hasard n’importe quel parlé, de trouver un parlé où [il] soit purement parlé (ein
rein Gesprochenes zu finden). Le purement parlé (rein Gesprochenes) est tel qu’en lui
le parachèvement de parler – par quoi le parlé s’approprie à soi comme parlé – devient,
de son côté, initialité même. Le purement parlé est le Poème (Rein Gesprochenes ist
das Gedicht)2.

La Parole, en sa pureté, a lieu dans le poème ; le poème donne (le) lieu à l’épure de
toute parole. L’énigme d’un tel lieu, sans doute, reste à déchiffrer 3 ; il demeure que cette
assignation primordiale détermine chez Heidegger une attention profonde, constante, à
la poésie (Dichtung), dans l’enquête sur l’être, en tant précisément que le dire poétique
retient la Dite (Sage) ontologique elle-même.
L’avènement de la dictée de l’être ne se produit ainsi qu’« en » poésie (Dichtung). Au
pur lieu du poème, l’être lui-même résonne en son recueil. L’avènement se produit, nous
allons le voir, comme un appel ; dans le resson (Gelaüt) 4 de cet appel, la poésie situe –
en cela qu’elle se donne comme faveur même du site – l’essence de la langue, en tant que
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le « purement parlé » (rein Gesprochenes). Cet appel est appel des mortels ; non pas de
« tous les mortels » (Sterblichen), dit Heidegger dans « La Parole », mais « seulement » de

« plus d’un » – ceux-là qui voyagent (wandern) sur d’obscurs sentiers. Ces mortels-là
sont capables d’endurer le mourir (vermögen das Sterben), et ils l’endurent comme le
voyage (Wanderschaft) jusqu’à la mort. Dans la mort se recueille la plus haute retraite
(Verborgenheit) de l’être. La mort a déjà devancé tout mourir. 5

1. Sprache signifie en allemand, intraduisiblement, « langue » et « parole ». Voir à ce sujet la note 1, p. 11, de « La Parole »
(dans Acheminement vers la parole, traduit par François Fédier, Éditions Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1976 (pour le texte
allemand : Unterwegs zur Sprache, Éditions Klett-Cotta, Stuttgart, 1959 (2003)).
2. Ibidem, p. 18. Nous avons (plus ou moins) légèrement modifié la traduction.
3. En s’aidant, peut-être, de ce que suggère Giorgio Agamben dans Le Langage et la mort (traduit de l’italien par Marilène
Raiola, Éditions Christian Bourgois, coll. « Détroits ») au sujet du trobar (p. 123) : « Ce dont ils [les poètes provençaux] font
l’expérience comme trobar remonte sans nul doute au-delà de l’inventio : les troubadours ne cherchent pas à évoquer des argu-
ments déjà assignés à un topos, mais entendent, plutôt, faire l’expérience du topos de tous les topoi, c’est-à-dire de l’avoir-
lieu même du langage comme argument originaire, d’où seul peuvent surgir les arguments au sens de la rhétorique classique ».
4. La traduction du terme Gelaüt (« son, tintement, résonance ») soulève, comme celle d’ailleurs de tout le lexique hei-
deggérien, de nombreuses et profondes questions. Nous les taisons ici, et espérons au moins, par le choix (imprudent) de res-
son, faire entendre quelque chose du Gelaüt der Stille (« résonance, recueil du silence »).
5. Ibidem, p. 25. Traduction légèrement modifiée.

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Où se dévoile l’appariement étrange entre la parole (Sprache), la poésie (Dichtung),


et la mort. La poésie se produit ainsi comme le langage – la parole – de l’être en tant,
précisément, qu’elle est capable d’accueillir les puissances silencieuses du négatif, par
quoi l’animal humain s’approprie à son destin de mortel.
C’est – à quelque déplacement près – sur la rigueur de cet appariement que porte la
conférence derridienne intitulée « La différance » ; c’est-à-dire, précisément : sur la pos-
sibilité qu’advienne une « langue » qui nomme l’être. « Telle est la question, écrit Derrida :
l’alliance de la parole et de l’être dans le mot unique, dans le nom enfin propre »1. Et « La
différance » s’achève sur la réinscription joueuse de la sentence heideggérienne bien
connue : « L’être / parle / partout et toujours / à travers / toute langue ». Sans doute est-il
possible de reconstituer un « discours » de la déconstruction, telle qu’elle s’exalte dans
« La différance » ; ce discours porterait, dans l’ordre : 1. sur le « nom » de l’être, c’est-à-
dire sur l’objet même de l’ontologie ; 2. sur la verbalité de l’être, c’est-à-dire sur sa puis-
sance de « parole » ; 3. sur l’incessation de l’avènement de l’être, dans et par toute parole ;
4. sur la puissance d’apparition de l’être, parlant dans le « travers » de toute langue, c’est-
à-dire traversant l’opacité des langues pour advenir comme parole essentielle; 5. sur l’uni-
versalité supposée de la Dite de l’être, transcendant la diversité empirique des langues
« naturelles ». Mais la déconstruction, précisément, ne consiste pas dans un discours.
Déconstruire le philosophème heideggérien revient à citer, et dans l’instance même de la
citation, à diviser l’unité phrastique pour en faire apparaître les sens inaperçus. Ré-ins-
crire le logos (heideggérien), c’est identiquement citer et diviser: ré-inscrit «dans» l’espa-
cement réglé du texte déconstructeur, tel logos ne se produit plus comme l’unité incor-
porelle d’un sens, mais bien comme une écriture, comme un texte irréductiblement
disloqué. Or ici, Derrida ré-inscrit un logos philosophique dont le « sens » est précisément
d’affirmer et de soutenir la possibilité du logos de l’être, c’est-à-dire de l’ontologie.
« L’être parle partout et toujours à travers toute langue » : ceci, nous venons de l’indi-
quer, constitue la thèse de l’unité logique – au sens même de logos – des langues dites
naturelles, au-delà de leur diversité empirique. C’est à partir de cette unité logique
qu’elles se trouvent en mesure d’accueillir l’être, en sa Dite. Cette Dite, chez Heidegger,
c’« est » le poème, en son initial avoir-lieu ; cette Dite a lieu au lieu (topos) du poème.
Cette Dite est la Dite de l’être, sa légende (Sage) ou sa « trouvaille » 2 inouïes, et le
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poème en constitue l’avènement.
L’être a donc lieu « dans » une parole ; cette parole se produit tout à la fois comme
essence de la langue, et comme Dite essentielle de l’être. Ainsi, en poésie, la langue (se)
donne lieu, essentiellement, comme trobar (œuvre d’un chant situant) initial de l’être.
Et, indique ailleurs Heidegger, ce qui se trouve dans la langue poétique, c’est la possibi-
lité d’une habitation : « L’homme, écrit-il, habite en poète ». Toutefois, on le sait, cette
habitation est une habitation « mortelle », ou plus exactement, « mourante » : « Seul
l’homme meurt (stirbt), lit-on dans “L’homme habite en poète”, – il meurt continuelle-
ment, aussi longtemps qu’il séjourne sur cette terre, aussi longtemps qu’il habite »3. Or,
écrit Heidegger, continûment – articulation cruciale à nos yeux : « Mais son habitation
réside dans la poésie » 4. Ce serait donc en tant qu’il habite poétiquement sur cette terre,

1. « La différance », dans Marges – de la philosophie, Éditions de Minuit, coll. « Critique », Paris, 1972, p. 29.
2. Voir, là encore, Agamben (Le Langage et la mort, op. cit., p. 121) : « La ratio inveniendi devint, pour les poètes pro-
vençaux, razo de trobar, et c’est de cette expression qu’ils tirèrent leur nom (trobador et trobairitz) ».
3. « L’homme habite en poète », dans Essais et conférences, Éditions Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1958, p. 235.
4. Ibidem.

