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Revue française de

psychanalyse : organe officiel


de la Société psychanalytique
de Paris

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte. Revue
française de psychanalyse : organe officiel de la Société
psychanalytique de Paris. 1993-01.

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Revue Française de Psychanalyse

L'interprétation

Tome LVII Janvier-Mars


Revue trimestrielle
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
publiée avec le concours du CNL

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUEDE PARIS,


constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR
Claude Le Guen

DIRECTEURS ADJOINTS
Gérard Bayle Jean Cournut

REDACTEURS
Marilia Aisenstein Kathleen Kelley-Lainé
Cléopâtre Athanassiou Ruth Menahem
Jean-José Baranes Jean-François Rabain
Thierry Bokanowski Denys Ribas
Paul Denis Jacqueline Schaeffer
Monique Gibeault Hélène Troisier
Claude Janin

SECRETAIRE DE REDACTION
Catherine Alicot

ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris
cedex 06.

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Abonnementsannuels (1993) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès
des Psychanalystes de langue française :
France : 655 F — Etranger : 790 F

Les manuscrits et la correspondance concernantla revue doivent être adressés à la


Revue française de Psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris. Tél. (1) 4634 7436.

Les demandesen duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinzejours
qui suivront la réception du numéro suivant.
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE

L'interprétation
I

JANVIER-MARS 1993

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
PARIS
Sommaire
L'INTERPRÉTATION
Rédacteurs : Jean-José Baranes et Claude Janin

Argument, 5
Michel de M'Uzan— Interprétation et mémoire, 7
Rosine Debray — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation lors des
consultations de la triade père/mère/bébé, 21
Marilia Aisenstein — L'interprétation au carré, 41
Marie-Lise Roux — La vérité de l'interprétation,47
Paul Israël — Interpréter l'interprétation,effets de style, création de sens, 55
Ophélia Avron — Interprétation et psychodrame, 67
Simone Decobert — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique
individuel de l'adolescentpsychotique, 81
Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib — D'une scène à l'autre, 89
Maurice Netter — Quand le surmoi vient au secours de l'analyste, 103
Danièle Brun — Interpréter avec l'enfant, 115

PERSPECTIVES

Clinique

Colette Jeanson-Tzanck
— Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie
d'une « vie opératoire », 135

Technique
Michel Ody — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'en-
fant, 147

Théorique
Michel Fain — Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation, 157

POINT DE VUE D'UN ÉGYPTOLOGUE

Alain Zivie — Rêve d'identité et identités rêvées, 163

LE RÊVE INTERPRÉTÉ AUJOURD'HUI

Edmundo Gômez-Mango — De la servitude et de l'innocence du rêve, 177


Michel Ody— Du rêve à l'autre, 185
Claude Janin — Le psychanalyste : un voleur de rêves ?, 191
André Beetschen — Délier l'animisme du rêve, 201
4 Revue française de Psychanalyse

ASSOCIATION PSYCHANALYTIQUE INTERNATIONALE

Communications prépubliées du XXXVIIIe Congrès international d'Amsterdam, IPAC, 1993 :


Dennis Duncan — La théorie in vivo, 211
Madeleine Baranger— Le travail mental de l'analyste, de l'écoute à l'interprétation, 225
Théodore J. Jacobs — Les expériences internes de l'analyste et leurs apports au pro-
cessus analytique, 239

CRITIQUES DE LIVRES

Thierry Bokanowski — Freud, une vie de Peter Gay, 251


Pierre Sullivan — Folie et création de Jean Gillibert, 259
Gérard Bayle — Le Génie des origines de Paul-Claude Racamier, 265
Anne Deburge — Antoedipe et ses destins de Paul-Claude Racamier, 273
Anne Clancier — Langage et folie de Ruth Menahem, 277
Argument
Jean-José BARANES et Claude JANIN

Outil classique de la cure, l'interprétation n'est pas, et de loin, l'apanage du


seul psychanalyste. Mais si les deux protagonistes de la situation analytique s'y
emploient, l'orientation, le devenir, les impasses du processus comme les change-
ments que celui-ci produit sont très largement déterminés par le fonctionnement
psychique de l'analyste en séance (mais aussi en dehors de celle-ci).
En tant que question de technique, l'interprétation requiert des conditions
de timing, de proximité ou non par rapport au matériel inconscient, de transfert
qui font l'objet de la transmission d'un « savoir-faire », avant de porter la
marque du « style » personnel que chaque analyste se forge tout au long de son
exercice : autant dire qu'elle témoigne, de principe, de l'état du contre-transfert.
Et, au-delà de la simple technique, on voit bien que la place même donnée à l'in-
terprétation engage la conception et les visées de la cure elle-même : le modèle
optimal de l'interprétation de transfert liait l'actualité revécue dans la cure au
désir infantile refoulé et jusque-là déplacé dans le symptôme, ou trouvant sa voie
royale dans le rêve. Que devient ce modèle dans les cures contemporaines, où
l'interprétation du conflit intrapsychique est bien plus problématique, voire
même selon certains conduirait des cures à l'enlisement, si l'élaboration interpré-
tative se limitait à celle des contenus fantasmatiques stricto sensu ?
Dans le polyglottisme actuel de la psychanalyse et la diversité des modèles
théoriques, quelle définition acceptable pour l'interprétation ?
Bion définissait l'objet psychanalytique comme la réalité psychique décou-
pée par la théorie et la technique, cette réalité faisant l'objet de l'interprétation.
Mais, de nos jours, la conception mémorielle de la cure, qui fait à l'interpréta-
tion (re)construction une place essentielle, n'a-t-elle pas cédé le pas à une
conception processuelle, certes toujours ancrée sur le retour de l'infantile, mais
plus attentive cependant aux capacités transformatrices et de vectorisation de
l'appareil psychique aux prises avec la compulsion de répétition, ainsi qu'à sa
Rev.franç. Psychanal., 1/1993
6 Revue française de Psychanalyse

tolérance à l'inconnu, à l'absence et au négatif ? Le travail sur les limites devien-


drait alors la priorité.
La stratégie interprétative est-elle pour autant une pure fonction narrative ?
Cette fonction, si essentielle pour la plupart des auteurs français qui considèrent
que l'efficace de la cure tient au pouvoir de la mise en mots, ne semble pas, et de
loin, être la préoccupation de bon nombre de collègues au-delà de nos frontières.
Alors, quels points de convergence possibles entre par exemple l'interpréta-
tion systématique kleinienne des divers états de la position schizo-paranoïde ou de
la position dépressive, l'écoute du signifiant, ou l'interprétation et l'analyse du
self ? Ou faut-il renoncer à trouver cette base commune dans l'interprétation ?
L'interprétation ne se confondrait-elle pas plutôt avec le travail de pensée
auquel s'astreint l'analyste en situation d' « association flottante », ce qui inclut
ses éprouvés corporels, ses retours de refoulé et pourquoi pas ses propres cli-
vages ou dénis ? L'interprétation n'est-elle pas alors, fondamentalement, le récit
que l'analyste se fait à lui-même sans le communiquer nécessairement, en le re-
tissant séance après séance, sans point ultime, trame valant par l'accueil qu'elle
prépare pour l'interprétation que le patient se donne à lui-même, plutôt que
comme vérité proférée par l'analyste...
Viderman, citant Aristote, rappelait qu'interpréter, c'est dire quelque chose
sur quelque chose. Ce numéro de la Revue a pour ambition de s'intéresser aux
« manières de dire » en fonction des paramètres de cadre, ainsi que de la struc-
ture et des modalités prévalentes du fonctionnement psychique de tel ou tel
patient, selon donc qu'il s'agira :
— de la cure analytique stricto sensu (par exemple dans la névrose obsession-
nelle, l'hystérie ou les états « atypiques » à fonctionnement névrotico - non
névrotique) ;
— du psychodrame analytique ;
— des psychothérapiesou de la cure en face-à-face (patients somatiques, adoles-
cents, etc.) ;
— des traitements analytiques d'enfants et d'adolescents.
Mais cette liste n'est pas exhaustive.
Interprétation et mémoire*

Michel de M'UZAN

Depuis la désillusion que les échecs thérapeutiques suscitèrent jadis, surtout


au début des années 20, et qui furent, en partie, à l'origine de divers infléchisse-
ments doctrinaux, voire de dissidences, les questions portant sur les ressorts pro-
fonds de l'interprétation, sur les mécanismes qui y sont à l'oeuvre, occupent large-
ment l'esprit des analystes. On est loin d'en avoir terminé avec elles, si tant est
qu'on le puisse un jour, touchant cette « activité psychique totale » qu'est l'inter-
prétation. Tout nous engage donc à poursuivre l'exploration du sujet. Ce que fai-
sant, on se trouve constamment confronté avec des idées, des hypothèses, des cons-
tructions qui s'imposent à nous, nous séduisent, nous font rêver ou bien, à l'inverse
et presque simultanément, déclenchent un besoin de les écarter au nom de quelque
exigence de la raison. Quoi qu'il en soit, ces idées ne tardent pas à se représenter à
notre esprit. Une situation singulière se met alors en place. On remarque que les
réflexions les plus théoriques, les pensées les plus abstraites semblent à tel ou tel
moment de leur développement se comporter comme ces interprétations étranges,
jaillies on ne sait d'où, et qui échappent à l'esprit de l'analyste, par défi peut-être.
Dans ce cas, interpréter ou parler de l'interprétation revient presque au même. On
se doit donc de conserver également ces deux modalités de travail lorsque les
apports de l'une et de l'autre constituent un « bien ». J'ajouterai même que les
chances de la réflexion théorique sont mieux assurées lorsqu'on peut appliquer à
celles-ci ce que, dans le domaine clinique, j'appelle la règle du « comme si, comme
ça ». Lorsque l'analyste interprète les propos de son patient, rêves, souvenirs, lap-
sus, etc., il est volontiers affirmatifet dit : « Les choses se sont faites comme ça. » Or,
il sait bien que son comme ça n'est qu'un comme si. Mais rien ne se passe si ce comme
si n'est pas, dans le même temps, tenu pour un authentique comme ça. Soumettre la
réflexion théorique à cette manière de penser peut surprendre ; je la tiens pour non

* Conférence prononcée devant la Société psychanalytique de Paris, le 17 novembre 1992.


Rev.franç. Psychanal., 1/1993
8 Michel de M'Uzan

seulement légitime mais aussi, à certains égards, pour rationnelle. Une parole
célèbre ne soutient-elle pas qu'on a le droit de rêver, à condition toutefois de se
comporter sérieusement avec son rêve.
Ces remarques concernent très exactement la situation où je me trouve au
moment de reprendre la question de l'interprétation. Je poursuis naturellement
les réflexions que j'ai développées antérieurement sur le sujet. Avaient alors
essentiellement retenu mon attention : l'économie de l'interprétation, l'enchaîne-
ment des phénomènes qui se déroulent dans l'esprit de l'analyste pendant les
séances, le « risque » mental que ce dernier encourt lorsque se produit une alté-
ration de son sentiment d'identité et enfin la nature de l'action thérapeutique1. Je
reprendrai ici la question sous un angle différent.
Chaque analyste en fait l'expérience : au fur et à mesure qu'il voit sa pra-
tique s'étendre et sa réflexion s'approfondir, il constate qu'il est porté à tenir
davantage compte du fait que telle ou telle de ses interprétations s'est trouvée
exprimée, sans avoir été préalablement « pensée », et comme en marge de toute
décision effective conforme à un dessein. Peu après, dubitatif, il se dit : « Mais,
cette interprétation, ne l'avais-je pas formulée précédemment? De toute ma-
nière, j'ai dû, un jour, exprimer quelque chose de voisin. » L'interprétation exis-
tait donc déjà antérieurement, peut-être sous une forme différente, et elle avait
évolué. Aurait-elle été comme happée, aurait-elle sombré pour mener une exis-
tence souterraine, seulement traduite par l'irruption ponctuelle et inopinée d'in-
terrogations troublantes ? On aimerait penser que, protégée par le refoulement
et à l'abri du jugement de l'analyste, l'interprétation avait continué d'évoluer.
Dans ces conditions, la participation de l'analyste au phénomène n'est ni directe,
ni délibérée, de surcroît il n'en est pas l'agent exclusif. En un sens, on pourrait
comparer ce qui se passe alors avec l'édification et le développement de la né-
vrose de transfert conçue, pour une part, comme l'enfant de l'être étrange, cette
chimère que les inconscients mêlés de l'analyste et de l'analysant ont forgée2.
Le savoir et l'expérience de l'analyste, son aptitude à se servir de ses propres
réactions affectives au transfert, sa capacité à régresser tout en conservant un accès
suffisant au langage non symbolique lui permettent, certes, d'atteindre les souhaits
inconscients de son patient, de reconnaître l'ingérence du passé dans le présent, de
détecter le désir dans la défense et dans la culpabilité, d'identifier l'angoisse de cas-
tration dans l'amour de transfert, etc. Mais il faut convenir que ces caractéristiques
d'une technique souple et efficace, ces agents d'une compréhension émue des pro-
cessus psychiques inconscients, ces facteurs de la découverte d'un sens dans le non-

1. M. de M'Uzan, La personne de moi-même, in NRP, automne 1982 ; Interpréter : pour qui, pour
quoi ?, in RFP, 3/83 ; Stratégie et tactique à propos des interprétations freudiennes et kleiniennes, in RFP,
3/88 ; Du dérangement au changement, in RFP, 2/91.
2. M. de M'Uzan, La bouche de l'Inconscient, in NRP, XVII, 1978.
Interprétation et mémoire 9

sens ne révèlent qu'une partie, certes essentielle, de l'évolution souterraine de l'in-


terprétation. Un mouvement qui s'est engagé parfois dès la première séance, voire
dès l'entretien préliminaire, et donne l'impression qu'on est parvenu à un entende-
ment parfait de la situation. Et puis, réelle ou rêvée, l'idée première qui en dérive
s'est comme dissoute pour ne se représenter que plus tard, un peu changée, en
éveillant cet effet de « déjà dit » dont je viens de parler.
Laisse également perplexe la disparité des interprétations d'un même maté-
riel comme on l'observe si souvent à l'occasion de nos échanges. Pour en rendre
compte, on fait état de la diversité des options théoriques ou doctrinales ; pen-
sons à ce qui distingue l'une de l'autre deux interprétations selon que le pas a été
donné à une approche tactique ou à une approche stratégique du texte. On men-
tionne aussi le rôle de la personnalité de l'analyste, celui de la position de son
contre-transfert au moment où il prend la parole, ou encore celui du niveau de
son écoute. On allègue que les facteurs de la compréhension sont très variés, de-
puis ceux qui sont les plus rationnels jusqu'à ceux qui ressortissent à l'intuition.
Ces explications sont assurément fondées, mais elles me semblent insuffisantes
car elles ne s'appliquent qu'à un niveau de l'activité mentale. Une place reste en
blanc et, selon moi, un autre facteur essentiellement différent opère, en quelque
sorte, en « amont » des processus psychiques décrits pour, déjà, déterminer des
choix, résoudre des alternatives.
Pour garantir autant que faire se peut les chances de cette hypothèse, il
m'est apparu qu'il convenait, en tout premier lieu, de reprendre l'examen de l'in-
terprétation, telle qu'elle se présente dans notre pratique.
On reconnaîtra facilement que l'interprétation ne saurait être considérée
isolément et qu'elle est toujours l'aboutissement d'une activité spécifique qui
s'étend sur une longue période. Chaque interprétation procède, en effet, de celles
qui ont été fournies antérieurement, dans un contexte parfois très éloigné, mais
dont l'investissement s'est maintenu. C'est ainsi que peut se former une sorte de
réseau dans lequel chaque interprétation ambitionne bien davantage qu'un seul
effet précis. En d'autres termes, lorsque l'analyste intervient, il fait plus que tra-
duire dans un autre langage ce que son patient vient d'exprimer : sans que ce
soit délibéré, il exploite le passé et forge l'avenir, puisque chaque interprétation
assume à son tour une fonction préparatrice.
A certains égards, conservatrice, puisqu'elle porte la marque de son passé,
l'interprétation des propos actuels de l'analysant, tout en se défendant d'être ty-
rannique, exclut bel et bien d'autres interprétations, éventuellement pertinentes,
mais dont la présentation, sur le moment, n'est pas assez forte. De cette manière,
la construction analytique en cours s'ordonne, au prix toutefois de l'élimination,
de tout ce qui, concevable dans un contexte différent, n'est là que déchet.
« Fille » de celles qui ont permis son émergence, l'interprétation se montre into-
10 Michel de M'Uzan

lérante à l'égard de « soeurs » éventuelles. Autrement dit, elle affirme sa volonté


d'être une et la seule parmi plusieurs autres. Au passage, on notera que certaines
situations dites chaotiques pourraient dépendre de la perte de cette qualité.
Sous des formes différentes, mais homogènes, l'interprétation évolue en ga-
gnant à chaque étape un degré de spécification plus élevé. Le processus n'est cepen-
dant pas régulier. Combien souvent l'analyste ne constate-t-il pas que la cure pré-
sente des alternances difficilement prévisibles, entre des périodes où l'activité
interprétative s'accélère, devient plus dense, et des périodes où elle semble comme
entrer en sommeil. Dans cette stagnation, les effets de l'interprétation tendent à
s'éparpiller, plus rien n'étant en mesure de prendre le pas pour soutenir l'essentiel
ou pour renoncer à l'accessoire. Parfois, et à l'opposé, il arrive que certaines inter-
prétations « fortes », exprimées sous une forme économiquement adaptée à la si-
tuation du moment, surgissent sans rien devoir, apparemment, à la perlaboration.
De telles interprétations mettent en place une situation de danger et, tout à la fois,
permettent au patient de la surmonter. Mais, et bien que cela ne soit pas exception-
nel, il est rare qu'une « mutation » psychique se produise alors. Cela adviendrait-il,
ce ne serait pas seulement grâce à une prise de conscience — un changement dans
l'économie psychique et un déplacement des frontières du moi ayant en l'occur-
rence associé leurs pouvoirs. Cela tiendrait également au fait que tout ce qui avait
été péniblement acquis a été préservé et même affermi. Mais il y a là quelque chose
de paradoxal puisque garantissantle « nouveau » favorable et dynamique, l'inter-
prétation doit maintenir sa fonction sélective. Pour ce faire, plusieurs choix tacti-
ques lui sont accessibles. Selon l'un, très politique, elle se contente de suggérer une
signification à condition de rejeter fortement telle ou telle autre dont la place est in-
directement ménagée. Cela se passe le plus souvent dans l'esprit de l'analyste qui se
dit, avant de prendre la parole : « Je pense à ceci, mais surtout pas à cela. » Selon
l'autre choix, plus brutal, l'interprétation ne procède pas d'un débat mais assume
sans nuance sa fonction sélective et élimine, peut-être à tort, toute version qui ne
semble pas pouvoir apporter un profit suffisant. On dirait alors que l'interpréta-
tion tue l'interprétation. On en a la preuve lorsque, après coup, et c'est loin d'être
rare, une ancienne interprétationnous revient à l'esprit. On se dit alors : « J'aurais
mieux fait de me taire car, en parlant, j'ai sans le mesurer rejeté ce que j'aurais pu
dire et dont la pertinence m'apparaît maintenant... Le hasard, est-ce bien le ha-
sard, un jour me rappellera l'idée éliminée, mais il sera peut-être trop tard car
quelque chose d'essentiel aura été anéanti. A moins que, doté d'une nouvelle iden-
tité et assumant un autre rôle, je puisse rêver le non dit... et pourquoi pas le trop
dit, redonnant ainsi vie à quelque ombre disparue dont le destin m'échappe. »
Ces remarques me conduisent à faire état d'un épisode singulier, tel qu'il
nous arrive d'en rencontrer de temps à autre. Episode survenu au cours d'une
cure engagée depuis assez longtemps et donnant à penser à plus d'un titre.
Interprétation et mémoire 11

La patiente, enseignante et chercheur de haut niveau, souffre depuis pratique-


ment toujours d'un symptôme qui lui gâche l'existence : donner son cours hebdo-
madaire, ce qu'elle assume année après année, est source d'une anxiété qui la ta-
raude. Dès l'avant-veille, elle accumule un matériel énorme, craignant que le
moment venu elle ne trouve rien à dire. Ces situations névrotiques nous sont fami-
lières, mais, en l'occurrence, la chose était, même à un regard averti, passablement
surprenante, compte tenu de l'expérience, du savoir et de la culture de ma patiente.
De ce qui se passait lors de ces moments de souffrance, la description était saisis-
sante. Comment ne pas s'y arrêter tout particulièrement, même quand ce qui se di-
sait par ailleurs était, à plus d'un titre, digne de retenir l'intérêt. Le symptôme, sou-
vent pris par la patiente comme point de départ de ses propos, avait été analysé et
réanalysé sous toutes ses formes accessibles dans les différents contextes du présent
et du passé, aussi bien qu'en relation avec le transfert ou avec un rêve. Le rôle du
masochisme, de l'exhibitionnisme refoulé, du soutien de la résistance, etc., avait été
mis en évidence de manière vivante et convaincante, aussi bien pour la patiente que
pour moi. Parallèlement, on relevait souvent que le travail effectué était, au cours
d'une même séance, l'objet d'un intérêt grandissant. Eh bien, tout cela restait vain,
le symptôme tenait, égal à lui-même. Teintée d'un certain pessimisme
— on le
conçoit —, la fidélité de la patiente ne se démentait pourtant pas. De même, aucune
lassitude ne venait affecter mon écoute. Mais il m'arrivait tout de même de m'éton-
ner en me voyant, et en dépit de l'échec que je subissais, conserver un intérêt spécia-
lement vif pour l'histoire qui se déployait devant moi. Et les choses d'aller ainsi, de
semaine en semaine, depuis des mois, lorsqu'un jour, passablement impressionné,
je m'entends exprimer à voix haute une réflexion toute personnelle concernant le
travail qui avait été accompli sans résultat, tout le réseau d'interprétations sans
doute pertinentes qui avait été monté pour rien. Sur un ton mi-rêveur, mi-médita-
tif, je laisse échapper ces mots : « Et pourtant, ça aurait dû marcher ! » La singula-
rité — c'est le moins qu'on puisse dire — de cette initiative ne me semble avoir sus-
cité d'abord qu'un léger étonnement chez ma patiente. La surprise vint lors de la
séance suivante. Ma patiente, tout animée d'un élan nouveau, déclare que, pour la
première fois, elle a éprouvé un très réel soulagement et elle en reste frappée.
L'anxiété habituelle s'était dissipée, elle avait pu préparer et donner son cours tran-
quillement, sans fébrilité et même avec plaisir. Pour elle, c'était clair, cela tenait à
ma réflexion incongrue, et de préciser que mes paroles « étaient venues d'ailleurs et
comme proférées par un autre ». Un autre — de cela elle était consciente — impos-
sible à localiser et dont l'identité était inconcevable. Un autre qui, de ce fait, venait
de conférer un pouvoir nouveau aux interprétations que j'avais fournies en vain
jusqu'à ce jour. Ma patiente insiste sur ce qui s'est passé ; elle ne sait trop ce qui
l'emporte de sa satisfaction ou de son étonnement. Je ne parlerai pas du mien.
On imagine aisément les discussions, les controverses auxquelles l'épisode
12 Michel de M'Uzan

peut donner lieu. Il y a matière à toutes sortes de constructions théoriques, voire de


rêveries doctrinales ; ainsi m'a traversé l'esprit un rapprochementavec le commen-
taire proféré par le choeur antique ! De tout cela, dont l'examen se justifie sans
aucun doute, je ne retiendrai ici que ce qui concerne mon propos. C'est pourquoi je
mentionnerai seulement ce qui pourtant s'impose d'entrée de jeu à notre réflexion,
à savoir : l'identité de cet autre, tellement bavard. En bref, si d'un côté il diffère de
l'objet transférentiel, d'un autre côté je ne pense pas qu'on soit en droit de le
confondre tout uniment avec une quelconque instance totalement étrangère aux fi-
gures qui ont marqué l'histoire du sujet. Je laisserai donc de côté aujourd'hui ce qui
a trait à l'identité de mon fameux « autre », pour ne m'arrêter que sur un fait, le sur-
gissement inopiné d'une parole au contenu essentiellement hétérogène à ce qui, par
ailleurs, poursuit sa route. « Et pourtant ça aurait dû marcher ! », paroles ayant
valeur d'interprétation, même lorsqu'elles ne dénoncent rien et dont ce qui se passe
dans l'inconscient ne permet pas de rendre compte entièrement. Je vois dans mon
intervention l'ultime manifestation d'un processus descriptivement inconscient,
mais n'appartenant que partiellement à l'inconscient systémique. Un processus
qui, retenant ceci, éliminant cela, a longuement cheminé dans mon esprit aussi
bien que dans celui de ma patiente où des mots différents étaient attendus afin que
puissent entrer dans un dispositif d'accueil ces interprétations, qui appartenaient
au passé de la cure, sans pour autant avoir reçu un plein investissement.
Il est possible, maintenant, de reprendre l'hypothèse qui, face aux interroga-
tions soulevées par certaines particularités de l'interprétation, m'était apparue
digne de retenir l'attention.
J'avance qu'un mécanisme spécial, d'ordre général, participe tout au long
de la cure, activement, et sans doute décisivement, au développement du proces-
sus interprétatif et au « choix » proprement dit de chacune des interprétations.
Mais, comme je viens de le souligner, ce mécanisme ne saurait être confondu
avec nos « instruments » de compréhension des scénarios inconscients, de leur
devenir et de leur sens. Il est d'une autre nature. La révélation du désir incons-
cient, la découverte et l'analyse de la résistance sont des fonctions de l'interpréta-
tion. Ici, il est question des propriétés de l'interprétation, ce qui est différent. Je
les rappelle brièvement : l'interprétation est dotée d'une structure évolutive ; elle
est affectée d'une certaine contingence, le hasard participant à son émergence ;
elle est activement intolérante, encore que sous une forme souvent originale elle
consiste à proposer certes une signification, mais surtout à refuser telle ou telle
autre ; elle est féconde puisqu'elle peut engendrer des interprétations nouvelles
ou se découvrir sous d'autres formes ; elle sait se comporter en parasite au point,
on l'a vu, de produire une entité à part dans l'esprit de l'analyste et parler à sa
place ; à la manière d'une idée, elle est à même de progresser ; elle permet à
l'analysant d'affronter, le plus souvent avec succès, les dangereux bouleverse-
Interprétation et mémoire 13

ments provoqués par la situation analytique ; de surcroît, elle protège l'analyste,


également exposé au risque d'une atteinte psychique ; cet analyste à qui il arrive
de prendre la parole et d'interpréter, éventuellement à bon escient, mais surtout
pour freiner l'aggravation d'une régression, pour entraver l'installation d'un état
d'annihilation ou pour surmonter l'anarchie dans ses pensées.
A reconsidérer l'ensemble de ces propriétés organiquement intégrées dans
l'interprétation et prêtes à s'agencer différemment pour engendrer d'autres inter-
prétations, on constate que ce sont celles qui, très exactement, caractérisent le
vivant. En d'autres termes, l'interprétation, avec sa remarquable faculté d'adap-
tation aux situations les plus diverses comme les plus dangereuses, se comporte
comme une créature vivante. Incisive ou incitative, je suis même prêt à lui accor-
der, tout comme au rêve, une identité sexuelle ! Dans ces conditions, on est en
droit d'avancer que le fonctionnement de l'interprétation est soumis à l'activité
décisive du mécanisme qui gère le destin de la matière vivante, c'est-à-dire la sé-
lection darwinienne. Sélection darwinienne mise au service des instruments de
pensée de l'analyste, sans pour autant porter atteinte aux lois de la vie psychique
que notre Science a établies.
On se situe là aux confins de la psychanalyse des neurosciences et de la biolo-
gie. Je ne trouve a priori rien de choquant à soutenir, comme le veut Marc Jeanne-
rod, que « l'activité mentale, avec toute sa singularité (s'intègre) dans le cadre gé-
néral de l'évolution des formes biologiques »1. A condition toutefois, et j'y insiste
justement, que les activités de pensée conservent leur autonomie, même lors-
qu'elles dépendent foncièrement des principes qui organisent la vie. Quoi qu'il en
soit, en s'aventurant dans ces régions qui séparent ou lient le psychique et le non
psychique, le psychanalyste est exposé à se soutenir, dans sa réflexion, d'un excès
de références à des disciplines incompatibles avec la doctrine psychanalytique. On
se souvient que de l'échange épistolaire entre Jacques Hochmann et le neurophy-
siologiste Marc Jeannerod, il ressortait en définitive que le caractère dissemblable
de leurs recherches respectives ne permettait pas d'envisager une synthèse, alors
même que le dialogue était passionnant et enrichissant pour les deux domaines. En
ce qui me concerne, je reste sensible à une remarque de Claude Allègre, dans son
Introduction à une histoire naturelle : « Sans vouloirphilosopher et étendre (les) rai-
sonnements biologiqueshors des frontières où la science entend les garder, il ne se-
rait peut-être pas stérile de transposer ce genre de raisonnements au domaine des
sciences humaines : culture, langues ou populations. Les évolutions des unes et des
autres ne sont-elles pas, au bout du compte, le résultat de périodes de différencia-
tion et de périodes de mélange. »2

1. Jacques Hochmann et Marc Jeannerod, Esprit où es-tu ?, Ed. Odile Jacob, 1991, p. 175.
2. Claude Allègre, Introduction à une histoire naturelle, Fayard, 1992.
14 Michel de M'Uzan

Faire une place à un mécanisme de sélection de type darwinien dont la cons-


truction et l'évolution de l'interprétation a, malgré tout, de quoi surprendre. Il
faut pour s'y autoriser disposer d'une argumentation solide et plurielle. Le rôle
de Darwin dans la pensée de Freud est certes bien connu. Lucille Ritvo, qui
n'oublie pas les contributions de Jones, de Nunberg, de Rappaport, a consacré
au sujet d'importants travaux1. Elle rappelle que Freud, émigrant à Londres,
emporte avec lui neuf livres de Darwin et qu'on découvre, réparties dans son
oeuvre, depuis les études sur l'Hystérie jusqu'au Moïse, plus de vingt références
directes à l'illustre savant. L'idée darwinienne trouve une place somme toute na-
turelle dans la théorie de la horde primitive ou dans les considérations sur la
guerre. Il n'en va pas de même pour une activité psychique spécifique, c'est-à-
dire ressortissant du fonctionnement mental proprement dit. Freud, en 1937,
dans « Analyse terminée, analyse interminable », ne refuse-t-il pas au refoule-
ment tout autre fondement que psychologique ? A la toute fin du même texte, il
soutient encore, à propos de l'envie du pénis et du refus de féminité, que si l'ana-
lyse permet qu'on se fraye un chemin à travers la stratification psychologique du
phénomène, elle se heurte pour finir au fameux roc, en quelque sorte une butée
biologique. Et Freud d'ajouter qu'arrivé à ce point, « on aurait terminé notre
travail (d'analyste) ». Dans le cadre strict du colloque analyste/analysant, on est
prêt à accepter que notre compréhension, à un moment ou à un autre, puisse se
heurter à un obstacle infranchissable, foncier — ma patiente n'en est-elle pas
l'illustration ? — et qu'il faille rendre les armes. Mais lorsqu'il s'agit d'une
réflexion sur notre travail, nécessairement affectée d'un caractère spéculatif, on
ne. saurait reconnaître aucune limitation. Et cela d'autant mieux que la tâche
engagée continue d'apporter des faits et des arguments nouveaux qui légitiment
encore l'entreprise. C'est ainsi que j'ai espéré voir la thèse darwinienne de l'inter-
prétation étayée par l'examen des rapports entre interprétation et construction
du passé, deux activités psychiques dans lesquelles le jeu de la mémoire occupe
une place centrale.
Aujourd'hui, comme hier, interpréter c'est se souvenir. Le présent de l'inter-
prétation s'enracine dans le passé de la cure, dans le passé de l'analysant comme
dans celui de l'analyste. En prenant la parole, l'analyste accepte une perspective
historique, mais bien particulière, puisqu'il propose de nouvelles versions de ce
qui s'est passé dans la cure et dans l'histoire du patient. Versions nouvelles qui
n'annulent pas les précédentes, mais s'en nourrissent et les prolongent. Le pa-
tient de son côté ne procède pas autrement avec les événements qu'il a vécus, les
pensées qu'il a conçues, les fantasmes qu'il a produits ; mêlant souvent le tout,

1. Lucille B. Ritvo, L'ascendant de Darwin sur Freud, Gallimard, 1992.


Interprétation et mémoire 15

bouleversant la chronologie, ce qui a l'avantage paradoxal d'être unificateur,


d'effacer certaines discontinuités, de permettre remaniements et mutations et
d'apporter du nouveau. La chaîne interprétative, vue sous cet angle, se déve-
loppe exactement comme s'élabore le passé sur le modèle du fonctionnement de
la mémoire ; en ce sens, je rencontre André Green lorsqu'il écrit que « le souve-
nir (de) par sa nature associative n'est pas retrouvailles, (qu)'il est création...
(grâce) au pouvoir incessammenttransformateur de l'esprit »1. Il faut donner ici
à entendre retrouvailles au sens littéral, car création n'est pas génération sponta-
née. Ce qui a été n'existe que mis au présent et réinventé sous une autre forme.
La parenté fonctionnelle entre interprétation, construction du passé et mé-
moire étant établie, ne suis-je pas en droit de penser qu'elle procède d'un méca-
nisme commun aux trois activités ? Vraisemblablement, il s'agit de ce méca-
nisme dont le rôle décisif m'était apparu lorsque, tout à l'heure, je regardais
l'interprétation sous l'angle de ses propriétés. Je pars donc maintenant d'un
autre point de vue, celui de la mémoire. Je m'y suis trouvé spécialement engagé
lorsque j'ai découvert les rapports existant entre la thèse sur la notion de passé
que j'ai développée en 1974 dans l'International Review2 et rappelée récemment
dans la Revue française de Psychanalyse3 et les travaux de Gérald Edelman
(1978), tels qu'ils sont présentés par Israël Rosenfîeld en 1988, lequel souligne
que les vues du biologiste spécialiste des neurosciences ne sont pas ici foncière-
ment contraintes aux positions de Freud pour qui l'inexactitude dans l'évocation
des souvenirs est un fait. L'originalité de ces travaux, que je rappelle brièvement,
consiste en ceci qu'ils appliquent une théorie darwinienne du système nerveux au
fonctionnement de la mémoire. Un darwinisme neuronal, maintenant largement
connu, selon lequel c'est le recours à un principe de sélection naturelle qui per-
met de comprendre, en partie, « comment la perception s'organise en fonction
de catégories qui forment la base de la mémoire et de la reconnaissance »4.
D'après cette théorie, écrit Rosenfield, chaque personne est unique : les percep-
tions sont dans une certaine mesure des créations et les souvenirs font partie
d'une imagination toujours en mouvement5. On objectera qu'on ne s'intéresse
qu'à la formation de catégories perceptives et que la question des fonctions men-
tales supérieures n'y est nullement envisagée ; encore que celles-ci, du fait de leur
évolutivité naturelle, puissent être incluses dans cette manière de voir. Et Rosen-

1. André Green, La remémoration : effet de mémoire ou temporalité à l'oeuvre, in RFP, 4/1990,


p. 949-952.
2. Michel de M'Uzan, Analytical process and the notion of the Past, Int. Rev. ofPsycho-anal, 1/76,
461.
3. Michel de M'Uzan, Stratégie et tactique à propos des interprétations freudiennes et kleiniennes,
in RFP, 3/88.
4. Israël Rosenfîeld, L'invention de la mémoire, Basic Books, 1988, Eshel, 1989.
5. Ibid., p. 178.
16 Michel de M'Uzan

field, s'avançant beaucoup, mais la tentation est grande, soutient qu'on pourrait
« pressentir ce que peuvent être les fondements biologiques de la vie mentale ».
Je n'en suis pas là, bien évidemment. Mais ces réflexions ayant été rappelées, je
suis mieux à même de revenir sur les rapports de ma conception du rôle de la
mémoire dans l'édification du passé — et de l'interprétation qui se fait sur le
même modèle — et celle que propose Israël Rosenfield, d'après Gerald Edel-
man. Ce que faisant, je suis amené à mentionner des vues, certes familières, mais
dont le rappel est nécessaire à mon argumentation.
Le passé, disais-je alors, en 1974, n'est pas à considérer comme une somme
d'événements de toute nature, déposés dans une mémoire fichier, à l'abri de
l'usure du temps.
Pour Rosenfield, notre faculté de mémorisation ne se rapporte pas à « l'évo-
cation spécifique d'une image emmagasinée quelque part dans notre cerveau » ;
c'est-à-dire qu'il n'y a pas de répertoire immuable.
De mon côté, je voyais dans le passé la réécriture, plusieurs fois reprise, de
réalités anciennes, remaniées en fonction de la situation du moment, qu'elle soit
d'ordre pulsionnel, fantasmatique ou liée à l'environnement. Le présent est l'ob-
jet d'une instruction permanente, au sens quasi juridique du terme, qui le trans-
forme tendancieusement en passé, lequel sera à son tour commémoré et trahi. Il
en va identiquement avec l'interprétation.
Rosenfield parle d'une aptitude à organiser le monde environnant (c'est-à-
dire le présent) en catégories générales ou spécifiques, cependant que les besoins
et les désirs du sujet déterminent sa façon de classer les lieux, les événements, les
individus. Remanier, créer, spécifie l'intelligence humaine. Quant à la mémoire,
elle n'est pas occupée à rappeler fidèlement des images, des événements, mais à
produire de nouvelles catégories. Selon la formulation à laquelle je me suis
arrêté, l'ancien dans sa forme première est annihilé en faveur d'une fable tendan-
cieuse. Et les échanges complexes qui s'établissent dans cette circonstance impo-
sent à l'interprétation, tout comme à l'édification du passé, une mise en forme
correspondante, en usant de la sélection et en introduisant des variations.
Jusqu'où l'analyste est-il autorisé à suivre le neurophysiologiste qui s'aven-
ture dans le domaine de la vie de l'esprit ? Je ne sais trop, mais je m'en tiens à une
règle selon laquelle, dans un premier temps, face au « nouveau » déroutant, il
convient de suspendre provisoirement toute critique et même d'accompagner ce
qui est proposé afin de n'en rien perdre. La mise en discussion ne venant qu'après,
s'est donc imposée à moi la nécessité heuristique de mener aussi loin que je le pou-
vais l'hypothèse d'un darwinisme interprétatif. Ce qui me semble d'autant plus légi-
time que le poste d'observation retenu se situe toujours dans la sphère mentale,
mais en amont de nos instruments analytiques de compréhension et d'interpréta-
tion, au moment de l'instauration du « faire » interprétatif, dans le sens des doc-
Interprétation et mémoire 17

trines de la phénoménologie et de la poïétique. Dans ce travail, j'ai adopté deux


perspectives, apparemment fort éloignées l'une de l'autre. D'une part l'examen des
propriétés de l'interprétation, d'autre part l'évaluation du rôle de la mémoire dans
le destin des interprétations. Chaque fois j'ai été conduit à reconnaître l'interven-
tion similaire d'un mécanisme de sélection de type darwinien. D'un côté, on décou-
vrait dans l'interprétation les caractéristiques d'un être vivant, sexué même et donc
soumis au principe évolutif ; de l'autre, on voyait cette même interprétation s'éla-
borer en conformité avec le modèle proposé par le darwinisme neuronal, tel que le
conçoit Gerald Edelman. Une pensée, une construction, une hypothèse n'est-elle
pas mieux assurée lorsque des réflexions de nature différente viennent, chacune de
leur côté, la corroborer ? Certes, et c'est ce à quoije me suis engagé, sachant perti-
nemment combien peut être problématique une procédure couplant deux raison-
nements, l'un situé dans l'ordre métaphorique, et l'autre dans le registre expé-
rimental. J'adopte en cela les méthodes de certains chercheurs américains, en
l'occurrence C. F. A. Pantin, lorsqu'il pose après R. A. Hinde1 que : « Les modèles
en biologie sont d'autant plus prometteurs (...) qu'ils sont suffisamment concrets
pour être liés aux types de mécanisme qui sont — à une étape donnée de la science
concernée — capables d'être étudiés dans des organismes, tandis qu'en même
temps ils sont suffisammentabstraits pour dévoiler de nouvelles potentialités et de
nouvelles relations quantitatives. »2 J'ai donc considéré que la notion de darwi-
nisme interprétatif était suffisamment assurée et que, de ce fait, on pouvait envisa-
ger certaines de ses implications théoriques. Sont essentiellement concernés : la
notion de continuité fonctionnelle qui comprend la question des traces mnésiques,
le problème de la décharge de l'excitation et enfin la place de la perception. Je n'en
pose que les jalons.
Il est clair que la thèse darwinienne contient l'idée d'une continuité entre les
processus biologiques, neuroniques et psychiques. Ce qui, du reste, n'exclut nul-
lement bonds et mutations. Mais étant donné l'hétérogénéité de ces trois ordres,
des deux derniers surtout, la continuité en question ne saurait être que fonc-
tionnelle, c'est-à-dire résultant d'une activité permanente que seul le travail d'un
mécanisme sélectif opérant aussi bien à l'échelon neuronal qu'à celui de la vie de
l'esprit permet de comprendre. Les arguments s'engagent et se soutiennent res-
pectivement. Il n'existe pas d'état figé de la vie, sauf minérale — et encore ! Si
bien que les milliards de neurones et les dizaines de milliards de synapses ne peu-
vent être conçus que constamment à l'oeuvre, engagés dans une activité continue,
laquelle, cessant un seul instant, entraînerait du coup un changement d'ordre
dans les structures concernées. De cette continuité, Michel Jouvet dit qu'elle

1. R. A.Hinde, Models and analogues, in Biology, Cambridge, UP.


2. C. F. A. Pantin, The Relations between the Sciences, Cambridge, up, 1968, p. 194.
18 Michel de M'Uzan

subsiste même pendant le sommeil profond. Il rappelle que cette idée n'est pas
nouvelle en citant la remarque savoureuse que le théologien Ralph Cudworth
adressait à René Descartes en 1678 : « Le géomètre endormi ne cesse d'avoir en
lui d'une certaine manière tous ses théorèmes géométriques, de même le musi-
cien endormi n'en conserve pas moins toutes ses aptitudes musicales et ses mélo-
dies... »1 ; et j'ajoute, puisqu'ils n'ont cessé un seul instant de se les répéter, au
sein du plus impénétrable de leur esprit.
Il en va de même avec la construction du passé, avec les processus psychi-
ques qui aboutissent à l'interprétation et, assurément, avec la vie mentale tout
entière. Percevoir, répéter, sélectionner ; on ne se souvient que de ce qu'on n'a
pas cessé un seul instant de se raconter sous forme d'un récit profond qui double,
comme en contrepoint, tant la vie vigile que celle procédant des émois incons-
cients et du jeu de leurs représentations dans les fantasmes et dans les rêves.
L'activité interprétative, avec toute sa richesse, dépend foncièrement de ce tra-
vail incessant effectué en deçà de l'inconscient systémique, à l'insu de l'analyste.
Je le conçois comme un ressassement sans fin, un radotage, pour ainsi dire, qui
s'engage dès les premiers moments de la première séance et se met en forme
grâce à une sélection différentielle dans laquelle nos processus inconscients, au
sens précis du terme, n'entrent que pour une part. Une mise en forme qui ne
porte pas sur des états statistiques de représentations fixes, mais sur des fonc-
tionnements, et que j'appellerais volontiers mémoire profonde. Depuis son fau-
teuil, l'analyste n'est pas confronté avec une série de tableaux accrochés au mur
de sa conscience. Il discerne les émergences — au sens quasi biologique du
terme — de ce qu'il a plus ou moins vaguement entendu dans les propos de son
patient et qui, silencieusement, continue de se développer à l'écart de sa cons-
cience, pour aboutir, dans la lumière, à l'interprétation formulée. Cela étant, il
est vraisemblable que seul peut être sélectionné ce qui, au départ et même pen-
dant la plus brève unité de temps, a bénéficié d'un investissement libidinal suffi-
sant. Faute de quoi, l'événement ne sera pas l'objet d'un oubli vrai, c'est-à-dire
symptomatique, mais aura été exclu du tissu récitatif de par la mise en oeuvre du
mécanisme sélectif; et ce n'est pas rattrapable. C'est l'amnésie. Amnésie n'est
pas oubli, souligne André Green2. Et l'amnésie dont il parle ne doit rien au re-
foulement, lequel, en fait, protège la mémoire. Ce qui ne peut en aucun cas être
rappelé et représenté à la faveur de la levée du refoulement, c'est ce qui, indépen-
damment du défaut d'investissement libidinal signalé, a été souvent victime d'un
événement brutal, d'ordre économique, et de ce fait mis hors jeu. Ce qui s'ob-
serve surtout dans certaines structures dites psychosomatiques.

1. Michel Jouvet, Le sommeil et le rêve, Ed. O. Jacob, 1992, p. 126.


2. André Green, Temps et mémoire, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 41, p. 182.
Interprétation et mémoire 19

Ainsi, l'analyste est-il le lieu où deux récits au moins qui vont se déployer
devant lui. L'un, qui nous est familier, procède des avatars des processus incons-
cients, l'autre qui le permet et le sert organise la trame des perceptions en les rappe-
lant et en les transformant à l'infini. En parlant d'un événement d'ordre écono-
mique, susceptible d'entraver l'édification du récit profond ou d'en briser le
développement, je pensais, entre autres, à un acte extrême : la décharge des inves-
tissements. La décharge permet certes d'éliminer ce qui n'a pas obtenu droit de
cité. Mais le plus souvent, la décharge c'est le malheur de la mémoire. André Green
en convient en disant que le psychisme n'est maîtrisable que parce qu'il n'est plus
automatiquement déchargé1. Je pense donc que c'est bien grâce à une action sélec-
tive que l'énergie engagée dans une perception peut être soit déchargée, soit inves-
tie, dans la reprise indéfinie de ce qui vient de se passer et, dès lors, devenir l'objet
de nouvelles perceptions.
Le point de vue évolutif sur les faits psychiques, en particulier la mise en mé-
moire et l'interprétation, aboutit à bien des remaniements théoriques. Ainsi l'idée
soutenue un temps par Freud, selon laquelle les processus psychiques correspon-
dent à des états quantitativement déterminés de particules matérielles, ne peut plus
être retenue. Pour le faire, il faudrait qu'existassent des inscriptions statiques,
figées, ce qui est contraire au vivant qui ne tolère pas la moindre immobilité dans ce
qui sert de support aux images. En toute rigueur, on ne saurait donc parler de
traces mnésiques. Car ce ne sont pas des images fixes qui sont perçues, mais le des-
tin de séries continues de perceptions organisées en catégories pour constituer la
base d'un récit. N'est-ce pas ce qu'André Green entend lorsqu'il écrit : « La mise en
sens prend le pas sur la vision simplificatrice de la remémorisation des souvenirs...
(et) la mémoire repose en fait sur un phénomèned'anticipation perceptive. »2
J'en viens brièvement à la dernière des trois implications théoriques
annoncées.
Au fur et à mesure que l'on progresse dans l'examen des divers phénomènes où
le travail de la mémoire est engagé, on découvre à chaque pas le rôle décisif de la
perception, qui est réellement une activité de sélection. On le sait bien, on apprend
non pas en retenant mais en éliminant. L'appareil psychique perçoit en perma-
nence tout ce qui procède du monde intérieur, comme du monde extérieur pour
que ce « vu » devienne l'objet d'une activité perceptive et sélective incessante de
plus en plus complexe en constituant ainsi, pour une bonne part, le psychique. Il
serait tentant de voir ce à quoi aboutirait une réflexion sur le fonctionnement de
l'esprit qui prendrait la perception comme référence centrale, ce que Freud, au
temps de l' « Esquisse », avait, jusqu'à un certain point, imaginé3.

1.André Green, ibid., NRP, n° 41, p. 194.


2. André Green, ibid., NRP, n° 41, p. 194.
20 Michel de M'Uzan

Parvenu au terme de mon propos, et puisque son impact sur notre pratique
ordinaire ne saute pas aux yeux, pourquoi s'être, à propos de l'interprétation,
aventuré dans ce lieu situé entre le neuronal et le mental ? Abîme pour les uns,
barrière pour les autres, une alternative lourde d'implications philosophiques.
Pour ma part, j'aimerais n'y voir qu'une zone transitionnelle, m'exposant ainsi
au reproche amical que Freud adressait à G. Groddeck qui, tranquillement,
mêlait le psychique et le somatique et « supprimait les belles différences ». Et si,
dans le choix de mon sujet, j'avais été déterminé par quelque obscur mécanisme
darwinien ? A moins que, ayant été si souvent et si longuement absorbé par la
question de l'interprétation, je me sois trouvé dans la situation décrite par un
proverbe tamul, qui me revient souvent à l'esprit et que Jean Paulhan utilisait
parfois dans ses dédicaces : « Quand on est monté sur un tigre, on ne s'arrête
pas comme on veut. »
Michel de M'Uzan
21, rue Casimir-Périer
75007 Paris

6. S. Freud, Naissance de la psychanalyse, PUF, 1955.


Le fonctionnement psychique de l'analyste
et l'interprétation
lors des consultations de la triade père/mère/bébé

Rosine DEBRAY

A propos de l'interprétation

Dans la pratique ordinaire de la psychanalyse, le surgissement de l'interpré-


tation paraît se faire habituellement sous deux formes contrastées. Soit l'énoncé
interprétatif jaillit comme une surprise pour l'analyste et pour l'analysant, il
s'agit souvent alors d'un énoncé bref qui condense ou rapproche des mots ou des
images, soit l'interprétation survient après un temps d'élaboration qui peut être
long, le cheminement progressif de l'analyse ayant favorisé son dévoilement puis
son élucidation et enfin sa formulation. Dans les deux cas, l'analyste peut en res-
sentir un vif plaisir — parfois l'analysant aussi — car il s'agit à n'en pas douter
de ces moments précieux, spécifiques au travail analytique. Mais le plaisir de
l'analyste peut être mitigé, voire franchement gâché : sa formulation dans
l'après-coup lui paraît contestable, maladroite, mal venue... Inutile alors de ten-
ter de rattraper ce qui a été dit, mieux vaut en suivre les effets dans le discours et
le mode d'être de l'analysant comme dans son propre cheminement associatif.
L'interprétation, on le sait, est le fruit d'un travail complexe, ce qui peut s'en sai-
sir sur la scène mentale reste partiel et partial, sous la domination du fonc-
tionnement psychique actuel de l'analyste, lui-même soumis aux aléas de ses
mouvements contre-transférentiels. Or, nous nous trouvons là pourtant dans le
dispositif idéal que réalise la situation divan/fauteuil, celle qui, par excellence,
permet de saisir de la manière la plus pure la complexité des phénomènes en jeu.
C'est dire combien le travail psychanalytique et les modifications qui en décou-
lent sont loin de pouvoir faire l'objet d'une validation de type scientifique. Les
critères majeurs liés à cette démarche — reproductibility (reproduction) et relia-
Rev.franc. Psychanal, 1/1993
22 Rosine Debray

bility (fiabilité) — nous sont en effet inaccessibles. Il n'y a aucune possibilité de


reproduction lorsque le surgissement de l'interprétation dépend en grande partie
de phénomènes aléatoires liés à la rencontre, à un moment précis, des deux sys-
tèmes complexes que sont les organisations psychiques de l'analyste et de l'ana-
lysant. Pas de possibilité de reproduction mais pas non plus de certitude concer-
nant une éventuelle prédiction fiable de ce qui va suivre le moment interprétatif.
L'incertitude domine. Il faut pouvoir la tolérer. Mieux encore l'accepter et
même, lorsque les conditions sont suffisamment favorables, savoir en jouer. Dès
lors, contenir l'incertitude et supporter l'aléatoire dans la cure psychanalytique
classique peut autoriser le psychanalyste à s'aventurer, dans un deuxième temps,
dans des pratiques moins codifiées où la complexité augmente encore avec le
nombre accru des protagonistes. C'est le cas des consultations et traitements de
la triade père/mère/bébé.

Indices et repères dans les consultations de la triade

Il existe cependant des repères qui permettent de baliser, voire d'organiser


cette rencontre. Celle-ci peut entraîner dans les cas heureux des prises de cons-
cience et des remaniements psychiques chez les parents favorisant la levée —
parfois quasi instantanée — des symptômes de leur enfant. Bien entendu, les re-
pères sont à chercher du côté du psychanalyste. D'abord dans ce qui se joue au
niveau de son contre-transfert, sensible dans sa capacité — souvent variable —
de s'ajuster au mode de fonctionnement de ses trois interlocuteurs. Il s'agit là
d'une gymnastique parfois acrobatique mais qui suit en fait le déroulement
même de la consultation, ponctuée par les interactions successives qui se nouent
avec le bébé en relation directe avec les propos qui se disent entre les parents et
le consultant. Les réponses en écho que le bébé met en scène par son comporte-
ment ou son jeu à ce qui s'échange verbalement devant lui, peuvent paraître stu-
péfiantes si l'on n'est pas familier de cette pratique. J'y retrouve là, pour ma
part, ce que j'ai décrit antérieurement (1987, 1991) comme une étonnante conta-
gion de l'état affectif profond de la mère ou du père au bébé. Dans le cadre de la
consultation psychosomatique, cette contagion du bébé peut s'étendre à l'état af-
fectif du consultant dont il me semble que le bébé perçoit la disponibilité tran-
quille : il est exceptionnel qu'un bébé pleure ou crie durant le temps pourtant
très long — en général plus d'une heure et demie — que dure notre rencontre.
On comprend aussi que dans cette atmosphère d'écoute inhabituelle émergent
beaucoup d'éléments signifiants.
Tout est d'emblée signifiant pour le psychanalyste : l'aspect du bébé, son
rapport staturo-pondéral, son appétit relationnel, sa manière de s'ajuster à cette
Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation 23

situation nouvelle que constitue la consultation. De même, les caractéristiques


personnelles du père et de la mère se donnent aisément à voir à travers leur ma-
nière d'être avec leur enfant et avec le consultant dans ce contexte particulier. Le
danger alors pour le psychanalyste est de comprendre trop et trop vite car, qu'il
le veuille ou non, il risque d'être trahi par des mouvements contre-transférentiels
immédiats, et donc non analysés, qui peuvent s'exprimer à travers le ton de sa
voix, sa mimique, ses gestes ou même à travers ses interventions verbales, voire
son silence. Ces éléments peuvent tous prendre valeur d'interprétation, éventuel-
lement d'interprétation sauvage, pour des parents dont le narcissisme est néces-
sairement fragilisé, sinon blessé par la symptomatologie de leur enfant. La marge
de manoeuvre est donc fort étroite : il faut en effet suffisamment de chaleur, d'au-
thentique capacité d'identification (l'empathie générative des auteurs anglo-
saxons) et donc de liberté chez le psychanalyste pour que quelque chose de
l'ordre d'une véritable rencontre puisse se donner à vivre, mais il faut dans le
même temps demeurer vigilant pour tenter de contenir des réactions contre-
transférentielles intempestives, parfois pourtant inévitables. En ce qui me
concerne, il m'est apparu après coup que je pouvais réguler certains mouve-
ments contre-transférentiels négatifs à travers des interventions à caractère péda-
gogique, voire explicatif, en général trop longues, mais qui, en fin de consult-
ation, comportaient à l'évidence une valeur de décharge pour moi. Sans doute
convient-il de rappeler ici à quel point les bébés et les jeunes enfants exercent une
sollicitation pulsionnelle intense chez les adultes que nous sommes. Que la mère
et le père se sentent totalement submergés par moments est donc la règle, et cela
d'autant plus que le bébé sait bien réactiver chez l'un comme chez l'autre des
problématiques anciennes, parfois complètement enfouies et apparemment dé-
passées, qui reviennent brutalement dans une brûlante actualité.
En somme, si on considère les principaux paramètres en jeu lors de la con-
sultation de la triade père/mère/bébé, à savoir l'intensité des charges pulsion-
nelles présentes chez les différents protagonistes et la spécificité de l'écoute du
psychanalyste qui cherche à les contenir pour leur permettre de se dire et au
mieux de s'élaborer, tout est en place pour qu'un processus de type psychanaly-
tique puisse s'instaurer. Il est cependant difficile de repérer avec exactitude ce
qui, dans l'enchaînement des interactions multiples et souvent simultanées, a va-
leur d'interprétation au sens psychanalytique classique du terme. Trop de varia-
bles interfèrent et ce qui se dit verbalement, qui n'est souvent qu'une reprise de
ce qui est mis en acte par le bébé, en écho, nous l'avons vu, avec ce qui s'échange
en sa présence, ne constitue qu'un aspect d'un ensemble beaucoup plus vaste.
C'est en général dans l'après-coup, lors d'une deuxième consultation par
exemple, ou au cours de séances de psychothérapie ultérieures, que l'on peut re-
constituer ce qui a eu valeur d'interprétation. Ainsi pour certains parents, il
24 Rosine Debray

m'est apparu que ma manière de voir leur enfant au cours de la consultation


pouvait constituer une véritable interprétation pour eux, les amenant à modifier
notablement le regard qu'ils portaient sur lui. Les liens entre cette prise de cons-
cience — souvent différée dans le temps par rapport à notre entrevue — et ce
que Winnicott a écrit dans son célèbre article « Le rôle du miroir de la mère et
de la famille dans le développement de l'enfant » (1971) méritent d'être souli-
gnés, à ceci près qu'ici ce sont les parents qui voient leur enfant à travers le mi-
roir que je leur propose. Il s'agit bien là d'une véritable interprétation puisque la
reconnaissancedu tiers — que je suis — entraîne une modification dans la rela-
tion duelle père/bébé ou mère/bébé qui s'ouvre alors en libérant un nouvel es-
pace pour l'enfant, favorisant un gain vers l'autonomie. Chez le père ou la mère,
il s'agit toujours d'une levée, ne serait-elle que partielle, du trop d'angoisse qui
pèse sur sa relation à l'enfant. Il va de soi qu'une telle modification dans la ré-
partition des excitations en excès peut rendre compte à elle seule de la diminu-
tion, voire de la disparition de la symptomatologie chez l'enfant, ce que la cli-
nique montre régulièrement.

UNE ILLUSTRATION CLINIQUE : ALEXANDRE 3 ANS 6 MOIS

La première consultation

Alexandre m'est adressé par son pédiatre pour des troubles du sommeil an-
ciens et persistants, aggravés depuis la naissance de sa petite soeur âgée à présent
de 5 mois.
Il entre dans le bureau de consultation, suivi par son père et sa mère, en chan-
tonnant « je suis pas malade, je suis pas malade » et s'engage immédiatement dans
une séquence de jeu avec les animaux et les personnages de la ferme. C'est un joli
petit garçon à l'air vif et éveillé qui va se révéler très actif, à la limite de l'agitation
parfois. Il va ainsi interrompre brusquement son jeu pour prendre le bébé et faire
mine de lui donner le biberon. Je verbalise ce qu'il fait et je dis : « Le bébé et le bibe-
ron, est-ce que c'est intéressant ? » Alexandre répond : « Les bébés ça prend un
biberon de lait », et la maman évoque la petite soeur dont Alexandre me dit le pré-
nom : Chloé. Il délaisse alors le bébé pour reprendre le jeu de la ferme. A plat ventre
devant la porte de la ferme, il met en scène une suite de bagarres entre un person-
nage qu'il appelle le chasseur et une fille. Il s'avère que c'est toujours la fille qui est
la plus forte et que le pauvre chasseur ne peut pas se maintenir sur son tracteur, ce
que je verbalise. Le père et la mère en face de moi suivent ce qui se passe, la mère
avec vivacité et entrain, le père d'une manière beaucoup plus réservée. Je trouve
qu'il a l'air épuisé et je me demande s'il n'est pas profondément déprimé. Au bout
Le fonctionnementpsychique de l'analyste et l'interprétation 25

d'un long moment, je dis : « Qu'est-ce qui vous ennuie ? », « Il ne dort pas » répond
la mère et le père enchaîne d'une voix très basse pour expliquer le long processus du
coucher le soir : on met de la musique sur le magnétophoneportable d'Alexandre
mais il faut aussi que papa reste près de lui. La mère commente : « J'ai démissionné
pour le coucher parce que c'est très très long. » Depuis peu, si son père n'est pas là,
ce qui arrive car il s'absente pour son travail, Alexandre a trouvé un nouveau
moyen pour s'endormir s'il est laissé seul : il allume toutes les lumières, met sa
musique à fond et cherche à s'endormir dans ce vacarme. La mère dit qu'il se met la
lumière dans les yeux, la musique à tue-tête pour être dans son ambiance à lui, le
père précise qu'à son avis, c'est pour s'isoler. Dans le même temps, Alexandre fait
mine de s'allonger sur le divan. Je demande s'il parvient à s'endormir dans ce grand
bruit et la mère dit : « Oui, mais ça prend beaucoup de temps ». Alexandre inter-
rompt alors notre échange, il souhaite que je déshabille le bébé avec lequel il repart
dans un coin entre le divan et la fenêtre. Il tousse et la mère explique qu'il souffre
d'otites continuelles depuis sa mise à la crèche à l'âge de 3 mois. La mère a une
activité professionnelle très prenante, elle est amenée à voyager, elle aussi, fré-
quemment. En dépit des interruptions fréquentes d'Alexandre qui reprend le jeu
avec le pauvre chasseur qui tombe répétitivement, nous parvenons à reconstituer le
déroulement de la nuit précédente. Alexandre voulait s'endormir avec papa qu'il
attendait mais finalement, après plusieurs intermèdes, il s'est endormi au bout de
trois quarts d'heure « lumière plein feux, musique à fond » dit la mère. Le réveil,
parfois en hurlant, se produit à une heure du matin, Alexandre se lève et vient avec
sa musique dans la chambre des parents. Hier il est arrivé en pleurant et en
appelant maman, ce qui est rare. Du coup sa mère a « craqué », elle a dit : « Prends-
le », et Alexandre est venu dormir entre ses parents, ce qui est actuellement peu
fréquent mais qui a été constant à un moment où les deux parents n'en pouvaient
plus physiquement. Je suis amenée à dire : « Le désir revient toujours, ce qui est
plutôt bon signe. » Le père précise alors que le plus souvent il reste avec son fils
dans sa chambre, il se couche dans son lit et peut même s'y rendormir. La mère
exprime des réticences : « On n'est pas tout à fait d'accord », et Alexandre fait di-
version en cherchant le biberon qu'apparemment il a perdu, alors que ses parents
et moi nous le voyons parfaitement. Alexandre fait durer la recherche que je dra-
matise et il y a un rire général quand enfin il consent à voir le biberon. Je souligne
qu'il n'y a pas de retentissement des troubles du sommeil d'Alexandre sur son dé-
veloppement, il est alors couché derrière le fauteuil de son père et la mère dit qu'elle
le trouve quand même fatigué parce qu'il dort trop peu. A 7 heures au plus tard,
week-end compris, il atterrit toujours dans le lit de ses parents et comme la mère dit
à nouveau son désaccord avec le père et qu'Alexandre écoute, tout à coup très sage,
je rappelle cette nuit. « Oui dit la mère, cette nuit j'ai lâché, mais c'est parce que je
venais vous voir. » Et le père ajoute : « Moi ça ne me dérange pas d'aller me rendor-
26 Rosine Debray

mir à côté de lui. » Il apparaît alors que c'est la mère qui a poussé pour qu'on
vienne me voir, ce à quoi le père ne tenait pas tellement : « C'est comme voir un
grand professeur pour un rhume de cerveau », me dit-il. Alexandre est à ce mo-
ment-là dans les bras de son père à qui il réclame une histoire. Je dis : « Et la pe-
tite fille ? » La mère en riant annonce qu'elle dort de 8 heures du soir à 8 heures
du matin. Alexandre a eu une brève période comme ça mais qui s'est achevée
avec sa première otite à 3 mois. Ses débuts dans la vie n'ont pas été faciles, il est
né à 8 mois, pesait 2,200 kg, a été hospitalisé trois semaines en néonatologie pour
une infection urinaire. La mère dit qu'elle ne l'a pas lâché et qu'elle venait l'allai-
ter deux fois par jour. Il a été nourri au sein jusqu'à 1 mois. Le père venait, lui, la
nuit. Alexandre durant ce récit se met soudain à hurler : « Regarde, il va tom-
ber », il s'agit toujours du chasseur et sa mère lui dit : « Celui-là, il ferait mieux
d'aller se recoucher », puis à moi elle ajoute : « On a bien angoissé tous les
deux. » Je dis qu'il a eu des débuts difficiles mais qu'il n'en a pas de traces et la
mère évoque sa faiblesse aux infections ORL. Je dis qu'il y a peut-être un lien entre
sa faible résistance aux infections récidivantes et ses troubles du sommeil.
Alexandre cache délibérément le biberon et annonce qu'il est perdu, inaugurant
une nouvelle séquence de recherche à laquelle nous participons tous. Je suis frap-
pée de ce que les deux parents acceptent remarquablement bien les interruptions
quasi constantes de leur fils qui réclame mon attention aussitôt qu'il me sent trop
engagée dans un échange avec eux. Quand la mère évoque la naissance de Chloé,
elle aussi à 8 mois et par rupture de la poche des eaux comme c'était le cas pour
sa première grossesse, Alexandre annonce « je veux voir quelque chose ailleurs »
et cherche à sortir du bureau. Le père le retient en le mouchant, ce qu'Alexandre
fait fort bien et dont je le complimente. Il s'installe alors à plat ventre sous mon
fauteuil puis va faire des acrobaties sur le tabouret repose-pieds, pour finalement
se retrouver debout sur le bureau où il prend des poses avantageuses que je
trouve charmantes. Je dis : « Tu es superbe et nous t'admirons tous », et
j'ajoute : « C'est un merveilleux petit garçon ». Toujours debout sur le bureau, il
s'approche de son père et dit : « Tu es prêt papa ? » en faisant mine de se jeter en
avant. Le père reste immobile mais est manifestement très attentifet je dis : « Tu
sais bien que papa est toujours prêt pour toi. » La mère commente : « Oui, c'est
bien ça dont on discute. » Beaucoup de choses ont été évoquées pendant ce
temps, notamment les moments héroïques qui ont suivi la naissance de Chloé en
raison d'un déménagement intervenu à la sortie de la maternité. Comme son
frère, Chloé est née avec un mois d'avance et la mère incrimine son travail et ses
voyages trop fréquents, même durant ses grossesses, mais pour Chloé qui pesait
2,800 kg tout s'est bien passé et il n'y a pas eu d'hospitalisation. C'est un bébé fa-
cile qui ne pose pas de problème. La période héroïque liée au déménagement s'est
poursuivie par une absence du père d'une durée d'un mois pour son travail, puis
Le fonctionnementpsychique de l'analyste et l'interprétation 27

tout est rentré dans l'ordre parce que toute la famille est partie en vacances et le
père précise : « Alexandre dort beaucoup mieux quand on est en vacances. » Je
dis : « Oui, quand il vous a à proximité. » La question de sa venue dans le lit des
parents réapparaît à la faveur d'éventuels cauchemars qu'il aurait mais dont il ne
peut pas dire grand-chose. Je souligne qu'il est difficile pour lui de gérer les exci-
tations s'il sait qu'il peut aller dans le lit de ses parents et je suggère peut-être un
matelas près du lit, ce qui semble plaire à la mère. La discontinuité, liée aux
absences trop fréquentes et imprévisibles de la mère et du père, est ensuite abor-
dée par le biais des horaires de travail manifestement trop lourds des deux pa-
rents. J'évoque qu'il est difficile de négocier l'absence mais je souligne les res-
sources dont dispose Alexandre : le développement de son langage est excellent,
il a acquis la propreté remarquablement tôt puisqu'il a été propre de jour comme
de nuit l'été de ses deux ans. Il fuit à l'évidence, ce que je ne dis pas, l'état de bébé
pour échapper à cette discontinuité désorganisante qu'il ne peut pas maîtriser et
dont le scénario actuel de ses endormissementslorsqu'il est laissé seul « lumière
plein feux, musique à fond » constitue une illustration frappante. Je dis à
Alexandre : « Tu es très précoce, très en avance », le père évoque alors les deux
biberons, celui du matin et celui du soir avant de s'endormir, et je réponds :
« Tant mieux parce qu'il y a peu de secteurs régressifs. » Puis, in fine, après avoir
proposé de nous revoir dans trois mois ou avant si les parents le souhaitent ou s'il
est à nouveau malade, j'apprends que la mère est sur le point de partir une se-
maine aux Etats-Unis, ce que le père apprécie peu, bien que les grands-parents
paternels viennent s'installer à la maison. J'apprends aussi que les résistances du
père à venir me voir s'étayent sur une expérience de quelques semaines de psy-
chothérapie conjointe peu avant la naissance de Chloé. C'est le père qui a voulu
y mettre un terme parce que ça ne lui paraissait pas justifié et que ça coûtait beau-
coup d'argent. Il n'a pas apprécié la manière dont la psychothérapeute a cherché
à retenir Alexandre en dépit de ce qu'il avait annoncé que c'était la dernière
séance. Alexandre, apparemment occupé, dit alors qu'il ne veut pas une dame qui
le regarde dans le dos, mais très vite il se fâche et sa mère le prend sur les genoux
avec un livre. Elle me dit : « Je n'aime pas du tout quand il met sa musique très
fort, ça me fait mal de voir ça », le père commente : « C'est pour se mettre dans
son monde », je dis : « Il lui faut des excitations très fortes et il s'endort par épui-
sement », et Alexandre répète après moi : « Il s'endort par épuisement »,
j'ajoute : « Le réveil est alors souvent dans un cri. »
Manifestement, la séparation de la fin de la consultation est difficile, même si
la mère explique à Alexandre : « On a trouvé des petits trucs pour que tu dormes
mieux la nuit. » J'indique brièvement le grand intérêt, de mon point de vue, des
thérapies conjointestout en affirmant « c'est à vous de décider » et le père se détend
en arrière en étendant largement les bras. Nous nous quittons chaleureusement.
28 Rosine Debray

Les différentes problématiques en cause

Cette longue consultation révèle beaucoup d'éléments signifiants qui ren-


dent compte aisément de l'expression symptomatique de ce petit garçon. Les
deux parents ont une riche organisation psychique qu'ils transmettent, chacun à
leur manière, à leur fils. Le père, si réticent pour qu'on s'immisce dans sa rela-
tion élective à son petit garçon, montre à son égard un investissement tendre à
coloration maternelle qui s'est mis en place dès sa naissance à l'occasion de son
hospitalisation en néonatalogie où il venait relayer sa femme pour assurer une
présence la nuit. C'est cette proximité qu'il retrouve lorsqu'il vient se coucher à
côté d'Alexandre dans son lit pour l'aider à se rendormir ou lorsque Alexandre
vient le rejoindre dans son propre ht en se plaçant entre lui et sa mère. La situa-
tion actuelle lui convient et il ne souhaite pas qu'elle se modifie en dépit de son
aspect épuisé qui m'a d'emblée frappée mais qu'il rapporte, lui, à un récent excès
de travail. La mère, apparemment plus sthénique et vivante, est aux prises avec
un conflit difficile à résoudre : comment concilier ses intérêts et sa surcharge pro-
fessionnelle avec les besoins de ses deux jeunes enfants ? C'est un casse-tête
qu'elle résout comme elle peut mais qui s'est soldé par deux accouchements suc-
cessifs prématurés survenus dans des conditions de surcharge identiques. La
culpabilité qu'elle évoque à l'égard d'Alexandre emprunte souvent le détour de
son désaccord avec son mari dont elle juge l'attitude éducative trop permissive.
Alexandre, pour sa part, doit s'aménager avec des parents en fait imprévisibles
car tour à tour hypervigilants et très aimants puis brusquement absents lors de
leurs trop fréquents voyages professionnels. Dans ce contexte, la symptomatolo-
gie de troubles du sommeil persistants et d'otites récidivantes auxquels s'ajoute,
de mon point de vue, une petite anorexie discrète apparemment bien tolérée par
la mère, peut paraître surdéterminée. Elle assure en effet une certaine régulation
des excitations en excès sans entraver pour autant le développement psychique
d'excellente qualité. Alexandre présente une incontestable avance de développe-
ment du moi : il s'engage immédiatement dans un jeu à caractère psychothéra-
pique montrant ainsi qu'il a su profiter des quelques séances de psychothérapie
conjointe dont il a bénéficié sept mois auparavant. A leur manière, c'est aussi ce
que les parents révèlent à travers leur grande tolérance à ses fréquentes interrup-
tions et demandes auxquelles ils se plient souplement en acceptant que je m'in-
terrompe pour jouer avec leur fils puis que nous reprenions notre échange tant
bien que mal. Le déroulement de cette consultation est d'emblée psychothéra-
pique et l'analyste n'a qu'à suivre l'enchaînement associatif de ce qui se passe et
de ce qui se dit, sans nécessité de recourir à une attitude active. Je peux du coup
laisser la situation ouverte sans exercer de pression directe pour une prise en
charge dont je dis néanmoins l'intérêt. Il est vrai que la remarque de la mère en
Le fonctionnementpsychique de l'analyste et l'interprétation 29

fin de consultation, lorsqu'elle a pu me dire à quel point la mise en scène, ré-


cente, de la nouvelle technique d'endormissement d'Alexandre « plein feux, mu-
sique à fond » lui faisait mal, m'a beaucoup tranquillisée. Cette remarque révèle
en effet la bonne qualité du système pare-excitation maternelle, même s'il est
marqué par une discontinuité de fait. Du côté de l'enfant, cette trouvaille qui
rappelle le balancement bruyant des petits insomniaques décrits par Kreisler,
Fain, Soulé (1974) mais aussi, d'une manière troublante, les conditions externes
réelles lors de l'hospitalisation en néonatalogie, montre combien le sommeil ne
peut survenir que dans une lutte active entre des quantités d'excitations intenses
et opposées. C'est la réduction progressive des excitations externes et internes et
l'accès aux petites quantités qui est barré pour Alexandre, en particulier au mo-
ment de l'endormissement. Et naturellement la musique qu'il met si fort est celle
que son père aime écouter habituellement-
Pourtant, si l'on tient compte de tous les paramètres en cause, il était diffi-
cile de formuler un pronostic fiable concernant l'évolution de la symptomatolo-
gie de ce petit garçon.

La deuxième consultation

Ce n'est que cinq mois plus tard que j'ai revu cette famille, sur sa demande.
Alexandre qui aura 4 ans le mois prochain entre en chaussettes, ses chaussures à
la main, dans le bureau, suivi de son père et de sa mère. A ma question : « Com-
ment vas-tu ? » il me répond : « Ça va bien », puis à ma question : « Comment
est-ce que tu dors ? » il dit : « Je dors mal, j'ai des rêves des fois, des princesses »
puis « que un rêve, le rêve de la princesse, elle dormait. » J'évoque la Belle au
Bois dormant et la mère en riant explique que contrairement à ce qu'il dit, ça va
très bien ; à la suite de notre précédente rencontre au bout d'un mois à six se-
maines tout est rentré dans l'ordre, Alexandre dort à présent sans problèmes. Je
dis au père : « C'est vous qui étiez en charge des nuits, vous avez l'air moins fa-
tigué. » Le père d'une voix plus forte évoque une récompense donnée à
Alexandre s'il ne vient pas déranger ses parents durant la nuit. Et la mère pré-
cise : « C'était un petit truc que vous nous aviez donné, mais moi j'analyse diffé-
remment : son père était en charge des nuits, il a montré une autorité plus ferme
et Alexandre ne vient plus nous réveiller. » Elle ajoute que les réveils le matin
sont du coup beaucoup plus agréables : il est de bonne humeur parce qu'il dort
mieux, il n'a en outre plus été malade depuis notre précédente rencontre pour-
tant au début de l'hiver, ce qui ne s'était encore jamais produit. C'est la petite
soeur de 10 mois qui a pris le relais mais d'une manière infiniment moindre, tout
est beaucoup plus facile avec elle. La mère évoque cependant une nuit où elle
30 Rosine Debray

était inconsolable, ni elle ni le père ne parvenaient à la calmer. Alexandre s'est


réveillé, il est venu lui donner son « doudou » et elle s'est aussitôt rendormie. Je
complimente Alexandre pour cette action d'éclat, il est occupé avec le bébé qu'il
a déshabillé et le biberon, accroupi dans son petit coin, entre le divan et la fe-
nêtre. A l'évidence il est beaucoup plus calme.
L'ensemble de la consultation va favoriser une élucidation progressive des
problématiques maternelle et paternelle. La mère insiste sur le gain qu'elle a tiré
de notre première rencontre, ça lui a permis de résoudre des tensions avec son
mari. Elle a voulu m'écrire pour me dire que ça allait mieux mais elle n'y est pas
parvenue. Comme on a évoqué Chloé, je demande au père s'il a aussi un inves-
tissement intense de sa fille, est-ce qu'elle a su le séduire ? Il sourit et dit que ça
va bien avec elle puis il enchaîne sur sa manière de se laisser complètement
absorber et déborder par ses enfants lorsqu'il s'en occupe, il ne peut rien faire
d'autre et contrairement à sa femme qui fait face à tout magnifiquement, la mai-
son est une horreur quand c'est lui qui assume les enfants. Il insiste en particulier
sur ses difficultés pour leur donner à manger, ce qui constitue pour lui une véri-
table épreuve. En riant la mère dit : « Il est excédé », et Alexandre pendant ce
temps chantonne en dessinant tranquillement. Je dis que je le trouve beaucoup
plus calme et qu'à l'évidence il va très bien. La mère revient sur ce qui s'est mo-
difié grâce à notre entrevue : elle a pu exprimer son sentiment que le père garde
la même relation de proximité qu'il avait nouée avec Alexandre bébé alors
qu'elle-même le pousse en avant. Je demande un exemple et la mère évoque sa
colère quand elle a appris il y a peu qu'Alexandre se fait porter par son père
pour les 150 mètres qui séparent l'entrée de l'école jusqu'à sa classe : « J'ai la
sensation qu'il l'empêche de grandir, du coup je dois le pousser par excès, je dois
faire le gendarme, me dit-elle, à moi, il ne m'a jamais demandé de le porter. » Le
père intervient, il a du mal à supporter que sa femme veuille s'introduire dans la
relation qu'il a avec son fils, ça le touche profondément ; à l'arrivée à l'école,
Alexandre tend les bras et son père le porte tout naturellement, il n'y a même
pas besoin d'échanger une parole. Je demande à la mère : « Est-ce que c'est
mauvais pour lui ? » et j'ajoute : « Votre père ne vous a pas porté dans les bras
à l'école ? » La mère confirme qu'elle n'a pas eu ça, en effet, son père était peu
présent. Aînée de quatre, elle a été poussée en avant par une mère peu caressante
qui se révèle beaucoup plus tendre à présent avec ses petits enfants. Le père pour
sa part dit ne pas avoir de souvenirs, avant dernier d'une fratrie de cinq, le cli-
mat était détendu et sa mère disponible car elle ne travaillait pas. « Mon rêve,
me dit-il, ce serait d'avoir une vie de famille, je préférerais avoir une femme à la
maison qui ne voyage pas. » Je dis : « C'est tout de même cette femme-là que
vous avez choisie. » Un deuxième exemple du type de relation père/fils que la
mère ne supporte pas m'est alors donné : au parc, alors que toute la famille se
Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation 31

promène avec des amis et leurs enfants, Alexandre tombe et se fait mal, son père
le prend dans les bras et le caline pendant près de dix minutes, ce que la mère
juge excessif : « Quand je le vois agir il le tire en arrière, me dit-elle, peut-être
que je ne veux pas perdre une occasion pour que les choses avancent pour lui »,
et elle fait le lien avec l'attitude de sa propre mère à son égard. Alexandre est
alors contre son père à qui il demande de lui raconter un livre, je dis : « C'est un
père qui a une disponibilité formidable pour ses enfants », « c'est très culpabili-
sant » répond la mère, et moi : « Non, c'est enrichissant, mais peut-être que
vous vous sentez frustrée ? », et la mère peut dire alors qu'elle a le sentiment que
son mari lui enlève une partie de ce qu'elle pourrait apporter à ses enfants. Du
coup elle envisage de changer de travail afin de moins voyager et d'être davan-
tage présente... Mais ce qui en définitive lui a été précieux lors de notre première
rencontre, c'est la manière dont j'ai parlé de son fils « de façon très positive » me
dit-elle, « je me suis rendue compte que je le jugeais sans arrêt, je me suis dé-
tendue, je me braque moins ». Elle associe sur le fait qu'elle évolue avec le
temps, elle est plus souple à présent pour Alexandre, il fallait qu'il aille à la
crèche car elle avait peur d'un « non-développement ». Je fais alors le lien avec
les difficultés d'Alexandre à la naissance et l'intensité de ses angoisses à elle ; il
fallait qu'il lui donne des preuves pour la rassurer.
La fin de cette consultation se déroule dans un climat chaleureux et dé-
tendu. La mère évoque les réticences de son mari à revenir me voir et il
explique : « Je suis très bien ici », mais il doit y avoir des enfants qui ont plus
besoin de moi. La mère me remercie pour mon aide. Alexandre est plein de
charme et coopérant.

Discussion

Cette deuxième consultation, cinq mois après la première, peut aider à com-
prendre ce qui a eu valeur d'interprétation lors de la première entrevue. Cons-
ciemment, la mère met l'accent sur l'image très positive que je lui ai donnée de
son fils, lui permettant de le voir autrement et de lui faire davantage confiance.
Elle a noté qu'après la consultation il est devenu plus entreprenant, plus casse-
cou, plus sûr de lui. C'est dire que ses propres angoisses se sont allégées, favori-
sant chez Alexandre l'accès à une plus grande autonomie. Mais ce qui s'est joué
du côté du père ne doit pas être minimisé : il n'était pas favorable à cette consul-
tation imposée par la mère et le pédiatre et il ne souhaitait aucunement qu'une
psychothérapie conjointe puisse être à nouveau envisagée en dépit de ce que sa
femme, elle, le désirait. Il a exprimé clairement combien les réveils fréquents de
son fils lui convenaient et quel rôle actif il jouait de ce fait dans ses troubles du
32 Rosine Debray

sommeil persistants. Vu sous cet angle, le mécontentement de sa femme à son


égard était justifié. Il ne s'agit pourtant là, de mon point de vue, que du contenu
manifeste d'une problématique inconsciente fondamentale à l'oeuvre chez chacun
de ces deux jeunes parents. Celle-ci met en jeu la répartition de ce qu'il est con-
venu d'appeler la libido narcissique et la libido objectale, étayées sur les caracté-
ristiques personnelles individuelles telles qu'elles se sont constituées tout au long
du développement. Ce sont ces caractéristiques personnelles souvent peu négo-
ciables que les bébés savent si bien réactiver, en particulier pour tout ce qui
touche à l'accès possible ou non et pour quel laps de temps à la position passive.
Ainsi pour la mère d'Alexandre, les investissements dans le registre de l'activité
— voire de l'emprise (P. Denis, 1992) — ont été et demeurent privilégiés sans que
cela empêche pourtant l'accès intermittent à la position passive nécessaire no-
tamment à la conception, à la nidation de l'oeuf puis au bon déroulement de la
grossesse. Ces différentes étapes qui accompagnent la survenue de la vie sont
marquées par une lutte entre des forces antagonistes et contradictoires auxquelles
les régulations somatiques de tous ordres participent activement. Les références
classiques à l'activité et à la passivité méritent dans ce contexte d'être précisées
car elles sont trop vagues pour rendre compte de la complexité des phénomènes
en cause. La réponse parfois automatique par le rejet tonique et la motricité à ce
qui serait ressenti comme une intolérable intrusion reprend vraisemblablement
des mouvements très précoces de refus mis en oeuvre dès le tout début de la vie.
C'est pourquoi les deux accouchements prématurés de cette jeune femme dans un
contexte externe identique de surcharge peuvent se comprendre en réalité comme
l'issue de cette lutte entre un envahissement débordant et la nécessité de s'en libé-
rer. Cette même problématique, autrement agencée, se retrouve dans sa toute re-
lative intolérance à la passivité et à la régression chez Alexandre. Consciemment
elle le pousse activement en avant, à l'image de ce que sa propre mère a fait pour
elle et cela d'autant plus, comme je vais le lui dire lors de notre deuxième en-
trevue, qu'elle s'est tellement angoissée durant son séjour de trois semaines en
néonatalogie. Mes compliments adressés à son fils authentiquement ressentis par
moi : « Tu es superbe, c'est un merveilleux petit garçon », de même que ma re-
marque selon laquelle le développement n'est pas une course de vitesse ont pu
contribuer à diminuer chez elle l'intensité de la lutte par l'activité en défense
contre les dangers d'envahissement passif.
La problématique du père d'Alexandre est différente mais remarquablement
complémentaire, ce qui peut signer un choix d'objet particulièrement harmo-
nieux. L'hyperactivité de sa femme le place à la fois dans une situation de riva-
lité : il cherche à voyager autant qu'elle et accepte mal, du moins lors de la pre-
mière consultation, d'être celui qui reste à la maison avec les enfants lorsqu'elle
est au loin, mais en même temps cela lui permet, sur un mode réactionnel, d'être
Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation 33

dans une très grande proximité régressive avec son fils. Le séjour en néonatalo-
gie lui a permis de ce point de vue d'assurer un rôle maternel sans partage du-
rant la nuit, favorisant un rapprochement physique tendre auquel il a du mal à
renoncer. Toutefois il peut être dans le même temps un père stimulant et actif, ce
qu'Alexandre révèle à travers son goût pour les différentes marques de motos et
de voitures comme pour le choix des cassettes de musique pour s'endormir,
reflets directs des investissements paternels.
Ce sont ces aménagements individuels spécifiques qui retiennent en fait mon
attention et guident la teneur de mes interventions. Le bébé ou le jeune enfant
doit en effet, quel que soit son âge, faire avec les caractéristiques personnelles de
son père et de sa mère, en particulier si elles sont non négociables. Mon rôle vise
donc à tenter d'apprécier la qualité des ajustements réciproques de chaque triade
avec le souci conscient de pouvoir répondre à cette question cruciale : compte
tenu de tous les paramètres en présence est-ce que le développement psychique
du bébé reste possible ? Lorsque tel est le cas, la question se ramène à savoir
quels assouplissements sont possibles du côté du père comme de la mère, mais
aussi du côté du bébé.
Ce qui se joue du côté du bébé, notamment lorsqu'il existe une symptoma-
tologie psychosomatique ultra précoce montre que, contrairement à l'opinion
courante, l'accès à la position passive n'est pas inné chez le nouveau-né. De fait,
celui-ci passe sans transition d'un état de grande agitation avec cris à un état de
sommeil profond, suivant ainsi la séquence des états de conscience telle qu'elle a
été décrite par Wolff (1966). C'est le système pare-excitation maternel— et éven-
tuellement paternel — qui va aménager progressivement le passage à des petites
quantités d'excitations bientôt transformées en petites quantités d'affects. Bien
entendu, ces modifications qui constituent le processus même de « psychisa-
tion » du bébé, dépendent de nombreux facteurs. Parmi ceux-ci : les données de
« la mosaïque première » décrite par P. Marty (1976, 1990) ou ce que j'appelle
les caractéristiques personnelles du bébé. Celles-ci entrent en immédiate réso-
nance, dès les toutes premières interactions, avec les caractéristiques person-
nelles de la mère, voire du père, favorisant dans les cas heureux des ajustements
réciproques suffisamment harmonieux.
A l'évidence chez Alexandre, l'impossibilité de réduire les excitations en rai-
son probablement de ses caractéristiques personnelles mais aussi de l'excessive
angoisse qui submergeait père et mère à sa naissance est à l'origine des troubles
du sommeil précoces, puis de leur installation. A 3 ans et demi, le tableau symp-
tomatique qu'il présente est chargé : les difficultés d'endormissement sont cons-
tantes, les réveils nocturnes de deux à trois par nuit parfois plus, auxquels
s'ajoutent les otites récidivantes, l'anorexie discrète et l'état de sub-agitation. La
mise en scène de sa stratégie d'endormissement récente dans un excès d'excita-
34 Rosine Debray

tions lumineuses et sonores montre à quel point le passage par les petites quan-
tités semble exclu. Et pourtant ce tableau m'est apparu comme essentiellement
réactionnel car n'entravant pas le développement psychique, lui-même particu-
lièrement précoce. C'est donc ce constat que j'ai cherché à transmettre aux pa-
rents à travers les interactions successives et les interventions qui ont accompa-
gné le déroulement de cette longue première consultation. Au fond, avec des
parents de ce type qui acceptent souplement, en dépit des réticences ouvertement
verbalisées du père, de s'engager dans un tel processus, il s'agit d'un travail rela-
tivement aisé. S'il n'est pas question de penser modifier les problématiques pro-
fondes constitutives de la personnalité même de cette mère et de ce père, c'est en
les reconnaissant comme telles que l'on peut favoriser une prise de conscience
permettant au bébé d'apparaître lui aussi comme une personne distincte.
Alexandre développe des efforts considérables et touchants pour tenter de gérer
les excitations submergeantes, aussi bien lorsque son père est près de lui quand
il s'endort que lorsqu'il n'y est pas. Depuis sa naissance, il est soumis à une dis-
continuité présence/absence imprévisible à laquelle il a longtemps répondu en
tombant malade. A notre deuxième entrevue, la mère souligne la coïncidence
entre la survenue des otites et ses propres absences. C'est donc bien à une tenta-
tive pour maîtriser l'absence que renvoie le scénario d'endormissement actuel.
Le père comme la mère l'ont senti quand ils évoquent sa façon de s'isoler ou de
se retrouver dans son monde à lui. A sa manière, ce faisant, Alexandre leur dit
d'en faire autant et c'est sans doute ce que le père a entendu en admettant,
comme je le lui avait suggéré, qu'il était parfaitement capable de tenir seul le
temps d'une nuit.
L'extraordinaire labilité d'une symptomatologie pourtant durablement ins-
tallée est illustrée avec le cas d'Alexandre dont la guérison symptomatique valide
mon hypothèse de troubles essentiellement réactionnels. Il n'en va pas toujours
de même.

UNE DEUXIÈME ILLUSTRATION CLINIQUE : LOUISE 4 ANS 10 MOIS

Le poids de la réalité traumatique

Ainsi, Louise m'est adressée par la psychologue du service de pédiatrie où


elle est suivie depuis sa naissance. Elle présente une anorexie sévère qui va s'ag-
gravant depuis l'âge de deux ans. Elle a subi deux hospitalisations récentes, l'une
il y a six mois pour une méningite, l'autre il y a un mois pour une broncho-pneu-
Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation 35

mopathie accompagnée d'asthme. C'est en raison de l'importance de l'asthme


que la consultation psychosomatique a été demandée.
Louise se présente avec une immédiateté de la relation tout à fait frappante.
C'est une enfant longiligne, pâle, à l'évidence anorectique. Il s'avère rapidement
qu'elle en a tous les signes : la précocité du développement moteur — elle s'est
assise à 5 mois, a marché sans appui à 10 mois et demi — la précocité d'acquisi-
tion du langage, la très bonne adaptation scolaire. L'anorexie probablement très
sévère par moments — la mère précise que depuis deux mois elle se fait vomir si
elle l'oblige à manger — peut se comprendre comme un refus marqué de la po-
sition passive pour échapper à l'emprise et aux intenses angoisses maternelles.
De fait, la mère est impressionnante, pâle et décharnée, elle boite et ne semble
habitée que par un souffle de vie. J'apprends qu'elle a souffert d'une leucémie
traitée par chimiothérapies régulières de l'âge de 8 ans jusqu'à l'âge de 22 ans.
Elle est en rémission depuis six ans mais a un statut d'invalide. La conception et
la naissance de Louise apparaissent comme un véritable défi à la médecine mis
en acte presque aussitôt après l'annonce de la rémission. Louise est l'otage de sa
mère, situation qui s'est brusquement aggravée avec le départ du père survenu
lors de l'hospitalisation de Louise (pendant un mois) pour une « méningite déca-
pitée » comme me le précise la mère. Le père, bien vivant et en bonne forme, se
montre réticent et défendu avec moi. Il noue visiblement une excellente relation
avec sa fille dont il me dit qu'elle cherche par tous les moyens à obtenir que ses
parents revivent ensemble. Peu avant cette affirmation, Louise, sur les genoux de
son père, avait saisi la main de sa mère et cherché à la mettre dans celle de son
père, ce que j'avais verbalisé. Il n'y a pourtant guère de place pour un mouve-
ment associatif dans cette consultation pesante où la réalité traumatique de la
maladie somatique, celle de la mère, mais aussi la symptomatologie souvent
dangereuse de l'enfant, écrasent le fonctionnement psychique. Père et mère se
trouvent en accord sur un seul point : le caractère tyrannique et les intolérables
caprices de Louise qui par ses hurlements et son refus de manger oblige sa mère
à faire venir le père. Ni l'un ni l'autre ne se reconnaissent une quelconque res-
ponsabilité dans les comportements extrémistes et insupportables de leur enfant.
Ce faisant, de mon point de vue, Louise tente de faire face tant bien que mal à
une situation objectivement intolérable et lorsque malgré tout elle n'obtient pas
de voir son père, son état de détresse entraîne des somatisations graves. Les
bronchites avec asthme fréquentes et répétées depuis la toute petite enfance se
sont nettement aggravées avec le départ du père, tout comme les conduites ano-
rectiques et les vomissements. Pourtant, ses efforts pour s'organiser se révèlent à
travers un éveil cognitif brillant mais celui-ci paraît clivé du monde des affects et
des conflits (R. Debray, 1991). Il n'y a guère, en effet, de possibilité de traitement
mental des angoisses en dépit de l'existence de phobies d'ambiance : peur du
36 Rosine Debray

noir, peur des bruits, mais aucune peur des personnes comme son entrée immé-
diate en relation avec moi l'a si bien montré. Ce sont les défenses au niveau du
caractère : les colères et les caprices, comme celles qui engagent le comporte-
ment : le refus de manger et les vomissements provoqués, qui assurent une cer-
taine décharge des excitations.
Du côté de la mère, les forces de vie semblent ramassées dans son statut de
survivante qui nécessite attention et aide de tous, médecins et entourage, sans
permettre aucun travail psychique autour de la problématique de la mort pour-
tant omniprésente. Louise est pour elle un objet d'étayage qui doit lui donner du
réconfort et lui permettre de récupérer la présence de son compagnon à travers
les affrontements et les scènes violentes qu'elle induit.
J'ai cherché du secours du côté du père dont l'attachement pour sa fille m'a
paru authentique. S'il n'est pas question pour lui de reprendre la vie commune,
il n'est pas question non plus d'abandonner Louise. J'ai proposé une psychothé-
rapie conjointe mère/enfant à laquelle le père peut venir s'il le souhaite, en préci-
sant que dans un deuxième temps Louise pourrait être suivie seule. La mère se
dit ouvertement réticente : elle voit de loin en loin un psychiatre qui lui donne
des médicaments. Le père pour sa part accepte de conduire mère et enfant aux
séances de psychothérapie.
Le traitement a effectivement débuté peu après cette première consultation
mais compte tenu des réserves de la mère, il s'est engagé d'emblée avec Louise
seule. J'ai donc été amenée à revoir à plusieurs reprises Louise et ses parents à la
demande de la psychothérapeute de Louise, lorsque la situation lui semblait trop
tendue.

