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D ’U NE TOT A LIT É L’A U T R E :

L’I N V E N T IO N
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D ’U N P E R S O N N A G E
DANS MAD A M E FIR M IA N I

Au nombre des ambitions romantiques affichées aussi bien


dans des textes théoriques que dans les œuvres elles-mêmes, se
rencontre la volonté de peindre des personnages complets qui
uniraient en eux les qualités les plus opposées. Cet être total
que serait le personnage romantique exigerait de surcroît une
peinture totale. Les remarques de la programmatique préface
du Cromwell de Hugo sont explicites sur ce point : Cromwell
y est décrit comme « un être complexe, hétérogène, multiple,
composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et
de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse, une sorte
de Tibère-Dandin tyran de l’Europe et jouet de sa famille »1,
que Hugo a la « tentation » de peindre « sous toutes ses faces,
sous tous ses aspects », pour montrer la manière dont « ce
caractère singulier se développe sous toutes ses formes »2.
Cette ambition pourrait d’ailleurs caractériser le drame, dans
lequel il s’agirait, selon un autre texte éclairant de Hugo, non
pas, comme chez Molière, Voltaire ou Beaumarchais, de
mettre en valeur un aspect particulièrement significatif des
choses et des êtres, mais de « tout regarder à la fois, sous toutes
les faces »3. Le drame permettrait ainsi de représenter un per-
sonnage à la fois comme être de pensée, de paroles et de sen-

1. Victor Hugo, Préface de Cromwell, in Théâtre complet, Pléiade, t. I,


1963, p. 444-445.
2. Victor Hugo, Préface de Cromwell, op. cit., p. 445.
3. Victor Hugo, Préface de Marie Tudor, in Théâtre complet, Pléiade, t. II,
1964, p. 414.
L’Année balzacienne 2000
120 Jacques-David Ebguy

timents. Or, l’œuvre romanesque de Hugo suffirait à le prou-


ver, ce désir de vision totale, de discours pluriel et exhaustif
sur le personnage n’est pas limité au genre théâtral en tant que
tel : le roman peut et doit se faire dramatique pour rendre
compte à son tour de tous les aspects de l’homme, pour évo -
quer totalement un personnage. On l’a d’ailleurs souvent
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remarqué, « le mot “drame” ne désigne pas seulement un
genre théâtral, mais s’emploie tout aussi bien pour qualifier le
roman, et au-delà, pour caractériser le XIX e siècle »4.
En ce sens, une technique balzacienne de caractérisation,
qu’on retrouve à divers moments de l’œuvre de Balzac,
notamment dans Une double famille, Sarrasine, Le Curé de vil-
lage, La Peau de chagrin, Le Colonel Chabert, Madame Firmiani
surtout5 – la description, à l’ouverture du texte, d’un person-
nage par l’évocation des regards de divers observateurs fictifs
sur ce personnage –, résonne étrangement avec ce pro -
gramme esthétique, énoncé dans les années 1820. En accu-
mulant de la sorte les perspectives et les discours sur les figures
créées et présentées, Balzac, à la même époque, retrouve dans
l’invention de ses personnages, sans qu’on puisse parler
d’influence directe, la question hugolienne et romantique.
Dans les deux cas, l’œuvre est recherche d’une totalisation
sous le signe de la multiplicité. Créer un personnage consiste-
t-il à caractériser son être selon différents points de vue ?
Comment peindre un personnage comme totalité et en tota-
lité ? Selon quel modèle de totalité doit-on le construire ? En
romancier, selon les moyens que lui offre la prose narrative,
Balzac tente de répondre à ces questions, de résoudre, selon
une expression qui lui est chère, ce « difficile problème litté-
raire »6. Interrogeons-le.
Notre analyse se concentrera sur l’exemple de Madame
Firmiani7, texte écrit en février 1832, parce qu’il expose, dans

4. Myriam Roman, Marie-Christine Bellosta, « Les Misérables, roman pen-


sif », Belin, coll. « Lettres sup. », 1995, p. 44.
5. Voir Une double famille, Pl., t. II, p. 20 ; Sarrasine, Pl., t. VI, p. 1046 ;
Le Colonel Chabert, Pl., t. III, p. 322 ; La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 61-62 ; Le
Contrat de mariage, Pl., t. III, p. 548-550 ; Le Curé de village, Pl., t. IX, p. 641-
643 et 680.
6. « Avant-propos » de La Comédie humaine, Pl., t. I, p. 18.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 121

des conditions presque expérimentales, les enjeux de la tech-


nique des observateurs multiples et de son possible dépasse-
ment. S’y posent parfaitement la question de l’articulation des
divers modes d’approche du personnage et celle des enjeux
esthétiques, dont étaient conscient les romantiques, de sa
saisie totale.
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La question qui ouvre Madame Firmiani, ou du moins sa
partie proprement narrative, et en constitue le fil directeur
porte sur l’identité du personnage éponyme. Semblable à un
enquêteur qui mènerait une série d’interrogatoires pour accu-
muler les informations, le narrateur semble amasser un certain
nombre de témoignages en demandant à divers Parisiens :
« Connaissez-vous Mme Firmiani ? » (p. 142). La suite du
récit reprend ce modèle de construction, puisqu’on y suit les
efforts de M. de Bourbonne pour comprendre la véritable
nature du lien entre son neveu et Mme Firmiani. Le person-
nage semble être le relais du narrateur et le représentant du
lecteur, ne connaissant de Mme Firmiani, comme lui, que les
histoires qu’on lui a rapportées. D’emblée, l’oncle est celui
qui pose des questions (voir p. 155-156), qui tente de recueil-
lir des informations. Comme le lecteur, il doit confronter les
discours qu’on lui a tenus – son neveu se serait ruiné par
amour pour une femme mariée, Mme Firmiani – à la réalité,
à la « vraie » Mme Firmiani. Tout au long de la nouvelle, il
apparaît mu par sa volonté « d’étudier la prétendue maîtresse
d’Octave » (p. 149), selon une expression qu’on peut rappor-
ter au personnage. Comme souvent chez Balzac, l’histoire
racontée se présente comme la résolution d’une énigme qui
porte sur la nature d’un personnage et de ses relations aux
autres. Il est ainsi question d’Octave comme de l’ami de
Mme Firmiani, « toujours reçu chez elle, circonstance que
personne ne pouvait expliquer » (p. 149). L’oncle procède par
hypothèses et observations sur le terrain : après sa première