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que l’homme a loisir d’endurer sa propre mortalité, de faire l’expérience de ce mourir


in-terminable qui le constitue authentiquement comme Dasein. De sorte que le poème ne
peut résonner en son propre que dans l’unité horizontale de l’être-pour-la-mort, par quoi
il approprie l’humain à son destin de «mortel». Suivons à présent le dialogue qui s’ouvre,
dans De la grammatologie, entre Derrida et le projet heideggérien. S’y déterminent au
plus lisible les éléments du différend entre la déconstruction et la méditation de Heidegger.
Derrida procède en trois temps. Il montre d’abord que la pensée du signe linguis-
tique, telle qu’il en dégage puissamment les ressorts à partir d’une lecture de Saussure,
repose en son fonds sur la thèse de ce qu’il nomme un « signifié transcendantal » : « Il
faut qu’il y ait un signifié transcendantal pour que la différence entre signifié et signi-
fiant soit quelque part absolue et irréductible »1. Or Derrida décèle dans le discours de
l’ontologie heideggérienne la position d’un tel signifié ; de ce fait « le logos de l’être,
“la Pensée obéissante à la Voix de l’Être”, est la première et la dernière ressource du
signe, de la différence entre le signans et le signatum » 2. Linguistique et ontologie entre-
tiennent donc une complicité inaperçue ; la thèse de l’unité ontologique se trouve ainsi
rigoureusement articulée à celle de la dualité linguistique. Le dualisme théorique et
méthodologique des « sciences du langage » ne constitue donc en rien la menace d’une
déconstruction de l’unité irréductible de la parole de l’être.
Venons-en au second temps de l’argumentaire derridien. Il porte, restrictivement cette
fois, sur le discours de l’ontologie, en tant que, d’une part, il situe « dans » la voix le
signifié transcendantal et que, d’autre, part, il fonde la possibilité du langage en géné-
ral sur ledit signifié.
La « pensée de l’être, comme pensée de ce signifié transcendantal, se manifeste par
excellence dans la voix » 3, écrit alors Derrida – c’est, à nouveau, la thèse d’une com-
munauté « métaphysique » entre linguistique et ontologie qui se trouve soutenue. L’onto-
logie comme la linguistique accordent un privilège essentiel à la dimension parlée de
la langue, c’est-à-dire à la voix : « La voix s’entend – c’est sans doute ce qu’on appelle
la conscience – au plus proche de soi comme l’effacement absolu du signifiant » ; elle
constitue de ce fait, conclut Derrida, une forme de l’« auto-affection pure » 4.
L’ontologie détermine donc l’essence de la langue à partir de la parole, conçue elle-
même comme le recueil du signe (i.e. Sa/Sé). Dans la parole, s’entendrait, au plus proche,
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l’évidence fondative d’un signifié transcendantal à partir de quoi s’éploie la différence
du signe ; et la diversité des signes (homothétique à leur dualité), réciproquement, ne se
produit qu’au regard d’un mot originaire (Urwort), assurant, en tant qu’unité parlante
de l’être, « la possibilité de l’être-mot à tous les autres mots » : « Le mot “être”, ou en
tout cas les mots désignant dans des langues différentes le sens de l’être, serait avec
quelques autres, un “mot originaire” (Urwort), le mot transcendantal assurant la possi-
bilité de l’être-mot à tous les autres mots » 5. « L’être parle partout et toujours à travers
toute langue », lisait-on plus haut : c’est qu’en effet, transcendant la diversité des langues
comme la différence des signes, toute parole est – et ce, singulièrement, dans l’émi-
nence de sa verbalité phonétique – parole de l’être 6.

1. De la Grammatologie, Éditions de Minuit, coll. « Critique », Paris, 1967, p. 33.


2. Ibidem.
3. Ibidem.
4. Ibidem.
5. Ibidem, p. 34.
6. Bien que seul le poème (Gedicht), en tant que « purement parlé », constitue en propre le « lieu » de la révélation de l’être.

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Le nom de l’être se trouve ainsi « pré-compris dans tout langage en tant que tel et –
c’est l’ouverture de Sein und Zeit – seule cette pré-compréhension permet d’ouvrir la
question du sens de l’être en général, par-delà toutes les ontologies régionales et toute
la métaphysique »1. Mais si l’être « parle » à travers toute langue, il ne parle purement
qu’au lieu de la poésie, en tant qu’elle est accueil et recueil du tacite – i.e. du négatif.
En ce sens, le lieu du poème est un lieu « négatif ». D’où la nécessité de concevoir le
topos poétique comme lieu paradoxal : tout poème est ainsi identiquement poème du
lieu et du non-lieu, trobar abyssal en quoi s’annonce la dis-location du «purement parlé»,
sa dissémination dans l’ordinaire de la langue, dans le vertige illimité du précompris.
En ce sens, comme lieu paradoxal, le lieu du Gedicht est, d’emblée, en rapport avec un
Dehors simplement « littéraire » (i.e. impur), et non purement poétique 2.
Le troisième temps de sa réflexion donne cependant à Derrida l’occasion d’assumer
la filiation rapportant la déconstruction à un certain tour – l’ultime, sans doute – du
texte heideggérien. Certes, la détermination de la parole de l’être comme l’unité d’auto-
affection pure d’une seule voix rédime la différence du signe, transcende la diversité
des langues, et, plus gravement, occulte la différance de l’écriture, sur laquelle Derrida
ne cesse d’attirer notre attention. Mais Heidegger lui-même reconnaît ceci, que De la
grammatologie souligne, et dont l’ouvrage paraît – pour une part – admettre l’héritage :
« La voix des sources ne s’entend pas. Rupture entre le sens originaire de l’être et le
mot, entre le sens et la voix, entre la “voix de l’être” et la “phonè”, entre l’“appel de
l’être” et le son articulé » 3. Cette rupture ouvre l’espacement pur de la différence, à par-
tir de quoi le projet même d’une grammatologie trouve à se formuler. La « parole de
l’être » n’est pas une voix pleine, innocente et heureuse ; telle parole ne résonne qu’au
tact d’un faire silence (schweigen) en quoi, identiquement, elle parle et elle se tait. La
parole de l’être est donc, au sens derridien du terme, entamée par l’inscription diffé-
rentielle d’un silence, qui déjoue toute décision de transcendantalité. La « parole de
l’être » n’est pas, comme le serait une « voix des sources » authentique, présente à elle-
même dans le s’entendre-parler ; la parole de l’être se tait au cœur de la diversité des
langues, de la différence des signes, et de la différance de toute écriture. Le site où
s’accomplit le plus pur du parlé (rein Gesprochenes) est le lieu de l’absence. Ce qui, en
poésie, se trouve, au sens du trobar, c’est le négatif. D’où la rature, qui, dans Zur
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Seinsfrage, barre le nom même de l’être ; Heidegger ainsi, rappelle Derrida,

ne laisse lire le mot « être » que sous une croix (kreuzweise Durchstreichung). Cette
croix n’est pourtant pas un « signe simplement négatif ». Cette rature est la dernière
écriture d’une époque. Sous ses traits s’efface en restant lisible la présence d’un signi-
fié transcendantal. 4

