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Andy Warhol Pierre Bergounioux

« Happenings » très maîtrisés, ses entretiens Rencontre avec l’écrivain, qui explique
avec la presse témoignent des intuitions son rapport passionné au monde
géniales de l’un des artistes les plus célèbres et à la littérature à l’occasion de la sortie
de son époque. Essais. Page 8. de son « Carnet de notes, 1980-1990 ». Page 12.

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DesLivres Féminismes
Vendredi 3 mars 2006

CRISTINA CAMPO Partout, les femmes subissent


violences et oppression. Alain
Touraine et Christopher Lasch
voient pourtant en elles l’avant-garde

LA PASSION de la modernité. Dossier. Pages 6 et 7.

DE L’ÂME Rafael Chirbes


Dans « Les Vieux Amis », l’écrivain
espagnol médite sur les défaites
de la génération antifranquiste.
Magistral et désabusé. Littératures. Page 4.

Histoires de lecture
Deux essais, de Jean-Marie Goulemot
et Brian Stock, sur les bibliothèques,
réelles ou « intérieures »,
refuges et sanctuaires.
Histoire. Page 10.

Des essais littéraires, des lettres


et une biographie remettent en lumière
la femme de lettres italienne,
morte en 1977. Littératures. Page 3.
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Vendredi 3 mars 2006 FORUM
Contributions Samuel Beckett, Jorge Luis Borges, deux monstres sacrés du XXe siècle, deux archétypes de la littérature contemporaine

Borckett, sa vie, son œuvre


Vincent Roy,
écrivain et critique
littéraire. Derniers
ouvrages parus :
Matzneff, l’exilé absolu
(éd. Michalon, 2003)
et Les Corps virtuels,
magiques, à sa capacité de créer des monde est fait pour aboutir à un beau cette œuvre des « documents humains
(La Table ronde,
2005). William Marx pays imaginaires, des mondes
nouveaux, des espaces parallèles. Avec
livre » ou qu’il faut « donner un sens
plus pur aux mots de la tribu », il parlait
d’une importance énorme », du
« courage », un « noble stoïcisme » et
Jean-Claude Schmitt, Borges, la création littéraire et poétique sérieusement : il y croyait dur comme une « sublimation par la symétrie, le

E
historien médiéviste, n 2006, les amateurs de concurrence sérieusement la Genèse. fer. Quand Borges invente un rythme, le mouvement et le rire »
directeur d’études à commémorations littéraires Dieu n’a qu’à bien se tenir : en univers-bibliothèque ou une langue aux (Martin Esslin). Et, en 1969, le prix
l’EHESS et directeur seront à la fête. Les hasards l’écrivain, il a trouvé son rival. propriétés nouvelles, il ne fait que Nobel vint couronner officiellement ce
du Gahom (Groupe du calendrier font s’y Chez Beckett, rien de tel, mais des s’amuser à y croire, et le lecteur avec « miserere de l’humanité tout entière »,
d’anthropologie de rencontrer deux formidables personnages immobiles, ressassants, lui. Toute la différence est là. L’auteur où « résonnent la libération des
l’Occident médiéval). célébrations, deux monstres sacrés du paralysés, enfouis dans la terre, de Fictions réutilise à plein l’ensemble tourmentés et la consolation des âmes
Parmi ses derniers XXe siècle, qui écrasent de tout leur enfermés dans des poubelles, enfoncés des conceptions symbolistes de l’art et naufragées » (Karl Ragnar Gierow). Ce
essais : Les Corps, les poids la littérature mondiale : Samuel dans l’obscurité et le mutisme. Et, du monde, celles dont il est l’héritier et n’était pas un langage gagné par la
rites, les rêves, le temps Beckett, né il y a cent ans ; Jorge Luis surtout, des bégaiements, des qui promeuvent les pouvoirs mystiques ruine, mais un langage qui gagnait sur
(Gallimard, 2001) et Borges, mort depuis vingt déjà. balbutiements, des borborygmes. Ce de la langue et de la littérature, mais il la ruine : la nuance est de taille.
Eve et Pandora. La De cette naissance à cette mort, du n’est plus le logos créateur, mais la les emploie comme des artifices Alors, au bout du compte, qui étaient
création de la première 13 avril (1906) au 14 juin (1986), c’est logorrhée destructrice. Les premiers narratifs, de simples marqueurs de vraiment celui qui croyait à la
femme, sous sa en quelque sorte toute l’histoire de la critiques français de Beckett ne s’y sont fictionnalité. Et ça marche. littérature et celui qui n’y croyait pas ?
direction (Gallimard, littérature contemporaine qui se rejoue pas trompés, ni Bataille, qui y a vu un Il en va tout autrement avec Beckett. Borges et Beckett ? Ou bien Beckett et
2002). en deux mois seulement, toute la vie « mouvement forcené de ruine », ni Certes, son langage est miné de Borges ? Si l’on peut légitimement
d’un improbable écrivain imaginaire Blanchot, selon qui, en cette œuvre, « le l’intérieur, mais c’est pour faire mieux hésiter entre ces deux noms presque
qu’on pourrait appeler, au choix, Beges silence éternellement se parle ». Et ici sentir la désespérance universelle. Dans interchangeables qui, d’un côté,
Précisions ou Borckett. Improbable, car, malgré même, en ces colonnes (« Le Monde le monde d’après la seconde guerre résonnent comme ceux des
ses initiales en B, cet écrivain a tout des livres » du 17 février 2006), Julien mondiale, abandonné par les illusions personnages de Beckett (Molloy et
A la suite de l’article l’air d’une chimère, avec sa tête de lion Piat et Gilles Philippe ont brillamment politiques, religieuses et sociales, il n’y Moran, Winnie et Willie, etc.) et, de
« La littérature contre et son corps de chèvre : il paraît montré combien le projet beckettien avait pas d’autre expression possible de l’autre, évoquent les duels mimétiques
la belle langue » (« Le difficile de trouver auteurs plus vise à l’anéantissement du style. Alors, la condition humaine. Il n’y en avait chers à Borges, c’est qu’une grande
Monde des livres » du dissemblables que cet Irlandais oui, sans aucun doute, Beckett est bien pas de plus honnête, aussi. Et Beckett a partie de la littérature du XXe siècle
17 février), les bilingue et déraciné et cet Argentin celui qui ne croit pas – ou plus – à la pratique ce double jeu ambigu de
organisateurs des folkloriste et polyglotte. littérature. La cause est entendue. Il paraît difficile défiance et de confiance alternées, voire
manifestations Depuis toujours, l’histoire littéraire Et pourtant, s’il y avait méprise ? Si simultanées, vis-à-vis des pouvoirs du
« Paris-Beckett, aime les parallèles : Homère et Virgile, la situation était un tout petit peu plus de trouver auteurs langage. Autrement dit, celui qui
2006-2007 » nous Corneille et Racine, Goethe et Schiller, complexe qu’il n’y paraît ? Car, au fond, croyait à la littérature est celui qui n’y
prient de préciser que etc. « Celui-là peint les hommes comme pour que les récits de Borges plus dissemblables croyait pas, et réciproquement. De ce
de nombreuses ils devraient être, celui-ci les peint tels fonctionnent correctement, pour qu’ils que cet Irlandais bilingue point de vue, notre Borckett peut
initiatives sont qu’ils sont » (La Bruyère) : on connaît soient considérés comme des fictions apparaître comme l’écrivain archétypal
annoncées (rens. le refrain. Borges et Beckett, aussi, ce de plein droit, pour que le lecteur s’y et déraciné et cet Argentin de son époque. En 2006, c’est lui qu’il
www.paris-festival- pourrait être un beau parallèle, entre plaise comme dans une féerie, ne faut-il faudra fêter. Le hasard des
beckett. com). celui qui espéra le prix Nobel sans le pas que l’expérience littéraire y soit folkloriste et polyglotte. anniversaires fait parfois bien les
recevoir et celui qui le reçut sans le mise en scène et perçue elle-même choses. a
La traductrice des vouloir. Et s’il fallait trouver une comme pure fiction ou simple fait le choix ô combien courageux de
Lettres de formule, la plus lapidaire possible, pour fantaisie ? Le dispositif narratif confier au langage et à la littérature William Marx est maître de conférences
J. R. R. Tolkien les caractériser à leur tour, on penserait borgésien, qui place le livre et la cette vision de l’existence. Son œuvre en littérature générale et comparée à
(« Le Monde des d’emblée à quelque chose comme : littérature en son centre, ne prend tout romanesque et théâtrale ne parle pas l’université Paris-VIII et membre de
livres » du 17 février) « celui qui croyait à la littérature et celui son sens que dans une réalité où ces d’autre langue que celle, déconstruite, l’Institut universitaire de France. Dernier
se nomme Delphine qui n’y croyait pas ». mêmes objets sont en train de perdre de la déréliction, qu’elle ne combat que livre paru : L’Adieu à la littérature :
Martin et non pas Quelle évidence, en effet, dans ce leurs privilèges, mais ni trop ni trop par les armes purement verbales de histoire d’une dévalorisation
Marin, comme nous double portrait ! On y devine tout de peu : suffisamment pour que leur l’humour, les seules qui restent aux (XVIIIe-XXe siècle), Minuit, 2005.
l’avions écrit par suite qui est qui. Borges, d’abord, avec apparition comme personnage et pauvres. Or, y a-t-il plus belle preuve
erreur. ses fictions qui parlent de comme décor principaux puisse baigner d’amour de la littérature que de la Proposer un texte
bibliothèques-univers, ses le récit dans la lumière désirable du croire capable encore de rendre pour la page « forum »
encyclopédies qui décrivent des fictif et du merveilleux ; pas assez, l’expérience humaine telle quelle, sans par courriel :
mondes inouïs, ses comptes rendus de cependant, pour que le souvenir encore fioritures, fût-elle de la plus absolue mondedeslivres@lemonde.fr
romans qui n’existent pas, ses livres de vivace d’une société où la littérature noirceur ? par la poste :
sable dont les pages se tournent en régnait sans partage ne vienne ajouter Significativement, et à la différence Le Monde des livres,
nombre infini, c’est bien celui qui croit quelque vraisemblance à cet univers. de Bataille et de Blanchot, les critiques 80, boulevard Auguste-Blanqui,
à la littérature, à ses pouvoirs Quand Mallarmé disait que « le anglo-saxons virent rapidement dans 75707 Paris Cedex 13

LETTRE DE ROME AU FIL DES REVUES


Un poète mort s’invite dans la La « Nouvelle Alternative »
campagne électorale italienne rend hommage à Karel Bartosek
IL est mort le poète, mais sa gne du poète, Patrizia Valdu- co, directeur éditorial d’Einau- L’AVENTURE de La Nouvelle peut-on se réjouir que ce numé- Bartosek le deuxième signatai-
poésie fait l’actualité. Ultimi ver- ga, qui a rassemblé les textes di. Il n’en fallait pas plus pour Alternative, dont cette année mar- ro, coordonné par Etienne Boisse- re. Persécutions et interrogatoi-
si (Derniers vers), un recueil de et signé la postface. attiser la polémique dans le cli- que le vingtième anniversaire, rie et Sandrine Devaux, lui rende res reprennent de plus belle.
textes posthumes de Giovanni Einaudi, célèbre maison mat tendu de la campagne élec- commença un jour de l’été 1985. un si bel hommage. Car Barto- Son ami Jan Kren rappelle
Raboni, décédé en septem- d’édition de Turin, fait partie torale pour les législatives des A l’époque, L’Alternative « pour sek, c’était à la fois une voix, une qu’un jour où il se trouvait hos-
bre 2004, à l’âge de 72 ans, du groupe Mondadori, qui 9 et 10 avril. les droits et les libertés démocrati- forte tête doublée d’une âme de pitalisé, la police politique fit
aurait pu passer inaperçu. Or appartient à la famille Berlus- ques en Europe de l’Est », fondée poète et « une intransigeance qui apporter à son domicile un cer-
cette mince plaquette d’une coni. Selon Patrizia Valduga, « Libre choix éditorial » en 1979 par François Maspero, l’honorait autant qu’elle a pu lui cueil avec l’avis de sa mort. Ce
soixantaine de pages, sortie le elle-même poétesse publiée Les dirigeants d’Einaudi se venait de suspendre sa parution, compliquer la vie ». Plusieurs fut une des raisons qui incitè-
24 février aux éditions Garzanti chez Einaudi, les dirigeants défendent d’avoir subi des pres- laissant un vide immense. Cette contributions, dont celles des his- rent sa femme Suzanne, une
(propriété du groupe éditorial turinois se seraient montrés sions politiques. « Je défie qui- revue trimestrielle était en effet toriens Marc Lazar et Antoine Française, et leurs trois enfants,
Mauri Spagnol), fait la « une » enthousiastes, en mars 2005, conque de trouver, depuis que Ber- l’une des rares à apporter les Marès, retracent ainsi le par- à le précéder dans l’exil.
des quotidiens et met à vif le avant de se rétracter en juillet. lusconi est propriétaire de Monda- matériaux nécessaires pour une cours hors du commun de cet D’autres témoignages resti-
monde de l’édition italien. « Je ne voudrais pas qu’il y ait dori, puis d’Einaudi, un seul cas confrontation de la gauche occi- homme né dans une famille tuent avec beaucoup de justesse
Ces vers, que le poète mila- de problèmes avec les vers politi- de censure ou d’interférence dans dentale aux réalités de l’autre ouvrière social-démocrate, com- la personnalité de l’auteur de
nais destinait de son vivant à ques de Giovanni », lui aurait nos libres choix éditoriaux », Europe, mais aussi pour un dia- muniste convaincu après 1945 – L’Aveu des archives : Prague-
une revue, constituent une atta- dit un responsable, avant s’est insurgé Gian Arturo Ferra- logue entre les diverses opposi- à 20 ans, « j’étais encore très con » Paris-Prague, 1948-1968 (Seuil),
que sévère contre Silvio Berlus- qu’un autre évoque un problè- ri, directeur général de la divi- tions de la région. –, et qui deviendra, en 1968, un livre qui déclencha une vive
coni, désigné sous le nom du me de construction. sion livres du groupe Mondado- Ce jour-là, donc, l’historien et l’une des figures du Printemps controverse en 1996. Tous souli-
« cavalier Mensonge ». Mais la « C’est seulement un juge- ri et vice-président d’Einaudi. Il dissident tchèque Karel Barto- de Prague. Face à la répression gnent son sens profond de l’ami-
polémique est surtout née du ment littéraire, le livre ne nous précise que Mondadori publie- sek (1930-2004), exilé en France qui suivit, ce grand ami de Bohu- tié, sa passion pour l’art, sans
refus d’Einaudi de publier convenait pas, il y a comme une ra en septembre une anthologie depuis trois ans, reçoit un grou- mil Hrabal publiera « Notre crise oublier ce côté « rugueux » et
l’ouvrage. « Pour des raisons superposition de deux textes », a de l’œuvre de Raboni, y com- pe de jeunes gens « amoureux de actuelle et la révolution », aussi- ses saillies cinglantes qui
politiques », prétend la compa- confirmé depuis Ernesto Fran- pris les vers refusés par Einau- l’Europe centrale ». Amber Bou- tôt repris dans Les Temps moder- allaient de pair avec son honnête-
di. Pour preuve de sa bonne foi, soglou, une ancienne journaliste nes (et reproduit dans cette livrai- té intellectuelle, mais qui surpre-
Mondadori rappelle qu’il a du Monde, est de la partie. son). Un texte qui servira de pré- naient parfois dans les salons
publié des œuvres hostiles à Ensemble, ils relancent cette fol- texte à son arrestation en 1972 : parisiens auxquels il préférait
Berlusconi, comme l’essai de le entreprise. La Nouvelle Alterna- six mois de prison. d’ailleurs de loin les brasseries
l’historien Paul Ginsborg, Ber- tive est née : un petit bureau enfumées. Karel Bartosek se vou-
lusconi - Ambizioni patrimoniali surencombré, longtemps abrité Saillies cinglantes lait avant tout un passeur entre
in una democrazia mediatica par l’Institut d’histoire du temps C’est alors qu’il dû entamer les deux Europes. Son rêve : faci-
(« ambitions patrimoniales présent. Elle s’imposera très vite ce qu’il appelait, avec son liter leur réunification. A la tête
dans une démocratie médiati- comme la tribune de la dissiden- humour légendaire, sa « carriè- de La Nouvelle Alternative, il y
que »). « Les responsables de la ce est-européenne et restera, re de manœuvre » : d’abord aura en partie contribué. a
maison d’édition turinoise se sont après 1989, une source d’infor- chauffagiste, il exerce ensuite, Alexandra Laignel-Lavastine
toujours comportés de manière mation inestimable pour com- avec d’autres éminents universi-
courageuse et ils ont toujours été prendre les mutations sociales, taires, le métier de « pompeur La Nouvelle Alternative (politique
proches de moi », a témoigné culturelles et politiques du mon- d’eau » en Bohême, ici évoqué et société à l’Est), numéro
Albert Bevilacqua, auteur d’une de post-communiste. dans une nouvelle de Karel Pec- spécial « Karel Bartosek : la vie
satire antiberlusconienne (Il Par sa stature d’ex-opposant, ka. Survient la création de la est belle », vol. 20, no 65.
Gengis) chez Einaudi. a Karel Bartosek était sans contes- Charte 77 : Vaclav Havel en est 41, rue Bobillot, 75013 Paris.
Jean-Jacques Bozonnet te l’homme de la situation. Aussi le premier porte-parole, et Karel tienska@club-internet.fr.
LITTÉRATURES 0123
Vendredi 3 mars 2006 3

Les incendies d’une mystique


Près de trente ans après sa mort, la redécouverte
de la vie, des lettres et des essais littéraires
et religieux de Cristina Campo (1923-1977),
admiratrice italienne de Simone Weil
BELINDA ET LE MONSTRE field et William Carlos Williams, si elle
Vie secrète de Cristina Campo s’est enthousiasmée pour Emily Dickin-
(Belinda e il Mostro) son, Hofmannsthal et T.E. Lawrence,
de Cristina De Stefano. c’est Simone Weil qui lui a offert un véri-
table. modèle, réincarnation moderne et
Traduit de l’italien par Monique Baccelli, engagée de tant de mystiques qu’elle
éd. du Rocher, 248 p., 17 ¤. lisait avec passion.

