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psychanalyse (Paris)
puf
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
publiée avec le concours du CNL
DIRECTEUR
Claude Le Guen
DIRECTEURS ADJOINTS
Gérard Bayle Jean Cournut
RÉDACTEURS
Marilia Aisenstein Claude Janin
Cléopâtre Athanassiou Kathleen Kelley-Lainé
Jean-José Baranes Ruth Menahem
Andrée Bauduin Jean-François Rabain
Thierry Bokanowski Denys Ribas
Paul Denis Jacqueline Schaeffer
Monique Gibeault Hélène Troisier
SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
Catherine Alicot
ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris
cedex 06.
ABONNEMENTS
Presses Universitairesde France, Département des Revues, 14, avenue du Bois-de-
l'Epine, BP 90, 91003 Evry cedex. Tél. (1) 60 77 82 05, télécopie (1) 60 79 20 45,
CCP 1302 69 C Paris.
Abonnements annuels (1993) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès
des Psychanalystesde langue française :
France : 655 F — Etranger : 790 F
Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze jours
qui suivrontla réception du numéro suivant.
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE
Différences culturelles
III
JUILLET-SEPTEMBRE 1993
TOME LVII
Argument, 685
I
— PSYCHANALYSE ET ANTHROPOLOGIE
Marie Moscovici — Les préhistoires : pour aborder Totem et Tabou, 691
Bernard Juillerat — Des fantasmes originaires aux symboles culturels : médiations et
seuils, 713
Françoise Couchard — « On bat une fille » : illustration d'un fantasme masochiste dans
la culture musulmane,773
Guillaume Surena — La psychanalyse et son étranger, 751
Jean-François Rabain — Alfred L. Kroeber et Totem et Tabou : éléments d'une contro-
verse, 761
Alfred L. Kroeber — Totem et Tabou : une psychanalyse ethnologique. Totem et
Tabou : après coup, 773
Débat
Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin — « Oro Lè », la puissance de la parole, 787
II — PSYCHANALYSE ET CULTURE
Jean Bergeret — Psychanalyse et universalité interculturelle,809
Henri et Madeleine Vermorel — Psychanalyse et modernité, 841
Max Hernandez et Moïsès Lemlij — Malaise dans la « périphérie » de la civilisation, 855
Claude Pigott — La culture comme objet, 869
Ghita El Khayat— Psychanalyse au Maroc : résistances culturelles, 879
Kouakou Kouassi — Fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé, 883
Note
Simone Valantin — La chambre froide. Note sur Georges Devereux, 955
Critiques de livres
Jean-François Rabain — De l'argent en psychanalyse et au-delà de Serge Vider-
man, 965
Denys Ribas
— Evolution du cerveau et création de la conscience de Sir John
C. Eccles, 977
Bernard Penot
— L'incomplétude du symbolique de Guy Le Gaufey, 979
Argument
Ces malentendus ne sont pas sans conséquences. Nul doute qu'ils n'aient
obscurci, dès le début, le débat psychanalyse/anthropologie.
Dès le début de son oeuvre, Freud a tenté de théoriser l'articulation entre
inconscient et modalités d'organisation du champ social. Il écrivait par exemple
à W. Fliess (le 31 mai 1897) que : « L'inceste est un fait antisocial, auquel la
civilisation a dû peu à peu renoncer. » Cependant, dès le départ, les rapports
de l'anthropologie et de la psychanalyse se sont construits sur de nombreux
malentendus.
Malgré les lignes célèbres de Michel Foucault saluant la « corrélation fon-
damentale de la psychanalyse et de l'ethnologie », « leur profonde parenté et
leur symétrie », l'histoire de leurs rapports est placée sous le signe de sérieuses
distorsions.
Les travaux récents de Bertrand Pulman, en particulier, ont souligné la pro-
fonde méconnaissance des théories freudiennes et les nombreux malentendus qui
ont durablement marqué les travaux de Seligman, de Rivers, comme de Boas ou
de Kroeber.
Rivers se réfère à une théorie mal comprise du trauma, Seligman confond la
signification latente des rêves et leur texte manifeste dans ses travaux sur le sym-
bolisme onirique. La fameuse controverse liée aux travaux de Malinowski,
concernant l'universalité du complexe d'OEdipe ou des stades prégénitaux, est
connue de tous. Les méthodes mises en oeuvre par Malinowski chez les Tro-
briandais ne permettaient pas d'appréhender autre chose que les comportements
manifestes des sujets observés.
L'incapacité des anthropologues de cette époque à saisir les véritables
Argument 687
enjeux proposés par Freud mérite aujourd'hui une meilleure approche des thèses
freudiennes et, pour les psychanalystes, la reprise d'un dialogue fécond avec
l'anthropologie.
Dès l'origine, en effet, Freud posait la question de l'universalité des concepts
analytiques élaborés à partir de l'expérience des cures. Il souhaitait, non seule-
ment, trouver un fondement anthropologique au complexe d'OEdipe, lui assu-
rant une portée générale, mais il proposait d'articuler l'organisation du psy-
chisme individuel inconscient avec ces organisateurs collectifs que sont le Tabou
de l'inceste ou le Totem conçu comme le représentant d'un « parricide introu-
vable » restitué par le mythe du père mort ou le culte des Ancêtres. L'existence
« chez tous les enfants des hommes » d'un certain nombre d'invariants appelés
par Freud, « fantasmes originaires » (de séduction, de castration, de scène primi-
tive) confrontant la psyché à la double différence des sexes et des générations,
posait le problème d'une structure anthropologique commune, même si celle-ci
laisse largement la place aux transformations et aux variations particulières à
chaque culture (A. Green).
Ainsi « l'OEdipe » n'est plus considéré aujourd'hui comme une « phase » ni
même un « complexe », il vaut pour sa fonction organisatrice. Il est, selon le mot
d'André Green, « La structure qui constitue le sujet », celui-ci se trouvant
constitué à la fois par le lien direct, corporel avec la mère, et le lien indirect, non
corporel, identificatoire avec le père. Double dialectique donc du contact et de la
séparation, de la présence et de l'absence, qui place le sujet entre le désir et
l'identification.
Où en est ce dialogue aujourd'hui ?
« L'analyse des productions culturelles de l'inconscient est-elle articulable,
parallèle, ou bien radicalement différente de celle qui est issue d'autres disci-
plines dont les méthodes et le type de recherche sont différents ? ». Le projet
freudien d'apporter de nouveaux concepts, issus de la psychanalyse, à ces disci-
plines était-il trop ambitieux ? Ou bien peut-on, aujourd'hui, donner un fonde-
ment à la généralité, sinon à l'universalité d'un nombre limité de concepts psy-
chanalytiques, de signifiants-clés « dont le complexe d'OEdipe est une des
expressions les plus achevées », laissant par ailleurs largement leur place aux
variations de la culture ?
Quels effets sont induits par le passage d'une langue à une autre dans l'in-
trapsychique ? Chaque langue possédant son organisation syntaxique propre,
une sexuation différente des mots, l'expression du refoulement se trouve modifiée
lorsque l'on change de langue. Quel usage peut en faire l'analyste dans les cures,
lorsqu'il partage (ou ne partage pas) la langue originaire d'un patient ? Freud en
a donné quelques exemples dans « L'Homme aux loups ».
Ces questions renvoient à la notion plus générale de « double culture »,
révélatrice des identités plurielles cachées, du rapport méconnu à sa propre ori-
gine, à l'inconscient comme « doublure », etc.
« L'étranger te permet d'être toi-même, en faisant de toi un étranger », écri-
vait E. Jabès. Ne rejoint-on pas ici la problématique des cures lorsque l'analyste
assume avec le jeu du transfert la capture partielle du discours de cet autre, le
patient ?
M. Gibeault, J.-F. Rabain.
Marie MOSCOVICI
nissant ses propres intentions dans la Préface de la première édition ? « Ce livre (...)
se propose de créer un lien entre ethnologues, linguistes, folkloristes, etc., d'une
part, et psychanalystes de l'autre, sans prétendre donner aux uns et aux autres ce
qui leur manque (...). Ainsi doit-il se contenter d'éveiller l'attention des uns et des
autres, et je m'estimerai heureux si ma tentative pouvait avoir pour effet de rappro-
cher tous ces savants en vue d'une collaboration qui ne peut qu'être féconde en
résultats. »1 Ces mots, et toute la démarche du livre, sont évidemment bien loin de
rejeter les données des disciplines appelées, plutôt qu'interpellées. Ils n'en font pas
non plus l'usage que ces disciplines font elles-mêmes de leurs propres données. Il
semble bien qu'ils proposent avec ces données un certain rapport dont, si l'on y
prend garde, on verra qu'il est tout du long exposé. C'est à quoi il faudra bien reve-
nir, car s'y trouvent impliquées, comme cela sera de nouveau le cas dans L'homme
Moïse à propos des rapports entre la démarche « historique » de Freud et les
démarches de l'histoire, les relations entre le vrai et le vraisemblable, quant aux
« faits » et aux preuves.
On voudrait toujours à nouveau tenter de faire apparaître que faute d'un
minimum de consentement à de tels préalables, si simples en apparence, si mani-
festement difficiles à mettre en oeuvre dans la réalité des débats, nous n'aurions
plus les uns et les autres qu'à cesser en effet de prendre en considération les
apports singuliers de Totem et Tabou — le plus grand nombre ne s'en prive
guère. Il convient peut-être d'aller plus loin encore, d'avoir provisoirement une
attitude encore plus radicale (comme il est nécessaire à toute démarche de
connaissance quelque peu novatrice d'être, pour un temps, monoïdéiste et unila-
térale : Freud le note parfois à son propre sujet, et d'autres scientifiques ne s'en
cachent pas eux non plus) : c'est-à-dire d'accepter d'abord, quant à ce livre,
d'accorder à la démarche psychanalytique une spécificité totale, un droit abusi-
vement illimité de se servir de ce qui est à sa portée pour avancer dans ses pro-
pres inconnues, une autorisation de cheminer, dans cette obscurité, par les voies
qu'elle se trouve — et puis, d'envisager la suite, et de débattre, avec une liberté
qui n'aura jamais été perdue, à l'aide de ses propres critères et habitudes de pen-
sée. Le psychanalyste lui-même, avec ses objets et pratiques, ne peut procéder
autrement à de tels moments. Sinon, il se réduit d'avance à emprunter sans
cesse, sans risques et d'emblée, les méthodes qui feraient rentrer dans les rails
institués et institutionnels de la pensée une conception qui d'elle-même (et non
par un acte volontariste, délibéré, d'originalité) en était sortie, s'était arrachée
aux consensus, et de fait avait innové : ayant ainsi avancé vers l'inconnu, ou en
tout cas le non-répertorié, par des moyens quelque peu insolites. Peut-être même
1. Ibid., p. 8, je souligne.
694 Marie Moscovici
l'image devrait-elle être inversée : la théorie de Freud ne sortait pas des rails, elle
entrait dans un drôle d'univers, avec les instruments plus ou moins légitimes
qu'elle se procurait. Ainsi dans Totem et Tabou.
Après quoi, si l'on pense qu'il n'en reste rien, le dire : mais plus radicale-
ment alors qu'à l'aide de la liste des corrections établie par les uns, et du catalo-
gue des excuses présenté par les autres, lesquels pour finir ne nous laisseraient en
possession que d'une nouvelle version du couteau de Lichtenberg, celui dont on
aurait ôté la lame et changé le manche, mais que l'on continuerait à désigner du
même nom. A moins qu'on ne préfère, histoire d'illustrer un autre Witz freudien,
s'adonner à la logique du chaudron, dont, spécialement pour Totem et Tabou, il
est assez aisé de relever, dans la critique, quelques exemples convaincants. Car il
est indéniable que dans sa prise en compte reconnue, soulignée (et parfois reven-
diquée par Freud comme devant être partagée par tous les chercheurs en ces
matières) de l'impossibilité d'établir avec certitude l'exactitude des « faits »
concernant les populations « primitives »1, l'ouvrage prête le flanc à toute cri-
tique décidée à se livrer de façon « positive » à une revue de détail.
Avant d'en venir à la série des objections de Kroeber2, dont la démarche,
finalement très subtile et perspicace, sera abordée un peu plus loin, on peut résu-
mer, en les paraphrasant, quelques-uns des redressements auxquels il est courant
de procéder à rencontre du cheminement de Freud dans Totem et Tabou.
1/ Les données anthropologiques sur lesquelles il appuierait ses interpréta-
tions seraient : a) les mauvaises : d'autres auteurs que ceux auxquels il fait réfé-
rence en ont fourni de meilleures ; b) périmées ; c) fausses.
2 / Ces données fussent-elles correctes, le raisonnement psychanalytique qui
leur est appliqué ne correspond pas à ce qu'elles signifient vraiment, dans leur
contexte et le domaine de réflexion auxquels elles doivent rester cantonnées.
3/ Lorsque Freud contredit certaines de ces données (par exemple lorsqu'il
« choisit » Robertson-Smith et Atkinson, plutôt que d'autres auteurs dont les
observations seraient plus récentes et plus justes) et prétend se déclarer auto-
nome par rapport aux modalités de réfutation ou d'administration de la preuve
qui sont celles des chercheurs scientifiques « véritablement sérieux », il bafoue la
réalité et l'exactitude des faits.
4 / Lorsqu'il se fonde sur ses faits et données (ses documents de source spé-
cifiquement psychanalytiques), il est impossible de le suivre, car de tels docu-
ments sont improuvables par nature. On n'est d'ailleurs pas loin de s'indigner,
au moment même d'accuser Freud d'incompétence dans l'interprétation des
données anthropologiques, du fait qu'au nom de son expérience singulière, il
interdirait aux autres scientifiques l'accès de son territoire, la discussion même
de sa démarche.
5/ Qu'a-t-il, au fond, besoin de données sur les primitifs, l'évolution, le
totémisme, les tabous, l'exogamie et surtout de « la fantaisie phylogénétique »,
pour expliquer le complexe d'OEdipe ?
On aura compris que je suis de ceux pour qui, en dépit et avec toutes ces
remarques, Totem et Tabou est un écrit qui invente toujours, alors même qu'au-
cun de ses aspects n'est sacré ou intouchable. Accepter au préalable la spécificité
de chacun des champs de travail, et également le fait que chacun demeure conti-
nuellement en chantier, rendrait peut-être le débat, le doute, la critique et les
avancées plus féconds.
On ne peut s'abstenir de mentionner au passage, une nouvelle fois, l'auteur
prestigieux avec lequel un tel débat est si regrettablement et presque caricaturale-
ment manqué. Si comme Claude Lévi-Strauss on ne met rien, aucune réalité
d'autre nature, entre l'intellect et l'organisme, il n'y a en effet, quant à un question-
nement psychanalytique à l'aide de certains aspects de religions « primitives »,
nulle place pour Totem et Tabou. Il importe de citer ici exhaustivement certaines
phrases précises et bien frappées de Lévi-Strauss à cet égard. Ainsi : « En vérité les
pulsions et les émotions n'expliquent rien ; elles résultent toujours : soit de la puis-
sance du corps, soit de l'impuissance de l'esprit. Conséquences dans les deux cas,
elles ne sont jamais des causes. Celles-ci ne peuvent être cherchées que dans l'orga-
nisme, comme seule la biologie sait le faire, ou dans l'intellect, ce qui est l'unique
voie offerte à la psychologiecomme à l'ethnologie. »1
De même, il est bien inutile de s'attarder sur la démarche freudienne et ses
apports éventuels si, toujours comme le fait Lévi-Strauss, on s'oppose, par une
démarche intégrative, aux oppositions dans l'esprit. C'est le parti de cet auteur
concernant ce à quoi s'emploie le totémisme : « Le totémisme se ramène ainsi à
une façon particulière de formuler un problème général : faire en sorte que l'op-
position, au lieu d'être un obstacle à l'intégration, serve plutôt à la produire. »2
C'est encore son choix lorsqu'il s'agit pour lui de saluer les interprétations et la
démarche de Radcliffe Brown quant aux relations entre les institutions, les repré-
sentations et les situations. « En chacune de ses entreprises pratiques, l'anthro-
1. Ibid., p. 131, je souligne. Pour une réflexion sur les rapports de Lévi-Strauss avec la pensée freu-
dienne, on me permettrade renvoyer à mon commentairede La Potièrejalouse : « La psychanalyse est un
mythe, Lévi-Strauss l'a résumé », dans mon livre Il est arrivé quelque chose. Petite Bibliothèque Payot,
1991.
2. S. Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1985, p. 70.
3. Ibid., p. 21.
Les préhistoires 697
les mérite. Et aussi que ses suiveurs plus encore, avec leur impérialisme psycha-
nalytique, ont une part importante dans l'irritation que provoquent les thèses
freudiennes, leur cheminement même dans Totem et Tabou. L'intrusion
(l' « incursion précipitée » dont parle Kroeber dans son texte de 1939 sur la
question) dans le territoire de l'anthropologie, la prétention à le coiffer d'inter-
prétations psychanalytiques sont bien plutôt le fait d'un hagiographe comme
Jones et d'un sympathique extrémiste comme Rôheim, que de Freud lui-même,
qui, à sa façon habituelle, avance sur ces terrains à la fois dans le tremblement
du doute et l'assurance de ses convictions psychanalytiques à partir de ses don-
nées réelles1. Disculper Freud n'entre pas dans ce propos. On remarquera sim-
plement que les critiques s'attaquent plus volontiers, dans leurs reproches, aux
plaidoyers pro domo d'auteurs tels que ceux que je viens de mentionner, comme
c'est par endroit le cas de Kroeber. L'on pourra aussi, et c'est à peine une paren-
thèse, méditer avec intérêt sur la notion d'orthodoxie qui, du côté des attaquants
comme de celui des attaqués, dogmatise singulièrement les positions. L'ortho-
doxe, c'est éventuellement le disciple, le second, ce n'est pas l'auteur, à moins
que celui-ci ne se réduise à l'orthodoxie de lui-même. Ce n'était pas le cas de
Freud, qui s'est rarement arrêté sur sa propre route pour se contempler — c'est
pourquoi il importe souvent de retourner au surgissement, à l'invention du che-
min, aux tâtonnements sur ce chemin, car si héritage il y a, issu de Freud, celui
de la démarche n'est pas moins essentiel que celui des résultats. Celle-ci permet
en effet de jeter sur ceux-là un autre regard ; elle rend la tentation d' « ortho-
doxie » bien difficile, et c'est heureux.
La question reste actuelle, quand la science ethnologique a accumulé, dans
ses avancées postérieures à l'oeuvre de Freud, tant de données « objectives ». Le
rapport de la théorie freudienne aux « données matérielles » de l'anthropologie
dans Totem et Tabou, de l'histoire (ou plutôt de l'historiographie), dans
L'homme Moïse, est-il celui d'une spéculation, fondée dans le registre psychique,
à ses preuves positives dans celui de l'observation ethnologique ? En second lieu,
et pour aller plus loin encore, la démarche de Freud dans l'ouvrage qui nous
1. On a déjà noté, dans le même ouvrage, cette ambiguïté, ou ce paradoxe, ou cette façon de tenir
ensemble les deux termes d'une contradiction sans les intégrer. Ainsi, dans Totem et Tabou, p. 117 op.
cit. : « La psychanalyse ayant découvert le déterminismele plus éloigné et le plus profond des actes et for-
mations psychiques, il n'y a pas à craindre qu'elle soit tentée de ramener à une seule source un phénomène
aussi compliqué que la religion (...). Un travail pareil dépasse aussi bien les moyens dont dispose le psy-
chanalyste que le but qu'il poursuit. » Et p. 180 du même ouvrage, dans une note : « Mais la nature du
nouveau facteur que nous signalons est telle qu'il ne pourra jouer dans la future synthèse que le rôle prin-
cipal. » Les deux positions sont bien celles de Freud. L'apparente contradiction devient compréhensible
lorsque l'on s'avise que la première a trait à la reconnaissance de la surdétermination (question de
méthode), la seconde à la place de l'ambivalence et du complexe paternel dans l'inconscient(question de
réalité psychique).
698 Marie Moscovici
C'est ici qu'il convient d'en passer par Kroeber car, parmi les anthropolo-
gues, il est à la fois celui qui a établi, à l'époque même, la liste considérable des
objections que provoquait Totem et Tabou, et celui qui dès sa première critique
de 1920 avait saisi quelque chose d'essentieldans la progression si particulière, si
déraisonnable, du raisonnement de Freud. Plus encore celui qui, dans sa rectifi-
cation de 1939, qui n'est toujours pas une adhésion, a bien perçu ce dont il
retournait principalement dans cet ouvrage. Position tout à fait remarquable
pour l'époque, et qui le reste à la nôtre.
On pourra se reporter, dans ce même numéro, aux dix questions posées
par Kroeber à l'ouvrage de Freud, et après lesquelles non seulement on pour-
rait conclure, comme l'auteur de la critique, que la théorie proposée par le
psychanalyste « est loin d'être irréfutable », mais encore être persuadé une fois
pour toutes que chaque élément anthropologique utilisé par Freud étant
démonté, il ne reste rien de l'ensemble. Or non seulement ce n'est pas le cas
pour Kroeber, mais dès son texte de 1920, pourtant impitoyable dans les
détails, il fait apparaître, parfois en négatif derrière la question soulevée, par-
fois en positif dans l'appréciation énoncée, à la fois Le lieu des interrogations
freudiennes (qu'elles soient jugées exactes ou fautives dans leurs réponses), et
l'apport qu'en dépit de tout elles constituent. Pour donner brièvement deux
exemples du premier cas : le point sept de Kroeber admet, dans sa critique
même, l'interrogation psychanalytique sur les suites du meurtre du père
(culpabilité, décision de ne plus tuer le père ni son substitut-totem), ainsi que
la question dont Freud ne cessera évidemment de s'occuper, à savoir le fait
que la décision des fils n'a jamais pu éteindre le problème de la satisfaction des
désirs incestueux, ni celui de la perpétuation de ces désirs eux-mêmes. C'est
implicitement reconnaître ce qui donne lieu à la problématique du refoule-
ment, du retour du refoulé et de la répétition, à partir de l'observation des
traces, à travers le temps, de ce qui fonde la vie psychique inconsciente. Autre
exemple du premier type : le reproche épistémologique du point deux, qui
avance qu'est exigible, si l'on envisage « la nature et le déroulement (des) pro-
cessus de déplacement ou de déformation à partir des deux prescriptions fon-
damentales de l'exogamie et de la mise à mort du totem, que l'on étudie ces
processus suivant un ordre chronologique ». Cette exigence, qui rejoint le
reproche, fréquemment formulé à rencontre du raisonnement « historique » de
Freud dans son Homme Moïse, de manquer à la reconstitution minutieuse de
Les préhistoires 699
Freud comme aux anthropologues, du fait que pour tous, il ne peut, à ce sujet,
être question que de reconstruction, contrainte partagée.
Lorsque Kroeber objecte au plan suivi par Freud dans son livre, je ne peux
quant à moi m'empêcher d'éprouver une certaine sympathie pour le vocabulaire
qu'il emploie, lequel me paraît — dans un jugement que je ne partage pas avec
lui, mais en considérant en eux-mêmes les mots utilisés — d'une grande exacti-
tude. Il parle ainsi du « caractère insidieux qui est dû... à l'élaboration progres-
sive de la thèse de l'auteur au fur et à mesure qu'elle se déploie ». Quelques
lignes plus loin, il montre, sur un détail, comment Freud ajoute « subreptice-
ment une pierre à l'édifice de sa thèse fondamentale » ; comment sur l'animisme,
la magie, la toute-puissance des idées, il ne tente pas directement de progresser
dans l'argumentation, mais s'appuie sur le parallélisme entre les systèmes de
pensée des primitifs et des névrosés pour « renforcer (chez le lecteur) les effets
d'une argumentation » qui peut paraître absente. Dans un passage suivant, et
l'attribuant à la hâte qu'aurait eu Freud de composer son livre, il qualifie celui-ci
de « subtil mais désordonné, construit de façon complexe plutôt que minutieuse,
et doté d'un pouvoir de persuasion mais sans preuve à l'appui ». On ne saurait
mieux dire, et ces mots me paraissent qualifier très justement l'étrange démarche
de Freud dont je ne crois pas, quant à moi, qu'il faille la tenir pour négligente ou
trop rapide. Ou alors, il en serait ainsi de toute l'oeuvre.
S'imaginera-t-on, qu'orthodoxe plus que nature, l'on soit en train de plaider,
au nom de la psychanalyse, pour le droit à la logique du n'importe comment, ou
même à l'exposition de la libre association chez le théoricien ? Rien au contraire ne
paraît plus hasardeux, dans les écrits, que de se permettre d'y mimer la démarche
offerte aux patients du divan, ou de livrer complaisammentles étapes détaillées du
« fantasmer... métapsychologiquement » dans sa propre tentative pour élaborer sa
pensée, son expérience, et pour les communiquer. Il me paraît plutôt s'agir, chez
Freud, d'un certain scepticisme à l'endroit de l'administration de la preuve, précise
et sans lacunes, dans son domaine spécifique : scepticisme qu'il étend à toutes les
disciplines où, comme on l'a déjà dit, l'homme s'occupe de l'homme, notamment
celles qui ont trait au passé, au passé dans le présent, à l'inconscientdans le passé et
le présent. Il considère trois exemples principaux : l'histoire, l'ethnologie, la psy-
chanalyse. Dira-t-on alors qu'il aura une totale absence de considération pour les
documents ? Bien au contraire. Avec acharnement, dans l'anthropologie pour les
thèmes de Totem et Tabou, dans l'histoire pour Moïse, mais aussi dans la pratique
analytique et l'observation clinique qui ont suscité ses questionnements dans les
différents domaines auxquels il s'adresse, il cherchera d'abord les données
factuelles qu'il pourra se procurer — mais aussi, et surtout pour finir, il s'appuiera
sur les documents psychiques que lui auront fourni le transfert, le travail analytique,
ainsi que sur ceux que ses observations, spéculations et lectures lui auront
Les préhistoires 701
avec Frazer concernant le fonctionnement qui, chez les primitifs comme chez les
névrosés, « (...) prend par erreur l'ordre de leurs idées pour l'ordre de la
nature »1. C'est même le thème principal de Totem et Tabou, et l'on n'apprendra
plus à personne que la recherche des « concordances entre la vie psychique des
sauvages et celle des névrosés » fournit à ce livre son sous-titre. Sous-titre à
prendre au sérieux lui aussi : on a tellement pris l'habitude de croire (et en
France la traduction qui a eu cours jusqu'à aujourd'hui2 en a tranquillement
entretenu le malentendu) que l'ouvrage portait sur « L'interprétation par la psy-
chanalyse de la vie sociale des peuples primitifs ». Et, à partir de là, avant tout
sur la comparaison entre les cultures, l'universalité du complexe d'OEdipe, le
meurtre du Père comme mythe, le totémisme, la vie sociale des « sauvages ».
Psychanalyse appliquée. La portée des objections objectives des anthropologues
s'en trouvait en effet considérablement augmentée.
1. Bien que les considérations freudiennes à ce sujet dans ces ouvrages, et dans d'autres encore, com-
portent déjà, dans les termes « concordances » ou « analogie », des hypothèses et des choix qui doivent
inciter à poursuivre la réflexion et la discussionépistémologiques. Les deux notions me paraissent, cha-
cune dans son contexte, partager le même statut dans la théorisationfreudienne.
704 Marie Moscovici
dans des êtres observables : les « sauvages » — et l'on notera que, sauf dans la
spéculation finale sur la horde, il s'agit des sauvages adultes actuels —, les névro-
sés (tout particulièrement, quant à la religiosité de pensée, les obsessionnels) et,
toujours dans une incidente « d'observation » clinique, ces êtres « incompréhen-
sibles » que sont pour Freud les enfants. « L'enfance » psychique est son terrain
d'élection, mais à de rares exceptions près, l'enfant, guère. C'est en quoi si, dans
Totem et Tabou, différentes disciplines, dont l'anthropologie principalement,
sont invitées à collaborer entre elles, et avec la psychanalyse, cette invitation
n'est pas à entendre comme appel à une interdisciplinarité. Il s'agit bien plutôt de
faire converger vers certains problèmes — ou pourquoi pas, diverger, quant aux
diverses causalités impliquées — les chercheurs de toutes disciplines ayant à
connaître, sur leur terrain d'étude et de réflexion, de l'archaïque présent dans le
présent, ou construit dans le passé, mais qui subsiste. Il s'agit des divers éclai-
rages qui peuvent être apportés à une réalité psychique toujours présente, et qui
fonctionne dans différents domaines de la connaissance, et dans leurs objets.
Dans sa présentation du problème dans ce numéro même, Jean-François
Rabain rapporte une réflexion amusante de Malinowski (qui, en tout cas à pro-
pos de Totem et Tabou, a partagé avec d'autres « culturalistes » l'abord empi-
rique, qui n'est pas le plus pertinent, de l'universalité, ou de la non-universalité,
du complexe d'OEdipe) qui est la suivante : « Il est facile de percevoir que la
horde primitive a été équipée de tous les penchants, dérèglements et travers
d'une famille européenne appartenant aux classes moyennes, pour être ensuite
lâchée dans une jungle préhistorique afin d'y déchaîner ses passions, conformé-
ment à une hypothèse très attrayante, mais tout à fait fantaisiste. »1 Qui saura
dans quel déroulement temporel du psychisme inconscient2, fonctionnant sous le
régime de l'après-coup, se passe une telle « histoire » ? Il est bien évident que
pour Freud, et dès sa correspondance avec Fliess, l'étonnement a plutôt été
d'observer, en lui-même et chez ses patients, que la jungle préhistorique conti-
nuait à se déchaîner dans les familles européennes civilisées et tout à fait contem-
poraines. Quel tribunal décidera de l'ordre de ces « événements » — sera-ce
celui, aujourd'hui, de la sauvagerie aberrante de nos guerres ? Acquisitions de la
civilisation, ou survivances, lâchées dans la jungle historique, de nos fonc-
tionnements préhistoriques ?
Il est difficile pour nous aujourd'hui de ne pas lire les textes de Freud,
écrits à leur date, à l'aide de ses propres textes écrits postérieurement — façon
de faire qui dans son apparence anodine illustre assez bien la démarche à
1.Cf. Guy Rosolato, Les fantasmes originaires et leurs mythes correspondants, in Nouvelle revue de
psychanalyse, n° 46, 1992.
2. Totem et Tabou, op. cit., p. 213.
706 Marie Moscovici
dividu, non seulement se trouve soumis à l'action de son milieu civilisé actuel,
mais subit également l'influence de l'histoire de la civilisation ancestrale. »1 C'est
aussi là que se trouvent des réflexions décisives concernant ce que l'on peut
appeler l'inéducabilité de l'inconscient, et le caractère très relatif de l'aptitude à la
civilisation dans le psychique humain.
Telles sont les données nouvelles que fonde — mais avec plus de sérénité et
moins de généralité dans la perspective et le ton, car ce n'est pas encore la
guerre, et l'écrit est d'une autre sorte — le chantier inventeur de Totem et Tabou.
C'est dans cet ouvrage qu'est décrit et analysé minutieusement, même si l'hypo-
thèse et la construction y tiennent la place considérable que l'on sait, le travail
producteur de réalité psychique, et de théorisation sur celle-ci, auquel donnent
lieu l'archaïque, ses survivances, le fonctionnement de la mémoire inconsciente.
Travail qui se fait fabricateur de formations culturelles selon cet apparent saut
final, dans la démarche de Freud, qu'est le meurtre du père, et surtout par ses
suites : renoncement des fils à l'acte meurtrier, culpabilité, sacrifice, religion — et
beaucoup plus tard, invention de la psychanalyse (mais c'est la psychanalyse qui
en parle, comme c'est l'homme, produit de l'évolution, qui parle de l'évolution).
« Culture » qui mériterait alors d'être qualifiée, comme Kafka le fait de l'écri-
ture, comme « bond hors de la série des meurtriers ».
Le mot central est donc bien primitif. Mot à entendre, dans Totem et Tabou,
sous plusieurs formes et plusieurs angles : le primitif(l'homme primitif) ; mais aussi
l'adjectif « primitif » accolé à certains fonctionnements irréductibles dans l'in-
conscient (que développeront les observations et théorisations décisives sur l'ani-
misme, la magie et la toute-puissance des idées), décrivant le primitif comme figure
psychique. Cela s'inscrira dans une réflexion sur le primitif dans le névrosé, sur le
primitif à l'oeuvre chez les « sauvages » contemporains,pour aboutir à la construc-
tion du primitif préhistorique chez les uns et les autres — en passant, nous l'avons
vu, par le fonctionnement primitif observable chez les deux enfants de prédilection
de Freud, « son » petit Hans et le petit Arpad de Ferenczi, où la « primitivité » se
matérialise dans le fonctionnement phobique.
L'approche que l'on peut alors dire comparatiste de Totem et Tabou est
celle qui pense discerner des concordances dans le fonctionnement des préhis-
toires, l'individuelle (enfant phobique, névrosé obsessionnel), et la collective (les
« sauvages »). Préhistoires qui seront au principe des histoires qui se grefferont
sur elles : développement psychique du petit d'homme, processus psychique de
« civilisation » chez les hommes. On peut si l'on veut appeler cela des
« cultures ».
1. Ibid., p. 106, n. 1.
710 Marie Moscovici
1 / La controverse avec Jung, que l'on peut lire dans leur correspondance,
l'a conduit à devoir prouver que dans les temps primitifs déjà était apparu un
père, et comment cette figure, centrale depuis des siècles dans les destins de l'hu-
manité, avait pris cette place. Mais aussi l'énigme de cette figure et de la fonction
paternelle telle qu'elle demeurait constante dans les problématiques individuelles
le contraignait à se demander encore : qu'est-ce qu'un père 1 ?
2 / La « découverte » du complexe d'OEdipe, antérieure à Totem et Tabou mais
formalisée différemment à partir du moment de cet écrit, posait non pas tant la
question de son universalité observable à travers les cultures passées et présentes,
que celle de son existence comme structure du psychisme humain et de ses dévelop-
pements et productions dans le processus de civilisation. Ainsi Freud en est-il
arrivé aux problèmes de la religion. Ce qui l'y a mené, c'est également, et il le pré-
sente longuement et fortement dans son travail très serré sur la névrose obsession-
nelle, les interrogations et observations qui ont surgi dans son travail clinique sur
la religiosité de pensée. De cela procèdent les réflexions sur l'animisme et la magie,
que nul ne peut plus ignorer, et qui sont au coeur à la fois de sa métapsychologie, et
de l'écoute de l'inconscient dans la démarche clinique, la pratique de la cure.
3 / De tout ce qui précède (mais cet enchaînement que je présente est évi-
demment purement artificiel, tant tous ces éléments sont, chez Freud, tricotés
ensemble, et tricotés serré) sont issus les apports considérables de la théorie freu-
dienne sur la religion — je dirais plutôt, quant à moi, sur le religieux même. Car
de même que cet ouvrage recherche et expose les fondements de la paternité
(comme existence et comme représentation), il propose des données sur les com-
mencements, les formes, les processus psychiques qui sont au principe même du
religieux, comme représentations, mythes et rites. Pour en arriver là, ce sont
aussi les données du transfert en psychanalyse (aussi bien dans ses formes hysté-
riques que dans sa structure obsessionnelle) qui ont inspiré sa réflexion.
J'ai trouvé, pour ma plus grande satisfaction, les observations les plus
convaincantes et peut-être les plus convaincues à ce sujet, non seulement chez cer-
tains psychanalystes, mais chez un historien des religions, pourtant spécialiste de
l'Inde (le « pourtant » se rapportant aux doutes qui peuvent être émis sur l'exis-
tence empirique d'un complexe d'OEdipe dans cette civilisation là). Dans un travail
de Charles Malamoud, intitulé L'apport freudien à l'histoire des religions2, j'ai pu
1.J'ai fourni sur ces points quelques éléments de discussion dans mon texte Mise en pièces du père
dans la pensée freudienne, in Il est arrivé quelque chose, op. cit.
2. A paraître chez Bordasà l'automne 1993, in L'apport freudien. Pour une encyclopédie de la psycha-
nalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann. Pour une réflexion soutenue sur ce que l'approche « histo-
rique » de Freud dans son Moïse peut apporter à un historien, on lira avec profit l'article de Nicole
Loraux, « L'homme Moïse et l'audace d'être historien », in Le Cheval de Troie, n° 3, Moïse, Bordeaux,
1991.
Les préhistoires 711
J'ai tenté de fournir quelques éléments d'une réflexion à ce sujet dans Un meurtre construit par les
1.
produits de son oubli, in L'Ecrit du temps. n° 10, automne 1985. Ce texte a été repris dans Il est arrivé
quelque chose, op. cit.
Des fantasmes originaires
aux symboles culturels :
médiations et seuils
Bernard JUILLERAT
On sait que c'est dans un article de 1915 que Freud a pour la première fois
défini, bien que succinctement, ce qu'il entendait par « fantasmes originaires » :
« Ces formations fantasmatiques, celle de l'observation du commerce sexuel des
parents, celle de la séduction, de la castration, et d'autres, je les appelle fan-
tasmes originaires [Urphantasien] » (Freud, 1915 ; Laplanche et Pontalis, 1967).
Par la suite, Freud ajouta le fantasme du retour intra-utérin (Chiland, 1991 ;
Duparc, 1991). Dès 1964, Laplanche et Pontalis (1985) avaient mis l'accent sur
les trois types de fantasmes cités d'abord par Freud, y voyant trois « fantasmes
des origines » : respectivement origine du sujet (scène primitive), émergence de
la sexualité (séduction) et origine de la différenciation des sexes (castration).
Dans l'héritage freudien, André Green (1973) précise que les fantasmes origi-
naires, objets du refoulement originaire, ont « le rôle d'une matrice de l'incons-
cient » à l'origine des fantasmes secondaires. Pour Guy Rosolato (1992) qui se
fonde sur les quatre fantasmes de Freud (y compris le retour à l'utérus), « la
quête de l'origine est intrinsèque aux fonctions du fantasme » car « l'inconnu est
au coeur de l'originaire », mais « le fantasme est lui-même une cause originaire ».
Enfin, Jean Laplanche — toujours dans cette remise en cause de la notion de
fantasmes originaires — a récemment créé l'expression séduction originaire pour
définir « cette situation fondamentale où l'adulte [à commencer par la mère] pro-
pose à l'enfant des signifiants non verbaux aussi bien que verbaux, voire com-
portementaux, imprégnés de significations sexuelles inconscientes » (Laplanche,
1987 ; les crochets sont de nous), signifiants qu'il qualifie d' « énigmatiques »1
(« L'énigme... est séduction par elle-même », ibid.) et dont la scène dite « origi-
naire » mais aussi plus simplement le sein sont des exemples. Ces diverses défini-
tions sont susceptibles d'apporter des clés pour la compréhension des symboles
culturels fournis par l'ethnographie. En revenant à Freud, on peut y rattacher
deux types de problèmes.
Le premier concerne le moment de leur apparition ; Freud y vit d'abord l'ef-
fet d'un traumatisme réel dans la vie du sujet accompagné d'un refoulement ori-
ginaire (Urverdrängung) avant d'accepter la possibilité d'une formation du fan-
tasme dans l'après-coup et indépendamment du vécu réel. La structuration de
l'après-coup et en conséquence le décalage temporel entre expérience et forma-
tion du fantasme (Green, 1973, 1990b) paraissent aujourd'hui largement accep-
tés par la psychanalyse, malgré les thèses kleiniennes qui situent la naissance du
fantasme au niveau du vécu archaïque du bébé dans son rapport au sein : les
« phantasmes les plus primitifs et rudimentaires, qui sont liés à l'expérience sen-
sorielle et sont des interprétations affectives des sensations corporelles » relèvent
1. Voir aussi J.-F. Rabain (1991) pour une illustration cliniquede cette notion.
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 715
SYMBOLES ORIGINAIRES ?
1. Pour une récapitulation critique de ces notions en anthropologie, voir Ortner, 1973.
2. Selon nous, cela inclut le principe d'analogie ou ce que M. Mauss a nommé les lois de contiguïté,
de similarité et de contraste. C'est d'ailleurs sur ce principe et ses variantes, propres à la magie, que le
symbolisme sexuel dit freudien, tant décrié par les ethnologues, se fonde. On peut y ajouter le principe de
binarité mis en lumière par le structuralisme, obtenant ainsi une acception un peu élargie de la notion de
processus primaire.
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 717
la forme d'un filicide (ou fratricide sur le cadet) lorsqu'il y a « inceste », celui-ci
toujours symboliquement exprimé ; mais dans d'autres contextes elle devient
acte de séparation salutaire du fils d'avec la mère ; sous une apparence de vio-
lence, l'acte paternel se révèle alors favoriser la promotion du fils comme sujet
social. Les épisodes mythiques jouent souvent sur cette ambivalence ; nous
avons montré que ce double sens peut recouvrir deux niveaux, profane et secret,
du récit (Juillerat, 1991). Et lorsque le filicide prend la forme du renvoi de l'en-
fant à ses origines intra-utérines (souvent symbolisées par le monde chthonien),
l'angoisse de castration se confond avec celle du retour — à la fois désiré et
craint — à l'état autistique et préobjectal de la vie prénatale, c'est-à-dire aussi
— en termes mélanésiens — à la souillure maternelle originaire. La crainte du
sang menstruel, qui ne saurait être un fantasme originaire, apparaît comme fan-
tasme secondaire, voire tardif (adulte et masculin) lié au fantasme primaire du
retour à l'utérus et à l'angoisse de castration. En passant au registre de l'OEdipe,
le fantasme de castration physique subit donc une élaboration symbolique diver-
sifiée renvoyant à d'autres fantasmes plus anciennement refoulés comme les ima-
gos maternelles et paternelles, négatives ou positives.
Passons à la célèbre Urszene, la scène originaire du coït parental, à laquelle
Freud paraît avoir attaché une grande importance (notamment à partir de
« L'homme aux loups »), et que l'on retrouve dans les représentations culturelles
sous diverses modalités. Nous ne nous attarderons pas sur le problème de savoir
si l'enfant mélanésien a l'occasion d'observer, d'entrevoir, de deviner ou seule-
ment de fantasmer dans l'après-coup la sexualité de ses parents, et nous nous
limiterons à repérer ce que la culture peut faire d'un tel fantasme. L'image
mythique la plus simple est évidemment celle d'un couple divin primordial, anté-
rieur à toute humanité et même au cosmos, et dont l'union sexuelle fonde l'ordre
dualiste du monde ; les mythologies océaniennes associent souvent la séparation
ultérieure du couple à celle du ciel (paternel) et de la terre ou de l'océan (mater-
nel), quitte à perpétuer simultanément la représentation idéale d'une union
divine permanente où la virilité céleste garantit la fermeté de la terre mère. Mais
il manque à ce tableau un élément : le sujet observant ou fantasmant qui se
trouve ici incarné hors récit par la société productrice du mythe. Pour retrouver
le sujet comme objet de représentation, il faut quitter les cosmogonies et se
reporter à des scénarios mythiques plus diversifiés. Le coït parental est alors
associé à deux notions complémentaires : le secret (l'inconnu à découvrir) et sa
révélation par la transgression, cette dernière étant assumée par le jeune héros ;
alors que dans le fantasme clinique l'enfant est supposé surprendre accidentelle-
ment, par la vue ou l'ouïe, ce qu'il devrait ignorer, les mythes mélanésiens le
décrivent plutôt comme un épieur intentionnel et souvent délégué par des aînés.
Ce qu'il découvre peut être donné dans le récit comme le coït parental même,
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 719
comme une scène sexuelle collective ou comme une scène cachée relative à l'en-
fantement. Ce glissement de la sexualité proprement dite au domaine de la pro-
création est largement attesté et, sauf lorsqu'il se situe dans une symbolique oedi-
pienne évidente, il n'est pas certain qu'il faille l'interpréter comme l'effet d'un
déplacement dû à la censure ; il relèverait plutôt du fait que la curiosité enfantine
envers la sexualité laisse la place chez l'adulte au désir de connaissance concer-
nant la conception-gestation1. La violation du secret du coït parental ou de la
fécondité féminine (pouvant symboliser l'inceste avec la mère) engendre un fili-
cide qui peut prendre la forme d'un enfermement dans l'utérus maternel ; on est
alors en pleine symbolique oedipienne avec une condensation inceste - loi pater-
nelle - castration - retour intra-utérin, où le renvoi ad originem devient le châti-
ment de l'inceste. Mais l'enfant espion ne surprend pas seulement l'étreinte de
ses procréateurs, c'est-à-dire sa propre origine. De nombreux mythes le mon-
trent aussi, envoyé par les hommes, observant la fornication de toutes les
femmes avec un héros phallique sauvage (surgissant de la forêt ou de la mer et y
retournant), ou bien une communauté de femmes en train de procéder à elles
seules à un rituel de reproduction et maîtresses du savoir qui est aujourd'hui
celui des seuls hommes ; l'épieur peut encore être une fillette contemplant cachée
son propre père émergeant tel une jeune plante hors du sol (utérus) où sa femme
l'avait enterré (Juillerat, 1991), ou encore une jeune femme surprenant un vieil-
lard misérable retirer puis réendosser alternativement sa vilaine peau pour se
métamorphoser en ce beau et riche jeune homme qu'elle désirait épouser et dont
personne ne connaissait l'origine (LeRoy, 1985), ou enfin un jeune garçon
espionnant comment une vieille femme garde un trou d'eau poissonneux ou une
jarre secrète d'où elle tire un merveilleux condiment (le sel), mais qui ensuite
— lorsqu'il veut y accéder — déborde, inonde le monde et crée l'océan... En
apparence, ces thèmes sont déjà loin de l'Urszene freudienne ; à la scène sexuelle
s'est substituée celle de la gestation féminine ou de la renaissance phallique par
émergence ex utero ou par autorégénération (mue). Le « voyeurisme » du héros
ou de l'héroïne — étroitement lié aux notions d'origine, d'énigme et d'inconnu
(Laplanche et Pontalis, 1985 ; Laplanche, 1987 ; Rosolato, 1992) — porte non
plus sur l'existence de la sexualité ou sur ses techniques, mais sur ses résultats,
c'est-à-dire sur le travail de la fécondité dont la caractéristique est d'échapper à
la volonté humaine. Histoires créées par des adultes, les mythes montrent claire-
1. L'enfant s'interroge déjà sur l'origine des bébés indépendammentde ce qu'il a pu fantasmer de la
sexualité parentale, mais l'adulte membre d'une société non instruite au savoir scientifique ne s'étonne
plus de la sexualité associée au jeu (l'angoisse portant plutôt sur son intégration sociale), alors qu'il conti-
nue de s'interroger sur les processus de la conception et de la gestation. Le mystère de l'enfantement réac-
tive à son tour des fantasmes anciens sur la différenciation sexuelle, envisagée dès lors en termes de fécon-
dité, de puissance relative de chaque sexe et de leur rivalité implicite.
