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L’interpersonnel et l’atmosphérique : l’apport de Kimura Bin


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à la réflexion daseinsanalytique
Kimura Bin’s contribution to daseinsanalytical theory: the interpersonnal
and atmospheric dimensions
● B. Stevens*

eux ouvrages récents ont attiré l’attention du public


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É D francophone sur les travaux de Kimura Bin :
les Écrits de psychopathologie phénoménologique
(1992) et L’Entre. Une approche phénoménologique de la
L’œuvre de Kimura Bin se présente comme une pratique schizophrénie (2000). Ils ont fourni l’occasion de prendre une
thérapeutique et une réflexion issues d'une quadruple source conscience accrue de la dimension culturelle en psychiatrie.
phénoménologique : la Daseinsanalyse de Binswanger, l'ana- On sait depuis lors que Kimura Bin (né en 1931) est un
lyse existentiale et temporale de Heidegger, la réflexion de psychiatre japonais de la mouvance daseinsanalytique, mais
Nishida sur le soi ainsi que les notions de “l'entre” et de on connaît souvent moins bien l’importance de son œuvre au sein
“l'atmosphérique” selon Tetsuro Watsuji. Outre cette dimen- de la pensée philosophique, alors même qu’il est actuellement l’un
sion strictement phénoménologique, il y a un auteur de la des représentants majeurs de la phénoménologie au Japon (1).
littérature psychiatrique dont l'importance restera constante Musicien de vocation, médecin de formation, il s'est intéressé
pour Kimura. Il s'agit de Viktor von Weizsäcker dont au phénomène de la pathologie mentale à l'occasion de la lecture
la notion de “sujet vivant” peut être prise comme point d'un livre de Murakami et Masahashi sur la Schizophrénie où cette
d’ancrage de la recherche kimurienne. dernière était approchée selon une interprétation fortement mar-
Mots-clés : Daseinsanalyse - Philosophie existentielle - quée par la Daseinsanalyse. Kimura se lance alors d'emblée dans
Phénoménologie - Théorie de la conscience de soi de Nishida la lecture de Binswanger et des autres principaux représentants de
Éthique de Watsuji. ce courant. Mais, très rapidement, il va s'intéresser aux sources
philosophiques de cette anthropologie phénoménologique qu'est,
aux côtés de sa dimension strictement thérapeutique, la Dasein-
sanalyse. C'est essentiellement l'ouvrage de Heidegger, Sein und
Zeit, qui va retenir son attention – le rapport à la temporalité
SUMMARY conduisant à un éclairage nouveau sur les diverses psychoses. Il
va méditer Sein und Zeit des années durant avec l'aide de son émi-
SUMMARY nent traducteur, le philosophe Tsujimura Koichi. Ce dernier étant,
par ailleurs, disciple du célèbre philosophe japonais Nishida
The work of Kimura appears as a theapeutic pratice and a Kitaro (1870-1945), fondateur de l’école de Kyoto, Kimura s'ini-
reflection whose sources are fourfold: Binswanger Dasein- tiera à la pensée difficile de cet auteur. Nishida deviendra ainsi, au
sanalysis, Heidegger's existential and temporal analytic, fil des ans, sa principale source philosophique, notamment pour
Nishida's reflection on the self, as well as Watsuji's notions of penser l’immersion du sujet psychique dans la réalité biologique
“betweenness” and of the “atmospheric”. Besides this qui le précède ainsi que pour clarifier la notion énigmatique de
strictly phenomenological dimension, there is an author of jikaku (“conscience de soi” ou “éveil à soi”). Outre Heidegger et
psychiatric literature whose importance remains constant in Nishida, il y aura encore un troisième philosophe à marquer l’iti-
the work of Kimura: it is Viktor von Weizsäcker whose notion néraire de notre chercheur : il s'agit du contemporain de Nishida,
of the living subject can be taken as the point of anchorage Tetsuro Watsuji (1889-1960), dont l'apport concerne surtout la
of Kimura's own research. notion très féconde d’aida (“l’entre”) – à propos de laquelle
Keywords: Daseinsanalysis - Existential philosophy - Phenome- Kimura apportera sa contribution sans doute la plus riche à la
nology - Nishida’s philosophy of self-awareness - Watsuji’s ethics. Daseinsanalyse. On peut nommer “phénoménologiques” les phi-
losophies de Nishida et de Watsuji dans la mesure où la première
évolue dans une problématique proche de la gestion husserlienne
du transcendantal, et parfois librement inspirée par elle, et dans la
mesure où la seconde se construit au fil d’une explication avec
* Université de Louvain-la-Neuve, Belgique. l’herméneutique heideggerienne.