La parole de l’être, dans la forme ultime de son affirmation, ne se passe pas d’une
« écriture », ou plus rigoureusement, d’une graphie qui désigne l’être en le biffant. Le
nom de l’être, ainsi, ne paraît que sous croix. Cette loi cruciale constitue sans doute une
violence faite à l’unité « transcendantale » pure de cela que nomme être. Mais la vio-
lence ne commence pas avec la croix ; elle commence avec le nom même qui en sup-

1. Ibidem.
2. Voir ci-dessous, « Le lieu de la croix ».
3. Ibidem, p. 36.
4. Ibidem, p. 38.

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porte la biffure : « Nommer, lit-on dans De la grammatologie, donner les noms […],
telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une différence, à
classer, à suspendre le vocatif absolu »1. Le geste de la croix ne constitue donc, à suivre
en toute rigueur l’analytique derridienne, qu’une répétition de la violence prime qui
définit l’a priori de toute nomination.
Quoi qu’il en soit, au-delà même de la reconnaissance d’une différence ontico-onto-
logique 2, demeure vivace, dans le discours heideggérien, le rêve d’un vocatif absolu
appelant (con-voquant) l’être sous chaque nom. Vocatif qui, depuis l’abîme d’une pro-
fondeur immobile, ne cesserait de résonner sous le nom, sous tout nom, et en particu-
lier sous les « noms » articulés par la parole poétique. Souvenons-nous de la lecture du
poème de Georg Trakl – Winterabend (« Soir d’hiver ») – que propose Heidegger, dans
« La Parole ». Il y décèle un enjeu essentiel : celui de la « nomination » (le « nommer »,
nennen) des choses à venir en présence («Qu’appelle cette première strophe? Elle appelle
des choses (Dinge), leur dit de venir » 3). Le poème, en son geste, est donc appel, voca-
tif. Le poème fait la présence ; et si Heidegger choisir de commenter ce poème de Trakl,
c’est sans doute parce que la puissance de l’« appel » y est non seulement le fait du
poème, mais encore son thème. Lisons :

Lorsque la neige tombe à la fenêtre


Que longuement, la cloche du soir sonne
Pour beaucoup, la table est mise
Et la demeure est préparée.

Maint compagnon
Vient à la porte, par de sombres sentiers 4.

La figuration poétique constitue bien, ici, la scène d’un appel : à la con-venance des
signes du soir (la neige, la cloche, la table et la maison), ceux-là qui voyagent sont som-
més d’arriver. Leur (ad-)venue même paraît se produire comme réponse aux signes qui
résonnent au début du poème, sous la guise du « vocatif absolu » évoqué par Derrida.
Ainsi, le poème, profération des noms pour la venue des choses, nomme aussi – et du
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même nom – la vocation de ceux-là qui voyagent, aux signes convenants d’un soir hos-
pitalier. C’est la puissance de cette convocation qui constitue le poème comme site de
l’appel, et réciproquement appel du site : « Il y a, dans l’appel même, un site (Ort) qui
est non moins appelé » 5. Le nom poétique, ainsi, organise tout à la fois une vocation et
une situation ; vocation des mortels, ceux-là qui « sont en voyage », et situation du lan-
gage dans sa totalité comme lieu de l’appel, et de la venue de l’être. Le nom poétique,
resson immémorial d’un vocatif, convoque les choses à leur présence de choses, le site
au seuil insigne de son déploiement, et les hommes en voyage (auf der Wanderschaft),
à l’assomption de leur destin de mortels. C’est ici, par trois fois, l’être « lui-même »,

1. Ibidem, p. 164.
2. En témoigne notamment la manière dont, dans «La Parole», Heidegger interroge l’image poétique du «seuil» (Schwelle)
et tente de la saisir comme un des lieux de la Différence (Unter-Schied).
3. « La Parole », dans Acheminement vers la parole, op. cit., p. 23.
4. Poèmes majeurs, traduits par Jacques Legrand, Éditions Aubier, coll. « Domaine allemand bilingue », Paris, 1993,
p. 208-209. Voici le texte allemand : Wenn der Schnee ans Fenster fällt, / Lang die Abendglöcke laütet, / Vielen ist der Tisch
bereitet / Und das Haus ist wohlbestellt. / Mancher auf der Wanderschaft / Kommt ans Tor auf dunkeln Pfaden. Nous retra-
duisons.
5. « La Parole », dans Acheminement vers la parole, op. cit., p. 23.

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comme signifié transcendantal de tout signe, qui s’avive à l’appel de son nom, dans
l’espace résonant d’une onto-logie poétique. La poésie (Dichtung) est le lieu d’un rap-
port entre le vocatif pur – dictée de l’être et règne du nom – et la vocation, par quoi les
hommes répondent à l’avènement de cet appel, s’appropriant, comme mortels, à l’authen-
ticité de l’être. C’est précisément la chance de ce rapport que la croix interroge, de la
violence tacite de sa graphie.

Le lieu de la croix
La déconstruction, pourtant, ne se définit pas comme fin de l’âge des noms. Son dis-
cours se déploie à partir de la totalité des noms disponibles, selon la modalité que
Derrida nomme paléonymie. La paléonymie désigne, dans le lexique de la technologie1
déconstructrice, la nécessité de chercher des « pensées inouïes […] à travers la mémoire
des vieux signes » 2. C’est ainsi, on le sait, que la première époque de la déconstruction
(1967-1972) se caractérise, formellement, par une fidélité aux formes philosophiques –
et en l’occurrence, phénoménologiques – de la discursivité. C’est depuis l’assomption
de l’héritage rhétorique husserlien que s’écrit – entre autres exemples – La Voix et le
phénomène ; depuis, donc, ce qu’on pourrait appeler l’endurance pensive du logos de
la métaphysique. Dès lors, c’est encore la voix de la philosophie et, en elle, sans doute,
celle du savoir absolu, qui doit pouvoir dire « ce qui “commence” alors, “au-delà” du
savoir absolu » 3 au moment de La Voix et le phénomène. La déconstruction, à cet ins-
tant, ne requiert nulle autre langue que celle du logos philosophique, en tant que, par la
grâce d’une répétition, il s’ouvre à l’assomption de son propre dehors. La différance –
entre autres exemples – peut donc toujours être saisie comme un « concept » ; dès lors,
« elle reste un de ces vieux signes » ; et ce signe « nous dit qu’il faut continuer indéfini-
ment à interroger la présence dans la clôture du savoir » 4. C’est, à cet instant, la langue
philosophique dans sa traditionnalité, qui pourvoie seule les signes à partir desquels une
pensée est possible. L’innommable, évoqué par la conférence La différance – « plus
vieille que l’être lui-même, une telle différance n’a aucun nom dans notre langue »5 –
ne désigne pas l’attente, la patience ou l’impatience de noms qui ne seraient pas encore.
« “Il n’y a pas de nom pour cela” : lire cette proposition en sa platitude »6, écrit Derrida.
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L’absence « du » nom n’est pas une absence déterminée, qu’un nom, pur entre tous,
pourrait venir combler. « Il n’y a pas de nom pour cela » signifie : cela qui est à dire
excède l’empire du nom ; cela qui est à dire est in-nommable en ceci qu’aucun nom,
comme tel, ne peut suffire à le nommer. L’innommable est, plus vieux que tout nom,
cela qui hante l’espace des noms – l’innommable est sans nom :