720 Bernard Juillerat
ment qu'ils font grand cas de la reproduction alors que de la sexualité ils s'amu-
sent, sauf lorsqu'elle enfreint la loi paternelle ou sociale. L'objet du fantasme
s'est déplacé ; restent la curiosité, le regard impertinent, la transgression
programmée d'un secret destiné à être révélé et transmis, donc violé au prix du
conflit mais au bénéfice de la société ; reste le châtiment (et peut-être aussi la
culpabilité) qui rétablit l'ordre social contre la régression vers l'état de nature et
simultanément crée de la nature (les mythes font naître les esprits de la fécon-
dité, mais aussi les premiers Européens, de la désocialisation de héros inces-
tueux) au prix d'une perte de socialité : le clivage des personnages mythiques
rend les deux scénarios compatibles et ce qui apparaissait contradictoire devient
complémentaire.
Nous parlions de retour intra-utérin et de mère phallique ? Voilà en effet
deux fantasmes auxquels les sociétés de Nouvelle-Guinée et d'ailleurs ont su
donner toutes sortes d'expressions culturelles. Entre la Sphinge de Thèbes dres-
sée sur son piédestal, entourée des ossements de ses victimes en interrogeant
OEdipe, et les femmes-esprits des sociétés du Bas-Sépik, les crânes des enfants
dévorés en collier sur la poitrine, dansant au sommet de leur arbre en narguant
les hommes d'où se distinguera un « OEdipe » souvent boiteux mais habile
archer, il n'y a que variations culturelles. La récompense du héros victorieux du
monstre sera dans le premier cas la royauté et la reine, dans le second l'acquisi-
tion des organes génitaux de l'ogresse dépecée, source d'une lumière nocturne
pour la chasse à l'opossum mais qui, échappant des mains du héros, montera au
ciel pour devenir la lune de tous. Dans ces figures maternelles, la dévoration
peut être vue comme la variante orale d'une réincorporation intra-utérine. Et
qui dit réincorporation du corps entier dit aussi castration. Du coup la naissance
est donnée comme la conclusion d'un état de castration et de souillure origi-
naires, d'où la nécessaire intervention du père envers le fils, comme séparateur
de la mère et comme réparateur du manque phallique originel. Les personnages
féminins ridicules et lubriques personnifient dans le mythe les imagos persécu-
trices dont le héros, comme incarnation du sujet, doit s'affranchir dans sa pro-
gression initiatique. Une figure féminine à la fois incorporatrice et phallique n'est
pas contradictoire : c'est le phallus approprié par elle aux dépens de son proprié-
taire (castré) qui la rend phallique. Dans les rites d'initiation de Nouvelle-Gui-
née, les hommes font parfois apparaître devant les jeunes initiés des masques
incarnant un personnage féminin sodomisateur ou androgyne ; simultanément,
ils leur enseignent à se tenir à l'écart du monde féminin, à craindre le sang mens-
truel et à ne plus s'approcher physiquement de leur propre mère (Lidz et Lidz,
1989). Dans les cosmologies austronésiennes, la terre ou la mer deviennent ce
corps maternel potentiellement incorporateur, où le fantôme du mort finira par
retourner.
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 721
MÉDIATIONS
1. Pour F. Duparc, par exemple, « L'OEdipe est à la fois séduction, scène primitive,castration, retour
intra-utérin et meurtre cannibalique » (1991, 1274).
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 723
laisser des empreintes chez le sujet et dont les mécanismes primaires qui l'orga-
nisent se répercutent au plan de la collectivité. Mais il paraît utile de distinguer
la symbolique oedipienne dans ce qu'elle a de fondateur et donc d'universel,
d'une part de ses modalités névrotiques chez l'individu, d'autre part de ses éla-
borations culturelles diverses. Cela nous amène tout naturellement à passer à la
notion de « seuil » comme limite entre les universaux et les différences culturelles
qu'ils sous-tendent.
SEUILS
Le concept de seuil est censé définir jusqu'où une représentation est univer-
selle et à partir de quel niveau elle se diversifie culturellement. Pour les fantasmes
originaires ou les formes symboliques élémentaires qui les traduisent, en principe
non décomposables, il détermine la structure minimale qui en fait des univer-
saux ; mais il s'applique tout particulièrement à des ensembles fantasmatiques
ou symboliques, tel l'OEdipe, décomposables en unités plus petites. Dans l'un et
l'autre cas, l'universal ne paraît cependant pas correspondre à une forme spéci-
fique du fantasme ou de sa représentation culturelle, mais plutôt à son expres-
sion la plus générale. Ce qui est universel n'est pas telle ou telle forme particu-
lière de l'OEdipe, mais bien ce qu'il y a de commun à toutes les figures possibles
de la combinatoire oedipienne, dont les expressions culturelles variées doivent
pouvoir être réduites à un modèle qui les contienne toutes. Ce modèle n'est en
principe pas empiriquement attesté en tant que tel. Définir l'universalité de
l'OEdipe consiste à déterminer de quoi est constitué et de quoi n'est pas constitué
ce noyau de significations. Cela équivaut à déshabiller un ensemble de représen-
tations particulières (cliniques ou culturelles) de tout leur symbolisme (privé ou
public), à revenir à une configuration de base qui poserait les conditions néces-
saires à son élaboration en des formes spécifiques. Les invariants de l'OEdipe
seraient : l'inscription du sujet dans sa double filiation (à un parent de même
sexe et à un parent de sexe opposé, ou à leurs substituts), le lien fusionnel à la
mère donné comme héritage préoedipien quel que soit le sexe du sujet, la rivalité
réciproque père/fils et secondairement mère/fille et la question de l'autorité (à
laquelle répond la soumission ou la transgression), la sexualité parentale fantas-
mée par le sujet. Ainsi défini de façon ouverte, l'OEdipe apparaît comme la mise
en place d'une structure dont les invariants sont susceptibles d'être organisés de
façons variables. Le parricide et l'inceste, clés de voûte de la définition freu-
dienne de l'OEdipe comme complexe nucléaire des névroses, n'apparaissent plus
que comme des extrapolations, des fantasmes extrêmes issus des structures uni-
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 727
1. A notre connaissance,la rivalité féminine sans médiation masculine ne paraît pas attestée.
2. L'examen ethnographique de tels sentiments est d'ailleurs d'un grand intérêt (pour le Pacifique,
voir par exemple White et Kirkpatrick, 1985), mais relève d'une approche ethnopsychologiqueet non spé-
cifiquementpsychanalytique.
728 Bernard Juillerat
religieux sont essentiellement le produit remanié des fantasmes infantiles les plus
généraux, est-il déplacé de penser que les adultes créateurs et transmetteurs des
mythes puissent y amalgamer leurs propres fantasmes parentaux, individuelle-
ment et à travers les systèmes de pensée institués ?
Revenons à notre question initiale : comment s'opère le choix culturel ? On
l'a déjà dit, ce phénomène ne saurait être le reflet de différences correspondantes
dans les psychismes individuels, conception qui nous renverrait à une variante
de la personality writ large de Ruth Benedict. Il est d'une part le fait d'un nivel-
lement de la variabilité individuelle aboutissant à des significations plus géné-
rales, d'autre part celui d'une évolution historique qui, au cours des siècles, a
pris ici ou là des orientations divergentes pour des raisons relevant de facteurs
multiples que les sciences sociales sont incapables de maîtriser. L'impossibilité
d'une appréhension des transformations culturelles sur une profondeur de temps
suffisante réduit l'effort scientifique à la conjecture, car nous ne percevons du
processus de la différenciation culturelle que les résultats et toute approche ne
peut en être que synchronique. Considérées à partir des universaux, les variantes
culturelles sont souvent définies en terme d'éthos (un concept, pratique et vague,
entré dans le vocabulaire anthropologique courant), mais la question reste
entière : comment des éthos différents se constituent-ils historiquement ? Toute
tentative de réponse va se retrouver piégée dans le compromis duel dénoncé plus
haut mais, après y avoir inséré la notion de médiations, peut-être peut-on tenter
d'y situer également celle de seuil. En effet, même s'ils ne sont structurés en véri-
tables représentations que dans l'après-coup, les fantasmes universels sont issus
d'un fonds biologique et d'expériences primaires semblables. Tant au niveau du
développement ontogénétique que de l'histoire culturelle, la notion d'universa-
lité apparaît ainsi articulée à celle de diversité par ce point charnière — mou-
vant, flou et quelque peu abstrait — qu'est le seuil de différenciation.
culier, les similitudes que les différences. Ce qui est en dessous du seuil nous
échappe parce qu'il renvoie aux origines, mais ce qui relève de l'élaboration et
des variations culturelles apparaît insaisissable par le fait qu'il s'agit des résultats
d'un processus jamais observable. Dans son Essai sur Freud, Ricoeur écrit que
« la question de la conscience est aussi obscure que celle de l'inconscient » ; on
peut ajouter que le collectif est aussi plus complexe que l'individuel, ce qui s'éla-
bore dans la durée plus difficile à expliquer que l'atemporel. Sans doute faudrait-
il alors plus de deux disciplines pour venir à bout de ces dualités.
Bernard Juillerat
19, rue de l'Odéon
75006 Paris
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« On bat une fille » :
illustration d'un fantasme masochiste
dans la culture musulmane
Françoise COUCHARD
L'Islam donne une grande place à ces créatures extra-terrestres que sont les
anges et les démons. Doté d'influences maléfiques, le djnounn 3 a un comporte-
1. Le Coran, trad. Masson, Gallimard, sourate IV, « Les Femmes », verset 34.
2. S. Ferenczi, Confusionde langue entre les adultes et l'enfant, op. cit., p. 132.
3. Il n'y a pas unanimité pour transposer certains mots de la langue arabe en français. Ainsi, on
emploie de façon indifférenciée les termes djinn ou djnounn, tantôt comme singulier, tantôt comme pluriel.
La seule nuance que nous ayons perçue tient à l'acception plus sacralisée du premier terme et à celle plus
traditionnelle du second.
736 Françoise Couchard
1. F. Couchard, Une enfant exposée : la fille infibulée, Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie, La Pensée
sauvage, n° 12, 1989, p. 143.
« On bat une fille » 731
1. S. Freud, Sur le plus général des rabaissementsde la vie amoureuse, in La vie sexuelle, PUF, 1969,
p. 57.
738 Françoise Couchard
sa naissance ; faisant fi des représailles, elle vient lui témoigner son ressentiment
d'avoir été vilipendée du fait de sa seule identité sexuelle, d'avoir été moins bien
traitée que les garçons de la fratrie dont les intérêts supplantaient toujours, dans
l'Islam, ceux de leurs soeurs. Mais la « coupable » se sentira également angoissée
en supputant les réactions et les pensées du père lorsqu'il entendra les plaintes de
la mère et ses exhortations à sévir. Peut-être la fille ira-t-elle jusqu'à caresser des
stratégies de séduction afin d'amadouer le père. Certaines femmes se souvenaient
— souvenir d'un événement réel ou construction défensive dans l'après-
coup ? — que le père avait refusé d'intervenir, soutenant fermement sa fille, ou
estimant que son âge ne requérait plus un traitement aussi infantilisant. Derrière
cette réponse, toujours interprétée comme témoignage d'une indulgence teintée
de tendresse, se lisait en outre, chez le père, le recul culpabilisé devant un affron-
tement de proximité avec le corps de sa fille. Ce type de punition avait valeur
exemplaire puisque, dans une société en mutation, le châtiment venait rappeler
qu'aucun compromis avec la loi gérant le contrôle familial et social sur la fille ne
serait accepté ; il servait aussi de leçon aux soeurs plus jeunes, les punitions étant
publiques et spectaculaires.
Toutefois, ces punitions ne semblaient pas avoir causé de traumatisme
durable, l'attitude paternelle n'impliquant pas la participation de pulsions sado-
masochistes, et la façon de sévir du père se trouvant « naturalisée » par les
enfants et généralisée à tous les autres pères. Ces châtiments corporels n'ébran-
laient pas non plus la tendresse que la fille avait commencé à oser exprimer pour
le père, après avoir échappé aux modèles exclusifs maternels. Et puis ce dernier,
dans l'administration de la peine, sévissait pour se plier aux exigences du surmoi
clanique, parfois plus que par conviction personnelle.
La violence paternelle prend un autre tour et une autre force que celle des
seuls coups reçus quand les pulsions sexuelles s'y trouvent mêlées. L'expres-
sion de la passion transcendant la seule volonté de sévir sera pressentie par la
fille, même si elle échappe en partie à sa capacité de compréhension et d'élabo-
ration. De ce fait, on entre avec ce mode de violence dans l'aire du trauma-
tisme qui laissera des traces chez certaines femmes. Elles chercheront dès lors à
répéter avec le mari ce qu'elles ont vécu avec le père. Le texte de S. Freud,
« Un enfant est battu », s'impose, bien sûr, à l'écoute des scénarios remémorés
par les femmes, et nous nous y référerons pour y pointer les discordances et les
concordances avec notre matériel. Le sous-titre donné à l'article est « Contri-
bution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles », il s'agit du
« On bat une fille » 739
autre, forcé à une obéissance inconditionnelle, souillé, abaissé »1. Deux remar-
ques s'imposent ici : la première est que là où les modèles culturels ont imposé la
naturalisation d'une violence masculine à l'endroit des femmes, celles-ci
n'avaient pas la possibilité de refuser ces modèles, quitte à s'exclure du groupe.
Mais nous pensons qu'elles surent « exploiter » leur capacité à supporter la souf-
france pour en faire un terrain de rivalité avec l'homme appelé à guerroyer, donc
à montrer sa bravoure et sa témérité. La seconde remarque porte sur l'absence
maternelle dans le fantasme décrit par S. Freud et qui rappelle une autre
absence, puisque la mère semble en effet inapte à intervenir pour s'opposer à la
mise à mort de la fille déshonorée, comme à celle de la vierge antique. Est-ce le
chagrin et la dépression qui la clouent ainsi dans la passivité ? ou a-t-elle intério-
risé la conviction que sa fille, répétant les modèles imposés aux femmes, ne sau-
rait échapper à un destin de victime ? L'adolescente, de son côté, pourra tout
autant fantasmer que la mère qui, de loin, assiste à la punition, se réjouit peut-
être inconsciemment de la mise à mal de cette rivale qui commence à lui tenir
tête et, surtout, à la surpasser en séduction auprès du père. Dans l'après-coup de
l'entretien, les femmes reprochaient aux mères d'avoir instillé en elles des
conduites masochistes qui appelaient de la part du père, puis de l'époux, des
réponses violentes ; elles les accusaient d'être responsables des excès des hommes
parce qu'elles avaient tout accepté d'eux sans jamais se révolter. Dans ces oscil-
lations entre accusations du père ou de la mère, puis mobilisations des défenses
pour tenter de les « blanchir », on lit la répétition infernale du processus que ces
femmes se diront, pour la plupart, incapables de rompre tant avec leur mari
qu'avec leurs propres filles.
Une caractéristique du fantasme décrit par S. Freud est son côté secret,
« il demeure inconscient et doit d'abord être reconstruit dans l'analyse »2, la
culpabilité qui le sous-tend est sans doute d'autant plus forte que, dans le récit
qui en est fait, le fantasme de fustigation vient se substituer assez aisément à
l'excitation procurée par l'onanisme. Rien de caché dans les punitions telles
qu'elles nous étaient rapportées. L'affrontement corporel et les coups s'éta-
laient au grand jour, prenaient un tour théâtral, car le père devait faire la
démonstration que son autorité qui avait été bafouée se trouvait, grâce à la
force de la sanction, recouvrée aux yeux du groupe. Des femmes reconnaîtront
que le plus insupportable dans ces manifestations était justement cet aspect
public, bien plus que la souffrance physique ressentie. Elles n'oublieront pas la
honte d'avoir été frappées devant tous. La honte, sentiment fortement investi
dans l'Islam, qui va de pair avec la perte de l'honneur pour l'homme, avec
celle de la pudeur chez la femme, mobilise le fantasme de castration. La fille
battue, en effet, se perçoit comme dévoilée, surprise dans ses incomplétudes et
dans ses manques, ceux que la mère lui reprochait durant toute son enfance ;
de plus, les spectateurs guettent ses réactions d'éventuelle faiblesse devant le
courroux paternel. Quand c'était le père qui mettait ainsi à nu sa fille devant
les autres, la honte arrivait à son acmé, sous-tendue par une culpabilité qui
renvoyait à d'intimes secrets, soudain mis au grand jour par le père, le moins
lourd n'étant pas la masturbation. Certaines femmes confiaient que la mère
avait dû surprendre ou deviner ce plaisir que la fille s'offre, soit par curiosité,
soit pour combler une impression d'abandon ou de solitude. Habituée à l'em-
prise de la mère qui lui laissait croire qu'aucune de ses pensées ne lui échap-
pait, la fille avait dès lors soupçonné cette dernière d'avoir versé le secret dans
l'oreille paternelle. Nous citerons un scénario fantasmatique qui témoigne de
la force, en même temps que de l'ambivalence teintant les émois pulsionnels
soulevés par la violence du père. Une femme se souvenait : « Mon père était
malade, alité dans sa chambre depuis d'ailleurs très longtemps. Tous les jours,
il recevait au lit ses amis ; ce jour-là il m'appelle, il me fait rentrer dans sa
chambre à coucher, il y a du monde, il y a plein d'hommes. Donc j'y entre en
toute confiance, il me dit "Viens ici", très gentiment. J'ai cru qu'il allait me
dire quelque chose, alors, il m'a envoyé une telle gifle qu'elle m'a sonnée com-
plètement. Simplement, ma mère avait dû lui dire quelque chose que j'avais
fait, et sans m'en donner les raisons, ni rien... Je me suis sentie humiliée
devant tous ces gens d'avoir reçu cette gifle. Je ne pourrai jamais l'oublier ! »
Il est manifeste que le lieu de la scène, la chambre à coucher, et l'alitement
du père représentent un travestissement à peine déguisé des pulsions ici mises en
jeu chez cette adolescente : un désir incestueux pour le père, rêve dont la faisait
brutalement émerger la gifle. Mais le jeu pervers de séduction du père, usant de
gentillesse et de douceur pour mieux bafouer et humilier ensuite, évoque la
« confusion des langues » entre l'adulte et l'enfant qui, pour S. Ferenczi, est une
des sources du traumatisme, même si au moment où cette femme situe les faits
elle est déjà adolescente et pressent certes le langage de passion de l'adulte. De
plus, on ne peut évacuer l'hypothèse d'une collusion, dans l'esprit de la fille,
entre la scène et le support de deux des fantasmes originaires : le fantasme de
séduction et le fantasme de scène primitive. Le père se présentait comme souf-
frant, privé de ses moyens, ligoté dans son lit et offrant aux hommes qui l'entou-
raient le tableau de son impuissance, sa fille avait pu entrer dans la chambre
paternelle triomphante et sûre de son pouvoir de séduction naissant, donc point
de mire de tous. La violence du père venait signifier que sa fille lui appartenait
encore, le coup étant comme la marque estampillée du propriétaire sur ses pos-
742 Françoise Couchard
sessions. Mais le lieu où se passait la scène était aussi celui où les parents se
retrouvaient pour des relations sexuelles qui, dans l'Islam, donnent lieu à de si
spectaculaires préparatifs1.
une distance avec le corps de sa fille, par le truchement d'un martinet ou d'un
bâton, les autres évoquaient pudiquement des coups lancés ou reçus au hasard.
Une femme, qui nommait son père « Le Patron » ou « Le Commandant », se
rappelait les fessées passionnelles données, jusqu'à l'âge de douze ou treize ans,
par ce père qui, par ailleurs, pouvait la prendre sur ses genoux, au même âge,
pour « l'embrasser très chaleureusement ». Dans son souvenir, aux fessées était
toujours attaché le cadeau que le père lui offrait après chacune d'elles et qui
s'avérait, évidemment, être le plus « beau cadeau ». Elle reconnaissait l'incon-
gruité des attitudes du père à un âge où, depuis longtemps, elles eussent dû être
abandonnées. L'érotisation anale augmentée du cadeau « en prime de séduc-
tion »1 demeurait préconsciente, les rires et la tonalité de gêne mêlée d'exaltation
qui émaillaient son récit le révélaient.
Dans la plupart des entretiens, le refoulement avait, bien sûr, fait son oeuvre
en maintenant secret le plaisir anal. On sait que les règles religieuses islamiques
ont codifié les relations de l'adulte avec l'analité et avec les fonctions d'excrétion,
l'impureté des zones sexuelles interrompant la communication avec Dieu et
empêchant l'exécution des pratiques rituelles quotidiennes telles que la prière.
La fille, plus que son frère encore, a été préparée à cette « morale des sphinc-
ters »2, et il est plus aisé à la femme, en Islam comme ailleurs, d'aborder la vio-
lence orale, celle qu'expriment les cris et les imprécations de la mère, plutôt que
son emprise sur les zones anales. L'analité, et surtout sa liaison avec le sexuel et
le plaisir, confine au tabou absolu. Pourtant, la région anale a donné lieu à un
fort investissement des hommes qui semblent beaucoup plus libres pour l'évo-
quer, souvent il est vrai grâce au support des moqueries et de l'esprit grivois.
L'érotologie arabe est prolixe, y compris sur le coït anal et sur la sodomie prati-
quée avec de jeunes garçons. Nous avons montré comment, dans la région de
Djibouti, si le tabou sur les zones anales est sans faille chez les femmes, il n'en est
pas de même pour les hommes. Nous avons analysé cette fixation, que nous
désignons comme une « fétichisation des fesses »3. On peut en effet remarquer
que, dans cette partie de l'Afrique où se pérennise la coutume de l'infibulation,
la relation sexuelle par sodomie pouvait permettre à la fille de conserver fermée
la couture de l'infibulation, qui était vérifiée à la veille du mariage et devait donc
rester intacte jusqu'à l'événement, l'autre avantage de la sodomie étant d'écarter
tout risque de conception. On retrouve dans les textes d'écrivains musulmans un
évident lyrisme pour exalter le bassin féminin, pour souligner son balancement,
et évoquer ses « furtives ondulations cambrées »1. Les femmes, qui n'ignorent
nullement l'attrait pour ce critère de beauté et de séduction chez les hommes de
leur culture, en parlent, pour les plus libres, avec une moquerie indulgente et
amusée comme on le ferait d'un caprice enfantin, les plus prudes refusant la
moindre évocation de cette partie de leur corps. Quelques hommes, plus affran-
chis et frottés aux modèles occidentalisés, mettront la pratique de la sodomie en
relation avec une tradition, ancienne dans leur culture, d'homosexualité et de
pédérastie ; la tradition a certes été entretenue par une drastique ségrégation des
sexes et une sévère codification des rôles masculin et féminin. Mais nous propo-
serons une autre lecture de cette « fétichisation des fesses », soutenant qu'elle est
un moyen de détourner l'intérêt de l'homme du sexe féminin. En effet, les senti-
ments de forte ambivalence que ce sexe suscite partout sont renforcés, dans la
Corne de l'Afrique, par le rituel de l'infibulation. En « cousant » les bords
externes du sexe de la fille, l'infibulation vient comme ajouter une seconde ferme-
ture, culturelle, et qui redouble, en quelque sorte, la clôture naturelle et interne
de l'hymen. Dans l'imaginaire masculin, celui de l'adolescent, puis de l'homme
au moment de se marier, le sexe infibulé de la femme cache des contenus pré-
cieux en même temps que des maléfices et des menaces pour le pénis ; l'infibula-
tion de la fille réactive donc, chez tout homme, des fantasmes de castration2.
Quant aux fantasmes féminins, tout ce que la zone anale a pu procurer d'excita-
tion sexuelle y est gommé et refoulé. Si, chez les femmes, la honte sociale à com-
muniquer cette prédilection et ces goûts des hommes de leur culture a pu jouer,
il est certain que les sentiments de dégoût et de rejet provoqués par les zones
anales, et qui transcendent toute appartenance culturelle, ont favorisé un blo-
cage implacable chez la majorité d'entre elles. Ce refus de l'anal, contaminant si
souvent celui de la zone génitale, qui n'est, dans bien des fantasmes, après tout
qu' « une partie prise en location sur le cloaque » 3, nous le rencontrons fréquem-
ment dans la clinique analytique.
La fixation anale reste, elle, prégnante dans l'imaginaire de l'homme et un
Ethiopien argumentait ainsi cet attachement au « derrière » féminin : « Les
hommes ici aiment les grosses fesses, ils les massent, ils peuvent s'amuser avec,
ils disent : "Je peux faire n'importe quoi avec les grosses fesses !" »
Plusieurs facteurs ont pu favoriser le renforcement du caractère anal mascu-
lin : la prédilection de l'homme pour la figure maternelle qui prend le pas sur
celle de l'épouse, la stricte ségrégation qui, dans la tradition, a régi les rapports
entre les sexes ainsi que les préceptes religieux impliquant des préoccupations de
purification des zones anales tout autant que sexuelles. Des traits de personnalité
fondés sur le désir de possession, sur l'accumulation des richesses, se comptabi-
lisant, dans la coutume, en nombre de femmes, d'enfants et de troupeaux, ren-
contraient les critères sociaux de prestige et de reconnaissance : on admirait
l'homme puissant et riche et ne redoutant pas d'en faire ostentation.
Ainsi, pour l'homme musulman, l'épouse parée de sa beauté, de ses bijoux,
puis de sa progéniture, jouait le rôle d'équivalent phallique. Déjà, dans l'enfance,
c'est à cette place que la petite fille s'était située pour retenir l'amour paternel et
l'on retrouve, confirmée, l'hypothèse d'O. Fenichel quand il insiste sur cette
identification de la fille au phallus1, alors que pour la mère, l'équivalent symbo-
lique phallique sera toujours l'enfant mâle. Si, comme l'affirme S. Freud, il est
celui qui la comble le plus, cette prédilection pour le garçon a été fortement ren-
forcée, dans l'Islam, par les modèles culturels. Le fils était traditionnellement,
pour la mère, celui qui lui valait la reconnaissance du mari, de la famille et du
groupe social. La fille, elle, sauf à de rares moments, quand par exemple l'éclat
de sa beauté laissait escompter à la mère une alliance honorable, était vécue
comme apportant surtout contraintes et soucis éducatifs. Mais l'Islam a, par
l'instauration de normes socio-religieuses strictes sur la virginité des filles, incliné
les pères à considérer celles-ci comme leur équivalent phallique et leur bien le
plus précieux, la sauvegarde de l'honneur et la réputation du clan reposant sur
la préservation de la pudeur et de l'hymen de la fille. La femme se trouvera donc
poussée par ces modèles culturels à s'investir dans le narcissisme secondaire,
tenue de sacrifier son moi psychique à son moi corporel. En effet, là où l'exhibi-
tionnisme de la beauté et des apparences est un des principaux critères pour jau-
ger sa valeur, elle se doit, pour exister, de répondre aux normes de séduction, en
« génitalisant » son corps tout entier et en faisant passer au second plan l'expan-
sion de son moi psychique.
1. O. Fenichel, The symbolic equation girl-phallus, PsychoanalyticQuaterly, vol. 18, 1949, p. 303.
746 Françoise Couchard
prise dressées l'une contre l'autre. La scène commençait dans la routine des
coups administrés par le père, pour manifester sa loi ainsi que son droit à répri-
mer la moindre transgression chez sa fille considérée, même à l'âge adulte,
comme une éternelle minoritaire. Un trait commun à cette description des scènes
centrées sur un véritable corps à corps, où la femme refusait de se soumettre,
reposait sur une évidente participation sexuelle des protagonistes. La pulsion
d'emprise a été associée par S. Freud au sadisme, mais aussi au désir de maîtri-
ser l'objet sexuel et « de vaincre sa résistance à défaut d'y être parvenu en le
séduisant »1. Dans cette rencontre violente avec le père, l'enjeu de la bataille ren-
voyait toujours à l'affirmation de la suprématie phallique de ce dernier. La
femme se trouvait, de ce fait, confrontée à une castration inacceptable, quelques-
unes la vivaient comme une véritable mise en péril de leur existence, de l'issue du
combat semblait dépendre leur vie ou leur mort !
Ainsi, une femme disait avoir été battue jusqu'à l'âge de trente-deux ans,
alors même qu'elle avait pu acquérir une autonomie financière grâce à de lon-
gues études ; il lui arrivait de devoir aller à son travail en portant les traces des
coups laissés par son père sur son visage. Elle racontait : « Mon père disait : pas
deux personnalités ici, un seul pouvoir et c'est moi ! Une fois je suis allée à
l'école (elle enseigne) avec un oeil "au beurre noir", et une autre fois, il a essayé
de m'étrangler, parce qu'il ne supportait pas que je lui tienne tête ! Quand il me
battait, je ne disais rien, un jour il m'a tellement battue, puis il m'a regardée et il
m'a dit : "Mais enfin, tu n'as pas mal ? je ne te fais pas mal ? mes coups ne te
font pas mal ?" J'ai répondu : "Si ! mais si ça te fait plaisir à toi, si ça te
décharge de me battre, fais-le... moi je préfère avoir mal pour que tu soies bien,
mais je ne suis pas masochiste hein !", et il disait : "Je suis fatigué de frapper et
elle, elle n'est pas fatiguée de parler !" »
Plusieurs remarques s'imposent à l'écoute de cette longue relation d'un
des nombreux affrontements que cette femme eut à supporter avec son père.
Alors qu'elle met en avant d'évidents éléments masochistes de sa personnalité,
elle les dénie en même temps. Mais ne faut-il pas s'interroger ici sur la teneur
de ce masochisme ? Elle affirme vouloir souffrir pour procurer au père la jouis-
sance qu'il attend de ce rapport de domination et, simultanément, tout dans
ses réponses témoigne de la force des défenses pour ne rien ressentir. Elle
semble lancer à la face du père : « Quels que soient tes traitements, que j'en
jouisse ou que j'en souffre, je n'en laisserai rien paraître et tu n'en sauras
rien », ce qui repousse ce dernier du côté de la castration et de l'impotence à
changer la situation et à soumettre sa fille. A plusieurs reprises, elle souli-
1. O. Fallaci, Un homme, Grasset (roman), 1981 ; J.-C. Rolland, Un homme torturé : Tito de Alen-
car, Nouvelle Revue de psychanalyse (L'amour de la haine), Gallimard, n° 33, 1986, p. 223 et sq.
2. S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, op. cit., p. 133.
3. S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, op. cit., p. 130.
748 Françoise Couchard
BIBLIOGRAPHIE
Guillaume SURENA
1. F. Dolto, interviewdans Les analystes parlent, de A. Hess, Editions Belfond, 1985, p. 100.
2. F. Dolto, op. cit., Edition Belfond, 1985, p. 106.
A - L'analyse parfaite
C'est ainsi que André Haynal a produit Psychanalyse et Science, face à face,
ouvrage remarquablement instructif par l'ampleur de ses références historiques,
la rigueur de la démarche didactique et l'ouverture d'esprit qui s'en dégage. La
richesse de ce livre montre à quel point un auteur impliqué dans l'aventure ana-
lytique avec la passion de Haynal gagne à être connaisseur des neurosciences,
des théories de la communication, de la linguistique, des théories cognitives, de
la philosophie. Mais ce livre tombe dans l'erreur, à cause de sa volonté de per-
suader des universitaires dont la haute intelligence n'est pas l'une des meilleures
garanties pour comprendre la psychanalyse. Haynal nous donne une définition
de la psychanalyse qui dévoile tout son projet :
Si l'anthropologie est la science de l'altérité d'une autre culture, la psycha-
nalyse est celle de l'altérité de l'Autre, de l'Alter2.
Nous, les nègres, qui avons été des migrants forcés, écartés de l'histoire de
l'humanité pendant trois siècles sans discontinuité, la psychanalyse, dans son
rapport avec les différences culturelles, nous interpelle directement.
J'ai eu à développer dans la Revue internationale d'histoire de la psychana-
lyse une interrogation sur le retard de développement de l'analyse freudienne
dans nos diverses communautés dans le monde2. Les effets contradictoires des
politiques coloniales et anticoloniales ont d'abord entraîné une sympathie intel-
lectuelle et livresque pour le freudisme, à travers le surréalisme. Ensuite, dans les
années 50 et 60, il y eut un rejet, assimilant psychanalyse et discours colonialiste
européen. Les effets désastreux de l'idéologie stalinienne sur notre intelligentsia
ont renforcé cet état de fait. Les difficultés nées des indépendances n'ont pas
encore permis de renverser la tendance.
Mais je voudrais dire que notre histoire n'est pas uniquement faite de
malheurs ; que, depuis l'abolition de l'esclavage, les progrès que nous avons
accomplis envers et contre tout sont immenses ; que la diversité de nos talents
créateurs qui est reconnue nous oblige à nous dégager de tout misérabilisme,
forme névrotique de l'infantile. La route est encore longue, mais quand même...
Nous avons le devoir d'être honnêtes avec nous-mêmes. Ce n'est pas parce
que quelqu'un est blanc qu'il ne peut pas nous comprendre. La théorie de l'opa-
IV / EN GUISE DE CONCLUSION :
L'ORIGINALITÉ DE LA PSYCHANALYSE
Force est de constater que bon nombre de thérapeutes français sont bien
embarrassés face à des patients (adultes et enfants) originaires d'Afrique ou des
Antilles. Leurs symptômes paraissent troublants. Leurs références semblent tota-
lement différentes. Ces thérapeutes sont souvent remplis de bonne volonté et
sont en général correctement formés. Et pourtant, il leur arrive d'avouer leur
impuissance.
La question se pose de savoir s'il ne vaudrait pas mieux orienter ces patients
vers des thérapeutes de même origine culturelle ou, le cas échéant, leur conseiller
de retourner se soigner dans leur pays d'origine. Car le fantasme de violer leur
âme, en bousculant leurs attaches culturelles, existe ; la crainte persiste devant
l'idée de trop les européaniser.
Je me désolidarise ouvertement des courants ethnopsychanalytiques qui
jouent dans ces cas une fonction inhibitrice. Il me paraît, dès lors, nécessaire de
poser des principes incontournables :
— la façon dont le monde a été et est géré, organisé depuis cinq siècles nous a
conduits tous, au Nord comme au Sud, à des contacts de populations qui ne
peuvent être qu'explosifs. Mais la question de savoir si le patient doit vivre
dans son pays d'origine ou dans un autre (même ex-métropole coloniale)
est une question politique qui dépasse de loin les compétences de la psy-
chanalyse ;
— les analystes européens ne sont pas des impérialistes qui voudraient, comme
l'a dit Nathan, en répandant l'influence du freudisme, recommencer la colo-
nisation 1. Elle a déjà eu lieu et avec quelle efficacité !
— les analystes noirs ne sont pas des « blanchis », même s'ils se sont formés
dans les métropoles occidentales. L'Universel appartient à tous !
Tout ce que le psychanalyste doit savoir sur la culture d'origine existe dans
les paroles, les silences et les comportements de son patient. Quelle que soit l'ori-
gine ethnique du patient, l'analyse reste ce qu'elle a été dès les origines : l'histoire
d'une double rencontre1. Néanmoins, pour qu'elle ait lieu, il est indispensable de
posséder en commun une ou plusieurs langues vivantes. Elle suppose de l'ana-
lyste le renoncement à la tentation pygmalionienne de fabriquer le patient à son
image. L'analyse idéale serait celle où l'analyste ignorerait tout de l'univers de
référence de son patient et inversement. Ce qui n'est déjà plus tout à fait vrai,
puisque, dès qu'on se parle dans un même idiome, on partage bon nombre de
références communes.
Mon expérience de patient et d'analyste confirme pleinement le bien fondé
de cette démarche. Je me veux un nègre, au sens où le dit le poète, « jouant le jeu
du monde... poreux à tous les souffles du monde » (Aimé Césaire, Cahier d'un
retour au pays natal, 1939). Mon parcours intime de l'analyse m'a convaincu que
l'analyste européen n'était pas moins apte à saisir le matériel de la cure que
l'analyste antillais. En tant que psychanalyste je retrouve les mêmes éléments
entre un Antillais, un Européen, un Latino-Américain : transfert et résistance,
deuils difficiles, sexualité infantile et complexe d'OEdipe. L'exemple suivant m'a
semblé particulièrement significatif :
Mme D... de la Martinique, en rupture de concubinage, a récemment dé-
passé ses trente ans. Elle occupe un emploi qui lui permet d'éduquer ses
deux fillettes. Elle est en analyse depuis quelques mois. Elle ne croit plus
dans sa capacité de plaire aux hommes. Conviction renforcée par une légère
infirmité au bras. Pour elle, les choses sont simples et claires : elle souffre
d'avoir été séduite dans sa prime enfance (entre deux et quatre ans) par son
beau-père, c'est lui le vrai responsable ; surprise par sa mère, elle découvre
la douleur de celle-ci ; les scènes de caresses cessent à partir de ce moment-
là. Elle affirme n'avoir pas eu de plaisir et d'avoir été une simple victime. A
contre-courant de ses propos surgit d'elle le souvenir non seulement d'avoir
recherché la séduction, mais d'avoir éprouvé du plaisir et d'en avoir rede-
mandé. Elle est bouleversée plusieurs semaines durant, menaçant de rompre
la cure. Elle ressent de la honte pour elle-même. De séance en séance elle
parle de son désir d'enfant de séduire l'homme de sa mère qu'elle croyait, à
l'époque, être son vrai père. Elle le raconte comme Freud l'a exposé à partir
de 1897 : un désir endogène.
Des mois plus tard, nous devions aborder un autre aspect de son
OEdipe : c'est le beau-père qui a été un rival dans son désir de séduire des
filles... et sa mère.
L'élaboration (inachevée) de sa haine à l'égard de sa mère et de son
homosexualité latente lui ont permis de se sentir mieux avec les femmes de
son milieu professionnel, de mieux tolérer les conflits et de croire avec pru-
dence et optimisme à la possibilité d'une vie sexuelle satisfaisante avec le
sexe mâle. Plus encore, elle a engagé un processus d'appropriation des
« valeurs » (sic) de son père biologique mort depuis quelques années.
Celui-ci était le mari d'une cousine germaine de sa mère.
D'autres exemples d'adultes et d'enfants confortent ma conviction de l'uni-
versalité du complexe d'OEdipe. Ces cas m'ont appris aussi, après bien d'autres
analystes, le caractère imprévisible de la cure. Ne pas saisir les subtilités de la
culture japonaise n'empêchera jamais l'avancement de la cure de l'analysant
japonais. Tant pis pour l'ethnologie de l'analyste ! Ce n'est pas la compréhen-
sion du thérapeute qui est la garantie d'une analyse. Ce métier impossible donne
toujours le sentiment de n'en avoir pas fait suffisamment. Ceci n'a rien à voir
avec les origines culturelles différentes entre analysé et analyste. La vérité est que
l'analyse est infinie. Ce qui avait poussé Freud, en 1927, pour défendre sa fille
Anna contre l'accusation spécieuse d'être incorrectement analysée, à écrire :
« Qui alors, a jamais été suffisamment analysé ? »1
La psychanalyse ne peut se confondre avec l'anthropologie. Néanmoins elle
peut apporter beaucoup aux anthropologues, notamment pour l'étude du mythe
dominant actuel : le fétichisme de la marchandise. Elle peut également faire beau-
coup pour la rencontre des peuples les plus divers. Mais elle ne peut rien contre
le malaise de la civilisation humaine.
Guillaume Surena
75, rue Victor-Hugo,
97200 Fort-de-France
1. S. Freud, cité dans Anna Freud, de Elisabeth Young Bruehl, Payot, 1992.
A. L. Kroeber et Totem et Tabou :
éléments d'une controverse*
Jean-François RABAIN
Freud prédisait avec justesse que Totem et Tabou subirait le même sort que
L'interprétation des rêves, écrit E. Jones dans sa biographie1. Le 13 mai 1913,
son livre étant terminé, Freud écrit à Ferenczi : « Depuis la "Traumdeutung",je
n'ai jamais travaillé à rien, avec autant de conviction et de joie. L'accueil sera le
même, une tempête d'indignation, excepté de la part de mes proches. Dans ma
controverse avec Zurich, ce livre vient juste à point pour nous diviser, comme
par l'effet d'un acide sur un sel. »2
Pendant de nombreuses années, en effet, la grande majorité des anthropolo-
gues rejetèrent avec mépris les perspectives freudiennes. Jones évoque les véhé-
mentes protestations qui s'élevèrent contre lui lorsque, invité par C. G. Seligman,
à l'Institut royal d'anthropologie, il fit une conférence le 19 février 1924, intitulée
« Psychanalyse et anthropologie », dans laquelle il évoquait les notions d'incons-
cient, de refoulement et de complexe d'OEdipe. Malgré le ton informatif et conci-
liant de Jones qui insistait sur « la convergence progressive des points de vue de
l'anthropologie et de la psychanalyse », de vigoureuses protestations s'élevèrent
alors, et l'on refusa d'inclure sa contribution dans le procès-verbal officiel3.
Pour Jones il ne fait aucun doute que ces condamnations étaient dirigées
avant tout contre la notion de meurtre originaire du père de la horde. « L'hor-
reur suscitée par ce qui était considéré comme une hypothèse monstrueuse et
réponse que formule D. Freeman en s'appuyant sur les nombreux textes auto-
biographiques de Freud, qui, de L'interprétation des rêves à la Psychopathologie
de la vie quotidienne, et jusqu'au Trouble de mémoire sur l'Acropole, décrivent les
symptômes, les rêves ou les lapsus calami directement liés au travail de cette
ambivalence. L'exaltation maniaque de Freud correspond en effet à un aveu. A
l'acte originaire succède un acte d'accusation mis en forme par Freud lui-même,
élaborant sa culpabilité dans le champ de la théorie.
Les deux textes d'Alfred Kroeber, que nous publions ici 1 et qui n'avaient pas
encore été traduits jusqu'à présent en langue française, ont l'intérêt d'exprimer un
point de vue classique de la littérature ethnographique sur Totem et Tabou, comme
des critiques qui se sont réaffirmées à vingt ans de distance. Les arguments de
A. L. Kroeber furent bien souvent mis en avant par les anthropologues qui s'inté-
ressèrent à la psychanalyse. Claude Lévi-Strauss notamment en utilise l'argumen-
tation dans le chapitre qui conclut « Les structures élémentaires de la parenté »,
dans lequel il critique la thèse centrale de Totem et Tabou. « A partir du moment,
écrit Lévi-Strauss, où l'on prétendait expliquer certains traits actuels de l'esprit
humain par un événement à la fois historiquement certain et logiquement néces-
saire, il était permis et même prescrit d'essayer d'en reconstituer scrupuleusement
la séquence. »2 Cependant Totem et Tabou apparaît pour Claude Lévi-Strauss
comme un « échec » car Freud n'a pas été « jusqu'au bout des conséquences impli-
quées par ses prémices ». « Il fallait voir que des phénomènes mettant en cause la
structure la plus fondamentale de l'esprit humain n'ont pu apparaître unefois pour
toutes : ils se répètent tout entiers au sein de chaque conscience ; et l'explicationdont
ils relèvent appartient à un ordre qui transcende, à la fois, les successions histori-
ques et les corrélations du présent. »
« On ne peut parler d'explication, écrit-il, qu'à partir du moment où le passé
de l'espèce se rejoue, à chaque instant dans le drame indéfiniment multiplié de
chaque pensée individuelle, parce que, sans doute, il n'est lui-même que la pro-
jection rétrospective, d'un passage qui s'est produit, parce qu'il se produit
continuellement. »
Ces critiques ne rejoignent-elles pas les conceptions analytiques d'au-
jourd'hui, en particulier celles qui insistent sur la « reconstruction » au sens Vider-
manien ? Pourquoi, en effet, parler d' « échec », sauf à réduire l'hypothèse freu-
dienne à une perspective historiciste étroitement limitée, sans en saisir toute la
1. Nous remercions Conrad Stein de nous les avoir communiqués. Ces textes ont fait l'objet d'une
étude critique dans son « Séminaired'anthropologie psychanalytique » (1961-1963).
2. Cl. Lévi-Strauss (1947), Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1967, chap. XXIX,
p. 562.
764 Jean-François Rabain
père et le repentir du fils ne correspondent sans doute à aucun fait, mais « ils
traduisent, peut-être, dans une forme symbolique, un rêve à la fois durable et
ancien ». « Le prestige de ce rêve vient précisément du fait que les actes qu'il
évoque n'ont jamais été commis, parce que la culture s'y est toujours et partout
opposée. »
Pour Cl. Lévi-Strauss les satisfactions symboliques dans lesquelles
s'épanche le regret de l'inceste, ne constituent pas la commémoration d'un événe-
ment. Elles sont « l'expression permanente d'un désir de désordre ou plutôt de
contrordre. Les fêtes jouent la vie sociale à l'envers, non parce qu'elle a jadis été
telle, mais parce qu'elle n'a jamais été, et ne pourra jamais être autrement »1.
Freud décrivait-il autre chose avec la syntaxe du rêve ? Le travail du rêve soumet
les termes surgis dans le désordre aux règles de ses transformations et de sa
« discipline grammaticale ».
n'accusa pas même réception de l'exemplaire de Totem et Tabou que Freud lui
fit parvenir.
Ces grandes synthèses comparatistes se situent dans la pensée évolu-
tionniste d'une époque fascinée par des questions se rapportant aux origines
de la civilisation ; elles sont l'oeuvre de savants qui n'ont jamais été sur le ter-
rain rencontrer les populations qu'ils étudient, R. R. Marett expliquant
que pour comprendre la mentalité primitive « il n'était point nécessaire
d'aller vivre chez les sauvages, la salle des professeurs d'Oxford suffisant
amplement »1.