Un état de crise aiguë

Quinze mois après la première consultation, je reçois Louise et ses parents


en urgence. La mère, qui vient d'être hospitalisée à deux reprises pour des dou-
leurs inexpliquées à la jambe, se déplace difficilement à l'aide de cannes an-
glaises. Elle est toujours décharnée et pâle et ferme les yeux d'épuisement aus-
sitôt qu'elle se trouve dans le fauteuil en face de moi. Le père semble exaspéré et
revendicateur. Louise, qui à l'évidence va beaucoup mieux, s'absorbe dans un
dessin sur la table à côté de moi, tout en suivant ce qui se dit. Le conflit entre les
parents et avec Louise est à son acmé car Louise depuis peu se fait vomir systé-
matiquement pour faire venir son père. La situation avec sa mère paraît de fait
intenable : celle-ci a pour seule préoccupation de pouvoir dormir afin de se re-
mettre de ses deux hospitalisations, elle ne supporte plus les demandes de sa fille
et exige qu'elle la laisse se reposer. Louise refuse de retourner chez la tante qui
Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation 37

l'a gardée quand sa mère était à l'hôpital, elle veut son père et rien que lui. Je
prends acte de ce que la situation est bloquée ; Louise ne peut pas rester avec sa
mère qui doit se reposer, son père ne peut pas la prendre avec lui, il faut donc
envisager un placement, internat ou famille d'accueil, solution que père et mère
rejettent. Nous nous quittons donc sur ce constat. J'ai souligné pourtant aupa-
ravant les incontestables progrès réalisés par Louise grâce à sa psychothérapie,
malgré l'état de crise actuel, elle a grossi et elle n'a pratiquement plus été ma-
lade. La symptomatologie asthmatique s'efface.

La « réanimation psychique »

Trois mois plus tard, lorsque nous nous revoyons, la situation est transfor-
mée : Louise est en pleine forme, pour la première fois elle ne porte plus les mar-
ques visibles de son anorexie. La mère aussi va bien, elle marche sans cannes et
a plutôt bonne mine. Je lui dis : « Mais vous avez grossi et Louise aussi », et en
riant elle répond : « Oui, nous grossissons ensemble. » Je demande qu'est-ce qui
a permis de sortir de la situation de crise qui régnait la dernière fois que nous
nous sommes vus. Et la mère répond : « Son père s'est décidé à lui donner une
bonne trempe et Louise a cessé de se faire vomir. » Manifestement le climat
entre les parents et Louise s'est considérablement modifié. Une séquence émou-
vante de cette consultation va en rendre compte.
Louise me montre le dessin qu'elle vient de réaliser pour sa mère qu'elle est
sur le point de quitter : elle part pour dix jours avec son père dans la famille pa-
ternelle puis repassera à Paris où elle verra sa psychothérapeute avant de partir
trois semaines en colonie. Le dessin très coloré couvre toute la feuille et repré-
sente « deux arcs-en-ciel séparés par les rayons multicolores du soleil » me dit-
elle. Je la complimente et j'ajoute : « L'arc-en-ciel c'est le symbole de la paix,
c'est donc la paix que tu fais avec ta maman. » Surpris, les deux parents me de-
mandent pourquoi je dis cela et j'évoque le déluge, l'arche de Noé, l'alliance de
paix avec Dieu... Louise est enchantée, elle dessine un bonhomme pour son père
puis une fleur pour moi. Je parle de la prochaine séparation de Louise et de sa
mère. Allongée sur le divan, Louise dit alors : « Je suis triste de te quitter
maman », et la mère répond aussitôt : « Il ne faut pas en parler ». Je dis : « Au
contraire, il faut en parler, c'est très bien d'être triste quand on se sépare, c'est la
preuve qu'on s'aime et on est tellement content quand on se retrouve. » Louise
entoure alors les épaules de sa mère et l'embrasse dans le cou. C'est la première
fois qu'elle me montre un rapprochement tendre avec sa mère. Celle-ci évoque
des projets : peut-être un stage de réinsertion à l'emploi, ce que le père approuve
chaudement. Mais elle dit alors sa phobie de sortir et surtout sa peur du métro,
38 Rosine Debray

qu'elle ne peut pas prendre seule. Louise intervient, elle n'a pas peur du tout
dans le métro, je dis qu'elle peut donc y emmener sa mère et tous les trois se met-
tent à rire. Je peux proposer à nouveau une psychothérapie à la mère, ce que le
père une nouvelle fois approuve, les médicaments ne servent à rien, d'ailleurs elle
ne voit pratiquement plus le psychiatre qui les lui prescrivait. La mère est ébran-
lée et doit me donner sa réponse. Il est entendu que Louise poursuit sa psycho-
thérapie qui donne de si bons résultats...
De fait, Louise a su nouer d'emblée une relation très investie avec sa psy-
chanalyste. Son traitement a pourtant été marqué par des aléas difficiles à sup-
porter pour des parents réticents vis-à-vis d'une telle approche. Au moment de la
crise aiguë, le père s'était plaint avec colère de ce que Louise refusait parfois
d'entrer dans le box de psychothérapie, évoquant alors l'effort que c'était pour
lui de la conduire et le prix que cela coûtait à la Sécurité sociale. Pourtant, c'est
le travail en séance autour de l'expression des affects et des conflits qui a permis
à cette petite fille de sortir d'un fonctionnement répétitif où se trouvaient enga-
gés dangereusement le caractère et le comportement. Louise aujourd'hui peut
dire ce qu'elle ressent et elle entraîne sa mère dans ce nouveau mode de fonc-
tionnement. Au lieu de gérer l'urgence dans la réalité, je peux alors, moi aussi,
reprendre un mode associatif et risquer des interprétations. Il s'agit bien d'une
« réanimation psychique » pour cette petite fille, sa mère et même peut-être aussi
son père.

.En guise de conclusion

Certaines symptomatologies paraissent directement issues des caractéristi-


ques personnelles du bébé et donc peu ou pas négociables. La confrontation
avec les caractéristiques personnelles maternelles, au heu de permettre de les
adoucir, a entraîné leur exacerbation et dans un deuxième temps le durcissement
des positions maternelles. Tout est en place alors pour qu'un véritable cercle
vicieux se développe : les troubles du bébé entraînent la réponse maternelle ina-
déquate qui contribue à les aggraver. Dans un tel cas de figure, le père se trouve
habituellement exclu, souvent malgré lui, du drame que mère et bébé se donnent
mutuellement à vivre.
Le rôle du psychanalyste, tout comme la portée de ses interventions, peut se
trouver parfois des plus réduits dans la mesure même où il se heurte à un sys-
tème fermé en raison des problématiques inconscientes profondes de la mère et
du père. Ce sont ces dernières, beaucoup plus que la nature ou l'intensité des
troubles du bébé ou du jeune enfant, qui favorisent, limitent ou excluent toute
possibilité de changement. D'où l'intérêt majeur qu'il y a à tenter de les repérer
Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation 39

afin d'en évaluer la force. En tout état de cause, la présence de l'enfant, en raison
notamment de son extrême sensibilité aux états affectifs profonds des adultes qui
l'entourent, pousse à l'émergence d'interactions et d'interventions qui ont valeur
d'interprétation. C'est à l'analyste de savoir s'il convient de les amplifier, de les
modérer ou d'en modifier l'impact.
Rosine Debray
170 bis, rue de Grenelle
75007 Paris

REFERENCES

Debray R. (1987), Bébés/mères en révolte ; traitements psychanalytiques conjoints des dé-


séquilibres psychosomatiques précoces, Le Centurion, coll. « Paidos ».
Debray R. (1991), Réflexions actuelles sur le développement psychique des bébés et le
point de vue psychosomatique, Revue française de Psychosomatique, n° 1, 41-57.
Debray R. (1992), Questions théoriques en psychosomatique chez le bébé et le jeune en-
fant, Encyclopédiemédicochirurgicale, Psychiatrie, 37-200-E-10, 4 p.
Denis P. (1992), Emprise et théorie des pulsions, Bulletin de la Société psychanalytique de
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Kreisler L., Fain M., Soulé M. (1974), L'enfant et son corps, Paris, PUF.
Marty P. (1976), Les mouvements individuels de vie et de mort. Essai d'économie psychoso-
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Winnicott D. W. (1971), Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
Wolff P. M. (1966), The causes, controls and organization of behavior in the neonate,
Psychological Issues, 5, 17.
L'interprétation au carré

Marilia AISENSTEIN

Le monde des physiciens, me racontait un jour un de mes patients, est un


chaos opaque et terrible où s'affrontent des charges violentes ; il se situe hors de
tout sens. Ce spécialiste faisait de sa discipline une quête éperdue d'ordres et de
versions dont la cohérence interne vise à la constitution d'un savoir propre à
nous faire oublier qu'il n'existe aucun sens inhérent à la réalité.
Je n'ai pas de compétence pour juger de la validité de ces assertions ; cela
n'aurait d'ailleurs pas fait partie du propos de la cure. La séquence m'avait paru
reliée à d'autres chaînes associatives et je lui donnai une interprétation. Mais je
me pris ensuite à penser « ... et pourtant, il n'est pas déprimé ». J'avais donc,
moi, considéré ses propos déprimants ? Plus tard, hors séance, me vint à l'esprit
que j'avais été atteinte, alors que lui ne l'était pas, par ce que j'avais aussi enten-
du — interprété donc — que si les sciences fondamentales ne sont elles-mêmes
qu'interprétations, celle du psychanalyste n'en devient alors que plus aléatoire.
Fortuite qui néanmoins n'altère pas la valeur ni l'intérêt d'un acte de pensée.
C'est là le paradoxe nietzschéen par excellence. Pour l'auteur du Gai savoir, le
monde est non-sens, il est en vérité sans aucun sens. Tout le contenu du gai sa-
voir nietzschéen peut être défini par l'affirmation qu'il est savoir du non-sens, de
l'insignifiance, du caractère essentiellement non signifiant de ce qui existe. Il est
pourtant un savoir, celui de la désillusion en quoi devrait consister le savoir du
philosophe. Or, Nietzsche ne tire de ces démonstrations aucune philosophie du
désespoir. Toute attribution de sens est un acte intermédiaire, humain et néces-
saire. L'insignifiance du monde n'implique en rien que l'existence est vaine, au
contraire. L'interprétation serait donc plus que langage, elle serait affirmation de
la vie psychique.
Or, si l'interprétation n'est pas l'apanage des seuls psychanalystes, selon
Aristote le seul fait d'avancer quelque chose est une interprétation, la réunion
Rev. franç. Psychanal, 1/1993
42 Marilia Aisenstein

des deux termes, fonctionnement psychique et interprétation, peut ne paraître


qu'issue d'une pensée psychanalytique, champs où ils s'interdéfinissent.
Le fonctionnement psychique est a fortiori interprétatif et l'interprétation ne
se conçoit qu'en son sein. Précédant de loin les théories extrêmes de Nietzsche
— de l'ordre de la métaphysique—, je rappellerai les doctrines apolliniennes qui
font du langage, de la parole, une interprétation, puisque le langage sait cacher.
Afin de retirer aux mots leurs possibilités mensongères, Apollon signifie
plutôt qu'il ne dit. C'est paradoxalement là ce qui fait l'ambiguïté des oracles et
vaut au maître de Delphes son surnom de « Loxias », l'oblique, l'obscur. L'opa-
cité semble préférable à l'équivoque d'une parole toujours frappée de double
sens. La polysémie engendre la dissimulation. Thème amplement dénoncé par
Platon dans le Cratyle où il va jusqu'à faire dire par Socrate :
« En vérité, c'est justement au langage que ce nom d'Hermès a bien l'air de
se rapporter : les qualités d'interprète "herméneus", de messages, de filou
comme de fraudeur en paroles et de commerçant, c'est à la vertu du langage qu'a
rapport l'ensemble de ces activités. Or, précisément, ce que nous disions aupara-
vant, "dire", eïrein, c'est employer le langage et d'autre part ce terme (la langue
d'Homère en offre maint exemple), ce terme donc équivaut à ourdir une machi-
nation. Ainsi donc double activité constituante, celle de tramer la parole et celle
de tramer des paroles... » (Cratyle, 408a, p. 645). Plus loin, dans le dialogue avec
Hermogène, Socrate continue : « Tu sais ce qu'est le langage : il n'y a rien que
toujours il ne signifie, ne tourne, ne retourne ; et il est double, vrai tout comme
faux » (Cratyle, 508c).
C'est le sens même de l'acte de langage de l'interprétation qui est ici mis en
cause : énoncé, message, lecture, construction, déduction, invention, distorsion...
La combinatoire des acceptions multiples semble bien confirmer les thèses plato-
niciennes et venir corroborer la théorie de Serge Viderman pour qui interpréter
dans la cure n'est pas seulement dévoiler une réalité, mais construire, fabriquer
une vérité dont le critère de vérité est justement la création.
Je dirai aujourd'hui que cette conception vidermanienne nous semble aller
de soi. Elle engage d'ailleurs une vision plus processuelle de l'analyse qui met
l'accent sur les capacités élaboratives et mutatives plutôt que sur l'histoire. Le
modèle classique de l'interprétation de transfert n'en reste pas moins prégnant. Il
ne s'avère néanmoins applicable comme tel qu'avec des organisations psychi-
ques suffisamment achevées pour que l'actualisation par la cure puisse être reliée
à une sexualité infantile refoulée.
Que devient ce modèle dans les cures contemporaines ? se demandent les
auteurs de l'argument de ce numéro, question qu'après ce préambule je formule-
rai différemment : Que devient l'interprétation lorsqu'elle n'est plus saisie inter-
prétative d'une interprétation névrotique du monde ?
L'interprétation au carré 43

Pour être classique, l'interprétation du psychanalyste doit rencontrer le


fonctionnement psychique d'un patient qui interprète lui-même.
Ainsi, l'interprétation idéale serait, selon Michel Fain, celle qu'un patient se
formulerait seul à haute voix et en présence de son psychanalyste silencieux qui
l'aurait, par sa technique, dans le cadre provoquée. La seule présence ici serait
une interprétation et l'interprétation « parfaite » surgirait du croisement de deux
systèmes interprétatifs.
La référence à l'interprétation impliquerait donc la nécessité de deux fonc-
tionnements psychiques dont la dissymétrie soit relative.
L'expérience des cures difficiles, pathologies limites chez qui le malaise semble
prendre le pas sur le conflit intrapsychique, l'instauration aujourd'hui fréquente de
modalités thérapeutiques telles que le face-à-face ont nécessairement modifié la
formulation des interprétations. Je laisserai de côté cet aspect plus technique de la
question pour réfléchir aux cas extrêmes. Parfois, l'organisation psychique des
patients met en cause la visée même, la stratégie donc de l'interprétation. J'en
prends pour exemple le champ du traitement psychanalytique des maladies soma-
tiques. Si le fonctionnement psychique s'avère défaillant ou sidéré, les régressions,
et notamment la régression formelle impossible, quand les défenses du moi sont à
ménager et le refoulement insuffisant, que devient alors la fonction de l'interpréta-
tion ? Où se situe le point de rencontre entre les fonctionnements psychiques du
psychanalyste et du patient ?
Face à une incapacité à élaborer des excitations internes et externes, une an-
goisse diffuse qui est une alarme et non son signal, l'impératif thérapeutique est
donc de soutenir, ranimer un préconscient actuellement déficient où le traite-
ment psychosexuel de l'excitation ne s'opère justement pas. Dans son acception
classique, l'interprétation serait inefficace, voire traumatique.
Ces réflexions peuvent sembler banales et la littérature psychanalytique
actuelle a souvent traité d'une clinique dont les modalités interprétatives sont
liées à l'extension des indications. Le maniement du transfert au cours d'une
psychothérapie psychanalytique implique des incidences techniques qui modi-
fient les formes de l'interprétation. A mon sens, il s'agit là des conséquences
d'un certain élargissement du champ d'application de la méthode analytique.
Le savoir-faire du psychanalyste nécessite aussi de pouvoir s'abstenir ou at-
tendre, aménager ou respecter. La référence constante et implicite au modèle
de la névrose de transfert permet à la fois un cadre intérieur rigoureux et des
variations possibles. Je dirai pourtant que des questions se posent à différents
niveaux. Si les implications pratiques de la théorie nous semblent évidentes
lorsqu'il s'agit de timing ou des choix et de la forme, il n'en va pas de même
quand c'est la fonction même, l'ambition de l'interprétation qui est en cause.
Reste à savoir, en effet, si des interventions, constructions, propositions dont le
44 Marilia Aisenstein

but n'est plus dégagement d'un sens latent là absent, doivent être qualifiées
d'interprétations. Il ne s'agit pas, à mon sens, d'une simple question de voca-
bulaire, les enjeux me paraissant en effet d'importance. Dans des temps où cer-
taines sociétés européennes de psychothérapie prétendent former à la psycho-
thérapie psychanalytique, sans passage obligé par l'analyse classique, la
nécessité de s'interroger me semble accrue.
Lorsque la symétrie relative donc, plus haut évoquée, n'est pas d'emblée
donnée, si le jeu insuffisant des représentations entrave la polysémie du mot et
les possibilités régressives, l'intervention n'est-elle pas une proposition de tra-
vail psychique faite à un patient et surgie chez le psychanalyste à partir d'une
interprétation classique retenue ? Interprétation qui est fonctionnement psy-
chique même et vise à restaurer chez l'autre des capacités interprétatives ac-
tuellement empêchées ? C'est là ce en quoi ces interventions gardent à mes
yeux le statut d'interprétations, même sans l'être dans les formes. La stratégie
en est différente, mais leur élaboration ne peut émaner que de la conception
d'une interprétation stricto sensu. Un point parmi tant d'autres m'a particuliè-
rement intéressée : les psychosomaticiens de l'Ecole de Paris avaient depuis
longtemps souligné le danger de l'excitation traumatique engendrée chez un
sujet désorganisé par la confrontation avec une structuration oedipienne plus
achevée. Ce risque existe et est source d'implications techniques que je n'évo-
querai pas ici, mais qui font l'objet de nombre d'articles1. A moins souvent été
évoquée, me semble-t-il, la question de savoir ce qui meut le fonctionnement
psychique du psychanalyste au cours de ce travail difficile, passionnant mais
parfois désespérant, qui a pour objet la restauration, la restitution d'un travail
psychique mis en communauté. Le recours à un idéal thérapeutique ne suffit
pas.
Intéresser quelqu'un aux processus de pensée nécessite souvent une mise
en tension forcenée. Celle-ci ne proviendrait-elle pas d'une angoisse de cas-
tration, réveillée en nous par la rencontre avec le manque ? Elle susciterait
une impérieuse motion à combler les différences, pour qu'advienne enfin le
classicisme.
Ceci expliciterait un autre écueil de ce type de travail qui consisterait à par-
fois trop prêter, imposer2 un fonctionnement psychique, celui du psychanalyste.
Converser avec un patient, l'intéresser à son monde intérieur, lui ouvrir des
voies associatives et des possibilités identificatoires, soutenir avec lui un espace

Voir Revue française de Psychosomatique, n° 3/92, PUF.


1.
2. Dans un article encore inédit, Christine Angelergues de Kerchove a signalé un risque d'excitation
psychique, d' « emballement du préconscient », devant des patients très sidérés et atteints de maladies
léthales.
L'interprétation au carré 45

qui instaure la régression formelle implique une certaine pratique de l'interpréta-


tion de transfert. Si elles ne sont plus les interprétations d'une interprétation, ces
propositions — tentatives de création de l'interprétation — sont cheminement
interprétatif vers le croisement des interprétations.
Marilia Aisenstein
72, rue d'Assas
75006 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Braunschweig D., Implications techniques de la théorie en psychosomatique, in Revue


française de Psychosomatique, n° 3/92, PUF.
Fain M., Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation, in Revue fran-
çaise de Psychanalyse, n° 4/92.
Fain M., Psychanalyse et Psychosomatique, in La déliaison psychosomatique, RFP,
3/90.
Klossowski P., Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969.
Nietzsche F., OEuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1991.
Platon, OEuvres complètes, Cratyle, t.I, Gallimard, coll. « Pléiade », 1950.
Rosset C, La force majeure, Ed. de Minuit, 1984.
Savignac J.-P., Les oracles de Delphes, Orphée, Ed. de la Différence, 1989.
Viderman S., La construction de l'espace analytique, Gallimard, 1982.
La vérité de l'interprétation

Marie-Lise Roux

L'interprétation, très classiquement et en conformité avec son étymologie,


représente à la fois un passage (d'une langue à l'autre, du passé au présent, etc.)
et une découverte (d'une oeuvre, d'une histoire, de soi-même). En ce sens, elle
relie mais aussi désigne, elle peut (dans le meilleur des cas) donner lieu à toutes
les ouvertures et en même temps fermer certaines issues et fixer les limites.
C'est à propos de certaines « interventions » (qui ne peuvent être définies au
sens strict comme des « interprétations ») que se situera ma réflexion sur le
thème qui nous est proposé.
Ces interventions ont eu, dans les cas que j'ai à l'esprit, un caractère abrupt,
et en quelque sorte m'ont « échappé » (comme on dit que vous échappe un « cri
du coeur » ou une « bêtise »). Elles se sont produites, chaque fois, avec des
patients dont la structure particulière, on le verra, indiquait une relative inanaly-
sabilité et nécessitait un cadre différent de celui de la cure classique.
A partir de ces courtes séquences cliniques, j'évoquerai l'Homme aux loups
dont toute l'histoire n'a été qu'une succession d'interprétations, et la difficulté par-
ticulière qui se présente à l'analyste lorsqu'il a à « interpréter » quelque chose à un
de ces patients dont l'identité n'a pas acquis de limites bien certaines et qui, de ce
fait, se montre exagérément vulnérable à tout ce qui lui est dit. Le sens, alors, de
nos interventions, n'est peut-être pas toujours celui que nous supposons.

/ Florence, une superbe créature de 25 printemps, m'est envoyée avec un


1

diagnostic de schizophrénie par un interne d'une institution où elle a passé plus


de cinq ans. Très vite, je m'apercevrai que ce diagnostic est particulièrement peu
vraisemblable. Mais le comportement de Florence est désastreux : errances, TS,
violences, fréquentations douteuses, hostilité à toutes les tentatives de psycho-
thérapie qu'on lui a proposées. Ses parents (des notables intelligents et chaleu-
reux, mais désarçonnés) sont désespérés. Elle vient me voir pour « leur faire plai-
Rev.franç. Psychanal, 1/1993
48 Marie-Lise Roux

sir » et se présente à moi dans une attitude de rébellion et de servilité mêlées,


assez impressionnante. En fait, elle ne se plaint aucunement de tous ces compor-
tements inquiétants (et qui m'ont été indiqués par le consultant), mais, très vite,
elle va centrer tout son discours sur une demande très précise : « je suis bouli-
mique, je suis hantée par la peur de grossir, je mange parce que personne ne
m'aime », etc. C'est une revendication permanente de l'amour d'autrui, auquel
elle ne croit jamais, et que d'ailleurs elle s'empresse de démolir quand elle l'ob-
tient. Je vais vite m'apercevoir que Florence n'est pas seulement boulimique,
mais qu'elle est aussi alcoolique. Elle est plutôt enveloppée et surtout bouffie, ce
qui détruit un corps et un visage qui se révèlent (maintenant qu'elle est sortie de
son enfer) particulièrement ravissants. Les séances (une fois par semaine) sont
marquées par ses plaintes et ses revendications, mais je suis aussi frappée de
nombreux traits obsessionnels, et d'une intelligence et de capacités d'insight
assez rares. Environ après quatre mois de traitement, Florence accepte de mieux
en mieux notre travail commun, qui porte surtout sur une interrogation et une
exploration de son fonctionnement psychique. Mais la boulimie et l'alcoolisme
(encore que celui-ci soit plus discret) sont toujours là. Un soir, elle arrive en re-
tard à sa séance, mâchonnant et avalant les restes d'un de ses festins habituels de
gâteaux : « J'avais plein, plein de choses que j'ai pensé cette semaine et que je
voulais vous dire, et puis maintenant que je suis là, je ne me souviens plus de
rien », me dit-elle dans son mâchouillis. Je m'entends alors lui dire, sur le ton de
la remontrance à un enfant : « On ne parle pas la bouche pleine ! »
C'est le genre d'intervention qu'on pourrait avoir dans une séance de psy-
chodrame, mais qui n'est pas très habituelle en séance de face à face.
Mais Florence va en faire elle-même une interprétation car elle me répond
aussitôt : « Ah ! ben voilà pourquoi je mange tellement ! pour ne pas dire ce que
je pense. »
A partir de ce jour-là, non seulement la boulimie a disparu (et je reviendrai
plus loin sur le caractère magique de cette intervention), mais tout le travail psy-
chothérapique a pu se centrer sur l'angoisse de « penser par elle-même » qui
était la sienne et sur la mise au jour de ses relations infantiles avec ses imagos
parentales.

2 / J'ai déjà parlé du cas suivant, lors du Congrès de Langues romanes


de 1990 sur « Le sujet ».
Claude est une magnifique rousse moulée dans des chandails de couleurs vives
ou toute froufroutante de dentelles. Claude se prostitue et, malheureusement,
devient agoraphobe. C'est pourquoi Claude veut faire une psychothérapie. Le pro-
blème est que Claude est un homme (ou plutôt un transsexuel). Le refrain est
connu : « Je suis une femme dans un corps d'homme. » Traité aux hormones (« J'ai
La vérité de l'interprétation 49

tout fabriqué, plus de poitrine que bien des femmes », ce qui est parfaitement exact,
grâce aux prothèses qu'on lui a posées), Claude exige de moi que je ne m'adresse à
« elle » qu'au féminin. Or (mais je ne lui dis pas), je choisis par le devers moi de ne
penser qu'à sa réalité corporelle, c'est-à-dire au masculin qui est son « destin ana-
tomique ». J'emploie donc chaque fois que je lui parle tous les détours que permet
le langage pour préserver sa demande de féminin et mon exigence de masculin,
c'est-à-dire pour ne pas lui donner de genre. Et les séances se déroulent dans une
exhibition parfois insupportable d'une féminité si caricaturale qu'elle en devient
tout à fait dérisoire. Claude raconte sa sinistre vie de prostituée, son habileté de
« professionnelle» pour ne pas avoir de relations « homosexuelles » (entendez, ne
pas se laisser sodomiser). Mais rien sur une vie affective qui, en réalité, n'existe pas,
bien que Claude vive chez ses parents, lesquels sont hantés par la terreur que leurs
voisins découvrent que leur sage fille est un garçon (et pourtant s'adressent à lui au
féminin, selon le contrat qu'il a tenté de m'imposer).
Claude me parle de son voeu d'être opéré. Plusieurs de ses copines l'ont été,
au Maroc. Il paraît que « c'est atroce », mais « on peut tout faire pour enfin être
"une vraie femme" ». Et tandis que Claude parle, je le vois se décomposer, ses
mains tremblent, son visage se couvre de sueur et je lui dis : « Je vois bien que
cette opération vous rend terriblement anxieux » (le mot m'a échappé). Claude
bondit : j'ai parlé de lui au masculin, alors qu'il est une femme. J'ai trahi notre
contrat. Pourquoi ? Je lui dis alors : « Parce que, pour moi, vous êtes les deux. »
Claude est interdit, puis il s'effondre en larmes, comme un enfant, et finit par me
dire dans ses sanglots : « C'est ce que j'ai toujours attendu qu'on me dise. » A
partir de là, nous avons pu reconstruire l'histoire secrète de l'enfance de Claude,
né après trois frères aînés, et la mort, en bas âge, de deux fillettes, le deuil infini
de sa mère ; sa lutte incessante, comme adolescent, contre des désirs homo-
sexuels, alors que le père, bourru et indifférent, se désintéresse de ce quatrième
garçon. Claude arrêtera sa psychothérapie lorsqu'il entamera une liaison homo-
sexuelle avec un « client » et décidera de ne pas se faire opérer.
Comme le dit l'Homme aux Loups (entretiens avec Karin Obholzer), « cela
touche au miracle ». On sait que pour P. Sergueï ce miracle n'a pas vraiment eu
lieu.
Le « miracle », la « magie », c'est bien souvent ce que nos patients (et par-
fois nous-mêmes, convenons-en) attendent justement d'une interprétation. Car
la « cure de parole » nous place dans une situation très particulière : nous ne fai-
sons rien, nous n'agissons pas, nous sommes immobiles, souvent muets, et rela-
tivement peu expressifs en ce qui regarde nos propres sentiments ou même nos
émotions. Le cadre analytique classique, en nous dérobant aux regards de nos
patients, préserve cette réserve et cette abstinence que nous nous imposons et qui
est nécessaire.
50 Marie-Lise Roux

Or, dans les deux cas que je viens de rappeler, il est évident que la sponta-
néité de mon intervention avec Florence et l'inadvertance de mon « lapsus de
genre » avec Claude ont pu révéler à chacun de mes patients quelque chose de ce
que je pouvais penser ou éprouver vis-à-vis d'eux. Bien entendu, il est fréquent
qu'un analyste dise à un patient : « Je pense que... » ou « ce que vous me dites
peut me faire penser que... » (cette deuxième formulation me paraissant préfé-
rable). Ce n'est pas tout à fait la même chose que de « penser tout haut » comme
on le dit justement de ces sortes de phrases qui vous échappent, qui n'ont pas été
réfléchies, qui rendent compte sans doute d'une certaine émotion.
Ce n'est pas non plus ce que Ferenczi avait tenté de mettre en place dans sa
« technique active » où analysé et analyste s'échangent leurs interprétations.
Il s'agit bien, cependant, d'une expression d'un contre-transfert qu'on pour-
rait considérer alors comme mal contrôlé par l'analyste et que celui-ci aurait à
« toiletter ». Il m'est d'ailleurs arrivé, un soir de fatigue, de dire un « bonjour
Madame » en écho au salut d'un patient — qui justement exprimait dans ses
séances sa perplexité concernant sa virilité. Curieusement, celui-ci n'a pas semblé
entendre mon lapsus, mais cela a été pour moi l'occasion d'analyser et de com-
prendre mon mode d'identification particulier à lui, à ce moment de la cure.
Lorsque nos patients et nous-même plaçons un espoir (pas toujours vain,
heureusement) dans nos interprétations, c'est bien parce que celles-ci nous pa-
raissent devoir rendre compte à la fois d'une « réalité » psychique et d'une « vé-
rité » sur leur identité et sur leur mode de fonctionnement psychique. L'interpré-
tation « vraie » (ou mutative, selon l'expression de Strachey) n'est-elle pas
justement celle qui provoque, au sein de la psyché de nos patients, une modifica-
tion et des transformations : celle justement qui est visée par la cure : « là où
était le ça, le Moi doit advenir ».
L'interprétation, en ce sens, pourrait être considérée comme une parole qui
fait sens, mais qui fait sens en ce qu'elle permet une image, une figuration, une
représentation et une symbolisation. Dans le travail psychique qui est le nôtre,
en tant qu'analyste, la modification se produit dans un double courant, me
semble-t-il : d'une part le patient nous dit des paroles qui, en nous, s'inscrivent
(ou ne s'inscrivent pas) sous la forme de « choses vues ». Nous « voyons » ce
qu'ils veulent dire, en même temps que nous l'entendons, grâce au travail régres-
sif que permet l'attention flottante. Michel de M'Uzan et Christian David ont,
chacun à leur façon, montré comme se produit ce travail psychique de l'analyste
et de quelles sources il jaillit.
D'autre part, nos propres interprétations, ce que nos paroles font voir à nos
patients, les aident à produire un travail semblable dans leur propre appareil
psychique, d'une parole surgit une représentation et d'une excitation psychique
se forme une pensée possible.
La vérité de l'interprétation 51

Or, l'image a, à mon sens, toujours un caractère à la fois condensé et totali-


taire. C'est sans doute aussi ce qui lui donne son côté de « révélation » — et qui lui
confère une valeur, sinon de vérité, du moins de quelque chose à quoi on peut ajou-
ter foi. (Qu'on pense au vers célèbre : « Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. »)
C'est ce caractère « totalitaire » que l'Homme aux Loups dénonce dans ses entre-
tiens avec la journaliste Karin Obholzer. Il en attribue la raison à un transfert trop
fort sur Freud et dit (p. 90) : « Je suis parvenu à un si grand succès avec Mme Mack
parce que je me suis dressé contre les psychanalystes, que j'ai pris moi-même une déci-
sion... C'était un succès encore bien plus grand qu'avec Freud, parce que cette fois
j'avais refusé le transfert » (c'est moi qui souligne). Ce qui est particulièrement inté-
ressant dans cette partie de l'entretien de l'Homme aux Loups (qui, tout au long de
ces dialogues, va d'ailleurs s'étayer sur l'attitude sceptique de son interlocutrice),
c'est qu'il s'agit, non pas d'interprétations, mais de conseils (et même de conseils
pratiques concernant son retour ou non en Russie au moment de la Révolution) et
de diagnostic (on sait les différents diagnostics portés par les différents analystes
sur l'Homme aux Loups). Cependant, on aurait tort de croire que les interpréta-
tions — ou les interventions — que nous donnons à nos patients n'ont pas aussi
cette valeur de parole prophétique, prédictive que P. Sergueï attribuait aux paroles
de Freud. La « magie » est celle d'une « vérité » sur soi-même que le patient attend
de lui être révélée par la cure (et, à mon sens, à juste titre). La modification la plus
importante qu'on peut attendre d'une interprétation qui « porte » ou qui
« touche » est bien celle d'une levée du refoulement. On sait bien l'intérêt que pré-
sente le rêve fait par le patient à l'issue d'une séance où lui a été formulée une inter-
vention ou une interprétation et la part de réaménagement psychique que le rêve
comporte toujours alors.
La déception de l'Homme aux Loups concernant l'interprétation du fameux
rêve est que celle-ci n'a jamais fait resurgir le souvenir (p. 70-71) : « J'ai toujours
pensé que le souvenir viendrait. Mais il n'est pas venu. » Et il dit de l'interpréta-
tion : « C'est quand même plus ou moins tiré par les cheveux. » Comme si tout
cela ne le concernait pas et qu'il ne s'y retrouvait pas. Car, et cela est très sen-
sible tout au long de ces entretiens, ce que réclame sans cesse l'Homme aux
Loups c'est de savoir qui il est, d'une part, mais aussi de savoir qui est l'autre
pour lui et ce qu'il est pour l'autre (p. 141) : « Mon narcissisme était satisfait
(dit-il à propos de son mariage avec Thérèse), la femme qui m'avait repoussé et
rejeté était tombée malade à cause de moi. »
En somme, on pourrait dire qu'une interprétation vraie est celle qui permet
au patient de se situer dans un espace qu'il reconnaît comme sien, au moment
même où l'autre se situe, ailleurs, dans un autre espace qu'il reconnaît aussi pour
sien. En ce sens, la phrase de P. Sergueï à propos de son mariage me paraît être
une interprétation « vraie ».
52 Marie-Lise Roux

Dans son dernier ouvrage, Le sens de la psychanalyse, Francis Pasche nous


a donné une surprenante et profonde réflexion sur notre fonction d'analyste et
sur l'importance que revêt pour lui ce lien (parental et vertical) qui unit le pa-
tient et celui qui l'écoute. Fonction qui est celle d'une imago particulière, sans
doute jamais ou rarement atteinte dans sa réalité. Fonction qui est celle d'un
surmoi qui permet au patient de se découvrir et de se reconnaître, en même
temps qu'il reconnaît l'autre.
Lorsque, avec Florence et Claude, et en quelque sorte à mon insu, je me
laisse aller à ces mots qui vont avoir — à ma surprise — les conséquences que
j'ai décrites, il me faut essayer de comprendre quelle place alors je me suis don-
née vis-à-vis d'eux dans la position d'écoute particulière qui était la mienne.
Avec Florence, ma phrase a (en plus d'un caractère ludique qu'impliquait le ton
amusé que j'avais) un sens de « proverbe ». C'est une sentence banale qui fait
état d'un interdit : « Il ne faut pas parler... » (ce qu'elle faisait en effet, puis-
qu'elle ne savait plus me dire ce qu'elle voulait me dire) « quand on a la bouche
pleine », ce qui lui montrait que je savais — que j'avais vu — ce qui l'empêchait
de parler. Il y a là une désignation que l'on retrouve dans la constatation que je
livre à Claude : « Vous êtes anxieux. » Mais ici aussi je montre à Claude que j'ai
vu, la part de lui qu'il veut ignorer (qu'il est un homme) et je lui désigne ce qui
se cache sous ses apparence, ce qui se cache pour moi. Cela nous met dans une
situation où l'un comme l'autre se sentent « sous mon regard » — ce qui est bien
le sens de tout surmoi, un regard extérieur qui surveille et qui veille.
Mais il me faut peut-être aller plus loin : si j'avais dit à Florence : « Vous
mangez pour empêcher vos paroles de sortir de votre bouche en la remplissant
de nourriture », cela aurait, en effet, été une « interprétation ». Si j'avais dit à
Claude, au début des séances : « je parlerai de vous au masculin parce que, pour
moi, votre réalité corporelle compte aussi », cela n'aurait pas été une interpréta-
tion, mais une vue théorique de ma pensée sur son transsexualisme et ne lui au-
rait servi de rien. L'interprétation était et mon lapsus de genre et ma phrase :
« pour moi, vous êtes les deux » (masculin et féminin). Là aussi, désignation.
Si ces deux interventions ont provoqué dans la suite des séances la survenue
d'une modification du fonctionnement psychique de mes patients, la possibilité
pour l'un comme pour l'autre de faire le récit de ce qu'ils avaient éprouvé et res-
senti dans leur histoire, c'est sans doute en raison du fait que chaque fois une
image d'eux a surgi, par le truchement de ma parole. L'image de ce que je pou-
vais voir d'eux et leur donner à voir à eux-mêmes. Par le fait même, je leur don-
nais à voir à leur tour une image de moi, différente d'eux mais proche. Or, re-
marquons-le, cela n'a eu d'effet que par ce que chaque patient a recueilli pour lui
de cette désignation et l'a acceptée. P. Sergueï a dit que Freud l'a reconnu
comme un homme logique et d'une intelligence remarquable (ce qui, au fond, si-
La vérité de l'interprétation 53

gnifie que lui, P. Sergueï, se désignait ainsi), alors que Mme Mack qui l'a dési-
gné comme paranoïaque se trompait et qu'il ne pouvait se reconnaître en cela.
Florence et Claude se sont reconnus dans ce qui m'a échappé dans mon regard
sur eux, alors que le patient à qui j'ai dit : « Bonjour, Madame » ne l'a même
pas entendu, ne s'y reconnaissant sans doute pas, secrètement, puisqu'il me
disait sans cesse avoir peur d'être pris pour une femme !
Ainsi, l'interprétation serait ce « lieu commun » où une reconnaissance
mutuelle surviendrait des deux protagonistes d'une scène toujours recommencée
et une modification ne pourrait se produire chez un patient que dans la mesure
où elle se serait aussi produite chez l'analyste.
Sans doute n'est-ce que dans une acceptation de cette commune transforma-
tion que peut se comprendre ce lien si étrange qu'on nomme le transfert.
Marie-Lise Roux
137, boulevard Saint-Michel
75005 Paris
Interpréter l'interprétation,
effets de style, création de sens

Paul ISRAËL

Le texte qui suit est la transcription d'un exposé fait à Gou-


telas, dans les circonstances exceptionnellement conviviales
de la garden-party organisée par le Groupe lyonnais. Je lui
ai laissé les défauts et qualités de structure d'un texte parlé :
ceci n'excuse pas le caractère approximatifd'une élaboration
théorique en cours, mais, comme l'écrit le regretté Serge
Viderman, dans le livre qu'il nous a légué : « Dans notre
champ aléatoire, nous n'avons le choix qu'entre des hypo-
thèses que ne séparent que leur cohérence et leur degré de
vraisemblance... » (De l'argent, PUF, 1992, p. 19).

Au terme d'une longue et lourde année, invité à disserter devant vous


de mes dernières avancées ! relatives à l'interprétation, j'ai choisi la légèreté :
non sans arrière-pensées (théorisantes ou rationalisations justificatrices ?). Mé-
tathéorie en tout cas... ce dont nous soutenons l'essentiel de nos moments
difficiles.
C'est du style dans l'interprétation que je vais vous parler ; mais, ce faisant,
n'ayant ni le temps, ni le goût de citer exhaustivement tous ceux morts et vivants
avec lesquels je dialogue, dans mon fonctionnement théorique et clinique, je me
suis choisi un interlocuteur privilégié, lyonnais cela va sans dire : je vais pouvoir
en effet ici développer avec René Roussillon le débat amorcé lors des tables
rondes organisées à Paris sur Psychanalyses et psychothérapies. Laissant donc
de côté le qui, le quoi, le pourquoi, le quand (et j'en passe), c'est au « com-
ment » de l'interprétation que je vais m'en prendre.
Le style du psychanalyste est au carrefour des modalités de formulation
des interprétations dans les cures classiques, et des variations qu'il propose et
met en place dans les cures qui sortent de... l'ordinaire. Le style trahissant
Rev.franc. Psychanal., 1/1993
56 Paul Israël

l'homme (sous le psychanalyste) nous savons que l'interprétation — du moins


dans le libellé de sa formulation — est la fonction la plus secrète du psychana-
lyste. Nous savons la gêne, le malaise léger mais certain qui nous prend au
moment de rapporter notre interprétation : des formules englobantes, indi-
rectes, floues, sauf lorsque, soyons honnêtes — en tout cas maintenant —,
nous les arrangeons pour les besoins de la démonstration : à moins que nous
n'ayions commis une telle énormité qu'il nous faut la rapporter in extenso, la
brandissant comme un étron fétichisé pour renverser la honte en une exhibi-
tion flatteuse. « Parle pour toi », êtes-vous tous en train de penser vertueuse-
ment ! D'accord, c'est de moi que je vais parler : Il y a bien longtemps, je
n'étais pas encore en analyse, interne en psychiatrie à Bonneval, je présentais à
la Salpêtrière un enfant du service dont j'avais la charge : enfant mutique, pré-
sentant tous les signes d'une dépression précocissime. Lebovici en était à sa
période d'investigation par le jeu : on distribue des marionnettes, l'enfant m'en
tend une très abîmée, un peu informe, et prend un crocodile qu'il tient, un peu
inerte, dans sa main : j'étais ému, impressionné — c'était, je le rappelle, avant
mon analyse — et comme on dit, parce que cela fait bien, je m'entends dire :
« Maman, pourquoi tu ne m'aimes pas ? » Lebovici et moi entendons l'enfant
alors dire : « Comment vous le savez ? »
Des années plus tard, devenu psychanalyste, après une intervention et un
court silence, j'entends une patiente me dire : « Ces mots que vous m'avez dit, je
ne les avais jamais entendus comme cela. »
Vous aurez deviné, et R. Roussillon l'avait évoqué dans la réunion de tra-
vail destinée à préparer cette garden-party, je vais vous parler « du caractère
psychodramatique » de certaines interprétations, en essayant d'en théoriser la
pratique et les effets.
Ce sera l'occasion pour moi de reprendre et de relancer une discussion
amorcée lors des Tables rondes sur Psychothérapie et psychanalyse : je vais
d'abord redire à ma façon ce qu'il y a d'incontournable et à partir de quoi il
nous faut, chacun à notre façon, nous déterminer.
Il y a, disait Freud (et rien ne l'a vraiment démenti), les névroses de transfert
et le reste : ce reste méritait tout à fait que l'on s'y intéressât théoriquement,
mais suscitait le plus grand scepticisme de Freud quant à l'opportunité de s'y
attaquer « psychanalytiquement » : pas de transfert, pas d'analyse.
On doit à Ferenczi très particulièrement que nombre de psychanalystes ont
refusé l'espèce de fatalité dans laquelle Freud avait enfermé tout ce qui n'entre
pas dans le cadre convenu des psychonévroses de transfert. Mais si l'on veut dé-
fendre des variations, il faut les situer par rapport à leur référence, fût-elle
idéale : les névroses de transfert sont définies, comme leur dénomination l'in-
dique, par leur tendance au transfert.
Interprêter l'interprétation, effets de style, création de sens 57

En tout cas le protocole de la cure ne vise qu'à optimiser ce mouvement na-


turel pour en mettre en évidence le montage.
Le processus analytique est ce mouvement qui, à la fois répète inlassable-
ment et aveuglément les différentes figures imposées par l'organisation de la né-
vrose (imposées par le point de vue économique qui subsume et permet les deux
autres), donc à la fois répète, et en même temps, mais ponctuellement et de loin
en loin, les éclaire et en rend visibles les articulations, les impasses.
Cet éclairage mis en mot est Y interprétation : inhérente au processus, l'inter-
prétation est donc inscrite dans le déroulement verbal que soutient et déploie le
processus. Il appartient à l'analyste de ne pas laisser ce « dévoilement furtif »
disparaître derrière l'aveuglement inexorable de la répétition.
Il a dès lors (l'analyste) un rôle que l'on sait paradoxal : « muet et en re-
trait », pour permettre le déploiement du processus transférentiel, sa nécessaire
intervention va bouleverser le cours de ce processus qui ne pourra plus jamais
l'ignorer.
Dans ces cas où la névrose de transfert est ainsi naturellement établie, la for-
mulation par l'analyste d'une interprétation déjà contenue en filigrane dans le
processus doit être aussi discrète que possible. Il importe là de limiter autant que
faire se peut les effets trop marqués d'un style qui risque de porter une charge
contre-transférentielle (au-delà de l'étiage affectif suffisant) qui, en accompa-
gnant trop l'éclairage derrière les résistances qui le trahissent, contredit le fan-
tasme de désir inconscient vectorisé par le transfert. Cette référence à une cure
idéale théorique est indispensable pour toujours recentrer la visée de toute cure.
Je rappelle encore la relative homogénéité structurale qui associe transfert et
contre-transfert : la question de la précession de l'un sur l'autre me paraît moins
importante que la dissymétrie qui fait que l'analyste peut être assuré de son
contre-transfert sur le patient sans être assuré qu'il y aura transfert chez le
patient.
A cette association correspond également une autre complicité implicite
entre les capacités du langage utilisée par l'un et l'autre des protagonistes de la
cure, pour contenir et exprimer les variations, ambiguïtés et passages faisant du
préconscient la plaque tournante de la circulation intra et inter-topique. Dès
lors, qu'il soit allusif ou insistant, l'énoncé de l'analyste contient à la fois les mul-
tiples sens des mots utilisés (de préférence ceux de l'analysant) — au choix pour
l'entendeurd'y trouver son salut — et l'étiage affectifqui assurera du sens à cette
vérité, la vérité et la force des affects. La qualité expressive du langage sera donc
un élément capital de l'évaluation du risque.
Toute l'histoire des variations du cadre et, partant, les discussions sur les
différences entre psychanalyse et psychothérapie témoignent des efforts que
nous faisons pour changer de registre : d'écoute d'abord, de représentation de
58 Paul Israël

but sans doute et d'activité enfin pour retrouver des repères psychanalytiques
lorsque la situation semble en être si éloignée.
Je ne reviendrai pas sur toutes les descriptions qui ont été faites des cures
atypiques, tant du côté des patients que de celui des analystes. Ces descriptions
peuvent couvrir tous les champs : comportementaux, intra-psychiques.
J'ai trouvé particulièrement illustratifl'angle d'attaque que choisit G. Diat-
kine 1 en s'interrogeant sur « qu'est-ce que ne pas associer ». Car si F « associati-
vité libre » et l'attention flottante sont les conditions de cette régression heureuse
qui fait que certaines cures, ou de longs moments d'entre elles, permettent un
vrai plaisir de fonctionnement, et où l'insight de l'analysant répond à l'anticipa-
tion associative éclairante de l'analyste, l'absence de discours associatif, du si-
lence au langage purement descriptif, informatif ou simplement désaffecté, sont
des témoins d'une rigidité psychique, d'une résistance à la régression et partant
au transfert. Là nous sommes tout de suite alertés.
Réfléchissant à ces ruptures, aux incapacités associatives, Gilbert Diatkine
étend la notion de l'isolation au-delà de la névrose obsessionnelle, en rappelant
que Freud, au début, ne faisait pas trop la différence entre isolation et clivage :
lorsque plus tard le statut théorique du clivage du moi sera instauré, l'articula-
tion éventuelle avec l'isolation dans l'une des parties clivées du moi reste un pro-
blème théorique délicat.
Entre le clivage « organique » du moi dans la psychose et les clivages qu'on
pourrait, comme G. Bayle, nommer fonctionnels, transitoires, on trouve tout ce
que l'on ressent des ruptures associatives dans la clinique. L'état de ses propres
facultés associatives, la capacité d'attendre, ou au contraire l'inquiétude donnent
à l'analyste la mesure des mécanismes en cours chez ses patients : mais c'est bien
l'incapacité durable de garder un fonctionnement en première topique avec suf-
fisamment d'échanges entre processus primaire et secondaire qui l'alarme et l'en-
traîne à dissocier volontairement les éléments constitutifs de sa fonction interpré-
tante. Forme et fonds, sujet de l'énoncé et sujet de renonciation, parole et affect,
jusque-là indissolublement, confusément mais efficacement liés, vont se dissocier,
se cliver aussi : c'est là qu'existe le plus nettement le risque que le « style » de
l'analyste ne concentre les reliquats de ses transferts (ou de ses résistances aux
transferts : d'ailleurs ne sont-ce pas là les mêmes reliquats ?) pour les agir dans
sa pratique.
Mais c'est aussi la singularité du style qui sera la matrice des variations
— des inventions — qu'il jugera utile d'apporter au cadre ou à ses énoncés
pour sortir de la difficulté.

1. G. Diatkine, Qu'est-ce que ne pas associer ?, in RFP, 2/90.


Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens 59

Ce passage de la discrétion presque inconsciente du style à son utilisation


« volontariste » va remettre en jeu les représentations de but. Et dès lors, l'ana-
lyste ne peut pas ne pas se retrouver sur la ligne de partage des eaux, au carre-
four des voies qui ont conduit Freud de la suggestion à l'analyse.
Ferenczi s'est, lui, attardé longuement à ce carrefour, et René Roussillon,
mieux que personne, a su montrer tout ce que les travaux sur le cadre analytique
devaient aux excès même de la quête ferenczienne qui ont manifestement ouvert
la voie à la réévaluation sans cesse reprise et approfondie de la nature et des ef-
fets du contre-transfert.
Je voudrais m'arrêter un instant sur un passage central du travail de
R. Roussillon dans son papier sur « Hypnose et contre-transfert sur le cadre
chez Ferenczi ». R. Roussillon écrit : « Quand l'identification projective ne peut
être dégagée au sein du processus transférentiel, c'est l'identification introjective
contre-transférentiellequi la relaie. » Ecrit comme cela, un saut théorique et un
tour de passe-passe sont faits. Il passe d'une théorisation classique freudienne de
l'espace contre-transférentiel, où les identifications « croisées » primaires et se-
condaires sont informées et rendues possibles par les projections (au sens le plus
classique du terme) du patient sur l'analyste, à une théorisation que l'on doit à
M. Klein, et qui continue d'imputer le vécu contre-transférentielde l'analyste à
l'analysant, même lorsque l'analyste est justement interrogé sur l'absence d'in-
formations normalement vectorisées par le transfert. Il est alors classique de dire
que l'analyste, à défaut de sentir « avec le patient, sent alors ce que le patient
n'arrive pas à mieux intégrer : et ( je cite R. Roussillon) il éprouve détresse, rage,
impuissance ».
Je ne nie pas tout l'intérêt théorique lié à la notion d'identification projec-
tive ni que, comme l'écrit Anzieu (cité par R. Roussillon), le patient ait be-
soin (!!) de faire vivre à l'analyste ce qu'il a lui-même vécu pendant la période de
son enfance. Mais c'est faire peu de cas de la rage, de la détresse et de l'impuis-
sance ressenties par l'analyste privé de ses idéaux, délogé de son plaisir : le pa-
tient n'a là, alors, qu'une place déléguée d'acteur anonyme, d'empêcheur d'ana-
lyser en paix. Alors une voie est à trouver qui permette, et je cite encore René
Roussillon, « que le contre-transfert puisse être valablement considéré et inter-
prété comme un effet induit du transfert, seule conjoncture dans laquelle le
contre-transfert est psychanalytiquement utilisable dans l'analyse ». Je souscris
entièrement : seulement que faire, que dire pour que cela advienne : continuer
l'élaboration « transféro-contre-transférentielle» comme dit R. Roussillon, c'est
estimer le problème résolu, car s'il y a du contre-transfert à élaborer, il n'y a
guère de transfert au sens où justement il serait psychiquement élaborable.
L'histoire nous a montré, depuis Ferenczi, que lorsque que l'analyste n'est
plus à son affaire, il cherche à aménager le cadre : les Tables rondes sur le « be-
60 Paul Israël

soin/désir » de guérison ont beaucoup insisté sur l'intérêt d'asseoir le patient, et


René Roussillon a dit et écrit des choses tout à fait intéressantes sur les consti-
tuants du principe de réalité, la place de la perception et très particulièrement du
regard.
Pour ma part, très tôt dans ma pratique, pour des raisons mêlant l'idéalisa-
tion du protocole classique (en relisant mes tous premiers écrits, je souris du
dogmatisme dont ils témoignent) et la certitude qu'il est difficile, si l'on veut vrai-
ment mobiliser la topique intrapsychique, de se passer d'un certain étiage de ré-
gression formelle, j'ai donc choisi de garder le maximum de patients allongés,
dès qu'ils se conforment aux conditions minimales : « Tenir » allongé sans souf-
frir, au-delà du minimum acceptable... pour les deux protagonistes. Parler... là
aussi le minimum acceptable... ce dernier interrogeant essentiellement l'analyste.
Je sais qu'à propos des conditions d'obtention d'une régression utile, la discus-
sion est ouverte : je dis mes préférences. Mais qu'on suive R. Roussillon dans
son souci d'utiliser les capacités de distanciation et d'élaboration secondaire
qu'offre la perception visuelle, ou que l'on continue de privilégier F « entendu »,
il me semble que le projet est le même, impliquant la nécessité de promouvoir
(induire, provoquer) une autre forme de relation au dispositif pour tenter de mo-
biliser... l'immobile, ceci pour dire le projet minimum, n'impliquant aucune hy-
pothèse théorique sur les voies de ce changement.
Il est évident que, comme je l'ai écrit à propos du psychodrame justement,
les aménagements perçus comme nécessaires pour maintenir un processus analy-
tique précaire ou promouvoir un processus inexistant sont perçus comme autant
d'actings (ils le sont) parfois contrôlés parfois inattendus : contraint de se mon-
trer, exposé dans sa réalité perceptible, l'analyste craint d'être entraîné sur les
voies de l'agir-séducteur. D'où la nécessité, n'est-ce pas Roussillon, de penser,
dans sa complexité, la question de l'induction et de la séduction par le cadre. En-
core un mot avant d'essayer de montrer et d'expliquer le « procédé » d'interpré-
tations que j'utilise : pour dire encore que le contenu et la forme des interven-
tions — plus encore là que dans l'espace transféro-contre-transférentiel
« ordinaire » — sont tributaires des effets que l'on en attend : il faut bien dire
qu'aucun montage psychologique fait avec les données dont nous disposons ne
donne de recette pour venir à bout de ces « clivages » qui se traduisent par la
faillite associative. L'empirisme et le système D sont l'essentiel de notre arsenal,
étayés par l'investissement de notre fonctionnement et de notre savoir ; au-delà,
les convictions qui guident notre action sont à la limite de la métapsychologie...
et de la métaphysique personnelle. Pour chacun de nous, le transfert sur la théo-
rie comporte ses bouderies et ses enthousiasmes : si la psychanalyse n'est pas, ne
devrait pas être une Weltanshauung, dans sa mise en pratique en tout cas, son
abord spéculatif ne peut pas ne pas porter, plus ou moins clairement élaborée, la
Interprêter l'interprétation, effets de style, création de sens 61

marque des angoisses majeures liées à la mort et à la séduction, angoisses « exis-


tentielles » qu'aucune analyse ne saurait tarir, même si elle en élabore les multi-
ples formes. Pour continuer de me « mouiller », je vous dirai donc :
1 / Que je suis encore moins assuré que ne l'était Freud lui-même de la néces-
sité de recourir à la notion d'instinct de mort. CommeM. Fain,je pense que la pre-
mière distinction entre pulsion sexuelle et autoconservation est très heuristique.
2 / Que je reste persuadé qu'au travers de nos gestes ou de nos paroles, une
part de nos fantasmes de désir inconscient passe dans l'espace analytique, et que
ce sont là autant de messages que l'on ne peut qualifier — par définition —
autrement qu'énigmatiques. Que tant qu'à ne pas pouvoir stériliser le champ
analytique des effets de la séduction inconsciente, autant les anticiper et peut-
être les utiliser.
A partir de ces présupposés, il y avait de bonnes raisons que la rencontre
avec l'oeuvre de J. Laplanche constitue, pour moi, une référence théorique inté-
ressante, en particulier quant à la fonction originante de la séduction incons-
ciente. Revenons à l'interprétation dont j'ai tenté de cerner « la matrice », du
moins, je le rappelle, pour ces cas où l'absence de transfert, la désorganisation
intra-topique rendent plus difficile l'insight de l'analyste quant à ses mouve-
ments contre-transférentiels: de sorte que ces surgissements incontrôlés de désirs
inconscients s'imposent là plus qu'on ne le voudrait. Au-delà de l' « étiage affec-
tif » nécessaire et utile, l'intensité des stimulations excitantes insuffisamment
contre-investies par le caractère naturellement pare-excitant du cadre analytique
fait de la situation analytique une expérience micro-traumatique, et ce d'autant
que ces patients n'ont pas la possibilité de reprendre et d'élaborer les surcharges
d'excitation.
René Roussillon et Françoise Brette se sont souvenus que j'avais lancé l'idée
que le « psychodrame » était paradigmatique de toute activité psychothérapeu-
tique psychanalytique.
Je vais reprendre cette affirmation abrupte en l'assortissant d'une réserve
paradoxale : je ne retiendrai en effet du psychodrame que sa capacité de mise en
scène, en situation du langage.
Si je me suis arrêté sur les réflexions de G. Diatkine sur les dysfonctionne-
ments associatifs, c'est pour bien marquer que seule la restauration des capacités
polyexpressives du langage témoignera de la reconstitution d'un tissu psychique
dont les mouvements intra-topiques seront les garants d'une éventuelle capacité
de transfert.
Si le langage, comme on l'a si souvent décrit dans les organisations limites, ne
peut faire autrement que « mimer la motricité » ou la « description visuelle », si
nous avons le sentiment d'un discours toujours au premier degré, dépulsionnalisé,
62 Paul Israël

incapable d'être le « lieu du transfert », comment ne pas penser que les carences
symboliques qui ont présidé à son organisation ne pourront que donner à l'en-
tendu des mots du psychanalyste, la même pauvreté, la même platitude.
Ou alors, pris au premier degré, ils réaliseront une de ces circonstances où
« un psychanalyste bien intentionné délivrera, à son insu, une interprétation des
plus sauvages 1.
L'idée serait donc d'enlever aux mots soit leur « insignifiance » soit leur vio-
lence de choses. D'autre part d'utiliser l'énergie de la « séduction » pour « ani-
mer » l'espace analytique, en la desexualisant autant que faire se peut.
Mon idée d'une « psychodramatisation » de mes énoncés, se veut un essai
de réponse à ces objectifs.
Ce sens « théâtral » donné à l'interprétation se retrouve chez nombre d'au-
teurs, même s'ils n'en systématisent par l'usage. Quand J.-L. Donnet, ici même
il y a quelques années, dit qu'il aurait dû répondre à sa patiente qui l'accusait de
l'avoir trompée : « Oui... je vous ai trompée » en proposant même de le faire
pensivement, n'est-ce pas à une réplique théâtrale qu'il songe ?
La régression ludique qui permet la mise en situation dramatique lui appa-
raît comme un allégement du contre-transfert douloureux. Je dirai qu'elle fait
«jouer les mots » (pas avec les mots, comme dans les caricatures d'interprétation
lacanienne), et qu'elle « encadre » la séduction en contre-investissant par la dis-
tance ludique l'excitation dont elle pourrait surcharger l'espace.
J.-L. Donnet rappelle aussi que c'est une façon de contrer l'écrasement de
l'espace transitionnel par l'univocité de sens du langage ; nous savons l'impor-
tance accordée par Freud au maintien de la double scène du travail analytique,
seule possibilité de rendre perceptible le décalage entre les deux scènes, le sens ne
pouvant émerger que de cette perception (mais là, on est déjà dans le transfert).
Dans l'espace de la névrose, la neutralité (l'opacité) de l'analyste favorise le
plus large spectre des projections. La double scène est en place : pour rendre per-
ceptibles leur existence et leur écart signifiant, il suffira à l'analyste d'utiliser les
mots du patient en les agençant sur un mode différent... qu'il ne reconnaîtra pas
comme sien. René Diatkine donne là une définition « classique » de l'interpré-
tation classique. Mais dans les cas où dominent les clivages, on sait cette « opa-
cité » de l'analyste inopérante ou dangereuse : il faudra alors, avec des mots qui
ne sont pas forcément ceux du patient, rendre perceptible l'autre scène, peut-être
même la faire exister.
Je ne peux retranscrire ici pour des raisons évidentes, les deux exemples que
j'ai donnés oralement.

1. G. Diatkine, op. cit.


Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens 63

®
Dans le premier,je fredonnais la dernière phrase d'une comptine enfantine
dont les couplets prenaient sens par leur liaison à des fragments disparates froi-
dement « physiologiques », d'un ensemble dont la provocation scatologique
enfantine implicite était soigneusement isolée !
©
Dans le second, «j'interprétais », sur le modèle d'une intervention psycho-
dramatique, une injonction d'une soeur aînée, en y mettant la condescendance
agressive soigneusement niée dans le discours de ma patiente.

C'est encore Roussillon qui écrit qu'il faut faire dire au langage une geste
historiquement absente.
La dimension théâtrale de l'énoncé de l'analyste rejoint l'idée du « conte » ;
et est très proche dans sa forme de ce que proposent Sara et César Botella :
« Hors du contre-transfert au plus près de l'inconnu éveillé par l'analysé » :
voilà qui rejoint l'idée de J. Gillibert que la fiction de l'énoncé « psychodrama-
tique » a un effet d'inquiétante étrangeté. L'idée serait en « interprétant le dis-
cours d'un des protagonistes des scènes » vides et désaffectées rapportées par le
patient, de déployer un espace de mise en scène où ces mots retrouveraient leur
charge affective.
Si donc, nombreux sont les auteurs qui défendent un style d'interprétation
proche de celui que j'appelle « psychodramatique », le désaccord porte sur les
hypothèses soutenant l'efficacité de ce travail du psychanalyste.
Catherine Parat résume, à propos justement des travaux des Botella, l'es-
sentiel du raisonnement que l'on retrouve, sous des plumes très diverses (je pense
au contre-transfert paradoxal de M. de M'Uzan), pour affirmer le mode d'effi-
cience de ce travail de construction de l'analyste :
Tout ce qui permet l'édification d'une construction viendrait du patient : il ne
s'agirait donc que de lui rendre ce qui lui appartient, l'analyste ayant seulement
servi par son travail préconscient mais aussi inconscient à lier et mettre en forme ce
qui s'était révélé de manière disparate. La conviction de l'analyste entraîne « le
plus souvent » la conviction du patient : sur quoi repose cette conviction ? très cer-
tainement sur un effet de suggestion. Bigre : ce n'était pas la peine assurément de se
donner tant de mal pour tourner le dos à la suggestion (et sa jumelle la séduction)
et la voir revenir. Même si, avec Cl. Le Guen, on défend la suggestion en rappelant
comment Freud (se réclamant de Ferenczi) l'avait reliée au transfert.
Les « énoncés interprétés » que je propose peuvent certes se ranger dans la
catégorie des « constructions » : constructions qui diffèrent toutefois de celles
habituellement convoquées : tant dans le contenu que dans l'agencement et la
forme. Il ne s'agit ni d'histoire, ni de théorie du fonctionnement psychique, que
ce soit celui du patient ou celui de l'analyste.
64 Paul Israël

Plutôt qu'à eux-mêmes, on a sûrement remarqué que ces patients proposent


(poussent) l'analyste à s'identifier aux « personnages » significatifs de leur histoire.
Le texte interprété par l'analyste est une identification ludique et imaginaire
aux ressorts inconscients de la relation du patient à son entourage, ses imagos.
Je suis d'accord avec les Botella pour situer l'émergence de ce type d'inter-
prétation en deçà du préconscient de l'analyste, au plus près de la pensée ani-
miste. Mon désaccord se situe au niveau des hypothèses relatives à l'éventuelle
efficacité de notre travail.
Il est évident que notre visée à tous est de promouvoir la reviviscence d'un
préconscient écrasé, mité chez ces patients. L'idée la plus communément admise,
selon laquelle tout est toujours déjà là chez le patient et ne demanderait alors
qu'à être révélé, me semble une profession de foi. Analogue me semble-t-il à celle
de la pulsion qui, elle aussi, serait toujours déjà là. Cela limite considérablement
— peut-être à juste titre — la possibilité d'imaginer que du « nouveau » puisse
advenir, dans les cures en tout cas.
Le ressort traditionnel du changement dans la cure, l'effet d'insight, a pour
fondement l'insertion du langage dans un système de représentations lui-même tri-
butaire d'une organisation pulsionnellesuffisamment stabilisée. Dès lors que la cli-
nique nous confronte à des défaillances — qu'elles soient ponctuelles ou structu-
rales — des fonctions de représentation, c'est tout l'édifice métapsychologique qui
est mis en question et le statut même de la pulsion ré-interrogé.
Le temps dont je dispose ne me permet pas d'exposer sans la caricaturer
l'hypothèse métapsychologique sur laquelle je fonde l'idée que de la création de
sens peut surgir, au-delà des mots énoncés, de la participation de l'analyste à la
situation analytique. Disons qu'au couple instinct de vie/instinct de mort, je pré-
fère l'opposition dialectique entre excitations et pulsion : que tout en gardant à
la pulsion toute son importance, en tant qu'elle spécifie l'ordre de l'humain, je
trouve heuristique de la poser comme secondaire, inscrite dans le processus
même de transformation des excitations. C'est l'apport de Jean Laplanche que
de proposer une théorie de la construction du psychisme en faisant appel aux
« signifiants énigmatiques » inconscients maternels comme facteur générant
l'ordre pulsionnel à partir du chaos des excitations : ainsi, dans le même mouve-
ment fondateur de la pulsion, à partir du sexuel inconscient de l'autre, s'origine-
rait le psychisme conjoignant immédiatement le sujet et l'objet.
Si le langage suffit à rétablir la communication intra-topique à l'intérieur
d'une organisation essentiellement régie par l'ordre pulsionnel, la clinique
montre que les mots sont impuissants lorsque coexistent deux fonctionnements
que j'ai distingués, en référence à un point de vue énergétique, comme obéissant
d'une part à une économie de décharge et d'autre part à une économie de liai-
son. Il y a là nécessité d'un saut qualitatif pour que de l'excitation insensée
Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens 65

naisse du sens lié en pulsionnel. L'investissement inconscient contenu dans le


style des interventions de l'analyste jouerait, toutes choses égales, le même rôle
que les signifiants énigmatiques à l'origine du processus autothéorisateur, auto-
interprétant de l'individu, tels que les propose Jean Laplanche. C'est ainsi que
l'énigme du style de l'interprétation pourrait générer du pulsionnel et susciter la
nécessité de créer du sens.
Il n'est évidemment pas possible de systématiser l'usage des différents « effets
de style » dont chaque analyste peut ornementer ses énoncés. Ce d'autant moins
qu'ils échappent, pour une grande part, à la maîtrise de la pensée secondarisée de
l'analyste, trahissant, ainsi que je l'ai dit, ce qui du contre-transfert réagit aux « im-
passes » — ou aux moments vécus comme tels — du processus analytique.
Surcroît d' « acting » dans ce qui, dans l'énoncé, est déjà acte, leurs effets
sont souvent dénoncés. Mais les effets heureux, les changements qualitatifs sur-
venus dans certaines stagnations désespérantes, obligent à ne pas jeter tout
l' « insu » du style avec l'eau sale de la séduction.
L'encadrement « joué » de l'énoncé tempérera la violence séductrice, et ce
qui reste de la dimension traumatique, forcément traumatique de cette séduction
inconsciente, pourrait avoir comme effet ré-organisateur de provoquer un mou-
vement pulsionnel, lui-même constitutif d'un espace psychique, d'une « autre
scène » propre à jouer avec le langage : comme à l'origine du psychisme le pa-
tient pourra à son tour tenter d'interpréter l'interprétation de l'analyste, partici-
pant ainsi à la quête d'un sens commun... et pourtant sien.
Paul Israël
83-87, avenue d'Italie
75013 Paris
Interprétation et psychodrame
Réflexion à partir de patients qui ont déjà suivi
une cure psychanalytique*

Ophélia AVRON

Pourquoi avoir choisi d'aborder le problème de l'interprétation en groupe


de psychodrame, à partir de patients ayant déjà suivi une cure psychanalytique ?
D'une part, parce que ces demandes deviennent de plus en plus fréquentes dans
ma pratique et m'intriguent. Sur un groupe de six à huit personnes, la moitié ou
plus ont déjà suivi une analyse souvent très longue avec un autre psychanalyste.
D'autre part, parce que cette situation particulière va rejoindre d'autres ques-
tions qui m'intéressent :
— Pourquoi la cure de ces patients n'a-t-elle pas permis un travail psy-
chique suffisamment évolutif dans un contexte psychanalytique classique ?
— A quels types de patients avons-nous affaire ?
— Quelles sont les caractéristiques du psychodrame en groupe qui facili-
tent la reprise du processus d'analyse pour certains ?
— Que peut-on en retirer pour la compréhension du fonctionnement psy-
chique de ce type de patients, et pour les effets curatifs du jeu psychodramatique ?
Ces différentes questions serviront de lignes de passage pour aborder le pro-
blème de l'interprétation et recevront peut-être elles-mêmes en retour quelque
lumière.
Un fait singulier est d'abord à souligner : ces patients entreprennent une
cure psychodramatique après une cure psychanalytique considérée par eux
comme un échec, ou tout au moins comme insatisfaisante, et s'adressent pour ce
faire à une psychodramatiste qui est elle-même psychanalyste. Double registre
pour eux et pour moi où la rupture et la continuité déjà se combinent. Cela sou-
Article remanié à partir d'une premièrepublication dans la Revue de psychothérapiepsychanalytique
de groupe (n° 15, 1990, Eres).
Rev. franç. Psychanal, 1/1993
68 Ophélia Avron

ligne en effet d'emblée l'ambivalence du transfert précédent quoi qu'en disent les
patients, ainsi que ma double position de psychanalyste et de psychodramatiste
reprenant le travail thérapeutique d'un collègue avec l'espoir, bien tempéré par
l'expérience (mais qu'en est-il au niveau inconscient ?), de réussir là où tant
d'années de travail ont buté ? C'est dire que, quelle que soit la différence du dis-
positif psychanalytique et du dispositif psychodramatique, quel que soit le rap-
prochement quant aux références psychanalytiques utilisées, la nouvelle cure re-
prendra vie et étayage à travers ces nouvelles attentes réciproques qui vont
colorer le transfert et le contre-transfert, et par là même l'interprétation.

LES BALAFRES DU DIVAN

Reprenant le titre suggestif d'un article de Jean-José Baranes1 « Des cas dif-
ficiles en analyse : les balafrés du divan », je me suis remis en mémoire six pa-
tients que l'on pourrait dans un premier temps désigner superficiellement ainsi.
Baranes rapproche la conduite des patients qui, après diverses expériences, dont
celles du groupe mais surtout celles du divan, reviennent vers un autre divan, à
celles des récidivants hypocondriaques qui arrivent à obtenir des interventions
chirurgicales itératives et qu'on nomme, en psychopathologie médicale, les bala-
frés de l'abdomen. Cette désignation a l'intérêt de mettre crûment en évidence la
recherche d'une intervention radicale et intrusive ainsi que sa conclusion insatis-
faisante et toujours recommencée. A ce niveau, le rapprochement n'est pas sans
fondement. Baranes situe ces récidivants de l'analyse dans la nouvelle clinique
psychanalytique « des états limites », « des bornes ou confins de la cure », « des
situations limites de la symbolisation ». Sa réflexion théorique entre dans le do-
maine, actuellement très productif, du négatif et de la pulsion de mort.
Bien qu'il soit judicieux, je ne me situerai pas dans ce contexte de ré-
flexion, mais j'essaierai plutôt de retrouver sans trop d'à priori ce qui, en cours
de psychodrame, m'a semblé distinguer le fonctionnement de ces patients, et
provoquer mes paroles et mes actions interprétatives. Sur un groupe de huit
participants, il s'est trouvé que six avaient déjà suivi une cure psychanaly-
tique : trois, une analyse de près de dix ans ; deux, une analyse de trois et
quatre ans ; et la dernière une psychothérapie analytique de cinq ans. Ce
groupe va servir de toile de fond à ma réflexion et en particulier, les trois pre-
miers participants : Bertha, Jane et Pierre. D'abord, comment se sont-ils pré-
sentés et comment se sont-ils imprimés dans mon souvenir ?

1. Jean-José Baranes, Des cas difficiles en analyse : les balafrés du divan, RFP, n° 2, 1989.
Interprétation et psychodrame 69

Bertha ou la terreur de vivre

Déprimée chronique, proche de la mélancolie. Au départ, elle a, dit-elle,


attendu « des merveilles » de l'analyse : mieux rapide, davantage de goût à la
vie, quelques aventures amoureuses, un peu d'intérêt pour son travail. Mais elle
a retrouvé rapidement le même marasme, la même torpeur, le même désintérêt :
« L'analyse ne m'apportait plus rien. » Pourtant, pendant ces dix années, elle ne
pouvait se décider ni à partir ni à rester, attendant que le psychanalyste décide :
« J'avais l'impression de l'ennuyer. Il ne disait rien. » Un jour, il a fixé l'arrêt des
séances. Cela l'a en partie soulagée, en partie affolée. Sur son insistance, je crois,
il lui a indiqué la possibilité de poursuivre par un psychodrame avec une psycha-
nalyste femme.
La parole est molle et intarissable, ponctuée de « c'est épouvantable »,
« c'est atroce ». Le regard inquiet, une fois posé ne me lâche plus. Je suis ainsi
informée que la plainte tenace ne nous lâchera pas de sitôt.

Jane, l'héroïque

Analyse de presque dix ans avec une femme, pour des épisodes dépressifs
graves. Amélioration reconnue. Elle n'a plus de chutes suicidaires mais garde un
mal de vivre irréductible : pas de vie affective et sexuelle satisfaisante. Incapable
de concessions, elle a des heurts professionnels fréquents qui empêchent toute
progression et tout investissement satisfaisant. L'analyse, dans ce cas, s'est arrê-
tée d'un commun accord. Quelques années après, informée de mon activité psy-
chodramatique, elle s'est présentée à moi « sans illusions, pour essayer quand
même quelque chose ». Ce sont ses paroles.
Le regard est direct, violent, la voix sèche et précise. Se dégage d'elle un mé-
lange étrange de passion et de mortification qu'elle concrétisera par cette
phrase : « Avance ou crève. » J'entends alors que l'intransigeance, ici, mène aux
confins de la mort.

Pierre ou la carapace de la banalité

Analyse de plus de dix ans avec un homme, pour des inhibitions relation-
nelles sévères qui représentaient selon lui un handicap professionnel menaçant :
il a des responsabilités, il doit parfois prendre la parole en public, il est terrorisé.
La description reste factuelle, la parole contrôlée et comptable : « J'ai moins
d'insomnies, je parle un peu plus facilement, je suis toujours inquiet », puis :
« Pendant toutes ces années d'analyse, je n'avais rien à dire, j'avais l'impression
70 Ophélia Avron

qu'il ne se passait rien, mais je n'osais pas le quitter de peur que ce soit encore
pire. » C'est le psychanalyste qui lui a conseillé une expérience de psychodrame
avec une femme. Il est affable, lointain, désabusé, pose des questions : « Ça sert
à quoi le psychodrame ? Vous avez des résultats ? » Il me prévient que la garan-
tie doit précéder le risque.
Le psychodrame auquel ils ont participé tous les trois est un psychodrame
« ouvert », les remplacements se font au fur et à mesure des départs, certains
sont là depuis plusieurs années. Bertha, Jane et Pierre se sont trouvés pour un
temps réunis, mais n'ont pas commencé en même temps. D'abord Bertha, puis
Pierre et Jane.
Les séances de deux heures sont hebdomadaires. Chacun s'exprime d'abord
librement sur la semaine écoulée, la dernière séance, un rêve, un souvenir, une
impression actuelle, et je demande ensuite qui désire faire une exploration per-
sonnelle par le jeu. La personne qui joue choisit elle-même son thème et ses par-
tenaires. Après le jeu, chacun donne ses réactions, impressions, commentaires.
D'une façon générale, j'essaie de favoriser les associations des uns et des autres.
Je reviendrai plus précisément sur mes interventions avec ces trois patients. Mais
pour ce faire, il m'a fallu d'abord être attentive aux caractéristiques de leurs
thèmes de jeu et à la manière d'aborder le psychodrame.

L'INITIATIVE DU JEU

Pierre et Bertha ont passé de longs mois avant de prendre l'initiative d'un
jeu. Je les ai ressentis réticents par rapport à une approche qui leur semblait en-
fantine et superficielle, mais qui en fait les troublait beaucoup. Comme il fallait
s'y attendre, Jane a demandé le jeu avec une précipitation héroïque qui l'a laissée
ensuite désemparée, la tête vide : « Je voudrais bien jouer (sous-entendu puisque
je suis là pour ça), mais je ne vois pas quoi. »
Avant le jeu, ils racontent, sur le mode enroulé d'un monologue plaintif et
sans fin, leurs échecs, leur souffrance, leur manque d'intérêt à vivre. Il leur faut
s'expliquer longuement, comme si personne ne pouvait les comprendre, peu at-
tentifs aux réactions d'ennui qu'ils risquent de provoquer par cet envahissement
verbal. Ils sont à la fois déprimés et agressifs, collés sans possibilité de dégage-
ment à leurs plaintes revendicatrices qui les laissent insatisfaits et répétitifs.
Quand une ponctuation me permet de proposer le passage au jeu, leur pensée
brusquement s'évanouit : « C'est pas possible », « Il ne me vient aucune idée »,
« Je ne vois vraiment pas comment jouer ça ». Faire revivre dans le jeu les par-
tenaires mis en cause dans le discours les panique, comme si une vision fantas-
Interprétation et psychodrame 71

matique de violence, de combat, de reddition sans merci les envahissait. « Je ne


vais pas savoir répondre » (Pierre), « J'ai peur de ne pas m'y retrouver » (Ber-
tha), « Il faut se jeter à l'eau » (Jane).
Cette différence entre le récit relativement facile mais stérile et le jeu qui leur
paraît impossible semble répéter, dans une certaine mesure, ce qu'ils décrivent de
leur vie : seuls, ils ruminent et s'ennuient ; avec les autres, ils craignent l'attaque
et l'échec. Ils se protègent par le retrait, mais leur retraite est insupportable. Rien
ni personne ne peut les sortir de cette immobilité volcanique et désertique.
Tout ce que nous savons sur la compulsion de répétition, la réaction théra-
peutique négative, la pulsion de mort me revenait bien sûr à l'esprit, et m'est
revenu bien souvent par la suite, mais mon souci présent était de maintenir la vie
et une petite espérance. Je me gardais donc de précipiter les choses et j'ai dit :
« Nous avons tout notre temps, vous jouerez quand vous en aurez envie. »
C'était, me semble-t-il, une certaine façon d'interpréter la précipitation et le re-
trait pulsionnels qui se cachaient derrière leur panique, et donner au temps (que
représentait-il au juste ?) une fonction d'attente partagée. Forme interprétative
peu élaborée mais qui offrait la possibilité d'attendre et de nous mettre en état
d'attention réciproque.
La réaction thérapeutique négative à mon égard était bien sûr présente à
travers leur refus de jouer, qui rendait le dispositif psychodramatique inutili-
sable, mais je m'interrogeais plutôt sur ce qui, de la crainte « des autres » dont
je faisais partie, restait indicible et dont il fallait se défendre de façon si muti-
lante. J'avais besoin moi-même de comprendre.
Le dispositif psychodramatique a servi ici de soutien à l'attente, et pour eux
et pour moi. Il leur a permis en effet de jouer pour ainsi dire en seconde main, en
regardant le jeu des autres, et surtout en acceptant sans trop de réticences de
jouer comme partenaires, ce qui n'était pas sans les troubler. Pierre signala sa
surprise teintée d'un certain mépris que l'on puisse parler publiquement de sen-
timents intimes. Bertha s'étonna que d'autres puissent éprouver les mêmes
angoisses qu'elle, Jane argumenta...
A travers le jeu des autres et le style du travail psychodramatique, ils ont
lentement commencé à apprivoiser cette évidence, qui leur est si étrangère, que
dans toute manifestation psychique, quel que soit le rôle joué, l'appréciation
donnée, on parle de soi. Pour eux, qui cherchent avec avidité des causes destruc-
trices dans un monde extérieur malintentionné, c'est devoir rencontrer l'ambiva-
lence du monde interne, prise de conscience qui leur est particulièrement difficile.
Pour faciliter cette approche, quand le contexte s'y prête, il m'arrive de deman-
der à celui qui est en train de réagir au jeu d'un autre ce qu'il pense dire aussi de
lui-même. La surprise est toujours grande.
Un jour, je ne sais plus exactement comment, ils prirent l'initiative du jeu.
72 Ophélia Avron

Je sais que pour Pierre et surtout pour Bertha ce fut après de nombreux mois.
J'en fus contente, bien sûr, mais d'autres difficultés apparurent aussitôt : celles
de la répétition thématique.

LA REPETITION THEMATIQUE

Leurs jeux mirent immédiatement en scène ces « autres » du monde exté-


rieur, injustes, incompréhensifs, arbitraires, à la limite du sadisme.
Les thèmes proposés pourraient être résumés sommairement par leur domi-
nante persécutive. Mon expérience psychanalytique n'avait guère de difficulté à ce
repérage, mais ma compréhension se heurtait à leur incompréhension farouche.
Les partenaires mis en scène étaient pour eux vraiment injustes, leurs remarques
réellement blessantes, l'incompréhension de leur entourage incompréhensible et
les attaques répétées toujours inattendues. Tant d'années d'analyse n'avaient pas
entamé ce noyau dur, alors qu'ils semblaient aborder beaucoup plus facilement, et
peut-être trop facilement, les situations oedipiennes (en tant que partenaires des
jeux des autres participants, il est vrai). Qu'est-ce qui résistait là avec tant
d'âpreté ? Comment intervenir ? Inutile de dire que souligner l'aspect persécutifet
les renvoyer à leur propre attitude provocatrice n'aurait représenté à ce moment-là
qu'une blessure narcissique supplémentaire bien peu favorable à l'analyse.
Autre constatation surprenante, si le scénario persécutif du monde extérieur
restait figé, les associations par contre étaient faciles et rapides pour retrouver
dans l'histoire familiale, un père tyrannique ou une mère folle et débordée. Mais
ces associations gardaient quelque chose d'inhumain, terrifiant, inaccessible au
changement. A la limite, la psychanalyse leur servait de point d'appui pour re-
monter le fil rouge accusateur qui trouverait les premiers fautifs, les destructeurs
de leur vie psychique. Ceci me semble important à souligner.
Le persécuteur est moins vécu comme un séducteur que comme un destruc-
teur de la vie psychique. Le sentiment de précarité interne et la menace d'inexis-
tence venue de l'extérieur est chez eux une constante. Ce double mouvement peut
bien entendu servir de défense pour nier la conflictualité oedipienne toujours pré-
sente, mais celle-ci ne peut pas être réellement élaborée tant que n'est pas réveillé
l'intérêt pour leur propre fonctionnement psychique. C'est comme s'il leur fallait
retrouver une certaine amitié avec eux-mêmes pour courir le risque de l'amour
avec les autres. En attendant, leur attente destructrice compromet toute relation.
Le transfert avec les psychanalystes précédents s'est probablement fixé sur ce
mode. Quelques plaintes faites à leur sujet le laissaient entendre : ils n'ont pas été
capables de les aider, Bertha est même prête à penser qu'elle a été « endommagée »
Interprétation et psychodrame 13

par certaines interventions, qui voulaient lui faire accepter la banalité triste de la
vie plutôt que de lui apporter de nouvelles possibilités d'expression d'elle-même...
En même temps que la plainte persécutive devenait persécutante et lassante
de se répéter à travers les thèmes proposés, une autre particularité forte et fugace
insistait. Au moment d'organiser le jeu, ces patients se tournaient vers moi, le re-
gard perdu, suppliant, offert, accompagné ou non de : « Je ne vois vraiment pas
comment jouer ça » ou « Je voudrais bien jouer mais je n'ai pas d'idées ». Je
l'entendais autant comme un brouillage intrapsychique qui faisait appel à mon
soutien que comme une sollicitation ambiguë à ma toute-puissance magique.
C'est dans ce mouvement contre-transférentiel que j'ai pu percevoir et élabo-
rer pour moi ce que la théorie nous enseigne, que l'autre face défensive de la persé-
cution, c'est l'idéalisation. Cela m'a ouvert la possibilité de conflictualiser cette
double position défensive, et de remettre ainsi ma pensée et la leur en mouvement.
Cette demande implicite de soutien qui renvoie sans doute à la faible orga-
nisation de leur moi, non seulement les rend dépendants par rapport à ceux
qu'ils se représentent imaginairement comme tout-puissants, mais elle est aussi
utilisée de façon défensive pour immobiliser la relation. Cette passivité insistante
s'avère en effet très provocante. On est tenté soit au ferme renvoi à leurs propres
désirs assumés quand l'appel se fait agressif, soit à une réponse d'aide, au mieux
« contenante » quand la défense primaire se profile en arrière-fond.
Je pense avoir vogué comme j'ai pu entre ces deux attitudes, prenant parfois
de la distance et soutenant activement à d'autres moments la mise en forme scé-
nique. Le jeu terminé, le « supposé savoir » si vivement sollicité est informé qu'il
n'a rien apporté de nouveau, qu'ils en sont toujours au même point. L'idéalisation
montre alors clairement son cousinage avec la persécution, mais il faut entendre
aussi qu'elle leur a fait espérer l'existence d'un bon objet à connaître et à aimer...
Ce qui a continué à m'intriguer et à retenir mon observation, c'est que la
thématique de l'idéalisation, si sensible dans leur conduite, ne faisait jamais
l'objet de propositions de jeu, comme si elle avait été violemment recouverte par
l'attaque persécutive. J'ai alors fait la vague hypothèse que la thématique de
l'idéalisation n'était pas tant clivée ou refoulée qu'enterrée vivante, et qu'il fallait
la présence sensible d'un autre vivant pour la réanimer.

L'APPROCHE DE L'IDEALISATION

Dans un premier temps, cette idée m'a laissée attentive à saisir les occasions de
dégager l'idéalisation plutôt qu'à faire des élaborations précises. Il m'arrivait par-
fois de prendre au mot la métaphore. Je me souviens ainsi d'un jeu de Jane. Une
74 Ophélia Avron

fois de plus, elle était déçue par l'ingratitude d'amis à qui elle avait beaucoup
donné. Elle dit : « Je suis tombée de haut. » Je reprends : « Qu'est-ce qui vous avait
donc fait monter si haut ? » Et je soutiens fermement l'effet de surprise, pour exa-
miner avec elle la « hauteur » vertigineuse de son attente faite d'absolu, de perfec-
tion, d'amour attentif et sans faille. Le jeu qui suivit n'était pas en grand décalage
avec les thèmes précédents : elle a douze ans, son père dont elle attend en vain l'in-
térêt ne l'écoute pas. Cependant, elle joue avec moins de distance hargneuse, et au
cours de l'échange qui suit, certains participants et moi-même pouvons lier la dé-
ception persécutive à l'incommensurable de l'attente. Ainsi, lorsque l'occasion se
présentait, je prenais les phrases métaphoriques au pied de la lettre ou je retournais
la plainte : « Qu'auriez-vous alors désiré ? »
Cela a permis des jeux basés sur l'imaginaire car, tout autant que le désir pul-
sionnel insatisfait, l'imaginaire est source de souffrances et de défenses, quand la
faille de l'image narcissique toute-puissante est vécue comme le désastre inassu-
mable de la relativité. Dans mon idée, l'essentiel pour le moment, était de les aider
à quitter la vision monolithique et immobile d'un persécuteur externe pour les inté-
resser à la richesse inventive de leurs attentes et même de leurs souffrances.
Un autre moment qui m'a semblé important, mais encore plus difficile à
atteindre, c'est la mise au jour de l'idéalité liée non seulement aux imagos paren-
tales mais à leur propre image idéalisée, à l'enfant merveilleux qui a sombré avec
la perte de la toute-puissance parentale.
« Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué », dit une petite fille dans la pièce de
théâtre de Howard Butten. Chez ces patients, c'est l'enfant omnipotent qui est
moribond, enseveli sous la honte. Pour eux, en effet, la seule idée de montrer le
caractère enfantin de leurs rêves narcissiques est ressentie comme une blessure,
eux qui, enfants, se voulaient déjà des adultes. C'est Bertha qui me l'a fait
entendre. Un jour, elle faisait allusion à l'enfant précoce qu'elle avait été et qui
amusait tellement bien la famille que sa mère (qui est la source de toutes ses
plaintes d'aujourd'hui) avait relevé sur un cahier tous ses mots d'enfant. Je l'in-
vite alors à faire revivre les rêves de cette petite fille admirée. Elle se récrie :
« C'est complètement grotesque, débile... C'est des contes de fée... » Elle rap-
porte cependant, en la moquant, l'image de petite princesse abandonnée et trou-
vée qu'elle a pendant longtemps imaginé être... En écho, pendant la discussion
qui a suivi, Jane a rapporté son identification à l'héroïque Jeanne d'Arc sauvant
son peuple. Elle ajoute : « C'est lamentable d'en être encore là, il n'y a plus qu'à
se flinguer. »
Et c'est pourtant en mettant en scène ces images narcissiques, omnipotentes
et blessées qu'un peu d'humour et de tendresse leur revient. Cela permet à ces
patients de réinvestir en partie leur fonctionnement psychique et de prendre
conscience du brutal renversement défensif de leurs sentiments.
Interprétation et psychodrame 75

Pierre, qui n'ose pas parler en public, rêve en secret qu'il est le grand ora-
teur du siècle qui harangue et enthousiasme les foules. Lui aussi, enfant précoce
et bavard, devint, dit-on, taciturne quand un petit frère le détrôna. Cette scène
jouée, du « dé-trônement », de la désinvestiture, le laissa sans voix, mais cette
fois par une émotion qui parlait trop fort en lui. Il me rappela cette scène à l'en-
tretien de fin d'année. Lui, au langage si châtié, ajouta en guise de compliment :
« C'était rigolo de vous voir si attentive à toutes nos conneries, mais je me
demande ce que vous en pensez vraiment. »
Cette période, sans créer des transformations radicales, a permis une ré-ani-
mation et un certain assouplissement de la pensée. L'approche du bon objet, à
travers son idéalisation, a affirmé son existence, même si le renversement persé-
cutif continuait à entrer rapidement en action. Cela permettait de dégager avec
eux comment leur objet idéalisé se transformait en objet persécutif à la moindre
déception, les renvoyant à ce sentiment d'inexistence si angoissant. A travers
cette attention partagée, le plus important était, me semble-t-il, de leur permettre
enfin une curiosité bienveillante pour leur propre fonctionnement interne.
De mon côté, la difficulté même de ce travail thérapeutique a amené beaucoup
de perplexité et d'interrogations. Des amorces de réflexions théoriques ont accom-
pagné mes réactions contre-transférentielles, et soutenu mes intuitions scéniques.
Chez ces patients, la conflictualité oedipienne, très présente, se trouve comme
engluée dans un noyau mélancolique difficile à atteindre. Chez Jane et Pierre, il se
trouve recouvert par des manifestations de type obsessionnel, et chez Bertha par
des réactions de type phobique. La conflictualité oedipienne, manifestement tra-
vaillée au cours de la précédente analyse, est présentée ou acceptée avec un excès de
tranquillité. C'est en particulier le cas de Jane, experte en théorie. Les explications
de la dramaturgie oedipienne sont pertinentes mais ne les touchent pas vraiment,
alors que la moindre atteinte narcissique les révolutionne.
A partir de ces constatations, les textes de Freud et de Melanie Klein sur le
deuil et la mélancolie me sont revenus à l'esprit : « Les auto-reproches, dit
Freud, sont reproches contre un objet d'amour, qui sont basculés de celui-ci sur
le moi propre. »1 L'hostilité qui concerne l'objet reste alors méconnue, seul le
moi est pris à partie. On connaît la phrase fameuse : « L'ombre de l'objet tombe
sur le moi », et seul le moi se trouve attaqué de façon substitutivejusqu'à provo-
quer « une angoisse d'appauvrissement ». Cette angoisse d'appauvrissement
pouvait me faire comprendre le peu d'intérêt de ces patients pour leur fonc-
tionnement psychique, obstacle alors le plus évident au niveau de l'approche cli-
nique. Mais chez eux auto-reproches et reproches vis-à-vis de l'objet voisinent,

1. Freud, Deuil et mélancolie, dans OEuvres complètes, t. XIII, PUF, 1988, p. 266-267.
76 Ophélia Avron

sans qu'ils les relient. De plus reproches et auto-reproches ont toujours une
tonalité d'injustice et d'écrasement. « Quoi que je fasse, ils méjugent comme une
tarée » (Jane). « Je m'en veux d'être aussi nul » (Pierre), « Je suis une handica-
pée affective » (Bertha). J'ai remarqué que les auto-reproches apparaissent
plutôt en cours de récit et les reproches en cours de jeu, comme si le fait de se re-
trouver face au partenaire potentiel de l'amour et de la déception, et de réinvestir
avec lui un échange dialogué remettait en activité la plainte accusatrice. Le style
même de sollicitation et de reproche que laisse entendre la plainte indique le lien
archaïque à l'objet narcissique. Le sentiment d'injustice, en effet, l'emporte sur la
culpabilité, et la revendication haineuse rend le sujet totalement oublieux des
sentiments de son partenaire. En fait, il ne peut intégrer ni les reproches adressés
à l'objet tout-puissant en train de chuter, ni sa propre image en miroir désidéa-
lisée. Il se sent alors attaqué sans merci de l'extérieur, et anéanti de l'intérieur.
Le renversement persécutif de cette idéalisation en miroir et ses effets de des-
truction et d'appauvrissement internes m'ont rendue plus attentive aux textes de
Melanie Klein. La dépression est « une mélancolie in statu nascendi » écrit-elle.
Situant, comme on sait, ses réflexions dans la double perspective de l'évolution
génétique et du conflit structural originel des pulsions de vie et des pulsions de
mort, elle considère que l'amour et la haine sont présents et conflictualisés d'em-
blée. Le moi encore incertain a de la difficulté à gérer ces mouvements internes
relativement isolés et informes tant que ne s'est pas dégagée la figure humaine et
ambivalente de l'objet total indépendant. La violence haineuse pourra alors se
mettre au service du retour actif de l' « objet de nostalgie » imaginairement en-
dommagé en accentuant le désir de sa réparation.
Rapprochée des cas que j'ai suivis, cette vision souligne à quel point, chez
eux, l'internalisation du bon objet reste fragile, et prégnante « la peur d'être per-
sécuté par des objets terrifiants ».
Ce qui m'a surtout intéressée dans cette conception, c'est de rappeler que si
l'idéalisation est une réaction défensive excessive pour se protéger des effets des-
tructeurs de la haine, elle plonge cependant ses racines dans l'amour pour l'objet
tout-puissant, même si celui-ci est encore admiré narcissiquement. Il ne faut pas
craindre de s'appuyer sur cette force dynamique à certains moments. « L'idéalisa-
tion constitue un processus essentiel de la pensée du jeune enfant, car il ne possède
pas encore d'autres moyens pour lutter contre sa peur de la persécution », mais ceci
jusqu'à un certain point, parce que la toute-puissance qui marque l'idéalisation
« est si intimement liée dans l'inconscient aux tendances sadiques... (que l'enfant) a
l'impression que ses tendances sadiques peuvent sans peine avoir raison de lui »1.

