Vous êtes sur la page 1sur 334

Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Socié t é psychanalytique de Paris. Aut eur du t ext e. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1993 / 07-1993 / 09.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart


des reproductions numériques d'oeuvres tombé es dans l e
domaine public provenant des coll ect ions de l a BnF . Leur
réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet
1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et
gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment
du maintien de la mention de source.
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait
l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la
revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de
fourniture de service.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de


l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes
publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation


particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur


appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,
sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable
du titulaire des droits.
- d e s r e p r o d u c t i o ns d e d o c u m e n t s c o ns e rv é s d a ns l e s
bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à
s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de
réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le


producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du
code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica


sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans
un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la
conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions


d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en
matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces
dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par
la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,


contacter
utilisationcommerciale@bnf.fr.
Revue Française de Psychanalyse

puf
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
publiée avec le concours du CNL

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS,


constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR
Claude Le Guen

DIRECTEURS ADJOINTS
Gérard Bayle Jean Cournut

RÉDACTEURS
Marilia Aisenstein Claude Janin
Cléopâtre Athanassiou Kathleen Kelley-Lainé
Jean-José Baranes Ruth Menahem
Andrée Bauduin Jean-François Rabain
Thierry Bokanowski Denys Ribas
Paul Denis Jacqueline Schaeffer
Monique Gibeault Hélène Troisier

SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
Catherine Alicot

ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris
cedex 06.

ABONNEMENTS
Presses Universitairesde France, Département des Revues, 14, avenue du Bois-de-
l'Epine, BP 90, 91003 Evry cedex. Tél. (1) 60 77 82 05, télécopie (1) 60 79 20 45,
CCP 1302 69 C Paris.

Abonnements annuels (1993) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès
des Psychanalystesde langue française :
France : 655 F — Etranger : 790 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la


Revue française de Psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques. 75005 Paris. Tél. (1) 46 34 74 36.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze jours
qui suivrontla réception du numéro suivant.
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE

Différences culturelles
III
JUILLET-SEPTEMBRE 1993

TOME LVII

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
PARIS
Sommaire
Rédacteurs : Monique Gibeault et Jean-François Rabain

Argument, 685

I
— PSYCHANALYSE ET ANTHROPOLOGIE
Marie Moscovici — Les préhistoires : pour aborder Totem et Tabou, 691
Bernard Juillerat — Des fantasmes originaires aux symboles culturels : médiations et
seuils, 713
Françoise Couchard — « On bat une fille » : illustration d'un fantasme masochiste dans
la culture musulmane,773
Guillaume Surena — La psychanalyse et son étranger, 751
Jean-François Rabain — Alfred L. Kroeber et Totem et Tabou : éléments d'une contro-
verse, 761
Alfred L. Kroeber — Totem et Tabou : une psychanalyse ethnologique. Totem et
Tabou : après coup, 773

Débat
Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin — « Oro Lè », la puissance de la parole, 787

II — PSYCHANALYSE ET CULTURE
Jean Bergeret — Psychanalyse et universalité interculturelle,809
Henri et Madeleine Vermorel — Psychanalyse et modernité, 841
Max Hernandez et Moïsès Lemlij — Malaise dans la « périphérie » de la civilisation, 855
Claude Pigott — La culture comme objet, 869
Ghita El Khayat— Psychanalyse au Maroc : résistances culturelles, 879
Kouakou Kouassi — Fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé, 883

III — L'EXIL DE LA LANGUE


Jacques Bril — Sémantique, analyse et culture, 891
Janine Altounian — « Transferts » déculturants et inconvenance culturelle, 899
Jacqueline Amati-Mehler— La langue exilée, 917
Luisa de Urtubey — Des unilingues, 927
Graciela Schust-Briat— Diptyque : Perdre la langue. Les langues retrouvées,939

Note
Simone Valantin — La chambre froide. Note sur Georges Devereux, 955

Critiques de livres
Jean-François Rabain — De l'argent en psychanalyse et au-delà de Serge Vider-
man, 965
Denys Ribas
— Evolution du cerveau et création de la conscience de Sir John
C. Eccles, 977
Bernard Penot
— L'incomplétude du symbolique de Guy Le Gaufey, 979
Argument

Le temps est bien lointain où l'on rêvait d'une psychanalyse à la française,


« idéologiquement ancrée sur le sol national, pour l'arracher aux brumes germa-
niques ». Polyglotte dès le départ, universelle dans ses visées comme par ses réfé-
rences anthropologiques, la psychanalyse s'est enrichie, depuis Freud, de nom-
breux apports théoriques, à partir d'une clinique de plus en plus diversifiée. En
élargissant ses indications la thérapie analytique s'est introduite dans les hôpi-
taux et les consultations publiques. Mais ici également la population a changé.
Dans nos banlieues, comme dans nos villes, les patients arrivent du Maghreb,
d'Afrique ou d'Asie, en attendant l'Europe de l'Est. L'identité française, comme
le remarque Edgar Morin, se trouve devant la « possibilité d'intégrer dans son
principe tous les constituants ethniques de la diversité planétaire ».
Face au développement du pluralisme culturel et des flux migratoires, face à
cette crise du futur, comment réagissent les psychanalystes ?
Devant le nouveau creuset planétaire, ne devrons-nous pas imaginer une
approche nouvelle de ces minorités, à l'image de cette « anthropologie réci-
proque » que propose Umberto Eco ?
En plus des difficultés liées à la langue, ou au traumatisme du voyage, com-
ment dépasser les malentendus ou l'incompréhension d'une écoute qui ignore, le
plus souvent, l'univers de référence de ces patients. Comment formuler des inter-
prétations dans la méconnaissance des cultures d'origine sans tenir compte des
métaphores de ces patients ou de leurs théories étiologiques, transmises de géné-
ration en génération ? Si nous méconnaissons leurs modes de représentations et
leurs logiques culturelles, notre écoute comme le cadre thérapeutique que nous
leur offrons peuvent-ils rester pertinents ? (T. Nathan).
La question ne mérite-t-elle pas d'être également posée pour les cures classi-
ques ? Avec des patients de culture différente, nos modes de pensée habituels ris-
quent d'opérer une profonde réduction de notre écoute ou de rendre inopérentes
nos interprétations.
Ici, comme ailleurs, en effet, l'observateur n'est jamais neutre. La culture
d'origine pèse, on le sait, sur l'écoute de l'analyste, tout comme ses filiations analy-
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
686 Différences culurelles

tiques ou ses références théoriques. Si l'observateur ne perçoit qu'un certain


nombre de données, en fonction de la place qu'il occupe, que dire du contre-trans -
fert de l'analyste confronté à des patients d'origine culturelle différente ? A quelles
réductions, à quels zones d'ombre ou points aveugles, aura-t-il à se confronter ?
Ne devrait-on pas d'abord repérer et analyser le « contre-transfert culturel » de
l'analyste confronté aux difficultés spécifiques de ces cures ? Comment, dans ces
conditions, apprécier le jeu des résistances ? Celles qui appartiennentau patient et
celles qui dépendent de l'analyste ?
Face au pluralisme comme au métissage culturel, où se place la psychana-
lyse et quelles sont les réponses des psychanalystes ?
Brève anecdote : recevant il y a quelques années un patient Bamiléké un col-
lègue chevronné s'était entendu dire après quelques séances : « Vous savez, doc-
teur, le complexe d'OEdipe, c'est bon pour les Blancs : chez nous, ça n'existe
pas ! » Conclusion de ce collègue : « La référence aux différentes cultures n'est
jamais qu'un paravent qui sert à soutenir les résistances ! »

Ces malentendus ne sont pas sans conséquences. Nul doute qu'ils n'aient
obscurci, dès le début, le débat psychanalyse/anthropologie.
Dès le début de son oeuvre, Freud a tenté de théoriser l'articulation entre
inconscient et modalités d'organisation du champ social. Il écrivait par exemple
à W. Fliess (le 31 mai 1897) que : « L'inceste est un fait antisocial, auquel la
civilisation a dû peu à peu renoncer. » Cependant, dès le départ, les rapports
de l'anthropologie et de la psychanalyse se sont construits sur de nombreux
malentendus.
Malgré les lignes célèbres de Michel Foucault saluant la « corrélation fon-
damentale de la psychanalyse et de l'ethnologie », « leur profonde parenté et
leur symétrie », l'histoire de leurs rapports est placée sous le signe de sérieuses
distorsions.
Les travaux récents de Bertrand Pulman, en particulier, ont souligné la pro-
fonde méconnaissance des théories freudiennes et les nombreux malentendus qui
ont durablement marqué les travaux de Seligman, de Rivers, comme de Boas ou
de Kroeber.
Rivers se réfère à une théorie mal comprise du trauma, Seligman confond la
signification latente des rêves et leur texte manifeste dans ses travaux sur le sym-
bolisme onirique. La fameuse controverse liée aux travaux de Malinowski,
concernant l'universalité du complexe d'OEdipe ou des stades prégénitaux, est
connue de tous. Les méthodes mises en oeuvre par Malinowski chez les Tro-
briandais ne permettaient pas d'appréhender autre chose que les comportements
manifestes des sujets observés.
L'incapacité des anthropologues de cette époque à saisir les véritables
Argument 687

enjeux proposés par Freud mérite aujourd'hui une meilleure approche des thèses
freudiennes et, pour les psychanalystes, la reprise d'un dialogue fécond avec
l'anthropologie.
Dès l'origine, en effet, Freud posait la question de l'universalité des concepts
analytiques élaborés à partir de l'expérience des cures. Il souhaitait, non seule-
ment, trouver un fondement anthropologique au complexe d'OEdipe, lui assu-
rant une portée générale, mais il proposait d'articuler l'organisation du psy-
chisme individuel inconscient avec ces organisateurs collectifs que sont le Tabou
de l'inceste ou le Totem conçu comme le représentant d'un « parricide introu-
vable » restitué par le mythe du père mort ou le culte des Ancêtres. L'existence
« chez tous les enfants des hommes » d'un certain nombre d'invariants appelés
par Freud, « fantasmes originaires » (de séduction, de castration, de scène primi-
tive) confrontant la psyché à la double différence des sexes et des générations,
posait le problème d'une structure anthropologique commune, même si celle-ci
laisse largement la place aux transformations et aux variations particulières à
chaque culture (A. Green).
Ainsi « l'OEdipe » n'est plus considéré aujourd'hui comme une « phase » ni
même un « complexe », il vaut pour sa fonction organisatrice. Il est, selon le mot
d'André Green, « La structure qui constitue le sujet », celui-ci se trouvant
constitué à la fois par le lien direct, corporel avec la mère, et le lien indirect, non
corporel, identificatoire avec le père. Double dialectique donc du contact et de la
séparation, de la présence et de l'absence, qui place le sujet entre le désir et
l'identification.
Où en est ce dialogue aujourd'hui ?
« L'analyse des productions culturelles de l'inconscient est-elle articulable,
parallèle, ou bien radicalement différente de celle qui est issue d'autres disci-
plines dont les méthodes et le type de recherche sont différents ? ». Le projet
freudien d'apporter de nouveaux concepts, issus de la psychanalyse, à ces disci-
plines était-il trop ambitieux ? Ou bien peut-on, aujourd'hui, donner un fonde-
ment à la généralité, sinon à l'universalité d'un nombre limité de concepts psy-
chanalytiques, de signifiants-clés « dont le complexe d'OEdipe est une des
expressions les plus achevées », laissant par ailleurs largement leur place aux
variations de la culture ?

Dernier point : l'exil de la langue, la double culture, le polyglottisme.


Si les catégories fondamentales de notre pensée (temps, espace, sujet, objet)
ne sont pas les mêmes dans toutes les langues, si des paramètres linguistiques
interviennent dans les processus de mémorisation et de compréhension
(J. Amati-Mehler), quel rôle jouent l'acquisition ou la perte d'une langue dans la
constitution de notre identité ?
688 Différences culurelles

Quels effets sont induits par le passage d'une langue à une autre dans l'in-
trapsychique ? Chaque langue possédant son organisation syntaxique propre,
une sexuation différente des mots, l'expression du refoulement se trouve modifiée
lorsque l'on change de langue. Quel usage peut en faire l'analyste dans les cures,
lorsqu'il partage (ou ne partage pas) la langue originaire d'un patient ? Freud en
a donné quelques exemples dans « L'Homme aux loups ».
Ces questions renvoient à la notion plus générale de « double culture »,
révélatrice des identités plurielles cachées, du rapport méconnu à sa propre ori-
gine, à l'inconscient comme « doublure », etc.
« L'étranger te permet d'être toi-même, en faisant de toi un étranger », écri-
vait E. Jabès. Ne rejoint-on pas ici la problématique des cures lorsque l'analyste
assume avec le jeu du transfert la capture partielle du discours de cet autre, le
patient ?
M. Gibeault, J.-F. Rabain.

N.B. — Au moment de la mise sous presse de ce numéro, nous apprenons


avec émotion la disparition de l'écrivain algérien de langue française, Tahar
Djaout, dont nous n'avons pas oublié le roman, Les chercheurs d'os (RFP,
5/1991), ainsi que celle du F Mahfoud Boucebci, professeur de psychiatrie à la
Faculté d'Alger, tous deux assassinés parce qu'ils croyaient aux échanges entre
les cultures.
I
Psychanalyse et anthropologie
Les préhistoires :
pour aborder Totem et Tabou

Marie MOSCOVICI

« Ne demande pas ton chemin à quelqu'un


qui le connaît car tu ne pourras pas t'égarer. »
Cité par Rezvani
dans La traversée des Monts Noirs
et attribué au Rabbi Nakhaman de Braslav.

« Le conteur ordinaire raconte comment


quelque chose a pu se produire incidemment. Le
conteur de talent le fait se produire sous nos
yeux comme si nous y étions. Le maître, lui,
raconte comme si quelque chose qui s'est pro-
duit il y a très longtemps se produisait de nou-
veau. »
Hugo von Hofmannsthal,
exergue de Lafemme sans ombre
et extrait du Livre des amis, du même auteur.

Il faudrait toujours, me semble-t-il, se rafraîchir la mémoire à propos de


l'ensemble des théorisations avancées par Freud. Une invitation — adressée à
soi-même autant qu'à quiconque — à garder à l'esprit le moment de l'invention
ou à y retourner est généralement considérée comme une attitude de piété à
l'égard de l'homme Freud et de sacralisation de ses écrits. Pourtant, envisager
ainsi, une fois de plus, les commencements me paraît procéder d'une autre néces-
sité, nécessité aujourd'hui plus grande que jamais, tant la pénétration actuelle de
la psychanalyse dans la culture — sans que l'on s'avise toujours que cette péné-
tration concerne ses aspects peut-être les moins tranchants et les moins déci-
sifs — peut nous faire croire que la cause est entendue, pour ne pas dire rebattue.
La sacralisation, qui a bien lieu ici ou là, fait d'ailleurs partie, sans doute, des
diverses façons de se débarrasser de l'affaire.
De quoi s'agirait-il alors de se rendre compte sans arrêt, et à quelles fins ?
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
692 Marie Moscovici

La relecture non machinale de Totem et Tabou est tout particulièrement de


nature à nous l'indiquer. Car, à moins qu'elle ne provoque l'ennui, la lassitude,
la consternation et la décision de ne plus prendre en considération une pareille
collection d'absurdités, fussent-elles traitées brillamment, une telle lecture ne
peut manquer chaque fois de raviver l'étonnement, le sentiment des risques
encourus, de reconnaître le courage dans l'invention et l'exposition qu'a osé son
auteur à l'époque de la publication. Face à la communauté scientifique, y com-
pris celle qu'il avait péniblement, en ces années-là, rassemblée autour de lui, la
méthode de réflexion, la démarche de présentation, les thèses elles-mêmes ne
pouvaient être que globalement inacceptables.
Les mêmes remarques peuvent valoir pour les écrits antérieurs de Freud, et
encore pour bien des écrits postérieurs, à ceci près que ceux qui portent le plus
directement la marque de la pratique clinique ou de l'observation apparemment
« psychologique » peuvent paraître avoir été mieux absorbés. Il en est pourtant
quelques-uns qui ont connu et connaissent toujours des destins plus carrément
contrariés : ce sont ceux qui se confrontent, par leur prétention à les utiliser, aux
données d'autres disciplines que celles de la psychanalyse elle-même, recluse
dans son champ clos. On citera pour exemple « Au-delà du principe de plaisir »,
qui spécule avec la biologie, Totem et Tabou donc, qui prend langue avec l'an-
thropologie, et en fin de parcours, L'homme Moïse et la religion monothéiste, qui,
dit-on sans difficulté, en prend à son aise avec l'histoire. Dans tous les cas,
l'épreuve affrontée, le parti pris par l'auteur sont soit désinvoltes, soit considéra-
bles. Car face à ces disciplines bien constituées et bien armées, il s'expose, outre
la bizarrerie du registre où il se situe, à l'arsenal des preuves positives des erreurs
qu'il commet : la discipline prise à parti ou en otage, faute d'y voir un péché, y
comptera les fautes. Elle n'aura, pour ce faire, pas trop de mal.
Ici donc, pour Totem et Tabou, l'anthropologie. Pour aborder encore cette
oeuvre, si l'on en mesure l'importance, si l'on y tient, et si l'on veut en discerner les
enjeux (avant de la jeter éventuellement dans les poubelles de la pensée), peut-être
faut-il consentir à quelques préalables. L'un serait de réaliser qu'il ne s'y agit pas de
donner des leçons d'anthropologie aux anthropologues. Pas davantage de se pré-
valoir de l'expérience du psychanalyste pour analyser leurs « résistances » aux
théories de Freud. Plus encore, que l'ouvrage ne s'adresse pas particulièrement à
l'anthropologie, et ne se propose nullement de se battre avec elle, sur un terrain qui
serait « ma vérité contre la tienne ». Pourquoi ne pas suivre l'exemple de Freud lui-
même, quelque part dans ce texte, nous conseillant de « croire le croyant lorsqu'il
parle du dieu comme de son père »1, pourquoi ne pas se fier à ses propres mots, défi-

1. Totem et Tabou, Petite BibliothèquePayot, nouv. éd., 1990, p. 169.


Les préhistoires 693

nissant ses propres intentions dans la Préface de la première édition ? « Ce livre (...)
se propose de créer un lien entre ethnologues, linguistes, folkloristes, etc., d'une
part, et psychanalystes de l'autre, sans prétendre donner aux uns et aux autres ce
qui leur manque (...). Ainsi doit-il se contenter d'éveiller l'attention des uns et des
autres, et je m'estimerai heureux si ma tentative pouvait avoir pour effet de rappro-
cher tous ces savants en vue d'une collaboration qui ne peut qu'être féconde en
résultats. »1 Ces mots, et toute la démarche du livre, sont évidemment bien loin de
rejeter les données des disciplines appelées, plutôt qu'interpellées. Ils n'en font pas
non plus l'usage que ces disciplines font elles-mêmes de leurs propres données. Il
semble bien qu'ils proposent avec ces données un certain rapport dont, si l'on y
prend garde, on verra qu'il est tout du long exposé. C'est à quoi il faudra bien reve-
nir, car s'y trouvent impliquées, comme cela sera de nouveau le cas dans L'homme
Moïse à propos des rapports entre la démarche « historique » de Freud et les
démarches de l'histoire, les relations entre le vrai et le vraisemblable, quant aux
« faits » et aux preuves.
On voudrait toujours à nouveau tenter de faire apparaître que faute d'un
minimum de consentement à de tels préalables, si simples en apparence, si mani-
festement difficiles à mettre en oeuvre dans la réalité des débats, nous n'aurions
plus les uns et les autres qu'à cesser en effet de prendre en considération les
apports singuliers de Totem et Tabou — le plus grand nombre ne s'en prive
guère. Il convient peut-être d'aller plus loin encore, d'avoir provisoirement une
attitude encore plus radicale (comme il est nécessaire à toute démarche de
connaissance quelque peu novatrice d'être, pour un temps, monoïdéiste et unila-
térale : Freud le note parfois à son propre sujet, et d'autres scientifiques ne s'en
cachent pas eux non plus) : c'est-à-dire d'accepter d'abord, quant à ce livre,
d'accorder à la démarche psychanalytique une spécificité totale, un droit abusi-
vement illimité de se servir de ce qui est à sa portée pour avancer dans ses pro-
pres inconnues, une autorisation de cheminer, dans cette obscurité, par les voies
qu'elle se trouve — et puis, d'envisager la suite, et de débattre, avec une liberté
qui n'aura jamais été perdue, à l'aide de ses propres critères et habitudes de pen-
sée. Le psychanalyste lui-même, avec ses objets et pratiques, ne peut procéder
autrement à de tels moments. Sinon, il se réduit d'avance à emprunter sans
cesse, sans risques et d'emblée, les méthodes qui feraient rentrer dans les rails
institués et institutionnels de la pensée une conception qui d'elle-même (et non
par un acte volontariste, délibéré, d'originalité) en était sortie, s'était arrachée
aux consensus, et de fait avait innové : ayant ainsi avancé vers l'inconnu, ou en
tout cas le non-répertorié, par des moyens quelque peu insolites. Peut-être même

1. Ibid., p. 8, je souligne.
694 Marie Moscovici

l'image devrait-elle être inversée : la théorie de Freud ne sortait pas des rails, elle
entrait dans un drôle d'univers, avec les instruments plus ou moins légitimes
qu'elle se procurait. Ainsi dans Totem et Tabou.
Après quoi, si l'on pense qu'il n'en reste rien, le dire : mais plus radicale-
ment alors qu'à l'aide de la liste des corrections établie par les uns, et du catalo-
gue des excuses présenté par les autres, lesquels pour finir ne nous laisseraient en
possession que d'une nouvelle version du couteau de Lichtenberg, celui dont on
aurait ôté la lame et changé le manche, mais que l'on continuerait à désigner du
même nom. A moins qu'on ne préfère, histoire d'illustrer un autre Witz freudien,
s'adonner à la logique du chaudron, dont, spécialement pour Totem et Tabou, il
est assez aisé de relever, dans la critique, quelques exemples convaincants. Car il
est indéniable que dans sa prise en compte reconnue, soulignée (et parfois reven-
diquée par Freud comme devant être partagée par tous les chercheurs en ces
matières) de l'impossibilité d'établir avec certitude l'exactitude des « faits »
concernant les populations « primitives »1, l'ouvrage prête le flanc à toute cri-
tique décidée à se livrer de façon « positive » à une revue de détail.
Avant d'en venir à la série des objections de Kroeber2, dont la démarche,
finalement très subtile et perspicace, sera abordée un peu plus loin, on peut résu-
mer, en les paraphrasant, quelques-uns des redressements auxquels il est courant
de procéder à rencontre du cheminement de Freud dans Totem et Tabou.
1/ Les données anthropologiques sur lesquelles il appuierait ses interpréta-
tions seraient : a) les mauvaises : d'autres auteurs que ceux auxquels il fait réfé-
rence en ont fourni de meilleures ; b) périmées ; c) fausses.
2 / Ces données fussent-elles correctes, le raisonnement psychanalytique qui
leur est appliqué ne correspond pas à ce qu'elles signifient vraiment, dans leur
contexte et le domaine de réflexion auxquels elles doivent rester cantonnées.
3/ Lorsque Freud contredit certaines de ces données (par exemple lorsqu'il
« choisit » Robertson-Smith et Atkinson, plutôt que d'autres auteurs dont les
observations seraient plus récentes et plus justes) et prétend se déclarer auto-
nome par rapport aux modalités de réfutation ou d'administration de la preuve
qui sont celles des chercheurs scientifiques « véritablement sérieux », il bafoue la
réalité et l'exactitude des faits.
4 / Lorsqu'il se fonde sur ses faits et données (ses documents de source spé-
cifiquement psychanalytiques), il est impossible de le suivre, car de tels docu-

1. Ibid., p. 164, note.


2. Dont les éditeurs de cette revue ont eu l'heureuse idée de publier la traduction dans ce même
numéro.
Les préhistoires 695

ments sont improuvables par nature. On n'est d'ailleurs pas loin de s'indigner,
au moment même d'accuser Freud d'incompétence dans l'interprétation des
données anthropologiques, du fait qu'au nom de son expérience singulière, il
interdirait aux autres scientifiques l'accès de son territoire, la discussion même
de sa démarche.
5/ Qu'a-t-il, au fond, besoin de données sur les primitifs, l'évolution, le
totémisme, les tabous, l'exogamie et surtout de « la fantaisie phylogénétique »,
pour expliquer le complexe d'OEdipe ?

On aura compris que je suis de ceux pour qui, en dépit et avec toutes ces
remarques, Totem et Tabou est un écrit qui invente toujours, alors même qu'au-
cun de ses aspects n'est sacré ou intouchable. Accepter au préalable la spécificité
de chacun des champs de travail, et également le fait que chacun demeure conti-
nuellement en chantier, rendrait peut-être le débat, le doute, la critique et les
avancées plus féconds.
On ne peut s'abstenir de mentionner au passage, une nouvelle fois, l'auteur
prestigieux avec lequel un tel débat est si regrettablement et presque caricaturale-
ment manqué. Si comme Claude Lévi-Strauss on ne met rien, aucune réalité
d'autre nature, entre l'intellect et l'organisme, il n'y a en effet, quant à un question-
nement psychanalytique à l'aide de certains aspects de religions « primitives »,
nulle place pour Totem et Tabou. Il importe de citer ici exhaustivement certaines
phrases précises et bien frappées de Lévi-Strauss à cet égard. Ainsi : « En vérité les
pulsions et les émotions n'expliquent rien ; elles résultent toujours : soit de la puis-
sance du corps, soit de l'impuissance de l'esprit. Conséquences dans les deux cas,
elles ne sont jamais des causes. Celles-ci ne peuvent être cherchées que dans l'orga-
nisme, comme seule la biologie sait le faire, ou dans l'intellect, ce qui est l'unique
voie offerte à la psychologiecomme à l'ethnologie. »1
De même, il est bien inutile de s'attarder sur la démarche freudienne et ses
apports éventuels si, toujours comme le fait Lévi-Strauss, on s'oppose, par une
démarche intégrative, aux oppositions dans l'esprit. C'est le parti de cet auteur
concernant ce à quoi s'emploie le totémisme : « Le totémisme se ramène ainsi à
une façon particulière de formuler un problème général : faire en sorte que l'op-
position, au lieu d'être un obstacle à l'intégration, serve plutôt à la produire. »2
C'est encore son choix lorsqu'il s'agit pour lui de saluer les interprétations et la
démarche de Radcliffe Brown quant aux relations entre les institutions, les repré-
sentations et les situations. « En chacune de ses entreprises pratiques, l'anthro-

1. Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, PUF, 1962, p. 103.


2. Ibid., p. 128, je souligne.
696 Marie Moscovici

pologie ne fait ainsi qu'avérer une homologie de structure entre la pensée


humaine en exercice et l'objet humain auquel elle s'applique. L'intégration
méthodologique du fond et de la forme reflète, à sa manière, une intégration plus
essentielle : celle de la méthode et de la réalité. »1
On est bien loin en effet des remarques de Freud, moins optimistes pour les
conditions de la connaissance dans les sciences de l'homme, mais clairvoyantes et
issues de sa propre « science », sur la butée que représente le fait de saisir « la réa-
lité » à l'aide d'instruments qui sont de même nature que celle-ci — qui sont, au
fond, cette réalité même : notamment et tout particulièrement le langage. Remar-
ques qui valent aussi bien pour l'anthropologie que pour la psychanalyse, et pour
toute autre discipline « parlante ». Ainsi : « Certes, nous n'espérons pas atteindre
[l'état de choses réel] puisque nous sommes évidemment obligés de traduire nos
déductions dans le langage même de nos perceptions. »2 Bien loin donc, lorsque
l'humain étudie l'humain, de la possibilité d'atteindre une adéquation de la pensée
et de l'objet qui, selon Freud, n'existe pas, non seulement en termes de méthode,
mais encore en termes de structure : la pensée et l'objet sont en effet, pour la psy-
chanalyse (mais pas seulement pour elle) à la fois trop séparés l'un de l'autre (il
s'agit d'inconscient et de passé) et trop rapprochés, dans les disciplines où ils sont
tissés dans le même matériau. « Toute science repose sur des observations et des
expériences que nous transmet notre appareil psychique, mais comme c'est juste-
ment cet appareil que nous étudions, l'analogie cesse ici. »3
Ce n'est qu'en apparence que nous nous éloignons de la perspective psycha-
nalytique et, aussi, anthropologique, de leurs rapports dans Totem et Tabou. Le
surgissement de la notion d'analogie en est pour nous l'indice et la piste. Analo-
gie problématique pour la pratique, mais aussi pour l'épistémologie des deux
démarches, et qui concernant un Freud et un Lévi-Strauss signale, à travers par
moment une certaine ressemblance apparente des points de vue, une divergence
fondamentale que, et pour cause, seul le second a pu avérer. « Homologie » et
« analogie » se tournent le dos.
Il est néanmoins bien vrai que Freud, se servant de données anthropologi-
ques pour soutenir son point de vue, s'est exposé à des critiques acérées et com-
pétentes sur le terrain de cette science. Que lui-même, avec ses interprétations
consciemment hasardeuses et faisant fi des critères en vigueur dans ce domaine
et dans ce temps, en a pris la responsabilité et le risque, donc que dans ce sens il

1. Ibid., p. 131, je souligne. Pour une réflexion sur les rapports de Lévi-Strauss avec la pensée freu-
dienne, on me permettrade renvoyer à mon commentairede La Potièrejalouse : « La psychanalyse est un
mythe, Lévi-Strauss l'a résumé », dans mon livre Il est arrivé quelque chose. Petite Bibliothèque Payot,
1991.
2. S. Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1985, p. 70.
3. Ibid., p. 21.
Les préhistoires 697

les mérite. Et aussi que ses suiveurs plus encore, avec leur impérialisme psycha-
nalytique, ont une part importante dans l'irritation que provoquent les thèses
freudiennes, leur cheminement même dans Totem et Tabou. L'intrusion
(l' « incursion précipitée » dont parle Kroeber dans son texte de 1939 sur la
question) dans le territoire de l'anthropologie, la prétention à le coiffer d'inter-
prétations psychanalytiques sont bien plutôt le fait d'un hagiographe comme
Jones et d'un sympathique extrémiste comme Rôheim, que de Freud lui-même,
qui, à sa façon habituelle, avance sur ces terrains à la fois dans le tremblement
du doute et l'assurance de ses convictions psychanalytiques à partir de ses don-
nées réelles1. Disculper Freud n'entre pas dans ce propos. On remarquera sim-
plement que les critiques s'attaquent plus volontiers, dans leurs reproches, aux
plaidoyers pro domo d'auteurs tels que ceux que je viens de mentionner, comme
c'est par endroit le cas de Kroeber. L'on pourra aussi, et c'est à peine une paren-
thèse, méditer avec intérêt sur la notion d'orthodoxie qui, du côté des attaquants
comme de celui des attaqués, dogmatise singulièrement les positions. L'ortho-
doxe, c'est éventuellement le disciple, le second, ce n'est pas l'auteur, à moins
que celui-ci ne se réduise à l'orthodoxie de lui-même. Ce n'était pas le cas de
Freud, qui s'est rarement arrêté sur sa propre route pour se contempler — c'est
pourquoi il importe souvent de retourner au surgissement, à l'invention du che-
min, aux tâtonnements sur ce chemin, car si héritage il y a, issu de Freud, celui
de la démarche n'est pas moins essentiel que celui des résultats. Celle-ci permet
en effet de jeter sur ceux-là un autre regard ; elle rend la tentation d' « ortho-
doxie » bien difficile, et c'est heureux.
La question reste actuelle, quand la science ethnologique a accumulé, dans
ses avancées postérieures à l'oeuvre de Freud, tant de données « objectives ». Le
rapport de la théorie freudienne aux « données matérielles » de l'anthropologie
dans Totem et Tabou, de l'histoire (ou plutôt de l'historiographie), dans
L'homme Moïse, est-il celui d'une spéculation, fondée dans le registre psychique,
à ses preuves positives dans celui de l'observation ethnologique ? En second lieu,
et pour aller plus loin encore, la démarche de Freud dans l'ouvrage qui nous

1. On a déjà noté, dans le même ouvrage, cette ambiguïté, ou ce paradoxe, ou cette façon de tenir
ensemble les deux termes d'une contradiction sans les intégrer. Ainsi, dans Totem et Tabou, p. 117 op.
cit. : « La psychanalyse ayant découvert le déterminismele plus éloigné et le plus profond des actes et for-
mations psychiques, il n'y a pas à craindre qu'elle soit tentée de ramener à une seule source un phénomène
aussi compliqué que la religion (...). Un travail pareil dépasse aussi bien les moyens dont dispose le psy-
chanalyste que le but qu'il poursuit. » Et p. 180 du même ouvrage, dans une note : « Mais la nature du
nouveau facteur que nous signalons est telle qu'il ne pourra jouer dans la future synthèse que le rôle prin-
cipal. » Les deux positions sont bien celles de Freud. L'apparente contradiction devient compréhensible
lorsque l'on s'avise que la première a trait à la reconnaissance de la surdétermination (question de
méthode), la seconde à la place de l'ambivalence et du complexe paternel dans l'inconscient(question de
réalité psychique).
698 Marie Moscovici

occupe ici est-elle véritablement comparatiste, et si c'est le cas, s'agit-il d'une


comparaison culturelle ? A moins que, et c'est une troisième question que nous
pouvons nous poser, « comparaison » et « culture » aient à subir, dans ce
contexte, un déplacement de leur sens habituel.

C'est ici qu'il convient d'en passer par Kroeber car, parmi les anthropolo-
gues, il est à la fois celui qui a établi, à l'époque même, la liste considérable des
objections que provoquait Totem et Tabou, et celui qui dès sa première critique
de 1920 avait saisi quelque chose d'essentieldans la progression si particulière, si
déraisonnable, du raisonnement de Freud. Plus encore celui qui, dans sa rectifi-
cation de 1939, qui n'est toujours pas une adhésion, a bien perçu ce dont il
retournait principalement dans cet ouvrage. Position tout à fait remarquable
pour l'époque, et qui le reste à la nôtre.
On pourra se reporter, dans ce même numéro, aux dix questions posées
par Kroeber à l'ouvrage de Freud, et après lesquelles non seulement on pour-
rait conclure, comme l'auteur de la critique, que la théorie proposée par le
psychanalyste « est loin d'être irréfutable », mais encore être persuadé une fois
pour toutes que chaque élément anthropologique utilisé par Freud étant
démonté, il ne reste rien de l'ensemble. Or non seulement ce n'est pas le cas
pour Kroeber, mais dès son texte de 1920, pourtant impitoyable dans les
détails, il fait apparaître, parfois en négatif derrière la question soulevée, par-
fois en positif dans l'appréciation énoncée, à la fois Le lieu des interrogations
freudiennes (qu'elles soient jugées exactes ou fautives dans leurs réponses), et
l'apport qu'en dépit de tout elles constituent. Pour donner brièvement deux
exemples du premier cas : le point sept de Kroeber admet, dans sa critique
même, l'interrogation psychanalytique sur les suites du meurtre du père
(culpabilité, décision de ne plus tuer le père ni son substitut-totem), ainsi que
la question dont Freud ne cessera évidemment de s'occuper, à savoir le fait
que la décision des fils n'a jamais pu éteindre le problème de la satisfaction des
désirs incestueux, ni celui de la perpétuation de ces désirs eux-mêmes. C'est
implicitement reconnaître ce qui donne lieu à la problématique du refoule-
ment, du retour du refoulé et de la répétition, à partir de l'observation des
traces, à travers le temps, de ce qui fonde la vie psychique inconsciente. Autre
exemple du premier type : le reproche épistémologique du point deux, qui
avance qu'est exigible, si l'on envisage « la nature et le déroulement (des) pro-
cessus de déplacement ou de déformation à partir des deux prescriptions fon-
damentales de l'exogamie et de la mise à mort du totem, que l'on étudie ces
processus suivant un ordre chronologique ». Cette exigence, qui rejoint le
reproche, fréquemment formulé à rencontre du raisonnement « historique » de
Freud dans son Homme Moïse, de manquer à la reconstitution minutieuse de
Les préhistoires 699

la formation d'une représentation religieuse sur la base de données factuelles, a


le grand avantage de poser à la psychanalyse, en cette matière, la question du
temps.
Elle nous permet d'approcher ce qui est, à mes yeux, déjà dans Totem et
Tabou, la problématique fondamentale de ce qui se constituera comme la méta-
psychologie freudienne (et qui culminera, une fois encore dans le Moïse final),
c'est-à-dire sa notion si particulière de la temporalité, de l'historicité psychique,
des traces inconscientes du passé, où la chronologie proprement dite occupe une
place si réduite. Notions que connaissent bien tous ceux qui s'intéressent à la
psychanalyse, présentes dès les premiers textes sur l'hystérie (avec les concepts
d'empreinte pathogène primaire, d'action posthume des traumatismes, et de fic-
tions mnésiques constituées en fantasmes réellement agissants), mais auxquels on
a moins l'habitude d'accoler Totem et Tabou, peut-être à cause de son insistance
sur la névrose obsessionnelle. La temporalité, sous la forme de l'irréductibilité
des pulsions et de la mémoire inconsciente, est pourtant au coeur des thèses
abordées par ce livre.
Les exemples du second type, ceux des apports de Totem et Tabou, ne man-
quent pas dans les textes de Kroeber, qui en sont très respectueux tout en en
étant très critiques. L'un d'eux est la reconnaissance « ... du champ que le mou-
vement psychanalytique inauguré par Freud a indéniablement contribué à
approfondir et que tout ethnologue se verra obligé tôt ou tard de prendre en
considération ». Ce champ concerne tout spécialement la correspondance entre
les rites tabou et la névrose obsessionnelle, et fait une place essentielle à l'ambi-
valence des sentiments. Il inclut l'admission d'un « archaïque atavique » dans la
névrose. Cette reconnaissance culmine dans les remarques sur tous les cas
(anthropologiques et psychanalytiques) où « c'est la réalité psychique qui prend
le pas sur la réalité extérieure ». De telles considérations, et plusieurs autres,
amènent ainsi le Kroeber de 1920 à souligner que ces questions ne sont pas stric-
tement psychologiques, à inviter les psychanalystes à se rendre compte qu'ils
peuvent trouver, en anthropologie, des partenaires, et que ceux-ci se trouvent
dans les tenants d'une ethnologie historique.
Par quoi, avec une légère modification, chez Freud, de la notion d' « histo-
rique », Kroeber se met en effet dans la position de collaborer avec les freudiens,
notamment pour Totem et Tabou.
Mais outre ces points importants, ce que je souhaiterais souligner ici davan-
tage, c'est chez Kroeber la perception très subtile, critique, sans que, encore une
fois, cela implique un rejet, de la démarche d'exposition de Freud dans Totem et
Tabou, de sa façon d'avancer, bien peu habituelle chez un « scientifique », de sa
propension à se livrer indûment, écrit Kroeber, à un « jeu de devinettes » lors-
qu'il s'agit de reconstruire les origines — par quoi d'ailleurs il donne acte, à
700 Marie Moscovici

Freud comme aux anthropologues, du fait que pour tous, il ne peut, à ce sujet,
être question que de reconstruction, contrainte partagée.
Lorsque Kroeber objecte au plan suivi par Freud dans son livre, je ne peux
quant à moi m'empêcher d'éprouver une certaine sympathie pour le vocabulaire
qu'il emploie, lequel me paraît — dans un jugement que je ne partage pas avec
lui, mais en considérant en eux-mêmes les mots utilisés — d'une grande exacti-
tude. Il parle ainsi du « caractère insidieux qui est dû... à l'élaboration progres-
sive de la thèse de l'auteur au fur et à mesure qu'elle se déploie ». Quelques
lignes plus loin, il montre, sur un détail, comment Freud ajoute « subreptice-
ment une pierre à l'édifice de sa thèse fondamentale » ; comment sur l'animisme,
la magie, la toute-puissance des idées, il ne tente pas directement de progresser
dans l'argumentation, mais s'appuie sur le parallélisme entre les systèmes de
pensée des primitifs et des névrosés pour « renforcer (chez le lecteur) les effets
d'une argumentation » qui peut paraître absente. Dans un passage suivant, et
l'attribuant à la hâte qu'aurait eu Freud de composer son livre, il qualifie celui-ci
de « subtil mais désordonné, construit de façon complexe plutôt que minutieuse,
et doté d'un pouvoir de persuasion mais sans preuve à l'appui ». On ne saurait
mieux dire, et ces mots me paraissent qualifier très justement l'étrange démarche
de Freud dont je ne crois pas, quant à moi, qu'il faille la tenir pour négligente ou
trop rapide. Ou alors, il en serait ainsi de toute l'oeuvre.
S'imaginera-t-on, qu'orthodoxe plus que nature, l'on soit en train de plaider,
au nom de la psychanalyse, pour le droit à la logique du n'importe comment, ou
même à l'exposition de la libre association chez le théoricien ? Rien au contraire ne
paraît plus hasardeux, dans les écrits, que de se permettre d'y mimer la démarche
offerte aux patients du divan, ou de livrer complaisammentles étapes détaillées du
« fantasmer... métapsychologiquement » dans sa propre tentative pour élaborer sa
pensée, son expérience, et pour les communiquer. Il me paraît plutôt s'agir, chez
Freud, d'un certain scepticisme à l'endroit de l'administration de la preuve, précise
et sans lacunes, dans son domaine spécifique : scepticisme qu'il étend à toutes les
disciplines où, comme on l'a déjà dit, l'homme s'occupe de l'homme, notamment
celles qui ont trait au passé, au passé dans le présent, à l'inconscientdans le passé et
le présent. Il considère trois exemples principaux : l'histoire, l'ethnologie, la psy-
chanalyse. Dira-t-on alors qu'il aura une totale absence de considération pour les
documents ? Bien au contraire. Avec acharnement, dans l'anthropologie pour les
thèmes de Totem et Tabou, dans l'histoire pour Moïse, mais aussi dans la pratique
analytique et l'observation clinique qui ont suscité ses questionnements dans les
différents domaines auxquels il s'adresse, il cherchera d'abord les données
factuelles qu'il pourra se procurer — mais aussi, et surtout pour finir, il s'appuiera
sur les documents psychiques que lui auront fourni le transfert, le travail analytique,
ainsi que sur ceux que ses observations, spéculations et lectures lui auront
Les préhistoires 701

apportés. Partisan de la plus grande rigueur de pensée, il invitera implicitement et


parfois explicitement à ne pas la feindre lorsqu'elle ne sera ni possible ni de mise
dans l'administration des preuves. « Fantasmer... métapsychologiquement» n'est
pas un laisser-aller, c'est une méthode, appelée par son objet.
De cela, Totem et Tabou est, avec L'homme Moïse, un exemple extrême. Et le
Kroeber de 1939 le voit bien, qui de nouveau s'exprime en des termes de mieux en
mieux choisis. Son retour sur Totem et Tabou fut, dit-il, provoqué par l'exposé
d'un étudiant qui « tout comme je l'avais fait commença par mettre à nu sa texture
arachnéenne, puis la déchira en morceaux suivant un procédé qui évoque l'écartè -
lement d'un papillon sur une roue. Un fantasme irisé mérite d'être traité avec plus de
délicatesse... » (p. 780 de ce numéro. Je souligne). Termes ironiques, dira-t-on,
pour asséner en douceur que les thèses de Totem et Tabou ne sont rien de plus
qu'une bulle. La lecture de l'ensemble du texte invite pourtant à de tout autres
conclusions. En atteste d'emblée la reprise par Kroeber II de Freud citant
Kroeber I, lequel qualifiait Totem et Tabou d' « histoire comme si » — mais c'est
pour remarquer que souvent les contes contiennent une vérité psychologique pro-
fonde (on dirait Freud parlant du noyau de vérité historique des délires, des rêves,
des fantasmes névrotiques) « qu'il n'est pas nécessaire de défendre devant un tribu-
nal pour en prouver le bien-fondé ». On ne saurait mieux dire, une nouvelle fois.
Alors que dans la première ligne de son article de 1920, Kroeber définit
Totem et Tabou comme un ouvrage « consacré à l'interprétation de certains phé-
nomènes ethnologiques », on voit bien, dans les dernières pages de celui de 1939,
qu'il a compris qu'il ne s'agissait pas exactement de cela. Car dans celles-ci, c'est
(après avoir critiqué les excès d'application d'un Jones ou d'un Rôheim) des
apports psychanalytiques de Freud qu'il parle, et de ces apports non en tant
qu'appliqués à telle discipline ou à tel territoire, mais en tant qu'ils sont devenus
partie intégrante des sciences. Il est alors question de l'importance de toute une
série de concepts (refoulement, régression, fixations infantiles, symbolisme du
rêve, culpabilité, etc.). En revanche sont déclarés plus douteux d'autres concepts
(pourtant tout aussi psychanalytiques et non sans lien avec les précédents), tels
que la censure, le surmoi, le complexe de castration, l'explication de phénomènes
culturels spécifiques, pour lesquels Freud n'aurait pas cherché « à s'intégrer
totalement au domaine de la science "mais aurait" posé ses propres condi-
tions ». Réponse du berger à la bergère : l'anthropologue, à ce moment de son
texte, n'est-il pas en train de poser les siennes, sans que l'on voie très bien à vrai
dire comment il fait passer, et précisément par là, la coupure entre ce qu'il attri-
bue, avec tolérance, au monde du fantasme pour les premiers, et ce qu'il dénie
aux seconds d'une adéquation avec la réalité.
Et pourtant on ne peut ignorer à quel point Freud s'est intéressé au monde
réel, et combien il s'est attaché à travailler sur cette remarque qu'il partageait
702 Marie Moscovici

avec Frazer concernant le fonctionnement qui, chez les primitifs comme chez les
névrosés, « (...) prend par erreur l'ordre de leurs idées pour l'ordre de la
nature »1. C'est même le thème principal de Totem et Tabou, et l'on n'apprendra
plus à personne que la recherche des « concordances entre la vie psychique des
sauvages et celle des névrosés » fournit à ce livre son sous-titre. Sous-titre à
prendre au sérieux lui aussi : on a tellement pris l'habitude de croire (et en
France la traduction qui a eu cours jusqu'à aujourd'hui2 en a tranquillement
entretenu le malentendu) que l'ouvrage portait sur « L'interprétation par la psy-
chanalyse de la vie sociale des peuples primitifs ». Et, à partir de là, avant tout
sur la comparaison entre les cultures, l'universalité du complexe d'OEdipe, le
meurtre du Père comme mythe, le totémisme, la vie sociale des « sauvages ».
Psychanalyse appliquée. La portée des objections objectives des anthropologues
s'en trouvait en effet considérablement augmentée.

Ce qui nous conduit à la thématique essentielle de Totem et Tabou, dans


sa sinuosité même, qui semble disperser l'ouvrage dans plusieurs directions,
tant sa discursivité, la temporalité même de son exposition, de son plan, sont
étranges. On retrouvera ce phénomène dans un autre livre de Freud que j'ai
déjà plusieurs fois mentionné, et pour cause — car il est en un sens la suite
donnée, vingt-cinq ans après, au questionnement du premier sur la religion —,
à savoir L'homme Moïse et la religion monothéiste, que son traducteur en
anglais, Strachey, avait en son temps qualifié de « bizarre ». Mais au moins ce
dernier livre avait-il été écrit et repris trois fois, et retenu, réélaboré pendant
des années. Ce n'est nullement le cas du premier. Pourtant tous deux parta-
gent, chacun à sa façon, leur obstination à rechercher des données « fac-
tuelles » dans une autre discipline que celle de l'auteur, et à un moment
donné, ce saut soudain qu'ils ont l'air d'effectuer dans le registre purement
psychique d'une « nouvelle » découverte, laquelle a l'air de sortir du chapeau
comme par un tour de prestidigitation. Et dans les deux cas, la « découverte »
est la même : c'est celle du Meurtre du Père dans le premier cas, celle du
meurtre d'un « père » dans le second. Autre similarité, que je ne peux indiquer
ici que trop rapidement3, la démarche en effet « arachnéenne » mais très serrée
de Freud dans ces deux ouvrages se livre en quelque sorte à un tissage de fils

1. Totem et Tabou, op. cit., p. 129.


2. Une nouvelle traduction vient de paraître, qui en rétablit heureusement le sous-titre exact. Je l'ai
eue entre les mains trop tard pour en tenir compte dans l'élaboration de cet article. Cf. Totem et Tabou,
Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Gallimard, « Connaissance
de l'inconscient », nouv. trad., janvier 1993 ; trad. par Marilène Weber, préface de FrançoisGantheret.
3. On me permettra de mentionner ici la préface, intitulée « Le roman secret », que j'ai écrite pour
la nouvelletraduction de L'homme Moïse, chez Gallimard en 1986, et qui a été reprise dans mon ouvrage
Il est arrivé quelque chose. Approches de l'événement psychique, déjà cité.
Les préhistoires 703

tirés à partir de différentes provenances et de différents temps, et qui forme un


tissu très dense par endroit, lacunaire en d'autres endroits, dessinant de cette
manière des figures dans leur absence même. Figures qui s'imposent, dirait-on,
par des lieux que le tissage, dont les fils ne se raccordent pas toujours, laissent
vacants et obligent à l'inférence, à la déduction, à la construction. Ainsi semble
surgir l'ancêtre, le chef de la horde (idée attribuée à Darwin, et « consolidée »
par la référence à Atkinson et à Robertson-Smith), devenu Père par son
meurtre et les suites de celui-ci, après une réflexion plutôt voyageuse qui, à
partir de la crainte de l'inceste, en passe par le tabou, l'animisme et la magie,
le totémisme — et l'enfance du petit d'homme.
Je laisserai ici de côté ce qui surgit et ressurgit dans L'homme Moïse, si ce
n'est pour souligner un autre point qui met fondamentalement en parallèle les
démarches et les objets des deux ouvrages : le premier traite de concordances
dans la vie de l'esprit entre le primitif et le névrosé (en passant par l'enfant,
incarnation in vivo de la temporalité psychique dans le développement), tandis
que le second, on le sait, s'appuiera, pour sa réflexion concernant l'histoire reli-
gieuse, sur une analogie entre cette histoire, telle que Freud la traite pour le
monothéisme juif, et les observations psychanalytiques sur la genèse des
névroses humaines. Dans les deux cas, le saut sera effectué, et le fossé questionné
mais non comblé1, entre la vie psychique individuelle et « la psychologie des
masses » ou des « peuples ». Le problème est pour le moins complexe : on en
notera en passant l'un des éléments, qui est l'emploi par Freud, en 1915 dans
« Considérations actuelles sur la guerre et la mort », de mots comme « les
grands - individus - peuples ».
Ce que je voudrais ici noter, c'est la raison pour laquelle, foncièrement,
Totem et Tabou n'est pas à interroger d'abord sur le terrain de l'anthropologie
comparée des peuples primitifs, ou de la comparaison entre notre « culture » et
celle des primitifs. L'important — au sens où c'est ce que les anthropologues
notamment, mais les psychanalystes aussi n'ont pas toujours suffisamment mis
au premier plan —, ce n'est pas le mot « peuples », c'est le mot primitif, ou sau-
vage. Dans la recherche des concordances, et au-delà des comparaisons géogra-
phiques, culturelles, la question forte n'est pas le « chez qui » (les Zoulous, les
Aborigènes australiens, etc.) avec le « où » qui l'accompagne, mais le quand,
signifiant : dans quel « temps », quel état de la vie de l'esprit. Ce temps, dans la
concordance, est celui de l'infantile, des états infantiles du psychisme, incarnés

1. Bien que les considérations freudiennes à ce sujet dans ces ouvrages, et dans d'autres encore, com-
portent déjà, dans les termes « concordances » ou « analogie », des hypothèses et des choix qui doivent
inciter à poursuivre la réflexion et la discussionépistémologiques. Les deux notions me paraissent, cha-
cune dans son contexte, partager le même statut dans la théorisationfreudienne.
704 Marie Moscovici

dans des êtres observables : les « sauvages » — et l'on notera que, sauf dans la
spéculation finale sur la horde, il s'agit des sauvages adultes actuels —, les névro-
sés (tout particulièrement, quant à la religiosité de pensée, les obsessionnels) et,
toujours dans une incidente « d'observation » clinique, ces êtres « incompréhen-
sibles » que sont pour Freud les enfants. « L'enfance » psychique est son terrain
d'élection, mais à de rares exceptions près, l'enfant, guère. C'est en quoi si, dans
Totem et Tabou, différentes disciplines, dont l'anthropologie principalement,
sont invitées à collaborer entre elles, et avec la psychanalyse, cette invitation
n'est pas à entendre comme appel à une interdisciplinarité. Il s'agit bien plutôt de
faire converger vers certains problèmes — ou pourquoi pas, diverger, quant aux
diverses causalités impliquées — les chercheurs de toutes disciplines ayant à
connaître, sur leur terrain d'étude et de réflexion, de l'archaïque présent dans le
présent, ou construit dans le passé, mais qui subsiste. Il s'agit des divers éclai-
rages qui peuvent être apportés à une réalité psychique toujours présente, et qui
fonctionne dans différents domaines de la connaissance, et dans leurs objets.
Dans sa présentation du problème dans ce numéro même, Jean-François
Rabain rapporte une réflexion amusante de Malinowski (qui, en tout cas à pro-
pos de Totem et Tabou, a partagé avec d'autres « culturalistes » l'abord empi-
rique, qui n'est pas le plus pertinent, de l'universalité, ou de la non-universalité,
du complexe d'OEdipe) qui est la suivante : « Il est facile de percevoir que la
horde primitive a été équipée de tous les penchants, dérèglements et travers
d'une famille européenne appartenant aux classes moyennes, pour être ensuite
lâchée dans une jungle préhistorique afin d'y déchaîner ses passions, conformé-
ment à une hypothèse très attrayante, mais tout à fait fantaisiste. »1 Qui saura
dans quel déroulement temporel du psychisme inconscient2, fonctionnant sous le
régime de l'après-coup, se passe une telle « histoire » ? Il est bien évident que
pour Freud, et dès sa correspondance avec Fliess, l'étonnement a plutôt été
d'observer, en lui-même et chez ses patients, que la jungle préhistorique conti-
nuait à se déchaîner dans les familles européennes civilisées et tout à fait contem-
poraines. Quel tribunal décidera de l'ordre de ces « événements » — sera-ce
celui, aujourd'hui, de la sauvagerie aberrante de nos guerres ? Acquisitions de la
civilisation, ou survivances, lâchées dans la jungle historique, de nos fonc-
tionnements préhistoriques ?

Il est difficile pour nous aujourd'hui de ne pas lire les textes de Freud,
écrits à leur date, à l'aide de ses propres textes écrits postérieurement — façon
de faire qui dans son apparence anodine illustre assez bien la démarche à

1. Cf. J.-F. Rabain, ici même, p. 766.


2. Qui selon Freud, ignore le temps.
Les préhistoires 705

l'oeuvre dans toute la psychanalyse, et tout particulièrement dans Totem et


Tabou qui, concernant la « civilisation » (la Kultur), propose consciemment de
déchiffrer aujourd'hui ce qui s'est déposé, au cours d'un hier très lointain, dans
les formations inconscientes : et dont les traces, telle est l'hypothèse une fois
de plus, s'y manifestent toujours. C'est ainsi l'idée de survivance, d'inéducabi-
lité du monde pulsionnel inconscient et de ses fonctionnements, qui sera défen-
due et, dans cet ouvrage, en quelque sorte inventée, dans le geste qu'y fait
Freud de tourner son attention psychanalytique vers l' « apparition », l'émer-
gence, ou faut-il dire (pour maintenir les « concordances » entre les méca-
nismes névrotiques et certaines productions culturelles) l'étiologie de la civilisa-
tion envisagée du point de vue de la vie de l'esprit. Il est notable que l'on a
pris l'habitude de dire origine, ce qui n'est certes pas faux à condition, me
semble-t-il, de laisser à ce mot sa connotation métapsychologique : l'originaire
(mot incontestablement employé par Freud pour désigner les fantasmes et les
scènes que l'on sait)1 est une construction pour marquer l'idée d'un fondement,
d'un déplacement décisif, d'un processus ou d'une série de processus qui
engendrent, génèrent des fonctionnements nouveaux. Ici, c'est une intériorisa-
tion du réel externe, une suspension des actes et de la motricité auparavant
consécutifs, sans délai, aux pulsions et aux affects. Pour le dire mieux : une
psychisation, qui définit l'avènement à la fois de l'inconscient et du culturel.
Mais « avènement » est encore un mot fort et trompeur : dans Totem et
Tabou, parlant du fameux Meurtre, il arrive à Freud de dire plus modestement
« l'acte (ou l'événement) qui fut le point de départ de tant de choses »2.
Ensuite, nous le savons, il a mis au pluriel cette origine ou ce point de départ,
que plusieurs d'entre les commentateurs, dont je suis, ont préféré appeler :
commencements. Cette mise au pluriel, saluée par Kroeber II dans son post-
scriptum, a lieu dans le Moïse, où il est fortement affirmé qu'un tel commence-
ment non seulement survit dans l'inconscient, mais ne cesse de recommencer.
Pour en revenir aux suites données à Totem et Tabou, il en est de nom-
breuses, mais l'une des plus importantes, dans la réflexion sur la civilisation, et
pour les rapports entre l'actuel et l'inactuel, se trouve dans « Considérations
actuelles sur la guerre et la mort » (1915), qui suit de près l'ouvrage qui nous
occupe, et où l'état des choses contemporain vient, à son regret quant aux « évé-
nements », conforter les hypothèses de Freud en 1912-1913. C'est là, je l'ai men-
tionné, qu'il emploie le terme de « grands - individus - peuples », qui atteste une
fois encore de son idée de concordance, après avoir écrit : « C'est ainsi que l'in-

1.Cf. Guy Rosolato, Les fantasmes originaires et leurs mythes correspondants, in Nouvelle revue de
psychanalyse, n° 46, 1992.
2. Totem et Tabou, op. cit., p. 213.
706 Marie Moscovici

dividu, non seulement se trouve soumis à l'action de son milieu civilisé actuel,
mais subit également l'influence de l'histoire de la civilisation ancestrale. »1 C'est
aussi là que se trouvent des réflexions décisives concernant ce que l'on peut
appeler l'inéducabilité de l'inconscient, et le caractère très relatif de l'aptitude à la
civilisation dans le psychique humain.
Telles sont les données nouvelles que fonde — mais avec plus de sérénité et
moins de généralité dans la perspective et le ton, car ce n'est pas encore la
guerre, et l'écrit est d'une autre sorte — le chantier inventeur de Totem et Tabou.
C'est dans cet ouvrage qu'est décrit et analysé minutieusement, même si l'hypo-
thèse et la construction y tiennent la place considérable que l'on sait, le travail
producteur de réalité psychique, et de théorisation sur celle-ci, auquel donnent
lieu l'archaïque, ses survivances, le fonctionnement de la mémoire inconsciente.
Travail qui se fait fabricateur de formations culturelles selon cet apparent saut
final, dans la démarche de Freud, qu'est le meurtre du père, et surtout par ses
suites : renoncement des fils à l'acte meurtrier, culpabilité, sacrifice, religion — et
beaucoup plus tard, invention de la psychanalyse (mais c'est la psychanalyse qui
en parle, comme c'est l'homme, produit de l'évolution, qui parle de l'évolution).
« Culture » qui mériterait alors d'être qualifiée, comme Kafka le fait de l'écri-
ture, comme « bond hors de la série des meurtriers ».
Le mot central est donc bien primitif. Mot à entendre, dans Totem et Tabou,
sous plusieurs formes et plusieurs angles : le primitif(l'homme primitif) ; mais aussi
l'adjectif « primitif » accolé à certains fonctionnements irréductibles dans l'in-
conscient (que développeront les observations et théorisations décisives sur l'ani-
misme, la magie et la toute-puissance des idées), décrivant le primitif comme figure
psychique. Cela s'inscrira dans une réflexion sur le primitif dans le névrosé, sur le
primitif à l'oeuvre chez les « sauvages » contemporains,pour aboutir à la construc-
tion du primitif préhistorique chez les uns et les autres — en passant, nous l'avons
vu, par le fonctionnement primitif observable chez les deux enfants de prédilection
de Freud, « son » petit Hans et le petit Arpad de Ferenczi, où la « primitivité » se
matérialise dans le fonctionnement phobique.
L'approche que l'on peut alors dire comparatiste de Totem et Tabou est
celle qui pense discerner des concordances dans le fonctionnement des préhis-
toires, l'individuelle (enfant phobique, névrosé obsessionnel), et la collective (les
« sauvages »). Préhistoires qui seront au principe des histoires qui se grefferont
sur elles : développement psychique du petit d'homme, processus psychique de
« civilisation » chez les hommes. On peut si l'on veut appeler cela des
« cultures ».

1. Considérations actuelles sur la guerre et la mort, in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque


Payot, 1981, p. 18.
Les préhistoires 707

Primitif, ou préhistorique, cela signifierait donc « au commencement


était... ». Et même, nous reportant à l'étrange construction grammaticale —
étrange quant au temps, mais il en est ainsi en ces matières — d'une phrase de
Malaise dans la civilisation (« A l'origine, l'écriture est le langage de l'absent »),
il faudrait peut-être dire ici, pour ce qu'avance Totem et Tabou concernant le pri-
mitif, le préhistorique : « Au commencement est... » De la même façon, le mot
« archaïque » est, dans ce contexte, à entendre non pas au sens habituel où on
l'emploie pour qualifier la « sauvagerie » de certains fantasmes, ou le caractère
très ancien de certaines données, mais métapsychologiquement, pour désigner
« ce qui est au principe » des formations de l'inconscient, ce qui est psychique-
ment fondateur 1. Usage qui convient, dans Totem et Tabou, pour saisir le fonc-
tionnement de ce que Freud appelle le « phylogénétique » — qui est, le plus sou-
vent, controversé et rejeté —, mais aussi pour qualifier la fabrique des mythes,
du religieux (notamment sous ses « premières » formes totémiques supposées),
tout comme la fabrique inconsciente, précédemment avérée, des rêves. Dans la
Métapsychologie ultérieure (1915), cela pourra aussi porter le nom de « proces-
sus primaire ».
Si l'on accepte l'idée que la problématique freudienne dans Totem et Tabou,
en dépit et à travers sa tentative pour utiliser les observations anthropologiques,
a bien trait à ce registre-là de la réalité, celui qui porte les noms de primitif,
archaïque, processus primaire, on pourra être intéressé particulièrement par deux
notes de cet ouvrage, l'une au début, l'autre vers la fin, qui d'une certaine façon
en attestent, et qui montrent bien la lucidité avec laquelle Freud a en vu l'entre-
lacement du préhistorique et de l'historique en matière d'interprétation de
« l'état primitif» chez les populations contemporaines ainsi qualifiées. Je ne cite-
rai ici que la seconde2, qui est plus complète et qui va plus loin : «... Il ne faut
pas oublier que les peuples primitifs, loin d'être des peuples jeunes, sont aussi
vieux que les peuples les plus civilisés et qu'on ne doit pas s'attendre à ce que
leurs idées et institutions primitives se soient conservées intactes et sans la
moindre déformation jusqu'à nos jours. Il est plutôt certain que des change-
ments profonds se sont produits chez les primitifs dans toutes les directions, de
sorte qu'on ne peut jamais dire ce qui, dans leurs idées et opinions actuelles
représente comme une pétrification d'un passé primitif et ce qui n'est qu'une
déformation et une modification de ce passé. D'où les interminables discussions
entre les auteurs sur ce qui, dans les particularités d'une culture primitive, doit
être considéré comme primaire et sur ce qui n'est qu'une formation secondaire.

1. Cf. Pierre Fédida, Le contre-transfert en question, in Psychanalyse à l'Université, janvier 1986,


p. 24, note.
2. La première se trouve p. 14 et 15 de l'ouvrage.
708 Marie Moscovici

L'établissement de l'état primitif reste ainsi toujours une affaire de construction. En


dernier lieu, il n'est pas facile de se replacer dans la mentalité du primitif. Nous
comprenons celui-ci aussi peu que nous comprenons les enfants et nous sommes
toujours portés à interpréter ses actes et sentiments d'après nos propres constel-
lations psychiques. »1
Cette note est, à mes yeux, un véritable programme pour l'abord des
questions qui ici se posent à nous. On y assiste à la mise en oeuvre véritable de
la concordance : concordance non seulement dans la façon dont se présentent
la réalité « anthropologique » et la réalité psychique individuelle, mais encore
dans les méthodes d'approche et de compréhension auxquelles ces réalités
contraignent le chercheur qui les approche. Lorsque Freud s'interroge, pour
ces populations, sur ce qui d'elles représente « comme une pétrification d'un
passé primitif », l'envisagement est analogue à celui qui, des années aupara-
vant, celles qu'on a pu appeler prépsychanalytiques, lui avait fait désigner
l'hystérie comme darwinienne2, et qui avait suscité chez Sylvie Gribinski-
Nysenbaum un superbe commentaire sur l'hystérique : « Fossile vivant de ce
que fut l'origine, elle maintient présent un ordre posthume. »3 Admirable façon
d'évoquer ce qui reste un chantier de réflexion toujours ouvert, notamment
quant aux rapports de Freud avec les théories de l'évolution : le caractère de
fossilité de la névrose par rapport aux processus d'hominisation concernant la
vie psychique.
En second lieu, les réflexions de cette note illustrent également, et là encore
de la même façon, concordante ou analogique, qu'il s'agisse des populations ou
de l'individu névrosé, les déformations et les modifications du passé tel qu'il
nous est offert dans le présent : présent de la cure, présent de l'observation
anthropologique. Les mots que nous entendons, les représentations qui nous
sont communiquées sont dans les deux situations actuelles des sortes de mor-
ceaux d'inactualité, issus à la fois d'un passé révolu mais indestructible, et de
l'histoire, psychique et « matérielle », de leurs déformations. Etat de choses dont
témoigne tout particulièrement le langage, et dans les deux cas. Totem et Tabou
nous offre en effet une nouvelle occasion d'apercevoir la sensibilité de Freud à la
langue, au langage, dans ces formules qui reviennent constamment sous sa
plume : « Des survivances linguistiques prouvent d'une façon certaine », ou
« d'après le témoignage même de la langue », etc. Ainsi, parlant du mot

1. Totem et Tabou, op. cit., p. 156-157, n. 1. Je souligne.


2. On trouvera une réflexion sur les constructions freudiennes à partir des théories de l'évolution
dans les notes et la postface de Patrick Lacoste à l'ouvrage retrouvé de Freud Vue d'ensemble des névroses
de transfert, Gallimard, 1986.
3. Sylvie Gribinski-Nysenbaum, L'offense, in L'Ecrit du temps, Ecritures de l'autobiographie, n° 3,
p. 63, Editions de Minuit, 1983.
Les préhistoires 709

« tabou », et se référant en note à Karl Abel, il évoquera, pour l'interprétation


qu'il en propose, « l'apport des langues les plus anciennes »1.
Pour en revenir à cette longue note que j'ai précédemment citée, son autre
contribution, que tout le livre illustrera, a trait à l'obligation de construire à
laquelle doivent s'affronter également tous les chercheurs dont les objets sont
archaïques ou portent de la primitivité : qu'ils s'occupent de populations comme
les anthropologues, ou d'inconscient comme les psychanalystes. Pour ces der-
niers, la construction devra en appeler aux données cliniques certes, mais aussi à
« la sorcière » : à la métapsychologie. N'est-ce pas déjà, avant la lettre, ce que
fait Freud dans Totem et Tabou ? Il y est également frappant que parlant de ceux
que les psychanalystes, surtout de nos jours, considèrent parfois comme le maté-
riau psychique le plus cru, le plus directement offert à la compréhension, à savoir
les enfants, il avoue, si l'on inverse l'ordre de sa phrase, qu'il les comprend aussi
peu que l'on comprend les primitifs. Leur psychisme donc, pour être saisi, est
également affaire de construction.

Me voici arrivée à la fin de cet article à propos de Totem et Tabou sans


presque avoir soulevé la question de la religion, la question du père, la question
du meurtre, celle du recours à la phylogenèse. C'est qu'il est vrai que mon pro-
pos ne se voulait qu'un préalable à l'abord de cet ouvrage et de sa démarche.
Quant aux apports eux-mêmes, sur les points que je viens de mentionner, je ne
crois pas être la seule à les trouver considérables, et pas seulement pour la psy-
chanalyse. Mais, si toute la démarche est récusée, il devient trop facile de dire
que telle ou telle partie des résultats n'est qu'une « fantaisie » ; de réclamer, si
l'on peut dire, du solide, et tout en gardant ceci, de lâcher cela, comme si ceci et
cela ne tenaient pas ensemble, ne répondaient pas aux mêmes exigences « scien-
tifiques ». On aura compris que Totem et Tabou m'apparaît, quant à moi,
comme un travail scientifique à sa façon, en ce qu'il apporte des savoirs décisifs
et de l'invention, lesquels ont modifié, pour beaucoup et pour longtemps, le pay-
sage de la connaissance.
Qu'est-ce que le projet et quels sont les résultats de ce livre bizarre ? Pour-
quoi Freud, si tôt dans son oeuvre d'explorateur du psychisme humain indivi-
duel, et, tout particulièrement, du psychisme névrosé, a-t-il en somme eu besoin
de cette démarche-là ? Il est probable qu'il en a eu besoin en effet, et que c'est
bien son travail de psychanalyste qui dès 1912 l'y a amené. On peut discerner, en
les exposant ici bien que brièvement, quelques éléments qui l'ont conduit au
seuil de l'extension, à l'anthropologie, de son domaine de recherche habituel.

1. Ibid., p. 106, n. 1.
710 Marie Moscovici

1 / La controverse avec Jung, que l'on peut lire dans leur correspondance,
l'a conduit à devoir prouver que dans les temps primitifs déjà était apparu un
père, et comment cette figure, centrale depuis des siècles dans les destins de l'hu-
manité, avait pris cette place. Mais aussi l'énigme de cette figure et de la fonction
paternelle telle qu'elle demeurait constante dans les problématiques individuelles
le contraignait à se demander encore : qu'est-ce qu'un père 1 ?
2 / La « découverte » du complexe d'OEdipe, antérieure à Totem et Tabou mais
formalisée différemment à partir du moment de cet écrit, posait non pas tant la
question de son universalité observable à travers les cultures passées et présentes,
que celle de son existence comme structure du psychisme humain et de ses dévelop-
pements et productions dans le processus de civilisation. Ainsi Freud en est-il
arrivé aux problèmes de la religion. Ce qui l'y a mené, c'est également, et il le pré-
sente longuement et fortement dans son travail très serré sur la névrose obsession-
nelle, les interrogations et observations qui ont surgi dans son travail clinique sur
la religiosité de pensée. De cela procèdent les réflexions sur l'animisme et la magie,
que nul ne peut plus ignorer, et qui sont au coeur à la fois de sa métapsychologie, et
de l'écoute de l'inconscient dans la démarche clinique, la pratique de la cure.
3 / De tout ce qui précède (mais cet enchaînement que je présente est évi-
demment purement artificiel, tant tous ces éléments sont, chez Freud, tricotés
ensemble, et tricotés serré) sont issus les apports considérables de la théorie freu-
dienne sur la religion — je dirais plutôt, quant à moi, sur le religieux même. Car
de même que cet ouvrage recherche et expose les fondements de la paternité
(comme existence et comme représentation), il propose des données sur les com-
mencements, les formes, les processus psychiques qui sont au principe même du
religieux, comme représentations, mythes et rites. Pour en arriver là, ce sont
aussi les données du transfert en psychanalyse (aussi bien dans ses formes hysté-
riques que dans sa structure obsessionnelle) qui ont inspiré sa réflexion.
J'ai trouvé, pour ma plus grande satisfaction, les observations les plus
convaincantes et peut-être les plus convaincues à ce sujet, non seulement chez cer-
tains psychanalystes, mais chez un historien des religions, pourtant spécialiste de
l'Inde (le « pourtant » se rapportant aux doutes qui peuvent être émis sur l'exis-
tence empirique d'un complexe d'OEdipe dans cette civilisation là). Dans un travail
de Charles Malamoud, intitulé L'apport freudien à l'histoire des religions2, j'ai pu

1.J'ai fourni sur ces points quelques éléments de discussion dans mon texte Mise en pièces du père
dans la pensée freudienne, in Il est arrivé quelque chose, op. cit.
2. A paraître chez Bordasà l'automne 1993, in L'apport freudien. Pour une encyclopédie de la psycha-
nalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann. Pour une réflexion soutenue sur ce que l'approche « histo-
rique » de Freud dans son Moïse peut apporter à un historien, on lira avec profit l'article de Nicole
Loraux, « L'homme Moïse et l'audace d'être historien », in Le Cheval de Troie, n° 3, Moïse, Bordeaux,
1991.
Les préhistoires 711

prendre connaissance d'une lecture, dont chaque mot me paraît pertinent, de ce


que Freud — pas seulement dans Totem et Tabou, mais aussi dans L'homme Moïse
qui pour nous désormais en est difficilement dissociable — avait pu fournir, dans
ce domaine, à l'histoire. Freud, note l'auteur, étudie les origines de la religion. « En
revanche, les religions particulières (...) sont laissées de côté. Elles relèvent du tra-
vail de l'historien précisément. Au regard du psychanalyste (...) ce qui les distingue,
ce sont les manières propres à chacune d'elle, de traiter les traces mnèsiques laissées
par "le drame inaugural de l'humanité", le meurtre du père primitif (...). Car l'ori-
gine n'est pas confinée au commencement. Elle ne cesse de faire retour dans chaque
individu. » Et pour Charles Malamoud, ses autres travaux en témoignent, il sem-
blerait que la thèse freudienne concernant le sacrifice soit d'un apport désormais
essentiel, dans son propre envisagement des mythes et rites sacrificiels dans le
Véda, alors même qu'ils ne présentent pas les traits « freudiens » des sacrifices que
nous connaissons (ne faisant, dans le Véda, apparemment aucune place à l'idée de
fondation et de commencement)1.
4 / Freud s'est trouvé contraint d'en arriver, à partir de son auto-analyse, à
l'idée du meurtre du père, par sa pratique clinique, notamment chez l'obsession-
nel, et également par la prise en compte de ses observations plus globales, dont
il fera état dans « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », sur la
dimension meurtrière du psychisme humain, et tout spécialement meurtrière de
la figure paternelle. C'est ainsi qu'il notera, dans l'article que je viens de men-
tionner, que « nous descendons d'une longue série de générations de meurtriers
qui avaient dans le sang le désir de tuer comme peut-être nous-mêmes encore ».
Par où il lui apparaissait nécessaire d'étendre à l'exploration de la culture le
questionnement qui lui était ainsi posé. Là s'inscrivait la problématique, restée
capitale pour lui jusqu'à la fin, des rapports de l'individuel et du collectif, du
particulier et de l'universel, au sens ou le psychique y occupe une place centrale.
C'est dans le psychique inconscient qu'à partir de Totem et Tabou il voit la
fabrique de mythes, de religions, de rites, de traditions, et de névroses, en cours
du développement de la civilisation.
Ce qui nous mène au coeur de tous ces points, à ce « saut » réputé insensé
des dernières pages de Totem et Tabou : meurtre et renoncement au meurtre,
culpabilité, sacrifice, refoulement, persistance et survivance dans l'inconscient,
au long des siècles et dans les diverses formes de la religion notamment juive et
chrétienne. En ces « événements » consiste la généalogie même du psychique,
celle que ce livre fait apparaître devant nous « comme pour la première fois »,
alors même que nous savons combien de premières fois se sont produites et se

1. Cf. Charles Malamoud, Cuire le monde, Editions La Découverte, 1989.


712 Marie Moscovici

produiront. Origines de la religion, de la morale, de la civilisation — si l'on veut


bien entendre, par civilisation, ou par culture, l'histoire (sans historiographie
possible) de la vie de l'esprit.
Le livre sur la concordance se termine bien sur la concordance — et après
tout, pas directement sur le meurtre. L'invention freudienne du meurtre aura été
l'aboutissement de ce tissage lacunaire de données, de ce trajet plein de méan-
dres qu'est la démarche de Totem et Tabou. Le meurtre aura été l'acte, apanage
de l'homme des populations primitives et du primitif en nous : donc du primitif
à la fois comme figure réelle et comme figure psychique, adjectif dans la méta-
psychologie freudienne. Mais également comme figure préhistorique, elle aussi
construite. La phylogenèse, préhistoire d'un tel Meurtre et de sa transmission,
est destinée à fournir le fondement et les conditions de ce qui allait s'incarner
successivement et diversement dans une multiplicité d'histoires : fondement et
conditions de l'existence même d'un inconscient producteur de rejetons psychi-
ques et culturels1.
Préhistoires et histoires sont dans un rapport d'emboîtement réciproque,
comme le psychique et le culturel se greffent l'un sur l'autre : jamais sans discon-
tinuité, jamais dans un lien linéaire. Elles ont pour préalable fondamental une
concordance essentielle entre l'homme préhistorique, l'homme primitif, le
névrosé et l'incompréhensible enfant : la traduction, chez eux, originellement
directe, de la pulsion en acte, l'absence, en eux, d'entraves à l'action. C'est
chaque fois, et dans l'évolution inconsciente de chacun, un arrachement considé-
rable que de psychiser, d'intérioriser la pulsion, de la détourner, notamment vers
la pensée et ses diverses formes, les fantasmes et leurs déformations, et les créa-
tions culturelles.
Car au commencement est l'acte, et il y a, selon Freud, toute une morpho-
genèse des produits de son renoncement. C'est l'origine, chaque fois, de la « civi-
lisation » : individuelle et collective. D'où la psychanalyse. D'où aussi l'intérêt
d'étendre, au fonctionnement et à l'histoire des communautés analytiques, les
enseignements « anthropologiques » de Totem et Tabou.
Marie Moscovici
32, avenue Carnot
75017 Paris

J'ai tenté de fournir quelques éléments d'une réflexion à ce sujet dans Un meurtre construit par les
1.
produits de son oubli, in L'Ecrit du temps. n° 10, automne 1985. Ce texte a été repris dans Il est arrivé
quelque chose, op. cit.
Des fantasmes originaires
aux symboles culturels :
médiations et seuils

Bernard JUILLERAT

Il y a au moins deux façons d'aborder le problème des différences cultu-


relles : en comparant les cultures entre elles sur des points comparables et en
cherchant ainsi à expliquer les différences en fonction de certains paramètres
(milieu, histoire, structure sociale...), ou en se fondant sur le postulat de l'exis-
tence d'universaux et en cherchant à comprendre comment l'élaboration cultu-
relle procède de façons diversifiées à partir de ce patrimoine commun. La pre-
mière approche équivaut à une analyse comparative classique, comme celle qu'a
tentée G. P. Murdock dans les années 50-60 sur la base de son World Ethnogra-
phie Sample. Mais, les universaux se situant en deçà de toute forme culturelle
élaborée, la seconde méthode comprend deux types de questionnement :
a) comment les mêmes universaux produisent-ils des résultats culturels diffé-
rents (on rejoint là l'approche comparatiste) ; et b) selon quels processus un uni-
versal (par exemple une représentation primaire inconsciente) acquiert-il sa
forme culturelle achevée et quel type de rapport faut-il voir entre fantasme et
représentation collective ? Cet article est consacré à cette dernière interrogation
en prenant comme exemple les formes culturelles vers lesquelles paraissent évo-
luer ce que la psychanalyse a nommé — après Freud et avec quelques doutes —
les « fantasmes originaires ». Ce n'est là bien évidemment qu'un aspect très
limité de l'éternel problème du rapport entre individuel et collectif, psychique et
social, inconscient et rationalité, atemporalité et histoire qui, au-delà des orien-
tations successives du grand mouvement de l'anthropologie américaine Culture
et Personnalité, demeure encore aujourd'hui à la fois le point de rencontre et de
divergence des deux principales disciplines convoquées dans ce numéro, l'an-
thropologie et la psychanalyse.
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
714 Bernard Juillerat

On sait que c'est dans un article de 1915 que Freud a pour la première fois
défini, bien que succinctement, ce qu'il entendait par « fantasmes originaires » :
« Ces formations fantasmatiques, celle de l'observation du commerce sexuel des
parents, celle de la séduction, de la castration, et d'autres, je les appelle fan-
tasmes originaires [Urphantasien] » (Freud, 1915 ; Laplanche et Pontalis, 1967).
Par la suite, Freud ajouta le fantasme du retour intra-utérin (Chiland, 1991 ;
Duparc, 1991). Dès 1964, Laplanche et Pontalis (1985) avaient mis l'accent sur
les trois types de fantasmes cités d'abord par Freud, y voyant trois « fantasmes
des origines » : respectivement origine du sujet (scène primitive), émergence de
la sexualité (séduction) et origine de la différenciation des sexes (castration).
Dans l'héritage freudien, André Green (1973) précise que les fantasmes origi-
naires, objets du refoulement originaire, ont « le rôle d'une matrice de l'incons-
cient » à l'origine des fantasmes secondaires. Pour Guy Rosolato (1992) qui se
fonde sur les quatre fantasmes de Freud (y compris le retour à l'utérus), « la
quête de l'origine est intrinsèque aux fonctions du fantasme » car « l'inconnu est
au coeur de l'originaire », mais « le fantasme est lui-même une cause originaire ».
Enfin, Jean Laplanche — toujours dans cette remise en cause de la notion de
fantasmes originaires — a récemment créé l'expression séduction originaire pour
définir « cette situation fondamentale où l'adulte [à commencer par la mère] pro-
pose à l'enfant des signifiants non verbaux aussi bien que verbaux, voire com-
portementaux, imprégnés de significations sexuelles inconscientes » (Laplanche,
1987 ; les crochets sont de nous), signifiants qu'il qualifie d' « énigmatiques »1
(« L'énigme... est séduction par elle-même », ibid.) et dont la scène dite « origi-
naire » mais aussi plus simplement le sein sont des exemples. Ces diverses défini-
tions sont susceptibles d'apporter des clés pour la compréhension des symboles
culturels fournis par l'ethnographie. En revenant à Freud, on peut y rattacher
deux types de problèmes.
Le premier concerne le moment de leur apparition ; Freud y vit d'abord l'ef-
fet d'un traumatisme réel dans la vie du sujet accompagné d'un refoulement ori-
ginaire (Urverdrängung) avant d'accepter la possibilité d'une formation du fan-
tasme dans l'après-coup et indépendamment du vécu réel. La structuration de
l'après-coup et en conséquence le décalage temporel entre expérience et forma-
tion du fantasme (Green, 1973, 1990b) paraissent aujourd'hui largement accep-
tés par la psychanalyse, malgré les thèses kleiniennes qui situent la naissance du
fantasme au niveau du vécu archaïque du bébé dans son rapport au sein : les
« phantasmes les plus primitifs et rudimentaires, qui sont liés à l'expérience sen-
sorielle et sont des interprétations affectives des sensations corporelles » relèvent

1. Voir aussi J.-F. Rabain (1991) pour une illustration cliniquede cette notion.
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 715

du processus primaire. « Cette "expression psychique" de la pulsion est le phan-


tasme inconscient » (Isaacs, 1966) ; la notion d'après-coup paraît alors réservée
à l'expression langagière d'un fantasme dépassé : l'enfant évoquant spontané-
ment par la parole quelque chose du fantasme vécu inconsciemment quelques
années plus tôt (ibid.). La notion kleinienne d'objet primaire introjecté/projeté
n'en demeure pas moins utile pour l'interprétation des symboles culturels.
H. Segal (1957) voit dans « ces premières projections et identifications (...) le
début du processus de formation des symboles », quoique le sujet ne les sente
pas comme des symboles mais comme l'objet lui-même. De façon plus abstraite,
C. Castoriadis (1975) estime inévitable une « première représentation », une
« mise en image » originaire et présymbolique, une « scène nucléaire » plutôt
que la scène primitive, qui donnerait une réalité à l'affect, ce dernier étant vu
comme la première délégation de la pulsion dans la psyché. Ce n'est pas là le
sujet de ces pages, mais nous nous demandons, en lisant les psychanalystes, s'il
n'y a pas un problème de définition à la base de ces thèses divergentes. La ques-
tion est alors toute simple : qu'appelle-t-on au juste un fantasme originaire ou
infantile ? S'agit-il d'un embryon de « représentation » présymbolique et origi-
nairement refoulé (tel qu'Isaacs le décrit chez le nourrisson) et qui peut ne laisser
aucune trace ultérieure, ou s'agit-il d'un « fantasme-représentation », porteur de
significations et demandant du sujet une capacité de symbolisation (voire un
accès suffisant au langage), comme ceux qui constituent l'OEdipe et que l'on
retrouve dans les productions, individuelles ou culturelles, de l'inconscient
(rêves, mythes, etc.) ? Lorsque les psychanalystes ont tendance à rapporter l'es-
sentiel des fantasmes dits originaires à l'OEdipe, ce qui contraint à une distinction
entre archaïque et originaire1, il est clair que le fantasme présymbolique ou
archaïque est écarté. Enfin, l'anthropologue en quête de l'origine des symboles
s'interroge sur les distinctions sémantiques qu'il convient éventuellement de faire
entre les termes de fantasme, d'imago, de représentation inconsciente ou de sym-
bole privé.
Le second problème, corollaire du précédent, est celui de la définition des
fantasmes dits originaires selon leurs contenus : peut-on en faire l'énumération,
sont-ils en nombre limité ou illimité, constituent-ils entre eux des unités dis-
crètes ou doit-on les tenir pour interdépendants, sont-ils décomposables en
unités plus élémentaires, leur sens est-il lié aux stades de développement de
l'enfant et jusqu'à quelle limite ? Nous préférons cependant laisser ces ques-
tions aux psychanalystes et proposer quelques éléments de réponse à partir de
l'ethnographie.

1. Green, 1990a ; Chiland, 1991 ; Duparc, 1991.


716 Bernard Juillerat

SYMBOLES ORIGINAIRES ?

Comme les psychanalystes à l'écoute des fantasmes de leurs patients, les


ethnologues s'interrogent sur ces symboles récurrents qu'ils repèrent constam-
ment dans les formations culturelles. Alors que les psychanalystes identifient des
fantasmes originaires (Freud), des signifiants clés (Lacan) ou des matrices symbo-
liques (Green), les ethnologues découvrent des symboles dominants (Turner), des
core symbols (Schneider), des root metaphors (Pepper) ou des key symbols
(Ortner) 1 ; plus anciennement, Adolf Bastian avait créé le terme de Elementarge-
danken et Oswald Spengler celui de Ursymbol, qui inspira à son tour l'Urbild de
Wittgenstein (Bouveresse, 1982). Les anthropologues ont donné des sens différents
à ces termes en fonction de leurs théories respectives du symbolisme. D'une façon
générale, les symboles clés équivalant aux représentations fondatrices d'une
culture ne correspondent pas terme à terme aux fantasmes originaires de la psycha-
nalyse, mais ils y sont apparentés par leur contenu. Par exemple, l'image de la régé-
nération par la mue, l'une des métaphores récurrentes de nombreuses cultures
mélanésiennes, ne paraît pas provenir d'un fantasme originaire ou infantile, mais
plutôt d'une observation de la nature doublée d'une théorie de la fécondité et de la
régénération. Les fantasmes originaires peuvent néanmoins resurgir sous la forme
de symboles intégrés dans une séquence de significations, notamment dans les
représentations mythologiques, rituelles, cosmologiques ou eschatologiques. Le
symbole révèle alors une parenté avec le fantasme, mais il n'apparaît pas isolé et
fonctionne comme élément d'un discours qui, bien que métaphorique, n'en est pas
moins ordonné, voire logique ; les sémioticiens et les anthropologues ont souvent
souligné que le symbole ne trouve son sens que dans son agencement avec d'autres
symboles et qu'il est d'autre part soumis à un principe de substitutivité des signi-
fiants. Un tel agencement n'est pas originaire ; seuls certains symboles constitutifs
pris isolément peuvent être tenus pour l'expression de fantasmes infantiles refoulés.
Il est au contraire le résultat d'une Kulturarbeit due, nous semble-t-il, à trois types
de processus : le processus primaire (inconscient) tel que Freud l'a défini pour le
rêve, fondé sur la substitution, le déplacement et la condensation2, le processus
secondaire (préconscient/conscient), seul capable de lui assurer son contenu (voca-
bulaire symbolique) et sa cohérence, et de permettre son contrôle (principe de réa-

1. Pour une récapitulation critique de ces notions en anthropologie, voir Ortner, 1973.
2. Selon nous, cela inclut le principe d'analogie ou ce que M. Mauss a nommé les lois de contiguïté,
de similarité et de contraste. C'est d'ailleurs sur ce principe et ses variantes, propres à la magie, que le
symbolisme sexuel dit freudien, tant décrié par les ethnologues, se fonde. On peut y ajouter le principe de
binarité mis en lumière par le structuralisme, obtenant ainsi une acception un peu élargie de la notion de
processus primaire.
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 717

lité) et son intégration sociale, enfin un processus d'élaboration socioculturelle


— sorte de processus secondaire collectif et historique — lié aux facteurs exté-
rieurs (milieu naturel, normes sociales et valeurs culturelles déjà instituées,
événements...).
Contrairement à un anthropologue freudien comme Robert Paul (1987) qui
voit dans les symboles culturels une expression directe de la psyché, Paul Ricoeur
(1970) attire l'attention sur les multiples « médiations » liant un fantasme indivi-
duel à un symbole culturel présentant le même contenu. Ces médiations nous
paraissent se manifester tant au niveau de l'individu (héritage génétique, symboli-
sation, structuration d'après-coup, remaniements et altérations, acquisition du
langage, influence de la famille puis de la société...) que de la collectivité (agence-
ments de significations élémentaires, promotions de sens, emprunts culturels,
influence de la structure sociale préexistante et du monde extérieur...). Roger Bas-
tide (1972) voit dans la recherche de ces médiations la promesse de la « découverte
de lois de transformation » qui seraient la garantie d'une véritable « sociologie psy-
chanalytique ». Mais nous n'en sommes pas là et, faute de lois stables, on ne peut
guère se risquer qu'à signaler des facteurs fluctuants. Afin de rendre plus concret ce
questionnement, passons à quelques exemples (tirés de l'aire mélanésienne) où
symboles et fantasmes « originaires » paraissent apparentés.
Commençons par le thème de l'invention de la différenciation sexuelle,
entraînant, selon la théorie freudienne, l'angoisse de castration chez le garçon et
l'envie du pénis chez la fille. Dans un ordre logique ce fantasme précède celui de
la scène primitive, bien qu'il puisse y être confondu. Sur l'origine de la différence
sexuelle, la mythologie mélanésienne présente deux cas de figure dont l'un est (à
notre connaissance) incomplet : 1 / a) La (première) femme est femme mais n'a
pas de vagin ; un héros (futur mari ou beau-père) s'arrange pour qu'elle s'empale
sur un pieu tranchant disposé par lui ; b) la première femme est issue de la cas-
tration d'un homme, généralement accidentellement et par un autre homme ;
l'épisode du pieu est alors éventuellement répété. 2 / a) Le (premier) homme est
homme mais dépourvu d'organes génitaux ; une héroïne lui en fabrique avant de
l'épouser ; b) le premier homme serait issu de la transformation d'une femme.
C'est cette dernière figure qui manque, par le fait évident que les organes fémi-
nins (internes) ne sont pas fantasmes comme châtrables ou substituables. En
dehors de ces récits sur l'origine de la différence des sexes qui confirment que le
pénis est fantasmé comme objet détachable (ou accolable) et le vagin comme
façonnable mais ensuite inaliénable, l'imaginaire mélanésien exprime l'idée de
castration par des moyens généralement plus subtiles. Le pénis y est remplacé
par un objet, symbole phallique tantôt perdu — approprié par la femme ou par
un rival —, tantôt recouvré ; il est le signe d'une identité dont l'Autre menace
l'intégrité. La castration par le père (souvent présenté comme frère aîné) prend
718 Bernard Juillerat

la forme d'un filicide (ou fratricide sur le cadet) lorsqu'il y a « inceste », celui-ci
toujours symboliquement exprimé ; mais dans d'autres contextes elle devient
acte de séparation salutaire du fils d'avec la mère ; sous une apparence de vio-
lence, l'acte paternel se révèle alors favoriser la promotion du fils comme sujet
social. Les épisodes mythiques jouent souvent sur cette ambivalence ; nous
avons montré que ce double sens peut recouvrir deux niveaux, profane et secret,
du récit (Juillerat, 1991). Et lorsque le filicide prend la forme du renvoi de l'en-
fant à ses origines intra-utérines (souvent symbolisées par le monde chthonien),
l'angoisse de castration se confond avec celle du retour — à la fois désiré et
craint — à l'état autistique et préobjectal de la vie prénatale, c'est-à-dire aussi
— en termes mélanésiens — à la souillure maternelle originaire. La crainte du
sang menstruel, qui ne saurait être un fantasme originaire, apparaît comme fan-
tasme secondaire, voire tardif (adulte et masculin) lié au fantasme primaire du
retour à l'utérus et à l'angoisse de castration. En passant au registre de l'OEdipe,
le fantasme de castration physique subit donc une élaboration symbolique diver-
sifiée renvoyant à d'autres fantasmes plus anciennement refoulés comme les ima-
gos maternelles et paternelles, négatives ou positives.
Passons à la célèbre Urszene, la scène originaire du coït parental, à laquelle
Freud paraît avoir attaché une grande importance (notamment à partir de
« L'homme aux loups »), et que l'on retrouve dans les représentations culturelles
sous diverses modalités. Nous ne nous attarderons pas sur le problème de savoir
si l'enfant mélanésien a l'occasion d'observer, d'entrevoir, de deviner ou seule-
ment de fantasmer dans l'après-coup la sexualité de ses parents, et nous nous
limiterons à repérer ce que la culture peut faire d'un tel fantasme. L'image
mythique la plus simple est évidemment celle d'un couple divin primordial, anté-
rieur à toute humanité et même au cosmos, et dont l'union sexuelle fonde l'ordre
dualiste du monde ; les mythologies océaniennes associent souvent la séparation
ultérieure du couple à celle du ciel (paternel) et de la terre ou de l'océan (mater-
nel), quitte à perpétuer simultanément la représentation idéale d'une union
divine permanente où la virilité céleste garantit la fermeté de la terre mère. Mais
il manque à ce tableau un élément : le sujet observant ou fantasmant qui se
trouve ici incarné hors récit par la société productrice du mythe. Pour retrouver
le sujet comme objet de représentation, il faut quitter les cosmogonies et se
reporter à des scénarios mythiques plus diversifiés. Le coït parental est alors
associé à deux notions complémentaires : le secret (l'inconnu à découvrir) et sa
révélation par la transgression, cette dernière étant assumée par le jeune héros ;
alors que dans le fantasme clinique l'enfant est supposé surprendre accidentelle-
ment, par la vue ou l'ouïe, ce qu'il devrait ignorer, les mythes mélanésiens le
décrivent plutôt comme un épieur intentionnel et souvent délégué par des aînés.
Ce qu'il découvre peut être donné dans le récit comme le coït parental même,
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 719

comme une scène sexuelle collective ou comme une scène cachée relative à l'en-
fantement. Ce glissement de la sexualité proprement dite au domaine de la pro-
création est largement attesté et, sauf lorsqu'il se situe dans une symbolique oedi-
pienne évidente, il n'est pas certain qu'il faille l'interpréter comme l'effet d'un
déplacement dû à la censure ; il relèverait plutôt du fait que la curiosité enfantine
envers la sexualité laisse la place chez l'adulte au désir de connaissance concer-
nant la conception-gestation1. La violation du secret du coït parental ou de la
fécondité féminine (pouvant symboliser l'inceste avec la mère) engendre un fili-
cide qui peut prendre la forme d'un enfermement dans l'utérus maternel ; on est
alors en pleine symbolique oedipienne avec une condensation inceste - loi pater-
nelle - castration - retour intra-utérin, où le renvoi ad originem devient le châti-
ment de l'inceste. Mais l'enfant espion ne surprend pas seulement l'étreinte de
ses procréateurs, c'est-à-dire sa propre origine. De nombreux mythes le mon-
trent aussi, envoyé par les hommes, observant la fornication de toutes les
femmes avec un héros phallique sauvage (surgissant de la forêt ou de la mer et y
retournant), ou bien une communauté de femmes en train de procéder à elles
seules à un rituel de reproduction et maîtresses du savoir qui est aujourd'hui
celui des seuls hommes ; l'épieur peut encore être une fillette contemplant cachée
son propre père émergeant tel une jeune plante hors du sol (utérus) où sa femme
l'avait enterré (Juillerat, 1991), ou encore une jeune femme surprenant un vieil-
lard misérable retirer puis réendosser alternativement sa vilaine peau pour se
métamorphoser en ce beau et riche jeune homme qu'elle désirait épouser et dont
personne ne connaissait l'origine (LeRoy, 1985), ou enfin un jeune garçon
espionnant comment une vieille femme garde un trou d'eau poissonneux ou une
jarre secrète d'où elle tire un merveilleux condiment (le sel), mais qui ensuite
— lorsqu'il veut y accéder — déborde, inonde le monde et crée l'océan... En
apparence, ces thèmes sont déjà loin de l'Urszene freudienne ; à la scène sexuelle
s'est substituée celle de la gestation féminine ou de la renaissance phallique par
émergence ex utero ou par autorégénération (mue). Le « voyeurisme » du héros
ou de l'héroïne — étroitement lié aux notions d'origine, d'énigme et d'inconnu
(Laplanche et Pontalis, 1985 ; Laplanche, 1987 ; Rosolato, 1992) — porte non
plus sur l'existence de la sexualité ou sur ses techniques, mais sur ses résultats,
c'est-à-dire sur le travail de la fécondité dont la caractéristique est d'échapper à
la volonté humaine. Histoires créées par des adultes, les mythes montrent claire-

1. L'enfant s'interroge déjà sur l'origine des bébés indépendammentde ce qu'il a pu fantasmer de la
sexualité parentale, mais l'adulte membre d'une société non instruite au savoir scientifique ne s'étonne
plus de la sexualité associée au jeu (l'angoisse portant plutôt sur son intégration sociale), alors qu'il conti-
nue de s'interroger sur les processus de la conception et de la gestation. Le mystère de l'enfantement réac-
tive à son tour des fantasmes anciens sur la différenciation sexuelle, envisagée dès lors en termes de fécon-
dité, de puissance relative de chaque sexe et de leur rivalité implicite.
720 Bernard Juillerat

ment qu'ils font grand cas de la reproduction alors que de la sexualité ils s'amu-
sent, sauf lorsqu'elle enfreint la loi paternelle ou sociale. L'objet du fantasme
s'est déplacé ; restent la curiosité, le regard impertinent, la transgression
programmée d'un secret destiné à être révélé et transmis, donc violé au prix du
conflit mais au bénéfice de la société ; reste le châtiment (et peut-être aussi la
culpabilité) qui rétablit l'ordre social contre la régression vers l'état de nature et
simultanément crée de la nature (les mythes font naître les esprits de la fécon-
dité, mais aussi les premiers Européens, de la désocialisation de héros inces-
tueux) au prix d'une perte de socialité : le clivage des personnages mythiques
rend les deux scénarios compatibles et ce qui apparaissait contradictoire devient
complémentaire.
Nous parlions de retour intra-utérin et de mère phallique ? Voilà en effet
deux fantasmes auxquels les sociétés de Nouvelle-Guinée et d'ailleurs ont su
donner toutes sortes d'expressions culturelles. Entre la Sphinge de Thèbes dres-
sée sur son piédestal, entourée des ossements de ses victimes en interrogeant
OEdipe, et les femmes-esprits des sociétés du Bas-Sépik, les crânes des enfants
dévorés en collier sur la poitrine, dansant au sommet de leur arbre en narguant
les hommes d'où se distinguera un « OEdipe » souvent boiteux mais habile
archer, il n'y a que variations culturelles. La récompense du héros victorieux du
monstre sera dans le premier cas la royauté et la reine, dans le second l'acquisi-
tion des organes génitaux de l'ogresse dépecée, source d'une lumière nocturne
pour la chasse à l'opossum mais qui, échappant des mains du héros, montera au
ciel pour devenir la lune de tous. Dans ces figures maternelles, la dévoration
peut être vue comme la variante orale d'une réincorporation intra-utérine. Et
qui dit réincorporation du corps entier dit aussi castration. Du coup la naissance
est donnée comme la conclusion d'un état de castration et de souillure origi-
naires, d'où la nécessaire intervention du père envers le fils, comme séparateur
de la mère et comme réparateur du manque phallique originel. Les personnages
féminins ridicules et lubriques personnifient dans le mythe les imagos persécu-
trices dont le héros, comme incarnation du sujet, doit s'affranchir dans sa pro-
gression initiatique. Une figure féminine à la fois incorporatrice et phallique n'est
pas contradictoire : c'est le phallus approprié par elle aux dépens de son proprié-
taire (castré) qui la rend phallique. Dans les rites d'initiation de Nouvelle-Gui-
née, les hommes font parfois apparaître devant les jeunes initiés des masques
incarnant un personnage féminin sodomisateur ou androgyne ; simultanément,
ils leur enseignent à se tenir à l'écart du monde féminin, à craindre le sang mens-
truel et à ne plus s'approcher physiquement de leur propre mère (Lidz et Lidz,
1989). Dans les cosmologies austronésiennes, la terre ou la mer deviennent ce
corps maternel potentiellement incorporateur, où le fantôme du mort finira par
retourner.
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 721

Le caractère phallique de la mère fantasmée peut se répercuter sur l'imago de


la mère allaitante. Les amazones au sein amputé ou les déesses hindoues dotées de
trois seins dont celui du centre tombe lorsque la divinité perd son pouvoir guerrier
ou épouse un dieu (Obeysekere, 1990), ou encore la représentation d'une mère ori-
ginelle au sein centré dans certaines sociétés de Nouvelle-Guinée (Juillerat, 1992)
témoignent de la permanence du caractère phallique dans l'image par ailleurs
extrêmement valorisée de la mère nourricière1. Les sociétés mélanésiennes sem-
blent néanmoins établir un clivage entre les fonctions procréatrices (mauvaises) et
socialisantes (bonnes) des parents ; or, le don de nourriture est un acte d'amour et
de socialité à la fois : la fonction biologique de la mère allaitante devient métaphore
de sa vocation éducative contre sa forme phallique et réincorporatrice liée à sa
fonction gestative, alors que la loi paternelle s'interpose au coeur de la permanence
fusionnelle mère/enfant sous deux registres symboliques opposés suggérant un
double lien : abusif-castrateur pour le père géniteur (mari de la mère phallique) et
socialisant-nourricier pour le père éducateur (mari de la mère allaitante)2, ce der-
nier parfois incarné par l'oncle maternel (Juillerat, 1992). Lorsqu'il est indiqué, le
parricide comme acte symboliquement salutaire vise le père géniteur seul (alors
que le fils s'identifie au père social) et peut se doubler d'une sorte de « matricide »
sous la forme de la mort de la mère parturiente. L'abolition des géniteurs laisse
alors la place à un père social bénéfique (indemne de tout parricide) et à une mère
exclusivement nourricière (indemne de tout inceste) : ce double clivage permet la
représentation d'un fils mythique, à la fois sujet individuel et collectif, affranchi de
ses pulsions oedipiennes3.
S'il avait repris le problème comme il l'annonce dans son article de 1915,
peut-être Freud aurait-il inclus dans les fantasmes originaires les sentiments
ambivalents d'abondance et de manque occasionnés par le lien nourricier — et
plus particulièrement la perte encourue lors du sevrage — en tant qu'ils sont
susceptibles d'engendrer des affects et des fantasmes dont le sujet adulte pourrait
encore porter l'empreinte4. La sursymbolisation culturelle de la gestation et de
l'allaitement semble bien signaler une nostalgie de la mère que les mythes méla-
nésiens s'appliquent à traiter sur un fond d'abondance perdue ou retrouvée, face
à laquelle le sujet tantôt abandonné tantôt élu se voit (dans certains rites totémi-

1. Nous ne ferons ici que rappeler la substitutivitéréciproque, souvent relevée en psychanalyseet en


ethnologie, entre pénis et sein, sperme et lait.
2. Ces deux fonctions paternelles sont, dans le mythe, tantôt opposées tantôt confondues, d'où deux
types de clivage.
3. Inutile de préciser que nous sommes là au plan des représentations culturelles en tant que créa-
trices de cohérence, et non à celui des fantasmes individuels que la clinique pourrait révéler ; ces exemples
montrent bien que toute correspondance stricte entre les deux domaines est impossible.
4. Le fait que, dans de nombreuses sociétés, le sevrage a lieu en pleine phase oedipiennen'a guère été
pris en compte par les anthropologues.
722 Bernard Juillerat

ques périodiques) finalement maître d'une situation de compromis, alors que


dans les cultes du cargo dont l'issue recherchée est fantasmée comme définitive,
il élabore une stratégie propre à conjurer tous les manques (et non seulement la
pénurie matérielle). Le lien nourricier peut symboliser le dépassement du fan-
tasme de retour intra-utérin, la mère allaitante abolissant la mère dévoratrice ; il
médiatise le passage entre l'utérus comme lieu « sans objet » pour le foetus
(Freud) — lieu où l'unique objet est le foetus — et le projet d'un sujet social
accompli. La nostalgie du sein ne suggère qu'un demi-retour, en aucun cas une
désocialisation mortifère. Mais le fantasme remanié de certains cultes milléna-
ristes est de faire de l'utérus chthonien originel, vu du dehors, le lieu d'une inépui-
sable abondance où le sujet pourra puiser à loisir après avoir pris les précautions
qui s'imposent. Une telle mise en oeuvre de la régression génère en effet une
défense qui prend deux formes : d'une part, on s'en doute, la réintroduction du
père gardien de la fécondité maternelle, sorte d'Hadès à la fois juste et impi-
toyable, d'autre part la résurrection des morts, condition d'une réaffirmation de
la société dans son intégrité.
En s'agençant les uns avec les autres, ces divers symboles (souvent
empreints d'un caractère religieux) construisent une symbolique oedipienne. Si la
plupart des fantasmes dits originaires relèvent du complexe d'OEdipe1, cela ne
suppose-t-il pas que certains des fantasmes constitutifs de l'OEdipe existaient déjà
avant chez le sujet (préoedipien) et que c'est la prise en compte du père comme
médiateur de la relation mère/enfant qui engendre, autour de l'instance pater-
nelle, une cristallisation des fantasmes relatifs à la mère, conduisant ainsi à une
logique universelle ouverte sur une double combinatoire, clinique et culturelle.
Parce qu'elles relèvent de cas individuels particuliers, les configurations cliniques
révèlent pourtant des variations infinies tant dans la qualité des affects que dans
les fantasmes-représentations, alors que les cultures ne peuvent construire que
des configurations symboliques schématiques et générales. Nous y reviendrons à
propos des universaux.

