Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L'interprétation
DIRECTEUR
Claude Le Guen
DIRECTEURS ADJOINTS
Gérard Bayle Jean Cournut
REDACTEURS
Marilia Aisenstein Kathleen Kelley-Lainé
Cléopâtre Athanassiou Ruth Menahem
Jean-José Baranes Jean-François Rabain
Thierry Bokanowski Denys Ribas
Paul Denis Jacqueline Schaeffer
Monique Gibeault Hélène Troisier
Claude Janin
SECRETAIRE DE REDACTION
Catherine Alicot
ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris
cedex 06.
ABONNEMENTS
Presses Universitairesde France, Département des Revues, 14, avenue du Bois-de-
l'Epine, BP 90, 91003 Evry cedex. Tél. (1) 60 77 82 05, télécopie (1) 60 79 20 45,
CCP 1302 69 C Paris.
Abonnementsannuels (1993) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès
des Psychanalystes de langue française :
France : 655 F — Etranger : 790 F
Les demandesen duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinzejours
qui suivront la réception du numéro suivant.
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE
L'interprétation
I
JANVIER-MARS 1993
Argument, 5
Michel de M'Uzan— Interprétation et mémoire, 7
Rosine Debray — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation lors des
consultations de la triade père/mère/bébé, 21
Marilia Aisenstein — L'interprétation au carré, 41
Marie-Lise Roux — La vérité de l'interprétation,47
Paul Israël — Interpréter l'interprétation,effets de style, création de sens, 55
Ophélia Avron — Interprétation et psychodrame, 67
Simone Decobert — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique
individuel de l'adolescentpsychotique, 81
Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib — D'une scène à l'autre, 89
Maurice Netter — Quand le surmoi vient au secours de l'analyste, 103
Danièle Brun — Interpréter avec l'enfant, 115
PERSPECTIVES
Clinique
Colette Jeanson-Tzanck
— Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie
d'une « vie opératoire », 135
Technique
Michel Ody — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'en-
fant, 147
Théorique
Michel Fain — Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation, 157
CRITIQUES DE LIVRES
Michel de M'UZAN
seulement légitime mais aussi, à certains égards, pour rationnelle. Une parole
célèbre ne soutient-elle pas qu'on a le droit de rêver, à condition toutefois de se
comporter sérieusement avec son rêve.
Ces remarques concernent très exactement la situation où je me trouve au
moment de reprendre la question de l'interprétation. Je poursuis naturellement
les réflexions que j'ai développées antérieurement sur le sujet. Avaient alors
essentiellement retenu mon attention : l'économie de l'interprétation, l'enchaîne-
ment des phénomènes qui se déroulent dans l'esprit de l'analyste pendant les
séances, le « risque » mental que ce dernier encourt lorsque se produit une alté-
ration de son sentiment d'identité et enfin la nature de l'action thérapeutique1. Je
reprendrai ici la question sous un angle différent.
Chaque analyste en fait l'expérience : au fur et à mesure qu'il voit sa pra-
tique s'étendre et sa réflexion s'approfondir, il constate qu'il est porté à tenir
davantage compte du fait que telle ou telle de ses interprétations s'est trouvée
exprimée, sans avoir été préalablement « pensée », et comme en marge de toute
décision effective conforme à un dessein. Peu après, dubitatif, il se dit : « Mais,
cette interprétation, ne l'avais-je pas formulée précédemment? De toute ma-
nière, j'ai dû, un jour, exprimer quelque chose de voisin. » L'interprétation exis-
tait donc déjà antérieurement, peut-être sous une forme différente, et elle avait
évolué. Aurait-elle été comme happée, aurait-elle sombré pour mener une exis-
tence souterraine, seulement traduite par l'irruption ponctuelle et inopinée d'in-
terrogations troublantes ? On aimerait penser que, protégée par le refoulement
et à l'abri du jugement de l'analyste, l'interprétation avait continué d'évoluer.
Dans ces conditions, la participation de l'analyste au phénomène n'est ni directe,
ni délibérée, de surcroît il n'en est pas l'agent exclusif. En un sens, on pourrait
comparer ce qui se passe alors avec l'édification et le développement de la né-
vrose de transfert conçue, pour une part, comme l'enfant de l'être étrange, cette
chimère que les inconscients mêlés de l'analyste et de l'analysant ont forgée2.
Le savoir et l'expérience de l'analyste, son aptitude à se servir de ses propres
réactions affectives au transfert, sa capacité à régresser tout en conservant un accès
suffisant au langage non symbolique lui permettent, certes, d'atteindre les souhaits
inconscients de son patient, de reconnaître l'ingérence du passé dans le présent, de
détecter le désir dans la défense et dans la culpabilité, d'identifier l'angoisse de cas-
tration dans l'amour de transfert, etc. Mais il faut convenir que ces caractéristiques
d'une technique souple et efficace, ces agents d'une compréhension émue des pro-
cessus psychiques inconscients, ces facteurs de la découverte d'un sens dans le non-
1. M. de M'Uzan, La personne de moi-même, in NRP, automne 1982 ; Interpréter : pour qui, pour
quoi ?, in RFP, 3/83 ; Stratégie et tactique à propos des interprétations freudiennes et kleiniennes, in RFP,
3/88 ; Du dérangement au changement, in RFP, 2/91.
2. M. de M'Uzan, La bouche de l'Inconscient, in NRP, XVII, 1978.
Interprétation et mémoire 9
1. Jacques Hochmann et Marc Jeannerod, Esprit où es-tu ?, Ed. Odile Jacob, 1991, p. 175.
2. Claude Allègre, Introduction à une histoire naturelle, Fayard, 1992.
14 Michel de M'Uzan
field, s'avançant beaucoup, mais la tentation est grande, soutient qu'on pourrait
« pressentir ce que peuvent être les fondements biologiques de la vie mentale ».
Je n'en suis pas là, bien évidemment. Mais ces réflexions ayant été rappelées, je
suis mieux à même de revenir sur les rapports de ma conception du rôle de la
mémoire dans l'édification du passé — et de l'interprétation qui se fait sur le
même modèle — et celle que propose Israël Rosenfield, d'après Gerald Edel-
man. Ce que faisant, je suis amené à mentionner des vues, certes familières, mais
dont le rappel est nécessaire à mon argumentation.
Le passé, disais-je alors, en 1974, n'est pas à considérer comme une somme
d'événements de toute nature, déposés dans une mémoire fichier, à l'abri de
l'usure du temps.
Pour Rosenfield, notre faculté de mémorisation ne se rapporte pas à « l'évo-
cation spécifique d'une image emmagasinée quelque part dans notre cerveau » ;
c'est-à-dire qu'il n'y a pas de répertoire immuable.
De mon côté, je voyais dans le passé la réécriture, plusieurs fois reprise, de
réalités anciennes, remaniées en fonction de la situation du moment, qu'elle soit
d'ordre pulsionnel, fantasmatique ou liée à l'environnement. Le présent est l'ob-
jet d'une instruction permanente, au sens quasi juridique du terme, qui le trans-
forme tendancieusement en passé, lequel sera à son tour commémoré et trahi. Il
en va identiquement avec l'interprétation.
Rosenfield parle d'une aptitude à organiser le monde environnant (c'est-à-
dire le présent) en catégories générales ou spécifiques, cependant que les besoins
et les désirs du sujet déterminent sa façon de classer les lieux, les événements, les
individus. Remanier, créer, spécifie l'intelligence humaine. Quant à la mémoire,
elle n'est pas occupée à rappeler fidèlement des images, des événements, mais à
produire de nouvelles catégories. Selon la formulation à laquelle je me suis
arrêté, l'ancien dans sa forme première est annihilé en faveur d'une fable tendan-
cieuse. Et les échanges complexes qui s'établissent dans cette circonstance impo-
sent à l'interprétation, tout comme à l'édification du passé, une mise en forme
correspondante, en usant de la sélection et en introduisant des variations.
Jusqu'où l'analyste est-il autorisé à suivre le neurophysiologiste qui s'aven-
ture dans le domaine de la vie de l'esprit ? Je ne sais trop, mais je m'en tiens à une
règle selon laquelle, dans un premier temps, face au « nouveau » déroutant, il
convient de suspendre provisoirement toute critique et même d'accompagner ce
qui est proposé afin de n'en rien perdre. La mise en discussion ne venant qu'après,
s'est donc imposée à moi la nécessité heuristique de mener aussi loin que je le pou-
vais l'hypothèse d'un darwinisme interprétatif. Ce qui me semble d'autant plus légi-
time que le poste d'observation retenu se situe toujours dans la sphère mentale,
mais en amont de nos instruments analytiques de compréhension et d'interpréta-
tion, au moment de l'instauration du « faire » interprétatif, dans le sens des doc-
Interprétation et mémoire 17
subsiste même pendant le sommeil profond. Il rappelle que cette idée n'est pas
nouvelle en citant la remarque savoureuse que le théologien Ralph Cudworth
adressait à René Descartes en 1678 : « Le géomètre endormi ne cesse d'avoir en
lui d'une certaine manière tous ses théorèmes géométriques, de même le musi-
cien endormi n'en conserve pas moins toutes ses aptitudes musicales et ses mélo-
dies... »1 ; et j'ajoute, puisqu'ils n'ont cessé un seul instant de se les répéter, au
sein du plus impénétrable de leur esprit.
Il en va de même avec la construction du passé, avec les processus psychi-
ques qui aboutissent à l'interprétation et, assurément, avec la vie mentale tout
entière. Percevoir, répéter, sélectionner ; on ne se souvient que de ce qu'on n'a
pas cessé un seul instant de se raconter sous forme d'un récit profond qui double,
comme en contrepoint, tant la vie vigile que celle procédant des émois incons-
cients et du jeu de leurs représentations dans les fantasmes et dans les rêves.
L'activité interprétative, avec toute sa richesse, dépend foncièrement de ce tra-
vail incessant effectué en deçà de l'inconscient systémique, à l'insu de l'analyste.
Je le conçois comme un ressassement sans fin, un radotage, pour ainsi dire, qui
s'engage dès les premiers moments de la première séance et se met en forme
grâce à une sélection différentielle dans laquelle nos processus inconscients, au
sens précis du terme, n'entrent que pour une part. Une mise en forme qui ne
porte pas sur des états statistiques de représentations fixes, mais sur des fonc-
tionnements, et que j'appellerais volontiers mémoire profonde. Depuis son fau-
teuil, l'analyste n'est pas confronté avec une série de tableaux accrochés au mur
de sa conscience. Il discerne les émergences — au sens quasi biologique du
terme — de ce qu'il a plus ou moins vaguement entendu dans les propos de son
patient et qui, silencieusement, continue de se développer à l'écart de sa cons-
cience, pour aboutir, dans la lumière, à l'interprétation formulée. Cela étant, il
est vraisemblable que seul peut être sélectionné ce qui, au départ et même pen-
dant la plus brève unité de temps, a bénéficié d'un investissement libidinal suffi-
sant. Faute de quoi, l'événement ne sera pas l'objet d'un oubli vrai, c'est-à-dire
symptomatique, mais aura été exclu du tissu récitatif de par la mise en oeuvre du
mécanisme sélectif; et ce n'est pas rattrapable. C'est l'amnésie. Amnésie n'est
pas oubli, souligne André Green2. Et l'amnésie dont il parle ne doit rien au re-
foulement, lequel, en fait, protège la mémoire. Ce qui ne peut en aucun cas être
rappelé et représenté à la faveur de la levée du refoulement, c'est ce qui, indépen-
damment du défaut d'investissement libidinal signalé, a été souvent victime d'un
événement brutal, d'ordre économique, et de ce fait mis hors jeu. Ce qui s'ob-
serve surtout dans certaines structures dites psychosomatiques.
Ainsi, l'analyste est-il le lieu où deux récits au moins qui vont se déployer
devant lui. L'un, qui nous est familier, procède des avatars des processus incons-
cients, l'autre qui le permet et le sert organise la trame des perceptions en les rappe-
lant et en les transformant à l'infini. En parlant d'un événement d'ordre écono-
mique, susceptible d'entraver l'édification du récit profond ou d'en briser le
développement, je pensais, entre autres, à un acte extrême : la décharge des inves-
tissements. La décharge permet certes d'éliminer ce qui n'a pas obtenu droit de
cité. Mais le plus souvent, la décharge c'est le malheur de la mémoire. André Green
en convient en disant que le psychisme n'est maîtrisable que parce qu'il n'est plus
automatiquement déchargé1. Je pense donc que c'est bien grâce à une action sélec-
tive que l'énergie engagée dans une perception peut être soit déchargée, soit inves-
tie, dans la reprise indéfinie de ce qui vient de se passer et, dès lors, devenir l'objet
de nouvelles perceptions.
Le point de vue évolutif sur les faits psychiques, en particulier la mise en mé-
moire et l'interprétation, aboutit à bien des remaniements théoriques. Ainsi l'idée
soutenue un temps par Freud, selon laquelle les processus psychiques correspon-
dent à des états quantitativement déterminés de particules matérielles, ne peut plus
être retenue. Pour le faire, il faudrait qu'existassent des inscriptions statiques,
figées, ce qui est contraire au vivant qui ne tolère pas la moindre immobilité dans ce
qui sert de support aux images. En toute rigueur, on ne saurait donc parler de
traces mnésiques. Car ce ne sont pas des images fixes qui sont perçues, mais le des-
tin de séries continues de perceptions organisées en catégories pour constituer la
base d'un récit. N'est-ce pas ce qu'André Green entend lorsqu'il écrit : « La mise en
sens prend le pas sur la vision simplificatrice de la remémorisation des souvenirs...
(et) la mémoire repose en fait sur un phénomèned'anticipation perceptive. »2
J'en viens brièvement à la dernière des trois implications théoriques
annoncées.
Au fur et à mesure que l'on progresse dans l'examen des divers phénomènes où
le travail de la mémoire est engagé, on découvre à chaque pas le rôle décisif de la
perception, qui est réellement une activité de sélection. On le sait bien, on apprend
non pas en retenant mais en éliminant. L'appareil psychique perçoit en perma-
nence tout ce qui procède du monde intérieur, comme du monde extérieur pour
que ce « vu » devienne l'objet d'une activité perceptive et sélective incessante de
plus en plus complexe en constituant ainsi, pour une bonne part, le psychique. Il
serait tentant de voir ce à quoi aboutirait une réflexion sur le fonctionnement de
l'esprit qui prendrait la perception comme référence centrale, ce que Freud, au
temps de l' « Esquisse », avait, jusqu'à un certain point, imaginé3.
Parvenu au terme de mon propos, et puisque son impact sur notre pratique
ordinaire ne saute pas aux yeux, pourquoi s'être, à propos de l'interprétation,
aventuré dans ce lieu situé entre le neuronal et le mental ? Abîme pour les uns,
barrière pour les autres, une alternative lourde d'implications philosophiques.
Pour ma part, j'aimerais n'y voir qu'une zone transitionnelle, m'exposant ainsi
au reproche amical que Freud adressait à G. Groddeck qui, tranquillement,
mêlait le psychique et le somatique et « supprimait les belles différences ». Et si,
dans le choix de mon sujet, j'avais été déterminé par quelque obscur mécanisme
darwinien ? A moins que, ayant été si souvent et si longuement absorbé par la
question de l'interprétation, je me sois trouvé dans la situation décrite par un
proverbe tamul, qui me revient souvent à l'esprit et que Jean Paulhan utilisait
parfois dans ses dédicaces : « Quand on est monté sur un tigre, on ne s'arrête
pas comme on veut. »
Michel de M'Uzan
21, rue Casimir-Périer
75007 Paris
Rosine DEBRAY
A propos de l'interprétation
La première consultation
Alexandre m'est adressé par son pédiatre pour des troubles du sommeil an-
ciens et persistants, aggravés depuis la naissance de sa petite soeur âgée à présent
de 5 mois.
Il entre dans le bureau de consultation, suivi par son père et sa mère, en chan-
tonnant « je suis pas malade, je suis pas malade » et s'engage immédiatement dans
une séquence de jeu avec les animaux et les personnages de la ferme. C'est un joli
petit garçon à l'air vif et éveillé qui va se révéler très actif, à la limite de l'agitation
parfois. Il va ainsi interrompre brusquement son jeu pour prendre le bébé et faire
mine de lui donner le biberon. Je verbalise ce qu'il fait et je dis : « Le bébé et le bibe-
ron, est-ce que c'est intéressant ? » Alexandre répond : « Les bébés ça prend un
biberon de lait », et la maman évoque la petite soeur dont Alexandre me dit le pré-
nom : Chloé. Il délaisse alors le bébé pour reprendre le jeu de la ferme. A plat ventre
devant la porte de la ferme, il met en scène une suite de bagarres entre un person-
nage qu'il appelle le chasseur et une fille. Il s'avère que c'est toujours la fille qui est
la plus forte et que le pauvre chasseur ne peut pas se maintenir sur son tracteur, ce
que je verbalise. Le père et la mère en face de moi suivent ce qui se passe, la mère
avec vivacité et entrain, le père d'une manière beaucoup plus réservée. Je trouve
qu'il a l'air épuisé et je me demande s'il n'est pas profondément déprimé. Au bout
Le fonctionnementpsychique de l'analyste et l'interprétation 25
d'un long moment, je dis : « Qu'est-ce qui vous ennuie ? », « Il ne dort pas » répond
la mère et le père enchaîne d'une voix très basse pour expliquer le long processus du
coucher le soir : on met de la musique sur le magnétophoneportable d'Alexandre
mais il faut aussi que papa reste près de lui. La mère commente : « J'ai démissionné
pour le coucher parce que c'est très très long. » Depuis peu, si son père n'est pas là,
ce qui arrive car il s'absente pour son travail, Alexandre a trouvé un nouveau
moyen pour s'endormir s'il est laissé seul : il allume toutes les lumières, met sa
musique à fond et cherche à s'endormir dans ce vacarme. La mère dit qu'il se met la
lumière dans les yeux, la musique à tue-tête pour être dans son ambiance à lui, le
père précise qu'à son avis, c'est pour s'isoler. Dans le même temps, Alexandre fait
mine de s'allonger sur le divan. Je demande s'il parvient à s'endormir dans ce grand
bruit et la mère dit : « Oui, mais ça prend beaucoup de temps ». Alexandre inter-
rompt alors notre échange, il souhaite que je déshabille le bébé avec lequel il repart
dans un coin entre le divan et la fenêtre. Il tousse et la mère explique qu'il souffre
d'otites continuelles depuis sa mise à la crèche à l'âge de 3 mois. La mère a une
activité professionnelle très prenante, elle est amenée à voyager, elle aussi, fré-
quemment. En dépit des interruptions fréquentes d'Alexandre qui reprend le jeu
avec le pauvre chasseur qui tombe répétitivement, nous parvenons à reconstituer le
déroulement de la nuit précédente. Alexandre voulait s'endormir avec papa qu'il
attendait mais finalement, après plusieurs intermèdes, il s'est endormi au bout de
trois quarts d'heure « lumière plein feux, musique à fond » dit la mère. Le réveil,
parfois en hurlant, se produit à une heure du matin, Alexandre se lève et vient avec
sa musique dans la chambre des parents. Hier il est arrivé en pleurant et en
appelant maman, ce qui est rare. Du coup sa mère a « craqué », elle a dit : « Prends-
le », et Alexandre est venu dormir entre ses parents, ce qui est actuellement peu
fréquent mais qui a été constant à un moment où les deux parents n'en pouvaient
plus physiquement. Je suis amenée à dire : « Le désir revient toujours, ce qui est
plutôt bon signe. » Le père précise alors que le plus souvent il reste avec son fils
dans sa chambre, il se couche dans son lit et peut même s'y rendormir. La mère
exprime des réticences : « On n'est pas tout à fait d'accord », et Alexandre fait di-
version en cherchant le biberon qu'apparemment il a perdu, alors que ses parents
et moi nous le voyons parfaitement. Alexandre fait durer la recherche que je dra-
matise et il y a un rire général quand enfin il consent à voir le biberon. Je souligne
qu'il n'y a pas de retentissement des troubles du sommeil d'Alexandre sur son dé-
veloppement, il est alors couché derrière le fauteuil de son père et la mère dit qu'elle
le trouve quand même fatigué parce qu'il dort trop peu. A 7 heures au plus tard,
week-end compris, il atterrit toujours dans le lit de ses parents et comme la mère dit
à nouveau son désaccord avec le père et qu'Alexandre écoute, tout à coup très sage,
je rappelle cette nuit. « Oui dit la mère, cette nuit j'ai lâché, mais c'est parce que je
venais vous voir. » Et le père ajoute : « Moi ça ne me dérange pas d'aller me rendor-
26 Rosine Debray
mir à côté de lui. » Il apparaît alors que c'est la mère qui a poussé pour qu'on
vienne me voir, ce à quoi le père ne tenait pas tellement : « C'est comme voir un
grand professeur pour un rhume de cerveau », me dit-il. Alexandre est à ce mo-
ment-là dans les bras de son père à qui il réclame une histoire. Je dis : « Et la pe-
tite fille ? » La mère en riant annonce qu'elle dort de 8 heures du soir à 8 heures
du matin. Alexandre a eu une brève période comme ça mais qui s'est achevée
avec sa première otite à 3 mois. Ses débuts dans la vie n'ont pas été faciles, il est
né à 8 mois, pesait 2,200 kg, a été hospitalisé trois semaines en néonatologie pour
une infection urinaire. La mère dit qu'elle ne l'a pas lâché et qu'elle venait l'allai-
ter deux fois par jour. Il a été nourri au sein jusqu'à 1 mois. Le père venait, lui, la
nuit. Alexandre durant ce récit se met soudain à hurler : « Regarde, il va tom-
ber », il s'agit toujours du chasseur et sa mère lui dit : « Celui-là, il ferait mieux
d'aller se recoucher », puis à moi elle ajoute : « On a bien angoissé tous les
deux. » Je dis qu'il a eu des débuts difficiles mais qu'il n'en a pas de traces et la
mère évoque sa faiblesse aux infections ORL. Je dis qu'il y a peut-être un lien entre
sa faible résistance aux infections récidivantes et ses troubles du sommeil.
Alexandre cache délibérément le biberon et annonce qu'il est perdu, inaugurant
une nouvelle séquence de recherche à laquelle nous participons tous. Je suis frap-
pée de ce que les deux parents acceptent remarquablement bien les interruptions
quasi constantes de leur fils qui réclame mon attention aussitôt qu'il me sent trop
engagée dans un échange avec eux. Quand la mère évoque la naissance de Chloé,
elle aussi à 8 mois et par rupture de la poche des eaux comme c'était le cas pour
sa première grossesse, Alexandre annonce « je veux voir quelque chose ailleurs »
et cherche à sortir du bureau. Le père le retient en le mouchant, ce qu'Alexandre
fait fort bien et dont je le complimente. Il s'installe alors à plat ventre sous mon
fauteuil puis va faire des acrobaties sur le tabouret repose-pieds, pour finalement
se retrouver debout sur le bureau où il prend des poses avantageuses que je
trouve charmantes. Je dis : « Tu es superbe et nous t'admirons tous », et
j'ajoute : « C'est un merveilleux petit garçon ». Toujours debout sur le bureau, il
s'approche de son père et dit : « Tu es prêt papa ? » en faisant mine de se jeter en
avant. Le père reste immobile mais est manifestement très attentifet je dis : « Tu
sais bien que papa est toujours prêt pour toi. » La mère commente : « Oui, c'est
bien ça dont on discute. » Beaucoup de choses ont été évoquées pendant ce
temps, notamment les moments héroïques qui ont suivi la naissance de Chloé en
raison d'un déménagement intervenu à la sortie de la maternité. Comme son
frère, Chloé est née avec un mois d'avance et la mère incrimine son travail et ses
voyages trop fréquents, même durant ses grossesses, mais pour Chloé qui pesait
2,800 kg tout s'est bien passé et il n'y a pas eu d'hospitalisation. C'est un bébé fa-
cile qui ne pose pas de problème. La période héroïque liée au déménagement s'est
poursuivie par une absence du père d'une durée d'un mois pour son travail, puis
Le fonctionnementpsychique de l'analyste et l'interprétation 27
tout est rentré dans l'ordre parce que toute la famille est partie en vacances et le
père précise : « Alexandre dort beaucoup mieux quand on est en vacances. » Je
dis : « Oui, quand il vous a à proximité. » La question de sa venue dans le lit des
parents réapparaît à la faveur d'éventuels cauchemars qu'il aurait mais dont il ne
peut pas dire grand-chose. Je souligne qu'il est difficile pour lui de gérer les exci-
tations s'il sait qu'il peut aller dans le lit de ses parents et je suggère peut-être un
matelas près du lit, ce qui semble plaire à la mère. La discontinuité, liée aux
absences trop fréquentes et imprévisibles de la mère et du père, est ensuite abor-
dée par le biais des horaires de travail manifestement trop lourds des deux pa-
rents. J'évoque qu'il est difficile de négocier l'absence mais je souligne les res-
sources dont dispose Alexandre : le développement de son langage est excellent,
il a acquis la propreté remarquablement tôt puisqu'il a été propre de jour comme
de nuit l'été de ses deux ans. Il fuit à l'évidence, ce que je ne dis pas, l'état de bébé
pour échapper à cette discontinuité désorganisante qu'il ne peut pas maîtriser et
dont le scénario actuel de ses endormissementslorsqu'il est laissé seul « lumière
plein feux, musique à fond » constitue une illustration frappante. Je dis à
Alexandre : « Tu es très précoce, très en avance », le père évoque alors les deux
biberons, celui du matin et celui du soir avant de s'endormir, et je réponds :
« Tant mieux parce qu'il y a peu de secteurs régressifs. » Puis, in fine, après avoir
proposé de nous revoir dans trois mois ou avant si les parents le souhaitent ou s'il
est à nouveau malade, j'apprends que la mère est sur le point de partir une se-
maine aux Etats-Unis, ce que le père apprécie peu, bien que les grands-parents
paternels viennent s'installer à la maison. J'apprends aussi que les résistances du
père à venir me voir s'étayent sur une expérience de quelques semaines de psy-
chothérapie conjointe peu avant la naissance de Chloé. C'est le père qui a voulu
y mettre un terme parce que ça ne lui paraissait pas justifié et que ça coûtait beau-
coup d'argent. Il n'a pas apprécié la manière dont la psychothérapeute a cherché
à retenir Alexandre en dépit de ce qu'il avait annoncé que c'était la dernière
séance. Alexandre, apparemment occupé, dit alors qu'il ne veut pas une dame qui
le regarde dans le dos, mais très vite il se fâche et sa mère le prend sur les genoux
avec un livre. Elle me dit : « Je n'aime pas du tout quand il met sa musique très
fort, ça me fait mal de voir ça », le père commente : « C'est pour se mettre dans
son monde », je dis : « Il lui faut des excitations très fortes et il s'endort par épui-
sement », et Alexandre répète après moi : « Il s'endort par épuisement »,
j'ajoute : « Le réveil est alors souvent dans un cri. »
Manifestement, la séparation de la fin de la consultation est difficile, même si
la mère explique à Alexandre : « On a trouvé des petits trucs pour que tu dormes
mieux la nuit. » J'indique brièvement le grand intérêt, de mon point de vue, des
thérapies conjointestout en affirmant « c'est à vous de décider » et le père se détend
en arrière en étendant largement les bras. Nous nous quittons chaleureusement.
28 Rosine Debray
La deuxième consultation
Ce n'est que cinq mois plus tard que j'ai revu cette famille, sur sa demande.
Alexandre qui aura 4 ans le mois prochain entre en chaussettes, ses chaussures à
la main, dans le bureau, suivi de son père et de sa mère. A ma question : « Com-
ment vas-tu ? » il me répond : « Ça va bien », puis à ma question : « Comment
est-ce que tu dors ? » il dit : « Je dors mal, j'ai des rêves des fois, des princesses »
puis « que un rêve, le rêve de la princesse, elle dormait. » J'évoque la Belle au
Bois dormant et la mère en riant explique que contrairement à ce qu'il dit, ça va
très bien ; à la suite de notre précédente rencontre au bout d'un mois à six se-
maines tout est rentré dans l'ordre, Alexandre dort à présent sans problèmes. Je
dis au père : « C'est vous qui étiez en charge des nuits, vous avez l'air moins fa-
tigué. » Le père d'une voix plus forte évoque une récompense donnée à
Alexandre s'il ne vient pas déranger ses parents durant la nuit. Et la mère pré-
cise : « C'était un petit truc que vous nous aviez donné, mais moi j'analyse diffé-
remment : son père était en charge des nuits, il a montré une autorité plus ferme
et Alexandre ne vient plus nous réveiller. » Elle ajoute que les réveils le matin
sont du coup beaucoup plus agréables : il est de bonne humeur parce qu'il dort
mieux, il n'a en outre plus été malade depuis notre précédente rencontre pour-
tant au début de l'hiver, ce qui ne s'était encore jamais produit. C'est la petite
soeur de 10 mois qui a pris le relais mais d'une manière infiniment moindre, tout
est beaucoup plus facile avec elle. La mère évoque cependant une nuit où elle
30 Rosine Debray
promène avec des amis et leurs enfants, Alexandre tombe et se fait mal, son père
le prend dans les bras et le caline pendant près de dix minutes, ce que la mère
juge excessif : « Quand je le vois agir il le tire en arrière, me dit-elle, peut-être
que je ne veux pas perdre une occasion pour que les choses avancent pour lui »,
et elle fait le lien avec l'attitude de sa propre mère à son égard. Alexandre est
alors contre son père à qui il demande de lui raconter un livre, je dis : « C'est un
père qui a une disponibilité formidable pour ses enfants », « c'est très culpabili-
sant » répond la mère, et moi : « Non, c'est enrichissant, mais peut-être que
vous vous sentez frustrée ? », et la mère peut dire alors qu'elle a le sentiment que
son mari lui enlève une partie de ce qu'elle pourrait apporter à ses enfants. Du
coup elle envisage de changer de travail afin de moins voyager et d'être davan-
tage présente... Mais ce qui en définitive lui a été précieux lors de notre première
rencontre, c'est la manière dont j'ai parlé de son fils « de façon très positive » me
dit-elle, « je me suis rendue compte que je le jugeais sans arrêt, je me suis dé-
tendue, je me braque moins ». Elle associe sur le fait qu'elle évolue avec le
temps, elle est plus souple à présent pour Alexandre, il fallait qu'il aille à la
crèche car elle avait peur d'un « non-développement ». Je fais alors le lien avec
les difficultés d'Alexandre à la naissance et l'intensité de ses angoisses à elle ; il
fallait qu'il lui donne des preuves pour la rassurer.
La fin de cette consultation se déroule dans un climat chaleureux et dé-
tendu. La mère évoque les réticences de son mari à revenir me voir et il
explique : « Je suis très bien ici », mais il doit y avoir des enfants qui ont plus
besoin de moi. La mère me remercie pour mon aide. Alexandre est plein de
charme et coopérant.
Discussion
Cette deuxième consultation, cinq mois après la première, peut aider à com-
prendre ce qui a eu valeur d'interprétation lors de la première entrevue. Cons-
ciemment, la mère met l'accent sur l'image très positive que je lui ai donnée de
son fils, lui permettant de le voir autrement et de lui faire davantage confiance.
Elle a noté qu'après la consultation il est devenu plus entreprenant, plus casse-
cou, plus sûr de lui. C'est dire que ses propres angoisses se sont allégées, favori-
sant chez Alexandre l'accès à une plus grande autonomie. Mais ce qui s'est joué
du côté du père ne doit pas être minimisé : il n'était pas favorable à cette consul-
tation imposée par la mère et le pédiatre et il ne souhaitait aucunement qu'une
psychothérapie conjointe puisse être à nouveau envisagée en dépit de ce que sa
femme, elle, le désirait. Il a exprimé clairement combien les réveils fréquents de
son fils lui convenaient et quel rôle actif il jouait de ce fait dans ses troubles du
32 Rosine Debray
dans une très grande proximité régressive avec son fils. Le séjour en néonatalo-
gie lui a permis de ce point de vue d'assurer un rôle maternel sans partage du-
rant la nuit, favorisant un rapprochement physique tendre auquel il a du mal à
renoncer. Toutefois il peut être dans le même temps un père stimulant et actif, ce
qu'Alexandre révèle à travers son goût pour les différentes marques de motos et
de voitures comme pour le choix des cassettes de musique pour s'endormir,
reflets directs des investissements paternels.
Ce sont ces aménagements individuels spécifiques qui retiennent en fait mon
attention et guident la teneur de mes interventions. Le bébé ou le jeune enfant
doit en effet, quel que soit son âge, faire avec les caractéristiques personnelles de
son père et de sa mère, en particulier si elles sont non négociables. Mon rôle vise
donc à tenter d'apprécier la qualité des ajustements réciproques de chaque triade
avec le souci conscient de pouvoir répondre à cette question cruciale : compte
tenu de tous les paramètres en présence est-ce que le développement psychique
du bébé reste possible ? Lorsque tel est le cas, la question se ramène à savoir
quels assouplissements sont possibles du côté du père comme de la mère, mais
aussi du côté du bébé.
Ce qui se joue du côté du bébé, notamment lorsqu'il existe une symptoma-
tologie psychosomatique ultra précoce montre que, contrairement à l'opinion
courante, l'accès à la position passive n'est pas inné chez le nouveau-né. De fait,
celui-ci passe sans transition d'un état de grande agitation avec cris à un état de
sommeil profond, suivant ainsi la séquence des états de conscience telle qu'elle a
été décrite par Wolff (1966). C'est le système pare-excitation maternel— et éven-
tuellement paternel — qui va aménager progressivement le passage à des petites
quantités d'excitations bientôt transformées en petites quantités d'affects. Bien
entendu, ces modifications qui constituent le processus même de « psychisa-
tion » du bébé, dépendent de nombreux facteurs. Parmi ceux-ci : les données de
« la mosaïque première » décrite par P. Marty (1976, 1990) ou ce que j'appelle
les caractéristiques personnelles du bébé. Celles-ci entrent en immédiate réso-
nance, dès les toutes premières interactions, avec les caractéristiques person-
nelles de la mère, voire du père, favorisant dans les cas heureux des ajustements
réciproques suffisamment harmonieux.
A l'évidence chez Alexandre, l'impossibilité de réduire les excitations en rai-
son probablement de ses caractéristiques personnelles mais aussi de l'excessive
angoisse qui submergeait père et mère à sa naissance est à l'origine des troubles
du sommeil précoces, puis de leur installation. A 3 ans et demi, le tableau symp-
tomatique qu'il présente est chargé : les difficultés d'endormissement sont cons-
tantes, les réveils nocturnes de deux à trois par nuit parfois plus, auxquels
s'ajoutent les otites récidivantes, l'anorexie discrète et l'état de sub-agitation. La
mise en scène de sa stratégie d'endormissement récente dans un excès d'excita-
34 Rosine Debray
tions lumineuses et sonores montre à quel point le passage par les petites quan-
tités semble exclu. Et pourtant ce tableau m'est apparu comme essentiellement
réactionnel car n'entravant pas le développement psychique, lui-même particu-
lièrement précoce. C'est donc ce constat que j'ai cherché à transmettre aux pa-
rents à travers les interactions successives et les interventions qui ont accompa-
gné le déroulement de cette longue première consultation. Au fond, avec des
parents de ce type qui acceptent souplement, en dépit des réticences ouvertement
verbalisées du père, de s'engager dans un tel processus, il s'agit d'un travail rela-
tivement aisé. S'il n'est pas question de penser modifier les problématiques pro-
fondes constitutives de la personnalité même de cette mère et de ce père, c'est en
les reconnaissant comme telles que l'on peut favoriser une prise de conscience
permettant au bébé d'apparaître lui aussi comme une personne distincte.
Alexandre développe des efforts considérables et touchants pour tenter de gérer
les excitations submergeantes, aussi bien lorsque son père est près de lui quand
il s'endort que lorsqu'il n'y est pas. Depuis sa naissance, il est soumis à une dis-
continuité présence/absence imprévisible à laquelle il a longtemps répondu en
tombant malade. A notre deuxième entrevue, la mère souligne la coïncidence
entre la survenue des otites et ses propres absences. C'est donc bien à une tenta-
tive pour maîtriser l'absence que renvoie le scénario d'endormissement actuel.
Le père comme la mère l'ont senti quand ils évoquent sa façon de s'isoler ou de
se retrouver dans son monde à lui. A sa manière, ce faisant, Alexandre leur dit
d'en faire autant et c'est sans doute ce que le père a entendu en admettant,
comme je le lui avait suggéré, qu'il était parfaitement capable de tenir seul le
temps d'une nuit.
L'extraordinaire labilité d'une symptomatologie pourtant durablement ins-
tallée est illustrée avec le cas d'Alexandre dont la guérison symptomatique valide
mon hypothèse de troubles essentiellement réactionnels. Il n'en va pas toujours
de même.
noir, peur des bruits, mais aucune peur des personnes comme son entrée immé-
diate en relation avec moi l'a si bien montré. Ce sont les défenses au niveau du
caractère : les colères et les caprices, comme celles qui engagent le comporte-
ment : le refus de manger et les vomissements provoqués, qui assurent une cer-
taine décharge des excitations.
Du côté de la mère, les forces de vie semblent ramassées dans son statut de
survivante qui nécessite attention et aide de tous, médecins et entourage, sans
permettre aucun travail psychique autour de la problématique de la mort pour-
tant omniprésente. Louise est pour elle un objet d'étayage qui doit lui donner du
réconfort et lui permettre de récupérer la présence de son compagnon à travers
les affrontements et les scènes violentes qu'elle induit.
J'ai cherché du secours du côté du père dont l'attachement pour sa fille m'a
paru authentique. S'il n'est pas question pour lui de reprendre la vie commune,
il n'est pas question non plus d'abandonner Louise. J'ai proposé une psychothé-
rapie conjointe mère/enfant à laquelle le père peut venir s'il le souhaite, en préci-
sant que dans un deuxième temps Louise pourrait être suivie seule. La mère se
dit ouvertement réticente : elle voit de loin en loin un psychiatre qui lui donne
des médicaments. Le père pour sa part accepte de conduire mère et enfant aux
séances de psychothérapie.
Le traitement a effectivement débuté peu après cette première consultation
mais compte tenu des réserves de la mère, il s'est engagé d'emblée avec Louise
seule. J'ai donc été amenée à revoir à plusieurs reprises Louise et ses parents à la
demande de la psychothérapeute de Louise, lorsque la situation lui semblait trop
tendue.
l'a gardée quand sa mère était à l'hôpital, elle veut son père et rien que lui. Je
prends acte de ce que la situation est bloquée ; Louise ne peut pas rester avec sa
mère qui doit se reposer, son père ne peut pas la prendre avec lui, il faut donc
envisager un placement, internat ou famille d'accueil, solution que père et mère
rejettent. Nous nous quittons donc sur ce constat. J'ai souligné pourtant aupa-
ravant les incontestables progrès réalisés par Louise grâce à sa psychothérapie,
malgré l'état de crise actuel, elle a grossi et elle n'a pratiquement plus été ma-
lade. La symptomatologie asthmatique s'efface.
La « réanimation psychique »
Trois mois plus tard, lorsque nous nous revoyons, la situation est transfor-
mée : Louise est en pleine forme, pour la première fois elle ne porte plus les mar-
ques visibles de son anorexie. La mère aussi va bien, elle marche sans cannes et
a plutôt bonne mine. Je lui dis : « Mais vous avez grossi et Louise aussi », et en
riant elle répond : « Oui, nous grossissons ensemble. » Je demande qu'est-ce qui
a permis de sortir de la situation de crise qui régnait la dernière fois que nous
nous sommes vus. Et la mère répond : « Son père s'est décidé à lui donner une
bonne trempe et Louise a cessé de se faire vomir. » Manifestement le climat
entre les parents et Louise s'est considérablement modifié. Une séquence émou-
vante de cette consultation va en rendre compte.
Louise me montre le dessin qu'elle vient de réaliser pour sa mère qu'elle est
sur le point de quitter : elle part pour dix jours avec son père dans la famille pa-
ternelle puis repassera à Paris où elle verra sa psychothérapeute avant de partir
trois semaines en colonie. Le dessin très coloré couvre toute la feuille et repré-
sente « deux arcs-en-ciel séparés par les rayons multicolores du soleil » me dit-
elle. Je la complimente et j'ajoute : « L'arc-en-ciel c'est le symbole de la paix,
c'est donc la paix que tu fais avec ta maman. » Surpris, les deux parents me de-
mandent pourquoi je dis cela et j'évoque le déluge, l'arche de Noé, l'alliance de
paix avec Dieu... Louise est enchantée, elle dessine un bonhomme pour son père
puis une fleur pour moi. Je parle de la prochaine séparation de Louise et de sa
mère. Allongée sur le divan, Louise dit alors : « Je suis triste de te quitter
maman », et la mère répond aussitôt : « Il ne faut pas en parler ». Je dis : « Au
contraire, il faut en parler, c'est très bien d'être triste quand on se sépare, c'est la
preuve qu'on s'aime et on est tellement content quand on se retrouve. » Louise
entoure alors les épaules de sa mère et l'embrasse dans le cou. C'est la première
fois qu'elle me montre un rapprochement tendre avec sa mère. Celle-ci évoque
des projets : peut-être un stage de réinsertion à l'emploi, ce que le père approuve
chaudement. Mais elle dit alors sa phobie de sortir et surtout sa peur du métro,
38 Rosine Debray
qu'elle ne peut pas prendre seule. Louise intervient, elle n'a pas peur du tout
dans le métro, je dis qu'elle peut donc y emmener sa mère et tous les trois se met-
tent à rire. Je peux proposer à nouveau une psychothérapie à la mère, ce que le
père une nouvelle fois approuve, les médicaments ne servent à rien, d'ailleurs elle
ne voit pratiquement plus le psychiatre qui les lui prescrivait. La mère est ébran-
lée et doit me donner sa réponse. Il est entendu que Louise poursuit sa psycho-
thérapie qui donne de si bons résultats...
De fait, Louise a su nouer d'emblée une relation très investie avec sa psy-
chanalyste. Son traitement a pourtant été marqué par des aléas difficiles à sup-
porter pour des parents réticents vis-à-vis d'une telle approche. Au moment de la
crise aiguë, le père s'était plaint avec colère de ce que Louise refusait parfois
d'entrer dans le box de psychothérapie, évoquant alors l'effort que c'était pour
lui de la conduire et le prix que cela coûtait à la Sécurité sociale. Pourtant, c'est
le travail en séance autour de l'expression des affects et des conflits qui a permis
à cette petite fille de sortir d'un fonctionnement répétitif où se trouvaient enga-
gés dangereusement le caractère et le comportement. Louise aujourd'hui peut
dire ce qu'elle ressent et elle entraîne sa mère dans ce nouveau mode de fonc-
tionnement. Au lieu de gérer l'urgence dans la réalité, je peux alors, moi aussi,
reprendre un mode associatif et risquer des interprétations. Il s'agit bien d'une
« réanimation psychique » pour cette petite fille, sa mère et même peut-être aussi
son père.
afin d'en évaluer la force. En tout état de cause, la présence de l'enfant, en raison
notamment de son extrême sensibilité aux états affectifs profonds des adultes qui
l'entourent, pousse à l'émergence d'interactions et d'interventions qui ont valeur
d'interprétation. C'est à l'analyste de savoir s'il convient de les amplifier, de les
modérer ou d'en modifier l'impact.
Rosine Debray
170 bis, rue de Grenelle
75007 Paris
REFERENCES
Marilia AISENSTEIN
but n'est plus dégagement d'un sens latent là absent, doivent être qualifiées
d'interprétations. Il ne s'agit pas, à mon sens, d'une simple question de voca-
bulaire, les enjeux me paraissant en effet d'importance. Dans des temps où cer-
taines sociétés européennes de psychothérapie prétendent former à la psycho-
thérapie psychanalytique, sans passage obligé par l'analyse classique, la
nécessité de s'interroger me semble accrue.