1. Ibid., p. 346 et 348.


Interprétation et psychodrame 77

Cette vision ferait comprendre mes tâtonnements interprétatifs liés au désir


de remettre en vie les mouvements d'une expression narcissique et objectale po-
sitive, cela ne manque sans doute pas de réveiller de part et d'autre des résis-
tances si « le moi sait inconsciemment que la haine est en lui aussi bien que
l'amour, et que la haine peut à tout moment l'emporter »1.
Si je rappelle ces textes de Freud et de Melanie Klein, c'est pour montrer com-
ment ils reviennent et sont réintégrés au moment des incertitudes. Ils éclairent sou-
vent la résistance la plus opérante et aident le thérapeute à inventer son interpréta-
tion, alors même que la vision de la structure d'ensemble continue à lui échapper.
Cela m'a permis en particulier de maintenir mon attention sur ce système d'appau-
vrissement et de retournement affectif si difficile à comprendre et à supporter. Chez
ces patients, la déliaison par renversement peut se faire à tout moment, de façon
brutale et radicale, l'expression de la déception haineuse agissant comme un trau-
matisme non intégrable. Je ne sais si on a insisté sur cet aspect, mais j'ai pu consta-
ter que la déception la plus intolérable, la plus honteuse est pour eux celle de l'humi-
liation. Ils sont furieux d'être traités comme des enfants, même si tout leur
comportement sollicite cette remarque. Cherchant à approfondir cet aspect, il
m'est apparu qu'ils ont cherché, enfant, à rivaliser avec l'adulte, et que des parents,
eux-mêmes narcissiques, se sont prêtés un temps au jeu d'une stimulation narcis-
sique excessive. Pierre, Jane et Bertha ont été des enfants dits « précoces », désirant
partager en adulte le monde parental. Ils estiment que les reproches ou les mises à
l'écart relativement banales dont ils ont été l'objet représentent des injustices mons-
trueuses, inconsolables. Ce refus omnipotent de toute contrainte castratrice com-
promet gravement l'approche oedipienne avec le risque d'un renoncement dras-
tique de l'approche amoureuse (Pierre), une fuite maniaque dans l'inaccessible de
l'idéalité (Jane), ou l'inintérêt à vivre dans un monde réduit et réducteur (Bertha).
Quoi qu'il en soit, j'ai réalisé après coup que c'était bien cette ré-intrication
et cette re-conflictualisation vitale de l'amour et de la haine que j'avais cherchées
empiriquement, en réveillant « la nostalgie d'amour », fut-ce à travers l'excès de
l'idéalisation.
A long terme, ce travail précaire a cependant facilité une approche oedi-
pienne plus assouplie. L'aspect persécutif atténué a laissé plus clairement la
place au désir libidinal et à la culpabilité. Le moi renarcissisé a pu dériver de la
libido vers de nouveaux intérêts. Pierre, le précautionneux, ne s'est pas aventuré
très loin, mais il a réinvesti de façon inattendue et joyeuse sa vie sexuelle avec sa
femme. L'extrême sensibilité de Jane a dérivé vers des activités artistiques. Et
Bertha cherche encore, mais avec courage, quoi faire de sa vie...

1. Melanie Klein, Contribution à l'étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs,dans Es-


sais de psychanalyse, Payot, 1972, p. 320.
78 Ophélia Avron

L'ATTITUDE INTERPRETATIVE

J'ai conscience d'avoir davantage montré au cours de ce travail thérapeu-


tique en groupe une attitude et des actions interprétatives plutôt que des inter-
prétations précises. Par rapport aux cas présentés, et peut-être par rapport à
toute activité thérapeutique en groupe, c'est un mode d'approche clinique qui
accentue à mon sens les effets de présence. Que faut-il entendre par effet de pré-
sence ? C'est une notion bien difficile à définir malgré son apparente évidence.
Nous savons bien qu'aucune thérapie ne peut se faire « in absentia ou in effi-
gie », même et surtout si notre objectif est d'explorer les effigies imagoïques en
recherche de réincarnation. L'expérience du transfert nous apprend à quel point
notre présence est nécessaire pour permettre les projections et les tromperies de
l'inconscient quant à ses véritables destinataires. Mais sans qu'on ait à le dire, la
présence du psychanalyste assure en même temps une orientation réciproque,
une mobilisation de l'attention, une situation d'attente, sans lesquelles une
exploration psychique ne serait pas possible. L'analyse de ces différents aspects
demanderait à elle seule de longs développements. En groupe, la présence active
de tous réanime ces potentialités de l'incarnation et renforce les scénarisations
psychiques.
Dans la cure classique le patient qui n'a plus les pieds sur terre dans tous les
sens du terme peut, entre les silences et les paroles du psychanalyste, laisser dériver
ses investissements pulsionnels sur une présence qui, par sa discrétion même, ren-
force l'imaginaire. Cela facilite un fonctionnement psychique en étroit contact avec
les forces de la nuit et avec ses scénarisations intimes. La situation de groupe perd
en partie ces vertus de l'intériorité liées au besoin de remplir l'absence et d'y retrou-
ver ses visages connus. Elle en accentue par contre d'autres qui sont davantage
liées à la force et à la précarité de la présence car toute présence, en effet, comporte
cette capacité spontanée et pluri-dimensionnelle d'orientation et d'attention,
appui de l'interpulsionnalité et du sentiment d'exister.
Tout en me méfiant des causalités simplistes, il m'a semblé que les patients
dont j'ai parlé ont plus souffert des aléas de la présence que de l'absence. Tout se
passe pour eux comme si une orientation et un investissement précoces sur l'en-
tourage, peut-être renforcés par l'entourage lui-même, les avaient comme tirés
hors d'eux-mêmes et mis en état de dépendance extrême. Un désintérêt inat-
tendu, parfois banal venant de la part de leurs créatures idéalisées, les laisse sans
ressource, avec une faible capacité de retour sur eux-mêmes. Leurs sentiments
haineux de déception pourraient alors devenir la marque, j'oserai dire positive,
de leur vitalité psychique menacée, mais il apparaît qu'en fin de compte ils ne les
intériorisent pas vraiment. C'est bien pourquoi ils doivent tant les répéter. Là
Interprétation et psychodrame 79

encore c'est aux autres qu'ils abandonnent la toute-puissance de la haine. L'as-


pect projectif est loin d'être négligeable au cours de ces processus d'appauvrisse-
ment du moi, mais avant de pouvoir les analyser comme tels, il faut que ces pa-
tients aient pu retrouver le goût pour les dosages multiformes de l'amour et de la
haine. Il leur faut apprendre qu'ils sont les partenaires actifs, inventifs, intéressés
de ces processus.
J'ai essayé tout au long de cet exposé de montrer la nécessité et la difficulté de
favoriser chez eux une curiosité bienveillante à leur endroit. Pour cela il n'y a bien
entendu pas de méthode interprétative toute prête. Le psychodramatiste, comme
dans toute cure, écoute ce qui est dit et ce qui opère en silence ainsi que ce qui fait
toujours appel par rapport aux organisations oedipiennes, mais en cours de travail
en groupe il actualise plus nettement le contact psychique avec les participants. Ce
n'est pas, comme on pourrait le penser superficiellement une provocation au pas-
sage à l'acte, c'est même peut-être le contraire. La situation de groupe permet en
effet d'attendre que l'initiative de la parole et du jeu trouve son tempo pour chacun.
Les trois patients décrits sont restés longtemps en retrait, mais attentifs à ce qui se
disait et se faisait. La frustration est loin d'être absente de ce mode d'approche. La
plus sensible pour eux c'est justement d'avoir à tolérer le partage, la lenteur des
processus de dévoilement, la limitation du thérapeute, qui manifestement ne peut
élaborer l'opacité psychique qu'à travers des reprises, des angles d'approche diffé-
rents, des changements de niveau et s'appuyer sur la participation de chacun. Le
désappointement est parfois manifeste : « C'est toujours la même chose »... « ce
n'est que cela ». Il leur arrive de soupçonner que le psychodramatistegarde par-de-
vers lui des interprétations fulgurantes qui apporteraient un changement radical.
C'est dans l'actualisation de ces effets de présence réciproques que l'attention vers
soi opère à partir de l'autre et que l'attention à l'autre s'organise à travers soi. Jane
nous l'a dit un jour à sa façon : « Maintenantje peux regarder en même temps ce
qui se passe chez moi et chez l'autre. C'est moins stressant. »
Est resté en filigrane le soutien interprétatif représenté par les réflexions de
tous les participants et par l'utilisation scénique du jeu. Un groupe en inter-
action représente une sorte de terreau pulsionnel collectif qui permet ou non cer-
tains jeux, leur amplification fantasmatique, leur action défensive ou compréhen-
sive. Tout en focalisant le travail analytique sur chaque jeu individuel je reste
très attentive à ces mouvements de fond et à ce qui est articulable avec les réac-
tions de chacun. Quant à la dynamique du jeu, elle permet de mettre en situation
des scénarios qui ont des accentuations différentes pour les uns et les autres,
mais que chacun reconnaît obscurément, qu'il s'agisse des conflictualistés oedi-
piennes ou de la recherche d'une confirmation existentielle.
Dans cette situation de jeu psychodramatique il me semble que, plus que
dans la cure individuelle, la pensée et les formulations de l'analyste sont soute-
80 Ophélia Avron

nues par des analogies inattendues, qui donnent du « corps » à la compréhen-


sion des mouvements pulsionnels. La pensée en train de saisir l'évolution d'un
scénario fantasmatique se rapproche facilement d'images représentant d'autres
organisations dynamiques. Cette pensée scénique analogique n'est bien sûr thé-
rapeutique que mise au service de la pensée préconsciente des patients. Il est pos-
sible aussi que des dérapages soient facilités au cours de ces moments régressifs
moins bien gardés des sollicitations pulsionnelles directes.
Si le psychodramatiste doit rester attentif et prudent, il importe pourtant
qu'il reste accessible à ces effets créatifs de l'incarnation, qui permettent parfois
de donner forme à l'inimaginable des processus inconscients.
Faut-il ajouter, pour terminer, que mon propre investissement du jeu, né-
cessaire pour stimuler celui des participants, se soutient d'une capacité régressive
et narcissique suffisante pour que je trouve du plaisir et de la gravité à participer
au jeu de la vie.
Ophélia Avron
10, rue Claude-Matrat
92130 Issy-les-Moulineaux
Note sur l'interprétation
dans le psychodrame psychanalytique individuel
de l'adolescent psychotique

Simone DECOBERT

Même si l'on ne superpose pas exactement l'interprétation en analyse clas-


sique et l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique, l'acte visé dans
chaque cas reste celui de dégager le sens caché de vécus, d'attitudes, de fan-
tasmes, de réactions comportementales, aux conséquences mal tolérées de l'en-
tourage et douloureuses pour le sujet. La signification découverte, mais surtout
le partage du sens entre le sujet et les diverses personnes présentes lors d'une
séance groupale sont très importants et dynamisants, en ce qu'ils replacent l'évo-
lution individuelle dans une mouvance collective, originairement familiale.
En 1970, lors du XXXe Congrès des Langues romanes, j'avais soutenu une
thèse selon laquelle l'interprétation serait le fondement propre du fonc-
tionnement psychique lui-même, confronté dès son existence à des données para-
doxales [5]. Celles-ci rendent incontournable une contrainte permanente à l'in-
terprétation inconsciente des données vitales pour opposer, mais aussi pour
utiliser d'emblée, les conflits de la pulsion avec les liens d'établissement de dé-
pendance. Ceci se lit facilement dans le conflit à la rencontre de l'évolution des
échanges corporels avec l'évolution des échanges symboliques mère-enfant.
Cette idée de contrainte à l'interprétation est liée, pour moi, à la concep-
tion chez S. Freud d'un irreprésentable fondamental poussant à la représenta-
tion et à l'exigeant, telle qu'elle apparaît dans ses oeuvres entre 1920
et 1930 [7a et b].
Mon travail de 1970 consistait à montrer dans quelle mesure la contrainte à
l'interprétation peut être le fondement métapsychologique du Moi, rejoignant
son besoin de représentation et l'utilisant. Réciproquement le fonctionnement du
Moi doit devenir, en lui-même, une interprétation qui assure la régulation de la
Rev.franç. Psychanal., 1/1993
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contrainte à interpréter, les failles de celle-ci conduisant à des solutions qui peu-
vent être de l'ordre du délire et de la psychose.
Cette contrainte à interpréter pourrait aussi être schématisée en tant
qu'étude du fonctionnement et des limites de la représentation, puis de la sym-
bolisation, si l'on admet que celle-ci tisse un réseau de sens et de signes entre les
représentations.
Dès le début de son oeuvre, S. Freud envisageait déjà le sort du négatif, soit
par l'impossibilité de représentation de l'archaïsme non verbal, soit en raison de
l'aspect quantitatif des effets traumatiques liés à la pulsion. Ailleurs et dans les
années qui suivent, l'irreprésenté est en quelque sorte l'image virtuelle de la re-
présentation, située ailleurs dans le moi, inaccessible pour le sujet, mais active.
Sans doute cette activité, conduira plus tard à la théorie d'une non-représenta-
tion fondamentale et incontournable, aspirant à la représentation [6b].
Je retiendrai à ce propos de ce qu'écrit J. Guillaumin [9] : « L'irrepré-
sentable c'est le noeud en bande de Moebius du transfert double de son contre-
transfert, et vice versa, où l'un n'est jamais à l'abri d'être altéré par l'autre, et
l'autre par l'un, et où l'un et l'autre doivent enfin, dessaisis ensemble, recourir en
tâtonnant au tiers arbitrage du réel. »
Dans les exemples brièvement cités, il s'agira toujours de patients ayant
l'expérience de risques au niveau de la survie psychique au travers d'un objet
perçu comme menaçant en retirant sa présence, son amour, et en négligeant l'af-
fect de douleur et de peur insurmontables, devenus la coloration de la relation et
de la vie de l'enfant.
Selon la pensée psychanalytique d'alors, le Congrès de 1970 [1] situait les
fondements de la nécessité et de la possibilité de l'interprétation à l'intérieur de
l'inévitable déroulement de la relation libidinale mère-enfant. J'aimerais person-
nellement aujourd'hui ajouter la dimension groupale familiale de cette relation
libidinale mère-enfant au travers de la fantasmatique du monde Imaginatif et so-
cial de la mère, source des prémisses de la figurabilité, régulateur du fonc-
tionnement originaire et des limitations de la nécessité de la représentation.
Les adolescents psychotiques ou border Une adressés au psychodrame frap-
pent par les fausses routes et les blocages de la contrainte naturelle à l'interpréta-
tion, qui n'est même plus efficace dans leurs rêves où elle devrait organiser les restes
diurnes et les excitations nocturnes. Lorsqu'elle y parvient, ce n'est qu'en les défi-
gurant par rapport aux désirs infantiles inconscients et en renonçant à toute maî-
trise de la pensée éveillée comme à toute pensée de l'impensable incestueux.
Les thèmes sont alors marqués par l'indifférenciation des sexes, l'indifféren-
ciation des générations, l'adhésivité, que précisément le psychodrame permet de
travailler à partir des impossibilités de la représentation des liens. Ces liens sont
attaqués pour empêcher les figurations qui conduiraient à la représentation et
Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel 83

remplacés par des réponses sous forme d'agir ou de somatisation. Le psycho-


drame rend supportable le fait que les thérapeutes acteurs représentent, verbali-
sent leur fonction de représentation et montrent le plaisir de fonctionnement
éprouvé dans leur activité de penser ou dans le vécu et l'échange d'affects accom-
pagnant la représentation et la pensée. Par exemple, le jeu rend supportable que
le matériel apporté mette directement les psychodramatistes au contact des effets
que le sujet ne peut décrire de la haine primaire, violente, destructrice des liens
entre les objets ou des liens entre les pensées. Ceci ne peut être représenté dans le
psychisme du patient que dans ce que lui apporte le transfert ou son mode rela-
tionnel habituel, ici dans le jeu où il est non dangereux, ou bien ailleurs, où il lui
cause des souffrances.
Le vécu collectif de la séance modifie l'effet de cette haine. L'appareil à pen-
ser les pensées, tel que le décrit W. R. Bion [3], tente de réunir les éléments alpha
constitutifs de la pensée, mais dispersés au milieu d'attaques contre les liens. Ce
qui est efficient, c'est que certaines attaques concernent le psychisme propre du
sujet, mais aussi le psychisme des analystes du psychodrame, sous la forme de
« l'effort pour rendre l'autre fou » décrit par H. Searles [14]. Le psychodrame
peut matérialiser et verbaliser la peur de la chute, la peur du vidage, la peur de
retomber dans l'objet, les trous de l'enveloppe psychique, le vécu de la perte à
propos duquel C. et S. Botella ont montré qu'il n'y a pas de perte de l'objet sans
perte de la représentation de l'objet. Le psychodrame peut « dramatiser » le rap-
pel que l'expérience de l'objet-mauvais a été faite, qu'elle a laissé ses traces et
pollué la signification des apports de l'autre. Si elle a introduit le vécu du négatif
caractéristique du rapport avec l'objet mauvais, le psychodrame est d'emblée in-
vité au travail sur le négatif qu'il rend à la fois légitime mais dynamisable et qu'il
sort de la destructivité [2].
En 1992, D. Anzieu — qui est un grand psychanalyste mais aussi un grand
psychodramaticien dans la pratique et dans la théorisation — propose une dis-
tinction très utile à l'application au psychodrame entre le retournement et le ren-
versement (le psychodrame utilise fréquemment la technique du retournement
des rôles et des scènes. Par exemple, le patient jouera deux fois la même scène en
essayant d'assumer successivement le rôle du fils devant le père, puis le rôle du
père et découvrira ce qu'il ne peut précisément assumer). Je relève ce passage
pour montrer comment la modification de la disposition technique perçue par le
sujet entre dans la construction du vécu de la contrainte à interpréter.
Le retournement peut être créateur, alors que le renversement peut être un
procédé pervers propre au négatif (« renverser le penser, ce qui tient debout, ce
qui a du sens ») ; ceci s'accorde avec le processus de défense décrit par
Freud [6a] dans « Pulsions et destins des pulsions », d'après l'auteur.
Dans l'optique d'une contrainte à l'interprétation qui permet le maintien de
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« L'élan intégratif du Moi », le psychodrame explorera le retournement sur la


personne propre autant que le renversement d'une pulsion en son contraire. La
présence de plusieurs thérapeutes acteurs permet de donner une figurabilité com-
mentée aux paires contrastées, à l'opposition contenu manifeste - contenu latent,
au transfert positif et au transfert négatif, à l'idéal du moi et au surmoi... joués
dans le même temps d'une scène. Se reconstruire par ce type de représentation
conduira le patient J. B... (psychotique) à inventer la solution qu'il propose
comme un thème parfaitement figurable au psychodrame = l'ubiquité. Ce
thème (être présent à la fois à Paris et en même temps dans le Sud) est sans
étrangeté pour lui. Il fait suite à un travail sur sa fonction dans le groupe familial
= son rôle de remplacement et de représentation de jumeaux mort-nés dont le
deuil n'a jamais été fait. Il matérialise par ailleurs l'espoir de survie psychique
dans le droit de vivre seul (au sud) n'excluant pas le droit de continuer à appar-
tenir à un groupe familial (à Paris) bref dans le droit de reconnaître l'existence
de ses pulsions et de son inconscient et de les imposer à sa famille.

En ce qui concerne la technique et la théorisation de l'interprétation, ce


qu'il faut souligner comme caractéristique du psychodrame, c'est que le déroule-
ment même du jeu construit à partir des données du patient est en lui-même une
interprétation, une remise en route de la « contrainte à interpréter juste » grâce
à la reprise de « la contrainte à la représentation ». La dramatisation n'est pas
vécue comme une péjoration, mais comme une médiation, puis comme une re-
construction autorisée, comme un partage du fonctionnement de la représenta-
tion, de la pensée, du vécu affective. Au sein des identifications et des contre-
identifications, les variations et avatars ne détruisent personne ni aucun lien,
ainsi que le patient peut le constater à chaque fin de séance et à chaque reprise
de séance nouvelle découvrant l'inutilité d'immobiliser son énergie psychique à
empêcher son fonctionnement.
Cette évolution est l'objet d'un long travail intérieur, car lutter contre la
pseudo-cohérence du sujet psychotique, avec la « solution » qu'elle lui apporte,
lutter contre la fonction protectrice de ses stéréotypes, de ses néologismes, de ses
dénégations, c'est en même temps porter atteinte à l'équilibre familial faussé,
mais qu'il protège pour le faire survivre. Les parents de J. B... renforcent ce sys-
tème en répétant à leur fils leur préférence à considérer son état comme preuve
qu'il est touché du doigt de Dieu et vénérable dans son comportement en tant
que tel. Peut-il vraiment accepter que le psychodrame représente autrement le
système familial ?
Devant cet effort quasi impossible d'opposition, le jeune psychotique se
contentera longtemps d'entendre l'interprétation sous-tendant le jeu. Il lit chez
les autres, puis il vit pour lui-même la décharge cathartique d'une émotion ap-
Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel 85

parue dans la scène, émotion qui a tout à coup le droit d'exister et d'être re-
connue, grâce à la figuration spatialisée de la psyché et de ses rapports aux au-
tres apportés par l'ensemble du groupe des psychodramatistes. Il ne transposera
pas encore à l'extérieur la connaissance et l'attachement à l'égard des acteurs
privilégiés par lui, ou au contraire, à l'égard de ceux qu'il n'utilise pas. Mais il se
sent possesseur du public, du directeur de jeu (lequel contient, ne joue pas, mais
fixe les limites entre le rêve, le jeu et la réalité, entre le dedans et le dehors de soi),
démontrant que l'exercice de la cohérence de sa propre pensée ne détruit ni le
patient, ni les autres membres du groupe, ni les parents, ni la vie.
Il reste toujours difficile de remonter le cours du pervertissementde la percep-
tion et du jugement de non-représentabilité chez le patient psychotique, lequel a le
génie de pervertir la communication dès le jeu terminé, de déformer, de distordre,
justement pour dénier et annuler l'apport d'interprétation du jeu dramatique qui
vient d'avoir lieu. B... par exemple affirme que tout ce qui a été dit dans le jeu est
nul « puisque ses parents ne sont pas traités » (contre-vérité qui lui est indispen-
sable puisqu'elle peut constater que ses parents sont suivis parallèlement). Ceci
veut informer de sa crainte fondamentale : que les psychodramatistes ne se rendent
compte ni de la scène primitive ni du fantasme incestueux familial. Son paradoxe,
c'est qu'elle ressent l'inceste comme moteur de la vie, comme potentialité de survie
psychique utile dans le fait d'exister autant que dans l'interdiction d'exister. Aussi
espère-t-elle pouvoir quitter le psychodrame, maintenant qu'elle partage avec le
groupe la dynamique des secrets originaires combattus mais protégés.

Ces considérations sont avancées pour montrer que l'efficacité du psycho-


drame ne réside pas forcément au niveau de la classique formulation interprétative
rassemblant en un rapprochement parfait le fantasme de désir du passé, le vécu
présent dans la vie, et le vécu transférentiel de la séance.
Certes, la technique de l'interprétation reste fondamentalement la même
qu'en analyse classique, comme l'ont depuis longtemps montré S. Lebovici,
R. Diatkine et E. Kestemberg [11].
Mais l'interprétation du psychodrame a l'avantage de pouvoir être cons-
truite et contenue dans le jeu lui-même, et donc vécue avant sa formulation dans
la scène. Ainsi elle se situe au niveau de ce qu'A. Green [8] nomme « la fonction
de représentance », car le psychodrame peut « jouer » que la représentation
double la fonction de se représenter la représentation.
En effet, le fonctionnement de l'appareil psychique des acteurs et le fonc-
tionnement de l'appareil psychique du groupe sont lisibles pour le patient qui
constate comment ces êtres humains assument des besoins semblables aux siens,
des fantasmes, des pulsions, des défenses, à propos desquels ils peuvent verbali-
ser, penser, agir. Ensemble ils figurent la possibilité de fragmentation du trans-
86 Simone Decobert

fert qui le rend plus supportable. Plus supportable aussi que les transferts re-
groupés sur le meneur de jeu, dont on aura évoqué dans diverses scènes, qu'il est
le support des souhaits d'amour, de critique, de destruction, de mort... sans en-
traîner de catastrophe individuelle ni collective... et en aboutissant à une formu-
lation verbalisée dans le jeu des liens entre les éléments transférentiels, les symp-
tômes et les souvenirs infantiles.
Il faut savoir que, selon les moments de la cure, l'interprétation classique
formulée en fin de jeu peut-être destinée davantage au public d'analystes en for-
mation et souvent, de ce fait, elle peut créer l'occasion d'un commentaire lui dé-
niant toute validité de la part du patient psychotique. (Il peut ressentir, en
effet = « Il y a donc un doute puisqu'on est obligé d'expliquer aux autres » ?)
Comme l'a écrit E. Kestemberg [10], le modèle de fonctionnement offert par
les thérapeutes n'est pas directement celui du processus primaire « tel qu'il fait
irruption dans le rêve, dans le lapsus, les hallucinations ou la construction déli-
rante... » « les thérapeutes joueront non pas au plus près du Moi et du principe
de réalité, mais au plus près du fantasme inconscient et du processus primaire ».
Ceci permet d'apprécier la juste place de l'interprétation au psychodrame des
psychotiques et d'attendre que soit venu le temps où elle aura sa pleine valeur
structurante. H est déjà satisfaisant que l'interprétation issue de la façon dont le
meneur organise la scène et introduit des personnages ou des incidents rassemble,
synthétise et actualise non seulement ce que le patient est entrain de vivre mais
aussi l'effet de groupe provoqué par le déroulement des thèmes exploités, mettant
en évidence les transferts autant que les contre-transferts, la dimension réelle, la
dimension fantasmatique du fonctionnement du psychodrame.
On constatera sans peine la valeur économique et dynamique de la figurabi-
lité qui s'impose dans la situation psychodramatique, tant chez le patient que
chez les psychanalystes présents par l'intermédiaire de « la puissance senso-
rielle » (S. Freud) du vécu de la séance pour tous les membres du groupe. Ainsi
que l'ont souvent montré C. et S. Botella [4], la figurabilité est « le produit d'un
travail psychique diurne comparable à celui du rêve, avec son parcours régré-
dient aboutissant à une perception interne proche de l'hallucination du rêveur ».
Elle est en activité permanente dans ce type de cure psychologique, chez le pa-
tient et chez les acteurs, tissant des liens très privilégiés dans les équipes qui par-
tagent ce vécu commun.
Ainsi, le psychodrame aide à déplacer l'énergie des affects anciens accumu-
lée vers la puissance sensorielle, vers la figurabilité et vers la représentation.
C'est en ce sens que fonctionne, au sein du jeu dramatique, la remise en activité
de la contrainte à représenter et de la contrainte à interpréter. De ce fait, « les
moments de conviction » (S. Freud) qui sont les insights au psychodrame sont
des moments partagés « d'éclatement de la vérité » avec son aspect esthétique et
Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel 87

relationnel, car c'est la vérité de la retrouvaille de la représentation de l'objet.


C'est aussi l'adéquation de la vérité interne de l'objet avec son aspect exté-
rieur [13]. Sans doute y a-t-il là un autre élément du lien spécifique au sein d'un
groupe de psychodrame et peut être aussi l'explication de la fuite de certains psy-
chanalystes devant la participation active à cette technique.
Simone Decobert
Institut Claparède
5, rue du Général-Cordonnier
92200 Neuilly-sur-Seine

BIBLIOGRAPHIE

[1] Anzieu D. (1970), Eléments pour une théorie de l'interprétation, XXXe Congrès des
Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXXIV, 5-6, p. 755.
[2] Anzieu D. (1992), Beckett et le psychanalyste, Paris, Ed. Mentha/Archimbaud.
[3] Bion W. R. (1959), Attacks ou Linkings, Int. J. ofPsych., 40, p. 308-313.
[4] Botella C. et S. (1983), La figurabilité et l'interprétation, RFP, n° 3.
[5] Decobert S. (1970), Intervention sur « Eléments pour une théorie de l'interpréta-
tion », XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXXIV, 5-6,
p. 863.
[6a] Freud S. (1915), Les pulsions et leurs destins, Mètapsychologie, Paris, Gallimard.
[6b] Freud S. (1952), ibid., Paris, Gallimard.
[7a] Freud S. (1923), « Le Moi et le Ça », Paris, Gallimard.
[76] Freud S. (1932), Nouvelles conférences, Paris, Gallimard.
[8] Green A. (1990), La folie privée, Paris, Gallimard.
[9] Guillaumin J. (1992), Jugement de non-représentabilitéet renoncement à la maîtrise
de la pensée, RFP, n° 1/92.
[10] Kestemberg E. (1981), Le personnage tiers, sa nature, sa fonction, Les Cahiers du
Centre de psychanalyse et de psychothérapie du 13e, Paris.
[11] Lebovici S., Diatkine R., Kestemberg E. (1958), Bilan de dix années de pratique du
psychodrame chez l'enfant et chez l'adolescent, Psychiatrie de l'enfant, n° 1.
[12] Luquet P. (1970), Processus analytique et élan intégratif du Moi, RFP, n° 5-6,
p. 973-979.
[13] Meltzer D. et Meg H. W., The appréhension of the beauty. The rôle of a esthetic
conflict in development, art, violence, Clunie Press for the Roland Harris Library,
n°14.
[14] Searles H. (1977), L'effort pour rendre l'autre fou, Paris, Gallimard, p. 155.
D'une scène à l'autre

Dominique ARNOUX
Anne QUINAT
Steven WAINRIB

Les réflexions qui vont suivre s'étayent sur notre pratique du psychodrame
individuel 1, destiné à la prise en charge d'enfants et d'adolescents. Nous centre-
rons notre propos sur le jeu à valeur interprétative, afin de dégager ce qui nous
apparaît comme le plus spécifique de cette approche. Cette forme d'interpréta-
tion ne peut trouver son sens qu'en relation au cadre qui la contient.
Un des fondements du psychodrame est de proposer au patient une mise en
scène des contenus psychiques qu'il apporte. Le fait d'indiquer plus ou moins
explicitement que « la première idée est la bonne » et d'ouvrir le pari « qu'on
peut tout jouer » pourrait déjà supposer une « interprétation » préalable à la
survenue du matériel. Elle serait liée à une référence implicite, l'hypothèse que la
pensée, le dire, dans son aspect manifeste, contient une part de latent, aménage,
déplace ou contre-investit un scénario de désir. Le psychodrame n'est alors, pas
plus que le rêve, susceptible de permettre un accès direct à « l'autre scène » ainsi
désignée. Il vise à créer des conditions permettant d'en saisir les effets, d'en délier
la langue, tout en portant l'attention des participants sur la conflictualité inhé-
rente à la vie psychique. Nous verrons que les patients difficiles déconstruisent
en partie un tel modèle, tant se déploiera dans le jeu toute leur problématique
des limites, dans cette situation de rencontre, qui les renvoie à l'incertitude
d'exister en présence de l'autre.
Le jeu des cothérapeutes prend en charge leur écoute du matériel proposé

1. Le directeurde jeu invite le patient à constituerun thème à partir des idées qui lui viennent à l'es-
prit. Ce thème sera joué ensuite par le patient, avec les cothérapeutes présents, auxquels il distribue les
rôles de son choix. Le meneur de jeu ne joue pas, mais il assure un travail de maintien du cadre et d'in-
terprétation, en face-à-face, entre les scènes.

Rev.franç. Psychanal., 1/1993


90 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib

par le patient, se liant à l'émergence de leur contre-transfert. En jouant, les


liens qu'ils peuvent produire entre ce qui se passe avec le patient et les effets
que cela engendre en eux — émergences d'affects, impressions corporelles, re-
présentations parfois difficiles à tolérer — sont ce qui fait que le jeu peut se
mouvoir entre l'échange dans la logique de la scène, et la translation dans le
jeu de leur insight.
Nous ne visons pas à fournir la vérité de ce qui se déroule dans l'espace
de la psyché du patient. Le jeu à valeur interprétative n'est pas une traduction
simultanée dans les termes mêmes du latent. Il est création de métaphores sur le
vif, il laisse entrevoir qu'un passage par la psyché des cothérapeutes peut méta-
boliser ce que communique le patient en intégrant d'autres logiques que celles
du sens courant, pris par les nécessités du refoulement. Ce qui peut advenir
dépend autant de la liberté d'association des joueurs, facilitée par le cadre, que
du tact nécessaire pour restituer de manière tolérable ce qui est perçu dans
l'intuition.
Dans le psychodrame, on peut jouer, faire acte de représentation, tout en
n'agissant pas au sens de la décharge pulsionnelle brute. Le refoulement trouve
ses sources en partie dans la crainte du talion, puis dans le sentiment que l'ap-
partenance au monde des autres, sa place dépend de lois, d'enjeux, de reconnais-
sance et d'interdits qui permettent de ne pas se retrouver dans une solitude néan-
tisante, privé de tout espoir d'amour. Le groupe de psychodrame dans lequel
s'insère le patient institue une expérience différente de ce qui a été internalisé : il
surprend. Par rapport à ce qu'il contient comme condensé de la trame symbo-
lique des échanges humains, ce groupe va lui faire découvrir une variante ma-
jeure : ce cadre borde un espace qui se rapproche plus de l'élaboration secon-
daire d'un rêve que de ce qu'il est concevable de montrer dans les échanges
courants. Il n'y est pas dans le solipsisme du rêve, mais ceux qui se prêtent à lui
donner la réplique ressemblent plus, quand ils se lèvent pour jouer, à des imagos
qu'aux médecins ou psychologues censés le remettre dans le droit chemin. Un
nouveau contrat social est institué, les limites et les différences persistent, mais
dans le temps privilégié du jeu se pose autrement la question de la censure liée à
l'appartenance groupale ordinaire. Une voie de sublimation se trouve ouverte, là
où il ne fallait pas penser pour ne pas faire.
Le psychodrame est une pratique poïétique, ses mises en scène ne visant pas
à prescrire un changement mais à le laisser advenir comme effet de l'engagement
du sujet à être acteur, interprète, avec d'autres, de ses distributions de rôles, por-
tant la trace de la diversité de ses mouvements de subjectivation. Le jeu véhicule
une mise en sens qui crée un nouveau mode de symbolisation, de saisie de la réa-
lité psychique. Proposant son thème, le patient témoigne de la complexité de ses
mouvements d'organisation en présence de ce groupe, comment s'y déplacent et
D'une scène à l'autre 91

s'y condensent les enjeux transférentiels 1 mobilisés par cette rencontre dans le
cadre psychodramatique. La problématique du désir s'y trouve réactualisée, elle
qui n'est jamais tout à fait résolue du fait de l'existence des différences.
C'est à un sujet inachevé, recomposant son histoire, celle de ses rencontres
initiales plus ou moins source de continuité d'existence, de manque, de désirs et
de fureurs, que s'adresse le jeu autant qu'il en part. Un sujet perturbé, quelle que
soit la stabilité de son organisation, par la faille apparue entre la valeur auto-
référentielle de sa production psychique2 et la nécessité d'en passer par une réfé-
rence aux autres, à leur désir propre, puis aux cadres qui médiatisent en position
tierce les rencontres humaines.
Pendant la séance de psychodrame, le réseau de ses actes de langage, de dis-
tributions de rôle, de mises en jeu du corps symbolisant une réalisation évo-
quée 3, ne sera pas reçu comme une activité en soi, un apprentissage ou une com-
munication informative. Ce qui est accueilli, ce que le jeu tente de faire circuler
comme sens, c'est l'émergence d'un sujet pris dans des enjeux transférentiels, dé-
ployant ses systèmes d'interprétation associés et conflictuels dans la dynamique
de cette rencontre spécifique.
Prenons l'exemple d'une séance avec Ludovic qui nous propose de jouer
une scène où son père veut l'empêcher de prendre son vélo, alors que sa mère est
d'accord. C'est tant comme souvenir écran que comme mode d'organisation du
transfert que peut être entendue une telle scène, articulant le conflit oedipien aux
enjeux du désir et de l'interdit dans le psychodrame. La « mère » qu'il évoque
est-elle celle de la scène actuelle, l'objet initial du désir du patient, le groupe ou
les femmes du groupe, opposées, à propos de Ludovic, au « père » qu'évoque le
directeur de jeu ? Ce qui importe c'est que le jeu du patient vise à nous montrer
un père injustement castrateur, tentant d'user de son pouvoir pour le priver de
l'usage de son vélo à valeur phallique. Par là il se rapproche de sa mère : ne sup-
porte-t-elle pas l'injustice du père, l'air malheureux de son fils ? est-elle en tant
que femme prête à se solidariser, à désavouer le père ? veut-elle venir faire un
tour à vélo ? Ces questions sont évoquées dans les mouvements du jeu où se dé-
veloppe et se cherche une mise en sens. Interprétations à entendre comme prises
de rôles organisant une configuration de relations objectales d'où émerge une in-
terprétation potentielle de la position du sujet du scénario. En effet, où se tient le
sujet à qui le jeu tente de faire signe ? Ludovic joué par un cothérapeute, le père
tel que l'interprète Ludovic, ou la mère qui s'allie à lui pour le protéger du père ?

1. Le transfert est à entendre ici dans la dialectique des clivages entre les projections sur le groupe et
le directeurdejeu, les imagos maternelles et paternelles, le bon et le mauvais, le familier et l'étranger...
2. Qui trouve son plus beau fleuron dans la nostalgie de la satisfaction hallucinatoiredu désir.
3. Il y est convenu de représenter, de symboliser par les mouvements du corps et non d'agir exacte-
ment comme dans la vie.
92 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib

N'est-il pas partout, plus dans ce qui se trame entre eux, qu'assignable à une
seule place, à un seul rôle dans la scène ? Ludovic nous propose la mise en scène
d'une construction psychique, interprétation à jouer, à faire advenir de sa place
dans une constellation familiale, analogon à ce moment de la problématique de
sa rencontre avec nous. Il y reprend l'expérience du désir, des limites, de l'inter-
dit de l'inceste... sous la forme de cette construction de relations. Ce que tente
l'approche du jeu à valeur interprétative, c'est de jouer avec l'interprétation qu'il
souhaite nous donner de la seule histoire qui le concerne à ce point, celle où se
forge son monde. Dans le jeu, les thérapeutes peuvent reprendre pour leur
propre compte, autant qu'en salut de bon entendeur, que d'un tel monde peut
bien advenir un sujet, non comme état figé dans cette configuration, mais
comme celui qui ne cesse de chercher un compromis viable entre sa fantasmati-
sation inconsciente, dominée par la quête narcissique, le désir de transgression et
la prise en compte de la différence des sexes et des générations, articulée à la loi
paternelle. C'est l'état de ce compromis, puis ses fluctuations, ses aménagements
que va suivre le psychodrame, sans assigner de définition normative quant à ce
qu'il convient d'être. Nous nous adressons à la capacité de nos patients d'y
accueillir un sens, une réflexion, une interprétation potentielle de leurs interpré-
tations ' qui ne prend effet que par la saisie qui peut alors advenir dans la psyché
des ressorts de sa production. Que peut permettre le jeu psychodramatique,
sinon d'offrir la mise en processus de la polysémie du thème proposé par le pa-
tient, de le faire participer activement dans le jeu, avec sa manière de jouer, à ce
trajet vers un retour sur les déterminations de son énonciation.
Revenons un instant sur le vélo et le conflit de cette scène. Dès la première
séance, le directeur de jeu propose au patient d'énoncer ce qui lui vient à l'esprit,
puis de distribuer les rôles correspondant au thème qui va être ainsi saisi, mis en
forme. Un tel protocole ne manque pas d'avoir des effets latents. Dans la vie
courante, chacun peut tendre à souhaiter jouer et faire jouer un rôle aux autres,
en fonction de son désir, dans l'attente narcissique d'un objet pour soi. Ceci est
habituellement largement réduit ou battu en brèche par la vie, par l'histoire de
chacun qui fait que la rencontre des autres se situe entre des expériences de satis-
faction possibles et la résistance des autres à être ce que tendraient à exiger les
logiques du monde interne. Les pouvoirs de mise en scène, conférés au patient,
le renvoient à la nostalgie de quelque chose comme la réalisation hallucinatoire
du désir ou à tout le moins l'illusion du créé-trouvé : va-t-il y avoir levée de la
« résistance » des autres à être dans son jeu ? Ce désir d'une telle continuité entre
le mouvement psychique et sa réalisation se trouve évoqué dans le psychodrame,

1. S. Viderman, Le psychanalyste interprète une interprétation, Le disséminaire, PUF, 1987, p. 311.


D'une scène à l'autre 93

et mis en tension avec les limites du cadre, l'expérience de désillusion qui repré-
sentifie l'altérité1.
Le directeur de jeu ne joue pas, focalisant à certains moments la position de
l'autre, comme autre qui ne rentre pas dans le scénario. Certains patients veulent
d'ailleurs faire jouer tous les participants, comme si chacun devait à chaque
séance, ou parfois à chaque scène, être assigné à un rôle pour et par rapport à
soi. Il n'en reste pas moins, si nous respectons une telle demande, que la règle
constitutive de nos séances de psychodrame pose que l'un d'entre nous ne joue
pas. Il détient de plus la fonction d'arrêt du jeu et signifie au patient la fin de la
séance, même si le temps est convenu et, comme nous l'avons vu, fixe dans sa
durée. A cela s'associe l'usage d'une scansion de la scène qui peut désigner un
moment signifiant, un mouvement d'affects et de représentations qui peut
prendre valeur d'insight ou donner valeur rétroactive à ce qui précède. Dans le
même ordre d'idées, le fait que les gestes en psychodrame ne se confondent pas
avec la réalisation pulsionnelle d'un agir, mais tendent à faire résonner une figu-
ration, réactualise la différence entre dedans et dehors, alors même qu'un pont
inédit est créé entre la fantasmatisation et le rapport à d'autres. Chaque patient
se forge en psychodrame les représentations qui lui servent à traduire en ses pro-
pres termes les restes diurnes évoqués par cette rencontre qui réactualise la ten-
sion entre l'espoir d'une parfaite adéquation de l'objet aux visées de la pulsion et
les limites.
Ainsi, Ludovic nous laisse entendre que son père veut le priver de l'usage du
vélo qu'il lui a offert. La configuration oedipienne y fonctionne comme un « at-
tracteur » dans le jeu, le conflit avec le tiers reprenant la problématique ar-
chaïque du processus d'illusion-désillusion.
Le directeur de jeu choisit, compte tenu de la richesse des développements
de la scène, de ne pas donner d'interprétation et propose de jouer une autre
scène. Ludovic est invité en week-end chez un ami, fils d'amis de sa mère, mais
il craint d'y aller. Sa mère s'est récemment disputée avec les parents de cet ami,
elle ne viendra pas. Elle lui conseille cependant d'y aller. Ludovic a peur d'être
mal traité par les parents, tout en souhaitant retrouver cet ami. Le jeu va pro-
duire une opposition entre le désir de Ludovic de retrouver son copain avec le-
quel il a plein de projets agréables et l'attitude du père du jeune homme (joué
par le patient) qui se fâche et veut le renvoyer. L'une de nous intervient pour
jouer le rôle de la mère qui vient reprendre Ludovic, profitant de la situation
pour régler ses comptes avec cet homme et dire au thérapeute qui joue le rôle de
Ludovic qu'il sera mieux avec elle, qu'on ne peut pas compter sur cet homme

1. Cf. N. Amar, G. Bayle, I. Salem, La fin des scènes, Formation au psychodrameanalytique, Dunod,
1988, p. 49-50.
94 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib

qui risque de le maltraiter. Ludovic joue le courroux de ce père, pendant que


celui qui joue son rôle exprime son désir de rester avec son copain, son embarras
d'être mêlé ainsi dans les conflits entre adultes, alors qu'il a plein de projets
agréables. Le jeu des thérapeutes s'organise de fait en intégrant, en évoquant de
manière déplacée, ce qu'il nous évoque de la séparation des parents de Ludovic,
quelques années auparavant, des visites chez le père le week-end. Au décours de
cette scène, le directeur de jeu intervient sous forme interrogative : « Craindre le
mauvais accueil du père de famille c'est se sentir en cause dans leur dispute et ris-
quer de perdre la relation au copain. Mais n'y être pour rien, n'est-ce pas ressen-
tir le risque de n'être rien dans des rapports ou des ruptures entre eux, comme ça
a pu se passer entre tes parents, à un moment pourtant décisif pour toi ? » Cette
intervention nous a permis d'aborder la question de la séparation entre les pa-
rents, interférant avec la problématique de la scène primitive.
Nous pouvons considérer que la question ici posée touche une donne fonda-
mentale de la vie psychique. Qu'est-ce qui est déterminant ? S'agit-il des pulsions
du sujet, de ses mouvements d'amour (ici dirigés vers le copain, le père comme
alter ego), ou de haine comme dans la première scène ? ou bien faut-il admettre
que tout peut être perturbé par des aléas indépendants des désirs du sujet, por-
teurs dans leur obscure causalité du risque de n'y être pour rien alors qu'ils dé-
terminent la vie du sujet ? Le sujet doit-il croire que ses pulsions sont responsa-
bles de son histoire ? La deuxième scène fonctionne comme interprétant de la
première.
Le psychodrame remet en jeu le sujet comme metteur en scène de son his-
toire, lui assurant une régularité dans le cadre tout en le confrontant aux
limites, et donc à une interrogation potentielle de son rapport au manque, à la
discontinuité, à ce qui n'est pas produit par le scénario, mais peut le rendre
nécessaire. L'attention qui lui est portée, les tentatives de partage, non seule-
ment des éléments manifestes, mais aussi des mouvements inconscients prési-
dant à son activité d'énonciation, de représentance, y fonctionnent comme
contenant, accompagnement d'un travail psychique fait de tensions à dialecti-
ser entre l'omnipotence de la mise en scène et ce qui peut lui échapper, le
hors-jeu de la part énigmatique du désir des autres.
Il est des adolescents chez qui cette mise en tension de la rencontre en situa-
tion de psychodrame semble soulever une angoisse et des défenses très massives.
Tout se passe comme si le relais par l'OEdipe faisait défaut, le sujet se retrouvant
face à une problématique archaïque où l'existence de l'autre se pose au détri-
ment de soi et non comme co-organisateur possible.
Claudine, une adolescente obèse suivie par ailleurs en hôpital de jour, part
de sa première séance de psychodrame en allant serrer la main à deux des théra-
peutes qui avaient joué avec elle : « Au revoir maman, au revoir papa », dit-elle
D'une scène à l'autre 95

à ceux qui avaient joué ces rôles. C'est au moment de cette première séparation
que, sur un mode de défense maniaque, se produit cette mise en équation. Nous
sommes ici très proches de la conceptualisation de M. Neyraut 1 : « Les border-
line et les névroses de caractère trouvent ici la pierre d'achoppement de leur ana-
lysabilité. Si le transfert direct accapare la réalité au point de rendre impossible
tout recours à l'idée même d'un déplacement, aucune analyse au sens strict ne sera
possible ; on pourra seulement à l'intérieur du transfert direct "négocier" des
changements de rôle mais non parvenir au dévoilement efficient d'un véritable
mouvement transférentiel. » Un peu plus tard, après avoir manqué de nom-
breuses séances, Claudine nous amènera la scène suivante : « Je me présente à
l'entrée d'un parc d'attractions, on me dit qu'il ne reste plus qu'une demi-heure
d'ouverture, je ne veux pas entrer, ça n'en vaut pas la peine. » Nous pouvons
faire l'hypothèse qu'elle a pu venir ce jour-là, grâce à un déplacement, une mise
en figuration de sa problématique par rapport à l'objet. Un espace se trouve re-
créé pour le jeu avec les thérapeutes, l'exploration du thème de l'attraction, de
l'excitation qui peut envahir, de la peine de la séparation. Le rejet du cadre se
trouve ici abordé dans un effet d'après-coup. La « résistance » de la patiente à
poursuivre le psychodrame nous est moins apparue ici comme liée à un conflit
entre le surmoi et la pulsion, qu'en termes de rencontre d'un objet hyper-exci-
tant, menaçant le sujet d'une perte de limites, tant par sa présence que lors de la
séparation qui induit le risque de se perdre en perdant l'objet.
Certains patients se sentant au bord d'une agonie primitive, d'un effondre-
ment lié au vécu de mort psychique, nous donnent à entendre le ratage des ren-
contres précoces avec l'objet. Les actings correspondent à leur sentiment de ne
pas pouvoir trouver dans le cadre qui leur est proposé le développement d'une
relation objectale qui leur laisse advenir la perspective d'une place compatible
avec un sentiment d'existence. Le parti du psychodrame est ici de laisser advenir,
par la souplesse du jeu, par la disponibilité des participants à suivre les mouve-
ments psychiques du patient, une expérience qui permette au patient de trouver
une issue à son sentiment que l'existence des autres renvoie à quelque chose qui
se situe entre son inexistence radicale et la menace d'une destruction.
Jérémy, âgé d'une quinzaine d'années, nous est adressé après plusieurs ten-
tatives de prises en charge. Le directeur le reçoit en entretien préalable avec ses
parents. Jérémy sera quasiment mutique, présent par son anxiété qui est mani-
feste et en même temps ailleurs, ce qui rejoint ses difficultés majeures de scolari-
sation. La mère présentera les difficultés de son fils et fera état de sa dépression
pendant la première année de sa vie, ajoutant qu' « il n'y était pour rien ». Jéré-

1. M. Neyraut, Le transfert, PUF, 1974.


96 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib

my donne son accord pour le psychodrame sans pouvoir exprimer de demande


explicite. Il ne nous communique que son malaise diffus qui mérite d'être pris en
considération.
Lors des toutes premières séances, Jérémy nous propose le thème d'un repas
dans un « grand restaurant » où malgré l'environnement somptueux et l'aspect
alléchant de la carte les aliments n'étaient pas frais mais pourris à l'intérieur. La
réputation du centre, qui avait conduit ses parents à nous demander d'instituer
une prise en charge, se retrouve ici, interférant avec le vécu persécutif de se trou-
ver poussé à désirer sans pouvoir au fond trouver autre chose que du mauvais.
Dans le jeu le conflit éclate avec la patronne, Jérémy joue un des clients, un des
cothérapeutes joue un autre client à une table voisine. Elle allèche les clients et
ne leur donne les aliments que trop tard, fécalisés, pourris. Ce qui se trouve mis
en jeu c'est le décalage entre la pulsion et l'objet non conforme à l'attente des
clients, inadéquat à l'excitation ressentie. La rage surgit d'être mal traité, blessé
narcissiquement. Cette imago maternelle déçoit, sa seule préoccupation semble
être son apparence, le regard qui se porte sur un cadre prometteur. Cela entre
en conflit avec le fait que l'objet est fauteur d'excitation. Au désir d'être gratifié
par un bon repas se substitue l'horreur de découvrir le pourri qui signifie la non-
disponibilité de la « patronne » à assurer l'expérience de satisfaction et à nourrir
le narcissisme des clients. Celle qui joue ce rôle déclare qu'elle décide seule de ce
qu'il convient de donner à ses clients et à quel moment. Elle se présentera en-
suite épuisée par les exigences de ses clients, leur colère, ne pouvant plus rien
faire pour eux.
Après coup, il apparaît que plusieurs interprétations d'une telle scène sont
possibles. Ne peut-on y repérer le retour des traumatismes précoces liés aux per-
turbations narcissiques de la mère et à sa dépression pendant la première année
de la vie ? Le jeu fait aussi apparaître la question de savoir pourquoi elle ne
traite pas mieux ses clients. Ne seraient-ils pas assez intéressants, pas assez à la
hauteur eux aussi du cadre somptueux ? A cela se relie l'absence d'un tiers pater-
nel, dans cet antre maternel prégénital idéalisé ou persécutif, d'où on sort phal-
lique ou merdique, ou, pire, rien. La problématique de l'envie semble inévitable
dans ces conditions, dans la tension extrême de cette relation duelle. L'envie
pousse le sujet à ne pouvoir trouver que du pourri, à projeter dans le sein idéa-
lisé ses fèces, faute de ne rien recueillir pour son narcissisme. Les processus d'in-
trojection et d'identification du patient se présentent ainsi comme entravés par la
confusion entre l'objet bon et le pourri persécutif, rendant impossible toute
acquisition et augmentant à leur tour l'envie. Deux champs interprétatifs interfè-
rent dans le jeu. D'un côté, quels sont les effets de la problématique narcissique
de la mère ? Se retrouvent-ils dans le transfert, laissant le sujet dans le déses-
poir de tout bon apport pour lui, de toute reconnaissance possible, autre que
D'une scène à l'autre 97

celle du préjudice subi ? Ce qui justifie sa rage, comme défense contre la


néantisation. De l'autre, se retrouve-t-elle détruite par les attaques envieuses ?
Ce qui conduit le sujet à osciller entre un vécu persécutif et la culpabilité sans es-
poir, faute d'avoir eu le sentiment d'une mère qui survive face aux fantasmes
d'agression. Le jeu laisse entrevoir cette pluralité d'interprétations possibles, il
ouvre à un questionnement sans préjuger de la part de vérité liée à la dépression
maternelle ou du versant projectif de la destruction du sein. Ce dont il prend
acte, c'est de la répétition de la souffrance à ne pouvoir espérer de l'objet trans-
férentiel que de faire éclater le mal à être, l'inéluctable pourrissement de la ren-
contre des autres. Même si en ce début de psychodrame cette relation apparaît
envahie par les angoisses archaïques et le risque d'une domination du négatif, un
espace est institué comme potentialité d'utilisation de l'objet. Ne serait-ce que
pour reconnaître que le plus vrai, le plus signifiant pour le patient, c'est que l'at-
trait de l'objet le renvoie à la destruction. Les affres de la relation d'objet comme
répétition de ce que le patient tient comme seule vérité, celle de l'échec de pou-
voir désirer et se sentir reconnu pour vivre et se développer, vont se dialectiser
avec la disponibilité des thérapeutes à jouer. C'est-à-dire à chercher à faire des
liens qui sans prétendre dire le fin mot des expériences initiales en accueillent les
effets dans la rencontre qui s'opère. Ce que communique le jeu, c'est une dispo-
nibilité à reconnaître la réalité psychique. Le passage entre l'espace d'explora-
tion de la relation d'objet métaphorisée dans le jeu et le travail d'élaboration en
face à face ouvre une dialectique. Le jeu n'a pas à désigner « la patronne c'est
votre mère » ou « le client que vous jouez c'est vous, envieux ou victime d'une
mère insuffisamment bonne ». Le jeu permet plutôt d'adresser un signe de recon-
naissance au sujet, de l'entendre comme producteur d'un scénario dont il
émerge. Il en est le moteur, jusqu'à se produire dans le drame de la répétition de
son impasse, dans le sentiment que son existence est incompatible avec celle des
autres. En psychodrame, d'autres peuvent tenter de jouer le jeu, quel qu'il soit,
sans exigence d'un autre jeu, d'un monde meilleur plus rassurant ou plus nor-
mal. La logique des configurations relationnelles, des affects qu'elles expriment
ou provoquent, va se préciser d'une scène à l'autre. Nous pensons qu'un espace
de symbolisation s'y instaure et s'y développe, à condition de mettre en suspens
ce que ce cadre spécifique permet de laisser flotter. Si le thème est proposé par
le seul patient, le jeu ne sera ni purement le sien ni celui produit par le seul
éprouvé des cothérapeutes. Le paradoxe du créé-trouvé énoncé par Winnicott
trouve ici une autre forme. Le jeu est pertinent lorsque le jeu des thérapeutes, le
fait qu'ils l'aient inventé, ne nous fait pas considérer que la question de savoir
s'ils l'ont trouvé en écoutant le patient ou s'ils le sortent de leur propre problé-
matique se pose comme dilemme dans cette séance. Dans le même ordre d'idée,
loin de nous présenter ses rêves ou ses fantasmes, le patient énonce souvent son
98 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib

thème comme le récit d'un événement. Ce n'est parfois que bien plus tard qu'il
nous le présente comme source d'une question personnelle. Le jeu se déroule
avec ceux qui n'y étaient pas, se contentant des maigres indications du thème
pour tenter d'en saisir intuitivement les enjeux qui s'y trament. L'histoire, ré-
cente ou passée, prend alors d'autres dimensions, celle de l'inscription psychique
d'un événement, celle du dire à ceux qui la reçoivent dans ce cadre. N'étant pas
présents lors de l'événement, s'ils veulent bien considérer qu'il leur est à jamais
inconnaissable, les thérapeutes sont conduits à donner forme à leur interpréta-
tion de cette histoire. Elle les renvoie, non à la concevoir comme un reflet du
réel, mais comme un parcours entre les affects qui pourraient les conduire à créer
un tel scénario et le fait d'avoir à faire avec les relations entre les personnages qui
s'y profilent. Le jeu prend alors une dimension interprétative à être dans ce sus-
pens de la question : savoir si ça s'est vraiment passé comme ça ou si ce n'est
qu'une rêverie. Le patient peut alors utiliser la situation et la rencontre qui s'y
opère, non pour s'entendre dire ce que ça signifie, mais que ça peut se saisir
comme une réalité psychique, émergeant de tout un ensemble de traces mnési-
ques d'expériences plus ou moins opaques et de projections qui la réorganise.
Ce que signifie au fond le jeu à valeur interprétative, c'est que le sujet peut y être
reconnu, partout et nulle part en particulier, dans la trame dramatique de ces
rapports d'amour, de haine ou d'indifférence affichée, dans le rôle que prennent
ces divers personnages ainsi configurés, et non simplement là où son moi le
place.
Au cours des mois suivants, Jérémy se présenta comme une victime en pro-
cès contre le cadre, contre l'objet qui, s'il laisse à désirer, le confronte à la perte
de soi. Par exemple deux clients demandent à un architecte de leur construire
une maison. Ils vont se faire rouler, il y aura un défaut, ça ne tiendra pas. Ils ap-
pelleront la justice pour condamner l'architecte. Jérémy choisira pour chaque
scène un double, toujours le même thérapeute. Il veut une maison parfaite, un
vrai château avec de fortes murailles, très peu d'ouvertures — des meurtrières —
pour se concentrer sur l'intérieur, cheminées, baignoires. Le « double », Vautre
client du même château, pourra dire à la grande satisfaction de Jérémy toute l'in-
tensité de l'attente initiale, trouver au fil des scènes les mots et les gestes pour
faire sentir qu'une enveloppe corporelle devait advenir du travail de l'architecte-
thérapeute là où le froid, l'absence de contenant laissait le sujet entre le vide des
séparations et la rage. Le scénario évoluant vers d'autres rapports conflictuels
clients-vendeurs s'enrichit des changements de rôle de Jérémy, toujours aussi
collé à son double. Il prit aussi un rôle de metteur en scène, faisant s'exhiber des
femmes dans des pubs pour séduire les enfants, les aspirer afin d'en tirer un pro-
fit marchand. Sortant de l'emprise exercée sur l'enfant, il se reprenait en s'arro-
geant le pouvoir de prendre ces femmes comme objet ou de les rejeter : « Celle-là
D'une scène à l'autre 99

est nulle ! » Peu à peu, se construisait une histoire qui comme tout bon mythe
laissait proliférer ses variantes. On séduit un enfant. Il se laisse prendre au jeu. Il
croit avoir trouvé la figure de celle (celui) qui autre sera le même, fera advenir
chaleur, complétude, fïnitude, continuité absolue, reflet en miroir d'un autre soi-
même. Fort de cette promesse, il met tout ce qu'il a à investir là-dedans et ne re-
trouve que la faille, l'écroulement, l'explosion. Il croyait qu'on s'occupait de lui,
seul comptait le narcissisme, le profit de l'autre, comme non-soi qui jouit de son
existence pour le vider et ne lui donner que de la merde ou quelque chose qui
s'effondre. Roulé, abusé, il demande justice, condamnation, punitions sadiques
de l'objet à qui il faut faire connaître le même sort ou les affres du sadisme pré-
génital. Reconnue coupable l'imago, le personnage transférentiel, plus rien ne le
désignera comme coupable des attaques légitimes contre l'objet. D'abord
confondu avec la mère, le père apparaîtra comme coupable, rendant sa femme et
ses enfants malheureux.
Cette « histoire » qui se constituait put nous faire craindre que la paranoïa
ne soit une robuste « tentative de guérison » face à la menace de néantisation
que comportait le rapport aux autres. Mais il se passait aussi autre chose : Jéré-
my jouait, changeait de rôle, explorait des variantes, commençait à proposer des
scènes où un échange satisfaisant pouvait se dérouler entre plusieurs personnes.
A l'abri de sa relation à son double il se narcissisait, devenait un athlète connu,
admiré, passant à la télé avec son entraîneur. Il pensa qu'ils ne seraient pas tou-
jours ensemble, qu'ils pourraient continuer à vivre l'un sans l'autre. Parallèle-
ment au déroulement du jeu, en écho aux mouvements qui s'y déployaient, le di-
recteur de jeu trouva l'occasion d'interroger les liens entre l'histoire du matériel
transférentiel et l'interprétation que le sujet avait pu se forger de son histoire. Le
travail du jeu, la spirale qu'il avait instituée entre le déploiement d'une histoire,
le retour par le jeu interprétatif sur ce qui pouvait pousser à la produire comme
telle produisant à son tour l'émergence d'une variation, d'une nouvelle explora-
tion de la réalité psychique, permettait que soient explicités quelques enjeux
transférentiels, élaborant la question des limites, interrogeant ce qui pourrait en-
traver la poursuite du processus, détruire l'édifice en cours de construction, si
nous avions d'autres liens, d'autres désirs que de lui assurer une relation sans
faille. Risquerait-il alors de se sentir considéré aussi nul que ces femmes qu'il
renvoyait ?
Un jour, Jérémy nous proposa de jouer un rôle d'entrepreneur. Un client
mécontent se plaignait d'une vitre qui s'était cassée. Le blindage, la forteresse
comme protection contre les fissures de la relation discontinue du psychodrame
et les intrusions du narcissisme de l'objet exploitant l'intérieur pour le dépouiller
de toute substance étaient alors remplacés par une vitre, ouverture et cependant
continuité. Jérémy propose alors au client, très tranquillement, de lui réparer ça,
100 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib

de lui poser une vitre en plastique souple qui en cas de choc résiste en se pliant
et retrouve sa forme. Peu de temps après, ses parents vinrent nous dire que Jéré-
my leur semblait transformé, tant sur le plan de sa scolarité que sur celui de ses
qualités relationnelles.
Le jeu à valeur interprétative se démarque d'un appel au « Moi (dé-)raison-
nable » du patient, à sa compréhension, au sens d'un « tu as voulu dire ça en di-
sant ceci ». Il témoigne de ce que ça a pu faire jouer à un autre, pris dans les
mouvements identificatoires de la scène. L'interprétation est ici potentielle, ne
pouvant s'actualiser que par l'accès qu'elle peut promouvoir chez le patient à ses
modes de production psychique autrement méconnus. Sentir qu'un tel accès à
ses mouvements psychiques peut recevoir un signe de reconnaissance à travers ce
dialogue avec d'autres, conduit le sujet à s'y retrouver, dans une dynamique qui
fait qu'il n'est déjà plus tout à fait le même, sans que vienne empiéter l'excès d'un
désir qu'il soit autre pour nous.
A la notion d'interprétation se substitue le modèle d'un processus interpréta-
tif. C'est du réseau enchevêtré des associations des uns et des autres, du croise-
ment de leurs jeux, qu'advient l'émergence de l' « objet psychanalytique », en
devenir dans une séance de psychodrame.
Bien sûr, si le jeu ne vise pas à promouvoir la « Vérité » du fonctionnement
du patient, il a néanmoins à se trouver une certaine pertinence, à se modifier au
fil des répliques du patient qui en tisse la validité. Il ne suffit certainement pas de
dire que le patient « résiste », ne veut rien entendre : la réponse à certaines inter-
prétations peut être une dénégation, mais toute dénégation n'est pas le signe
d'une intervention appropriée.
S'il peut être difficile de trouver à théoriser de manière univoque ce qui
convient comme jeu à valeur interprétative1, il est relativement facile de saisir au
fil de l'expérience, le jeu qui ne convient pas. Tout se passe alors comme si aucun
espace transitionnel ne venait à émerger. Ça ne circule plus, les aires de jeu ne se
chevauchent pas pour laisser advenir une création de sens en commun. Le psy-
chodrame doit être conduit de manière à toujours laisser le patient dans un
choix permanent, entre ce qu'il peut en prendre pour lui et ce qu'il peut y laisser
comme jeu des autres.
A l'inverse, un jeu trop « phobique » des participants peut avoir l'effet
contraire de ce qu'il chercherait à respecter, augmentant l'angoisse du patient
maintenant convaincu de la dangerosité de ses désirs. L'expérience montre que
ce qui peut être symbolisé par le jeu apporte souvent une sédation de l'angoisse,
le jeu trouvant à prendre forme de contenant.

1. Plusieurs modes de jeu sont souvent possibles.


D'une scène à l'autre 101

Le temps du jeu va se situer dans une dialectique du connu et de l'inconnu,


de l'anticipation d'un sens possible et de surprises relançant le processus inter-
prétatif. Telle phrase, telle émotion ou tel geste de l'un des participants vont re-
lancer l'émergence de sens, susciter un processus interprétatif qui peut alors être
porté par le jeu du patient. Un psychodrame qui marche est un psychodrame où
le patient ne se contente pas de confirmer la validité de nos interventions ou des
hypothèses lancées après la séance entre les thérapeutes. Le patient nous amène
de nouveaux enjeux, nous apprend à jouer avec lui sur des chemins inexplorés,
imprévus, comme s'il s'était pris au jeu. Ces voies sont celles d'un plaisir d'exis-
ter, celui d'un fonctionnement psychique en quête d'un retour sur les détermina-
tions de ce qu'il vient à produire. Cela suppose qu'il ait pu trouver une certaine
confiance dans notre capacité à accueillir et métaphoriser les contenus les plus
anxiogènes, qu'il soit question de la transgression ou de la haine inconsciente.
Sentir que d'autres sont prêts à ressentir cela, à en être acteur, sans le renvoyer
sur le mode de la représaille ou du « tu es le seul à pouvoir contenir une telle
ignominie », ouvre un nouvel accès aux effets de l'inconscient.
Cette approche des questions suscitées par le jeu en psychodrame nous
conduit à nous demander s'il ne peut trouver quelque écho avec la question de
l'interprétation en psychanalyse, notamment dans l'analyse des cas difficiles.
Ainsi certains collègues font-ils parfois référence au psychodrame lorsqu'ils ten-
tent de rendre compte du style de leurs interventions dans une cure, lesquelles ne
peuvent être décrites selon le modèle classique, celui de l'interprétation du conflit
pulsionnel dans le transfert.
L'expérience du jeu peut contribuer à l'impression qu'il n'est pas exagéré-
ment optimiste d'entrevoir, jusque dans la compulsion de répétition en appa-
rence la plus au-delà du principe de plaisir, la plus contraire aux intérêts de la
personne, son potentiel de mise en jeu d'une subjectivation, fût-elle paradoxale.
L'automatisme de répétition aveugle ne correspond-il pas à la tentative de ré-
soudre à tâtons une menace de désubjectivation ? Tout se passe alors comme si
l'existence d'un autre ne pouvait conduire à la coexistence de deux désirs. Que
cet autre soit psychanalyste peut faire advenir dans le cadre la rencontre de deux
aires de jeu, liée à la question d'un tiers, ne serait-ce que par le dire, là où ça ne
pouvait trouver d'autre sens que de se fixer en un bien rigide mode de survie.
Dominique Arnoux
Anne Quinat
Steven Wainrib
CMPP du Centre Etienne-Marcel
10, rue du Sentier
75002 Paris
Quand le Surmoi vient au secours
de l'analyste

Maurice NETTER

Le Surmoi « psychanalytique » s'intègre à celui du psychanalyste en faisant.


pression sur son Moi pour qu'il se conforme à « la tradition et à la doctrine » de
la psychanalyse, selon l'image qu'il s'en fait et selon les amalgames qui se sont
constitués au fond de lui-même avec les idéaux, idéologies, autorités diverses qui
ont jalonné son existence. Réassuré par son affiliation à une société, contenu par
son appartenance à un groupe, il se sent capable de se soucier du résultat de son
travail auprès de ses patients et de leur entourage ; certains prétendent que cette
préoccupation n'intervient pas ; sans doute repoussent-ils cet élément dans la
part maintenue inconsciente de leur Surmoi au nom d'une autre partie, cons-
ciente celle-là : « La psychanalyse n'est pas faite pour guérir ! » Consciente
certes, quant à son énoncé manifeste, mais pas quant à sa nature également
surmoïque.
Pour Freud, le Surmoi se forme en identification avec la pulsion de mort par-
tiellement projetée à l'extérieur et qui revient sur le Moi naissant sous la forme de
cette instance. Benno Rosenberg rappelle que : «... la création de l'instanceSurmoi
est à l'intérieur de l'appareil psychique comme le noyau masochique érogène pri-
maire, mais est à l'extérieur du Moi comme l'est la pulsion de mort, dérivée, proje-
tée à l'extérieur. C'est du point de vue du Moi une sorte de projection hors de soi, si
on peut dire, à l'intérieur de l'appareil psychique, une sorte de projection interne »
(op. cit., p. 132). Le Surmoi est une instance composite, pleine de contradictions
dues à la répétition indéfinie de ce processus de projection interne joint aux intro-
jections opérées aux divers âges du développement. Je voudrais insister ici sur sa
nature biface qui rend compte de son éventuelle utilité dans la relation thérapeu-
tique : porteur du besoin de punition et donc frein, rappel de l'idéal à poursuivre et
donc, éventuellement (si l'Idéal est suffisamment humanisé), accélérateur du déve-
Rev. franç. Psychanal, 1/1993
104 Maurice Netter

loppement. L'opposition majeure qui le structure et qui agit particulièrement chez


le psychanalyste écoutant son patient peut se résumer ainsi : le Surmoi accompli,
héritier du complexe d'OEdipe, demeure toujours biface en ce qu'il garde toute la
violence, la « cruauté » de son origine, la projectionde la pulsion de mort et l'intro-
jection de la destructivité d'abord projetée par le Moi dans le monde extérieur et
partiellement récupérée par lui d'un côté ; et de l'autre, constitué par des identifica-
tions à des figures « civilisées », jusque-làobjets dans le monde extérieur, abandon-
nées comme telles, et faisant dès lors partie du monde intérieur, de l'Idéal du Moi,
qu'il entend faire respecter en permettant au Moi de canaliser cette violence et de
faire des projets réalisables (cf. Freud, Introduction au livre de Reik, Le Rituel,
p. 22).
En tant qu'instance composite on peut le penser aussi en termes d'Imago :
« L'imago et le complexe sont des notions voisines ; elles ont trait toutes deux au
même champ : les relations de l'enfant avec son entourage familial et social. Mais le
complexe désigne l'effet sur le sujet de l'ensemble de la situation interpersonnelle ;
l'imago désigne une survivance imaginaire de tel ou tel des participants de cette
situation.... C'est un schème imaginaire acquis, un cliché statique à travers quoi le
sujet vise autrui. L'imago peut aussi bien s'objectiver dans des sentiments et des
conduites que dans des images » (Vocabulaire de la psychanalyse). Les imagos qui
s'entrechoquent dans le Surmoi et s'y composent vont du Ur Vater cruel et inces-
tueux au Père dont la parole sépare, individualise, identifie ; de Démeter, la
jalouse, à la mère suffisammentbonne, des frères aînés qui guettent les faux pas du
jeune aux soeurs qui séduisent tout en édictant des lois arbitraires.
Il est souvent dit que ce Surmoi composite peut engendrer des inhibitions et
des rigidités qui se retournent en projections défensives dans le contre-transfert
et ferment l'oreille à certaines souffrances et appels du patient, ce qui, dans cer-
tains cas extrêmes, conduit ce dernier au désespoir bruyant ou silencieux et
l'analyse à une impasse. Par ailleurs, la « bonté » de l'analyste et ses rapprochés
chaleureux sont vivement critiqués comme des illusions susceptibles d'engendrer
des fixations incontournables et inanalysables par la suite. L'histoire de la ten-
sion permanente entre Freud et Ferenczi qui nous est racontée par leur corres-
pondance (cf. P. Sabourin, Ferenczi, Ed. Universitaires, 1985) illustre la tension
inhérente à ce délicat problème. Tension entre un souci de rigueur qui doit por-
ter ses fruits à long terme et une égale préoccupation de la « réalité » du patient
et de ses besoins profonds, qui seule peut l'aider à reprendre son évolution. En
fait ces deux attitudes « théoriques » sont aussi indispensables l'une que l'autre,
elles ne sont contradictoires que lorsqu'elles traduisent l'opposition de deux per-
sonnalités dissemblables par leur tempérament et par leur place dans une rela-
tion dans laquelle le transfert est fortement engagé. Deux attitudes théoriques
que le Surmoi va prendre à son actif et transformer en impératifs plus ou moins
Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 105

indépendants. En effet, à la différence du Moi, théoriquement habile aux com-


promis, le Surmoi a le défaut de laisser ces deux impératifs « en mémoire », un
peu comme un ordinateur qui ne sait discerner qu'entre 0 et 1 ; il peut ainsi
intervenir sans nuance dans un sens comme dans l'autre mais toujours à sa ma-
nière : quasi automatique comme la figuration en grande partie inconsciente
d'une autorité qui, à l'instar des parents, peut lui ôter son amour et le renvoyer
à son complexe de castration et à sa détresse, figuration qui, mise devant les
yeux du Moi, déclenche une peur incontrôlable ou un évitement irréfléchi.
Cependant, ce type de réaction n'ayant pas seulement des côtés négatifs, je
voudrais mettre en reliefl'aspect « positif» de la fonction du Surmoi, à savoir la
possibilité qu'il donne de tempérer (au sens du clavier bien tempéré) la conduite
d'une cure. Il a pour destin normal, en effet, de s'introduire en intermédiaire,
comme le souligne Freud (Abrégé, p. 84), entre le çà et le monde extérieur, remet-
tant les actions projetées par le Moi dans le cours d'une tradition et d'une « partie
des conquêtes de la civilisation ». En tant qu'héritier du complexe d'OEdipe, il
garantit l'interdit de l'inceste, du parenticide et de l'infanticide et permet de canali-
ser la violence fondamentale de chacun. S'il n'est pas capable de compromis, il
oblige cependant le Moi à en faire entre les exigences du çà et les exigences de
l'objet externe, entre les visées du désir et celles de la réalisation qui, lorsqu'elle est
possible, risque de laisser le Moi en collusion avec le çà sous la domination, dit tou-
jours Freud, du principe de plaisir, sans se soucier du contexte intrapsychique et
environnemental. Tour à tour frein et accélérateur, il modère les relations avec
autrui, il est donc tout spécialement important dans la relation avec l'analysant.
Pour saisir son mode de fonctionnement, précisons la nature de cet aspect double,
biface, qui le caractérise, quelles que soient les configurations identificatoires qui
l'ont constitué.

BIFACE, CRUEL ET CIVILISÉ, LE SURMOI DE L'ANALYSTE

Cet aspect biface du Surmoi comme expression d'une tradition, de son évo-
lution et de son introjection est déjà nettement indiqué dans la Bible par la for-
mation du Nom Divin devenu imprononçable : Yahvé.
Comme Yahvé, sur le Sinaï, se désigne comme l'être transcendant qui exige
une morale élevée (les Commandements) et une pensée qui se dégage de l'image et
même de la représentation (Il Est : Yehye) sans cesser, d'aucune façon, d'être le
dieu de l'orage, de la jalousie et de la vengeance s'il n'est pas obéi (Yahvo, le dieu
des Madianites, tel que Freud le décrit dans L'homme Moïse et le monothéisme),de
même, le Surmoi le plus affiné tire sa force de conviction, de maîtrise et d'inhibi-
106 Maurice Netter

tion, de son autre face, celle qui garde sa violence et reste en communication avec le
ça. On dit souvent que dans la Bible le dieu païen a été refoulé, que les interdits
nouveaux visent à détruire ce totem archaïque, que les prescriptions alimentaires
sont là pour retourner l'interdiction ancienne de manger ce totem, en obligation de
le consommer, lui et rien que lui, ou ce qui s'en rapproche, tout ceci pour bien mar-
quer le changement de nature entre les deux façons d'appréhender la divinité. Per-
sonnellement, je pense qu'il ne s'agit pas tant de refoulement que de condensation,
non pas de clivage mais d'alliance occulte sous l'opposition officielle. Il n'est que de
voir ce qui se passe au pied de la Montagne lorsque Moïse reçoit les Commande-
ments : le veau d'or est appelé du même Nom : Yahvé. Si les Israélites ont interdit
de prononcer ce nom divin, peut-être n'est-ce pas tellement par révérence (ils di-
sent à la place : Adonaï « Mon Seigneur », terme neutre et commun, même s'il
garde les vocalises de Jahova !) que par refus, non exprimé, de ce Nom qui évoque
ce double aspect : très « spirituel », fort et serein, et, en même temps, très matériel et
tyrannique. A mon sens, cette condensation caractérise le Surmoi Héritier du com-
plexe d'OEdipe dans sa paradoxalité.
D'ailleurs, la fonction de cet organe psychique dans ses deux faces, archaïque
comme évoluée, est d'abord de défendre le Moi fragile contre des défenses trop ca-
tastrophiques que ce dernier met lui-même en place contre des terreurs schizopara-
noïdes (identification adhésive ou au contraire retrait rigide et froid, attaque
contre les liens ou au contraire identification à l'agresseur, etc.) ; ce n'est qu'en un
second temps qu'il risque de se transformer en entrave, dans la mesure où il récu-
père trop de la destructivité projetée à l'extérieur et introjectée dans le mouvement
défensif au cours duquel le Moi, mal différencié, s'identifie à l'agresseur.
On peut se figurer ainsi la constitution du Surmoi comme défenseur du
Moi, souvent contre lui-même : confronté à la terreur du Chaos Originel provo-
quée par la déliaison des pulsions dans les moments de déréliction dus à l'ab-
sence physique et psychique de la mère, à un défaut fondamental de l'entourage,
à une séparation brutale, etc., le Moi naissant tente de renforcer son besoin
d'unité et de réintrication des pulsions. Il halluciné un Objet-Phallus comme
protecteur, source de toute satisfaction et conduisant à l'Union Totale ; l'ana-
lyste est mis quelquefois à cette place comme nous le verrons plus loin. Il s'agit
sans doute de l'exaspération de la satisfaction hallucinatoire du désir avant que
le Moi ne soit capable de se figurer l'absence de l'objet et de la tolérer. Le senti-
ment d'unité et de vie est confondu par lui avec l'excitation intense et continue.
Arrive un moment où une trop grande quantité de libido reflue massivement et
le déborde, il utilise alors la pulsion de mort (destructivité, déliaison, fragmenta-
tion) pour se garantir et se donner l'apparence de maîtriser la situation en atta-
quant la pulsion de vie que pourtant il cherche à conserver, mais dont l'intensité
lui fait trop mal. Un conflit originel se déroule qui durera toute son existence : la
Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 107

nostalgie de l'Un l'entraîne, en effet, à des conduites si dangereuses qu'il met en


place des systèmes de défense pour se protéger de ses propres excès : le principal
pare-excitation originel dans ce genre de circonstances est le Surmoi cruel. Il
apparaît cruel bien sûr parce qu'il est une identification à la source de la frus-
tration, qu'il est l'héritier du sadisme d'emprise mais aussi parce que, pour être
efficace devant la force de la passion du Tout (confondu par moment avec le
Rien), il doit faire peur et amener le Moi à prendre des mesures d'urgence. Ces
mesures deviennent souvent, à leur tour, onéreuses et provoquent des réactions
préjudiciables au développement mental.
Il est important, cependant, de se rappeler que le Surmoi « archaïque » repré-
sente déjà un effet de différenciation, de mise en tutelle des « sombres forces, des
instincts surgis du domaine de l'organique et qui tendent vers des buts qui leur sont
propres, selon les termes de Freud qui continue : au-dessusd'eux, une série d'ins-
tances se sont mises en place, fondées sur des organisations psychiques plus élevées
et acquises au cours de l'évolution sous la contrainte de l'histoire » (Introduction
au livre de Théodore Reik, Le Rituel. Psychanalyse des rites religieux, Denoël,
1974, p. 22). L'une de ces instances, le Surmoi, qui représente en quelque sorte la
contrainte de l'histoire de chacun, aide le Moi à se constituer. Mais les « instincts
primitifs » (p. 23) garderont toujours leur caractère sombre lorsqu'ils se manifeste-
ront dans le transfert, au moment de certaines défusions pulsionnelles nécessaires
aux remaniements espérés de la cure ; tout analyste les ressentira ainsi malgré
toutes les théories et idéologies qui tenteront de leur rendre justice ! Et le Surmoi ne
sera pas de trop à certaines heures pour intervenir « dès que le rapport des forces
entre le Moi et les éléments refoulés se déplace aux dépens du Moi » (p. 23)... Dans
Malaise dans la civilisation, Freud insiste sur les causes de la souffrance : puissance
écrasante de la nature, caducité de notre corps, insuffisance des mesures destinées à
régler les rapports des hommes entre eux, au sein de la famille, de l'Etat ou de la so-
ciété. Il discute l'idée que les peuples sauvages sont plus heureux parce que moins
contraints, plus proches des satisfactions immédiates que les peuples civilisés :
« On découvrit que l'homme civilisé devientnévrosé parce qu'il ne peut supporter
le degré de renoncement exigé par la société au nom de son Idéal culturel... » (RFP,
n° 1,1970, p. 28-29).

DANS LA RENCONTRE AVEC DES PATIENTS PARANOÏDES

Dans le scénario analytique où le patient fait de l'analyste un Double ayant


tous les caractères du Surmoi archaïque, et projette sur lui son désarroi face
à son impossibilité de contenir ses pulsions en danger de défusion, l'analyste
108 Maurice Netter

ressent parfois que le rapport des forces entre son propre Moi et les éléments
refoulés-projetés risque de se déplacer à ses dépens : la présence de son Surmoi,
évolué, peut lui éviter de s'identifier à l'agresseur en s'identifiant de trop près au
désir de l'analysant. On peut concevoir que l'analysant « extrade », selon l'ex-
pression de P.-C. Racamier sur l'analyste des fantômes, des deuils, des injonc-
tions que lui-même a reçues et qu'il sent comme étrangers sans pouvoir les
reconnaître ni même y renoncer.
Chez les patients paranoïdes, le Surmoi reste « cruel » justement pour assu-
rer ce rôle de « gardien du Moi » et l'analyste est souvent impatienté par ce
genre d'accrochage à ce qui prend l'allure de culture de la persécution chez des
gens qui, cependant, ne lui apparaissent pas comme franchement paranoïaques.
Certains patients, en effet, n'ont pas fait d'épisode délirant mais gardent une
grande méfiance vis-à-vis du monde extérieur, tout en faisant facilement
confiance à ceux qui n'en méritent aucune. Chez eux le sentiment d'être surveillé,
d'être l'objet d'un complot, de sentir par moment « la présence d'un homme sur
le toit prêt à pénétrer dans l'appartement », nous donne l'impression d'être en-
tretenu. Le sujet reconnaît spontanément le caractère imaginaire de ses craintes,
mais il ne supporte aucune interprétation métaphorique et se met en colère si
l'on essaie de comprendre ce qui se passe, non seulement parce qu'il redoute une
blessure narcissique (comme Cyrano) mais surtout parce qu'il ne veut pas en-
tendre parler de la jouissance qu'il éprouve en ce compagnonnage dans lequel
son auto-érotisme déficient retrouve une certaine activité d'auto-investissement,
au sens étymologique du terme. En effet, ces personnes privilégient la relation à
un double qui les « protège » de la relation d'objet, tout en leur évitant de se
sentir isolées. Devant le fait d'être continuellement mis à la place du double, sur-
veillant et mal intentionné, l'analyste montre ce phénomène comportemental à
l'intérieur de la situation analytique, il souligne que le patient veut, au prix d'une
déviation constante de ses interprétations, le rendre responsable des comporte-
ments extérieurs et lui en faire supporter les conséquences : ces interventions ne
modifient l'attitude de l'analysant que très, très lentement... Il lui faudra beau-
coup de patience et les appels fréquents de son Surmoi analytique pour qu'il «
tienne » le coup ! ce qui est justement le besoin foncier du patient. Une femme,
par exemple, faute de chaleur affective venant de la mère, qui s'est toujours com-
portée comme une enfant, n'a réussi à fixer sa destructivité qu'en la projetant sur
une instance, un « objet » au sens platonicien, qui s'accroche à tout ce qui peut
représenter une autorité extérieure susceptible de contenir sa rage sans l' « inter-
préter », c'est-à-dire, pour elle, la disqualifier. Le Surmoi cruel, pendant la pre-
mière partie de la cure, ne pouvait être « introjecté » en grande partie parce
qu'elle avait besoin de cette instance, perçue comme « en dehors », pour parve-
nir à « se fermer ».
Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 109

Le regard neutre de sa mère, brusque dans ses gestes (« quand ma mère


change ma petite nièce, j'ai l'impression qu'elle la met dans une boîte à chaus-
sures », est recherché malgré tout par cette patiente. Ce regard l'aide à conte-
nir son intérieur car elle ne se sent pas « fermée ». Son père, lui, semblait
attendre lorsqu'elle était enfant qu'elle lui dise toutes ses pensées, celui-ci
semble être entré dans le jeu jusqu'à un certain point, toutefois il a dû la reti-
rer du catéchisme dont l'enseignement augmentait l'intensité des « scrupules »
qui amenaient sa fille à dire aussi « tout » au curé. Au cours de son adoles-
cence et jusque dans l'âge adulte, elle a cultivé un sentiment de persécution
grâce à des fantasmes de surveillance dont les figurations traduisent un proces-
sus anal marqué par la déficience des sphincters. En « s'obligeant », incons-
ciemment, à visualiser un surveillant ou un complot destiné à lui arracher ses
secrets, elle mobilise toutes ses forces pour résister à l'envahisseur, moyennant
quoi elle se sent mieux dans son enveloppe. Elle renforce ainsi sa capacité de
fermeture et de maintien d'elle-même dans ses propres limites. Son fréquent et
long silence en séance peut se comprendre comme l'apprentissage de la ferme-
ture et de la solitude nécessaires à la constitution de la relation d'objet, au
sens aristotélicien du mot, c'est-à-dire capable d'exprimer ses potentialités en
s'incarnant. Elle ébauche également une reliaison des pulsions destructrices :
son noyau masochiste peut se développer par le fait de centrer tous ses inves-
tissements sur ce scénario. Avant l'analyse, la répétition indéfinie de cette mise
en scène avec ses amies, ses employeurs, etc., ne pouvait être que comporte-
mentale et ne modifiait pas le rapport des forces internes ni l'intensité des
crises d'angoisse dont elle était victime. Pendant un long temps, le psychana-
lyste « doit » respecter cette répétition inlassable, supporter d'être utilisé
comme un sphincter, d'être sollicité et de laisser faire et de retenir les désirs de
la patiente qui ne lui appartiennent jamais véritablement. Il n'est pas toujours
tolérable d'être traité ainsi comme un Surmoi cruel sphinctérien qui, à certains
moments, peut faire écho au sien propre et susciter de sa part un mécon-
tentement envers la patiente qui n'est que le renvoi de la balle et la contre-
projection de son propre conflit. Ici tout se complique du fait que c'est juste-
ment le Surmoi qui oblige le Moi à se tenir tranquille devant le miroir où il
contemple le Surmoi qui l'exaspère ! Situation paradoxale qui permet de
retrouver le système d'injonctions paradoxales dans lequel l'analysante a été
prise dès le berceau et qui est la source de ses crises d'angoisse aiguë. Pendant
de nombreux mois seul cet affect d'angoisse diminue progressivement jusqu'au
jour où elle tolère de prendre elle-même ses décisions, d'abord en secret, n'en
parlant à l'analyste que par la suite, puis parvenant à les élaborer en séance,
c'est-à-dire en présence de quelqu'un qui ne lui apparaît plus comme un voleur
de pensées, ni un double inquisiteur.
110 Maurice Netter

DANS LES MOMENTS DE TRANSFERT PASSIONNEL

De sa face « archaïque », cruelle, le Surmoi, même très évolué, enrichi, tem-


péré, garde un fonctionnement automatique, en arc réflexe, qui peut intervenir
avant toute décision du Moi, et qui peut retenir celui-ci, à certains moments
d'extrême intensité émotionnelle, de se précipiter dans une illusion qui pourrait
nuire gravement au projet que ce même Moi avait l'intention de réaliser. Ce ca-
ractère automatique fait, dans une situation analytique tendue, l'intérêt principal
du Surmoi ! Ce caractère impératif a priori vient de l'origine magique et « préhu-
maine » du Surmoi et c'est justement ce mouvement a priori qui, dans les situa-
tions d'urgence, lui permet paradoxalement d'être le garant de l'ordre humain. Il
s'agit d'un réflexe conditionné à l'origine duquel se trouve l'association entre un
stimulus et une douleur (interprétée plus tardivement comme une punition). Une
fois l'association établie, le stimulus agit comme s'il était lui-même la douleur à
éviter ; le stimulus relève d'une représentation qui éveille un désir qui met en
cause, subjectivement, la vie même du sujet par son intensité ou par la menace
d'un objet dont on dépend vitalement : l'objet menacé - menace de représailles.
Ce peut être une confrontation instantanée entre la représentation d'une trans-
gression majeure et l'effroi de perdre l'amour de l'Imago concernée avec le risque
de mort (péché mortel !) qui s'y rattache. Le réflexe finit par avoir lieu par la
seule évocation de l'Imago en question : l'interdit du toucher, développé par les
rites religieux, en est, pourrait-on dire, le prototype.
A certains moments de certaines cures où la pression de l'identification pro-
jective d'un ou d'une patiente nous entraîne vers un passage à l'acte, nous ne
l'évitons qu'en étant retenus par une inhibition de ce type automatique et ma-
gique : « Il ne faut pas toucher, il ne faut pas bouger » : l'Imago du Psychana-
lyste — Père de la horde — se dresse devant nous, consciemment ou non. Le
mouvement du Moi est arrêté dans sa motricité et renforcé dans sa capacité de
rêverie. On peut comparer ce processus avec celui du rêve : celui-ci ne peut
advenir et produire ses effets de reconstitution du narcissisme, d'intégration des
données de la veille, de remaniement des lignées associatives que si le faire est
inhibé et la motricité stoppée ; le psychanalyste ne peut développer sa rêverie et
garder un espace pour ses pensées que si le faire, et spécialement le parler, est
retenu le temps de l'éprouver (Masud Kahn) et le temps d'une élaboration nais-
sante autant pour lui-même que pour son patient. L'inhibition du « faire » due
ici au Surmoi est d'une autre nature que la constitution d'une barrière rigide et
défensive que le Moi érigerait par peur du contact avec le çà du patient et des
fantasmes de type préoedipien qu'il développe dans la situation analytique. A
certains moments où l'analysant retrouve son désespoir d'enfant et cherche à
Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 111

persuader l'analyste de venir à son secours car il pense que celui-ci est un adulte
très fort, ce dernier pourrait croire ces désirs suscités par sa personne et tendrait
à les repousser par le silence ou par une interprétation de transfert défensive ; le
patient se sentirait encore plus désespéré, accentuerait sa pression ; il se forme-
rait alors un cercle qui irait se renforçant jusqu'à la rupture éventuelle du cadre.
Ce qui pourrait s'entendre comme une brusque régression entraînant une défu-
sion pulsionnelle des deux côtés : la libido devenant dominante, la distance
semble s'abolir entre les deux sujets dont les « objets » ne se distinguent plus, la
pulsion de mort expulsée mais revenant comme du dehors est récupérée par le
Surmoi qui devient alors plus cruel et risque de pousser les deux acteurs à se
punir mutuellement par la stagnation de la cure ou sa fin brutale... B. Rosenberg
souligne :
« Il s'avère qu'en cas de désintrication pulsionnelle importante c'est en pre-
mier lieu les effets de cette désintrication sur la libido qui dérangent le plus le
sujet et que le déni-clivage est dans le déroulement du processus secondaire et
défensif » (Benno Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme gardien de la
vie, Paris, PUF, 1991, p. 130).
Il y a donc une question de seuil pour que soit mis en place ou évité le déni-
clivage par l'analyste lui-même : au-delà d'une certaine régression provoquée
par le processus de la cure, l'exacerbation des exigences du çà du patient peut
devenir intolérable et l'analyste est porté à interrompre la relation. Pour que son
Surmoi puisse freiner cette excitation qui lui « rappelle » à lui aussi la lutte
contre le Chaos initial, et ramener son Moi à la raison, il importe que la consti-
tution de cette instance ait « intégré » l'expérience du traitement de ces de-
mandes archaïques jusqu'à en faire une obligation : « la contrainte de l'histoire »
professionnelle (« tu dois supporter sans bouger et sans rejeter ! ») qui vienne
contredire le mouvement de répulsion du Moi et lui donner la possibilité de
rêver ce qui est à l'oeuvre au lieu soit de s'y laisser aller, soit de tout arrêter.
La désintrication pulsionnelle, en d'autres termes, prend la forme de mo-
ments passionnels : la pression du transfert en arrive à s'exprimer ainsi : « Je
voudrais que vous me preniez dans vos bras ! » En souvenir de Ferenczi (incar-
nation possible d'une des Imagos évoquée au début de cet article et symbole de
l'attention aux « besoins du patient »), l'analyste est fortement tenté de penser :
« Mais qu'est-ce que nous faisons avec ces discours, cette personne a besoin
d'amour, elle pourrait être ma maîtresse et je pourrais lui apporter bien plus...
par exemple dans une analyse "mutuelle"... », Freud comprenait ainsi les dires
de son disciple, c'est pourquoi il le critiquait vivement. A l'instar du Maître, le
Surmoi intervient pour maintenir l'analyste sur son fauteuil en se disant : non !
nous ne sommes là que pour une analyse et pour rien d'autre : impératif vécu
comme a priori, venant presque d'ailleurs. Ce faisant, l'analyste est dissuadé de
112 Maurice Netter

se lever pour « embrasser » l'analysant ou/et pour le mettre dehors. En quelque


sorte, la peur du Surmoi évolué qui incarne les exigences du « travail », peur au-
tomatique due à la présence concomitante du Surmoi cruel, devient, d'un coup
plus forte que la peur des projections du patient. L'analyste se rend compte alors
que cet appel amoureux et sa propension à y répondre n'étaient qu'une défense
contre l'appel du vide et son envers l'appel à un contenant absolu, figure ici de
l'Un retrouvé ! La culture des états passionnels manifeste le plus souvent une
lutte acharnée contre l'attrait du vide, la poussée du désespoir et la disparition
du sentiment d'identité. La séduction ici trouve sa place sous la forme du narcis-
sisme retourné et projeté :« Prenez-moi, car vous êtes le seul être qui puisse me
sauver et me redonner la vie ! » Le Surmoi de l'analyste peut le préserver de suc-
comber à cette tentation de mégalomanie, d'identification à la projection du Soi
grandiose autant que malheureux, en lui rappelant sa condition de mortel dans
l'instant même où il allait ouvrir la bouche comme un oracle s'identifiant alors à
l'Imago inverse de la précédente : l'Imago de la Bonne Mère ; il peut continuer
l'analyse en reconnaissant que cette défense par une séduction d'apparence
amoureuse, premièrement, traduit, de la part du patient, un appel désespéré qui,
in illo tempore dans le temps mythique des origines, n'a pas été entendu, et,
deuxièmement, un besoin de rassembler ses morceaux : fragments de trauma-
tisme sources d'auto-érotismes désintégrateurs, objets partiels introjectés mais
restés « bizarres », etc. Cette reconnaissance ouvre la voie à l'interprétation véri-
table et efficace.