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En plus de cette quadruple source phénoménologique – la par laquelle le sujet peut se restaurer dans son ipséité, son unité

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Daseinsanalyse de Binswanger, l'analyse existentiale et tempo- et sa cohérence. Cette cohérence est donc un phénomène
rale de Heidegger, la réflexion nishidienne sur le soi et la pensée évolutif et non pas une identité atteinte une fois pour toutes (5).

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de “l’entre” selon Watsuji – l’importance de l’œuvre de Viktor À cette problématique du soi corporel, issu du fond de vie et en rap-
von Weizsäcker ne se démentira pas pour Kimura et la notion de port dialectique avec son milieu, Kimura joint bientôt la thématique
“sujet vivant”, que Weizsäcker présente dans Le cycle de la struc- de l’aida. Or, celle-ci s’inscrit dans une réflexion qui avait déjà été
ture, peut être prise comme point d’ancrage de la recherche entamée par Binswanger dans son débat avec Heidegger.
kimurienne (2).

DE L’ANALYTIQUE EXISTENTIALE À LA QUESTION


LE SUJET VIVANT ET LE FOND VITAL DE L’ALTÉRITÉ

Weizsäcker aborde la dimension biologique de l’homme du point Selon Binswanger, l’apport de l’analytique existentiale de
de vue de la subjectivité vécue et non pas seulement du point Heidegger à la psychiatrie a été double : d’une part, elle a fait
de vue de l’expérimentation objectifiante. Et en retour, il cherche éclater les limites de la recherche empirique psychopathologique,
à réinsérer le sujet humain dans la vie, au sens biologique, plutôt tout en lui donnant une nouvelle base objective et méthodolo-
que de le considérer comme une pure conscience. Pour gique et, d’autre part, elle a mis la psychiatrie en mesure d’éva-
comprendre le psychisme normal autant que le psychisme luer la réalité, la possibilité et les limites de son horizon de com-
pathologique, il faut les saisir dans le contexte de l’organisme préhension et de son projet scientifique du monde (6). Il s’agit en
vivant total en rapport avec son environnement. C’est sur ce somme, dans le premier cas, d'un élargissement du champ d’in-
complexe du rapport organisme-environnement, développé par vestigation empirique, et dans le second, d’un retour sur soi de la
Weizsäcker en style phénoménologique, que Kimura articule psychiatrie pour se comprendre dans son essence propre en tant
ses lectures de Nishida et de Watsuji. Car si Weizsäcker étudie le que science.
rapport organisme-environnement selon une description qui doit ● C’est en élaborant la structure fondamentale du Dasein en tant
beaucoup à sa fréquentation de Husserl, Heidegger et Sartre, qu’être-au-monde que l'analytique existentiale a fourni à la
Kimura, lui, va le reprendre dans une conceptualité marquée par psychiatrie un moyen de saisir et de décrire les phénomènes
sa propre lecture de Nishida – du Nishida de la dernière période observés dans leurs relations essentielles, sans a priori théorique
surtout, chez lequel la problématique de l’éveil du soi au lieu quant à leur contenu total. Certes, l'usage de la méthode husser-
transcendantal qui l’englobe est amplifiée par la description de lienne élaborait un premier pas décisif dans cette direction, mais
“l’intuition active” du sujet corporel en rapport dialectique avec la nouveauté de l'analytique existentiale a été de fonder l'inten-
son environnement mondain (3). tionnalité de l’ego transcendantal sur la temporalité du Dasein
Le soi nishidien (le sujet selon Weizsäcker) est un initiateur et un facticiel. Il s’agit donc d’utiliser la méthode de description phé-
modulateur expressif de l’organisme au sein de son milieu. noménologique, non seulement dans sa visée éidétique, mais,
Il s’agit alors pour Kimura, à la lumière conjointe de Weizsäcker avançant d’un pas, dans l’autodéploiement de son existentialité.
et de Nishida, de saisir la perception et le mouvement humains Avec l’ouverture des trois dimensions du projet d’existence, ce
dans la réciprocité de leur incidence mutuelle et en rapport avec sont les structures du Dasein, et le lieu de leur possible distorsion
le fond vital d’où émerge le sujet : la “force unifiante et incons- ou flexion dans la névrose et la psychose, qui ont été déployés.
ciente” qui, selon le philosophe japonais, est commune au soi et La Daseinsanalyse utilise ontiquement, en quelque sorte, le type
au réel englobant (4). Ce fond ne peut lui-même être objectivé de description que l’analytique existentiale a élaboré dans une
comme tel, ni explicité. Il est ce qui toujours déjà anime le sujet. perspective ontologique. En ce sens, l’ontologie fondamentale de
Il est la source la plus profonde de sa subjectivité. Il est la sub- Heidegger est devenue le moyen d’une anthropologie phénomé-
jectivité même du sujet, mais avant toute spécification consciente. nologique. Plutôt que de décomposer les données naturelles pour
Il est le vécu du sujet, mais en un sens véritablement biologique, les reconstituer inductivement en conclusions et théories objec-
avant que d’être psychologique ou cognitif. Le rapport du sujet tifiantes (comme dans la psychiatrie naturaliste dont dépend
au fond de vie qui l’anime est ce qui fait qu'il est volitif et encore l’école de Bleuler et même, dans une certaine mesure, la
automoteur, il est “agissant par lui-même”. Cela vaut, en vérité, psychanalyse freudienne), cette anthropologie phénoménolo-
par-delà l’humain, pour tout être vivant. Tout être vivant est sujet gique cherche à laisser s’énoncer le contenu du donné purement
vivant. Le sujet vivant est donc présent en l’homme dans des états phénoménal, sans aucune référence à une quelconque “nature”.
psychiques qui ne s'accompagnent pas de la conscience de soi. La description analytique existentiale des structures de l’être-au-
Le sujet vivant, c’est le sujet en tant qu'organisme en relation monde permet de dépasser le clivage rigidifiant sujet-objet (sujet
avec son milieu. Ce qui est nommé “sujet vivant” est le fonde- de processus divers, encapsulé en lui-même, face à un monde de
ment de la rencontre entre l'organisme et son milieu, insépara- choses et de personnes qui lui sont devenues étrangères) afin de
blement. Et en retour, la rencontre entre l’organisme et son milieu voir comment l’ipse se transcende vers son monde à partir de sa
est ce qui constitue ou forme le sujet. Chaque perturbation dans structure d’appartenance à ce monde. Dans cette perspective, les
le rapport de l'organisme au milieu est l’occasion d'une crise psychoses apparaissent comme des flexions de la transcendance

