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La collection « Contours littéraires »


est dirigée par Bruno Vercier,
maître de conférences à l'Université de la Sorbonne Nouvelle

L'humour
Franck Evrard

HACHETTE
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ISBN 2-01-145180-9
© Hachette Livre, Paris, 1996

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste
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75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et
suivants du Code pénal.
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Introduction

L'humour appartient à une catégorie de mots dont la définition présente une


très grande élasticité sémantique. Aujourd'hui, le concept est souvent
employé de façon générale et confuse pour décrire ce qui fait rire et sourire,
pour tous les phénomènes qui relèvent de ce qu'on appelle le « risible », qu'il
s'agisse de la farce, du calembour, de l'ironie, de la parodie, de la satire. Cette
indétermination apparaît aussi au regard des définitions nombreuses et contra-
dictoires données au cours des trois derniers siècles. Dans L'Humour, un
ouvrage de référence paru en 1960, Robert Escarpit souligne cet aspect
approximatif en se référant à la première édition de l '
Britannica en 1771 qui, sous la rubrique « Humour », donne deux définitions
différentes du mot :

Humour : see Fluid (voir Fluide).


Humour : see Wit (voir Esprit).

Alors que le synonyme fluid renvoie à l'histoire du mot, à son origine latine
humor, qui désigne une humeur et un fluide, Wit fait référence à un contenu,
au mécanisme rationnel intemporel et universel, présent dans l'« esprit ».
Aussi est-il nécessaire, dans un premier temps, de combiner une approche
théorique et logique avec une approche descriptive et historique qui s'effor-
cera de replacer l'étude de l'humour dans le cadre général d'un historique de
son évolution. Au cours des siècles, le comique a pris logiquement des formes
différentes. Alors que la parodie domine au Moyen Âge, elle est supplantée
par la satire sociale au XVII siècle comme forme militante et critique, par
l'ironie philosophique au XVIII siècle, et sans doute par l'humour à partir du
XIX siècle. Aujourd'hui, ce qu'André Breton appelle « le mystérieux échange
du plaisir humoristique » (Anthologie de l'humour noir, Jean-Jacques Pauvert,
1966, p. 12) a pris une telle valeur et correspond tellement aux exigences de
la sensibilité moderne que bien des œuvres poétiques, artistiques, scienti-
fiques, des systèmes philosophiques et sociaux, peuvent donner l'impression
de se soumettre à son principe.
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Les liens de dépendance qu'entretient l'humour avec le contexte socio-


culturel le rend encore plus instable, ambigu et relatif. Selon les pays et les
époques, le concept ne recouvre pas la même réalité. Une œuvre semblable
peut être décrite par des critiques en termes aussi variés qu'« ironique », « sati-
rique », « comique », « humoristique », « paradoxal », « ambiguë ». L'indé-
termination de l'humour vient du fait qu'il ne peut pas être considéré comme
un genre ou même un sous-genre du comique qui posséderait des traits géné-
riques sur le plan de la forme et des contenus :

Mais l'humour n'a pas de types, de thèmes ou de motifs qui ne soient qu'à lui ;
il ne s'impose pas de restrictions stylistiques ou lexicales ; il n'a ni séquences
situationnelles ni fonctions narratives propres ; ce n'est donc pas un genre.
(Michael Riffaterre, Modern Language Notes, LXXXXVII, June 11, 1972,
« Fonction de l'humour dans Les Misérables », p. 71).

À la différence de l'ironie, dont la forme la plus facile à reconnaître est


l'antiphrase, l'humour ne se caractérise pas par un trope spécifique. Sa variété
de degrés, de procédés, de thèmes, son aspect subtil et diffus, en font un
phénomène difficile à localiser et à définir dans une œuvre littéraire.
Cet aspect énigmatique de l'humour invite à procéder par des approxima-
tions prudentes et non par des définitions abruptes. Il serait absurde de traiter
l'humour comme un phénomène distinct du comique en général et d'autres phé-
nomènes comme l'ironie, la satire, le jeu de mots. En effet, il existe une parenté
de l'humour avec le comique, un monde « obligatoirement double » selon
Denise Jardon qui provoque le rire par la « juxtaposition », la « présence conco-
mitante dans l'esprit du décodeur » d'un dit et d'un non-dit (Du comique dans
le texte littéraire, De Boeck/Duculot, 1995, p. 237). Le sentiment du comique,
lié à une « contradiction axiologique interne », à « la conjonction au sein d'une
même unité de deux significations pathétiques opposées qui se neutralisent
réciproquement » (Jean Cohen, Poétique, n 61, 1985, p. 57) n'est guère éloigné
du décalage humoristique. Le comique et l'humour apparaissent comme l'en-
vers du sérieux, de ce qui est utile, important et fiable ; ils s'opposent à la gravité
qui recherche l'implication, l'adhésion et l'identification. Pourtant, l'humour ne
se réduit pas à être une simple catégorie du comique, une variété secondaire
venant d'un « invariant » comme si le comique existait en tant que tel. À la
différence de celui-ci qui a pour fonction singulière de faire rire, les manifesta-
tions humoristiques n'engendrent pas nécessairement le rire, c'est-à-dire un
effet physiologique spécifique et reconnaissable.
Où trouver alors l'unité ou la constante du phénomène ? L'approche
psychologique et psychanalytique offre des réponses probantes. Attitude
générale dans la vie, « politesse du désespoir » selon l'expression attribuée à
Boris Vian, l'humour peut même devenir un art de vivre. Freud, dans Le Mot
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d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (Gallimard, coll. « Idées », 1969),