SURMOI ET RECONSTITUTION DU MASOCHISME GARDIEN DE LA VIE

Cette tentative, parfois ultime, de lier la destructivité et de retrouver un sen-


timent d'unité, peut se lire également au niveau de la reconstitution du
« noyau » masochique dont parle B. Rosenberg et que j'imagine comme un
« endroit » où se lient sur un objet interne la libido et la destructivité, de sorte
que le Moi puisse maîtriser suffisamment les pressions du çà, créer un espace in-
termédiaire entre les instances et les objets internes, nouer des relations ni trop
proches ni trop lointaines avec les objets externes, se délier de fixations étroites
qui gênent son évolution tout en pouvant agrandir son champ d'investissement.
Pour ce faire, le patient mobilise le maximum de charge libidinale de sa part à lui
mais aussi de la part de l'analyste pour juguler la destructivité dont il pressent la
violence derrière la carapace de froideur qui la maintient enfouie. Il se retrouve
dans la situation du bébé qui, dans l'indistinction des personnes, tente d'extraire
de l'environnement avec lequel il fait corps une libido suffisamment forte pour
Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 113

s'intriquer avec ses poussées destructrices ou vécues comme telles. L'accès


« amoureux » dans le transfert n'a souvent que l'apparence de la sexualité géni-
tale, l'objectif de cette pression est de combattre le contre-investissement origine
de la carapace (mobilisation du çà qui devient un moment allié de l'analyste par
le transfert, comme Freud le décrit dans l'Abrégé) et de former ou de renforcer
son noyau masochique afin de parvenir à cette réintrication pulsionnelle en lieu
et place d'un clivage sévère ou d'un déni selon les cas. Rosenberg écrit : « Il ne
s'agit pas d'une union des deux pulsions elles-mêmes ; il s'agit toujours, selon
nous, de deux actions opposées-antagonistes sur un même objet donnant des ré-
sultats divers selon la force (économique) de ces actions issues des deux pulsions.
L'intrication pulsionnelle se fait donc par l'intermédiaire de l'objet sans lequel
elle est impossible : une union-fusion directe des pulsions mêmes est incompa-
tible avec leur hétérogénéité » (op. cit., p. 126). L'analyste, à certains moments
qui peuvent être mutatifs, permet, en supportant d'être pris pour cet objet, une
certaine réintrication des pulsions à condition qu'il soit capable de soutenir cet
investissement non pas ambivalent mais double. Il est soumis au sentiment qu'il
va être détruit, ne serait-ce que dans sa faculté de se sentir lui-même autonome,
mais il est aussi soumis au sentiment d'être aimé et de pouvoir offrir la parole
chaleureuse qui va permettre à l'analysant de reprendre vie, toujours les deux
courants évoqués au début de cet article qui là en sont encore à dériver du çà. Il
éprouve la nécessité « vitale » pour le patient, que lui, l'analyste, se « laisse
prendre » comme un objet intermédiaire et transitoire au sens étymologique du
mot, un objet sur lequel les deux pulsions vont se fixer pour se composer. Il est
difficile d'être sollicité à souffrir de façon à laisser naître à son niveau d' « objet »
une intrication des pulsions sur le mode masochique, que le patient pourra in-
trojecter grâce au processus d'identification hystérique. La souffrance de l'ana-
lyste procédera du conflit entre ses propres pulsions en réponse à celles du
patient d'une part et son Surmoi en apparence castrateur de l'autre ! Le psycha-
nalyste joue le rôle d'un médiateur « hors du Soi » du patient mais restant relié
à lui. En acceptant une souffrance momentanée, il permet l'élaboration et l'inté-
gration en lui d'abord, puis chez son patient de ce noyau, aspect du Surmoi gar-
dien du Moi et de l'analyse.
Ceci suppose que ce noyau masochique ne soit pas resté trop « primaire »
pour qu'il puisse être « réalimenté » en libido d'objet au contact de l'affectivité
de l'analyste. En effet, le masochisme, et donc sa « restauration », suppose la ca-
pacité de vivre des régressions vers des moments de perte des limites entre l'inté-
rieur et l'extérieur, tout en gardant une certaine conscience de la distinction du
Moi et du non-Moi. Ce noyau peut retrouver à travers le jeu du transfert et du
contre-transfert sa fonction d'organisateur de la vie psychique comme va-et-
vient entre Soi et l'Autre.
114 Maurice Netter

Après certaines séances où se joue ce que je viens de décrire, nous respirons en


nous rendant compte que notre vie n'était pas en jeu mais seulement la force du
contre-transfert : nous félicitons alors notre Surmoi qui nous a permis de garder le
cap. Grâce à la souffrance qu'il nous a fait endurer, nous pouvons aider notre pa-
tience) à construire un espace intermédiaire où le tiers étranger pourra advenir.
Notre Surmoi nous a permis d'éviter et le passage à l'acte direct et le rejet ou le re-
trait qui auraient peut-être effectivement conduit l'autre au désespoir.
Ne pouvant pratiquement jamais communiquer ces moments d'émotion,
nous en restons à ce dialogue intime avec « notre Surmoi », au cours duquel se
restaure notre estime de nous-mêmes.
Au cours de cette méditation nous rejoignons notre groupe interne : nos
racines, nos réflexions sur la vie, mais aussi nos parents, nos « maîtres », etc., et
notre groupement externe d'affiliation : société de psychanalystes, collègues, etc.
Nous sentons alors que, malgré la solitude de notre bureau et de notre personne,
nous partageons un Idéal du Moi objet transitionnel entre nous tous, même s'il
peut s'agir d'une illusion au sens de Winnicott.
Maurice Netter
Le Colonel, CD 6
13170 Les Pennes-Mirabeau
Interpréter avec l'enfant
Le vu, le visible et le visualisable en analyse d'enfants

Danièle BRUN

« Je ne partage pas le point de vue actuelle-


ment en vogue, d'après lequel les dires des en-
fants seraient toujours arbitraires et indignes de
foi. Il n'y a en effet pas d'arbitraire dans le psy-
chisme, et l'incertitude des dires des enfants est
due à la prédominancede l'imaginationde ceux-
ci, tout comme l'incertitude des dires des adultes
est due à la prédominance des préjugés de ces
derniers. [...] Il demeure regrettable que l'exposé
d'une psychanalyse ne puisse pas rendre les im-
pressions que reçoit l'analyste, qu'une convic-
tion décisive ne puisse jamais être obtenue par la
lecture, mais seulement par les expériences vé-
cues qu'on éprouve en faisant une analyse. »
S. Freud,
« Analyse d'une phobie chez un petit garçon
de 5 ans ».

« Faire la caméra avec les mots »

Par habitude, ce petit garçon de huit ans ferme la porte derrière lui et prend
place dans le fauteuil. Aujourd'hui, il n'éprouve pas le besoin, comme si souvent,
d'avancer la main vers la pile de feuilles de papier qui se trouve sur la table et dans
laquelle, selon les jours, il puise tantôt pour dessiner, pour peindre ou pour cons-
truire bateaux, cocottes ou avions dont il vérifie ensuite le bon fonctionnement.
Non, aujourd'hui, et sans doute parce qu'il a quelques minutes de retard — il le
sait et il a pu le constater puisqu'à son arrivée la porte du bureau était ouverte —,
c'est sur une information qu'il va faire débuter sa séance : « J'ai fait une crise »,
dit-il d'une voix dans laquelle l'obéissance se mêle à la résignation.
Je l'écoute, sachant cependant qu'en s'exprimant de la sorte il répond à la de-
mande de sa mère qui lui enjoint de me dire tout ce qui lui passe par la tête. Lors-
Rev. franç. Psychanal., 1/1993
116 Danièle Brun

qu'elle a l'impression qu'il ne me tient pas assez au courant de ce qui ne va pas à la


maison, elle lui conseille instamment de me « causer ». De temps en temps, il se
borne à me transmettre la consigne, pour enchaîner ensuite sur le sujet de son
choix. A moins qu'il ne se saisisse de l'occasion pour se livrer à quelque commen-
taire irrité, dont la justesse ne manque pas de surprendre. Et cela dans un style
assez bref, voire condensé, s'apparentant parfois au mot d'enfant, dans ses effets de
vérité. « J'aime pas la causation, ça m'énerve » est un exemplede ces productions
dans lesquelles la réticence à la « causation » renvoyait simultanément à « la
cause » et « à cause de... ». Ces quelques réminiscences me traversent l'esprit dans
le même moment où, fidèle à mon habitude, j'engage l'enfant au récit.
— Raconte, lui dis-je, ce qui parut le plonger dans la perplexité. Il fallait
une stimulation. Je lui suggérai alors de « faire la caméra avec ses mots pour que
je voie la scène ». Et il eut cette répartie assez étonnante : « Alors, il faut que je
te raconte tout pour que tu comprennes. »
« Faire la caméra avec les mots » est une formule que je n'avais aucunement
préparée. La manière dont l'enfant s'y sentit impliqué au point d'y réagir par un
« Alors, il faut que je... », montra qu'il venait de percevoir l'enjeu et la nécessité
du récit en séance.
La formule s'était présentée comme une tentative de solution à la difficulté que
ce petit garçon semblait réellement éprouver pour relater des faits, quoiqu'il parlât
très bien avec un vocabulaire choisi. Mais il est tout aussi vrai que mon incitation
portait la trace des questions plus générales qui, ces derniers temps, s'imposaient à
ma réflexion quant au statut du visuel, du visible et du visualisable dans la cure.
Comment, par exemple, gérer ce que l'enfant donne à voir en séance par ses mou-
vements, par ses jeux ou par ses dessins, ou par des activités dont, de manière im-
plicite, il délègue la mise en mots sinon le récit à son psychanalyste ? Comment
sous-estimer l'impact de visualisation que contiennent les mots des patients
adultes et qui permet au psychanalyste, en certains moments privilégiés, de voir
soudain se dessiner, dans l'actualité de la séance, le visage ou la silhouette d'une
compagne dont telle particularité physique n'avait pas encore été mentionnée, les
attitudes d'un époux ou d'un enfant dont les traits avaient fait ou faisaient encore
la fierté ou la désolation du parent ? Les épisodes féconds d'une analyse ne se re-
connaissent-ils pas, entre autres indices, par la qualité de visualisation dont les
mots du patient semblent plus particulièrement dotés, et où se découvre un nouvel
agencement des forces psychiques à l'oeuvre dans un conflit ?
Quelle que soit leur pertinence, ces questions, il est vrai, ne sauraient être dis-
sociées de l'association libre, soit de la complaisance du patient à observer la règle
fondamentale et à « tout dire ». L'enfant, toutefois, ne paraît cependant pas,
comme l'adulte, intellectuellement en mesure d'entendre l'énoncé de son principe,
même si cela ne préjuge en rien de la manière dont, comme l'adulte, il sera conduit
Interpréter avec l'enfant 117

au fil des séances à contourner cette règle ou à s'y soustraire: Quelles que soient la
résistance et la difficulté liée à l'âge pour l'accomplissement d'une tâche, notam-
ment celle qui concerne le dire en séance, l'aptitude d'un enfant à se mouvoir dans
la pièce et à en occuper l'espace constituent le témoignage d'une liberté relation-
nelle qu'il perdra une fois devenu grand. Cette aptitude s'inscrit par ailleurs
comme un potentiel de pensées non dites, dont l'enfant n'a pas nécessairement
conscience et qui s'adressent à son psychanalyste dont l'aptitude à interpréter est
ainsi mise à l'épreuve. Le psychanalyste n'est-il pas, de cette façon, également solli-
cité dans sa liberté associative, au vif de sa pratique, pour mettre en mots ce qui lui
est donné à voir ?

« Faire une crise »

Pour en revenir à mon jeune patient, si les occasions où il entrait en


« crise », c'est-à-dire dans une violente colère, étaient assez aisément répertoria-
bles et souvent prévisibles, il n'était, quant à lui, une fois atteint un certain degré
d'opposition et d'excitation relationnelles, aucunement en mesure de la répri-
mer. La crise prenait alors sa pleine extension et le menait à des actes de violence
contre les objets qui se trouvaient à sa portée. Les punitions qui s'ensuivaient le
faisaient passer du statut d'agresseur à celui de victime.
« Faire une crise » c'était, pour cet enfant, à la fois un terme générique et
l'expression condensée d'une multiplicité de symptômes qui avaient conduit les
parents à demander l'aide de la psychanalyse et qui avaient justifié l'indication
de traitement. Pour se présenter à la fois comme le fil conducteur et comme le
moteur du traitement, tout au moins aux yeux des parents, cette propension à
faire des crises était tout particulièrement stimulée lorsque l'enfant devait inter-
rompre une activité de loisir pour accomplir une quelconque tâche domestique,
par exemple ranger sa chambre ou venir à table.
« Ranger sa chambre » avait été l'élément déclencheur de l'épisode dont, à
sa suite, je me propose de faire maintenant le récit.
Il était rentré content de l'école et de sa partie de football, content d'avoir
« son temps à lui » pour prendre son bain et lire ses BD lorsque la jeune fille au
pair arriva dans sa chambre pour lui demander de la ranger. Comme il s'y oppo-
sait, une course s'engagea entre eux jusqu'au moment où elle réussit à l'attraper,
à le taper et où, punition à l'appui, elle finit par avoir raison de son refus.
« Elle est conne, commenta l'enfant, elle aurait pu être ma grande soeur,
heureusement qu'elle ne l'est pas. » Et d'ajouter : « Moi, je suis l'aîné, je peux
taper sur mon frère, parce que j'ai eu des câlins avant. »
Du récit de cette scène, dont les niveaux de sens sont pluriels et pluridéter-
118 Danièle Brun

minés, il semble d'abord nécessaire d'extraire le thème qui se rapporte à la jalou-


sie, et qui avait motivé l'indication d'analyse. La jalousie de ce petit garçon
n'avait pas été un thème explicitement prévalent au cours de la première année
de traitement. Il semble plutôt qu'il ait eu besoin de ce laps de temps pour faire
siens un terme et un vécu dont il connaissait mal les enjeux, à ceci près que la
naissance de son frère avait marqué une rupture importante dans son existence,
plus importante sans doute que cela n'est habituellement l'usage.
C'est malgré lui qu'il était jaloux et, au point où il en était, à quatre ans, lors-
que nous avons commencé les séances, il ne comprenait pas pourquoi cela lui valait
un traitement particulier. De fait, six mois se passèrent avant que ce petit garçon ne
trouve, en séance, l'occasion de faire état des désagréments que lui causait son petit
frère et, en particulier, de la différence qu'à son sens leur mère opérait entre eux
deux. « Maman, dit-il à ce sujet, elle me gronde toujours et pas lui. C'est toujours
moi qui me fais gronder et pas lui. J'en ai ras-le-bol. » Sur le moment, mon atten-
tion fut principalement retenue par la vigueur du ton et des propos. Aujourd'huije
suis sensible aux aspects positifs de ce mode d'expression, à leur valeur construc-
trice pour le fonctionnement psychique de l'enfant dans la double recherche
d'identité et d'altérité où l'engage l'arrivée d'un puîné. La jalousie atteste la mise
en oeuvre de cette recherche ainsi que du conflit pulsionnel qui l'accompagne.
Mettre en mots pour un tiers, notamment pour le psychanalyste, les consé-
quences de cette jalousie, même sans la mentionner en tant que telle, constitue
déjà une étape importante dans la voie de la représentation de sa propre per-
sonne. La constatation du « toujours moi [...] et pas lui », malgré « le ras-le-
bol » qui la ponctua, fut valorisante pour l'enfant sur le plan narcissique. Il
trouva, par ce biais, le moyen de reconnaître l'attention que sa mère lui portait,
fût-elle négative. A partir de là, la présence du petit frère ne pouvait plus pareil-
lement porter atteinte ni faire ombre à la représentation qu'il avait de lui-même.
Cela étant, les crises de jalousie envers ce petit frère se maintenaient, et elles
continuaient à être l'objet des préoccupations de l'entourage de l'enfant.
De mon côté, les remarques que j'ai pu être conduite à lui faire, une fois ou
l'autre, au sujet de sa jalousie, avaient surtout paru résonner à ses oreilles à l'ins-
tar d'une chanson qu'il connaissait sur le bout des doigts pour l'avoir entendue
maintes et maintes fois. Autour de lui, les adultes ne se privaient pas de l'enton-
ner ni même de l'inviter à me la communiquer. Respectueux de ce qui se disait
chez lui, il lui est ainsi souvent arrivé de débuter sa séance par ces mots :
« Maman m'a dit de te dire deux choses : je ne me sens pas bien à la maison et
je suis jaloux. » C'était une manière assez directe de me désigner des directions
de travail, sinon de mettre mon savoir-faire à l'épreuve.
Le petit garçon était toutefois devenu parfaitement capable de faire la diffé-
rence entre la part de lui qui ne pouvait s'empêcher de faire enrager son frère et la
Interpréter avec l'enfant 119

part de lui qui devenait triste lorsqu'il voyait le petit frère se faire gronder par le
père. Il faut enfin ajouter que la naissance d'une soeur, survenue pendant le traite-
ment, n'avait suscité chez lui aucune rivalité ni sentiment de dépossession. Le pro-
blème se situait donc au-delà ou en deçà du savoir que l'enfant avait sur lui-même
et sur son comportement, en deçà du symptôme « jalousie ». Tout cela était trop
connu dans sa forme actuelle pour pouvoir mener à une quelconque découverte.

« Venir à la séance, cela change des choses à la maison [...] »

Un changement se produisit, tout du moins dans mon esprit, le jour où l'en-


fant m'informa qu'il avait fait une crise avant de partir pour sa séance.
Ainsi fut-ce seulement de cette manière latérale — faire une crise à la mai-
son avant de partir pour sa séance — que j'y devins présente et commençai d'y
occuper une place. « Venir à la séance, dit-il à ce propos et en réponse à une
question que je lui posais, cela change des choses à la maison, parce que j'étais
en train de faire un dessin. »
Je compris alors que c'était le fait d'être ramené à une réalité faite d'obliga-
tions qui le mettait hors de lui. Comme si, en l'interrompant dans des activités
grâce auxquelles il reconstituait à la maison l'univers de ses séances ainsi que les
attributs qui l'unissaient à sa psychanalyste (faire des dessins), on l'arrachait du
monde de ses pensées et de ses rêves. Ce monde était aussi celui où les êtres qui
lui étaient chers ne faisaient qu'un avec leurs objets1.
On se souvient qu'en 1915, au chapitre III des Trois essais2, Freud présenta la
découverte de l'objet comme une redécouverte en rapport direct avec l'émergence
de la pulsion sexuelle chez le nourrisson. « Quand la toute première satisfaction
sexuelle était encore liée à l'ingestion d'aliments, écrit-il, la pulsion sexuelle avait,
dans le sein maternel, un objet sexuel à l'extérieur du corps propre. Elle ne le perdit
que plus tard, peut-être précisément à l'époque où il devint possible à l'enfant de

1. Pour certains de ses patients, notamment pour la poétesse américaine H. D., les objets dont
Freud s'entourait étaient une part intégrante de lui-même. On sait que, dès leur première rencontre, Hilda
Doolittlemanifestaun intérêt passionnépour les pièces de collection que Freud avait réunies. Cette forme
immédiate de transfert n'eut pas l'heur de plaire au maître qui en fit le reproche à sa célèbre patiente.
« Vous êtes, lui dit-il, la première personne qui ait jamais pénétré dans cette pièce et regardé les objets
avant de me regarder. » Que Freud, en 1932, se soit laissé aller à un pareil mouvement contre-transféren-
tiel ne manquera pas d'étonner, afortiori, si l'on songe qu'en 1915 il définit la libido du moi comme un
réservoir de la libido d'objet, établissant du même coup des liens étroits entre la question de l'objet et celle
du narcissisme. H. D., Visage de Freud, préface de Françoise de Gruson, Paris, Denoël, coll. « Freud et
son temps », 1977, p. 214-215. Voir également mon commentaire sur la relation entre H. D. et Freud par
l'intermédiaire des objets qui meublaient son bureau dans mon livre : La maternité et le féminin, Paris,
Denoël, 1990, chap. 6, p. 92-94.
2. Voir Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient »,
chap. 3, sect. 3, p. 157-160, et sect. 5 : « La découverte de l'objet », p. 164-165.
120 Danièle Brun

former la représentation globale de la personne à laquelle appartenait l'organe qui


lui procurait la satisfaction. En règle générale, la pulsion devient alors auto-
érotique, et ce n'est qu'une fois le temps de latence dépassé que le rapport originel
se rétablit. [...] La découvertede l'objet est à vraidire une redécouverte. »
Dans la première traduction française des Trois essais..., Blanche Rever-
chon-Jouve traduisit l'expression « former la représentation globale de la per-
sonne » par « voir dans son ensemble la personne... ». Plus fidèle au texte freu-
dien, la traduction de Philippe Koeppel pour Gallimard tend à atténuer la part
du vu, du visible et du spéculaire que comporte la formation de la représentation
globale de la personne en question, à savoir la mère. Mais l'accent reste posé sur
la sexualisation du rapport de l'enfant à sa mère qui est perdue en tant qu'objet
dès lors que s'opère la reconnaissance des attributs qui la définissent. Aussi, l'ob-
jet retrouvé a-t-il toujours un aspect discordant eu égard à l'objet cherché qui,
ne cessant de se dérober ou de manquer, met de la sorte constamment en défaut
les tentatives émanant de la pulsion auto-érotique.
Ces quelques considérations théoriques éclairent la problématique incons-
ciente de mon jeune patient, telle qu'elle s'était développée dès notre première
rencontre. Pour s'y être posée très rapidement, la question du statut de l'objet
entre la mère et l'enfant appela de ma part une remarque immédiatement trans-
férentielle qu'au-delà de sa forme injonctive ils entendirent l'un et l'autre comme
une interprétation. Mais il était trop tôt pour percevoir le lien qui organisait le
rapport de l'enfant à ses objets et au temps ; trop tôt pour comprendre le méca-
nisme des crises que générait, précisément, son rapport particulier à l'objet.
Pendant une brève période, ce petit garçon avait été le seul enfant de la famille.
Il manquait d'ailleurs rarement de le rappeler, comme s'il en avait gardé le souve-
nir, conforté en cela par les souvenirs de ses parents. Mais comme il ne pouvait
aller plus loin dans l'élaboration de ce que cette situation avait comporté de tem-
poraire, il manifestait des difficultés à s'inscrire dans une temporalité. Il n'en finis-
sait pas d'entretenir la coupure qu'avait produite la naissance de son frère dans sa
jeune existence. C'est de cette symptomatologie qu'il prenait les autres à témoin, à
témoin principalement oculaire, comme il le fit avec moi la première fois.

« Ramasse-moi avant de partir » : la langue de l'étiquette

Cet enfant était âgé de quatre ans, lorsque je fis sa connaissance. De vives et
durables manifestations de jalousie envers un petit frère de deux ans plus jeune
que lui, accompagnées d'insatiables demandes d'exclusivité envers ses parents,
avaient donc incité ces derniers à consulter.
Je le reçois avec sa mère qui en fait la demande. Le temps de la séance se
Interpréter avec l'enfant 121

passe et, dispensant sa mère d'explications complémentaires, il va donner à voir


ce qui, de l'intérieur, régissait ses conduites. En définitive, il va faire une crise, la
première et la seule à laquelle il me sera donné d'assister. Cette scène, qui s'est
gravée dans mon souvenir, et qui appela de ma part une observation visuelle dé-
taillée, eut lieu dans le calme, en l'absence des affects dont il était dit qu'ils carac-
térisaient les crises. Aussi ne l'identifiai-je pas comme telle dans un premier
temps. Mon attention fut principalement requise par la manière dont l'enfant
eut recours au toucher, par les mouvements qu'il effectua sur les vêtements, et
dont il établit, par ce biais, une analogie entre sa mère et moi.
C'est un mignon petit garçon qui reste lové contre sa mère pendant toute la
durée de l'entrevue. Il la monopolise entièrement et il farfouille dans son pull-over
pour en tâter l'étiquette et pour lui faire remarquer qu'elle n'a pas mis celui qui
convenait. Il se sert de l'étiquette du pull-over comme d'un signe de reconnais-
sance, qu'il tripote en suçant son pouce. Pendant que sa mère et moi échangeons
quelques mots, il descend de ses genoux et se dirige vers le divan où j'ai posé ma
veste. Il explore l'étiquette de ma veste comme il explorait celle du pull-over de sa
mère, néglige les recommandations de cette dernière qui semble s'inquiéter des
agissements de son fils puis, par provocation, le voilà qui jette ma veste et mon
écharpe par terre. C'est pourquoi, au moment où il s'apprête à quitter la pièce avec
sa mère, au terme de cette prise de contact assez conventionnelle entre elle et moi,
je m'adresse à lui pour la première fois et lui dis : « Puisque tu m'as fait tomber par
terre, ramasse-moi avant de partir. » Immédiatement, il obéit. Il s'empresse de
remettre ma veste et mon écharpe à leur place. La mère semble étonnée et un peu
furieuse. Elle s'arrête sur le pas de la porte pour me dire : « Vous comprenez, moi je
ne peux pas faire de la psychanalyse toute la journée. »
Sa remarque montre qu'en voyant l'enfant obtempérer elle a, sans en avoir
eu clairement conscience, saisi la portée interprétative du propos que je lui ai
tenu. Pour ma part, et concernant la genèse de mon intervention, je savais avoir
utilisé les investigations de l'enfant sur les étiquettes de mes vêtements comme un
instrument transférentiel. C'est sans doute ce qui m'a permis de reconnaître dans
ses gestes une sorte de langage que j'ai ensuite, en raison des paroles que j'ai pro-
noncées, transformé en langue. Cette langue que l'on peut, provisoirement, ap-
peler « langue de l'étiquette » rendait principalement compte du rapport de l'en-
fant à l'objet, au sens pulsionnel et visuel du terme.

Interpréter avec l'enfant, s'identifier à l'enfant

Si rien ne permet de penser qu'à cette époque l'enfant ait eu consciemment


l'impression de me mettre par terre en agissant comme il l'a fait, il semble, de
122 Danièle Brun

manière plus essentielle, qu'il y ait reconnu un langage familier, peut-être celui
de l'étiquette, mais aussi son langage enfantin, régressif quant à sa forme agie et
visible de l'extérieur, mais doué de sens quant à son contenu. Rien ne permet
donc de penser qu'il ait entendu dans mes propos un langage d'adulte. Se pose
alors la question de mon identification à l'enfant dès cette première rencontre, et
des signes qu'à mon insu j'en ai laissé paraître en m'adressant à lui.
Ce n'est pas de façon délibérée que j'ai tenté de mettre en mots, en la pre-
nant à mon compte après l'avoir visualisée, l'unité qu'il s'efforçait de recréer
entre sa mère et le vêtement qu'il regrettait de ne pas trouver sur elle. Non, l'at-
tention que j'ai accordée à ses gestes de même qu'au mouvement de reconnais-
sance qu'il esquissait envers mes vêtements fut, à l'évidence, surdéterminée. Il
s'agissait, j'en rappelle brièvement le dispositif transférentiel, d'une scène à trois
personnages qui se déroula en trois parties, dans lesquelles chacun des person-
nages joua successivement le rôle de partenaire et de spectateur. On aura remar-
qué que la place, au demeurant tournante, de spectateur appela une réaction
particulière chez chacun de nous : la mère, l'enfant et moi.
Première partie : l'enfant lové contre sa mère, dans un moment d'intimité et
de recherche anxieuse, paraît la monopoliser, comme pour la soustraire à mon
regard. La contemplation de cette scène, composée exclusivement de mouve-
ments, suscite en retour, chez moi, l'émergence d'un processus associatif dont
mes paroles porteront la trace. Ce processus, qui est dominé et caractérisé par
l'observation des mouvements, puise ses origines dans le fonctionnement psy-
chique de l'enfant. Les mouvements qui contribuent à mettre ce processus en
oeuvre peuvent, en apparence, être tout à fait banals, tout en étant chargés de
signification sexuelle. C'est une forme de déguisement dont Freud, dans ses com-
mentaires sur l'analyse de « L'Homme aux Loups », donne un exemple assez
passionnant. Ayant perçu chez son patient un mouvement associatif de ce type,
il le décrivit longuement pour étayer le rapprochement que celui-ci avait sponta-
nément effectué entre l'ouverture et la fermeture des ailes des papillons (Ba-
bouchka, en russe)1, et la position d'une femme ouvrant ses jambes en V. La ré-
currence d'un affect (un assombrissement régulier de l'humeur) confirma Freud,

1. Extrait de l'histoired'une névrose infantile, in OCPF, XIII, Paris, PUF, 1988, p. 86-87. Babouchka
occupe ici la fonction d'un nom relais évoquant la grand-mère et la mère, puis Grouscha, la bonne d'en-
fants dont le souvenir fut redécouvert par la suite, enfin Matrona, lajeune paysanne dont le jeune homme
avait été amoureux à dix-huit ans. Tous ces prénoms reconduisent à l'attrait qu'éprouva l'Homme aux
Loups, dans son enfance, pour « un beau et grand papillon à rayures jaunes, dont les grandes ailes se ter-
minaient en appendices pointus » qu'il s'amusa, un jour, à poursuivre, ce qui se solda, chez lui, par une
grande crise d'angoisse lorsqu'il le vit se poser sur une fleur. « Dans un tout autre contexte, c'est plusieurs
mois plus tard que le patient remarqua que l'ouverture et la fermeture des ailes, lorsque le papillon était
à l'arrêt, auraient fait sur lui cette impression inquiétante. Il en aurait été comme d'une femme ouvrant les
jambes... »
Interpréter avec l'enfant 123

puis son patient, dans la signification sexuelle de ces mouvements, dont la sym-
bolique, par ailleurs, ne prêtait guère à discussion. Et Freud de mettre en valeur
le « caractère si franchement infantile » d'un tel processus associatif, pour
conclure : « L'attention des enfants, je l'ai souvent remarqué, est bien davantage
attirée par des mouvements que par des formes au repos et ils établissent sou-
vent, sur la base d'une analogie de mouvements, des associations qui sont, par
nous, adultes, négligées ou omises. »
Voilà qui éclaire la deuxième partie de la scène dans laquelle mon jeune pa-
tient, devenu spectateur du dialogue qui s'était instauré entre sa mère et moi, et
se sentant peut-être tenu à l'écart de notre échange, quitte ses genoux pour se li-
vrer à l'exploration tactile de mes vêtements. Il agit sur un mode comparable à
celui qu'il avait utilisé avec sa mère, en négligeant les recommandations in-
quiètes qu'elle lui adresse. J'intervins donc dans ce contexte, et parlai en des
termes dont la tournure parut relever à la fois de l'injonction et du retour à
l'ordre, mais auxquels l'enfant, nonobstant son jeune âge, réagit comme à une
interprétation. Car c'est vers moi qu'il se serait dirigé s'il avait obéi à un ordre,
mais en ramassant mes vêtements, il montra qu'il pouvait utiliser mes paroles
pour amorcer une distinction entre la personne et l'objet qui la constituait dans
son intégralité1.
La troisième partie de la scène débute à ce point précis, avec la réaction de
la mère, devenue à son tour spectatrice de la scène et s'y sentant peut-être à son
tour exclue. Tout cela s'entend après coup, dans la spontanéité même de son
exclamation : « Vous comprenez, moi je ne peux pas faire de la psychanalyse
toute la journée. »

« Alors, il faut que je te raconte tout pour que tu comprennes »


Le problème se pose, également, de savoir si la réaction de la mère à mon
endroit n'a pas été soutenue par un mouvement de jalousie, c'est-à-dire par un
mouvement du même ordre que ceux dont elle faisait reproche à son fils, et qui
justifiaient la démarche qu'elle faisait pour lui.
De ce point de vue, on peut penser que la dynamique de la consultation a
favorisé l'instauration d'une homologie entre deux couples : celui que la mère,
identifiée à ma fonction dans une visée éducative, a implicitement établi avec
moi par le biais de son opinion sur la psychanalyse et celui que formaient ses
deux fils. D'où la pertinence de sa remarque, ainsi que sa valeur interprétative

1. Voir à ce propos, Le petit Hans, in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1967, p. 179 : « Le malade ne
peut en effet se servir de ce qu'on lui fait savoir que comme d'un secours l'aidant à découvrir le complexe
inconscient au fond de son inconscient, là même où il est ancré. »
124 Danièle Brun

concernant les ressorts transférentiels et contre-transférentiels de mon interven-


tion qu'elle mettait ainsi à jour. Ressorts, enjeux dont l'ancrage dans la vie psy-
chique infantile ne saurait, toutefois, être méconnu. « Ne peut être, écrit Freud à
ce propos1, un éducateur que celui qui peut sentir de l'intérieur la vie psychique
infantile, et nous adultes ne comprenons pas les enfants, parce que nous ne com-
prenons plus notre propre enfance. Notre amnésie infantile prouve à quel point
nous lui sommes étrangers. » Pour s'être ainsi doublement et simultanément
identifiée, au cours de la consultation, à moi dans un projet éducatif et à son fils
dans un mouvement de jalousie, n'a-t-il pas fallu que la mère ait laissé émerger à
son insu un fragment oublié de sa vie psychique d'enfant ?
Comment ressaisir, maintenant, dans son devenir le sens de mon identifica-
tion d'enfant à mon jeune patient, ce dont témoigne la prise en compte puis la
formulation, dans le transfert, d'une analogie de mouvements ? Le mot « deve-
nir » se référant, bien entendu, aux modalités d'évolution des symptômes dans
leur relation à l'agir et au faire voir, la réponse à cette question me conduit à
faire état d'une séance ayant eu lieu l'année de ses six ans.
Plutôt que de raconter ce qui se passait dans son existence, notamment à
l'école ou à la maison, cet enfant, comme cela arrive d'ailleurs fréquemment, re-
produisait en séance des scènes de sa vie quotidienne. Lors de la séance que
j'évoque maintenant, il décida de me montrer ce qu'il avait fait en gymnastique
à l'école le matin même. On lui avait appris à faire des galipettes et il entreprit
de m'en faire la démonstration sur le divan où étaient justement posés mon man-
teau et mon écharpe. Ce projet, il faut le mentionner, parut s'inscrire dans le
prolongement d'une question que je lui avais posée sur l'origine d'une marque
qu'il avait à l'oeil. Ainsi, la décision de faire des galipettes sur le divan se pré-
senta-t-elle aussi comme une amorce de réponse à ma curiosité. Toujours est-il
que pour ce faire il eut besoin de faire place nette. Joignant le geste à la parole,
ayant posé le coussin par terre, il repousse mes affaires vers le mur et dit : « Ton
manteau me gêne, ton écharpe aussi, il faut que je la scotche. » Sur quoi, il fit
une galipette sans s'aider de ses mains et expliqua, en mimant mais sans se faire
mal, comment il s'était cogné l'oeil avec son genou. Et d'ajouter : « Je suis parmi
les premiers en gym, j'aime être le premier. » « Tu es le premier dans ta fa-
mille », lui dis-je. « Oui, répond-il, je suis l'aîné. »
Un temps se passe et il ajoute : « Je suis le premier en Mme Brun. » Le
voyant assez excité par cette réflexion, je lui en fis la remarque en attribuant son
agitation au fait d'avoir dit : « Je suis le premier en Mme Brun. » Il se lance
alors dans un nouveau dessin, qu'il va trouver « raté ». Il s'agit d'un garçon de

1. Cf. L'intérêt de la psychanalyse, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, p. 212.
Interpréter avec l'enfant 125

sa classe, surnommé « le Zoulou », dont il avait déjà parlé en disant qu'il en


avait peur. « Maintenant, dit-il, je lui parle normalement. Avant, je lui parlais
très gentiment tellement j'avais la frousse. » Puis d'ajouter : « Il fume, je l'ai vu ;
des cigares déjà. » Sur quoi, il décide de dessiner un paquet de cigarettes, sem-
blable au mien, et m'invite, tout en dessinant, à un échange de vues sur la publi-
cité pour les cigarettes. Il sait qu'elle est désormais interdite. Et de conclure :
« Mon père famé très peu. » La fin de la séance approche, le dessin est presque
terminé et, comme pour ponctuer les différents mouvements transférentiels qui
ont marqué cette séance dans leur rapport à l'objet qui confère l'identité, voire la
puissance, il ne peut, avant de partir, s'empêcher de tripoter mon paquet de
cigarettes. Explique qu'il le regarde « pour voir » et farfouille discrètement
dedans sans mot dire. L'épisode de l'étiquette me revient à l'esprit sans que j'en
dise quoi que ce soit. Une différence sensible semble s'amorcer dans les moda-
lités de son rapport à l'objet. L'objet lui fait désormais envie, et il paraît être en
mesure de penser que son appropriation est possible. Nous n'en sommes plus à
l'époque où la mère ne faisait qu'un avec l'étiquette de son pull, et où il lui fallait
s'assurer qu'elle portait celui qui convenait.
S'il est vrai qu'en disant « Je suis parmi les premiers en gym ; je suis le pre-
mier en Mme Brun » il valida partiellement le bien-fondé de la référence au
mouvement dans ses aspects transférentiels et identificatoires, la question de la
relation à l'objet et de ses représentations demeure.
Revenons donc à la séance des huit ans où j'ai engagé ce petit garçon à « faire
la caméra avec ses mots ». En lui parlant ainsi, il se peut que j'aie accrédité des
motions voyeuristes et exhibitionnistes qu'il ne pouvait manquer d'avoir mais
dont il n'avait jamais parlé. Si l'on se situe, maintenant, au niveau de la dynamique
de la. cure, il semble surtout que je l'aie implicitement engagé à me faire participer,
par le biais du langage, à l'une de ces scènes, que son entourage et lui-même dési-
gnaient du nom de « crise ». On se souviendra que dès notre première rencontre les
agissements de l'enfant à l'encontre de mes objets, en l'occurrence de mes vête-
ments, avaient comporté l'essentiel des caractéristiques de la « crise ». Il n'y avait
manqué que les gronderies et l'énervement qui empoisonnaient d'habitude l'at-
mosphère de la maison. Voilà ce que la scène récente, une fois racontée, restitua
dans son intensité en en dévoilant l'économie intérieure.
En suggérant à l'enfant de « faire la caméra avec ses mots », je lui ai, somme
toute, laissé entendre que l'on pouvait satisfaire un désir de voir en parlant. Ne
lui aurai-je pas, ainsi, tracé la voie de la découverte du pouvoir des mots ? En
vérité, les choses ne perdent rien de leur complexité, tant au plan des enjeux
techniques qu'à celui des enjeux transférentiels et interprétatifs. En l'invitant à
changer de rôle et à devenir le narrateur-spectateur d'une scène dans laquelle il
avait tenu une place d'acteur, je l'ai sollicité dans ses capacités d'avancée inté-
126 Danièle Brun

rieure. Mais on peut se demander s'il ne me répondit pas d'autant plus aisément
que la formule véhiculait une autorisation tacite ou implicite à s'identifier à mon
fonctionnement psychique. Je crois lui avoir donné des preuves assez régulières
de ce mode de fonctionnement, dont la séance inaugurale constitue l'un des
meilleurs exemples. Les paroles que j'avais prononcées et qui, dans le manifeste,
se présentaient comme la reproduction vocale d'une séquence visuelle relevaient,
en effet, du procédé consistant à « faire la caméra avec les mots » : « Puisque tu
m'as fait tomber par terre, ramasse-moi avant de partir. »
Toujours est-il que la scène dont, à la suite de mon incitation, il put faire le
récit détaillé s'avéra nourrie de mouvements et d'affects. De ce point de vue, il
s'agissait bien d'une « crise » conforme à celles que ses parents avaient maintes
fois évoquées. Mais l'enfant y ajouta un élément nouveau, dont l'importance
n'avait pu jusqu'alors être remarquée faute d'avoir été mentionnée. Cela concer-
nait « son temps à lui ». Il suffisait donc qu'il soit interrompu dans « son temps
à lui », c'est-à-dire dans un temps de rêverie et de bien-être, pour qu'au sens
propre comme au sens figuré il se mette hors de lui. A quoi s'ajoute le fait que
l'enfant ne prenait conscience de cette forme d'isolement du monde extérieur
qu'en se voyant ramené d'autorité aux tâches quotidiennes.
Ne faut-il pas reconnaître ici un processus qui serait propre au fonc-
tionnement psychique de l'enfant (rétablir le règne du principe de plaisir) et qui
tendrait à marquer d'inadéquation une interprétation de transfert portant sur la
crise, aussi longtemps que ce symptôme n'appartiendrait pas en propre à l'en-
fant. Bien qu'il en fût l'agent, seuls, ses parents en faisaient le motif principal de
leurs plaintes.
Longtemps, il ne put s'approprier cette part révoltée de lui-même qu'en
écoutant le récit qu'en faisaient ses proches. Mais en répondant : « Alors, il faut
que je te raconte tout pour que tu comprennes », l'enfant montra qu'il avait, fut-
ce de manière provisoire, acquis une capacité de transposition en « représenta-
tions langagières »1. Il semble même que cette capacité l'entraîna spontanément
dans un processus associatif qui ne s'était jusqu'alors manifesté qu'à travers ses
jeux ou ses dessins, fût-ce des dessins de rêves.
Dans le cas présent, en émettant un jugement sur le comportement de la
jeune fille au pair : « Elle est conne, elle aurait pu être ma grande soeur, heureu-

1.« Le conscient, écrit Freud à ce sujet, n'a pas encore chez l'enfant acquis tous ses caractères. Il est
encore pris dans le développementet ne possèdepas vraiment la capacité de se transposer en représenta-
tions langagières. La confusion, [...] entre ce phénomènequ'est le surgissement dans la conscience sous
forme de perception et l'appartenance à un systèmepsychique hypothétiqueque nous appelons également
conscience (système Cs), cette confusion est inoffensive pour la description psychologique de l'adulte,
mais induit en erreur lors de celle du petit enfant » (Extraitde l'histoire d'une névrose infantile, in OCPF,
XIII, op. cit., p. 101-102).
Interpréter avec l'enfant 127

sèment qu'elle ne l'est pas », il amorça un mouvement d'appropriation et de re-


connaissance sur les manifestations de sa jalousie, ce qui ne s'était pas encore
produit. Puis, de manière presque naturelle, sans opposer de résistance particu-
lière pour aborder le sujet, il enchaîna sur sa propre position : « Moi, je suis
l'aîné, je peux taper sur mon frère, j'ai eu des câlins avant. »
Ce temps idéalisé qu'il parvenait sans doute à retrouver à l'intérieur de ce
qu'il appelait son « temps à lui » et qu'il s'efforçait maladroitement de préserver
n'était pas étranger à la jalousie dans sa relation à la double question de l'objet
et de la temporalité.
Concernant la jalousie proprement dite, il est rare de voir l'enfant la consi-
dérer, spontanément, comme un méfait de sa part. Il n'est même pas certain que
le mot fasse partie de son vocabulaire ni que son sens lui soit connu dès la petite
enfance. Disons plutôt que la jalousie envers un puîné est une souffrance qu'un
jeune enfant gère avec les moyens dont il dispose, c'est-à-dire en s'en prenant à
l'intrus. Mais cela ne signifie pas que l'intrus doive réellement disparaître du
monde des vivants, comme l'imaginent la plupart des parents. Outre son classi-
cisme, une telle attribution à l'enfant d'intention meurtrière offre, si j'ose dire,
l'avantage de garantir les parents contre la prise de conscience des éléments pro-
jectifs qui la soutiennent. Ajoutons également que l'enfant mesure mal l'embar-
ras de ses parents. Il les voit mécontents et pâtit avec eux, sinon comme eux, de
l'atmosphère familiale. Autant dire qu'il n'y a ni homologie, ni coïncidence entre
ce qui justifie la plainte des parents et ce dont l'enfant lui-même débattra au
cours de ses séances.
De fait, la jalousie est la manifestation condensée et surdéterminée d'une
problématique complexe qui est davantage l'expression d'un sentiment de dé-
possession que de celui d'un partage. Car le dépit consécutif au partage suppose
que l'existence de l'autre ait été reconnue dans ses conséquences pratiques et af-
fectives. Ceci étant posé, on comprend mieux qu'une relation transférentielle
vécue sur le mode de l'exclusivité se constitue dès les premières séances d'analyse
avec un petit enfant, et que cette relation ait pour effet immédiat une transforma-
tion des signes de la jalousie, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualita-
tif. Non point que ceux-ci cessent, comme par miracle, d'exister, mais la manière
dont on les voit surgir à la maison selon la conjoncture qui les suscite leur
confère une signification différente.
La jalousie entraînait ce petit garçon dans une prise de conscience progressive
de ses sentiments d'identité et d'altérité. Tels sont d'ailleurs, de manière générale,
les enjeux qu'engendre chez l'enfant sa découverte d'un autre, plus petit que lui,
différent de lui mais qui devient, au fil des mois, progressivement semblable à lui :
allant dans la même crèche, avec la maîtresse qui fut aussi la sienne, portant des vê-
tements comparables aux siens, ayant en définitive des activités calquées sur les
128 Danièle Brun

siennes. Tout cela contribue, ce me semble, à éveiller les jeunes enfants au déroule-
ment du temps, à leur inscription dans une temporalité et à la construction de leur
passé. Autant d'expériences nouvelles que le petit garçon, ici en question, dut vivre
avec une sensibilité particulière et qu'il restitua à la maison en termes d'agressivité
à l'égard du petit frère perturbateur dont la présence le contraignait à forger une re-
présentation de lui-même parmi d'autres, et à réaliser qu'il n'était ni le centre ni
l'unique souci du monde dans lequel il vivait.
En séance, et pendant de longs mois, il ne sut ni ne put rendre compte par
des mots de ce qu'il avait ressenti à la suite de la naissance de son frère. Et je
manquais d'éléments pour réaliser qu'un travail s'était amorcé en lui à ce sujet.
Il me prenait pourtant à témoin des fruits de sa réflexion sur ce qu'autour de lui
les adultes continuaient de nommer « jalousie ». Les nombreuses questions qu'il
m'adressa et qu'il formula sur le mode de « est-ce que toi aussi ? » me paraissent
constituer le principal exemple de cette réflexion. Toutefois, le sens profond et les
raisons de la réitération de ce « est-ce que toi aussi ? » m'échappaient. Ni exces-
sif, ni porté par une irrésistible curiosité, le « est-ce que toi aussi ? » s'inscrivait
effectivement dans le transfert, procédait d'une recherche comparative, véhicu-
lait un fantasme1.
Peut-être mon jeune patient entrait-il, dès cette période, dans la voie qui le
mènerait à apposer ses propres représentations sur le sens du mot « jalousie »,
dont il ne possédait, jusqu'ici, qu'un savoir emprunté et à les justifier en s'auto-
justifiant.

« J'ai eu des câlins avant »


Les clés de l'interprétation de sa jalousie intense paraissaient désormais à
portée de mots. Il y avait eu une époque, « avant », où il avait tout, c'est-à-dire
des « câlins », et où, ayant tout, il était tout. Etait-ce donc la mère « d'avant »
qu'il aurait souhaité me présenter la première fois, avec tous ses attributs, no-
tamment avec le pull-over qui la définissait ? L'hypothèse se tient si l'on songe
qu'on avait bien dû lui expliquer les raisons de notre rencontre. On l'emmenait
voir une dame qui soignerait sa jalousie, et peut-être même la guérirait. Il n'est
certes pas dans mon propos, en disant cela, de me faire l'avocat de l'enfant, mais
plutôt de mettre l'accent sur ce que la rigueur de l'enfant comporte d'irrationnel

1. On se souviendraici du petit Hans qui voulait, à tout prix, voir le « fait-pipi » de sa mère et de la
fille de service nouvellement engagée. Mettant cet entêtement au compte de l'influence, après coup, de la
menace de castration faite par sa mère, quinze mois auparavant, Freud proposa de le considérer comme
une mesure de protection et de défense pour s'autojustifier.Hans, dit-il, trahissait, ainsi, le « fantasme que
sa mère fasse la même chose qu'il faisait lui-même (le fameux tu quoque des enfants quand on les accuse) »
(Analyse d'une phobie chez un petit garçon de 5 ans, op. cit., p. 179).
Interpréter avec l'enfant 129

et d'inaccessible aux regards des adultes, aussi longtemps que sa « capacité de


transformation en représentations langagières »1 n'a pas trouvé à se développer
en séance.
Une logique inconsciente n'avait d'ailleurs pu manquer de soutenir l'appa-
rente irrationalité avec laquelle, lors de la séance du récit et allant jusqu'au bout
de son mouvement comparatif avec sa jeune fille, l'enfant trouva, pour la pre-
mière fois, à argumenter sa jalousie symptomatique. Aussi peut-on, ce me
semble, envisager la question de l'identification à la jeune fille à l'appui de l'in-
terprétation que fit l'enfant de ses mouvements. Elle l'avait tapé comme il tapait
son frère. C'est bien ce détail qui suscita l'analogie, et qui autorisa le petit gar-
çon, identifié à sa jeune fille, à déceler fugitivement chez elle une nostalgie de
câlins semblable à la sienne. Mais il lui dénia d'autant plus vigoureusement la
qualité de « grande soeur » qu'il lui fallait encore entretenir la méconnaissance
des enjeux de cette identification. Sa dénégation, comme on a pu le voir, fut
néanmoins porteuse d'une levée intellectuelle de refoulement, puisque c'est sur
ces entrefaites qu'il aborda le temps « d'avant ».
La métaphore optique : « Faire la caméra avec ses mots pour que je voie la
scène » permit donc à l'enfant de revisionner et rescénariser la scène en la racon-
tant. Psychanalytique en son essence, cette visualisation était foncièrement diffé-
rente de ce que l'enfant, par son comportement et ses agissements, avait donné à
voir lors de notre rencontre inaugurale. Cette fois, en utilisant le langage, il était
parvenu à se voir lui-même en réussissant à me faire voir la scène. Mais il avait
également réussi à voir sa jeune fille agir, puis à la juger : « Elle est conne, elle
aurait pu être ma grande soeur, heureusement qu'elle ne l'est pas. » C'est dans un
second temps qu'il émit, sans en mesurer la portée, des hypothèses sur les rai-
sons inconscientes de « la crise » qui avait eu heu. « Moi, je suis l'aîné, je peux
taper sur mon frère, j'ai eu des câlins avant. »
Dans la section « Commentaire » de l'analyse du petit Hans2, et traitant de
l'analysibilité d'un enfant, c'est à son entrée « d'un pas indépendant dans l'ana-
lyse » qu'il la voyait liée. Les fragments d'analyse que je rapporte ici permettent de
penser que cette entrée s'effectue le plus souvent de manière impromptue, en fonc-
tion de la part d'impromptu que comportent les paroles du psychanalyste. Mais
dans la mesure où l'impromptu ne doit rien au hasard, seule, la reconstitution de sa
genèse permet de découvrir les ressorts de son efficience. L'issue de ce travail de dé-

1. Telle est, on se le rappelle, l'expression, si importante pour la compréhension du fonctionnement


psychique enfantin, qu'emploie Freud dans la section « Résumés et problèmes » de Extrait de l'histoire
d'une névrose infantile, op. cit.
2. La métaphore, prioritairement destinée à illustrer l'influence des parents de Hans sur leur fils, se
voit également attribuer une portée générale. Mais les modalités d'acquisition par l'enfant de l'indépen-
dance requise sont parfois paradoxales.
130 Danièle Brun

ploiement mène, par ailleurs, à découvrir les marques que l'impromptu imprime
au rythme de la cure et à son déroulement. En ce sens, le tempo de l'analyse peut
également éclairer le rapport du patient à sa temporalité intérieure. La découverte
de cette temporalité intérieure, notamment chez l'enfant, repose sur une forme de
visualisation de l'espace et des mouvements qui s'y déroulent.

Un temps sans coupure, un temps sans parole

Il paraît assez clair qu'entre les deux séances que j'ai longuement commen-
tées — celle de la première rencontre et la seconde, quatre ans plus tard — l'évo-
lution de l'analyse peut être mesurée aux modifications profondes que l'enfant a
apportées à sa gestion de l'espace. Le trajet qui se dessine ainsi correspond par-
tiellement à la diversité des rôles qu'il parvint à tenir. D'avoir pu, notamment,
découvrir et adopter en séance la position de narrateur, cela le mena en particu-
lier à sortir de l'alternative : tantôt acteur, tantôt spectateur. L'acquisition d'une
« capacité de transformation en représentations langagières » lui donna la possi-
bilité de jouer ces deux rôles à la fois, et de les visualiser de manière différente.
Au cours de ce processus, il put progressivement prendre en considération la dif-
férence existant entre le heu où il agissait ses « crises » et celui où il les narrait.
Quant aux mouvements d'identification qui ont, en quelque sorte, soutenu son
récit, ils ont paru surgir dans la mouvance onirique du processus associatif.
C'est ici que l'espace et le temps ont partie liée. D'une manière générale, dit
Freud à ce propos1, et là où c'est possible, le travail du rêve change les relations
temporelles en relations spatiales et les représente comme telles. Et d'ajouter que
la petitesse et l'éloignement dans l'espace ont une signification identique en ce
qui concerne le temps ; ils attestent la résurgence d'un passé lointain. J'en viens
ainsi à penser que l'enfant, à son insu, a assimilé le conflit entre sa jeune fille et
lui comme un conflit entre deux parties de lui-même : l'ancienne et l'actuelle.
Voilà qui est à inscrire au nombre des raisons pour lesquelles, s'étant réjoui
qu'elle ne soit pas sa grande soeur, il a enchaîné — de manière éminemment illo-
gique dont seule l'émergence du processus associatif paraît propre à rendre
compte — sur le dommage que lui avait fait subir la naissance de son frère, et
qui le fondait à le « taper » : « J'ai eu des câlins avant. »
En s'exprimant ainsi dans le nouveau contexte d'un récit librement consenti,

1. In Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance


de l'inconscient », 1984, XXIX5 Conférence, « Révision de la théorie du rêve », p. 39. « Il se peut, lit-on
aussi dans l'une des dernières notes de Freud (RIP, II, Paris, Gallimard, 1985, p. 288), que la spatialité
soit la projection de l'extension de l'appareil psychique. Vraisemblablementaucune dérivation. Au lieu
des conditions a priori de l'appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n'en sait rien. »
Interpréter avec l'enfant 131

et en situant la perte dans le temps, l'enfant attestait simultanément la restauration


de son état et, parallèlement, le progrès de son analyse.
Les « crises », devenant plus accessibles à l'interprétation, m'ont peu à peu
donné l'occasion de relever l'étroitesse des relations que les symptômes de ce
petit garçon avaient avec la temporalité.
« J'ai tout le temps des choses dans la tête, ça s'arrête jamais », répondit un
jour mon jeune patient à son père qui, lors d'un entretien en ma présence, sug-
gérait, lui aussi, à son fils de me dire tout ce qui lui passait par la tête. Cette
forme d'incitation à dire n'était, de fait, guère différente d'une injonction. En ce
cas, « causer » à Mme Brun, ranger sa chambre, se lever de table pour chercher
le pain à la cuisine ou venir à sa séance, c'était tout un Ces injonctions, équiva-
lentes à la rupture d'un sentiment de continuité temporelle, le ramenaient à une
forme de réalité qu'il ne méconnaissait point mais qu'il voulait gérer à son heure.
Et s'il mettait, de la sorte, en défaut les projets éducatifs de ses parents, c'était
moins par opposition systématique que par réaction aux enjeux narcissiques
qu'ils comportaient pour lui. Manière pour lui, sans doute, de faire entendre,
sans être pour autant entendu, la rupture qu'avait créée la naissance de son frère
dans son monde intérieur. Les efforts, au demeurant coûteux et souvent mis en
échec, que ce petit garçon accomplissait pour se soustraire à la perte que lui
avait infligée la réalité de l'existence, participaient d'un désir de rétablir un
temps sans coupure, ni parole. C'est aussi ce dont il tenta de rendre compte avec
le scénario de la grande soeur. En dépit du rejet immédiat effectué sur cette figure
du transfert, qui accompagnait la représentation de son entrée dans une généa-
logie, il laissa resurgir la nostalgie des câlins qu'il avait eus « avant ».
Le temps vint aussi où mon jeune patient parla de ses peurs, ou de ses réveils
au cours de la nuit, de la façon dont il occupait ce temps et des pensées qui l'habi-
taient si d'aventure il restait, immobile, dans son lit. Le plus souvent, cependant, il
jouait dans sa chambre sans que la lumière allumée tire le petit frère de son som-
meil et suscite de nouveaux conflits. Il s'agissait toujours de ruptures dans un
rythme interne qu'il s'efforçait de maintenir, même si leur effet était différent de
celles qui émanaient des tiers. Mais, en définitive, les unes et les autres nuisaient pa-
reillement à son repos, à son « état de repos psychique », s'entend.
Qu'elles se présentent comme le résultat d' « exigences impérieuses des be-
soins intérieurs »1, ou comme la conséquence d'actions venant de l'extérieur, les

1. Voir Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, in RIP, I, Paris,
PUF, 1984, p. 137. « A mes yeux, écrit Freud, ce n'est pas une rectification mais seulement un développe-
ment du schéma en question que d'exiger, pour le système vivant selon le principe de plaisir, des disposi-
tifs au moyen desquels il peut se soustraire aux excitations de la réalité. Ces dispositifs ne sont que le
corrélat du « refoulement » qui traite les excitations internes déplaisantes comme si elles étaient externes,
c'est-à-direles rapporte au monde extérieur. »
132 Danièle Brun

modifications de l' « état de repos psychique » constituent, en général, de par-


faits observatoires du fonctionnement psychique. Comme le notait Freud
en 1911, ces modifications entraînent le développement de facultés nouvelles :
l'attention, la mémoire, la conscience ainsi que le jugement.
Avec l'acquisition de « représentations langagières » inhérente à la décision
de raconter, de même qu'à l'exercice de la pensée associative, se crée une capa-
cité de visualisation en laquelle — pour reprendre l'expression de Freud — on
pourra reconnaître l'un des principaux signes de l'entrée de l'enfant « d'un pas
indépendant dans l'analyse ». Evidemment ni le rôle des parents, ni la connais-
sance que l'enfant peut avoir de leurs dires ne sauraient être ici sous-estimés. La
question paraît spécifique à la psychanalyse d'enfants ainsi qu'à la position que
le psychanalyste va adopter en choisissant de faire participer l'enfant aux entre-
tiens avec les parents, ou en optant pour la restitution après coup du contenu de
l'entretien. Aussi s'accordera-t-on à considérer que l'analyse prend son véritable
envol lorsque, parlant en son nom des symptômes qui le gênent ou qui le singu-
larisent, l'enfant y fait simultanément la preuve de sa participation active.
Danièle Brun.
4, villa d'Eylau,
Paris 75116
PERSPECTIVES
Clinique

Une intervention réorganisatrice


dans la psychothérapie d'une « vie opératoire »

Colette JEANSON-TZANCK

A vrai dire, intervention inaccoutumée, liée aux conditions mêmes de cette


psychothérapie et à la personnalité de la patiente.
Voici longtemps, alors que j'entamais ma troisième année de psychanalyse,
et que je suivais depuis plusieurs mois déjà les consultations de médecine psy-
chosomatique dans un service hospitalier, le Dr X... me proposa de prendre en
face-à-face, une fois par semaine, la jeune fille de dix-huit ans (Katia) atteinte
d'une grave recto-colite hémorragique, dont nous venions de suivre l'entretien
avec lui. En ajoutant cette recommandation : « Pas d'interprétation. A part cela,
sentez-vous libre avec vos intuitions. » Prudence certes dictée par mon inexpé-
rience, mais aussi par celle qu'adoptaient les psychosomaticiens devant les
désorganisations révélées par de telles maladies 1. L'essentiel étant, et j'en fus
rapidement consciente, une grande présence du thérapeute.
Depuis les années qui me séparent, non pas seulement de cette cure, mais de
l'exposé que je fis à son propos bien plus tard, les processus ayant abouti à cette
intervention m'apparaissent évidemment beaucoup mieux. Cependant, j'aime-
rais que mes réflexions actuelles ne recouvrent pas mes découvertes anciennes ;
qu'elles n'altèrent pas ce que je voudrais transmettre ici de ce tout premier « sa-
voir », issu et maintenu pendant sept années au plus près d'un matériel à la fois
particulier et exemplaire. Et d'ailleurs, comment ne pas me demander si, au-
jourd'hui, je serais conduite à faire semblable intervention ? Ne serait-ce que parce
que mon écoute n'est plus la même.

recommandationsde Pierre Marty dans son ouvrage Les mouvements individuels de vie et
1. Cf. les
de mort, Payot, 1976.

Rev.franç. Psychanal, 1/1993


136 Colette Jeanson-Tzanck

La conjonction en effet, entre mes premiers pas de future analyste, la fragi-


lité de Katia, la gravité de sa maladie, et le contact direct avec cette pensée opé-
ratoire dont j'entends parler depuis des mois, m'amène à adopter une écoute
attentive. Je demeure convaincue que ce fut grâce à celle-ci, et aux quelques mo-
dulations qu'elle connut en fin de cure, que je pus découvrir ce qu'était en fait le
réel pour Katia. Et qu'elle me permit également, contrairement à nombre de
psychanalystes de patients psychosomatiques, de ne jamais m'ennuyer à ses ré-
cits. « Un singulier personnage de roman », avais-je noté dans mon exposé, ce
qui laisserait supposer l'effet de ma propre mentalisation pour compenser la mo-
notonie proverbiale de la pensée opératoire ; il n'en demeure pas moins qu'une
telle mentalisation ne peut être dissociée de tout ce qui, en Katia, l'a précisément
favorisée. « Un personnage-modèle pour nous, psychanalystes », aurais-je dû
ajouter.
Avant d'en venir à l'essentiel de cette « vie opératoire », qui m'a si fréquem-
ment intriguée et menée à une intervention déterminante, je préciserai ceci :
assez peu de temps après les débuts de cette psychothérapie, deux autres pa-
tients RCH me furent confiés ; ce qui d'emblée me permit de constater ce sur quoi
Pierre Marty insiste : à savoir qu'à maladies identiques malades différents. Né-
cessaire observation qui n'exclut cependant pas l'intérêt d'un repérage attentif.
Si en effet, entre Katia et les deux autres patients RCH je n'ai noté de ressem-
blance marquée que dans la présence violente du vide ; et si par contre nombre
de points communs apparaissent entre elle et les divers patients étudiés dans le
numéro de la Revue consacré à « La déliaison psychosomatique »1, — sa person-
nalité trouble néanmoins les pistes et justifierait une réflexion approfondie sur le
jeu entre ces ressemblances et dissemblances.

Indices de base

Consultation à l'hôpital. — D'aspect fragile, timide, un petit visage aux traits


brouillés, Katia ne comprend manifestement pas ce qu'elle fait là : « Elle n'a rien
à dire, non, tout va bien. » Ses parents, émigrés juifs, pauvres, sont très unis ; elle
et sa soeur, de sept ans sa cadette, sont très choyées. L'ennui, « car ce n'est pas
du tout pratique », l'unique pièce dans laquelle ils logent tous les quatre. Quant
à sa maladie, ce n'est apparemment qu'un simple incident, extérieur à elle, mais
« ce n'est pas pratique de devoir aller précipitamment aux toilettes ». Aussi
s'étonne-t-elle lorsque l'investigateur cherche à savoir quand ont commencé ses
troubles : « Elle n'a rien remarqué, non. » Cependant il parvient habilement à

1. Revue française de Psychanalyse, t. LIV, mai-juin 1990.


Une intervention réorganisatrice 137

savoir que l'apparition de la première crise de RCH, lorsqu'elle était enfant,


semble coïncider avec un changement d'école. Pas de souvenirs, hormis celui
d'une grande peur à l'âge de cinq ans, « lorsqu'elle a vu sa mère tomber dans
une trappe d'égout, un soir de feu d'artifice ». Quand enfin l'investigateur lui
demande si elle peut raconter un rêve, elle répond sur un ton légèrement hautain
et amusé qu'elle est bien contente de n'en faire presque jamais car « ils racontent
toujours ses histoires de bureau et que ça lui suffit de les vivre dans la journée ».

Dès le début de la psychothérapie, la mère apparaît comme le personnage


prépondérant de l'univers et de l'espace familial. Envahissante de douceur, un
excès de présence, de compréhension, « devinant tout ». La confidente et l'alliée.
Comme on peut s'y attendre, à telle mère, telle ambivalence de sa fille : « J'ai
quelquefois des craintes bizarres pour le corps de Maman ; quand elle attend ses
règles, je ne sais pas ce que ça me fait... Je suis toute drôle quand on voit trop ses
varices, et qu'elle ne paraît pas assez jeune... » (le sang de la rectocolite, vraisem-
blablement associé à la vision refoulée de sa mère tombant dans l'égout tandis
qu'éclate un feu d'artifice). Quant au père, c'est un homme effacé, silencieux,
mais avec d'imprévisibles accès de mauvaise humeur qui créent chez sa fille une
sourde inquiétude.
« Tout va bien, la semaine a été bonne », ainsi commence chaque séance.
Mais bientôt, cette petite phrase anodine est fréquemment suivie de mimiques,
d'émois dont Katia est inconsciente ; puis, progressivement, elle en vient à faire
des allusions à ses nervosités sans objet, à ses pleurs pour un « rien », à ses « pe-
tites émotions incompréhensibles ». Très vite mon attention est attirée par le
rapport, chez elle, entre le dedans et le dehors : ces remarques n'amènent en effet
aucune curiosité, aucune pour ce qui se passe en elle, au-dedans d'elle. A l'in-
verse, sa curiosité est insatiable en bien des domaines extérieurs, « c'est toujours
utile de se documenter », dit-elle. Ce qui la mettra, en toute innocence, dans des
situations scabreuses sur lesquelles je reviendrai.

Glissements et contrastes. — Lors de la consultation à l'hôpital, j'avais été


frappée par quelque chose d'insaisissable en elle, d'intraduisible. Et qui, dès le
début de la psychothérapie, commencera à se matérialiser sous mes yeux. Que ce
soit entre l'esquisse d'une timide révérence au moment de me dire bonjour, sui-
vie d'un port de tête royal. Entre la mine rougissante et le ton menu des débuts
de séance et,- sans transition, le maniérisme d'une conversation mondaine, ou
bien la politesse un peu tremblante glissant vers une sorte de courtoisie délibé-
rée. Sa mise est très soignée ; mais malgré de constants efforts de coquetterie,je
la vois souvent désorientée par leur échec. Très soucieuse en particulier d'harmo-
niser les couleurs — et ses recherches pour réassortir tel ruban à telle ganse n'au-
138 Colette Jeanson-Tzanck

ront aucun secret pour moi —, tout semble lui glisser des mains, et le résultat est
disparate. De même ses vêtements ne sont « jamais à sa mesure, dit-elle, tou-
jours trop amples ou trop serrés », comme si les limites de son corps s'effaçaient,
lui échappaient. Et nous touchons là en fait à une angoisse sous-jacente concer-
nant l'intégrité corporelle : lorsqu'elle se casse un ongle, elle met le morceau de
côté pour le recoller plus tard, « par coquetterie ».

Quant aux contrastes, eux aussi retiennent l'attention. Voici donc cette timide
jeune fille, inhibée, vulnérable, qui ne cesse de revendiquer une augmentation au-
près de son chefde service parce qu'elle veut être « reconnue » comme secrétaire et
non comme simple dactylo ; incapable d'exactitude dans les horaires de bureau
(premier indice de son rapport au temps), provoquant ainsi les reproches réitérés
de ce chef de service, elle refusede faire le moindre effort et de « céder à l'entêtement
et à l'injustice » de celui-ci puisqu'elle reste seule au bureau après l'heure pour rat-
traper ses retards. A quoi s'ajoute son âpreté dans le conflit qui l'oppose au person-
nage de « la collègue ». Elle, si souvent assaillie de peurs mystérieuses, n'hésite pas,
lorsque le soir dans la rue elle est suivie par un homme, à se retourner « pour lui
faire front, et chercher à l'intimider par le raisonnement ». D'ordinaire si soumise
et passive, c'est elle qui, au bal, invite systématiquementles garçons.

Un fantasme contre-transférentiel. — Pas de souvenirs chez Katia, l'avenir


muet, des représentations minimales. Nous sommes dans un présent intarissable
(ainsi de certaines caractéristiques des névroses de comportement)1. A la suivre
de la sorte attentivement je m'aperçois combien, en fin de compte, le réel est
plein à craquer de petits faits générateurs de doutes, d'hésitations, d'inquiétudes,
de va-et-vient ; combien la synthèse, les liens, l'intégration, la maîtrise qu'ils im-
posent peuvent être problématiques. Aussi la recommandation du Dr X... « pas
d'interprétation » est-elle ici plutôt superflue : quel support ? Et Katia serait à
mille lieux d'en comprendre le moindre sens. Dès lors, j'adopte très rapidement
une technique de liaison qui se révélera de plus en plus nécessaire et deviendra
très efficace. Par elle en effet vont se constituer lentement un passé et une rela-
tion d'objet, et amener une importante amélioration de la RCH.
Et puis un jour, au cours d'une séance, j'ai cette représentation qui me
surprend : un accordéon, immobile, pli contre pli... Ce fut en tout cas le plus court
chemin pour que je perçoive, concrètement, l'extrême fragilité sinon la carence
chez cette patiente d'un espace, d'une fonction, d'une médiation : le précons-
cient. Et que je prenne la mesure du grand risque qu'elle lui faisait courir.

1. Cf. Pierre Marty, op. cit.


Une intervention réorganisatrice 139

Quant au transfert, je le ressens à la fois très pâle, et curieusementmarqué par


la recherche d'une complicité. Tout d'abord, trouver avec moi ce climat de confi-
dence qu'elle connaît avec sa mère. Par la suite, son discours opératoire paraît fré-
quemment doublé de sous-entendus.Comme si ses nombreux « je ne sais pas pour-
quoi » qui accompagnent l'évocation de ses « petites émotions » (et vont peu à peu
révéler un commencement d'intérêt pour elle-même), devaient nécessairement dé-
boucher sur un univers obscur, équivoque, que je comprendrais à demi-mot. Or,
quelque temps plus tard, un rapprochement s'imposeà moi avec ses rêves : car elle
s'est en effet mise à rêver abondamment ; et lors de certaines séances, j'ai l'impres-
sion que son attitude porte l'empreinte d'un contact sensoriel qu'elle garderait
inconsciemment avec l'atmosphère louche, archaïque de nombre d'entre eux.

Les rêves. — Personnages et lieux ambigus, agressions, avertissements obs-


curs, des animaux au corps disparate, la mer déchaînée, des panneaux avec
« danger de mort », des jeunes filles qui vont être pendues. Et des chutes dans le
vide. (Vide anal porteur de mort, vide psychique. Incorporation sadique : la
mère dans l'égout. Et châtiment : comme celle-ci le dit, dans l'un de ces rêves, en
regardant par la fenêtre une femme tomber dans le vide : « Les gens qui ont fait
le mal sont punis... » !)
Mais le plus caractéristique, c'est bien l'effacement des seuils, des limites.
Que Katia garde quelquefois un contact sensoriel avec certains de ses rêves, ne
modifie en rien qu'elle les considère tous comme un incident : ils sont là, comme
ça... ; ou bien comme la coexistence d'un second réel malveillant ou absurde. Le
passage s'établit directement entre eux et le réel quotidien, qu'elle invoque au be-
soin pour les remettre à leur place, comme on le fait avec quelqu'un d'un peu ex-
centrique. Ou pour rétablir la vérité : ainsi, lorsqu'elle a été accusée dans un rêve
d'avoir fermé une porte avec brusquerie et qu'elle me dit, les larmes aux yeux,
touchante de surprenante naïveté : « Je vous assure, je l'avais fermée douce-
ment »... Ou bien lorsqu'elle s'indigne : « Il n'y a pas d'arbres sur un toit,
voyons !» — Et même si, par exemple, ses parents ont couru un danger dans un
autre rêve et qu'elle se précipite au réveil pour « contrôler s'il ne leur est rien
arrivé », ce n'est pas là le signe d'une croyance en leur toute-puissance magique ;
mais bien plutôt celui d'une confrontation, voire d'un conflit, entre deux versants
du réel.
Un rêve particulier se détache cependant, qui me servira plus tard de réfé-
rence pour souligner le chemin parcouru.
Le blanc. — « Ses parents sont là, qui lui offrent à déjeuner dans un restau-
rant. Tout le décor y apparaît en très grand, c'est une maison avec des co-
lonnes, toutes fisses, toutes blanches. Tout est très blanc. » (« J'aime le
blanc me dit alors Katia, qui ajoute dans un langage très nouveau : mais,
140 Colette Jeanson-Tzanck

surtout la grandeur, le blanc fait paraître tout plus grand. Il n'y


voyez, c'est
a pas de murs, ce sont des colonnes qui séparent les pièces, un peu comme
s'il y avait des miroirs qui reflètent tout à l'infini. »)
Miroirs qui ne reflètent que le blanc... Où est l'objet, où est l'autre ? Ses pa-
rents, où sont-ils, où l'ont-ils menée ? Une hallucination négative qui ne prélude
à aucun processus de pensée, — mais peut-être y a-t-il à travers ce « voyez »
l'appel à un Double. (Comme cet autre patient RCH, qui me dit un jour : « Je ne
sais pas si vous savez ce que c'est que de boxer seul devant une glace... » !)
Et l'on mesure combien est fondamentale pour eux la visualisation de l'ob-
jet et de son regard dans le face-à-face !

Le désir de se documenter

Parallèlement à une évolution de Katia (amélioration de la recto-colite, lé-


gère modification du rapport aux rêves, aspect physique plus adulte), une sorte
de remous commence à se produire. De sa vie opératoire vont en effet émerger
pendant plusieurs mois, au plus près des pulsions et d'angoisses catastrophiques
(« pli contre pli »), certains comportements qui, chaque fois, provoquent en moi
autant de surprise que de curiosité.
Disons en tout cas dès maintenant, qu'en soulignant prudemment leur ano-
malie ou en faisant jouer les liens aussi souvent que cela m'est possible, je favo-
rise peu à peu le rétablissement, ou l'établissement des limites.
Voici, parmi les premiers apparus, les plus marquants :

Les déambulations. — C'est l'époque où, devenue secrétaire, elle se rend


pour son travail dans de petites villes de province. Elle y arrive souvent tard
dans la soirée. Néanmoins, à peine installée à l'hôtel, elle part dans la huit,
« toute curieuse, pour reconnaître les lieux ». Un bon indice de ce qui se passe
inconsciemment en elle : l'étonnement peint sur le visage des passants qui croi-
sent cette frêle jeune fille en train de rôder, et qu'elle ne comprend absolument
pas, dit-elle. Comme dans l'article de Bernard Brusset sur les déambulations ad-
dictives d'une patiente anorexique1, il y a chez Katia un projet concret : « L'uti-
lité de se documenter. » Ce que celui-ci recouvre est déjà décelable dans l'immé-
diateté de ce repérage : une façon de juguler l'angoisse liée aux changements de
lieu (le changement d'école autrefois) par une réponse motrice que nous allons
d'ailleurs retrouver lors d'événements particulièrement chargés d'angoisse. C'est

1. Cf. Les vicissitudes d'une déambulation addictive, in Revue française de Psychanalyse, t. LIV,
1990, p. 671-687.
Une intervention réorganisatrice 141

aussi, plus spécifiquement, la marque d'une mise à l'extérieur de l'espace psy-


chique, qu'elle explore ainsi dans l'espace des rues, qu'elle scrute, satisfaisant un
secret voyeurisme. Une fascination engendrée par les pulsions dont elle cherche-
rait inconsciemment à reconnaître les traces au dehors, et que doivent obscuré-
ment ressentir les passants étonnés par sa scabreuse errance 1. Toutes choses per-
ceptibles auparavant, mais que, cette fois, je lis en quelque sorte dans son regard.
Le face-à-face n'est pas utile qu'au seul patient...

Plus tard, allant de pair avec un début d'émancipation, ces deux exemples
caractéristiques parmi d'autres :
1 / Ses parents et elle sont à la veille du retour à Paris après des vacances pas-
sées dans une pension de famille. Au dernier moment, Katia décide d'y rester seule
pendant les quelques jours qui lui restent. Décision inattendue qui inquiète ses pa-
rents. Mais elle est inébranlable. Le lendemain, elle aborde un « monsieurtrès gen-
til » qui prend là ses repas et avec lequel la famille a échangé quelques mots aima-
bles. Comme il est directeur d'une petite usine, elle lui demande s'il ne « voudrait
pas la documenter sur le travail en usine ». Chose faite durant une semaine, le mon-
sieur l'invitant à l'occasion à prendre une tasse de thé, d'abord à la pension puis
chez lui. Lorsqu'à son gré Katia se trouve suffisamment documentée, elle se lève
après une dernière tasse de thé, et lui dit « très poliment au revoirMonsieur,je vous
remercie de votre obligeance ». Le laissant, d'après les descriptions qu'elle m'en
fait avec un mélange d'étonnement et d'indifférence, parfaitement déconcerté. Elle
joue, et jouera ainsi avec le feu, n'ayant pas la moindre idée du désir de l'autre...
2 / Même situation lorsqu'elle apprend que son moniteur d'auto-école ap-
partient à une secte religieuse, qu'elle fréquentera jusqu'à être là encore suffisam-
ment documentée.

Comportements oniriques. Temps. Espace

L'objet perdu. — Voici enfin deux anecdotes également surprenantes, égale-


ment démonstratrices d'un certain fonctionnement mental, qu'au demeurant je
trouve émouvant par le drame et la douleur psychique dont il témoigne.
C'est bientôt Noël. Au bureau, le chef de service offre à chacune de ses em-
ployées un cadeau. Pour elle, une écharpe de soie. Elle rougit encore de
plaisir en m'en parlant. Lorsqu'elle sort du bureau, et pour « fêter l'événe-

1. Comportements, traits pervers, qui ne sont pas sans évoquer ces dynamismesparallèles dont parle
Pierre Marty, op. cit.
142 Colette Jeanson-Tzanck

ment », elle court acheter un fromage qu'elle est très fière de savoir bien
choisir ; puis le glisse dans la belle pochette en papier contenant l'écharpe.
Elle prend ensuite l'autobus pour rentrer chez elle, le trajet est long, ce qui
lui permet de rester longtemps encore « toute heureuse et toute flattée ». De
retour à la maison, elle s'aperçoit qu'elle n'a plus le sac. C'est un choc vio-
lent. Alors, elle décide de partir aussitôt à sa recherche en refaisant le trajet
inverse, mais à pied, imaginant que le sac ait pu tomber dans l'autobus, être
foulé aux pieds par les voyageurs et tomber sur le trottoir. Dès cette minute,
elle agit comme dans un rêve, les notions de temps et d'espace s'effaçant
chemin faisant. Elle va ainsi, interrogeant concierge après concierge, com-
merçants, qui, me dit-elle encore bouleversée, ne comprennent rien à ce
qu'elle leur demande et lui répondent désagréablement. Chose étrange à
l'écoute : la conjonction entre ces déambulations de plus en plus irréelles et le
discours opératoire qui les traduit : aucun détail ne manque au récit de Katia
sur l'emplacement des immeubles, l'attitude des uns et des autres, sur les
questions polies qu'elle leur a posées. Arrivant enfin sur le boulevard où elle
avait pris l'autobus, elle voit au loin, venant d'un heu opposé, un couple de
gens âgés qui lui paraissent sympathiques ; elle les rejoint, et leur pose la
même question, à laquelle ils répondent sèchement. Epuisée, nerveuse, elle
se prépare à rentrer par l'autobus lorsqu'elle aperçoit à ses pieds, dans le
caniveau, le sac en papier, mais vide. Etonnamment apaisée cependant, elle
le ramasse et le range dans son sac à main :
— Bien sûr, me dit-elle, j'étais contrariée de ne pas retrouver l'écharpe
(et le fromage... ?), mais c'était important d'avoir trouvé l'emplacement où
je l'avais perdue.
Important aussi de remettre dans un contenant le signe de l'objet...
...
Revigorée, son désir de savoir reprenant le dessus, elle entre dans le café voi-
sin : « Pour ne rien négliger, m'explique-t-elle, j'ai été interroger le patron,
cela aurait été intéressant de savoir s'il avait pu surprendre le geste de la
personne qui a pris l'écharpe. »
La seconde anecdote, qui se situe à quelque temps de là, illustre mieux en-
core les réponses de Katia à ses anxiétés psychotiques :
Un jour, violemment émue encore, elle évoque un rendez-vous manqué
avec sa mère et sa soeur. Pas un mot de plus. Je la sens manifestement
prise dans un univers opaque. Que s'est-il passé ? Je suis obligée d'interve-
nir, d'associer, de l'aider à se dégager d'une pesanteur quasi mortifère.
Toute l'histoire se reconstitue alors. Trois jours auparavant, sa mère lui
téléphone au bureau pour lui fixer ce rendez-vous ; mêlée à sa voix, celle
de sa petite soeur qui s'amuse à imiter le bêlement de la chèvre. Dans un
enchaînement qui révèle un Moi de plus en plus désorganisé, ce bêlement
(cette régression de la soeur) « lui fait un drôle d'effet », puis elle éprouve
aussitôt un sourd malaise, qui se mue en une grande peur, et la certitude
Une intervention réorganisatrice 143

qu'un « événement grave est arrivé à la maison » (la mort à coup sûr).
Elle se rend au rendez-vous, mais ni sa mère ni sa soeur n'arrivent. Elle
attend encore et encore, en proie à une inquiétude massive. De retour à la
maison, ni mère ni soeur. C'est l'égarement. Aucune réponse mentale à
cette alarme, nulle discrimination. Livrée aux seules perceptions, elle est
engluée dans une vision informe (un irreprésentable). Obéissant alors à une
folle impulsion, à une réponse motrice impérative, elle décide comme pré-
cédemment de partir, à la nuit tombée, chez des parents en banlieue, où
elle sait pourtant que sa mère ne doit se rendre que le lendemain. Elle est
une fois encore hors du temps. Obsédée par une unique pensée : l'espace
qu'elle devra parcourir dans la nuit entre l'autobus et la maison de ces
parents — mais hallucinant les retrouvailles avec sa mère au moment même
où elle y arrivera ! (Le malentendu autour de ce rendez-vous manqué
importe peu ici.)

L'intervention réorganisatrice

Bien du temps a passé. Les améliorations soulignées précédemment se


confirment et s'affirment, favorisant un début de mentalisation. Certains indices
m'ont permis d'autre part de penser qu'un processus de névrotisation commence
à s'installer. Exemple, l'apparition de ce symptôme devant les impasses du réel :
l'évanouissement, et non plus la constante réponse motrice. Quant au transfert il
a changé de qualité, une relation d'objet se noue.
Deux éléments vont avoir une importance décisive :
1 / Sur le même palier que le logement familial, une chambre de 12 m2 va
devenir libre ; après de nombreuses démarches auprès du propriétaire, qui vont
occuper tout son esprit (et le mien...), Katia l'obtient. C'est une immense joie.
Nous entrons alors dans une phase exaltée et affairée : les préparatifs, car elle dé-
cide de s'occuper seule de l'aménagement de cet espace. Et bien sûr je sais tout
— ce qui justement va se montrer particulièrement opérant — des lessivages, du
placard et des planches qu'il faudra disposer autrement, des doutes entre pein-
tures et papier peint et du redoutable problème de leur harmonisation avec
l'abat-jour... Et rien n'est fait au bout d'un mois et demi.
2 / Répondant au processus de névrotisation évoqué plus haut et le favori-
sant, mon écoute est à certains moments devenue flottante, laissant place à quel-
ques interprétations qui ont manifestement facilité l'expression de comporte-
ments franchement oedipiens chez Katia : elle cherche par tous les moyens à
séduire son père, veut qu'il la réveille le matin, s'allonge près de lui lorsqu'il fait
144 Colette Jeanson-Tzanck

la sieste, rêve que son oncle divorce pour épouser une jeune fille, et cherche à
évincer sa mère auprès de sa soeur, devenue adolescente et « qu'il faut surveil-
ler ». J'ai alors de très bonnes raisons de penser que Katia traîne indéfiniment
dans l'installation de sa chambre pour ne pas laisser seuls ensemble ses parents,
et je ne peux vraiment pas manquer l'interprétation oedipienne qui s'impose... ;
mais ce n'est pas elle qui sera organisatrice.
Car le rien sur lequel elle débouche me fait déceler que quelque chose de
crucial et de dramatique se joue ailleurs, se joue encore, appelant un dénoue-
ment, ou une réponse ; en tout cas une présence directe 1.

Et je reprends mon écoute attentive. Une séance, deux, trois... Ce qui se


passe depuis plus d'un mois et demi dans cette immensité de 12 m2, je le com-
prends alors, représente un trop-plein de réel impossible à maîtriser ; désorien-
tée, à la fois perdue dans cet espace et privée de ses réponses motrices, Katia ne
peut plus enchaîner les gestes, il y a des lacunes surprenantes, des trous. A la
quatrième séance, c'est le désarroi, elle ne voit plus du tout ce qui manque, ni où
sont les objets. A la limite tout est « blanc », et la date de l'emménagement se
perd au loin. Je lui dis alors :
— Je crois qu'il manque la planche inférieure dans l'armoire et que le
marteau est resté sur le rebord de la fenêtre. Il manque aussi les raccords de
peinture.
Et Katia me répond, illuminée :
— Ça alors !

Je me souviens du ton sur lequel j'ai formulé cette intervention : il était assez
proche de celui qui accompagne souvent nos interprétations ; comme si l'utilisa-
tion récente de l'écoute flottante avait laissé quelque trace en moi. De telle sorte
que cette intervention avait probablement une qualité interprétative. Un lien
s'établissait là entre mes deux écoutes, incluant mes propres éprouvés corporels,
et profondément unificateur comme on va le voir.

Effets de cette intervention

A la séance suivante, une semaine plus tard, j'apprends que tout est terminé
et que Katia va pendre la crémaillère.

1.De ce jour-là date ma certitude que l'interprétation oedipienne réclame toute notre rigueur quant
au moment efficacede sa formulation.
Une intervention réorganisatrice 145

On ne peut manquer d'être surpris par ce premier effet, comme par tous
ceux qui vont suivre cette intervention. Ils révèlent en fait le travail qui s'est
opéré jusque-là, insensiblement, derrière cette pensée et cette vie opératoires,
grâce à l'apprentissage d'une fonction de liaison et à son action sur la dynamisa-
tion du préconscient. Ce qui apparaît en tout cas rapidement évident, c'est qu'en
lui rendant moi-même ces objets étonnamment introuvables, en lui désignant
leur place que ma mémoire avait retenue, preuve absolue de ma présence ; en fai-
sant en quelque sorte les « raccords », un mot qui visiblement l'a touchée ; en la
réorientant dans cet espace illimité, je rétablis les limites entre l'espace réel et
l'espace psychique. Et c'est pourquoi :
— Presque aussitôt, je l'entends me dire cette petite phrase si banale, et
si pleine de sens ici : « A propos, ça me fait penser... » De même se demandera-
t-elle par la suite ce que je penserais de telle situation, et cela l' « oriente ».
— Le passé va progressivement se constituer, et les premiers et importants
souvenirs apparaître alors, liés à trois circonstances ayant précédé des crises de
recto-colite : 1 / une promenade qu'elle fait seule dans un parc dont la beauté
est inattendue ; 2 / lors d'une promenade à vélo, elle est troublée par le spec-
tacle de la nuit qui tombe sur un lieu inconnu ; 3 / lors d'une visite, seule,
dans un hôtel ancien, elle est de nouveau troublée par la découverte de
grandes pièces très belles (solitude, inconnu, beauté, grandeur, la dépression
n'est pas loin). Avoir pu établir ces liens, qu'elle m'apporte comme un cadeau,
semble la rassurer à ce point que je mesure plus que jamais ce que devait
recouvrir l'indifférence à ses symptômes. D'autres souvenirs viendront, des
souvenirs d'enfance, qui donneront à son visage l'expression d'un bonheur
intérieur.
— Et ce rêve ancien, que j'ai cité, se reproduira avec une modification révé-
latrice du chemin accompli :
« Elle se promène avec ses parents qui lui offrent à déjeuner dans un restau-
rant. C'est dans une belle maison, avec de belles pièces et des colonnes très
décorées, très sculptées. »
Plus de colonnes lisses, ni blanches, plus de miroirs reflétant ce
...
blanc, mais une analité qui se structure.

— Et puis une nuit, alors que dans la journée elle a « décidé » de flirter avec
celui qui deviendra bientôt son fiancé, elle voit dans un rêve « son ongle fendu,
mais dans le sens de la longueur ». Cet ongle, autrefois lieu de morcellement, de-
venu symbole sexuel.
— J'ajouterai qu'elle parvient enfin à harmoniser les couleurs de ses vête-
ments, tandis qu'un plaisir inattendu se manifeste : chercher à faire des « jeux de
mots », à « être drôle ».
146 Colette Jeanson-Tzanck

Conclusion. — En définitive, je penserais volontiers aujourd'hui que cette in-


tervention — seule interprétation possible — a été en quelque sorte l'équivalent
d'une rêverie maternelle. En lui rendant assimilable, ou plutôt en lui restituant
un réel in-traitable parce que étouffant sa vie psychique, ou parce que celle-ci,
déplacée au dehors, le dénature et peut le rendre toxique. Et, dans la mesure où
le préconscient est devenu quelque peu dynamisable, en faisant advenir et jouer
la double représentation de choses et de mots.
Je pourrais même imaginer, dans cet après-coup si distancié, que toute cette
cure aura été une longue rêverie maternelle ! A la vérité, en raison des conditions
mêmes de cette psychothérapie, le maternel y aura tenu, dès le départ, un rôle es-
sentiel : regard dans le face-à-face, activité de liaison, pare-excitation, contenant
et atténuation des quantités traumatiques, meilleures distances... Toutefois, nous
ne connaissons pas le destin, dans la vie adulte de Katia, des effets de mon inter-
vention. Un bon pronostic en tout cas : son mariage peu avant la fin de la psy-
chothérapie. C'est-à-dire la possibilité, si essentielle chez ces patients psychoso-
matiques, de remplacer le lien effectif et affectif noué avec le thérapeute.

Quant à moi, je suis convaincue que cette singulière expérience que j'ai
connue avec Katia a pu induire certains de mes choix théoriques.
Colette Jeanson-Tzanck
14, rue Campagne-Première,
75014 Paris
Technique

La question de l'interprétation
en consultation thérapeutique de l'enfant

Michel ODY

Quelques rappels

Si les analystes qui travaillent avec les enfants et leurs parents ont toujours
effectué un travail de consultation, ce n'est que progressivementque la consultation
thérapeutique s'est relativement spécifiée. En France, et particulièrement à Paris,
nos collègues qui ont été fondateurs de centres de psychiatrie infantile ont tous eu
une activité de ce type, confrontés qu'ils étaient à des situations très diversifiées.
En même temps référence doit être faite à Winnicott qui a écrit un livre qui
porte ce titre1. Sa pratique initiale de pédiatre qui l'a amené à suivre nombre de
cas, fort différents, n'a pas été étrangère à cette méthode.
Des préoccupations comparables ne peuvent qu'animer un psychiatre psycha-
nalyste travaillant en un lieu comme le Centre Alfred-Binet dont l'origine est plus
que trentenaire (S. Lebovici le fonda en 1959). Ce paramètre longitudinal, qui
contient en outre la permanence des mêmes praticiens, oblige aux réévaluations.
A une époque « faste » de notre fonctionnement,je me souviens que du côté
des analystes l'offre de place était largement inférieure à la demande, en même
temps que les indications d'analyse étaient supposées plus faciles. On sait que
cette supposition est tout autant à relativiser à propos de l'analyse d'adulte. Il
suffit de se référer aux cas que Freud nous a transmis.
Cependant, tant les réévaluations que j'évoquais que la diversité des situa-
tions rencontrées ont conduit les consultants à être plus parcimonieux dans leurs
indications d'analyse et de psychothérapie analytique, indications ainsi rendues

1. D. W. Winnicott, La consultation thérapeutiqueet l'enfant, Paris, Gallimard, 1971.

Rev.franç. Psychanal, 1/1993


148 Michel Ody

plus affinées. Corrélativement,ils ont été amenés à réfléchir plus encore sur le suivi
des situations qui n'aboutissaient pas assez rapidement à ces indications, et plus
particulièrement lorsqu'ils restaient les seuls référents de ce suivi.

L'alternative

Avant toute alternative entre consultation thérapeutique et cure individuelle,


il y a la (voire les) première(s) rencontre(s). A l'intérieur d'un éventail où tous les
intermédiaires sont possibles, deux ordres de situation sont différenciables.
Dans le premier, l'enfant, selon son âge, s'exprime suffisamment par les
mots et (ou) le jeu et le dessin. La concaténation qui se déroule, c'est-à-dire l'as-
sociativité (pour la différencier de l'association dite libre), permet non seulement
que des scénarios à valeur fantasmatique s'expriment, mais que les interventions,
voire les interprétations du consultant soient « entendues ». Ceci signifie que le
contenu de l'intervention aura pour effet de faire « bifurquer » (métaphore dyna-
mique) l'associativité, donc d'amener du nouveau, immédiatement, ou après un
temps de latence.
Ce qui a surgi de nouveau contient de manière directe ou déplacée et sym-
bolisée ce qui renvoie à l'intervention du consultant. Ce mouvement peut se tra-
duire par un enrichissement symbolique du scénario ou au contraire être source
de tension et être ponctuellement désorganisatrice (dessin gribouillé par
exemple). Ceci relance l'activité interprétative du consultant, laquelle peut en-
traîner des expressions symbolisantes alors possibles pour l'enfant. Les facteurs
économiques (la quantité) sont ainsi extériorisés, de même que l'éventail (et ses
limites) de la disponibilité à la représentant de l'enfant.
Lorsqu'on est assez proche de ces cas de figure, il existe souvent une com-
plémentarité du côté des parents. Je veux dire qu'il est assez rapidement possible
de dépasser avec eux le registre descriptif de la symptomatologie et du compor-
tement pour se tourner vers le passé, non seulement celui de l'enfant, mais le
leur. On peut alors entendre d'eux des équivalents du « cela me donne à pen-
ser », et dans les meilleurs des cas les sensibiliser à l'existence de l'inconscient et
de la sexualité infantile.
Le « pire » qui puisse arriver en ces situations est que la mobilisation symp-
tomatique soit telle d'une consultation à l'autre que l'effet de « guérison » amène
à suspendre le projet de cure.
Sinon la symptomatologie restant plus ou moins fluctuante, les conflits de
représentance se répétant (selon leur variété structurale), la cure est indiquée.
Dans le second ordre de situation, la rencontre avec l'enfant peut nous don-
ner l'idée d'une indication de traitement analytique individuel analogiquement à
La question de l'interprétation 149

ce que nous venons de décrire, mais le problème se situe du côté des parents. En
effet, ici, on s'éloigne avec eux d'une capacité à communiquer, à se tourner vers
le passé et on est loin du « cela me donne à penser ».
Nous sommes plutôt devant des parents — lesquels se complètent souvent
d'ailleurs — qui dépassent difficilementle descriptifdes symptômes ou du compor-
tement et qui vivent leur démarche comme une blessure narcissique qui va bien au-
delà de ce qui est de toute manière incontournable pour toute famille consultante.
Mais surtout, toute sensibilisation de l'analyste à ce qui renvoie à la vie pul-
sionnelle de l'enfant est banalisée, voire déniée.
Si leur « système » n'est pas trop serré, surtout lorsqu'on pense à une indi-
cation analytique pour l'enfant, celle-ci sera parfois tentée. La prédictibilité,
pour les analystes, n'ayant une valeur que dans l'après-coup, c'est cet a poste-
riori qui constatera le bien-fondé de l'indication en regard d'autres cas où le trai-
tement aura été rompu.
A l'inverse, on peut aussi dans une conjoncture comparable recevoir la fa-
mille à plusieurs reprises. Si une mobilisation se fait, l'indication individuelle et
potentielle peut être suspendue sine die. C'est ce genre de situation intermédiaire
que nous illustrerons.
Enfin lorsque l'enfant lui-même est loin d'une associativité dynamique, les
interventions de l'analyste sont peu mobilisatrices, l'enfant fonctionne d'abord
dans le comportement, l'inhibition dominante, l'économie de caractère préva-
lente, etc. Seul le travail de consultation reste possible dans les meilleurs des cas,
avec ou sans thérapeutique complémentaire.