7. Madame Firmiani, Pl., t. II, p. 140-161. Les références à Madame


Firmiani et les numéros de page indiqués dans notre texte renverront à cette
édition. Sauf indication contraire, c’est nous qui soulignons les mots figurant en
italiques dans les citations.
122 Jacques-David Ebguy

entrevue avec Mme Firmiani, par exemple, il hésite entre


deux hypothèses complètement opposées – elle est « ou une
rusée commère ou un ange » (p. 154).
Nul hasard dans le choix de la figure au centre de la
« scène ». L’accès à Mme Firmiani ne peut être que le résultat
d’une enquête : le mystère qui l’entoure, la difficulté à en des-
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siner précisément les contours sont immédiatement soulignés.
C’est « une femme tout mystère » (p. 145), avait ainsi affirmé
un « VIEILLARD APPARTENANT AU GENRE DES OBSERVA -
TEURS », un des personnages fictifs appelés « à la barre » par le
narrateur. Le terme est repris lorsque nous sont rapportées les
pensées de M. de Bourbonne, alors personnage-focalisateur :
« Il comprit que [...] les liaisons d’Octave et de Mme Firmiani
cachaient sans doute quelque mystère » (p. 151). La nouvelle
apparaît dans cette perspective moins comme le portrait d’une
femme vertueuse, que comme la mise à jour de cette vertu, sa
découverte. Le personnage, la possibilité d’en avoir une vision
globale sont donc tout la fois l’occasion du récit et sa justifica-
tion. La totalité du personnage n’est pas exhibée, donnée
d’emblée, une fois pour toutes, elle est l’objet d’une quête,
n’est appréhendable que par le biais d’un récit, du déroule-
ment d’une histoire, si bien que le contenu de la nouvelle est
d’abord le déploiement de la figure Mme Firmiani.
Le premier élément de réponse à la question : « qui est
Mme Firmiani ? » nous est donné par la fameuse « scène des
portraits »8 par laquelle est presque uniquement envisagée la
nouvelle et dont la première fonction est précisément de mon-
trer l’impossibilité de s’arrêter à une vision une du personnage.
On ne l’a pas assez remarqué, mais ce passage de Madame Fir-
miani est explicitement donné comme un artifice, une tech-
nique de romancier. Le recours au subjonctif plus-que-parfait
le montre, ce sont des personnages hypothétiques qui sont
sollicités pour fournir une première approche de Mme Fir-
miani : « Vous eussiez demandé à un sujet appartenant au genre

8. Mireille Labouret, « Madame Firmiani ou “Peindre par le dialogue” », in


AB 1999-I, p. 269. Cet article comporte de nombreuses remarques très inté-
ressantes sur l’intertexte de Madame Firmiani et sur le traitement du dialogue
dans la nouvelle, questions sur lesquelles nous ne reviendrons pas.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 123

des Positifs [...] cet homme vous eût traduit Mme Firmiani [...] »
(p. 142). De la même façon, dans Le Colonel Chabert et Le Con-
trat de mariage, l’utilisation du conditionnel passé puis de ce sub-
jonctif plus-que-parfait : « Un observateur, et surtout un
avoué, aurait trouvé [...]. Un médecin, un auteur, un magistrat
eussent pressenti [...] »9, « un homme habile à manier le scalpel de
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l’analyse eût surpris chez Natalie [...] »10, puis, au moment de
l’interprétation des signes, « Enfin, dernier diagnostic qui seul
aurait déterminé le jugement d’un connaisseur [...] »11, marque la
volonté explicite du narrateur d’envisager son personnage par
le biais de regards et d’approches multiples, de le décrire, selon
les termes de Hugo, sous tous ses aspects.
Une série de portraits de Mme Firmiani sont dressés par
divers représentants d’ « Espèces » (p. 142) : entre autres, un
Flâneur, un Positif pour qui Mme Firmiani est ce qu’elle pos-
sède, un Fat qui insiste sur le vieillissement de son apparence
physique, un Lycéen, sensible au contraire à sa beauté, un
Distingué qui évoque son milieu, deux vieilles dames qui
nous éclairent sur sa famille et ses origines, un Tracassier qui
en fait une femme dangereuse, un Original qui décrit ses soi-
rées, un Observateur, en tout seize échantillons de discours
d’Espèces de Parisiens12. Un ensemble d’informations nous est
de la sorte fourni tout en permettant d’apprécier les senti-
ments variés que suscite la jeune femme. Un peu plus loin
dans la nouvelle (p. 151), le narrateur passe de nouveau en
revue les différents points de vue de membres d’espèces diffé-
rentes pour construire une rapide biographie du personnage.
Or, à chaque fois, une intervention du narrateur déchiffreur
relativise la perspective des différents personnages qui inter-
viennent en en révélant le trait dominant et la pensée cachée.
Les points de vue semblent s’opposer les uns aux autres,
comme si toutes ces visions de Mme Firmiani renvoyaient à

9. Le Colonel Chabert, Pl., t. III, p. 322.


10. Le Contrat de mariage, Pl., t. III, p. 548.
11. Ibid., p. 549.
12. Il est plus tard question des « sujets appartenant aux diverses espèces
du Tourangeau » (p. 147), comme pour préciser qu’on pourrait distinguer de la
même façon différentes catégories et différents regards dans la population de
province.
124 Jacques-David Ebguy

une subjectivité ou à une appartenance sociale trop présentes.


Mireille Labouret13 le signale, les divisions internes à la société
française de l’époque – 1824 –, d’où la répétition du terme
« gens » (p. 147), contribuent à justifier le principe de
l’éclatement de cette évocation initiale. En ce sens, les propos
de chacun nous renseigneraient tout autant sur les locuteurs
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que « sur leur objet d’enquête [...] »14. Sur la base d’une obser-
vation sociologique, la vision éclatée, contradictoire donnée
de Mme Firmiani illustrerait « l’impossible vérité de l’être »15 :
« il y avait enfin autant de madames Firmiani que de classes
dans la société, [...] nous sommes tous comme des planches
lithographiques dont une infinité de copies se tire par la
médisance » (p. 147). Le recours romanesque à des observa-
teurs hypothétiques multiples et clairement distincts aboutirait
à un relativisme généralisé16, au principe alors encore subversif
du « à chacun sa vérité ».
L’essentiel n’est peut-être pas là. Lorsque Balzac inscrit
dans son texte les propos de personnages qui ne voient qu’un
aspect de l’être qu’ils évoquent, l’intéressant est qu’il croise en
fait la question même de l’invention de figures romanesques,
de la nature du portrait qu’on peut en faire. Que fait au fond
chaque membre d’une Espèce à qui l’on donne la parole ? Il
« déchiffre » le personnage, interprète sa conduite, sélec-
tionne, avec ses propres termes, une série de traits pertinents et
caractérisants en fonction de sa catégorie, des compétences
qu’elle suppose, de ses préoccupations, en un mot de son
idiosyncrasie 17. Ce sont d’ailleurs bien des discours – question
littéraire – et non des regards – problème du jugement – qui

13. Mireille Labouret, art. cité, p. 268.


14. Ibid., p. 266.
15. Ibid., p. 263.
16. Jean Paris (Balzac, Paris, Balland, 1986) a particulièrement posé le
problème de la remise en question chez Balzac de toute vérité, et de
l’inévitable subjectivité de tout discours, de tout point de vue (voir en particu-
lier p. 95-97 sur Madame Firmiani, et p. 132-138 pour une réflexion plus géné-
rale sur ces questions).
17. La remarque vaudrait pour d’autres œuvres de Balzac utilisant ce pro-
cédé de caractérisation. Sur Le Curé de village en particulier, voir Lucienne
Frappier-Mazur, « Aspects et fonctions de la description chez Balzac. Un
exemple : Le Curé de village », in AB 1980, p. 124.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 125