Lorsque la symétrie relative donc, plus haut évoquée, n'est pas d'emblée
donnée, si le jeu insuffisant des représentations entrave la polysémie du mot et
les possibilités régressives, l'intervention n'est-elle pas une proposition de tra-
vail psychique faite à un patient et surgie chez le psychanalyste à partir d'une
interprétation classique retenue ? Interprétation qui est fonctionnement psy-
chique même et vise à restaurer chez l'autre des capacités interprétatives ac-
tuellement empêchées ? C'est là ce en quoi ces interventions gardent à mes
yeux le statut d'interprétations, même sans l'être dans les formes. La stratégie
en est différente, mais leur élaboration ne peut émaner que de la conception
d'une interprétation stricto sensu. Un point parmi tant d'autres m'a particuliè-
rement intéressée : les psychosomaticiens de l'Ecole de Paris avaient depuis
longtemps souligné le danger de l'excitation traumatique engendrée chez un
sujet désorganisé par la confrontation avec une structuration oedipienne plus
achevée. Ce risque existe et est source d'implications techniques que je n'évo-
querai pas ici, mais qui font l'objet de nombre d'articles1. A moins souvent été
évoquée, me semble-t-il, la question de savoir ce qui meut le fonctionnement
psychique du psychanalyste au cours de ce travail difficile, passionnant mais
parfois désespérant, qui a pour objet la restauration, la restitution d'un travail
psychique mis en communauté. Le recours à un idéal thérapeutique ne suffit
pas.
Intéresser quelqu'un aux processus de pensée nécessite souvent une mise
en tension forcenée. Celle-ci ne proviendrait-elle pas d'une angoisse de cas-
tration, réveillée en nous par la rencontre avec le manque ? Elle susciterait
une impérieuse motion à combler les différences, pour qu'advienne enfin le
classicisme.
Ceci expliciterait un autre écueil de ce type de travail qui consisterait à par-
fois trop prêter, imposer2 un fonctionnement psychique, celui du psychanalyste.
Converser avec un patient, l'intéresser à son monde intérieur, lui ouvrir des
voies associatives et des possibilités identificatoires, soutenir avec lui un espace
BIBLIOGRAPHIE
Marie-Lise Roux
tout fabriqué, plus de poitrine que bien des femmes », ce qui est parfaitement exact,
grâce aux prothèses qu'on lui a posées), Claude exige de moi que je ne m'adresse à
« elle » qu'au féminin. Or (mais je ne lui dis pas), je choisis par le devers moi de ne
penser qu'à sa réalité corporelle, c'est-à-dire au masculin qui est son « destin ana-
tomique ». J'emploie donc chaque fois que je lui parle tous les détours que permet
le langage pour préserver sa demande de féminin et mon exigence de masculin,
c'est-à-dire pour ne pas lui donner de genre. Et les séances se déroulent dans une
exhibition parfois insupportable d'une féminité si caricaturale qu'elle en devient
tout à fait dérisoire. Claude raconte sa sinistre vie de prostituée, son habileté de
« professionnelle» pour ne pas avoir de relations « homosexuelles » (entendez, ne
pas se laisser sodomiser). Mais rien sur une vie affective qui, en réalité, n'existe pas,
bien que Claude vive chez ses parents, lesquels sont hantés par la terreur que leurs
voisins découvrent que leur sage fille est un garçon (et pourtant s'adressent à lui au
féminin, selon le contrat qu'il a tenté de m'imposer).
Claude me parle de son voeu d'être opéré. Plusieurs de ses copines l'ont été,
au Maroc. Il paraît que « c'est atroce », mais « on peut tout faire pour enfin être
"une vraie femme" ». Et tandis que Claude parle, je le vois se décomposer, ses
mains tremblent, son visage se couvre de sueur et je lui dis : « Je vois bien que
cette opération vous rend terriblement anxieux » (le mot m'a échappé). Claude
bondit : j'ai parlé de lui au masculin, alors qu'il est une femme. J'ai trahi notre
contrat. Pourquoi ? Je lui dis alors : « Parce que, pour moi, vous êtes les deux. »
Claude est interdit, puis il s'effondre en larmes, comme un enfant, et finit par me
dire dans ses sanglots : « C'est ce que j'ai toujours attendu qu'on me dise. » A
partir de là, nous avons pu reconstruire l'histoire secrète de l'enfance de Claude,
né après trois frères aînés, et la mort, en bas âge, de deux fillettes, le deuil infini
de sa mère ; sa lutte incessante, comme adolescent, contre des désirs homo-
sexuels, alors que le père, bourru et indifférent, se désintéresse de ce quatrième
garçon. Claude arrêtera sa psychothérapie lorsqu'il entamera une liaison homo-
sexuelle avec un « client » et décidera de ne pas se faire opérer.
Comme le dit l'Homme aux Loups (entretiens avec Karin Obholzer), « cela
touche au miracle ». On sait que pour P. Sergueï ce miracle n'a pas vraiment eu
lieu.
Le « miracle », la « magie », c'est bien souvent ce que nos patients (et par-
fois nous-mêmes, convenons-en) attendent justement d'une interprétation. Car
la « cure de parole » nous place dans une situation très particulière : nous ne fai-
sons rien, nous n'agissons pas, nous sommes immobiles, souvent muets, et rela-
tivement peu expressifs en ce qui regarde nos propres sentiments ou même nos
émotions. Le cadre analytique classique, en nous dérobant aux regards de nos
patients, préserve cette réserve et cette abstinence que nous nous imposons et qui
est nécessaire.
50 Marie-Lise Roux
Or, dans les deux cas que je viens de rappeler, il est évident que la sponta-
néité de mon intervention avec Florence et l'inadvertance de mon « lapsus de
genre » avec Claude ont pu révéler à chacun de mes patients quelque chose de ce
que je pouvais penser ou éprouver vis-à-vis d'eux. Bien entendu, il est fréquent
qu'un analyste dise à un patient : « Je pense que... » ou « ce que vous me dites
peut me faire penser que... » (cette deuxième formulation me paraissant préfé-
rable). Ce n'est pas tout à fait la même chose que de « penser tout haut » comme
on le dit justement de ces sortes de phrases qui vous échappent, qui n'ont pas été
réfléchies, qui rendent compte sans doute d'une certaine émotion.
Ce n'est pas non plus ce que Ferenczi avait tenté de mettre en place dans sa
« technique active » où analysé et analyste s'échangent leurs interprétations.
Il s'agit bien, cependant, d'une expression d'un contre-transfert qu'on pour-
rait considérer alors comme mal contrôlé par l'analyste et que celui-ci aurait à
« toiletter ». Il m'est d'ailleurs arrivé, un soir de fatigue, de dire un « bonjour
Madame » en écho au salut d'un patient — qui justement exprimait dans ses
séances sa perplexité concernant sa virilité. Curieusement, celui-ci n'a pas semblé
entendre mon lapsus, mais cela a été pour moi l'occasion d'analyser et de com-
prendre mon mode d'identification particulier à lui, à ce moment de la cure.
Lorsque nos patients et nous-même plaçons un espoir (pas toujours vain,
heureusement) dans nos interprétations, c'est bien parce que celles-ci nous pa-
raissent devoir rendre compte à la fois d'une « réalité » psychique et d'une « vé-
rité » sur leur identité et sur leur mode de fonctionnement psychique. L'interpré-
tation « vraie » (ou mutative, selon l'expression de Strachey) n'est-elle pas
justement celle qui provoque, au sein de la psyché de nos patients, une modifica-
tion et des transformations : celle justement qui est visée par la cure : « là où
était le ça, le Moi doit advenir ».
L'interprétation, en ce sens, pourrait être considérée comme une parole qui
fait sens, mais qui fait sens en ce qu'elle permet une image, une figuration, une
représentation et une symbolisation. Dans le travail psychique qui est le nôtre,
en tant qu'analyste, la modification se produit dans un double courant, me
semble-t-il : d'une part le patient nous dit des paroles qui, en nous, s'inscrivent
(ou ne s'inscrivent pas) sous la forme de « choses vues ». Nous « voyons » ce
qu'ils veulent dire, en même temps que nous l'entendons, grâce au travail régres-
sif que permet l'attention flottante. Michel de M'Uzan et Christian David ont,
chacun à leur façon, montré comme se produit ce travail psychique de l'analyste
et de quelles sources il jaillit.
D'autre part, nos propres interprétations, ce que nos paroles font voir à nos
patients, les aident à produire un travail semblable dans leur propre appareil
psychique, d'une parole surgit une représentation et d'une excitation psychique
se forme une pensée possible.
La vérité de l'interprétation 51
gnifie que lui, P. Sergueï, se désignait ainsi), alors que Mme Mack qui l'a dési-
gné comme paranoïaque se trompait et qu'il ne pouvait se reconnaître en cela.
Florence et Claude se sont reconnus dans ce qui m'a échappé dans mon regard
sur eux, alors que le patient à qui j'ai dit : « Bonjour, Madame » ne l'a même
pas entendu, ne s'y reconnaissant sans doute pas, secrètement, puisqu'il me
disait sans cesse avoir peur d'être pris pour une femme !
Ainsi, l'interprétation serait ce « lieu commun » où une reconnaissance
mutuelle surviendrait des deux protagonistes d'une scène toujours recommencée
et une modification ne pourrait se produire chez un patient que dans la mesure
où elle se serait aussi produite chez l'analyste.
Sans doute n'est-ce que dans une acceptation de cette commune transforma-
tion que peut se comprendre ce lien si étrange qu'on nomme le transfert.
Marie-Lise Roux
137, boulevard Saint-Michel
75005 Paris
Interpréter l'interprétation,
effets de style, création de sens
Paul ISRAËL
but sans doute et d'activité enfin pour retrouver des repères psychanalytiques
lorsque la situation semble en être si éloignée.
Je ne reviendrai pas sur toutes les descriptions qui ont été faites des cures
atypiques, tant du côté des patients que de celui des analystes. Ces descriptions
peuvent couvrir tous les champs : comportementaux, intra-psychiques.
J'ai trouvé particulièrement illustratifl'angle d'attaque que choisit G. Diat-
kine 1 en s'interrogeant sur « qu'est-ce que ne pas associer ». Car si F « associati-
vité libre » et l'attention flottante sont les conditions de cette régression heureuse
qui fait que certaines cures, ou de longs moments d'entre elles, permettent un
vrai plaisir de fonctionnement, et où l'insight de l'analysant répond à l'anticipa-
tion associative éclairante de l'analyste, l'absence de discours associatif, du si-
lence au langage purement descriptif, informatif ou simplement désaffecté, sont
des témoins d'une rigidité psychique, d'une résistance à la régression et partant
au transfert. Là nous sommes tout de suite alertés.
Réfléchissant à ces ruptures, aux incapacités associatives, Gilbert Diatkine
étend la notion de l'isolation au-delà de la névrose obsessionnelle, en rappelant
que Freud, au début, ne faisait pas trop la différence entre isolation et clivage :
lorsque plus tard le statut théorique du clivage du moi sera instauré, l'articula-
tion éventuelle avec l'isolation dans l'une des parties clivées du moi reste un pro-
blème théorique délicat.
Entre le clivage « organique » du moi dans la psychose et les clivages qu'on
pourrait, comme G. Bayle, nommer fonctionnels, transitoires, on trouve tout ce
que l'on ressent des ruptures associatives dans la clinique. L'état de ses propres
facultés associatives, la capacité d'attendre, ou au contraire l'inquiétude donnent
à l'analyste la mesure des mécanismes en cours chez ses patients : mais c'est bien
l'incapacité durable de garder un fonctionnement en première topique avec suf-
fisamment d'échanges entre processus primaire et secondaire qui l'alarme et l'en-
traîne à dissocier volontairement les éléments constitutifs de sa fonction interpré-
tante. Forme et fonds, sujet de l'énoncé et sujet de renonciation, parole et affect,
jusque-là indissolublement, confusément mais efficacement liés, vont se dissocier,
se cliver aussi : c'est là qu'existe le plus nettement le risque que le « style » de
l'analyste ne concentre les reliquats de ses transferts (ou de ses résistances aux
transferts : d'ailleurs ne sont-ce pas là les mêmes reliquats ?) pour les agir dans
sa pratique.
Mais c'est aussi la singularité du style qui sera la matrice des variations
— des inventions — qu'il jugera utile d'apporter au cadre ou à ses énoncés
pour sortir de la difficulté.
incapable d'être le « lieu du transfert », comment ne pas penser que les carences
symboliques qui ont présidé à son organisation ne pourront que donner à l'en-
tendu des mots du psychanalyste, la même pauvreté, la même platitude.
Ou alors, pris au premier degré, ils réaliseront une de ces circonstances où
« un psychanalyste bien intentionné délivrera, à son insu, une interprétation des
plus sauvages 1.
L'idée serait donc d'enlever aux mots soit leur « insignifiance » soit leur vio-
lence de choses. D'autre part d'utiliser l'énergie de la « séduction » pour « ani-
mer » l'espace analytique, en la desexualisant autant que faire se peut.
Mon idée d'une « psychodramatisation » de mes énoncés, se veut un essai
de réponse à ces objectifs.
Ce sens « théâtral » donné à l'interprétation se retrouve chez nombre d'au-
teurs, même s'ils n'en systématisent par l'usage. Quand J.-L. Donnet, ici même
il y a quelques années, dit qu'il aurait dû répondre à sa patiente qui l'accusait de
l'avoir trompée : « Oui... je vous ai trompée » en proposant même de le faire
pensivement, n'est-ce pas à une réplique théâtrale qu'il songe ?
La régression ludique qui permet la mise en situation dramatique lui appa-
raît comme un allégement du contre-transfert douloureux. Je dirai qu'elle fait
«jouer les mots » (pas avec les mots, comme dans les caricatures d'interprétation
lacanienne), et qu'elle « encadre » la séduction en contre-investissant par la dis-
tance ludique l'excitation dont elle pourrait surcharger l'espace.
J.-L. Donnet rappelle aussi que c'est une façon de contrer l'écrasement de
l'espace transitionnel par l'univocité de sens du langage ; nous savons l'impor-
tance accordée par Freud au maintien de la double scène du travail analytique,
seule possibilité de rendre perceptible le décalage entre les deux scènes, le sens ne
pouvant émerger que de cette perception (mais là, on est déjà dans le transfert).
Dans l'espace de la névrose, la neutralité (l'opacité) de l'analyste favorise le
plus large spectre des projections. La double scène est en place : pour rendre per-
ceptibles leur existence et leur écart signifiant, il suffira à l'analyste d'utiliser les
mots du patient en les agençant sur un mode différent... qu'il ne reconnaîtra pas
comme sien. René Diatkine donne là une définition « classique » de l'interpré-
tation classique. Mais dans les cas où dominent les clivages, on sait cette « opa-
cité » de l'analyste inopérante ou dangereuse : il faudra alors, avec des mots qui
ne sont pas forcément ceux du patient, rendre perceptible l'autre scène, peut-être
même la faire exister.
Je ne peux retranscrire ici pour des raisons évidentes, les deux exemples que
j'ai donnés oralement.
®
Dans le premier,je fredonnais la dernière phrase d'une comptine enfantine
dont les couplets prenaient sens par leur liaison à des fragments disparates froi-
dement « physiologiques », d'un ensemble dont la provocation scatologique
enfantine implicite était soigneusement isolée !
©
Dans le second, «j'interprétais », sur le modèle d'une intervention psycho-
dramatique, une injonction d'une soeur aînée, en y mettant la condescendance
agressive soigneusement niée dans le discours de ma patiente.
C'est encore Roussillon qui écrit qu'il faut faire dire au langage une geste
historiquement absente.
La dimension théâtrale de l'énoncé de l'analyste rejoint l'idée du « conte » ;
et est très proche dans sa forme de ce que proposent Sara et César Botella :
« Hors du contre-transfert au plus près de l'inconnu éveillé par l'analysé » :
voilà qui rejoint l'idée de J. Gillibert que la fiction de l'énoncé « psychodrama-
tique » a un effet d'inquiétante étrangeté. L'idée serait en « interprétant le dis-
cours d'un des protagonistes des scènes » vides et désaffectées rapportées par le
patient, de déployer un espace de mise en scène où ces mots retrouveraient leur
charge affective.
Si donc, nombreux sont les auteurs qui défendent un style d'interprétation
proche de celui que j'appelle « psychodramatique », le désaccord porte sur les
hypothèses soutenant l'efficacité de ce travail du psychanalyste.
Catherine Parat résume, à propos justement des travaux des Botella, l'es-
sentiel du raisonnement que l'on retrouve, sous des plumes très diverses (je pense
au contre-transfert paradoxal de M. de M'Uzan), pour affirmer le mode d'effi-
cience de ce travail de construction de l'analyste :
Tout ce qui permet l'édification d'une construction viendrait du patient : il ne
s'agirait donc que de lui rendre ce qui lui appartient, l'analyste ayant seulement
servi par son travail préconscient mais aussi inconscient à lier et mettre en forme ce
qui s'était révélé de manière disparate. La conviction de l'analyste entraîne « le
plus souvent » la conviction du patient : sur quoi repose cette conviction ? très cer-
tainement sur un effet de suggestion. Bigre : ce n'était pas la peine assurément de se
donner tant de mal pour tourner le dos à la suggestion (et sa jumelle la séduction)
et la voir revenir. Même si, avec Cl. Le Guen, on défend la suggestion en rappelant
comment Freud (se réclamant de Ferenczi) l'avait reliée au transfert.
Les « énoncés interprétés » que je propose peuvent certes se ranger dans la
catégorie des « constructions » : constructions qui diffèrent toutefois de celles
habituellement convoquées : tant dans le contenu que dans l'agencement et la
forme. Il ne s'agit ni d'histoire, ni de théorie du fonctionnement psychique, que
ce soit celui du patient ou celui de l'analyste.
64 Paul Israël
Ophélia AVRON
ligne en effet d'emblée l'ambivalence du transfert précédent quoi qu'en disent les
patients, ainsi que ma double position de psychanalyste et de psychodramatiste
reprenant le travail thérapeutique d'un collègue avec l'espoir, bien tempéré par
l'expérience (mais qu'en est-il au niveau inconscient ?), de réussir là où tant
d'années de travail ont buté ? C'est dire que, quelle que soit la différence du dis-
positif psychanalytique et du dispositif psychodramatique, quel que soit le rap-
prochement quant aux références psychanalytiques utilisées, la nouvelle cure re-
prendra vie et étayage à travers ces nouvelles attentes réciproques qui vont
colorer le transfert et le contre-transfert, et par là même l'interprétation.
Reprenant le titre suggestif d'un article de Jean-José Baranes1 « Des cas dif-
ficiles en analyse : les balafrés du divan », je me suis remis en mémoire six pa-
tients que l'on pourrait dans un premier temps désigner superficiellement ainsi.
Baranes rapproche la conduite des patients qui, après diverses expériences, dont
celles du groupe mais surtout celles du divan, reviennent vers un autre divan, à
celles des récidivants hypocondriaques qui arrivent à obtenir des interventions
chirurgicales itératives et qu'on nomme, en psychopathologie médicale, les bala-
frés de l'abdomen. Cette désignation a l'intérêt de mettre crûment en évidence la
recherche d'une intervention radicale et intrusive ainsi que sa conclusion insatis-
faisante et toujours recommencée. A ce niveau, le rapprochement n'est pas sans
fondement. Baranes situe ces récidivants de l'analyse dans la nouvelle clinique
psychanalytique « des états limites », « des bornes ou confins de la cure », « des
situations limites de la symbolisation ». Sa réflexion théorique entre dans le do-
maine, actuellement très productif, du négatif et de la pulsion de mort.
Bien qu'il soit judicieux, je ne me situerai pas dans ce contexte de ré-
flexion, mais j'essaierai plutôt de retrouver sans trop d'à priori ce qui, en cours
de psychodrame, m'a semblé distinguer le fonctionnement de ces patients, et
provoquer mes paroles et mes actions interprétatives. Sur un groupe de huit
participants, il s'est trouvé que six avaient déjà suivi une cure psychanaly-
tique : trois, une analyse de près de dix ans ; deux, une analyse de trois et
quatre ans ; et la dernière une psychothérapie analytique de cinq ans. Ce
groupe va servir de toile de fond à ma réflexion et en particulier, les trois pre-
miers participants : Bertha, Jane et Pierre. D'abord, comment se sont-ils pré-
sentés et comment se sont-ils imprimés dans mon souvenir ?
1. Jean-José Baranes, Des cas difficiles en analyse : les balafrés du divan, RFP, n° 2, 1989.
Interprétation et psychodrame 69
Jane, l'héroïque
Analyse de presque dix ans avec une femme, pour des épisodes dépressifs
graves. Amélioration reconnue. Elle n'a plus de chutes suicidaires mais garde un
mal de vivre irréductible : pas de vie affective et sexuelle satisfaisante. Incapable
de concessions, elle a des heurts professionnels fréquents qui empêchent toute
progression et tout investissement satisfaisant. L'analyse, dans ce cas, s'est arrê-
tée d'un commun accord. Quelques années après, informée de mon activité psy-
chodramatique, elle s'est présentée à moi « sans illusions, pour essayer quand
même quelque chose ». Ce sont ses paroles.
Le regard est direct, violent, la voix sèche et précise. Se dégage d'elle un mé-
lange étrange de passion et de mortification qu'elle concrétisera par cette
phrase : « Avance ou crève. » J'entends alors que l'intransigeance, ici, mène aux
confins de la mort.
Analyse de plus de dix ans avec un homme, pour des inhibitions relation-
nelles sévères qui représentaient selon lui un handicap professionnel menaçant :
il a des responsabilités, il doit parfois prendre la parole en public, il est terrorisé.
La description reste factuelle, la parole contrôlée et comptable : « J'ai moins
d'insomnies, je parle un peu plus facilement, je suis toujours inquiet », puis :
« Pendant toutes ces années d'analyse, je n'avais rien à dire, j'avais l'impression
70 Ophélia Avron
qu'il ne se passait rien, mais je n'osais pas le quitter de peur que ce soit encore
pire. » C'est le psychanalyste qui lui a conseillé une expérience de psychodrame
avec une femme. Il est affable, lointain, désabusé, pose des questions : « Ça sert
à quoi le psychodrame ? Vous avez des résultats ? » Il me prévient que la garan-
tie doit précéder le risque.
Le psychodrame auquel ils ont participé tous les trois est un psychodrame
« ouvert », les remplacements se font au fur et à mesure des départs, certains
sont là depuis plusieurs années. Bertha, Jane et Pierre se sont trouvés pour un
temps réunis, mais n'ont pas commencé en même temps. D'abord Bertha, puis
Pierre et Jane.
Les séances de deux heures sont hebdomadaires. Chacun s'exprime d'abord
librement sur la semaine écoulée, la dernière séance, un rêve, un souvenir, une
impression actuelle, et je demande ensuite qui désire faire une exploration per-
sonnelle par le jeu. La personne qui joue choisit elle-même son thème et ses par-
tenaires. Après le jeu, chacun donne ses réactions, impressions, commentaires.
D'une façon générale, j'essaie de favoriser les associations des uns et des autres.
Je reviendrai plus précisément sur mes interventions avec ces trois patients. Mais
pour ce faire, il m'a fallu d'abord être attentive aux caractéristiques de leurs
thèmes de jeu et à la manière d'aborder le psychodrame.
L'INITIATIVE DU JEU
Pierre et Bertha ont passé de longs mois avant de prendre l'initiative d'un
jeu. Je les ai ressentis réticents par rapport à une approche qui leur semblait en-
fantine et superficielle, mais qui en fait les troublait beaucoup. Comme il fallait
s'y attendre, Jane a demandé le jeu avec une précipitation héroïque qui l'a laissée
ensuite désemparée, la tête vide : « Je voudrais bien jouer (sous-entendu puisque
je suis là pour ça), mais je ne vois pas quoi. »
Avant le jeu, ils racontent, sur le mode enroulé d'un monologue plaintif et
sans fin, leurs échecs, leur souffrance, leur manque d'intérêt à vivre. Il leur faut
s'expliquer longuement, comme si personne ne pouvait les comprendre, peu at-
tentifs aux réactions d'ennui qu'ils risquent de provoquer par cet envahissement
verbal. Ils sont à la fois déprimés et agressifs, collés sans possibilité de dégage-
ment à leurs plaintes revendicatrices qui les laissent insatisfaits et répétitifs.
Quand une ponctuation me permet de proposer le passage au jeu, leur pensée
brusquement s'évanouit : « C'est pas possible », « Il ne me vient aucune idée »,
« Je ne vois vraiment pas comment jouer ça ». Faire revivre dans le jeu les par-
tenaires mis en cause dans le discours les panique, comme si une vision fantas-
Interprétation et psychodrame 71
Je sais que pour Pierre et surtout pour Bertha ce fut après de nombreux mois.
J'en fus contente, bien sûr, mais d'autres difficultés apparurent aussitôt : celles
de la répétition thématique.
LA REPETITION THEMATIQUE
par certaines interventions, qui voulaient lui faire accepter la banalité triste de la
vie plutôt que de lui apporter de nouvelles possibilités d'expression d'elle-même...
En même temps que la plainte persécutive devenait persécutante et lassante
de se répéter à travers les thèmes proposés, une autre particularité forte et fugace
insistait. Au moment d'organiser le jeu, ces patients se tournaient vers moi, le re-
gard perdu, suppliant, offert, accompagné ou non de : « Je ne vois vraiment pas
comment jouer ça » ou « Je voudrais bien jouer mais je n'ai pas d'idées ». Je
l'entendais autant comme un brouillage intrapsychique qui faisait appel à mon
soutien que comme une sollicitation ambiguë à ma toute-puissance magique.
C'est dans ce mouvement contre-transférentiel que j'ai pu percevoir et élabo-
rer pour moi ce que la théorie nous enseigne, que l'autre face défensive de la persé-
cution, c'est l'idéalisation. Cela m'a ouvert la possibilité de conflictualiser cette
double position défensive, et de remettre ainsi ma pensée et la leur en mouvement.
Cette demande implicite de soutien qui renvoie sans doute à la faible orga-
nisation de leur moi, non seulement les rend dépendants par rapport à ceux
qu'ils se représentent imaginairement comme tout-puissants, mais elle est aussi
utilisée de façon défensive pour immobiliser la relation. Cette passivité insistante
s'avère en effet très provocante. On est tenté soit au ferme renvoi à leurs propres
désirs assumés quand l'appel se fait agressif, soit à une réponse d'aide, au mieux
« contenante » quand la défense primaire se profile en arrière-fond.
Je pense avoir vogué comme j'ai pu entre ces deux attitudes, prenant parfois
de la distance et soutenant activement à d'autres moments la mise en forme scé-
nique. Le jeu terminé, le « supposé savoir » si vivement sollicité est informé qu'il
n'a rien apporté de nouveau, qu'ils en sont toujours au même point. L'idéalisation
montre alors clairement son cousinage avec la persécution, mais il faut entendre
aussi qu'elle leur a fait espérer l'existence d'un bon objet à connaître et à aimer...
Ce qui a continué à m'intriguer et à retenir mon observation, c'est que la
thématique de l'idéalisation, si sensible dans leur conduite, ne faisait jamais
l'objet de propositions de jeu, comme si elle avait été violemment recouverte par
l'attaque persécutive. J'ai alors fait la vague hypothèse que la thématique de
l'idéalisation n'était pas tant clivée ou refoulée qu'enterrée vivante, et qu'il fallait
la présence sensible d'un autre vivant pour la réanimer.
L'APPROCHE DE L'IDEALISATION
Dans un premier temps, cette idée m'a laissée attentive à saisir les occasions de
dégager l'idéalisation plutôt qu'à faire des élaborations précises. Il m'arrivait par-
fois de prendre au mot la métaphore. Je me souviens ainsi d'un jeu de Jane. Une
74 Ophélia Avron
fois de plus, elle était déçue par l'ingratitude d'amis à qui elle avait beaucoup
donné. Elle dit : « Je suis tombée de haut. » Je reprends : « Qu'est-ce qui vous avait
donc fait monter si haut ? » Et je soutiens fermement l'effet de surprise, pour exa-
miner avec elle la « hauteur » vertigineuse de son attente faite d'absolu, de perfec-
tion, d'amour attentif et sans faille. Le jeu qui suivit n'était pas en grand décalage
avec les thèmes précédents : elle a douze ans, son père dont elle attend en vain l'in-
térêt ne l'écoute pas. Cependant, elle joue avec moins de distance hargneuse, et au
cours de l'échange qui suit, certains participants et moi-même pouvons lier la dé-
ception persécutive à l'incommensurable de l'attente. Ainsi, lorsque l'occasion se
présentait, je prenais les phrases métaphoriques au pied de la lettre ou je retournais
la plainte : « Qu'auriez-vous alors désiré ? »
Cela a permis des jeux basés sur l'imaginaire car, tout autant que le désir pul-
sionnel insatisfait, l'imaginaire est source de souffrances et de défenses, quand la
faille de l'image narcissique toute-puissante est vécue comme le désastre inassu-
mable de la relativité. Dans mon idée, l'essentiel pour le moment, était de les aider
à quitter la vision monolithique et immobile d'un persécuteur externe pour les inté-
resser à la richesse inventive de leurs attentes et même de leurs souffrances.
Un autre moment qui m'a semblé important, mais encore plus difficile à
atteindre, c'est la mise au jour de l'idéalité liée non seulement aux imagos paren-
tales mais à leur propre image idéalisée, à l'enfant merveilleux qui a sombré avec
la perte de la toute-puissance parentale.
« Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué », dit une petite fille dans la pièce de
théâtre de Howard Butten. Chez ces patients, c'est l'enfant omnipotent qui est
moribond, enseveli sous la honte. Pour eux, en effet, la seule idée de montrer le
caractère enfantin de leurs rêves narcissiques est ressentie comme une blessure,
eux qui, enfants, se voulaient déjà des adultes. C'est Bertha qui me l'a fait
entendre. Un jour, elle faisait allusion à l'enfant précoce qu'elle avait été et qui
amusait tellement bien la famille que sa mère (qui est la source de toutes ses
plaintes d'aujourd'hui) avait relevé sur un cahier tous ses mots d'enfant. Je l'in-
vite alors à faire revivre les rêves de cette petite fille admirée. Elle se récrie :
« C'est complètement grotesque, débile... C'est des contes de fée... » Elle rap-
porte cependant, en la moquant, l'image de petite princesse abandonnée et trou-
vée qu'elle a pendant longtemps imaginé être... En écho, pendant la discussion
qui a suivi, Jane a rapporté son identification à l'héroïque Jeanne d'Arc sauvant
son peuple. Elle ajoute : « C'est lamentable d'en être encore là, il n'y a plus qu'à
se flinguer. »
Et c'est pourtant en mettant en scène ces images narcissiques, omnipotentes
et blessées qu'un peu d'humour et de tendresse leur revient. Cela permet à ces
patients de réinvestir en partie leur fonctionnement psychique et de prendre
conscience du brutal renversement défensif de leurs sentiments.
Interprétation et psychodrame 75
Pierre, qui n'ose pas parler en public, rêve en secret qu'il est le grand ora-
teur du siècle qui harangue et enthousiasme les foules. Lui aussi, enfant précoce
et bavard, devint, dit-on, taciturne quand un petit frère le détrôna. Cette scène
jouée, du « dé-trônement », de la désinvestiture, le laissa sans voix, mais cette
fois par une émotion qui parlait trop fort en lui. Il me rappela cette scène à l'en-
tretien de fin d'année. Lui, au langage si châtié, ajouta en guise de compliment :
« C'était rigolo de vous voir si attentive à toutes nos conneries, mais je me
demande ce que vous en pensez vraiment. »
Cette période, sans créer des transformations radicales, a permis une ré-ani-
mation et un certain assouplissement de la pensée. L'approche du bon objet, à
travers son idéalisation, a affirmé son existence, même si le renversement persé-
cutif continuait à entrer rapidement en action. Cela permettait de dégager avec
eux comment leur objet idéalisé se transformait en objet persécutif à la moindre
déception, les renvoyant à ce sentiment d'inexistence si angoissant. A travers
cette attention partagée, le plus important était, me semble-t-il, de leur permettre
enfin une curiosité bienveillante pour leur propre fonctionnement interne.
De mon côté, la difficulté même de ce travail thérapeutique a amené beaucoup
de perplexité et d'interrogations. Des amorces de réflexions théoriques ont accom-
pagné mes réactions contre-transférentielles, et soutenu mes intuitions scéniques.
Chez ces patients, la conflictualité oedipienne, très présente, se trouve comme
engluée dans un noyau mélancolique difficile à atteindre. Chez Jane et Pierre, il se
trouve recouvert par des manifestations de type obsessionnel, et chez Bertha par
des réactions de type phobique. La conflictualité oedipienne, manifestement tra-
vaillée au cours de la précédente analyse, est présentée ou acceptée avec un excès de
tranquillité. C'est en particulier le cas de Jane, experte en théorie. Les explications
de la dramaturgie oedipienne sont pertinentes mais ne les touchent pas vraiment,
alors que la moindre atteinte narcissique les révolutionne.
A partir de ces constatations, les textes de Freud et de Melanie Klein sur le
deuil et la mélancolie me sont revenus à l'esprit : « Les auto-reproches, dit
Freud, sont reproches contre un objet d'amour, qui sont basculés de celui-ci sur
le moi propre. »1 L'hostilité qui concerne l'objet reste alors méconnue, seul le
moi est pris à partie. On connaît la phrase fameuse : « L'ombre de l'objet tombe
sur le moi », et seul le moi se trouve attaqué de façon substitutivejusqu'à provo-
quer « une angoisse d'appauvrissement ». Cette angoisse d'appauvrissement
pouvait me faire comprendre le peu d'intérêt de ces patients pour leur fonc-
tionnement psychique, obstacle alors le plus évident au niveau de l'approche cli-
nique. Mais chez eux auto-reproches et reproches vis-à-vis de l'objet voisinent,
1. Freud, Deuil et mélancolie, dans OEuvres complètes, t. XIII, PUF, 1988, p. 266-267.
76 Ophélia Avron
sans qu'ils les relient. De plus reproches et auto-reproches ont toujours une
tonalité d'injustice et d'écrasement. « Quoi que je fasse, ils méjugent comme une
tarée » (Jane). « Je m'en veux d'être aussi nul » (Pierre), « Je suis une handica-
pée affective » (Bertha). J'ai remarqué que les auto-reproches apparaissent
plutôt en cours de récit et les reproches en cours de jeu, comme si le fait de se re-
trouver face au partenaire potentiel de l'amour et de la déception, et de réinvestir
avec lui un échange dialogué remettait en activité la plainte accusatrice. Le style
même de sollicitation et de reproche que laisse entendre la plainte indique le lien
archaïque à l'objet narcissique. Le sentiment d'injustice, en effet, l'emporte sur la
culpabilité, et la revendication haineuse rend le sujet totalement oublieux des
sentiments de son partenaire. En fait, il ne peut intégrer ni les reproches adressés
à l'objet tout-puissant en train de chuter, ni sa propre image en miroir désidéa-
lisée. Il se sent alors attaqué sans merci de l'extérieur, et anéanti de l'intérieur.
Le renversement persécutif de cette idéalisation en miroir et ses effets de des-
truction et d'appauvrissement internes m'ont rendue plus attentive aux textes de
Melanie Klein. La dépression est « une mélancolie in statu nascendi » écrit-elle.
Situant, comme on sait, ses réflexions dans la double perspective de l'évolution
génétique et du conflit structural originel des pulsions de vie et des pulsions de
mort, elle considère que l'amour et la haine sont présents et conflictualisés d'em-
blée. Le moi encore incertain a de la difficulté à gérer ces mouvements internes
relativement isolés et informes tant que ne s'est pas dégagée la figure humaine et
ambivalente de l'objet total indépendant. La violence haineuse pourra alors se
mettre au service du retour actif de l' « objet de nostalgie » imaginairement en-
dommagé en accentuant le désir de sa réparation.
Rapprochée des cas que j'ai suivis, cette vision souligne à quel point, chez
eux, l'internalisation du bon objet reste fragile, et prégnante « la peur d'être per-
sécuté par des objets terrifiants ».
Ce qui m'a surtout intéressée dans cette conception, c'est de rappeler que si
l'idéalisation est une réaction défensive excessive pour se protéger des effets des-
tructeurs de la haine, elle plonge cependant ses racines dans l'amour pour l'objet
tout-puissant, même si celui-ci est encore admiré narcissiquement. Il ne faut pas
craindre de s'appuyer sur cette force dynamique à certains moments. « L'idéalisa-
tion constitue un processus essentiel de la pensée du jeune enfant, car il ne possède
pas encore d'autres moyens pour lutter contre sa peur de la persécution », mais ceci
jusqu'à un certain point, parce que la toute-puissance qui marque l'idéalisation
« est si intimement liée dans l'inconscient aux tendances sadiques... (que l'enfant) a
l'impression que ses tendances sadiques peuvent sans peine avoir raison de lui »1.
L'ATTITUDE INTERPRETATIVE
Simone DECOBERT
contrainte à interpréter, les failles de celle-ci conduisant à des solutions qui peu-
vent être de l'ordre du délire et de la psychose.
Cette contrainte à interpréter pourrait aussi être schématisée en tant
qu'étude du fonctionnement et des limites de la représentation, puis de la sym-
bolisation, si l'on admet que celle-ci tisse un réseau de sens et de signes entre les
représentations.
Dès le début de son oeuvre, S. Freud envisageait déjà le sort du négatif, soit
par l'impossibilité de représentation de l'archaïsme non verbal, soit en raison de
l'aspect quantitatif des effets traumatiques liés à la pulsion. Ailleurs et dans les
années qui suivent, l'irreprésenté est en quelque sorte l'image virtuelle de la re-
présentation, située ailleurs dans le moi, inaccessible pour le sujet, mais active.
Sans doute cette activité, conduira plus tard à la théorie d'une non-représenta-
tion fondamentale et incontournable, aspirant à la représentation [6b].
Je retiendrai à ce propos de ce qu'écrit J. Guillaumin [9] : « L'irrepré-
sentable c'est le noeud en bande de Moebius du transfert double de son contre-
transfert, et vice versa, où l'un n'est jamais à l'abri d'être altéré par l'autre, et
l'autre par l'un, et où l'un et l'autre doivent enfin, dessaisis ensemble, recourir en
tâtonnant au tiers arbitrage du réel. »
Dans les exemples brièvement cités, il s'agira toujours de patients ayant
l'expérience de risques au niveau de la survie psychique au travers d'un objet
perçu comme menaçant en retirant sa présence, son amour, et en négligeant l'af-
fect de douleur et de peur insurmontables, devenus la coloration de la relation et
de la vie de l'enfant.
Selon la pensée psychanalytique d'alors, le Congrès de 1970 [1] situait les
fondements de la nécessité et de la possibilité de l'interprétation à l'intérieur de
l'inévitable déroulement de la relation libidinale mère-enfant. J'aimerais person-
nellement aujourd'hui ajouter la dimension groupale familiale de cette relation
libidinale mère-enfant au travers de la fantasmatique du monde Imaginatif et so-
cial de la mère, source des prémisses de la figurabilité, régulateur du fonc-
tionnement originaire et des limitations de la nécessité de la représentation.
Les adolescents psychotiques ou border Une adressés au psychodrame frap-
pent par les fausses routes et les blocages de la contrainte naturelle à l'interpréta-
tion, qui n'est même plus efficace dans leurs rêves où elle devrait organiser les restes
diurnes et les excitations nocturnes. Lorsqu'elle y parvient, ce n'est qu'en les défi-
gurant par rapport aux désirs infantiles inconscients et en renonçant à toute maî-
trise de la pensée éveillée comme à toute pensée de l'impensable incestueux.
Les thèmes sont alors marqués par l'indifférenciation des sexes, l'indifféren-
ciation des générations, l'adhésivité, que précisément le psychodrame permet de
travailler à partir des impossibilités de la représentation des liens. Ces liens sont
attaqués pour empêcher les figurations qui conduiraient à la représentation et
Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel 83
parue dans la scène, émotion qui a tout à coup le droit d'exister et d'être re-
connue, grâce à la figuration spatialisée de la psyché et de ses rapports aux au-
tres apportés par l'ensemble du groupe des psychodramatistes. Il ne transposera
pas encore à l'extérieur la connaissance et l'attachement à l'égard des acteurs
privilégiés par lui, ou au contraire, à l'égard de ceux qu'il n'utilise pas. Mais il se
sent possesseur du public, du directeur de jeu (lequel contient, ne joue pas, mais
fixe les limites entre le rêve, le jeu et la réalité, entre le dedans et le dehors de soi),
démontrant que l'exercice de la cohérence de sa propre pensée ne détruit ni le
patient, ni les autres membres du groupe, ni les parents, ni la vie.
Il reste toujours difficile de remonter le cours du pervertissementde la percep-
tion et du jugement de non-représentabilité chez le patient psychotique, lequel a le
génie de pervertir la communication dès le jeu terminé, de déformer, de distordre,
justement pour dénier et annuler l'apport d'interprétation du jeu dramatique qui
vient d'avoir lieu. B... par exemple affirme que tout ce qui a été dit dans le jeu est
nul « puisque ses parents ne sont pas traités » (contre-vérité qui lui est indispen-
sable puisqu'elle peut constater que ses parents sont suivis parallèlement). Ceci
veut informer de sa crainte fondamentale : que les psychodramatistes ne se rendent
compte ni de la scène primitive ni du fantasme incestueux familial. Son paradoxe,
c'est qu'elle ressent l'inceste comme moteur de la vie, comme potentialité de survie
psychique utile dans le fait d'exister autant que dans l'interdiction d'exister. Aussi
espère-t-elle pouvoir quitter le psychodrame, maintenant qu'elle partage avec le
groupe la dynamique des secrets originaires combattus mais protégés.
fert qui le rend plus supportable. Plus supportable aussi que les transferts re-
groupés sur le meneur de jeu, dont on aura évoqué dans diverses scènes, qu'il est
le support des souhaits d'amour, de critique, de destruction, de mort... sans en-
traîner de catastrophe individuelle ni collective... et en aboutissant à une formu-
lation verbalisée dans le jeu des liens entre les éléments transférentiels, les symp-
tômes et les souvenirs infantiles.
Il faut savoir que, selon les moments de la cure, l'interprétation classique
formulée en fin de jeu peut-être destinée davantage au public d'analystes en for-
mation et souvent, de ce fait, elle peut créer l'occasion d'un commentaire lui dé-
niant toute validité de la part du patient psychotique. (Il peut ressentir, en
effet = « Il y a donc un doute puisqu'on est obligé d'expliquer aux autres » ?)
Comme l'a écrit E. Kestemberg [10], le modèle de fonctionnement offert par
les thérapeutes n'est pas directement celui du processus primaire « tel qu'il fait
irruption dans le rêve, dans le lapsus, les hallucinations ou la construction déli-
rante... » « les thérapeutes joueront non pas au plus près du Moi et du principe
de réalité, mais au plus près du fantasme inconscient et du processus primaire ».
Ceci permet d'apprécier la juste place de l'interprétation au psychodrame des
psychotiques et d'attendre que soit venu le temps où elle aura sa pleine valeur
structurante. H est déjà satisfaisant que l'interprétation issue de la façon dont le
meneur organise la scène et introduit des personnages ou des incidents rassemble,
synthétise et actualise non seulement ce que le patient est entrain de vivre mais
aussi l'effet de groupe provoqué par le déroulement des thèmes exploités, mettant
en évidence les transferts autant que les contre-transferts, la dimension réelle, la
dimension fantasmatique du fonctionnement du psychodrame.