MÉDIATIONS

La recherche des processus de médiation se fonde au départ sur l'insuffi-


sance du postulat qui poserait les symboles culturels (du type de ceux que nous
venons de passer rapidement en revue) comme l'effet d'un simple retour du

1. Pour F. Duparc, par exemple, « L'OEdipe est à la fois séduction, scène primitive,castration, retour
intra-utérin et meurtre cannibalique » (1991, 1274).
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 723

refoulé, comme le reflet mécanique de fantasmes infantiles demeurés en instance


dans l'inconscient. Freud explique ces « altérations » constatées dans la produc-
tion culturelle (particulièrement en ce qui concerne le conte ou le mythe) par le
travail de déguisement déterminé, comme pour le rêve, par la censure. Ricoeur
(1970), qui reproche à Freud de n'avoir guère exploré le champ des transforma-
tions entre fantasme et culture, parle d' « une syntaxe de la distorsion » à
l'oeuvre dans la « reconstruction laborieuse de toutes les médiations par les-
quelles on passe d'un fantasme privé à une illusion de caractère public, donc à
une grandeur culturelle. [...] Il ne s'agit donc point tant de savoir ce qui fait
retour, mais comment le fantasme infantile a été surmonté et recréé en devenant
un objet présent entre les hommes dans le monde de la culture ». Pour cet
auteur, « le père n'est pas une "réalité psychique", qui, après avoir été refoulée,
fait "retour" ; c'est une promotion de sens, une construction symbolique... ».
Les psychanalystes eux-mêmes ont tendance à rejeter l'idée d'une « psychanalyse
appliquée » (d'une « interprétation plaquée ») pour parler plutôt de « psychana-
lyse hors les murs » (Green, 1971 ; Laplanche, 1987). Quant aux anthropologues
attachés strictement à une explication sociologique et historique, ils nieront sans
doute que les symboles culturels aient grand-chose à voir avec le vécu infantile et
l'inconscient, donnant aux significations en question le statut d'outils symboli-
ques dont la seule fonction serait de construire du social, voire du légitimer
l'ordre institutionnel établi. Les représentations culturelles sur la sexualité, la
reproduction, la filiation ou la mort ne seraient plus alors que des signes arbi-
traires, contingents, dont la destinée sociale s'accomplirait indépendamment de
leur origine psychique. Cette position nous semble renforcer le dualisme indi-
vidu/société que les sciences humaines tentent aujourd'hui de dépasser. Si les
mythes ne servaient qu'à l'élaboration sociale, ils ne mettraient en scène que des
héros triomphants propres à incarner les formes du pouvoir ou de la domination
masculine ; or, contes et mythes contiennent bien davantage de demi-héros et
d'anti-héros, échouant dans leurs entreprises ou se laissant rattraper par leur
imagos régressantes. Et lorsqu'il y a victoire du héros sujet, rien ne permet d'y
voir exclusivement le résultat d'une idéologie. Bien que constituant un facteur
déterminant, celle-ci agit en feed-back sur un matériau en cours d'élaboration,
où fantasmes régrédients et progrédients se mêlent ou s'opposent. L'idéologie
sociale opère un choix a posteriori sur une symbolique en provenance du psy-
chisme et déjà en voie de schématisation et de nivellement dans la culture. Les
productions culturelles ont donc deux sources, l'une psychique venant d' « en
bas », une autre socioculturelle (éventuellement politique ou religieuse) venant
d' « en haut », c'est-à-dire de la société et de ses clivages déjà institués. La pre-
mière est éternellement recommencée, la seconde se transmet et se métamor-
phose dans l'histoire. On rétorquera que tout cela ne fait également que mainte-
724 Bernard Juillerat

nir en place le cercle herméneutique individu/société/individu. Soit, mais il ne


nous paraît pas souhaitable d'abolir totalement ce dualisme en le noyant dans
quelque néo-concept unificateur1 ; il paraît plus indiqué d'en affaiblir la dichoto-
misation en en liant les pôles de façon bilatérale par l'examen des processus de
transformation car, comme le souligne Rosolato (1992), les rapports entre les
fantasmes et les mythes sont réciproques. Pour cela, il convient simultanément
de partir de chacun des pôles (psychisme/culture) et d'aller vers l'autre en mar-
quant progressivement cet espace potentiel de jalons empiriques et théoriques.
L'examen d'une élaboration progressive et différée du fantasme au contact
de la réalité objectale puis de l'environnement social primitif (parents), de sa
relation avec les pulsions et les affects, de sa place par rapport aux phases du
développement — qui, si elles se manifestent dans un ordre chronologique (oral,
anal, phallique, génital) sont ensuite confondues dans la psyché par les méca-
nismes de fixation, de régression et de condensation, et restituées dans un
désordre littéralement indescriptible dans la culture —, ou encore son rapport
aux mécanismes primaires de défense (projection, introjection, identification...)
sont autant de questions qui reviennent en propre à la psychanalyse. L'anthro-
pologie, elle, en partant des organisations symboliques instituées, aura à s'inter-
roger sur l'origine et le destin des représentations culturelles, sur les facteurs
externes contribuant éventuellement à leurs transformations, sur le degré d'auto-
nomie qu'elles acquièrent une fois instituées, sur leur fonction sociale ou idéolo-
gique, et en fin de compte sur le rapport entre leur signification psychique origi-
nelle et la « promotion de sens » (Ricoeur) que leur a assignée la société ; elle
aura non pas à poser un clivage entre le psychologique et le social, à décréter
que le symbole n'a plus rien à voir avec le fantasme, mais bien à préciser dans
quelle mesure le symbole est encore le reflet du fantasme individuel tout en étant
devenu autre chose. Cet autre chose n'est pas seulement un élément de la culture
définie comme « ensemble de significations » (Geertz), il s'inscrit aussi dans les
rapports sociaux et dans l'histoire.
Selon l'anthropologue Melford Spiro, disciple de A. I. Hallowell et inspiré
par le freudisme, le sujet est d'abord placé dans le lien social qu'offre la famille,
puis seulement dans la culture avec ses règles et ses valeurs ; il crée et refoule en
lui les fantasmes « socialement constitués » (socially constituted) qui sont, déjà
avant l'acquisition du langage, à l'origine de certaines des images « culturelle-
ment constituées » (culturally constituted) — notamment les représentations
mythico-religieuses — qu'il recevra plus tard dans son apprentissage culturel
(Spiro, 1982). Ces étapes, fondées sur une distinction entre le social et le culturel,

1. Voir par exemple la notion de multimodalframeworkchez G. Samuel, 1990.


Des fantasmes originaires aux symboles culturels 725

s'inscrivent dans le prolongement de l'épreuve préalable qui est celle du passage


du stade narcissique préobjectal à la relation d'objet. Se dessine ainsi une ligne
progressive dans l'évolution de la relation que le sujet établit avec différents
niveaux de réalité — d'où une extension nécessaire de la notion freudienne de
principe ou d'épreuve de réalité que l'on peut étendre du processus psychique
secondaire à l'élaboration culturelle. Après avoir surmonté les épreuves relation-
nelles élémentaires (disons depuis sa capacité à distinguer son moi du monde
extérieur jusqu'à l'épreuve oedipienne), le sujet se trouve intégré à une culture qui
peut évidemment varier énormément selon le lieu et l'époque, mais où il retrouve
(par une sorte de réminiscence), remaniées et multipliées, certaines des représen-
tations qu'il porte inconsciemment en lui et qu'il dépose à son tour dans la
culture comme par sédimentation. Il y a donc entre le sujet et sa culture échange
des mêmes significations, mais dans deux registres différents ; dans la ligne de
Spiro, Rosolato va jusqu'à dire que les scénarios des mythes ou, par exemple,
l'image du Dieu Père font retour sur le psychisme et « structurent notre monde
fantasmatique » (ibid.).
Ce schéma demeure cependant limité dès que l'on prend en considération
les significations culturelles non plus isolément mais intégrées dans les rapports
sociaux. Il s'applique principalement aux symboles publics constitutifs des pro-
ductions culturelles inconscientes, en particulier, mais pas uniquement aux signi-
fications à caractère religieux ; on a vu que dans les cultures mélanésiennes, les
systèmes mythico-religieux sont étroitement liés aux représentations sur la
sexualité, la reproduction, la filiation, la mort. C'est là que l'on est le plus à
même de situer l'origine des symboles publics dans les fantasmes privés. Mais
privé ne signifie pas névrotique et la symbolique culturelle renvoie le plus sou-
vent aux fantasmes d'un sujet générique normal ; c'est à cette condition que les
significations latentes peuvent être implicitement acceptées par l'ensemble de la
société 1. C'est notamment le cas avec la symbolique oedipienne qui n'apparaît
dans ses formes culturelles que comme l'extrapolation attendue d'une structura-
tion psychique normale et nécessaire dont l'importance des enjeux ne peut que

1. Certains anthropologues-psychanalystesont vu dans la naissance d'un culte le fait d'un prophète


névropathe, voire psychotique. Ainsi W. La Barre (1970) situe la formation de toute religion dans un culte
de crise (a crisis cult), du type culte millénariste ou messianique, et à partir de l'action d'individus qu'il
compare aux « héros culturels » des mythes. Peut-être faut-il ici distinguer les conditions de naissance
d'un culte de son contenu symbolique. Le culte du cargo que nous avons pu observer en Nouvelle-Guinée
(Juillerat, 1991) était dirigé par des hommes d'apparence relativement « hystérique » (au sens populaire
du terme),mais le contenu symbolique du culte, malgré un phénomène d'inflationfantasmatiquese mani-
festant par une sursymbolisation constamment renouvelée et enrichie, ne faisait que renvoyer à une sym-
bolique oedipienne qualitativement normale.
Le « retour du sujet » dans les sciences sociales n'est d'ailleurs pas uniquement redevable à la psycha-
nalyse ; un anthropologue comme Roy Wagner (1981), fidèle à une tradition plus culturaliste, lui a donné
une place de choix dans ce qu'il appelle l' « invention » (par opposition à la « convention ») de la culture.
726 Bernard Juillerat

laisser des empreintes chez le sujet et dont les mécanismes primaires qui l'orga-
nisent se répercutent au plan de la collectivité. Mais il paraît utile de distinguer
la symbolique oedipienne dans ce qu'elle a de fondateur et donc d'universel,
d'une part de ses modalités névrotiques chez l'individu, d'autre part de ses éla-
borations culturelles diverses. Cela nous amène tout naturellement à passer à la
notion de « seuil » comme limite entre les universaux et les différences culturelles
qu'ils sous-tendent.

SEUILS

Le concept de seuil est censé définir jusqu'où une représentation est univer-
selle et à partir de quel niveau elle se diversifie culturellement. Pour les fantasmes
originaires ou les formes symboliques élémentaires qui les traduisent, en principe
non décomposables, il détermine la structure minimale qui en fait des univer-
saux ; mais il s'applique tout particulièrement à des ensembles fantasmatiques
ou symboliques, tel l'OEdipe, décomposables en unités plus petites. Dans l'un et
l'autre cas, l'universal ne paraît cependant pas correspondre à une forme spéci-
fique du fantasme ou de sa représentation culturelle, mais plutôt à son expres-
sion la plus générale. Ce qui est universel n'est pas telle ou telle forme particu-
lière de l'OEdipe, mais bien ce qu'il y a de commun à toutes les figures possibles
de la combinatoire oedipienne, dont les expressions culturelles variées doivent
pouvoir être réduites à un modèle qui les contienne toutes. Ce modèle n'est en
principe pas empiriquement attesté en tant que tel. Définir l'universalité de
l'OEdipe consiste à déterminer de quoi est constitué et de quoi n'est pas constitué
ce noyau de significations. Cela équivaut à déshabiller un ensemble de représen-
tations particulières (cliniques ou culturelles) de tout leur symbolisme (privé ou
public), à revenir à une configuration de base qui poserait les conditions néces-
saires à son élaboration en des formes spécifiques. Les invariants de l'OEdipe
seraient : l'inscription du sujet dans sa double filiation (à un parent de même
sexe et à un parent de sexe opposé, ou à leurs substituts), le lien fusionnel à la
mère donné comme héritage préoedipien quel que soit le sexe du sujet, la rivalité
réciproque père/fils et secondairement mère/fille et la question de l'autorité (à
laquelle répond la soumission ou la transgression), la sexualité parentale fantas-
mée par le sujet. Ainsi défini de façon ouverte, l'OEdipe apparaît comme la mise
en place d'une structure dont les invariants sont susceptibles d'être organisés de
façons variables. Le parricide et l'inceste, clés de voûte de la définition freu-
dienne de l'OEdipe comme complexe nucléaire des névroses, n'apparaissent plus
que comme des extrapolations, des fantasmes extrêmes issus des structures uni-
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 727

verselles que sont la rivalité père/fils et la symbiose mère/fils, relations duelles


qui ne deviennent proprement oedipiennes que lorsqu'elles se combinent et sont
de ce fait médiatisées par le tiers élément qu'est respectivement la mère ou le
père. Les mythes mélanésiens posent soit une configuration ternaire constituée
de deux figures masculines (typiquement père/fils ou aîné/cadet, mais aussi cou-
sins croisés) et une figure féminine (typiquement mère ou femme de l'aîné, mais
parfois lieu à connotation utérine), soit une relation duelle de rivalité masculine
sans médiation féminine et dont l'enjeu — et tiers élément — est alors un objet
phallique (flèche, lance, instrument de musique...) que le fils ou cadet dérobe au
père ou à l'aîné malgré son interdiction1. L'épreuve de l'inceste est parfois la
condition de l'accès à cet emblème du pouvoir. Le héros peut à son tour être
dédoublé en bon et mauvais, socialisé et incestueux, comme si le sujet devait être
clivé pour être complet, à la fois progressif et régressif. Quand nous postulons
que les représentations primaires définies ci-dessus comme constitutives de
l'OEdipe sont universelles, cela n'équivaut pas à affirmer qu'elles prendront
nécessairement des formes symboliques dans toutes les cultures ; cela signifie
seulement qu'elles sont, à l'état latent, susceptibles d'être produites par toute
culture.
Notre position est intermédiaire entre celle d'un relativisme culturel radical
ne laissant aucune place aux universaux et celle qui verrait dans les symboles
culturels des traductions fidèles de fantasmes infantiles. Nous pensons que la
qualité d'universal ne concerne pas seulement des affects élémentaires comme
l'amour, la colère ou la honte2, mais aussi des représentations comme celles qui
viennent d'être évoquées à condition de les définir en deçà d'un certain seuil de
complexité, donc de différenciation. A partir de ses recherches sur les cultures
bouddhique et hindoue, G. Obeyesekere (1990) a apporté au débat anthropolo-
gie/psychanalyse et à la question de la place de la théorie freudienne dans l'inter-
prétation des cultures des matériaux et des commentaires de grande valeur ; plu-
tôt que de seuil, il parle d'un « fond limoneux » (a muddy bottom) pour définir
l'universalité du complexe d'OEdipe, refusant de voir dans ses modalités cultu-
relles des variantes du complexe nucléaire freudien ; selon lui, le fond limoneux
est attesté déjà dans la vie sociale des primates où l'on repère la constitution de
la famille à partir d'un lien puissant entre mère et enfant engendrant la protec-
tion du mâle. Mais n'est-ce pas là placer la barre un peu bas ? Lorsque Obeye-
sekere — se fondant sur les travaux de A. K. Ramanujan (1983) — prend pour

1. A notre connaissance,la rivalité féminine sans médiation masculine ne paraît pas attestée.
2. L'examen ethnographique de tels sentiments est d'ailleurs d'un grand intérêt (pour le Pacifique,
voir par exemple White et Kirkpatrick, 1985), mais relève d'une approche ethnopsychologiqueet non spé-
cifiquementpsychanalytique.
728 Bernard Juillerat

preuve de la non-universalité de toute modalité particulière de l'OEdipe l'exemple


de la mythologie hindoue où le parricide n'est jamais représenté et se trouve
même inversé sous forme d'un filicide, il ne fait précisément que définir les
contraintes d'un éthos social particulier où l'autorité du père est souveraine et
où l'inceste, même symboliquement suggéré, doit être puni par une loi plus cas-
tratrice que simplement séparatrice ; la culture hindoue souligne donc le côté
« complexe de Laïus » de la configuration oedipienne en censurant toute repré-
sentation du parricide. Mais la réconciliation de la diversité culturelle avec la
thèse universaliste peut prendre d'autres formes. Ainsi, dans ses commentaires
sur le débat Jones/Malinowski concernant l'universalité de l'OEdipe, A. Parsons
insiste sur la nécessité de différencier le fantasme et la représentation d'une part,
l'identification et le choix d'objet (par exemple, père ou oncle maternel) d'autre
part. En illustrant sa thèse d'un exemple napolitain, cet auteur montre que cela
permet de concilier « l'idée d'un complexe nucléaire distinctif pour chaque
société » avec la théorie psychanalytique.
Les productions culturelles de l'inconscient ne dévoilent toujours qu'une face
particulière d'un OEdipe qui reste absent dans sa totalité : sa configuration com-
plète le fait d'ailleurs sortir des limites imposées par son nom même (« complexe
d'OEdipe », c'est-à-dire complexe du fils sujet) pour l'englober dans un « complexe
familial » où les fantasmes du sujet interfèrent avec les complexes parentaux. On
serait en droit de se demander si la véritable structure « oedipienne » globale,
jamais attestée comme telle, n'est pas cette organisation triangulaire dont chaque
pôle est simultanément occupé par un sujet, mais dont la position privilégiée reste
celle de l'enfant qui seul incarne le sujet en devenir. Il faut ici, nous semble-t-il, dis-
tinguer d'une part la situation de réalité qui est celle d'un enfant à l'âge oedipien
intégrant sa relation à des parents réels, qui produisent indépendamment de lui
mais par rapport à lui leurs propres fantasmes inconscients d'adultes (fantasmes
qui ne sont pas sans relation avec ceux de leur propre OEdipe refoulé), d'autre part
la représentation culturelle d'une structure oedipienne qui, elle, a moins de chance
d'être le résultat composite d'une interférence à trois dans une famille qui n'existe
pas (sinon d'une façon générique) et où les complexes paternel ou maternel qui y
sont décrits ne peuvent être essentiellement que l'effet de la projection des fan-
tasmes élaborés lors de la structuration oedipienne du sujet, lui aussi générique. Le
« complexe de Laïus » dans la représentation hindoue du filicide n'apparaîtrait
alors que comme la projection de l'angoisse de castration d'un « OEdipe » hindou,
de même qu'en Mélanésie les représentations d'une mère phallique ou réincorpo-
ratrice renvoyant à un Mutterkomplex (Green, 1992) — mettant davantage l'ac-
cent sur la séparation d'avec la mère que sur la castration par le père — ne peuvent
être que le reflet d'une imago maternelle dans la psyché de ce fils générique que
furent tous les hommes. Néanmoins, un doute persiste : si les symboles mythico-
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 729

religieux sont essentiellement le produit remanié des fantasmes infantiles les plus
généraux, est-il déplacé de penser que les adultes créateurs et transmetteurs des
mythes puissent y amalgamer leurs propres fantasmes parentaux, individuelle-
ment et à travers les systèmes de pensée institués ?
Revenons à notre question initiale : comment s'opère le choix culturel ? On
l'a déjà dit, ce phénomène ne saurait être le reflet de différences correspondantes
dans les psychismes individuels, conception qui nous renverrait à une variante
de la personality writ large de Ruth Benedict. Il est d'une part le fait d'un nivel-
lement de la variabilité individuelle aboutissant à des significations plus géné-
rales, d'autre part celui d'une évolution historique qui, au cours des siècles, a
pris ici ou là des orientations divergentes pour des raisons relevant de facteurs
multiples que les sciences sociales sont incapables de maîtriser. L'impossibilité
d'une appréhension des transformations culturelles sur une profondeur de temps
suffisante réduit l'effort scientifique à la conjecture, car nous ne percevons du
processus de la différenciation culturelle que les résultats et toute approche ne
peut en être que synchronique. Considérées à partir des universaux, les variantes
culturelles sont souvent définies en terme d'éthos (un concept, pratique et vague,
entré dans le vocabulaire anthropologique courant), mais la question reste
entière : comment des éthos différents se constituent-ils historiquement ? Toute
tentative de réponse va se retrouver piégée dans le compromis duel dénoncé plus
haut mais, après y avoir inséré la notion de médiations, peut-être peut-on tenter
d'y situer également celle de seuil. En effet, même s'ils ne sont structurés en véri-
tables représentations que dans l'après-coup, les fantasmes universels sont issus
d'un fonds biologique et d'expériences primaires semblables. Tant au niveau du
développement ontogénétique que de l'histoire culturelle, la notion d'universa-
lité apparaît ainsi articulée à celle de diversité par ce point charnière — mou-
vant, flou et quelque peu abstrait — qu'est le seuil de différenciation.

L'universel de la culture se trouve dans le noyau des systèmes d'idées, parti-


culièrement repérable dans ce qu'il est convenu de nommer la pensée mythique.
La psychanalyse offre peut-être ce rayon laser qui permet d'y pénétrer. Autour
du noyau ou du squelette, on a les différences culturelles et toutes leurs varia-
tions, comme la chair et la peau du fruit ou la physionomie particulière d'une
personne. Les universaux se fondent, comme le remarque André Green (1980),
sur une syntaxe qui serait organisée par le processus primaire et sur une séman-
tique émanant des affects et des représentations inconscients, et que révéleraient
les « contenus les plus généraux exprimés par les mythèmes les plus invariants ».
On serait là au-dessous du seuil de différenciation, au niveau de ce que Green
n'hésite pas à nommer un « inconscient collectif psychique » (ibid.). Même si
cela ne s'avère pas simple, il paraît plus facile de définir l'universel que le parti-
730 Bernard Juillerat

culier, les similitudes que les différences. Ce qui est en dessous du seuil nous
échappe parce qu'il renvoie aux origines, mais ce qui relève de l'élaboration et
des variations culturelles apparaît insaisissable par le fait qu'il s'agit des résultats
d'un processus jamais observable. Dans son Essai sur Freud, Ricoeur écrit que
« la question de la conscience est aussi obscure que celle de l'inconscient » ; on
peut ajouter que le collectif est aussi plus complexe que l'individuel, ce qui s'éla-
bore dans la durée plus difficile à expliquer que l'atemporel. Sans doute faudrait-
il alors plus de deux disciplines pour venir à bout de ces dualités.

Bernard Juillerat
19, rue de l'Odéon
75006 Paris

RÉFÉRENCES

Bastide R. (1972), Sociologie et psychanalyse, Paris, PUF.


Bouveresse J. (1982), L'animal cérémoniel : Wittgenstein et l'anthropologie, in Wittgens-
tein, Remarques sur « Le Rameau d'Or » de Frazer, Lausanne, L'Age d'Homme.
Castoriadis C. (1975), L'institution imaginaire de la société, Paris, Ed. du Seuil.
Chiland C. (1991), « Urphantasien », les fantasmes originaires, note brève, Revue fran-
çaise de psychanalyse, 55 (5), 1139-1144.
Duparc F. (1991), Qu'avez-vous donc tiré au jeu des fantasmes originaires?, Revuefran-
çaise de psychanalyse, 55 (5), 1273-1292.
Freud S. (1915), Communication d'un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie
psychanalytique, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
Green A. (1971), La déliaison, Littérature, 3 ; repris in La déliaison, Paris, Les Belles Let-
tres, 1992.
Green A. (1973), Le discours vivant, Paris, PUF, coll. « Le Fil rouge ».
Green A. (1980), Le mythe comme objet transitionnel. Abord critique et perspectives
psychanalytiques, Le temps de la réflexion, 1, 99-131 ; repris in La déliaison, Paris,
Les Belles Lettres, 1992.
Green A. (1990a), Après coup, l'archaïque, in La folie privée. Psychanalyse des cas
limites, Paris, Gallimard (repris de la Nouvelle Revue de psychanalyse, 26, 1982, sous
le titre « L'archaïque »).
Green A. (1990b), Temps et mémoire, Nouvelle Revue de psychanalyse, 41, 179-205.
Green A. (1992), The OEdipus Complex as Mutterkomplex, in Juillerat (ed.), Shooting the
Sun. Ritual and Meaning in West Sepik, Washington, Smithsonian Institution Press,
144-172.
Isaacs S. (1966), Nature et fonction du phantasme, in Klein, Heimann, Isaacs, Rivière,
Développements de la psychanalyse, Paris, PUF.
Juillerat B. (1991), OEdipe chasseur. Une mythologie du sujet en Nouvelle-Guinée, (Préface
d'André Green), Paris, PUF, coll. « Le Fil rouge ».
Juillerat B. (1992), « The Mother's Brother is the Breast » : Incest and its Prohibition in
the Yafar Yangis et Epilogue, in Juillerat (ed.), Shooting the Sun. Ritual and Mea-
ning in West Sepik, Washington, Smithsonian Institution Press.
Des fantasmes originaires aux symboles culturels 731

La Barre W. (1970), The Ghost Dance. The Origins of Religion, New York, Delta Book.
Laplanche J. (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse. La séduction originaire,
Paris, PUF.
Laplanche J. et Pontalis J.-B. (1964), Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines
du fantasme, Paris, Hachette, 1985.
Laplanche J. et Pontalis J.-B. (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF.
LeRoy J. (1985), Kewa Tales et Fabricated World. An Interpretation of Kewa Tales
(2 vol.), Vancouver, The University of British Columbia Press.
Lidz T. et Lidz R. W. (1989), OEdipus in the Stone Age. A PsychoanalyticStudy of Masculi-
nization in Papua New Guinea, Madison (Conn.), International Universities Press.
Obeyesekere G. (1990), The Work of Culture. Symbolic Transformation in Psychoanalysis
and Anthropology, Chicago, The University of Chicago Press.
Ortner S. B. (1973), On Key Symbols, American Anthropologist, 75, 1338-1346.
Parsons A. (1964), Le complexe d'OEdipe est-il universel ? Le débat Jones-Malinowski
reformulé. Un « complexe nucléaire » du sud de l'Italie, in W. Muensterberger (éd.),
L'anthropologiepsychanalytique depuis « Totem et Tabou », Paris, Payot, 271-322.
Paul R. A. (1987), The Question of Applied Psychoanalysis and the Interpretation of
Cultural Symbolism, Ethos, 15 (1), 82-103.
Rabain J.-F. (1991), « Paroles d'os » ou le dormeur du val, Revue française de psychana-
lyse, 55(5), 1111-1130.
Ramanujan A. K. (1983), The Indian OEdipus, in L. Edmunds et A. Dundes (eds), OEdi-
pus, A Folklore Casebook, New York/Londres, Garland Publishing Company.
Ricoeur P. (1970), Psychanalyse et culture, in Critique sociologique et critique psychanaly-
tique, Bruxelles, Editions de l'Institut de Sociologie, Université libre de Bruxelles,
179-191.
Rosolato G. (1992), Les fantasmes originaires et leurs mythes correspondants, Nouvelle
Revue de psychanalyse, 46, 223-245.
Samuel G. (1990), Mind, Body and Culture. Anthropology and the Biological Interface,
Cambridge, Cambridge University Press.
Segal H. (1957), Notes on Symbol Formation, International Journal of Psycho-Analysis,
38, 39-97.
Spiro M. (1965), Religious Systems as Culturally Constituted Defense Mechanisms, in
Spiro (ed.), Context and Meaning in Cultural Anthropology, NY, The Free Press ; repris
in Culture and Human Nature. Theoretical Papers of Melford Spiro (edited by B. Kil-
borne et L. L. Langness),Chicago, The University of Chicago Press, 1987.
Spiro M. (1982), Collective Representations and Mental Representations in Religious
Symbol Systems, in J. Maquet (ed.), On Symbols in Anthropology. Essays in Honor
of Harry Hoijer, Malibu, Udena Publications ; repris in Culture and Human Nature.
Theoretical Papers of Melford Spiro (edited by B. Kilborne et L. L. Langness), Chi-
cago, The University of Chicago Press, 1987.
Wagner R. (1975), The Invention of Culture (revised and expanded édition), Chicago,
University of Chicago Press, 1981.
White G. M. et Kirkpatrick J. (eds) (1985), Person, Self, and Experience. Exploring Paci-
fic Ethnopsychologies, Berkeley, University of California Press.
« On bat une fille » :
illustration d'un fantasme masochiste
dans la culture musulmane

Françoise COUCHARD

Au départ de cette étude, figure une interrogation sur la possible universa-


lité des fantasmes originaires et sur la mise à l'épreuve de cette universalité dans
la culture musulmane. Si trois au moins des fantasmes originaires, séduction,
castration et scène primitive, se retrouvent dans les mythes de fondation de
toutes les cultures, les modalités de leurs expressions, leur impact sur les repré-
sentations sociales, ainsi que les mécanismes de défense mis en place pour les
gérer, les contrôler, sont des créations originales de chaque culture. C'est dans
cette interaction entre invariants psychiques et créations culturelles que nous
nous situerons pour examiner les fantasmes et les affects autour de la violence
qui, dans la culture musulmane, ont traditionnellement marqué bien des rela-
tions entre les pères et leurs filles. Deux textes étayent notre réflexion : le texte de
S. Freud : « Un enfant est battu »1, et celui de S. Ferenczi : « Confusion de lan-
gue entre les adultes et l'enfant » 2.
L'on sait que le fantasme décrit par S. Freud habite la fille et que la victime des
coups paternels y est un garçon, et d'abord le frère. Le destin de ce fantasme s'avère
inséparable de celui de la rivalité oedipienne qui dresse les uns contre les autres les
membres de la fratrie. Quant à l'apport de S. Ferenczi, si longtemps méconnu, il
est fondamental pour comprendre la place du traumatisme, ainsi que ses aléas
dans l'histoire de la théorie de la séduction. Il est une illustration particulièrement
parlante de ce « renversement » paradoxal, si subtilement analysé par M. Schnei-

1. S. Freud, Un enfant est battu, Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973.


2. S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, Psychanalyse IV, 1927-1933, Payot,
1982.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


734 Françoise Couchard

der 1, qui transformel'enfant traumatisé en père de l'adulte, en « soignant » compa-


tissant de celui qui l'a agressé, en « nourrisson savant », trop tôt mûri par les
épreuves subies. Dans ce même texte, S. Ferenczi élargit l'acception donnée à la
séduction, hormis le détournement et l'agression sexuels d'un enfant par un adulte,
il propose deux autres figures de la séduction. Dans la première, désignée comme
un « terrorisme de la souffrance », la mère, paradigmed'une image victimaire, fait
de l'enfant — et nous soutenons que c'est d'abord à la fille, et à l'aînée qu'échoit
cette fonction —, le témoin privilégié, le confident, donc le support affectifet culpa-
bilisé de ses propres malheurs. Enfin la dernière forme de séduction comprend les
« punitions froides », celles que le parent impose à l'enfant, en les infiltrant forte-
ment de passion. De ce fait, coups et punitions vont se trouver portés par un signi-
fiant sexualisé qui les rend incompréhensibles à cet enfant, et souvent dispropor-
tionnés avec la conscience qu'il a de sa faute. Cette dernière illustration de la
séduction imprègne nombre des relations de violence entre le père et sa fille que
nous analyserons dans les souvenirs et les remémorations de femmes de culture
musulmane, à travers l'illustration du fantasme « Une fille est battue ».
C'est par l'introduction de la génitalité que nous distinguerons la violence
secondaire paternelle de la violence primaire et originaire de la mère, plus
archaïque donc et longuement étudiée ailleurs2. La collusion entre génitalité et vio-
lence fait émerger dans les souvenirs des femmes des fantasmes de séduction soute-
nus par la figure paternelle. Les deux types de violence intervenant à des niveaux
pulsionnels assez nettement différents, la violence maternelle plutôt à un niveau
prégénital, celle du père à un niveau génital, ils suscitent la mobilisation de
défenses plus ou moins archaïques. Si les deux formes de violence ont pu se
rejoindre pour accabler le même individu, de la petite enfance jusqu'au décours de
l'adolescence, on ne peut méconnaître leurs particularités en réduisant, par
exemple, la violence originaire à n'être qu'un avatar régressé de la violence secon-
daire. Il ne faut pas plus soutenir un impénétrable clivage entre les deux expres-
sions de cette agressivité. Ainsi, des traces d'une violence originaire feront irrup-
tion dans la violence paternelle, notamment quand nous verrons les pulsions de
mort arriver sur le devant de la scène, à travers des envies de meurtre primaire.
Celles-ci se trouvèrent parfois réalisées, quand dans la tradition le déshonneur de
la fille obligerait le père ou un substitut de son autorité à la sacrifier de manière
sanglante.
On peut remarquer que la culture musulmane n'a ni prohibé, ni culpabilisé
l'expression de l'agressivité verbale ou agie, et si certaines sourates édulcorent la
violence qui régna à l'endroit des femmes durant l'anté-Islam, le Coran ne la

1.Monique Schneider, Le trauma et la filiationparadoxale, Ramsay, 1988.


2. F. Couchard, Emprise et violence maternelle, Dunod, 1991.
« On bat une fille » 735

proscrit pas comme manifestation de l'autorité divine conférée à l'homme sur


son épouse. Une femme, se souvenant des châtiments que le père infligeait régu-
lièrement à une de ses filles particulièrement rétive, nous rappela un des versets
coraniques : « Admonestez celles dont vous craignez l'infidélité, reléguez-les
dans des chambres à part et frappez-les. »1 Cette femme, par la collusion fantas-
matique entre filiation et conjugalité, dévoilait bien les liens incestueux que
recèle ce violent corps à corps entre père et fille.
Dans les cas de maltraitance grave, la mère va jusqu'à laisser des traces sur
la peau de l'enfant, faisant effraction à travers les enveloppes corporelles avec
une intention sans doute inconsciente, celle de marquer son désir de réincorpo-
rer celui qui, un jour, n'a fait qu'un avec elle. Cette particularité manque généra-
lement à l'agressivité du père, plus désireux d'imposer une autorité, de briser la
résistance d'une adolescente qui contrevient au modèle que la culture impose à
son sexe : la soumission à l'homme, et d'abord au père avant celle au mari.
Pourtant une femme dévoilait la force pulsionnelle qui est peut-être en jeu dans
ces relations de violence en confiant que, devenue adulte, « elle portait avec
fierté » les marques et les cicatrices des coups laissés par un père qu'elle disait
aimer et dont elle gardait en mémoire l'image d'un être « doux et gentil ». Il est
difficile de ne pas évoquer ici le langage des extatiques exhibant leurs stigmates,
traces d'un amour brûlant emportant tout sur son passage.
Comme le souligne S. Ferenczi, l'enfantquand il a grandi oubliera ce qui a jus-
tifié pareils excès du père à son endroit, car il s'agit souvent de bêtises anodines, qui
n'acquièrent gravité que par la passion qui infiltre la sanction. Mais dans la culture
qui nous intéresse, l'Islam, les coups administrés par le père étaient aussi des mani-
festations de « dressage » afin de prévenir, chez la fille, toute transgression, la plus
redoutée restant celle des codes de pudeur et l'atteinte à la virginité. Si les raisons
des punitions sombrentdans l'oubli, l'effet de fixation provoqué par ces « mesures
punitives, insupportables »2 et observables dans un repli défensif, bientôt suivi de
mouvements de haine envers l'agresseur, demeure.

L'expulsion du mauvais : on bat un djnounn

L'Islam donne une grande place à ces créatures extra-terrestres que sont les
anges et les démons. Doté d'influences maléfiques, le djnounn 3 a un comporte-

1. Le Coran, trad. Masson, Gallimard, sourate IV, « Les Femmes », verset 34.
2. S. Ferenczi, Confusionde langue entre les adultes et l'enfant, op. cit., p. 132.
3. Il n'y a pas unanimité pour transposer certains mots de la langue arabe en français. Ainsi, on
emploie de façon indifférenciée les termes djinn ou djnounn, tantôt comme singulier, tantôt comme pluriel.
La seule nuance que nous ayons perçue tient à l'acception plus sacralisée du premier terme et à celle plus
traditionnelle du second.
736 Françoise Couchard

ment imprévisible et irrationnel ; du moins possède-t-il une rationalité de l'autre


monde, d'où la connivence en Islam, comme partout, entre les esprits et la folie.
Dans toutes les cultures dites traditionnelles, le « fou » bafoue les règles du
groupe et par là même devient étranger à celui-ci ; qu'un esprit ait décidé d'ha-
biter un individu, et ce dernier sera désigné comme non conforme, « mauvais »,
et à expulser du groupe. Trois femmes s'étaient souvenues de cette violence sus-
citée par l'étrangeté d'un frère devenu soudain « possédé », sa folie se lisant dans
la transgression des règles sociales ; l'un, par exemple, avait « perdu la tête »
après avoir rencontré une femme qui l'aurait ensorcelé ; il s'agissait d'une pros-
tituée, donc d'une femme en principe interdite. Un autre, en prononçant ses
prières quotidiennes, ne pouvait s'empêcher de bafouer le nom de Dieu, il invo-
quait les fèves à l'évident symbolisme sexuel et que les anciens Egyptiens consi-
déraient comme impures. Ces frères, qui autrefois eussent été conduits dans un
des nombreux sanctuaires de Saints, avaient subi, sous prétexte de « désenvoûte-
ment », les coups d'un guérisseur qui, après les avoir ligotés, les frappaient par-
fois jusqu'à l'évanouissement. Une femme, traumatisée dans son enfance par le
spectacle des sévices infligés à un frère aîné, se souvenait de l'avertissement
donné par le prétendu thaumaturge aux parents : « Ne vous inquiétez pas si
vous l'entendez hurler, ce n'est pas lui qui hurle, ce sont ceux qui l'habitent ! »
Ce rituel des coups donnés aux mauvais esprits pour les faire sortir d'un individu
n'est pas sans rappeler le rite sacrificiel autour du « pharmakos » antique, sou-
vent comparé au bouc émissaire, et que l'on frappe pour en expulser les fautes
que le groupe a projetées sur lui. Pharmakos et bouc émissaire entrent dans le
cycle de la persécution qui fait de la victime un être isolé et passif devant la vin-
dicte collective. Parmi les pharmakoï, ceux que l'on sacrifiait pour purifier la cité
de ses « mauvais objets », on trouvait des individus ayant en commun de susci-
ter un sentiment d' « inquiétante étrangeté » ; c'était les esclaves, les handicapés
ou les adolescents, donc aussi les filles vierges ; pour ces dernières, nous avons
montré que le déshonneur dans lequel les entraînait la perte de leur hymen avant
mariage pouvait conduire à leur mise à mort afin de rétablir la concorde entre
les hommes du clan, ce destin les rapprochant de celui de tout enfant soumis à
« exposition »1.
Il est évident que les coups donnés par certains pères à leur fille, alors ado-
lescente, semblent parfois adressés à un autre destinataire qu'à celle-ci et notam-
ment au démon que toute femme, par son pouvoir de séduction et par son insa-
tiable appétit sexuel, symbolise et qui la rend si menaçante au regard masculin.
L'expression de cette violence fait sortir, et l'agresseur et l'agressé, des limites de

1. F. Couchard, Une enfant exposée : la fille infibulée, Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie, La Pensée
sauvage, n° 12, 1989, p. 143.
« On bat une fille » 731

l'élaborable, les rendant méconnaissables l'un à l'autre. Des affects d'étrangeté,


de trouble et de grande ambivalence peuplent, en effet, les souvenirs des femmes
évoquant ces scènes de leur passé. Il faut donc insister sur ce décalage qui rap-
pelle l'écart et la confusion que S. Ferenczi décrit entre les deux langages, celui
de l'adulte fondé sur la passion et celui de l'enfant ouvert à la tendresse. Si
Freud, il est vrai, a précédé sur ce point S. Ferenczi, ne distingue-t-il pas lui
aussi deux courants, celui de la tendresse et celui de la sensualité, les deux se
liant pour concourir au destin idéal de la libido1. En fait, nous doutons que les
deux langages aient jamais été vraiment déliés, même avant la puberté, comme il
le laisse entendre, le courant tendre s'étayant sur les pulsions d'autoconservation
et correspondant « au choix d'objet infantile primaire » et le courant sensuel s'y
ajoutant, au moment de la puberté, avec ses buts érotiques. L'observation cli-
nique dément fréquemment cette déliaison, ne fût-ce que parce qu'on ne peut
nier que la vie sexuelle érotisée de l'enfant débute bien avant sa puberté ;
S. Freud, le premier, le soutient. Si cette intrication entre tendresse, sensualité et
érotisme s'exprime ouvertement dans les remémorations des femmes, reconnais-
sons que peu remontent jusqu'à la toute petite enfance. Mais quelques-unes, se
rappelant le déchaînement agressif du père, avaient été traumatisées sans doute
davantage par leur incapacité à comprendre cette violence, par la vue d'un père
devenu soudain un inconnu, au visage différent de celui qu'il adoptait familière-
ment, que par une douleur assez vite oubliée.

Les punitions passionnelles et « froides »

L'autorité paternelle absolue et inconditionnelle est invoquée par la mère


quand celle-ci ne parvient plus à imposer sa loi à sa fille. Cette autorité est
empreinte d'une aura divine, le père représentant Dieu sur terre sanctionnera la
rébellion de la fille plus que le délit lui-même. Menacée, la fille devait alors
attendre le retour du père pour subir la punition. La décision de différer celle-ci,
en faisant exécuter la sanction par le père, apparaissait pour bien des femmes,
avec le recul, comme l'expression d'une vengeance maternelle devant un rappro-
chement affectif fréquent entre père et fille, peu avant la puberté. Cet écart tem-
porel entre faute et punition fait affleurer, chez cette dernière, fantasmes et
affects. Emerge d'abord le dédain pour une mère incapable d'asseoir fermement
une autorité pourtant reconnue par le groupe social. La fille ressent aussi une
satisfaction à déjouer cette emprise de la mère à laquelle elle a été soumise depuis

1. S. Freud, Sur le plus général des rabaissementsde la vie amoureuse, in La vie sexuelle, PUF, 1969,
p. 57.
738 Françoise Couchard

sa naissance ; faisant fi des représailles, elle vient lui témoigner son ressentiment
d'avoir été vilipendée du fait de sa seule identité sexuelle, d'avoir été moins bien
traitée que les garçons de la fratrie dont les intérêts supplantaient toujours, dans
l'Islam, ceux de leurs soeurs. Mais la « coupable » se sentira également angoissée
en supputant les réactions et les pensées du père lorsqu'il entendra les plaintes de
la mère et ses exhortations à sévir. Peut-être la fille ira-t-elle jusqu'à caresser des
stratégies de séduction afin d'amadouer le père. Certaines femmes se souvenaient
— souvenir d'un événement réel ou construction défensive dans l'après-
coup ? — que le père avait refusé d'intervenir, soutenant fermement sa fille, ou
estimant que son âge ne requérait plus un traitement aussi infantilisant. Derrière
cette réponse, toujours interprétée comme témoignage d'une indulgence teintée
de tendresse, se lisait en outre, chez le père, le recul culpabilisé devant un affron-
tement de proximité avec le corps de sa fille. Ce type de punition avait valeur
exemplaire puisque, dans une société en mutation, le châtiment venait rappeler
qu'aucun compromis avec la loi gérant le contrôle familial et social sur la fille ne
serait accepté ; il servait aussi de leçon aux soeurs plus jeunes, les punitions étant
publiques et spectaculaires.
Toutefois, ces punitions ne semblaient pas avoir causé de traumatisme
durable, l'attitude paternelle n'impliquant pas la participation de pulsions sado-
masochistes, et la façon de sévir du père se trouvant « naturalisée » par les
enfants et généralisée à tous les autres pères. Ces châtiments corporels n'ébran-
laient pas non plus la tendresse que la fille avait commencé à oser exprimer pour
le père, après avoir échappé aux modèles exclusifs maternels. Et puis ce dernier,
dans l'administration de la peine, sévissait pour se plier aux exigences du surmoi
clanique, parfois plus que par conviction personnelle.

Un père bat sa fille

La violence paternelle prend un autre tour et une autre force que celle des
seuls coups reçus quand les pulsions sexuelles s'y trouvent mêlées. L'expres-
sion de la passion transcendant la seule volonté de sévir sera pressentie par la
fille, même si elle échappe en partie à sa capacité de compréhension et d'élabo-
ration. De ce fait, on entre avec ce mode de violence dans l'aire du trauma-
tisme qui laissera des traces chez certaines femmes. Elles chercheront dès lors à
répéter avec le mari ce qu'elles ont vécu avec le père. Le texte de S. Freud,
« Un enfant est battu », s'impose, bien sûr, à l'écoute des scénarios remémorés
par les femmes, et nous nous y référerons pour y pointer les discordances et les
concordances avec notre matériel. Le sous-titre donné à l'article est « Contri-
bution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles », il s'agit du
« On bat une fille » 739

masochisme. D'entrée, le fantasme y est présenté comme procurant « une


satisfaction auto-érotique voluptueuse »1, sadisme et masochisme s'y trouvant
intriqués. Mais le petit « fantaste », comme le désigne S. Freud, loin de débor-
der de joie en imaginant son rival fustigé, éprouve un sentiment de grande
ambivalence où les affects de dégoût et d'aversion ne sont pas insignifiants. Le
fantasme « Un enfant est battu » rejoint donc le rang des fantasmes originaires
dans lesquels le sujet se place lui-même dans la scène imaginée, au milieu des
autres personnages du drame2. Tel que S. Freud le décrit, le rêveur change de
peau, passant du statut de spectateur à celui d'acteur, faisant alterner la pul-
sion de voyeurisme où il contemple le spectacle de fustigation et la pulsion
d'exhibitionnisme quand il souhaite prendre la place de la victime. Cette série
d'avatars, résultat d'un long travail d'élaboration, manque évidemment dans le
matériel clinique dont nous disposons. Dans le scénario remémoré, ou en par-
tie reconstitué, la femme affirmait que l'enfant battu était presque toujours
elle-même, parfois une de ses soeurs, en l'occurrence celle avec laquelle se
jouait la plus grande rivalité oedipienne, rarement le frère, sinon dans un tout
autre contexte, celui de « désensorcellement » évoqué plus haut. Une femme se
rappelait une scène où pour une vétille, depuis oubliée, le père avait fortement
sanctionné l'une de ses soeurs. Dans le souvenir, l'investissement émotionnel
pesait, il était lourdement lesté d'un sentiment de culpabilité, parce que celle
qui se souvenait n'avait rien fait pour soutenir la soeur, pour alléger sa peine.
S'y mêlait de l'admiration pour la victime qui avait paru porter allégrement la
punition, allant jusqu'à narguer le père et semblant ne rien ressentir sous les
coups. Bien plus, la punition se prolongeant sur plusieurs jours, elle avait
refusé tous les aménagements qu'une aïeule compatissante se proposait d'obte-
nir auprès du père.
Peut-on invoquer le seul masochisme féminin pour expliquer ce stoïcisme ?
S. Freud, on s'en souvient, relie le masochisme féminin à une marque de carac-
tère qu'il estime prégnante dans la sexualité féminine : la passivité. Certes, il ne
l'attribue pas à la seule femme, le masochisme s'appliquant aussi bien aux traces
de féminité celées en chaque homme qu'au trait spécifique d'un homme identifié
à une femme, y compris à sa propre mère. La teneur des fantasmes entrant en jeu
dans le masochisme féminin, et qui contribue à l'excitation sexuelle, est fondée
sur l'attente passive, sur le fait de subir et sur l'immobilité devant l'agression.
Toute évocation masochiste fait en effet surgir l'image d'un « être bâillonné,
attaché, battu de douloureuse façon, fouillé, maltraité d'une façon ou d'une

1. S. Freud, « Un enfant est battu », op. cit., p. 220.


2. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines du fantasme,
Hachette, « Textes du XXe siècle », 1985, p. 62.
740 Françoise Couchard

autre, forcé à une obéissance inconditionnelle, souillé, abaissé »1. Deux remar-
ques s'imposent ici : la première est que là où les modèles culturels ont imposé la
naturalisation d'une violence masculine à l'endroit des femmes, celles-ci
n'avaient pas la possibilité de refuser ces modèles, quitte à s'exclure du groupe.
Mais nous pensons qu'elles surent « exploiter » leur capacité à supporter la souf-
france pour en faire un terrain de rivalité avec l'homme appelé à guerroyer, donc
à montrer sa bravoure et sa témérité. La seconde remarque porte sur l'absence
maternelle dans le fantasme décrit par S. Freud et qui rappelle une autre
absence, puisque la mère semble en effet inapte à intervenir pour s'opposer à la
mise à mort de la fille déshonorée, comme à celle de la vierge antique. Est-ce le
chagrin et la dépression qui la clouent ainsi dans la passivité ? ou a-t-elle intério-
risé la conviction que sa fille, répétant les modèles imposés aux femmes, ne sau-
rait échapper à un destin de victime ? L'adolescente, de son côté, pourra tout
autant fantasmer que la mère qui, de loin, assiste à la punition, se réjouit peut-
être inconsciemment de la mise à mal de cette rivale qui commence à lui tenir
tête et, surtout, à la surpasser en séduction auprès du père. Dans l'après-coup de
l'entretien, les femmes reprochaient aux mères d'avoir instillé en elles des
conduites masochistes qui appelaient de la part du père, puis de l'époux, des
réponses violentes ; elles les accusaient d'être responsables des excès des hommes
parce qu'elles avaient tout accepté d'eux sans jamais se révolter. Dans ces oscil-
lations entre accusations du père ou de la mère, puis mobilisations des défenses
pour tenter de les « blanchir », on lit la répétition infernale du processus que ces
femmes se diront, pour la plupart, incapables de rompre tant avec leur mari
qu'avec leurs propres filles.
Une caractéristique du fantasme décrit par S. Freud est son côté secret,
« il demeure inconscient et doit d'abord être reconstruit dans l'analyse »2, la
culpabilité qui le sous-tend est sans doute d'autant plus forte que, dans le récit
qui en est fait, le fantasme de fustigation vient se substituer assez aisément à
l'excitation procurée par l'onanisme. Rien de caché dans les punitions telles
qu'elles nous étaient rapportées. L'affrontement corporel et les coups s'éta-
laient au grand jour, prenaient un tour théâtral, car le père devait faire la
démonstration que son autorité qui avait été bafouée se trouvait, grâce à la
force de la sanction, recouvrée aux yeux du groupe. Des femmes reconnaîtront
que le plus insupportable dans ces manifestations était justement cet aspect
public, bien plus que la souffrance physique ressentie. Elles n'oublieront pas la
honte d'avoir été frappées devant tous. La honte, sentiment fortement investi

1. S. Freud, Le problème économique du masochisme, Névrose, psychose et perversion, op. cit.,


p. 289.
2. S. Freud, Un enfant est battu, op. cit., p. 230.
« On bat une fille » 741

dans l'Islam, qui va de pair avec la perte de l'honneur pour l'homme, avec
celle de la pudeur chez la femme, mobilise le fantasme de castration. La fille
battue, en effet, se perçoit comme dévoilée, surprise dans ses incomplétudes et
dans ses manques, ceux que la mère lui reprochait durant toute son enfance ;
de plus, les spectateurs guettent ses réactions d'éventuelle faiblesse devant le
courroux paternel. Quand c'était le père qui mettait ainsi à nu sa fille devant
les autres, la honte arrivait à son acmé, sous-tendue par une culpabilité qui
renvoyait à d'intimes secrets, soudain mis au grand jour par le père, le moins
lourd n'étant pas la masturbation. Certaines femmes confiaient que la mère
avait dû surprendre ou deviner ce plaisir que la fille s'offre, soit par curiosité,
soit pour combler une impression d'abandon ou de solitude. Habituée à l'em-
prise de la mère qui lui laissait croire qu'aucune de ses pensées ne lui échap-
pait, la fille avait dès lors soupçonné cette dernière d'avoir versé le secret dans
l'oreille paternelle. Nous citerons un scénario fantasmatique qui témoigne de
la force, en même temps que de l'ambivalence teintant les émois pulsionnels
soulevés par la violence du père. Une femme se souvenait : « Mon père était
malade, alité dans sa chambre depuis d'ailleurs très longtemps. Tous les jours,
il recevait au lit ses amis ; ce jour-là il m'appelle, il me fait rentrer dans sa
chambre à coucher, il y a du monde, il y a plein d'hommes. Donc j'y entre en
toute confiance, il me dit "Viens ici", très gentiment. J'ai cru qu'il allait me
dire quelque chose, alors, il m'a envoyé une telle gifle qu'elle m'a sonnée com-
plètement. Simplement, ma mère avait dû lui dire quelque chose que j'avais
fait, et sans m'en donner les raisons, ni rien... Je me suis sentie humiliée
devant tous ces gens d'avoir reçu cette gifle. Je ne pourrai jamais l'oublier ! »
Il est manifeste que le lieu de la scène, la chambre à coucher, et l'alitement
du père représentent un travestissement à peine déguisé des pulsions ici mises en
jeu chez cette adolescente : un désir incestueux pour le père, rêve dont la faisait
brutalement émerger la gifle. Mais le jeu pervers de séduction du père, usant de
gentillesse et de douceur pour mieux bafouer et humilier ensuite, évoque la
« confusion des langues » entre l'adulte et l'enfant qui, pour S. Ferenczi, est une
des sources du traumatisme, même si au moment où cette femme situe les faits
elle est déjà adolescente et pressent certes le langage de passion de l'adulte. De
plus, on ne peut évacuer l'hypothèse d'une collusion, dans l'esprit de la fille,
entre la scène et le support de deux des fantasmes originaires : le fantasme de
séduction et le fantasme de scène primitive. Le père se présentait comme souf-
frant, privé de ses moyens, ligoté dans son lit et offrant aux hommes qui l'entou-
raient le tableau de son impuissance, sa fille avait pu entrer dans la chambre
paternelle triomphante et sûre de son pouvoir de séduction naissant, donc point
de mire de tous. La violence du père venait signifier que sa fille lui appartenait
encore, le coup étant comme la marque estampillée du propriétaire sur ses pos-
742 Françoise Couchard

sessions. Mais le lieu où se passait la scène était aussi celui où les parents se
retrouvaient pour des relations sexuelles qui, dans l'Islam, donnent lieu à de si
spectaculaires préparatifs1.

Les pulsions anales, part prise sur la sexualité

Le texte de S. Freud est clair quant à la désignation des organes sollicités


par la décharge d'excitations que provoque le fantasme de fustigation, et qui
repose sur un détournement du derrière vers le devant, puisqu'au paroxysme
de la situation représentée survient presque régulièrement une satisfaction ona-
nistique concernant donc les organes génitaux. S. Freud conclut son observa-
tion en insistant sur la fonction régressive du fantasme, la fille revenant à l'ex-
pression des pulsions agressives, développées au stade sadique-anal, se conduit
« en petit homme »2. De même la fustigation n'est plus vécue seulement
comme châtiment des désirs incestueux pour le père, mais elle est placée à la
fois sous le signe de la culpabilité et de l'érotisme, elle apparaît alors comme
« le substitut régressif (...) de la relation génitale prohibée »3. S. Freud ne
revient pas ici sur les méfaits de la fustigation qu'il a déjà dénoncés en 1905 en
analysant les pulsions partielles4. Il y montre en effet comment les châtiments
corporels administrés dans la région fessière risquent d'entraîner une fixation
sexuelle sur celle-ci, à l'instar de ce qui se passa pour J.-J. Rousseau. L'auteur
des Confessions attribue ses tendances à la passivité et au masochisme dans ses
relations amoureuses, qu'il excelle tant à décrire, aux fessées de sa gouver-
nante, Mlle Lemercier. Il y eut, vraisemblablement, pour le futur écrivain, une
série de traumatismes cumulatifs, il narre comment d'autres sévices corporels
eurent sur lui un profond impact, ceux reçus d'un oncle, parfois pour des
fautes qu'il n'avait pas commises, puis ceux d'un patron, maître-greffier, chez
lequel adolescent il avait été placé en apprentissage, et dont la violence et la
tyrannie ne l'avaient pas ménagé5.
Il ne peut être aisé pour des femmes de culture musulmane qui reconstrui-
sent leurs fantasmes et souvenirs sur les violences passées, de désigner la partie
charnue de leur personne comme lieu privilégié par le père pour distribuer ses
coups. Hormis les rares interlocutrices qui se souvenaient que les punitions
étaient précisément des fessées, et dans ce cas le père avait toujours tenu à établir

1.F. Couchard, Emprise et violence maternelles, op. cit., p. 68 et sq.


2. S. Freud, La féminité, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984,
p. 158.
3. S. Freud, Un enfant est battu, op. cit.. p. 229.
4. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, 1962, p. 87-88.
5. J.-J. Rousseau, Les Confessions (Livre premier des OEuvres complètes), Gallimard, t.I, 1959, p. 19.
« On bat une fille » 743

une distance avec le corps de sa fille, par le truchement d'un martinet ou d'un
bâton, les autres évoquaient pudiquement des coups lancés ou reçus au hasard.
Une femme, qui nommait son père « Le Patron » ou « Le Commandant », se
rappelait les fessées passionnelles données, jusqu'à l'âge de douze ou treize ans,
par ce père qui, par ailleurs, pouvait la prendre sur ses genoux, au même âge,
pour « l'embrasser très chaleureusement ». Dans son souvenir, aux fessées était
toujours attaché le cadeau que le père lui offrait après chacune d'elles et qui
s'avérait, évidemment, être le plus « beau cadeau ». Elle reconnaissait l'incon-
gruité des attitudes du père à un âge où, depuis longtemps, elles eussent dû être
abandonnées. L'érotisation anale augmentée du cadeau « en prime de séduc-
tion »1 demeurait préconsciente, les rires et la tonalité de gêne mêlée d'exaltation
qui émaillaient son récit le révélaient.
Dans la plupart des entretiens, le refoulement avait, bien sûr, fait son oeuvre
en maintenant secret le plaisir anal. On sait que les règles religieuses islamiques
ont codifié les relations de l'adulte avec l'analité et avec les fonctions d'excrétion,
l'impureté des zones sexuelles interrompant la communication avec Dieu et
empêchant l'exécution des pratiques rituelles quotidiennes telles que la prière.
La fille, plus que son frère encore, a été préparée à cette « morale des sphinc-
ters »2, et il est plus aisé à la femme, en Islam comme ailleurs, d'aborder la vio-
lence orale, celle qu'expriment les cris et les imprécations de la mère, plutôt que
son emprise sur les zones anales. L'analité, et surtout sa liaison avec le sexuel et
le plaisir, confine au tabou absolu. Pourtant, la région anale a donné lieu à un
fort investissement des hommes qui semblent beaucoup plus libres pour l'évo-
quer, souvent il est vrai grâce au support des moqueries et de l'esprit grivois.
L'érotologie arabe est prolixe, y compris sur le coït anal et sur la sodomie prati-
quée avec de jeunes garçons. Nous avons montré comment, dans la région de
Djibouti, si le tabou sur les zones anales est sans faille chez les femmes, il n'en est
pas de même pour les hommes. Nous avons analysé cette fixation, que nous
désignons comme une « fétichisation des fesses »3. On peut en effet remarquer
que, dans cette partie de l'Afrique où se pérennise la coutume de l'infibulation,
la relation sexuelle par sodomie pouvait permettre à la fille de conserver fermée
la couture de l'infibulation, qui était vérifiée à la veille du mariage et devait donc
rester intacte jusqu'à l'événement, l'autre avantage de la sodomie étant d'écarter
tout risque de conception. On retrouve dans les textes d'écrivains musulmans un

1. S. Freud, Le créateur littéraire et la fantaisie, in L'inquiétanteétrangeté et autres essais, Gallimard,


1985, p. 46.
2. S. Ferenczi, Psychanalyse des habitudes sexuelles, in Psychanalyse III, 1919-1926, Payot, 1974,
p. 33.
3. F. Couchard, L'inquiétante étrangeté des fantasmes sexuels dans les mythes et les rituels de la
Cornede l'Afrique, Dialogue, revue de I'AFCCC, n° 113, 1991, p. 61.
744 Françoise Couchard

évident lyrisme pour exalter le bassin féminin, pour souligner son balancement,
et évoquer ses « furtives ondulations cambrées »1. Les femmes, qui n'ignorent
nullement l'attrait pour ce critère de beauté et de séduction chez les hommes de
leur culture, en parlent, pour les plus libres, avec une moquerie indulgente et
amusée comme on le ferait d'un caprice enfantin, les plus prudes refusant la
moindre évocation de cette partie de leur corps. Quelques hommes, plus affran-
chis et frottés aux modèles occidentalisés, mettront la pratique de la sodomie en
relation avec une tradition, ancienne dans leur culture, d'homosexualité et de
pédérastie ; la tradition a certes été entretenue par une drastique ségrégation des
sexes et une sévère codification des rôles masculin et féminin. Mais nous propo-
serons une autre lecture de cette « fétichisation des fesses », soutenant qu'elle est
un moyen de détourner l'intérêt de l'homme du sexe féminin. En effet, les senti-
ments de forte ambivalence que ce sexe suscite partout sont renforcés, dans la
Corne de l'Afrique, par le rituel de l'infibulation. En « cousant » les bords
externes du sexe de la fille, l'infibulation vient comme ajouter une seconde ferme-
ture, culturelle, et qui redouble, en quelque sorte, la clôture naturelle et interne
de l'hymen. Dans l'imaginaire masculin, celui de l'adolescent, puis de l'homme
au moment de se marier, le sexe infibulé de la femme cache des contenus pré-
cieux en même temps que des maléfices et des menaces pour le pénis ; l'infibula-
tion de la fille réactive donc, chez tout homme, des fantasmes de castration2.
Quant aux fantasmes féminins, tout ce que la zone anale a pu procurer d'excita-
tion sexuelle y est gommé et refoulé. Si, chez les femmes, la honte sociale à com-
muniquer cette prédilection et ces goûts des hommes de leur culture a pu jouer,
il est certain que les sentiments de dégoût et de rejet provoqués par les zones
anales, et qui transcendent toute appartenance culturelle, ont favorisé un blo-
cage implacable chez la majorité d'entre elles. Ce refus de l'anal, contaminant si
souvent celui de la zone génitale, qui n'est, dans bien des fantasmes, après tout
qu' « une partie prise en location sur le cloaque » 3, nous le rencontrons fréquem-
ment dans la clinique analytique.
La fixation anale reste, elle, prégnante dans l'imaginaire de l'homme et un
Ethiopien argumentait ainsi cet attachement au « derrière » féminin : « Les
hommes ici aiment les grosses fesses, ils les massent, ils peuvent s'amuser avec,
ils disent : "Je peux faire n'importe quoi avec les grosses fesses !" »
Plusieurs facteurs ont pu favoriser le renforcement du caractère anal mascu-
lin : la prédilection de l'homme pour la figure maternelle qui prend le pas sur
celle de l'épouse, la stricte ségrégation qui, dans la tradition, a régi les rapports

1. M. Chebel, Le livre des séductions, Lieu commun, 1986, p. 21.


2. F. Couchard, Emprise et violence maternelles, op. cit., p. 185 et sq.
3. Lou Andréas-Salomé, Anal et Sexuel, L'amour du narcissisme, Gallimard, 1980, p. 107.
« On bat une fille » 745

entre les sexes ainsi que les préceptes religieux impliquant des préoccupations de
purification des zones anales tout autant que sexuelles. Des traits de personnalité
fondés sur le désir de possession, sur l'accumulation des richesses, se comptabi-
lisant, dans la coutume, en nombre de femmes, d'enfants et de troupeaux, ren-
contraient les critères sociaux de prestige et de reconnaissance : on admirait
l'homme puissant et riche et ne redoutant pas d'en faire ostentation.
Ainsi, pour l'homme musulman, l'épouse parée de sa beauté, de ses bijoux,
puis de sa progéniture, jouait le rôle d'équivalent phallique. Déjà, dans l'enfance,
c'est à cette place que la petite fille s'était située pour retenir l'amour paternel et
l'on retrouve, confirmée, l'hypothèse d'O. Fenichel quand il insiste sur cette
identification de la fille au phallus1, alors que pour la mère, l'équivalent symbo-
lique phallique sera toujours l'enfant mâle. Si, comme l'affirme S. Freud, il est
celui qui la comble le plus, cette prédilection pour le garçon a été fortement ren-
forcée, dans l'Islam, par les modèles culturels. Le fils était traditionnellement,
pour la mère, celui qui lui valait la reconnaissance du mari, de la famille et du
groupe social. La fille, elle, sauf à de rares moments, quand par exemple l'éclat
de sa beauté laissait escompter à la mère une alliance honorable, était vécue
comme apportant surtout contraintes et soucis éducatifs. Mais l'Islam a, par
l'instauration de normes socio-religieuses strictes sur la virginité des filles, incliné
les pères à considérer celles-ci comme leur équivalent phallique et leur bien le
plus précieux, la sauvegarde de l'honneur et la réputation du clan reposant sur
la préservation de la pudeur et de l'hymen de la fille. La femme se trouvera donc
poussée par ces modèles culturels à s'investir dans le narcissisme secondaire,
tenue de sacrifier son moi psychique à son moi corporel. En effet, là où l'exhibi-
tionnisme de la beauté et des apparences est un des principaux critères pour jau-
ger sa valeur, elle se doit, pour exister, de répondre aux normes de séduction, en
« génitalisant » son corps tout entier et en faisant passer au second plan l'expan-
sion de son moi psychique.

Une femme est menacée de mort par son père

Dans certains fantasmes féminins transparaissait le souvenir de violences


paternelles ouvrant la brèche vers la pulsion meurtrière, car c'était bien un désir
de meurtre que la fille avait ressenti ou redouté dans pareil déploiement de haine
du père. Elle n'était plus une petite fille quand elle avait vécu cela, elle pouvait
même être déjà engagée dans la voie de la maturité. La relation d'emprise étayait
ces affrontements violents, l'enjeu reposant sur la lutte entre deux pulsions d'em-

1. O. Fenichel, The symbolic equation girl-phallus, PsychoanalyticQuaterly, vol. 18, 1949, p. 303.
746 Françoise Couchard

prise dressées l'une contre l'autre. La scène commençait dans la routine des
coups administrés par le père, pour manifester sa loi ainsi que son droit à répri-
mer la moindre transgression chez sa fille considérée, même à l'âge adulte,
comme une éternelle minoritaire. Un trait commun à cette description des scènes
centrées sur un véritable corps à corps, où la femme refusait de se soumettre,
reposait sur une évidente participation sexuelle des protagonistes. La pulsion
d'emprise a été associée par S. Freud au sadisme, mais aussi au désir de maîtri-
ser l'objet sexuel et « de vaincre sa résistance à défaut d'y être parvenu en le
séduisant »1. Dans cette rencontre violente avec le père, l'enjeu de la bataille ren-
voyait toujours à l'affirmation de la suprématie phallique de ce dernier. La
femme se trouvait, de ce fait, confrontée à une castration inacceptable, quelques-
unes la vivaient comme une véritable mise en péril de leur existence, de l'issue du
combat semblait dépendre leur vie ou leur mort !
Ainsi, une femme disait avoir été battue jusqu'à l'âge de trente-deux ans,
alors même qu'elle avait pu acquérir une autonomie financière grâce à de lon-
gues études ; il lui arrivait de devoir aller à son travail en portant les traces des
coups laissés par son père sur son visage. Elle racontait : « Mon père disait : pas
deux personnalités ici, un seul pouvoir et c'est moi ! Une fois je suis allée à
l'école (elle enseigne) avec un oeil "au beurre noir", et une autre fois, il a essayé
de m'étrangler, parce qu'il ne supportait pas que je lui tienne tête ! Quand il me
battait, je ne disais rien, un jour il m'a tellement battue, puis il m'a regardée et il
m'a dit : "Mais enfin, tu n'as pas mal ? je ne te fais pas mal ? mes coups ne te
font pas mal ?" J'ai répondu : "Si ! mais si ça te fait plaisir à toi, si ça te
décharge de me battre, fais-le... moi je préfère avoir mal pour que tu soies bien,
mais je ne suis pas masochiste hein !", et il disait : "Je suis fatigué de frapper et
elle, elle n'est pas fatiguée de parler !" »
Plusieurs remarques s'imposent à l'écoute de cette longue relation d'un
des nombreux affrontements que cette femme eut à supporter avec son père.
Alors qu'elle met en avant d'évidents éléments masochistes de sa personnalité,
elle les dénie en même temps. Mais ne faut-il pas s'interroger ici sur la teneur
de ce masochisme ? Elle affirme vouloir souffrir pour procurer au père la jouis-
sance qu'il attend de ce rapport de domination et, simultanément, tout dans
ses réponses témoigne de la force des défenses pour ne rien ressentir. Elle
semble lancer à la face du père : « Quels que soient tes traitements, que j'en
jouisse ou que j'en souffre, je n'en laisserai rien paraître et tu n'en sauras
rien », ce qui repousse ce dernier du côté de la castration et de l'impotence à
changer la situation et à soumettre sa fille. A plusieurs reprises, elle souli-

1. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 43.


« On bat une fille » 747

gnera : « Je me laissais battre, je ne faisais rien pour me défendre, je savais


qu'il se fatiguerait le premier ! »
Cependant, elle était loin d'être passive, arc-boutée dans ses défenses, ancrée
dans son désir d'emprise. Grâce à l'accès au savoir, elle avait découvert le pou-
voir de la parole et, si elle évoquait l'attitude de la masochiste ligotée physique-
ment, elle ne portait pas de bâtillon et ses mots pouvaient faire mouche aussi
cruellement que des coups. De nombreux récits d'individus torturés ont tenté de
décrire l'emprise sur les bourreaux auxquels ils tiennent tête en leur parlant,
pour les injurier, se moquer d'eux, voire en leur disant des mots doux1. Le circuit
de la parole paraît, en l'occurrence, un ultime moyen pour la victime de se
contenir dans les limites de la vie, le silence marquant le renoncement et l'ac-
quiescement au désir du tortionnaire, partant, à la mort. De la même manière, le
masochiste parle à la place de celui qui le persécute. Ainsi avions-nous rencontré
des femmes qui, frappées et maltraitées par le père, n'avaient été capables de sur-
monter la honte des coups reçus que grâce à leur prise de paroles, seule possibi-
lité de mettre à distance la violence pulsionnelle qui, sinon, les aurait détruites.
Mais pour ces femmes, l'affrontement traumatique avec le père avait eu bien
d'autres fonctions. On peut y voir une forme d'initiation à l'autonomie et à un
choix d'identité ; plusieurs soutiendront que l'accession à leur liberté de pensée,
exemple des autres libertés, supposait qu'elles fussent capables de supporter ces
violences paternelles. Désormais le père ne pourrait plus leur interdire des pensées,
ni leur en imposer. Cette rébellion, aux conséquences parfois tragiques, leur appa-
raissait comme le seul moyen de rompre la démoniaque répétition des modèles de
soumission et de passivité imposés aux filles par des lignées de Mères. Par cette
démarche qui leur avait permis de mûrir rapidement, sinon prématurément, « sous
la pression de l'urgence traumatique »2, elles ouvraient également une route pour
les soeurs plus jeunes. Pareils écueils étaient dorénavant évités à celles-ci et leurs
aînées se trouvaient dès lors en droit d'en escompter une part de gratitude.
Certaines femmes avaient gardé, incorporée en elles, comme enkystée, cette
figure d'un père violent, par ce mouvement d' « identification à l'agresseur »3. Il
continuait à être objet de haine et à vivre en elles, la haine s'exprimant dans la ran-
coeur, la revendication ou la quérulence et apparaissant comme une condition
nécessaire pour les maintenir debout. Pour d'autres, au contraire, la violence du
père ne déclenchait plus, lorsqu'elle était remémorée, qu'un sentiment d'apitoie-
ment pour ce que ce déchaînement devait masquer de faiblesse, d'impuissance,

1. O. Fallaci, Un homme, Grasset (roman), 1981 ; J.-C. Rolland, Un homme torturé : Tito de Alen-
car, Nouvelle Revue de psychanalyse (L'amour de la haine), Gallimard, n° 33, 1986, p. 223 et sq.
2. S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, op. cit., p. 133.
3. S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, op. cit., p. 130.
748 Françoise Couchard

voire de détresse. Ce mouvement de renversement en son contraire évoque à nou-


veau certaines conséquences du traumatisme, telles que les avance S. Ferenczi.
Pour lui, grâce à un processus de clivage narcissique, l'enfant qui a eu à subir les
violences passionnelles d'un adulte voit son moi se scinder en deux. De la sorte,
une partie reste malade, sous le sceau du traumatisme, mais comme anesthésiée et
indifférente, désormais, à ce qui lui est arrivé, alors que l'autre partie se fait compa-
tissante et devient « l'ange gardien »1 de la partie souffrante. De même, on pouvait
voir des femmes autrefois traumatisées par l'agressivité paternelle, se transformer
en soignantes attentives, et de la partie blessée en elles et de l'ancien agresseur.
L'une d'elles, après avoir raconté les scènes de violence et décrit les coups émanant
du père, nous confia que ce dernier était tombé gravement malade. Retournant
l'agressivité contre elle et intériorisant la culpabilité, elle n'excluait nullement que
les violences passées fussent pour quelque chose dans la maladie du père, n'y
aurait-il pas épuisé ses forces ? Elle avait donc décidé, écartant la mère, de se trans-
former en infirmière de ce père jusqu'à ses derniersjours.
Ainsi, la relation d'emprise et de violence du père sur sa fille pouvait, dans l'Is-
lam, avoir été accentuée par l'oppression psychique imposée par les codes cultu-
rels. Dans le texte coranique et dans la tradition, ces codes stipulent l'existence
d'une supériorité du masculin sur le féminin et le maintien permanent de la femme
sous la tutelle de l'homme. Ces modèles qui entouraient les filles dès leur naissance
avaient-ils renforcé une tendance naturelle de ces dernières au masochisme ? Cela
n'est pas exclu. Pourtant, nous n'oublierons pas que l'apparente capacité de la
femme à supporter des douleurs physiologiques et à accepter le sacrifice de ses pro-
pres intérêts peut aussi être entendue comme un moyen de retourner l'infériorité en
supériorité. Le femme reprend ainsi la mainmise sur l'homme en lui signifiant qu'il
n'est pas capable de supporter ce qu'elle supporte. Quant à la fille, son émancipa-
tion par l'accession au savoir, en la libérant intellectuellement, est le meilleur
moyen de la préserver des violences paternelles et masculines. En effet l'inhibition
intellectuelle, amorcée par tous les interdits qui l'ont écrasée : interdit de penser,
interdit de parler, interdit de prendre des initiatives, fut sans nul doute accentuée
par les marquages corporels et sexuels. La fille s'attribua la responsabilité d'une
faute, évidemment illusoire, pourtant si on l'entourait d'autant de menaces c'est
parce qu'elle avait bien dû commettre un crime, oublié depuis, peut-être en dor-
mant ou même dans un état second.
Pour certains pères, l'expression de leur violence révélait un conflit entre le
surmoi clanique qui leur imposait de suivre à la lettre la Loi des pères et un idéal
du moi, projeté sur leur fille, qui les poussait à souhaiter, pour elle, des évolu-

1. S. Ferenczi, Réflexions sur le traumatisme, Psychanalyse IV, op. cit., p. 147.


« On bat une fille » 749

tions. Cependant, pour parvenir au changement, cette dernière devra accepter


l'affrontement avec une autre rupture ; telle, Aphrodite ou Athena que la tradi-
tion prétend pourvues d'un phallos, elle aura à assumer elle-même une autre
forme de violence avant d'accéder au savoir interdit et de se libérer du joug des
modèles. Cette violence ira de la simple mise à distance des modèles tradition-
nels jusqu'à leur refus, quand ils s'avèrent incompatibles avec la levée de l'inter-
dit de penser. La fille, alors, évitera de se retourner sur le cortège des Mères
éplorées et qui vivent cette rupture comme un véritable matricide.
Françoise Couchard
61, avenue du Roule
92200 Neuilly-sur-Seine

BIBLIOGRAPHIE

Andréa-Salomé L., L'amour du narcissime, Textes psychanalytiques, Paris, Gallimard,


1980.
Chebel M., Le livre des séductions, Paris, Lieu commun, 1986.
Le Coran, trad. D. Masson, 2 t., Paris, Gallimard, 1967.
Couchard F., Une enfant exposée : la fille infibulée, Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie,
1989, n° 12, Grenoble, La Pensée sauvage.
Couchard F., L'inquiétante étrangeté des fantasmes sexuels dans les mythes et les rituels
de la Corne de l'Afrique, Dialogues, revue de I'AFCCC, Paris, n° 113, 1991.
Couchard F., Emprise et violence maternelles, Paris, Dunod, 1991.
Fallaci O., Un homme (roman), Paris, Grasset, 1981.
Fenichel O., The symbolic equation girl-phallus, Psychoanalytic Quaterly, vol. 18, 1949.
Ferenczi S., Psychanalyse III, OEuvres complètes, t. III, 1919-1926, Paris, Payot, 1974.
Ferenczi S., Psychanalyse IV, OEuvres complètes, t. IV, 1926-1933, Paris, Payot, 1982.
Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
Freud S. (1912), Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, La vie
sexuelle, Paris, PUF, 1969.
Freud S. (1919), L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
Freud S. (1919), Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des
perversions sexuelles, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
Freud S. (1924), Le problème économique du masochisme, Névrose, psychose et perver-
sion, Paris, PUF, 1973.
Freud S., Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
Laplanche J., Pontalis J.-B., Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines du fan-
tasme, Paris, Hachette, « Textes du XXe siècle », 1985.
Rolland J.-C, Un homme torturé : Tito de Alencar, Nouvelle Revue psychanalyse, Paris,
Gallimard, n° 33, 1986.
Rousseau J.-J., Les Confessions (OEuvres complètes), 2 t., Paris, Gallimard, 1959.
Schneider M., Le trauma et la filiation paradoxale, Paris, Ramsay, 1988.
La psychanalyse et son étranger

Guillaume SURENA

Françoise Dolto, psychanalyste connue pour ses travaux sur l'enfance et


l'adolescence, dans un ouvrage collectif paru en 1985 avait posé avec clarté le
véritable enjeu de l'argumentaire de ce numéro, en déclarant :
Faire de la psychanalyse, c'est être au service de gens qui vivent dans le
même temps que moi, dans la même ethnie que moi, pour les écouter et les
mettre en mesure de parler tout ce qu'ils peuvent dire par rapport à leur
souffrance 1 [c'est moi qui souligne].
Et elle ajoute sur la théorie que : « Elle est utile pour un temps, pour
des gens qui sont dans le même temps, le même espace, la même ethnie2 [c'est
moi qui souligne].
Venant d'une des personnalités médiatiques du mouvement psychanaly-
tique français, cette vision peut être considérée comme le reflet d'une évolution
du milieu analytique. Je ne partage pas cette évolution. Elle me paraît conduire
sur une mauvaise route et elle est dangereuse. Sa force vient du fait qu'elle s'ap-
puie sur une évidence : les hommes sont organisés en groupes de cultures diffé-
rentes. Elle semble respectueuse des ethnies non européennes. J'en prends acte,
mais ce n'est pas un argument suffisant.
Elle est dangereuse, pour nous non-Européens, car, si nous n'y prenons
garde, elle risque de nous enfermer dans un repliement sur nous-mêmes. Elle est
dangereuse pour toute la psychanalyse, car elle véhicule l'idée d'une détermina-
tion culturelle des mécanismes psychiques humains. Le rôle néfaste de ce genre
de déterminisme en anthropologie et en ethnologie nous apprend que les bonnes
intentions ne font pas toujours bon ménage avec la science. Le changement de
moeurs et d'époque ne change rien à l'affaire. Je suis contre le développement

1. F. Dolto, interviewdans Les analystes parlent, de A. Hess, Editions Belfond, 1985, p. 100.
2. F. Dolto, op. cit., Edition Belfond, 1985, p. 106.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


752 Guillaume Surena

morcelé de la psychanalyse sur une base ethnique. Je ne partage pas l'angoisse


de ceux qui craignent une profonde réduction de notre écoute... « face au déve-
loppement du pluralisme culturel et des flux migratoires »1.
Frantz Fanon, dans une critique excessive de la Psychologie de la colonisa-
tion 2 d'Octave Mannoni, a voulu disqualifier la psychanalyse freudienne au nom
de la différence des structures de parenté aux Antilles3. Selon lui, un Européen ne
pouvait que se tromper aux Antilles, si, d'aventure, il allongeait sur son divan
des nègres, avec des références oedipiennes. Quant à l'Antillais freudien, il n'est
qu'un aliéné qui n'a pas compris la tâche urgente de construire une social-théra-
pie spécifique. Mon compatriote Fanon ne s'est pas rendu compte que son cultu-
ralisme idéologique, loin d'être en opposition avec l'Europe, est une consé-
quence de l'ethnocentrisme théorique d'une certaine Europe.
Le complexe d'OEdipe, comme tout concept, surgit pour rendre compte d'une
réalité multiforme. L'étonnante diversité des structures familiales dans l'histoire de
l'humanité en témoigne : polygamie, polyandrie, monogamie, famille nucléaire,
famille élargie, famille éclatée... Ceci confirme que la sublimation, comme destin
des pulsions humaines, conduit à des créations culturelles variables dans le temps
et l'espace. Ce qui ne change jamais, c'est que l'être humain naît toujours d'un père
et d'une mère. Les mignons « bébés éprouvettes » ne font pas exception à la règle.
Le débat sur l'importance des différences culturelles pour le psychanalyste
est une démarche qui témoigne de l'existence d'un malaise. D'aucuns affirment,
au choix, que le monde a changé de base, les choses sont devenues plus compli-
quées, les patients ne sont plus les mêmes, la sexualité n'est plus tabou, le com-
plexe d'OEdipe est obsolète... L'historicisme qui nourrit ces approches nouvelles
à l'intérieur du mouvement psychanalytique a permis un développement des
recherches sur les relations interpsychiques, avec des résultats qui ne sont pas
négligeables. Mais je reste convaincu que pour un psychanalyste ce sont les rela-
tions intrapsychiques qui gardent la priorité. L'espèce humaine est Une, certes
les différences culturelles existent, mais la similitude des différences à l'intérieur
des cultures les plus diverses est frappante.
Dans cet article sur l'importance des différences culturelles pour un psycha-
nalyste j'aborderai :

— les bases de l'illusion culturaliste ;


— les effets du phénomène migratoire ;
— les Nègres et la psychanalyse ;
— l'originalité de la psychanalyse.
1. Texte de l'argumentaire,Revuefrançaise de psychanalyse, n° 3, 1993.
2. O. Mannoni, Prospéro et Caliban, Psychologie de la Colonisation (1950), Editions Universitaires,
1987.
3. F. Fanon, Peau noire, masques blancs (1953), Seuil, 1973.
La psychanalyse et son étranger 753

I / LES BASES D'UNE ILLUSION

Les illusions culturalistes reposent sur de très bonnes intentions qui ne


conduisent pas toutes sur les pavés de l'enfer. Il s'agit de venir en aide aux
patients avec les meilleurs atouts. Il s'agit de respecter au mieux les analysés en
restant bienveillants à l'égard de leur culture d'origine, leurs convictions mili-
tantes (politiques ou religieuses). Mais elles reposent sur des considérations idéo-
logiques, notamment celle de l'idée de l'analyse parfaite.

A - L'analyse parfaite

Au début de la psychanalyse, les analyses personnelles ne duraient que plu-


sieurs semaines, parfois quelques mois. Devant les imperfections de cette façon
de procéder, la durée des cures a sensiblement évolué, jusqu'à devenir
aujourd'hui longue, parfois très longue. Tout cela a découlé de l'idée que cer-
tains n'étaient pas suffisamment analysés, soit dans le but de les disqualifier lors
de divergences théoriques, soit parce que l'on y croyait vraiment. Peu à peu on
s'est mis à croire qu'une analyse pouvait être parfaite. Il ne devait plus subsister
de zones d'ombre. Tous les types de transferts devaient être affrontés. Le psycha-
nalyste se doit de bien comprendre tout ce que dit le patient.
L'illusion d'avoir cerné toute la vie du patient après quelques années de tra-
vail s'est installée. Mais pour y croire, il devenait nécessaire de posséder, au-delà
des paroles qui remontent du divan, une connaissance de l'univers social, cultu-
rel du patient. A cela, il faut ajouter une des conséquences de l'actuel marché 1 de
la psychothérapie : l'analyse dépend de l'analyste et de son contre-transfert,
alors que du temps de Freud elle dépendait avant tout des associations et du
transfert du patient. Ceci entraîne inévitablement la nécessité de donner les
indices de sa compétence, de son savoir multiforme afin de devancer les criti-
ques. C'est la loi du marché !

B - La pression de la critique antipsychanalytique


La critique antipsychanalytique s'est dépouillée de ses oripeaux d'antan.
Elle ne perd plus son temps à contester l'efficacité thérapeutique de l'analyse. La
résistance à l'analyse s'abrite de nos jours derrière des arguments scientifiques
(neurosciences) ou épistémologiques (Karl Popper) solidement charpentés.

1. S. Viderman, De l'argent en psychanalyse et au-delà, PUF, coll. « Le Fil rouge », 1992.


754 Guillaume Surena

Face à ces nouveaux adversaires, des psychanalystes dont les compétences


extra-analytiques sont confirmées se sont engagés dans la controverse. Le jeu en
vaut la chandelle. Ce serait effectivement une chance à saisir que de faire recon-
naître la psychanalyse par l'establishment scientifique. Des portes s'ouvriraient à
l'influence du freudisme. La fin de la marginalité ! Le rêve ! Serge Viderman
nous y pousse :
Rien ne nous contraint à pousser nos identifications jusqu'à partager les
peines de Freud. Nous disposons aujourd'hui d'instruments conceptuels qui
nous permettent de faire tenir ensemble et les découvertes de Freud et la rai-
son post-positiviste — celle de notre temps1.

C'est ainsi que André Haynal a produit Psychanalyse et Science, face à face,
ouvrage remarquablement instructif par l'ampleur de ses références historiques,
la rigueur de la démarche didactique et l'ouverture d'esprit qui s'en dégage. La
richesse de ce livre montre à quel point un auteur impliqué dans l'aventure ana-
lytique avec la passion de Haynal gagne à être connaisseur des neurosciences,
des théories de la communication, de la linguistique, des théories cognitives, de
la philosophie. Mais ce livre tombe dans l'erreur, à cause de sa volonté de per-
suader des universitaires dont la haute intelligence n'est pas l'une des meilleures
garanties pour comprendre la psychanalyse. Haynal nous donne une définition
de la psychanalyse qui dévoile tout son projet :
Si l'anthropologie est la science de l'altérité d'une autre culture, la psycha-
nalyse est celle de l'altérité de l'Autre, de l'Alter2.

Je ne peux partager cette conception herméneutique même si Haynal


prend la précaution oratoire d'ajouter que « la psychanalyse ne se réduit pas
évidemment à cela » 3. Haynal, brillant psychanalyste et excellent critique,
semble oublier que la résistance à l'analyse des milieux scientifiques, religieux
et politiques n'est pas d'ordre logique, mais d'ordre affectif. L'impasse où nous
conduit cette quête de reconnaissance scientifique est facile à comprendre. Les
scientifiques veulent un objet qui soit extérieur à leurs sens. La psychanalyse
est avant tout une affaire personnelle ; les connaissances qu'elle donne vien-
nent essentiellement de soi-même et on ne peut exclure l'influence des sens.
Haynal sait tout cela bien sûr. La véritable question est de savoir si nous pou-
vons acquérir la connaissance de l'Inconscient par d'autres moyens que la psy-
chanalyse.

1. Vidermann, op. cit., p. 35.


2. A. Haynal, Psychanalyse et Science,face à face, Cesura Lyon Edition, Psychanalyse, 1991, p. 100.
3. A. Haynal, op. cit., Cesura Lyon Edition, « Psychanalyse », p. 100.
La psychanalyse et son étranger 755

Répondre positivement, c'est reconnaître l'importance de l'interrogation de


André Green :
L'analyse des productions culturelles de l'inconscient est-elle articulable,
parallèle, ou bien radicalement différente de celle qui est issue d'autres disci-
plines dont les méthodes et le type de recherche sont différents ?1
Répondre négativement nous oblige à nous contenter de la définition de
Freud suivant laquelle la psychanalyse est le seul moyen pour connaître les phé-
nomènes inconscients.

II / LES EFFETS DU PHÉNOMÈNE MIGRATOIRE

Depuis que la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb a annoncé


l'unification de la planète, le phénomène migratoire a pris une ampleur jusque-là
inconnue.
L'envahissement du reste du monde par l'Europe a entraîné la naissance de
nouvelles aires culturelles originales, la Caraïbe en étant un des exemples édi-
fiants. L'histoire des humains étant l'histoire de la violence, il n'y a plus lieu de
pleurer sur les événements dramatiques du passé2.
Aujourd'hui, le développement des flux migratoires est, pour d'autres rai-
sons, un fait irréversible. Les « pays épuisés où les coutumes sont à reprendre »
(Saint-John Perse, Anabase, 1924) sont fascinés par les richesses que le Nord
impérialiste a su accumuler au cours des siècles. Du Sud vers le Nord afflue,
pour paraphraser Michel Rocard, une bonne part des « misères du monde ».
La conquête du monde par l'Europe chrétienne avait besoin pour s'accom-
plir de la connaissance des coutumes, des moeurs, des mythes des peuples décou-
verts. Cette connaissance est plus connue aujourd'hui, sous le nom de Sciences
Humaines. C'est ainsi que sont nées l'Anthropologie et l'Ethnologie. La ques-
tion qui se pose à nous, Occidentaux et non-Occidentaux d'aujourd'hui, est
comment utiliser et exploiter cette masse de connaissances accumulées.
Pour un psychanalyste, il convient de s'interroger sur ce savoir. Est-il utile,
nécessaire, indispensable dans notre champ d'investigation ? Apporte-t-il un
éclairage nouveau sur les mécanismes du psychisme humain ? Ne remet-il pas en
cause les théories les mieux établies de la psychanalyse freudienne ? Celle-ci pri-
vilégie le psychisme individuel alors que les anthropologues ont une approche
collective de la vie de l'esprit.

1. A. Green, cité dans Texte de l'argumentaire, Revuefrançaise de psychanalyse, n° 3, 1993.


2. E. Yoyo, Christophe Colomb ou la double expérience du vide, 1992 (inédit).
756 Guillaume Surena

Le doute, finalement, n'a jamais cessé de troubler le mouvement psychana-


lytique. Les polémiques entre Freud, d'une part, Alfred Adler et Carl Gustav
Jung, d'autre part, ont pris corps autour de la priorité à accorder à l'individuel
ou au collectif.
Freud a toujours insisté sur l'irréductibilité de sa métapsychologie à tout
autre champ de recherche. Mieux il a cherché à expliquer les phénomènes collec-
tifs, comme la religion et le comportement des foules, par les mécanismes psychi-
ques individuels. Mieux, encore, il a récusé l'idée que la psychanalyse ne pouvait
s'appliquer qu'au monde judéo-chrétien, car, je cite de mémoire : « C'est l'hu-
manité qui est mon patient. » La psychanalyse n'a pu se développer dans le
monde que grâce aux diverses migrations de psychanalystes d'Europe centrale 1.
Les exemples des Etats-Unis d'Amérique et de l'Argentine en sont de singulières
démonstrations.

III / LES NÈGRES ET LA PSYCHANALYSE

Nous, les nègres, qui avons été des migrants forcés, écartés de l'histoire de
l'humanité pendant trois siècles sans discontinuité, la psychanalyse, dans son
rapport avec les différences culturelles, nous interpelle directement.
J'ai eu à développer dans la Revue internationale d'histoire de la psychana-
lyse une interrogation sur le retard de développement de l'analyse freudienne
dans nos diverses communautés dans le monde2. Les effets contradictoires des
politiques coloniales et anticoloniales ont d'abord entraîné une sympathie intel-
lectuelle et livresque pour le freudisme, à travers le surréalisme. Ensuite, dans les
années 50 et 60, il y eut un rejet, assimilant psychanalyse et discours colonialiste
européen. Les effets désastreux de l'idéologie stalinienne sur notre intelligentsia
ont renforcé cet état de fait. Les difficultés nées des indépendances n'ont pas
encore permis de renverser la tendance.
Mais je voudrais dire que notre histoire n'est pas uniquement faite de
malheurs ; que, depuis l'abolition de l'esclavage, les progrès que nous avons
accomplis envers et contre tout sont immenses ; que la diversité de nos talents
créateurs qui est reconnue nous oblige à nous dégager de tout misérabilisme,
forme névrotique de l'infantile. La route est encore longue, mais quand même...
Nous avons le devoir d'être honnêtes avec nous-mêmes. Ce n'est pas parce
que quelqu'un est blanc qu'il ne peut pas nous comprendre. La théorie de l'opa-

1. Revue internationale d'histoire de la psychanalyse, PUF, nos 1-5, 1988-1992.


2. Surena Guillaume,Psychanalyseet anticolonialisme, l'influence de Frantz Fanon, Revue interna-
tionale d'histoire de la psychanalyse, 1992, PUF, n° 5.
La psychanalyse et son étranger 757

cité (Edouard Glissant) derrière laquelle se cachent certains intellectuels antillais


masque leur fuite devant l'exigeante tâche de « penser la vie » (Hegel). Notre
passé ne peut et ne doit jamais être utilisé pour contester un Occidental. Nos
divergences idéologiques, théoriques avec des Européens, ne doivent se nourrir
ni de ce sentiment d'infériorité a priori qui a été celui de plusieurs générations
d'Antillais, ni de ce sentiment de culpabilité a priori qui est celui de certains
Européens progressistes.
Cette mise au point faite, nous avons la tâche de prendre nos distances par
rapport à l'attitude fanonienne contre la psychanalyse européenne1. Si la psycha-
nalyse nous est étrangère, elle l'est sûrement partout. A son arrivée dans tous les
pays européens, elle a été ressentie comme un corps étranger, contraire à la
culture ou au génie national. Derrière les mises en garde de Fanon, j'entends la
psychiatrie française qui s'est naguère élevée contre cette science « judéo-germa-
nique » contraire à la raison cartésienne et au génie latin.
Nous avons aussi à nous garder des projets que nourrit pour nous le
Pr Tobie Nathan2. Ce dernier nous invite à la tâche exaltante de retourner à nos
thérapeutiques traditionnelles. Celles-ci, repensées, nous permettraient d'arriver
aux mêmes résultats que l'analyse freudienne et même de la dépasser.
Question simple : pourquoi Nathan ne propose-t-il pas aux Européens un
retour à leurs pratiques thérapeutiques traditionnelles qui n'ont jamais manqué
et qui ne manquent pas encore aujourd'hui ?
Nathan, connu pour son goût acerbe de la provocation, écrit malheureuse-
ment que les nègres qui se réclament de la psychanalyse sont « blanchis »3. Son
intention consciente est de culpabiliser certains mouvements psychanalytiques
occidentaux pour leur prosélytisme intempestif. Encore ne faut-il pas confondre
les vertus du « génie sans bouillir »4 et la pensée critique de l'analyse.
Mais la question est d'importance — que les dieux nous entendent. Le pro-
jet de Nathan est séduisant : recréer ce qui a déjà été fait par d'autres et ne rien
leur devoir du même coup. Dans un monde où il y a de bonnes et de moins
bonnes raisons d'être original, le jeu est tentant. Mais c'est un piège. L'humanité
n'a pas attendu le XXe siècle de l'ère chrétienne pour pratiquer des psychothéra-
pies efficaces. Mais les pratiques thérapeutiques traditionnelles étaient liées à des
sociétés qui avaient leur propre dynamique. Plusieurs siècles de contact corrosif
avec un système capitaliste dominant les ont vidées peu à peu mais sûrement de
leur substance, de leur logique. Ces communautés avec leurs techniques théra-

1. F. Fanon, op. cit.


2. Tobie Nathan, L'Afrique n'est une terre à conquérir, Le Monde diplomatique, n° 427,
octobre 1989, p. 24.
3. Tobie Nathan, op. cit., Le Monde diplomatique, n° 427, octobre 1989, p. 24.
4. Lessive dont l'usage est fréquent sous les Tropiques.
758 Guillaume Surena

peutiques se survivent à elles-mêmes en tant que civilisation. Gardons-nous


d'être fascinés par leur puissance, alors que le vrai pouvoir est détenu par les
places financières et le Fonds monétaire international.
Indépendamment du temps perdu, le projet de Nathan nous place dans une
logique paranoïaque contre laquelle nous devons réussir. Notre intérêt est de
prendre le train de la connaissance de l'âme humaine là où la psychanalyse l'a
déjà hissée.

IV / EN GUISE DE CONCLUSION :

L'ORIGINALITÉ DE LA PSYCHANALYSE

Force est de constater que bon nombre de thérapeutes français sont bien
embarrassés face à des patients (adultes et enfants) originaires d'Afrique ou des
Antilles. Leurs symptômes paraissent troublants. Leurs références semblent tota-
lement différentes. Ces thérapeutes sont souvent remplis de bonne volonté et
sont en général correctement formés. Et pourtant, il leur arrive d'avouer leur
impuissance.
La question se pose de savoir s'il ne vaudrait pas mieux orienter ces patients
vers des thérapeutes de même origine culturelle ou, le cas échéant, leur conseiller
de retourner se soigner dans leur pays d'origine. Car le fantasme de violer leur
âme, en bousculant leurs attaches culturelles, existe ; la crainte persiste devant
l'idée de trop les européaniser.
Je me désolidarise ouvertement des courants ethnopsychanalytiques qui
jouent dans ces cas une fonction inhibitrice. Il me paraît, dès lors, nécessaire de
poser des principes incontournables :
— la façon dont le monde a été et est géré, organisé depuis cinq siècles nous a
conduits tous, au Nord comme au Sud, à des contacts de populations qui ne
peuvent être qu'explosifs. Mais la question de savoir si le patient doit vivre
dans son pays d'origine ou dans un autre (même ex-métropole coloniale)
est une question politique qui dépasse de loin les compétences de la psy-
chanalyse ;
— les analystes européens ne sont pas des impérialistes qui voudraient, comme
l'a dit Nathan, en répandant l'influence du freudisme, recommencer la colo-
nisation 1. Elle a déjà eu lieu et avec quelle efficacité !
— les analystes noirs ne sont pas des « blanchis », même s'ils se sont formés
dans les métropoles occidentales. L'Universel appartient à tous !

