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Margantin Laurent. Le corps des dieux. Les figures d'Orphée et de Jésus chez. Novalis. In: Romantisme, 1999, n°103. Orphée.
pp. 5-17;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1999.3384
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1999_num_29_103_3384
Abstract
Being of Pietist upbringing, Novalis understood the importance accorded by Zinzendorf to the «
corporeality » of Christ, and if, later, he turned to the Catholic faith, it was because, for him, the body of
the Son had to be the object of a cult. It is interesting to note that this cult does not hinder Novalis
resorting to one of the Greek characters of paganism, Orpheus, whose great sensual vigour is well
observed and admired but the poet. Starting from this point, it becomes interesting to see how the
young Novalis, following on from his master and teacher, Schiller, returns to the figure of Orpheus not
to return to paganism, but in order that an encounter may take place between two worlds as opposite
from each other as day and night. Can the body of Christ sacrificed be resurrected through the song of
Orpheus which is clearly evoked in the Hymnen an die Nacht, one of the last works of Novalis ?
Laurent MARGANTIN
Orphée et Jésus
Avant Sophie, avant Henri d'Ofterdingen, avant le maître de Sais, il y a Orphée et
Jésus. Deux figures, deux traditions opposées mais qui coexistent dans l'esprit de
Novalis, comme coexistent, dans la culture allemande, deux origines, la Grèce et la
Palestine, deux cultes, le paganisme et le christianisme, deux âges, l'Antiquité et la
Chrétienté. Et surtout : d'un côté, la multiplicité des dieux et le métissage quasi naturel
des hommes et des dieux; de l'autre, l'unicité d'un homme-dieu, et la difficulté des
liens entre la terre et le Ciel.
L'histoire de Jésus et le mythe d'Orphée sont les sujets de deux poèmes de jeunesse
de Novalis, fragments d'épopées écrits sous l'influence de la poésie bucolique telle
qu'on l'écrivait au dix-huitième siècle. Outre Klopstock, Wieland, Biirger, les maîtres
s'appelaient aussi Homère, Virgile, Le Tasse, l'Arioste, Milton, Glover2. Dans cette
tradition, Orphée chante au cœur du divers pour célébrer les dieux et enchanter les
êtres vivants, les pierres, les éléments et la création tout entière. On retrouve certains
de ses traits chez Dionysos, dieu du multiple, de l'ivresse naturelle, et qui périt enfin,
lui aussi, d'avoir trop célébré le paganisme3. Bonheur de la danse, du jeu, de la santé
sensuelle qui doit cependant laisser la place, dans l'espace de la religion, à l'ascèse et
au culte de l'Un, du supra-sensible. Ce changement d'âge est un thème fondateur de
la culture allemande classique, et réapparaît bien sûr, et avec quelle violence, chez
Nietzsche.
En effet, ce qui succède au chant d'Orphée, c'est la parole de Jésus, et l'éthique.
Le fils de Dieu sauve l'humanité de la mort, et promet une résurrection, quand
1 . Nous citons les œuvres complètes de Novalis dans l'édition de référence : Richard Samuel, Hans-
Joachim Mâhl, Gerhard Schulz, Hrsg, Novalis-Schriften, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1960-88 (5 tomes
parus). HKA = Historische Kritische Ausgabe, suivi du tome et de la page. Ici, HKA, I, p. 204.
2. Orpheus, HKA, I, p. 547-551. Voir le fragment La Naissance de Jésus, dans Margot Seidel, Die
geistlichen Lieder des Novalis und ihre Stellung zum Kirchenlied, Diss. Bonn, 1973, p. 317. Sur Orphée et
Jésus, voir Friedrich Strack, Im Schatten der Neugier. Christliche Tradition und kritische Philosophie im
Werk Friedrich von Hardenbergs, Tiibingen, Niemeyer, 1982, p. 271-281.