Cet innommable est le jeu qui fait qu’il y a des effets nominaux, des structures rela-
tivement unitaires ou atomiques qu’on appelle noms, des chaînes de substitution de
noms, et dans lesquelles, par exemple, l’effet nominal « différance » est lui-même

1. Nous entendons le terme technologie au sens de « technique exposée », c’est-à-dire d’une instrumentation qui tout à la
fois réfléchit incessamment sa propre forme (notamment, dans la déconstruction, en la rendant visible), mais, du même mou-
vement, assume l’ex-position constante (i.e. le passage au dehors) qui l’anime.
2. La Voix et le phénomène, Éditions des Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 1998 (1ère édition,
coll. « Épiméthée », 1967), p. 115.
3. Ibidem.
4. Ibidem.
5. Marges – de la philosophie, op. cit., p. 28.
6. Ibidem.

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entraîné, emporté, réinscrit, comme une fausse entrée ou une fausse sortie est encore
partie du jeu, fonction du système.1

La « différance » elle-même, le pur nom du sans-nom, est dite un « effet nominal » :


la rigueur du sans-nom (cela qui nomme l’absence de nom) est, à son tour, sans nom.
La croix, en son avent, signe, au lieu même du nom, l’excès d’une innomination.
Sans doute marque-t-elle, ou trouve-t-elle, le lieu noir d’un sépulcre. Sous la croix :
l’enseveli d’une diction. Ce qui, sous croix, s’encrypte – c’est-à-dire en réalité, s’incor-
pore en se chiffrant 2, dans et par le silence gardé – , est le nom même de l’être. Il y
résonne en se taisant. Sous le signe de (la) croix, la parole de l’ontologie se reconnaît
comme marque, écriture ou scription – échographie tacite. Sous la croix et par elle, l’être
n’a plus de nom ; in-nommable, l’être s’éperd au jeu majeur de la différence – « le sens
de l’être, écrit à cet égard Derrida, n’est pas un signifié transcendantal ou trans-époqual
(fût-il même toujours dissimulé dans l’époque) mais déjà, en un sens proprement inouï,
une trace signifiante déterminée » 3. Sous la croix l’être n’a plus lieu ; situé et marqué
par la croix, l’être est alors à penser comme un effet de ce signe qui, décisivement, le
rature : « étant et être, ontique et ontologique, “ontico-ontologique”, seraient, en un sens
original, dérivés au regard de la différence ; et par rapport à ce que nous appellerons
plus loin la différance. » 4
C’est, dans cette perspective, tout le rapport entre vocatif – parole poétique appelant
l’être par son nom propre – et vocation – forme de destin, en quoi les hommes se rejoi-
gnent ultimement comme mortels – qui se trouve rigoureusement différé par la puis-
sance cruciale d’une biffure. Le vocatif n’a plus lieu dans l’unité résonnante d’une parole
poétique : déterminé comme écriture ou graphie, il s’accomplit en toute rigueur comme
la dissémination des signes ; la vocation, pour son compte, ne dit plus l’heur d’un avè-
nement, mais la menace irréductible d’une errance – cela qui est appelé peut toujours
ne pas répondre à l’appel ou, venant, ne jamais arriver à destination : possibilité que
Derrida nomme la « destinerrance ». Cette double modification concerne le statut de ce
que Heidegger nomme Dichtung, et qu’on peut (mal) traduire par « poésie » ; elle met
en question la double dialectique de l’appropriation – opposition de la mort à la vie, et
homothétiquement, du silence à la parole. La Dichtung heideggérienne est, on l’a vu,
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dictée ou dict de l’être ; résonnant comme parole, pur « akoumène », à l’initialité d’un
dire imprescriptible, elle situe, au sens strict, l’essence de la langue (Sprache) comme
langue de l’être.
Que serait alors une Dichtung inscrite, et supportant la série des modifications que
l’on vient d’énoncer ? Sans doute – il faut oser le mot – la « littérature ». La littérature
déjoue la loi vocative du « nom », parole et con-vocation pures, de même que la sûreté
de toute destination. La mort qui s’annonce ainsi dans la littérature, ne constitue en rien
la certitude d’un destin ; elle nomme la fragilité d’un risque, en quoi essence et in-essence
s’apparient. La mort n’y est plus un horizon, mais le lacis de chances à quoi, inexora-
blement, renvoie l’errance des signes. La « mort » à l’œuvre dans la vie ne détermine

1. Ibidem.
2. Voir à ce sujet Jacob Rogozinski, Faire part. Cryptes de Derrida, Éditions Lignes et manifestes, coll. « Essais », Paris,
2005, p. 22 : le terme crypte, indique J. Rogozinski, désigne chez Derrida « à la fois une sorte d’enclave interne, un caveau hanté
par un fantôme, et un cryptage, le chiffre d’un nom ou d’un mot étranger où se dissimule un indicible secret ». Notons à cet
égard que la rature « encryptée » du nom de l’être engage irréversiblement le chiffrage – différentiel – de la totalité des noms.
3. De la grammatologie, op. cit., p. 38.
4. Ibidem.