a décrit l'humour comme un phénomène se déroulant à l'intérieur de la même
personne et exprimant un conflit entre les différentes instances psychiques.
L'interprétation freudienne met en valeur le caractère « sublime » et « élevé »
de l'humour qui permet non seulement à l'humoriste d'échapper à la souf-
france par un déplacement de l'accent psychique du Moi sur le Surmoi, mais
aussi de s'élever au-dessus de sa propre condition. Pour Nicolaï Hartmann, le
sens de l'humour est fondé sur un éthos qui « doit surgir de l'intérieur »
(Aesthetik, 2 éd., Berlin, Walter de Gruyter, 1966). Mais privilégier le pro-
cessus psychique et appliquer à l'humour une psychologie descriptive comme
pour l'amour, la haine ou la joie, présente un danger évident, celui d'exclure
l'humour du domaine de l'esthétique.
Depuis le romantisme qui mélange le comique et le tragique comme dans
l'esthétique grotesque de Victor Hugo, prônée dans la Préface de Cromwell.
jusqu'aux œuvres « ouvertes » de la littérature contemporaine, l'humour
répond à des partis pris esthétiques très précis. Jean-Marc Defays invite à
rapprocher le comique de l'art et de la littérature à partir des critères de luci-
dité, de créativité, d'écart et d'opacité. Se suffisant à lui-même en dehors
de toute référence à la réalité, le discours comique s'oppose aux moyens de
communication « normaux » et « sérieux » qui, eux, sont « utiles, conformistes,
directs, transparents, transitifs, contextuels » (Le Comique, Seuil, 1996, p. 30).
On pourrait opposer l'œuvre « sérieuse » recherchant un accord entre l'atmo-
sphère du récit et les circonstances, une continuité narrative harmonieuse,
l'unité et la concentration dramatiques, à l'œuvre comique et humoristique qui,
avec ses discordances, ses contradictions, présente une ambiguïté irréductible.
L'humour est inséparable d'une écriture qui joue des variations du rythme trop
lent ou trop rapide, de l'inadaptation du ton au contenu, de l'incongruité du
registre lexical, de la logique burlesque qui s'installe aux moments les plus
graves, des digressions et des commentaires qui s'attaquent à la matière roma-
nesque, lui ôtant toute charge émotionnelle.
Le présent essai s'efforcera de proposer une synthèse des approches
linguistique, sémiotique et rhétorique afin de définir le concept fuyant de
« l'humour ». Plusieurs notions permettront d'élucider le fonctionnement du
mécanisme humoristique : la discordance de la signification, la distanciation,
le décalage linguistique et l'écart. Par rapport à une littérature « sérieuse » qui
invite à l'adhésion, à l'engagement, et à l'identification par l'action (littéra-
ture épique), l'émotion (la littérature lyrique ou fantastique) ou la vision du
monde, l'humour exige une distanciation de la part du lecteur. Celle-ci permet
de préciser la place de l'humour par rapport à d'autres discours.

L'incongruité, l'interférence, le brouillage intertextuel, les digressions intem-


pestives, les disproportions entre les causes et les effets, les artifices dévoilés, les
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variations de rythmes, de styles, de perspectives, les interventions incongrues de


l'auteur dans l'univers de la fiction, rompront l'harmonie du récit, le videront de
sa charge émotive, dévoileront son caractère artificieux, ludique, et inciteront
finalement le lecteur à reconsidérer son interprétation naïve.
(Jean-Marc Defays, Le Comique, op. cit., p. 67).

Les stratégies mises en œuvre dans l ' h u m o u r pour se détacher momentané-


ment de soi, du monde, pour prendre ses distances avec le langage, recoupent
celles de la littérature moderne. Le décalage humoristique se traduit par l'irrup-
tion d ' « un signifiant inhabituel » selon l'expression de Dominique Noguez, un
signifiant incongru, inadapté, ambigu, contradictoire qui oblige le lecteur à une
double traduction, l'une banale, l'autre symbolique. Enfin, par rapport à une
norme correspondant à l'habituel et au convenu, le concept rhétorique d'écart
met en valeur la richesse expressive du discours humoristique, la virtuosité
technique de l'auteur, l'efficacité d ' u n langage surcodé qui joue sur le non-dit.
L ' h u m o u r souffre souvent d ' u n e image de gratuité, de facilité, c o m m e s'il
se suffisait à lui-même. C ' e s t ainsi q u ' o n l ' o p p o s e à l'ironie, aux implications
idéologiques plus marquées. En Allemagne, au XIX siècle, l'ironie roman-
tique, souvent c o n f o n d u e avec le r o m a n t i s m e l u i - m ê m e chez des auteurs
c o m m e Schlegel, Schelling et Solger, cherche à faire apparaître la contradic-
tion profonde entre l'idéal et la réalité, entre ce qui devrait être et ce qui est.
Cette contradiction entre le moi et le m o n d e semble se réduire dans le cas de
l ' h u m o u r à une contradiction au sein de l ' h o m m e entre le moi et ses désirs,
ses possibilités. Il serait erroné de réduire l ' h u m o u r à une attitude individua-
liste de l ' h o m m e face aux d é s a g r é m e n t s de son destin. Le d é t a c h e m e n t
concerne ses propres malheurs mais aussi ceux de l'existence humaine et de
l'humanité dont l'humoriste fait partie. En Angleterre, l ' h u m o u r a été perçu
c o m m e un phénomène typiquement anglais, apte à traduire les traits caracté-
ristiques de l'âme anglaise. Toutes les sortes d ' h u m o u r s ' a c c o m p a g n e n t d ' u n e
perturbation dont la profondeur et la charge destructrice sont plus ou moins
grandes, selon que l ' h u m o u r vise à l ' a b s u r d e p o u r faire chanceler l'ordre
mental et logique, qu'il s'attaque aux règles de l'ordre social dans les œuvres
philosophiques de Voltaire et Montesquieu, qu'il détruise l'ordre moral dans
le cas de l ' h u m o u r noir, une « révolte supérieure de l'esprit ». Transgressant
la cohérence du m o n d e rationnel par l ' i l l o g i s m e et l'absurdité, l ' h u m o u r
donne l'impression aussi de créer un monde différent, libéré de la raison et
du réel. Ainsi, ce qui apparaît c o m m e incohérent et insensé, peut devenir
l'expression et la logique d ' u n autre ordre. L ' h u m o u r noir de Lautréamont ou
de Michaux, le nonsense dans l'œuvre de Lewis Carroll, l ' h u m o u r surréaliste
de Breton, l'univers fantastique de Kafka qui confronte les logiques du rêve
et de la réalité en fournissent quelques exemples.
Enfin, la spécificité du texte humoristique doit être recherchée dans la rela-
tion très singulière qui se noue entre le producteur d ' h u m o u r et le récepteur
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qui interprète l'effet. Caractérisé par des ruptures, par la transgression des
conventions tacites qui règlent l ' é c h a n g e ordinaire, l ' h u m o u r instaure u n e
communication ambiguë, alternant la solidarité (« rire avec ») et l'exclusion
(« rire de »). Entre distance et complicité, désengagement et adhésion affec-
tive, l ' h u m o u r fait appel à la complicité d'autrui, lance un clin d'oeil vers
l'autre, le tiers spectateur ou auditeur, indispensable à sa réalisation. Freud a
insisté sur la valeur relationnelle et sociale du Witz, une opération psychique
qui oblige l ' i n t e r l o c u t e u r à u n d é c o d a g e bien particulier. L o i n d ' ê t r e u n
c o n s o m m a t e u r passif et naïf de discours, le lecteur, avec ses compétences
linguistiques, son savoir e n c y c l o p é d i q u e e t . . . son sens de l ' h u m o u r , est
convié à une activité coopérative qui, stimulant son intelligence, l'invite à se
mouvoir dans les différents degrés de la signification.

