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KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE DU "TOPOS" SYMPOSIAQUE NOTE SUR

L'ÉCRITURE ATMOSPHÉRIQUE DANS "IN VINO VERITAS"


Author(s): Christophe Perrin
Source: Rivista di Filosofia Neo-Scolastica , Luglio-Dicembre 2013, Vol. 105, No. 3/4
(Luglio-Dicembre 2013), pp. 929-943
Published by: Vita e Pensiero – Pubblicazioni dell’Università Cattolica del Sacro Cuore

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Rivista di Filosofia Neo-Scolastica, 3-4 (2013), pp. 929-943

PROMENADES ESTETICHE

Christophe Perrin*

KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE


DU TOPOS SYMPOSIAQUE
NOTE SUR L'ÉCRITURE ATMOSPHÉRIQUE DANS IN VINO VERITAS

Aw fond , quelle peinture splendide du


pouvoir de V amour ď ennoblir l'homme,
ou d'Eros de le faire renaître , ce//e
¿/w Banquet !l
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Philosophe de formation - il entame sa carrière par une thèse, en 1841 , sur la

c/5
pratique de l'ironie socratique, dissociant, en fin historien, avant Nietzsche
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"O

mais après Hegel, Socrate de Platon -, Kierkegaard n'en est pas moins
0

littérateur par passion - loin de seulement commenter certains auteurs,


1
u notamment Aristophane et Platon pour les anciens, Shakespeare, Lessing et
'2 Goethe pour les modernes, ou encore Andersen, son contemporain, il en est
S
D
> un lui-même, sinon plusieurs à la fois, signant la moitié de ses écrits sous
•a
d divers pseudonymes2 qui constituent autant de personnages conceptuels3
•ë grâce auxquels il singe les idées et les tours, ce geste faisant une bonne part
G
0

s
* FNRS/Université catholique de Louvain.
1
2 1 Notó: 12 [Pap. III A 61], in SKS 19; trad. fr. de K. Verlov - J.-J. Gateau, in Journal
4)
"S (extraits) (1941), Gallimard, Paris 1963 (Les Essais), 1. 1, p. 213.
IOh
Oh 2 Rappelons-les principaux, dans leur ordre chronologique: Victor Eremita, A, Juge
<U
William, Johannes de Silentio, Constantin Constantius, Jeune Homme, Vigilius Haufnien-
ï> sis, Nicolaus Notabene, Hilarius le Relieur, Johannes Climacus, Inter et inter, H.H. ou
m encore Anti-Climacus.
S 3 Nous reprenons bien sûr le terme à Gilles Deleuze et Félix Guattari, voir Qu'est-ce que
©
la philosophie? , Minuit, Paris 1990, p. 63.

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930 CHRISTOPHE PERRIN

du style qui est le sien. Accordé par tous, ce po


détaillé, tant il reflète le génie de l'écrivain d
que nous découvrirons en proposant une relectur
rapproché du 2a)|atcóctiov de Platon puisqu'il
parce qu'ils prennent une forme littéraire véh
phique, portent plus qu'à ressemblance, le prem
du second en s'inscrivant dans le genre qu'il a
Mais si Vin vino Veritas de Kierkegaard appart
posiaque, n'est-il qu'un pâle avatar de son mod
un pastiche exceptionnel5? Et au fond, pourqu
ce topos antique dans son œuvre? Aussi ban
rence, ces questions méritent d'être posées, car e
clefs d'interprétation pour le texte et le mess
répondre, relisons celui-là, tant il en dit long sur
et la méthode pseudonymique, en même temps
kegaard, longtemps après Platon, fait du banquet
discours sur la vérité, participant de ce que nous
rhétorique de l'existence.

I. L'expression de l'esthétique

À lire Kierkegaard dans les Papiers, son Banq


partie d'un ouvrage plus long, les Stades sur l
sait, celui-ci débute par une préface intitulée
par un certain Hilarius le Relieur qui se pré

4 Nous distinguerons ici typographiquement le banq


antique, correspondant aujourd'hui au dessert, pendant
convives buvaient et discouraient sur un sujet -, du Ban
Banquet - l'œuvre qui appartient à ce genre. Genre div
le. Ainsi, Léon Robin est pour le moins sévère envers
sur l'amour a pu inspirer, estimant n'avoir rien ou, en
ces "Banquet" qu'on a écrits plus tard, simples cadres n
duisent tour à tour des dissertations prononcées par des
nie», et d'en donner quelques exemples: «le Banquet de
Propos (ou plutôt Questions) de table de Plutarque; les
des savants d'Athénée; un Banquet de Lucien; d'autres
de l'évêque Méthodius (fin du IIIe s. et début du IVe), un
la Chasteté » (Platon, Le Banquet , trad. fr. et intr. de L
1976, p. xiii).
5 Comme le sont sans doute les Banquets de Xénophon, Dante ou encore Ficin, que Léon
Robin ne cite curieusement pas.