LETTRES À MITA « Cantique des sans-langue »


de Cristina Campo. Elle aurait pu être une intellectuelle
livresque, elle aurait pu être une mondai-
Traduit de l’italien par Monique Baccelli, ne superficielle, elle aurait pu être une
Gallimard, « L’arpenteur », bigote. Peu soucieuse de gloire, elle
452 p., 31,50 ¤. « allumait des incendies », dira Elemire
Zolla. Ces « incendies » se déclaraient
LA NOIX D’OR dans le domaine des idées, mais aussi
(Sotto falso nome) dans celui des rapports affectifs. Son
de Cristina Campo. engagement n’était pas politique, mais
humain. Elle disait vouloir écrire un
Traduit de l’italien par Monique Baccelli « Cantique des Cantiques à l’envers », un
et Jean-Baptiste Para, « Cantique des sans-langue », en pensant
Gallimard, « L’arpenteur », à tous les démunis, les exclus et les fous
224 p., 19,50 ¤. sur lesquels, parfois, elle veillait matériel-
lement.
orsque Vittoria Guerini mou-

L
Elle appartenait à une famille de musi-
rut, dans la nuit du 10 au ciens – sa mère était la cousine germai-
11 janvier 1977, elle avait ne d’Ottorino Respighi –, de médecins
peu publié et son pseudo- – son oncle était un célèbre chirurgien –
nyme de Cristina Campo et d’anciens propriétaires terriens de la
n’était pas connu du grand région de Bologne. Mais c’est surtout à
public. Sa notoriété modeste était liée à Florence qu’elle se forma, dans un envi-
ses amitiés littéraires passionnées et à ronnement à la fois bourgeois, savant et
ses prises de position violentes contre la totalement bouleversé par les aléas de la
modernisation de la liturgie catholique. guerre. Son père l’éleva lui-même, la reti-
On pourrait donc avoir une image assez rant d’une scolarité normale, à cause
conservatrice de ce poète secret qui d’une santé fragile (elle souffrait d’une
entraîna Julien Green, François Mau- malformation cardiaque congénitale).
riac, Robert Bresson, Benjamin Britten Son appartenance à son temps est abs-
et Carl Dreyer dans sa croisade pour le traite, spirituelle. Et, à la lecture de sa
maintien de l’office traditionaliste. Si biographie, on est étonné du peu d’inci-
l’on ajoute que son père, Guido Guerri- dence de l’histoire sur son activité,
ni, compositeur et directeur du conserva- même si l’emprisonnement de son père
toire de Florence, puis de celui de Rome, et, plus tôt, la mort de sa meilleure amie Cristina Campo, dans les années 1960. ARCHIVES GIOVANNETTI/EFFIGIE/GRAZIA NERI
a été victime de l’épuration dans les der- dans un bombardement de Florence par
niers mois de la guerre (pour avoir tenu les Alliés ont été déterminants dans son tions éparses, parfois réduite à l’état de contes de fées – le titre de la biographie plus en plus aérienne. Sa beauté lui
des postes officiels sous le fascisme) et rapport au monde. Mais ses interlocu- projets qui n’ont pas été menés à terme écrite par Cristina De Stefano se réfère à était plutôt une charge qu’un atout.
longuement emprisonné, avant d’être teurs les plus directs étaient les poètes, – préfaces, commentaires, traductions, la version italienne de la Belle et la Car ce n’était pas à ce monde qu’elle
réhabilité, cela offre de Cristina Campo les musiciens et les mystiques. critiques allusives et, bien sûr, poèmes et Bête –, les mythes antiques (la jacinthe voulait appartenir. Elle aimait à rappor-
un portrait ambigu. Et pourtant, cet écri- Son œuvre personnelle, parfois seule- lettres innombrables –, constitue pour- de Perséphone) et les textes sacrés ter le mot de Simone Weil (un « kôan »
vain est l’un des plus lyriques et des plus ment ébauchée dans de courtes illumina- tant une masse impressionnante. Les bouddhistes ou chrétiens représentent zen, dit-elle) : « L’être de l’homme est
généreux que l’Italie ait connus. sa nourriture intérieure de prédilection. situé derrière le rideau, du côté du surna-
De la génération de Pasolini, elle est Le mot « âme » est certainement le turel. Ce qu’il peut connaître de lui-
morte au même âge. Mais elle fut igno-
rée de lui et l’ignora. Elle eut, en effet,
Extrait plus fréquent sous sa plume. Et c’est par
courtes anecdotes qu’elle s’exprime,
même, c’est seulement ce qui lui est prêté
par les circonstances. Je est caché pour
un tout autre destin, sur lequel une bio- « Simone me rend péché de n’être pas né Peut-être que lorsque dans un style souvent épuré et sec, à moi et pour autrui ; est du côté de Dieu…
graphie empathique, une correspondan- tangible tout ce que je idiot de village – l’idiot tout ce cri muet y aura l’image des saintes qu’elle vénérait et est Dieu. Etre orgueilleux, c’est oublier
ce avec son amie Margherita Pieracci n’ose pas croire. C’est de Moussorgski me pénétré et que je le dont elle avait la virulence dépourvue de qu’on est Dieu. » Une formulation que
Harwell, dite Mita, et un recueil de tex- ainsi que nous devons fascinait quand j’étais connaîtrai au point de sentimentalisme. « Je suis comme un cerf l’on peut rapprocher de ce qu’elle
tes critiques jettent une lumière plus devenir des idiots du petite fille –, mais ne pas pouvoir me fuyant sans trêve dans la forêt. Quand il retient de Borges : « Il nous laisse entre-
que séduisante. Successivement compa- village, devenir deux certaines fois Dieu en tromper (en leur arrive à un étang où il pourrait se mirer, il voir le monde infini qui se tient derrière
gne de deux intellectuels qui l’ont gui- génies, vous et moi. Je décide autrement. Je posant la question a tellement soif qu’il la trouble aussitôt. » le vrai et sans lequel le monde vrai devien-
dée dans ses lectures et ses publications sentais obscurément, dois donc aimer cette d’Amfortas), Dieu Elle empruntait volontiers au Livre du dra bientôt un monde spectral. »
– Leone Traverso, puis le philosophe quelque part en moi, lame froide qui vint un voudra bien enlever courtisan (1528) de Baldassare Castiglio- Quand le désespoir la saisissait dans
Elemire Zolla –, elle a fini par choisir la que l’on pouvait jour s’encastrer dans l’épée, et me laisser un ne le terme de « sprezzatura », qui signi- une nuit d’angoisse, elle s’assignait, au
solitude, sur le mont Aventin, près d’une devenir des génies (et les gonds de mon âme moment de silencieuse fiait à la fois panache, hauteur et déta- réveil, un principe : « Vivre par pure
église où l’on célébrait le rite oriental à non des gens de pour la maintenir bien chaleur. » chement. courtoisie. » Et quand, trop seule, elle
l’ancienne. Son immense culture la por- talent), mais personne ouverte aux paroles Cristina De Stefano, sa biographe, éprouvait un élan de nostalgie vers ses
tait vers les écrivains mystiques, quelles ne m’avait dit avant des sans-langue – et Lettre no 37, choisit judicieusement les brèves cita- amis, elle réclamait « la fleur de leur pré-
que soient leurs origines. Mais, si elle a aujourd’hui que c’était ce soir j’arrive à la voir décembre 1956, in tions dont elle émaille le récit de sa vie, sence ». a
traduit John Donne, Katherine Mans- possible. C’est un comme une épée d’or. Lettres à Mita, p. 58. en effet de plus en plus détachée, de René de Ceccatty

Deux Marocains pour une passion française


C ette année 2006 est pour l’un,
Abdellah Taïa, celle de ses
33 ans. Pour l’autre, Mohamed
Leftah, celle de ses 60 ans. Tous deux
sont nés au Maroc. Taïa vit
souvient de son enfance marocaine,
de la pièce où il dormait, avec sa mère,
son petit frère et sa sœur, tandis que
son grand frère, Abdelkébir avait une
chambre à lui, tout comme le père,
seul endroit où dormir gratuitement.
Ce livre qu’Abdellah Taïa dédie à son
père, mort voilà dix ans, est une belle
confession d’un enfant du siècle, en
équilibre entre son identité marocaine
Fiction. Au Festin. Au Roman. Le
Roman contre la barbarie. Nous n’avons
pas d’autres armes. » Leftah aime le
monde de la nuit, les bordels, les
barmaids. Son premier roman publié,
conversation, dans une humanité
imparfaite et diverse. »
Du vin et de la conversation, de
l’ivresse et de la poésie (Leftah aime
aussi beaucoup Baudelaire). Et des
aujourd’hui à Paris et Leftah au Caire. Mohamed. et son « rêve d’être un intellectuel à Demoiselles de Numidie (2), déjà parle femmes libres – espèce de plus en plus
Tous deux figurent dans le Ce grand frère, de plus de dix ans son Paris ». de ce monde. C’est l’histoire, rude, menacée dans « les nouveaux Balkans
Dictionnaire des écrivains marocains aîné, ne parlait pas beaucoup. Mais il choquante, d’un bordel de Casablanca, où de nouveaux Ottomans (…)
de Salim Jay (1), Taïa comme une
découverte au talent prometteur,
était une référence. C’est grâce à lui
que le petit Abdellah a commencé à PARTI PRIS avec des filles au nom de fleurs, des
macs violents et du sexe non moins
voudraient que les femmes (…) soient de
nouveau voilées » –, racontées, avec
Leftah comme un écrivain majeur.
Tous deux ont une identique passion
lire, qu’il a découvert Le Pain nu, de
Mohamed Choukri, « qui m’a, dit-il,
JOSYANE violent. Les lecteurs de Jean Genet
comme d’Henry Miller ne seront pas
passion, par un homme libre. a

pour la langue et la littérature révélé la littérature ». Abdelkébir est le SAVIGNEAU en terre inconnue… L’ARMÉE DU SALUT
française. Dans chacun des livres qu’ils premier homme qu’Abdellah a aimé. Au bonheur des limbes est plus d’Abdellah Taïa.
viennent de publier, L’Armée du salut, Le premier qu’il a désiré aussi. Et il le Chez Mohamed Leftah, en revanche, ambitieux. On est au sous-sol d’un bar Seuil, 144 p., 14 ¤.
pour Abdellah Taïa, et Au bonheur des dit avec une grande délicatesse. la sobriété n’est pas de mise. Il est de Casablanca, dans « la fosse », où
limbes, pour Mohamed Leftah, il est Comme est délicate sa manière de magnifiquement excessif et règnent deux femmes très singulières, AU BONHEUR DES LIMBES
beaucoup question de sexe. parler des autres hommes qui ont glorieusement exubérant. C’est un fou Warda, la barmaid et Solange, mais de Mohamed Leftah.
A partir le là, tout les sépare. prétendu l’aimer, ce qui reste à de littérature, qui ne publie que pour Leftah y voit plutôt, citant Evelyn Ed. de La Différence, 156 p., 15 ¤.
Le roman d’Abdellah Taïa, démontrer. Quand, à 25 ans, il arrive à la deuxième fois, mais a beaucoup Waugh (plusieurs autres écrivains
ouvertement autobiographique, joue Genève pour terminer ses études, l’ami écrit – tout va paraître. hantent ce récit), des limbes : (1) Paris-Méditerranée/Eddif, « Le Monde
sur la sobriété, sur une manière qui doit l’attendre à l’aéroport n’est Son Bonheur des limbes est d’abord un « L’endroit rêvé ce sont les limbes. On y des livres » du 1er juillet 2005.
pudique de parler de sujets délicats, pas là. Et injoignable. Avec ses rêves hymne au roman : « Entrez livres, êtres trouve un bonheur naturel, sans la vision (2) 1992, éd. de l’Aube, paraît en poche,
voire scandaleux, tabous. Le narrateur, d’Europe et de liberté, de livres, de et personnages aimés, chéris, tous mêlés, béatifique ; ni harpes, ni discipline éd. de La Différence, « Minos »,
qui se nomme Abdellah Taïa, se films, il se retrouve à l’Armée du salut, confondus. Je nous convoque à la communautaire, mais du vin, de la 160 p., 7 ¤.
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Vendredi 3 mars 2006 LITTÉRATURES
ZOOM Rencontre. A travers des voix multiples, l’écrivain espagnol peint les désillusions de toute une génération

Parcelles de Chirbes
ROMAN
POLICIER,
d’Imre Kertesz
Dans l’œuvre du
Prix Nobel de
littérature, ce récit,
écrit en deux
semaines et l y a une bonne nouvelle et une pensent ou ce que l’on
initialement publié
en 1977, apparaît
surtout comme
une curiosité. D’abord parce qu’il
s’agit précisément d’un roman
I mauvaise. La bonne, c’est que le
dernier roman de Rafael Chirbes,
Les Vieux Amis, va une fois de plus
bouleverser ses lecteurs en les ame-
nant à s’interroger sur l’amitié, le
a déjà appris sur eux
par les autres à tra-
vers ces voix multi-
ples. « Quand on est
au concert, sourit Chir-
policier, genre assez inattendu de la temps qui passe, les illusions perdues, bes, il n’y a pas de pan-
part de l’auteur d’Etre sans destin. l’écriture, l’Histoire, l’amour, l’argent, carte qui signale voilà
Ensuite, parce que si l’intrigue se la trahison et tout ce qui fait la vie. La la clarinette, voilà le
situe dans un pays imaginaire mauvaise, c’est que ce roman l’a laissé violoncelle, voilà la flû-
d’Amérique latine, on s’étonne que épuisé, à bout de souffle, exsangue, te traversière. » Les
la censure ait laissé passer un tel déprimé, au point, dit-il, de ne plus voici donc, des années
réquisitoire contre les méthodes de savoir sur quoi écrire. « Chacun des plus tard, ayant perdu
la police politique. Car c’est de cela personnages, explique-t-il, est une par- le souvenir de leurs
dont il est question : des souvenirs celle de Chirbes qui était un mensonge. rêves de jeunesse,
que le narrateur, un ex-flic de la J’ai écrit ce livre avec une telle cruauté ratés, aigris, tristes,
« corporation », rédige, depuis la sur moi-même que cela m’a donné envie enrichis pour cer-
cellule où il se trouve incarcéré, de mourir. » tains, contents d’eux,
après avoir lui-même torturé. Pas Pourtant, il en parle avec anima- englués dans le quoti-
de morale, mais un constat : tion. Quelque chose qui a failli vous dien et la détresse
« D’abord, on croit être malin et tuer et qui vous a laissé une telle bles- pour d’autres. « L’avo-
maîtriser les événements, mais après sure mérite sans doute que l’on y réflé- cat est véreux, l’écri-
on aimerait seulement savoir où chisse, que l’on y revienne. « C’est un vain est un tricheur,
diable ils nous entraînent. » A. L.-L. peu comme quand on a fait une farce. c’est un thème à moi,
Traduit du hongrois par Natalia D’abord, cela fait rire et après on le la culture est un instru-
Zaremba-Huzsvai et Charles paye. » D’ailleurs, lorsqu’il a relu son ment de domination,
Zaremba, Actes Sud, 118 p., 12,90 ¤. roman en français, il a ri. Cette souf- explique Chirbes. Tou-
france est la sienne, celle de l’auteur ; tefois, c’est comme
À PROPOS DE GRACE, les personnages n’en sont pas là, dans Tableau de chas-
d’Anthony Doerr même s’ils sont désabusés, car eux se (1), le principal
Après un premier recueil de n’ont pas été au bout de cette auto-des- personnage est un fas-
nouvelles remarqué (Le Nom des truction. Ils sont trop complaisants ciste, un salaud, mais
coquillages, Albin Michel, 2003, et vis-à-vis d’eux-mêmes. Ces vieux amis est finalement plus
Livre de poche), Anthony Doerr qui habitent le livre, soliloquant tour à vrai que les autres, les
signe un premier roman tour, ces « parcelles de Chirbes » qui pires ne sont pas forcé-
fantastiquement poétique. évoquent leurs ment ceux que l’on
Anchorage, Alaska : David Winkler LES VIEUX réflexions intimes, croit. »
est hydrologue. Il fait d’étranges AMIS au cours d’un Pour la critique
rêves, comme celui où il ne peut (Los Viejos dîner, se sont espagnole, ce roman
sauver sa fille, Grace, de la noyade. amigos) connus dans la lut- est celui des désillu- Rafael Chirbes janvier 2006. PHILIPPE GROLLIER/TEMPS MACHINE POUR « LE MONDE »
Inadapté, à la fois terriblement de Rafael te antifranquiste, sions et du désen-
myope et extra-lucide, David Chirbes. lorsqu’ils étaient chantement de la « génération de la sa mort, c’est tout. Pourquoi parlerait- publié La Chute de Madrid, en 2000, il
préférera fuir. Abandonner femme, jeunes et affiliés au transition ». Mais Rafael Chirbes n’est on de De Gaulle dans un roman ? Parce disait déjà qu’il ne pourrait plus écrire
enfant, métier et se retirer, pendant Traduit Parti communiste. pas d’accord. « C’est faux. Ce sont des qu’à ce moment-là, il y aurait eu De car il avait fait là son meilleur roman.
plus de vingt-cinq ans, aux îles de l’espagnol Depuis, « de défaite romans sur moi. Sur des gens qui ont eu Gaulle, et s’il y avait eu Mao, on parle- Les Vieux Amis ne sont sans doute
Grenadines. Anthony Doerr dit par Denise en défaite jusqu’à la dix-huit ans, trente ans, cinquante ans rait de Mao ». On retrouve dans Les qu’une rude étape, il faudra sans doute
alors les peut-être et les si, le Laroutis, victoire finale » – et qui vont sur soixante ans. C’est ma Vieux Amis, des personnages qui sont simplement que les feuillets qu’il conti-
recommencement – infini – de Rivages, « hasta la victoria vie. Ou dans d’autres romans, sur des déjà passés dans les livres précédents nue à amasser s’organisent pour que
l’histoire, et « l’usure des rêves contre 194 p., 18,50 ¤. siempre », comme gens qui ont vu disparaître le sujet histo- de Rafael Chirbes. Le lecteur attentif prenne corps, peut-être malgré lui, un
le matériau de la réalité ». E. G. le dit ironiquement rique. Voilà sur quoi j’écris. » Il se et érudit pourra même deviner quel- autre roman qui viendra s’inscrire
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par l'un des personnages –, le temps leur défend d’utiliser ses états d’âme, qui que clin d’œil à une œuvre qu’il admi- dans cette œuvre globale et forte.
Judith Roze. Albin Michel, « Terres a fait leur affaire. Le temps, l’Histoire, n’intéresseraient que lui, et parce que re ou une citation dont il s’est emparé Sinon, il ne resterait qu’à nous désoler
d’Amérique », 470 p., 22,50 ¤. et surtout eux-mêmes. c’est quelque chose qu’il déteste chez – jeu qu’il aime pratiquer, mais qui ins- comme la narratrice de La Belle Ecri-
Le lecteur passe ainsi de l’un à d’autres écrivains. Il assure écrire crit aussi le roman dans la littérature ture qui a offert à sa belle-fille ses plus
LES REBUTS DE LA GUERRE, l’autre. Les pièces du puzzle de ce « col- « parce qu’il n’y a plus de sujet histori- universelle. Car si, effectivement, il beaux draps brodés, et qui pleure parce
d’Ha Jin lectif », comme dit Chirbes, s’ajustent, que » et refuse de se laisser enfermer s’exclame comme Flaubert que ses per- que, oubliés dans une malle, ils ont
A peine sorti de l’école, Yu Yuan les histoires des uns et des autres se dans la littérature de la guerre civile sonnages, « c’est [lui] », il tisse au fur moisi. a
part combattre les armées croisent, se superposent, les destins et ou du franquisme. « On me demande et à mesure une tragi-comédie humai- Martine Silber
impérialistes en Corée. Avec les caractères défilent. Au lecteur de fai- fréquemment pourquoi j’écris sur Fran- ne, éminemment balzacienne, inscrite
d’autres « volontaires » chinois, il re le point et de savoir lequel s’exprime, co. Mais je ne parle jamais de Franco. dans son temps, dans notre histoire. (1) Tous les livres de Rafael Chirbes ont
découvre l’horreur des combats car il n’y a d’autre repère que ce qu’ils La Chute de Madrid se passe le jour de Et, pas d’inquiétude, après avoir été publiés chez Rivages.
comme les incompétences de sa
hiérarchie. Blessé à la jambe, il est
capturé et soigné par les
Américains avec lesquels sa
connaissance de l’anglais lui L’inavouable passé d’une antiquaire suisse Le récit foisonnant d’une « incorrigible romantique »
permet de fraterniser. Mais il porte
avec lui la Chine de Mao – comme
un parasite : fasciné et craintif, il se
défend sans cesse de vouloir la
Un si joli petit meuble Histoire d’histoires
trahir. Dans le camp, un parti
communiste souterrain fait régner L’ANTIQUAIRE DE ZURICH l’antiquaire sait entretenir avec les GARDER LA FLAMME aurait, dit-on, inspiré Stevenson pour
l’ordre et la terreur pour le bien de (The Pieces of Berlin) victimes des relations tout aussi cor- (Lighthousekeeping) Dr Jekyll et Mr Hyde… Chaque soir donc,
tous. Tout en gardant les yeux de Michael Pye. diales qu’avec leurs bourreaux. L’ar- de Jeanette Winterson. Pew reprend l’histoire, ajoute force
ouverts sur le monde, Yu Yuan gent et les meubles des premiers filent détails, multiplie les digressions. Vif-
accepte cette présence permanente, Traduit de l’anglais par Maryse Leynaud vers Zurich, grâce à ses relations, Traduit de l’anglais par Séverine Weiss, Argent l’interroge : « Pourquoi ne peux-
qui fait d’une pensée politique qu’il Mercure de France, 426 p., 25 ¤. alors que les seconds reçoivent, en éd. Melville, 272 p., 19 ¤. tu jamais me raconter une histoire sans en
ne partage pas, ni ne rejette, une échange, les renseignements qui leur commencer une autre ? Parce qu’aucune
ans la rue principale de Zurich, permettent d’arrêter les fugitifs. Qui histoire n’est le début d’elle-même, pas