TEXTE

■ L'impossible définition de l'humour

Dans la conclusion de son essai, Robert Escarpit, qui insiste sur la difficulté
à cerner la singularité du phénomène humoristique, se risque néanmoins à
une définition de l'humour comme « art d'exister ».

Il y a beaucoup de niveaux d'existence. C'est pourquoi il y a tant d'humours


divers qui se ressemblent si peu. Tous ne coïncident pas avec le rire, et
Bergson a rendu un mauvais service aux définisseurs de l'humour en leur
fournissant une analyse toute faite du rire. Tentés dè commencer leur explo-
ration de l'humour par le rire, ils ne pouvaient, tôt ou tard, que se trouver
dans un cul-de-sac,
Ben Jonson, qui a donné un nom et une formulation à l'humour, l'a dans
son œuvre marié avec le comique, mais ce ménage n'a pas toujours été
heureux. Il n'avait, en tout cas, rien de fatal. Si l'humour fait souvent rire,
c'est simplement que son mécanisme dialectique est analogue à celui du rire,
c'est qu'il crée volontiers la tension par son ironie et que - moins souvent
d'ailleurs - son rebondissement amène la détente. Cette coïncidence est
partielle et occasionnelle. Il arrive que l'humour coïncide avec des formes
supérieures de la pensée dialectique et devienne une philosophie.
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Il n'est même pas sûr que l'humour soit toujours dialectique. Au risque de
mettre en doute le seul caractère de l'humour que nous ayons affirmé avec
quelque assurance, reconnaissons que le mouvement de bascule n'est pas
toujours parfaitement dessiné. Il serait outrecuidant de prétendre répertorier
en quelque cent vingt-cinq pages toutes les manifestations d'un phénomène
aussi complexe. On découvrirait sans doute, en cherchant bien, d'indiscu-
tables humours que rien ne distingue de ce que nous avons appelé l'ironie,
sinon une fugitive nuance. On trouverait aussi des humours sans ironie. C'est
là un domaine vague, où les frontières sont imprécises et où les mots sont
trompeurs.
Il semble pourtant qu'au bout de cette étude il soit possible d'entrevoir une
forme générale, un mouvement, une intention - ce que la langue anglaise
appellerait un pattern (mot pour lequel, n'en déplaise aux puristes, il n'y a
pas de traduction). C'est une volonté et en même temps un moyen de briser
le cercle des automatismes que, mortellement maternelles, la vie en société et
la vie tout court cristallisent autour de nous comme une protection et comme
un linceul.

Robert Escarpit, L'Humour, P.U.F., coll. « Que sais-je? », 1960, pp. 126-127.
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Les origines et l'histoire


de l'humour

Histoire du mot « humour »

❒ Le doublet français : « humeur » et « humour ». À l'origine, le mot


humour, calqué par les Anglais sur le français « humeur » (du mot latin
humor), possède une acception purement physiologique. Il renvoie à la
théorie des humeurs du médecin grec Hippocrate qui définit le tempérament
personnel selon la prédominance du sang, de la lymphe, de la bile ou de l'atra-
bile, c'est-à-dire l'humeur noire. Ces humeurs, intégrées dans une sorte de
cosmogonie, s'apparentent aux quatre éléments : l'air (sec), le feu (chaud), la
terre (froide) et l'eau (humide). Au II siècle, pour Galien, partisan de l'humo-
risme, un excès humoral peut être à l'origine d'anormalités de caractère.
L'être est donc régi par des fluides corporels qui engendrent des types comme
l'atrabilaire, le flegmatique, dotés d'un destin à la fois médical et social.
L'humour serait l'un des éléments qui perturbent une vision banale et normale
de la réalité. En dépit de quelques emplois au sens de « bonne humeur » ou de
« disposition à la gaieté », le mot « humeur » prend une signification péjora-
tive au XVII siècle en désignant une « disposition à l'irritation ». C'est à la fin
du XVIII siècle que se met en place le doublet humeur/humour qui, selon
Robert Escarpit, distingue l'humeur médicale de « "la chose" humour en tant
que mécanisme rationnel » ( L ' p. 10).
Il serait faux de croire que l'humour est né en France à la fin du XVIII siècle,
sous l'influence de l'humour anglais. Il existait déjà, d'une manière implicite,
sans conscience de lui-même. Au XVI siècle, les Essais (1580) de Montaigne
révèlent, selon Escarpit, un « sens de l'humour à l'anglaise » (op. cit., p. 47).
Entre 1550 et 1650, la tentation de l'humour sous la forme baroque marquée
par le goût de l'extravagance, de l'exagération et de la fantaisie déchaînée
apparaît chez Cervantès (Don Quichotte, 1615), Grimmelshausen (Simplicius
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Simplicissimus, 1669) et Corneille (Le Menteur, 1643). Dans Le Roman