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KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE DU TOPOS SYMPOSIAQUE 931

ces livrets que, par mégarde, un literātus lui aurait laissés. D'emblée,
le lecteur n'est donc pas dupe du procédé classique utilisé par Kierke-
gaard pour l'interpeller, soit une mise en abîme6. Le texte ne serait-il
alors qu'affabulation ? Quel rapport exact entre sa signature et l'autorité
de son auteur? Ces questions, qui indiquent aussitôt qu'/n vino Veritas
requiert une herméneutique avisée, renvoient bien sûr à la théorie de la
communication indirecte mise au point par Kierkegaard et sur laquelle
il reviendra rétrospectivement - notamment dans Sur mon œuvre d'écri-
vain et dans Point de vue explicatif sur mon œuvre d'écrivain. Mais pour
l'heure, retenons qu'/n vino Veritas n'est pas signé par le natif de Copen-
hague, que le texte possède plusieurs niveaux de lecture et qu'il s'inscrit
à l'intérieur d'une stratégie dont la fin, «rendre attentif», est poursuivie
par un moyen original, car paradoxal: souligner la forme pour signaler le
fond. Quoi qu'il en soit, il ne s'agira pas ici que d'esthétique.
Reste que, s'il est aussi question de philosophie, comment ce texte, qui
semble emprunter aux romans à tiroirs en vogue au Grand Siècle, pour-
rait-il au fond être fidèle au Banquet originel? Kierkegaard ne repren-
drait-il que la forme du dialogue de Platon? Pour s'en assurer, un retour
s'impose sur l'architecture d'ensemble de laquelle participe In vino veri-
tas. Initialement, les Stades devaient être composés de Coupable? - Non
coupable? et de L'envers et l'endroit, deuxième partie dont il était prévu
qu'elle soit précisément constituée par ce qui, dans l'œuvre finale, en
est en réalité les deux premières parties: In vino Veritas et Divers pro-
pos sur le mariage, en réponse à des objections. Ainsi, In vino Veritas a
d'abord été pensé accolé aux Divers propos qui en constituent le complé-
ment opposé, puisqu'ils se conçoivent ensemble sous un seul et même
nom: L'envers et l'endroit, titre qui paraît correspondre à cet autre: Ou
bien... ou bien ou L'alternative. Or, L'alternative (1843) est un ouvrage
qui précède les Stades sur le chemin de la vie (1845) et dans lequel les
deux premiers stades demeurent opposés. On pourrait donc à bon droit
supposer que seule la parution des Stades permettrait d'aboutir à la tri-
chotomie conceptuelle célèbre, L'alternative n'ayant que peu développé
le stade religieux - ce que fait Coupable? - Non coupable? -, lors même
qu'elle s'attarde sur les stades esthétique et éthique - ce que reprennent
respectivement In vino Veritas et Divers propos. On saisit alors mieux
la construction de la topologie existentielle, comme la place limitée que
doit occuper In vino Veritas dans l'œuvre.

6 Procédé cher à Kierkegaard, puisqu'il l'emploie déjà pour introduire le Journal du


Séducteur - dernier texte de la première section de L'alternative - duquel Victor Eremita se
prétendait le voleur et l'éditeur.

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Si cette topologie comprend trois stades7,


constitue une nouvelle expression de l'un d
sons à Kierkegaard le soin d'expliciter lui-
rapport subtil entre L'alternative et les Stades

Dans L'alternative le moment esthétique était un p


l'éthique, le choix en découlant. C'est pourquoi
l'Assesseur était absolument victorieux. Même s
remarque: seule la vérité qui édifie est vérité pour
moments et la position est différente. 1) L'esth
élément du passé (d'où «un ressouvenir»), car il ne
jeune homme (mélancolie de la pensée); Constan
raison). Victor Eremita qui ne peut plus maintenant
le Modiste (désespoir démoniaque); Johannes le Séd
lité «marquée»). Il finit par ne voir dans la femme
commence l'Assesseur : la beauté de la femme croî
ment, dans le temps. 2) Le moment éthique est mi
ses préceptes avec une docte bonhomie, sa vie est m
bien qu'il puisse encore triompher de tout stade es
se mesurer avec les esthéticiens sur le plan du bel
dans une approximation démoniaque (le Quidam
son présupposé et son incognito ( Frater Taciturnu

Qu'on nous pardonne un extrait aussi long,


part ailleurs de synthèse plus claire du stade e

7 La conception des stades s'enracine dans l'idée q


stence. Faut-il y revenir? Rappelons seulement que l
gaard, l'existence du sujet individuel, c'est-à-dire un
par l'absurde, car marqué par l'angoisse et le désespo
- l'angoisse s'explique par l'impossibilité de trouver
questions fondamentales de la conscience et la néces
choisir; le désespoir s'explique par l'impossibilité d'à
en raison de l'inévitable distance entre soi et soi. Ess
désespoir cependant ne sont pas seulement pour lui
sa finitude: ils sont un appel de l'absolu, une ouvertur
effet, exister, c'est accéder à la transcendance. Or, la c
fuir cette angoisse et ce désespoir, l'homme explore
qui sont autant, non pas d'étapes mais de stades, sinon
Brun, «les stades ne sont pas des épisodes successifs
point d'arrivée: ils constituent des sphères d'existenc
dantes les unes des autres» {Stades sur le chemin de la
L'Orante, Paris 1978 [Œuvres complètes, 9], p. xii) et h
passage d'un stade à un autre nécessite un saut - et don
8 JJ:326 [Pap. VI A 41], in SKS 18; Stades sur le chem