D
véritable pulsion. N. C. A. ’est un livre d’une richesse infinie.
Traduit de l’anglais par Mimi
et Isabelle Perrin, Seuil, 456 p., 23 ¤.
cité de la banque et de la discré-
tion affable, la vitrine d’une anti-
quaire attire les regards. Lucia Müller-
va réclamer ces trésors, une fois le car-
nage terminé ? C Qui plaira à tous ceux qui aiment
qu’on leur raconte des histoires à
tiroirs, des histoires de mer et de mère,
plus qu’un enfant ne vient au monde sans
parents. » Quand elle réclame une histoi-
re qui finit bien, il lui fait cette mer-
SOUS LA LAMPE ROUGE, Rossi, son énigmatique propriétaire, Compassion glaciale de marins et de phares, comme à ceux veilleuse réponse : « Cela n’existe pas. –
contes et récits est italienne, – excellente éducation au Un demi-siècle plus tard, pourtant, qui aiment les clins d’œil aux chefs- Quoi, les fins heureuses ? – Les fins. »
de la vie médicale, sein d’une famille milanaise fortunée – Sarah, l’une des rares survivantes de la d’œuvre de la littérature – notamment Jeanette Winterson s’en donne alors à
d’Arthur Conan Doyle suisse par mariage – avec Herr Müller, Shoah, reconnaît dans la vitrine de anglo-saxonne. Vif-Argent, la narratrice, cœur joie et déploie ses talents de
Conan Doyle était d’abord médecin. un brave bureaucrate –, et enfin alle- Lucia Müller-Rossi une petite table en est orpheline : son père, équipier sur un conteuse tout en menant une réflexion
Il a commencé ses études à 17 ans, mande putative, pour ne pas dire putas- marqueterie qui lui a appartenu, et bateau de pêche, est reparti avec la sur le travail de romancier : « Vous
travaillé sur des bateaux, dirigé un sière – voir la naissance de son fils qu’elle avait confiée jadis à l’« amie » , marée. Sa mère, elle, est tombée au bord n’avez pas besoin de tout savoir. Il n’y a
hôpital pendant la guerre des Boers. Nicholas sur le territoire du Führer et la future célèbre antiquaire de Zurich. d’une falaise, un jour qu’il soufflait « un pas de tout. Le sens, ce sont les histoires
Il a été chirurgien, ophtalmologiste, ses relations mi-mondaines mi-charnel- L’oubli et cette compassion glaciale vent à écailler les poissons ». Un temps elles-mêmes. La narration continue de
endocrinologue… Si le succès de les au sein du pouvoir nazi, après son que l’on prête souvent aux habitants recueillie par Miss Pinch, une institutri- l’existence est un mensonge. Il n’y a pas de
Sherlock Holmes a vite balayé une divorce et son déménagement dans la du pays alpin vont-ils finir par couvrir ce revêche et vieille fille acariâtre, Vif- narration continue, il y a des moments illu-
carrière de praticien peu lucrative, capitale du IIIe Reich. la forfaiture ? Ce serait sans compter la Argent est adoptée par un gardien de minés, tout le reste n’est qu’obscurité. »
c’est bien dans les années de son Le romancier britannique Michael rigueur morale de Nicholas, le fils ché- phare aveugle et « aussi âgé qu’une licor- Histoire d’une « incorrigible romanti-
exercice que se sont développées Pye restitue d’une manière hallucinan- tif de la voleuse, devenu universitaire, ne ». Mr Pew est, comme Vif-Argent, per- que », extrêmement lucide, Garder la
cette curiosité toujours en éveil et te les derniers mois de la vie à Berlin, ainsi qu’avec la pugnacité de sa fille, du : différent. Différent parce que seul flamme est aussi une réflexion sur la
cette large vision sociale que l’on va juste avant l’effondrement de l’empire Helen. Les héritiers de l’antiquaire pen- au monde, seul avec ce phare de granit – mémoire, sur la nécessité d’apprendre à
retrouver tout au long de son hitlérien. Au seuil des grandes catastro- dront tous les risques afin que justice « refuge des mouettes et des rêves » – et lire à déchiffrer ce qui est caché, enfoui
écriture romanesque. Intuition, phes, les gens aiment s’amuser. Et les soit rendue et que la vieille dame, au ses histoires. Seul sur ce maudit rocher – ce que Winterson appelle « le don de
observation, écoute. Publiées sept réjouissances de la haute société berli- seuil de la mort, soit rattrapée par son mangé par les eaux, à quelques coups de seconde vue ». Entremêlant les récits,
ans après Une étude en rouge, ces noise privent le petit Nicholas de la pré- passé indigne. rames de Salines, dont le port ensablé, brouillant les repères, multipliant les
nouvelles racontent une foule sence constante de sa mère qui souhai- Inspiré d’un fait réel, cette fiction situé aux confins de l’Ecosse, est, depuis références – Samuel Taylor Coleridge,
d’anecdotes sensibles, dramatiques te s’enrichir à la faveur de ce crépuscu- permet à Michael Pye de partir d’un longtemps déjà, privé de bateaux. Virginia Woolf – et fulgurances poéti-
ou griffées d’humour. De petits le des Dieux, le Gotterdamërung que objet presque trivial – un « joli petit Chaque soir, c’est le même rituel : Vif- ques, Jeanette Winterson prouve encore
textes humanistes où les amoureux Wagner magnifiait autrefois. meuble » –, pour surprendre avec fines- Argent implore Pew : « Raconte-moi une une fois, et si besoin était, qu’elle est
de son œuvre pourront s’amuser à Vers la fin de la première moitié des se les abîmes de la nature humaine, histoire », et, chaque soir, Pew raconte « une auteure qui par hasard aime les fem-
retrouver situations et personnages. années 1940, quelques juifs se cachent ainsi que les échos lointains, jamais un épisode de l’histoire de Babel Dark. mes » et non « une lesbienne qui par
En marge des énigmes. X. H. encore à Berlin et tentent de fuir. Pour éteints, du plus grand crime de l’his- Ce mystérieux pasteur qui, certains hasard écrit » (in « L’Infini », n˚ 92, Gal-
Traduit de l’anglais par Christine Le eux, l’identité suisse de Lucia Müller- toire. a soirs, partait on ne sait où retrouver son limard). a
Bœuf, Actes Sud, 378 p., 22 ¤. Rossi représente un dernier recours : Edgar Reichmann premier amour et enterrer ses démons, Emilie Grangeray
LITTÉRATURES 0123
Vendredi 3 mars 2006 5
Alain Nadaud et Patrick Roegiers dans les coulisses des Lumières ZOOM

Le géographe
ENTRE NIL ET SEINE, entretiens
avec Brigitte Kernel, d’Andrée Chedid
Andrée Chedid est une grande dame, modeste et
courtoise. Attentive aux visages et discrète sur son
œuvre – une quarantaine d’ouvrages, du Sixième jour à
Rythmes. On sent le plaisir de l’échange dans les

et l’anatomiste
entretiens que, du printemps 2003 à l’automne 2004,
elle a accordés à Brigitte Kernel. On reconnaît sa
parole vive et rapide, son refus de s’appesantir, qu’elle
évoque son enfance au Caire (où elle est née en 1920),
son admiration pour sa mère, ses premiers poèmes, en
anglais, ou son installation à Paris en 1946. La
LE VACILLEMENT DU MONDE (une aristocrate !) et « expérimente » : paume le souvenir des caresses maladroi- poésie ? C’est, à ses yeux, l’essentiel. Elle parle de l’émotion initiale, du désir
d’Alain Nadaud « Si le marquis de Versac avait appris à tes, mais ô combien ardentes et si tendres, de communiquer, de la quête du mot juste – en retravaillant ses manuscrits
Louis Legrand l’art des relevés de terrain, d’un corps qui, passant les bornes de la avec des feutres de couleur. Il est aussi question de ses romans, dont la
Actes Sud, 128 p., 13,90 ¤. ce fut avec sa fille que celui-ci aborda décence, prend le parti de se donner pour plupart sont inspirés par l’Egypte, de son amour du théâtre, de la musique,
l’étude de cette autre géographie, à la fois la première fois : sauf qu’il s’était retrou- de son fils Louis et de son petit-fils Matthieu, pour qui elle a écrit la chanson
LE COUSIN DE FRAGONARD simple et mystérieuse, que figure un corps vé, après de tels emportements, le cœur en Je dis aime. Avec grâce et pudeur, elle continue, assumant sereinement son
de Patrick Roegiers de femme. Il en explora avec autant de lambeaux. Son corps était de part en part âge, à célébrer la vie « passagère et fragile ». Et cite un de ses poèmes : « On
curiosité que de précaution les détours. Il comme transpercé par une rugueuse échar- ne peut bâtir qu’adossé à la mort. » M. Pn.
Seuil, « Fiction & Cie », 228 p., 18 ¤. en examina avec soin les reliefs et les cour- de de souffrance qu’on ne peut extirper Belfond, 184 p., 16 ¤.
bes, les mamelons, les plaines d’herbe ten- qu’en s’ouvrant la chair à vif à l’aide du
xplorer, expérimenter pour dre, les forêts odorantes, les sources secrè- tranchant des regrets au risque de se sai-

E
LE FOU DE PRINTZBERG, de Stéphane Héaume
mieux comprendre et faire tes. » Crime inexpiable. gner à blanc par trop de questions restées Le pack s’agite juste avant la banquise comme un puzzle de glace aux
connaître, c’est là sans doute le Pourchassé par la vindicte du père, il sans réponse. » morceaux dispersés. Là-bas, tout est gelé, les montagnes livides s’effacent
vrai moteur du XVIIIe siècle, échappe de peu à la mort, se voit forcé Après Roger Grenier naguère, Patrick dans une nuit qui ne cesse de tomber. Paysage de cauchemar ? Si on veut.
soucieux de s’affranchir des règles, nor- de prononcer des vœux monastiques et Roegiers s’empare du personnage, fasci- C’est la désolation des grands confins du monde. Pourtant, des chantiers
mes, étiquettes en tout genre héritées rêve d’atteindre celle qu’il a perdue en nant envers de son cousin et quasi gigantesques se dressent sur cette terre perdue. Dévorants décors. Pour son
d’un XVIIe préoccupé de bienséance et lui offrant le plus magique des tom- homonyme, peintre pétillant de ce bon- troisième roman, Stéphane Héaume nous embarque dans une fantastique
de bon goût. Société morcelée en Etats, beaux, une place au sein des constella- heur élégant dont on drape les Lumiè- aventure traversée de mythologies et de drames anciens. Rien d’autre à
carcans et barrières d’octroi qui segmen- tions, puisqu’il ne peut guère la retrou- res. Et retourne le gant. Sous l’épiderme dévoiler. Une histoire de fidélité, de trahison et de jalousie. Désagrégation
tent et entravent la libre circulation des ver qu’au ciel. Une façon de donner for- lisse et tendre, le scalpel révèle tendons des sentiments. Nature violente. Héaume écrit dans les débordements de
idées et des passions, le monde des me à ce qui l’obsède, lui échappe et le et fibres déchirés, humeurs secrètes et l’enfance enfouie. Ce que l’on imagine, ce qui fait peur, ce qui emporte, ce
Lumières s’efforce de lever les chapes meut tout à la fois. De créer aussi. fluides inconnus, méphitiques ou non. qui nous étreint, nous serre. Nous fait nous retrouver. X. H.
qui pèsent sur l’individu, sans envisager « Entre le localisable et l’inconnu, il fal- Ennemi du fard (l’évocation des pou- Ed. Anne Carrière. 278 p., 18,50 ¤.
encore la révolution qui s’ensuivra. lait trancher ; c’était lâcheté, couardise dres, pommades et perruques qui far-
L’Encyclopédie et son aspiration à pré- mentale de s’acharner à tout vouloir rem- dent la vérité du nu court tout au long TOC, de Nathalie Ours
senter un savoir universel reste le plir absolument ; il fallait ne pas hésiter à du roman), sévère jusqu’à l’ascétisme, Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Sept, huit, neuf, dix,
meilleur symbole de cette émancipation prendre fait et cause pour l’incomplet et ce Fragonard-là rêve aussi de « chair onze, douze. Ça commence comme ça. La petite litanie
militante. Cette soif de transgression, l’inachevé (…) ; il était bon de permettre intacte, pâle et colorée d’une nacre si cris- arithmétique peut continuer à l’infini. Tant mieux. Elle
deux figures obscures du temps la au vacant de prendre la place qui lui talline qu’on aurait dit un coquillage ». compte tout Camille. Alignant les chiffres dans sa tête
connaissent et s’y adonnent sans trêve. revient. Qui plus est, seules ces zones en fri- C’est celle de la belle qu’il rencontra un comme autant de minuscules briques réfractaires qui la
Célébrés aujourd’hui par deux des che avaient le don de suspendre le cours de soir d’été, aima et vit mourir dans ses protègent du feu d’un terrifiant enfer intérieur. De ses
romanciers les plus singuliers des let- ses pensées, de le faire vraiment rêver, de bras, foudroyée par un mal qu’elle iden- « mauvaises pensées de sang, d’os écrabouillés »… Elle a
tres françaises. ne rien verrouiller, de laisser le champ tifie en expirant à l’amour. La tombe de 10 ans et il s’est déjà passé quelque chose de terrible
Louis Legrand n’a pas laissé de nom. libre à l’investigation… » glace qu’il lui creuse – qui ignore la dans sa vie. Une horreur, une vraie, qu’elle n’a pas pu
Auteur d’un globe terrestre extraordi- fibre baroque de Roegiers ? – permet au empêcher. Alors, parce que depuis tout peut arriver,
naire, qui, avant Alain Nadaud, éblouit Evasion factice jeune amant de retrouver, des lustres elle se protège et elle protège les autres. Ça marche.
Rétif de la Bretonne, visitant en 1759 Prisonniers de l’espace clos où ils plus tard, l’être aimé et de l’intégrer, Magie blanche. Mais il ne faut pas se relâcher. Jamais. Avec des mots d’une
les Capucins de Dijon, Legrand (« un sont conçus, les deux globes, terrestre et comme Legrand chez Nadaud, via sa infinie justesse et d’une très douce proximité, Nathalie Ours a écrit le court
Père dont les vœux avaient été forcés. Il ne céleste, offrent l’évasion factice que le dépouille miraculeusement préservée, à roman d’une fillette sage, fragile et rêveuse en proie à un de ces « troubles
trouva que ce moyen de se distraire ; cilice social interdit. son grand œuvre. Soucieux de célébrer obsessionnels compulsifs ». Un TOC, rempart fou à une folie plus grande qui
l’ouvrage achevé, il mourut de chagrin », Cette allégorie sur le pouvoir trans- le temps de Fragonard, Roegiers invite pourrait l’emporter. C’est étonnamment beau, sensible, poignant. X. H.
à lire Monsieur Nicolas) devient sous la gressif de l’invention créatrice ne man- dans ses pages Watteau comme Dide- Ed. Joëlle Losfeld. 90 p. 9,50 ¤.
plume de l’auteur d’Une aventure senti- que heureusement pas de chair, et le rot, d’Alembert ou David. Au péril de sa
mentale (éd. Verticales, 1999) une admi- trouble qui fait vaciller Legrand, trop narration, plus menacée que celle, pro- LA LIBRAIRE, de Gisèle Coscas
rable figure romanesque. Exalté par ses subtil pour se mesurer en angle, degré che du prétexte, des galeries cinémato- « Abel et moi avons poussé en même temps dans le ventre de Rébecca, notre
lectures comme prisonnier d’interdits ou minute, rejoint celui qui gagne tout graphiques à la Sacha Guitry. Reste la mère. Nous avions peu de place, et nous nous heurtions. » C’est Odile qui parle.
plus sociaux que moraux, Legrand ne spectateur des écorchés embaumés par langue du romancier, riche et rare jus- Qui parle de « gémellité meurtrière », de « doublet raté ». Odile est libraire
se contente pas d’assister le seigneur l’anatomiste Honoré Fragonard, virtuo- qu’à la préciosité, mais du coup d’une rue de Vaugirard. Abel, au prénom de victime, est son jumeau, obèse,
qu’il accompagne au Canada dans sa se de la dissection et pionnier de la tha- invention permanente. Sans doute est- colérique, attardé mental. Colette s’occupe de lui, lui donne à manger comme
volonté de décrire un espace à décou- natopraxie. ce la Belle que le romancier entend inté- à un grand « enfant de 37 ans ». Tentations de meurtre. Folie larvée,
vrir, même s’« il s’initia sur le terrain « De cette passion brutalement inter- grer à quelque projet universel ? A ce rampante, obsédante. Basculement dans un monde « hors norme ». Dans ce
aux rudiments de la triangulation, aux rompue, et désormais sans lendemain, il jeu, Roegiers ne démérite pas des exem- deuxième roman, Gisèle Coscas nous dévoile la face cachée de la proximité
relevés topographiques et à l’art de dres- avait gardé la forte odeur de sang que ples de Legrand et Fragonard. a gémellaire. Incisif et troublant. Fl. N.
ser des cartes ». Il s’éprend de Laure dépose au bout des doigts et au creux de la Philippe-Jean Catinchi Le Serpent à plumes, 196 p., 19,90 ¤.

Deux romans de Michel Surya Jean-Marie Rouart et les lourds secrets d’une ville du sud des Etats-Unis
Angoisse et consolation Le révolté de Norfolk
DÉFIGURATION chaque page de Défiguration, à Georges l est des romans, nombreux, dont ve à beaucoup de gens, il n’avait réfléchi ses aspirations aux contraintes du réel,
de Michel Surya

Ed. Léo Scheer, 172 p., 17 ¤.