comique (1651) de Scarron, l'humour, présent surtout dans l'énonciation,
désamorce le sérieux de l'énoncé. Le narrateur entre dans la diégèse et, insis-
tant sur l'acte narratif en cours, s'adresse au narrataire pour dédramatiser
la relation des événements : « Je suis trop homme d'honneur pour n'avertir
pas le lecteur bénévole que, s'il est scandalisé de toutes les badineries qu'il
a vues jusques ici dans le présent livre, il fera fort bien de n'en lire pas
d'avantage... ».
Si la pratique de l'ironie domine l'écriture comique au XVIII siècle, elle ne
doit pas occulter la présence de l'humour chez des écrivains comme Voltaire
ou Diderot. Dans les contes philosophiques voltairiens, l'humour qui double
l'écriture se retourne contre la dimension romanesque des récits, subvertit ce
qui se met en place à l'intérieur du texte en faussant et outrant les perspectives
et les fictions. Il dénonce la fictivité et l'aspect invraisemblable de l'intrigue
(les péripéties et les rebondissements dans Candide) par une pratique de la
mise en abyme et de l'intertextualité. Forme brève et agréable qui mêle la
réalité et la fantaisie, l'humour et le sérieux, le conte voltairien propose une
parole ambiguë, mouvante, à décrypter. Dans les œuvres de Diderot, l'humour
se définit par un jeu équivoque d'allées et venues entre le récit et le discours,
l'élaboration et la destruction du romanesque. Faisant dialoguer le narrateur
avec son lecteur, Jacques le Fataliste (1773) dénonce la facticité des romans,
leur linéarité simpliste et artificielle. L'incipit, par son imprécision et son
indétermination concertées, bouscule le confort du lecteur qu'il caricature
sous les traits d'un narrataire attaché aux conventions romanesques et à des
mécanismes de lecture :

Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment


s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus
prochain.

❒ De l'humeur à l'humour. Si, en dépit de son anachronisme, le terme


d'humour semble adapté pour rendre compte de l'attitude de certains person-
nages, de la conduite de narration et de la philosophie dans des œuvres comme
celles de Rabelais ou de Scarron, l'élaboration du concept lui-même se situe
au milieu du XVIII siècle. C'est l'humour anglais qui oblige l'humour français
à s'expliciter. En 1762, Voltaire propose une définition approximative de
l'humour anglais qui occulte l'aspect intentionnel de l'humour :

Ils ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté,
cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu'il s'en doute; et
ils rendent cette idée par le mot humeur, humour, qu'ils prononcent yumor, et ils
croient qu'ils ont seuls cette humeur, que les autres nations n'ont point de terme
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pour exprimer ce caractère d'esprit; cependant, c'est un ancien mot de notre


langue, employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille.
(Mélanges littéraires, Lettre à l'abbé d'Olivet, 21 avril 1762).

Jusqu'à la fin du XIV siècle, l'humour conservera un sens proche d'« esprit »,
Littré définissant encore le mot par « gaieté d'imagination, verve comique »,
alors qu'en anglais, le sens du mot désigne la faculté de présenter une réalité de
façon plaisante, insolite ou absurde avec une attitude détachée. Le mérite
revient à Madame de Staël, à la fin du XVIIIe siècle, d'avoir proposé une défi-
nition de l'humour anglais plus précise et exhaustive que celle de Voltaire :

La langue anglaise a créé un mot, humour, pour exprimer cette gaieté qui est une
disposition du sang presque autant que de l'esprit; elle tient à la nature du climat
et aux mœurs nationales [...]
(De la littérature, 1 partie, chap. XV).

Après la deuxième vague d'anglomanie littéraire qui se traduit par un intérêt


des écrivains symbolistes et naturalistes pour les romans humoristiques anglais
mais aussi pour les œuvres de Mark Twain et Edgar Poe, le mot humour perd
de plus en plus sa spécificité anglaise, spécificité qui apparaît dans le syntagme
« humour anglais ». C'est en 1879, dans Les Frères Zemganno d'Edmond de
Goncourt, que le mot apparaît sans italiques en français : « de petites notations
féroces, de petites assimilations sans pitié des laideurs et des infirmités de la
vie grossies, outrées par l'humour de terribles caricaturistes ». En 1932, alors
que le mot est définitivement entré dans la langue française, il fait enfin son
entrée académique et connaît une extraordinaire carrière sous les formes les
plus diverses : la caricature, le dessin humoristique, la bande dessinée, le
feuilleton radiophonique, le cinéma.

❒ L'humour anglais. En Angleterre, au XVI siècle, le mot humour connaît une


grande extension puisqu'il ne désigne plus seulement les humeurs, au sens
médical du terme, mais aussi des caractères, des types humains déterminés par
un afflux abondant de sang, de bile ou de phlegme. Alors que logiquement,
l'humour aurait dû s'appliquer à des personnages comme Hamlet, victime de
mélancolie, ou Falstaff, le sanguin, il prend une dimension comique et qualifie
des êtres excentriques, des « caractériels », prisonniers de leurs lubies.
Conservant la trace de ses origines médicales, l'humour présente un caractère
irrépressible qui renvoie à une tournure d'esprit et non à un jeu. Ce glissement
de la notion d'humeur à celle d'humour apparaît dans le théâtre de Ben Jonson
(1573-1637), auteur de Volpone (1605), qui met en scène avec un parti pris de
comique des caractères types comme le coléreux, le flegmatique, l'atrabi-
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laire, etc. Conduit par une passion exclusive, le personnage de la comédie va à