nous sont rapportés. C’est la question : « qui parle ? » plutôt


que : « qui voit ? » qui informe la nouvelle. Chaque catégorie
a son langage, c’est-à-dire son mode propre de construction
d’une figure, d’où l’intérêt d’insérer dans le texte chacune de
leurs histoires. En ce sens, la prise en charge de l’intrigue par
l’oncle d’Octave n’entraîne aucun changement notable. Le
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portrait du personnage le situe d’abord comme membre de
« la classe des Planteurs de province » (p. 147), pour justifier
ses qualités d’observateur, puis précise qu’il appartient au
« genre Fossile [...] » (p. 149). En d’autres termes, le vieil
homme est un homme du passé, qui ne voit et ne dit
Mme Firmiani qu’à travers le prisme des valeurs et des mots
de l’ancien temps. Comme les personnages convoqués en
début de nouvelle, il est caractérisé par son langage. La pro-
blématique est la même : il « ne connaissait que le langage du
vieux temps » (p. 149). Mme Firmiani en est consciente qui
utilise avec ironie, lors d’un dialogue avec M. de Bourbonne,
le terme « galant (dans l’ancienne acception du mot [...]) »
(p. 153). Aussi, choix individuel dans l’ensemble des discours
possibles sur Mme Firmiani, centre-t-il ses remarques, ses
réflexions sur l’appartenance de Mme Firmiani au monde
actuel. Il n’est qu’à voir la manière dont il évoque toujours le
passé – « Jadis nous respections ces parents-là » (p. 154), ou
« De mon temps, les femmes de la cour étaient plus habiles à
ruiner un homme [...] » (p. 155) –, et dont il oppose
l’ « autrefois » et l’ « aujourd’hui » (p. 161), les êtres de l’an-
cien temps et les êtres du nouveau temps, en conclusion de la
nouvelle. La prise en compte par le narrateur de la subjectivité
du locuteur a une portée critique : elle détermine ce que les
compétences de l’émetteur lui permettent et ne lui permet-
tent pas de signaler à l’attention, de percevoir comme signes.
Un passage du Contrat de mariage, au sujet des qualités cachées
de Natalie Evangélista, explicite ce fonctionnement des des-
criptions balzaciennes : les qualités cachées, dissimulées, de la
jeune femme ne sont pas vues par son futur mari. En effet,
« comment Paul, qui aimait comme on aime quand le désir
augmente l’amour, aurait-il reconnu dans une fille de ce
caractère et dont la beauté l’éblouissait, la femme, telle qu’elle
devait être à trente ans, alors que certains observateurs eussent
126 Jacques-David Ebguy

pu se tromper aux apparences ? »18. Paul, au regard obscurci


par l’amour, Paul, dans la position d’amoureux donc, ne peut
déceler un certain nombre de signes et en formuler le sens,
selon le mouvement propre à tout narrateur ou observateur
balzacien. Tel est, nous semble-t-il, le sens du procédé balza-
cien : faire entendre tout discours sur un personnage, tout
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portrait de ce personnage comme un mode d’invention pos -
sible lié à une position, une orientation existentielle. On peut
d’ailleurs remarquer que chacun des intervenants virtuels
appartient à des catégories plus nuancées, plus subtiles
– morales ou psychologiques parfois – que de simples catégo-
ries socioprofessionnelles. Le problème ne se pose donc pas
exactement en termes de vrai et de faux. À bien les considé-
rer, les divers discours des observateurs hypothétiques ne sont
pas réellement faux : les informations données page 152 au
sujet de ses origines, puis page 153 au sujet du mari et de la
fortune de Mme Firmiani, confirment par exemple ce qui a
été énoncé précédemment. La beauté de la jeune femme,
pareillement, semble incontestable. On ne peut également
manquer d’être frappé par la proximité de la description de la
jeune femme faite par le vieillard appartenant à la classe des
observateurs (p. 145) et celle qu’on peut attribuer au regard
de l’oncle d’Octave. Une même image de femme mystérieuse
vivant dans le luxe, recevant le soir, assise au coin du feu, se
dégage des deux portraits. En définitive, des faits se retrouvent
d’un témoignage à l’autre, concordent – la mention de sa
voix de contralto par exemple (p. 144, 146, 150) –, des cor-
respondances s’établissent entre les informations données dans
la première et la deuxième partie. Un exemple tiré d’une
autre œuvre, La Peau de chagrin, confirme cette articulation
texte-discours des observateurs hypothétiques : « Les méde-
cins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la
poitrine [...] tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à
ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à
la lueur d’une lampe studieuse » 19, lit-on au début de la des -
cription du visage de Raphaël de Valentin présenté pour la

18. Le Contrat de mariage, Pl., t. III, p. 550.


19. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 61-62.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 127

première fois. Même s’ils laissent de côté des éléments


d’importance, ces deux systèmes explicatifs appliqués au
visage du jeune homme sont, dans une certaine mesure, repris
par la suite : comme le pense le médecin, Raphaël est effecti-
vement malade, parce qu’il a mené une vie de débauche ;
comme le supposent les poètes, il a, dans sa jeunesse, consumé
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ses forces dans l’étude. Dans Madame Firmiani, où les observa-
teurs hypothétiques sont en nombre beaucoup plus impor-
tant, chacune des perspectives inaugurables, se trouve, pour
que naisse et existe esthétiquement le personnage, finalement
intégrée au « discours » du narrateur, plutôt que niée. En un
sens, tous les discours et tous les récits participent du vrai car
tout est signifiant, tout est notable à propos d’un personnage.
Ce n’est qu’au niveau de l’interprétation, lorsqu’elle relève
d’une particularité, que se pose le problème. D’ailleurs
« l’élégante médisance parisienne » et les « ravissantes calom-
nies » ne déforment pas radicalement le sujet évoqué. La dif-
férence, les limites des prises de parole successives sont
presque indécelables : « Ces épreuves ressemblent au modèle
ou en diffèrent par des nuances tellement imperceptibles [...] »
(p. 147). Ce n’est qu’au prix d’un travail de haute précision,
d’une modification légère de l’éclairage, qu’il devient possible
de faire voir le personnage autrement et de lui rendre tout à
fait justice.
Moins un « chacun sa vérité » donc, qu’un « à chacun son
langage et donc son mode de sélection des informations, des
points saillants » qui constituent un personnage. Une formule
balzacienne énonce clairement cette problématique du type
de parole : « Notre langue a autant d’idiomes qu’il existe de
Variétés d’hommes dans la grande famille française » (p. 142).
Dire totalement le personnage consiste donc à ce niveau à
faire entendre des « idiomes » – qu’on pourrait définir
comme des types de langage supposant une vision du
monde – qui représentent tous une manière d’appréhender le
personnage de Mme Firmiani. Il s’agit d’essayer une multi-
plicité de langages sur le personnage tout en en marquant les
limites. Dans cette perspective, y aurait-il un idiome propre
au romancier ? Un langage, un modèle de démarche plus
128 Jacques-David Ebguy

juste, moins relatif, plus habile à déchiffrer, à atteindre la


totalité du personnage ?