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pas l’unité horizontale d’un sens-de-la-vie, mais la neutralisation différentielle du « sens


de la vie », comme du « sens de la mort » :
L’archi-écriture comme espacement ne peut pas se donner comme telle, dans l’expé-
rience phénoménologique d’une présence. Elle marque le temps mort dans la présence
du présent vivant, dans la forme générale de toute présence. Le temps mort est à
l’œuvre.1

Tout se passe donc comme si la déconstruction déplaçait le concept heideggérien de


parole poétique, ainsi que la série de déterminations qui s’y trouvent corrélées (révéla-
tion de l’essence de la langue, recueil de l’être, appropriation de l’homme à son destin
mortel), en le réinscrivant comme écriture littéraire, c’est-à-dire comme littérature.
C’est ce déplacement qui conduit Derrida à interroger la forme de négativité tradition-
nellement assignée à l’œuvre littéraire, dès lors que « la culture » a été, toujours et par-
tout dans le discours métaphysique, déterminée comme « nature différée – différante ;
tous les autres de la physis […] comme physis différée ou comme physis différante » :
« Ici, écrit Derrida à la même page, et entre parenthèses, s’indique le lieu d’une réin-
terprétation de la mimésis, dans sa prétendue opposition à la physis » 2. Selon cette réin-
terprétation, la mimésis se trouve déterminée, non plus comme différence dialectique
(mimétique), mais comme différance mimique. La différance, Derrida ne cesse d’y insis-
ter, n’est pas la différence (oppositive et dialectisable) : la différance ne suscite pas le
jeu réglé de l’opposition et de la dialectique, mais bien celui, dérégulé et pour ainsi dire
an-économique, de l’excès et du supplément. La différance n’est donc surtout pas une
espèce du genre différence dialectique, mais encore, elle n’est pas non plus, dit Derrida,
une « “espèce” du genre différence ontologique ». Il écrit ceci, dans une note décisive
de « La différance » : « Si “la donation de la présence est la propriété de l’Ereignen” […],
la différance n’est pas un procès de propriation en quelque sens que ce soit ». Ce qui ne
signifie pas que la différance exproprie : elle n’est ni « la position » du propre, « ni la
négation (expropriation), mais l’autre »3. L’autre « est » la différance ; la différance « est »
l’autre, c’est-à-dire l’autre de l’autre : la différance constitue, d’après le lexique derri-
dien, l’au-delà non métaphysique et quasi transcendantal de toute opposition qui soit.
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Dans l’espace inextensif de la différance, la « littérature » ne peut plus être pensée comme
le négatif (mimétique) d’une nature, quelle que soit la valeur qu’on lui assigne.
Quel rapport, de concept ou de figure, continue alors d’apparier la littérature à la mort,
en tant qu’elle est – ou serait – le recueil d’une négativité ? Peut-être faudrait-il déjà dire
que le paléonyme mort, avec toutes les déterminations thématiques et conceptuelles qu’il
porte nécessairement, ne convient plus, comme nous l’avons déjà pressenti à la lecture de
Heidegger. Mais avant, lisons encore ceci, au début de la conférence sur «La différance»:
Le a de la différance, donc, ne s’entend pas. Il demeure silencieux, secret et discret
comme un tombeau : oikesis. Marquons ainsi, par anticipation, ce lieu, résidence fami-
liale et tombeau du propre où se produit en différance l’économie de la mort. Cette
pierre n’est pas loin, pourvu qu’on en sache déchiffrer la légende, de signaler la mort
du dynaste 4.

1. Ibidem, p. 99.
2. « La différance », dans Marges – de la philosophie, op. cit., p. 18.
3. Ibidem p. 25, note 1.
4. Ibidem, p. 4.

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À nouveau, la marque, le a de la différance, réputé inaudible. L’inouï de ce a signe


le déploiement d’un tombeau ; sous la stèle, un lieu pur, (re-)trouvé, extase sans destin.
Ce site (Ort), d’expropriation essentielle, est le nôtre. Nous y sommes chez nous, au
lieu de notre économie la plus pure – sous le soir hyémal d’une demeure « impréparée »
ou indispose.

L’Acte déconstructeur
La différance, Derrida ne cesse de le rappeler, n’est « ni un mot ni un concept ».
L’« économie de la mort » que nous avons évoquée n’est qu’un des effets conceptuels
du différer transcendantal ; et la différance n’est elle-même qu’un opérateur stratégique,
«le plus propre à penser […] le plus irréductible de notre “époque”»1. Différance nomme
donc une singularité stratégique ; l’un des lieux de décisions de ce que nous appellerons
plus bas l’Acte déconstructeur. Dans cette perspective, ce que nous allons aborder main-
tenant sous le thème de l’opérativité déconstructrice n’est ni une conséquence, ni une
prémisse, de la production du quasi-concept de différance. C’est qu’en effet « la pro-
blématique de l’écriture s’ouvre avec la mise en question de la valeur d’arkhè », inva-
lidant « la requête d’un commencement de droit, d’un point de départ absolu, d’une res-
ponsabilité principielle » 2. C’est la valeur même de « dépendance » logico-philosophique
qui se trouve suspendue par l’efficience quasi-transcendantale de la différance.
Comprendre la déconstruction requiert, paradoxalement, de la re-construire comme
cohérence – toujours précaire – d’un ensemble stratifié d’opérations de lecture et d’écri-
ture. La déconstruction n’est rien d’autre que la totalité technologique des protocoles
discursifs par lesquels le Discours (logos) de la métaphysique en vient à réversion, et
par elle, à l’assomption violente de ses propres limites. Selon la suggestion si profonde
de François Laruelle, tels protocoles « ne sont pas des prises de position d’un ego volon-
taire et rationnel à l’égard de la structure, mais des interventions violentes, agressives,
qui re-produisent (ré-inscrivent), la transformant et pervertissant, la composante diffé-
rentielle enchaînée dans le signifiant » 3. L’opération déconstructrice n’implique aucun
opérateur. Performance anonyme, elle hante la cohérence des structures constituées
comme la possibilité instante de leur répétition. Comme telle, l’« opération » est un fait
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de violence. Imprescriptible, non-méthodique, sollicitant violemment l’équilibre des
systèmes, elle se produit comme un événement – inséparable de sa propre répétition an-
épisodique et disloquée. La déconstruction peut donc être caractérisée comme une « pen-
sée intempestive » : « tandis que la pensée moderne établissait des certitudes et réflé-
chissait des subjectivités, écrit encore Laruelle, la pensée intempestive […] s’est dégagée
de la pensée moderne, en délivrant des événements violents et irréversibles ».4
Telle stratégie, conçue comme opérativité d’événements, doit être rigoureusement
distinguée du système de propositions théoriques qu’elle produit en se déployant. La
déconstruction dispose en effet aussi des philosophèmes. L’agir exégétique de la décons-
truction promeut ainsi constamment ce qu’on pourrait appeler des effets théoriques

1. Ibidem, p. 7.
2. Ibidem, p. 6.
3. Machines textuelles. Déconstruction et libido d’écriture, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1976,
p. 40. Sans doute réduisons-nous ici la portée des analyses laruelliennes, dont nous faisons un usage essentiellement heuris-
tique. Rappelons – au moins – au lecteur que Machines textuelles propose une lecture croisée (transversale) des élaborations
de Derrida et Deleuze (mais pas seulement), et que l’appareil de ses concepts est tributaire d’une telle transversalité.
4. Ibidem.