1. Tobie Nathan, op. cit.


La psychanalyse et son étranger 759

Tout ce que le psychanalyste doit savoir sur la culture d'origine existe dans
les paroles, les silences et les comportements de son patient. Quelle que soit l'ori-
gine ethnique du patient, l'analyse reste ce qu'elle a été dès les origines : l'histoire
d'une double rencontre1. Néanmoins, pour qu'elle ait lieu, il est indispensable de
posséder en commun une ou plusieurs langues vivantes. Elle suppose de l'ana-
lyste le renoncement à la tentation pygmalionienne de fabriquer le patient à son
image. L'analyse idéale serait celle où l'analyste ignorerait tout de l'univers de
référence de son patient et inversement. Ce qui n'est déjà plus tout à fait vrai,
puisque, dès qu'on se parle dans un même idiome, on partage bon nombre de
références communes.
Mon expérience de patient et d'analyste confirme pleinement le bien fondé
de cette démarche. Je me veux un nègre, au sens où le dit le poète, « jouant le jeu
du monde... poreux à tous les souffles du monde » (Aimé Césaire, Cahier d'un
retour au pays natal, 1939). Mon parcours intime de l'analyse m'a convaincu que
l'analyste européen n'était pas moins apte à saisir le matériel de la cure que
l'analyste antillais. En tant que psychanalyste je retrouve les mêmes éléments
entre un Antillais, un Européen, un Latino-Américain : transfert et résistance,
deuils difficiles, sexualité infantile et complexe d'OEdipe. L'exemple suivant m'a
semblé particulièrement significatif :
Mme D... de la Martinique, en rupture de concubinage, a récemment dé-
passé ses trente ans. Elle occupe un emploi qui lui permet d'éduquer ses
deux fillettes. Elle est en analyse depuis quelques mois. Elle ne croit plus
dans sa capacité de plaire aux hommes. Conviction renforcée par une légère
infirmité au bras. Pour elle, les choses sont simples et claires : elle souffre
d'avoir été séduite dans sa prime enfance (entre deux et quatre ans) par son
beau-père, c'est lui le vrai responsable ; surprise par sa mère, elle découvre
la douleur de celle-ci ; les scènes de caresses cessent à partir de ce moment-
là. Elle affirme n'avoir pas eu de plaisir et d'avoir été une simple victime. A
contre-courant de ses propos surgit d'elle le souvenir non seulement d'avoir
recherché la séduction, mais d'avoir éprouvé du plaisir et d'en avoir rede-
mandé. Elle est bouleversée plusieurs semaines durant, menaçant de rompre
la cure. Elle ressent de la honte pour elle-même. De séance en séance elle
parle de son désir d'enfant de séduire l'homme de sa mère qu'elle croyait, à
l'époque, être son vrai père. Elle le raconte comme Freud l'a exposé à partir
de 1897 : un désir endogène.
Des mois plus tard, nous devions aborder un autre aspect de son
OEdipe : c'est le beau-père qui a été un rival dans son désir de séduire des
filles... et sa mère.
L'élaboration (inachevée) de sa haine à l'égard de sa mère et de son

1. Conrad Stein, L'enfant imaginaire, Denoël, 1971.


760 Guillaume Surena

homosexualité latente lui ont permis de se sentir mieux avec les femmes de
son milieu professionnel, de mieux tolérer les conflits et de croire avec pru-
dence et optimisme à la possibilité d'une vie sexuelle satisfaisante avec le
sexe mâle. Plus encore, elle a engagé un processus d'appropriation des
« valeurs » (sic) de son père biologique mort depuis quelques années.
Celui-ci était le mari d'une cousine germaine de sa mère.
D'autres exemples d'adultes et d'enfants confortent ma conviction de l'uni-
versalité du complexe d'OEdipe. Ces cas m'ont appris aussi, après bien d'autres
analystes, le caractère imprévisible de la cure. Ne pas saisir les subtilités de la
culture japonaise n'empêchera jamais l'avancement de la cure de l'analysant
japonais. Tant pis pour l'ethnologie de l'analyste ! Ce n'est pas la compréhen-
sion du thérapeute qui est la garantie d'une analyse. Ce métier impossible donne
toujours le sentiment de n'en avoir pas fait suffisamment. Ceci n'a rien à voir
avec les origines culturelles différentes entre analysé et analyste. La vérité est que
l'analyse est infinie. Ce qui avait poussé Freud, en 1927, pour défendre sa fille
Anna contre l'accusation spécieuse d'être incorrectement analysée, à écrire :
« Qui alors, a jamais été suffisamment analysé ? »1
La psychanalyse ne peut se confondre avec l'anthropologie. Néanmoins elle
peut apporter beaucoup aux anthropologues, notamment pour l'étude du mythe
dominant actuel : le fétichisme de la marchandise. Elle peut également faire beau-
coup pour la rencontre des peuples les plus divers. Mais elle ne peut rien contre
le malaise de la civilisation humaine.
Guillaume Surena
75, rue Victor-Hugo,
97200 Fort-de-France

1. S. Freud, cité dans Anna Freud, de Elisabeth Young Bruehl, Payot, 1992.
A. L. Kroeber et Totem et Tabou :
éléments d'une controverse*

Jean-François RABAIN

Freud prédisait avec justesse que Totem et Tabou subirait le même sort que
L'interprétation des rêves, écrit E. Jones dans sa biographie1. Le 13 mai 1913,
son livre étant terminé, Freud écrit à Ferenczi : « Depuis la "Traumdeutung",je
n'ai jamais travaillé à rien, avec autant de conviction et de joie. L'accueil sera le
même, une tempête d'indignation, excepté de la part de mes proches. Dans ma
controverse avec Zurich, ce livre vient juste à point pour nous diviser, comme
par l'effet d'un acide sur un sel. »2
Pendant de nombreuses années, en effet, la grande majorité des anthropolo-
gues rejetèrent avec mépris les perspectives freudiennes. Jones évoque les véhé-
mentes protestations qui s'élevèrent contre lui lorsque, invité par C. G. Seligman,
à l'Institut royal d'anthropologie, il fit une conférence le 19 février 1924, intitulée
« Psychanalyse et anthropologie », dans laquelle il évoquait les notions d'incons-
cient, de refoulement et de complexe d'OEdipe. Malgré le ton informatif et conci-
liant de Jones qui insistait sur « la convergence progressive des points de vue de
l'anthropologie et de la psychanalyse », de vigoureuses protestations s'élevèrent
alors, et l'on refusa d'inclure sa contribution dans le procès-verbal officiel3.
Pour Jones il ne fait aucun doute que ces condamnations étaient dirigées
avant tout contre la notion de meurtre originaire du père de la horde. « L'hor-
reur suscitée par ce qui était considéré comme une hypothèse monstrueuse et

* Nous n'avons pu consulter, qu'après la rédaction de ce travail, la remarquable préface de François


Gantheret publiée pour la nouvelle traductionde Totem et Tabou (Gallimard, 1993).
Cette préface exprime également le renouveau d'intérêt éprouvé aujourd'hui pour ces textes
historiques.
1. E. Jones, La vie et l'oeuvre de S. Freud, PUF, t. III, 1969, p. 375.
2. Freud/Ferenczi, 13 mai 1913 (cité par Jones), o.c, t. II, p. 376.
3. E. Jones, o.c. t. III, p. 375-376.
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
762 Jean-François Rabain

improbable eut pour malheureux résultat de reléguer presque entièrement dans


l'ombre pendant trente à quarante ans les contributions de Freud à l'anthro-
pologie sociale », écrit Jones, ajoutant : « A. L. Kroeber, peut-être le plus dis-
tingué des ethnologues américains, était censé avoir donné le coup de grâce au
concept de crime primitif en lui opposant dix objections qui n'étaient guère
plus qu'une expression de son incrédulité. » A. L. Kroeber écrivait, en effet,
encore vingt ans plus tard : « La raison pour laquelle l'hypothèse de Freud
aurait pu s'avérer fertile dans le domaine de la compréhension culturelle, au
lieu d'être surtout rejetée ou ignorée comme une fantaisie brillante, est due au
fait qu'il présente une explication psychologique hors du temps, comme s'il
s'agissait aussi d'une explication historique. »1 Et Jones conclut : « Freud avait
cru, en fait, que ces événements terrifiants avaient eu réellement lieu. »2
Nous n'entrerons pas, ici, dans le débat concernant la notion d'historicité
dans l'évolution de la pensée freudienne, néanmoins la correspondance de
Freud avec Jones et Ferenczi argumentant de la « réalité » du meurtre, mérite
d'être citée. Jones et Ferenczi lisent ensemble à Budapest en 1913 les épreuves
de Totem et Tabou et écrivent tous deux à Freud dans le même sens. « Nous
lui suggérâmes, écrit Jones, qu'il avait, en imagination, vécu les faits décrits
dans le livre. Son exaltation figurait, disions-nous, l'excitation causée par le
meurtre du père et le fait de le manger. Ses doutes en étaient une simple réac-
tion. Quand je le rencontrai, quelques jours après, lors d'un séjour à Vienne,
je lui demandai comment il se faisait que l'auteur de L'interprétation des rêves
puisse douter de la sorte. Il répondit avec sagesse : « C'est qu'alors je parlais
du désir de tuer le père et que maintenant je décris le fait réel ; après tout il y a
un grand pas à franchir entre le désir et l'acte. »3
Pour Derek Freeman, l'excitation puis la dépression accompagnée de
doutes qui animent alors Freud au moment où il publie sa théorie de l'acte ori-
ginaire sont liées à l'élaboration de sa propre ambivalence à l'égard de la figure
paternelle4. « Qu'est-ce qui poussait donc Freud, écrit Freeman, à soutenir ainsi
avec une telle conviction, en l'absence de toute preuve convaincante, sa croyance
dans la réalité historique de l'acte originaire ? »
Freud n'élaborait-il pas sa propre culpabilité oedipienne en la projetant sur
les fils parricides de la famille cyclopéenne originaire ? C'est en tout cas la

1. A. L. Kroeber, « Totem and Tabou in retrospect », in American Journal of sociology, XLV


(novembre 1939), p. 446-451 (cité par Jones, o.c, p. 376) (voir ce numéro, p. 773).
2. E. Jones, o.c, t. III, p. 377.
3. E. Jones, o.c, t. II, p. 377.
4. D. Freeman, in The psychoanalyticstudy of society, vol. IV, W. Muensterberger et S. Axelrad
(1967), New York, International University Press, traduit en français dans L'anthropologie psychanaly-
tique depuis « Totem et Tabou », W. Muensterberger, Payot, 1976.
A. L. Kroeber et Totem et tabou 763

réponse que formule D. Freeman en s'appuyant sur les nombreux textes auto-
biographiques de Freud, qui, de L'interprétation des rêves à la Psychopathologie
de la vie quotidienne, et jusqu'au Trouble de mémoire sur l'Acropole, décrivent les
symptômes, les rêves ou les lapsus calami directement liés au travail de cette
ambivalence. L'exaltation maniaque de Freud correspond en effet à un aveu. A
l'acte originaire succède un acte d'accusation mis en forme par Freud lui-même,
élaborant sa culpabilité dans le champ de la théorie.

Les deux textes d'Alfred Kroeber, que nous publions ici 1 et qui n'avaient pas
encore été traduits jusqu'à présent en langue française, ont l'intérêt d'exprimer un
point de vue classique de la littérature ethnographique sur Totem et Tabou, comme
des critiques qui se sont réaffirmées à vingt ans de distance. Les arguments de
A. L. Kroeber furent bien souvent mis en avant par les anthropologues qui s'inté-
ressèrent à la psychanalyse. Claude Lévi-Strauss notamment en utilise l'argumen-
tation dans le chapitre qui conclut « Les structures élémentaires de la parenté »,
dans lequel il critique la thèse centrale de Totem et Tabou. « A partir du moment,
écrit Lévi-Strauss, où l'on prétendait expliquer certains traits actuels de l'esprit
humain par un événement à la fois historiquement certain et logiquement néces-
saire, il était permis et même prescrit d'essayer d'en reconstituer scrupuleusement
la séquence. »2 Cependant Totem et Tabou apparaît pour Claude Lévi-Strauss
comme un « échec » car Freud n'a pas été « jusqu'au bout des conséquences impli-
quées par ses prémices ». « Il fallait voir que des phénomènes mettant en cause la
structure la plus fondamentale de l'esprit humain n'ont pu apparaître unefois pour
toutes : ils se répètent tout entiers au sein de chaque conscience ; et l'explicationdont
ils relèvent appartient à un ordre qui transcende, à la fois, les successions histori-
ques et les corrélations du présent. »
« On ne peut parler d'explication, écrit-il, qu'à partir du moment où le passé
de l'espèce se rejoue, à chaque instant dans le drame indéfiniment multiplié de
chaque pensée individuelle, parce que, sans doute, il n'est lui-même que la pro-
jection rétrospective, d'un passage qui s'est produit, parce qu'il se produit
continuellement. »
Ces critiques ne rejoignent-elles pas les conceptions analytiques d'au-
jourd'hui, en particulier celles qui insistent sur la « reconstruction » au sens Vider-
manien ? Pourquoi, en effet, parler d' « échec », sauf à réduire l'hypothèse freu-
dienne à une perspective historiciste étroitement limitée, sans en saisir toute la

1. Nous remercions Conrad Stein de nous les avoir communiqués. Ces textes ont fait l'objet d'une
étude critique dans son « Séminaired'anthropologie psychanalytique » (1961-1963).
2. Cl. Lévi-Strauss (1947), Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1967, chap. XXIX,
p. 562.
764 Jean-François Rabain

portée mythopoïetique ? Chaque analysant, chaque analyste, ne se retrouve-t-il


pas, tel Hans, un petit OEdipe à la recherche de son origine, élaborant sa culpabi-
lité, dans l'expérience quotidienne qu'il a de la pratique de son art et de sa propre
pensée ? La nécessité d'un ancrage originel, d'un point d'origine que nous créons
rétrospectivement comme fiction et qui traduit, par sa forme même, le sens que
nous voulons donner au drame oedipien, au « mythe individuel du névrosé »,
chaque analyste sait bien qu'il se rejoue, qu'il se répète, comme l'écrit si bien Lévi-
Strauss, à chaque instant, « dans le drame indéfinimentmultiplié de chaque pensée
individuelle ».
La psychanalyse ne prétend pas ressusciter le passé, tel qu'il a réellement
existé, « elle fait mieux, a écrit S. Viderman, elle est d'abord créatrice de sens ».
Pour le psychisme les faits historiques relèvent d'un double statut, à la fois
factuel et fictionnel, parce qu'ils arrivent à notre conscience déjà travaillés par les
forces du refoulement et de l'imaginaire. « Nous nous situons, écrit S. Viderman,
dans cet espace de la psyché où la grande structure mythique l'emporte sur l'évé-
nement historique. »1
C'est d'ailleurs ce que Lévi-Strauss admet fort bien une page plus loin (o.c,
p. 564) lorsqu'il oppose aux perspectives de Rivers, prisonnier des traditions
d'une sociologie historique soumise aux mirages d'un passé lointain « l'attitude
plus moderne et scientifique, plus solide, écrit-il, qui attend de l'analyse du pré-
sent, la connaissance de son avenir et de son passé ».
Avec la psychanalyse, le passé n'est donc pas immuable, il se transforme, et
comme la vérité pour Hegel, il reste à « fabriquer ».
Cl. Lévi-Strauss remarque que l'analyste clinicien remonte depuis les
conflits actuels au mythe, et du mythe à la structure. La démarche de Freud
dans Totem et Tabou est inverse, écrit-il : « Freud y invente un mythe, celui du
meurtre primitif du père de la horde, pour expliquer des faits. » Ainsi, Freud
rend-il compte « avec succès », écrit-il, non du début de la civilisation mais de son
présent. « Parti à la recherche de l'origine d'une prohibition, il réussit à expli-
quer, non, certes, pourquoi l'inceste est consciemment condamné, mais comment
il se fait qu'il est inconsciemment désiré. »
C'est dans cette perspective qu'il se réfère à l'argumentation d'A. L. Kroe-
ber. « On a dit et redit ce qui rend Totem et Tabou irrecevable, en tant qu'inter-
prétation de la prohibition de l'inceste et de ses origines : gratuité de l'hypothèse
de la horde des mâles et du meurtre primitif du père ; cercle vicieux qui fait
naître l'état social de démarches qui le supposent. »
Pour Cl. Lévi-Strauss, le désir de la mère ou de la soeur, le meurtre du

1. S. Viderman, De l'argent en psychanalyseet au-delà, PUF, 1992, p. 33.


A. L. Kroeber et Totem et tabou 765

père et le repentir du fils ne correspondent sans doute à aucun fait, mais « ils
traduisent, peut-être, dans une forme symbolique, un rêve à la fois durable et
ancien ». « Le prestige de ce rêve vient précisément du fait que les actes qu'il
évoque n'ont jamais été commis, parce que la culture s'y est toujours et partout
opposée. »
Pour Cl. Lévi-Strauss les satisfactions symboliques dans lesquelles
s'épanche le regret de l'inceste, ne constituent pas la commémoration d'un événe-
ment. Elles sont « l'expression permanente d'un désir de désordre ou plutôt de
contrordre. Les fêtes jouent la vie sociale à l'envers, non parce qu'elle a jadis été
telle, mais parce qu'elle n'a jamais été, et ne pourra jamais être autrement »1.
Freud décrivait-il autre chose avec la syntaxe du rêve ? Le travail du rêve soumet
les termes surgis dans le désordre aux règles de ses transformations et de sa
« discipline grammaticale ».

Lorsque Totem et Tabou est publié en langue anglaise à New York


en 1918, puis à Londres l'année suivante, les premières réactions des anthro-
pologues américains et anglais, à l'égard de l'ouvrage restent très négatives.
Bertrand Pulman a souligné combien, pour les ethnologues de l'époque, la
documentation ethnographique utilisée par Freud paraît alors dépassée et
combien l'hypothèse du meurtre du père de la horde leur paraît hautement
conjecturale2. Auteur d'une oeuvre immense, couvrant tous les domaines de
l'anthropologie, Franz Boas écrira en 1920 : « Nous ne pouvons pas accepter,
comme un progrès dans les méthodes de l'ethnologie, le transfert grossier
d'une nouvelle méthode partiale d'investigation psychologique de l'individu
aux phénomènes sociaux. »3
La grande majorité des sources anthropologiques utilisées par Freud dans
Totem et Tabou sont britanniques. Grâce à Jones il a lu Crawley et Bourke
(Rites scatologiques), Hartland (Paternité), Pearson (Grammaire de la
science) 4 et surtout La religion des Sémites de Robertson Smith, comme l'ou-
vrage monumental en 4 volumes de J. G. Frazer, Totémisme et exogamie. On
sait que Frazer quant à lui, ne s'intéressa jamais à la psychanalyse et qu'il

1. Cl. Lévi-Strauss, o.c, p. 563.


2. Bertrand Pulman : Les anthropologues face à la psychanalyse : premières réactions et Ernest
Jones et l'anthropologie, in Revue internationale d'histoire de la psychanalyse, vol. IV, 1991 ; Aux origines
du débat ethnologie/psychanalyse : W. H. R. Rivers (1864-1922), L'Homme, 100, p. 119-142 ; Aux ori-
gines du débat anthropologie/psychanalyse : C. G. Seligman (1873-1940), Gradhiva, 6, p. 35-49.
Nous remercions B. Pulman de nous avoir autorisé à citer largement son travail.
3. F. Boas (1920), The methods of ethnology, American Anthropologist, New Series, 22 (4), p. 321
(cité par B. Pulman) ; Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnairede l'ethnologie et de l'anthropologie,PUF,
1991 (art. F. Boas).
4. E. Jones, La vie et l'oeuvre de S. Freud, t. II, PUF, p. 375.
766 Jean-François Rabain

n'accusa pas même réception de l'exemplaire de Totem et Tabou que Freud lui
fit parvenir.
Ces grandes synthèses comparatistes se situent dans la pensée évolu-
tionniste d'une époque fascinée par des questions se rapportant aux origines
de la civilisation ; elles sont l'oeuvre de savants qui n'ont jamais été sur le ter-
rain rencontrer les populations qu'ils étudient, R. R. Marett expliquant
que pour comprendre la mentalité primitive « il n'était point nécessaire
d'aller vivre chez les sauvages, la salle des professeurs d'Oxford suffisant
amplement »1.
Or, comme l'a montré B. Pulman, à l'époque de la parution de Totem et
Tabou, l'anthropologie subit de profondes mutations. Sur le plan théorique, les
théories évolutionnistes et les « spéculations sur un état antérieur des choses »
(B. Malinowski) cèdent la place à l'étude des faits et à leurs relations de dépen-
dances mutuelles, tels qu'ils se présentent aujourd'hui dans les sociétés primi-
tives contemporaines. « Le temps des anthropologues en chaise longue est
révolu » et les études de terrain vont s'imposer sous l'impulsion de Franz Boas
aux Etats-Unis et Bronislas Malinowski en Grande-Bretagne.
Malinowski ira tester aux îles Trobriand, en Nouvelle-Guinée, la théorie freu-
dienne qui envisage les rêves comme l'expression des désirs refoulés et incons-
cients. Ce qui lui attirera des commentaires peu amènes de Géza Roheim lui repro-
chant de n'avoir jamais été analysé ni même d'avoir « entendu parler de
psychanalyse auparavant »2.
Si Rivers et Seligman sont les premiers anthropologues britanniques à
s'intéresser aux théories freudiennes, tous deux découvrant la psychanalyse en
soignant les névroses de guerre, c'est surtout l'ampleur de la controverse
Jones-Malinowski à propos de l'universalité du complexe d'OEdipe que l'his-
toire retiendra. Dans ses premiers travaux, B. Malinowski affirme que l'ana-
lyse des matériaux ethnographiques recueillis dans les îles Trobriand constitue
une confirmation des thèses freudiennes et son livre La sexualité et sa répres-
sion dans la société primitive (1927) est présenté comme une tentative de colla-
boration entre l'anthropologie et la psychanalyse. Cette collaboration, cepen-
dant, est pour le moins ambivalente si l'on tient compte de prises de position
assez contradictoires.
« Il est facile de percevoir que la horde primitive a été équipée de tous les
penchants, dérèglements et travers d'une famille européenne appartenant aux
classes moyennes, pour être ensuite lâchée dans une jungle préhistorique afin

1. Cité par B. Pulman (o.c).


2. G. Roheim, Introduction : psychanalysis and anthropology (1947), in Psychanalyste and the social
science, New York, International Universities Press, p. 16.
A. L. Kroeber et Totem et tabou 767

d'y déchaîner ses passions, conformément à une hypothèse très attrayante,


mais tout à fait fantaisiste », écrit-il 1, 2.
En 1927, dans La sexualité et sa répression dans la société primitive : « Il
m'est impossible de voir dans le complexe d'OEdipe la cause première de toute
chose, l'unique source de la culture, de l'organisation sociale et des croyances ;
l'entité métaphysique créatrice, mais incréée, antérieure à toute chose et condi-
tionnée par aucune. »3 Et encore dans le même ouvrage (p. 10). « Après tout,
ni le mariage de groupe, ni le totémisme, ni l'évitement de la belle-mère, ni la
magie n'ont lieu dans l'inconscient : ce sont tous de solides faits sociologiques
et culturels, et pour en traiter théoriquement il faut un type d'expérience qui
ne peut s'acquérir dans le cabinet de consultation. »
Fort de son expérience de « terrain », B. Malinowski affirmera que
dans les sociétés trobriandaises « il n'existe pas de refoulement, pas de censure,
pas de réprobation morale de la sexualité infantile et, en particulier, pas d'in-
térêt anal érotique »4. On connaît la réponse de Freud à Géza Roheim qui
lui rapportait la thèse de Malinovski suivant laquelle l'érotisme anal n'existe-
rait pas chez les Trobriandais : « Comment, ces gens-là n'ont-ils pas
d'anus ? »
Malinowski montre que l'organisation sociale de la société trobriandaise est
construite autour d'une règle de filiation matrilinéaire. Chez les Trobriandais qui
seraient dans l'ignorance totale de la paternité physiologique, les mouvements
d'hostilité sont dirigés contre l'oncle maternel qui détient l'autorité, les désirs
incestueux se dirigeant vers la soeur, qui est l'objet d'un tabou rigoureux. Les
sociétés de droit maternel connaissent donc, pour B. Malinowski, un « complexe
nucléaire » spécifique, caractérisé par le désir d'épouser sa soeur et de tuer l'oncle
utérin.

1.Cf. B. Malinowski (1927), La sexualité et sa répression dans la société primitive, Payot, 1967 (Sex
and Repression in Savage Society, London, Kegan Paul, 1927, p. 165).
2. Les mêmes réticences (ou résistances ?) nous animent aujourd'hui à la lecture des mouvements
projectifs de certains travaux de la même époque.
C'est ainsi, par exemple, que Karl Abraham décrit en 1912 la « névrose » d'Akhenaton fortement mar-
quée par son complexe oedipien et sa fixation à la beauté et à l'intelligence de sa mère, la reine Tyi. (« Il
suffit de regarder la reproduction d'une figurine de la reine Tyi au musée de Berlin pour comprendre que
ce fils fin et sensible se soit fixé à ce point à sa mère », écrit K. Abraham) (Payot, o.c, t.1, p. 272).
Pour Abraham, ce lien libidinal aurait été la raison du « lien monogame exclusif» formé par le roi
Akhenaton avec son épouse la reine Nefertiti, substitut maternel.
Cependant, en rapprochant la monogamie supposée d'Akhenaton de la naissance du monothéisme,
K. Abraham méconnaît l'existence de Toutankhamon, fils né sans doute d'une deuxième épouse (Kiya ou
Meritaton) comme d'ailleurs les prémices du culte d'Aton qui apparaissent déjà sous le règne de son père
Aménophis III (cf. Laurence Berman et plus généralement les travaux de J. Botero et de M. Gauchet).
Cet OEdipe égyptien de la haute époque ne serait-il que la rêverie d'Abraham devant la figurine de sa
propre mère « Tyi », à partir de son transfert sur Freud ?
3. B. Malinowski (1927) (o.c, p. 139).
4. B. Malinowski (1924), Psychoanalysis and anthropology, Psyché IV, p. 293-332.
768 Jean-François Rabain

Comme le montrera A. L. Kroeber, dans les textes que nous publions,


Malinowski légitime en fait « le mécanisme » de la relation oedipienne en mon-
trant qu'il demeure opératoire, même s'il existe une variabilité socioculturelle des
formes d'organisation familiale.
A. L. Kroeber, cependant, raille Jones de ne pouvoir admettre qu'une autre
personne que le père ne soit l'objet de l'ambivalence oedipienne, marquant par-là
sa fidélité voire sa fixation à la culture viennoise.
E. Jones répondra avec humour en 1928, dans un article paru dans l' Inter-
national Journal of Psychoanalysis : « Le Dr Malinowski qualifie sa description
de la société avunculaire de "correction d'une importance extrême". Mais ce
n'est pas une correction du tout. Nous n'avons jamais douté que dans la
conscience les oncles peuvent fonctionner de la manière dont les pères le font le
plus souvent parmi nous. » Il en est de même avec les instituteurs, mais ceci n'est
rien de plus qu'une forme de « complexe paternel » et non un « complexe de
l'instituteur », primaire en lui-même 1.
Dans son étude intitulée Ernest Jones et l'anthropologie, B. Pulman montre
que si le débat entre Jones et Malinowski s'arrête-là il aura cependant pour la
postériorité une importance considérable, les critiques de E. Jones restant le plus
souvent ignorées des commentateurs ultérieurs et jusqu'à aujourd'hui.
Jean Poirier, par exemple, écrit en 1969 dans son Histoire de l'ethnologie2 :
« Malinowski a été rebuté par l'attitude intolérante de plusieurs psychanalystes
qui, aveugles aux réalités comme E. Jones, s'en tenaient à ce qu'ils pensaient être
une stricte orthodoxie freudienne. »
Aux Etats-Unis, les ethnologues les plus éminents comme F. Boas et
A. L. Kroeber émettent de vives critiques à l'égard de l'incursion de la psycha-
nalyse dans l'anthropologie.
Dans son livre Corning of âge in Samoa, Margaret Mead écrira que l'enfant
des sociétés qu'elle étudie « semble être à l'abri du développement des attitudes
pathologiques qui ont été désignées par les termes de complexe d'OEdipe ou de
complexe d'Electre »3.
Franz Boas dans la préface du même ouvrage écrira que la psychanalyse
considère à tort comme des traits universels de la nature humaine, des caracté-
ristiques qui sont uniquement propres aux sociétés occidentales contemporaines.

C'est dans ce contexte que A. L. Kroeber écrit en 1920, puis en 1939, les
réflexions critiques sur Totem et Tabou que nous publions.

1. E. Jones (1928), International Journal of Psychoanalysis, t. IX (3), p. 364-374.


2. J. Poirier (1969), Histoire de l'ethnologie, Paris, PUF, « Que sais-je ? », p. 95.
3. M. Mead (1928), Coming of age in Samoa, New York, Penguin Book, 1943.
A. L. Kroeber et Totem et tabou 769

A. L. Kroeber a étudié la psychologie avec Cattell avant d'étudier l'anthro-


pologie avec F. Boas.
Il a pratiqué la psychanalyse à San Francisco entre 1920 et 1923 et cette
expérience lui a permis, écrit-il, dans une brève note introductive à ces deux
textes 1, d'acquérir un certain insight, mais sans pour autant obtenir une meil-
leure compréhension de la culture. Ne pouvant mener de front deux professions
qui lui semblaient inconciliables, écrit-il, il renoncera à l'exercice de la psychana-
lyse et s'éloignera du mouvement « Culture et personnalité ».
Kroeber salue la tentative de Freud de se « tailler un chemin à coup d'ima-
gination à travers le noeud gordien de la culture ».
Cependant, « si le génie de ses insights fait de lui la plus grande figure que la
psychologie ait jamais connue », Kroeber lui reproche de ne pas se préoccuper
du fait que ses découvertes puissent être intégrées dans le corpus des sciences.
« La culture forme un ensemble de faits trop complexes et épineux pour
qu'on puisse prétendre réussir d'un seul coup à l'emporter tel un trophée. »
Kroeber reproche à Freud son obsession de l'origine, comme également d'avoir
préféré lire Frazer plutôt que les travaux plus sophistiqués de son contemporain
Boas, auxquels on pourrait ajouter ceux de Goldenweisser, dont Cl. Lévi-
Strauss dit qu'en fin de compte les 110 pages de son livre sur le totémisme
auraient dû exercer une influence théorique plus durable que les quatre volumes
de Frazer, qui en comptaient 2 2002 ! C'est la même année, en effet, en 1910, au
moment où Frazer cherche à fonder l'origine du totémisme, que Goldenweisser
en conteste le système.
Dans ces deux articles écrits à vingt ans de distance, A. L. Kroeber utilise
des arguments de méthode pour démontrer en dix points que l'hypothèse freu-
dienne sur l'origine socio-religieuse de la civilisation n'est pas recevable. Le
meurtre du père de la horde, avec lequel Freud veut décrire le grand événement
par lequel la civilisation a débuté, échappe, en effet, totalement à l'Histoire.
Il reconnaît cependant que malgré la faillite de son objectif, Totem et Tabou
apporte néanmoins une précieuse contribution à l'anthropologie. La théorie de
l'ambivalence, les correspondances entre les rites tabous et la névrose obsession-
nelle, par exemple, éclairent particulièrement la peur qu'inspirent les morts et les
Tabous les concernant.
Ainsi, malgré la vigueur de sa réfutation quant à l'hypothèse centrale de
Freud, A. L. Kroeber concluait, en 1920, qu'aucun ethnologue ne pouvait se
permettre de négliger Totem et Tabou. « Tout ethnologue se verra obligé tôt ou
tard de (le) prendre en considération. »

1.A. L. Kroeber, The nature ofculture, The University of Chicago Press, 1952, p. 299-309.
2. Cl. Lévi-Strauss(1952), Le totémisme aujourd'hui, PUF, 1985, p. 10.
770 Jean-François Rabain

Dans L'après-coup, rédigé en 1939 (Totem and Tabou in retrospect),


A. L. Kroeber, malgré une déclaration liminaire de principe, revient, en fait,
assez largement sur ses positions de départ. Il raconte comment il fut saisi de
remords en écoutant l'exposé d'un étudiant qui — suivant son exemple — avait
« déchiré en morceaux » l'ouvrage de Freud, suivant un procédé qui « évoque
l'écartèlement d'un papillon sur une roue ». Il s'accuse donc d'injustice. Mais
n'aurait-il pas « écrasé un papillon sous un marteau-pilon » ? questionne
Cl. Lévi-Strauss, qui, à la différence de Kroeber, durcira son attitude envers la
psychanalyse avec les années 1.
Si Kroeber déclare vouloir faire amende honorable et rendre hommage à
« l'un des plus éminents esprits de notre époque », ses critiques vis-à-vis de la
psychanalyse et des élèves de Freud — Jones en particulier — n'en sont pas
pour autant moins sévères. Pour lui le corpus analytique orthodoxe est de même
nature qu'une religion, un système mystique « voire même par certains aspects
un système délirant ». Freud n'avait-il pas lui-même rapproché sa métapsycho-
logie de la folie du Président Schreber ?
Revenant sur la question du meurtre originel du père de la horde, Kroeber
reconnaît cependant que si on laisse de côté l'aspect anhistorique de la description,
les virtualités de l'hypothèse psychologique gardent cependant toute leur valeur.
Kroeber, en effet, reconnaît que l'on ne peut éviter les questions des univer-
saux, que certains processus psychiques tendent toujours à devenir opératoires
et à s'exprimer dans des institutions humaines universelles. Parmi ces processus
on trouve notamment le désir de l'inceste et sa répression, l'ambivalence du sen-
timent filial, bref le noyau même de la situation oedipienne. « Après tout, si on
demandait à une dizaine d'anthropologues modernes de désigner une institution
humaine universelle, neuf d'entre eux seraient susceptibles de nommer l'interdic-
tion de l'inceste. » L'hypothèse freudienne représente indéniablement, écrit-il,
une « hypothèse scientifique ».
Au-delà de ces controverses, B. Juillerat écrit dans ce même numéro « Ce
qui est universel, n'est pas telle ou telle forme particulière de l'OEdipe, mais
bien ce qu'il y a de commun à toutes les figures possibles, de la combinatoire
oedipienne, dont les expressions culturelles variées doivent pouvoir être
réduites à un modèle qui les contienne toutes ». « Définir l'universalité de
l'OEdipe consiste à déterminer de quoi est constitué et de quoi n'est pas consti-
tué ce noyau de signification. »2

1. Cl. Lévi-Strauss (1962), Le totémisme aujourd'hui, Plon, 1985, p. 104, et M. Moscovici (1989), Il
est arrivé quelque chose, Ramsay, p. 211.
2. B. Juillerat, Des fantasmes originaires aux symboles culturels : médiations et seuils. RFP, 3/1993,
(ce même numéro, p. 713).
A. L. Kroeber et Totem et tabou 771

Avec ces nouvelles approches, ne pourrait-on espérer que, dépassant les


malentendus ou les méconnaissances que nous venons de rappeler, de nouveaux
points de contact puissent s'établir, à l'aube du XXIe siècle, moins sur une conver-
gence précise des théories comme le rappelait M. Moscovici1 que « sur une cer-
taine communauté de perspectives, de regards, sur les chances d'une science de
la vie de l'esprit » ?
Jean-François Rabain
5, avenue Franco-Russe
75007 Paris

1. M. Moscovici, La psychanalyse est un mythe, Lévi-Straussl'a résumé, in L'Ecrit du temps, n° 11,


1986.
Totem et Tabou :
une psychanalyse ethnologique (1920)

Alfred L. KROEBER*

La récente traduction en anglais de Totem et Tabou, ouvrage de Freud


consacré à l'interprétation de certains phénomènes ethnologiques, nous fournit
l'occasion de passer en revue la série fort impressionnante d'essais parus pour la
première fois dans la revue Imago, il y a de cela plusieurs années déjà.
Bien que cet ouvrage de Freud ne soit pas encore très connu des anthropo-
logues, cela nous semble néanmoins amplement se justifier par le fait que le
mouvement psychanalytique que Freud a créé est aujourd'hui tellement en
vogue que ce livre ne manquera certainement pas de retenir l'attention des
milieux intellectuels.
La thèse principale de Freud n'apparaît formellement qu'à la fin du livre, bien
que, de toute évidence, et probablement à l'insu de l'auteur, elle sous-tende son rai-
sonnement depuis le début. « On retrouve dans le complexe d'OEdipe les commen-
cements à la fois de la religion, de la morale, de la société et de l'art... » (p. 179), tel
est l'énoncé de cette thèse. Freud prend pour prémisse l'hypothèse de Darwin
— reprise et développée ensuite par Atkinson — selon laquelle, à une période très
reculée de l'histoire, l'homme vivait en petites hordes qui regroupaient un adulte
mâle et un certain nombre de femmes et d'individus immatures, ces derniers se
voyant chassés par le chef du groupe lorsqu'ils atteignaient l'âge où ils étaient
susceptibles de provoquer sa jalousie. A cette hypothèse Freud ajoute la théorie de
Robertson Smith selon laquelle « le sacrifice sur l'autel constituait la partie essen-
tielle du rituel des religions anciennes » (p. 153) ; à l'origine, ce sacrifice impliquait
de tuer et de manger l'animal totem du clan, animal qui était considéré comme
étant l'ancêtre du clan et de son dieu et qui, par conséquent, en vertu d'un interdit,

*A. L. Kroeber, Totem and Taboo, an ethnologie psychoanalysis, Totem and Taboo in retrospect,
in The Nature of Culture, The University of Chicago Press, 1952, p. 301-309.
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
774 Alfred L. Kroeber

ne pouvait être tué sauf circonstances exceptionnelles. A la lumière du complexe


d'OEdipe, ces deux hypothèses peuvent être ramenées à un seul et unique méca-
nisme qui permet d'expliquer, de la manière suivante, les principaux fondements
de la civilisation. Les fils expulsés de la horde primitive finirent par s'associer, tuè-
rent leur père, le mangèrent et s'approprièrent ses femmes. Ce faisant, ils assouvi-
rent leur haine à l'égard du père, animés du même sentiment que l'on retrouve chez
l'enfant et à la base des névroses, bien qu'il soit le plus souvent l'objet de « déplace-
ments » inconscients, notamment sur des animaux. Cependant,l'ambivalence des
sentiments devait jouer ici un rôle tout aussi décisif. Les sentiments tendres à
l'égard du père qui avaient toujours coexisté avec les sentiments de haine prirent le
dessus une fois que les frères eurent assouvi leur haine sous la forme du repentir et
du sentiment de culpabilité. « Ce que le père avait empêché autrefois, par le fait
même de son existence, les fils se le défendaient à présent eux-mêmes, en vertu de
cette "obéissance rétrospective", caractéristique d'une situation psychique que la
psychanalyse nous a rendue familière. Ils désavouaient leur acte en interdisant la
mort du totem, substitut du père, et ils renonçaient à recueillir les fruits de ces actes
en refusant d'avoir des rapports sexuels avec les femmes qu'ils avaient libérées.
C'est ainsi que (le sentiment de culpabilité du fils) a engendré les deux tabous fon-
damentaux du totétisme... » (p. 164-165). « Les prohibitions tabous les plus
anciennes et les plus importantes sont représentées par les deux lois fondamentales
du totémisme : on ne doit pas tuer l'animal totem et on doit éviter les rapports
sexuels avec des individus du sexe opposé appartenant au même totem » (p. 43),
tabou en regard desquels les autres apparaissent dans leur grande majorité comme
étant « secondaires, déplacés et déformés ».
Le renoncement à la possession des femmes appartenant au même totem,
autrement dit l'interdiction de l'inceste, « avait aussi une grande importance
pratique » (p. 165) ; en effet, les frères « devenaient rivaux, dès qu'ils s'agissait
de s'emparer des femmes ». Chacun aurait voulu, à l'exemple du père, les avoir
toutes à lui, et la lutte générale qui en serait résultée aurait amené la ruine de la
société, « l'organisation qui les avait rendus forts » (p. 165). Le sacrifice et le
repas totémiques reproduisaient le fait d'avoir tué et mangé le père, apaisaient
« le sentiment de culpabilité dont on était tourmenté », réalisaient « une sorte de
réconciliation » et constituaient comme un contrat par lequel le père-totem satis-
faisait à tous les désirs des fils « contre l'engagement [qu'ils prenaient] envers lui
de respecter sa vie » (p. 166).
« Toutes les religions ultérieures... représentent des réactions contre le
grand événement par lequel la civilisation a débuté et qui depuis lors n'a cessé de
tourmenter l'humanité » (p. 166).
Cette présentation succincte du cadre dans lequel vient s'inscrire l'hypothèse
freudienne sur les origines socio-religieuses de la civilisation suffit sans doute à
Une psychanalyse ethnologique (1920) 775

montrer combien cette théorie est loin d'être irréfutable ; toutefois, il nous a
semblé légitime de nous livrer à un examen plus approfondi.
Premièrement, les allégations de Darwin-Atkinson ne sont que purement
hypothétiques. En effet, l'idée que l'organisation de la société dans ses origines
les plus reculées ressemblait davantage à celle du gorille qu'à une bande de
singes relève de la simple supposition.
Deuxièmement, l'allégation de Robertson Smith selon laquelle le sacrifice
animal (la mise à mort sacramentelle) constitue la partie essentielle du rituel des
religions anciennes ne s'applique qu'aux cultures méditerranéennes d'une cer-
taine période — qui remonte à deux mille ans avant notre ère — et à celles
qu'elles ont influencées. Le rite du sacrifice n'existe pas dans les régions n'appar-
tenant pas à la zone d'influence de la culture méditerranéenne.
Troisièmement, rien ne permet d'affirmer que le sacrifice animal faisait par-
tie intégrante du système totémique. Il n'est pas prouvé que le totémisme soit à
l'origine de la culture sémite.
Quatrièmement, en ce qui concerne la théorie freudienne proprement dite,
l'idée que les fils tuèrent le père et le mangèrent n'est qu'une hypothèse.
Cinquièmement, le fait que l'enfant déplace parfois sa haine à l'égard du
père sur un animal — nous ignorons le pourcentage de cas — ne prouve pas que
les fils aient fait de même.
Sixièmement, si « déplacement» il y avait eu, auraient-ilsconservé un degré de
haine suffisant pour tuer le père et, dans ce cas, le meurtre n'aurait-il pas mis fin aux
déplacements ? Il semble que certains analystes accepteront le bien-fondé de ces
deux questions, alors que d'autres demanderont à examiner les choses de plus près.
Septièmement, même en admettant que les fils aient effectivement éprouvé
un sentiment de remords et qu'ils aient pris la décision de ne plus tuer le père-
substitut-totem, il semble hautement improbable que cette résolution ait été suf-
fisamment forte et durable pour permettre de supprimer à jamais la satisfaction
des désirs sexuels qui était alors devenue possible. Sans doute existe-t-il des
preuves analytiques suffisantes susceptibles de lever le doute, mais néanmoins, il
faudra fournir quantité d'autres preuves pour parvenir à convaincre les psycho-
logues « non analystes », les ethnologues et les profanes.
Huitièmement, si les frères avaient permis à des étrangers — que des pères
jaloux avaientpeut-être chassés — de prendre possession des femmes auxquellesils
avaient renoncé, situation qui devait donner naissance à une organisation matri-
linéaire ou matriarcale, quelle possibilité auraient eu les frères (sauf à se contenter
du célibat ou de pratiques homosexuelles) autre que de s'attacher individuellement
à d'autres clans, ce qui aurait marqué la fin de la solidarité qu'ils semblaient si dési-
reux de préserver, fût-ce au prix du déni de leurs instincts physiologiques ?
Neuvièmement, il est loin d'être prouvé que l'exogamie et l'interdiction de
776 Alfred L. Kroeber

la mise à mort du totem constituent les deux prescriptions tabous fondamentales


du totémisme. Freud se réfère à l'étude de Goldenweiser consacrée à ce sujet qui,
sans être à proprement parler psychanalytique, s'inscrit néanmoins dans une
perspective psychologique et analytique ; toutefois, il n'accepte ni ne réfute le
bien-fondé de la découverte de cet auteur selon lequel on ne saurait considérer
que ces deux traits sont au fondement du système totémique.
Dixièmement, rien ne permet d'affirmer que ces deux tabous du totétisme
soient les plus anciens. A partir du moment où l'on considère que tous les autres
tabous en dérivent par déplacement ou déformation, il faut envisager la nature
et le déroulement de ce processus de déplacement suivant un ordre chronolo-
gique. Un astronome qui affirmerait tout bonnement qu'il pense que Sirius est
au centre de l'univers stellaire, et qui, ensuite, tenterait à partir de cette opinion
d'aboutir à une hypothèse générale, ne se verrait accorder que peu de crédit de
la part des autres astronomes.
Il nous reste à soulever une dernière objection, à savoir que la persistance
au sein des sociétés et religions modernes de ce premier « grand événement par
lequel la civilisation a débuté » (p. 166) demeure un phénomène inexpliqué ;
mais nous ne nous attarderons pas davantage sur cette objection que Freud lui-
même a anticipée par un tu quoque : la psychologie collective, nous dit-il, « se
soucie fort peu de savoir par quels moyens se trouve réalisée la continuité psy-
chique dans la vie des générations successives » (p. 181 ).
Sans doute le lecteur attentif ne manquera-t-il pas de relever bien d'autres
faits ou interprétations qui sont autant de défis pour la pensée. La précédente
énumération n'obéit qu'au seul souci de montrer en quoi réside l'essentiel de la
méthode adoptée par Freud dans cet ouvrage, méthode qui lui permet de faire
l'économie du processus douloureux d'une démarche qui oblige le chercheur à
passer inébranlablement par la détermination positive de certitudes partielles et
leur adjonction, sans tenir compte du fait que chacune d'entre elles augmente ou
diminue le total de la conclusion à laquelle on sera parvenu avant d'aboutir à
une certitude globale. Au lieu de cela, Freud multiplie les unes par les autres des
certitudes fractionnaires — c'est-à-dire des probabilités plus ou moins loin-
taines — en passant outre le fait que la multiplicité de facteurs doit diminuer
successivement la probabilité de leur produit. Cet expédient fort ancien qui
consiste à assembler des hypothèses en pyramide donnerait lieu à moins d'abus
si les théories devaient se payer au prix des actions en bourse ou des jeux de
hasard. De peur qu'on ne juge trop sévère cette critique à l'endroit d'un auteur
qui s'est aventuré avec courage et vigueur dans le domaine de l'ethnologie,
j'ajouterai qu'elle s'applique également à la majorité des ethnologues que Freud
cite en raison de la renommée ou de l'intérêt de leurs ouvrages, qu'il s'agisse de
Reinach, Wundt, Spencer et Gillen, ou encore de Lang, Robertson Smith, de
Une psychanalyse ethnologique (1920) 777

Durkheim et son école, de Keane, Spencer, Avebury, et enfin de Frazer, le vade-


mecum de Freud.
Le plan suivi par Freud dans son livre soulève encore une autre objection :
il présente un caractère insidieux qui est dû, nous semble-t-il, à l'élaboration
progressive de la thèse de l'auteur au fur et à mesure qu'elle se déploie. Dans le
premier chapitre — « La peur de l'inceste » —, Freud ne fait que présenter des
arguments en faveur de l'application de la psychanalyse à certains phénomènes
collectifs, tels que le tabou de la belle-mère par exemple. Dans le second cha-
pitre, la théorie psychanalytique de l'ambivalence de sentiments est appliquée
non sans justesse au problème de la double signification du tabou — sacré et
impur —, ce qui permet en même temps à Freud d'ajouter subrepticement une
pierre à l'édifice de sa thèse fondamentale. Si, dans le troisième chapitre
— « Animisme, magie et toute-puissance des idées » —, on ne trouve aucune
tentative directe pour progresser dans l'argumentation, en revanche l'accent mis
sur le parallélisme entre les systèmes de pensée des peuples primitifs et des névro-
sés contribue à en renforcer les effets chez le lecteur. Le dernier chapitre n'est
pas, contrairement à son intitulé, une discussion sur « Le retour infantile du
totémisme », mais une analyse des théories ethnologiques actuelles concernant
l'origine du totémisme et l'exposé de la théorie de l'auteur. L'hypothèse vers
laquelle tendait le reste de l'oeuvre ne se trouve énoncée qu'à partir de la
page 152, après quoi, excepté quelques tentatives en vue d'élargir cette proposi-
tion princeps et la reconnaissance de la persistance d'incertitudes et de difficul-
tés, le livre s'achève sans que sa thèse soit re-examinée ni vérifiée. L'explication
du tabou dans le deuxième chapitre constitue une partie essentielle de la théorie
développée à partir des pages 233 et suivantes sans qu'aucune indication ne nous
soit donnée. Puis, une fois établi le parallélisme entre la pensée des primitifs et
celle des névrosés à partir d'un matériel sans rapport avec la spécificité de la
thèse finale, celle-ci apparaît soudain. Il serait excessif de vouloir accuser Freud
d'autre chose que d'être un propagandiste zélé et d'avoir composé son livre avec
une certaine hâte, en conséquence de quoi celui-ci est subtil mais désordonné,
construit de façon complexe plutôt que minutieuse et doté d'un pouvoir de per-
suasion mais sans preuve à l'appui. Ces caractéristiques n'échapperont certes
pas à l'esprit du lecteur critique ; mais que le livre vienne à tomber aux mains de
ceux qui manquent de discernement et l'on verra ces derniers emportés par le
courant d'une croyance illusoire, car incapables de résister à l'influence d'un
homme au nom si illustre et à l'imagination si étonnamment prolifique.
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le noter, il existe, il est vrai, des
circonstances atténuantes — mais rien de plus — dans le fait que le domaine lit-
téraire de l'anthropologie spéculative constitue d'une manière générale un bien
mauvais précédent.
778 Alfred L. Kroeber

Pourtant, malgré la faillite essentielle de son objectif final, ce livre apporte


néanmoins une contribution aussi importante que précieuse. Bien que l'anthro-
pologie culturelle semble devoir, dans son devenir, dépendre davantage de la
méthode historique que de la méthode psychologique, il est peu probable — ni
même souhaitable — qu'elle s'affranchisse en définitive de la psychologie qui la
sous-tend, ce champ que le mouvement psychanalytique inauguré par Freud a
indéniablement contribué à approfondir et que tout ethnologue se verra obligé
tôt ou tard de prendre en considération. La correspondance entre les rites
tabous et la névrose obsessionnelle ainsi que le parallélisme entre les deux
aspects du tabou et l'ambivalence des sentiments sont des exemples indéniables.
La théorie de l'ambivalence éclaircit indiscutablement, voire rend explicite,
l'étrange co-existence du deuil, de la peur qu'inspirent les morts et des tabous à
leur égard.
On peut même envisager d'étendre le point de vue de Freud. Le tabou
consistant dans l'interdiction de prononcer le nom du mort recouvre non seule-
ment la crainte inspirée par l'idée du retour possible de l'esprit du mort dont
l'âme serait devenue démon et se dresserait contre le vivant à la moindre évoca-
tion de son nom, mais aussi un réel sentiment d'horreur à l'idée que le fait de
prononcer le nom du mort pourrait constituer une manifestation d'hostilité à
son égard. Ce sentiment d'horreur peut être interprété à juste titre comme une
réaction contre la haine inconsciente que l'on avait éprouvée jadis à l'égard des
morts du temps de leur vivant, comme si l'évocation de leur nom était l'aveu de
la satisfaction d'en être débarrassé. Ce sentiment est d'autant plus intense que les
liens affectifs étaient profonds ; on ne répugne pas à mentionner les personnes
pour lesquelles l'on éprouvait de l'indifférence ; en revanche, l'évocation du nom
de ceux que l'on considérait comme des ennemis — dans ce cas l'hostilité était
avouée et non latente — peut être source de jubilation.
Il est une autre hypothèse de Freud qui mérite de retenir toute notre atten-
tion, à savoir que « dans la vie psychique du primitif l'ambivalencejoue un rôle
infiniment plus grand que dans celle de l'homme civilisé de nos jours » (p. 80),
excepté dans le cas de la névrose ; la vie psychique du primitif, tout comme celle
du névrosé, est davantage sexualisée et comporte une dimension sociale moindre
que la nôtre. On retrouverait donc, dans la névrose, « une constitution
archaïque, représentant un reste atavique » (p. 80). Quoi qu'il en soit, il est indé-
niable qu'il existe une similitude remarquable entre les phénomènes magiques, le
tabou, l'animisme et les religions primitives d'une part, et les manifestations
névrotiques de l'autre. Dans les deux cas, c'est la réalité psychique qui prend le
pas sur la réalité extérieure. Mais, nous dit Freud, la différence essentielle entre
la vie psychique du primitif et celle du névrosé réside dans le fait que la névrose
est une création asociale, une fuite devant les insatisfactions imposées par la réa-
Une psychanalyse ethnologique (1920) 779

lité. Bien que d'un point de vue ethnologique rien ne permette de réfuter ces
hypothèses, on peut mettre en question l'implication qu'elles contiennent, à
savoir que l'homme primitif serait plus névrosé que l'homme civilisé.
Il semble, en effet, d'après l'expérience des observateurs de première main,
que les communautés primitives — comme par exemple les paysans — comptent
moins d'individus que l'on pourrait ranger dans la classe des névrosés, si nom-
breux aujourd'hui dans la civilisation qui est la nôtre. Ceci proviendrait du fait
que les sociétés primitives ont institutionnalisé les tendances qui chez nous
conduisent aux névroses. Dans les sociétés primitives, le tabou, la magie et le
mythe permettent aux tendances névrotiques de l'individu de trouver une issue
approuvée de tous et par conséquent inoffensive, tout en emportant l'adhésion
de ceux qui ne présentent pas de troubles névrotiques et sont restés fondamenta-
lement attachés à la réalité. Cette interprétation trouve sa justification dans le
fait que la névrose semble être l'apanage des populations qui ont abandonné la
religion au profit des « Lumières », comme ce fut le cas à l'époque hellénique et
au temps de l'Empire romain ainsi que dans des périodes plus récentes, alors que
l'époque du Moyen Age, où la « superstition » et le tabou étaient fermement
implantés, connut certes de nombreuses formes d'aberration sociale, mais relati-
vement peu de cas de névroses. Il en va de même pour ce qu'il en est de l'homo-
sexualité dont la pratique a souvent été institutionnalisée par les indigènes
d'Amérique du Nord et de Sibérie. Cette institutionnalisation qui constitue peut-
être un écart par rapport à une certaine norme universelle a cependant permis à
de nombreux individus d'échapper aux fortes pressions que subissent les homo-
sexuels avérés dans notre civilisation. Nous ne nous attarderons pas davantage
sur ces considérations qui dépassent le cadre du présent travail ; nous en avons
fait mention pour illustrer l'importance des questions soulevées par Freud. Bien
que son incursion dans le domaine de l'anthropologie nous paraisse précipitée et
certaines de ses conclusions hâtives, il fait preuve néanmoins d'une vue aiguisée
des choses, d'une imagination féconde, et surtout il dessine une perspective que
nous ne pouvons dorénavant jamais plus ignorer si nous ne voulons pas enlever
toute valeur à notre discipline.
Je dirai donc qu'aucun ethnologue ne peut se permettre de négliger cet
ouvrage ; mais j'ajouterai cependant une remarque à l'intention des psycholo-
gues de l'inconscient désireux de poursuivre la tâche entreprise par Freud : à
vrai dire, les auteurs auxquels Freud se réfère dans la discussion ont une vue
bien partielle de l'ethnologie. L'école de pensée fondée par Tylor et dont Frazer
est aujourd'hui le représentant le plus éminent relève moins de l'ethnologie pro-
prement dite que d'une tentative visant à psychologiser les données ethnologi-
ques. La raison qui a incité Freud à s'appuyer autant sur Frazer est parfaitement
claire. Ce dernier ignore tout de la psychanalyse, et malgré toute sa perspicacité
780 Alfred L. Kroeber

et les efforts qu'il déploie, c'est en dilettante qu'il aborde les problèmes ; en fin de
compte, sa démarche relève de la psychologie et ses hypothèses, en regard de
l'histoire, d'une fabrication plaisante. Si les psychanalystes souhaitent nouer des
liens sérieux avec l'ethnologie historique, il faut qu'ils sachent tout d'abord
qu'une telle conception de l'ethnologie existe. L'on a vite fait de dire, comme
Freud, que la nature du totémisme et de l'exogamie se laisserait plus facilement
cerner si l'on pouvait s'approcher davantage de leurs origines, mais qu'à défaut
de cela nous devons nous contenter de simples hypothèses. La naïveté de ces
propos ne manquera pas d'échapper à ceux de nos étudiants qui sont depuis
longtemps convaincus de ce que l'ethnologie, comme tout autre discipline scien-
tifique, est un travail et non un jeu de devinettes, et qui, par conséquent, savent
que puisque nous sommes privés de tout moyen de connaissance direct des ori-
gines du totémisme ou autres phénomènes sociaux mais qu'en revanche nous
disposons d'informations concernant ces phénomènes tels qu'ils se présentent
actuellement, nous devons nous atteler en premier lieu à les comprendre le plus
parfaitement possible. Ce faisant, nous espérons être amenés progressivement à
une recontruction partielle des origines sans jouer indûment aux devinettes.

« TOTEM ET TABOU » : L'APRÈS-COUP (1939)

Il y a de cela une vingtaine d'années, j'ai consacré un article à l'analyse de


Totem et Tabou — cette oeuvre de Freud qui allait être le précurseur de toute une
série d'ouvrages et d'articles psychanalytiques se proposant d'expliciter tel ou tel
phénomène culturel, voire même la culture en son entier. L'heure est venue, me
semble-t-il, de réaborder cette question.
Je ne vois aucune raison de revenir sur l'analyse critique que j'ai faite du
livre de Freud. Rien n'indique que durant ces vingt dernières années les anthro-
pologues se soient ralliés un tant soit peu à la thèse principale de Freud. Mais je
me suis trouvé atteint de remords lorsque, environ dix ans plus tard, lors du
séminaire de Sapir à Chicago j'eus l'occasion d'écouter l'exposé d'un étudiant
sur Totem et Tabou ; tout comme je l'avais fait, il commença par mettre à nu sa
texture arachnéenne, puis la déchira en morceaux suivant un procédé qui évoque
l'écartèlement d'un papillon sur une roue. Un fantasme irisé mérite d'être traité
avec plus de délicatesse même lorsqu'il s'agit de faire la démonstration de son
irrationnalité.
Se référant à mon article, Freud a dit que j'avais qualifié son livre d'histoire
« comme si ». C'est une expression heureuse ; beaucoup de contes de Kipling
Une psychanalyse ethnologique (1920) 781

ou d'Anderson contiennent une vérité psychologique profonde qu'il n'est dès


lors pas nécessaire de défendre devant un tribunal pour en prouver le bien-fondé.
Cependant, on ne peut m'accuser d'être le seul responsable de cette erreur.
Freud parle bien du « grand événement par lequel la civilisation a débuté... »
(p. 166). Ce faisant, il entre dans le domaine de l'Histoire. Les événements sont
d'ordre historique tout comme les origines, et la civilisation est également un
phénomène historique. Jusqu'à quel point Freud s'est-il rendu compte de son
balancement entre la vérité historique et la vérité abstraite à laquelle l'aura mené
son imagination intuitive, voilà ce qu'il est difficile de déterminer. Toute décou-
verte historique demande à être inscrite, suivant un ordre chronologique, dans
le temps et dans l'espace. Au lieu de cela, Freud nous fait part d'une découverte
unique et cardinale qui échappe totalement à l'Histoire.
Freud aurait précisé par la suite que l'on devait interpréter cet « événe-
ment » comme étant quelque chose de typique. Ceci constitue sans doute la base
d'un éventuel terrain d'entente. En effet, un événement dit typique est, du point
de vue historique, un phénomène récurrent ; le meurtre du père, son ingestion et
le sentiment de culpabilité échappent à cette catégorie, et, de toute façon, il est
vain de s'interroger sur la répétition d'un événement dont on ignore s'il a jamais
eu lieu. Mais nous n'avons nullement besoin de nous en tenir à ce terme
d' « événement » du seul fait que Freud l'a utilisé. Son raisonnement est mani-
festement ambigu, sa pensée oscillant constamment entre deux pôles : le pôle
historique et le pôle psychologique. Si nous laissons de côté le concept d'événe-
ment — qui est d'ordre historique — il nous reste celui de la virtualité psycholo-
gique. La voie de l'insight psychologique peut à juste titre nous permettre d'at-
teindre à une conception et une définition de cette virtualité. Freud aurait dû
s'en tenir là. En conséquence de quoi nous devons négliger toute prétention
visant à doter cet événement d'une légitimité historique et envisager plutôt la
possibilité qu'offrirait la théorie de Freud de fournir une explication générique et
atemporelle de la psychologie qui sous-tend certains phénomènes ou institutions
historiques et récurrents tels que le totémisme et le tabou. Nous sommes ici, de
toute évidence, sur un terrain plus sûr. Celui-ci s'affermit plus encore, dès lors
que l'on rejette certaines hypothèses gratuites et infondées, notamment celle
selon laquelle le tabou fondamental s'érigea en auto-interdiction après le
meurtre du père, tous les autres tabous n'étant que des formes dérivées, par
déplacement ou déformation. Ce faisant, la thèse de Freud pourrait être ramenée
à la proposition selon laquelle certains processus psychiques tendent toujours à
devenir opératoires et à s'exprimer dans des institutions humaines universelles.
Parmi ces processus on trouverait notamment le désir d'inceste et sa répression,
l'ambivalence des sentiments filiaux, en bref, le noyau de la situation oedipienne.
Après tout, si l'on demandait à une dizaine d'anthropologues modernes de dési-
782 Alfred L. Kroeber

gner une institution humaine universelle, neuf d'entre eux seraient susceptibles
de nommer l'interdiction de l'inceste ; selon certains, cette dernière constitue
d'ailleurs l'unique institution universelle. Compte tenu des fluctuations cultu-
relles, on ne saurait tenir un phénomène d'une telle constance pour un
« simple » accident historique dépourvu de signification psychologique. En
conséquence de quoi, s'il existe un facteur sous-jacent qui perpétue ce phéno-
mène dans un monde marqué par l'instabilité, il ne peut s'agir que d'un facteur
qui relève de la constitution de l'homme — en d'autres termes, un facteur psy-
chique. Ceci laisse donc la porte ouverte à une acceptation de l'explication de
Freud, non pas in toto, mais, en tout cas, au sens où elle représente indéniable-
ment une hypothèse scientifique. De plus, cette explication repose certainement
sur un insight plus profond et des preuves parallèles plus nombreuses issues
d'une psychologie personnelle que les conceptions plus anciennes qui prétendent
que l'indifférence sexuelle naît du familier ou font appel à la notion d'un supposé
« instinct », ce qui revient en fait à formuler verbalement l'observation d'un
comportement.
Le totémisme, qui est un phénomène beaucoup plus rare que le tabou de
l'inceste, pourrait apparaître comme le résultat conjugué du processus désir-
répression de l'inceste et d'un autre facteur moins contraignant. Le tabou non
sexuel, d'un autre côté, qui revêt des formes extrêmement variées dans le vaste
champ de la culture, pourrait être issu d'une série de facteurs psychiques diffé-
rents. Les anthropologues et les sociologues cherchent depuis longtemps un élé-
ment sous-jacent qui leur permettrait de rendre compte à la fois des répétitions
et des variations dans le champ de la culture, à la condition toutefois que cette
explication pût s'appuyer sur des preuves, s'enrichir de nouveaux apports et
n'être ni trop simpliste ni trop partiale. Vue sous cet angle, l'hypothèse de Freud
aurait pu depuis longtemps s'avérer féconde pour la compréhension des phéno-
mènes culturels au lieu d'être rejetée, ignorée et considérée tout bonnement
comme un brillant fantasme.
Qu'est-ce qui a pu faire obstacle à une telle réévaluation féconde ou trans-
position de l'hypothèse de Freud ? Il semblerait qu'il y ait au moins trois fac-
teurs : le premier est dû à Freud lui-même, le deuxième à Freud et à ses disciples,
le troisième enfin aux Freudiens.
Le premier facteur relève de l'ambiguïté de Freud, mentionnée précédem-
ment, qui le conduit à énoncer une hypothèse psychologique atemporelle
comme s'il s'agissait aussi d'une explication historique. Cette tendance se
manifeste ailleurs dans sa pensée. Elle semble être la contrepartie d'une imagi-
nation extraordinairement féconde qui la pousse à explorer sans cesse de nou-
veaux terrains de pensée ; il en résulte une curieuse analogie avec sa propre
découverte concernant le contenu manifeste et latent du rêve. Le manifeste est
Une psychanalyse ethnologique (1920) 783

là, mais il est ambigu et cache un sens plus profond ; du point de vue de ce
contenu latent, le contenu manifeste n'est qu'accidentel et sans conséquence,
de même nature, me semble-t-il, que l'habitat historique dont Freud revêt son
insight psychologique. Il ne le rejette pas, plus qu'il ne le tient pour quelque
chose de complet. En fait, il est hors de propos ; mais, son insight ayant revêtu
cet habit, Freud ne peut se dégager de cette forme « manifeste ». A l'instar du
rêve, son point de vue est surdéterminé.
La curieuse indifférence que Freud a toujours manifestée envers le fait de
voir ou non ses conclusions s'intégrer à la science dans sa totalité constitue le
deuxième facteur. C'est ce qui l'a conduit à une certaine époque à accepter l'idée
d'un héritage des traits acquis comme s'il n'existait là aucune contradiction avec
les critères scientifiques. Ici encore, nous nous trouvons face à l'explorateur qui,
dans sa quête, oublie ou refoule le savoir qu'il avait antérieurement. Mais on ne
saurait trop reprocher à Freud cette tendance sans laquelle il n'aurait probable-
ment pas pu ouvrir autant de perspectives si vastes. En revanche, on serait en
droit d'attendre davantage de liaison dans les idées, de la part de ses disciples
qui, dans l'ensemble, se sont bornés à prendre la suite. Je me souviens de Rank,
à une époque où il était encore freudien, qui, après avoir exposé ses vues à un
auditoire critique mais bienveillant et se voyant exhorté à concilier certaines
d'entre elles avec les découvertes scientifiques dans leur ensemble, finit au bout
d'une heure par concéder que les psychanalystes pensaient qu'il devait exister
plus d'une vérité, chacune se situant à un niveau différent et étant indépendante
des autres. Il fit cette déclaration sans apparemment se rendre compte de la
signification de tels propos.
Le troisième facteur réside dans l'attitude du tout ou rien de la plupart des
psychanalystes. Ils s'obstinent à fonctionner au sein d'un système fermé, ou du
moins au sein d'un système qui, s'il n'est pas totalement clos sur lui-même,
n'évolue que de l'intérieur et demeure imperméable à l'influence de l'extérieur.
On en trouve un exemple classique dans la résistance d'Ernest Jones à la décou-
verte de Malinowski selon lequel, chez les Mélanésiens matrilinéaires, les senti-
ments qui se portent sur le père dans notre civilisation sont déplacés sur le frère
de la mère, le rapport père-enfants se caractérisant par une simple relation affec-
tive relativement dépourvue d'ambivalence. Sur ce, Malinowski allait légitimer
le mécanisme de la relation oedipienne en montrant qu'il demeurait opératoire
même si le contexte familial était différent ; une modification mineure dans
l'orientation du complexe tenant compte du changement dans certaines circons-
tances. Mais Jones ne pouvait l'entendre ainsi et il opposa à cette découverte
une résistance farouche. Etant donné que Freud avait établi, dans le contexte de
la culture viennoise, que c'était la personne du père qui était l'objet de senti-
ments ambivalents, le père devait demeurer universellement l'objet de cette
784 Alfred L. Kroeber

ambivalence, même dans les cas où c'est la personne de l'oncle qui représentait
l'autorité.
On retrouve la même tendance chez Roheim dont l'article « Psychoanalysis
of Primitive Culture Types » (1932) renferme une multitude d'observations psy-
chologiques à la fois très précieuses pour les anthropologues culturels mais pré-
sentées de façon telle qu'elles sont rendues inutilisables par eux. D'ailleurs, à ma
connaissance, personne n'en a fait usage. Ceci ne provient ni d'un manque d'in-
térêt de la part des anthropologues pour le comportement psychologique dans
les différentes cultures — depuis quelques années ils sont nombreux à s'intéres-
ser, de leur propre aveu, à cet aspect-là de la question — ni d'un quelconque
défaut dans la qualité des données recueillies par Roheim : elles sont riches, frap-
pantes, originales et précieuses. Mais elles sont présentées exclusivement sous
l'angle de la théorie psychanalytique orthodoxe et apparaissent rudimentaires
quant à la culture à laquelle elles se rattachent ou à l'histoire des mentalités. La
phrase qui conclut l'article — et qui est immédiatement précédée d'un matériel
très éloquent — est à cet égard typique : « Nous voyons donc que les pratiques
sexuelles d'un peuple sont prototypiques et que l'on peut inférer leur état psy-
chique de leur position pendant le coït. » Aux yeux de n'importe quel psycholo-
gue, psychiatre, anthropologue ou sociologue, jamais conclusion ne pourrait
paraître plus arbitraire et dogmatique.
Les concepts fondamentaux théorisés par Freud — le refoulement, la
régression et les fixations infantiles, le symbolisme du rêve et la surdétermina-
tion, le sentiment de culpabilité, les affects envers les membres de la famille —
ont progressivement infiltré les sciences dont ils sont devenus partie intégrante.
Si l'on part du principe que notre science s'inscrit dans une unité plus large en
raison du fait que son orientation de base et sa méthode sont uniformes, les
concepts précédemment nommés constituent alors l'apport permanent de Freud
et la psychanalyse aux sciences, apport qui est considérable. Au-delà, il existe
une autre série de concepts qui, dans l'ensemble, n'ont pas réussi à se frayer un
chemin dans le domaine de la science : la censure, le surmoi, le complexe de cas-
tration, l'explication de phénomènes culturels spécifiques. Les différentes bran-
ches de la science telles que la sociologie, l'anthropologie, la psychologie et la
médecine, demeurent toujours aussi imperméables à ces concepts et il est fort
probable que ce jugement négatif persiste. Les psychanalystes, en revanche,
attribuent la même valeur à ces deux séries de concepts ; ils font partie du même
système et sont interdépendants. En tant qu'il ne tient pas compte de la différen-
ciation entre ce que la pensée scientifique considère, elle, comme appartenant au
monde de la réalité par opposition à celui du fantasme, entre ce qui apparaît
comme essentiel ou au contraire secondaire, le mouvement psychanalytique
orthodoxe se révèle être de la même nature qu'une religion — un système mys-
Une psychanalyse ethnologique (1920) 785

tique, voire même, par certains aspects, un système délirant. Il a incorporé les
données de la science — la science cumule les représentations de la réalité —
tant qu'il pouvait les intégrer, tout en ignorant les autres. Il n'a pas cherché à
s'intégrer totalement au domaine de la science ; au contraire, il a posé ses pro-
pres conditions. Par contraste, la science, qui constitue aussi un système, s'est
montrée relativement plus ouverte : elle a accepté et intégré un nombre considé-
rable de concepts psychanalytiques. Cependant, bien que Freud soit l'unique
fondateur du mouvement et l'auteur de la plupart de ses idées, ses ambiguïtés
dans certains domaines plus incertains font une large part à la tolérance, ce qui
constitue le signe de son ouverture d'esprit. Même s'il persiste dans certaines de
ses interprétations, il ne s'obstine pas ; elles demeurent des propositions plus ou
moins fécondes, comme par exemple sa théorie sur le fondement de la civilisa-
tion. Ni la science ni l'histoire ne peuvent faire leur une telle construction ; en
revanche, il semblerait qu'elles puissent accepter et utiliser certains des concepts
quant aux processus que cette construction met en jeu. J'espère que l'on verra
dans cette mise au point non seulement une amende honorable, mais également
un hommage rendu à l'un des plus éminents esprits de notre époque.
Traduit de l'anglais par Danielle Goldstein.

Note. — Post-scriptum, 1939. Depuis la rédaction de ce qui précède, Freud a publié Moïse et le
monothéisme. Il y réaffirme la thèse de Totem et Tabou : « Je retiens cette construction encore
aujourd'hui. » Il fait une concessiondans la direction de mon argument : le meurtre du père n'a pas été
un événement unique mais « s'est étendu en réalité pendant des millénaires ». Au sujet de Robertson
Smith qui fut son inspirateur, Freud écrit superbement : « Je n'ai jamais trouvé de terrain de rencontre
avec ses adversaires. » Au nom des ethnologues, je dirais que, tout en demeurant non convertis, nous
avons rencontré Freud, gardons un souvenir mémorable de cette rencontre et profitons de la présente
occasion pour le saluer à nouveau.
Débat

Oro Lè 1 —
la puissance de la parole...
en psychanalyse
et dans les systèmes thérapeutiques yorubas

Tobie NATHAN2, Lucien HOUNKPATIN3

LES YORUBAS

Tobie NATHAN. — Je sais que, chez toi, un guérisseur se reconnaît au sac


qu'il transporte partout avec lui et qu'il vide sur le sable avant d'interroger les
divinités. Cauris, colas, chaînes de métal susceptibles d'inscrire sur le sol la
parole codée du Fa4, bouteilles, miroir, clous, fioles de sciure de racines ou de
poudres de plantes, boîtes contenant des organes séchés d'animaux sacrifiés,
morceaux de bois durcis aux feux des repas d'ancêtres, copeaux de « savon
noir », enfin : tout ce qu'il faut pour que se déclenche le processus. En
revanche, dans le cabinet d'un psychanalyste, aucun outil technique : pas de
stéthoscope, ni de carnet d'ordonnances, pas de machine sophistiquée pour
observer les poumons ou les os à travers la peau, pas de blouse blanche ni
d'exhalaisons d'encens purifiant comme l'éther ou l'alcool, pas l'ombre d'une
seringue... juste un fauteuil et un divan. Nous autres, psychanalystes, préten-
dons soigner par la parole... C'est donner un sacré pouvoir à l'acte de parler,
non ?

1. En langue yoruba : « la parole est noyau dur ! »


2. Professeur de psychologie clinique et pathologique à l'Université de Paris VIII.
3. Psychologue clinicien, hôpital psychiatrique de Maison-Blanche, cothérapeute à la consultation
d'ethnopsychanalyse, Centre Georges-Devereux, Université Paris VIII.
4. Destin et divinité du destin, quiétude et noyau de toute chose, procédure de voyance et ombre du
monde sensible... cf. infra.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


788 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

Lucien HOUNKPATIN. — Avant d'engager la discussion que tu me proposes


sur la puissance de la parole, il me faut d'abord te préciser certaines notions de
la pensée des peuples du Sud-Bénin : les Yorubas, les Nagôs, les Fons, les Gouns,
les Minas... Tu ne dois jamais perdre de vue qu'il s'agit d'une culture polythéiste
admettant une multitude de divinités ayant chacune une mythologie riche et
complexe, un peu comme l'étaient celles de la Grèce antique et que, d'autre part,
il s'agit de sociétés sans écriture...
T. N. — Vous disposez néanmoins de signes... de sortes de hiéroglyphes...
L. H. — Oui, nous avons des dessins stylisés d'objets, ou d'animaux, ou même
des signes abstraits ; mais attention ! il ne s'agit en aucun cas d'une écriture comme
celle qu'on trouve en Occident. Ces signes ne sont pas assimilables à des lettres, ce
ne sont pas les éléments d'un code, il faut les déchiffrer à chaque fois, un peu
comme dans un rébus. Ce sont surtout des instruments de divination.
T. N. — Si je comprends, il existe une écriture, mais elle n'est pas utilisée pour
conserver la mémoire. Chez vous, on utilise d'autres moyens pour se souvenir...
L. H. — Oui ! Chez nous, il existe des professionnels de la remémoration —
les griots, chanteurs, détenteurs des généalogies, de l'histoire des groupes
sociaux, véritables poumons de la vie sociale. Tu me conduis directement à
l'autre série de remarques préliminaires : la nature de la « transmission » de
génération en génération. Chez nous, transmettre, c'est d'abord découvrir,
ensuite déposer pour inscrire...
T. N. — Attends ; tu dis : « découvrir » ; mais dans quel sens ? Dévoiler ?
Démasquer ? Divulguer ? Le mot « découvrir » est-il assez fort pour exprimer
ton idée ? N'est-ce pas plutôt « dénuder » ?
L. H. — Oui ! Et même plus : « dépouiller », « décoquiller ». Si tu veux, je
te parlerai tout à l'heure de la façon dont on accueille un nouveau-né. Là aussi,
il s'agit de décoquiller l'enfant, quasiment de le « démonter », pour ensuite
déposer en lui du « compact », cette démarche première permettant par la suite,
lorsque la nécessité s'en fera sentir, par exemple au cours d'un travail thérapeu-
tique, de retirer à nouveau le voile, l'enveloppe, le paraître, le faire-semblant et
d'atteindre à nouveau le profond, le « compact »... autrement dit, comme on
l'énonce chez nous : de « voir ».
T. N. — Pour que je comprenne mieux, il faudrait que tu me traduises le
mot « découvrir » en langue goun...
L. H. — Eh bien, on pourrait dire : ye na / mo / nu do / na we ; mot à mot :
on va / voir / chose à l'intérieur de / toi, ou bien : ye na / mö / nuto / xö me na we,
ce qui donnerait mot à mot : on va / voir / chose / ventre à l'intérieur de toi ;
autrement dit : « on va regarder dans ton ventre »...
T. N. — Votre conception de la personne présuppose donc une « théorie »
complexe de l'enveloppe et du noyau. D'autre part, l'acte de transmettre,
Oro Lè — la puissance de la parole... 789

comme l'acte de soigner ne concernent que le noyau — ce qui est enfoui à l'inté-
rieur du ventre. Il est logique que la première démarche du guérisseur consiste
alors à dépouiller le sujet de ses « défenses » — si je peux me permettre ce rac-
courci — ou de l' « apparence », du « voile » qui le protège pour plonger vers
son noyau. Mais donne-moi encore une précision : pourquoi le noyau se trouve-
t-il dans le ventre ?
L. H. — Car lorsque les choses sont parvenues à la tête, sous forme de
« pensées », a fortiori de paroles, elles sont inutilisables pour celui qui s'occupe
des choses profondes, celui que nous nommons Babalawo, mot qui, comme tu le
sais, signifie : « père du secret ».
T. N. — Une fois que les choses sont parvenues à la tête... il pourrait s'agir
de ce que nous appelons « élaboration secondaire »... ce matériau ne serait donc
pas utilisable par un thérapeute ?
L. H. — Tu sais bien ! Je t'ai déjà expliqué que chez nous un bon Babalawo
va au lit du malade, à son réveil, pour recueillir les rêves avant même qu'il n'ait
quitté le monde du sommeil. Il faut toujours aller chercher les matériaux à la
source... et la source se trouve toujours plus loin, le plus loin possible...
T. N. — Le plus loin... dans la personne ?
L. H. — Dans la personne, dans sa famille, dans les générations passées et
même dans le cosmos !
T. N. — Ce qui me frappe évidemment dans la démarche que tu décris, c'est
la volonté délibérée de prendre en compte l'activité du thérapeute. Là, c'est le
thérapeute qui part à la découverte du noyau du patient, qui le « découvre », le
« décoquille », comme c'était aussi un Babalawo qui lui avait « déposé » et « ins-
crit » dans « le ventre » les éléments de son noyau, à sa naissance. Le sujet est
donc perçu comme une sorte d'amalgame compact d'éléments provenant d'ail-
leurs ; comme tu le précises : des plus vieux, de la famille, des générations pas-
sées, du cosmos... 1 Ce serait là son noyau, mais qu'il recouvrirait de voiles, d'ap-
parences, de paroles insignifiantes, creuses... Le Babalawo doit faire acte de
violence, traverser les couches superficielles, « décoquiller » et sans doute
« déposer » à son tour un « objet » dans le ventre du patient. Alors qu'en psy-
chanalyse, nous avons plutôt la conception d'un sujet actif, recherchant lui-
même sa vérité, construisant sans relâche des scénarios pour y parvenir et
échouant sans cesse jusqu'à ce que l'un de ses scénarios vienne l'inscrire dans les
mailles d'un « transfert » d'où un psychanalyste parviendra éventuellement à le

1. A propos de la conception du sujet chez les Yorubas, Gouns, Fons, cf. L. Hounkpatin et
T. Nathan : « La parole agissante et les objets silencieux. Dialogue sur la fabrication de l'objet thérapeu-
tique chez les Yorubasdu Bénin », Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie,n° 16, 1990, 15-28, et L. Hounkpa-
tin, Etre, c'est vivre au village, c'est habiter une concession, à paraître dans Nouvelle Revue d'ethnopsy-
chiatrie. n° 19.
790 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

guider quelque peu. Mais Babalawo et psychanalyste partagent quelque chose en


commun : l'importance qu'ils attachent tous deux à la parole. Car lorsque tu
parles d' « objet » déposé, il s'agit bien sûr d'une parole...
L. H. — Pour nous, la parole est un objet, tout comme un objet peut être
une parole. Je parle là de ces objets manufacturés, construits à partir d'éléments,
objets que l'on peut aussi démonter, désarticuler, afin de « casser » leur pouvoir.
De même, nous pensons que certaines paroles, précisément celles des Babalawos,
doivent être « construites », « ciselées » et que, par ailleurs, toute parole est sus-
ceptible d'être « désarticulée », « démontée ». Ce n'est pas à toi que je vais
apprendre que partout en Afrique nous savons que certains « objets » fabriqués
peuvent aider à construire un homme ou lui rendre sa vitalité perdue, tout
comme ils peuvent le détruire, le réduire à l'état de larve psychotique ou même
le tuer1. Certaines paroles sont conçues comme ces « objets actifs », c'est-à-dire
faites d'une foule d'éléments amalgamés. Et tu sais que les objets dont nous par-
lons sont faits de fragments d'éléments qui nous entourent et qui constituent le
monde, tout comme l'être humain...
T. N. — Attends ! Tu vas trop vite ! Les « objets actifs » sont composés
d'un amalgame d'éléments hétéroclites (animaux, végétaux, minéraux), ça, nous
le savons ! Pour les Yorubas, Fon, Goun, Nagô, Mina, etc., l'être humain est
aussi un amalgame d'éléments hétéroclites. Bon ! Maintenant, tu ajoutes que la
parole est elle aussi fabriquée de cette manière. Explique-moi davantage !
L. H. — Bien ! Je prendrai un exemple. Tu sais que nous avons un autre
mot pour désigner le guérisseur : Bokönon. Or, Bokönon — ou Bokö chez les
Minas — signifie littéralement : « celui qui lit la poussière des morts ». Dans les
temps anciens, sans doute, n'était-ce pas dans le sable qu'on lisait le caché, mais
dans la « poussière des morts ». Nous expliquons les choses ainsi : tout le monde
sait qu'une partie du corps devient poussière et se mélange à la terre. Et, comme
nous l'enseignent nos mythes, après la mort, emi, le « souffle de vie », pénètre
dans les profondeurs de la terre et se transforme en sable ; ce n'est qu'après cette
métamorphose qu'il peut s'échapper, en compagnie de l'ombre, pour s'incarner
dans un nouvel amalgame humain. Des profondeurs de la terre — du noyau —
et du plus décomposé — le sable — naît tout ce qui, sur terre, est nanti d'une
forme. Donc nous pensons que de la mort (du profond et du délié) naît la vie (la
forme organisée). L'être humain n'échappe pas à cette loi, lui aussi constitué
d'une multitude d'éléments hétéroclites, rendus compacts, cohérents, organisés.

1. Lucien Hounkpatin fait référence ici à un article de Tobie Nathan, De sable, de plomb et de cola.
Ethnopsychanalyse des « objets actifs », Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie,n° 16, 1991, 29-S3. Voir aussi
Marcel Mauss, Effet physique chez l'individu de l'idée de mort suggérée par la collectivité (Australie,
Nouvelle Zélande), in Sociologie et anthropologie,Paris, PUF, 1973.
Oro Lè — la puissance de la parole... 791

Bref : pour nous, toute fertilité provient du sable (c'est-à-dire, en dernière ana-
lyse : des morts).
T. N. — Le lieu de la vérité est donc le sable (ou si tu préfères : la poussière
des morts)...
L. H. — C'est ça ! D'où, si nous voulons atteindre le noyau des choses, la
nécessité d'interroger le sable 1.
T. N. — Sans doute parce que le sable conserve l'empreinte de la forme des
choses. Les Grecs de l'Antiquité appelaient l'empreinte laissée dans le sable :
eïdolon — « l'ombre », « l'image ». Mais, chez vous, il semble s'agir de l'em-
preinte du noyau même des choses : de leur principe. Non pas leur simple appa-
rence, mais ce « souffle » qui les a constituées à l'origine et qui, après décompo-
sition, s'en va fertiliser la terre. Le sable retiendrait l'essence des choses, non pas
leur « structure », mais, en deçà, la force qui confère une structure aux éléments
hétéroclites. Et lorsqu'il s'agit d'agir sur la vie — que dis-je ? sur le souffle de
vie ! —, de permettre une naissance, une renaissance lors d'une initiation ou
d'éviter la mort lors d'un travail thérapeutique, alors c'est ce souffle même qu'il
faut aller interroger. Sinon, nous n'avons affaire qu'à l'apparence et là-dessus
nous ne possédons aucun moyen d'action. Tu sais que c'est assez proche d'une
série de concepts freudiens. D'abord, nous autres psychanalystes allons aussi
interroger le désarticulé, le délié : l' inconscient et justement dans ce qu'il produit,
dans son activité qu'on imagine bouillonnante, incessante. Et l'inconscient, nous
le pensons structuré, même s'il est plus que les autres instances soumis aux forces
de déliaison, que nous appelons aussi mort, ou plus précisément : instinct de
mort. Mais ce qui nous différencie radicalement de la pensée que tu es en train de
m'expliquer c'est que nous portons peu l'accent sur la difficulté de l'activité à
laquelle nous devons nous soumettre pour parvenir jusqu'aux productions de
l'inconscient, mais plutôt sur les ruses qu'il met en oeuvre pour toujours nous
échapper. D'autre part, évidemment, l'Inconscient, nous le pensons séparé du
cosmos, spécifiquement humain, même pas animal ou si peu... et produit par le
sujet lui-même dans une sorte de lente coction, qui est aussi sa destinée.
L. H. — La différence est d'importance ! Pour nous, les éléments sont com-
muns ! Humains, animaux, végétaux, minéraux, tout ce qui, dans la nature, est
nanti d'une forme propre provient d'une même souche. Ce sont les agencements
des amalgames qui donnent naissance aux singularités des êtres. C'est pourquoi
nous disons volontiers que l'homme est un objet avant d'être un sujet. Cette ori-
gine hétéroclite, nous la partageons aussi avec nos divinités qui, pour la plupart,

1. De nombreux ouvrages sur la géomancie africaine, notamment ceux de R. Jaulin, La géomancie.


Analyse formelle, Paris, Editions des sciences de l'homme, 1989, et Géomancie et Islam, Paris, Christian
Bourgois édit., 1991.
792 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

ont d'abord vécu une existence humaine avant d'être transformées en dieux.
C'est pourquoi, dans l'être des dieux sont contenus les mêmes éléments ani-
maux, végétaux et humains. Donc, chez nous, avant que l'homme ne perçoive
son identité propre, il doit d'abord se penser « chose », penser la matière, sa
relation avec elle, sa relation avec son environnement, mais aussi avec ses morts,
ses ancêtres. C'est comme ça !
T. N. — Il n'est donc pas étonnant que lorsqu'il s'agit de partir à la recherche
du noyau d'une personne, on interroge la partie la plus désarticulée de l'environne-
ment : le sable ! Vous avez dû emprunter cette particularité aux Egyptiens anciens
qui, par toutes les opérations qu'ils réalisaient sur les cadavres, tentaient d'isoler et
d'interroger le souffle même de la vie. Mais j'ai appris en t'écoutant que tu pronon-
çais rarement les mots au hasard. Par cette notion de « souffle », voudrais-tu sous-
entendre que la parole, fabriquée dans la bouche, d'éléments hétéroclites — les
sons — et littéralement : du souffle de la personne, la parole serait-elledonc assimi-
lable à la création et contiendrait-ellepar conséquent du « principe de vie » ?

LA DÉNOMINATION DE L'ENFANT

L. H. — La parole, la vie, c'est la même chose ! D'ailleurs, la parole est


considérée chez nous comme une force, une puissance spécifique et un pouvoir.
La preuve la plus simple en est la dénomination de l'enfant, acte extrêmement
complexe, que l'on n'abandonne certainement pas aux caprices ou aux « fan-
tasmes » des parents ; acte par lequel on accueille, on reconnaît, on protège et
on fait démarrer la vie sociale de l'individu.
T. N. — Est-ce ce que tu évoquais au début de notre conversation en par-
lant de « découvrir l'autre » pour ensuite y « déposer » un « objet » ?
L. H. — Tu m'as bien écouté ! La procédure de dénomination commence
dès la grossesse. Déjà, la coutume interdit aux femmes de parler explicitement de
leur état. Il faut trouver les mots corrects pour désigner une grossesse et l'annon-
cer aux proches à l'aide de paroles qui ne risquent pas de se retourner. On laisse
évidemment ce soin aux personnes expérimentées. D'autre part, comme tu le
sais 1, chez nous, le nouveau-né est considéré comme un étranger qu'il s'agit d'ac-
cueillir, d'apprendre à connaître pour ensuite nouer des liens harmonieux avec
lui. A la naissance, le principal travail de la communauté consiste à découvrir
l'identité réelle de l'étranger qui fait irruption dans le village et donc de bien le

1. Lucien Hounkpatin fait allusion ici a un article écrit par Tobie Nathan et Marie Rose Moro,
Ethnopsychiatrie de l'enfant, à paraître dans R. Diatkine, M. Soulé, S. Lebovici (eds), Psychiatrie de l'en-
fant et de l'adolescent, nouv. éd., Paris, PUF.
Oro Lè — la puissance de la parole... 793

nommer. Dans ce but, on procède à une série de questions dont les réponses
seront à la base de la fabrication du nom : « D'où vient-il ?» « A qui ressemble-
t-il ? » « De quels traits du passé est-il chargé ? » Bref: « Qui est-il ? » Ces ques-
tions sont évidemment posées par l'entremise du Fa.
T. N. — Tu peux traduire Fa ?
L. H. — Fa est une procédure de divination qui peut fonctionner sur le
sable, les cauris1, les colas2, les chaînes de métal, toutes sortes de supports. Fa est
aussi un recueil de récits mythiques formulés dans une langue particulière. Litté-
ralement Fa signifie « ombre », mais au sens de la partie obscure des choses ainsi
une ombre a-t-elle une ombre (Fa). Fa est aussi une divinité, souvent représen-
tée sous la forme d'un enfant de la bouche duquel sortent des énoncés sur le des-
tin, avec des mythes, nombreux, qui expliquent les singularités du destin de cet
enfant appelé Fa. Mais Fa signifie aussi « quiétude », comme si l'on voulait
exprimer que révéler la vraie nature des choses permettait de les « fixer » et, de
ce fait, de parvenir à la quiétude.
T. N. — Ce n'est donc pas un mot simple...
L. H. — Chez nous, aucun mot n'est simple. On ne peut rien comprendre à
la pensée yoruba si l'on ne tient compte de la polysémie infinie des mots de cette
langue et de la capacité offerte aux locuteurs de fabriquer perpétuellement de
nouveaux mots.
T. N. — Ce que tu viens de dire me paraît crucial ! Il faudra que l'on y
revienne longuement. Mais reprenons d'abord le processus de dénomination du
nouveau-né, veux-tu ?
L. H. — Oui ! A part les indications fournies par le Fa, le Babalawo dispose
pour trouver le nom de l'enfant des différents événements survenus à la famille
durant la grossesse, et aussi des rêves des parents, des amis, des voisins. Il tient
également compte des conditions de l'accouchement. Après un examen minu-
tieux de cette foule d'informations et une observation fine des caractéristiques
physiques de l'enfant et de son « caractère », il fabriquera plusieurs noms,
paroles ou phrases contractées, qui seront progressivement confiés à l'enfant.
T. N. — Qui connaît ces noms ?
L. H. — Le père, la mère et quelques membres de la famille.
T. N. — Pas nécessairement l'enfant ?
L. H. — Il les apprendra très vite, à l'occasion de tel événement qui survien-
dra dans sa vie. L'éducation yoruba est l'art de distiller les informations au
moment adéquat. Voilà donc ce que j'appelle « découvrir l'autre ». Est-ce clair ?

1. Petits coquillages en forme de vulve.


2. Noix contenant un principe stimulant très proche de la caféine et que l'on mâchonne lentement
dans les pays d'Afrique de l'Ouest.
794 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

T. N. — Je comprends un peu, mais il me vient une foule de questions et de


commentaires. D'abord, je comprends que les découvertes successives de ses noms
« propres » deviennent les prototypes de toutes les découvertes que fera ultérieure-
ment le sujet sur lui-même. Ce n'est pas, comme le souvenir refoulé, un fragment de
sa propre vie échappant au sujet, mais des fragments de lui-même, de sa constitu-
tion interne, confiés à d'autres dès sa naissance, fragments qui trament en secret
son destin. C'est à la fois la part la plus secrète, la plus intime de sa personne, le
signe de son originalité profonde, sa « marque de fabrique » pourrait-on dire, mais
elle est déposée en d'autres mains que les siennes. Donc, lorsqu'un Babalawo part à
la recherche des noyaux d'une personne, il n'agit pas selon un principe différent du
Babalawo qui a dénommé cette personne à l'origine, cherchant autour de lui ce qui
le désigne en propre. Enfin, le nom tel que tu le décris est construit à l'image de la
personne, d'éléments nombreux contractés et dont l'amalgame est rendu « com-
pact ». Chez vous, le nom est la personne !
L. H. — Rien ne peut mieux illustrer ton commentaire que le fait suivant :
en fon comme en goun, « nom » se dit Nyi ; or Nyi, c'est aussi le verbe « être »,
si bien qu'on dit : nè / à / nô / nyi ? — littéralement : « comment / toi / habituel-
lement / être ? » pour demander à quelqu'un : « quel est ton nom, comment
t'appelles-tu ? »
T. N. — Bien ! Revenons un moment sur le processus de dénomination de
l'enfant. Il contient plusieurs présupposés théoriques : 1 / comme la personne, le
nom contient des éléments « compactés » ; 2 / l'ensemble des événements ayant
présidé à la naissance constituent le destin ou plutôt les « signes » du destin de
l'enfant ; 3 / la complexité de la procédure implique évidemment que l'on peut se
tromper dans la dénomination d'une personne et donc qu'on peut y remédier
soit en modifiant son nom, soit en lui adjoignant un nouveau nom. Mais quels
sont ces événements que l'on inscrit dans le nom, et au fer rouge sur la « psy-
ché » de la personne ? Pourrais-tu me donner un exemple ?
L. H. — Ce sont généralement des naissances, des morts, des disparitions,
des transgressions de tabou... enfin tout événement susceptible de déclencher la
frayeur.
T. N. — Parce que la frayeur est une fracture dans l'ordre du monde. Dans
bien des cultures, il existe ainsi l'idée que la frayeur peut tuer quelqu'un par des-
truction de la cohérence du monde1. Mais permets-moi d'insister : je souhaite
que tu me donnes un exemple de dénomination.
L. H. — Après avoir interrogé les Orisha ou les Vodun — les divinités — par
l'intermédiaire du Fa, après avoir interrogé les ancêtres et écouté les vieux, après

1. Cf. le n° 15 de la Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrieintitulé Frayeur, notamment l'article de


T. Nathan, « Angoisse ou frayeur. Un problème épistémologiquede la psychanalyse », 1990, 21-38.
Oro Lè — la puissance de la parole... 795

s'être renseigné auprès des matrones, des femmes de la famille, des voisines, après
avoir observé l'enfant, le Babalawo peut par exemple attribuer le nom : Séhwènù.
Or, Séhwènù peut-être le début du proverbe suivant : Sé / hwénù / we / wa ; littéra-
lement : le destin / le temps / c'est / venu... autrement dit : « le temps du destin est
advenu ». Les choses sont assez complexes car le même nom peut aussi renvoyer à
cet autre proverbe : sé / hwènù / su / nùdè / ma / nö / hè / dö / tè ; littéralement : le
destin / le temps / arriver à point / rien / ne pas / tenir / lui / sur /place... qu'on
peut rendre par : « quand arrive l'heure du destin, plus rien ne l'arrête ». Dans tous
les cas, un tel nom n'a pu être attribué qu'à un enfant qui a été longtemps attendu
ou dont l'accouchement a posé de graves difficultés, si bien que l'on a pensé qu'il
n'arriverait jamais.
T. N. — Je comprends mieux à partir de ton exemple. Le nom constitue
désormais la principale matrice d'interprétations susceptibles d'être adressées à
une personne donnée. C'est pourquoi tu dis : « le nom, c'est la personne »...
L. H. — Il vaut mieux dire que le nom est « l'ossature de la personne », le
squelette de toutes les significations à venir. C'est pourquoi l'on considère que la
vie d'un individu est la réalisation de son nom. Lorsqu'on demande son nom à
un Yoruba, un Fon, un Goun, un Mina... il hésite avant de répondre. On ne dit
pas son nom à n'importe qui, n'importe où, n'importe comment ni n'importe
quand... De fait, rares sont les occasions où un Yoruba accepte de délivrer son
véritable nom car la connaissance du nom permet de « démonter » la personne,
de la « découvrir ». Le nom possède une telle puissance que lorsqu'une personne
tombe gravement malade ou ne parvient absolument pas à s'adapter à la vie
sociale, le Babalawo peut considérer qu'il porte un nom inadéquat ou incomplet
et reprendre ou compléter le processus de dénomination. Comme tu vois, il faut
toujours aller aux sources des choses.

LES PAROLES ACTIVES

T. N. — Attends ! Dis-moi si j'ai bien compris ! Un individu est fabriqué


pour moitié de son destin — enfin toutes les circonstances que tu as évoquées —
et pour moitié d'une parole : son nom. De plus, il y aurait l'idée que si la parole
correspond au destin, l'ensemble constitue un être vivant, actif et créatif. Mais si
les deux moitiés ne sont pas cohérentes entre elles, il faut reconsidérer tout le
processus de dénomination de peur que ne survienne la mort...
L. H. — C'est exactement cela !
T. N. — On pourrait penser à une autre ressemblance avec la pensée psy-
chanalytique, cette fois une ressemblance formelle : Nous pensons qu'une repré-
sentation est constituée pour moitié d'une « représentation de chose » et pour
796 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

moitié d'une « représentation de mot ». Aucune représentation ne peut recevoir


de l'appareil psychique le label : « ceci est réel », si elle ne comporte pas ces deux
parties. Cette idée théorique constitue probablement l'un des fondements les
plus solides de l'utilisation de la parole dans la cure : nommer, nommer, tou-
jours nommer... pour « réaliser », c'est-à-dire « rendre le monde réel ».
L. H. — Oui, mais ne conclus pas si vite...
T. N. — D'accord, nous nous enrichissons de nos différences et nous nous
abêtissons de nos ressemblances, va...
L. H. — Je t'indiquais au début qu'il s'agit de sociétés de tradition orale.
Nous transmettons toute notre connaissance par la parole. C'est pourquoi nous
avons appris que certaines paroles, mais seulement à condition qu'elles soient
correctement fabriquées, avaient valeur d' « initiation ». Ce n'est pas la seule
existence d'une parole qui constitue l'effet de vérité, c'est aussi toute une dyna-
mique de gestes, de postures, de procédés à l'origine de cette parole. Pour
qu'une parole laisse des traces, pour qu'elle soit, comme on dit une « parole
agissante », il faut qu'elle soit « construite ».
T. N. — Ah, tu me réjouis ! Nous allons pouvoir maintenant discuter de la
façon de fabriquer une « parole active ». Si j'ai bien compris, chez vous il est néces-
saire de passer par plusieurs étapes avant de parvenir à ce que tu appelles « parole
agissante » : 1 / tu interroges les « objets de divination » — sable, cauris, colas...
2 / le Fa te renvoit un « signe » ; 3 / le signe te donne des mots ; 4 / à partir des-
quels tu vas construire une parole « compactée ». Est-ce bien cela ?
L. H. — C'est cela et aussi beaucoup plus que cela ! La parole est considé-
rée chez nous comme principal véhicule de pouvoir — le pouvoir de détruire, le
pouvoir de donner la vie, le pouvoir de modifier ce qui existe...
T. N. — Est-ce ainsi qu'on l'énonce ?
L. H. — Ah oui ! Chez vous, un bon psychanalyste est quelqu'un qui sait
bien écouter, chez nous, un bon Babalawo est celui qui sait parler, c'est-à-dire
qui sait jouer sur tous les codes, utiliser tous les paramètres, et fabriquer les
« paroles agissantes ».
T. N. — Je suis de ces psychanalystes qui pensent que l'art du psychanalyste
est la fabrication de l'interprétation. J'ai donc hâte d'apprendre comment un
Babalawo sait parler...
L. H. — Commençons par le début : avant de parler, il faut d'abord
« entrer dans l'autre » et « s'y installer ». La première chose qu'apprend un
Babalawo, et en l'éprouvant sur lui-même durant l'initiation 1, c'est à ne parler

1. Cf. L. Hounkpatin et T. Nathan, Refaire la tête. Dialogue sur le démontage et le remontage des
organes lors de l'initiation à la fonction de thérapeute (Baba Lao) chez les Yorubas du Sud-Bénin, à
paraître dans Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie.
Oro Lè — la puissance de la parole... 797

que lorsque l'autre « est ouvert ». Et pour « l'ouvrir », tu dois avant tout « cap-
turer son souffle ».
T. N. — Je ne sais comment capturer le souffle de quelqu'un, mais je com-
prends la logique du procédé : puisqu'une parole est constituée de sons et de
souffle et que, selon la pensée yoruba, il faut toujours partir à l'origine des
choses, on commence par vider la parole vide du malade en lui supprimant son
âme — autrement dit : son principe — pour lui glisser ensuite une « parole-
souffle », qui deviendra le noyau des paroles pleines à venir. Mais il faut que les
malades aient vraiment confiance dans leurs Babalawos, car ils pourraient leur
glisser n'importe quoi à la place d'une parole-souffle...
L. H. — Ils pourraient aussi ne rien mettre...
T. N. — et donc tuer le malade...
...
L. H. — Tu sais bien que chez nous, tout guérisseur est aussi un sorcier en
puissance... Mais ce qu'il faut surtout retenir c'est que « parler » s'apprend et ce
n'est pas le premier-venu qui peut bénéficier de cet enseignement. Il faut « s'as-
seoir » longtemps, longtemps... où être né là-dedans pour acquérir une telle
connaissance...
T. N. — On est bien d'accord sur les prémisses : il s'agit pour le Babalawo
de vider d'abord le souffle de la parole du malade avant d'y introduire la sienne
et ce, en s'installant en lui... dans son « ventre » ?
L. H. — Dans son ventre !
T. N. — Peut-être, en psychanalyse, utilise-t-on « intuitivement » de sem-
blables techniques, mais on ne nous enseigne certes pas à percevoir le rythme, le
souffle de l'autre, à le suspendre, pour s'infiltrer, s'installer par une parole dite
elle aussi avec une certaine voix, selon un certain rythme... Nous, nous laissons
cela au « style » du psychanalyste...
L. H. — C'est important pour moi que tu formules clairement ces notions
car je ne parviens à les penser qu'en yoruba.
T. N. — Je crois que cette « théorie » de la « parole active » ne peut se
comprendre qu'à partir du principe général selon lequel tout être est consti-
tué : 1 / d'un assemblage d'éléments « compactés », et 2 / d'un « souffle de
vie ». De même pour la parole qui, comme tu l'as signalé au début, est consi-
dérée comme un objet. « Casser » une parole, la « désarticuler », ce n'est
certes pas la discuter ou la contredire, mais lui supprimer son « souffle ». C'est
cela sans doute l'un des constituants de la technique d' « infiltration » à l'inté-
rieur de l'autre. Je dois te dire que j'aime cette façon de penser à partir de l'ac-
tivité du thérapeute et non à partir des fonctionnements imputés aux malades.
Au fond, la pensée yoruba est beaucoup plus proche d'une pensée scientifique
que la pensée psychanalytique qui impute presque tout le mécanisme aux
caractéristiques du malade.
798 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

L. H. — Tu as encore tendance à simplifier ; la pensée yoruba est pleine


d'ambiguïtés. D'une part, on pense que la parole est faite de matière et de souffle
comme tout objet, tout être sur la terre ; d'autre part on pense que la parole est
le souffle même des événements ou des choses cachées. Ainsi, lorsqu'on se
retrouve face à un événement surprenant ou incompréhensible, au lieu de dire :
« Qu'est-ce qui se passe ? », on dira : « Quelle parole est-ce ? »
T. N. — C'est-à-dire : quel est le noyau de l'événement, son souffle ?
Comme lorsqu'on ne comprend plus le comportement d'une personne, on se
demande : « Quel est son nom ? » pour dire : « Mais qui est-il ? » « Ne nous
sommes-nous pas trompés en le dénommant ? »
L. H. — Bien ! Je vois que tu progresses. Je peux maintenant te confier les
conditions de fabrication d'une telle parole-souffle des êtres. Première chose :
cette parole doit être prononcée par une personne « autorisée » : 1 / le Bokonon
ou le Bobalawo qui, au cours de sa longue initiation a appris les histoires et les
paroles du Fa ; 2 / les spécialistes des plantes qui connaissent les paroles permet-
tant de rendre « actives » les racines, les écorces, les feuilles, les graines ; 3 / les
griots qui connaissent les noms et les gestes des ancêtres sur plusieurs généra-
tions ; 4 / les prêtres qui connaissent les noms et les gestes des divinités ; 5 / les
chasseurs qui connaissent les noms et les caractéristiques des animaux ; enfin
6 / les anciens qui connaissent les noms cachés des adultes du village. De ces six
catégories de personnes — et ça fait du monde ! — tout individu doit éviter à
tout prix de s'entendre proférer la « malédiction » qui se dit en Goun et en Fon :
nù / dido ; littéralement : bouche, chose / action de frapper ou nü / dida ; littéra-
lement : bouche, chose / préparer. De plus, on pense qu'une telle malédiction est
d'autant plus efficace qu'elle est prononcée le matin, de bonne heure, avant que
l'eau n'ait touché la bouche de l'imprécateur. Il faut encore ajouter que le nü
dida peut aussi désigner une préparation de feuilles que l'on met dans la bouche
avant de prononcer la parole destructrice, pour en augmenter l'effet destructeur.
En langue goun, la menace na / yilo / nù / nyi / mé / wé / di ; littéralement : moi
sur le point / d'appeler / chose / nom / à / toi / tout de suite / que l'on peut
rendre par : « je vais tout de suite invoquer un nom, une chose, contre toi... » est
plus crainte que le fait de brandir une arme contre quelqu'un. Bref : l'idée que
celui qui, par sa fonction, détient une part de l'univers caché du groupe peut se
saisir de ton souffle ou même d'un fragment de ton souffle (ta partie cachée)
plonge tout yoruba dans la plus grande terreur.
T. N. — Là, je reconnais une très profonde différence entre la « parole
active », la « parole-souffle » telle que la pensent les Yorubas et l'interprétation
psychanalytique. Car pour vous si cette parole est indubitablement efficace, elle
peut agir tant pour déclencher des processus de vie que des processus de mort.
Or, je n'ai jamais entendu, sauf dans des discussions de salon, qu'une interpréta-
Oro Lè — la puissance de la parole... 799

tion psychanalytique puisse déstructurer, détruire, annihiler. Certes, nous possé-


dons la notion d' « interprétation sauvage », prononcée « hors cadre », dont le
seul méfait, d'après Freud, est d'éloigner le patient de son psychanalyste. Je vois
une autre différence d'envergure : pour le psychanalyste, l'interprétation est
active car elle contient des éléments de vérité (« objective » — « lorsque vous
...
aviez deux ans vous avez assisté à un coït a tergo entre vos parents... » ou « psy-
chique » — « vous me tournez en dérision comme tous les hommes dont vous
avez été amoureuse, en premier lieu votre père... »). Pour les Yorubas, certaines
paroles sont actives car elles sont le « souffle » (la partie cachée) d'événements
incompréhensibles. Les prononcer ne procure pas un surplus de vérité, mais
déclenche un orage de significations. Peut-être le fait de dénommer a-t-il le
même effet dans les deux techniques, mais il est clair que les concepts à l'oeuvre
sont radicalement différents.