3. Henri Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Payot, 1951. Sur le retour de Dionysos
dans la culture allemande à la fin du dix-huitième siècle, voir Manfred Frank, Der kommende Gott. Vorle-
sungen iiber die neue Mythologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1982. Cependant, Dionysos n'est jamais
nommé par Novalis, et son histoire est absente de l'œuvre du poète. Comme le montre Manfred Frank, il
est une figure importante chez Schelling, et dans le poème de Hôlderlin Brot und Wein.
4. Friedrich Schlegel, Fragments critiques, 4, dans Philippe Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L'absolu
littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, 1978, p. 81.
5. C'est l'interprétation de Friedrich Strack, ouvr. cité.
sous le signe d'Orphée. Jésus descend dans le gouffre pour instruire l'homme d'une
œuvre que l'humanité toute entière, enfin accordée, doit réaliser, et c'est l'amour de
Dieu pour l'homme qui le conduit de la croix au sépulcre, puis de nouveau au Ciel.
Dans le poème écrit par le jeune Novalis, Jésus risque le pas en avant dans la nuit de
la terre, parce qu'il ne s'agit pas, pour lui, à la différence d'Orphée, d'effectuer une
plongée définitive dans le non-sens, mais d'un moment décisif de la démonstration
qu'il désire accomplir, moment qui précède la révélation du sens de son geste. Ce
n'est que par cette épreuve de l'abîme qu'il peut espérer convaincre les hommes que,
s'ils écoutent son message et vivent selon la foi chrétienne, ils seront sauvés.
Orphée attend le retour d'Eurydice qui ne reviendra peut-être, comme dans le
livret d'opéra écrit par Victor Segalen pour Debussy plus d'un siècle plus tard6, qu'au
travers du renouveau lyrique de son amant. Jésus le médiateur, lui, affronte la mort, et
accomplit le retour de l'Esprit en lui-même. Mais serait-il possible d'imaginer un
Orphée qui ne serait pas puni d'avoir chanté, et qui sans rester à attendre - trop
longtemps — le retour d'Eurydice, irait dans l'Hadès, y mourrait pour renaître tout aussitôt,
annonçant aux hommes un nouvel âge lyrique? Ou bien d'imaginer un Jésus qui, au
lieu de disparaître comme créature, resterait parmi les hommes pour que l'idée de
justice ne s'impose plus comme une tâche à réaliser? Peut-on rêver d'un Orphée
chrétien ?
Corps de l'esprit
II est difficile de trouver un commencement et une fin à cette histoire, au fond
sans cesse reprise par Novalis, du retour d'Orphée et de la résurrection de Jésus, sans
doute parce que, pour lui déjà, il n'y a pas un seul fil de l'histoire, mais différents fils
mêlés et qui paraissent inextricables. Combien de voix ont chanté Orphée, et combien,
plus nombreuses encore, ont interprété le message christique ! Toutefois, Fabel, dans
le conte de Klingsohr, ne dit- il pas qu'il est possible de tresser un seul fil à partir de
la diversité ? Ich spinne eure Fàden / In Einen Faden ein ; / Aus ist die Zeit der Feh-
den. /Ein Leben sollt'ihr seyn, annonce-t-il vers la fin du Màrchen, confiant dans ses
dons de tisseur 7.
Événement majeur, on le sait, que le sentiment de l'absence des dieux. Novalis
comme Hôlderlin a lu le poème de Schiller, Die Gôtter Griechenlandes 8, paru en
1788 dans la revue de Wieland, Der Teutsche Merkur 9. Alors, au temps des dieux,
«tout était, aux regards initiés, signe d'un dieu» {Ailes wies den eingeweyhten Blicken
/ ailes eines Gottes Spur l0). Par leur présence non seulement naturelle, mais musicale,
verbale, architecturale, les divinités multiples peuplaient le monde, si bien que «le
Créateur était plus proche du plaisir qui coulait dans la poitrine de la créature» (...
nàher war der Schôpfer dem Vergniigen, / das im Busen des Geschôpfes flofi n). Le
paganisme assurait cette présence physique, charnelle des dieux, ceux-ci n'hésitant
pas à prendre figure humaine ou animale — on pense à Zeus se transformant en cygne
pour approcher Léda -, et, de cette façon, à se révéler comme «corps du sens». Ils
étaient là au quotidien, mélanges singuliers de corps désirant et d'esprit régissant le
monde, et leur présence était à la fois crainte et aimée. Des temples partout leur
étaient dédiés, des statues les représentaient, des fêtes les célébraient, les jours étaient
rythmés par leur souffle et la terre habitée par la diversité de leurs corps, la richesse
de leur sens.