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les grandes lignes des Stades, comme d'ailleurs celles de l'interprétation des
personnages qui y sont campés. Si c'est à cette lumière que nous éclairerons
chacun de ces hommes/moments du stade esthétique, tous participant ďln
vino veritas, demandons-nous pourquoi avoir choisi de reprendre la forme
du banquet pour élaborer ce stade.
Que, comme le remarque Pierre-Henri Tisseau, «par bien des points le
récit évoque une réunion que tint réellement au printemps de 1836 un groupe
d'étudiants appelé "Le Pentagone" et dont faisaient notamment partie, avec
Kierkegaard, l'Assesseur P.V. Jacobsen et PL. M0ller le critique», groupe qui
«avait l'habitude de se retrouver dans "une pièce à part" du restaurant tenu
par Madame Fousanée, au 70 d'Oestergade»9, ne nous apprend rien. Que,
comme le suggère Denise Chaplain, le titre du texte ait pu un temps flotter
dans l'esprit de son auteur, passant du « Banquet » proprement dit à «L'heure
nocturne »10, avant de se fixer sur l'adage latin qui est le sien, est en revanche
pour nous fort instructif. Car si Le Banquet n'a pas été retenu, c'est sans doute
que Kierkegaard voulait dire plus dans la formule qu'il a choisie que ce que
dit ce simple mot chargé d'histoire, à commencer, peut-être, par dire son atta-
chement à la figure dionysiaque. De fait, comment douter ici du patronage du
dieu du vin, quand le narrateur écrit de Constantin Constantius qu'«il choisit
comme devise de la réunion ce mot: in vino veritas, car il y fallait parler et non
seulement converser; mais l'on n'y devait point parler, sinon in vino, et nulle
vérité n'y devait être entendue, sinon telle qu'elle est in vino, puisque le vin
est un garant de la vérité, et la vérité une apologie du vin»11? C'est cependant
sur le rôle du vin que se fait, entre Kierkegaard et Platon, le partage des eaux12.
Pour le très chrétien Kierkegaard, c'est à un éloge non pas du Dieu
d'amour, mais du dieu - ou demi-dieu - Amour ("Eptoç) que se livre le
penseur païen dans son Banquet. Ainsi, dans tout banquet, sinon dans tout
Banquet se lit l'expression privilégiée du stade esthétique, dont il n'est pas
interdit de forcer le trait pour coller au plus près des excès qu'il engendre.
Quoique, dans le dialogue platonicien, la sobriété soit de mise, car la vérité
est prise pour cible13, pour la même raison, c'est l'inverse qui est prôné dans

9 P.-H. Tisseau, La Confession de Musset et son influence sur le Banquet de Kierke-


gaard, «Revue de littérature comparée», 14 (1934), 3, p. 505.
10 D. Chaplain, Étude sur In vino veritas de Kierkegaard, Les Belles Lettres, Paris
1964, p. 24.
11 In vino veritas, in òtadier paci Livets Vei, in SKSb, Jz; tr. ir. d h .-M. Jacquet- 1 ísseau -
P.-H. Tisseau, In vino veritas, in Stades sur le chemin de la vie, p. 25.
12 On ne peut ici penser qu'à l'article de P. Grosos, Vin et vérité. Une esthétique de la
rupture, «Cadmos», 5 (2004), pp. 65-79.
13 «Comment allons-nous faire pour boire sans nous incommoder?» demande ainsi Pau-
sanias, avant qu'Eryximaque, en bon médecin, ne souligne que l'ivresse est un «mal pour

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l'écrit kierkegaardien. Y aurait-il plus judic


l'enivrement pour présenter le stade esthét
jouissance sensuelle qui, si elle divertit du n
cependant sur le dégoût de tout? L'étourdis
d'alcool évoque ainsi d'emblée les plaisirs
l'aliénation et la destruction. La nature de l
là même mieux découvrir: elle est d'abord inst
phères ( stemninger )», lesquelles sont diffi
Celles-ci sont pourtant décisives du début à
ce sens que, si la température joue un rôle d
nir, qui vient s'opposer à la réminiscence et, d
la mémoire volontaire, dépend de condition
retrouver son objet14. En partant de ses sen
mood, à la Stimmung du moment et du lieu, l
venir pour, cette fois, s'efforcer de se resso
teur de remonter aux propos tenus par les
et, partant, d'accomplir sa tâche. Mais à la fin
scène et l'oublier, puisque la logique du plai
aboutit à son renversement dans la douleur et à son enlisement dans le mal-
heur. La vie esthétique dépend donc d'un hic et nunc d'abord traduit par une
atmosphère, c'est-à-dire par cette tonalité qui traverse la représentation de
l'espace des plaisirs suspendus au temps de la fête.
Il n'en reste pas moins cependant que la différence avec Platon pourrait
demeurer mineure dans la mesure où, dans un cas comme dans l'autre,
«il s'agit d'un banquet, chacun des commensaux y tient un discours, et le
thème imposé est l'amour»15. Mieux, comme chez Platon où se succèdent
cinq discours avant un sixième tenu par Socrate, In vino Veritas donne lieu
aux exposés de cinq invités qui se suivent et se voient complétés par la
réponse socratique des Divers propos qui, dans les Stades, suivent donc
immédiatement le texte - et c'est à bon droit que l'on peut ainsi quali-
fier cette réponse, étant donné que Socrate, prototype de l'éthique pour
Kierkegaard, est explicitement rapproché de ce texte dans les Papiers.
Or, sur l'idée de souvenir, poussons plus loin le parallèle entre les deux