On constatera sans peine la valeur économique et dynamique de la figurabi-
lité qui s'impose dans la situation psychodramatique, tant chez le patient que
chez les psychanalystes présents par l'intermédiaire de « la puissance senso-
rielle » (S. Freud) du vécu de la séance pour tous les membres du groupe. Ainsi
que l'ont souvent montré C. et S. Botella [4], la figurabilité est « le produit d'un
travail psychique diurne comparable à celui du rêve, avec son parcours régré-
dient aboutissant à une perception interne proche de l'hallucination du rêveur ».
Elle est en activité permanente dans ce type de cure psychologique, chez le pa-
tient et chez les acteurs, tissant des liens très privilégiés dans les équipes qui par-
tagent ce vécu commun.
Ainsi, le psychodrame aide à déplacer l'énergie des affects anciens accumu-
lée vers la puissance sensorielle, vers la figurabilité et vers la représentation.
C'est en ce sens que fonctionne, au sein du jeu dramatique, la remise en activité
de la contrainte à représenter et de la contrainte à interpréter. De ce fait, « les
moments de conviction » (S. Freud) qui sont les insights au psychodrame sont
des moments partagés « d'éclatement de la vérité » avec son aspect esthétique et
Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel 87
BIBLIOGRAPHIE
[1] Anzieu D. (1970), Eléments pour une théorie de l'interprétation, XXXe Congrès des
Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXXIV, 5-6, p. 755.
[2] Anzieu D. (1992), Beckett et le psychanalyste, Paris, Ed. Mentha/Archimbaud.
[3] Bion W. R. (1959), Attacks ou Linkings, Int. J. ofPsych., 40, p. 308-313.
[4] Botella C. et S. (1983), La figurabilité et l'interprétation, RFP, n° 3.
[5] Decobert S. (1970), Intervention sur « Eléments pour une théorie de l'interpréta-
tion », XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXXIV, 5-6,
p. 863.
[6a] Freud S. (1915), Les pulsions et leurs destins, Mètapsychologie, Paris, Gallimard.
[6b] Freud S. (1952), ibid., Paris, Gallimard.
[7a] Freud S. (1923), « Le Moi et le Ça », Paris, Gallimard.
[76] Freud S. (1932), Nouvelles conférences, Paris, Gallimard.
[8] Green A. (1990), La folie privée, Paris, Gallimard.
[9] Guillaumin J. (1992), Jugement de non-représentabilitéet renoncement à la maîtrise
de la pensée, RFP, n° 1/92.
[10] Kestemberg E. (1981), Le personnage tiers, sa nature, sa fonction, Les Cahiers du
Centre de psychanalyse et de psychothérapie du 13e, Paris.
[11] Lebovici S., Diatkine R., Kestemberg E. (1958), Bilan de dix années de pratique du
psychodrame chez l'enfant et chez l'adolescent, Psychiatrie de l'enfant, n° 1.
[12] Luquet P. (1970), Processus analytique et élan intégratif du Moi, RFP, n° 5-6,
p. 973-979.
[13] Meltzer D. et Meg H. W., The appréhension of the beauty. The rôle of a esthetic
conflict in development, art, violence, Clunie Press for the Roland Harris Library,
n°14.
[14] Searles H. (1977), L'effort pour rendre l'autre fou, Paris, Gallimard, p. 155.
D'une scène à l'autre
Dominique ARNOUX
Anne QUINAT
Steven WAINRIB
Les réflexions qui vont suivre s'étayent sur notre pratique du psychodrame
individuel 1, destiné à la prise en charge d'enfants et d'adolescents. Nous centre-
rons notre propos sur le jeu à valeur interprétative, afin de dégager ce qui nous
apparaît comme le plus spécifique de cette approche. Cette forme d'interpréta-
tion ne peut trouver son sens qu'en relation au cadre qui la contient.
Un des fondements du psychodrame est de proposer au patient une mise en
scène des contenus psychiques qu'il apporte. Le fait d'indiquer plus ou moins
explicitement que « la première idée est la bonne » et d'ouvrir le pari « qu'on
peut tout jouer » pourrait déjà supposer une « interprétation » préalable à la
survenue du matériel. Elle serait liée à une référence implicite, l'hypothèse que la
pensée, le dire, dans son aspect manifeste, contient une part de latent, aménage,
déplace ou contre-investit un scénario de désir. Le psychodrame n'est alors, pas
plus que le rêve, susceptible de permettre un accès direct à « l'autre scène » ainsi
désignée. Il vise à créer des conditions permettant d'en saisir les effets, d'en délier
la langue, tout en portant l'attention des participants sur la conflictualité inhé-
rente à la vie psychique. Nous verrons que les patients difficiles déconstruisent
en partie un tel modèle, tant se déploiera dans le jeu toute leur problématique
des limites, dans cette situation de rencontre, qui les renvoie à l'incertitude
d'exister en présence de l'autre.
Le jeu des cothérapeutes prend en charge leur écoute du matériel proposé
1. Le directeurde jeu invite le patient à constituerun thème à partir des idées qui lui viennent à l'es-
prit. Ce thème sera joué ensuite par le patient, avec les cothérapeutes présents, auxquels il distribue les
rôles de son choix. Le meneur de jeu ne joue pas, mais il assure un travail de maintien du cadre et d'in-
terprétation, en face-à-face, entre les scènes.
s'y condensent les enjeux transférentiels 1 mobilisés par cette rencontre dans le
cadre psychodramatique. La problématique du désir s'y trouve réactualisée, elle
qui n'est jamais tout à fait résolue du fait de l'existence des différences.
C'est à un sujet inachevé, recomposant son histoire, celle de ses rencontres
initiales plus ou moins source de continuité d'existence, de manque, de désirs et
de fureurs, que s'adresse le jeu autant qu'il en part. Un sujet perturbé, quelle que
soit la stabilité de son organisation, par la faille apparue entre la valeur auto-
référentielle de sa production psychique2 et la nécessité d'en passer par une réfé-
rence aux autres, à leur désir propre, puis aux cadres qui médiatisent en position
tierce les rencontres humaines.
Pendant la séance de psychodrame, le réseau de ses actes de langage, de dis-
tributions de rôle, de mises en jeu du corps symbolisant une réalisation évo-
quée 3, ne sera pas reçu comme une activité en soi, un apprentissage ou une com-
munication informative. Ce qui est accueilli, ce que le jeu tente de faire circuler
comme sens, c'est l'émergence d'un sujet pris dans des enjeux transférentiels, dé-
ployant ses systèmes d'interprétation associés et conflictuels dans la dynamique
de cette rencontre spécifique.
Prenons l'exemple d'une séance avec Ludovic qui nous propose de jouer
une scène où son père veut l'empêcher de prendre son vélo, alors que sa mère est
d'accord. C'est tant comme souvenir écran que comme mode d'organisation du
transfert que peut être entendue une telle scène, articulant le conflit oedipien aux
enjeux du désir et de l'interdit dans le psychodrame. La « mère » qu'il évoque
est-elle celle de la scène actuelle, l'objet initial du désir du patient, le groupe ou
les femmes du groupe, opposées, à propos de Ludovic, au « père » qu'évoque le
directeur de jeu ? Ce qui importe c'est que le jeu du patient vise à nous montrer
un père injustement castrateur, tentant d'user de son pouvoir pour le priver de
l'usage de son vélo à valeur phallique. Par là il se rapproche de sa mère : ne sup-
porte-t-elle pas l'injustice du père, l'air malheureux de son fils ? est-elle en tant
que femme prête à se solidariser, à désavouer le père ? veut-elle venir faire un
tour à vélo ? Ces questions sont évoquées dans les mouvements du jeu où se dé-
veloppe et se cherche une mise en sens. Interprétations à entendre comme prises
de rôles organisant une configuration de relations objectales d'où émerge une in-
terprétation potentielle de la position du sujet du scénario. En effet, où se tient le
sujet à qui le jeu tente de faire signe ? Ludovic joué par un cothérapeute, le père
tel que l'interprète Ludovic, ou la mère qui s'allie à lui pour le protéger du père ?
1. Le transfert est à entendre ici dans la dialectique des clivages entre les projections sur le groupe et
le directeurdejeu, les imagos maternelles et paternelles, le bon et le mauvais, le familier et l'étranger...
2. Qui trouve son plus beau fleuron dans la nostalgie de la satisfaction hallucinatoiredu désir.
3. Il y est convenu de représenter, de symboliser par les mouvements du corps et non d'agir exacte-
ment comme dans la vie.
92 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib
N'est-il pas partout, plus dans ce qui se trame entre eux, qu'assignable à une
seule place, à un seul rôle dans la scène ? Ludovic nous propose la mise en scène
d'une construction psychique, interprétation à jouer, à faire advenir de sa place
dans une constellation familiale, analogon à ce moment de la problématique de
sa rencontre avec nous. Il y reprend l'expérience du désir, des limites, de l'inter-
dit de l'inceste... sous la forme de cette construction de relations. Ce que tente
l'approche du jeu à valeur interprétative, c'est de jouer avec l'interprétation qu'il
souhaite nous donner de la seule histoire qui le concerne à ce point, celle où se
forge son monde. Dans le jeu, les thérapeutes peuvent reprendre pour leur
propre compte, autant qu'en salut de bon entendeur, que d'un tel monde peut
bien advenir un sujet, non comme état figé dans cette configuration, mais
comme celui qui ne cesse de chercher un compromis viable entre sa fantasmati-
sation inconsciente, dominée par la quête narcissique, le désir de transgression et
la prise en compte de la différence des sexes et des générations, articulée à la loi
paternelle. C'est l'état de ce compromis, puis ses fluctuations, ses aménagements
que va suivre le psychodrame, sans assigner de définition normative quant à ce
qu'il convient d'être. Nous nous adressons à la capacité de nos patients d'y
accueillir un sens, une réflexion, une interprétation potentielle de leurs interpré-
tations ' qui ne prend effet que par la saisie qui peut alors advenir dans la psyché
des ressorts de sa production. Que peut permettre le jeu psychodramatique,
sinon d'offrir la mise en processus de la polysémie du thème proposé par le pa-
tient, de le faire participer activement dans le jeu, avec sa manière de jouer, à ce
trajet vers un retour sur les déterminations de son énonciation.
Revenons un instant sur le vélo et le conflit de cette scène. Dès la première
séance, le directeur de jeu propose au patient d'énoncer ce qui lui vient à l'esprit,
puis de distribuer les rôles correspondant au thème qui va être ainsi saisi, mis en
forme. Un tel protocole ne manque pas d'avoir des effets latents. Dans la vie
courante, chacun peut tendre à souhaiter jouer et faire jouer un rôle aux autres,
en fonction de son désir, dans l'attente narcissique d'un objet pour soi. Ceci est
habituellement largement réduit ou battu en brèche par la vie, par l'histoire de
chacun qui fait que la rencontre des autres se situe entre des expériences de satis-
faction possibles et la résistance des autres à être ce que tendraient à exiger les
logiques du monde interne. Les pouvoirs de mise en scène, conférés au patient,
le renvoient à la nostalgie de quelque chose comme la réalisation hallucinatoire
du désir ou à tout le moins l'illusion du créé-trouvé : va-t-il y avoir levée de la
« résistance » des autres à être dans son jeu ? Ce désir d'une telle continuité entre
le mouvement psychique et sa réalisation se trouve évoqué dans le psychodrame,
et mis en tension avec les limites du cadre, l'expérience de désillusion qui repré-
sentifie l'altérité1.
Le directeur de jeu ne joue pas, focalisant à certains moments la position de
l'autre, comme autre qui ne rentre pas dans le scénario. Certains patients veulent
d'ailleurs faire jouer tous les participants, comme si chacun devait à chaque
séance, ou parfois à chaque scène, être assigné à un rôle pour et par rapport à
soi. Il n'en reste pas moins, si nous respectons une telle demande, que la règle
constitutive de nos séances de psychodrame pose que l'un d'entre nous ne joue
pas. Il détient de plus la fonction d'arrêt du jeu et signifie au patient la fin de la
séance, même si le temps est convenu et, comme nous l'avons vu, fixe dans sa
durée. A cela s'associe l'usage d'une scansion de la scène qui peut désigner un
moment signifiant, un mouvement d'affects et de représentations qui peut
prendre valeur d'insight ou donner valeur rétroactive à ce qui précède. Dans le
même ordre d'idées, le fait que les gestes en psychodrame ne se confondent pas
avec la réalisation pulsionnelle d'un agir, mais tendent à faire résonner une figu-
ration, réactualise la différence entre dedans et dehors, alors même qu'un pont
inédit est créé entre la fantasmatisation et le rapport à d'autres. Chaque patient
se forge en psychodrame les représentations qui lui servent à traduire en ses pro-
pres termes les restes diurnes évoqués par cette rencontre qui réactualise la ten-
sion entre l'espoir d'une parfaite adéquation de l'objet aux visées de la pulsion et
les limites.
Ainsi, Ludovic nous laisse entendre que son père veut le priver de l'usage du
vélo qu'il lui a offert. La configuration oedipienne y fonctionne comme un « at-
tracteur » dans le jeu, le conflit avec le tiers reprenant la problématique ar-
chaïque du processus d'illusion-désillusion.
Le directeur de jeu choisit, compte tenu de la richesse des développements
de la scène, de ne pas donner d'interprétation et propose de jouer une autre
scène. Ludovic est invité en week-end chez un ami, fils d'amis de sa mère, mais
il craint d'y aller. Sa mère s'est récemment disputée avec les parents de cet ami,
elle ne viendra pas. Elle lui conseille cependant d'y aller. Ludovic a peur d'être
mal traité par les parents, tout en souhaitant retrouver cet ami. Le jeu va pro-
duire une opposition entre le désir de Ludovic de retrouver son copain avec le-
quel il a plein de projets agréables et l'attitude du père du jeune homme (joué
par le patient) qui se fâche et veut le renvoyer. L'une de nous intervient pour
jouer le rôle de la mère qui vient reprendre Ludovic, profitant de la situation
pour régler ses comptes avec cet homme et dire au thérapeute qui joue le rôle de
Ludovic qu'il sera mieux avec elle, qu'on ne peut pas compter sur cet homme
1. Cf. N. Amar, G. Bayle, I. Salem, La fin des scènes, Formation au psychodrameanalytique, Dunod,
1988, p. 49-50.
94 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib
à ceux qui avaient joué ces rôles. C'est au moment de cette première séparation
que, sur un mode de défense maniaque, se produit cette mise en équation. Nous
sommes ici très proches de la conceptualisation de M. Neyraut 1 : « Les border-
line et les névroses de caractère trouvent ici la pierre d'achoppement de leur ana-
lysabilité. Si le transfert direct accapare la réalité au point de rendre impossible
tout recours à l'idée même d'un déplacement, aucune analyse au sens strict ne sera
possible ; on pourra seulement à l'intérieur du transfert direct "négocier" des
changements de rôle mais non parvenir au dévoilement efficient d'un véritable
mouvement transférentiel. » Un peu plus tard, après avoir manqué de nom-
breuses séances, Claudine nous amènera la scène suivante : « Je me présente à
l'entrée d'un parc d'attractions, on me dit qu'il ne reste plus qu'une demi-heure
d'ouverture, je ne veux pas entrer, ça n'en vaut pas la peine. » Nous pouvons
faire l'hypothèse qu'elle a pu venir ce jour-là, grâce à un déplacement, une mise
en figuration de sa problématique par rapport à l'objet. Un espace se trouve re-
créé pour le jeu avec les thérapeutes, l'exploration du thème de l'attraction, de
l'excitation qui peut envahir, de la peine de la séparation. Le rejet du cadre se
trouve ici abordé dans un effet d'après-coup. La « résistance » de la patiente à
poursuivre le psychodrame nous est moins apparue ici comme liée à un conflit
entre le surmoi et la pulsion, qu'en termes de rencontre d'un objet hyper-exci-
tant, menaçant le sujet d'une perte de limites, tant par sa présence que lors de la
séparation qui induit le risque de se perdre en perdant l'objet.
Certains patients se sentant au bord d'une agonie primitive, d'un effondre-
ment lié au vécu de mort psychique, nous donnent à entendre le ratage des ren-
contres précoces avec l'objet. Les actings correspondent à leur sentiment de ne
pas pouvoir trouver dans le cadre qui leur est proposé le développement d'une
relation objectale qui leur laisse advenir la perspective d'une place compatible
avec un sentiment d'existence. Le parti du psychodrame est ici de laisser advenir,
par la souplesse du jeu, par la disponibilité des participants à suivre les mouve-
ments psychiques du patient, une expérience qui permette au patient de trouver
une issue à son sentiment que l'existence des autres renvoie à quelque chose qui
se situe entre son inexistence radicale et la menace d'une destruction.
Jérémy, âgé d'une quinzaine d'années, nous est adressé après plusieurs ten-
tatives de prises en charge. Le directeur le reçoit en entretien préalable avec ses
parents. Jérémy sera quasiment mutique, présent par son anxiété qui est mani-
feste et en même temps ailleurs, ce qui rejoint ses difficultés majeures de scolari-
sation. La mère présentera les difficultés de son fils et fera état de sa dépression
pendant la première année de sa vie, ajoutant qu' « il n'y était pour rien ». Jéré-
thème comme le récit d'un événement. Ce n'est parfois que bien plus tard qu'il
nous le présente comme source d'une question personnelle. Le jeu se déroule
avec ceux qui n'y étaient pas, se contentant des maigres indications du thème
pour tenter d'en saisir intuitivement les enjeux qui s'y trament. L'histoire, ré-
cente ou passée, prend alors d'autres dimensions, celle de l'inscription psychique
d'un événement, celle du dire à ceux qui la reçoivent dans ce cadre. N'étant pas
présents lors de l'événement, s'ils veulent bien considérer qu'il leur est à jamais
inconnaissable, les thérapeutes sont conduits à donner forme à leur interpréta-
tion de cette histoire. Elle les renvoie, non à la concevoir comme un reflet du
réel, mais comme un parcours entre les affects qui pourraient les conduire à créer
un tel scénario et le fait d'avoir à faire avec les relations entre les personnages qui
s'y profilent. Le jeu prend alors une dimension interprétative à être dans ce sus-
pens de la question : savoir si ça s'est vraiment passé comme ça ou si ce n'est
qu'une rêverie. Le patient peut alors utiliser la situation et la rencontre qui s'y
opère, non pour s'entendre dire ce que ça signifie, mais que ça peut se saisir
comme une réalité psychique, émergeant de tout un ensemble de traces mnési-
ques d'expériences plus ou moins opaques et de projections qui la réorganise.
Ce que signifie au fond le jeu à valeur interprétative, c'est que le sujet peut y être
reconnu, partout et nulle part en particulier, dans la trame dramatique de ces
rapports d'amour, de haine ou d'indifférence affichée, dans le rôle que prennent
ces divers personnages ainsi configurés, et non simplement là où son moi le
place.
Au cours des mois suivants, Jérémy se présenta comme une victime en pro-
cès contre le cadre, contre l'objet qui, s'il laisse à désirer, le confronte à la perte
de soi. Par exemple deux clients demandent à un architecte de leur construire
une maison. Ils vont se faire rouler, il y aura un défaut, ça ne tiendra pas. Ils ap-
pelleront la justice pour condamner l'architecte. Jérémy choisira pour chaque
scène un double, toujours le même thérapeute. Il veut une maison parfaite, un
vrai château avec de fortes murailles, très peu d'ouvertures — des meurtrières —
pour se concentrer sur l'intérieur, cheminées, baignoires. Le « double », Vautre
client du même château, pourra dire à la grande satisfaction de Jérémy toute l'in-
tensité de l'attente initiale, trouver au fil des scènes les mots et les gestes pour
faire sentir qu'une enveloppe corporelle devait advenir du travail de l'architecte-
thérapeute là où le froid, l'absence de contenant laissait le sujet entre le vide des
séparations et la rage. Le scénario évoluant vers d'autres rapports conflictuels
clients-vendeurs s'enrichit des changements de rôle de Jérémy, toujours aussi
collé à son double. Il prit aussi un rôle de metteur en scène, faisant s'exhiber des
femmes dans des pubs pour séduire les enfants, les aspirer afin d'en tirer un pro-
fit marchand. Sortant de l'emprise exercée sur l'enfant, il se reprenait en s'arro-
geant le pouvoir de prendre ces femmes comme objet ou de les rejeter : « Celle-là
D'une scène à l'autre 99
est nulle ! » Peu à peu, se construisait une histoire qui comme tout bon mythe
laissait proliférer ses variantes. On séduit un enfant. Il se laisse prendre au jeu. Il
croit avoir trouvé la figure de celle (celui) qui autre sera le même, fera advenir
chaleur, complétude, fïnitude, continuité absolue, reflet en miroir d'un autre soi-
même. Fort de cette promesse, il met tout ce qu'il a à investir là-dedans et ne re-
trouve que la faille, l'écroulement, l'explosion. Il croyait qu'on s'occupait de lui,
seul comptait le narcissisme, le profit de l'autre, comme non-soi qui jouit de son
existence pour le vider et ne lui donner que de la merde ou quelque chose qui
s'effondre. Roulé, abusé, il demande justice, condamnation, punitions sadiques
de l'objet à qui il faut faire connaître le même sort ou les affres du sadisme pré-
génital. Reconnue coupable l'imago, le personnage transférentiel, plus rien ne le
désignera comme coupable des attaques légitimes contre l'objet. D'abord
confondu avec la mère, le père apparaîtra comme coupable, rendant sa femme et
ses enfants malheureux.
Cette « histoire » qui se constituait put nous faire craindre que la paranoïa
ne soit une robuste « tentative de guérison » face à la menace de néantisation
que comportait le rapport aux autres. Mais il se passait aussi autre chose : Jéré-
my jouait, changeait de rôle, explorait des variantes, commençait à proposer des
scènes où un échange satisfaisant pouvait se dérouler entre plusieurs personnes.
A l'abri de sa relation à son double il se narcissisait, devenait un athlète connu,
admiré, passant à la télé avec son entraîneur. Il pensa qu'ils ne seraient pas tou-
jours ensemble, qu'ils pourraient continuer à vivre l'un sans l'autre. Parallèle-
ment au déroulement du jeu, en écho aux mouvements qui s'y déployaient, le di-
recteur de jeu trouva l'occasion d'interroger les liens entre l'histoire du matériel
transférentiel et l'interprétation que le sujet avait pu se forger de son histoire. Le
travail du jeu, la spirale qu'il avait instituée entre le déploiement d'une histoire,
le retour par le jeu interprétatif sur ce qui pouvait pousser à la produire comme
telle produisant à son tour l'émergence d'une variation, d'une nouvelle explora-
tion de la réalité psychique, permettait que soient explicités quelques enjeux
transférentiels, élaborant la question des limites, interrogeant ce qui pourrait en-
traver la poursuite du processus, détruire l'édifice en cours de construction, si
nous avions d'autres liens, d'autres désirs que de lui assurer une relation sans
faille. Risquerait-il alors de se sentir considéré aussi nul que ces femmes qu'il
renvoyait ?
Un jour, Jérémy nous proposa de jouer un rôle d'entrepreneur. Un client
mécontent se plaignait d'une vitre qui s'était cassée. Le blindage, la forteresse
comme protection contre les fissures de la relation discontinue du psychodrame
et les intrusions du narcissisme de l'objet exploitant l'intérieur pour le dépouiller
de toute substance étaient alors remplacés par une vitre, ouverture et cependant
continuité. Jérémy propose alors au client, très tranquillement, de lui réparer ça,
100 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib
de lui poser une vitre en plastique souple qui en cas de choc résiste en se pliant
et retrouve sa forme. Peu de temps après, ses parents vinrent nous dire que Jéré-
my leur semblait transformé, tant sur le plan de sa scolarité que sur celui de ses
qualités relationnelles.
Le jeu à valeur interprétative se démarque d'un appel au « Moi (dé-)raison-
nable » du patient, à sa compréhension, au sens d'un « tu as voulu dire ça en di-
sant ceci ». Il témoigne de ce que ça a pu faire jouer à un autre, pris dans les
mouvements identificatoires de la scène. L'interprétation est ici potentielle, ne
pouvant s'actualiser que par l'accès qu'elle peut promouvoir chez le patient à ses
modes de production psychique autrement méconnus. Sentir qu'un tel accès à
ses mouvements psychiques peut recevoir un signe de reconnaissance à travers ce
dialogue avec d'autres, conduit le sujet à s'y retrouver, dans une dynamique qui
fait qu'il n'est déjà plus tout à fait le même, sans que vienne empiéter l'excès d'un
désir qu'il soit autre pour nous.
A la notion d'interprétation se substitue le modèle d'un processus interpréta-
tif. C'est du réseau enchevêtré des associations des uns et des autres, du croise-
ment de leurs jeux, qu'advient l'émergence de l' « objet psychanalytique », en
devenir dans une séance de psychodrame.
Bien sûr, si le jeu ne vise pas à promouvoir la « Vérité » du fonctionnement
du patient, il a néanmoins à se trouver une certaine pertinence, à se modifier au
fil des répliques du patient qui en tisse la validité. Il ne suffit certainement pas de
dire que le patient « résiste », ne veut rien entendre : la réponse à certaines inter-
prétations peut être une dénégation, mais toute dénégation n'est pas le signe
d'une intervention appropriée.
S'il peut être difficile de trouver à théoriser de manière univoque ce qui
convient comme jeu à valeur interprétative1, il est relativement facile de saisir au
fil de l'expérience, le jeu qui ne convient pas. Tout se passe alors comme si aucun
espace transitionnel ne venait à émerger. Ça ne circule plus, les aires de jeu ne se
chevauchent pas pour laisser advenir une création de sens en commun. Le psy-
chodrame doit être conduit de manière à toujours laisser le patient dans un
choix permanent, entre ce qu'il peut en prendre pour lui et ce qu'il peut y laisser
comme jeu des autres.
A l'inverse, un jeu trop « phobique » des participants peut avoir l'effet
contraire de ce qu'il chercherait à respecter, augmentant l'angoisse du patient
maintenant convaincu de la dangerosité de ses désirs. L'expérience montre que
ce qui peut être symbolisé par le jeu apporte souvent une sédation de l'angoisse,
le jeu trouvant à prendre forme de contenant.
Maurice NETTER
Cet aspect biface du Surmoi comme expression d'une tradition, de son évo-
lution et de son introjection est déjà nettement indiqué dans la Bible par la for-
mation du Nom Divin devenu imprononçable : Yahvé.
Comme Yahvé, sur le Sinaï, se désigne comme l'être transcendant qui exige
une morale élevée (les Commandements) et une pensée qui se dégage de l'image et
même de la représentation (Il Est : Yehye) sans cesser, d'aucune façon, d'être le
dieu de l'orage, de la jalousie et de la vengeance s'il n'est pas obéi (Yahvo, le dieu
des Madianites, tel que Freud le décrit dans L'homme Moïse et le monothéisme),de
même, le Surmoi le plus affiné tire sa force de conviction, de maîtrise et d'inhibi-
106 Maurice Netter
tion, de son autre face, celle qui garde sa violence et reste en communication avec le
ça. On dit souvent que dans la Bible le dieu païen a été refoulé, que les interdits
nouveaux visent à détruire ce totem archaïque, que les prescriptions alimentaires
sont là pour retourner l'interdiction ancienne de manger ce totem, en obligation de
le consommer, lui et rien que lui, ou ce qui s'en rapproche, tout ceci pour bien mar-
quer le changement de nature entre les deux façons d'appréhender la divinité. Per-
sonnellement, je pense qu'il ne s'agit pas tant de refoulement que de condensation,
non pas de clivage mais d'alliance occulte sous l'opposition officielle. Il n'est que de
voir ce qui se passe au pied de la Montagne lorsque Moïse reçoit les Commande-
ments : le veau d'or est appelé du même Nom : Yahvé. Si les Israélites ont interdit
de prononcer ce nom divin, peut-être n'est-ce pas tellement par révérence (ils di-
sent à la place : Adonaï « Mon Seigneur », terme neutre et commun, même s'il
garde les vocalises de Jahova !) que par refus, non exprimé, de ce Nom qui évoque
ce double aspect : très « spirituel », fort et serein, et, en même temps, très matériel et
tyrannique. A mon sens, cette condensation caractérise le Surmoi Héritier du com-
plexe d'OEdipe dans sa paradoxalité.
D'ailleurs, la fonction de cet organe psychique dans ses deux faces, archaïque
comme évoluée, est d'abord de défendre le Moi fragile contre des défenses trop ca-
tastrophiques que ce dernier met lui-même en place contre des terreurs schizopara-
noïdes (identification adhésive ou au contraire retrait rigide et froid, attaque
contre les liens ou au contraire identification à l'agresseur, etc.) ; ce n'est qu'en un
second temps qu'il risque de se transformer en entrave, dans la mesure où il récu-
père trop de la destructivité projetée à l'extérieur et introjectée dans le mouvement
défensif au cours duquel le Moi, mal différencié, s'identifie à l'agresseur.
On peut se figurer ainsi la constitution du Surmoi comme défenseur du
Moi, souvent contre lui-même : confronté à la terreur du Chaos Originel provo-
quée par la déliaison des pulsions dans les moments de déréliction dus à l'ab-
sence physique et psychique de la mère, à un défaut fondamental de l'entourage,
à une séparation brutale, etc., le Moi naissant tente de renforcer son besoin
d'unité et de réintrication des pulsions. Il halluciné un Objet-Phallus comme
protecteur, source de toute satisfaction et conduisant à l'Union Totale ; l'ana-
lyste est mis quelquefois à cette place comme nous le verrons plus loin. Il s'agit
sans doute de l'exaspération de la satisfaction hallucinatoire du désir avant que
le Moi ne soit capable de se figurer l'absence de l'objet et de la tolérer. Le senti-
ment d'unité et de vie est confondu par lui avec l'excitation intense et continue.
Arrive un moment où une trop grande quantité de libido reflue massivement et
le déborde, il utilise alors la pulsion de mort (destructivité, déliaison, fragmenta-
tion) pour se garantir et se donner l'apparence de maîtriser la situation en atta-
quant la pulsion de vie que pourtant il cherche à conserver, mais dont l'intensité
lui fait trop mal. Un conflit originel se déroule qui durera toute son existence : la
Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 107
ressent parfois que le rapport des forces entre son propre Moi et les éléments
refoulés-projetés risque de se déplacer à ses dépens : la présence de son Surmoi,
évolué, peut lui éviter de s'identifier à l'agresseur en s'identifiant de trop près au
désir de l'analysant. On peut concevoir que l'analysant « extrade », selon l'ex-
pression de P.-C. Racamier sur l'analyste des fantômes, des deuils, des injonc-
tions que lui-même a reçues et qu'il sent comme étrangers sans pouvoir les
reconnaître ni même y renoncer.
Chez les patients paranoïdes, le Surmoi reste « cruel » justement pour assu-
rer ce rôle de « gardien du Moi » et l'analyste est souvent impatienté par ce
genre d'accrochage à ce qui prend l'allure de culture de la persécution chez des
gens qui, cependant, ne lui apparaissent pas comme franchement paranoïaques.
Certains patients, en effet, n'ont pas fait d'épisode délirant mais gardent une
grande méfiance vis-à-vis du monde extérieur, tout en faisant facilement
confiance à ceux qui n'en méritent aucune. Chez eux le sentiment d'être surveillé,
d'être l'objet d'un complot, de sentir par moment « la présence d'un homme sur
le toit prêt à pénétrer dans l'appartement », nous donne l'impression d'être en-
tretenu. Le sujet reconnaît spontanément le caractère imaginaire de ses craintes,
mais il ne supporte aucune interprétation métaphorique et se met en colère si
l'on essaie de comprendre ce qui se passe, non seulement parce qu'il redoute une
blessure narcissique (comme Cyrano) mais surtout parce qu'il ne veut pas en-
tendre parler de la jouissance qu'il éprouve en ce compagnonnage dans lequel
son auto-érotisme déficient retrouve une certaine activité d'auto-investissement,
au sens étymologique du terme. En effet, ces personnes privilégient la relation à
un double qui les « protège » de la relation d'objet, tout en leur évitant de se
sentir isolées. Devant le fait d'être continuellement mis à la place du double, sur-
veillant et mal intentionné, l'analyste montre ce phénomène comportemental à
l'intérieur de la situation analytique, il souligne que le patient veut, au prix d'une
déviation constante de ses interprétations, le rendre responsable des comporte-
ments extérieurs et lui en faire supporter les conséquences : ces interventions ne
modifient l'attitude de l'analysant que très, très lentement... Il lui faudra beau-
coup de patience et les appels fréquents de son Surmoi analytique pour qu'il «
tienne » le coup ! ce qui est justement le besoin foncier du patient. Une femme,
par exemple, faute de chaleur affective venant de la mère, qui s'est toujours com-
portée comme une enfant, n'a réussi à fixer sa destructivité qu'en la projetant sur
une instance, un « objet » au sens platonicien, qui s'accroche à tout ce qui peut
représenter une autorité extérieure susceptible de contenir sa rage sans l' « inter-
préter », c'est-à-dire, pour elle, la disqualifier. Le Surmoi cruel, pendant la pre-
mière partie de la cure, ne pouvait être « introjecté » en grande partie parce
qu'elle avait besoin de cette instance, perçue comme « en dehors », pour parve-
nir à « se fermer ».
Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 109
persuader l'analyste de venir à son secours car il pense que celui-ci est un adulte
très fort, ce dernier pourrait croire ces désirs suscités par sa personne et tendrait
à les repousser par le silence ou par une interprétation de transfert défensive ; le
patient se sentirait encore plus désespéré, accentuerait sa pression ; il se forme-
rait alors un cercle qui irait se renforçant jusqu'à la rupture éventuelle du cadre.
Ce qui pourrait s'entendre comme une brusque régression entraînant une défu-
sion pulsionnelle des deux côtés : la libido devenant dominante, la distance
semble s'abolir entre les deux sujets dont les « objets » ne se distinguent plus, la
pulsion de mort expulsée mais revenant comme du dehors est récupérée par le
Surmoi qui devient alors plus cruel et risque de pousser les deux acteurs à se
punir mutuellement par la stagnation de la cure ou sa fin brutale... B. Rosenberg
souligne :
« Il s'avère qu'en cas de désintrication pulsionnelle importante c'est en pre-
mier lieu les effets de cette désintrication sur la libido qui dérangent le plus le
sujet et que le déni-clivage est dans le déroulement du processus secondaire et
défensif » (Benno Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme gardien de la
vie, Paris, PUF, 1991, p. 130).
Il y a donc une question de seuil pour que soit mis en place ou évité le déni-
clivage par l'analyste lui-même : au-delà d'une certaine régression provoquée
par le processus de la cure, l'exacerbation des exigences du çà du patient peut
devenir intolérable et l'analyste est porté à interrompre la relation. Pour que son
Surmoi puisse freiner cette excitation qui lui « rappelle » à lui aussi la lutte
contre le Chaos initial, et ramener son Moi à la raison, il importe que la consti-
tution de cette instance ait « intégré » l'expérience du traitement de ces de-
mandes archaïques jusqu'à en faire une obligation : « la contrainte de l'histoire »
professionnelle (« tu dois supporter sans bouger et sans rejeter ! ») qui vienne
contredire le mouvement de répulsion du Moi et lui donner la possibilité de
rêver ce qui est à l'oeuvre au lieu soit de s'y laisser aller, soit de tout arrêter.
La désintrication pulsionnelle, en d'autres termes, prend la forme de mo-
ments passionnels : la pression du transfert en arrive à s'exprimer ainsi : « Je
voudrais que vous me preniez dans vos bras ! » En souvenir de Ferenczi (incar-
nation possible d'une des Imagos évoquée au début de cet article et symbole de
l'attention aux « besoins du patient »), l'analyste est fortement tenté de penser :
« Mais qu'est-ce que nous faisons avec ces discours, cette personne a besoin
d'amour, elle pourrait être ma maîtresse et je pourrais lui apporter bien plus...
par exemple dans une analyse "mutuelle"... », Freud comprenait ainsi les dires
de son disciple, c'est pourquoi il le critiquait vivement. A l'instar du Maître, le
Surmoi intervient pour maintenir l'analyste sur son fauteuil en se disant : non !
nous ne sommes là que pour une analyse et pour rien d'autre : impératif vécu
comme a priori, venant presque d'ailleurs. Ce faisant, l'analyste est dissuadé de
112 Maurice Netter
Danièle BRUN
Par habitude, ce petit garçon de huit ans ferme la porte derrière lui et prend
place dans le fauteuil. Aujourd'hui, il n'éprouve pas le besoin, comme si souvent,
d'avancer la main vers la pile de feuilles de papier qui se trouve sur la table et dans
laquelle, selon les jours, il puise tantôt pour dessiner, pour peindre ou pour cons-
truire bateaux, cocottes ou avions dont il vérifie ensuite le bon fonctionnement.
Non, aujourd'hui, et sans doute parce qu'il a quelques minutes de retard — il le
sait et il a pu le constater puisqu'à son arrivée la porte du bureau était ouverte —,
c'est sur une information qu'il va faire débuter sa séance : « J'ai fait une crise »,
dit-il d'une voix dans laquelle l'obéissance se mêle à la résignation.
Je l'écoute, sachant cependant qu'en s'exprimant de la sorte il répond à la de-
mande de sa mère qui lui enjoint de me dire tout ce qui lui passe par la tête. Lors-
Rev. franç. Psychanal., 1/1993
116 Danièle Brun
au fil des séances à contourner cette règle ou à s'y soustraire: Quelles que soient la
résistance et la difficulté liée à l'âge pour l'accomplissement d'une tâche, notam-
ment celle qui concerne le dire en séance, l'aptitude d'un enfant à se mouvoir dans
la pièce et à en occuper l'espace constituent le témoignage d'une liberté relation-
nelle qu'il perdra une fois devenu grand. Cette aptitude s'inscrit par ailleurs
comme un potentiel de pensées non dites, dont l'enfant n'a pas nécessairement
conscience et qui s'adressent à son psychanalyste dont l'aptitude à interpréter est
ainsi mise à l'épreuve. Le psychanalyste n'est-il pas, de cette façon, également solli-
cité dans sa liberté associative, au vif de sa pratique, pour mettre en mots ce qui lui
est donné à voir ?
part de lui qui devenait triste lorsqu'il voyait le petit frère se faire gronder par le
père. Il faut enfin ajouter que la naissance d'une soeur, survenue pendant le traite-
ment, n'avait suscité chez lui aucune rivalité ni sentiment de dépossession. Le pro-
blème se situait donc au-delà ou en deçà du savoir que l'enfant avait sur lui-même
et sur son comportement, en deçà du symptôme « jalousie ». Tout cela était trop
connu dans sa forme actuelle pour pouvoir mener à une quelconque découverte.
1. Pour certains de ses patients, notamment pour la poétesse américaine H. D., les objets dont
Freud s'entourait étaient une part intégrante de lui-même. On sait que, dès leur première rencontre, Hilda
Doolittlemanifestaun intérêt passionnépour les pièces de collection que Freud avait réunies. Cette forme
immédiate de transfert n'eut pas l'heur de plaire au maître qui en fit le reproche à sa célèbre patiente.
« Vous êtes, lui dit-il, la première personne qui ait jamais pénétré dans cette pièce et regardé les objets
avant de me regarder. » Que Freud, en 1932, se soit laissé aller à un pareil mouvement contre-transféren-
tiel ne manquera pas d'étonner, afortiori, si l'on songe qu'en 1915 il définit la libido du moi comme un
réservoir de la libido d'objet, établissant du même coup des liens étroits entre la question de l'objet et celle
du narcissisme. H. D., Visage de Freud, préface de Françoise de Gruson, Paris, Denoël, coll. « Freud et
son temps », 1977, p. 214-215. Voir également mon commentaire sur la relation entre H. D. et Freud par
l'intermédiaire des objets qui meublaient son bureau dans mon livre : La maternité et le féminin, Paris,
Denoël, 1990, chap. 6, p. 92-94.
2. Voir Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient »,
chap. 3, sect. 3, p. 157-160, et sect. 5 : « La découverte de l'objet », p. 164-165.
120 Danièle Brun
Cet enfant était âgé de quatre ans, lorsque je fis sa connaissance. De vives et
durables manifestations de jalousie envers un petit frère de deux ans plus jeune
que lui, accompagnées d'insatiables demandes d'exclusivité envers ses parents,
avaient donc incité ces derniers à consulter.
Je le reçois avec sa mère qui en fait la demande. Le temps de la séance se
Interpréter avec l'enfant 121
manière plus essentielle, qu'il y ait reconnu un langage familier, peut-être celui
de l'étiquette, mais aussi son langage enfantin, régressif quant à sa forme agie et
visible de l'extérieur, mais doué de sens quant à son contenu. Rien ne permet
donc de penser qu'il ait entendu dans mes propos un langage d'adulte. Se pose
alors la question de mon identification à l'enfant dès cette première rencontre, et
des signes qu'à mon insu j'en ai laissé paraître en m'adressant à lui.
Ce n'est pas de façon délibérée que j'ai tenté de mettre en mots, en la pre-
nant à mon compte après l'avoir visualisée, l'unité qu'il s'efforçait de recréer
entre sa mère et le vêtement qu'il regrettait de ne pas trouver sur elle. Non, l'at-
tention que j'ai accordée à ses gestes de même qu'au mouvement de reconnais-
sance qu'il esquissait envers mes vêtements fut, à l'évidence, surdéterminée. Il
s'agissait, j'en rappelle brièvement le dispositif transférentiel, d'une scène à trois
personnages qui se déroula en trois parties, dans lesquelles chacun des person-
nages joua successivement le rôle de partenaire et de spectateur. On aura remar-
qué que la place, au demeurant tournante, de spectateur appela une réaction
particulière chez chacun de nous : la mère, l'enfant et moi.
Première partie : l'enfant lové contre sa mère, dans un moment d'intimité et
de recherche anxieuse, paraît la monopoliser, comme pour la soustraire à mon
regard. La contemplation de cette scène, composée exclusivement de mouve-
ments, suscite en retour, chez moi, l'émergence d'un processus associatif dont
mes paroles porteront la trace. Ce processus, qui est dominé et caractérisé par
l'observation des mouvements, puise ses origines dans le fonctionnement psy-
chique de l'enfant. Les mouvements qui contribuent à mettre ce processus en
oeuvre peuvent, en apparence, être tout à fait banals, tout en étant chargés de
signification sexuelle. C'est une forme de déguisement dont Freud, dans ses com-
mentaires sur l'analyse de « L'Homme aux Loups », donne un exemple assez
passionnant. Ayant perçu chez son patient un mouvement associatif de ce type,
il le décrivit longuement pour étayer le rapprochement que celui-ci avait sponta-
nément effectué entre l'ouverture et la fermeture des ailes des papillons (Ba-
bouchka, en russe)1, et la position d'une femme ouvrant ses jambes en V. La ré-
currence d'un affect (un assombrissement régulier de l'humeur) confirma Freud,
1. Extrait de l'histoired'une névrose infantile, in OCPF, XIII, Paris, PUF, 1988, p. 86-87. Babouchka
occupe ici la fonction d'un nom relais évoquant la grand-mère et la mère, puis Grouscha, la bonne d'en-
fants dont le souvenir fut redécouvert par la suite, enfin Matrona, lajeune paysanne dont le jeune homme
avait été amoureux à dix-huit ans. Tous ces prénoms reconduisent à l'attrait qu'éprouva l'Homme aux
Loups, dans son enfance, pour « un beau et grand papillon à rayures jaunes, dont les grandes ailes se ter-
minaient en appendices pointus » qu'il s'amusa, un jour, à poursuivre, ce qui se solda, chez lui, par une
grande crise d'angoisse lorsqu'il le vit se poser sur une fleur. « Dans un tout autre contexte, c'est plusieurs
mois plus tard que le patient remarqua que l'ouverture et la fermeture des ailes, lorsque le papillon était
à l'arrêt, auraient fait sur lui cette impression inquiétante. Il en aurait été comme d'une femme ouvrant les
jambes... »
Interpréter avec l'enfant 123
puis son patient, dans la signification sexuelle de ces mouvements, dont la sym-
bolique, par ailleurs, ne prêtait guère à discussion. Et Freud de mettre en valeur
le « caractère si franchement infantile » d'un tel processus associatif, pour
conclure : « L'attention des enfants, je l'ai souvent remarqué, est bien davantage
attirée par des mouvements que par des formes au repos et ils établissent sou-
vent, sur la base d'une analogie de mouvements, des associations qui sont, par
nous, adultes, négligées ou omises. »
Voilà qui éclaire la deuxième partie de la scène dans laquelle mon jeune pa-
tient, devenu spectateur du dialogue qui s'était instauré entre sa mère et moi, et
se sentant peut-être tenu à l'écart de notre échange, quitte ses genoux pour se li-
vrer à l'exploration tactile de mes vêtements. Il agit sur un mode comparable à
celui qu'il avait utilisé avec sa mère, en négligeant les recommandations in-
quiètes qu'elle lui adresse. J'intervins donc dans ce contexte, et parlai en des
termes dont la tournure parut relever à la fois de l'injonction et du retour à
l'ordre, mais auxquels l'enfant, nonobstant son jeune âge, réagit comme à une
interprétation. Car c'est vers moi qu'il se serait dirigé s'il avait obéi à un ordre,
mais en ramassant mes vêtements, il montra qu'il pouvait utiliser mes paroles
pour amorcer une distinction entre la personne et l'objet qui la constituait dans
son intégralité1.