contre-courant de l'action dramatique, en faisant obstacle par son comporte-
ment absurde à l'issue espérée. « La fonction dramatique de l'"humeur" est
d'exprimer un état d'esprit que l'on pourrait qualifier de servage rituel »,
montre Northrop Frye (Anatomie de la critique, Gallimard, 1969, p. 205). Ce
caractère obsessionnel est à l'origine de rebondissements comiques et de répé-
titions invariables qui appellent le rire par leur aspect mécanique. On retrouve
la loi générale de Bergson selon laquelle « le comique est provoqué par du
mécanique plaqué sur du vivant » (Le Rire, P.U.F., 1978, p. 14). Les comédies
de Molière se concentrent sur un personnage unique, obsédé par son « humeur »
comme dans Le Misanthrope, L'Avare, Le Malade imaginaire, Tartuffe. Ce
principe comique de la répétition liée à l'« humeur » du personnage, est présent
dans les feuilletons comiques de la radio et surtout dans les bandes dessinées
traditionnelles, soumises au régime de la série. Le gag « à répétition » dans les
bandes dessinées de Goscinny est souvent attaché à l'idée fixe d'un person-
nage : obsession du pouvoir chez Iznogoud qui veut devenir « calife à la place
du calife », obstination du barde Assurancetourix à vouloir chanter dans Astérix
et Obélix, aveuglement du chien Rantanplan dans Lucky Luke.
Il revient à Shakespeare d'avoir eu l'intuition de l'existence d'un rire volon-
taire, intelligent, « supérieur en qualité » selon Escarpit. Au XVIII siècle,
Addison a insisté sur cet aspect concerté, intentionnel du « vrai » humour qui
« a l'air sérieux quand tout le monde rit autour de lui » (The Spectator, n" 35,
10 avril 1711). Thomas de Quincey justifie cette discordance dans Confessions
d'un mangeur d'opium : « Le lecteur croira peut-être que je veux rire, mais
c'est chez moi une vieille habitude de plaisanter dans la douleur. » Cherchant
à définir l'humour anglais, Madame de Staël repère cette caractéristique : « Il
y a de la morosité, je dirais presque de la tristesse dans cette gaieté : celui qui
vous fait rire n'éprouve pas le plaisir qu'il cause » (De la littérature, I partie,
ch. 15). Au XVIII siècle, il se produit donc, selon Robert Escarpit, une « coïn-
cidence partielle entre le mot et la chose » (L'Humour, op. cit., p. 9) qui auto-
rise une théorisation du concept. L'humour anglais prend la signification
moderne de détachement amusé et amer et renvoie à « cette conscience natu-
relle, intuitive, mais lucide et délibérément souriante de son propre personnage
caractériel au milieu d'autres personnages » (p. 26). L'humoriste ne subit plus
passivement son humour; il a de l'humour et fait de l'esprit en une attitude
volontaire et créatrice. Alors que la généralisation du terme humorist indique
que l'excentricité est maîtrisée et consciente, l'humour est de plus en plus
perçu comme une sorte de tradition nationale qui exprime l'âme anglaise.
Commence l'âge d'or de l'humour anglais avec Jonathan Swift (1667-
1745), « l'inventeur de la plaisanterie féroce et funèbre », selon Breton
(A.H.N., p. 22), auteur d'épîtres au cynisme dévastateur et surtout des Voyages
de Gulliver (1714-1727). Genre littéraire, l'humour privilégie le pittoresque,
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le grotesque et l'inattendu avec Laurence Sterne (1713-1768), auteur de


Tristram Shandy et du Voyage sentimental et Henry Fielding, auteur de Tom
Jones et de comédies, comme Don Quichotte en Angleterre, qualifiées de
« débridées » et « dévergondées ». Au XVIII siècle, l'intérêt porté aux
émotions se traduit aussi par l'apparition d'un état d'âme, le spleen, une
humeur au sens médical qui fait référence à la rate, siège de la mélancolie.
Au XIX siècle, dans la lignée de Swift, William Thackeray (La Foire aux
vanités, 1848) peint avec férocité et drôlerie la « vanité anglaise », poussant
la fantaisie jusqu'au loufoque et au nonsense. L'humour tend à prendre des
formes diverses chez les romanciers, essayistes, dessinateurs et librettistes.
Edward Lear (1812-1888) inaugure ce qu'il appelle le nonsense, un humour
irrationnel et délirant qui fait voisiner l'enfance, la folie et la fantasmagorie.
Le Livre du nonsense (1846) est composé de limericks, sortes d'épigrammes
en cinq vers qui mettent en scène de façon caricaturale un comportement indi-
viduel et cocasse :

There was an Old Man of Dunrose


A Parrot seized hold of his Nose.
When he grew melancholy,
They said, « His name's Polly »,
Which soothed that Old Man of Dunrose.

Il était un vieillard, venu de Douarnenez


Qu'un perroquet mordit fort méchamment au nez.
Comme il en éprouvait une douleur cruelle,
On lui dit que l'oiseau se nommait Isabelle,
Ainsi consolant ce vieillard de Douarnenez.
(traduction de Henri Parisot)

Mathématicien et poète, le révérend Charles L u t w i d g e Dodgson, alias


Lewis Carroll (1832-1898), crée avec Alice au pays des merveilles (1865) un
univers du nonsense et de l'absurde où se mêlent la raison raisonnante et le
fa ntas me onirique, l ' e x t r a v a g a n c e et la logique. Lewis Carroll aura une
influence considérable sur les écrivains modernes comme Jarry, Kafka, Joyce,
Cocteau et bien sûr Breton, qui l'admire pour avoir su « déplacer les bornes du
soi-disant réel ». En même temps, l ' h u m o u r littéraire anglais tend à se vulga-
riser en raison de la multiplication des publications destinées au grand public.
Jerome K. Jerome (1859-1927) écrit, avec Trois Hommes dans un bateau, une
fiction humoristique qui lancera la vogue des « romans humoristiques ».
Le début du XX siècle est m a r q u é par un certain déclin de l ' h u m o u r ,
victime d ' u n excès de confort intellectuel, du conformisme de la société victo-
rienne. Font exception P.G. Wodehouse (1881-1973), George Bernard Shaw,
dramaturge ( C a n d i d a , P y g m a l i o n ) et humoriste presque officiel avec ses
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inaugural d ' Roi en 1896. Dans Questions de théâtre, Jarry justifie ainsi
la valeur de la provocation : « C'est parce que la foule est une masse inerte
et incompréhensive et pensive qu'il la faut frapper de temps en temps, pour
qu'on connaisse à ses grognements d'ours, où elle est - et où elle en est. »
De nombreux intellectuels se sont mépris sur la vulgarité provocatrice des
sketches de Coluche avant d'y voir un humour au second degré qui se moque
de la xénophobie, du racisme, du poujadisme du public populaire.

❒ Humour et œuvre « ouverte ». Dans L'Œuvre ouverte (Seuil, 1965),


Umberto Eco s'efforce de comprendre comment l'œuvre prévoit un système
d'expectatives psychologiques, culturelles et historiques de la part du récep-
teur, ce que nous appelons aujourd'hui un « horizon d'attente ». La coopéra-
tion du lecteur modèle avec ses compétences linguistiques et esthétiques, sa
culture et son système de références, apparaît comme la condition sine qua
non pour le texte de sa capacité concrète à communiquer et de son pouvoir de
signifier. Les prologues qui précèdent les cinq livres de Rabelais témoignent
d'un souci d'esquisser la figure du lecteur idéal. Appartenant à l'œuvre elle-
même dont il traduit l'aspect oral et théâtral, jouant de la tension burlesque en
mêlant un sujet noble et son traitement vulgaire, le prologue de Gargantua
prévoit la collaboration du public :

Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux (c'est à vous, à personne
d'autre que sont dédiés mes écrits), dans le dialogue de Platon intitulé Le
Banquet, Alcibiade faisant l'éloge de son précepteur Socrate, sans conteste
prince des philosophes, le déclare, entre autres propos, semblable aux Silènes.

