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Rabbia poetica.

Note sur Pier Paolo Pasolini


Georges Didi-Huberman
Dans Po&sie 2013/1 (N° 143), pages 114 à 124
Éditions Belin
ISSN 0152-0032
ISBN 9782701162782
DOI 10.3917/poesi.143.0114
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Georges Didi-Huberman

Rabbia poetica
Note sur Pier Paolo Pasolini

Dans La Rabbia, son admirable documentaire de montage composé en 1962-1963,


Pier Paolo Pasolini a voulu développer, comme à la pointe de toutes ses prises de
position sur la situation politique du monde contemporain, une profonde réflexion
sur la beauté : la beauté confrontée à la richesse (pourquoi la bourgeoisie a-t-elle tant
besoin de s’approprier la beauté ?), la beauté confrontée à la mort ou, même, la beauté
comme « mal mortel » (c’est le long passage élégiaque sur la mort de Marilyn Monroe,
scandé par les rimes d’un poème composé ad hoc par Pasolini et lu par la magnifique
et douce voce in poesia de Giorgio Bassani1). Et c’est alors que, dans une des der-
nières séquences du film – intitulée la « Séquence du malheur à la mine » (Sequenza
della disgrazia in miniera2) – les pauvres gens, des mineurs, reviennent depuis le fond
du film, comme s’ils remontaient depuis le fond de leur mine. C’est alors qu’émerge
l’autre beauté, la beauté si étrangement belle de porter son autre, qui est la douleur la
plus antique. Vingt-trois mineurs sont remontés depuis le fond de leur mine, portés par
leurs camarades et pleurés par leurs épouses ou par leurs mères. C’est cela que l’on voit
d’abord, comme un contrepoint exact aux vies « chargées de bijoux » des bourgeoises
d’opéra, voire à la mort de Marilyn elle-même sous forme de « poussière d’or ». Ici
ce sont des femmes en gris, en noir, des femmes qui se débattent dans le deuil, qui
se lamentent, qui se taisent dignement ou qui lancent leurs gestes de colère contre les
autorités capables seulement de « gérer l’accident ». Et Pasolini de composer, en « voix
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de poésie », quelque chose comme un thrènos, un très humble chant funèbre pour ce
peuple atteint par le coup du grisou :

Et la classe des châles noirs de laine,


des tabliers noirs à peu de lires,
des fichus qui enveloppent
les visages blancs des sœurs,
la classe des hurlements antiques,
des attentes chrétiennes,
des silences fraternels dans la boue
et de la grisaille des jours de pleur,
la classe qui donne valeur suprême
à ses pauvres mille lires,

1. Ce texte fait suite à une analyse plus extensive du film La Rabbia, intitulé « Film, essai, poème. Note sur La Rabbia
de Pier Paolo Pasolini », prononcée au Théâtre de Genève le 9 mars 2013 (à paraître).
2. P. P. Pasolini, « La rabbia » (1962-1963), Tutte le opere. Per il cinema, I, éd. W. Siti et F. Zibagli, Milan, Arnoldo
Mondadori Editore, 2001, p. 401.

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et qui, là-dessus, fonde une vie
à peine capable d’illuminer
la fatalité du mourir1.
*

Mais pourquoi fallait-il que Pasolini composât, en vers poétiques, ce chant funèbre
qui évoque tant le passé – avec ses urli tout droit venus de l’Antiquité païenne et ses
pianti consacrés par toute la tradition chrétienne – qu’il semble presque mettre au
second plan l’analyse historique et la prise de position politique ? En quoi le dernier
mot donné à la fatalità del morire pourrait-elle nous servir d’arme polémique et d’outil
émancipateur pour le présent ? Voilà pourtant, en dépit de toutes les méfiances voire
détestations alentour – qu’elles aient été l’œuvre de « traditionalistes » offusqués que
l’on pût écrire, comme Pasolini l’a explicitement tenté, des « poèmes marxistes »2, ou
bien d’« avant-gardistes » consternés de son recours aux formes les plus anciennes
de l’écriture poétique –, voilà pourtant bien ce que Pasolini voulut assumer de front
dans cette expérience d’écriture politico-poétique. N’y a-t-il pas, dans les « poèmes
marxistes » de 1964-1965, un petit recueil d’épigrammes (cette forme antique de poésie
funéraire que Bertolt Brecht avait déjà reprise à son compte dans l’ABC de la guerre)
ainsi qu’un long texte intitulé « Poésie en forme de polémique3 » ? L’un des plus beaux
poèmes jamais écrits, peut-être, par Pasolini n’aura-t-il pas eu pour argument une mani-
festation politique4 ?
Lorsque, en 1968, Pasolini voulut résumer pour l’historien Jon Halliday sa tenta-
tive inhérente au film La Rabbia, il n’hésita pas devant le paradoxe consistant, dit-il,
à écrire « en vers » (in versi) sa « dénonciation marxiste de la société de l’époque »
(denuncia marxista della società del tempo) : « J’ai écrit ces textes poétiques expressé-
ment [pour le film], et je les ai fait lire par Giorgio Bassani – qui par ailleurs doublait
la voix d’Orson Welles dans La Ricotta – et par le peintre Renato Guttuso5 ». Deux ans
plus tôt et dans un contexte spécifiquement italien – un entretien avec Giorgio Bocca
publié dans le quotidien milanais Il Giorno du 19 juillet 1966 –, Pasolini avait été mis
en demeure de s’expliquer avec les « avant-gardistes » de gauche qui lui reprochaient sa
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poésie enragée comme attitude néo-romantique, inefficace devant la nécessaire poli-
tique révolutionnaire à mener dans le contexte des luttes sociales de ce temps. Le jour-
naliste introduisait l’entretien en décrivant ainsi son interlocuteur : « Et voici le vieux
Pasolini, Pier Paolo, cinquante kilos d’une rage (cinquanta chili di una rabbia) qui est
solitude, amour, timidité, incontinence, peur, génie. Cinquante kilos d’humanité6 »…