Or, comme l'a montré B. Pulman, à l'époque de la parution de Totem et
Tabou, l'anthropologie subit de profondes mutations. Sur le plan théorique, les
théories évolutionnistes et les « spéculations sur un état antérieur des choses »
(B. Malinowski) cèdent la place à l'étude des faits et à leurs relations de dépen-
dances mutuelles, tels qu'ils se présentent aujourd'hui dans les sociétés primi-
tives contemporaines. « Le temps des anthropologues en chaise longue est
révolu » et les études de terrain vont s'imposer sous l'impulsion de Franz Boas
aux Etats-Unis et Bronislas Malinowski en Grande-Bretagne.
Malinowski ira tester aux îles Trobriand, en Nouvelle-Guinée, la théorie freu-
dienne qui envisage les rêves comme l'expression des désirs refoulés et incons-
cients. Ce qui lui attirera des commentaires peu amènes de Géza Roheim lui repro-
chant de n'avoir jamais été analysé ni même d'avoir « entendu parler de
psychanalyse auparavant »2.
Si Rivers et Seligman sont les premiers anthropologues britanniques à
s'intéresser aux théories freudiennes, tous deux découvrant la psychanalyse en
soignant les névroses de guerre, c'est surtout l'ampleur de la controverse
Jones-Malinowski à propos de l'universalité du complexe d'OEdipe que l'his-
toire retiendra. Dans ses premiers travaux, B. Malinowski affirme que l'ana-
lyse des matériaux ethnographiques recueillis dans les îles Trobriand constitue
une confirmation des thèses freudiennes et son livre La sexualité et sa répres-
sion dans la société primitive (1927) est présenté comme une tentative de colla-
boration entre l'anthropologie et la psychanalyse. Cette collaboration, cepen-
dant, est pour le moins ambivalente si l'on tient compte de prises de position
assez contradictoires.
« Il est facile de percevoir que la horde primitive a été équipée de tous les
penchants, dérèglements et travers d'une famille européenne appartenant aux
classes moyennes, pour être ensuite lâchée dans une jungle préhistorique afin
1.Cf. B. Malinowski (1927), La sexualité et sa répression dans la société primitive, Payot, 1967 (Sex
and Repression in Savage Society, London, Kegan Paul, 1927, p. 165).
2. Les mêmes réticences (ou résistances ?) nous animent aujourd'hui à la lecture des mouvements
projectifs de certains travaux de la même époque.
C'est ainsi, par exemple, que Karl Abraham décrit en 1912 la « névrose » d'Akhenaton fortement mar-
quée par son complexe oedipien et sa fixation à la beauté et à l'intelligence de sa mère, la reine Tyi. (« Il
suffit de regarder la reproduction d'une figurine de la reine Tyi au musée de Berlin pour comprendre que
ce fils fin et sensible se soit fixé à ce point à sa mère », écrit K. Abraham) (Payot, o.c, t.1, p. 272).
Pour Abraham, ce lien libidinal aurait été la raison du « lien monogame exclusif» formé par le roi
Akhenaton avec son épouse la reine Nefertiti, substitut maternel.
Cependant, en rapprochant la monogamie supposée d'Akhenaton de la naissance du monothéisme,
K. Abraham méconnaît l'existence de Toutankhamon, fils né sans doute d'une deuxième épouse (Kiya ou
Meritaton) comme d'ailleurs les prémices du culte d'Aton qui apparaissent déjà sous le règne de son père
Aménophis III (cf. Laurence Berman et plus généralement les travaux de J. Botero et de M. Gauchet).
Cet OEdipe égyptien de la haute époque ne serait-il que la rêverie d'Abraham devant la figurine de sa
propre mère « Tyi », à partir de son transfert sur Freud ?
3. B. Malinowski (1927) (o.c, p. 139).
4. B. Malinowski (1924), Psychoanalysis and anthropology, Psyché IV, p. 293-332.
768 Jean-François Rabain
C'est dans ce contexte que A. L. Kroeber écrit en 1920, puis en 1939, les
réflexions critiques sur Totem et Tabou que nous publions.
1.A. L. Kroeber, The nature ofculture, The University of Chicago Press, 1952, p. 299-309.
2. Cl. Lévi-Strauss(1952), Le totémisme aujourd'hui, PUF, 1985, p. 10.
770 Jean-François Rabain
1. Cl. Lévi-Strauss (1962), Le totémisme aujourd'hui, Plon, 1985, p. 104, et M. Moscovici (1989), Il
est arrivé quelque chose, Ramsay, p. 211.
2. B. Juillerat, Des fantasmes originaires aux symboles culturels : médiations et seuils. RFP, 3/1993,
(ce même numéro, p. 713).
A. L. Kroeber et Totem et tabou 771
Alfred L. KROEBER*
*A. L. Kroeber, Totem and Taboo, an ethnologie psychoanalysis, Totem and Taboo in retrospect,
in The Nature of Culture, The University of Chicago Press, 1952, p. 301-309.
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
774 Alfred L. Kroeber
montrer combien cette théorie est loin d'être irréfutable ; toutefois, il nous a
semblé légitime de nous livrer à un examen plus approfondi.
Premièrement, les allégations de Darwin-Atkinson ne sont que purement
hypothétiques. En effet, l'idée que l'organisation de la société dans ses origines
les plus reculées ressemblait davantage à celle du gorille qu'à une bande de
singes relève de la simple supposition.
Deuxièmement, l'allégation de Robertson Smith selon laquelle le sacrifice
animal (la mise à mort sacramentelle) constitue la partie essentielle du rituel des
religions anciennes ne s'applique qu'aux cultures méditerranéennes d'une cer-
taine période — qui remonte à deux mille ans avant notre ère — et à celles
qu'elles ont influencées. Le rite du sacrifice n'existe pas dans les régions n'appar-
tenant pas à la zone d'influence de la culture méditerranéenne.
Troisièmement, rien ne permet d'affirmer que le sacrifice animal faisait par-
tie intégrante du système totémique. Il n'est pas prouvé que le totémisme soit à
l'origine de la culture sémite.
Quatrièmement, en ce qui concerne la théorie freudienne proprement dite,
l'idée que les fils tuèrent le père et le mangèrent n'est qu'une hypothèse.
Cinquièmement, le fait que l'enfant déplace parfois sa haine à l'égard du
père sur un animal — nous ignorons le pourcentage de cas — ne prouve pas que
les fils aient fait de même.
Sixièmement, si « déplacement» il y avait eu, auraient-ilsconservé un degré de
haine suffisant pour tuer le père et, dans ce cas, le meurtre n'aurait-il pas mis fin aux
déplacements ? Il semble que certains analystes accepteront le bien-fondé de ces
deux questions, alors que d'autres demanderont à examiner les choses de plus près.
Septièmement, même en admettant que les fils aient effectivement éprouvé
un sentiment de remords et qu'ils aient pris la décision de ne plus tuer le père-
substitut-totem, il semble hautement improbable que cette résolution ait été suf-
fisamment forte et durable pour permettre de supprimer à jamais la satisfaction
des désirs sexuels qui était alors devenue possible. Sans doute existe-t-il des
preuves analytiques suffisantes susceptibles de lever le doute, mais néanmoins, il
faudra fournir quantité d'autres preuves pour parvenir à convaincre les psycho-
logues « non analystes », les ethnologues et les profanes.
Huitièmement, si les frères avaient permis à des étrangers — que des pères
jaloux avaientpeut-être chassés — de prendre possession des femmes auxquellesils
avaient renoncé, situation qui devait donner naissance à une organisation matri-
linéaire ou matriarcale, quelle possibilité auraient eu les frères (sauf à se contenter
du célibat ou de pratiques homosexuelles) autre que de s'attacher individuellement
à d'autres clans, ce qui aurait marqué la fin de la solidarité qu'ils semblaient si dési-
reux de préserver, fût-ce au prix du déni de leurs instincts physiologiques ?
Neuvièmement, il est loin d'être prouvé que l'exogamie et l'interdiction de
776 Alfred L. Kroeber
lité. Bien que d'un point de vue ethnologique rien ne permette de réfuter ces
hypothèses, on peut mettre en question l'implication qu'elles contiennent, à
savoir que l'homme primitif serait plus névrosé que l'homme civilisé.
Il semble, en effet, d'après l'expérience des observateurs de première main,
que les communautés primitives — comme par exemple les paysans — comptent
moins d'individus que l'on pourrait ranger dans la classe des névrosés, si nom-
breux aujourd'hui dans la civilisation qui est la nôtre. Ceci proviendrait du fait
que les sociétés primitives ont institutionnalisé les tendances qui chez nous
conduisent aux névroses. Dans les sociétés primitives, le tabou, la magie et le
mythe permettent aux tendances névrotiques de l'individu de trouver une issue
approuvée de tous et par conséquent inoffensive, tout en emportant l'adhésion
de ceux qui ne présentent pas de troubles névrotiques et sont restés fondamenta-
lement attachés à la réalité. Cette interprétation trouve sa justification dans le
fait que la névrose semble être l'apanage des populations qui ont abandonné la
religion au profit des « Lumières », comme ce fut le cas à l'époque hellénique et
au temps de l'Empire romain ainsi que dans des périodes plus récentes, alors que
l'époque du Moyen Age, où la « superstition » et le tabou étaient fermement
implantés, connut certes de nombreuses formes d'aberration sociale, mais relati-
vement peu de cas de névroses. Il en va de même pour ce qu'il en est de l'homo-
sexualité dont la pratique a souvent été institutionnalisée par les indigènes
d'Amérique du Nord et de Sibérie. Cette institutionnalisation qui constitue peut-
être un écart par rapport à une certaine norme universelle a cependant permis à
de nombreux individus d'échapper aux fortes pressions que subissent les homo-
sexuels avérés dans notre civilisation. Nous ne nous attarderons pas davantage
sur ces considérations qui dépassent le cadre du présent travail ; nous en avons
fait mention pour illustrer l'importance des questions soulevées par Freud. Bien
que son incursion dans le domaine de l'anthropologie nous paraisse précipitée et
certaines de ses conclusions hâtives, il fait preuve néanmoins d'une vue aiguisée
des choses, d'une imagination féconde, et surtout il dessine une perspective que
nous ne pouvons dorénavant jamais plus ignorer si nous ne voulons pas enlever
toute valeur à notre discipline.
Je dirai donc qu'aucun ethnologue ne peut se permettre de négliger cet
ouvrage ; mais j'ajouterai cependant une remarque à l'intention des psycholo-
gues de l'inconscient désireux de poursuivre la tâche entreprise par Freud : à
vrai dire, les auteurs auxquels Freud se réfère dans la discussion ont une vue
bien partielle de l'ethnologie. L'école de pensée fondée par Tylor et dont Frazer
est aujourd'hui le représentant le plus éminent relève moins de l'ethnologie pro-
prement dite que d'une tentative visant à psychologiser les données ethnologi-
ques. La raison qui a incité Freud à s'appuyer autant sur Frazer est parfaitement
claire. Ce dernier ignore tout de la psychanalyse, et malgré toute sa perspicacité
780 Alfred L. Kroeber
et les efforts qu'il déploie, c'est en dilettante qu'il aborde les problèmes ; en fin de
compte, sa démarche relève de la psychologie et ses hypothèses, en regard de
l'histoire, d'une fabrication plaisante. Si les psychanalystes souhaitent nouer des
liens sérieux avec l'ethnologie historique, il faut qu'ils sachent tout d'abord
qu'une telle conception de l'ethnologie existe. L'on a vite fait de dire, comme
Freud, que la nature du totémisme et de l'exogamie se laisserait plus facilement
cerner si l'on pouvait s'approcher davantage de leurs origines, mais qu'à défaut
de cela nous devons nous contenter de simples hypothèses. La naïveté de ces
propos ne manquera pas d'échapper à ceux de nos étudiants qui sont depuis
longtemps convaincus de ce que l'ethnologie, comme tout autre discipline scien-
tifique, est un travail et non un jeu de devinettes, et qui, par conséquent, savent
que puisque nous sommes privés de tout moyen de connaissance direct des ori-
gines du totémisme ou autres phénomènes sociaux mais qu'en revanche nous
disposons d'informations concernant ces phénomènes tels qu'ils se présentent
actuellement, nous devons nous atteler en premier lieu à les comprendre le plus
parfaitement possible. Ce faisant, nous espérons être amenés progressivement à
une recontruction partielle des origines sans jouer indûment aux devinettes.
gner une institution humaine universelle, neuf d'entre eux seraient susceptibles
de nommer l'interdiction de l'inceste ; selon certains, cette dernière constitue
d'ailleurs l'unique institution universelle. Compte tenu des fluctuations cultu-
relles, on ne saurait tenir un phénomène d'une telle constance pour un
« simple » accident historique dépourvu de signification psychologique. En
conséquence de quoi, s'il existe un facteur sous-jacent qui perpétue ce phéno-
mène dans un monde marqué par l'instabilité, il ne peut s'agir que d'un facteur
qui relève de la constitution de l'homme — en d'autres termes, un facteur psy-
chique. Ceci laisse donc la porte ouverte à une acceptation de l'explication de
Freud, non pas in toto, mais, en tout cas, au sens où elle représente indéniable-
ment une hypothèse scientifique. De plus, cette explication repose certainement
sur un insight plus profond et des preuves parallèles plus nombreuses issues
d'une psychologie personnelle que les conceptions plus anciennes qui prétendent
que l'indifférence sexuelle naît du familier ou font appel à la notion d'un supposé
« instinct », ce qui revient en fait à formuler verbalement l'observation d'un
comportement.
Le totémisme, qui est un phénomène beaucoup plus rare que le tabou de
l'inceste, pourrait apparaître comme le résultat conjugué du processus désir-
répression de l'inceste et d'un autre facteur moins contraignant. Le tabou non
sexuel, d'un autre côté, qui revêt des formes extrêmement variées dans le vaste
champ de la culture, pourrait être issu d'une série de facteurs psychiques diffé-
rents. Les anthropologues et les sociologues cherchent depuis longtemps un élé-
ment sous-jacent qui leur permettrait de rendre compte à la fois des répétitions
et des variations dans le champ de la culture, à la condition toutefois que cette
explication pût s'appuyer sur des preuves, s'enrichir de nouveaux apports et
n'être ni trop simpliste ni trop partiale. Vue sous cet angle, l'hypothèse de Freud
aurait pu depuis longtemps s'avérer féconde pour la compréhension des phéno-
mènes culturels au lieu d'être rejetée, ignorée et considérée tout bonnement
comme un brillant fantasme.
Qu'est-ce qui a pu faire obstacle à une telle réévaluation féconde ou trans-
position de l'hypothèse de Freud ? Il semblerait qu'il y ait au moins trois fac-
teurs : le premier est dû à Freud lui-même, le deuxième à Freud et à ses disciples,
le troisième enfin aux Freudiens.
Le premier facteur relève de l'ambiguïté de Freud, mentionnée précédem-
ment, qui le conduit à énoncer une hypothèse psychologique atemporelle
comme s'il s'agissait aussi d'une explication historique. Cette tendance se
manifeste ailleurs dans sa pensée. Elle semble être la contrepartie d'une imagi-
nation extraordinairement féconde qui la pousse à explorer sans cesse de nou-
veaux terrains de pensée ; il en résulte une curieuse analogie avec sa propre
découverte concernant le contenu manifeste et latent du rêve. Le manifeste est
Une psychanalyse ethnologique (1920) 783
là, mais il est ambigu et cache un sens plus profond ; du point de vue de ce
contenu latent, le contenu manifeste n'est qu'accidentel et sans conséquence,
de même nature, me semble-t-il, que l'habitat historique dont Freud revêt son
insight psychologique. Il ne le rejette pas, plus qu'il ne le tient pour quelque
chose de complet. En fait, il est hors de propos ; mais, son insight ayant revêtu
cet habit, Freud ne peut se dégager de cette forme « manifeste ». A l'instar du
rêve, son point de vue est surdéterminé.
La curieuse indifférence que Freud a toujours manifestée envers le fait de
voir ou non ses conclusions s'intégrer à la science dans sa totalité constitue le
deuxième facteur. C'est ce qui l'a conduit à une certaine époque à accepter l'idée
d'un héritage des traits acquis comme s'il n'existait là aucune contradiction avec
les critères scientifiques. Ici encore, nous nous trouvons face à l'explorateur qui,
dans sa quête, oublie ou refoule le savoir qu'il avait antérieurement. Mais on ne
saurait trop reprocher à Freud cette tendance sans laquelle il n'aurait probable-
ment pas pu ouvrir autant de perspectives si vastes. En revanche, on serait en
droit d'attendre davantage de liaison dans les idées, de la part de ses disciples
qui, dans l'ensemble, se sont bornés à prendre la suite. Je me souviens de Rank,
à une époque où il était encore freudien, qui, après avoir exposé ses vues à un
auditoire critique mais bienveillant et se voyant exhorté à concilier certaines
d'entre elles avec les découvertes scientifiques dans leur ensemble, finit au bout
d'une heure par concéder que les psychanalystes pensaient qu'il devait exister
plus d'une vérité, chacune se situant à un niveau différent et étant indépendante
des autres. Il fit cette déclaration sans apparemment se rendre compte de la
signification de tels propos.
Le troisième facteur réside dans l'attitude du tout ou rien de la plupart des
psychanalystes. Ils s'obstinent à fonctionner au sein d'un système fermé, ou du
moins au sein d'un système qui, s'il n'est pas totalement clos sur lui-même,
n'évolue que de l'intérieur et demeure imperméable à l'influence de l'extérieur.
On en trouve un exemple classique dans la résistance d'Ernest Jones à la décou-
verte de Malinowski selon lequel, chez les Mélanésiens matrilinéaires, les senti-
ments qui se portent sur le père dans notre civilisation sont déplacés sur le frère
de la mère, le rapport père-enfants se caractérisant par une simple relation affec-
tive relativement dépourvue d'ambivalence. Sur ce, Malinowski allait légitimer
le mécanisme de la relation oedipienne en montrant qu'il demeurait opératoire
même si le contexte familial était différent ; une modification mineure dans
l'orientation du complexe tenant compte du changement dans certaines circons-
tances. Mais Jones ne pouvait l'entendre ainsi et il opposa à cette découverte
une résistance farouche. Etant donné que Freud avait établi, dans le contexte de
la culture viennoise, que c'était la personne du père qui était l'objet de senti-
ments ambivalents, le père devait demeurer universellement l'objet de cette
784 Alfred L. Kroeber
ambivalence, même dans les cas où c'est la personne de l'oncle qui représentait
l'autorité.
On retrouve la même tendance chez Roheim dont l'article « Psychoanalysis
of Primitive Culture Types » (1932) renferme une multitude d'observations psy-
chologiques à la fois très précieuses pour les anthropologues culturels mais pré-
sentées de façon telle qu'elles sont rendues inutilisables par eux. D'ailleurs, à ma
connaissance, personne n'en a fait usage. Ceci ne provient ni d'un manque d'in-
térêt de la part des anthropologues pour le comportement psychologique dans
les différentes cultures — depuis quelques années ils sont nombreux à s'intéres-
ser, de leur propre aveu, à cet aspect-là de la question — ni d'un quelconque
défaut dans la qualité des données recueillies par Roheim : elles sont riches, frap-
pantes, originales et précieuses. Mais elles sont présentées exclusivement sous
l'angle de la théorie psychanalytique orthodoxe et apparaissent rudimentaires
quant à la culture à laquelle elles se rattachent ou à l'histoire des mentalités. La
phrase qui conclut l'article — et qui est immédiatement précédée d'un matériel
très éloquent — est à cet égard typique : « Nous voyons donc que les pratiques
sexuelles d'un peuple sont prototypiques et que l'on peut inférer leur état psy-
chique de leur position pendant le coït. » Aux yeux de n'importe quel psycholo-
gue, psychiatre, anthropologue ou sociologue, jamais conclusion ne pourrait
paraître plus arbitraire et dogmatique.
Les concepts fondamentaux théorisés par Freud — le refoulement, la
régression et les fixations infantiles, le symbolisme du rêve et la surdétermina-
tion, le sentiment de culpabilité, les affects envers les membres de la famille —
ont progressivement infiltré les sciences dont ils sont devenus partie intégrante.
Si l'on part du principe que notre science s'inscrit dans une unité plus large en
raison du fait que son orientation de base et sa méthode sont uniformes, les
concepts précédemment nommés constituent alors l'apport permanent de Freud
et la psychanalyse aux sciences, apport qui est considérable. Au-delà, il existe
une autre série de concepts qui, dans l'ensemble, n'ont pas réussi à se frayer un
chemin dans le domaine de la science : la censure, le surmoi, le complexe de cas-
tration, l'explication de phénomènes culturels spécifiques. Les différentes bran-
ches de la science telles que la sociologie, l'anthropologie, la psychologie et la
médecine, demeurent toujours aussi imperméables à ces concepts et il est fort
probable que ce jugement négatif persiste. Les psychanalystes, en revanche,
attribuent la même valeur à ces deux séries de concepts ; ils font partie du même
système et sont interdépendants. En tant qu'il ne tient pas compte de la différen-
ciation entre ce que la pensée scientifique considère, elle, comme appartenant au
monde de la réalité par opposition à celui du fantasme, entre ce qui apparaît
comme essentiel ou au contraire secondaire, le mouvement psychanalytique
orthodoxe se révèle être de la même nature qu'une religion — un système mys-
Une psychanalyse ethnologique (1920) 785
tique, voire même, par certains aspects, un système délirant. Il a incorporé les
données de la science — la science cumule les représentations de la réalité —
tant qu'il pouvait les intégrer, tout en ignorant les autres. Il n'a pas cherché à
s'intégrer totalement au domaine de la science ; au contraire, il a posé ses pro-
pres conditions. Par contraste, la science, qui constitue aussi un système, s'est
montrée relativement plus ouverte : elle a accepté et intégré un nombre considé-
rable de concepts psychanalytiques. Cependant, bien que Freud soit l'unique
fondateur du mouvement et l'auteur de la plupart de ses idées, ses ambiguïtés
dans certains domaines plus incertains font une large part à la tolérance, ce qui
constitue le signe de son ouverture d'esprit. Même s'il persiste dans certaines de
ses interprétations, il ne s'obstine pas ; elles demeurent des propositions plus ou
moins fécondes, comme par exemple sa théorie sur le fondement de la civilisa-
tion. Ni la science ni l'histoire ne peuvent faire leur une telle construction ; en
revanche, il semblerait qu'elles puissent accepter et utiliser certains des concepts
quant aux processus que cette construction met en jeu. J'espère que l'on verra
dans cette mise au point non seulement une amende honorable, mais également
un hommage rendu à l'un des plus éminents esprits de notre époque.
Traduit de l'anglais par Danielle Goldstein.
Note. — Post-scriptum, 1939. Depuis la rédaction de ce qui précède, Freud a publié Moïse et le
monothéisme. Il y réaffirme la thèse de Totem et Tabou : « Je retiens cette construction encore
aujourd'hui. » Il fait une concessiondans la direction de mon argument : le meurtre du père n'a pas été
un événement unique mais « s'est étendu en réalité pendant des millénaires ». Au sujet de Robertson
Smith qui fut son inspirateur, Freud écrit superbement : « Je n'ai jamais trouvé de terrain de rencontre
avec ses adversaires. » Au nom des ethnologues, je dirais que, tout en demeurant non convertis, nous
avons rencontré Freud, gardons un souvenir mémorable de cette rencontre et profitons de la présente
occasion pour le saluer à nouveau.
Débat
Oro Lè 1 —
la puissance de la parole...
en psychanalyse
et dans les systèmes thérapeutiques yorubas
LES YORUBAS
comme l'acte de soigner ne concernent que le noyau — ce qui est enfoui à l'inté-
rieur du ventre. Il est logique que la première démarche du guérisseur consiste
alors à dépouiller le sujet de ses « défenses » — si je peux me permettre ce rac-
courci — ou de l' « apparence », du « voile » qui le protège pour plonger vers
son noyau. Mais donne-moi encore une précision : pourquoi le noyau se trouve-
t-il dans le ventre ?
L. H. — Car lorsque les choses sont parvenues à la tête, sous forme de
« pensées », a fortiori de paroles, elles sont inutilisables pour celui qui s'occupe
des choses profondes, celui que nous nommons Babalawo, mot qui, comme tu le
sais, signifie : « père du secret ».
T. N. — Une fois que les choses sont parvenues à la tête... il pourrait s'agir
de ce que nous appelons « élaboration secondaire »... ce matériau ne serait donc
pas utilisable par un thérapeute ?
L. H. — Tu sais bien ! Je t'ai déjà expliqué que chez nous un bon Babalawo
va au lit du malade, à son réveil, pour recueillir les rêves avant même qu'il n'ait
quitté le monde du sommeil. Il faut toujours aller chercher les matériaux à la
source... et la source se trouve toujours plus loin, le plus loin possible...
T. N. — Le plus loin... dans la personne ?
L. H. — Dans la personne, dans sa famille, dans les générations passées et
même dans le cosmos !
T. N. — Ce qui me frappe évidemment dans la démarche que tu décris, c'est
la volonté délibérée de prendre en compte l'activité du thérapeute. Là, c'est le
thérapeute qui part à la découverte du noyau du patient, qui le « découvre », le
« décoquille », comme c'était aussi un Babalawo qui lui avait « déposé » et « ins-
crit » dans « le ventre » les éléments de son noyau, à sa naissance. Le sujet est
donc perçu comme une sorte d'amalgame compact d'éléments provenant d'ail-
leurs ; comme tu le précises : des plus vieux, de la famille, des générations pas-
sées, du cosmos... 1 Ce serait là son noyau, mais qu'il recouvrirait de voiles, d'ap-
parences, de paroles insignifiantes, creuses... Le Babalawo doit faire acte de
violence, traverser les couches superficielles, « décoquiller » et sans doute
« déposer » à son tour un « objet » dans le ventre du patient. Alors qu'en psy-
chanalyse, nous avons plutôt la conception d'un sujet actif, recherchant lui-
même sa vérité, construisant sans relâche des scénarios pour y parvenir et
échouant sans cesse jusqu'à ce que l'un de ses scénarios vienne l'inscrire dans les
mailles d'un « transfert » d'où un psychanalyste parviendra éventuellement à le
1. A propos de la conception du sujet chez les Yorubas, Gouns, Fons, cf. L. Hounkpatin et
T. Nathan : « La parole agissante et les objets silencieux. Dialogue sur la fabrication de l'objet thérapeu-
tique chez les Yorubasdu Bénin », Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie,n° 16, 1990, 15-28, et L. Hounkpa-
tin, Etre, c'est vivre au village, c'est habiter une concession, à paraître dans Nouvelle Revue d'ethnopsy-
chiatrie. n° 19.
790 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin
1. Lucien Hounkpatin fait référence ici à un article de Tobie Nathan, De sable, de plomb et de cola.
Ethnopsychanalyse des « objets actifs », Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie,n° 16, 1991, 29-S3. Voir aussi
Marcel Mauss, Effet physique chez l'individu de l'idée de mort suggérée par la collectivité (Australie,
Nouvelle Zélande), in Sociologie et anthropologie,Paris, PUF, 1973.
Oro Lè — la puissance de la parole... 791
Bref : pour nous, toute fertilité provient du sable (c'est-à-dire, en dernière ana-
lyse : des morts).
T. N. — Le lieu de la vérité est donc le sable (ou si tu préfères : la poussière
des morts)...
L. H. — C'est ça ! D'où, si nous voulons atteindre le noyau des choses, la
nécessité d'interroger le sable 1.
T. N. — Sans doute parce que le sable conserve l'empreinte de la forme des
choses. Les Grecs de l'Antiquité appelaient l'empreinte laissée dans le sable :
eïdolon — « l'ombre », « l'image ». Mais, chez vous, il semble s'agir de l'em-
preinte du noyau même des choses : de leur principe. Non pas leur simple appa-
rence, mais ce « souffle » qui les a constituées à l'origine et qui, après décompo-
sition, s'en va fertiliser la terre. Le sable retiendrait l'essence des choses, non pas
leur « structure », mais, en deçà, la force qui confère une structure aux éléments
hétéroclites. Et lorsqu'il s'agit d'agir sur la vie — que dis-je ? sur le souffle de
vie ! —, de permettre une naissance, une renaissance lors d'une initiation ou
d'éviter la mort lors d'un travail thérapeutique, alors c'est ce souffle même qu'il
faut aller interroger. Sinon, nous n'avons affaire qu'à l'apparence et là-dessus
nous ne possédons aucun moyen d'action. Tu sais que c'est assez proche d'une
série de concepts freudiens. D'abord, nous autres psychanalystes allons aussi
interroger le désarticulé, le délié : l' inconscient et justement dans ce qu'il produit,
dans son activité qu'on imagine bouillonnante, incessante. Et l'inconscient, nous
le pensons structuré, même s'il est plus que les autres instances soumis aux forces
de déliaison, que nous appelons aussi mort, ou plus précisément : instinct de
mort. Mais ce qui nous différencie radicalement de la pensée que tu es en train de
m'expliquer c'est que nous portons peu l'accent sur la difficulté de l'activité à
laquelle nous devons nous soumettre pour parvenir jusqu'aux productions de
l'inconscient, mais plutôt sur les ruses qu'il met en oeuvre pour toujours nous
échapper. D'autre part, évidemment, l'Inconscient, nous le pensons séparé du
cosmos, spécifiquement humain, même pas animal ou si peu... et produit par le
sujet lui-même dans une sorte de lente coction, qui est aussi sa destinée.
L. H. — La différence est d'importance ! Pour nous, les éléments sont com-
muns ! Humains, animaux, végétaux, minéraux, tout ce qui, dans la nature, est
nanti d'une forme propre provient d'une même souche. Ce sont les agencements
des amalgames qui donnent naissance aux singularités des êtres. C'est pourquoi
nous disons volontiers que l'homme est un objet avant d'être un sujet. Cette ori-
gine hétéroclite, nous la partageons aussi avec nos divinités qui, pour la plupart,
ont d'abord vécu une existence humaine avant d'être transformées en dieux.
C'est pourquoi, dans l'être des dieux sont contenus les mêmes éléments ani-
maux, végétaux et humains. Donc, chez nous, avant que l'homme ne perçoive
son identité propre, il doit d'abord se penser « chose », penser la matière, sa
relation avec elle, sa relation avec son environnement, mais aussi avec ses morts,
ses ancêtres. C'est comme ça !
T. N. — Il n'est donc pas étonnant que lorsqu'il s'agit de partir à la recherche
du noyau d'une personne, on interroge la partie la plus désarticulée de l'environne-
ment : le sable ! Vous avez dû emprunter cette particularité aux Egyptiens anciens
qui, par toutes les opérations qu'ils réalisaient sur les cadavres, tentaient d'isoler et
d'interroger le souffle même de la vie. Mais j'ai appris en t'écoutant que tu pronon-
çais rarement les mots au hasard. Par cette notion de « souffle », voudrais-tu sous-
entendre que la parole, fabriquée dans la bouche, d'éléments hétéroclites — les
sons — et littéralement : du souffle de la personne, la parole serait-elledonc assimi-
lable à la création et contiendrait-ellepar conséquent du « principe de vie » ?
LA DÉNOMINATION DE L'ENFANT
1. Lucien Hounkpatin fait allusion ici a un article écrit par Tobie Nathan et Marie Rose Moro,
Ethnopsychiatrie de l'enfant, à paraître dans R. Diatkine, M. Soulé, S. Lebovici (eds), Psychiatrie de l'en-
fant et de l'adolescent, nouv. éd., Paris, PUF.
Oro Lè — la puissance de la parole... 793
nommer. Dans ce but, on procède à une série de questions dont les réponses
seront à la base de la fabrication du nom : « D'où vient-il ?» « A qui ressemble-
t-il ? » « De quels traits du passé est-il chargé ? » Bref: « Qui est-il ? » Ces ques-
tions sont évidemment posées par l'entremise du Fa.
T. N. — Tu peux traduire Fa ?
L. H. — Fa est une procédure de divination qui peut fonctionner sur le
sable, les cauris1, les colas2, les chaînes de métal, toutes sortes de supports. Fa est
aussi un recueil de récits mythiques formulés dans une langue particulière. Litté-
ralement Fa signifie « ombre », mais au sens de la partie obscure des choses ainsi
une ombre a-t-elle une ombre (Fa). Fa est aussi une divinité, souvent représen-
tée sous la forme d'un enfant de la bouche duquel sortent des énoncés sur le des-
tin, avec des mythes, nombreux, qui expliquent les singularités du destin de cet
enfant appelé Fa. Mais Fa signifie aussi « quiétude », comme si l'on voulait
exprimer que révéler la vraie nature des choses permettait de les « fixer » et, de
ce fait, de parvenir à la quiétude.
T. N. — Ce n'est donc pas un mot simple...
L. H. — Chez nous, aucun mot n'est simple. On ne peut rien comprendre à
la pensée yoruba si l'on ne tient compte de la polysémie infinie des mots de cette
langue et de la capacité offerte aux locuteurs de fabriquer perpétuellement de
nouveaux mots.
T. N. — Ce que tu viens de dire me paraît crucial ! Il faudra que l'on y
revienne longuement. Mais reprenons d'abord le processus de dénomination du
nouveau-né, veux-tu ?
L. H. — Oui ! A part les indications fournies par le Fa, le Babalawo dispose
pour trouver le nom de l'enfant des différents événements survenus à la famille
durant la grossesse, et aussi des rêves des parents, des amis, des voisins. Il tient
également compte des conditions de l'accouchement. Après un examen minu-
tieux de cette foule d'informations et une observation fine des caractéristiques
physiques de l'enfant et de son « caractère », il fabriquera plusieurs noms,
paroles ou phrases contractées, qui seront progressivement confiés à l'enfant.
T. N. — Qui connaît ces noms ?
L. H. — Le père, la mère et quelques membres de la famille.
T. N. — Pas nécessairement l'enfant ?
L. H. — Il les apprendra très vite, à l'occasion de tel événement qui survien-
dra dans sa vie. L'éducation yoruba est l'art de distiller les informations au
moment adéquat. Voilà donc ce que j'appelle « découvrir l'autre ». Est-ce clair ?
s'être renseigné auprès des matrones, des femmes de la famille, des voisines, après
avoir observé l'enfant, le Babalawo peut par exemple attribuer le nom : Séhwènù.
Or, Séhwènù peut-être le début du proverbe suivant : Sé / hwénù / we / wa ; littéra-
lement : le destin / le temps / c'est / venu... autrement dit : « le temps du destin est
advenu ». Les choses sont assez complexes car le même nom peut aussi renvoyer à
cet autre proverbe : sé / hwènù / su / nùdè / ma / nö / hè / dö / tè ; littéralement : le
destin / le temps / arriver à point / rien / ne pas / tenir / lui / sur /place... qu'on
peut rendre par : « quand arrive l'heure du destin, plus rien ne l'arrête ». Dans tous
les cas, un tel nom n'a pu être attribué qu'à un enfant qui a été longtemps attendu
ou dont l'accouchement a posé de graves difficultés, si bien que l'on a pensé qu'il
n'arriverait jamais.
T. N. — Je comprends mieux à partir de ton exemple. Le nom constitue
désormais la principale matrice d'interprétations susceptibles d'être adressées à
une personne donnée. C'est pourquoi tu dis : « le nom, c'est la personne »...
L. H. — Il vaut mieux dire que le nom est « l'ossature de la personne », le
squelette de toutes les significations à venir. C'est pourquoi l'on considère que la
vie d'un individu est la réalisation de son nom. Lorsqu'on demande son nom à
un Yoruba, un Fon, un Goun, un Mina... il hésite avant de répondre. On ne dit
pas son nom à n'importe qui, n'importe où, n'importe comment ni n'importe
quand... De fait, rares sont les occasions où un Yoruba accepte de délivrer son
véritable nom car la connaissance du nom permet de « démonter » la personne,
de la « découvrir ». Le nom possède une telle puissance que lorsqu'une personne
tombe gravement malade ou ne parvient absolument pas à s'adapter à la vie
sociale, le Babalawo peut considérer qu'il porte un nom inadéquat ou incomplet
et reprendre ou compléter le processus de dénomination. Comme tu vois, il faut
toujours aller aux sources des choses.
1. Cf. L. Hounkpatin et T. Nathan, Refaire la tête. Dialogue sur le démontage et le remontage des
organes lors de l'initiation à la fonction de thérapeute (Baba Lao) chez les Yorubas du Sud-Bénin, à
paraître dans Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie.
Oro Lè — la puissance de la parole... 797
que lorsque l'autre « est ouvert ». Et pour « l'ouvrir », tu dois avant tout « cap-
turer son souffle ».
T. N. — Je ne sais comment capturer le souffle de quelqu'un, mais je com-
prends la logique du procédé : puisqu'une parole est constituée de sons et de
souffle et que, selon la pensée yoruba, il faut toujours partir à l'origine des
choses, on commence par vider la parole vide du malade en lui supprimant son
âme — autrement dit : son principe — pour lui glisser ensuite une « parole-
souffle », qui deviendra le noyau des paroles pleines à venir. Mais il faut que les
malades aient vraiment confiance dans leurs Babalawos, car ils pourraient leur
glisser n'importe quoi à la place d'une parole-souffle...
L. H. — Ils pourraient aussi ne rien mettre...
T. N. — et donc tuer le malade...
...
L. H. — Tu sais bien que chez nous, tout guérisseur est aussi un sorcier en
puissance... Mais ce qu'il faut surtout retenir c'est que « parler » s'apprend et ce
n'est pas le premier-venu qui peut bénéficier de cet enseignement. Il faut « s'as-
seoir » longtemps, longtemps... où être né là-dedans pour acquérir une telle
connaissance...
T. N. — On est bien d'accord sur les prémisses : il s'agit pour le Babalawo
de vider d'abord le souffle de la parole du malade avant d'y introduire la sienne
et ce, en s'installant en lui... dans son « ventre » ?
L. H. — Dans son ventre !
T. N. — Peut-être, en psychanalyse, utilise-t-on « intuitivement » de sem-
blables techniques, mais on ne nous enseigne certes pas à percevoir le rythme, le
souffle de l'autre, à le suspendre, pour s'infiltrer, s'installer par une parole dite
elle aussi avec une certaine voix, selon un certain rythme... Nous, nous laissons
cela au « style » du psychanalyste...
L. H. — C'est important pour moi que tu formules clairement ces notions
car je ne parviens à les penser qu'en yoruba.
T. N. — Je crois que cette « théorie » de la « parole active » ne peut se
comprendre qu'à partir du principe général selon lequel tout être est consti-
tué : 1 / d'un assemblage d'éléments « compactés », et 2 / d'un « souffle de
vie ». De même pour la parole qui, comme tu l'as signalé au début, est consi-
dérée comme un objet. « Casser » une parole, la « désarticuler », ce n'est
certes pas la discuter ou la contredire, mais lui supprimer son « souffle ». C'est
cela sans doute l'un des constituants de la technique d' « infiltration » à l'inté-
rieur de l'autre. Je dois te dire que j'aime cette façon de penser à partir de l'ac-
tivité du thérapeute et non à partir des fonctionnements imputés aux malades.
Au fond, la pensée yoruba est beaucoup plus proche d'une pensée scientifique
que la pensée psychanalytique qui impute presque tout le mécanisme aux
caractéristiques du malade.
798 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin
OUVRIR L'AUTRE
T. N. — C'est sans doute pour cette raison que la petite statuette yoruba
que je possède et qui représente un guérisseur le montre les mains sur les oreilles,
comme s'il ne voulait pas entendre...
L. H. — Il faut savoir ne pas entendre, pour ne pas se laisser happer par les
apparences ! Tout en écoutant le malade d'une oreille distraite, le Babalawo va
interroger le Fa (sable, cauris, colas), il récupérera à travers les signes de géo-
mancie des récits mythiques évoquant les temps anciens, renvoyant aux origines.
Il combinera alors certains fragments perçus de l'histoire du patient (par exem-
ples : des éléments de son délire, des portions de discours de la famille sur le
patient, des éléments provenant de l'interprétation de son nom) avec des frag-
ments de récits mythiques et, de cette manière, fabriquera une première parole.
Mais ce n'est pas tout : dans la parole fabriquée, il n'y a pas que des mots, il y a
aussi la façon de la modeler, ensuite de la restituer. Souvent, il s'appuiera sur
une expression traditionnelle dont la sonorité est familière au patient ou bien sur
le début d'un proverbe bien connu, comme s'il lui fallait renvoyer la source de
cette parole au passé du groupe. Dans cette entreprise, il jouera sur les mots,
glissant d'une langue commune à une langue rituelle pour aboutir à une expres-
sion nouvelle aux connotations multiples, ayant toujours un effet de sidération...
T. N. — Le Babalawo est bien notre confrère. Mais dans son dessein
d'échapper au « scénario » du patient, il utilise d'autres techniques que les
nôtres. Si nous apprenons une chose durant notre « initiation», c'est bien
d'abord de dérouler nos associations d'idées durant notre cure, ensuite d'écouter
les associations d'idées du patient de cette « attention » que Freud nommait
« flottante ». C'est par ce moyen que nous « brisons » l'ordonnancement du sens
immédiat afin d'être progressivement introduits à des mouvements de plus en
plus cachés. Le Babalawo lui, ne se prive d'aucune technique de fracture du
sens : il détourne volontairement l'attention, déplace l'accent de la parole du
patient à la parole du Fa, puis de la parole du Fa aux connaissances implicites
du groupe. Il n'hésite pas à interroger la famille, à utiliser des objets de divina-
tion, à glisser d'une langue à l'autre, à prononcer des paroles sybillines... J'ai
comme l'impression qu'un Babalawo serait comme un psychanalyste qui aurait
très longtemps réfléchi aux inconvénients de sa technique, jusqu'à se donner des
outils lui permettant le moins d'erreurs possibles... des sortes de garde-fous...
L. H. — Mais il ne s'agit pas seulement d'éviter le piège du sens immédiat ; il
faut aussi « casser » la logique pathologique qui laisse le patient tournoyer dans
une quête infinie, il faut la faire « voler en éclats ». C'est pourquoi, cette première
parole que prononce d'abord le guérisseur est appelée : « parole à l'envers ».
T. N. — C'est curieux : au Maghreb on nomme la médecine « tradition-
nelle », celle qui échappe à l'idéologie des clergés, tant celle des imams que celle
des universitaires, on appelle cette médecine : ra'ouani qu'on peut traduire par
Oro Lè — la puissance de la parole... 801
Fermer l'autre
T. N. — Je ne peux pas dire que j'ai tout compris, mais certainement ce que
tu as dit jusque-là m'a enrichi et incité à préciser ma propre théorie de la tech-
nique. Veux-tu poursuivre ? Que fait-on une fois l'autre « ouvert » ? Le referme-
t-on après y avoir introduit notre objet ? Procède-t-on alors aussi avec une
parole ? Est-ce un autre type de parole ?
L. H. — Te voilà presque devenu Yoruba ; car c'est exactement ce que l'on
fait ! On clôture par une parole que l'on nomme alors « parole agissante ». La
fonction de ce second type de parole est double : elle doit « fermer » le travail
Oro Lè — la puissance de la parole... 803
l'être de la personne une sorte de faille volcanique : à la fois une sphère d'incom-
préhensible et un noyau d'où sourd en permanence un flot de sens. Je dois dire
que tout ce que tu as dit de la « parole agissante » rejoint ma conception tech-
nique de l'interprétation. D'ailleurs, Freud ne disait-il pas lui-même qu'une
« bonne interprétation » se reconnaissait à sa capacité à générer de nouveaux
champs associatifs et non pas à son contenu ? Mais il existe tout de même une
différence notable : nous autres, psychanalystes, répugnons à penser l'interpréta-
tion comme une « intervention » (au sens où l'on dit : « intervention chirurgi-
cale »), nous avons plutôt tendance à oublier ce que nous disons au patient et à
toujours minimiser son importance... par timidité ? Par peur du regard des
confrères ? Il est vrai que nous ne disposons pas comme vous de l'inépuisable
stock des paroles du Fa... juste des quelques dizaines d'interprétations contenues
dans les Cinq psychanalyses... Mais dis-moi encore. Donne-moi un exemple de
« parole agissante ».
L. H. — Je vais d'abord te donner une image pour préciser encore la
conception que nous en avons. Considère, je te prie, un gousset... enfin : une
bourse. Imagine qu'il contienne des objets. A le regarder, il s'agit d'un objet
« compact », à la forme précise. On devine qu'il contient d'autres objets, qu'il les
tient ensemble, amalgamés. C'est un objet, mais c'est aussi un contenant ; c'est-
à-dire qu'il évoque immédiatement une série d'autres objets que l'on peut y
introduire. Peut-être as-tu déjà imaginé des cailloux, des pièces de monnaie, des
billes — que sais-je — à l'intérieur ? Imagine maintenant que tu retournes ce
gousset (comme on retournerait un gant). Que vois-tu ? Encore un gousset ! On
a beau le retourner, l'objet ne s'est pas modifié. Eh bien, une « parole agis-
sante » doit être fabriquée de manière à être une « parole-gousset » : indémon-
table ! Pour obtenir ce type de parole, on utilise l'extraordinaire polysémie des
langues yorubas, des expressions idiomatiques ambiguës, donnant lieu à diverses
interprétations, le glissement d'une langue à l'autre et la permanente référence
au monde sacré. Je vais maintenant te donner un exemple : suppose un patient
qui se trouve toujours coincé dans des situations inextricables. Pour conclure
son traitement, le Babalawo pourra lui donner le mot ekan. Ekan est le nom
d'une mauvaise herbe, très nuisible, aux racines coupantes. Elle évoque donc
dans un premier temps quelque chose de mauvais. Mais cette herbe est aussi
appelée : a nsare nu ekan (« ne cours pas dans les herbes »). Cependant, cette
expression est aussi le début d'un proverbe qu'on restitue spontanément : ansâre
nu ekan ki sasân ; bi ènia kolè, nkan nkan nlé olùvâre ni ; dont la traduction pour-
rait être : « nous ne courons pas sans raison dans les herbes dont les racines sont
coupantes ». Ce proverbe est parfois utilisé pour dire : « Si une personne n'a pas
de but dans la vie (ne court pas après quelque chose), c'est qu'elle est elle-même
le but : c'est qu'elle est poursuivie par quelque chose (de dangereux). » Le
Oro Lè — la puissance de la parole... 805
patient qui s'est vu donner le mot ekan devra par la suite faire tout un chemin
qui le conduira peut-être un jour à la réflexion : « Si je me trouve constamment
coincé dans des situations inextricables, c'est qu'il y a une raison plus profonde...
peut-être suis-je poursuivi par une divinité... laquelle ? » Mais il faut dire aussi
que si ekan est une herbe nuisible, elle est aussi utilisée dans certaines prescrip-
tions thérapeutiques, notamment pour soigner les blessures. Est-il besoin de rap-
peler ici qu'une telle « parole agissante » est généralement donnée avec un
« objet thérapeutique » et des prescriptions à respecter. Décrire les fonctions res-
pectives de ces différents éléments nous contraindrait à sortir de notre sujet...