OUVRIR L'AUTRE

L. H. — Je suis d'accord avec ta formulation « orage de significations » et


pour poursuivre ta métaphore « électrique », j'ajouterai que certaines paroles
prononcées par des Babalawos provoquent de véritables courts-circuits sémanti-
ques. C'est par ces paroles que l'on « ouvre » une personne, qu'on la « casse » !
T. N. — Voilà qui est cohérent avec la théorie des humains comme « objets ».
Mais tu conviendras que de tels énoncés nécessitent quelques explications.
L. H. — Ce qu'il faut d'abord préciser et sur quoi nous serons, je pense,
immédiatement d'accord, c'est que tout patient introduit dans un cadre théra-
peutique y transporte avec lui son « scénario » qu'il cherchera à dérouler une
nouvelle fois, avec le guérisseur comme dans chaque situation de sa vie.
T. N. — Nous autres, psychanalystes, appelons ces scénarios des « fan-
tasmes inconscients ». Notre pensée est là presque identique. Faut-il à nouveau
se méfier des ressemblances ?
L. H. — Attends, tu jugeras toi-même ! Tout se passe comme si le Babalawo
savait que s'il laissait le patient dérouler son scénario intérieur, il ne pourrait
avoir aucune action sur son être. Il cherche alors à fabriquer un premier type de
« parole active » dont la fonction est d'expulser le patient hors de cette logique
qu'il manie si bien. Voici comment il procède. Si tu regardes un Babalawo lors
d'un premier entretien, tu seras peut-être frappé par le fait qu'il semble ne pas
écouter le malade, regardant ailleurs, manipulant sans cesse ses objets, laissant
de temps à autre échapper des exclamations incompréhensibles et toujours à
contre-temps.
800 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

T. N. — C'est sans doute pour cette raison que la petite statuette yoruba
que je possède et qui représente un guérisseur le montre les mains sur les oreilles,
comme s'il ne voulait pas entendre...
L. H. — Il faut savoir ne pas entendre, pour ne pas se laisser happer par les
apparences ! Tout en écoutant le malade d'une oreille distraite, le Babalawo va
interroger le Fa (sable, cauris, colas), il récupérera à travers les signes de géo-
mancie des récits mythiques évoquant les temps anciens, renvoyant aux origines.
Il combinera alors certains fragments perçus de l'histoire du patient (par exem-
ples : des éléments de son délire, des portions de discours de la famille sur le
patient, des éléments provenant de l'interprétation de son nom) avec des frag-
ments de récits mythiques et, de cette manière, fabriquera une première parole.
Mais ce n'est pas tout : dans la parole fabriquée, il n'y a pas que des mots, il y a
aussi la façon de la modeler, ensuite de la restituer. Souvent, il s'appuiera sur
une expression traditionnelle dont la sonorité est familière au patient ou bien sur
le début d'un proverbe bien connu, comme s'il lui fallait renvoyer la source de
cette parole au passé du groupe. Dans cette entreprise, il jouera sur les mots,
glissant d'une langue commune à une langue rituelle pour aboutir à une expres-
sion nouvelle aux connotations multiples, ayant toujours un effet de sidération...
T. N. — Le Babalawo est bien notre confrère. Mais dans son dessein
d'échapper au « scénario » du patient, il utilise d'autres techniques que les
nôtres. Si nous apprenons une chose durant notre « initiation», c'est bien
d'abord de dérouler nos associations d'idées durant notre cure, ensuite d'écouter
les associations d'idées du patient de cette « attention » que Freud nommait
« flottante ». C'est par ce moyen que nous « brisons » l'ordonnancement du sens
immédiat afin d'être progressivement introduits à des mouvements de plus en
plus cachés. Le Babalawo lui, ne se prive d'aucune technique de fracture du
sens : il détourne volontairement l'attention, déplace l'accent de la parole du
patient à la parole du Fa, puis de la parole du Fa aux connaissances implicites
du groupe. Il n'hésite pas à interroger la famille, à utiliser des objets de divina-
tion, à glisser d'une langue à l'autre, à prononcer des paroles sybillines... J'ai
comme l'impression qu'un Babalawo serait comme un psychanalyste qui aurait
très longtemps réfléchi aux inconvénients de sa technique, jusqu'à se donner des
outils lui permettant le moins d'erreurs possibles... des sortes de garde-fous...
L. H. — Mais il ne s'agit pas seulement d'éviter le piège du sens immédiat ; il
faut aussi « casser » la logique pathologique qui laisse le patient tournoyer dans
une quête infinie, il faut la faire « voler en éclats ». C'est pourquoi, cette première
parole que prononce d'abord le guérisseur est appelée : « parole à l'envers ».
T. N. — C'est curieux : au Maghreb on nomme la médecine « tradition-
nelle », celle qui échappe à l'idéologie des clergés, tant celle des imams que celle
des universitaires, on appelle cette médecine : ra'ouani qu'on peut traduire par
Oro Lè — la puissance de la parole... 801

« médecine à l'envers »1. Mais je suis avide d'entendre ton explication de ce


terme : pourquoi « parole à l'envers » ?
L. H. — Moi, je suis petit... Mais si tu poses cette question, on te répondra :
« Que fais-tu lorsque tu veux t'introduire dans une maison ? L'inverse de ce que tu
as fait pour en sortir ! Tu dénoues les ligatures par lesquelles on a fixé les barrières,
tu opères à l'envers... » De même, il n'est pas rare qu'un Babalawo prescrive à un
patient recueilli dans la concession pour la durée d'un traitement d'accomplir les
gestes quotidiens à l'envers : de reculer pour entrer dans une maison, de se servir
exclusivement de la main gauche...2 Mais il fait plus encore ! La « parole à l'en-
vers », il ne la prononcerapas en Goun s'il s'agit d'un patientgoun, mais en Nagô, la
langue des « ancêtres », allant chercher ses paroles, toujours plus loin vers l'ori-
gine. Et lorsqu'il s'agit d'un cas vraiment grave, il pourra même mêler au Goun et
au Nagô une langue plus ancienne encore, la langue des rituels : le Yoruba.
T. N. — Avec cette précision, je comprends un peu de la signification de
l'expression « parole à l'envers ». De fait, le Babalawo utilise le langage à l'en-
vers, il traite les mots, non comme des signes, mais comme des choses. Ce sont
bien des mots qu'il offre au patient, mais ces mots ont été détournés de leur fonc-
tion première ; on les a amalgamés avec des mots provenant d'autres codes, on
a rendu leur compréhension non immédiatement accessible. Ils sont devenus
comme les signes hiéroglyphiques dont on parlait au début : ils contraignent à
l'interprétation. Je conçois donc qu'on puisse dire que le Babalawo use de la
parole à l'envers. Il me semble même qu'en contraignant le patient à interpréter
ces paroles d'ancêtres il lui interdise de continuer à chercher des interprétations
à ses énigmes personnelles. Peut-être est-ce pour cette raison qu'on dit que de
telles paroles « ouvrent » le patient...
L. H. — Voici une parole à l'envers : « Les pieds ne poussent pas sur la
tête. » Tu me diras : c'est une évidence ! Mais, pensera sans doute le patient,
pourquoi ce Babalawo m'adresse-t-il une telle parole ? Pourquoi aujourd'hui ?
Pourquoi en langue yoruba ?
T. N. — Les pieds ne poussent pas sur la tête, tout le monde le sait ! Mais
il faut dire que les pieds ne poussent pas du tout ! Ce sont les végétaux qui
« poussent ». Donc, en prononçant cette parole, le Babalawo déclenche un rai-
sonnement analogique entre pieds et végétaux. Maintenant, bien sûr, je me
représente les pieds sortant de la tête... pour marcher à l'envers... a-t-il voulu me
dire que je raisonnais à l'envers ?

1. Communication personnelle de Mondher Jouida, en cours de rédaction d'une thèse de doctorat


en psychologie sur la médecine traditionnelleféminine dans la région de Tunis.
2. Pour la fonction de « l'envers » dans les rituels de modification, voir le bel article de G. Devereux
sur Le négativisme social, in Essais d'ethnopsychiatriegénérale, Paris, Gallimard, 1970.
802 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

L. H. — Voici d'autres « paroles à l'envers » : « Verser l'eau douce dans la


mer en espérant qu'elle sera plus salée »... « Si les deux yeux étaient placés sur
les fesses, comment ferions-nous pour voir ? » Je dois dire que, généralement, le
patient renonce à y trouver un sens. Peut-être plonge-t-il dans un état dépressif
suite à cet échec. Je crois que c'est précisément ce que recherche le Babalawo :
« casser » l'autre, le vider de son « souffle », s'y installer par une « parole à l'en-
vers », travailler son « noyau » de l'intérieur car, comme on dit chez nous :
« tout ce qui est en surface glisse et fait glisser... »
T. N. — Eh bien ! Je dois dire que je ne suis pas sûr qu'en psychanalyse
nous n'utilisions pas des techniques semblables, notamment dans l'énoncé des
interprétations, mais nous le faisons toujours de manière « intuitive » et lorsque
nous évoquons ce type de paroles entre nous, nous formulons les choses ainsi :
« ... cette phrase m'est venue, comme ça... » ou « ... je ne sais pourquoi, j'ai
pensé les choses ainsi... » Il y a quelque chose dans le métier de psychanalyste
qui empêche de considérer franchement ce que nous « faisons au patient ». Au
fond nous ne parlons jamais que de ce qu'il nous fait...
L. H. — Ah, pour notre part, nous différencions bien les choses. Ainsi,
disions-nous que la « parole à l'envers » a pour fonction de propulser le patient
dans un univers « autre » ; dans « l'autre monde », radicalement séparé du
monde profane. Sans doute pour lui aménager un espace de pensée car vodu hè
ta nin — « la divinité lui est montée à la tête »... et y occupe toute la place.
T. N. — Je comprends pourquoi le métier de Babalawo est empreint de
secret. Il faut garder tous ces procédés cachés au risque d' « user » la technique,
de la « corrompre » et de la rendre inefficace.
L. H. — Il n'y a pas vraiment de risque. Ces techniques ne peuvent se trans-
mettre qu'à des lettrés qui connaissent près d'une dizaine de langues, dans toutes
leurs finesses et leurs richesses idiomatiques, et seulement par le moyen de l'ini-
tiation qui, de fait, t'inclut dans un groupe fermé.

Fermer l'autre

T. N. — Je ne peux pas dire que j'ai tout compris, mais certainement ce que
tu as dit jusque-là m'a enrichi et incité à préciser ma propre théorie de la tech-
nique. Veux-tu poursuivre ? Que fait-on une fois l'autre « ouvert » ? Le referme-
t-on après y avoir introduit notre objet ? Procède-t-on alors aussi avec une
parole ? Est-ce un autre type de parole ?
L. H. — Te voilà presque devenu Yoruba ; car c'est exactement ce que l'on
fait ! On clôture par une parole que l'on nomme alors « parole agissante ». La
fonction de ce second type de parole est double : elle doit « fermer » le travail
Oro Lè — la puissance de la parole... 803

accompli par la « parole à l'envers », en d'autres mots : le rendre cohérent et


définitif. Mais cette seconde parole doit aussi « ouvrir » ; ouvrir un nouvel
espace au sujet qui doit dès lors avoir la sensation de pénétrer dans les profon-
deurs des significations du groupe...
T. N. — Permets-moi d'attraper cette remarque au vol : la maladie l'a isolé
— je sais que chez vous quelqu'un qui ne parle pas est considéré comme malade,
alors que chez nous, c'est plutôt l'inverse — la maladie l'a isolé, disais-je, la
« parole à l'envers » a brisé sa « coquille ». La « parole agissante » a donc logi-
quement pour fonction de le propulser à nouveau dans l'univers des significa-
tions du groupe.
L. H. — C'est un peu comme cela, mais d'une manière très particulière. Il
s'agit maintenant de restituer un récit au patient reprenant son histoire et expli-
quant la genèse de son état. Mais on ne le fera pas de manière directe, comme si l'on
savait depuis toujours qu'il n'y a pire sourd... Tu dois comprendre que les deux élé-
ments de la « parole agissante » sont : 1 / le fait qu'elle contienne un récit ; 2 / que
ce récit transcende l'histoire singulière du patient pour rejoindre celle de sa famille,
de ses divinités, etc. C'est pourquoi, le Babalawo s'appuiera à nouveau sur les his-
toires du Fa. Enfin, il faut que le patient construise lui-même le récit et non qu'on le
lui transmette « tout-fait ». Malgré ce que pensent parfois les Blancs, nous ne
considérons absolument pas qu'il doive rester passif, au contraire ! Nous agissons
sur lui afin qu'il réagisse ! Si la « parole agissante » est bien construite, elle amènera
nécessairement le patient à s'interroger sur son origine, sur ses ancêtres, sur l'ori-
gine des choses, des divinités. Pour qu'il parvienne à « fabriquer » de telles paroles,
un guérisseurdoit être en état de « création permanente » car, certes il puise dans le
grand réservoir des histoires du Fa, certes il recourt volontiers aux proverbes, mais
la parole qu'il donnera au patient sera un bien spécifique, une parole à nulle autre
pareille. Le Babalawo est un véritable artiste : il doit reprendre les éléments épars
apparus durant la cure, il doit les recouvrir de « paroles communes », immédia-
tement accessibles, et glisser le tout dans une formule qui résiste au temps et à
l'espace afin que, même dix années plus tard, le patient utilise encore cette parole
pour approfondir son existence.
T. N. — Là je reconnais ce que nous faisons lors de la construction d'une
interprétation. Même le renvoi aux autres existe dans la cure psychanalytique
car ma parole n'est audible que pour autant que mon divan est un « lieu
public », que d'autres viennent aussi y dérouler leurs histoires. Bref : que je suis
soupçonné de comparer les patients entre eux... Chaque patient, à un moment
ou un autre de la cure, évoque les « fantômes du cabinet », ceux qu'il n'a jamais
rencontrés et dont il sent la permanente présence. De plus, il est vrai que cer-
taines interprétations — à la lumière de ce que tu dis : sans doute les meil-
leures — restent efficaces des années après, comme si elles avaient créé dans
804 Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin

l'être de la personne une sorte de faille volcanique : à la fois une sphère d'incom-
préhensible et un noyau d'où sourd en permanence un flot de sens. Je dois dire
que tout ce que tu as dit de la « parole agissante » rejoint ma conception tech-
nique de l'interprétation. D'ailleurs, Freud ne disait-il pas lui-même qu'une
« bonne interprétation » se reconnaissait à sa capacité à générer de nouveaux
champs associatifs et non pas à son contenu ? Mais il existe tout de même une
différence notable : nous autres, psychanalystes, répugnons à penser l'interpréta-
tion comme une « intervention » (au sens où l'on dit : « intervention chirurgi-
cale »), nous avons plutôt tendance à oublier ce que nous disons au patient et à
toujours minimiser son importance... par timidité ? Par peur du regard des
confrères ? Il est vrai que nous ne disposons pas comme vous de l'inépuisable
stock des paroles du Fa... juste des quelques dizaines d'interprétations contenues
dans les Cinq psychanalyses... Mais dis-moi encore. Donne-moi un exemple de
« parole agissante ».
L. H. — Je vais d'abord te donner une image pour préciser encore la
conception que nous en avons. Considère, je te prie, un gousset... enfin : une
bourse. Imagine qu'il contienne des objets. A le regarder, il s'agit d'un objet
« compact », à la forme précise. On devine qu'il contient d'autres objets, qu'il les
tient ensemble, amalgamés. C'est un objet, mais c'est aussi un contenant ; c'est-
à-dire qu'il évoque immédiatement une série d'autres objets que l'on peut y
introduire. Peut-être as-tu déjà imaginé des cailloux, des pièces de monnaie, des
billes — que sais-je — à l'intérieur ? Imagine maintenant que tu retournes ce
gousset (comme on retournerait un gant). Que vois-tu ? Encore un gousset ! On
a beau le retourner, l'objet ne s'est pas modifié. Eh bien, une « parole agis-
sante » doit être fabriquée de manière à être une « parole-gousset » : indémon-
table ! Pour obtenir ce type de parole, on utilise l'extraordinaire polysémie des
langues yorubas, des expressions idiomatiques ambiguës, donnant lieu à diverses
interprétations, le glissement d'une langue à l'autre et la permanente référence
au monde sacré. Je vais maintenant te donner un exemple : suppose un patient
qui se trouve toujours coincé dans des situations inextricables. Pour conclure
son traitement, le Babalawo pourra lui donner le mot ekan. Ekan est le nom
d'une mauvaise herbe, très nuisible, aux racines coupantes. Elle évoque donc
dans un premier temps quelque chose de mauvais. Mais cette herbe est aussi
appelée : a nsare nu ekan (« ne cours pas dans les herbes »). Cependant, cette
expression est aussi le début d'un proverbe qu'on restitue spontanément : ansâre
nu ekan ki sasân ; bi ènia kolè, nkan nkan nlé olùvâre ni ; dont la traduction pour-
rait être : « nous ne courons pas sans raison dans les herbes dont les racines sont
coupantes ». Ce proverbe est parfois utilisé pour dire : « Si une personne n'a pas
de but dans la vie (ne court pas après quelque chose), c'est qu'elle est elle-même
le but : c'est qu'elle est poursuivie par quelque chose (de dangereux). » Le
Oro Lè — la puissance de la parole... 805

patient qui s'est vu donner le mot ekan devra par la suite faire tout un chemin
qui le conduira peut-être un jour à la réflexion : « Si je me trouve constamment
coincé dans des situations inextricables, c'est qu'il y a une raison plus profonde...
peut-être suis-je poursuivi par une divinité... laquelle ? » Mais il faut dire aussi
que si ekan est une herbe nuisible, elle est aussi utilisée dans certaines prescrip-
tions thérapeutiques, notamment pour soigner les blessures. Est-il besoin de rap-
peler ici qu'une telle « parole agissante » est généralement donnée avec un
« objet thérapeutique » et des prescriptions à respecter. Décrire les fonctions res-
pectives de ces différents éléments nous contraindrait à sortir de notre sujet...
T. N. — Peut-être une autre fois ?...
Tobie Nathan,
Lucien Hounkpatin,
Centre Georges-Devereux
Université Paris VIII
2, rue de la Liberté
93200 Saint-Denis
II
Psychanalyse et culture
Psychanalyse et universalité interculturelle

Jean BERGERET

« La culture c'est ce qui reste quand on a tout


oublié. »
Edouard Herriot.

La phrase, demeurée célèbre, prononcée par feu notre grand maire lyonnais,
idéologiquement et professionnellement défenseur convaincu des bienfaits égali-
sateurs de la culture, peut être entendue par un psychanalyste comme pleine
d'ambiguïté, donc comme ouvrant déjà un premier niveau de dialogue.
Au registre manifeste, l'accès à une universalité de bon aloi serait perçu
comme succédant au refoulement des données archaïques originales. Mais au
registre latent le psychanalyste est porté à estimer que, pour parvenir à une éla-
boration transculturelle positive du retour du refoulé, il apparaîtrait nécessaire,
ne serait-ce que pour être en mesure d'en refouler les représentations les plus
gênantes, de posséder préalablement une idée solidement ancrée de la valeur de
notre culture particulière d'origine.
Pour demeurer dans notre domaine, il est facile de constater tout d'abord
que les groupes d'analystes qui semblent les plus féconds seraient parvenus, à
partir d'origines culturelles diversifiées mais clairement définies, à valoriser des
buts, des objets, des investissements établis en commun et à les rendre commu-
nicables aux autres.
Cette façon de voir paraît aller dans le sens des travaux des adeptes de la
néoténie culturelle qui insistent sur l'importance du refoulement pulsionnel
imposé par toute culture, comme Freud l'avait déjà supposé, mais tout en
reconnaissant les capacités très positives de gestion du retour du refoulé
offertes par les situations où une intégration, et non pas une dénégation
culturelle, a pu se réaliser au sein d'un regroupement humain, ne fut-il
qu'idéologique.
Des ensembles culturels fort dynamiques ont pu se constituer ainsi en divers
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
810 Jean Bergeret

endroits du monde à partir d'origines pluriculturelles intégrées, et ceci pendant


tout le temps où cette intégration s'est trouvée à même d'utiliser, pour le bien de
l'ensemble, les inévitables retours de refoulés distincts.
Freud avait lui-même signalé le sentiment d' « étrangeté familière » entou-
rant le moment mutatif qui permet non pas d' « oublier » mais d'intégrer une
culture d'origine à un ensemble culturel plus conséquent. Tout se passe, nous dit
Freud, en 1929, comme si le phénomène se déroulait en dehors même des choix
volontaires et des prises de conscience des humains. D'où l'aspect d'heimlichkeit
de l'ensemble du mouvement lié au développement, c'est-à-dire à la vie comme à
la mort des cultures ; l'oubli se trouvant rangé plutôt du côté de la survie que de
la mort d'une culture.
L'exemple de la psychanalyse peut très bien illustrer aussi les avantages et
les risques rencontrés dans ce double courant de refoulement microculturel et
d'utilisation créative du refoulé dans un mouvement réintégratif plus vaste et
devenu commun, mais sans cesse menacé de se fragmenter à nouveau selon des
lignes de clivage ne correspondant pas forcément aux soudures antérieures. Et
l'exemple de Freud lui-même semble des plus démonstratifs pour permettre
d'ouvrir un premier registre de discussion. Surtout à un moment où, un peu
partout dans le monde, même dans les communautés qui revendiquent le lea-
dership de la meilleure intégration des diversités, un tribalisme régressif risque
de constituer une plaie à nouveau ouverte entre individualités culturelles fra-
giles se vivant comme menacées et ne pouvant se constituer un imaginaire
identificatoire de départ assez solide pour que les différences n'aient pas à être
mises sans cesse et défensivement en avant ; ceci faute de pouvoir concevoir
l'intérêt d'une participation des messages logiques de l'inconscient primaire à
un ensemble présent et réaliste plus vaste et plus efficient.
Freud n'a sans doute pu se trouver à l'origine de la psychanalyse, donc de
la façon vraiment universelle d'entendre le fonctionnement du psychisme
humain, qu'à partir de l'élaboration de pensées latentes émanant du refoule-
ment d'une pluralité d'identités culturelles. Même si certaines de ces identités
ne reposent que sur des réalités purement fantasmatiques mais ne pouvant être
exclues pour autant de mouvements identificatoires effectifs. Et d'un autre côté
Freud semble avoir été gêné pour aller jusqu'au bout de la connaissance des
successifs niveaux opératoires traversés par ses élaborations comme par toute
ontogenèse ; et ceci en raison de la difficulté pour lui de traiter de façon conve-
nable certains retours d'un refoulé portant sur des particularités culturelles
dont certaines ont déjà été assez compliquées à vivre et assez mal intégrées du
temps de sa toute petite enfance. D'après Freud lui-même, l'identité juive ne
paraîtrait pas la seule sur laquelle il conviendrait de s'arrêter pour comprendre
les aspirations comme les hésitations de Freud en direction d'une universalité
Psychanalyse et universalité interculturelle 811

transculturelle ; il y a cependant lieu de considérer que cette identité juive,


profondément ancrée, a joué un rôle essentiel dans le destin universel de la
psychanalyse.
On ne peut ni négliger ni minimiser l'importance des spécificités culturelles
sur le développement des systèmes de pensée, même quand il s'agit, au sein de
cultures voisines, de différences relativement modestes. Dans un souci d'univer-
salité interculturelle, le plus important n'est sans doute pas de prétendre ignorer
la part revenant à ces différences, et de ne pas tenir compte de la fonction défen-
sive et adaptative à la fois jouée par les originalités locales ou historiques ren-
contrées. En partant de cet aspect fonctionnel de la culture, on pourra considé-
rer que les positions collectives à émettre devront se montrer capables d'intégrer,
au sein de l'ensemble du système de pensée qu'on entend développer, les
variantes culturelles rencontrées en mettant en évidence leurs plus grands com-
muns diviseurs. Il nous faut, de plus, demeurer assez vigilants et objectifs pour
nous tenir prêts à réévaluer de façon permanente ces hypothèses intégratives suc-
cessivement avancées dans la mesure où les éléments qu'il s'agit d'intégrer peu-
vent soit avoir varié selon l'idée qu'on s'en fait et qu'on déforme obligatoirement
avec le temps, soit avoir été incomplètement perçus objectivement au départ de
la réflexion commune.
Un tel principe s'applique à la psychanalyse comme aux autres sciences de
l'homme au sein desquelles de nombreux débats internationaux ont finalement
situé la place de la psychanalyse elle-même.
En se contentant de considérer de l'extérieur le succès, le développement et
les conséquences pratiques des principes émis par Freud de 1886 à 1939, beau-
coup d'entre nous estiment pouvoir conclure que la psychanalyse a trouvé un
écho vraiment universel, ce qui ne serait pas le propre d'autres disciplines scien-
tifiques qui s'intéressent, de façon plus segmentaire, aux données anthropologi-
ques modernes ; la psychanalyse est perçue comme apportant des éléments de
réponse qui ne sauraient être formulés autrement aux questions que l'homme
s'est sans cesse posé sur lui-même au cours des siècles et sous toutes les latitudes.
Mais en considérant maintenant de l'intérieur ce qui se passe du côté des psy-
chanalystes, il ne semble pas certain que l'ensemble de ceux-ci aient conservé
l'obsession freudienne de chercher à vérifier, chaque jour avec davantage de
rigueur, si les réponses données hier ne peuvent pas se voir encore complétées et
éventuellement contestées en tant que positions définitives.
Une pensée qui se veut a priori universelle perd beaucoup de ses chances de
devenir justement vraiment universelle si elle commence dès le départ à se décla-
rer comme telle, sans estimer nécessaire de remettre en question de façon perma-
nente les hypothèses mêmes sur lesquelles elle entend fonder sa prétention à
l'universalité.
812 Jean Bergeret

Une pensée nouvellement « révélée » n'a valeur de révélation que dans le


contexte culturel momentané où celle-ci a été émise. Les « révélations » scientifi-
ques existent, mais, tout comme celle de Christophe Colomb, chaque révélation
soulève aussitôt davantage de problèmes nouveaux que le seul problème qu'elle
s'était proposé de résoudre au départ.
Il y a lieu, d'autre part, de se méfier d'une conception trop naïve, car trop
absolue, de l'universalité.
Une représentation qui se veut universelle du fonctionnement individuel et
collectif des humains ne peut faire l'économie de la prise en compte des facteurs
micro- et macroculturels différentiels du moment.
Si une hiérarchisation des individus ou des cultures entrave tout développe-
ment universel de l'approche anthropologique, le souci de reconnaître la réalité
des différences de fonctionnement demeure un préalable nécessaire pour cher-
cher à atteindre une vue d'ensemble du fonctionnement humain. Le statut d'éga-
lité entre les humains n'a de sens, à tous les registres où la question se pose, que
dans la reconnaissance en même temps des inévitables différences. A commencer
par la différenciation entre les sexes, on ne peut concevoir les êtres humains
comme étant de valeur égale qu'à partir du moment où nous les aurons recon-
nus comme en même temps différents.
La pensée freudienne ne pourrait paraître universelle si nous l'entendions
comme considérant qu'il n'existe qu'un seul modèle humain, d'êtres humains, la
différence se limitant du fait d'être pourvus ou non d'avantages phalliques. En
effet nous serions en train d'entretenir ainsi, collectivement, et sans même le
reconnaître, une confusion métonymo-métaphorique grave de conséquences
théoriques et cliniques entre la représentation du phallus et celle du pénis.
La pensée de Freud nous permet d'atteindre une compréhension vraiment
universelle quand nous parvenons à rétablir les pièces d'un puzzle disséminées
à travers de nombreux écrits et nous permettant de considérer la femme et
l'homme comme soumis aux mêmes constantes pulsionnelles, économiques et
topiques, aux mêmes besoins originaires de complétude narcissique-phallique ;
à condition de ne pas confondre la symbolique phallique commune avec la
réalité du pénis masculin ; la différenciation sexuelle n'intervenant qu'à partir
d'une base narcissique préalable identique et permettant au désir de se mani-
fester sous des aspects symboliques tout à fait complémentaires à partir d'or-
ganes spécifiques, bien réels et bien distincts ; mais rien ne peut nous porter
spontanément à estimer que les organes spécifiques masculins aient acquis (en
dehors des contre-investissements antidépressifs machistes) un statut biolo-
gique et une représentation potentielle symbolique supérieure au lot original
féminin.
Si nous voulons entendre les théorisations freudiennes dans un sens de plus
Psychanalyse et universalité interculturelle 813

en plus universel, en fonction des différences comme des variations culturelles,


nous aurions intérêt, ainsi que nous l'a fort clairement montré J. Laplanche, à
revisiter certaines formulations explicites de Freud dans une triple perspective :
problématique, historique et critique.
Notre problématique nous incite, derrière toute formulation actuellement
admise, à rechercher sans cesse de nouveaux niveaux de compréhension et d'in-
terprétation.
L'histoire du développement de la pensée psychanalytique d'autre part ne
peut se réduire à une sorte de mille-feuille chronologique dont le stade actuel de
présentation constituerait la forme idéale et définitive de synthèse.
Une nécessaire critique enfin ne doit pas nous permettre de confondre dans
la multitude des écrits freudiens ce qui apparaît comme primordial et ce qui
s'avère secondaire.
Notre problématique propre, notre prise en compte de l'histoire et l'exer-
cice critique auquel nous avons été entraînés ont à s'allier pour dégager le pri-
mordial qui demeure vraiment objectai et universel d'un secondaire risquant
d'avoir été infléchi chez Freud par une façon trop personnellement défensive
(et en cela heureusement humaine), de réécrire des déboires d'ordre narcissique
du passé sous des prétextes théoriques qu'il nous appartient de repasser au
peigne fin.
Il nous faut considérer aussi que le développement de la pensée de Freud
ne peut être considéré comme linéaire. Ce développement subit inévitablement
le labyrinthe imposé à tout homme par des progrès et des régressions, des
refoulements et des retours du refoulé, des prises de conscience et des déplace-
ments ou des projections, mécanismes si bien décrits, en tout premier lieu, par
Freud lui-même.
La pensée freudienne s'avère vraiment universelle quand elle nous montre
comment d'un individu à un autre, comment d'une culture à une autre, à partir
de composantes imaginaires communes à toute l'humanité, s'articulent, selon les
contextes du moment, les mouvements adaptatifs et régulatifs qui organisent
non seulement un équilibre nécessaire et toujours provisoire entre les investisse-
ments narcissiques et les investissements objectaux, mais surtout une intégration
des investissements narcissiques (donc d'abord violents) au sein des investisse-
ments objectaux (donc essentiellement libidinaux).
En psychanalyse comme dans toute discipline scientifique, il existe de
vrais débats de nature à élargir et à approfondir les points de vue et de faux
débats destinés à justifier l'immuabilité d'ensemble des hypothèses sur les-
quelles fonctionne un groupe fermé, quitte à changer çà et là une virgule. Les
vrais débats sont perçus comme menaçant la quiétude des groupes trop con-
fortablement installés.
814 Jean Bergeret

LE SENS DE L'UNIVERSEL CHEZ FREUD

Si nous nous référons au texte original1 de L'avenir d'une illusion, nous


voyons Freud considérer la culture comme ce qui distingue l'homme de l'animal,
ce qui conduit l'auteur à ne pas désirer séparer la notion de civilisation de celle
de culture. Et en 1913 déjà, en conclusion de Totem et Tabou, Freud rapprochait
l'histoire des différentes cultures de l'évolution de leurs réalisations artistiques,
sociales, morales et religieuses.
On sait avec quelle insistance Freud a saisi justement tout prétexte artis-
tique, social, moral et surtout religieux pour montrer que la psychanalyse pou-
vait entendre et expliquer l'ensemble des signes, des modes de pensée et des com-
portements qui se voient rangés sous ces aspects manifestes certes différents,
mais assez voisins quant à leurs racines et dans leurs besoins d'expression, de
même qu'expliquer aussi le sens des efforts de maîtrise et de régulation de l'éco-
nomie affective, individuelle ou collective, utilisés au sein de toute culture.
Comme s'est employé à le montrer avec beaucoup de précision P. Ricoeur,
l'universalité culturelle de la psychanalyse découle de l'acharnement dont Freud
a fait preuve pour développer une méthodologie d'inspiration heuristique. Il
s'agissait pour Freud de trouver des règles explicatives communes à toute l'hu-
manité en ce qui concerne la genèse de l'affectivité, d'une part, et les modes d'ac-
tivité, d'autre part, des éléments qui contribuent à la régulation comme à la per-
turbation éventuelle du fonctionnement mental des hommes. La psychogenèse
s'explique pour Freud par le rôle primordial et universel joué par la sexualité
infantile ; et les aléas du fonctionnement mental apparaissent comme dépendants
des différents repères, également universels, proposés par la métapsychologie
freudienne. C'est autour du modèle oedipien (que Freud entend retrouver dans
toutes les cultures) et autour aussi de l'angoisse de castration et du refoulement
(qui découlent de cet OEdipe universel) que l'on voit s'articuler la démarche
explicative freudienne.
Freud était certain de s'être engagé sur le chemin de la découverte des moti-
vations de la vie et de la souffrance de l'ensemble des humains ; il déclare
en 1930 que la psychanalyse a ouvert les voies conduisant à la connaissance de
l'évolution et de la pathologie décelables dans les différentes sociétés, car chaque
culture, selon les hypothèses freudiennes, se voit soumise pour une certaine part,
aux mêmes principes que ceux qui règlent l'évolution adaptative ou les aléas
morbides d'une individualité. Freud ne propose pas des conclusions toutes

1. Avec lequel la première traductrice s'était permis, là aussi, quelques écarts.


Psychanalyse et universalité interculturelle 815

prêtes ni exhaustives constituant une réponse détaillée à toutes les questions que
soulèvent les différences culturelles en relation avec les aléas de parcours histo-
rique originaux ; mais, ainsi qu'il l'a fait en rendant caduque l'idée d'un cloison-
nement bien classique établi par les anciens psychiatres entre le « normal » et le
« pathologique » au registre individuel, Freud propose de réfléchir de façon glo-
bale sur le sens que peuvent prendre, pour un psychanalyste, l'histoire d'une
culture et les motivations profondes des événements qui y ont été collectivement
vécus, en référence au postulat central oedipien et aux conséquences de ce genre
d'inscription imaginaire, tout à fait universelle, sur les principaux mouvements
relationnels constatés à tel ou tel moment critique au sein d'un ensemble culturel
donné.
Ce besoin de globalité dans l'approche des principaux phénomènes culturels
de tous lieux et de toutes époques permet à Freud d'éviter deux écueils : celui,
d'une part, de prendre pour argent comptant au registre latent qui est son
champ de préoccupation les données manifestes et fragmentaires des différentes
sciences humaines et le danger, d'autre part, de vouloir tout expliquer dans une
démarche dont le point de départ et le développement du raisonnement reste-
raient fermés sur les seuls points de vue psychanalytiques, sans considérer le fon-
dement élaboratif des données spécifiques proposées par les disciplines de voisi-
nage. Les synthèses envisagées par Freud peuvent sans doute être jugées comme
plus ou moins heureuses parfois, en fonction de la limitation du champ des
connaissances de l'époque et en fonction aussi du choix des auteurs de référence.
Il n'en reste pas moins certain qu'un désir d'abord global de l'ensemble des
phénomènes culturels existe chez Freud et que celui-ci n'entend ni donner des
leçons à telle ou telle discipline, ni juxtaposer les données recueillies auprès de
disciplines distinctes opérant à des niveaux différents et dont les champs ne sont
pas proprement de son ressort, même si cette tentation demeure présente chez
tout scientifique.
Freud, dans un dessein d'universalité historique et géographique, cherche à
comprendre le fil directeur commun à l'évolution et aux crises de l'ensemble des
cultures et, en même temps, dans un dessein d'universalité scientifique, il se fixe
pour tâche d'intégrer dans son propre raisonnement les données recueillies
auprès d'autres sciences pour parvenir à pénétrer de l'intérieur le phénomène
culturel dans la totalité de ses dimensions : facteurs de réalité extérieure et don-
nées fantasmatiques à la fois, avec toutes les oscillations fonctionnelles adapta-
tives ou pathologiques qu'un souci de référence à l'économique, au psychodyna-
mique et au topique suppose chez un psychanalyste.
D'une telle démarche, à but explicatif, entreprise à l'intérieur même d'un
ensemble culturel, il découle que la psychanalyse, dans son universalité interpréta-
tive, constitue un apport incontournable à la prise en considération d'une culture ;
816 Jean Bergeret

non pas à côté d'autres techniques d'approche spécifiques, mais en cherchant à


intégrer les autres données d'observation dans une interrogation plus profonde
pour creuser et étendre le sens des synthèses particulières sous-jacentes que la psy-
chanalyse elle-même propose au registre des facteurs de causalité.
Freud puise des éléments manifestes épars, dont il va chercher à déterminer
et le sens latent et le lien sous-jacent, tant du côté de l'art ou de l'histoire que du
côté de la société elle-même, en insistant sur les aspects moraux et religieux ;
tout du moins tels que les humains les vivent. L'étude des légendes, de l'organi-
sation sociale des peuples, du culte des ancêtres et des morts en général, les
modèles de soins donnés aux enfants, tout autant que la figuration artistique ou
l'expression littéraire seront à même de fournir à Freud des bases de réflexion
dans sa recherche d'un inconscient culturel qui prendrait ici ou là une forme par-
ticulière, tout en obéissant aux lois communes organisant l'imaginaire des collec-
tivités. Ceci se passerait de la même façon que l'imaginaire individuel s'organise
autour du modèle oedipien qui prend valeur symbolique centrale avec toutes les
angoisses, les refoulements, les déplacements, les dénégations, les rationalisa-
tions, les projections et les compromis que comporte un effort régulatif destiné à
réduire l'angoisse et, si possible, autoriser un degré non négligeable de satisfac-
tion du désir.
La personnalité de Freud présentait des particularités, réelles ou fantasma-
tiques, qui doivent être considérées en bloc comme ayant joué un rôle essentiel
et positif dans l'élaboration des premières recherches psychanalytiques et leurs
mises en application aussi bien théoriques que cliniques.
On retient des rêves wagnériens de Freud que ses ancêtres se seraient fixés
très tôt sur les bords d'un Rhin qui, déjà à cette époque, avait vocation de lien
interculturel, et Freud tirerait ce renseignement d'une inscription retrouvée dans
l'église d'une petite ville de la vallée qui fait communiquer l'Autriche et l'Italie à
cheval sur deux passés, dans une région où coexistent culture latine et culture
germanique, sous le couvert unificateur de l'Eglise dite « universelle » demeurée
très puissante localement au sein de l'une et l'autre de ces originalités culturelles.
H. et M. Vermorel ont mis en évidence avec beaucoup de pertinence les rap-
ports de la pensée freudienne avec la culture allemande, en particulier le roman-
tisme germanique, lui-même en relation étroite à l'Aufklärung comme au courant
du Sturm und Drang, avec à la fois toutes les différences et les ambivalences que
cela suppose et sur lesquelles les auteurs ont fort heureusement insisté. Freud
s'est toujours senti enclin à exploiter positivement et en profondeur les situations
semblant difficiles à clarifier en surface ; ceci sans doute en raison de l'impor-
tance qu'il accorde aux modèles de la pensée scientifique du XIXe siècle. On sait
combien le « Nebel » germanique a renforcé chez Freud l'intérêt associatif porté
aux rêves à un registre symbolique assez universel, en même temps que la pensée
Psychanalyse et universalité interculturelle 817

scientifique de l'époque le poussait à prendre en compte leur explication pulsion-


nelle systématique en direction du Sturm.
Bien que l'étude de la psychogenèse n'ait pas eu très bonne réputation chez
beaucoup de psychanalystes, Freud n'a cessé de tourner un regard assez pas-
sionné vers tout ce qui lui semblait du registre « originaire » ou d'un niveau
« primitif» ou « primaire ».
De nombreux auteurs se sont penchés sur la complexité de l'identité imagi-
naire de Freud qui rappelait sans cesse son appartenance à l'universalité du
peuple juif implanté un peu partout dans le monde et facilement adaptable à des
conditions culturelles fort diverses, sans y perdre pour autant ses propres réfé-
rences identificatoires primaires. Mais cette reconnaissance de l'origine d'une
ouverture naturelle au dialogue avec les cultures rencontrées était rapidement
suivie d'une déclaration de rejet d'une foi de nature homologue ; est-ce simple-
ment, comme il l'a déclaré lui-même, pour que la métaphysique cède le pas à la
métapsychologie ?
Freud tenait à s'affirmer comme non religieux mais il faisait preuve par
contre d'une véritable attirance pour l'étude des phénomènes religieux, phéno-
mènes qu'il déclarait en 1927 constituer l'élément le plus important à repérer et
à interpréter quand on procède à l'inventaire des données caractérisant les
cultures.
Si nous considérons non seulement le nombre, mais surtout la dispersion
interculturelle des matériels de nature religieuse utilisés par Freud tout au long
de son oeuvre, jusqu'au moment même de sa mort, on ne peut qu'être frappés
par l'importance que Freud accorde à la symbolique religieuse au sein de toute
culture, et au-delà des différences culturelles. Le tableau de Léonard nous ren-
voie au monde juif traditionnel en inaugurant en même temps le monde chrétien.
Les célèbres statuettes du bureau de Freud évoquent la période fétichiste et toté-
mique de l'humanité, tout en marquant les traces de l'évolution symbolique reli-
gieuse de nombreux peuples. L'exemple le plus explicite de ce chassé-croisé réa-
lisé entre les fragmentations de surface proposées dans les représentations de
modèles religieux et la continuité interculturelle, qui constitue pour Freud à la
fois un fil directeur et une sorte d'acte de foi, se retrouve dans la passion mani-
festée de tant de façons et dans une telle permanence à l'égard de la sculpture de
Michel-Ange.
Il s'agit de Moïse, certes, auquel Freud s'est si souvent identifié en tant que
venu d'ailleurs pour proposer au peuple hébreu les lois régissant les rapports des
humains à la puissance universelle. Moïse réunit l'antique culture égyptienne, à
travers la force d'expression du judaïsme, au monde chrétien occidental au nom
duquel la statue se dresse en conservant « dans sa barbe » la trace du pape grand
réformateur que fut Jules II, et ceci dans l'édifice évoquant le fondateur de
818 Jean Bergeret

l'Eglise « universelle », « San Pietro in vincoli ». Ces « liens » peuvent être


entendus aussi bien en italien qu'en latin ou qu'en français ou en allemand (à
propos de la fameuse Bindung freudienne) dans le sens manifeste de la privation
de liberté d'expression (Freud pouvait-il tout dire ? Tout se dire ? sur tout ce
qu'il savait) tout autant qu'être entendus aussi dans le sens latent et métapho-
rique de la continuité et de l'aboutissement des successives cultures venues à la
fois s'épanouir et se rigidifier dans la ville éternelle, chargée pour Freud d'un
potentiel évocateur signant en même temps le désir et l'angoisse qui lui en
avaient interdit pendant si longtemps l'accès.
Freud comprend beaucoup de choses, à un niveau variable oscillant entre
un conscient, demeuré heureusement à une dimension humaine des mieux orga-
nisée, et un préconscient tout à fait génial pour notre plus grand bénéfice. Freud
nous dit tout sur ce qu'il a perçu ; même ce qui n'est pas encore assez complète-
ment élaboré chez lui au registre conscient. Par respect à la fois de la vérité et de
ses propres systèmes de défense, il ne peut tout dire ; il ne peut se dire tout à la
fois, sur le même thème symbolique et sous une forme clairement représentable
dans l'unité. Il nous faut donc chercher, à ce sujet comme sur tant d'autres, le
signe de l'universalité interculturelle de Freud, en des moments différents de son
oeuvre, sous des formes différentes de représentations, y compris dans tout ce qui
chez lui se voit remarquablement exprimé dans l'apparent non-dit d'un dit au
mot à mot duquel il ne convient pas de nous arrêter, si nous désirons en
entendre davantage encore.
Malgré l'évidente universalité de pensée évoquée autour de la sculpture de
Michel-Ange (universalité de culture, universalité du révélateur religieux de la
culture) allant de l'Egypte à Rome tout autour de la Méditerranée orientale, en
passant par la Palestine, se trouve omise l'étape grecque de cette évolution et de
cette trajectoire culturelle. Pourtant, Freud ne peut être suspecté d'avoir négligé
cet apport également fondateur. Il a multiplié les allusions au rôle joué par Paul
de Tarse dans le passage du monde juif au monde latin à travers la métabolisa-
tion culturelle hellénique ; la place exceptionnelle accordée en particulier à la
symbolique oedipienne n'a point besoin d'être rappelée. Et j'ai pu montrer par
ailleurs comment la valeur symbolique du mont Cithéron (forclos de citation
trop sinistre) s'était vue déplacée sur la majesté trouble de l'Acropole, ce qui
avait déclenché du même coup chez Freud un instant de déréalisation.
Il nous faut essayer de comprendre cette interruption dans le lien associatif
(in vincoli) constatée devant la statue hautement symbolique. Il convient pour
cela de rapprocher chez Freud la scotomisation de l'épisode du mont Cithéron,
fondamentale dans le mythe d'OEdipe, de son déplacement sur la représentation
aussitôt troublante de l'Acropole qui déclenche une déréalisation puisque,
comme Freud nous l'a lui-même appris, nous sommes en mesure de refouler une
Psychanalyse et universalité interculturelle 819

représentation, mais nullement un affect. Freud sentait obscurément que le sens


conféré par le mythe au Cithéron demeurait universellement incontournable. Il
nous faut reconnaître l'importance pour l'universalité de la psychanalyse de ce
retour du refoulé freudien.
Comme les chrétiens qui le savent, mais qui l'oublient souvent, le chemin
qui va de Jérusalem à Rome passe obligatoirement par la Grèce et sa culture. De
Trieste, Freud ne pouvait aller à Rome qu'après être passé, sans l'avoir claire-
ment décidé, par Athènes.
On connaît aussi l'importance unificatrice pour Freud de l'Artemis
d'Ephèbe placée au centre des rencontres entre Babylone, le monde grec, Jérusa-
lem et le monde latin, y compris dans son évolution chrétienne et mariale la plus
traditionnelle.
On commet sans doute une erreur en parlant dans un raccourci trop som-
maire de « civilisation judéo-chrétienne ». Or, pour un psychanalyste tout oubli
a un sens. Les chrétiens font rarement allusion aux étapes égyptienne et grecque
sur le parcours qui les relie au monothéisme mosaïque. Freud par contre n'a
omis aucune des références originelles essentielles du point de vue d'un sentiment
d'universalité culturelle à laquelle il reste fixé. Mais il ne relie pas toujours tous
les registres à la fois les uns aux autres.
La culture germanique l'a sans doute aidé dans cette largeur de vue, culture
toute « orientée » vers le bassin méditerranéen oriental. L' « orientation » des
monuments et des musées de Berlin exprime cette tendance. Et ce n'est sans
doute pas un hasard si c'est, de nos jours (et une fois de plus), une école théolo-
gique allemande quelque peu turbulente qui indispose Rome avec ce rappel des
racines égyptiennes et grecques du christianisme primitif et les conséquences que
cela comporte au registre des rejetons du refoulé à traiter.
Le souci de conserver à la psychanalyse une visée anthropologique vraiment
universelle se manifeste dans la référence à la situation oedipienne dont Freud n'a
cessé de cherché à vérifier qu'il s'agissait d'une activité de pensée reconnaissable,
sous des aspects originaux diversifiés, au coeur de toutes les civilisations et à tra-
vers des différents modèles évolutifs de celles-ci. Les travaux des successives
générations de psychanalystes n'ont conduit aucun auteur à mettre en doute
l'hypothèse freudienne de départ.
Il en est de même de l'ensemble des propositions freudiennes tant au registre
de la psychogenèse qu'à celui de la métapsychologie ; personne ne semble
contester la portée universelle de telles propositions. Bien au contraire ; il s'agi-
rait plutôt d'aller plus loin encore dans les mêmes voies.
Pour conserver cette ligne de pensée dans une orthodoxie aussi rigoureuse
que légitime à ses yeux, il était logique que Freud s'emploie à mettre en place des
dispositions institutionnelles progressivement structurées et à visée universelle.
820 Jean Bergeret

Autrement dit : après avoir suivi point par point, dans la vision qu'il se fait
de l'évolution de la pensée universelle, le même trajet interculturel et géogra-
phique que celui que le catholicisme a été amené à effectuer, après avoir rêvé
pendant des heures entières, au cours de chacun de ses voyages à Rome, devant
la statue d'un Moïse papifié, Freud s'est vu contraint, à Saint-Pierre-aux-liens,
de se lier les mains et de lier les mains de ses disciples pour assurer la transmis-
sion des libres liaisons associatives qui constituent l'essence même de départ de
la psychanalyse. Pour conserver l'orthodoxie tout autant que pour assurer la
transmission et le développement du message prophétique, Freud a dû fonder,
lui aussi, une « Eglise universelle » qui, certes, n'emprunte pas les mêmes voies,
mais est conduite à établir son propre réseau sur des voies institutionnelles assez
parallèles (cardinaux, synodes, conciles, légats pontificaux, ordres cloîtrés, etc.).
Le problème le plus sérieux n'a jamais été de savoir si Freud pouvait être
considéré comme « croyant » ou non ; s'il avait pu être baptisé ou non par Nan-
nia. Le problème le plus sérieux demeure le fait que, tout seul, et au cours d'une
seule vie, Freud a effectué dans le parcours réflexif de sa propre pensée, le même
trajet qui a conduit nos cultures, à travers tant de siècles, du polythéisme primitif
aux formes qui se veulent les plus élaborées du monothéisme, et ceci loin de tout
souci oecuménique car sans prétention d'ordre théologique. Au terme d'un tel
parcours où certains éléments formels d'arrivée assez similaires et certains élé-
ments latents d'arrivée nettement incompatibles coexistaient avec une même
ambition de part et d'autre à l'universel (en grec : Katholikos) de l'écoute et de
l'interprétation, il était tout à fait logique que les relations spontanées entre psy-
chanalyse et catholicisme apparaissent, du point de vue manifeste, comme plus
conflictuelles qu'amoureuses.

ÉLABORATIONS ET SUGGESTIONS

Il semble qu'une partie importante seulement de la disposition de pensée


vraiment universelle de Freud ait eu la possibilité de se manifester sous une
forme déjà élaborée alors qu'une autre partie de cette même disposition à
l'écoute de l'universel humain ne nous serait parvenue que sous la forme de sug-
gestions dispersées à travers la totalité d'une oeuvre de toute façon très riche,
même sous des aspects plus ou moins fragmentaires, témoignant de l'importance
des pensées demeurées latentes.
Il nous revient donc la tâche de rapprocher et de comprendre ces différentes
évocations éparses et de les faire travailler en association entre elles pour partici-
per plus globalement encore à l'élan vraiment universel de la pensée freudienne.
Psychanalyse et universalité interculturelle 821

En nous appuyant sur les données qui viennent d'être rappelées plus haut, et
après avoir tenu à en affirmer l'indiscutable préalable, nous aurons donc à ouvrir
maintenant un véritable débat à partir des positions de ceux qui se veulent avant
tout conservateurs du mot-à-mot freudien et à partir aussi des positions de ceux
qui désirent voir progresser leurs connaissances, sur les mêmes bases et dans les
mêmes axes, et selon les principes fondateurs de notre démarche. Il s'agit de savoir
si les analystes peuvent se contenter de vérifier que le système de pensée auquel ils
sont tentés de s'arrêter est intrinsèquement cohérent, qu'il ne comporte aucune
contradiction interne importante et qu'en conséquence nous pouvons passivement
continuer à lui faire confiance, ou bien de savoir si, comme dans toute autre disci-
pline scientifique, nous allons nous efforcer d'aller de l'avant ; autrement dit il
s'agit de savoir si à partir de données reconnues comme pertinentes et ayant, de ce
fait, obtenu le statut de postulats, nous nous permettrons de mettre à l'épreuve des
hypothèses nouvelles demeurant dans le cadre de la problématique et de la métho-
dologie spécifiques de notre discipline.
Ceci nous conduit, bien sûr, à nous demander si la psychanalyse, telle que
nous l'avons classiquement conçue jusque-là, telle que nous pensons devoir la
pratiquer et telle que nous entendons la transmettre, peut demeurer aussi univer-
selle dans certaines de ses formulations actuelles que nous serions enclins de l'af-
firmer en toute certitude, pour ne pas dire en toute quiétude.
Freud a fondé son opinion quant à l'universalité de la psychanalyse sur un
certain nombre de données, qui se trouvent d'ailleurs plus ou moins articulées
entre elles et regroupées autour du postulat central oedipien tel que Freud
conçoit celui-ci du moins. Cette interdépendance des éléments devant servir à la
démonstration ne peut que renforcer la certitude de l'existence d'une cohérence
interne et apparente du système envisagé ; mais un chercheur pointilleux pour-
rait voir dans cette opération une tendance à dériver vers le plaidoyer pro domo
beaucoup plus qu'un souci vraiment serein de vérification de l'objectivité de l'en-
semble d'un système vis-à-vis de propositions plus larges parce que plus
ouvertes.
Il ne semble guère envisageable d'obtenir une reconnaissance du statut et de
l'universalité de la psychanalyse en tant que science humaine particulière sans
accepter de formuler des définitions beaucoup plus nettes de notre probléma-
tique et de notre méthodologie propres et sans accepter aussi de procéder à une
évaluation plus rigoureuse de nos hypothèses de base à partir de confrontations
critiques se déroulant à travers les différentes cultures où nous opérons.
Mais les efforts déployés en ce sens, tant dans le groupe de recherches
constitué à Paris en 1988 que dans les congrès européens ou internationaux qui
se sont déroulés depuis Hambourg, nous montrent qu'une telle prise en charge
n'est pas facile, ni même peut-être toujours souhaitée.
822 Jean Bergeret

A propos des données utilisées par Freud dans ses efforts de démonstration
de l'universalité potentielle de la psychanalyse, je m'arrêterai plus particulière-
ment sur deux variétés de raisonnement bien connues car elles reviennent régu-
lièrement, et sans beaucoup progresser en élaborations complémentaires, tout au
long des écrits freudiens.
Pour Freud, les signes divers et durables que nous ont laissés les différentes
cultures à travers les représentations dont nous disposons, du point de vue de la
littérature, de l'art, de l'organisation sociale, de la morale et surtout de la reli-
gion, concourent à renforcer notre idée que le postulat freudien du primat orga-
nisationnel oedipien conçu comme d'emblée triangulaire et génital est vraiment
universel et s'adapte à tous les faits de culture un peu partout dans le monde.
D'autre part, ce que Freud estime connaître de la préhistoire de l'humanité
confirmerait la précédente hypothèse en montrant que, dès l'origine de l'huma-
nité, il en aurait été collectivement ainsi.
Commençons par réfléchir sur cette dernière proposition qui apparaît sans
doute comme la plus fragile, ne serait-ce que parce que c'est la plus statique et la
plus répétitive au fil des écrits freudiens, tout du moins, nous allons le voir, en ce
qui concerne les textes publiés du vivant de Freud. Nous aborderons ensuite
l'examen de l'hypothèse freudienne paraissant la plus grave de conséquences
pour nous tous.
Il faudrait être demeuré avec le modèle de foi en l'analyse correspondant à
celle de l'enfant qui croit devoir croire, afin de ne pas être rejeté par son groupe
familial ou culturel, que Eve est historiquement sortie d'une côte d'Adam, pour
accepter l'authenticité des allégories freudiennes proposées en matière d'explica-
tion de la préhistoire de l'humanité.
Il semblerait que les évocations préhistoriques de Freud seraient plutôt à
entendre comme de véritables contes de fée reconstruits à partir de souvenirs que
Freud voudrait pouvoir intégrer dans une élaboration déjà oedipienne sans avoir
à passer par leur interprétation spécifique préalable, interprétation qui n'aurait
rien encore d' « oedipien », donc de génital au sens restrictifdonné par Freud à
l'évocation du mythe antique.
Etant donné la fréquence et l'aspect répétitif de ce genre de reconstruction
assez illusoire à partir d'une préhistoire personnelle parfaitement présente dans
la pensée de Freud à un niveau préconscient, à l'occasion du retour de certains
refoulés, mais difficile à reconnaître dans ses caractéristiques propres, nous pou-
vons faire confiance à Freud quand il nous invite à considérer le conte de fée
comme basé sur des éléments importants constitutifs des pensées latentes à partir
desquelles peut se construire éventuellement un rêve. Or la fantaisie précons-
ciente, dans la mesure où elle s'organise et cherche à se justifier rationnellement,
sans y parvenir complètement, accède en grande partie à la fonction du rêve :
Psychanalyse et universalité interculturelle 823

dire les choses en langage codé, sans l'avoir dit clairement, mais tout en l'ayant
exprimé.
C'est sans doute à partir du texte sur les « névroses de transfert » demeuré
ignoré jusqu'en 1983 que nous pouvons le mieux illustrer les pas en avant et en
arrière successivement effectués par Freud au sujet des données universelles qui
marqueraient le début du fonctionnement de l'affectivité humaine, envisagées
sous l'angle métaphorique de la phylogenèse. Notons à ce propos l'importance
des textes (comme l'Esquisse ou celui qui traite des personnages de théâtre) que
Freud s'est bien gardé de publier de son vivant, car si le préconscient lucide de
Freud en a dicté l'écriture, la seconde censure aurait interdit encore l'accès aux
prises en compte plus conscientes et plus opératoires.
Le texte de 1915, qui était destiné à constituer le douzième chapitre de l'ou-
vrage sur la Métapsychologie, apparaît comme tout autant capital par les hypo-
thèses qu'il exprime que par le souci de son auteur de ne pas faire connaître
encore des hypothèses qui lui posaient des problèmes d'enfance n'ayant pu se
voir élaborés. Freud rappelle souvent la phrase de Goethe : « Il y a des vérités
qu'il ne convient pas de révéler aux petits enfants. » On peut supposer sans
grand risque d'erreur que le petit enfant auquel ici il s'agit de ne pas révéler la
nature de la violence primitive c'est bien Freud lui-même. Freud avait aussi ren-
contré d'autre part assez de difficultés en lui-même comme auprès de ses
contemporains avec l'annonce de l'importance jouée par la sexualité infantile,
sans courir le risque de mettre au clair devant les autres et devant lui-même
l'autre vérité clamée par la totalité du mythe d'OEdipe : c'est la violence, qui joue
instinctuellement un rôle important dans les tout premiers rapports vécus entre
l'adulte et le « bébé », tel qu'on s'en préoccupe enfin de nos jours comme dis-
tinct de l' « enfant », sous l'impulsion de certains psychanalystes attachés à
conduire des recherches sans concessions préalables à une scotomisation routi-
nière beaucoup moins exigeante.
L'écrit de Freud de 1915 demeuré si longtemps caché porte la trace évidente
du travail contemporain consacré à l'économie narcissique primaire en laissant
entrevoir les conséquences dynamiques et topiques d'une véritable étape narcis-
sique envisagée au sein, et surtout au tout début, de l'ontogenèse universelle. Du
point de vue des instances, on ne peut dire que le « Moi » de la seconde topique
soit déjà authentiquement constitué et du point de vue dynamique ce travail
nous montre, sous le couvert toujours d'un conte de fée phylogénétique, qu'un
instinct violent, conçu comme d'origine très naturelle et nullement agressive
encore, précède de peu la libido dans son action organisatrice de la personnalité.
Il est tout à fait exceptionnel, surtout en 1915, de pouvoir constater que
Freud dans cet article (pouvait-il être diffusé à cause de cela ?) aborde le thème
de la violence instinctuelle primitive sans aucune référence à un OEdipe déjà en
824 Jean Bergeret

activité. Le terme d'oedipe n'est même jamais utilisé ici. Ce texte n'a pu être
repris ni réélaboré par Freud ou ses successeurs, même après le travail de 1927
sur le rôle de l'illusion dans les projections rassurantes portant sur un passé phy-
logénétique, tenu ainsi à bonne distance, de données imaginaires trop angois-
santes encore chez un adulte pour accepter qu'il puisse s'agir d'éviter le retour
des conditions relationnelles dramatiques telles qu'elles ont été vécues par le
bébé.
Cependant, comme l'a fait remarquer M. Fain, le fait qu'un tel texte ait été
seulement mis en latence et non pas détruit (ainsi que Freud l'avait fait pour des
écrits nettement désavoués) prouve que le génie freudien était vraiment univer-
sel, mais que chez tout homme la censure établie entre préconscient et conscient
demeure toujours redoutable.
Les hommes, dit Freud en 1939, ont toujours su qu'ils avaient eu affaire à
un père primitif menaçant et qu'ils ont dû le tuer (pour demeurer, eux, en vie).
Mais dans ses travaux demeurés classiques (tout comme on le note dans les tra-
vaux également classiques de ses successeurs) Freud hésite à reconnaître le sens
défensif de l'illusion attachée aux projections faisant de l'homme primitif un
« méchant » pour des raisons qui seraient déjà de l'ordre de la rivalité génitale.
Quand Freud, à propos de la phylogenèse, parle de menace pour la vie du
fils, il s'agit de rivalité oedipienne ; et quand il évoque le meurtre du père il s'agit
déjà et encore de rivalité oedipienne. Il s'agit donc de violence déjà érotisée
c'est-à-dire d'agressivité et non de simple violence narcissique dictée par le légi-
time instinct de survie comme celui qui suffit à expliquer le meurtre de Laïos par
OEdipe en retour de l'échec de la situation inversement vécue sur le Cithéron. Ces
deux évocations demeurent indissolublement associées dans l'inscription imagi-
naire archaïque de l'humanité et demeurent également prêtes à se réveiller à tout
propos à travers le monde sous forme de fantasme de lutte pour la vie, sans avoir
besoin d'un supplément d'érotisation agressive ou oedipienne.
Pourtant Freud n'a cessé d'émailler son oeuvre, en particulier dès son inédit
de 1915, d'évocations de l'instinct violent de survie non érotisé. Ce sont là des
pièces demeurées éparpillées d'un puzzle que nous avons intérêt à rassembler et
à articuler avec l'ensemble de notre théorie pour la rendre encore davantage
universelle.
Notons également que, comme beaucoup de ses contemporains, Freud hésite
à parler du matricide tout autant que de l'infanticide, ce qui le passionnait pour-
tant du temps où il travaillait à la Salpêtrière. La clinique nous montre la fréquence
des fantasmes d'infanticide chez les jeunes mères (comme chez leurs enfants
ensuite) lorsque les neuf mois fatidiques n'ont pas séparé la date du mariage du
moment de la naissance de l'enfant. Freud aurait-il cherché à dénier certaines
représentations même purement imaginaires trop pénibles et pourtant, semble-t-il,
Psychanalyse et universalité interculturelle 825

assez universelles ? On cherche à expliquer bien vite et de façon seulement ration-


nelle les incertitudes liées à la rédaction de l'état-civil de Freiberg et on passe sous
silence le fait que Freud ait refusé de se rendre aux obsèques de sa mère, dont il se
demandait s'il aurait le temps, de son vivant à lui, de la voir périr.
Et c'est à propos d'un examen de conscience portant, en apparence, sur un
sujet très voisin mais en rapport direct avec le roman familial et ses difficultés
d'élaboration que Freud avoue avoir été amené à aller beaucoup plus loin que ce
qu'il entendait dire dans ses hypothèses premières portant sur la séduction,
hypothèses qu'il ne considère pas comme fausses mais qu'il estime avoir été
incomplètement exprimées.
On ne saurait accuser Freud d'avoir omis de signaler l'importance écono-
mique du narcissisme ; il n'y a ni erreur ni oubli à ce propos. Mais on demeure
en droit de penser que ce que Freud reconnaît être incomplet dans ses formula-
tions concernerait l'aspect diachronique préalable de l'étape narcissique. Or
Freud n'a jamais pu admettre de se préoccuper des conséquences possibles d'une
vision diachronique de la psychogenèse et de la psychodynamique.
J. Cosnier nous a heureusement rappelé le balancement continu existant
chez tout humain entre les investissements narcissiques et objectaux. La clinique
quotidienne confirme largement ce point de vue ; mais la clinique quotidienne
nous invite également à compléter, dans une vision plus universelle encore, cette
ambivalence foncière humaine en considérant que, avant que s'établisse le balan-
cement, l'étape fondatrice première était d'ordre narcissique et violent, guidée
par les instincts de vie sur lesquels vont s'étayer dès que possible les instincts
amoureux, cet étayage n'étant jamais parfait, jamais complet, jamais définitif;
d'où les balancements incessants que le clinicien constate.
L'élaboration par Freud d'un roman familial, sous la forme classique qu'il a
lui-même décrite, semble avoir été perturbée par la coexistence précoce de deux
cibles réelles, Jacob et Philippe, suffisamment attractives pour entraver le déve-
loppement des habituels fantasmes contre-oedipiens et de leurs déplacements, au
moins partiels, sur des cibles plus illusoires. Cette élaboration semble avoir été
perturbée également par la suggestion simultanée de deux représentations diffé-
rentes du parent lointain idéalisé, l'une de ses représentations correspondant à
l'image de la divinité proposée par Jacob et sa Bible et l'autre à l'image de la
divinité proposée par Nannia et l'église paroissiale de Freiberg.
Le flou entretenu par cette ambiguïté identificatoire assez primaire a sans
doute entraîné chez Freud une lacune dans la constitution de l'imaginaire de
l'étape narcissique, lacune aussitôt comblée par un surinvestissement compensa-
toire des constructions théoriques déjà génitalisées. Les contes de fée phylogéné-
tiques oedipiens viendraient donc remplacer et masquer à la fois les conflits nar-
cissiques précoces trop cruellement éprouvés à l'échelon intime et, pour plus de
826 Jean Bergeret

sécurité dans la défense dénégatoire, on affirme que tous les hommes de tous les
temps auraient commencé leur vie sociale selon un modèle relationnel d'emblée
triangulé et génitalisé.
Il est d'autre part assez curieux de voir Freud choisir un modèle de « père
primitif » supposé incarner par anticipation le sexe masculin, ainsi qu'on le voit
représenté dans l'iconographie chrétienne traditionnelle, alors que l'enseigne-
ment biblique tel qu'il est présenté dans la Torah se refuse non seulement à une
figuration anthropomorphique, mais suppose que ne peuvent être prises en
compte ni les représentations trop précises d'un « père » originel déjà masculi-
nisé, ni celles d'une « grande déesse » dont la toute-puissance se verrait primiti-
vement liée à la féminité. Pour cette tradition la divinité primitive, détenant l'au-
torité absolue, ne pourrait être que la toute-puissance du père et de la mère à la
fois, c'est-à-dire un potentiel absolu encore sexuellement indifférencié. Sa carac-
téristique principale demeurant de l'ordre de la puissance phallique et non du
génital. A ce propos, tout particulièrement, les traces mnésiques des propos de
Nannia ont sans doute joué un rôle important dans les mises en latence condui-
sant plus tard au conte de fée originel que l'on connaît.
La représentation d'une divinité phallique non encore sexuée se retrouve
pourtant dans ce que nous connaissons d'un grand nombre de situations reli-
gieuses primitives.
Comment la pensée psychanalytique pourrait-elle prétendre à un statut
anthropologique entendu de façon vraiment profonde par l'humanité et ainsi
vraiment universelle, sans chercher à aller plus en arrière que la limitation trian-
gulaire et génitale dite « oedipienne » qu'elle s'est jusque-là imposée ?
Un premier débat à ce sujet paraît inévitable entre ceux qui s'en tiennent à
l'avis manifeste traditionnel de Freud et ceux qui estiment que le sens latent
contenu dans les propos de Freud lui-même doit nous permettre d'aller beau-
coup plus loin en direction d'un univers imaginaire véritablement (et non pas
secondairement ni projectivement) archaïque.
Un second débat pourrait donc être envisagé ici ; il concernerait la mise
en question de l'universalité potentielle du complexe d'OEdipe, tout du moins
dans la version réduite proposée par Freud et non plus quant à la totalité de
l'histoire de l'humanité, mais maintenant quant à la totalité de l'histoire de
l'individu.
Pour Freud « le complexe d'OEdipe » représente une explication universelle
de ce qui se passe tout au long d'une ontogenèse. Le complexe d'OEdipe consti-
tuerait à la fois l'alpha et l'oméga de tout processus organisationnel.
Il est évident que l'ensemble des travaux freudiens a largement démontré
que la situation triangulaire oedipienne correspondait à l'oméga, autrement dit à
l'achèvement (tout du moins idéal) de l'élaboration relationnelle universelle. Les
Psychanalyse et universalité interculturelle 827

travaux des analystes qui se sont succédés depuis Freud n'ont pu que confirmer
cette façon de voir qui ne peut être contestée.
Par contre, il semble qu'un certain flou entoure encore les conditions topi-
ques, économiques et dynamiques correspondant à l'alpha du fonctionnement
relationnel repérable au début de toute ontogenèse.
Dans les recherches développées à ce propos on ne peut nier l'importance
des travaux qui ont exploré la préhistoire narcissique d'une psychogenèse, ceux
des auteurs anglo-saxons bien connus et les travaux, en France, de B. Grunber-
ger, tout autant que ceux qui ont été conduits par les analystes d'enfants, en par-
ticulier à la suite de M. Klein, et les différentes recherches conduites sous l'im-
pulsion de S. Lebovici sur le bébé, comme par ceux qui s'intéressent aux retours
imaginaires constatés au moment de l'adolescence. Notons aussi l'éclairage
apporté au Congrès d'Helsinki par M. Laufer sur la réalité diachronique indivi-
duelle d'une authentique économie prégénitale qui n'aurait rien à voir avec l'es-
camotage habituel et défensif de cette période cruciale de l'évolution affective
sous les prétextes de « reconstruction » ou de « régression », à partir d'un géni-
tal fantasmatiquement considéré comme d'emblée omniprésent et omnipuissant
dès l'origine des processus relationnels et imaginaires.
On ne saurait omettre les références aux recherches ouvertes sur les écono-
mies psychosomatiques, d'une part, et sur les fondements des évolutions structu-
relles qui se déroulent selon un modèle psychotique avec toutes les formes clini-
ques que cela suppose, d'autre part.
On voit cependant beaucoup d'analystes attentifs et insatisfaits, mais qui ne
désirent pas se voir accuser de déviationnisme, tirer comme sur une peau de cha-
grin d'un côté sur la théorie analytique, de l'autre côté sur les données de la réa-
lité clinique pour tenter de combler un vide que nous reconnaissons pour la plu-
part mais dont nous ne parlons que fort rarement entre nous.
Il semble pourtant que ce vide relatif dans la façon de prendre en considéra-
tion les conditions particulières dans lesquelles se déroule l'alpha de toute psy-
chogenèse découle en ligne directe du choix délibéré opéré par Freud parmi les
nombreux éléments métaphoriques et symboliques qui constituent la richesse du
mythe d'OEdipe dans son ensemble. Freud a totalement scotomisé la première
partie du mythe, pourtant si fidèlement exposée dans la version de Sophocle à
laquelle nous nous référons tous tacitement.
Et nous nous trouvons donc placés devant un paradoxe tout à fait remar-
quable, dont chacun a conscience et dont bien peu désirent parler : Freud nous
a dit que le drame d'OEdipe constitue un modèle universel d'histoire de l'indi-
vidu. En défendant toujours la même idée, il me semble que le préconscient freu-
dien avait parfaitement senti que le terme d' « universel » devait s'entendre ici
dans l'universalité justement de ses sens ; c'est dire qu'il s'appliquerait à tous les
828 Jean Bergeret

humains, certes, mais que ce serait également la totalité du mythe qui constitue-
rait vraiment son universalité, puisqu'on rencontre dans les différentes étapes
exposées dans ce mythe des modèles correspondant aux différentes étapes inéluc-
tables du développement et de chaque individu et de chaque culture.
Autrement dit c'est parce que nous n'aurions pas pris Freud au mot, c'est
parce que Freud n'aurait pas pu se prendre lui-même au mot, que le terme
d' « universel » serait demeuré confiné à son sens d'étendue géographique et
conçu comme ne s'appliquant de façon universelle qu'à partir de la période de
mise en interaction des inscriptions génétiques sexualisées, cependant qu'était
laissé dans l'ombre, ou du moins dans la pénombre, le sens plénier du mythe, du
point de vue de la diachronie de la psychogenèse de départ.
Les premiers actes du drame antique mettent cependant en évidence des
vérités tout à fait universelles et qui devraient tenir une plus grande place dans la
totalité du cadre de la théorie et de la clinique psychanalytiques. Le premier acte
fait état de la représentation imaginaire interactionnelle et épigénétique fonda-
trice de ce qui va se passer et s'élaborer ensuite entre l'adulte et le bébé. Apollon
rappelle aux futurs parents, Laïos et Jocaste1, que les premiers contacts affectifs
établis entre enfant et parents sont automatiquement dominés par les manifesta-
tions de l'instinct naturel de survie présent dans les deux parties prenantes de la
relation qui s'inaugure. Il n'y aurait, dans le fantasme de l'époque, pas de place
pour deux au soleil : l'enfant et l'adulte. Cette angoisse serait réciproque et elle
concernerait tout autant la mère que le père, du côté des parents, et tout autant
la fille que le fils, du côté des enfants.
Ayant transgressé la recommandation anticonceptionnelle d'Apollon, c'est
la mère elle-même qui va procéder à l'infanticide protecteur, non par haine ou
agressivité certes à l'égard d'OEdipe, mais par simple nécessité dictée par l'an-
goisse de ne pouvoir résister aux manifestations brutales de l'instinct de
conservation de l'enfant, instinct dont Freud a montré le rôle spécifique dans
une première théorie des pulsions jamais démentie par la suite, puisque Freud
est même venu s'y raccrocher plus tardivement quand il ne savait plus exacte-
ment en face de quel antagoniste inséparable et incontournable situer son
hypothétique « pulsion » dite « de mort », concept, comme le montre très jus-
tement J.-F. Rabain, qui demeure une des notions les plus discutées de la
théorie analytique.
OEdipe aurait donc dû être tué préventivement sur le mont Cithéron. C'est
là le destin fantasmatique potentiel universel de tous les enfants du monde ; fan-
tasme tout aussi présent dans l'imaginaire parental que dans l'équation géné-

1. Ces premières scènes se trouvent évoquées par Sophocle, autour du vers 1176, sous la forme d'un
habileflash-back.
Psychanalyse et universalité interculturelle 829

tique du nouveau-né que le complément d'objet direct de l'imaginaire familial va


rendre rapidement actif.
Or, comme un deus ex machina sauvera OEdipe (comme somme toute beau-
coup d'autres enfants sans pouvoir effacer les fantasmes primitifs), l'oracle sera
tout de même accompli (mais l'exécuteur en sera maintenant l'enfant) aux der-
niers actes du drame puisque OEdipe tuera son père (pour un simple motif nar-
cissique, d'ailleurs, un refus de « priorité » à un carrefour, car il ne connaît pas
encore l'autre raison conflictuelle certaine) puis il tuera ensuite sa mère (deux
fois), la mère phallique sous la forme de la sphinge d'abord et la mère génitale
ensuite, dans la chambre de celle-ci lors de la scène ultime au faux sens superfi-
ciel auquel nous adhérons bien naïvement.
Il n'y a certes rien à objecter au souci psychanalytique de montrer l'universa-
lité et l'importance organisatrice (d'un point de vue téléologique) des derniers
actes du drame d'OEdipe. Mais comment prétendre à une véritable universalité au
niveau de la théorie psychanalytique, tout autant qu'au registre des applications
cliniques de cette théorie en opérant une dénégation des stades narcissiques-phalli-
ques initiaux nécessairement opératoires au sein de toute psychogenèse ?
S'il désire demeurer dans une écoute vraiment universelle des cultures
comme des individus, le psychanalyste peut-il considérer que toute culture de
même que tout individu doivent se situer d'emblée, et de façon permanente, sous
le primat organisationnel de pulsions déjà vraiment libidinales, de modèles ima-
ginaires déjà triangulaires et sous la pression aussi d'une responsabilité d'ordre
réellement et déjà moïque et surmoïque ?
Il y aurait bien d'autres débats à ouvrir permettant de réfléchir sur la portée
universelle de la psychanalyse, ou ses limites actuelles encore, en référence à
l'histoire des cultures comme à l'histoire des individus. Le but de cette réflexion
n'est point de traiter de tous ces débats éventuels, mais de chercher à convaincre
les analystes qu'il y a matière à débat vraiment profond sur différents points de
doctrine qu'on redoute de soumettre à un effort collectif de réévaluation.
Ce qui demeure vraiment interculturel et vraiment universel dans la
démarche psychanalytique ne se situe pas seulement du côté des bases métapsy-
chologiques essentielles bien codifiées et clairement exprimées par Freud, mais
surtout dans la façon dont, à partir de telles bases (peu nombreuses d'ailleurs
mais capitales), Freud et ses successeurs ont été amenés à faire travailler des
hypothèses qui ne sauraient avoir automatiquement valeur de postulat. Ces
hypothèses nous permettent surtout d'ouvrir et d'élargir un débat de nature à
nous éclairer peu à peu sur les sinuosités génétiques et régularisatrices présentes
dans l'histoire du développement de tout fonctionnement psychique.
Un exemple tout à fait démonstratif à ce propos me semble constitué par le
débat inauguré en 1920 (et qui ne peut être envisagé, par son essence même, que
830 Jean Bergeret

comme sans issue possible) autour de la foi pour les uns, et de l'incapacité de
croire pour les autres, en l'existence d'une « pulsion de mort ».
Il serait sans doute possible de refuser a priori ce débat en raison de chevau-
chements, évidents ici, avec des problématiques philosophiques ou biologiques
qui ne sont pas (ou qui ne devraient pas être) les nôtres.
Nous pourrions recevoir aussi l'hypothèse de la pulsion de mort comme
étant en relation plus ou moins directe avec le fondement imaginaire culturel
inducteur de nombreuses légendes germaniques (à commencer par « le Roi des
Aulnes » et l'évocation de la mort de l'enfant) tout autant qu'en relation aussi
avec les différentes représentations macabres de l'iconographie latino-chrétienne
dont l'enclos paroissial de Freiberg étant richement pourvu.
Tout ceci ne saurait nous détourner d'un souci de rechercher ce qui consti-
tue le propre de la démarche analytique, c'est-à-dire le souci de comprendre (au-
delà du fait de croire ou non à la pulsion de mort) à quoi peut correspondre
dans l'imaginaire universel le besoin d'explication et les moyens particuliers
défensivement utilisés dans les comportements ou les représentations associés à
l'idée de la mort (et de façon plus générale encore à l'idée du bien et du mal tou-
jours présente derrière) au sein des grands courants de pensée repérables dans les
civilisations les plus diverses.
La même enquête pourrait être poursuivie par les psychanalyses sur la façon
dont s'organisent aussi du côté de la philosophie ou de la biologie des façons de
penser fort variées en apparence, mais dont l'universalité apparaît dans les
efforts défensifs et adaptatifs déployés par les uns et par les autres pour vaincre,
ne serait-ce qu'en cherchant à l'expliquer, une angoisse de mort tout à fait primi-
tive et tout à fait universelle.
Comprendre ce que veulent dire les autres et comment ils veulent le dire à
propos de ce qu'il y a de commun chez les humains, sans avoir à entrer implici-
tement dans un débat dont la problématique intrinsèque nous est étrangère, telle
est la tâche du psychanalyste. Y compris bien sûr, en essayant de comprendre ce
que cherche à dire éventuellement lui-même un psychanalyste quand il lui arrive
de s'aventurer dans une problématique qui n'est plus la sienne.

LES VOIES OUVERTES

A. Green nous a rappelé qu'il existait actuellement une crise évidente dans
notre façon d'envisager la théorie psychanalytique. Il constate que se voit révolu
le temps où la référence à l'oeuvre de Freud constituait le repère théorique
unique, censé pouvoir répondre à toutes les interrogations de la clinique univer-
Psychanalyse et universalité interculturelle 831

selle. Mais nous constatons par contre qu'il ne suffit pas de laisser de côté la réfé-
rence à Freud pour dire des choses nouvelles et cliniquement utilisables.
De récentes pensées, assez monolithiques pour l'essentiel, n'ont pas proposé
des réponses beaucoup plus polyvalentes que certaines positions freudiennes de
départ. De nouvelles familles fermées sur des initiés se sont constituées, rassu-
rant ces initiés, n'apportant pas de réponses jugées comme suffisamment univer-
selles par les autres.
La tâche du psychanalyste, nous dit A. Green, est de penser l'impensable.
Notre tâche semble surtout de chercher à penser et à exprimer l'encore impensé,
tant au registre de la théorie qu'au registre de la pratique clinique et à faciliter la
prise de conscience de l'impensé dans nos fonctions pédagogiques.
Il paraît bien difficile de pratiquer une psychanalyse d'impact vraiment uni-
versel avec comme seul repère pulsionnel le dynamisme libidinal avec ses anta-
gonistes synchroniques qui n'en sont que le reflet en négatif (comme le « diable »
qui n'existerait que comme dépendance négative purement opératoire de la
représentation qu'on cherche à se faire de la divinité).
Prétendre d'autre part baser notre exercice quotidien sur la cure type d'éco-
nomies authentiquement névrotiques ne procède pas toujours du respect des
repères définis par Freud en matière d'organisation mentale fondée sur le primat
du génital et la relation triangulaire. Cette tendance à devoir reconnaître partout
des « névroses » frise l'inconséquence quand il s'agit d'obliger un analyste en
formation à ne solliciter une supervision qu'à partir de ce qu'on considère
comme une « névrose classique ». En effet ou bien nous serons conduits de part
et d'autre à avoir l'impression qu'il nous faudra tricher, ce qui ne semble pas
heureux ; ou bien le candidat pourra attendre fort longtemps pour se voir
accepté à une fin de cursus devenue aléatoire, ce qui peut effectivement consti-
tuer une forme subtile de limitation des naissances dans la carrière analytique.
On ne peut se prétendre psychanalyste sans avoir éprouvé personnellement
ce qu'était une cure type ni sans avoir acquis la formation permettant de
conduire soi-même des cures types.
Mais un psychanalyste devrait d'autre part se sentir autorisé à conduire des
cures types dans certaines situations pathologiques qui ne s'avèrent pas spécifi-
quement névrotiques au moment où nous les abordons, sans se sentir tenté soit
de refuser leur prise en charge, soit de les qualifier abusivement de « névroses ».
Les psychanalystes auraient-ils si peu confiance en l'universalité profonde
de la pensée freudienne qu'ils redouteraient de réévaluer certaines hypothèses et
craindraient de tirer les conséquences de ces réévaluations ? Auraient-ils si peu
de foi en leur science propre qu'ils auraient peur de voir s'écrouler un édifice
qu'il serait simplement nécessaire de dépoussiérer sans rien détruire de ses fon-
dations essentielles ? De dépoussiérer surtout certaines des formulations trop
832 Jean Bergeret

routinières nous empêchant d'aller plus loin et plus au coeur des vrais problèmes
des hommes de notre temps.
Il ne saurait être question, certes, de contester les repères assez nets que
Freud a établis en matière d'économie névrotique ; il ne saurait être question
non plus de modifier le cadre et les principes de la cure type. Mais un éclairage
plus complet semble s'imposer ; il devrait porter sur l'ensemble de nos connais-
sances théoriques, beaucoup moins limitées que nous avons coutume de le sup-
poser. Un éclairage plus complet devrait porter aussi sur l'ensemble des capaci-
tés cliniques et techniques d'un praticien qui demeure psychanalyste, même
quand il ne pratique pas toute la journée, et avec tous les patients, des « cures
types ». Une révision de cette nature redonnerait une incontestable vigueur à
bien des fonctionnements individuels ou collectifs quelque peu essoufflés en face
de réalités qui demeurent tout de même à notre portée. Nous sommes en effet
capables de soigner de façon adéquate un nombre assez conséquent de gens qui
souffrent de bien autre chose que d'un conflit vraiment névrotique et il nous fau-
drait le dire plus clairement.
En demeurant très rigoureux sur les postulats analytiques principaux, sur
les principes essentiels de formation et sans trahir en rien la technique propre de
la cure type, ce ne serait ni trahir ni déchoir que d'accepter de réviser certaines
hypothèses qui doivent la persistance de leur immobilité beaucoup plus à la
compulsion de répétition, à la crainte de sortir de notre rôle ou de nous voir
désavoués par nos pairs, beaucoup plus qu'à une réflexion constante et attentive
conduite de concert entre nous. Notre formation reste à parfaire sans cesse et
une réévaluation permanente de nos raccourcis de pensée, bien cachés derrière
les prouesses rhétoriques dont nous avons l'habitude, semble s'imposer. De
telles attitudes devraient aller de soi pour des psychanalystes. Comme nous le
rappelle J. Cosnier, la fétichisation de la théorie demeure pour ceux qui n'inves-
tissent pas assez la clinique une protection contre une éventuelle atteinte de la
cohérence du moi. Les identifications narcissiques à un maître sécurisent certes,
mais le besoin d'appartenance à une famille fermée ne rend point créatif.
Et J. Cosnier a bien raison de montrer que seule l'anticipation d'un plaisir à
fonctionner plus librement excite le désir de créativité, en s'accompagnant du
même coup d'une nécessaire désidentification, au moins partielle, à des représen-
tations magistrales du passé, dotées d'un pouvoir magique, narcissique et en cela
faussement universel.
Ce point de vue rejoint l'opinion souvent exprimée par O. Kernberg dans
les colloques de l'API, selon laquelle certains instituts chargés de la transmission
de la psychanalyse fonctionneraient comme des collèges techniques univoques
où l'on tiendrait le genre de discours rituellement entendu dans des séminaires
religieux.
Psychanalyse et universalité interculturelle 833

Les mêmes problèmes se posent quant à l'extension géographique de la psy-


chanalyse, à l'heure actuelle, à travers le monde. On ne peut concevoir sans
quelques réflexions préalables la progression souhaitable de la connaissance et
de la pratique analytique au sein de cultures qui n'ont été jusque-là que transi-
toirement touchées par la pensée psychanalytique à un moment de leur évolu-
tion, ou bien au sein de cultures qui n'ont pas encore bénéficié de ce contact,
même de façon éphémère.
Des demandes existent sous divers horizons et nos revues en font état main-
tenant et de façon assez pressante parfois, de même que différentes solutions se
voient proposées dans un désir louable, mais pas toujours raisonnable, de
répondre le plus rapidement possible et du mieux possible à ces demandes. Cer-
tains problèmes paraissent à première vue difficilement solubles ; peut-être que
ces problèmes n'ont pas été assez complètement exposés.
La formation des collègues destinés à porter le flambeau dans de nouveaux
contextes culturels soulève incontestablement des difficultés pratiques et nous
devons reconnaître ces difficultés, tout en respectant des limites formatives au-
dessous desquelles il ne saurait être question de transmettre la psychanalyse.
Une recherche scientifique conduite sur un terrain nouveau s'effectue en
général à partir d'expériences acquises sur des terrains déjà connus. Bien que
très conscients des évidentes différences de toute nature qui peuvent exister ici, il
semble concevable cependant de prendre pour référence de départ, dans cer-
taines directions nouvelles, ce que nous connaissons des problèmes de transmis-
sion de la psychanalyse posés dans nos espaces européens avec les candidats à la
formation fixés dans des lieux géographiques éloignés ou peu accessibles. Cette
expérience nous montre (ne mettons personne en accusation, mais les exemples
sont connus) qu'une rigueur excessive et formelle a limité pratiquement la trans-
mission aux grandes métropoles (et dans certaines nations pratiquement à la
seule capitale) alors que le laxisme conduit aux pires déceptions d'abord, puis
aux pires désordres par la suite. On ne peut conclure pour autant qu'un compro-
mis purement diplomatique représenterait une issue idéale du problème.
Il paraît opportun de comprendre préalablement quelle est la nature profonde
d'une demande et de définir d'autre part quels sont les buts que nous recherchons
et les moyens dont nous disposons pour les atteindre, tout en répondant à la partie
heureuse de la demande et aux réalités du contexte culturel où celle-ci se situe.
Une analyse formative, un cursus de formation ne peuvent être conduits à la
légère ni au rabais. Ils ne peuvent être menés à bien que si des analystes capables
d'assurer une formation se déplacent pour engager un travail local sérieux dans
une région encore dépourvue, ou bien si des candidats de cette région, tout en
conservant leurs terrains originaux d'exercice, se déplacent pour recevoir dans
un institut régulier la formation adéquate.
834 Jean Bergeret

Ce principe n'est pas nouveau, il semble vraiment universel et il apparaît


comme très évident. Par contre, d'autres problèmes liés à la transmission de
l'analyse à travers divers ensembles culturels sont peut-être laissés dans l'ombre
et ne sauraient se voir résolus au seul registre de la formation jusque-là classique.
Des candidats d'autres espaces culturels viennent nous demander loyale-
ment une formation ; nous entendons la leur donner avec nos buts tradition-
nels ; loyalement ils cherchent à exercer ensuite chez eux et ils constatent rapide-
ment que les demandes de « cures types » ne sont pas aussi abondantes qu'ils le
supposaient préalablement, et que nous leur avions laissé supposer. Plus ces col-
lègues auront reçu une formation dite « rigoureuse » plus ils seront tentés de
revenir illusoirement vers des centres où nous leur avons laissé croire que regor-
geaient les indications de cure type. Leurs lieux culturels d'origine n'y auront
rien gagné.
On commence à concevoir que tout analyste correctement initié à l'exercice
de la cure type devrait avoir reçu également au cours de sa formation une sensi-
bilisation à l'exercice de toutes les formes de traitement des souffrances affectives
qui découlent logiquement de la vision psychanalytique universelle de l'homme
dans sa dimension relationnelle, et éventuellement une initiation à certaines de
ces approches ; sans laisser à l'abandon les cas ne correspondant pas à nos pro-
totypes névrotiques favoris, que les progrès dans la rigueur diagnostique font
apparaître comme beaucoup plus rares qu'on ne continue à le dire ; et sans lais-
ser non plus à d'autres la prétention de soigner de tels cas. Ce genre de souci
n'entrant pas dans une perspective concurrentielle mais relevant d'une prise de
conscience de la plus grande polyvalence théorique et technique des compétences
réelles d'un psychanalyste et de l'étendue des services qu'il peut rendre à un
grand nombre de patients.
L'augmentation des espaces pathologiques et culturels touchés par les ana-
lystes contemporains déjà formés ou en cours de formation concorde avec une
augmentation du nombre des analystes mais ne va pas de pair avec une augmen-
tation du nombre des demandes d'ordre névrotique, donc des indications autre-
fois classiques et exclusives de cure type. Cette évidence rend nécessaire certaines
révisions, non pas de nos exigences, mais de l'étendue de nos entreprises forma-
tives. Nous commençons à convenir qu'en complétant les pointillés existant
encore en 1939 dans les écrits freudiens, les héritiers de Freud lui resteront fidèles
en se donnant les moyens d'élaborer une approche vraiment universelle de l'uni-
vers mental sous les différents aspects derrière lesquels il souffre et tente de sur-
vivre face à ses besoins comme à ses désirs.
La capacité de conduire des cures types caractérise le psychanalyste ; cette
capacité demeure la condition nécessaire à l'accès au statut qui est le nôtre mais
ne constitue sans doute pas pour autant une condition suffisante à l'efficience cli-
Psychanalyse et universalité interculturelle 835

nique de ceux qui ne sauraient se satisfaire de former un ordre cloîtré figé sur une
pseudomystique du névrotique.
Les différents espaces au sein desquels nous avons à développer nos prati-
ques psychothérapiques rendent de plus en plus obligatoire de dépasser le
stade de l'improvisation individuelle, mal théorisable et mal contrôlable. La
pratique des psychothérapies psychanalytiques dans l'ordre de la pathologie de
l'enfant et de l'adolescent, de la pathologie des psychoses, ou des états limites,
est depuis longtemps enseignée de façon tout à fait rigoureuse et diversifiée
dans le souci de s'adapter aux variations de la clinique individuelle et fami-
liale. Il en est de même dans le domaine des affections psychosomatiques ou
de la pratique du psychodrame psychanalytique en différents lieux. L'initiation
à une thérapie familiale psychanalytique commence à s'organiser de façon spé-
cifique. Il resterait sans doute à mieux définir les champs et les techniques qui
appartiennent en propre à des psychothérapies effectuées dans un esprit
authentiquement analytique car il ne s'agit nullement de « petites psychana-
lyses », bien au contraire parfois, en raison des complexités économiques et
psychodynamiques auxquelles nous devons faire face et aux difficultés rencon-
trées pour élaborer des modèles de relations transféro-contre-transférentielles
nouvelles pour nous, et dont la négociation s'avère plus délicate que dans le
cadre sécurisant de la cure type classique.
Certaines situations pathologiques ne nous interpellaient guère en 1900 ;
sans doute parce que alors nous en connaissions mal la nature, mais aussi parce
que ces situations ne constituaient pas non plus l'essentiel de la demande du
moment, en fonction des contextes divers du moment.
Nous n'en sommes plus à une époque où il semblait de bon ton de lever les
bras au ciel lorsque P.-C. Racamier et certains de nos collègues proposaient de
demeurer analystes, même en opérant parfois sans divan.
A ce niveau de réflexion, il paraît par contre nécessaire de nous mettre en
garde contre un glissement tout aussi fâcheux pour le patient lui-même que
pour l'analyse en général. En effet, devant notre façon trop restrictive de
concevoir parfois la théorie psychanalytique, nous pourrions éprouver des dif-
ficultés pour déduire de nos vues théoriques traditionnelles, des réponses vrai-
ment adaptées à certaines situations cliniques qui, de ce fait même, nous
inquiètent plus que d'autres. Pour ne pas avoir à exprimer notre insatisfaction
face à la rigidité d'une forme assez fréquente et assez simplificatrice de dis-
cours, nous nous voyons tentés de nous orienter vers une psychothérapie qui
nous mettrait plus à l'aise. Au lieu de revisiter certaines de nos positions théo-
riques, il peut sembler plus facile, et moins répréhensible, de modifier notre
attitude technique. Ceci ne paraît pas très rigoureux du point de vue scienti-
fique, ni très opportun du point de vue pratique.
836 Jean Bergeret

Si nous avons à adapter nos conditions opératoires à l'ensemble de nos


repères théoriques, nous ne pouvons porter remède à des lacunes ou à des
silences théoriques par de simples glissements techniques. En interrogeant avec
davantage d'attention certaines de nos conceptions théoriques de la « névrose »
ou de « l'OEdipe », nous serons peut-être conduits à ne plus proposer systémati-
quement une cure type à des manifestations obsessionnelles qui n'ont rien de
névrotique. Inversement, il serait possible de nous en tenir à une cure type avec
des situations dépressives graves, ou même avec des personnalités en partie
désorganisées, à condition de nous trouver assez bien équipés théoriquement
pour nous sentir à même de proposer au patient de découvrir en lui des capacités
progressives de liaison, ceci sous le couvert d'un pare-excitations suffisamment
efficace du point de vue contre-transférentiel.
Le patient doit nous éprouver comme affectivement et scientifiquement
sereins devant nos prises de conscience de l'étendue, de la diversité et de la pro-
fondeur des problèmes qui lui sont posés et qu'il nous pose. Ce n'est pas vis-à-vis
de ses seules pulsions sexuelles qu'il convient de l'aider à mieux s'organiser, ainsi
que nous pouvons nous contenter de le faire dans d'autres cas, en fonction de
données contextuelles de nature radicalement différente.
Or, les différentes cultures autrefois plus originales tendent de nos jours à
évoluer vers une sorte de melting pot commun, qui présente certains aspects posi-
tifs mais risque de s'avérer parfois avant tout comportemental, assez indifféren-
cié dans ses systèmes à prétention adaptative, et rendant difficile l'accès aux éla-
borations d'un imaginaire vraiment oedipien qui continue, bien sûr, à demeurer
sous-jacent chez tous les humains, mais qui apparaît comme plus ou moins opé-
ratoire en tant qu'organisateur principal de la personnalité, selon les variétés cli-
niques qui se présentent à nous. Nous faisons comme si nous pouvions définiti-
vement refouler nos références culturelles originaires. Attention aux retours
imprévus du refoulé.
Le Coca-Cola mode in everywhere, facilement matérialisable, remplace le
bon sein imaginaire et personnalisable ; le sandwich insipide et bien décoré
extérieurement évite d'effleurer la problématique anale mal considérée et
oriente le phallisme vers l'oralité froide ; la constante interrogation phallique
socialement hiérarchisante : « Combien valez-vous ?» a remplacé les risques
d'un choix identifïcatoire libidinalement établi. La trilogie narcissique fixe le
développement imaginaire de l'enfant sur la compétition phallomachiste évi-
dente entre deux adultes (qui ne parviennent pas à le devenir) aux yeux d'un
petit qui hésite entre l'identification assez primaire à celui qui paraîtra le plus
fort ou la fuite vers des cibles latérales dans lesquelles il croit se reconnaître,
certes, comme mal aimé, mais sans chance de grand progrès évolutif du point
de vue libidinal.
Psychanalyse et universalité interculturelle 837

Dans de telles conditions contextuelles qui s'égalisent dans la standar-


disation un peu partout dans notre univers actuel, comment s'adresser d'emblée
à une problématique appelée restrictivement « oedipienne » ?
Alors que nous élisons (ce qui est logique) pour leur virtuosité dans l'usage
de la théorisation de la pratique et de la transmission des principes de la cure
type, de plus en plus de membres titulaires qui vont former (ce qui est normal)
de plus en plus de candidats à l'exercice de la cure type, nous constatons dans le
même temps une diminution notable du nombre des demandes et des indications
de la même cure type. Ce qui ne veut nullement dire qu'il existe une baisse glo-
bale des demandes qui sont ou peuvent être adressées au psychanalyste, à condi-
tion qu'on sorte, non par nécessité ou simple intuition, mais par réalisme théo-
rique et clinique, du cadre exclusif de la cure type, et ceci de façon délibérée, et
pédagogiquement organisée.
Une psychothérapie conduite par un psychanalyste n'est ni un pis-aller
toléré pour des raisons financières ou simplement un cache-misère en rapport
avec les déficiences intellectuelles ou culturelles d'un patient. Chacune des
formes de psychothérapie qu'un psychanalyste peut proposer d'engager (ou pro-
poser qu'un de ses collègues compétents engage) correspond à la spécificité
d'une réponse qu'on cherche à approprier à la spécificité du fonctionnement
structurel de sujets qui n'ont pas eu la chance de naître forcément sous l'étoile
névrotique.
Il faut en plus reconnaître avec O. Kernberg, qu'à travers le monde le déve-
loppement progressif de certaines psychothérapies psychanalytiques, bien loin de
l'appauvrir, a au contraire permis d'enrichir notre savoir psychanalytique. Il
incombe donc en retour, aux institutions que nous animons, la responsabilité de
promouvoir elles-mêmes de nouvelles formations inspirées par les principes
mêmes de la psychanalyse dans des voies élargissant l'éventail technique déduc-
tible de nos connaissances spécifiques, sans laisser ce soin à des initiatives paral-
lèles offrant moins de sécurité.
Il semble que tous les points de vue évoqués au cours de cette trop brève
réflexion convergent vers une nécessité de réévaluation, sans doute angoissante
pour nous, de ce que nous avons construit dans le domaine théorico-clinique, à
partir des repères les plus pertinents posés par Freud sur notre façon de com-
prendre l'homme. Les règles de base du fonctionnement de toute vie imaginaire,
de toute psychogenèse, de tout essor pulsionnel, de tout progrès dans la relation
à l'autre n'ont pas à être sensiblement modifiées, mais certaines lacunes peuvent
de nos jours se voir comblées et certains pointillés repérés dans les pensées
demeurées latentes chez Freud peuvent être maintenant complétés.
Ce n'est ni en étendant abusivement le champ de la nosologie névrotique, ni
en restreignant à son plein épanouissement l'ensemble de la métaphore oedi-
838 Jean Bergeret

pienne que nous rendrons compte dans tous les domaines qui sont les nôtres de
la portée universelle de la psychanalyse et que nous rendrons les psychanalystes
plus efficients, quel que soit le contexte culturel dans lequel ils seront conduits à
se former, à réfléchir et à opérer.