1. Ibid., p. 401 : « E la classe degli scialli neri di lana, / dei grembiuli neri da poche lire, / dei fazzoletti che avvolgono
/ le facce bianche delle sorelle, / la classe degli urli antichi, / delle attese cristiane, / dei silenzi fratelli del fango / e del
grigiore dei giorni di pianto, / la classe che dà supremo valore / alle sue povere mille lire, / e, su questo, fonda una vita /
appena capace di illuminare / la fatalità del morire. »
2. Id., « Poesie marxiste » (1964-1965), Tutte le opere. Tutte le poesie, II, éd. W. Siti, Milan, Arnoldo Mondadori Editore,
2003 (éd. 2009), p. 889-994.
3. Ibid., p. 960-962 et 975-977.
4. Id., « Comizio » (1954), Tutte le opere. Tutte le poesie, I, éd. W. Siti, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 2003 (éd.
2009), p. 795-799 (trad. N. Castagné et D. Fernandez, « Meeting », Poèmes de jeunesse et quelques autres, Paris, Gallimard,
1995, p. 159-167).
5. Id., Pasolini su Pasolini. Conversazioni con Jon Halliday (1968-1971), trad. C. Salmaggi, Tutte le opere. Saggi sulla
politica e sulla società, éd. W. Siti et S. De Laude, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1999, p. 1327 (version amplifiée par
rapport à l’édition originale, Pasolini on Pasolini, éd. O. Stack [pseudonyme de J. Hollyday], Londres-New York, Thames
and Hudson, 1969).
6. Id., « L’arrabbiato sono io » (1996), Tutte le opere. Saggi sulla politica e sulla società, op. cit., p. 1591.

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Moyennant quoi il pouvait poser sa question principale : « Je voulais vous demander,
sérieusement, quelle est la différence entre l’enragé (arrabbiato) et le révolutionnaire
(rivoluzionario1) ». Réaction physique de Pasolini : « Il se passe la main sur le visage
et ferme à moitié les paupières, comme quelqu’un qui souffrirait de migraine perma-
nente ». Puis, vient une réponse – mais une réponse en deux temps. D’abord, Pasolini
admet que le révolutionnaire veut apporter une modification réelle (sul piano del reale)
au système politique existant, tandis que l’enragé ne cesse jamais de se heurter aux
barrières d’un système dont il peut être considéré comme le prisonnier. Mais, d’autre
part, le révolutionnaire a pour but de substituer au système existant un autre système
dont l’enragé a toutes les raisons de craindre qu’il restaurera ce que Pasolini nomme
alors le « moralisme » et le « conventionnalisme » (il moralismo e il perbenismo) de tout
système établi, fût-ce sur les bases d’un précédent système aboli. Le révolutionnaire
(dont le type, aux yeux de Pasolini, est Lénine) serait donc en attente d’un nouveau
conformisme quand l’enragé (dont le type serait plutôt illustré par Socrate) souffre de
tous les conformismes possibles dans tous les systèmes possibles2.
Or, cela n’est pas sans conséquences sur le langage lui-même, sur la langue choisie
pour proférer la contestation des systèmes existants. On comprend mieux, alors, que
Pasolini ait dédoublé la prosodie de son commentaire, dans La Rabbia, entre une « voix
de prose » (plutôt révolutionnaire) et une « voix de poésie » (enragée jusque dans sa
douceur même, sa douloureuse douceur). Voilà pourquoi, selon le poète cinéaste, toute
guerre doit se mener sur deux fronts à la fois (io conduco una guerra su due fronti),
quitte à être maudit par les « purs poètes » d’un côté et par les « purs révolutionnaires »
d’un autre3. Et à ceux, notamment, qui lui reprochent son attitude « ridicule de s’enga-
ger [politiquement] en vers alexandrins » (è ridicolo arrabbiarsi in versi alessandrini),
Pasolini répond que les formes du passé – les Pathosformeln ou les Toposformeln de
l’Antiquité païenne ou du Moyen Âge chrétien – peuvent très bien apparaître comme
« une nouveauté au regard [des conformismes ou] des codifications plus récentes » (una
novità rispetto alle codificazioni più recenti 4).
Façon, pour le poète, de se comparer – très modestement, d’ailleurs – à un bout de
« papier de tournesol » (cartina di tornasole) : à savoir ce genre de petites feuilles de papier-
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filtre que l’on imbibe d’un pigment soluble dans l’eau (extrait le plus souvent de certains
lichens) et qui « réagit » (reagisce) au milieu ambiant5 (en général de couleur mauve ou
lilas en milieu chimiquement neutre, le papier de tournesol vire au rouge en milieu acide et
au bleu en milieu alcalin ou basique). Façon de dire que l’enragé ne connaît pas de paix, de
stase, d’état stable : il change de couleur dans le vent qui passe comme frémissent les ailes
de l’oisillon dans les galeries de mine menacées par le grisou. Autant d’images pour cette
inquiétude poétique que Pasolini lui-même, dans le film de Jean-André Fieschi intitulé,
justement, Pasolini l’enragé, aura voulu nommer l’« ajoie » (abgioia) selon un vocabu-
laire non par hasard emprunté aux troubadours d’un lointain passé poétique6.