Schiller écrit : Da die Gôtter menschlicher noch waren, / waren Menschen gôttli-
cher12 Les dieux partis, l'homme dut renoncer à sa part divine. Commença alors l'âge
des idées désincarnées et de la chair déspiritualisée, thème que reprendra Schiller dans
ses essais des années ultérieures, au fondement de sa conception de la sittliche Grazie.
En cet âge, le poète seul a le pouvoir de réconcilier les sens et l'esprit que
l'entendement a séparés. Mais faut-il entendre là, seulement, une critique de YAufklàrung ?
En réalité, le retrait et finalement la mort des dieux se sont produits bien avant
YAufklàrung, et celle-ci n'a pu commencer qu'après une série d'événements antérieurs
qui permirent la déliaison de l'homme et de ses idoles. Mais malgré les interrogations
qui les rapprochent, Schiller et Novalis racontent différemment l'histoire - complexe -
de la disparition des dieux. Pour le premier, c'est le surgissement du monothéisme qui
provoque l'achèvement de l'immanence divine, et signe la fin de la religion. Le dieu-
un, en s'éloignant de la terre, empêche tout contact direct, charnel, de l'homme avec
lui. L'âge de la médiation commence, mais d'une médiation obscure, puisqu'elle
impose de passer par la vision d'un corps mort, celui du Christ, pour nous approcher
de Dieu. Avec le christianisme, c'est à la «mort en quelque sorte physique des dieux» 13
que nous assistons, et qui fait du dieu-un une image absolument isolée, hors-monde :
Sans compagnon, sans frère, sans semblable,
sans déesse et sans fils terrestre,
un Autre règne dans l'empire de l'éther,
sur le trône renversé de Saturne.
Et couronné avant qu'aucun ne l'ait acclamé,
couronné dans l'Elysée dépeuplé,
il contemple seulement, pour l'éternité,
parcourant le long flot du Temps - sa propre image 14.
Novalis écrit en revanche une autre histoire, non sans avoir médité celle composée
par son maître. Pour lui, c'est un événement interne à l'histoire du christianisme qui
est destructeur du lien de l'homme avec son dieu, et ce bien avant les Lumières qui
n'en sont que l'ultime conséquence dans l'ordre du politique. Cet événement, c'est la
Réforme, telle qu'elle est évoquée dans La Chrétienté ou Europe et dans diverses
notes laissées par le poète. Avec Luther, «c'en fut fini de la Chrétienté» 15 : la
religion s'impose comme une simple affaire terrestre, une question de pouvoir entre les
hommes, et l'irrévérence à l'égard de toute instance supérieure, symbole de la divinité
sur la terre, est légitimée. Dieu disparaît définitivement du regard des hommes, et ce
qui prend sa place, c'est le sujet moderne s'autofondant comme puissance apte à
régner sur le monde 16. Auparavant, la force, le pouvoir étaient concentrés en un point,
au-delà du réel; à présent, force et pouvoir s'éparpillent à travers le monde contingent
des mortels, - l'âge des révolutions permanentes commence. Pour cette raison, la
Révolution française n'est que le dernier acte de la grande tragédie que constitue le
retrait des dieux, elle qui donne tout le pouvoir à l'individu.
