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La Bruyère

Les Caractères ou les mœurs de ce siècle


(éd. Le livre de poche)

Ce document pédagogique a été réalisé par Mme Florence CHARRAVIN-BRAS, agrégée de Lettres
Modernes, au Lycée Théodore Aubanel, à Avignon

Etude dans une classe de terminale L de l’œuvre au programme, chapitres De la cour, Des
Grands

Objectif : étude d’un portrait, Théodote De la cour 61

Ce travail fait suite à une étude se rapportant à la parole des courtisans. Théodote se
distingue par la banalité de son discours dont un échantillon est proposé au lecteur
" voilà un beau temps, voilà un grand dégel ". Ce point de départ définit le personnage
esquissé : dénué d’esprit et superficiel, il est remarquable par son attitude affectée. Mais
la lecture intégrale du portrait dessine un personnage complexe dont l’identité est
obscure.

Théodote De la cour 61

En dépit des protestations de La Bruyère dans sa préface, il y a une clé pour ce


personnage : il s’agit de l’abbé de Choisy (éd. La Pléiade). Le portrait est singulier car
sa manière de parvenir à la faveur emprunte le détour des valets. Ce trait n’apparaît pas
immédiatement, le moraliste mime les procédés indirects du courtisan. Rien n’évoque
dans ce portrait l’homme d’Eglise, sinon le nom Théodote qui le suggère ainsi que son
"habit austère".

La remarque est bâtie à partir de la métaphore du théâtre : le personnage entre


en scène avec " un visage comique ", il est congédié par un public lassé qui " demande
quartier ". L’image du comédien, récurrente dans le chapitre, souligne le jeu mensonger
auquel se livrent les courtisans et permet au moraliste d’exercer la satire.

Le portrait de Théodote décrit le jeu du comédien : attitudes, paroles. C’est un


courtisan mielleux " cauteleux ", qui fait des mystères d’un rien, du temps qu’il fait,
comme Timante (le Misanthrope II, 4) a des secrets " et ce secret n’est rien / De la
moindre vétille il fait merveille,/ Et jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille ". L’ironie
mordante de La Bruyère s’exerce contre ce courtisan dont les " petites manières " sont,
par comparaison explicite, un substitut grotesque de l’élégance des " grandes
manières ". La comparaison des manières de Timante avec celles d’une jeune précieuse
ou d’un enfant pris par le jeu offre au lecteur une image concrète et juste du sérieux et
de l’application du courtisan pour qui " une affaire de rien " prend une gravité
démesurée. Le ridicule du personnage est à son comble lorsque ses efforts récompensent
une réalisation dérisoire dont le moraliste tait l’enjeu, seule importe l’agitation fiévreuse
du courtisan emporté par l’action.

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Le portrait de Théodote présente jusqu’ici un personnage ridicule, mais sans
conséquence, le lecteur ne perçoit pas un arrière-plan, qui se révèle plus loin dans le
texte. La Bruyère se livre à une digression sans transition qui est l’occasion d’un
nouveau portrait, plus généraliste, concernant les " gens ensorcelés de la faveur ". Ces
courtisans, aliénés, emportés par la démesure de leur passion attirent les foudres du
moraliste : " orgueil ", " présomption ", rien ne retient plus ces ambitieux. La critique est
virulente, l’honnête homme ne peut tolérer ces excès qu’il blâme à l’occasion du portrait
de Théodote.

Mais l’intérêt de cette diatribe permet de souligner par comparaison la finesse du


personnage. Fermant ainsi la parenthèse de ces courtisans qui donnent le spectacle de
leur folie, La Bruyère revient à son personnage dont la discrétion s’éclaire par une
stratégie du détour. Si Théodote, lui aussi, " aime la faveur éperdument ", il fait en sorte
que cela ne se dévoile pas. L’auteur ménage un coup de théâtre en repoussant une
révélation : Théodote intrigue auprès des " livrées de la faveur ", il tisse des liens avec
les valets afin d’approcher les maîtres. La stratégie de Théodote consiste donc à
favoriser les domestiques, en dépit de l’absurdité des propositions qui toutefois révèle
que sa folie s’est déplacée sur ce terrain : " si la place d’un Cassini devenait vacante, et
que le Suisse ou le postillon du favori s’avisât de la demander, il appuierait sa
demande ".

Ce comportement évoqué ici par la Bruyère est courant à Versailles si l’on en


croit les guides chargés des visites du château, on peut le rapprocher de la remarque De
la cour 7 : " L’on s’accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une
antichambre, dans des cours ou sur l’escalier ". Ces notations renvoient à des pratiques
où les solliciteurs, contraints d’attendre dans des lieux ouverts au public, côtoient
longuement les valets laissés dans les antichambres tandis que leurs maîtres sont reçus.
Ainsi les salles d’attente deviennent des lieux d’échange de renseignements et de
corruption de la domesticité. Théodote intrigue bassement et l’on imagine l’approche
furtive du courtisan en quête d’information sous couvert d’une conversation anodine.
Mais la Bruyère ne livre pas ce tableau qui suggère la puissance des valets (thème
exploité par Proust Un Amour de Swann " la meute éparse et magnifique des grands
valets de pied " folio p 180-181).

Son propos est en effet de peindre un personnage dont l’identité reste incertaine
alors que le portrait s’achève : " dévot ou courtisan " ? L’image troublée superpose
deux états antagonistes où les traits du courtisan recouvrent ceux du dévot. La chute
appelle de façon comique le secours de l’astrologie, deus ex machina, pour un
dénouement heureux : " oui, Théodote, j’ai observé le point de votre naissance, vous
serez placé ".

Ce portrait évoque la comédie parce qu’il imite les procédés du genre et


emprunte son registre. Il est une peinture vivante, qui fait surgir des images. Il témoigne
du style plaisant de La Bruyère mais aussi de sa sévérité. L’hésitation entre l’homme
d’Eglise et le courtisan est sans appel : rien chez Théodote n’inspire un comportement
digne d’un chrétien, le personnage est emporté par la vanité, il est rabaissé au rang des
courtisans flatteurs et intrigants.

Ce portrait apparaît dans la septième édition en 1692. L’année suivante La Bruyère est
élu le 15 juin à l’Académie française, un article anonyme du Mercure galant de juillet
dénonce le succès de scandale des Caractères. Le portrait de Théodote pose la question
de la réception de l’œuvre, nous travaillons aujourd’hui sur un texte alors que les
contemporains voyaient le modèle qu’ils supposaient être celui du portrait, on imagine
le succès de l’entreprise mais aussi les ennemis. Quelles conséquences cela peut-il avoir

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sur l’exercice du portrait ? La stylisation est un objectif littéraire et une nécessité dictée
par la prudence. Enfin si le portrait est à la mode on peut se demander comment il
s’intègre dans l’ensemble des Caractères composé de fragments de différentes natures :
maximes, pensées. Le portrait contribue à la variété de l’œuvre mais aussi à son unité
(registres, procédés d’écriture, thèmes récurrents).

Prolongement de l’étude:

-Etude stylistique des portraits :

• Portraits des politiciens : De la cour 19 " Cimon et Clitandre ", un type dont on
ne se lasse pas tant le modèle est encore vivant parmi nous.
• Portrait d’un Grand : Des Grands 50 " Pamphile ", du particulier au général, les
éditions successives enrichissent le portrait.

-Thème : le théâtre, le moraliste chrétien

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