1. Ibid., p. 1592.
2. Ibid., p. 1592-1593.
3. Ibid., p. 1595.
4. Ibid., p. 1594.
5. Ibid., p. 1595.
6. Id., « Pasolini l’enragé [entretiens avec J.-A. Fieschi] » (1966), Cahiers du cinéma, hors-série n° 9, 1981, p. 43-53
(j’ai commenté cette notion d’abgioia dans Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire, 4, Paris, Les Éditions
de Minuit, 2012, p. 180-195).

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*
Il se peut que la poésie, y compris la poésie traditionnelle, nous aide à verbaliser
certaines vérités essentielles sous une forme rythmique – belle et mémorable – que
la plupart des textes philosophiques échouent sans aucun doute à faire « chanter »
(essayez donc de chanter et de mémoriser un passage de Kant ou de Hegel, pour voir).
En ce sens, La Rabbia nous donnerait à entendre, par sa splendide voce in poesia, une
« vérité musicalisée », quelque chose comme une prosodie de la condition humaine, par
exemple lorsque Pasolini débute son commentaire – un début non repris dans la ver-
sion finale du film – par cette réflexion générale sur le temps : « Le temps fut une lente
victoire / qui a vaincu vaincus et vainqueurs » (Il tempo fu une lenta vittoria / che vinse
vinti e vincitori1). Mais convenons de l’extrême généralité d’un tel propos. Dire cela,
en effet, c’est dire bien trop peu sur la poésie, et ce n’est encore rien dire sur la rabbia
poetica elle-même en tant qu’elle constitue, chez Pasolini, un gestus fondamental ou,
même, le paradigme central – mais il vaudrait mieux dire transversal – à toutes ses
tentatives littéraires, critiques, politiques ou cinématographiques.
C’est un fait significatif dans la biographie artistique de Pasolini que l’intitulé de La
Rabbia ait été, deux ans au moins avant le film de 1962, choisi pour un recueil narratif
qui n’a jamais vu je jour2, mais aussi pour un magnifique poème de 1960 versé, en
1961, au recueil La Religione del mio tempo et, plus précisément, dans la partie dite
des « Poésies inciviles » (Poesie incivili3). C’est un poème composé de six strophes
comprenant quinze vers chacune. Selon Walter Siti, l’éditeur des œuvres du poète,
sa structure prosodique reproduit exactement un schéma ABBCABBCCDDEFEF que
l’on retrouve dans les Rerum vulgarium fragmenta de Pétrarque et même, avant lui,
dans une célèbre canzone de Dante intitulée Amor, che movi tua vertù dal ciel4. Or, il
n’est pas impossible, lisant ce poème, de comprendre quelque chose d’essentiel à la
structure lyrico-documentaire qui caractérisera, deux ou trois ans plus tard, le film épo-
nyme de Pasolini. C’est comme si la rabbia poetica qui court dans tout ce film n’était
rabbia qu’à exister, d’abord, sous la forme d’un poème strico sensu.
Ce poème commence avec l’évocation d’un petit jardin ombragé de pins parasols
où poussent encore des roses, comme les témoins d’un temps passé qui a survécu dans
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sa vie végétale et, peut-être, dans le chant de ce merle qui, ce jour-là encore, « trame
son intrigue » éternelle (trama la sua tresca5, dit le poème en jouant sur le mot tresca
qui désigne à la fois une « intrigue » au sens politique, une « liaison » amoureuse et un
rythme de danse du type « farandole »). C’est une figure de survivance à laquelle font
cruellement face – image dure mais chère à Pasolini, on la retrouvera dans un grand
nombre de ses films – les « barres d’immeubles fascistes » et les « chantiers en cours ».
Près de ce jardin, justement, est mort en 1849 Goffredo Mameli, poète et patriote italien,
figure majeure du Risorgimento et auteur de l’hymne national italien (le Canto degli

1. Id., « La rabbia », op. cit., p. 355.


2. Dans une lettre du 28 février 1961 à son éditeur Livio Garzanti, Pasolini déclarait finir de composer « un volume de
fictions […] intitulé La Rabbia ». Id., Lettere 1955-1975, éd. N. Naldini, Turin, Einaudi, 1988, p. 487. Les récits de ce vo-
lume non publié se retrouveront dans id., Tutte le opere. Romanzi e racconti, I, éd. W. Siti et S. De Laude, Milan, Arnoldo
Mondadori Editore, 1998, p. 1552-1584.
3. Id., « La rabbia » (1960), Tutte le opere. Tutte le poesie, I, op. cit., p. 1051-1053 (il n’existe pas, à ma connaissance,
de traduction française de ce poème, du moins dans les recueils incluant des parties de La Religion de notre temps. Cf. id.,
Poésies, 1953-1964, trad. J. Guidi, Paris, Gallimard, 1980, et id., Poèmes de jeunesse et quelques autres, op. cit.).
4. Ibid., p. 1685 (note de W. Siti).
5. Ibid., p. 1051.