La question du pouvoir est évidemment fondamentale ici, mais ce vers quoi nous
voulons diriger notre attention, c'est vers la disparition des dieux comme corps. Leur
pouvoir spirituel s'écroule en effet faute d'avoir un corps parmi les mortels. Ils ne
parlent plus, n'ordonnent plus, ne jouissent plus, n'apparaissent plus. C'est le règne de
la lettre, dit Novalis, de la Bible comme texte à déchiffrer. «Autrefois, lit-on dans les
Fragments logologiques, tout était manifestation de l'Esprit. Désormais, nous ne
voyons rien d'autre que morte répétition, que nous ne comprenons pas. Le sens du
hiéroglyphe manque. Nous vivons encore du fruit de meilleures époques» lv. Ou bien :
«Le temps n'est plus, où l'esprit de Dieu était compréhensible. Le sens du monde a
disparu. Nous en sommes restés à la lettre» 18. C'est la jouissance du divin, qui se
réalise par un toucher, par une sensation de sa substance, qui permet une jonction de la
créature avec son créateur. Pas de rapport avec l'Esprit sans la présence effective
d'une chair divine. Ce qui explique l'intérêt de Novalis pour le premier christianisme,
c'est justement cette exigence primordiale de «vivre en Dieu», de sentir son souffle
en soi, pensée et acte confondus. Les premières sectes religieuses de l'ère chrétienne
- les gnostiques par exemple - sont en effet celles qui firent du lien charnel avec Dieu
le fondement de leur liturgie. Dans son Essai d'une histoire pragmatique de la
médecine, livre lu par Novalis 19, Kurt Sprengel présente quelques-unes de ces sectes, et
leurs «superstitions». Il évoque également la Cabale, cette «théologie sensuelle» pour
laquelle il existe un «effet direct de l'Être supérieur sur les changements du monde et
les mouvements des corps» 20. Selon cette croyance, le Sage est celui qui cherche à
épouser la divinité : pour cela, des amulettes et des talismans pourront servir comme
signes de sa présence physique, et seront des « médiateurs » 21 .
La croyance en l'incarnation du Christ - et en son incarnation toujours réitérable -
est donc un élément fondamental, central même, de la religiosité de Novalis. Cette
présentation du principe divin dans une chair humaine ne peut être une donnée
abstraite, figée, qui ne transmettrait, à travers la pure récitation des Évangiles, qu'un sens
facile à déchiffrer. L'exigence d'un sens se confond avec l'exigence d'un corps. Ce
qui conduit Novalis à s'écarter du protestantisme, comme on peut le constater dès les
Fragments de Teplitz (été 1798) : «La religion catholique est bien plus visible
— vivante et familière que la protestante, chez laquelle, mis à part les clochers d'église
et les habits spirituels - qui sont déjà bien séculiers - on ne voit rien de tout cela» 22.
C'est sans doute grâce à la lecture de certains passages du livre d'Edward Gibbon,
Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain73, que ce point de vue s'est
trouvé confirmé et renforcé dans l'esprit de Novalis. Gibbon décrit en effet comment les
chrétiens introduisirent très tôt le culte des saints et des reliques, culte qui s'étendit du
gouvernement de Constantin à la Réforme 24. Ce développement ne plaît guère à
l'historien anglais, mais il reconnaît que la croyance dans les miracles et autres
manifestations de Dieu ont eu pour effet de renforcer le sentiment religieux chez les fidèles. On
retrouve au début de La Chrétienté ou Europe une évocation de cet âge d'or 25 du
christianisme :
Dans les églises étaient conservées avec reconnaissance, dans des coffrets splendides,
les reliques d'hommes pieux d'autrefois. - Et à côté d'elles étaient révélées la bonté et
la toute-puissance divines, l'immense bienfaisance de ces bienheureux dévots, à travers
des miracles et des augures admirables. Ainsi les âmes aimantes gardaient des boucles
ou quelques mots écrits de leurs amants défunts et nourrissaient leur douce ardeur
jusqu'à la mort qui les réunissait à nouveau. On rassemblait partout avec une fervente
attention ce qui avait appartenu à ces âmes aimées, et chacun se sentait heureux qui
avait pu obtenir ou toucher une si consolante relique. Toujours la grâce céleste semblait
être descendue de préférence vers une singulière image ou une tombe. - Alors des
hommes avec de beaux présents affluaient de tous les horizons et ils remportaient avec
eux les cadeaux célestes : paix de l'âme et santé du corps 26.