La visite de M. de Bourbonne à Mme Firmiani est


l’occasion d’un long portrait du personnage, passage obligé
des œuvres balzaciennes. La jeune femme est évoquée au
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moment où plus personne n’est chez elle, vue par les yeux
d’un observateur donné comme compétent. Le portrait,
comme présentation simultanée de l’extérieur et de l’intérieur
du personnage, pourrait valoir comme modèle possible de
totalisation et être la voie d’accès privilégiée à la figure dans sa
globalité.
En fait, le portrait en tant que tel est renvoyé à ses insuffi-
sances, le portrait comme discours est également relativisé.
D’abord parce que la première esquisse du personnage est
focalisée et qu’elle saisit le personnage dans un espace et un
temps donnés. Ce n’est pas une essence qui est livrée mais un
instantané. Le personnage est décrit au moment où « par un
de ces hasards qui n’arrivent qu’aux jolies femmes » (p. 149),
sa beauté est à son apogée, où tout, jeu de la lumière, bijoux,
état d’esprit, décor, la met en valeur. Plutôt qu’une image
totale de la jeune femme, c’est une image idéale qui nous est
ici donnée : le personnage est caractérisé par sa beauté à la fois
physique et morale – elle est « naturelle », « vraie », « franche »
(p. 150). En fait, selon les règles d’une physiognomonie faus-
sement scientifique, l’esprit et le cœur de Mme Firmiani sont
évalués en fonction de sa beauté : le vieil oncle admire
« toutes les promesses faites à l’amour et à la vertu par cette
adorable physionomie » (p. 151). La correspondance harmo-
nieuse observée entre la personne, son extériorité, son inté-
riorité, sa parure et son décor, semble donc magique et fra -
gile, comme un instant de grâce voué à la disparition.
Par la suite, le personnage d’observateur qu’est M. de
Bourbonne s’essaye à déchiffrer le visage, à interpréter les ges-
tes de Mme Firmiani. Saisir totalement le personnage revien-
drait à le déchiffrer entièrement, à faire passer tout ce qui se
manifeste de l’ordre du sensible à celui du langage – un des
procédés du romancier. Le moindre des mouvements de la
jeune femme est doté de signification : les « portes » qu’elle
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 129

ouvre et ferme ont par exemple « un langage pour les oreilles


du planteur de peupliers » (p. 154). L’observateur qui
contemple le visage de la jeune femme y décèle, le terme est
caractéristique, « tous les indices de la passion » (p. 145). Tou-
tefois les erreurs d’interprétation, la fausseté du déchiffrement
sont relevés par le narrateur au moment où M. de Bourbonne
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se présente à Mme Firmiani : « Malgré sa perspicacité, le plan-
teur de peupliers ne devina pas si elle pâlissait et rougissait de
honte ou de plaisir » (p. 152). Le narrateur doit se substituer à
l’oncle pour déchiffrer les réactions du personnage et con-
clut : « Le vieux Bourbonne n’interpréta pas tout à fait ainsi le
trouble de Mme Firmiani ; mais pardonnez-lui, le campa-
gnard était défiant » (p. 153). Cette substitution du narrateur à
son personnage-délégué n’implique cependant pas une totale
transparence du personnage placé au centre de l’attention.
C’est d’abord que, selon un topos romanesque bien connu, le
déchiffreur doit confesser les limites, les infirmités du langage
qui ne peut rendre la beauté de la jeune femme (p. 152). C’est
surtout qu’il se heurte à son tour à de l’indéchiffrable, à la
fondamentale équivocité des signes. À la fin du long portrait
qui est fait d’elle, l’énigme de sa nature, de sa conduite n’est
pas complètement dissipée. Deux aspects semblent cohabiter,
au moins potentiellement, en elle. Certes Mme Firmiani
éveille l’amour ; mais est-ce comme créature du bien ou du
mal ? La comparaison avec l’équivoque Célimène du Misan-
thrope (p. 153) ne contribue pas à dissiper l’ambiguïté. Ce qui
est sélectionné comme symptômes demeure dans une certaine
mesure opaque : « Les poètes pouvaient y voir à la fois Jeanne
d’Arc ou Agnès Sorel ; mais il s’y trouvait aussi la femme
inconnue, l’âme cachée sous cette enveloppe décevante,
l’âme d’Ève [...] » (p. 152). Ainsi la passion du déchiffrement
que met en scène le récit balzacien ne va pas jusqu’au bout.
Le recours aux observateurs hypothétiques dans l’ouverture
déjà évoquée de La Peau de chagrin fait apparaître le même
cheminement : « Les médecins auraient sans doute attri-
bué [...] tandis que les poètes eussent voulu [...] »20, lit-on

20. Ibid.
130 Jacques-David Ebguy

d’abord avant que le narrateur ne précise : « Mais une passion


plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable
que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête [...]. »21 En
fait, les premières lectures, les premières présentations globales
du personnage son dépassées, renvoyées à leur manque sans
pour autant que le narrateur énonce avec précision, netteté,
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ce qui caractérise le personnage au centre du « tableau »22.
Dans un passage étonnant de Madame Firmiani, le narrateur va
jusqu’à signaler, selon le principe déjà signalé, les limites de
ses propres compétences en s’incluant dans une catégorie – les
hommes – et en relativisant son propre jugement sur le regard
qui lui est adressé – « un de ces regards lucides et clairs où nous
autres hommes ne pouvons jamais rien voir parce qu’ils nous
interrogent un peu trop » (p. 153) – pour justifier l’impossibi -
lité du déchiffrement.
Ainsi, à le lire avec attention, le passage descriptif annonce
certes ce qui va suivre – le double aspect de Mme Firmiani, à
la fois femme qui suscite l’amour et femme vertueuse –, mais
demeure traversé par des contradictions : aucune notion
achevée du personnage ne se dégage, le passage au récit, à
d’autres types de parole se révèle nécessaire. Un personnage
ne peut être réduit à un ensemble de signes, à l’ensemble des
lectures et des discours qu’il suscite.
Dans le court espace de cette nouvelle centrée donc sur
une figure, nous est en fait proposé un formidable passage en
revue des différentes manières de mettre en texte un person-
nage. Tout commence, nous l’avons vu, par les discours tenus
par certains représentants d’espèces sur Mme Firmiani. Ce
sont les voix sociales, première source d’informations pour -
rait-on dire, pour la construction du personnage. Un peu plus

21. Ibid.
22. Dans Le Curé de village, lors de l’évocation de Mme Graslin, la situa-
tion est légèrement différente, puisque des déchiffreurs plus profonds sont solli-
cités, souhaités en une explicite gradation : « Les femmes de la ville », « les prê-
tres et les gens d’esprit » « les plus clairvoyants attribuèrent le changement de
physionomie [...] aux secrètes délices [...] ». « Peut-être eût-il fallu des observa-
teurs encore plus profonds, plus perspicaces ou plus défiants [...] pour deviner
la grandeur sauvage, la force du peuple que Véronique avait refoulée au fond
de son âme. » La nature profonde n’est toutefois pas éclairée là non plus, il fau-
dra en passer par du récit (Le Curé de village, t. IX, p. 680).
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 131

avant dans la nouvelle, la nature de ce type de parole est


explicitée : nous avons affaire au « on » (« disait-on », p. 151)
de la rumeur, aux mots de ceux qui ne connaissent que par
ouï-dire le personnage. Dans un deuxième temps, c’est la
technique du portrait, dont les prétentions totalisantes sont
dénoncées, qui est utilisée. Présentant Mme Firmiani comme
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un femme mondaine vivant au milieu du luxe, et en même
temps empreinte de mystère, la vision du personnage par
l’oncle, puis par le narrateur – la description se fait en deux
temps – apporte peu de choses au fond par rapport à la des-
cription esquissée par le vieillard observateur. Tout se passe
comme si s’imposait alors la nécessité de prendre en compte
les gestes, les attitudes, les réactions et la confrontation des
protagonistes pour rendre compte totalement du personnage.
On passe d’un portrait statique à un portrait en mouvement.
À la page 152, le personnage réagit à une parole et son attitude
est décrite et analysée avec précision. Cela avait été d’ailleurs
précisé dès la phrase initiale de la nouvelle : « il est des por-
traits qui veulent une âme et ne sont rien sans les traits les plus
déliés de leur physionomie mobile » (p. 141). Le dialogue qui
s’instaure ensuite entre Mme Firmiani et l’oncle est l’amorce
d’un basculement du descriptif au narratif. Mme Firmiani
cesse d’être un spectacle pour devenir l’héroïne d’une his-
toire. En même temps ce dialogue nous donne une première
opinion du caractère et de la noblesse d’âme de la jeune
femme (p. 153-154). C’est que le personnage prend la parole,
se définit par rapport aux voix de la médisance. Toutefois le
dialogue demeure elliptique ; Mme Firmiani dans cette prise
de parole directe se dérobe à une question et laisse l’oncle et
le lecteur dans l’incertitude quant à ce qu’elle est.
L’étape suivante consiste à rapporter les propos d’un per-
sonnage proche, de l’homme amoureux plus précisément. En
d’autres termes, on oppose le discours « privé », le discours
« intime » pourrait-on dire, aux échantillons de discours
sociaux rapportés au début de la nouvelle. Ainsi le mouve-
ment de la nouvelle serait celui d’une focalisation croissante,
par ce qu’on pourrait appeler un effet de zoom, sur Mme Fir-
miani. D’un discours sur elle à un discours émanant d’elle. Le
cinquième temps du récit consiste en effet en l’exhibition
132 Jacques-David Ebguy