La troisième partie de la scène débute à ce point précis, avec la réaction de
la mère, devenue à son tour spectatrice de la scène et s'y sentant peut-être à son
tour exclue. Tout cela s'entend après coup, dans la spontanéité même de son
exclamation : « Vous comprenez, moi je ne peux pas faire de la psychanalyse
toute la journée. »
1. Voir à ce propos, Le petit Hans, in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1967, p. 179 : « Le malade ne
peut en effet se servir de ce qu'on lui fait savoir que comme d'un secours l'aidant à découvrir le complexe
inconscient au fond de son inconscient, là même où il est ancré. »
124 Danièle Brun
1. Cf. L'intérêt de la psychanalyse, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, p. 212.
Interpréter avec l'enfant 125
rieure. Mais on peut se demander s'il ne me répondit pas d'autant plus aisément
que la formule véhiculait une autorisation tacite ou implicite à s'identifier à mon
fonctionnement psychique. Je crois lui avoir donné des preuves assez régulières
de ce mode de fonctionnement, dont la séance inaugurale constitue l'un des
meilleurs exemples. Les paroles que j'avais prononcées et qui, dans le manifeste,
se présentaient comme la reproduction vocale d'une séquence visuelle relevaient,
en effet, du procédé consistant à « faire la caméra avec les mots » : « Puisque tu
m'as fait tomber par terre, ramasse-moi avant de partir. »
Toujours est-il que la scène dont, à la suite de mon incitation, il put faire le
récit détaillé s'avéra nourrie de mouvements et d'affects. De ce point de vue, il
s'agissait bien d'une « crise » conforme à celles que ses parents avaient maintes
fois évoquées. Mais l'enfant y ajouta un élément nouveau, dont l'importance
n'avait pu jusqu'alors être remarquée faute d'avoir été mentionnée. Cela concer-
nait « son temps à lui ». Il suffisait donc qu'il soit interrompu dans « son temps
à lui », c'est-à-dire dans un temps de rêverie et de bien-être, pour qu'au sens
propre comme au sens figuré il se mette hors de lui. A quoi s'ajoute le fait que
l'enfant ne prenait conscience de cette forme d'isolement du monde extérieur
qu'en se voyant ramené d'autorité aux tâches quotidiennes.
Ne faut-il pas reconnaître ici un processus qui serait propre au fonc-
tionnement psychique de l'enfant (rétablir le règne du principe de plaisir) et qui
tendrait à marquer d'inadéquation une interprétation de transfert portant sur la
crise, aussi longtemps que ce symptôme n'appartiendrait pas en propre à l'en-
fant. Bien qu'il en fût l'agent, seuls, ses parents en faisaient le motif principal de
leurs plaintes.
Longtemps, il ne put s'approprier cette part révoltée de lui-même qu'en
écoutant le récit qu'en faisaient ses proches. Mais en répondant : « Alors, il faut
que je te raconte tout pour que tu comprennes », l'enfant montra qu'il avait, fut-
ce de manière provisoire, acquis une capacité de transposition en « représenta-
tions langagières »1. Il semble même que cette capacité l'entraîna spontanément
dans un processus associatif qui ne s'était jusqu'alors manifesté qu'à travers ses
jeux ou ses dessins, fût-ce des dessins de rêves.
Dans le cas présent, en émettant un jugement sur le comportement de la
jeune fille au pair : « Elle est conne, elle aurait pu être ma grande soeur, heureu-
1.« Le conscient, écrit Freud à ce sujet, n'a pas encore chez l'enfant acquis tous ses caractères. Il est
encore pris dans le développementet ne possèdepas vraiment la capacité de se transposer en représenta-
tions langagières. La confusion, [...] entre ce phénomènequ'est le surgissement dans la conscience sous
forme de perception et l'appartenance à un systèmepsychique hypothétiqueque nous appelons également
conscience (système Cs), cette confusion est inoffensive pour la description psychologique de l'adulte,
mais induit en erreur lors de celle du petit enfant » (Extraitde l'histoire d'une névrose infantile, in OCPF,
XIII, op. cit., p. 101-102).
Interpréter avec l'enfant 127
siennes. Tout cela contribue, ce me semble, à éveiller les jeunes enfants au déroule-
ment du temps, à leur inscription dans une temporalité et à la construction de leur
passé. Autant d'expériences nouvelles que le petit garçon, ici en question, dut vivre
avec une sensibilité particulière et qu'il restitua à la maison en termes d'agressivité
à l'égard du petit frère perturbateur dont la présence le contraignait à forger une re-
présentation de lui-même parmi d'autres, et à réaliser qu'il n'était ni le centre ni
l'unique souci du monde dans lequel il vivait.
En séance, et pendant de longs mois, il ne sut ni ne put rendre compte par
des mots de ce qu'il avait ressenti à la suite de la naissance de son frère. Et je
manquais d'éléments pour réaliser qu'un travail s'était amorcé en lui à ce sujet.
Il me prenait pourtant à témoin des fruits de sa réflexion sur ce qu'autour de lui
les adultes continuaient de nommer « jalousie ». Les nombreuses questions qu'il
m'adressa et qu'il formula sur le mode de « est-ce que toi aussi ? » me paraissent
constituer le principal exemple de cette réflexion. Toutefois, le sens profond et les
raisons de la réitération de ce « est-ce que toi aussi ? » m'échappaient. Ni exces-
sif, ni porté par une irrésistible curiosité, le « est-ce que toi aussi ? » s'inscrivait
effectivement dans le transfert, procédait d'une recherche comparative, véhicu-
lait un fantasme1.
Peut-être mon jeune patient entrait-il, dès cette période, dans la voie qui le
mènerait à apposer ses propres représentations sur le sens du mot « jalousie »,
dont il ne possédait, jusqu'ici, qu'un savoir emprunté et à les justifier en s'auto-
justifiant.
1. On se souviendraici du petit Hans qui voulait, à tout prix, voir le « fait-pipi » de sa mère et de la
fille de service nouvellement engagée. Mettant cet entêtement au compte de l'influence, après coup, de la
menace de castration faite par sa mère, quinze mois auparavant, Freud proposa de le considérer comme
une mesure de protection et de défense pour s'autojustifier.Hans, dit-il, trahissait, ainsi, le « fantasme que
sa mère fasse la même chose qu'il faisait lui-même (le fameux tu quoque des enfants quand on les accuse) »
(Analyse d'une phobie chez un petit garçon de 5 ans, op. cit., p. 179).
Interpréter avec l'enfant 129
ploiement mène, par ailleurs, à découvrir les marques que l'impromptu imprime
au rythme de la cure et à son déroulement. En ce sens, le tempo de l'analyse peut
également éclairer le rapport du patient à sa temporalité intérieure. La découverte
de cette temporalité intérieure, notamment chez l'enfant, repose sur une forme de
visualisation de l'espace et des mouvements qui s'y déroulent.
Il paraît assez clair qu'entre les deux séances que j'ai longuement commen-
tées — celle de la première rencontre et la seconde, quatre ans plus tard — l'évo-
lution de l'analyse peut être mesurée aux modifications profondes que l'enfant a
apportées à sa gestion de l'espace. Le trajet qui se dessine ainsi correspond par-
tiellement à la diversité des rôles qu'il parvint à tenir. D'avoir pu, notamment,
découvrir et adopter en séance la position de narrateur, cela le mena en particu-
lier à sortir de l'alternative : tantôt acteur, tantôt spectateur. L'acquisition d'une
« capacité de transformation en représentations langagières » lui donna la possi-
bilité de jouer ces deux rôles à la fois, et de les visualiser de manière différente.
Au cours de ce processus, il put progressivement prendre en considération la dif-
férence existant entre le heu où il agissait ses « crises » et celui où il les narrait.
Quant aux mouvements d'identification qui ont, en quelque sorte, soutenu son
récit, ils ont paru surgir dans la mouvance onirique du processus associatif.
C'est ici que l'espace et le temps ont partie liée. D'une manière générale, dit
Freud à ce propos1, et là où c'est possible, le travail du rêve change les relations
temporelles en relations spatiales et les représente comme telles. Et d'ajouter que
la petitesse et l'éloignement dans l'espace ont une signification identique en ce
qui concerne le temps ; ils attestent la résurgence d'un passé lointain. J'en viens
ainsi à penser que l'enfant, à son insu, a assimilé le conflit entre sa jeune fille et
lui comme un conflit entre deux parties de lui-même : l'ancienne et l'actuelle.
Voilà qui est à inscrire au nombre des raisons pour lesquelles, s'étant réjoui
qu'elle ne soit pas sa grande soeur, il a enchaîné — de manière éminemment illo-
gique dont seule l'émergence du processus associatif paraît propre à rendre
compte — sur le dommage que lui avait fait subir la naissance de son frère, et
qui le fondait à le « taper » : « J'ai eu des câlins avant. »
En s'exprimant ainsi dans le nouveau contexte d'un récit librement consenti,
1. Voir Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, in RIP, I, Paris,
PUF, 1984, p. 137. « A mes yeux, écrit Freud, ce n'est pas une rectification mais seulement un développe-
ment du schéma en question que d'exiger, pour le système vivant selon le principe de plaisir, des disposi-
tifs au moyen desquels il peut se soustraire aux excitations de la réalité. Ces dispositifs ne sont que le
corrélat du « refoulement » qui traite les excitations internes déplaisantes comme si elles étaient externes,
c'est-à-direles rapporte au monde extérieur. »
132 Danièle Brun
Colette JEANSON-TZANCK
recommandationsde Pierre Marty dans son ouvrage Les mouvements individuels de vie et
1. Cf. les
de mort, Payot, 1976.
Indices de base
ront aucun secret pour moi —, tout semble lui glisser des mains, et le résultat est
disparate. De même ses vêtements ne sont « jamais à sa mesure, dit-elle, tou-
jours trop amples ou trop serrés », comme si les limites de son corps s'effaçaient,
lui échappaient. Et nous touchons là en fait à une angoisse sous-jacente concer-
nant l'intégrité corporelle : lorsqu'elle se casse un ongle, elle met le morceau de
côté pour le recoller plus tard, « par coquetterie ».
Quant aux contrastes, eux aussi retiennent l'attention. Voici donc cette timide
jeune fille, inhibée, vulnérable, qui ne cesse de revendiquer une augmentation au-
près de son chefde service parce qu'elle veut être « reconnue » comme secrétaire et
non comme simple dactylo ; incapable d'exactitude dans les horaires de bureau
(premier indice de son rapport au temps), provoquant ainsi les reproches réitérés
de ce chef de service, elle refusede faire le moindre effort et de « céder à l'entêtement
et à l'injustice » de celui-ci puisqu'elle reste seule au bureau après l'heure pour rat-
traper ses retards. A quoi s'ajoute son âpreté dans le conflit qui l'oppose au person-
nage de « la collègue ». Elle, si souvent assaillie de peurs mystérieuses, n'hésite pas,
lorsque le soir dans la rue elle est suivie par un homme, à se retourner « pour lui
faire front, et chercher à l'intimider par le raisonnement ». D'ordinaire si soumise
et passive, c'est elle qui, au bal, invite systématiquementles garçons.
Le désir de se documenter
1. Cf. Les vicissitudes d'une déambulation addictive, in Revue française de Psychanalyse, t. LIV,
1990, p. 671-687.
Une intervention réorganisatrice 141
Plus tard, allant de pair avec un début d'émancipation, ces deux exemples
caractéristiques parmi d'autres :
1 / Ses parents et elle sont à la veille du retour à Paris après des vacances pas-
sées dans une pension de famille. Au dernier moment, Katia décide d'y rester seule
pendant les quelques jours qui lui restent. Décision inattendue qui inquiète ses pa-
rents. Mais elle est inébranlable. Le lendemain, elle aborde un « monsieurtrès gen-
til » qui prend là ses repas et avec lequel la famille a échangé quelques mots aima-
bles. Comme il est directeur d'une petite usine, elle lui demande s'il ne « voudrait
pas la documenter sur le travail en usine ». Chose faite durant une semaine, le mon-
sieur l'invitant à l'occasion à prendre une tasse de thé, d'abord à la pension puis
chez lui. Lorsqu'à son gré Katia se trouve suffisamment documentée, elle se lève
après une dernière tasse de thé, et lui dit « très poliment au revoirMonsieur,je vous
remercie de votre obligeance ». Le laissant, d'après les descriptions qu'elle m'en
fait avec un mélange d'étonnement et d'indifférence, parfaitement déconcerté. Elle
joue, et jouera ainsi avec le feu, n'ayant pas la moindre idée du désir de l'autre...
2 / Même situation lorsqu'elle apprend que son moniteur d'auto-école ap-
partient à une secte religieuse, qu'elle fréquentera jusqu'à être là encore suffisam-
ment documentée.
1. Comportements, traits pervers, qui ne sont pas sans évoquer ces dynamismesparallèles dont parle
Pierre Marty, op. cit.
142 Colette Jeanson-Tzanck
ment », elle court acheter un fromage qu'elle est très fière de savoir bien
choisir ; puis le glisse dans la belle pochette en papier contenant l'écharpe.
Elle prend ensuite l'autobus pour rentrer chez elle, le trajet est long, ce qui
lui permet de rester longtemps encore « toute heureuse et toute flattée ». De
retour à la maison, elle s'aperçoit qu'elle n'a plus le sac. C'est un choc vio-
lent. Alors, elle décide de partir aussitôt à sa recherche en refaisant le trajet
inverse, mais à pied, imaginant que le sac ait pu tomber dans l'autobus, être
foulé aux pieds par les voyageurs et tomber sur le trottoir. Dès cette minute,
elle agit comme dans un rêve, les notions de temps et d'espace s'effaçant
chemin faisant. Elle va ainsi, interrogeant concierge après concierge, com-
merçants, qui, me dit-elle encore bouleversée, ne comprennent rien à ce
qu'elle leur demande et lui répondent désagréablement. Chose étrange à
l'écoute : la conjonction entre ces déambulations de plus en plus irréelles et le
discours opératoire qui les traduit : aucun détail ne manque au récit de Katia
sur l'emplacement des immeubles, l'attitude des uns et des autres, sur les
questions polies qu'elle leur a posées. Arrivant enfin sur le boulevard où elle
avait pris l'autobus, elle voit au loin, venant d'un heu opposé, un couple de
gens âgés qui lui paraissent sympathiques ; elle les rejoint, et leur pose la
même question, à laquelle ils répondent sèchement. Epuisée, nerveuse, elle
se prépare à rentrer par l'autobus lorsqu'elle aperçoit à ses pieds, dans le
caniveau, le sac en papier, mais vide. Etonnamment apaisée cependant, elle
le ramasse et le range dans son sac à main :
— Bien sûr, me dit-elle, j'étais contrariée de ne pas retrouver l'écharpe
(et le fromage... ?), mais c'était important d'avoir trouvé l'emplacement où
je l'avais perdue.
Important aussi de remettre dans un contenant le signe de l'objet...
...
Revigorée, son désir de savoir reprenant le dessus, elle entre dans le café voi-
sin : « Pour ne rien négliger, m'explique-t-elle, j'ai été interroger le patron,
cela aurait été intéressant de savoir s'il avait pu surprendre le geste de la
personne qui a pris l'écharpe. »
La seconde anecdote, qui se situe à quelque temps de là, illustre mieux en-
core les réponses de Katia à ses anxiétés psychotiques :
Un jour, violemment émue encore, elle évoque un rendez-vous manqué
avec sa mère et sa soeur. Pas un mot de plus. Je la sens manifestement
prise dans un univers opaque. Que s'est-il passé ? Je suis obligée d'interve-
nir, d'associer, de l'aider à se dégager d'une pesanteur quasi mortifère.
Toute l'histoire se reconstitue alors. Trois jours auparavant, sa mère lui
téléphone au bureau pour lui fixer ce rendez-vous ; mêlée à sa voix, celle
de sa petite soeur qui s'amuse à imiter le bêlement de la chèvre. Dans un
enchaînement qui révèle un Moi de plus en plus désorganisé, ce bêlement
(cette régression de la soeur) « lui fait un drôle d'effet », puis elle éprouve
aussitôt un sourd malaise, qui se mue en une grande peur, et la certitude
Une intervention réorganisatrice 143
qu'un « événement grave est arrivé à la maison » (la mort à coup sûr).
Elle se rend au rendez-vous, mais ni sa mère ni sa soeur n'arrivent. Elle
attend encore et encore, en proie à une inquiétude massive. De retour à la
maison, ni mère ni soeur. C'est l'égarement. Aucune réponse mentale à
cette alarme, nulle discrimination. Livrée aux seules perceptions, elle est
engluée dans une vision informe (un irreprésentable). Obéissant alors à une
folle impulsion, à une réponse motrice impérative, elle décide comme pré-
cédemment de partir, à la nuit tombée, chez des parents en banlieue, où
elle sait pourtant que sa mère ne doit se rendre que le lendemain. Elle est
une fois encore hors du temps. Obsédée par une unique pensée : l'espace
qu'elle devra parcourir dans la nuit entre l'autobus et la maison de ces
parents — mais hallucinant les retrouvailles avec sa mère au moment même
où elle y arrivera ! (Le malentendu autour de ce rendez-vous manqué
importe peu ici.)
L'intervention réorganisatrice
la sieste, rêve que son oncle divorce pour épouser une jeune fille, et cherche à
évincer sa mère auprès de sa soeur, devenue adolescente et « qu'il faut surveil-
ler ». J'ai alors de très bonnes raisons de penser que Katia traîne indéfiniment
dans l'installation de sa chambre pour ne pas laisser seuls ensemble ses parents,
et je ne peux vraiment pas manquer l'interprétation oedipienne qui s'impose... ;
mais ce n'est pas elle qui sera organisatrice.
Car le rien sur lequel elle débouche me fait déceler que quelque chose de
crucial et de dramatique se joue ailleurs, se joue encore, appelant un dénoue-
ment, ou une réponse ; en tout cas une présence directe 1.
Je me souviens du ton sur lequel j'ai formulé cette intervention : il était assez
proche de celui qui accompagne souvent nos interprétations ; comme si l'utilisa-
tion récente de l'écoute flottante avait laissé quelque trace en moi. De telle sorte
que cette intervention avait probablement une qualité interprétative. Un lien
s'établissait là entre mes deux écoutes, incluant mes propres éprouvés corporels,
et profondément unificateur comme on va le voir.
A la séance suivante, une semaine plus tard, j'apprends que tout est terminé
et que Katia va pendre la crémaillère.
1.De ce jour-là date ma certitude que l'interprétation oedipienne réclame toute notre rigueur quant
au moment efficacede sa formulation.
Une intervention réorganisatrice 145
On ne peut manquer d'être surpris par ce premier effet, comme par tous
ceux qui vont suivre cette intervention. Ils révèlent en fait le travail qui s'est
opéré jusque-là, insensiblement, derrière cette pensée et cette vie opératoires,
grâce à l'apprentissage d'une fonction de liaison et à son action sur la dynamisa-
tion du préconscient. Ce qui apparaît en tout cas rapidement évident, c'est qu'en
lui rendant moi-même ces objets étonnamment introuvables, en lui désignant
leur place que ma mémoire avait retenue, preuve absolue de ma présence ; en fai-
sant en quelque sorte les « raccords », un mot qui visiblement l'a touchée ; en la
réorientant dans cet espace illimité, je rétablis les limites entre l'espace réel et
l'espace psychique. Et c'est pourquoi :
— Presque aussitôt, je l'entends me dire cette petite phrase si banale, et
si pleine de sens ici : « A propos, ça me fait penser... » De même se demandera-
t-elle par la suite ce que je penserais de telle situation, et cela l' « oriente ».
— Le passé va progressivement se constituer, et les premiers et importants
souvenirs apparaître alors, liés à trois circonstances ayant précédé des crises de
recto-colite : 1 / une promenade qu'elle fait seule dans un parc dont la beauté
est inattendue ; 2 / lors d'une promenade à vélo, elle est troublée par le spec-
tacle de la nuit qui tombe sur un lieu inconnu ; 3 / lors d'une visite, seule,
dans un hôtel ancien, elle est de nouveau troublée par la découverte de
grandes pièces très belles (solitude, inconnu, beauté, grandeur, la dépression
n'est pas loin). Avoir pu établir ces liens, qu'elle m'apporte comme un cadeau,
semble la rassurer à ce point que je mesure plus que jamais ce que devait
recouvrir l'indifférence à ses symptômes. D'autres souvenirs viendront, des
souvenirs d'enfance, qui donneront à son visage l'expression d'un bonheur
intérieur.
— Et ce rêve ancien, que j'ai cité, se reproduira avec une modification révé-
latrice du chemin accompli :
« Elle se promène avec ses parents qui lui offrent à déjeuner dans un restau-
rant. C'est dans une belle maison, avec de belles pièces et des colonnes très
décorées, très sculptées. »
Plus de colonnes lisses, ni blanches, plus de miroirs reflétant ce
...
blanc, mais une analité qui se structure.
— Et puis une nuit, alors que dans la journée elle a « décidé » de flirter avec
celui qui deviendra bientôt son fiancé, elle voit dans un rêve « son ongle fendu,
mais dans le sens de la longueur ». Cet ongle, autrefois lieu de morcellement, de-
venu symbole sexuel.
— J'ajouterai qu'elle parvient enfin à harmoniser les couleurs de ses vête-
ments, tandis qu'un plaisir inattendu se manifeste : chercher à faire des « jeux de
mots », à « être drôle ».
146 Colette Jeanson-Tzanck
Quant à moi, je suis convaincue que cette singulière expérience que j'ai
connue avec Katia a pu induire certains de mes choix théoriques.
Colette Jeanson-Tzanck
14, rue Campagne-Première,
75014 Paris
Technique
La question de l'interprétation
en consultation thérapeutique de l'enfant
Michel ODY
Quelques rappels
Si les analystes qui travaillent avec les enfants et leurs parents ont toujours
effectué un travail de consultation, ce n'est que progressivementque la consultation
thérapeutique s'est relativement spécifiée. En France, et particulièrement à Paris,
nos collègues qui ont été fondateurs de centres de psychiatrie infantile ont tous eu
une activité de ce type, confrontés qu'ils étaient à des situations très diversifiées.
En même temps référence doit être faite à Winnicott qui a écrit un livre qui
porte ce titre1. Sa pratique initiale de pédiatre qui l'a amené à suivre nombre de
cas, fort différents, n'a pas été étrangère à cette méthode.
Des préoccupations comparables ne peuvent qu'animer un psychiatre psycha-
nalyste travaillant en un lieu comme le Centre Alfred-Binet dont l'origine est plus
que trentenaire (S. Lebovici le fonda en 1959). Ce paramètre longitudinal, qui
contient en outre la permanence des mêmes praticiens, oblige aux réévaluations.
A une époque « faste » de notre fonctionnement,je me souviens que du côté
des analystes l'offre de place était largement inférieure à la demande, en même
temps que les indications d'analyse étaient supposées plus faciles. On sait que
cette supposition est tout autant à relativiser à propos de l'analyse d'adulte. Il
suffit de se référer aux cas que Freud nous a transmis.
Cependant, tant les réévaluations que j'évoquais que la diversité des situa-
tions rencontrées ont conduit les consultants à être plus parcimonieux dans leurs
indications d'analyse et de psychothérapie analytique, indications ainsi rendues
plus affinées. Corrélativement,ils ont été amenés à réfléchir plus encore sur le suivi
des situations qui n'aboutissaient pas assez rapidement à ces indications, et plus
particulièrement lorsqu'ils restaient les seuls référents de ce suivi.
L'alternative
ce que nous venons de décrire, mais le problème se situe du côté des parents. En
effet, ici, on s'éloigne avec eux d'une capacité à communiquer, à se tourner vers
le passé et on est loin du « cela me donne à penser ».
Nous sommes plutôt devant des parents — lesquels se complètent souvent
d'ailleurs — qui dépassent difficilementle descriptifdes symptômes ou du compor-
tement et qui vivent leur démarche comme une blessure narcissique qui va bien au-
delà de ce qui est de toute manière incontournable pour toute famille consultante.
Mais surtout, toute sensibilisation de l'analyste à ce qui renvoie à la vie pul-
sionnelle de l'enfant est banalisée, voire déniée.
Si leur « système » n'est pas trop serré, surtout lorsqu'on pense à une indi-
cation analytique pour l'enfant, celle-ci sera parfois tentée. La prédictibilité,
pour les analystes, n'ayant une valeur que dans l'après-coup, c'est cet a poste-
riori qui constatera le bien-fondé de l'indication en regard d'autres cas où le trai-
tement aura été rompu.
A l'inverse, on peut aussi dans une conjoncture comparable recevoir la fa-
mille à plusieurs reprises. Si une mobilisation se fait, l'indication individuelle et
potentielle peut être suspendue sine die. C'est ce genre de situation intermédiaire
que nous illustrerons.
Enfin lorsque l'enfant lui-même est loin d'une associativité dynamique, les
interventions de l'analyste sont peu mobilisatrices, l'enfant fonctionne d'abord
dans le comportement, l'inhibition dominante, l'économie de caractère préva-
lente, etc. Seul le travail de consultation reste possible dans les meilleurs des cas,
avec ou sans thérapeutique complémentaire.
de l'irritation du père, contre son fils, exprimée et répétée, lorsque le premier es-
saie d'aider le second pour son travail scolaire. « Le loup te retombe dessus »,
dis-je à l'enfant qui rit alors, ses parents aussi d'ailleurs, qui connaissent ce
thème onirique chez leur fils.
Par ailleurs cette consultation me démontre que la mère est quelque peu
agoraphobe avec des mécanismes contraphobiques. Elle a trouvé un meilleur
équilibre en convaincant son mari de restreindre le périmètre des déplacements
professionnels qu'implique son métier.
Je propose de nous revoir après l'entrée en 6e de Julien afin d'apprécier
d'une part le degré éventuel de mobilisation de l'enfant, d'autre part une meil-
leure différenciation entre ce qui est assez internalisé, structural en lui, et ce qui
relève d'un effet « catalytique » des parents.
Julien lors de cette seconde rencontre me dit ne plus faire de cauchemars.
Ses résultats scolaires sont par contre un peu flottants, ce qui est reliable en par-
tie au changement représenté par son entrée dans le cycle secondaire.
Cependant ce garçon pourra progressivement me montrer qu'au niveau de
ses processus de pensée, lorsqu'il a à exprimer une idée, il ne sait plus au bout
d'un moment de quoi il s'agissait, et il se « perd » (voir l'agoraphobie de sa
mère). Ceci se reliait au contexte scolaire. Or, lorsque je le sollicite sur son acti-
vité imaginative pouvant infiltrer ce problème, Julien finit par déployer sans dif-
ficulté, et même parfois avec une certaine prolixité, un thème de lecture de type
énigme policière. Je lui souligne le contraste entre les deux situations, scolaire et
« criminelle ». Il sourit, intéressé et surpris.
Julien saisit assez bien alors ce qui renvoie à quelque chose d'intérieur à lui
en regard de ce qui vient de ses parents (une certaine surprotection de la part de
sa mère, un excès d'autorité de la part de son père, sa plainte de ne pouvoir re-
cevoir des camarades chez lui, etc.), ce qui demande que nous avancions un peu
avec eux aussi. Il en est d'accord.
Or, si la mère, en particulier, confirme le changement de son fils au sujet des
troubles du sommeil de celui-ci, elle se plaint en même temps d'un autre change-
ment : Julien s'oppose maintenant assez souvent à elle. Il est assez facile de lui
montrer que ceci traduit en fait un mouvement d'autonomisation de son fils à un
moment de préadolescence. Elle peut alors se reconnaître en lui lorsqu'elle avait
son âge.
Cette évocation du passé me permit d'aller un peu plus loin. En effet à un
moment donné, une fois qu'elle m'eut précisé certains éléments de son passé fa-
milial, elle fit le geste de rassembler ses mains, lequel figurait la nécessité de gar-
der proches d'elle mari et enfants (Julien a une soeur cadette).
Elle saisit par mon intervention sur ce geste qu'elle répétait là, comme en un
contrepoint, ce qu'elle avait vécu de façon centrifuge pour elle-même : rassem-
La question de l'interprétation 151
bler ses parents ensuite séparés, rassembler enfin les couples de ses parents rema-
riés. Elle s'était en effet beaucoup employée à cela. Toute autonomisation de son
fils ne pouvait que reproduire ces forces centrifuges du passé. L'incidence émo-
tionnelle de mon intervention fut immédiate. Elle garda d'ailleurs plus tard le
souvenir de ce moment de la consultation.
L'intérêt tant du père que du fils pour ce qui venait de se passer était évi-
dent. Il restait pour ce jour à « amorcer » la question de l'exercice de l'autorité
du premier. Le temps qui nous restait permit de confirmer qu'il y avait là une
difficulté au sens où ce père avait l'impression de tourner en rond. Il fut d'accord
pour reprendre cela la fois suivante. Son fils quant à lui ne demandait rien
d'autre que de poursuivre ce type de travail.
Quelques mois plus tard Julien m'annonce qu'il a près de 14 de moyenne.
Lui qui était plutôt isolé a des camarades. Cette ouverture aux liens sociaux a en
particulier impliqué un conflit avec un camarade privilégié. Celui-ci pratiquait le
karaté et choisissait fréquemment Julien pour cible. Une explication s'en était
suivie entre eux, ce qui avait remis les choses à plat. Julien a alors émis le désir
d'apprendre le judo, ce à quoi sa mère s'était opposée, conclut-il.
Il ne verrait pas grand-chose d'autre dont il aurait à se plaindre et c'est
parce que je le sollicite sur le passé des consultations par rapport à ses troubles
du sommeil qu'il m'apporte un élément nouveau. Certes, il ne souffre plus de
cauchemars, mais il me montre que, lorsque toute la famille est sortie le soir et
rentre relativement tard, il met une heure à s'endormir et pense à l'image vio-
lente d'un film vu à la télévision récemment.
Passé un premier moment d'inhibition, il peut progressivement me commu-
niquer le contenu d'un scénario d'enlèvement d'enfant avec son happy end. Ce
récit de scénario a la particularité d'être assez calme par rapport à la violence
supposée.
Cette contradiction me permettra d'une part de relier ce type de fantasma-
tique à son intérêt pour les énigmes policières dont on a déjà parlé, d'autre part
de relever un certain blocage devant le récit de contenus violents. Je lui propose
alors l'idée que ceci peut avoir un rapport avec le judo, objet de conflit entre sa
mère et lui. Il sourit, ému.
Les parents ensuite présents, c'est la mère qui va rapidement être au premier
plan. Elle y restera, m'amenant ainsi à reporter le projet prévu avec le père la
fois précédente (même si ceci peut avoir une relation avec cela). Une fois que le
père a fait part d'inhibitions de son fils dans les situations d'examen où plusieurs
classes sont réunies, sa femme intervient avec des expressions telles que : « Il
n'est plus dans son petit monde » ou « monde soudé ». Ceci me conduit à évo-
quer sa sensibilité dont on a déjà parlé. Elle réagit vite : « Je me souviens très
bien » (le geste des mains rassemblées).
152 Michel Ody
La réaction de cette femme est ensuite assez spectaculaire. Elle me fait part
d'un, conflit qu'il y a eu entre Julien et trois gaillards qui lui disputaient son bal-
lon. Mme A., contre l'avis de tout son entourage, était prête à aller leur régler
leur compte. Je contraste ceci avec l'opposition qu'elle fait à ce que son fils pra-
tique le judo. Elle saisit à la fois parfaitement ce que je veux dire (par exemple la
première chose qu'elle a vue dans la salle de judo était une affiche où était figurée
une civière). Elle rationalise tant et plus jusqu'à finalement me dire que des amis
lui ont fait remarquer que si elle continuait à agir ainsi avec son fils elle en ferait
un homosexuel...
Je passe sur le fait que lui avoir proposé à un moment donné de réfléchir au
projet d'avoir des entretiens pouvant déboucher sur une psychothérapie n'a pas
été suivi d'effet.
Nous nous séparons sur le même principe qu'habituellement.
Cette fois, dans le courant du premier trimestre de l'année scolaire suivante,
le père sera au premier plan.
Julien, qui est donc en 5e, est « seulement » dans la moyenne de sa classe.
Rien dans un premier temps ne paraît reliable à ceci au-delà du fait qu'il
comprend que se répète ici le processus d'entrée en 6e. Puis il finit par me dire
qu'il pense souvent à autre chose qu'à son travail. Or ce qu'il me communique
n'est plus directement en tous les cas dans la ligne fantasmatique précédente. Il
me parle en fait de désirs tout à fait de son âge : avoir comme ses copains des
baskets « Nike » et une console pouvant remplacer la sienne plutôt vieillotte.
Voilà donc son problème principal car quant à son sommeil il me dit ne
plus avoir « aucun » problème. Je parle donc un moment avec lui de l'adoles-
cence, du groupe des pairs, de son sentiment d'être exclu de celui-ci, ce qu'il
confirme, et nous en arrivons cette fois à son père, que Julien implique comme
principal opposant à ses désirs.
Ce sera l'occasion, une fois les parents présents, de solliciter ce père vers son
passé à partir de ce conflit avec son fils une fois qu'il aura été possible de dépas-
ser le registre actuel des considérations critiques paternelles. Dès lors, M. A...
confie qu'il est issu d'un milieu modeste, les quatre membres de la famille — il a
un frère — vivant dans une seule pièce. Il n'était ainsi pas question, par exemple,
de recevoir un camarade (nous avons vu que c'était une plainte de Julien pour
lui-même). D'autres choses furent encore confiées. Passé un moment d'irritation
relatif aux conditions matérielles dont son fils bénéficiait par rapport à ce qu'il
avait vécu, enfant, M. A... parut sensible à ce que je lui proposais : sa vigilance
à ce que son fils ne « dépasse » pas trop les conditions qu'il avait vécues risquait
d'aboutir au résultat inverse de celui recherché, même si l'on pouvait com-
prendre le principe éducatif paternel de ne pas satisfaire tout désir d'enfant. Je
lui proposais donc une version contre-oedipiennesymbolique. M. A... fut touché,
La question de l'interprétation 153
compromis pratique et économique, date comprise, fut conclu entre père et fils à
propos des objets désirés.
La fois suivante, c'était un mois après Noël, Julien m'annonçait immédiate-
ment qu'il avait les deux objets et qu'il avait participé à leur achat avec ses éco-
nomies personnelles. Il ajouta qu'il avait eu des 20/20 en classe. Ceci lui permit
de me parler de son père, en des termes assez fins d'ailleurs, tant à propos de la
famille paternelle, de ce qu'il vivait de trop autoritaire chez son père, et on re-
trouvait son trouble dans le cadre du travail scolaire avec celui-ci.
Or c'est justement de ceci dont il va être question avec M. A..., lequel après
avoir confirmé les propos de son fils, va se plaindre des conflits qu'il y a avec Ju-
lien lorsqu'il s'agit de l'aider. Progressivement M. A... peut dépasser le registre
de la seule implication de son fils pour constater qu'il réagit avec trop de force à
ce qu'il ressent comme passivité chez Julien. Ceci sera l'occasion, devant une mi-
mique de Mme A... que je relève, pour que celle-ci dise que son mari estime qu'il
a un garçon qui est un peu comme une fille et une fille comme un garçon.
M. A... surpris reproche à sa femme de dire cela puisqu'il n'en a jamais
parlé à son fils. Je dis qu'il m'étonnerait que cela soit une réelle découverte pour
Julien, ce que celui-ci confirme. Ce moment sera en outre l'occasion de complé-
ter cette problématique par le rappel de l'épisode où Mme A... voulait aller ré-
gler leur compte aux trois gaillards qui avaient agressé son fils. « Elle était
Zorro », commentera M. A..., constatant ainsi que les problèmes d'identification
sexuelle étaient quelque peu complexes.
Après réflexion, M. A... va nous dire que, dans le fond, son fils l'a un peu
pris pour un loup, ce qui boucle ce que nous avions vu au début de ces consult-
ations, maintenant que M. A... est venu au premier plan. Ce père est assez tou-
ché par son propre constat et saisit qu'il peut être difficile de chercher telle ré-
ponse à telle question scolaire lorsqu'on a l'impression qu'on peut se faire
manger comme un agneau.
Nous nous séparons sur la même perspective de travail, à ceci près que sont
mieux différenciés les mouvements qui viennent de chacun, y compris inconsciem-
ment. Julien a assez bien compris que si, malgré l'évolution qui reste positive, il se
retrouve répétitivement devant des inhibitions qui dépassent ce dont nous parlons
en consultation avec ses parents, c'est-à-dire s'il sent qu'il y a quelque chose qui lui
est plus personnel, une psychothérapie pourra lui être proposée.
Quelques commentaires
En ce qui concerne le travail avec l'enfant seul, il n'y a pas de différence ra-
dicale avec l'analyse à propos des interventions et interprétations que l'analyste
donne, du moins au départ. Le dénominateur commun entre les deux situations
est représenté par le travail au niveau du préconscient, donc à partir et avec les
mots et les choses de l'enfant. Prennent place ici les interprétations symboliques
ou symbolisantes1. Ce qu'il est convenu d'appeler interprétation du fantasme in-
conscient, et qui renvoie aux fantasmes originaires, ne saurait trouver sa place
qu'après un certain temps d'analyse (pour les différences entre les deux proces-
sus, voir notes 1, 2 et 3).
Cependant l'activité verbale du consultant est certainement plus importante
que lors d'une séance d'analyse, différence de fréquence oblige.
S'il existe une certaine spécificité de la consultation thérapeutique, c'est
1. Ody, 1991.
156 Michel Ody
Avant d'en arriver à cela (pensons à ces retours d'enfant à l'âge adulte), la
consultation thérapeutique peut parfois prendre une vitesse de croisière sur fond
de rythme espacé.
Evolution et progrès se font toujours conflits, voire « crises » ponctuelles
devant le changement, les nouveaux investissements relancent la dynamique
évolutive. Bref, le consultant est devenu le « psy » de famille, analogiquementau
médecin de famille.
Michel Ody
72, rue Bonaparte
75006 Paris
Théorique
Michel FAIN
afflige le sujet.
2 / Si elle n'interprète que les aspects positifs de la régression, confortant le
sujet dans sa situation, elle n'aura strictement aucune efficacité.
Nécessité d'un référent 159
1. Cette aspiration est explicitement inscrite dans les travaux de Belà Grunberger portant sur le Nar-
cissisme, de Janine Chasseguet-Smirgeldans ses études sur l'Idéal du moi, et dans la conception de l'Ina-
chèvement décrite par Robert et Ilse Barande.
POINT DE VUE
D'UN ÉGYPTOLOGUE
Rêves d'identité et identités rêvées
L'Egypte ancienne ou l'Orient perdu et retrouvé
Alain ZIVIE
mettre celui-ci à jour en tenant compte des données et découvertes nouvelles qui
auraient pu apparaître depuis 1985. Pourtant, tel qu'il était, le Dr Jean-José Ba-
ranes, avec qui j'ai bien souvent évoqué ces thèmes, a jugé que mon texte pouvait
intéresser les lecteurs de la Revue française de Psychanalyse. Je crois comprendre
pourquoi. Nul besoin en effet d'invoquer ici les célèbres connexions égyptiennes
(égyptologiques) de Freud (et de nombre de ses successeurs) pour justifier ce choix
qui aurait pu paraître surprenant de prime abord. Ce qui a sans doute semblé digne
d'intéresser le lecteur de cette revue, c'est d'abord cette interrogation sur l'identité
à travers un exemple prestigieux et lointain, l'identité qu'on possède et celle qu'on
vous attribue, mais aussi celle qu'on se rêve et qu'on vous rêve, celle enfin où se re-
joignent peut-être sujet et objet.
C'est en tout cas ce qui justifie à mes yeux la présence de cet article dans cette
revue 1, présence rendue possible du fait des encouragements efficaces de J.-J. Ba-
ranes et bien sûr de sa sélection par le Comité de rédaction que je remercie ici pour
l'intérêt manifesté ainsi envers ce nouveau visage de la question d'Orient.
Il existe dans les sables de Saqqarah, près de Memphis, une tombe superbe
découverte il y a moins de deux décennies par une mission anglo-hollandaise :
celle du général de la fin de la XVIIIe dynastie, Horemheb. Celui-ci, après le fa-
meux épisode dit amarnien qui vit le règne d'Akhénaton et de ses successeurs im-
médiats, parvint à monter sur le trône et de ce fait fut finalement inhumé dans
une autre tombe aménagée selon la tradition dans la Vallée des Rois, à Thèbes.
La sépulture memphite d'Horemheb fut pillée au siècle dernier, comme tant
d'autres. Plusieurs parois décorées de magnifiques reliefs ont été mises en pièces
et ces membra disjecta se sont retrouvés dans divers musées ou collections. Mais
bien d'autres scènes sont restées en place et leur découverte (en fait une « redé-
couverte » car une partie de la tombe avait été connue avant d'être réensablée et
oubliée), en 1975, a constitué un événement archéologique de premier plan2.
Que nous révèlent une grande partie des scènes qui constituent le décor de cette
sépulture ou plutôt de sa partie cultuelle, accessible aux vivants ? En fait, elles nous
font revivre l'atmosphère idéologique et politico-militaire qui prévalait alors en
Egypte, vers le XIVe siècle avant notre ère. L'Empire égyptien, bien que fissuré, est
1. Outre son nouveau titre, l'article a subi quelques modifications et améliorations formelles, ainsi
que quelques légères mises à jour dans les notes, celles-ci comme celles-là n'ayant pas été possibles dans
la première version que n'avait précédée aucune remise d'épreuves à corriger.
2. La publication complète de ces reliefs vient de paraître récemment : G. T. Martin, The Memphite
tomb oj Horemheb Conmander-in-Chief of Tut'ankhamun, vol. I, Londres, 1989.
Rêves d'identité et identités rêvées 165
particulièrement ces usagers professionnels que sont les égyptologues, aient bien
souvent adopté cette vision de l'Egypte et qu'ils aient cru bon, qu'ils croient bon
de la diffuser autant que possible ? L'Egypte ancienne serait à part, elle serait
presque totalement isolée de ses voisins. Tout au plus subirait-elle ou exercerait-
elle des influences, mais celles-ci seraient par nature extérieures à son essence.
Cette essence, elle, serait spécifique et irréductible.