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au monde, qu’il s’agit de décrire en tant que telles (et non pas en toute névrose et toute psychose sont toujours aussi liées à une
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tant que lésion nerveuse ou cérébrale ou en tant que type nosolo- difficulté de la communication. La psychiatrie – et c’est ce qui la
gique déterminé). Ces flexions se lisent, notamment, sur la distingue des autres aspects de la médecine – en arrive à se défi-
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manière d’exister l’espace et, plus fondamentalement, le temps. nir comme science pratique de la relation interpersonnelle.
L’analytique existentiale montre comment le Dasein, au fil de la Cependant, d’une telle interpersonnalité ou pluralité humaine,
temporalisation, forme son monde. La Daseinsanalyse doit alors l’analytique existentielle, dans sa formulation heideggerienne ne
saisir comment, dans chaque cas singulier, l’autisme schizophré- donne que des indices.
nique, par exemple, élabore son monde et manque quelque chose Ainsi, qu’il s’agisse de l’usage empirique de l’analytique de
dans sa transcendance aux autres, qui sont coprésents à ce l’être-au-monde par la thérapie psychiatrique ou de la réflexion
monde. Par ailleurs, la Daseinsanalyse entend, en ce point fondationnelle sur la constitution propre du psychiatrique, chaque
crucial, compléter l’analytique existentiale en inscrivant fois se révèle la limite de la percée heideggerienne – et ce, chaque
dans l’être-avec-autrui (le Mitsein heideggerien) la tonalité fois au même point. C’est bien la dimension de l’altérité qui
affective explicite de l’amour (l’être-à-deux, l’être-nous dont exige un redéploiement de l’anthropologie phénoménologique à
parle Binswanger). la lumière de la mise à l’épreuve psychiatrique des structures
● Quant à la réflexion de la psychiatrie sur son essence propre, d’existence.
il ne s’agit pas d’un exposé technique de son objet ou de ses Or, c’est précisément en ce point – la question de l’altérité, du
méthodes de travail, mais d’une justification philosophique qui nous, mise en relief par Binswanger – que vient s’articuler l’ap-
rend raison des concepts fondamentaux et de l’approche de son port propre de Kimura lorsque, à la lumière des réflexions de
domaine ontique relativement à la constitution fondamentale de Watsuji, il cherche à déterminer l’interstice constituant de
son être propre. Certes, la science est autonome quant à l’expli- “l’entre”, que l’on pourrait aussi nommer “l’être-par-autrui”.
cation de ce qui est expérimentable à partir de son fondement
propre, mais la clarification préalable de celui-ci, quant à son
essence, fait appel à la réflexion philosophique. L’objet de la L’ENTRE (AIDA)
psychiatrie, l’homme psychiquement malade, renvoie par un de
ses aspects, l’organisme biologique observable, à la science En effet, d’un côté Kimura continue le geste de Binswanger
naturelle. Mais, en tant que relation thérapeutique, mettant en quand il a recours à des analyses heideggeriennes du temps afin
présence deux êtres humains, face à face, son objet renvoie à une d’éclairer les diverses psychoses : ce sont, dans la foulée de la
anthropologie, non pas seulement scientifique, mais psychoso- thématique de la triple extase du temps, les remarquables des-
ciale, intersubjective. Ces deux aspects, psychique et physique, criptions de l’ante festum schizophrénique, du post festum