À travers le culte des reliques, une autre conception de la religion est en jeu, celle
qui accorde une place déterminante à l'expérience des sens comme rencontre avec le
sens. Ira Kasperowski évoque justement le caractère naturel, pour les chrétiens, de
cette expérience charnelle de l'Esprit, et cite Gibbon, qui écrit que pour les croyants
de cette époque, un miracle n'était pas considéré comme une «anomalie en
contradiction avec les lois connues de la nature» 27. La spiritualité s'accordait alors avec les
données les plus élémentaires de l'existence qui, bien qu'élémentaires et quotidiennes,
pouvaient être interprétées comme signes de la présence et de la volontés divines,
«miracles». Ainsi, le «contenu insuffisant»28 de la Bible pouvait être complété, et
peut-être enrichi, intensifié par la présence des choses les plus banales élevées au rang
de mystères. Pour Paul Valéry, ce qui permit l'essor du christianisme dans les pays du
pourtour méditerranéen, ce fut le choix du pain et du vin comme symboles spirituels,
22. HKA, II, p. 612. Le mot Kleidung est souligné, sans doute pour signaler que pour le protestant ce
n'est pas la chair qui est spiritualisée, mais la «surface», et même pas la peau, juste le vêtement cérémoniel.
Le sens spirituel n'est nullement substantialisé.
23. History of the Decline and Fall of the Roman Empire, Londres, 1776-1788.
24. Ira Kasperowski, Mittelalterrezeption im Werk des Novalis, Tubingen, Niemeyer, 1994, p. 107-132.
25. Voir Hans-Joachim Màhl, Die Idee des goldenen Zeitalters im Werk des Novalis : Studien zur
Wesensbestimmung der friihromantischen Utopie und zu ihren ideengeschichtlichen Voraussetzungen.
Heidelberg, Winter, 1965.
26. HKA, III, p. 508.
27. Voir Ira Kasperowski, ouvr. cité, p. 129.
28. HKA, III, p. 512.
Peut-être les Grecs surent-ils donner un sens à la vie terrestre, mais leur «pensée
de midi» (pour reprendre l'expression d'Albert Camus), ouverte à la clarté solaire, a
laissé la mort advenir comme non-sens, elle qui, au-delà du cercle limité de
l'existence, ne peut être explorée. Jésus, au contraire, concilie fini et infini, vie et mort, corps
et esprit, lumière et ténèbres, et contrebalance la pensée de midi avec ce qu'on
pourrait appeler une pensée de minuit.
Il y va en effet, pour Novalis, que ce soit en religion, en philosophie, en politique
ou en physique, d'un certain équilibre des forces. Le panthéiste dissipe ses forces
spirituelles parce qu'il ne vénère que ce qu'il voit ou touche : la matière, de spirituelle,
devient toujours plus grossière et lourde, et l'isole finalement du suprasensible. Quant
au mystique, il se peut qu'il épuise toutes ses forces à s'unir avec Dieu sans
médiation — et sombre dans le néant, incapable de présenter l' imprésentable. Dans le
premier cas, l'esprit manque du fait d'une dépense excessive de force sensuelle. Dans le
second, c'est l'inverse : l'esprit fait défaut suite à un excès d'abstraction.