T. N. — Peut-être une autre fois ?...
Tobie Nathan,
Lucien Hounkpatin,
Centre Georges-Devereux
Université Paris VIII
2, rue de la Liberté
93200 Saint-Denis
II
Psychanalyse et culture
Psychanalyse et universalité interculturelle
Jean BERGERET
La phrase, demeurée célèbre, prononcée par feu notre grand maire lyonnais,
idéologiquement et professionnellement défenseur convaincu des bienfaits égali-
sateurs de la culture, peut être entendue par un psychanalyste comme pleine
d'ambiguïté, donc comme ouvrant déjà un premier niveau de dialogue.
Au registre manifeste, l'accès à une universalité de bon aloi serait perçu
comme succédant au refoulement des données archaïques originales. Mais au
registre latent le psychanalyste est porté à estimer que, pour parvenir à une éla-
boration transculturelle positive du retour du refoulé, il apparaîtrait nécessaire,
ne serait-ce que pour être en mesure d'en refouler les représentations les plus
gênantes, de posséder préalablement une idée solidement ancrée de la valeur de
notre culture particulière d'origine.
Pour demeurer dans notre domaine, il est facile de constater tout d'abord
que les groupes d'analystes qui semblent les plus féconds seraient parvenus, à
partir d'origines culturelles diversifiées mais clairement définies, à valoriser des
buts, des objets, des investissements établis en commun et à les rendre commu-
nicables aux autres.
Cette façon de voir paraît aller dans le sens des travaux des adeptes de la
néoténie culturelle qui insistent sur l'importance du refoulement pulsionnel
imposé par toute culture, comme Freud l'avait déjà supposé, mais tout en
reconnaissant les capacités très positives de gestion du retour du refoulé
offertes par les situations où une intégration, et non pas une dénégation
culturelle, a pu se réaliser au sein d'un regroupement humain, ne fut-il
qu'idéologique.
Des ensembles culturels fort dynamiques ont pu se constituer ainsi en divers
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
810 Jean Bergeret
prêtes ni exhaustives constituant une réponse détaillée à toutes les questions que
soulèvent les différences culturelles en relation avec les aléas de parcours histo-
rique originaux ; mais, ainsi qu'il l'a fait en rendant caduque l'idée d'un cloison-
nement bien classique établi par les anciens psychiatres entre le « normal » et le
« pathologique » au registre individuel, Freud propose de réfléchir de façon glo-
bale sur le sens que peuvent prendre, pour un psychanalyste, l'histoire d'une
culture et les motivations profondes des événements qui y ont été collectivement
vécus, en référence au postulat central oedipien et aux conséquences de ce genre
d'inscription imaginaire, tout à fait universelle, sur les principaux mouvements
relationnels constatés à tel ou tel moment critique au sein d'un ensemble culturel
donné.
Ce besoin de globalité dans l'approche des principaux phénomènes culturels
de tous lieux et de toutes époques permet à Freud d'éviter deux écueils : celui,
d'une part, de prendre pour argent comptant au registre latent qui est son
champ de préoccupation les données manifestes et fragmentaires des différentes
sciences humaines et le danger, d'autre part, de vouloir tout expliquer dans une
démarche dont le point de départ et le développement du raisonnement reste-
raient fermés sur les seuls points de vue psychanalytiques, sans considérer le fon-
dement élaboratif des données spécifiques proposées par les disciplines de voisi-
nage. Les synthèses envisagées par Freud peuvent sans doute être jugées comme
plus ou moins heureuses parfois, en fonction de la limitation du champ des
connaissances de l'époque et en fonction aussi du choix des auteurs de référence.
Il n'en reste pas moins certain qu'un désir d'abord global de l'ensemble des
phénomènes culturels existe chez Freud et que celui-ci n'entend ni donner des
leçons à telle ou telle discipline, ni juxtaposer les données recueillies auprès de
disciplines distinctes opérant à des niveaux différents et dont les champs ne sont
pas proprement de son ressort, même si cette tentation demeure présente chez
tout scientifique.
Freud, dans un dessein d'universalité historique et géographique, cherche à
comprendre le fil directeur commun à l'évolution et aux crises de l'ensemble des
cultures et, en même temps, dans un dessein d'universalité scientifique, il se fixe
pour tâche d'intégrer dans son propre raisonnement les données recueillies
auprès d'autres sciences pour parvenir à pénétrer de l'intérieur le phénomène
culturel dans la totalité de ses dimensions : facteurs de réalité extérieure et don-
nées fantasmatiques à la fois, avec toutes les oscillations fonctionnelles adapta-
tives ou pathologiques qu'un souci de référence à l'économique, au psychodyna-
mique et au topique suppose chez un psychanalyste.
D'une telle démarche, à but explicatif, entreprise à l'intérieur même d'un
ensemble culturel, il découle que la psychanalyse, dans son universalité interpréta-
tive, constitue un apport incontournable à la prise en considération d'une culture ;
816 Jean Bergeret
Autrement dit : après avoir suivi point par point, dans la vision qu'il se fait
de l'évolution de la pensée universelle, le même trajet interculturel et géogra-
phique que celui que le catholicisme a été amené à effectuer, après avoir rêvé
pendant des heures entières, au cours de chacun de ses voyages à Rome, devant
la statue d'un Moïse papifié, Freud s'est vu contraint, à Saint-Pierre-aux-liens,
de se lier les mains et de lier les mains de ses disciples pour assurer la transmis-
sion des libres liaisons associatives qui constituent l'essence même de départ de
la psychanalyse. Pour conserver l'orthodoxie tout autant que pour assurer la
transmission et le développement du message prophétique, Freud a dû fonder,
lui aussi, une « Eglise universelle » qui, certes, n'emprunte pas les mêmes voies,
mais est conduite à établir son propre réseau sur des voies institutionnelles assez
parallèles (cardinaux, synodes, conciles, légats pontificaux, ordres cloîtrés, etc.).
Le problème le plus sérieux n'a jamais été de savoir si Freud pouvait être
considéré comme « croyant » ou non ; s'il avait pu être baptisé ou non par Nan-
nia. Le problème le plus sérieux demeure le fait que, tout seul, et au cours d'une
seule vie, Freud a effectué dans le parcours réflexif de sa propre pensée, le même
trajet qui a conduit nos cultures, à travers tant de siècles, du polythéisme primitif
aux formes qui se veulent les plus élaborées du monothéisme, et ceci loin de tout
souci oecuménique car sans prétention d'ordre théologique. Au terme d'un tel
parcours où certains éléments formels d'arrivée assez similaires et certains élé-
ments latents d'arrivée nettement incompatibles coexistaient avec une même
ambition de part et d'autre à l'universel (en grec : Katholikos) de l'écoute et de
l'interprétation, il était tout à fait logique que les relations spontanées entre psy-
chanalyse et catholicisme apparaissent, du point de vue manifeste, comme plus
conflictuelles qu'amoureuses.
ÉLABORATIONS ET SUGGESTIONS
En nous appuyant sur les données qui viennent d'être rappelées plus haut, et
après avoir tenu à en affirmer l'indiscutable préalable, nous aurons donc à ouvrir
maintenant un véritable débat à partir des positions de ceux qui se veulent avant
tout conservateurs du mot-à-mot freudien et à partir aussi des positions de ceux
qui désirent voir progresser leurs connaissances, sur les mêmes bases et dans les
mêmes axes, et selon les principes fondateurs de notre démarche. Il s'agit de savoir
si les analystes peuvent se contenter de vérifier que le système de pensée auquel ils
sont tentés de s'arrêter est intrinsèquement cohérent, qu'il ne comporte aucune
contradiction interne importante et qu'en conséquence nous pouvons passivement
continuer à lui faire confiance, ou bien de savoir si, comme dans toute autre disci-
pline scientifique, nous allons nous efforcer d'aller de l'avant ; autrement dit il
s'agit de savoir si à partir de données reconnues comme pertinentes et ayant, de ce
fait, obtenu le statut de postulats, nous nous permettrons de mettre à l'épreuve des
hypothèses nouvelles demeurant dans le cadre de la problématique et de la métho-
dologie spécifiques de notre discipline.
Ceci nous conduit, bien sûr, à nous demander si la psychanalyse, telle que
nous l'avons classiquement conçue jusque-là, telle que nous pensons devoir la
pratiquer et telle que nous entendons la transmettre, peut demeurer aussi univer-
selle dans certaines de ses formulations actuelles que nous serions enclins de l'af-
firmer en toute certitude, pour ne pas dire en toute quiétude.
Freud a fondé son opinion quant à l'universalité de la psychanalyse sur un
certain nombre de données, qui se trouvent d'ailleurs plus ou moins articulées
entre elles et regroupées autour du postulat central oedipien tel que Freud
conçoit celui-ci du moins. Cette interdépendance des éléments devant servir à la
démonstration ne peut que renforcer la certitude de l'existence d'une cohérence
interne et apparente du système envisagé ; mais un chercheur pointilleux pour-
rait voir dans cette opération une tendance à dériver vers le plaidoyer pro domo
beaucoup plus qu'un souci vraiment serein de vérification de l'objectivité de l'en-
semble d'un système vis-à-vis de propositions plus larges parce que plus
ouvertes.
Il ne semble guère envisageable d'obtenir une reconnaissance du statut et de
l'universalité de la psychanalyse en tant que science humaine particulière sans
accepter de formuler des définitions beaucoup plus nettes de notre probléma-
tique et de notre méthodologie propres et sans accepter aussi de procéder à une
évaluation plus rigoureuse de nos hypothèses de base à partir de confrontations
critiques se déroulant à travers les différentes cultures où nous opérons.
Mais les efforts déployés en ce sens, tant dans le groupe de recherches
constitué à Paris en 1988 que dans les congrès européens ou internationaux qui
se sont déroulés depuis Hambourg, nous montrent qu'une telle prise en charge
n'est pas facile, ni même peut-être toujours souhaitée.
822 Jean Bergeret
A propos des données utilisées par Freud dans ses efforts de démonstration
de l'universalité potentielle de la psychanalyse, je m'arrêterai plus particulière-
ment sur deux variétés de raisonnement bien connues car elles reviennent régu-
lièrement, et sans beaucoup progresser en élaborations complémentaires, tout au
long des écrits freudiens.
Pour Freud, les signes divers et durables que nous ont laissés les différentes
cultures à travers les représentations dont nous disposons, du point de vue de la
littérature, de l'art, de l'organisation sociale, de la morale et surtout de la reli-
gion, concourent à renforcer notre idée que le postulat freudien du primat orga-
nisationnel oedipien conçu comme d'emblée triangulaire et génital est vraiment
universel et s'adapte à tous les faits de culture un peu partout dans le monde.
D'autre part, ce que Freud estime connaître de la préhistoire de l'humanité
confirmerait la précédente hypothèse en montrant que, dès l'origine de l'huma-
nité, il en aurait été collectivement ainsi.
Commençons par réfléchir sur cette dernière proposition qui apparaît sans
doute comme la plus fragile, ne serait-ce que parce que c'est la plus statique et la
plus répétitive au fil des écrits freudiens, tout du moins, nous allons le voir, en ce
qui concerne les textes publiés du vivant de Freud. Nous aborderons ensuite
l'examen de l'hypothèse freudienne paraissant la plus grave de conséquences
pour nous tous.
Il faudrait être demeuré avec le modèle de foi en l'analyse correspondant à
celle de l'enfant qui croit devoir croire, afin de ne pas être rejeté par son groupe
familial ou culturel, que Eve est historiquement sortie d'une côte d'Adam, pour
accepter l'authenticité des allégories freudiennes proposées en matière d'explica-
tion de la préhistoire de l'humanité.
Il semblerait que les évocations préhistoriques de Freud seraient plutôt à
entendre comme de véritables contes de fée reconstruits à partir de souvenirs que
Freud voudrait pouvoir intégrer dans une élaboration déjà oedipienne sans avoir
à passer par leur interprétation spécifique préalable, interprétation qui n'aurait
rien encore d' « oedipien », donc de génital au sens restrictifdonné par Freud à
l'évocation du mythe antique.
Etant donné la fréquence et l'aspect répétitif de ce genre de reconstruction
assez illusoire à partir d'une préhistoire personnelle parfaitement présente dans
la pensée de Freud à un niveau préconscient, à l'occasion du retour de certains
refoulés, mais difficile à reconnaître dans ses caractéristiques propres, nous pou-
vons faire confiance à Freud quand il nous invite à considérer le conte de fée
comme basé sur des éléments importants constitutifs des pensées latentes à partir
desquelles peut se construire éventuellement un rêve. Or la fantaisie précons-
ciente, dans la mesure où elle s'organise et cherche à se justifier rationnellement,
sans y parvenir complètement, accède en grande partie à la fonction du rêve :
Psychanalyse et universalité interculturelle 823
dire les choses en langage codé, sans l'avoir dit clairement, mais tout en l'ayant
exprimé.
C'est sans doute à partir du texte sur les « névroses de transfert » demeuré
ignoré jusqu'en 1983 que nous pouvons le mieux illustrer les pas en avant et en
arrière successivement effectués par Freud au sujet des données universelles qui
marqueraient le début du fonctionnement de l'affectivité humaine, envisagées
sous l'angle métaphorique de la phylogenèse. Notons à ce propos l'importance
des textes (comme l'Esquisse ou celui qui traite des personnages de théâtre) que
Freud s'est bien gardé de publier de son vivant, car si le préconscient lucide de
Freud en a dicté l'écriture, la seconde censure aurait interdit encore l'accès aux
prises en compte plus conscientes et plus opératoires.
Le texte de 1915, qui était destiné à constituer le douzième chapitre de l'ou-
vrage sur la Métapsychologie, apparaît comme tout autant capital par les hypo-
thèses qu'il exprime que par le souci de son auteur de ne pas faire connaître
encore des hypothèses qui lui posaient des problèmes d'enfance n'ayant pu se
voir élaborés. Freud rappelle souvent la phrase de Goethe : « Il y a des vérités
qu'il ne convient pas de révéler aux petits enfants. » On peut supposer sans
grand risque d'erreur que le petit enfant auquel ici il s'agit de ne pas révéler la
nature de la violence primitive c'est bien Freud lui-même. Freud avait aussi ren-
contré d'autre part assez de difficultés en lui-même comme auprès de ses
contemporains avec l'annonce de l'importance jouée par la sexualité infantile,
sans courir le risque de mettre au clair devant les autres et devant lui-même
l'autre vérité clamée par la totalité du mythe d'OEdipe : c'est la violence, qui joue
instinctuellement un rôle important dans les tout premiers rapports vécus entre
l'adulte et le « bébé », tel qu'on s'en préoccupe enfin de nos jours comme dis-
tinct de l' « enfant », sous l'impulsion de certains psychanalystes attachés à
conduire des recherches sans concessions préalables à une scotomisation routi-
nière beaucoup moins exigeante.
L'écrit de Freud de 1915 demeuré si longtemps caché porte la trace évidente
du travail contemporain consacré à l'économie narcissique primaire en laissant
entrevoir les conséquences dynamiques et topiques d'une véritable étape narcis-
sique envisagée au sein, et surtout au tout début, de l'ontogenèse universelle. Du
point de vue des instances, on ne peut dire que le « Moi » de la seconde topique
soit déjà authentiquement constitué et du point de vue dynamique ce travail
nous montre, sous le couvert toujours d'un conte de fée phylogénétique, qu'un
instinct violent, conçu comme d'origine très naturelle et nullement agressive
encore, précède de peu la libido dans son action organisatrice de la personnalité.
Il est tout à fait exceptionnel, surtout en 1915, de pouvoir constater que
Freud dans cet article (pouvait-il être diffusé à cause de cela ?) aborde le thème
de la violence instinctuelle primitive sans aucune référence à un OEdipe déjà en
824 Jean Bergeret
activité. Le terme d'oedipe n'est même jamais utilisé ici. Ce texte n'a pu être
repris ni réélaboré par Freud ou ses successeurs, même après le travail de 1927
sur le rôle de l'illusion dans les projections rassurantes portant sur un passé phy-
logénétique, tenu ainsi à bonne distance, de données imaginaires trop angois-
santes encore chez un adulte pour accepter qu'il puisse s'agir d'éviter le retour
des conditions relationnelles dramatiques telles qu'elles ont été vécues par le
bébé.
Cependant, comme l'a fait remarquer M. Fain, le fait qu'un tel texte ait été
seulement mis en latence et non pas détruit (ainsi que Freud l'avait fait pour des
écrits nettement désavoués) prouve que le génie freudien était vraiment univer-
sel, mais que chez tout homme la censure établie entre préconscient et conscient
demeure toujours redoutable.
Les hommes, dit Freud en 1939, ont toujours su qu'ils avaient eu affaire à
un père primitif menaçant et qu'ils ont dû le tuer (pour demeurer, eux, en vie).
Mais dans ses travaux demeurés classiques (tout comme on le note dans les tra-
vaux également classiques de ses successeurs) Freud hésite à reconnaître le sens
défensif de l'illusion attachée aux projections faisant de l'homme primitif un
« méchant » pour des raisons qui seraient déjà de l'ordre de la rivalité génitale.
Quand Freud, à propos de la phylogenèse, parle de menace pour la vie du
fils, il s'agit de rivalité oedipienne ; et quand il évoque le meurtre du père il s'agit
déjà et encore de rivalité oedipienne. Il s'agit donc de violence déjà érotisée
c'est-à-dire d'agressivité et non de simple violence narcissique dictée par le légi-
time instinct de survie comme celui qui suffit à expliquer le meurtre de Laïos par
OEdipe en retour de l'échec de la situation inversement vécue sur le Cithéron. Ces
deux évocations demeurent indissolublement associées dans l'inscription imagi-
naire archaïque de l'humanité et demeurent également prêtes à se réveiller à tout
propos à travers le monde sous forme de fantasme de lutte pour la vie, sans avoir
besoin d'un supplément d'érotisation agressive ou oedipienne.
Pourtant Freud n'a cessé d'émailler son oeuvre, en particulier dès son inédit
de 1915, d'évocations de l'instinct violent de survie non érotisé. Ce sont là des
pièces demeurées éparpillées d'un puzzle que nous avons intérêt à rassembler et
à articuler avec l'ensemble de notre théorie pour la rendre encore davantage
universelle.
Notons également que, comme beaucoup de ses contemporains, Freud hésite
à parler du matricide tout autant que de l'infanticide, ce qui le passionnait pour-
tant du temps où il travaillait à la Salpêtrière. La clinique nous montre la fréquence
des fantasmes d'infanticide chez les jeunes mères (comme chez leurs enfants
ensuite) lorsque les neuf mois fatidiques n'ont pas séparé la date du mariage du
moment de la naissance de l'enfant. Freud aurait-il cherché à dénier certaines
représentations même purement imaginaires trop pénibles et pourtant, semble-t-il,
Psychanalyse et universalité interculturelle 825
sécurité dans la défense dénégatoire, on affirme que tous les hommes de tous les
temps auraient commencé leur vie sociale selon un modèle relationnel d'emblée
triangulé et génitalisé.
Il est d'autre part assez curieux de voir Freud choisir un modèle de « père
primitif » supposé incarner par anticipation le sexe masculin, ainsi qu'on le voit
représenté dans l'iconographie chrétienne traditionnelle, alors que l'enseigne-
ment biblique tel qu'il est présenté dans la Torah se refuse non seulement à une
figuration anthropomorphique, mais suppose que ne peuvent être prises en
compte ni les représentations trop précises d'un « père » originel déjà masculi-
nisé, ni celles d'une « grande déesse » dont la toute-puissance se verrait primiti-
vement liée à la féminité. Pour cette tradition la divinité primitive, détenant l'au-
torité absolue, ne pourrait être que la toute-puissance du père et de la mère à la
fois, c'est-à-dire un potentiel absolu encore sexuellement indifférencié. Sa carac-
téristique principale demeurant de l'ordre de la puissance phallique et non du
génital. A ce propos, tout particulièrement, les traces mnésiques des propos de
Nannia ont sans doute joué un rôle important dans les mises en latence condui-
sant plus tard au conte de fée originel que l'on connaît.
La représentation d'une divinité phallique non encore sexuée se retrouve
pourtant dans ce que nous connaissons d'un grand nombre de situations reli-
gieuses primitives.
Comment la pensée psychanalytique pourrait-elle prétendre à un statut
anthropologique entendu de façon vraiment profonde par l'humanité et ainsi
vraiment universelle, sans chercher à aller plus en arrière que la limitation trian-
gulaire et génitale dite « oedipienne » qu'elle s'est jusque-là imposée ?
Un premier débat à ce sujet paraît inévitable entre ceux qui s'en tiennent à
l'avis manifeste traditionnel de Freud et ceux qui estiment que le sens latent
contenu dans les propos de Freud lui-même doit nous permettre d'aller beau-
coup plus loin en direction d'un univers imaginaire véritablement (et non pas
secondairement ni projectivement) archaïque.
Un second débat pourrait donc être envisagé ici ; il concernerait la mise
en question de l'universalité potentielle du complexe d'OEdipe, tout du moins
dans la version réduite proposée par Freud et non plus quant à la totalité de
l'histoire de l'humanité, mais maintenant quant à la totalité de l'histoire de
l'individu.
Pour Freud « le complexe d'OEdipe » représente une explication universelle
de ce qui se passe tout au long d'une ontogenèse. Le complexe d'OEdipe consti-
tuerait à la fois l'alpha et l'oméga de tout processus organisationnel.
Il est évident que l'ensemble des travaux freudiens a largement démontré
que la situation triangulaire oedipienne correspondait à l'oméga, autrement dit à
l'achèvement (tout du moins idéal) de l'élaboration relationnelle universelle. Les
Psychanalyse et universalité interculturelle 827
travaux des analystes qui se sont succédés depuis Freud n'ont pu que confirmer
cette façon de voir qui ne peut être contestée.
Par contre, il semble qu'un certain flou entoure encore les conditions topi-
ques, économiques et dynamiques correspondant à l'alpha du fonctionnement
relationnel repérable au début de toute ontogenèse.
Dans les recherches développées à ce propos on ne peut nier l'importance
des travaux qui ont exploré la préhistoire narcissique d'une psychogenèse, ceux
des auteurs anglo-saxons bien connus et les travaux, en France, de B. Grunber-
ger, tout autant que ceux qui ont été conduits par les analystes d'enfants, en par-
ticulier à la suite de M. Klein, et les différentes recherches conduites sous l'im-
pulsion de S. Lebovici sur le bébé, comme par ceux qui s'intéressent aux retours
imaginaires constatés au moment de l'adolescence. Notons aussi l'éclairage
apporté au Congrès d'Helsinki par M. Laufer sur la réalité diachronique indivi-
duelle d'une authentique économie prégénitale qui n'aurait rien à voir avec l'es-
camotage habituel et défensif de cette période cruciale de l'évolution affective
sous les prétextes de « reconstruction » ou de « régression », à partir d'un géni-
tal fantasmatiquement considéré comme d'emblée omniprésent et omnipuissant
dès l'origine des processus relationnels et imaginaires.
On ne saurait omettre les références aux recherches ouvertes sur les écono-
mies psychosomatiques, d'une part, et sur les fondements des évolutions structu-
relles qui se déroulent selon un modèle psychotique avec toutes les formes clini-
ques que cela suppose, d'autre part.
On voit cependant beaucoup d'analystes attentifs et insatisfaits, mais qui ne
désirent pas se voir accuser de déviationnisme, tirer comme sur une peau de cha-
grin d'un côté sur la théorie analytique, de l'autre côté sur les données de la réa-
lité clinique pour tenter de combler un vide que nous reconnaissons pour la plu-
part mais dont nous ne parlons que fort rarement entre nous.
Il semble pourtant que ce vide relatif dans la façon de prendre en considéra-
tion les conditions particulières dans lesquelles se déroule l'alpha de toute psy-
chogenèse découle en ligne directe du choix délibéré opéré par Freud parmi les
nombreux éléments métaphoriques et symboliques qui constituent la richesse du
mythe d'OEdipe dans son ensemble. Freud a totalement scotomisé la première
partie du mythe, pourtant si fidèlement exposée dans la version de Sophocle à
laquelle nous nous référons tous tacitement.
Et nous nous trouvons donc placés devant un paradoxe tout à fait remar-
quable, dont chacun a conscience et dont bien peu désirent parler : Freud nous
a dit que le drame d'OEdipe constitue un modèle universel d'histoire de l'indi-
vidu. En défendant toujours la même idée, il me semble que le préconscient freu-
dien avait parfaitement senti que le terme d' « universel » devait s'entendre ici
dans l'universalité justement de ses sens ; c'est dire qu'il s'appliquerait à tous les
828 Jean Bergeret
humains, certes, mais que ce serait également la totalité du mythe qui constitue-
rait vraiment son universalité, puisqu'on rencontre dans les différentes étapes
exposées dans ce mythe des modèles correspondant aux différentes étapes inéluc-
tables du développement et de chaque individu et de chaque culture.
Autrement dit c'est parce que nous n'aurions pas pris Freud au mot, c'est
parce que Freud n'aurait pas pu se prendre lui-même au mot, que le terme
d' « universel » serait demeuré confiné à son sens d'étendue géographique et
conçu comme ne s'appliquant de façon universelle qu'à partir de la période de
mise en interaction des inscriptions génétiques sexualisées, cependant qu'était
laissé dans l'ombre, ou du moins dans la pénombre, le sens plénier du mythe, du
point de vue de la diachronie de la psychogenèse de départ.
Les premiers actes du drame antique mettent cependant en évidence des
vérités tout à fait universelles et qui devraient tenir une plus grande place dans la
totalité du cadre de la théorie et de la clinique psychanalytiques. Le premier acte
fait état de la représentation imaginaire interactionnelle et épigénétique fonda-
trice de ce qui va se passer et s'élaborer ensuite entre l'adulte et le bébé. Apollon
rappelle aux futurs parents, Laïos et Jocaste1, que les premiers contacts affectifs
établis entre enfant et parents sont automatiquement dominés par les manifesta-
tions de l'instinct naturel de survie présent dans les deux parties prenantes de la
relation qui s'inaugure. Il n'y aurait, dans le fantasme de l'époque, pas de place
pour deux au soleil : l'enfant et l'adulte. Cette angoisse serait réciproque et elle
concernerait tout autant la mère que le père, du côté des parents, et tout autant
la fille que le fils, du côté des enfants.
Ayant transgressé la recommandation anticonceptionnelle d'Apollon, c'est
la mère elle-même qui va procéder à l'infanticide protecteur, non par haine ou
agressivité certes à l'égard d'OEdipe, mais par simple nécessité dictée par l'an-
goisse de ne pouvoir résister aux manifestations brutales de l'instinct de
conservation de l'enfant, instinct dont Freud a montré le rôle spécifique dans
une première théorie des pulsions jamais démentie par la suite, puisque Freud
est même venu s'y raccrocher plus tardivement quand il ne savait plus exacte-
ment en face de quel antagoniste inséparable et incontournable situer son
hypothétique « pulsion » dite « de mort », concept, comme le montre très jus-
tement J.-F. Rabain, qui demeure une des notions les plus discutées de la
théorie analytique.
OEdipe aurait donc dû être tué préventivement sur le mont Cithéron. C'est
là le destin fantasmatique potentiel universel de tous les enfants du monde ; fan-
tasme tout aussi présent dans l'imaginaire parental que dans l'équation géné-
1. Ces premières scènes se trouvent évoquées par Sophocle, autour du vers 1176, sous la forme d'un
habileflash-back.
Psychanalyse et universalité interculturelle 829
comme sans issue possible) autour de la foi pour les uns, et de l'incapacité de
croire pour les autres, en l'existence d'une « pulsion de mort ».
Il serait sans doute possible de refuser a priori ce débat en raison de chevau-
chements, évidents ici, avec des problématiques philosophiques ou biologiques
qui ne sont pas (ou qui ne devraient pas être) les nôtres.
Nous pourrions recevoir aussi l'hypothèse de la pulsion de mort comme
étant en relation plus ou moins directe avec le fondement imaginaire culturel
inducteur de nombreuses légendes germaniques (à commencer par « le Roi des
Aulnes » et l'évocation de la mort de l'enfant) tout autant qu'en relation aussi
avec les différentes représentations macabres de l'iconographie latino-chrétienne
dont l'enclos paroissial de Freiberg étant richement pourvu.
Tout ceci ne saurait nous détourner d'un souci de rechercher ce qui consti-
tue le propre de la démarche analytique, c'est-à-dire le souci de comprendre (au-
delà du fait de croire ou non à la pulsion de mort) à quoi peut correspondre
dans l'imaginaire universel le besoin d'explication et les moyens particuliers
défensivement utilisés dans les comportements ou les représentations associés à
l'idée de la mort (et de façon plus générale encore à l'idée du bien et du mal tou-
jours présente derrière) au sein des grands courants de pensée repérables dans les
civilisations les plus diverses.
La même enquête pourrait être poursuivie par les psychanalyses sur la façon
dont s'organisent aussi du côté de la philosophie ou de la biologie des façons de
penser fort variées en apparence, mais dont l'universalité apparaît dans les
efforts défensifs et adaptatifs déployés par les uns et par les autres pour vaincre,
ne serait-ce qu'en cherchant à l'expliquer, une angoisse de mort tout à fait primi-
tive et tout à fait universelle.
Comprendre ce que veulent dire les autres et comment ils veulent le dire à
propos de ce qu'il y a de commun chez les humains, sans avoir à entrer implici-
tement dans un débat dont la problématique intrinsèque nous est étrangère, telle
est la tâche du psychanalyste. Y compris bien sûr, en essayant de comprendre ce
que cherche à dire éventuellement lui-même un psychanalyste quand il lui arrive
de s'aventurer dans une problématique qui n'est plus la sienne.
A. Green nous a rappelé qu'il existait actuellement une crise évidente dans
notre façon d'envisager la théorie psychanalytique. Il constate que se voit révolu
le temps où la référence à l'oeuvre de Freud constituait le repère théorique
unique, censé pouvoir répondre à toutes les interrogations de la clinique univer-
Psychanalyse et universalité interculturelle 831
selle. Mais nous constatons par contre qu'il ne suffit pas de laisser de côté la réfé-
rence à Freud pour dire des choses nouvelles et cliniquement utilisables.
De récentes pensées, assez monolithiques pour l'essentiel, n'ont pas proposé
des réponses beaucoup plus polyvalentes que certaines positions freudiennes de
départ. De nouvelles familles fermées sur des initiés se sont constituées, rassu-
rant ces initiés, n'apportant pas de réponses jugées comme suffisamment univer-
selles par les autres.
La tâche du psychanalyste, nous dit A. Green, est de penser l'impensable.
Notre tâche semble surtout de chercher à penser et à exprimer l'encore impensé,
tant au registre de la théorie qu'au registre de la pratique clinique et à faciliter la
prise de conscience de l'impensé dans nos fonctions pédagogiques.
Il paraît bien difficile de pratiquer une psychanalyse d'impact vraiment uni-
versel avec comme seul repère pulsionnel le dynamisme libidinal avec ses anta-
gonistes synchroniques qui n'en sont que le reflet en négatif (comme le « diable »
qui n'existerait que comme dépendance négative purement opératoire de la
représentation qu'on cherche à se faire de la divinité).
Prétendre d'autre part baser notre exercice quotidien sur la cure type d'éco-
nomies authentiquement névrotiques ne procède pas toujours du respect des
repères définis par Freud en matière d'organisation mentale fondée sur le primat
du génital et la relation triangulaire. Cette tendance à devoir reconnaître partout
des « névroses » frise l'inconséquence quand il s'agit d'obliger un analyste en
formation à ne solliciter une supervision qu'à partir de ce qu'on considère
comme une « névrose classique ». En effet ou bien nous serons conduits de part
et d'autre à avoir l'impression qu'il nous faudra tricher, ce qui ne semble pas
heureux ; ou bien le candidat pourra attendre fort longtemps pour se voir
accepté à une fin de cursus devenue aléatoire, ce qui peut effectivement consti-
tuer une forme subtile de limitation des naissances dans la carrière analytique.
On ne peut se prétendre psychanalyste sans avoir éprouvé personnellement
ce qu'était une cure type ni sans avoir acquis la formation permettant de
conduire soi-même des cures types.
Mais un psychanalyste devrait d'autre part se sentir autorisé à conduire des
cures types dans certaines situations pathologiques qui ne s'avèrent pas spécifi-
quement névrotiques au moment où nous les abordons, sans se sentir tenté soit
de refuser leur prise en charge, soit de les qualifier abusivement de « névroses ».
Les psychanalystes auraient-ils si peu confiance en l'universalité profonde
de la pensée freudienne qu'ils redouteraient de réévaluer certaines hypothèses et
craindraient de tirer les conséquences de ces réévaluations ? Auraient-ils si peu
de foi en leur science propre qu'ils auraient peur de voir s'écrouler un édifice
qu'il serait simplement nécessaire de dépoussiérer sans rien détruire de ses fon-
dations essentielles ? De dépoussiérer surtout certaines des formulations trop
832 Jean Bergeret
routinières nous empêchant d'aller plus loin et plus au coeur des vrais problèmes
des hommes de notre temps.
Il ne saurait être question, certes, de contester les repères assez nets que
Freud a établis en matière d'économie névrotique ; il ne saurait être question
non plus de modifier le cadre et les principes de la cure type. Mais un éclairage
plus complet semble s'imposer ; il devrait porter sur l'ensemble de nos connais-
sances théoriques, beaucoup moins limitées que nous avons coutume de le sup-
poser. Un éclairage plus complet devrait porter aussi sur l'ensemble des capaci-
tés cliniques et techniques d'un praticien qui demeure psychanalyste, même
quand il ne pratique pas toute la journée, et avec tous les patients, des « cures
types ». Une révision de cette nature redonnerait une incontestable vigueur à
bien des fonctionnements individuels ou collectifs quelque peu essoufflés en face
de réalités qui demeurent tout de même à notre portée. Nous sommes en effet
capables de soigner de façon adéquate un nombre assez conséquent de gens qui
souffrent de bien autre chose que d'un conflit vraiment névrotique et il nous fau-
drait le dire plus clairement.
En demeurant très rigoureux sur les postulats analytiques principaux, sur
les principes essentiels de formation et sans trahir en rien la technique propre de
la cure type, ce ne serait ni trahir ni déchoir que d'accepter de réviser certaines
hypothèses qui doivent la persistance de leur immobilité beaucoup plus à la
compulsion de répétition, à la crainte de sortir de notre rôle ou de nous voir
désavoués par nos pairs, beaucoup plus qu'à une réflexion constante et attentive
conduite de concert entre nous. Notre formation reste à parfaire sans cesse et
une réévaluation permanente de nos raccourcis de pensée, bien cachés derrière
les prouesses rhétoriques dont nous avons l'habitude, semble s'imposer. De
telles attitudes devraient aller de soi pour des psychanalystes. Comme nous le
rappelle J. Cosnier, la fétichisation de la théorie demeure pour ceux qui n'inves-
tissent pas assez la clinique une protection contre une éventuelle atteinte de la
cohérence du moi. Les identifications narcissiques à un maître sécurisent certes,
mais le besoin d'appartenance à une famille fermée ne rend point créatif.
Et J. Cosnier a bien raison de montrer que seule l'anticipation d'un plaisir à
fonctionner plus librement excite le désir de créativité, en s'accompagnant du
même coup d'une nécessaire désidentification, au moins partielle, à des représen-
tations magistrales du passé, dotées d'un pouvoir magique, narcissique et en cela
faussement universel.
Ce point de vue rejoint l'opinion souvent exprimée par O. Kernberg dans
les colloques de l'API, selon laquelle certains instituts chargés de la transmission
de la psychanalyse fonctionneraient comme des collèges techniques univoques
où l'on tiendrait le genre de discours rituellement entendu dans des séminaires
religieux.
Psychanalyse et universalité interculturelle 833
nique de ceux qui ne sauraient se satisfaire de former un ordre cloîtré figé sur une
pseudomystique du névrotique.
Les différents espaces au sein desquels nous avons à développer nos prati-
ques psychothérapiques rendent de plus en plus obligatoire de dépasser le
stade de l'improvisation individuelle, mal théorisable et mal contrôlable. La
pratique des psychothérapies psychanalytiques dans l'ordre de la pathologie de
l'enfant et de l'adolescent, de la pathologie des psychoses, ou des états limites,
est depuis longtemps enseignée de façon tout à fait rigoureuse et diversifiée
dans le souci de s'adapter aux variations de la clinique individuelle et fami-
liale. Il en est de même dans le domaine des affections psychosomatiques ou
de la pratique du psychodrame psychanalytique en différents lieux. L'initiation
à une thérapie familiale psychanalytique commence à s'organiser de façon spé-
cifique. Il resterait sans doute à mieux définir les champs et les techniques qui
appartiennent en propre à des psychothérapies effectuées dans un esprit
authentiquement analytique car il ne s'agit nullement de « petites psychana-
lyses », bien au contraire parfois, en raison des complexités économiques et
psychodynamiques auxquelles nous devons faire face et aux difficultés rencon-
trées pour élaborer des modèles de relations transféro-contre-transférentielles
nouvelles pour nous, et dont la négociation s'avère plus délicate que dans le
cadre sécurisant de la cure type classique.
Certaines situations pathologiques ne nous interpellaient guère en 1900 ;
sans doute parce que alors nous en connaissions mal la nature, mais aussi parce
que ces situations ne constituaient pas non plus l'essentiel de la demande du
moment, en fonction des contextes divers du moment.
Nous n'en sommes plus à une époque où il semblait de bon ton de lever les
bras au ciel lorsque P.-C. Racamier et certains de nos collègues proposaient de
demeurer analystes, même en opérant parfois sans divan.
A ce niveau de réflexion, il paraît par contre nécessaire de nous mettre en
garde contre un glissement tout aussi fâcheux pour le patient lui-même que
pour l'analyse en général. En effet, devant notre façon trop restrictive de
concevoir parfois la théorie psychanalytique, nous pourrions éprouver des dif-
ficultés pour déduire de nos vues théoriques traditionnelles, des réponses vrai-
ment adaptées à certaines situations cliniques qui, de ce fait même, nous
inquiètent plus que d'autres. Pour ne pas avoir à exprimer notre insatisfaction
face à la rigidité d'une forme assez fréquente et assez simplificatrice de dis-
cours, nous nous voyons tentés de nous orienter vers une psychothérapie qui
nous mettrait plus à l'aise. Au lieu de revisiter certaines de nos positions théo-
riques, il peut sembler plus facile, et moins répréhensible, de modifier notre
attitude technique. Ceci ne paraît pas très rigoureux du point de vue scienti-
fique, ni très opportun du point de vue pratique.
836 Jean Bergeret
pienne que nous rendrons compte dans tous les domaines qui sont les nôtres de
la portée universelle de la psychanalyse et que nous rendrons les psychanalystes
plus efficients, quel que soit le contexte culturel dans lequel ils seront conduits à
se former, à réfléchir et à opérer.
BIBLIOGRAPHIE
CULTURE ET CIVILISATION
1. Sigmund Freud (1913) : Totem et Tabou, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque » (abrégé en TT) ;
(1915), Actuelles sur la guerre et la mort, OC, XIII, 124-155, Paris, PUF (AGM) ; (1927), L'avenir d'une
illusion, Paris, PUF, 1971 (AI) ; (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971 (MC) ; (1939),
L'homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, NRF, 1986 (HM).
2. Sigmund Freud (1930), Das Unbehagen in der Kultur, GW, XTV. Traduction de ces lignes in
A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche et F. Robert (1989), Traduire Freud, Paris, PUF, 92 (abrégé
en TF).
3. AI, 15.
plume de Freud la suite de son « hypothèse d'une âme collective » dans Totem
et Tabou : « Nous postulons l'existence d'une âme collective dans laquelle
s'accomplissent les mêmes processus que ceux ayant leur siège dans l'âme indi-
viduelle »1 ; dans cet ouvrage, il s'était inspiré des ethnologues de son époque
étudiant d'autres cultures.
Nous avons jusqu'ici laissé de côté le problème de la traduction du terme de
Kultur, rendu en français tantôt par culture, tantôt par civilisation. L'allemand
possède aussi deux mots : Zivilisation et Kultur, mais ils ne sont pas équivalents à
leurs homonymes dans notre langue. On peut renvoyer ici à la magistrale étude de
Norbert Elias montrant la différence des concepts dans les deux langues2.
Freud, pour sa part, emploie presque exclusivement le mot Kultur ou ses
composés, plusieurs dizaines de fois dans les ouvrages cités au cours de cet
article et deux ou trois fois seulement le terme de Zivilisation 3. La définition freu-
dienne ci-dessus de Kultur impliquerait que le mot soit rendu en français par
civilisation qui, selon Le Robert, a pour premier sens celui d' « ensemble des
caractères communs aux vastes sociétés des plus cultivées, les plus évoluées de la
terre »4 : c'est le parti choisi par Marie Bonaparte, traduisant l'ouvrage de Freud
de 1930 sous le titre Malaise dans la civilisation. De leur côté, Bourguignon et
coll. reconnaissent que cette traduction s'imposerait si l'on tenait pas compte de
« l'évolution rapide de l'usage du français » sous l'influence des philosophes alle-
mands du XIXe siècle et des sciences humaines5 (cf. l'opposition nature-culture
chère à Claude Lévi-Strauss). Le mot de culture dans cette acception s'est d'ail-
leurs répandu sous l'influence des ethnologues et anthropologues, notamment
anglo-saxons, avec ici une contamination avec le sens de culture chez ces auteurs
anglophones. Le titre de différences culturelles de ce numéro fait plutôt allusion
à ce sens, très actuel du fait du brassage des cultures dans le monde.
Freud avait d'ailleurs perçu la complexité du sens de Kultur, soulignant à
plusieurs reprises la pluralité des définitions de ce mot6 sans les expliciter mais en
laissant entendre sa profondeur linguistique : « Nous nous laisserons guider sans
réserve (...) par le langage usuel ou, comme on dit aussi, par le sentiment linguis-
tique, certain en cela de faire droit à des intuitions profondes qui se refusent
aujourd'hui encore à toute traduction en mots abstraits. »7 Il consacre ainsi une
1. TT, 180-181.
2. Norbert Elias (1939), Uber den Prozess der Zivilisation, t.1, trad. P. Kamnitzer, La civilisationdes
moeurs, Paris, Presses Pocket Agora, 1989.
3. Cf. Sigmund Freud, Studienausgabe IX, Index (abrégé en SA).
4. P. Robert, Dictionnairealphabétique et analogique de la langue française, 1976, 786.
5. TF, 92. Les OEuvres complètes aux PUF ont donc retenu comme traduction de l'ouvrage de 1930 :
Le malaise dans la culture.
6. AI, 9 et MC, 37.
7. MC, 37.
Psychanalyse et modernité 843
PSYCHANALYSE ET UNIVERSALITÉ
1. Et même de survivre tout court : les employées de maison transplantées de la campagne dans les
grandes villes françaises ont connu une mortalité effroyable aux XVIIIe et XIXe siècle.
2. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.
3. Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983.
Psychanalyse et modernité 845
1. Le titre de leur ouvrage est une réflexion d'un Dogon : P. Parin, F. Morgenthaler, G. Parin-
Mathey, Les Blancspensent trop, Paris, Payot, 1966.
2. Cf. Madeleine Vermorel et Henri Vermorel, Du père des origines au père oedipien, Rev. franc, psy-
chanal., 57, 1993,403-409.
3. Dans les sociétés de type occidental la psychanalyse, pour exister, suppose un minimum de liberté
de pensée et on sait que dans les pays totalitaires la psychanalyse a connu de grandes difficultés : un des
premiers gestes des nazis fut de supprimer la société de psychanalyse tandis que dans les pays de l'Est elle
a ou bien disparu ou bien dépéri, tandis qu'en Argentine elle a rencontré bien des obstacles.
846 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
sance de la psychanalyse. La société médiévale était basée sur des idéaux collectifs
structurés par la religion, bien que le christianisme contienne des virtualités poten-
tielles d'émancipation de l'individu. Même sous Louis XIII une personne n'était
jamais seule, comme les Dogons d'aujourd'hui. Philippe Ariès donne l'exemple
d'un notaire de cette époque recevant son client à son domicile. La notion d'inti-
mité n'a pas alors le même sens qu'aujourd'hui ; faute d'antichambre pour les visi-
teurs, ils attendent dans un coin de la pièce même où le notaire parle avec le client
précédent. Il n'y a pas non plus de séparation entre la vie publique et la vie privée ;
aussi les servantes vaquent-elles dans la pièce commune aux travaux ménagers tan-
dis que le maître de maison traite ses affaires. Il peut même arriver que de bonne
heure il fasse sa toilette ou même qu'il reçoive ses clients assis sur sa chaise percée ;
la notion de pudeur a bien évolué depuis cette date !
L'ascension de l'individu dans notre culture s'accompagne d'une répression
progressive des pulsions à laquelle Freud attribue une bonne part de la souf-
france psychique de l'homme d'aujourd'hui ; il relève que « toute malpropreté
nous semble inconcevable avec l'état civilisé (...) et nous nous étonnons d'ap-
prendre que le Roi-Soleil en personne dégageait une mauvaise odeur ; enfin nous
hochons la tête quand, à Isola Bella, on nous montre la minuscule cuvette dont
Napoléon se servait pour sa toilette du matin »1. Tandis que dans nombre
de sociétés holistiques en Afrique et ailleurs on attend que la maîtrise des sphinc-
ters s'établisse d'elle-même chez les enfants beaucoup plus tardivement, l'éduca-
tion précoce de l'analité est une caractéristique de notre société ; elle favorise
1. MC. 41.
Psychanalyse et modernité 847
MC, 56-57. Remarquons au passage avec Freud que la culpabilité a été particulièrement dévelop-
1.
pée par le christianisme qui comporte une dévalorisation de la vie terrestre et particulièrement de la sexua-
lité.