Bataille (dont Surya est le biographe) et,
surtout, à Maurice Blanchot – tout à la
fois dans son effacement volontaire,
I on se dit qu’ils n’en finissent pas,
qu’ils auraient eu tout intérêt à être
plus courts, plus ramassés ; il en est
que lorsqu’il avait souffert. » acceptant sans rechigner l’ordre qui
Pour souffrir, il va souffrir, Jim Gor- régnait. Mais, cette fois, il le sentait, il ne
don. Jusque-là, il avait mené une existen- se soumettrait pas (…) C’était pour lui
dans sa référence à la Shoah et dans sa d’autres, rares, pour lesquels on éprou- ce plutôt « dorée », le genre de type à une question de survie. S’il cédait cette
L’ÉTERNEL RETOUR hantise de « l’absence d’œuvre ». ve le sentiment inverse, regrettant que qui rien n’arrive. Sauf qu’il avait un fois, c’en était fini de cette minuscule
de Michel Surya L’Eternel Retour est donc d’une tonali- l’auteur n’ait pas voulu davantage pren- secret, « un de ces lourds secrets que l’on lumière qui brillait en lui et qui était sa
té en apparence moins sombre. Une sor- dre son temps afin de donner au récit garde cadenassés dans la mémoire familia- vraie vie. Il rejoindrait les marionnettes :
Ed. Lignes-Léo Scheer, 154 p., 16 ¤. te de rédemption – quoique le mot ne sa véritable ampleur. Le Scandale, le le » : à 18 ans, il était tombé tous ceux qui vivaient tran-
convienne pas – se profile, au loin. A l’ir- dernier roman de Jean-Marie Rouart, amoureux d’Angela, une jeu- quilles autour de lui, sans
aru en 1995, Défiguration semble

P
réparable et au désespoir sans rémis- appartient à l’évidence à cette deuxiè- ne Noire à peine plus âgée s’offusquer du mal, douillet-
bien être le pendant, la face téné- sion, répond ici ce que l’auteur nomme me catégorie. Sa lecture sitôt achevée, que lui. A cette époque, une tement complice de ses
breuse, d’un mystérieux message « l’expérience de la pensée ». Une expé- on se prend à imaginer ce que ce livre autre affaire, beaucoup plus méfaits. » Jim le révolté,
dont L’Eternel Retour (qui, à la différen- rience radicale, dont les modèles ou les aurait pu être si Rouart, tout à son grave, avait défrayé la chro- enfin, sans doute trop
ce de Défiguration, porte la mention référents explicites sont Nietzsche, qui engouement narratif, avait malgré tout nique de Norfolk : le corps tard.
« roman »), serait l’autre visage, tout tenta de penser l’« Eternel Retour », et décidé de nous emmener dans les d’une jeune femme noire Sans manichéisme,
aussi inquiétant, mais comme baigné de Stig Dagerman, cet écrivain suédois sui- entrailles de Norfolk, une petite ville avait été retrouvé dans la mais usant parfois d’astu-
lumière. D’une certaine lumière. cidé en 1954 qui échoua à trouver une paisible du sud des Etats-Unis. rivière, et bien que son visa- ces narratives un peu gros-
Défiguration met en scène, dans un issue à l’angoisse contemporaine. Norfolk, donc, un gros bourg, sa dis- ge et son corps fussent mar- ses (l’incendie pendant le
paysage de neige et de déréliction, un Comme dans Défiguration, mais avec tillerie, sa scierie et la sage Molly River qués de contusions, la police procès de Jim Gordon et
écrivain, Edouard Adler, qui, avant de des moyens formels différents – ici le pour la pêche à la truite. C’est l’été avait conclu au suicide. Cela d’Angela !), campant quel-
mourir, confie au narrateur le soin de monologue compact, la parole haletan- indien. Vivent là des émigrés méthodis- faisait bien les affaires du LE SCANDALE ques formidables person-
détruire tous ses écrits. Cette œuvre a te, sans respiration – deux protagonis- tes d’origine suédoise auxquels se sont juge Nathan Parker. Il de Jean-Marie nages secondaires (les
vocation à être emportée ; elle est com- tes parlent, pensent tout haut plutôt. Le mêlés des Allemands calvinistes et, un n’aurait pas à inquiéter l’ho- Rouart. deux journalistes Robin
me frappée d’interdit par une catastro- narrateur se nomme Boèce (on ne le sau- peu plus loin, à l’est de la ville, dans un norable Mr Middelton-Mur- Cavish et Tom Steward,
phe majeure – les camps de la mort ra qu’à la fin du livre), comme l’auteur ghetto, des Noirs rassemblés autour de ray, dont le fils Robert était Gallimard, Lisbeth, la vieille tante de
nazis – dont elle est impuissante à témoi- latin du traité sur la consolation. Son leur église pentecôtiste. Deux popula- apparemment le chef de la 170 p., 15 ¤. Jim), Jean-Marie Rouart
gner : « Ce qui devait être écrit ne l’a pas interlocuteur est Dagerman, comme tions qui coexistent sans se voir, sans bande d’éméchés qui sévis- déroule son récit ; s’il
été. Ce qui l’est ne l’aurait pas dû. Ce l’auteur de Notre besoin de consolation est se toucher, avec une apparence d’indif- saient non loin le même soir. s’agissait d’un scénario, on dirait son
n’était peut-être pas évitable. On ne répare impossible à rassasier. L’amour et la férence. En à peine vingt pages, le décor est découpage, son séquençage. Là est le
pas l’horreur d’avoir survécu par celle de consolation constituent l’horizon du planté, l’intrigue est en place. Tambour problème justement : la trame narrati-
dire comment. Il n’y a plus pour moi, roman, où la pensée (celle notamment Hypocrisie sociale battant, les épisodes s’enchaînent, sans ve est impeccable. Manquent l’épais-
depuis, de livres qui ne trichent. » L’an- de l’Eternel Retour) « ne compte pas Il y a là Jim Gordon, qui, au fond, ne laisser place à la moindre respiration. seur, la densité, les temps morts, les
goisse, le sentiment de l’irrémédiable, moins pour celui qui pense, que croire s’est jamais vraiment posé de questions On retrouve là les principaux thèmes silences, les descriptions des lieux et
de ne pouvoir jamais prononcer le mot pour celui qui croit ». Une formule, pres- sur cette curieuse cohabitation commu- des livres de Jean-Marie Rouart : la pas- des sentiments qui font les grands
qui libérerait de la malédiction et de la que mathématique, contient cette lueur nautaire. « Plus tard, écrit Jean-Marie sion amoureuse, mais aussi l’injustice, romans. Et, à la fin, nous sommes un
mort – une mort à la fois désirée et de salut : « Rien n’est sauvé pour soi sans Rouart, quand les événements et la force la perversion du pouvoir, l’hypocrisie peu comme la Molly River qui « ne se
impossible –, le congé hautain donné à doute et en tant que tel, mais tout pour- des choses l’amenèrent à s’en poser un peu sociale, le racisme. Jim, le doux Jim, fini- souvient de rien, comme si les hommes
l’anecdote, au pittoresque, confèrent à rait l’être, et pour quiconque, en tant trop, il se souvint qu’en réalité, à plusieurs ra par ne plus accepter l’inacceptable : passés près d’elle étaient aussi immaté-
ce récit l’intensité glacée d’un surpre- qu’autre ou nouveau. Par surcroît en quel- reprises, il avait été au bord de s’interroger « Les injustices qui l’avaient frappé riels et fugitifs que les reflets du soleil sur
nant chant funèbre. que sort. Ce surcroît que serait l’art. » a sans oser franchir la limite des conven- n’avaient pas manqué : il avait toujours ses eaux vertes ». a
On ne peut évidemment que songer, à P. K. tions et des usages. Au fond, comme il arri- cédé devant la nécessité sociale, sacrifiant Franck Nouchi
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Vendredi 3 mars 2006 DOSSIER
Entre combats pour l’égalité et prise en compte des identités sexuelles,
la lutte pour l’émancipation dessine les contours d’une nouvelle modernité

Le temps
des femmes
Voici un peu moins d’un an, les édi- mes dans la période postféministe en tion de soi », et réexaminant certains
tions La Découverte publiaient la tra- France, je cherchais, dans ce domaine débats d’actualité (des querelles sur la
duction française de Gender Trouble, le comme dans d’autres, à échapper à la parité aux luttes de Ni putes ni soumi-
maître ouvrage de Judith Butler, paru vision désespérante dont j’étais convaincu ses), le sociologue annonce l’avènement
outre-Atlantique en 1990 (Trouble dans qu’elle correspondait surtout à l’épuise- d’un monde inédit, où il reviendrait aux
le genre, « Le Monde des livres » du ment d’un mode de pensée et d’une pério- femmes d’assumer le grand retour du
29 avril 2005). Avec cet essai auda- de historique », témoigne Touraine. « sujet », entendu comme l’affirmation
cieux, la philosophe américaine avait universelle du droit de chacune/chacun
posé un geste critique à l’intérieur « Rôle d’avant-garde » à la liberté et à la responsabilité.
même de la galaxie féministe : contre Les temps changent, le monde bouge, Entre combat pour l’égalité et prise
une certaine conception rigide des iden- et dans cet espace bouleversé, les fem- en compte de leur différence, les fem-
tités, elle dynamitait le vieux répertoire mes occupent une place centrale. Telle mes seraient donc au cœur des principa-
masculin/féminin en faisant du « gen- est la thèse développée par le sociolo- les questions démocratiques du temps :
re » une véritable performance, au sens gue, qui s’appuie sur une série d’entre- « Elles ont cherché à dépasser la moderni-
théâtral du terme. tiens réalisés par de jeunes chercheuses té classique, au nom d’une plus grande
Or les idées de Butler irriguent auprès de femmes venues d’horizons modernité, enfin tournée vers l’être qui
désormais de nombreux champs de divers. Sans vraiment donner à lire cette agit plutôt que vers le monde sur lequel il
recherche, en France même, bien enquête (les citations en sont très agit. » Un peu partout à travers le mon-
au-delà des seules études féministes. rares), Touraine s’en prévaut pour nour- de, le pouvoir masculin ne demeure-t-il
En témoigne le bel hommage que leur rir sa propre conception de l’expérience pas hégémonique, brutal, sanglant
rend aujourd’hui Alain Touraine. Figu- individuelle comme de l’action collecti- même ? Raison de plus pour affirmer
re majeure de la sociologie française, ve, et montrer que, sur la scène de la que la résistance à ce pouvoir doit se
celui-ci ne pouvait pas demeurer insen- modernité (croyance en la raison, défen- porter là où il s’exerce en premier lieu
sible à une dramaturgie queer où le se du droit des personnes), les femmes – à même le corps : « C’est par le corps,
sujet sexué est envisagé comme acteur tiennent maintenant le « rôle d’avant- et surtout le corps désirant mais aussi le
à part entière de sa garde » qui fut jadis celui des ouvriers corps menacé, que le retour sur soi l’em-
LE MONDE propre construc- dans la société industrielle. porte sur les aventures dans le monde »,
DES tion, non seulement Insistant sur la place cruciale de la conclut Touraine. a
FEMMES, corporelle mais aus- sexualité dans ce qu’il nomme « l’inven- Jean Birnbaum
d’Alain si culturelle et politi- Berlin 2004. RAYMOND DEPARDON/MAGNUM PHOTOS
Touraine, que : « Il est difficile
de résister à la
Fayard,
264 p., 19 ¤.
déconstruction opé-
rée par Judith Butler
et d’autres. Et j’adop-
Eloge du « féminisme classe moyenne »
te moi-même comme point de départ cet-
te œuvre critique », écrit Touraine en LES FEMMES culier à Christopher Lasch. Formé à heur à venir, et que l’idéal démocratique De même, Lasch montre que le renou-
ouverture au Monde des femmes, où cet ET LA VIE ORDINAIRE l’école du marxisme, l’historien améri- ne saurait se confondre avec l’attente de veau féministe des années 1950 est à
esprit savant et sans cesse à l’affût de Christopher Lasch. cain, mort en 1994, a laissé une œuvre lendemains enchantés. Plus profondé- mettre en relation non pas avec un
salue à plusieurs reprises « la qualité originale, intuitive, où se trouvent ment, il y a l’attachement à quelques regain de combativité contre l’oppres-
exceptionnelle des travaux des féministes Traduit de l’anglais (Etats-Unis) méthodiquement ruinées, une à une, les qualités dont Lasch voulait croire qu’el- sion « patriarcale », mais bien plutôt
américains ». par Christophe Rosson, illusions du progrès. Là encore, c’est par les distinguent la petite-bourgeoisie : la avec la « banlieue-isation de l’âme améri-
Ce qui est en jeu, ici, c’est le refus des éd. Climats, 256 p., 19 ¤. les femmes que le doute est né : « Ma loyauté, l’amour du travail bien fait, la caine » et la nouvelle séparation radicale
généralités fallacieuses sur la « natu- propre confiance dans le pouvoir des capacité à garder les pieds sur terre. qu’elle instituait entre foyer familial et
re » et la « sensibilité » féminines. Le l y a quelque bravoure à être un vieux vieilles idéologies commença à vaciller au D’où le curieux éloge d’un « féminis- lieu de travail, à une époque où l’esprit
rejet de tout essentialisme, en somme.
Mais c’est surtout le désir renouvelé
d’en finir avec les « idéologies de la domi-
I féministe. Parmi les éléments classi-
ques du répertoire progressiste, en
effet, cet engagement est sans doute le
milieu des années soixante-dix, moment
où mon étude de la famille me poussa à
questionner le programme de la gauche en
me classe moyenne », tourné vers un
« renouveau domestique », qui forme l’ho-
rizon vertueux du recueil de textes intitu-
marchand et l’injonction de compétitivi-
té devaient s’imposer pour de bon à
tous… et à toutes : « Le mouvement fémi-
nation », où la femme se trouve sans plus fragile ; le plus susceptible, aussi, faveur de la libération sexuelle, de l’accès lé Les Femmes et la vie ordinaire, publié niste, loin de civiliser le capitalisme d’entre-
cesse réduite au rang de pure victime, de tourner à la détestation. Fouillez les des femmes au monde du travail et de l’as- en 1997, et que les éditions Climats vien- prise, a été corrompu par celui-ci. » En
décidément incapable de prendre en mémoires d’« ex », interrogez tel ou tel sistanat public », confiait-il dans son der- nent de traduire en français. On y recon- n’ayant que le mot « égalité » à la bou-
main ses propres destinées : « J’ai passé desperado du gauchisme : c’est souvent nier livre, Le Seul et Vrai Paradis, paru naîtra le charme de cette écriture inten- che et en reprenant à leur compte les dis-
toute ma vie à combattre cette représenta- la prise de distance avec les luttes en 1991, et dont la traduction française se, qui mêle notations intimes et considé- cours de la croissance économique et de
tion désespérante du monde, acharnée à d’émancipation des femmes qui a inau- vient d’être rééditée en poche (Flamma- rations universelles, dans la grande tradi- l’optimisme scientifique, les féministes
éliminer toute référence aux acteurs guré leur rupture avec les idéaux rion « Champs », 706 p., 14,50 ¤). tion des fresques inspirées par le maté- seraient devenues les agents objectifs
sociaux et aux sujets. J’ai constamment d’émancipation tout court. rialisme historique : poésie courtoise et d’un système disciplinaire visant à régle-
identifié et analysé, en les soutenant, les De cette trajectoire banale, les exem- Déraison progressiste marché matrimonial sont analysés pour menter la vie sexuelle comme les rela-
mouvements qui essayaient d’ouvrir un ples sont légion. Ils ne sont pas tous d’in- A l’origine de ce revirement, on trouve expliquer les polémiques médiévales tions parents/enfants, assure Lasch en
espace politique, de mobiliser des acteurs térêt égal : si beaucoup d’anciens fémi- donc une révolte contre le féminisme, autour de la sexualité, tandis que le théâ- citant les travaux de Michel Foucault et
responsables, d’élaborer des stratégies et nistes ont fini en VRP de la misogynie, envisagé comme l’une des pathologies tre anglais est convoqué afin de mesurer de Jacques Donzelot : « Nous ne devons
de faire campagne pour les réformes. d’autres ont fait de leur désenchante- de la déraison progressiste. Au-delà, il y les enjeux du « Marriage Act » (1753), pas croire qu’en disant oui au sexe nous
(…) Et, au moment où je me suis engagé ment l’outil d’une sombre lucidité. Par- a aussi la conviction qu’un acte de fidéli- par lequel les unions clandestines se disons non au pouvoir. » a
dans un travail direct sur l’action des fem- mi ces derniers, il faut faire un sort parti- té vaut mieux que la promesse d’un bon- virent soudain interdites. J. Bi.

La marche rapide des Chinoises


U
n homme sur huit, mariages arrangés, une vie prévisible Pourtant, un premier tournant est usines françaises en échange de cours asservissement et expansion ? Les
aujourd’hui, est une femme les attendait : cuisine, ménage, déjà pris. A partir de 1912, en effet, du soir ! C’est ainsi que s’est instruite Chinoises, demain, demanderont-elles
chinoise. Approximativement. travaux agricoles, entretien des des droits « à l’occidentale » sont Ge Jianhao, qui sera plus tard une plus de confort, ou plus de liberté ?
Ce calcul est grossier, mais parlant. Il animaux. Le tout couronné par une proclamés. Les femmes chinoises des figures proches de Mao. Elle était Plus de pouvoir, ou plus de plaisir ?
donne idée du rôle déterminant, dans tâche suprême, impérative : donner acquièrent une forme d’autonomie et à Montargis en compagnie d’un jeune Inventeront-elles de nouvelles formes
l’histoire prochaine du monde, de cet dès que possible à la famille du mari de personnalité juridiques qui se homme de 16 ans, venu en France de lutte, de revendication, de discours
immense ensemble de femmes en voie un héritier mâle. juxtaposent avec les réalités pour les mêmes raisons, le futur… politiques ? Leur situation est très
d’émancipation. Si, demain, leur Seules les courtisanes échappaient, Deng Xiaoping. singulière : à l’évidence, ce n’est pas
situation continue de changer aussi
vite et aussi profondément qu’hier, il y
pour une part, à cette morne destinée.
Elles n’étaient pas libres pour autant, CHRONIQUE Le tournant décisif s’accomplit, à
partir des années 1950, avec les
celle des femmes en pays musulmans,
et pas non plus celle des Occidentales.
a de fortes chances que cette évolution
produise des effets décisifs, bien
on s’en doute. En fait, aucune femme
ne s’appartenait. Signe visible de cette
ROGER-POL mutations introduites par la
République populaire. « Tout ce que les
Raison de plus pour guetter ce qui
pourra, dans la génération qui vient,
au-delà des frontières de la Chine. dépossession totale qui touchait DROIT hommes peuvent faire, les femmes se mettre en place comme
Car ces femmes viennent de très d’abord le corps : les pieds bandés. peuvent le faire aussi », proclame Mao. propositions neuves ou comme
loin, et sont allées très vite, au cours Cette habitude mutilante s’était mise traditionnelles persistantes. Quelques Donc, elles apprendront à lire, conflits anciens. Le plus imprévisible
du XXe siècle. Un essai de Danielle en place vers l’an 1000. Elle ne figures héroïques, singulièrement des s’enrôleront dans l’Armée rouge, réside sans doute dans les interactions
Elisseeff le rappelle avec concision et concernait pas que les classes chinoises éduquées au Japon, construiront des tracteurs. En plus, entre les femmes de Chine et celles
pertinence. En 1900, peu de choses dirigeantes. Quelques régions du Sud commencent à militer pour elles feront aussi ce que les hommes ne des autres régions du globe.
essentielles avaient changé depuis mises à part, la coutume s’était l’apprentissage de la lecture, l’entrée peuvent pas, des enfants : la population Vont-elles rechanter un jour
près de treize siècles. Le code des répandue dans les campagnes. Pendant des femmes dans les écoles et les du pays double en un quart de siècle. l’Internationale ? Sur quel air ? Avec
Tang avait fixé la situation des des siècles, les petites filles, vers 6 ans, universités. La France occupe, dans Ensuite, la politique de restriction des quelles paroles ? a
« créatures à utérus », comme dira voyaient leur marche entravée, leurs ce processus, une place discrète, mais naissances s’imposera par des mesures
bientôt, avec une ironie amère, la ligaments distendus, leurs orteils pas négligeable. Au cours de la dissuasives. A présent, sous nos yeux, XXe SIÈCLE, LA GRANDE
révolutionnaire Qiu Jin. Elles étaient atrophiés. Interdite officiellement au guerre de 1914-1918, en raison du les Chinoises se maquillent, vont au MUTATION DES FEMMES
perpétuellement sous tutelle, au long tout début du XXe siècle, cette pratique manque de main-d’œuvre lié à la supermarché, soignent leur allure, CHINOISES
d’une existence régie par la « piété a subsisté, en particulier dans des mobilisation générale, la République commencent à jouer les touristes… de Danielle Elisseeff.
filiale » et les « trois obéissances » – au milieux défavorisés, jusque vers les propose à des Chinois, hommes ou Grande inconnue : quel résultat
père, au mari, au fils. Au terme de années 1930. femmes, de venir travailler dans les sortira de cette marche si rapide entre Ed. Bleu de Chine, 168 p., 19 ¤.
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Vendredi 3 mars 2006 7

Un long voyage
au pays des inégalités
LE LIVRE NOIR DE LA début de troisième millénaire », qu’on viole une femme parce
CONDITION DES FEMMES, écrit Sandrine Treiner, qui a qu’elle est une femme. »
dirigé par Christine Ockrent, coordonné l’ouvrage. Crimes d’honneur, mariages
coordonné par Sandrine Autour de ces « cinq mots sim- forcés, polygamie, prostitution
Treiner, postface de ples et magnifiques », Le Livre forcée, exploitation économi-
Françoise Gaspard. noir rassemble quarante contri- que : dans la plupart des pays
butions de chercheurs, de mili- du Sud, les violences sont légion.
Ed. XO, 778 p., 24,90 ¤. tants et de journalistes sur la Parfois, les inégalités commen-
(en librairie le 6 mars) condition des femmes dans le cent avant même la naissance :
monde. L’anthropologue Fran- dans une contribution sur le
u’y a-t-il de commun çoise Héritier, qui s’interroge fléau des « femmes manquan-

