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Bernard This
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Bernard This1
1. Psychanalyste, Paris.
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problème de leurs relations. Pourquoi sont-ils ici, que font-ils, que se passe-
t-il entre eux. Dire qu’ils accueillent, c’est indiquer qu’ils n’agissent pas, ne
commandent pas au nom de leur « bon vouloir », de leur fantaisie, de leurs
caprices. Une éthique préside à cette « rencontre ».
Prenons un simple exemple : un enfant s’est installé sur « son »
camion et veut rejoindre sa mère qui se trouve dans la pièce à côté, là où les
parents sont assis, avec les tout petits au milieu, allongés ou assis sur le tapis.
Pour que les camions ne viennent pas jouer aux auto-tamponneuses avec les
tout petits, « nous » avons posé, convenu, édicté une règle dite de la « ligne
rouge », cette « séparation » de la pièce où ils peuvent se servir des camions
et autres engins de locomotion, pièce qui, par une double porte maintenue
toujours ouverte, « communique » avec la pièce plus intime où l’on peut se
reposer, jouer de façon plus paisible.
La séparation est indiquée par un « ruban rouge » collé sur le sol, et
c’est comme ça, ici, à la « Maison Verte », « les camions ne dépassent pas
la ligne rouge ». Mais évidemment, les enfants ne l’entendent pas toujours
ainsi. Certains veulent tra-verser, trans-gresser, dépasser l’interdit, et ils ne
se gênent pas pour s’empresser de rejoindre leur père ou leur mère, tout fiers
de montrer leur mobilité. Alors que se passe-t-il ? La règle de fonctionnement
est rappelée : « Tu vois, ici, les camions restent de l’autre côté, et tous les
enfants qui veulent jouer avec les camions sont dans cette pièce. Mais si tu
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trottoir étant réservé aux piétons, ceux qui sont « à pieds ». On se ferait
écraser ! Et tu comprends, ça ne serait pas amusant, n’est-ce pas Monsieur !
Quand tu rentres dans ta maison ou ton appartement, tu laisses ta voiture au
garage ou dans la rue, tu ne l’emmènes pas au 10e étage ! L’humour suffit le
plus souvent, et l’enfant que j’ai touché en plaçant ma main sur son épaule,
accepte cette parole d’homme. Il ne deviendra pas une femme en se
soumettant à cette règle qui est valable pour tous, hommes et femmes.
C’est comme ça, ici, chez nous, à la Maison Verte ! Chez toi, si tu
voulais dormir dans ton camion, tu pourrais essayer de le monter au dernier
étage, mais ce serait difficile, impossible ! Ce « nous » offert à l’enfant,
implique les hommes autant que les femmes, chaque enfant pouvant
s’identifier à un accueillant ou une accueillante, selon « le génie de son
sexe », pour reprendre l’expression de Françoise Dolto.
Rarement, certains enfants refusent énergiquement de se soumettre à
la règle. Trépignant de colère, ils révèlent leur difficulté d’être « un parmi
d’autres », appliquant une même règle. L’enfant « tyran » veut imposer sa
loi, et le plus souvent, sa mère est débordée. L’enfant-roi adulé, choyé,
jamais contrarié, est en difficulté à la Maison Verte, car il ne peut y faire « la
pluie et le beau temps ». S’il veut y séjourner, il accepte de ne pas « faire la
loi », en se conformant à la règle.
Un jour, un enfant de deux ans et demi, venu pour la première fois,
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On met un tablier pour jouer à l’eau ». Ayant bu toute l’eau, il était reparti
sans que je puisse verbaliser quoique ce soit au sujet de cette deuxième règle.
Je me rendais bien compte qu’il s’agissait d’un enfant « en difficulté », sa
mère n’étant pas simple, se réjouissant de l’affrontement pour s’en plaindre
ensuite. Mais l’enfant, comme du vif-argent, était revenu avec sa timbale
remplie d’eau, et sous mes yeux, l’avait renversée par terre. « Tu vois, ici, on
ne renverse pas de l’eau partout. On joue à l’eau là-bas en mettant un tablier.