2. Violence dans la lettre de Freud à Einstein de 1933 et hostilité primaire dans MC.
848 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
ments, qui ne sont point immuables dans le temps et selon les cultures, même s'ils
ont des assises communes. Ainsi, Denis de Rougemont considère que l'amour indi-
viduel est né en France du XIIIe siècle, dans les suites de l'amour courtois 1. Il fau-
drait faire une place particulière dans cette autonomie de l'individu au sentiment
de la fînitude et de la mort. A l'époque romaine où existait, tout au moins chez les
citoyens, une certaine notion de l'individualité, on gravait le nom du défunt sur son
sarcophage, usage qui disparut dans le haut Moyen Age comme si le sentiment de
l'individu s'était alors estompé. Cette modalité reparaîtra, surtout à partir du
XVe siècle, avec l'émergence de l'individualité psychique dans certaines couches
sociales. Alors, l'homme prend conscience en même temps de son existence indivi-
duelle et de sa finitude : il est face à sa mort et au cadavre qu'il deviendra ; aussi, à
partir du XIVe siècle voit-on des tombeaux avec des gisants décharnés — des tran-
sis — et des fresques avec des danses macabres qui témoignent de la prise de
conscience du cadavre comme terme de la vie2.
Enfin, une notion qui ne peut être indifférente aux psychanalystes est celle de
l'apparition du sentiment de l'enfance au sein de la famille3. L'idée que l'enfant a
une personnalité distincte de celle de l'adulte est moderne. Il était auparavant une
réduction de l'adulte, même dans ses vêtements— identiques mais en plus petit ; et
la perception des âges de la vie était différente car on passait directement de l'en-
fance à l'âge adulte après un bref apprentissage : on donne l'exemple d'un des
Condé qui commandait effectivement un régiment à treize ans. Peu à peu, on se fait
à l'idée que les enfants ont des besoins particuliers et une personnalité propre : on
attache plus d'importance à leur existence alors que la mort d'un enfant était aupa-
ravant peu remarquée (ainsi Montaigne écrit qu'il a eu cinq ou six enfants morts en
bas âge). C'est au XVIIIe siècle qu'on porte intérêt et amour à l'enfant, à son dévelop-
pement et que l'enfance devient une classe d'âge ; c'est avec les Lumières et le
romantisme que l'enfant devient « le père de l'homme ». Et c'est au XIXe siècle que
l'adolescence prend une place grandissante entraînant un changement dans l'or-
donnancement des âges mentaux tels que nous les connaissons aujourd'hui, dans
une évolution qui continue. Il est inutile de souligner l'importance de la reconnais-
sance de l'enfance et de l'adolescence comme temps préalable de l'émergence de
l'individu adulte pour la possibilité même de concevoir la psychanalyse.
L'époque de la modernité est donc celle de l'émancipation de l'individu, de
son autonomisation psychique progressive, avec des temps forts lors de la Renais-
sance — les génies de la Renaissance italienne sont les hérauts d'un nouveau mode
de pensée qui secoue le joug de la religion dans la science et les arts, tel Léonard
de Vinci tant admiré par Freud — et de la Réforme (Max Weber considère que le
protestantisme a été le temps préalable au développement du capitalisme). La
Révolution française avec l'avènement du citoyen consacre l'individu politique.
Les Lumières avaient marqué la place de la raison individuelle tandis que les
romantiques soulignent l'importance du sentiment et des affects, exaltant le moi
qui ouvre le chemin de la connaissance intérieure. Toute une évolution des idées de
la philosophie à propos du sujet depuis Descartes, Spinoza et Leibniz jusqu'à Kant
et Nietzsche et bien d'autres serait à retracer ici. Il nous suffira de dire que la notion
de sujet s'associe à celle d'individu, mais qu'elles ne se recoupent pas comme on le
verra à propos du malaise des individus de notre temps. Un abord thérapeutique
du sujet n'étant possible que dans les cultures où les personnes ont une intériorisa-
tion suffisante, la naissance de la psychiatrie est un aspect de cette évolution. Au
XVIe siècle s'élabore l'idée que la maladie mentale ne provient
pas des démons mais
de causes naturelles, relevant de la médecine ; ce sera de façon limitée et pru-
—
dente — car l'un des premiers médecins à penser ainsi, Jean Wier, avait pris la sage
précaution, avant d'émettre de tels propos, d'obtenir la protection du puissant
prince de Clèves. Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que Chiarugi à Florence,
Pinel à Paris et Tuke en Angleterre considèrent que la folie a quelque chose à voir
avec la médecine. L'insensé était auparavant, à l'instar de l'animal, hors de l'huma-
nité ; l'aliéné est un homme, certes devenu autre que lui-même, mais restant dans
l'humanité ; il faut donc le soigner par des méthodes morales, c'est-à-dire psychi-
ques, d'où la création d'hôpitaux dirigés par les médecins, les asiles. On peut noter
au passage que Pinel est contemporain de la Révolution française et que sont issues
de la même inspiration l'idée de l'individualité du citoyen et celle de la nature indi-
viduelle de la souffrance mentale. Faute d'une conception plus approfondie de la
maladie mentale, terme qui date du XIXe siècle, ces institutions vont dégénérer en un
système carcéral. Les médecins romantiques allemands iront plus loin que les
Français qui s'étaient souvent limités aux troubles de la raison ; ils font une part
plus grande au sentiment, à l'inconscient, à la sexualité dans ses rapports avec la
maladie, ils s'intéressent aux rêves, aux pulsions, au refoulement ; ils créent le mot
de psychiatrie et celui de psychothérapie ; ils propagent l'hypnose, creuset de la
future psychanalyse ; bref, le romantisme scientifique allemand est la « préhis-
toire » de la psychanalyse1.
Or, la psychanalyse naît de l'esprit de Freud — certes sur les traces des
Lumières et du romantisme au sein de sa judéité — mais au moment où s'appro-
fondit le malaise dans la culture de l'Occident, qui a perdu ses repères tradition-
nels sans en avoir établi de nouveaux. Cette époque est celle du désenchantement
du monde, d'une perte des illusions religieuses que les idéologies modernes vou-
draient remplacer : Freud consacre une part importante de son oeuvre à la cri-
tique tant de la religion que des idéologies1 pour justifier la psychanalyse comme
remède à la souffrance de l'homme de la modernité. Les excès de la raison poli-
tique comme un certain scientisme font partie des nouvelles illusions.
Bien qu'il s'en défende parfois, Freud est hanté par l'inquiétante étrangeté
de son destin de créateur, particulièrement apte à saisir dans le mouvement de la
sublimation la division du sujet entre l'animisme du moi originaire et le moi civi-
lisé soumis au principe de réalité. Cette division (clivage dans un de ses derniers
articles) montre que la psyché fonctionne simultanément sur deux registres, l'un
archaïque et l'autre oedipien évolué. Cette déchirure est certainement inhérente à
la civilisation à partir du moment où l'humanité se sépare de l'animalité dans
l'aventure de la culture humaine. Mais elle est masquée dans les cultures de
groupe pour se révéler quand l'individu se trouve face à lui-même comme
double. « Je est un autre » dit le poète, contemporain de Freud. A peine les
romantiques ont-ils exalté le moi et, après les Lumières, consacré l'avènement du
sujet, qu'ils perçoivent l'inquiétante étrangeté de sa déchirure (l'homme et son
double) qui peut aussi bien ouvrir l'accès à la connaissance intérieure qu'au
désespoir de l'homme déshumanisé par la perte de ses racines ou affecté d'une
division qui va jusqu'à la schize.
La démence précoce a été décrite par Morel au milieu du XIXe siècle et la
schizophrénie par Bleuler en 1913 comme si cette pathologie s'affirmait, dans un
progrès de l'individuation, comme son envers et son échec. En effet cette patho-
logie, spécifique des sociétés basées sur l'individu, est inconnue dans les sociétés
groupales où existent seulement des troubles psychotiques aigus (du genre des
bouffées délirantes). Freud dans Le malaise dans la culture traite de la contradic-
tion interne à la civilisation ; plus elle progresse, plus elle réprime les pulsions,
notamment sexuelles. L'enfant, soumis aux interdictions de l'adulte, s'y plie et
devient civilisé ; mais il retourne contre lui l'agressivité (la violence) destinée pri-
mitivement aux parents ; c'est pourquoi le surmoi, héritier des interdits paren-
1. Outre les ouvrages déjà cités, voir aussi Sigmund Freud (1933), Nouvelles conférences d'introduc-
tion à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
Psychanalyse et modernité 851
taux, intègre cette auto-agressivité, cette pulsion de mort qui est d'autant plus
importante que progresse la civilisation. La schizophrénie serait une des expres-
sions de l'homme de la modernité face au néant quand il a perdu les repères du
groupe sans pouvoir devenir un sujet autonome ; elle marquerait les limites de
l'individuation quand elle devient excessive ; et ces patients exprimeraient alors
cette pulsion de mort, d'attaque des liens constitutifs de la psyché, quand leur
environnement familial ne leur a pas donné les moyens d'être seuls face à eux-
mêmes. Mais la violence a progressé aussi sur le plan collectif1 ; avec les guerres
mondiales, elle s'est étendue entre les nations. Certes comme le remarque Freud
à propos des Huns ou des Mongols de Gengis Khan et de Tamerlan2, l'histoire
de l'humanité est parsemée de violence et jonchée de cadavres. Ce n'est donc pas
la violence qui est nouvelle mais, comme la schizophrénie dans la pathologie
individuelle, les formes collectives qu'elle revêt de nos jours. Les horreurs des
guerres mondiales (plusieurs dizaines de millions de morts pour la dernière) tien-
nent sans doute au perfectionnement des moyens de destruction. Mais la vio-
lence de notre époque a progressé aussi dans la déshumanisation, comme l'ont
montré les camps de la mort hitlériens et le génocide des juifs.
Les formes modernes de la violence semblent être favorisées par l'apparition
des masses comme si cette société individualiste était hantée par son contraire
(Louis Dumont) ; ce n'est pas sans rapport avec l'augmentation importante depuis
ces dernières décennies du nombre de la population mondiale. Tout se passe
comme si l'évolution de cette société privilégiait à un pôle l'individu et à l'autre
pôle la nation ou l'Etat, cependant que les groupes intermédiaires comme la com-
munauté villageoise de jadis ou la famille disparaissent ou sont en crise ; c'est le
règne des masses où l'individu est privé de l'appui de repères proches. Freud avait
utilisé en 1921 de façon prophétique le terme de masses pour aborder la psycholo-
gie collective dans ses rapports avec le moi ; il y parlait surtout des corps organisés
qui sont l'Eglise et l'armée, qui tiennent les individus en les soumettant à leurs
idéaux. Les années suivantes voient le développement des partis de masses totali-
taires avec le communisme et le nazisme : ce dernier puisera dans l'expérience des
politiciens viennois Schoenerer et Lueger qui avaient introduit dans la politique
l'irrationnel comme mode de domestication des masses : Freud avait depuis long-
temps perçu le danger de ces pratiques. Pour Freud, l'homme dans la foule tend à
abdiquer son idéal du moi au profit du leader et à se soumettre à sa volonté. S'il est
des leaders qui orientent l'humanité vers des buts élevés, d'autres sont des destruc-
teurs. Autant le leader démocratique peut apparaître comme une image paternelle
qui donne au surmoi un visage humain, autant le leader totalitaire combat l'huma-
Max HERNÂNDEZ
Moïsès LEMLIJ
1. S. Freud (1912), Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique,Paris, PUF, 1970.
2. J. Parodi, « Angustia colectiva y terror en el Perù actual », Ponencia presentada al Tercer
Congreso Peruano de Psicoanàlisis, 1992.
tions des analysants des allusions qui provoquent chez l'analyste ce que Bion
appelait le sentiment « endormant » de la réalité (the numbing feeling of
reality) 1.
II
1. F. Ainsa, Historia, utopia y ficcion en la ciudad de los Césares, Madrid, Alianza Editorial, 1992.
2. Inca Garcilaso de la Vega, Obras completas, Ed. C. Sàenz de Santa Maria, Madrid, Atlas, 1965.
3. A. Rama, La ciudadletrada, Hanover, Ediciones del Norte, 1984, p. 115.
Malaise dans la « périphérie » de la civilisation 859
III
1.J. Murra, La organizacion econômica del estado Inca, Mexico, Siglo XXI, 1983.
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3. A. Miro Quesada, Lima, Ciudadde los Reyes, Lima, PLV, 1968.
860 Max Hernândez et Moïsès Lemlij
de la « ville organique » médiévale dans laquelle ils avaient grandi « pour entrer
dans une distribution nouvelle de l'espace, cadre d'un mode de vie qui n'était
déjà plus celui qu'ils avaient connu dans leurs origines péninsulaires »1. Ainsi se
créa une grave rupture. Une conception particulière de la culture — sous-espèce
européenne — obtint la suprématie sur toutes les autres. Plus grave, cette domi-
nation s'exerça sans aucune réserve, comme si elle s'instaurait dans un désert
culturel. Dans le cas concret de Lima, la structure urbaine indigène de terre et de
roseau n'opposa qu'une faible résistance matérielle au tracé de la ville qui fut
transposé du papier au terrain.
Les conquistadors espagnols, armée à la fois médiévale et moderne, mili-
tante et intolérante, provenaient d'une société où le malaise adoptait des
formes différentes de celles qui primaient dans le monde andin. Ils fuyaient des
situations critiques et des carences. Ils avaient leurs propres idéaux, leurs rêves
et leurs utopies. Le rêve des conquistadors non plus ne put pas s'imposer.
D'autres exigences devaient primer : le pouvoir de la Tiare et de la Couronne.
Un nouveau système juridique, des formes économiques nouvelles et des aspi-
rations religieuses différentes accompagnaient l'expansion colonialiste. Le
cadre administratif ne donnait de place ni aux créoles — Espagnols nés en
Amérique —, ni aux métisses, qui n'étaient ni indiens ni espagnols. C'est dans
cette voie que s'engagea le vice-royaume. L'indépendance survint en 1821 ; les
créoles participèrent à son instauration. L'héritage colonial persista, et les
groupes dirigeants exercèrent leur domination, interne cette fois-ci, sur le reste
de la population.
La résistance indigène à l'invasion européenne fut constante durant la
période coloniale. En même temps, des formes de cohabitation — que quelques
penseurs ont définies par le terme inexact mais suggestifde métissage culturel —
se développèrent au cours de trois siècles et s'enracinèrent. Pour toutes ces rai-
sons, la ville de Lima, tracée au cordeau par les conquistadors, ayant débordé
sur des sites indigènes négligés, a conservé, jusqu'à il y a une quarantaine d'an-
nées, une physionomie particulière, malgré les détours de l'histoire républicaine.
C'était une cité petite, aimable et injuste, témoignage sans équivoque d'une
société marquée encore par son héritage colonial. La résistance indigène, le
métissage et sa situation de capitale du vice-royaume eurent un effet définitif sur
la configuration des caractéristiques de la ville et une incidence importante sur
l'ensemble des difficultés sociales de la Lima d'aujourd'hui, qui résultent de deux
développements culturels distincts, de leur confrontation et de leur mélange.
Comme nous le verrons, l'analogie avec Rome a ses limites.
qui entourent le terme de « cholo » (péruvien métisse aux traits indigènes accusés).
Sur un plan plus profond, les membres de ce groupe sont liés par des noeuds qui
proviennent d'un attachement intime à des modèles de domination et de soumis-
sion. Dans les conditions actuelles, cette situation interne aboutit à des sentiments
d'impuissance qui génèrent à la fois de l'amertume, de l'agressivité et de la violence
qui s'expriment de différentes manières. Pour leur part, les groupes liés à la frange
traditionnellement dominante perçoivent davantage la violence et le désordre qui
accompagnent la montée de la marée populaire que la volonté de survivre dans les
dures conditions nouvelles. Il n'est alors pas difficile de comprendre la propension
des deux groupes à l'autoritarisme répressif.
Grossièrement, les conditions dans lesquelles la vie urbaine se déroule sont
marquées par de profondes différences sociales. Dans le cadre contradictoire de
la cité, on remarque : la pauvreté extrême de portions considérables de la popu-
lation qui, dépourvues de perspectives d'avenir, s'usent à simplement survivre ;
la violence délinquante, terroriste et étatique ; le trafic de stupéfiants et la
consommation de drogues — dans une mesure variée et polymorphe qui va de la
drogue raffinée à ce que l'on appelle la « pâte de base » et aux vapeurs de colle
synthétique. A un niveau plus général, la confusion envahit la majorité de la
population, quant à sa place dans la structure de la société et de la culture. Un
survol rapide de l'histoire de la cité nous permettrait probablement d'approcher
les racines de la situation complexe de la vie quotidienne à Lima. Peut-être les
lignes de fracture mises en évidence par la crise que traverse la société nous
mèneraient-elles à une certaine compréhension des formes dans lesquelles s'ex-
prime, dans de telles conditions, le malaise dans la civilisation.
Tout au long de notre exposé, nous avons souligné deux ruptures qui doi-
vent être prises en compte si l'on ne veut pas que l'application du modèle de
Rome soit une simple transposition mécanique. La première, due à l'interrup-
tion catastrophique du développement indigène à partir du XVIe siècle ; la
seconde, contemporaine, marquée par l'explosion démographique, la crise éco-
nomique, la migration massive vers la ville, avec ses corollaires : la pauvreté
extrême et la dissolution sociale.
IV
les marais de la partie de la ville proche de la côte ; les empreintes du passé agricole
primitif, en particulier dans les terres proches du fleuve Lurin ; les huacas (sépul-
tures indigènes) ou petits temples préincaïques et incaïques ; les églises et demeures
coloniales du centre de la ville que l'on nommait jadis « Lima la dorée » ; les
constructions républicaines des bains ; les édifices modernistes des quartiers où
s'agglutinent principalement les créoles — héritiers idéologiques du passé colo-
nial —, qualifiés par eux-mêmes de « ghettos » blancs ; l'étroite frange de loge-
ments modestes que forment les quartiers des provinciaux arrivés à Lima il y a plus
de quarante ans. C'est dans ce périmètre que vit le million d'habitants de ce que
l'on appelait nostalgiquement, jusqu'au milieu du siècle, la « Lima de toujours ».
Aujourd'hui se situent à la périphérie de la ville les quartiers marginaux, habités
par des populations très pauvres converties par décret suprême en « populations
jeunes ». Il est incontestable que certaines d'entre elles ont atteint des niveaux d'or-
ganisation remarquables. Cela reste une exception. Une ceinture de misère abrite
les six autres millions d'habitants de Lima « nouveaux arrivants ». Ces groupes
dissemblables de la société coexistent en un équilibre très particulier. La ville a
changé. La bourgeoisie traditionnelle a dû abandonner les lieux où se dressaient les
symboles de son pouvoir et de sa domination, laissant le centre historique aux
mains des émigrants récents et des vieux habitants de Lima appauvris dont les
logements se sont transformés en taudis1.
En imaginant la structure stratigraphique de la ville de Lima, nous ne pour-
rions pas, suivant Freud, nous limiter à inclure la superposition des constructions
appartenant à différentes époques. La continuité que Rome paraissait manifester
au-delà des changements survenus contraste avec les ruptures qu'une ville comme
Lima met en évidence. C'est pourquoi il nous est indispensable de nous intéresser
aux ruines elles-mêmes. Il y a à cela une raison essentielle. Dans ce cas précis, elles
ne furent pas uniquement le produit de la barbarie et du temps. Elles sont le résul-
tat des tentatives pour civiliser la population locale à la suite de la conquête. Les
détachements occidentaux imposèrent leur ethos, leurs idéaux et leur vision de la
réalité contre le passé historique qu'ils rencontrèrent. Ils soumirent les vaincus et
déstructurèrent leur monde. Les ruines autant que la crise actuelle en témoignent.
Ces circonstances appellent donc un regard différent.
Cette différence d'accentuation ne doit pas nous arrêter. La perspective de
Freud, quand il établit la comparaison qui éclaire les chapitres de Malaise dans
la civilisation, se situait à un moment où la confiance en la science et la pensée
occidentales n'avait pas été radicalement mise en question. Elle figure la hauteur
d'où le monde était observé. Freud intitula son essai Dos Unbehagen in der
vés ; sur les réactions désespérées des gouvernements d'un Etat qui oublie facile-
ment le respect des droits de l'homme ; sur l'avidité effrénée des consommateurs
de drogue. Et demandons-nous si ces questions sont liées et déterminées les unes
par les autres, et de quelle manière. L'énormité et la complexité de la tâche pour
faire progresser une société si dramatiquement appauvrie a amené certains à
croire qu'une « révolution » violente et impitoyable, qui verrait dans la terreur le
mode d'action par excellence, pourrait mener à un avenir meilleur. Ceux-là se
sont eux-mêmes définis comme les vecteurs idéalisés du ressentiment, de la vio-
lence et de la cruauté que la lutte sans merci pour la vie, l'entassement et le
désespoir suscitent chez les êtres humains. D'autres, abandonnant leurs res-
ponsabilités démocratiques, glissent sur la pente dangereuse de l'autoritarisme.
Le plus grand nombre assiste, passif et déconcerté, au drame qui le concerne et
l'exclut.
L'apparente absence d'alternatives économiques viables, la fragilité des ins-
titutions et la demande croissante de cocaïne de la part des pays développés ont
ouvert la voie à ce qui est connu — avec une ironie ambivalente — comme
« l'unique multinationale péruvienne qui réussisse », celle de la drogue. Avec
pour effet secondaire que l'intoxication — cette manière d'éluder ou de calmer
les exigences de la réalité à laquelle Freud fit aussi allusion dans son travail
de 1930 — devient, pour des milliers de jeunes de toutes origines sociales, le
moyen privilégié de s'évader du malaise que la civilisation de la fin du millénaire
induit dans sa périphérie. Le « malaise dans la civilisation » au Pérou, tel qu'il
se reflète dans sa capitale, Lima, s'exprime aussi dans cette pathologie sociale.
Le recours à la force est chaque fois plus important. Les clôtures et les bar-
belés, les armes d' « autodéfense », les groupes terroristes, les bandes de délin-
quants, les groupes de « protection armée » (à la charge de compagnies spéciali-
sées ou informels) prolifèrent. On a l'impression que le progrès décisif de la
civilisation que représente la substitution au pouvoir individuel (« force brute »)
de celui de la communauté (le Droit) risque de reculer. Mais il y a plus. Réfléchir
sur cet état de fait local éclaire une question de plus grande portée. La proposi-
tion freudienne en ce qui concerne le social comporte deux aspects capitaux.
Premièrement, la horde devient société quand, immédiatement après le meurtre
du père, la fête totémique institue une alliance. Deuxièmement, cette espèce de
contrat social initial est appuyé par l'identification, mécanisme fondamental
pour la constitution du lien social. Or, le surmoi, intériorisé au moment du pacte
primordial, héritier du complexe d'OEdipe et monument érigé par le sentiment de
culpabilité dans la conception classique, acquiert dans le texte de 1930 d'autres
nuances. Avec une immense confiance en la civilisation occidentale, Freud, qui
en fut aussi le grand critique, n'hésita pas à affirmer la nécessité de contrôler les
exigences pulsionnelles de l'éros et de l'agressivité par la présence d'une garnison
866 Max Hernândez et Moïsès Lemlij
Claude PIGOTT
PRÉLIMINAIRE
RÉFLEXIONS THÉORIQUES
inversé que Freud avait conceptualisé ; de plus, ils rejoignent des problémati-
ques maternelles élaborées depuis Melanie Klein ; enfin, il ne nous semble pas
que Freud ai jamais nié l'influence de la culture sur les instances psychiques de
la pensée, en particulier pour ce qui est du surmoi, ni le rôle premier de la mère
par rapport à celui du père, surtout dans l'identification. En fait, l'universalité
du tabou de l'inceste demeure et aussi, nous semble-t-il, celle de la scène primi-
tive, simplement, le chemin pour que deux personnes de sexes opposés se ren-
contrent présente certaines différences. Que certaines voies soient favorisées par
certaines cultures ne nous paraît pas remettre en question la théorie psychanaly-
tique quant à la résolution des conflictualités internes. Selon nous, et en nous
appuyant sur une longue expérience d'analyses et de psychothérapies avec des
« étrangers », le problème des différences culturelles, s'il se pose, provient, non
pas de ce qu'une culture induit par elle-même dans le sujet, mais — et ceci est
capital — par l'investissement que celui-ci en fait, la relation d'objet qui sous-
tend cet investissement et son utilisation défensive dans la cure.
La culture, pensons-nous, est ce qui fait retour de l'extérieur sur le sujet en
adoptant certaines formes et en influençant ses représentations. L'idée n'est pas
nouvelle et Freud l'avait fort bien remarqué dans les théories de W. McDougall.
Un des fondateurs de la société psychanalytique américaine, Trigant Burrow,
avait d'ailleurs élaboré, dès avant les années vingt, une théorie où des « images
sociales », c'est-à-dire issues de la culture ambiante, influençaient « l'imagerie
mentale » de l'individu pris isolément en s'imposant comme instance refoulante
de ses représentations pour s'y substituer. Ainsi, y avait-il deux registres de
représentations chez l'individu : celles du processus primaire et celles, en surim-
pression, des images sociales. Par cette théorie, Burrow ne faisait que compléter
ce que Freud avait amorcé dans Totem et Tabou, qui concernait un moment de
la vie de l'homme où la régulation surmoïque de ses pulsions et des représenta-
tions qui y étaient attachées venait de l'extérieur avant qu'elles ne soient intro-
jectées dans le moi.
Ces attaches dont parlait Freud, qui sont « d'autant plus puissantes qu'on
ne peut les exprimer en mots », nous avons tenté de les approfondir. Nous nous
sommes aperçus que chez la plupart des auteurs, une définition de la culture
n'était guère précise. Elle est associée à une activité relativement évoluée de l'es-
prit : l'art, la littérature, la religion, la philosophie, la réflexion scientifique, un
certain raffinement de l'esprit, etc. Mais nous nous apercevons en même temps,
combien cette culture, si évoluée qu'elle paraisse, recouvre d'éléments passés
sous silence qui sont d'une qualité beaucoup plus primitive. A leur origine sont
des mythes d'une extraordinaire cruauté, leurs « frontières » sont défendues avec
opiniâtreté, des chants guerriers retentissent pour les célébrer et les membres des
communautés culturelles sont fiers de ces soubassements primitifs. Enfin, il nous
874 Claude Pigott
paraît important d'attirer l'attention sur un certain aspect qui est, selon nous,
moins fréquemment mentionné, à savoir, que la culture d'une ethnie regroupe
des éléments d'une étrange disparité sans se soucier le moins du monde de leur
compatibilité ni de leur vérité historique. Aucune culture n'échappe à ce que
nous pourrions appeler un rassemblement associatif primaire, qui rappelle le pro-
cessus du même nom et qui fait que, dès lors que les hommes se regroupent en
une collectivité, celle-ci fonctionne selon un mode primaire quasi psychotique où
seule la vie du groupe compte et où celle de l'individu ne compte guère. Le lec-
teur aura compris que nous nous fondons sur la conclusion que les investisse-
ments groupaux, du fait de leur mode de fonctionnement primaire, s'apparen-
tent à la vie précoce et archaïque de l'enfant et que le « groupe primaire »
héritait de l'omniprésence des objets originaires.
En tant que psychanalyste et lecteur des oeuvres de Freud, ceci ne nous
étonnera guère puisque, pour le fondateur de la psychanalyse, les instances psy-
chiques, le moi et le surmoi, avant qu'elles ne soient introjectées, étaient repré-
sentées par le monde extérieur et les parents. Ceux-ci incarnaient les lois du
monde et leurs représentations imagoïques domineraient plus tard l'inconscient
du sujet. Aussi, est-il peu fréquent de voir un patient rejeter totalement sa
culture. Ce serait comme renier ses géniteurs. En fait, la culture à laquelle nous
appartenons est un objet qui, malgré son hétérogénéité, est considéré comme un
tout par le sujet. Son investissement découle de notre problématique par rapport
à notre entourage de sorte que la relation d'objet que nous entretenons avec elle
peut prendre toutes les formes possibles, souple et génitale ou fixée dans des
schémas archaïques redoutables. De plus, la culture semble fonctionner comme
le lieu de prédilection des contre-investissements, des formations réactionnelles,
des idéalisations, des romans familiaux, des projections de toutes sortes. Elle sert
de « toile de fond », ainsi que le signifiait Freud dans Malaise dans la civilisation,
sur laquelle l'individu se découpe et, nantie de son omnipotence, sur elle s'étaye
le narcissisme du sujet.
Toute rupture avec sa culture aura pour le sujet des résonances psycho-
tiques ; toutefois, qu'on nous pardonne de ne pas entrer dans les détails de l'im-
pact de la forme d'une culture ou des thèmes qu'elle véhicule sur les modes
inconscients qu'elle favoriserait. Cet impact existe, le fait d'avoir eu en analyse
ou en psychothérapie des personnes d'origines culturelles très diverses nous le
confirme et nous serions tentés, parfois, de considérer que les tendances cultu-
relles peuvent influencer les relations d'objets, certaines seraient plus surmoïques
que d'autres, ou inciteraient plus au refoulement des tendances libidinales, ou
bien encore, de par leurs coutumes barbares, faciliteraient la manipulation, les
attitudes perverses, les clivages, etc. C'est, quant à nous, avoir une vue superfi-
cielle des choses que d'en juger ainsi. Les relations d'objets qui règnent au sein
La culture comme objet 875
L'INVESTISSEMENT DE LA CULTURE
L'analyse de personnes à cheval sur deux cultures (et parfois plus) se révèle
intéressante, mais elle n'aboutit pas à des conclusions différentes. Un enfant peut
parfaitement intégrer plusieurs langues sans pour cela qu'il soit contraint au
refoulement d'une partie de lui-même ou que l'on craigne un clivage. S'il en est
ainsi, c'est pour d'autres raisons, c'est par le fait des relations d'objets régnantes
auxquelles il est soumis là où il vit que les refoulements, dénis et clivages s'opè-
rent. Une des deux cultures, en dehors du fait que celle dans laquelle le sujet a
grandi et vit, est toujours mieux connue, peut être refoulée, déniée ou même haïe
d'une façon incoercible. Cela peut correspondre à une attaque de la scène primi-
tive en rompant les liens entre les langues et nous sommes là dans une probléma-
tique oedipienne non résolue. Le déni s'appliquant à une des cultures peut être
plus profond et traduire un clivage avec élimination d'un des deux parents. Sans
entrer dans les détails de ces cas, nous comprendrons que nous nous trouvons
dans des situations habituelles de la psychanalyse. Le seul danger serait que
l'analyste prenne parti pour une des cultures en présence, se départisse de son
objectivité et que son attention ne soit plus ni flottante ni bienveillante. Il y a des
faits traumatiques indépassables dans la vie d'un psychanalyste qui rendent, par-
fois, l'analyse de personnes de certaines cultures impossible. Dans ces cas regret-
tables, il faut avoir la sagesse de s'abstenir.
d'utiles sublimations, avait fait un pas dans cette direction. Nous préférons,
quant à nous, celle de « toile de fond », plus abstraite, et sur laquelle nous nous
sommes interrogés, de l'utilisation dans notre « Introduction à la psychanalyse
groupale ». Il s'agit, en fait, d'un « objet-groupe interne » dont les propriétés
contenantes sont nécessaires à la personne individuelle, c'est une enveloppe, une
peau psychique à double face, au sens de Didier Anzieu, qui, en même temps,
circonscrit le sujet et l'introduit à la relation au monde extérieur et à ses objets.
C'est cette fonction que remplit la culture en tant qu'objet.
Au début de cet article, nous avons attiré l'attention du lecteur sur le double
registre de réflexion de Freud, et scientifique, et culturel. C'est dire que, nous
plaçant sur le registre de la science, nous possédons une assise conceptuelle qui
transcende les cultures au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire, qu'en exerçant
la psychanalyse, nous devons, en quelque sorte, traverser, en la transcendant, la
toile de fond qui nous a été donnée par notre environnement culturel d'origine.
En faisant cela nous nous donnons pour tâche de partir à la découverte d'une
autre toile, plus abstraite, sans cesse à redécouvrir, celle de notre réflexion psy-
chanalytique.
Claude Pigott
S, rue Edmond-Gondinet,
75013 Paris
Psychanalyse au Maroc :
résistances culturelles
Ghita EL KHAYAT*
On peut dire encore que sept à huit malades sur dix ont eu, ont, ou auront
recours aux thérapies traditionnelles que nous refusons, pour notre part, d'appe-
ler psychothérapies, car elles ne conduisent jamais, d'après notre expérience, à
une guérison transitoire ou définitive. Cela est de rigueur en 1993, mais rien ne
semble avoir subi de transformations radicales depuis vingt ans que psychiatres
et psychanalystes marocains ont pris en charge les traitements des « malades
mentaux » ou les cures des analysants.
Pour plus de clarté, envisageons brièvement les données de la psychiatrie,
branche de la médecine prétendant soigner, sinon guérir les malades mentaux.
Exercée par des psychiatres désormais formés au Maroc, d'obédience biologi-
sante, la psychiatrie obtient des succès, grâce aux neuroleptiques, sur des popula-
tions psychotiques à pathologie lourde, encore qu'un grand nombre d'entre elles se
désocialisent et préfèrent vivre dans les habitations rudimentaires jouxtant les
sanctuaires des marabouts1 extrêmement nombreux dans le pays.
On ne peut pas en dire autant quant à l'efficacité de la psychiatrie sur les
autismes infantiles, les formes « borderline », sur toutes les névroses qui ne sont
que réamendées dans une relation médecin-malade schématique et souvent dis-
tordue par l'absence de formation psychanalytique du psychiatre : en effet, le
sens profond des symptômes et de la maladie passe par les transactions incons-
cientes qui nécessitent une formation psychanalytique du thérapeute, personnelle
et didactique.
La tentation de suivre le courant biologique et génétique actuel, sensible
dans tous les pays occidentaux, est trop forte : il est beaucoup plus simple d'en-
visager le trouble psychique, quel que soit son degré, comme matériellement ins-
crit dans l'être humain, et donc accessible à des impacts matériels...
Ce courant vient trop tôt au Maroc pour avoir laissé le temps à la psycha-
nalyse de prendre racine et de faire école. Les psychanalystes ne sont qu'au
nombre d'une dizaine (!), répartis dans les deux principales villes du royaume, à
Rabat ou à Casablanca, pour une population de vingt-cinq millions et demi de
personnes. Ceci indique bien qu'il n'y a pas de prise en charge psychanalytique
au regard des spécialistes, mais que les différentes affections sont traitées par les
psychiatres, les psychologues, les psychopédagogues (!), les neurologues et les
neurochirurgiens qui ne refusent jamais de soigner les névroses ou les psychoses,
le « gros » du nombre des patients préférant l'assistance traditionnelle.
La psychanalyse est si peu dans les moeurs que l' « Association marocaine de
psychothérapie » a décidé de regrouper en son sein les thérapies comportemen-
tales, les thérapies systémiques, la psychanalyse et les thérapies traditionnelles.
1. Le marabout, dans tous les pays musulmans, est le sanctuaire dressé au-dessus de la tombe d'un
saint. Le sens n'a rien à voir avec les phénomènesde maraboutage en Afrique noire.
Psychanalyse au Maroc : résistances culturelles 881
les personnes les plus instruites le perçoivent trop souvent comme un juif athée,
et non comme le découvreur d'une « technique de soins », au pire de l'accepta-
tion de son oeuvre.
La pensée arabo-musulmane actuelle toute érigée dans un désir très violent
d'exister, d'être reconnue, ne peut se permettre déjà d'agglomérer d'autres fon-
dements idéiques, car elle exploserait avant même que de réexister. Ce sont donc
aussi les intellectuels qui se défendent contre une école impie qui englobe aussi
bien la psychanalyse que l'archéologie (l'Homme est arrivé sur la Terre chassé
de l'Eden et Eve est sortie de l'une de ses côtes...) ou Pévolutionnisme de type
darwinien.
Darwin, Marx et Freud sont du reste presque réduits à la même entité
humaine, négative, juive et athée.
C'est pour cela que la grande masse sociale est édictrice de très gros freins à
l'évolution des idées et qu'elle se maintient dans une quiescence moyenâgeuse
pleine de non-dits et de superstitions. Elle empêche certains individus d'émerger
à une conscience plus claire de leurs contradictions, ce qui les porterait à coopter
d'autres personnes s'ils devenaient analystes. Mais la question reste posée de
savoir si réellement la psychanalyse issue d'un milieu judéo-chrétien, établie
dans un monde d'opulence, de technologie de pointe et de dominance indus-
trielle, peut s'adapter — ou mieux être adaptée — à une énorme population isla-
mique, ce qui est une chimère, ou plus probablement au monde arabe qui reste
si proche de l'Europe.
Le Maroc, extrêmement proche de l'Occident, vit une mouvance qui le
place dans une position de choix pour une avancée psychanalytique réelle,
conceptuelle et de « terrain ». Cela resterait encore plus probable si la psychana-
lyse française se portait aussi davantage vers ses pionniers en la matière.
Ghita El Khayat
131, boulevard d'Anfa
21000 Casablanca (Maroc)
Fonctions du rêve
dans la société traditionnelle baoulé
Kouakou KOUASSI*
tout être humain. Pendant le sommeil, le wawé (le double) reste en veille, car il
ne dort jamais. Il peut demeurer auprès du corps en sommeil, ou aller flâner et
vivre d'autres aventures. Le rêve est ainsi la projection et la représentation des
actions vécues par le wawé au cours de ses pérégrinations nocturnes, voire
diurnes, puisqu'il arrive qu'on rêve dans la journée.
Ainsi, si nous nous voyons, en songe, transporté en un lieu étranger, c'est
que notre double s'y est rendu. Sommes-nous poursuivis par un animal ? Nul
doute que notre double est poursuivi par le double de la bête, car les Baoulé
considèrent que les animaux ont eux aussi leur wawé.
Cette croyance conduit à admettre que les actions accomplies, les impressions
ou sensations éprouvées par le wawé sont celles que nous exécuterons ou éprouve-
rons dans la réalité, dans un avenir proche ou lointain. Mais ce vécu apparaît
comme un dialogue entre le wawé et le snan sous une forme symbolique pendant le
sommeil. D'où la nécessité de savoir interpréter les rêves comme le langage du
double, dans un contexte donné, où chaque action ou aventure du wawé annonce
un événement, un changement précis dans la vie de l'individu.
Par ailleurs, notre double nous met en rapport avec les morts que nous pou-
vons découvrir en rêve. Notre wawé nous met également en relation avec nos
parents, amis, etc., avec leurs doubles à travers les rêves qui nous renseignent sur
le présent et l'avenir des êtres chers, qu'ils soient proches ou loin de nous.
Rôle du rêve
Chez les Baoulé, quand un défunt apparaît en rêve, il est toujours porteur
d'un message de bonnes ou de mauvaises nouvelles : une naissance, un mariage,
le retour d'un être cher, la guérison d'un malade ; ou encore le décès d'un
membre de la famille ou un revers de fortune.
Le défunt peut également révéler des choses concernant la vie des survivants
ou réclamer des sacrifices.
En effet, dans les traditions, la vie continue dans le village des morts, appelé
Bloalô, ce qui signifie l'au-delà. Quand une personne meurt, elle va tout d'abord
voir ceux qui se trouvent dans l'au-delà et leur rend compte de ce qui s'est passé
dans sa famille depuis sa disparition. Ensuite, on admet que grâce au rêve, le
mort communique aux vivants des informations sur les défunts par le truche-
ment des spécialistes d'oniromancie. Par ce canal, les ancêtres communiquent au
patriarche des conseils, des directives, des avertissements et la manière de répa-
rer une faute commise à leur égard.
L'ensemble de ces données montre que le rôle du rêve dans la vie indivi-
duelle et collective des Africains est un fait marquant. Son influence se manifeste
chaque jour dans de nombreuses décisions et actes de la vie quotidienne. La vie
collective du village, celle de la famille et des grands dignitaires est régentée par
le rêve. Il n'est pas exceptionnel que des cérémonies rituelles soient reportées à la
Fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé 887
suite de rêves néfastes. Dans ce cas, pour conjurer le mauvais sort, des sacrifices
sont offerts aux divinités, aux génies et aux esprits des ancêtres qui sont les
garants de l'ordre social. Cette manière de considérer le rêve comme le message
que le monde des ancêtres adresse aux humains constitue une référence à partir
de laquelle toute la vie s'oriente. La volonté de rattacher le rêve aux autorités
tutélaires (ancêtres, génies et autres) renforce la cohésion du groupe social.
Par ailleurs, la croyance relative aux origines des rêves permet de com-
prendre que l'interprétation des rêves fait partie d'un champ fondamental d'ex-
périence où les Baoulé perçoivent le sens de leur vie.
Kouakou Kouassi
66, rue Jules Chatenay
93380 Pierrefitte
BIBLIOGRAPHIE
Jacques BRIL
1. Locuteur natif: « Sujet parlant sa langue maternelle, considéré comme ayant intériorisé les règles
de grammaire de sa langue » (TLF, CNRS, Klincksieck, Gallimard, 1977 sq.).
2. Toute la généalogie des ambiguïtésattachées au terme « signe » serait à retracer ici. Pour l'essen-
tiel, l'ancêtre commun est le « signe » saussurien dont les deux principaux rejetons sont le « signe », au
sens de l'Ecole de Buyssens, Prieto, Mounin, etc. (sémiologie de la communication) et de « signe », au
sens de Barthes (sémiologie de la signification). Mais cette distinction même est loin de suffire à clarifier
la situation — épistémologique — des membres de cette famille.
3. Voir par ex. L. J. Prieto, La sémiologie, collectif, A. Martinet (éd.), Le langage, Paris, Gallimard,
« Pléiade », 1987 ; R. Vion, Langues et systèmes de signes, collectif, F. François (éd.), Linguistique, Paris,
PUF, 1980, 61.
4. J. Alcock, Animal Behaviour, Sunderland, Mass., Sinauer Associates, 1975, 75-79.
Sémantique, analyse et culture 893
1. L. J. Prieto, loc. cit., ; F. François, La description linguistique, collectif, F. François (éd.), cit.
sup., 276 ; R. Vion, loc. cit., 57.
2. J. Bril, Un crépuscule incertain ; réflexion prospectivesur la culture occidentale, Paris, Payot, 1993.
894 Jacques Bril
que peu de temps que je m'adresse à vous comme homme. Jusque-là, j'étais
en effet persuadée que la femme était, par nature, appelée à être pour
l'homme l'objet de son mépris. Cette conviction je crois aujourd'hui pou-
voir l'abandonner. Vous aurez été un test pour moi. Mais j'ai dû apprendre
dans le secret une autre langue que celle que m'avaient enseignée mes parents,
que celle qui se parle encore dans les couples de mes frères et soeurs. Le
mépris de la femme, ça aura été ma langue maternelle. »
Des années de travail auront été nécessaires à Françoise pour accéder aux
prémisses mêmes du « langage » analytique qui postule en son amont l'existence
d'une attitude de l'esprit qui lui était inconcevable. Exotique. Quant à l'analyste,
il est clair que bien des manifestations transférentielles de sa patiente lui auront
totalement échappé, tant ont pu lui paraître étranges certaines attitudes qui lui
ont parfois suggéré qu'il se trouvait là devant l'un de ces paradoxes qui dési-
gnent le cas limite1. La problématique de ces derniers pourrait d'ailleurs bien
parfois s'alimenter à de tels « solécismes » psychoculturels précocement intério-
risés (ce que nous nous contenterons ici de noter, l'examen de cette question
débordant le cadre de notre propos).
Cette vignette clinique ne présente-t-elle pas, comme sous une loupe, la
situation générale de la sémantique analytique, là où l'interprétation du transfert
— supposé repéré — ne saurait produire de pertinence que dans une portion
commune des univers « grammaticaux » propres aux deux idiomes qui se par-
lent sur la « place privée » de l'analyse ?
Pour chacun des deux interlocuteurs, ces règles grammaticales se consti-
tuent de contraintes exercées sur les éléments sémantiques (gestuels, langa-
giers, etc.) à sa disposition, par tout un jeu préconscient d'éléments fantasmati-
ques qui les ordonnent en morphologies signifiantes. Cela doit être entendu en
ce sens où les matrices familiales, groupales, etc. destinées à pourvoir le sujet
d'une certaine intelligence de sa propre expérience et à s'opposer à sa clôture sur
lui-même, sont susceptibles d'être identifiées et reconnues par l'un des interlocu-
teurs comme appartenant également à l'autre ou comme faisant partie de son
univers familier. La démarche analytique elle-même suppose le discernement et
le décryptage de ces codes occultes ainsi que la construction ou la reconstruction
de l'univers grammatical du sujet. C'est que la grammaire relève de ces codes ou
ensembles de codes destinés à spécifier les gestes — entre autres, les « gestes »
laryngés, sonores — d'un sujet considéré comme membre d'un groupe au sein
duquel une communication suffisante est requise pour faire reconnaître son iden-
tité et assurer sa survie.
Jacques Bril
12, rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris
Janine ALTOUNIAN
1. Komitas (S. Soghomonian, 1869-1935) : un des représentants les plus éminents de la musique reli-
gieuse et profane arménienne. Docteur en théologie (« vardapet ») du Saint-Siège d'Edjmiatsine,il fait des
études musicales à Berlin, puis entreprend une série de concerts au Caucase et en Europe, notamment en
France (1906-1914) où paraissent quelques-unes de ses compositions. A l'instar de B. Bartok, Komitas
recueille les chants des provinces arméniennes et met en évidence les traits nationaux les plus caractéristi-
ques de la musique populaire. Après 1910, il séjourne à Constantinople d'où, comme de nombreux intel-
lectuels arméniens, il est déporté vers le camp de Tchanghere en avril 1915. L'intervention d'un haut
dignitaire « Jeunes Turcs » lui sauve la vie, mais il reste profondément traumatisé par ce qu'il a vu et vécu.