Q entre une Africaine qui ris-


que l’excision dès ses pre-
mières années, une Koweïtien-
sur la place des femmes dans les
sciences, y côtoie le gynécolo-
gue René Frydman, qui étudie
tes » d’Asie, Isabelle Attané mon-
tre que les avortements sélectifs
mais aussi les abandons de nou-
ne qui vient tout juste d’obtenir la mortalité maternelle dans le veau-nés de sexe féminin, les
le droit de vote, une Irlandaise monde, Fadela Amara, la prési- infanticides et les négligences à
qui n’a pas droit à l’avortement dente du mouvement Ni putes l’égard des filles en matière de
et une Pakistanaise menacée de ni soumises, ou Irene Khan, la santé ou d’alimentation ont fini
mariage forcé ? Toutes sont fem- première femme, première Asia- par bouleverser le rapport démo-
mes, ce qui les expose, dans l’im- tique et première musulmane à graphique entre les hommes et
mense majorité des pays du diriger Amnesty International. les femmes. Sans ces pratiques,
monde, aux violences et à la dis- l’Asie devrait ainsi compter envi-
crimination. « La subordination Discriminations subtiles ron 90 millions de femmes sup-
des femmes plonge ses racines Dans la préface de ce long plémentaires…
dans la nuit des temps, écrit Fran- voyage au pays des inégalités, Les pays développés, où les iné-
çoise Gaspard dans la postface Christine Ockrent proclame galités ne sont plus inscrites dans
du Livre noir de la condition des son attachement aux valeurs les textes, pratiquent, eux, des dis-
femmes. Longtemps, elle a été universalistes : le relativisme criminations plus subtiles : les
occultée. Pis encore, elle a été expli- culturel, qu’il revête, ou non, droits politiques n’ont pas suffi à
quée, confortée, justifiée par une les habits de l’altermondialis- installer la mixité (Ségolène
longue lignée de penseurs, des phi- me, ne peut en aucun cas, esti- Samouiller et Kareen Jabre), les
losophes notamment. » me-t-elle, justifier des prati- succès scolaires des filles ne leur
Dès l’introduction, Le Livre ques telles que l’excision ou la ont pas permis d’accéder aux filiè-
noir de la condition des femmes polygamie. « Certains principes res prestigieuses (Catherine
invoque le préambule de la universels, j’en ai la conviction, Marry) et dans la vie profession-
déclaration de 1993 des Nations doivent être défendus, proclamés nelle, la parité hommes-femmes,
unies sur l’élimination de la vio- et promus au-delà des cultures et qui est désormais quasiment
lence à l’égard des femmes, qui des croyances, affirme la journa- acquise, n’a pas engendré l’égali-
est construit autour de cinq liste, qui a dirigé l’ouvrage. (…) té (Margaret Maruani). « Ce livre
mots : sécurité, intégrité, liber- Nous tous, les contributeurs de ce n’est pas un cahier de doléances,
té, dignité, égalité. « Cinq mots livre, pensons qu’aucune reli- conclut Sandrine Treiner, mais
fondamentaux et universels pour gion, aucune coutume ne justifie tout au contraire l’expression
décliner tout ce qui fait encore qu’on assassine, qu’on brûle, d’une détermination. » a
défaut à tant de femmes en ce qu’on torture, qu’on lapide, Anne Chemin
Shanghai 2004. RAYMOND DEPARDON/MAGNUM PHOTOS

Au commencement était la déesse


LE LANGAGE DE LA DÉESSE des années 1970 à une démarche picturaux d’une époque bien peu garantie d’une harmonie et et de compétition dont on épinglèrent en réponse tous ceux
(The Language of the plus spéculative qui bouleversa documentée pour offrir, par sa d’une prospérité brutalement rui- connaît la fortune… que dérangeait l’hypothèse d’une
Goddess) la perception des panthéons pri- classification et une interpréta- nées sous les coups de boutoir On comprend le succès que la déesse-mère dont la domination
de Marija Gimbutas. mitifs. De Dieux et déesses de la tion descriptive, l’intelligence d’envahisseurs incultes. Pour le thèse remporta aussitôt dans les est aussi longue (25 000 ans !)
vieille Europe (1974) au Langage d’une religion centrée sur le lecteur pressé, c’en est fait dès rangs des théoricien(ne)s du qu’étendue (toute l’Europe).
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) de la déesse (1989), elle imposa la cycle de la vie et dont la Grande lors de cet « âge d’or » vite assi- féminisme, même si l’archéolo- Avec le recul, on mesure en
par Camille Chaplain et Valérie vision d’un monde divin dominé Déesse porte les figures successi- milé à un matriarcat originel, gue ne soutient pas la fable d’un tout cas l’importance de l’œuvre,
Morlot-Duhoux, par les figures féminines, déités ves, animalisée, serpent ou tandis qu’avec ces pasteurs matriarcat primitif, mais plaide sa puissance suggestive et la for-
éd. Des Femmes-Antoinette vénérées dans le premier monde oiseau, caverne chtonienne, nomades, guerriers indo-euro- pour une structure « gylanique » ce de son message : célébrer un
Fouque, 420 p., 49 ¤. agraire, finalement peut-être dame de la mort aussi entourée péens adeptes d’une organisa- où les deux sexes se répartissent monde de paix et d’harmonie à
confondues en une entité unique, d’animaux psychopompes… Ima- tion pyramidale de la société, sans net déséquilibre le pouvoir. reconquérir. a
lus de dix ans après sa cette Grande Déesse, figure cos- ge(s) de la Nature, elle serait la s’impose un monde de violence On imagine les critiques qui

P
Ph.-J. C.
mort, le lecteur français mogonique créatrice du monde.
peut enfin découvrir l’opus
majeur d’une archéologue d’ex- « Archéo-mythologie »
ception. Lituanienne exilée aux Croisant les outils de l’archéo-
Etats-Unis où elle professa l’ar- logie, de la mythologie compa-
chéologie européenne à l’univer-
sité de Californie, Marija Gimbu-
tas (1921-1994) eut deux vies.
rée et de l’ethnographie, Marija
Gimbutas imposait là une
« archéomythologie » dont nom-
Après Les derniers jours de la classe ouvrière
Scientifique attachée à l’étude de bre de savants éprouvèrent aussi-
sites néolithiques, elle semblait tôt la pertinence.
vouée à l’analyse de la culture Quêtant hors de l’écriture les
matérielle – elle a signé en 1956
une somme sur Les Cultures de
l’âge du bronze en Europe orienta-
indices des mentalités paléolithi-
ques, entre le VIIe et le IVe millé-
naire, elle élabora patiemment
Aurélie
le – quand elle s’essaya au début

ZOOM
une sorte de glossaire des motifs

Filippetti
L’ULTIME FAVEUR, de Paul Wald Lasowski
Après le Traité des mouches secrètes et le Traité du transport Un homme
amoureux, voici le troisième volume d’une délicieuse trilogie
où Paul Wald Lasowski, spécialiste de la subversion libertine,
poursuit son exploration du génie français en revisitant le
dans la poche
« royaume » de la « faveur » galante et politique au XVIIIe siècle.
Quel qu’en soit le dénouement (bonheur ou disgrâce),
tout ici est dans le délai, l’essentiel reste que l’affaire
soit remise à plus tard : « Entre les délices rêvés et
les faveurs accordées s’engouffre tout le romanesque », « Une lecture inédite
note Wald Lasowski, escorté pour l’occasion par Rousseau,
Sade et Montesquieu. P. K. du rapport amoureux.
Gallimard, « Le Promeneur », 112 p., 17,50 ¤. L'adultère, selon Filippetti, ne relève
À QUOI RÊVENT LES PETITES FILLES ? ni du libertinage ni du cynisme, et
Une nouvelle théorie de la sexualité féminine,
d’Anne Decerf. c'est dès lors une affaire d'une violence
L’auteur propose de renoncer au « paradigme de la castration »
et à « ses rejetons théoriques » sur lesquels Freud a appuyé
inouïe, dont personne ne sort gagnant,
sa conception de la sexualité féminine. A la place, et après surtout pas la maîtresse. »
observation de petites filles jouant avec des poupées des deux
sexes, elle a inventé le concept d’« image érotisée de soi », pièce
centrale d’une « nouvelle théorie de la sexualité féminine ». P. K. Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles
Payot, 222 p., 19 ¤.

Signalons aussi deux rééditions en poche : Le Procès de Bobigny.


© David Balicki

Choisir la cause des femmes, avant-propos inédit de Gisèle Halimi,


préface de Simone de Beauvoir (Gallimard, 278 p., 15 ¤),
et L’Enigme de la femme active. Egoïsme, sexe et compassion,
Stock
de Pascale Molinier (Payot, « Petite bibliothèque », 272 p., 8,50 ¤).
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Vendredi 3 mars 2006 ESSAIS

Le dandy
du
spectacle
Les nombreux entretiens qu’Andy Warhol
accorda à la presse étaient
des happenings très maîtrisés.
Mais ils témoignent aussi de l’humour
et des intuitions géniales de l’artiste
le plus célèbre de son époque
ndy Warhol acceptait que ce qui lui passe par la tête sans

A
volontiers les entretiens. grand souci d’exactitude, mêlant faits et
Entre 1962, début de sa légendes. Il s’explique mieux sur les
notoriété, et 1987, date de points techniques mais refuse d’entrer
sa mort, il en a donné au dans l’interprétation et la justification
moins trente-sept à des de ses peintures, sérigraphies et films.
quotidiens nationaux ou locaux, à des Il évite histoire de l’art et esthétique.
revues de cinéma et, rarement, à des Son entretien avec l’universitaire Benja-
revues d’art. La plupart étaient jusqu’ici min Buchloh, en 1985, en devient drô-
inédits en français, ce qui suffirait à le : celui-ci veut ranger Andy dans sa
faire l’intérêt du livre. grille de lecture mais l’artiste s’y refuse,
Mais, s’il se prête à l’exercice, met son interlocuteur en mauvaise pos-
Warhol en a une conception particu- ture, lui fait avouer des ignorances et le
lière, qu’il a appliquée très tôt et qui a provoque. Quand Buchloh veut deviner
peu évolué au fil du temps. Un entre- des intentions dans les premiers tra-
tien, pour lui, c’est un happening, un vaux pop, il s’entend répondre : « Vrai-
moment de théâtre improvisé et maî- ment pas. Je ne pensais pas à grand-cho-
trisé. Il peut ne répondre que par oui se. Je cherchais un truc. » Quand la
ou non ou par onomatopées et mono- conversation en vient aux artistes euro-
syllabes. Les réponses n’ont parfois péens, Warhol affirme que le « dernier
avec les questions que des rapports grand artiste parisien » est Bernard Buf-
lointains, ou alors Warhol, inversant fet et qu’il ne voit aucune différence
les fonctions, interroge l’interroga- entre lui et Giacometti. Et finit : « Son
teur, flatté d’abord travail est bon, sa technique est vraiment
ANDY puis vite débordé. bonne, il est aussi bon que l’autre Fran- Autoportrait au polaroïd (1979). ANDY WARHOL FOUNDATION/CORBIS
WARHOL, De ces moments, il çais qui vient de mourir il y a quelques
ENTRETIENS est regrettable que jours, Dubuffet. » Sidéré, Buchloh met évidemment à mettre en relation avec votre ami préféré ? – Mes tennis Reebok téléviseur et dans les magasins pour per-
1962-1987 ne demeurent que un terme à la rencontre. la société dans laquelle ils vivent. sont parfaites. » cevoir le fonctionnement des images et
traduits et les textes et qu’ils Logiquement, c’est d’elle donc que Warhol est une star. Warhol n’existe leurs effets puisque l’essentiel est là.
préfacés par n’aient pas été fil- « Je n’ai de passion pour rien » Warhol aime à parler : magazines, pas. Il est une star parce qu’il n’existe Il l’a su très vite. Dès 1965, il a com-
Alain Cueff, més afin que les Pour autant, si Warhol ne veut pas films, publicités, télévision, lieux à la pas que comme image de son époque. pris les capacités de la vidéo, juste appa-
mimiques, les re- qu’on le définisse, il glisse des mode, vêtements, nourritures déshy- De toute l’époque. « Je n’ai de passion rue. « La vidéo est si facile à utiliser.
Grasset, gards, les amis et réflexions presque théoriques. A Buch- dratées que consomment ses deux pour rien. Je prends pour matériau tout N’importe qui peut en faire. » Consé-
410 p., 21,90 ¤. les lieux – la Fac- loh, il suggère qu’« on pourrait avoir chiens, nommés Fame et Fortune. Cet- ce qui se passe autour de moi. » Curiosité quence sociale : « Les gens adorent se
tory, des chambres une machine qui peint toute la journée et te passion pour le présent américain impassible, regard encyclopédique et voir eux-mêmes et ils se comportent très
d’hôtel, un taxi, les grands magasins le ferait vraiment bien, produisant des s’exprime dans de longs dialogues sur neutre : sans le dire, il réactive et actua- normalement parce que l’équipement est
new-yorkais – soient visibles : ils font tableaux vraiment merveilleux, ce qui les marques, leurs qualités et leurs lise la figure de l’artiste moderne, discret. » On lui demande alors si la
partie du spectacle que Warhol donne, laisserait du temps pour autre chose ». prix. L’émission préférée d’Andy en « homme des foules » selon Baudelaire, vidéo aura d’autres usages que le narcis-
pour dix minutes ou deux heures, à De telles machines à peindre existent : 1986 est « la rediffusion des actualités prototype parfait de son temps. Lui est sisme familial. Il en identifie deux aussi-
celui qui est venu avec l’espoir de met- elles se nomment Gerhard Richter, Vin- de 11 h 30 à 13 h 30 ». Il aime aussi les le prototype de la société du spectacle : tôt : « Réaliser d’excellents films porno-
tre à nu le plus célèbre des artistes pop cent Corpet ou... Andy Warhol. Ils ont spots publicitaires, plus que les films « Je vois tout de cette façon, la surface des graphiques » et « espionner ». La suite
américains – sinon le plus célèbre des en commun la volonté d’exclure toute qu’ils entrecoupent. Autres répliques choses, une sorte de braille mental, je pas- lui a donné raison au-delà du
artistes de son époque. subjectivité par l’exécution répétitive emblématiques : « Qui est votre meil- se les mains sur la surface des choses. » Il supportable. a
Aux questions biographiques, il répli- d’un processus méthodique, ce qui est leur ami ? – Tout le monde. – Qui est lui faut passer des heures devant son Philippe Dagen

Rembrandt, l’étrange révolution La vision Bonnard


REMBRANDT, L’ODEUR brandt qu’on se souvient. Sans ger la nature du sujet pictural. » LA STRATÉGIE dans l’un de ses agendas, où il dégager des jugements énoncés
DE LA PEINTURE doute parce qu’il est le premier Evacuer le problème de la res- DE BONNARD dessinait et écrivait alternative- par les artistes, les critiques et les
de Gérard Dessons. à donner à cette carcasse de bou- semblance avec le modèle, pour Couleur, lumière, regard, ment : « Nous copions les lois de historiens. Pour Bonnard, cette
cherie l’ampleur d’une cruci- affirmer « la peinture dans sa art et artistes notre vision – non les objets. » précaution est d’autant plus
Ed. Laurence Teper, fixion. Et à délaisser le thème, matérialité et sa gestuelle ». de Georges Roque, Un premier point est en tout nécessaire que sa supposée indif-
152 p., 14,50 ¤. l’anecdote, même si un observa- On peut douter des intentions cas établi : la réputation de facili- férence aux avant-gardes lui a
teur attentif peut s’interroger consciemment révolutionnaires Gallimard, 288 p., 23 ¤. té aimable de Bonnard dissimule été reprochée par les uns et que
ui ayant fait subir un sur la présence discrète d’une que Gérard Dessons prête à Rem- sa complexité. A lire Georges d’autres ont cherché à l’enrôler

L sort assez proche, les Fran-


çais peuvent remercier
Louis XVI. En 1783, le roi fait
servante qui pointe la tête dans
l’encadrement d’une porte,
pour se concentrer sur les capa-
brandt. Mais son analyse des dif-
férentes réactions provoquées au
cours des siècles par la peinture E
n 1943, Bonnard a 76 ans.
Pour la première et seule
fois de sa vie, il consent à
Roque, on en viendrait même à
se demander si celle-ci ne serait
pas supérieure à celle de Matisse,
parmi les contempteurs de la
modernité : simplifications abusi-
ves des deux côtés. Ce déblaie-
l’emplette d’un panneau de bois cités expressives de la peinture, du Hollandais vaut le détour. Il a parler longuement de son art. qui veut énoncer ses lois alors ment achevé, il devient possible
de 94 × 69 cm, représentant un de sa matière, inaugurant là réalisé un superbe travail d’histo- « La présence de l’objet, du motif que Bonnard remet tout en jeu à de lire ce que Bonnard a laissé
bœuf suspendu par les pattes une voie qui allait culminer riographie, convoquant les artis- est très gênante pour le peintre au chaque toile, trop subtil pour croi- percer de ses réflexions. C’est
arrière à une forte potence. Il est deux siècles et demi plus tard tes, les écrivains ou les critiques moment où il peint. Le point de re les problèmes définitivement alors que les problèmes de voca-
non seulement écorché, mais avec l’expressionnisme. qui se sont successivement pen- départ d’un tableau étant une idée résolus. bulaire, de références artistiques
aussi décapité, éviscéré, ouvert chés sur l’œuvre. Il s’est aussi, et – si l’objet est là au moment où et d’esthétique prolifèrent. Pour
et vidé de ses entrailles de bas Questions inattendues c’est encore plus original, pen- l’on travaille, il y a toujours un Modèle intérieur Roque, la notion de sensation est
en haut. Peint en 1655, c’est une Professeur de littérature fran- ché sur d’autres formes de criti- danger pour l’artiste de se laisser Ce sont donc des problèmes de décisive. Il l’oppose à l’impres-
sorte de météore dans l’histoire çaise à l’université Paris-VIII, que, bien plus radicales, consis- prendre par les incidences de la vue vision et de conception, entre per- sion. Puis il la met à l’épreuve
de l’art de l’époque, où on tran- spécialiste des XIXe et XXe siè- tant à la vandaliser. Pas Le Bœuf, directe, immédiate, et de perdre en ception du réel et élaboration des œuvres. L’exercice est péril-
che volontiers les gorges, mais cles, de la poétique, et de la théo- qui n’en a plus guère besoin, route l’idée initiale. » Pas un mot d’une surface peinte, entre mo- leux : il se fonde sur l’expérience
celles d’Holopherne ou de saint rie de l’art, Gérard Dessons mais d’autres tableaux. Avec une dans ces lignes, pas une idée qui dèle extérieur et modèle inté- de l’auteur lui-même, sur ses pro-
Jean-Baptiste, et où le seul à être donne sur ce sujet un livre dia- demi-douzaine de tentatives de n’exige analyse. Bonnard, que rieur. Ce sont aussi des questions pres sensations, que l’on peut ne
dépiauté comme un lapin est le blement intelligent, parce qu’il destruction, au couteau, à l’acide l’on présente d’ordinaire comme d’histoire : impressionnisme, pas avoir éprouvées devant les
malheureux saint Barthélemy. pose des questions inattendues. ou bien à la hache, Rembrandt un peintre de la pure jouissance postimpressionnisme, cézannis- mêmes toiles. Il y aurait là ma-
La bête est aujourd’hui au A commencer par le « pour- détient probablement un triste chromatique, était loin d’être si me, fauvisme. Roque les expose tière à discuter longuement des
Louvre. Cependant, elle est quoi ? ». Pourquoi Rembrandt, record, celui des réactions d’une simple. Qu’est cette « idée » à et les dissèque avec une préci- arrangements de formes, des
moins isolée qu’on ne le dit. qui n’en est pas à son premier extrême violence qu’il provoque l’origine du tableau ? Une sion remarquable. Son livre est – « stratégies chromatiques », de
Rembrandt en a lui-même peint écorché, puisqu’il peint en 1632 dans une part de son public. Lui- « idée » de tableau au sens de autant le dire simplement – ce la frontalité et l’espace, de la part
une autre version en 1638, qui la Leçon d’anatomie du docteur même en était conscient, qui projet de composition ? De désir qui peut se faire de mieux dans le de l’œil et celle de la mémoire.
est conservée au Musée de Glas- Tulp, ne se contente-t-il pas de déconseillait de s’approcher trop d’un motif ? D’équation à résou- genre : une discussion libre et Bonnard ne serait-il pas néces-
gow. Et il avait été précédé dans cadavres bien humains ? Il s’agis- de ses tableaux : « L’odeur de dre ? De notion à rendre visible ? savante des problèmes à mesure saire pour comprendre l’art du
le thème au XVIe siècle par un sait de faire place à un art neuf : la peinture, disait-il, pourrait te Il est peut-être impossible de qu’ils se découvrent. XXe siècle autrement qu’on ne l’a
autre Flamand, Joachim de Beu- « Pour qu’une nouvelle peinture faire du mal. » a répondre. Il n’est pas plus aisé Elle procède de la périphérie fait jusqu’ici ? a
kelaer. Mais c’est du Rem- advienne, écrit-il, il fallait chan- Harry Bellet d’expliquer une note relevée vers l’œuvre. Il faut d’abord se Ph. D.
ESSAIS 0123
Vendredi 3 mars 2006 9
François Laplanche retrace la longue évolution du regard de l’Eglise sur ses origines LES AUTEURS DU « MONDE »

La lente conversion
BAIL PRÉCAIRE À MATIGNON,
de Jean-Louis Andreani
Huit anciens premiers ministres de la
Ve République – Edouard Balladur,
Raymond Barre, Edith Cresson, Laurent
Fabius, Alain Juppé, Pierre Mauroy, Pierre

des exégètes
Messmer et Michel Rocard – se sont confiés
à l’auteur. Ils témoignent notamment sur
les rapports complexes, parfois conflictuels,
qui ont pu s’instaurer entre Matigon et
l’Elysée. La première des trois parties de
l’ouvrage analyse, depuis De Gaulle et
Michel Debré, ces « histoires de couples » qui forment l’une des
e processus d’adaptation du catholi- teur de recherche honoraire au CNRS, sera miers attachent plus d’importance que les particularités de la République. Après la parole des anciens chefs

L cisme à la modernité a obéi à des ryth-


mes si imperceptibles qu’il semble
qu’en ce domaine on ne puisse se ren-
dre compte du chemin parcouru que rétros-
pectivement. L’apport de ce livre-fleuve
jalonnée par trois textes pontificaux qui enté- seconds à l’existence d’une institution à la
rinent la réorientation du regard de l’Eglise fois divine et visible, en l’occurrence l’Eglise,
sur ses propres origines. L’encyclique Pascen- avec le poids de ses siècles. Toutefois, mon-
di réaffirme d’abord, en 1907, le caractère his- tre-t-il également, l’influence indirecte des
torique du texte saint et la valeur de la tradi- théologiens allemands issus de la réforme,
de gouvernement, l’auteur aborde la question de « l’introuvable
VIe République ».
Ed. Jacob-Duvernet, 156 p., 19,90 ¤.