inconciliables, se recoupent pourtant irréductiblement : la com- mélancolique et de l’ intra festum épileptique, reprises dans le
plémentarité entre la prescription du médicament et la cure par la volume, en traduction française, des Écrits de psychopathologie
parole en est le signe. C’est ici que l’analytique existentiale, en phénoménologique (7). Mais d’un autre côté, il continue le geste
explorant derrière le point de vue naturel et derrière le point de par lequel Watsuji, déplorant l’importance excessive accordée par
vue culturel, permet d’atteindre un niveau où se puissent penser Heidegger au temps, souligne par contraste la dimension de la
ensemble les deux directions. Il s’agit d’aller en deçà de la spatialité existentielle, une spatialité qui n’est pas seulement
délimitation d’un domaine d’objet déterminé et de définir l’être physique, environnementale, mais aussi et surtout sociale, cultu-
de l’homme en sa totalité et selon la structure unitaire qui tient relle. L’homme n’est pas d’abord un solus ipse, jeté au monde et
ensemble ses diverses modalités de manifestation (corps vivant, en projet vers ses possibles, il est aussi et avant tout un être-avec-
corps vécu, âme, esprit). L’analytique existentiale évalue le autrui, davantage : il est un être-par-autrui, en interaction avec
Dasein comme un exister qui, organisé structurellement autour tout un environnement social, culturel et géoclimatologique qui
du souci, se trouve “disposé affectivement”, selon un projet de agit de manière déterminante sur son être-au-monde.
monde toujours déjà “jeté” qui présuppose le corps vécu, la C’est ce que Watsuji a développé, dès les années 1930, dans ses
nécessité de nature. La déréliction du Dasein est ainsi l’horizon deux principaux ouvrages : Fudo (Climat) et Rinrigaku (Éthique)
transcendantal pour tout ce que la psychiatrie étudie sous l’aspect (8). Il y met en œuvre une critique de l’individualisme occiden-
naturel : le thème de l’organisme, du pulsionnel, de l’involon- tal au nom du sens oriental du groupe et, plus radicalement,
taire, etc. Sur fond de l’être-jeté, le Dasein peut se déployer en il remet en cause l’anthropologie, propre à la philosophie euro-
“projet”, en vertu de son “pouvoir-être”. C’est parce qu’il est un péenne moderne, au nom d’une vision qui se voudrait plus
projet jeté que le Dasein existe temporellement. Et c’est au sein universelle. Car ce qui fonde, aussi bien l’anthropologie que
de la dimension temporelle que le Dasein prend conscience de l’éthique de Watsuji, c’est une définition relationnelle de
son ipséité et de son rapport aux autres. C’est dans cette dimen- l’homme, qu’il oppose à l’égologie occidentale : une définition
sion qu’il se construit au milieu de l’être-au-monde-avec-autrui où la notion essentielle est l’“entre” (aida) ou encore la “relation”
ou qu’il échoue à être lui-même. C’est donc ici que s’articulent (aidagara). La compréhension, à la fois égologique et individua-
non seulement la dimension interpersonnelle de la cure analy- liste de l’homme, présente jusque chez Heidegger, serait en fait
tique mais aussi la dimension proprement relationnelle de l’étiolo- une abstraction prélevée sur cette définition relationnelle plus
gie du mal : Binswanger et Kimura s’entendent pour montrer que globale et plus originaire. L’éthique comme l’anthropologie