d’une lettre à l’être aimé. Comme souvent chez Balzac, la


lettre, forme de communication indirecte chère à ses héroï-
nes, est le lieu du vrai et pour le personnage l’occasion d’un
autoportrait. La véritable prise de parole, le geste esthétique
de donner la parole à son personnage, ne se fait que dans la
correspondance. Là encore, le texte repose apparemment sur
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l’opposition entre le regard extérieur et le regard intérieur :
on découvre dans la lettre une « Mme Firmiani inconnue au
monde » (p. 156), conformément au but du romancier dési -
reux d’ « opposer la vraie Firmiani à la Firmiani du monde »
(p. 152). Il n’y a pas de perception d’un personnage dans sa
totalité, sans lui donner une voix et un regard sur soi. Si l’on
affine l’analyse, on s’aperçoit qu’à l’intérieur de la lettre se
retrouve la mixité discursive du texte balzacien puisque auto-
analyse et récit – Mme Firmiani se met en scène dans une his -
toire où elle occupe un rôle – cohabitent. Les deux dernières
interventions des personnages qui entourent Mme Firmiani,
apparemment redondantes, correspondent à deux autres
modes de caractérisation du personnage : d’abord l’utilisation
d’un désignateur particularisant qui donne une description
identifiante du personnage – par opposition au vide séman-
tique du nom propre : Octave appelle sa maîtresse : « Ma
chère conscience » (p. 160) ; ensuite l’interpellation défini-
toire finale de l’oncle qui semble parachever le portrait : le
personnage devient un type, l’incarnation d’une catégorie ;
M. de Bourbonne le personnage use d’un présent de vérité
générale opposé au passé et au présent des discours successifs
en ouverture de la nouvelle : « Vous êtes tout ce qu’il y a de
bon et de beau dans l’humanité [...] » (p. 161).
Considérée plus globalement, la forme dominante de la
nouvelle demeure bien sûr celle du récit. Au fond, le début
de la nouvelle et tout son déroulement montrent que, suivant
le visage que l’on donne à Mme Firmiani, sont élaborés des
histoires et des types de récits différents. L’oncle d’Octave
notamment, lorsqu’il rencontre Mme Firmiani puis son
neveu, leur raconte une histoire dans laquelle ils figurent.
Mieux même, il se réfère aux histoires du passé, prétend
retrouver dans ce qui arrive d’abord une histoire de jeu et de
débauche, puis une aventure galante dans laquelle Mme Fir-
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 133

miani, intrigante, serait la cause de la ruine de son neveu


(p. 155). La nouvelle doit alors opposer à ce récit un autre
récit. Mme Firmiani est donc également un personnage agis-
sant, participant ou ayant participé à des actions qui peuvent
faire l’objet de récits multiples.
La diversité des modes de caractérisation utilisés, le recours
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à une mosaïque de discours apparaissent donc comme les
conditions d’une saisie du personnage dans tous ses aspects.
Même si Balzac semble user ici, dans le cadre d’une nouvelle,
des ressources de la polyphonie romanesque, la proximité
avec les ambitions dramatiques de Victor Hugo ne peut man-
quer de frapper. Multiplicité des parties du personnage éclai-
rées et multiplicité des modes d’éclairage sur le personnage :
toujours dans la Préface de Cromwell, Hugo parle ainsi du
« but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un
double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur
des hommes ; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions ;
l’intérieur par les a parte et les monologues » 23. Le roman
n’est-il pas plus à même encore d’atteindre ce double objec-
tif ? Hugo semblait en être conscient qui, dans un texte fon-
damental consacré à Walter Scott, vante le roman scottien
– on retrouve chez Balzac la même admiration pour le génie
du romancier écossais – comme genre total, dépassant à la fois
les monotonies du roman par lettres où l’auteur s’éclipse pour
ne laisser entendre que ses personnages, et la narration simple
où les personnages s’effacent. Rêve devenu réalité d’un texte
qui ferait éclater les distinctions de genres, en accord avec la
diversité de la vie, et où les rapports de présence-absence du
narrateur (il faut un narrateur) et des personnages – « les per-
sonnages pourraient se peindre par eux-mêmes »24 – permet-
traient de faire voir tout à la fois les aspects les plus contrastés
de ce qui est représenté.
Précisons toutefois, nous renvoyons sur ce point aux ana-
lyses d’Erich Auerbach25, que la recherche de la totalité ou
23. Victor Hugo, Préface de Cromwell, op. cit., p. 437.
24. Victor Hugo, « Sur Walter Scott », in Littérature et philosophie mêlées
(Œuvres complètes, coll. « Bouquins », vol. « Critique », p. 149).
25. Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, Gallimard, « Tel », 1968, p. 464-465.
134 Jacques-David Ebguy

tout au moins de la totalisation chez Balzac, de l’union


d’aspects en principes distincts, diffère de la recherche roman-
tique d’union des contraires. Loin de vouloir unir « le sublime
et le grotesque », ambition récurrente proclamée par Hugo
dans ses textes théoriques 26 et parfois mise en pratique dans le
roman romantique, Balzac, auteur « réaliste » dans Madame
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Firmiani, unit le sérieux – la lettre de Mme Firmiani et la fin
de la nouvelle par exemple – et le trivial – les premières sup-
positions de l’oncle par exemple 27. Le personnage réaliste n’est
pas produit, comme le personnage romantique, par l’assem -
blage de déterminations extrêmes.
Ainsi, la construction du personnage dans Madame Fir-
miani ne repose pas simplement sur l’antithèse, déployée à un
certain niveau dans le récit, entre les points de vue relatifs et
hétérogènes, et le point de vue absolu du narrateur qui,
observateur suprême, ferait seul apparaître les traits propre-
ment signifiants de son personnage pour en dire la vérité.
Entre les deux caractérisations existe une différence de nature
plutôt que de valeur. Le geste de l’écrivain, geste proprement
esthétique, consiste peut-être moins à substituer des traits per-
tinents à des traits moins pertinents, en d’autres termes un
portrait à un autre portrait, qu’à adopter un nouveau mode de
description, un autre mode de mise en texte du personnage.
Ce dernier devient un sujet agissant représenté dans une
intrigue, un sujet parlant ; il est évoqué par d’autres personna-
ges, déploie diverses facettes sans qu’un discours conclusif
vienne systématiquement en résumer la nature, comme si le
romancier était celui qui n’a pas de point de vue, dont le dis -
cours est difficilement situable.