Attendez-moi ici, je reviens avec une éponge pour enlever l’eau répandue ».
Je suis revenu avec une serpillière que j’ai placée dans ses mains, et une
éponge dont je me suis servi. Sa mère voulait prendre sa place pour « réparer
les dégâts ». « Non, c’est lui qui a renversé l’eau, c’est lui qui s’occupe de
tout ça ! Tiens, tu m’aides pour qu’on ne glisse pas sur le plancher ».
Voyant que je n’étais pas fâché, il est parti à l’autre bout de la pièce,
là où il avait repéré un berceau, et il a pris ma main pour m’entraîner de ce
côté. Il s’est allongé dans le berceau trop petit pour lui, mais qu’importe. Il
m’attira vers lui ; j’étais penché sur lui, à genoux. Il a pris ma tête pour que
je m’approche de sa tête, tout près de lui, et j’ai déposé un baiser sur son front.
Il s’est alors tourné vers sa mère qui nous avait suivis, et il a attiré son visage
près du sien : elle lui a donné un « petit bisou » en souriant. À ce moment,
il a rapproché nos deux têtes, et j’ai donné à cette jeune femme le bisou qu’il
attendait. Elle n’a pas osé me le rendre, mais l’essentiel venait de se jouer.
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Je n’ai rien dit de tout cela, mais l’inattendu, l’étranger, l’étonnant est
venu faire irruption : tout à coup, l’enfant est venu prendre sa mère par la
main : « Viens maman ! ». « Non, je parle avec Bernard, je veux lui parler ! ».
Comme elle ne voulait manifestement pas venir, je lui ai dit : « Ta maman
est en train de me parler de toi et de tes difficultés à parler ». Il m’a regardé
droit dans les yeux, et il a pris ma main pour m’emmener dans l’autre pièce.
Et là, il s’est installé sur un camion ; il avait découvert que son camion
pouvait faire du bruit : « Brrbrrroum ». « Tu es un conducteur de camion et
ton camion fait un bruit terrible ! ». Il s’est alors arrêté devant moi. « Tu veux
que je fasse le plein d’essence. Du normal ou du super ? Du sans plomb, c’est
mieux ! Bon, voilà, ça fait 100 francs, Monsieur ! »
J’ai tendu la main, il a tapé dans ma main pour me payer. J’ai
dit : « Merci Monsieur » et il est reparti, tout content et tout fier. Il ne m’avait
rien dit, il avait seulement joué avec moi. Accueillir, c’est aussi jouer, être
vivant, animer l’imaginaire.
Je suis revenu près de sa mère : « Formidable, votre enfant. Il est plein
de répartie et de bonheur de vivre ». Et cette femme, en souriant m’a dit :
« Oui, mais pourquoi n’achève-t-il pas ses phrases ? » Je l’ai regardée et tout
à coup, j’ai réalisé : elle est enceinte. Elle m’a regardé, je lui ai
demandé : « C’est pour quand ? » « Pour bientôt ! »
Est-ce que cela suffisait pour cet enfant bégaye ? Elle m’a aussitôt
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aller jouer ailleurs. Et comme un enfant, avec son camion, avait franchi la
ligne rouge, je suis allé rappeler à l’impétrant que la ligne rouge était comme
la séparation du trottoir et de la rue. « Pour être en sécurité et ne pas se faire
écraser par les camions, il vaut mieux marcher sur le trottoir ! »
Annie lui avait déjà expliqué tout cela, je ne faisais que « paterner »,
confirmer son « dire ». J’en ai profité pour lui signaler que la maman de Paul
était en difficulté : deuil douloureux d’une petite fille morte. Pourquoi lui ai-
je « passé le ballon », lui parlant de ce que la mère de Paul m’avait dit ? Je
ne tenais pas à être le dépositaire exclusif de cette souffrance, je voulais
qu’elle soit paterno-maternée, en ce lieu. Annie a pu parler avec cette mère,
et Simone est venue, elle aussi, un peu plus tard, en fin de journée. Elle m’a
dit : « On est bien, c’est… la paix du soir ». Elle me rappelait cette phrase,
prononcée par Lacan, dans son Séminaire, et nous avons convenu que notre
journée avait été bien remplie.