l'homme» et que tous se fixent pour règle de ne boire que «selon [leur] bon plaisir» (Platon,
Le Banquet , 176 a- 176 e, pp. 7-8).
14 Kierkegaard tient beaucoup à cette idée, comme à marquer ses limites. Ainsi, dans La
répétition , par un retour à Berlin est tenté de retrouver l'ambiance esthétique d'une expé-
rience vécue au théâtre. Impossible pourtant de revivre un moment esthétique. Pour Kierke-
gaard, la seule reprise (ejentagelsen) possible est religieuse et transcendante.
15 A. Clair, Pseudonymie et paradoxe. La pensée dialectique de Kierkegaard , Vrin,
Paris 1976 (Bibliothèque d'histoire de la philosophie), p. 256.

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KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE DU TOPOS SYMPOSIAQUE 935

Banquets. Si «dans le dialogue de Platon, Apollodore relate un souvenir,


celui de l'inconnu Aristodème qui a pris part au banquet sans y avoir lui-
même prononcé aucun discours», «de même ici, le relieur Hilarius rap-
porte un souvenir de William Afham dont on ne sait rien d'autre que le
nom et qui, sans qu'on sache de quelle manière, a pris part au banquet»16.
Mais, chez Kierkegaard, tout finit joyeusement par se compliquer, comme
en témoigne Hilarius qui, dans les dernières lignes, avoue que «l'idée de
soustraire à Victor le manuscrit n'est pas de [s]on cru», que «cette idée
grâce à laquelle, comme disent les voleurs, [il a] "emprunté" le manus-
crit, est elle-même empruntée à Victor», que «le manuscrit est celui de
l'Assesseur» et que «comme éditeur, [il n'est] en [s]on néant qu'une sorte
de Némésis sur Victor qui se croyait autorisé à éditer l'ouvrage»17. Kier-
kegaard a atteint son but: nous avons, dans In vino Veritas, une idée de
la vie esthétique, mais nous ne pouvons pas en définir les contours ni les
limites. Inscrivons dès lors ce texte dans le cadre de sa stratégie de com-
munication.

II. La méthode pseudonymique

Sphère d'atmosphères où tout se mêle et s'emmêle - la chasse et la prise, le


plaisir et la douleur, le fantasme et la réalité -, l'esthétique est indéterminée.
Cette indétermination, qui rejoint l'auteur véritable d'In vino Veritas, permet
alors à Kierkegaard de se démarquer de la paternité de l'ouvrage, comme
plus généralement de toute œuvre relevant de ce stade. Comment l'homme
religieux qu'il est et qui ne signa de son nom que des Discours chrétiens et
édifiants pourrait-il écrire, du moins reconnaître comme siennes de telles
pages? La question traduit peut-être l'impossibilité même de faire l'écono-
mie de la pseudonymie - ou, selon son propre terme de la «polyonymie»18 -,
qui lui permet non seulement de ne pas être identifié aux personnages qu'il
met en scène et de laisser planer le doute sur les idées qui sont siennes mais,
en outre, de n'aboutir à aucune conclusion dogmatique et, par là, d'empê-
cher ses travaux d'être traités comme un système philosophique avec une
structure systématique. Et pourquoi se priverait-il alors de la forme du sym-
posium, tant il est vrai que ce «moment où l'on boit ensemble [...] le plus
souvent après le repas proprement dit», moment «qui réunit les hommes

16 Ibidem.
17 SKS 6, 84; In vino Veritas, pp. 80-81 .
18 Afsluttende uvidenskabelig Efterskrift til de philosophiske Smuler, in SKS 7, 569; trad,
fr. d'E.-M. Jacquet-Tisseau - P.-H. Tisseau, Post-Scriptum définitif et non scientifique aux
Miettes Philosophiques , L'Orante, Paris 1977 (Œuvres complètes, 1 1), p. 301 .