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doivent être rétablies dans le contexte humain originaire qui n’est sions vives de l’aida. C’est l’engagement du psychiatre dans la

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pas celui de l’individu isolé mais celui du tissu relationnel entre rencontre qui est ici requis car il faudra revivre en soi-même les
les personnes. C’est ce qu’exprime le mot sino-japonais pour dire dimensions lacunaires ou distordues créées par la maladie au sein

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l’homme : ningen. Le premier idéogramme, nin, indique la per- de la relation. En termes binswangeriens, le médecin devra se
sonne humaine, tandis que le second, gen ou ken, qui se prononce mettre à porter la maladie avec le patient, à partager une part de
aussi aida, ou encore ma, c’est l’“entre”, l’intervalle d’espace ou son destin. Il va faire en sorte que ce portage commun d’un far-
de temps, et ici, plus spécifiquement, : la relation, la dimension deau devienne traversée commune d’une épreuve, afin de
communautaire. L’un n’est pas pensable sans l’autre. Étudier retrouver l’éveil à soi (jikaku) au sein de la rencontre (aida).
l’être humain c’est, d’un même geste, étudier l’individu et le Il s’agit, afin de restaurer la condition d’une présence authentique
groupe, la personne et la société. L’être-au-monde qui, selon au monde et à l’autre, de retrouver le chemin vers l’originaire de
Heidegger, caractérise l’existence humaine ne peut cependant la vie de conscience – car c’est le rapport à l’originaire qui est
prendre son sens plénier que si la compréhension du monde ne se défaillant chez le malade, et tout particulièrement chez le
limite pas au réseau de renvoi des outils au sein de la préoccupa- schizophrène. C’est chez le schizophrène que la rencontre est
tion, mais s’étend pour comprendre de manière essentielle le coupée dès l’origine : le fond relationnel originaire et commun
réseau des relations humaines. Le monde de l’être-au-monde est défaillant et cela rend impossible toute irruption d’une nou-
n’est pas à comprendre comme la sommation des objets velle rencontre, tout ce que la rencontre présuppose d’accueil à
physiques, mais comme le réseau des rapports humains. Être-au- la nouveauté et tout ce qu’elle implique de projet créateur.
monde, c’est être en relation avec les autres. C’est une telle rela- Retrouver le chemin vers l’originaire, c’est retrouver la dimen-
tion que la pathologie mentale altère et que le thérapeute cherche sion où le soi est la manifestation de la spontanéité universelle de
à restaurer. Comment Kimura décrit-il la structure de l’aida, de la grande vie de la nature, et ce avant l’autopartition de cette
la relation ? Comment y saisit-il le lieu de la flexion pathologique ? spontanéité en monde et sujet lors de l’émergence de la
Comment entrevoit-il la voie de la possible restauration ? C’est à conscience individuelle. L’originaire, c’est l’unité primordiale où
ces questions que nous allons à présent nous efforcer de soi et monde ne sont pas encore différenciés. Cette unité origi-
répondre. naire de la vie et du soi se retrouve dans la double lecture
possible de l’idéogramme pour dire “soi”. Il se dit ji en lecture
sino-japonaise. Mais dans sa lecture strictement japonaise, il peut
LES MODALITÉS DE L’AIDA se dire de deux manières : onozukara (ce qui se fait de soi-même,
naturellement) et mizukara (ce qui est fait par soi-même, de