L'histoire des grands courants de pensée se déroule en général en trois


temps : un temps d'initiation et d'imprégnation, un temps ensuite d'extension
nécessitant des mises au point et des réformes, avant d'accéder à un troisième
temps atteint seulement par les systèmes qui réunissent, au moins pendant une
certaine période, à obtenir, de fait, une reconnaissance d'efficience interculturelle
permettant le développement de la communication et des échanges sans trop de
restrictions.
Faute d'assumer les exigences de la réévaluation de la hiérarchie de ses don-
nées fondamentales, faute de pouvoir distinguer le banal et l'essentiel, le particu-
lier et le général, la psychanalyse raterait sans aucun doute une vocation vrai-
ment universelle à l'échange et à la communication aux différents niveaux où
nous interroge l'être humain. Nous manquerions plus spécifiquement encore le
rendez-vous avec ceux qui ont choisi de s'intéresser, sous ses multiples aspects,
au fonctionnement mental individuel ou socialisé.
Toute communauté de pensée ayant atteint sa seconde étape, c'est-à-dire un
degré d'expansion suffisante, est tentée de prétendre à l'universalité sous le cou-
vert de la vérification de la cohérence interne de son discours, plutôt que de pro-
céder aux débats nécessaires à une réévaluation assez systématique de ses repères
de référence, de ses moyens et de ses buts.
Autrement dit une prétention interne, défensive et restrictive, à l'universalité
risque d'aller à l'encontre d'une potentialité d'accès à l'universel qui ne peut
résulter que de remises en question régulières et sans préalables limitatifs. L'uni-
versalité suppose une capacité de supporter, selon le mot de Freud, la Vergän-
glichkeit. Qu'on veuille appeler cela l' « éphémère », le « fugitif» ou le « passa-
ger », peu importe ; il s'agit des petits changements de cap qui doivent être sans
cesse et obligatoirement opérés pour conserver, à travers les courants nouveaux
et contradictoires rencontrés, la ligne de conduite envisagée au départ ; quand
on sait, bien sûr, où l'on a décidé d'aller ; ou, plus exactement encore sans
doute, quand on sait où nous pensons avoir davantage de satisfaction person-
nelle et collective à aller...
Jean Bergeret
47, rue de la Garde
69005 Lyon
Psychanalyse et universalité interculturelle 839

BIBLIOGRAPHIE

Bergeret J., La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984.


Bergeret J., Les interrogations du psychanalyste, Paris, PUF, 1987.
Bergeret J., La glasnost psychanalytique, in RFP, 1991, n° 1, p. 110-117.
Cosnier J., Devenir psychanalyste : un destin de la névrose de transfert?, in RFP, 1992,
LVI, n°2, p. 515-537.
Green A., Préalables à une discussion sur la fonction de la théorie dans la formation psy-
chanalytique, in RFP, Paris, 1992, LVI, n° 2, p. 507-515.
Grunberger B., Le narcissisme, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1971.
Fain M., Le Schibboleth, in RFP, Paris, 1992, LVI, n° 2, p. 321-335.
Freud S., Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (1910), trad. franç. M. Bonaparte,
Paris, Gallimard, 1927.
Freud S., Totem et Tabou (1913), trad. franç. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1951.
Freud S., Matériaux des contes dans les rêves (1915), trad. franç. J. Altounian et coll., in
Résultats, idées et problèmes, Paris, PUF, 1984.
Freud S., Métapsychologie (1915), trad. franç. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gal-
limard, 1968.
Freud S., Vue d'ensemble des névroses de transfert (1915), trad. franç. P. Lacoste, Paris,
Gallimard, 1985.
Freud S., Un souvenir d'enfance dans « Fiction et vérité » de Goethe (1917), trad. franç.
E. Marty et coll., in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1933.
Freud S., L'inquiétante étrangeté (1919), trad. franç. E. Marty et coll., in Essais de psy-
chanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1933.
Freud S., Psychologie collective et analyse du moi (1921), trad. franç. S. Jankélévitch, in
Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1970.
Freud S., L'avenir d'une illusion (1927), trad. franç., M. Bonaparte, PUF, Paris, 1971.
Freud S., Malaise dans la civilisation (1930), trad. franç. S. Jankélévitch, Paris, Payot,
1951.
Freud S., Moïse et le monothéisme (1939), trad. franc. A. Berman, Paris, Gallimard,
1967.
Kernberg O., La situation actuelle de la psychanalyse, in RFP, Paris, 1992, LVI, n° 2,
p. 491-507.
Lebovici S., Psychopathologie de l'enfant et psychanalyse : rester psychanalyste, in RFP,
Paris, 1992, LVI, n° 2, p. 387-413.
Rabain J.-F., Colloque sur la pulsion de mort, in RFP, 1989, LIII, n° 2, p. 760-768.
Psychanalyse et modernité

Henri VERMOREL et Madeleine VERMOREL

CULTURE ET CIVILISATION

Le concept de culture (Kultur) a une place essentielle dans la pensée freu-


dienne de Totem et Tabou en 1913 à Psychologie des masses et analyse du moi
(1921) et à L'homme Moïse et la religion monothéiste (1939), en passant par
Actuelles sur la guerre et la mort (1915), L'avenir d'une illusion (1927) et
Malaise dans la civilisation (1930)1. C'est d'ailleurs dans ces deux derniers
ouvrages que Freud définit le sens de Kultur comme « la totalité des opéra-
tions et dispositifs par lesquels notre vie s'éloigne de celle de nos ancêtres ani-
maux, et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et
la réglementation des hommes entre eux »2. Kultur s'oppose ainsi à barbarie, à
un état primitif, antérieur à la civilisation, supposé être la source d'un plus
grand bonheur. Ici l'auteur reprend ce qu'il avait déjà écrit dans L'avenir d'une
illusion, où il avait inclu dans la culture « le patrimoine spirituel de l'huma-
nité », somme des « moyens devant servir à (la) défendre, ceux de coercitions
et tous autres moyens ayant pour but de réconcilier les hommes avec (elle) et
de les dédommager de leurs sacrifices »3. Dans le patrimoine culturel, il réserve
une part importante de sa réflexion aux origines de la religion, discutant lon-
guement l'animisme des peuples primitifs puis, plus tard, la place métapsycho-
logique du sentiment religieux. En ce sens, le terme de Kultur prend sous la

1. Sigmund Freud (1913) : Totem et Tabou, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque » (abrégé en TT) ;
(1915), Actuelles sur la guerre et la mort, OC, XIII, 124-155, Paris, PUF (AGM) ; (1927), L'avenir d'une
illusion, Paris, PUF, 1971 (AI) ; (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971 (MC) ; (1939),
L'homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, NRF, 1986 (HM).
2. Sigmund Freud (1930), Das Unbehagen in der Kultur, GW, XTV. Traduction de ces lignes in
A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche et F. Robert (1989), Traduire Freud, Paris, PUF, 92 (abrégé
en TF).
3. AI, 15.

Rev. franç. Psychanal.. 3/1993


842 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel

plume de Freud la suite de son « hypothèse d'une âme collective » dans Totem
et Tabou : « Nous postulons l'existence d'une âme collective dans laquelle
s'accomplissent les mêmes processus que ceux ayant leur siège dans l'âme indi-
viduelle »1 ; dans cet ouvrage, il s'était inspiré des ethnologues de son époque
étudiant d'autres cultures.
Nous avons jusqu'ici laissé de côté le problème de la traduction du terme de
Kultur, rendu en français tantôt par culture, tantôt par civilisation. L'allemand
possède aussi deux mots : Zivilisation et Kultur, mais ils ne sont pas équivalents à
leurs homonymes dans notre langue. On peut renvoyer ici à la magistrale étude de
Norbert Elias montrant la différence des concepts dans les deux langues2.
Freud, pour sa part, emploie presque exclusivement le mot Kultur ou ses
composés, plusieurs dizaines de fois dans les ouvrages cités au cours de cet
article et deux ou trois fois seulement le terme de Zivilisation 3. La définition freu-
dienne ci-dessus de Kultur impliquerait que le mot soit rendu en français par
civilisation qui, selon Le Robert, a pour premier sens celui d' « ensemble des
caractères communs aux vastes sociétés des plus cultivées, les plus évoluées de la
terre »4 : c'est le parti choisi par Marie Bonaparte, traduisant l'ouvrage de Freud
de 1930 sous le titre Malaise dans la civilisation. De leur côté, Bourguignon et
coll. reconnaissent que cette traduction s'imposerait si l'on tenait pas compte de
« l'évolution rapide de l'usage du français » sous l'influence des philosophes alle-
mands du XIXe siècle et des sciences humaines5 (cf. l'opposition nature-culture
chère à Claude Lévi-Strauss). Le mot de culture dans cette acception s'est d'ail-
leurs répandu sous l'influence des ethnologues et anthropologues, notamment
anglo-saxons, avec ici une contamination avec le sens de culture chez ces auteurs
anglophones. Le titre de différences culturelles de ce numéro fait plutôt allusion
à ce sens, très actuel du fait du brassage des cultures dans le monde.
Freud avait d'ailleurs perçu la complexité du sens de Kultur, soulignant à
plusieurs reprises la pluralité des définitions de ce mot6 sans les expliciter mais en
laissant entendre sa profondeur linguistique : « Nous nous laisserons guider sans
réserve (...) par le langage usuel ou, comme on dit aussi, par le sentiment linguis-
tique, certain en cela de faire droit à des intuitions profondes qui se refusent
aujourd'hui encore à toute traduction en mots abstraits. »7 Il consacre ainsi une

1. TT, 180-181.
2. Norbert Elias (1939), Uber den Prozess der Zivilisation, t.1, trad. P. Kamnitzer, La civilisationdes
moeurs, Paris, Presses Pocket Agora, 1989.
3. Cf. Sigmund Freud, Studienausgabe IX, Index (abrégé en SA).
4. P. Robert, Dictionnairealphabétique et analogique de la langue française, 1976, 786.
5. TF, 92. Les OEuvres complètes aux PUF ont donc retenu comme traduction de l'ouvrage de 1930 :
Le malaise dans la culture.
6. AI, 9 et MC, 37.
7. MC, 37.
Psychanalyse et modernité 843

part importante de sa réflexion à la culture comme un ensemble de représenta-


tions mentales collectives, conscientes et inconscientes, et tente d'approfondir le
processus culturel (Kulturprozess) : « Le développement de la culture nous
apparaît comme un procès (processus) particulier qui se déroule sur l'huma-
nité »1 ainsi qu'à son intériorisation plus ou moins marquée chez l'individu, dans
la mesure où la civilisation comporte un renoncement aux pulsions, notion pro-
gressivement développée en relation avec le concept de surmoi. Nous pourrons
d'autant mieux laisser de côté la discussion culture/civilisation en constatant que
Freud englobe le concept de civilisation dans celui de culture : « Ich verschmähe
es, Kultur und Zivilisation zu trennen ; je dédaigne de séparer culture et civilisa-
tion. »2 On devra tenir compte de l'évolution des idées en anthropologie depuis
Freud qui cherchait dans « l'homme primitif » des ethnologues la trace de
« l'homme des premiers temps » (Urmensch) qui, dit-il « continue de vivre
inchangé dans notre inconscient »3, selon la loi de la survivance en chaque indi-
vidu des étapes de la phylogenèse humaine ; on pourrait plutôt voir ici une sorte
de métaphore des origines de la psyché sur les traces du programme héréditaire.
On a de nos jours une autre conception des « primitifs », les ethnologues ayant
montré depuis que les notions de « primitif » et d' « évolué » comme celle de
« progrès » de l'espèce humaine relevaient de l'idéologie occidentale du
XXe siècle, prétendant affirmer sa supériorité sur les autres peuples ; on considère
aujourd'hui les cultures comme des modalités différentes d'existence psychique
des groupes humains, régis par leurs lois propres et toujours complexes, même
chez les soi-disant primitifs ; les cultures sont donc envisagées sous un angle
d'égalité (cette perspective contient implicitement une critique du racisme
comme l'a montré Cl. Lévi-Strauss), et étudiées par les ethnologues comme des
modalités originales. Freud avait d'ailleurs, à l'occasion de la guerre de 1914,
fait le deuil de cette idéologie de progrès en constatant que chez beaucoup d'in-
dividus, la civilisation n'était qu'un mince vernis sur des pulsions violentes et
que la plupart des humains retombaient à l'occasion des guerres dans une véri-
table barbarie ; ce qui entraîne de sa part cette constatation désabusée : « Notre
affection et notre douloureuse désillusion nées du comportement inculturel de
nos concitoyens du monde durant cette guerre étaient injustifiées. Elles repo-
saient sur une illusion à laquelle nous nous étions laissés prendre. En réalité, ils
ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions parce qu'ils ne s'étaient
absolument pas élevés aussi haut que nous l'avions pensé d'eux. »4

1.MC, 46, traduction de P. Cotet et R. Lainé pour cette citation.


2. SA, IX, 140 et AI, 8.
3. AGM, 151.
4. AGM, 138.
844 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel

PSYCHANALYSE ET UNIVERSALITÉ

La différence des cultures nous amène maintenant à discuter l'universalité du


complexe d'OEdipe comme celle de la psychanalyse, eu égard à la diversité des
cultures, puis à envisager la genèse de la psychanalyse chez l'homme Freud, au sein
de ses identifications à la croisée de plusieurs chemins de la culture occidentale.
La psychanalyse est née dans notre culture basée sur l'individu. Par là, nous
entendons non seulement l'individu biologique facile à définir, mais surtout sa
dimension psychique, implicite dans la création freudienne et explicite dans des
travaux plus tardifs comme ceux de Margaret Mahler. On n'a pas assez remar-
qué la rupture fondamentale opérée par Freud lorsqu'il passe de l'hypnose —
que Charcot pratiquait sur un mode collectif — à la psychanalyse comme cure
individuelle. Le maître de la Salpêtrière opérait en public avec des patientes hos-
pitalisées tandis que Freud travaille d'emblée dans un colloque singulier, hors de
la vue de son patient. L'origine culturelle des patients était bien différente dans
les deux cas. Les patientes de Charcot étaient souvent des bonnes bretonnes
venues d'un milieu rural où persistait une solide communauté paysanne laissant
peu de place à une individualisation possible du sujet, qui avait peu de moyens
de survivre hors de son milieu, psychiquement parlant1, tandis que Freud recru-
tait ses patients dans la Vienne « fin de siècle », une des grandes métropoles où
s'élaborent les principales lignes de force qui régissent notre culture d'au-
jourd'hui — dans la société bourgeoise et intellectuelle, souvent juive, chez des
personnes suffisamment autonomes et individualisées. Pour que la psychanalyse
soit possible, il faut qu'il y ait un degré suffisant d'intériorisation des instances
telles le moi et le surmoi, qui dans d'autres sociétés restent collectives. Il existe
en effet des sociétés de groupe qui avalent l'individu (selon une distinction — iro-
nique — faite par Lévi-Strauss à propos du cannibalisme) et celles, comme la
nôtre, qui vomissent l'individu2. Louis Dumont appelle les premières holistiques3
par opposition à celles qui poussent à l'individualisation, ou du moins cherchent
à le faire, car il y a des ratés surtout lorsque, dans le monde actuel, cette ten-
dance devient excessive. Aussi, la psychanalyse n'est-elle pas praticable sous sa
forme originelle dans les cultures de groupe ; certes le psychanalyste peut porter
un regard sur d'autres cultures mais il échouera à y pratiquer la psychanalyse
— du moins sous sa forme classique — comme c'est arrivé aux Parin et à Mor-

1. Et même de survivre tout court : les employées de maison transplantées de la campagne dans les
grandes villes françaises ont connu une mortalité effroyable aux XVIIIe et XIXe siècle.
2. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.
3. Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983.
Psychanalyse et modernité 845

genthaler, des psychanalystes suisses qui voulaient psychanalyser les Dogons ;


ils ont sûrement beaucoup appris là-bas1 ; mais ils n'ont jamais pu avoir un
entretien individuel car leur interlocuteur ne venait jamais seul à un rendez-vous
sous l'arbre de la palabre, mais toujours accompagné de ses amis et voisins
(dans ce type de culture, l'individu n'est jamais seul ; donc le modèle psychana-
lytique classique est impensable).
Cela nous amène à discuter brièvement le thème de l'universalité du com-
plexe d'OEdipe. Les travaux des ethnologues et aussi des psychanalystes traitant
des patients d'autres cultures amènent à penser que si le complexe d'OEdipe est
bien une donnée universelle, il peut revêtir des formes différentes, culturellement
déterminées. Ainsi, les catégories définies par la psychanalyse : inconscient, moi,
surmoi, les fonctions symboliques du père et de la mère, etc., ont des bases com-
munes à toute l'humanité mais présentent des modalités qui varient selon le type
de société, holistique ou individuelle2. Par exemple, la fonction du père décrite
par Freud dans la société patriarcale monothéiste comme clef de voûte du com-
plexe d'OEdipe est spécifique, sous cette forme, de notre culture tandis que dans
les sociétés holistiques et singulièrement dans les ethnies à filiation matrilinéaire,
la fonction paternelle est partagée entre le père biologique qui a un rôle réduit et
le frère de la mère qui détient l'autorité parentale, ce qui entraîne une forme dif-
férente du complexe d'OEdipe.
Ce que nous avons dit de la nécessité d'une individuation suffisante comme
condition de la psychanalyse laisse supposer une extension de sa pratique limitée
au monde occidental : il suffit de consulter le Roster pour constater que les psycha-
nalystes se recrutent essentiellement en Europe, Amérique, Israël et Australie ; il
n'y en a pas dans les pays musulmans et très peu en Inde et au Japon3. Mais, nous
dira-t-on, la psychanalyse n'est pas seulement une pratique, c'est aussi une théorie
qui peut permettre de comprendre d'autres situations culturelles que celles du
milieu où elle est née ; il suffit de lire les travaux de G. Devereux, T. Nathan, etc.,
pour s'en convaincre. Leurs démarches pourraient se rapprocher des pratiques du
psychanalyste « sans divan » qui permettent d'approcher dans notre culture des
patients ne relevant pas de cures classiques ou aménagées : psychodrame analy-
tique, thérapies familiales, méthodes de groupe ou institutionnelles, relaxation,
psychanalytiquement orientés..., qui sont tout un champ d'expérience montrant

1. Le titre de leur ouvrage est une réflexion d'un Dogon : P. Parin, F. Morgenthaler, G. Parin-
Mathey, Les Blancspensent trop, Paris, Payot, 1966.
2. Cf. Madeleine Vermorel et Henri Vermorel, Du père des origines au père oedipien, Rev. franc, psy-
chanal., 57, 1993,403-409.
3. Dans les sociétés de type occidental la psychanalyse, pour exister, suppose un minimum de liberté
de pensée et on sait que dans les pays totalitaires la psychanalyse a connu de grandes difficultés : un des
premiers gestes des nazis fut de supprimer la société de psychanalyse tandis que dans les pays de l'Est elle
a ou bien disparu ou bien dépéri, tandis qu'en Argentine elle a rencontré bien des obstacles.
846 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel

l'extension possible de la pratique psychanalytique, non sans des modifications


théoriques. Dans cette optique, la psychanalyse comme création collective à partir
de Freud révèle dans sa diversité ce qu'il y a d'universel en chaque homme, sans
qu'elle cherche à devenir une Weltanschauung.

DU GROUPE A L'INDIVIDU EN OCCIDENT

La société française connaît une longue transformation qui la conduit, à partir


du Moyen Age, d'une société de groupe à une culture basée sur la promotion de
l'individu. Cette ascension de l'individualité psychique est caractéristique de la
modernité, une nouvelle donne de la culture occidentale dont certains perçoivent
les origines dès la fin du XVe siècle dans certaines couches sociales — tels les mar-
chands italiens du Quattrocento —, avec une accélération de l'évolution au
XVIIIe siècle et un véritable tournant à la fin du XIXe siècle, qui coïncide avec la nais-

sance de la psychanalyse. La société médiévale était basée sur des idéaux collectifs
structurés par la religion, bien que le christianisme contienne des virtualités poten-
tielles d'émancipation de l'individu. Même sous Louis XIII une personne n'était
jamais seule, comme les Dogons d'aujourd'hui. Philippe Ariès donne l'exemple
d'un notaire de cette époque recevant son client à son domicile. La notion d'inti-
mité n'a pas alors le même sens qu'aujourd'hui ; faute d'antichambre pour les visi-
teurs, ils attendent dans un coin de la pièce même où le notaire parle avec le client
précédent. Il n'y a pas non plus de séparation entre la vie publique et la vie privée ;
aussi les servantes vaquent-elles dans la pièce commune aux travaux ménagers tan-
dis que le maître de maison traite ses affaires. Il peut même arriver que de bonne
heure il fasse sa toilette ou même qu'il reçoive ses clients assis sur sa chaise percée ;
la notion de pudeur a bien évolué depuis cette date !
L'ascension de l'individu dans notre culture s'accompagne d'une répression
progressive des pulsions à laquelle Freud attribue une bonne part de la souf-
france psychique de l'homme d'aujourd'hui ; il relève que « toute malpropreté
nous semble inconcevable avec l'état civilisé (...) et nous nous étonnons d'ap-
prendre que le Roi-Soleil en personne dégageait une mauvaise odeur ; enfin nous
hochons la tête quand, à Isola Bella, on nous montre la minuscule cuvette dont
Napoléon se servait pour sa toilette du matin »1. Tandis que dans nombre
de sociétés holistiques en Afrique et ailleurs on attend que la maîtrise des sphinc-
ters s'établisse d'elle-même chez les enfants beaucoup plus tardivement, l'éduca-
tion précoce de l'analité est une caractéristique de notre société ; elle favorise

1. MC. 41.
Psychanalyse et modernité 847

précisément l'individuation psychique dans la mesure où l'expulsion des fèces est


le prélude à la séparation d'avec leur mère, donc à l'individuation. Freud l'asso-
cie à l'ordre et aux capacités de sublimation. La notion du temps en découle ; la
précision des rendez-vous est une notion moderne inconnue sous l'Ancien
Régime ; d'ailleurs jusqu'à Louis XIV les horloges n'avaient qu'une aiguille, ce
qui était bien suffisant pour les besoins de l'époque.
De nombreuses études historiques et sociologiques ont précisé cette répres-
sion des pulsions dans notre société et amené de l'eau au moulin de Freud, par
exemple sur l'évolution des manières de table. De nos jours, on ne se sert plus à
table avec les doigts et on ne jette pas les os pendant le repas par-dessus son
épaule, etc. La répression de la sexualité a longuement retenu l'attention de
Freud : « Choix d'un objet limité au sexe opposé, la plupart des satisfactions
extragénitales (étant) prohibées en tant que perversions (...) ; exigence d'une vie
sexuelle identique pour tous (...) retranchant à un nombre appréciable (de per-
sonnes) le plaisir érotique (...) ; (enfin) l'amour hétérosexuel et génital tombe
sous le coup de nouvelles limitations imposées par la légitimité et la monoga-
mie (...). Seuls les débiles ont pu s'accommoder d'une si large emprise sur leur
liberté sexuelle. »1 Comme le remarque Freud, la société a longtemps fermé les
yeux sur les dérogations que s'accordaient les individus dans ce domaine.
L'Eglise catholique a eu bien du mal à faire admettre ses préceptes limitant la
sexualité au mariage, et il n'est que de lire les romans des siècles précédents pour
constater la séparation entre le mariage qui, pour certaines couches sociales,
était bien souvent réservé à la descendance et à la transmission des biens — et le
plaisir sexuel qui se passait ailleurs. C'est surtout à notre époque qu'on a voulu
faire coïncider le mariage (statut juridique) avec l'amour individuel. Ce n'est pas
par laxisme qu'il y a plus de divorces d'aujourd'hui, mais par suite d'une morale
plus exigeante selon laquelle les couples — qui veulent faire coexister l'amour, la
sexualité, l'éducation des enfants et le patrimoine — se séparent si ces idéaux ne
sont pas atteints suffisamment.
La répression de la violence inhérente à l'homme2 a également fait des pro-
grès ; contrairement à une opinion répandue, il y a beaucoup moins de crimes
aujourd'hui que dans le passé : le viol au XVIe siècle était de pratique courante, et
les meurtres beaucoup plus nombreux au XIXe siècle que de nos jours où, pour-
tant, existe un fort sentiment d'insécurité.
Les historiens des mentalités ont longuement étudié l'évolution des senti-

MC, 56-57. Remarquons au passage avec Freud que la culpabilité a été particulièrement dévelop-
1.
pée par le christianisme qui comporte une dévalorisation de la vie terrestre et particulièrement de la sexua-
lité.
2. Violence dans la lettre de Freud à Einstein de 1933 et hostilité primaire dans MC.
848 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel

ments, qui ne sont point immuables dans le temps et selon les cultures, même s'ils
ont des assises communes. Ainsi, Denis de Rougemont considère que l'amour indi-
viduel est né en France du XIIIe siècle, dans les suites de l'amour courtois 1. Il fau-
drait faire une place particulière dans cette autonomie de l'individu au sentiment
de la fînitude et de la mort. A l'époque romaine où existait, tout au moins chez les
citoyens, une certaine notion de l'individualité, on gravait le nom du défunt sur son
sarcophage, usage qui disparut dans le haut Moyen Age comme si le sentiment de
l'individu s'était alors estompé. Cette modalité reparaîtra, surtout à partir du
XVe siècle, avec l'émergence de l'individualité psychique dans certaines couches
sociales. Alors, l'homme prend conscience en même temps de son existence indivi-
duelle et de sa finitude : il est face à sa mort et au cadavre qu'il deviendra ; aussi, à
partir du XIVe siècle voit-on des tombeaux avec des gisants décharnés — des tran-
sis — et des fresques avec des danses macabres qui témoignent de la prise de
conscience du cadavre comme terme de la vie2.
Enfin, une notion qui ne peut être indifférente aux psychanalystes est celle de
l'apparition du sentiment de l'enfance au sein de la famille3. L'idée que l'enfant a
une personnalité distincte de celle de l'adulte est moderne. Il était auparavant une
réduction de l'adulte, même dans ses vêtements— identiques mais en plus petit ; et
la perception des âges de la vie était différente car on passait directement de l'en-
fance à l'âge adulte après un bref apprentissage : on donne l'exemple d'un des
Condé qui commandait effectivement un régiment à treize ans. Peu à peu, on se fait
à l'idée que les enfants ont des besoins particuliers et une personnalité propre : on
attache plus d'importance à leur existence alors que la mort d'un enfant était aupa-
ravant peu remarquée (ainsi Montaigne écrit qu'il a eu cinq ou six enfants morts en
bas âge). C'est au XVIIIe siècle qu'on porte intérêt et amour à l'enfant, à son dévelop-
pement et que l'enfance devient une classe d'âge ; c'est avec les Lumières et le
romantisme que l'enfant devient « le père de l'homme ». Et c'est au XIXe siècle que
l'adolescence prend une place grandissante entraînant un changement dans l'or-
donnancement des âges mentaux tels que nous les connaissons aujourd'hui, dans
une évolution qui continue. Il est inutile de souligner l'importance de la reconnais-
sance de l'enfance et de l'adolescence comme temps préalable de l'émergence de
l'individu adulte pour la possibilité même de concevoir la psychanalyse.
L'époque de la modernité est donc celle de l'émancipation de l'individu, de
son autonomisation psychique progressive, avec des temps forts lors de la Renais-

1. Denis de Rougemont,L'amour et l'Occident, Paris, Plon, 1939. Et Madeleine Vermorel, Amour et


sexualité, des premiers romantiques allemands à Freud, Les Cahiers du Centre de psychanalyse et de psy-
chothérapie, n° 22-23, 1991, 149-170.
2. Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil,
1975 et L'hommedevant la mort, Paris, Seuil, 1977.
3. Philippe Ariès, L'enfant et la vie familiale dans l'Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.
Psychanalyse et modernité 849

sance — les génies de la Renaissance italienne sont les hérauts d'un nouveau mode
de pensée qui secoue le joug de la religion dans la science et les arts, tel Léonard
de Vinci tant admiré par Freud — et de la Réforme (Max Weber considère que le
protestantisme a été le temps préalable au développement du capitalisme). La
Révolution française avec l'avènement du citoyen consacre l'individu politique.
Les Lumières avaient marqué la place de la raison individuelle tandis que les
romantiques soulignent l'importance du sentiment et des affects, exaltant le moi
qui ouvre le chemin de la connaissance intérieure. Toute une évolution des idées de
la philosophie à propos du sujet depuis Descartes, Spinoza et Leibniz jusqu'à Kant
et Nietzsche et bien d'autres serait à retracer ici. Il nous suffira de dire que la notion
de sujet s'associe à celle d'individu, mais qu'elles ne se recoupent pas comme on le
verra à propos du malaise des individus de notre temps. Un abord thérapeutique
du sujet n'étant possible que dans les cultures où les personnes ont une intériorisa-
tion suffisante, la naissance de la psychiatrie est un aspect de cette évolution. Au
XVIe siècle s'élabore l'idée que la maladie mentale ne provient
pas des démons mais
de causes naturelles, relevant de la médecine ; ce sera de façon limitée et pru-

dente — car l'un des premiers médecins à penser ainsi, Jean Wier, avait pris la sage
précaution, avant d'émettre de tels propos, d'obtenir la protection du puissant
prince de Clèves. Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que Chiarugi à Florence,
Pinel à Paris et Tuke en Angleterre considèrent que la folie a quelque chose à voir
avec la médecine. L'insensé était auparavant, à l'instar de l'animal, hors de l'huma-
nité ; l'aliéné est un homme, certes devenu autre que lui-même, mais restant dans
l'humanité ; il faut donc le soigner par des méthodes morales, c'est-à-dire psychi-
ques, d'où la création d'hôpitaux dirigés par les médecins, les asiles. On peut noter
au passage que Pinel est contemporain de la Révolution française et que sont issues
de la même inspiration l'idée de l'individualité du citoyen et celle de la nature indi-
viduelle de la souffrance mentale. Faute d'une conception plus approfondie de la
maladie mentale, terme qui date du XIXe siècle, ces institutions vont dégénérer en un
système carcéral. Les médecins romantiques allemands iront plus loin que les
Français qui s'étaient souvent limités aux troubles de la raison ; ils font une part
plus grande au sentiment, à l'inconscient, à la sexualité dans ses rapports avec la
maladie, ils s'intéressent aux rêves, aux pulsions, au refoulement ; ils créent le mot
de psychiatrie et celui de psychothérapie ; ils propagent l'hypnose, creuset de la
future psychanalyse ; bref, le romantisme scientifique allemand est la « préhis-
toire » de la psychanalyse1.

1. Sigmund Freud, Sur la préhistoire de la technique psychanalytique, in Résultats, idées, problèmes,


II, Paris, PUF, 1920, 255-258. Cf. Madeleine Vermorel et Henri Vermorel, Was Freud a Romantic ?, Int.
Rev. Psychanal., 13, 1986, 15-37 et Freud et la culture allemande, Rev. franç, psychanal., 50, 1986, 1035-
1062.
850 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel

MODERNITÉ VIENNOISE ET MALAISE DANS LA CULTURE

Or, la psychanalyse naît de l'esprit de Freud — certes sur les traces des
Lumières et du romantisme au sein de sa judéité — mais au moment où s'appro-
fondit le malaise dans la culture de l'Occident, qui a perdu ses repères tradition-
nels sans en avoir établi de nouveaux. Cette époque est celle du désenchantement
du monde, d'une perte des illusions religieuses que les idéologies modernes vou-
draient remplacer : Freud consacre une part importante de son oeuvre à la cri-
tique tant de la religion que des idéologies1 pour justifier la psychanalyse comme
remède à la souffrance de l'homme de la modernité. Les excès de la raison poli-
tique comme un certain scientisme font partie des nouvelles illusions.
Bien qu'il s'en défende parfois, Freud est hanté par l'inquiétante étrangeté
de son destin de créateur, particulièrement apte à saisir dans le mouvement de la
sublimation la division du sujet entre l'animisme du moi originaire et le moi civi-
lisé soumis au principe de réalité. Cette division (clivage dans un de ses derniers
articles) montre que la psyché fonctionne simultanément sur deux registres, l'un
archaïque et l'autre oedipien évolué. Cette déchirure est certainement inhérente à
la civilisation à partir du moment où l'humanité se sépare de l'animalité dans
l'aventure de la culture humaine. Mais elle est masquée dans les cultures de
groupe pour se révéler quand l'individu se trouve face à lui-même comme
double. « Je est un autre » dit le poète, contemporain de Freud. A peine les
romantiques ont-ils exalté le moi et, après les Lumières, consacré l'avènement du
sujet, qu'ils perçoivent l'inquiétante étrangeté de sa déchirure (l'homme et son
double) qui peut aussi bien ouvrir l'accès à la connaissance intérieure qu'au
désespoir de l'homme déshumanisé par la perte de ses racines ou affecté d'une
division qui va jusqu'à la schize.
La démence précoce a été décrite par Morel au milieu du XIXe siècle et la
schizophrénie par Bleuler en 1913 comme si cette pathologie s'affirmait, dans un
progrès de l'individuation, comme son envers et son échec. En effet cette patho-
logie, spécifique des sociétés basées sur l'individu, est inconnue dans les sociétés
groupales où existent seulement des troubles psychotiques aigus (du genre des
bouffées délirantes). Freud dans Le malaise dans la culture traite de la contradic-
tion interne à la civilisation ; plus elle progresse, plus elle réprime les pulsions,
notamment sexuelles. L'enfant, soumis aux interdictions de l'adulte, s'y plie et
devient civilisé ; mais il retourne contre lui l'agressivité (la violence) destinée pri-
mitivement aux parents ; c'est pourquoi le surmoi, héritier des interdits paren-

1. Outre les ouvrages déjà cités, voir aussi Sigmund Freud (1933), Nouvelles conférences d'introduc-
tion à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
Psychanalyse et modernité 851

taux, intègre cette auto-agressivité, cette pulsion de mort qui est d'autant plus
importante que progresse la civilisation. La schizophrénie serait une des expres-
sions de l'homme de la modernité face au néant quand il a perdu les repères du
groupe sans pouvoir devenir un sujet autonome ; elle marquerait les limites de
l'individuation quand elle devient excessive ; et ces patients exprimeraient alors
cette pulsion de mort, d'attaque des liens constitutifs de la psyché, quand leur
environnement familial ne leur a pas donné les moyens d'être seuls face à eux-
mêmes. Mais la violence a progressé aussi sur le plan collectif1 ; avec les guerres
mondiales, elle s'est étendue entre les nations. Certes comme le remarque Freud
à propos des Huns ou des Mongols de Gengis Khan et de Tamerlan2, l'histoire
de l'humanité est parsemée de violence et jonchée de cadavres. Ce n'est donc pas
la violence qui est nouvelle mais, comme la schizophrénie dans la pathologie
individuelle, les formes collectives qu'elle revêt de nos jours. Les horreurs des
guerres mondiales (plusieurs dizaines de millions de morts pour la dernière) tien-
nent sans doute au perfectionnement des moyens de destruction. Mais la vio-
lence de notre époque a progressé aussi dans la déshumanisation, comme l'ont
montré les camps de la mort hitlériens et le génocide des juifs.
Les formes modernes de la violence semblent être favorisées par l'apparition
des masses comme si cette société individualiste était hantée par son contraire
(Louis Dumont) ; ce n'est pas sans rapport avec l'augmentation importante depuis
ces dernières décennies du nombre de la population mondiale. Tout se passe
comme si l'évolution de cette société privilégiait à un pôle l'individu et à l'autre
pôle la nation ou l'Etat, cependant que les groupes intermédiaires comme la com-
munauté villageoise de jadis ou la famille disparaissent ou sont en crise ; c'est le
règne des masses où l'individu est privé de l'appui de repères proches. Freud avait
utilisé en 1921 de façon prophétique le terme de masses pour aborder la psycholo-
gie collective dans ses rapports avec le moi ; il y parlait surtout des corps organisés
qui sont l'Eglise et l'armée, qui tiennent les individus en les soumettant à leurs
idéaux. Les années suivantes voient le développement des partis de masses totali-
taires avec le communisme et le nazisme : ce dernier puisera dans l'expérience des
politiciens viennois Schoenerer et Lueger qui avaient introduit dans la politique
l'irrationnel comme mode de domestication des masses : Freud avait depuis long-
temps perçu le danger de ces pratiques. Pour Freud, l'homme dans la foule tend à
abdiquer son idéal du moi au profit du leader et à se soumettre à sa volonté. S'il est
des leaders qui orientent l'humanité vers des buts élevés, d'autres sont des destruc-
teurs. Autant le leader démocratique peut apparaître comme une image paternelle
qui donne au surmoi un visage humain, autant le leader totalitaire combat l'huma-

1. Jean Bergeret, La violence fondamentale,Paris, Dunod, 1984.


2. MC, 65.
852 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel

nisme, en empêchant les individus de penser et en les tuant au besoin. Il ne s'agit


plus là du surmoi paternel oedipien mais d'un surmoi archaïque qui se situe entre la
paranoïa et la perversion : il est uniquementdestructeur.
Le monothéisme juif est d'essence patriarcale, assumant ainsi, comme le dit
Freud, un progrès dans la spiritualité par rapport au matriarcat, ce qui donne au
père sa place essentielle au sein du complexe d'OEdipe. Le monothéisme chrétien
réintroduit une certaine dose de polythéisme avec le culte des saints et de
matriarcat avec le culte moderne de la Vierge Marie. Est-ce pour cela que le
christianisme est, selon Marcel Gauchet « la religion de la sortie de la religion »1
et que, dans les structures sociopolitiques qui prennent la relève de la religion en
Occident, Dieu est absorbé par l'homme dans une sorte de monophysisme à
rebours 2 ? « L'homme est pour ainsi dire devenu une sorte de "dieu-prothèse" »
(grâce aux progrès de la technique) constate Freud dans le même sens3. Aussi la
culture de la modernité, axée d'abord sur le père, en vient à son contraire en
affaiblissant la famille — et par là le repère paternel — et conduit aux patholo-
gies déstructurées de notre temps et à la crise d'identité des sujets non patholo-
giques. De telles structures ne relèvent pas du complexe d'OEdipe dans son
expression génitale, mais des identifications archaïques mises au premier plan
par suite de traumas précoces empêchant l'avènement de l'OEdipe. Autrement
dit, notre civilisation a promu l'individu et l'ordre patriarcal mais, en poussant
le bouchon trop loin, elle a introduit des germes de pulsion de mort qui s'atta-
quent à l'individu, à la famille et à la société.
Freud élabore son oeuvre dans la Vienne « fin de siècle », expression typique
d'une modernité dont elle est un des centres, où se manifeste avec éclat une crise du
moi, du langage, de la sexualité et de l'identité, illustrée par les grands créateurs
viennois dont il fait au plus haut point partie4. Lui aussi perçoit le changement des
repères traditionnels avec le sentiment de l'éphémère ( Vergänglichkeit) auquel les
poètes comme Rilke sont particulièrement sensibles. Freud dans un texte célèbre5
dialogue avec lui sur un mode imaginaire après l'avoir rencontré ; Baudelaire avait
déjà écrit que « la modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié
de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable », l'autre face en somme de
l'inquiétante étrangeté quand la société n'est plus fondée sur des repères immua-
bles et que Dieu ne se situe plus dans la transcendance.

1. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, NRF, 1985.


2. Le monophysisme est une hérésie chrétienne où Dieu avait absorbé l'homme ; ici c'est le
contraire. Henry Corbin, Le paradoxedu monothéisme, Paris, L'Herne, 1981.
3. MC, 39.
4. Madeleine Vermorel, Vienne, fin de siècle et modernité, in L'Evolution psychiatrique, 64, 1989,
621-638.
5. S. Freud (1915), Vergänglichkeit, trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Passa-
gèreté, OC, XIII, 319-324.
Psychanalyse et modernité 853

FREUD, DE SPINOZA « FRÈRE D'INCROYANCE »


AUX LUMIÈRES SOMBRES ET AU ROMANTISME

Freud en effet trouve son inspiration au carrefour de plusieurs courants de


culture qui l'animent. Au premier plan se situe son identification à Spinoza, via
Henri Heine — « romantique défroqué » — qui considérait le philosophe
d'Amsterdam comme un frère d'incroyance (Unglaubensgenosse) : c'est là un
axe fondamental de l'identité de Freud que Yovel décrit comme « le plus grand
juif hérétique de ce siècle », l'associant à Nietzsche : ce sont des « Aufklärer som-
bres » qui ont en commun « quelque chose de révolutionnaire et de profond —
souvent perçu comme sombre et enrayant »1. Premier juif laïque, « marrane de
la raison », Spinoza selon Yovel est le modèle du juif de la modernité qui a
perdu sa foi religieuse mais garde une identité juive, assimile la culture des gen-
tils et y excelle, tout en la révolutionnant. Il ouvre la voie à la « modernité et
inaugure une pensée de l'immanence » : Dieu est dans l'homme et dans le
monde, pas en dehors, Spinoza se séparant ici de Descartes. On suivra Freud sur
les traces du philosophe d'Amsterdam dans sa critique de la religion comme
préalable à l'établissement d'une nouvelle discipline ; lorsqu'il écrit L'avenir
d'une illusion, la question est de savoir si la psychanalyse qui veut prendre la
relève de la religion ne risque pas d'être une nouvelle illusion. Spinoza avait assi-
gné à sa philosophie la tâche d'être une sorte de religion laïque dont le but serait
la connaissance de soi ; mais il avait laissé ouvert un large espace pour le
déploiement de cette intention. Les Lumières, et notamment Kant, le développe-
ront dans le sens d'un athéisme radical, suivis par D. F. Strauss et L. Feuerbach
(c'est sous leur barrière que se range Freud dans L'avenir d'une illusion), tandis
que les romantiques allemands avec Schleiermacher critiquent les dogmes et les
Eglises mais gardent le sentiment religieux. Freud trouvera sur son chemin un
spinozien déclaré, Romain Rolland, qui se range du côté de ces derniers : il
objectera à son correspondant viennois la sensation océanique comme base du
sentiment religieux, universel selon lui dans la psyché humaine de tous les temps
et de tous les lieux. Freud, d'abord intrigué et embarrassé finira par reconnaître
une place métapsychologique à ce sentiment dans le moi originaire et réhabiliter
l'opinion qu'il avait émise précédemment sur la religion en reconnaissant sa
« vérité historique » (chez l'individu).
Freud consacre en vérité toute la dernière partie de son oeuvre à une
réflexion sur les origines de la religion, de l'Urvater -— sorte de dieu païen de la

1. Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Seuil, 1991.


854 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel

horde primitive — à Moïse, modèle auquel il s'identifie de plus en plus comme


prophète d'une nouvelle science. C'est là qu'on peut sentir la complexité de la
pensée freudienne sur la religion, qui est contenue dans le paradoxe spinozien de
son identité de juif hérétique. La pensée freudienne aboutirait alors à rechercher
sur un mode laïque ce qu'il y a de divin en l'homme, le retrouvant dans l'incons-
cient individuel où le sacré s'était réfugié après la « mort de Dieu ». Le combat
intérieur de Freud pour créer son oeuvre serait-il comparable, comme l'écrit
Y. Yovel, à « la vie des grands mystiques, des prophètes, des saints, à leur séjour
"au désert" pour se retrouver et surmonter l'abîme de la solitude »1 ? On verra
Freud suivre les traces de Spinoza pour démythifier Moïse (L'homme Moïse),
mais c'est pour mieux prendre sa place comme prophète d'une religion séculière
(voire, comme saint Paul, fonder une Eglise ?).
Cependant le projet de la psychanalyse reste modeste sous les auspices des
divinités temporelles que sont Logos et Ananké, en refusant la fondation d'une
conception du monde qui ne manquerait pas de retomber dans les illusions que
Freud critique avec pertinence dans les idéologies contemporaines. C'est la voie
d'une connaissance de soi, non sans une certaine ascèse — sans promesse d'une
fallacieuse rédemption : approcher l'éternité dans l'inconscient tout en recon-
naissant avec le principe de réalité la finitude de l'homme.
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
La Tour
73800 Saint-Jean-Pied-Gauthier

1. Y. Yovel, op. cit.


Malaise dans la « périphérie »
de la civilisation

Max HERNÂNDEZ
Moïsès LEMLIJ

La première, et la plus importante, des recommandations techniques de


Freud en 1912 demeure en plein accord avec le développement théorique de sa
pensée. Il suggère que le médecin qui voudrait exercer la psychanalyse devrait
écouter les associations libres de ses patients avec une attention aussi librement
flottante 1. Cette attention constitue le noyau essentiel de la neutralité que
réclame notre travail analytique. Elle suppose une tranquillité élémentaire,
comme une paix de l'esprit. Une telle attitude permet à l'analyste d'être attentif
à la fois à la surface psychique du patient — aux ondulations qui sont comme
des signaux de ce qui se passe dans les profondeurs — et au transfert.
Il n'est pas facile, ces derniers temps, pour un analyste qui exerce à Lima,
de conserver une attitude constante d'attention librement flottante et, donc, la
neutralité nécessaire. La violence, « le bruit et la fureur » de la réalité quo-
tidienne s'immiscent non seulement dans l'esprit de l'analyste, mais aussi
dans le cadre. Comme le note Parodi : « Il est difficile d'écouter et de penser
dans le Pérou d'aujourd'hui, car cela signifie pour nous entendre une immense
souffrance collective et nous confronter de surcroît à la perte de l'image d'un
pays, le nôtre, qui se transforme dans des bouleversements rapides et aban-
donne au passé la communauté dans laquelle nous nous imaginions vivre. »2
Dans de telles conditions, des efforts importants sont nécessaires pour retrou-
ver une paix de l'esprit qui paraît chaque fois moins accessible. L'attention
librement flottante est souvent perturbée lorsque apparaissent dans les associa-

1. S. Freud (1912), Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique,Paris, PUF, 1970.
2. J. Parodi, « Angustia colectiva y terror en el Perù actual », Ponencia presentada al Tercer
Congreso Peruano de Psicoanàlisis, 1992.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


856 Max Hernàndez et Moïsès Lemlij

tions des analysants des allusions qui provoquent chez l'analyste ce que Bion
appelait le sentiment « endormant » de la réalité (the numbing feeling of
reality) 1.

Il convient, tout d'abord, d'ébaucher une perspective sociologique du pano-


rama actuel du pays. Il pourrait être globalement décrit, selon Parodi, comme
dans une situation de dissolution sociale. La décomposition de la paysannerie et
des relations traditionnelles dans lesquelles elle se développait ; la migration de
masses énormes déracinées de leurs économies d'origine et qui ne trouvent pas
leur place au sein des nouvelles relations sociales ; la situation de l'Etat, proche
de la faillite et incapable de remplir les fonctions vitales de maintien de l'ordre
social ; enfin, la perte de représentativité des partis politiques ont conduit à une
fracture de la structure de la société. Les principes communs qui font des Péru-
viens les membres égaux d'une même collectivité sont précaires, et les liens qui
nous intègrent sous une autorité commune sont faibles. Nous serons nécessaire-
ment amenés à nous référer à des éléments de cet ensemble de relations qui
constituent le tissu social. C'est pourquoi nous prendrons en compte des situa-
tions historiques — durables ou conjoncturelles — et des aspects qui se situent
en marge de ce que nous comprenons, depuis Psychologie collective et analyse du
moi, comme « lien social ».
Les remous dus à la situation actuelle apparaissent de façon évidente dans
notre travail clinique et s'expriment grossièrement. Le désarroi qui les accom-
pagne se traduit et transparaît, par exemple, dans l'ensemble des questions qui
définissent petit à petit le vertex des associations des patients. Au sein d'un
groupe social déterminé, des questions telles que « je reste ici, ou je quitte le
pays ? » occupent répétitivement la surface psychique de nombreux analysants.
Différentes sont les préoccupations qui apparaissent dans le travail avec des
patients issus des secteurs les plus touchés par la crise économique et sociale et
par les assauts de la violence : ceux-là présentent les cicatrices psychiques de la
pauvreté 2. Les analystes qui travaillent, en milieu psychiatrique, avec des
patients dont les problèmes sont centrés autour de la consommation de cocaïne,
perçoivent leur avidité désespérée et constatent la demande croissante de traite-
ments de la part de familles issues pour une bonne part des secteurs plus aisés de
la société.
Le malaise que la condition civilisée suscite chez les individus ne se situe pas

1. W. R. Bion (1967), Réflexionfaite, Paris, PUF, 1983.


2. C. Rodriguez Rabanal, Cicatrices de la pobreza, Caracas, Nueva Sociedad, 1989.
Malaise dans la « périphérie » de la civilisation 857

en marge du travail analytique. Il est au contraire mis en évidence dans sa radi-


calité grâce au dispositif analytique, comme on le sait bien. Nous n'approfondi-
rons pas cette question. Il s'agit bien plutôt de ne pas perdre de vue les condi-
tions spécifiques de la réalité urbaine dans lesquelles nous accomplissons notre
tâche, et de penser le labeur analytique dans un pays qui se débat avec un type
particulier de violence. Nous avons tenté de réfléchir à partir des enseignements
que nous apporte notre pratique. Réflexion et pratique marquées par des
circonstances dues à la convergence de crises multiples qui ont leurs germes à
des époques différentes et culminent en une grande crise. Il est possible que cela
même nous permette de dire quelque chose du Malaise dans la civilisation.
Parallèlement à leur pratique clinique, quelques analystes ont tenté de per-
cevoir dans une perspective psychanalytique diverses réalités historiques,
sociales ou culturelles. Dans certaines circonstances de confusion généralisée,
dans des moments où les sciences sociales, avec les méthodes et la logique qui
leur sont propres, ne semblent plus pouvoir fournir de réponses, les psychana-
lystes apparaissent comme détenteurs d'un savoir supposé qui pourrait éclairer
les conditions sociales et leurs difficultés. Il va sans dire que tout commentaire
sur la civilisation, la culture ou l'histoire correspond à un type de discours
imprégné d'idéologie, c'est-à-dire contraire en son essence à l'esprit qui anime la
discipline psychanalytique : accéder à la vérité la plus exigeante, à la dimension
la plus pure et nue des différences. Sans perdre de vue toutes ces données,
venons-en à souligner certains points.

II

La psychanalyse constitue indéniablement un fait citadin, lié historiquement


à un type spécifique de développement social et culturel. « Rien ne paraît plus
désespérément urbain que la psychanalyse, théorie inventée par et pour des
bourgeois intégrés dans la ville. »1 Nous ne devons alors pas nous étonner que
Freud utilise l'exemple de Rome, la grande civitas, comme élément de comparai-
son avec la psyché dans Malaise dans la civilisation (1930). La fréquente réfé-
rence à Rome dans l'historiographie qualifiée d' « indienne » par les Espagnols
— c'est-à-dire dans les premiers récits et chroniques concernant l'Amérique pré-
hispanique2 — est peut-être moins connue. Prenons quelques exemples : le secré-
taire du conquistador Pizarro, Pedro Sancho, prétendait que les édifices de
Cusco étaient l'oeuvre de Romains, comme ceux de Segovia ou de Tarragona ; et

1. P. Gay, Freud, une vie, Paris, Calmann-Lévy, 1990.


2. J. Gonzales, La idea de Roma en la historiografia indiana, Madrid, IGF. de O., 1981.
858 Max Hernàndez et Moïsès Lemlij

encore le cas de la ville des « Césars », où le nom d'un conquérant constitua le


noyau verbal à l'origine de mythes et d'utopies de souche romaine et impériale1.
Dans l'oeuvre de Garcilaso de la Vega, dit l'Inca, écrite en 1605, les comparai-
sons entre Cusco et Rome sont explicites et relativement abondantes2.
Dans Malaise dans la civilisation, Freud nous demande de faire un effort
d'imagination pour concevoir la ville de Rome d'une manière particulière.
Toutes ses productions culturelles matérielles superposées au cours du temps et
des étapes historiques successives se trouveraient représentées dans un même
lieu. On pourrait trouver là intactes les constructions appartenant à des époques
distinctes de l'histoire de la ville ; toutes et chacune des modifications interve-
nues y seraient préservées, de telle sorte que l'on aurait dans le même espace la
Rome Quadrata, la Rome des Césars, celle de la décadence de l'Empire, de la
Renaissance, la Rome baroque, celle du Risorgimento, etc. Cet effort pour imagi-
ner la structure séquentielle et stratigraphique de la ville réduite dans un même
espace est récompensé. Il nous permet de comprendre comment fonctionne l'in-
conscient : en conservant tout. Freud revient au thème de la ville dans le cha-
pitre VII du même texte lorsqu'il se réfère au surmoi. Il utilise cette fois une
autre image évocatrice. Il nous dit que le surmoi fonctionne à l'intérieur de l'in-
dividu exactement de la même façon qu'une garnison dans une ville conquise.
Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point.
Ce que nous voudrions, c'est réaliser ici un exercice d'imagination sem-
blable à celui que nous propose Freud ; il nous suffit de changer de ville. Ni
Rome ni Cusco, considérons maintenant la ville de Lima. Métropole du Tiers
Monde, sorte d'étrange synthèse, de proposition syncrétique chargée de conflits,
elle représente dans une certaine mesure la totalité du Pérou. C'est ainsi
qu'Abraham Valdelomar, poète, écrivain et homme politique péruvien de la
Belle Epoque de Lima, affirmait : « Le Pérou est Lima ; Lima est le Giron de
l'Union ; le Giron est le palais Concert ; le palais Concert, c'est moi ; ergo... »
La mégalomanie implicite de cette citation semblerait nous mettre en garde
contre les risques d'égocentrisme. Mais, vers cette époque, les capitales de
l'Amérique latine, presque sans exception, avaient atteint une hégémonie totale
sur leurs territoires nationaux respectifs, « et leurs problèmes semblaient trom-
peusement être ceux de la nation tout entière, parce que se reproduisaient en leur
sein les conflits nationaux dus à l'intégration de l'immigration intérieure, parfois
doublée d'une immigration de l'extérieur » 3. La situation démographique et les
changements sociaux favorisaient un curieux déplacement, fruit de la reprise

1. F. Ainsa, Historia, utopia y ficcion en la ciudad de los Césares, Madrid, Alianza Editorial, 1992.
2. Inca Garcilaso de la Vega, Obras completas, Ed. C. Sàenz de Santa Maria, Madrid, Atlas, 1965.
3. A. Rama, La ciudadletrada, Hanover, Ediciones del Norte, 1984, p. 115.
Malaise dans la « périphérie » de la civilisation 859

républicaine du centralisme colonial. Une opération métonymique au niveau


national se réalisait ainsi : la ville se substituait au pays.
Reprenons le fil de notre raisonnement. En déplaçant la proposition freu-
dienne à la réalité spécifique de Lima, notre intention est moins de souligner,
aujourd'hui, l'analogie avec la psyché que de mettre en évidence les formes que
peut adopter le malaise dans la civilisation dans de telles conditions urbaines.
Nous nous référerons aussi aux relations de ces formes entre elles. Il nous faudra
donc délimiter leur développement à partir de la rupture sur laquelle se sont
construits la ville et le pays lui-même.

III

Les peuples anciens de la région où s'élève aujourd'hui la ville, qui vivaient


de l'agriculture et de la pêche, avaient développé un univers de formes symboli-
ques communes et maintenaient dans ce cadre des relations avec l'Etat Inca.
Sensibles aux variations géographiques et climatiques, les habitants du Pérou
préhispanique avaient organisé leur territoire en « archipels » autour desquels
s'articulaient les diverses potentialités des différents « niveaux écologiques »1.
Les catégories spatio-temporelles, l'organisation sociale et économique, les sys-
tèmes de parenté, les institutions, les processus d'échange étaient pris dans un
tout. Les souverains incas, « fils du Soleil », exerçaient un empire absolu sur cet
ensemble. On peut penser que le malaise induit par une telle forme culturelle
avait son expression propre2.
Le développement de ce système de relation avec la nature fut modifié par le
débarquement, sur la côte, des conquistadors menés par Pizarro. En même
temps qu'un traumatisme et un déchirement, l'événement allait susciter un nou-
veau projet de nation qui résultait de l'insertion du territoire « découvert » dans
un monde qui se globalisait. On chercha un lieu où fonder la capitale — évidem-
ment proche de la mer, comme il convenait aux intérêts de la métropole —, on
lui attribua un blason, on la nomma « Cité des Rois ». Elle se trouva à la tête
d'un puissant vice-royaume3, qui s'organisa selon un ordre juridique qui définis-
sait deux républiques : une république d'Indiens et une république d'Espagnols.
Rappelons que le mot « civilisation » contient la racine civis, ville. La
conquête fut comprise comme geste civilisatrice par les Européens. Dans son
ouvrage posthume, La ciudad letrada (La ville lettrée), Angel Rama note que les
conquistadors qui fondèrent les villes américaines sentaient qu'ils s'éloignaient

1.J. Murra, La organizacion econômica del estado Inca, Mexico, Siglo XXI, 1983.
2. M. Hernândez et al.. Entre el mito y la historia, Lima, Imago, 1987.
3. A. Miro Quesada, Lima, Ciudadde los Reyes, Lima, PLV, 1968.
860 Max Hernândez et Moïsès Lemlij

de la « ville organique » médiévale dans laquelle ils avaient grandi « pour entrer
dans une distribution nouvelle de l'espace, cadre d'un mode de vie qui n'était
déjà plus celui qu'ils avaient connu dans leurs origines péninsulaires »1. Ainsi se
créa une grave rupture. Une conception particulière de la culture — sous-espèce
européenne — obtint la suprématie sur toutes les autres. Plus grave, cette domi-
nation s'exerça sans aucune réserve, comme si elle s'instaurait dans un désert
culturel. Dans le cas concret de Lima, la structure urbaine indigène de terre et de
roseau n'opposa qu'une faible résistance matérielle au tracé de la ville qui fut
transposé du papier au terrain.
Les conquistadors espagnols, armée à la fois médiévale et moderne, mili-
tante et intolérante, provenaient d'une société où le malaise adoptait des
formes différentes de celles qui primaient dans le monde andin. Ils fuyaient des
situations critiques et des carences. Ils avaient leurs propres idéaux, leurs rêves
et leurs utopies. Le rêve des conquistadors non plus ne put pas s'imposer.
D'autres exigences devaient primer : le pouvoir de la Tiare et de la Couronne.
Un nouveau système juridique, des formes économiques nouvelles et des aspi-
rations religieuses différentes accompagnaient l'expansion colonialiste. Le
cadre administratif ne donnait de place ni aux créoles — Espagnols nés en
Amérique —, ni aux métisses, qui n'étaient ni indiens ni espagnols. C'est dans
cette voie que s'engagea le vice-royaume. L'indépendance survint en 1821 ; les
créoles participèrent à son instauration. L'héritage colonial persista, et les
groupes dirigeants exercèrent leur domination, interne cette fois-ci, sur le reste
de la population.
La résistance indigène à l'invasion européenne fut constante durant la
période coloniale. En même temps, des formes de cohabitation — que quelques
penseurs ont définies par le terme inexact mais suggestifde métissage culturel —
se développèrent au cours de trois siècles et s'enracinèrent. Pour toutes ces rai-
sons, la ville de Lima, tracée au cordeau par les conquistadors, ayant débordé
sur des sites indigènes négligés, a conservé, jusqu'à il y a une quarantaine d'an-
nées, une physionomie particulière, malgré les détours de l'histoire républicaine.
C'était une cité petite, aimable et injuste, témoignage sans équivoque d'une
société marquée encore par son héritage colonial. La résistance indigène, le
métissage et sa situation de capitale du vice-royaume eurent un effet définitif sur
la configuration des caractéristiques de la ville et une incidence importante sur
l'ensemble des difficultés sociales de la Lima d'aujourd'hui, qui résultent de deux
développements culturels distincts, de leur confrontation et de leur mélange.
Comme nous le verrons, l'analogie avec Rome a ses limites.

1. A. Rama, op. cit., p. 1.


Malaise dans la « périphérie » de la civilisation 861

Vers le milieu de ce siècle, un grand mouvement de population commence à


bouleverser l'ordre de Lima et à transformer l'histoire du pays. L'explosion démo-
graphique et la migration massive de la campagne vers la ville constituent, sans le
moindre doute, le fait social majeur de ces dernières années. La présence de mil-
lions de personnes qui ne trouvent pas de place dans la structure productive, ni
d'espace habitable dans la capitale a provoqué de profondes transformations dans
la physionomie urbaine, dans son fonctionnement social et son économie. La
croissance relativement ordonnée de la ville, qui pouvait prévoir et faire face —
jusqu'à un certain point et dans un système de privilèges — à l'augmentation de la
demande de services élémentaires, fut bouleversée par le débordement de cet
énorme contingent social qui envahit simplement, en vagues successives, les ter-
rains environnants, destinés aux cultures vivrières ou simples friches. Cette popu-
lation bâtit là avec difficultés ses habitations, sans respecter les règles municipales
d'urbanisme qui n'avaient bien entendu pas prévu une telle situation. C'est ainsi
que la nécessité de survivre se fit style de vie et urbanisme.
Ce secteur, qui se consacre à d'éventuelles activités commerciales, est consi-
déré comme secteur informel de l'économie. Si, du point de vue de la pratique éco-
nomique, ce groupe semble participer aux modes d'interaction capitalistes, du
point de vue social il se trouve encore immobilisé par la convergencesur lui de deux
regards : le sien propre et celui du secteur traditionnellement dominant. Les deux
sont marqués par les effets des conditions de domination et de subordination et
reproduisent les schémas d'enfermement mental qui correspondent à des modèles
coloniaux, étatiques et patrimoniaux. La situation de fait définie par la conquête
fut consolidée par l'édifice hiérarchique « minutieux et baroque » imposé par
l'ordre colonial. Le contrôle de l'Etat sur la société était en fin de compte assuré.
L'humiliation de la conquête, cet « outrage magnifique et impardonnable » —
la formule rapportée par Isherwood souligne l'ambivalence des sentiments qui lui
lurent associés —, resta gravée dans la population soumise. « La perception de
l'indignité et de l'injustice sociale est très relative, note Cecilio Paniagua. Ces senti-
ments (ou ressentiments) ne se manifestent que si les inégalités sociales apparais-
sent comme inévitables. »1 Une représentation fictive du monde social péruvien,
légitimée par l'idéologie dominante, servait de mur de contention face aux débor-
dements possibles. Mais en temps de crise, dans une conjoncture de bouleverse-
ment où les attentes s'exacerbent, la véritable arriération sociale des majorités
s'impose à elles-mêmes comme la preuve indéniable de l'injustice du régime dont
elles sont — ou furent — victimes. La persistance de l'identification au point de
vue dominant les maintient attachées à l'ensemble des dénominations méprisantes

1. C. Paniagua, Reflexiones sobre los fenômenos violentos de masas, Revista de Psicoanàlisis de


Madrid, n° XIII, 1991.
862 Max Hernàndez et Moïsès Lemlij

qui entourent le terme de « cholo » (péruvien métisse aux traits indigènes accusés).
Sur un plan plus profond, les membres de ce groupe sont liés par des noeuds qui
proviennent d'un attachement intime à des modèles de domination et de soumis-
sion. Dans les conditions actuelles, cette situation interne aboutit à des sentiments
d'impuissance qui génèrent à la fois de l'amertume, de l'agressivité et de la violence
qui s'expriment de différentes manières. Pour leur part, les groupes liés à la frange
traditionnellement dominante perçoivent davantage la violence et le désordre qui
accompagnent la montée de la marée populaire que la volonté de survivre dans les
dures conditions nouvelles. Il n'est alors pas difficile de comprendre la propension
des deux groupes à l'autoritarisme répressif.
Grossièrement, les conditions dans lesquelles la vie urbaine se déroule sont
marquées par de profondes différences sociales. Dans le cadre contradictoire de
la cité, on remarque : la pauvreté extrême de portions considérables de la popu-
lation qui, dépourvues de perspectives d'avenir, s'usent à simplement survivre ;
la violence délinquante, terroriste et étatique ; le trafic de stupéfiants et la
consommation de drogues — dans une mesure variée et polymorphe qui va de la
drogue raffinée à ce que l'on appelle la « pâte de base » et aux vapeurs de colle
synthétique. A un niveau plus général, la confusion envahit la majorité de la
population, quant à sa place dans la structure de la société et de la culture. Un
survol rapide de l'histoire de la cité nous permettrait probablement d'approcher
les racines de la situation complexe de la vie quotidienne à Lima. Peut-être les
lignes de fracture mises en évidence par la crise que traverse la société nous
mèneraient-elles à une certaine compréhension des formes dans lesquelles s'ex-
prime, dans de telles conditions, le malaise dans la civilisation.
Tout au long de notre exposé, nous avons souligné deux ruptures qui doi-
vent être prises en compte si l'on ne veut pas que l'application du modèle de
Rome soit une simple transposition mécanique. La première, due à l'interrup-
tion catastrophique du développement indigène à partir du XVIe siècle ; la
seconde, contemporaine, marquée par l'explosion démographique, la crise éco-
nomique, la migration massive vers la ville, avec ses corollaires : la pauvreté
extrême et la dissolution sociale.

IV

Reprenons aujourd'hui, plus de quatre cent cinquante ans après la fondation


de Lima par les Espagnols et plus de soixante ans après la publication de l'ouvrage
qui a donné son titre à cet article, l'exercice d'imagination freudien. Même la
reconnaissance du terrain la plus sommaire laisse apparaître des vestiges sans
défense : les traces du passé archaïque de pêche et de cueillette dans les lagunes et
Malaise dans la « périphérie » de la civilisation 863

les marais de la partie de la ville proche de la côte ; les empreintes du passé agricole
primitif, en particulier dans les terres proches du fleuve Lurin ; les huacas (sépul-
tures indigènes) ou petits temples préincaïques et incaïques ; les églises et demeures
coloniales du centre de la ville que l'on nommait jadis « Lima la dorée » ; les
constructions républicaines des bains ; les édifices modernistes des quartiers où
s'agglutinent principalement les créoles — héritiers idéologiques du passé colo-
nial —, qualifiés par eux-mêmes de « ghettos » blancs ; l'étroite frange de loge-
ments modestes que forment les quartiers des provinciaux arrivés à Lima il y a plus
de quarante ans. C'est dans ce périmètre que vit le million d'habitants de ce que
l'on appelait nostalgiquement, jusqu'au milieu du siècle, la « Lima de toujours ».
Aujourd'hui se situent à la périphérie de la ville les quartiers marginaux, habités
par des populations très pauvres converties par décret suprême en « populations
jeunes ». Il est incontestable que certaines d'entre elles ont atteint des niveaux d'or-
ganisation remarquables. Cela reste une exception. Une ceinture de misère abrite
les six autres millions d'habitants de Lima « nouveaux arrivants ». Ces groupes
dissemblables de la société coexistent en un équilibre très particulier. La ville a
changé. La bourgeoisie traditionnelle a dû abandonner les lieux où se dressaient les
symboles de son pouvoir et de sa domination, laissant le centre historique aux
mains des émigrants récents et des vieux habitants de Lima appauvris dont les
logements se sont transformés en taudis1.
En imaginant la structure stratigraphique de la ville de Lima, nous ne pour-
rions pas, suivant Freud, nous limiter à inclure la superposition des constructions
appartenant à différentes époques. La continuité que Rome paraissait manifester
au-delà des changements survenus contraste avec les ruptures qu'une ville comme
Lima met en évidence. C'est pourquoi il nous est indispensable de nous intéresser
aux ruines elles-mêmes. Il y a à cela une raison essentielle. Dans ce cas précis, elles
ne furent pas uniquement le produit de la barbarie et du temps. Elles sont le résul-
tat des tentatives pour civiliser la population locale à la suite de la conquête. Les
détachements occidentaux imposèrent leur ethos, leurs idéaux et leur vision de la
réalité contre le passé historique qu'ils rencontrèrent. Ils soumirent les vaincus et
déstructurèrent leur monde. Les ruines autant que la crise actuelle en témoignent.
Ces circonstances appellent donc un regard différent.
Cette différence d'accentuation ne doit pas nous arrêter. La perspective de
Freud, quand il établit la comparaison qui éclaire les chapitres de Malaise dans
la civilisation, se situait à un moment où la confiance en la science et la pensée
occidentales n'avait pas été radicalement mise en question. Elle figure la hauteur
d'où le monde était observé. Freud intitula son essai Dos Unbehagen in der

1. L. Millones, Tugurio, Lima, INC, 1976.


864 Max Hernândez et Moïsès Lemlij

Kultur. Il négligea la distinction entre civilisation et culture, entendant par ce


terme tout type de production humaine qui a dépassé les conditions zoolo-
giques 1. Il semble que le premier à employer le mot culture dans son sens
moderne ait été Kant. Selon lui, les premiers écrits de Rousseau avaient mis en
évidence la véritable contradiction qui fait que l'homme se sent incomplet et
malheureux, l'opposition entre nature et civilisation. D'une part les besoins ani-
maux de l'homme et les exigences qu'ils induisent ; de l'autre les arts et les
sciences. Plus tard, dans l'Emile, Le contrat social et La nouvelle Héloïse, Rous-
seau aurait proposé une unité nouvelle qui harmonisait le bas et l'élevé, les exi-
gences naturelles et celles de la morale et de l'art. C'est cette unité que Kant
nomma « culture »2. Freud a mené la mise en question de cette unité conflic-
tuelle jusqu'aux zones les plus intimes de l'individu civilisé.
Dans l'essai de 1930, les paragraphes consacrés à Rome apparaissent entre
une référence à l'évolution — qui porte le sceau haeckelien — et une autre à la
vie animique. Rome est située, pour ainsi dire, entre la nature et l'esprit. Lors-
qu'il se réfère à la vie psychique, Freud met en opposition, au passage, le thème
de l'affaiblissement, de la détériorisation et de la destruction des villes tout au
long de l'histoire et ce qui se produit sur le plan psychique, où « la conservation
du primitif à côté de l'évolué qui en dérive est si fréquente qu'il serait inutile de
le démontrer par des exemples »3. Peut-être serait-il nécessaire de modifier notre
perspective, tant sur le plan de l'urbanisme qu'au niveau du psychisme. Dans
bien des villes, on peut voir les traces de la catastrophe historique qui les a
détruites au milieu des restes dispersés des cultures antiques. Bion a publié des
observations cliniques de patients présentant des troubles de la pensée qui mon-
trent comment il est possible de reconstituer les catastrophes psychiques interve-
nues à partir d'évidences de ruines4. L'image de Rome et la prééminence d'une
métapsychologie tributaire presque exclusivement des névroses rendent difficile
le recours à cette perspective autre.

Mais revenons à Lima, capitale du Pérou. Arrêtons-nous un instant sur


l'extrême pauvreté qui affecte ses majorités ; sur la violence qu'imposent le trafic
de drogue et le terrorisme ; sur le désarroi qui se manifeste dans les milieux culti-

1. S.Freud (1927), L'avenir d'une illusion, Paris, PUF, 1971.


2. A. Bloom, Gigantes y enanos : interpretacionessobre la historia sociopolitica de Occidente, Bs. As.,
Gedisa Editorial, 1991.
3. S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
4. Bion, op. cit.
Malaise dans la « périphérie » de la civilisation 865

vés ; sur les réactions désespérées des gouvernements d'un Etat qui oublie facile-
ment le respect des droits de l'homme ; sur l'avidité effrénée des consommateurs
de drogue. Et demandons-nous si ces questions sont liées et déterminées les unes
par les autres, et de quelle manière. L'énormité et la complexité de la tâche pour
faire progresser une société si dramatiquement appauvrie a amené certains à
croire qu'une « révolution » violente et impitoyable, qui verrait dans la terreur le
mode d'action par excellence, pourrait mener à un avenir meilleur. Ceux-là se
sont eux-mêmes définis comme les vecteurs idéalisés du ressentiment, de la vio-
lence et de la cruauté que la lutte sans merci pour la vie, l'entassement et le
désespoir suscitent chez les êtres humains. D'autres, abandonnant leurs res-
ponsabilités démocratiques, glissent sur la pente dangereuse de l'autoritarisme.
Le plus grand nombre assiste, passif et déconcerté, au drame qui le concerne et
l'exclut.
L'apparente absence d'alternatives économiques viables, la fragilité des ins-
titutions et la demande croissante de cocaïne de la part des pays développés ont
ouvert la voie à ce qui est connu — avec une ironie ambivalente — comme
« l'unique multinationale péruvienne qui réussisse », celle de la drogue. Avec
pour effet secondaire que l'intoxication — cette manière d'éluder ou de calmer
les exigences de la réalité à laquelle Freud fit aussi allusion dans son travail
de 1930 — devient, pour des milliers de jeunes de toutes origines sociales, le
moyen privilégié de s'évader du malaise que la civilisation de la fin du millénaire
induit dans sa périphérie. Le « malaise dans la civilisation » au Pérou, tel qu'il
se reflète dans sa capitale, Lima, s'exprime aussi dans cette pathologie sociale.
Le recours à la force est chaque fois plus important. Les clôtures et les bar-
belés, les armes d' « autodéfense », les groupes terroristes, les bandes de délin-
quants, les groupes de « protection armée » (à la charge de compagnies spéciali-
sées ou informels) prolifèrent. On a l'impression que le progrès décisif de la
civilisation que représente la substitution au pouvoir individuel (« force brute »)
de celui de la communauté (le Droit) risque de reculer. Mais il y a plus. Réfléchir
sur cet état de fait local éclaire une question de plus grande portée. La proposi-
tion freudienne en ce qui concerne le social comporte deux aspects capitaux.
Premièrement, la horde devient société quand, immédiatement après le meurtre
du père, la fête totémique institue une alliance. Deuxièmement, cette espèce de
contrat social initial est appuyé par l'identification, mécanisme fondamental
pour la constitution du lien social. Or, le surmoi, intériorisé au moment du pacte
primordial, héritier du complexe d'OEdipe et monument érigé par le sentiment de
culpabilité dans la conception classique, acquiert dans le texte de 1930 d'autres
nuances. Avec une immense confiance en la civilisation occidentale, Freud, qui
en fut aussi le grand critique, n'hésita pas à affirmer la nécessité de contrôler les
exigences pulsionnelles de l'éros et de l'agressivité par la présence d'une garnison
866 Max Hernândez et Moïsès Lemlij

intériorisée qui surveille chacun au nom de la civilisation, comme les détache-


ments que laissent dans les villes conquises les années soi-disant civilisatrices. Le
lien social exige une extrême vigilance. Un tel ordre des choses ne paraît pas
garantir une grande stabilité, ni interne ni sociale. Il est difficile de soutenir cette
conception aujourd'hui, et pas seulement en pensant à, et depuis Lima. Cette
perspective est remise en question par les désordres de la technologie, la prolifé-
ration des armements nucléaires, l'importance des inégalités économiques, la
pauvreté de la conscience écologique, liée dans une large mesure à une concep-
tion du développement guidée par le profit, les difficultés de développement des
formes démocratiques, la réémergence des nationalismes étroits, du racisme et de
la discrimination institutionnalisée.
Pour toutes ces raisons, il nous est pratiquement impossible, lorsque nous
observons le déroulement du processus social, de relire Malaise... sans que cer-
tains doutes nous assaillent, sans frémir. A l'époque du super-power, les garni-
sons militaires civilisatrices ont perdu beaucoup de leur crédit. De plus, nous
avons vu qu'il n'est pas difficile pour les groupes au pouvoir dans les pays pau-
vres de disposer d'une importante puissance technologique destructrice, fournie
sans la moindre réserve par les trafiquants d'armes, y compris par des gou-
vernements de pays-démocratiques-développés-industrialisés-et-civilisés. Dans le
monde actuel, les armes semblent circuler avec davantage de liberté que les
idées, les capitaux et les biens de production. Persister à concevoir la sécurité
que nous offre l'appartenance à la civilisation à l'image d'une ville surveillée par
une garnison nous paraît dangereux pour tous.
Lorsque l'on transpose le modèle proposé par Freud à une ville comme
Lima, il est ébranlé par l'effet des mésaventures spécifiques d'un ordre écono-
mique d'exclusion, d'une civilisation faite pour les minorités où les majorités
sont victimes de la maladie et de la mort prématurée. La raison vitale, l'imagina-
tion au service de la société et l'utopie créative sont épuisées. D'un côté, l'on
trouve les fantômes nés de la faim désespérée et la violence ressentie, associées à
une extrême pauvreté. De l'autre, ceux de l'arrogance, les appétits déchaînés et
l'avidité protégée et favorisée par une consommation hallucinante. Pour les deux
parties, prises dans un affrontement difficile, les propositions violentes et qui pré-
tendent apporter une solution immédiate sont tentantes.
De ce point de vue, peut-être serait-il nécessaire de repenser aussi le sens de
l'image de cette Rome multiple et complexe. Après avoir digerito anche i barbari,
elle servit de métaphore civilisée et civilisante à des Césars, à des saints de
l'Eglise catholique, à des chroniqueurs des Indes, à des papes et à des empereurs.
Tout cela avant de se glisser dans les pages de l'écriture freudienne. A la fin de ce
deuxième millénaire — selon la chronologie en usage —, peut-être serait-il plus
exact de recourir à l'image d'une métropole disloquée par les contradictions et
Malaise dans la « périphérie » de la civilisation 867

les négations successives, dévastée par la violence spécifique à la conjoncture, en


danger de morcellement, à peine ressaisie par l'effort amoureux de quelques
hommes de bonne volonté. Peut-être une métaphore comme celle qu'offrent
Lima ou le Los Angeles de Blade Runner serait-elle non seulement plus contem-
poraine, mais aussi plus en accord avec la découverte de l'inconscient, cette syn-
thèse disjonctive, cette articulation contradictoire et instable de sujets controver-
sés et d'objets aléatoires, affirmative et défensive, liant Eros et Thanatos, qui
appelle d'urgence l'analyse que Freud définit et décrivit avec une lucidité unique.
(Traduit de l'espagnol par Catherine Kestemberg.)
Max A. Hernândez
Paseo de los Virreyes 315-D3
Lima 27 (Pérou)
Moisès Lemlij
Paillardelle 285-202
Lima 27 (Pérou)
La culture comme objet

Claude PIGOTT

PRÉLIMINAIRE

A l'origine de la psychanalyse, il y a un homme de grande culture. Il avait aussi


été un homme de science et il nous apparaît déjà que ce double registre de réflexion
est fertile : l'esprit scientifique peut méditer sur les cultures, leurs différences et la
profondeur de leurs racines. Freud, dont la « différence » culturelle le situait sur
une scène bien particulière et dont il disait que, parce qu'il était juif, il se trouvait
« libéré de bien des préjugés qui limitent chez les autres l'emploi de leur intelli-
gence », possédait déjà, de par ses origines, cette vision binoculaire qui donne aux
choses leur relief, pour regarder les hommes. Dans sa lettre à la Loge B'nai B'rith,
lors de son soixante-dixième anniversaire, il avait écrit que, bien que n'ayant pas la
foi et repoussant en lui tout sentiment d'exaltation nationale, il reconnaissait en lui
l' « irrésistible attrait » qu'exerçaient sur lui le judaïsme et les juifs et, à ce propos, il
fait état « d'obscures forces émotionnelles », de la « claire conscienced'une identité
intérieure », du « mystère d'une même construction psychique » ; enfin, pour
conclure, il nous étonne en affirmant : « Je compris que c'était seulement à ma
nature de juif que je devais les deux qualités qui m'étaient devenues indispensables
dans ma difficile existence »1. Par-delà la science, à moins que ce ne soit en deçà, il
semble que Freud ait eu recours à des forces irrationnelles, à propos desquelles il ne
paraissait pas devoir se prononcer scientifiquement mais dont il disait, dans le
même texte, qu'elles étaient « d'autant plus puissantes qu'on peut moins les expri-
mer par des mots » (ibid.). Freud, après avoir accompli le pas décisifque l'on sait
dans la direction d'une psychologie scientifique, ouvrait, à propos de lui-même, un
nouveau chapitre de sa réflexion, celui de l'investissement libidinal et du rôle de

1. SigmundFreud. Lieux, visages, objets, Bruxelles, Editions Complexe/EditionsGallimard, 1979.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


870 Claude Pigott

soutien, en même temps qu'obscur et irrationnel, de l'attachement passionné de


l'homme pour sa culture.
C'est dès la création de la Société psychanalytique de Vienne que la culture
d'origine de ses membres s'imposa comme un problème. Cela se fît d'une façon très
concrète et, sans doute, inattendue. Herman Nunberg, dans l'introduction du pre-
mier tome de Les premiers psychanalystes, commentant la venue au jour des
« séances du mercredi soir », remarque : « Le groupe était hétérogène ; il se compo-
sait de médecins, d'éducateurs, d'écrivains, etc. En somme, ses membres étaient un
échantillon des intellectuels du début du siècle. Bien que différent par leur origine
et leur personnalité, ces hommes étaient liés par leur insatisfaction commune à
l'égard des conditions qui régnaient dans la psychiatrie, l'éducation, les sciences
humaines en général. » Poursuivant une réflexion à propos des aspects thérapeuti-
ques de ces « séances » du mercredi soir, Mark Kanzer allait plus loin en écrivant
dans un article intitulé « Freud : The first Psychoanalytic Group Leader » :
« Nombre d'entre eux, juifs comme lui [Freud], dans un monde qui détruisait
même leurs traditions, souffraient aussi d'un rejet ou d'une aliénation des institu-
tions qui confèrent à l'individu le sentiment d'être rattaché à sa culture » (c'est nous
qui soulignons). Ici, il n'était plus seulement question d'intellectuels mécontents, il
s'agissait d'hommes à la recherche d'une « identité acceptable » (ibid.), et Kanzer
souligne combien le fondateur de la psychanalyse semblait dominer ses jeunes
élèves et, qu'à ce titre, ceux-ci focalisaient sur lui des images quasi mythiques.
Occuper une telle place au sein d'un groupe n'est guère facile. Les remous et
les conflits furent tels que Freud, débordé et désespérant de ses élèves viennois,
inclinait à préférer ceux de Zurich, disant que « le statut académique des Suisses
ainsi que leur fond aryen (c'est nous qui soulignons) donnaient plus de garanties
pour l'avenir de la psychanalyseque les collèguesviennois » (ibid.). La réponse ne
se fit pas attendre, sonnant le ralliement autour du clocher viennois « Wittels fai-
sait le commentaire que ses compatriotes possédaient ce que les Suisses n'ont pas,
une névrose qui est nécessaire pour accéder à l'enseignement de Freud» (ibid.) ! Las
de ces querelles et voulant resituer les choses à leur juste niveau, Freud écrivit à
Sandor Ferenczi, en octobre 1910 : « Je ne suis pas le surhomme psychanalytique
que vous avez conçu dans votre imagination » (ibid., cité par Kanzer). Les
cultures, comme les religions, ont toujours quelque personnage mythique à leur
origine, Freud le savait, il en faisait lui-même l'expérience, aussi tentait-il de rester
« scientifique », mais il en constatait, en même temps, le besoin profond et l'inéluc-
table engrenage de la pensée, sans cesse à la recherche d'un étayage culturel pour
s'assurer. Aussi, sollicité par divers facteurs, tant personnels que liés aux remous
élémentaires de la jeune Société psychanalytique de Vienne, écrivit-il Totem et
Tabou, intégrant ainsi dans sa réflexion la problématique des origines de la culture.
Freud ayant ainsi « officiellement » introduit la problématique collective, il
La culture comme objet 871

reste que des questions se posent à nous : où commence l'inscription de la culture


dans l'histoire du sujet, et quel rôle lui donner dans son inconscient ? Lorsque au
cours d'une analyse nous butons sur des façons de penser et des représentations
liées à la culture, n'est-ce point souvent à des fins défensives et ne serait-ce pas
parce que, se sentant en péril et connaissant obscurément la force aveugle des for-
mations psychiques collectives, certains patients brandissent les emblèmes de leurs
valeurs traditionnelles pour nous faire reculer ? Faut-il alors en respecter les
formes ou l'analyser comme une résistance ? Parfois, et d'une façon inverse, les ori-
gines culturelles sont comme ignorées, elles prennent l'aspect d'éléments refoulés
ou même déniés. Et puis, et cela est une grave question, la culture d'origine de cer-
tains de nos patients n'induit-elle pas en nous, analystes, des résistances contre-
transférentielles ? Notre attention risque alors de n'être plus ni flottante ni bien-
veillante. Enfin, pour traiter de ces interrogations, il nous semble qu'il nous faille
définir notre sujet : qu'entend-onpar culture au sens psychanalytiquedu terme ?

DES CULTURES ET DE LEURS DIFFÉRENCES

Puisqu'il s'agit ici de différences culturelles, il nous paraît intéressant d'évo-


quer les travaux de psychanalystes appartenant à des cultures éloignées de la
nôtre afin de cerner ce qui est essentiel dans cette question. Dans son livre Mok-
sha. Le monde intérieur, enfance et société en Inde, Sudhir Kakar « traite des
thèmes psychologiques qui imprègnent l'enfance indienne, et établit un rapport
entre ceux-ci avec les traditions et les institutions socioculturelles de l'Inde »
(chap. I : « Introduction »). Pour résumer sa thèse, disons que l'attention de
tous les instants que porte la mère à son enfant pour le satisfaire, sa disponibilité
totale ainsi que l'absence complète de contraintes et de limites qu'elle lui impose
jusqu'à un âge, le plus souvent inhabituel en Occident, et à laquelle contribue
l'entourage d'une famille élargie, font qu'en relation avec son narcissisme pri-
maire se perpétuera une conception du monde où, dit S. Kakar, « ce sens d'une
perfection originelle et d'un investissement instinctuel exclusif du soi, état de
l'être dans lequel le monde et les personnes extérieures sont vécus comme parties
du soi et donc soumis à son contrôle spontané » (ibid., p. 181). Cela entraîne
l'installation de « deux configurations narcissiques la grandeur du soi et l'imago
parentale idéalisée selon Kohut » (ibid., p. 181). La dynamique du complexe
d'OEdipe, tel qu'il est conçu par le père de la psychanalyse, en sera modifiée dans
la mesure où la grande promiscuité entre la mère et l'enfant (il s'agit ici du gar-
çon) entraînera un renversement en son contraire de son image qui deviendra
redoutable, de par sa proximité incestueuse, de sorte que, détournant le cours
872 Claude Pigott

« classique » de la dynamique oedipienne, le garçon ira se mettre à l'abri auprès


du père au lieu de le craindre. Ce parcours est lié à une codification sociale, reli-
gieuse et mythologique rigoureuse dont les représentations interviennent dans
tous les actes des parents auprès de l'enfant.
Un autre exemple d'influence de l'environnement culturel sur le fonc-
tionnement psychique de l'enfant se situe au Japon, avec Takeo Doi et son livre
The anatomy of dependence. Cet ouvrage est entièrement consacré à l'analyse d'un
seul mot, amae, terme très vague, en vérité, mais essentiel dans la pensée japonaise,
qui spécifie le lien omniprésent de dépendance entre la mère et l'enfant. Il en
explore l'idée et le monde qu'il représente, en décrit la logique qu'il déploie et sa
pathologie ; enfin, il réfléchit sur son rapport avec la société moderne. T. Doi fait
du terme une analyse linguistique approfondie et en dégage les corrélats psychi-
ques qui impriment à la mentalité japonaise sa spécificité. Après avoir cité les tra-
vaux du linguiste américain Benjamin L. Worf pour lequel l'inconscient est
dominé par les lois inexorables des systèmes de pattern des divers langages, il se
réfère à ceux des psychanalystes S. L. Kubie et D. Rappaport pour soutenir son
propre point de vue où « les divers langages, écrit-il, semblent exprimer différents
types de conscience de la réalité et, à cet égard, un langage peut être considéré
comme conditionnant, dans une certaine mesure, la pensée de ceux qui l'utilisent »
(ibid., p. 67) et ajoute un peu plus loin que « la psychanalyse se préoccupe du lien
qui existe entre les mots en tant que tels avec les processus psychologiques incon-
scients » (ibid., p. 68). Voulant souligner l'extensiondu facteur culturel au Japon,
T. Doi conclut : « En d'autres termes, c'est la personne qui peut incarner la dépen-
dance infantile dans sa forme la plus pure qui est la plus qualifiée pour se placer au
sommet de la sociétéjaponaise » (ibid., p. 58).

RÉFLEXIONS THÉORIQUES

A la lumière des considérations qui précèdent, la pyramide sociale japonaise


peut paraître, à des yeux occidentaux, comme renversée et nous pouvons nous
demander si « chez eux », le chef de la horde primitive est bien le même que
« chez nous » et si la place du père ne se trouve pas remise en question.
H. Kosawa, allant dans ce sens, a avancé en 1930 une thèse s'appuyant sur le
« complexe d'Ajasé », qui serait le pendant du complexe d'OEdipe dans la culture
japonaise et l'inconscient des Japonais, où le rôle dominant serait celui de la
mère. Malgré ces recherches, rien ne vient montrer dans l'attitude de nos collè-
gues d'Extrême-Orient l'indice d'une modification fondamentale de la théorie
psychanalytique. Ces cas de figure peuvent entrer dans le cadre de l'OEdipe
La culture comme objet 873

inversé que Freud avait conceptualisé ; de plus, ils rejoignent des problémati-
ques maternelles élaborées depuis Melanie Klein ; enfin, il ne nous semble pas
que Freud ai jamais nié l'influence de la culture sur les instances psychiques de
la pensée, en particulier pour ce qui est du surmoi, ni le rôle premier de la mère
par rapport à celui du père, surtout dans l'identification. En fait, l'universalité
du tabou de l'inceste demeure et aussi, nous semble-t-il, celle de la scène primi-
tive, simplement, le chemin pour que deux personnes de sexes opposés se ren-
contrent présente certaines différences. Que certaines voies soient favorisées par
certaines cultures ne nous paraît pas remettre en question la théorie psychanaly-
tique quant à la résolution des conflictualités internes. Selon nous, et en nous
appuyant sur une longue expérience d'analyses et de psychothérapies avec des
« étrangers », le problème des différences culturelles, s'il se pose, provient, non
pas de ce qu'une culture induit par elle-même dans le sujet, mais — et ceci est
capital — par l'investissement que celui-ci en fait, la relation d'objet qui sous-
tend cet investissement et son utilisation défensive dans la cure.
La culture, pensons-nous, est ce qui fait retour de l'extérieur sur le sujet en
adoptant certaines formes et en influençant ses représentations. L'idée n'est pas
nouvelle et Freud l'avait fort bien remarqué dans les théories de W. McDougall.
Un des fondateurs de la société psychanalytique américaine, Trigant Burrow,
avait d'ailleurs élaboré, dès avant les années vingt, une théorie où des « images
sociales », c'est-à-dire issues de la culture ambiante, influençaient « l'imagerie
mentale » de l'individu pris isolément en s'imposant comme instance refoulante
de ses représentations pour s'y substituer. Ainsi, y avait-il deux registres de
représentations chez l'individu : celles du processus primaire et celles, en surim-
pression, des images sociales. Par cette théorie, Burrow ne faisait que compléter
ce que Freud avait amorcé dans Totem et Tabou, qui concernait un moment de
la vie de l'homme où la régulation surmoïque de ses pulsions et des représenta-
tions qui y étaient attachées venait de l'extérieur avant qu'elles ne soient intro-
jectées dans le moi.
Ces attaches dont parlait Freud, qui sont « d'autant plus puissantes qu'on
ne peut les exprimer en mots », nous avons tenté de les approfondir. Nous nous
sommes aperçus que chez la plupart des auteurs, une définition de la culture
n'était guère précise. Elle est associée à une activité relativement évoluée de l'es-
prit : l'art, la littérature, la religion, la philosophie, la réflexion scientifique, un
certain raffinement de l'esprit, etc. Mais nous nous apercevons en même temps,
combien cette culture, si évoluée qu'elle paraisse, recouvre d'éléments passés
sous silence qui sont d'une qualité beaucoup plus primitive. A leur origine sont
des mythes d'une extraordinaire cruauté, leurs « frontières » sont défendues avec
opiniâtreté, des chants guerriers retentissent pour les célébrer et les membres des
communautés culturelles sont fiers de ces soubassements primitifs. Enfin, il nous
874 Claude Pigott

paraît important d'attirer l'attention sur un certain aspect qui est, selon nous,
moins fréquemment mentionné, à savoir, que la culture d'une ethnie regroupe
des éléments d'une étrange disparité sans se soucier le moins du monde de leur
compatibilité ni de leur vérité historique. Aucune culture n'échappe à ce que
nous pourrions appeler un rassemblement associatif primaire, qui rappelle le pro-
cessus du même nom et qui fait que, dès lors que les hommes se regroupent en
une collectivité, celle-ci fonctionne selon un mode primaire quasi psychotique où
seule la vie du groupe compte et où celle de l'individu ne compte guère. Le lec-
teur aura compris que nous nous fondons sur la conclusion que les investisse-
ments groupaux, du fait de leur mode de fonctionnement primaire, s'apparen-
tent à la vie précoce et archaïque de l'enfant et que le « groupe primaire »
héritait de l'omniprésence des objets originaires.
En tant que psychanalyste et lecteur des oeuvres de Freud, ceci ne nous
étonnera guère puisque, pour le fondateur de la psychanalyse, les instances psy-
chiques, le moi et le surmoi, avant qu'elles ne soient introjectées, étaient repré-
sentées par le monde extérieur et les parents. Ceux-ci incarnaient les lois du
monde et leurs représentations imagoïques domineraient plus tard l'inconscient
du sujet. Aussi, est-il peu fréquent de voir un patient rejeter totalement sa
culture. Ce serait comme renier ses géniteurs. En fait, la culture à laquelle nous
appartenons est un objet qui, malgré son hétérogénéité, est considéré comme un
tout par le sujet. Son investissement découle de notre problématique par rapport
à notre entourage de sorte que la relation d'objet que nous entretenons avec elle
peut prendre toutes les formes possibles, souple et génitale ou fixée dans des
schémas archaïques redoutables. De plus, la culture semble fonctionner comme
le lieu de prédilection des contre-investissements, des formations réactionnelles,
des idéalisations, des romans familiaux, des projections de toutes sortes. Elle sert
de « toile de fond », ainsi que le signifiait Freud dans Malaise dans la civilisation,
sur laquelle l'individu se découpe et, nantie de son omnipotence, sur elle s'étaye
le narcissisme du sujet.
Toute rupture avec sa culture aura pour le sujet des résonances psycho-
tiques ; toutefois, qu'on nous pardonne de ne pas entrer dans les détails de l'im-
pact de la forme d'une culture ou des thèmes qu'elle véhicule sur les modes
inconscients qu'elle favoriserait. Cet impact existe, le fait d'avoir eu en analyse
ou en psychothérapie des personnes d'origines culturelles très diverses nous le
confirme et nous serions tentés, parfois, de considérer que les tendances cultu-
relles peuvent influencer les relations d'objets, certaines seraient plus surmoïques
que d'autres, ou inciteraient plus au refoulement des tendances libidinales, ou
bien encore, de par leurs coutumes barbares, faciliteraient la manipulation, les
attitudes perverses, les clivages, etc. C'est, quant à nous, avoir une vue superfi-
cielle des choses que d'en juger ainsi. Les relations d'objets qui règnent au sein
La culture comme objet 875

d'une culture à un moment et un lieu donnés ne sont pas spécifiques de ladite


culture. Si elles sont au service de la pulsion d'emprise ou du narcissisme, ou
bien d'une phase sadique-anale ou orale, les risques sont énormes. Toutefois,
nous ne connaissons pas de culture, si oblative ou éclairante pour les hommes
soit-elle, qui ne soit passée d'une façon répétitive par des stades de cet ordre ou
qui n'ait servi à des individus dans ces directions. Son action est alors de l'ordre
du traumatisme sur les personnes qui la composent, les exemples historiques
abondent. Aussi, l'étude de l'investissement d'une culture par un individu nous
a-t-elle parue plus intéressante pour notre propos.

L'INVESTISSEMENT DE LA CULTURE

Un investissement non prégénital de la culture, qu'elle soit d'origine étran-


gère ou non, n'entrave pas sérieusement un travail analytique, les conflits ne ces-
sent pas d'être considérés comme intérieurs et les patients conservent une
demande authentique avec le souhait de les résoudre. Mais, cet investissement
est parfois de nature différente, il peut s'agir d'une sorte d'agrippement aux
formes ou aux rituels (politiques, religieux, de classes sociales ou profession-
nelles, ensemble de principes et de coutumes, etc.) qui colmatent, au travers de
leur observance, des angoisses de nature psychotique. Une solution leur est aussi
trouvée par le moyen de projections massives ou de manipulations perverses
concernant le monde environnant car, pour le patient, ladite « culture » est cen-
sée résoudre tous les problèmes sous le jour du dogme en vigueur. La démarche
analytique est, le plus souvent, perçue en contradiction avec ses principes et le
travail tourne court.
L'analyse de personnes issues de cultures étrangères venues vivre en France
nous a parue particulièrementintéressante pour situer la notion de culture comme
objet. Lorsque les choses se présentaient d'une façon problématique et que nous
avions été consultés, la transplantation prenait un aspect soit traumatique du fait
de la rupture, soit que la culture du pays d'accueil était choisie à des fins défensives
par rapport au milieu d'origine. Dans le premier cas nous nous sommes toujours
trouvés dans la situation projective, déjà mentionnée plus haut, avec des capacités
d'évolution limitées. Le traumatisme de la transplantation réveillait d'autres
schismes anciens dont l'élaboration s'avérait laborieuse. Le milieu environnant,
celui de l'accueil, demeurait étranger, sinon étrange, et le patient restait à distance
de ce mauvais objet. Pris dans ce réseau de projections, nous avons pu constater
avec quelle facilité un pays pouvait devenir une sorte d'ennemi héréditaire. Le pays
d'origine conservait un statut d'objet perdu au deuil interminable. Nous étions,
876 Claude Pigott

généralement, dans une problématique de clivage du moi et de l'objet, l'émigration


vers le pays nouveau apparaissait comme une répétition d'une formation réaction-
nelle qui, comme toujours, était vouée à l'échec. Nous percevions, toutefois, que
l'objet d'origine se trouvait protégé des projections dont le pays d'accueil était
l'objet. Ce mécanisme avait donc une utilité dans la dynamique du patient mais il
s'agissait d'un équilibre précaire et toute menace de changement faisait craindre un
nouveau départ vers d'autres cieux.
Plus intéressant est le cas d'un investissement défensif de la culture d'ac-
cueil. La culture française est souvent perçue comme hautement intellectuelle et
originale, offrant la possibilité d'une expression authentiquement « libérée » ; de
plus, elle est fréquemment considérée comme le berceau d'une littérature psycho-
logique féminine, sinon, féministe. La liste de ses particularités n'est, certes, pas
close ; toutefois, ces deux caractéristiques suffisent à de nombreuses personnes à
la recherche d'elles-mêmes, pour idéaliser la France, fuir leur « complexe fami-
lial » et leur milieu insatisfaisant, et pour espérer résoudre dans notre pays leur
brûlant problème. Posées ainsi, les choses paraissent simples. Toutefois, malgré
des présupposés apparemment plus favorables que dans le modèle précédent, les
problèmes en question relèvent, presque toujours, de conflictualités graves
concernant des relations d'objet précoces, très pernicieuses, que ceux qui ont la
pratique des psychothérapies d'enfants et de leurs familles connaissent bien :
contexte de violence, de dépression, d'instabilité, de réseau paradoxal confusion-
nant, de maladie mentale, etc. Tout contexte qui, s'il n'emprisonne pas sa vic-
time, l'incite à s'appuyer ailleurs sur un objet plus fiable. Tel est alors le rôle que
prend cette culture substitutive sur laquelle va s'étayer le moi du sujet pour se
défendre de ses angoisses, des trous noirs ou des doubles nouages que lui propo-
sait son entourage. Aussi allons-nous rencontrer des patients qui se seront
constitués dans notre pays un milieu relationnel relativement riche, au sein
duquel ils travailleront, feront des études, auront des intérêts variés, se feront des
amis, auront des aventures ou des liaisons de longue durée. Un monde investi
comme un nouvel objet qui sera porteur d'un rêve fantasmatique réalisé, une
sorte roman culturel, à l'image du roman familial, très idéalisé, qui aura trouvé
son point d'ancrage. La venue de tels patients dans notre cabinet survient lors-
que le clivage défensif ne suffira plus à l'occasion de circonstances pénibles :
séparations, déceptions amoureuses, échecs professionnels ou scolaires. Toute-
fois, l'issue sera différente que précédemment dans la mesure où l'analyste, incor-
poré au roman culturel, sera l'objet d'un transfert favorable. Il pourra ainsi, avec
son travail analytique et à partir du néo-objet que le patient s'est constitué et sur
lequel il s'étaye, accomplir une analyse des refoulements, des dénis et des cli-
vages relatifs à l'objet d'origine et ainsi rétablir peu à peu une certaine continuité
du moi.
La culture comme objet 877

L'analyse de personnes à cheval sur deux cultures (et parfois plus) se révèle
intéressante, mais elle n'aboutit pas à des conclusions différentes. Un enfant peut
parfaitement intégrer plusieurs langues sans pour cela qu'il soit contraint au
refoulement d'une partie de lui-même ou que l'on craigne un clivage. S'il en est
ainsi, c'est pour d'autres raisons, c'est par le fait des relations d'objets régnantes
auxquelles il est soumis là où il vit que les refoulements, dénis et clivages s'opè-
rent. Une des deux cultures, en dehors du fait que celle dans laquelle le sujet a
grandi et vit, est toujours mieux connue, peut être refoulée, déniée ou même haïe
d'une façon incoercible. Cela peut correspondre à une attaque de la scène primi-
tive en rompant les liens entre les langues et nous sommes là dans une probléma-
tique oedipienne non résolue. Le déni s'appliquant à une des cultures peut être
plus profond et traduire un clivage avec élimination d'un des deux parents. Sans
entrer dans les détails de ces cas, nous comprendrons que nous nous trouvons
dans des situations habituelles de la psychanalyse. Le seul danger serait que
l'analyste prenne parti pour une des cultures en présence, se départisse de son
objectivité et que son attention ne soit plus ni flottante ni bienveillante. Il y a des
faits traumatiques indépassables dans la vie d'un psychanalyste qui rendent, par-
fois, l'analyse de personnes de certaines cultures impossible. Dans ces cas regret-
tables, il faut avoir la sagesse de s'abstenir.