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adultes» et durant lequel tous «boivent, chant


de la musique et échangent des propos variés»
ticipants l'occasion de deux expériences capit
communauté, et celle de l'altérité qui, en chac
l'affranchissement de soi-même»19?
Le banquet permettrait à «l'individu, aux d
qu'ils représentent, [de formuler] ainsi une p
l'abstraction des systèmes et ceci jusqu'à sorti
la rencontre de ses autres compagnons» de ban
veritas, quand bien même Le Banquet n'aurait
cas, pourquoi avoir songé à L'Heure nocturne
banquet qui, ayant lieu en un lieu et à une date i
de la nuit, à cette heure sans heure véritable qui
instant, sinon une illusion. Ce que la scène li
accent platonicien Prélude au ressouvenir, su
bande désireuse d'orgie, mais un narrateur d
se promène dans le silence d'une forêt et don
reproduit le bruit et la fureur d'un banquet. Peu
venir ne soit au fond qu'un rêve: l'idée est qu'
conte et duquel, par là même, il rend compte21
pecte l'atmosphère de l'esthétique, soit celle d
rêvé ou reconstruit - d'où l'opposition dévelop
Afham entre la mémoire et le souvenir, la prem
l'objectif et de l'historique, la seconde du côté du
Comme l'est le stade esthétique, l'histoire ici
sible parmi d'autres. Serait-ce dire que tous le
de ce banquet seraient les dires d'un seul, Ki
n'est moins sûr, car il ne faut pas confondre
donymes, ni avec ses personnages22, ce que l

19 F. Lissarrague, Un flot d'images. Une esthétique du


1987, p. 11.
20 G. Malantschuk, Index terminologique. Principaux concepts de Kierkegaard,
L'Orante, Paris 1987 (Œuvres complètes, 20), p. 128.
21 «Dans son désespoir, le pseudonyme William entreprendra quelque chose d'ana-
logue à la Confession [...], en se bornant à raconter un événement sans importance pour les
autres, mais sans doute décisif pour sa vie d'esthéticien» écrit ainsi Pierre-Henri Tisseau (La
Confession de Musset et son influence sur le Banquet de Kierkegaard, p. 493), qui n'ignore
pas que cette intimité est exprimée dans le nom même qu'est William - nom qui pourrait
être une référence à Shakespeare et à son Songe d'une nuit d'été -, Afham voulant dire litté-
ralement en danois: de ( af ) lui (ham).
22 Contrairement à l'usage qui nous fait assimiler Kierkegaard au héros du Journal du
Séducteur. Or, Hélène Politis est clair sur ce point: Johannes le Séducteur «s'est au fil des

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KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE DU TOPOS SYMPOSIAQUE 937

où quelqu'un voudrait citer un passage des ouvrages, mon vœu, ma prière,


c'est qu'on me rende le service de citer le nom de l'auteur respectif et non
le mien»23. Tentons d'accéder à ce vœu en abordant désormais le banquet
comme tel à partir des figures qu'il met en scène.
Laissons d'abord la parole à William pour nous présenter les convives ici
rassemblés:

Cinq étaient là: Johannes, surnommé le Séducteur, Victor Eremita, Constan-


tin Constantius, et deux autres dont je n'ai pas précisément retenu le nom, ce qui
importerait d'ailleurs assez peu: on ne me l'a pas dit. Ils n'avaient pas, semble-t-il,
de proprium ; ils n'étaient jamais désignés que par une épithète. L'un, appelé «le
jeune homme», svelte, élancé, très brun, n'avait guère que vingt et quelques années.
[. . .] Quant à l'autre, on l'appelait «le Modiste», ce qu'il était de son métier24.

Remarquons-le d'emblée: des trois premiers hommes nommés, si le premier


n'est qu'un personnage - le fameux Johannes du Journal du séducteur -,
les deux autres sont respectivement l'auteur de L'alternative et celui de La
répétition. Or, en transformant en personnages ces pseudonymes, Kierke-
gaard ne se contente pas d'incarner, d'une certaine manière, chacun de ses
possibles, il donne vie aux mondes imaginaires qu'il porte en lui, les fait
se rencontrer et leur donne une épaisseur définitive. Ils ont un milieu, une
personnalité, une pensée et un langage qui leur sont propres, en sorte qu'ils
ne sont définitivement pas des prête-noms ou des masques, mais constituent
autant de choix existentiels et philosophiques.
Ainsi, l'argument est le suivant: surgie de la rencontre de ces cinq per-
sonnages dans un café où ils se rencontraient souvent, l'idée d'un banquet,
dont nul ne croyait à la réalisation - Victor réduit au départ le «banquet
projeté en un épisode tout illusoire»25 -, est défendue par Constantin
Constantius, qui finit par effectivement organiser un dîner arrosé au terme
duquel chacun va tenter, par un discours, «de mettre en lumière l'essence
de la femme» - de la femme et non de l'amour notons-le, d'où une légère
inflexion du thème traditionnel de la littérature symposiaque -, «mais en
la faussant»26. Mais comment pourrait-il en être autrement, puisque ce

ans imposé comme le porte-parole prétendument autorisé d'une vulgate kierkegaardienne


aplatissante et abêtissante, que Kierkegaard aurait été le premier à dénoncer» (H. PoLrns,
Kierkegaard , Ellipses, Paris 2002 [Philo-Philosophes], p. 5).
23 SKS 7, 570; Post-Scriptum définitif et non scientifique , p. 303: «en d'autres termes,
qu'on opère entre nous un partage suivant lequel le propos appartienne au pseudonyme
comme à une femme mineure, et la responsabilité civile, à moi».
24 SKS 6, 27-28; In vino Veritas, pp. 20-21 .
25 SKS 6, 29; ibi, p. 22.
26 Papir 308 [Pap. V A 1 10] , in SKS 27; Journal , p. 337.