À partir de là une nouvelle image du personnage se


dégage, et un nouveau rapport de l’écrivain à la totalité.
Multiplier les perspectives sur le personnage permet
d’abord d’en élargir les dimensions, d’en faire un personnage

26. Voir notamment Victor Hugo, Préface de Cromwell, op. cit., p. 417
et 425.
27. Sur ce point, voir Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman,
Les Éditions de Minuit, Paris, 1987, p. 326.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 135

total, comme voulait le faire Hugo pour Cromwell. Mme Fir-


miani devient le résultat d’une somme complexe, parfois con-
tradictoire, de déterminations qui en agrandissent la face
inconnue – non visible pour l’observateur superficiel – et lui
donnent de la profondeur. Dès l’affirmation du vieillard obser-
vateur : « C’est une femme tout mystère » (p. 145), le texte
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joue des ressources du caché, des puissances du virtuel, pour
faire de son personnage un personnage-monde.
Chacune des qualités de Mme Firmiani conquiert de sur-
croît une extension maximale et existe sans demi-mesure. Le
texte ne signale pas seulement qu’elle est belle mais que « chez
elle tout flatte la vue » (p. 150) et qu’elle est « la femme la plus
aristocratiquement belle de tout Paris » (p. 151) ; elle n’est pas
simplement une femme mondaine, qui se meut dans la société
comme dans son élément, « elle a le tact de tout prévoir »
(p. 151), et plus encore « elle avait acquis tout ce que le
monde vend, tout ce qu’il prête, tout ce qu’il donne »
(p. 151) ; elle n’est pas seulement un être dont on tombe faci-
lement amoureux, « elle flattait toutes les vanités qui alimen-
tent ou qui excitent l’amour » (p. 152). Quel que soit le
regard porté sur elle, celui du narrateur, de l’oncle, de telle ou
telle espèce de la société, les images ici concordent : tout ce
qui fait la femme est en elle, porté à son degré suprême
d’intensité.
On pourrait presque parler d’une « obsession » de la tota-
lité à l’œuvre dans Madame Firmiani – elle se manifeste dès de
le début de l’œuvre, lorsque par exemple le narrateur emploie
l’expression « Pour tout dire » (p. 142), ou que les Positifs veu-
lent expliquer « tout par des chiffres [...] » (p. 142-143) : le
narrateur semble parfois vouloir littéralement tout mettre dans
son personnage, lui faire, au-delà des impératifs du psycholo-
gique et du vraisemblable, absorber toutes les caractéristiques
qui constituent une femme. La formule essentielle : « Il y avait
tout dans cette femme » (p. 152) exprime bien cette transfigu-
ration discrète du personnage. Même si le récit n’explorera
finalement qu’une piste, le narrateur joue avec les possibles,
fait entendre ce qui pourrait être autant que ce qui est : le lec-
teur garde ainsi à l’esprit que, virtuellement, le personnage
peut tout être.
136 Jacques-David Ebguy

À partir de là, si tout ce qui fait la femme est en elle, il


arrive que le personnage prenne, selon un mouvement cher
à Balzac, une valeur représentative. Tous les personnages
importants, le narrateur, et l’héroïne de la nouvelle elle-
même, font de Mme Firmiani l’incarnation exemplaire d’une
catégorie plus générale, au point de rendre possible une lec-
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ture allégorique de la nouvelle28. Le narrateur, même si cette
première formulation laisse encore planer l’ambiguïté, la
compare ainsi d’emblée à d’autres êtres : elle est « semblable à
beaucoup de femmes pleines de noblesse et de fierté qui se
font de leur cœur un sanctuaire et dédaignent le monde »
(p. 147). Par la suite, à plusieurs reprises, la description des
réactions de Mme Firmiani sont l’occasion d’un passage au
présent et d’un discours portant sur la « Parisienne » (p. 151)
ou surtout la « femme » (p. 152-153) : « Plus une femme est
délicate, plus elle veut cacher les joies de son âme. Beaucoup
de femmes [...]. » À chaque fois, il semble nécessaire de se
référer à une catégorie plus générale, d’en passer par le dis-
cours pour justifier son comportement, ses réactions, ses sen-
timents. Symptomatiquement, Octave et son oncle font,
après la lecture d’une lettre de la jeune femme à son amant,
immédiatement porter le débat qu’ils pourraient avoir au
sujet de Mme Firmiani sur la nature des femmes : l’oncle
l’appelle « cette femme », puis s’exclame « les femmes s’en-
tendent bien plus à manger une fortune qu’à la faire... »
(p. 157), ce à quoi son neveu réplique : « Elles s’entendent
en probité » (p. 157). Même Mme Firmiani dans cette lettre
d’amour s’exprime au nom d’un groupe. Lorsqu’elle donne
sa définition de l’amour, c’est en définitive la vision féminine
de l’amour qu’elle prétend dévoiler : « L’amour, mon ange,
est, chez une femme, la confiance la plus illimitée, unie à je
sais quel besoin de vénérer, d’adorer l’être auquel elle appar-
tient » (p. 157) ; d’où ce passage du je au nous qui indique le
toujours possible changement de statut du personnage : de
l’individu à l’ensemble, du Un-tout au Un qui vaut pour le

28. Sur ce point et la portée générale du récit et de sa conclusion, voir les


intéressantes remarques de Mireille Labouret dans son article cité, p. 269, 273
et 278.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 137

tout – « Notre gloire, à nous, est toute dans celui que nous
aimons » (p. 156).
Au fond, Mme Firmiani est toutes les autres femmes, elle
est en toute femme ; d’où ce visage « intermédiaire entre le
particulier et le général »29 caractéristique des grands person-
nages balzaciens. Peut-être n’est-ce que de cette façon qu’il
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pourra être appréhendé par le lecteur. Une des particularités de
la nouvelle Madame Firmiani est en effet le lien étroit que
cherche à maintenir son narrateur avec ses narrataires. Les lec-
teurs sont sans cesse invités à se référer à leur expérience, à leur
savoir, à l’univers de référence qu’ils partagent avec celui qui
énonce. L’exemple le plus évident en est cet étonnant passage
de description de Mme Firmiani (p. 149-151) qui commence
par l’évocation d’une scène précisément située dans le temps et
l’espace – M. de Bourbonne est ébloui par la beauté de
Mme Firmiani – puis se poursuit par une peinture par le narra-
teur – le présent remplaçant l’imparfait – de la « Parisienne »,
avant que le narrateur ne s’adresse directement à son narrataire
– « Avez-vous, pour votre bonheur, rencontré quelque per-
sonne [...] » (p. 150) – pour l’inviter à imaginer une femme
longuement évoquée au présent – est-ce un récit itératif ou
singulatif ? – dans une description qui se révèle valoir in fine
pour Mme Firmiani : « Vous l’aimez tant, que si cet ange fait
une faute, vous vous sentez prêt à la justifier. Vous connaissez
alors Mme Firmiani » (p. 151). Cette structure quasi chiasma-
tique du morceau descriptif – Mme Firmiani - une Pari-
sienne / une femme - Mme Firmiani – révèle les effets de
rétrécissement – on semble se focaliser sur la particularité des
situations et d’un personnage – et d’agrandissement – le per-
sonnage est une partie qui vaut pour le tout – sur lesquels joue
le narrateur dans la nouvelle.
La même oscillation entre « typification » et définition
individuelle, par laquelle Balzac croise là encore une des
ambitions romantiques, se retrouve à la fin de la nouvelle. La
prise de parole de l’oncle s’adressant, au nom des hommes, à
la femme qu’est Mme Firmiani : « Autrefois nous faisions