NOUVELLES RÉFLEXIONS ET CONCLUSION

Malgré cette contingence par rapport à la relation d'objet régnante, la


notion d'objet culturel nous paraît valable. Sa filiation existe depuis le premier
objet maternel jusqu'à lui, en passant par le père, la famille et le groupe environ-
nant. C'est tout d'abord un objet externe, un objet-groupe, qui, malgré son
extrême complexité, maintient son unité par la permanence de ses membres et
des liens qui les rattachent au travers du consensus commun que toute ethnie
comporte. Cette « toile de fond » qui imprime ses limites et ses lois à l'individu
de l'extérieur et qui fonctionne comme un contenant externe, s'introjecte. Le moi
et le surmoi, comme nous le savons, sont le résultat de ce processus ; toutefois,
nous voyons se constituer par cela l'objet interne au sens de Melanie Klein, à
savoir, que cet objet introjecté comportera, non seulement les objets en tant que
tels, nantis de leur investissement spécifique, mais aussi de tous les liens qui les
unissent. Comme chez Melanie Klein, le primat des parents est fondamental,
toutefois, les imagos elles-mêmes doivent être, en quelque sorte, dépassées et
contenues. Un déplacement sur une entité ou instance plus générale s'avère
nécessaire. Freud, en avançant la notion de « complexe familial » qui permettait
878 Claude Pigott

d'utiles sublimations, avait fait un pas dans cette direction. Nous préférons,
quant à nous, celle de « toile de fond », plus abstraite, et sur laquelle nous nous
sommes interrogés, de l'utilisation dans notre « Introduction à la psychanalyse
groupale ». Il s'agit, en fait, d'un « objet-groupe interne » dont les propriétés
contenantes sont nécessaires à la personne individuelle, c'est une enveloppe, une
peau psychique à double face, au sens de Didier Anzieu, qui, en même temps,
circonscrit le sujet et l'introduit à la relation au monde extérieur et à ses objets.
C'est cette fonction que remplit la culture en tant qu'objet.
Au début de cet article, nous avons attiré l'attention du lecteur sur le double
registre de réflexion de Freud, et scientifique, et culturel. C'est dire que, nous
plaçant sur le registre de la science, nous possédons une assise conceptuelle qui
transcende les cultures au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire, qu'en exerçant
la psychanalyse, nous devons, en quelque sorte, traverser, en la transcendant, la
toile de fond qui nous a été donnée par notre environnement culturel d'origine.
En faisant cela nous nous donnons pour tâche de partir à la découverte d'une
autre toile, plus abstraite, sans cesse à redécouvrir, celle de notre réflexion psy-
chanalytique.
Claude Pigott
S, rue Edmond-Gondinet,
75013 Paris
Psychanalyse au Maroc :
résistances culturelles

Ghita EL KHAYAT*

Notre exercice en milieu marocain, une réflexion poussée avec Georges


Devereux en ethnopsychiatrie, et aujourd'hui en anthropologie, nous conduit à
plusieurs constats, d'un certain pessimisme.
Toute culture arabo-musulmane est très prégnante, quelle que soit l'aire
géographique du monde arabe, sans parler de la population musulmane, forte
actuellement d'un milliard de personnes, qui a des caractéristiques religieuses,
anthropologiques et sociales assez superposables.
Le Maroc est un pays arabo-musulman où toute la composante berbère est
bien intégrée. Il présente des caractères culturels très marqués, de type « tradi-
tionnel ». La croyance religieuse est très prévalente et profonde, les usages codi-
fiant toute la vie de l'individu qui est infiniment moins important que le groupe,
la « Umma », littéralement la Matrie. Cette dilution dans le groupe est normale
à tous les âges et entrave donc l'accession chez l'enfant à une structuration de la
personnalité authentiquement « personnelle », vu le nombre d'interdits à inté-
grer et la multiplicité de conduites et de pratiques phobo-obsessionnelles qui
sont censées réguler la vie psychique. L'ambivalence est de règle dans la langue
arabe et dans les codages psycholinguistiques1 et se retrouve dans un certain
nombre de schémas mentaux.
Enfin, la pensée magique est une règle majeure entretenant un cosme de
superstitions inouï, reléguant les malades somatiques aux thérapies ancestrales
prémédicales et les malades psychiques aux exorcistes, aux transes et aux
marabouts.

* Vice-présidente de l'Association marocaine de psychothérapie, trésorière de l'Association maro-


caine des psychiatres d'exercice privé.
1. J. Berque, L'ambivalence dans la culture arabe.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


880 Ghita El Khayat

On peut dire encore que sept à huit malades sur dix ont eu, ont, ou auront
recours aux thérapies traditionnelles que nous refusons, pour notre part, d'appe-
ler psychothérapies, car elles ne conduisent jamais, d'après notre expérience, à
une guérison transitoire ou définitive. Cela est de rigueur en 1993, mais rien ne
semble avoir subi de transformations radicales depuis vingt ans que psychiatres
et psychanalystes marocains ont pris en charge les traitements des « malades
mentaux » ou les cures des analysants.
Pour plus de clarté, envisageons brièvement les données de la psychiatrie,
branche de la médecine prétendant soigner, sinon guérir les malades mentaux.
Exercée par des psychiatres désormais formés au Maroc, d'obédience biologi-
sante, la psychiatrie obtient des succès, grâce aux neuroleptiques, sur des popula-
tions psychotiques à pathologie lourde, encore qu'un grand nombre d'entre elles se
désocialisent et préfèrent vivre dans les habitations rudimentaires jouxtant les
sanctuaires des marabouts1 extrêmement nombreux dans le pays.
On ne peut pas en dire autant quant à l'efficacité de la psychiatrie sur les
autismes infantiles, les formes « borderline », sur toutes les névroses qui ne sont
que réamendées dans une relation médecin-malade schématique et souvent dis-
tordue par l'absence de formation psychanalytique du psychiatre : en effet, le
sens profond des symptômes et de la maladie passe par les transactions incons-
cientes qui nécessitent une formation psychanalytique du thérapeute, personnelle
et didactique.
La tentation de suivre le courant biologique et génétique actuel, sensible
dans tous les pays occidentaux, est trop forte : il est beaucoup plus simple d'en-
visager le trouble psychique, quel que soit son degré, comme matériellement ins-
crit dans l'être humain, et donc accessible à des impacts matériels...
Ce courant vient trop tôt au Maroc pour avoir laissé le temps à la psycha-
nalyse de prendre racine et de faire école. Les psychanalystes ne sont qu'au
nombre d'une dizaine (!), répartis dans les deux principales villes du royaume, à
Rabat ou à Casablanca, pour une population de vingt-cinq millions et demi de
personnes. Ceci indique bien qu'il n'y a pas de prise en charge psychanalytique
au regard des spécialistes, mais que les différentes affections sont traitées par les
psychiatres, les psychologues, les psychopédagogues (!), les neurologues et les
neurochirurgiens qui ne refusent jamais de soigner les névroses ou les psychoses,
le « gros » du nombre des patients préférant l'assistance traditionnelle.
La psychanalyse est si peu dans les moeurs que l' « Association marocaine de
psychothérapie » a décidé de regrouper en son sein les thérapies comportemen-
tales, les thérapies systémiques, la psychanalyse et les thérapies traditionnelles.

1. Le marabout, dans tous les pays musulmans, est le sanctuaire dressé au-dessus de la tombe d'un
saint. Le sens n'a rien à voir avec les phénomènesde maraboutage en Afrique noire.
Psychanalyse au Maroc : résistances culturelles 881

Cette Association, créée en 1992, dépassait les faiblesses numériques et organiques


par cette décision de tentative d'existence à plusieurs pour démarrer des travaux
dans tous les domaines précités et occuper davantage le terrain.
Il y a un deuxième argument à la compréhension de la résistance à la psy-
chanalyse, c'est le nombre même des psychanalystes tous formés et analysés en
Europe, sinon en France... Il y aurait un balancement très profond et très perti-
nent entre la masse de la population et l'émergence en l'individu de l'idée de se
faire psychanalyser et de devenir psychanalyste. L'intégration culturelle à la tra-
dition est telle que la démarche est très rare... l'individu baignant dans son
milieu, si bien qu'il ne peut l'analyser en profondeur et donc risquer de s'en
désolidariser.
Les psychanalystes en exercice ont pour premier obstacle le niveau de vie et
les revenus : la psychanalyse coûte très cher et le Maroc est un pays du Tiers
Monde.
Les autres obstacles sont d'ordre religieux, social et culturel. La famille
arabe est de type patriarcal strict, sacralisant le père et les puissances tutélaires.
Aucune contestation n'est possible de l'ordre patriarcal et de la qualité de la
mère « sous le talon de laquelle se trouve le paradis ».
La religion musulmane, monothéiste absolue, attribuant 99 noms à Dieu,
parfait par ces 99 qualités, prône une très grande sagesse : accepter le destin,
faire de toutes les expériences de la vie une épreuve divine, considérer la mort
comme inéluctable et possible à n'importe quel âge. Cela rend toutes les dou-
leurs supportables et prévues, et diminue l'intensité de tous les phénomènes de
séparation, de deuil et de manques...
Enfin, la société, très grégaire, très tribale, extraordinairement codifiée et
régulatrice, se défend encore formellement contre toute possibilité d'évolution,
même si beaucoup de structures se modifient de par l'avancée du siècle.
Il faut bien reconnaître que la psychanalyse a émergé au XIXe siècle dans un
monde largement au fait de la civilisation germanique : Vienne à l'époque était
un centre intellectuel et artistique d'une très haute créativité. Dans tous les
domaines, un bouillonnement fougueux agitait la pensée et la création : philoso-
phes, juristes, écrivains, peintres et médecins concouraient à l'émergence d'écoles
nouvelles et très audacieuses.
Il est alors parfaitement concevable que ce terrain et ce terreau aient pu por-
ter la pensée de Sigmund Freud vers ses multiples développements... Dans une
anthropologie multidimensionnelle, on peut prétendre que le moment et la mou-
vance sociale en un lieu donné permettent à un certain nombre d'individus hors
du commun de devenir les inviteurs de tout un code de pensée et de technique
absolument nécessaires à tout le genre humain.
Ce n'est pas du tout dans ce sens que Freud est actuellement perçu : même
882 Ghita El Khayat

les personnes les plus instruites le perçoivent trop souvent comme un juif athée,
et non comme le découvreur d'une « technique de soins », au pire de l'accepta-
tion de son oeuvre.
La pensée arabo-musulmane actuelle toute érigée dans un désir très violent
d'exister, d'être reconnue, ne peut se permettre déjà d'agglomérer d'autres fon-
dements idéiques, car elle exploserait avant même que de réexister. Ce sont donc
aussi les intellectuels qui se défendent contre une école impie qui englobe aussi
bien la psychanalyse que l'archéologie (l'Homme est arrivé sur la Terre chassé
de l'Eden et Eve est sortie de l'une de ses côtes...) ou Pévolutionnisme de type
darwinien.
Darwin, Marx et Freud sont du reste presque réduits à la même entité
humaine, négative, juive et athée.
C'est pour cela que la grande masse sociale est édictrice de très gros freins à
l'évolution des idées et qu'elle se maintient dans une quiescence moyenâgeuse
pleine de non-dits et de superstitions. Elle empêche certains individus d'émerger
à une conscience plus claire de leurs contradictions, ce qui les porterait à coopter
d'autres personnes s'ils devenaient analystes. Mais la question reste posée de
savoir si réellement la psychanalyse issue d'un milieu judéo-chrétien, établie
dans un monde d'opulence, de technologie de pointe et de dominance indus-
trielle, peut s'adapter — ou mieux être adaptée — à une énorme population isla-
mique, ce qui est une chimère, ou plus probablement au monde arabe qui reste
si proche de l'Europe.
Le Maroc, extrêmement proche de l'Occident, vit une mouvance qui le
place dans une position de choix pour une avancée psychanalytique réelle,
conceptuelle et de « terrain ». Cela resterait encore plus probable si la psychana-
lyse française se portait aussi davantage vers ses pionniers en la matière.
Ghita El Khayat
131, boulevard d'Anfa
21000 Casablanca (Maroc)
Fonctions du rêve
dans la société traditionnelle baoulé

Kouakou KOUASSI*

Depuis toujours, le rêve est objet d'interrogations de la part de ceux qui se


penchent avec émotion sur l'âme humaine. Il a souvent été considéré pour sa
valeur prédictive.
C'est ainsi qu'en Afrique l'art d'interpréter les songes et d'en lire les pré-
sages se trouve encore fortement enraciné dans la culture traditionnelle. De nos
jours, les songes continuent à jouer un rôle important dans la vie quotidienne
des Baoulé1. Ceux-ci ne perçoivent pas l'expérience onirique comme fondamen-
talement séparée de l'état de veille ; le rêve est vécu par eux comme un mode de
communication et un moyen d'information.
En s'insérant dans la trame de l'existence et en se mêlant aux représentations
du monde, le rêve permet de découvrir un certain nombre de solutions aux ques-
tions qui se posent à l'homme baoulé inséré dans son univers culturel et social. Par
ailleurs, la situation onirique est conçue comme le moment où l'individu s'intro-
duit dans le royaume des ancêtres ou des esprits, le moment où le monde de l'invi-
sible parvient à celui des vivants. Ainsi, les rêves sont-ils conçus comme une « pen-
sée agissante », une mise en acte du wawé à travers le snan2.

Origine des rêves


Selon la tradition baoulé, chaque homme naît avec un double, entité imma-
térielle et invisible qu'on appelle wawé. Celui-ci est le compagnon inséparable de

* Psychanalyste et cothérapeute du Dr M. R. Moro (Consultation d'ethnopsychiatrie, service du


Pr P. Mazet, CHU Avicenne-Bobigny).
1. Baoulé : ethnie du centre de la Côte-d'Ivoire, rattachée linguistiquement au groupe Akan.
2. Le wawé est le double, mais il peut être considéré comme l'inconscient, et le snan est le corps maté-
riel ou le conscient. Dans l'association snan-wawé, le wawé anime, protège et règle les actes du snan.

Rev. franç. Psychanal.. 3/1993


884 Kouakou Kouassi

tout être humain. Pendant le sommeil, le wawé (le double) reste en veille, car il
ne dort jamais. Il peut demeurer auprès du corps en sommeil, ou aller flâner et
vivre d'autres aventures. Le rêve est ainsi la projection et la représentation des
actions vécues par le wawé au cours de ses pérégrinations nocturnes, voire
diurnes, puisqu'il arrive qu'on rêve dans la journée.
Ainsi, si nous nous voyons, en songe, transporté en un lieu étranger, c'est
que notre double s'y est rendu. Sommes-nous poursuivis par un animal ? Nul
doute que notre double est poursuivi par le double de la bête, car les Baoulé
considèrent que les animaux ont eux aussi leur wawé.
Cette croyance conduit à admettre que les actions accomplies, les impressions
ou sensations éprouvées par le wawé sont celles que nous exécuterons ou éprouve-
rons dans la réalité, dans un avenir proche ou lointain. Mais ce vécu apparaît
comme un dialogue entre le wawé et le snan sous une forme symbolique pendant le
sommeil. D'où la nécessité de savoir interpréter les rêves comme le langage du
double, dans un contexte donné, où chaque action ou aventure du wawé annonce
un événement, un changement précis dans la vie de l'individu.
Par ailleurs, notre double nous met en rapport avec les morts que nous pou-
vons découvrir en rêve. Notre wawé nous met également en relation avec nos
parents, amis, etc., avec leurs doubles à travers les rêves qui nous renseignent sur
le présent et l'avenir des êtres chers, qu'ils soient proches ou loin de nous.

Rôle du rêve

Dans le milieu traditionnel, le rêve joue un rôle extrêmement important.


Cette place prépondérante est liée au fait qu'il est perçu, d'abord comme un
moyen d'information, ensuite comme un mode de communication.
En pays baoulé, les spécialistes des techniques d'oniromancie font partie des
clairvoyants, c'est-à-dire des personnes qui sont en communication avec le
monde des ancêtres et des esprits. Aux yeux de l'Africain traditionnel, le cosmos
ne constitue pas un monde figé et muet ; c'est au contraire un monde chargé de
significations, porteur de messages et un monde qui « parle ». Ainsi, l'homme
trouve dans ce qui l'entoure un partenaire avec lequel il peut entrer en commu-
nication et entretenir un dialogue constant s'il veut être renseigné sur lui-même.
Car l'homme contient en lui toutes les virtualités du microcosme. Dans ce sens,
pour se connaître, il est nécessaire de connaître les messages que l'Univers
envoie de façon continue à travers les rêves.
Dans ce contexte, l'interprète « professionnel » ou l'oniromancien est un
détenteur d'un code qui permet de décrypter les divers messages destinés à
l'homme, à la société où il vit et à tout ce qui reste lié à son sort, à savoir le bon-
heur ou le malheur, la santé ou la maladie.
Fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé 885

Comme moyen d'information, le rêve éclaire le dormeur sur le passé, le pré-


sent et l'avenir. Le renseignement qu'il fournit aux hommes peut concerner aussi
bien le succès que l'insuccès, la fidélité ou l'infidélité du conjoint, révéler l'iden-
tité d'un sorcier. Le rêve annonce également l'avènement des jours fastes après
une période de revers, de souffrance ou de misère... Par exemple, au cultivateur
le rêve révélera l'état des récoltes à venir ; au chasseur les coups de fusil heureux
et au pêcheur les bonnes prises...
En tant que mode de communication, le rêve permet d'entretenir des rapports
avec les absents, les morts et les puissances supérieures. Le rêve peut révéler des
informations diverses sur des parents ou des amis. Ceux-ci, en intervenant dans
nos rêves, nous renseignent sur leur propre état de santé ou l'évolution d'un objet.
Ils peuvent aussi annoncer leur retour au village, voire leur mort. Dans le rêve, le
parent ou l'ami absent porte-t-il un fagot de bois ? Cela veut dire qu'il est en dan-
ger ; s'il rit c'est qu'à l'inverse il est triste. Si on le voit entrer dans une case, c'est
qu'il ne songe pas encore à revenir au village. S'il est habillé de neuf, c'est qu'il est
mort ou ne tardera pas à rendre l'âme. Chaque état, chaque situation de l'absent se
traduit ainsi dans le rêve par une image significative.

La communication avec les morts

Chez les Baoulé, quand un défunt apparaît en rêve, il est toujours porteur
d'un message de bonnes ou de mauvaises nouvelles : une naissance, un mariage,
le retour d'un être cher, la guérison d'un malade ; ou encore le décès d'un
membre de la famille ou un revers de fortune.
Le défunt peut également révéler des choses concernant la vie des survivants
ou réclamer des sacrifices.
En effet, dans les traditions, la vie continue dans le village des morts, appelé
Bloalô, ce qui signifie l'au-delà. Quand une personne meurt, elle va tout d'abord
voir ceux qui se trouvent dans l'au-delà et leur rend compte de ce qui s'est passé
dans sa famille depuis sa disparition. Ensuite, on admet que grâce au rêve, le
mort communique aux vivants des informations sur les défunts par le truche-
ment des spécialistes d'oniromancie. Par ce canal, les ancêtres communiquent au
patriarche des conseils, des directives, des avertissements et la manière de répa-
rer une faute commise à leur égard.

les puissances supérieures


... avec
L'interprétation des rêves qui permettent de communiquer avec les puis-
sances supérieures est l'apanage de quelques rares personnes. Le message reçu
886 Kouakou Kouassi

par celles-ci consiste surtout en des informations sur la manière de se comporter


à l'égard des divinités qui ont été offensées. Parfois, les divinités dictent la
conduite à suivre dans la famille, la voie à adopter pour assurer la réalisation
d'un projet tenu secret. Par exemple, les génies tutélaires peuvent ordonner à un
cultivateur qui projette de débroussailler un coin de forêt, de renoncer à ses tra-
vaux, à un chef de famille de déménager ou d'aller construire sa maison ailleurs.
Ainsi se trouvent considérablement élargis les secteurs de la vie où les rêves ont
une influence décisive.
Le rêve est également un moyen de divination qui permet à des herméneutes
professionnels de se révéler des choses cachées. Ces derniers exploitent souvent
ce privilège pour révéler les causes d'une maladie, soigner ou prédire l'avenir de
ceux qui sont concernés. Les devins sont ainsi également des thérapeutes.
Les facteurs qui influent sur la qualité, le sens et la portée des songes, sont
nombreux et ils varient en fonction des lieux et du temps. Selon la tradition
baoulé, pour faire de bons rêves il faut être dans un lieu familier ; sinon lors-
qu'on se trouve dans un endroit étranger à ses habitudes, les rêves que l'on fait
sont flous et étranges, car le wawé (le double) du rêveur n'étant pas habitué aux
lieux, il se met à divaguer comme une âme errante.
Par ailleurs, la position du dormeur est déterminante. Pour cela, il est
recommandé de dormir sur le côté gauche ou sur le dos. Dormir sur le côté
droit, la main gauche posée sur la poitrine, ou encore la disposition de certains
objets dans la case provoquent le plus souvent des rêves flous et désordonnés
dont on ne se souvient plus au réveil.
Autre facteur déterminant pour les rêves : le temps qui délimite les phases
du sommeil.
Le premier moment propice aux rêves est la période des premières heures du
sommeil, pendant laquelle l'esprit est en équilibre harmonieux entre les événe-
ments réels et l'imagerie du rêve. Dans ce cas, les images apparaissent avec une
netteté comme en plein jour, de telle sorte qu'au réveil l'on n'a aucune peine à se
souvenir de son rêve.
Vient ensuite la période qui se situe avant le premier chant du coq : c'est le
moment le plus profond et le plus délicieux du sommeil. C'est aussi le moment
où le monde invisible choisit d'inspirer les hommes qui jouissent de leurs
faveurs.

L'ensemble de ces données montre que le rôle du rêve dans la vie indivi-
duelle et collective des Africains est un fait marquant. Son influence se manifeste
chaque jour dans de nombreuses décisions et actes de la vie quotidienne. La vie
collective du village, celle de la famille et des grands dignitaires est régentée par
le rêve. Il n'est pas exceptionnel que des cérémonies rituelles soient reportées à la
Fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé 887

suite de rêves néfastes. Dans ce cas, pour conjurer le mauvais sort, des sacrifices
sont offerts aux divinités, aux génies et aux esprits des ancêtres qui sont les
garants de l'ordre social. Cette manière de considérer le rêve comme le message
que le monde des ancêtres adresse aux humains constitue une référence à partir
de laquelle toute la vie s'oriente. La volonté de rattacher le rêve aux autorités
tutélaires (ancêtres, génies et autres) renforce la cohésion du groupe social.
Par ailleurs, la croyance relative aux origines des rêves permet de com-
prendre que l'interprétation des rêves fait partie d'un champ fondamental d'ex-
périence où les Baoulé perçoivent le sens de leur vie.
Kouakou Kouassi
66, rue Jules Chatenay
93380 Pierrefitte

BIBLIOGRAPHIE

Bastide R., Le rêve, la transe et la folie, Paris, Flammarion, 1972.


Freud S., L'interprétation des rêves, PUF, 1967.
Freud S., Le rêve et son interprétation, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985.
Kouassi K., Ethnopsychiatrie baoulé. Représentation et thérapie traditionnelle de la mala-
die mentale en pays baoulé, thèse pour le doctorat de troisième cycle, Paris V, Uni-
versité R.-Descartes, 1987.
Solotareff J., Le psychisme dans les rêves, Paris, Payot, 1979.
III
L'exil de la langue
Sémantique, analyse et culture

Jacques BRIL

La problématique générale devant laquelle le pluralisme culturel ambiant


place de force chacun de nos contemporains revêt, pour l'analyste, une intensité
et une accentuation particulières. En ce qu'elle renvoie nécessairement aux
mécanismes et aux conditions épistémologiques minimales par lesquelles sont
assurées à la parole pertinence et communicabilité, elle tend naturellement en
effet à stimuler, voire à renouveler, les interrogations qu'aucun analyste ne cesse
de se poser sur la nature et l'efficacité de son discours interprétatif.
Ainsi cette remarque conduit-elle tout naturellement à débattre du rôle de
paradigme que pourraient jouer l'une pour l'autre la situation analytique et la
rencontre interethnique. La spécificité de l'une et de l'autre reposant sur les
conditions d'une situation binaire dans laquelle chacun des étrangers en présence
emporte avec soi son bagage idiosyncratique, il en résulte qu'une convenable
appréhension de l'économie de l'une est susceptible de mettre en lumière celle de
l'autre et réciproquement. Il s'avérera donc conséquent que les instruments de la
réflexion anthropologique que peut requérir l'appropriation de l'écoute et de
l'interprétation en situation hétéroculturelle se révèlent propres à un raffinement
de l'écoute et de l'interprétation en situation analytique et même à servir de
repère à d'éventuels ajustements épistémologiques.
Nous nous efforcerons dans ce qui suit d'illustrer cette proposition que toute
cure est, de nature, plus ou moins hétéroculturelle, spécifiés que sont, par les
archaïsmes sur lesquels ils se fondent l'un et l'autre, les discours qui y prennent
place. A l'inverse sera ensuite suggéré comment les empreintes reçues de sa
matrice linguistique originaire par le locuteur peuvent déterminer certaines de
ses attitudes intimes et exiger parfois de l'analyste les relativisations diagnosti-
ques et symptomatologiques appropriées.
Que deux interlocuteurs partagent une même langue ne suffit évidemment
pas à assurer le partage de la totalité du sens qu'ambitionnent de véhiculer leurs
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
892 Jacques Bril

discours. L'univers sémantique de l'un n'est pas nécessairement bâti en effet au


rigoureux modèle de l'univers sémantique de l'autre, les deux protagonistes fus-
sent-ils « locuteurs natifs »1, de même culture et de même langue. Toute parole
proférée par l'émetteur suscite donc en soi, de la part du récepteur, une interpré-
tation (et non un simple décodage) et implique donc potentiellement l'occurrence
d'un malentendu. C'est que la fonction de signification attachée à l'énoncé lin-
guistique se double, selon la « situation », d'une fonction, individuellement réfé-
rée, de signal, toutes deux pouvant coexister au sein d'une unique expression,
lexicale et syntaxique. En d'autres termes, le message associé à tout énoncé lin-
guistique est de nature duelle et, aux fins d'en libérer tout le sens, il devra faire
l'objet à la fois d'un décodage, appliqué au signe et d'une interprétation, attachée
à l'indice (le signe étant à la signification comme l'indice au signal)2. Ce qui a été
dénommé ci-dessus « situation »3, c'est l'ensemble partagé des interprétations
indicielles possibles dont le discours et le cadre dans lequel il est proféré sont sus-
ceptibles de faire l'objet.
Dans l'habituelle situation homéoculturelle, c'est-à-dire dans la quasi-totalité
des circonstances banales de la vie quotidienne, ce partage se fonde sur un proces-
sus d'acquisition des codes indiciels qui paraît s'effectuer selon un mode particulier
d'apprentissage et qui n'est pas sans évoquer l'imprinting des éthologistes4. Il
repose en effet sur l'aptitude du sujet — elle-même en conformité avec les pro-
priétés génotypiques du système nerveux — à emmagasiner et à intégrer spécifi-
quement au cours de la vie certaines afférences sensorielles, psychiques, etc., apti-
tude dont l'imprinting stricto sensu ne constitue qu'un cas extrême et circonscrit.
Par exemple, aux multiples fonctions objectives et universelles du vêtement, telles
que la satisfaction des requêtes de la pudeur ou du climat, se superposent, par le jeu
de ponctuations indicielles, toutes sortes de valeurs concurrentes portant sur le
sexe, la condition, l'exercice professionnel, l'occasion sociale, etc. Quoique moins
aisément identifiable, le principe est le même dans la situation commune qu'illustre
l'exemple de Prieto : « Passe-moi le rouge », dont le sens dépend de tout un
contexte, plus fugace et moins structuré, et qui n'apparaîtra que sous la réserve

1. Locuteur natif: « Sujet parlant sa langue maternelle, considéré comme ayant intériorisé les règles
de grammaire de sa langue » (TLF, CNRS, Klincksieck, Gallimard, 1977 sq.).
2. Toute la généalogie des ambiguïtésattachées au terme « signe » serait à retracer ici. Pour l'essen-
tiel, l'ancêtre commun est le « signe » saussurien dont les deux principaux rejetons sont le « signe », au
sens de l'Ecole de Buyssens, Prieto, Mounin, etc. (sémiologie de la communication) et de « signe », au
sens de Barthes (sémiologie de la signification). Mais cette distinction même est loin de suffire à clarifier
la situation — épistémologique — des membres de cette famille.
3. Voir par ex. L. J. Prieto, La sémiologie, collectif, A. Martinet (éd.), Le langage, Paris, Gallimard,
« Pléiade », 1987 ; R. Vion, Langues et systèmes de signes, collectif, F. François (éd.), Linguistique, Paris,
PUF, 1980, 61.
4. J. Alcock, Animal Behaviour, Sunderland, Mass., Sinauer Associates, 1975, 75-79.
Sémantique, analyse et culture 893

d'une interprétation indicielle affectée à l'article « le » : le vin, le crayon, le pull-


over, etc. Ce sens, en d'autres termes, ne devient accessible qu'en situation (pléo-
nastiquement) partagée 1.
La question se pose alors de la nature des phénomènes qui, en situation
hétéroculturelle, président au partage des interprétations indicielles. On admet-
tra que les sémantèmes, c'est-à-dire les éléments morphologiques de l'expression
— linguistique, gestuelle, etc. —, impliqués a minima dans le processus expres-
sivo-interprétatif sont à la fois de nature spécielle et conjoncturellement modulés
par les spécificités du contexte. Ainsi, dans le langage de chaque groupe seront
de quelque façon introduits en particulier les modes de représentation selon les-
quels le groupe répond à ses interrogations concernant les origines, ses modes de
gestion spécifique du désir, de l'angoisse pulsionnelle et de la culpabilité, les
formes selon lesquelles il mentalise la dynamique culturelle, etc. En un mot les
« atomes » constitutifs de son Mythe (avec un grand M)2.
Dans le même esprit, il est probablement légitime d'attribuer au Mythe
individuel les propriétés de l'univers sémantique du sujet ; autrement dit, les
modalités selon lesquelles, consciemment ou non, ce dernier se formule et admi-
nistre en privé les angoisses, les culpabilités et les fantasmes originaires — l'épi-
thète vaut pour les trois —, ainsi que les dispositions qui lui auront permis de
s'expliciter la lecture qu'il fait de son environnement. (Ce qui conduit d'ailleurs,
soit dit en passant, à conférer au symptôme névrotique un caractère indiciel.)
C'est à ces modalités sémantiques que paraît s'alimenter le sens que revêt indivi-
duellement tout discours proféré en un langage collectif— éventuellement une
langue — et dont le partage avec un tiers conditionne la pertinence du décryp-
tage et des attitudes transférentielles susceptibles de s'y attacher. Tentons à pré-
sent d'illustrer d'un exemple ce qui vient d'être dit.
Issue d'une famille de mineurs, Françoise a près de 40 ans. A sa formation
de journaliste et à son goût du contact humain, elle doit sa réussite profes-
sionnelle et sociale. Se tenant toujours très droite, avec un rien de condes-
cendance à la fois bienveillante et péremptoire, elle a le don de rassurer et de
gagner la confiance. Plutôt jolie, elle entretient le silence autour d'elle sur
une vie affective des plus pauvres dont chacun a renoncé à percer le mystère.
Son analyse, à laquelle elle doit la dédramatisation de relations familiales
passablement conflictuelles et la reconnaissance en elle de son désir, se
caractérise par la mise à distance quasi totale du transfert et traîne en lon-
gueur. Jusqu'à cette séance déterminante et préparée de longue date au
cours de laquelle elle déclare à son analyste, un homme : « En fait, il n'y a

1. L. J. Prieto, loc. cit., ; F. François, La description linguistique, collectif, F. François (éd.), cit.
sup., 276 ; R. Vion, loc. cit., 57.
2. J. Bril, Un crépuscule incertain ; réflexion prospectivesur la culture occidentale, Paris, Payot, 1993.
894 Jacques Bril

que peu de temps que je m'adresse à vous comme homme. Jusque-là, j'étais
en effet persuadée que la femme était, par nature, appelée à être pour
l'homme l'objet de son mépris. Cette conviction je crois aujourd'hui pou-
voir l'abandonner. Vous aurez été un test pour moi. Mais j'ai dû apprendre
dans le secret une autre langue que celle que m'avaient enseignée mes parents,
que celle qui se parle encore dans les couples de mes frères et soeurs. Le
mépris de la femme, ça aura été ma langue maternelle. »
Des années de travail auront été nécessaires à Françoise pour accéder aux
prémisses mêmes du « langage » analytique qui postule en son amont l'existence
d'une attitude de l'esprit qui lui était inconcevable. Exotique. Quant à l'analyste,
il est clair que bien des manifestations transférentielles de sa patiente lui auront
totalement échappé, tant ont pu lui paraître étranges certaines attitudes qui lui
ont parfois suggéré qu'il se trouvait là devant l'un de ces paradoxes qui dési-
gnent le cas limite1. La problématique de ces derniers pourrait d'ailleurs bien
parfois s'alimenter à de tels « solécismes » psychoculturels précocement intério-
risés (ce que nous nous contenterons ici de noter, l'examen de cette question
débordant le cadre de notre propos).
Cette vignette clinique ne présente-t-elle pas, comme sous une loupe, la
situation générale de la sémantique analytique, là où l'interprétation du transfert
— supposé repéré — ne saurait produire de pertinence que dans une portion
commune des univers « grammaticaux » propres aux deux idiomes qui se par-
lent sur la « place privée » de l'analyse ?
Pour chacun des deux interlocuteurs, ces règles grammaticales se consti-
tuent de contraintes exercées sur les éléments sémantiques (gestuels, langa-
giers, etc.) à sa disposition, par tout un jeu préconscient d'éléments fantasmati-
ques qui les ordonnent en morphologies signifiantes. Cela doit être entendu en
ce sens où les matrices familiales, groupales, etc. destinées à pourvoir le sujet
d'une certaine intelligence de sa propre expérience et à s'opposer à sa clôture sur
lui-même, sont susceptibles d'être identifiées et reconnues par l'un des interlocu-
teurs comme appartenant également à l'autre ou comme faisant partie de son
univers familier. La démarche analytique elle-même suppose le discernement et
le décryptage de ces codes occultes ainsi que la construction ou la reconstruction
de l'univers grammatical du sujet. C'est que la grammaire relève de ces codes ou
ensembles de codes destinés à spécifier les gestes — entre autres, les « gestes »
laryngés, sonores — d'un sujet considéré comme membre d'un groupe au sein
duquel une communication suffisante est requise pour faire reconnaître son iden-
tité et assurer sa survie.

1. Voir R. Roussillon,Paradoxes et situations limites de la psychanalyse,Paris, PUF, 1991.


Sémantique, analyse et culture 895

Dans les situations analytiques dûment identifiables comme hétérocultu-


relles, la tentation est alors grande pour l'analyste de faire converger sur des dif-
férences — extrinsèques — de cultures, des différences — intrinsèques — de per-
ception ou de sensibilité sémantiques. Dans la situation homéoculturelle
occidentale, il ne lui est certainement pas spontané de faire seulement l'hypo-
thèse que ses interventions ne puissent être perçues que dans la distorsion que
pourraient leur imposer des dispositions « grammaticales » du partenaire, d'au-
tant moins aisément repérables que les réalités linguistiques échangées lui parais-
sent bien l'être dans une même langue. Dans l'exemple brièvement évoqué
ci-dessus, nous nous trouvons de fait en présence d'une problématique propre-
ment transculturelle. Il nous semble illustrer clairement comment les confins du
paradigme culturel et de l'équation individuelle désignent les limites, à la fois, de
l'intelligence d'un discours et de la pertinence de son interprétation.
D'un point de vue différent, la langue elle-même du locuteur peut apparaître
comme une sorte de miroir du mode de gestion choisi par ce dernier pour l'ad-
ministration de son psychisme. Il ne s'agira pas alors simplement d'une symbo-
lique de l'objet partiel que porteraient avec soi les mots et les structures linguis-
tiques, mais plutôt de la représentation potentielle d'un instrument dont le sujet
pressentirait les vertus unificatrices1.
Meerten a 25 ans. Dans un premier temps, il attribue son homosexualité,
avérée depuis l'adolescence mais inconstante, à l'absence affective de son
père dont il fait jouer à l'analyste le rôle ambigu. Meerten est Néerlandais et
jusqu'à 19 ans sa vie s'est déroulée dans une des banlieues aisées d'Amster-
dam. Il a alors quitté ses parents — qui continuent à assurer pour partie
son entretien — pour séjourner successivement en Angleterre, en Alle-
magne, en Italie, avant de se décider à faire en France des études d'histoire
de l'art. Il les mène d'ailleurs brillamment, tout en travaillant comme inter-
prète au service de divers organismes. Car, outre sa langue maternelle,
Meerten parle couramment quatre langues, le français à la perfection. Il est
à ce sujet très discret, considérant, dit-il, son stupéfiant « don des langues »
comme un symptôme susceptible de désigner publiquement les errements de
sa sexualité. Il s'en explique un jour en ces termes : « Je ne cesse de me
demander si je suis homme ou femme. Je crois qu'au fond, si je me suis fixé
en France, c'est pour me forcer à choisir. Ma langue "natale" ne possède
qu'un neutre et deux genres, le plus souvent indiscernables. Comment vou-
lez-vous que je m'y retrouve ? L'allemand, l'anglais, même si c'est d'une
façon autrement accentuée, n'offrent rien de vraiment différent. Le néer-
landais est une langue de l'indifférenciation sexuelle ; c'est une langue du
consensus ; ça a entretenu ma confusion. » Et d'ajouter, conjuguant sa pro-

1. G. Deleuze, Préface à L. Wolfson, Le schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970.


896 Jacques Bril

blématique familiale et transférentielle à sa problématique linguistique :


« Le français — je veux dire autant l'individu que la langue —, il a besoin
de son papa et de sa maman. Moi, c'est dans cette langue-là que je m'y
retrouverai. »
Pour une langue donnée, le genre grammatical résulte de la catégorisation
sexuelle d'une attitude collective à l'égard du nom (et des mots chargés de l'in-
troduire dans le discours et de l'y représenter). Il témoigne donc d'une interpré-
tation indicielle des mots servant à désigner une réalité nominale. Chacun
constatera en effet qu'attribuer au substantif « chaise » un genre que l'objet dési-
gné présentera dorénavant en commun avec une réalité sexuelle féminine est
arbitraire ou relève, à tout le moins, de la connotation. L'ensemble de ces inter-
prétations indicielles et la langue elle-même constituent ainsi, parallèlement à
leur fonction de signes relevant du décodage, une réalité métalinguistique dont la
portée sémantique peut s'étendre à une population plus ou moins nombreuse et
spécifiée, voire se réduire au seul locuteur. Le genre grammatical s'avère ainsi un
instrument, mis par la collectivité à la disposition de l'individu, pour permettre
à celui-ci une gestion autonome de sa propre réalité sexuelle. Dans ce cas et
paradoxalement, l'interprétation d'un énoncé risquera d'être d'autant moins
congrue que seront moindres les différences « ethniques » impliquées dans les
caractères spécifiquement linguistiques des discours proférés.
Les deux situations qui viennent d'être rapidement présentées l'ont été l'une
et l'autre en vue d'illustrer le mécanisme linguistique — mais aussi, « linguistico-
analytique » — d'une oblitération du message que véhicule l'indice par celui que
véhicule le signe. Or, ce sont bien des valences indicielles que s'attache à recon-
naître le psychanalyste dans le discours de son patient ; et ce sont bien des
charges indicielles, appropriées, sans doute, à la sémantique mètalinguistique de
ce dernier et convenables en densité, qu'il s'efforcera d'introduire dans la formu-
lation de ses interprétations. La question se pose dès lors de la nature des pro-
cessus qui permettent à chacun des interlocuteurs de discerner dans le discours
de l'autre l'existence de ses codes métalinguistiques. Les phénomènes intersub-
jectifs sur lesquels reposent ces processus se laisseront repérer dans la situation
analytique au même titre que dans la situation interculturelle stricto sensu. Ils
mettraient en oeuvre selon nous des universaux de deux sortes que, par analogie
avec certaines grandeurs physiques, nous désignerons comme universaux de posi-
tion, qui renvoient à l'hypothèse d'un lexique fondamental commun ; et univer-
saux de tension, qui renvoient à celle d'une communauté de la dynamique
sémantique susceptible de les mobiliser.
La pertinence et l'efficacité de l'interprétation supposeraient donc l'existence,
en deçà du langage, d'un fonds « grammatical » commun auquel émetteur et récep-
teur reconnaîtraient des vertus sémantophores suffisamment convergentes pour
Sémantique, analyse et culture 897

justifier le concept de communicabilité d'un message signifiant. L'expression


employée ici de « fonds "grammatical"commun » ne réfère évidemment pas exclu-
sivement aux seules réalités linguistiques1. Elle désigne en fait tout corpus cohérent
de réalités artefactuelles susceptibles d'être organisées en vue de pourvoir au
conditionnement et à la délivrance d'un message, c'est-à-dire susceptible de s'ins-
crire dans un ensemble de codes. Quant à l'adjectif « grammatical » lui-même, il
renvoie explicitement à l'existence de cette dynamique à laquelle incombe, dans
une langue, la mise en rapport — syntaxique — de formes, la sémantiquerésultant
de l'ensemble des propriétés conjuguées de l'une et des autres.
Mais impliquer dans l'interprétation, ainsi que nous l'avons fait, un « en
deçà » du langage auquel seraient attribuées les propriétés d'une grammaire,
c'est à la fois supposer identifiées — ou du moins identifiables — les formes élé-
mentaires englobées dans cet « en deçà » et postuler qu'elles sont de nature à se
plier aux conditions d'une dynamique syntaxique, homologue de celle qui pré-
side à l'édification des structures langagières.
Il semble recevable de reconnaître ces porteurs élémentaires de sens parta-
geable dans des réalités imaginaires originelles qui s'enracineraient dans la vie
archaïque des individus ou de l'espèce. Leur contenu sémantique devrait toute-
fois demeurer, au sens propre, « ineffable », biaisée qu'en serait toute tentative
d'élaboration par la nécessaire secondarisation impliquée dans les instruments
même nécessairement mis en oeuvre. Nous ne connaîtrons donc jamais que les
rejetons de ces formations sémantiques prototypiques, ces formations dont Jean
Bergeret prend bien soin d'opposer le caractère proprement originel au caractère
primaire1 de leur descendance génitalisée à laquelle seule nous avons accès. Ce
que nous pouvons cependant conjecturer de la nature de ces ultimes agents
sémantiques, de ces « sémantophores » prélangagiers, c'est qu'ils relèveraient de
l'héritage, commun à l'espèce3, d'un monde psychique archaïque référant aux
époques où le sujet était intégralement soumis au seul principe de plaisir. Au
cours d'une préélaboration, ces formations prototypiques se constitueraient en
matériaux des fantasmes dits « originaires » auxquels l'accès nous demeurera
impérativement balisé par les conditions, génitalisées, triangulaires, oedipiennes,
que leur impose leur conceptualisation. Mais ce sont probablement des unités
informationnelles de ce genre qui s'échangent et livrent leur contenu dans les
phénomènes d'émission-réception d'un objet doté de sens.

1. J. Bril, Lire ; réflexion « grammaticale » sur l'interprétation, collectif, A. de Mijolla (éd.), A la


musique, Paris, Belles Lettres, 1993.
2. J. Bergeret, Imaginaire originel et imaginaire primaire, collectif, H. Sztulman, A. Barbier, J. Caïn
(éd.), Lesfantasmes originaires, Toulouse, Privat, 1986, 167 sq.
3. F. Duparc, Qu'avez-vousdonc tiré au jeu des fantasmes originaires ?, Rev. fr. Psychan., LV, 5,
1991, 1273.
898 Jacques Bril

Quant aux instances motrices qui pourraient présider à l'organisation syn-


taxique de ces formations prototypiques, il est probable qu'elles sont grosses, déjà
et préfigurativement, des propriétés structurelles des langages, au sens linguistique
du terme, et également qu'elles répondent à l'hypothèse chomskyenne de leur
innéité. Sur la base des analyses des modes de communication spontanément mis
en place par les enfants sourds-muets, on a pu établir en effet que les objets por-
teurs de sens ainsi créés et mobilisés s'organisaient selon des structures propres dif-
férentes de celles de l'environnement immédiat et donc non apprises, suggérant un
agencement syntaxique de type linguistique1. D'autres études paraissent démon-
trer par ailleurs que les interactions à l'oeuvre dans la communication interindivi-
duelle pourraient être également de type linguistique, oral ou non.
De tout cela, il résulterait que la structuration linguistique de l'environne-
ment culturel est une conséquence de l'organisation cérébrale des humains, bien
plutôt que la cause de leur aptitude au langage.
C'est en tout cas une fonction des cultures que d'imposer à deux ou plu-
sieurs interlocuteurs les termes du « contrat sémantique » qui leur permettra
d'interpréter, au-delà du simple décodage, les signes linguistiques échangés et
donc d'en partager le sens (étant toujours entendu que les instruments sémanti-
ques à la disposition de Sapiens sont bien loin de se limiter aux instruments lin-
guistiques). Il n'est sans doute pas abusif de poser le problème de l'interprétation
analytique comme relevant de la mise en place progressive au sein d'une
« culture » — restreinte aux deux protagonistes de la situation — des codages
indiciels qui, au-delà et à travers le symbolisme de la parole — seule en principe
concédée —, permettra le décodage et l'interprétation de messages jusque-là
celés dans les instruments mêmes de leur expression.

Jacques Bril
12, rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris

1. A. Danchin, Les bases cérébrales du langage, Le Débat, 47, 1987, 163.


« Transferts » déculturants
et inconvenance culturelle

Janine ALTOUNIAN

A la mémoire de Komitas Vardapet1.

On peut aisément concevoir le rapport existant entre la possibilité, pour un


être humain, d'exprimer ce qui le différencie culturellement de ses partenaires
autres et sa capacité à occuper la place qui lui revient dans l'ordre de la différen-
ciation fondatrice, celle d'avec l'objet premier qui, inéluctablement, déterminera
celle d'avec l'autre sexe. De ce fait, l'articulation aux autres en tant que porteur
d'une certaine Histoire, d'une civilisation spécifique, met en jeu, chez lui, la place
harmonieuse ou l'impasse subjective que lui assigna la scène primitive d'où il
procède. Son aptitude à s'engager ou non dans ce qui s'appelle altérité culturelle,
le plaisir/désir à affronter l'autre dans son langage et ses productions ou, au
contraire, l'ignorance de ce bonheur, l' « analphabétisme » quant à la lettre et
au corps de l'autre, traduisent à vrai dire de quelle altérité imaginaire ou de
quelle collusion écrasante, de quelles différences symbolisables ou de quelle indif-
férenciation suffocante il peut se représenter ou non être l'enfant.
Dans le cadre de cette réflexion sur les différences « culturelles » que rencon-
trerait le champ de la psychanalyse, on pourrait ainsi postuler que, pour les héri-

1. Komitas (S. Soghomonian, 1869-1935) : un des représentants les plus éminents de la musique reli-
gieuse et profane arménienne. Docteur en théologie (« vardapet ») du Saint-Siège d'Edjmiatsine,il fait des
études musicales à Berlin, puis entreprend une série de concerts au Caucase et en Europe, notamment en
France (1906-1914) où paraissent quelques-unes de ses compositions. A l'instar de B. Bartok, Komitas
recueille les chants des provinces arméniennes et met en évidence les traits nationaux les plus caractéristi-
ques de la musique populaire. Après 1910, il séjourne à Constantinople d'où, comme de nombreux intel-
lectuels arméniens, il est déporté vers le camp de Tchanghere en avril 1915. L'intervention d'un haut
dignitaire « Jeunes Turcs » lui sauve la vie, mais il reste profondément traumatisé par ce qu'il a vu et vécu.
En 1919 il est envoyé à Paris pour être soigné. Il séjourne à l'hôpital psychiatrique de Villejuifjusqu'à la
fin de ses jours sans avoir recouvré la raison.

Rev. franç. Psychanal.. 3/1993


900 Janine Altounian

tiers de ces hommes et femmes « dé-portés » de leur lieu de vie, qui ont péri ou
survécu à ce que le langage diplomatique appelle « transferts de populations », il
serait avant tout question, dans leur éventuel transfert à un psychanalyste, alors
même qu'ils lui apportent non pas leur différence mais précisément leur aphasie
culturelle, de se « reterritorialiser » psychiquement, donc bien sûr aussi culturel-
lement. Dans cet « espace potentiel »1, où pourraient enfin émerger le jeu gratuit
de la fantaisie et le silence des larmes, ils auraient à « retransférer » la représen-
tation de biens à jamais avortés mais surtout celle de valeurs englouties, de déli-
mitations ancestrales constitutives que, dans l'ignorance, ils portent en eux, per-
sécutivement encombrés et confus.
L'incestueux OEdipe fut, comme on sait, un enfant exilé et le destin tra-
gique de son aveuglement illustre en quoi la rupture violente des exils, court-
circuitant justement les processus naturels de séparation et d'interdit, précipite
inexorablement dans le corps à corps de l'amalgame, du meurtre et induit la
répétition de l'exil au seuil même de la mort. J'aimerais en effet évoquer ici
comment la déculturation, l'invalidation d'une langue et d'une pensée expul-
sées du terreau de leurs référents originels, comment l'héritage d'une déporta-
tion violente telle que celle des Arméniens, descendants du génocide de 1915,
se nouent psychiquement dans l'indifférenciation nocive et « inconvenante »
d'avec l'objet maternel, dans la mise à mal du sexe et de la culture des parents
qui, chez tous les peuples, dans toutes les Histoires, accompagnent l'expérience
des persécutions, la traversée des terreurs, le dénuement des conditions de sur-
vie et ce qui d'eux se transmet, par les identifications angoissées de ces « réfu-
giés » d'un désastre, à leurs enfants.
Les rescapés des violences avec leurs baluchons de misère et de nourris-
sons déjetés du monde, ces seuls « objets transitionnels » de leur désespoir,
franchissent aussi rarement l'écran de la télévision que le seuil du cabinet du
psychanalyste. La différence qui les marque se situe bien au-delà des dif-
férences culturelles. Elle est celle d'une expérience hors bornes, enfouie plus
tard dans le secret et le mutisme, car elle n'a jamais pu se dialectiser en mots
qui, provenant d'un ailleurs, d'un repère fiable, auraient pu symboliser un
détachement d'avec le déracinement territorial et psychique, l'impensable de la
mère.
Après avoir rappelé que « la culture soutient le processus de la structuration
psychique en introduisant le sujet à l'ordre de la différence, spécialement dans les
rapports décisifs des sexes et des générations ; à l'ordre de la langue, c'est-à-dire
au système de signification dans lequel s'arrime sa parole singulière ; à l'ordre de

1. Cf. D. Winnicott, La localisation de l'expérience culturelle, in Jeu et réalité, Gallimard, 1975,


p. 139.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 901

la nomination, c'est-à-dire au système de désignation du sujet dans sa place dans


une généalogie, dans sa position sexuée, dans son affiliation sociale et culturelle.
En ce sens... rend possible l'accès à la symbolisation », R. Kaës 1 poursuit : « Il y
a ainsi deux sortes d'étrangers : ceux auxquels une culture, un code, un ordre
symbolique est reconnu ; un principe, une origine commune les tiennent
ensemble dans leurs différences ; ceux-là ne sont pas dans la confusion. Les
autres sont hors de cet ordre : dans l'incohérence ? dans l'infra-humain ?... dans
l'abandon et la déréliction ? » C'est de ces étrangers-là que je tenterai de parler
à travers l'exemple arménien.
Les sept lignes initiales de l'autoprésentation2 de Freud regroupent à elles
seules, pour ses ascendants, cinq lieux de résidence, dix toponymes, une persé-
cution raciale et/ou religieuse, deux migrations et ruptures, soit, pour lui, trois
expériences linguistiques dans l'enfance et une appartenance identitaire qui,
d'emblée, questionne toutes les évidences de l'origine ! Freud, dont la décou-
verte émane d'un « emboîtement »3 de plusieurs cultures et qui a comparé,
entre autres, les avatars du développement humain à ceux d'une migration
plus ou moins réussie4, le symptôme à un corps étranger jouissant du privilège
de l'extra-territorialité5, le refoulement à un refusement de la traduction6, a
certes dû, dans son inconscient, nourrir une « inquiétante familiarité » avec ces
« transferts », « déplacements », « déviations », « détournements », « traces »,
« clivages », « répressions », « persécutions » et « refoulements »... pour avoir
si bien su les « transposer » dans la sublimation de son appareil conceptuel et
dans la dynamique même de sa méthode d'investigation, la cure. Le cadre de
celle-ci n'institue-t-il pas en effet, tel le jeu avec la bobine où l'enfant maîtrise
l'absence de la mère, le théâtre d'un « déplacement » fictif, la mise en scène à

1. R. Kaës, La troisième différence, in Rev. de psychothérapie psychanalytiquede groupe, 1987, 9-10,


p. 18, 23.
2. Autoprésentation,OEuvres complètes, PUF, vol. XVII, p. 56 : « Je suis né le 6 mai 1856 à Freiberg
en Moravie, petite bourgade de l'actuelle Tchécoslovaquie. Mes parents étaient juifs, je suis moi-même
resté juif. De ma famille paternelle, je crois savoir qu'elle a longtemps vécu au bord du Rhin (à Cologne),
qu'elle a fui vers l'est au XIVe ou au XVe siècle par suite d'une persécution des juifs et s'est, au cours du
XIXe siècle, partant de la Lituanie, via la Galicie, remise en route vers la partie allemande de l'Autriche.
J'étais un enfant de quatre ans quandj'arrivai à Vienne... »
3. Cf. D. Anzieu, Influence comparée de la langue et de la culture françaises et germaniques sur
l'auto-analyse de Freud, in Psychanalyseà l'Université, 1987/12/48, p. 539 : « La culture d'appartenance
de Freud est incontestablement germanique (de nombreux travaux ont montré qu'elle est également
juive). Sa culture de référence est gréco-latine... J'espère avoir montré que l'emboîtement d'une culture de
référence dans une culture d'appartenance a été une des conditions de la découverte de la psychana-
lyse... »
4. Cf. Introduction à la psychanalyse, 22e leçon, Payot, 1973.
5. Cf. Inhibition, symptôme et angoisse, OEuvres complètes, PUF, vol. XVII, p. 215-216.
6. Cf. lettre du 6 décembre 1896 à W. FlieB, in La naissance de la psychanalyse, PUF, 1974. Le com-
mentaire de cette lettre a été fait par J. Laplanche dans Traumatisme, traduction, transfert et autres
trans(es), in Psychanalyseà l'Université, 1986/11/41.
902 Janine Altounian

rebours d'un exil du monde, afin que s'effectue, pour le patient, l'appropria-
tion après coup d'un espace psychique d'où il s'est trouvé exilé, « ex-patrié »,
voire même celle d'un refuge qui ne fut jamais là pour abriter son engendre-
ment, ni inhumer ses morts.
Pourtant, d'après le mythe freudien, si le Père de la horde primitive mis à
mort par ses propres fils est censé être, pour ces frères assassins puis repen-
tants, à l'origine d'un ordre moral et culturel1, d'une intégration des tabous et
des différenciations civilisatrices, les massacres contemporains par leurs sem-
blables (ces frères nullement « coalisés » !) de pères et mères par millions ne
peuvent qu'endommager irrémédiablement l'identité sexuelle et culturelle de
leurs enfants : à côté de la dignité des pères mis à mort se transmet aussi, à
leurs fils et filles, la honte de leur destitution impunément effectuée, l'empreinte
de leurs corps publiquement violés, car, avant le meurtre, le corps est toujours
violenté. C'est justement en tant que différents qu'ils furent exterminés et la
seule différence qui, pour eux, demeura signifiante ne fut pas celle d'être resté
homme ou femme mais celle d'en revenir mort ou vivant.

Etant donné l'interrelation à l'oeuvre entre la force identifiante du discours


parental et celle du discours social2, il semble nécessaire d'insérer préalable-
ment les caractéristiques transgénérationnelles de ces descendants d'Arméniens
« disparus sans traces » dans le champ de leur histoire collective, afin de repé-
rer, au sein même du discours « culturel », les effets d'une violence qui a eu
lieu et qui pourtant souffre d'un non-lieu. Quel rapport à la langue entretient
celui dont les ascendants ne furent que des survivants à la terreur d'un Etat et
à l'abandon des autres ? Dans un second temps j'évoquerai comment, dans un
patrimoine de ce type, le mémorial des défunts est à la fois sacré et inconve-
nant. L'ambivalence de ce noyau constitutif reproduisant celle qui affecte la
sémantique primitive du terme « sacer »3, vient révéler, peut-être, que les mots
civilisateurs de la différenciation ne visent à rien d'autre qu'à recouvrir d'un
voile de pudeur la nudité des violences. Pour conclure, je montrerai en quoi le
travail analytique qui réintroduit chez le patient le tiers absent de son ascen-
dance psychotisante a, dans le champ culturel, des effets, au sens propre,
« politiques ».

1. Cf. Totem et tabou, Payot, 1973, chap. « Le retour infantile du totémisme », 5.


2. Cf. dans l'ouvrage collectif apportant une réflexion essentielle sur cette question, Violence d'Etat
et psychanalyse, Dunod, 1989, les travaux de S. Amati, R. Kaës, J. Puget, M. Vignar, M. Ulriksen-Vignar
présentés par J. Puget et R. Kaës.
3. Sacer : « Ce qui ne peut être touché sans souiller ou sans être souillé. » Cf. S. Freud, Du sens
opposé des mots originaires, in OEuvres complètes, PUF, vol. X.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 903

Soutenir un langage en tant que sujet de sa propre histoire est éminemment


problématique, voire impossible, pour les héritiers d'une filiation qui remonte
aux ratés d'une extermination, celle de 1 500 000 Arméniens de l'Empire otto-
man, extermination effectuée en 1915 par le gouvernement « Jeunes Turcs », en
toute impunité jusqu'à ce jour, au vu et au su des grandes puissances — déten-
trices, elles, du langage des discours dominants —, dans la perversion ou la fail-
lite de ces discours mêmes.
On connaît le scénario pittoresque que Freud, à la même époque justement,
celle de la première guerre mondiale, rapporte dans « Considérations actuelles
sur la guerre et la mort » pour illustrer, avec l'amertumede son humour, la clan-
destinité, l'impunité de leur mécanisme meurtrier : « cet auteur demande au
...
lecteur ce qu'il ferait bien si — sans quitter Paris et naturellement sans être
découvert — il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer à Pékin un vieux
mandarin dont le décès ne manquerait pas de lui apporter un grand avantage. Il
laisse deviner qu'il ne tient pas la vie de ce dignitaire pour très assurée. "Tuer
son mandarin" est alors devenu une expression proverbiale pour cette propen-
sion secrète... »1 Le langage diplomatique des impérialismes d'alors fut globale-
ment dicté par cette même « propension secrète ».
Ce n'est évidemment pas ici le lieu pour s'étendre sur l'imposture dont
furent victimes les Arméniens. Je citerai néanmoins ces quelques phrases
d'Y. Ternon2 qui caractérisent avec une concision pertinente la rhétorique de
cette ambiguïté criminelle propre à tous les temps (seules les ethnies varient dans
les « actualités » que les médias portent quotidiennement à notre connaissance,
à vrai dire souvent uniquement pour les cas jugés « opportuns » !) : « La respon-
sabilité de l'Allemagne fut d'avoir été complaisante. Mais les puissances de l'En-
tente..., qui n'avaient rien fait pour aider les Arméniens, se sont comportées
comme si la disparition de ce peuple arrangeait aussi leurs affaires, se contentant
de désavouer... le crime... Elles avaient accepté le fait accompli d'une Arménie
sans Arméniens... ; le crime des uns, dans la mesure où il modifiait l'échiquier,
servait les intérêts de tous... » Or la perversion de la diplomatie occidentale qui
prôna, dans ses déclarations, une idéologie protectrice de ces alliés chrétiens
qu'étaient à ses yeux les Arméniens, alors que, de par sa politique prétendument
de non-ingérence, elle fermait les yeux sur leur extermination en masse pour
préserver les profits tirés de l'Empire ottoman placé sous sa tutelle, cette perver-

complètes, PUF, vol. XIII, p. 153.


1. Cf. OEuvres
2. Les Arméniens, histoire d'un génocide, Seuil, 1977, p. 295.
904 Janine Altounian

sion, ce clivage entre son langage et ses actes, signe pour les Arméniens la faillite
de tout accord de langage entre soi et l'autre, soi et le prochain, ce « frère chré-
tien » d'un Occident censé être civilisé et protecteur.
Le socialiste J. Jaurès avait pourtant su, à la tribune de la Chambre des
députés, stigmatiser dès février 1897 les caractéristiques de ce clivage pervers
entre « les paroles » de l'autre, présumé garant du droit, et « la réalité » où
périssaient les Arméniens. A propos des massacres de 1895, précurseurs du géno-
cide de 1915, il avait déclaré : « Pour le gouvernement français, pendant trois
ans... c'est un décor de vaines promesses, de vaines manifestations, de vaines
paroles, de vaines menaces et, derrière ce décor, la réalité de l'oppression, la réa-
lité du massacre. »1
La violence qui marque le rapport au langage des Arméniens est ainsi de
deux ordres : celle exercée de l'extérieur par ce pacte dénégatif qui maintint alors
le silence sur la réalité des intérêts dominants occidentaux, intérêts qui se conju-
guaient avec les intérêts pan-turcs pour cautionner des alliances politiques dont
le fonctionnement ne pouvait qu'attribuer tacitement à l'Arménien la place du
mort 2, celle intériorisée, exercée par cette amputation de l'être que constitue tout
effacement de la vérité d'un sujet. L'impossible relation que les Arméniens eux-
mêmes entretiennent avec la parole, qui serait la leur, souffre ainsi des effets
mutilants du clivage que le non-dit du monde extérieur opère dans la représen-
tation psychique de leur place parmi les autres, ou plus exactement que ce non-
dit opère par l'absence de cette représentation en eux.
Ils sont dès lors habités par un trop-plein de sens dont le fondement, leur
histoire, est, de fait, symboliquement désavoué par le monde, le « tiers » externe,
ce spectateur muet de leur débat bloqué avec un partenaire exterminateur, non
reconnu tel. Ils parlent une langue dont les réminiscences, les affects, les amours
et les haines mettraient en péril le maintien des alliances qui furent naguère
contractées, au prix précisément de la mise à la trappe de son identité historique.
Leur langue véhicule une expérience catastrophique de soi à l'autre, une douleur
sans statut, une rupture existentielle sans nom, donc sans valeur d'existence
auprès des tiers.
Le non-dit du tiers social sur ceux, Ottomans et Occidentaux — auteurs
actifs et complices passifs —, qui anéantirent naguère leurs parents et leurs

1.Ibid., cité p. 127.


2. Ce sont des alliances de même nature qui, encore à l'oeuvre de nos jours, se doivent d'occulter le
passé des Arméniensafin de sauvegarder pour les démocraties européennes et les Etats-Unis, par le ména-
gement de la Turquie, soit avant la désagrégation de l'Union soviétique, une base pour les forces de
I'OTAN, soit, depuis, un moyen de contrôle et d'influence sur les républiques musulmanes, les conflits
explosifs du Caucase et du Proche-Orient. Certains journalistes ont eu d'ailleurs la clairvoyance,à propos
des combats arméno-azéris autour du problème du Karabakh, de considérer le déni du génocide de 1915
comme un ferment de violence maintenu dans la mémoire de l'actuelle républiqued'Arménie.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 905

assises existentielles agit en eux, se perpétue dans leur monde interne. Il nourrit
une crypte mélancolique, une expression de soi repliée sur un objet interne
mutique, un savoir indicible, refermé dans une enclave, sans échappée vers
l'autre, sans possibilité de dialoguer avec sa culture ambiguë, d'entrer en conflit
constitutif avec lui, avec les contradictions mêmes de sa culture, colonisatrice et
criminelle d'une part, autonomisante et libératrice d'autre part.
L'Arménien se trouve alors pris dans un système relationnel qui rappelle
celui des familles de structure paranoïaque et perverse, où la cohésion entre les
différents membres de la famille ne se maintient que par l'exclusion, la négation,
l'hallucination négative de l'un d'entre eux — l'Arménien —, de celui-là même
qui détient secrètement la vérité sur l'illusion de leur union scellée par le pacte
dénégatif d'origine.
Un des moyens pour subvertir l'emprise de ce déni d'existence consisterait,
dans un premier temps — qui ne peut souvent advenir que dans la troisième
génération des survivants —, à acquérir précisément la « langue de l'autre » ; ce
qui ne signifie pas, bien sûr, parler par exemple français quand on parlait initia-
lement arménien (bien ou mal, selon le degré de scolarisation des parents, inter-
rompue ou empêchée par la déportation, leur appartenance sociale d'ori-
gine, etc.). Parler du lieu de l'autre c'est, en quelque sorte par investissement
latéral 1, s'identifier à ses modes de perception, ses valeurs, ses plaisirs, s'étayer en
somme sur sa pulsion de vie, sans pour autant oublier l'oppression et la violence
d'où l'on provient, soi et ses ascendants, sans oublier la négation que l'autre a
projetée sur vous, vous, son autre en lui-même dénié.
Acquérir ainsi la langue de l'autre pour la déconstruire en l'habitant, tel le
Cheval de Troie, avec des référents venus subrepticement d'ailleurs, c'est l'arti-
culer à son expérience propre, restée sans nom et sans image, c'est nommer sub-
versivement, en empruntant ses signifiants, puisque les siens propres ont sombré
dans l'inconscient, ce qui en soi était resté muet faute de trouver sa résonance au
dehors. Et puisque « je » ne peut se dire que dans la langue qui témoigne de son
exclusion même, la langue « étrangère », c'est bien là qu'il doit linguistiquement
et culturellement s'institutionnaliser pour y traduire ce qui, dans sa propre lan-
gue, reste frappé d'inexistence. « A l'étranger, ne demande point son lieu de nais-
sance mais son lieu d'avenir. »2
La différence culturelle de ces non-exterminables du moment constitue pour
le « réfugié » un enjeu salvateur grâce auquel il va alphabétiser peu à peu, dans
cet envers de lui-même, l'endroit de son vécu, nommer en langue « d'accueil »
son impensé arménien expulsé de tout contenant. Il ne peut qu'être redevable à

1.Cf. J.-L. Donnet, A. Green, L'enfant de ça, Ed. Minuit, 1973, p. 276.
2. E. Jabès, Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Gallimard, 1989, p. 14.
906 Janine Altounian

cette culture d'accueil en qui il trouve enfin un pare-excitation, des représenta-


tions de mot qui peuvent offrir un abri décent à ses représentations de choses,
peuvent s'engrosser d'elles, leur prêter un écho signifiant. Tandis qu'il apprend à
exprimer sa réalité demeurée hors langage par une translation répétant, mais
aussi réparant, le déracinement d'une langue maternelle invalidée, ses imagos
parentales, par le biais de ce « transfert culturel », se différencient. Au départ, ses
objets internes l'avaient déserté ou s'accumulaient en lui, disparates, sans qu'il
puisse les contenir, mais ce déplacement des énoncés dans une langue acquise lui
ouvre désormais un espace tiers, un champ de médiation à ce qui avait été vécu
par lui comme non symbolisable. Symboliser n'est-ce pas détenir un ailleurs
d'où l'on parle sa langue ?
L'immigré culturel se découvre d'ailleurs particulièrement apte, non pas
tant à parler de son propre dénuement mais à libérer un espace de réception iné-
dit aux messages « étrangers » du dénuement des « autochtones ». Par cette
identification projective à l'autre il va parler sa langue, toutefois, à partir d'une
expérience « allogène », non restituable pour son propre compte, mais suscep-
tible paradoxalement de contenir une réalité qui lui rappelle la sienne 1. Il a ainsi
le privilège de savoir révéler l'autre à lui-même, sur cette plaque photographique
que constitue en quelque sorte le champ invisible de son « ailleurs ». C'est bien
sous le signe de cette étrange vocation que s'est placé l'argument de ce numéro
en citant E. Jabès : « L'étranger te permet d'être toi-même en faisant de toi un
étranger. »
De même que dans l'analyse, le silence de l'analyste constitue le tain où
vient se refléter la consistance du sujet en gestation, de même qu'il faut être parlé
par la parole de l'autre pour pouvoir y ancrer la sienne — la cure analytique
n'étant pas seulement une cure par les mots, mais aussi la salvation des mots
oblitérés par l'imposture ou la crudité des urgences —, de même le travail libé-
rateur du deuil ne peut se faire que sous le couvert de l'autre langue. Seule la tra-
duction dans l'autre langue, celle qui marque, par son altérité même, la limite de
l'interdit et de la castration, opère le refoulement et nomme les nouveaux objets
susceptibles d'être investis. Alors que ses représentations de mot portaient toutes
l'ombre d'un deuil impossible, l'enfant de l'exil peut, par le plaisir au langage de
l'autre, déporter cette ombre, subvertir son emprise. L'identification primaire
ayant été défaillante, le « nourrisson savant » ne dispose que de débris déconnec-
tés de textes parentaux ; mais libéré, dans la langue d'adoption, de la mère
archaïque et de son injonction à être « utile et raisonnable », il y recompose une

1. Cf. le traitement des témoignages d'A. Emaux et d'E. Thomas, dans De l'Arménie perdue à la
Normandie sans place, Viol et silence, in J. Altounian, « Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie ».
Un génocide aux déserts de l'inconscient, Les Belles Lettres, « Confluents psychanalytiques », 1990.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 907

donne composite, y trouve un ludisme jusque-là inconnu à pouvoir enfin jouer


avec les reflets de son destin dans l'alterité des moins déracinés que lui.
Cette figure métaphorique d'un discours à instituer entre la trace d'un
trauma non advenu à la subjectivation et la gageure de sa transcription « cultu-
relle », c'est-à-dire de sa symbolisation en un langage partageable avec les
autres, représente évidemment, au-delà de l'histoire collective spécifique des
Arméniens, une situation psychique de portée universelle. Elle témoigne précisé-
ment de la difficulté à entrer dans le champ de la parole, de la « différence »,
lorsque, nantie d'une telle mémoire, on en a été exclu.

II

J'ai déjà évoqué1 comment la fonction paternelle et l'ailleurs de la mère ne


peuvent qu'être absents chez deux géniteurs arrachés à leur matrice territoriale
et psychique, attelés à cette seule tâche : mettre entre soi et l'horreur du passé,
qui ne peut se dire mais qui les « occupe », quelques biens protecteurs, quelques
enfants obturants ou réparateurs. Comment peut-il y avoir un OEdipe organisa-
teur lorsque le père, censé assumer une fonction interdictrice, a été lui-même,
victime d'une absence des lois, désavoué par le silence du reste du monde ? Com-
ment la mère pourrait-elle encore contenir, rêver, lorsque l'enfantement vient
resserrer pour elle, rarement un lien amoureux, trop souvent un garrot contre la
déliaison affolante ?
Ce dont hérite un descendant qui n'est pas investi pour lui-même, mais jus-
tement en tant que non à la mort, c'est un non au néant qui ne peut guère se
transformer en oui à la vie. Ce qui passe par le langage de la mère, de son envi-
ronnement, c'est quelque chose comme sa propre négation : « Je te transmets
une vie sans repères symboliques. » Comme c'est précisément la foi en la vie qui
s'est effondrée, ce que l'agressivité de la pulsion de survie a transmis c'est un
contre-investissement massif, une vie par défi. Sur l'enfant de cette Histoire pèse
l'oppression à ne pas pouvoir quitter la seule place qui lui est assignée, là où il
étouffe de trop absorber Tailleurs fantomatique, déréalisant de ses parents, ses
seuls guides et protecteurs, alors qu'il n'est, par eux, aucunement investi pour
lui-même 2, qu'il n'existe pour lui-même aux yeux de personne, ni en ce dedans
du logis et, partant, ni en son dehors ; alors que son rapport au monde est,

1. Cf. Faute de parler ma langue, A la recherche d'une relation au père soixante ans après un géno-
cide, Une Arménienne à l'école, ibid.
2. Cf. P. Aulagnier, Quelqu'un a tué quelque chose, in Topique, 1985, 35-36, Voies d'entrée dans la
psychose, p. 275.
908 Janine Altounian

comme pour ses parents, un aller sans retour qui répète psychiquement, dans la
génération seconde, la déterritorialisation violente de la première.
Lorsque des êtres ont survécu de justesse aux scènes terrifiantes d'un anéan-
tissement en masse, il est rare qu'ils puissent investir des « objets » pour eux-
mêmes, ils les investissent essentiellement en tant que témoins, preuves de leur
miraculeuse, angoissante survie, ou par un renversement brutal des identifica-
tions, ils peuvent aussi les investir comme objet-poubelle, poubelle qu'ils se res-
sentent eux, pour avoir été effectivement l'abjection du monde. La vie et la
parole sont en eux amputées du tribut qu'il fallut payer pour demeurer « clan-
destinement » vivants. Leur existence illicite, face à l'objet tout-puissant extermi-
nateur auquel ils n'échappèrent que physiquement, non psychiquement, n'abrite
leur enfant que dans un ghetto de survivants 1 et, pour eux, porter en soi des
défunts sans sépulture n'est souvent rien d'autre qu'être, comme ces derniers, ni
reconnus morts ni reconnus vivants2.
Le deuil peut en effet s'élaborer sur des objets perçus comme constitués puis
perdus, non pas sur des objets parentaux non advenus à eux-mêmes, disparus nulle
part ou morcelés par la terreur et la persécution. Lorsque Peter Handke évoque
dans Wunschloses Unglück3 la vie avortée et le suicide de sa mère, l'écriture consti-
tue pour lui la seule aire d'existence face à cet avortement et cette fin irreprésen-
tables pour un fils, fin dont il est pourtant l'unique et l'ultime témoin. Peut-on faire
le deuil de cela même dont on est censé présentifier le sauvetage ? Le dénuement
matériel et psychique de parents qui pourtant ont pu donner la vie semble intou-
chable, parce que se le représenter, l'élaborer en soi, c'est un peu le nier, c'est se nier
en tant que fruit de cette identité éclatée. Cette mise à distance, mise à l'extérieur
qu'est l'acte de penser, devient sacrilège quand il s'agit de la souffrance parentale
dont on ne saurait se dissocier, lorsque, enfant ou survivant immédiat, on incarne
précisément le produit, le reste du cataclysme, l'otage pour ainsi dire des rescapés.
Pourtant, c'est bien à partir de ce lieu hanté de morts familiers que, cette
clandestinité intériorisée pivotant par exemple sous l'effet d'une analyse en
déconcertante légitimité, toute expression de celui qui est devenu sujet de sa
propre histoire provoquera la déstabilisation des langages culturels normatifs. Si
l'enfant arrive à survivre à cet isolement, cet exil pulsionnel que constitue l'im-
possible représentation de ses besoins propres, c'est malgré tout dans cette trans-

1. Cf. R. Diatkine, L'après-coup du traumatisme, in Quinze études psychanalytiques sur le temps.


Traumatisme et après-coup, Privat, 1982, p. 94.
2. Cf. la réflexion fondamentale et saisissante de H. Piralian à ce sujet dans Génocide et transmis-
sion : sauver la mort, in Les fonctions du père, Denoël, 1989.
3. P. Handke, Le malheur indiffèrent, Gallimard, « Folio », 1975. Le titre allemand Wunschloses
Unglück (on pourrait dire littéralement : « Le malheur aux souhaits absents ») restitue davantage, avec le
redoublementde ses deux privatifs « los » et « un », la profondedéprivation du personnage maternel dans
laquelle s'engouffre celle du fils.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 909

mission d'un amour mutilé de ses possibilités d'affects et d'expressions qu'il


trouvera les traces, en quelque sorte sacrées, de son patrimoine. Le patrimoine
est certes éteint désormais, mais ses bribes dispersées en lui dénoncent avec viru-
lence l'imposture de toute institution langagière refermée sur l'évacuation des
traumas inclassables. Cette survie sans reconnaissance prend, malgré tout, soli-
dement racine dans une empreinte corporelle qui inscrivit en ses parents une
vérité violente, vérité qui, lui, le rend vivace tant qu'il en est l'enquêteur.
L'apparent paradoxe de cette transmission en défaut ne rend-il pas dérisoire
ce que « notre » culture appelle « le désir » des parents ! Car il y eut pour ceux-ci, au
départ de leur narcissisation possible ou pas, de leur corps érogène ou pas, de leur
OEdipe peu convaincant de nécessiteux, la cohabitation avec la menace de mort, le
savoir que l'horreur, invisible ici, existe ailleurs, l'arrachement du lieu initial de
l'être, la peur des manques de la misère et les humiliations de l'exclusion sociale. Ce
qui alors se transmet inconsciemmenten eux et par eux c'est une incapacité à inves-
tir pour argent comptant les réalités pacifiques — fussent-elles un tantinet névroti-
ques ! — des amours objectales, des biens culturels sereins et triomphants.
Toute rupture violente dans la transmission culturelle induit en somme,
dans le rapport à la langue et à la pensée du sujet naissant à lui-même, une sorte
de « filiation paradoxale », au sens où l'entend Monique Schneider1 lorsqu'elle
étudie les rapports respectifs de Freud et de Ferenczi, quant au trauma préci-
sément. Filiation paradoxale, soit interrogation et remise en perspective, après
coup, d'un sens à reconstituer préalablement, dans un langage articulé au
monde actuel, pour pouvoir s'en constituer l'héritier.

Voici à présent un autre aspect souvent passé sous silence de cette sombre
filiation : par cette transplantation territoriale et symbolique2, l'écrasement iden-
titaire et sexuel de ces « apatrides » se vit chez leur enfant dans un double lien, à
la fois sacré et inconvenant, qui obère l'autonomisation et la relation aux autres
par la charge d'un savoir intime et scandaleux sur les transgressions qu'a coûté
sa naissance, un lien qui, en écho à l'univers de la « psychose blanche », pourrait
s'appeler : « inceste blanc ». La première observance des « normes » d'alors
aurait en effet voulu que ses parents n'aient pas fait exception à la « règle » de la
mort pour tous, la seconde, qu'ils n'aient pas procréé en tant qu'orphelins, frères
et soeurs indifférenciés, fusionnés par la traversée d'une même fin du monde
éclipsée, devenue invisible aux habitants de celui-ci.

1. M. Schneider, Le trauma et lafiliation paradoxale, Ramsay, 1988.


2. Cf. Transfert et territorialisation, in J. Altounian, op. cit. M. Hovanessian a étudié l'aspect anthro-
pologique de ce destin dans son ouvrage inaugural en la matière : Le lien communautaire / Trois généra-
tions d'Arméniens, Armand Colin, 1992.
910 Janine Altounian

Les imagos de ces parents abîmés, châtrés par l'arrachement à leurs objets
d'amour et la disjonction de leurs conditions signifiantes, imagos héroïques
néanmoins, qui portent en leur sein les reliques d'une tradition millénaire,
constituent, pour les affects filiaux, une tératologie inconvenante à tous les sens
du mot. N'est-il par indécent de receler en soi des visions meurtrières qui démen-
tent honteusement ces croyances convenues qui font vivre les autres ? « L'incon-
venance majeure, écrit Blanchot à propos de Sade, est celle d'une narration qui
ne rencontre pas d'interdit. » Effectivement aucun interdit ne sépare l'effraction
des souvenirs avilissants, intrusifs dans le clivage du présent, des gestes augustes
qui ont su maintenir, transplanter et transmettre la vie. La ferveur des rituels qui
commémorent et honorent les sources vives d'antan est en dissonance avec la
promiscuité des corps asservis à la précarité des besoins et à l'analité des travaux
forcés compensateurs. Par l'oralité est passé le pain de la survie sans la respira-
tion d'une parole pour les émotions et les sourires. Ce pain est sacré parce qu'il
rappelle religieusement ceux qui n'ont pu le manger, mais aucune triangulation
entre parents et enfant ne s'ouvre pour le bénir et, contraignant à la vie, il
devient trivialité.
Pour illustrer mon propos du dysfonctionnement inconvenable » de
«
valeurs culturelles inconciliées qui, loin de se différencier, se juxtaposent avec
obscénité, j'aimerais restituer une « réminiscence » personnelle, en fait, un
exemple « banal » pour tous ceux dont l'Histoire peut toujours, aux détours
d'une randonnée, remettre en mémoire que les crématoires se cachaient dans de
somptueuses forêts :
En mélomane et germaniste « cultivée », j'écoutais un trio pour piano, vio-
lon et cor de Brahms, dans la douceur, la paix lumineuse d'un village provençal,
lorsque, brutalement, mon recueillement et mon abandon à cette musique furent
envahis par les retentissements d'une autre : « A Trébizonde... la matinée est
tranquille, mais vers midi, une trompette retentit et c'est le signal du massacre...
Le soir, la trompette sonne à nouveau... Le massacre s'arrête instantanément...
Au son du clairon, le massacre commence à Erzeroum... C'est le signal de la tue-
rie... A Bitlis... au son du clairon, à 10 heures du matin... armés de sabres, de
bâtons et de fusils... »1
A vrai dire ça n'était pas, dans mon dérèglement, la trompette que je perce-
vais, c'était la honte de ces corps traînés en musique à l'abattage mais aussi la
pesanteur en moi de cette question : les différences culturelles relèvent-elles de la
mémoire des cultures ou de celle des corps ?

1. Y. Ternon, op. cit., p. 101-103. Il s'agit là des massacres de 1895, il n'y avait rien de « rappor-
table » dans les pages consacrées au génocide de 1915.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 911

Un très bel épisode d'une vignette clinique1 me prêtera ici, pour que vie
s'ensuive, son dénouement émouvant et réparateur :
« En arménien pour moi, c'est... la langue sexuelle !... Alors la roue a fait un
tour... // Je suis saisi alors par cette image de la roue, je me rappelle que la veille,
pendant son silence, je pensais avec nostalgie à ma propre enfance : je revoyais
Lyon, sillonné, dans les années 50 par des carrioles tirées par les chevaux... » Je
m'entends dire à ma patiente : « Comment vos grands-parents ont-ils fui d'Armé-
nie ? » « En carriole », me répond-elle. «... Alors, pour vous, c'est aussi douloureux
de parcourir cette route de l'enfance, que pour vos grands-parents de quitter, en
carriole, le pays de leur enfance ? » // Elle reste silencieuse jusqu'à la fin de la séance,
pleure et part en disant : « Je me sens tout d'un coup calme, rassérénée, heureuse. »
Par sa parole, l'analyste délivre en quelque sorte l'emblème de la déporta-
tion — la carriole — de l'intimité douloureuse de la patiente et le remet en cir-
culation avec la poésie des carrioles de son enfance lyonnaise. La dissociation se
résorbe, la carriole des déchirements fait son entrée dans l'aire culturelle des réa-
lités partageables, « pittoresques », partageables avec moi qui ai instantanément
identifié en elle une vénérable scène de famille2 ! Lorsque l'expérience innom-
mable d'une rupture violente dans la langue et la culture est reconnue par ceux
qui, ne l'ayant pas connue, peuvent lui prêter un nom, le leur, la transmission du
négatif s'inverse en noyau générateur de liens inédits avec soi et avec l'autre.
Il semble pour cela indispensable que le patient puisse, dans son transfert à
l'analyste, imaginer que celui-ci ignore les déserts d'Anatolie mais aime, quant à
lui, ses coteaux de Lyon, car rien ne subvertit autant l'emprise des morts que le
plaisir et le goût de la vie chez l'autre. Là où a manqué un support identificatoire
premier chez des parents rendus absents à eux-mêmes pour passer outre à l'écra-
sement psychique, c'est la stratégie d'un détour, d'un déplacement poétique, l'al-
liance intrinsèque entre le vécu analytique et l'appréhension poétique des choses,
dont l'analyste reste le dépositaire, qui fait sourdre l'affect de la différenciation et
donc de l'Eros, instaurant après coup son effet radieux de liaison.

III

Le travail analytique oeuvre certes dans l'intime mais ses effets sont d'ordre
culturel, car, si « sauver la face » après l'avoir perdue est une affaire publique,

1. C. Janin, Les souvenirs appropriés, in Rev.franç, psychanal., 1990/4, La construction du souvenir,


p. 977.
2. Cf. Terrorisme d'un génocide, in J. Altounian, op. cit., p. 85 : « Nous sommes partis de Boursa sur
un chariot tiré par un boeuf et nous sommes arrivés à Alayout... Nous avons mis dix jours. Là nous avons
monté notre tente... »
912 Janine Altounian

voici comment Kohut1 articule éloquemment cette perte à l'affaire privée :


devant le rêve d'un patient où « on ne pouvait pas voir la mère de face », devant
son « angoisse intense », son incapacité, « quand il essaya... d'imaginer ce que
cela montrerait..., à trouver les mots pour dire ce qu'il pourrait voir », il lui sug-
gère que « la mère n'avait peut-être pas perdu son pénis mais son visage ».
Lorsque l'analyse interroge, chez les Arméniens, l'absence de soi dans le
regard de la mère et l'orphelinat, bien plus fragile encore, de celle-ci, elle bute sur
une résistance majeure. Comment expliquer autrement le rejet passionnel que,
sous couvert de rationalisations esthétiques, Mayrig2 a suscité chez nombre
d'entre eux ; ce rejet n'étant d'ailleurs qu'une forme inversée de l'horrible inté-
riorisation du déni de soi, déguisé en l'encensement de « ce fils méritant qui
montrait au collègue de bureau, au voisin de palier... qui ils étaient, comment ils
avaient souffert, travaillé... » ! Se voir dans le miroir du monde réveillerait-il,
dans un après-coup traumatique, l'effroi mortel de ne pas s'y être vu aux
moments cruciaux de l'histoire psychique et de l'histoire collective, la honte
d'avoir, vestige aveugle d'un trauma en quête de sujet, survécu sans visage ?
Ainsi Primo Levi : « J'écris ce que je ne pourrais dire à personne. »3
Le propre du trauma n'est-il pas de n'avoir été vécu par aucun sujet et
d'être répétitivement en appel d'un déplacement « syntaxique » spatio-temporel
au terme duquel il pourra éventuellement être assumé. Si en effet le « survivant »
ne peut survivre qu'en tant que dissocié de l'expérience mortelle qu'il a traversée,
son descendant, lui, ne peut vivre qu'en assumant cet héritage dans son entier,
c'est là tout l'enjeu d'une filiation possible. Pour cette raison, en introduisant le
patient à une relation triangulaire, le travail analytique induit l'implosion de ce
déni d'existence dans son histoire familiale et, par la suite nécessairement, dans
son champ culturel et politique.
Pour saper la violence du déni, il faut y introduire la fissure d'une articula-
tion, la stratégie d'un déplacement syntaxique. Le déni est coextensif du crime.
Sans aller très loin dans l'analyse des conditions où des populations entières sont
exterminées en notre siècle, on peut affirmer qu'il s'agit toujours, sur la scène de
l'Histoire, d'un scénario pervers à trois pôles, dans lequel un Etat assassin
confisque les lois et le langage de l'humain, cependant que les tiers spectateurs
s'absentent, se taisent et par leur silence cautionnent, fondent ses crimes contre
l'humanité, dont ils se font complices pour sauvegarder leurs propres intérêts
politiques ou économiques. Alors que certains hauts lieux diplomatiques étaient

1. H. Kohut, Les deux analyses de M. Z.. Navarin, 1985, p. 81.


2. Maman, film d'Henri Verneuil (1992), qui retrace, à travers des éléments autobiographiques, le
génocide, la déportation et l'installation des Arméniens en France.
3. Primo Levi, Si c'est un homme. Julliard, 1987, p. 151.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 913

bel et bien informés du fonctionnement des camps nazis, que le gouvernement de


Pétain apportait son aide à leur bonne marche, il faut penser que c'est leur
silence, couvrant l'existence des chambres à gaz, qui en fut également l'invisible
pourvoyeur.
Aussi les conséquences affectant la parole des survivants à une telle scène
primitive constituent-elles toujours une perturbation irréversible des conditions
mêmes d'émergence de cette parole, car tout lien social ne peut alors être vécu
que référé à ce tiers silencieux lors du crime, fondateur de celui-ci. D. Mascolo
accompagne, « autour d'un effort de mémoire »1 le « retour au monde du plus
cher des amis », Robert Antelme, en ces termes : « Alors même qu'il n'est pas
assuré de revivre, tout ce qu'il me dit... dit par-dessus tout la crainte ou la diffi-
culté, voire l'impossibilité, après avoir voulu survivre, de revivre. » Cette dou-
leur à retourner dans le monde des vivants, c'est la difficulté, entre autres, à
devoir dialoguer « culturellement », non pas avec les assassins mais avec leurs
spectateurs, ceux qui ne savaient pas et qui désormais ne sauront jamais, alors
même qu'ils auraient dû savoir pour garantir les fondements de la vie.
Survivre à un projet exterminateur tout à fait permis, puisque sanctionné
par sa réalisation effective, instaure chez le survivant un autre système de réfé-
rence à la parole que celui du reste du monde, « car, écrit Mascolo en termes
férencziens 2, la mort à soi-même s'y trouve toujours ».
Etre enfant de survivant, descendant de ce face-à-face avec l'inhumain, c'est
interroger ce qui a rendu muet le lieu d'origine, essayer de scinder la représenta-
tion paranoïaque du duel, de la relation duelle bourreau-victime, pour convo-
quer à comparaître ce tiers absent. Du reste cette nécessité à devoir naître sym-
boliquement, alors même qu'on est en vie, n'est pas réservée au seul descendant ;
tout contemporain ou « frère » qui pense devoir assumer cet héritage se trouve
placé devant le même préalable : « Il nous était impossible, après ce qui s'était
dit, ce qui s'était su là, de recommencer à vivre de la vie d'avant... sauf à recourir
à la dénégation. »
Du déni ne procède aucune descendance puisqu'il est, en fin de compte, déni
de la mort et de la temporalité. Pour que puisse s' « expulser le néant », il faut
donc une reprise en compte, reprise en charge du trauma par ce tiers nouveau,
en qui l'héritier doit se constituer, tiers-père réinstauré entre cette « matrice »
mortifère du parent fusionné à ses souvenirs infernaux, réinstauré entre ce parent
détruit et la dignité de ce qui aurait pu être son destin d'être humain.
Là où se laissait entendre un « T'ai vécu quelque chose d'indicible », le des-
cendant devrait pouvoir, comme D. Mascolo, interposer un « Je dis que tu as

1.D. Mascolo, Autour d'un effort de mémoire, Maurice Nadeau, 1987, p. 12, 52, 53, 61.
2. Cf. 10 mai, 30 juillet 1932 dans le Journal clinique. Payot, 1985.
914 Janine Altounian

vécu cela », afin de pouvoir lui-même se vivre enfant d'un parent non mutilé et
donc non mutilant. La mutation paradigmatique (« j'ai » vécu > « tu as » vécu)
et la mutation syntaxique (complément d'objet : « quelque chose que je ne peux
pas dire » > subordonnée complétive d'objet : « que tu as vécu cela ») sont, en
fait, métaphore et caution de la mutation générationnelle qui permet de
reprendre en son nom la transmission des valeurs humaines. Le « tu » réinstaure
un « je » qui s'était amalgamé à son autre meurtrier, négateur de l'Histoire, celle
qui relie les survivants à la temporalité de leur descendance et à l'espace de leur
déportation puis de leur dispersion.
Dans l'espace social, tout comme dans la cure, l'ouverture d'un champ sym-
bolique pour cet innommable peut se figurer au moyen de cette double transpo-
sition syntaxique (je > tu, quelque chose d'indicible > que tu as vécu cela), car
enfin si le contre-transfert est opérant, il ne l'est pas par « compréhension-sym-
pathie » du patient mais surtout parce que, « comprenant-contenant » le débat
mortifère du patient d'avec son autre, la parole de l'analyste tranche dans l'indi-
cible d'un rapproché violent, elle instaure un espace de fission et délimite une
place, sa place, au descendant. Celui-ci, pouvant alors d'autant plus assumer la
place du tiers qu'il en détient désormais le langage, fera de même avec l'objet
parental châtré qu'il porte en lui et, le restaurant symboliquement, réinstituera
simultanément sa propre place à lui, nanti de cet héritage-là, dans le monde.
Désignant un écart entre ce qu'elle nomme et ce qui, de cette violence ano-
nyme, restera néanmoins à jamais innommable, la parole analytique dit « tu »,
là où il n'y avait pas de « je ». Si le es (ça) du paradigme freudien1 est censé, au
cours de l'analyse, devenir ich (je), cette « révolution » dans l'histoire psychique
et culturelle se fera, par la destination, la restitution d'un du (tu), à ceux qui en
furent violemment et clandestinement privés.
Janine Altounian
18, av. Général-Leclerc
75014 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Altounian J. (1990), « Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie ». Un génocide aux


déserts de l'inconscient, Les Belles Lettres, « Confluents psychanalytiques ».
Amati S. (1989), Récupérer la honte, in Violence d'Etat et psychanalyse, Dunod.
Anzieu D. (1987), Influence comparée de la langue et de la culture françaises et germani-
ques sur l'auto-analyse de Freud, in Psychanalyse à l'Université, 12/48.

1. « Wo Es war, soll Ich werden », XXXIe Conf, S. Freud, Les nouvelles conférences, Gallimard,
1984.
« Transferts » déculturants et inconvenance culturelle 915

Aulagnier P. (1985), Quelqu'un a tué quelque chose, in Topique, 35/36, Voies d'entrée
dans la psychose.
Beledian K. (1988), Phénix ou Robinson sauvé du naufrage, in Temps modernes, numéro
septembre « Arménie-diaspora,Mémoire et modernité ».
Benslama F. (1991), L'enfant et le lieu, in Parcours d'exil, Intersignes n° 3.
Donnet J.-L., Green A. (1973), L'enfant de ça, Ed. Minuit.
Diatkine R. (1982), L'après-coup du traumatisme, in Quinze études psychanalytiques sur
le temps / Traumatisme et après-coup, Privat.
Ferenczi S. (1985), Journal clinique, Payot.
Freud S. (1896), in La naissance de la psychanalyse, PUF, 1974.
Freud S. (1910), Du sens opposé des mots originaires, OC, vol. X, PUF.
Freud S. (1913), Totem et Tabou, Payot, 1973.
Freud S. (1915), Introduction à la psychanalyse, Payot, 1972.
Freud S. (1915), Actuelles sur la guerre et la mort, OC, vol. XIII, PUF.
Freud S. (1925), Autoprésentation, OC, vol. XVII, PUF.
Freud S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, OC, vol. XVII, PUF.
Freud S. (1932), Les nouvelles conférences, Gallimard, 1984.
Gomez Mango E. (1987), Une parole exilée, in Nouv. Rev. de psychanal., XXXVI.
Hassoun J. (1985), Eloge de la dysharmonie, in Du bilinguisme, Denoël.
Hovanessian M. (1992), Le lien communautaire/ Trois générations d'Arméniens, Armand
Colin.
Janin C. (1990), Les souvenirs appropriés, in Rev. franç, psychanal., 4, La construction
du souvenir.
Kaës R. (1987), La troisième différence, in Rev. de psychothérapie psychanalytique de
groupe, 9-10.
Kaës R. (1989), Rupture catastrophique et travail de la mémoire, in Violence..., op. cit.
Lévi P. (1987), Si c'est un homme, Julliard.
Laplanche J. (1986), Traumatisme, traduction, transfert et autres trans(es), in Psychana-
lyse à l'Université, 11/41.
Mascolo D. (1987), Autour d'un effort de mémoire, Maurice Nadeau.
Nichanian M. (1988), L'écrit et le mutisme, in Temps modernes, op. cit.
Nichanian M. (1989), Ages et usages de la langue arménienne, Entente, « Langues en
péril ».
Piralian H. (1988), Les cimetières labourés, in Temps modernes, op. cit.
Piralian H. (1989), Génocide et transmission : sauver la mort, in Les fonctions du père,
Denoël, 1989.
Puget J. (1989), Etat de menace et psychanalyse, in Violence, op. cit.
Schneider M. (1988), Le trauma et la filiation paradoxale, Ramsay.
Ternon Y. (1977), Les Arméniens, histoire d'un génocide, Seuil.
Ulriksen-Vignar M. (1989), La transmission de l'horreur, in Violence..., op. cit.
Vignar M. (1989), Violence sociale et réalité dans l'analyse, ibid.
Winnicott D. (1975), Jeu et réalité, Gallimard.
Yeghicheyan V. (1984), Des problèmes de filiation après le vécu collectif d'un génocide,
Rev. franc, psychanal., 4.
La langue exilée

Jacqueline AMATI-MEHLER

« L'homme qui trouve son pays doux est à


peine un débutant ; l'homme pour lequel tout
pays est comme sien est déjà fort ; mais seule-
ment l'homme pour lequel le monde est un pays
étranger est parfait. »
Hugh of St. Victor (XIIe siècle).