Mais saisit-on toujours que, ce disant, nous faisons de l'Egypte ancienne
une abstraction et des Egyptiens des êtres irréels ? Et que sans toujours bien
nous en rendre compte, nous épousons ainsi et faisons revivre une des représen-
tations archétypiques les plus prégnantes de l'Egypte ancienne, avec le risque
réel de tomber dans les stéréotypes et les clichés ?
Au fond, la tombe d'Horemheb et l'insularité radicale — prétendue ou
réelle — de l'Egypte ancienne amènent à poser ou reposer une question toute
simple et fondamentale, question qui, je l'avoue, me laisse toujours perplexe et à
laquelle, quoique égyptologue, je ne sais pas toujours bien répondre : où était
donc située l'Egypte ancienne ?
Poser cette question, ou du moins tourner autour, c'est évidemment recouper
directement le thème du colloque D'un Orient l'autre (sous-titré : Les métamor-
phoses successives des perceptions et connaissances). C'est nécessairement affronter
la question d'Orient, ou plutôt la question de l'Orient qui est au centre des débats.
Certes, si on reprend ce qui a été dit plus haut et si, dans la lignée des Egyp-
tiens eux-mêmes — je veux dire des anciens Egyptiens — on penche pour l'insu-
larité intrinsèque de cette civilisation, on aura vite fait de répondre : nulle part !
l'Egypte ancienne n'était nulle part ! Ou, tout au plus et en reprenant le mot de
tel homme politique et en le transposant à notre problème : l'Egypte ancienne
était ailleurs ! On pourrait aussi formuler la réponse autrement, comme cela res-
sort souvent des manuels et des ouvrages généraux sur l'Egypte ancienne. On
pourrait dire tout simplement : l'Egypte ancienne était située en Egypte, un
point, c'est tout.
Malgré les apparences, il ne s'agit pas là de quelque tautologie ou « lapalis-
sade », mais de l'implication sous-jacente de bien des présentations de l'Egypte
ancienne qui insistent non seulement sur la spécificité unique de l'Egypte comme
civilisation, mais aussi sur le primat géographique, sur les données terrestres et
quasi charnelles de cette culture, données qui lui seraient consubstantielles,
quitte à reprendre la vieille théorie des climats en la dépoussiérant et en la mo-
dernisant un peu. L'Egypte ancienne serait le produit de l'Egypte, territoire
unique et exceptionnel, isolé du reste du monde par ses déserts, doué de caracté-
ristiques presque miraculeuses. C'est ainsi que Hérodote et, à sa suite, tant de
voyageurs et d'auteurs « classiques » ont pu s'extasier sur le Nil, sa crue
annuelle et d'autres faits et traits quasi merveilleux.
Rêves d'identité et identités rêvées 167
Mais quand on dit que l'Egypte ancienne était tout simplement située en
Egypte, se pose alors le problème de l'autre Egypte, celle qui a succédé à l'an-
cienne avec une plus ou moins radicale solution de continuité, celle d'au-
jourd'hui, d'hier et, en comptant large, celle d'avant-hier. Car il faut bien évo-
quer, même du bout des lèvres, cet autre qui prend de la place et qui, il faut bien
le dire, nous empêche parfois d' « égyptologiser » en paix. Comme l'Egypte
ancienne gêne sans aucun doute, par sa présence muette et pesante en arrière-
plan, ceux qui souhaitent se cantonner à l'étude de l'Egypte moderne ou
contemporaine ? Certes, pour l'usager souvent fanatique et monomaniaque de
l'Egypte ancienne, l'Egypte postpharaonique n'est souvent qu'un épiphéno-
mène, une péripétie pour utiliser un langage gaullien. Poussons jusqu'au bout.
Dans l'inconscient égyptologique, dans son non-dit mais éventuellement aussi
dans son discours explicite, l'Egypte cesse d'être l'Egypte en cessant d'être an-
cienne, même si d'autres cultures l'habitent par la suite et vont jusqu'à « usur-
per » son nom. Du reste, le terme même d'égyptologie le suggère, celle-ci étant la
science qui vise à la connaissance de la seule Egypte ancienne. Cette indifférence
amusée ou un peu méprisante des égyptologues pour l'autre Egypte, il faut bien
dire que ceux qui s'intéressent à l'Egypte postpharaonique et surtout post-
chrétienne la leur rendent bien. A moins que ce ne soit le contraire ?... Bien
entendu, cela n'exclut pas qu'il y ait de nombreux spécialistes qui ont compris
que couper l'Egypte en tranches pouvait parfois être une entreprise nocive. Qu'il
soit permis d'évoquer ici la mémoire du grand égyptologue Serge Sauneron, dé-
cédé accidentellement en 1976, qu'un tel débat aurait sans doute passionné et
dont une oeuvre comme Villes et légendes d'Egypte1 montre que l'opposition qui
vient d'être évoquée n'est pas toujours la règle, loin de là. Dans l'autre camp, si
je puis dire, n'a-t-on pas un Gaston Wiet qui, par exemple dans son commen-
taire de L'Egypte de Murtadi2, fournit à l'égyptologue un véritable régal d'érudi-
tion et de perspectives excitantes pour l'esprit ?
Pour la plupart cependant, tout se passe au fond comme si une coupure
radicale dans le temps avait séparé l'Egypte en deux mondes sans rapport l'un
avec l'autre. Et chacune de ces deux Egypte voudrait être considérée pour elle-
même, l'ancienne prétendant en plus à une altérité radicale par son exception-
nel éloignement dans le temps. Mais considère-t-on jamais l'Egypte ancienne
pour elle-même ? Merveilleuse machine à faire fantasmer, n'est-elle pas aussi
une sorte d'auberge espagnole où chacun trouve à « se mettre sous la dent »
ce qu'il a apporté, parfois sans le savoir, qu'il s'agisse des curieux, des gens
pressés, des « pyramidologues » et autres illuminés que cette civilisation attire
1. Comme par exemple les fêtes qui, jusqu'aux toutes premières décennies de ce siècle, accompa-
gnaient l'ouverture du khalig (canal) au Caire et qui existaient déjà, sous des formes plus ou moins diffé-
rentes, à l'Epoque pharaonique.
Rêves d'identité et identités rêvées 169
1. T. Tzara et E. Sved, L'Egypte face à face, 1954. Une seconde édition de cet ouvrage rare a paru
en 1988, préfacée par Jean Leclant, Editions Sved.
2. OEuvre fort importante, l'Histoire ancienne des peuples de l'Orient de Gaston Maspero, a connu
plusieurs éditions entre 1875 et 1909. Noter aussi du même auteur le bel ouvrage illustré en 3 volumes in-
titulé Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique (1895-1899) ; ce titre légèrement différent en appa-
rence est naturellementtrès significatif.
170 Alain Zivie
comme Etat, celle qui fonde l'image qu'elle a d'elle-même. Car enfin les Egyp-
tiens peuvent-ils être des Orientaux alors qu'ils ont eux-mêmes leurs Orientaux,
fort différents d'eux-mêmes paraît-il ? C'est qu'on trouve sans doute toujours
plus oriental que soi. Voici en effet toutes ces populations cananéennes, sy-
riennes, hébraïques, auxquelles est confrontée l'Egypte, et qui, en fait, sont de
plus en plus étroitement associées à son histoire intérieure et extérieure au fur et
à mesure que le temps s'écoule. Ce sont les Orientaux des Egyptiens. Or, ils sont
souvent vus à travers des stéréotypes, ne serait-ce que par les connotations néga-
tives dont ils sont porteurs. Ne sont-ils pas souvent présentés comme désordon-
nés, fauteurs de troubles, insidieux, insaisissables ? Il est étonnant de voir les
Egyptiens anciens utiliser et peut-être inventer des poncifs qui auront la vie dure,
qu'il s'agisse des Hyksos, ou plus tard des Syro-Palestiniens de la Stèle de Seth-
nakht à Eléphantine (fin de la XIXe dynastie), ou entre-temps, des fameux 'Api-
rou (Khabirou).
De plus, la représentation conventionnelle, souvent largement diffusée, qu'on
se fait des anciens Egyptiens, voudrait que ceux-ci aient été très différents de ces
autres anciens Orientaux que furent les Assyriens et autres Néo-Babyloniens, leurs
rivaux et leurs partenaires historiques de l'autre côté de l'Euphrate (il s'agit cette
fois de grands empires, à la différence du premier groupe d'Orientaux mentionné
plus haut, constitués en tribus nomades ou en principautés instables). C'est ainsi
que les Assyriens, dans l'imagerie habituelle, auraient constitué une civilisation
cruelle, guerrière, agressive, tandis que les Egyptiens auraient été pacifiques, extrê-
mement peu répressifs, presque dénués de caractère belliqueux, en un mot gens dé-
bonnaires et doux. Un tel cliché en dit long sur une certaine vision de l'Orient et des
Orientaux. Or, cette présentation traditionnelle, contredite expressément par une
lecture systématique des textes et un examen attentif des représentations figurées
des Egyptiens eux-mêmes, est monnaie courante et il n'est guère d'égyptologue, y
compris l'auteur de ces lignes, qui ne s'y identifie pas à un moment ou un autre et
qui ne soit pas tenté d'en user ici ou là.
Face à une telle confrontation entre deux mondes, apparaît alors le besoin
d'éloigner (pour les protéger en quelque sorte), les Egyptiens, ces bons Orien-
taux, de l'autre Orient qui traîne derrière lui son cortège d'images négatives :
cruauté, esprit tortueux, despotisme, charme délétère, guerres répétées (et natu-
rellement imposées), en un mot problèmes et questions ; il faudrait d'ailleurs se
demander si, y compris et plus que jamais de nos jours, l'Orient n'est pas tou-
jours plus ou moins perçu comme un ailleurs proche et lointain, faisant ques-
tion, posant problème ; on pourrait écrire une histoire de la « question
d'Orient » et de ses avatars depuis l'antiquité... La tentation est forte pour les
égyptologues de bien séparer les Egyptiens de leurs voisins. Une astuce termino-
logique, qui n'est sans doute pas innocente même si elle est inconsciente, peut
Rêves d'identité et identités rêvées 171
être utilisée pour ce faire. Il suffit d'appeler autrement qu'Orientaux les voisins
de l'est. C'est ainsi que nous, égyptologues, nous utilisons fréquemment le terme
d'Asiatiques pour nommer ces populations, terme qui laisse souvent perplexes
les non-égyptologues et les non-spécialistes, dans la mesure où de nos jours,
dans son usage courant, « Asiatique » fait plutôt référence à des populations de-
meurant franchement plus à l'est que celles du Proche-Orient. Terme pourtant
pratique et plein de signifiant par ce qu'il dit et plus encore par ce qu'il sous-en-
tend. D'abord, remarquons en passant qu' « Asiatique » peut aussi avoir des
connotations plutôt négatives ou évoquer en tout cas une étrangeté radicale. Et
puis, on retrouve ainsi ce merveilleux entre-deux dont nous parlions plus haut, à
l'écart du réel et de ses duretés. Si, dans leurs représentations traditionnelles, les
Egyptiens s'opposent aux Asiatiques, aux Africains, aux Libyens et aux gens de
Méditerranée, c'est qu'ils ne sont ni asiatiques, ni africains, ni quoi que ce soit
d'autre. Autre avantage important : l' « orientanté » étant à nouveau une denrée
disponible sur le marché limité des concepts taxonomiques, on pourra alors dire
qu'au fond, c'est vrai, les Egyptiens sont des Orientaux ou du moins que leur
culture est, peu ou prou, orientale, dans la mesure, on l'a vu, où on ne retiendra
de l'Orient que ce qui convient, que ce qui s'adapte au portrait préesquissé et ne
vient pas contredire l'image générale qu'on se fait de l'Egypte ancienne. En ce
cas, il s'agit bien d'un Orient de complaisance ou mieux, d'un Orient complai-
sant où on retrouve ce qu'on veut retrouver et qui vous accorde généreusement
ce que vous attendez de lui. A la limite, cet Orient-là serait presque un miroir
pour reprendre une métaphore utilisée récemment à Marseille et souvent reprise
durant le colloque1. Et le bel étranger qui y apparaît n'est sans doute alors
qu'une image rêvée de celui qui s'y mire.
Ainsi, cet Orient de complaisance a-t-il peut-être une signification plus pro-
fonde et plus importante qu'on peut le croire. Car, au-delà des étiquetages su-
perficiels, il me semble que l'Egypte ancienne, dans la mesure où elle représente
dans les esprits le meilleur de l'ancien Orient, peut atteindre un niveau plus ab-
solu encore, qui serait l'Orient pur ou l'Orient parfait (comme il y a en musique
des accords parfaits). Pour comprendre cela, il est nécessaire de bien saisir qu'au
fond on opère toujours une distinction essentielle entre l'Orient ancien et
l'Orient moderne et contemporain. En effet, dans l'Orient moderne et contem-
porain, il y a presque toujours, explicite ou sous-entendu, l'Orient islamique (et
le colloque en est la parfaite illustration). Or, ce qualificatif d' « islamique » est
lourd de significations et d'implications. Des turqueries du siècle dernier aux
polémiques les plus récentes sur l'orientalisme, la part islamique n'est certes pas
1. Naturellement,je songe à l'étude de l' « Oriental » Edward W. Said, Orientalism, parue à New
York en 1979 (traduite également en français) et qui a suscité d'importantes discussions et controverses.
Cependant, le rêve du dialogue avec l'Egypte ancienne a hanté et hante encore l'Occident. Du reste, c'est
souvent une momie égyptienne qui est alors envisagée comme l'interlocuteur le plus valable : sans même
parler des romans qui tournent autour de momies féminines (comme évidemment Le Roman de la momie
de Théophile Gautier, ou beaucoup plus récemment Le Basalte bleu de John Knittel), il faut bien sûr men-
tionner ici la célèbre nouvelle d'Edgar Poe. Ce genre de dialogue peut évidemment tourner court et, face
au monologue des modernes sur l'Egypte, l'Egyptien ancien — toujours sous forme de momie — peut
aussi connaître la délectation morose du soliloque : lire ainsi les pages troublantes de Michel Butor,
« Monologue de la momie », in Silex, 13, Grenoble, 1979, 9-12.
Rêves d'identité et identités rêvées 173
de le suggérer, n'oublions surtout pas cette perte bien réelle et n'oublions pas que
Champollion et à sa suite tous les égyptologues ont su retrouver l'Egypte et
continuent chaque jour de la retrouver. Leur Orient à eux est peut-être un peu dif-
férent, c'est vrai, de celui des autres, mais il leur est d'autant plus cher qu'il leur
avait été ravi et qu'ils ont eu, qu'ils ont toujours à le faire remonter du gouffre où il
était, encore récemment, englouti corps et âme. Alors on comprendra peut-être
que par un excès de tendresse pour l'objet de leur science (et de leur désir), les égyp-
tologues fassent parfois un peu semblant de croire que l'Egypte était vraiment radi-
calement autre, comme justement celle qu'on voit si superbement mise en scène sur
les reliefs de la tombe d'Horemheb à Saqqarah. Sans doute savent-ils bien au fond
que l'Egypte en soi n'existe pas. Mais le rêve et plus largement l'imaginaire ne sont-
ils pas aussi un des moteurs de la connaissance ?
Alain Zivie
3, rue de Saint-Senoch
75017 Paris
LE REVE INTERPRETE AUJOURD'HUI
De la servitude et de l'innocence du rêve
Le rêve est double : objet de la nuit, nous le saisissons dans la mémoiredu jour ;
produit pendant le sommeil, nous nous en souvenons pendant la veille ; le dormeur
a vu ses images, l'homme éveillé ne peut que les raconter ; il est un récit qui vient
du dedans, mais qui cherche le dehors de l'autre pour être interprété ; asocial et
privé, il porte en lui l'adresse d'un destinataire public ; il est énigmatique, il appelle
le sens ; il est une expérience, il devient un récit ; présent, dans la certitude de l'hal-
lucination, nous l'observons toujours absent, comme une ombre parmi nos mots.
Il y a vingt ans, au printemps de 1972, la Nouvelle Revue de Psychanalyse
dédia son cinquième numéro à « L'espace du rêve ». Le premier article de ce re-
cueil, « La vision de la dormeuse » de Jean Starobinski, est précédé par la repro-
duction d'une célèbre peinture de Füssli, The Nightmare, Le Cauchemar. Le der-
nier article, signé Jean-Claude Lavie, s'intitule « Parler à l'analyste ». Le parcours
du voyage, l'espace d'une réflexion semblent ainsi être déjà suggérés, cernés par la
présentation, l'ordonnance interne du recueil lui-même : le rêve est à la fois objet
vu, éprouvé par le dormeur, et discours adressé par le patient à son analyste. Des
images rêvées à ce que les mots peuvent en faire dans les séances : c'est encore au-
jourd'hui, vingt ans après, l'espace du rêve où la psychanalyse voyage et séjourne.
Au restaurant où je travaille... Il n'y a presque personne... Je m'étonne de la
disposition des chaises, elles sont rangées les unes à côté des autres... Je
continue à le faire de la même façon. Derrière moi, la patronne, elle me
regarde... je crois qu'elle sourit, aimable... Dans un coin de la salle, un curé
et une petite fille... Je me demande ce qu'ils font là.
Elle était arrivée en retard. Ce dernier mois elle a manqué plusieurs séances.
Elle commence par évoquer les difficultés qu'elle ressent à poursuivre sa cure. Elle
Rev. franc. Psychanal., 1/1993
178 Edmundo Gômez Mango
croit que je ne peux plus l'aider ; elle a compris pas mal de choses pendant ces deux
années d'analyse... Mais maintenant, c'est trop dur, elle travaille beaucoup, elle est
très fatiguée... Tout devient confus, ses projets d'avenir se brouillent : poursuivre
ses études en France, retourner dans son pays d'origine. Elle n'a plus le temps de
s'occuper de sa fille, de l'aider dans son travail scolaire. Elle n'a pas de nouvelles de
sa mère, gravement malade... Elle me raconte le rêve de la nuit dernière.
Elle n'est pas une « rêveuse », elle se souvient rarement de ses rêves : je
l'écoute avec attention, en me disant que peut-être « elle veut m'abandonner, in-
terrompre la cure, mais en même temps elle m'apporte un rêve pour poursuivre
son travail, me faire plaisir ». Les chaises disposées en rangs lui font penser à une
église ; adolescente, elle avait été une catholique fervente, elle avait pensé devenir
nonne, ce qui avait horrifié sa mère. La patronne c'est, bien sûr, sa mère. Au
cours des dernières séances, elle avait pu comprendre comment, dans son nou-
veau travail de nuit, face au patron et à la patronne, elle avait « dramatisé », réé-
dité certains aspects de sa situation oedipienne infantile. Elle justifiait ce nouvel
emploi (qui ne s'accordait ni avec son histoire de jeune fille issue d'une famille
aisée ni avec ses études universitaires) par des raisons financières (surtout : payer
son analyse) ; cette nouvelle occupation avait presque coïncidé avec la maladie
de sa mère : oui, elle se « sacrifie » pour elle, sa mère serait épouvantée si elle sa-
vait qu'elle fait ce genre de travail, qu'elle est devenue serveuse. Mais elle ne peut
rien lui demander, et encore moins maintenant qu'elle est malade ; elle doit ga-
gner de l'argent avec son travail. Le restaurant devient une église ; elle se sou-
vient que sa mère a fait baptiser sa fille, contre sa volonté, en cachette, dans une
église... L'église, poursuit-elle, est en relation avec sa culpabilité, ses fautes, le
péché d'avoir abandonné sa mère, de ne pas l'accompagner, de l'avoir tellement
haïe... Je pense en l'écoutant que ce travail de nuit a été pour elle l'occasion de
revaloriser narcissiquement son corps, de se permettre le jeu de la séduction, de
renouer avec son activité sexuelle, très inhibée depuis des années... « Je range les
chaises, je mets de l'ordre, la mère-patronne est contente », dit-elle. A ma re-
marque sur la position de cette figure du rêve, derrière elle — comme moi, pen-
sais-je —, elle répond par un souvenir, qu'elle évoque avec honte et dégoût : pe-
tite, elle souffrait d'une forte constipation, elle se plaignait aux toilettes, sa mère
a voulu l'aider avec des opérations manuelles. Je me disais : « Le rêve de la ser-
veuse, des chaises... ; elle sert sa mère, encore quand elle veut la rejeter, elle me
sert un rêve quand elle menace de m'abandonner. » « Ce que je ne comprends
pas, dit-elle, c'est cette image, le curé, la fille... »
La cure se déroule en langue espagnole. J'écoute alors — je ne l'avais pas
entendu de cette façon lorsqu'elle avait prononcé cette phrase pour la première
fois — él cura la nina, il guérit la fille (le curé : el cura, ou él cura, du verbe curar,
guérir). Après un court silence, je reprends cette phrase : él cura la nina.
De la servitude et de l'innocence du rêve 179
Il est peut-être plus difficile de rendre compte des motivations d'une inter-
vention de l'analyste que d'essayer d'imaginer celles qui sous-tendent les mani-
festations du patient. En reprenant cette phrase, il me semblait, dans un même
mouvement, saisir et rendre compte d'une des significations transférentielles de
ce rêve : le désir de poursuivre la cure (entre l'analyste-curé et la patiente fille),
qui s'oppose à son transfert négatif, son hostilité, sa lassitude. Elle est encore
sous la menace de la mère-patronne qui se tient derrière elle (comme l'analyste) ;
elle est dans un restaurant et dans une église, un heu profane et sacré. Le danger
d'une relation de soumission passive, ou de son contraire, une rébellion active,
vis-à-vis de la mère au pénis, est toujours là. Oui, elle devrait poursuivre la cure
pour se sortir de cette ambiguïté du lien à la mère ; la maladie grave de celle-ci
avait réveillé en elle des sentiments de culpabilité, des souhaits de réparation du
corps maternel, mais encore des souhaits de mort, pour pouvoir enfin se délivrer
de l'emprise de cette mère froide, envahissante, qui la tenait entre ses doigts,
durs et noirs, depuis si longtemps... Le mal frappait maintenant son corps
comme elle l'avait fait avec sa haine. La mère blessée, malade, dans ses fan-
tasmes déjà en agonie et moribonde, et pour cela encore plus menaçante, avait
ravivé sa crainte intense de la castration. (Pendant une longue période nous
avions analysé les difficultés qu'elle ressentait avec sa propre fille, enfant-pénis-
douloureux, mort-vivant, avec qui elle vivait seule, et dont elle avait commencé,
très douloureusement, à se détacher.)
D'une part, ce rêve vient « confirmer » un travail analytique préalable ; plu-
sieurs de ces pensées latentes viennent « d'en haut », reprennent des éléments de
la vie actuelle de la patiente, de sa vie quotidienne, mais aussi de sa vie analy-
tique. D'autre part, il accueille des représentations qui viennent d' « en bas »1,
qui surgissent de l'activité de la remémoration et de la production fantasmatique
(essentiellement centrée, dans cette séance, sur le lien à la mère au pénis et à la
castration). Il prend sens et je l'écoute, dans son adresse transférentielle, il dit la
contradiction de ses désirs par rapport à la cure, l'abandonner ou la poursuivre,
malgré les « sacrifices » imposés, accepter la médiation du « curé-analyste »
dans la relation de la mère-patronne et de la petite fille.
On pourrait, bien sûr, écouter dans ce rêve bien d'autres résonances : orales
— le restaurant, le lieu où l'on mange —, anales — le thème de l'argent, ce
qu'elle me donne et ce qu'elle retient, le rêve-cadeau, le contrôle. Il me semble
important d'admettre la nécessaire incomplétude de toute interprétation, son ca-
ractère inachevé, fragmenté, non seulement quand elle est dite, mais encore
quand elle n'est que pensée par l'analyste. Et ceci pour des raisons pratiques
1. Sur les rêves d'en haut et d'en bas : S. Freud (1923), Remarques sur la théorie et la pratique de
l'interprétation du rêve, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 81.
180 Edmundo Gomez Mango
— on ne peut tout écouter, tout dire, en séance, à propos d'un rêve — mais
aussi pour des raisons d'adéquation plus profondes entre, dirais-je, la pensée
psychanalytique et ce qu'elle prétend penser, en l'occurrence, les pensées latentes
d'un rêve.
« El que se fue a Sevilla perdio su silla » : « Celui qui est allé à Séville a
perdu sa chaise. » A un certain moment de la séance je m'étais rappelé ce dicton
espagnol. Qui l'avait prononcé, « dicté », « derrière moi »? A quelle pensée la-
tente s'adressait cette arrière-pensée ? D'où venait, où allait cette parole de la
langue et de la tradition ? (Le dicton : un rêve de langue, un « saisissant raccour-
ci » de mots, comme celui que Freud signale à propos du travail du rêve1.) J'ai
réentendu ce proverbe, vers la fin de la séance ; en revenant sur l'image des
chaises, c'est elle qui le répétait.
Le récit de rêve rapporté dans une cure est toujours au service du transfert :
c'est sa servitude involontaire. Comme n'importe quel autre élément ou ingré-
dient de la réalité de séance, le récit de rêve prend figure et sens dans le milieu
qui lui est le plus propre, le transfert. Il est nécessairement conditionné, influencé
par le déroulement de la cure. Le rêve boite, il tire la jambe, il « traîne la patte »
(selon la traduction de Jean Laplanche)2 derrière l'analyste ; il « confirme » le
travail préalable, il « complaît » l'analyste ; l'évaluation de l'interprétation ou
du travail d'analyse qui semble l'avoir convoqué devient alors difficile : on ne
sait plus quelle est la part du rêve, qui confirme la justesse de l'activité interpré-
tative, et celle qui ne serait qu'acquiescence, docilité, produit — encore une
fois — de la suggestion. Tout peut être conditionné, suggéré, influencé par l'ana-
lyste : les pensées latentes, qui restent proches de la vie consciente, mais encore
le désir lui-même de rêver, le moteur, la force inconsciente, pulsionnelle, néces-
saire pour engendrer la forme onirique. Seul le travail du rêve, la dynamique
même de sa formation seraient hors influence, non atteints par la « force d'at-
traction » — pour reprendre l'expression de J.-B. Pontalis — qui domine, fonde
et soutient le mouvement de la cure3.
Le rêve et la narration
Träume, celle de la Schäume, l'écume de ses propres rêves). Blessé par le trans-
fert, le rêve qui tire la jambe, qui suit à la traîne le travail d'analyse, est encore le
témoin du combat entre ce qui puise, pousse et se dévoile et la pression du refou-
lement. Le rêve est accomplissement de désir, mais il est encore accomplissement
de récit. Le désir de rêver et le désir d'interpréter sont pris dans le déploiement,
dans l'accomplissement, dans la vague de fond de la narration de la cure.
Le dormeur voit, mais l'analysant raconte. L'analysant et l'analyste se tien-
nent dans cet entre-deux de l'expérience du rêve qui donne à dire son propre récit,
et l'expérience de la diction de sa narration, qui donne à voir les images absentes
dont elle se souvient. Le rêve n'est pas plus dans les seules hallucinations visuelles
du dormeur que dans le seul discours qui les raconte ou dans l'écoute qui les
reçoit : le rêve, son travail dans la cure, est la complexitémême de leurs rapports.
La servitude du rêve en relation avec l'expérience du transfert me semble
être doublée par la nouveauté, par l'innocence qu'on peut ressentir dans le rap-
port qu'il maintient avec la langue. Nous reconnaissons tout de suite la forme
narrative, le style du rêve : incohérent, lacunaire, souvent absurde, parfois gro-
tesque, libéré des contraintes logiques de la négation, de l'espace et du temps. Il
est comme un conte à la limite d'un conte : il impose d'emblée à notre écoute
une distance naïve, ludique et esthétique, qui nous confère la liberté de penser
tous les sens et tout manque de sens. Son récit est originel, parce qu'il apporte
avec lui les vestiges de la source dont il provient, les traces du chaos originaire
dont il a puisé et dégagé sa forme. Il est mythique, parce que dans la suspension
de son achèvement, dans sa figuration éclatée de fragment, il nous parle encore
de ses commencements. Il nous invite à voyager dans l'arrière-pays du « ou
bien... ou bien », du « tantôt... tantôt », du « ni l'un ni l'autre » et « de deux
choses les deux », celui de la ressemblance et du semblant, de la lumière noire de
l'oxymoron, du passage, de la circulation infinie du « comme si... ». Sur ce mou-
vement de fond, et sans l'arrêter, la représentation « non remplacée » dans le
travail du rêve lui-même, « des « oppositions » comme « intéressé-désinté-
ressé », « être débiteur - faire gratuitement », signale Freud à propos de son rêve
de « la table d'hôte », fait signe et surface à l'articulation du fantasme.
C'est peut-être ce désir de narration que le rêve éveille et suscite chez l'ana-
lyste. L'interprétation, qui vient souvent on ne sait pas d'où, qui se dit parfois
presque à notre insu, met l'activité de parole de l'analyste par rapport à la
langue dans une situation similaire à celle du rêveur par rapport au récit de son
rêve. Elle est comme un écho de cette voltige de pensées latentes, de ce va-et-
vient incessant de paroles qui constitue et fonde le flottement de l'attention de
l'analyste qui écoute, où se mêlent et se heurtent les mots du patient, ceux de
l'interprète et les paroles de la langue, ces arrière-pensées, ces arrière-mots du
grand parler des séances d'une cure, de notre propre analyse et de notre culture.
182 Edmundo Gomez Mango
Michel ODY
Ici les choses peuvent aller jusqu'au point où ce dernier risque d'être menacé
de collapsus topique, pour reprendre une expression de C. Janin. Ce collapsus
menace d'ailleurs les trois coordonnées de la métapsychologie : ni pensée, ni fan-
tasme, ni affect ; tout se fige, à haute énergie en fait. La réduction de l'écart n'est
plus ici celle progrédiente que nous évoquions, analogique à la tonalité du rêve,
correspondant à celle de la séance. Cette réduction est négative. Il faudrait parler
d'écart positif ou négatif, selon les moments de la cure.
Pour ce qui a trait à ces moments critiques de négativité, seule la réintro-
duction d'un écart — positif ici — entre le fonctionnement du patient et celui de
l'analyste pourra permettre la relance.
C'est sans doute ici que la relation d'inconnu dont a traité G. Rosalato 1
trouve un point d'application essentiel, alors que le contre-transfert peut se mo-
biliser jusqu'à la théorisation comprise. La « chimère » dont a parlé M. de
M'uzan 2 peut être un point d'origine de la réintroduction de cet écart.
De toute manière, on sait qu'à la suite de tels moments critiques en séance
ceux-ci peuvent trouver leur place dans les pensées latentes à venir de l'analyste
et relancer ainsi sa propre activité associative et élaborative, que ce soit en
séance ou hors séance.
Le rêve de l'analyste, lorsqu'il est impliqué dans ce mouvement, a bien sûr
une valeur notable. Il rend exemplaire l'écart positif dont je parlais, remobilise la
triangulation fondamentale pour l'espace, sur perspective de l' « attracteur oedi-
pien », pour reprendre une métaphore chaologique que j'ai déjà utilisée il y a
quelques années3.
Nous essayons d'une façon générale d'être attentif à nos propres rêves. Mais
certains surgissent au plus proche de la relation d'inconnu, de cet autre, de cet
étranger dont parle E. Gomez Mango à la fin de son texte.
Ces rêves sont souvent caractérisés par leur violence figurative et d'affect,
leur forte régression formelle, force dont la charge trouvera son déploiement,
son étalement, par la retrouvaille des pensées latentes qui en ont été l'archi-
tecte (pour reprendre le terme de M. Fain). C'est un premier temps d'élabora-
tion, celui qui permet d'ailleurs d'éviter les conséquences de tels rêves pour la
vie vigile.
Ces rêves surgissent plus particulièrement dans des conjonctures ponc-
tuelles, ou plus essentielles de la vie de l'analyste, mais aussi dans ces moments
critiques avec certains patients.
Une suite d'écarts, donc, tant dans leur valeur positive que négative :
— rêve / récit du rêve ;
— récit du rêve / associations du patient ;
— associations du patient / associations de l'analyste jusqu'à ses propres rêves.
Et nous arrivons à la limite du communicable, en tous les cas en une telle
occurrence, c'est-à-dire à l'auto-analyse de l'analyste.
Mais, à ce point, la fonction métaphorique du discours me fera faire un pas
supplémentaire.
Je passerai par une médiation, celle de Borges qu'E. Gomez Mango cite
dans sa conclusion à propos des Cimmériens. L'association qui s'est faite pour
moi a été la rencontre entre Borges et A. Green, dont celui-ci témoigne dans le
dernier chapitre de son livre La déliaison1.
Il ne s'agit pas d'un rêve ici, mais d'un poème. Il a pour le moins quelque
valeur analogique.
Le poème, c'est « El otro tigre » (L'autre tigre), paradigme borgésien par
excellence, une des métaphores ordonnatrices de toute son oeuvre, nous dit
A. Green. Ce poème, ajoute-t-il, recèle le fantasme fondamental de Borges.
A. Green y voit là, articulés comme jamais, les rapports de la bibliothèque et de
la jungle, du livre et du fauve. « Le tigre est le cauchemar du rêve », disait
Borges.
A. Green précise, et c'est bien là où je veux en venir : « Si ce poème me tou-
cha si fort, c'est que je sentais qu'il mettait face à face, en moi, l'homme de. pa-
roles que je tente d'être et le fauve que je ne cesse pas d'être, qu'aucun de nous ne
cesse d'être. »
Les circonstances de la vie, comme à certains moments nos patients, peu-
vent ainsi solliciter, voire éprouver le fauve en nous, la triple bête comme dit
aussi A. Green : « Lui, vous, moi ; elle est tigre, sphinx, homme. »
C'est peut-être par ces moments avec nos patients que pourront se consti-
tuer leurs propres métaphores ordonnatrices.
Michel Ody
72, rue Bonaparte
75006 Paris
1. A. Green, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, souligné par moi.
Le psychanalyste :
un voleur de rêves ?
Claude JANIN
Il y a un peu plus d'un an, je reçois l'appel puis la visite de France. Cette
belle jeune femme d'une trentaine d'années a fait, il y a quelques années, une
analyse avec un collègue expérimenté et elle veut maintenant reprendre un trai-
tement. Assise en face de moi, silencieuse, le regard fixé, accroché au mien,
France m'explique qu'elle a connu dans sa vie des événements terribles qui
semblent avoir réalisé assez exactement les désirs qui peuvent habituellement
être articulés au sein des fantasmes originaires.
Sidérée, n'osant plus penser ni désirer, tant la réalité paraît réaliser ses
voeux inconscients, France entreprend une analyse qui s'interrompt brutale-
ment, parce que son analyste, me dit-elle, « n'adhère pas à la réalité de ce que
j'ai vécu ». Elle a le projet de reprendre avec moi mais paraît disposer d'un
espace interne extrêmement réduit : elle présente en effet un état psychique que
j'ai récemment décrit sous le terme de collapsus topique (Janin, 1989) : la ren-
contre entre réalité psychique et réalité matérielle, entre fantasme et événe-
ment, abolit la distinction entre l'interne et l'externe. C'est la situation trauma-
tique par excellence. Je réalise à ce moment pourquoi France ne veut pas,
pour l'instant, s'étendre sur le divan : elle a besoin de garder l'objet sous son
regard afin de vérifier qu'il n'est pas atteint par son activité fantasmatique.
Elle me dira d'ailleurs, lors de l'entretien suivant, qu'elle a vu plusieurs collè-
gues et qu'elle me choisit, moi, pour mon aptitude à « soutenir son regard ». Je
remarque pour moi-même le double sens de l'expression : apporter un sou-
tien / affronter : la patiente ne m'annonce-t-elle pas ainsi qu'un des enjeux du
travail commun que j'accepte d'entreprendre avec elle sera pour moi de lui
montrer une capacité à survivre psychiquement à ses mouvements destructeurs
et d'ainsi la soutenir dans l'exploration d'un monde interne dans lequel lesdits
mouvements ont produit des effets cataclysmiques. On comprend, par
exemple, que dans un tel contexte, le rêve — réalisation hallucinatoire de
désir — soit très absent du matériel apporté par la patiente. Dans ces condi-
tions, je propose à France un travail en face à face, à trois séances par se-
maine, avec l'idée lorsque ce travail de « détoxication » de la relation sera
avancé, de lui proposer une analyse à quatre séances par semaine. De tels
aménagements du cadre me paraissent possibles : je ne pense pas qu'on puisse
radicalement distinguer dans certains cas travail de psychothérapie et travail
analytique ; j'affirme au contraire que certains patients ne peuvent être traités
d'abord qu'en psychothérapie de face à face, pour éviter les risques d'une perte
de contact dévastatrice, et que de telles psychothérapies ne peuvent être
conduites que par des analystes ; nous le savons depuis longtemps à propos
des patients somatiques, mais cela me paraît vérifïable pour d'autres types de
patients pour lesquels des risques de repli autistique ou de réaction thérapeu-
tique négative catastrophique peuvent être craints. J'ai, pour ces patients, fré-
Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 193
la réalité et mes pensées. Dans ce rêve aujourd'hui, les objets, les cadres et les
images qu'ils entourent peuvent être malmenés, ça ne touche pas la réalité de ce
qui se passe entre nous. »
Par rapport à ces rêves, deux positions techniques étaient possibles :
— La première, très classique, aurait consisté pour moi à prendre en compte
les contenus du premier rêve dont j'ai mentionné l'extraordinaire condensation ;
l'énumération de ces contenus que je ne puis faire ici, m'apparaissait porter en
elle-même un caractère « sauvage » tant l'histoire traumatique de la patiente y
était entièrement représentée, dans toutes ses composantes ; c'est pourquoi je me
suis abstenu de suivre cette voie.
— La seconde tenterait de dialectiser un élément du deuxième rêve — les
contenus représentatifs mis à mal (cadres brisés, images abîmées) — et l'espace
analytique demeuré intact d'une part, et une association du premier rêve : Vider-
man qui vient de mourir et ne croyait pas à la réalité des scénarios rapportés
dans la cure.
Je suppose que derrière le manifeste : « Il est mort et ne croyait pas », la
logique latente est : « Il est mort car il ne croyait pas. » Ce que la patiente sous-
entend ainsi est : « Vous pourriez mourir — en tant qu'analyste, c'est-à-direêtre
quitté par moi — à vouloir désigner mes pensées violentes comme des pensées,
alors que pour moi, elles sont marquées du sceau de l'événement. »
J'évoque cette possible dialectisation parce que, du point de vue de France,
deux propositions psychiques, représentées au moyen du rêve, se font jour
successivement :
— La première consiste à dire que si je n'adhère pas à ce qu'elle me dit du
poids de la réalité, je mourrai, en tant qu'analyste, qu'elle me quittera comme
elle a quitté le premier.
— La seconde — permise, me semble-t-il, par mon abstention interprétative
relative — tient dans le second rêve : « Les mouvements internes violents
n'affectent pas la réalité de notre travail analytique. »
La coexistence de ces deux propositions psychiques permet l'émergence
d'une position ambivalente authentique dont la valeur permet le dégagement du
collapsus topique : un conflit interne s'amorce (avoir des mouvements internes
violents / conserver l'objet vivant) engageant, au-delà, les deuils jamais ébauchés
par France. J'en resterai là provisoirement, pour la clinique, après m'être rap-
pelé, grâce à France, que Viderman citait Aristote dans la Construction de
l'espace analytique (Viderman, 1970) : « Interpréter, c'est dire quelque chose sur
quelque chose » ; cette séquence permet de penser, en contrepoint, que le silence
permet que quelque chose soit interprété. Jamais peut-être, ne me suis-je à ce
point senti pris entre deux propositions qui bornent l'espace de mon écoute des
rêves des patients (mais pas seulement des rêves) : A un pôle, l'idée qu' « analy-
Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 195
— triomphe de la castration ;
— protège de l'homosexualité ;
— dispense de l'agressivité hostile tout en l'expliquant ;
— bloque l'accès aux blessures du corps ;
— dénie la désintégration fécale ;
— protège contre l'angoisse de séparation ;
— donne le sein et pleine possession de la mère ;
— permet l'illusion sur soi.
BIBLIOGRAPHIE
André BEETSCHEN
Claude Janin, dans la visée qu'il soutient (et qui est, comme toujours dans
l'analyse, plus contrainte que « choisie » : l'élaboration du contre-transfert n'est-
elle pas, essentiellement, retour sur cette contrainte ?), propose deux modalités
interprétatives :
D'abord la réserve, qui est bien ici un acte délibéré et pas seulement indéci-
sion, ou passivité. Réserve quant à une interprétation « sauvage, immédiate ». Il
suit là, tout à fait, la ligne freudienne qui questionne l'interprétable à l'aune des
résistances du patient (forte ou faible pression de résistance ; surface ou profon-
deur, etc.). Cependant la réserve porte, précise Claude Janin, sur les contenus.
Mais que sont-ils exactement ? Moins détails ou reprises dans les mots des
images oniriques qu'images closes qui représentent totalement, qui ne semblent
laisser, autrement dit, aucun reste. L'ininterprétable du rêve est alors son évi-
dence, qui susciterait une traduction dissolvante du rêve lui-même. Peut-être
faudrait-il distinguer cependant ce qui ressort ici de l'hypothèse spéculative
(comment le rêve peut-il être soluble dans son interprétation ? Comment le pas-
sage des images aux mots peut-il vraiment ne pas laisser de reste ?) et du fan-
tasme de l'interprète, produit par le transfert de la patiente et qu'actualiserait le
mot de « voleur ». Toujours est-il que la réserve proposée, qui fait pièce à l'ani-
misme du rêve, s'inscrit dans cette tension signalée de l'interprétation freu-
dienne, tension maintenue jusqu'au bout (Abrégé de psychanalyse) entre traduc-
tion complète et reste intraduisible (ombilic). On sait les formules proposées
pour cette traduction complète : « rêves complètement élucidés », « dernière
pièce du puzzle », etc., formules venant conforter la conception de l'interpréta-
tion comme traduction des pensées de nuit en pensées de jour. Le rêve, lapsus de
nuit?
A insister cependant sur la réserve, Claude Janin désigne un défaut de l'énig-
matique du rêve, un manque de l'a-traduire, qu'il faut mettre en travail. Dès
lors, cette réserve (proche ici, à mon sens, de ce que Jean Laplanche a nommé
« refusement » pour traduire Versagung) n'est pas seulement refus ni même at-
tente : elle ménage d'autres voies pour l'interprétation que la traduction immé-
diate, elle oblige à des détours, à des complications, à un travail psychique. En
somme, elle perd le rêve autrement que le récit le fait d'ordinaire (en l'installant
dans l'associativité de la parole). Elle le perd en l'immergeant dans lès pensées de
« transfert ». Je mets des guillemets à transfert, car celui-ci se trouve là sollicité
de manière singulière.
En effet, dans le premier rêve notamment (celui du détail du regard vide),
l'associativité de l'analyste reprend et déploie des signifiants (vide, Viderman,
mort, vif), qui lient rêve et transfert, mais avec cette particularité que le regard
n'est pas simplement un objet fantasmatique. Il est aussi ce réel qu'il faut porter,
soutenir, quand l'analyste l'a perçu comme « fixé, accroché à lui ». Singulière
204 André Beetschen
l'Uberdeutlich de son image ? Voleur de feu, quand le rêve est cette fenêtre
ouverte sur le plus intime et quand l'analyste peut se sentir jaloux, parfois, des
rêves de son patient, alors même que le récit du rêve qu'il reçoit, qu'il écoute, le
tient radicalement exclu de la jouissance des images ? Voleur par l'interprétation
quand elle est sauvage et se fait dans l'urgence (mais la malice du rêve et le
triomphe de son leurre sur l'exigence pulsionnelle visent justement à solliciter
l'urgence de son recouvrement interprétatif à la place de l'inquiétude patiente de
sa mise en pièces). Et le voleur de feu, c'est encore Prométhée, cet ancêtre de
l'analyste : voler le rêve, l'interpréter, c'est le dérober à nouveau aux puissances
divines et tutélaires de la nuit, pour le confier à l'humain de la parole. En ce sens
la mémoire du rêve en est aussi la première voleuse.
ment, en disant qu'il manque aux rêves de sa patiente « une certaine profondeur
de champ ». Fascination du et par le rêve : mais peut-on se débarrasser complè-
tement de la beauté du rêve, même après que Freud eut contribué, comme le dit
J.-B. Pontalis, à le « désenchanter » ? Le rêve ne continue-t-il pas à nous venir
comme « passante » de la nuit :
Un éclair puis la nuit — fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité.