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Italiani mis en musique par Michele Novaro) comme d’un célèbre « hymne au peuple »
(Suona la tromba mis en musique par Giuseppe Verdi).
À l’évocation de ce poète politique par excellence – et de son lyrisme possible,
typique des temps de lutte – Pasolini ajointe, comme par montage, la description de
son propre jardinet de pierre (moi povero giardino, tutto / di pietra) dont les couleurs,
dit-il, sont bien rares (colori, / pochi), à part, si l’on regarde bien, cet unique point de
rouge (solo un po’ di rosso) : là où pousse, dans ce lieu « à demi caché, amer, sans joie »
(seminascosto, amaro, senza gioia1)… une seule rose :

Une rose. Elle pend humblement


sur l’adolescent rameau, comme à une fente,
reste timide d’un paradis en miettes2…

Alors le poète, avec ses mots, son corps, sa pensée, son œil-phrase, s’approche un
peu plus. Vue de près, la rose est encore plus modeste, effacée (dimessa), telle une
« pauvre chose nue et sans défense » (una povera cosa indifesa e nuda). « Je m’ap-
proche encore, écrit Pasolini, et je sens l’odeur »… qui fait, immédiatement, lever cette
plainte : « Ah, crier c’est peu, et c’est peu que se taire » (Ah, gridare è poco ed è poco
tacere). Et cependant Pasolini, respirant ce parfum de l’unique rose, sait bien qu’« en
ce seul instant misérable » tient toute « l’odeur de [sa] vie » (in un solo misero istante,
/ l’odore della mia vita3). C’est alors que surgit, comme le parfum dans les narines, la
question dans l’âme – ou la bouche, ou la langue – du poète :

Pourquoi est-ce que je ne réagis pas,


pourquoi est-ce que je ne tremble pas,
de joie, ou jouir de quelque pure angoisse ?
Pourquoi est-ce que je ne sais pas reconnaître
cet antique nœud de ma propre existence ?
Je le sais : parce qu’en moi est désormais enclos le démon
de la rage4.
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La rage serait donc un démon qui se loge en nous et ne nous lâche plus. C’est le
démon en nous de tout ce qui nous emprisonne et nous détruit alentour, je veux dire
depuis le monde historique et politique qui détermine si lourdement nos destins col-
lectifs et individuels. Comme si l’histoire, avec cette impossibilité de l’innocence qui
en accompagne toute conscience au grand malheur de Pasolini, « remplissait son cœur
de pus » (mi riempie il cuore di pus), justement parce qu’elle l’empêche d’être poéti-
quement le « maître de son temps » (non sono più padrone del moi tempo5). La rime
conflictuelle « cœur-fureur » (cuore-furore) prendra désormais la même place que la
rime « rose-rage » (rosa-rabbia), le poème se terminant sur le constat d’une intranquil-
lité assumée : « Je n’aurai plus de paix, jamais » (non avrò pace, mai6). Se pourrait-il

1. Ibid., p. 1051.
2. Ibid., p. 1051-1052 : « Una rosa. Pende umile, / sul ramo adolescente, come a una feritoia, / timido avanzo d’un
paradiso in frantumi… »
3. Ibid., p. 1052.
4. Ibid., p. 1052 : « Perché non reagisco, perché non tremo, / di gioia, o godo di qualche pura angoscia ? / Perché non
so riconoscere / questo antico nodo della mia esistenza ? / Lo so : perché in me è ormai chiuso il demone / della rabbia ».
5. Ibid., p. 1052.
6. Ibid., p. 1053.

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alors que la rage témoigne, en chacun de nous, d’une mise en échec du voir poétique
devant l’histoire des sociétés humaines ?

Pessimisme et douleur, certainement. Résignation, certainement pas. Il faut toujours


compter, chez Pasolini, avec la double dimension de ce qu’il nomme, dans un poème
fameux, sa propre « vitalité désespérée » (disperata vitalità1). Or, le cinéma ne repré-
sente-t-il pas la forme même de cette inaliénable vitalité ? Il suffirait pour cela de se
souvenir de l’admirable film philosophique intitulé La Séquence de la fleur en papier
dans lequel la « vitalité » de Ninetto Davoli se pare d’une grande fleur rouge – rose
ou, plutôt, coquelicot factice – qui apparaît comme la réponse, joyeuse et provisoire,
donc désespérée, aux désordres du monde qui apparaissent en surimpression sur le
corps dansant du jeune acteur : poésie naïve, sans doute, et d’ailleurs Ninetto sera, dans
le film, mis à mort par quelque chose comme la transcendance de l’histoire. Mais le
cinéma aura, du moins, su transformer la stérile rabbia du « démon de l’histoire » en
rabbia poetica, comme les séquences sur la mort de Marilyn et le malheur dans la mine,
dans le film La Rabbia, nous l’auront déjà si bien montré.
Beaucoup d’intuitions, chez Pasolini, semblent réglées sur une sorte de syllogisme
implicite : s’il est vrai, d’une part, que « la poésie est dans la vie2 » et que, d’autre part,
le cinéma est un art dont la vie en mouvement constitue d’évidence l’objet principal3
– thème récurrent du grand recueil Empirismo eretico publié en 1972 –, alors on pourra
dire qu’il existe bel et bien une possibilité pour ce cinéma de poésie dont La Rabbia
offre, au cœur même de son caractère historique et documentaire, un exemple magni-
fique. Il est fort significatif que Pasolini, entre son poème « La rabbia » et son film La
Rabbia, ait pu, en quelque sorte, désespérer de l’écriture pure tout en continuant, par
abgioia ou « vitalité désespérée », d’imaginer quelque chose qui serait poésie visuelle
autant que poésie verbale. Dans la préface à son recueil de poésies publié par Aldo
Garzanti en 1970, Pasolini prévenait ainsi son lecteur : « Il ne me paraît pas opportun
d’effectuer ici une analyse portant sur l’équivalence entre le “sentiment poétique” sus-
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cité par certaines séquences de mes films et celui que suscitent certains passages de mes
recueils de poèmes. La tentative de définir une équivalence de ce genre n’a jamais été
effectuée, sinon de façon très floue, en faisant référence aux contenus. Je crois toutefois
que l’on ne saurait nier qu’une certaine façon d’éprouver quelque chose (un certo modo
di provare qualcosa) se retrouve identique à elle-même face à certains de mes vers et à
certaines de mes prises de vues4 ».
« Un certo modo di provare qualcosa » : voilà qui semblera d’abord assez peu précis
sur le plan de la théorie. Le traducteur français a spontanément abondé dans le flou d’un
certain sentimentalisme poétique en traduisant le verbe provare par « ressentir ». Mais