29. Juliette Grange, Balzac. L’argent, la prose, les anges, Paris, La Diffé-
rence, 1990, p. 229.
138 Jacques-David Ebguy

l’amour, aujourd’hui vous aimez [...]. Vous êtes tout ce qu’il y


a de bon et de beau dans l’humanité ; car vous n’êtes jamais
coupables de vos fautes, elles viennent toujours de nous »
(p. 161), semble assurer à la nouvelle une portée générale. La
formulation même de ces dernières phrases est toutefois ambi-
guë. Qui désigne en effet exactement le vous final ? Selon
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certains commentateurs, « aussi bien Mme Firmiani que les
femmes en général ou même les jeunes »30. De surcroît, cette
ultime « typification » n’est pas le fait du narrateur, mais bien
d’un personnage dont le jugement est sujet à caution, dont la
parole a été située. Le type demeure « hypothèse » selon une
expression de Martine Léonard31, « le texte demeure ouvert et
la vérité du personnage doit se lire au-delà »32 de tous les idio-
mes. Ainsi l’élargissement possible du personnage, sa valeur de
type vaut davantage comme un horizon, une virtualité qui
permet là encore d’élargir la portée du personnage, et d’en
faire une figure totale.
Mais faire voir le personnage comme type et comme
figure totale est-ce pour autant le peindre totalement, est-ce
tout en dire ? Si on reste au niveau de la référentialité, de la
lettre du personnage, la complétude, la totalité semblent
impossibles. L’une des fonctions de la mosaïque inaugurale de
discours attribués à des observateurs hypothétiques est peut-
être de montrer qu’on ne peut tout dire du personnage à ce
lecteur sollicité et mis en jeu. On peut toujours ajouter des
discours à d’autres discours, des perspectives à d’autres pers-
pectives. Toutes ces interventions ne sont d’ailleurs pas systé -
matiquement prises en compte et éventuellement confrontées
à d’autres opinions. Certaines des incertitudes du début de
récit – concernant la nature des rapports de Mme Firmiani et
de son mari, son passé et plus simplement encore concernant
son prénom qui demeure inconnu jusqu’à la fin – ne trouvent
pas de réponse. Nous prenons la destinée du personnage en
marche, nous ne le suivons qu’un bref moment, et il faudrait

30. Martine Léonard, « Le dernier mot », in Balzac, Une Poétique du roman,


ouvrage collectif sous la direction de Stéphane Vachon, PUV , XYZ éditeur,
1996, p. 66.
31. Martine Léonard, art. cité, p. 64.
32. Ibid., p. 66.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 139

ici tenir compte des contraintes de longueur et de genre qui


pèsent sur le texte – nous avons affaire à une nouvelle, et plus
précisément à une « étude de femme » où il s’agit d’aller vite,
de privilégier un aspect du personnage33. Plus fondamentale-
ment, la diminution progressive des interventions du narra-
teur renforce cet effet d’incertitude, cette volonté de ne pas
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clore le sens de la figure déployée. Madame Firmiani s’achève
même sur la prise de parole d’un des protagonistes, comme si
le narrateur se réservait le droit de ne pas conclure sur son
personnage. Ce parti pris est bien pointé au moment de la
lecture de la lettre capitale de Mme Firmiani. À son oncle qui
s’étonne de ne pas l’entendre lire cette lettre en son entier,
Octave répond : « Il n’y a plus que de ces choses qui ne peu-
vent être lues que par un amant » (p. 158). La lecture de la
lettre est trouée, laissée en suspens. Ainsi, certains aspects de
Mme Firmiani sont laissés de côté, sont simplement suggérés,
sans effet d’insistance ou de soulignement. Le lecteur ne doit
pas tout savoir, ne peut tout savoir. Dès le début de la nouvelle
d’ailleurs, le narrateur avait bien marqué la vanité d’un espoir
de compilation totale des discours sur l’être-personnage :
« Les gens de tout genre » (p. 147) parlent de Mme Firmiani,
possèdent une opinion à son sujet – mais, poursuit le narra-
teur, il serait « fastidieux de les consigner toutes ici » (p. 147).
À la surface du texte, c’est l’image d’un déplacement perpé-
tuel du sens du personnage qui s’impose. Il y a toujours du
discours à côté, pourrait-on dire en paraphrasant une célèbre
conclusion balzacienne.

On ne saurait en rester à ce constat, de l’impossibilité de la


vision totale du personnage dès lors qu’on l’envisage comme
un objet sur lequel on peut tenir des discours, donner des
informations, à qui l’on peut attribuer des significations.
En fait, la structure même de la nouvelle nous invite à lire
cette problématique de la totalité sur un autre plan. Dans la
construction du personnage comme dans la construction du
texte, une lecture paradigmatique – il y a un élément dans le

33. Sur ce point voir l’Introduction de Guy Sagnes à Madame Firmiani, éd.
citée, p. 135 et 139.
140 Jacques-David Ebguy

texte, en saillie ou en creux, qui doit faire toucher au lecteur


le sens – s’impose tout autant qu’une lecture syntagmatique.
Le mouvement d’approche vers Mme Firmiani donne en
effet à la prise de parole du personnage un rôle de pivot – à
une autre échelle la structure de La Peau de chagrin n’est pas
fondamentalement différente – et met en valeur un aspect du
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personnage qui le fait échapper en définitive à l’effet de
reconnaissance trop immédiat. Certes, Mme Firmiani est une
femme mystérieuse, certes Mme Firmiani est une mondaine,
certes elle est une belle femme, mais sans doute faut-il singu-
lariser davantage les déterminations pour atteindre ce qui est
au principe de ses actions. Un autre romancier bien postérieur
à Balzac le rappelait : « Rendre un personnage “vivant” ne
signifie par forcément accumuler les informations à son sujet,
s’interroger sur son passé et son avenir mais plutôt aller au
bout de sa problématique existentielle. Ce qui signifie : aller
au bout de quelques situations, de quelques motifs, voire de
quelques mots dont il est pétri. Rien de plus. »34
Quel est alors « le trait le plus saillant »35 du personnage,
mis en valeur par le système de hiérarchisation des discours
qu’est l’œuvre chez Balzac ? Parler de femme vertueuse serait
encore trop général. À lire plus attentivement la lettre exhibée
comme preuve, on constate que Mme Firmiani incarne la
conscience d’Octave. Il n’est qu’à voir les conseils qu’elle
prodigue à son amant : « Retire-toi dans ta conscience [...] »
(p. 157) ; « Consulte-bien ta conscience » (p. 158), ou
encore : « Décide en écoutant la voix de ta conscience »
(p. 158). La répétition du terme ne peut manquer de frapper,
comme la formulation de la jeune femme : « J’ai pleuré
d’avoir plus de conscience que d’amour » (p. 158). Saisir tota-
lement Mme Firmiani suppose donc de la comprendre
comme figure de la conscience amoureuse, par quoi elle est
un personnage nouveau, inscrit dans un récit qui échappe à

34. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986, p. 53.