En 1919 il est envoyé à Paris pour être soigné. Il séjourne à l'hôpital psychiatrique de Villejuifjusqu'à la
fin de ses jours sans avoir recouvré la raison.
tiers de ces hommes et femmes « dé-portés » de leur lieu de vie, qui ont péri ou
survécu à ce que le langage diplomatique appelle « transferts de populations », il
serait avant tout question, dans leur éventuel transfert à un psychanalyste, alors
même qu'ils lui apportent non pas leur différence mais précisément leur aphasie
culturelle, de se « reterritorialiser » psychiquement, donc bien sûr aussi culturel-
lement. Dans cet « espace potentiel »1, où pourraient enfin émerger le jeu gratuit
de la fantaisie et le silence des larmes, ils auraient à « retransférer » la représen-
tation de biens à jamais avortés mais surtout celle de valeurs englouties, de déli-
mitations ancestrales constitutives que, dans l'ignorance, ils portent en eux, per-
sécutivement encombrés et confus.
L'incestueux OEdipe fut, comme on sait, un enfant exilé et le destin tra-
gique de son aveuglement illustre en quoi la rupture violente des exils, court-
circuitant justement les processus naturels de séparation et d'interdit, précipite
inexorablement dans le corps à corps de l'amalgame, du meurtre et induit la
répétition de l'exil au seuil même de la mort. J'aimerais en effet évoquer ici
comment la déculturation, l'invalidation d'une langue et d'une pensée expul-
sées du terreau de leurs référents originels, comment l'héritage d'une déporta-
tion violente telle que celle des Arméniens, descendants du génocide de 1915,
se nouent psychiquement dans l'indifférenciation nocive et « inconvenante »
d'avec l'objet maternel, dans la mise à mal du sexe et de la culture des parents
qui, chez tous les peuples, dans toutes les Histoires, accompagnent l'expérience
des persécutions, la traversée des terreurs, le dénuement des conditions de sur-
vie et ce qui d'eux se transmet, par les identifications angoissées de ces « réfu-
giés » d'un désastre, à leurs enfants.
Les rescapés des violences avec leurs baluchons de misère et de nourris-
sons déjetés du monde, ces seuls « objets transitionnels » de leur désespoir,
franchissent aussi rarement l'écran de la télévision que le seuil du cabinet du
psychanalyste. La différence qui les marque se situe bien au-delà des dif-
férences culturelles. Elle est celle d'une expérience hors bornes, enfouie plus
tard dans le secret et le mutisme, car elle n'a jamais pu se dialectiser en mots
qui, provenant d'un ailleurs, d'un repère fiable, auraient pu symboliser un
détachement d'avec le déracinement territorial et psychique, l'impensable de la
mère.
Après avoir rappelé que « la culture soutient le processus de la structuration
psychique en introduisant le sujet à l'ordre de la différence, spécialement dans les
rapports décisifs des sexes et des générations ; à l'ordre de la langue, c'est-à-dire
au système de signification dans lequel s'arrime sa parole singulière ; à l'ordre de
rebours d'un exil du monde, afin que s'effectue, pour le patient, l'appropria-
tion après coup d'un espace psychique d'où il s'est trouvé exilé, « ex-patrié »,
voire même celle d'un refuge qui ne fut jamais là pour abriter son engendre-
ment, ni inhumer ses morts.
Pourtant, d'après le mythe freudien, si le Père de la horde primitive mis à
mort par ses propres fils est censé être, pour ces frères assassins puis repen-
tants, à l'origine d'un ordre moral et culturel1, d'une intégration des tabous et
des différenciations civilisatrices, les massacres contemporains par leurs sem-
blables (ces frères nullement « coalisés » !) de pères et mères par millions ne
peuvent qu'endommager irrémédiablement l'identité sexuelle et culturelle de
leurs enfants : à côté de la dignité des pères mis à mort se transmet aussi, à
leurs fils et filles, la honte de leur destitution impunément effectuée, l'empreinte
de leurs corps publiquement violés, car, avant le meurtre, le corps est toujours
violenté. C'est justement en tant que différents qu'ils furent exterminés et la
seule différence qui, pour eux, demeura signifiante ne fut pas celle d'être resté
homme ou femme mais celle d'en revenir mort ou vivant.
sion, ce clivage entre son langage et ses actes, signe pour les Arméniens la faillite
de tout accord de langage entre soi et l'autre, soi et le prochain, ce « frère chré-
tien » d'un Occident censé être civilisé et protecteur.
Le socialiste J. Jaurès avait pourtant su, à la tribune de la Chambre des
députés, stigmatiser dès février 1897 les caractéristiques de ce clivage pervers
entre « les paroles » de l'autre, présumé garant du droit, et « la réalité » où
périssaient les Arméniens. A propos des massacres de 1895, précurseurs du géno-
cide de 1915, il avait déclaré : « Pour le gouvernement français, pendant trois
ans... c'est un décor de vaines promesses, de vaines manifestations, de vaines
paroles, de vaines menaces et, derrière ce décor, la réalité de l'oppression, la réa-
lité du massacre. »1
La violence qui marque le rapport au langage des Arméniens est ainsi de
deux ordres : celle exercée de l'extérieur par ce pacte dénégatif qui maintint alors
le silence sur la réalité des intérêts dominants occidentaux, intérêts qui se conju-
guaient avec les intérêts pan-turcs pour cautionner des alliances politiques dont
le fonctionnement ne pouvait qu'attribuer tacitement à l'Arménien la place du
mort 2, celle intériorisée, exercée par cette amputation de l'être que constitue tout
effacement de la vérité d'un sujet. L'impossible relation que les Arméniens eux-
mêmes entretiennent avec la parole, qui serait la leur, souffre ainsi des effets
mutilants du clivage que le non-dit du monde extérieur opère dans la représen-
tation psychique de leur place parmi les autres, ou plus exactement que ce non-
dit opère par l'absence de cette représentation en eux.
Ils sont dès lors habités par un trop-plein de sens dont le fondement, leur
histoire, est, de fait, symboliquement désavoué par le monde, le « tiers » externe,
ce spectateur muet de leur débat bloqué avec un partenaire exterminateur, non
reconnu tel. Ils parlent une langue dont les réminiscences, les affects, les amours
et les haines mettraient en péril le maintien des alliances qui furent naguère
contractées, au prix précisément de la mise à la trappe de son identité historique.
Leur langue véhicule une expérience catastrophique de soi à l'autre, une douleur
sans statut, une rupture existentielle sans nom, donc sans valeur d'existence
auprès des tiers.
Le non-dit du tiers social sur ceux, Ottomans et Occidentaux — auteurs
actifs et complices passifs —, qui anéantirent naguère leurs parents et leurs
assises existentielles agit en eux, se perpétue dans leur monde interne. Il nourrit
une crypte mélancolique, une expression de soi repliée sur un objet interne
mutique, un savoir indicible, refermé dans une enclave, sans échappée vers
l'autre, sans possibilité de dialoguer avec sa culture ambiguë, d'entrer en conflit
constitutif avec lui, avec les contradictions mêmes de sa culture, colonisatrice et
criminelle d'une part, autonomisante et libératrice d'autre part.
L'Arménien se trouve alors pris dans un système relationnel qui rappelle
celui des familles de structure paranoïaque et perverse, où la cohésion entre les
différents membres de la famille ne se maintient que par l'exclusion, la négation,
l'hallucination négative de l'un d'entre eux — l'Arménien —, de celui-là même
qui détient secrètement la vérité sur l'illusion de leur union scellée par le pacte
dénégatif d'origine.
Un des moyens pour subvertir l'emprise de ce déni d'existence consisterait,
dans un premier temps — qui ne peut souvent advenir que dans la troisième
génération des survivants —, à acquérir précisément la « langue de l'autre » ; ce
qui ne signifie pas, bien sûr, parler par exemple français quand on parlait initia-
lement arménien (bien ou mal, selon le degré de scolarisation des parents, inter-
rompue ou empêchée par la déportation, leur appartenance sociale d'ori-
gine, etc.). Parler du lieu de l'autre c'est, en quelque sorte par investissement
latéral 1, s'identifier à ses modes de perception, ses valeurs, ses plaisirs, s'étayer en
somme sur sa pulsion de vie, sans pour autant oublier l'oppression et la violence
d'où l'on provient, soi et ses ascendants, sans oublier la négation que l'autre a
projetée sur vous, vous, son autre en lui-même dénié.
Acquérir ainsi la langue de l'autre pour la déconstruire en l'habitant, tel le
Cheval de Troie, avec des référents venus subrepticement d'ailleurs, c'est l'arti-
culer à son expérience propre, restée sans nom et sans image, c'est nommer sub-
versivement, en empruntant ses signifiants, puisque les siens propres ont sombré
dans l'inconscient, ce qui en soi était resté muet faute de trouver sa résonance au
dehors. Et puisque « je » ne peut se dire que dans la langue qui témoigne de son
exclusion même, la langue « étrangère », c'est bien là qu'il doit linguistiquement
et culturellement s'institutionnaliser pour y traduire ce qui, dans sa propre lan-
gue, reste frappé d'inexistence. « A l'étranger, ne demande point son lieu de nais-
sance mais son lieu d'avenir. »2
La différence culturelle de ces non-exterminables du moment constitue pour
le « réfugié » un enjeu salvateur grâce auquel il va alphabétiser peu à peu, dans
cet envers de lui-même, l'endroit de son vécu, nommer en langue « d'accueil »
son impensé arménien expulsé de tout contenant. Il ne peut qu'être redevable à
1.Cf. J.-L. Donnet, A. Green, L'enfant de ça, Ed. Minuit, 1973, p. 276.
2. E. Jabès, Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Gallimard, 1989, p. 14.
906 Janine Altounian
1. Cf. le traitement des témoignages d'A. Emaux et d'E. Thomas, dans De l'Arménie perdue à la
Normandie sans place, Viol et silence, in J. Altounian, « Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie ».
Un génocide aux déserts de l'inconscient, Les Belles Lettres, « Confluents psychanalytiques », 1990.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 907
II
1. Cf. Faute de parler ma langue, A la recherche d'une relation au père soixante ans après un géno-
cide, Une Arménienne à l'école, ibid.
2. Cf. P. Aulagnier, Quelqu'un a tué quelque chose, in Topique, 1985, 35-36, Voies d'entrée dans la
psychose, p. 275.
908 Janine Altounian
comme pour ses parents, un aller sans retour qui répète psychiquement, dans la
génération seconde, la déterritorialisation violente de la première.
Lorsque des êtres ont survécu de justesse aux scènes terrifiantes d'un anéan-
tissement en masse, il est rare qu'ils puissent investir des « objets » pour eux-
mêmes, ils les investissent essentiellement en tant que témoins, preuves de leur
miraculeuse, angoissante survie, ou par un renversement brutal des identifica-
tions, ils peuvent aussi les investir comme objet-poubelle, poubelle qu'ils se res-
sentent eux, pour avoir été effectivement l'abjection du monde. La vie et la
parole sont en eux amputées du tribut qu'il fallut payer pour demeurer « clan-
destinement » vivants. Leur existence illicite, face à l'objet tout-puissant extermi-
nateur auquel ils n'échappèrent que physiquement, non psychiquement, n'abrite
leur enfant que dans un ghetto de survivants 1 et, pour eux, porter en soi des
défunts sans sépulture n'est souvent rien d'autre qu'être, comme ces derniers, ni
reconnus morts ni reconnus vivants2.
Le deuil peut en effet s'élaborer sur des objets perçus comme constitués puis
perdus, non pas sur des objets parentaux non advenus à eux-mêmes, disparus nulle
part ou morcelés par la terreur et la persécution. Lorsque Peter Handke évoque
dans Wunschloses Unglück3 la vie avortée et le suicide de sa mère, l'écriture consti-
tue pour lui la seule aire d'existence face à cet avortement et cette fin irreprésen-
tables pour un fils, fin dont il est pourtant l'unique et l'ultime témoin. Peut-on faire
le deuil de cela même dont on est censé présentifier le sauvetage ? Le dénuement
matériel et psychique de parents qui pourtant ont pu donner la vie semble intou-
chable, parce que se le représenter, l'élaborer en soi, c'est un peu le nier, c'est se nier
en tant que fruit de cette identité éclatée. Cette mise à distance, mise à l'extérieur
qu'est l'acte de penser, devient sacrilège quand il s'agit de la souffrance parentale
dont on ne saurait se dissocier, lorsque, enfant ou survivant immédiat, on incarne
précisément le produit, le reste du cataclysme, l'otage pour ainsi dire des rescapés.
Pourtant, c'est bien à partir de ce lieu hanté de morts familiers que, cette
clandestinité intériorisée pivotant par exemple sous l'effet d'une analyse en
déconcertante légitimité, toute expression de celui qui est devenu sujet de sa
propre histoire provoquera la déstabilisation des langages culturels normatifs. Si
l'enfant arrive à survivre à cet isolement, cet exil pulsionnel que constitue l'im-
possible représentation de ses besoins propres, c'est malgré tout dans cette trans-
Voici à présent un autre aspect souvent passé sous silence de cette sombre
filiation : par cette transplantation territoriale et symbolique2, l'écrasement iden-
titaire et sexuel de ces « apatrides » se vit chez leur enfant dans un double lien, à
la fois sacré et inconvenant, qui obère l'autonomisation et la relation aux autres
par la charge d'un savoir intime et scandaleux sur les transgressions qu'a coûté
sa naissance, un lien qui, en écho à l'univers de la « psychose blanche », pourrait
s'appeler : « inceste blanc ». La première observance des « normes » d'alors
aurait en effet voulu que ses parents n'aient pas fait exception à la « règle » de la
mort pour tous, la seconde, qu'ils n'aient pas procréé en tant qu'orphelins, frères
et soeurs indifférenciés, fusionnés par la traversée d'une même fin du monde
éclipsée, devenue invisible aux habitants de celui-ci.
Les imagos de ces parents abîmés, châtrés par l'arrachement à leurs objets
d'amour et la disjonction de leurs conditions signifiantes, imagos héroïques
néanmoins, qui portent en leur sein les reliques d'une tradition millénaire,
constituent, pour les affects filiaux, une tératologie inconvenante à tous les sens
du mot. N'est-il par indécent de receler en soi des visions meurtrières qui démen-
tent honteusement ces croyances convenues qui font vivre les autres ? « L'incon-
venance majeure, écrit Blanchot à propos de Sade, est celle d'une narration qui
ne rencontre pas d'interdit. » Effectivement aucun interdit ne sépare l'effraction
des souvenirs avilissants, intrusifs dans le clivage du présent, des gestes augustes
qui ont su maintenir, transplanter et transmettre la vie. La ferveur des rituels qui
commémorent et honorent les sources vives d'antan est en dissonance avec la
promiscuité des corps asservis à la précarité des besoins et à l'analité des travaux
forcés compensateurs. Par l'oralité est passé le pain de la survie sans la respira-
tion d'une parole pour les émotions et les sourires. Ce pain est sacré parce qu'il
rappelle religieusement ceux qui n'ont pu le manger, mais aucune triangulation
entre parents et enfant ne s'ouvre pour le bénir et, contraignant à la vie, il
devient trivialité.
Pour illustrer mon propos du dysfonctionnement inconvenable » de
«
valeurs culturelles inconciliées qui, loin de se différencier, se juxtaposent avec
obscénité, j'aimerais restituer une « réminiscence » personnelle, en fait, un
exemple « banal » pour tous ceux dont l'Histoire peut toujours, aux détours
d'une randonnée, remettre en mémoire que les crématoires se cachaient dans de
somptueuses forêts :
En mélomane et germaniste « cultivée », j'écoutais un trio pour piano, vio-
lon et cor de Brahms, dans la douceur, la paix lumineuse d'un village provençal,
lorsque, brutalement, mon recueillement et mon abandon à cette musique furent
envahis par les retentissements d'une autre : « A Trébizonde... la matinée est
tranquille, mais vers midi, une trompette retentit et c'est le signal du massacre...
Le soir, la trompette sonne à nouveau... Le massacre s'arrête instantanément...
Au son du clairon, le massacre commence à Erzeroum... C'est le signal de la tue-
rie... A Bitlis... au son du clairon, à 10 heures du matin... armés de sabres, de
bâtons et de fusils... »1
A vrai dire ça n'était pas, dans mon dérèglement, la trompette que je perce-
vais, c'était la honte de ces corps traînés en musique à l'abattage mais aussi la
pesanteur en moi de cette question : les différences culturelles relèvent-elles de la
mémoire des cultures ou de celle des corps ?
1. Y. Ternon, op. cit., p. 101-103. Il s'agit là des massacres de 1895, il n'y avait rien de « rappor-
table » dans les pages consacrées au génocide de 1915.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 911
Un très bel épisode d'une vignette clinique1 me prêtera ici, pour que vie
s'ensuive, son dénouement émouvant et réparateur :
« En arménien pour moi, c'est... la langue sexuelle !... Alors la roue a fait un
tour... // Je suis saisi alors par cette image de la roue, je me rappelle que la veille,
pendant son silence, je pensais avec nostalgie à ma propre enfance : je revoyais
Lyon, sillonné, dans les années 50 par des carrioles tirées par les chevaux... » Je
m'entends dire à ma patiente : « Comment vos grands-parents ont-ils fui d'Armé-
nie ? » « En carriole », me répond-elle. «... Alors, pour vous, c'est aussi douloureux
de parcourir cette route de l'enfance, que pour vos grands-parents de quitter, en
carriole, le pays de leur enfance ? » // Elle reste silencieuse jusqu'à la fin de la séance,
pleure et part en disant : « Je me sens tout d'un coup calme, rassérénée, heureuse. »
Par sa parole, l'analyste délivre en quelque sorte l'emblème de la déporta-
tion — la carriole — de l'intimité douloureuse de la patiente et le remet en cir-
culation avec la poésie des carrioles de son enfance lyonnaise. La dissociation se
résorbe, la carriole des déchirements fait son entrée dans l'aire culturelle des réa-
lités partageables, « pittoresques », partageables avec moi qui ai instantanément
identifié en elle une vénérable scène de famille2 ! Lorsque l'expérience innom-
mable d'une rupture violente dans la langue et la culture est reconnue par ceux
qui, ne l'ayant pas connue, peuvent lui prêter un nom, le leur, la transmission du
négatif s'inverse en noyau générateur de liens inédits avec soi et avec l'autre.
Il semble pour cela indispensable que le patient puisse, dans son transfert à
l'analyste, imaginer que celui-ci ignore les déserts d'Anatolie mais aime, quant à
lui, ses coteaux de Lyon, car rien ne subvertit autant l'emprise des morts que le
plaisir et le goût de la vie chez l'autre. Là où a manqué un support identificatoire
premier chez des parents rendus absents à eux-mêmes pour passer outre à l'écra-
sement psychique, c'est la stratégie d'un détour, d'un déplacement poétique, l'al-
liance intrinsèque entre le vécu analytique et l'appréhension poétique des choses,
dont l'analyste reste le dépositaire, qui fait sourdre l'affect de la différenciation et
donc de l'Eros, instaurant après coup son effet radieux de liaison.
III
Le travail analytique oeuvre certes dans l'intime mais ses effets sont d'ordre
culturel, car, si « sauver la face » après l'avoir perdue est une affaire publique,
1.D. Mascolo, Autour d'un effort de mémoire, Maurice Nadeau, 1987, p. 12, 52, 53, 61.
2. Cf. 10 mai, 30 juillet 1932 dans le Journal clinique. Payot, 1985.
914 Janine Altounian
vécu cela », afin de pouvoir lui-même se vivre enfant d'un parent non mutilé et
donc non mutilant. La mutation paradigmatique (« j'ai » vécu > « tu as » vécu)
et la mutation syntaxique (complément d'objet : « quelque chose que je ne peux
pas dire » > subordonnée complétive d'objet : « que tu as vécu cela ») sont, en
fait, métaphore et caution de la mutation générationnelle qui permet de
reprendre en son nom la transmission des valeurs humaines. Le « tu » réinstaure
un « je » qui s'était amalgamé à son autre meurtrier, négateur de l'Histoire, celle
qui relie les survivants à la temporalité de leur descendance et à l'espace de leur
déportation puis de leur dispersion.
Dans l'espace social, tout comme dans la cure, l'ouverture d'un champ sym-
bolique pour cet innommable peut se figurer au moyen de cette double transpo-
sition syntaxique (je > tu, quelque chose d'indicible > que tu as vécu cela), car
enfin si le contre-transfert est opérant, il ne l'est pas par « compréhension-sym-
pathie » du patient mais surtout parce que, « comprenant-contenant » le débat
mortifère du patient d'avec son autre, la parole de l'analyste tranche dans l'indi-
cible d'un rapproché violent, elle instaure un espace de fission et délimite une
place, sa place, au descendant. Celui-ci, pouvant alors d'autant plus assumer la
place du tiers qu'il en détient désormais le langage, fera de même avec l'objet
parental châtré qu'il porte en lui et, le restaurant symboliquement, réinstituera
simultanément sa propre place à lui, nanti de cet héritage-là, dans le monde.
Désignant un écart entre ce qu'elle nomme et ce qui, de cette violence ano-
nyme, restera néanmoins à jamais innommable, la parole analytique dit « tu »,
là où il n'y avait pas de « je ». Si le es (ça) du paradigme freudien1 est censé, au
cours de l'analyse, devenir ich (je), cette « révolution » dans l'histoire psychique
et culturelle se fera, par la destination, la restitution d'un du (tu), à ceux qui en
furent violemment et clandestinement privés.
Janine Altounian
18, av. Général-Leclerc
75014 Paris
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La langue exilée
Jacqueline AMATI-MEHLER
siques, les pensées, les émotions sont stratifiées et entrelacées dans des expé-
riences multiculturelles et polylinguistiques ?
Dans le monde actuel les frontières ethniques, idéologiques et nationales sont
remises en cause par des événements consécutifs aux migrations en masse, et, en
retour en sont la conséquence. Cela est irrémédiablement lié à des traumatismes,
des pertes, des souffrances et par conséquent des défenses. Par ailleurs, l'évolution
technologique élargit la communication, contribuant aussi bien au brouillage des
différences culturelles qu'à la confrontation plus proche de groupes d'origines
culturelles différentes. Tout ceci met en évidence le thème de l' « altérité », celle-ci
étant au coeur même de notre interaction avec les personnes et les institutions, et
nous confronte aux problèmes d'identité et de différence.
Freud a souvent souligné qu'il considérait les artistes comme ses seuls pré-
curseurs et maîtres en ce qui concerne les vicissitudes psychiques. Ce travail ne
permet pas d'entrer dans le détail des cas d'écrivains et de poètes qui — comme
Samuel Beckett, Eva Hoffman, Amitav Gosh, Louis Wolfson, Fred Uhlman et
bien d'autres — ont témoigné par leur oeuvre, du travail intérieur qu'ils ont dû
accomplir lorsque l'émigration ou leur éducation multiculturelle et/ou multilin-
guistique ont joué un rôle déterminant dans leur création. Permettez-moi d'en
mentionner quelques-uns1.
Dans son beau livre Die Gerette Zunge (La langue sauvée), Elias Canetti
raconte combien son éducation multilinguistique a contribué à sa richesse inté-
rieure, à sa « multiplicité » psychologique, à son identité cosmopolite ainsi qu'à
son amour des mots. Il considérait les mots comme des « créatures sensibles à la
douleur ». Grâce à sa connaissance de plusieurs langues il put vivre des relations
et des expériences infantiles riches. Grâce à sa capacité de les conserver soigneu-
sement et de les transcender, elles lui permirent de métaboliser les séparations
traumatiques de personnes aimées et de lieux familiers.
Le poète Czeslaw Milosz qui fut obligé de quitter son pays pour les Etats-
Unis décrit comment il a affronté un double choix : « ou bien laisser derrière
...
moi ce qui existait uniquement dans ma mémoire et trouver dans ce qui m'en-
tourait matière à ma réflexion, ou bien, sans renoncer au présent, essayer de
ramener les rues, les paysages et les gens de mon passé... » Contrairement à l'ex-
périence de Georges Perec que je mentionne plus bas, Milosz a réussi à conser-
1. Dans notre livre La Babel de l'inconscient. Langue maternelle et langues étrangères dans une dimen-
sion psychanalytique, J. Amati-Mehler, S. Argentieri, J. Canestri, 1991 (à présent en voie de traduction
anglaise et française), nous avons dédié un chapitre à l'étude et à la compréhension psychanalytique de
« cas littéraires », d'auteurs ayant écrit dans une langue autre que leur langue maternelle. Avec nos cas cli-
niques, ils ont contribué à notre compréhension de l'émigration, des différences culturelles et du multilin-
guisme. Ces auteursont exprimé de manière signifiante le passage de la langue maternelle à une autre lan-
gue d'adoption.
La langue exilée 919
ver sa langue maternelle, tout en ayant grandi dans un milieu différent de celui
de ses parents. Il nous dit que son attachement à la culture de son passé « nourri
par l'usage fidèle de sa langue maternelle » devint un facteur fondamental et
constant de sa pensée.
Dans un chapitre émouvant dédié à Ellis Island (fondée en 1892 face à New
York) Georges Pérec essaye de saisir son lien avec ce lieu : « une usine d'Amé-
...
ricains »... « une usine de transformation d'émigrants en immigrants ». Il la
nomme : « le lieu même de l'exil », l'absence d'un lieu, le lieu de dispersion qui
en tant que tel lui impose des exigences, « comme si la recherche de mon identité
réclamait l'appropriation de ce sale lieu »... « comme si ce lieu était inscrit
quelque part dans une histoire qui aurait pu être la mienne... et une partie
« d'une mémoire potentielle ». Il se décrit comme un juif né en France qui ne
doit sa vie qu'à un pur hasard et à l'exil. Mais ce qui nous intéresse c'est le
pénible sentiment de Pérec d'être différent des siens : «... Je ne parle pas la lan-
gue de mes parents, je ne partage aucun de leurs souvenirs, leur histoire, leur
culture ou leur foi, aucun de leurs espoirs ; ces choses ne m'ont pas été trans-
mises. Ceci n'est pas accompagné d'un sentiment de nostalgie... je ne veux pas
aller vérifier si la grande maison que mon grand-père a construite à Lubartow
est toujours debout. Ce que je suis allé voir à Ellis Island est l'image même de ce
point de non-retour, le savoir de cette rupture radicale. » Ce que Pérec a voulu
interroger et vérifier était son « enracinement personnel dans ce non-lieu, cette
absence, cette fracture sur laquelle toute la recherche de la trace, de la parole de
l'autre est fondée. »
D'un point de vue socio-historique, dans son livre La conquête de l'Amé-
rique (1982), Tzvetan Todorov illustre de manière intéressante le lien entre l'ex-
périence de l'entrecroisement culturel et le fait de l' « altérité ». Il est certain, que
la découverte de l'Amérique représente l'impact le plus fort que la culture euro-
péenne ait éprouvé ; du fait même de la découverte de l' « autre ». La recherche
approfondie des chroniques disponibles, faite par Todorov, lui permet une
réflexion concernant la manière dont — tout en comprenant l'autre — l'Europe
occidentale a réussi à assimiler l'autre, les Indiens, en ignorant l'altérité. Il y a un
paradoxe dans le fait que la compréhension de l'altérité n'implique pas la sauve-
garde de l' « autre ». Todorov décrit comment le conquérant Cortès apprend la
langue et l'organisation interne des Aztèques «... grâce à une certaine empathie
ou identification temporaire... » — sans toutefois modifier en quoi que ce soit
son identité ou son sentiment de supériorité —, il assimile les Indiens ou plutôt
les soumet, se faisant passer pour leur dieu Quetzalcoatl dont les Indiens atten-
daient le retour sur terre. Une expérience différente est celle de Cabeza de Vaca.
Il vécut parmi les Indiens et il fut proche de ce que Todorov décrit comme étant
la capacité de ressentir la différence « dans l'égalité ». Il atteint un point neutre
920 Jacqueline Amati-Mehler
«... pas parce qu'il était indifférent aux deux cultures (l'espagnole et l'aztèque)
mais parce qu'il les avait ressenties, toutes deux, du dedans. Il n'y avait ainsi
autour de lui que « les autres ». Sans vraiment devenir Indien, Cabeza de Vaca
n'était plus tout à fait Espagnol. Son expérience symbolise et anticipe celle de
l'exil moderne « un être qui a perdu son pays sans pour autant en acquérir un
...
autre, qui vit dans une double extériorité ».
Comprendre comment l'exposition au pluralisme culturel contribue à la for-
mation de l'identité et de la personnalité peut permettre non seulement de mieux
comprendre le conflit intrapsychique et les interactions interpersonnelles ou
sociales, mais aussi, contribuer au développement de la théorie et de la clinique
psychanalytiques. Nous sommes, en permanence, confrontés à la découverte de
l'inconscient, cette « autre » langue étrangère en nous, et à l'autre dans les proces-
sus de différenciation de sujet-objet, aspects fondamentaux de la compréhension
psychanalytique du développement et de la constitution du self et de l'identité.
L'étude du rapport entre culture et développement psychique a été au coeur
de notre discipline. Néanmoins, l'attention psychanalytique concernant les chan-
gements d'entourage socioculturels ou le mélange de cultures et de langues chez
un même individu n'a été attirée qu'au cours de l'émigration lors des persécu-
tions nazies, ou des circonstances dont nous sommes actuellement témoins. Sauf
quelques travaux, ceci reste encore un domaine inexploré dans notre champ
alors que le problème du multilinguisme et son influence sur le langage et la pen-
sée ont été étudiés par bien d'autres disciplines, telles que la linguistique, la
sociolinguistique, la psycholinguistique ou les neurosciences en général.
En Europe, quelques kilomètres suffisent pour rendre étranger quelqu'un
qui ne peut même pas parler la langue en usage tout près de chez lui. En 1688 un
jeune Alsacien, étudiant en médecine, Johannes Hofer, a soutenu une thèse inti-
tulée Dissertatio medica de nostalgia (nostos : retour ; algos : douleur) qui traitait
d'une maladie qui pouvait être fatale. Il décrit l'état de soldats suisses qui mou-
raient de nostalgie, Heimweh (douleur du foyer), quelque chose comme le mal du
pays, regret, « saudades », lorsqu'ils étaient loin de leurs villages.
On dispose de descriptions cliniques abondantes qui soulignent l'impor-
tance de la distance, de la « non-appartenance », pouvant provoquer des délires,
des dépressions, en somme une maladie dont le seul remède est le retour au pays.
A des descriptions médico-militaires du siècle dernier s'en ajoutèrent ultérieure-
ment d'autres décrivant le même syndrome chez les travailleurs immigrés, chez
des exilés, des étrangers en général. Dans les descriptions les plus anciennes ont
été invoqués comme facteurs étiologiques des éléments physiques et climatiques,
mais dans la maladie « nostalgie », ce qui a toujours été mis en relief sont les
troubles de la mémoire et le souvenir consécutif à l'écoute de quelque chose de
particulier, une mélodie connue, le dialecte familier, des voix familières ou des
La langue exilée 921
mots de la langue maternelle. Les idées et les images qui surgissent provoquent
une sensation de Heimlichkeit tandis que l'inquiétante étrangeté (Unheimlich),
rend implacable la distance.
Selon Antonio Prête (1992), c'est précisément « la nature linguistique de
...
cette correspondance entre son et
le l'image » qui produit le processus qui pro-
voque la nostalgie... « c'est cette trace qui fait de la nostalgie le lieu d'une évocation
perturbée et dangereuse ». La nostalgie, d'après cet auteur, relève du domaine de
l'inquiétante étrangeté... « le retour de ce qui est connu et familier dans ce qui est
l'inconnu»1. Et c'est cet aspect linguistique qui sera la cause du déplacement de
l'attention médicale de la connotation purement physique de la nostalgie vers le
domaine de la maladie psychique, et ce, vers la fin du siècle dernier2.
Mais venons-en à la question des images et des mots. Les mots qui nom-
ment les choses permettent de les signifier ; pourtant, connaître les mots pour
nommer les choses dans une langue nouvelle peut ne pas suffire pour assurer la
maîtrise du possible éventail de significations qui varient dans les différents
contextes culturels. Le mot « blanc » a certainement le même sens pour un Fran-
çais que pour un Anglais ou un Italien, mais ce ne serait qu'un vague adjectif
pour un Eskimo dont l'expérience a engendré des mots pour différentes sortes et
nuances de « blanc ». « Loin » a une signification bien différente pour un Euro-
péen que pour un Sud-Américain. Lévi-Strauss fait remarquer que dire cheese
n'évoque, pas la même image que lorsqu'on dit « fromage », et pourtant les deux
mots désignent la même chose. Je tiens à souligner que la connaissance théo-
rique d'une culture différente n'est pas du tout la même chose que d'en faire
l'expérience.
Que se passe-t-il lorsqu'un esprit est habité par plusieurs langues simultané-
ment et qu'un objet peut être désigné par différents mots ; ou bien, au contraire,
lorsque beaucoup d'objets perçus de manière différente peuvent être signifiés par
un seul mot ? Quel est l'impact sur l'organisation intrapsychique d'expériences
1. En ce sens, l'expérience d'une petite fille juive allemande,lorsque les Allemands envahirent la Bel-
gique, pays où elle était réfugiée depuis le début des persécutions nazies, est exemplaire : « Mon pire
...
conflit avec l'invasion allemande... surgit lorsque j'entendis parler l'allemand, je me sentis tellement chez
moi et c'était si tentant de parler avec ces soldats, et me lier d'amitié avec eux, puisque nous étions tous
dans un pays étranger ; sauf qu'eux pouvaient se parler dans leur propre langue ouvertement, tandis que
pour nous ce n'était pas prudent. Us pouvaient apporter un bout de foyer avec eux, tandis que nous, nous
devions renoncer à notre langue, si nous voulions être saufs » (Marion Oliner, communication person-
nelle).
2. Le temps, les poètes et les écrivains ont évidemmentélargi le sens du mot nostalgie, le reliant au
large domaine du désir avec ses impulsions et ses angoisses, le libérant ainsi d'un lieu spécifique. Un pays
sans nom ni frontières, ou comme nous le rappelle Prete en citant Sartre : « ... une nostalgie que rien ne
peut assouvir parce qu'elle n'est, au fond, désir de rien » (Sartre, Situations,II). Pour nous, le domaine du
« désir de rien » représente tout autre chose... les frontières ou limites qui nous permettront de « nom-
mer » ce qui est désiré.
922 Jacqueline Amati-Mehler
BIBLIOGRAPHIE
Luisa de URTUBEY
choix du pays de séjour (soit qu'il ait été imposé par des circonstances exté-
rieures, soit qu'il ait été élu à cause de liens affectifs, fantasmatiques ou culturels
préexistants, cas où la « nouvelle » langue est souvent déjà connue).
Une troisième exception est représentée par des familles qui ont dû s'exiler
pour des raisons religieuses ou politiques, mais qui, fortement attachées à leurs
origines pour des motifs très complexes que je ne prétends pas étudier dans ce
survol, continuent pendant des siècles à parler leur langue d'origine. Ce sont les
Juifs expulsés d'Espagne au XVe siècle qui s'expriment encore en ladino, comme
des Juifs d'autres régions le font en yiddish. Il y a aussi des communautés exilées
au temps des guerres de religion ou en périodes de troubles politiques ou écono-
miques qui ont conservé leur langue (Huguenots français, Allemands de la Volga
ou installés au Brésil au XIXe siècle, Italiens émigrés en Amérique du Sud à la fin
du XIXe et au début du XXe siècle, Basques partis un peu partout aux divers
moments agités de l'histoire de leur peuple). Ces personnes sont, en général, plus
ou moins bilingues ; elles parlent dans leur famille la langue d'origine de celle-ci
et à l'extérieur — sauf naturellement s'il s'agit de leur communauté religieuse,
politique, artistique ou autre —, la langue du pays où elles se trouvent. La lan-
gue « originaire » est, au fond de leur coeur, la leur, tout comme leur identité est
quelquefois surtout liée à celle de la famille ancestrale. Ceci est très fort dans un
contexte religieux, mais peut aussi exister rattaché à des éléments culturels ou
familiaux. Dans ces cas, la langue « originaire » est parfois parlée avec des tour-
nures archaïques, comme c'est le cas, élargi bien au-delà des limites d'une famille
ou d'une communauté, des Québécois.
Pour ma part, j'appartiens à ces trois catégories à la fois.
Un travail serait à faire sur la langue intérieure de tous ces sujets bilingues,
vraisemblablement composée d'éléments plus ou moins mélangés de leurs deux
langues et prononcée d'une façon que nous n'entendrons jamais (avec la réso-
nance de la, ou les voix de qui ?).
Il y a quelque temps, j'avais essayé d'aborder la métapsychologie de l'appa-
reil psychique bilingue1. Je m'interrogeais à cette occasion sur son (ou ses) sys-
tème de représentation de mots.
Les systèmes des mots et des choses se maintiennent depuis « Contribution
à la conception des aphasies » (1892), tout au long de l'oeuvre de Freud, comme
deux axes de la relation du sujet au monde. D'abord images sonores et représen-
tations d'objets, dans « L'inconscient » (1915) ils deviennent représentations de
chose — inconscientes — et représentations de mots — conscientes ou précons-
1. L. de Urtubey, Dites tout ce qui vous passe par la tête, tout comme cela vous vient et dans la lan-
gue où cela vous vient, RFP, LII, 2,1988 ; Exposé à la Table ronde sur Le multilinguismedans le processus
analytique,XXXVIIe Congrès international de psychanalyse, Buenos Aires, 1991.
930 Luisa de Urtubey
Je pense que, dans ces cas, il existe une rigidité du lien entre représentations
de chose et représentations de mot, non pas comme si celles-ci étaient traitées en
tant que choses, comme dans la psychose, mais comme si une fixité, une exclusi-
vité, s'était emparée de ce lien. Comme si un objet ne pouvait avoir qu'un nom :
une table est une table, il est inconcevable qu'elle devienne table en anglais,
Tische en allemand, tavola en italien, mesa en espagnol. Après beaucoup
d'efforts, à la rigueur une table pourra devenir une tavola (en italien), tout en
appuyant la dernière syllabe comme en français, ce qui rend ce mot incompré-
hensible à des oreilles italiennes pas très au fait de la prononciation transalpine.
Croient-ils perdre leur représentation de chose si elle est liée à un mot différent ?
Ce serait l'équivalent d'une castration majeure ou même d'une angoisse face au
vide. Ou bien craignent-ils de perdre le lien entre représentation de mot et de
chose ? Ou bien est-ce qu'ils ne peuvent pas, cela leur échappe, c'est impensable
pour eux, par défaut de capacité à symboliser, le mot étant devenu une partie de
la chose ?
Cette pathologie s'accompagne d'une dénégation. Car ces sujets ne se conten-
tent pas de leur situation et veulent, parfois à tout prix et en prenant des mesures
inappropriées, aussi bien apprendre une langue, généralement l'anglais (la langue
des affaires, une langue ouvrant la voie aux richesses anales, à celles du corps de la
mère ?), qu' « écrire ». Des romans généralement, mais selon un projet non appuyé
sur le désir de dire quelque chose à un public, à quelqu'un, mais dans un but narcis-
sique, souvent par identification superficielle avec des personnages connus ou des
écrivains célèbres, lus par tout le monde (dans mon expérience, Proust est le
« champion » de ces fantasmes). L'échec de ces projets est l'occasion de nouvelles
'angoisses de castration ou, surtout, de honte narcissique.
De fait, ces sujets ne peuvent ni apprendre une langue, ni écrire parce que
leur relation au monde des mots est limitée, bridée, rigide. On peut vouloir
écrire et ne pas y arriver pour d'autres raisons mais alors il n'y aura ni faiblesse
du système des représentations de mots, ni impossibilité absolue, ni absence de
motivations pulsionnelles (exhibitionnisme, rivalité, sublimation). Il s'agira plu-
tôt d'interdictions surmoïques ou d'inhibitions du moi.
Ce fonctionnement mental semble lié à un préconscient peu structuré, faible,
inadéquat. Il s'agit d'un trouble de la pensée, d'une pathologie du fonc-
tionnement mental proche de celles des névroses de comportement, des anti-ana-
lysants et des malades psychosomatiques.
Cette pathologie s'étend depuis un niveau névrotique où, par renforcement du
refoulement, la rigidité du système de représentations de mots aide à contre-inves-
tir les représentations inconscientes jusqu'à des états proches des somatoses.
Mais alors d'où viennent les désirs de parler « autrement » et d' « écrire » ?
Il convient de chercher de nouveaux éléments susceptibles de nous éclairer.
Des unilingues 933
cure est difficile pour moi, monotone, et suscite une inquiétude presque
constante de passages à l'acte ou de dérapages somatiques.
Une fois il attend un moment dans ma salle d'attente-bibliothèque et
constate que s'y trouvent des livres en plusieurs langues, notamment en anglais.
Je ne l'aide pas à « écrire » et garde les langues pour moi, dit-il. Il se sent châtré
tandis que je suis la mère phallique. A ce moment-là, l'élaboration psychique de
cette situation transférentielle devient presque immédiatement insupportable, il
passe à l'acte et interrompt l'analyse pendant trois mois afin d'aller en Angle-
terre apprendre l'anglais. Il contacte une organisation qui programme des
séjours pour enfants, où personne ne semble s'apercevoir qu'il est adulte, jus-
qu'au moment où il arrive dans une famille campagnarde prête à accueillir un
copain pour leur garçonnet de sept ans. Il reste cependant, joue avec l'enfant et
le conduit à l'école comme il faisait jadis pour ses frères et soeurs. A son retour,
nous reprenons l'analyse et il déclare avoir fait de grands progrès en anglais.
Il annonce qu'il continuera à se perfectionner « encore davantage » à la
« Rouze ». Je présume une erreur de prononciation pour cette éventuelle insti-
tution anglaise à Paris, mais ne veux pas le châtrer et ne pose pas de question.
Finalement, j'apprends qu'il s'agit d'une house. Il avait transformé le « h »
aspiré en « r », le « s » anglais en un « s » unique français, le « ou » anglais
en un « ou » français... Enfoncé dans la dénégation, il n'en avait pas
conscience. C'était le signe de son fonctionnement mental perturbé : il ne dis-
tinguait ni les sons les uns des autres, ni les adultes des enfants. Il n'avait pas
conscience de n'avoir fait aucun progrès pendant ces trois mois et ne le saura
que par la suite quand il aura oublié tous les sons et les mots qu'il croit avoir
appris, bien qu'incompréhensibles pour les autres, « trop obtus ». Pendant ce
temps ses projets d' « écrire » continuent aussi répétitifs qu'éloignés de la réa-
lisation. Mais maintenant, pendant un bref moment, ils sont appuyés sur sa
« réussite » dans l'apprentissage de l'anglais, au fond d'avoir obtenu d'être
pris pour un enfant, en estompant la différence des générations et par là
même, son enfance malheureuse.
Né de père inconnu, il est l'aîné d'une fratrie issue de sa mère, une femme
souffrant au moins d'un état limite, qui a eu plusieurs enfants avec divers
hommes dont aucun n'est demeuré au foyer. Le patient a passé son enfance à
jouer le rôle de mari imaginaire de sa mère et une bonne partie de sa vie d'adulte
à aider mère, frères et soeurs surtout par des agissements plus ou moins appro-
priés ou maladroits selon les cas, face à des difficultés matérielles en tout genre :
manque d'argent, maladies, accidents, déménagements successifs dans diverses
villes et plusieurs pays, etc.
Il s'était ainsi posé en sujet fort et secourable. Mais il s'était construit un
faux self (au sens établi par Winnicott) car lui-même ne possédait pas d'identifi-
Des unilingues 937
cations structurantes. Il avait plus ou moins conscience de cet état de son psy-
chisme, d'où sa demande d'analyse.
Le travail analytique était difficile puisque le démantèlement du faux self,
qui l'avait protégé jusque-là et rendu supérieur aux membres de sa famille, éveil-
lait chez lui de fortes angoisses. Parler anglais et écrire étaient des souhaits pro-
venant du faux self, destinés à le parachever, mais ils étaient aussi liés au fan-
tasme d'avoir eu pour père un aviateur anglais et/ou un écrivain célèbre, père
idéal mort glorieusement. Ne pouvant réaliser ses souhaits, il cherchait une
fusion avec le père inconnu ou un retour à l'enfance avec lui. Il ne pouvait tenter
cela que par un passage à l'acte car le revivre dans le transfert était encore hors
de ses possibilités.
Ses identifications troublées et peu structurantes étaient à l'origine d'une fai-
blesse de son appareil de pensée : déni partiel de la réalité intérieure et extérieure
insupportable, remplacement de la pensée symbolisante inatteignable par l'agir,
nivellement des différences des générations.
La prise de conscience de ses difficultés lui apparaissait comme un effondre-
ment total. Dans ce sens, limiter son incapacité à l'apprentissage d'une langue et
à celle de l'expression écrite rendait ce gouffre moins impressionnant, le préser-
vait de sentiments de vide et représentait quand même une tentative de cerner et
de rendre conscientes ses difficultés à symboliser.
La « guérison » était imaginée comme une transformation, grâce à l'action,
en père idéalisé structurant, en retournant « vraiment » à l'enfance. La dimen-
sion symbolique de la pensée n'était pas encore atteinte, le développement des
processus secondaires n'était qu'apparent et fragile.
Le travail continue...
Luisa de Urtubey
75, rue Saint-Charles
75015 Paris
DIPTYQUE
Diptyque :
(Littré) Deux tablettes réunies par une charnière.
:
(Robert) : n. m. (fin XVIIe) : lat. diptycha « tablettes pliées en deux ».
1° Antiq. Tablettes doubles sur lesquelles on écrivait avec un stylet.
2° (1838). Tableau pliant formé de deux volets pouvant se rabattre
l'un sur l'autre — Diptyqueflorentin de la Renaissance.
3° Fig. Se dit d'une oeuvre (littéraire, artistique) en deux parties.
Graciela SCHUST-BRIAT
I - PERDRE LA LANGUE
1. Le Petit Robert défini « désaffectation » : « Qui n'est plus affecté à un service... qui a perdu sa des-
tination première. » Ce mot condense aussi l'idée de « perte de l'attachement que l'on éprouvait ». L'idée
de déplacement et de retrait d'investissements des représentations et de l'affect y est contenue (désaffecta-
tion, dans le sens donné par J. McDougall, 1989).
Une chanson de mon adolescence résonne dans mon esprit : « Parce que la
langue de l'enfance est un secret entre nous deux... ».