Toutefois, dans une époque où c'est la première tendance qui l'emporte, il est
nécessaire, pour tenter de rétablir un équilibre, de se tourner vers l'invisible, et de
faire le chemin inverse, de la terre au Ciel 41. C'est ce que fit le Christ, ouvrant la
conscience à une série de mystères excitants pour l'esprit, et le soulageant de son
angoisse face à la mort. Dans un ensemble de notes prises en lisant l'ouvrage de
Gibbon, Novalis parle, à propos de Jésus, de «victoire du suprasensible (Sieg des Ûber-
sinnlichen)» 42. Aucun sage avant lui, qu'il fût Grec ou Romain, n'avait affirmé
l'immortalité de l'âme en la démontrant, écrit Gibbon43, qui insiste également sur le
fait que les Juifs de l'Ancien Testament ne semblent pas avoir fermement cru en
celle-ci, et que les Pharisiens sont les premiers à en avoir fait le fondement de la
religion chrétienne. Mais il ajoute aussitôt que cette «secte» n'apporta aucune preuve de
l'immortalité de l'âme, preuve que Jésus fut le seul à apporter en ressuscitant 44.
Novalis avait pu lire la même affirmation dans L'éducation du genre humain (1780)
de Lessing : « Et ainsi le Christ fut le premier à enseigner pratiquement, de façon
certaine, l'immortalité de l'âme» 45.
41. Notons au passage que Novalis retrouvera cette idée d'un «rééquilibrage» des forces spirituelles et
de la matière dans les Discours sur la religion de Schleiermacher qui parle du médiateur en ces termes :
«Un tel homme est un véritable prêtre du Très-Haut, qu'il rend plus accessible à ceux qui ne sont habitués
à saisir que le fini et sa valeur minime; il leur présente les choses célestes et éternelles comme des objets
de jouissance et de communion, comme la seule source inépuisable de ce vers quoi tend toute leur
aspiration supérieure. Il vise ainsi à éveiller le germe somnolent de la meilleure humanité, à allumer l'amour du
Très-Haut, à transformer la vie ordinaire en une vie plus haute, à réconcilier les fils de la terre avec le ciel,
qui leur appartient, et à contrebalancer l'attachement à la grossièreté de la matière qui alourdit notre
époque». Nous soulignons. Trad. I.-J. Rouge, 1944, p. 125.
42. HKA, III, p. 565.
43. I. Kasperowski (ouvr. cité, p. 114) cite une traduction allemande du texte de Gibbon (qu'a pu
utiliser Novalis), dont nous traduisons ainsi un passage : «La doctrine des sages grecs et romains concernant
l'immortalité de l'âme ne provoqua qu'un faible espoir, ou tout au plus le sentiment qu'une vie future était
probable; en revanche, la religion populaire des Grecs et des Romains n'était pas capable de corroborer
cette doctrine sublime». Geschichte des Verfalls und Untergangs des Rômischen Reiches, trad, de Giinther
Karl Friedrich Seidel, vol. I, Berlin, 1790, p. 247.
44. Voir I. Kasperowski, ouvr. cité, p. 114-115.
45. Die Erziehung des Menschengeschlechts, § 58, Stuttgart, Reclam, 1965, p. 21. Voir HKA, III,
p. 669, 682. Voir également J. G. Fichte, Sur les intentions de la mort de Jésus (1786), dans Philosophie,
17, 1987, p. 8-30. «Mais que Jésus mourût, qu'il fût ensuite ressuscité, alors les préjugés étaient détruits à
leur fondement, la mission divine de Jésus était incontestablement prouvée, les cœurs des apôtres étaient
subitement éclairés, et toute la semence, qui se trouvait en eux, germait» (p. 9).
46. Les Hymnes à la nuit furent publiés dans YAthenàum en septembre 1800.
47. HKA, I, p. 141, 143.
48. Ibid., p. 141.
49. Ibid., id.
50. Ibid., p. 144.
51. HKA, I, p. 364.
connaît la tradition théosophique selon laquelle les ténèbres ne sont pas une absence
de lumière mais au contraire un excès de clarté ne pouvant que paraître obscur à l'œil
ébloui de la créature, et le Fils le symbole de la coïncidentia oppositorum. Jésus, plus
qu'une nouvelle époque où seraient opposées et séparées encore une fois - au
bénéfice de la première - obscurité et lumière, annonce la fin des temps, le «Royaume de
mille ans» où nuit et jour, vie et mort seront confondus, après une époque de
transition — celle qui commence à la suite de son sacrifice.