Un exemple de consultation thérapeutique

Ici cinq consultations s'échelonnent sur près de deux ans.


Julien a dix ans et demi. Ses parents, M. et Mme A..., me le conduisent
avant l'été en raison de ses troubles du sommeil, de sa peur du noir, de ses résul-
tats scolaires médiocres en ce CM2 qu'il termine.
Garçon sympathique et attentif, il est en même temps peu prolixe et je dois
le relancer fréquemment, sinon un silence négatif s'installerait.
Il finit par me confier que ses difficultés de sommeil s'améliorent et qu'elles
sont marquées par la peur du loup par exemple. Ainsi l' « infantile » persiste en
lui. Il me montre ensuite que sa mère, dès qu'elle sent que son fils ne dort pas,
vient le rassurer pendant que son père, lui, dort profondément.
Je lui montre qu'en quelque sorte il sépare ainsi ses parents la nuit, donc le
loup lui retombe dessus. Il laisse passer une émotion qui sera reprise par son rire
lorsque ses parents seront ensuite présents. En effet, il est question à un moment
150 Michel Ody

de l'irritation du père, contre son fils, exprimée et répétée, lorsque le premier es-
saie d'aider le second pour son travail scolaire. « Le loup te retombe dessus »,
dis-je à l'enfant qui rit alors, ses parents aussi d'ailleurs, qui connaissent ce
thème onirique chez leur fils.
Par ailleurs cette consultation me démontre que la mère est quelque peu
agoraphobe avec des mécanismes contraphobiques. Elle a trouvé un meilleur
équilibre en convaincant son mari de restreindre le périmètre des déplacements
professionnels qu'implique son métier.
Je propose de nous revoir après l'entrée en 6e de Julien afin d'apprécier
d'une part le degré éventuel de mobilisation de l'enfant, d'autre part une meil-
leure différenciation entre ce qui est assez internalisé, structural en lui, et ce qui
relève d'un effet « catalytique » des parents.
Julien lors de cette seconde rencontre me dit ne plus faire de cauchemars.
Ses résultats scolaires sont par contre un peu flottants, ce qui est reliable en par-
tie au changement représenté par son entrée dans le cycle secondaire.
Cependant ce garçon pourra progressivement me montrer qu'au niveau de
ses processus de pensée, lorsqu'il a à exprimer une idée, il ne sait plus au bout
d'un moment de quoi il s'agissait, et il se « perd » (voir l'agoraphobie de sa
mère). Ceci se reliait au contexte scolaire. Or, lorsque je le sollicite sur son acti-
vité imaginative pouvant infiltrer ce problème, Julien finit par déployer sans dif-
ficulté, et même parfois avec une certaine prolixité, un thème de lecture de type
énigme policière. Je lui souligne le contraste entre les deux situations, scolaire et
« criminelle ». Il sourit, intéressé et surpris.
Julien saisit assez bien alors ce qui renvoie à quelque chose d'intérieur à lui
en regard de ce qui vient de ses parents (une certaine surprotection de la part de
sa mère, un excès d'autorité de la part de son père, sa plainte de ne pouvoir re-
cevoir des camarades chez lui, etc.), ce qui demande que nous avancions un peu
avec eux aussi. Il en est d'accord.
Or, si la mère, en particulier, confirme le changement de son fils au sujet des
troubles du sommeil de celui-ci, elle se plaint en même temps d'un autre change-
ment : Julien s'oppose maintenant assez souvent à elle. Il est assez facile de lui
montrer que ceci traduit en fait un mouvement d'autonomisation de son fils à un
moment de préadolescence. Elle peut alors se reconnaître en lui lorsqu'elle avait
son âge.
Cette évocation du passé me permit d'aller un peu plus loin. En effet à un
moment donné, une fois qu'elle m'eut précisé certains éléments de son passé fa-
milial, elle fit le geste de rassembler ses mains, lequel figurait la nécessité de gar-
der proches d'elle mari et enfants (Julien a une soeur cadette).
Elle saisit par mon intervention sur ce geste qu'elle répétait là, comme en un
contrepoint, ce qu'elle avait vécu de façon centrifuge pour elle-même : rassem-
La question de l'interprétation 151

bler ses parents ensuite séparés, rassembler enfin les couples de ses parents rema-
riés. Elle s'était en effet beaucoup employée à cela. Toute autonomisation de son
fils ne pouvait que reproduire ces forces centrifuges du passé. L'incidence émo-
tionnelle de mon intervention fut immédiate. Elle garda d'ailleurs plus tard le
souvenir de ce moment de la consultation.
L'intérêt tant du père que du fils pour ce qui venait de se passer était évi-
dent. Il restait pour ce jour à « amorcer » la question de l'exercice de l'autorité
du premier. Le temps qui nous restait permit de confirmer qu'il y avait là une
difficulté au sens où ce père avait l'impression de tourner en rond. Il fut d'accord
pour reprendre cela la fois suivante. Son fils quant à lui ne demandait rien
d'autre que de poursuivre ce type de travail.
Quelques mois plus tard Julien m'annonce qu'il a près de 14 de moyenne.
Lui qui était plutôt isolé a des camarades. Cette ouverture aux liens sociaux a en
particulier impliqué un conflit avec un camarade privilégié. Celui-ci pratiquait le
karaté et choisissait fréquemment Julien pour cible. Une explication s'en était
suivie entre eux, ce qui avait remis les choses à plat. Julien a alors émis le désir
d'apprendre le judo, ce à quoi sa mère s'était opposée, conclut-il.
Il ne verrait pas grand-chose d'autre dont il aurait à se plaindre et c'est
parce que je le sollicite sur le passé des consultations par rapport à ses troubles
du sommeil qu'il m'apporte un élément nouveau. Certes, il ne souffre plus de
cauchemars, mais il me montre que, lorsque toute la famille est sortie le soir et
rentre relativement tard, il met une heure à s'endormir et pense à l'image vio-
lente d'un film vu à la télévision récemment.
Passé un premier moment d'inhibition, il peut progressivement me commu-
niquer le contenu d'un scénario d'enlèvement d'enfant avec son happy end. Ce
récit de scénario a la particularité d'être assez calme par rapport à la violence
supposée.
Cette contradiction me permettra d'une part de relier ce type de fantasma-
tique à son intérêt pour les énigmes policières dont on a déjà parlé, d'autre part
de relever un certain blocage devant le récit de contenus violents. Je lui propose
alors l'idée que ceci peut avoir un rapport avec le judo, objet de conflit entre sa
mère et lui. Il sourit, ému.
Les parents ensuite présents, c'est la mère qui va rapidement être au premier
plan. Elle y restera, m'amenant ainsi à reporter le projet prévu avec le père la
fois précédente (même si ceci peut avoir une relation avec cela). Une fois que le
père a fait part d'inhibitions de son fils dans les situations d'examen où plusieurs
classes sont réunies, sa femme intervient avec des expressions telles que : « Il
n'est plus dans son petit monde » ou « monde soudé ». Ceci me conduit à évo-
quer sa sensibilité dont on a déjà parlé. Elle réagit vite : « Je me souviens très
bien » (le geste des mains rassemblées).
152 Michel Ody

La réaction de cette femme est ensuite assez spectaculaire. Elle me fait part
d'un, conflit qu'il y a eu entre Julien et trois gaillards qui lui disputaient son bal-
lon. Mme A., contre l'avis de tout son entourage, était prête à aller leur régler
leur compte. Je contraste ceci avec l'opposition qu'elle fait à ce que son fils pra-
tique le judo. Elle saisit à la fois parfaitement ce que je veux dire (par exemple la
première chose qu'elle a vue dans la salle de judo était une affiche où était figurée
une civière). Elle rationalise tant et plus jusqu'à finalement me dire que des amis
lui ont fait remarquer que si elle continuait à agir ainsi avec son fils elle en ferait
un homosexuel...
Je passe sur le fait que lui avoir proposé à un moment donné de réfléchir au
projet d'avoir des entretiens pouvant déboucher sur une psychothérapie n'a pas
été suivi d'effet.
Nous nous séparons sur le même principe qu'habituellement.
Cette fois, dans le courant du premier trimestre de l'année scolaire suivante,
le père sera au premier plan.
Julien, qui est donc en 5e, est « seulement » dans la moyenne de sa classe.
Rien dans un premier temps ne paraît reliable à ceci au-delà du fait qu'il
comprend que se répète ici le processus d'entrée en 6e. Puis il finit par me dire
qu'il pense souvent à autre chose qu'à son travail. Or ce qu'il me communique
n'est plus directement en tous les cas dans la ligne fantasmatique précédente. Il
me parle en fait de désirs tout à fait de son âge : avoir comme ses copains des
baskets « Nike » et une console pouvant remplacer la sienne plutôt vieillotte.
Voilà donc son problème principal car quant à son sommeil il me dit ne
plus avoir « aucun » problème. Je parle donc un moment avec lui de l'adoles-
cence, du groupe des pairs, de son sentiment d'être exclu de celui-ci, ce qu'il
confirme, et nous en arrivons cette fois à son père, que Julien implique comme
principal opposant à ses désirs.
Ce sera l'occasion, une fois les parents présents, de solliciter ce père vers son
passé à partir de ce conflit avec son fils une fois qu'il aura été possible de dépas-
ser le registre actuel des considérations critiques paternelles. Dès lors, M. A...
confie qu'il est issu d'un milieu modeste, les quatre membres de la famille — il a
un frère — vivant dans une seule pièce. Il n'était ainsi pas question, par exemple,
de recevoir un camarade (nous avons vu que c'était une plainte de Julien pour
lui-même). D'autres choses furent encore confiées. Passé un moment d'irritation
relatif aux conditions matérielles dont son fils bénéficiait par rapport à ce qu'il
avait vécu, enfant, M. A... parut sensible à ce que je lui proposais : sa vigilance
à ce que son fils ne « dépasse » pas trop les conditions qu'il avait vécues risquait
d'aboutir au résultat inverse de celui recherché, même si l'on pouvait com-
prendre le principe éducatif paternel de ne pas satisfaire tout désir d'enfant. Je
lui proposais donc une version contre-oedipiennesymbolique. M. A... fut touché,
La question de l'interprétation 153

compromis pratique et économique, date comprise, fut conclu entre père et fils à
propos des objets désirés.
La fois suivante, c'était un mois après Noël, Julien m'annonçait immédiate-
ment qu'il avait les deux objets et qu'il avait participé à leur achat avec ses éco-
nomies personnelles. Il ajouta qu'il avait eu des 20/20 en classe. Ceci lui permit
de me parler de son père, en des termes assez fins d'ailleurs, tant à propos de la
famille paternelle, de ce qu'il vivait de trop autoritaire chez son père, et on re-
trouvait son trouble dans le cadre du travail scolaire avec celui-ci.
Or c'est justement de ceci dont il va être question avec M. A..., lequel après
avoir confirmé les propos de son fils, va se plaindre des conflits qu'il y a avec Ju-
lien lorsqu'il s'agit de l'aider. Progressivement M. A... peut dépasser le registre
de la seule implication de son fils pour constater qu'il réagit avec trop de force à
ce qu'il ressent comme passivité chez Julien. Ceci sera l'occasion, devant une mi-
mique de Mme A... que je relève, pour que celle-ci dise que son mari estime qu'il
a un garçon qui est un peu comme une fille et une fille comme un garçon.
M. A... surpris reproche à sa femme de dire cela puisqu'il n'en a jamais
parlé à son fils. Je dis qu'il m'étonnerait que cela soit une réelle découverte pour
Julien, ce que celui-ci confirme. Ce moment sera en outre l'occasion de complé-
ter cette problématique par le rappel de l'épisode où Mme A... voulait aller ré-
gler leur compte aux trois gaillards qui avaient agressé son fils. « Elle était
Zorro », commentera M. A..., constatant ainsi que les problèmes d'identification
sexuelle étaient quelque peu complexes.
Après réflexion, M. A... va nous dire que, dans le fond, son fils l'a un peu
pris pour un loup, ce qui boucle ce que nous avions vu au début de ces consult-
ations, maintenant que M. A... est venu au premier plan. Ce père est assez tou-
ché par son propre constat et saisit qu'il peut être difficile de chercher telle ré-
ponse à telle question scolaire lorsqu'on a l'impression qu'on peut se faire
manger comme un agneau.
Nous nous séparons sur la même perspective de travail, à ceci près que sont
mieux différenciés les mouvements qui viennent de chacun, y compris inconsciem-
ment. Julien a assez bien compris que si, malgré l'évolution qui reste positive, il se
retrouve répétitivement devant des inhibitions qui dépassent ce dont nous parlons
en consultation avec ses parents, c'est-à-dire s'il sent qu'il y a quelque chose qui lui
est plus personnel, une psychothérapie pourra lui être proposée.

Quelques commentaires

Dans cette situation « intermédiaire » et banale que nous venons de présen-


ter, un autre consultant aurait pu tenter d'indiquer une psychothérapie pour
154 Michel Ody

l'enfant. Elle aurait certainement nécessité une activité du thérapeute, contre-


point de la passivité de Julien. Par ailleurs les capacités d'acting contraphobi-
ques de la mère n'auraient pas garanti la continuité du traitement.
En ce qui me concerne, j'ai donc préféré me donner le temps d'apprécier ce
qui, compte tenu du poids des éléments de caractère de chacun des parents, pou-
vait déjà être mobilisable à partir des relations parents-enfants dans la consult-
ation elle-même.
Un tel choix conduit à « accepter » que les résolutions symptomatiques
éventuelles qui suivront reculent la possibilité de mettre en oeuvre une psycho-
thérapie individuelle, alors que la qualité structurale reste présente.
C'est ce qui s'est passé chez Julien à propos de ses troubles du sommeil et de
ses résultats scolaires. Restait, au niveau même de ses processus de pensée, ce qui
interrogeait la séquence passivité-masochisme-féminité.
C'est d'ailleurs vers quoi tout converge à l'issue de cette séquence de con-
sultation, tant dans ce qui est actif à ce sujet chez l'enfant que dans ce qui parti-
cipe à cela chez chacun des parents, jusqu'aux identifications sexuelles.
La situation reste donc ouverte au moment de ces lignes. Ajoutons simple-
ment que, si une psychothérapie devient à un moment possible pour Julien, elle
s'établira sur d'autres bases que si elle avait été indiquée dès le départ.

Quelques remarques techniques

En ce qui concerne le travail avec l'enfant seul, il n'y a pas de différence ra-
dicale avec l'analyse à propos des interventions et interprétations que l'analyste
donne, du moins au départ. Le dénominateur commun entre les deux situations
est représenté par le travail au niveau du préconscient, donc à partir et avec les
mots et les choses de l'enfant. Prennent place ici les interprétations symboliques
ou symbolisantes1. Ce qu'il est convenu d'appeler interprétation du fantasme in-
conscient, et qui renvoie aux fantasmes originaires, ne saurait trouver sa place
qu'après un certain temps d'analyse (pour les différences entre les deux proces-
sus, voir notes 1, 2 et 3).
Cependant l'activité verbale du consultant est certainement plus importante
que lors d'une séance d'analyse, différence de fréquence oblige.
S'il existe une certaine spécificité de la consultation thérapeutique, c'est

M. Ody, Le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste. Rapport du


1.
XLVIIe Congrès CPLPR, Revuefrançaise de Psychanalyse, 1987, 52, n° 2, p. 303-367
2. M. Ody, Consultation thérapeutique, cure de l'enfant. Processus et changement, Textes du Centre
Alfred-Binet, 1991, n° 18, p. 1-22.
3. .M. Ody, Régression, progression. Consultation thérapeutique, psychanalysede l'enfant, Revue
française de Psychanalyse, 1992, 56, n° 4.
La question de l'interprétation 155

dans le temps où le travail se fait avec l'enfant et parents présents. Nous en


avons décrit les grandes lignes au début de ce travail. Les points critiques se
situent au moment où le consultant transmet auprès des parents ce qu'il a pu re-
pérer à partir du fonctionnement de l'enfant et qui sous-tend les difficultés pour
lesquelles ils consultent.
Tout peut alors se rencontrer dans la réaction des parents : évitement, indif-
férence apparente, acceptation « comme si », différentes « figures » de la néga-
tion (jusqu'au déni), ou au contraire résonance associative (jusqu'au passé
personnel).
Toujours est-il qu'à ce niveau des interinvestissementsparents-enfant, seule
la prise de conscience de répétitions directes ou inversées permettra une mobilisa-
tion chez chacun des protagonistes, répétitions qui sont fixées dans le passé des
parents. Elles concernent, bien sûr, les avatars de leur organisation oedipienne.
Nous l'avons dit, un premier temps de travail consiste à faire s'exprimer les
modalités pulsionnelles de l'enfant (ce qui est de l'ordre du sujet). Ce qui en est
transmissible aux parents peut entraîner des réactions à valeur contre-investis-
sante banale, sauf en cas heureux de résonance associative immédiate. Dans les
situations plus préoccupantes, la réaction mobilise avant tout le narcissisme pré-
valent d'un parent : celui-ci tend à dénier ou à mettre sous emprise toute expres-
sion pulsionnelle de son enfant1. Le chemin sera plus long vers la prise de cons-
cience des répétitions que nous évoquions.
Celle-ci implique en effet que le parent finisse par « tourner » ses investisse-
ments vers un autre enfant, c'est-à-dire celui qui est en lui-même. Se creuse ainsi
un espace qui restitue celui nécessaire à la vie pulsionnelle de l'enfant. C'est un
mouvement triangulaire qui s'opère. Il ne nous étonnera guère de trouver ici une
corrélation entre cet espace et la potentialité oedipienne.
Ce qui se mobilise ainsi chez un parent à partir de ce qui s'exprime en lui sur
un mode contre-pulsionnel pour son enfant jusqu'à la rencontre avec son passé
concerne avant tout son Moi et plus particulièrement identifications et contre-
identifications. La part d'énergie qui était enclavée dans le Moi et dès lors
rendue disponible peut aussi bien participer à l'établissement d'une homéostasie
nouvelle qu'à une ouverture vers un travail personnel pour un des parents.
La consultation thérapeutique a en effet ses limites et n'est pas une panacée.
Sa fonction est double : éviter les indications d'analyse d'enfant intempestives, et
(ou) mieux les préparer. La confrontation d'un sujet (lorsqu'il est suffisamment
advenu) avec son univers pulsionnel, avec sa sexualité, ne saurait se faire que
dans le cadre d'une cure personnelle.

1. Ody, 1991.
156 Michel Ody

Avant d'en arriver à cela (pensons à ces retours d'enfant à l'âge adulte), la
consultation thérapeutique peut parfois prendre une vitesse de croisière sur fond
de rythme espacé.
Evolution et progrès se font toujours conflits, voire « crises » ponctuelles
devant le changement, les nouveaux investissements relancent la dynamique
évolutive. Bref, le consultant est devenu le « psy » de famille, analogiquementau
médecin de famille.
Michel Ody
72, rue Bonaparte
75006 Paris
Théorique

Nécessité d'un réfèrent


au cours de l'étude de l'interprétation

Michel FAIN

La question posée par Jean-José Baranès et Claude Janin qui introduisent le


présent numéro de la RFP, je les cite : «... de nos jours, la conception mémorielle
de la cure, qui fait à l'interprétation (reconstruction une place essentielle, n'a-t-elle
pas cédé le pas à une conception processuelle... plus attentive cependant aux capa-
cités transformatrices et de vectorisation de l'appareil psychique aux prises avec la
compulsion de répétition, ainsi que sa tolérance, à l'inconnu, à l'absence et au né-
gatif ? », cette question ne s'inscrit-elle pas dans une perspective historique elle-
même marquée par la répétition ? L'allusion à la mutation des traces mnésiques en
souvenir en tant que but de la cure est à la fois mise au premier plan et en question :
ne s'agit-il pas d'un point de vue dépassé, notion qui atténue une affirmation fré-
quemment prononcée à propos de Freud le qualifiant de « dépassé ».
« Freud dépassé », n'est-ce pas, par un renversement de sens, une locution
qui spécifie Freud ? Je n'ai jamais entendu dire que Pasteur ou Planck par
exemple étaient dépassés. Ils ont droit au maintien au niveau du souvenir, alors
que « Freud dépassé » est prié d'aller se situer dans une position qui en dernière
analyse l'honore, au niveau de la trace mnésique. Là se situe la répétition : dès
que se profilent à l'horizon psychanalytique des perspectives nouvelles, elles ser-
vent au moins dans un premier temps à montrer que « Freud est dépassé ». Il ne
s'agit pas là d'une critique mais d'une constatation qui attire l'attention sur un
dynamisme qui pose la question : qu'est-ce qui est dépassé chez Freud ? Pour-
quoi un progrès en psychanalyse s'étaye-t-il sur le besoin de reléguer un aspect
de Freud au niveau de la trace mnésique ? Les auteurs de l'argument ne le
situent-ils pas, peut-être sans le vouloir, au niveau de l'interprétation ? A vrai
Rev.franç. Psychanal, 1/1993
158 Michel Fain

dire l'interprétation est la clé de voûte de l'édifice psychanalytique, et parler


d'elle revient à mettre en cause toute la psychanalyse.
C'est elle qui confère à la Traümdeutung sa valeur de révélation d'une struc-
ture s'établissant entre le narcissisme du sommeil et la réalisation hallucinée
d'un désir grâce à tout un travail psychique, révélation d'un modèle de la rela-
tion des effets de la tension du désir avec le narcissisme. Tension du désir décrite
d'emblée dans sa complexité allant d'une pensée porteuse d'un souhait actuel
mise en latence, renforcée par les désirs inconscients autrefois refoulés, bien que
redevenus eux aussi actuels grâce à leur capacité d'effacer la temporalité. Je ne
crois pas — en tout cas aucune lecture ne m'en a donné jusqu'à présent l'impres-
sion — qu'il ait existé un seul psychanalyste ayant le génie de Freud en matière
d'interprétation, telle qu'il le révèle dans L'interprétation des rêves. Personne ne
l'a dépassé dans ce domaine, voilà probablement une des vérités qui portent à
démontrer que Freud est dépassé.
La mise en valeur de l'influence des positions prégénitales s'appuya bien
souvent sur l'idée d'une avancée de la pensée au-delà de l'OEdipe, avancée qui,
modifiant l'interprétation de certain matériel, ouvrit la porte à des critiques
concernant l'inefficacité d'interprétation n'éclairant que les positions oedi-
piennes. Bien sûr, le fait que l'accent mis sur l'existence de positions régressives
entraînait ipso facto une décomplexification du matériel et conférait une plus
grande aisance à formuler les interprétations ne fut pas envisagé. Autrement dit,
seuls les aspects positifs d'une telle régression furent soulignés sans que soient
notés les effets déficitaires qu'elle comportait. Le problème posé par le devenir
des traces mnésiques, en principe effacé par une régression trop importante, n'a
pas reçu jusqu'à présent de réponses satisfaisantes.
A ma connaissance, ce sont les analystes s'intéressant à la somatisation qui, les
premiers, attirèrent l'attention sur les effets traumatiques que comportait pour un
sujet marqué par les effets d'une profonde régression la perception de l'existence
d'individus à structuration oeidipienne. Cet effet traumatique constitue une intense
coexcitation qui cherche alors sa voie dans les manifestations positives liées à la ré-
gression, manifestations destinées alors à masquer les effets déficitaires. Peu éton-
nant alors que ces manifestations positives comprennent fréquemment des aspects
mégalomaniaques.Attirer l'attention sur ces aspects, où la force de la pulsion s'ori-
gine dans l'insupportable déception qu'entraîne la perception de son inachève-
ment, implique quant à une interprétation formulable plusieurs impératifs :
1 / Il ne s'agit pas qu'elle révèle par son organisation même le manque qui

afflige le sujet.
2 / Si elle n'interprète que les aspects positifs de la régression, confortant le
sujet dans sa situation, elle n'aura strictement aucune efficacité.
Nécessité d'un référent 159

3 / Un des manques flagrants de ces types de régression est la disparition de


la régression formelle. Autrement dit les effets de liaison sont absents, et en
conséquence cette forme de logique de l'inconscient décrite par Michel Neyraut
qui s'étaye sur l'aptitude de la liaison à assurer des satisfactions substitutives du
désir s'altère. En de tels cas, toujours suivant le même auteur, s'y substituent des
logiques primitives (pensée = acte, ça = ça). Ce mode logique devient le terrain
par où de tels patients sont accessibles.
Cette description par trop schématique n'a pour but que de montrer l'im-
portance, dans une construction qui se veut théorique, d'un système réfèrent.
Auparavant on peut remarquer combien les notions de négatif, d'irreprésentabi-
lité sont venues en pointant en fait le manque qu'avaient laissé les premières
études sur les effets des régressions prégénitales.
Ceci revient à dire que l'interprétation suit au plus près la clinique du maté-
riel produit par le patient. Complexe, si ce matériel témoigne de la présence
d'une régression formelle qui montre la coexistence conflictuelle de la visée pul-
sionnelle avec les résistances du moi, imposant à ce dernier un travail de com-
promission constitutif de la névrose de transfert ; simplifiée, si à la régression for-
melle se substituent des logiques primitives ne décrivant que le sens des pulsions
régressives. Cette simplification masquera la chose essentielle : pourquoi l'inter-
prétation portant sur les pulsions simplifiées par la régression a-t-elle perdu cette
complexité que tout le monde reconnaît comme l'indice d'une bonne évolution ?
Que manque-t-il au matériel de ce patient fixé dans ces logiques primitives ?
Comment perçoit-il douloureusement ce manque ? Ne se trouve-t-il pas dans ce
défaut d'achèvement du moi une source permanente de coexcitation (je rappelle
ici l'opinion de Freud sur les désordres économiques qu'entraîne la déception)
qui ne trouve de mauvaises voies d'expression que dans ces logiques primitives ?
Ces questions impliquent la connaissance d'une situation référente d'une cure-
type, cure de conception strictement théorique, où le moi du patient s'achève au
contact de la néo-réalité que constitue le cadre.
Parodiant une affirmation de Freud qui figure dans l'interprétation des
rêves et qui dit que le rêve de tout un chacun est interprétable en quelques
heures, nous avions, D. Braunschweig et moi-même, postulé que le moi d'un
patient analysé était le lieu où il pouvait interpréter son propre rêve en quelques
heures, mais, avions-nous ajouté, en situation analytique, cette interprétation
étant faite en présence de son analyste rendu muet par la capacité interprétative
de son patient (interprétation témoin de la différenciation du ça au contact de la
réalité du cadre de la cure psychanalytique). Ainsi, l'interprétation « idéale »
pouvant servir de réfèrent est celle qu'un analysant se donnerait à lui-même, à
voix haute, en présence de l'analyste dont la technique aurait permis l'éclosion
de ce processus. Vus sous cet angle, les problèmes posés, par l'interprétation sont
160 Michel Fain

ceux de sa communicabilité. Le sujet, tel qu'il se représente dans un rêve, est


inaccessible à la communication qui pourrait lui être faite des pensées latentes à
l'origine du travail du rêve. Les entendrait-il qu'il les transformerait immédiate-
ment en processus hallucinatoire restant fidèle au but à atteindre : parvenir,
grâce à un processus régrédient, à une satisfaction hallucinatoire du désir. C'est
pourquoi, à juste titre, l'interprétation au cours de la cure a-t-elle été considérée
comme un processus d'éveil, autrement dit de reprise de contact avec la réalité.
Or, dans les situations de régressions pré-oedipiennes évoquées plus haut, si la
complexité souhaitable des processus mentaux apparaît encore, elle se situe au
sein de comportements qui, vus objectivement d'un extérieur inaccessible au
patient, donnent à ces comportements des aspects oniriques, c'est-à-dire dont la
visée principale est une décharge ignorante de toute réalité, y compris les inter-
prétations formulées à leur propos.
En un mot, l'interprétation risque de n'être entendue que sous la forme
d'une révélation brutale de tout ce qui manque au patient, autrement dit en re-
créant les situations traumatiques génératrices de son état, ce qui ne peut que
réanimer les solutions pathologiques qui le font souffrir. C'est ce qui m'a fait dire
qu'il y a alors davantage un transfert d'événements qu'un transfert de relations
archaïques aux objets. La lutte contre la répétition traumatique cherchant à
transformer la surexcitation en coexcitation est la source de la mauvaise relation
à l'objet, conséquente alors et non originaire.
C'est dire combien le vieil adage qui conseille aux analystes « d'interpréter
au plus près du moi » conserve toute sa valeur et qu'il reste à l'origine de tous les
travaux concernant les cas difficiles. Ce « au plus près du moi » peut paraître
une gageure quand ce moi risque de n'entendre qu'une constatation de son
échec, alors que l'analyste voudrait qu'il y voit un espoir. Pour ne pas terminer
cet écrit dans un certain pessimisme, bien qu'il n'entrait pas dans mon propos de
parler de technique, je pense que la locution « au plus près du moi » vise une as-
piration à la complétude, à l'achèvement qui persiste dans la majorité des cas.
Cette aspiration est à mon avis, implicitement ou explicitement présente dans
beaucoup de travaux contemporains1.
Michel Fain
15, rued'Aboukir
75002 Paris

1. Cette aspiration est explicitement inscrite dans les travaux de Belà Grunberger portant sur le Nar-
cissisme, de Janine Chasseguet-Smirgeldans ses études sur l'Idéal du moi, et dans la conception de l'Ina-
chèvement décrite par Robert et Ilse Barande.
POINT DE VUE
D'UN ÉGYPTOLOGUE
Rêves d'identité et identités rêvées
L'Egypte ancienne ou l'Orient perdu et retrouvé

Alain ZIVIE

En avril 1985 a eu lieu au Caire un important colloque organisé sous l'égide


du Centre d'Etudes et de Documentation économique, juridique et sociale
(CEDBJ) relevant du ministère des Affaires étrangères et du CNRS. Celui-ci, intitulé
D'un Orient l'autre — les métamorphoses successives des perceptions et connais-
sances, fut un succès. Il constitua indéniablement un événement dans le monde
des recherches orientalistes, et d'abord justement parce qu'on y discuta et af-
fronta de face la notion même d'orientalisme et donc d'Orient.
La majorité des participants étaient des spécialistes de l'Orient médiéval, mo-
derne ou contemporain, surtout bien sûr dans sa composante égyptienne. Malgré,
ou à cause de cela, il parut bon à l'organisateur de cette manifestation, Jean-
Claude Vatin, alors directeur du CEDEJ, de me demander d'étudier, en tant qu'égyp-
tologue, et donc spécialiste d'un élément de l'Orient ancien, comment pouvait se
situer le thème du colloque dans une perspective égyptologique. Séduit par cette
question et intéressé par la discussion avec tant de spécialistes travaillant sur un
monde à la fois identique (l'Egypte) et totalement différent (l'Egypte postpharao-
nique), j'acceptai l'invitation et présentai une communication intitulée :
« L'Egypte ancienne ou l'Orient perdu et retrouvé ».
La publication des communications prit malheureusement beaucoup de
temps et ne fut effective qu'en 1991, sous la forme de deux volumes reprenant le
titre du colloque, mais sous une forme élargie, avec plutôt l'aspect d'un grand
ouvrage collectif, organisé autour d'un thème fort bien structuré et qui mérite
une très large audience auprès de tous les spécialistes de sciences humaines.
Ce long délai entre la remise du manuscrit et sa parution1 ne m'a pas permis de

D'un Orient l'autre — les métamorphosessuccessives des perceptions et connaissances, Paris,


1. Cf.
Ed. du CNRS, 1991. Vol. I : Configurations,et vol. II : Identifications.L'article en question occupe les p. 35
à 44 du vol. I.
Rev.franç. Psychanal, 1/1993
164 Alain Zivie

mettre celui-ci à jour en tenant compte des données et découvertes nouvelles qui
auraient pu apparaître depuis 1985. Pourtant, tel qu'il était, le Dr Jean-José Ba-
ranes, avec qui j'ai bien souvent évoqué ces thèmes, a jugé que mon texte pouvait
intéresser les lecteurs de la Revue française de Psychanalyse. Je crois comprendre
pourquoi. Nul besoin en effet d'invoquer ici les célèbres connexions égyptiennes
(égyptologiques) de Freud (et de nombre de ses successeurs) pour justifier ce choix
qui aurait pu paraître surprenant de prime abord. Ce qui a sans doute semblé digne
d'intéresser le lecteur de cette revue, c'est d'abord cette interrogation sur l'identité
à travers un exemple prestigieux et lointain, l'identité qu'on possède et celle qu'on
vous attribue, mais aussi celle qu'on se rêve et qu'on vous rêve, celle enfin où se re-
joignent peut-être sujet et objet.
C'est en tout cas ce qui justifie à mes yeux la présence de cet article dans cette
revue 1, présence rendue possible du fait des encouragements efficaces de J.-J. Ba-
ranes et bien sûr de sa sélection par le Comité de rédaction que je remercie ici pour
l'intérêt manifesté ainsi envers ce nouveau visage de la question d'Orient.

Il existe dans les sables de Saqqarah, près de Memphis, une tombe superbe
découverte il y a moins de deux décennies par une mission anglo-hollandaise :
celle du général de la fin de la XVIIIe dynastie, Horemheb. Celui-ci, après le fa-
meux épisode dit amarnien qui vit le règne d'Akhénaton et de ses successeurs im-
médiats, parvint à monter sur le trône et de ce fait fut finalement inhumé dans
une autre tombe aménagée selon la tradition dans la Vallée des Rois, à Thèbes.
La sépulture memphite d'Horemheb fut pillée au siècle dernier, comme tant
d'autres. Plusieurs parois décorées de magnifiques reliefs ont été mises en pièces
et ces membra disjecta se sont retrouvés dans divers musées ou collections. Mais
bien d'autres scènes sont restées en place et leur découverte (en fait une « redé-
couverte » car une partie de la tombe avait été connue avant d'être réensablée et
oubliée), en 1975, a constitué un événement archéologique de premier plan2.
Que nous révèlent une grande partie des scènes qui constituent le décor de cette
sépulture ou plutôt de sa partie cultuelle, accessible aux vivants ? En fait, elles nous
font revivre l'atmosphère idéologique et politico-militaire qui prévalait alors en
Egypte, vers le XIVe siècle avant notre ère. L'Empire égyptien, bien que fissuré, est

1. Outre son nouveau titre, l'article a subi quelques modifications et améliorations formelles, ainsi
que quelques légères mises à jour dans les notes, celles-ci comme celles-là n'ayant pas été possibles dans
la première version que n'avait précédée aucune remise d'épreuves à corriger.
2. La publication complète de ces reliefs vient de paraître récemment : G. T. Martin, The Memphite
tomb oj Horemheb Conmander-in-Chief of Tut'ankhamun, vol. I, Londres, 1989.
Rêves d'identité et identités rêvées 165

encore brillant et plein de superbe. Délégués ou prisonniers étrangers sont amenés


devant Horemheb, véritable régent du royaume. Des hommes de tous les horizons
du monde d'alors et plus particulièrement des contrées voisines sont introduits, le
plus souvent de force, en présence de l'Egypte triomphante. Dans des scènes d'un
art consommé, avec une maîtrise qui atteint ici un de ses sommets inégalés, les
artistes égyptiens ont représenté à travers le prisme idéologique alors en vigueur les
Syriens, les Cananéens, les Libyens, les Nubio-Soudanais, face aux maîtres égyp-
tiens. Tous ces étrangers ont des traits ethniques, soit culturels (vêtements, coif-
fures, attitudes, etc.), soit purement physiques qui, réunis, frôlent presque la cari-
cature et qu'accentuentencore les situations dramatiques où on les met en scène :
certains supplient, crient, beaucoup sont entravés par des menottes ; un Africain
reçoit un coup de poing en plein menton d'un soldat égyptien beaucoup plus petit
que lui. Femmes et enfants sont parfois présents et ajoutent à la confusion et au
caractère dramatique de la scène. On imagine bien l'atmosphère qui sous-tend ces
moments où l'Egypte se donne à voir—ou à rêver—sa supériorité brutale.
Cette brutalité et le contraste entre l'ordre égyptien et la confusion étrangère
sont encore accentués par la manière dont sont représentés les Egyptiens eux-
mêmes. Jamais encore peut-être ceux-ci n'avaient été à ce point idéalisés. Excepté
quelques expressions marquées ou pittoresques, ce qui caractérise les Egyptiens
mis en scène ici, simples soldats, mais surtout fonctionnaires, scribes et grands per-
sonnages, c'est en effet leur impassibilité, leur beauté calme et déterminée, leurs
visages lisses et sereins, presque asexués, enfin. Au fond, ils en deviennent presque
irréels. Leur perfection les rend abstraits, sans attaches, sans rapport avec les pan-
tins souvent « grotesques » (voulus comme tels en tout cas) qui les entourent et les
dépassent parfois d'une bonne tête. Si un art exceptionnel n'avait pas transfiguré
tout cela, on songerait à ces représentations des sociétés totalitaires modernes où
l'idéologie omniprésente a suscité un art ou plus souvent une imagerie (présente
aussi bien sur les grands monuments que sur les affiches ou les calendriers) dans
laquelle une sorte de surhumanité, dont l'apparence est sans réel rapport avec l'as-
pect physique véritable des populations concernées, marche vers quelque avenir
radieux en écartant et en renversant ennemis, contre-révolutionnaires ou sous-
hommes (au choix). Certes, ce rapprochement pourrait choquer mais il ne doit ser-
vir qu'à souligner ce fait qu'on retrouve bien souvent ailleurs que dans la tombe
d'Horemheb : les Egyptiens peuvent se penser et se montrer différents au point
d'en paraître irréels. Leur prétention à être les hommes par excellence (romé, en
égyptien), servie par des artistes hors pair, est telle qu'ils ne sont plus que des
concepts, plus que des idées. Opposés à tous, différents de tous, ils sont de nulle
part, ils sont Egyptiens, voilà tout, fondamentalement à part et particuliers.
Quand on constate cela, comment s'étonner alors que, confortés par les an-
ciens Egyptiens eux-mêmes, les usagers modernes de l'Egypte ancienne et tout
166 Alain Zivie

particulièrement ces usagers professionnels que sont les égyptologues, aient bien
souvent adopté cette vision de l'Egypte et qu'ils aient cru bon, qu'ils croient bon
de la diffuser autant que possible ? L'Egypte ancienne serait à part, elle serait
presque totalement isolée de ses voisins. Tout au plus subirait-elle ou exercerait-
elle des influences, mais celles-ci seraient par nature extérieures à son essence.
Cette essence, elle, serait spécifique et irréductible.
Mais saisit-on toujours que, ce disant, nous faisons de l'Egypte ancienne
une abstraction et des Egyptiens des êtres irréels ? Et que sans toujours bien
nous en rendre compte, nous épousons ainsi et faisons revivre une des représen-
tations archétypiques les plus prégnantes de l'Egypte ancienne, avec le risque
réel de tomber dans les stéréotypes et les clichés ?
Au fond, la tombe d'Horemheb et l'insularité radicale — prétendue ou
réelle — de l'Egypte ancienne amènent à poser ou reposer une question toute
simple et fondamentale, question qui, je l'avoue, me laisse toujours perplexe et à
laquelle, quoique égyptologue, je ne sais pas toujours bien répondre : où était
donc située l'Egypte ancienne ?
Poser cette question, ou du moins tourner autour, c'est évidemment recouper
directement le thème du colloque D'un Orient l'autre (sous-titré : Les métamor-
phoses successives des perceptions et connaissances). C'est nécessairement affronter
la question d'Orient, ou plutôt la question de l'Orient qui est au centre des débats.
Certes, si on reprend ce qui a été dit plus haut et si, dans la lignée des Egyp-
tiens eux-mêmes — je veux dire des anciens Egyptiens — on penche pour l'insu-
larité intrinsèque de cette civilisation, on aura vite fait de répondre : nulle part !
l'Egypte ancienne n'était nulle part ! Ou, tout au plus et en reprenant le mot de
tel homme politique et en le transposant à notre problème : l'Egypte ancienne
était ailleurs ! On pourrait aussi formuler la réponse autrement, comme cela res-
sort souvent des manuels et des ouvrages généraux sur l'Egypte ancienne. On
pourrait dire tout simplement : l'Egypte ancienne était située en Egypte, un
point, c'est tout.
Malgré les apparences, il ne s'agit pas là de quelque tautologie ou « lapalis-
sade », mais de l'implication sous-jacente de bien des présentations de l'Egypte
ancienne qui insistent non seulement sur la spécificité unique de l'Egypte comme
civilisation, mais aussi sur le primat géographique, sur les données terrestres et
quasi charnelles de cette culture, données qui lui seraient consubstantielles,
quitte à reprendre la vieille théorie des climats en la dépoussiérant et en la mo-
dernisant un peu. L'Egypte ancienne serait le produit de l'Egypte, territoire
unique et exceptionnel, isolé du reste du monde par ses déserts, doué de caracté-
ristiques presque miraculeuses. C'est ainsi que Hérodote et, à sa suite, tant de
voyageurs et d'auteurs « classiques » ont pu s'extasier sur le Nil, sa crue
annuelle et d'autres faits et traits quasi merveilleux.
Rêves d'identité et identités rêvées 167

Mais quand on dit que l'Egypte ancienne était tout simplement située en
Egypte, se pose alors le problème de l'autre Egypte, celle qui a succédé à l'an-
cienne avec une plus ou moins radicale solution de continuité, celle d'au-
jourd'hui, d'hier et, en comptant large, celle d'avant-hier. Car il faut bien évo-
quer, même du bout des lèvres, cet autre qui prend de la place et qui, il faut bien
le dire, nous empêche parfois d' « égyptologiser » en paix. Comme l'Egypte
ancienne gêne sans aucun doute, par sa présence muette et pesante en arrière-
plan, ceux qui souhaitent se cantonner à l'étude de l'Egypte moderne ou
contemporaine ? Certes, pour l'usager souvent fanatique et monomaniaque de
l'Egypte ancienne, l'Egypte postpharaonique n'est souvent qu'un épiphéno-
mène, une péripétie pour utiliser un langage gaullien. Poussons jusqu'au bout.
Dans l'inconscient égyptologique, dans son non-dit mais éventuellement aussi
dans son discours explicite, l'Egypte cesse d'être l'Egypte en cessant d'être an-
cienne, même si d'autres cultures l'habitent par la suite et vont jusqu'à « usur-
per » son nom. Du reste, le terme même d'égyptologie le suggère, celle-ci étant la
science qui vise à la connaissance de la seule Egypte ancienne. Cette indifférence
amusée ou un peu méprisante des égyptologues pour l'autre Egypte, il faut bien
dire que ceux qui s'intéressent à l'Egypte postpharaonique et surtout post-
chrétienne la leur rendent bien. A moins que ce ne soit le contraire ?... Bien
entendu, cela n'exclut pas qu'il y ait de nombreux spécialistes qui ont compris
que couper l'Egypte en tranches pouvait parfois être une entreprise nocive. Qu'il
soit permis d'évoquer ici la mémoire du grand égyptologue Serge Sauneron, dé-
cédé accidentellement en 1976, qu'un tel débat aurait sans doute passionné et
dont une oeuvre comme Villes et légendes d'Egypte1 montre que l'opposition qui
vient d'être évoquée n'est pas toujours la règle, loin de là. Dans l'autre camp, si
je puis dire, n'a-t-on pas un Gaston Wiet qui, par exemple dans son commen-
taire de L'Egypte de Murtadi2, fournit à l'égyptologue un véritable régal d'érudi-
tion et de perspectives excitantes pour l'esprit ?
Pour la plupart cependant, tout se passe au fond comme si une coupure
radicale dans le temps avait séparé l'Egypte en deux mondes sans rapport l'un
avec l'autre. Et chacune de ces deux Egypte voudrait être considérée pour elle-
même, l'ancienne prétendant en plus à une altérité radicale par son exception-
nel éloignement dans le temps. Mais considère-t-on jamais l'Egypte ancienne
pour elle-même ? Merveilleuse machine à faire fantasmer, n'est-elle pas aussi
une sorte d'auberge espagnole où chacun trouve à « se mettre sous la dent »
ce qu'il a apporté, parfois sans le savoir, qu'il s'agisse des curieux, des gens
pressés, des « pyramidologues » et autres illuminés que cette civilisation attire

Sauneron, Villes et légendes d'Egypte, 2e éd., Le Caire, FAO, 1983.


1. S.
2. G. Wiet, L'Egypte de Murtadifils du Gaphiphe, Paris, 1953.
168 Alain Zivie

en grand nombre, des voyageurs et des amateurs éclairés et même, pourquoi


pas, des égyptologues ?
C'est vrai, les égyptologues ne sont pas gens de nulle part. Ce sont des
hommes de science qui participent de leur époque, de leur pays, du mouvement
des idées qui les entoure. Il est normal qu'ils aient vu l'Egypte à travers les ques-
tions, les interrogations et les grilles interprétatives en vigueur au moment où ils
travaillaient. Et ils n'ont pas pu faire autrement que de se situer et que de situer
l'Egypte ancienne par rapport à la question de l'Orient, par rapport à l'Orient
tout simplement.
Le problème a toujours été double. D'une part, l'égyptologue est confronté,
en venant travailler en Egypte, à l'Orient dans son acception la plus prosaïque,
dans sa réalité quotidienne. Un Orient qui a évolué et changé, mais qui est tou-
jours présent, même s'il est parfois insaisissable. Un Orient auquel on tenta au
début de se fondre, au moins dans les apparences ; tels Champollion, Rosselini
et tant d'autres qui, aux temps héroïques, se laissent pousser la barbe et vont en-
turbannés, fiers comme des janissaires, tandis que, ravis de leur plaisanterie et de
leur mascarade (du reste souvent nécessaire pour des raisons de sécurité), ils fi-
nissent sans doute par se croire quelque peu Turcs ou Arabes. Plus tard, épou-
sant toujours les coutumes et les réactions de leur monde et de leur culture, les
égyptologues cherchent au contraire à bien marquer leur différence avec le
monde environnant et à montrer par leur tenue et par leur vie qu'ils sont d'Oc-
cident, suivant en cela l'évolution générale des voyageurs et des résidents euro-
péens en Orient (le moyen de faire autrement ?). Mais cet Orient-là, c'est un
Orient sans grande importance, qui n'engage à rien, si l'on peut dire. C'est
l'Orient quotidien, l'Orient actuel ou moderne.
A la limite, il est possible de ne pas le voir, de l'ignorer et de projeter sur le
réel le mythe de l'insularité égyptienne, de l'altérité radicale de cette culture et de
ce pays. C'est alors le triomphe du thème, du cliché même, de l'éternelle Egypte.
Rien n'aurait changé, paraît-il. Le même paysan se pencherait sur la même
araire, les mêmes femmes iraient puiser l'eau au canal ou au Nil avec les mêmes
gestes immémoriaux et hiératiques, les mêmes fêtes, à peine transformées, ryth-
meraient la vie des campagnes. L'éternité de l'Egypte, ce serait ce temps arrêté,
grâce à quoi l'Orient un peu intempestif du quotidien peut éventuellement être
évacué. Mais l'évolution brutale de ces trente dernières années, la fin de la crue
du Nil et de ses fastes et spectacles1, l'acculturation galopante et le développe-
ment accéléré ont mis fin à cette image de l'Egypte immobile et figée dans son

1. Comme par exemple les fêtes qui, jusqu'aux toutes premières décennies de ce siècle, accompa-
gnaient l'ouverture du khalig (canal) au Caire et qui existaient déjà, sous des formes plus ou moins diffé-
rentes, à l'Epoque pharaonique.
Rêves d'identité et identités rêvées 169

éternité, qu'avaient par exemple si bien exprimée en 1954 l'écrivain dadaïste


Tristan Tzara et le photographe Etienne Sved1.
Il était dit plus haut que le problème pour les égyptologues était double ou
qu'il avait du moins deux aspects. Le second est quant à lui plus grave, plus
lourd de conséquences que le précédent, car il les entraîne loin de la modernité,
il engage le champ même de leur science. Il réside en effet dans la nécessité pour
les égyptologues de situer l'Egypte ancienne par rapport à ce concept un peu
flou, un peu frelaté et pourtant incontournable d'Orient. Comment résoudre
cette contradiction radicale ? D'une part, l'Egypte est rêvée comme insulaire,
comme intrinsèquement autre. C'est ce que j'essayais de suggérer tout à l'heure
en parlant de nulle part ou d'ailleurs. Et d'autre part, l'Egypte ancienne s'inscrit
dans un monde plus vaste qu'il faut bien appeler avec Maspero2 et beaucoup
d'autres l'Orient, ramenant ainsi le champ d'étude de l'égyptologie en plein
centre d'un débat fort ancien dont on retrouve un écho dans le colloque D'un
Orient l'autre. Mieux même, les peuples de l'Orient pouvaient être envisagés
comme un ensemble et avoir une histoire ancienne qui leur était commune. Et
l'Egypte n'était alors qu'un élément de cet ensemble.
Pourtant, une telle vision des choses ne laisse pas de poser quelques pro-
blèmes. Un des plus importants et des plus simples à la fois est d'articuler cette
notion d'Orient par rapport à cette autre aire géographique dont fait également
partie l'Egypte : l'Afrique. Car après tout l'Egypte est aussi située en Afrique.
C'est là un fait fondamental qui a été, qui est bien souvent au centre d'un débat
et de tensions qui ne sont pas toujours innocents. De sorte que, malgré les re-
cherches fort récentes, tant en linguistique qu'en archéologie ou en anthropolo-
gie physique ou religieuse, le caractère également africain de l'Egypte et de sa
civilisation n'est pas toujours bien admis par les spécialistes eux-mêmes, en de-
hors d'un certain nombre de savants plus sensibles à ces questions, pour ne pas
parler du grand public lui-même. L'Afrique inquiète. L'Orient rassure.
L'Orient rassure, mais surtout s'il s'agit d'un Orient sur mesure, à la limite
d'un Orient de complaisance, comme il existe des pavillons de complaisance. Ce-
pendant, inclure l'Egypte ancienne parmi les cultures de l'Orient ancien, faire
des anciens Egyptiens des anciens Orientaux peut provoquer quelques contra-
dictions, surtout si on épouse la vision du monde égyptienne (ancienne), son
idéologie officielle, celle qui lui a permis de se constituer et de se maintenir

1. T. Tzara et E. Sved, L'Egypte face à face, 1954. Une seconde édition de cet ouvrage rare a paru
en 1988, préfacée par Jean Leclant, Editions Sved.
2. OEuvre fort importante, l'Histoire ancienne des peuples de l'Orient de Gaston Maspero, a connu
plusieurs éditions entre 1875 et 1909. Noter aussi du même auteur le bel ouvrage illustré en 3 volumes in-
titulé Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique (1895-1899) ; ce titre légèrement différent en appa-
rence est naturellementtrès significatif.
170 Alain Zivie

comme Etat, celle qui fonde l'image qu'elle a d'elle-même. Car enfin les Egyp-
tiens peuvent-ils être des Orientaux alors qu'ils ont eux-mêmes leurs Orientaux,
fort différents d'eux-mêmes paraît-il ? C'est qu'on trouve sans doute toujours
plus oriental que soi. Voici en effet toutes ces populations cananéennes, sy-
riennes, hébraïques, auxquelles est confrontée l'Egypte, et qui, en fait, sont de
plus en plus étroitement associées à son histoire intérieure et extérieure au fur et
à mesure que le temps s'écoule. Ce sont les Orientaux des Egyptiens. Or, ils sont
souvent vus à travers des stéréotypes, ne serait-ce que par les connotations néga-
tives dont ils sont porteurs. Ne sont-ils pas souvent présentés comme désordon-
nés, fauteurs de troubles, insidieux, insaisissables ? Il est étonnant de voir les
Egyptiens anciens utiliser et peut-être inventer des poncifs qui auront la vie dure,
qu'il s'agisse des Hyksos, ou plus tard des Syro-Palestiniens de la Stèle de Seth-
nakht à Eléphantine (fin de la XIXe dynastie), ou entre-temps, des fameux 'Api-
rou (Khabirou).
De plus, la représentation conventionnelle, souvent largement diffusée, qu'on
se fait des anciens Egyptiens, voudrait que ceux-ci aient été très différents de ces
autres anciens Orientaux que furent les Assyriens et autres Néo-Babyloniens, leurs
rivaux et leurs partenaires historiques de l'autre côté de l'Euphrate (il s'agit cette
fois de grands empires, à la différence du premier groupe d'Orientaux mentionné
plus haut, constitués en tribus nomades ou en principautés instables). C'est ainsi
que les Assyriens, dans l'imagerie habituelle, auraient constitué une civilisation
cruelle, guerrière, agressive, tandis que les Egyptiens auraient été pacifiques, extrê-
mement peu répressifs, presque dénués de caractère belliqueux, en un mot gens dé-
bonnaires et doux. Un tel cliché en dit long sur une certaine vision de l'Orient et des
Orientaux. Or, cette présentation traditionnelle, contredite expressément par une
lecture systématique des textes et un examen attentif des représentations figurées
des Egyptiens eux-mêmes, est monnaie courante et il n'est guère d'égyptologue, y
compris l'auteur de ces lignes, qui ne s'y identifie pas à un moment ou un autre et
qui ne soit pas tenté d'en user ici ou là.
Face à une telle confrontation entre deux mondes, apparaît alors le besoin
d'éloigner (pour les protéger en quelque sorte), les Egyptiens, ces bons Orien-
taux, de l'autre Orient qui traîne derrière lui son cortège d'images négatives :
cruauté, esprit tortueux, despotisme, charme délétère, guerres répétées (et natu-
rellement imposées), en un mot problèmes et questions ; il faudrait d'ailleurs se
demander si, y compris et plus que jamais de nos jours, l'Orient n'est pas tou-
jours plus ou moins perçu comme un ailleurs proche et lointain, faisant ques-
tion, posant problème ; on pourrait écrire une histoire de la « question
d'Orient » et de ses avatars depuis l'antiquité... La tentation est forte pour les
égyptologues de bien séparer les Egyptiens de leurs voisins. Une astuce termino-
logique, qui n'est sans doute pas innocente même si elle est inconsciente, peut
Rêves d'identité et identités rêvées 171

être utilisée pour ce faire. Il suffit d'appeler autrement qu'Orientaux les voisins
de l'est. C'est ainsi que nous, égyptologues, nous utilisons fréquemment le terme
d'Asiatiques pour nommer ces populations, terme qui laisse souvent perplexes
les non-égyptologues et les non-spécialistes, dans la mesure où de nos jours,
dans son usage courant, « Asiatique » fait plutôt référence à des populations de-
meurant franchement plus à l'est que celles du Proche-Orient. Terme pourtant
pratique et plein de signifiant par ce qu'il dit et plus encore par ce qu'il sous-en-
tend. D'abord, remarquons en passant qu' « Asiatique » peut aussi avoir des
connotations plutôt négatives ou évoquer en tout cas une étrangeté radicale. Et
puis, on retrouve ainsi ce merveilleux entre-deux dont nous parlions plus haut, à
l'écart du réel et de ses duretés. Si, dans leurs représentations traditionnelles, les
Egyptiens s'opposent aux Asiatiques, aux Africains, aux Libyens et aux gens de
Méditerranée, c'est qu'ils ne sont ni asiatiques, ni africains, ni quoi que ce soit
d'autre. Autre avantage important : l' « orientanté » étant à nouveau une denrée
disponible sur le marché limité des concepts taxonomiques, on pourra alors dire
qu'au fond, c'est vrai, les Egyptiens sont des Orientaux ou du moins que leur
culture est, peu ou prou, orientale, dans la mesure, on l'a vu, où on ne retiendra
de l'Orient que ce qui convient, que ce qui s'adapte au portrait préesquissé et ne
vient pas contredire l'image générale qu'on se fait de l'Egypte ancienne. En ce
cas, il s'agit bien d'un Orient de complaisance ou mieux, d'un Orient complai-
sant où on retrouve ce qu'on veut retrouver et qui vous accorde généreusement
ce que vous attendez de lui. A la limite, cet Orient-là serait presque un miroir
pour reprendre une métaphore utilisée récemment à Marseille et souvent reprise
durant le colloque1. Et le bel étranger qui y apparaît n'est sans doute alors
qu'une image rêvée de celui qui s'y mire.
Ainsi, cet Orient de complaisance a-t-il peut-être une signification plus pro-
fonde et plus importante qu'on peut le croire. Car, au-delà des étiquetages su-
perficiels, il me semble que l'Egypte ancienne, dans la mesure où elle représente
dans les esprits le meilleur de l'ancien Orient, peut atteindre un niveau plus ab-
solu encore, qui serait l'Orient pur ou l'Orient parfait (comme il y a en musique
des accords parfaits). Pour comprendre cela, il est nécessaire de bien saisir qu'au
fond on opère toujours une distinction essentielle entre l'Orient ancien et
l'Orient moderne et contemporain. En effet, dans l'Orient moderne et contem-
porain, il y a presque toujours, explicite ou sous-entendu, l'Orient islamique (et
le colloque en est la parfaite illustration). Or, ce qualificatif d' « islamique » est
lourd de significations et d'implications. Des turqueries du siècle dernier aux
polémiques les plus récentes sur l'orientalisme, la part islamique n'est certes pas

1. Voir Le Miroir égyptien, Marseille, 1984.


172 Alain Zivie

absente ; elle touche en chacun, « occidental » ou « oriental », des ressorts plus


obscurs peut-être, mais d'autant plus fondamentaux. Elle n'est pas sans liens
avec l'actualité la plus concrète. En revanche, l'ancien Orient constitue un
monde plus paisible, le plus souvent dénué de cet aspect parfois conflictuel et
souvent lourd de problèmes.
C'est vrai, nul risque (et on pourrait le regretter !) de voir un ancien Egyp-
tien se mettre dans l'idée de critiquer notre regard et d'écrire un livre qui ferait
sensation pour dire que notre Egypte ancienne est notre invention1 ! C'est que
l'Orient égyptien ancien est mort et momifié, ou du moins il est perdu. Il a été
perdu. Or, l'Egypte étant radicalement autre, se situant ailleurs dans l'espace et
dans le temps, elle devient alors un objet : objet de désir et de fantasme pour
tous et particulièrement pour les égyptomanes aux motivations diverses et par-
fois bien douteuses, objet de science pour les égyptologues. Et parce qu'il a été
perdu, cet objet, l'Egypte (ancienne) devient à même d'incarner l'Orient par ex-
cellence, sous son double visage : temporel et géographique. Orient doublement
perdu donc (mais au fond, l'Orient ne serait-il pas parfois une désignation méta-
phorique des mondes inaccessibles et perdus?).
Cette perte n'est-elle du reste pas la condition nécessaire et en même temps
le moyen pour gagner ou regagner l'Orient, pour le retrouver ? Car alors, et
alors seulement, tout redevient possible. Tout ce qui est pénible, gênant ou déce-
vant, tout ce qui fait problème avec l'Orient moderne ou contemporain s'es-
tompe et disparaît. Alors, mort ou bien perdu et retrouvé, cet Orient parfait
qu'est l'Egypte ancienne peut enfin être saisi et possédé dans sa totalité, dans sa
paix inviolable.
Mais l'Orient retrouvé, ce n'est pas seulement la dernière phase d'une quête
plus ou moins proustienne de l'Egypte ancienne. Il y a aussi un autre fait, bien tan-
gible celui-ci et véritablement historique. L'Egypte ancienne a en effet vraiment été
perdue, non seulement parce qu'elle est morte, mais parce que pendant des siècles
et des siècles on n'en possédait plus les clés, ni le mode d'emploi. Même s'il est par-
fois bon de s'interroger sur les conditions de notre recherche et sur l'appareil
conceptuel que nous utilisons comme cette brève esquisse épistémologique a tenté

1. Naturellement,je songe à l'étude de l' « Oriental » Edward W. Said, Orientalism, parue à New
York en 1979 (traduite également en français) et qui a suscité d'importantes discussions et controverses.
Cependant, le rêve du dialogue avec l'Egypte ancienne a hanté et hante encore l'Occident. Du reste, c'est
souvent une momie égyptienne qui est alors envisagée comme l'interlocuteur le plus valable : sans même
parler des romans qui tournent autour de momies féminines (comme évidemment Le Roman de la momie
de Théophile Gautier, ou beaucoup plus récemment Le Basalte bleu de John Knittel), il faut bien sûr men-
tionner ici la célèbre nouvelle d'Edgar Poe. Ce genre de dialogue peut évidemment tourner court et, face
au monologue des modernes sur l'Egypte, l'Egyptien ancien — toujours sous forme de momie — peut
aussi connaître la délectation morose du soliloque : lire ainsi les pages troublantes de Michel Butor,
« Monologue de la momie », in Silex, 13, Grenoble, 1979, 9-12.
Rêves d'identité et identités rêvées 173

de le suggérer, n'oublions surtout pas cette perte bien réelle et n'oublions pas que
Champollion et à sa suite tous les égyptologues ont su retrouver l'Egypte et
continuent chaque jour de la retrouver. Leur Orient à eux est peut-être un peu dif-
férent, c'est vrai, de celui des autres, mais il leur est d'autant plus cher qu'il leur
avait été ravi et qu'ils ont eu, qu'ils ont toujours à le faire remonter du gouffre où il
était, encore récemment, englouti corps et âme. Alors on comprendra peut-être
que par un excès de tendresse pour l'objet de leur science (et de leur désir), les égyp-
tologues fassent parfois un peu semblant de croire que l'Egypte était vraiment radi-
calement autre, comme justement celle qu'on voit si superbement mise en scène sur
les reliefs de la tombe d'Horemheb à Saqqarah. Sans doute savent-ils bien au fond
que l'Egypte en soi n'existe pas. Mais le rêve et plus largement l'imaginaire ne sont-
ils pas aussi un des moteurs de la connaissance ?
Alain Zivie
3, rue de Saint-Senoch
75017 Paris
LE REVE INTERPRETE AUJOURD'HUI
De la servitude et de l'innocence du rêve

Edmundo GOMEZ MANGO

Un rêve dans une cure

Le rêve est double : objet de la nuit, nous le saisissons dans la mémoiredu jour ;
produit pendant le sommeil, nous nous en souvenons pendant la veille ; le dormeur
a vu ses images, l'homme éveillé ne peut que les raconter ; il est un récit qui vient
du dedans, mais qui cherche le dehors de l'autre pour être interprété ; asocial et
privé, il porte en lui l'adresse d'un destinataire public ; il est énigmatique, il appelle
le sens ; il est une expérience, il devient un récit ; présent, dans la certitude de l'hal-
lucination, nous l'observons toujours absent, comme une ombre parmi nos mots.
Il y a vingt ans, au printemps de 1972, la Nouvelle Revue de Psychanalyse
dédia son cinquième numéro à « L'espace du rêve ». Le premier article de ce re-
cueil, « La vision de la dormeuse » de Jean Starobinski, est précédé par la repro-
duction d'une célèbre peinture de Füssli, The Nightmare, Le Cauchemar. Le der-
nier article, signé Jean-Claude Lavie, s'intitule « Parler à l'analyste ». Le parcours
du voyage, l'espace d'une réflexion semblent ainsi être déjà suggérés, cernés par la
présentation, l'ordonnance interne du recueil lui-même : le rêve est à la fois objet
vu, éprouvé par le dormeur, et discours adressé par le patient à son analyste. Des
images rêvées à ce que les mots peuvent en faire dans les séances : c'est encore au-
jourd'hui, vingt ans après, l'espace du rêve où la psychanalyse voyage et séjourne.
Au restaurant où je travaille... Il n'y a presque personne... Je m'étonne de la
disposition des chaises, elles sont rangées les unes à côté des autres... Je
continue à le faire de la même façon. Derrière moi, la patronne, elle me
regarde... je crois qu'elle sourit, aimable... Dans un coin de la salle, un curé
et une petite fille... Je me demande ce qu'ils font là.
Elle était arrivée en retard. Ce dernier mois elle a manqué plusieurs séances.
Elle commence par évoquer les difficultés qu'elle ressent à poursuivre sa cure. Elle
Rev. franc. Psychanal., 1/1993
178 Edmundo Gômez Mango

croit que je ne peux plus l'aider ; elle a compris pas mal de choses pendant ces deux
années d'analyse... Mais maintenant, c'est trop dur, elle travaille beaucoup, elle est
très fatiguée... Tout devient confus, ses projets d'avenir se brouillent : poursuivre
ses études en France, retourner dans son pays d'origine. Elle n'a plus le temps de
s'occuper de sa fille, de l'aider dans son travail scolaire. Elle n'a pas de nouvelles de
sa mère, gravement malade... Elle me raconte le rêve de la nuit dernière.
Elle n'est pas une « rêveuse », elle se souvient rarement de ses rêves : je
l'écoute avec attention, en me disant que peut-être « elle veut m'abandonner, in-
terrompre la cure, mais en même temps elle m'apporte un rêve pour poursuivre
son travail, me faire plaisir ». Les chaises disposées en rangs lui font penser à une
église ; adolescente, elle avait été une catholique fervente, elle avait pensé devenir
nonne, ce qui avait horrifié sa mère. La patronne c'est, bien sûr, sa mère. Au
cours des dernières séances, elle avait pu comprendre comment, dans son nou-
veau travail de nuit, face au patron et à la patronne, elle avait « dramatisé », réé-
dité certains aspects de sa situation oedipienne infantile. Elle justifiait ce nouvel
emploi (qui ne s'accordait ni avec son histoire de jeune fille issue d'une famille
aisée ni avec ses études universitaires) par des raisons financières (surtout : payer
son analyse) ; cette nouvelle occupation avait presque coïncidé avec la maladie
de sa mère : oui, elle se « sacrifie » pour elle, sa mère serait épouvantée si elle sa-
vait qu'elle fait ce genre de travail, qu'elle est devenue serveuse. Mais elle ne peut
rien lui demander, et encore moins maintenant qu'elle est malade ; elle doit ga-
gner de l'argent avec son travail. Le restaurant devient une église ; elle se sou-
vient que sa mère a fait baptiser sa fille, contre sa volonté, en cachette, dans une
église... L'église, poursuit-elle, est en relation avec sa culpabilité, ses fautes, le
péché d'avoir abandonné sa mère, de ne pas l'accompagner, de l'avoir tellement
haïe... Je pense en l'écoutant que ce travail de nuit a été pour elle l'occasion de
revaloriser narcissiquement son corps, de se permettre le jeu de la séduction, de
renouer avec son activité sexuelle, très inhibée depuis des années... « Je range les
chaises, je mets de l'ordre, la mère-patronne est contente », dit-elle. A ma re-
marque sur la position de cette figure du rêve, derrière elle — comme moi, pen-
sais-je —, elle répond par un souvenir, qu'elle évoque avec honte et dégoût : pe-
tite, elle souffrait d'une forte constipation, elle se plaignait aux toilettes, sa mère
a voulu l'aider avec des opérations manuelles. Je me disais : « Le rêve de la ser-
veuse, des chaises... ; elle sert sa mère, encore quand elle veut la rejeter, elle me
sert un rêve quand elle menace de m'abandonner. » « Ce que je ne comprends
pas, dit-elle, c'est cette image, le curé, la fille... »
La cure se déroule en langue espagnole. J'écoute alors — je ne l'avais pas
entendu de cette façon lorsqu'elle avait prononcé cette phrase pour la première
fois — él cura la nina, il guérit la fille (le curé : el cura, ou él cura, du verbe curar,
guérir). Après un court silence, je reprends cette phrase : él cura la nina.
De la servitude et de l'innocence du rêve 179

Il est peut-être plus difficile de rendre compte des motivations d'une inter-
vention de l'analyste que d'essayer d'imaginer celles qui sous-tendent les mani-
festations du patient. En reprenant cette phrase, il me semblait, dans un même
mouvement, saisir et rendre compte d'une des significations transférentielles de
ce rêve : le désir de poursuivre la cure (entre l'analyste-curé et la patiente fille),
qui s'oppose à son transfert négatif, son hostilité, sa lassitude. Elle est encore
sous la menace de la mère-patronne qui se tient derrière elle (comme l'analyste) ;
elle est dans un restaurant et dans une église, un heu profane et sacré. Le danger
d'une relation de soumission passive, ou de son contraire, une rébellion active,
vis-à-vis de la mère au pénis, est toujours là. Oui, elle devrait poursuivre la cure
pour se sortir de cette ambiguïté du lien à la mère ; la maladie grave de celle-ci
avait réveillé en elle des sentiments de culpabilité, des souhaits de réparation du
corps maternel, mais encore des souhaits de mort, pour pouvoir enfin se délivrer
de l'emprise de cette mère froide, envahissante, qui la tenait entre ses doigts,
durs et noirs, depuis si longtemps... Le mal frappait maintenant son corps
comme elle l'avait fait avec sa haine. La mère blessée, malade, dans ses fan-
tasmes déjà en agonie et moribonde, et pour cela encore plus menaçante, avait
ravivé sa crainte intense de la castration. (Pendant une longue période nous
avions analysé les difficultés qu'elle ressentait avec sa propre fille, enfant-pénis-
douloureux, mort-vivant, avec qui elle vivait seule, et dont elle avait commencé,
très douloureusement, à se détacher.)
D'une part, ce rêve vient « confirmer » un travail analytique préalable ; plu-
sieurs de ces pensées latentes viennent « d'en haut », reprennent des éléments de
la vie actuelle de la patiente, de sa vie quotidienne, mais aussi de sa vie analy-
tique. D'autre part, il accueille des représentations qui viennent d' « en bas »1,
qui surgissent de l'activité de la remémoration et de la production fantasmatique
(essentiellement centrée, dans cette séance, sur le lien à la mère au pénis et à la
castration). Il prend sens et je l'écoute, dans son adresse transférentielle, il dit la
contradiction de ses désirs par rapport à la cure, l'abandonner ou la poursuivre,
malgré les « sacrifices » imposés, accepter la médiation du « curé-analyste »
dans la relation de la mère-patronne et de la petite fille.
On pourrait, bien sûr, écouter dans ce rêve bien d'autres résonances : orales
— le restaurant, le lieu où l'on mange —, anales — le thème de l'argent, ce
qu'elle me donne et ce qu'elle retient, le rêve-cadeau, le contrôle. Il me semble
important d'admettre la nécessaire incomplétude de toute interprétation, son ca-
ractère inachevé, fragmenté, non seulement quand elle est dite, mais encore
quand elle n'est que pensée par l'analyste. Et ceci pour des raisons pratiques

1. Sur les rêves d'en haut et d'en bas : S. Freud (1923), Remarques sur la théorie et la pratique de
l'interprétation du rêve, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 81.
180 Edmundo Gomez Mango

— on ne peut tout écouter, tout dire, en séance, à propos d'un rêve — mais
aussi pour des raisons d'adéquation plus profondes entre, dirais-je, la pensée
psychanalytique et ce qu'elle prétend penser, en l'occurrence, les pensées latentes
d'un rêve.
« El que se fue a Sevilla perdio su silla » : « Celui qui est allé à Séville a
perdu sa chaise. » A un certain moment de la séance je m'étais rappelé ce dicton
espagnol. Qui l'avait prononcé, « dicté », « derrière moi »? A quelle pensée la-
tente s'adressait cette arrière-pensée ? D'où venait, où allait cette parole de la
langue et de la tradition ? (Le dicton : un rêve de langue, un « saisissant raccour-
ci » de mots, comme celui que Freud signale à propos du travail du rêve1.) J'ai
réentendu ce proverbe, vers la fin de la séance ; en revenant sur l'image des
chaises, c'est elle qui le répétait.
Le récit de rêve rapporté dans une cure est toujours au service du transfert :
c'est sa servitude involontaire. Comme n'importe quel autre élément ou ingré-
dient de la réalité de séance, le récit de rêve prend figure et sens dans le milieu
qui lui est le plus propre, le transfert. Il est nécessairement conditionné, influencé
par le déroulement de la cure. Le rêve boite, il tire la jambe, il « traîne la patte »
(selon la traduction de Jean Laplanche)2 derrière l'analyste ; il « confirme » le
travail préalable, il « complaît » l'analyste ; l'évaluation de l'interprétation ou
du travail d'analyse qui semble l'avoir convoqué devient alors difficile : on ne
sait plus quelle est la part du rêve, qui confirme la justesse de l'activité interpré-
tative, et celle qui ne serait qu'acquiescence, docilité, produit — encore une
fois — de la suggestion. Tout peut être conditionné, suggéré, influencé par l'ana-
lyste : les pensées latentes, qui restent proches de la vie consciente, mais encore
le désir lui-même de rêver, le moteur, la force inconsciente, pulsionnelle, néces-
saire pour engendrer la forme onirique. Seul le travail du rêve, la dynamique
même de sa formation seraient hors influence, non atteints par la « force d'at-
traction » — pour reprendre l'expression de J.-B. Pontalis — qui domine, fonde
et soutient le mouvement de la cure3.

Le rêve et la narration

Je crois que nous ne débattons plus du « le sceptique », cet interlocuteur fic-


tif de la discussion freudienne, sur l'évaluation de la validité de l'interprétation
du rêve (le patient qui doute, l'incrédule, mais peut-être Freud lui-même, le rê-
veur fondateur, l'inventeur conquérant de la « nouvelle science », celle des

1. S.Freud, (1901), Sur le rêve, Paris, Gallimard, 1988, p. 79.


2. J. Laplanche, Problématiques, V, Paris, PUF, 1987, p. 115.
3. J.-B. Pontalis, Laforce d'attraction,Paris, Seuil, 1990.
De la servitude et de l'innocence du rêve 181

Träume, celle de la Schäume, l'écume de ses propres rêves). Blessé par le trans-
fert, le rêve qui tire la jambe, qui suit à la traîne le travail d'analyse, est encore le
témoin du combat entre ce qui puise, pousse et se dévoile et la pression du refou-
lement. Le rêve est accomplissement de désir, mais il est encore accomplissement
de récit. Le désir de rêver et le désir d'interpréter sont pris dans le déploiement,
dans l'accomplissement, dans la vague de fond de la narration de la cure.
Le dormeur voit, mais l'analysant raconte. L'analysant et l'analyste se tien-
nent dans cet entre-deux de l'expérience du rêve qui donne à dire son propre récit,
et l'expérience de la diction de sa narration, qui donne à voir les images absentes
dont elle se souvient. Le rêve n'est pas plus dans les seules hallucinations visuelles
du dormeur que dans le seul discours qui les raconte ou dans l'écoute qui les
reçoit : le rêve, son travail dans la cure, est la complexitémême de leurs rapports.
La servitude du rêve en relation avec l'expérience du transfert me semble
être doublée par la nouveauté, par l'innocence qu'on peut ressentir dans le rap-
port qu'il maintient avec la langue. Nous reconnaissons tout de suite la forme
narrative, le style du rêve : incohérent, lacunaire, souvent absurde, parfois gro-
tesque, libéré des contraintes logiques de la négation, de l'espace et du temps. Il
est comme un conte à la limite d'un conte : il impose d'emblée à notre écoute
une distance naïve, ludique et esthétique, qui nous confère la liberté de penser
tous les sens et tout manque de sens. Son récit est originel, parce qu'il apporte
avec lui les vestiges de la source dont il provient, les traces du chaos originaire
dont il a puisé et dégagé sa forme. Il est mythique, parce que dans la suspension
de son achèvement, dans sa figuration éclatée de fragment, il nous parle encore
de ses commencements. Il nous invite à voyager dans l'arrière-pays du « ou
bien... ou bien », du « tantôt... tantôt », du « ni l'un ni l'autre » et « de deux
choses les deux », celui de la ressemblance et du semblant, de la lumière noire de
l'oxymoron, du passage, de la circulation infinie du « comme si... ». Sur ce mou-
vement de fond, et sans l'arrêter, la représentation « non remplacée » dans le
travail du rêve lui-même, « des « oppositions » comme « intéressé-désinté-
ressé », « être débiteur - faire gratuitement », signale Freud à propos de son rêve
de « la table d'hôte », fait signe et surface à l'articulation du fantasme.
C'est peut-être ce désir de narration que le rêve éveille et suscite chez l'ana-
lyste. L'interprétation, qui vient souvent on ne sait pas d'où, qui se dit parfois
presque à notre insu, met l'activité de parole de l'analyste par rapport à la
langue dans une situation similaire à celle du rêveur par rapport au récit de son
rêve. Elle est comme un écho de cette voltige de pensées latentes, de ce va-et-
vient incessant de paroles qui constitue et fonde le flottement de l'attention de
l'analyste qui écoute, où se mêlent et se heurtent les mots du patient, ceux de
l'interprète et les paroles de la langue, ces arrière-pensées, ces arrière-mots du
grand parler des séances d'une cure, de notre propre analyse et de notre culture.
182 Edmundo Gomez Mango

Le désir d'interpréter répond au désir de rêver accompli dans le récit. Souvent


le récit de rêve nous soigne, nous protège du taedium, cette mélancolie du penseur,
du moine, de l'artiste et de l'analyste. Il éveille, stimule, excite notre écoute, il nous
aide à préserver notre mobilité psychique, le plaisir de penser, notre capacité de
jouer, notre disponibilité à l'humour. Souvent l'interprétation devient narration
minimale, elle aussi à la limite de la narration, une « petite narration » qui, comme
la « petite sensation » de Cézanne, saisit un « quelque chose », comme la couleur
d'un mot, d'une expression, dans son ingénuité rusée ; elle opère comme un déclen-
cheur de formes, comme un agencement grammatical réduit où peuvent venir
s'inscrire le fantasme, le souvenir, la construction. L'interprétation peut être expli-
cative, traduisante ; elle déforme les déformations, elle interprète ce qui a été déjà
interprété, elle traduit une traduction : elle ne commence pas dans la nature, dans
le biologique, mais dans une narration. Le récit de rêve et d'interprétation reprend
dans cette narration originaire — déjà présente dans la mère parlante ou silen-
cieuse —, soutenue par une puissante passivité : celle de raconter, sans fin, une his-
toire qui n'a pas commencé.
Qu'est-ce qui change, qu'est-ce qui bouge par rapport à notre pratique du
rêve ? La théorie du rêve, pensée et racontée par Freud à partir de 1900, reste un
acquis, un bastion solide, un point nodal et fécond de sa doctrine. Aucune autre
conception du rêve n'est venue, depuis un siècle, la remplacer, constate Didier An-
zieu 1. Ce qui bouge et change c'est notre façon de lire et de recevoir cette théorie, et
ce que nous en faisons dans notre pratique quotidienne de l'interprétation. Elle
reste encore comme le modèle paradigmatique de la théorisation psychanalytique,
elle nous permet de penser d'autres phénomènes et d'en faire leur métapsycholo-
gie2. Oui, comme le voulait Freud en 19323, le rêve a encore pour nous, analystesde
la fin du XXe siècle, le rôle d'un schibboleth ; le grand récit freudien de son rêve est
une « terre nouvelle » conquise, gagnée sur la superstition et sur la religion, une
partie du désert habitée et fécondée par la pensée.
Le tableau de Füssli, The Nightmare, Le Cauchemar, peut être vu comme
« un relais imaginé dans une chaîne de documents et des poèmes écrits », signale
Jean Starobinski, comme un commentaire figuré d'objets culturels préexistants ;
plus précisément, ses images déploient ce que le mot mare veut dire : la créature
démoniaque, l'incube, qui étouffe la poitrine de la donmeuse, et la jument, dont
la tête sans corps fait irruption, comme un viol, dans le tableau, l'éclairant avec
la lumière froide et blanche de ses yeux gonflés et aveuglés. Des rêves parlés, des

1. D. Anzieu, « Préface », 1988. S. Freud, Sur le rêve, op. cit.


2. P. Fédida, Du rêve au langage, Psychanalyse à l'Université, 1985, t. 10, n° 37.
3. S. Freud (1932), Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984,
p. 13 et s.
De la servitude et de l'innocence du rêve 183

innombrables récits de rêves que les analysants adressent à leurs analystes, de


cette vaste rumeur narrative qui va des divans aux fauteuils depuis presque un
siècle, une sorte d'image semble se dégager, et qui préserve en elle l'expérience
originelle de la psychanalyse : l'homme qui raconte un rêve à son semblable qui
l'écoute.
Dans les images ou parmi les mots, chez le dormeur ou dans une séance, le
rêve est un exilé, un étranger, un autre, Freud nous a raconté, nous a fait le récit
de l'Haggada, de l'épos de son exode, il vient de la nuit, il risque de s'évanouir
dans la lumière du jour. De la nuit, son pays natal, il garde l'accent de sa langue,
celle de l'imagination, de l'activité des symboles, du jeu artistique et de la liberté
des formes, son enfance. Du jour, il craint l'utilité, la maîtrise, l'ennui. Le récit
de rêve, sa parole oublieuse, nous rappelle que notre pensée claire, diurne, celle
de notre activité consciente, est emportée par ce délire nocturne dont il vient et
dont encore il nous parle.
Les Cimmériens : des gens qui ne rêvaient pas. Ulysse les rencontre quand il
s'approche du royaume d'Hadès et de Perséphone, pour demander conseil à
l'ombre du devin Tirésias ; sur eux, raconte Homère, pèse une nuit de mort, et
chez eux le soleil n'apparaissait pas. Pline les a décrits et Borges nous les rap-
pelle 1. Ces hommes qui ne rêvaient pas savaient-ils raconter ? A la fin de ce
siècle, au sein de cette manipulation sans limite des techno-sciences, sommes-
nous à l'abri de cette nuit aphasique, de mort, sans rêve et sans récit ? Chez les
Cimmériens la psychanalyse ne pourrait plus se penser.
Edmundo Gomez Mango
150, avenue du Maine
75014 Paris

1. J. L. Borges, Libro de los suenos, Madrid, Ed. Siruela, 1976.


Du rêve à l'autre

Michel ODY

Rêve, récit du rêve : le premier pour personne, le second pour l'interprétation.


Espace et temps : de l'objet vu, au discours.
La nuit, le jour.
Innocence et servitude du rêve :
— la première par ses traces du chaos originaire, par le travail du rêve, par la
langue ;
— la seconde, par le transfert, par la séduction.
Telles sont les bipartitions que nous propose E. Gomez Mango, que je ré-
sume ainsi en quelques mots.
Presque d'emblée un rêve nous est proposé à l'issue de deux années d'ana-
lyse. Il est d'autant plus marquant que la patiente se souvient rarement de ses
rêves. Est-ce un indice d'un jeu plus restreint de son fonctionnement psychique ?
Quoi qu'il en soit se lance ce tissage entre patient et analyste dans ce va-et-
vient entre restes diurnes, pensées latentes, investissements doublés par l'ambi-
valence, leur écho transférentiel, leurs sources infantiles.
Il ne servirait à rien d'élargir les plis de ce tissage dans ma position de dis-
cutant. A ce jeu-là, il est bien connu qu'à tous les coups l'on gagne, c'est-à-dire
qu'à tous les coups l'on perd, en tous les cas pour la psychanalyse.
E. Gomez Mango nous en prévient d'ailleurs, à la suite de son élaboration
au sujet de la surinterprétation, lorsqu'il évoque d'autres résonances : il y a une
nécessaire incomplétude de toute interprétation. Remarque incontournable, la-
quelle peut en même temps faire clôture pour tout discutant.
Un seul point alors, plus une interrogation qu'une interprétation supplé-
mentaire.
Ne s'organise-t-il pas ici une figure du destin dans la rencontre pa-
tiente/analyste ?
Rev. franc. Psychanal, 1/1993
186 Michel Ody

Deux personnes venues d'ailleurs, unies par la même langue, croisant un


jour leur chemin à Paris.
A ce croisement, s'installe, se cristallise la situation analytique et sa radicale
asymétrie habituelle entre les deux protagonistes qui la constituent. Cette asymé-
trie est, à ce moment qui nous est décrit, renforcée par la situation, ici exténuée,
de la patiente.
L'état de celle-ci est apparemment préoccupant. Le traumatisme lié à la ma-
ladie de sa mère mobilise sa culpabilité.
Ceci est renforcé par l'ambivalence qui l'anime, et par la distance géogra-
phique qui la marque. La fatigue est en excès et participe aux tâches et aux pro-
jets que cette femme n'arrive plus à assurer.
Au-delà de la connotation anale du rangement, une certaine menace opéra-
toire envahit sa vie et paraît infiltrer a minima le rêve lui-même : « je continue à
le faire de la même façon » (le rangement des chaises).
Cette conjoncture ne mobilise-t-elle pas, non seulement une ambivalence
(E. Gomez Mango évoque le transfert négatif), mais bien, à ce moment de la
cure, une ambivalence radicale de cette patiente envers son analyste ; analyste
ici, d'abord et avant tout, figure du père, pour le destin dont je parlais précé-
demment ?
Le père manque, cela est clair chez la patiente à tous niveaux de son dire,
mais ne manque-t-il pas dans le texte même qui nous est proposé par notre col-
lègue ? Et dès lors se boucle la question contre-transférentielle, second terme
« manquant » dans le texte. Cette question est de toute manière indissociable du
problème général de la bi-partition rêve/récit du rêve. Nous y reviendrons.
Mais, d'abord, proposons une fiction : cette femme secouerait bien (voire
plus) le fauteuil/chaise de son analyste, lui qui y est supposément confortable-
ment installé. Cependant, les seuls signes qu'elle peut donner c'est de ranger les
chaises de la même façon qu'à l'église, elle qui est serveuse la nuit. Ranger sage-
ment ou « fiche la pagaille » avec le curé (pour rester dans les euphémismes).
Contrepoint donc, violent, de « el cura la nina », polysémie entre « il guérit la
fille » et « le curé, la fille ». Il n'est pas absent ce contrepoint de ce proverbe
espagnol qui surgit quasiment en co-association : « Celui qui est allé à Séville
perd sa chaise. »
Le père, ici par la langue, ce père à constituer dans la cure par la violence
pulsionnelle.

Rêve-récit du rêve-associations. Tel est toujours le centrage de toute ques-


tion sur rêve et interprétation.
Dans le cadre imparti, je choisirai là aussi un seul point parmi ceux que dé-
veloppe notre collègue.
Du rêve à l'autre 187

Il s'agit du double mouvement du rêve :


— d'une part ce qui dans son lien au transfert est infiltré par la séduction/sug-
gestion ;
— d'autre part, ce qui est seul hors influence : le travail du rêve.
C'est d'une certaine manière retrouver le parcours qui a animé colloques et
congrès, où l'accent s'est déplacé du contenu au processus, au fonctionnement.
Matériel privilégié, témoin de la structure de l'inconscient, le rêve n'est pas
pour autant à traiter de manière privilégiée, y compris pour les contenus dits ar-
chaïques qui peuvent l'animer. Ici ce serait faire l'économie de la régression et de
l'après-coup.
Il s'agit donc d'apprécier et de traiter l'écart qui existe entre le récit du rêve
et les associations qui pourront suivre, depuis leur plénitude jusqu'à leur achop-
pement le plus radical. Et c'est bien là que s'exacerbe la question trans-
fero/contre-transférentielle. Un long chemin restera à parcourir avant que la to-
nalité du rêve corresponde globalement à celle de la séance, ainsi que
l'indiquaient, il y a exactement trente ans, M. Fain et C. David, à propos de la
bipartition récit du rêve/associations1.
Depuis le mélancolique qui fait un rêve maniaque, le paranoïaque qui fait un
rêve « normal », jusqu'aux dysfonctionnementsmajeurs de l'espace psychiqueoù
s'effacent les limites entre rêve et hallucination, jusqu'à l'écrasement des topiques
et l'impossibilité fantasmatique et onirique, nous sommes aux extrêmes.
Mais sans aller à ces extrêmes, à ces modèles de la psychopathologie,
chaque analyste rencontre sous la rubrique des « cas difficiles » des situations
qui donnent à penser à ces extrêmes. Le seul « garde-fou » qui reste évidemment,
essentiel, est que ces patients, s'ils entament, voire attaquent le cadre, ne sortent
pas fondamentalement de la situation divan/fauteuil.
Pour la bipartition récit du rêve/associations, il s'agit toujours du même
enjeu, à ceci près que le contre-transfert est constamment mis à l'épreuve.
La question de la séduction/suggestion, pour ce qui est sollicité chez l'ana-
lyste, n'est d'ailleurs plus ici d'ordre érotique à ces moments, mais d'ordre nar-
cissique. Un long travail sera nécessaire pour sa transformation vers Eros (par
l'hystérisation).
Dès lors, il s'agit d'un double écart à travailler :
— d'une part récit du rêve/associations, avec ici leur double mouvement de liai-
son et de déliaison ;
— d'autre part associations du patient/associations de l'analyste.

1. M. Fain et C. David, Aspects fonctionnels de la vie onirique, Revue française de Psychanalyse,


1963, 27, p. 291-343.
188 Michel Ody

Ici les choses peuvent aller jusqu'au point où ce dernier risque d'être menacé
de collapsus topique, pour reprendre une expression de C. Janin. Ce collapsus
menace d'ailleurs les trois coordonnées de la métapsychologie : ni pensée, ni fan-
tasme, ni affect ; tout se fige, à haute énergie en fait. La réduction de l'écart n'est
plus ici celle progrédiente que nous évoquions, analogique à la tonalité du rêve,
correspondant à celle de la séance. Cette réduction est négative. Il faudrait parler
d'écart positif ou négatif, selon les moments de la cure.
Pour ce qui a trait à ces moments critiques de négativité, seule la réintro-
duction d'un écart — positif ici — entre le fonctionnement du patient et celui de
l'analyste pourra permettre la relance.
C'est sans doute ici que la relation d'inconnu dont a traité G. Rosalato 1
trouve un point d'application essentiel, alors que le contre-transfert peut se mo-
biliser jusqu'à la théorisation comprise. La « chimère » dont a parlé M. de
M'uzan 2 peut être un point d'origine de la réintroduction de cet écart.
De toute manière, on sait qu'à la suite de tels moments critiques en séance
ceux-ci peuvent trouver leur place dans les pensées latentes à venir de l'analyste
et relancer ainsi sa propre activité associative et élaborative, que ce soit en
séance ou hors séance.
Le rêve de l'analyste, lorsqu'il est impliqué dans ce mouvement, a bien sûr
une valeur notable. Il rend exemplaire l'écart positif dont je parlais, remobilise la
triangulation fondamentale pour l'espace, sur perspective de l' « attracteur oedi-
pien », pour reprendre une métaphore chaologique que j'ai déjà utilisée il y a
quelques années3.
Nous essayons d'une façon générale d'être attentif à nos propres rêves. Mais
certains surgissent au plus proche de la relation d'inconnu, de cet autre, de cet
étranger dont parle E. Gomez Mango à la fin de son texte.
Ces rêves sont souvent caractérisés par leur violence figurative et d'affect,
leur forte régression formelle, force dont la charge trouvera son déploiement,
son étalement, par la retrouvaille des pensées latentes qui en ont été l'archi-
tecte (pour reprendre le terme de M. Fain). C'est un premier temps d'élabora-
tion, celui qui permet d'ailleurs d'éviter les conséquences de tels rêves pour la
vie vigile.
Ces rêves surgissent plus particulièrement dans des conjonctures ponc-
tuelles, ou plus essentielles de la vie de l'analyste, mais aussi dans ces moments
critiques avec certains patients.

1.G. Rosolato, La relation d'inconnu, Paris, Gallimard, 1978.


2. M. de M'uzan, La bouche de l'inconscient, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1978, 17, p. 89-97.
3. M. Ody (1989), OEdipe comme attracteur, in La psychanalyse,questions pour demain, PUF, coll. des
« Monographiesde la Revue française de Psychanalyse », p. 211-219.
Du rêve à l'autre 189

Une suite d'écarts, donc, tant dans leur valeur positive que négative :
— rêve / récit du rêve ;
— récit du rêve / associations du patient ;
— associations du patient / associations de l'analyste jusqu'à ses propres rêves.
Et nous arrivons à la limite du communicable, en tous les cas en une telle
occurrence, c'est-à-dire à l'auto-analyse de l'analyste.
Mais, à ce point, la fonction métaphorique du discours me fera faire un pas
supplémentaire.
Je passerai par une médiation, celle de Borges qu'E. Gomez Mango cite
dans sa conclusion à propos des Cimmériens. L'association qui s'est faite pour
moi a été la rencontre entre Borges et A. Green, dont celui-ci témoigne dans le
dernier chapitre de son livre La déliaison1.
Il ne s'agit pas d'un rêve ici, mais d'un poème. Il a pour le moins quelque
valeur analogique.
Le poème, c'est « El otro tigre » (L'autre tigre), paradigme borgésien par
excellence, une des métaphores ordonnatrices de toute son oeuvre, nous dit
A. Green. Ce poème, ajoute-t-il, recèle le fantasme fondamental de Borges.
A. Green y voit là, articulés comme jamais, les rapports de la bibliothèque et de
la jungle, du livre et du fauve. « Le tigre est le cauchemar du rêve », disait
Borges.
A. Green précise, et c'est bien là où je veux en venir : « Si ce poème me tou-
cha si fort, c'est que je sentais qu'il mettait face à face, en moi, l'homme de. pa-
roles que je tente d'être et le fauve que je ne cesse pas d'être, qu'aucun de nous ne
cesse d'être. »
Les circonstances de la vie, comme à certains moments nos patients, peu-
vent ainsi solliciter, voire éprouver le fauve en nous, la triple bête comme dit
aussi A. Green : « Lui, vous, moi ; elle est tigre, sphinx, homme. »
C'est peut-être par ces moments avec nos patients que pourront se consti-
tuer leurs propres métaphores ordonnatrices.
Michel Ody
72, rue Bonaparte
75006 Paris

1. A. Green, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, souligné par moi.
Le psychanalyste :
un voleur de rêves ?