Pour Kimura, l’existence humaine, en tant que vie, s’enracine manière autonome). L’universelle spontanéité de l’onozukara
dans le “fond de la vie universelle” – qu’ont thématisé, chacun se retrouve dans la spontanéité personnelle du mizukara.
à leur manière, Nishida (la volonté s’enracinant dans la force uni- C’est ultérieurement qu’une césure s’accomplit dans cette
fiante et inconsciente) et von Weizsäcker (le sujet vivant, parcelle spontanéité par l’autodétermination de la conscience, devenant
de la vaste réalité organique, vécue, de la vie). L’homme est conscience de soi individuelle. La constitution de la conscience
d’abord un être vivant ayant son assise dans la spontanéité uni- de soi établit la distinction entre le soi et le monde et tend à se
verselle de la grande vie. Mais il est aussi un existant ayant sa clore sur elle-même dans l’illusion de se prendre pour le tout.
tenue propre dans le tissu des rapports humains. La pathologie Cependant qu’en même temps, par-delà la césure, la spontanéité
mentale résulte de l’échec dans l’articulation de la dimension se perpétue pourtant aussi à chaque instant.
existentielle sur le fond vital. C’est bien cette articulation et les Le soi se constitue au plan de l’aida. Or, l’aida connaît lui-même
modalités de son échec que va alors proposer d’explorer Kimura divers niveaux correspondant aux jalons du processus de diffé-
à l’aide de certaines données culturelles japonaises. renciation à partir desquels se constitue le sujet. Dans son
Ce que Binswanger avait énoncé à propos de la rencontre avec échange avec l’autre, avec le milieu et avec lui-même, le soi
soi à partir de l’autre dans le nous, Kimura va le spécifier à l’aide élabore des espaces relationnels bipolaires ou multipolaires
de la notion d’aida (la coprésence originaire). L’exploration de variés. Il s’agit, chaque fois, de différentes modalités de l’aida.
la coprésence commence dès la relation thérapeutique car c’est Celui-ci n’est pas seulement l’entre, au sens de l’intervalle entre
précisément elle qui est en défaut à ce niveau. Face à un patient deux pôles préconstitués, mais il est aussi tout l’espace de jeu
qui échoue à être lui-même, qui occasionne une distorsion du lien constitué de l’intervalle et des pôles. C’est ainsi que l’on peut
relationnel, le thérapeute éprouve un sentiment d’étrangeté. suivre les processus de constitution de la personne à travers les
Et plutôt que de se retrancher, comme trop souvent en psychia- différents niveaux de l’aida.
trie, dans une attitude préfabriquée, objectifiante, facteur de L’aida est la dimension première de “l’être-avec-les-autres”.
distanciation, et dont l’issue est bien souvent l’échec thérapeu- Le soi ne se constitue pas comme une monade isolée qui établi-
tique, Kimura propose qu’au contraire, il fasse l’épreuve de rait après coup des rapports avec les autres. C’est au contraire
l’étrangeté de la situation, en s’y installant résolument, afin de la dans l’interpersonnalité elle-même que se constitue l’ipséité
travailler en quelque sorte de l’intérieur. Il s’agit de se défaire des du soi. Le soi peut ensuite s’actualiser sous la forme d’un sujet
méthodes objectifiantes, de développer une puissance d’accueil, individuel face à autrui. L’aida n’est donc pas une relation qui
d’accéder à une présence commune qui fasse revivre les dimen- vient après coup unir des individus séparés, il est plutôt le lieu