(Baudelaire.)
BIBLIOGRAPHIE
Dennis DUNCAN
Mardi
de là, elle passe rapidement à la dispute qu'elle a eue la veille (lundi) au cours
d'une entrevue. Son mari avait été le maître de cérémonie lors de la soirée dan-
sante des anciens élèves de l'école qui avait eu lieu samedi soir. Elle parle avec
sarcasme du plaisir de son mari à « exercer ses charmes ». Tous « les garçons »,
les anciens camarades d'école de son mari, étaient là avec leurs femmes. Comme
de coutume, les garçons avaient trouvé son mari fantastique ; ils parlèrent de lui
en plaisantant et en racontant les mêmes vieilles anecdotes du bon vieux temps.
Son mari n'arrêtait pas de se lever de table pour aller « faire l'important ».
Ayant regagné sa place à un moment donné, il eut la surprise désagréable de
trouver sa femme en train de se disputer avec son meilleur ami, devant tout le
monde.
Cependant, tout finit par s'arranger ; de retour à la maison, ils firent
l'amour, ce qui était « O.K., bien ». Mais après, il demeura silencieux, comme
de coutume. Comme toujours dans ces moments-là, elle avait envie de parler
mais pas lui. Alors elle lui « expliqua » les raisons de la prise de bec à table.
Elle avait en fait pris sa défense. Il lui avait souvent dit combien il détestait la
manière que les garçons avaient de l'admirer. C'était ce qu'ils avaient fait, et
en particulier son meilleur ami. Elle avait alors pris son parti. Elle leur avait
dit qu'il n'était pas tel qu'ils se l'imaginaient. Au fond, il était déprimé et insé-
curisé. En entendant cela, son mari était devenu réellement silencieux, et sa co-
lère l'avait tenue éveillée, elle, une bonne partie de la nuit, même après qu'il se
fut endormi. Le lendemain matin, il était de bonne humeur, comme si rien ne
s'était passé, ce qui était tout bonnement impensable ! — Oh, elle vient de se
rappeler de la dispute qui a eu lieu la veille pendant l'entrevue. Mme Brown
ne fait pratiquement aucune pause, alors que d'ordinaire, compte tenu de
notre rythme de travail habituel, il y aurait eu une pause naturelle, un temps
de réflexion suivi peut-être d'une remarque de l'analyste ou du patient ; ceci
fait que l'élaboration d'une interprétation chez l'analyste a été entravée, inter-
prétation qui aurait permis de faire le lien entre la provocation inconsciente de
son mari par la patiente et celle envers son analyste que constituait le fait de
lui raconter une histoire si immodérément partiale. Si l'interprétation avait
porté ses fruits, elle aurait amené la patiente à éprouver et reconnaître son sen-
timent d'envie à l'égard de son mari, ainsi que la blessure et la jalousie qu'elle
ressentait face aux amis qui le connaissaient depuis bien plus longtemps qu'elle
— notamment le meilleur ami de son mari ; les référents passés et présents de
ces sentiments situationnels auraient pu alors à leur tour devenir plus acces-
sibles à une réactualisation dans le transfert.
Un temps de pause est nécessaire pour permettre intérieurement la formula-
tion de questions et de réponses éventuelles. Chez l'analyste, ces questions et ré-
ponses orienteront toute interprétation. Prenons quelques exemples en guise
La théorie « in vivo » 213
d'illustration. Dans quelle mesure l'attaque contre son mari était-elle sous-
tendue par une envie primitive ? Et, dans quelle mesure avait-elle pu ressentir la
« parade » de son mari comme quelque chose qui lui était destinée, ce qui par
voie de conséquence la poussait alors à vouloir se protéger et se venger ? La
vraie réponse à cette question se reflétera dans le transfert et influera sur la façon
dont elle ressentira les interprétations ; aussi l'analyste orientera-t-il l'interpréta-
tion selon la meilleure réponse à laquelle ses spéculations lui auront permis
d'aboutir. J'attirerai bientôt l'attention sur un dialogue vivant fait de théorisa-
tion et d'intuition et résultant pour une part de cette activité spéculative, mais
pour l'heure, je souhaite illustrer ce que je disais précédemment par un autre
exemple encore. Dans quelle mesure se précipite-t-elle, au lieu de faire une
pause, afin d'entraver mon activité interprétative, ou de m'empêcher de faire une
interprétation qu'elle juge prématurée ? Dans quelle mesure également peut-on
considérer qu'elle cherche aussi à m'en dire plus, dans le transfert, avant qu'il ne
soit temps pour moi d'interpréter ? Cherche-t-elle à me dire : « Je n'écouterai
pas », ou bien : « Attendez, il y a autre chose encore » ? Nous retrouverons ces
mêmes questions un peu plus tard à l'occasion de la deuxième dispute.
Cette deuxième séquence reproduit et accentue la situation analytique ins-
taurée par la première. Elle avait été personnellement sollicitée par une grande
entreprise à poser sa candidature pour un poste vacant, poste d'un niveau supé-
rieur à celui qu'elle occupait dans l'entreprise pour laquelle elle travaillait (elle
avait donc été choisie par un chasseur de têtes). Elle leur avait fait savoir qu'elle
avait autre chose en vue, et il avait été amicalement convenu que cette proposi-
tion alternative pourrait entrer en jeu dans la négociation. Ce qu'elle ne leur
avait pas dit, c'était que cette autre offre était radicalement différente. Il s'agis-
sait d'une affaire impromptue créée par deux personnages excentriques dans une
branche nouvelle et hasardeuse de la profession. Il s'avéra qu'ils ne pouvaient
pas lui garantir le même salaire que celui qu'elle percevait déjà — mais on lui
avait proposé en revanche d' « être dans le coup ».
Elle commença l'entrevue en disant à son interlocuteur qu'elle serait tout à
fait franche avec lui. Elle lui parla de l'autre société, n'épargnant aucun détail, à
la suite de quoi elle l'invita à lui faire une contre-proposition. Elle me rapporta
au cours de la séance qu'à partir de ce moment-là il avait adopté une attitude
carrément hostile. Il lui dit d'un ton dogmatique qu'elle n'avait pas l'air de com-
prendre que les deux situations n'étaient pas comparables et qu'elle ne prenait
pas en considération son curriculum vitae, la stabilité du salaire, la retraite et au-
tres petits bénéfices. Elle l'avait interrompu, lui avait dit : « Non. C'est vous qui
ne comprenez pas ! » Une société comme la sienne était de l' « arnaque ». Les
garanties de hauts salaires et de bénéfices n'étaient qu'un moyen d'obtenir le
maximum des gens, sans se sentir obligé de les payer à leur juste valeur, etc.
214 Dennis Duncan
son esprit, mais non pas de ce qu'il souhaite qu'elle fasse ou arrête de faire. Il lui
vient à l'esprit qu'elle doit sûrement pouvoir le percevoir ainsi. Elle se défend
contre le fait d'être sous l'influence de son objet mais non pas contre le fait de le
percevoir. L'analyste pense que s'il lui dit simplement ce qu'il est pour elle (ce
savoir lui vient de son expérience du maniement du contre-transfert), cela ne
pourra pas ne pas avoir un effet de vérité pour elle.
Je dis : « Pendant toute la séance j'ai eu envie de vous dire quelque chose
qui aurait remis les choses en place concernant la dispute avec le directeur et
avec Bill. Mais j'avais le sentiment que si j'essayais de le faire, vous penseriez que
je cherchais à me rendre intéressant, tout comme le directeur ou comme Bill, sa-
medi soir. Je pense que vous avez probablement et secrètement l'intention de me
contrarier moi, comme vous aviez l'intention de les contrarier eux. Je serais alors
"comme un petit garçon" qui aurait besoin de vous pour l'aider à devenir rai-
sonnable, auquel cas je serais inefficace et vous seriez celle qui auriez quelque
chose à faire valoir. Je pourrais accepter vos histoires avec complaisance, tout
comme James, ce qui pourrait vous faire plaisir ; mais vous me mépriseriez car
vous penseriez que je cherche à vous "embobiner" et que j'ai peur de m'affronter
à vous. »
C'est la fin de la séance. Somme toute, l'analyste n'a fait que dire quelque
chose de très banal, mais il pense (peut-être à tort) qu'il n'y serait jamais par-
venu s'il n'avait été pris dans une lecture si profondément engageante au cours
du week-end. L'écho d'une théorie l'a soutenu, une théorie qu'il n'a pas encore
intégrée dans son mode de travail habituel et ses principaux concepts clés tech-
niques. Peut-être est-ce cette non-intégration qui lui permet d'en prendre cons-
cience plus facilement que ne l'auraient fait les théories plus anciennes et mieux
connues qui l'auront guidé tout au long de la séance. L'écho murmure : « La
conscience se nourrit en se recentrant autour de l'Autre... Elle se trouve en se
perdant. Elle se trouve instruite et éclairée après s'être perdue et avoir perdu son
narcissisme. »
Un tableau se déroule. Il est très probable qu'il influencera la façon dont
l'analyste considérera ce que la patiente lui apportera demain. Le tableau est
signé Paul Ricoeur (1974).
Mercredi
Elle commence par dire qu'après sa séance de la veille elle s'était sentie très
angoissée. « Je me suis sentie en chute libre ! » Elle était rentrée chez elle, avec
l'intention de faire une sieste avant de retourner à son travail, mais elle avait
dormi plus longtemps que prévu et n'avait donc pas pu aller travailler. Dans la
La théorie « in vivo » 217
soirée, elle avait ressenti une angoisse d'un autre ordre dont le caractère lui était
familier depuis l'enfance et qu'il lui arrivait d'éprouver de temps à autre ; cette
angoisse se manifestait par des craintes superstitieuses associées à des expé-
riences de déjà vu. Elle dit qu'elle ne savait pas ce que je lui avais dit hier, qu'elle
ne l'a pas su non plus au moment où je le lui ai dit ; mais elle sait que c'était
« vrai ». Elle se sent forte à nouveau — « restaurée ». Puis, ses associations — et
les événements du reste de la semaine — suivent un autre chemin.
Si, juste après une séance, on devait nous poser la question : « Quelle utili-
sation de la théorie avez-vous fait dans cette séance ? », il se pourrait que nous
répondions inconsidérément : « Oh, je n'utilisais particulièrement aucune théo-
rie. Je ne pensais pas en termes théoriques, je travaillais de manière tout à fait
pragmatique. C'était pour l'essentiel une séance clinique. » Ce faisant, nous
avons momentanément oublié ce que George Klein rappelait au monde analy-
tique, à savoir que nos positions cliniques les plus courantes sont profondément
ancrées dans la théorie. Qu'il existe des motivations inconscientes et des liens si-
gnificatifs entre nos pensées les plus décousues ; que certaines attitudes s'origi-
nant de l'enfance peuvent être inopportunément transférées sur une figure ac-
tuelle, etc., tout ceci renvoie à des théories analytiques, et il est difficile
d'imaginer un seul moment clinique qui ne leur serait pas relié d'une manière ou
d'une autre. Cependant, si nous nuançons notre réponse inconsidérée en disant :
« Oui, en effet, j'ai tout le temps utilisé la théorie », cela sonne faux en regard de
notre expérience de la pratique.
Ma réponse à cette question serait la suivante : lorsque j'ai entrepris ma
formation, avant d'étudier les différentes théories psychanalytiques, à commen-
cer par celle de Freud, étais-je réellement ignorant des profondeurs des moti-
vations de l'être humain ? La sélection naturelle aurait-elle permis que j'évolue
et que je survive jusque-là dans une telle ignorance ? N'aurais-je pas été doté
d'un savoir, certes imparfait, mais également profond et naturel, sur ce que les
autres et moi-même sont susceptibles de penser et de sentir, savoir dont les au-
tres dans leur avidité sont parfois prêts à s'emparer ? Ne pourrait-on pas dire
qu'un des aspects ou « couche » de ce savoir est de nature spéculative, con-
testable, potentiellement sujette à controverse, d'une façon qui n'est pas sans
rappeler les théories scientifiques ? C'est ainsi que je définirais mes propres
« théories » (collectives pour certaines, personnelles pour d'autres) sur la moti-
vation. Bien que sensiblement différentes de celles que je pourrais apprendre et
acquérir tout au long de ma formation analytique, elles ne manqueront certai-
nement pas de s'entremêler et d'interagir avec ces dernières. Selon les termes
de Sandler (1983), elles recouvrent des champs sémantiques différents au sein
d'un même espace de sens où la mise en oeuvre de concepts flexibles et dépen-
dants du contexte permet de « supporter les tensions issues des bouleverse-
218 Dennis Duncan
Le mercredi suivant
Je lui rappelle que Bozo est un chien bien dressé. Je lui demande si elle a re-
marqué le besoin insistant qu'elle a de me voir être d'accord avec elle. Je lui dis
que j'ai l'impression qu'elle pense que tout ce que je peux dire est destiné à la
« manipuler » comme ce qu'elle pensait du directeur. Puis, j'émets l'idée selon
laquelle elle se sent piégée. Elle a besoin — ici et maintenant — de savoir que
j'existe ; mais elle ne peut pas prendre le risque de perdre le contrôle qu'elle
exerce sur moi.
Elle répond pensivement que pour elle, quelqu'un occupant cette position
— quelqu'un de réel, mais dont elle ignore les pensées — serait totalement inca-
pable de la voir. Il ne saurait pas qu'elle existe.
Je lui fais remarquer qu'il semble que chacun de nous se réfère à un lieu où
il ne peut y avoir personne ; un espace intermédiaire qui ne peut être décrit que
comme n'étant pas — un « non-lieu ». Au moment où j'évoque cela, je pense
aux « trous noirs » dans l'espace et je vois l'image (une illustration empruntée en
fait à la couverture d'un livre) d'un astronome, un homme qui est en train de
montrer quelque chose au tableau noir, le dos tourné à la classe.
Mme Brown donne une description objective de son idée — on ne voit pas
qu'elle existe. Je lui fais remarquer le détachement et l'objectivité avec lesquels
elle décrit quelque chose qui n'est en réalité qu'elle-même. Puis, je revois l'image
du tableau noir et je poursuis en disant que c'est comme si nous nous tournions
le dos et parlions d'un lieu qui « n'est pas ». Aucun de nous ne sait si une quel-
conque communication est établie lorsque nous désignons ce lieu du doigt.
Nous continuons à parler de cela le reste de la séance. L'atmosphère se fait
de plus en plus étrange. Il est difficile de savoir si l'affect et le contenu des propos
que nous échangeons sont vrais ou faux, idiots ou profonds ; s'agit-il d'une intel-
lectualisation défensive ou d'une tentative réitérée de parvenir à une compréhen-
sion d'un phénomène complexe ? Ce sentiment de doute quant à l'authenticité
de la séance ne fait que se renforcer. La séance s'achève ainsi.
Jeudi
reconnaît pas la sollicitude directe que j'ai pour elle. Je décide de lui citer
l'exemple de ces moments et j'ajoute qu'ils semblent être l'équivalent du senti-
ment de souffrance qu'elle vient d'évoquer. Cette intervention a pour effet de
modifier l'atmosphère étouffante de la séance ; ma patiente explose littéralement
de colère. Elle dit qu'elle n'est absolument pas d'accord avec ce que je lui ait dit
la veille. Je me suis trompé sur toute la ligne en ce qui concerne son chien, me
dit-elle. Ce n'est pas vrai qu'elle le contrôle lors de leurs promenades dans les
bois. Ils décident équitablement l'un et l'autre de ce qu'ils vont faire et de l'en-
droit où ils iront.
Je lui dis que j'ai l'impression qu'aujourd'hui nous parlons, chacun de son
côté, de la même chose. Je poursuis en disant que j'ai le sentiment qu'il s'agit de
la même chose et du même lieu que la « non-chose » et le « non-lieu » que nous
avons évoqués hier.
Elle demeure un moment silencieuse, puis se met à parler d'une manière
affable. Elle dit qu'elle n'a jamais pu me voir comme une personne réelle ayant
l'intention d'établir une relation directe avec elle, car elle redoute le moment
où je pourrais passer à côté de ce qu'elle chercherait à me dire, ce qui lui se-
rait alors insupportable. Ce point marque un tournant dans la séance, la ten-
sion se dissipe et ce quasiment jusqu'à la fin ; puis, alors que la séance est
juste sur le point de se terminer, Mme Brown énonce une proposition brève,
claire et cohérente, que je ne peux restituer, car, lorsque peu de temps après je
cherchai à me remémorer le contenu de cette séance, un blanc vint recouvrir
dans son esprit la formulation verbale de cette proposition, cependant que son
sens et sa tonalité affective demeuraient tout à fait intacts. Ce qu'elle avait dit,
revenait à nier, tourner en dérision et détruire tout le travail accompli pendant
cette séance et la séance précédente. Ceci provoqua en moi une sensation d'en-
lisement, de même nature que celle que j'avais éprouvée durant la première
partie de la séance, mais plus intense encore, sensation à laquelle se mêlaient
des accents de rage et de désespoir.
Je ne pris conscience que plus tard — au moment où je réfléchissais à la
façon dont nos théories peuvent fonctionner pour nous en dehors du cadre où
nous les pensons — du fait que de temps à autre je me réfère dans ma pratique
clinique à l'idée de l'absence de quelque chose qui est présent par son absence
même. J'avais, ce jeudi-là, relié une expérience présente et partagée avec une
expérience de l'absence — la « non-chose » — qui datait de la veille, ce qui n'au-
rait pas dû me surprendre. Ne m'étais-je pas inconsciemment (préconsciemment)
arrangé pour le faire ? Cela avait fonctionné (si tant est que cela ait fonctionné)
précisément parce que cela avait été conçu pour cela ! Je me suis demandé s'il
n'existait pas un mécanisme similaire qui serait à l'oeuvre dans toutes nos théo-
ries. Nous redécouvrons ce que nous avons caché, mais avec l'espoir de retrou-
La théorie « in vivo » 221
ver nos filets remplis, tel un pêcheur ! J'ai ensuite cherché à retrouver à partir de
quel moment l'utilisation de l'absence psychique est venue s'inscrire dans le ré-
pertoire de mes outils conceptuels. C'était dans les années soixante-dix, époque
où les travaux d'André Green sur l'absence et la symbolisation avaient retenu
toute mon attention.
Vendredi
Résumé
REFERENCES
Duncan D. (1989), The flow of interprétation. The collatéral interprétation, force and
flow, Int. J. Psychoanal, 70, 696-700.
Freud S. (1923), Le moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, 1981.
Green A. (1975), L'analyste, la symbolisation et l'absence dans le cadre analytique, in
RFP, 1974,vol. 38.
Klein G. (1976), Psychoanalytic Theory, New York, Int. Univ. Press.
Klein M. (1971), Envie et gratitude, Gallimard, 1968.
Kohut H. (1971), Le soi. La psychanalyse des transferts narcissiques, POT, 1974.
Kohut H. (1977), The Restoration of the Self, New York, Int. Univ. Press.
Ricoeur P. (1969), Le conflit des interprétations, Seuil, 1969.
Sandler J. (1983), Int. J. Psychoanal., 64, 35-45.
Le travail mental de l'analyste :
de l'écoute à l'interprétation
Madeleine BARANGER
Introduction
Il n'y a pas de perception sans objet, ou sans un autre sujet. C'est seulement
par un effort d'abstraction que nous pouvons nous interroger sur ce qui se pro-
duit dans l'esprit de l'analyste entre l'écoute et l'interprétation. Le processus in-
terne de l'analyste qui l'amène à interpréter s'inscrit d'emblée dans une situation
intersubjective, même si c'est une relation de structure asymétrique.
En même temps, l'écoute psychanalytique s'ordonne en vue d'une interpré-
tation éventuelle, dont le contenu ne se connaît pas encore au moment de
l'écoute, mais qui va se former jusqu'au moment où l'interprétation exige d'être
formulée à l'analysé. L'intersubjectivité du dialogue analytique décrit un aspect
essentiel des processus qui nous intéressent (qui se produisent chez l'analyste),
mais en même temps elle recouvre, et quelquefois découvre, une autre structura-
tion intersubjective, comme le visible et l'audible recouvrent l'invisible-inau-
dible. Cette seconde structuration que certains appellent « champ intersubjec-
tif », non dite ou indicible, est sous-jacente aussi bien au discours du patient
qu'aux formulations de l'analyste, et, chez ce dernier, détermine aussi bien le
contenu de l'interprétation que le sentiment et la conviction que l'interprétation
doit être formulée.
Le contexte de l'interprétation
Le concept de champ
Le processus analytique
Dans le cours de l'analyse, on peut suivre les pas d'un processus. De ce pro-
cessus, analyste et analysant sortiront modifiés, quoique d'une façon et à des de-
grés distincts. L'interprétation, instrument par excellence de l'analyste, est partie
et agent de ce processus. C'est pour cela que je l'oppose aux interprétations
« sauvages » qui ne s'inscrivent dans aucun processus.
Le processus se produit à l'intérieur d'une histoire, l'histoire de cette rela-
tion analytique, avec ses va-et-vient, ses moments de progression et ses étapes de
détention, quelquefois ses interruptions. C'est dire que l'interprétation est en
rapport avec tel ou tel moment du processus, elle ne sera pas la même — même
si elle ne change que de forme et non d'objet — au début, ou après un temps
déjà long d'analyse, ou près de la fin.
L'interprétation essaie de recueillir et d'exprimer en paroles quelque chose
qui se produit à un certain moment du processus, la fantaisie inconsciente qui
sous-tend et structure la situation actuelle du champ analytique. Cette fantaisie
est développement et combinaison — quelquefois rupture — de tout ce qui a été
produit et éventuellement interprété depuis le début du traitement.
J'ai dit « rupture » par référence à un phénomène que tout analyste a pu
observer avec ses patients, parfois de façon spectaculaire, d'autres fois « en petit » :
quelque chose qui paraissait suivre un cours plus ou moins prévisible, semble
changer de direction. L'analyste sent qu'il est en face d'une « autre personne ». Ce
n'est pas seulement la thématique manifeste du discours de l'analysant qui a
Le travail mental de l'analyste 229
changé, mais aussi le conflit inconscient que l'analyste cherche à interpréter. Le pa-
tient peut même sembler avoir changé de place dans la nomenclature nosologique
de l'analyste. Le processus semble être passé par un « point d'inflexion ». Ce n'est
pas n'importe quel changement dans le processus ou dans le patient qui répond à la
qualificationde « point d'inflexion ». Un processus sans changements ne serait pas
un processus. Nous pouvons parler de « point d'inflexion » quand s'est produite
brusquement une mobilisation (qui peut être ou non en rapport avec une interpré-
tation et un insight enregistrés) du champ analytique et une nouvelle structuration
de la fantaisie de base sous-jacente. Le point d'inflexion marque l'ouverture de
l'accès à de nouveaux aspects de l'histoire.
Ce serait une erreur de penser que l'histoire du processus analytique répète
les pas de l'histoire du patient. Mais nous pouvons affirmer que les trébuche-
ments du travail de construction de l'histoire correspondent à des moments dé-
cisifs de la vie du patient, dans lesquels il eut à mutiler son histoire propre en
même temps qu'il se mutilait lui-même. L'histoire qu'apporte le patient, quel-
quefois très pauvrement, de lui-même, se modifie, s'enrichit et se construit au
cours de l'analyse. L'interprétation — qui tend à reconstruire cette histoire —
devient nécessaire quand l'analyste perçoit ce que nous appelons le « point
d'urgence ».
Le point d'urgence
Si l'on voulait définir ce qui se passe dans l'esprit de l'analyste entre l'écoute
et l'interprétation, on pourrait le décrire comme la recherche du point d'urgence.
Le concept a son origine dans M. Klein : celle-ci considérait que le surgisse-
ment du sentiment d'angoisse (chez l'analysant) imposait l'interprétation. Mais
souvent l'angoisse n'apparaît pas comme sentiment conscient. M. Klein parle
dans ces cas-là d'angoisse latente, substituée au niveau phénoménal par d'autres
manifestations verbales ou gestuelles (silence, verbiage, tension corporelle, répé-
tition insistante d'un matériel). Nous sommes d'accord avec M. Klein sur l'idée
que l'angoisse nous sert souvent de pierre de touche de l'approche d'un matériel
inconscient sur le point d'émerger, et de cette façon oriente notre recherche du
point d'urgence. Mais l'angoisse latente peut difficilement avoir la même fonc-
tion si nous ne savons où la situer. Ce serait arriver à un élargissement du
concept d'angoisse qui paraîtrait abusif à beaucoup.
Parmi nous, Enrique Pichon-Rivière parlait du point d'urgence. Son
concept diffère de celui de M. Klein parce qu'il se centre de façon différente. Il se
définit comme le moment de la séance où quelque chose est sur le point d'émer-
ger de l'inconscient de l'analysant.
230 Madeleine Baranger
L'écoute analytique
Nous entendons le terme d'écoute dans son sens le plus large, accordant en
général une attention préférentielle aux paroles du patient. Mais nous « écou-
tons » aussi le ton de sa voix, excité ou déprimé, le rythme de son élocution, ses
attitudes, ses mouvements et ses postures sur le divan, les expressions de son vi-
sage, dans la mesure où notre position nous permet de les observer.
Freud recommandait à l'analyste l'état d' « attention flottante » (1912).
Cette recommandation signifie qu'il doit rester ouvert à ce qui peut surgir, sans
aucune sorte de préjugé ou sans chercher systématiquement la confirmation de
quelque projet thérapeutique. L'analyste qui programme un traitement selon
son savoir ou ses intérêts théoriques risque de devenir sourd et aveugle aux ma-
nifestations de son patient. L'attitude d'écoute analytique est la plus contraire à
l'attitude mentale de l'observateur ou de l'expérimentateur dans les sciences
physiques et naturelles. Ce dernier programme l'observation et l'expérience
d'après ses expectatives, qui dépendent aussi bien de ses connaissances générales
dans sa discipline que d'une idée ou d'une invention qui lui semblent apporter
un progrès pour la science. Il fonctionne avec des préconceptions qui organisent
l'observation, destinée à les confirmer ou les infirmer.
Le psychanalyste, au contraire, doit veiller à ne pas faire obstacle mentale-
Le travail mental de l'analyste 231
Qu'écoute l'analyste ?
aucune des images du rêve. L'énigme que nous pose l'analysant quand il nous
raconte son rêve renvoie à la configuration inconsciente du champ, de la même
façon que nous choisissons l'interprétation d'après cette configuration média-
trice. Le rêve et l'interprétation proviennent de la même source, et c'est pour
cela qu'ils peuvent coïncider.
Si l'interprétation est correcte, c'est-à-dire s'il n'y a pas eu de la part de l'ana-
lyste trop d'obstacles pour comprendre la configuration du champ, l'interpréta-
tion a la possibilité d'accéder à un aspect de l'inconscient de l'analysant. Accès
ponctuel que les deux participants sentent comme insight, et qu'un nouveau pro-
cessus rendra ensuite inconscient à l'analysant, mais qui laissera un élément nou-
veau pour intégrer la construction effectuée par le processus analytique.
En conclusion, ce n'est pas une chose que nous cherchons, ce n'est pas un
autre sens que nous écoutons, nous suivons la trace de quelque chose (quel-
qu'un) d'inaccessible mais toujours présent, dont la présence a eu une fonction
structurante dans la fabrication de l'histoire et continue à l'avoir à chaque mo-
ment de la vie.
L'interprétation
Ce n'est pas tout ce que dit l'analyste qui est interprétation. L'interprétation
est quelquefois précédée d'interventions verbales destinées à faciliter la commu-
nication du patient et à confirmer la présence d'écoute de l'analyste.
Tout ce que l'on comprend ne se communique pas comme interprétation.
L'analyste met en réserve beaucoup de choses qu'il comprend, jusqu'au moment
où il juge adéquat de les communiquer. Les interprétations spontanées aux-
quelles il pense peuvent et doivent peut-être être retenues jusqu'à pouvoir les in-
tégrer dans une compréhension plus large du champ.
L'interprétation au sens strict est précédée par des interventions d'essai pré-
paratoires qui marquent les progrès du processus opéré par l'analyste et son pa-
tient. On ne doit pas confondre ces interventions avec une traduction simultanée
de la communication du patient. L'interprétation se produit au moment où
l'analyste pense avoir compris quel est le point d'urgence et a élaboré la forme
qui le rendra accessible, au moins en partie, à la compréhension du patient. C'est
quelquefois le patient lui-même, s'il travaille en consonance avec son analyste,
qui est capable d'intégrer les éléments communiqués précédemment et d'arriver
à sa propre formulation interprétative.
Nous sommes d'accord avec Freud pour différencier les interprétations de
cette sorte de « constructions » destinées à présenter un tableau vraisemblable de
l'histoire du sujet.
234 Madeleine Baranger
Le langage de l'interprétation
Une partie importante du travail mental de l'analyste pour arriver à une inter-
prétation est le choix d'une formulation adéquate pour que ce patient la com-
prenne en ce moment. La première difficulté est la polysémie universelle du lan-
gage. Mais nous pensons que l'art de l'analyste consiste à transformer cette
difficulté en un instrument. L'analyste ne peut jamais être sûr que le patient va
comprendre ce qu'il lui interprète dans le sens où l'analyste l'entend. L'expérience
montre souvent que le patient reçoit comme interprétation un fragment de
l'énoncé de l'analyste, quelquefois un seul mot, et paraît dévoyer l'intention inter-
prétative de l'analyste. Mais il arrive aussi que cette « mauvaiseécoute » du patient
fasse apparaître à l'analyste quelque chose qui rectifie sa perception et constitue
une ouverture dans le champ. Nous ne pensons pas méconnaître ainsi les mau-
vaises interprétations du patient qui proviennent de sa résistance. En tout cas, ces
dernières signaleraient à l'analyste que son interprétation devait être différemment
centrée ou viser un autre niveau. C'est pour cela que le concept de beaucoup d'ana-
lystes de chercher la plus grande précision possible de l'interprétation nous semble
erroné : une telle précision peut obturer le dialogue analytique au lieu de l'enrichir.
Il n'y aurait rien de plus précis qu'une interprétation en termes abstraits et
théoriques, dans un vocabulaire métapsychologique. Nous savons tous que ces
interprétations peuvent être exactes, mais sont inefficaces.
Au contraire, l'analyste, comme le signale P. Aulagnier (1986), doit se
préoccuper de la « figurabilité » de l'interprétation, c'est-à-dire que ses paroles
puissent évoquer pour le patient des représentations de choses et des affects
concrets. Dans toute analyse s'installent des mots clés, qui ont ce pouvoir d'évo-
cation. Ils sont distincts pour chaque patient, et leur valeur prend racine dans la
propre histoire du patient et dans l'histoire de cette analyse particulière. Le
choix de ce lexique commun du traitement ne se produit pas au hasard, mais
parce que certains mots, outre leur pouvoir évocateur pour le patient, ont pour
l'analyste lui-même un effet de résonance dans sa propre fantasmatique et sa
propre histoire.
Le travail mental de l'analyste 237
Conclusion
Madeleine Baranger
Sevilla 2954
1425 Buenos Aires (Argentine)
238 Madeleine Baranger
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Aulagnier Piera (1979), Les destins du plaisir, Paris, PUF, « Le Fil rouge ».
Aulagnier Piera (1986), Du langage pictural au langage de l'interprète, Un interprète en
quête de sens, Paris, Payot.
Baranger M. et al. (1983), Process and no process in analytic work, Int. J. Psychoanal.,
64, 1, 1-13.
Bion W. R. (1952), Group dynamics : a review, Int. J. Psychoanal., XXXIII, 2, 235-247.
Freud S. (1904), De la psychothérapie, in La technique psychanalytique, PUF, 1970.
Freud S. (1910a), Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1973.
Freud S. (19106), Perspectives d'avenir de la thérapeutique analytique, in La technique
psychanalytique, PUF, 1970.
Freud S. (1912), Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique, in La tech-
nique psychanalytique, PUF, 1970.
Freud S. (1915), Le refoulement, in Métapsychologie, Gallimard, 1968.
Freud S. (1937), Constructions en analyse, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, 1985.
Freud S. (1938), Le clivage du moi dans le processus de défense, in Résultats, idées, pro-
blèmes II, PUF, 1985.
Lacan J. (1973), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire,
liv. XI, Paris, Seuil.
Merleau-Ponty M. (1945), La phénoménologie de la perception, Paris, NRF, Gallimard.
Mijolla-Mellor S. de (1990), Le travail de pensée dans l'interprétation, Topique, 46, 192-
203.
Strachey J. (1969), The nature of the therapeutic action of psychoanalysis, Int. J. Psy-
choanal., L, 2, 275-291.
Les expériences internes de l'analyste
et leurs apports au processus analytique
Théodore J. JACOBS
Dans la continuité du Congrès de cette année, je mettrai l'accent sur mon ex-
périence analytique avec un seul patient. J'essaierai d'illustrer la façon dont un
analyste utilise ses propres expériences au cours de son travail, et de montrer com-
ment certaines pensées, sentiments, fantasmes et sensations corporelles que j'ai
découverts au cours de la séance dont je vais parler ont surgi grâce aux communi-
cations inconscientes de mon patient, ont éclairé certaines de mes résistances et ont
décidé de la forme et du contenu de mes interventions. Je crois que l'utilisation de
mes expériences internes a été un élément essentiel dans ma compréhension de ce
qui s'est passé pendant cette séance particulière, et dans ma capacité à aider mon
patient à franchir un obstacle. Je rapporterai ici tout ce que j'ai noté. Je mé sou-
viens du phénomène qui a surgi à mon esprit au cours de la séance et de la manière
dont j'ai utilisé ce qui en est sorti. Sans doute, à l'exposé d'un matériel aussi per-
sonnel, vous retrouverez-vousdans la peau d'un enfant de 10 ans à qui on a imposé
la lecture d'un ouvrage sur les ours polaires de l'Antarctique et qui, en classe, doit
en faire le compte rendu. Il ne peut en dire long :
— John, avez-vous lu ce livre ?, demande le professeur
— Oui madame.
— Bien. Est-ce que vous l'avez aimé ?
— Non madame.
— Et pourquoi donc ?
— Ce livre m'en dit plus long sur les ours de l'Antarctique que ce qui m'in-
téresse.
Au cours de cet exposé, je crains de vous en dire plus long à mon sujet que
ce qui vous intéresse ; mais de cette manière j'espère vous apporter un regard à
travers lequel vous pourrez mesurer l'apport du processus mental de l'analyste
Rev. franc. Psychanal, 1/1993
240 Théodore J. Jacobs
M. V... attache une grande importance aux apparences et je sais qu'il devient
caustique lorsqu'il n'aime pas l'environnement où il se trouve. Mon anxiété tra-
hit également ma déception personnelle devant le cabinet que j'ai loué : bien
qu'il soit situé dans un bel immeuble, dans un quartier à la mode, à l'est de
Manhattan, je ne le trouve pas très sympathique. Dans cet immense quartier qui
ne m'est pas familier, mon cabinet me semble assez minable et moche. En fait, je
suis conscient de l'état de ma nouvelle installation et je m'en veux de ne m'en
apercevoir que maintenant et d'avoir investi dans un mobilier neuf.
M. V... sonne. Il est toujours à l'heure, à la seconde près, et est très fier de
sa ponctualité. Parfois, il me fait penser à une sorte de sergent-major tiré à
quatre épingles, poli, tenace, exigeant et perfectionniste. Comme je l'entends ar-
river, je dispose une serviette en papier sur l'oreiller et prends quelques secondes
pour le faire. En même temps, l'image d'un écrivain avec lequel j'ai fait mes
études me traverse. Une fois, cet homme a avoué qu'il avait un rituel journalier :
avant d'être capable de se mettre à sa table, et comme pour éviter cette tâche, il
taille consciencieusement une demi-douzaine de crayons, un par un. Je réalise
que cette pensée m'est venue parce que je retarde le moment d'aller ouvrir à
M. V... Lorsque j'y vais, j'ai à peu près dix secondes de retard.
M. V... me fait un bref signe de tête et entre rapidement dans la pièce. Il se
dirige vers le divan, déboutonne sa veste et s'allonge. Ses chaussures sont soi-
gneusement cirées et je remarque son costume élégant, très anglais et visiblement
bien coupé. Je jette un coup d'oeil à mon propre costume qui n'a rien de com-
parable, une veste et un pantalon sans élégance et sans goût. Le nom de Bar-
neys me vient à la tête : c'est un grand magasin de New York qui est devenu très
à la mode, le fin du fin, qui a débuté il y a quelques années dans le discount. A
ses débuts, lorsqu'il faisait de la publicité à la radio, Barneys se présentait
comme un magasin tout simple dont la marchandise était suspendue sur des
porte-manteaux sans présentation particulière. Je ressens alors un sentiment de
chagrin et il me vient à l'idée que pendant toutes ces années, j'ai été un habitué
des magasins bon marché, un homme de prêt-à-porter qui n'a pas surmonté la
mentalité des débuts de Barneys et qui n'a rien fait pour accéder à l'univers
exceptionnel du sur-mesure. Par contraste, à la fois mon père et mon analyste
étaient tous deux comme M. V... c'est-à-dire que tous deux aspiraient à une cer-
taine élégance et portaient du sur-mesure.
Je me souviens alors des interprétations de mon analyste à propos de mon
absence de compétitivité. Il avait mis l'accent sur le fait que j'évitais tout conflit
avec les autres hommes en me refusant à toute compétition. Maintenant, en re-
pensant à mon analyste, un homme de grande taille qui en imposait, je revis mo-
mentanément l'anxiété que j'éprouvais pendant mon analyse à l'idée que si je le
mettais trop directement en question, il pourrait retourner sa colère contre moi.
242 Théodore J. Jacobs
Mais revenons à M. V... que je regarde. Il est allongé sur le divan, silen-
cieux, et il inspecte la pièce. Ses mains glissent doucement sur les poches de sa
veste, comme pour en effacer les plis. Une phrase que j'ai déjà entendue quelque
part me revient en tête :
« A l'air britannique, pense yiddish. » Je réalise que cette pensée fugace,
d'une part anticipe la critique de M. V... et, d'autre part, est l'expression de ma
compétitivité et de mon envie devant son luxe vestimentaire. C'est aussi la
preuve que je sais que M. V... ne veut pas que l'on sache qu'il est juif.
Je réfléchis sur notre interaction et je réalise que mon transfert a beaucoup à
voir avec ma relation avec mon père et d'autres figures masculines. Devant la peur
que me causait la perspective d'un heurt avec eux, j'évitais le conflit et, afin de sau-
vegarder ma paix, je les laissais gagner, je ne me mesurais pas à eux et je cherchais à
dissimuler mes sentiments de rivalité et de concurrence. C'est, je crois, ce qui est ar-
rivé avec M. V... Il contrôlait la peur qu'il avait de moi en la niant et en devenant
l'agresseur. Je contrôlais ma propre peur de lui en réprimant ma rivalité et mon
agressivité et en vivant très consciemment mon appréhension. Je réalise cependant
que mes sentiments d'agressivité commencèrent à s'atténuer dès que surgit en moi
ce type de réflexion. Je me souviens d'avoir eu besoin de prendre conscience de ma
réaction au moment où il me fallut me rappeler ma vieille propension à éviter tout
conflit avec l'homme en général. Alors, une image de mon père me revient en mé-
moire : je le revois au téléphone, furieux contre un vendeur inefficace, et lui raccro-
chant au nez. Ce souvenir déclenche en moi la même anxiété que celle que je ressen-
tais lorsque, étant enfant, couché dans mon lit, j'entendais les colères de mon père.
Je me souviens que, grâce à mon analyse, j'ai quasiment pu surmonter la peur que
j'avais de lui. Je me rends compte que cette pensée m'autorise à traiter avec M. V...,
quels que soient les sentiments qu'il provoque en moi.
M. V... a terminé l'inspection silencieuse de mon cabinet.
« Vous n'êtes rien si vous n'êtes pas cohérent, dit-il. C'est surprenant. Votre
décoratrice a refait la même chose, elle a reproduit fidèlement votre ancien cabinet
jusque dans les détails les plus moches. » Il s'arrête, puis reprend : « N'y a-t-il pas
un philosophe qui a dit que la cohérence est l'apanage des esprits médiocres ? » Un
sentiment momentané de triomphe me traverse : M. V... se trompe, je crois me
souvenir que c'est une citation d'Emerson, très exactement, « Celui qui ne change
jamais d'avis est un esprit médiocre. » Je suis sur le point de le lui dire, mais je sais
que si je rectifie, je passerai pour un poseur et que j'agirai comme quelqu'un qui est
sur la défensive. Je m'abstiens donc de tout commentaire.
M. V... est passé à un autre sujet. Je guette le lien avec ses commentairesdu
début. Il me décrit un événement survenu quelques jours auparavant. Il était in-
vité à dîner chez M. K..., un de ses amis d'enfance qui, au fil des ans, s'est lié très
étroitement avec le frère aîné de M. V... En fait, M. K... les avait invités tous les
Les expériences internes de l'analyste 243
deux, son frère et lui, mais le frère s'était récusé parce qu'il recevait lui-même des
amis ce soir-là, dans l'appartement très chic qu'il venait d'acheter.
Mon patient me dit qu'il n'aime pas beaucoup M. K..., qu'il n'a pas de réel
intérêt à dîner avec lui mais qu'il a accepté l'invitation à la fois à cause d'un cu-
rieux sentiment de loyauté envers son frère et un sentiment irrationnel de culpa-
bilité à l'idée de tourner le dos à un ami d'autrefois.
« C'est un instable, dit M. V..., un minable qui s'est enrichi avec une chaîne de
magasins, qui a des idées fantaisistes et a emménagé Park Avenue. Je ne sais vrai-
ment pas ce que mon frère lui trouve. Ils sont de la même race ; tous deux ont de la
chance, se sont enrichis et pensent qu'ils sont au-dessus du commun des mortels. »
Tout en l'écoutant, je me sens nerveux. Je remarque que mon pouls s'accé-
lère et que mes muscles abdominaux sont tendus. Je prends conscience que je me
suis légèrement détourné de M. V... et que je lutte contre un sentiment que je ne
peux complètement contrôler. Il me vient à l'esprit que je suis indirectement cri-
tiqué et que les propos désobligeants de M. V... à propos de son ami s'adressent
également à moi.
Il me revient alors en tête ce qui est arrivé au cours d'une séance quelques mois
auparavant. M. V... avait parlé de son désir de s'installer dans l'East Side où son
frère venait d'acheter un appartement, et de son sentiment de frustration car il n'en
avait pas les moyens. Ce souvenir me fait toucher du doigt la jalousie cachée dans
la remarque de M. V... En partie parce que je comprends maintenant que c'est
l'exacte vérité et en partie parce que, intuitivement et à travers mes sensations cor-
porelles, je pressensque les sentimentsde M. V... vis-à-vis de son ami K... sont en
train de se déplacer sur moi, qui vient de déménager. J'attire l'attention de mon pa-
tient sur ce point et lui fais remarquer que M. K... n'est pas la seule personne qui a
déménagé à East Side. Je lui rappelle alors qu'il souhaiterait en faire autant et que
son frère s'est récemment acheté un appartement très cher, non loin de mon cabi-
net. Je suggère que mon emménagementdans ce même quartier l'a sans doute pro-
fondément perturbé et que cela transparaît dans son jugement sur M. K...