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938 CHRISTOPHE PERRIN

n'est pas encore à l'éthicien de parler, lui


développera la vérité féminine dans les tendr
mère27 , et non dans celle , illusoire , de la jeun
par les esthéticiens?
Satisfaisant pleinement à l'impératif d'avoir
- «sous l'emprise du vin [...], ses tempes battai
n'était plus si beau qu'avant»28 -, le jeune homm
parole. S'avouant sans expérience en ce qui co
resse, en bon platonicien, à l'idée de l'amour.
des moeurs amoureuses, il en déduit que, ent
amants, tout est contradictoire et que ce qui
conçoit la chose sans pouvoir en donner raiso
incompréhensible dont l'amour s'empare d
conception de l'esthétique a pour principe l'h
jeune homme rejette l'ëpcoç «en tant qu'il est
que les autres, il représente, dans le stade qui
la pensée»; mais parce qu'il vise l'intellectualit
qu'elle est pure abstraction, et qu'«au-delà de
rien», rien c'est-à-dire «pas même la moindre tr
il n'en est pas plus capable que les autres d'en
celui qui est le sien.
Le second discours, qui n'a pas le pathétiqu
notre amphitryon, Constantin Constantius. R
«catégorie éthique avortée»32, celle de la plai
frivole, inconstante, pétrie de contradictions,
pour le plus imbécile, qu'elle peut ridiculiser,
tissement pour l'homme, qui se meut, lui, dan
désir, appât fascinant dont se sert la nature pou
le désir infini qu'aucun objet fini ne saura satisf
conformément à un cliché de l'époque, la fem
responsable, la femme-marionnette ou autom
guident en tirant ses ficelles: «ces grands ye
ceux d'une Chose mue par une force mystér
tricité comme l'Instinct ou l'Inconscience»,

27 Pour une étude systématique sur ce thème, cf. D. Br


Cerf, Paris 2001 (La Nuit surveillée).
28 SKS 6, 36; In vino veritas, p. 29.
a SKS 6, 40; ibi, p. 33 .
Clair, Pseudonymie et paradoxe, p. 258.
31 Chaplain, Etude sur In vino veritas de Kierkegaard,
32 SKS 6, 50; In vino veritas, p. 45 .

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KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE DU TOPOS SYMPOSIAQUE 939

d'affoler en même temps que d'égayer «la vieille raison masculine»33.


Le mépris pour la femme de Constantin est précisément à la mesure de
cet «endurcissement de la raison» qu'il figure. Au final, «son implacable
intellectualité ne peut saisir la tendresse féminine, force invisible qui se
manifeste par sa faiblesse»34.
Victor Eremita qui, lors même qu'il voulait commencer, a d'abord dû
passer son tour en raison de son manque d'ivresse, dit pour sa part sa joie
d'être né homme et non femme. Car «la femme n'a qu'une existence d'il-
lusion; elle n'est rien; elle est une idéalité indéterminable»35. À dire vrai,
elle n'est qu'à être intéressante pour l'homme, n'est intéressante que si
elle est désirée par lui, et n'est désirée que si elle lui échappe: «la femme
inspire l'homme aussi longtemps qu'il ne l'a pas»36. Aussi le plus grand
bien qu'elle puisse lui faire consiste-t-il à le quitter si jamais il se lie à
elle: la souffrance qu'elle cause alors à l'homme le renvoie à lui-même,
par où celui-ci retrouve son sens de l'absolu qui lui permet de s'édifier
- en ce sens, Régine n'a jamais inspiré Kierkegaard plus qu'après leur
séparation37. Victor ajoute que le grand drame de la femme consiste à
vivre dans cette douce illusion d'être, illusion car elle n'est donc rien en
réalité38, c'est-à-dire rien de plus que ce qu'elle peut faire à un homme,
douce car elle ne réfléchit pas et ne se sait donc pas dans cette situation.
Voilà qui range la femme dans une nouvelle catégorie, celle du fanta-
stique. S'il incarne l'ironie sympathique aux yeux de Kierkegaard, Victor
est un esthéticien voué, à moins d'un miracle, à la perdition, tant il se
croit, au stade qui est le sien, dans son bon et plein droit.