GÉOPOLITIQUE DE L’ARMÉNIE,
consiste d’abord à retracer tous les détours tion catholique dans l’attribution des textes comme Adolf von Harnack, Karl Barth ou de Gaïdz Minassian
dudit chemin, en mettant en pleine lumière bibliques à leurs auteurs désignés (Moïse Rudolph Bultmann s’est fait sentir avant Partant de la découverte par les
la patiente maturation qui a conduit au boule- pour le Pentateuque). Réalité spi- même le lancement d’une politi- Arméniens de « la modernité en politique »
versement de Vatican II. L’aggiornamento, rituelle, la Révélation doit consti- que d’œcuménisme. au XIXe siècle, à travers l’émergence
comprend-on, n’a pas été un coup de tonner- tuer également un événement Cette fresque colorée de l’intel- d’« un mouvement d’émancipation
re dans un ciel calme mais avait été préparé historique à part entière. En ligence catholique au XXe siècle nationale », Gaïdz Minassian, docteur en
de longue date… revanche, Divino afflante spiritu offre l’occasion de la redécouver- sciences politiques et collaborateur du
Cet ouvrage montre en outre que les intel- (1943) insiste sur la nécessité te d’innombrables figures et ins- Monde interactif, dresse un tableau
lectuels, philosophes ou théologiens ne pour les membres de l’Eglise de titutions méconnues. A côté du géopolitique de l’Arménie. Il souligne que
furent pas les véritables artisans de cette « respecter le labeur des exégètes et philosophe Jean Guitton, des car- l’ancienne République soviétique vit « un
mise à jour qu’il faut plutôt porter au crédit l’autonomie de leur recherche, car dinaux jésuites Jean Daniélou ou véritable renouveau », n’ayant, depuis
du monde des exégètes et, plus générale- les règles d’interprétation de l’Egli- Henri de Lubac, on retrouve cel- 1375, jamais « connu une indépendance aussi longue qu’aujourd’hui,
ment, de ceux qui, au sein du clergé régulier, se ne concernent que la foi et les le d’Alfred Loisy (1857-1940), faisant peu à peu disparaître les réincarnations du Catastrophisme ».
se sont efforcés d’intégrer à la doctrine les mœurs ». La constitution Dei Ver- ancien séminariste devenu pro- Il invite les Arméniens « à s’interroger sur leurs liens avec une
données fournies par une science des reli- bum (1965) finira par établir la fesseur au Collège de France, certaine forme de conscience collective étouffante ».
gions en pleine expansion. Depuis les travaux distinction entre la « vérité » promoteur de l’application de la Ed. Ellipses, « Référence Géopolitique », 124 p., 11,50 ¤.
des érudits du XIXe siècle – au premier chef ayant trait au salut et l’« historici- LA CRISE méthode historique à la Bible,
ceux de Renan –, le chantier se trouvait en té des événements », rapportés DE L’ORIGINE objet des foudres de l’encyclique RENCONTRES SAUVAGES,
effet en état de révolution permanente. Plus dans les Ecritures. La Science Pascendi et excommunié. 100 chroniques animalières
récemment, le déchiffrement des manuscrits Comment s’explique un tel catholique D’autres se détachent comme en terre de France,
de la mer Morte conduisit à situer le terreau virage ? Par l’action patiente des des Evangiles celle du jésuite Joseph Bonsir- de Catherine Vincent
du christianisme naissant moins dans les reli- clercs dits « progressistes », qui et l’histoire ven (1880-1958), qui, avant Cent espèces, vivant en France
gions à mystère de l’Antiquité hellénistique ont pensé que le catholicisme au XXe siècle même le traumatisme de la métropolitaine, mais aussi outre-mer,
que dans le contexte judéo-palestinien du pouvait se mettre à l’épreuve de de François Shoah, tente de rapprocher les publiées pendant plusieurs années dans
temps de Jésus. Encore fallait-il, pour que les la science et du raisonnable sans Laplanche. lectures juive et chrétienne tout la chronique animalière du Monde et
croyants affrontent ce bouleversement, faire se perdre lui-même. Les intellec- en combattant l’antisémitisme. aujourd’hui reprises dans cet ouvrage.
le deuil de la « science catholique » que Rome tuels qui, eux, reviennent à la foi Albin Michel, Tandis qu’un dominicain, Marie Du grand dauphin à l’artemia salina,
avait voulu d’abord opposer aux progrès des dans un esprit de rejet ou de criti- 718 p., 30 ¤. Joseph Lagrange, fonde, en cent portraits comme autant de petites
savoirs sécularisés. que de la modernité contribuent 1890, l’Ecole biblique de Jérusa- histoires pour constater avec l’auteur
peu à ce mouvement qui ne lais- lem, un Xavier Léon-Dufour que « dans les airs, sur la terre comme en mer, partout où passe
Réorientation du regard se pas de troubler la « base ». Quant à l’« exé- sera à l’initiative de l’Association catholique l’homme, désormais la biodiversité régresse ».
Encore fallait-il aussi, pour rendre cette gèse spirituelle », d’un Claudel par exemple, française pour l’étude de la Bible, qui, depuis Le Monde Belin, 224 pages, 16 ¤.
évolution acceptable côté chrétien, que les his- peu sensible aux trouvailles des philologues les années 1960, répercute parmi des fidèles
toriens des religions renoncent, au profit ou des archéologues, elle ne permettait guère ébranlés une exégèse postconciliaire.
d’un comparatisme mieux localisé, à l’idée de de répondre à la question de fond qui traver- Pour François Laplanche, les vingt derniè-
combat selon laquelle la comparaison des se le livre : existe-t-il des possibilités de recon- res années semblent tout à la digestion de cet-
croyances entre elles devait nécessairement figurer la position du croyant par rapport à la te métamorphose. Une métamorphose qui,
aboutir à une sorte de culte premier auxquels Bible tout en demeurant à l’intérieur de la tra- aussi déconcertante qu’elle s’avère, pourrait « On lit Horowitz et mon père
toutes auraient été réductibles – magie, mys- dition ? bien, à plus longue échéance, avoir été la
tère, chamanisme ou théologie première. La tâche était plus difficile pour les catholi- condition qui aura assuré à l’Eglise une sur- comme on écoute un concerto de
Cette histoire que retrace dans tous ses ques que pour les protestants, estime Fran- vie dans un monde résolument moderne. a Tchaïkovski ou un Nocturne de Chopin.
détails l’historien François Laplanche, direc- çois Laplanche, dans la mesure où les pre- Nicolas Weill Entre émotion et mélancolie. »
Michèle Gazier, Télérama

« Une réjouissante virtuosité. »


« Combat pour le français », un nouvel essai de Claude Hagège Philippe-Jean Catinchi, Le Monde des Livres

Contrer la menace de la langue unique « Un roman vif, enlevé,


sans fausse note. »
Pascale Frey, Elle
COMBAT POUR LE solidarité organique entre le ce, et la conséquence dont nous quement retourné. » Et l’auteur
FRANÇAIS culturel et le linguistique. parlons est celle du néo-libéralis- de L’Homme de parole (1985) de
Au nom de la diversité des Dans l’Europe contemporaine, me. Il en va ainsi des « illusions s’en prendre vertement à la mol- « Un roman inspiré,
langues et des cultures l’anglais est le support (ne de la mondialisation et des inégali- lesse de nos institutions nationa- enjoué et nostalgique. »
de Claude Hagège. devrait-on pas dire le suppôt ?) tés de fait, vues en termes linguisti- les et à l’inféodation des euro-
de l’économie libérale. D’où sa ques » : à l’heure de la communi- péennes aux lois du marché. Christine Ferniot, Lire
éd. Odile Jacob, 246 p., 21,90 ¤. suprématie, vécue comme le cation outrancière, Hagège souli- Défendre une langue, c’est défen-
moyen de l’efficacité marchan- gne une déconnexion d’opinions dre une vision de l’univers. « Un sacré talent. »
a discordance des lan- de : « Mais, en réalité, écrit et de perceptions. Deux univers Au final, Combat pour le fran-

L gues, si l’on se réfère à la


tradition biblique, est une
malédiction qui punit les déme-
Claude Hagège, une langue est
bien autre chose que ce dont on
brandit astucieusement l’image
s’affrontent : les sphères du pou-
voir américain, et le reste du
monde. L’exportation d’un modè-
çais est un livre optimiste. Hagè-
ge gage que des Anglo-Saxons
lucides viendront bientôt nous
Bertrand Morlino, Le Figaro littéraire

sures de Babel. Pour Claude


Hagège, à l’inverse, cette diver-
sité, cet égarement après l’unici-
trompeuse, à savoir, selon ce qui
est souvent déclaré à propos de l’an-
glais, un pur outil pratique de com-
le démocratique (qui s’exprime
en anglais) s’épuise devant l’his-
toire d’individus et de sociétés
prêter main-forte tant ils sont
conscients que l’hégémonie de
l’anglais souffre d’une « ghettoï-
Alexis
té originelle, n’est pas un châti-
ment. Dès lors, la domination
d’une langue unique est une
menace. Il reste que l’universali-
sation de l’anglais n’est pas un
munication internationale facili-
tant les échanges entre individus
qui ne partagent pas un même idio-
me. Car du fait même que, selon la
vision anglo-américaine, la langue
aux fondements différents.
Et le français dans tout ça ?
Mais il se porte comme un char-
me si l’on s’en tient au nombre
croissant de ses locuteurs. Mais
sation par le haut ».
La pluralité des langues, c’est
la pluralité des idées. « L’Histoi-
re, espère Hagège, laisse apparaî-
tre que ce genre de combat, malgré
Salatko
processus inéluctable ; l’inver- n’est pas une fin en soi, il apparaît, alors ? Il n’est pas défendu, ou son aspect naïf ou désespéré, non
ser, pour le combattant linguis- si l’on dépasse les apparences, que pas assez, ou mal : « Je n’aurais seulement peut conduire à des vic-
te, c’est assurer la garantie ce qui est premier est cela juste- pas écrit ce livre, confesse Claude toires ponctuelles, mais encore
d’une harmonie. Il est question ment qu’elle véhicule. » Le choix Hagège, si le contexte politique de finit, au long du temps, par avoir
de combat, donc de défi : un d’une langue est un choix de civi- défense de notre langue ne s’était raison des forces aveugles. » a
esprit délié est conscient de la lisation, une naturelle conséquen- pas, depuis quelques années, brus- Vincent Roy

par Hannah Arendt, Myriam au fondement du lien social disciples hétérodoxes et


ZOOM Revault d’Allonnes vient nous comme du lien humain. A. L.-L. infidèles du XXe siècle que
arracher aux oppositions Seuil, « La couleur des idées », s’intéresse cet ouvrage, d’une
trompeuses en observant que 265 p., 21 ¤. surprenante actualité. Mais
LE l’autorité, c’est aussi celle du quelle « dissidence » commune
POUVOIR futur : seul un projet autorise à SOCIOLOGIES ET entre Ernst Troeltsch, Roger
DES agir. Et de démontrer que loin RELIGION : APPROCHES Bastide, Bourdieu, Mauss,
COMMEN- d’interdire l’innovation, DISSIDENTES Mannheim ou Gramsci ? Les
CEMENTS l’autorité est ce « qui nous fait d’Erwan Dianteill auteurs montrent que leurs
Essai sur naître neufs dans un monde plus et Michael Löwy analyses se révèlent moins
l’autorité, vieux que nous ». Par cette Il y a quelques années, Danièle centrées sur la sécularisation
de Myriam dimension temporelle, elle se Hervieu-Léger et Jean-Paul que sur l’aptitude des acteurs roman
Revault confond avec le pouvoir de Willaine publiaient Sociologies religieux à créer de nouvelles
d’Allonnes. donner à ceux qui viendront et religion : approches formes sociales. On retiendra
Quand on évoque la crise de après la capacité de commencer classiques, un volume consacré notamment le beau chapitre
l’autorité – question brûlante
s’il en est –, c’est en général à
celle du passé que l’on songe.
à leur tour. Une réflexion riche
et originale au sortir de laquelle
on en vient à penser autrement
aux « pères fondateurs », de
Tocqueville à Weber. C’est
cette fois aux « chemins de
sur Lucien Goldmann, l’auteur
du Dieu caché, aujourd’hui trop
oublié. A. L.-L.
fayard www.editions-fayard.fr
En philosophe très influencée la « force liante » de l’autorité, traverse » ouverts par leurs PUF, 188 p., 29 ¤.
10 0123
Vendredi 3 mars 2006 HISTOIRE
La bibliothèque comme refuge et sanctuaire

Lieux
de mémoire
ibliothèque. Si le terme fait son besoin de revenir sur les heures som-

B entrée dans la langue française


à l’heure où les chimères italien-
nes des Valois s’apprêtent à
accroître considérablement les réserves
de la librairie royale, il ne désigne pas
bres de l’Occupation ?
De l’aveu même de Pierre Naville, spé-
cialiste de d’Holbach, recherché par la
Gestapo et la police de Vichy, « le lieu le
plus sûr et le mieux chauffé était la biblio-
encore l’espace réservé à la consultation thèque ». Non que la culture soit alors
des ouvrages. Et le langage familier n’a un viatique. Mais les lecteurs semblent
pas alors transformé l’érudit, capable de inoffensifs, « pas même dignes d’être sur-
citer de mémoire nombre de références, veillés ». Choqué par cette sorte de
en cette « bibliothèque vivante » que démission civique, qui contredit le rôle
saluera Corneille dans son discours de prétendument décisif des livres dans
réception à l’Académie. A l’instar du dic- l’apprentissage de la vie comme de l’en-
tionnaire, propice au vagabondage et au gagement, Goulemot explore la honte
parcours buissonnier, la bibliothèque ne qu’il ressent lorsque son lieu de travail
se visite pas : elle se fréquente, et ne devint un improbable refuge à l’heure Bibliothèque nationale Baroque du Klementinum, Prague. THIERRY DUDOIT/L’EXPRESS/EDITINGSERVER
livre ses secrets qu’à ceux qui savent la où les universités, pas plus que les égli-
courtiser avec le respect et l’impatience ses, n’offraient d’asile contre les violen-
des passions simples. ces du temps. Dix essais à l’immense érudition de l’Américain Brian Stock
On imagine la difficulté à écrire l’his- Aussi cherche-t-il à retrouver la trace
toire de ces rencontres, le choc des
découvertes et la volupté des délices
qu’elles octroient. C’est pourtant ce que
de Bernard Faÿ (1893-1978), qui succé-
da à Julien Cain à la tête de la Bibliothè-
que nationale, révoqué en juillet 1940,
Réenchanter la lecture
tente de faire dans un essai qui mêle puis déporté à Buchenwald. Seule la
ego-histoire, étude de cas et réflexion nature de l’engagement de Faÿ dans la BIBLIOTHÈQUES INTÉRIEURES essentiels, encore non traduits, The et en écho celui du livre X des Confes-
sur un idéal de com- collaboration l’intéresse. Comme une de Brian Stock. Implication of Literacy (1983) et Augusti- sions, où les deux registres du récit de vie
L’AMOUR pilation du savoir plongée dans des ténèbres dont il craint ne the Reader (1996), dont le thème – augustinien et des réminiscences bibli-
DES BIBLIO- universel Jean de deviner les démons. Traduit de l’anglais par Philippe Blanc Augustin comme premier « lecteur » ques invoquées en forme de prière « se
THÈQUES Marie-Goulemot. et Christophe Carraud, chrétien – est décliné dans le présent rencontrent dans le partage de la même
de Jean-Marie Eminent spécialis- La vie et les rites éd. Jérôme Million, 256 p., 22 ¤. ouvrage. prose rythmique », le premier pour être
Goulemot. te du XVIIIe siècle, Le livre aussi a ses blessures. De lu à haute voix, le second pour être médi-
e titre est magnifique et la couver- té silencieusement.