L'ambiguïté entre le sujet et la forme, entre le plaisant et le sérieux, carac-


térise également les personnages, duels, comme Socrate dont l'apparence
extérieure lamentable, laide et ridicule, contraste symboliquement avec les
merveilleuses qualités (« son divin savoir », « une intelligence plus qu'hu-
maine »). Œuvre ouverte, le texte attend du lecteur qu'il exploite toutes ses
potentialités, tous ses sens latents, qu'il sache quitter « le sens littéral » de la
dérision et de la plaisanterie vers un « plus haut sens ». La situation du lecteur
devant l'œuvre est comparée à celle d'un chien qui cherche à rompre un os à
moelle pour y trouver une « substantifique moelle ». Mais ce sens plus
profond et transcendant n'est pas un sens arrêté; il invite à l'infini du
commentaire et de l'interprétation. À partir du jeu qui s'installe entre le sens
littéral et le sens allégorique, le texte se met en mouvement en une circularité
ouverte du sens. L'humour et l'ironie soulèvent un questionnement incessant
qui débouche sur la connaissance par la joie et le rire.
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Les guillemets, le point d'exclamation, les points de suspension, des moda-


lisateurs intensifs comme « bien sûr », « évidemment », « en effet » et le
contexte, jouent souvent le rôle de signal de l'ironie. Mais pour Beda
Allemann, « l'ironie littéraire renonce la plupart du temps à de tels signaux »
et elle est « d'autant plus ironique qu'elle sait renoncer plus complètement
aux signaux d'ironie, sans abandonner sa transparence » (« De l'ironie en tant
que principe littéraire », Poétique, n° 36, novembre 1978, pp. 385-398).
Comme le montre Jankélévitch, il est plus facile de décoder les feintes, les
ruses, les masques et le labyrinthe de l'ironie que l'« ambiguïté » de l'humour.
Alors que l'ironie est transparente dans le prétendu plaidoyer de Montesquieu
en faveur de l'esclavage des nègres, l'humour, qui ne rétablit aucune vérité
première, semble plus difficile à interpréter. Par son ambiguïté et son indéter-
mination, il accentue l'aspect « ouvert » et plurivoque d'une œuvre. Champ
de possibilités, il exige une coopération encore plus active entre l'auteur et le
lecteur comme le révèlent les « textes » contemporains à la structure
morcelée, faisant appel au collage et au montage, ouverts à l'aléatoire, au
hasard, et parfois inachevés comme chez Kafka ou Musil.

❒ Humour j u i f et humour antisémite. Cette ambiguïté de l'humour apparaît


dans la communication des « histoires juives ». Ce genre codifié dans lequel
le persécuté tire de l'humour de sa situation même et se moque de ses propres
travers est tout à fait clair si l'émetteur est juif comme Solal ou Mangeclous,
les personnages d'Albert Cohen. L'autodérision pratiquée par la minorité
opprimée consiste alors, selon Judith Stora-Sandor, en « l'art de transformer
une humiliation en jouissance » ( Autrement, n° 131, 1992, p. 172).
Si l'émetteur n'est pas juif, elle tend à devenir une histoire aryenne à l'idéo-
logie pernicieuse, comme dans L'Enfance d'un chef de Sartre dont le héros est
antisémite : « Lucien racontait des histoires juives qu'il tenait de son père : il
n'avait qu'à commencer sur un certain ton "un chour Léfy rencontre Plum..."
pour mettre ses amis en joie. » (p. 236). Roland Topor montre comment une
« histoire prétendument juive » (« Sais-tu pourquoi il y avait tellement de
juifs dans les camps ? C'est parce que c'était gratuit ! ») est « typiquement une
histoire nazie ». Pour Michel Tournier, dans Le Vent Paraclet, l'humour juif
participe de l'« humour blanc » où se mêlent comique et métaphysique.
L'histoire suivante met en scène deux juifs qui se rencontrent à Paris dans un
contexte de persécutions tragiques : « On m'a indiqué une ville où nous
serions en paix, dit l'un. - Quelle ville ? - Kaboul. - Où est-ce ? - En Afgha-
nistan. - En Afghanistan! Mais c'est très loin ça! - Loin de quoi? ». Cet
humour se distingue des histoires juives inspirées par l'antisémitisme, qui
relèvent de « la simple satire sociale » ( Vent Paraclet, op. cit., pp. 201-202)
avec des thèmes comme l'argent et la cupidité.
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❒ Lire l'humour noir. Les exemples des enfants transformés en nourritures


alimentaires dans la Modeste proposition de Swift, du geste sadique du narra-
teur qui lance un pot de fleurs sur les vitres dont les verres ne font pas « voir
la vie en beau » (« Le mauvais vitrier » de Baudelaire) ou encore du rire du
narrateur de Plaisir d'été d'Allais qui avoue avoir « bien ri » en assistant au
trépas de sa voisine dont il est lui-même responsable, peuvent susciter l'indi-
gnation. Ferdinand Alquié explique comment la lecture d'un texte d'humour
noir exige « une seconde déréalisation, et comme une négation au second
degré, une négation de négation » :

L'humour noir demande ainsi une mise en jeu toute particulière de ce que l'on
pourrait appeler notre appréhension négatrice, il suppose notre pouvoir de
prendre tout à contresens, ou du moins à faux-sens.
( du surréalisme, Flammarion, 1977, p. 88).