Aux séductions étrangères ai perdu ma langue maternelle, en voyages dilapidé le pli secret
de mes enfances.
Cela a duré de longs mois, et puis, presque subitement, tel un voile opalescent
qui se dissout, comme un éveil, éclairci et lumineux, l'esprit se confrontait à l'aube
des retrouvailles successives dans toutes mes langues nouvellement investies.
Après l'inquiétude, la réconciliation langagière.
Rencontre de l'identité-unité originelle au sein d'une nouvelle identité.
La langue ressuscitée fut comme une averse. Mon esprit saturé de sens comme l'air d'humi-
dité, goutte à goutte les mots se condensèrent tombèrent en pluie enfin ruisselante1.
Les mots ont des saveurs, des parfums, et les sentiments qu'ils convoquent
changent selon la langue utilisée. Des autres lieux, un autre temps. Liés par l'image
sonore à la représentation des objets, ils évoquent aussi autrement les « choses ».
D'autres saveurs, d'autres senteurs accompagnaient mes langues.
J'avais abandonné « le Freud » charpenté de mes débuts pour retrouver ses
textes pétillants pleins de grâce et de subtilité en anglais, savoureux, souples et
veloutés en français.
Les mots à la bouche, en faisant du chemin, j'avais « pris langue ».
Il a fallu pourtant reconquérir dans le même contexte associatif et le même
temps la langue apprise et celles que j'avais cru conquises auparavant, telle une
transcription simultanée et réussie de l'ensemble qui permettrait l'utilisation syn-
chronique, harmonieuse et concomitante des réseaux associatifs différents, ainsi
que le libre accès à ces contextes désormais reliés.
Chaque langue était « vue » autrement, entendue autrement : une écoute
nouvelle les liait.
Un réseau feuilleté à connexions multiples s'est créé, remaillage réparateur
qui a restauré la mémoire délabrée.
Entre les diverses strates de ma mémoire, il a fallu tisser un filet, une trame,
là où il y avait auparavant principalement des couches significatives reliées cha-
cune à son contexte temporel particulier.
Avec le temps, une structure multiple dont l'accès était désormais frayé s'est
ouverte à mon esprit. Un réseau associatif élargi.
A mon insu, un travail de liaison avait « tricoté » un grand filet coloré au
bout d'un voyage dans le temps.
La fusion du nouveau et de l'ancien s'accomplissait.
Le ré-apprentissage de ce qui était déjà su se consolidant, des nouveaux
1. Ibid.. p. 123.
Diptyque 943
liens établissaient des connections entre des langues qui, cloisonnées, fonc-
tionnaient jusqu'alors principalement sur le mode d'inscriptions séparées. Une
mémoire simultanée et commune s'est installée et un réseau multidirectionnel en
étoile mis en place, les langues défilaient, s'accommodant à une utilisation tant
séquentielle que simultanée.
La désorganisation systématique avait donné naissance à un nouvel univers
de références connexes.
Deux ans écoulés, réétablie, j'ai décidé de commencer à travailler. L'anglais
était vraisemblablement récupéré, la langue française m'avait apprivoisée.
Cette langue que j'avais apprise... comme un défi, cette langue m'a accueillie... Je ne sais
pas sije suis entrée en elle mais elle est rentrée en moi1.
Le patrimoine linguistique de l'individu n'est pas un système solide et stable mais plutôt
...
une constellation changeante, dans laquelle l'hégémonie d'une langue sur l'autre, la hiérar-
chie interne, le degré de maîtrise absolue et relative varient continuellement1.
Les phantasies utilisaient les théories dont je disposais, et celle qui se rap-
prochait le plus, qui expliquait mieux ce que j'éprouvais était l'idée d'un « défaut
de transcription entre deux époques » — (Freud, 1896) — dont la migration
avait apporté le quantum de déplaisir nécessaire à la répression.
J'avais créé ma « terre étrangère interne »2 tout comme dans la réalité j'ha-
bitais désormais « une terre étrangère externe ».
Barrage fonctionnel par défaillance des processus secondaires (et tertiaires)3,
l'inhibition des voies associatives atteignait pourtant seulement un faisceau lin-
guistique qui condensait et représentait en bloc le passé.
De toute évidence la voie par laquelle nous parlons et répétons est la même,
donc la difficulté semblait provenir de l'incapacité de stimuler les images sonores
des mots en anglais à partir de la seule pensée.
Inhibition donc de la pensée, qui aurait pu ouvrir avec ces mots-là les
chaînes de représentations contre-investies.
Répéter re-investissait la représentation motrice du langage et permettait de
recréer les images sonores des mots articulés.
Pour parvenir à la ré-appropriation des représentations des mots (représenta-
tion essentiellement acoustique) de la langue « découpée », « scindée », « désaffec-
tée », dans une reconstitution ontogénétique du développement de la parole, dans
un dédoublement personnel, j'agissais l'autre parlant. « Je » me parlais.
Répéter par la lecture à haute voix permettait donc de réactiver, ré-investir
et rétablir les représentations de mot.
Par l'écoute re-percevoir les mots et les faire revivre à travers la stimulation
acoustique renouvelée, soit à haute voix ou par la prononciation silencieuse
interne dans laquelle la langue esquissait pourtant les mouvements.
Nous savons que le préconscient fait le lien entre les représentations de
chose et de mot.
Réinscrire dans le champ du préconscient-conscient était le but.
La représentation par image de chose (représentant-représentation de
celle-ci : lié aux restes perceptifs) précède la représentation par image de mot.
Littré 1 dit des mots latins qui ont constitué la langue française :
« Du moment qu'ils étaient rentrés dans le domaine français, il était juste qu'ils acceptas-
sent toutes les lois de leur nouvelle patrie. »
Le switch de langue d'une séance à une autre vint plus tard, et leur muta-
tion dans la même séance a été un exercice encore ultérieur, tout cela au cours
de longs mois dans lesquels une inconfortable sensation d'étrangeté m'accom-
pagnait.
Au travail, sauf effort d'appel, les langues restaient latentes, lointaines, bien
qu'accessibles mais reposant sur un arrière-plan, à un autre niveau autonome,
tandis que celle utilisée dans la séance demeurait claire, consciente, telle la
fenêtre activée d'un écran d'ordinateur.
J'ai observé plus tard, avec des patients qui utilisent des langues différentes
dans la même séance, un autre phénomène : ces langues partagées restent toutes
simultanément actives et s'ouvrent à la conscience sur une modalité
« poly-discursive, poly-associative... » « permettant d'entreprendre les multiples construc-
tions de signifiés alternatifs »
Avant d'être des mots, éléments insérés dans le système de la langue, les mots sont
des choses sonores, qui frappent les sens de l'infans, son ouï, mais aussi sa perception
entière de l'affect qui va avec ces morceaux intangibles qui le frappent, qu'il inclut
comme structure sonore-affective,bien avant que comme signifiant linguistique3.
Pour dire « entre guillemets », les Américains font un geste particulier, anti-
cipation gestuelle, visuelle, qui complémentaire du discours remplace l'énoncé.
L'avant-bras plié sur le bras, les mains se lèvent — paume en avant, pouce
à l'intérieur, presque en contact avec l'annulaire et le petit doigt — à mi-chemin
entre la poitrine et la tête.
L'index et l'annulaire, à peine courbés, de chacune des mains divergent
créant entre les traits qui dessinent les doigts et l'espace interdigital l'image des
deux barrettes composantes du signe typographique. En même temps, le mot ou
la phrase à isoler sont énoncés, et de toute évidence, cette phrase-là reste confi-
née, inscrite dans le geste qui l'accueille et la soutient.
Les Français énoncent tous les mots « entre guillemets » pour exprimer le
sens de quelque chose que « soi-disant » d'une manière apparente ne serait pas
ce qu'elle prétend être.
De toute évidence, les gestes changent selon la langue employée.
Ils complètent l'énonciation et s'accordent au discours.
L'étonnement serait la réaction d'un Français, face à une transgression ges-
tuelle-idiomatique de ce type, qui lui serait étrangère.
Les gestes parlent d'une autre voix, autrement dit, d'autres paroles, dédou-
blement significatif, langage confluent, inclusion révélatrice qui avec l'accent,
l'intonation et la musique connotent l'identité et dénotent la culture, dans une
deuxième articulation langagière qui « image », personnalise et revitalise le
discours.
1. Cain Jabés, Dans les marges du livre, Langages, Les Belles Lettres, 1984, p. 286.
948 Graciela Schust-Briat
1. S. Freud (1915), SE, vol. 14, « The Unconscious "Appendix C" », p. 213. A word however aquires
ils meaning by being linked to an « object presentation » un mot acquerra sa significationpar son lien avec
la représentationd'objet.
2. I. Fonagy (1983), Les langages dans le langage, dans Langages, Paris, Les Belles Lettres, 1984,
p. 343.
3. Les idiomatics. Ed. du Seuil, 1989.
950 Graciela Schust-Briat
Le choix de la langue
Liza est née dans un pays de l'Europe du Nord, et nous ne partageons pas
sa langue maternelle.
A l'occasion de notre premier entretien, elle ne sait pas laquelle choisir,
entre l'anglais de sa première analyse ou le français, qu'elle parle aussi cou-
ramment.
« Sans savoir pourquoi », dit-elle, elle fait le choix du français.
Elle a trois enfants dont la dernière est une petite fille de sept mois, qui
souffre d'une dermatose atopique. Liza parle et dit :
Je sais qu'à huit mois cela s'arrête, parce que ils font « peau neuve »... Les deux petits gar-
çons étaient plutôt doux... mais elle... elle a uneforce qui me semble étrangère, elle est exi-
geante, elle demande sans cesse, elle pleure, une bouche ouverte, je voudrais lui fermer la
bouche... la faire taire... (dit-elle avec rage).
Nous comprîmes là au moins une des raisons de son choix, il n'y a pas d'ex-
pression anglaise qui rende si bien cet ensemble d'idées : changement-différencia-
tion dans « faire peau neuve », la petite fille « assassine » de « elle veut ma
peau », le tout lié — fil conducteur — aux problèmes réactifs cutanés de cette
enfant, qui a travers sa peau expressive (dans le sens de communication et de
lésion exudative) parlait elle aussi, une autre langue.
L'ambiguïté de cette phrase rassemblait la projection de l'hostilité mater-
nelle à l'égard de la petite « étrangère » et aussi la perception de la fonction
pare-excitation, « peau psychique », à laquelle elle manquait.
Ceci lui apportait un vécu d'impuissance, souffrance et culpabilité extrêmes
à partir desquelles elle formulait sa demande.
Le discours qu'elle m'adressa était prédéterminé.
Telles dans la libre association, les représentations-but cachées ont déter-
miné le choix de la langue.
Diptyque 951
Lindsay, femme australienne qui habite Paris depuis vingt ans, vit en ce
moment, apparemment très bien, un amour extra-marital.
Elle a choisi le français pour ses séances, mais quand le moment arrive
d'évoquer un dialogue de son passé en Australie, elle le fera en anglais.
Présence vive du passé-présent, le présent en français, le passé en V.O.
C'est donc en français, qu'elle exprime avoir des maux de tête avec « ses
règles ». Plus tard, et sans établir d'emblée le lien, elle fait la description du côté
conservateur de sa mère et des solid maternal rules, les solides règles de celle-ci.
Règles-rules était devenu équation symbolique. Ses règles, métaphore significa-
tive, deviennent « les règles-rules » du puritanisme maternel par rapport aux-
quelles son conflit a trouvé expression à travers la resomatisation de l'affect dans
ses maux de tête.
Le dire en anglais, langue du passé qui donnait accès à une autre chaîne
associative, augmentait la distance émotionnelle, éloignait encore plus le risque
de rencontrer les représentations refoulées.
Le choix des langues dévoile.
Graciela Schust-Briat,
7, rue Jules-Breton, 75013 Paris.
Note
La chambre froide.
Note sur Georges Devereux
Simone VALANTIN
1. Il s'appelait Dobo en hongrois. En francisant son nom, il ajoute le suffixe Evreu qui signifie
« juif» en roumain.
La chambre froide 957
Les raisons du silence fait autour de lui sont sans doute complexes :
absence généralisée d'intérêt pour une approche épistémologique en psychana-
lyse ; double appartenance américano-européenne ; exigences méthodologiques
aiguës, accent mis sur « l'observation » au moment même où se développe
l'approche « linguistique » et sémantique du culturel et du psychique.
L'oeuvre de Devereux traverse, sans modification aucune, l'époque structu-
raliste et sans qu'il mette non plus en question un point de vue d'observateur au
profit du statut de celui qui écoute et fait silence pour que la parole signifiante de
l'autre advienne. L'intérêt que Lévi-Strauss lui porte demeure, bien que le texte
sur « L'atome de parenté » et son lien que Devereux suggère avec l'OEdipe,
mérite plus d'intérêt qu'il n'en reçoit généralement. Le point de vue de Devereux
vient y « doubler d'incertitude » l'approche « structuraliste », « en mettant la
tête en bas », ce que l'on appelle aujourd'hui changement de vertex.
Hors des modes contemporaines, son discours est basé sur une implication
personnelle sans cesse contrôlée et une critique des voies scientifiques tradition-
nelles des approches objectivantes en sciences humaines : principe explicatif
et pluridisciplinaire, non causal pour un même fait ; successivité des deux posi-
tions ; dépassement des particularités culturelles au profit du concept d'une
« culture-en-soi » ; unité du psychisme humain ; définition des rapports du sujet et
de la culture sur le modèle d'une intériorisation et d'une métabolisation des mes-
sages culturels extérieurs. On y trouve même une critique de la pratique de la parti-
cularité culturelle sur le plan clinique aux dépens d'une compréhension globale de
la personne.
Mais quand un intérêt se manifeste à son égard et qu'il est fait allusion à sa
théorie et sa méthode, il semble que l'esprit en soit facilement détourné. Cette
ethnopsychanalyse empruntée dégénère facilement en psychanalyse ou en psy-
chiatrie transculturelles, ou en psychanalyse culturaliste. Le rejet des nosologies
occidentales se résout alors dans une adhésion aux nosographies traditionnelles,
multiplicatrices en fait d'angoisses et de soumission à l'irreprésentable. Ces noso-
graphies n'ont en effet d'attrait que pour ceux qui demeurent ignorants de leurs
effets. Les principes à la Durkheim, Mauss et le recours aristotélicien au raisonne-
ment s'envolent au profit d'une perspective « adaptative », alors que Devereux a
toujours défendu une « réadaptation créatrice » dans et par la maladie.
L'oeuvre
des ethnologues sur la cure et ses finalités, et dans le même temps que se
confrontent les expériences de psychanalystes devenus pour un temps cultura-
listes. Il ne semble pas que Devereux ait fréquenté le séminaire initié par Rado à
New York, à partir des Ecrits sociologiques de Freud (les culturalistes des
années 33-35, et les psychanalystes arrivés de fraîche date aux Etats-Unis travail-
lent ensemble autour du thème « Psychoanalysis, civilisation, myth and art »).
Ecrits en anglais et traduits, les textes sont accessibles en grande partie au
lecteur français. D'emblée, Devereux traite de questions assez rarement abordées
en ethnologie traditionnelle : La vie sexuelle des Mohaves (1935)..., L'institution
de l'homosexualité des Mohaves (1937)..., L'envoûtement chez les Mohaves (1937),
l'occulte et le rêve, etc., tous sujets que l'anthropologie contemporaine aborde
plus facilement qu'alors.
De sa gamme linguistique étendue, consacrée aux affects et aux états psy-
chiques comme aux phénomènes oniriques (existant par exemple chez les
Indiens mohaves psychoanalytically minded, à l'inverse de ce qui s'observe chez
les Moi des Hauts Plateaux d'Indochine), et de la persistance d'une structure
ordonnée des segments culturels engagés dans la relation intersubjective, Deve-
reux fait le noyau de son contre-transfert positif. Il renouvelle cette mise à nu
contre-transférentielle en comparant les Spartiates, qu'il n'aime pas et juge
méchants, « opératoires », aux Athéniens qui réservent aussi, selon lui, une
place importante aux rêves et à la psyché.
En 1940 commencent ses travaux en psychiatrie sociale comparée et primi-
tive ainsi que des travaux en psychologie criminelle à partir des ethnographies de
terrain (Sedang, Yao et Kiliwa). Il publie plus tard avec K. Menninger A guide
to psychiatrie books, s'intéresse à la psychiatrie infantile traditionnelle ; com-
mente les textes de R. Linton, A. Kardiner, Cora Dubois, R. Benedict, etc.,
tenants de l'anthropologie culturelle américaine dont il critiquera souvent avec
dureté le relativisme et le culturalisme.
S'il se montre si virulent contre ses contemporains anthropologues cultura-
listes, c'est qu'ils défendent une méthode visant à établir des « spécificités » eth-
niques alors qu'il incite, lui, à une visée méta-culturelle. Il s'agit d'appréhender
une structure dont les éléments peuvent s'ordonner de façon spécifique, et à
chaque fois différente. Les cultures forment un « tout » imbriqué, organisé selon
certains axes conceptuels généraux qui en constituent le squelette ou modèle. Un
terme est donc proposé, celui d' « ethos » ou matrice d'attitudes complexes et
contradictoires, transmises par les parents, persistant à travers les changements.
Il faut le préférer à celui de traits de culture... « de puériculture », dit Devereux.
Il publie de nombreux témoignages de la double position ethno ou mytho-
psychanalytique sur le terrain, qu'il appelle complémentariste, et insiste sur la
relation transféro-contre-transférentielle en ethnologie et en psychanalyse. Les
La chambre froide 959
énoncés tenus par ses informateurs et informatrices mettent en effet son fonc-
tionnement interprétatif à l'épreuve, tel qu'il peut en advenir dans l'écoute des
rêves et des fantasmes d'un patient. Des particularités du discours (inflation ou
pauvreté des images), du double sens et des censures supposées de la sexualité
dont il sent très personnellement l'impact angoissant et traumatique, Devereux
va faire théorie. Il faut surtout que l'anthropologue soit impliqué très personnel-
lement, comme peut l'être le psychanalyste : ainsi le vide humain, l'absence de
sentiments personnels mènent droit à une fausse objectivité.
Si le travail de terrain implique une attitude auto-analytique, Devereux ne
s'engage dans cette voie que pour faire apprécier les effets scientifiques de ses
émotions... Par exemple, à l'égard du sacrifice rituel cruel et sanglant des chiens
et des porcs chez les Sedang, Devereux, pris au mot et au geste, prend derechef
pour thème de recherche le rôle des chiens dans la culture Sedang ; ce qui le
conduit à découvrir l'érotisme anal dans ce groupe et à théoriser toute forme
d'auto-tromperie dans les sentiments éprouvés vis-à-vis de ses « observés ». Il ne
se fit d'ailleurs jamais faute de déclarer un contre-transfert négatif à l'égard des
Sedang, expliquant son hostilité par leur pauvreté en dénominations affectives et
catégories psychiques.
Le terrain est révélateur de « vérités » qui se disent dans l'après-coup. Rien
de ce qu' « est » l'observateur ne passe inaperçu. Le falsifié, le dissimulé, le
caché... mènent à l'erreur scientifique et au faux témoignage autant qu'à la
fausse relation d'échanges.
S'énonce en fait une interprétation à « usage scientifique » de la théorie
traumatique de Freud. Est démontré un effort sans répit à traquer les clivages :
soi-même dans des erreurs, ses fausses perceptions, ses auto-trahisons incons-
cientes, ses fausses illusions, ses inhibitions. Seul linsight accompagnant l'an-
goisse est une mesure défensive acceptable. Le contre-transfert, dit-il, rendent
proches « des régions par ailleurs inaccessibles, par d'autres méthodes ».
Rien ne peut remplacer le contre-transfert : son contenu relève de l'incons-
cient... « L'analyste répond à son patient comme s'il répondait à une imago pri-
mitive. » Il en est de même de l'ethnologue.
La documentation de Devereux exulte d'anecdotes sur les effets d'aveugle-
ment « sexuel » des ethnologues. Ne rapporte-t-il pas l'exemple de Malinowski
qui, découvrant chez les Trobriandais la négation du rôle du coït dans la fécon-
dation, soustrait de sa description le mythe de « l'eau tombant goutte à goutte
dans le vagin d'une femme sur le point d'être fécondée », alors qu'il le cite ail-
leurs (Angoisse et méthode, p. 77).
Qu'un contre-transfert contrôlé et jugulé soit valorisé par Devereux ne
peut surprendre. Mais on est loin de la position fêrenczienne pour laquelle
« L'amour dans les sciences » (1901) est la voie privilégiée de connaissance et
960 Simone Valantin
Devereux et Freud
Il n'est pas juste de dire que Devereux adapte la pensée de Freud. Curieuse-
ment, et bien avant l'heure, il semble accomplir une réhabilitation de la psycha-
nalyse appliquée « hors la cure ».
La théorie du moi comme fonction d'élaboration et de travail du pulsionnel
et des perceptions extérieures devient modèle pour la définition de l'identité et de
la personnalité : plus encore, elle entre dans la définition des rapports du sujet à
la culture. On la retrouve dans l'idée d'une égalisation économique opérée par le
moi entre les différents segments constituant un ensemble hétérogène. Devereux
parle alors d'hypertrophie ou d'hypotrophie d'un segment amenant à l'annula-
tion même du moi et partant du sujet. Etre bantou ou être Spartiate, n'être que
cela, c'est n'être rien du tout, ou presque rien, dit-il.
L'idée de « série complémentaire » développée par Freud est reprise dans la
proposition sérielle des désordres sacrés, typiques, ethniques et idiosyncrasiques
qui sont pour leur part « improvisés » à partir de traits culturels ainsi détournés de
leur fonction... La perte de la réalité est au centre de son entreprise diagnostique.
Le travail d'observation sur le terrain est identique à une observation cli-
nique ou l'analyse d'un rêve. De certains ensembles de comportements culturels
962 Simone Valantin
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Critiques de livres
Jean-François RABAIN
la violence : pas plus que la valeur d'un oeil, pas plus que la valeur d'une dent ! Elle
interrompt le cycle des vengeances.
Ainsi, pour Viderman l'argent reste l'échangeur idéal pour compenser le
mieux possible la perte subie (o.c, p. 93). « Le seul dédommagement qui
approche une juste équivalence entre le dommage subi et sa compensation ne
peut être rendu possible que par le truchement de cet argent neutre, ce joker uni-
versel qu'est l'argent » (o.c, p. 87)1. L'argent occupe ainsi un rôle à part, grâce à
son universalité, sa sécabilité, sa conversion potentielle, bref son caractère d'abs-
traction métaphysique.
Pour examiner les mystères non dissipés, donc, qui lient les muqueuses ano-
rectales à l'ensemble des biens de ce monde, pour étudier la place que tient l'ar-
gent dans la vie du sujet, et le rôle que l'erotique anale entretient avec les traits
de caractère, Serge Viderman va utiliser l'analyse de l' « Homme aux rats », telle
que Freud nous l'a rapportée.
Comment examiner le problème de la relation argent-analité, et tout
d'abord doit-on tenir cette relation pour fondée et universelle ?
Le rapport que ces deux termes entretiennent est-il de type logique ou bien
n'est-il pas plutôt une analogie métaphorique ? L'éducation sphinctériennejoue-
t-elle un rôle dans la construction du « caractère anal », défini par la célèbre tri-
logie : ordre, parcimonie, obstination ? Existe-t-il, en particulier, une prédictibilité
possible entre le mode de dressage sphinctérien et les formations caractérielles
décrites par Freud, qui se développent au cours d'une histoire individuelle ?
On sait que S. Viderman n'aime guère les idées reçues. « Déconstruire »,
dit-il, aussi bien l'espace psychanalytique que les vérités apprises au lieu d'être
interrogées.
Relisant l'analyse de l' « Homme aux rats », Serge Viderman ne voit guère,
en effet, dans la pathogénie, de la névrose obsessionnelle de celui-ci, « le rôle que
jouaient les fixations anales, pas plus d'ailleurs que les traits principaux du
caractère érotique anal, qui devaient lui être attachés avec l'inséparabilité du
corps et de l'ombre » (p. 121). Et de citer cette page savoureuse de Freud, dans
laquelle celui-ci se montrerait plus obsessionnel que le patient, en protestant à
l'idée que les mains sales de ce dernier ne viennent nuire au sexe virginal des
jeunes filles de bonne famille qu'il séduisait pendant les week-ends. Fallait-il
donc prendre des gants ?
Viderman ici s'amuse et nous amuse, mais hélas pour la rigueur de la
démonstration, il ne s'agit plus ici de l'exemple de l' « Homme aux rats » mais
d'un tout autre patient de Freud, traité également pour névrose obsessionnelle1.
Curieuse erreur de lecture1, moment d'inattention inhabituel chez un ana-
lyste qui nous avait habitué à des lectures plus rigoureuses et qui laisse supposer
que Serge Viderman cherchant à se débarrasser ici un peu trop vite du formi-
dable investissement de l'analité de l' « Homme aux rats », pour en faire un petit
OEdipe, se fait lui-même piéger par sa propre ambivalence vis-à-vis du père de la
psychanalyse.
Pour Viderman, en effet, c'est l'activité sexuelle précoce du « petit sensuel »
qui joue ici le premier rôle pathogène (p. 12). Viderman remarque que Freud ne
fera « pas une seule interprétation portant sur une fixation au stade anal »
(p. 31), mais privilégiera l'interprétation oedipienne portant sur la haine éprou-
vée à l'égard du père, et le refoulement de celle-ci.
Cependant, en privilégiant ainsi l'OEdipe au détriment de l'érotique anale,
Serge Viderman semble laisser de côté tout le génie de la découverte freudienne,
qui fait de l'analité le soubassement, le gründ, le sol même de la sexualité génitale
à venir.
« Dans la névrose obsessionnelle, écrit Freud en 1917, on constate une
dégradation régressive de l'organisation génitale. Tous les fantasmes conçus
originairement sur un mode génital se transforment en fantasmes de na-
ture anale : le pénis est remplacé par la verge d'excrément et le vagin par
l'intestin. »3
A cet égard, l' « Homme aux rats »4 en reste l'exemple inégalé. N'est-ce pas
Viderman lui-même qui remarquait dans Construction de l'espace analytique
(p. 119) que les multiples homophonies du signifiant « rat » (rate/ratte, spiel-
ratte, rat de jeu, hofrat heiraten/erraten, etc.) renvoyaient ce terme, véritable
« complexe phono-sémantique », à toute une série de combinaisons incons-
cientes possibles. Le rat, petit animal dégoûtant et sale, propagateur d'infection
1. Cf. Freud Cinq psychanalyses, PUF, 1966, p. 227. « Il en fut ainsi du premier cas de névrose obses-
sionnelle qui me permet de comprendre cette maladie. Le patient en question, fonctionnaire scrupuleux,
celui-là même dont j'ai conté l'obsession concernant la branche dans le parc de Schönbrunn (cf. Freud,
o.c, p. 224, n. 3), se signala à mon attention par le fait qu'il réglait toujours ses honoraires en billets pro-
pres et neufs, etc. »
2. Erreur que reproduit dans son intégralité, à son insu, RolandJaccord, dans l'analyse critique qu'il
fait du livre de Serge Viderman, parue dans Le Monde du 13 mai 1992.
3. S. Freud, Sur la transpositiondes pulsions, 1911, La vie sexuelle, PUF, 1973, p. 110.
4. De son vrai nom Ernst Lanzer, comme nous l'indiquent Peter Gay (Freud, une vie, p. 300) et
Patrick Mahony (Freudet l'Homme aux rats, p. 15) et non pas « Lorenz ».
« De l'argent en psychanalyse et au-delà » 971
1.On peut regretter également que Serge Viderman n'ait pas utilisé ici l'analyse si pertinente que
J. Lacan fit de la notion de dette (Le mythe individuel du névrosé) en rapprochant la dette du père de
l' Homme aux rats (le père, rat de jeu, spielratte), avec celle de son fils et de la folie de ce dernier à rem-
bourserla postière. l'Homme aux rats devait en effet se soumettre à un « plan de famille » et épouser une
femmeriche comme son propre père. Ses rêves transférentiels, dans lesquels il épouse la fille de Freud non
pour ses beaux yeux, mais pour son argent, répètent, au cours de son analyse, le mythefamilial.
972 Jean-François Rabain
Ce qui intéresse, en fait, ici davantage Serge Viderman, rejoignant les pers-
pectives déjà formulées dans Construction et Le céleste et le sublunaire, c'est la
construction proposée par Freud à partir d'un événement historique non remé-
moré par le patient.
« Puni par son père à l'âge de six ans pour un méfait dont il n'a aucun sou-
venir — (la fameuse correction suivie d'une colère au cours de laquelle il avait
injurié son père : "Toi lampe, toi assiette", etc.) — l'Homme aux rats se voit
proposer par Freud une construction ingénieuse mais improuvable. » Cet événe-
ment historique devenu irrécupérable, tant dans la mémoire du sujet que dans
celle des témoins, laisse à l'analyse la liberté d'en imaginer tous les sens possibles
et « de l'insérer dans des ensembles cohérents construits dans l'analyse et non
reconstruits sur un modèle historique préexistant » (Construction, p. 117).
Ainsi la scène de l'événement ne peut prendre son sens, écrit Serge Vider-
1. Sur la transposition des pulsions plus particulièrement dans l'érotisme anal, in La vie sexuelle,
PUF, 1973, p. 110. On sait que la valeur de cet investissement peut s'inverser avec l'émergence du transfert
négatif ou la rupture des liens. « L'or, dont le diable fait cadeau à ses amants, se change en excréments
après son départ », écrit Freud.
2. Voir le remarquable travailde B. Brusset : Découvrir ou fabriquer la vérité ? La pensée psychana-
lytique de S. Viderman, in Revue internationale de psychopathologie, n° 9, 1993.
« De l'argent en psychanalyse et au-delà » 973
1. L'argent, p. 29.
974 Jean-François Rabain
L'ARGENT ET LE CADRE
1. L'argent, p. 142.
« Evolution du cerveau et création de la conscience »
de John C. Eccles 1
Denys RIBAS
John C. Eccles, prix Nobel de médecine pour ses travaux sur la synapse, nous
livre à quatre-vingts ans le résultat d'une méditation sur l'origine de la conscience
et de la spécificité humaine qui a sous-tendu le travail de toute sa vie. Partant de
l'anatomie comparée du singe, des hominidés et de l'homme, il fouille la neuro-
anatomie moderne pour en faire surgir une double dimension : d'une part, il nous
montre que les progrès de l'organisation cérébrale sont indissociables des progrès
de l'évolution vers l'hominisation, d'autre part, il décolle les plans neuroanato-
mique et neurophysiologique de celui de la conscience et de la pensée.
Aujourd'hui où l'influence de Darwin sur Freud fait l'objet de publications,
il sera intéressant pour ceux qui en ont la compétence de voir discutées les thèses
qui s'opposent sur la manière dont les sauts progrédients se sont opérés dans
l'évolution des espèces. Le profane reste saisi par le petit nombre d'individus
concernés et les millions d'années nécessaires...
Le médecin fait aussi un voyage dans le temps, plus modeste, en réactivant
les traces mnésiques laissées par son apprentissage de la neuroanatomie, pour
découvrir beaucoup plus de subtilité : le modèle s'éloigne radicalement de la
connection électrique. Spécialiste de la synapse, l'auteur donne un aperçu de son
extraordinaire complexité. Mais surtout, par une critique nourrie par un abord
scientifique médical, il remet en cause « l'homme neuronal » de Jean-Pierre
Changeux. La conscience devient une activité de l'ensemble du cerveau, irréduc-
tible au fonctionnement neurologique de base. L'auteur propose alors d'appli-
quer à l'interface du psychique et du neurologique la dualité ondulatoire/corpus-
culaire de la physique moderne telle que l'articule la mécanique quantique. La
question qu'il se pose est en effet la modalité selon laquelle la conscience modifie
l'état cérébral pour aboutir à des commandes d'actions musculaires permettant
d'agir, de parler. Il faut bien qu'il y ait interaction. En décrivant une synapse
« probabiliste », il donne beaucoup de poids à son hypothèse, qui n'enfreint plus
les lois de la physique, à condition de tenir compte des progrès de cette dernière.
C'est évidemment une grande joie pour un psychanalyste de voir une cri-
tique interne à la science corriger le mécanicisme désuet qui est habituel dans
l'approche du psychique à partir de l'étude du corps.
Eccles pense que l'évolution humaine a fait un saut qualitatif qui en modifie
les lois : la sélection naturelle n'opère plus sur les capacités cérébrales, et d'ail-
leurs les individus les plus doués se reproduisent moins que ceux qui sont défa-
vorisés. Il en conclut à une stabilisation de l'évolution biologique de l'homme,
dont la progression est devenue sociale et culturelle.
Une des plus anciennes preuves d'un accès à une dimension authentique-
ment humaine est pour lui l'apparition de l'altruisme : le squelette d'un handi-
capé d'une quarantaine d'années, incapable de marcher depuis sa naissance,
prouve qu'il a été nourri par ses parents et ses proches. Il accorde aussi beau-
coup d'importance à la participation du père, ignorant bien sûr de son rôle dans
la procréation, à l'élevage des petits. Des traces de pas conservées exceptionnel-
lement montrent un homme qui marche à côté d'un enfant, qu'il tient par la
main. Des traces de pas plus petites, celles vraisemblablement de la mère, se sont
glissées dans les siennes, comme par jeu...
Saut qualitatif de la conscience et saut dans l'évolution des espèces confor-
tent Eccles dans une croyance en Dieu dont il fait part dans sa postface, « Après
dix chapitres darwiniens » — même s'il complique beaucoup le modèle en intro-
duisant l'apparition de la conscience —, il lui faut faire une hypothèse finaliste
pour donner un sens à l'émergence de l'humain, et à sa propre vie.
Eccles n'est pas psychanalyste, et sa croyance religieuse est probablement ce
qui a soutenu sa défiance de l'homme machine. Qu'importe, car sa critique du
dedans a certainement plus de chance d'être entendue des scientifiques classiques
que tout ce que nous pouvons dire du dehors.
Bien entendu, lui échappe aussi la nécessité d'une négativation, du refoule-
ment pour que du psychique s'organise, de l'inconscient pour qu'il y ait
conscience. Mais cela nous le savons...
Denys Ribas
33, rue Traversière
75012 Paris
« L'incomplétude du symbolique »1
de Guy Le Gaufey
Bernard PENOT
« Il ne reste, pose Descartes, que la seule idée de Dieu dans laquelle il faut
considérer qu'il y a quelque chose qui n'ait pu venir de moi-même. » Jamais
esprit fini n'aurait pu, pose-t-il, se forger une telle idée s'il n'avait été « informé »
de l'existence de cela sans l'avoir appris, de façon « innée ». Dieu est ici atteint
comme cause nécessaire de son idée, comme dit Alquié, et c'est justement parce
que la valeur représentative de cette idée de Dieu est nulle que le savoir qu'elle
nous procure est certain.
Du fait qu'existe au moins une représentation dont le sujet sait ne pas pou-
voir être la cause, ego s'en déduit avec certitude. Le sujet s'assure donc d'un
Dieu en même temps que du monde, et de lui-même. Nous avons bel et bien là
« un sujet sans précédent », en rupture radicale avec la conception aristotéli-
cienne du rapport empirique au monde sensible. C'est un véritable bonheur que
de suivre Le Gaufey dans son rappel des effets de la pensée d'Aristote au travers
de la scholastique médiévale, mettant en évidence le caractère radicalement fon-
dateur du cogito cartésien.
sion d'infini — qu'il s'attache donc à éliminer. Mais il lui fallait user pour cela
d'un système de signes assurés... de ne rien représenter.
Or, l'usage de cette lettre strictement hors sens a conduit, souligne Le Gau-
fey, à un résultat diamétralement opposé, par où se dévoile que l'armature sym-
bolique, isolée et distinguée avec le maximum de précautions, « se ferme sur une
incomplétude ». La notion centrale que l'ouvrage entend nous faire saisir, c'est
que la valeur sémantique négative de ce terme d''incomplétude ne doit pas faire
illusion : « Il s'agit bien là, insiste l'auteur, d'une propriété constitutive de cet
ordre [symbolique] et non d'une fâcheuse lacune à laquelle il faudrait parer de
toute urgence [...]. L'impact du théorème de Gôdel est alors de donner sa place
à ce roc [sic] qui, du coup, n'est plus à entendre comme défaut dans la rigueur
nécessaire des démonstrations, mais comme un élément de structure dans la
rationalité elle-même. »
conduit en somme à soutenir que : « Oui, la réalité psychique est bien le lieu de
fabrication de toutes les formations de l'inconscient, mais non, elle ne saurait
jamais se suffire à elle-même. » Par là s'ouvre toute la problématique freudienne
de la trace de l'objet perdu, ainsi que la notion clé d'après-coup.
Mais alors même que le savoir scientifique, découlant du sujet cartésien
(conscient de soi), allait de conquête en conquête, Freud produisait une amorce de
rupture sans précédent, que l'on pourrait formuler avec lui : qu'il y aurait de la pen-
sée inconsciente. Un tel constat implique que le Ich freudien n'est plus, ni de fait, ni
surtout de droit, dans un rapport de production vis-à-vis des représentations qui
l'habitent » : il n'en est plus l'agent, « bien plutôt le patient » !... Et pourtant,
ce remarquable décentrement (Copernicien, a-t-on dit) n'empêche pas Freud de
maintenir l'attribution à ce Ich d'une fonction essentiellement unifiante, comme
détenteur et pourvoyeur d'unité — dans « la vie d'âme », comme il s'exprime.
Parvenu à ce point, l'auteur nous avertit : « Les énormes écarts manifestes
entre des savoirs comme le logique et le psychanalytique ne doivent pas abu-
ser », car le principe de leur mise en ligne dans la trajectoire même de cet
ouvrage n'est autre que la question du sujet. Ce qui demeure problématique, en
effet, c'est qu'une représentation (inconsciente) ne peut jamais re-présenter quoi
que ce soit que pour quelqu'un. Si l'on peut concevoir avec Freud qu'il y ait de la
pensée inconsciente, il faut bien poursuivre la question : comment y aurait-il de
la pensée sans sujet ?...
C'est précisément, nous dit Le Gaufrey, ce « guingois »-là que Lacan a
remis en travail dès son entame du stade du miroir (1936), où la fonction uni-
fiante de l'ego freudien est ramenée au seul registre spéculaire (imaginaire) dans
lequel le moi trouverait sa consistance. Il faut le constater : « ni le Ich freudien,
ni l'ego cartésien ne présentaient cette fracture-là ; en eux, ce qui s'appelle main-
tenant le moi et le sujet était dans une perpétuelle coalescence [...] Un sujet
dégraissé de la charge imaginaire de l'un, voilà ce que Lacan a produit sur le
marché du savoir dans les années cinquante, et c'est dans ce fil-là, avec un sujet
ramené à la seule dimension symbolique, que la perspective d'une incomplétude
propre à cette dimension est venue au jour. »
C'est donc bel et bien « un départ renversant » qu'opère Lacann, et qui va se
cristalliser dans une théorie originale du signifiant clairement différencié du signe
— théorie que Le Gaufey nous aide (enfin) à bien démarquer de celle de Saussure.
Lacan formule lui-même son virage : ce qui est fondamental à ses yeux, c'est que
« le rapport du réel au pensé n'est pas celui du signifié au signifiant, et que le primat
que le réel a sur le pensé s'inverse du signifiant au signifié » (Ecrits, p. 705). Autre-
ment dit — et c'est sans doute là son innovation conceptuelle majeure —, Lacan
pose que la catégorie du réel diffère foncièrement du champ de la réalité conçue
comme effet du rapport signifiant, c'est-à-dire comme signifié.
« L'incomplétude du symbolique » 983
c'est ce que représente le A barré, à partir duquel peut exister le sujet du fantasme
— le signifiant du manque dans l'Autre venant dès lors en position clé dans la
détermination de tout sujet humain.
Après la remarquable saisie par Le Gaufey de l'aventure logico-mathéma-
tique contemporaine, nous pouvons nous rendre compte que le savoir freudien
ne vient aucunement heurter ou frapper d'autres savoirs qui seraient d'une autre
trempe rationnelle : il vient bien plutôt s'élaborer, à sa manière, autour de cette
incomplétude commune du symbolique.
Dans la mesure où il garde quelque souci de la praxis qui le spécifie, le
savoir psychanalytique a pour spécificité, pour génie propre, l'aptitude à recon-
naître ce qu'ont de décisif les relances imaginaires, au carrefour des réseaux sym-
boliques auxquels la plupart des sciences aspirent encore à se confondre totale-
ment. C'est sans doute ce qui a amené Lacan à tant travailler, dans les dernières
années de son enseignement, la question des noeuds, concevant la réalité psy-
chique comme « nouage » de réel, de symbolique et d'imaginaire — la formation
du fantasme comprenant précisément la part d'imaginaire qui vient faire bou-
chon à l'incomplétude, en la masquant (comme le transfert) dans le même temps
qu'elle la révèle.
Bernard Penot
36, rue de l'Arbalète
75005, Paris
Résumés
Marie MOSCOVICI.
— Les préhistoires : pour aborder Totem et Tabou
Résumé — Ce texte se propose de rappeler les raisons pour lesquelles Totem et Tabou n'est
pas à interroger d'abord sur le terrain de l'anthropologie comparée proprement dite, dont la
psychanalyse prétendrait fournir une interprétation souveraine. Les enjeux de ce travail de
Freud semblent être véritablement ceux qu'annonce son sous-titre « Quelques concordances
entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés ».
L'objet de l'étude est bien, comme toujours chez Freud, la vie psychique. La recherche des
concordances avec certaines données de l'anthropologie a le même statut que celle des analo-
gies avec certains faits de l'histoire dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste.
Cette recherche ouvre l'extension de l'exploration psychanalytique aux processus et produc-
tions de la culture, dans la mesure où elle s'attache à la question de la primitivité, à la fois chez le
« primitif » réel et comme qualité psychique qualifiant, selon Freud, les processus inconscients.
Les préhistoires envisagées sont celles qu'aussi bien l'étude des populations primitives actuelles
que celle du psychique primitif chez les névrosés amènent à construire.
Summary — This article aims to remind the reader of the reasons why Totem and Taboo
should not be read simply against the background of comparative antheropology as such, a
field over which psychoanalysis would daim sovereign rights of interpretation. The key to
Freud's work is rather to be found in the subtitle : « Some points of agreement between the
mental lives of savages and neurotics ». As usual in Freud's work, the aim of the study is the
psychical life. The search for such points of agreement with the data of certain areas of anthro-
pology has the same place here as that of the analogies with certain historical facts in Freud's
other text Moses and Monotheism.
This field of research widens the extension of psychoanalytic inquiry to encompass the
processes and the productions of a culture, in the sense that it explores the question of primiti-
veness, both with the real « primitive » and the psychic quality which characterises, according
to Freud, unconscious processes. The prehistories which such research aims at are thus those
which both the study of real primitive populations and that of the primitive psychic life of neu -
rotics lead one to construct.
Ubersicht — Dieser Text versucht zu ergründen, warum Totem und Tabu nicht auf dem
Gebiet der vergleichenden Anthropologie angegangen werden sollte, in welchem die Psycho-
analyse behaupten würde, eine souveräne Deutung liefern zu können. Was in dieser Arbeit auf
dem Spiel steht, ist im Untertitel enthalten : « Einige Ûbereinstimmungen im Seelenleben der
Wilden und der Neurotiker ». Das objekt der Studie ist, wie immer bei Freud, das psychische
Leben. Die Suche nach Ubereinstimmungen mit gewissen Angaben der Anthropologie hat die
gleiche Stellung wie die Suche nach Analogien mit gewissen historischen Tatsachen im Der
Mann Moses und die monotheistische Religion.
Diese Untersuchung eröffnet die Ausdehnung der psychoanalytischen Erforschung auf die
Prozesse und Produkte der Kultur, da sie sich mit der Frage der Primitivität befasst, sowohl
beim wirklichen « Primitiven » als auch als psychische Qualität, welche fur Freud die unbewus-
sten Prozesse kennzeichnet.
Die Vorgeschichten, welche erwägt werden, können sowohl durch die Studie der aktuel-
len primitiven Bevölkerungen als auch durch die Studie der primitiven Psyche beim Neurotiker
konstruiert werden.
Resumen — Este texto se propone recordar las razones por las cuales no es competente inter-
roger a Totem y Tabû ante todo desde el campo de la antropologia comparada propiamente
dicha, del cual el psicoanalisis pretenderla dar una interpretaciôn soberana. Loque esta en
juego en este trabajo de Freud parece ser verdatermente lo que anuncia el subtltulo « Algunas
concordancias entre la vida psiquica de los salvajes y la de los neurôticos ». El objeto del estu-
dio es ciertamente, como siempre en Freud, la vida pslquica.
La bûsqueda de concordancias con ciertos datos de la antropologia tiene el mismo esta-
tuto que aquel de las analogias con ciertos hechos de la historia en El nombre Moisés y la reli-
gion monoteista.
Esta bûsqueda abre la extension de la exploraciôn psicoanalftica a los procesos y produc-
ciones de la culture, en la medida en que alla se dedica a la cuestiôn de la primitividad. al
mismo tiempo en el « primitivo » real y como cualidad psfquica calificante, segûn Freud, de los
procesos inconscientes. Las prehistorias consideradas son aquellas que tanto et estudio de las
poblaciones primitives actuales como et de lo psiquico primitivo en los neurôticos conducen a
construir.
Riassunto — In questo testo vengono ricordate le ragioni per cui Totem e Tabu non andrebbe
letto in primo luogo sul terreno della stretta antropologia comparata, di cui la psicoanalisi pre-
tenderebbe di fornire la pricipale interpretazione. La posta in gioco effettiva di questo lavoro di
Freud sembrerebbe essere quella annunciata nel sottotitolo : « Ancune concordanze nella vita
psichica dei selvaggi e dei nevrotici ».
Corne sempre l'oggetto dello studio di Freud ô appunto la vita psichica. La ricerca delle
concordanze con alcuni dati della antropologia ha lo stesso statuto di quello delle analogie con
alcuni fatti della storia nel L'Uomo Mosè e la religione monoteista. Questa ricerca apre all'es-
tenzione dell'esplorazione psicoanalitica ai processi e alle produzioni della cultura nella misura
Résumés 987
in cui affronta la questions del primitivo sia net « primitivo » vero che corne qualité psichica che
secondo Freud qualifica i processi inconsci.