Claude JANIN

« Un grand hall — Beaucoup d'invités — Nous recevons. »


L'occasion qui nous est offerte en 1992 de parler du rêve comme cela s'était
déjà produit pour nos deux Sociétés le 24 octobre 1971 me permet de rappeler
ainsi les premiers mots qui ouvrent la relation du rêve de l' « Injection faite
à Irma ».
Rappel du passé à plus d'un titre, qui est pour moi l'occasion de dire le plai-
sir à m'adresserà vous et de vous dire aussi mon inquiétude : sur l'interprétation
des rêves aujourd'hui, je pensais avoir quelques idées ; j'en suis moins sûr ce
soir... Depuis 1967, en effet, suivant les conseils que Pierre Fedida avait prodi-
gués au jeune étudiant que j'étais, je n'ai cessé de lire la Traumdeutung puis, à
mesure de leur parution, les textes que Freud a consacrés au rêve. Distinguant
progressivement les lignes de tension qui me semblaient pouvoir être l'objet
d'une discussion, je me suis également aperçu que, dans les publications de nos
deux Sociétés, les travaux sur le rêve avaient été extrêmement riches. Pour mé-
moire, le n° 5 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse en 1972 et le n° 5-6 de la
Revue française de Psychanalyse en 1974 et le n° 1 de 1981 ont ouvert et par-
couru de nombreuses voies de réflexion, de telle sorte que beaucoup d'éléments
qui m'étaient apparus comme intéressants à exposer ont, sans doute, été déjà
dits et écrits par d'autres, et bien mieux que par moi.
Cruelle expérience, en vérité souvent répétée pour beaucoup d'entre nous,
lorsque nous essayons, à notre table de travail, d'élucider pour nous-même un
champ problématique dont nous comprenons progressivement que d'autres
avant nous ont effectué les relevés et dressé les cartes... C'est donc, après beau-
coup d'hésitations, de ce qu'il y a plus de singulier que je partirai : de rêves rap-
portés par une patiente.
Rev. franç. Psychanal, 1/1993
192 Claude Janin

Il y a un peu plus d'un an, je reçois l'appel puis la visite de France. Cette
belle jeune femme d'une trentaine d'années a fait, il y a quelques années, une
analyse avec un collègue expérimenté et elle veut maintenant reprendre un trai-
tement. Assise en face de moi, silencieuse, le regard fixé, accroché au mien,
France m'explique qu'elle a connu dans sa vie des événements terribles qui
semblent avoir réalisé assez exactement les désirs qui peuvent habituellement
être articulés au sein des fantasmes originaires.
Sidérée, n'osant plus penser ni désirer, tant la réalité paraît réaliser ses
voeux inconscients, France entreprend une analyse qui s'interrompt brutale-
ment, parce que son analyste, me dit-elle, « n'adhère pas à la réalité de ce que
j'ai vécu ». Elle a le projet de reprendre avec moi mais paraît disposer d'un
espace interne extrêmement réduit : elle présente en effet un état psychique que
j'ai récemment décrit sous le terme de collapsus topique (Janin, 1989) : la ren-
contre entre réalité psychique et réalité matérielle, entre fantasme et événe-
ment, abolit la distinction entre l'interne et l'externe. C'est la situation trauma-
tique par excellence. Je réalise à ce moment pourquoi France ne veut pas,
pour l'instant, s'étendre sur le divan : elle a besoin de garder l'objet sous son
regard afin de vérifier qu'il n'est pas atteint par son activité fantasmatique.
Elle me dira d'ailleurs, lors de l'entretien suivant, qu'elle a vu plusieurs collè-
gues et qu'elle me choisit, moi, pour mon aptitude à « soutenir son regard ». Je
remarque pour moi-même le double sens de l'expression : apporter un sou-
tien / affronter : la patiente ne m'annonce-t-elle pas ainsi qu'un des enjeux du
travail commun que j'accepte d'entreprendre avec elle sera pour moi de lui
montrer une capacité à survivre psychiquement à ses mouvements destructeurs
et d'ainsi la soutenir dans l'exploration d'un monde interne dans lequel lesdits
mouvements ont produit des effets cataclysmiques. On comprend, par
exemple, que dans un tel contexte, le rêve — réalisation hallucinatoire de
désir — soit très absent du matériel apporté par la patiente. Dans ces condi-
tions, je propose à France un travail en face à face, à trois séances par se-
maine, avec l'idée lorsque ce travail de « détoxication » de la relation sera
avancé, de lui proposer une analyse à quatre séances par semaine. De tels
aménagements du cadre me paraissent possibles : je ne pense pas qu'on puisse
radicalement distinguer dans certains cas travail de psychothérapie et travail
analytique ; j'affirme au contraire que certains patients ne peuvent être traités
d'abord qu'en psychothérapie de face à face, pour éviter les risques d'une perte
de contact dévastatrice, et que de telles psychothérapies ne peuvent être
conduites que par des analystes ; nous le savons depuis longtemps à propos
des patients somatiques, mais cela me paraît vérifïable pour d'autres types de
patients pour lesquels des risques de repli autistique ou de réaction thérapeu-
tique négative catastrophique peuvent être craints. J'ai, pour ces patients, fré-
Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 193

quemment en mémoire, une remarque de J.-L. Donnet (Donnet, 1991) : « S'il


reste cramponné au postulat de l'étayage naturel du "traitement" sur la mé-
thode, le psychanalyste risque fort de voir son désir d'analyse s'exaspérer pas-
sionnellement au point de lui faire "préférer" la psychanalyse à son patient et
"reprocher" à celui-ci de ne pas "profiter de celle-là". » Winnicott a attiré
notre attention sur le paradoxe du « comment cesser psychanalytiquement
d'être psychanalyste ».
Je me propose donc, dans le présent texte, d'exposer quelques réflexions au-
tour du travail préparatoire à la cure psychanalytique envisagée avec France et,
plus particulièrement, autour de la question du rêve conçu comme marqueur
— au sens biologique du terme — du fonctionnement mental.
Les premiers rêves sont très brefs, marqués par des éléments de réalité dont
l'intensité dépasse la conception des restes diurnes habituels : il s'agit de rêves
mêlant les éléments traumatiques au sens où je les ai définis et des éléments
transférentiels : l'espace fantasmatique ouvert par le rêve est aussitôt refermé par
la question — qui répète la situation traumatique — « et si le rêve était vrai ? ».
Il ne s'agit pourtant pas de rêves analogues à ceux qu'on peut rencontrer chez
des patients fonctionnant en pensée opératoire, au contraire ; si manque aux
rêves de France une certaine « profondeur de champ », les personnages de son
histoire s'y déploient dans un contexte dramaturgique minimal dans lequel il
m'arrive parfois de figurer.
Ainsi, dès les premiers mois de notre travail, France rapporte un rêve dans
lequel j'apparais avec tous les déguisements habituels du rêve, comme un per-
sonnage séducteur, cruel et dangereux, au regard vide. Ce détail — le regard
vide — lui évoque le patronyme d'un analyste dont les journaux ont rapporté
récemment la disparition, en mentionnant qu'il mettait en doute, lui, la réalité
des scénarios habituellement rapportés par les patients en analyse : Viderman.
Les associations de France montrent qu'autour du personnage unique du rêve il
y a une extraordinaire condensation de personnages, de situations, d'événements
relatifs à sa vie ; mais, pour l'instant, c'est surtout l'un de ces personnages qui est
présent pour elle : Maxime, qu'elle soupçonne d'un forfait, mais comme c'est moi
qui suis présent dans le rêve, ne suis-je pas alors comme Maxime, réellement ?
Cette interrogation la conduit à me poser la question : « Et si c'était vrai ? », que
je reprends au vol, de façon psychodramatique : « Et si c'était vrai que je suis
moi, Maxime et que j'ai fait telle et telle chose ? »
La séance qui suit cette intervention est occupée par le récit d'un rêve :
« J'arrive à ma séance, tout est désordonné, les objets sont cassés, abîmés, brisés,
les cadres de travers : il y a une grande violence ; seulement, malgré cela, il y a
un espace intouché, tranquille : votre place et la mienne (un temps). J'ai compris
que mon rêve concernait en fait Maxime et il faut, en général, que je fasse coller
194 Claude Janin

la réalité et mes pensées. Dans ce rêve aujourd'hui, les objets, les cadres et les
images qu'ils entourent peuvent être malmenés, ça ne touche pas la réalité de ce
qui se passe entre nous. »
Par rapport à ces rêves, deux positions techniques étaient possibles :
— La première, très classique, aurait consisté pour moi à prendre en compte
les contenus du premier rêve dont j'ai mentionné l'extraordinaire condensation ;
l'énumération de ces contenus que je ne puis faire ici, m'apparaissait porter en
elle-même un caractère « sauvage » tant l'histoire traumatique de la patiente y
était entièrement représentée, dans toutes ses composantes ; c'est pourquoi je me
suis abstenu de suivre cette voie.
— La seconde tenterait de dialectiser un élément du deuxième rêve — les
contenus représentatifs mis à mal (cadres brisés, images abîmées) — et l'espace
analytique demeuré intact d'une part, et une association du premier rêve : Vider-
man qui vient de mourir et ne croyait pas à la réalité des scénarios rapportés
dans la cure.
Je suppose que derrière le manifeste : « Il est mort et ne croyait pas », la
logique latente est : « Il est mort car il ne croyait pas. » Ce que la patiente sous-
entend ainsi est : « Vous pourriez mourir — en tant qu'analyste, c'est-à-direêtre
quitté par moi — à vouloir désigner mes pensées violentes comme des pensées,
alors que pour moi, elles sont marquées du sceau de l'événement. »
J'évoque cette possible dialectisation parce que, du point de vue de France,
deux propositions psychiques, représentées au moyen du rêve, se font jour
successivement :
— La première consiste à dire que si je n'adhère pas à ce qu'elle me dit du
poids de la réalité, je mourrai, en tant qu'analyste, qu'elle me quittera comme
elle a quitté le premier.
— La seconde — permise, me semble-t-il, par mon abstention interprétative
relative — tient dans le second rêve : « Les mouvements internes violents
n'affectent pas la réalité de notre travail analytique. »
La coexistence de ces deux propositions psychiques permet l'émergence
d'une position ambivalente authentique dont la valeur permet le dégagement du
collapsus topique : un conflit interne s'amorce (avoir des mouvements internes
violents / conserver l'objet vivant) engageant, au-delà, les deuils jamais ébauchés
par France. J'en resterai là provisoirement, pour la clinique, après m'être rap-
pelé, grâce à France, que Viderman citait Aristote dans la Construction de
l'espace analytique (Viderman, 1970) : « Interpréter, c'est dire quelque chose sur
quelque chose » ; cette séquence permet de penser, en contrepoint, que le silence
permet que quelque chose soit interprété. Jamais peut-être, ne me suis-je à ce
point senti pris entre deux propositions qui bornent l'espace de mon écoute des
rêves des patients (mais pas seulement des rêves) : A un pôle, l'idée qu' « analy-
Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 195

ser, c'est dissoudre ». Ce pôle me paraît à l'oeuvre dans la Traumdeutung (Freud,


1900), pour les raisons de démonstration qui sont celles de Freud à ce moment-
là ; l'analyse ultérieure, par d'autres, de rêves rapportés par Freud dans son ou-
vrage accentue cette dissolution : pour le dire d'un mot, le rêve de l'injection
faite à Irma nous est aussi familièrement accessible dans ses composants que l'est
la structure intime de la triméthylamine pour le chimiste : il n'y a plus de zone
d'ombre.
A l'autre pôle, Freud, encore, d'abord en 1910 : « La plupart des rêves vont
plus vite que l'analyse, de telle sorte qu'après déduction de tout ce qui est déjà
connu et compris, une indication plus ou moins claire de ce qui était jusqu'à ce
moment-là, resté profondément dissimulé demeure encore » ; puis en 1923 : « Je
pense qu'il est tout à fait bien de penser, à l'occasion, que les hommes avaient
déjà commencé de rêver avant qu'il n'y ait une psychanalyse. » L'aphorisme
teinté d'ironie de Freud rappelle à tous ceux qui se déclarent forcenés du travail
analytique que la gratuité qu'implique le jeu reste à acquérir et que le rêve est, à
certains égards, gratuit. Ainsi, dans ce même texte, Freud évoque « Bon nombre
de rêves (...) intraduisibles bien qu'ils ne manifestent pas précisément les résis-
tances (...). Ils sont comparables à des oeuvres littéraires bien réussies et retra-
vaillées avec art. » Freud ajoute que ces idées sont utiles comme introduction
aux pensées du rêveur « sans que leur contenu même entre en considération ».
On voit ainsi qu'il existe une ligne de tension vive entre l'analyse chimique
du rêve et les « rêves intraduisibles » dont le contenu même n'est pas pris en
considération par l'analyste ; on retrouve trace de cette ligne de tension dans la
note de la Traumdentung citée notamment par J. Laplanche et B. Pontalis dans
leur Vocabulaire de la psychanalyse : « On a trop souvent confondu le rêve avec
son contenu manifeste ; il faut se garder à présent de le confondre avec ses pen-
sées latentes », Freud, à mon sens, désigne là un écart entre le manifeste et le la-
tent, mettant ainsi en garde contre la surinterprétation du rêve, et rappelant sans
doute le « point obscur », l' « ombilic » du rêve.
Suivons un instant cette hypothèse : dans sa préface au texte de 1901, Sur le
rêve, D. Anzieu rappelle que du point de vue théorique Uber den Traum n'ap-
porte guère qu'un concept nouveau, celui de dramatisation, processus psychique
qui s'ajoute à la condensation et au déplacement, pour expliciter le travail du
rêve. Ce concept est cité deux fois par Freud :

— une première fois : à côté de la transformation d'une pensée en une situation


« la dramatisation », la condensation constitue le caractère le plus important
du rêve ;
— une deuxième fois (la symbolique du rêve) fournit au travail du rêve le maté-
riel qu'il utilise pour la condensation, le déplacement et la dramatisation.
196 Claude Janin

Si pour Freud, dans la condensation, « chaque élément du contenu du rêve


est surdéterminë par le matériel des pensées du rêve... l'analyse révèle encore un
autre aspect de la relation complexe entre contenu du rêve et pensées du rêve...
une pensée du rêve est remplacée par plus d'un élément du rêve ; les fils associatifs
ne convergent pas simplement des pensées du rêve au contenu du rêve, mais se
croisent et s'entre-tissent fréquemment en chemin ». Tisser une toile ; croiser des
touches de pinceaux : Freud nous invite à penser ici le déploiement de la scène
de représentation du rêve.
Mais dans l'Abrégé de psychanalyse (1938) il en va autrement : dans le cha-
pitre V (« A propos de l'interprétation des rêves »), reprenant la question de la
condensation, Freud écrit qu' « il advient fréquemment qu'un élément unique
du rêve manifeste représente une quantité de pensées latentes de ce rêve, comme
s'il faisait allusion à toutes à la fois et le rêve manifeste est extrêmement abrégé
par rapport aux matériaux si abondants dont il est issu ». Tel était bien entendu
le cas pour le « rêve de l'homme aux yeux vides » de France. La scène de repré-
sentation du rêve est réduite par le « trop de condensation » ; elle se déploie au
contraire dans le rêve suivant : la rêveuse peut faire l'inventaire de représenta-
tions « mises à sac », tandis que l'espace de ces représentations est intact dans la
pièce.
Peut-être pouvons-nous alors penser que l'espace représentatif du rêve est
susceptible de pulsations (expansion ou rétraction), en référence à la conception
récemment développée par J. Cournut d'une « vie psychique comme une cons-
tante pulsation liante et déliante dans laquelle le quantitatif est le "véritable
maître du jeu" ».
Je pense que ce jeu d'expansion — ou de rétraction — de l'espace du rêve
est lié à la condensation qui résulte d'une « action simultanée de toutes les forces
qui interviennent dans la formation du rêve ».
Cette question de la variation d'intensité dans la condensation, telle qu'on
peut la rencontrer dans les récits de rêves de patients, peut être comprise en réfé-
rence au fétichisme.
— Jean Guillaumin, dans son intervention au XXXIVe Congrès des Lan-
gues romanes en 1974, a suggéré que le rêve, « de par la place singulière qu'il oc-
cupe dans le champ de la conscience vigile... et de (par) sa structure représenta-
tive à dominante visuelle... (est) éminemment apte au destin fétichiste ».
...
— Jean-Bertrand Pontalis (1973) a développé l'idée que l'objet du rêve
« peut fonctionner comme fétiche mental ».
Je voudrais souligner, pour ma part, que le caractère visuel est une condi-
tion nécessaire mais non suffisante de la constitution d'un fétiche. Or, en relisant
le rapport de Lussier au XIILe Congrès des langues romanes (1984), je me suis
aperçu que l'auteur avait écrit que le fétiche :
Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 197

— triomphe de la castration ;
— protège de l'homosexualité ;
— dispense de l'agressivité hostile tout en l'expliquant ;
— bloque l'accès aux blessures du corps ;
— dénie la désintégration fécale ;
— protège contre l'angoisse de séparation ;
— donne le sein et pleine possession de la mère ;
— permet l'illusion sur soi.

Même si une telle énumération pose problème, elle a le mérite de montrer


que le fétiche est la résultante d'une extraordinaire condensation de contenus la-
tents. Mais il y a plus. Au cours de ce même congrès, S. A. Josserand, en repre-
nant des développements antérieurs de Rosolato, souligne avec beaucoup de
pertinence que le patient de Freud de 1927 — celui qui avait érigé comme condi-
tion du fétiche un certain brillant sur le nez, glanz auf der nase — opère par le
biais d'une condensation et d'une transformation de représentation de mot en
représentation de chose, « hallucinée, comme dans le rêve » — on se rappelle en
effet que, pour ce patient bilingue le Glanz (brillant) renvoyait au « Glance » (re-
gard) — Josserand suggère qu'on peut, outre la série Glance-Glanz-
Glans = Gland soulignée par Rosolato, distinguer une autre série : Nase-nose-
son-sun-sonne-Sohn et qu'ainsi « il existe une identité entre le brillant et ce qui
brille, entre celui qui regarde et le fils et éventuellemententre le nez et le gland »
(...) le fétiche prend alors valeur de condensation.
Le caractère fétichique de l'hypercondensation du rêve est, bien entendu,
contenu dans le « et si c'était vrai ? » de la patiente que j'évoquais tout à l'heure,
et qui tentait ainsi de réduire au Réel l'espace interne ouvert par le rêve. A l'op-
posé, le second rêve de France lui a permis, du moins je le suppose, de penser en
regardant mon bureau : « Heureusement, ce n'est qu'un rêve... »
Après avoir rêvé sa position ambivalente, et à l'abri de son rêve, France
peut se livrer, au moment des vacances de Noël, donc après une nouvelle sépara-
tion, à une « crise du mauvais objet » : je ne la comprends pas, je suis défaillant ;
elle se sent très agressive à mon égard ; elle se rappelle de tels moments de son
analyse précédente ; une fois, son analyste lui avait dit : « Pourquoi ne pouvez-
vous rien garder de bon de ce qui se passe ici ? » « C'était stupide, me dit-elle, ça
ne voulait rien dire... » J'interviens alors : j'aurais dit plutôt : « Pourquoi ne
pouvez-nous garder que le mauvais ? » Cette formulation, longuement réfléchie,
avec sa forme conditionnelle, propose la même structure sémantique que cer-
tains jeux d'enfants (« alors j'aurais dit, ou j'aurais fait, etc. ») ; j'insiste égale-
ment sur les difficultés de la patiente a introjecter un bon objet ; ma formulation
— « ne garder que le mauvais » — se réfère implicitement aux analyses subtiles
198 Claude Janin

de P. Luquet : « Lorsque la frustration apparaît et lorsque l'introjection se fait,


dans une "crise de mauvais objet" (...) l'anéantissement interne, la douleur, le
sentiment de perte de sécurité, la tension réactivée (...) ont maintenant envahi
l'objet-Moi à l'intérieur et provoquent l'angoisse. » A l'extérieur, l'agressivité
prend une direction centrifuge vers l'objet réel sous forme d'une crise de dé-
charge coléreuse.
Quelque temps après, France apporte un nouveau rêve. Dans ce rêve, un
voleur s'est introduit chez elle et s'intéresse à plusieurs objets lui venant de ses
parents disparus. Sans entrer en détail dans le récit de ce rêve, je mentionnerai
simplement que France se rend compte que ce rêve fait référence à son lien aux
objets perdus ; c'est pourquoi je n'interviens pas.
Ma non-intervention prudente lui permet, la séance suivante, de revenir au
rêve et de façon très particulière, puisqu'elle me dit : « J'avais oublié, à propos
de ce rêve, un détail important : tout en ayant peur que le voleur me dérobe les
objets auxquels il s'intéressait, j'étais prise d'une peur plus grande encore : qu'il
ne trouve d'autres objets auxquels je tiens beaucoup et qui appartenaient à
maman. »
Je n'avais donc rien trouvé, la fois précédente, et elle me permettait de pour-
suivre ma visite. Là encore, je ne dis rien : France, en « oubliant » de me racon-
ter la seconde partie de son rêve, l'avait mise en acte dans la séance : « Et si vous
étiez réellement le voleur », semblait-elle penser...
Au cours de l'échange à propos de ce rêve, et sur une remarque de ma part,
France a un bref moment d'angoisse : « Tout semble se dérober en moi. »
Remarquant pour moi-même la polysémie du terme « dérober "1, j'inter-
viens en jouant :
— Je ne suis pas un voleur ! (je choisis consciemment la formulation en dé-
négation : elle me permet une mise en scène psychodramatique de l'interpréta-
tion selon laquelle le voleur du rêve c'est bien moi, dans le transfert mais pas moi
en réalité (me/not me) ; on notera ici le chemin parcouru depuis : « Et si c'était
vrai que je suis moi, Maxime. » Le jeu est plus direct, plus en contact, alors que
le procédé — la mise en scène psychodramatique — en est le même.
— France éclate de rire : « Je sais bien, que vous n'êtes pas le voleur ! »
« Que le rêve soit sous le signe de l'Eros (...) n'est pas à mettre en doute,
mais il faut compter avec les déboires, les ratés et les échecs rencontrés au cours
du travail onirique.
« Il y a lieu surtout de considérer les rêves (...) comme les résultantes d'un
combat entre une tendance à la déliaison (...) et une tendance à la liaison. » C'est

1. En français : a) disparaître,b) voler.


Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 199

avec cette citation de Christian David (1974) que je terminerai, en soulignant


ainsi combien la question de la pulsion de mort est ici centrale, engagée dans les
termes magistraux de Jean Laplanche (1970) : le rêve et son ombilic ne seraient-
ils pas situés en un point de croisement, « en cet étrange chiasma dont, succes-
seurs de Freud, nous commençons à déchiffrer l'énigme » et où, en liaison et dé-
liaison, processus primaire et processus secondaire, Moi et sexualité, Eros et
Thanatos, nuitamment, se rencontrent ?
Claude Janin
147, chemin de Crépieux
69300 Caluire

BIBLIOGRAPHIE

Anzieu D. (1988), préface à Sur le rêve, de S. Freud, Paris, Gallimard.


Cournut J. (1991), L'ordinaire de la passion, Paris, PUF.
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Pontalis J.-B. (1977), Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard.
Délier l'animisme du rêve

André BEETSCHEN

« En société, table ou table d'hôte... » : j'avais ainsi commencé, en avril der-


nier, mon dialogue avec Claude Janin. « La table d'hôte », après « le grand hall
et ses invités » : rêve pour rêve !
Aujourd'hui, il me semble artificiel de retranscrire ce qui se voulait d'abord
dialogue. L'excitation en est perdue, comme l'est celle du rêve dans son récit. Et
l'écriture, comme elle peut l'être aussi pour le rêve, est la mise au travail, dans
une autre temporalité, de cette excitation perdue. Elle en utilise les restes.
D'ailleurs, le texte que propose ici Claude Janin diffère, lui-aussi, de celui
qu'il prononça. Certains détails ont été, par discrétion nécessaire, supprimés, ce
qui ne va pas sans questionner la possibilité même d'interroger l'interprétation
du rêve, puisque celle-ci fait du détail (le plus infime, le plus précis) le ressort de
son acte.
Ma relecture, donc, conduit à déployer le paradoxe auquel le texte nous
convie : l'interprétation du rêve requiert, comme condition d'existence, une po-
sition de réserve (fondée ici sur des critères tant cliniques que métapsychologi-
ques), et, en même temps, le rêve demeure une telle source d'excitation, garde un
tel attrait, qu'il pousse l'analyste à le « voler ». Ainsi, tout le texte paraît se cons-
truire dans l'opposition à un excès, à un trop du rêve et de l'interprétation : d'où
cette insistance, qui le traverse, d'un dualisme conflictuel sans cesse mis en scène
(deux conceptions de l'interprétation et du rêve lui-même ; deux analystes, deux
sociétés : je perçus moins cette structure quand je fus moi-même pris dans le dia-
logue !). Mais, de cette manière, Claude Janin propose un questionnement véri-
table, profond, sur ce qu'il en est aujourd'hui de l'interprétable.
Aujourd'hui ? Comment en prendre la mesure, lorsque revenir à l'interpré-
tation du rêve est inévitablement affronter, reconnaître et tenter de ne pas seule-
ment répéter dans la complaisance, l'antécédence du travail freudien ? Interpré-
ter aujourd'hui ? Avec et après Freud.
Rev.franc. Psychanal., 1/1993
202 André Beetschen

Un Freud qui lui-même ne cessa de faire retour sur sa Traumdeutung inau-


gurale : le travail de Claude Janin s'inscrit, à mon sens, dans la ligne de ces
« compléments » et je lui trouve une filiation précise avec cet article de 1925
« Quelques suppléments à l'ensemble de l'interprétation du rêve », où dans le
titre même se dessine la tension entre 1' « ensemble » (« Ganz », le tout ; même
mot que pour dire cet espoir maintenu par Freud d'une interprétation complète)
et le « supplément » imposé par la réalité des faits, l'expérience analytique, les
résistances (Nachtrag... le français masque, malheureusement, ce que le mot
allemand garde de proximité avec le nachträglich de l'après-coup, et de racine
commune avec l'Ubertragung de transfert). Cet article commence par un para-
graphe sur « les limites de l'interprétabilité », qui annonce le vif de la réflexion
de Claude Janin. Celle-ci pourrait également prendre appui sur le second para-
graphe (la question de la responsabilité morale du contenu des rêves) pour pré-
ciser : à qui s'adresse l'interprétation ? Y a-t-il un sujet, grammatical quasiment,
du rêve autre que celui du récit du rêve ?
L'aujourd'hui, cependant, Claude Janin le convoque en passant par-dessus
les détours des théorisations postfreudiennes, avec la clinique qu'il offre à la spécu-
lation. Air du temps, en effet, qui fait choisir une situation pour son caractère
« limite », avec les résistances particulièrement fortes qu'elle sollicite et les aména-
gements qu'elle impose. Ainsi cette patiente, si elle a déjà connu l'expérience analy-
tique, n'est pas ici en analyse mais en entretiens en face à face, dans un échange et
même un « soutien » du regard par l'analyste. Et ceci par une sorte de défaut invo-
qué (celui d'un « espace interne » trop réduit, collabé), qui répond en fait à un trop
de réalité traumatique. La visée du travail engagé, plus psychothérapique qu'ana-
lytique, est dite préparatoire aux possibilités d'engagement d'une analyse et la
question de l'interprétable du rêve est évidemment soumise à cette visée-là. Il s'agit
en quelque sorte de constituer le rêve comme scène séparée, garante de la constitu-
tion d'un espace psychique, lieu de conflits de représentations.
Car le rêve, dans ce travail préparatoire, est gros d'une menace : celle de son
animisme, c'est-à-dire de la force effractive de ses pensées de désir (« et si c'était
vrai ? »), de l'excès de sa dimension d'accomplissementhallucinatoire. Rêve à la
limite du cauchemar et révélant, par la crainte de réalisation directe que son récit
suscite, un défaut du travail onirique. C'est donc la constitution d'une clôture,
celle-là même que construit habituellement le travail du rêve, que la tâche de
l'analyste s'assigne. Peut-on parler ici de travail interprétatif, si sa visée consiste
moins à lever le refoulement qu'à le constituer ? Ce travail en tout cas lie, de
façon très serrée, le rêve aux pensées de veille (ici de transfert) : car l'animisme
du rêve, cette menace qui en interdit l'ouverture associative, est peut-être, autant
que le fait du rêve lui-même, celui du régime des pensées de veille, soumis à une
toute-puissance imaginaire que le rêve viendrait relancer, ré-exciter.
Délier l'animisme du rêve 203

Claude Janin, dans la visée qu'il soutient (et qui est, comme toujours dans
l'analyse, plus contrainte que « choisie » : l'élaboration du contre-transfert n'est-
elle pas, essentiellement, retour sur cette contrainte ?), propose deux modalités
interprétatives :
D'abord la réserve, qui est bien ici un acte délibéré et pas seulement indéci-
sion, ou passivité. Réserve quant à une interprétation « sauvage, immédiate ». Il
suit là, tout à fait, la ligne freudienne qui questionne l'interprétable à l'aune des
résistances du patient (forte ou faible pression de résistance ; surface ou profon-
deur, etc.). Cependant la réserve porte, précise Claude Janin, sur les contenus.
Mais que sont-ils exactement ? Moins détails ou reprises dans les mots des
images oniriques qu'images closes qui représentent totalement, qui ne semblent
laisser, autrement dit, aucun reste. L'ininterprétable du rêve est alors son évi-
dence, qui susciterait une traduction dissolvante du rêve lui-même. Peut-être
faudrait-il distinguer cependant ce qui ressort ici de l'hypothèse spéculative
(comment le rêve peut-il être soluble dans son interprétation ? Comment le pas-
sage des images aux mots peut-il vraiment ne pas laisser de reste ?) et du fan-
tasme de l'interprète, produit par le transfert de la patiente et qu'actualiserait le
mot de « voleur ». Toujours est-il que la réserve proposée, qui fait pièce à l'ani-
misme du rêve, s'inscrit dans cette tension signalée de l'interprétation freu-
dienne, tension maintenue jusqu'au bout (Abrégé de psychanalyse) entre traduc-
tion complète et reste intraduisible (ombilic). On sait les formules proposées
pour cette traduction complète : « rêves complètement élucidés », « dernière
pièce du puzzle », etc., formules venant conforter la conception de l'interpréta-
tion comme traduction des pensées de nuit en pensées de jour. Le rêve, lapsus de
nuit?
A insister cependant sur la réserve, Claude Janin désigne un défaut de l'énig-
matique du rêve, un manque de l'a-traduire, qu'il faut mettre en travail. Dès
lors, cette réserve (proche ici, à mon sens, de ce que Jean Laplanche a nommé
« refusement » pour traduire Versagung) n'est pas seulement refus ni même at-
tente : elle ménage d'autres voies pour l'interprétation que la traduction immé-
diate, elle oblige à des détours, à des complications, à un travail psychique. En
somme, elle perd le rêve autrement que le récit le fait d'ordinaire (en l'installant
dans l'associativité de la parole). Elle le perd en l'immergeant dans lès pensées de
« transfert ». Je mets des guillemets à transfert, car celui-ci se trouve là sollicité
de manière singulière.
En effet, dans le premier rêve notamment (celui du détail du regard vide),
l'associativité de l'analyste reprend et déploie des signifiants (vide, Viderman,
mort, vif), qui lient rêve et transfert, mais avec cette particularité que le regard
n'est pas simplement un objet fantasmatique. Il est aussi ce réel qu'il faut porter,
soutenir, quand l'analyste l'a perçu comme « fixé, accroché à lui ». Singulière
204 André Beetschen

tension entre l'hallucinatoire et l'objet-regard : comme s'il fallait opposer à la


toute-puissance du rêve (à son animisme) la « réalité » du regard, et au-delà, la
réalité (présence et associativité) de l'analyste.
Cette option interprétative va se trouver renforcée (Claude Janin l'expose
avec beaucoup d'authenticité, ce qui rend la discussion féconde) par les « et si
c'était moi ? J'aurais plutôt dit... » ou la formule en dénégation : « Je ne suis
...
pas un voleur. » Voici tout à coup l'analyste en personne, comme formation de
masse, qui monte sur la scène du rêve. Regardez-moi : je suis dans votre rêve !
Position limite de ce « maniement » du transfert et de l'interprétation du rêve
(que Freud appelle toujours du même mot : Handhabung), en ce que le rêve est
moins sollicité pour sa capacité à proposer des figures infantiles au transfert (à la
manière dont Michel Neyraut évoque les « rêves de transfert ») que pour celle
d'accueillir les prototypes (séducteurs et à traduire) du transfert. L'interprétation
proposerait ainsi un effet d'après coup.
Il est bien sûr impossible ici de débattre des raisons contre-transférentielles
qui poussent à une telle position. Sans doute (Claude Janin l'indique lui-même)
que les désirs de mort de la patiente à l'égard de « l'analyste qui ne croit pas »
sont d'une violence déterminante. A la première proposition, en tout cas, la pa-
tiente répond par un nouveau rêve qui me paraît à certains égards, « de confir-
mation, boitant derrière l'analyste », puisque l'espace intouché qu'il figure
(« vous-moi ») est véritablement laissé tel quel, intouché par la reprise associa-
tive. Claude Janin fait alors l'hypothèse que cette figuration personnifiée de
l'analyste favorise l'émergence d'une « position ambivalenteauthentique dont la
valeur permet le dégagement du collapsus topique ». En somme, que l'objet réel
figure en quelque sorte l'autre pôle de l'hallucinatoire. Interprétation trouvant
son appui, peut-être, dans l'un des postulats les plus problématiques de Freud,
celui de l'épreuve de réalité. N'est-ce pas l'ambiguïté même de ce postulat qui
entraîne le recours à des termes très marqués par le biologique : « Collapsus,
détoxication, expansion-rétraction ? » Le mot même d' « espace », qui serait à
distinguer de « lieu », me paraît pour le rêve, bien qu'il ait fait le titre d'un nu-
méro de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, discutable.
En tout cas, Claude Janin donne à penser, et à débattre, comment une po-
sition technique, ici le « traitement » (se rappelle-t-on assez que traiter c'est
d'abord, dit Le Robert, « agir envers quelqu'un de telle ou telle manière », que
traitement implique donc acte) de l'excès animique du rêve, est tissée de contre-
transfert et de spéculation métapsychologique, jusque dans ses métaphores.
Ainsi : le psychanalyste voleur de rêves. La formule est belle, plutôt exci-
tante même. Elle subvertit absolument la réserve ! Voleur, mais voleur de quoi ?
De l'excitation du rêve, de son « attrait », comme le propose J.-B Pontalis, en
précisant que la source de cet attrait est « qu'il (le rêve) a à voir avec ça », de
Délier l'animisme du rêve 205

l'Uberdeutlich de son image ? Voleur de feu, quand le rêve est cette fenêtre
ouverte sur le plus intime et quand l'analyste peut se sentir jaloux, parfois, des
rêves de son patient, alors même que le récit du rêve qu'il reçoit, qu'il écoute, le
tient radicalement exclu de la jouissance des images ? Voleur par l'interprétation
quand elle est sauvage et se fait dans l'urgence (mais la malice du rêve et le
triomphe de son leurre sur l'exigence pulsionnelle visent justement à solliciter
l'urgence de son recouvrement interprétatif à la place de l'inquiétude patiente de
sa mise en pièces). Et le voleur de feu, c'est encore Prométhée, cet ancêtre de
l'analyste : voler le rêve, l'interpréter, c'est le dérober à nouveau aux puissances
divines et tutélaires de la nuit, pour le confier à l'humain de la parole. En ce sens
la mémoire du rêve en est aussi la première voleuse.

L'un des intérêts, fort, du travail de Claude Janin réside en la proposition


d'éclairer l'excès animique du rêve par le destin de la condensation. « Trop de
condensation, hyper-condensation, condensation extraordinaire » : ces mots
qualifient pour lui les rêves de sa patiente. Comment articuler l'interprétable à
cette condensation en trop ? Comment lier, autrement dit, l'interprétation au
travail du rêve dans sa double face : interne (vers le rêve : par la déformation qui
trompe la censure, il est au service de l'accomplissement) et externe (vers l'autre,
vers le jour, vers un à qui il s'adresse : par l'énigme qui blesse la mémoire, il
appelle à l'interprétation).
La condensation est ici en position tout à fait ambiguë, double, zweideu-
tig, « effet de la censure et moyen d'y échapper » (Vocabulaire de la psychana-
lyse). En position de symptôme, pourrait-on dire. D'un côté, condensation
(Verdichtung), c'est le serrage, la compression, le concentré et l'accumulation
d'énergie : instrument donc du « pouvoir de figuration que possède l'accom-
plissement de désir » (L'interprétation des rêves, p. 478), porteuse de l' « inten-
sité du contenu représentatif » (ibid., p. 506). Il y a dans la condensation un
efficace de l'hallucinatoire du rêve, comme « figuration directe ». Mais, en
même temps, elle appartient au travail du rêve quand elle masque en recou-
vrant, en surdéterminant, et quand elle dérobe, en assurant la rapidité et l'as-
tuce de l'inscription mnésique.
Que prédomine dans la condensation cette part de l'hallucinatoire, de la fi-
guration directe, au détriment de la part d'énigme, et l'interprétation devient
problématique, voire impossible. La condensation referme le rêve sur lui-même,
sur son éclat solipsiste (que Daniel Widlöcher a nommé récemment « autisme du
rêve »). Et le récit lui-même, lorsque le rêve est raconté, n'est pas gage de son
ouverture au langage ; au contraire il peut être répétition autistique de la clô-
ture, négation de l'adresse. Par la condensation se réalise l'intouché du rêve : sa
fulgurance, son effet Trompe-l'oeil, effet Méduse. Ce que Claude Janin note fine-
206 André Beetschen

ment, en disant qu'il manque aux rêves de sa patiente « une certaine profondeur
de champ ». Fascination du et par le rêve : mais peut-on se débarrasser complè-
tement de la beauté du rêve, même après que Freud eut contribué, comme le dit
J.-B. Pontalis, à le « désenchanter » ? Le rêve ne continue-t-il pas à nous venir
comme « passante » de la nuit :
Un éclair puis la nuit — fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité.
(Baudelaire.)

Cette fascination, Claude Janin l'indexe au fétiche, en rapprochant surdéter-


mination de ses contenus latents et condensation. Mais quel désaveu serait ici à
l'oeuvre ? Celui du travail précisément, la condensation se donnant, dans son
trop, comme apparence d'un travail que dans le même temps elle désavoue en
congédiant les autres modes de travail du rêve : le déplacement qui implique la
perte, l'exil, et l'élaboration secondaire qui, dans l'exigence même du récit
qu'elle met en oeuvre, implique un interlocuteur. L'excès de condensation qui
maintient le rêve comme totalité close tenterait ainsi de décourager la « sollicita-
tion à interpréter — die Aufforderung zur Deutung » dont Pierre Fédida dit
« qu'elle provient du négligeable, non pas des restes nocturnes mais du rêve à
l'état décomposé (Inhaltsbestandteilen) ».
Il s'agit donc moins de délier de force la condensation que d'approcher,
d'apprivoiser cet excès du rêve.
En pensant tout d'abord les raisons de ce trop de condensation dans son pa-
radoxe même. Car il y a bien du rêve (Claude Janin souligne que les rêves de sa
patiente sont « différents de ceux des patients fonctionnant en pensées opéra-
toires »), et mémoire du rêve. Mais le rêve ne provoque pas d'associativité de la
parole ; quelque chose refuse à ce qu'il se perde dans le tissu langagier. La force
animique qu'il en acquiert n'est-elle pas au fond tentative, à respecter, d'imposer
à la réalité traumatique, et malgré les dénégations de la patiente, le primat de la
réalité psychique ? Comme le rêve dit traumatique est aussi, bien que Freud en
écarte trop rapidement l'hypothèse dans 1' « Au-delà du principe de plaisir »,
traitement du trauma par les voies du masochisme.
En installant ensuite ce paradoxe métapsychologique dans l'interprétation
elle-même, c'est-à-dire en tentant à la fois de constituer le rêve comme scène sé-
parée, en le gardant ainsi, et non en le déniant, comme témoin de la réalité psy-
chique (le rêve « abri » ; « ce n'est qu'un rêve »), en ne forçant pas, donc, à une
mise en pièces que la condensation refuse, mais d'autre part en le déplaçant, en
l'usant sur la scène du transfert et surtout, peut-être, en l'immergeant dans l'as-
Délier l'animisme du rêve 207

sociativité conflictuelle de l'analyste (« jamais peut-être, dit Claude Janin, ne me


suis-je senti pris à ce point entre deux propositions »).
Que serait donc l'ouverture souhaitée de l'espace psychique ? Evidemment
pas quelque meilleur « fonctionnement », mais, s'agissant ici du rêve, une ouver-
ture à la mémoire de l'infantile, à ses sources. Ouverture dont Pierre Fédida
montre qu'elle requiert l'oubli du rêve comme sa condition obligée. Or, il semble
bien que dans le trajet proposé par Claude Janin entre le premier rêve et le der-
nier l'excessive condensation des débuts, qui faisait du rêve cette totalité aussitôt
dérobée, fasse place à la vivacité énigmatique des détails et que surgisse juste-
ment l'oubli sur lequel se détachent les « objets de maman ». Et l'on se prend à
entendre la polysémie d'un signifiant : vider, voler, dérober jusqu'à sa formule
grammaticale de renversement, « tout semble se dérober en moi », qui signe jus-
tement un temps du psychique gagnant sur le traumatique. Alors le rêve est dans
cette fonction essentielle d'animer la parole, de solliciter, par sa mise en figures,
les signifiants dérobés de l'infantile.
Que le rêve perde de son animisme pour animer la parole : quelque chose
fait là vaciller l'interprétation au sens commun que nous en avons, au sens même
de traduction que lui donne Freud. Pas plus qu'il n'est Wahrsager (diseur de
bonne aventure ; l'allemand est plus savoureux en parlant de diseur de vrai !),
l'analyste n'est Traumdeuter (interprète de rêves). S'il s'agit de perdre le rêve, de
s'en exiler, de travailler avec son oubli — ce à quoi résiste régulièrement le pa-
tient avec le récit de son rêve, de son beau rêve — pour que s'ouvre la possibilité
de son interprétation, celle-ci ne consiste plus à donner du sens mais, en s'ap-
puyant sur la puissance figurale onirique, à faire entendre dans l'associativité de
la parole la mémoire de l'infantile excitée par le rêve.
Mais le rêve, sans cesse, résiste à sa défaite, à sa déliaison. L'interprétation
ne vient jamais à bout du vif de ses images. Il colonise la mémoire. Et chaque
analyste sait comment sa mémoire d'une cure est jalonnée de souvenirs de
rêves : fenêtres ouvertes et taches encore aveugles.
André Beetschen
5, place Croix-Pâquet
69001 Lyon

BIBLIOGRAPHIE

Baudelaire Ch. (1972), Les fleurs du mal, Paris, Le Livre de Poche.


Fédida P. (1983), La sollicitation à interpréter, in L'Ecrit du temps, n° 4.
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Widlöcher D. (1991), L'autisme du rêve, Revue internationale de Psychopathologie, PUF,
1991, n° 3, p. 50.
ASSOCIATION PSYCHANALYTIQUE
INTERNATIONALE
Communications prépubliées du XXXVIIIe Congrès international
d'Amsterdam, IPAC, 1993
La théorie « in vivo »

Dennis DUNCAN

La psychanalyse a aujourd'hui totalement abandonné sa première hypo-


thèse — qu'elle tenait alors pour incontestable — selon laquelle elle appartenait
au champ des sciences naturelles, et son corollaire, à savoir qu'en psychanalyse
la théorie avait précisément la même fonction qu'en physique ou en chimie, où il
s'agissait de mettre en évidence les attributs quantifiables des objets physiques et
de leurs relations. A l'époque, cette conception était résolument positiviste. A
l'heure actuelle, les psychanalystes n'ont pas de préjugés idéologiques en faveur
de solutions réductrices, et la plupart d'entre eux sont satisfaits du chaos créa-
teur au sein duquel les théoriciens en sciences physiques travaillent à élargir les
horizons de la pensée. Toutefois, alors même que nous nous rangeons parmi les
sciences humaines et appliquées, nous nous retrouvons face à une tâche que
nous avions jusqu'ici négligée et qui consiste à considérer, observer et étudier la
façon dont nos théories — théories des objets et des relations interpersonnels et
intersubjectifs — peuvent fonctionner suivant leurs propres termes. Nous ne
pouvons être sûrs que d'une chose, à savoir du paradoxe qui veut que d'un côté
nous n'avons pas plus de raison que les physiciens de compter pouvoir échapper
à la complexité extrême des théories, et que de l'autre les théories ne sont que
des théories dont l'objectif est toujours fort simple. Elles tendent à permettre
d'une façon réaliste que nous nous alignions sur les attributs des objets et de
leurs relations — d'ordre physique et/ou psychique — en leur donnant un éclai-
rage qui ne serait autrement ni possible ni communicable.

Mardi

Mme Brown commence sa séance du mardi matin — sa première séance de


la semaine — en racontant l'histoire de sa dispute avec son mari le samedi soir ;
Rev. franc. Psychanal., 1/1993
212 Dennis Duncan

de là, elle passe rapidement à la dispute qu'elle a eue la veille (lundi) au cours
d'une entrevue. Son mari avait été le maître de cérémonie lors de la soirée dan-
sante des anciens élèves de l'école qui avait eu lieu samedi soir. Elle parle avec
sarcasme du plaisir de son mari à « exercer ses charmes ». Tous « les garçons »,
les anciens camarades d'école de son mari, étaient là avec leurs femmes. Comme
de coutume, les garçons avaient trouvé son mari fantastique ; ils parlèrent de lui
en plaisantant et en racontant les mêmes vieilles anecdotes du bon vieux temps.
Son mari n'arrêtait pas de se lever de table pour aller « faire l'important ».
Ayant regagné sa place à un moment donné, il eut la surprise désagréable de
trouver sa femme en train de se disputer avec son meilleur ami, devant tout le
monde.
Cependant, tout finit par s'arranger ; de retour à la maison, ils firent
l'amour, ce qui était « O.K., bien ». Mais après, il demeura silencieux, comme
de coutume. Comme toujours dans ces moments-là, elle avait envie de parler
mais pas lui. Alors elle lui « expliqua » les raisons de la prise de bec à table.
Elle avait en fait pris sa défense. Il lui avait souvent dit combien il détestait la
manière que les garçons avaient de l'admirer. C'était ce qu'ils avaient fait, et
en particulier son meilleur ami. Elle avait alors pris son parti. Elle leur avait
dit qu'il n'était pas tel qu'ils se l'imaginaient. Au fond, il était déprimé et insé-
curisé. En entendant cela, son mari était devenu réellement silencieux, et sa co-
lère l'avait tenue éveillée, elle, une bonne partie de la nuit, même après qu'il se
fut endormi. Le lendemain matin, il était de bonne humeur, comme si rien ne
s'était passé, ce qui était tout bonnement impensable ! — Oh, elle vient de se
rappeler de la dispute qui a eu lieu la veille pendant l'entrevue. Mme Brown
ne fait pratiquement aucune pause, alors que d'ordinaire, compte tenu de
notre rythme de travail habituel, il y aurait eu une pause naturelle, un temps
de réflexion suivi peut-être d'une remarque de l'analyste ou du patient ; ceci
fait que l'élaboration d'une interprétation chez l'analyste a été entravée, inter-
prétation qui aurait permis de faire le lien entre la provocation inconsciente de
son mari par la patiente et celle envers son analyste que constituait le fait de
lui raconter une histoire si immodérément partiale. Si l'interprétation avait
porté ses fruits, elle aurait amené la patiente à éprouver et reconnaître son sen-
timent d'envie à l'égard de son mari, ainsi que la blessure et la jalousie qu'elle
ressentait face aux amis qui le connaissaient depuis bien plus longtemps qu'elle
— notamment le meilleur ami de son mari ; les référents passés et présents de
ces sentiments situationnels auraient pu alors à leur tour devenir plus acces-
sibles à une réactualisation dans le transfert.
Un temps de pause est nécessaire pour permettre intérieurement la formula-
tion de questions et de réponses éventuelles. Chez l'analyste, ces questions et ré-
ponses orienteront toute interprétation. Prenons quelques exemples en guise
La théorie « in vivo » 213

d'illustration. Dans quelle mesure l'attaque contre son mari était-elle sous-
tendue par une envie primitive ? Et, dans quelle mesure avait-elle pu ressentir la
« parade » de son mari comme quelque chose qui lui était destinée, ce qui par
voie de conséquence la poussait alors à vouloir se protéger et se venger ? La
vraie réponse à cette question se reflétera dans le transfert et influera sur la façon
dont elle ressentira les interprétations ; aussi l'analyste orientera-t-il l'interpréta-
tion selon la meilleure réponse à laquelle ses spéculations lui auront permis
d'aboutir. J'attirerai bientôt l'attention sur un dialogue vivant fait de théorisa-
tion et d'intuition et résultant pour une part de cette activité spéculative, mais
pour l'heure, je souhaite illustrer ce que je disais précédemment par un autre
exemple encore. Dans quelle mesure se précipite-t-elle, au lieu de faire une
pause, afin d'entraver mon activité interprétative, ou de m'empêcher de faire une
interprétation qu'elle juge prématurée ? Dans quelle mesure également peut-on
considérer qu'elle cherche aussi à m'en dire plus, dans le transfert, avant qu'il ne
soit temps pour moi d'interpréter ? Cherche-t-elle à me dire : « Je n'écouterai
pas », ou bien : « Attendez, il y a autre chose encore » ? Nous retrouverons ces
mêmes questions un peu plus tard à l'occasion de la deuxième dispute.
Cette deuxième séquence reproduit et accentue la situation analytique ins-
taurée par la première. Elle avait été personnellement sollicitée par une grande
entreprise à poser sa candidature pour un poste vacant, poste d'un niveau supé-
rieur à celui qu'elle occupait dans l'entreprise pour laquelle elle travaillait (elle
avait donc été choisie par un chasseur de têtes). Elle leur avait fait savoir qu'elle
avait autre chose en vue, et il avait été amicalement convenu que cette proposi-
tion alternative pourrait entrer en jeu dans la négociation. Ce qu'elle ne leur
avait pas dit, c'était que cette autre offre était radicalement différente. Il s'agis-
sait d'une affaire impromptue créée par deux personnages excentriques dans une
branche nouvelle et hasardeuse de la profession. Il s'avéra qu'ils ne pouvaient
pas lui garantir le même salaire que celui qu'elle percevait déjà — mais on lui
avait proposé en revanche d' « être dans le coup ».
Elle commença l'entrevue en disant à son interlocuteur qu'elle serait tout à
fait franche avec lui. Elle lui parla de l'autre société, n'épargnant aucun détail, à
la suite de quoi elle l'invita à lui faire une contre-proposition. Elle me rapporta
au cours de la séance qu'à partir de ce moment-là il avait adopté une attitude
carrément hostile. Il lui dit d'un ton dogmatique qu'elle n'avait pas l'air de com-
prendre que les deux situations n'étaient pas comparables et qu'elle ne prenait
pas en considération son curriculum vitae, la stabilité du salaire, la retraite et au-
tres petits bénéfices. Elle l'avait interrompu, lui avait dit : « Non. C'est vous qui
ne comprenez pas ! » Une société comme la sienne était de l' « arnaque ». Les
garanties de hauts salaires et de bénéfices n'étaient qu'un moyen d'obtenir le
maximum des gens, sans se sentir obligé de les payer à leur juste valeur, etc.
214 Dennis Duncan

Malheureusement, le temps ne me permet pas de rapporter, dans son inté-


gralité, cette conversation animée. (Le directeur fît remarquer à ma patiente
qu'elle travaillait dans la profession depuis presque aussi longtemps que lui, et
que si elle avait compris ce qu'il était en train d'essayer de lui dire elle pourrait
occuper la même position que lui. De plus, s'il avait ignoré ce qu'elle-même
ignorait, il se retrouverait sans aucun doute dans sa situation à elle !) Il finit par
mener l'entretien en regardant par la fenêtre et en lui tournant le dos, car « il ne
pouvait me regarder droit dans les yeux », me dit ma patiente. Il était « comme
un petit garçon ». Mme Brown me dit qu'elle n'avait cessé d'essayer de le rame-
ner à une vue juste et logique des choses.
Tandis que son analyste l'écoutait, il aurait aimé intervenir à certains mo-
ments, mais il n'en eut pas la possibilité. A partir du moment où la patiente lui
dit que malgré tous ses efforts pour ramener l'interview à une vue raisonnable
des choses, la vérité était qu'il avait tout bonnement refusé au bout d'un certain
temps d'être raisonnable, il sut qu'il devait faire une interprétation, et que ne pas
interpréter n'était pas une option technique. Elle savait qu'à un certain moment
il s'était dit à lui-même « va te faire foutre », moyennant quoi, après cela, se
montrer raisonnable signifiait perdre. Elle savait aussi qu'il faisait semblant de
poursuivre l'entretien jusqu'à la fin de l'heure.
Elle termina l'histoire en ajoutant qu'elle avait rendez-vous le mardi suivant
avec un autre directeur, qui devait lui rendre compte de l'issue de cette entrevue.
Puis, sans même faire une pause pour reprendre son souffle, elle passa à un autre
sujet : sa conversation téléphonique avec James, un ex-patron et un ex-amant.
L'analyste remarque à nouveau la précipitation de la patiente et l'absence
de pause. Cette fois-ci, il en connaît mieux les ressorts. Il sait, par exemple,
qu'elle espère et compte éveiller en lui une rage innommable qu'elle utilisera
stratégiquement contre lui, comme elle l'avait fait avec son mari et l'interwiever.
Avant de revenir aux questions que j'évoquais précédemment — qui, comme je
l'ai indiqué, se répètent ici et mènent pour une part à un dialogue théorique —
j'aimerais tout d'abord souligner que la raison principale pour laquelle je ne suis
pas intervenu dans son processus associatif n'est pas directement fiée à ces ques-
tions, mais est due au fait que, alors que je m'apprêtais à intervenir, j'eus l'intui-
tion qu'il me fallait agir prudemment. Je sentais qu'elle refusait, à un degré tout
à fait inhabituel, de me donner son mandat pour que je lui montre ce qu'elle fai-
sait avec ses objets et avec moi en tant qu'objet pour elle. Elle considérait ce
refus comme un droit lui appartenant. Si je ne tenais pas compte de ce droit, elle
risquerait alors de faire entrer la séance dans les disputes au détriment de notre
tâche analytique consistant, au contraire, à faire entrer les disputes dans la
séance.
Les deux questions prises comme exemple sont demeurées in situ. Dans
La théorie « in vivo » 215

quelle mesure son attaque de l'interviewer (et de son analyste) représente-t-elle


une réaction à une supposée attaque exhibitionniste de sa part à lui contre elle ;
et dans quelle mesure s'agit-il non pas d'une attitude réactionnelle, mais d'une
attaque primitive représentant un aspect donné de, et inhérent à l'envie hu-
maine ? Il s'agit là d'un problème de motivation simple et immédiat. Cependant,
aux yeux d'un analyste qualifié, ça ne saurait être aussi simple. Il (ou elle) est im-
prégné de l'étude des concepts kleiniens concernant l'envie (Melanie Klein,
1975), ainsi que de l'étude et de la discussion portant sur l'ubiquité du conflit et
de la résistance postulée par Freud et d'autres. Non seulement le matériel porte
le sceau des idées préconçues de l'analyste, mais, une fois que ce dernier aura
choisi et donné son interprétation, ce sceau marquera la façon dont l'analyste
percevra ce qui pourrait s'ensuivre. S'il opte pour l'envie, le clivage et l'identifi-
cation projective viendront alors s'afficher sur son tableau intérieur. S'il opte
pour le conflit et la résistance, d'autres tableaux, y compris peut-être le schéma
de Freud (1923) du modèle structural, se déploieront dans la séance devant lui,
influant sur ce qui semblera succéder, avec leur poids de vérité et de distorsion.
Ces derniers tableaux viendront aussi étayer la deuxième question, si l'ana-
lyste décide intuitivement que la précipitation de la patiente est au service de la
résistance. Si, d'un autre côté, l'analyste pense que cette fuite en avant de la pa-
tiente est une indication de ce que le transfert n'a pas pu encore se déployer en-
tièrement, on ne peut concevoir ce type d'approche que comme une émancipa-
tion d'une constellation de théories cohérentes sur le développement et la
résolution interprétative de transferts « self-object ». Ces tableaux sont l'oeuvre
de Heinz Kohut (1971, 1977) et d'autres.
Mme Brown poursuit son récit en disant que, s'étant sentie très mal après
l'entrevue, elle avait téléphoné à James — James est un des hommes avec les-
quels elle entretenait une relation avant de commencer son analyse et avant son
mariage. Tous ces hommes s'étaient conformés au mode de relation — caracté-
risé par une sorte de contrôle mutuel — qui prédominait chez elle à cette époque
et qui s'exprimait de façon explicite et ritualisée dans ses relations sexuelles.
James lui avait parlé pendant plusieurs heures. « Il avait été très bien. » Il avait
repris avec elle toute l'histoire du début jusqu'à la fin. Son aide lui avait été très
utile, car il savait se mettre à sa place. Il la connaissait si bien.
La fin de la séance approche et l'analyste trouve enfin un espace d'interpré-
tation — sans doute parce que la patiente pense qu'il ne va pas l'utiliser ! Ils se
sont trouvés l'un et l'autre engagés dans une lutte où chacun a essayé d'affirmer
sa volonté. Il a voulu lui montrer comment, à son insu, elle agit envers son objet.
Elle ne lui en a pas offert la possibilité. Les énergies défensives du couple analy-
tique sont entièrement investies dans cette lutte. L'analyste perçoit maintenant
Mme Brown, c'est-à-dire qu'il prend conscience de la forme qu'elle revêt dans
216 Dennis Duncan

son esprit, mais non pas de ce qu'il souhaite qu'elle fasse ou arrête de faire. Il lui
vient à l'esprit qu'elle doit sûrement pouvoir le percevoir ainsi. Elle se défend
contre le fait d'être sous l'influence de son objet mais non pas contre le fait de le
percevoir. L'analyste pense que s'il lui dit simplement ce qu'il est pour elle (ce
savoir lui vient de son expérience du maniement du contre-transfert), cela ne
pourra pas ne pas avoir un effet de vérité pour elle.
Je dis : « Pendant toute la séance j'ai eu envie de vous dire quelque chose
qui aurait remis les choses en place concernant la dispute avec le directeur et
avec Bill. Mais j'avais le sentiment que si j'essayais de le faire, vous penseriez que
je cherchais à me rendre intéressant, tout comme le directeur ou comme Bill, sa-
medi soir. Je pense que vous avez probablement et secrètement l'intention de me
contrarier moi, comme vous aviez l'intention de les contrarier eux. Je serais alors
"comme un petit garçon" qui aurait besoin de vous pour l'aider à devenir rai-
sonnable, auquel cas je serais inefficace et vous seriez celle qui auriez quelque
chose à faire valoir. Je pourrais accepter vos histoires avec complaisance, tout
comme James, ce qui pourrait vous faire plaisir ; mais vous me mépriseriez car
vous penseriez que je cherche à vous "embobiner" et que j'ai peur de m'affronter
à vous. »
C'est la fin de la séance. Somme toute, l'analyste n'a fait que dire quelque
chose de très banal, mais il pense (peut-être à tort) qu'il n'y serait jamais par-
venu s'il n'avait été pris dans une lecture si profondément engageante au cours
du week-end. L'écho d'une théorie l'a soutenu, une théorie qu'il n'a pas encore
intégrée dans son mode de travail habituel et ses principaux concepts clés tech-
niques. Peut-être est-ce cette non-intégration qui lui permet d'en prendre cons-
cience plus facilement que ne l'auraient fait les théories plus anciennes et mieux
connues qui l'auront guidé tout au long de la séance. L'écho murmure : « La
conscience se nourrit en se recentrant autour de l'Autre... Elle se trouve en se
perdant. Elle se trouve instruite et éclairée après s'être perdue et avoir perdu son
narcissisme. »
Un tableau se déroule. Il est très probable qu'il influencera la façon dont
l'analyste considérera ce que la patiente lui apportera demain. Le tableau est
signé Paul Ricoeur (1974).

Mercredi

Elle commence par dire qu'après sa séance de la veille elle s'était sentie très
angoissée. « Je me suis sentie en chute libre ! » Elle était rentrée chez elle, avec
l'intention de faire une sieste avant de retourner à son travail, mais elle avait
dormi plus longtemps que prévu et n'avait donc pas pu aller travailler. Dans la
La théorie « in vivo » 217

soirée, elle avait ressenti une angoisse d'un autre ordre dont le caractère lui était
familier depuis l'enfance et qu'il lui arrivait d'éprouver de temps à autre ; cette
angoisse se manifestait par des craintes superstitieuses associées à des expé-
riences de déjà vu. Elle dit qu'elle ne savait pas ce que je lui avais dit hier, qu'elle
ne l'a pas su non plus au moment où je le lui ai dit ; mais elle sait que c'était
« vrai ». Elle se sent forte à nouveau — « restaurée ». Puis, ses associations — et
les événements du reste de la semaine — suivent un autre chemin.
Si, juste après une séance, on devait nous poser la question : « Quelle utili-
sation de la théorie avez-vous fait dans cette séance ? », il se pourrait que nous
répondions inconsidérément : « Oh, je n'utilisais particulièrement aucune théo-
rie. Je ne pensais pas en termes théoriques, je travaillais de manière tout à fait
pragmatique. C'était pour l'essentiel une séance clinique. » Ce faisant, nous
avons momentanément oublié ce que George Klein rappelait au monde analy-
tique, à savoir que nos positions cliniques les plus courantes sont profondément
ancrées dans la théorie. Qu'il existe des motivations inconscientes et des liens si-
gnificatifs entre nos pensées les plus décousues ; que certaines attitudes s'origi-
nant de l'enfance peuvent être inopportunément transférées sur une figure ac-
tuelle, etc., tout ceci renvoie à des théories analytiques, et il est difficile
d'imaginer un seul moment clinique qui ne leur serait pas relié d'une manière ou
d'une autre. Cependant, si nous nuançons notre réponse inconsidérée en disant :
« Oui, en effet, j'ai tout le temps utilisé la théorie », cela sonne faux en regard de
notre expérience de la pratique.
Ma réponse à cette question serait la suivante : lorsque j'ai entrepris ma
formation, avant d'étudier les différentes théories psychanalytiques, à commen-
cer par celle de Freud, étais-je réellement ignorant des profondeurs des moti-
vations de l'être humain ? La sélection naturelle aurait-elle permis que j'évolue
et que je survive jusque-là dans une telle ignorance ? N'aurais-je pas été doté
d'un savoir, certes imparfait, mais également profond et naturel, sur ce que les
autres et moi-même sont susceptibles de penser et de sentir, savoir dont les au-
tres dans leur avidité sont parfois prêts à s'emparer ? Ne pourrait-on pas dire
qu'un des aspects ou « couche » de ce savoir est de nature spéculative, con-
testable, potentiellement sujette à controverse, d'une façon qui n'est pas sans
rappeler les théories scientifiques ? C'est ainsi que je définirais mes propres
« théories » (collectives pour certaines, personnelles pour d'autres) sur la moti-
vation. Bien que sensiblement différentes de celles que je pourrais apprendre et
acquérir tout au long de ma formation analytique, elles ne manqueront certai-
nement pas de s'entremêler et d'interagir avec ces dernières. Selon les termes
de Sandler (1983), elles recouvrent des champs sémantiques différents au sein
d'un même espace de sens où la mise en oeuvre de concepts flexibles et dépen-
dants du contexte permet de « supporter les tensions issues des bouleverse-
218 Dennis Duncan

ments théoriques ». Ce mode de conjecture naturel est plus profond — plus


proche du savoir instinctuel — que la théorisation que nous apprenons pen-
dant notre formation. Nous sommes formés et nous nous formons afin
d'étendre et d'adapter instrumentalement ce savoir. Il est l'objet de « la forma-
tion ». Paradoxalement, il est aussi l'aune inexprimée et la pierre de touche de
nos théorisations conceptuelles.
N'est-ce pas la sensibilité exceptionnelle de Freud à l'évolution du dialogue
qu'il entretenait avec ses propres préconceptions qui a instauré le dialogue col-
lectif au sujet de ses théories et les nôtres, dialogue qui nous a fourni et qui
continue de nous fournir les outils conceptuels nécessaires à l'exercice de notre
jeune profession bien-aimée ?

Le mercredi suivant

Elle commença sa séance en me rapportant ce qui s'était passé la veille


lors du rendez-vous où l'on devait lui communiquer le résultat de l'entrevue
qu'elle avait eue avec le directeur. Sa candidature n'avait pas été retenue. Elle
avait trouvé l'homme qui l'avait reçue très sympathique, contrairement à celui
qui l'avait interviewée. Il n'avait pas tari d'éloges sur ses capacités — jusqu'à
l'exagération, énumérant ses qualités et mettant l'accent sur le fait qu'elle avait
obtenu d'excellents résultats au test de personnalité. Sur ces entrefaites, il lui
avait annoncé, de manière fort diplomatique, la mauvaise nouvelle. Peut-être
avait-elle trop de personnalité, après tout ! Il lui tint encore quelques propos
rassurants, tout en riant à moitié car il en mesurait lui-même le ridicule. Elle
ne lui en tenait pas rigueur ; il faisait de son mieux et la « manipulait » tout
simplement. Elle lui demanda instamment de reconsidérer les réserves qui
avaient été émises — la société pour laquelle elle travaillait actuellement avait
aussi exprimé quelques réserves au début, mais les choses avaient bien tourné ;
elle avait mené à bien les tâches qu'on lui avait confiées et avait en fait le sens
des limites ; si ce qu'il semblait impliquer était juste, elle ne se serait pas re-
trouvée avec un aussi bon curruculum, etc. Elle parle de ces requêtes à l'ana-
lyste comme si celles-ci lui étaient adressées, comme si c'était lui le directeur.
Elles s'avèrent toutes êtres justes et on entend, venant de l'analyste, un mur-
mure d'approbation, sorte de prélude à quelque chose qu'il souhaite lui dire.
Mais elle ne l'écoute pas, ne s'arrêtera pour l'écouter qu'après avoir exprimé
son désespoir en bredouillant : « De toute façon je n'ai jamais de plaisir à tra-
vailler. Je n'ai jamais de plaisir à rien. La seule chose qui m'ait jamais fait
plaisir est d'avoir emmené Bozo (son grand chien, doux et bien dressé) en pro-
menade dans les bois. »
La théorie « in vivo » 219

Je lui rappelle que Bozo est un chien bien dressé. Je lui demande si elle a re-
marqué le besoin insistant qu'elle a de me voir être d'accord avec elle. Je lui dis
que j'ai l'impression qu'elle pense que tout ce que je peux dire est destiné à la
« manipuler » comme ce qu'elle pensait du directeur. Puis, j'émets l'idée selon
laquelle elle se sent piégée. Elle a besoin — ici et maintenant — de savoir que
j'existe ; mais elle ne peut pas prendre le risque de perdre le contrôle qu'elle
exerce sur moi.
Elle répond pensivement que pour elle, quelqu'un occupant cette position
— quelqu'un de réel, mais dont elle ignore les pensées — serait totalement inca-
pable de la voir. Il ne saurait pas qu'elle existe.
Je lui fais remarquer qu'il semble que chacun de nous se réfère à un lieu où
il ne peut y avoir personne ; un espace intermédiaire qui ne peut être décrit que
comme n'étant pas — un « non-lieu ». Au moment où j'évoque cela, je pense
aux « trous noirs » dans l'espace et je vois l'image (une illustration empruntée en
fait à la couverture d'un livre) d'un astronome, un homme qui est en train de
montrer quelque chose au tableau noir, le dos tourné à la classe.
Mme Brown donne une description objective de son idée — on ne voit pas
qu'elle existe. Je lui fais remarquer le détachement et l'objectivité avec lesquels
elle décrit quelque chose qui n'est en réalité qu'elle-même. Puis, je revois l'image
du tableau noir et je poursuis en disant que c'est comme si nous nous tournions
le dos et parlions d'un lieu qui « n'est pas ». Aucun de nous ne sait si une quel-
conque communication est établie lorsque nous désignons ce lieu du doigt.
Nous continuons à parler de cela le reste de la séance. L'atmosphère se fait
de plus en plus étrange. Il est difficile de savoir si l'affect et le contenu des propos
que nous échangeons sont vrais ou faux, idiots ou profonds ; s'agit-il d'une intel-
lectualisation défensive ou d'une tentative réitérée de parvenir à une compréhen-
sion d'un phénomène complexe ? Ce sentiment de doute quant à l'authenticité
de la séance ne fait que se renforcer. La séance s'achève ainsi.

Jeudi

La première partie de la séance se déroule sur un mode familier, pesant et


monotone autour de la sempiternelle question de savoir qui contrôle qui. La
séance s'annonce implacablement longue, sans promesse de mouvement ou de
changement. Puis, brusquement, d'un ton d'incrédulité et avec une souffrance
authentique, ma patiente commence à se plaindre de la manière impartiale et in-
directe que j'ai de la traiter. Cela ravive aussitôt et clairement en moi le souvenir
d'une incrédulité familière qu'il m'arrive d'éprouver moi-même à certains mo-
ments, lorsqu'elle n'est pas en mesure de comprendre ce que je lui dis, car elle ne
220 Dennis Duncan

reconnaît pas la sollicitude directe que j'ai pour elle. Je décide de lui citer
l'exemple de ces moments et j'ajoute qu'ils semblent être l'équivalent du senti-
ment de souffrance qu'elle vient d'évoquer. Cette intervention a pour effet de
modifier l'atmosphère étouffante de la séance ; ma patiente explose littéralement
de colère. Elle dit qu'elle n'est absolument pas d'accord avec ce que je lui ait dit
la veille. Je me suis trompé sur toute la ligne en ce qui concerne son chien, me
dit-elle. Ce n'est pas vrai qu'elle le contrôle lors de leurs promenades dans les
bois. Ils décident équitablement l'un et l'autre de ce qu'ils vont faire et de l'en-
droit où ils iront.
Je lui dis que j'ai l'impression qu'aujourd'hui nous parlons, chacun de son
côté, de la même chose. Je poursuis en disant que j'ai le sentiment qu'il s'agit de
la même chose et du même lieu que la « non-chose » et le « non-lieu » que nous
avons évoqués hier.
Elle demeure un moment silencieuse, puis se met à parler d'une manière
affable. Elle dit qu'elle n'a jamais pu me voir comme une personne réelle ayant
l'intention d'établir une relation directe avec elle, car elle redoute le moment
où je pourrais passer à côté de ce qu'elle chercherait à me dire, ce qui lui se-
rait alors insupportable. Ce point marque un tournant dans la séance, la ten-
sion se dissipe et ce quasiment jusqu'à la fin ; puis, alors que la séance est
juste sur le point de se terminer, Mme Brown énonce une proposition brève,
claire et cohérente, que je ne peux restituer, car, lorsque peu de temps après je
cherchai à me remémorer le contenu de cette séance, un blanc vint recouvrir
dans son esprit la formulation verbale de cette proposition, cependant que son
sens et sa tonalité affective demeuraient tout à fait intacts. Ce qu'elle avait dit,
revenait à nier, tourner en dérision et détruire tout le travail accompli pendant
cette séance et la séance précédente. Ceci provoqua en moi une sensation d'en-
lisement, de même nature que celle que j'avais éprouvée durant la première
partie de la séance, mais plus intense encore, sensation à laquelle se mêlaient
des accents de rage et de désespoir.
Je ne pris conscience que plus tard — au moment où je réfléchissais à la
façon dont nos théories peuvent fonctionner pour nous en dehors du cadre où
nous les pensons — du fait que de temps à autre je me réfère dans ma pratique
clinique à l'idée de l'absence de quelque chose qui est présent par son absence
même. J'avais, ce jeudi-là, relié une expérience présente et partagée avec une
expérience de l'absence — la « non-chose » — qui datait de la veille, ce qui n'au-
rait pas dû me surprendre. Ne m'étais-je pas inconsciemment (préconsciemment)
arrangé pour le faire ? Cela avait fonctionné (si tant est que cela ait fonctionné)
précisément parce que cela avait été conçu pour cela ! Je me suis demandé s'il
n'existait pas un mécanisme similaire qui serait à l'oeuvre dans toutes nos théo-
ries. Nous redécouvrons ce que nous avons caché, mais avec l'espoir de retrou-
La théorie « in vivo » 221

ver nos filets remplis, tel un pêcheur ! J'ai ensuite cherché à retrouver à partir de
quel moment l'utilisation de l'absence psychique est venue s'inscrire dans le ré-
pertoire de mes outils conceptuels. C'était dans les années soixante-dix, époque
où les travaux d'André Green sur l'absence et la symbolisation avaient retenu
toute mon attention.

Vendredi

Ma patiente commença la séance en disant : « Ce que vous avez dit hier


était juste, tout comme ce que moi j'ai dit aussi. J'ai quelque chose à vous dire
que je ne vous ai pas encore dit. Lorsque vous me dites quelque chose — vous
ou quelqu'un d'autre d'ailleurs — que je pense pouvoir utiliser avec profit, je
n'en fais rien. Je peux dire que je suis d'accord — et c'est souvent le cas — mais
ce n'est pas quelque chose que j'intègre alors, bien que je puisse donner le
change en faisant semblant d'argumenter. Puis, j'y reviens lorsque je me re-
trouve seule. Je fais toujours cela. Je l'ai toujours fait. C'est une sorte de com-
promis. Mais ce n'est pas ça que je veux vous dire. Ce que je veux vous dire c'est
que vous êtes la seule personne dont je peux recevoir quelque chose directement.
C'est récent, très récent. Ça m'arrive parfois de l'incorporer directement, tout en
sachant que ce n'est pas par intérêt personnel. Après vous avoir quitté hier, j'ai
pensé que je voulais vous dire cela. »
Je lui dis : « Je vous remercie de me l'avoir dit » ; et la séance se poursuivit.
Le corpus théorique que l'analyste utilise habituellement est si profondé-
ment intégré à sa personne et son fonctionnement est d'un tel ego-synchro-
nisme naturel ou acquis, qu'il est fort possible de voir ce mode de fonc-
tionnement échapper à l'investigation introspective. Ce mardi-là, j'avais encore
tout frais à l'esprit la démarche de Paul Ricoeur face à une telle situation ; elle
n'était pas encore intégrée au noyau conceptuel qui était le mien. Etait-ce là la
raison pour laquelle je pouvais percevoir son fonctionnement qui n'avait pas
encore été rendu opaque ? Le jeudi de la semaine suivante, quelque chose avait
semblé mal marcher. La patiente avait apparemment « réduit à néant » le
travail accompli pendant deux séances. C'est parmi des « débris et des
fragments » que je pus redécouvrir l'utilisation que je faisais de la théorie
de Green sur l'absence et la symbolisation. Aurais-je jamais pu la retrouver
autrement ?
Un analyste conscient du fait qu'il est sur le point d'utiliser tel ou tel outil
conceptuel à un certain moment de sa pratique clinique éprouve le sentiment
étrange que cet outil lui est donné, présenté (Duncan, 1989). Tout se passe
comme s'il se forgeait à partir du matériel sans que l'on sache très bien com-
222 Dennis Duncan

ment. Ce moment peut parfois recouvrir un dialogue avec de vagues théoriciens,


ou bien une intuition qui est l'objet d'une confiance absolue ; parfois aussi
— mais parfois seulement — il sera donné au clinicien d'entendre le murmure
d'un dialogue qui se poursuit entre les deux.
Van Gogh introduisit dans le domaine de la création picturale une diffi-
culté que devait rencontrer ensuite tout futur peintre désireux de peindre un
tournesol, dès lors que ses tournesols apparurent pour la première fois et fu-
rent consacrés par la tradition de la peinture occidentale. Dorénavant donc,
tout artiste aurait à répondre de cette fleur devant le maître. Une fois qu'un
théoricien en psychanalyse réussit à conceptualiser un phénomène authentique
concernant la forme et la structuration des motivations, phénomène que vous
ou moi avions déjà eu l'occasion de pressentir, la seule façon qui nous soit
donnée de jamais retrouver toute la puissance de notre innocence de percep-
tion première est de rejouer la partie avec l'auteur et son texte. Ça a été de
tout temps la méthode qui a permis au savoir inné et acquis d'être intégré et
de s'épanouir. Quelle que soit la tradition, pour tous, excepté ceux qui ont la
chance d'être les premiers à découvrir ses principaux trésors, c'est la condition
et la signification de la maîtrise.

Résumé

L'hypothèse selon laquelle la psychanalyse appartiendrait au domaine des


sciences naturelles n'a plus cours aujourd'hui. L'abandon de cette hypothèse alla
de pair avec le renoncement à la croyance en l'idée que les théories analytiques
ne fonctionnaient que suivant le mode présumé de fonctionnement des théories
en sciences physiques. Aujourd'hui, la question se pose de savoir comment fonc-
tionnent les théories analytiques compte tenu de leur singularité, tâche qui a été
trop longtemps négligée et à laquelle cet article est consacré.
Nous avons hérité d'une tendance à penser que la théorie fait abstraction
des découvertes cliniques, qu'elle est élaborée in vitro — dans 1' « éprouvette »
de l'abstraction — puis réintroduite et vérifiée cliniquement. En fait, la plupart
des utilisations et découvertes théoriques ont lieu in vivo — dans le cadre de l'ex-
périence vécue de la séance. La théorie peut être étudiée directement, c'est-à-dire
psychanalytiquement — au sein de certaines limites qui restent à définir —
comme n'importe quel autre aspect de notre travail, en ayant recours à l'intros-
pection et à l'empathie.
Nous partons du postulat qu'il existe au sein de la fonction théorisante
une interaction entre des modes innés et acquis de connaissance des motiva-
tions inconscientes. Le dialogue qui s'est instauré entre ces deux modes dans la
La théorie « in vivo » 223

vie intérieure de Freud a continué à se développer dans notre discours théo-


rique collectif. Il peut s'avérer que le noyau des concepts les plus couramment
utilisés par l'analyste échappe à cette auto-observation et que seuls des méca-
nismes théoriques dont l'utilisation est occasionnelle ou inhabituelle pourront
se révéler être accessibles au mode d'investigation que l'auteur de cet article a
tenté de définir.
Traduit de l'anglais par Danielle Goldstein
Dennis Duncan
44, FitzjohnsAvenue
LondresNW3, 5LX
(Angleterre)

REFERENCES

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flow, Int. J. Psychoanal, 70, 696-700.
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Ricoeur P. (1969), Le conflit des interprétations, Seuil, 1969.
Sandler J. (1983), Int. J. Psychoanal., 64, 35-45.
Le travail mental de l'analyste :
de l'écoute à l'interprétation

Madeleine BARANGER

Introduction

Il n'y a pas de perception sans objet, ou sans un autre sujet. C'est seulement
par un effort d'abstraction que nous pouvons nous interroger sur ce qui se pro-
duit dans l'esprit de l'analyste entre l'écoute et l'interprétation. Le processus in-
terne de l'analyste qui l'amène à interpréter s'inscrit d'emblée dans une situation
intersubjective, même si c'est une relation de structure asymétrique.
En même temps, l'écoute psychanalytique s'ordonne en vue d'une interpré-
tation éventuelle, dont le contenu ne se connaît pas encore au moment de
l'écoute, mais qui va se former jusqu'au moment où l'interprétation exige d'être
formulée à l'analysé. L'intersubjectivité du dialogue analytique décrit un aspect
essentiel des processus qui nous intéressent (qui se produisent chez l'analyste),
mais en même temps elle recouvre, et quelquefois découvre, une autre structura-
tion intersubjective, comme le visible et l'audible recouvrent l'invisible-inau-
dible. Cette seconde structuration que certains appellent « champ intersubjec-
tif », non dite ou indicible, est sous-jacente aussi bien au discours du patient
qu'aux formulations de l'analyste, et, chez ce dernier, détermine aussi bien le
contenu de l'interprétation que le sentiment et la conviction que l'interprétation
doit être formulée.

Le contexte de l'interprétation

L'interprétation psychanalytique, à l'opposé des interprétations « sau-


vages » auxquelles on peut s'amuser dans la vie quotidienne, n'apparaît pas au
hasard ni de façon ponctuelle. Elle s'inscrit dans un contexte dont elle fait partie,
Rev. franc. Psychanal., 1/1993
226 Madeleine Baranger

et dont les coordonnées correspondent à la demande du patient, aux expecta-


tives de l'analyste et au contrat qui établit la situation analytique.
Le patient — même l'analysé « didactique » — vient à l'analyse parce qu'il
souffre d'un certain malaise et espère qu'il va améliorer ses conditions de vie et
de plaisir. Peu importe qu'il réfère un conflit conscient — avec sa femme, avec la
croissance des enfants, avec son chef ou ses compagnons de travail — ou qu'il
soit envoyé par sa fiancée, ou son généraliste, dans le cas des patients psychoso-
matiques. Il a pensé, par ses propres réflexions, sur la base d'informations qui
font partie de la culture, ou parce que quelqu'un le lui a indiqué, qu'il est décidé
à essayer la psychanalyse comme recours — quelquefois le dernier — pour ré-
soudre ses problèmes conscients et inconscients. Cette décision peut être assez
ambivalente, ou se baser sur l'exceptative d'effets magiques, nous le savons bien.
Mais nous ne pouvons pas écarter le fait qu'il vient demander quelque chose,
même s'il ne sait pas ce qu'il demande, mais suppose que l'analyste possède le
savoir et les moyens de lui faire du bien.
De son côté, l'analyste, quand il a pris la décision d'assumer le traitement
de ce sujet, avait la conviction qu'il pourrait le soulager de sa souffrance ou de
son malaise, et que la psychanalyse, en particulier, était le procédé, ou un des
procédés qui pourraient l'aider. Aucun analyste n'entreprend la psychanalyse
d'un patient sans ce minimum d'expectative. C'est la dimension éthique de la
psychanalyse qui implique chez l'analyste une expectative beaucoup plus précise
que celle du patient : que sa parole est ce qui peut produire les effets souhaités.
Les termes du contrat analytique, minimes, s'énoncent pour organiser et
protéger la nouvelle relation dont on espère des changements finalement positifs.
D'abord, le contrat précise les conditions matérielles de cette relation inter-
subjective : le lieu, la fréquence, la durée des séances, qui constituent le cadre
du travail analytique. La régularité ou l'irrégularité délibérée de ce cadre spatio-
temporel produisent deux sortes d'analyse complètement différentes, et ont une in-
fluence décisive sur la structurationdu champ et le travail interne de l'analyste.
Les conditions fonctionnelles déterminent les rôles assignés à l'analyste et à
l'analysant, de façon asymétrique.
Le patient est engagé par la « règle fondamentale » (Freud, 1904) à dire tout
ce qui lui vient à l'esprit, sans passer à l'action. On suppose que vont se glisser
dans ses associations des signes ou des effets de son inconscient.
L'analyste assume la responsabilité et la direction du processus par son silence
ou son interprétation. Chez l'analyste, c'est d'une façon différente que participe
l'inconscient. Pour Freud (1912) et d'autres, comme caisse de résonance de l'in-
conscient du patient. Cette image donne heu dans des développements postérieurs
à la compréhension du contre-transfert en partie comme produit des projections
du patient (concept d'identification projective dans l'école kleinienne). La meta-
Le travail mental de l'analyste 227

phore de la caisse de résonance est insuffisante ; le sont aussi l'identification projec-


tive et éventuellement la contre-identification projective. Les deux concepts ten-
tent d'éluder la participation active de l'histoire personnelle, consciente et incons-
ciente, de l'analyste, qui ne peut comprendre et formuler quelque chose s'il ne l'a
pas vécu dans ses expériences et sa fantaisie.

Le concept de champ

Le travail conscient et inconscient du psychanalyste se produit à l'intérieur


d'une relation intersubjective dont les deux participants se définissent l'un par
l'autre. Quand nous parlons de champ psychanalytique, nous voulons dire qui
se donne une structure, produit des deux participants de la relation, mais qui les
englobe à son tour dans un processus dynamique et éventuellement créateur.
La psychologie de la fin du XIXe siècle, dont Freud adopte les concepts dans
leurs lignes générales, avait une attitude objectivante. Quand Freud parle des
« séries complémentaires » (1910a), il est dans le prolongement direct de cette
attitude. Mais quand il établit les bases de la technique analytique, il renonce à
l'opposition entre un oeil qui observe et un objet observé. Freud admet ainsi im-
plicitement un nouveau concept de la relation intersubjective, qui sera explicité
par la psychologie phénoménologique, avec le concept de champ, en particulier
dans les écrits de Maurice Merleau-Ponty (1945). Quand Freud découvre le
contre-transfert (1910b), il fait un pas de plus en avant par rapport à la concep-
tion objectivante. Cependant, tenir compte du contre-transfert en même temps
que du transfert, et même parler du transfert/contre-transfert comme d'une
unité, diffère de ce que nous voulons exprimer par le concept de champ. Notre
point de départ est l'intersubjectivité comme évidence de base. Freud décrivait
un aspect de cette intersubjectivité quand il parlait de la communication entre
inconscients (1912), entendant par là une communication bidirectionnelle. Le
champ est une structure distincte de la somme de ses composants, de même
qu'une mélodie est distincte d'une somme de notes.
L'intérêt de penser les choses en termes de champ, c'est que la dynamique
de la situation analytique, inévitablement, trébuche sur de nombreuses difficultés
qui ne sont pas dues à la résistance du patient ou à celle de l'analyste, mais qui
manifestent l'existence d'une pathologie spécifique à cette structure. Le travail de
l'analyste, dans ce cas — qu'il utilise ou non le concept de champ —, se centre
différemment : il porte un second regard (Baranger et al., 1983) à la fois sur le
patient et sur lui-même dans sa fonction d'analyste. Il ne s'agit pas simplement
de tenir compte des sentiments contre-transférentiels de l'analyste, mais bien de
reconnaître que les manifestations transférentielles du patient, aussi bien que le
228 Madeleine Baranger

contre-transfert de l'analyste proviennent d'une même source : une fantaisie


inconsciente de base qui, comme création du champ, prend racine dans l'incons-
cient de chacun des participants. Le concept de fantaisie inconsciente de base
renvoie au concept kleinien de fantaisie inconsciente, mais aussi à quelque chose
qu'a décrit Bion dans ses écrits sur les groupes (1952). Par exemple, quand Bion
parle de la supposition de base de « lutte et fuite » dans un groupe, il se réfère, à
notre avis, à une fantaisie inconsciente qui n'existe en dehors de cette situation
de groupe chez aucun des participants. C'est ce que nous voulons dire quand
nous parlons d'une fantaisie inconsciente de base dans le champ de la situation
analytique.
Le champ est ainsi structuré à trois niveaux : a / le cadre fonctionnel de
l'analyse ; b / le dialogue analytique ; c / la structure dynamique inconsciente
sous-jacente à ce dialogue.
Si l'on considère son mouvement, le champ se manifeste comme processus
analytique.

Le processus analytique

Dans le cours de l'analyse, on peut suivre les pas d'un processus. De ce pro-
cessus, analyste et analysant sortiront modifiés, quoique d'une façon et à des de-
grés distincts. L'interprétation, instrument par excellence de l'analyste, est partie
et agent de ce processus. C'est pour cela que je l'oppose aux interprétations
« sauvages » qui ne s'inscrivent dans aucun processus.
Le processus se produit à l'intérieur d'une histoire, l'histoire de cette rela-
tion analytique, avec ses va-et-vient, ses moments de progression et ses étapes de
détention, quelquefois ses interruptions. C'est dire que l'interprétation est en
rapport avec tel ou tel moment du processus, elle ne sera pas la même — même
si elle ne change que de forme et non d'objet — au début, ou après un temps
déjà long d'analyse, ou près de la fin.
L'interprétation essaie de recueillir et d'exprimer en paroles quelque chose
qui se produit à un certain moment du processus, la fantaisie inconsciente qui
sous-tend et structure la situation actuelle du champ analytique. Cette fantaisie
est développement et combinaison — quelquefois rupture — de tout ce qui a été
produit et éventuellement interprété depuis le début du traitement.
J'ai dit « rupture » par référence à un phénomène que tout analyste a pu
observer avec ses patients, parfois de façon spectaculaire, d'autres fois « en petit » :
quelque chose qui paraissait suivre un cours plus ou moins prévisible, semble
changer de direction. L'analyste sent qu'il est en face d'une « autre personne ». Ce
n'est pas seulement la thématique manifeste du discours de l'analysant qui a
Le travail mental de l'analyste 229

changé, mais aussi le conflit inconscient que l'analyste cherche à interpréter. Le pa-
tient peut même sembler avoir changé de place dans la nomenclature nosologique
de l'analyste. Le processus semble être passé par un « point d'inflexion ». Ce n'est
pas n'importe quel changement dans le processus ou dans le patient qui répond à la
qualificationde « point d'inflexion ». Un processus sans changements ne serait pas
un processus. Nous pouvons parler de « point d'inflexion » quand s'est produite
brusquement une mobilisation (qui peut être ou non en rapport avec une interpré-
tation et un insight enregistrés) du champ analytique et une nouvelle structuration
de la fantaisie de base sous-jacente. Le point d'inflexion marque l'ouverture de
l'accès à de nouveaux aspects de l'histoire.
Ce serait une erreur de penser que l'histoire du processus analytique répète
les pas de l'histoire du patient. Mais nous pouvons affirmer que les trébuche-
ments du travail de construction de l'histoire correspondent à des moments dé-
cisifs de la vie du patient, dans lesquels il eut à mutiler son histoire propre en
même temps qu'il se mutilait lui-même. L'histoire qu'apporte le patient, quel-
quefois très pauvrement, de lui-même, se modifie, s'enrichit et se construit au
cours de l'analyse. L'interprétation — qui tend à reconstruire cette histoire —
devient nécessaire quand l'analyste perçoit ce que nous appelons le « point
d'urgence ».

Le point d'urgence

Si l'on voulait définir ce qui se passe dans l'esprit de l'analyste entre l'écoute
et l'interprétation, on pourrait le décrire comme la recherche du point d'urgence.
Le concept a son origine dans M. Klein : celle-ci considérait que le surgisse-
ment du sentiment d'angoisse (chez l'analysant) imposait l'interprétation. Mais
souvent l'angoisse n'apparaît pas comme sentiment conscient. M. Klein parle
dans ces cas-là d'angoisse latente, substituée au niveau phénoménal par d'autres
manifestations verbales ou gestuelles (silence, verbiage, tension corporelle, répé-
tition insistante d'un matériel). Nous sommes d'accord avec M. Klein sur l'idée
que l'angoisse nous sert souvent de pierre de touche de l'approche d'un matériel
inconscient sur le point d'émerger, et de cette façon oriente notre recherche du
point d'urgence. Mais l'angoisse latente peut difficilement avoir la même fonc-
tion si nous ne savons où la situer. Ce serait arriver à un élargissement du
concept d'angoisse qui paraîtrait abusif à beaucoup.
Parmi nous, Enrique Pichon-Rivière parlait du point d'urgence. Son
concept diffère de celui de M. Klein parce qu'il se centre de façon différente. Il se
définit comme le moment de la séance où quelque chose est sur le point d'émer-
ger de l'inconscient de l'analysant.
230 Madeleine Baranger

A partir de Pichon-Rivière, nous considérons le point d'urgence comme un


moment dans le fonctionnement du champ où la structure du dialogue et la
structure sous-jacente (fantaisie inconsciente de base du champ) peuvent s'unir
et produire un insight. L'analyste sent et pense qu'il peut et doit interpréter (for-
muler à l'analysant une interprétation).
En général, le point d'urgence n'est pas connu au début de la séance, bien
que par la marche même du processus l'analyste puisse avoir une idée hypothé-
tique de ce qui va surgir. Les événements actuels de la vie de l'analysant nous
orientent aussi vers la probable activation de certains noyaux fantasmatiques
(par exemple, la mort d'une personne proche, l'anniversaire, etc.). Les premières
interventions de l'analyste, qui le plus souvent ne sont pas interprétatives,
cherchent à éprouver les possibles directions dans lesquelles orienter la re-
cherche. La recherche du point d'urgence peut réussir ou échouer. Freud (1937)
nous a enseigné que l'accord verbal de l'analysé avec l'interprétation ne suffit
pas pour la valider, mais que son refus ne l'invalide pas non plus. La pierre de
touche de son adéquation nous est donnée par l'ouverture du champ et la dyna-
misation du processus.

L'écoute analytique

Nous entendons le terme d'écoute dans son sens le plus large, accordant en
général une attention préférentielle aux paroles du patient. Mais nous « écou-
tons » aussi le ton de sa voix, excité ou déprimé, le rythme de son élocution, ses
attitudes, ses mouvements et ses postures sur le divan, les expressions de son vi-
sage, dans la mesure où notre position nous permet de les observer.
Freud recommandait à l'analyste l'état d' « attention flottante » (1912).
Cette recommandation signifie qu'il doit rester ouvert à ce qui peut surgir, sans
aucune sorte de préjugé ou sans chercher systématiquement la confirmation de
quelque projet thérapeutique. L'analyste qui programme un traitement selon
son savoir ou ses intérêts théoriques risque de devenir sourd et aveugle aux ma-
nifestations de son patient. L'attitude d'écoute analytique est la plus contraire à
l'attitude mentale de l'observateur ou de l'expérimentateur dans les sciences
physiques et naturelles. Ce dernier programme l'observation et l'expérience
d'après ses expectatives, qui dépendent aussi bien de ses connaissances générales
dans sa discipline que d'une idée ou d'une invention qui lui semblent apporter
un progrès pour la science. Il fonctionne avec des préconceptions qui organisent
l'observation, destinée à les confirmer ou les infirmer.
Le psychanalyste, au contraire, doit veiller à ne pas faire obstacle mentale-
Le travail mental de l'analyste 231

ment à l'apparition de l'imprévu, de la « surprise », que précisément il attend


comme surgissement de l'inconscient.
Ce n'est pourtant pas une écoute passive ou ingénue. Elle est orientée par le
capital que possède l'analyste pour écouter.
La théorie analytique, non formulée, lui offre un cadre dans lequel situer ses
découvertes. Il faut citer ici le concept de « théorisation flottante » de P. Aula-
gnier (1979).
L'analyste navigue entre deux écueils contraires : l'application forcée d'une
théorie préexistante, qui débouche sur des interprétations mensongères, et un
ensemble chaotique de théories. C'est le schéma référentiel de l'analyste qui di-
rige la recherche du point d'urgence et la formulation de l'interprétation.
Ce schéma référentiel est la quintessence condensée et élaborée personnelle-
ment par chaque analyste de ses adhésions théoriques, de sa connaissance des
travaux analytiques, de son expérience clinique et surtout de ses échecs, de ce
qu'il a appris sur lui-même dans son analyse, de ses identifications avec son ana-
lyste et ses superviseurs, et inclusivement des modes théoriques qui agitent pério-
diquement le mouvement psychanalytique.
Ces diverses influences sont élaborées de façon plus ou moins cohérente
d'un analyste à l'autre. Certains ont un schéma référentiel plus conscient et syn-
thétique — dans ce cas, le risque est qu'il devienne rigide et ne laisse pas entrer
quelque chose qui ne corresponde pas au schéma. Mais même les analystes qui
se proclament exclusivement « cliniciens » fonctionnent avec un schéma référen-
tiel implicite, bien qu'il ne soit pas aussi rationalisé et cohérent.
La connaissance du patient et de son histoire fonctionne comme toile de
fond de son drame actuel.
Mais c'est surtout l'histoire de la relation analytique et du processus qu'il a
présente à l'esprit, avec la situation analytique totale, dans sa dynamique
concertée et spontanée (inconsciente). Le processus est régi par le désir de l'ana-
lyste (savoir ? comprendre ? aider ? découvrir ?) et par le souvenir de ces mo-
ments-là. Que le concept de « mémoire du processus » soit absent de la plus
grande partie des travaux analytiques nous semble un signe des plus inquiétants.
On sait bien que l'hyperninésie de l'analyste, si souvent admirée par les patients,
n'est que la contre-partie de la relative amnésie de ces derniers, comme le signale
S. de Mijolla-Mellor (1990).

Qu'écoute l'analyste ?

