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Explication de texte n° 2 / Prévost, Manon Lescaut, II, « En effet, mes premières résolutions »

Introduction

Présentation de l’auteur et du contexte littéraire

Si le roman bénéfice d’une grande faveur en ce début de XVIIIe siècle, c’est avant tout parce
qu’il s’agit d’un genre pour lequel, contrairement à la tragédie classique, il n’existe pas de
règles. On y retrouve le principe de liberté, cher au XVIIIe siècle, par opposition au principe
d’autorité du XVIIe. Cette soif de liberté, ce libertinage d’esprit et de mœurs, font
étrangement écho à la vie aventureuse et rocambolesque d’Antoine François Prévost, très
éloignée de son titre ecclésiastique d'abbé. Cette liberté sera avant tout pour l’écrivain
liberté d’écriture, liberté d’exploration de la sensibilité et de la psychologie amoureuse,
liberté également de peindre les mœurs de son époque, et d’observer les types sociaux.

Présentation de l’œuvre

Dans Manon Lescaut, publié en 1731 comme septième tome des Mémoires d’un homme de
qualité et dont le titre original est Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, le
narrateur des Mémoires, le Chevalier de Renoncour, rencontre le Chevalier Des Grieux, qui
lui raconte son amour pour Manon et à qui il cède la narration pour le reste du roman. Cette
stratégie assume la part de subjectivité inhérente à un témoignage. De ce point de vue il faut
être attentif à la reconstruction rétrospective, au regard que le narrateur porte sur son
passé. Le récit est en effet orienté selon les convictions de Des Grieux, dont le narrateur
encadrant ne nous dit rien. Tout le récit est ainsi guidé par un objectif : montrer que Manon
l’a aimé et que leur amour peut justifier a posteriori tous les sacrifices, à commencer par son
honneur et son rang dans la société.

Présentation de l’extrait

Notre extrait se situe dans la seconde partie du roman, après la libération de Des Grieux par
son père, qui s’est accordé avec G… M… pour faire libérer son fils et déporter Manon. Des
Grieux vient d’apprendre la terrible nouvelle de la bouche même du concierge, et s’apprête
à se venger.

Lecture

Présentation de l’architecture du texte

Du point de vue de la construction de l’extrait, on s’interrogera sur l’évolution du récit entre


la première et la dernière ligne, puisque la résolution vengeresse du personnage, clairement
exprimée dans le premier mouvement (l.1 à 8) semble s’émousser au contact de la rue (et
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peut-être du réel de ce XVIIIe siècle) dans le second mouvement (l.9 à 15), pour se muer
dans le dernier mouvement (l.16 à 21) en un calcul afin d’obtenir l’argent sans lequel notre
héros sans ressources est impuissant à délivrer Manon.

Problématique

En quoi le récit du projet de vengeance de Des Grieux est-il une satire de la société du XVIIIe
siècle ?

Lecture linéaire

Mouvement 2

Fin de ce qui a été vu en cours : si l’on s’en tient au champ lexical, le projet d’une vengeance
noire, violente, est toujours présent : mort de nos ennemis (l.10), assassinat (l.12),
vengeance (l.13), mais il est comme mis à distance par une structure antithétique en l.11
(« une faible utilité pour Manon »), par une double d’interrogative l.12 et 10, par un
jugement moral du narrateur avec l’adjectif qualificatif « lâche » l.12, pour être questionné
l.13 (« quelle autre voie ») avant d’être finalement abandonné au profit d’un plus grand
bien : « la délivrance de Manon » (l.14), qui voit le projet de vengeance disparaître dans le
groupe nominal indistinct « tout le reste ».

Mouvement 3

Le troisième mouvement s’ouvre sur une rupture qui nous laisse mesure l’écart entre les
réflexes d’honneur du premier mouvement, vestiges de la société aristocratique du XVIIe
siècle, rendus dans les grandes tragédies classiques, et les nécessités du siècle, résumées
toutes entières dans le substantif « argent » (l.16), et dans cette constatation amère : « Il me
restait peu d’argent ». Le roman de Prévost, qui empruntait jusque-là beaucoup au registre
de la tragédie classique, laisse voir ici un autre registre : le réalisme, qui décrit la loi d’airain
de cette société du XVIIIe siècle. L’adverbe « peu » est tout de suite mis en balance avec
« néanmoins », après le suspens du « ; » qui dit à lui tout seul le choc de la constatation chez
le personnage. L’adjectif « nécessaire », ainsi que le verbe d’obligation « fallait », inscrivent
par leur sens la dimension impérieuse de l’argent, qui conditionne tout projet. Un siècle plus
tard, Dostoïevski écrira : « L’argent, c’est de la liberté frappée ». Des Grieux a pour lui le
droit aristocratique, ou tragique, mais ce droit n’est pas une capacité ; la dure leçon de la
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société du XVIIIe, contre laquelle sa volonté et son énergie aristocratique se brise tout
d’abord, c’est que sans argent, le droit, la légitimité, la valeur, ne sont que des mots.