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propositionnels, en quoi jamais, pourtant, l’insigne de ses forces ne s’épuise. Comme


discours philosophique – ce qu’elle est aussi, donc, en un sens inouï – la déconstruction
tient compte de l’irréductible unité du logos, « cette unité du signifiant, du signifié et du
référent dont Heidegger a rendu l’effet irréversible quand il s’agit de comprendre ce
que c’est que la métaphysique, cette unité non-conventionelle, cette motivation du signe
qui en fait un logos »1, selon les termes de Laruelle. C’est sur le plan de ces propositions
« philosophiques », qu’un débat est possible, et nécessaire, entre la déconstruction der-
ridienne et la destruktion heideggérienne. C’est ainsi que la déconstruction peut être
conçue comme une hybridation de la « méthode » philosophique de la « destruction onto-
logique » heideggérienne, et de celle de l’hyper-analyse structuraliste, consistant en la
déliaison systématique des unités linguistiques ; conçue, donc comme « une pensée qui
compliquerait la “destruction ontologique” en la couplant à un autre mode d’analyse des
textes, selon une règle différentielle de synthèse qui multiplierait la puissance critique
de chacune d’entre elles », et qui, comme telle, « pourrait peut-être atteindre à la puis-
sance de destruction et de production de la différence intensive “pure” » 2.
La déconstruction constitue donc, au sens strict, un Acte anonyme – actum retient
d’ailleurs en latin les sens d’action, d’archive, et d’agonistique. L’Acte ne se produit
pas simplement « hors » du champ logico-philosophique ; il s’y enracine, y résonne, selon
la diversité des propositions du discours-de-la-déconstruction. Mais l’Acte est d’abord,
au plus lisible et au plus visible, écriture. Formellement en effet, la déconstruction consti-
tue – surtout après 1972 – une entreprise de réinscription stylée du logos philosophique
sous ses guises traditionnelles ; elle donne lieu, comme telle, à l’hétéro-affection du dis-
cours par la littéralité du texte. Nous empruntons à Laruelle le terme de graphématique
pour désigner le régime « libidinal » d’écriture généralisée caractérisant la déconstruc-
tion. La dominante graphématique détermine donc d’une part l’opération de réinscrip-
tion violente du logos, d’autre part, corrélative à cette réinscription, la visibilité décons-
tructrice des effets de style, où se produit l’inconstance d’une novation inscrite.
L’un des enjeux majeurs de Machines textuelles est de distinguer « radicalement » la
déconstruction « des pratiques signifiantes, de la représentation linguistique, structura-
liste ou “textuelle” de la textualité, où elle prend son départ »3. Laruelle déploie pour ce
faire trois concepts différenciés : 1. le textuel, « qui désigne la représentation linguistique
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du texte », et dont la déconstruction révoque la dualité principielle ; 2. le textual, « qui
désigne les fonctions ou les machines a-signifiantes du texte, soit la textualité générale
dans son fonctionnement “transcendantal” » : c’est ici la « thèse » quasi-transcendantale
de la déconstruction – « Transcendantale serait la différence » 4, lit-on déjà dans
l’Introduction à L’Origine de la géométrie. Puis dans De la grammatologie : « La trace
est en effet l’origine absolue du sens en général. Ce qui revient à dire […] qu’il n’y a
pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différance » 5 ; 3. l’a-textuel,

qui désigne, peut-être contre ce que veut ou ce que peut ? la déconstruction, l’indiffé-
rance active de la généralité (de l’écriture) au texte, voire à l’écriture ; ou le mouve-
ment tendanciel de destruction de la représentation linguistique du texte ; soit le pro-

1. Ibidem, p. 69.
2. Ibidem, p. 77.
3. Ibidem, p. 13.
4. Introduction à Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, Éditions des Presses Universitaires de France, coll. « Épi-
méthée », Paris, 1990, p. 171.
5. De la grammatologie, op. cit., p. 95.

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cessus de détextualisation qui est l’envers de la production textuale lorsque celle-ci est
rapportée à la libido intensive.1

L’a-textuel marque le négatif, ou plus précisément, l’envers neutralisé de la diffé-


rance : indifférance, selon laquelle le texte, dans sa généralité, subit un processus de
détextualisation qui le fait échapper aux déterminations du textuel – régime linguistique
et dual du texte – comme à celles du textual – transcendantalité différantielle de la pro-
duction du texte. Cette direction – l’a-textuel – est sans doute, chez Laruelle, la direc-
tion même de ce qu’il nommera plus tard non-philosophie, en tant qu’indifférence active
« au » savoir philosophique.
Mais si l’a-textuel nomme la neutralisation de la différance transcendantale, force est
de reconnaître que cette neutralisation est, comme telle, inscrite au cœur du projet décons-
tructeur lui-même. La déconstruction, en effet, ne déploie nulle part la thèse d’une trans-
cendantalité « textuale » pure : toute transcendantalité se trouve raturée au lieu même de
son activation. En témoigne si nécessaire telle proposition de De la grammatologie :
« C’est pourquoi une pensée de la trace ne peut pas plus rompre avec une phénoméno-
logie transcendantale que s’y réduire » 2. Nous nommons quasi-transcendantalité cette
indécidabilité générique du thème transcendantal. La déconstruction instaure ainsi une
véritable commutativité entre les valeurs de l’empirique et du transcendantal ; ici, du
textuel – représentation empirique du texte – et du textual – procès général de diffé-
ranciation de la textualité 3. La différance, ou l’archi-écriture, est pour son compte à sai-
sir comme le lieu rigoureusement diagrammatique de la commutation entre l’empirique
et le transcendantal, vortex réciproquant en quoi toute empiricité revêt des valeurs trans-
cendantales – ainsi, l’écriture déplacée, puis réinscrite comme archi-écriture – et en quoi
toute transcendantalité se trouve entamée, au sens fort que Derrida accorde à ce terme,
par les hasards de l’empiricité. La déconstruction se produit donc comme l’affirmation
simultanée – synthèse différentielle et hybridation – du textuel (thèse de la différence
des signes) du textual (thèse de la différance ultra-sémiotique) et de l’a-textuel (thèse
de la neutralisation du pôle transcendantal, par l’injection de composantes « empi-
riques »).
Nous venons d’essayer de répondre à la question : « Qu’est-ce que la déconstruc-
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tion ? », et nous croyons qu’il ne s’agit pas là d’une précaution méthodologique exté-
rieure au corps de notre sujet. En questionnant le fait de la « déconstruction », nous ne
quittons pas le champ littéraire. La déconstruction est en effet inséparable de la littéra-
ture, déterminée par elle, nous allons le voir, comme force-de-déconstruction. Il nous
faut donc patienter. Commençons par rappeler que, chez Derrida, la question « Qu’est-
ce que la littérature?» se trouve à la fois déplacée sur le plan philosophique (a), et rejouée
sur le plan de ce que Laruelle nomme la « graphématique » généralisée (b).
a. Quant au déplacement philosophique de la question, le lecteur se souvient sans
doute du début de la « double séance », introduisant à la critique radicale de toute onto-
logie littéraire – « cette double séance » dont Derrida dit qu’il n’aura jamais « l’inno-
cence militante d’annoncer qu’elle est concernée par la question qu’est-ce que la

1. Machines textuelles, op. cit., p. 11.


2. De la grammatologie, op. cit., p. 91.
3. La « littérature », dans cette perspective, serait quant à elle déterminable tout à la fois comme syntaxe pure d’un tex-
tuel, renvoyant, selon la loi de la différance, au double abîme du textual et de l’atextuel (discours ré-inscrit comme texte), et
comme une surface de production d’effets esthétiques (figures et affects).