1. Id., « Una disperata vitalità » (1964), Tutte le opere. Tutte le poesie, I, op.cit., p. 1182-1202 (trad. partielle J. Guidi,
Poésies, 1953-1964, op. cit., p. 231-235)
2. Id., « La poésie est dans la vie (entretien avec Achille Millo) » (1967), trad. J.-B. Para, Europe, n° 947, 2008, p. 110-
118.
3. Id., « La lingua scritta della realtà » (1966), Tutte le opere. Saggi sulla letteratura e sull’arte, I, éd. W. Siti et S.
De Laude, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1999 (éd. 2004), p. 1503-1540 (trad. A. Rocchi Pullberg, « La langue écrite
de la réalité », L’Expérience hérétique. Langue et cinéma, Paris, Payot, 1976, p. 167-196).
4. Id., « Al lettore nuovo » (1970), Tutte le opere. Saggi sulla letteratura e sull’arte, II, éd. W. Siti et S. De Laude, Milan,
Arnoldo Mondadori Editore, 1999 (éd. 2004), p. 2511 (trad. J. Guidi, Poésies, 1953-1964, op. cit., p. 289 [trad. légèrement
modifiée]).

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provare est un verbe aussi précis que possible dans la conjonction – évidemment pré-
sente à l’esprit de Pasolini – de ses différentes significations : provare c’est « éprouver »
ou « ressentir », sans doute, au sens d’une mise en branle de l’émotion devant quelque
chose (une simple rose, par exemple) ; mais c’est aussi « essayer », expérimenter au sens
d’une mise en œuvre heuristique d’éléments du monde réunis là « pour voir » (ajointer
la rose à la rage, par exemple) ; et c’est encore « prouver », au sens d’une déduction
historique, d’un jugement construit à partir d’un certain état du monde (quelque part
entre les hymnes patriotiques de Mameli dans les années 1840 et l’écriture par Pasolini
d’un poème politique dans les années 1960). Telle serait donc, pour l’auteur de L’Ex-
périence hérétique, la poésie comme modalité ou modalisation (modo) de la prova du
monde, qui est aussi prova du temps : un essai ou expérimentation donnant lieu, d’une
part à une pensée argumentée, une preuve, un jugement, et d’autre part à une émotion
modalisée dans quelque forme verbale ou visuelle – toutes choses qui caractérisent
exactement, on l’a vu, l’entreprise même du film La Rabbia.
Voilà pourquoi il existe un « cinéma de poésie » (cinema di poesia) dont Pasolini,
en 1965, aura tenté quelque chose comme un manifeste dans le texte placé en tête de la
section « Cinéma » d’Empirismo eretico1. Qu’est-ce que le cinéma, en toute première
analyse, sinon un champ, un véhicule, un médium d’« images signifiantes » (immagini
significanti) pour lesquelles Pasolini osera – très provisoirement, il va sans dire – le néo-
logisme d’« im-signes2 » (im-segni) ? Mais en quoi peut-on dire de ces images qu’elles
sont « signifiantes », si ce n’est pour remarquer, d’une part qu’elles peuvent, par le tru-
chement du montage, se composer à la façon des mots dans une phrase, d’autre part
qu’elles nous touchent directement, nous concernent, nous regardent ? Et voilà comment
les images se constituent, elles aussi, en tant que « modo di provare quelcosa ».
Voilà comment elles touchent à la fois nos jugements intelligibles (ordre de la
preuve) et nos émotions sensibles (ordre de l’épreuve). Voilà pourquoi elles possè-
dent le double caractère de se présenter à la fois comme documents du réel (puisque
le cinéma, selon Pasolini, demeure un art fondamentalement réaliste, ancré dans une
technique d’enregistrement, de sorte que même un film surréaliste comme Un chien
andalou, évoqué dans ce texte, pourra être vu sous l’angle d’une documentation parfai-
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tement « réaliste » sur la forme des fesses de l’actrice Simone Mareuil, celle des rasoirs
ou des bicyclettes en 1928)… et inventions de la psyché (puisque le cinéma, aussi
documentaire soit-il, fabrique sans cesse des associations d’images qui échappent au
strict domaine de l’inférence rationnelle et viennent fournir l’étoffe même de nos rêves
les plus enfouis). « Ceci explique, dira Pasolini, la profonde qualité onirique (qualità
onirica) du cinéma, ainsi que sa nature, disons, objectuelle, absolument et nécessaire-
ment concrète (concretezza3) ».
Or, il existe une sorte de cheville dialectique ou d’opérateur de conversion exem-
plaire entre ces deux dimensions du cinéma – réelle et psychique, concrète et onirique –
mises en regard par Pasolini : il s’agit des gestes ou « signes mimiques » (segni mimici)
que la caméra, filmant les êtres en mouvement, parvient à capter pour les verser dans
quelque chose qu’il faudra bien appeler, finalement, un « patrimoine commun » (patri-

1. Id., « Il “cinema di poesia” » (1965), Tutte le opere. Saggi sulla letteratura e sull’arte, I, op. cit., p. 1461-1488 (trad.
A. Rocchi Pullberg, « Le cinéma de poésie », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 135-155).
2. Ibid., p. 1463 (trad. cit., p. 136).
3. Ibid., p. 1464 (trad. cit., p. 137).