Ce qui définit l'écoute analytique, et la distingue de toute autre sorte de psy-


chothérapie, c'est qu'elle tente d'écouter l'inconscient. Freud définissait le travail
232 Madeleine Baranger

analytique comme celui de « rendre conscient ce qui est inconscient ». Mais le


contenu du concept d'inconscient n'est pas univoque dans l'oeuvre de Freud :
nous savons tous que l'inconscient de 1915, corrélatif du refoulement (1915), est
débordé, sans pour autant perdre sa validité, dans l'article sur la spaltung du moi
dans le mécanisme de défense (1938). Cet article ouvre la porte à la reconnais-
sance des façons multiples de rendre un contenu inconscient, en plus de l'oubli.
Tous les grands courants analytiques utilisent des concepts différents sous le
même mot « inconscient ». Quand M. Klein parle des deeps loyers ofthe uncons-
cious, elle se réfère à une masse organisée de fantaisies inconscientes très archaï-
ques, présentes et agissantes à chaque moment de l'existence. Il en résulte l'idée,
erronée à notre avis, qu'on peut les atteindre directement par l'interprétation. A
l'opposé, Lacan affirme que « l'inconscient résiste à l'ontologie » (1973), c'est-à-
dire que l'inconscient n'est pas une chose. Si nous sommes d'accord avec Lacan
sur ce point, si nous pensons que « rendre conscient ce qui est inconscient » n'est
pas faire passer une chose d'un récipient dans un autre, ce qui finalement laisse-
rait l'inconscient à moitié vide, nous faut-il admettre que ce que nous cherchons
est un nouveau sens ? Au niveau de notre écoute, existe-t-il un contenu latent
sous le contenu manifeste ? ou bien le contenu latent est-il un second sens du
contenu manifeste ?
Nous voilà attrapés entre une ontologie impossible et le danger de l'arbi-
traire interprétatif. Mais peut-être cette alternative entre chose et sens est-elle
mal posée, et devons-nous formuler le problème en d'autres termes.
L'analyste écoute autre chose que ce qu'on lui dit. Se représenter qu'il
cherche un contenu latent qui existe derrière le contenu manifeste serait transfor-
mer en chose un processus dynamique. L'inconscient n'est pas derrière, il est ail-
leurs. L'écoute de l'analyste consiste à décentrer le récit du patient, à le déman-
teler pour trouver un nouveau centre qui, à ce moment-là, est l'inconscient.
Les trois éléments en jeu sont : 1 / le récit explicite du patient ; 2 / la confi-
guration inconsciente du champ (fantaisie inconsciente du champ) qui inclut
l'aspect activé du transfert/contre-transfert; 3 / ce qui correspond à ce moment
à quelque chose d'inconscient de l'analysé, et qu'il faut interpréter.
C'est grâce à l'intermédiaire de la configuration inconsciente du champ que
l'inconscient de l'analysant peut s'exprimer et que l'analyste peut trouver une in-
terprétation. Nous évitons ainsi le risque d'arbitraire : ce n'est pas n'importe
quel sens qui correspond, ce n'est pas n'importe quelle interprétation qui est va-
lable. Le meilleur exemple est ici l'utilisation du récit de ses rêves par l'analysé :
parmi les multiples interprétations possibles et vraisemblables du rêve, nous
choisissons celle qui correspond au contexte vécu par le patient, d'une part, et,
d'autre part, au moment actuel du processus. Le récit du rêve nous est adressé et
nous implique, même si nous n'apparaissons directement ou indirectement dans
Le travail mental de l'analyste 233

aucune des images du rêve. L'énigme que nous pose l'analysant quand il nous
raconte son rêve renvoie à la configuration inconsciente du champ, de la même
façon que nous choisissons l'interprétation d'après cette configuration média-
trice. Le rêve et l'interprétation proviennent de la même source, et c'est pour
cela qu'ils peuvent coïncider.
Si l'interprétation est correcte, c'est-à-dire s'il n'y a pas eu de la part de l'ana-
lyste trop d'obstacles pour comprendre la configuration du champ, l'interpréta-
tion a la possibilité d'accéder à un aspect de l'inconscient de l'analysant. Accès
ponctuel que les deux participants sentent comme insight, et qu'un nouveau pro-
cessus rendra ensuite inconscient à l'analysant, mais qui laissera un élément nou-
veau pour intégrer la construction effectuée par le processus analytique.
En conclusion, ce n'est pas une chose que nous cherchons, ce n'est pas un
autre sens que nous écoutons, nous suivons la trace de quelque chose (quel-
qu'un) d'inaccessible mais toujours présent, dont la présence a eu une fonction
structurante dans la fabrication de l'histoire et continue à l'avoir à chaque mo-
ment de la vie.

L'interprétation

Ce n'est pas tout ce que dit l'analyste qui est interprétation. L'interprétation
est quelquefois précédée d'interventions verbales destinées à faciliter la commu-
nication du patient et à confirmer la présence d'écoute de l'analyste.
Tout ce que l'on comprend ne se communique pas comme interprétation.
L'analyste met en réserve beaucoup de choses qu'il comprend, jusqu'au moment
où il juge adéquat de les communiquer. Les interprétations spontanées aux-
quelles il pense peuvent et doivent peut-être être retenues jusqu'à pouvoir les in-
tégrer dans une compréhension plus large du champ.
L'interprétation au sens strict est précédée par des interventions d'essai pré-
paratoires qui marquent les progrès du processus opéré par l'analyste et son pa-
tient. On ne doit pas confondre ces interventions avec une traduction simultanée
de la communication du patient. L'interprétation se produit au moment où
l'analyste pense avoir compris quel est le point d'urgence et a élaboré la forme
qui le rendra accessible, au moins en partie, à la compréhension du patient. C'est
quelquefois le patient lui-même, s'il travaille en consonance avec son analyste,
qui est capable d'intégrer les éléments communiqués précédemment et d'arriver
à sa propre formulation interprétative.
Nous sommes d'accord avec Freud pour différencier les interprétations de
cette sorte de « constructions » destinées à présenter un tableau vraisemblable de
l'histoire du sujet.
234 Madeleine Baranger

L'interprétation est ce qui tente de mettre en lumière et de rendre compréhen-


sible de façon convaincante un aspect actuel du champ de la relation analytique, et
en conséquence de l'inconscient du patient qui participe de ce champ. Mention-
ner le champ transférentiel/contre-transferentielimplique que l'interprétation se
donne toujours dans le transfert. Beaucoup ont confondu cela avec l'idée de formu-
ler n'importe quelle interprétation en termes transférentiels. Cette confusion en-
traîne un élargissement indéterminé du concept de transfert et fait perdre de vue la
différence entre les phénomènes authentiquement transférentiels, qui sont la répé-
tition avec la personne de l'analyste de relations et situations du passé (« mésal-
liance ») et la relation patient-analyste définie structurellement par le contrat.
Considérer que tout est transfert c'est perdre de vue le transfert. Ce forcing du
transfert conduit à des interprétations décentrées par rapport au point d'urgence et
peut arriver à un certain endoctrinement du patient.
Le travail classique de Strachey sur « La nature de l'action thérapeutiquede
la psychanalyse » (1969) décrit un certain type d'interprétation qui inclut le
transfert et quelque chose comme une construction. Nous ne pensons pas pou-
voir le prendre comme modèle général de l'interprétation. Nous considérons
qu'il existe des interprétations réellement « mutatives » sans une référence expli-
cite à la personne de l'analyste.
Nous avons cité auparavant les interprétations « retenues ». Elles ne se re-
tiennent pas seulement dans l'attente d'une compréhension plus large, mais
parce que l'analyste cherche leur incidence sur un moment particulier de la
séance et du processus. C'est le problème du timing de l'interprétation.
On ne donne pas en général au début de la séance une interprétation très
synthétique, parce que ce serait courir le risque de donner une interprétation ob-
turante et peu convaincante. Correspondent au contraire des interprétations des
obstacles de toutes sortes qui s'opposent à la communication du patient et à
l'ouverture du dialogue.
Vers la fin de la séance, nous pensons souvent à une interprétation que
« nous laissons pour demain », par crainte d'un effet trop désorganisant si le pa-
tient n'a pas le temps de l'élaborer dans la séance. Il y a des patients en qui nous
avons suffisamment confiance pour ouvrir un nouveau champ à leur compréhen-
sion, en pensant qu'ils sont capables de poursuivre seuls le travail d'élaboration.
Mais nous tendons peut-être à donner vers la fin de la séance des interpré-
tations plus complètes, qui rendent compte du travail réalisé en séance et
ponctuent un moment du processus.
Nous sommes tous d'accord pour ne pas donner n'importe quelle interpré-
tation à n'importe quel moment du processus. Mais, réciproquement, nous pen-
sons qu'on ne saurait prédire l'ordre dans lequel doivent se donner les interpré-
tations dans un traitement particulier ; par exemple aller progressivement
Le travail mental de l'analyste 235

d'interprétations superficielles à des interprétations plus profondes : le patient


n'apporte pas son matériel en couches superposées, mais suivant les va-et-vient
de la régression et de la progression du processus. De toute façon, le concept de
profondeur de l'interprétation est ambigu. Le profond est-il équivalent à ce qui
est le plus archaïque ? ou cela veut-il dire ce qui à un moment déterminé est le
plus éloigné de la conscience ? Nous pensons qu'il n'y a pas d'interprétation pro-
fonde si l'analysé ne la reconnaît pas comme quelque chose qui lui est propre.
Seule l'empathie de l'analyste, acquise et affinée par toute son expérience précé-
dente, lui donne cette sensibilité qui lui permet de décider si le patient peut effec-
tivement recevoir telle interprétation. C'est peut-être trop évident pour que nous
insistions : ce n'est pas à l'inconscient que nous nous adressons, ni au sujet de
l'inconscient, mais au patient dans la mesure où il peut prendre conscience de
lui-même. L'inconscient n'a pas d'oreille. C'est seulement par l'intermédiaire de
la parole et du processus secondaire du patient que nous pouvons l'aider à ap-
procher de ses processus primaires, et de son inconscient.
L'élaboration qui conduit à l'interprétation ne se donne pas en général dans
l'esprit de l'analyste comme délibération explicite, mais de façon spontanée,
excepté dans les cas où l'analyste a une hésitation : puis-je dire ça ? Cette hésitation
est le signe d'une difficulté dans le champ ou d'un trébuchement dans le processus,
qui invitentl'analyste à un « second regard » (Baranger et al., 1983) sur le champ et
à une réflexion consciente et raisonnée sur ce qu'il doit faire. Mais en général, ce
processus que l'on pourrait dire de métabolisation se déroule en silence.

Différentes formes d'interprétation

La formule « rendre conscient ce qui est inconscient » pourrait laisser pen-


ser qu'il s'agit d'un processus univoque. Mais l'effet des interprétations adé-
quates suffit à nous montrer que l'interprétation peut viser au moins deux buts
sensiblement différents : par certaines l'analyste cherche à réintégrer un aspect
clivé du patient, cependant que d'autres font irruption dans un système de repré-
sentations tranquillisantes ou d'illusions, et provoquent l'apparition de l'an-
goisse. Les premières réunissent des aspects et des sentiments du patient qui ne
lui sont pas inconnus au sens d'inconscient refoulé. Par exemple, elles établissent
un rapport entre une expérience de l'enfance (que le patient a racontée) et un
événement de la vie actuelle. Leur effet est en général de soulagement et même de
plaisir de la découverte et de la compréhension. Les autres, qui ouvrent l'accès à
l'inconscient, provoquent inquiétude et angoisse chez le patient et potentielle-
ment chez l'analyste. C'est alors que l'analyste se sent apprenti sorcier. L'inten-
tion d'irruption et l'intention de synthèse se succèdent dans l'esprit de l'analyste
236 Madeleine Baranger

de façon dialectique. Sans irruption, l'analyse serait idyllique et inopérante. Sans


réunification, elle laisserait l'analysé dans un marasme psychologique.
Il y a une troisième forme d'interprétation, particulièrement importante
pour un certain type de patients (par exemple, les psychosomatiques), qui
consiste à fournir des mots pour désigner des expériences qu'ils n'ont jamais
eues. Dans ce type d'interprétation l'analyste procède per via di porre et plus seu-
lement per via di levare, comme l'indiquait Freud à propos des névrosés (1904).

Le langage de l'interprétation

Une partie importante du travail mental de l'analyste pour arriver à une inter-
prétation est le choix d'une formulation adéquate pour que ce patient la com-
prenne en ce moment. La première difficulté est la polysémie universelle du lan-
gage. Mais nous pensons que l'art de l'analyste consiste à transformer cette
difficulté en un instrument. L'analyste ne peut jamais être sûr que le patient va
comprendre ce qu'il lui interprète dans le sens où l'analyste l'entend. L'expérience
montre souvent que le patient reçoit comme interprétation un fragment de
l'énoncé de l'analyste, quelquefois un seul mot, et paraît dévoyer l'intention inter-
prétative de l'analyste. Mais il arrive aussi que cette « mauvaiseécoute » du patient
fasse apparaître à l'analyste quelque chose qui rectifie sa perception et constitue
une ouverture dans le champ. Nous ne pensons pas méconnaître ainsi les mau-
vaises interprétations du patient qui proviennent de sa résistance. En tout cas, ces
dernières signaleraient à l'analyste que son interprétation devait être différemment
centrée ou viser un autre niveau. C'est pour cela que le concept de beaucoup d'ana-
lystes de chercher la plus grande précision possible de l'interprétation nous semble
erroné : une telle précision peut obturer le dialogue analytique au lieu de l'enrichir.
Il n'y aurait rien de plus précis qu'une interprétation en termes abstraits et
théoriques, dans un vocabulaire métapsychologique. Nous savons tous que ces
interprétations peuvent être exactes, mais sont inefficaces.
Au contraire, l'analyste, comme le signale P. Aulagnier (1986), doit se
préoccuper de la « figurabilité » de l'interprétation, c'est-à-dire que ses paroles
puissent évoquer pour le patient des représentations de choses et des affects
concrets. Dans toute analyse s'installent des mots clés, qui ont ce pouvoir d'évo-
cation. Ils sont distincts pour chaque patient, et leur valeur prend racine dans la
propre histoire du patient et dans l'histoire de cette analyse particulière. Le
choix de ce lexique commun du traitement ne se produit pas au hasard, mais
parce que certains mots, outre leur pouvoir évocateur pour le patient, ont pour
l'analyste lui-même un effet de résonance dans sa propre fantasmatique et sa
propre histoire.
Le travail mental de l'analyste 237

La création de ce langage commun est un phénomène qui se produit dans


toutes les analyses, mais qui peut devenir un piège : l'abus d'un langage allusif et
le fait de se limiter à lui peuvent créer, pour l'analyste et pour le patient, l'illu-
sion qu'ils ont une communication et qu'ils parlent de la même chose, alors que
chacun poursuit son thème et qu'ils n'arrivent pas à se rencontrer. L'analyste
doit veiller à ne pas s'enthousiasmer d'un accord supposé et rester attentif à
maintenir la communication ouverte. L'usage d'un lexique allusif commun peut
déboucher sur une répétition stérile.
Cependant, toute répétition n'est pas stérile. Un des problèmes que peut se
poser l'analyste avant d'interpréter est d'avoir déjà donné cette interprétation,
sous une forme ou une autre, à ce patient. Il peut hésiter à la répéter par crainte
que le patient ne la retienne intellectuellement dans sa mémoire sans production
de l'insight recherché. Dans certains cas, en outre, l'insistance d'une interpréta-
tion arrive à produire chez le patient une conviction apparente, et l'insight est
substitué par un endoctrinement. Cependant, l'expérience enseigne qu'il se pro-
duit souvent un effacement de l'interprétation chez le patient ou que celui-ci ne
peut recevoir qu'une partie de l'énoncé.
C'est le propre de la nature même de l'inconscient de se fermer de nouveau
après s'être entrouvert. Nous pensons donc qu'il ne faut pas craindre de répéter
une interprétation, éventuellement sous une forme différente. D'ailleurs, au
cours du processus, les interprétations peuvent se compléter avec de nouvelles
nuances et des approfondissements, grâce à l'apport d'autres éléments concrets.
Nous savons au début d'une analyse que le patient va nous apporter un com-
plexe d'OEdipe. Mais c'est seulement à la fin que nous aurons une vision pleine
de la façon singulière dont ce complexe a pris forme dans la trame de l'histoire
du patient.

Conclusion

L'esprit de l'analyste travaille pour que son interprétation soit un agent de


transformation : il part d'un contexte actuel situé entre deux histoires, celle qu'a
apportée le patient et celle qui se construit au cours du processus. L'analyste re-
cherche le moment de la séance où surgira l'urgence d'interpréter la possibilité
de comprendre un aspect du champ et d'ouvrir la dynamique du processus. Pour
ce faire, il suit le fil conducteur de la fantaisie de base du champ, il tente d'ôter
les obstacles et de permettre, dans le patient, une reconstruction.

Madeleine Baranger
Sevilla 2954
1425 Buenos Aires (Argentine)
238 Madeleine Baranger

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Aulagnier Piera (1979), Les destins du plaisir, Paris, PUF, « Le Fil rouge ».
Aulagnier Piera (1986), Du langage pictural au langage de l'interprète, Un interprète en
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Strachey J. (1969), The nature of the therapeutic action of psychoanalysis, Int. J. Psy-
choanal., L, 2, 275-291.
Les expériences internes de l'analyste
et leurs apports au processus analytique

Théodore J. JACOBS

Dans la continuité du Congrès de cette année, je mettrai l'accent sur mon ex-
périence analytique avec un seul patient. J'essaierai d'illustrer la façon dont un
analyste utilise ses propres expériences au cours de son travail, et de montrer com-
ment certaines pensées, sentiments, fantasmes et sensations corporelles que j'ai
découverts au cours de la séance dont je vais parler ont surgi grâce aux communi-
cations inconscientes de mon patient, ont éclairé certaines de mes résistances et ont
décidé de la forme et du contenu de mes interventions. Je crois que l'utilisation de
mes expériences internes a été un élément essentiel dans ma compréhension de ce
qui s'est passé pendant cette séance particulière, et dans ma capacité à aider mon
patient à franchir un obstacle. Je rapporterai ici tout ce que j'ai noté. Je mé sou-
viens du phénomène qui a surgi à mon esprit au cours de la séance et de la manière
dont j'ai utilisé ce qui en est sorti. Sans doute, à l'exposé d'un matériel aussi per-
sonnel, vous retrouverez-vousdans la peau d'un enfant de 10 ans à qui on a imposé
la lecture d'un ouvrage sur les ours polaires de l'Antarctique et qui, en classe, doit
en faire le compte rendu. Il ne peut en dire long :
— John, avez-vous lu ce livre ?, demande le professeur
— Oui madame.
— Bien. Est-ce que vous l'avez aimé ?
— Non madame.
— Et pourquoi donc ?
— Ce livre m'en dit plus long sur les ours de l'Antarctique que ce qui m'in-
téresse.
Au cours de cet exposé, je crains de vous en dire plus long à mon sujet que
ce qui vous intéresse ; mais de cette manière j'espère vous apporter un regard à
travers lequel vous pourrez mesurer l'apport du processus mental de l'analyste
Rev. franc. Psychanal, 1/1993
240 Théodore J. Jacobs

au cours d'une séance particulière. J'espère également illustrer la façon d'envisa-


ger les aspects interactifs de la situation analytique sur lesquels on se penche de-
puis quelques années, et qui ont élargi notre champ d'action. En résumé, ce
point de vue met l'accent sur les idées suivantes : que le processus analytique im-
plique inévitablement l'interaction de deux psychologies ; que les expériences in-
ternes de l'analyste apportent souvent une ouverture sur la compréhension des
expériences internes du patient et que les progrès accomplis au cours de la cure
sont souvent liés au travail sur les résistances, celles de l'analyste comme celles
du patient. Et dans ce processus de surmonter ses propres résistances, l'utilisa-
tion que fait l'analyste de ses expériences personnelles, telles qu'elles surgissent
spontanément au cours de la séance, joue un rôle essentiel.

Il est 7 h 55 un lundi matin. Je me trouve dans mon nouveau cabinet où j'ai


emménagé pendant le week-end, attendant M. V... C'est un célibataire de
38 ans, avocat, beau, mince et raffiné, la quintessence même du jeune cadre. Il
est en analyse depuis environ dix-huit mois parce qu'il déteste son travail, qu'il
n'a pas obtenu la reconnaissance professionnelle et financière dont il rêve, qu'il
n'a pas d'amis, qu'il fuit sa famille et ne parvient pas à demander en mariage la
femme avec laquelle il vit depuis deux ans. Il parle fréquemment de lui-même
comme d'une sorte d'imposteur, quelqu'un qui donne l'impression d'être plus
fiable qu'il n'est en réalité. Il est terrifié à l'idée que l'on découvre ses manques
et, de mon côté, je ne suis pas enclin à lui faire confiance. Mais j'ai conscience
que M. V... a besoin de se reconnaître comme charlatan et je me demande s'il ne
m'a pas induit à partager l'opinion qu'il a de lui-même.
Il y a quelque chose de menaçant chez M. V... Il m'arrive parfois, alors qu'il
est sur le divan, de le comparer à un personnage de Pinter, cette sorte d'individu
qui paraît assez inoffensif et qui, sous une apparence affable, cache une propen-
sion à la violence. M. V... est le seul, parmi mes patients, qui, en attendant la
séance, reste debout, à quelques centimètres de la porte de mon cabinet. Lorsque
j'ouvre celle-ci, il se précipite dans la pièce en me bousculant, tels ces acheteurs
qui se ruent sur les soldes.
Enfant, M. V..., s'est senti mis à l'écart à cause de l'indifférence de son frère
aîné et l'égoïsme de ses parents, et j'ai pu interpréter son comportement dans
mon cabinet comme un effort pour revendiquer ses droits et sa place sur mon
divan et dans ma vie. M. V... a bien voulu accepter cette interprétation, mais il
n'en a pas modifié son comportement pour autant. Il s'obstine à rester debout à
la porte, ce qui me perturbe car j'ai l'impression qu'il envahit mon espace.
Aujourd'hui, je me sens plus tendu que d'habitude en attendant M. V... Je
sais qu'il va critiquer mon nouveau cabinet et j'appréhende son jugement.
Les expériences internes de l'analyste 241

M. V... attache une grande importance aux apparences et je sais qu'il devient
caustique lorsqu'il n'aime pas l'environnement où il se trouve. Mon anxiété tra-
hit également ma déception personnelle devant le cabinet que j'ai loué : bien
qu'il soit situé dans un bel immeuble, dans un quartier à la mode, à l'est de
Manhattan, je ne le trouve pas très sympathique. Dans cet immense quartier qui
ne m'est pas familier, mon cabinet me semble assez minable et moche. En fait, je
suis conscient de l'état de ma nouvelle installation et je m'en veux de ne m'en
apercevoir que maintenant et d'avoir investi dans un mobilier neuf.
M. V... sonne. Il est toujours à l'heure, à la seconde près, et est très fier de
sa ponctualité. Parfois, il me fait penser à une sorte de sergent-major tiré à
quatre épingles, poli, tenace, exigeant et perfectionniste. Comme je l'entends ar-
river, je dispose une serviette en papier sur l'oreiller et prends quelques secondes
pour le faire. En même temps, l'image d'un écrivain avec lequel j'ai fait mes
études me traverse. Une fois, cet homme a avoué qu'il avait un rituel journalier :
avant d'être capable de se mettre à sa table, et comme pour éviter cette tâche, il
taille consciencieusement une demi-douzaine de crayons, un par un. Je réalise
que cette pensée m'est venue parce que je retarde le moment d'aller ouvrir à
M. V... Lorsque j'y vais, j'ai à peu près dix secondes de retard.
M. V... me fait un bref signe de tête et entre rapidement dans la pièce. Il se
dirige vers le divan, déboutonne sa veste et s'allonge. Ses chaussures sont soi-
gneusement cirées et je remarque son costume élégant, très anglais et visiblement
bien coupé. Je jette un coup d'oeil à mon propre costume qui n'a rien de com-
parable, une veste et un pantalon sans élégance et sans goût. Le nom de Bar-
neys me vient à la tête : c'est un grand magasin de New York qui est devenu très
à la mode, le fin du fin, qui a débuté il y a quelques années dans le discount. A
ses débuts, lorsqu'il faisait de la publicité à la radio, Barneys se présentait
comme un magasin tout simple dont la marchandise était suspendue sur des
porte-manteaux sans présentation particulière. Je ressens alors un sentiment de
chagrin et il me vient à l'idée que pendant toutes ces années, j'ai été un habitué
des magasins bon marché, un homme de prêt-à-porter qui n'a pas surmonté la
mentalité des débuts de Barneys et qui n'a rien fait pour accéder à l'univers
exceptionnel du sur-mesure. Par contraste, à la fois mon père et mon analyste
étaient tous deux comme M. V... c'est-à-dire que tous deux aspiraient à une cer-
taine élégance et portaient du sur-mesure.
Je me souviens alors des interprétations de mon analyste à propos de mon
absence de compétitivité. Il avait mis l'accent sur le fait que j'évitais tout conflit
avec les autres hommes en me refusant à toute compétition. Maintenant, en re-
pensant à mon analyste, un homme de grande taille qui en imposait, je revis mo-
mentanément l'anxiété que j'éprouvais pendant mon analyse à l'idée que si je le
mettais trop directement en question, il pourrait retourner sa colère contre moi.
242 Théodore J. Jacobs

Mais revenons à M. V... que je regarde. Il est allongé sur le divan, silen-
cieux, et il inspecte la pièce. Ses mains glissent doucement sur les poches de sa
veste, comme pour en effacer les plis. Une phrase que j'ai déjà entendue quelque
part me revient en tête :
« A l'air britannique, pense yiddish. » Je réalise que cette pensée fugace,
d'une part anticipe la critique de M. V... et, d'autre part, est l'expression de ma
compétitivité et de mon envie devant son luxe vestimentaire. C'est aussi la
preuve que je sais que M. V... ne veut pas que l'on sache qu'il est juif.
Je réfléchis sur notre interaction et je réalise que mon transfert a beaucoup à
voir avec ma relation avec mon père et d'autres figures masculines. Devant la peur
que me causait la perspective d'un heurt avec eux, j'évitais le conflit et, afin de sau-
vegarder ma paix, je les laissais gagner, je ne me mesurais pas à eux et je cherchais à
dissimuler mes sentiments de rivalité et de concurrence. C'est, je crois, ce qui est ar-
rivé avec M. V... Il contrôlait la peur qu'il avait de moi en la niant et en devenant
l'agresseur. Je contrôlais ma propre peur de lui en réprimant ma rivalité et mon
agressivité et en vivant très consciemment mon appréhension. Je réalise cependant
que mes sentiments d'agressivité commencèrent à s'atténuer dès que surgit en moi
ce type de réflexion. Je me souviens d'avoir eu besoin de prendre conscience de ma
réaction au moment où il me fallut me rappeler ma vieille propension à éviter tout
conflit avec l'homme en général. Alors, une image de mon père me revient en mé-
moire : je le revois au téléphone, furieux contre un vendeur inefficace, et lui raccro-
chant au nez. Ce souvenir déclenche en moi la même anxiété que celle que je ressen-
tais lorsque, étant enfant, couché dans mon lit, j'entendais les colères de mon père.
Je me souviens que, grâce à mon analyse, j'ai quasiment pu surmonter la peur que
j'avais de lui. Je me rends compte que cette pensée m'autorise à traiter avec M. V...,
quels que soient les sentiments qu'il provoque en moi.
M. V... a terminé l'inspection silencieuse de mon cabinet.
« Vous n'êtes rien si vous n'êtes pas cohérent, dit-il. C'est surprenant. Votre
décoratrice a refait la même chose, elle a reproduit fidèlement votre ancien cabinet
jusque dans les détails les plus moches. » Il s'arrête, puis reprend : « N'y a-t-il pas
un philosophe qui a dit que la cohérence est l'apanage des esprits médiocres ? » Un
sentiment momentané de triomphe me traverse : M. V... se trompe, je crois me
souvenir que c'est une citation d'Emerson, très exactement, « Celui qui ne change
jamais d'avis est un esprit médiocre. » Je suis sur le point de le lui dire, mais je sais
que si je rectifie, je passerai pour un poseur et que j'agirai comme quelqu'un qui est
sur la défensive. Je m'abstiens donc de tout commentaire.
M. V... est passé à un autre sujet. Je guette le lien avec ses commentairesdu
début. Il me décrit un événement survenu quelques jours auparavant. Il était in-
vité à dîner chez M. K..., un de ses amis d'enfance qui, au fil des ans, s'est lié très
étroitement avec le frère aîné de M. V... En fait, M. K... les avait invités tous les
Les expériences internes de l'analyste 243

deux, son frère et lui, mais le frère s'était récusé parce qu'il recevait lui-même des
amis ce soir-là, dans l'appartement très chic qu'il venait d'acheter.
Mon patient me dit qu'il n'aime pas beaucoup M. K..., qu'il n'a pas de réel
intérêt à dîner avec lui mais qu'il a accepté l'invitation à la fois à cause d'un cu-
rieux sentiment de loyauté envers son frère et un sentiment irrationnel de culpa-
bilité à l'idée de tourner le dos à un ami d'autrefois.
« C'est un instable, dit M. V..., un minable qui s'est enrichi avec une chaîne de
magasins, qui a des idées fantaisistes et a emménagé Park Avenue. Je ne sais vrai-
ment pas ce que mon frère lui trouve. Ils sont de la même race ; tous deux ont de la
chance, se sont enrichis et pensent qu'ils sont au-dessus du commun des mortels. »
Tout en l'écoutant, je me sens nerveux. Je remarque que mon pouls s'accé-
lère et que mes muscles abdominaux sont tendus. Je prends conscience que je me
suis légèrement détourné de M. V... et que je lutte contre un sentiment que je ne
peux complètement contrôler. Il me vient à l'esprit que je suis indirectement cri-
tiqué et que les propos désobligeants de M. V... à propos de son ami s'adressent
également à moi.
Il me revient alors en tête ce qui est arrivé au cours d'une séance quelques mois
auparavant. M. V... avait parlé de son désir de s'installer dans l'East Side où son
frère venait d'acheter un appartement, et de son sentiment de frustration car il n'en
avait pas les moyens. Ce souvenir me fait toucher du doigt la jalousie cachée dans
la remarque de M. V... En partie parce que je comprends maintenant que c'est
l'exacte vérité et en partie parce que, intuitivement et à travers mes sensations cor-
porelles, je pressensque les sentimentsde M. V... vis-à-vis de son ami K... sont en
train de se déplacer sur moi, qui vient de déménager. J'attire l'attention de mon pa-
tient sur ce point et lui fais remarquer que M. K... n'est pas la seule personne qui a
déménagé à East Side. Je lui rappelle alors qu'il souhaiterait en faire autant et que
son frère s'est récemment acheté un appartement très cher, non loin de mon cabi-
net. Je suggère que mon emménagementdans ce même quartier l'a sans doute pro-
fondément perturbé et que cela transparaît dans son jugement sur M. K...
M. V... me répond par une niaiserie :
« Le nouveau riche, le nouveau riche, que pouvons-nous faire avec un nou-
veau riche ? Pourquoi s'accrocher, Monsieur, ce sont tous des salauds ! » .
Pendant que je l'écoute, mon estomac se contracte, mon pouls s'accélère et je
réalise que, bien que sa chansonnette m'amuse, j'ai perçu l'agressivité qu'elle
contient. Je fais remarquer à M. V... ce que son propos contient et je lui dis qu'il est
sans doute aussi jaloux de moi qu'il l'est de M. K... et de son frère puisque j'ai moi
.
aussi les moyens d'habiter East Side, alors que lui ne les a pas. J'ajoute que la jalou-
sie est sans doute une expérience douloureuse, en lui faisant remarquer que ce qu'il
ressent n'est pas nouveau, qu'il en veut aux autres et qu'il les critique.
M. V... répond à mon intervention par un souvenir remontant à son adoles-
244 Théodore J. Jacobs

cence : il se souvient d'avoir été jaloux de l'élégance vestimentaire de son frère à


qui il avait voulu emprunter un vêtement. Son frère avait non seulement refusé,
mais il l'avait humilié en se moquant de son physique. M. V... se souvient de
s'être juré de ne plus jamais se mettre dans une telle situation.
Tout en écoutant M. V... je me fais une idée du frère : dur, mesquin et désa-
gréable, et j'en veux à cette brute. Puis soudain, je me souviens de certains épi-
sodes de mon enfance où j'ai moi-même été brutal. Des bandes de jeunes Irlan-
dais traînaient dans le quartier où j'habitais, coinçaient tous les enfants juifs
qu'ils rencontraient, volaient leurs affaires et souvent les battaient. Je haïssais ces
brutalités. Je réalise alors que j'associe le frère de M. V... à eux et je me rends
compte qu'il est dangereux de considérer que mon patient est une victime.
Mon patient poursuit ses critiques à propos de M. K... Ce qu'il ne peut spécia-
lement supporter chez lui, c'est sa récente conversion : il est tout à coup devenu
pieux, sans doute sous l'influence du frère de M. V..., qui l'est devenu lui aussi quel-
ques années auparavant. Chez tous les deux, c'est de la frime. Ce ne sont que des
dandys qui veulent en mettre plein la vue. A l'école juive, ils ne faisaient rien d'autre
que de se cracher à la figure. Maintenant, ce sont des piliers de synagogue, des gens
haut placés qui ont même leur nom sur des plaques à l'intérieur du sanctuaire.
Vendredi soir, les K... ont dit les prières et ont allumé les bougies du schab-
bat. Une vraie farce. Si vous saviez le bougeoir qu'il a, une antiquité digne des
Macchabées qui doit valoir dix briques. En fait, son appartement est rempli
d'objets religieux dont il fait collection, des châles de prière, des rehures de la
Torah, des étoiles de David, et ces petites choses que l'on met sur le montant des
portes. L'appartement ressemble à une succursale du Musée juif.
Alors que M. V... parle, des souvenirs apparemment sans liens surgissent en
moi : je me souviens d'un incident embarrassant survenu au cours de ma pratique
quelques années auparavant. Un matin d'hiver, je m'étais levé particulièrement tôt
pour recevoir un patient. Afin de ne pas réveiller ma femme, je m'étais habillé dans
une semi-obscurité, et, ce faisant, j'avais commis une erreur. De ma penderie,
j'avais sorti non pas la veste et le pantalon d'un même costume gris, mais la veste
d'un costume et le pantalon d'un autre, dont la couleur était presque similaire mais
le modèle différent. Au cours de sa séance, mon patient se plaignit beaucoup de moi,
me disant que j'étais minable, que je n'étais pas dans le coup. J'étais loin de la vérité.
Ce jour-là,j'avais la tête ailleurs et je me sentais bizarre. Ce ne fut que plus tard, au
petit-déjeuner, que ma femme et mes enfants m'accueillirent avec de grands éclats
de rire et que je compris l'erreur que j'avais commise. Je compris également que
mon accoutrement avait eu une répercussion sur les associations de mon patient.
Immédiatement après ce souvenir, l'image du Dr Charles Fischer me tra-
versa. C'était un de mes anciens superviseurs, un précurseur dans le domaine de
la perception subliminale et dont les travaux avaient stimulé mon intérêt sur la
Les expériences internes de l'analyste 245

question. Puis, un autre souvenir émergea : je me souvins de l'appartement de


mes grands-parents, un petit studio situé dans un quartier misérable de la ville.
Voilà quelque quarante ans que je n'avais pas pensé à cet endroit et je revoyais
la porte d'entrée sur laquelle était fixé un mezuzah1, ce petit symbole que les juifs
religieux affichent pour marquer leur présence. Une autre image s'imposa alors
à moi, celle du mezuzah qui est fixé sur la porte de mon cabinet, et que j'avais
remarqué lorsque j'avais visité mon cabinet pour la première fois. Il m'était alors
venu très fugacement l'idée que le local avait été habité par des juifs pratiquants.
Puis j'avais complètement oublié ce détail.
Alors que je réfléchis et me questionne à propos de ces souvenirs, il me vient
soudain une explication : M. V... a vu le mezuzah sur ma porte, il en a enregistré
l'image qu'il a oubliée, et grâce à ses associations sur les objets religieux de son
ami K... (y compris la référence précise à un mezuzah), il a fait allusion à celui
qui est sur ma porte.
Guidé par ce que je pressens être la vérité, je demande à M. V... s'il a remar-
qué quelque chose sur la porte de mon cabinet. Il garde le silence pendant quel-
ques minutes.
« Vous avez quelque chose en tête, me dit-il, mais je ne sais pas quoi. »
Je ne réagis pas et M. V... redevient silencieux. Puis il finit par parler :
« Attendez une minute, me dit-il. N'auriez-vous pas sur votre porte un de
ces objets juifs ? Il me semble que oui... Mon oeil a bien capté quelque chose,
mais je n'ai pas vraiment fait attention (il rit). Alors, est-ce pour ça que je vous
en parle ? Vous devriez me le dire. Je n'en sais rien, mais je sais que cette façon
de s'exhiber en tant que juif, c'est de la frime et de la prétention. M. K... est un
frimeur complet. J'espère que vous n'êtes pas comme ça et je serais très perturbé
si je savais que vous aviez cet objet sur votre porte. Je vous classerais dans la
même catégorie de gens. Mais non. Même si c'est ça, je parierais que ce n'est pas
vous qui l'avez mis. Ce serait sans doute le précédent locataire. »
Je me souviens alors de ce que m'avait dit M. V... lors d'une précédente
séance, mais dont il n'a plus fait mention, à savoir que dans son milieu profes-
sionnel il essaie de cacher qu'il est juif. Sans qu'il en soit vraiment conscient, il
essaie de se faire passer pour protestant car nombre de ses associés le sont. En
fait, pendant ses années de collège, M. V... allait régulièrement au Temple et
passait pour protestant.
Je sais que le besoin de renier sa judéité est important pour lui, mais je n'en
comprends pas très bien les raisons, pas plus que je ne comprends ce qu'im-

1. Terme hébreu qui désigne une feuille de parchemin que l'on enroule dans un petit cylindre en
bronze, et sur laquelle sont inscrits certains versets de la Torah. Lesjuifs religieuxfixent le mezuzah sur le
montant de leurs portes afin d'être protégés contre les mauvaises influences.
246 Théodore J. Jacobs

plique pour lui le fait que je sois juif, moi aussi. Il est évident que l'idée que je
sois juif pratiquant le perturbe. Pourquoi ? Je réalise alors que, pour une raison
quelconque, la question de notre commune judéité n'a jamais été abordée. Il est
évident que c'est un sujet important qui est resté jusqu'alors dans l'ombre et que
nous avons traité par le silence. Est-ce uniquement parce que M. V... l'a évité ?
Je me le demande. Ce sujet est-il si sensible qu'il n'arrive pas à vaincre sa résis-
tance particulièrement farouche, ou bien est-ce que nous l'évitons tous les deux
en nous abritant derrière une « conspirationdu silence » ? Alors que je me ques-
tionne, un souvenir de mon adolescence resurgit.
J'avais à peu près 16 ans et je voulais devenir speaker à la radio. Souvent,
pendant la nuit, j'écoutais des enregistrements d'émissions commerciales et,
dans mon imagination, je me voyais déjà devenir une personnalité de la radio.
Mais je me demandais si mon nom de Jacobs ne jouerait pas contre moi et ma
carrière dans le milieu conformiste et protestant de la radio. Je pensais donc
qu'il serait souhaitable de changer de nom et je me souviens d'avoir choisi celui
de Ted Jordan. « Ici, Ted Jordan de la CBS. »
Je réalise alors avec dépit que derrière mon incapacité à amener mon pa-
tient à s'exprimer sur sa judéité se cache mon propre conflit, longtemps enfoui
mais réactivé par mon travail avec M. V... sur ce problème précis. Deux images
s'imposent alors à moi, successivement : une scène de la Bar Mitzvah d'une de
mes filles et le titre d'un livre, enregistré sur cassette, que j'ai écoutée le mois der-
nier, une Histoire des Juifs, de Howard Fast. Il me vient à l'idée que mon travail
avec M. V... peut non seulement avoir provoqué la résurgence de mes conflits
anciens, mais qu'il les a réactivés. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ces
souvenirs de mon adolescence ont resurgi à ce moment-là, et non avant. Je sais
que, vrais ou non, ces souvenirs sont revenus à cause de la culpabilité que je res-
sens devant mes fantasmes d'adolescent et qu'ils ont détourné mon attention de
M. V... Je pense que les problèmes de contre-transfert sont ici à l'oeuvre dans
mes extrapolations personnelles et je me promets d'y réfléchir après la séance.
Maintenant,je refocalise mon attention sur M. V... et sur ce qu'il me dit.
Il continue à parler de sa soirée chez ses amis K... Leur bébé, un garçon,
s'est réveillé pendant la soirée et a eu besoin d'être changé. M. V... a donc été in-
vité à venir voir le bébé dans sa chambre et il a assisté aux soins que lui a donnés
sa mère. Il a trouvé qu'elle était insensible ; elle paraissait irritée et maniait l'en-
fant brutalement. Et alors qu'elle se hâtait de le changer, elle l'avait piqué avec
une épingle. Ce spectacle avait incommodé M. V...
Pendant qu'il me décrit cette scène, M. V... dont le bras droit reposait sur le
côté lève sa main droite et commence à se palper le ventre. Puis il triture sa boucle
de ceinture autour de laquelle il enroule ses doigts et tire dessus. En le regardant
faire, je me surprend à faire le même geste. Je suis, moi aussi, en train de poser ma
Les expériences internes de l'analyste 247

main droite à ma taille et, sans que j'en ai eu conscience, j'ai passé un pouce der-
rière ma ceinture. Je réalise alors ce que j'ai fait et m'étonne. Cela m'évoque deux
nageurs ayant atteint l'art de la synchronisation et de l'harmonie complète et qui se
regardent l'un l'autre. Une autre image surgit : je vois M. V... encorejeune enfant,
allongé sur une table, le ventre entouré de bandes velpeau bien serrées. Immédiate-
ment, je réalise que c'est un épisode qui appartient à l'histoire de mon patient.
M. V... est né avec une paroi abdominale très mince, ce qui a provoqué chez
lui une hernie ombilicale. On s'en est aperçu alors qu'il avait environ 2 ans et demi
ou 3 ans, et pour le soigner on lui comprimaitétroitement le ventre avec des bandes
velpeau que l'on changeait tous les jours. Ces soins étaient extrêmement doulou-
reux et l'enfant les redoutait. Son état et le traitement avaient énormément accru
l'angoisse de castration de l'enfant et lui avaient donné une image de son corps
endommagée et vulnérable, et la peur constante des blessures physiques.
Je comprends alors que l'image de M. V... enfant qui a surgi en moi et les
gestes inconscients que j'ai eus en même temps que lui étaient le résultat des as-
sociations avec la scène du bébé que l'on avait changé. De son côté, M. V...
avait établi la même relation lorsqu'il s'était touché le ventre et qu'il avait tiré
sur sa boucle de ceinture. Il s'était souvenu de son traumatisme physique.
Alors, un autre souvenir resurgit : je me revois à l'âge de 8 ans en train de
saigner abondamment du nez. Je viens de recevoir une balle de base-bail qui m'a
été lancée alors que j'étais distrait. J'ai un tremblement involontaire à ce souve-
nir et je réalise que le traumatisme d'enfance de M. V... est lié, dans ma mé-
moire, à un traumatisme personnel. Je réalise que, par un effet de miroir, j'ai in-
consciemment fait resurgir ce souvenir qui est en résonance avec M. V...
Comme il est clair que mon patient n'a aucune idée de la cause qui a déclen-
ché son angoisse pendant qu'on changeait le bébé, je lui fais remarquer à la fois
le lien avec son expérience de la douleur et la façon dont, sans qu'il l'exprime
verbalement, il a établi ce lien. Il me répond avec un souvenir concernant un
autre événement qui s'est passé chez les K..., la circoncision du bébé qui a été,
pour lui, une expérience très perturbante. Il me décrit avec fébrilité l'horreur et
le dégoût qu'il avait ressentis à l'idée qu'on puisse ainsi brutaliser un bébé au
nom d'une coutume aussi barbare qu'inutile. Une pratique absurde, un de ces ri-
tuels auxquels les Juifs s'accrochent aveuglément. C'est à cause de stupidités de
ce genre que les Juifs ont mauvaise réputation.
Après une pause, M. V... poursuit son discours. Il s'interroge à mon sujet ;
il aimerait savoir si j'ai un fils et si je l'ai fait circoncire. Aujourd'hui, il pense que
oui, mais il arrive qu'il n'en soit pas certain. Il serait horriblement perturbé s'il
apprenait que j'avais cédé à ce genre de coutume archaïque et que je suis un Juif
attaché à la tradition.
Pendant que je l'écoute, j'ai l'impression que quelque chose se passe, mais je
248 Théodore J. Jacobs

ne sais pas très bien quoi. J'entends quelque chose que j'ai déjà entendu, comme
un disque : la critique de mon cabinet, l'attaque à propos de M. K... ; la scène
du bébé, la ceinture et l'abdomen. Puis je revois le mezuzah sur ma porte d'en-
trée et je me souviens d'une ciconcision à laquelle j'ai assisté l'année précédente.
Je regarde M. V... dans son costume anglais. Il a décidément l'air protestant. A
la vue de ses mains soignées, je pense que je n'ai pas souvent rencontré de Juifs
avec des mains manucurées et j'imagine M. V... à un déjeuner d'affaires, se fai-
sant aisément passer pour un chrétien ; à cette image succède celle d'un enfant
apeuré, allongé sur une table, à qui on va changer ses bandages.
Soudain, je me surprends en train de parler. Je me remémore le flot d'associa-
tions de M. V... et lui rappelle que la séance a commencé lorsqu'il est arrivé dans
mon nouveau cabinet et lorsqu'il a vu le mezuzah sur ma porte. Pendant cette
heure, il a critiqué mon cabinet, puis M. K... et sa collection. Il s'est ensuite sou-
venu du bébé dont on avait changé les langes, ce qui l'a mené à se rappeler sa cir-
concision, et c'est à ce moment précis qu'il a fait une association — non verbale —
avec sa hernie. Je dis à M. V... que je pense que ces éléments ont un lien et, alors que
je suis sur le point de lui proposer une interprétation, il m'interrompt. Il parle rapi-
dement, comme s'il avait besoin de s'exprimer avant que je ne le fasse moi-même.
« Je sais ce que vous allez me dire, me dit-il. Je vois ça. Vous allez me dire que
je suis irrité parce que vous avez déménagé dans un quartier chic et que j'ai peur
que vous ripostiez à ma critique contre votre beau cabinet. Vous pensez que j'ai en-
core plus peur parce que le symbole religieux qui se trouve sur votre porte m'a
donné l'idée que vous pourriez être un juif pratiquant. Naturellement, nous savons
ce que les juifs pratiquants font aux petits garçons ; ce sont tous des salopards à
barbe et chapeau mou qui enlèvent les pénis et donnent des hernies aux enfants. »
En écoutant M. V... interpréterses associations,je suis impressionné par la ra-
pidité de sa perception et son aptitude à lier les choses. En dépit d'une certaine ai-
sance et le besoin de m'attribuer ses formulations, M. V... parle avec conviction et
j'ai l'impression qu'il a compris quelque chose d'important. Il est arrivé à avoir un
insight à propos de la peur qu'il éprouve vis-à-vis de moi, qu'il voit comme un
éventuel castrateur, et sur les racines, remontant à l'enfance, de son sentiment anti-
juif. Il est clair que cette attitude est liée à sa hernie, à sa peur de la blessure phy-
sique et au lien inconscient qu'il a établi entre circoncision et castration.
En dépit de l'ouverture dont mon patient fait montre, je sens que je dois me
taire. C'est comme si j'avais été occulté et que ma voix avait été dérobée par
quelqu'un qui a besoin de contrôler tous les rouages de sa pièce. Je suis ennuyé
et je revois M. V... entrer chez moi et critiquer mon nouveau cabinet. Puis,
l'image de Vince Lombardi, le célèbre footballeur, me traverse, et je me souviens
de sa phrase familière « la meilleure défense est une solide offense ». Je garde le
silence pendant une minute, en essayant de lier ce que je viens de vivre et lorsque
Les expériences internes de l'analyste 249

je me sens plus calme, je dis « Vous avez raison, vous saviez ce que j'allais vous
dire et vous avez anticipé mon interprétation. Mais je me demande s'il n'est pas
plus important que vous fassiez vous-même cette interprétation. Vous pourriez
ainsi contrôler ce qui se passe. Autrement dit, c'est comme si vous pouviez rede-
venir l'enfant apeuré que vous étiez, allongé sur une table, le ventre découvert,
face à l'adulte que je suis qui pourrait vous faire mal. »
Pendant un moment, M. V... reste silencieux. Il s'est légèrement tourné vers
la droite, comme pour s'éloigner de moi. Puis il dit : « Pendant que vous parliez,
l'image d'un avion m'est venue ; un avion de combat israélien. En fait, je ne suis
pas pro-israélien. Pour ma part, je pense que ce sont des brutes qui ont la gâ-
chette facile, mais ce que j'admire chez eux, c'est leur sens de la tactique mili-
taire : ils savent à quel moment attaquer. Il n'y a probablement dans le monde
aucune force aérienne qui parvienne à égaler la leur. »
La séance s'achevait. M. V... se lève, reboutonne sa veste et ajuste sa cra-
vate. Il se dirige vers la porte, s'arrête et me regarde : « A propos, félicitations
pour votre nouveau cadre, me dit-il, et félicitez pour moi votre décoratrice. Elle
a fait un superbe travail car la pièce est le reflet exact de votre personnalité. »
Je vous laisse juge d'apprécier si c'est là un exemple de ce qu'on peut appe-
ler une bonne séance ou non. En ce qui me concerne, elle a été fort instructive.
A l'époque où elle s'est passée, je commençais à m'intéresser aux expériences
subjectives de l'analyste et à la manière dont elles pouvaient contribuer au pro-
cessus analytique. C'est grâce à des séances comme celle dont je viens de vous
parler que j'ai appris que les expériences de l'analyste, au cours de sa pratique,
fournissent des données non seulement riches et complexes, mais qu'elles com-
plètent celles du patient.
Il est certain que nos réactions n'ont pas toutes le même impact ; certaines
sont tout à fait personnelles et idiosyncratiques, et il y a des jours où, fatigués et
préoccupés, nous réagissons d'une manière qui est directement liée à nos pro-
blèmes personnels. Mais il est vrai aussi que lorsque nous savons écouter, et que
nous écoutons bien, les pans de souvenirs qui resurgissent sont des réponses si-
gnificatives qui éclairent ce que nous communiquent nos patients. Ce sont ces
expériences là qui nous ont appris que notre aptitude à comprendre l'autre dé-
pend non seulement de notre écoute du patient, mais également de l'écoute que
nous avons sur nous. Et nous avons appris autre chose, à savoir que parmi les
outils dont l'analyste dispose, il n'y en est pas de plus valable que lui-même.

Traduit de l'américain par Catherine Alicot

Théodore J. Jacobs
70 East, 77 th street-Apt 1G.
New York, NY 10021 (USA)
Critiques de livres

« Freud, une vie »


de Peter Gay1

Thierry BOKANOWSKI

Fruit d'un immense travail, dont l'impressionnante ampleur rend admiratif,


l'importante biographie de Sigmund Freud proposée par Peter Gay et récem-
ment parue dans son édition française pose, du fait des options de son auteur, un
certain nombre de questions quant aux modalités d'écriture de l'histoire de la
psychanalyse. Son auteur, historien de formation, professeur d'histoire à l'Uni-
versité de Yale (Etats-Unis), a publié un précédent ouvrage, remarqué, sur
Freud et l'athéisme2.
Ecrit et conçu à l'évidence pour un large public, Peter Gay aborde cette bio-
graphie en historien qui cherche à se situer hors de tous préjugés, passions et po-
lémiques. Ainsi l'auteur nous convie-t-il à une histoire de l'homme Freud, à
l'histoire du développement de sa pensée et de la place révolutionnaire que
celle-ci a prise dans l'histoire du mouvement des idées, constamment replacées
sur fond d'Histoire, et notamment celle de l'Empire austro-hongrois et de l'Eu-
rope entre les deux moitiés du XIXe et du XXe siècle. De ce point de vue l'entreprise
est une incontestable réussite.
Fondamentalement différente de la biographie de Ernest Jones3 qui reste,
aujourd'hui encore, l'ouvrage de référence en ce qui concerne la vie et l'oeuvre
de Sigmund Freud, le travail de Peter Gay a largement tiré bénéfice de sources
dont le célèbre biographe ne disposait pas, ou ne souhaitait pas faire état, à
l'époque. Parmi celles-ci, on peut rappeler les importantes découvertes révélées

1.Peter Gay, Freud, une vie, trad. de l'anglais par T. Jolas, Paris, Hachette, 1991, 901 p.
2. Peter Gay, Un juifsans Dieu. Freud, l'athéisme et la naissance de la psychanalyse, trad. de l'anglais
par K. Tran, Paris, PUF, 1989.
3. Ernest Jones, La vie et l'oeuvre de SigmundFreud, 3 vol., Paris, PUF, 1958-1969.

Rev.franc. Psychanal., 1/1993


252 Thierry Bokanowski

depuis quelques années par les Archives Freud, les publications des multiples
Correspondances, les témoignages des proches, des familiers et des patients,
ainsi que de très nombreux travaux de psychanalystes ou d'historiens de la
psychanalyse, qui ont permis d'apporter différents éclairages concernant tout
autant Freud lui-même que l'histoire du mouvement psychanalytique. Très do-
cumenté, l'ouvrage de Peter Gay s'appuie sur ces récentes et nombreuses infor-
mations.
Tout au long de son livre, l'auteur va déployer son talent universitaire de
chercheur et d'archiviste pour faire revivre une histoire romanesque où seront
convoqués, autour de la figure centrale de Sigmund Freud, les événements
marquants qui ont façonné sa vie, sa famille, ses amis, les maîtres de sa jeu-
nesse et de sa formation médicale, les témoins de ses premières élaborations
scientifiques, les pionniers de l'époque héroïque de la création de la psychana-
lyse, les disciples et premiers flambeaux de la propagation de la doctrine psy-
chanalytique, les opposants et détracteurs de tous bords, l'intelligentsia de
l'époque, les patients et les figures légendaires empruntées à la mythologie, à
l'histoire et à la littérature... témoignant ainsi d'une pensée qui se déploie sur
plus d'un demi-siècle et vient apporter au monde une conception totalement
révolutionnaire de lui-même.
Cependant, pour un lecteur averti, le récit proposé sera souvent empreint
d'une étrange naïveté dont certains accents ambigus, sinon ambivalents, son-
nent curieusement. En effet, dès la préface de son livre, Peter Gay prévient le
lecteur : pour lui, il ne s'agit pas de faire une hagiographie, ou de rendre
compte du génie de Freud en « idéalisant » ce dernier. Le propos est clair : il
n'est pas question, pour l'auteur, de tomber dans le travers de la subjectivité
qui risque d'entraîner soit des jugements peu fondés qui viennent alimenter les
polémiques, soit, au contraire, des assertions apologétiques de nature quasi re-
ligieuse. « Je n'ai cherché ni à flatter, ni à dénoncer, mais à comprendre. Dans
le texte même je n'entre dans aucune controverse », écrit-il (p. XXV). Historien
désirant se placer dans la stricte perspective d'un « biographe-chroniqueur »
soucieux de s'élever au-dessus du climat passionnel qui entoure Freud et la
psychanalyse, Peter Gay opte pour une solution apparemment raisonnable : la
chronique d'une vie, celle de Freud, et le récit d'une histoire, celle du dévelop-
pement de la psychanalyse et du mouvement psychanalytique... le tout sur
fond d'histoire et de « vérité historique ».
Se situant en « biographe » stimulé, et fasciné, par le « biographe » Freud et
le « travail biographique » que Freud opérait à son propre sujet, notamment par
le biais de sa Correspondance tout au long de sa vie, l'auteur prend le parti d'en-
tendre et de traduire les propos que Freud tient sur lui-même au jour le jour, et
au fil du temps, comme des morceaux de vérité psychologique et historique
« Freud, une vie » 253

bruts, incontestables, qui, en eux-mêmes, ne pourraient être sujets à interpréta-


tion ou réévaluation. Ceci tient pour l'essentiel au fait que Peter Gay s'abstient
délibérément de toute mise en perspective de l'aspect psychologique et complexe
de son héros, c'est-à-dire des différents aspects singuliers, et apparemment
contradictoires, qui évoluent au gré d'une vie dont la richesse intérieure vient
constamment alimenter l'organisation et le déploiement d'une pensée créatrice
en constant mouvement.
Tandis que Peter Gay entend ne rien traiter des jugements que Freud porte
sur lui-même comme « parole d'Evangile », un certain nombre de remarques
qu'il formule dès sa préface donnent à penser que l'auteur tombe, paradoxale-
ment, dans le piège qu'il cherche à dénoncer.
« Une chose est d'accorder l'attention voulue aux jugements que Freud
porte sur lui-même — et c'est le moins que puisse faire un biographe conscien-
cieux —, et une toute autre de traiter ce qu'il dit comme parole d'Evangile »,
écrit Peter Gray. « Ainsi qu'il apparaîtra à maintes reprises dans ces pages,
Freud n'est pas très bon juge lorsqu'il s'agit de lui » (p. XXI). Pour étayer son
propos, l'auteur s'appuie sur la célèbre lettre que Freud écrit à Fliess le 1er fé-
vrier 1900. Dans celle-ci Freud déclare qu'il n'est « ni un véritable homme de
science, ni un observateur, ni un expérimentateur, ni un penseur », mais que
par tempérament il est un conquistador, un « explorateur (...) avec toute la
curiosité, l'audace et la ténacité qui caractérisent cette sorte d'homme ». Com-
mentant ces propos, Peter Gay écrit : « Ce type de déclaration, comme d'au-
tres de même teneur, sont plutôt propres à dérouter ceux qui s'efforcent de
comprendre » (p. XX et XXI). Citant plus loin une lettre de Freud à Edouard
Bernays — lettre en date du 10 août 1929, dans laquelle ce dernier écrit à son
correspondant que sa vie s' « est déroulée extérieurement dans le calme et sans
incidents, et que quelques dates seulement sont à retenir » —, Peter Gay
conclut qu'il est un exégète de Freud avec lequel il n'est « pas d'accord, c'est
Freud lui-même. Il pouvait bien avoir raison, littéralement, mais pour l'essen-
tiel il induit le lecteur en erreur. (...) Dans la célèbre lettre à Fliess (...) citée,
Freud se veut conquistador. Ce livre est l'histoire de ses conquêtes. Il apparaî-
tra cependant que la plus poignante d'entre elles demeura inachevée : la
conquête de lui-même » (p. XXV).
Cest ainsi que Peter Gay paraît s'être risqué à rendre compte de l'homme
Freud et de son oeuvre sur la base d'un contresens car cet état d'esprit vis-à-vis
du « héros » Freud a, au moins, deux conséquences qui vont lourdement peser
sur le modèle d'écriture et de récit biographique proposé par l'auteur :

— une forme de contre-investissement,


doublée d'une contre-idéalisation
systématique, à la figure héroïque de Freud. Ceci a pour effet d'aboutir à une
254 Thierry Bokanowski

contre-identification au personnage Freud, souvent appauvrissante pour le


récit. Ce parti pris conduit Peter Gay à un style narratif qui aplanit considé-
rablement les dimensions de l'exceptionnelle originalité de l'homme Freud,
de sa personnalité, de son génie créateur. De ce fait le récit devient chronolo-
gique, linéaire et souvent ennuyeux. La dimension psychique du personnage
étant le plus souvent abrasée, sinon évacuée, la chronique est vidée de sa di-
mension affective, poétique, porteuse de fantasmes et de rêves ;
— une ignorance superbe, voire une méconnaissance, de toute perspective épis-
témologique et de l'apport, ces dernières décennies, de la critique épistémolo-
gique à la compréhension en profondeur de l'évolution des concepts dans
l'appareil freudien qui ne permet pas de suivre, de l'intérieur, l'évolution et
les mouvements de la pensée de Freud dans les moments importants de sa
créativité.

Ici se pose la question centrale de savoir si l'on peut, aujourd'hui encore,


écrire une histoire de Freud, une histoire qui interroge l'homme Freud, tout au-
tant que l'histoire du développement de la psychanalyse et du mouvement psy-
chanalytique, si l'on ne tente pas de resituer la place de l'évolution des concepts
dans la pensée freudienne.
Or ce livre, conçu à l'évidence pour le grand public, privilégie le plus sou-
vent la chronique, l'événementiel et l'anecdotique au détriment d'une réflexion
approfondie sur les rapports entre l'homme, les différents aspects de sa vie et son
oeuvre. L'anecdotique, puisque Peter Gay, « recherchant l'exactitude plutôt que
le sensationnel », comme il l'écrit, n'hésite pas à « poursuivre l'exploration des
étendues vierges de la géographie intime laissée par Freud derrière lui » (p. XXIII).
Cependant, pour tout lecteur quelque peu attentif et informé de la vie et de
l'analyse de Sigmund Freud, certaines questions soulevées par l'auteur, à la re-
cherche de « vérité historique » et d' « objectivité », relèvent plus d'une quête
d'information de type journalistique que de recherche d'ordre biographique :
« Son père fut-il marié deux ou trois fois ? Freud a-t-il entretenu une liaison avec
sa belle-soeur Minna Bernays, ou est-ce là pure invention d'un contemporain
mal disposé ou d'un ingénieux détective-biographe? Pourquoi Freud décida-t-il
de psychanalyser sa fille Anna, alors que tous les essais techniques réprouvent
sévèrement une trop grande proximité entre analyste et patient ? Freud a-t-il
commis des plagiats dont il s'est défendu par la suite en invoquant une défail-
lance de mémoire, et ces accusations sont-elles de véritables malentendus concer-
nant sa démarche ou de basses calomnies à rencontre d'un chercheur particuliè-
rement consciencieux ? Freud était-il cocaïnomane, et a-t-il élaboré sa théorie
psychanalytique sous l'influence de cette drogue, ou en prenait-il très modéré-
ment, à des doses quasi inoffensives ? » (p. XXIII).
« Freud, une vie » 255

Certes, pour un historien, ces questions méritent d'être posées et l'on ne


saurait reprocher à Peter Gay d'éprouver la nécessité d'en faire état. Pour au-
tant qu'elles puissent aussi interpeller les lecteurs avertis, elles ne paraissent
cependant pas constituer, dans leur ensemble, l'intérêt majeur du livre. Néan-
moins certaines informations nouvelles, ou peu connues, pourraient réveiller
leur attention. A titre d'exemple, ce que l'auteur rapporte des difficultés que
Freud a rencontrées pour l'obtention du prix Nobel et notamment l'opposi-
tion d'Albert Einstein, en 1928, à cette candidature. En effet, ce dernier avait
écrit à Henrich Meng — le jeune psychanalyste allemand qui lança très active-
ment une campagne en faveur de Freud — qu'il ne pouvait se prononcer sur
la vérité des enseignements de celui-ci et « encore moins formuler un verdict
destiné à faire autorité sur d'autres ». En outre, ajoutait Einstein à titre de
mise en garde, il lui paraissait fort douteux qu'un psychologue comme Freud
puisse être candidat au prix Nobel de médecine, « le seul, me semble-t-il, que
l'on puisse envisager » (p. 523-524). Ou bien encore, au chapitre « Les affreux
Américains », l'aventure très détaillée de ce qui fut, il faut bien l'appeler ainsi,
l'échec de la collaboration de Freud et de William Bullitt pour la conception
et la rédaction de leur livre écrit en commun Le Président Thomas Woodrow
Wilson, qui ne fut publié qu'à la mort de William Bullitt, en 1967 (p. 638-648).
Dans la suite de ce chapitre, l'histoire détaillée des rapports, pour le moins
conflictuels et empreints de déceptions mutuelles, de Freud avec l'Amérique,
les analystes américains et le mouvement psychanalytique aux Etats-Unis dont
il disait : « J'ai souvent pensé que l'analyse va aux Américains comme une
chemise blanche à un corbeau » (p. 649).
Si la masse d'anecdotes rapportées permet à ce livre, dans un premier
temps, de retenir l'attention et d'éveiller une certaine curiosité, il ne peut en
être de même en ce qui concerne l'abord de l'oeuvre de Freud en raison de
l'évidente incompétence de l'auteur face aux concepts psychanalytiques ; in-
compétence qui l'amène bien souvent à des faux sens, quand ce n'est pas, là
encore, à de réels contresens. Ainsi, exemple parmi bien d'autres, écrire que
« comme Léonard (de Vinci), Schreber était un homosexuel » (p. 318) ne peut
que laisser perplexe tout lecteur quelque peu informé de la vie du Président
Schreber, de la théorie du narcissisme et de l'homosexualité inconsciente, ainsi
que leur place dans la théorie de la paranoïa.
Peut-être plus grave encore pour un historien de la psychanalyse est-il de
se laisser aller à des imprécisions ou erreurs historiques. Là aussi, exemple
parmi tant d'autres, commentant la cure de l'Homme aux rats et voulant
mettre l'accent sur le fait que Freud avait de l'affection pour son patient, Peter
Gay écrit que Freud aurait nourri ce dernier, « affamé » — « Hungerig und
wird gelabt », « affamé et reçoit nourriture » est-il consigné, en date du
256 Thierry Bokanowski

28 décembre 1907, dans le Journal d'une analyse1 —, en l'invitant à... la


« table familiale » (p. 306). Interprétation des faits pour le moins fantaisiste,
car, jusqu'à ce jour, aucun document qui nous est parvenu ne témoigne ainsi
de cet épisode de l'analyse de l'Homme aux rats. Ce que nous savons, c'est
que Freud, pour calmer la fringale de son patient, l'aurait nourri en lui faisant
apporter, pendant la séance du 28 décembre 1907, un plat de harengs auquel il
n'aurait d'ailleurs pas touché : « Il me fait l'aveu qu'il déteste les harengs ;
...
lorsqu'on lui a donné à manger récemment, on lui a servi des harengs, mais il
n'y a pas touché. »2 Ici, l'on pourrait rappeler à Peter Gay que la seule invita-
tion d'un patient à la table familiale de Freud, dont nous ayons aujourd'hui
connaissance, est celle de M. E..., à qui Freud a fait passer une soirée chez lui,
pour « terminer sa carrière de patient » (lettre 133 du 16 avril 1900, in La
naissance de la psychanalyse)3.
Il serait inutile d'insister ici sur ce qui, après tout, ne pourrait être qu'une
erreur d'interprétation à propos d'un épisode de l'analyse de l'Homme aux rats,
si le ton employé par l'auteur ne devenait, à ce moment précis, étrange et déplai-
sant. « Un geste hérétique de la part d'un psychanalyste : satisfaire la demande
du malade en l'introduisant dans sa vie privée, assouvir sa faim en lui offrant à
partager un repas en toute amitié, parmi les siens, c'était violer tous les austères
préceptes qu'il s'efforçait d'inculquer à ses disciples. Mais, bien évidemment,
Freud ne voyait rien de mal à s'affranchir de ses propres lois », commente Peter
Gay (p. 306), qui semble s'attacher à cet épisode pour tenter de démontrer que
Freud, légiférant sur la technique qui lui paraissait la plus appropriée, se mettait
parfois lui-même, tel un monarque en son royaume, selon les circonstances, au-
dessus des lois. Propos teintés d'une forte ambivalence de l'auteur, qui pour-
suit : « D'ailleurs, malgré ces transgressions, ce compte rendu demeure une des-
cription exemplaire (...). Il permit à Freud d'étayer brillamment ses théories,
notamment en ce qui concerne les racines infantiles de la névrose, la logique in-
terne qui gouverne les symptômes les plus baroques et les plus indéchiffrables, et
l'action, souvent souterraine, de l'ambivalence. Freud n'était tout de même pas
assez masochiste pour ne liyrer au public que ses échecs ! » Propos totalement
dénués de fondements quand on sait que Freud était, à l'époque encore, en train
d'élaborer et de mettre en place le dispositif technique qui allait permettre l'éta-
blissement de.ce qu'il est convenu d'appeler, aujourd'hui, le « cadre ». De plus,
les écrits techniques édictant les règles, auxquelles Peter Gay fait implicitement

1. Sigmund Freud, L'Homme aux rats. Journal d'une analyse, éd. et trad. E. Hawelka, Paris, PUF,
1974, p. 210-211.
2. Sigmund Freud, ibid., p. 220-221.
3. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, lettres à Wilhelm Fliess (1887-1902), trad. de
l'allemand par A. Berman, Paris, PUF, 1969, p. 281.
« Freud, une vie » 257

référence ici, n'ont été élaborés et publiées, que quelques années après la cure de
l'Homme aux rats1. Ce dont, manifestement, l'auteur de cette biographie ne tient
pas compte.
En ce sens, on ne peut que regretter que, parmi les nombreux intérêts que
présente l'analyse de l'Homme aux rats, Peter Gay ait omis de signaler que cette
analyse fut la première analyse menée par la technique dite de l'association libre,
comme Freud, rendant compte de cette analyse devant ses collègues, l'a indiqué
lui-même lors de la séance du 30 octobre 1907, à la Société psychanalytique de
Vienne 2. Elle marquait donc un tournant historique dans l'histoire de la tech-
nique psychanalytique. Il est bien dommage, pour ne pas dire dommageable,
qu'un historien de la psychanalyse, faisant état de l'importance de cette cure, né-
glige alors de rappeler une information qui, au regard de l'histoire de la psycha-
nalyse, paraît essentielle.
On ne peut par ailleurs que regretter qu'un certain nombre d'épisodes, qui
ont une réelle importance au regard de l'histoire de la psychanalyse, viennent
à être insuffisamment soulignés, voire manquants. Ainsi, par exemple, c'est à
peine si une note (p. 335) évoque le fait que Freud organisa une collecte an-
nuelle, des années durant, pour l'Homme aux loups aux titre de sa « contribu-
tion » au développement de la psychanalyse, afin de sortir de la misère finan-
cière ce dernier, ruiné par la révolution russe. Or, la générosité de Freud à
l'égard de son célèbre patient n'aura pas été, comme on le sait, sans consé-
quences. Resté « fixé » à une forme de dépendance à l'égard de son analyste,
ceci l'amena, par la suite, à développer à l'égard de celui-ci un état « para-
noïde », sinon franchement « paranoïaque », qui nécessita alors la reprise de
son analyse avec Ruth Mack Brunswick.
Il est certain qu'une biographie ne peut être exhaustive et l'on ne saurait re-
procher à l'auteur d'avoir opéré des choix. On peut cependant regretter, et
s'étonner, que ces choix, qui entraînent bien des lacunes, n'exploitent pas suffi-
samment, pour son propre récit, le travail bibliographique exceptionnel mis à la
disposition du lecteur à la fin de l'ouvrage. Là, sur près de quarante pages, argu-
mentant chacun des chapitres du livre proprement dit, Peter Gay explicite ses
sources, et ses propos, en s'appuyant sur une recension très complète et détaillée
des différents articles ou livres, écrits depuis plus de trois quarts de siècle, sur
Freud, la psychanalyse et le mouvement psychanalytique : il s'agit d'un appareil
critique précis, premier du genre, qui constitue, au regard de la biographie de

1. Conseils aux médecins sur le


traitementpsychanalytique et Le début du traitement ne furent publiés
qu'en 1912 ; in Sigmund Freud, La technique psychanalytique, trad. de l'allemand par A. Berman, Paris,
PUF, 1967.
2. Les premiers psychanalystes.Minutes de la Sociétépsychanalytiquede Vienne, t.I: 1906-1908, éd.
H. Nunberg et E. Federn, trad. de l'allemand par N. Schwab-Bakman, Paris, Gallimard, 1976, p. 247.
258 Thierry Bokanowski

Freud et de l'histoire de la psychanalyse, l'apport et l'intérêt essentiel de ce livre.


A lui seul il justifie le travail d'historien de Peter Gay. Aussi est-il regrettable
qu'une entreprise de vulgarisation délibérée qui a voulu mettre à la portée de tous
la connaissance de l'homme Freud ait conduit l'auteur à simplifier à l'extrême
un sujet dont le « héros », du fait de sa complexité, demande à être abordé dans
toutes les dimensions des mouvements de sa vie psychique et de l'élaboration
théorique dans la lente évolution qui en a résulté.
Thierry Bokanowski
48, rue des Francs-Bourgeois
75003 Paris
Enigme et mystère : folie et création
de Jean Gillibert1

Pierre SULLIVAN

Car ilfaut la mortpour savoir le mystère,


Stéphane Mallarmé.

Pouvez-nous imaginer le tumulte d'un esprit ? Pouvez-vous encore vibrer


par-delà les années écoulées au rythme perturbé d'un coeur et d'une tête en
dérangement ? Quand la nuit reprend ses droits après que la musique est
devenue précisément immatérielle selon son essence avouée ou désirée, le poète
Baudelaire, dans Paris qui commence déjà à perdre sa poésie, pataud comme un
cygne, trébuche sous l'émotion : il sort du concert que Richard Wagner vient de
proposer à la France, à l'Europe, à l'Occident.
Février 1860, c'est une date de l'histoire du monde. Un musicien de génie a
proposé à une civilisation l'accomplissement de son art. Beaudelaire est subju-
gué, Mallarmé2 le sera à travers lui : il sera sensible au projet wagnérien par la
lecture de son aîné, poète des Fleurs du mal, avant d'avoir entendu une seule
note du maître allemand. L'un et l'autre, chacun à sa manière, penseront, puis
repenseront le vertige wagnérien pour y répondre. Pour engager une riposte.
Pour créer, non pas une foule, non pas un peuple, encore moins une race, trois
dénominations équivalentes du public wagnérien, mais plutôt une filière, un
réseau de combattants.
Jean Gillibert est de ceux-là : un résistant. Dans les couloirs ou sentiers de
la pensée, méfiez-vous, ouvrez l'oreille, il est aussi farouchement armé et intran-

1. Jean Gillibert, Folie et création, Champ-Vallon, 1990.


2. Pour une étude détaillée des rapports déterminants pour l'art et l'histoire, de Wagneret des poètes
français, voir Musica Ficta (Figures de Wagner), Philippe Lacoue-Labarthe, Paris, Christian Bourgois,
1991.

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


260 Pierre Sullivan

sigeant que Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé, tous deux terribles criti-
ques. Mais des créateurs. Au programme wagnérien de ressaisie mythique de la
tragédie grecque et de la messe chrétienne, de théâtralisation généralisée, ou
comme l'écrit Gillibert, de « béatification de l'inconscient », à cette musique
envahissante, Baudelaire opposera sa poésie de la beauté mortelle, Mallarmé
son Théâtre, excès de tous les théâtres, et Gillibert, reprenant le même mouve-
ment, la Poésie aussi, le Théâtre également, ou encore la transparence, le mys-
tère, le miracle... liste ouverte des noms d'une même unité inaugurale plus fon-
damentale que toutes les origines, les unifications programmées.
« La psychanalyse interroge l'homme comme énigme ; la création litté-
raire le sonde comme mystère. » Allégeance mallarméenne sans nul doute, si
l'on précise avec les mots mêmes du poète que le mystère dont il est ici ques-
tion doit être « autre que représentatif » afin qu' « aux robes spectatrices, la
terreur (restât) en ce pli ». Il y a une grandeur certaine pour l'homme à se me-
surer à l'énigme et à porter la question de l'origine : OEdipe comme mythe est
une dimension avérée, nécessaire. Mais le mystère n'est pas énigmatique, ni le
contraire d'une énigme ; la création ne se mesure pas, pas plus qu'elle ne fonde
ni n'origine : elle ne se psychanalyse pas. Elle lève la terreur plutôt qu'elle ne
la chasse.
Et la question unique que pose Jean Gillibert au psychanalyste d'au-
jourd'hui est celle-là même que nous posions d'emblée : celui-ci peut-il
entendre le tumulte d'un esprit ? C'est-à-dire aussi la création à l'oeuvre. Cet
écho d'une soirée mémorable et tumultueuse du siècle dernier est aussi un
avertissement, malheureusement inutile selon toute probabilité. Pour quelque
Baudelaire, il y eut en effet des millions de spectateurs à se reconnaître en
masse et comme masse dans le projet wagnérien. Les psychanalystes ont-ils
fait de même ? A frissonner et à se purger utilement devant le héros mythique,
Sphinx et Sphinge, à se retrouver en communauté gardienne des origines — le
fameux retour à Freud —, la société analytique s'est-elle rendue sourde aux
bruits extraordinaires et mystérieux, ni agréables, ni désagréables, de l'oeuvre
qui naît ?

Jean Gillibert, moins pour sonner le tocsin que parce qu'il lui aura été
demandé de garder l'oeuvre, entame donc avec une rudesse simple la polémique.
Il y a des oeuvres qui n'en sont pas, il y a des psychanalyses qui n'en sont plus, il
y a même des folies qui s'épuisent à n'en être que la pantomime. OEuvre, psycha-
nalyse, folie doivent correspondre à ce qu'elles sont, et le premier geste de Jean
Gillibert est de les maintenir séparées dans leur essence, contre une gangrène mé-
taphorique qui, dans l'esprit du temps, les assimilerait abusivement l'une à
l'autre ou encore, ce qui est en fin de compte le seul destin possible d'une telle
Enigme et mystère : folie et création 261

opération, ferait de cette assimilation leur fondement même. OEuvre, psychana-


lyse, folie sont desserties d'une logique identitaire qui les anéantit pour sa propre
gloire.
Le phénomène est trop rare aujourd'hui pour que l'on ne souligne pas avec
quelle clarté Jean Gillibert prend alors le soin de définir et d'attribuer aux réa-
lités qu'il décrit la place qui leur convient. L'oeuvre est autonome ; issue du geste
créateur et ex nihilo, elle entame une vie pour elle-même ; elle suscite 1' « analyse
infinie ». L'oeuvre « dit non au néant » : par là elle confronte essentiellement
l'homme avec le néant, qui est toujours quelque chose, qui n'est ni le vide, ni le
rien, ni l'absence, ni la négation, ni la forclusion, ni le déni, ni le négatif. Seule la
mort pourrait sans doute lui être accréditée.
Shakespeare, Balzac, Nerval, Hugo, Rodanski, Joyce sont là, lumineuse-
ment scrutés pour illustrer le combat du créateur et l'envolée de son oeuvre, la
vision du néant et la création renouvelée du monde. L'introduction ferme et
définitive de la valeur de néant dans l'oeuvre disqualifie d'emblée, il faut bien le
dire, la psychanalyse, car toute sa négativité et son complexe de castration ne
suffiront jamais à égaler ou même à comprendre cette transcendance du néant.
La psychanalyse, sublimation comprise, ne peut accompagner l'oeuvre jusqu'à
sa naissance, jusqu'à son apparition comme monde et à partir du néant. Jus-
qu'à son mystère. Elle en fait une énigme, une culpabilité, archaïque si l'on
veut, mais à moins de se bouleverser elle-même comme pensée, en renonçant à
l'absolu de ses mythes de compréhension, telle la pulsion de mort, ce qui est à
n'en pas douter le voeu de Jean Gillibert, elle ne saurait dire l'apparaître des
choses, la création.
A vrai dire, la stratégie de folie et création est impitoyable. S'il n'y avait que
la création, la psychanalyse pourrait décider de ne pas s'appliquer à cette valeur
de l'expérience humaine en s'assumant ailleurs. Mais il y a les fous. Et les fous
sont par leur aventure directement liés à l'oeuvre, à la création. La psychanalyse
peut-elle ou doit-elle également expatrier la folie hors de son domaine ? Si le psy-
chanalyste ne s'assigne plus la tâche de guérir le fou, ou à tout le moins de le ren-
contrer, renoncement opéré clairement et décidément par toute une partie de la
classe analytique, quel sort se prépare-t-il ? Le plus insignifiant, dirait Jean Gil-
libert qui a moins l'ambition de sauver le fou et l'errant que de placer et l'origine
et le devenir de la psychanalyse dans l'horizon de l'errance elle-même. Pour
assurer à l'entreprise commencée par Freud sa subsistance. Afin qu'elle freine sa
tendance actuelle à tomber irrésistiblement en désuétude à force de se vouloir
pure forme repliée sur soi.
D'une forme rien ne naît. Cette formule pourrait résumer, pour ramener à
leur juste mesure à la fois les efforts tragiques de la folie et ceux non moins inu-
tiles, désespérés et pourtant persistants de notre époque (et de notre psychana-
262 Pierre Sullivan

lyse) décadente. La perte de réalité dans la folie est une réduction de la vie au
seul formalisme psychique. Quand la folie se déclare, la topique est bouleversée,
la régression n'a plus cours, le refoulement s'étiole : l'inconscient est alors vécu
comme la réalité, ce qui signifie que ce dernier n'est plus une source, une empa-
thie avec le monde. Quand la psychanalyse élimine la notion du monde « pour
se substituer à elle comme système », quand elle ne pense le néant que comme un
rien, du négatif, quand elle fait de l'homme un pur représentant pulsionnel, élé-
ment formel d'une structure représentative, elle devient curieusement une forme,
une mascarade de la folie. Ainsi nombre de conceptions actuelles de la psychose
sont-elles de folles théories de la folie, ce grossier miroitement faisant d'ailleurs
les délices des beaux esprits.
Jean Gillibert, quant à lui, refuse à la psychanalyse le droit de comprendre
la folie par ce procédé douteux d'un mimétisme naïf, aussi subtil et aussi scienti-
fique se prétende-t-il. Ce « bidonisme » théorique n'aura jamais la dignité d'une
folie, il est pur déchéance de pensée. La folie est une expérience catastrophique
du néant et du monde qui n'est suivie ni d'une vie, ni d'une oeuvre. Les fous et
les créateurs partagent le même rivage, les premiers contrairement aux seconds
déclinent l'invitation au voyage. Mais pour nous, humains et psychanalystes, ils
posent, chacun à leur manière, opposés mais parfois mêlés — il y a des créateurs
fous —, le mystère plus que l'origine et de cette invitation et de ce voyage. Aussi,
c'est tout autant pour la folie, pour l'oeuvre que pour elle-même que la psycha-
nalyse doit s'affronter à leurs enjeux.
Une fois transmise la vigilance de cette voie impérative parce que soucieuse, le
psychanalyste lecteur de Folie et création recueille avidement les fruits d'une
réflexion étagée maintenant sur plusieurs décennies. Jean Gillibert, en effet, est allé
au-delà de la nécessité de sonder les bords et les embarquements pour l'oeuvre ou la
folie. Ses définitions acérées de l'hallucination (psychique et métaphysique), de
l'Image, du transcendantal (et du transfert en premier lieu), sa méditation toujours
reprise et approfondie d'écrit en écrit de la notion de temporalité (temps du néant,
temps de l'inconscient, temps du monde et temps de la subjectivité, les uns aux au-
tres conjugués, parfois en de violentes oppositions mais sans que la pensée ici dans
son déchirement consente à les séparer), toutes ces avancées pensent l'oeuvre
comme la folie et placent la psychanalyse, qui voit par là ses concepts allongés,
prolongés dans la perspective d'un devenir. Devenir qui sera peut-être un avenir,
selon que nous donnerons ou non notre assentiment à ce projet ; en même temps, et
ce dernier mot, kantien et freudien, dans son esprit, comme la rose au milieu du dé-
sert, irradie la pensée de Jean Gillibert, ce devenir en même temps reprend et tient,
en un mot critique, l'aventure de notre culture depuis ses origines. Mallarmé di-
rait : « Mystère, autre que représentatif et que, je dirais, grec... »
Enigme et mystère : folie et création 263

Le promeneur qui accompagnait tout à l'heure Baudelaire en ses lieux pro-


pres 1, les nouveaux pavés de la Cour du Carrousel par exemple, a vu la fièvre du
poète monter puis fléchir quand lui apparaît tout à coup que cette musique wagné-
rienne qui devait, l'accomplissant, mettre fin à l'art n'y parviendrait que dans
l'exclusion. L'art total n'est possible que si par exemple le théâtre assujettit la mu-
sique. Cette sujétion peut être délicieuse, c'est ce que Baudelaire, esprit moderne,
éprouve. C'est peut-être un devenir sujet pour l'homme, mais quelque douloureux
et nostalgique que soit ce constat, cette affirmation de puissance est contraire à la
Poésie, au projet poétique qui est depuis les commencements l'union du tumulte.
Ou la liberté, la liberté des multiples voies. Baudelaire n'aura été wagnérien qu'un
soir. Bientôt, au matin, sa poésie retrouve le chemin des correspondances recher-
chées et inaccomplies : il y a encore du monde et du néant à dire.
La même sensation de libération, tendue ou même impatiente, accompagne la
lecture de Folie et création. Ou encore la liberté conquise elle-même en un instant
précieux s'empare de l'attention du lecteur, le grise. « Je me laissai aller à ma grise-
rie "ludique" simplement parce que je sentais que les mots que je lisais étaient for-
tement alcoolisés. La tension des phrases n'était due qu'au haut degré d'alcool qui
les imprégnait. Elles devenaient l'alcool, l'eau de vie même, la vraie drogue qui ne
conduit pas qu'à l'oubli, mais une fois l'oubli parvenu, à l'oubli de l'oubli. » De tels
moments libres sont injustifiables, déplacés des logiques et du savoir, et imposent
le « transcatégoriel ». C'est alors sans stupéfaction, sans aucune indignation que
sous nos yeux Balzac croise Freud dans un pub irlandais, alors que Hegel, comme
chacun sait, meurt d'envie d'entrer. Nous ne sommes pas ici chez les Guermantes
ou à Bayreuth. Personne ne vous demande vos titres, si vous êtes psychanalyste, si
vous êtes poète, si vous êtes philosophe, si vous êtes acteur... Ce mélange des
genres, des époques, inhabituel, horrible pour certains, nous révèle tout à coup et
par contraste combien notre époque valorise le fragment, la pulvérisation hiérar-
chisée du savoir, quand ce n'est pas de l'expérience elle-même. Artaud, Baudelaire,
Hugo se sont-ils demandé s'ils étaient philosophes, romanciers, critiques ou dessi-
nateurs ? Non, des penseurs, des créateurs, tout simplement. Sensibles au monde
et au néant, à leur griserie, ce sont des correspondants. Leur pensée, leur oeuvre,
leur vie, comme la réflexion de Jean Gillibert, traquent le moment, le mystère, le
commencement d'une assonance unique et singulière.

Pierre Sullivan
17, rue Albert-Bayet
75013 Paris

1. Quiconquesuivra la réflexion d'Yves Bonnefoy sur Giacometti (Paris, Flammarion, 1991), à pro-
pos entre autres de l'espace et du lieu, du néant du monde et de l'oeuvre, y découvrira, sans surprise, un
frère de Jean Gillibert.
« Le génie des origines ».
Psychanalyse et psychose*
de Paul-Claude Racamier

Gérard BAYLE

Le secret de toute création, c'est d'écrire sur une


page vierge, en sachant qu'elle a connu l'amour
(p. 388).

Cet important ouvrage est consacré non seulement à la psychanalyse des


psychoses, mais aussi à celle des perversions narcissiques et, par-dessus tout, aux
processus qui articulent ces deux pathologies entre elles.
Si les psychoses constituent de rigides carcans, leur mobilisation éventuelle
conduit vers des manifestations narcissiques perverses, elles-mêmes un peu
moins rigidifiées, plus ouvertes à l'ambiguïté. C'est d'ailleurs sur l'éloge de l'am-
biguïté que se ferme ce livre ; ambiguïté ouverte vers la créativité. C'est à l'exa-
men de deux carrefours que nous sommes conviés, entre psychose et perversion
d'une part, entre perversion et créativité d'autre part.
Chemin faisant, l'auteur forge des définitions nouvelles, des notes, des apho-
rismes et des néologismes nécessaires à ses développements ou justifiés par eux.
Le ton de confidence, la bonne humeur contagieuse du texte contribuent à
rendre assimilables toutes ces nouveautés langagières qu'une once de trop d'es-
prit didactique eût rendues indigestes.
Paul-Claude Racamier sait défendre avec humour ses créations et soutenir
l'originalité du génie de ses formules. Retenir ici l'ensemble des nouvelles défini-
tions semble impossible, sauf à tourner ce bref article en glossaire. Le lecteur y
perdrait en surprise, en intérêt, en estime ou en vertueuse indignation. Car enfin
l'auteur n'y va pas de main morte et, s'il connaît la patience, on ne saurait l'ac-

* A propos du Génie des origines de P.-C. Racamier, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, avril
1992, 420 p.
Rev. franc. Psychanal, 1/1993
266 Gérard Bayle

cuser de frilosité quant à ses conseils pratiques. Il se met souvent en scène dans
ses fonctions d'analyste, de didacticien, de directeur d'Institution, mais aussi de
rêveur, de procureur et, pourquoi pas, de justicier... Bref, en un style alerte, pré-
cis et élégant, il s'expose.
Cinq parties nous conduisent du deuil originaire et de ses avatars jusqu'à
l'ambiguïté, ses vicissitudes et son éloge, en passant par une reprise du concept
d'Antoedipe, suivi d'une assez lumineuse étude des dénis et des clivages, puis
d'une introduction aux perversions narcissiques.
Avant de suivre et de discuter les jalons de cet ouvrage, notons que les
contrées à traverser concernent ce qu'il y a de plus nouveau dans la conceptua-
lisation psychanalytique. Le rôle de fourre-tout dévolu aux états limites est dé-
laissé au profit d'une analyse serrée des composantes pathologiques qu'on y dé-
pose parfois pêle-mêle. On n'y trouvera pas d'enseignements sur les névroses et
peu sur les délires pour lesquels l'auteur nous annonce un ouvrage.
Nous voici donc avec la première partie : « Autour du deuil », engagés
d'emblée à étudier le concept de Deuil originaire que l'auteur définit ainsi :
« Par deuil originaire je désigne le processus psychique fondamental par lequel
le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu'à sa mort, renonce
à la possession totale de l'objet, fait son deuil d'un unisson narcissique absolu et
d'une constance de l'être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres ori-
gines, opère la découverte de l'objet comme de soi, et l'invention de l'intériorité »
(p. 29).
L'efficacité de cette position théorique apparaît dans la confrontation avec
la clinique dont il sera possible de rendre compte en termes d'échecs variés de ce
deuil originaire.
Bien sûr, une comparaison s'impose au lecteur avec la position dépressive
d'une part (et l'auteur ne l'esquive pas), et le refoulement originel après coup
d'autre part (et là on reste sur sa faim).
Cela dit, il est clair que, de l'échec de ce deuil originaire à l'échec de tous les
deuils, des voies sont ouvertes vers les dépressions et leurs dérives défensives ma-
jeures. Il n'est plus question d'ailleurs de distinguer nettement le deuil raté de la
dépression ouverte ; les deux se télescopent en un magma, source d'actions de dé-
charge et désert fantasmatique.
On en connaît les classiques évolutions :
— manie et déni,
— toxicomanie d'objet et fétiche,
— suicide.
Mais ici s'ajoutent, dans le déni et le secret, les agirs sur l'entourage afin
d'expulser ce magma.
« Le génie des origines ». Psychanalyse et psychose 267

Un type d'expulsion conduit à la suicidose.


Ni mélancolie, ni hystérie, c'est :
une organisation défensive rigide et redoutable où le recours répétitif à
[...]
la tentative de suicide a pour fonction d'échapper dramatiquement par l'agir à
un vécu intérieur douloureux (p. 85).
Ce n'est plus alors le patient qui se tourmente, mais son entourage.
Moins organisée que la psychose, la suicidose en protège cependant. En ce
sens, on pourrait demander à l'auteur si l'hystérie n'est pas ici plus présente qu'il
ne le dit, et si la suicidose n'est pas le reflet d'une forme de passage entre une per-
version narcissique et sa « négativation » névrotique.
Un autre processus d'évacuation du magma deuil-dépression consiste à le
faire endosser par un « portefaix », tiers désigné, manipulé et agi grâce à des
dilemmes et à des paradoxes. On est alors dans le domaine du secret et des équi-
valents d'inceste (l'incestuel pour Paul-Claude Racamier). Il s'agit déjà des tech-
niques de la perversion narcissique qu'on retrouvera tout au long de l'ouvrage.
Soigner ces sujets implique de faire en nous-mêmes le deuil d'un souci de guéri-
son totale du patient, moyennant quoi, et sous réserve d'un travail de longue
haleine, il sera peut-être possible de repérer l'envoyeur de magma, de lui en faire
retour. On est bien sûr ici dans le domaine de l'analyse des familles et des
groupes.
Une question se pose : Qu'en est-il de la part à faire entre ce qui relève du
masochisme d'un « portefaix », et ce qui est à mettre au compte de son ou de ses
manipulateurs ?
Ce qu'on gagne dans l'analyse d'une situation groupale, ne le perd-on pas
en analyse de la culpabilité inconsciente des victimes ? C'est probablement af-
faire de tactique, et chacun interprète selon les situations données, mais on aime-
rait avoir ici une prise de position de l'auteur.
Dans la deuxième partie, on retrouve 1' « Antoedipe », concept introduit par
l'auteur avec son livre : Antoedipe et ses destins (Apsygée, 1989).
C'est une constellation psychique originale occupant une position centrale
au sein du conflit des origines, entre narcissisme et objectalité, à la rencontre de
ces deux courants qui pourront s'associer ou s'opposer, conduisant soit à la pa-
radoxalité stérilisante, soit à l'ambiguïté féconde.
On voit alors combien la notion de deuil originaire est nécessaire à Paul-
Claude Racamier. Si le deuil est faisable, l'antoedipe sera souple et tempéré,
sinon il sera figé et intense. C'est de ce deuxième type de destin que découle toute
une pathologie. Des objets / non-objets prennent la place des objets évolutifs. Des
fantasmes / non-fantasmes obtureront et stériliseront l'évolution possible du pré-
conscient.
268 Gérard Bayle

L'un d'eux, le fantasme d'auto-engendrement, occupe ici une place de choix


par le déni des origines qu'il pose et maintient (notons au passage que l'auteur
ne semble plus se référer au fantasme d'auto-englobement qu'il citait dans son
précédent livre comme un autre exemple de fantasme/ non-fantasme ).
L'antoedipe féroce s'oppose à tout fantasme par des agirs incestuels dans
leur essence, incestueux ou équivalents dans leur réalisation.
Le fantasme / non-fantasme n'est ni réalité, ni vérité, ni délire, ni fantasme, ni
rêve. C'est un fantasme défantasmé qui prend la place d'un fantasme.
Cette formation si puissante peut soit maintenir une organisation psychique
sous le règne du narcissisme et de sa séduction, soit évoluer dans une direction
progrédiente1.
Pour illustrer la pertinence de ces concepts, l'auteur nous montre un
antoedipe catastrophé. Quand sont larguées les amarres du lien aux origines,
quand apparaît l'auto-engendrement, l'ascension narcissique et mégaloma-
niaque du Moi hypertrophié s'amorce et s'amplifie jusqu'à rompre tout lien, jus-
qu'à l'explosion en atmosphère objectale raréfiée ; c'est la dépression psy-
chotique :
« Chute vertigineuse de l'antoedipe illimité [...] les termes sont redoutables :
paranoïa, suicide ou dislocation psychique » (p. 155).
Cette défaillance peut se retrouver dans les familles dont un membre —figu-
rant prédestiné—incarne à son insu l'idéal narcissiquematernelfortementantoedi-
pien. Garant des fêlures narcissiques familiales, ange ou héros, il devient démon s'il
déchoit. C'est alors comme objet hypocondriaque de la famille qu'il reprend ses
fonctions. Sa démence, sa folie, son anormalité sont investies pour suturer les
béances narcissiques.
Avec ses propos sur le déni, sans emphase et sans trop s'encombrer de théo-
rie classique, l'auteur propose une très intéressante articulation des divers dénis
et de leurs objets, soit entre eux, soit avec la pathologie qu'ils entraînent.
Associant ainsi le domaine des psychoses à celui des perversions, l'auteur
dégage des formes intermédiaires ainsi que des glissements insensibles ou rapides
qui constituent autant de formes de passage.
Tout se résume en une grille2. Sur trois colonnes sont exposés :

— les degrés décroissants de dénis ;


— les objets qu'ils visent ;
— la pathologie qu'ils créent.
1. Nous l'avions déjà relevé avec Nadine Amar et Isaac Salem, dans Aux sources de l'identité par le
psychodrame (RFP, n° 3/91).
2. Encore une, dira-t-on... mais celle-ci est particulièrementclaire !
« Le génie des origines ». Psychanalyse et psychose 269

Aux lignes extrêmes on trouvera :

— au pire : le déni d'existence, l'objet anéanti et la stupeur psychotique aiguë ;


— dans le meilleur des cas : le déni de valeur propre, l'objet piédestal et la
perversion narcissique.

Au sein de ces douze niveaux de déni se situe une charnière capitale entre
les schizophrénies et la pathologie narcissique perverse. Elle est centrée sur le
statut de l'objet. Partant de l'objet délire du schizophrène qui dénie ses ori-
gines, on arrive à l'objet fétiche des psychoses froides chez qui opère un déni
d'autonomie (anorexie mentale par exemple). C'est en ce point que le coût
psychotique des dénis qui était reporté sur le sujet devient un coût pervers mis
au compte des objets.
Mais autant que les formes de passage, comptent les vitesses d'évolution.
« [...] un sujet qui d'un coup "saute" plusieurs "cases", un sujet qui, imprévi-
siblement, en apparence, et soudainement, "va mieux", celui-là est en danger et ce
danger peut au pire aller jusqu'au suicide » (p. 234).