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littérature ? », et dont il affirme qu’elle « trouvera son coin ENTRE la littérature et la


vérité, entre la littérature et ce qu’il faut répondre à la question qu’est-ce que ? »1
« Philosophiquement », ainsi, la déconstruction interroge, à travers les traits conceptuels
de la mimésis, l’histoire du rapport (ou plus exactement, l’historialité du rapport) entre
littérature et vérité :

Ces traits [ceux du concept de mimésis] formeraient une sorte de cadre, la clôture,
les bordures d’une histoire qui serait précisément celle d’un jeu entre littérature et
vérité. […] Et cette histoire, si elle a un sens, est toute entière réglée par la valeur de
vérité et par un certain rapport, inscrit dans l’hymen en question, entre littérature et
vérité. 2

b. Quant à ce que nous appellerons le jeu graphématique « entre » littérature et décons-


truction, il repose sur le déploiement d’un intertexte actif, articulant des protocoles cita-
tionnels et mimétiques variés. De ce point de vue, la littérature constitue une sorte de
paratexte absolu – autre et dehors du texte philosophique, que l’on pourrait nommer
hétérotexte. Nous voudrions montrer que ce double « mouvement » (philosophique et
graphématique) de déconstruction de la question littéraire est lui-même conditionné par
l’assignation d’un maximum (littéraire) de déconstruction, dans la technologie des opé-
rations derridiennes.

Maximum – de la déconstruction
Nous avons tenté de le montrer ailleurs 3, la « littérature », dans l’économie d’ensemble
de la déconstruction, peut et doit être rapportée à une question de maximum. La déter-
mination du « lieu » (littéraire) de ce maximum dépend en conséquence elle-même d’une
évaluation 4. S’il y a un maximum littéraire, si ce maximum promeut la déclosion de
l’immanence logocentrique, c’est d’abord parce que les textes littéraires apparaissent
comme « moins compromis par les modèles, les règles, les genres et autres instances
affectées aux fonctions de clôture », comme l’écrit Derrida dans Positions 5. Il ajoute,
dans le même recueil, que « certains textes classés comme “littéraires” [lui] ont paru
opérer des frayages ou des effractions au point de la plus grande avancée »6. Mais ces
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effractions ne se produisent pas seulement à un niveau de pertinence esthétique et for-
mel ; elles n’ont donc pas pour condition la puissance de novation poétique déployée
par les textes littéraires. Comme le rappelle, là encore, François Laruelle, la décons-
truction travaille « sur la base d’une détection dans chaque texte du “point de la plus
grande avancée” de l’écriture », opérant « en fonction de l’inégalité et de l’hétérogénéité
de la déconstruction amorcée “spontanément”, selon les textes », et surtout « selon

1. « La double séance », dans La Dissémination, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », Paris, 1972, p. 203.
2. Ibidem, p. 208-209.
3. Jacques Derrida et la littérature. Problématiques littéraires d’une déconstruction, mémoire de DEA, dir. Bruno
Clément, soutenu à l’Université Paris 8-Saint-Denis en 2003. Voir aussi « L’Autre Texte : Derrida lecteur du littéraire », dans
« Les philosophes lecteurs », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n° 1, février 2006 (URL : http://www.fabula.org/lht/
1/Artous-Bouvet.html). Nous reprenons ci-dessous deux brèves analyses issues de cet article.
4. La question de l’« évaluation », par quoi, semble-t-il, la déconstruction demeure tributaire d’un certain nietzschéisme,
reste, dans ce contexte, à penser. Contentons-nous de rappeler que Derrida, dans « La différance », cite le Deleuze de Nietzsche
et la philosophie (Marges – de la philosophie, op. cit., p. 18) : « La quantité elle-même n’est donc pas séparable de la diffé-
rence de quantité. La différence de quantité est l’essence de la force, le rapport de la force avec la force ». Le maximum (objet
d’une évaluation) est donc lui-même différentiel.
5. Cité par François Laruelle, dans Machines textuelles, op. cit., p. 128.
6. Positions, Éditions de Minuit, coll. « Critique », Paris, 1972, p. 138.

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quelques textes dits “littéraires” qui définissent un degré plus actif et plus avancé de
déconstruction et qui […] sont moins compromis par les modèles, les règles, les genres
et autres instances affectées aux fonctions de clôture »1. Le « maximum » que nous évo-
quions relève donc d’une efficience déconstructrice de la littérature.
Ainsi, par l’infléchissement imperceptible d’une lecture, tel texte de Ponge (« Fable »)
devient spontanément déconstructeur. La première proposition du poème (« Par le mot
par commence donc ce texte ») produit à la fois un performatif et un constatif, et met
en crise par la même l’opposition de ces deux modalités énonciatives :

Sans la ruiner totalement, puisque aussi bien elle a besoin d’elle pour provoquer ce
singulier événement, l’économie fabuleuse d’une petite phrase très simple (parfaite-
ment intelligible et normale dans sa grammaire) déconstruit spontanément la logique
oppositionnelle qui s’en tient à la distinction intouchable du performatif et du consta-
tif et à tant d’autres distinctions connexes.
Est-ce que dans ce cas l’effet de déconstruction tient à la force d’un événement lit-
téraire ? Quoi de la littérature et de la philosophie dans cette scène fabuleuse de la
déconstruction ? 2

Ces questions paraissent abyssales. La littérature est-elle (de) la déconstruction ? La


littérature (se) déconstruit-elle ? Il semble ici obvie que la littérature n’équivaut à (de)
la déconstruction, ne fait (effet de) déconstruction, qu’au lieu déterminé où elle est affec-
tée d’un geste, d’une lecture : il a fallu citer tel texte poétique et le mettre en regard avec
telle opposition métalinguistique (performatif/constatif) pour que (de) la déconstruction
ait lieu – dès lors que la déconstruction porte ici, en effet, sur une théorétique. Mais,
inversement, que serait la déconstruction fors la littérature, si la littérature constitue en
effet le maximum d’une force-de-déconstruction ? En ce sens, il est loisible d’affirmer
que la déconstruction n’a lieu comme telle qu’« en » littérature et que, réversiblement,
la littérature n’a lieu comme telle que « par » et « dans » la déconstruction, au pur non-
lieu de l’atopique hétérotextuelle.
Reste donc à déterminer les modalités selon lesquelles la déconstruction se « rap-
porte » au texte littéraire. Nous en distinguerons trois.
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1. La première est celle du commentaire. La déconstruction s’identifie alors à un
métadiscours au sens traditionnel, délivrant un « savoir » sur le texte littéraire ; selon le
paradoxe principiel de la déconstruction, ce savoir n’est pourtant qu’un non-savoir : « La
crise de la littérature a lieu quand rien n’a lieu que le lieu, dans l’instance où personne
n’est là pour savoir » 3. Le commentaire se produit donc comme l’impossibilité du com-
mentaire, inséparable de l’impossibilité du discours philosophique portant « sur » la lit-
térature.
2. La seconde modalité du rapport entre déconstruction et littérature est la citation.
Il s’agit là d’une figure discursive traditionnelle, ordinairement liée à la modalité du
commentaire. Mais la citation derridienne déjoue l’extériorité réglée du texte commenté
(objet) au texte commentant (sujet), extériorité sur quoi repose précisément tout rapport
d’objectivité, et conséquemment, la possibilité de tenir un discours de savoir. Le dis-
cours de la déconstruction travaille en effet à l’indifférenciation des deux instances (texte

1. Machines textuelles, op. cit., p. 128. Nous soulignons.


2. Psyché. Inventions de l’autre, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », Paris, 1998, p. 25.
3. « La double séance », dans La Dissémination, op. cit., p. 316.