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monio comune 1). Comment nier qu’une grande partie du cinéma de Pasolini s’attache à
nous restituer la poésie des gestes de tous ceux et celles qu’il filme avec tant d’attention
et de tendresse, qu’il s’agisse des farandoles exubérantes de Ninetto dans La Séquence
de la fleur en papier ou de la danse minimaliste de la petite Salomé dans L’Évangile
selon saint Matthieu ? La Rabbia même n’accorde-t-elle pas une importance cruciale
aux gestes humains isolés – par le montage – dans toute leur puissance d’expression ?
Mais, au fait, pourquoi ce privilège esthétique et, même, anthropologique accordé aux
gestes, privilège que l’on trouve, avant Pasolini, dans la notion de Pathosformel chez
Aby Warburg2 ou bien, après lui, dans l’idée chère à Giorgio Agamben selon laquelle
« ayant pour centre le geste […], le cinéma appartient essentiellement à l’ordre éthique
et politique (et non pas simplement à l’ordre esthétique3) ».
On comprend bien, à lire le texte de L’Expérience hérétique, ce privilège particulier
du geste dans l’idée pasolinienne d’une poésie de cinéma. En premier lieu, le geste se
situerait par-delà toute opposition entre langue et corps : « Il faut avoir recours, dans
la réalité, à un système de signes mimiques pour compléter la langue parlée. En effet,
un mot (lin-signe) prononcé avec une certaine expression du visage prend une signi-
fication ; mais, prononcé avec une autre expression, il en prend une autre, peut-être
franchement opposée (si c’est un Napolitain qui parle, par exemple) : un mot suivi
d’un geste a une signification, suivi d’un autre geste il a une autre signification4 ». En
second lieu, le geste semble bien se situer par-delà toute opposition entre corps et âme,
puisqu’il nous adresse, depuis ce qui meut un corps, un message – fût-il indéchiffrable,
nous ne sommes plus ici dans l’idéal d’une omnilisibilité de type sémiologique – qui a
d’abord su émouvoir l’être qui s’exprime. Finalement, le geste parviendrait à se situer
par-delà toute opposition entre mémoire et désir, puisque ce qu’il délivre au présent
rejoue quelque chose comme un « patrimoine commun » pour inventer cependant l’ab-
solue nouveauté du monstrum, comme dit Pasolini, qu’il lance avec toute son énergie
vers le futur. Et c’est là, peut-être, que s’affirme le mieux cette « nature foncièrement
artistique du cinéma » qui, aux yeux du poète, sera perceptible d’abord dans « sa vio-
lence expressive, sa matérialité onirique » (la sua violenza espressiva, la sua fisicità
onirica5). (D’ailleurs, recopiant ces mots, me revient soudainement en mémoire le
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poing dressé du jeune homme nu qui, dans Salò, défie la mort qu’on vient lui donner.)

Le « cinéma de poésie » s’attacherait donc à produire ce que Walter Benjamin avait,


autrefois, nommé des images dialectiques : il a en effet, dit Pasolini, « pour caractéris-
tique de produire des films de nature double » (produrre film dalla doppia natura). D’un
côté, nous voyons le plus souvent un film qui « se déroule », c’est-à-dire qui déroule,
qui raconte explicitement une « histoire ». Mais, « sous ce film, se glisse l’autre film »
qui, de son côté, se présente poétiquement dans la mesure où il parvient à faire passer sa
teneur « totalement et librement de caractère expressif et expressionniste » (totalmente

1. Ibid., p. 1461 (trad. cit., p. 135).


2. Cf. G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les
Éditions de Minuit, 2002, p. 115-270.
3. G. Agamben, « Notes sur le geste » (1992), trad. D. Loayza, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris, Payot &
Rivages, 1995, p. 67.
4. P. P. Pasolini, « Il “cinema di poesia” », op. cit., p. 1461-1462 (trad. cit., p. 135-136).
5. Ibid., p. 1468 (trad. cit., p. 140).