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originaire et commun à partir duquel se constituent conjointe- le mizukara et l’onozukara et qui est la source initiale de l’aida
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ment les existences séparées de chacun. Le moi se constitue intrasubjectif autant que de l’aida intersubjectif. Cependant,
à partir de cet aida intersubjectif. Celui-ci trouve sa configura- depuis la représentation noématique du moi originaire, à partir
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tion première dans les relations familiales. La famille est donc de sa médiatisation signifiante, cette dernière peut faire signe
le milieu intersubjectif premier au sein duquel va s’élaborer vers l’immédiateté perdue qui perdure sous la modalité d’une
la structure du soi. Elle est la première étape de la genèse tonalité affective ou atmosphérique. Le moi acte, qui ne peut être
individuelle en même temps que le sol de toute expérience. saisissable qu’à l’œuvre, peut paradoxalement être indiqué à
C’est donc sur ce fond intersubjectif, antérieur à toute prise de l’aide du noème qui le masque.
conscience réflexive, que se produit la rencontre en tant que lieu
originaire et commun. Or, cette rencontre se dévoile en un voir
propre, le jikaku – l’éveil (kaku) à soi (ji) –, dirigé sur l’ensemble L’ATMOSPHÉRIQUE
du procès de la constitution des soi qui se fondent en ce lieu com-
mun. Le jikaku est donc une forme d’auto-aperception, en tant Watsuji, avec sa notion de fudo (“l’atmosphérique”) avait
que spontanéité réceptive et auto-affection. La bidimensionnalité tenté de montrer qu’à travers l’interstice interhumain de l’aida
n’y est pas celle, intentionnelle, du sujet et de l’objet visé, se glissent des éléments thymiques de l’environnement aussi
mais celle, relationnelle, du soi et des autres soi. bien culturel que naturel – la nature étant reçue à travers un
À partir du point atteint sur le plan des interactions mutuellement prisme toujours déjà culturel. Ainsi, en Occident, la nature –
constituantes, au niveau de cette difficulté partagée, le psychiatre selon la triple influence du judaïsme, de l’héllénisme et de la
peut alors espérer éveiller en retour la réceptivité défaillante du modernité - est perçue comme une dimension de création anthro-
malade et le rendre, d’un même mouvement, à lui-même et au pocentrique, faisant face à l’homme dans un rapport d’objecti-
monde commun qu’il a perdu. vité, alors qu’en régime cosmologique sino-japonais, marqué par
Si l’aida intersubjectif est le site de la constitution de l’ipséité le taoïsme et le shintô, la “nature” (shizen), c’est une spontanéité
du soi dans un jikaku commun, il existe en outre un aida dynamique, commune à la dimension de la vie environnante et
intrasubjectif. de la vitalité vécue de l’homme. C’est ce qui fait que le soi par-
En effet, lorsque du sein de la communauté fusionnelle de l’aida ticipe à la grande vie de la nature, qu’il est constitué de la même
intersubjectif, se détache l’individualité, au cours du dévelop- étoffe que le fond de vie ; c’est précisément ce qui fait que le
pement psychique de chacun, le moi prend naissance en tant que mizukara (spontanéité autonome) et l’onozukara (spontanéité
conscience de soi autonome. À ce moment, les autres, les sem- naturelle), tout en comptant une distinction, participent du même
blables, apparaissent aussi dans leur autonomie propre. élan vital.
L’autre devient à la fois celui qui m’est accessible dans le Dans ce contexte, la mélancolie, en tant qu’un mal-être exis-
partage de l’aida et celui qui m’est inaccessible dans sa trans- tentiel, surgissant notamment à l’occasion du sentiment de la
cendance et autonomie propres. C’est l’altérité en tant que ce qui “perte irrémédiable” et de la rupture du projet d’avenir,
échappe à ma prise, absolument, et dont l’étrangeté même, s’accommode chez les Japonais, qui ont pour elle une
comme l’a montré Nishida, est constructrice de ma propre iden- prédisposition marquée, d’une esthétique particulière : un
tité autonome (9). C’est alors que se produit en retour, dans la sentiment de la beauté du monde où ce qui émeut est
conscience intime du soi, le creusement d’une distinction entre l’impermanence des choses, la fuite du temps, la précarité de
le moi propre et une altérité, à l’intérieur de moi. Il y a décou- l’existence (10). Ainsi, Kimura ne souligne-t-il pas seulement,
verte d’une différence de soi à soi dans l’identité propre du soi. à propos de la mélancolie, le sentiment du respect des règles
C’est l’aida intérieure ou aida intrasubjectif. Il y a un autre, et l’obligation vis-à-vis d’autrui, qui trouvent effectivement dans
transcendant et infini, à l’intérieur de la conscience de soi. Cette le contexte social japonais un terrain d’accueil (le comporte-
différence intérieure s’articule le long de la distinction entre ment étant davantage dicté par l’extériorité du regard d’autrui
mizukara (ce qui s’origine de moi-même, spontanément, de que par l’intériorisation chrétienne de la culpabilité), il met
manière autonome) et onozukara (ce qui s’origine de soi-même, en évidence le fait que l’empathie pour autrui est dans le pro-
spontanément, de manière naturelle). C’est, en d’autres termes, longement d’une sympathie pour les choses de la nature, leurs
la dialectique entre l’autonomie du soi et la spontanéité univer- nuances imperceptibles – que désigne depuis toujours l’expres-
selle dans laquelle le soi trouve sa source. L’intériorité finie du sion typiquement japonaise du mono no aware (le sentiment
mizukara, trouvant sa base dans son propre corps, sa propre chair atsmosphérique de l’essence intime des choses).
(mi), s’inscrit dans l’intériorité infinie de la spontanéité uni- Ainsi, la part d’extériorité de l’entre – en tant que celui-ci
verselle, naturelle, de l’onozukara. L’intériorité infinie de la constitue le fondement de l’ipséité humaine – s’étend par-delà
spontanéité universelle peut alors être posée comme extériorité le social pour inclure le naturel. Or, la nature n’étant pas face à
et limitation externe au soi, lorsque la représentation cherche à l’homme comme un objet d’observation, mais bien coconstitu-
en rendre compte, lorsqu’elle devient noématique. Dès qu’elle est tive de lui, sur la base d’une union primordiale avec son fond,
dite et pensée de manière noématique, elle est perdue dans son l’extériorité de l’atmosphère se signale comme le site le plus
immédiateté.Kimura nomme alors “archê aida” l’identification intérieur de l’éveil à soi. L’atmosphérique est le site de l’entre
originaire, immédiate mais irreprésentable, inconcevable, entre qui relie l’homme à la nature au plus intime de lui-même.