33 M. Dottin-Orsini, Cette femme qu'ils disent fatale. Textes et images de la misogynie


fin-de-siècle, Grasset, Paris 1993, p. 111.
34 Chaplain, Etude sur In vino Veritas de Kierkegaard, p. 39.
35 Clair, Pseudonymie et paradoxe, p. 259.
36 SKS 6, 61 ; In vino Veritas, p. 56.
37 Denise Chaplain commente ainsi: la femme «ne peut aider l'homme que négative-
ment, que l'homme s'abstienne de tout rapport positif avec elle! Le seul rapport utile à
l'homme sera que la femme l'inspire par le désir, puis par la souffrance; le désir réveil-
lera l'idéalité, la souffrance la développera» ( Étude sur In vino Veritas de Kierkegaard,
p. 42).
38 C'est là encore un des poncifs du temps, comme le rappelle Mireille Dottin-Orsini:
«On se souvient que Huysmans avait caressé l'idée d'un roman "où la femme n'existe pas",
ajoutant: "Elle n'est que dans l'imagination de celui qui l'aime et qui la crée". Pygmalion
littéraire et conscient de l'être, ce qui est plus rare. Il ajoute que c'est alors l'homme qui est
la femme, et qui lui parle: projet de grand monologue intérieur sur une variante inattendue
du thème de l'androgyne, produit fini d'un subjectivisme radical. Et masculin: si le narra-
teur est un homme, la femme n'existe pas indépendamment de lui. Ce peut être aussi une
manière de prendre confusément conscience que la Femme, cette image là, n'a de réalité que
dans l'imaginaire de l'homme» ( Cette femme qu'ils disent fatale, p. 355).

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940 CHRISTOPHE PERRIN

L'avant-dernier discours a beau être le plus court


le plus «frénétique»39. Il s'agit de celui du Modist
les femmes, insiste sur leur superficialité. Le seul
capables, à l'en croire, consiste à penser à la mode:
voilà tout ce qui peut vraiment occuper leur esprit, au
risent les caractères stricts de ce qu'elles aiment pa
mobilité, légèreté, beauté40. Loin que cette idée déplai
le réjouit, puisqu'il n'a d'autre but que d'accroître s
leur faisant porter jusqu'à un anneau dans le nez..
Kierkegaard comme le «désespoir démoniaque» au
Modiste est le pendant, dans l'humour, de Constantin
regard acerbe mais non moins dénué de compassion
encore totalement perdu.
Le dernier à prendre la parole est Johannes qui, plu
demandé la parole pour exercer un droit de réponse. D
de faire un véritable éloge de la femme en effet, il se
de la sensualité, qui renforce finalement l'idée déjà
ignorante de son propre statut, cela en rapportant un
beaucoup à celui d'Aristophane - Johannes évoque d
Ce mythe tient en peu de mot. Si les dieux n'ont f
sexe l'homme, ils prirent vite peur de cet être si parf
ils une ruse pour le contenir. Ce fut la femme, qu
vait enchaîner l'homme dans le monde fini dont el
désirant pas non plus que la femme soit trop forte
dans l'ignorance de son pouvoir - confirmation, ic
est toujours dans l'illusion, ce qui fait d'elle un obj
frappant, puisqu'elle séduit sans s'en rendre compte
les hommes sont ainsi piégés, car susceptibles de to
instant, le séducteur, lui, ne s'en laisse pas conter. Le
cela le préserve. Et s'il collectionne les femmes, c
une seule et même femme: faites à partir de l'homme
mythe païen d'Aristophane et le récit biblique de la cr

39 Selon le qualificatif que Johannes, dans son propre discours


6, 72; In vino Veritas , p. 69).
On rejoint cette fois le cliché de la «femme à la parure», s
seule création de la femme, ou plutôt le seul domaine où elle
la thèse que développe Edmond de Goncourt dans un chapitre de
créer un objet d'art à proprement parler - elle peut par contre être
d'art", grâce à son sens inné du chiffon. [. . .] Mais c'est un art d
(Dottin-Orsini, Cette femme qu'ils disent fatale , pp. 69-70).
41 SKS 6, 73; In vino Veritas , p. 70.

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KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE DU TOPOS SYMPOSIAQUE 941

restreindre, elles n'ont pas d'individualité propre. Esthéticien qui non seu-
lement se complaît à l'être mais l'assume parfaitement, Johannes a encore
moins de chance de Victor d'échapper à ce sort. Le pis est que c'est là ce qui
lui plaît42.
Parce que In vino Veritas n'est que la mise en scène du stade esthétique,
et parce que l'esthétique, c'est l'instant, celui de la libation comme celui de
la destruction, un instant qui, à peine passé, sera annihilé, le banquet se clôt
dans l'immédiateté:

Le geste de Constantin lançant la coupe était symbolique; et cependant, en un sens,


le coup fut décisif; car, au dernier, les battants s'ouvrirent; et, comme le téméraire
qui a frappé à la porte de la mort se trouve soudain, quand elle s'écarte, en face du
génie de l'anéantissement, de même, l'on vit apparaître le corps des démolisseurs
prêts à tout mettre en pièces - un rappel qui fit à l'instant fuir les hôtes de ce lieu, et
qui, à la même seconde, avait déjà pour ainsi dire changé tout ce cadre en un mon-
ceau de ruines43.