Et comme souvent, le mouvement de l’idéal au réel, mouvement du haut vers le bas,


provoque une dimension comique, et a son propre registre : le burlesque. En effet, la
juxtaposition de la première et de la dernière phrase de ce paragraphe (« Il me restait peu
d’argent » / « Je fis appeler Tiberge ») provoque le rire d’une part parce que Tiberge est une
nouvelle fois réduit à la fonction de porte-monnaie, d’autre part parce que l’on mesure
l’écart entre le projet vengeur du premier paragraphe, et le projet final dont on devine les
prodiges d’hypocrisie, de mensonge, et d’urbanité qu’il faudra que Des Grieux déploie.

Cet esprit du XVIIIe siècle, dont Prévost fait sans doute la satire à travers son personnage, se
donne tout entier à lire à travers le monologue intérieur de Des Grieux, dont le vocabulaire
est déjà riche de ce monde de la tractation, de la transaction, et de la négociation : « de qui
j’en pusse attendre » (l.17), « obtenir » (l.18), « fatiguer » (l.19), « importunités » (l.19),
« ménagements » (l.20). L’aristocrate du XVIIIe siècle n’est plus un homme de cour, mais un
courtisan : comme Manon, Des Grieux doit sans cesse se vendre, paraître ce qu’il n’est pas
pour obtenir, et recourir à ses charmes, que sont sa bonne figure, sa bonne naissance, sa
haute éducation, ses manières aristocratiques. Il s’agit bien dans un cas comme dans l’autre
de séduire pour de l’argent !

Les sentiments de Des Grieux, sa « honte » et son « désespoir » (l.19), qui montrent sa
conscience de son propre abaissement, cèdent la place au calcul, à l’estimation : « Je ne
voyais que trois personnes de qui j’en pusse attendre» (l.17), « Il y avait peu d’apparence
d’obtenir » (l.18). Le paradoxe est là : le mouvement énergique qui sort de notre personnage
au premier mouvement, ne peut, en ce XVIIIe siècle, s’investir ailleurs que dans l’espace du
calcul et de l’opportunisme, auxquels Des Grieux se résout : « Je recueillis toutes mes forces
et tous mes esprits pour travailler » (l.14). Cette détermination du héros se lit encore l.20
avec l’adverbe « sur-le-champ » qui manifeste la rapidité d’action du personnage, et son
courage : « sans m’embarrasser si je serais reconnu ». Des Grieux, pour sauver Manon, se
fait violence, et ne craint ni le regard d’autrui, ni le jugement de la société, ni sa propre
arrestation.

Conclusion

L’exploration romanesque à laquelle se livre Prévost, et qui avait eu pour objet la


psychologie amoureuse plus tôt dans le roman, se poursuit dans notre extrait dans le
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domaine de l’argent, de la société, mettant au jour une autre psychologie, sociale, qui
interroge les liens entre l’individu, ses valeurs et celles de sa société, sans abandonner
toutes les nuances de la sensibilité, qui sont au cœur du projet romanesque de l’Abbé
Prévost.

L’étroitesse de ce XVIIIe siècle, réduit aux intérêts pécuniers, à l’argent et à ses transactions,
produit chez notre héros énergique une évolution étonnante, que le lecteur avait déjà
découverte lors de son évasion de chez les Pères et de l’assassinat du portier : une
émancipation de toute règle et de toute valeur morale, qui préfigure les réflexions de
Nietzsche au XIXe siècle sur le bien et le mal, mais sans échapper, contrairement à la
philosophie nietzschéenne, à un nihilisme profond, qui dit bien, lui, la crise morale que
traverse la société française, un demi-siècle avant la Révolution.

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