La réception incertaine de l'humour

❒ De l'intention de l'auteur à l'intention du lecteur. Loin d'être un acte


neutre, la lecture est une expérience ouverte, imprévue, incomplètement
déterminée qui modifie la nature même de l'écrit originaire. Dans Un auteur
peu commode, Thomas Bernhard met en scène un personnage qui tire une
balle dans la tête de tout spectateur riant à contretemps, si bien qu'à la fin de
la pièce tous les spectateurs sont morts. Les intentions du texte peuvent être
contrariées par l'intention du lecteur. Le cas de La Science de Dieu (1900) de
Jean-Pierre Brisset est exemplaire de cette distorsion. L'auteur se prend au
sérieux, accepte le titre de « prince des penseurs » dont on l'a affublé ironi-
quement, alors que la lecture humoristique voit dans son œuvre un insolite
conscient et concerté ainsi qu'une naïveté simulée : « La décharge émotive de
l'expression de Brisset dans un humour tout de réception (par opposition à
l'humour d'émission de la plupart des auteurs qui nous intéressent) met très
spécialement en évidence certains caractères constitutifs de cet humour »,
écrit Breton ( pp. 219-220).
Dans la modernité, la lecture sensible à l'humour tend à « relire » les
œuvres « sérieuses » à travers le filtre humoristique. Alors que le récit
« fermé » refuse la problématisation, c'est le lecteur lui-même, avec les
normes qu'il a intériorisées, qui s'arroge le droit de problématiser et de
déconstruire une œuvre. Le mélodrame qui se caractérise par le triomphe du
bien sur le mal, de la vertu sur le vice et suppose un idéal moral commun à
l'œuvre et aux spectateurs, est souvent lu sur le mode ironique. Plus la pièce
sollicite avec sérieux la pitié et la terreur, plus le spectateur y voit un jeu paro-
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dique sur des stéréotypes sentimentaux et des artifices de mauvais goût. Les
lectures modernes de Kafka, comme celle par exemple de Milan Kundera,
insistent sur l'humour et le comique dans l'horrible :

Quand Kafka a lu à ses amis le premier chapitre du Procès, tout le monde a ri, y
compris l'auteur. Philippe Roth rêve d'un film tourné d'après Le Château : il
voit Groucho Marx dans le rôle de l'arpenteur K. et Chico et Harpo dans ceux
des deux aides. Oui, il a tout à fait raison : le comique est inséparable de
l'essence même du kafkaïen.
( du roman, op. cit., p. 131).

❒ Les malentendus autour du « comique ». Les pièces du Nouveau Théâtre


dont l'originalité réside moins dans la thématique que dans la structure de
communication ont fait l'objet de malentendus similaires. Exploitant les
procédés du cirque, du music-hall, de la danse, du café-théâtre, mêlant rire et
tragédie, refusant de se conformer à la cohérence et à la stabilité du théâtre
aristotélicien, elles sont difficiles à déchiffrer. L'ambiguïté sur le plan de
l'énonciation (Qui parle? À qui?), l'absence de contexte clair, le « métissage
du comique et du tragique, du grotesque et du pathétique » qui définit, selon
Jean-Pierre Sarrazac, le drame moderne ( du drame, L'Aire, 1981),
brouillent le message. À force de pulvériser le signifié, le texte produit des
significations nouvelles qui l'enrichissent. Si le lecteur ou le spectateur est
contraint par l'ironie ou l'humour de mettre entre guillemets le sens manifeste
du contenu, cette position de retrait, cette suspicion légitime lui laissent cepen-
dant l'entière liberté d'interpréter à sa guise le texte ou le spectacle. Cette
liberté s'explique par le fait que le texte n'impose aucune vision du monde,
aucun système de valeurs, aucune théologie clairement définis. La réception
de La Cantatrice chauve est tout à fait révélatrice. Alors qu'« envahi par la
prolifération des cadavres des mots », Ionesco pensait avoir écrit « la tragédie
du langage », l'auteur fut étonné par les rires inattendus du public. Comme
l'analyse Michel Corvin, « pour le spectateur la parodie était plaisanterie, pour
l'auteur politesse de désespoir ». En attendant Godot de Beckett fut l'objet
d'un malentendu presque identique, certains spectateurs assimilant l'auteur à
une sorte d'Anouilh grotesque. Beckett réagit avec virulence : « La prochaine
fois, il n'y aura plus aucune concession. Les gens n'attendront pas cinq
minutes pour quitter leur fauteuil. » Cette « lecture » du public n'est pas illé-
gitime. Le traitement irréaliste du corps chez Ionesco, le procédé de grossis-
sement dans l'évocation des corps mutilés chez Beckett, les allusions à la
situation théâtrale, invitent le spectateur à prendre une distance avec les
personnages et à interpréter de façon métaphorique la vision de corps solitaires
et morcelés. Le rire de l'humour noir libère de l'angoisse et délivre de l'in-
quiétante étrangeté suscitée par la représentation dégradante de l'être humain.
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❒ La relativité culturelle de l'humour. L'humour appelant à la connivence


et à la complicité du public, a toujours partie liée avec la culture dans laquelle
il baigne, avec les situations, les circonstances et les contextes dans lesquels
les signes sont énoncés ou émis. Les humours sont nationaux : « Chaque
peuple rit de ce qu'il craint et admire le plus », affirme André Maurois dans
Le Tour du monde du rire de Pierre Daninos (p. 19). Le déplacement des
tabous au cours des siècles a remodelé le champ de la transgression et trans-
formé les thèmes de l'humour. Les plaisanteries humoristiques prenant par
exemple pour cible les femmes ou les noirs ne sont plus guère acceptées dans
notre culture moderne.
La transposition humoristique n'est perceptible que pour le groupe social
dont elle transgresse les conventions. Dans les Caractères (« De la Ville », 4),
La Bruyère insiste sur la fonction du rire dans l'émergence de micro-struc-
tures urbaines qui se fondent sur la connivence, l'exclusion et la distinction.
Il remarque que « la ville est partagée en diverses sociétés qui sont autant de
petites républiques, qui ont leurs lois, leurs jargons, et leurs mots pour rire ».
Montesquieu dans Mes pensées remarque que le rire évolue en fonction du
changement des mentalités : « Une preuve que l'irréligion a gagné, c'est que
les bons mots ne sont plus tirés de l'Écriture ni du langage de la religion : une
impiété n'a plus de sel ». Les effets de la loi de séparation de l'Église et de
l'État au début du XX siècle ont mis fin à la tradition de la satire antireligieuse,
du Moyen Âge à Anatole France en passant par Voltaire. Dans Le Rire dans
tous ses états, Robert Favre montre la relation entre l'histoire du rire et celle
des genres littéraires :

Si la satire et l'épigramme ont accompagné l'histoire de la poésie, si la fantaisie


et le jeu s'y sont glissés au XIX siècle, c'est au XX siècle que l'on peut percevoir
la liaison étroite de l'humour avec la poésie.
( 1995, p. 9).