Sitôt les discours terminés, le banquet disparaît et n'existe déjà plus qu'à
l'état de ressouvenir, pour qui veut bien s'en rappeler. Il est en cela sem-
blable à son sujet: la femme, puisque ainsi que le dit Victor au début de son
discours: «un instant, la femme est tout, et l'instant suivant, rien, sans qu'on
sache jamais quelle signification elle revêt proprement»44.
Pourtant, ici, une scène supplémentaire vient s'ajouter aux discours,
après l'explosion du banquet lors de la course frénétique des convives vers
une promenade dans un ailleurs: la scène, pour eux, de la découverte d'une
scène de la vie conjugale de l'Assesseur Wilhelm et de sa femme. Change-
ment de décor. Autant leur banquet était composé de «lumière éclatante»,
«encens enivrant»45, du Don Juan de Mozart tonitruant, de «désir», de
«délices»46, bref d'artifices, autant la scène des époux, elle, est naturelle:
«joie domestique», «jeunes rayons», «douce brise» et «paix des champs»47
composent autour d'eux un tableau calme et charmant. Et celui-ci d'être
déjà une réponse de Kierkegaard au banquet auquel nous venons d'assi-
ster, notamment lorsque Madame reprend sans le savoir les mots de Vic-
tor: «Certainement, si tu ne t'étais pas marié, tu serais devenu un homme

42 André Clair note en ce sens que, dans In vino Veritas , «l'ordre des discours [. . .] n'est
pas indifférent: il est une progression dans la perdition et le désespoir conscient» (. Pseudo -
nymie et paradoxe , p. 259).
43 SKS 6, 79; In vino veritas , p. 76.
44 SKS 6, 57; ibi, p. 53.
45 SKS 6, 32; ibi., p. 26.
46 SKS 6, 34; ibi , pp. 27-28.
47 SKS 6, 81; ibi, p. 77.

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942 CHRISTOPHE PERRIN

bien autrement supérieur dans le monde»48, m


par un sourire légèrement ironique, puis, sans
«Qu'aurai-je donc fait de grand dans le mo
plaisanterie»49. Plaisanterie, donc, non pas q
esthétique et, par suite, In vino Veritas.
Qu'en conclurons-nous? D'abord, qu 'esthè
main son exercice de style - écrire un Banquet
manière, toute littéraire, n'oublie rien de la m
-, Kierkegaard n'est donc rien moins qu 'esthé
celui d'une subjectivité qui se grise d'elle-m
dont, ailleurs, Don Juan est le modèle, appelle
éthique qui, lui-même, en appelle au stade r
nous apparaît en pleine lumière après avoir
pour en ressaisir l'esprit en interrogeant sa re
«le vrai visage de Kierkegaard»50 - un visage q
dinaire à saisir, tant ils négligent de questionn
style, c'est l'homme même»51. Si les amoure
de lettres le saluent, les premiers pour, souve
seur52, les seconds pour en faire un de leurs m
de Kierkegaard ce qu'il est pleinement, à sa
large, un auteur passé maître dans l'art d'éc
- soit, au sens strict, un fin utilisateur des pr
d'un théoricien de la rhétorique - soit un pe
pas qu'une technique du discours servant l'é
de l'existence. Nous l'avons suggéré en par
cette écriture qui, en nous plongeant dans l'ex
rendre une compréhension existentielle en mo
cette figure concerne notre existence: il est c
de l'existence. Nombreux sont ceux qui ont étu
peu53, la rhétorique. H reste à faire les deux.

48 SKS 6, 82; ibi, p. 79.


49 SKS 6, 83; ibi, pp. 79-80.
Nous reprenons l'expression à P. Mesnard, Le vr
schene, Paris 1948 (Bibliothèque des Archives de phil
51 G.L. Leclerc (conte de Buffon), Discours sur le
démie française, 25 août 1753), Castelnau, Climats 19
52 Songeons à Heidegger pour qui il est un «écrivain
ist tot », in Holzyvege, Klostermann, Frankfurt a.M.
Sartre pour qui il «n'est assurément pas un philosoph
Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris 197
H.-B. Vergote, Sens et répétition. Essai sur V iro
1982, 2 tomes; FJ. Billeskov Jansen, La rhétorique

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KIERKEGAARD ET LA REPRISE ESTHÉTIQUE DU TOPOS SYMPOSIAQUE 943

Abstract

As the first text of Stages of Life's Ways , In vino Veritas is not the most quoted text
by Kierkegaard. However, its study can teach us a lot on the pseudonymic method,
the expression of aesthetics, but also on the way, after Platon, in which Kierkegaard
transforms the banquet into a place, or a climate of a speech on truth. This article
will locate this unknown piece of writing, will remind the point of it so as to explain
its role in the existential topology and will propose an interpretation from its speech
and rhetorical devices. This way, it aims at defining some modalities in the style of
atmospheric writing proper to Kierkegaard, and through which existence is being
communicated.

Keywords : Kierkegaard, banquet, aesthetics, style, rhetoric

Philosophie, Kierkegaard. Vingt-cinq études», 8-9 (1989), pp. 83-94; V. Delecroix, Singu-
lière philosophie. Essai sur Kierkegaard , Le Félin, Paris 2006 et A. Clair, Kierkegaard et
Lequier. Lectures croisées , Cerf, Paris 2008.

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