35. Selon Victor Hugo, il faut au théâtre que « toute figure soit ramenée à
son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis » (Préface de Cromwell,
op. cit., p. 437). On retrouve, semble-t-il, dans le cadre de la prose narrative, la
même exigence chez Balzac.
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 141

toute programmation. L’oncle d’Octave, sur la base de quel-


ques éléments d’information recueillis ici et là, aurait voulu,
nous l’avons vu, faire de Mme Firmiani une intrigante, en
référence aux histoires du temps passé. Se plaçant dans la posi-
tion de celui qui sait, de celui pour qui tout être est un type
au comportement prévisible – « J’ai reconnu, en elle, le siècle
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passé rajeuni », et « rabâche-moi de vieilles histoires » (p. 155),
dit-il à son neveu lorsqu’il l’interroge sur sa relation à la jeune
femme –, l’observateur de l’ancien temps se rend finalement
compte que Mme Firmiani ne correspond pas au scénario
qu’il a construit. Ainsi la jeune femme n’a pas seulement
donné le bonheur à Octave – comme une femme qu’on aime
et qui vous aime – mais l’a « doué d’une délicatesse qui lui
manquait peut-être » (p. 160). En ce sens, le surnom choisi
par Octave : « Ma chère conscience, un de ces mots d’amour qui
répondent à certaines harmonies secrètes du cœur » (p. 160),
dit bien sa manière singulière d’unir amour et vertu. Si la
jeune femme est tout entière amoureuse, comme le montre
ce passage scandé par des « tout » : « Notre gloire, à nous, est
toute dans celui que nous aimons [...], tout n’est-il pas à celui
qui a tout pris ? » (p. 156), son discours révèle une conception
de l’amour, une philosophie de l’existence (p. 157) réellement
originales. Et c’est cette articulation amour-vertu, cette gran-
deur d’âme du personnage mise en valeur par l’enquête du
narrateur, qui rend le personnage émouvant, qui rend possible
de s’attacher à lui.
On comprend dès lors la courte introduction d’Octave à
la lettre : « Voici une lettre qui vous dira tout [...] » (p. 155), et
l’affirmation en écho de Mme Firmiani dans sa lettre : « Je
veux tout te dire [...] » (p. 157). Tel est l’autre modèle de tota-
lité mis en œuvre dans Madame Firmiani : un tout qualitatif
plutôt que quantitatif. En un deuxième sens, peindre un per-
sonnage totalement consiste donc moins à dire au lecteur tout
ce qui peut être dit sur lui, qu’à le rendre sensible à ce qui
anime le personnage. Les larmes exhibées par Octave (p. 158)
puis par son oncle (p. 160) désignent hyperboliquement l’état
à atteindre : l’émotion devant un personnage entièrement,
complètement amoureux et complètement vertueux. Dès le
début d’ailleurs (p. 141-142), Balzac, ou plutôt le narrateur,
142 Jacques-David Ebguy

en avait appelé à la sensibilité de ses lecteurs, censés avoir


souffert, pleuré pour pouvoir apprécier l’histoire racontée et
son personnage. Il faut prendre au sérieux cette exigence qui
pourrait au premier abord faire sourire : elle signale discrète -
ment le registre dominant, le « lieu » du discours du narrateur,
sa volonté de construire, au-delà de la multiplicité de ses
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aspects, une figure totalement émouvante.
On comprend dès lors mieux l’incipit discursif de la nou-
velle : la distinction pointée par le narrateur entre les histoires
dramatiques, toutes de rebondissements et d’héroïsme agissant
– ces « récits, riches de situations ou rendus dramatiques par les
innombrables jets du hasard [...] » (p. 141) –, et l’histoire ici
racontée, renvoie à cette singularité du personnage et de son
mode de présentation. Dans cette idée que seuls un certain ton,
un certain langage peuvent rendre justice au personnage et à
l’histoire qui le met en scène ne se dit pas tant la nécessité de la
correspondance fond-forme qu’une définition de ce dont il
s’agit : rendre le lecteur sensible à ce qui meut Mme Firmiani, à
ce qu’elle est de part en part et non accessoirement. « Toutes les
lèvres » (p. 141) peuvent raconter les histoires dramatiques
– basées, on peut le supposer, sur des conflits entre person-
nages –, mais « il est quelques aventures de la vie humaine aux-
quelles les accents du cœur seuls rendent la vie » (ibid.). Le dépli
d’une figure dans toutes ses dimensions suppose, la formule est
d’importance, une « espèce de respect pour le sujet » (p. 141)
manié. Ce respect pour le sujet, au double sens du terme, doit
être transmis au lecteur, affirme le prologue ; c’est alors seule-
ment – objectif suprême de Balzac – que le tout du personnage
est véritablement perçu. Le lecteur atteint l’unité de la totalité
en mouvement qu’est le personnage.

Ainsi, Balzac, utilisant et dépassant la technique des obser -


vateurs hypothétiques, déplace et complique quelque peu la
problématique romantique de la totalité, tout en étant fidèle à
l’ambition de ses contemporains de rendre le personnage dans
tous ses aspects. L’idiome du romancier, non référentiel (ou
pas seulement) et difficilement « situable », fait d’un mélange
de modes d’écriture et de perspectives, travaille à l’agrandisse-
ment du sujet, à sa constitution en personnage total, à la fois
L’invention d’un personnage dans « Madame Firmiani » 143

particularité et représentant d’un genre. En un sens, il s’agit


dans Madame Firmiani d’atteindre la singularisation maximale
– les discours, les conceptions de l’oncle par exemple sont
trop généraux – et la généralisation maximale – certains des
observateurs, rivés à leur situation, particularisent trop et ne
vont pas à l’essentiel.
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La totalisation recherchée peut pareillement être envisagée
selon deux points de vue. D’un côté, le texte balzacien, résul-
tat du croisement de différents discours, refuse l’idée d’un
dernier mot qui porterait sur la lettre du personnage – du per-
sonnage comme objet, comme référent du langage –, d’où cet
émiettement des discours et des récits ; à ce niveau – en sur-
face, là où le centre de gravité du sens ne cesse d’être
déplacé – le personnage, à la croisée de séries hétérogènes de
déterminations, semble voltiger de discours en discours
« comme un mot vainement cherché qui court dans la
mémoire sans se laisser saisir »36. D’un autre côté – et c’est ici
un imaginaire de la profondeur qu’il faut mobiliser – l’esprit,
le trait constitutif, éclairé entre tous, l’essence singulière de la
figure peuvent être nommés ou suggérés au lecteur. Une
phrase de la lettre de Mme Firmiani manifeste presque idéale-
ment cette dialectique : « Je ne te dirai pas toutes les pensées
qui m’assiègent », écrit-elle à Octave – il est vain de vouloir
tout compiler, d’espérer atteindre la complétude, de penser
dire le tout comme addition de parties –, mais, poursuit-elle,
« elles peuvent toutes se réduire à une seule » (p. 157) : il faut
plutôt atteindre l’Un qui dit la problématique du personnage,
qui dit toute sa problématique, qui dit ce qu’est le personnage
totalement.
Une distinction connue entre deux valeurs de l’indéfini
« tout » nous aidera à conclure. On ne peut exprimer « tout »
le personnage, c’est-à-dire l’ensemble, la totalité des qualités
qui l’affectent, mais on peut faire apparaître la qualité qui
affecte la totalité de son être. On ne peut pas dire totalement
Mme Firmiani, mais on peut faire éprouver ce qu’elle « est »
totalement.
Jacques-David EBGUY.

36. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 294.

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