Le preistorie prese in considerazioni sono quelle construite a partire sia dello studio delle
popolazioni primitive attuali che da quello dello psichico primitivo dei nevrotici.
Résumé — Cet article aborde le problème des différences culturelles à partir des universaux psy-
chiques. Bien que contestée, la notion freudienne de « fantasmes originaires » peut aider à repérer
ce qui est universel dans les symboles culturels. Deux questions principales se posent alors :
quelles sont les processus de transformations (les médiations) qui font passer du fantasme
inconscient au symbole public, et où faut-il situer le seuil de différenciation au-delà duquel l'inva-
riant prend des formes diversifiées ? Ces interrogations sont illustrées d'exemples mélanésiens.
Mots clés — Fantasme. Symbole. Castration. Scène primitive. Différenciation sexuelle. Mère
phallique. Complexe d'OEdipe. Universaux. Mélanésie.
Summary — This article approaches the problem of cultural différences from the perspective
of psychic universals. Although it is the subject of much debate, the Freudian idea of « primary
phantasies » can help us to pinpoint what is universal in the domain of cultural symbols. Two
central questions now emerge : what are the processes of transformation (the mediations)
which tum the unconscious phantasy into a public symbol, and where should one situate the
threshold of differentiation beyond which the invariable élément will take on diversified forms ?
These questions are illustrated with examples from Melanesian culture.
Obereicht — Dieser Artikel behandelt das Problem der kulturellen Unterschiede, von den psy-
chischen Universalien ausgehend. Obwohl umstritten, kann der freudsche Begriff der
«Urphantasien » dazu beitragen, das Allgemeine in den kulturellen Symbolen zu erfassen. Zwei
Hauptfragen stellen sich somit : welches sind die Mediationsprozesse, die den Ubergang von
der unbewussten Phantasie zum öffentlichen Symbol bewirken und wo liegt die Differenzie-
rungsschwelle, oberhalb welcher die Invariante verschiedene Formen annimmt ? Diese Fragen
werden durch Beispiele aus Melanesien illustriert.
Resumen — Este articulo aborda los problemas de las diferencias culturales a partir de los uni-
versales psiquicos. Aunque contestada, la nociôn freudiana de « protofantasias » puede ayudar
a localizar aquello que es universal en los simbolos culturales. Dos cuestiones principales se
i
plantean enfonces : Cuales son los procesos de transformaciones (las mediaciones) que
i
hacen pasar de la fantasia inconsciente al simbolo pûblico ? y dônde es necesario situar el
umbral de diferenciaciôn mâs alla del cual lo invariable toma formas diversificadas ? Las inter-
rogaciones son ilustradas mediante ejemplos melanesios.
Riassunto — Questo articolo affronta il problema delle differenze culturali a partira dagli uni-
versali psichici. Anche se contestata, la nozione freudiana di « fantasma originario » puo' aiu-
tare ad individuare cio'che nei simboli culturali ô universale. Si pongono allora due questioni
principali : quali sono i processi di trasformazione (le mediazioni) che fanno passare dal fan-
tasma inconscio al simbolo pubblico, e dove bisogna situare la soglia della differenziazione al
di là della quale assume forme differenziate ? Questi interrogativi sono illustrati da esempi della
Melanesia.
Résumé — Cette contribution s'appuie sur l'étude des fantasmes originaires dans la culture
musulmane et plus particulièrement sur l'analyse de l'intrication entre le fantasme de séduction
et la violence. Nous montrons comment les relations de violence entre le père et sa fille furent,
dans l'Islam, soutenues par des facteurs qui exacerbèrent les pulsions érotiques entre les deux
protagonistes. La fétichisation de la virginité de la fille et, dans la Corne de l'Afrique, la coutume
de l'infibulation féminine vont susciter chez tout homme adulte des fantasmes de castration
devant le sexe féminin « cousu ». Nous observerons alors un déplacement des intérêts mascu-
lins, du dehors vers le dedans du sexe, du devant vers le « derrière » du corps féminin, intérêts
lisibles dans l'intrication entre pulsions anales et pulsions sexuelles. A propos de cette « fétichi-
sation des fesses », nous reprenons le fantasme masochiste décrit par Freud, « Un enfant est
battu », et nous montrons que la fille continue à imaginer des punitions froides et passionnelles
de la part du père, même quand la violence de ce dernier ne se manifeste pas ; ces fantasmes
nous semblent être une des séquelles d'une fixation oedipienne tardive et prolongée.
Mots clés — Fantasme de séduction. Punitions froides. Masochisme féminin. Pulsions anales.
Résumés 989
Summary — This article centres around a study of primary phantasies in Muslim culture and
especially on the analysis of the link between the seduction phantasy and violence. We show
how the relations of violence between father and daughter were, in Islam, maintained by factors
which exacerbated the erotic currents between the two protagonists. The fetishisation of the
daughter's virginity and, in the Horn of Africa, the custom of féminine infibulation will provoke
phantasies of castration for the male adult when confronted with the « stitched » woman's sex.
We then see a displacement in the man's interests from the outside to the inside of the sex, from
the front to the « back » of the woman's body. Thèse interests are seen in the close link between
anal and sexual drives. This « fetishisation of the buttocks » gives us a perspective from which ti
reread Freud's paper « A Child is being Beaten », and we show that the daughter continues to
imagine brutal and passionate punishments from the father, even when the latter's violence is not
manifest. These phantasies seem to be a consequence of a late and prolonged oedipal fixation.
Ubersicht
— Dieser Beitrag stützt sich auf das Studium der Urphantasien in der mohammeda-
nischen Kultur und speziell auf die Analyse der Verknüpfung zwischen den Verführungsphanta-
sien und der Gewalt. Wir zeigen auf, wie die Gewaltsbeziehungen zwischen Vater und Tochter im
Islam von Faktoren unterstützt wurden, welche die erotischen Triebe der zwei Protagonisten
erregten. Die Fetischisierung der Jungfräulichkeit des Mädchens und, in der Spitze Afrikas, der
Brauch der weiblichen Infibulation rufen bei jedem erwachsenen Mann Kastrationsphantasien
vor dem « genähten » weiblichen Geschlechtsteil hervor. Wir können somit eine Verschiebung
der männlichen Interessen von aussen nach dem Innern des Sexes beobachten, von vorne nach
dem « Hintern » des weiblichen Körpers, Interessen, welche in der Verknüpfung zwischen analen
und sexuellen Trieben erkannt werden können. Anhand dieser « Fetischisierung der Hinterbac-
ken » nehmen wir die von Freud beschriebenemasochistische Phantasie « Ein Kind wird geschla-
gen »wieder auf und zeigen, dass das Madchen fortfährt, sich kalte und leidenschaftliche Strafen
vom Vater vorzustellen, auch wenn die Gewalt des Vaters nicht manifest ist ; diese Phantasien
scheinen uns eine der Folgen einer späten und verlängerten ödipalen Phase zu sein.
padre, aun cuando la violencia de este ûltimo no se manifiesta ; estas fantasias nos parecen ser
una de las secuelas de una fijaciôn edfpica tardfa y prolongada.
Riassunto — Questo contributo si basa sullo studio dei fantasmi originari nella cultura mussul-
mana ed in particolare sull'analisi dell'intreccio fra i fantasmi di seduzione e la violenza. Viene pre-
sentato corne le relazioni di violenza tra il padre e la figlia, nell'lslam, furono sostenute da fattori
che inaspriscono tra i protagonisti le loro pusioni erotiche. La feticizzazione della verginità della
figlia e l'abitudine dell'infibulazione delle femmine nel Corno d'Africa, suscitano negli uomini
adulti fantasmi di castrazione davanti al sesso femminile « cucito ». Si osserva allora uno sposta-
mento degli interessi maschili che dal fuori va verso il dentro del sesso, e dal davanti va verso il
« didietro » del corpo femminile. Sono interessi leggibili nell'intreccio tra pulsioni anali e pulsioni
sessuali. A proposito di questa « feticizzazionedelle natiche », riprendiamo il fantasma masochista
descritto da Freud, « Un bambino viene picchiato », e mostriamoche la figlia continua ad immagi-
nare punizioni paterne fredde e passionali, anche quando non manifesta più violenza. Questi fan-
tasmi sembrano essere un postumo di una tardiva e protratta fissazione edipica.
Guillaume SURENA.
— La psychanalyse et son étranger
Résumé — La psychanalyse n'est pas une anthropologie. Mais son rapport avec la société
dans laquelle elle se pratique mérite une attention particulière. Ce au moment où le phénomène
migratoire, devenu irréversible, oblige tout psychanalyste à prendre en charge des patients dont
les références culturelles lui sont étrangères.
Les psychanalystes nègres se doivent de prendre une nécessaire distance avec la critique
fanonienne du freudisme et avec les prétentions de l'ethnopsychanalyse.
Summary — Psychoanalysis is not an anthropology. But its relation to the society in which it
is practiced merits our attention. Especially so at a moment when the migratory process, which
has become irreversible, makes every analyst take on patients whose cultural co-ordinates are
foreign to him.
Negro psychoanalysts must distance themselves from Fanon's critiques of Freud and with
the daims of ethnopsychoanalysis.
Key-words — Anthropology. Migration. Psychoanalysis. Science.
Résumés 991
Ubersicht — Die Psychoanalyse ist keine Anthropologie. Ihre Beziehung zur Gesellschaft, in
welcher sie ausgeübt wird, verdient jedoch eine besondere Aufmerksamkeit, besonders jetzt,
wo das Völkerwanderungsphänomen, unaufhaltsam geworden, jeden Psychoanalytiker dazu
führt, Patienten zu behandeln, deren kulturelle Referenzen ihm fremd sind.
Die Negerpsychoanalytiker müssen eine notwendige Distanz zu der Kritik Fanons betreffend
der freudschen Lehre nehmen, sowie auch zu den ethno-psychoanalytischen Anmassungen.
Jean BERGERET.
— Psychanalyse et universalité interculturelle
Résumé — La psychanalyse est sans doute fondée à prétendre au statut de système de pensée
universelle destinée à répondre aux principales questions que se pose l'homme de toutes varié-
tés culturelles sur ses origines et les aléas de son destin relationnel. Cette capacité d'écoute et
de réponse universelle découle des capacités de liaison dont a fait preuve le préconscient freu-
dien, ce qui a conduit la psychanalyse à proposer une vue assez synthétique des approches
particulières aux différentes sciences humaines de voisinage.
Cependant, dans le cours assez bref d'une existence, même quand celle-ci se voit bien
remplie, et en fonction des limites adaptatives et défensives imposées par une affectivité
demeurée heureusement humaine, Freud n'a pas été en mesure de nous proposer une prise en
compte consciente complètement élaborée de l'ensemble des intuitions signalées par un pré-
conscient tout à fait génial dans ses fonctions associatives.
Un travail de décodage des pensées demeurées latentes chez Freud nous incombe ainsi
que la poursuite par nos soins des élaborations demeurées inachevées dans une oeuvre à
992 Revue française de Psychanalyse
laquelle nous ne rendons pas hommage en la considérant comme définitivement close dans les
seuls termes ayant servi à sa révélation.
Il s'agit d'ouvrir un débat d'ensemble sur l'évolution de la théorie, de la clinique et de la
transmission de la psychanalyse.
Mots clés — Culture. Universalité. Théorie. Clinique. Formation. OEdipe. Narcissisme. Exercice
de la psychanalyse.
Ubersicht — Die Psychoanalyse ist ohne Zweifel berechtigt, den Status eines universalen
Denksystems zu beanspruchen, dazu bestimmt, die wichtigsten Fragen, welche sich der Men-
sch in den verschiedensten Kulturen über seine Ursprünge und über die Schicksalszufälle sei-
ner Beziehungen stellt, zu beantworten. Diese universale Empfangs- und Beantwortungsfähig-
keit ergibt sich aus den Bindungsfähigkeiten des freudschen Vorbewussten, was die
Psychoanalyse dazu geführt hat, eine ziemlich synthetische Ansicht der speziellen Zugänge zu
den verschiedenen Nachbarswissenschaften vorzuschlagen.
Im relativ kurzen Verlauf einer Existenz, auch wenn sie gut ausgefüllt ist, und aufgrund von
Grenzen, welche eine zum Glück menschlich gebliebene Affektivität für Anpassung und
Abwehr benötigte, konnte uns Freud jedoch keine vollkommene bewusste Verarbeitung der
Gesamtheit seiner Intuitionen vorschlagen, welche durch ein in seinen assoziativen Funktionen
ganz geniales Vorbewusstsein angedeutet wurden.
Es liegt uns somit ob, die latent gebliebenen Gedanken Freuds zu entschlüsseln, sowie
auch die unfertig gebliebenen Verarbeitungen weiterzuführen ; wir erweisen seinem Werk
keine Ehre, wenn wir es als definitiv abgeschlossen halten, mit der Begrenzung auf die Begriffe,
welche zu seiner Entwicklung dienten.
Es geht darum, eine Gesamtdebatte über die Entwicklung der Théorie, Klinik und Ubermit-
tlung der Psychoanalyse zu eröffnen.
Schlüsselworte — Kultur. Universalität. Theorie. Klinik. Ausbildung. Odipus. Narzissmus.
Ausübung der Psychoanalyse.
Résumés 993
Resumen — El psicoanalisis esta sin duda capacitado para pretender el estatuto de sistema de
pensamiento universal destinado a dar respuesta a los principales interrogantes que se plantea
el hombre de todos los horizontes culturales sobre sus origenes y las incertidumbres de su des-
tino relacional. Esta capacidad de escucha y de respuesta universal brota de las capacidades de
ligazôn de la cual a dado prueba el preconsciente freudiano, lo que condujo al psicoanélisis a
proponer un punto de vista bastante sintético de los enfoques particulares sobre las diferentes
ciencias humanas del entorno.
Sin embargo, en el curso breve de una existencia, aûn cuando esta haya sido plena, y en
funciôn de los limites adaptativos y defensivos impuestos por una afectividad que permaneciô
afortunadamente humana, Freud no ha estado en condiciones de proponernos consideraciones
conscientes completamente elaboradas del conjunto de las intuiciones senaladas por un pre-
consciente totalmente genial en sus funciones asociatiavas.
Un trabajo de desciframiento de los pensamientos latentes en Freud nos incumbe asi como
la continuaciôn, a través de nuestra dedicaciôn, de las elaboraciones que permanecen inacaba-
das en una obra, a la cual no rendimos homenaje considerândola como definitivamente cerrada
ûnicomente en los términos que sirvieron a su relevaciôn. Se trata de abrir un debate general
sobre la evoluciôn de la teorla, de la clinica y de la transmisiôn del psicoanélisis.
Parole chiavi — Cultura. Universalita. Teoria. Clinica. Formazione. Edipo. Narcisismo. Eserci-
zio della Psicoanalisi.
994 Revue française de Psychanalyse
Résumé — La psychanalyse naît dans le contexte de la modernité, issue d'une longue trans-
formation de la culture occidentale — du Moyen Age à nos jours —, marquée par l'avènement
de l'individualité psychique (du sujet) ; elle devient possible quand les conflits psychiques et
les instances sont suffisamment intériorises. Produit du malaise de la culture à l'époque du
« désenchantement du monde », la psychanalyse tente de porter remède à la souffrance de l'in-
dividu privé des repères collectifs et des idéaux religieux. La création freudienne se situe dans
la filiation de Spinoza, « juif hérétique », qui avait proposé, à la place de la religion, le chemin
de la connaissance de soi ; il avait ouvert la voie tant aux Lumières qu'au romantisme qui repré-
sentent aussi la « préhistoire » de la psychanalyse.
Mots clés — Clivage. Culture. Complexe d'OEdipe. Ethnologie. Illusion. Modernité. Religion.
Spinoza. Universalité.
Summary — Psychoanalysis was born in the context of modernity, the resuit of a long trans-
formation of Western culture, lasting from the Middle Ages to today and marked by the émer-
gence of psychic individuality (of the subject). It became possible when the psychic conflicts
and agencies were sufficiently interiorised. A product of the discontents of a culture at the time
of « the disenchantment of the world », psychoanalysis aims to remedy the suffering of the
individual deprived of collective co-ordinates and religious ideals. The Freudian creation is
situated in the tradition of Spinoza, a heretic who proposed, in place of religion, the route of
self knowledge : he opened the way for both the Enlightenment and for the Romanticism
which form the « prehistory » of psychoanalysis.
Key-words — Splitting. Culture. OEdipus Complex. Ethnology. Illusion. Modernity. Religion.
Spinoza. Universality.
Ubersicht — Die Psychoanalyse entsteht im Kontext der Modernität, Resultat einer langen
Umwandlung der westlichen Kultur — vom Mittelalter bis heute —, in welcher sich die psy-
chische Individualität (des Subjekts) durchgesetzt hat ; sie wird möglich, wenn die psychis-
chen Konflikte und die Instanzen genügend verinnerlicht sind. Als Produkt des Unbehagens
der Kultur zur Zeit der « Enttäuschung der Welt », versucht die Psychoanalyse das Leiden des
Individuums, welches seine kollektiven Marken und seine religiösen Ideale verloren hat, zu lin-
dern. Die freudsche Schöpfung liegt in der Filiation von Spinoza, dem häretischen Philoso-
pher welcher anstelle der Religion den Weg der Selbsterkenntnis vorgeschlagen natte ; er
natte sowohl der Aufklärung wie auch der Romantik den Weg eröffnet, welche auch die « Vor-
geschichte » der Psychoanalyse darstellen.
Resumen — El psicoanâlisis nace del contexto de la modernidad, surgida de una larga trans-
formaciôn de la cultura occidental — de la edad media hasta hoy — marcada por el adveni-
miento de la individualidad pslquica (del sujeto) ; él es posible cuando los conflictos psiquicos
y las instancias estân suficientemente interiorizadas. Producto del malestar de la cultura en la
época del « desencanto del mundo », el psicoanâlisis intenta remediar el sufrimiento del indivi-
duel privado de referencias colectivas y de ideales religiosos. La creaciôn freudiana se situa en
la filiaciôn de Espinosa, « judio herético », que habfa propuesto en lugar de la religion, el
camino del conocimiento de si mismo ; él despejô la via tanto a las Luces como al romanti-
cismo, que representan también la « prehistoria » del psicoanalisis.
Riassunto — E' nel contesto della modernità che nasce la psicoanalisi, venendo fuori da una
lunga trasformazione della cultura occidentale
— che va dal medio-evo ai giorni nostri —
segnata dall'awento dell'individualità psichica (del soggetto). Essa diventa possibile quando i
conflitti psichici e le istanze sono sufficentemente interiorizzati. La psicoanalisi, prodotto del
malessere della cultura nell'epoca « del mondo disincantato », cerca di portare un rimedio alla
sofferenza dell'individuo privo di riferimenti collettivi e d'ideali religiosi. La creazione freudiana
si pone nella discendenza « giudeo-eretica » di Spinoza che al posto della religione aveva pro-
posto il cammino della conoscienza di sa, aprendo la strada sia ai Lumi che al romanticismo,
rappresentando cosi' la « preistoria » della psicoanalisi.
Parole chiavi — Scissione. Cultura. Complesso d'Edipo. Etnologia. Illusione. Modernità. Reli-
gione. Spinoza. Universalité.
Résumé — A partir d'un exercice d'imagination similaire à celui proposé par Freud par rapport
à Rome, on interroge la pleine applicabilité de la conception freudienne du processus civilisa-
teur ainsi que les restrictions imposées à notre compréhension des faits cliniques par une
métapsychologie excessivement tributaire des névroses.
Mots clés — Lien social. Culture. Rome. Lima. Métissage. Domination. Catastrophe historique.
process and the restrictions imposed on our grasp of clinical matériel by a metapsychology
which stems primarily from the analysis of neurotics.
Ubersicht — In einer Phantasieübung, welche der von Freud vorgeschlagenen, Rom betref-
fend, ähnlich ist, befragen die Autoren die voile Andwendbarkeit der freudschen Konzeption
des Zivilisationsprozesses, sowie auch die unserem Verständnis auferlegten Einschränkungen
der klinischen Fakten anhand einer Metapsychologie, welche den Neurosen ûbermëssig tribut-
pflichtig ist.
Palabras claves — Vinculo social. Cultura. Roma. Lima. Mestizaje. Dominaciôn. Catâstrofe
histôrica.
Parola chiavi — Legame sociale. Culture. Roma. Lima. Metissaggio. Dominazione. Catastrofe
storica.
Résumé — Après avoir mis en évidence que, des son origine, la problématique culturelle s'est
posée dans l'histoire de la psychanalyse, l'auteur tente de démontrer que les différences de
culture ne sont un obstacle à l'analyse que par la façon dont elles sont investies par le sujet. Il
ne pense pas que les formes et les thèmes d'une culture influencent d'une façon radicale les
relations d'objet régnantes au sein d'une ethnie mais, bien plutôt, fait état, à l'aide de son expé-
Résumés 997
rience, de la façon dont elle est utilisée par l'individu à des fins défensives contre des angoisses
psychotiques.
Mots clés — Complexe familial. Etayage sur le groupe. Groupe primaire. Images sociales.
Objet-groupe. Roman culturel.
Summary — Aftyer having shown how, since its origin, the problematic of culture has been
present in the history of psychoanalysis, the author attempts to show how cultural différences
are only an obstacle to analysis to the extent that they are catchected by the subject. The forms
and the themes of a culture do not influence the dominant object relations of an ethnie group
in any radical way. Rather, in fact, the author demonstrates how they are used by the individual
for the purpose of defense against psychotic anxieties.
Key-words — Family Complex. Reliance on the Group. Primary Group. Social Images.
Group-Object. Cultural Romance.
Ubersicht
— Nachdem der Autor hervorgehoben hat, dass die Kulturproblematik sich seit dem
Ursprung der Psychoanalyse gestellt hat, versucht er aufzuzeigen, dass die Kulturunterschiede
nur durch die Besetzungsweise des Subjekts zu einem Hindernis für die Analyse werden. Der
Autor meint, dass die Formen und Themen einer Kultur die in einer Ethnie vorherrschenden
Objektbeziehungen nicht radikal beeinflussen ; er stützt sich auf seine Erfahrung, um zu zeigen,
auf welche Weise die Kultur vom Individuum als Abwehr gegen psychotische Angste gebrau-
cht wird.
Resumen — Luego de haber puesto en évidencia que, desde su origen, la problemâtica cultu-
ral esté présente en la historia del psicoanâlisis, el autor intenta demostrar que las diferencias de
cultura son solo un obstaculo al anâlisis por las formas en las cuales son cargadas por el sujeto.
El no piensa que las formas y los temas de una cultura influyan de una manera radical en las
relaciones de objeto reinantes en el seno de una etnia, sino mas bien, constata con la ayuda de
su experiencia, la manera de como ella es utilizada por el individuo con fines defensivos contra
angustias psicôticas.
Palabras claves — Complejo familiar. Apoyo en el grupo. Grupo primario. Imâgenes sociales.
Objeto-grupo. Novela cultural.
Riassunto — Dopo aver messo in evidenza che la problematica culturale si è imposta alla psi-
coanalisi sin dalle origini, l'autore cerca di dimostrare che le differenze culturali sono un osta-
colo per la psicoanalisi solo nella maniera in cui il soggetto le investe. Non ritiene che le forme
998 Revue française de Psychanalyse
ed i temi di una cultura influenzino in modo radicale le relazioni oggettuali presenti in una etnia
ma, basandosi sulla sua esperienza, constata piuttosto la maniera in cui l'individuo le utilizza
per difendersi contro le angosce psicotiche.
Parole chiavi — Complesso famigliare. Appoggio sul gruppo. Gruppo primario. Immagini
sociali. Oggetto-gruppo. Romanzo culturale.
Summary — One might assume that psychoanalytic thought would follow anthropology in its
concern with the surrounding culturel pluralism. Isn't the analytic situation in fact exemplary of
the heterocultural situation ? The access to the meaning of a patient's discourse is clearly situa-
ted beyong the simple dimension of decoding the linguistic message. It implies the sharing, for
the two interlocuters, of prelinguistuic semantic elements, a fact which lays open interpretation
to the risks which may result from a countertransferential privilege accorded by the analyst to
the manifest but still deceptive nature of the homeoculturalism of the situation.
Key-words — Interpretation. Semantics. Sign. Homeo, Hetero, Cultural, Situation. (Counter-)
Transference.
Ubersicht — Die anthropologische Uberlegung, welche aus dem kulturellen Pluralismus der
Umwelt hervorgeht, kann die psychoanalytische Uberlegung bereichern. Ist die analytische
Situation nicht das Beispiel selbst einer heterokulturellen Situation ? Die Erfassung des Sinns
der Rede des Patienten liegt jedenfalls jenseits der einfachen Entschlüsselung einer linguisti-
schen Botschaft. Sie schliesst die Aufteilung vorsprachlicher Semantikelemente zwischen zwei
Gesprächspartnern ein, was die Deutung den Risiken der Gegenübertragung aussetzt, insofern,
als der Analytiker den manifesten, jedoch trügerischen Charakter des « Homöokulturalismus»
(homéoculturalisme) der Situation privilegiert.
Schlüsselworte — Deutung. Semantik. Zeichen. Homöo-, heterokulturelle Situation.
(Gegen)ùbertragung.
Résumés 999
Resumen — La réflexion antropolôgica surgida del pluralisme) cultural ambiente bien parece
i
de Indole a alimentar en su seno la réflexion psicoanâlitica. La situaciôn psicoanâlitica no es
ejemplar precisamente por la situaciôn heterocultural ? El acceso al sentido del discurso profe-
rido por el paciente se situa en todo caso mâs alla del umbral descifrado de un mensaje lingüis-
tico. Implica el compartir entre los dos interlocutores, elementos semânticos anteriores al len-
guaje, lo que expone a la interpretaciôn a los riesgos que puedan resultar de un privilegio
contratransferencial acordado por el analista al carâcter manifiesto pero enganoso del homeo-
culturalismo de la situaciôn.
Janine ALTOUNIAN.
— Transferts déculturants et inconvenance culturelle
Résumé — La « différence culturelle » est précisément ce qui fait question dans les cas où,
après un trauma historique, c'est plutôt l'indifférenciation sexuelle et la déculturation qui mar-
quent les processus de transmission. Le génocide des Arméniens de 1915 est considéré dans
ses effets sur les descendants des survivants en servant à cet égard de référence à la probléma-
tique psychique du déni d'existence, d'ordre beaucoup plus général. Tant par la perspective
qu'il développe que par l'illustration de sa forme « polyglotte », l'article étudie les modalités de
« l'exil de la langue », ses rapports au langage de l'autre et ses affinités avec la situation analy-
tique.
Mots clés — Transmission et langage après un trauma collectif (le génocide des Arméniens
en 1915). Transferts territoriaux et transfert dans l'analyse. Aphasie culturelle et inconvenance
de la survie. Parole analytique et implosion du déni.
Summary — « Cultural différence » is precisely what poses the problem in cases when, after a
historical trauma, it is sexual indifferentiation and deculturation which characterise the process
1000 Revue française de Psychanalyse
of transmission. The génocide of the Armenians in 1915 is studied in its effects on the descen-
dants of the survivons, serving as a reference for the psychic problematic of the denial of exis-
tence in a more general sense. The perspective which it develops together with the illustration
of its « polyglot » form allow this article to examine the modalities of « the exile of language »,
its relations to the language of the other and its affinities with the analytic situation.
Ubersicht — Der Kulturunterschied » ist genau das, was Fragen aufwirft in den Fällen, in
«
welchen nach einem historischen Trauma die sexuelle Undifferenzierung und die « Entkulturie-
rung » im Ubermittlungsprozess überwiegt. Die Autorin erwâgt den Völkermord der Arme-
nier 1915 in seinen Auswirkungen auf die Nachkommen der Uberlebenden ; der Genozid wird
somit zur Referenz fur die psychische Problematik der Existenzverleugnung,von weit allgemei-
nerer Natur. Sowohl anhand der erlâuterten Perspektive als auch anhand der Illustration seiner
« polyglotten » Form, untersucht der Artikel die Modalitäten des « Exils der Sprache », seine
Beziehung zur Sprache des andern und seine Verwandtschaften mit der analytischen Situation.
Schlüssalworte — Ubermittlung und Sprache nach einem kollektiven Trauma (der Genozid
der Armenier 1915). Territoriale Ubertragungen und Ubertragung in der Analyse. Kulturelle
Aphasie und Unschicklichkeit des Uberlebens. Analytische Sprache und Implosion der Verleu-
gnung.
Palabras claves — Transmisiôn y lenguaje luego de un trauma colectivo (el genocidio arme-
nio de 1915). Transferencias territoriales y transferencia en el anélisis. Afasia cultural e incon-
veniencia de la supervivencia. Habla analftica e implosion de la renegaciôn.
Riassunto — La « differenza culturale » ô propio cio' che costituisce un problema nei casi in
cui dopo il traoma storico, i processi di trasformazione indicano piuttosto l'indifferenziazione
sessuale e la deculturalizzazione.Il genocidio degli Armeni nel 1915 viene esaminato rispetto
agli effetti sulla discendenza dei soprawissuti, servendo cosi' da riferimento al problema psi-
chico di ordine più générale, del diniego della esistenza. L'articolo, sia con la prospettiva che
Résumés 1001
sviluppa che con l'illustrazione della sua forma « poliglotta », studia le modalité « dell'esilio
dalla lingua », i rapport con la lingua dell'altro e le sue affinita con la situazione analitica.
Parole chiavi — Trasmissione e linguaggio dopo un traoma collettivo (il genocidio degli
Armeni nel 1915). Transfert territoriali e transfert nell'analisi. Afasia culturels ed indecenza della
soprawivenza. Parola analitica ed implosione del diniego.
Jacqueline AMATI-MEHLER.
— La langue exilée
Summary — In our changing world, especially with the mixing of cultures and languages, it
is necessary to elaborate notions of alterity and of individuation more complex than before. In
the analytic process, problems of exile, migration, disturbances of memory, languages and the
loss of cultural référence points often émerge when internal and external boundaries overlap
during the organization of one's identity.
Ubersicht — Unsere Welt veràndert sich, vor allem was die Kreuzung der Kulturen und Spra-
chen anbelangt ; somit scheint der Begriff der Andersheit und der Individuation komplexer als
früher. Im analytischen Prozess erscheinen die Problème des Exils, der Völkerwanderungen, der
Umwälzungen des Gedächtnisses, der Sprachen und des Verlusts der kulturellen Anhang-
spunkte, wenn die äusseren und inneren Grenzen sich im Verlauf der Organisation der Identität
überschneiden.
Resumen — En nuestro mundo cambiante, sobre todo en aquello que concierne al cruce de
culturas y de lenguas, lo que parece imponerse es una nociôn de la alteridad y de la individua-
ciôn mes compleja que antes. En el proceso analitico, los problemas del exilio, de las migra-
ciones, de los trastornos de la memoria, de las lenguas y de la pérdida de senas culturales, se
manifiestan a menudo cuando las fronteras externas e internas se imbrican en el curso de la
organizaciôn de la identidad.
Riassunto — Quello che sembra imporsi nel nostro mutevole mondo, dovuto in particolare
all'incrocio della culture e delle lingue, ô una nozione dell'alterità e dell'individuazione più com-
plessa di una volta. Nelle cure analitiche i problemi legati all'esilio, all'emigrazioni, ai turbamenti
della memoria, delle lingue e della perdita di riferimenti culturali, spesso si manifestano quando
le frontiere esterne ed interne si sovrappongono durante l'organizzazione dell'identità.
Résumé — Le système de représentations de mots, décrit par Freud, est-il unique, regroupant
en son sein les différentes langues connues par un sujet, ou bien y a-t-il un système de repré-
sentations de mots pour chacune des langues apprises, lié aux autres à certains points ?
Ces systèmes de représentations de mots ne sont pas indépendants des « frontières » psy-
chiques, familiales et culturelles, donc de l'identité.
J'examine ici ces possibilités, a contrario, par la présentation d'un cas clinique où s'ob-
serve une pathologie de l'apprentissagedes langues étrangères et de la possibilité d' < écrire ».
Mots clés — Unilinguisme. Bilinguisme. Systèmes de représentations de mots. Frontières psy-
chiques. Pathologie de l'apprentissage des langues étrangères. Impossibilité à écrire.
Ubersicht — Ist das von Freud beschriebene System der Wortvorstellungen ein einziges Sys-
tem, die verschiedenen Sprachen eines Subjekts umfassend, oder gibt es ein Wortvorstellungs-
systeme für jede der erlernten Sprachen, welche in gewissen Punkten in Verbindung treten ?
Dièse Wortvorstellungssysteme sind nicht unabhängig von den psychischen, familiären
und kulturellen « Grenzen », d.h. von der Identität.
Ich untersuche hier diese Möglichkeiten, von einem klinischen Fall ausgehend, bei welchem
eine Pathologieder Fremdsprachenerlernungund der « Schreiböglichkeit» beobachtet wird.
Resumen — i
sistema de las representaciones de palabras, descrito por Freud. Es ûnico,
El
i
reagrupando en su seno las diferentes lenguas conocidas por un sujeto ? o bien existe un sis-
tema de representaciones de palabras para cada una de las lenguas aprendidas, vinculado con
los otros en ciertos puntos ? Estos sistemas de representaciones de palabras no son inde-
pendientes de las « fronteras » psiquicas,familiares y culturales, pues de la identidad.
Examino aquf estas posibilidades, en cambio, por la presentaciôn de un caso clinico en
donde se observa una patologia del aprendizaje de las lenguas extranjeras y de la posibilidad de
« escribir ».
Graciela SCHUST-BRIAT.
— Diptyque : perdre la langue. Les langues retrouvées
temps la langue apprise et celles que j'avais cru conquises aupravant, telle une transcription
simultanée réussie de l'ensemble.
Entre les diverses strates de ma mémoire, tisser un filet, une trame, là où il y avait auparavant
principalement des couches significatives reliées chacune à son contexte temporel particulier.
Les langues retrouvées : Une mémoire simultanée et commune s'est installée et un réseau
multidirectionnel en étoile mis en place.
La désorganisation systématique avait donné naissance à un nouvel univers de références
connexes.
Finalement trois exemples cliniques : Liza, Christopher et Lindsay, me permettront d'illus-
trer au moins trois des raisons du choix de la langue dans laquelle se déroule l'analyse lorsque
l'option est possible.
Mots clés — Clivage. Barrage fonctionnel. Images sonores. Couches significatives. Désorga-
nisation. Réseau feuilleté à connexions multiples. Remaillage réparateur.
Die systematische Desorganisation natte eine neue Welt mit zusammenhängenden Refe-
renzen geschöpft.
Schliesslich, drei klinische Beispiele : Liza, Christopher und Lindsay, welche mir erlauben
werden, mindestens drei Gründe fur die Wahl der in der Analyse angewendeten Sprache zu
illustrieren, insofern die Wahl möglich ist.
Resumen — Diptico, una historia en dos actos o dos paneles para una historia.
Perder la lengua : Impotente, habia perdido las palabras. La pérdida de un sistema, una
lengua desligada, el horror de la afasia sobre mi que sin embargo podia expresarla en otra len-
gua. Hubo que reconquistar en el mismo contexto asociativo y al mismo tiempo, tal como en
una transcripciôn simultanea lograda del conjunto, la lengua aprendida y aquellas que conside-
raba de hecho, desde siempre y para siempre adquiridas.
Entre los diversos estratos de mi memoria, tejer una trama donde habian hasta enfonces
principalmente« capas significativas » cada una ligada a su contexto temporal particular.
Las lenguas reencontradas : Instalaciôn de una memoria comun y simultanea, y creaciôn
de un sistema multidireccional en estrella. La desorganizaciôn sistematica dio nacimiento a un
nuevo universo de referencias conexas.
Finalmente, très ejemplos clinicos : Liza, Christopher y Lindsay, me permitirân ilustrar al
menos très de las razones de la elecciôn de la lengua en la cual se desarrollara el anâlisis,
cuando la opciôn es posible.
Parole chiavi — Scissione. Barriera funzionale. Immagini sonore. Strati significativi. Disorga-
nizzazione. Rete di connessioni multiple a sfoglie. Ritessitura riparatrice.
1006 Revue française de Psychanalyse
Résumé — C'est à partir de l'unité du psychisme humain comme hypothèse de départ que la
pensée de Georges Devereux avance une relation d'équivalence entre l'inconscient privé et la
culture : une investigation ethnologique peut amener selon lui à la connaissance des fantasmes
privés dans la mesure où des items culturels les figurent sous forme de conduites ou de représen-
tations collectives. Cette oeuvre introduit ainsi le principe d'un double énoncé, ethnopsychanaly-
tique, appelé complémentariste, jugé indispensable par Devereux pour la compréhension des
faits de la vie mentale et les troubles psychopathiques. Ceux-ci sont interprétables en termes de
participation ethnique et/ou idiosyncrasique, c'est-à-dire en termes d'interprétation subjective
des segments culturels disponibles. L'oeuvre de Devereux (1927-1980) peut représenter une
application de la théorie et la méthode psychanalytiques ; en même temps qu'un dépassementdu
clivage habituel entre des approches ethnologique et psychanalytique par l'adoption d'un point
de vue, qui fait des sujets à part entière de l'observateur et l'observé, avec leur inconscient ; et
d'un modèle, celui de la relativité. Les réponses de Devereux pour ce qui concerne les différences
culturelles et leur repérage par les psychanalystes ne sont pas directementtraitées : elles sont à
inférer du travail exercé par l'ethnologue et le psychanalyste sur leur contre-transfert.
Mots clés — Complémentarisme. Contre-transfert. Ethnopsychanalyse. Méta-culturel. Zone
d'indétermination. Relativité/clivage.
Summary — Via the supposition that human psychic life is a unified field, Georges Devereux
posited an équivalence between the private unconscious and culture. An ethnological investiga-
tion could thus, he argued, lead to a knowledge of private phantasies to the extent that culturel
éléments figure them in the form of ways of conduct or collective représentations. His work thus
introduces the principle of a dual, ethnopsychoanalytic formulation called « complementarist»
and seen as crucial by Devereux to understand the facts of mental life and psychopathological
problems. These are interpretable in terms of ethnie and/or idiosyncratic participation, that is, in
terms of subjective interpretation of the available cultural éléments. Devereux's work (1927-
1980) represents an application of the theory and method of psychoanalysis : it constitutesa pro-
gress beyond the standard division of ethnological and psychoanalytical approaches via the
model of relativity and a perspective which makes both the observer and the observed subjects in
the full sensé of the word, with an unconscious. Devereux's ideas on cultural différences and the
analyst's sensitivity to them are not directly studied here : they may be inferred from the work car-
ried out by the ethnologist and the psychoanalyst on their own countertransference.
Key-words — Complementarism. Countertransference. Ethnopsychoanalysis. Metacultural.
Zone of Indétermination. Relativity/Splitting.
Ubersicht — Die Denkweise von Georges Devereux geht von der Grundhypothese einer Einheit
der menschlichen Psyche aus, um eine Gleichwertigkeitsbeziehung zwischen dem privaten
Unbewussten und der Kultur aufzustellen : eine ethnologische Untersuchung kann seiner Mei-
Résumés 1007
nung nach zur Kenntnis der privaten Phantasien fùhren, da kulturelle Items sie in Form von
Verhaltensweisen oder kollektiven Vorstellungen zum Ausdruck bringen. Dieses Werk führt somit
das Prinzip einer doppelten, ethnopsychoanalytischen Aussage ein, komplementaristisch
genannt, welche von Devereux für das Verständnis der Tatsachen des geistigen Lebens und der
psychopathischen Störungen als unentbehrlichangesehen wird. Letztere können als ethnische
und/oder idiosynkratische Beteiligung interpretiert werden, d.h. als subjektive Deutung der ver-
fùgbaren kulturellen Segmente. Das Werk von Devereux (1927-1980) kann eine Anwendung
der psychoanalytischen Theorie und Methode darstellen, sowie auch gleichzeitig eine Uberwin-
dung der gewohnten Spaltung zwischen den ethnologischen und psychoanalytischen Betrach-
tungsweisen, dies aufgrund eines Standpunktes, welcher den Beobachter und das Beobachtete
völlige Subjekte werden lässt, mit ihrem Unbewussten, und auch aufgrund eines Modells der
Relativität. Die Antworten von Devereux, was die kulturellen Unterschiede und ihre Ermittlung
durch die Psychoanalytiker betrifft, werden nicht direkt behandelt : sie folgern aus der Arbeit,
welche der Ethnologe und der Psychoanalytiker auf ihre Gegenübertragung ausüben.
Resumen — Es a partir de la unidad del psiquismo humano como hipôtesis de partida que el
pensamiento de Georges Devereux adelanta una relaciôn de equivalencia entre el inconsciente
privado y la cultura : una investigaciôn etnolôgica puede llevar segûn él al conocimiento de las
fantasias privadas en la medida en que los Items culturales las representen bajo la forma de
conductas o de representaciones colectivas. Este trabajo introduce de esta manera el principio
de un doble enunciado, etnosicoanalitico, llamado complementarista, juzgado indispensable
por Devereux para la comprensiôn de los hechos de la vida mental y de los trastornos psicopâ-
ticos. Estos son interprétables en términos de participaciôn étnica y/o idiosincrasica, o sea en
términos de interpretaciôn subjetiva de los segmentes culturales disponibles. La obra de Deve-
reux (1927-1980) puede representar una aplicaciôn de la teorla y el método psicoanaliticos ; al
mismo tiempo que una superaciôn de la escisiôn habituai entre enfoques etnolôgico y psico-
analftico mediante la adopciôn de un punto de vista, que convierte en sujetos de pleno derecho
al observador y al observado, con sus inconscientes ; y con un modelo, el de la relatividad. Las
respuestas de Devereux en lo que concierne a las diferencias culturales y su localizaciôn por los
psicoanalistas, no son directamente tratadas : las mismas hay que inferirlas del trabajo ejercido
por el etnôlogo y el psicoanalista en la contratransferencia.
Riassunto — Partendo dall'ipotesi iniziale dell'unità della psiche dell'umano, Georges Deve-
reux propone una relazione d'equivalenza tra l'inconscio privato e la cultura. Secondo lui l'in-
vestigazione etologica puo' portare alla conoscienza dei fantasmi privati nella misura in cui
degli items culturali li raffigurano con condotte o rappresentazioni collettive. Quest'opera intro-
duce quindi il principio del doppio enunciato etnopsicoanalitico, detto complementarista, che
è ritenuto indispensabile da Devereux per comprendere i fatti della vita mentale ed i disturbi
1008 Revue française de Psychanalyse
psicopatici. Essi possono essere interpretabili in termini d'interpretazione soggettiva dei seg-
menti culturali disponibili. L'opera di Devereux (1927-1980) puo' rappresentare una applica-
zione della teoria e del metodo psicoanalitici e, allo stesso tempo, un superamento dell'abituale
scissions tra gli approcci etologico e psicoanalitico, con l'adozione di un punto di vista che fa
dell'osservatore e dell'osservato dei soggetti interi, con un loro inconscio ; ed anche un modello
della relativita. Le risposte di Devereux a proposito delle differenze culturali e del loro reperi-
mento da parte degli psicoanalisti, non vengono trattate direttamente. Devono essere inferite a
partire dal lavoro dell'etnologo e dello psicoanalista sul loro controtransfert.
DEBATE
Tobie NATHAN and Lucien HOUNKPATIN — « Oro Lè », the power of speech, 787
II — PSYCHOANALYSISAND CULTURE
Jean BERGERET — Psychoanalysis and intercultural universality, 809
Henri and Madeleine VERMOREL — Psychoanalysis and modernity, 841
Max HERNANDEZand Moïsès LEMLU — Discontent on the edges of civilisation, 855
Claude PIGOTT — Culture as an object, 869
Ghita EL KHAYAT — Psychoanalysis in Morocco : cultural résistances, 879
Kouakou KOUASSI — Functions of the dream in traditional Baoulean society, 883
NOTE
Simone VALANTIN — The cold room : a note on Georges Devereux, 955
BOOK REVIEWS
Jean-François RABAIN — Money in psychoanalysisand beyond, by Serge Viderman, 965
Denys RIBAS — Evolution of the brain and the creation of consciousness, by Sir John C. Ec-
cles, 977
Bernard PENOT — The incompletenessof the symbolic, by Guy Le Gaufey, 979
DIFFÉRENCES CULTURELLES
Rédacteurs : Monique GIBEAULT et Jean-François RABAIN
Argument, 685
I — PSYCHANALYSE ET ANTHROPOLOGIE
Marie MOSCOVICI— Les préhistoires : pour aborder Totem et Tabou, 691
Bernard JUILLERAT — Des fantasmes originaires aux symboles culturels : médiations et
seuils, 713
Françoise COUCHARD — « On bat une fille » : illustration d'un fantasme masochiste dans
la culture musulmane, 733
Guillaume SURENA — La psychanalyse et son étranger, 751
Jean-François RABAIN — Alfred L. Kroeber et Totem et Tabou : éléments d'une contro-
verse, 761
Alfred L. KROEBER — Totem et Tabou : une psychanalyse ethnologique (1920). Totem et
Tabou : après coup (1939), 773
DÉBAT
II — PSYCHANALYSE ET CULTURE
Jean BERGERET — Psychanalyseet universalité interculturelle, 809
Henri et Madeleine VERMOREL — Psychanalyse et modernité, 841
Max HERNANDEZet Moïses LEMLU — Malaise dans la « périphérie » de la civilisation, 855
Claude PIGOTT — La culture comme objet, 869
Ghita EL KHAYAT — Psychanalyseau Maroc : résistances culturelles, 879
Kouakou KOUASSI — Fonctions du rêve dans la société traditionnelle Baoulé, 883
NOTE
Simone VALANTIN
— La chambre froide : Note sur Georges Devereux, 955
CRITIQUES DE LIVRES
Jean-François RABAIN — De l'argent en psychanalyse et au-delà, de Serge Viderman, 965
Denys RIBAS — Evolution du cerveau et création de la conscience, de Sir John C. Ec-
cles, 977
Bernard PENOT — L'incomplétude du symbolique, de Guy Le Gaufey, 979
Imprimerie
des Pesses Universitaires de France
Vendôme (France)
IMPRIME EN FRANCE
22072378/10/93