M. V... me répond par une niaiserie :
« Le nouveau riche, le nouveau riche, que pouvons-nous faire avec un nou-
veau riche ? Pourquoi s'accrocher, Monsieur, ce sont tous des salauds ! » .
Pendant que je l'écoute, mon estomac se contracte, mon pouls s'accélère et je
réalise que, bien que sa chansonnette m'amuse, j'ai perçu l'agressivité qu'elle
contient. Je fais remarquer à M. V... ce que son propos contient et je lui dis qu'il est
sans doute aussi jaloux de moi qu'il l'est de M. K... et de son frère puisque j'ai moi
.
aussi les moyens d'habiter East Side, alors que lui ne les a pas. J'ajoute que la jalou-
sie est sans doute une expérience douloureuse, en lui faisant remarquer que ce qu'il
ressent n'est pas nouveau, qu'il en veut aux autres et qu'il les critique.
M. V... répond à mon intervention par un souvenir remontant à son adoles-
244 Théodore J. Jacobs
1. Terme hébreu qui désigne une feuille de parchemin que l'on enroule dans un petit cylindre en
bronze, et sur laquelle sont inscrits certains versets de la Torah. Lesjuifs religieuxfixent le mezuzah sur le
montant de leurs portes afin d'être protégés contre les mauvaises influences.
246 Théodore J. Jacobs
plique pour lui le fait que je sois juif, moi aussi. Il est évident que l'idée que je
sois juif pratiquant le perturbe. Pourquoi ? Je réalise alors que, pour une raison
quelconque, la question de notre commune judéité n'a jamais été abordée. Il est
évident que c'est un sujet important qui est resté jusqu'alors dans l'ombre et que
nous avons traité par le silence. Est-ce uniquement parce que M. V... l'a évité ?
Je me le demande. Ce sujet est-il si sensible qu'il n'arrive pas à vaincre sa résis-
tance particulièrement farouche, ou bien est-ce que nous l'évitons tous les deux
en nous abritant derrière une « conspirationdu silence » ? Alors que je me ques-
tionne, un souvenir de mon adolescence resurgit.
J'avais à peu près 16 ans et je voulais devenir speaker à la radio. Souvent,
pendant la nuit, j'écoutais des enregistrements d'émissions commerciales et,
dans mon imagination, je me voyais déjà devenir une personnalité de la radio.
Mais je me demandais si mon nom de Jacobs ne jouerait pas contre moi et ma
carrière dans le milieu conformiste et protestant de la radio. Je pensais donc
qu'il serait souhaitable de changer de nom et je me souviens d'avoir choisi celui
de Ted Jordan. « Ici, Ted Jordan de la CBS. »
Je réalise alors avec dépit que derrière mon incapacité à amener mon pa-
tient à s'exprimer sur sa judéité se cache mon propre conflit, longtemps enfoui
mais réactivé par mon travail avec M. V... sur ce problème précis. Deux images
s'imposent alors à moi, successivement : une scène de la Bar Mitzvah d'une de
mes filles et le titre d'un livre, enregistré sur cassette, que j'ai écoutée le mois der-
nier, une Histoire des Juifs, de Howard Fast. Il me vient à l'idée que mon travail
avec M. V... peut non seulement avoir provoqué la résurgence de mes conflits
anciens, mais qu'il les a réactivés. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ces
souvenirs de mon adolescence ont resurgi à ce moment-là, et non avant. Je sais
que, vrais ou non, ces souvenirs sont revenus à cause de la culpabilité que je res-
sens devant mes fantasmes d'adolescent et qu'ils ont détourné mon attention de
M. V... Je pense que les problèmes de contre-transfert sont ici à l'oeuvre dans
mes extrapolations personnelles et je me promets d'y réfléchir après la séance.
Maintenant,je refocalise mon attention sur M. V... et sur ce qu'il me dit.
Il continue à parler de sa soirée chez ses amis K... Leur bébé, un garçon,
s'est réveillé pendant la soirée et a eu besoin d'être changé. M. V... a donc été in-
vité à venir voir le bébé dans sa chambre et il a assisté aux soins que lui a donnés
sa mère. Il a trouvé qu'elle était insensible ; elle paraissait irritée et maniait l'en-
fant brutalement. Et alors qu'elle se hâtait de le changer, elle l'avait piqué avec
une épingle. Ce spectacle avait incommodé M. V...
Pendant qu'il me décrit cette scène, M. V... dont le bras droit reposait sur le
côté lève sa main droite et commence à se palper le ventre. Puis il triture sa boucle
de ceinture autour de laquelle il enroule ses doigts et tire dessus. En le regardant
faire, je me surprend à faire le même geste. Je suis, moi aussi, en train de poser ma
Les expériences internes de l'analyste 247
main droite à ma taille et, sans que j'en ai eu conscience, j'ai passé un pouce der-
rière ma ceinture. Je réalise alors ce que j'ai fait et m'étonne. Cela m'évoque deux
nageurs ayant atteint l'art de la synchronisation et de l'harmonie complète et qui se
regardent l'un l'autre. Une autre image surgit : je vois M. V... encorejeune enfant,
allongé sur une table, le ventre entouré de bandes velpeau bien serrées. Immédiate-
ment, je réalise que c'est un épisode qui appartient à l'histoire de mon patient.
M. V... est né avec une paroi abdominale très mince, ce qui a provoqué chez
lui une hernie ombilicale. On s'en est aperçu alors qu'il avait environ 2 ans et demi
ou 3 ans, et pour le soigner on lui comprimaitétroitement le ventre avec des bandes
velpeau que l'on changeait tous les jours. Ces soins étaient extrêmement doulou-
reux et l'enfant les redoutait. Son état et le traitement avaient énormément accru
l'angoisse de castration de l'enfant et lui avaient donné une image de son corps
endommagée et vulnérable, et la peur constante des blessures physiques.
Je comprends alors que l'image de M. V... enfant qui a surgi en moi et les
gestes inconscients que j'ai eus en même temps que lui étaient le résultat des as-
sociations avec la scène du bébé que l'on avait changé. De son côté, M. V...
avait établi la même relation lorsqu'il s'était touché le ventre et qu'il avait tiré
sur sa boucle de ceinture. Il s'était souvenu de son traumatisme physique.
Alors, un autre souvenir resurgit : je me revois à l'âge de 8 ans en train de
saigner abondamment du nez. Je viens de recevoir une balle de base-bail qui m'a
été lancée alors que j'étais distrait. J'ai un tremblement involontaire à ce souve-
nir et je réalise que le traumatisme d'enfance de M. V... est lié, dans ma mé-
moire, à un traumatisme personnel. Je réalise que, par un effet de miroir, j'ai in-
consciemment fait resurgir ce souvenir qui est en résonance avec M. V...
Comme il est clair que mon patient n'a aucune idée de la cause qui a déclen-
ché son angoisse pendant qu'on changeait le bébé, je lui fais remarquer à la fois
le lien avec son expérience de la douleur et la façon dont, sans qu'il l'exprime
verbalement, il a établi ce lien. Il me répond avec un souvenir concernant un
autre événement qui s'est passé chez les K..., la circoncision du bébé qui a été,
pour lui, une expérience très perturbante. Il me décrit avec fébrilité l'horreur et
le dégoût qu'il avait ressentis à l'idée qu'on puisse ainsi brutaliser un bébé au
nom d'une coutume aussi barbare qu'inutile. Une pratique absurde, un de ces ri-
tuels auxquels les Juifs s'accrochent aveuglément. C'est à cause de stupidités de
ce genre que les Juifs ont mauvaise réputation.
Après une pause, M. V... poursuit son discours. Il s'interroge à mon sujet ;
il aimerait savoir si j'ai un fils et si je l'ai fait circoncire. Aujourd'hui, il pense que
oui, mais il arrive qu'il n'en soit pas certain. Il serait horriblement perturbé s'il
apprenait que j'avais cédé à ce genre de coutume archaïque et que je suis un Juif
attaché à la tradition.
Pendant que je l'écoute, j'ai l'impression que quelque chose se passe, mais je
248 Théodore J. Jacobs
ne sais pas très bien quoi. J'entends quelque chose que j'ai déjà entendu, comme
un disque : la critique de mon cabinet, l'attaque à propos de M. K... ; la scène
du bébé, la ceinture et l'abdomen. Puis je revois le mezuzah sur ma porte d'en-
trée et je me souviens d'une ciconcision à laquelle j'ai assisté l'année précédente.
Je regarde M. V... dans son costume anglais. Il a décidément l'air protestant. A
la vue de ses mains soignées, je pense que je n'ai pas souvent rencontré de Juifs
avec des mains manucurées et j'imagine M. V... à un déjeuner d'affaires, se fai-
sant aisément passer pour un chrétien ; à cette image succède celle d'un enfant
apeuré, allongé sur une table, à qui on va changer ses bandages.
Soudain, je me surprends en train de parler. Je me remémore le flot d'associa-
tions de M. V... et lui rappelle que la séance a commencé lorsqu'il est arrivé dans
mon nouveau cabinet et lorsqu'il a vu le mezuzah sur ma porte. Pendant cette
heure, il a critiqué mon cabinet, puis M. K... et sa collection. Il s'est ensuite sou-
venu du bébé dont on avait changé les langes, ce qui l'a mené à se rappeler sa cir-
concision, et c'est à ce moment précis qu'il a fait une association — non verbale —
avec sa hernie. Je dis à M. V... que je pense que ces éléments ont un lien et, alors que
je suis sur le point de lui proposer une interprétation, il m'interrompt. Il parle rapi-
dement, comme s'il avait besoin de s'exprimer avant que je ne le fasse moi-même.
« Je sais ce que vous allez me dire, me dit-il. Je vois ça. Vous allez me dire que
je suis irrité parce que vous avez déménagé dans un quartier chic et que j'ai peur
que vous ripostiez à ma critique contre votre beau cabinet. Vous pensez que j'ai en-
core plus peur parce que le symbole religieux qui se trouve sur votre porte m'a
donné l'idée que vous pourriez être un juif pratiquant. Naturellement, nous savons
ce que les juifs pratiquants font aux petits garçons ; ce sont tous des salopards à
barbe et chapeau mou qui enlèvent les pénis et donnent des hernies aux enfants. »
En écoutant M. V... interpréterses associations,je suis impressionné par la ra-
pidité de sa perception et son aptitude à lier les choses. En dépit d'une certaine ai-
sance et le besoin de m'attribuer ses formulations, M. V... parle avec conviction et
j'ai l'impression qu'il a compris quelque chose d'important. Il est arrivé à avoir un
insight à propos de la peur qu'il éprouve vis-à-vis de moi, qu'il voit comme un
éventuel castrateur, et sur les racines, remontant à l'enfance, de son sentiment anti-
juif. Il est clair que cette attitude est liée à sa hernie, à sa peur de la blessure phy-
sique et au lien inconscient qu'il a établi entre circoncision et castration.
En dépit de l'ouverture dont mon patient fait montre, je sens que je dois me
taire. C'est comme si j'avais été occulté et que ma voix avait été dérobée par
quelqu'un qui a besoin de contrôler tous les rouages de sa pièce. Je suis ennuyé
et je revois M. V... entrer chez moi et critiquer mon nouveau cabinet. Puis,
l'image de Vince Lombardi, le célèbre footballeur, me traverse, et je me souviens
de sa phrase familière « la meilleure défense est une solide offense ». Je garde le
silence pendant une minute, en essayant de lier ce que je viens de vivre et lorsque
Les expériences internes de l'analyste 249
je me sens plus calme, je dis « Vous avez raison, vous saviez ce que j'allais vous
dire et vous avez anticipé mon interprétation. Mais je me demande s'il n'est pas
plus important que vous fassiez vous-même cette interprétation. Vous pourriez
ainsi contrôler ce qui se passe. Autrement dit, c'est comme si vous pouviez rede-
venir l'enfant apeuré que vous étiez, allongé sur une table, le ventre découvert,
face à l'adulte que je suis qui pourrait vous faire mal. »
Pendant un moment, M. V... reste silencieux. Il s'est légèrement tourné vers
la droite, comme pour s'éloigner de moi. Puis il dit : « Pendant que vous parliez,
l'image d'un avion m'est venue ; un avion de combat israélien. En fait, je ne suis
pas pro-israélien. Pour ma part, je pense que ce sont des brutes qui ont la gâ-
chette facile, mais ce que j'admire chez eux, c'est leur sens de la tactique mili-
taire : ils savent à quel moment attaquer. Il n'y a probablement dans le monde
aucune force aérienne qui parvienne à égaler la leur. »
La séance s'achevait. M. V... se lève, reboutonne sa veste et ajuste sa cra-
vate. Il se dirige vers la porte, s'arrête et me regarde : « A propos, félicitations
pour votre nouveau cadre, me dit-il, et félicitez pour moi votre décoratrice. Elle
a fait un superbe travail car la pièce est le reflet exact de votre personnalité. »
Je vous laisse juge d'apprécier si c'est là un exemple de ce qu'on peut appe-
ler une bonne séance ou non. En ce qui me concerne, elle a été fort instructive.
A l'époque où elle s'est passée, je commençais à m'intéresser aux expériences
subjectives de l'analyste et à la manière dont elles pouvaient contribuer au pro-
cessus analytique. C'est grâce à des séances comme celle dont je viens de vous
parler que j'ai appris que les expériences de l'analyste, au cours de sa pratique,
fournissent des données non seulement riches et complexes, mais qu'elles com-
plètent celles du patient.
Il est certain que nos réactions n'ont pas toutes le même impact ; certaines
sont tout à fait personnelles et idiosyncratiques, et il y a des jours où, fatigués et
préoccupés, nous réagissons d'une manière qui est directement liée à nos pro-
blèmes personnels. Mais il est vrai aussi que lorsque nous savons écouter, et que
nous écoutons bien, les pans de souvenirs qui resurgissent sont des réponses si-
gnificatives qui éclairent ce que nous communiquent nos patients. Ce sont ces
expériences là qui nous ont appris que notre aptitude à comprendre l'autre dé-
pend non seulement de notre écoute du patient, mais également de l'écoute que
nous avons sur nous. Et nous avons appris autre chose, à savoir que parmi les
outils dont l'analyste dispose, il n'y en est pas de plus valable que lui-même.
Théodore J. Jacobs
70 East, 77 th street-Apt 1G.
New York, NY 10021 (USA)
Critiques de livres
Thierry BOKANOWSKI
1.Peter Gay, Freud, une vie, trad. de l'anglais par T. Jolas, Paris, Hachette, 1991, 901 p.
2. Peter Gay, Un juifsans Dieu. Freud, l'athéisme et la naissance de la psychanalyse, trad. de l'anglais
par K. Tran, Paris, PUF, 1989.
3. Ernest Jones, La vie et l'oeuvre de SigmundFreud, 3 vol., Paris, PUF, 1958-1969.
depuis quelques années par les Archives Freud, les publications des multiples
Correspondances, les témoignages des proches, des familiers et des patients,
ainsi que de très nombreux travaux de psychanalystes ou d'historiens de la
psychanalyse, qui ont permis d'apporter différents éclairages concernant tout
autant Freud lui-même que l'histoire du mouvement psychanalytique. Très do-
cumenté, l'ouvrage de Peter Gay s'appuie sur ces récentes et nombreuses infor-
mations.
Tout au long de son livre, l'auteur va déployer son talent universitaire de
chercheur et d'archiviste pour faire revivre une histoire romanesque où seront
convoqués, autour de la figure centrale de Sigmund Freud, les événements
marquants qui ont façonné sa vie, sa famille, ses amis, les maîtres de sa jeu-
nesse et de sa formation médicale, les témoins de ses premières élaborations
scientifiques, les pionniers de l'époque héroïque de la création de la psychana-
lyse, les disciples et premiers flambeaux de la propagation de la doctrine psy-
chanalytique, les opposants et détracteurs de tous bords, l'intelligentsia de
l'époque, les patients et les figures légendaires empruntées à la mythologie, à
l'histoire et à la littérature... témoignant ainsi d'une pensée qui se déploie sur
plus d'un demi-siècle et vient apporter au monde une conception totalement
révolutionnaire de lui-même.
Cependant, pour un lecteur averti, le récit proposé sera souvent empreint
d'une étrange naïveté dont certains accents ambigus, sinon ambivalents, son-
nent curieusement. En effet, dès la préface de son livre, Peter Gay prévient le
lecteur : pour lui, il ne s'agit pas de faire une hagiographie, ou de rendre
compte du génie de Freud en « idéalisant » ce dernier. Le propos est clair : il
n'est pas question, pour l'auteur, de tomber dans le travers de la subjectivité
qui risque d'entraîner soit des jugements peu fondés qui viennent alimenter les
polémiques, soit, au contraire, des assertions apologétiques de nature quasi re-
ligieuse. « Je n'ai cherché ni à flatter, ni à dénoncer, mais à comprendre. Dans
le texte même je n'entre dans aucune controverse », écrit-il (p. XXV). Historien
désirant se placer dans la stricte perspective d'un « biographe-chroniqueur »
soucieux de s'élever au-dessus du climat passionnel qui entoure Freud et la
psychanalyse, Peter Gay opte pour une solution apparemment raisonnable : la
chronique d'une vie, celle de Freud, et le récit d'une histoire, celle du dévelop-
pement de la psychanalyse et du mouvement psychanalytique... le tout sur
fond d'histoire et de « vérité historique ».
Se situant en « biographe » stimulé, et fasciné, par le « biographe » Freud et
le « travail biographique » que Freud opérait à son propre sujet, notamment par
le biais de sa Correspondance tout au long de sa vie, l'auteur prend le parti d'en-
tendre et de traduire les propos que Freud tient sur lui-même au jour le jour, et
au fil du temps, comme des morceaux de vérité psychologique et historique
« Freud, une vie » 253
1. Sigmund Freud, L'Homme aux rats. Journal d'une analyse, éd. et trad. E. Hawelka, Paris, PUF,
1974, p. 210-211.
2. Sigmund Freud, ibid., p. 220-221.
3. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, lettres à Wilhelm Fliess (1887-1902), trad. de
l'allemand par A. Berman, Paris, PUF, 1969, p. 281.
« Freud, une vie » 257
référence ici, n'ont été élaborés et publiées, que quelques années après la cure de
l'Homme aux rats1. Ce dont, manifestement, l'auteur de cette biographie ne tient
pas compte.
En ce sens, on ne peut que regretter que, parmi les nombreux intérêts que
présente l'analyse de l'Homme aux rats, Peter Gay ait omis de signaler que cette
analyse fut la première analyse menée par la technique dite de l'association libre,
comme Freud, rendant compte de cette analyse devant ses collègues, l'a indiqué
lui-même lors de la séance du 30 octobre 1907, à la Société psychanalytique de
Vienne 2. Elle marquait donc un tournant historique dans l'histoire de la tech-
nique psychanalytique. Il est bien dommage, pour ne pas dire dommageable,
qu'un historien de la psychanalyse, faisant état de l'importance de cette cure, né-
glige alors de rappeler une information qui, au regard de l'histoire de la psycha-
nalyse, paraît essentielle.
On ne peut par ailleurs que regretter qu'un certain nombre d'épisodes, qui
ont une réelle importance au regard de l'histoire de la psychanalyse, viennent
à être insuffisamment soulignés, voire manquants. Ainsi, par exemple, c'est à
peine si une note (p. 335) évoque le fait que Freud organisa une collecte an-
nuelle, des années durant, pour l'Homme aux loups aux titre de sa « contribu-
tion » au développement de la psychanalyse, afin de sortir de la misère finan-
cière ce dernier, ruiné par la révolution russe. Or, la générosité de Freud à
l'égard de son célèbre patient n'aura pas été, comme on le sait, sans consé-
quences. Resté « fixé » à une forme de dépendance à l'égard de son analyste,
ceci l'amena, par la suite, à développer à l'égard de celui-ci un état « para-
noïde », sinon franchement « paranoïaque », qui nécessita alors la reprise de
son analyse avec Ruth Mack Brunswick.
Il est certain qu'une biographie ne peut être exhaustive et l'on ne saurait re-
procher à l'auteur d'avoir opéré des choix. On peut cependant regretter, et
s'étonner, que ces choix, qui entraînent bien des lacunes, n'exploitent pas suffi-
samment, pour son propre récit, le travail bibliographique exceptionnel mis à la
disposition du lecteur à la fin de l'ouvrage. Là, sur près de quarante pages, argu-
mentant chacun des chapitres du livre proprement dit, Peter Gay explicite ses
sources, et ses propos, en s'appuyant sur une recension très complète et détaillée
des différents articles ou livres, écrits depuis plus de trois quarts de siècle, sur
Freud, la psychanalyse et le mouvement psychanalytique : il s'agit d'un appareil
critique précis, premier du genre, qui constitue, au regard de la biographie de
Pierre SULLIVAN
sigeant que Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé, tous deux terribles criti-
ques. Mais des créateurs. Au programme wagnérien de ressaisie mythique de la
tragédie grecque et de la messe chrétienne, de théâtralisation généralisée, ou
comme l'écrit Gillibert, de « béatification de l'inconscient », à cette musique
envahissante, Baudelaire opposera sa poésie de la beauté mortelle, Mallarmé
son Théâtre, excès de tous les théâtres, et Gillibert, reprenant le même mouve-
ment, la Poésie aussi, le Théâtre également, ou encore la transparence, le mys-
tère, le miracle... liste ouverte des noms d'une même unité inaugurale plus fon-
damentale que toutes les origines, les unifications programmées.
« La psychanalyse interroge l'homme comme énigme ; la création litté-
raire le sonde comme mystère. » Allégeance mallarméenne sans nul doute, si
l'on précise avec les mots mêmes du poète que le mystère dont il est ici ques-
tion doit être « autre que représentatif » afin qu' « aux robes spectatrices, la
terreur (restât) en ce pli ». Il y a une grandeur certaine pour l'homme à se me-
surer à l'énigme et à porter la question de l'origine : OEdipe comme mythe est
une dimension avérée, nécessaire. Mais le mystère n'est pas énigmatique, ni le
contraire d'une énigme ; la création ne se mesure pas, pas plus qu'elle ne fonde
ni n'origine : elle ne se psychanalyse pas. Elle lève la terreur plutôt qu'elle ne
la chasse.
Et la question unique que pose Jean Gillibert au psychanalyste d'au-
jourd'hui est celle-là même que nous posions d'emblée : celui-ci peut-il
entendre le tumulte d'un esprit ? C'est-à-dire aussi la création à l'oeuvre. Cet
écho d'une soirée mémorable et tumultueuse du siècle dernier est aussi un
avertissement, malheureusement inutile selon toute probabilité. Pour quelque
Baudelaire, il y eut en effet des millions de spectateurs à se reconnaître en
masse et comme masse dans le projet wagnérien. Les psychanalystes ont-ils
fait de même ? A frissonner et à se purger utilement devant le héros mythique,
Sphinx et Sphinge, à se retrouver en communauté gardienne des origines — le
fameux retour à Freud —, la société analytique s'est-elle rendue sourde aux
bruits extraordinaires et mystérieux, ni agréables, ni désagréables, de l'oeuvre
qui naît ?
Jean Gillibert, moins pour sonner le tocsin que parce qu'il lui aura été
demandé de garder l'oeuvre, entame donc avec une rudesse simple la polémique.
Il y a des oeuvres qui n'en sont pas, il y a des psychanalyses qui n'en sont plus, il
y a même des folies qui s'épuisent à n'en être que la pantomime. OEuvre, psycha-
nalyse, folie doivent correspondre à ce qu'elles sont, et le premier geste de Jean
Gillibert est de les maintenir séparées dans leur essence, contre une gangrène mé-
taphorique qui, dans l'esprit du temps, les assimilerait abusivement l'une à
l'autre ou encore, ce qui est en fin de compte le seul destin possible d'une telle
Enigme et mystère : folie et création 261
lyse) décadente. La perte de réalité dans la folie est une réduction de la vie au
seul formalisme psychique. Quand la folie se déclare, la topique est bouleversée,
la régression n'a plus cours, le refoulement s'étiole : l'inconscient est alors vécu
comme la réalité, ce qui signifie que ce dernier n'est plus une source, une empa-
thie avec le monde. Quand la psychanalyse élimine la notion du monde « pour
se substituer à elle comme système », quand elle ne pense le néant que comme un
rien, du négatif, quand elle fait de l'homme un pur représentant pulsionnel, élé-
ment formel d'une structure représentative, elle devient curieusement une forme,
une mascarade de la folie. Ainsi nombre de conceptions actuelles de la psychose
sont-elles de folles théories de la folie, ce grossier miroitement faisant d'ailleurs
les délices des beaux esprits.
Jean Gillibert, quant à lui, refuse à la psychanalyse le droit de comprendre
la folie par ce procédé douteux d'un mimétisme naïf, aussi subtil et aussi scienti-
fique se prétende-t-il. Ce « bidonisme » théorique n'aura jamais la dignité d'une
folie, il est pur déchéance de pensée. La folie est une expérience catastrophique
du néant et du monde qui n'est suivie ni d'une vie, ni d'une oeuvre. Les fous et
les créateurs partagent le même rivage, les premiers contrairement aux seconds
déclinent l'invitation au voyage. Mais pour nous, humains et psychanalystes, ils
posent, chacun à leur manière, opposés mais parfois mêlés — il y a des créateurs
fous —, le mystère plus que l'origine et de cette invitation et de ce voyage. Aussi,
c'est tout autant pour la folie, pour l'oeuvre que pour elle-même que la psycha-
nalyse doit s'affronter à leurs enjeux.
Une fois transmise la vigilance de cette voie impérative parce que soucieuse, le
psychanalyste lecteur de Folie et création recueille avidement les fruits d'une
réflexion étagée maintenant sur plusieurs décennies. Jean Gillibert, en effet, est allé
au-delà de la nécessité de sonder les bords et les embarquements pour l'oeuvre ou la
folie. Ses définitions acérées de l'hallucination (psychique et métaphysique), de
l'Image, du transcendantal (et du transfert en premier lieu), sa méditation toujours
reprise et approfondie d'écrit en écrit de la notion de temporalité (temps du néant,
temps de l'inconscient, temps du monde et temps de la subjectivité, les uns aux au-
tres conjugués, parfois en de violentes oppositions mais sans que la pensée ici dans
son déchirement consente à les séparer), toutes ces avancées pensent l'oeuvre
comme la folie et placent la psychanalyse, qui voit par là ses concepts allongés,
prolongés dans la perspective d'un devenir. Devenir qui sera peut-être un avenir,
selon que nous donnerons ou non notre assentiment à ce projet ; en même temps, et
ce dernier mot, kantien et freudien, dans son esprit, comme la rose au milieu du dé-
sert, irradie la pensée de Jean Gillibert, ce devenir en même temps reprend et tient,
en un mot critique, l'aventure de notre culture depuis ses origines. Mallarmé di-
rait : « Mystère, autre que représentatif et que, je dirais, grec... »
Enigme et mystère : folie et création 263
Pierre Sullivan
17, rue Albert-Bayet
75013 Paris
1. Quiconquesuivra la réflexion d'Yves Bonnefoy sur Giacometti (Paris, Flammarion, 1991), à pro-
pos entre autres de l'espace et du lieu, du néant du monde et de l'oeuvre, y découvrira, sans surprise, un
frère de Jean Gillibert.
« Le génie des origines ».
Psychanalyse et psychose*
de Paul-Claude Racamier
Gérard BAYLE
* A propos du Génie des origines de P.-C. Racamier, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, avril
1992, 420 p.
Rev. franc. Psychanal, 1/1993
266 Gérard Bayle
cuser de frilosité quant à ses conseils pratiques. Il se met souvent en scène dans
ses fonctions d'analyste, de didacticien, de directeur d'Institution, mais aussi de
rêveur, de procureur et, pourquoi pas, de justicier... Bref, en un style alerte, pré-
cis et élégant, il s'expose.
Cinq parties nous conduisent du deuil originaire et de ses avatars jusqu'à
l'ambiguïté, ses vicissitudes et son éloge, en passant par une reprise du concept
d'Antoedipe, suivi d'une assez lumineuse étude des dénis et des clivages, puis
d'une introduction aux perversions narcissiques.
Avant de suivre et de discuter les jalons de cet ouvrage, notons que les
contrées à traverser concernent ce qu'il y a de plus nouveau dans la conceptua-
lisation psychanalytique. Le rôle de fourre-tout dévolu aux états limites est dé-
laissé au profit d'une analyse serrée des composantes pathologiques qu'on y dé-
pose parfois pêle-mêle. On n'y trouvera pas d'enseignements sur les névroses et
peu sur les délires pour lesquels l'auteur nous annonce un ouvrage.
Nous voici donc avec la première partie : « Autour du deuil », engagés
d'emblée à étudier le concept de Deuil originaire que l'auteur définit ainsi :
« Par deuil originaire je désigne le processus psychique fondamental par lequel
le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu'à sa mort, renonce
à la possession totale de l'objet, fait son deuil d'un unisson narcissique absolu et
d'une constance de l'être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres ori-
gines, opère la découverte de l'objet comme de soi, et l'invention de l'intériorité »
(p. 29).
L'efficacité de cette position théorique apparaît dans la confrontation avec
la clinique dont il sera possible de rendre compte en termes d'échecs variés de ce
deuil originaire.
Bien sûr, une comparaison s'impose au lecteur avec la position dépressive
d'une part (et l'auteur ne l'esquive pas), et le refoulement originel après coup
d'autre part (et là on reste sur sa faim).
Cela dit, il est clair que, de l'échec de ce deuil originaire à l'échec de tous les
deuils, des voies sont ouvertes vers les dépressions et leurs dérives défensives ma-
jeures. Il n'est plus question d'ailleurs de distinguer nettement le deuil raté de la
dépression ouverte ; les deux se télescopent en un magma, source d'actions de dé-
charge et désert fantasmatique.
On en connaît les classiques évolutions :
— manie et déni,
— toxicomanie d'objet et fétiche,
— suicide.
Mais ici s'ajoutent, dans le déni et le secret, les agirs sur l'entourage afin
d'expulser ce magma.
« Le génie des origines ». Psychanalyse et psychose 267
Au sein de ces douze niveaux de déni se situe une charnière capitale entre
les schizophrénies et la pathologie narcissique perverse. Elle est centrée sur le
statut de l'objet. Partant de l'objet délire du schizophrène qui dénie ses ori-
gines, on arrive à l'objet fétiche des psychoses froides chez qui opère un déni
d'autonomie (anorexie mentale par exemple). C'est en ce point que le coût
psychotique des dénis qui était reporté sur le sujet devient un coût pervers mis
au compte des objets.
Mais autant que les formes de passage, comptent les vitesses d'évolution.
« [...] un sujet qui d'un coup "saute" plusieurs "cases", un sujet qui, imprévi-
siblement, en apparence, et soudainement, "va mieux", celui-là est en danger et ce
danger peut au pire aller jusqu'au suicide » (p. 234).
On sera d'accord avec l'auteur pour trouver un peu léger Fétayage métapsy-
chologique de son propos. Nous regrettons que les rapports du déni et du refou-
lement ne tiennent pas compte des articulations transgénérationnelles au sens où
un refoulement rigide et isolant dans une génération condamne la suivante à une
carence en symbolisation qui engendre du déni.
Plus explicite et plus éclairante sera son articulation des dénis aux clivages
et aux verrous qui les maintiennent.
La fonction verrouillante des symptômes est à son comble quand ils sont
érotisés, conduisant de la séduction narcissique à la position incestuelle, la jouis-
sance venant combler la béance.
Ces considérations sur les verrous rejoint celles d'autres auteurs. Paul-
Claude Racamier les résume ainsi :
« Le soin de refermer un clivage est délégué par le sujet, à travers un agir puis-
sant et subtil, au thérapeute ou au milieu, qui répondra à son tour par un contre-
agir de colmatage et d'emboîtement » (p. 264).
Il en vient à proposer une échelle des clivages séparant ceux qui sont colma-
tables par les moyens de soi de ceux qui le sont par les moyens d'autrui, l'en-
semble étant séparé des clivages irréparables des psychoses (p. 271).
Avec la quatrième partie, « Autour de la perversion narcissique », l'écriture
de Paul-Claude Racamier devient plus incisive, plus véhémente, plus sèche aussi.
Elle sert son souci de décrire et de traquer les processus pervers dans les familles
et dans les groupes. Cela devient une vraie chasse aux pervers, pour peu
270 Gérard Bayle
Quoi qu'il en soit, on ne peut que suivre l'auteur dans sa description des
noyaux pervers en action, en particulier dans les institutions. Secret, non-dit,
subversion des rôles, prébendes et intimidations, actions souterraines et coups de
force au culot sont les moyens utilisés pour substituer au plaisir de penser celui
de happer et de détruire les processus de création.
Le traitement des noyauteurs et de leurs noyaux consiste à les confondre par
l'humiliation pour qu'ils se crachent eux-mêmes.
Tuez-les, ils s'en foutent, humiliez-les, ils en crèvent !
De ce chapitre, on ne peut que conseiller à chacun la lecture, sans oublier
une soigneuse relecture pour tous ceux qui travaillent en institution.
La cinquième partie fait retour dans des contrées plus paisibles, parfois
même un peu mornes (au début, dans la mesure où sont repris de nombreux
points déjà vus).
Théorisant sur le Moi, l'auteur propose une genèse à partir d'îlots dont la
fédération constituera le Moi évolué capable de remplir deux fonctions capi-
tales : fantasmer et s'endeuiller. Le défaut de fédération sera comblé par une pro-
thèse. On est encore dans l'antoedipe, éventuellement catastrophé. Le Moi fé-
déré, au contraire, sera souple et évolutif, car ambigu, c'est-à-dire tourné à la
fois vers le narcissisme et le commerce objectai.
L'éloge de l'ambiguïté en découle. A l'opposition entre paradoxalité stéri-
lisante et ambiguïté féconde, la première issue de deux dénis, la seconde de
deux affirmations, succèdent la comparaison et la différenciation entre ambi-
guïté et ambivalence (p. 329). Celle-ci noue les pulsions entre elles alors que
l'ambiguïté raccorde les mondes narcissique et objectai ; fille du conflit des ori-
gines, elle les associe entre elles : on vient de soi et de ses parents dans le
même temps.
L'ambiguïté est à l'oeuvre dans toutes les crises de création, oedipe, adoles-
cence, maternalité, âge adulte, retour d'âge, et dans toute tentative créatrice.
Retrouvant ainsi la transitionnalité, qu'il éclaire à sa façon, Paul-Claude
Racamier donne une belle description de l'attaque de l'ambiguïté par la para-
noïa, chasse meurtrière à la créativité. A côté, les escarmouches de la paradoxa-
lité font pâle figure.
Plus spéculatif, l'ensemble de cette partie, mis à part l'étude de la paranoïa,
reste moins coloré que le reste de l'ouvrage dont l'échelle du déni et les propos
sur la perversion narcissique restent des temps forts.
Au début du livre, l'auteur nous soumet une énigme à propos du tableau de
Giorgione, La Tempesta. Sa résolution en fin de lecture est un agréable cadeau
et son originalité s'accorde bien aux propos développés tout au long du livre,
comme on pouvait l'espérer.
Une bonne bibliographie et une table des matières très détaillée permettent
272 Gérard Bayle
Anne DEBURGE
Dans ce petit ouvrage clair et concis, P.-C. Racamier poursuit ses travaux
sur la psychose en nous proposant un nouveau concept original — 1' « Antoe-
dipe » — qu'il avait tout juste ébauché dans son livre Les Schizophrènes paru
en 1980. Cet Antoedipe, il va le situer par rapport à 1' « OEdipe », non seulement
dans l'avant de l'OEdipe au niveau chronologique, mais aussi en opposition et en
face de celui-ci ; d'où la contraction entre « anti » et « ante » pour former ce
néologisme. P.-C. Racamier en précisera les destins, les devenirs, du côté patho-
logique mais aussi les bons côtés qui en font un temps capital de l'édification de
la psyché.
P.-C. Racamier part de la notion de séduction narcissique qu'il avait déjà dé-
crite dans Les Schizophrènes comme un lien originaire entre la mère et son bébé
« dans un climat de fascination mutuelle et de nature foncièrement narcis-
sique ». Ce lien est sous-tendu par un fantasme de complétude et de toute-puis-
sance qui va mettre enfant et mère à l'abri et en dehors de la poussée pulsionnelle.
Utile en son temps, si cette relation se pérennise, les risques de psychotisation sont
intenses, la séduction narcissique évoluant en relation incestueuse.
Dans son schéma, qu'il a intitulé « le quadrilatère de Bordeaux », P.-C. Ra-
camier nous retrace le chemin de l'accès à l'OEdipe. Il insiste sur le rôle de l'objet
et de la reconnaissance de la relation binaire qui s'effectue grâce au « deuil fon-
damental » et qui conduit, par 1' « angoisse de désêtre », à la notion de diffé-
rences des êtres et à l'accession à l'ambivalence : ce long travail consacre l'issue
du « conflit originaire ». Il l'oppose au conflit oedipien qui permet — lui — l'ac-
cession à la triangulation à travers l'angoisse de castration et débouche sur la
différence des sexes et des générations.
Anne CLANCIER
« On parle pour ne pas rester seul avec sa folie », telle est la phrase qui
pourrait, à elle seule, rendre compte du livre de Ruth Menahem.
Pourquoi parle-t-on ?
Peut-on parler sur la parole ?
La parole et le délire.
La parole et l'inconscient sont les thèmes essentiels de cet ouvrage qui amè-
nent l'auteur à se pencher sur la linguistique, la rhétorique et à établir la néces-
sité d'une psychorhétorique. « Comment le désir trouve-t-il à s'exprimer dans le
discours ? », telle est la question majeure.
Cet ouvrage, très dense, comporte quatre parties intitulées :
Parler,
Parler sur la parole,
Les maux sous les mots,
L'activité de langage.
Dans la première partie, Ruth Menahem s'interroge sur la parole et sur les
fonctions psychologiques du langage.
Le langage est-il instrument de communication ? agent de décharge des pul-
sions ? Quel est le pouvoir des mots et quelles sont les relations du langage avec
le « pouvoir » ?
Summary — Interprétation and the process which underlies it, together with the construction
of the past, both dépend partially on one of the mechanisms which organise the functioning of
memory. In this article, the author attemps to show the darwinian nature of this mechanism and
to pinpoint some of its conséquences.
Key-words — Interprétation. Memory. Past. Darwinian Sélection.
Ûbersicht — Die Deutung und der Prozess, welcher dahintersteht einerseits und die Kons-
truktion der Vergangenheit andererseits, hangen beide von einem der Mechanismes ab, welche
die Arbeitsweise der Erinnerung organisieren.
In dieser Studie wird versucht, die Darwinsche Natur dieses Mechanismus hervorzuheben
und einige der Konsequenzen seiner Aktion zu ergründen.
Summary — During the psychosomatic consultation of the triad father / mother / baby, the psy-
chic functioning of the analyst has to try to adjust to the deep-rooted individual particuliarities
of the différent protagonists: The analyst's interprétations will show the resuit of such an ad-
justment. Two contrasted clinical illustrations will bring out the difficultés of such a task.
los diferentes protagonistas. Sus interpretaciones llevarân la marca. Dos ilustraciones clinicas
contrastadas ayudarân a percibir las dificultades de tal tentativa.
Résumé — Le fonctionnement psychique est interprétatif et toute névrose est une interpréta-
tion. Dans les cures classiques, l'interprétation surgit de la rencontre de deux interprétations.
Que devient alors le modèle de l'interprétation lorsque sa fonction n'est plus de surprendre ou
de révéler, mais de réanimer et d'étayer, voire de renforcer un refoulement insuffisant. Le fonc-
tionnement psychique du psychanalyste peut-il restituer des capacités d'interprète au patient ?
Et le travail doit-il être qualifié d'interprétation ?
Ubersicht — Das psychische Geschehen ist deutend und jede Neurose ist eine Deutung. In
den klassischen Kuren geht die Deutung aus der Begegnung von zwei Deutungen Hervor. Was
wird somit aus dem Deutungsmodell, wenn seine Funktion nicht mehr darin besteht, zu über-
284 Revue française de Psychanalyse
raschen oder zu enthùllen, sondern wenn die Deutung eine Funktiori von Wiederbelebung, von
Anlehnung oder von Verstàrkung einer ungenûgenden Verdrängung einnimmt ? Kann das psy-
chische Geschehen des Psychoanalytikers dem Patienten Deutungsfähigkeiten wiedergeben ?
Und soll die Arbeit als Deutung aufgefasst werden ?
Mots clés — Modification. Transformation. Homme aux Loups. Transfert. Interprétation. Vé-
rité. Identité. Désignation.
Résumés 285
Obersicht
— Anhand einiger Interventionsmomente, welche sowohl den Analytiker als auch.
den Patienten überraschen, und anhand einer Neulektûre der « Gesprache » des Wolfsmannes
mit Karin Obholzer, können wir den speziellen Charakter der analytischen Deutung festhalten,
Welcher den beiden Protagonisten der Szene erlaubt, sich is einer gegenseitigen Identifizierung
zu erkennen.
est donné comme le modèle de l'interprétation élaborative. Pour être efficiente, l'interprétation
doit entraîner un effet de création chez le patient, de telle sorte que l'excitation se pulsionnalise.
Ainsi de l' « originaire » apparaît secondairement à différents moments de la cure psycha-
nalytique.
Summary — The author investigates the question of how interprétation functions from the
point of view of its style. This is the most Personal and the most secret variable in the practice
of psychoanalysis. The way that intervention operates in psychoanalytic psychodrama is taken
as the model for elaborative interpretation. In order to be effective, interpretation must resuit in
an effect of creation for the patient, in such a way that the excitation becomes instinctualised.
Thus the « primary » émerges « secondarily » at différent moments of the psychoanalytic treat-
ment.
Ubersicht — Der Autor stellt die Frage der Aktionsweise der Deutung in Bezug auf den Stil
der Deutung. Der Stil ist das Persönlichste, das Geheimste in der Praxis der Psychoanalyse. Die
Aktionsweise der Intervention im Verlauf des psychoanalytischen Psychodramas wird als Mo-
dell der ausarbeitenden Deutung vorgefuhrt. Um wirksam zu sein, muss die Deutung beim Pa-
tienten einen Schöpfungseffekt hervorrufen, damit die Erregung zum Trieb werden kann. Somit
erscheint sekundàr « das Ursprüngliche » in verschiedenen Momenten der psychoanalytischen
Kur.
Resumen — El autor enfoca la cuestiôn del modo de acciôn de la interpretaciôn a partir del
estilo de la interpretaciôn. Es el estilo, lo mâs personal, lo mes secreto que existe en la prâctica
del psicoanalisis. El modo de acciôn de la intervenciôn en el curso del psicodrama es dàdo
como el modelo de la interpretaciôn elaborativa. Para ser eficiente la interpretaciôn debe conl-
levar un efecto de creaciôn en el paciente, de tal manera que la excitaciôn se pulsionalise. Asi
« lo originario » aparece secundariamente en diferentes momentos de la cura psicoanalïtica.
tazione elaborativa. Per essere efficiente l'interpretazione deve far nascere nel pazientë un
effetto di crezione in modo che l'eccitazione diventi pulsionale. Cosi a vari momenti délia cura
psicoanalitica, sorge secondariamente « del originario ».
Ophélia AVRON.
— Interprétation et psychodrame
Résumé — A partir de trois cas de patients venus en psychodrame de groupe après une cure
individuelle d'une dizaine d'années, j'ai été amenée à réfléchir sur leur structure et les voies in-
terprétatives à trouver avec eux.
Les effets de présence du psychodramatiste, amplifiés par la situation de groupe et par le
jeu psychodramatique, semblent dans leur cas permettre un contact psychique favorable à un
réinvestissement de leur propre fonctionnement interne.
Summary — Three cases of patients working in psychodrama groups after individual treat-
ments lasting around ten years lead the author to discuss their structure and the interpretive
pathways available.