TEXTE

Humour et communication théâtrale

Selon Anne Ubersfeld. au théâtre, lieu du sérieux, l'humour est insaisissable,


faisant irruption dans les moments de pause entre parodie et satire, rire et
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larmes. Il revient au comédien d'alléger la pesanteur du sérieux en montrant


scéniquement ce discours « autre » de l'humour chez Marivaux, Hugo,
Beckett et Shakespeare.

Le trait fondamental du discours de l'humour au théâtre est le fléchissement


de l'énonciation. L'acte de langage principal de chaque énoncé est comme mis
à distance dans le discours de l'humour, il n'y a plus d'acte directif contrai-
gnant (il y en a un pourtant, nous le verrons). Toute assertion est biaisée,
modalisée, et même si elle s'adresse en théorie à l'énonciataire, elle a toujours
pour destinataire vrai un témoin capable de se plaire au discours de l'hu-
mour, capable de le saisir. De là la nécessité d'un témoin, et même s'il n'y a
pas de relation triangulaire, il y a toujours au théâtre cet autre témoin qui ne
peut manquer : le spectateur. Certes, le discours de l'humour s'adresse à
l'autre (avec clin d'œil vers celui qui regarde et écoute sans mot dire) et ce
qu'il suggère, c'est bien un message directif que l'on peut gloser ainsi : « Dites
la vérité, jouez le jeu de la vérité ! ». Et c'est vrai que nous ne sommes plus
dans le domaine de l'énonciation sérieuse, mais dans celui d'une énonciation
doublement débrayée de son effet : par la situation-théâtre et par le jeu de
l'humour. Ainsi, le discours des confidents rappelant les héros à la vérité de
leur discours sur eux-mêmes. Humour du confident dont la position est juste-
ment proche du maître - affectueusement proche souvent - mais à bonne
distance et mettant le spectateur à la même distance. Ainsi Cléone devant
Hermione, parlant de Pyrrhus :
« Ne m'avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?
- Après ce qu'il a fait, que saurait-il donc faire ?
Il vous aurait déplu s'il pouvait vous déplaire. »
Humour redoublé par l'humour plus noir - mais plus tendre encore -
d'Oreste devant la même Hermione :
« Et vous le haïssez ! avouez-le, Madame,
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme dans une âme... »

Anne Ubersfeld, « Le jeu de l'universelle vanité », L'Humour,


Autrement, n° 131, 1992, pp. 116-117.
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Conclusion

Au terme de ce parcours, le lecteur pourra avoir l'impression légitime d'être


revenu à la case départ tant l'humour, insaisissable et impalpable, semble
vouloir se dérober à toute définition. On a pu voir combien cette pratique
langagière singulière n'avait ni de statut précis, ni de forme consacrée, le
discours humoristique pouvant être présent dans la comédie, l'histoire drôle,
mais aussi dans des genres non spécifiques comme le conte, la chanson ou
même dans des genres réputés « sérieux ». Les traits de contenus thématiques
et sémantiques qui vont des thèmes jugés « bas » de la scatologie ou de la
pornographie, propre au genre comique, aux sujets tabous concernant la
sexualité ou la mort traités par l'humour noir, en passant par les univers mer-
veilleux et fantastiques du nonsense, ne permettent pas non plus de déterminer
la singularité du phénomène humoristique. Même les notions de distance, de
décalage et d'écart, qui renvoient à une approche de type rhétorique mettent
davantage en valeur la proximité de l'humour avec d'autres pratiques discur-
sives comme l'ironie, la parodie ou les jeux de mots, que sa spécificité au sein
du genre comique. La réponse la moins floue et ambiguë est apportée par la
psychologie qui définit l'humour comme un comportement qui dépasserait
l'angoisse et déjouerait la souffrance et la mélancolie. Le seul inconvénient
est que cette perspective nous éloigne de la sphère de la littérature...
À la différence de l'ironie, plus agressive et surtout plus engagée, qui sup-
pose toujours à l'esprit un idéal exprimé ou non, l'humour donne l'impression
de jeter un doute sur la réalité en créant une absurdité gratuite qui rend le
lecteur détaché et indifférent. Langage « autre », léger, fluide, il ruine les
prétentions des discours à parler le sujet, à représenter le réel et saisir la vérité.
Mode d'expression apparemment plus inoffensif que l'ironie, il constitue une
sorte de « contre-discours » qui désigne les incohérences de l'existence et du
monde et relativise les valeurs affirmées par les discours sérieux. Mais comme
le dit Denise Jardon, au lieu de verbaliser les « absurdités découvertes par le
canal de l'ironie elle-même », il choisit une présentation différente : « Il dit
"innocemment" ce qui est, ne ménageant aucun détail, fournissant ainsi à son
interlocuteur le plaisir de découvrir l'absurdité » (Du comique dans le texte
littéraire, p. 237).
Définir l'humour par son indétermination même, comme si celle-ci expli-
quait son mode de fonctionnement et représentait sa condition d'existence,
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présente sans doute une certaine facilité. Pourtant, cette définition a le mérite
de cerner l'instabilité, la subtilité et l'ambiguïté de l'humour, ce philosophe,
vagabond insaisissable et imperceptible, qui rit sans rire, comme l'a décrit
Jankélévitch. Avec ses lignes de fuite, ses mouvements de déterritorialisation
et de déstratification, l'humour ressemble au « rhizome », ce plan d'imma-
nence qui, selon Gilles Deleuze, permet d'échapper à ce qui fixe dans une
identité, confine dans une appartenance et immobilise dans un sens. Traçant
dans un texte une ligne de multiplicités qui va vers l'infini, l'humour semble
inviter le lecteur à entrer dans un procès de métamorphose, à devenir un « bloc
de devenir » où il évolue vers lui-même.
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Bibliographie sélective

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