Vous le voyez, c’est un simple exemple de disponibilité : l’enfant est
accueilli comme une personne, un être parlant, surtout s’il ne parle pas.
L’enfant, sa famille, l’inconscient. Pour nous, la découverte freudienne de
l’inconscient éclaire la position de l’enfant par rapport au désir de l’Autre.
L’enfant symptôme et témoin du « Malaise dans la famille » et « dans la
civilisation » s’exprime à sa façon, pour manifester sa souffrance et celle de
ses parents, mais pour répondre, nous ne possédons pas un « savoir » fondé
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grimpant à l’échelle, par exemple. Et vous constatez que pour faire disparaître
ce symptôme, nous n’avons fait usage d’aucun médicament, nous n’avons
pas fait appel à l’intelligence de l’enfant, en lui disant que la constipation est,
étymologiquement, à partir du latin « constipatio » - « l’action de
resserrer »,… en langage militaire, l’action de « serrer les rangs » - « se
concentrer », le latin « stipere » signifiant « rendre rigide, raide, compact ».
Il ne venait pas pour s’instruire, nous n’étions pas en classe de latin, mais il
convenait de comprendre ce qui se disait dans ce symptôme.
« Sym-ptôma » – « ce qui tombe avec », en même temps, ensemble –
le dictionnaire en fait « une marque, un présage, un signe, un indice qui
révèle et permet de prévoir une évolution », mais un symptôme est plus
qu’un signe qui « représente quelque chose pour quelqu’un ». Quand vous
voyez de la fumée, c’est le signe, pour vous, qu’il y a du feu quelque part.
Pourquoi cet accent circonflexe, ce chapeau posé sur le « Ô » de symptôme ?
C’est pour nous rappeler l’histoire de ce mot grec « piptein » - « tomber » –
mot qui implique un rebondissement de la chute, de la « ptose », dans le mot
lui-même, puisque la racine « Pt » y est redoublée.
Dans le symptôme, quelque chose insiste. Et nous nous fions à la
lettre, au signifiant en tant que débarrassé du sens, en accueillant le « discours
de l’inconscient » à la Maison Verte, ce « lieu d’accueil des signifiants ».
Qu’est-ce que l’inconscient ? C’est ce qui, dans le sujet, l’amène à « se fier
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l’enfant, mais entendus par nous, notre éthique étant, dans notre « laboratoire »,
de faire travailler ceux qui viennent nous parler, et qui découvriront, comme
une poésie, qu’il est possible d’entendre autrement, dans l’équivoque, en
brisant les usages de la langue, en vidant la parole de ses sens, pour se
décoller des identifications aliénantes. Sans nourrir le sens, sans faire usage
de quelques suggestions, ce qui est le propre de toute thérapie, nous tentons
d’être « poètes », assez, pour faire basculer le « discours Maître » de
l’inconscient, qui s’inverse en « discours de l’analyse », quand le « signifiant
S1 » quitte sa position de Maîtrise, et chute à la place de ce qui est « produit »
par le sujet ($) alors que l’analyste, se faisant ainsi « cause du désir », en
place de semblant, objet « a », est propulsé à la place de l’agent, indispensable,
qui préside à cette transformation : « Wo es war, soll Ich werden », « là
où c’était » le « plus de jouir » répétitif, « “Je” dois advenir », j’ai la
possibilité de devenir, je suis appelé à naître.
Morsure du symbolique dans le champ du réel, le symptôme témoignait
d’un désaccord avec le monde, et l’angoisse, morsure du réel dans le champ
de l’imaginaire, venait perturber l’existence de l’enfant. Il convenait
d’accueillir l’enfant et sa famille pour que s’expriment les signifiants qui les
déterminaient à leur insu, l’inconscient c’est cela. Mais le réel, c’est aussi
tout ce qui ne peut se dire avec des mots, toutes ces engrammations qui
doivent s’exprimer autrement, ce qui suppose inventivité et disponibilité de
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