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e liberamente di carattere espressivo-espressionistico1). Film « autre » dont s’émeut
Pasolini lorsqu’il repère, dans « les cadrages et les rythmes de montage obsédants » (le
inquadrature e i ritmi di montaggio ossessivi), le véritable lyrisme des « grands poèmes
cinématographiques, de Charlot à Mizoguchi et à Bergman2 ».
Que le « cinéma de poésie » soit double ou dialectique, c’est aussi ce que manifeste,
sur un plan fondamental, la temporalité qu’il met en œuvre dans son art du montage.
Toute La Rabbia est construite, me semble-t-il, sur le paradoxe fécond de cette tempo-
ralité dont le texte de 1965 donne un premier paradigme à propos du poète lui-même,
voire de l’écrivain en général : « L’intervention de l’écrivain (l’operazione dello scrit-
tore) consiste à prendre, dans le dictionnaire, les mots, comme des objets enfermés
dans une boîte, et à en faire un usage spécifique (un uso particolare) : spécifique par
rapport au moment historique du mot et à son propre moment historique. Il s’ensuit un
surcroît d’historicité pour le mot (un aumento di storicità della parola) : c’est-à-dire
un élargissement du sens (cioè un aumento di significato3) ». Propositions cruciales et
véritablement renversantes : car voilà le langage poétique débarrassé de toute cette fac-
tice intemporalité que lui confère, non pas la tradition littéraire en tant que telle, mais
bien le conformisme attaché à cette tradition. La rose décrite dans le poème de 1960
apparaît moins comme le motif éternel et intangible de la chanson courtoise que comme
l’image dialectique d’une pauvre petite chose rouge confrontée dehors aux « barres
d’immeubles fascistes » et dedans à la rage du poète-citoyen.
Il en est exactement de même pour ce « chant funèbre » qui clôt, dans La Rabbia, la
« Séquence du malheur à la mine ». Une mémoire poétique y est certes convoquée, mais
au titre de « patrimoine commun » et non à celui de conformisme littéraire. Comment
décrire alors, comment discerner la différence entre les deux ? Comment comprendre
la ligne de crête – ou de conflit – inhérente à tout passé cité ? C’est une politique de la
mémoire qui joue ici son destin, usages inventifs contre usages conformistes, usages
libérateurs contre usages contraignants. On ne s’étonnera pas que Pasolini, un peu plus
loin dans L’Expérience hérétique, nous en donne quelques éclaircissements remar-
quables de justesse et de radicalité : c’est lorsque, dans le texte de 1967 intitulé « Être
est-il naturel ? », il précise sa façon de comprendre le caractère double, ou dialectique,
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de tout « cinéma de poésie4 ».
Regardons Ninetto dans La Séquence de la fleur en papier ou même, déjà, dans
Des oiseaux petits et gros : « Voyons. Dans [ce] film apparaît le plan d’un garçon
aux cheveux bouclés et noirs, yeux noirs et riants, visage couvert d’acné, cou un peu
enflé, comme chez un hyperthyroïdien, avec une expression joyeuse et drôle éma-
nant de lui. Ce plan d’un film renvoie-t-il peut-être à une convention sociale faite de
symboles, comme le serait le cinéma s’il était défini par analogie avec la “langue” ?
Oui, il renvoie à cette convention sociale, mais celle-ci n’étant pas symbolique (non
essendo simbolico), ne se distinge pas de la réalité (non si distingue della realtà),
c’est-à-dire du vrai Ninetto Davoli en chair et en os reproduit dans ce plan5 ». Façon,
pour Pasolini, d’introduire l’idée qu’un film est, le plus souvent (bien qu’il existe

1. Ibid., p. 1482-1483 (trad. cit., p. 151-152).


2. Ibid., p. 1483-1484 (trad. cit., p. 152-153).
3. Ibid., p. 1464 (trad. cit., p. 137).
4. Id., « Essere è naturale ? » (1967), ibid., p. 1562-1569 (trad. A. Rocchi Pullberg, « Être est-il naturel ? », L’Expérience
hérétique, op. cit., p. 213-219).
5. Ibid., p. 1562 (trad. cit., p. 213).

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aussi, mais plus rarement, des films de pures natures mortes) constitué par ce qu’il
nomme des « syntagmes vivants » (sintagmi viventi). Et si l’on doit parler encore de
« langue » ou de « langage », il faudra le faire à la façon des anthropologues plutôt que
des sémioticiens, ce qu’indiquent bien les choix terminologiques de Pasolini dans ces
pages, notamment quand il parle – toujours à propos de Ninetto – de « cérémonials
vivants » (cerimoniali viventi) ou de « langages figuratifs et vivants » (linguaggi figu-
rali e viventi1).
Mais toute chose peut se voir sous un double aspect, ce que Pasolini voudra, ici,
nommer une « équivoque » ou, plutôt, une « ambiguïté » (ambiguità) fondamentale.
D’un côté, le cinéma est affaire de vie, de « syntagmes vivants » qui se meuvent
sous nos yeux, s’émeuvent eux-mêmes et nous émeuvent en retour de leurs mouve-
ments ; d’où que la « peur du naturalisme », dans certaines affirmations du cinéma
« avant-gardiste », relève à ses yeux d’une pure et simple « peur de l’être » (paura
dell’essere). Mais, d’un autre côté, il faut bien reconnaître que l’être lui-même et sa
« réalité » (realtà) sont voués à l’ambiguïté ou au paradoxe de cette donnée fonda-
mentale qu’est l’écoulement ou « le passage du temps » (il passare del tempo). Pas
d’être, affirme en ce sens Pasolini, sans « passibilité » de l’être. De sorte que « faire
du cinéma, c’est écrire sur du papier qui brûle » (fare del cinema è scrivere su della
carta che brucia2).
Il faudra donc, à la reconnaissance des « syntagmes de vie », ajouter ou ajointer la
considération d’un paradigme de mort qui traverse toute notion à se faire – et toute
pratique à constituer – d’un « cinéma de poésie ». Les chants funèbres proférés dans
La Rabbia par la « voix de poésie » à propos de Marilyn Monroe puis des femmes de
mineurs morts, ces poèmes en vers apparaissent ici dans toute leur nécessité – sur le
plan esthétique comme sur le plan éthique, politique et anthropologique. C’est, dit alors
Pasolini, « une question de rythme temporel » (una questione di ritmo temporale) en
tant qu’il est constitué – reconstitué et réinventé, démonté et remonté – dans l’opération
du montage lorsque celle-ci ne se contente pas de dérouler le fil narratif standard, mais
se déploie comme authentique poème ou « fable » (favola3).
Et c’est alors que Pasolini, dans plusieurs autres textes de ce même ensemble
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– tous écrits en 1967 –, va développer le puissant motif d’un « cinéma de poésie »
qui serait, fondamentalement, cinéma de survivance : un cinéma de l’énergie vitale
en tant que confrontée directement à la disparition des choses ou des êtres. Qu’on
imagine un plan-séquence démesuré sur la vie entière d’un être donné – comme Andy
Warhol, dans un film qui a sans doute beaucoup troublé Pasolini, a pu filmer une nuit,
plus ou moins en continu, le sommeil d’un de ses amis –, on tombera fatalement sur
le moment de sa mort qui ne marquera, dans cette économie, que la dernière image
du film. Il en va tout autrement, aux yeux de Pasolini, dans le travail du montage :
« À partir du moment où intervient le montage, […] le présent se transforme en passé
(les coordinations ayant été obtenues à travers les différents langages vivants) : un
passé qui, pour des raisons immanentes à la nature même du cinéma, et non par choix
esthétique, apparaît toujours comme un présent (c’est donc un présent historique [un
presente storico]). […] Le montage effectue donc sur le matériau du film (constitué