Dans notre monde changeant, le flux convergent et divergent des différentes


cultures est à l'origine d'une trame historique constituée par l'intégration et la
désintégration des peuples comme d'une carte aux frontières géographiques
constamment redessinées. Les différentes phases de l'évolution socioculturelle se
sont organisées à travers des stratifications successives, et l'histoire telle que
nous l'apprenons a été soumise au cours des temps aux réagencements des évé-
nements comme des souvenirs. En tant qu'analystes, dans notre pratique cli-
nique, nous sommes confrontés aux vicissitudes de l'organisation des limites du
self chez l'individu, et sur le plan théorique à l'affirmation freudienne selon
laquelle « notre mécanisme psychique a surgi grâce à un processus de stratifica-
tion... le matériel actuel, présent sous forme de traces mnésiques, est soumis, de
temps à autre, à un re-aménagement en fonction de nouvelles circonstances ; en
somme, à une re-transcription... »1.
Mais que pouvons-nous dire, lorsque ces processus individuels internes sont
fortement entrelacés avec des événements externes qui peuvent agir sur l'organi-
sation des limites du self ou de l'identité individuelle, tels que des bouleverse-
ments sociopolitiques ayant pour résultat la migration ou l'exil ? Que dire de la
manière dont se structure le scénario interne des individus quand les traces mné-

1. Freud/Fliess, Lettres à William Fliess (lettre du 6 décembre 1836), in La naissance de la psychana-


lyse, PUF, 1956.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


918 Jacqueline Amati-Mehler

siques, les pensées, les émotions sont stratifiées et entrelacées dans des expé-
riences multiculturelles et polylinguistiques ?
Dans le monde actuel les frontières ethniques, idéologiques et nationales sont
remises en cause par des événements consécutifs aux migrations en masse, et, en
retour en sont la conséquence. Cela est irrémédiablement lié à des traumatismes,
des pertes, des souffrances et par conséquent des défenses. Par ailleurs, l'évolution
technologique élargit la communication, contribuant aussi bien au brouillage des
différences culturelles qu'à la confrontation plus proche de groupes d'origines
culturelles différentes. Tout ceci met en évidence le thème de l' « altérité », celle-ci
étant au coeur même de notre interaction avec les personnes et les institutions, et
nous confronte aux problèmes d'identité et de différence.
Freud a souvent souligné qu'il considérait les artistes comme ses seuls pré-
curseurs et maîtres en ce qui concerne les vicissitudes psychiques. Ce travail ne
permet pas d'entrer dans le détail des cas d'écrivains et de poètes qui — comme
Samuel Beckett, Eva Hoffman, Amitav Gosh, Louis Wolfson, Fred Uhlman et
bien d'autres — ont témoigné par leur oeuvre, du travail intérieur qu'ils ont dû
accomplir lorsque l'émigration ou leur éducation multiculturelle et/ou multilin-
guistique ont joué un rôle déterminant dans leur création. Permettez-moi d'en
mentionner quelques-uns1.
Dans son beau livre Die Gerette Zunge (La langue sauvée), Elias Canetti
raconte combien son éducation multilinguistique a contribué à sa richesse inté-
rieure, à sa « multiplicité » psychologique, à son identité cosmopolite ainsi qu'à
son amour des mots. Il considérait les mots comme des « créatures sensibles à la
douleur ». Grâce à sa connaissance de plusieurs langues il put vivre des relations
et des expériences infantiles riches. Grâce à sa capacité de les conserver soigneu-
sement et de les transcender, elles lui permirent de métaboliser les séparations
traumatiques de personnes aimées et de lieux familiers.
Le poète Czeslaw Milosz qui fut obligé de quitter son pays pour les Etats-
Unis décrit comment il a affronté un double choix : « ou bien laisser derrière
...
moi ce qui existait uniquement dans ma mémoire et trouver dans ce qui m'en-
tourait matière à ma réflexion, ou bien, sans renoncer au présent, essayer de
ramener les rues, les paysages et les gens de mon passé... » Contrairement à l'ex-
périence de Georges Perec que je mentionne plus bas, Milosz a réussi à conser-

1. Dans notre livre La Babel de l'inconscient. Langue maternelle et langues étrangères dans une dimen-
sion psychanalytique, J. Amati-Mehler, S. Argentieri, J. Canestri, 1991 (à présent en voie de traduction
anglaise et française), nous avons dédié un chapitre à l'étude et à la compréhension psychanalytique de
« cas littéraires », d'auteurs ayant écrit dans une langue autre que leur langue maternelle. Avec nos cas cli-
niques, ils ont contribué à notre compréhension de l'émigration, des différences culturelles et du multilin-
guisme. Ces auteursont exprimé de manière signifiante le passage de la langue maternelle à une autre lan-
gue d'adoption.
La langue exilée 919

ver sa langue maternelle, tout en ayant grandi dans un milieu différent de celui
de ses parents. Il nous dit que son attachement à la culture de son passé « nourri
par l'usage fidèle de sa langue maternelle » devint un facteur fondamental et
constant de sa pensée.
Dans un chapitre émouvant dédié à Ellis Island (fondée en 1892 face à New
York) Georges Pérec essaye de saisir son lien avec ce lieu : « une usine d'Amé-
...
ricains »... « une usine de transformation d'émigrants en immigrants ». Il la
nomme : « le lieu même de l'exil », l'absence d'un lieu, le lieu de dispersion qui
en tant que tel lui impose des exigences, « comme si la recherche de mon identité
réclamait l'appropriation de ce sale lieu »... « comme si ce lieu était inscrit
quelque part dans une histoire qui aurait pu être la mienne... et une partie
« d'une mémoire potentielle ». Il se décrit comme un juif né en France qui ne
doit sa vie qu'à un pur hasard et à l'exil. Mais ce qui nous intéresse c'est le
pénible sentiment de Pérec d'être différent des siens : «... Je ne parle pas la lan-
gue de mes parents, je ne partage aucun de leurs souvenirs, leur histoire, leur
culture ou leur foi, aucun de leurs espoirs ; ces choses ne m'ont pas été trans-
mises. Ceci n'est pas accompagné d'un sentiment de nostalgie... je ne veux pas
aller vérifier si la grande maison que mon grand-père a construite à Lubartow
est toujours debout. Ce que je suis allé voir à Ellis Island est l'image même de ce
point de non-retour, le savoir de cette rupture radicale. » Ce que Pérec a voulu
interroger et vérifier était son « enracinement personnel dans ce non-lieu, cette
absence, cette fracture sur laquelle toute la recherche de la trace, de la parole de
l'autre est fondée. »
D'un point de vue socio-historique, dans son livre La conquête de l'Amé-
rique (1982), Tzvetan Todorov illustre de manière intéressante le lien entre l'ex-
périence de l'entrecroisement culturel et le fait de l' « altérité ». Il est certain, que
la découverte de l'Amérique représente l'impact le plus fort que la culture euro-
péenne ait éprouvé ; du fait même de la découverte de l' « autre ». La recherche
approfondie des chroniques disponibles, faite par Todorov, lui permet une
réflexion concernant la manière dont — tout en comprenant l'autre — l'Europe
occidentale a réussi à assimiler l'autre, les Indiens, en ignorant l'altérité. Il y a un
paradoxe dans le fait que la compréhension de l'altérité n'implique pas la sauve-
garde de l' « autre ». Todorov décrit comment le conquérant Cortès apprend la
langue et l'organisation interne des Aztèques «... grâce à une certaine empathie
ou identification temporaire... » — sans toutefois modifier en quoi que ce soit
son identité ou son sentiment de supériorité —, il assimile les Indiens ou plutôt
les soumet, se faisant passer pour leur dieu Quetzalcoatl dont les Indiens atten-
daient le retour sur terre. Une expérience différente est celle de Cabeza de Vaca.
Il vécut parmi les Indiens et il fut proche de ce que Todorov décrit comme étant
la capacité de ressentir la différence « dans l'égalité ». Il atteint un point neutre
920 Jacqueline Amati-Mehler

«... pas parce qu'il était indifférent aux deux cultures (l'espagnole et l'aztèque)
mais parce qu'il les avait ressenties, toutes deux, du dedans. Il n'y avait ainsi
autour de lui que « les autres ». Sans vraiment devenir Indien, Cabeza de Vaca
n'était plus tout à fait Espagnol. Son expérience symbolise et anticipe celle de
l'exil moderne « un être qui a perdu son pays sans pour autant en acquérir un
...
autre, qui vit dans une double extériorité ».
Comprendre comment l'exposition au pluralisme culturel contribue à la for-
mation de l'identité et de la personnalité peut permettre non seulement de mieux
comprendre le conflit intrapsychique et les interactions interpersonnelles ou
sociales, mais aussi, contribuer au développement de la théorie et de la clinique
psychanalytiques. Nous sommes, en permanence, confrontés à la découverte de
l'inconscient, cette « autre » langue étrangère en nous, et à l'autre dans les proces-
sus de différenciation de sujet-objet, aspects fondamentaux de la compréhension
psychanalytique du développement et de la constitution du self et de l'identité.
L'étude du rapport entre culture et développement psychique a été au coeur
de notre discipline. Néanmoins, l'attention psychanalytique concernant les chan-
gements d'entourage socioculturels ou le mélange de cultures et de langues chez
un même individu n'a été attirée qu'au cours de l'émigration lors des persécu-
tions nazies, ou des circonstances dont nous sommes actuellement témoins. Sauf
quelques travaux, ceci reste encore un domaine inexploré dans notre champ
alors que le problème du multilinguisme et son influence sur le langage et la pen-
sée ont été étudiés par bien d'autres disciplines, telles que la linguistique, la
sociolinguistique, la psycholinguistique ou les neurosciences en général.
En Europe, quelques kilomètres suffisent pour rendre étranger quelqu'un
qui ne peut même pas parler la langue en usage tout près de chez lui. En 1688 un
jeune Alsacien, étudiant en médecine, Johannes Hofer, a soutenu une thèse inti-
tulée Dissertatio medica de nostalgia (nostos : retour ; algos : douleur) qui traitait
d'une maladie qui pouvait être fatale. Il décrit l'état de soldats suisses qui mou-
raient de nostalgie, Heimweh (douleur du foyer), quelque chose comme le mal du
pays, regret, « saudades », lorsqu'ils étaient loin de leurs villages.
On dispose de descriptions cliniques abondantes qui soulignent l'impor-
tance de la distance, de la « non-appartenance », pouvant provoquer des délires,
des dépressions, en somme une maladie dont le seul remède est le retour au pays.
A des descriptions médico-militaires du siècle dernier s'en ajoutèrent ultérieure-
ment d'autres décrivant le même syndrome chez les travailleurs immigrés, chez
des exilés, des étrangers en général. Dans les descriptions les plus anciennes ont
été invoqués comme facteurs étiologiques des éléments physiques et climatiques,
mais dans la maladie « nostalgie », ce qui a toujours été mis en relief sont les
troubles de la mémoire et le souvenir consécutif à l'écoute de quelque chose de
particulier, une mélodie connue, le dialecte familier, des voix familières ou des
La langue exilée 921

mots de la langue maternelle. Les idées et les images qui surgissent provoquent
une sensation de Heimlichkeit tandis que l'inquiétante étrangeté (Unheimlich),
rend implacable la distance.
Selon Antonio Prête (1992), c'est précisément « la nature linguistique de
...
cette correspondance entre son et
le l'image » qui produit le processus qui pro-
voque la nostalgie... « c'est cette trace qui fait de la nostalgie le lieu d'une évocation
perturbée et dangereuse ». La nostalgie, d'après cet auteur, relève du domaine de
l'inquiétante étrangeté... « le retour de ce qui est connu et familier dans ce qui est
l'inconnu»1. Et c'est cet aspect linguistique qui sera la cause du déplacement de
l'attention médicale de la connotation purement physique de la nostalgie vers le
domaine de la maladie psychique, et ce, vers la fin du siècle dernier2.
Mais venons-en à la question des images et des mots. Les mots qui nom-
ment les choses permettent de les signifier ; pourtant, connaître les mots pour
nommer les choses dans une langue nouvelle peut ne pas suffire pour assurer la
maîtrise du possible éventail de significations qui varient dans les différents
contextes culturels. Le mot « blanc » a certainement le même sens pour un Fran-
çais que pour un Anglais ou un Italien, mais ce ne serait qu'un vague adjectif
pour un Eskimo dont l'expérience a engendré des mots pour différentes sortes et
nuances de « blanc ». « Loin » a une signification bien différente pour un Euro-
péen que pour un Sud-Américain. Lévi-Strauss fait remarquer que dire cheese
n'évoque, pas la même image que lorsqu'on dit « fromage », et pourtant les deux
mots désignent la même chose. Je tiens à souligner que la connaissance théo-
rique d'une culture différente n'est pas du tout la même chose que d'en faire
l'expérience.
Que se passe-t-il lorsqu'un esprit est habité par plusieurs langues simultané-
ment et qu'un objet peut être désigné par différents mots ; ou bien, au contraire,
lorsque beaucoup d'objets perçus de manière différente peuvent être signifiés par
un seul mot ? Quel est l'impact sur l'organisation intrapsychique d'expériences

1. En ce sens, l'expérience d'une petite fille juive allemande,lorsque les Allemands envahirent la Bel-
gique, pays où elle était réfugiée depuis le début des persécutions nazies, est exemplaire : « Mon pire
...
conflit avec l'invasion allemande... surgit lorsque j'entendis parler l'allemand, je me sentis tellement chez
moi et c'était si tentant de parler avec ces soldats, et me lier d'amitié avec eux, puisque nous étions tous
dans un pays étranger ; sauf qu'eux pouvaient se parler dans leur propre langue ouvertement, tandis que
pour nous ce n'était pas prudent. Us pouvaient apporter un bout de foyer avec eux, tandis que nous, nous
devions renoncer à notre langue, si nous voulions être saufs » (Marion Oliner, communication person-
nelle).
2. Le temps, les poètes et les écrivains ont évidemmentélargi le sens du mot nostalgie, le reliant au
large domaine du désir avec ses impulsions et ses angoisses, le libérant ainsi d'un lieu spécifique. Un pays
sans nom ni frontières, ou comme nous le rappelle Prete en citant Sartre : « ... une nostalgie que rien ne
peut assouvir parce qu'elle n'est, au fond, désir de rien » (Sartre, Situations,II). Pour nous, le domaine du
« désir de rien » représente tout autre chose... les frontières ou limites qui nous permettront de « nom-
mer » ce qui est désiré.
922 Jacqueline Amati-Mehler

précoces pluriculturelles et d'une éducation polylinguistique, déterminant de


traces mnésiques complexes, multicodées dans le réseau associatif1 ? Un tour-
nant d'importance est atteint lorsqu'un enfant commence à s'apercevoir qu'il
existe un certain ordre dans le système de mots interchangeables qui nomment le
même objet ou bien la langue qu'il faut parler, et avec qui. Un petit garçon a dit
une fois : « Maman dit "chaussures", papa dit zapatos, grand-père dit Schuhe,
mais moi qu'est-ce que je dis ? » Qu'est-ce qui distingue une personne qui
apprend à parler plusieurs langues simultanément (polylingue) d'une autre qui
apprend une autre langue lorsqu'une langue maternelle est déjà bien ancrée
(polyglotte) ? C'est une question des plus intéressantes du point de vue psycha-
nalytique, car elle nous confronte à la matrice de l'organisation mentale. Ce
dont il s'agit c'est la manière dont les représentations de choses et de mots assor-
ties d'affects spécifiques sont entretissées dans le réseau associatif à travers le lan-
gage, l'organisation de la pensée, en somme, la structure du psychisme. Il est
particulièrement intéressant d'explorer le destin d'un nouveau vocabulaire lors-
que celui-ci — assorti de nouvelles expériences affectives — devient partie inté-
grante du patrimoine structuré de « représentations de mots » et de « représen-
tations de choses » correspondantes (E. Stengel, 1939).
L'acquisition d'un nouveau code linguistique a un effet bien différent selon
le lieu et les conditions d'apprentissage : soit dans son propre pays qui serait
bilingue, à l'école, soit dans un pays étranger, etc. L'âge au cours duquel de
telles expériences ont lieu et les différents facteurs psychosociaux concomitants
décideront de la configuration particulière du registre intrapsychique qui peut
varier d'une maturation positive et enrichissante jusqu'à une confrontation trau-
matique importante avec l'inquiétante étrangeté (Unheimlich).
L'attitude des parents immigrés, par rapport à la langue maternelle, est
décisive, autant pour l'apprentissage de l'autre langue que pour les affects déve-
loppés au cours de l'émigration. Nous connaissons le cas de parents qui se sont
interdits à eux-mêmes ainsi qu'à leurs enfants l'usage de leur langue maternelle,
soit par gratitude envers leur pays d'adoption, soit comme défense face à la
perte, la douleur, ou même pour éviter de se sentir étrangers. De tout ceci, qui

1. Le doute linguistique concernant les deux hypothèses — « bilinguisme », « composite et coor-


donné » — a été traité dans notre livre La Babel de l'inconscient, déjà mentionné. La question est de
savoir, dans le premier cas, si un objet ayant deux noms différents (dans deux langues) appartient à un
seul système, c'est-à-dire si différentes représentations de mots font référence à la même représentationdes
choses. En d'autres termes, il pourrait y avoir un fond sémantique commun ; par exemple : à « livre »,
libro, book correspondrait une seule image complexede livre. Ou bien, dans la deuxième hypothèse, cha-
cun de ces mots correspondrait à différentes représentations de « livre » — dans deux sortes de systèmes
séparés et coordonnés— diversifiées grâce à un arrière-fond sensoriel dans lequel les mots seraient appris.
Ce problème — quoique en termes quelque peu différents — a égalementété mentionné dans un travail
de Luisa de Urtubey (1988), publié dans cette revue.
La langue exilée 923

pourrait faciliter une intégration relativement rapide, on ne doit pas ignorer le


prix. Parfois, cela mène à une mutilation affective importante.
Parfois, les deux parents de culture différente choisissent de parler une seule
langue en famille. Leurs motifs agissent sur la manière dont leurs enfants vont
élaborer et internaliser « la langue interdite ». Est-ce que cela signifie la soumis-
sion d'un parent à l'autre ou bien tous deux estiment-ils l'une des cultures infé-
rieure à l'autre, voire honteuse ? Les conflits entre parents d'origine et langues
différentes peuvent s'exprimer dans les problèmes de langage de leurs enfants.
Les affects rattachés à telles expériences détermineront la manière dont diffé-
rentes langues et composantes culturelles vont s'organiser au cours des diverses
phases du développement, en influant sur la parole, la pensée et les processus de
mémoire, selon l'issue des interactions complexes entre le refoulement, le clivage,
le déni, les failles des processus de séparation-individuation et deuil.
Lorsque patient ou analyste, ou les deux, sont des immigrés et que l'analyse
est menée dans une autre langue que la langue maternelle, il est important d'en
explorer la portée dans le transfert et le contre-transfert. Dans ces cas-là, le
matériel clinique mettra en évidence l'interaction des diverses associations, en
langues différentes, avec le refoulement. L'aboutissement sera le re-agencement
de la mémoire grâce aux processus de traduction et transcription, tels que Freud
les décrit dans sa lettre à Fliess (lettre 52, 1896).
L'une des questions, toujours ouverte, même parmi maints analystes, est de
savoir si l'exposition d'un enfant à d'autres langues que la langue maternelle
cause des dégâts irréparables de la parole et des fonctions cognitives, comme
cela a été proclamé par l'Ecole logopédique de Vienne. D'autre part, le multilin-
guisme enrichit-il la personnalité, élargit-il la capacité de compréhension, de
tolérance pour ce qui est autre ?
D'un point de vue purement linguistique, les psycholinguistes nous appren-
nent que les enfants naissent avec des capacités linguistiques infinies qui se per-
dent progressivement lorsqu'une seule langue est pratiquée. D'un point de vue
clinique, notre expérience nous amène à comprendre que ce sont les vicissitudes
individuelles qui vont causer des troubles psychiques ou bien doter le psychisme
d'un patrimoine fonctionnel plus vaste.
L'organisation mentale « multilinguistique » peut augmenter la richesse, la
plasticité et le développement général du réseau symbolique. La re-formation
interne d'un vieux patrimoine psychique dans un langage nouveau ne représente
pas une simple « traduction », mais un accroissement de sa signification (Amati-
Mehler, Argentieri, Canestri, 1991). Tel fut le cas de Elias Canetti. Cependant, il
arrive que le refoulement et le clivage interviennent tout au long des voies asso-
ciatives linguistiques en créant des « culs de sac » ou des « sens interdits ».
On se souvient du cas d'une célébrité littéraire, Samuel Beckett, qui pour se
924 Jacqueline Amati-Mehler

libérer de la relation oppressante et tourmentée avec sa mère, non seulement la


quitta, mais abandonna sa langue maternelle — l'anglais — ainsi que son pays
et émigra en France. De surcroît, lorsqu'il eut appris le français, il écrivit et créa
plus librement. Ce n'est qu'après la mort de sa mère qu'il put écrire à nouveau
l'anglais. Mais en outre, il traduisait ce qu'il écrivait en français en anglais et vice
versa, et les deux versions n'étaient jamais identiques ; une langue ne devait
jamais témoigner de l'autre.
Certains patients, lorsqu'ils parlent de leurs conflits et anxiétés infantiles
dans une langue apprise à l'âge adulte, parviennent à construire une barrière
défensive contre des émotions et des sensations primitives dans lesquelles la lan-
gue maternelle est profondément enracinée. Nous savons que certains patients
choisissent de faire leur analyse dans une langue autre que leur langue mater-
nelle, de crainte que des affects et des pulsions archaïques puissent surgir, et qui
seraient intolérables à un niveau autant intrapsychique qu'interpersonnel.
Ce sont donc les circonstances qui accompagnent les expériences culturelles
et linguistiques multiples qui vont déterminer si les mécanismes de défense pour-
ront assurer une libre circulation intrapsychique, ou bien, si les affects et les sou-
venirs spécifiquement liés à un code linguistique seront exclus de la perception
psychique.
Il est d'une importance capitale de détecter quand et comment se produisent
les déplacements linguistiques au cours d'une séance, dans l'interaction du trans-
fert - contre-transfert. Certains patients sont incapables d'évoquer des expé-
riences dans une langue déterminée, mais il peut arriver que des événements
refoulés surgissent subitement lorsqu'ils changent de langue. Ainsi, les différents
codes linguistiques peuvent être au service du refoulement, mais aussi du retour
du refoulé. L'analyse de patients multilingues rend d'anciennes voies associatives
praticables à nouveau ; et bien souvent, crée de nouvelles voies en augmentant
ainsi la perméabilité intrapsychique. Serait-ce le propre des patients « multilin-
gues », uniquement ? Certes pas. En laissant de côté toute considération linguis-
tique, et nous en remettant à notre point de vue psychanalytique, il n'y a point
de vrais « monolingues ». Même une personne ne connaissant qu'une seule lan-
gue est habitée par différents codes linguistiques : langage privé, public, profes-
sionnel, infantile et amoureux, pour n'en mentionner que quelques-uns. Ils inter-
agissent continuellement. Notre effort en psychanalyse vise précisément à
dévoiler la langue étrangère « essentielle » qui vit en nous tous, même chez les
monolingues : l'inconscient, dont les contenus sont constamment « traduits »,
« transcrits » et re-signifiés à travers les différents idiomes (ou langues étran-
gères) et niveaux de notre psychisme. Dans la lettre à Fliess, mentionnée plus
haut, Freud dit : « Un échec de traduction, c'est ce qui cliniquement est connu
comme refoulement ».
La langue exilée 925

La reconnaissance et l'intégration de l' « inconnu » et de l' « autre » est un


processus difficile, le fondement même du développement. Son échec au niveau
individuel est à l'origine de situations psychopathologiques qui nous sont fami-
lières. Sur le plan institutionnel et social, cet échec devient la cause ultime de la
rigidité idéologique, de la discrimination, du nationalisme, racisme, xénophobie,
et de l'intolérance envers les immigrés.
JacquelineAmati-Mehler
Via Lucrezio Caro 62
00193 Rome

BIBLIOGRAPHIE

Amati-Mehler J., Argentieri S., Canestri J. (1991), La Babele dell'Inconscio, Milano,


Ed. R. Cortina.
Amati-Mehler J. (1988), Polylinguisme et polyglottisme dans la dimension intrapsy-
chique, Rev. française de psychanalyse, n° 2.
Freud A. (1954), About Losing and Being Lost, Int. J. Psychoanal., XXXV, p. 283.
Freud S. (1887-1904), Lettres à Wilhelm Fliess, in La naissance de la psychanalyse, PUF,
1953.
Hofer J. (1668), Dissertatio medica de nostalgia oder Heimweh, Basileae.
Prête A. (1992), Nostalgia. La storia di un sentimento, Milano, Ed. R. Cortina.
Stengel E. (1939), On learning a new language, Int. J. Psychanal., 20.
Todorov T. (1982), La conquête de l'Amérique, Paris, Ed. du Seuil.
Urtubey L. (1987), Dites tout ce qui vous passe par la tête, tout comme cela vous vient
et dans la langue où cela vous vient, Rev. française de psychanalyse, 2/1988.
Des unilingues

Luisa de URTUBEY

Unilingue n'est pas un néologisme mais un mot apparu, en 1872, dans le


Littré. Il signifie : « Qui est en une seule langue. Qui parle, écrit une seule lan-
gue, cf. Polyglotte. »1 Pour sa part « uni » signifie : « Premier élément de mots
savants formés en français sur le modèle d'emprunts ou de mots latins (du latin
unus, "un"), v. Mono. »2 Unilingue est donc un mot savant, apte à désigner une
pathologie.
Dans le dictionnaire, il voisine avec unijambiste et unisexe, donc avec la cas-
tration et l'indifférenciation sexuelle.
Je n'entends pas désigner comme unilingues toutes les personnes qui ne par-
lent couramment qu'une seule langue. C'est là le cas le plus général, le plus
« normal ». Mon propos concerne une pathologie spécifique que j'essaierai de
délimiter, puis, si possible, d'en retracer l'origine.
L'immense majorité des sujets viennent au monde dans des familles où une
seule langue est parlée. On qualifie cette langue de maternelle, peut-être en asso-
ciation avec la terre mère ou la mère patrie. A mon avis, cependant, à la diffé-
rence des réponses émises par la mère aux gazouillis propres des premiers mois,
de l'intonation des mots doux adressés à son tout-petit, des chansons pour le
bercer, la langue est plutôt paternelle. Elle sépare, différencie et introduit à la
symbolisation ; elle n'existerait pas sans le tiers.
La plupart des personnes qui, après la petite enfance, apprennent une ou
des langues étrangères les parleront peut-être correctement mais garderont un
accent, prononcé ou léger. Elles pourront assimiler des sons nouveaux, les dis-
tinguer les uns des autres, comprendre ce qu'on leur dit et ce qu'elles lisent, s'ex-
primer verbalement et par écrit. Le degré de réussite dépendra des efforts

1. Dictionnaire Le Robert, vol. 6, p. 715, Le Robert, 1985.


2. Ibid., vol. 6, p. 713.

Rev. franç. Psychanal.. 3/1993


928 Luisa de Urtubey

déployés et de la fréquence et de l'intensité de la pratique certes, mais surtout de


l'intérêt affectif ou de l'éventuel sentiment de rejet. La connaissance acquise de
ces parlers n'est pas parfaite mais ces sujets le savent et assument cette « castra-
tion », car ils peuvent supporter et admettre la différence des nouvelles langues
avec la langue paternelle.
Cette description comporte des exceptions car certains apprennent deux (ou
plusieurs) langues au cours de leur enfance. On les désigne comme bilingues ou
polyglottes, selon les cas.
Dans mon expérience personnelle et clinique, cet état de choses relève de
quelques situations particulières.
Premièrement il se retrouve dans les régions frontalières où les habitants ont
des amis et des cousins, ainsi que des intérêts matériels de l'un et de l'autre côté,
traversent souvent la frontière terrestre et linguistique et changent de langue
selon les circonstances. Ils parlent les deux langues, en général avec l'accent du
terroir de chacune d'elles. Ils passent facilement de l'une à l'autre, ne les mélan-
gent pas et ont tendance à tout traduire dans la langue utilisée à ce moment-là,
y compris les prénoms.
Les habitants des zones frontalières, en dehors de leur accent du terroir,
manifestent leur double identité linguistique par certaines erreurs dues précisé-
ment à l'habitude (au souci ?, à la nécessité ?) de tout traduire, qui les amènera
à transposer littéralement dans la langue « voisine » des expressions exclusives
de l'autre langue. Par exemple ils « dormiront » la sieste en français comme en
espagnol (au lieu de la faire) ; « perdront » un train en français comme en espa-
gnol (au lieu de le rater), donneront en espagnol des golpes de hilo (coups de fil),
expression qui en castillan évoque un contexte de couture et non de télécommu-
nications ; grilleront des fuegos (feux) en espagnol comme en français, au lieu de
pasar una luz (franchir une lumière).
En général, cela les laisse plutôt indifférents, sans angoisse. Ils peuvent cher-
cher à se corriger ou non, selon l'importance de leur narcissisme et de leur degré de
conscience de ces dérapages et selon l'étendue de leurs mécanismes obsessionnels.
Il est à signaler en outre que, bilingues, ces sujets sont souvent binationaux et
que leur identité est donc multiple sous plusieurs rapports. On peut s'interroger
sur la fermeté ou la faiblesse de leurs propres frontières psychiques. Elles peuvent
être souples parce que fermes mais aussi extensibles parce que incertaines.
Une autre exception à la situation courante d'apprentissage d'une seule lan-
gue dans l'enfance est constituée par les familles exilées, problème qui a déjà été
beaucoup étudié et que je ne ferai qu'évoquer. En général, la famille exilée conti-
nue à parler chez elle sa langue d'origine et à l'extérieur, à l'école ou sur le lieu
de travail, la langue du pays d'accueil. Le nouveau parler est plus ou moins
facile ou douloureux à assimiler selon les circonstances de l'exil et les raisons du
Des unilingues 929

choix du pays de séjour (soit qu'il ait été imposé par des circonstances exté-
rieures, soit qu'il ait été élu à cause de liens affectifs, fantasmatiques ou culturels
préexistants, cas où la « nouvelle » langue est souvent déjà connue).
Une troisième exception est représentée par des familles qui ont dû s'exiler
pour des raisons religieuses ou politiques, mais qui, fortement attachées à leurs
origines pour des motifs très complexes que je ne prétends pas étudier dans ce
survol, continuent pendant des siècles à parler leur langue d'origine. Ce sont les
Juifs expulsés d'Espagne au XVe siècle qui s'expriment encore en ladino, comme
des Juifs d'autres régions le font en yiddish. Il y a aussi des communautés exilées
au temps des guerres de religion ou en périodes de troubles politiques ou écono-
miques qui ont conservé leur langue (Huguenots français, Allemands de la Volga
ou installés au Brésil au XIXe siècle, Italiens émigrés en Amérique du Sud à la fin
du XIXe et au début du XXe siècle, Basques partis un peu partout aux divers
moments agités de l'histoire de leur peuple). Ces personnes sont, en général, plus
ou moins bilingues ; elles parlent dans leur famille la langue d'origine de celle-ci
et à l'extérieur — sauf naturellement s'il s'agit de leur communauté religieuse,
politique, artistique ou autre —, la langue du pays où elles se trouvent. La lan-
gue « originaire » est, au fond de leur coeur, la leur, tout comme leur identité est
quelquefois surtout liée à celle de la famille ancestrale. Ceci est très fort dans un
contexte religieux, mais peut aussi exister rattaché à des éléments culturels ou
familiaux. Dans ces cas, la langue « originaire » est parfois parlée avec des tour-
nures archaïques, comme c'est le cas, élargi bien au-delà des limites d'une famille
ou d'une communauté, des Québécois.
Pour ma part, j'appartiens à ces trois catégories à la fois.
Un travail serait à faire sur la langue intérieure de tous ces sujets bilingues,
vraisemblablement composée d'éléments plus ou moins mélangés de leurs deux
langues et prononcée d'une façon que nous n'entendrons jamais (avec la réso-
nance de la, ou les voix de qui ?).
Il y a quelque temps, j'avais essayé d'aborder la métapsychologie de l'appa-
reil psychique bilingue1. Je m'interrogeais à cette occasion sur son (ou ses) sys-
tème de représentation de mots.
Les systèmes des mots et des choses se maintiennent depuis « Contribution
à la conception des aphasies » (1892), tout au long de l'oeuvre de Freud, comme
deux axes de la relation du sujet au monde. D'abord images sonores et représen-
tations d'objets, dans « L'inconscient » (1915) ils deviennent représentations de
chose — inconscientes — et représentations de mots — conscientes ou précons-

1. L. de Urtubey, Dites tout ce qui vous passe par la tête, tout comme cela vous vient et dans la lan-
gue où cela vous vient, RFP, LII, 2,1988 ; Exposé à la Table ronde sur Le multilinguismedans le processus
analytique,XXXVIIe Congrès international de psychanalyse, Buenos Aires, 1991.
930 Luisa de Urtubey

cientes. La représentation de chose consiste en un réinvestissement de la trace


mnésique de la chose perçue. La représentation de mot comprend celle-ci plus le
réinvestissement de la représentation de mot ; pas forcément consciente, elle est
capable de l'être et appartient au préconscient.
Ces deux systèmes fonctionnent chacun dans leur réseau associatif construit,
comme tout le psychisme selon Freud, à partir d'associations de diverses sortes
— par ressemblance, contiguïté, simultanéité... — et en rapport étroit avec les
systèmes des traces mnésiques, dont le réinvestissement procurera ou bien la
représentation de chose seule, refoulée, ou bien celle-ci plus la représentation de
mot, quand l'accès à la conscience est possible.
A cette occasion précédente je me demandais si le polyglottisme et le bilin-
guisme s'accompagnent de caractéristiques particulières dans la structuration
du système de représentations de mots. Interrogation qui avait été soulevée à
partir de l'idée de Freud que le système de représentations de mots a un carac-
tère clos, car le nombre de sons utilisés dans le langage est limité, alors que le
système de représentations de choses a un caractère ouvert, car il se renouvelle
continuellement grâce à l'inépuisable variété des traces de perceptions du
monde extérieur.
Ceci m'a conduit à m'interroger sur deux hypothèses opposées : ou bien
chaque langue, chez un même sujet et surtout quand il l'a apprise dans sa petite
enfance, fonctionne comme un vocabulaire élargi au sein d'un seul réseau de
représentations de mots, ou bien elle est constituée par un système de représen-
tations de mots, clos mais différent, séparé, organisé, régi par ses propres lois.
Dans la première hypothèse, chaque langue fonctionnerait comme un simple
réseau d'associations supplémentaires ; dans la deuxième, elle formerait un sys-
tème relativement séparé.
Des exemples peuvent être fournis : Anna O., au début de sa maladie, ne
pouvait plus s'exprimer qu'en anglais ; l'oubli d'un mot (par lapsus) dans une
langue n'entraîne pas celui, simultané, du mot équivalent dans une autre langue
comme on peut le constater dans les cures de patients bilingues. Ainsi, un patient
de langues anglaise et française, affligé d'une grande culpabilité à l'égard de sa
mère, morte en lui donnant le jour, réussissait à parler (en français, dans sa cure)
des nombreuses maladies gynécologiques actuelles de sa femme, substitut mater-
nel, mais oubliait systématiquement le mot français équivalent de l'anglais
womb. Il me demandait à chaque fois, avec insistance, de le lui traduire, puis
refusait d'admettre que ce mot se dise « matrice » en français, trop proche pour
lui de maternel. Sa mère était française et, lui avait-on dit, n'avait jamais parlé
anglais. Womb appartenait à un système de représentations de mots différent de
celui de sa mère et n'évoquait donc pas, ou pas trop, le malheureux accouche-
ment de celle-ci et sa propre culpabilité.
Des unilingues 931

Moi-même je souffre parfois d'oublis et de lapsus. Certains sont répétitifs ;


j'ai appris à les contourner en passant par une autre langue. Parfois, quoique
pas toujours, ce détour me fait retrouver le mot oublié. Il m'a souvent semblé
que l'élément refoulé était lié plutôt au mot, aux associations qu'il suscitait, qu'à
la chose. Mais à d'autres occasions une chose m'est moins « incompatible »
dans une langue que dans une autre. Par exemple, il y a longtemps, quand j'étais
très jeune, j'avais un manteau en fourrure, acheté aux Etats-Unis, en Siberian
squirrels (écureuils de Sibérie). J'adorais les écureuils, évidents substituts de
petits frères ou petites soeurs, mais pouvais porter ce manteau sans culpabilité,
tout en étant incapable de traduire le nom de cette fourrure soit par « écureuil »
en français, soit par ardilla en espagnol. A la place surgissait « scarabée » ou
escarabajo en espagnol, bestiole qui ne jouissait pas d'un attachement particulier
de ma part et n'évoquait pas trop pour moi, à l'époque, des enfants fantasmes.
Cependant squirrel en anglais, langue que je n'ai apprise qu'à huit ans, n'était
pas refoulé et je retrouvais le mot français ou espagnol approprié en me remé-
morant, puis en traduisant, le nom anglais.
Dans l'hypothèse de systèmes clos mais différents les uns des autres, les
polyglottes disposeraient d'un système ouvert de représentations de choses et de
deux ou plusieurs systèmes clos de représentations de mots, liés entre eux mais
relativement indépendants. Cela reviendrait à jouir d'un préconscient élargi où
l'accès aux souvenirs serait facilité du fait de leur multiple inscription.
Ce problème m'intéresse toujours mais la clinique ne m'a pas, jusqu'à pré-
sent, fourni de réponses précises et, en ce moment, une hypothèse opposée
retient mon attention. C'est pourquoi j'aborde ici cette question à partir de son
versant opposé : à la place des polyglottes, les unilingues.
A mon avis, les unilingues ne sont absolument pas ceux qui éprouvent des
difficultés à apprendre une langue étrangère à l'âge adulte, comme cela est
presque de règle, à quelques exceptions près. Ce ne sont pas non plus tous ceux
qui déclarent ne pas pouvoir lire, l'anglais par exemple, et qu'il suffit de pousser
un peu pour lever ce barrage. Ni tous ceux qui, lors de réunions scientifiques
diverses, réclament une traduction simultanée, pour ensuite corriger sans arrêt le
traducteur.
J'envisage ici une difficulté pathologique particulière. Elle est composée de
plusieurs facettes : lutte intense mais vaine contre l'impossibilité d'apprendre
une langue étrangère, suivie de sentiments de castration et de honte ; incapacité
à repérer la différence entre divers sons étrangers pourtant distincts ; pauvreté
dans l'expression orale de la propre langue (vocabulaire restreint, répétitions
continuelles des mêmes mots, absence de disponibilité de synonymes) ; expres-
sion écrite limitée mais accompagnée d'un désir d' « écrire », toujours insatisfait,
suivi de sentiments de castration et de honte.
932 Luisa de Urtubey

Je pense que, dans ces cas, il existe une rigidité du lien entre représentations
de chose et représentations de mot, non pas comme si celles-ci étaient traitées en
tant que choses, comme dans la psychose, mais comme si une fixité, une exclusi-
vité, s'était emparée de ce lien. Comme si un objet ne pouvait avoir qu'un nom :
une table est une table, il est inconcevable qu'elle devienne table en anglais,
Tische en allemand, tavola en italien, mesa en espagnol. Après beaucoup
d'efforts, à la rigueur une table pourra devenir une tavola (en italien), tout en
appuyant la dernière syllabe comme en français, ce qui rend ce mot incompré-
hensible à des oreilles italiennes pas très au fait de la prononciation transalpine.
Croient-ils perdre leur représentation de chose si elle est liée à un mot différent ?
Ce serait l'équivalent d'une castration majeure ou même d'une angoisse face au
vide. Ou bien craignent-ils de perdre le lien entre représentation de mot et de
chose ? Ou bien est-ce qu'ils ne peuvent pas, cela leur échappe, c'est impensable
pour eux, par défaut de capacité à symboliser, le mot étant devenu une partie de
la chose ?
Cette pathologie s'accompagne d'une dénégation. Car ces sujets ne se conten-
tent pas de leur situation et veulent, parfois à tout prix et en prenant des mesures
inappropriées, aussi bien apprendre une langue, généralement l'anglais (la langue
des affaires, une langue ouvrant la voie aux richesses anales, à celles du corps de la
mère ?), qu' « écrire ». Des romans généralement, mais selon un projet non appuyé
sur le désir de dire quelque chose à un public, à quelqu'un, mais dans un but narcis-
sique, souvent par identification superficielle avec des personnages connus ou des
écrivains célèbres, lus par tout le monde (dans mon expérience, Proust est le
« champion » de ces fantasmes). L'échec de ces projets est l'occasion de nouvelles
'angoisses de castration ou, surtout, de honte narcissique.
De fait, ces sujets ne peuvent ni apprendre une langue, ni écrire parce que
leur relation au monde des mots est limitée, bridée, rigide. On peut vouloir
écrire et ne pas y arriver pour d'autres raisons mais alors il n'y aura ni faiblesse
du système des représentations de mots, ni impossibilité absolue, ni absence de
motivations pulsionnelles (exhibitionnisme, rivalité, sublimation). Il s'agira plu-
tôt d'interdictions surmoïques ou d'inhibitions du moi.
Ce fonctionnement mental semble lié à un préconscient peu structuré, faible,
inadéquat. Il s'agit d'un trouble de la pensée, d'une pathologie du fonc-
tionnement mental proche de celles des névroses de comportement, des anti-ana-
lysants et des malades psychosomatiques.
Cette pathologie s'étend depuis un niveau névrotique où, par renforcement du
refoulement, la rigidité du système de représentations de mots aide à contre-inves-
tir les représentations inconscientes jusqu'à des états proches des somatoses.
Mais alors d'où viennent les désirs de parler « autrement » et d' « écrire » ?
Il convient de chercher de nouveaux éléments susceptibles de nous éclairer.
Des unilingues 933

Peut-être les trouverons-nous en nous tournant du côté de l'identité. Je par-


lais plus haut des fréquentes doubles identités des bilingues, signe tout autant de
flexibilité que de fragilité des limites psychiques. Ces gens entre deux frontières,
linguistique, culturelle et géographique, peuvent tout autant les traverser tout le
temps par fluidité liée à une stabilité foncière de leurs identifications que ne pou-
voir faire autrement, précisément parce que leurs identifications sont chan-
geantes et peu fiables.
Alors peut-être que, dans le cas contraire, quand on ne peut franchir ni les
limites de sa langue d'origine ni les limites du verbal vers l'écrit, il s'agit d'une
mise en cause intolérable de l'identité.
Un lien existe entre les systèmes de représentations de mots et l'identité :
tous deux dépendent des premières relations d'objet.
Dans la terminologie philosophique, l'identité personnelle est le caractère de
ce qui demeure identique à soi-même1. Chez ceux qui prendraient « à la lettre »
ces définitions, une chaise, par exemple, ne peut se lier qu'à ce son sous peine de
changer son identité. Que dire de soi-même ? Si moi c'est moi et si mon identité,
pour se maintenir, nécessite que je m'y accroche désespérément, jamais moi ne
pourra devenir I ou ich ou yo ou io, etc. Car alors, peut-être que je ne serais plus
moi. Dans ces cas, les limites sont rigides parce que fragiles.
Par ailleurs, la langue fonctionne comme élément essentiel d'identification
aux objets parentaux et reflet des identifications primaires et secondaires. Un
objet parental interne pas solidement établi risque soit l'invasion par l'identité
étrangère véhiculée par la langue, soit la dilution dans l'étranger inquiétant.
La langue étrangère renvoie aussi à l'étranger par excellence, l'inconscient
envahisseur. Ce sera un soulagement de bien consolider une langue dans le rôle
de l'inconscient étranger, d'y projeter ses propres parties étrangères (c'est-à-dire
refoulées), puis de maintenir la distance pour empêcher l'invasion.
Il y a naturellement des cas légers et des moments où, tous, nous devenons
unilingues (compter en anciens francs, ne pas comprendre les contreparties en
monnaie étrangère, rejeter les habitudes différentes, culinaires ou autres, au
cours de voyages). Nous avons tous des zones quelque peu insulaires, où l'étran-
ger, quel qu'il soit, nous paraît mauvais.
Il y a quelque temps, comme je l'ai dit ci-dessus, je pensais que les bilingues
(ou les polyglottes) avaient peut-être deux (ou plusieurs) systèmes de représenta-
tions de mots de façon plus ou moins exceptionnellement développée. Mainte-
nant je me demande si ce ne serait pas là le cas normal. Tout psychisme aurait la
possibilité, non régulièrement exploitée, de développer plusieurs systèmes de

1. A. Lalande, Vocabulaire critique et technique de la philosophie, PUF, 1968, p. 457.


934 Luisa de Urtubey

représentations de mots. L'existence de ces multiples systèmes de mots potentiels


rendrait possibles non seulement l'apprentissage d'une langue étrangère mais
aussi des divers niveaux de sa propre langue (familier, quotidien, argotique, lit-
téraire, etc.), ainsi que diverses formes d'expression verbale (parler, écrire, faire
des poésies, écrire pour publier).
Certains sujets, en revanche, à cause de graves troubles dans leurs identifi-
cations primaires et secondaires et dans la constitution de leur préconscient, qui
s'accompagnent d'absence de développement de la capacité de penser, ne dispo-
seraient que d'un seul système de représentations de mots. De là, d'une part, leur
impossibilité à apprendre d'autres langues et, d'autre part, celle de s'exprimer
par écrit.
Reste à expliquer leur quête de ces réalisations impossibles. Peut-être est-ce
dans un but narcissique, pour masquer l'obscure perception d'un défaut. Peut-
être s'agit-il du fantasme de remédier à cette incapacité par l'agir : faire des
démarches pour apprendre une langue, voyager beaucoup dans ce but, échafau-
der des projets d'actions diverses ; abandonner le travail habituel, plus ou moins
ardu à cause de difficultés à penser, se démener pour trouver des sujets de
romans, enfin devenir célèbre et alors agir sans cesse, participer à des émissions
télévisées ou radiophoniques, faire partie de salons choisis, recevoir des prix lit-
téraires... satisfactions narcissiques et manifestations comportementales.
Je proposerai deux exemples cliniques pour illustrer mon propos et pour
montrer que nous avons tous des instants d'unilinguisme, tout comme des
moments de passage à l'acte ou d'expressions somatiques non verbalisables.
D'abord un exemple personnel sur un terrain qui m'est à moi-même parti-
culièrement sensible et où j'ai cependant fourni une preuve (ponctuelle heureuse-
ment !) de cette pathologie.
Un jeune patient que j'avais pris en analyse m'avait exprimé dès notre pre-
mier entretien qu'il lui était difficile de se faire comprendre et qu'il m'avait choi-
sie parce que, me sachant proche de lui par mes origines et par ma connaissance
de plusieurs langues, il espérait que je réussirais dans ma tâche.
La cure commença en français. Bientôt, je trouvai en effet ce jeune homme
fort difficile à comprendre : il changeait de sujet sans transition, ne finissait pas
toujours ses phrases, commençait à les exprimer à haute voix en cours de route...
bref, je ne comprenais rien.
Dans un moment d'aveuglement « unilingue », j'imaginai qu'il parlerait
mieux en espagnol (c'était un basque du sud, c'est-à-dire de ceux qui habitent
au-delà des Pyrénées), alors que ses particularités d'expression n'avaient rien qui
pût évoquer des difficultés de vocabulaire, syntaxe ou grammaire, mais des trou-
bles de la pensée et des dangers fantasmatiques redoutés dans sa relation avec
moi.
Des unilingues 935

Mon aveuglement persistant, je commis le passage à l'acte de lui proposer


de changer de langue. Ce faisant, je subis un refoulement très curieux chez moi,
qui me fit oublier qu'il était natif de Guernica, la ville basque martyre, détruite
en 1936 par l'aviation nazie, alliée de Franco pendant la guerre civile espagnole
(ce que Picasso immortalisa dans son célèbre tableau). L'espagnol est donc pour
lui une langue honnie.
Il se soumet mais naturellement ses troubles redoublent. Il ne peut presque
plus parler. Il est stupéfait de mon incompréhension et se demande si j'ai vrai-
ment des origines proches des siennes, si je pourrai jamais le comprendre ou si
comme les autres... Il a beaucoup de mal à exprimer ces pensées conflictuelles. Je
comprendrai à demi-mots, à quarts de mots, guidée par mon contre-transfert,
constitué surtout par la stupeur d'avoir commis pareille bévue et par la culpabi-
lité qui en découlait.
Je réalise que ce jeune homme avait cherché à se rapprocher de moi en me
parlant ma langue du Pays basque nord (celui situé en deçà des Pyrénées ou
Pays basque français ; il ignorait mes liens avec l'Amérique du Sud, ou bien cela
n'avait pas de signification pour lui). Il se sentait rejeté, blessé.
Je ne réussis à rétablir la situation qu'en prenant conscience de mon identi-
fication inconsciente à sa mère qui bousculait toujours ses sept enfants, ne les
écoutait pas et faisait intrusion avec des idées bizarres venant à point nommé
pour gâcher un bon moment. Il la vivait comme une machine, comme le lave-
linge de son enfance, fonctionnant sans arrêt, nuit et jour, couvrant de son bruit
toute conversation et rendant impossible de dormir tranquillement et de rêver.
C'était ce bruit — provenant d'un objet interne — qui m'avait empêchée de
comprendre et j'avais succombé à l'identification maternelle, à sa hâte, à son
activisme et à son incompréhension. Probablement cette mère souffrait-elle de la
pathologie de la pensée dont il est question ici et qu'inconsciemment j'avais
reprise à mon compte pendant un moment.
Des interprétations de ce genre ne suffirent pas et il ne me « pardonna »
qu'après avoir fait des rêves où apparaissaient des mots basques. Je pus les com-
prendre et par là me rapprocher de sa douce grand-mère contenante.
Je terminerai par une brève vignette sur un patient « unilingue ». C'est un
homme dans la quarantaine. Il souffre et se plaint sans arrêt de deux symp-
tômes : ne pas pouvoir apprendre l'anglais et ne pas pouvoir « écrire ». On ne
voit pas d'emblée pourquoi il lui faudrait parler l'anglais car il n'en a pas besoin
dans son travail et n'aime pas lire. On ne sait pas non plus pourquoi il aimerait
écrire puisqu'il a peu d'imagination, guère d'intérêts culturels, répète toujours
les mêmes histoires familiales stéréotypées et sa profession, dans laquelle il réus-
sit, est fort éloignée de la littérature. Il rêve peu, ne symbolise guère, passe à
l'acte souvent et a souffert d'atteintes somatiques diverses et importantes. Sa
936 Luisa de Urtubey

cure est difficile pour moi, monotone, et suscite une inquiétude presque
constante de passages à l'acte ou de dérapages somatiques.
Une fois il attend un moment dans ma salle d'attente-bibliothèque et
constate que s'y trouvent des livres en plusieurs langues, notamment en anglais.
Je ne l'aide pas à « écrire » et garde les langues pour moi, dit-il. Il se sent châtré
tandis que je suis la mère phallique. A ce moment-là, l'élaboration psychique de
cette situation transférentielle devient presque immédiatement insupportable, il
passe à l'acte et interrompt l'analyse pendant trois mois afin d'aller en Angle-
terre apprendre l'anglais. Il contacte une organisation qui programme des
séjours pour enfants, où personne ne semble s'apercevoir qu'il est adulte, jus-
qu'au moment où il arrive dans une famille campagnarde prête à accueillir un
copain pour leur garçonnet de sept ans. Il reste cependant, joue avec l'enfant et
le conduit à l'école comme il faisait jadis pour ses frères et soeurs. A son retour,
nous reprenons l'analyse et il déclare avoir fait de grands progrès en anglais.
Il annonce qu'il continuera à se perfectionner « encore davantage » à la
« Rouze ». Je présume une erreur de prononciation pour cette éventuelle insti-
tution anglaise à Paris, mais ne veux pas le châtrer et ne pose pas de question.
Finalement, j'apprends qu'il s'agit d'une house. Il avait transformé le « h »
aspiré en « r », le « s » anglais en un « s » unique français, le « ou » anglais
en un « ou » français... Enfoncé dans la dénégation, il n'en avait pas
conscience. C'était le signe de son fonctionnement mental perturbé : il ne dis-
tinguait ni les sons les uns des autres, ni les adultes des enfants. Il n'avait pas
conscience de n'avoir fait aucun progrès pendant ces trois mois et ne le saura
que par la suite quand il aura oublié tous les sons et les mots qu'il croit avoir
appris, bien qu'incompréhensibles pour les autres, « trop obtus ». Pendant ce
temps ses projets d' « écrire » continuent aussi répétitifs qu'éloignés de la réa-
lisation. Mais maintenant, pendant un bref moment, ils sont appuyés sur sa
« réussite » dans l'apprentissage de l'anglais, au fond d'avoir obtenu d'être
pris pour un enfant, en estompant la différence des générations et par là
même, son enfance malheureuse.
Né de père inconnu, il est l'aîné d'une fratrie issue de sa mère, une femme
souffrant au moins d'un état limite, qui a eu plusieurs enfants avec divers
hommes dont aucun n'est demeuré au foyer. Le patient a passé son enfance à
jouer le rôle de mari imaginaire de sa mère et une bonne partie de sa vie d'adulte
à aider mère, frères et soeurs surtout par des agissements plus ou moins appro-
priés ou maladroits selon les cas, face à des difficultés matérielles en tout genre :
manque d'argent, maladies, accidents, déménagements successifs dans diverses
villes et plusieurs pays, etc.
Il s'était ainsi posé en sujet fort et secourable. Mais il s'était construit un
faux self (au sens établi par Winnicott) car lui-même ne possédait pas d'identifi-
Des unilingues 937

cations structurantes. Il avait plus ou moins conscience de cet état de son psy-
chisme, d'où sa demande d'analyse.
Le travail analytique était difficile puisque le démantèlement du faux self,
qui l'avait protégé jusque-là et rendu supérieur aux membres de sa famille, éveil-
lait chez lui de fortes angoisses. Parler anglais et écrire étaient des souhaits pro-
venant du faux self, destinés à le parachever, mais ils étaient aussi liés au fan-
tasme d'avoir eu pour père un aviateur anglais et/ou un écrivain célèbre, père
idéal mort glorieusement. Ne pouvant réaliser ses souhaits, il cherchait une
fusion avec le père inconnu ou un retour à l'enfance avec lui. Il ne pouvait tenter
cela que par un passage à l'acte car le revivre dans le transfert était encore hors
de ses possibilités.
Ses identifications troublées et peu structurantes étaient à l'origine d'une fai-
blesse de son appareil de pensée : déni partiel de la réalité intérieure et extérieure
insupportable, remplacement de la pensée symbolisante inatteignable par l'agir,
nivellement des différences des générations.
La prise de conscience de ses difficultés lui apparaissait comme un effondre-
ment total. Dans ce sens, limiter son incapacité à l'apprentissage d'une langue et
à celle de l'expression écrite rendait ce gouffre moins impressionnant, le préser-
vait de sentiments de vide et représentait quand même une tentative de cerner et
de rendre conscientes ses difficultés à symboliser.
La « guérison » était imaginée comme une transformation, grâce à l'action,
en père idéalisé structurant, en retournant « vraiment » à l'enfance. La dimen-
sion symbolique de la pensée n'était pas encore atteinte, le développement des
processus secondaires n'était qu'apparent et fragile.
Le travail continue...

Luisa de Urtubey
75, rue Saint-Charles
75015 Paris
DIPTYQUE
Diptyque :
(Littré) Deux tablettes réunies par une charnière.
:
(Robert) : n. m. (fin XVIIe) : lat. diptycha « tablettes pliées en deux ».
1° Antiq. Tablettes doubles sur lesquelles on écrivait avec un stylet.
2° (1838). Tableau pliant formé de deux volets pouvant se rabattre
l'un sur l'autre — Diptyqueflorentin de la Renaissance.
3° Fig. Se dit d'une oeuvre (littéraire, artistique) en deux parties.

Graciela SCHUST-BRIAT

I - PERDRE LA LANGUE

« Aux séductions étrangères ai perdu ma lan-


gue maternelle, en voyages dilapidé le pli secret
de mes enfances. »
Garetta.

Alors que je réapprenais le français, effacé par le temps et un long silence,


mon oubli de l'anglais appris bien plus tôt m'a surprise.
Frappée d'impuissance, j'avais perdu les mots... à mon étonnement un
rideau opaque était tombé sur une langue que je croyais acquise pour toujours,
presque comme ma première, la perte d'un réseau, une langue déliée, l'horreur
de l'aphasie sur moi qui pouvais pourtant la dire dans une autre langue.

L'anglais était désaffecté1. Pendant quelque temps, j'ai dû me soumettre inten-


sivement à une rééducation langagière, idiomatique à l'aide de la télévision améri-
caine et par la lecture à haute voix de textes pour m'écouter, et reconquérir le trésor
perdu. Ma langue maternelle même était « francisée », étrangère, restée au-delà de

1. Le Petit Robert défini « désaffectation » : « Qui n'est plus affecté à un service... qui a perdu sa des-
tination première. » Ce mot condense aussi l'idée de « perte de l'attachement que l'on éprouvait ». L'idée
de déplacement et de retrait d'investissements des représentations et de l'affect y est contenue (désaffecta-
tion, dans le sens donné par J. McDougall, 1989).

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


940 Graciela Schust-Briat

l'étendue océanique, lointaine, comme si dans l'investissement privilégié de la lan-


gue française à appréhender encore, les autres s'éteignaient, faute d'énergie.
L'oubli d'un mot... plus de nom, sur le bout de la langue je cherchais les
mots. Plus de mots pour nommer... ils avaient été parfois toutes langues confon-
dues, avalés, engloutis, absorbés par un étrange trou noir dans ma mémoire, qui
laissait un vide avec seulement l'image de « la chose » à nommer, hiéroglyphe,
moulage, creux de mon esprit qui cherchait sans succès pendant quelques ins-
tants à articuler de façon significative la parole perdue, peu m'importait la lan-
gue sinon récupérer au moins un nom.
Pendant quelques secondes mon cerveau tournait à la recherche dans tous
mes réseaux de la parole égarée, en vain essayais-je de combler ce continent vide.
Naviguant entre la sensation et l'idée, mes mains dessinaient dans l'espace la
forme de l'objet dont l'image sonore m'échappait, alors que je le « voyais » pour-
tant clairement. Mes mains liaient, tissaient cette forme, une sensation, dans l'ef-
fort d'expression, de transfert langagier d'une forme subjective en quête de parole.
"Sol mare lucica, l'astro d'argento..." les mots d'une canzonnetta italienne
apprise par coeur à l'école s'imposaient à moi venant combler le « void-vide » de
représentation, telles ces musiques pour faire patienter, attendre en ligne, stand
by la voix de quelqu'un au bout du fil.
"Stille Nacht, heilige Nacht" venait aussi parfois.
Cette chanson allemande appartenait à la même époque et au même lieu.
En effet, les deux chansons, les deux langues — par ailleurs « oubliées » —
appartenaient au même contexte associatif et au même âge.
Etaient les autres mieux connues refoulées, ou pire encore brisées et éjectées
par des petits morceaux, fragmentées, leurs mots perdus ?
"What has not been repressed cannot return" le retour...
...
"What has not always been repressed but ejected out from mind..."
Des phrases toutes faites mais reliées au problème apparaissaient dans mon
esprit.
"Nothing that we have once mentally possessed can be entirely lost-Scholz,
1893."
Cette phrase-idée convoquée à mon insu venait calmer mes craintes.
Ce qui était « su » auparavant était devenu difficilement accessible à la
mémoire.
Ma langue maternelle était mise à l'écart de ma conscience, et avec elle et à
un degré bien supérieur, l'autre, apprise dans le contexte de mon enfance, de
mon pays de naissance.
Certainement cette dépense persistante d'énergie m'affaiblissait, et une sen-
sation de malaise m'habitait.
L'affect « à peine » congelé contenait enfermé mes langues et mes peines.
Diptyque 941

Son investissement subitement modifié, l'anglais avait changé d'état : évaporé.


Evaporé, l'anglais était parti, et aussi « partie-fragment » d'un contexte du
passé, d'une série de représentations liées à un entourage qui n'était plus là.
Etrangement inquiétant, inquiétante étrangeté des processus automatiques,
fatalité qui semblait inéluctable, retour obstiné du même : perte des ressources,
blessure narcissique.
Ce familier d'autrefois m'était devenu étranger.
Cette peur soudaine une fois que tout d'un coup, peut-être je ne compren-
drais plus la langue, les langues... terreur de l'imagination, unheimlichess
...
sémantique, Babelisation redoutable.
Dans un texte de Anne Garetta1 j'ai trouvé plus tard, avec émotion, la des-
cription achevée de l'état que je craignais :
J'avais perdu en une nuit le bénéfice de vingt ans d'éducation. Toute langue et jusqu'à
ma langue maternelle m'était devenue étrangère, absolument...
Les mots avaient fui mais l'idée m'en restait, la forme en creux, chrysalide vide...
...
Des voix, vibrations mélodieuses, me parvenaient, qui s'épuisaient et mouraient au seuil
du sens...
Je fus sans langue. Il n'y avait pas de langue pour rendre compte de cet état où je
fus. Le plus étrange ne me paraît pas tant aujourd'hui l'amnésie qui me rendit impossible
la reconnaissance et l'énonciation des mots..., mais d'avoir vécu alors constamment sus-
pendu au bord d'une prochaine traduction d'un sens que je sentais continuer de se préci-
piter en moi, insaisissable, et dont l'impulsion échouait à se communiquer et propulser
en l'orbite des mots.
A bien y réfléchir, la catastrophe qui était survenue ne fut peut-être que l'extrémité
d'un état éprouvé auparavant...
Du jour oùj'appris d'autres langues que la mienne (etj'avais le sentiment pourtant,
...
au bout de quelques efforts, d'avoir fait miennes ces étrangères, je ne pus plus parler en la
première qu'en cherchant mes mots... Une étrange inadéquation s'était révélée dans ma
langue maternelle glissée entre le sens et son corps matériel, déhiscence à l'origine imper-
ceptible... plus aucun mot propre ne venaitnaturellementpaver le chemindu sens... J'avais
multiplié mon corps et, à force de transhumer d'une langue à l'autre, n'habitais plus l'origi-
nel qu'inconfortablement...du langage je ne possédais plus que l'âme, intangible et curieu-
sement impuissante à prendre corps et langue...
Le premier retour dans le pays de mon enfance ne fut pas sans surprises. Les
gens ne me connaissant pas s'étonnaient de m'entendre si bien parler « leur lan-
gue »... « bien que teintée d'un accent français perceptible ».
Etrangère dans mon premier pays !
J'avais perdu la musique native de ma langue maternelle, l'empreinte mas-
sive de mes premières identifications, je n'en habitais plus complètement aucune,
désormais toutes mes langues arboraient un accent même si subtil parfois
— —
étrange métamorphose prosodique inattendue.
« Bienvenue au club », m'a dit un ami voyageur et polyglotte.
Il y avait donc une autre appartenance.
1. A Garetta, Ciels liquides, Grasset, 1990, p. 32, 120.
942 Graciela Schust-Briat

Une chanson de mon adolescence résonne dans mon esprit : « Parce que la
langue de l'enfance est un secret entre nous deux... ».
Aux séductions étrangères ai perdu ma langue maternelle, en voyages dilapidé le pli secret
de mes enfances.

Cela a duré de longs mois, et puis, presque subitement, tel un voile opalescent
qui se dissout, comme un éveil, éclairci et lumineux, l'esprit se confrontait à l'aube
des retrouvailles successives dans toutes mes langues nouvellement investies.
Après l'inquiétude, la réconciliation langagière.
Rencontre de l'identité-unité originelle au sein d'une nouvelle identité.
La langue ressuscitée fut comme une averse. Mon esprit saturé de sens comme l'air d'humi-
dité, goutte à goutte les mots se condensèrent tombèrent en pluie enfin ruisselante1.

Les mots ont des saveurs, des parfums, et les sentiments qu'ils convoquent
changent selon la langue utilisée. Des autres lieux, un autre temps. Liés par l'image
sonore à la représentation des objets, ils évoquent aussi autrement les « choses ».
D'autres saveurs, d'autres senteurs accompagnaient mes langues.
J'avais abandonné « le Freud » charpenté de mes débuts pour retrouver ses
textes pétillants pleins de grâce et de subtilité en anglais, savoureux, souples et
veloutés en français.
Les mots à la bouche, en faisant du chemin, j'avais « pris langue ».
Il a fallu pourtant reconquérir dans le même contexte associatif et le même
temps la langue apprise et celles que j'avais cru conquises auparavant, telle une
transcription simultanée et réussie de l'ensemble qui permettrait l'utilisation syn-
chronique, harmonieuse et concomitante des réseaux associatifs différents, ainsi
que le libre accès à ces contextes désormais reliés.
Chaque langue était « vue » autrement, entendue autrement : une écoute
nouvelle les liait.
Un réseau feuilleté à connexions multiples s'est créé, remaillage réparateur
qui a restauré la mémoire délabrée.
Entre les diverses strates de ma mémoire, il a fallu tisser un filet, une trame,
là où il y avait auparavant principalement des couches significatives reliées cha-
cune à son contexte temporel particulier.
Avec le temps, une structure multiple dont l'accès était désormais frayé s'est
ouverte à mon esprit. Un réseau associatif élargi.
A mon insu, un travail de liaison avait « tricoté » un grand filet coloré au
bout d'un voyage dans le temps.
La fusion du nouveau et de l'ancien s'accomplissait.
Le ré-apprentissage de ce qui était déjà su se consolidant, des nouveaux

1. Ibid.. p. 123.
Diptyque 943

liens établissaient des connections entre des langues qui, cloisonnées, fonc-
tionnaient jusqu'alors principalement sur le mode d'inscriptions séparées. Une
mémoire simultanée et commune s'est installée et un réseau multidirectionnel en
étoile mis en place, les langues défilaient, s'accommodant à une utilisation tant
séquentielle que simultanée.
La désorganisation systématique avait donné naissance à un nouvel univers
de références connexes.
Deux ans écoulés, réétablie, j'ai décidé de commencer à travailler. L'anglais
était vraisemblablement récupéré, la langue française m'avait apprivoisée.
Cette langue que j'avais apprise... comme un défi, cette langue m'a accueillie... Je ne sais
pas sije suis entrée en elle mais elle est rentrée en moi1.

Après coup, quelques réflexions

J'ai eu la tentation d'expliquer par le refoulement cet « oubli » d'une langue,


mais il y avait probablement aussi d'autres mécanismes à l'oeuvre, notamment la
dissociation consécutive au conflit déterminé par mon « clivage » vital.
J. Amati-Mehler et al. 2 signalent qu'il y a plusieurs procédés qui peuvent
opérer pour maintenir des contenus éloignés de la conscience : l'isolement, la
scission, la dénégation...
Tanti sono i processi che operano nel tenere lontano dalla coscienza contenutti e relativi
vissuti : l'isolamento, la scissione, la negazione...
Les auteurs soulèvent aussi la deuxième acception du terme splitting chez
Bion, mécanisme bénin, correspondant à une partie non psychotique de la per-
sonnalité, différent donc de la scission (spaltung), mécanisme psychotique pri-
maire et radical.
Les systèmes d'inscription mnésiques sont dynamiques et leurs investisse-
ments, inconstants et variables.
L'énergie psychique semblait se détacher d'un groupe de représentations
qui entraient en relation associative avec des chaînes de pensées, des représen-
tations, des souvenirs dont l'évocation réveillait une intense nostalgie, source
de souffrance.
Cette énergie psychique s'attachait par contre à d'autres représentations,
comme l'a dit Piera Aulagnier, nous sommes tous (heureusement) « condamnés
à investir ».
L'ordre hiérarchique de mes langues changeait de toute évidence.

1. H. Bianciotti, Sans la miséricorde du Christ, Gallimard, 1985, p. 43.


2. J. Amati-Mehler et al., La Babele dell'Inconscio, Milano, Rafaello Cortina Editore, 1990, p. 142,
321.
944 Graciela Schust-Briat

Le patrimoine linguistique de l'individu n'est pas un système solide et stable mais plutôt
...
une constellation changeante, dans laquelle l'hégémonie d'une langue sur l'autre, la hiérar-
chie interne, le degré de maîtrise absolue et relative varient continuellement1.
Les phantasies utilisaient les théories dont je disposais, et celle qui se rap-
prochait le plus, qui expliquait mieux ce que j'éprouvais était l'idée d'un « défaut
de transcription entre deux époques » — (Freud, 1896) — dont la migration
avait apporté le quantum de déplaisir nécessaire à la répression.
J'avais créé ma « terre étrangère interne »2 tout comme dans la réalité j'ha-
bitais désormais « une terre étrangère externe ».
Barrage fonctionnel par défaillance des processus secondaires (et tertiaires)3,
l'inhibition des voies associatives atteignait pourtant seulement un faisceau lin-
guistique qui condensait et représentait en bloc le passé.
De toute évidence la voie par laquelle nous parlons et répétons est la même,
donc la difficulté semblait provenir de l'incapacité de stimuler les images sonores
des mots en anglais à partir de la seule pensée.
Inhibition donc de la pensée, qui aurait pu ouvrir avec ces mots-là les
chaînes de représentations contre-investies.
Répéter re-investissait la représentation motrice du langage et permettait de
recréer les images sonores des mots articulés.
Pour parvenir à la ré-appropriation des représentations des mots (représenta-
tion essentiellement acoustique) de la langue « découpée », « scindée », « désaffec-
tée », dans une reconstitution ontogénétique du développement de la parole, dans
un dédoublement personnel, j'agissais l'autre parlant. « Je » me parlais.
Répéter par la lecture à haute voix permettait donc de réactiver, ré-investir
et rétablir les représentations de mot.
Par l'écoute re-percevoir les mots et les faire revivre à travers la stimulation
acoustique renouvelée, soit à haute voix ou par la prononciation silencieuse
interne dans laquelle la langue esquissait pourtant les mouvements.
Nous savons que le préconscient fait le lien entre les représentations de
chose et de mot.
Réinscrire dans le champ du préconscient-conscient était le but.
La représentation par image de chose (représentant-représentation de
celle-ci : lié aux restes perceptifs) précède la représentation par image de mot.

1. J. Amati-Mehler et al., op. cit., p. 131.


2. S. Freud (1932), Nouvelles conférences, Gallimard, 1984, vol. XXXI, p. 80.
3. A. Green, Le langage dans la psychanalyse, Les Belles Lettres, 1983, p. 146. Processus tertiaires :
« processus de relation entre processus primaires et secondaires, circulant dans les deux sens »... rattachés
au « préconscient de la première topique et au Moi inconscient de la deuxième ». Green signaleaussi, que
l'ordre symbolique repose sur l'ensemble des liaisons-déliaisons-reliaisonsopérant dans les trois instances
de l'appareil psychique. « Les processus tertiaires font le lien entre l'appareil du langage et le psychisme
qui sont des structures hétérogènes. »
Diptyque 945

Réduite quelques instants à une pensée primaire par l'involution du langage


vers les lieux des « choses », l'effort de « dessiner » les mots perdus dans l'espace
était destiné à re-parcourir la séquence représentative.
Les séries des mots des chansons et des phrases toutes faites venaient auto-
matiquement à mon esprit.
Freud 1 dit :
«... il est remarquable que des représentations de mots associées en série soient mieux
conservées que des représentations isolées... » « Il peut même arriver que des per-
sonnes incapables de produire spontanément un mot puissent chanter le texte entier
d'une chanson. »
Filet de sécurité des mots, les liens.
L'état évoqué correspondait aussi à une désorganisation fonctionnelle
réversible au sein d'un processus régressif.
Comme le dit Garetta dans le morceau choisi :
A bien y réfléchir, la catastrophe qui était survenue ne fut peut-être que l'extrémité d'un
état éprouvé auparavant...
De retour à l'état d'impuissance originelle, d'organisation avant la parole,
époque du préverbe dans lequel la chose est déjà là représentée, les gestes de l'in-
fans en témoignent.

Telle a été la première partie de mon aventure


qui sera, si vous le permettez, un diptyque2.

II - LES LANGUES RETROUVÉES

Débutant mon travail en France, j'ai préféré dissocier « mes langues »


comme si je n'étais pas encore sûre de faire bloc avec moi-même.
Des jours en français, des jours en anglais pour pouvoir travailler sans
entraves prosodiques et autres.
La fatigue, l'attention soutenue, même si flottante, affectaient beaucoup
moins les représentations des séries de mots du même système linguistique.
Ma langue maternelle était plus facilement insérée, bien que souvent
« francisée ».

1.S. Freud (1891), Contributionà la conception des aphasies, PUF, p. 138.


2. « Telle est la première partie de mon aventure qui sera, si vous le permettez un diptyque » (Bloy).
946 Graciela Schust-Briat

Littré 1 dit des mots latins qui ont constitué la langue française :
« Du moment qu'ils étaient rentrés dans le domaine français, il était juste qu'ils acceptas-
sent toutes les lois de leur nouvelle patrie. »

A ma surprise telle a été ma loi.

Le switch de langue d'une séance à une autre vint plus tard, et leur muta-
tion dans la même séance a été un exercice encore ultérieur, tout cela au cours
de longs mois dans lesquels une inconfortable sensation d'étrangeté m'accom-
pagnait.
Au travail, sauf effort d'appel, les langues restaient latentes, lointaines, bien
qu'accessibles mais reposant sur un arrière-plan, à un autre niveau autonome,
tandis que celle utilisée dans la séance demeurait claire, consciente, telle la
fenêtre activée d'un écran d'ordinateur.
J'ai observé plus tard, avec des patients qui utilisent des langues différentes
dans la même séance, un autre phénomène : ces langues partagées restent toutes
simultanément actives et s'ouvrent à la conscience sur une modalité
« poly-discursive, poly-associative... » « permettant d'entreprendre les multiples construc-
tions de signifiés alternatifs »

dont parle J. Amati-Mehler2.

L'écoute et la langue entre deux corps


« Ecouter, c'est vouloir entendre » (Barthes).

Avant d'être des mots, éléments insérés dans le système de la langue, les mots sont
des choses sonores, qui frappent les sens de l'infans, son ouï, mais aussi sa perception
entière de l'affect qui va avec ces morceaux intangibles qui le frappent, qu'il inclut
comme structure sonore-affective,bien avant que comme signifiant linguistique3.

Le silence accueille la voix. La voix s'inscrit et écrit sur le silence.


Immergé dans les eaux de la voix, l'analyste s'offre à l'impact sonore, se
laisse pénétrer par la musique et les mots.
La langue se dégage de la voix, se répand entre les corps et au commence-
ment entre deux corps. L'affect se lie au verbe, et le discours devient son conte-
nant dans l'articulation sonore de l'esprit et du corps : superposition d'acte et
parole.

1. Littré, Pathologie verbale, Ed. Amis de la Bibliothèquenationale, 1986.


2. J. Amati-Mehler,Polylinguismeet polyglottisme, RFP, 2, 1988, p. 386.
3. C. Nachin, Revuefrançaise de psychanalyse, LII, 1988, p. 516.
Diptyque 947

Tel sur une onde porteuse, l'investissement affectif du langage, sceau de


vérité de sa valeur symbolique, flotte sur les vagues de la voix.
Dans la « régression flottante » que la situation impose, l'analyste, détecteur
d'investissements significatifs, se prépare à saisir la moindre nuance, guette le
tressaillement du mot avant sa déchirure entre la langue et l'émission du son.
Fente, fissure par laquelle coule, glisse, frissonne, l'affect.
Expression de l'intrasubjectivité qui se révèle en parlant, les inflexions, la
mélodie et le rythme se marient aux mots et avec l'intonation, portent les
émois et s'intègrent à la langue, au discours, parole vivante et vibrante de voix
vive.
dans la parole orale le geste fait partie de la langue... On dit... on ajoute... on prolonge
...
et on dit plus. Parce qu'on dit toujours moins que ce que l'on veut dire1.

Pour dire « entre guillemets », les Américains font un geste particulier, anti-
cipation gestuelle, visuelle, qui complémentaire du discours remplace l'énoncé.
L'avant-bras plié sur le bras, les mains se lèvent — paume en avant, pouce
à l'intérieur, presque en contact avec l'annulaire et le petit doigt — à mi-chemin
entre la poitrine et la tête.
L'index et l'annulaire, à peine courbés, de chacune des mains divergent
créant entre les traits qui dessinent les doigts et l'espace interdigital l'image des
deux barrettes composantes du signe typographique. En même temps, le mot ou
la phrase à isoler sont énoncés, et de toute évidence, cette phrase-là reste confi-
née, inscrite dans le geste qui l'accueille et la soutient.

Ce n'est pas nécessaire de dire « entre guillemets », c'est « entendu ».

Les Français énoncent tous les mots « entre guillemets » pour exprimer le
sens de quelque chose que « soi-disant » d'une manière apparente ne serait pas
ce qu'elle prétend être.
De toute évidence, les gestes changent selon la langue employée.
Ils complètent l'énonciation et s'accordent au discours.
L'étonnement serait la réaction d'un Français, face à une transgression ges-
tuelle-idiomatique de ce type, qui lui serait étrangère.
Les gestes parlent d'une autre voix, autrement dit, d'autres paroles, dédou-
blement significatif, langage confluent, inclusion révélatrice qui avec l'accent,
l'intonation et la musique connotent l'identité et dénotent la culture, dans une
deuxième articulation langagière qui « image », personnalise et revitalise le
discours.

1. Cain Jabés, Dans les marges du livre, Langages, Les Belles Lettres, 1984, p. 286.
948 Graciela Schust-Briat

Insérés dans cette matrice sonore-affective et déjà significative par conso-


nance ou dissonance, les mots, le discours, le discours en langues.

L'extra-linguistique complète le sens de mots, mais le contexte est aussi


nécessaire à notre compréhension.
Comment différencier, pour mieux comprendre, serment et serrement, les
mots et les maux, le saint et le sein, la mer et la mère, ce que l'analysant « veut
dire ». C'est justement cette ambiguïté qui fait la richesse communicative de la
parole permettant de dévoiler le désir dans le jeu du sens caché et retrouvé.
Le discours manifeste dispose selon son ordre et sa syntaxe, le contenu latent.
L'inconscient joue à cache-cache.
Des mots ambigus et translucides le voilent pour mieux le trahir.
Les homonymes peuvent accomplir la fonction de « mots-métaphore »,
métempsycose de l'âme des mots, même corps-contenant sonore pour un collage
des sens, dont la subtile déhiscence livre passage à leur contenu secret.

« Everything has two names »

Dans chaque sujet il existe au moins un double système de représentations.


La représentation d'objet qui substitue sa perception et la représentation de
mots qui substitue l'objet.
« Everything has two names... and even more » : « chaque chose a deux noms
et même plus », dit après réflexion Alexander, enfant bilingue de cinq ans.
Pour lui chaque chose est naturellement signifiée par deux mots différents
(au moins).
Est-ce que tel un « synonyme-translangagier» il évoque la même « chose »
avec les mots qui le désignent dans les deux langues ?
Certainement pas, tel que dans la même langue, les synonymes apportent
des nuances qui bien qu'évocatrices du similaire ne substituent pas totalement
un mot par un autre.
L'apprentissage des mots se fait-il par lien direct à l'objet désigné ou par
association à un autre mot-lien qui désigne déjà l'objet ? Il faut toujours re-pas-
ser par l'objet, soit par un nouveau contact avec l'objet lui-même ou son image,
soit par l'évocation visuelle de l'objet à partir du mot-lien.
A Edfou, les voyageurs de la Haute-Egypte visitent le temple d'Horus, dont
les murs révèlent des inscriptions remarquables et lisibles, des recettes de parfums
et d'onguents. Les formules et développements ont été inscrits, c'est lisible, les
mots peuvent être lus, mais le lien avec la plante, la fleur désignées est perdu.
La formule a ainsi perdu son sens, son essence, ses essences et parfums.
Diptyque 949

L'objet est inséparable des traces de sa référence matérielle et le mot qui le


désigne ne signifie plus grand-chose une fois vidé de son contenu1.
Nous sommes étroitement liés au concret, les « impressions » qui ont
« tracé » les objets, les odeurs qui « sont » particules, les sons qui « sont » mor-
ceaux-impacts sonores.
Tout cela est recréé par la suite une et mille fois dans l'après-coup de l'évocation.
La représentation d'objet n'est pas simple « diapositive », reproduction
« photographique », mais création particulière, les traces de l'objet perçu sont
modifiées par le contexte individuel et les fantasmes et émois que la ré-rencontre
imaginaire réveille.
Chaque mot récapitule en permanence son histoire2.
Nommer évoque, et ce que le nom évoque est différent selon les conditions,
les temps et connotations affectives, les circonstances de ce premier contact entre
l'objet et le mot qui le désigne.
Les éléments acoustiques, tactiles, visuels, odorants, gustatifs (l'infans fait des
rencontres privilégiées par la bouche) laissent des traces inséparables de l'objet et
le tout s'insère dans une trame affective indissociable et toujours mobile.
Les mots s'insèrent dans un complexe représentatif, maillons des trajets
associatifs multiples qui incluent les affects et l'affect à l'égard de la personne qui
présente l'objet, ou à qui d'une autre façon, l'objet ou le mot est associé par
contiguïté ou pour causalité.
La même idée peut trouver dans les différentes langues une autre référence
visuelle.
Freud a perçu dans les représentations collectives tels les dictons, les pro-
verbes, les jeux de mots, l'expression de la langue de l'inconscient.
La même idée, le même sens utilisent différentes images métaphoriques, et les
métaphores ont des racines sensorielles propres au procès primaire, au langage
« figuré ».
« Quand les poules auront des dents » en France :
Pigs might fly in England (Les cochons pourront voler).
« Avoir le beurre et l'argent du beurre » devient :
To have your cake and eat it (Avoir le gâteau et le manger)3.

« Peindre » avec des mots différents la même signification :


Métaphores idiomatiques : évocation imaginaire du même.

1. S. Freud (1915), SE, vol. 14, « The Unconscious "Appendix C" », p. 213. A word however aquires
ils meaning by being linked to an « object presentation » un mot acquerra sa significationpar son lien avec
la représentationd'objet.
2. I. Fonagy (1983), Les langages dans le langage, dans Langages, Paris, Les Belles Lettres, 1984,
p. 343.
3. Les idiomatics. Ed. du Seuil, 1989.
950 Graciela Schust-Briat

Le choix de la langue

Lorsque l'option est possible, différentes raisons peuvent être à l'origine du


choix de la langue dans laquelle se déroule l'analyse.
Trois exemples cliniques : Liza, Christopher et Lindsay, me permettront
d'illustrer au moins trois de ces raisons :
1 / prédétermination du choix par la représentation but, Liza ;
2 / communication dans le transfert, Christopher ;
3 / finalité défensive dans le but d'éloigner les représentations, Lindsay.

Liza est née dans un pays de l'Europe du Nord, et nous ne partageons pas
sa langue maternelle.
A l'occasion de notre premier entretien, elle ne sait pas laquelle choisir,
entre l'anglais de sa première analyse ou le français, qu'elle parle aussi cou-
ramment.
« Sans savoir pourquoi », dit-elle, elle fait le choix du français.
Elle a trois enfants dont la dernière est une petite fille de sept mois, qui
souffre d'une dermatose atopique. Liza parle et dit :
Je sais qu'à huit mois cela s'arrête, parce que ils font « peau neuve »... Les deux petits gar-
çons étaient plutôt doux... mais elle... elle a uneforce qui me semble étrangère, elle est exi-
geante, elle demande sans cesse, elle pleure, une bouche ouverte, je voudrais lui fermer la
bouche... la faire taire... (dit-elle avec rage).

Perdue dans son enjeu projectif elle ajoute :


La nuit quand au milieu de mon sommeilje dois me lever, je pense :
« Elle veut ma peau. »

Nous comprîmes là au moins une des raisons de son choix, il n'y a pas d'ex-
pression anglaise qui rende si bien cet ensemble d'idées : changement-différencia-
tion dans « faire peau neuve », la petite fille « assassine » de « elle veut ma
peau », le tout lié — fil conducteur — aux problèmes réactifs cutanés de cette
enfant, qui a travers sa peau expressive (dans le sens de communication et de
lésion exudative) parlait elle aussi, une autre langue.
L'ambiguïté de cette phrase rassemblait la projection de l'hostilité mater-
nelle à l'égard de la petite « étrangère » et aussi la perception de la fonction
pare-excitation, « peau psychique », à laquelle elle manquait.
Ceci lui apportait un vécu d'impuissance, souffrance et culpabilité extrêmes
à partir desquelles elle formulait sa demande.
Le discours qu'elle m'adressa était prédéterminé.
Telles dans la libre association, les représentations-but cachées ont déter-
miné le choix de la langue.
Diptyque 951

Pour « me » dire, transfert intersubjectif de sa pensée, le choix du français


s'adaptait avec précision au contenu à traduire.
Le choix obéissait à une finalité et dépendait de la représentation du but à
atteindre. La finalité latente l'a ainsi trouvé.

Christopher, jeune homme de vingt-cinq ans, est un enfant de deux cultures.


Française la mère, Américain le père.
Il est parfaitement bilingue, mais il souhaite un analyste qui parle aussi ses
deux langues : An analyst with both.
Ses parents se sont séparés quand il avait sept ans.
je
... pense que
c'est à cause des différences culturelles qu'ils ne pouvaient pas vraiment se
comprendre. La belle Française et l'Américain de bonne souche, dit-il.
A partir de ce moment-là, il passe « strictement le même temps » chez l'un
et chez l'autre.
« C'est remarquable comme tu as pu si bien accepter les choses »,
lui a dit sa mère un jour.

Un « modèle-pattern » de partage s'installe dans sa vie, ainsi il apprécie


maintenant de pouvoir partager et mélanger les deux langues dans ses séances.
Son discours, truffé de mots en anglais dans le contexte du français devient
« un français étendu » par la continuité avec l'anglais qui rend son langage plus
vaste, doublement riche.
« Le mot anglais exprime ici mieux la nuance »,
dit-il parfois pour expliquer un changement (switch) soudain.

Il fait de ses deux langues une seule. Un mariage significatif et réussi de


paroles et de cultures à l'origine de lui-même.
A travers lui ses parents parlent d'une seule voix.
Ré-union réparatrice, reconstitution de ses origines.
Les intégrant, il crée une autre langue avec « les deux ». Union réussie.
Pour atteindre « les plis secrets » de son enfance, il lui fallait l'utilisation
accordée des deux idiomes.
Un jour, il était midi et le premier mercredi du mois.
La sirène de la mairie proche, souvenir de guerre, fait ses essais mensuels de
fiabilité.
La sirène du mercredi siffle, puissante, aiguë, imperturbable.
Nous attendîmes immergés dans notre silence envahi par ce bruit étranger.
Une fois le calme retrouvé, il dit :
« J'ai entendu un hurlementde peine et de rage, un cri d'angoisse et de colère... »
952 Graciela Schust-Briat

II avait mis des mots sur la « voix de la sirène ».


Par le truchement de celle-ci il rencontrait sa propre voix qui exprimait l'an-
goisse, la peine et la rage, les non-dits de son enfance, qu'il avait si bien cachés.

Eloignement des représentations, Lindsay.

Lindsay, femme australienne qui habite Paris depuis vingt ans, vit en ce
moment, apparemment très bien, un amour extra-marital.
Elle a choisi le français pour ses séances, mais quand le moment arrive
d'évoquer un dialogue de son passé en Australie, elle le fera en anglais.
Présence vive du passé-présent, le présent en français, le passé en V.O.
C'est donc en français, qu'elle exprime avoir des maux de tête avec « ses
règles ». Plus tard, et sans établir d'emblée le lien, elle fait la description du côté
conservateur de sa mère et des solid maternal rules, les solides règles de celle-ci.
Règles-rules était devenu équation symbolique. Ses règles, métaphore significa-
tive, deviennent « les règles-rules » du puritanisme maternel par rapport aux-
quelles son conflit a trouvé expression à travers la resomatisation de l'affect dans
ses maux de tête.
Le dire en anglais, langue du passé qui donnait accès à une autre chaîne
associative, augmentait la distance émotionnelle, éloignait encore plus le risque
de rencontrer les représentations refoulées.
Le choix des langues dévoile.

Changer de langue et avec celle-ci, d'accent et de réseau associatif.


Le changement des langues ouvre alternativement des autres chaînes de
pensées, des autres réseaux avec ses particularités.
La chaîne associative est fragmentée par les résistances, dans n'importe
quelle langue, et parfois le switch langagier est son évidence.
Evidence de voie barrée, du détour que la résistance impose et que l'ana-
lyste doit s'annoncer et interroger.
D'autres, le switch, mot dont le son évoque déjà une tournure subite, signe
le saut dans le temps, le changement de direction.
D'autres lieux, d'autres temps sont atteints et évoqués, changement de
temps et de culture dans des registres différents séparés et reliés à une autre géo-
graphie à une autre topographie avec leur propre contexte associatif.

Avec Christopher, avec Lindsay : nous changeons de temps et de culture


avec chaque langue.
Avec le switch dans la langue, ils accèdent à ses registres originaux qui sans
effort de traduction portent de façon spontanée, intacte, leur charge affective.
Diptyque 953

Langage et psychisme sont déjà « étrangers » dans chacun de nous, struc-


tures hétérogènes, dont la première traduction apparente sera l'émission de voix
et de paroles, qui rend intersubjectif ce qui était intrapsychique.

Le moment est venu de refermer ce deuxième volet, mais avant, je voudrais


vous dire ce que j'ai entrevu dans cet espace de retours.
Ce que le discours et son contexte traduisent (traduire = tradu-cere = faire
passer) sont des histoires humaines, les récits des enfances blessées, ses silences
expressifs, les palabres de ses peines.

Toutes langues et cultures confondues cherchent de leurs voix si différentes


à dire les mêmes affects éprouvés ou asphyxiés.
Dire les blessures des attentes déçues, le récit des défaillances, des plaisirs et
des souffrances, les envies et les terreurs.
Au-delà des langues, des cultures, et des différentes façons de les exprimer,
les mêmes affects traversent la structure du discours qui parle aussi à travers ses
« trous » des états non inscrits dans la chaîne mnésique.
Les voix sont différentes et les silences... identiques.
La langue fondamentale « archaïque et divine » est née avec les cris et les
soupirs. Respirée dans l'espace de l'intimité première, elle est murmurée, soufflée
et chuchotée en consonance avec les bruits des caresses sur la peau et les étoffes.
Porté et limité par la douceur du corps de la mère, soutenu par la fermeté
du tonus paternel (expérience aussi corporelle qui lui apporte des sensations si
différentes), l'enfant connaît sa situation et son poids.
Le regard, premier et seul miroir qui ait toujours existé, le reflète et lui
« parle » de ce qu'il signifie pour qu'il puisse être.
Il perçoit les voix, écoute les mots qui nomment ses affects, les mots qui le
nomment.
La langue originaire, universelle et mythique vient de là et elle est « poly-
glotte ». A la source, l'origine commune : matière humaine.

Dépassé le mur des apparentes différences, tout en acceptant et reconnais-


sant l'étrangeté insurmontable de l'autre (et la nôtre), l'aventure consiste à trou-
ver toujours... le même, dans son étonnante diversité.

Graciela Schust-Briat,
7, rue Jules-Breton, 75013 Paris.
Note

La chambre froide.
Note sur Georges Devereux

Simone VALANTIN

Evoquer Georges Devereux (1906-1985) renvoie à une archéologie critique


des rapports discontinus et parallèles de l'ethnologie et de la psychanalyse et des
circonstances de leur rare croisement dans ce qui est nommé par cet auteur
« ethnopsychanalyse » ou « ethnopsychiatrie » (1945). Le propos de E. Jones,
tenu en 1924, de voir anthropologie et psychanalyse se rencontrer dans une
« convergence progressive », semble avoir été saisi par Devereux qui s'est mis au
défi de la réaliser.
Mais l'ethnopsychanalyse, plutôt qu'une convergence, aménage selon les
propres termes de Devereux une zone frontière, ou zone d'indétermination, « un
encadré », selon l'expression des artilleurs qu'il emprunte..., entre deux disci-
plines ou deux points de vue.
Devereux propose aussi une sorte de vademecum de terrain, une sorte de code
moral aussi valable pour l'ethnologue que pour le psychanalyste. Paraphasant
Freud, il dit que là « où est le çà, angoissé, le je, méthodique, doit advenir ».
Dans certains journaux de terrain rédigés par les anthropologues, bien des
doutes et des hésitations sont rapportés, bien des plaintes et des solitudes :
I thought Mother... écrit B. Malinowski dans son Journal. Chez Devereux, pas
d'hésitations : un appareil méthodologique implacable, un recours incessant à la
théorie des quanta pour expliquer que la présence (sa présence) sur un terrain ou
dans le cabinet d'analyse crée des effets récursifs sur l'objet observé ; une course
poursuite contre lui-même dans ses propres obscurités... sociales, culturelles,
sexuelles ; bref un acharnement contre-transférentiel.
L'introduction d'une épistémologie en sciences sociales, dans une critique
soutenue des approches qui s'étayent sur l'observation s'y dessine aussi.
Rev. franç. Psychanal., 3/1993
956 Simone Valantin

B. Kilborne évoque cet aspect épistémologique de l'oeuvre de Devereux qui


« réunirait des problématiques complémentaires..., qui permettrait de mettre
en lumière les forces et les angoisses inconscientes au niveau culturel et au
niveau individuel ».

Devereux : dilettante secret

Sa vie de « homeless », comme son oeuvre, sont nourries des expériences de


l'exil et de la découverte des cultures « autres ». Un décentrement permanent
entre ses cultures d'origine vers les cultures modernes et « polysegmentées »,
selon le terme de Durkheim, et les sociétés traditionnelles dites « primitives » et
unifiées s'y entend. Pourraient être commentés entr'autres son multilinguisme,
ses doubles appartenances, ses secrets d'origine, un lot de mystères et de
malaises, comme ses rencontres avec des hommes prestigieux de son époque, des
espoirs scientifiques manques, des difficultés incessantes avec ses contemporains,
des ruptures brusques, une crispation théorique.
Il change plusieurs fois de nom1, de langue et de religion, tente d'adopter
des modes de vie différents, fuit les institutions tout en réclamant leur reconnais-
sance et leur appui. Une ouverture pour une culture « autre » se montre une fois
de plus à partir de l'impossibilité ou le tragique des liens que l'on peut avoir avec
sa culture d'origine.
Il établit un pont historique et scientifique entre la France et les Etats-Unis,
entre des lectures différentes de l'oeuvre de Freud et de Durkheim, entre une ethno-
logie de terrain très descriptive, pratiquée alors selon les termes de F. Boas et une
ethnologie interprétative à l'écoute de l'onirisme, de la divination et de ses ser-
vants, en y introduisant le sexuel ou la sexualité, dans les termes d'alors. L'itiné-
raire des psychanalystes européens émigrés aux Etats-Unis à partir des années 33,
et peut-être le voyage de S. Ferenczi et de O. Rank entre Vienne et New York des
années 24-25 en passant par Paris, ont une ressemblance avec ses départs succes-
sifs. Mal connu aux Etats-Unis, Devereux ne l'est guère mieux en France.
Il est possible que ce sang-mêlé scientifique soit un auteur un peu maudit, à
l'exemple de Geza Roheim récusé à la fin de sa vie par ses pairs analystes dont
Devereux évoque, avec la fascination de l'analysant, l'incompréhension dernière
qu'il reçoit. Même si la discipline qu'il « promeut » est souvent citée, Devereux
est pour les psychanalystes contemporains quasi ignoré et pour les anthropolo-
gues perçu comme illisible. Certains commentateurs ne manquent pas de noter le
peu d'écho qu'il reçoit auprès des spécialistes historiens ou mythologues.

1. Il s'appelait Dobo en hongrois. En francisant son nom, il ajoute le suffixe Evreu qui signifie
« juif» en roumain.
La chambre froide 957

Les raisons du silence fait autour de lui sont sans doute complexes :
absence généralisée d'intérêt pour une approche épistémologique en psychana-
lyse ; double appartenance américano-européenne ; exigences méthodologiques
aiguës, accent mis sur « l'observation » au moment même où se développe
l'approche « linguistique » et sémantique du culturel et du psychique.
L'oeuvre de Devereux traverse, sans modification aucune, l'époque structu-
raliste et sans qu'il mette non plus en question un point de vue d'observateur au
profit du statut de celui qui écoute et fait silence pour que la parole signifiante de
l'autre advienne. L'intérêt que Lévi-Strauss lui porte demeure, bien que le texte
sur « L'atome de parenté » et son lien que Devereux suggère avec l'OEdipe,
mérite plus d'intérêt qu'il n'en reçoit généralement. Le point de vue de Devereux
vient y « doubler d'incertitude » l'approche « structuraliste », « en mettant la
tête en bas », ce que l'on appelle aujourd'hui changement de vertex.
Hors des modes contemporaines, son discours est basé sur une implication
personnelle sans cesse contrôlée et une critique des voies scientifiques tradition-
nelles des approches objectivantes en sciences humaines : principe explicatif
et pluridisciplinaire, non causal pour un même fait ; successivité des deux posi-
tions ; dépassement des particularités culturelles au profit du concept d'une
« culture-en-soi » ; unité du psychisme humain ; définition des rapports du sujet et
de la culture sur le modèle d'une intériorisation et d'une métabolisation des mes-
sages culturels extérieurs. On y trouve même une critique de la pratique de la parti-
cularité culturelle sur le plan clinique aux dépens d'une compréhension globale de
la personne.
Mais quand un intérêt se manifeste à son égard et qu'il est fait allusion à sa
théorie et sa méthode, il semble que l'esprit en soit facilement détourné. Cette
ethnopsychanalyse empruntée dégénère facilement en psychanalyse ou en psy-
chiatrie transculturelles, ou en psychanalyse culturaliste. Le rejet des nosologies
occidentales se résout alors dans une adhésion aux nosographies traditionnelles,
multiplicatrices en fait d'angoisses et de soumission à l'irreprésentable. Ces noso-
graphies n'ont en effet d'attrait que pour ceux qui demeurent ignorants de leurs
effets. Les principes à la Durkheim, Mauss et le recours aristotélicien au raisonne-
ment s'envolent au profit d'une perspective « adaptative », alors que Devereux a
toujours défendu une « réadaptation créatrice » dans et par la maladie.

L'oeuvre

Elle ne compte pas moins de 426 titres allant d'ethnographies de terrain à


l'analyse de mythes grecs.
Elle commence après que les premiers moments féconds de croisement entre
la psychanalyse et l'anthropologie au début du siècle en restent aux malentendus
958 Simone Valantin

des ethnologues sur la cure et ses finalités, et dans le même temps que se
confrontent les expériences de psychanalystes devenus pour un temps cultura-
listes. Il ne semble pas que Devereux ait fréquenté le séminaire initié par Rado à
New York, à partir des Ecrits sociologiques de Freud (les culturalistes des
années 33-35, et les psychanalystes arrivés de fraîche date aux Etats-Unis travail-
lent ensemble autour du thème « Psychoanalysis, civilisation, myth and art »).
Ecrits en anglais et traduits, les textes sont accessibles en grande partie au
lecteur français. D'emblée, Devereux traite de questions assez rarement abordées
en ethnologie traditionnelle : La vie sexuelle des Mohaves (1935)..., L'institution
de l'homosexualité des Mohaves (1937)..., L'envoûtement chez les Mohaves (1937),
l'occulte et le rêve, etc., tous sujets que l'anthropologie contemporaine aborde
plus facilement qu'alors.
De sa gamme linguistique étendue, consacrée aux affects et aux états psy-
chiques comme aux phénomènes oniriques (existant par exemple chez les
Indiens mohaves psychoanalytically minded, à l'inverse de ce qui s'observe chez
les Moi des Hauts Plateaux d'Indochine), et de la persistance d'une structure
ordonnée des segments culturels engagés dans la relation intersubjective, Deve-
reux fait le noyau de son contre-transfert positif. Il renouvelle cette mise à nu
contre-transférentielle en comparant les Spartiates, qu'il n'aime pas et juge
méchants, « opératoires », aux Athéniens qui réservent aussi, selon lui, une
place importante aux rêves et à la psyché.
En 1940 commencent ses travaux en psychiatrie sociale comparée et primi-
tive ainsi que des travaux en psychologie criminelle à partir des ethnographies de
terrain (Sedang, Yao et Kiliwa). Il publie plus tard avec K. Menninger A guide
to psychiatrie books, s'intéresse à la psychiatrie infantile traditionnelle ; com-
mente les textes de R. Linton, A. Kardiner, Cora Dubois, R. Benedict, etc.,
tenants de l'anthropologie culturelle américaine dont il critiquera souvent avec
dureté le relativisme et le culturalisme.
S'il se montre si virulent contre ses contemporains anthropologues cultura-
listes, c'est qu'ils défendent une méthode visant à établir des « spécificités » eth-
niques alors qu'il incite, lui, à une visée méta-culturelle. Il s'agit d'appréhender
une structure dont les éléments peuvent s'ordonner de façon spécifique, et à
chaque fois différente. Les cultures forment un « tout » imbriqué, organisé selon
certains axes conceptuels généraux qui en constituent le squelette ou modèle. Un
terme est donc proposé, celui d' « ethos » ou matrice d'attitudes complexes et
contradictoires, transmises par les parents, persistant à travers les changements.
Il faut le préférer à celui de traits de culture... « de puériculture », dit Devereux.
Il publie de nombreux témoignages de la double position ethno ou mytho-
psychanalytique sur le terrain, qu'il appelle complémentariste, et insiste sur la
relation transféro-contre-transférentielle en ethnologie et en psychanalyse. Les
La chambre froide 959

énoncés tenus par ses informateurs et informatrices mettent en effet son fonc-
tionnement interprétatif à l'épreuve, tel qu'il peut en advenir dans l'écoute des
rêves et des fantasmes d'un patient. Des particularités du discours (inflation ou
pauvreté des images), du double sens et des censures supposées de la sexualité
dont il sent très personnellement l'impact angoissant et traumatique, Devereux
va faire théorie. Il faut surtout que l'anthropologue soit impliqué très personnel-
lement, comme peut l'être le psychanalyste : ainsi le vide humain, l'absence de
sentiments personnels mènent droit à une fausse objectivité.
Si le travail de terrain implique une attitude auto-analytique, Devereux ne
s'engage dans cette voie que pour faire apprécier les effets scientifiques de ses
émotions... Par exemple, à l'égard du sacrifice rituel cruel et sanglant des chiens
et des porcs chez les Sedang, Devereux, pris au mot et au geste, prend derechef
pour thème de recherche le rôle des chiens dans la culture Sedang ; ce qui le
conduit à découvrir l'érotisme anal dans ce groupe et à théoriser toute forme
d'auto-tromperie dans les sentiments éprouvés vis-à-vis de ses « observés ». Il ne
se fit d'ailleurs jamais faute de déclarer un contre-transfert négatif à l'égard des
Sedang, expliquant son hostilité par leur pauvreté en dénominations affectives et
catégories psychiques.
Le terrain est révélateur de « vérités » qui se disent dans l'après-coup. Rien
de ce qu' « est » l'observateur ne passe inaperçu. Le falsifié, le dissimulé, le
caché... mènent à l'erreur scientifique et au faux témoignage autant qu'à la
fausse relation d'échanges.
S'énonce en fait une interprétation à « usage scientifique » de la théorie
traumatique de Freud. Est démontré un effort sans répit à traquer les clivages :
soi-même dans des erreurs, ses fausses perceptions, ses auto-trahisons incons-
cientes, ses fausses illusions, ses inhibitions. Seul linsight accompagnant l'an-
goisse est une mesure défensive acceptable. Le contre-transfert, dit-il, rendent
proches « des régions par ailleurs inaccessibles, par d'autres méthodes ».
Rien ne peut remplacer le contre-transfert : son contenu relève de l'incons-
cient... « L'analyste répond à son patient comme s'il répondait à une imago pri-
mitive. » Il en est de même de l'ethnologue.
La documentation de Devereux exulte d'anecdotes sur les effets d'aveugle-
ment « sexuel » des ethnologues. Ne rapporte-t-il pas l'exemple de Malinowski
qui, découvrant chez les Trobriandais la négation du rôle du coït dans la fécon-
dation, soustrait de sa description le mythe de « l'eau tombant goutte à goutte
dans le vagin d'une femme sur le point d'être fécondée », alors qu'il le cite ail-
leurs (Angoisse et méthode, p. 77).
Qu'un contre-transfert contrôlé et jugulé soit valorisé par Devereux ne
peut surprendre. Mais on est loin de la position fêrenczienne pour laquelle
« L'amour dans les sciences » (1901) est la voie privilégiée de connaissance et
960 Simone Valantin

l'amour (ou la tendresse maternelle), et presque l'amour fou pour le malade,


est principe thérapeutique.
En 1954, paraît son ouvrage, The typologicalstudy ofabortion in 350 primitive
ancient and pre-industrial societies, dans lequel il expose le principe du double
énoncé obligatoire pour tout fait psychique. Il interroge l'avortement comme rite
de séparation et acte sacré dans ses manifestations « ouvertes » culturellement et
précisément codifiées pour comprendre la féminité dans ce qu'elle a de secret et
d'obscur. Se précise la volonté de faire la lumière sur des faits ou des phénomènes à
la limite du connaissable, de faire de ceux-ci des « objets » scientifiques à propos
desquels l'analyste qu'il veut être va décider de leur appartenance à une « matrice »
de valeurs ; en bref il va décider de leur sens.
On découvre une passion de chercheur chez Devereux que l'on retrouve
dans Baubo ou la vulve mythique, son dernier ouvrage qui montre une grande
liberté associative à l'égard d'une image mythique et de ses diverses représenta-
tions culturelles. La méthode complémentariste permet de circuler du fragment
de terracotta de Priène à la culture de la fève aux qualités aphrodisiaque et abor-
tive et au culte d'Eleusis. Sont suivies pas à pas les projections mytho-poétiques
des hommes menacés par l'angoisse de castration.
Ces mouvements de « dérive » et d'interprétation sont alors pour l'auteur
source des plaisirs que la découverte des manières de pensée « autres » peuvent
apporter.
Il participe aux travaux de psychiatrie communautaire indienne, effectue des
recherches en milieu hospitalier, devient psychothérapeute en institution (Chi-
cago et Worcester).
De 1946 à 1953, le Topeka Institute for Psychoanalysis (Kansas, Etats-Unis),
fondé et dirigé par K. Menninger, avec lequel il collaboreétroitement,constitue en
effet son terrain : ce sont les « vétérans » indiens, souffrant de « clivages » du moi
par suite de traumatismes de guerre, qui sont ses patients à la Menninger Clinic...
Ils sont les membres d'une nouvelle culture, bientôt largement décrite dans
Ethnopsychiatrie générale, dont ils sont les inspirateurs au point que l'aller-retour
entre indien crow ou mohave et vétérans paraît parfois problématique.
L'effet de séduction et de fascination de la culture indienne joue sur Deve-
reux, malgré ses mises en garde.
Il ébauche un système critique de références en psychiatrie transculturelle et
construit sa propre nosographie ethnopsychiatrique comme une nosographie
universelle. L'inconscient ethnique et son refoulé est isolé de l'inconscient idio-
syncrasique ou « ordinaire ». Le symptôme est défini comme tentative de conci-
lier différents axes : culturel, biologique, névrotique, et social. Le degré de com-
munication directe avec la culture, ou de subjectivation ou d'ethnisation, voire
de chamanisation, différencie les tableaux cliniques.
La chambre froide 961

Ses activités de recherches se multiplient. Il travaille avec M. Mead au Cor-


nell University Médical College à New York, sur les « réfugiés » hongrois aux
Etats-Unis, suivant ainsi les voies nouvelles de l'anthropologie culturelle améri-
caine qui s'intéresse aux minorités récemment émigrées.
En 1963, à la demande de C. Lévi-Strauss, il est invité à donner un enseigne-
ment à l'Ecole pratique des Hautes Etudes à Paris. Il s'installe en France et y reste
jusqu'à la fin de sa vie. Il continue d'écrire jusqu'à sa mort en 1985. Ses dernières
années sont consacrées à l'étude de la mythologie grecque. Il se fait remarquer dans
ce domaine par E. Dodds et enseigne à Oxford : sa lecture de la mythologie sous
l'angle d'un double énoncé psychanalytique est saluée comme un progrès scienti-
fique. Son « empathie » déclarée pour la culture grecque et son intérêt pour la fémi-
nité se dévoilent un peu plus dans de nombreux textes dont Femme et mythe.
Devereux s'inscrit comme spécialiste des sciences sociales au décours de la
première génération des anthropologues tels C. G. Seligman, H. W. Rivers,
R. Fortune, G. Roheim, au courant des thèses freudiennes sur l'inconscient,
mais à part ce dernier, en n'ayant qu'une idée rudimentaire de la méthode
réduite alors à une interprétation du symbolisme. Cette première génération pra-
tique un point de vue comparatiste et adhère aux scénarios préhistoriques et
ethnologiques dont l'oeuvre freudienne peut être illustrée.