The effects of the présence of the psychodramatist, intensified by the situation of the group
and by the psychodramatic game, seem to allow the establishment of a psychic contract favo-
rable to a recathexis of their own internai functioning.
Obersicht
— Anhand von drei Fällen, welche nach einer zehnjährigen individuellen Kur in ein
Gruppenpsychodrama aufgenommen wurden, kam ich dazu, über ihre Struktur nachzudenken
und über die Deutungslinien mit ihnen.
Die Prësenzeffekte des Psychodramatikers, durch die Gruppensituation und das psycho-
dramatische Spiel verstàrkt, scheinen in diesen Fâllen einen psychischen Kontakt zu erlauben,
welcher eine Wiederbesetzung ihres eigenen Innenlebens begünstigt.
Resumen — A partir de très casos de pacientes llegados al psicodrama de grupo luego de una
cura individual de una decena de anos, fui conducida a reflexionar sobre sus estructuras y
sobre las vîas interpretativas a encontrar para con ellos.
Los efectos de presencia del psicodramatista, amplificados por la situaciôn de grupo y por
288 Revue française de Psychanalyse
el juego psicodramâtico, parecen en dichos casos permitir un contacto psiquico favorable a una
recarga de su propio funcionamiento interno.
Riassunto — Cominciando con tre pazienti venuti in psicodramma di gruppo dopo una psi-
coanalisi individuale per una diecina d'anni, mi è venuto da pensare sulla loro struttura e le vie
interprétative da trovare con essi.
Gli effetti di présenta del psicodrammatista, amplificati dalla situazione di gruppo e dal
giocco psicodrammatico, sembrano nel loro caso permettre un contatto psichico propizio a un
nuovo collocamente del proprio funzionamento interno.
Parole chiavi — Attitudine interpretativa. Effetto do presenza. Pensiero scenico analôgico.
tiges Erlebnis und Übertragung), im Grund eine Wiederaufnahme der Dynamik der Deutungs-
notwendigkeit, metapsychologische Grundlage des Ichs, sein.
Palabras claves — Presiôn para representar. Presiôn para interpretar. Figurabilidad. Efectos de
grupo.
Riassunto — Nel psicodramma analitico degli adolescenti psicotici, l'interpretazione, il più so-
vente vissuta più che detta, nello svolgersi del giuoco e nella tecnica degli interverti come nella
formulazione classica del legame fra il passato, il vissuto presente e il transfert, potrebbe essere
la ripresa dinamica della compulsione a interpretare fondamento metapsicologico del'lo.
Summary — Psychodrama is unique in its use of games with interpretive value. This form on
interprétation, distinct from the classical form, is discussed and defined. The treatment of ado-
lescents, particularly of difficult cases, allows us to study transferential movements and the
value of the game of countertransferences in the shifting logics of the unconscious as well as
in the coming into play of subjectivisation.
Übersicht — Das Psychodrama findet seine Spezifität im Spiel mit Deutungwert. Diese von
der eigentlichen Deutung verschiedene Deutungsform wird dargelegt. Die kur mit Adoleszen-
ten und vor allem mit schwierigen Fallen erlauben es, die Übertragungsbewegungen und den
Wert der Gegenùbertragung zu erläutern, in der Beweglichkeit der Logiken des Unbewussten
sowie auch im Einsatz der Subjektivierung.
Riassunto — Il psicodrama trova la sua spécificitâ nel giuoco a valore interpretativo. Questa
forma interpretativa è da distinguere dall' interpretazione cosi detta.
Cure d'adolescenti, particolarmente casi difficili, permettono di rendersi conto dei movi-
menti relativi al transfert, del valore del giuoco dei contro transferts, nei movimenti delle logiche
dell'inconscio e nella messa in giuoco della soggettivazione.
Résumé — Le Surmoi est une instance bi-face. Le Surmoi civilisé, selon le terme de Freud, ne
refoule pas le Surmoi cruel, « archaïque », les deux aspects sont condensés. De sa face cruelle,
le Surmoi, même dans sa face civilisée, garde un fonctionnement en arc réflexe qui peut inter-
venir avant toute décision du Moi du psychanalyste et le retenir de se laisser entraîner dans des
passages à l'acte lors de pressions transférentielles de type paranoïde ou passionnel. A certains
moments critiques de la cure, le Surmoi de l'analyste contribue à sauver le processus.
Summary — The superego is Janus-faced. The civilised superego, to use Freud's expression,
does not repress the cruel « archaic » superego. Both sides are compacted together. From its
cruel side, even in its civilised front, the superego retains a reflex arc-like functioning which
may operate above any decision from the Ego of the analyst and force it into passages to the
act when paranoid or passionate type transferential pressures corne into play. At certain crucial
moments of the treatment, the Superego of the analyst helps to block such a pattern.
Übersicht — Das Überich ist eine zweiseitige Instanz. Das zivilisierte Uberich, nach Freuds
Ausdruck, verdrängt das grausame, « archaische » überich nicht ; die zwei Aspekte sind ver-
dichtet. Von seiner grausamen Seite behält das Überich sogar in seiner zivilisierten Seite ein
Reflexbogenfunktionieren, welches vor jeglicher Entscheidung des Ichs des Psychoanalytikers
eintreten kann und ihn zurückhalten kann, sich unter paranoidem oder leidenschaftlichem
Übertragungsdruck zum Agieren verleiten zu lassen. In gewissen kritischen Momenten der Kur
trägt das Überich des Analytikers dazu bei, den Prozess zu retten.
Resumen — El superyô es una instancia con dos semblantes. El superyô civilizado, segûn el
término de Freud, no reprime el superyô cruel, arcaico, los dos aspectos estân condensados. En
su semblante cruel, el superyô, incluso en su semblante civilizado, maintiene un funciona-
miento en arco reflejo que puede intervenir antes de cualquier decision del Yo del psicoanalista
y deternerlo para no dejarlo arrastrarse en pasajes al acto en momentos de presiones transferen -
ciales de tipo paranoide o pasional. En ciertos momentos crîticos de la cura, el superyô del ana-
lista contribuye a preservar el proceso.
Résumé — « Fais la caméra avec tes mots pour que je voie la scène » : cette phrase adressée à
un jeune patient, petit garçon de huit ans, pour libérer son aptitude au récit, constitue le sup-
port d'une réflexion sur l'acquisition des « représentations langagières » chez l'enfant.
Le commentaire de deux séances, l'une à l'âge de quatre ans, l'autre à huit ans, suit les
transformations que le petit garçon apporta à sa gestion de la temporalité et de l'espace narratif.
Au début de l'analyse, justifiée par une forte jalousie à l'égard d'un petit frère, les mouvements
de l'enfant envers les objets, analogues à un potentiel de pensées non dites, ont sollicité l'apti-
tude du psychanalyste à interpréter.
En découvrant la nécessité, l'enjeu et la liberté du. dire en séance, l'enfant a progressive-
ment développé une capacité de visualisation qui donna son envol à l'analyse. L'enfant, comme
le dit Freud, y fit alors son entrée « d'un pas indépendant ».
Summary — « Make a movie with your words so that I can see the scene » : this sentence,
adressed to a young patient, an eight year old boy in order to free his being able to tell, forms
the starting point for a discussion of the acquisition of « verbal images » for the child.
The commentary on two sessions, one at the âge of four and the other at the age of eight,
follows the transformations that the boy makes to his organisation of temporality and of narra-
tive space. At the start of the analysis, brought on by an intense jealousy towards a younger
brother, the child's movements towards objects, analogous to a potential of non-articulated
thoughts, encouraged the analyst to interpret.
In discovering the necessity, the stakes and the freedom of telling during the session, the
child progressively developed a capacity for visualisation which really got the analysis going.
The child, as Freud says, then took « a line of his own in the analysis ».
Übersicht — « Mach eine Kamera aus deinen Wörtern, damit ich die Szene sehen kann » :
notwendig wurde, haben die Bewegungen des Kindes den Objekten gegenüber, einem Poten-
tial von nient ausgesprochenen Gedanken analog, die Deutungsfâhigkeit des Analytikers an-
gesprochen.
Indem das Kind die Notwendigkeit, den Einsatz und die Sprachfreiheit in der Sitzung ent-
deckte, entwickelte es allmählich eine Bildvorstellungsfähigkeit,welche den Start zur Analyse
gab. Das Kind, wie Freud sagt, machte dann seinen « unabhängigen Schritt » in die Analyse.
Resumen — « Haz la câmara con tus palabras para que yo vea la escena » esta frase dirigida
a un joven paciente, nino de ocho anos, para liberar su aptitud para el relato, constituye el so-
porte de una réflexion sobre la adquisiciôn de las « representacionesverbales » en el nino.
El comentario de dos sesiones, una cuando tenîa cuatro anos, la otra cuando tenîa ocho,
siguen las transformaciones que el nino aportô a la gestion de la temporalidad y del espacio
narrativo. Al principiô del anâlisis, justificado por fuertes celos en relaciôn con un hermanito,
los movimientos del nino para con los objetos, anâlogos a un potencial de pensamientos no di-
chos, han solicitado la aptitud del analista para interpretar.
Al descubrir la necesidad, la apuesta y la libertad del decir en la sesiôn, el nino ha progre-
sivamente desarrollado una capacidad de visualizaciôn que dio alas al anâlisis. El nino, como lo
dijo Freud, hizo entonces su entrada « con un paso independiente ».
Riassunto — « Fai la cinepresa con le tue parole che io veda la scena » : questa phrase detta
a un giovane paziente, un maschietto da otto anni, per liberare la sua capacitâ per il raconto,
constituisce il mezzo di una riflessione sulla conquista delle « rappresentazione linguale » del
bambino.
Il commento di due sessione, una all'età di quatro anni, l'altra a otto anni, segue le trasfor-
mazione che il ragazzo fecce alla sua gerenza della temporalita e dello spazio narrativo. All'ini-
zio della psicoanalisi, leggitimata da una forte gelosia per il fratellino, il moto del bambino verso
gli ogetti analogo a un potenziale di pensieri non detti, hanno stimulato la capacita del psicoa-
nalista ad interpretare.
Scoprendo la necessita, la messa e la liberta del dire durante la sessione, il bambino à,
mano a mano, sviluppato una capacita di visuali azzione che diede l'involo alla psicoanalisi. Il
bambino, corne lo dice Freud, vi ci entro allora « d'un passo indipendente ».
Parole chiavi — Traslazione eidentificazione nella psicoanalisi dei bambini. Aquisto della
rappresentazione linguale. Capacitâ di visualisazzione. Vincolo all'ogetto e temporalita. Gelosia
infantile.
294 Revue française de Psychanalyse
Résumé — Les conditions déterminantes ayant marqué le départ de cette psychothérapie sont
à préciser d'emblée : alors que j'entamais ma troisième année d'analyse, et que j'assistais aux
consultations de médecine psychosomatique dans un service hospitalier, une jeune patiente de
18 ans atteinte d'une grave recto-colite hémorragique me fut confiée ; avec cette recommanda-
tion : « Pas d'interprétations, à part cela sentez-vous libre avec vos intuitions. » Circonstances
qui m'amenèrent à adopter une écoute attentive.
Cet article se propose d'éclairer ce qu'une telle forme d'écoute permit de découvrir au plus
près d'une vie opératoire, certes stéréotypée mais plus encore secrètement singulière. Et en par-
ticulier ce qu'était en fait le réel pour cette jeune patiente ; ce que masquait ses petits récits
opératoires, et qui se fit jour peu à peu.
Ecoute attentive, et attentif travail de liaison. Après plusieurs années, l'évolution de la pa-
tiente favorise une écoute flottante qui va un jour mener l'analyste à une interprétation oedi-
pienne apparemment très justifiée. Mais le « rien » sur lequel elle débouche nécessite au plus
vite la reprise de l'écoute attentive : peu après s'impose, à la manière d'une interprétation, une
intervention sur un réel devenu in-traitable. Et qui aura de remarquableseffets mutatifs chez la
patiente : entre autres sur le fonctionnement de sa pensée, et sur le rétablissementdes limites
entre le dehors et le dedans, jusque-là inversés.
Mots clés — Ecoute attentive d'une vie opératoire. Désir de se documenter. Déambulations.
Anxiétés psychotiques. Réponses motrices et comportements oniriques. Le blanc. Travail de
liaison. Intervention réorganisatrice.
Summary — The determining conditions which were present at the start of this psychothe-
rapy need to be made clear immediately : when I was beginning my third year of analysis and
was attending consultations of psychosomatic medicine in a hospital ward, a young patient of
eighteen was entrusted to me ; with the following recommendation : « No interpretations, but
otherwise feel free with your intuitions ». These conditions led me to adopt an attitude of atten-
tive listening. This article aims to elucidate what such a form of listening allows one to discover
closest to an operative life, stereotyped, certainly, but nonetheless most secretly singular. And
in particular, what was in fact the real for this young patient ; what her little operational narra-
tives were concealing, and which came to light little by little. Attentive listening and also atten-
tive work of linking. After several years, the progress of the patient encouraged a floating
listening which would lead the analyst to an apparently justified cedipal interpretation. But the
« nothing » which she was to confront now necessitated the swift deployment of the earlier
strategy of attentive listening : shortly after this, an intervention, like an interpretation, was to
emerge on a real which had become untreatable. This has remarkable mutative effects for the
patient : on both the functioning of her thinking and on the recovery of limits between outside
and inside which until then had been inverted.
Key-words — Attentive Listening of an operational life. Desire to gather material about one-
self. Ambulations. Psychotic Anxieties. Motor responses and dreamlike behaviour. Work of lin-
king. Reorganising intervention.
Résumés 295
Übersicht Entscheidende Umstände haben den Anfang dieser Psychotherapie geprägt : ich
begann das dritte Jahr meiner Analyse und nahm an den psychosomatischen Konsultationen in
einem Krankenhaus teil ; eine junge 18 jährige Patientin wurde mir anvertraut, mit der Empfeh-
lung : « Keine Deutungen, und sonst fühlen Sie sich frei mit Ihren Intuitionen ». Diese ums-
tände führten mich dazu, vor allem aufmerksam zuzuhören. Dieser Artikel schlagt vor, zu
beleuchten, welche Entdeckungen eine solche Form von Zuhören erlaubten, ganz nahe bei
einem stereotypen operativen Leben und trotzdem so speziell. Vor allem was das Reale für
diese Patientin bedeutete ; was aile diese kleinen operativen Erzählungen verdeckten und was
nach und nach zum Vorschein kam.
Aufmerksames Zuhören und aufmerksame Bindungsarbeit. Nach mehreren Jahren erlaubt
die Entwicklund der patientin eine schwebende Aufmerksamkeit, welche eines TAges den Ana-
lytiker zu einer scheinbar ganz vertretbaren ödipalen Deutung führten ; Aber das « nichts », zu
welchem die Deutung führte, macht es nötig, schnellstens wieder auf das aufmerksame Zuhö-
ren zurückzukommen : kurz danach drängt sich auf die Art und Weise einer Deutung eine In-
tervention bezüglich eines un-behandelbar gewordenen Realen auf. Bemerkenswerte
Veränderungen waren die Wirkung bei der Patientin, unter anderem auf ihr Denkgeschehen
und auf die Wiederherstellung der Grenzen zwischen innen und aussen, welche bisher ver-
tauscht waren.
Resumen — Las condiciones determinantes que marcaron el inicio de esta psicoterapia son
precisadas : cuando yo iniciaba mi tercer ano de anâlisis, y asistîa a las consultas de medici-
na psicosomâtica en un servicio hospitalario, una joven paciente de 18 anos me fue con-
fiada ; con la siguiente recomendaciôn : « Nada de interpretaciones, al margen de esto
siéntasé usted libre con sus intuiciones. » Circunstancias taies que me llevaron a adoptar una
escucha atenta.
Este artïculo se propone aclarar aquello que tal forma de escucha permitiô descubrir lo mâs
cerca posible de una vida operatoria, sin duda alguna estereotipada pero mucho mâs secreta-
mente singular. Y en particular aquello que era de hecho lo real para dicha joven paciente ;
aquello que ocultabar sus pequenos relatos operatorios, y que se revelô poco a poco. Escuecha
atenta, y atento trabajo de ligazôn. Luego de varios anos, la evoluciôn de la paciente favorece
una escucha flotante que llevarâ un dia al analista a una interpretaciôn edipica aparentemente
muy justificada. Pero la « naderta » sobre la cual ella desemboca hace necesario lo mes râpido
posible la vuelta a la escucha atenta : poco después se impone, a la manera de una interpreta-
ciôn, una intervenciôn sobre algo real vuelto in-tratable. Y que tendra notables efectos cam-
biantes en la paciente : entre ellos en el funcionamiento de su pensamiento, y en el
restablecimiento de los limites entre el afuera y el adentro, hasta el momento invertidos.
Palabras claves — Escucha atenta de una vida operatoria. Deseo de documentarse. Deambu-
laciones. Ansiedades psicôticas. Respuestas motrices y comportamientos onîricos. Trabajo de
ligazôn. Intervenciôn reorganizadora.
296 Revue française de Psychanalyse
Riassunto — Le condizioni determinanti dell' inizio di questa psicoterapia sono subito da pre-
cisare : alorquando incomiciavo il mio terzo anno d'analisi e che assistivo alle consultazione di
medicina psicosomatica in un'ospedale, una giovane paziente di 18 anni mi fu affidata con
questa raccomandazione : « Messuna interpretazione, ma usate vostre intuizioni ».
Queste circostenze mi indussero a avere un ascolto attento.
Quest'articulo si propone d'esplorare quello che questo tipo di scoprire presso una vita
operatoria, certo stereotipata ma più ancora secretamente singolare. In particolare quello che
era per lei il reale ; quello che nascondevano i suoi piccoli racconti operatorii e che repparvero
à poco à poco.
Ascolto attento, e lavoro attento di legami. Dopo molti anni, l'evoluzione della paziente fa-
vori un ascolto flottante che condusse l'analista a un'interpretazione edipica apparentemente
giustificata. Ma sfociante sul niente, sarà necessario di riprendere al più presto l'ascolto at-
tento : poco dopo s'impose, sul modo di un'interpretazione, un'intervento sul reale, diventato
in-trattabile. Avra dei notevoli effetti mutativi sulla paziente : sul funzionamento del pensiero e
sul ristabilimento dei limiti fra il dentro e eil fuori, fino all'ora inversati.
Parole chiavi — Ascolto attento d'una vita operatoria. Deambulazione. Desidero di documen-
tarsi. Ansie psicotiche. Risposte motrici e comportamenti onirici. Lavoro di legami. Intervento
riorganizzatore.
Résumé — Une discussion sur l'interprétation ne peut selon l'auteur se faire sans une réfé-
rence à une cure type achevée où le patient ferait lui-même l'interprétation idéale. Bien que
toute théorique, cette référence permet de situer la distance qui la sépare des cas observés.
Summary — According to the author, discussion of interpretation is not possible without re-
a
ference to a completed standard treatment where the patient would make the ideal interpreta-
298 Revue française de Psychanalyse
tion himself. Although purely theoretical, such a reference allows one to situate the distance
between this ideal and the actual cases themselves.
Übersicht — Eine Diskussion über die Deutung muss nach der Meinung des Autors auf eine
beendete Klassische Kur Bezug nehmen, in welcher der Patient selbst die ideale Deutung for-
mulieren würde. Obwohl diese Referenz rein theoretisch ist, zeigt sie die Distanz, welche sie
von den beobachteten Fällen trennt.
Resumen — Una discusion sobre la interpretacion no puede hacerse segun el autor sin una
referencia a una cura-tipo terminada en la cual el paciente haria la interpretacion ideal. Aunque
teorica, dicha referencia permite situar la distancia que la separa de los casos observados.
Riassunto — Una discussione sull'interpretazione non puô, secondo l'aurore, farsi senza un ri-
ferimento alla cura-classica terminata, in cui il paziente farebbe lui stesso l'interpretazione
ideale. Sebbene sia soltanto teorico questo riferimento, ci permette di situare la distanza che lo
separa dai casi osservati.
Résumé — Comme un individu peut-être, un peuple peut avoir une idée de son identité qui
n'est pas nécessairementen relation directe avec la réalité des faits, des origines, etc. (si tant est
que celle-ci peut être cernée). Cette idée va varier en fonction de nombreuses données, mais
aussi d'une vision de soi et du monde qui peut relever de l'idéologie. Elle ressortit aussi du rêve
et du fantasme. En définitive, ces identités souhaitées, voulues et rêvées nous apprennent
beaucoup sur l'inconscient collectif du peuple en question. Mais la manière dont les spécia-
listes de tel ou tel peuple peuvent approcher de tels rêves d'identité, leurs réactions, leurs rejets
ou leurs propres identifications ne manquent pas non plus d'intérêt. Leur propre identité rêvée
ou celle qu'ils se rêvent à travers le peuple étudié joue aussi dans leur approche un rôle
essentiel.
L'exemple retenu ici est celui de l'Egypte ancienne (pharaonique), pour laquelle ces ques-
tions d'identité sont examinées à travers le concept flou et fuyant d'Orient (celui-ci ayant été au
Résumés 299
centre d'un colloque qui est à l'origine de cet article). Qu'est-ce que l'Orient, sinon parfois un
réservoir à rêve et un appel au fantasme ? Qu'est-ce alors que les orientalistes, du moins ceux
qui étudient cette partie précise de l'Orient ancien que fut l'Egypte pharaonique, ces orienta-
listes qui se nomment alors égyptologues ? Comment l'Egypte qu'ils rêvent parfois unique et à
part, et l'Egypte qui s'est parfois elle-même rêvée unique et à part s'entrecroisent-elles et dia-
loguent-elles grâce à ou en dépit de ce concept même d'Orient ? Ces questions sont au centre
de cet essai épistémologique où on a également tenté de suggérer combien sont floues les li-
mites qui séparent sujet et objet.
Mots clés — Identité. Orient. Egypte. Histoire ancienne. Couple sujet/objet. Origines. Sépa-
ration.
Summary — A people, perhaps like an individual, may have an idea of its identity which is not
necessarily directly related to the reality of facts, of origins etc. (as far as these may be pinned
down). This idea would depend on a number of variables, but also according to a vision of self
and world which may be a function of ideology. It also draws on dream and phantasy. In fact,
these wished-for and dreamt of identites tell us a great deal about the collective unconscious
of the people in question. But the way in which the specialists of a particular people study such
dreams of identity, their reactions, their rejections and their own identifications are also a topic
of interest. Their own dreamt-of identity or that which they dream for themselves via the people
whom they study also play an important role in their approach to the subjet matter.
The example we investigate is that of (pharaonic) Ancient Egypt for which such questions
of identity are studied via the vague and fleeting concept of the East (the latter having been a
key theme at a congress from which the present article stems). What is the East if not a dream
reservoir and an invitation to phantasy ? And what of the orientalists, or at least those who
study this precise area of the Ancient East that was pharaonic Egypt, the orientalists who call
themselves egyptologists ? How do the Egypt which they sometimes dream of as unique and
separate and the Egypt which has sometimes dreamt of itself as unique and separate interlink
and share a dialogue thanks to or in spite of this very concept of the East ? These questions
form the core of our epistemological investigation and we try to suggest how vague the limits
are which sepate subject and object.
Key-words — Identity. East. Egypt. Ancient History. Subject/Objet Binary. Origins. Sepa-
ration.
Übersicht — Wie vielleicht ein Individuum, kann ein Volk eine Idee seiner Identität haben,
welche nicht notwendigerweise in direkter Beziehung zur Realität der Tatsachen, der Ur-
sprünge usw. Steht (vorausgesetzt, dass die Realität erfasst werden kann). Diese Idee wir va-
riieren je nach den Grundideen, aber auch je nach dem Selbstbild oder der Veltanschauung,
welche von einer Ideologie abhängig sein kann. Diese Idee kann auch aus dem Traum oder aus
der Phantasie hervorgehen. Schlussendlich, diese erwünschten, gewollten und geträumten
Identitäten lernen uns viel über das kollektive Unbewusste des betreffenden Volkes. Die Art
und Weise, mit welcher die Spezialisten eines Volkes solche Identitätsträume angehen ihre
Reaktionen, ihre Ablehungen oder ihre eigenen Identifizierungen sind auch sehr interessant.
300 Revue française de Psychanalyse
Ihre eigene getraumte Identitat oder die Identitat, welche sie sich dank der Untersuchung des
Volkes erträumen, spielt in ihrer Betrachtungsweise eine grundlegende Rolle.
Dieser Artikel nimmt als Beispiel Altägypten (pharaonisch) dessen Identitätsfragen
anhand des unklaren und ausweichenden Konzeptes des Orients untersucht werden (letzterer
war das Hauptthema eines Kolloquiums, Basis dieses Artikels). Was ist der Orient, wenn nicht
manchmal ein Traumreservoir und ein Appel an die Phantasie ? Was sind diese Orientalisten,
wenigstens die, welche diesen Teil des alten Orients, das pharaonische Ägypten, untersuchen,
diese Orientalisten, welche sich Ägyptologen nennen ? Wie kreuzen sich das manchmal von
ihnen erträumte einzigartige und besondere Ägypten und das Ägypten, welches sich manchmal
selbst als einzigartig und besonders geträumt hat ; welches Zwiegespräch führen sie dank oder
trotz dieses Orientkonzepts ? Diese Fragen sind im Zentrum dieser epistemologischen Studie,
in welcher auch versucht wird, zu suggerieren, wie unklar die Grenzen zwischen Subjekt und
objekt sind.
Resumen — Tanto como un individuo, un pueblo puede tener una idea de su identidad
aunque no guarde una relacion directa con la realidad de los hechos, de los origenes, etc. (su-
poniendo que la misma pueda ser delimitada). Dicha idea va a variar en funcion de numerosos
datos, pero también de una vision de si mismo y del mundo que puede denotar la ideologia.
Ella proviene también del sueno y de la fantasia. En definitiva, esas identidades deseadas, que-
ridas y sonadas nos ensenan muchas cosas sobre el inconsciente colectivo del pueblo en cues-
tion. No obstante, la manera de como los especialistas de uno u otro pueblo pueden abordar
taies suenos de identidad, sus reacciones, sus rechazos o sus identificaciones, no carece tam-
poco de interés. La propia identidad sonada o aquella que ellos suenan a través del pueblo es-
tudiado también desempena en su enfoque un papel esencial.
El ejemplo aquî escogido es el del Egipto antiguo (faraônico) para quien dichas cuestiones
de identidad son examinadas a través del concepto vago y huidizo de Oriente (este ha sido el
eje de un coloquio que es el origen del presente artîculo). Qué es el Oriente, sino a veces una
reserva de suefio y un llamado a la fantasia ? Que son entonces los orientalistas ? al menos
aquellos que estudian la parte precisa del Oriente antiguo que fue el Egipto faraonico, esos
orientalistas que se denominan egiptologos. Cômo el Egipto que ellos suenan algunas veces
unico y particular, y el Egipto que es a veces sonado ûnico y particular se cruzan y dialogan
gracias o a pesar de ese concepto mismo de Oriente ? Estos interrogantes estan en el centro de
este ensayo epistemolôgico en el cual hemos intentado sugerir cuan vagos son los limites que
separan sujeto y objeto.
Palabras claves — Identidad. Oriente. Egipto. Historia antigua. Pareja sujeto/objeto. Ori-
genes. Separaciôn.
Riassunto — Forse corne un individuo, un popolo puré avere un'idea della sua identita che
non sia necessariamente in relazione diretta con la realtà dei fatti, delle origini etc.. (sempre
ché questa possa essere circoscritta). Questa idea varia in funzione di numerevoli dati, ma
Résumés 301
anche d'una visione di se stesso e del mondo che rilevi d'une ideologia. Essa risulta anche dal
sogno e dal fantasma. In sostenza, queste identità desiderate volute e sognate ci insgnano
molto sull'inconscio colletivo del popolo di cui si tratta. Ma il modo con cui i sepcialisti s'inte-
ressano a tali sogni d'identità le loro reazioni, i loro rigetti o le loro proprie identificazione non
mancano d'interesse. La loro propria identità sognata o quella che sognono attraverso il popolo
studiato gioca anche nel loro approcio un modo essenziale.
L'esempio proposto è quello dell'Antico Egitto (faraonico) per cui le questioni d'identità
sono esaminate attraverso il concetto impreciso e sfuggénte d'Oriente (al centra d'un colloquio
da cui quest'articolo è nato). Che cosa è l'Oriente, se non tavolta una riserva di sogni e di fan-
tasmi ? Che cosa sono gli Orientalisti, almeno coloro che studiano questa parte precisa dell'An-
tico Egitto faraonico, questi Orientalisti chiamati egittologhi ? Corne l'Egitto che sognano
tavolta unica e a parte, e l'Egitto che si è sognata se stessa unica e a parte s'incrociano e dialo-
gano grazia o malgrado questo stesso concetto d'Oriente ? Queste domande sono el centro di
quest'analisi epistemologica in cui abbiamo anche tentado di suggerire quanto sinao imprecise
i limiti che separano soggetto e oggetto.
Parole chiavi — Identità. Oriente. Egitto. Storia Antica. Coppia Sogetto/Ogetto. Origini. Se-
parazione.
Résumé — A partir de la convocation clinique d'un rêve dans une cure, cet article rappelle que
le rêve en séance n'est plus l'image vue ni son simple récit. Le travail analytique du rêve se
trame, chez l'analysé, dans la réélaboration de son activité narrative et, chez l'analyste, dans sa
capacité d'écoute et de résonance représentationnelle. Le rêve raconté, au service du transfert,
s'ouvre ainsi à l'activité de la langue. Avec l'évocation des Cimmériens, ce travail questionne la
relation intime du rêver et du raconter.
Summary — Starting with a clinical vignette of a dream, this article stresses that the dream in
analysis is neither simply an image that is seen nor its narration. The analytic work of the dream
is situated, for the analysand, in the elaboration of his narrative activity and, for the analyst, in
his capacity for listening and for representational resonance. The spoken dream, taken up in the
transference, is thus linked to the activity of language. With a reference to the Cimmerians, this
study examines the intimate relation of dreaming to speaking.
Übersicht — Anhand der klinischen Erlëuterung eines Traums in einer Kur, erinnert uns dieser
Artikel daran, dass der Traum in der Sitzung nicht mehr das gesehene Bild und auch nicht ein-
302 Revue française de Psychanalyse
fach dessen Erzahlung ist. Die analytische Arbeit des Traums geht beim Analysierten aus der
Durcharbeit seiner erzahlenden Aktivitët und beim Analytiker aus seiner Zuhör- und Vorstel-
lungsresonanzfähigkeit hervor. Der erzählte Traum, im Dienst der Übertragung, öffnet sich
somit der Aktivität der Sprache. Anhand der Geschichte der Cimmerier, befragt diese Arbeit die
intime Beziehung des Träumers zum Erzählen.
Resumen — A partir de la narraciôn clinica de un sueno en una cura, este articulo recuerda
que el sueno en la sesion no es ya la imagen vista ni su simple relato. El trabajo analitico del
sueno se trama, en el analizado, en la reelaboracion de su actividad narrativa, y en el analista,
en su capacidad de escucha y de resonancia representacional. El sueno narrado, al servicio de
la transferencia, se abre ast a la actividad de la lengua. A través de la evocaciôn de los Cimerios,
este trabajo cuestiona la relacion intima del sonar y del contar.
Riassunto — Cominciando dall'avocazione clinica di un sogno durante une cura, questo arti-
colo rammenta che il sogno nella seduta non è più la figura vista ne il suo simplice raccônto. Il
lavoro psicoanalitico si trame nel paziente, con la rielaborazione della sua attivita narrativa, e nel
psicoanalista con la sua capacita di ascolto e di risonanza rappresentazionale. Il sogno raccon-
tato, al servizio del trasferimento, si apre cosî all'attivita della parola. Con il ricordare dei Cim-
meri, questo lavoro interroga il legamo intimo del sognare e des raccontare.
Résumé — Du rêve à l'interprétation, une série d'écarts positifs et négatifs, à creuser et à ré-
duire. Le contre-transfert et la triangulation comme leviers, jusqu'au rêve de l'analyste.
Summary — Between the dream and interpretation are a series of gaps, to be excavated and
reduced. Countertransference and triangulation are the levers, up until the dream of the analyst.
Übersicht — Vom Traum zur Deutung, eine Reihe von positiven und negativen Unterschie-
den, welche untersucht und verringert werden sollten. Die Gegenübertragung und die Triangu-
lation als Hebel, bis zum Traum des Analytikers.
Resumen — Del sueno interpretaciôn, se establece una serie de diferencias positivas y ne-
a la
gativas, para profundizar y reducir. La contratransferencia y la triangulaciôn son como sus pa-
lancas, hasta el sueno del analista.
Riassunto — Dal sogno all'interpretazione, una serie d'invervalii positivi e negativi, da appro-
fondire e da ridurre. Il contro-transfert e la triangolazione corne leve, fino al sogno dell'analista.
Claude JANIN.
— Le psychanalyste : un voleur de rêves ?
Résumé — France, la patiente dont il est question dans cet article, a fait une première analyse,
assez vite interrompue : des événements extraordinairement douloureux sont intervenus dans
sa vie, depuis l'enfance, jusqu'à l'âge adulte ; le fonctionnement mental de France, alors sidéré
par la coïncidence entre fantasme et réalité (collapsus topique), a besoin, pour redémarrer, d'un
étayage sur la présence physique de l'objet qui me fait lui proposer un premier temps de face à
face avant une cure classique.
Dans ce contexte, les rêves vont être un indice précieux de cette remise en marche ; je dé-
veloppe plus particulièrement l'idée que l'espace interne du rêve est susceptible de mouve-
ments d'expansion ou de rétraction liés à l'importance de la condensation et qui situent ainsi le
rêve entre fétiche et espace transitionnel.
Summary — France, the patient discussed in this article, had a prior analysis which was bro-
ken off very quickly : certain extremely painful events occured in her life from childhood to
adulthood ; France's mental functioning, disturbed by the overlap between phantasy and
reality (topographical collapse) needed, in order to progress from this state, to have recourse to
the physical presence of the object, which led me to propose a period of face to face work
before a classical treatment.
In this context, dreams were to be a valuable indicator of her transition beyond her prior
state ; the author stresses the idea that the internai space of then dream is susceptible to move-
304 Revue française de Psychanalyse
ments of expansion and contraction linked to the role of condensation and which thus situates
the dream between fetishism and transitional space.
Übersicht — France, die Patientin um welche es sich in diesem Artikel handelt, hat eine erste,
rasch unterbrochene Analyse unternommen : ihr Leben ist voll von ausserordentlich schmer-
zhaften Erlebnissen, seit der Kindheit, bis ins Erwachsenenleben ; das psychische Geschehen
von France, wie vom Donner gerührt über das Zusammentreffen zwischen Phantasie und Rea-
lität (topischer Kollaps) hat es nötig um sich wieder zu beleben, Anlehnung an eine physische
Präsenz des Objekts zu finden ; ich schlage ihr somit vor, zuerst, vor einer klassischen Kur, eine
gewisse Zeit mir gegenüber zu sitzen.
Die Träume werden ein bedeutsames Indiz für diese Wiederbelebung sein ; ich erläutere
besonders die Idee, dass der innere Raum des Traums für Expansions — und Retraktionsbewe-
gungen geeignet ist, der Wichtigkeit der Verdichtung wegen ; somit liegt der Traumzwischen
Fetisch und Übergangsraum.
Resumen — France, la paciente de la que trata este articulo, emprendiô un primer analisis, que
interrumpio al poco tiempo : acontecimientos extraordinariamente dolorosos han intervenido
en su vida, desde la infancia hasta la edad adulta ; el functionamiento mental de France, en-
tonces anonadado por la coincidencia entre fantasia y realidad (colapso topico), tiene necesi-
dad de un apoyo sobre la presencia fisica del objeto que me lleva a proponerle un primer
periodo de frente a frente antes de una cura clasica.
En este contexto los suenos van a ser un indicio precioso de esta nueva puesta en funcio-
namiento ; yo desarrollo mas especificamente la idea de que el espacio interno del sueno es
susceptible de movimientos de expansion o de retracciôn vinculados con la importancia de la
condensacion y que situan de esta manera el sueno entre fetiche y espacio transicional.
Riassunto — Franca, la paziente di chi si tratta in questo articolo, a fatto una prima psicoana-
lisi, presto interrotta : dei fatti straordinariamente dolorosi essendo accaduti dall'infanzia fino
all'età d'oggi nel corso della sua vita ; il funzionamente mentale di Franca, colpito da sidera-
zione dalla coincidenza tra il fantasma e la realta (collasso topico) necessita per rimettersi in
moto l'appogio della presenza fisica dell'oggetto che mi spinge a proporgli di iniziare faccia a
faccia avanti di passare alla cura classica.
In questo contesto i sogni diventano indizi preziosi di questa reifunzionanza ; lo sviluppo
particularmente l'idea che lo spazion interno del sogno è capace di movimenti di espansione o
di ritrattazione collegati all'inportanza della condensazione che mettono il sogno fra feticcio e
oggetto transizionale.
André BEETSCHEN.
— Délier l'animisme du rêve
Résumé — La discussion du texte de Claude Janin invite à préciser les conditions de l'inter-
prétable, face à la puissance animique du rêve. La condensation, dans sa double appartenance
(au travail du rêve et à la fonction hallucinatoire), referme, dans son excès, le rêve sur lui-même
et le dérobe à l'interprétation. Installer le rêve dans les pensées de transfert de l'analyste et pro-
poser même qu'il soit accueil du transfert, tel est ici le travail de l'analyste. Manière de réaliser
ce dont l'associativité se charge plus généralement : une perte, un exil du rêve comme condi-
tion de son interprétation.
Summary — The discussion of Claude Janin's text leads us to the question of the conditions
of the interpretable when face with the animistic power of the dream. Condensation operates
on two levels, that of the dreamwork and that of hallucinatory functioning, and in its extreme
form it closes the dream upon itself, making it resistant to interpretation. The analyst's task in-
volves linking the dream with the transference associations of the analyst and even to suggest
that it should function as a pole for the transference. This process materialises what associati-
vity consists of in a more general sense : a loss, an exile from the dream as the condition of its
interpretation.
Übersicht — Die Diskussion des Textes von Claude Janin fordert uns dazu auf, die Voraus-
setzungen des Deutbaren zu präzisieren, in Bezug auf die animistische Macht des Traums. Die
Verdichtung, in ihrer doppelten Zugehörigkeit (zur Traumarbeit und zur halluzinatorischen
Funktion) schliesst durch ihren Exzess den Traum in sich seibst ein und entzieht ihn der Deu-
tung. Die Arbeit des Analytikers ist es dann, den Traum in den übertragungsgedanken des Ana-
lytikers einzunisten und sogar vorzuschlagen, dass er zum Empfang der Übertragung wird. Dies
ist eine Art und Weise, zu erreichen, was im allgemeinen die Assoziativitat übernimmt : einen
Verlust, ein Exil des Traums als Bedingung seiner Deutung.
Resumen — debate del texto de Claude Janin invita a precisar las condiciones de lo inter-
El
pretable, frente a la potencia animica del sueno. La condensacion, en su doble pertenencia (al
trabajo del sueno y a la funcion alucinadora) encierra, en su exceso, el sueno en si mismo y lo
oculta a la interpretacion. Instalar el sueno en los pensamientos de transferencia del analista e
incluso proponer que sea acogido por la transferencia, tal es aqui el trabajo del analista. La aso-
306 Revue française de Psychanalyse
ciatividad se encarga generalmente de realizar esto : una pérdida, un exilio del sueno como
condicion de su interpretacion.
Riassunto — La discussione del testo di Claude Janin invita a precisare le condizioni dell'in-
terpretabile di fronte olla potenza animista del sogno. La condensazione, nella doppia appare-
tenenza (al lavoro del sogno e alla funzione allucinatoria) rinchinde, nel suo eccesso, il sogno
su se stesso e lo sottrae a l'interpretazione. Sistemare il sogno nei pensieri del transfert dell'ana-
lista e proporre anche che sia accoglienza del transfert tale è il lavoro dell'analista. Un modo di
realizzare quello che l'associatività prende incarica generalmente : una perdita, un esilio del
sogno come condizione della sua interpretazione.
Parole chiavi — Sogno. Animismo. Condensegione. Interpretazione.
N° 2
— 1993 :
LAÏOS PÉDOPHILE : FANTASME ORIGINAIRE?
N° 3
— 1993 :
Monographies de la RFP
(vente en librairie)
Parus :
A paraître :
Arguments. 5
Michel de M'UZAN— Interpretation and Memory, 7.
Rosine DEBRAY — Interpretation and the Psychic Functioning of the Analyst during Fa-
ther/Mother/Baby Consultations, 21.
Marilia AISENSTEIN — Interpretation Squared, 41.
Marie-Lise Roux — The Truth of Interpretation, 47.
Paul ISRAËL — Interpreting the Interpretation, Effects of Style and Creation of Mea-
ning, 55.
Ophélia AVRON — Interpretation and Psychodrama,67.
Simone DECOBERT — A Note on Interpretation in Individual Psychoanalytic Psychodra-
ma with the Psychotic Adolescent, 81.
Dominique ARNOUX, Anne QUINAT and Steven WAINRIB — From one Stage to Ano-
ther, 89.
Maurice NETTER — When the Superego Comes to the Analyst's Rescue, 103.
Danièle BRUN — Interpreting with the Child, 115.
PERSPECTIVES
Clinical
Colette JEANSON-TZANCK — A Reorganising Intervention in the Psychotherapy of an
« Operational Life », 135.
Technical
Michel ODY — The Question of Interpretation in Therapeutic Consultation with the
Child, 147.
Theoretical
Michel FAIN — The Necessity of a Refèrent in the Study of Interpretation, 157.
INTERNATIONAL PSYCHOANALYTICASSOCIATION
Prepublication Papers for the XXXVIIIth International Congress at Amsterdam, IPAC, 1993 :
Dennis DUNCAN — Theory in vivo, 211.
Madeleine BARANGER— The Mental Work of the Analyst, from Listening to Interpreta-
tion, 225.
Theodore J. JACOBS — The Inner Experiences of the Analyst : their Contribution to the
Analytic Process, 239.
BOOK REVIEWS
Thierry BOKANOWSKI — Freud, A Life for our Time, by Peter GAY, 251.
Pierre SULLIVAN— Folie et création, by Jean GILLIBERT, 259.
Gérard BAYLE — Le Génie des origines, by Paul-Claude RACAMIER, 265.
Anne DEBURGE — Antoedipe et ses destins, by Paul-Claude RACAMIER, 273.
Anne CLANCIER — Langage et folie, by Ruth MENAHEM, 277.
L'INTERPRETATION
Rédacteurs : Jean-José BARANES et Claude JANIN
Argument. 5
Michel de M'UZAN — Interprétation et mémoire, 7.
Rosine DEBRAY — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation lors des
consultationsde la triade père/mère/bébé, 21.
Marilia AISENSTEIN— L'interprétation au carré, 41.
Marie-Lise Roux — La vérité de l'interprétation, 47.
Paul ISRAËL — Interpréterl'interprétation, effets de style, création de sens, 55.
Ophélia AVRON — Interprétation et psychodrame, 67.
Simone DECOBERT — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique
individuel de l'adolescent psychotique, 81.
DominiqueARNOUX, Anne QUINAT et Steven WAINRIB — D'une scène à l'autre, 89.
Maurice NETTER — Quand le surmoi vient au secours de l'analyste, 103.
Danièle BRUN — Interpréter avec l'enfant, 115.
PERSPECTIVES
Clinique
Colette JEANSON-TZANCK — Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie
d'une « vie opératoire », 135.
Technique
Michel ODY — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'en-
fant, 147.
Théorique
Michel FAIN — Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation, 157.
Imprimerie
des Presses Universitairesde France
Vendôme(France)
IMPRIMÉ EN FRANCE
22072376/5/93