On sera d'accord avec l'auteur pour trouver un peu léger Fétayage métapsy-
chologique de son propos. Nous regrettons que les rapports du déni et du refou-
lement ne tiennent pas compte des articulations transgénérationnelles au sens où
un refoulement rigide et isolant dans une génération condamne la suivante à une
carence en symbolisation qui engendre du déni.
Plus explicite et plus éclairante sera son articulation des dénis aux clivages
et aux verrous qui les maintiennent.
La fonction verrouillante des symptômes est à son comble quand ils sont
érotisés, conduisant de la séduction narcissique à la position incestuelle, la jouis-
sance venant combler la béance.
Ces considérations sur les verrous rejoint celles d'autres auteurs. Paul-
Claude Racamier les résume ainsi :
« Le soin de refermer un clivage est délégué par le sujet, à travers un agir puis-
sant et subtil, au thérapeute ou au milieu, qui répondra à son tour par un contre-
agir de colmatage et d'emboîtement » (p. 264).
Il en vient à proposer une échelle des clivages séparant ceux qui sont colma-
tables par les moyens de soi de ceux qui le sont par les moyens d'autrui, l'en-
semble étant séparé des clivages irréparables des psychoses (p. 271).
Avec la quatrième partie, « Autour de la perversion narcissique », l'écriture
de Paul-Claude Racamier devient plus incisive, plus véhémente, plus sèche aussi.
Elle sert son souci de décrire et de traquer les processus pervers dans les familles
et dans les groupes. Cela devient une vraie chasse aux pervers, pour peu
270 Gérard Bayle

que ceux-ci cherchent à noyauter une institution — a fortiori si c'est celle de


l'auteur !
Il ne s'agit plus ici de se féliciter de l'évolution prudente d'un psychotique
vers la perversion, mais de dénoncer des agissements destructeurs et sournois. Et
l'auteur d'opposer la ruse et l'action perverse prédatrice à l'intelligence créative
qui est sa proie de choix.
On peut craindre qu'à noircir le portrait de ceux qu'il pourchasse en dénon-
çant leur bêtise, Paul-Claude Racamier ne laisse de côté ceux dont la ruse intel-
ligente et la finesse de séduction narcissique sont des facteurs de destruction
redoutables. Pour lui, en tout cas :
« Il n'y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut
seulement espérer s'en sortir indemne » (p. 293).

Dépeignant l'avantageux et la phalloïde, il évoque leurs dénis de castration,


verrouillés pour l'un par la démonstration de sa prétendue grandeur, pour l'autre
par sa capacité à châtrer les hommes, surtout ceux qui lui plaisent. Tout est dans
l'action, rien dans le fantasme. Leur séduction narcissique aurait débouché sur la
psychose si elle n'était alliée à l'auto-érotisme et à quelques pulsions partielles.
Ici, implicitement, l'auteur prend une position théorique personnelle qu'on
peut résumer ainsi :
Si la blessure du deuil originaire est suturée par une séduction sans auto-
érotisme, le résultat sera la psychose. Sinon, grâce à l'alliance avec l'auto-éro-
tisme, on peut compter sur une perversion narcissique.
Cela mérite discussion. Certes, on est dans l'antoedipe et l'on peut concevoir
que la névrose ne soit pas au rendez-vous. Mais qu'en est-il de la perversion
sexuelle ? Ne serait-elle pas à un degré de gravité moindre que la perversion nar-
cissique, soit seule, soit associée à elle ? Le déni de la castration et de la diffé-
rence des sexes n'aurait-il pas pu trouver une place (la 13e !) dans l'échelle des
dénis ? La Maison de la pulsion de mort par la libido des pulsions partielles ne
rendrait-elle pas compte de cette moindre gravité ?
Cette dernière question en introduit une autre plus vaste. Si, avec Benno
Rosenberg, on considère l'organisation première de la psyché comme maso-
chiste, donc perverse, ne peut-on pas reconsidérer le point de départ pris par
Paul-Claude Racamier ? La psychose ne serait-elle pas alors un échec de la liai-
son par le masochisme ? Et les perversions ne seraient-elles pas dans le droit-fil
d'un développement moins perturbé ?
Elles pourraient évoluer vers des perversions polymorphes dont se dégage-
rait une névrose mais dont la psychose serait, dans tous les cas, un échec. L'an-
gélisme des figurants prédestinés semble indiquer une carence masochique origi-
nelle et va dans le sens de nos interrogations.
« Le génie des origines ». Psychanalyse et psychose 271

Quoi qu'il en soit, on ne peut que suivre l'auteur dans sa description des
noyaux pervers en action, en particulier dans les institutions. Secret, non-dit,
subversion des rôles, prébendes et intimidations, actions souterraines et coups de
force au culot sont les moyens utilisés pour substituer au plaisir de penser celui
de happer et de détruire les processus de création.
Le traitement des noyauteurs et de leurs noyaux consiste à les confondre par
l'humiliation pour qu'ils se crachent eux-mêmes.
Tuez-les, ils s'en foutent, humiliez-les, ils en crèvent !
De ce chapitre, on ne peut que conseiller à chacun la lecture, sans oublier
une soigneuse relecture pour tous ceux qui travaillent en institution.
La cinquième partie fait retour dans des contrées plus paisibles, parfois
même un peu mornes (au début, dans la mesure où sont repris de nombreux
points déjà vus).
Théorisant sur le Moi, l'auteur propose une genèse à partir d'îlots dont la
fédération constituera le Moi évolué capable de remplir deux fonctions capi-
tales : fantasmer et s'endeuiller. Le défaut de fédération sera comblé par une pro-
thèse. On est encore dans l'antoedipe, éventuellement catastrophé. Le Moi fé-
déré, au contraire, sera souple et évolutif, car ambigu, c'est-à-dire tourné à la
fois vers le narcissisme et le commerce objectai.
L'éloge de l'ambiguïté en découle. A l'opposition entre paradoxalité stéri-
lisante et ambiguïté féconde, la première issue de deux dénis, la seconde de
deux affirmations, succèdent la comparaison et la différenciation entre ambi-
guïté et ambivalence (p. 329). Celle-ci noue les pulsions entre elles alors que
l'ambiguïté raccorde les mondes narcissique et objectai ; fille du conflit des ori-
gines, elle les associe entre elles : on vient de soi et de ses parents dans le
même temps.
L'ambiguïté est à l'oeuvre dans toutes les crises de création, oedipe, adoles-
cence, maternalité, âge adulte, retour d'âge, et dans toute tentative créatrice.
Retrouvant ainsi la transitionnalité, qu'il éclaire à sa façon, Paul-Claude
Racamier donne une belle description de l'attaque de l'ambiguïté par la para-
noïa, chasse meurtrière à la créativité. A côté, les escarmouches de la paradoxa-
lité font pâle figure.
Plus spéculatif, l'ensemble de cette partie, mis à part l'étude de la paranoïa,
reste moins coloré que le reste de l'ouvrage dont l'échelle du déni et les propos
sur la perversion narcissique restent des temps forts.
Au début du livre, l'auteur nous soumet une énigme à propos du tableau de
Giorgione, La Tempesta. Sa résolution en fin de lecture est un agréable cadeau
et son originalité s'accorde bien aux propos développés tout au long du livre,
comme on pouvait l'espérer.
Une bonne bibliographie et une table des matières très détaillée permettent
272 Gérard Bayle

de ne pas trop regretter l'absence de l'index qu'un ouvrage de cette importance


méritait.
Très marqué par l'expérience et la personnalité de son auteur, ce livre intro-
duit des clarifications nosographiques non dépourvues de portée pratique. Au
temps d'un nouveau déploiement de l'analyse du côté des groupes et de la
famille, des institutions aussi, il éclaire d'un jour nouveau, en après coup, bien
des points qu'on croyait assez stables du côté non seulement de la psychose,
mais aussi de toute la pathologie narcissique.
Gérard Bayle
8, rue Maison-Dieu
75014 Paris
« Antoedipe et ses destins »*
de Paul-Claude Racamier

Anne DEBURGE

Dans ce petit ouvrage clair et concis, P.-C. Racamier poursuit ses travaux
sur la psychose en nous proposant un nouveau concept original — 1' « Antoe-
dipe » — qu'il avait tout juste ébauché dans son livre Les Schizophrènes paru
en 1980. Cet Antoedipe, il va le situer par rapport à 1' « OEdipe », non seulement
dans l'avant de l'OEdipe au niveau chronologique, mais aussi en opposition et en
face de celui-ci ; d'où la contraction entre « anti » et « ante » pour former ce
néologisme. P.-C. Racamier en précisera les destins, les devenirs, du côté patho-
logique mais aussi les bons côtés qui en font un temps capital de l'édification de
la psyché.
P.-C. Racamier part de la notion de séduction narcissique qu'il avait déjà dé-
crite dans Les Schizophrènes comme un lien originaire entre la mère et son bébé
« dans un climat de fascination mutuelle et de nature foncièrement narcis-
sique ». Ce lien est sous-tendu par un fantasme de complétude et de toute-puis-
sance qui va mettre enfant et mère à l'abri et en dehors de la poussée pulsionnelle.
Utile en son temps, si cette relation se pérennise, les risques de psychotisation sont
intenses, la séduction narcissique évoluant en relation incestueuse.
Dans son schéma, qu'il a intitulé « le quadrilatère de Bordeaux », P.-C. Ra-
camier nous retrace le chemin de l'accès à l'OEdipe. Il insiste sur le rôle de l'objet
et de la reconnaissance de la relation binaire qui s'effectue grâce au « deuil fon-
damental » et qui conduit, par 1' « angoisse de désêtre », à la notion de diffé-
rences des êtres et à l'accession à l'ambivalence : ce long travail consacre l'issue
du « conflit originaire ». Il l'oppose au conflit oedipien qui permet — lui — l'ac-
cession à la triangulation à travers l'angoisse de castration et débouche sur la
différence des sexes et des générations.

* Ed. Apsygée, 1989.


Rev. franc. PsychanaL, 1/1993
274 Anne Deburge

h'Antoedipe se confronte au conflit des origines : il tente de maîtriser ses ori-


gines par l'élaboration d'un fantasme crucial, le fantasme d'auto-engendrement
— FAE —, création omnipotente qui englobe aussi bien le sujet que ses parents.
Bien différent de toutes les variantes de roman familial propre à l'OEdipe, le FAE
consiste à « être à soi-même son propre et unique engendreur », il repose sur le
déni — déni de la différence des sexes et des générations, déni de devoir la vie à
un autre que soi-même —, il ne prend pas la place des parents, il se situe avant,
il est leur propre créateur.
Comment écouter ce fantasme ? Il se déduit, il s'énonce indirectement à tra-
vers manque, vide, absence de pans entiers d'histoire et de vie psychique. Une
fois mis à jour, le changement économique en apportera une preuve a posteriori.
Comment apparaît ce type de fonctionnement ? Sur un terrain privilégié : il
appartient à une famille caractéristique, famille fermée, formant bloc et qui se
comporte comme un individu. Toute la famille va participer au FAE : un de ses
membres, le figurant prédestiné, va incarner l'idéal de cette famille d'auto-suffi-
sance et d'auto-engendrement, il est choisi par la mère comme objet idéal rem-
plaçant le père oedipien déchu après sa disparition.
Confusion de générations, interchangeabilité, déni de la dépendance et inca-
pacité d'établir une véritable relation de transfert, tous ces éléments se retrou-
vent chez 1' « antoedipe » et sa famille.
Une piste pour mieux saisir le FAE est le fantasme de désengendrement ou
FADE : ou fantasme d'annuler sa propre existence, sa propre conception, d'être
non né, il se traduit par un sentiment de vide : vide de l'escamotage des généra-
tions dans la vie psychique familiale.
Dans sa deuxième partie, P.-C. Racamier aborde les destins de l'antoedipe.
D'abord la voie pathologique : les événements de la réalité, un deuil bien sou-
vent, vont venir déstabiliser la famille de 1' « antoedipe » ; celle-ci va lutter contre
l'effondrement du système familial mis à mal pour rétablir le fonctionnement
stable antoedipien de l'auto-engendrement. Le moi de 1' « antoedipe » est de plus
en plus épuisé par ses efforts défensifs, la vacuité fantasmatique et la spirale mé-
galomaniaque. Il s'enfonce dans la psychose tandis que la famille s'apaise.
Confronté au délire et au système paradoxal que P .-C. Racamier a défini et
décrit dans Les schizophrènes, différentes perturbations le guettent : délire, sui-
cide, anorexie mentale, schizophrénie ou installation stable de système para-
noïaque et de perversion narcissique.
Mais P.-C. Racamier décrit un destin moinsfuneste : il existe de bons côtés à
cet « antoedipe » qui peut être un élément vital de psychisme quand il établit une
« autocréation bien tempérée ».
Si le destin schizophrénique apparaît comme une ratée, un échec, l'antoedipe,
quand il utilise simplement son fantasme d'auto-engendrement, accède à une
« Antoedipe et ses destins » 275

meilleure intégration, une meilleure assimilation au monde, gage d'une bonne


organisation fantasmatique et fondation des assises du moi, amenant, à travers
les interrelations avec la mère, à la coproduction de soi, de l'autre et du monde.
Le livre s'achève sur une visée thérapeutique : la position privilégiée de l'ana-
lyste qui regarde, pense et montre qu'il pense, permet dans certains cas favo-

rables — une modification, une sortie de l'unisson familiale.
Grâce à l'interprétation et à la capacité de continuer à penser de l'analyste,
le passage du non-fantasme au fantasme, mais aussi par une attitude souple de
l'analyste qui fait place aux détails de vie, aux soins corporels, à l'invention, le
système de Vantoedipe peut progressivement être modifié. L'atterrissage, le retour
est souvent douloureux et décevant par rapport à la grandiosité où le sujet flot-
tait. Il s'agit d'un long travail de ré-engendrement, de ré-incarnation, au fur et à
mesure qu'une place est faite à l'OEdipe.
Anne Deburge
8, avenue Jules-Janin
75016 Paris
« Langage et folie ».
Essai de psychorhétorique*
de Ruth Menahem

Anne CLANCIER

« On parle pour ne pas rester seul avec sa folie », telle est la phrase qui
pourrait, à elle seule, rendre compte du livre de Ruth Menahem.
Pourquoi parle-t-on ?
Peut-on parler sur la parole ?
La parole et le délire.
La parole et l'inconscient sont les thèmes essentiels de cet ouvrage qui amè-
nent l'auteur à se pencher sur la linguistique, la rhétorique et à établir la néces-
sité d'une psychorhétorique. « Comment le désir trouve-t-il à s'exprimer dans le
discours ? », telle est la question majeure.
Cet ouvrage, très dense, comporte quatre parties intitulées :
Parler,
Parler sur la parole,
Les maux sous les mots,
L'activité de langage.

Dans la première partie, Ruth Menahem s'interroge sur la parole et sur les
fonctions psychologiques du langage.
Le langage est-il instrument de communication ? agent de décharge des pul-
sions ? Quel est le pouvoir des mots et quelles sont les relations du langage avec
le « pouvoir » ?

* Les Belles Lettres, coll. « Confluents psychanalytiques », 1986.

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


278 Anne Clancier

Ruth Menahem examine les différentes théories concernant le langage et le


sujet parlant (H. Sapir, Heidegger, Edelheit, J. C. Milner, N. Chomsky), puis les
théories sur l'origine de la parole (Dante, J.-J. Rousseau) et celles du développe-
ment du langage chez l'enfant (Freud, Winnicott, D. Anzieu, S. Lebovici,
N. Abraham, P. Castoriadis-Aulagnier, E. Canetti).
Dans un chapitre sur « Les fonctions psychologiques du langage » sont
abordés : l'étude du langage comme instrument de communication (le modèle de
Shannon et Weaver, celui de Prieto, modèle psychanalytique complété par
D. Widlöcher), les travaux sur le bavardage, agent de dissimulation pour Hei-
degger, facilitant des relations sociales pour Malinowski et pour Martinet, la
théorie de l'Ecole de Palo-Alto sur le double lien (double bind).
Les relations du langage et du pouvoir sont illustrées par les tra-
vaux de P. Bourdieu, M. Pêcheux, l'Ecole d'Oxford, J. Bellemin-Noël, Orwell
dans son roman 1984, P. Clastres dans une étude des sociétés indiennes
d'Amérique.
Le langage comme décharge des pulsions est ensuite envisagé (Freud,
R. A. Spitz, V. Tausk).
Dans la deuxième partie, les différentes théories linguistiques sont abordées,
d'abord les linguistiques structurales (Saussure, Bailly, Benveniste), puis les tra-
vaux du cercle de Prague (Troubetzkoy, Jakobson, Karcevski) et ceux consacrés
à la grammaire générative (Chomsky), enfin les linguistes de la parole, notam-
ment le courant français avec renonciation (Benveniste) sont particulièrement
étudiés. C'est dire l'étendue des connaissances de l'auteur qui sait rendre claires,
pour nous, des notions complexes et d'un abord difficile pour des lecteurs non
spécialistes de ces questions.
Dans le dernier chapitre qui retiendra le plus notre attention, Ruth Mena-
hem introduit une conception originale.
Il s'agit de jeter les bases d'une psychorhétorique. Cette nouvelle discipline
va se heurter à bien des difficultés. Il s'agit, en effet, d' « une ouverture vers les
aspects expressifs négligés par la linguistique » qui, par principe, évacue le sujet
pour éviter la question de son rapport à la psychologie.
Il va s'agir « de traiter de l'activité du langage dans ses rapports avec la
folie-passion » et de tenter de voir « comment le désir trouve à s'exprimer
dans le discours ? », question qui rejoint celle, essentielle, posée par les psycha-
nalystes : pourquoi et comment les mots ont-ils une vertu thérapeutique ?
La psychorhétorique tentera donc « une approche des faits de langage qui
rende compte des liens entre le fonctionnement du langage et le fonctionnement
du sujet ». Cette conception est fondée sur un postulat, à savoir qu'une propriété
commune du sujet et du langage est « de révéler et de cacher, de se révéler et de
se cacher dans un même mouvement (...) Cette possibilité de secret tient à la
« Langage et folie ». Essai de psychorhétorique 279

nature même du sujet pourvu d'un inconscient et à celle du langage toujours


polysémique, ambigu, fluctuant ».
L'auteur se demande alors quelle rhétorique, quelle psychologie et quelle
articulation entre les deux pourront être utilisées. Elle se réfère successivement
aux travaux de Chomsky, à ceux de l'Ecole de Yale et aux « contradictions de la
psychanalyse lacanienne où les figures rhétoriques s'assimilent aux mécanismes
de l'inconscient ».
« Le domaine de la psychorhétorique sera déterminé par les lieux où dans
l'activité de langage s'exprime le sujet, conscient et inconscient. » Mais on court
le risque de se faire piéger car, langage et folie étant liés, « on ne peut savoir qui
subvertit l'autre ».
Pourquoi donc une psychorhétorique ? pour tenter de saisir et de déchiffrer
un style. Or « le style décrit par la psychorhétorique concerne l'ensemble des
forces qui cherchent à s'exprimer et à se faire entendre, à pénétrer l'interlo-
cuteur ». Les figures de la psychorhétorique sont, en effet, des forces et non des
formes comme celles de la rhétorique ; « elles ne relèvent pas d'un code mais de
l'interférence entre plusieurs systèmes ».
« Une parfaite connaissance de la psychorhétorique est théoriquement in-
concevable car, quelle que soit la rigueur appliquée à l'étude des figures, une pré-
vision de leur fonctionnement est impossible. »
« La mise en mouvement de ces figures puise son énergie dans la vie pul-
sionnelle. C'est parce que les lois du fonctionnement primaire n'ont rien à voir
avec la logique secondaire que l'on assiste à une déconstruction du fait de l'hé-
térogénéité des systèmes. »
Prenant par exemple la phrase d'une patiente citée par Gillibert : « Il n'y en
a aucun que je n'aime », Ruth Menahem montre qu'aucune « élaboration syn-
taxique ou sémantique ne suffit à rendre compte de ce cri de souffrance qui
ébranle même nos défenses personnelles contre la folie » et que la psychorhéto-
rique « se situe à ce confluent de l'innommable et de l'exprimé, participant de
l'un et de l'autre, de la folie et du langage ».
En conclusion, l'auteur montre le mouvement dialectique constant entre
thématique et rhétorique qui fonctionnent dans des plans différents, ce « sont
deux langues différentes dont chacune a pour fonction d'occulter ou de mode-
ler, de transformer l'autre ; quand il y a défaillance de cette double fonction on
peut y voir un effet de la pathologie ». Ce n'est pas au niveau rhétorique que
se situe le dysfonctionnement, mais dans l'ajustement entre les plans distincts
de l'énoncé et de renonciation.
« C'est bien parce que folie et langage ont partie liée que la pathologie
peut prendre la figure de la raison et le discours normal charrier des flots de
folie. »
280 Anne Clancier

Cette dernière partie est particulièrement stimulante pour le psychanalyste


qui, surtout lorsqu'il s'occupe de psychoses et de cas limites mais aussi lors des
régressions liées à la cure, est confronté à des problèmes de langage. La psycho-
rhétorique sera, également, un instrument d'approche utile pour le critique litté-
raire qui tentera de déceler les sources inconscientes d'un texte.
Anne Clancier
25, rue de Lübeck
75116 Paris
Résumés

Michel de M'UZAN. — Interprétation et mémoire

Résumé — L'interprétation et le processus qui la sous-tend, d'une part, et la construction du


passé, d'autre part, dépendent pareillement d'un des mécanismes qui organisent le fonc-
tionnement de la mémoire.
Dans cet essai, on tente de mettre en évidence la nature darwinienne de ce mécanisme et
à cerner certaines des conséquences de son action.

Mots clés — Interprétation. Mémoire. Passé. Sélection darwinienne.

Summary — Interprétation and the process which underlies it, together with the construction
of the past, both dépend partially on one of the mechanisms which organise the functioning of
memory. In this article, the author attemps to show the darwinian nature of this mechanism and
to pinpoint some of its conséquences.
Key-words — Interprétation. Memory. Past. Darwinian Sélection.

Ûbersicht — Die Deutung und der Prozess, welcher dahintersteht einerseits und die Kons-
truktion der Vergangenheit andererseits, hangen beide von einem der Mechanismes ab, welche
die Arbeitsweise der Erinnerung organisieren.
In dieser Studie wird versucht, die Darwinsche Natur dieses Mechanismus hervorzuheben
und einige der Konsequenzen seiner Aktion zu ergründen.

Schlüsselworte — Deutung. Erinnerung. Vergangenheit. Darwinsche Selektion.

Resumen — La interpretaciôn y el proceso que la subtiende, por una parte, y la construcciôn


del pasado, por otra, dependen de manera semejante de uno de los mecanismos que organizan
el funcionamiento de la memoria.
En este ensayo, intentamos poner en evidencia la naturaleza darwiniana del mecanismo y
delimitar ciertas consecuencias de su acciôn.

Palabras claves — Interpretaciôn. Memoria. Pasado. Selecciôn darwiniana.


Rev.franc. PsychanaL, 1/1993
282 Revue française de Psychanalyse

Riassunto — L'interpretazione e il processo che la sottintende, d'una parte, e la costruzione


del passato, d'altra parte, dipendono ugualmente da uno dei meccanismi che organizzono il
fungionamento délia memoria ; In questo scritto, tentiamo di mettere in evidenza la natura dar-
winiana di questo meccanismo e a circoscrivere alcune consequenze délia sua azione.

Parole chiavi — Interpretazione. Memoria. Passato. Selezione darwiniana.

Rosine DEBRAY — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation


lors des consultations de la triade père / mère / bébé

Résumé — Lors de laconsultation psychosomatique de la triade père / mère / bêbé, le fonc-


tionnement psychique de l'analyste doit tenter de s'ajuster aux particularités individuelles pro-
fondes des différents protagonistes. Ses interprétations en porteront la marque. Deux
illustrations cliniques contrastées aideront à percevoir les difficultés d'une telle entreprise.

Mots clés — Consultation psychosomatique. Fonctionnement psychique de l'analyste. Variété


des interprétations.

Summary — During the psychosomatic consultation of the triad father / mother / baby, the psy-
chic functioning of the analyst has to try to adjust to the deep-rooted individual particuliarities
of the différent protagonists: The analyst's interprétations will show the resuit of such an ad-
justment. Two contrasted clinical illustrations will bring out the difficultés of such a task.

Key-words — Psychosomatic Consultation. Psychic Functioning of the Analyst. Variety of In-


terprétations.

Obersicht — Inden psychosomatischen Konsultationen der Triade Vater-Mutter-Baby, muss


das psychische Geschehen des Analytikers versuchen, sich den tiefen individuellen Eigenheiten
der verschiedenen Protagonisten anzupassen. Die Deutungen werden den Stempel davon tra-
gen. Zwei kontrastierende klinische illustrationen werden helfen, die Schwierigkeiten eines sol-
chen Unternehmens wahrzunehmen.

Schlüsselworte — Psychosomatische Konsultation. Psychisches Geschehen des Analytikers.


Vielfalt der Deutungen.

Resumen — En laconsulta psicosomâtica de la triada padre-madre-bebé, el funcionamiento


psiquico del analista debe intentar acomodarse a las particularidades individuales profundas de
Résumés 283

los diferentes protagonistas. Sus interpretaciones llevarân la marca. Dos ilustraciones clinicas
contrastadas ayudarân a percibir las dificultades de tal tentativa.

Palabras claves — Consulta psicosomâtica. Funcionamiento psiquico del anallsta. Variedad


de las interpretaciones.

Riassunto — Il funzionamento psichico dell'analista e l'interpretazione nelle consultazioni délia


triade padre / madre / bambino. Nella consultazione psicosomatica délie triade padre / madre / bam-
bino, il funzionamento psichico dell'analista deve tentare l'aggiustamento alle particolarità indivi-
duali profonde dei diversi protagonisti. Le interpretazione ne porteranno l'impronta. Due casi
clinici contrastati ci aiuteranno a capire le difficoltà di una taie impresa.

Parole chiavi — Consultazione psicosomatica. Funzionamento psichico dell'analista. Varietà


d'interpretazioni.

Marilia AISENSTEIN. — L'interprétation au carré

Résumé — Le fonctionnement psychique est interprétatif et toute névrose est une interpréta-
tion. Dans les cures classiques, l'interprétation surgit de la rencontre de deux interprétations.
Que devient alors le modèle de l'interprétation lorsque sa fonction n'est plus de surprendre ou
de révéler, mais de réanimer et d'étayer, voire de renforcer un refoulement insuffisant. Le fonc-
tionnement psychique du psychanalyste peut-il restituer des capacités d'interprète au patient ?
Et le travail doit-il être qualifié d'interprétation ?

Mots clés — Interprétation. Fonctionnement psychique. Travail psychique. Achèvement. Ina-


chèvement. Etayage. Réanimation.

Summary — Psychic functioning is interpretive and every neurosis is an interprétation. In


classical treatments, interprétation emerged at the point of contact of two interprétations. But
what happens to the model of interprétation when its function is no longer to surprise or to re-
veal but to revive and to support, or even to reinforce an inadequate repression. Can the psy-
chic functioning of the psychoanalyst restore interpreting capacities to the patient ? And
should such work be qualified as interprétation ?

Key-words — Interprétation. Psychic Functioning. Psychic Work. Completing. Failure to


Complete. Support. Revival.

Ubersicht — Das psychische Geschehen ist deutend und jede Neurose ist eine Deutung. In
den klassischen Kuren geht die Deutung aus der Begegnung von zwei Deutungen Hervor. Was
wird somit aus dem Deutungsmodell, wenn seine Funktion nicht mehr darin besteht, zu über-
284 Revue française de Psychanalyse

raschen oder zu enthùllen, sondern wenn die Deutung eine Funktiori von Wiederbelebung, von
Anlehnung oder von Verstàrkung einer ungenûgenden Verdrängung einnimmt ? Kann das psy-
chische Geschehen des Psychoanalytikers dem Patienten Deutungsfähigkeiten wiedergeben ?
Und soll die Arbeit als Deutung aufgefasst werden ?

Schlüsselworte — Deutung. Psychisches Geschehen. Psychische Arbeit. Vollendung. Unfer-


tigkeit. Anlehnung Wiederbelebung.

Resumen — El funcionamiento psîquico es interpretativo y toda neurosis es una interpreta-


ciôn. En las curas clâsicas, la interpretaciôn surge del encuentro de dos interpretaciones. ; Que
pasa entonces con el modelo de la interpretaciôn cuando su funciôn ya no es mâs la de sor-
prender o la de revelar, sino la de reanimar y la de apoyar, incluso la de reforzar una represiôn
i
insuficiente ? El funcionamiento psîquico del psicoanalista, puede restituir capacidades de in-
i
terprète al paciente ? Y el trabajo, debe ser calificado de interpretaciôn ?

Palabras claves — Interpretaciôn. Funcionamiento psîquico. Trabajo psîquico. Terminaciôn.


Interminable. Apoyo. Reanimaciôn.

Riassunto — Il funzionamento psichico è interpretativo e ogni nevrosi è un'interpretazione.


Nelle cure classiche, l'interpretazione nasce nell'incontro di due interpretazioni. Che diventa al-
lora il modello dell'interpretazionequando la sua funzione non è più di sorprendere o di rivelare,
ma di rianimari e appogiare, se non addirittura di rinforzare una rimozione insufficiente ? Il fun-
zionamento psichico del psicoanalista puo restituire le capacità d'interprète al paziente ? Il la-
voro puo essere qualificato d'interpretazione?

Parole chiavi — Interpretazione. Funzionamento psichico. Lavoro psichico. Compiutezza. In-


compiutezza. Appoggio. Rianimazione.

Marie-Lise Roux. — La vérité de l'interprétation

Résumé — A partir de quelques moments d'interventions qui surprennent et l'analyste et le


patient, et dans une relecture des « Entretiens » de l'Homme aux Loups avec Karin Obholzer, on
retiendra le caractère particulier de l'interprétation analytique qui permet à l'un et à l'autre pro-
tagoniste de la scène de se reconnaître dans une identification mutuelle.

Mots clés — Modification. Transformation. Homme aux Loups. Transfert. Interprétation. Vé-
rité. Identité. Désignation.
Résumés 285

Summary — From a discussion of various interventions which had an effect of surprise on


both patient and analyst, and from a rereading of Karin Obholzer's « Interviews » with the Wolf-
man, the author stresses the particular nature of analytic interprétation, which allows both pro-
tagonists to recognise themselves in a mutual identification.

Key-words — Modification. Transformation. Wolfman. Transference. Interprétation. Truth.


Identity. Désignation.

Obersicht
— Anhand einiger Interventionsmomente, welche sowohl den Analytiker als auch.
den Patienten überraschen, und anhand einer Neulektûre der « Gesprache » des Wolfsmannes
mit Karin Obholzer, können wir den speziellen Charakter der analytischen Deutung festhalten,
Welcher den beiden Protagonisten der Szene erlaubt, sich is einer gegenseitigen Identifizierung
zu erkennen.

Schlüsselworte — Modifizierung. Verwandlung. Wolfsmann. Ùbertragung. Deutung. Wah-


rheit. Identitat. Bezeichnung.

Resumen — A partir de algunos pasajes de intervenciones que sorprenden al analista y al pa-


ciente, y de una relectura de las « Entrevistas » de El Hombre de los lobos con Karin Obholzer,
se retendre el carécter particular de la interpretaciôn analîtica que permite a uno y a otro prota-
gonista de la escena reconocerse en una identification mutua.

Palabras, claves — Modificaciôn. Transformaciôn. Hombre de los lobos. Transferencia. inter-


pretaciôn. Verdad. Identidad. Designaciôn.

Riassunto — Cominciandoda qualche momenti d'interventi che miravigliano il psicoanalista


ed il paziente, e rilegendo i colloqui del uomo dai lupi con Karin Obholzer, si ritiene il carattere
particolare dell'interpretazione psicoanalitica che permette all'uno ed all'altro protagonista délié
scena di riconoscersi in una identificazione reciproca.

Parole chiavi — Modificazione. Transformazione. Uomo dai lupi. Trasferimento. Interpreta-


zione. Verita. Designazione.

Paul ISRAËL. — Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens

Résumé — L'auteur aborde la question du mode d'action de l'interprétation à partir du style de


l'interprétation. Celui-ci est ce qu'il y a de plus personnel, de plus secret dans la pratique de la
psychanalyse. Le mode d'action de l'intervention au cours du psychodrame psychanalytique
286 Revue française de Psychanalyse

est donné comme le modèle de l'interprétation élaborative. Pour être efficiente, l'interprétation
doit entraîner un effet de création chez le patient, de telle sorte que l'excitation se pulsionnalise.
Ainsi de l' « originaire » apparaît secondairement à différents moments de la cure psycha-
nalytique.

Mots clés — Pulsionnalisation. Excitation. Psychodrame. Technique psychanalytique. Séduc-


tion. Suggestion.

Summary — The author investigates the question of how interprétation functions from the
point of view of its style. This is the most Personal and the most secret variable in the practice
of psychoanalysis. The way that intervention operates in psychoanalytic psychodrama is taken
as the model for elaborative interpretation. In order to be effective, interpretation must resuit in
an effect of creation for the patient, in such a way that the excitation becomes instinctualised.
Thus the « primary » émerges « secondarily » at différent moments of the psychoanalytic treat-
ment.

Key-words — Instinctualisation. Excitation. Psychodrama. Psychoanalytic Technique. Séduc-


tion. Suggestion.

Ubersicht — Der Autor stellt die Frage der Aktionsweise der Deutung in Bezug auf den Stil
der Deutung. Der Stil ist das Persönlichste, das Geheimste in der Praxis der Psychoanalyse. Die
Aktionsweise der Intervention im Verlauf des psychoanalytischen Psychodramas wird als Mo-
dell der ausarbeitenden Deutung vorgefuhrt. Um wirksam zu sein, muss die Deutung beim Pa-
tienten einen Schöpfungseffekt hervorrufen, damit die Erregung zum Trieb werden kann. Somit
erscheint sekundàr « das Ursprüngliche » in verschiedenen Momenten der psychoanalytischen
Kur.

Schlüsselworte — Triebwerden. Erregung. Psychodrama. Psychoanalytische Technik. Ver-


fûhrung. Suggestion.

Resumen — El autor enfoca la cuestiôn del modo de acciôn de la interpretaciôn a partir del
estilo de la interpretaciôn. Es el estilo, lo mâs personal, lo mes secreto que existe en la prâctica
del psicoanalisis. El modo de acciôn de la intervenciôn en el curso del psicodrama es dàdo
como el modelo de la interpretaciôn elaborativa. Para ser eficiente la interpretaciôn debe conl-
levar un efecto de creaciôn en el paciente, de tal manera que la excitaciôn se pulsionalise. Asi
« lo originario » aparece secundariamente en diferentes momentos de la cura psicoanalïtica.

Palabras claves — Pulsionalizaciôn. Excitaciôn, Psicodrama. Técnica psicoanalïtica. Seduc-


ciôn. Sugestiôn.

Riassunto — L'autore affronta l'argumento di corne lavora l'interpretazione cominciando con


il suo stile. Il stile è la parte più personale, più segreta nella pratica psicoanalïtica. Il modo in cui
agisce l'intervenzione durante il psicodramma psicoanalitico è dato corne modello dell'interpre
-
Résumés 287

tazione elaborativa. Per essere efficiente l'interpretazione deve far nascere nel pazientë un
effetto di crezione in modo che l'eccitazione diventi pulsionale. Cosi a vari momenti délia cura
psicoanalitica, sorge secondariamente « del originario ».

Parole chiavi — Pulsionalisazione. Eccitazione. Psicodramma. Tecnica psicoanalitica. Sedu-


zione. Suggestione.

Ophélia AVRON.
— Interprétation et psychodrame

Résumé — A partir de trois cas de patients venus en psychodrame de groupe après une cure
individuelle d'une dizaine d'années, j'ai été amenée à réfléchir sur leur structure et les voies in-
terprétatives à trouver avec eux.
Les effets de présence du psychodramatiste, amplifiés par la situation de groupe et par le
jeu psychodramatique, semblent dans leur cas permettre un contact psychique favorable à un
réinvestissement de leur propre fonctionnement interne.

Mots clés — Attitude interprétative. Effet de présence. Pensée scénique analogique.

Summary — Three cases of patients working in psychodrama groups after individual treat-
ments lasting around ten years lead the author to discuss their structure and the interpretive
pathways available.
The effects of the présence of the psychodramatist, intensified by the situation of the group
and by the psychodramatic game, seem to allow the establishment of a psychic contract favo-
rable to a recathexis of their own internai functioning.

Key-words — Interpretive Attitude. Effect of Présence. Analogical Dramatical Thinking.

Obersicht
— Anhand von drei Fällen, welche nach einer zehnjährigen individuellen Kur in ein
Gruppenpsychodrama aufgenommen wurden, kam ich dazu, über ihre Struktur nachzudenken
und über die Deutungslinien mit ihnen.
Die Prësenzeffekte des Psychodramatikers, durch die Gruppensituation und das psycho-
dramatische Spiel verstàrkt, scheinen in diesen Fâllen einen psychischen Kontakt zu erlauben,
welcher eine Wiederbesetzung ihres eigenen Innenlebens begünstigt.

Schlüsselworte — Deutungshaltung. Prasenzeffekt. Analogisches szenisches Denken.

Resumen — A partir de très casos de pacientes llegados al psicodrama de grupo luego de una
cura individual de una decena de anos, fui conducida a reflexionar sobre sus estructuras y
sobre las vîas interpretativas a encontrar para con ellos.
Los efectos de presencia del psicodramatista, amplificados por la situaciôn de grupo y por
288 Revue française de Psychanalyse

el juego psicodramâtico, parecen en dichos casos permitir un contacto psiquico favorable a una
recarga de su propio funcionamiento interno.

Palabras claves — Actitud interpretativa. Efecto de presencia. Pensamiento escénico analôgico.

Riassunto — Cominciando con tre pazienti venuti in psicodramma di gruppo dopo una psi-
coanalisi individuale per una diecina d'anni, mi è venuto da pensare sulla loro struttura e le vie
interprétative da trovare con essi.
Gli effetti di présenta del psicodrammatista, amplificati dalla situazione di gruppo e dal
giocco psicodrammatico, sembrano nel loro caso permettre un contatto psichico propizio a un
nuovo collocamente del proprio funzionamento interno.
Parole chiavi — Attitudine interpretativa. Effetto do presenza. Pensiero scenico analôgico.

Simone DECOBERT. — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psycha-


nalytique individuel de l'adolescent psychotique.

Résumé — Dans le psychodrame analytique des adolescents psychotiques, l'interprétation,


plus souvent vécue et dite, dans le déroulement même du jeu et dans la technique des inter-
ventions, que dans la formulation classique du lien entre le passé, vécu présent et transfert,
serait-elle en fait la reprise de la dynamique de la contrainte à interpréter, fondement méta-
psychologique du moi ?

Mots clés — Contrainte à la représentation. Contrainte à l'interprétation. Figurabilité. Effets de


groupe.

Summary — In the analytic psychodrama of psychotic adolescents interprétation is more


often experienced and articulated in the course of the drama itself and in the technique of in-
terventions than in the form of the classical formulation of the link between the past, current
expérience and the transference. Would it be the resumption of the dynamic of the constraint
to interpret, the metapsychological foundation of the ego ?

Key-words — Constraint on Représentation. Constrasint on Interprétation. Figurability.


Group Effects.

Ubersicht — Im analytischen Psychodrama mit psychotischen Adoleszenten, kônnte die Deu-


tung, welche mehr erlebt und innerhalb des Spiels und der Interventionstechnik ausgesprochen
wird als in der klassischen Formulierung der Beziehung zur Vergangenheit(es ist ein gegenwär-
Résumés 289

tiges Erlebnis und Übertragung), im Grund eine Wiederaufnahme der Dynamik der Deutungs-
notwendigkeit, metapsychologische Grundlage des Ichs, sein.

Schfüsselworte — Vorstellungsnotwendigkeit Deutungsnotwendigkait. Darstellung. Gruppe-


neffekte.

Resumen — En el psicodrama analïtico de adolescentes psicôticos, la interpretaciôn, mâs a


menudo dicha y vivida, en el propio desarrollo del juego y en la técnica de las intervenciones
que en la formulaciôn clésica del vinculo entre el pasado, vivencia presente y transferencia,
serfa dehecho, la vuelta de la dinâmica de la exigencia de interpretar, fundamento metasico-
lôgico del yo ?

Palabras claves — Presiôn para representar. Presiôn para interpretar. Figurabilidad. Efectos de
grupo.

Riassunto — Nel psicodramma analitico degli adolescenti psicotici, l'interpretazione, il più so-
vente vissuta più che detta, nello svolgersi del giuoco e nella tecnica degli interverti come nella
formulazione classica del legame fra il passato, il vissuto presente e il transfert, potrebbe essere
la ripresa dinamica della compulsione a interpretare fondamento metapsicologico del'lo.

Parole chiavi — Compulsione alla rappresentazione. Figurabilità. Effetti di gruppo.

Dominique ARNOUX, Anne QUINAT, Stëven WAINRIB. — D'une scène à l'autre

Résumé — Le psychodrame trouve sa spécificité dans le jeu à valeur interprétative. Cette


forme interprétative, distincte de l'interprétation à proprement dite est précisée. Des cures
d'adolescents et particulièrement de cas difficiles permettent de rendre compte des mouve-
ments transférentiels, de la valeur du jeu des contre-transferts, dans la mouvance des logiques
de l'inconscient autant que dans la mise en jeu de la subjectivation.

Mots clés — Psychodrame. Interprétation. Jeu. Narcissisme. Transfert. Contre-transfert. Subjec-


tivation. Adolescence.

Summary — Psychodrama is unique in its use of games with interpretive value. This form on
interprétation, distinct from the classical form, is discussed and defined. The treatment of ado-
lescents, particularly of difficult cases, allows us to study transferential movements and the
value of the game of countertransferences in the shifting logics of the unconscious as well as
in the coming into play of subjectivisation.

Key-words — Psychodrama. Interpretation. Game. Narcissism. Transference. Countertransfe-


rence. Subjectivisation. Adolescence.
290 Revue française de Psychanalyse

Übersicht — Das Psychodrama findet seine Spezifität im Spiel mit Deutungwert. Diese von
der eigentlichen Deutung verschiedene Deutungsform wird dargelegt. Die kur mit Adoleszen-
ten und vor allem mit schwierigen Fallen erlauben es, die Übertragungsbewegungen und den
Wert der Gegenùbertragung zu erläutern, in der Beweglichkeit der Logiken des Unbewussten
sowie auch im Einsatz der Subjektivierung.

Schlüsselworte — Psychodrama. Deutung. Spiel. Narzissmus. Übertragung. Gegenübertra-


gung. Subjektivierung. Adoleszenz.

Resumen — El psicodrama encuentra su especificidad en el juego con valor interpretativo.


Esta forma interpretativa, distinta de la interpretaciôn propiamente dicha, es precisada. Algunas
curas de adolescentes, y particularmente de casos difïciles, permiten dar cuenta de movimien-
tos transferenciales, del valor del juego de las contratransferencias, en el dominio de influencias
de las lôgicas del inconsciente tanto como en el empleo de la subjetivaciôn.

Palabras claves — Psicodrama. Interpretaciôn. Juego. Narcisismo. Transferencia. Contra-


transferencia. Subjetivaciôn. Adolescencia.

Riassunto — Il psicodrama trova la sua spécificitâ nel giuoco a valore interpretativo. Questa
forma interpretativa è da distinguere dall' interpretazione cosi detta.
Cure d'adolescenti, particolarmente casi difficili, permettono di rendersi conto dei movi-
menti relativi al transfert, del valore del giuoco dei contro transferts, nei movimenti delle logiche
dell'inconscio e nella messa in giuoco della soggettivazione.

Parole chiavi — Psicodramma. Interpretazione. Giuoco. Narcisismo. Transfert. Contro-trans-


fert. Soggettivazione. Adolescenza.

Maurice NETTER. — Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste

Résumé — Le Surmoi est une instance bi-face. Le Surmoi civilisé, selon le terme de Freud, ne
refoule pas le Surmoi cruel, « archaïque », les deux aspects sont condensés. De sa face cruelle,
le Surmoi, même dans sa face civilisée, garde un fonctionnement en arc réflexe qui peut inter-
venir avant toute décision du Moi du psychanalyste et le retenir de se laisser entraîner dans des
passages à l'acte lors de pressions transférentielles de type paranoïde ou passionnel. A certains
moments critiques de la cure, le Surmoi de l'analyste contribue à sauver le processus.

Mots clés — Surmoi. Bi-face. Transfert passionnel. Transfert paranoïde.


Résumés 291

Summary — The superego is Janus-faced. The civilised superego, to use Freud's expression,
does not repress the cruel « archaic » superego. Both sides are compacted together. From its
cruel side, even in its civilised front, the superego retains a reflex arc-like functioning which
may operate above any decision from the Ego of the analyst and force it into passages to the
act when paranoid or passionate type transferential pressures corne into play. At certain crucial
moments of the treatment, the Superego of the analyst helps to block such a pattern.

Key-words — Superego, Janus-faced Functioning. Passionate Transference. Paranoid Trans-


ference.

Übersicht — Das Überich ist eine zweiseitige Instanz. Das zivilisierte Uberich, nach Freuds
Ausdruck, verdrängt das grausame, « archaische » überich nicht ; die zwei Aspekte sind ver-
dichtet. Von seiner grausamen Seite behält das Überich sogar in seiner zivilisierten Seite ein
Reflexbogenfunktionieren, welches vor jeglicher Entscheidung des Ichs des Psychoanalytikers
eintreten kann und ihn zurückhalten kann, sich unter paranoidem oder leidenschaftlichem
Übertragungsdruck zum Agieren verleiten zu lassen. In gewissen kritischen Momenten der Kur
trägt das Überich des Analytikers dazu bei, den Prozess zu retten.

Schlüsselworte — Zweiseitiges Überich. Leidenschaftliche Übertragung. Paranoide Übertra-


gung.

Resumen — El superyô es una instancia con dos semblantes. El superyô civilizado, segûn el
término de Freud, no reprime el superyô cruel, arcaico, los dos aspectos estân condensados. En
su semblante cruel, el superyô, incluso en su semblante civilizado, maintiene un funciona-
miento en arco reflejo que puede intervenir antes de cualquier decision del Yo del psicoanalista
y deternerlo para no dejarlo arrastrarse en pasajes al acto en momentos de presiones transferen -
ciales de tipo paranoide o pasional. En ciertos momentos crîticos de la cura, el superyô del ana-
lista contribuye a preservar el proceso.

Palabras claves — Superyô. Dos semblantes. Transferencia pasional. Transferencia para-


noide.

Riassunto — Il super-lo è un istanza bifronte. Il super-lo educato, secondo la parola di Freud,


non rimuove il super-lo crudele, « arcaico », ambedue gli aspetti vengono condensati. Della sua
parte crudele, il super-lo educato ritiene un funzionamente in arco riflesso che puo accadere
prima di ogni décizione super-lo del psicoanalista e trattenerlo di fare maneggi quando ven-
gono fuori pressione di traslazione di modo paranoide o passionale. A momenti critichi della
cura, il super-lo del psicoanalista contribuisce a custodire il processo.

Parole chiavi — Super-lo. Bifronte. Traslazione passionale. Traslazione paranoide.


292 Revue française de Psychanalyse

Danièle BRUN. — Interpréter avec l'enfant. Le vu, le visible et le visualisable en


analyse d'enfants

Résumé — « Fais la caméra avec tes mots pour que je voie la scène » : cette phrase adressée à
un jeune patient, petit garçon de huit ans, pour libérer son aptitude au récit, constitue le sup-
port d'une réflexion sur l'acquisition des « représentations langagières » chez l'enfant.
Le commentaire de deux séances, l'une à l'âge de quatre ans, l'autre à huit ans, suit les
transformations que le petit garçon apporta à sa gestion de la temporalité et de l'espace narratif.
Au début de l'analyse, justifiée par une forte jalousie à l'égard d'un petit frère, les mouvements
de l'enfant envers les objets, analogues à un potentiel de pensées non dites, ont sollicité l'apti-
tude du psychanalyste à interpréter.
En découvrant la nécessité, l'enjeu et la liberté du. dire en séance, l'enfant a progressive-
ment développé une capacité de visualisation qui donna son envol à l'analyse. L'enfant, comme
le dit Freud, y fit alors son entrée « d'un pas indépendant ».

Mots clés — Transferts et identifications en analyse d'enfant. Acquisition de représentations


langagières. Capacité de visualisation. Rapport à l'objet et temporalité. Jalousie enfantine.

Summary — « Make a movie with your words so that I can see the scene » : this sentence,
adressed to a young patient, an eight year old boy in order to free his being able to tell, forms
the starting point for a discussion of the acquisition of « verbal images » for the child.
The commentary on two sessions, one at the âge of four and the other at the age of eight,
follows the transformations that the boy makes to his organisation of temporality and of narra-
tive space. At the start of the analysis, brought on by an intense jealousy towards a younger
brother, the child's movements towards objects, analogous to a potential of non-articulated
thoughts, encouraged the analyst to interpret.
In discovering the necessity, the stakes and the freedom of telling during the session, the
child progressively developed a capacity for visualisation which really got the analysis going.
The child, as Freud says, then took « a line of his own in the analysis ».

Key-words — Transferences and Identifications in Child Analysis. Acquisition of ver-


bal images. Capacity for Visualisation. Relation to the Object and to Temporality. Infantile
Jealousy.

Übersicht — « Mach eine Kamera aus deinen Wörtern, damit ich die Szene sehen kann » :

dieser Satz, an einen achtjährigen Knaben gerichtet, um seine Erzählungsfähigkeit zu befreien,


wird zum Ausgangspunkt einer Überlegung über die Erlangung von « Sprachvorstellungen »
beim Kind.
Der Kommentar von zwei Sitzungen, eine im Alter von vier, die andere im Alter von acht
Jahren, verfolgt die Umwandlungen in der Verwaltung des Zeitablaufs und des Erzahlungs-
raums. Am Anfang der Analyse, welche durch die starke Eifersucht auf einen kleinen Bruder
Résumés 293

notwendig wurde, haben die Bewegungen des Kindes den Objekten gegenüber, einem Poten-
tial von nient ausgesprochenen Gedanken analog, die Deutungsfâhigkeit des Analytikers an-
gesprochen.
Indem das Kind die Notwendigkeit, den Einsatz und die Sprachfreiheit in der Sitzung ent-
deckte, entwickelte es allmählich eine Bildvorstellungsfähigkeit,welche den Start zur Analyse
gab. Das Kind, wie Freud sagt, machte dann seinen « unabhängigen Schritt » in die Analyse.

Schlüsselworte — Übertragungen und Identifizierungen in der Kinderanalyse. Erlangung von


Sprachvorstellungen. Bildvorstellungsfähigkeit. Objektbeziehung und Zeitablauf. Kindliche Ei-
fersucht.

Resumen — « Haz la câmara con tus palabras para que yo vea la escena » esta frase dirigida
a un joven paciente, nino de ocho anos, para liberar su aptitud para el relato, constituye el so-
porte de una réflexion sobre la adquisiciôn de las « representacionesverbales » en el nino.
El comentario de dos sesiones, una cuando tenîa cuatro anos, la otra cuando tenîa ocho,
siguen las transformaciones que el nino aportô a la gestion de la temporalidad y del espacio
narrativo. Al principiô del anâlisis, justificado por fuertes celos en relaciôn con un hermanito,
los movimientos del nino para con los objetos, anâlogos a un potencial de pensamientos no di-
chos, han solicitado la aptitud del analista para interpretar.
Al descubrir la necesidad, la apuesta y la libertad del decir en la sesiôn, el nino ha progre-
sivamente desarrollado una capacidad de visualizaciôn que dio alas al anâlisis. El nino, como lo
dijo Freud, hizo entonces su entrada « con un paso independiente ».

Palabras claves — Transferencias identificaciones en el anâlisis de ninos. Adquisiciôn de


e
representaciones verbales. Capacidad de visualizaciôn. Relaciôn con el objeto y temporalidad.
Celos infantiles.

Riassunto — « Fai la cinepresa con le tue parole che io veda la scena » : questa phrase detta
a un giovane paziente, un maschietto da otto anni, per liberare la sua capacitâ per il raconto,
constituisce il mezzo di una riflessione sulla conquista delle « rappresentazione linguale » del
bambino.
Il commento di due sessione, una all'età di quatro anni, l'altra a otto anni, segue le trasfor-
mazione che il ragazzo fecce alla sua gerenza della temporalita e dello spazio narrativo. All'ini-
zio della psicoanalisi, leggitimata da una forte gelosia per il fratellino, il moto del bambino verso
gli ogetti analogo a un potenziale di pensieri non detti, hanno stimulato la capacita del psicoa-
nalista ad interpretare.
Scoprendo la necessita, la messa e la liberta del dire durante la sessione, il bambino à,
mano a mano, sviluppato una capacita di visuali azzione che diede l'involo alla psicoanalisi. Il
bambino, corne lo dice Freud, vi ci entro allora « d'un passo indipendente ».

Parole chiavi — Traslazione eidentificazione nella psicoanalisi dei bambini. Aquisto della
rappresentazione linguale. Capacitâ di visualisazzione. Vincolo all'ogetto e temporalita. Gelosia
infantile.
294 Revue française de Psychanalyse

Colette JEANSON-TZANCK, Une intervention réorganisatrice dans la psychothéra-


pie d'une « vie opératoire »

Résumé — Les conditions déterminantes ayant marqué le départ de cette psychothérapie sont
à préciser d'emblée : alors que j'entamais ma troisième année d'analyse, et que j'assistais aux
consultations de médecine psychosomatique dans un service hospitalier, une jeune patiente de
18 ans atteinte d'une grave recto-colite hémorragique me fut confiée ; avec cette recommanda-
tion : « Pas d'interprétations, à part cela sentez-vous libre avec vos intuitions. » Circonstances
qui m'amenèrent à adopter une écoute attentive.
Cet article se propose d'éclairer ce qu'une telle forme d'écoute permit de découvrir au plus
près d'une vie opératoire, certes stéréotypée mais plus encore secrètement singulière. Et en par-
ticulier ce qu'était en fait le réel pour cette jeune patiente ; ce que masquait ses petits récits
opératoires, et qui se fit jour peu à peu.
Ecoute attentive, et attentif travail de liaison. Après plusieurs années, l'évolution de la pa-
tiente favorise une écoute flottante qui va un jour mener l'analyste à une interprétation oedi-
pienne apparemment très justifiée. Mais le « rien » sur lequel elle débouche nécessite au plus
vite la reprise de l'écoute attentive : peu après s'impose, à la manière d'une interprétation, une
intervention sur un réel devenu in-traitable. Et qui aura de remarquableseffets mutatifs chez la
patiente : entre autres sur le fonctionnement de sa pensée, et sur le rétablissementdes limites
entre le dehors et le dedans, jusque-là inversés.

Mots clés — Ecoute attentive d'une vie opératoire. Désir de se documenter. Déambulations.
Anxiétés psychotiques. Réponses motrices et comportements oniriques. Le blanc. Travail de
liaison. Intervention réorganisatrice.

Summary — The determining conditions which were present at the start of this psychothe-
rapy need to be made clear immediately : when I was beginning my third year of analysis and
was attending consultations of psychosomatic medicine in a hospital ward, a young patient of
eighteen was entrusted to me ; with the following recommendation : « No interpretations, but
otherwise feel free with your intuitions ». These conditions led me to adopt an attitude of atten-
tive listening. This article aims to elucidate what such a form of listening allows one to discover
closest to an operative life, stereotyped, certainly, but nonetheless most secretly singular. And
in particular, what was in fact the real for this young patient ; what her little operational narra-
tives were concealing, and which came to light little by little. Attentive listening and also atten-
tive work of linking. After several years, the progress of the patient encouraged a floating
listening which would lead the analyst to an apparently justified cedipal interpretation. But the
« nothing » which she was to confront now necessitated the swift deployment of the earlier
strategy of attentive listening : shortly after this, an intervention, like an interpretation, was to
emerge on a real which had become untreatable. This has remarkable mutative effects for the
patient : on both the functioning of her thinking and on the recovery of limits between outside
and inside which until then had been inverted.

Key-words — Attentive Listening of an operational life. Desire to gather material about one-
self. Ambulations. Psychotic Anxieties. Motor responses and dreamlike behaviour. Work of lin-
king. Reorganising intervention.
Résumés 295

Übersicht Entscheidende Umstände haben den Anfang dieser Psychotherapie geprägt : ich
begann das dritte Jahr meiner Analyse und nahm an den psychosomatischen Konsultationen in
einem Krankenhaus teil ; eine junge 18 jährige Patientin wurde mir anvertraut, mit der Empfeh-
lung : « Keine Deutungen, und sonst fühlen Sie sich frei mit Ihren Intuitionen ». Diese ums-
tände führten mich dazu, vor allem aufmerksam zuzuhören. Dieser Artikel schlagt vor, zu
beleuchten, welche Entdeckungen eine solche Form von Zuhören erlaubten, ganz nahe bei
einem stereotypen operativen Leben und trotzdem so speziell. Vor allem was das Reale für
diese Patientin bedeutete ; was aile diese kleinen operativen Erzählungen verdeckten und was
nach und nach zum Vorschein kam.
Aufmerksames Zuhören und aufmerksame Bindungsarbeit. Nach mehreren Jahren erlaubt
die Entwicklund der patientin eine schwebende Aufmerksamkeit, welche eines TAges den Ana-
lytiker zu einer scheinbar ganz vertretbaren ödipalen Deutung führten ; Aber das « nichts », zu
welchem die Deutung führte, macht es nötig, schnellstens wieder auf das aufmerksame Zuhö-
ren zurückzukommen : kurz danach drängt sich auf die Art und Weise einer Deutung eine In-
tervention bezüglich eines un-behandelbar gewordenen Realen auf. Bemerkenswerte
Veränderungen waren die Wirkung bei der Patientin, unter anderem auf ihr Denkgeschehen
und auf die Wiederherstellung der Grenzen zwischen innen und aussen, welche bisher ver-
tauscht waren.

Schlùsselworte — Aufmerksames Zuhören eines operativen Lebens. Dokumentations-


wunsch. Umherschlendern. Psychotische Ängste. Motorische Antworten und traumhaftes Ve-
rhalten. Bindungsarbeit. Neuorganisierende Intervention.

Resumen — Las condiciones determinantes que marcaron el inicio de esta psicoterapia son
precisadas : cuando yo iniciaba mi tercer ano de anâlisis, y asistîa a las consultas de medici-
na psicosomâtica en un servicio hospitalario, una joven paciente de 18 anos me fue con-
fiada ; con la siguiente recomendaciôn : « Nada de interpretaciones, al margen de esto
siéntasé usted libre con sus intuiciones. » Circunstancias taies que me llevaron a adoptar una
escucha atenta.
Este artïculo se propone aclarar aquello que tal forma de escucha permitiô descubrir lo mâs
cerca posible de una vida operatoria, sin duda alguna estereotipada pero mucho mâs secreta-
mente singular. Y en particular aquello que era de hecho lo real para dicha joven paciente ;
aquello que ocultabar sus pequenos relatos operatorios, y que se revelô poco a poco. Escuecha
atenta, y atento trabajo de ligazôn. Luego de varios anos, la evoluciôn de la paciente favorece
una escucha flotante que llevarâ un dia al analista a una interpretaciôn edipica aparentemente
muy justificada. Pero la « naderta » sobre la cual ella desemboca hace necesario lo mes râpido
posible la vuelta a la escucha atenta : poco después se impone, a la manera de una interpreta-
ciôn, una intervenciôn sobre algo real vuelto in-tratable. Y que tendra notables efectos cam-
biantes en la paciente : entre ellos en el funcionamiento de su pensamiento, y en el
restablecimiento de los limites entre el afuera y el adentro, hasta el momento invertidos.

Palabras claves — Escucha atenta de una vida operatoria. Deseo de documentarse. Deambu-
laciones. Ansiedades psicôticas. Respuestas motrices y comportamientos onîricos. Trabajo de
ligazôn. Intervenciôn reorganizadora.
296 Revue française de Psychanalyse

Riassunto — Le condizioni determinanti dell' inizio di questa psicoterapia sono subito da pre-
cisare : alorquando incomiciavo il mio terzo anno d'analisi e che assistivo alle consultazione di
medicina psicosomatica in un'ospedale, una giovane paziente di 18 anni mi fu affidata con
questa raccomandazione : « Messuna interpretazione, ma usate vostre intuizioni ».
Queste circostenze mi indussero a avere un ascolto attento.
Quest'articulo si propone d'esplorare quello che questo tipo di scoprire presso una vita
operatoria, certo stereotipata ma più ancora secretamente singolare. In particolare quello che
era per lei il reale ; quello che nascondevano i suoi piccoli racconti operatorii e che repparvero
à poco à poco.
Ascolto attento, e lavoro attento di legami. Dopo molti anni, l'evoluzione della paziente fa-
vori un ascolto flottante che condusse l'analista a un'interpretazione edipica apparentemente
giustificata. Ma sfociante sul niente, sarà necessario di riprendere al più presto l'ascolto at-
tento : poco dopo s'impose, sul modo di un'interpretazione, un'intervento sul reale, diventato
in-trattabile. Avra dei notevoli effetti mutativi sulla paziente : sul funzionamento del pensiero e
sul ristabilimento dei limiti fra il dentro e eil fuori, fino all'ora inversati.

Parole chiavi — Ascolto attento d'una vita operatoria. Deambulazione. Desidero di documen-
tarsi. Ansie psicotiche. Risposte motrici e comportamenti onirici. Lavoro di legami. Intervento
riorganizzatore.

Michel ODY. — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique


de l'enfant

Résumé — La consultation thérapeutique enfant-parent(s) est une alternative à l'analyse ou la


psychothérapie d'enfant non encore indiquée ou contre-indiquée. L'interprétation vise alors
deux situations : d'une part celle qui tend à apprécier, voire à faire surgir ce qui renvoie aux
mouvements pulsionnels de l'enfant, ainsi sujet ; d'autre part, et à partir de là, celle qui
concerne les inter-investissements parent(s)-enfant- ici le Moi des premiers est mobilisé par la
prise de conscience de répétitions qui passent par leurs propres identifications.

Mots clés — Consultation thérapeutique. Psychanalyse de l'enfant. Interprétation.

Summary — Child-parent(s) therapeutic consultation is an alternative to child analysis or


psychotherapy which is not yet encouraged or discouraged. Interprétation hère has two aims :
on the one hand, to assess or to produce éléments linked to the child's instinctual life, the child
thus being the subject, and on the other hand, from this position, to aim at the cathexes at play
between the parents and the child. In this case, the Ego of the parents is mobilised by beco-
ming conscious of the repetitions which are transmitted via their own identifications.

Key-words — Therapeutic Consultation. Child Analysis. Interpretation.


Resumes 297

Übersicht — Die therapeutische Eltern-Kind-Konsultation ist eine Alternative zur Kinderana-


lyse oder zur Kinderpsychotherapie, welche nicht oder noch nicht eingeleitet werden kann. Die
Deutung betrifft dann zwei Situationen : einerseits die Deutung, welche versucht, die Triebbe-
wegungen des Kindes einzuschatzen oder gar hervorzurufen, andererseits, davon ausgehend,
die Deutung, welche die Wechseibesetzungen zwischen Eltern und Kind betreffen. Das Ich der
Eltern Wird mobilisiert durch das Bewusstwerden der Wiederholungen, welche mit ihren eige-
nen Identifizierungen zusammenhängen.

Schlüsselworte — Therapeutische Konsultation. Kinderpsychoanalyse. Deutung.

Resumen — La consulta terapéutica nino-padres es una alternativa al anélisis o a la psicote-


rapia de nifio no aûn indicada o contraindicada. La interpretaciôn apunta entonces a dos situa-
ciones : de una parte a aquella que tiende a apreciar, incluso a hacer surgir lo que reenvia a los
movimientos pulsionales del nifio, de esta manera sujeto ; por otra parte, a aquella otra que
concierne las intercargas padres-nino. Es entonces movilizado el Yo de los padres por la toma
de conciencia de repeticiones que pasan por sus propias identificaciones.

Palabras claves — Consulta terapéutica. Psicoanâlisis del nino. Interpretaciôn.

Riassunto — La consultaziones terapeutica bambino-genitori è un alternativa a la psicoanali-


sis o alla psicoterapia non ancora indicata o contro-indicata. L'interpretazione riguarda allora
due situazioni : d'una parte quella che tende a giudicare se non addirittura a far sorgere cio che
rinvia ai movimenti pulsionali del bambino in quanto soggeto ; d'altra parte, da questo punto,
quella che si riferische gli interi-investimenti genitori-bambino. in questo caso l-lo dei primi è
somesso della pressa di cosciena delle repetitioni permesse dalle loro proprie identificazione
parole chiavi.

Parole chiavi — Consultazione terapeutica. Psicoanalisi del bambino. Interpretazione.

Michel FAIN. — Nécessité d'un référent au cours de l'étude de l'interprétation

Résumé — Une discussion sur l'interprétation ne peut selon l'auteur se faire sans une réfé-
rence à une cure type achevée où le patient ferait lui-même l'interprétation idéale. Bien que
toute théorique, cette référence permet de situer la distance qui la sépare des cas observés.

Mots clés — Référence. Régressions. Interprétation révélatrice du manque.

Summary — According to the author, discussion of interpretation is not possible without re-
a
ference to a completed standard treatment where the patient would make the ideal interpreta-
298 Revue française de Psychanalyse

tion himself. Although purely theoretical, such a reference allows one to situate the distance
between this ideal and the actual cases themselves.

Key-words — Reference. Regressions. Interpretation revealing lack.

Übersicht — Eine Diskussion über die Deutung muss nach der Meinung des Autors auf eine
beendete Klassische Kur Bezug nehmen, in welcher der Patient selbst die ideale Deutung for-
mulieren würde. Obwohl diese Referenz rein theoretisch ist, zeigt sie die Distanz, welche sie
von den beobachteten Fällen trennt.

Schlüsselworte — Referenz. Regressionen. Deutung, welche den Mangel aufdeckt.

Resumen — Una discusion sobre la interpretacion no puede hacerse segun el autor sin una
referencia a una cura-tipo terminada en la cual el paciente haria la interpretacion ideal. Aunque
teorica, dicha referencia permite situar la distancia que la separa de los casos observados.

Palabras claves — Referencia. Regresiones. Interpretacion reveladora de carencia.

Riassunto — Una discussione sull'interpretazione non puô, secondo l'aurore, farsi senza un ri-
ferimento alla cura-classica terminata, in cui il paziente farebbe lui stesso l'interpretazione
ideale. Sebbene sia soltanto teorico questo riferimento, ci permette di situare la distanza che lo
separa dai casi osservati.

Parole chiavi — Riferimento. Regressione. Interpretazione rivelatrice della mananza.

Alain ZIVIE. — Rêves d'identité et identités rêvées. L'Egypte ancienne ou


l'Orient perdu et retrouvé

Résumé — Comme un individu peut-être, un peuple peut avoir une idée de son identité qui
n'est pas nécessairementen relation directe avec la réalité des faits, des origines, etc. (si tant est
que celle-ci peut être cernée). Cette idée va varier en fonction de nombreuses données, mais
aussi d'une vision de soi et du monde qui peut relever de l'idéologie. Elle ressortit aussi du rêve
et du fantasme. En définitive, ces identités souhaitées, voulues et rêvées nous apprennent
beaucoup sur l'inconscient collectif du peuple en question. Mais la manière dont les spécia-
listes de tel ou tel peuple peuvent approcher de tels rêves d'identité, leurs réactions, leurs rejets
ou leurs propres identifications ne manquent pas non plus d'intérêt. Leur propre identité rêvée
ou celle qu'ils se rêvent à travers le peuple étudié joue aussi dans leur approche un rôle
essentiel.
L'exemple retenu ici est celui de l'Egypte ancienne (pharaonique), pour laquelle ces ques-
tions d'identité sont examinées à travers le concept flou et fuyant d'Orient (celui-ci ayant été au
Résumés 299

centre d'un colloque qui est à l'origine de cet article). Qu'est-ce que l'Orient, sinon parfois un
réservoir à rêve et un appel au fantasme ? Qu'est-ce alors que les orientalistes, du moins ceux
qui étudient cette partie précise de l'Orient ancien que fut l'Egypte pharaonique, ces orienta-
listes qui se nomment alors égyptologues ? Comment l'Egypte qu'ils rêvent parfois unique et à
part, et l'Egypte qui s'est parfois elle-même rêvée unique et à part s'entrecroisent-elles et dia-
loguent-elles grâce à ou en dépit de ce concept même d'Orient ? Ces questions sont au centre
de cet essai épistémologique où on a également tenté de suggérer combien sont floues les li-
mites qui séparent sujet et objet.

Mots clés — Identité. Orient. Egypte. Histoire ancienne. Couple sujet/objet. Origines. Sépa-
ration.

Summary — A people, perhaps like an individual, may have an idea of its identity which is not
necessarily directly related to the reality of facts, of origins etc. (as far as these may be pinned
down). This idea would depend on a number of variables, but also according to a vision of self
and world which may be a function of ideology. It also draws on dream and phantasy. In fact,
these wished-for and dreamt of identites tell us a great deal about the collective unconscious
of the people in question. But the way in which the specialists of a particular people study such
dreams of identity, their reactions, their rejections and their own identifications are also a topic
of interest. Their own dreamt-of identity or that which they dream for themselves via the people
whom they study also play an important role in their approach to the subjet matter.
The example we investigate is that of (pharaonic) Ancient Egypt for which such questions
of identity are studied via the vague and fleeting concept of the East (the latter having been a
key theme at a congress from which the present article stems). What is the East if not a dream
reservoir and an invitation to phantasy ? And what of the orientalists, or at least those who
study this precise area of the Ancient East that was pharaonic Egypt, the orientalists who call
themselves egyptologists ? How do the Egypt which they sometimes dream of as unique and
separate and the Egypt which has sometimes dreamt of itself as unique and separate interlink
and share a dialogue thanks to or in spite of this very concept of the East ? These questions
form the core of our epistemological investigation and we try to suggest how vague the limits
are which sepate subject and object.

Key-words — Identity. East. Egypt. Ancient History. Subject/Objet Binary. Origins. Sepa-
ration.

Übersicht — Wie vielleicht ein Individuum, kann ein Volk eine Idee seiner Identität haben,
welche nicht notwendigerweise in direkter Beziehung zur Realität der Tatsachen, der Ur-
sprünge usw. Steht (vorausgesetzt, dass die Realität erfasst werden kann). Diese Idee wir va-
riieren je nach den Grundideen, aber auch je nach dem Selbstbild oder der Veltanschauung,
welche von einer Ideologie abhängig sein kann. Diese Idee kann auch aus dem Traum oder aus
der Phantasie hervorgehen. Schlussendlich, diese erwünschten, gewollten und geträumten
Identitäten lernen uns viel über das kollektive Unbewusste des betreffenden Volkes. Die Art
und Weise, mit welcher die Spezialisten eines Volkes solche Identitätsträume angehen ihre
Reaktionen, ihre Ablehungen oder ihre eigenen Identifizierungen sind auch sehr interessant.
300 Revue française de Psychanalyse

Ihre eigene getraumte Identitat oder die Identitat, welche sie sich dank der Untersuchung des
Volkes erträumen, spielt in ihrer Betrachtungsweise eine grundlegende Rolle.
Dieser Artikel nimmt als Beispiel Altägypten (pharaonisch) dessen Identitätsfragen
anhand des unklaren und ausweichenden Konzeptes des Orients untersucht werden (letzterer
war das Hauptthema eines Kolloquiums, Basis dieses Artikels). Was ist der Orient, wenn nicht
manchmal ein Traumreservoir und ein Appel an die Phantasie ? Was sind diese Orientalisten,
wenigstens die, welche diesen Teil des alten Orients, das pharaonische Ägypten, untersuchen,
diese Orientalisten, welche sich Ägyptologen nennen ? Wie kreuzen sich das manchmal von
ihnen erträumte einzigartige und besondere Ägypten und das Ägypten, welches sich manchmal
selbst als einzigartig und besonders geträumt hat ; welches Zwiegespräch führen sie dank oder
trotz dieses Orientkonzepts ? Diese Fragen sind im Zentrum dieser epistemologischen Studie,
in welcher auch versucht wird, zu suggerieren, wie unklar die Grenzen zwischen Subjekt und
objekt sind.

Schlüsselworte — Identitat. Orient. Ägypten. Altgeschichte. Subjekt-Objektpaar. Ursprünge.


Trennung.

Resumen — Tanto como un individuo, un pueblo puede tener una idea de su identidad
aunque no guarde una relacion directa con la realidad de los hechos, de los origenes, etc. (su-
poniendo que la misma pueda ser delimitada). Dicha idea va a variar en funcion de numerosos
datos, pero también de una vision de si mismo y del mundo que puede denotar la ideologia.
Ella proviene también del sueno y de la fantasia. En definitiva, esas identidades deseadas, que-
ridas y sonadas nos ensenan muchas cosas sobre el inconsciente colectivo del pueblo en cues-
tion. No obstante, la manera de como los especialistas de uno u otro pueblo pueden abordar
taies suenos de identidad, sus reacciones, sus rechazos o sus identificaciones, no carece tam-
poco de interés. La propia identidad sonada o aquella que ellos suenan a través del pueblo es-
tudiado también desempena en su enfoque un papel esencial.
El ejemplo aquî escogido es el del Egipto antiguo (faraônico) para quien dichas cuestiones
de identidad son examinadas a través del concepto vago y huidizo de Oriente (este ha sido el
eje de un coloquio que es el origen del presente artîculo). Qué es el Oriente, sino a veces una
reserva de suefio y un llamado a la fantasia ? Que son entonces los orientalistas ? al menos
aquellos que estudian la parte precisa del Oriente antiguo que fue el Egipto faraonico, esos
orientalistas que se denominan egiptologos. Cômo el Egipto que ellos suenan algunas veces
unico y particular, y el Egipto que es a veces sonado ûnico y particular se cruzan y dialogan
gracias o a pesar de ese concepto mismo de Oriente ? Estos interrogantes estan en el centro de
este ensayo epistemolôgico en el cual hemos intentado sugerir cuan vagos son los limites que
separan sujeto y objeto.

Palabras claves — Identidad. Oriente. Egipto. Historia antigua. Pareja sujeto/objeto. Ori-
genes. Separaciôn.

Riassunto — Forse corne un individuo, un popolo puré avere un'idea della sua identita che
non sia necessariamente in relazione diretta con la realtà dei fatti, delle origini etc.. (sempre
ché questa possa essere circoscritta). Questa idea varia in funzione di numerevoli dati, ma
Résumés 301

anche d'una visione di se stesso e del mondo che rilevi d'une ideologia. Essa risulta anche dal
sogno e dal fantasma. In sostenza, queste identità desiderate volute e sognate ci insgnano
molto sull'inconscio colletivo del popolo di cui si tratta. Ma il modo con cui i sepcialisti s'inte-
ressano a tali sogni d'identità le loro reazioni, i loro rigetti o le loro proprie identificazione non
mancano d'interesse. La loro propria identità sognata o quella che sognono attraverso il popolo
studiato gioca anche nel loro approcio un modo essenziale.
L'esempio proposto è quello dell'Antico Egitto (faraonico) per cui le questioni d'identità
sono esaminate attraverso il concetto impreciso e sfuggénte d'Oriente (al centra d'un colloquio
da cui quest'articolo è nato). Che cosa è l'Oriente, se non tavolta una riserva di sogni e di fan-
tasmi ? Che cosa sono gli Orientalisti, almeno coloro che studiano questa parte precisa dell'An-
tico Egitto faraonico, questi Orientalisti chiamati egittologhi ? Corne l'Egitto che sognano
tavolta unica e a parte, e l'Egitto che si è sognata se stessa unica e a parte s'incrociano e dialo-
gano grazia o malgrado questo stesso concetto d'Oriente ? Queste domande sono el centro di
quest'analisi epistemologica in cui abbiamo anche tentado di suggerire quanto sinao imprecise
i limiti che separano soggetto e oggetto.

Parole chiavi — Identità. Oriente. Egitto. Storia Antica. Coppia Sogetto/Ogetto. Origini. Se-
parazione.

Edmundo GOMEZ MANGO. — De la servitude et de l'innocence du rêve

Résumé — A partir de la convocation clinique d'un rêve dans une cure, cet article rappelle que
le rêve en séance n'est plus l'image vue ni son simple récit. Le travail analytique du rêve se
trame, chez l'analysé, dans la réélaboration de son activité narrative et, chez l'analyste, dans sa
capacité d'écoute et de résonance représentationnelle. Le rêve raconté, au service du transfert,
s'ouvre ainsi à l'activité de la langue. Avec l'évocation des Cimmériens, ce travail questionne la
relation intime du rêver et du raconter.

Mots clés — Désir. Langue. Interprétation. Narration. Rêve. Transfert. Travail.

Summary — Starting with a clinical vignette of a dream, this article stresses that the dream in
analysis is neither simply an image that is seen nor its narration. The analytic work of the dream
is situated, for the analysand, in the elaboration of his narrative activity and, for the analyst, in
his capacity for listening and for representational resonance. The spoken dream, taken up in the
transference, is thus linked to the activity of language. With a reference to the Cimmerians, this
study examines the intimate relation of dreaming to speaking.

Key-words — Desire. Language. Interpretation. Narration. Dream. Transference. Work.

Übersicht — Anhand der klinischen Erlëuterung eines Traums in einer Kur, erinnert uns dieser
Artikel daran, dass der Traum in der Sitzung nicht mehr das gesehene Bild und auch nicht ein-
302 Revue française de Psychanalyse

fach dessen Erzahlung ist. Die analytische Arbeit des Traums geht beim Analysierten aus der
Durcharbeit seiner erzahlenden Aktivitët und beim Analytiker aus seiner Zuhör- und Vorstel-
lungsresonanzfähigkeit hervor. Der erzählte Traum, im Dienst der Übertragung, öffnet sich
somit der Aktivität der Sprache. Anhand der Geschichte der Cimmerier, befragt diese Arbeit die
intime Beziehung des Träumers zum Erzählen.

Schlüsselworte —Wunsch. Sprache. Deutung. Erzahlung. Traum. Übertragung. Arbeit.

Resumen — A partir de la narraciôn clinica de un sueno en una cura, este articulo recuerda
que el sueno en la sesion no es ya la imagen vista ni su simple relato. El trabajo analitico del
sueno se trama, en el analizado, en la reelaboracion de su actividad narrativa, y en el analista,
en su capacidad de escucha y de resonancia representacional. El sueno narrado, al servicio de
la transferencia, se abre ast a la actividad de la lengua. A través de la evocaciôn de los Cimerios,
este trabajo cuestiona la relacion intima del sonar y del contar.

Palabras claves — Deseo. Lengua. Interpretacion. Narraciôn. Sueno. Transferencia. Trabajo.

Riassunto — Cominciando dall'avocazione clinica di un sogno durante une cura, questo arti-
colo rammenta che il sogno nella seduta non è più la figura vista ne il suo simplice raccônto. Il
lavoro psicoanalitico si trame nel paziente, con la rielaborazione della sua attivita narrativa, e nel
psicoanalista con la sua capacita di ascolto e di risonanza rappresentazionale. Il sogno raccon-
tato, al servizio del trasferimento, si apre cosî all'attivita della parola. Con il ricordare dei Cim-
meri, questo lavoro interroga il legamo intimo del sognare e des raccontare.

Parole chiavi — Desiderion. Lingua. Interpretazione. Raccônto. Sogno. Trasferimento. Lavoro.

Michel ODY. — Du rêve à l'autre

Résumé — Du rêve à l'interprétation, une série d'écarts positifs et négatifs, à creuser et à ré-
duire. Le contre-transfert et la triangulation comme leviers, jusqu'au rêve de l'analyste.

Mots clés — Rêve. Interprétation. Triangulation. Contre-transfert.

Summary — Between the dream and interpretation are a series of gaps, to be excavated and
reduced. Countertransference and triangulation are the levers, up until the dream of the analyst.

Key-words — Dream. Interpretation. Triangulation. Countertransference.


Résumés 303

Übersicht — Vom Traum zur Deutung, eine Reihe von positiven und negativen Unterschie-
den, welche untersucht und verringert werden sollten. Die Gegenübertragung und die Triangu-
lation als Hebel, bis zum Traum des Analytikers.

Schlüsselworte —Traum. Deutung. Triangulation. Gegenübertragung.

Resumen — Del sueno interpretaciôn, se establece una serie de diferencias positivas y ne-
a la
gativas, para profundizar y reducir. La contratransferencia y la triangulaciôn son como sus pa-
lancas, hasta el sueno del analista.

Palabras claves — Sueno. Interpretaciôn. Triangulaciôn. Contratransferencia.

Riassunto — Dal sogno all'interpretazione, una serie d'invervalii positivi e negativi, da appro-
fondire e da ridurre. Il contro-transfert e la triangolazione corne leve, fino al sogno dell'analista.

Parole chiavi — Sogno. Interpretazione. Triangolazione. Contre-transfert.

Claude JANIN.
— Le psychanalyste : un voleur de rêves ?

Résumé — France, la patiente dont il est question dans cet article, a fait une première analyse,
assez vite interrompue : des événements extraordinairement douloureux sont intervenus dans
sa vie, depuis l'enfance, jusqu'à l'âge adulte ; le fonctionnement mental de France, alors sidéré
par la coïncidence entre fantasme et réalité (collapsus topique), a besoin, pour redémarrer, d'un
étayage sur la présence physique de l'objet qui me fait lui proposer un premier temps de face à
face avant une cure classique.
Dans ce contexte, les rêves vont être un indice précieux de cette remise en marche ; je dé-
veloppe plus particulièrement l'idée que l'espace interne du rêve est susceptible de mouve-
ments d'expansion ou de rétraction liés à l'importance de la condensation et qui situent ainsi le
rêve entre fétiche et espace transitionnel.

Mots clés — Rêve. Collapsus topique. Interprétation. Condensation. Fétichisme.

Summary — France, the patient discussed in this article, had a prior analysis which was bro-
ken off very quickly : certain extremely painful events occured in her life from childhood to
adulthood ; France's mental functioning, disturbed by the overlap between phantasy and
reality (topographical collapse) needed, in order to progress from this state, to have recourse to
the physical presence of the object, which led me to propose a period of face to face work
before a classical treatment.
In this context, dreams were to be a valuable indicator of her transition beyond her prior
state ; the author stresses the idea that the internai space of then dream is susceptible to move-
304 Revue française de Psychanalyse

ments of expansion and contraction linked to the role of condensation and which thus situates
the dream between fetishism and transitional space.

Key-words — Dream. Topographical Collapse. Interpretation. Condensation. Fetishism.

Übersicht — France, die Patientin um welche es sich in diesem Artikel handelt, hat eine erste,
rasch unterbrochene Analyse unternommen : ihr Leben ist voll von ausserordentlich schmer-
zhaften Erlebnissen, seit der Kindheit, bis ins Erwachsenenleben ; das psychische Geschehen
von France, wie vom Donner gerührt über das Zusammentreffen zwischen Phantasie und Rea-
lität (topischer Kollaps) hat es nötig um sich wieder zu beleben, Anlehnung an eine physische
Präsenz des Objekts zu finden ; ich schlage ihr somit vor, zuerst, vor einer klassischen Kur, eine
gewisse Zeit mir gegenüber zu sitzen.
Die Träume werden ein bedeutsames Indiz für diese Wiederbelebung sein ; ich erläutere
besonders die Idee, dass der innere Raum des Traums für Expansions — und Retraktionsbewe-
gungen geeignet ist, der Wichtigkeit der Verdichtung wegen ; somit liegt der Traumzwischen
Fetisch und Übergangsraum.

Schlüsselworte — Traum. Topischer Kollaps. Deutung. Verdichtung.

Resumen — France, la paciente de la que trata este articulo, emprendiô un primer analisis, que
interrumpio al poco tiempo : acontecimientos extraordinariamente dolorosos han intervenido
en su vida, desde la infancia hasta la edad adulta ; el functionamiento mental de France, en-
tonces anonadado por la coincidencia entre fantasia y realidad (colapso topico), tiene necesi-
dad de un apoyo sobre la presencia fisica del objeto que me lleva a proponerle un primer
periodo de frente a frente antes de una cura clasica.
En este contexto los suenos van a ser un indicio precioso de esta nueva puesta en funcio-
namiento ; yo desarrollo mas especificamente la idea de que el espacio interno del sueno es
susceptible de movimientos de expansion o de retracciôn vinculados con la importancia de la
condensacion y que situan de esta manera el sueno entre fetiche y espacio transicional.

Palabras claves — Sueno. Colapso topico. Interpretacion. Condensacion. Fetichismo.

Riassunto — Franca, la paziente di chi si tratta in questo articolo, a fatto una prima psicoana-
lisi, presto interrotta : dei fatti straordinariamente dolorosi essendo accaduti dall'infanzia fino
all'età d'oggi nel corso della sua vita ; il funzionamente mentale di Franca, colpito da sidera-
zione dalla coincidenza tra il fantasma e la realta (collasso topico) necessita per rimettersi in
moto l'appogio della presenza fisica dell'oggetto che mi spinge a proporgli di iniziare faccia a
faccia avanti di passare alla cura classica.
In questo contesto i sogni diventano indizi preziosi di questa reifunzionanza ; lo sviluppo
particularmente l'idea che lo spazion interno del sogno è capace di movimenti di espansione o
di ritrattazione collegati all'inportanza della condensazione che mettono il sogno fra feticcio e
oggetto transizionale.

Parole chiavi — Sogno. Collasso topico. Interpretazione. Condensazione. Feticismo.


Résumés 305

André BEETSCHEN.
— Délier l'animisme du rêve

Résumé — La discussion du texte de Claude Janin invite à préciser les conditions de l'inter-
prétable, face à la puissance animique du rêve. La condensation, dans sa double appartenance
(au travail du rêve et à la fonction hallucinatoire), referme, dans son excès, le rêve sur lui-même
et le dérobe à l'interprétation. Installer le rêve dans les pensées de transfert de l'analyste et pro-
poser même qu'il soit accueil du transfert, tel est ici le travail de l'analyste. Manière de réaliser
ce dont l'associativité se charge plus généralement : une perte, un exil du rêve comme condi-
tion de son interprétation.

Mots clés — Rêve. Animisme. Condensation. Interprétation.

Summary — The discussion of Claude Janin's text leads us to the question of the conditions
of the interpretable when face with the animistic power of the dream. Condensation operates
on two levels, that of the dreamwork and that of hallucinatory functioning, and in its extreme
form it closes the dream upon itself, making it resistant to interpretation. The analyst's task in-
volves linking the dream with the transference associations of the analyst and even to suggest
that it should function as a pole for the transference. This process materialises what associati-
vity consists of in a more general sense : a loss, an exile from the dream as the condition of its
interpretation.

Key-words — Dream. Animism. Condensation. Interpretation.

Übersicht — Die Diskussion des Textes von Claude Janin fordert uns dazu auf, die Voraus-
setzungen des Deutbaren zu präzisieren, in Bezug auf die animistische Macht des Traums. Die
Verdichtung, in ihrer doppelten Zugehörigkeit (zur Traumarbeit und zur halluzinatorischen
Funktion) schliesst durch ihren Exzess den Traum in sich seibst ein und entzieht ihn der Deu-
tung. Die Arbeit des Analytikers ist es dann, den Traum in den übertragungsgedanken des Ana-
lytikers einzunisten und sogar vorzuschlagen, dass er zum Empfang der Übertragung wird. Dies
ist eine Art und Weise, zu erreichen, was im allgemeinen die Assoziativitat übernimmt : einen
Verlust, ein Exil des Traums als Bedingung seiner Deutung.

Schlüsselworte — Traum. Animismus. Verdichtung. Deutung.

Resumen — debate del texto de Claude Janin invita a precisar las condiciones de lo inter-
El
pretable, frente a la potencia animica del sueno. La condensacion, en su doble pertenencia (al
trabajo del sueno y a la funcion alucinadora) encierra, en su exceso, el sueno en si mismo y lo
oculta a la interpretacion. Instalar el sueno en los pensamientos de transferencia del analista e
incluso proponer que sea acogido por la transferencia, tal es aqui el trabajo del analista. La aso-
306 Revue française de Psychanalyse

ciatividad se encarga generalmente de realizar esto : una pérdida, un exilio del sueno como
condicion de su interpretacion.

Palabras claves — Sueno. Animismo. Condensacion. Interpretacion.

Riassunto — La discussione del testo di Claude Janin invita a precisare le condizioni dell'in-
terpretabile di fronte olla potenza animista del sogno. La condensazione, nella doppia appare-
tenenza (al lavoro del sogno e alla funzione allucinatoria) rinchinde, nel suo eccesso, il sogno
su se stesso e lo sottrae a l'interpretazione. Sistemare il sogno nei pensieri del transfert dell'ana-
lista e proporre anche che sia accoglienza del transfert tale è il lavoro dell'analista. Un modo di
realizzare quello che l'associatività prende incarica generalmente : una perdita, un esilio del
sogno come condizione della sua interpretazione.
Parole chiavi — Sogno. Animismo. Condensegione. Interpretazione.

Le Directeur de la Publication : Claude Le Guen.


Imprimé en France, à Vendôme
Imprimerie des Presses Universitaires de France
ISBN 2 13 045436 4 — ISSN n° 0035-2942 — Imp. n° 38 974
Dépôt légal : Avril 1993
© Presses Universitaires de France, 1993
Numéros à paraître :

N° 2
— 1993 :
LAÏOS PÉDOPHILE : FANTASME ORIGINAIRE?
N° 3
— 1993 :

LES DIFFÉRENCES CULTURELLES


N° 4
— 1993 :
MALAISE DANS LA CIVILISATION EN 1992
Numéro spécial :
LE COMPLEXE DE CASTRATION
ET LE FÉMININ DANS LES DEUX SEXES

Monographies de la RFP
(vente en librairie)

Parus :

LA PSYCHANALYSE, QUESTIONS POUR DEMAIN


LE MASOCHISME
ANGOISSE ET COMPLEXE DE CASTRATION
LA BOULIMIE

A paraître :

LA PSYCHANALYSE ET L'EUROPE DE 1993


LES TROUBLES DE LA SEXUALITÉ
AUTISMES DE L'ENFANCE
LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE
SURMOIS (2 volumes)
PSYCHANALYSE ET PRÉHISTOIRE
LE DEUIL
INTERPRETATION
Editors : Jean-José BARANES et Claude JANIN

Arguments. 5
Michel de M'UZAN— Interpretation and Memory, 7.
Rosine DEBRAY — Interpretation and the Psychic Functioning of the Analyst during Fa-
ther/Mother/Baby Consultations, 21.
Marilia AISENSTEIN — Interpretation Squared, 41.
Marie-Lise Roux — The Truth of Interpretation, 47.
Paul ISRAËL — Interpreting the Interpretation, Effects of Style and Creation of Mea-
ning, 55.
Ophélia AVRON — Interpretation and Psychodrama,67.
Simone DECOBERT — A Note on Interpretation in Individual Psychoanalytic Psychodra-
ma with the Psychotic Adolescent, 81.
Dominique ARNOUX, Anne QUINAT and Steven WAINRIB — From one Stage to Ano-
ther, 89.
Maurice NETTER — When the Superego Comes to the Analyst's Rescue, 103.
Danièle BRUN — Interpreting with the Child, 115.

PERSPECTIVES
Clinical
Colette JEANSON-TZANCK — A Reorganising Intervention in the Psychotherapy of an
« Operational Life », 135.
Technical
Michel ODY — The Question of Interpretation in Therapeutic Consultation with the
Child, 147.
Theoretical
Michel FAIN — The Necessity of a Refèrent in the Study of Interpretation, 157.

AN EGYPTOLOGIST'S POINT OF VIEW


Alain ZIVIE — The Dream of Identity and Dreamt Identity, 163.
INTERPRETING THE DREAM TODAY
Edmundo GOMEZ-MANGO — On the Servitude and the Innocence of the Dream, 177.
Michel ODY — From the Dream to the Other, 185.
Claude JANIN — The Psychoanalyst : a Thief of Dreams ?, 191.
André BEETSCHEN— Unlinking Dream Animism, 201.

INTERNATIONAL PSYCHOANALYTICASSOCIATION
Prepublication Papers for the XXXVIIIth International Congress at Amsterdam, IPAC, 1993 :
Dennis DUNCAN — Theory in vivo, 211.
Madeleine BARANGER— The Mental Work of the Analyst, from Listening to Interpreta-
tion, 225.
Theodore J. JACOBS — The Inner Experiences of the Analyst : their Contribution to the
Analytic Process, 239.

BOOK REVIEWS
Thierry BOKANOWSKI — Freud, A Life for our Time, by Peter GAY, 251.
Pierre SULLIVAN— Folie et création, by Jean GILLIBERT, 259.
Gérard BAYLE — Le Génie des origines, by Paul-Claude RACAMIER, 265.
Anne DEBURGE — Antoedipe et ses destins, by Paul-Claude RACAMIER, 273.
Anne CLANCIER — Langage et folie, by Ruth MENAHEM, 277.
L'INTERPRETATION
Rédacteurs : Jean-José BARANES et Claude JANIN
Argument. 5
Michel de M'UZAN — Interprétation et mémoire, 7.
Rosine DEBRAY — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation lors des
consultationsde la triade père/mère/bébé, 21.
Marilia AISENSTEIN— L'interprétation au carré, 41.
Marie-Lise Roux — La vérité de l'interprétation, 47.
Paul ISRAËL — Interpréterl'interprétation, effets de style, création de sens, 55.
Ophélia AVRON — Interprétation et psychodrame, 67.
Simone DECOBERT — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique
individuel de l'adolescent psychotique, 81.
DominiqueARNOUX, Anne QUINAT et Steven WAINRIB — D'une scène à l'autre, 89.
Maurice NETTER — Quand le surmoi vient au secours de l'analyste, 103.
Danièle BRUN — Interpréter avec l'enfant, 115.
PERSPECTIVES
Clinique
Colette JEANSON-TZANCK — Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie
d'une « vie opératoire », 135.
Technique
Michel ODY — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'en-
fant, 147.
Théorique
Michel FAIN — Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation, 157.

POINT DE VUE D'UN ÉGYPTOLOGUE


Alain ZIVIE — Rêve d'identité et identités rêvées, 163.

LE RÊVE INTERPRÉTÉ AUJOURD'HUI


Edmundo GOMEZ-MANGO— De la servitude et de l'innocence du rêve, 177.
Michel ODY— Du rêve à l'autre, 185.
Claude JANIN — Le psychanalyste : un voleur de rêves ?, 191.
André BEETSCHEN — Délier l'animisme du rêve, 201.
ASSOCIATION PSYCHANALYTIQUEINTERNATIONALE
Communicationsprépubliées du XXXVIIIe Congres international d'Amsterdam, IPAC, 1993 :
Dennis DUNCAN— La théorie in vivo, 211.
Madeleine BARANGER — Le travail mental de l'analyste, de l'écoute à l'interpréta-
tion, 225.
ThéodoreJ. JACOBS — Les expériencesinternes de l'analyste et leurs apports au processus
analytique, 239.
CRITIQUES DE LIVRES
Thierry BOKANOWSKI— Freud, une vie, de Peter GAY, 251.
Pierre SULLIVAN — Folie et création, de Jean GILLIBERT, 259.
Gérard BAYLE — Le Génie des origines, de Paul-Claude RACAMIER, 265.
Anne DEBURGE — Antoedipe et ses destins, de Paul-Claude RACAMIER, 273.
Anne CLANCIER — Langage et folie, de Ruth MENAHEM, 277.

Imprimerie
des Presses Universitairesde France
Vendôme(France)
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