Avec la nuit christique est devenu possible un nouveau «service de la lumière»
(Lichtdienst)52. En effet, pour le Christ, l'assurance de l'immortalité de l'âme dans le
cœur du fidèle fait s'accroître son amour de la vie et sa santé physique. La nuit est au
fond promesse de lumière, mais d'une lumière extrême, aveuglante, in- visible, que
nous ne pouvons accueillir entièrement en ce monde-ci. Orphée ne s'y trompe pas, qui
vient s'accorder au nouveau-né : «Venu d'un rivage lointain, né sous le ciel clair de
l'Hellade, un chanteur arriva en Palestine et donna son cœur à l'enfant miraculeux» 53.
Lui-même, dans le mythe, avait tenté d'accomplir par son chant l'harmonisation de
l'homme avec l'univers, mais n'avait pas réussi à vaincre la mort : il devait donc
exclure la nuit de son domaine, et périr finalement englouti par elle. Maintenant, le
nouvel Orphée paraît, et prend un autre chemin, celui que lui indique le Sauveur. Il
chantera la mort comme la vie, la nuit comme la lumière, et enchantera les mortels
sans se détourner de l'invisible. Il part «plein de joie vers l'Indoustan - le cœur ivre
de doux amour; et le répand en hymnes enflammés sous ce ciel clément, si bien que
des milliers de cœurs se tournent vers lui, et que la Bonne Nouvelle grandit, faisant
des branches innombrables» 54. C'est après son départ {bald nach des Sàngers
Abschied) que le Christ meurt sacrifié puis ressuscite, tandis que celui qui a accueilli
le premier son message échappe maintenant à la mort et augmente le sentiment de vie
chez les mortels, les débarrassant de leur crainte aliénante de l'au-delà.
Curieuse rencontre en vérité que celle d' Orphée et Jésus dans le cinquième hymne,
comme si un échange des plus mystérieux se produisait, sur lequel Novalis fonde son
«catholicisme». Les deux figures ne se confondent pas, l'une ne disparaît pas au
profit de l'autre, mais toutes deux s'imprègnent de la vérité opposée, et continuent leur
chemin. L'un est terrestre, c'est celui d'Orphée qui intègre dans son chant l'esprit
christique et part vers l'Orient. L'autre est céleste, c'est celui de Jésus qui semble de
son côté avoir accueilli la sensualité orphique - il est le prêtre de l'amour -, et part
dans la direction opposée, vers le Couchant. Entre eux, en Palestine, reste le « cadavre
du monde ancien dans le sépulcre abandonné», dans le tombeau scellé de la mort
vaincue55.
L'inversion et l'échange
Ainsi l'ancien, au contact du nouveau, ne périt pas, mais renaît. Et le nouveau doit
mourir pour renaître ou naître véritablement. En lisant Gibbon, Novalis avait noté le
phénomène étrange qui s'était produit lors de la rencontre à Rome des envahisseurs
52. Voir HKA, II, p. 647 : «Qu'est-ce qui est au-delà de la viel - Le service de la vie comme service
de la lumière».
53. HKA, I, p. 147. Nous soulignons.
54. Ibid.
55. Ibid., p. 149.
(Tiibingen)
63. HKA, II, p. 605; III, p. 315, 385, 430. Sur l'inversion, voir Manfred Frank et Gerhard Kurz, Ordo
inversus. Zu einer Reflexionsfigur bei Novalis, Holderlin, Kleist und Kafka, dans Geist und Zeichen (hrsg.
von Herbert Anton, Bernhard Gajek et Peter Pfaff), Heidelberg, 1977, p. 75-80. Sur l'idéalisme magique,
voir Manfred Frank, «Die Philosophie des sogenannten "magischen Idealismus" », dans Euphorion 63
(1969), p. 88-116
64. HKA, III, p. 62.
65. Ibid.