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La dimension polymorphe de l’atmosphérique, liant de

a u
R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S
manière diverse le soi à son milieu culturel-naturel, s’exprime
par la polysémie du vocable ki, visant un état affectif au
1. La psychopathologie phénoménologique de Kimura Bin, Études phénoménolo-

Mi s e
fondement du rapport de réceptivité de l’individu à son
giques, Ousia, 1997 ; 25.
environnement. Le ki est la source, à la fois vitale et affective,
d’où surgissent les divers actes de conscience, aussi bien voli- 2. Von Weizsäcker V, Der Gestaltkreis, éd. Georg Thieme, Stuttgart (traduit en fran-
çais par Michel Foucault sous le titre : Le cycle de la structure, Desclée de Brouwer,
tifs que cognitifs. Ce vocable intervient dans des expressions 1958).
signifiant l’état d’esprit qui surgit dans le rapport à d’autres
personnes : lorsque le sentiment propre est déterminé par la 3. Pour une introduction à la philosophie de Nishida, lire notre ouvrage : Invitation
à la philosophie japonaise : autour de Nishida, éditions du CNRS, 2005.
situation particulière du rapport à autrui. Le ki ne dépend pas
tant de la constitution du soi que de la situation qu’il occupe, 4. Nishida K, Recherches sur le bien, pour une traduction en langue occidentale :
An Inquiry into the Good, tr. Masao abe, Christopher Ives, Yale University Press,
dans chaque cas, par rapport à son entourage. Or, ce mot New Haven and London, 1990.
désigne, à l’origine, une notion cosmologique : c’est l’air, ce
5. L’ouvrage traduit en français, Aida (“L’entre”) est tout entier une vaste médita-
qui surgit entre ciel et terre. Et c’est par extension qu’il a pu tion à partir de cette thématique du fond de vie : L’entre. Une approche phénomé-
désigner quelque chose de plus spécifiquement humain comme nologique de la schizophrénie, traduction Claire Vincent, Millon, 2000.
le souffle, l’âme, le sentiment, l’affect. Le ki est toujours lié à 6. Binswanger L, Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, traduction et
l’atmosphérique et aux circonstances ambiantes. C’est au avant-propos de Roger Lewinter, préface de Pierre Fédida, Gallimard, 1970.
niveau du ki, dans la mélancolie, que l’on voit surgir des alté- 7. Kimura, Écrits de psychopathologie phénoménologique, présentation par Yves
rations en fonction du rapport à l’environnement social et natu- Pelicier, traduction par Joël Bouderlique, Presses Universitaires de France, 1992.
rel. Et c’est du ki également dont la schizophrénie souffre
8. Watsuji T, La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain, pré-
l’obstruction ou le manque. sentation et traduction par Bernard Stevens, in “Phénoménologie japonaise”,
Ainsi, les psychoses comme les névroses et les phobies, Philosophie, 2003 ; 79 (Les éditions de Minuit).
loin d’être des maladies organiques ou même des psycho- 9. Nishida K, “Je et tu”, in L’éveil à soi, traduction par Jacynthe Tremblay, CNRS
pathies individuelles, sont des altérations de la sphère à la fois Éditions, 2003.
interhumaine et climatique du ki. Car c’est l’interpersonnel, en 10. Kimura B, Zwischen Mensch und Mensch. Strukturen Japanischer
tant qu’il est ancré dans l’atmosphérique, qui fonde l’ipséité Subjectivität, traduction par Elmar Weinmayer, Wissenschaftliche Buchgesellschaft,
du soi humain. ■ Darmstadt, 1995.

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