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commentant et texte commenté), de telle sorte que la citation paraisse intervenir comme
le semblable inobjectif, et non comme l’autre objectif du discours de commentaire. Soit
tel passage de « La double séance » :

La scène n’illustre donc rien que la scène, l’équivalence du théâtre et de l’idée, soit,
comme ces deux noms l’indiquent, la visibilité (s’excluant) du visible qui s’y effectue.
Elle illustre dans le texte d’un hymen – plus que l’anagramme de l’hymne – « dans un
hymen (d’où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l’accomplissement,
la perpétration et son souvenir : ici devançant, la remémorant, au futur, au passé, sous
une apparence fausse de présent ».1

Où l’on remarque, flagrante, l’indifférenciation active par quoi le discours derridien


se produit, rhétoriquement au moins, comme semblable au texte de Mallarmé. C’est
ainsi que le début de la séquence paraphrase presque mot pour mot tel passage de
Mimique : « La scène n’illustre que l’idée, pas une action effective, dans un hymen… ».
Cette paraphrase quasi-citationnelle est le jeu constant du discours derridien ; il repose
en partie, ici, sur le fait que le texte de Mallarmé lui-même se présente comme une cita-
tion (ouverture des guillemets dans Mimique avant « La scène… »). C’est là, déjà, un
exemple de la troisième modalité de rapport (la mimique) entre déconstruction et litté-
rature.
La pratique de la citation peut aussi promouvoir l’essor d’une véritable figuralité plas-
tique – ainsi, au plus flagrant, dans le « Tympan » de Marges – de la philosophie et dans
Glas. « Tympan », texte apertural à Marges, fait apparaître, typographiquement, l’autre
(discours) littéraire – sous la forme d’un texte de Michel Leiris inséré entre guillemets
– dans une marge déportée à droite. Ce texte cité apparaît certes comme la différence,
la « marge » du discours philosophique traditionnel, mais, plus radicalement peut-être,
comme celles du discours déconstructeur lui-même. Par le bais de ce dispositif d’émar-
gement, Derrida ne se contente pas d’affecter « la » philosophie, mais questionne la géné-
ralité même de la forme discursive ; il assume l’impuissance de son propre discours à
s’effectuer : a. comme déconstruction philosophique de la philosophie : c’est qu’en effet
« jamais on ne prouvera philosophiquement qu’il faut transformer »2 la philosophie logo-
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centrique : la modification déconstructrice du discours philosophique doit en passer par
une hétéro-affection littéraire ; b. comme unité discursive de la déconstruction. Ainsi
émargé, le discours derridien se produit tout à la fois comme la crise du discours phi-
losophique et comme la crise de la discursivité – fût-elle déconstructrice – en général.
De ce point de vue, la puissance du discours littéraire telle que Marges la déploie consiste
en cette altération dé-figurante par quoi l’unité du texte derridien produit sa propre dis-
location 3.
Le second exemple ce que nous nommons, par commodité, une plasticité hétérolo-
gique de la déconstruction, est Glas, l’immense texte agonal où la « métaphysique »
hégélienne se trouve rigoureusement affectée par la violence métaphorique du texte de
Genet. La « lecture » produite par Derrida suit alors le trajet d’une division disconti-

1. Ibidem, p. 237.
2. « Tympan », dans Marges – de la philosophie, op. cit., p. XVIII.
3. Même si l’« altérité » littéraire paraît, dans ce cas-là, bien délimitée et, comme telle, déterminée. La différenciation
typographique se trouve cependant sans cesse rejouée, déjouée, par les effets citationnels et mimiques qui rapportent l’une
à l’autre les deux « colonnes », ou colosses textuels.

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nuée : a. affection du texte derridien par le texte hégélien (et réciproquement) ; b. affec-
tion du texte derridien par le texte genettien (et réciproquement) ; c. affection récipro-
quée des textes de Hegel et de Genet, selon la ligne d’un partage impossible, d’un
« blanc » pur séparant Glas en deux colonnes. La lecture ainsi produite par le geste
déconstructeur avive l’instance d’une division sans décision, qui emporte, par le jeu de
la parenthèse et de la greffe, l’évidence ipséique de chaque « texte » ; il n’y a plus rien
que de l’hétérotexte :

L’opération consisterait donc, pour le moment, à seulement déporter la greffe de


l’organe parenthétique, sans savoir si ça saigne ou non, puis, après le prélèvement et
un certain traitement qui ne consiste surtout pas à guérir, de remettre en place, de
recoudre, le tout ne s’apaisant peut-être pas dans sa constitution restaurée mais s’y
déchiquetant au contraire plus que jamais1.

3. Nous définirons comme mimique la troisième modalité du commentaire décons-


tructeur 2. Le discours de la déconstruction s’y déploie comme un simulacre de littéra-
ture : non pas « identification », mais semblance différentielle (hétérologie). La mimique
est en effet avant tout une technologie syntaxique. Soit, pour en revenir à La
Dissémination, ce passage de la fin de « La double séance » :

Hymen selon le vers, blanc encore, de la nécessité et du hasard, configurant le voile,


le pli et la plume, l’écriture s’apprête à recevoir le jet séminal d’un coup de dés. Si –
elle était, la littérature se tiendrait – elle dans le suspens où chacune des six faces garde
sa chance, quoi que prescrite, après tout reconnue telle quelle.3

Derrida « imite » Mallarmé – indifférence active de la mimique. Mimique désigne


ainsi à la fois le rapport traditionnel entre littérature et philosophie – la littérature imite
la vérité – et sa subversion méthodique par le texte déconstructeur – la philosophie (la
déconstruction) imite la littérature, dans le suspens de tout savoir : ce qui, de la littéra-
ture, s’imite, étant dit plus « puissant » que la philosophie, plus « puissant » que la vérité,
surpuissance hyménale au gré de quoi, imprescriptiblement, survient (de) la décons-
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truction, (de) la littérature.

1. Glas, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », Paris, 1974, p. 143.


2. Il faut donc bien distinguer, dans la pratique du commentaire déconstructeur, ces deux modalités croisées que sont la
citation et les mimiques : leur usage simultané vise précisément à dé-différencier le texte premier et le texte second.
3. « La double séance », dans La Dissémination, op. cit., p. 317.

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