1. Ibid., p. 1562-1564 (trad. cit., p. 213-214).


2. Ibid., p. 1566 (trad. cit., p. 216).
3. Ibid., p. 1567 et 1569 (trad. cit., p. 217 et 219).

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de fragments, très longs ou infinitésimaux, d’innombrables plans-séquence comme
possibles “subjectives” infinies) la même opération que la mort accomplit sur la vie
(quello che la morte opera sulla vita 1) ».
Quelle est donc cette paradoxale « opération de la mort » toute pétrie de « syntagmes
vivants » ? Eisenstein, dans des pages de sa Théorie générale du montage que Pasolini
n’a certainement pas lues, évoquait déjà cette opération au titre de la survivance, « revi-
viscence émotive » ou « renaissance de la tragédie », à travers la figure même de Diony-
sos : « Dionysos ou la naissance du montage », osait-il écrire parce que, comme dans un
montage cinématographique, Dionysos s’est trouvé mis en morceaux, comme découpé
en rushes épars, et, cependant, a recommencé de danser, de se mouvoir, de s’émouvoir
et de nous émouvoir2. C’est, en somme, comme s’il revenait au montage de prendre acte
de la mort pour la démonter en remontant la vie même, c’est-à-dire instaurer quelque
chose comme une forme de survivance. Or, la forme première de cette forme – la forme
anthropologique et poétique principielle de cette opération – n’est autre que le thrènos,
le chant funèbre que Pasolini aura si obstinément, dans La Rabbia, voulu reprendre à
son compte. Et voici comment, dans L’Expérience hérétique, il en justifie la nécessité :
« Dès que quelqu’un est mort, une rapide synthèse de sa vie à peine conclue se réalise.
Des milliards d’actes, expressions, sons, voix, paroles, tombent dans le néant, quelques
dizaines ou centaines survivent (sopravvivono). Un nombre imposant de phrases qu’il
a dites chaque matin, midi, soir et nuit de sa vie, tombent dans un gouffre infini et
silencieux. Mais quelques-unes de ces phrases résistent (resistono) comme par miracle,
s’inscrivent (si iscrivono) dans la mémoire comme des épigraphes, restent suspendues
(restano sospese) dans la lumière d’un matin, dans les douces ténèbres d’une soirée : la
femme et les amis pleurent (piangono) en se les rappelant (nel ricordarle3 ) ».
Le cinéma serait donc survivance – « le cinéma en pratique est comme une vie après
la mort » (il cinema in pratica è come una vita dopo la morte 4), écrit Pasolini en citant
presque textuellement des formules célèbres qui, de l’Antiquité à la Renaissance,
auront eu cours à propos de la peinture – dans la mesure où il se fait poème, c’est-à-dire
une certaine façon de pratiquer le montage comme un art de rimes, de conflits ou d’at-
tractions rythmiquement déclinées. Comme un art de la pensée qui se situerait par-delà
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toute doctrine, un art de la politique qui se situerait par-delà tout mot d’ordre, un art de
de l’histoire qui se situerait par-delà toute stricte chronologie. On voit, dans les mêmes
pages, les mots « vie », « mort », « histoire » et « poésie » tournoyer littéralement autour
du mot « montage »… à condition, précise Pasolini dans sa méfiance à l’égard de « l’art
pour l’art », que la poésie demeure obstinément et intimement articulée sur « la réalité
[en tant qu’elle] est elle-même poétique » (la realtà stessa è poetica5). Voilà peut-être
pourquoi il existe des films documentaires – comme La Rabbia – qui sont plus poé-
tiques et politiques que toutes les tentatives pour croire réinventer le monde à partir de
rien.

1. Id., « Osservazioni sul piano-sequenza » (1967), ibid., p. 1559-1561 (trad. A. Rocchi Pullberg, « Observations sur le
plan-séquence », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 211-212).
2. S. M. Eisenstein, Teoria generale del montaggio (1935-1937), trad. dirigée par P. Montani, Venise, Marsilio, 1985,
p. 169-171 et 226-231 (il n’existe pas, à ma connaissance, de traduction française de ces textes).
3. P. P. Pasolini, « La paura del naturalismo » (1967), Tutte le opere. Saggi sulla letteratura e sull’arte, I, op. cit., p. 1572
(trad. A. Rocchi Pullberg, « La peur du naturalisme », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 222).
4. Id., « I segni viventi e i poeti morti » (1967), Tutte le opere. Saggi sulla letteratura e sull’arte, I, op. cit., p. 1577 (trad.
A. Rocchi Pullberg, « Signes vivants et poètes morts », L’Expérience hérétique, op. cit., p. 226).
5. Ibid., p. 1579-1581 trad. cit., p. 228-229).

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