L
l’auteur du déca- l’autodafé, moins obsolète qu’on le croit, Méditation chrétienne
Seuil, pant Adieu les philo- au pilon moderne. « Plus discret que le ture on ne peut mieux choisie : le Ce qui intéresse Stock, ce sont les Au fil de sa lecture, le lecteur continue
300 p., 20 ¤. sophes (Seuil, 2001) bûcher purificateur, [il] a supprimé toute saint Dominique de Fra Angelico, moments charnières de l’histoire intellec- d’entendre les versets des psaumes qui
confesse avoir passé la dimension symbolique de la destruction au couvent de San Marco de Florence, tuelle occidentale, quand changent à la précèdent et migrent ainsi d’un moment
plus de temps à lire en bibliothèque qu’à du livre. (…) Le feu disparu, on peut avan- assis, la tête délicatement inclinée vers le fois les techniques de communication, à l’autre de l’œuvre pour mieux y ancrer
fréquenter les musées ou les salles de cer la nécessité de réduire les stocks, rappe- livre qui repose sur les genoux, deux les genres littéraires, les modes de pen- la vérité, réponse du converti aux héréti-
cinéma, voire à prendre des vacances au ler que l’on doit faire de la place, que le doigts croisés effleurant le menton. sée, les systèmes de valeurs. On ne sait ques manichéens avec qui Augustin a
bord de la mer. Pour lui, le lieu est un pilon est aveugle et qu’il n’obéit à aucune L’image illustre tout à la fois la médi- qu’admirer le plus, de l’érudition de désormais rompu, eux qui prétendaient
cadre de vie, une singulière oasis dont il idéologie. La destruction des livres ainsi tation et l’acte un instant suspendu Brian Stock – à l’aise dans la philoso- dans leur erreur que les âmes migrent
partage, avec d’autres aficionados, la pratiquée perd toute dimension sacrificiel- d’une lecture pensive qui s’ouvre à la phie antique et la théologie médiévale d’un être à l’autre après la mort.
trouble fascination pour un espace extra- le, ne relève d’aucune condamnation. » contemplation. Emblème de la « culture comme dans la critique littéraire ou la L’« auteur » – mais on pourrait dire
territorialisé dont chaque crise du mon- Acquittement du bourreau, donc. chrétienne de la lecture », ce long pensée scientifique modernes – ou de la tout aussi bien le lecteur – « devient ain-
de extérieur échoue à remettre en cause Mais si l’évocation d’Alexandrie rap- moment de l’histoire de la « literacy », perspicacité de ses analyses. Non moins si l’agent d’un type de création ajustant les
la règle quasi liturgique. Comme si l’His- pelle que les bibliothèques sont mortel- entre l’Antiquité païenne et la Moderni- sensible est l’exigence éthique, civique, rythmes poétiques à la musique des passa-
toire s’arrêtait aux portes du lieu saint. les – et jamais strictement parentes du té technicienne, que le grand savant de sinon militante qui sous-tend ces ges bibliques où ces rythmes trouvent leur
De la paralysie de Mai 68 aux grèves phénix –, Jean-Marie Goulemot sait ren- Toronto déchiffre depuis trois décen- essais : l’auteur plaide, mais ce qu’il source éternelle ». La lecture ancienne
du personnel qui dévoilent le fossé dre au lieu sa vie, des rites de la consulta- nies. Ses jalons sont les textes philosophi- défend est à l’opposé d’une quelconque engage le corps autant que l’esprit, et
jamais comblé entre ceux qui consul- tion aux liens qui s’y nouent, des graffi- ques, théologiques, scientifiques de l’An- nostalgie des humanités. Il souhaite seu- Brian Stock va jusqu’à parler des effets
tent et les salariés du lieu, Goulemot a tis relevés dans les toilettes et sujets tiquité tardive, en premier lieu les Confes- lement que, par-delà les usages de la lec- psychosomatiques de la méditation chré-
observé le paradoxe de cette indifféren- d’un comparatisme inattendu aux ver- sions d’Augustin, de l’humanisme, avec ture qui se sont imposés aux Temps tienne. Mais là encore une rupture est
ce de l’usager aux malheurs du temps, tus respectives de la Biblioteca nacional une préférence marquée pour le Secre- modernes, se retrouve quelque chose de survenue, et le souvenir de cette tradi-
dont le rappel incongru n’éveille aucu- et de l’Ateneo, dans la Madrid franquis- tum de Pétrarque, et, au passage, des éco- la lectio, instaurée à l’époque d’Augustin, tion, cultivée dans les monastères, s’est
ne prise de conscience. « Je lis, donc je te où il fut gagné sans remède par un les parisiennes des XIIe et XIIIe siècles, qui soutenait la contemplation, faisait perdu. C’est dans le yoga, le zen ou le
suis. Ils lisent, donc ils sont. Au point, virus qu’il chérit. qui sont l’occasion de rappeler qu’Hu- alterner les silences de la pensée et les soufisme que les médecines alternatives
pour le monde extérieur, de n’être person- D’un ton libre et changeant comme gues de Saint-Victor fut le premier sons partagés par la communauté de la recherchent aujourd’hui leurs modèles.
ne. N’était-ce pas le sentiment, teinté de une consultation sans méthode, ce auteur à dédier tout un livre à la lecture, voix du lecteur, trouvait dans le récit De culture française autant qu’anglaise,
mépris, qu’exprimait Arthur Rimbaud libre entretien a la souplesse d’une le Didascalicon sive de Studio legendi. d’une vie l’écho mémorable d’une vérité Stock mérite d’être plus et mieux lu en
dans son poème “Les assis” ? » conversation, son mordant, ses silen- Il faut saluer ce recueil de dix essais que l’on croyait hors du temps. France. Souhaitons que ses autres livres
Cette mauvaise conscience, qui le rat- ces mesurés. a enfin accessibles en français. Ces textes On ne retiendra ici qu’un exemple : soient enfin traduits. a
trape parfois, explique-t-elle son Ph.-J. C. courts et denses font suite à des livres quand l’auteur étudie le début du livre I Jean-Claude Schmitt

Un magnifique ouvrage explore les traces d’une fabuleuse civilisation du désert, révélant ce que les pharaons devaient au Sahara
En quête des vestiges de la première Egypte
’abord, il y a les photos ! A immensités blondes d’où émer- d’Egypte. Mais tout cela ne relè- un lot considérable de docu- enfant, rares représentations de Ve dynastie (v. 2500), parmi les

D couper le souffle dès la


première page, dunes
mouvantes, chaos de roches
ge soudain un pic blanc, on n’en
finirait pas de décrire l’infinie
variété du désert qui s’étend de
verait que d’une esthétique du
minéral si ne s’y cachaient, par-
tout, les traces de l’activité
ments nouveaux. Des milliers de huttes où pendent des réci-
peintures et de gravures rupes- pients, chèvre attachée à son
tres attestent la présence de trou- piquet, couple sur le point de fai-
plus belles de tout l’art égyptien,
permettent de mesurer ce que la
vallée du Nil doit au désert pen-
posées sur un lit de sable rose, l’Est libyen aux grandes oasis humaine. peaux de bovinés (avec la seule re l’amour, c’est toute une vie dant les millénaires qui précè-
Durant les cinq mille ans qui scène de vêlage du quotidienne que dent la création de la civilisation
précèdent la mise en place de Sahara tout entier), décrivent ces pharaonique.
« ... L’exercice difficile l’Egypte des pharaons, hommes souvent domestiqués innombrables des- Car ce furent bien en partie

LE CYGNE
et bêtes tirèrent parti des ressour- puisqu’on voit à l’oc- sins ornant les grot- ces populations, repoussées vers
entre deux inconnus séparés
ces aujourd’hui disparues de casion le propriétaire tes et abris qu’occu- la vallée lorsque l’aridité com-
par le mur de la peau... » cette extrémité orientale du tenir un animal au pa cette population mença à gagner vers 5400, qui
GREGOR Sahara. Alors qu’il y pleut main- bout d’une longe et de l’holocène au contribuèrent à la mise en place
VON REZZORI
tenant environ une fois tous les qu’on les garde dans néolithique. On des cultures néolithiques de
dix ans, les photographies aérien- des enclos, mais pourrait juger tout Basse puis de Haute-Egypte
nes révèlent d’innombrables aussi de girafes, cela répétitif, mais entre le VIe millénaire et le
wadi, qui furent longtemps autruches, mouflons, un examen attentif milieu du Ve. Décidément, on ne
actifs et autorisèrent une autre oryx, antilopes, élé- permet de décou- peut comprendre l’Egypte sans
vie qu’aujourd’hui. Cela oblige à phants même, que PEINTURES vrir d’infinies nuan- ses déserts, la démonstration en
s’interroger sur l’influence de chassent des hom- ET GRAVURES ces et un sens du est une fois de plus apportée,
cette civilisation du désert sur le mes filiformes accom- D’AVANT LES détail qui varie avec ce livre éblouissant. a
monde nilotique, sur les liens pagnés de chiens. Les PHARAONS DU d’un artiste à Maurice Sartre
entretenus sans interruption techniques de repré- SAHARA AU NIL l’autre. Le très
pendant sept ou huit millénai- sentation varient, de Jean-Loïc Le savant commentai- Signalons aussi, de Charles
res. Car, quand le désert se fut incision, gravure par Quellec et Pauline re permet d’en com- Bonnet et Dominique Valbelle,
installé, que la vie eut reflué vers grattage de la couche et Philippe de Flers prendre l’importan- Des pharaons venus d’Afrique.
des espaces moins arides, les superficielle oxydée, ce et synthétise à La cachette de Kerma (Citadelles
Egyptiens n’en continuèrent pas peinture où se Préface de Nicolas merveille ce que & Mazenod, 216 p., 52 ¤),
moins à fréquenter, à contrôler, marient l’ocre, le Grimal, Soleb/Fayard, ces vestiges nous enquête sur sept statues
à exploiter même ce désert de brun, le noir, le 382 p., 100 ¤. apprennent sur les volontairement détruites et
l’Ouest, dont la vallée du Nil blanc. Processions progrès de la enfouies, et Akhenaton. Du
constitue l’oasis privilégiée. d’hommes et de femmes cou- domestication des animaux mystère à la lumière, de Marc
roman L’exploration minutieuse des verts de bijoux (bracelets, pecto- (bovins et dromadaires) ou l’évo- Gabolde (Gallimard
auteurs, relayant d’anciennes ral, ceinture) et parfois équipés lution de l’environnement. Les « Découvertes », 128 p., 13 ¤),
Le Serpent expéditions de la première moi- de sandales, touchante scène parallèles établis avec les repré- qui présente avec intelligence le
à Plumes tié du XXe siècle, apporte ainsi familiale avec un couple et son sentations animalières de la plus étrange des pharaons.
ACTUALITÉ 0123
Vendredi 3 mars 2006 11
Dans un marché du livre atone, la Fnac, les Cultura et les espaces culturels Leclerc tirent leur épingle du jeu
Fin
La bonne santé des grandes surfaces spécialisées de la grève
es piètres performances du mar-
chez Phébus
suivant leur taille. A Paris, la Fnac des teuse, ce que confirme le mois de jan- réalisent la moitié du chiffre d’affaires

L ché du livre en 2005 masquent


de fortes disparités entre les diffé-
rents réseaux de vente. Depuis
un an, les 400 grandes librairies indé-
Ternes est celle qui offre la plus grande
surface, mais c’est celle du Forum des
Halles qui réalise le chiffre d’affaires le
plus important.
vier. En 2005, les grands formats et
poches, littérature et documents confon-
dus représentent 34 % des ventes,
contre respectivement 15 % pour la jeu-
livres. Il s’agit des Relay Livres implan-
tés dans les grandes gares ou les aéro-
ports et qui disposent d’au moins 30 m2,
consacrés exclusivement aux livres, avec es treize salariés (sur dix-huit)
pendantes montrent de vrais signes
d’inquiétude, même si leurs résultats
sont plus contrastés qu’il n’y paraît, cer-
taines d’entre elles résistant bien à la
morosité ambiante (voir ci-dessous). De
A la Fnac, on a surtout observé un
changement de comportement des ache-
teurs. Alors que, en 2004, la librairie
avait drainé de la clientèle tout au long
de l’année, en 2005 les flux ont été irré-
nesse, 14 % pour la BD et 12 % pour les
livres pratiques. Dans la foulée suivent,
en dessous de 10 %, les beaux livres
(8 %), les guides et les cartes de touris-
me (7 %), le parascolaire (5 %) et les dic-
aussi les trois librairies Payot, qui ont au
moins 10 000 livres en référence. Plus
centrés sur les best-sellers ou les docu-
ments d’actualité, cette catégorie de
librairies progresse de 4,5 % dans un
L de Phébus qui s’étaient mis en
grève, mardi 21 février, pour
protester contre la mise à pied
de Jean-Pierre Sicre, fondateur de la
maison d’édition, ont repris le travail
l’autre côté de la chaîne, les grandes sur- guliers. Les grosses ventes dans les sec- tionnaires (1 %) marché atone. mercredi 1er mars (« Le Monde des
faces alimentaires marquent le pas, avec teurs de la BD et de la jeunesse, ce qui Quelques tendances lourdes sont à livres » du 24 février). Ces jours der-
22,5 % de part de marché pour les livres est plus traditionnel, se sont concen- Tendance déprimée relever. Comme le livre n’est pas consi- niers, au siège, 12, rue Grégoire-de-
en 2005, contre 23,8 % en 2003, selon trées en fin d’année. « Avec 11 %, la Pour Philippe Van der Wees, PDG du déré comme un produit de première Tours, à Paris, l’ambiance était
l’enquête réalisée pour le Salon du livre Fnac connaît un taux de retour qui reste groupe Cultura, la stratégie consiste à nécessité, ses ventes diminuent plus for- d’autant plus pesante qu’un curieux
par l’institut de marketing GfK, qui tra- très faible », indique M. Picard. Dans le s’implanter à la périphérie des villes tement, dès lors que le pouvoir d’achat incident (une porte de l’appartement
vaille à partir des chiffres relevés à la sor- même temps, on note une accélération moyennes « là où il y a un vide ». baisse. Le même effet joue en sens inver- de M. Sicre, situé au-dessus des
tie des points de vente. de la rotation des livres, dont les temps D’abord accueilli avec méfiance par les se : lorsque l’économie retrouve des cou- bureaux de Phébus, aurait été condam-
Les grandes surfaces spécialisées d’exposition sont passés en moyenne maisons d’édition, il a lancé 28 maga- leurs, la consommation de livres est née à son insu) avait ajouté au trouble
dans les biens culturels (Fnac, Virgin, de six mois à trois mois. sins depuis le premier, créé en 1998 à supérieure à la moyenne et bénéficie des salariés.
Espaces culturels Leclerc, Cultura, etc.) En 2006, les 101 espaces culturels La Rochelle. Enseigne régionale du aux grandes librairies et aux grandes Lundi 27 février, le fondateur de
semblent mieux tirer leur épingle du Leclerc vont continuer de se développer. grand Sud-Ouest, devenue nationale, surfaces spécialisées en biens culturels. Phébus a tenu une conférence de pres-
jeu. Regroupées avec les grandes librai- Après 25 ouvertures l’an passé, c’est une Cultura a pour premier métier la librai- Deuxième tendance : la diminution se, dans un hôtel parisien, où une cen-
ries, elle réalisent, toujours selon GfK, vingtaine de nouveaux magasins qui ver- rie, devant les activités vidéo et multimé- du nombre des gros lecteurs (plus de taine de personnalités du monde des
56 % du marché du livre – contre 18 % ront le jour cette année. 80 % d’entre dias, les loisirs créatifs et la papeterie. 25 livres par an). A cela s’ajoute le déve- lettres, parmi lesquels les auteurs Geor-
pour les librairies ou maisons de la eux sont situés dans des villes ou des bas- Malgré une conjoncture délicate, son loppement du marché sur deux axes ges Walter, Michel Le Bris, André Vel-
presse qui offrent moins de 15 000 réfé- sins de population de moins de 80 000 chiffre d’affaires connaît une croissance radicalement divergents. D’un côté, la ter, les éditeurs Olivier Nora, Olivier
rences, et les enseignes non spécialisées habitants et 40 % dans des aggloméra- à deux chiffres. Comme il a fait beau demande se concentre de plus en plus Cohen, Jean-Michel Place, Anne-
dans les livres comme Leroy Merlin, tions de moins de 15 000 habitants. temps, « 2005 n’a pas été un été de librai- sur un petit nombre de titres, comme le Marie Métailié, les critiques et écri-
Surcouf, Truffaut, etc. En 2005, la vente Dans ces enseignes, les livres représen- res », note toutefois Philippe Van der Da Vinci Code, de Dan Brown, de vains Pierre Assouline, Michel Polac,
de livres sur Internet est estimée en tent 50 % de l’espace, mais 27 % du chif- Wees. Malgré cela, son activité a été l’autre, on assiste à un grand éparpille- Roland Jaccard, François Cheng et Fré-
valeur à 3,2 % du marché. fre d’affaires. A périmètre constant, les tirée par la jeunesse, la BD, le poche, les ment des ventes sur l’ensemble du cata- déric Vitoux, ces deux derniers acadé-
Pour Bertrand Picard, directeur du espaces culturels Leclerc ont enregistré ouvrages scolaires et pratiques. Depuis logue proposé : 60 % des titres vendus miciens, le libraire Christian Thorel,
livre à la Fnac, « 2005 ne restera pas une progression de leur chiffre d’affaires novembre, il perçoit un décrochage, et dans plusieurs grandes surfaces spéciali- sont venus écouter l’éditeur remercié
dans les mémoires comme une grande de 9,5 %, soit 480 millions d’euros. le mois de janvier s’inscrit dans cette sées ne le sont qu’à un seul exemplaire. et lui témoigner de leur sympathie.
année. Mais, avec 16 % de part de mar- Pour Marie-José Cegarra, responsa- tendance déprimée. Enfin, le livre de poche ainsi que les « C’est un décapité qui vous parle », a
ché, l’enseigne a progressé à surface ble du développement des espaces cultu- Pour les Relay, la chaîne de points de collections à petit prix connaissent un d’emblée affirmé M. Sicre. Dans l’assis-
constante », précise-t-il. Les performan- rels, « il ne faut pas réduire la voilure », vente du groupe Hachette, 40 magasins engouement qui ne se dément pas. a tance, seule l’éditrice Maren Sell, dont
ces des 68 magasins varient nettement même si la conjoncture n’est guère por- sur les 550 présents sur le territoire Alain Beuve-Méry la maison appartient aussi au groupe
Libella, dirigé par Mme Michalski, a ten-
té de rappeler le caractère « estima-
ble » de l’apport financier fait par cette

A Blois, le quotidien d’un libraire « combatif » dernière, qui a permis de « sauver Phé-
bus et Maren Sell ». Ferme sur ses posi-
tions, Jean-Pierre Sicre a conclu ses
propos, en disant : « Ma guerre com-
nstallé à quelques pas du château de surtout, savoir se différencier de ces Si la grande distribution se défait des très attractifs, la « vie pratique » et le

I Blois (Loir-et-Cher), dans une petite


rue piétonne et biscornue, André Lab-
bé s’attache à exercer chaque jour son
grands magasins de la culture.
Membre de l’association Libraires
Ensemble, André Labbé puise la solu-
secteurs littéraires jugés peu rentables,
la librairie indépendante s’appuie sur
les domaines grand public et les best-
tourisme. Désormais, il faut descendre
quelques marches pour la trouver, dans
d’anciennes caves voûtées qui distillent
mence. »
De son côté, Vera Michalski estime
que M. Sicre « a franchi la ligne rouge,
en utilisant l’arme de la calomnie et des
« amour du livre ». A 43 ans, cet homme tion à ses problèmes dans la mise en sellers pour avoir les moyens de soute- une atmosphère plus intimiste. menaces ». Elle tiendra une conférence
a quitté l’univers de la publicité pour réseau des méthodes de chacun. Avec sa nir des éditeurs méconnus. Une straté- Après de récents travaux d’extension, de presse, lundi 6 mars, pour donner
reprendre, avec son épouse, l’entreprise femme, il sillonne la France pour s’inspi- gie qui semble bien résumer la démar- la librairie atteint désormais 780 m2 où sa version des faits. Reprochant à
familiale laissée par sa mère en 1992. rer des idées de ses confrères : faut-il che des Labbé. Etre à la fois moderne et se côtoient des livres de tous genres, un M. Sicre de « pratiquer la politique de
Dans un contexte économique moro- être climatisé, comment rendre les vitri- traditionnel, faire la synthèse entre la lit- étage de papeterie, et un magnifique la terre brûlée », elle devrait révéler le
se, le dernier libraire indépendant et nes plus attrayantes ? Si ces détails peu- térature parfois confidentielle et les sous-sol destiné aux enfants proposant nom de son successeur. a
généraliste de Blois – dont les concur- vent paraître futiles, ils restent néan- livres d’audience plus large, proposer de une sélection d’albums, de jouets éduca- A. B.-M. et C. de C.
rents sont surtout des vendeurs d’occa- moins indispensables à leurs yeux. la bande dessinée, laisser une part plus tifs et de travaux manuels. Selon André
sion, spécialisés ou bon marché – fait Mais, tout en s’affranchissant des importante au secteur « vie pratique » – Labbé, « il ne faut pas être monoproduit.
figure d’exception. L’arrivée d’une gran- techniques de la grande distribution, il cuisine, jardinage, etc. Pour André Lab- Les secteurs stables nous permettront d’ac-
de surface culturelle Leclerc au cœur du est pourtant possible d’en appliquer cer- bé, il ne s’agit pas de tenir une librairie cuser le coup lors de l’arrivée de la grande L’ÉDITION
centre-ville, en janvier 2007, ne semble taines. « Leur savoir-faire n’est pas incom- élitiste, mais d’amener un large public à surface ».
pas l’inquiéter. André Labbé est patible avec un travail de bon libraire », connaître les livres tout en satisfaisant Les libraires prévoient un à trois ans Les éditions Liana Levi ont décidé
confiant. Il aime la compétition et la affirme le responsable littérature de la des lecteurs plus avertis. délicats, prenant en compte l’effet de de ne pas renouveler le contrat de
trouve « motivante ». librairie Labbé, Marc-Olivier Amblard, curiosité engendré par l’arrivée d’un diffusion et de distribution qui les
Selon lui, les grandes surfaces cultu- qui a lui-même travaillé dans une gran- « Ne pas être monoproduit » concurrent qui vendra CD et DVD en liait à Volumen (filiale du groupe La
relles ne sont pas seules responsables de surface. « Nous pouvons prendre exem- La géographie de la librairie illustre plus des livres. Déjà, des difficultés se Martinière – Le Seuil) et qui arrivait
des difficultés rencontrées par la librai- ple sur eux pour la gestion des volumes et ce parti pris. Lorsque André Labbé a font sentir : « Depuis 2002-2003, nous à expiration au 30 juin 2006. Ce
rie indépendante. Il reconnaît qu’« elles des stocks, par exemple », poursuit-il. En repris les murs, la littérature se laissait sommes sur une planche savonnée », affir- contrat, qui avait été conclu en 1999,
retirent un peu de force aux libraires, mais revanche, pas question d’adopter leur grignoter par la papeterie : le libraire a me Marc-Olivier Amblard. Même s’il n’a avait été reconduit de manière
ce n’est pas cela qui les tue forcément ». Ce ligne éditoriale : « Leur offre est quantita- inversé la tendance, la ramenant sur le pas « peur de disparaître », le libraire blé- tacite, juste avant la prise de
qui les fragilise, c’est leur manque de tive. De notre côté, nous devons être capa- devant de la scène. Mais, après plusieurs sois note qu’« il est de plus en plus diffici- contrôle du Seuil par Hervé de La
compétitivité. « Il faut être combatif, se bles de prendre des risques intellectuels et phases de travaux, la littérature a été le de fidéliser la clientèle ». a Martinière, en 2004. A compter du
remettre en question », affirme-t-il. Et, commerciaux. » remplacée, à l’entrée, par des secteurs Cécile de Corbière 1er juillet 2006, ce sont les deux
filiales de Gallimard (CDE et Sodis)
qui se verront confier la gestion de
la trentaine de livres que la maison
AGENDA publie chaque année. Pour Liana
Levi, la décision a été prise après les
DU 1er AU 7 MARS. 75019 ; métro Porte-de-Pantin (rens. : Andrée Chedid, dans le cadre du Bruxelles accueille William Cliff, « graves dysfonctionnements » que
GUETTIER. A Paris, exposition des www.printempsdespoetes.com). Printemps des poètes et de la Journée qui donnera des lectures de textes Volumen a connus de
dessins de Bénédicte Guettier, pour internationale des femmes. Marie- sur le thème de la ville, avec Jacques septembre 2004 à janvier 2005. Sur
la parution de ses six nouveaux livres LE 6 MARS. Christine Barrault lira des textes Izoard, Serge Coutances et Joseph cette année-là, l’éditrice, qui clôt son
jeunesse, Les P’tits Caractères (éd. POL, « CONTINENTS NOIRS ». A Paris, d’Andrée Chedid (à 19 heures, à la Orban (à 19 heures, 46, rue exercice au 30 juin, estime « avoir
« PetitPOL »). A la galerie Lucie Weill Gallimard et la Maison de l’Amérique bibliothèque de l’Horloge, 1, rue du Quincampoix, 75004 ; perdu 24 % de ses ventes en
& Seligmann, 6, rue Bonaparte, latine organisent une table ronde, Cloître ; rens. : 01-34-33-46-90). rens. : 01-53-01-96-94). librairie ». Par ailleurs, elle juge que
75006 (rens. : 01-43-54-71-95 animée par Boniface Mongo-Mboussa, n’a pas eu lieu « la concertation sur
ou www.galerie-lws.com). avec Nathacha Appanah, Ousmane LE 7 MARS. DU 9 AU 17 MARS. la réorganisation des services de
Diarra, Eugène Ebodé, Edem, Koffi OSSOLA. A Paris, invité des ÉCRIVAINS DE MARS. A Saint-Brieuc distribution » annoncée par les
DU 4 AU 12 MARS. Kwahulé, Scholastique Mukasonga conférences Roland Barthes, Carlo (22), la Fédération des œuvres laïques dirigeants de Volumen, après les
PRINTEMPS DES POÈTES. A Paris, la et Jean-Noël Schifano, directeur de Ossola parlera du thème « Seule, des Côtes-d’Armor propose des soirées départs successifs de Payot Rivages
8e édition coordonnée par Jean-Pierre la collection « Continents noirs » la main qui efface » avec Florence littéraires « Les écrivains de mars » qui et de L’Ecole des loisirs.
Siméon aura pour thème « Le chant (à 19 heures, 217, bd Saint-Germain, Dupont (à 18 heures, 2, place accueilleront, cette année, Jean-Marie
des villes ». 15 000 manifestations sont 75007 ; rens. : 01-49-54-75-00). Jussieu, 75005 ; amphi 24 ; Berthier, René Girard, Olivier Adam, Marc Lévy est arrivé en tête du
attendues en France et à l’étranger. rens. : 01-44-27-63-71). Jean-François Patricola, Arnaud classement des auteurs
Le lancement officiel aura lieu vendredi LE 7 MARS. Cathrine et Delphine Mélèse, qui fera francophones les plus lus en 2005,
3 mars, à 20 heures, au lycée polyvalent CHEDID. A Cergy (95), l’association LE 8 MARS. une lecture de textes de Jean Cocteau d’après le palmarès effectué par
d’Alembert, 22, sente des Dorées, Textes & Voix rendra hommage à CLIFF. A Paris, le Centre Wallonie- (rens. : 02-96-94-16-08). l’institut Tite-Live pour L’Express et
RTL. L’auteur de Vous revoir (éd.
Robert Laffont) devance deux
lauréats des prix littéraires décernés
LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES » en novembre : François Weyergans,
Prix Goncourt avec Trois jours chez
LITTÉRATURES ESSAIS ma mère (Grasset), et Michel
Insoupçonnable, de Tanguy Viel (Ed. de Minuit) Histoire et trauma. La folie de la guerre, de Françoise Davoine Houellebecq, Prix Interallié pour La
La Tentation des armes à feu, de Patrick Deville (Seuil) et Jean-Max Gaudillière (Stock) Possibilité d’une île (Fayard).
Globe-Trotter de David Albahari (Gallimard) Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ? de Max Dorra (Gallimard) Avec Ensemble c’est tout (Le
La peste soit de l’Amérique, Les Racines chrétiennes de l’Europe, de Bruno Dumézil (Fayard) Dilettante), Anna Gavalda devance
de Sholem Aleikheim (éd. Liana Levi) La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, de David Le Breton (éd. Métailié) Patrick de Carolis, cinquième avec
Le Diamantaire, de Yasmine Khlat (Seuil) L’Histoire des avant-dernières choses, de Sigfried Kracauer (Stock) Les Demoiselles de Provence
Cendres et métaux et Chers oiseaux, d’Anne Weber (Seuil) L’Anti-Livre noir de la psychanalyse, sous la direction de Jacques-Alain Miller (Seuil) (Plon). Le Traité d’athéologie de
Nouvelles et contes. Tome 1 (1820-1832), Sensations urbaines, sous la direction de Mirko Zardini Michel Onfray (Grasset), a été l’essai
d’Honoré de Balzac (Gallimard) (Centre canadien d’architecture) le plus lu en 2005.
12 0123
Vendredi 3 mars 2006 RENCONTRE

Pierre Bergounioux
« J’ai parié
sur la raison »
L’auteur de « La Mue » et de « La Mort de Brune »
publie son Journal de la décennie 1980-1990.
A cette occasion, nous l’avons interrogé
sur ce qu’il considère comme la « mission »
de la littérature, sœur cadette de l’histoire
e Pierre Bergounioux, il fau- jours à laquelle j’ai commencé de sacrifier

D
drait pouvoir retranscrire non lorsque je suis sorti, il me semble, de l’ado-
seulement la parole, mais aussi lescence, à 30 ans, et que je suis entré dans
les accents, la respiration, la dra- l’âge adulte. L’adulte étant celui qui s’avan-
matisation, les arrêts et accéléra- ce vers les choses dernières. Jusque-là,
tions. Une passion visible, j’étais au cœur d’un tourbillon dont le détail
« dévorante » dit-il, l’anime, qui n’est pas seu- m’échappait. Et puis, subitement, cette rota-
lement celle des mots et de la littérature, tion un peu folle s’est apaisée et j’ai com- Pierre Bergounioux, février 2006. PHILIPPE GROLLIER/TEMPS MACHINE POUR « LE MONDE ».
mais de la réalité humaine dans toute sa hau- mencé de reconnaître un certain nombre de
teur, longueur, largeur et profondeur, dans figures sur les parois du décor. Et c’est à ce tiraillé ma vie durant entre deux postulations « Je suis sonnable. Introduire, importer ces lumières
toute son histoire. Une réalité dont la littéra- moment-là que l’idée m’est venue de pren- contradictoires : méditer, essayer de com- dont j’ai hérité dans tous les actes de ma vie,
ture a « mission » de témoigner. L’imposant dre la plume pour enregistrer, pour noter ce prendre quelque chose à ce qui se passe, à ce homme, professionnelle mais aussi privée.
Journal qu’il publie aujourd’hui et qui couvre qui, jusqu’alors, malgré mes efforts, m’avait qui m’arrive, me touche en plein, me déchire je suis époux Croyez-vous que la littérature puisse
la décennie 1980-1990 n’est pas un exercice échappé. parfois, et puis de l’autre répondre à l’appel revendiquer une mission positive, et par
narcissique, bien au contraire. Dans l’introduction à votre Bréviaire de de ce que Hugo nomme « le monde rieur ». et père exemple s’interdire de désespérer les
littérature, vous parlez de la « position La littérature, à vos yeux, entretient un de famille, hommes ? Voyez-vous des symptômes
Pouvez-vous expliquer cette double spéciale » des écrivains, « séparés des rapport étroit avec l’histoire. Vous je suis de ce désespoir dans la littérature la plus
démarche qui consiste, d’une part, à lieux bruyants, dangereux, où on affronte considérez que l’écrivain s’occupe des actuelle ?
tenir un Journal, d’autre part à le les choses… » Que vouliez-vous dire ? « détails » que l’historien, forcément, professeur, La littérature a assurément une mission,
publier ? Vous parlez, en août 1986, d’un Oui, les gens qui écrivent doivent, qu’ils le néglige… j’ai milité contrairement à tout ce qui a été dit sur son
« temps irréparable qui s’enfuit »… veuillent ou non, se retrancher de la commu- Je dirai que c’est un seul et même discours inutilité, sa gratuité. Je serai homme à lui assi-
Est-ce cela tenir un Journal : réparer le nauté agissante, combattante, à laquelle, qui s’est diffracté. L’histoire, qui avance par
dans les rangs gner encore, toujours et à jamais la première
temps ? simultanément, ils appartiennent. Aussi loin longues enjambées, ne peut pas descendre à d’une place. Je vais sûrement blesser des susceptibi-
J’ai découvert vers 30 ans que l’oubli mar- qu’on remonte, c’est triste à dire, les écrivains ce détail exquis, irremplaçable, chatoyant, organisation lités et surprendre des esprits de ce temps,
chait sur nos talons, qu’il emportait tout. sont des infirmes, des êtres vulnérables, par- infiniment précieux dont se nourrit la littéra- mais je tiens que le principe directeur de tou-
C’est pourquoi j’ai éprouvé le réel besoin de ce qu’hypersensibles ; ils s’adonnent à toutes ture… L’orgueilleuse philosophie tient ses ouvrière, te pédagogie, de tout enseignement authenti-
m’en retourner vers le passé parce qu’il y sortes de drogues, sont des alcooliques com- regards hautains braqués vers le ciel lointain je suis dévoré, quement humain, c’est l’enseignement des
avait des instants heureux dont les blandi- me Faulkner, des épileptiques comme Dos- des idées. L’historien, surtout depuis Braudel langues et des lettres. Quiconque n’a pas été
ces n’étaient pas épuisées, et puis aussi des toïevski, des manchots comme Cervantès, et son histoire longue, est celui qui brasse des
j’ai été dévoré non seulement frotté, mais nourri aux lettres
événements, pas seulement malheureux, des aveugles comme Borges ou Homère. Ce destinées par milliers, par millions, la durée de passion et à la connaissance appuyée, approchée des
mais qui étaient énigmatiques lorsque je les sont des gens qui ne sont pas tout à fait aptes par siècles… des vastes périodes qui échap- comme langues est à quelque degré infirme. Il me
ai vécus : celui que je suis devenu dans l’in- à la vie telle que la pratique une communauté pent à la conscience que nous en avons. Il semble que c’est cette matière-là plus
tervalle peut, après coup, s’efforcer d’éclai- dans sa totalité, avec le travail des champs, faut fatiguer des montagnes d’archives avant d’une vermine. qu’aucune autre qui est en mesure de permet-
rer et de libérer cette partie de lui-même pri- celui de l’usine, la vie publique, l’action politi- de se faire une idée des processus énormes Il m’a semblé tre aux vivants de se connaître et d’en tirer
sonnière des instants révolus. Il me semble que, la guerre… Les écrivains appartiennent au regard de quoi notre vie n’est rien. toutes les conséquences dans la totalité des
que me suivent toutes sortes d’êtres de moi- généralement aux franges sociales, sanitai- Et je pense que la littérature est ce dis-
parfois qu’il domaines où se passe leur vie.
même ; ils sont inconsolés parce que le sens res, du groupe. Et c’est justement parce qu’ils cours d’une extrême précision qui s’efforce, me faudrait Oui, il y a un certain nombre d’œuvres qui
de ce qui leur est arrivé leur a échappé. ne sont pas requis par les tâches vitales qu’ils avec la sensibilité d’un sismographe, d’enre- neuf vies, accusent cette absence de mobile sérieux de
Imperceptiblement, ils me tirent par la man- ont tout loisir de penser. gistrer le cours de ce qui aura été notre vie. vivre et de persévérer… J’ai souvent entre les
che pour que je leur prodigue par-dessus Par tempérament, par l’éducation que j’ai Mais à mes yeux elle ne vaut pas une heure et non pas mains des livres romanesques ou poétiques
l’abîme du temps les lumières, qu’ils reçue, par la nature du métier de professeur de peine si elle ne se rappelle pas qu’elle est une seule, qui me semblent être comme ensevelis dans
n’étaient pas susceptibles de recevoir parce que j’exerce et qui me laisse un peu de loisir, en quelque sorte la sœur cadette de l’histoi- une nuit profonde. Mais comme il s’agit
qu’ils n’avaient pas vécu suffisamment. En je me tiens à l’écart. Par ce fait même, je vois re. Nous sommes de part en part des créatu-
pour venir d’œuvres littéraires, et non de la chose même
cela, oui, un Journal sert à réparer le temps. des choses qui échappent à ceux qui les font, res historiques, et le moindre mouvement à bout dont ces œuvres parlent, le désespoir devient
Celui qu’on est aujourd’hui confie à celui et je les consigne. Il semble que j’aurai été dont tressaillent nos cœurs, la moindre pen- de la tâche un facteur d’espoir en ce que, justement, il
qu’on deviendra demain le soin de dissiper sée qui traverse nos cervelles renvoient en établit, en conscience, la prédominance du
ce qu’il y a de ténèbres, d’incompréhension, dernier recours à l’histoire universelle. Je de vivre » désespoir. Or toute conscience est arrache-
donc de douleur, dans le temps présent.
Quant à donner ça à la presse, parlons
Pierre Bergounioux suis homme non pas seulement au sens abs-
trait mais en tant que chacun de mes gestes,
ment. Le simple fait de prendre conscience
d’une chose revient à se soustraire à son
brutalement, c’est une façon de s’en débar- Pierre Bergounioux est un écrivain chacune de mes pensées, chacun des mots emprise ou à ses griffes. Nommer le déses-
rasser. Le fait d’écrire est une objectivation : qui n’avance pas masqué, il n’y a pas que je profère est comptable non pas seule- poir, c’est déjà l’objectiver et, pour reprendre
on transfère hors de soi, on projette sur une de malignité en lui. Qu’il écrive ses ment de l’histoire de ce pays ni même de l’Eu- une image beckettienne, le repousser de quel-
surface neutre, sur le papier, ce qui tour- romans – un magnifique récit, rope occidentale, mais de tout ce que l’huma- ques millimètres.
noyait, tourbillonnait dans notre vie intérieu- d’abord publié en 2001 chez Flohic et nité accomplit depuis qu’il y a des hommes. Patrick Kéchichian
re. La publication constituerait donc un devenu introuvable, B-17 G, vient Et c’est en cela, il me semble, que ce Journal
deuxième stade, et définitif, de libération. d’être réédité, avec une préface de n’a rien d’intime, au mauvais sens du terme,
On se débarrasse enfin de cette traîne Pierre Michon (éd. Argol, 94 p., 14 ¤) parce qu’il ne fait jamais qu’accuser, dans
encombrante de regrets, de remords qui –, qu’il compose un panorama son registre propre, cette humanité qui m’est
nous accompagne et qui pourrait, si l’on n’y réfléchi et engagé de la littérature échue et dans laquelle je m’applique à distin-
prenait garde, s’appesantir au point d’entra- (Bréviaire de littérature à l’usage des guer du mieux que je peux ce que je peux
ver notre marche. vivants, éd. Bréal, 2004, 380 p., 19 ¤), avouer et faire mien et ce dont je dois me
Ce Journal montre un homme à la ou qu’il tienne son Journal, c’est un défendre parce que je le tiens pour inhu-
tâche, aussi bien dans sa vie ordinaire, même mouvement vital, une même main.
familiale et professionnelle, que dans volonté farouche, et surtout une égale Quelles sont ces « clartés » dont vous
son travail d’écrivain. Cet homme est confiance dans les vertus de la raison parlez que la littérature est apte à jeter
souvent mécontent de lui, sévère… et du langage humain. sur notre destinée ?
Je suis homme, je suis époux et père de Commencé en 1980, ce Carnet de Je pense que la littérature est quelque cho-
famille, je suis professeur, j’ai milité dans notes précède, prépare et accompagne se comme une science exacte. Si on ne se paie
les rangs d’une organisation ouvrière, je l’entrée en littérature de Pierre pas de mots, si on évite de composer l’un des
suis dévoré, j’ai été dévoré de passion com- Bergounioux – son premier roman, divers rôles qui s’offrent à l’écrivain et que
me d’une vermine. Il m’a semblé parfois Catherine, paraît chez Gallimard en l’on s’applique simplement à saisir, à ressai-
qu’il me faudrait neuf vies, et non pas une 1984. Le « je » qui s’exprime, raconte, sir, à percer l’éternelle énigme du présent, le
seule, pour venir à bout de la tâche de vivre, analyse, enregistre, n’est pas ce que mystère toujours renaissant de la réalité,
pour concilier tout cela, mettre un peu d’or- Pierre Bourdieu, cité par alors oui, la littérature pourrait bien être cet
dre dans le cours heurté, difficile, doulou- Bergounioux, nomme le « lieu effort vers la justesse, l’exactitude... allons-y :
reux des jours. Mécontent, parce que j’ima- prétendu de la subjectivité ». La l’authenticité, la probité… Les clartés sont cel-
gine mal qu’on puisse être homme et première personne, ici, est celle de la les de la civilisation des Lumières dont je me
content de soi. L’essentiel des rapports que compréhension, de l’intelligence du sens très profondément comptable. D’abord
je soutiens avec celui qui porte mon nom est monde, et de la connaissance de soi. et avant tout comme professeur. Je me sens le
marqué au coin du déplaisir et, plus souvent Un soi qui ne serait pas d’abord légataire de quelque chose qui fut probable-
qu’à mon tour, de la haine de soi. Tenir instance intime mais mesure ment unique dans toute l’histoire de l’espè-
registre de ses actes aide peut-être à se corri- humaine, universelle. ce : la décision ferme, héroïque, d’examiner
ger, à agir moins mal, à y voir plus clair. toutes les choses à la lumière de la raison, ce
C’est l’un des enseignements, l’une des utili- Carnet de notes, 1980-1990, « jugement calme » dont parle Hume. J’ai
tés qui peut s’attacher à cette prose des éd. Verdier, 952 p., 35 ¤. parié sur la raison. Me conduire de façon rai-

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