Devereux et Freud

Il n'est pas juste de dire que Devereux adapte la pensée de Freud. Curieuse-
ment, et bien avant l'heure, il semble accomplir une réhabilitation de la psycha-
nalyse appliquée « hors la cure ».
La théorie du moi comme fonction d'élaboration et de travail du pulsionnel
et des perceptions extérieures devient modèle pour la définition de l'identité et de
la personnalité : plus encore, elle entre dans la définition des rapports du sujet à
la culture. On la retrouve dans l'idée d'une égalisation économique opérée par le
moi entre les différents segments constituant un ensemble hétérogène. Devereux
parle alors d'hypertrophie ou d'hypotrophie d'un segment amenant à l'annula-
tion même du moi et partant du sujet. Etre bantou ou être Spartiate, n'être que
cela, c'est n'être rien du tout, ou presque rien, dit-il.
L'idée de « série complémentaire » développée par Freud est reprise dans la
proposition sérielle des désordres sacrés, typiques, ethniques et idiosyncrasiques
qui sont pour leur part « improvisés » à partir de traits culturels ainsi détournés de
leur fonction... La perte de la réalité est au centre de son entreprise diagnostique.
Le travail d'observation sur le terrain est identique à une observation cli-
nique ou l'analyse d'un rêve. De certains ensembles de comportements culturels
962 Simone Valantin

proposés à l'observateur sont inférées et généralisées les modalités de personna-


lité, comme les modes personnels névrotiques ou psychotiques le sont des signes
cliniques.
Devereux pointe la limite entre l'ethnologie et la psychanalyse. Qu'un
double énoncé soit parfois nécessaire, quand le jeu associatif est tari, nul n'en
doute et tout analyste peut pratiquer le « recours » à un autre type de construc-
tion, pourvu qu'elle appartienne au même univers de discours, mythique par
exemple. Freud dans le court texte qui sert d'inspiration à Baubo A mythological
parallel to a visual obsession (1916), ne fit pas autre chose devant les obsessions
d'un patient envahi par des images caricaturales et irrévérencieuses de la figure
paternelle. Mais Devereux va plus loin ; avec lui s'affirme et s'argumente l'exté-
riorité de la culture par rapport à la psyché.
La psyché individuelle est supposée contenir l'ensemble de ce qu'on peut
identifier comme traits culturels épars dans l'ensemble des sociétés. A l'inverse,
un fantasme individuel peut se retrouver sous la forme d'une institution cultu-
relle. Devereux rassemble donc des matériaux de nature et d'origine différentes :
observations ethnologiques de terrain, documents écrits, notes de seconde main,
récits historiques, références autobiographiques, rappels cliniques. Si on parvient
à dresser un catalogue de toutes les conduites sociales et collectives, on a ainsi
une estimation des contenus de la psyché... « Seule une carte de distribution qui
consigne toutes les manifestations de la même idée, peut avoir une signification
ethnologique » (Angoisse et méthode, p. 138).
Ainsi, une « série complémentaire explicative » va-t-elle être établie entre
des aspects ethnologiques, culturels, mythologiques et personnels et un fait
psychique.
Une conduite culturelle, une pratique, une plaisanterie, un mythe ou une
partie de l'un d'eux, un mensonge « traditionnel », un trait névrotique, ou un
acte psychotique, une technique de divination ou sa formule condensée, un rêve
typique constituent une gamme continue de « produits » ethnologiques, paral-
lèle à une autre gamme continue, celle des souhaits et défenses individuels.
La démonstration va se soumettre à l'épreuve de l'hypothèse ergodique : un
choix continu en extension, établi à partir de matériaux culturels de provenances
diverses, a la même valeur qu'une manifestation interne ou privée.
Devereux propose ainsi une relation entre culture et psyché : réitérée, démon-
trée et « physicalisée ». Des preuves et des modèles en sont donnés. La relation de
la psyché à l'extériorité de la culture ne peut être chez lui métaphorique.
Les conduites codifiées des cultures ouvrent à la connaissance de la psyché
individuelle. Tel obsédé demeure interdit à l'évocation d'un de ses fantasmes et
au récit de son rêve, figurant une image féminine, telle Baubo, s'exhibant et
riant. Telle conduite d'évitement rituel du lait qui s'adresse à la mère et l'en-
La chambre froide 963

fant mâle d'une culture africaine renvoie à la structure essentielle et triadique


de l'OEdipe.
Devereux redécouvre l'hypothèse de l'unité du psychisme humain et de la
culture : est-ce à partir du refoulement de la sexualité ? ou d'une nécessité
logique ?... Les deux, peut-on dire. Il s'inspire de A. Bastian (Der Volkerele-
mentargedanke, 1881) et s'en réfère à Freud et à G. Roheim : « L'unité de la
psyché humaine implique également l'uniformité de la culture humaine. »
L'unité du psychisme et son substrat fantasmatique — l'inconscient intempo-
rel — trouve un second souffle... « Il est impossible de dissocier l'étude de
deux concepts Psychisme et Culture, qui bien qu'entièrement distincts se trou-
vent... en relation de complémentarité heisenbergienne » (Ethnopsychiatrie
générale, p. 83). La complémentarité heisenbergienne est la « touche » très
personnelle de Devereux. Elle est aussi transcendante à cette implacable équa-
tion : culture et psyché comme co-émergeants. Devereux, compositeur de
musique dans sa jeunesse, use de la métaphore du répertoire pour parler de la
culture : l'individu va jouer selon ses désirs et ses pulsions. Les interprètes de
la partition ne sont pas tous d'égal talent ni d'égale capacité : le névrosé en
tient compte et en brouille les signes en se les appropriant, le psychotique la
déculture et la dénature, le délinquant négativiste social s'en sert d'une façon
perverse.
Il ne suffit pas de dire en effet que la « culture est un système standardisé de
défenses, solidaire des fonctions du moi {Ethnopsychanalyse complémentariste,
p. 262) », mais qu'elle est à la disposition du sujet qui choisit, trie, interprète,
traduit selon des investissements personnels. L'utilisation conventionnelle ou
erratique des segments culturels dévoile la perte partielle de son humanité chez
l'homme : cette régression conduit à ce qu'il appelle homo sapiens à partir du sta-
tut d'homme. Celui qui mérite cette qualité réussit des constructions et des inter-
prétations aussi belles que celles de la culture.
Les mythes fournissent une sorte de « chambre froide » impersonnelle où les
fantasmes individuels peuvent être « entreposés »... Certains fantasmes sont trop
chargés d'affects pour être refoulés, mais trop « ego-dystones » pour être recon-
nus comme appartenant au « je ». Ethnologues et psychanalystes, chacun avec
sa « boîte à outils » conceptuelle, sont aussi soumis à l'exigence de proposer des
fantasmes dans le contre-transfert qui peuvent émerger au niveau individuel et
être reconnus comme partie intégrante du moi... et non comme des personnages
mythiques. Le fait de reléguer ces fantasmes dans cette « chambre froide » cultu-
relle permet de leur donner une appartenance subjective, de passer de l'interpré-
tation « privée » à la subjectivité... énonçable.
Pour chacun, la rencontre avec l'oeuvre de Devereux ouvre à l'illusion de la
recherche de l'altérité externe qui ne serait pas aussi et d'abord la mise en question
964 Simone Valantin

de l'altérité interne, au coeur de la personne, lieu de 1' « étrangéité » (J. Laplanche).


L'appropriation subjective de la culture (et de l'inconscient) qui se fait d'une part
au bout d'un difficile et lent travail de métabolisationjamais achevé et « de traduc-
tion » des messages « énigmatiques » de l'autre, bute parfois. Peut-être est-ce dans
cet inachevé que l'on peut trouver le sens de la différence culturelle.
Simone Valantin
7-9, rue Emile-Dubois
75014 Paris

BIBLIOGRAPHIE

G. Devereux :
Psychothérapie d'un Indien des plaines (Dream and reality), J.-C. Godefroy, 1951.
The technique of analyzing of« Occult ». Occurences in Analysis in Psychanalyse and the
occult, New York, IUP, 1953, p. 391-417.
A study of abortion in primitive societies, New York, IUP, 1955.
La renonciation à l'identité, Paris, in Revue française de Psychanalyse, 23, 1,1967, p. 102-
142.
Ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.
Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1972.
De l'angoisse à la méthode, Flammarion, 1980.
Femme et Mythe, Paris, Flammarion, 1982.
— Baubo. La vulve mythique, J.-C. Godefroy, 1983.
J. Chemouni, Histoire et psychanalyse : à partir de Georges Devereux, in Psychanalyse à
l'Université, 17, 65, 1992, p. 51-82.
R. Dorey, A. Green, J. Laplanche, G. Rosolato, G. Bonnet, Du transfert et/ou du
contre-transfert en psychanalyse hors cure, in Psychanalyse à l'Université, Paris, PUF,
16, 64, p. 4-28.
S. Freud, A mythological parallel to a visual obsession, SE, 4, 1925.
B. Kilborne, Fields of shame : anthropologists abroad, Ethos, 1992, 20 (2), 230-25.
B. Kilborne, Altérité et contre-transfert, in Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie, 7, p. 135-
147, 1987.
E. Jones, Essais de Psychanalyse appliquée, Paris, Payot, 1973.
B. Juillerat, OEdipe chasseur, Paris, PUF, 1991, préface de A. Green.
J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, Flammarion, 1989.
J. Laplanche, La révolution copemicienne inachevée, Paris, Aubier, 1992.
R. Linton, De l'homme, Editions de Minuit, 1968.
B. Pulman, Aux origines du débat ethnologie/psychanalyse: W. H. R. Rivers, L'Homme,
100, 986, 26, p. 119-142.
B. Pulman, Aux origines du débat anthropologie et psychanalyse : Seligman, Gradhiva,
1989, p. 35-49.
G. Roheim, Psychanalyse et anthropologie, Gallimard, 1967.
G. Rosolato, Georges Devereux : une compréhension psychanalytique des mythes grecs
centrés sur la femme, in Psychanalyse à l'Université, 9, 33, 1983, p. 157-168.
S. Valantin et A. Deluz, Filiations et contre-filiations : G. Devereux (1908-1985), in
Revue d'histoire de la psychanalyse, 4, 1991, p. 605-620.
Critiques de livres

« De l'argent en psychanalyse et au-delà »


de Serge Viderman1

Jean-François RABAIN

En cette période de tourmente monétaire, de SME et de monnaie unique, le


titre du dernier livre de Serge Viderman intrigue. S'agit-il d'un ouvrage sur la
monnaie, rédigé par un psychanalyste quittant le domaine de l'économie psy-
chique pour aborder celle, plus générale, qui règle les marchés et les flux moné-
taires ? S'agit-il de reconsidérer l'économie libidinale et les concepts freudiens
d'analité ou d'investissement à la lumière des théories de la monnaie ou des
échanges marchands ?
Sans éluder aucune de ces perspectives, Serge Viderman nous propose bien
plus encore. Plus qu'une démonstration son livre fourmille de remarques ou
d'idées nouvelles, il est une germination, un « rhizome », diraient Deleuze et
Guattari, nous emportant vers de nouvelles réflexions, dans des directions et des
registres différents.
A la fois historien, philosophe, analyste et conteur, Viderman emmène le
lecteur au gré d'une pensée vagabonde, a-t-on dit, à la recherche de nouveaux
espaces de pensée que ne ferment jamais les questions.
Ce thème de l'argent, relativement peu exploré par les psychanalystes, écrit
Viderman, est, en effet, au coeur de nos systèmes symboliques. Comme le lan-
gage, la monnaie nous caractérise et assure notre identité. « Langue et monnaie
sont les deux systèmes de circulation, d'information et de valeur, au sein d'une
communauté », écrit Roger Pol Droit2, deux systèmes qui disparaissent dès le
passage de la frontière.

1. De l'argent en psychanalyse et au-delà, PUF, 1992.


2. Comment penser l'argent ?, Le Monde, éd. 1992.

Rev. franç. Psychanal., 3/1993


966 Jean-François Rabain

Loin d'être seulement l'intermédiaire des échanges, ou l'étalon de la valeur, la


monnaie reste, en effet, intimement liée à nos valeurs affectives comme à notre sen-
timent d'identité. Ainsi, les tempêtes actuelles, concernant la monnaie européenne
unique, ne reposent pas seulement sur des causes d'ordre social ou économique,
des éléments irrationnels et des effets inconscients y jouent un rôle déterminant,
comme toute renégociation des frontières qui assurent notre identité.
Le livre de S. Viderman nous emmène bien au-delà du thème abordé, celui
de l'argent, de la valeur, de la possession des biens comme de l'échange qui règle
toute relation humaine ou sociale, bien au-delà de la mise en relation faite par la
psychanalyse de l'argent et de l'analité, de la place que l'argent ou les posses-
sions entretiennent avec le caractère érotico-anal. Ce qui saisit le lecteur c'est
l'ampleur du propos de l'écrivain affrontant sa propre mort.
Dès les premières pages, Serge Viderman nous prévient : il envisagera, dans
ce livre, le rôle que la puissance de l'argent entretient avec la peur de la mort et
son « illusoire conjuration ».
D'emblée il questionne l'homme face à la mort, « cet horizon indépas-
sable », non pas la mort qui achève une vie, mais celle qui donne naissance à
l'homme véritable. « La mort, écrit Viderman, après Hegel, est anthropogène. »
Avec le philosophe, il nous rappelle que la vie n'a de sens que dans le risque
assumé de la mort, dans des luttes de pur prestige. « L'homme s'engage dans des
luttes mortelles sachant que la vie peut lui être ôtée, mais c'est bien par cette
conscience de sa mort, de ce risque auquel il s'expose volontairement, que
l'homme prend acte de sa finitude et qu'il advient à la conscience de soi. »
C'est donc avec la conscience de sa propre mort que l'homme accède à l'hu-
manité, qu'il s'extrait du monde animal.
A la violence hégélienne correspond, pour Serge Viderman, la théorie de
l'OEdipe, telle qu'elle a été pensée par Freud. Avec la mort du père, consommée
par les fils de la horde primitive, commence une histoire sans fin qui, de généra-
tion en génération, cette chaîne inépuisable, « va de castration en meurtre,
signer d'un trait de sang la succession tragique des pères et des fils » (o.c, p. 90).
Ces pages, très hégéliennes, évoquent également Michel Leiris, celui de De
la littérature considérée comme une tauromachie. « Ce que cherche le matador,
écrit Viderman, c'est bien d'affronter la mort, mais toujours avec la certitude d'y
échapper. » Défier la mort, ce sera « frôler les cornes d'assez près pour que l'on
ne puisse plus distinguer la séparation infinitésimale qui sépare la mort du tau-
reau de celle du torero, la sienne propre ».
C'est donc à ce risque et à ce désir assumé d'introduire ne fût-ce que l'ombre
d'une corne de taureau dans une oeuvre psychanalytique, pour parler comme
Leiris, que va s'exposer Serge Viderman dans ces pages, au prix d'ailleurs de
quelques erreurs d'estocade.
« De l'argent en psychanalyse et au-delà » 967

« Je tenterai d'aller aussi loin qu'il me sera possible et aussi rigoureusement,


dans l'examen des mystères qui ne sont pas dissipés, quoi qu'on prétende, de ces
synapses qui lient les muqueuses ano-rectales à l'ensemble des biens de ce monde
et en premier lieu à celui qui les sublime tous : l'argent » (p. 36).

L'ARGENT, JOCKER UNIVERSEL

La recherche de domination et ces luttes de pur prestige qui doivent propul-


ser l'individu au-dessous de ses rivaux, tous ces combats insensés, placent, en
effet, l'argent, convertisseur général de ces ambitions, à la première place, dans
l'illusion de se soustraire à la mort.
L'illusion du mortel est bien par la masse des richesses accumulées de faire
barrage contre la mort. Les pyramides d'Egypte, ou nos modernes sépultures
tels Fort-Knox et autres Xanadu, ne sont-elles pas d'abord rempart contre celle-
ci ? « La passion de l'or, son accumulation est une garantie contre la mort, écrit
Serge Viderman, c'est la forme laïque de la croyance en l'immortalité. »
Aussi la pulsion d'accumulation, comme l'avarice qui augmente avec l'âge,
constituent-elles un bouclier contre la mort. L'accumulation des biens terrestres,
l'enrichissement peuvent ainsi se concevoir comme une sorte d'équivalence de
cette force anti-entropique qu'est la vie elle-même.
Ainsi la pulsion d'accumulation est du côté d'Eros. Quand on lui dérobe sa
cassette, Harpagon n'a qu'un cri : « Je suis assassiné ! » Charles Foster Kane
bâtit quant à lui son Xanadu comme un bunker contre la mort.
L'avarice du Père Grandet n'est pas simple accumulation passive des biens,
son activité incessante évoque l'activité pulsionnelle. Que l'on se rappelle les
pages dans lesquelles le Père Grandet, face au crucifix en vermeil, ne peut résis-
ter à la tentation ; il tend la main pour s'en emparer et ce geste lui coûte la vie.
Aussi Serge Viderman oppose-t-il radicalement Gobsek à Shylock. Là où le
héros de Shakespeare poursuit d'abord sa vengeance et non pas l'argent — il
préfère un gage de sang pour assouvir sa haine —, le personnage de Balzac est
un « artiste », un « démiurge », « maniant l'argent avec un supérieur génie ».
Ainsi pour Serge Viderman « l'or est-il autre chose que ce métal maléfique
qui rend fous les hommes ou criminels ; il est aussi, il est surtout symbole de la
puissance, de l'immortalité, dans la mesure où la folie de sa recherche dépasse les
convoitises simplement terrestres ». « Il y a dans cette quête, dans son obstina-
tion, dans les risques que l'on y court quelque chose qui dépasse la pure matéria-
lité de sa possession... » « Ainsi l'alchimie n'est pas seulement recherche de l'or.
968 Jean-François Rabain

Transmuer le plomb en or est pure métaphore du péché adamique lui-même : la


recherche de la connaissance» (o.c, p. 115).
De même Gobseck, lorsqu'il restitue au fils du comte de Restaud, alors que
rien ne l'y oblige, tous ses titres de propriétés, selon la promesse faite à son père,
s'efforce de joindre à la possession de l'or, l'exercice du bien (o.c, p. 115, p. 117).
Ici, l'ordre et la justice sont du côté de l'usurier. Pour Viderman, Gobseck est un
philosophe, un moraliste, qui s'oppose à Shylock, l'esclave de sa passion.
« On dit que l'argent est fou, écrit Serge Viderman (o.c, p. 119), et qu'il
pourrit tout ce qu'il touche. L'argent est surtout un échangeur universel, une
abstraction, qui se plie au désir de ceux qui le manient. » Il est aussi « inno-
cent », écrit-il, que l'eau qui n'a pas de forme et qui peut prendre « la force de
toutes les choses concrètes possibles, toutes les sinuosités du vase où elle est ver-
sée » (p. 63, p. 119).
Aussi, face à cette violence, à ce désir de puissance et de domination, cette
« perversion » de l'homme qui cherche l'emprise létale sur autrui et sa servitude,
qui tend à dépouiller l'autre de son propre désir, ce qui peut apparaître comme
le meurtre dans sa perversité originelle, sa forme la plus nue, Serge Viderman
met en avant le pouvoir de la loi, de la loi juive en particulier, qui veut modérer
cette violence « naturelle », faute de pouvoir la supprimer.
« L'argent par son rôle neutre de convertisseur universel occupe un rôle
essentiel pour arrêter le cycle de la violence en dédommageant la peine subie »
(o.c, p. 83).
Ici Serge Viderman oppose l'enseignement talmudique à la Begierde hégé-
lienne. « Hegel décrit l'homme et son désir tels qu'ils sont. Le Talmud se préoc-
cupe d'éthique et s'efforce de convaincre l'homme de ce qu'il devrait faire » (o.c,
p. 87).
A l'opposé des philosophies idéalistes, du socialisme utopique, de Gracchus
Babeuf ou de Thomas More, de toutes les îles d'utopie où l'on condamne l'ar-
gent et interdit la monnaie, Serge Viderman nous propose ce paradoxe qui
contredit le titre d'un livre d'Alain Mine : l'argent n'est jamais fou, mais au
contraire est facteur de contention des passions et pacificateur des humeurs.
En tant qu'échangeur universel l'argent a un rôle pacificateur. Nécessaire
aux rapports de la communauté, son échange permet la contention de la vio-
lence. Lui seul en effet est en mesure de dédommager, de réparer les dommages
causés à autrui. Il met un terme aux sentiments de préjudice et aux revendica-
tions interminables.
Certes on ne peut jamais effacer tout dommage et l'on ne rendra pas à l'ac-
cidenté sa jambe perdue. La loi du talion, appliquée stricto sensu — oeil pour
oeil, etc. —, n'apporterait qu'un dommage encore plus grand. L'interprétation
du Talmud permet de comprendre que la loi du talion est d'abord contention de
« De l'argent en psychanalyse et au-delà » 969

la violence : pas plus que la valeur d'un oeil, pas plus que la valeur d'une dent ! Elle
interrompt le cycle des vengeances.
Ainsi, pour Viderman l'argent reste l'échangeur idéal pour compenser le
mieux possible la perte subie (o.c, p. 93). « Le seul dédommagement qui
approche une juste équivalence entre le dommage subi et sa compensation ne
peut être rendu possible que par le truchement de cet argent neutre, ce joker uni-
versel qu'est l'argent » (o.c, p. 87)1. L'argent occupe ainsi un rôle à part, grâce à
son universalité, sa sécabilité, sa conversion potentielle, bref son caractère d'abs-
traction métaphysique.

L' « HOMME AUX RATS »

Pour examiner les mystères non dissipés, donc, qui lient les muqueuses ano-
rectales à l'ensemble des biens de ce monde, pour étudier la place que tient l'ar-
gent dans la vie du sujet, et le rôle que l'erotique anale entretient avec les traits
de caractère, Serge Viderman va utiliser l'analyse de l' « Homme aux rats », telle
que Freud nous l'a rapportée.
Comment examiner le problème de la relation argent-analité, et tout
d'abord doit-on tenir cette relation pour fondée et universelle ?
Le rapport que ces deux termes entretiennent est-il de type logique ou bien
n'est-il pas plutôt une analogie métaphorique ? L'éducation sphinctériennejoue-
t-elle un rôle dans la construction du « caractère anal », défini par la célèbre tri-
logie : ordre, parcimonie, obstination ? Existe-t-il, en particulier, une prédictibilité
possible entre le mode de dressage sphinctérien et les formations caractérielles
décrites par Freud, qui se développent au cours d'une histoire individuelle ?
On sait que S. Viderman n'aime guère les idées reçues. « Déconstruire »,
dit-il, aussi bien l'espace psychanalytique que les vérités apprises au lieu d'être
interrogées.
Relisant l'analyse de l' « Homme aux rats », Serge Viderman ne voit guère,
en effet, dans la pathogénie, de la névrose obsessionnelle de celui-ci, « le rôle que
jouaient les fixations anales, pas plus d'ailleurs que les traits principaux du
caractère érotique anal, qui devaient lui être attachés avec l'inséparabilité du
corps et de l'ombre » (p. 121). Et de citer cette page savoureuse de Freud, dans
laquelle celui-ci se montrerait plus obsessionnel que le patient, en protestant à
l'idée que les mains sales de ce dernier ne viennent nuire au sexe virginal des

1. Ce sur quoi, A. de Mijolla insisteégalement, en évoquant la notion de « franc symbolique », censé


réparer le narcissismeendommagé du sujet (in Comment penser l'argent, o.c, p. 40).
970 Jean-François Rabain

jeunes filles de bonne famille qu'il séduisait pendant les week-ends. Fallait-il
donc prendre des gants ?
Viderman ici s'amuse et nous amuse, mais hélas pour la rigueur de la
démonstration, il ne s'agit plus ici de l'exemple de l' « Homme aux rats » mais
d'un tout autre patient de Freud, traité également pour névrose obsessionnelle1.
Curieuse erreur de lecture1, moment d'inattention inhabituel chez un ana-
lyste qui nous avait habitué à des lectures plus rigoureuses et qui laisse supposer
que Serge Viderman cherchant à se débarrasser ici un peu trop vite du formi-
dable investissement de l'analité de l' « Homme aux rats », pour en faire un petit
OEdipe, se fait lui-même piéger par sa propre ambivalence vis-à-vis du père de la
psychanalyse.
Pour Viderman, en effet, c'est l'activité sexuelle précoce du « petit sensuel »
qui joue ici le premier rôle pathogène (p. 12). Viderman remarque que Freud ne
fera « pas une seule interprétation portant sur une fixation au stade anal »
(p. 31), mais privilégiera l'interprétation oedipienne portant sur la haine éprou-
vée à l'égard du père, et le refoulement de celle-ci.
Cependant, en privilégiant ainsi l'OEdipe au détriment de l'érotique anale,
Serge Viderman semble laisser de côté tout le génie de la découverte freudienne,
qui fait de l'analité le soubassement, le gründ, le sol même de la sexualité génitale
à venir.
« Dans la névrose obsessionnelle, écrit Freud en 1917, on constate une
dégradation régressive de l'organisation génitale. Tous les fantasmes conçus
originairement sur un mode génital se transforment en fantasmes de na-
ture anale : le pénis est remplacé par la verge d'excrément et le vagin par
l'intestin. »3
A cet égard, l' « Homme aux rats »4 en reste l'exemple inégalé. N'est-ce pas
Viderman lui-même qui remarquait dans Construction de l'espace analytique
(p. 119) que les multiples homophonies du signifiant « rat » (rate/ratte, spiel-
ratte, rat de jeu, hofrat heiraten/erraten, etc.) renvoyaient ce terme, véritable
« complexe phono-sémantique », à toute une série de combinaisons incons-
cientes possibles. Le rat, petit animal dégoûtant et sale, propagateur d'infection

1. Cf. Freud Cinq psychanalyses, PUF, 1966, p. 227. « Il en fut ainsi du premier cas de névrose obses-
sionnelle qui me permet de comprendre cette maladie. Le patient en question, fonctionnaire scrupuleux,
celui-là même dont j'ai conté l'obsession concernant la branche dans le parc de Schönbrunn (cf. Freud,
o.c, p. 224, n. 3), se signala à mon attention par le fait qu'il réglait toujours ses honoraires en billets pro-
pres et neufs, etc. »
2. Erreur que reproduit dans son intégralité, à son insu, RolandJaccord, dans l'analyse critique qu'il
fait du livre de Serge Viderman, parue dans Le Monde du 13 mai 1992.
3. S. Freud, Sur la transpositiondes pulsions, 1911, La vie sexuelle, PUF, 1973, p. 110.
4. De son vrai nom Ernst Lanzer, comme nous l'indiquent Peter Gay (Freud, une vie, p. 300) et
Patrick Mahony (Freudet l'Homme aux rats, p. 15) et non pas « Lorenz ».
« De l'argent en psychanalyse et au-delà » 971

syphilitique, pénis anal destructeur, pénétrant à la fois le père et le patient passif,


représente aussi les enfants, mais aussi l'argent (rat-florin-pénis ; raten = paie-
ment mensuel), il est un véritable étalon monétaire (une « devise - rat ») servant
à calculer les honoraires de Freud.
« Rat, phallus fécal, écrit Serge Viderman dans Construction, pénétrant le
père et la dame de ses pensées, le rat est le fantasme central d'une scène primitive
où le sujet, en se projetant dans le couple parental, s'en tient à toutes les posi-
tions actives et passives » (Construction, p. 119)1.
Si donc pour Freud le signifiant « rat » est le knotpunkt, le véritable « point
nodal » de l'analyse de l' « Homme aux rats », Viderman récuse, quant à lui,
« le rôle qu'auraient pu jouer les fixations anales ou les traits de caractère ero-
tique anal dans cette sévère névrose obsessionnelle » (o.c, p. 12).
« La structure anale n'est pas une donnée de la nature », écrit-il (o.c,
p. 120). « Ce qui modèle ou module la structure anale, c'est ce que la société elle-
même exige. » Les qualités de ténacité, d'ordre et d'économie (Ordentlich, Spar-
sam und Eigensinning), toutes trois traits du caractère anal pour Freud, sont, en
effet, fortement valorisées par la société, car particulièrement adaptées à notre
réalité socio-économique. « L'analité comme nature est donc relayée par la
culture », écrit Serge Viderman, et l'homme comme le soulignait Hegel apparaît
doublement immergé à la fois dans la culture et dans la nature.
Quel que soit l'apport du biologique c'est par l'éducation dans l'espace
familial d'abord, puis dans la dimension sociale, que le caractère anal pourra
devenir l'équivalent des mutations génétiques qui assurent la survie de l'espèce.
« Les traits du caractère anal seront sélectionnés dans nos sociétés sur le mode
dont la sélection darwinienne opère dans la nature » (o.c, p. 120).
A cet égard, « l'argent est le point de passage idéal pour quitter le monde de
la nature et pénétrer dans celui de la culture » (o.c, p. 83). « Synapse », sans
doute, mais aussi création symbolique ayant valeur d'échange. « Pour l'enfant
parvenu au stade anal, la production de l'intérieur mystérieux de son corps n'a
pas plus de valeur que l'or n'en avait pour les Aztèques, qui s'étonnaient que
Cortès et ses hommes en fussent si friands. Il faut pour que l'enfant opère cette
mutation de la valeur de ce qu'il fait, la médiation de la culture. »
C'est en accordant un prix, une valeur d'échange, aux fèces de son enfant,
que la mère introduit celui-ci dans le monde de la culture. Fèces = don. Les fèces

1.On peut regretter également que Serge Viderman n'ait pas utilisé ici l'analyse si pertinente que
J. Lacan fit de la notion de dette (Le mythe individuel du névrosé) en rapprochant la dette du père de
l' Homme aux rats (le père, rat de jeu, spielratte), avec celle de son fils et de la folie de ce dernier à rem-
bourserla postière. l'Homme aux rats devait en effet se soumettre à un « plan de famille » et épouser une
femmeriche comme son propre père. Ses rêves transférentiels, dans lesquels il épouse la fille de Freud non
pour ses beaux yeux, mais pour son argent, répètent, au cours de son analyse, le mythefamilial.
972 Jean-François Rabain

n'ont aucune signification en elles-mêmes, mais ne trouvent leur valeur que du


lien qu'elles représentent entre la mère et l'enfant.
Freud et Winnicott disent-ils autre chose? Déjà en 1917 Freud écrivait :
« L'excrément est le premier "cadeau", car "ce n'est pas or-argent mais cadeau
qui est la première signification à laquelle conduit l'intérêt pour l'excrément". »1.
Winnicott élargira, après Melanie Klein, cette perspective. Le don de l'en-
fant répare le vide, le trou que celui-ci a créé en imagination dans le sein mater-
nel au cours d'un mouvement instinctuel. Ce geste de réparation, s'il est authen-
tifié par la mère, permet l'élaboration du monde intérieur. Sans ce premier don,
écrit Winnicott, l'adulte ne saura pas ce qu'est recevoir authentiquement. Le don
est la voie du développement.
Il en va aussi du discours comme pour les fèces. « Ce vil cafouillis sans
queue ni tête, le psychanalyste va le transformer dans l'or pur de la psychana-
lyse. » La mère et l'analyste sont d'un côté du processus ; l'enfant et le patient de
l'autre. « La valeur que chacun y attache reçoit de la charge affective qui les lie
cette plus-value pulsionnelle qui en fait la force symbolique » (o.c, p. 136).

DÉCOUVRIR OU FABRIQUER LA VÉRITÉ

Ce qui intéresse, en fait, ici davantage Serge Viderman, rejoignant les pers-
pectives déjà formulées dans Construction et Le céleste et le sublunaire, c'est la
construction proposée par Freud à partir d'un événement historique non remé-
moré par le patient.
« Puni par son père à l'âge de six ans pour un méfait dont il n'a aucun sou-
venir — (la fameuse correction suivie d'une colère au cours de laquelle il avait
injurié son père : "Toi lampe, toi assiette", etc.) — l'Homme aux rats se voit
proposer par Freud une construction ingénieuse mais improuvable. » Cet événe-
ment historique devenu irrécupérable, tant dans la mémoire du sujet que dans
celle des témoins, laisse à l'analyse la liberté d'en imaginer tous les sens possibles
et « de l'insérer dans des ensembles cohérents construits dans l'analyse et non
reconstruits sur un modèle historique préexistant » (Construction, p. 117).
Ainsi la scène de l'événement ne peut prendre son sens, écrit Serge Vider-

1. Sur la transposition des pulsions plus particulièrement dans l'érotisme anal, in La vie sexuelle,
PUF, 1973, p. 110. On sait que la valeur de cet investissement peut s'inverser avec l'émergence du transfert
négatif ou la rupture des liens. « L'or, dont le diable fait cadeau à ses amants, se change en excréments
après son départ », écrit Freud.
2. Voir le remarquable travailde B. Brusset : Découvrir ou fabriquer la vérité ? La pensée psychana-
lytique de S. Viderman, in Revue internationale de psychopathologie, n° 9, 1993.
« De l'argent en psychanalyse et au-delà » 973

man, que d'une construction interprétative où l'imagination de l'analyste, comme


celle de l'historien, va jouer un rôle décisif (Le céleste et le sublunaire, p. 271).
Aussi Serge Viderman remarque-t-il que Freud construit l'analyse de
l'Homme aux rats autour d'une seule interprétation portant sur l'importance du
conflit oedipien de ce dernier, à partir d'un événement historique non remémoré.
Pour Viderman, Freud « construit » le sens de la scène alors qu'il est
convaincu de reconstruire un enchaînement exact des événements. Alors que la
réalité de l'événement ne peut être affirmée — le souvenir exact de la scène n'est
pas plus récupérable par la mémoire du patient que par celle de sa mère —,
Freud affirme la force de l'OEdipe, conçu comme mythe fondateur, « comme
signe de la violence sans fin qui lie les pères et les fils ».
Ainsi pour Viderman, « l'interprétation ne dit pas seulement ce qui est,
elle fait être aussi ce qu'elle dit » (Construction, p. 120). C'est par l'interpréta-
tion, que le vécu inconscient vient à l'existence dans le présent de la situation
analytique.
Serge Viderman nous rappelle, à cet égard, que la théorie psychanalytique
ne relève pas des catégories du vrai ou du faux. « Elle fait mieux, elle est d'abord
créatrice de sens. » « A sa façon elle est une grammaire transformationnelle,
générative, disséminatrice de sens. »1
Reprenant les analyses développées dans Construction de l'espace analy-
tique, Le céleste et le sublunaire, il nous rappelle que la psychanalyse ne peut pré-
tendre à ressusciter le passé tel qu'il a réellement existé. Dès leur origine, en effet,
les faits historiques relèvent d'un double statut à la fois factuel et fictionnel,
parce qu'ils arrivent à notre connaissance déjà travaillés par l'attraction défor-
matrice de l'imaginaire.
Aussi la psychanalyse doit-elle témoigner de cette « rigueur élastique »
qu'évoque Carlo Guinsburg, de cette capacité d'invention qui lie désormais les
faits et la fiction. L'originaire, en effet, ne peut rester factuel. Avec l'émergence
du concept de vero similitude, de vraisemblance, se constitue cette aire commune
de la création poétique et de la création historique.
Qu'importe alors effectivement que la science biologique affirme que la
trace des expériences acquises ne se transmet pas. « Nous nous situons, écrit
Serge Viderman, dans cet espace de la psyché où la grande structure mythique
l'emporte sur l'événement historique » (L'argent, p. 33).
Les détracteurs de ces perspectives ironiseront sans doute sur ce paradoxe.
Que penser d'une rigueur trop élastique ? A relire un peu trop vite l' « Homme
aux rats », comme nous l'avons vu plus haut, en confondant deux patients pour-

1. L'argent, p. 29.
974 Jean-François Rabain

tant bien différents, Viderman lui-même ne s'est-il pas fourvoyé en « inventant »


de toute pièce un mauvais procès à Freud ?
Certains ont voulu voir dans de telles perspectives une position radicale-
ment anhistorique. On sait que S. Viderman s'en est très explicitement défendu
dans Le céleste et le sublunaire (p. 334). « Dire que ma conception de l'analyse
est anhistorique est fondamentalement inexact. Plus je pense que l'histoire événe-
mentielle n'est pas suffisante pour expliquer l'organisation et l'évolution de la
névrose — le destin du sujet —, plus je pense que l'histoire événementielle dans
sa totalité est perdue et que la continuité reconstruite de la mémoire est une visée
illusoire, plus ferme aussi (est) ma conviction que tout ce qui est possible de
retrouver de l'histoire a d'importance et une importance capitale, parce que seuls
ces éléments historiquement établis peuvent être élaborés par le patient et lui
apporter cette certitude de la construction et de la réalité agissante en lui des fan-
tasmes que nous construisons à partir de ce qui survit de son histoire. »
Déjà dans la conclusion de son premier ouvrage La construction de l'espace
analytique S. Viderman, avec Hegel, pressentait que nous aurions à fabriquer la
vérité.

L'ARGENT ET LE CADRE

On prête à Lacan, écrit Viderman, cette formule concernant l'inventeur de


la psychanalyse : « Il fallait être juif pour vendre à quelqu'un sa propre parole. »
Serge Viderman souscrit à l'ironie du propos : « Une des vertus de la situation
analytique, écrit-il, c'est de faire en sorte que l'analysant produise une plus-value
de sens » (p. 134).
Ce que la situation analytique crée, en effet, ce sont les conditions d'une
parole qui ne ressemble à aucune autre.
En effet, « l'analysant n'aura pas acheté sa propre parole dans une sphère
purement marchande où les valeurs s'équilibrent ». « Ce qui sera dit et élaboré
dans l'espace analytique aura acquis une plus-value de signification qui appar-
tiendra à ces valeurs intérieures qui échappent à la pure logique des échanges
marchands. »
En créant avec la psychanalyse une nouvelle anthropologie, une Weltan-
schauung originale, Freud fait partager à l'analysant la conviction qui l'anime
lui-même : « Avec cette nouvelle thérapie, l'analyste met sur le marché une offre
riche de potentialités bénéfiques. » « Pas étonnant, remarque Serge Viderman
(p. 129) que la demande soit rapidement devenue supérieure à l'offre. »
Ce supplément d'âme échappe-t-il, cependant, à la « logique des échanges
« De l'argent en psychanalyse et au-delà » 975

marchands » ? On peut raisonnablement en douter. Car « en plus de ce proces-


sus unique dans lequel la parole de l'analysant acquiert un surcroît de significa-
tion, le savoir et l'habileté de l'analyste, jouent un rôle déterminant dans la
transmission de l'expérience analytique ».
Aussi « tous ceux qui avaient eu le courage et la perspicacité de faire les
sacrifices nécessaires à une analyse avec Freud, rentrés dans leurs pays deve-
naient à leur tour des valeurs sur un marché en rapide expansion, assurés de
recevoir de leur contact avec cette unique figure charismatique non seulement la
réputation de la meilleure analyse possible du temps, mais encore quelque reflet
du génie de leur analyste ».
Tels pères, tels fils ! Le même phénomène n'est-il pas également observable
en France avec les analysés et élèves de Lacan, et, d'une façon plus générale,
avec les patients des analystes formateurs ou didacticiens, seuls habiletés par
l'institution à « transmettre » l'analyse ?
Cependant, remarque Serge Viderman ! « Les termes de l'échange interpré-
tation/argent ne peuvent obéir à un calcul économique simple, tant les valeurs
qui s'y échappent se situent au-delà de toute appréciation objective. »
Même si le coût d'une analyse dépend des lois de l'offre et de la demande, sa
valeur reste néanmoins saturée de subjectivité.
Serge Viderman évoque le souvenir cocasse d'une patiente suivie en institu-
tion, persuadée d'enrichir à terme son analyste et de lui payer un appartement,
du fait qu'elle payait de sa poche le montant du ticket modérateur, alors fixé à
3,60 F. « Le réel était aboli par l'illusion narcissique du transfert. »
Ce qui fait, en effet, la difficulté du problème est bien que l'argent se
trouve à la charnière du cadre analytique, à la fois dans le cadre et hors de
celui-ci. Le patient règle en effet rarement les honoraires couché sur un divan !
Le règlement se fait le plus souvent aux limites ou à l'écart de la situation
analytique proprement dite, le plus souvent à la fin d'une séance, rédigeant
un chèque ou remettant des espèces, parfois pudiquement masquées par une
enveloppe.
Que d'interprétations possibles, alors, portant sur les émergences transfé-
rentielles liées au vecteur argent : retard de règlement, erreurs de calcul,
demande de sursis de paiement, toutes ces « claudications » énoncent le jeu des
résistances et bien souvent l'émergence du transfert négatif.
L'argent, comme la durée fixe des séances, est gardien du cadre, permettant
la maîtrise de la distance, évitant les pièges des transferts passionnels comme les
écueils du contre-transfert. Le paiement rappellera au patient que le plaisir pris
en séance a ses limites, et qu'une partie de ce plaisir sera dépensée, ailleurs, avec
quelqu'un d'autre.
Ainsi la somme d'argent demandée pour prix de la séance est une simple
976 Jean-François Rabain

grandeur conventionnelle. « L'argent, ici encore, reste un facteur abstrait, écrit


Serge Viderman, l'agent de la plus totale égalisation objective des échanges. »

Ce livre de réflexion, et de pensée ouverte, nous laisse sur une question :


l'argent, la possession des biens et la puissance matérielle peuvent-ils réussir
dans leur rôle de conjurer la mort ? Loin de conclure, Serge Viderman se veut
conteur.
« Alexandre de Macédoine, arrivant à la porte du jardin d'Eden après avoir
conquis tout le monde alors connu, croit, par ses richesses inépuisables, pouvoir
échapper au sort commun des humains. Mais les Tzaddikim — les justes — veil-
lent. "Nul n'entre ici s'il n'a pas su viser la connaissance et non les richesses
matérielles." Y a-t-il un moyen de s'en sortir questionne le conteur ? Oui répond
le "Livre" : retourner à la terre. La mort est le seul état où l'on ne peut plus rien
désirer. »1
Jean-FrançoisRabain
5, avenue Franco-Russe
75007 Paris

1. L'argent, p. 142.
« Evolution du cerveau et création de la conscience »
de John C. Eccles 1

Denys RIBAS

John C. Eccles, prix Nobel de médecine pour ses travaux sur la synapse, nous
livre à quatre-vingts ans le résultat d'une méditation sur l'origine de la conscience
et de la spécificité humaine qui a sous-tendu le travail de toute sa vie. Partant de
l'anatomie comparée du singe, des hominidés et de l'homme, il fouille la neuro-
anatomie moderne pour en faire surgir une double dimension : d'une part, il nous
montre que les progrès de l'organisation cérébrale sont indissociables des progrès
de l'évolution vers l'hominisation, d'autre part, il décolle les plans neuroanato-
mique et neurophysiologique de celui de la conscience et de la pensée.
Aujourd'hui où l'influence de Darwin sur Freud fait l'objet de publications,
il sera intéressant pour ceux qui en ont la compétence de voir discutées les thèses
qui s'opposent sur la manière dont les sauts progrédients se sont opérés dans
l'évolution des espèces. Le profane reste saisi par le petit nombre d'individus
concernés et les millions d'années nécessaires...
Le médecin fait aussi un voyage dans le temps, plus modeste, en réactivant
les traces mnésiques laissées par son apprentissage de la neuroanatomie, pour
découvrir beaucoup plus de subtilité : le modèle s'éloigne radicalement de la
connection électrique. Spécialiste de la synapse, l'auteur donne un aperçu de son
extraordinaire complexité. Mais surtout, par une critique nourrie par un abord
scientifique médical, il remet en cause « l'homme neuronal » de Jean-Pierre
Changeux. La conscience devient une activité de l'ensemble du cerveau, irréduc-
tible au fonctionnement neurologique de base. L'auteur propose alors d'appli-
quer à l'interface du psychique et du neurologique la dualité ondulatoire/corpus-
culaire de la physique moderne telle que l'articule la mécanique quantique. La

1. Paris, Ed. Fayard, 1992.


Rev. franç. Psychanal., 3/1993
978 Denys Ribas

question qu'il se pose est en effet la modalité selon laquelle la conscience modifie
l'état cérébral pour aboutir à des commandes d'actions musculaires permettant
d'agir, de parler. Il faut bien qu'il y ait interaction. En décrivant une synapse
« probabiliste », il donne beaucoup de poids à son hypothèse, qui n'enfreint plus
les lois de la physique, à condition de tenir compte des progrès de cette dernière.
C'est évidemment une grande joie pour un psychanalyste de voir une cri-
tique interne à la science corriger le mécanicisme désuet qui est habituel dans
l'approche du psychique à partir de l'étude du corps.
Eccles pense que l'évolution humaine a fait un saut qualitatif qui en modifie
les lois : la sélection naturelle n'opère plus sur les capacités cérébrales, et d'ail-
leurs les individus les plus doués se reproduisent moins que ceux qui sont défa-
vorisés. Il en conclut à une stabilisation de l'évolution biologique de l'homme,
dont la progression est devenue sociale et culturelle.
Une des plus anciennes preuves d'un accès à une dimension authentique-
ment humaine est pour lui l'apparition de l'altruisme : le squelette d'un handi-
capé d'une quarantaine d'années, incapable de marcher depuis sa naissance,
prouve qu'il a été nourri par ses parents et ses proches. Il accorde aussi beau-
coup d'importance à la participation du père, ignorant bien sûr de son rôle dans
la procréation, à l'élevage des petits. Des traces de pas conservées exceptionnel-
lement montrent un homme qui marche à côté d'un enfant, qu'il tient par la
main. Des traces de pas plus petites, celles vraisemblablement de la mère, se sont
glissées dans les siennes, comme par jeu...
Saut qualitatif de la conscience et saut dans l'évolution des espèces confor-
tent Eccles dans une croyance en Dieu dont il fait part dans sa postface, « Après
dix chapitres darwiniens » — même s'il complique beaucoup le modèle en intro-
duisant l'apparition de la conscience —, il lui faut faire une hypothèse finaliste
pour donner un sens à l'émergence de l'humain, et à sa propre vie.
Eccles n'est pas psychanalyste, et sa croyance religieuse est probablement ce
qui a soutenu sa défiance de l'homme machine. Qu'importe, car sa critique du
dedans a certainement plus de chance d'être entendue des scientifiques classiques
que tout ce que nous pouvons dire du dehors.
Bien entendu, lui échappe aussi la nécessité d'une négativation, du refoule-
ment pour que du psychique s'organise, de l'inconscient pour qu'il y ait
conscience. Mais cela nous le savons...
Denys Ribas
33, rue Traversière
75012 Paris
« L'incomplétude du symbolique »1
de Guy Le Gaufey

Bernard PENOT

Sous cet intitulé assez grandiose, c'est un ouvrage limpide et passionnant


qui se donne à lire, de ceux qu'on ne lâche guère avant de les avoir terminés. Le
sous-titre — De René Descartes à Jacques Lacan
— en délimite la trajectoire :
c'est l'étonnante convergence de deux démarches de pensée qui semblaient pour-
tant s'ignorer mutuellement au départ, la quête mathématico-philosophique
d'une part, et l'aventure freudienne de l'autre.

- Les temps modernes s'inaugurent, rappelle Le Gaufey, de « la fracture


I
cartésienne produisant
», le surgissement historique de la mathesis universalis,
« lieu univoque de tout savoir qui ne soit pas opinion ». Autrement dit, l'instau-
ration d'un champ de scientifïcité qui permette aux hommes de coder, de chiffrer
le monde. En rupture avec la scholastique médiévale, la pensée dite « moderne »
cherche à assurer l'unité du savoir sous le primat de la raison mathématique

raison à laquelle Dieu lui-même serait en quelque sorte soumis...
La seconde méditation de Descartes pose le cogito d'un sujet exclusivement
voué à l'activité de pensée en tant que telle. C'est donc un sujet qu'on pourrait
donc dire « sans qualités » (figurables), dans la mesure où il se pose comme le
lieu d'un pur rapport (idéique). Or, rien n'assure cet ego qu'il existe quoi que ce
soit hors de sa pensée. Et on sait combien, pour Descartes, les représentations
qui constituent celle-ci, ainsi que toutes les figurations qu'il peut avoir du monde
étaient a priori éminemment suspectes — le terme « figure » ne vient-il pas de
fingere (feindre) ? Qu'est-ce qui assure dès lors ego qu'il ne se soit pas lui-même
donné ces idées ? quel « référent » pourrait les lui garantir comme « vraies »,
c'est-à-dire autre chose qu'illusoires ?

1. Paris, Ed. EPEL, 1991.


Rev. franç. Psychanal., 3/1993
980 Bernard Penot

« Il ne reste, pose Descartes, que la seule idée de Dieu dans laquelle il faut
considérer qu'il y a quelque chose qui n'ait pu venir de moi-même. » Jamais
esprit fini n'aurait pu, pose-t-il, se forger une telle idée s'il n'avait été « informé »
de l'existence de cela sans l'avoir appris, de façon « innée ». Dieu est ici atteint
comme cause nécessaire de son idée, comme dit Alquié, et c'est justement parce
que la valeur représentative de cette idée de Dieu est nulle que le savoir qu'elle
nous procure est certain.
Du fait qu'existe au moins une représentation dont le sujet sait ne pas pou-
voir être la cause, ego s'en déduit avec certitude. Le sujet s'assure donc d'un
Dieu en même temps que du monde, et de lui-même. Nous avons bel et bien là
« un sujet sans précédent », en rupture radicale avec la conception aristotéli-
cienne du rapport empirique au monde sensible. C'est un véritable bonheur que
de suivre Le Gaufey dans son rappel des effets de la pensée d'Aristote au travers
de la scholastique médiévale, mettant en évidence le caractère radicalement fon-
dateur du cogito cartésien.

II - L'auteur nous invite à suivre, dans la deuxième partie de son livre, et


en passant par Leibnitz, l'étonnant « destin de cette exigence cartésienne »
dont il fait découler les exploits logico-mathématiques du tournant du siècle
(XIXeXXe siècle). Il y a d'abord Frege et son ambition de composer « une lan-
gue pour la pure pensée », visant à extirper toute ambiguïté, toute équivocité
des signes qu'elle emploie : à « bouter l'intuitif hors de l'enceinte de la formali-
sation ». Il s'agit de « prouver qu'existe bel et bien un ensemble déterminé de
signes (lettres), tels qu'ils ne souffrent ni ne développent d'eux-mêmes la
moindre contradiction »! Or, c'est précisément, observe Le Gaufey, au
moment même où Frege pensait être à deux doigts de régler définitivement
cette question (d'un symbolique n'ayant de réfèrent qu'en lui-même) que Rus-
sell faisait éclater la bombe de ses « paradoxes » et ouvrait la crise contempo-
raine des fondements des mathématiques.
C'est cette passionnante démonstration dans laquelle nous promène l'au-
teur, jusqu'à ce point résolutoire, déclare-t-il, « où s'énonce que l'ordre symbo-
lique, en son coeur logique et mathématique, doit être considéré comme incom-
plet, d'une incomplétude vis-à-vis de laquelle aucun rajout ne viendra jamais
faire réparation ». La démonstration n'en est pas seulement apportée par le
fameux théorème de Gödel (démonstration d'incomplétude), ouvrant tout le
champ des recherches actuelles en logique mathématique ; elle passe aussi par
dessus la tentative inouïe du plus fameux des mathématiciens du début du
XXe siècle, David Hilbert, avec son programme pour venir à bout des para-
doxes... Hilbert était guidé par l'idée directrice que lesdits paradoxes résultent
toujours de la présence plus ou moins insidieuse, dans les calculs, de la dimen-
« L'incomplétude du symbolique » 981

sion d'infini — qu'il s'attache donc à éliminer. Mais il lui fallait user pour cela
d'un système de signes assurés... de ne rien représenter.
Or, l'usage de cette lettre strictement hors sens a conduit, souligne Le Gau-
fey, à un résultat diamétralement opposé, par où se dévoile que l'armature sym-
bolique, isolée et distinguée avec le maximum de précautions, « se ferme sur une
incomplétude ». La notion centrale que l'ouvrage entend nous faire saisir, c'est
que la valeur sémantique négative de ce terme d''incomplétude ne doit pas faire
illusion : « Il s'agit bien là, insiste l'auteur, d'une propriété constitutive de cet
ordre [symbolique] et non d'une fâcheuse lacune à laquelle il faudrait parer de
toute urgence [...]. L'impact du théorème de Gôdel est alors de donner sa place
à ce roc [sic] qui, du coup, n'est plus à entendre comme défaut dans la rigueur
nécessaire des démonstrations, mais comme un élément de structure dans la
rationalité elle-même. »

III - Mais cette notion d'incomplétude du symbolique s'est aussi imposée,


par des voies toutes différentes, au travers de l'aventure tâtonnante d'un autre
savoir contemporain : le savoir psychanalytique. Le Gaufey remarque combien
celui-ci, dès son point de départ avec Freud, se caractérise par son immixtion
continuelle avec d'autres savoirs : anthropologique, religieux, psychopatholo-
gique, littéraire, biologique... rien de ce qui est humain, aurait-on envie de dire,
ne lui est étranger — l'humain semblant même un cadre trop étroit pour la spé-
culation freudienne sur la pulsion de mort... C'est ce qui amène les uns à taxer le
savoir psychanalytique d'impérialisme, et d'autres (ou les mêmes) à dénoncer sa
non-scientificité. Le Gaufey, quant à lui, préfère voir dans le caractère « bala-
deur » de ce savoir un fait de structure ; constatant a contrario combien les ten-
tatives de l'individuer clairement, ne serait-ce que pour lui donner « un peu de
dignité universitaire », reviennent toujours à lui infliger une réduction telle à

une psychologie, à une thérapeutique des névroses — qu'elle « l'étrangle,
remarque-t-il, en moins de deux générations »...
Freud pourrait sembler peu concerné par ce « branle-bas de la crise des fon-
dements mathématiques » dont il fut le contemporain. C'est précisément « entre
les mots et les choses » qu'il choisit de centrer sa démarche novatrice, en partant
de son travail sur l'aphasie. « La relation, y déclare-t-il notamment, entre la
représentation de mot et la représentation d'objet me paraît mériter d'avantage
l'intitulé de symbolique que celle existant entre un objet et une représentation
d'objet. »
C'est là, précise-t-il, « le point faible » de l'opération du langage. Le Gaufey
souligne la recherche obstinée de Freud, au-delà de l' « Esquisse » (dont man-
quait une traduction française fiable jusqu'à tout récemment) et notamment
contre Jung, d'un réfèrent réel (historique) dans le monde extérieur. Ce qui
982 Bernard Penot

conduit en somme à soutenir que : « Oui, la réalité psychique est bien le lieu de
fabrication de toutes les formations de l'inconscient, mais non, elle ne saurait
jamais se suffire à elle-même. » Par là s'ouvre toute la problématique freudienne
de la trace de l'objet perdu, ainsi que la notion clé d'après-coup.
Mais alors même que le savoir scientifique, découlant du sujet cartésien
(conscient de soi), allait de conquête en conquête, Freud produisait une amorce de
rupture sans précédent, que l'on pourrait formuler avec lui : qu'il y aurait de la pen-
sée inconsciente. Un tel constat implique que le Ich freudien n'est plus, ni de fait, ni
surtout de droit, dans un rapport de production vis-à-vis des représentations qui
l'habitent » : il n'en est plus l'agent, « bien plutôt le patient » !... Et pourtant,
ce remarquable décentrement (Copernicien, a-t-on dit) n'empêche pas Freud de
maintenir l'attribution à ce Ich d'une fonction essentiellement unifiante, comme
détenteur et pourvoyeur d'unité — dans « la vie d'âme », comme il s'exprime.
Parvenu à ce point, l'auteur nous avertit : « Les énormes écarts manifestes
entre des savoirs comme le logique et le psychanalytique ne doivent pas abu-
ser », car le principe de leur mise en ligne dans la trajectoire même de cet
ouvrage n'est autre que la question du sujet. Ce qui demeure problématique, en
effet, c'est qu'une représentation (inconsciente) ne peut jamais re-présenter quoi
que ce soit que pour quelqu'un. Si l'on peut concevoir avec Freud qu'il y ait de la
pensée inconsciente, il faut bien poursuivre la question : comment y aurait-il de
la pensée sans sujet ?...
C'est précisément, nous dit Le Gaufrey, ce « guingois »-là que Lacan a
remis en travail dès son entame du stade du miroir (1936), où la fonction uni-
fiante de l'ego freudien est ramenée au seul registre spéculaire (imaginaire) dans
lequel le moi trouverait sa consistance. Il faut le constater : « ni le Ich freudien,
ni l'ego cartésien ne présentaient cette fracture-là ; en eux, ce qui s'appelle main-
tenant le moi et le sujet était dans une perpétuelle coalescence [...] Un sujet
dégraissé de la charge imaginaire de l'un, voilà ce que Lacan a produit sur le
marché du savoir dans les années cinquante, et c'est dans ce fil-là, avec un sujet
ramené à la seule dimension symbolique, que la perspective d'une incomplétude
propre à cette dimension est venue au jour. »
C'est donc bel et bien « un départ renversant » qu'opère Lacann, et qui va se
cristalliser dans une théorie originale du signifiant clairement différencié du signe
— théorie que Le Gaufey nous aide (enfin) à bien démarquer de celle de Saussure.
Lacan formule lui-même son virage : ce qui est fondamental à ses yeux, c'est que
« le rapport du réel au pensé n'est pas celui du signifié au signifiant, et que le primat
que le réel a sur le pensé s'inverse du signifiant au signifié » (Ecrits, p. 705). Autre-
ment dit — et c'est sans doute là son innovation conceptuelle majeure —, Lacan
pose que la catégorie du réel diffère foncièrement du champ de la réalité conçue
comme effet du rapport signifiant, c'est-à-dire comme signifié.
« L'incomplétude du symbolique » 983

L'ordre signifiant étant posé comme organisateur du champ de la réalité,


reste à poser la question du sujet et de ce qui le détermine. Pour Lacan (proche
en cela de Descartes), c'est essentiellement un sujet de discours, effet d'un rapport
de la combinatoire signifiante, à l'instar donc du signifié. Le sujet est conçu
comme ce qui peut faire lien entre des signifiants. Le moi lacanien est en
revanche spécifié dans sa consistance imaginaire (figurative, en référence au cor-
porel) ; il perd du même coup tout statut d'agent pour devenir reflet spéculaire
et simple image de complétude — et du même coup résistance à l'analyse.
Si l'enseignement de Lacan a eu pour leimotiv le « retour à l'oeuvre de
Freud », supposée porteuse d'une théorie latente du sujet, il invite en même
temps à une relecture de Descartes. Partant de l'expérience du transfert, il définit
celui-ci comme mise en place du « sujet supposé savoir » ; c'est-à-dire comme
supposition d'existence d'un sujet au lieu de l'Autre. Mais dès lors que le sujet
lacanien est défini comme représenté par un signifiant pour un autre signifiant (il
est dit « barré » de ce fait), il est exclu que l'Autre (trésor des signifiants) soit lui-
même sujet — sinon précisément dans l'illusion du transfert...
Il y a en ce lieu de l'Autre une équivoque foncière qui, dit Le Gaufey, « ne tient
pas à un simple relâchement de la pensée de Lacan, mais à une donnée constitutive
de cette notion » : aussi loin, en effet, que nous pouvons pousser l'impersonnalisa-
tion de cet Autre, nous ne pouvons oublier son lien à l'autre réel, à la mère notam-
ment et à son investissement premier de l'enfant, concrétisé par ses gestes et par le
regard qu'elle lui porte. « La différence entre l'Autre et l'autre est le résultat d'une
tension et non d'une rupture. » Lacan enseigne que l'Autre est le lieu de cette
mémoire que Freud a découverte sous le nom d'inconscient.
Aussi Le Gaufey nous explique-t-il que « cet Autre, lieu de parole et garant
de la bonne foi, n'est donc jamais entendu par Lacan comme présence énigma-
tique, opacité subjective, mystère insondable de l'être, mais comme un lieu » :
celui de l'ensemble des signifiants susceptibles de déterminer un sujet donné. Dès
lors c'est ce lieu (de l'Autre) qui va supporter toute la question de l'unité et de la
complétude, c'est-à-dire la problématique essentielle que nous avons pu suivre
dans notre parcours de Descartes au théorème de Gödel, et le problème du réfè-
rent (de vérité).
Quelle consistance, en effet, peut-on prêter à cet Autre lacanien ? Il nous
ramène à un paradoxe exemplairement Russellien : y aurait-il moyen de subsumer
ce lieu, trésor des signifiants, sous un seul signifiant ? Lacan entend lever là-dessus
toute équivoque : « l'ensemble des signifiants, dit-il, comporte ceci de nécessaire :
qu'il y a quelque chose qui n'appartient pas à cet ensemble (...) le langage ne sau-
rait constituer un ensemble fermé (...) il n'y a pas d'univers du discours. »
« Il n'y a pas de métalangage », répète-t-il encore, et l'Autre ne peut se sym-
boliser comme altérité qu'à partir de la reconnaissance de son incomplétude :
984 Bernard Penot

c'est ce que représente le A barré, à partir duquel peut exister le sujet du fantasme
— le signifiant du manque dans l'Autre venant dès lors en position clé dans la
détermination de tout sujet humain.
Après la remarquable saisie par Le Gaufey de l'aventure logico-mathéma-
tique contemporaine, nous pouvons nous rendre compte que le savoir freudien
ne vient aucunement heurter ou frapper d'autres savoirs qui seraient d'une autre
trempe rationnelle : il vient bien plutôt s'élaborer, à sa manière, autour de cette
incomplétude commune du symbolique.
Dans la mesure où il garde quelque souci de la praxis qui le spécifie, le
savoir psychanalytique a pour spécificité, pour génie propre, l'aptitude à recon-
naître ce qu'ont de décisif les relances imaginaires, au carrefour des réseaux sym-
boliques auxquels la plupart des sciences aspirent encore à se confondre totale-
ment. C'est sans doute ce qui a amené Lacan à tant travailler, dans les dernières
années de son enseignement, la question des noeuds, concevant la réalité psy-
chique comme « nouage » de réel, de symbolique et d'imaginaire — la formation
du fantasme comprenant précisément la part d'imaginaire qui vient faire bou-
chon à l'incomplétude, en la masquant (comme le transfert) dans le même temps
qu'elle la révèle.
Bernard Penot
36, rue de l'Arbalète
75005, Paris
Résumés

Marie MOSCOVICI.
— Les préhistoires : pour aborder Totem et Tabou

Résumé — Ce texte se propose de rappeler les raisons pour lesquelles Totem et Tabou n'est
pas à interroger d'abord sur le terrain de l'anthropologie comparée proprement dite, dont la
psychanalyse prétendrait fournir une interprétation souveraine. Les enjeux de ce travail de
Freud semblent être véritablement ceux qu'annonce son sous-titre « Quelques concordances
entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés ».
L'objet de l'étude est bien, comme toujours chez Freud, la vie psychique. La recherche des
concordances avec certaines données de l'anthropologie a le même statut que celle des analo-
gies avec certains faits de l'histoire dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste.
Cette recherche ouvre l'extension de l'exploration psychanalytique aux processus et produc-
tions de la culture, dans la mesure où elle s'attache à la question de la primitivité, à la fois chez le
« primitif » réel et comme qualité psychique qualifiant, selon Freud, les processus inconscients.
Les préhistoires envisagées sont celles qu'aussi bien l'étude des populations primitives actuelles
que celle du psychique primitif chez les névrosés amènent à construire.

Mots clés — Concordance. Archaïque. Primitif. Fossile. Psychisation. Construction.

Summary — This article aims to remind the reader of the reasons why Totem and Taboo
should not be read simply against the background of comparative antheropology as such, a
field over which psychoanalysis would daim sovereign rights of interpretation. The key to
Freud's work is rather to be found in the subtitle : « Some points of agreement between the
mental lives of savages and neurotics ». As usual in Freud's work, the aim of the study is the
psychical life. The search for such points of agreement with the data of certain areas of anthro-
pology has the same place here as that of the analogies with certain historical facts in Freud's
other text Moses and Monotheism.
This field of research widens the extension of psychoanalytic inquiry to encompass the
processes and the productions of a culture, in the sense that it explores the question of primiti-
veness, both with the real « primitive » and the psychic quality which characterises, according
to Freud, unconscious processes. The prehistories which such research aims at are thus those
which both the study of real primitive populations and that of the primitive psychic life of neu -
rotics lead one to construct.

Key-words — Points of Agreement. Archaic. Primitive. Fossil. Psychisation. Construction.


Rev. franç. Psychanal.. 3/1993
986 Revue française de Psychanalyse

Ubersicht — Dieser Text versucht zu ergründen, warum Totem und Tabu nicht auf dem
Gebiet der vergleichenden Anthropologie angegangen werden sollte, in welchem die Psycho-
analyse behaupten würde, eine souveräne Deutung liefern zu können. Was in dieser Arbeit auf
dem Spiel steht, ist im Untertitel enthalten : « Einige Ûbereinstimmungen im Seelenleben der
Wilden und der Neurotiker ». Das objekt der Studie ist, wie immer bei Freud, das psychische
Leben. Die Suche nach Ubereinstimmungen mit gewissen Angaben der Anthropologie hat die
gleiche Stellung wie die Suche nach Analogien mit gewissen historischen Tatsachen im Der
Mann Moses und die monotheistische Religion.
Diese Untersuchung eröffnet die Ausdehnung der psychoanalytischen Erforschung auf die
Prozesse und Produkte der Kultur, da sie sich mit der Frage der Primitivität befasst, sowohl
beim wirklichen « Primitiven » als auch als psychische Qualität, welche fur Freud die unbewus-
sten Prozesse kennzeichnet.
Die Vorgeschichten, welche erwägt werden, können sowohl durch die Studie der aktuel-
len primitiven Bevölkerungen als auch durch die Studie der primitiven Psyche beim Neurotiker
konstruiert werden.

Schlüsselworte — Ubereinstimmung. Archaisch. Primitiv. Fossil. Psychisierung. Konstruktion.

Resumen — Este texto se propone recordar las razones por las cuales no es competente inter-
roger a Totem y Tabû ante todo desde el campo de la antropologia comparada propiamente
dicha, del cual el psicoanalisis pretenderla dar una interpretaciôn soberana. Loque esta en
juego en este trabajo de Freud parece ser verdatermente lo que anuncia el subtltulo « Algunas
concordancias entre la vida psiquica de los salvajes y la de los neurôticos ». El objeto del estu-
dio es ciertamente, como siempre en Freud, la vida pslquica.
La bûsqueda de concordancias con ciertos datos de la antropologia tiene el mismo esta-
tuto que aquel de las analogias con ciertos hechos de la historia en El nombre Moisés y la reli-
gion monoteista.
Esta bûsqueda abre la extension de la exploraciôn psicoanalftica a los procesos y produc-
ciones de la culture, en la medida en que alla se dedica a la cuestiôn de la primitividad. al
mismo tiempo en el « primitivo » real y como cualidad psfquica calificante, segûn Freud, de los
procesos inconscientes. Las prehistorias consideradas son aquellas que tanto et estudio de las
poblaciones primitives actuales como et de lo psiquico primitivo en los neurôticos conducen a
construir.

Palabras claves — Concordancia. Arcaico. Primitivo. Fôsil. Psiquizaciôn. Construcciôn.

Riassunto — In questo testo vengono ricordate le ragioni per cui Totem e Tabu non andrebbe
letto in primo luogo sul terreno della stretta antropologia comparata, di cui la psicoanalisi pre-
tenderebbe di fornire la pricipale interpretazione. La posta in gioco effettiva di questo lavoro di
Freud sembrerebbe essere quella annunciata nel sottotitolo : « Ancune concordanze nella vita
psichica dei selvaggi e dei nevrotici ».
Corne sempre l'oggetto dello studio di Freud ô appunto la vita psichica. La ricerca delle
concordanze con alcuni dati della antropologia ha lo stesso statuto di quello delle analogie con
alcuni fatti della storia nel L'Uomo Mosè e la religione monoteista. Questa ricerca apre all'es-
tenzione dell'esplorazione psicoanalitica ai processi e alle produzioni della cultura nella misura
Résumés 987

in cui affronta la questions del primitivo sia net « primitivo » vero che corne qualité psichica che
secondo Freud qualifica i processi inconsci.
Le preistorie prese in considerazioni sono quelle construite a partire sia dello studio delle
popolazioni primitive attuali che da quello dello psichico primitivo dei nevrotici.

Parole chiavi — Concordanza. Arcaico. Primitivo. Fossile. Mentalizzazione. Costruzione.

B. JUILLERAT. — Des fantasmes originaires aux symboles culturels : médiations


et seuils

Résumé — Cet article aborde le problème des différences culturelles à partir des universaux psy-
chiques. Bien que contestée, la notion freudienne de « fantasmes originaires » peut aider à repérer
ce qui est universel dans les symboles culturels. Deux questions principales se posent alors :
quelles sont les processus de transformations (les médiations) qui font passer du fantasme
inconscient au symbole public, et où faut-il situer le seuil de différenciation au-delà duquel l'inva-
riant prend des formes diversifiées ? Ces interrogations sont illustrées d'exemples mélanésiens.
Mots clés — Fantasme. Symbole. Castration. Scène primitive. Différenciation sexuelle. Mère
phallique. Complexe d'OEdipe. Universaux. Mélanésie.

Summary — This article approaches the problem of cultural différences from the perspective
of psychic universals. Although it is the subject of much debate, the Freudian idea of « primary
phantasies » can help us to pinpoint what is universal in the domain of cultural symbols. Two
central questions now emerge : what are the processes of transformation (the mediations)
which tum the unconscious phantasy into a public symbol, and where should one situate the
threshold of differentiation beyond which the invariable élément will take on diversified forms ?
These questions are illustrated with examples from Melanesian culture.

Key-words — Phantasy. Symbol. Castration. Primai Scène. Sexual Differentiation. Phallic


Mother. OEdipus Complex. Universals. Melanesia.

Obereicht — Dieser Artikel behandelt das Problem der kulturellen Unterschiede, von den psy-
chischen Universalien ausgehend. Obwohl umstritten, kann der freudsche Begriff der
«Urphantasien » dazu beitragen, das Allgemeine in den kulturellen Symbolen zu erfassen. Zwei
Hauptfragen stellen sich somit : welches sind die Mediationsprozesse, die den Ubergang von
der unbewussten Phantasie zum öffentlichen Symbol bewirken und wo liegt die Differenzie-
rungsschwelle, oberhalb welcher die Invariante verschiedene Formen annimmt ? Diese Fragen
werden durch Beispiele aus Melanesien illustriert.

Schlüsselworte — Phantasie. Symbol. Kastration. Urszene. Sexuelle Differenzierung. Phal-


lische Mutter. Odipuskomplex. Universalien. Mélanésien.
988 Revue française de Psychanalyse

Resumen — Este articulo aborda los problemas de las diferencias culturales a partir de los uni-
versales psiquicos. Aunque contestada, la nociôn freudiana de « protofantasias » puede ayudar
a localizar aquello que es universal en los simbolos culturales. Dos cuestiones principales se
i
plantean enfonces : Cuales son los procesos de transformaciones (las mediaciones) que
i
hacen pasar de la fantasia inconsciente al simbolo pûblico ? y dônde es necesario situar el
umbral de diferenciaciôn mâs alla del cual lo invariable toma formas diversificadas ? Las inter-
rogaciones son ilustradas mediante ejemplos melanesios.

Palabras claves — Fantasia. Simbolo. Castraciôn. Escena primitiva. Diferenciaciôn sexual.


Madre fâlica. Complejo de Edipo. Universales. Melanesia.

Riassunto — Questo articolo affronta il problema delle differenze culturali a partira dagli uni-
versali psichici. Anche se contestata, la nozione freudiana di « fantasma originario » puo' aiu-
tare ad individuare cio'che nei simboli culturali ô universale. Si pongono allora due questioni
principali : quali sono i processi di trasformazione (le mediazioni) che fanno passare dal fan-
tasma inconscio al simbolo pubblico, e dove bisogna situare la soglia della differenziazione al
di là della quale assume forme differenziate ? Questi interrogativi sono illustrati da esempi della
Melanesia.

Parole chiavi — Fantasma. Simbolo. Castrazione. Scena primaria. Differenziazione sessuale.


Madre fallica. Complesso d'Edipo. Universali. Melanesia.

Françoise COUCHARD. — «On bat une fille » : illustration d'un fantasme


masochiste dans la culture musulmane

Résumé — Cette contribution s'appuie sur l'étude des fantasmes originaires dans la culture
musulmane et plus particulièrement sur l'analyse de l'intrication entre le fantasme de séduction
et la violence. Nous montrons comment les relations de violence entre le père et sa fille furent,
dans l'Islam, soutenues par des facteurs qui exacerbèrent les pulsions érotiques entre les deux
protagonistes. La fétichisation de la virginité de la fille et, dans la Corne de l'Afrique, la coutume
de l'infibulation féminine vont susciter chez tout homme adulte des fantasmes de castration
devant le sexe féminin « cousu ». Nous observerons alors un déplacement des intérêts mascu-
lins, du dehors vers le dedans du sexe, du devant vers le « derrière » du corps féminin, intérêts
lisibles dans l'intrication entre pulsions anales et pulsions sexuelles. A propos de cette « fétichi-
sation des fesses », nous reprenons le fantasme masochiste décrit par Freud, « Un enfant est
battu », et nous montrons que la fille continue à imaginer des punitions froides et passionnelles
de la part du père, même quand la violence de ce dernier ne se manifeste pas ; ces fantasmes
nous semblent être une des séquelles d'une fixation oedipienne tardive et prolongée.

Mots clés — Fantasme de séduction. Punitions froides. Masochisme féminin. Pulsions anales.
Résumés 989

Summary — This article centres around a study of primary phantasies in Muslim culture and
especially on the analysis of the link between the seduction phantasy and violence. We show
how the relations of violence between father and daughter were, in Islam, maintained by factors
which exacerbated the erotic currents between the two protagonists. The fetishisation of the
daughter's virginity and, in the Horn of Africa, the custom of féminine infibulation will provoke
phantasies of castration for the male adult when confronted with the « stitched » woman's sex.
We then see a displacement in the man's interests from the outside to the inside of the sex, from
the front to the « back » of the woman's body. Thèse interests are seen in the close link between
anal and sexual drives. This « fetishisation of the buttocks » gives us a perspective from which ti
reread Freud's paper « A Child is being Beaten », and we show that the daughter continues to
imagine brutal and passionate punishments from the father, even when the latter's violence is not
manifest. These phantasies seem to be a consequence of a late and prolonged oedipal fixation.

Key-words — Seduction Phantasy. Brutal Punishments. Feminine Masochism. Anal Drives.

Ubersicht
— Dieser Beitrag stützt sich auf das Studium der Urphantasien in der mohammeda-
nischen Kultur und speziell auf die Analyse der Verknüpfung zwischen den Verführungsphanta-
sien und der Gewalt. Wir zeigen auf, wie die Gewaltsbeziehungen zwischen Vater und Tochter im
Islam von Faktoren unterstützt wurden, welche die erotischen Triebe der zwei Protagonisten
erregten. Die Fetischisierung der Jungfräulichkeit des Mädchens und, in der Spitze Afrikas, der
Brauch der weiblichen Infibulation rufen bei jedem erwachsenen Mann Kastrationsphantasien
vor dem « genähten » weiblichen Geschlechtsteil hervor. Wir können somit eine Verschiebung
der männlichen Interessen von aussen nach dem Innern des Sexes beobachten, von vorne nach
dem « Hintern » des weiblichen Körpers, Interessen, welche in der Verknüpfung zwischen analen
und sexuellen Trieben erkannt werden können. Anhand dieser « Fetischisierung der Hinterbac-
ken » nehmen wir die von Freud beschriebenemasochistische Phantasie « Ein Kind wird geschla-
gen »wieder auf und zeigen, dass das Madchen fortfährt, sich kalte und leidenschaftliche Strafen
vom Vater vorzustellen, auch wenn die Gewalt des Vaters nicht manifest ist ; diese Phantasien
scheinen uns eine der Folgen einer späten und verlängerten ödipalen Phase zu sein.

Schlüsselworte — Verführungsphantasie. Kalte Strafen. Weiblicher Masochismus. Anale


Triebe.

Resumen — Esta contribuciôn se apoya en el estudio de las protofantasias en la cultura


musulmane y mas especificamente en el anâlisis de la fusion entre la fantasia de seducciôn y la
violencia. Mostramos cômo las relaciones de violencia entre el padre y la hija fueron en et
Islam, apoyados por factores que exacerbaron las pulsiones erôticas entre los dos protagonis-
tes. La fechitizaciôn de la virginidad de la hija, y en el Cuerno de Africa, la costumbre de la infi-
bulaciôn femenina van a suscitar en todo hombre adulto fantasias de castraciôn ante el sexo
femenino « cosido ». Observamos enfonces un desplazamiento del interés masculino, desde
afuera hacia dentro del sexo, desde delante hacia el « trasero » del cuerpo femenino, intereses
legibles en la fusion entre pulsiones anales y pulsiones sexuales. A propôsito de dicha « fetichi-
zaciôn » de las nalgas, retomamos la fantasia masoquista descrita por Freud, « Pegan a un
nino », y mostramos que la hija sigue imaginando puniciones frias y pasionales por parte del
990 Revue française de Psychanalyse

padre, aun cuando la violencia de este ûltimo no se manifiesta ; estas fantasias nos parecen ser
una de las secuelas de una fijaciôn edfpica tardfa y prolongada.

Palabras claves — Fantasia de seducciôn. Puniciones frias. Masoquismo femenino. Pul-


siones anales.

Riassunto — Questo contributo si basa sullo studio dei fantasmi originari nella cultura mussul-
mana ed in particolare sull'analisi dell'intreccio fra i fantasmi di seduzione e la violenza. Viene pre-
sentato corne le relazioni di violenza tra il padre e la figlia, nell'lslam, furono sostenute da fattori
che inaspriscono tra i protagonisti le loro pusioni erotiche. La feticizzazione della verginità della
figlia e l'abitudine dell'infibulazione delle femmine nel Corno d'Africa, suscitano negli uomini
adulti fantasmi di castrazione davanti al sesso femminile « cucito ». Si osserva allora uno sposta-
mento degli interessi maschili che dal fuori va verso il dentro del sesso, e dal davanti va verso il
« didietro » del corpo femminile. Sono interessi leggibili nell'intreccio tra pulsioni anali e pulsioni
sessuali. A proposito di questa « feticizzazionedelle natiche », riprendiamo il fantasma masochista
descritto da Freud, « Un bambino viene picchiato », e mostriamoche la figlia continua ad immagi-
nare punizioni paterne fredde e passionali, anche quando non manifesta più violenza. Questi fan-
tasmi sembrano essere un postumo di una tardiva e protratta fissazione edipica.

Parole chiavi — Fantasma di seduzione. Punizioni fredde. Masochismo femminile. Pusioni


anali.

Guillaume SURENA.
— La psychanalyse et son étranger

Résumé — La psychanalyse n'est pas une anthropologie. Mais son rapport avec la société
dans laquelle elle se pratique mérite une attention particulière. Ce au moment où le phénomène
migratoire, devenu irréversible, oblige tout psychanalyste à prendre en charge des patients dont
les références culturelles lui sont étrangères.
Les psychanalystes nègres se doivent de prendre une nécessaire distance avec la critique
fanonienne du freudisme et avec les prétentions de l'ethnopsychanalyse.

Mots clés — Anthropologie. Migration. Psychanalyse. Science.

Summary — Psychoanalysis is not an anthropology. But its relation to the society in which it
is practiced merits our attention. Especially so at a moment when the migratory process, which
has become irreversible, makes every analyst take on patients whose cultural co-ordinates are
foreign to him.
Negro psychoanalysts must distance themselves from Fanon's critiques of Freud and with
the daims of ethnopsychoanalysis.
Key-words — Anthropology. Migration. Psychoanalysis. Science.
Résumés 991

Ubersicht — Die Psychoanalyse ist keine Anthropologie. Ihre Beziehung zur Gesellschaft, in
welcher sie ausgeübt wird, verdient jedoch eine besondere Aufmerksamkeit, besonders jetzt,
wo das Völkerwanderungsphänomen, unaufhaltsam geworden, jeden Psychoanalytiker dazu
führt, Patienten zu behandeln, deren kulturelle Referenzen ihm fremd sind.
Die Negerpsychoanalytiker müssen eine notwendige Distanz zu der Kritik Fanons betreffend
der freudschen Lehre nehmen, sowie auch zu den ethno-psychoanalytischen Anmassungen.

Schlüsselworte — Anthropologie. Völkerwanderung. Psychoanalyse. Wissenschaft.

Resumen — El psicoanâlisis no es una antropologla. Pero su relaciôn con la sociedad en la


cual se practica merece una atenciôn particular. Es en el momento en el cual el fenômeno
migratorio, vuelto irreversible, obliga a todo psicoanalista a acoger pacientes cuyas referencias
culturales le son extranas.
Los psicoanalistas negros deben tomar prudente distancia con la critica fanoniana sobre el
freudismo y con las pretenciones del etno-psicoanâlisis.

Palabras claves — Antropologla. Migraciôn. Psicoanâlisis. Ciencia.

Riassunto — La psicoanalisi non è un'antropologia, ma il rapporte che essa intrattiene con la


società in cui si pratica merita una particolare attenzione. Tutto questo nel monento in cui il
fenomeno emigratorio, ormai irreversible, obbliga ogni psicoanalista ad occuparsi di pazienti
con riferimenti culturali a lui estranei.
Gli psicoanalisti negri devono assumere una distanza necessaria dalla critica giogaiosa del
freudismo e dalle pretese dell'etno-psicoanalisi.

Parole Chiavi — Antropologia. Emigrazione. Psicoanalisi. Scienza.

Jean BERGERET.
— Psychanalyse et universalité interculturelle

Résumé — La psychanalyse est sans doute fondée à prétendre au statut de système de pensée
universelle destinée à répondre aux principales questions que se pose l'homme de toutes varié-
tés culturelles sur ses origines et les aléas de son destin relationnel. Cette capacité d'écoute et
de réponse universelle découle des capacités de liaison dont a fait preuve le préconscient freu-
dien, ce qui a conduit la psychanalyse à proposer une vue assez synthétique des approches
particulières aux différentes sciences humaines de voisinage.
Cependant, dans le cours assez bref d'une existence, même quand celle-ci se voit bien
remplie, et en fonction des limites adaptatives et défensives imposées par une affectivité
demeurée heureusement humaine, Freud n'a pas été en mesure de nous proposer une prise en
compte consciente complètement élaborée de l'ensemble des intuitions signalées par un pré-
conscient tout à fait génial dans ses fonctions associatives.
Un travail de décodage des pensées demeurées latentes chez Freud nous incombe ainsi
que la poursuite par nos soins des élaborations demeurées inachevées dans une oeuvre à
992 Revue française de Psychanalyse

laquelle nous ne rendons pas hommage en la considérant comme définitivement close dans les
seuls termes ayant servi à sa révélation.
Il s'agit d'ouvrir un débat d'ensemble sur l'évolution de la théorie, de la clinique et de la
transmission de la psychanalyse.
Mots clés — Culture. Universalité. Théorie. Clinique. Formation. OEdipe. Narcissisme. Exercice
de la psychanalyse.

Summary — Psychoanalysis is no doubt right in claiming the status of a universal System of


thought designed to respond to the main questions posed by man from any culturel context on
the origins and the vicissitudes of his destiny. This capacity for listening and for universal res-
ponse results from the capacities for linking shown by the Freudian preconscious, which has
led psychoanalysis to put forward a rather synthetic view to the perspectives specific to the
various related human sciences.
However, in the brief period of a life, even if the latter is full, and due to adaptative and
defensive limits imposed by an affectivity which remained very human, Freud was not in a
position to offer a completely elaborated conscious understanding of all the ideas suggested by
a preconscious which is dazzling in its associative functions.
A decoding of Freud's latent thoughts is thus necessary as well as a search for the elabo-
rations which remained unfinished in a work to which we are certainly not paying homage to
if we consider it as definitively closed. It is a question of opening up a debate on the evolution
of the theory, the practice and the transmission of psychoanalysis.
Key-words — Culture. Universality. Theory. Clinic. Training. OEdipus. Narcissism. Practice of
Psychoanalysis.

Ubersicht — Die Psychoanalyse ist ohne Zweifel berechtigt, den Status eines universalen
Denksystems zu beanspruchen, dazu bestimmt, die wichtigsten Fragen, welche sich der Men-
sch in den verschiedensten Kulturen über seine Ursprünge und über die Schicksalszufälle sei-
ner Beziehungen stellt, zu beantworten. Diese universale Empfangs- und Beantwortungsfähig-
keit ergibt sich aus den Bindungsfähigkeiten des freudschen Vorbewussten, was die
Psychoanalyse dazu geführt hat, eine ziemlich synthetische Ansicht der speziellen Zugänge zu
den verschiedenen Nachbarswissenschaften vorzuschlagen.
Im relativ kurzen Verlauf einer Existenz, auch wenn sie gut ausgefüllt ist, und aufgrund von
Grenzen, welche eine zum Glück menschlich gebliebene Affektivität für Anpassung und
Abwehr benötigte, konnte uns Freud jedoch keine vollkommene bewusste Verarbeitung der
Gesamtheit seiner Intuitionen vorschlagen, welche durch ein in seinen assoziativen Funktionen
ganz geniales Vorbewusstsein angedeutet wurden.
Es liegt uns somit ob, die latent gebliebenen Gedanken Freuds zu entschlüsseln, sowie
auch die unfertig gebliebenen Verarbeitungen weiterzuführen ; wir erweisen seinem Werk
keine Ehre, wenn wir es als definitiv abgeschlossen halten, mit der Begrenzung auf die Begriffe,
welche zu seiner Entwicklung dienten.
Es geht darum, eine Gesamtdebatte über die Entwicklung der Théorie, Klinik und Ubermit-
tlung der Psychoanalyse zu eröffnen.
Schlüsselworte — Kultur. Universalität. Theorie. Klinik. Ausbildung. Odipus. Narzissmus.
Ausübung der Psychoanalyse.
Résumés 993

Resumen — El psicoanalisis esta sin duda capacitado para pretender el estatuto de sistema de
pensamiento universal destinado a dar respuesta a los principales interrogantes que se plantea
el hombre de todos los horizontes culturales sobre sus origenes y las incertidumbres de su des-
tino relacional. Esta capacidad de escucha y de respuesta universal brota de las capacidades de
ligazôn de la cual a dado prueba el preconsciente freudiano, lo que condujo al psicoanélisis a
proponer un punto de vista bastante sintético de los enfoques particulares sobre las diferentes
ciencias humanas del entorno.
Sin embargo, en el curso breve de una existencia, aûn cuando esta haya sido plena, y en
funciôn de los limites adaptativos y defensivos impuestos por una afectividad que permaneciô
afortunadamente humana, Freud no ha estado en condiciones de proponernos consideraciones
conscientes completamente elaboradas del conjunto de las intuiciones senaladas por un pre-
consciente totalmente genial en sus funciones asociatiavas.
Un trabajo de desciframiento de los pensamientos latentes en Freud nos incumbe asi como
la continuaciôn, a través de nuestra dedicaciôn, de las elaboraciones que permanecen inacaba-
das en una obra, a la cual no rendimos homenaje considerândola como definitivamente cerrada
ûnicomente en los términos que sirvieron a su relevaciôn. Se trata de abrir un debate general
sobre la evoluciôn de la teorla, de la clinica y de la transmisiôn del psicoanélisis.

Palabras claves — Cultura. Universalidad. Teorfa. Clinica. Formaciôn. Edipo. Narcisismo.


Ejercicio del psicoanélisis.

Riassunto — La psicoanalisi è senza dubbio costituita per pretendere lo statuto di sistema di


pensiero universale, destinato a rispondere aile principali questioni che l'uomo di ogni cultura
si pone riguardo alle sue origini ed ai rischi del suo destino relazionale. Questa capacité d'as-
colto e di risposta universale deriva dalle capacité di legare dimostrate dal preconscio freudiano,
portando la psicoanalisi a proporre una visione assai sintetica degli approcci specifici delle varie
scienze umane a lei vicine.
Tuttavia Freud nel corso assai brève di un'esistenza, anche se ben piena, ed in funzione dei
limiti d'adattamento e di difesa imposti da un'affettivita restata fortunatamente umana, non è
stato in grado di proporci un'elaborazione pienamente cosciente dell'insieme delle intuizioni
segnalate da un preconscio, veramente geniale nelle sue funzioni associative.
A noi incombe un lavoro di decodifica dei pensieri latenti di Freud e di continuare a curare
le elaborazioni rimaste incompiute dentro un'opera alla quale non renderemmo omaggio se la
considerassimo come definitivamente conclusa nei soli termini che ne hanno permesso la rive-
lazione.
Si tratta d'aprire un dibattito generale sull'evoluzione della teoria, della clinica e della tras-
missione della psicoanalisi.

Parole chiavi — Cultura. Universalita. Teoria. Clinica. Formazione. Edipo. Narcisismo. Eserci-
zio della Psicoanalisi.
994 Revue française de Psychanalyse

Henri VERMOREL et Madeleine VERMOREL.


— Psychanalyse et modernité

Résumé — La psychanalyse naît dans le contexte de la modernité, issue d'une longue trans-
formation de la culture occidentale — du Moyen Age à nos jours —, marquée par l'avènement
de l'individualité psychique (du sujet) ; elle devient possible quand les conflits psychiques et
les instances sont suffisamment intériorises. Produit du malaise de la culture à l'époque du
« désenchantement du monde », la psychanalyse tente de porter remède à la souffrance de l'in-
dividu privé des repères collectifs et des idéaux religieux. La création freudienne se situe dans
la filiation de Spinoza, « juif hérétique », qui avait proposé, à la place de la religion, le chemin
de la connaissance de soi ; il avait ouvert la voie tant aux Lumières qu'au romantisme qui repré-
sentent aussi la « préhistoire » de la psychanalyse.
Mots clés — Clivage. Culture. Complexe d'OEdipe. Ethnologie. Illusion. Modernité. Religion.
Spinoza. Universalité.

Summary — Psychoanalysis was born in the context of modernity, the resuit of a long trans-
formation of Western culture, lasting from the Middle Ages to today and marked by the émer-
gence of psychic individuality (of the subject). It became possible when the psychic conflicts
and agencies were sufficiently interiorised. A product of the discontents of a culture at the time
of « the disenchantment of the world », psychoanalysis aims to remedy the suffering of the
individual deprived of collective co-ordinates and religious ideals. The Freudian creation is
situated in the tradition of Spinoza, a heretic who proposed, in place of religion, the route of
self knowledge : he opened the way for both the Enlightenment and for the Romanticism
which form the « prehistory » of psychoanalysis.
Key-words — Splitting. Culture. OEdipus Complex. Ethnology. Illusion. Modernity. Religion.
Spinoza. Universality.

Ubersicht — Die Psychoanalyse entsteht im Kontext der Modernität, Resultat einer langen
Umwandlung der westlichen Kultur — vom Mittelalter bis heute —, in welcher sich die psy-
chische Individualität (des Subjekts) durchgesetzt hat ; sie wird möglich, wenn die psychis-
chen Konflikte und die Instanzen genügend verinnerlicht sind. Als Produkt des Unbehagens
der Kultur zur Zeit der « Enttäuschung der Welt », versucht die Psychoanalyse das Leiden des
Individuums, welches seine kollektiven Marken und seine religiösen Ideale verloren hat, zu lin-
dern. Die freudsche Schöpfung liegt in der Filiation von Spinoza, dem häretischen Philoso-
pher welcher anstelle der Religion den Weg der Selbsterkenntnis vorgeschlagen natte ; er
natte sowohl der Aufklärung wie auch der Romantik den Weg eröffnet, welche auch die « Vor-
geschichte » der Psychoanalyse darstellen.

Schlüssalworte — Spaftung. Kuftir. Odipuskomplex. Ethnologie. Illusion. Modernität. Reli-


gion. Spinoza. Universalität.
Résumés 995

Resumen — El psicoanâlisis nace del contexto de la modernidad, surgida de una larga trans-
formaciôn de la cultura occidental — de la edad media hasta hoy — marcada por el adveni-
miento de la individualidad pslquica (del sujeto) ; él es posible cuando los conflictos psiquicos
y las instancias estân suficientemente interiorizadas. Producto del malestar de la cultura en la
época del « desencanto del mundo », el psicoanâlisis intenta remediar el sufrimiento del indivi-
duel privado de referencias colectivas y de ideales religiosos. La creaciôn freudiana se situa en
la filiaciôn de Espinosa, « judio herético », que habfa propuesto en lugar de la religion, el
camino del conocimiento de si mismo ; él despejô la via tanto a las Luces como al romanti-
cismo, que representan también la « prehistoria » del psicoanalisis.

Palabras claves — Escisiôn. Cultura. Complejo de Edipo. Etnologfa. Ilusiôn. Modernidad.


Religion. Espinosa. Universalidad.

Riassunto — E' nel contesto della modernità che nasce la psicoanalisi, venendo fuori da una
lunga trasformazione della cultura occidentale
— che va dal medio-evo ai giorni nostri —
segnata dall'awento dell'individualità psichica (del soggetto). Essa diventa possibile quando i
conflitti psichici e le istanze sono sufficentemente interiorizzati. La psicoanalisi, prodotto del
malessere della cultura nell'epoca « del mondo disincantato », cerca di portare un rimedio alla
sofferenza dell'individuo privo di riferimenti collettivi e d'ideali religiosi. La creazione freudiana
si pone nella discendenza « giudeo-eretica » di Spinoza che al posto della religione aveva pro-
posto il cammino della conoscienza di sa, aprendo la strada sia ai Lumi che al romanticismo,
rappresentando cosi' la « preistoria » della psicoanalisi.

Parole chiavi — Scissione. Cultura. Complesso d'Edipo. Etnologia. Illusione. Modernità. Reli-
gione. Spinoza. Universalité.

Max HERNANDEZ et Moïsès LEMLIJ.


— Le malaise à la « périphérie » de la
civilisation

Résumé — A partir d'un exercice d'imagination similaire à celui proposé par Freud par rapport
à Rome, on interroge la pleine applicabilité de la conception freudienne du processus civilisa-
teur ainsi que les restrictions imposées à notre compréhension des faits cliniques par une
métapsychologie excessivement tributaire des névroses.

Mots clés — Lien social. Culture. Rome. Lima. Métissage. Domination. Catastrophe historique.

Summary — Via a thought experiment similar


to the one proposed by Freud concerning
Rome, the authors question the scope and applicability of the Freudian notion of the civilising
996 Revue française de Psychanalyse

process and the restrictions imposed on our grasp of clinical matériel by a metapsychology
which stems primarily from the analysis of neurotics.

Kay-words — Social Bond. Culture. Rome. Lima. Interbreeding. Domination. Historical


Catastrophe.

Ubersicht — In einer Phantasieübung, welche der von Freud vorgeschlagenen, Rom betref-
fend, ähnlich ist, befragen die Autoren die voile Andwendbarkeit der freudschen Konzeption
des Zivilisationsprozesses, sowie auch die unserem Verständnis auferlegten Einschränkungen
der klinischen Fakten anhand einer Metapsychologie, welche den Neurosen ûbermëssig tribut-
pflichtig ist.

Schlüsselworte — Soziale Bindung. Kultur. Rom. Lima. Rassenmischung. Domination. His-


torische Katastrophe.

Resumen — A partir de un ejercicio de imaginaciôn similar a aquel propuesto por Freud en


relaciôn a Roma, nos interrogamos sobre la plena aplicabilidad de la concepciôn freudiana del
proceso civilizador como asf también sobre las restricciones impuestas a nuestra comprensiôn
de los hechos clfnicos por una metasicologia excesivamente tributaria de las neurosis.

Palabras claves — Vinculo social. Cultura. Roma. Lima. Mestizaje. Dominaciôn. Catâstrofe
histôrica.

Riassunto — Partendo da un esercizio investigativo simile a quello proposto da Freud rispetto


a Roma, si pone la questione della piena applicazione del concerto freudiano del processo di
civilizzazione ed anche delle restrizioni imposte alla nostra comprensione dei fatti clinici da una
metapsicologia troppo tributaria delle nevrosi.

Parola chiavi — Legame sociale. Culture. Roma. Lima. Metissaggio. Dominazione. Catastrofe
storica.

Claude PIGOTT. — La culture comme objet

Résumé — Après avoir mis en évidence que, des son origine, la problématique culturelle s'est
posée dans l'histoire de la psychanalyse, l'auteur tente de démontrer que les différences de
culture ne sont un obstacle à l'analyse que par la façon dont elles sont investies par le sujet. Il
ne pense pas que les formes et les thèmes d'une culture influencent d'une façon radicale les
relations d'objet régnantes au sein d'une ethnie mais, bien plutôt, fait état, à l'aide de son expé-
Résumés 997

rience, de la façon dont elle est utilisée par l'individu à des fins défensives contre des angoisses
psychotiques.

Mots clés — Complexe familial. Etayage sur le groupe. Groupe primaire. Images sociales.
Objet-groupe. Roman culturel.

Summary — Aftyer having shown how, since its origin, the problematic of culture has been
present in the history of psychoanalysis, the author attempts to show how cultural différences
are only an obstacle to analysis to the extent that they are catchected by the subject. The forms
and the themes of a culture do not influence the dominant object relations of an ethnie group
in any radical way. Rather, in fact, the author demonstrates how they are used by the individual
for the purpose of defense against psychotic anxieties.
Key-words — Family Complex. Reliance on the Group. Primary Group. Social Images.
Group-Object. Cultural Romance.

Ubersicht
— Nachdem der Autor hervorgehoben hat, dass die Kulturproblematik sich seit dem
Ursprung der Psychoanalyse gestellt hat, versucht er aufzuzeigen, dass die Kulturunterschiede
nur durch die Besetzungsweise des Subjekts zu einem Hindernis für die Analyse werden. Der
Autor meint, dass die Formen und Themen einer Kultur die in einer Ethnie vorherrschenden
Objektbeziehungen nicht radikal beeinflussen ; er stützt sich auf seine Erfahrung, um zu zeigen,
auf welche Weise die Kultur vom Individuum als Abwehr gegen psychotische Angste gebrau-
cht wird.

Schlusselworte — Familienkomplex. Anlehnen an die Gruppe. Primäre Gruppe. Soziale Bil-


der. Gruppenobjekt. Kultureller Roman.

Resumen — Luego de haber puesto en évidencia que, desde su origen, la problemâtica cultu-
ral esté présente en la historia del psicoanâlisis, el autor intenta demostrar que las diferencias de
cultura son solo un obstaculo al anâlisis por las formas en las cuales son cargadas por el sujeto.
El no piensa que las formas y los temas de una cultura influyan de una manera radical en las
relaciones de objeto reinantes en el seno de una etnia, sino mas bien, constata con la ayuda de
su experiencia, la manera de como ella es utilizada por el individuo con fines defensivos contra
angustias psicôticas.

Palabras claves — Complejo familiar. Apoyo en el grupo. Grupo primario. Imâgenes sociales.
Objeto-grupo. Novela cultural.

Riassunto — Dopo aver messo in evidenza che la problematica culturale si è imposta alla psi-
coanalisi sin dalle origini, l'autore cerca di dimostrare che le differenze culturali sono un osta-
colo per la psicoanalisi solo nella maniera in cui il soggetto le investe. Non ritiene che le forme
998 Revue française de Psychanalyse

ed i temi di una cultura influenzino in modo radicale le relazioni oggettuali presenti in una etnia
ma, basandosi sulla sua esperienza, constata piuttosto la maniera in cui l'individuo le utilizza
per difendersi contro le angosce psicotiche.
Parole chiavi — Complesso famigliare. Appoggio sul gruppo. Gruppo primario. Immagini
sociali. Oggetto-gruppo. Romanzo culturale.

Jacques BRIL. — Sémantique, analyse et culture

Résumé — La réflexion anthropologique issue du pluralisme culturel ambiant paraît bien de


nature à alimenter dans son sillage la réflexion psychanalytique. La situation psychanalytique
n'est-elle pas exemplaire en effet de la situation hétéroculturelle ? L'accès au sens du discours
proféré par le patient se situe en tout cas au-delà du seul décodage d'un message linguistique.
Il implique le partage, entre les deux interlocuteurs, d'éléments sémantiques prélangagiers, ce
qui expose l'interprétation aux risques qui peuvent résulter d'un privilège contre-transférentiel-
lement accordé par l'analyste au caractère manifeste mais trompeur de l'homéoculturalisme de
la situation.

Mots clés — Interprétation. Sémantique. Signe. Situation homéo-, hétéro-culturelle. (Contre-)


Transfert.

Summary — One might assume that psychoanalytic thought would follow anthropology in its
concern with the surrounding culturel pluralism. Isn't the analytic situation in fact exemplary of
the heterocultural situation ? The access to the meaning of a patient's discourse is clearly situa-
ted beyong the simple dimension of decoding the linguistic message. It implies the sharing, for
the two interlocuters, of prelinguistuic semantic elements, a fact which lays open interpretation
to the risks which may result from a countertransferential privilege accorded by the analyst to
the manifest but still deceptive nature of the homeoculturalism of the situation.
Key-words — Interpretation. Semantics. Sign. Homeo, Hetero, Cultural, Situation. (Counter-)
Transference.

Ubersicht — Die anthropologische Uberlegung, welche aus dem kulturellen Pluralismus der
Umwelt hervorgeht, kann die psychoanalytische Uberlegung bereichern. Ist die analytische
Situation nicht das Beispiel selbst einer heterokulturellen Situation ? Die Erfassung des Sinns
der Rede des Patienten liegt jedenfalls jenseits der einfachen Entschlüsselung einer linguisti-
schen Botschaft. Sie schliesst die Aufteilung vorsprachlicher Semantikelemente zwischen zwei
Gesprächspartnern ein, was die Deutung den Risiken der Gegenübertragung aussetzt, insofern,
als der Analytiker den manifesten, jedoch trügerischen Charakter des « Homöokulturalismus»
(homéoculturalisme) der Situation privilegiert.
Schlüsselworte — Deutung. Semantik. Zeichen. Homöo-, heterokulturelle Situation.
(Gegen)ùbertragung.
Résumés 999

Resumen — La réflexion antropolôgica surgida del pluralisme) cultural ambiente bien parece
i
de Indole a alimentar en su seno la réflexion psicoanâlitica. La situaciôn psicoanâlitica no es
ejemplar precisamente por la situaciôn heterocultural ? El acceso al sentido del discurso profe-
rido por el paciente se situa en todo caso mâs alla del umbral descifrado de un mensaje lingüis-
tico. Implica el compartir entre los dos interlocutores, elementos semânticos anteriores al len-
guaje, lo que expone a la interpretaciôn a los riesgos que puedan resultar de un privilegio
contratransferencial acordado por el analista al carâcter manifiesto pero enganoso del homeo-
culturalismo de la situaciôn.

Palabras claves — Interpretaciôn. Semântica. Signo. Situaciôn homeo-, Hetero-cultural.


(Contra-)Transferencia.

Riassunto — La riflessione antropolôgica generata dall'attuale pluralismo culturale, sembre-


rebbe tale da alimentare sulla sua scia la riflessione psicoanalitica. La situazione analitica non è
in effetti esemplare della situazione eteroculturale ? L'accesso al senso del discorso fatto dal
paziente si trova comunque al di quà della semplice decodifica d'un messaggio linguistico.
Questo accesso implica che i due interlocutori condividano gli elementi semantici pre-linguis-
tici, esponendo allora l'interpretazione ai rischi che possono derivare per l'analista dal privile-
giare nel contro-transfert il carattere ma n ifesto, ma fallace, dell'omeoculturismo della situa-
zione.

Parle chiavi — Interpretazione. Semantica. Segno. Omeo ed etero-culturale. (Contro) transfert.

Janine ALTOUNIAN.
— Transferts déculturants et inconvenance culturelle

Résumé — La « différence culturelle » est précisément ce qui fait question dans les cas où,
après un trauma historique, c'est plutôt l'indifférenciation sexuelle et la déculturation qui mar-
quent les processus de transmission. Le génocide des Arméniens de 1915 est considéré dans
ses effets sur les descendants des survivants en servant à cet égard de référence à la probléma-
tique psychique du déni d'existence, d'ordre beaucoup plus général. Tant par la perspective
qu'il développe que par l'illustration de sa forme « polyglotte », l'article étudie les modalités de
« l'exil de la langue », ses rapports au langage de l'autre et ses affinités avec la situation analy-
tique.

Mots clés — Transmission et langage après un trauma collectif (le génocide des Arméniens
en 1915). Transferts territoriaux et transfert dans l'analyse. Aphasie culturelle et inconvenance
de la survie. Parole analytique et implosion du déni.

Summary — « Cultural différence » is precisely what poses the problem in cases when, after a
historical trauma, it is sexual indifferentiation and deculturation which characterise the process
1000 Revue française de Psychanalyse

of transmission. The génocide of the Armenians in 1915 is studied in its effects on the descen-
dants of the survivons, serving as a reference for the psychic problematic of the denial of exis-
tence in a more general sense. The perspective which it develops together with the illustration
of its « polyglot » form allow this article to examine the modalities of « the exile of language »,
its relations to the language of the other and its affinities with the analytic situation.

Key-words — Transmission and Language after a Collective Trauma (Genocide of Armenians


in 1915). Territorial Transferences and Transference in Analysis. Cultural Aphasia and Problems
of Survival. Analytic Speech and the Implosion of Denial.

Ubersicht — Der Kulturunterschied » ist genau das, was Fragen aufwirft in den Fällen, in
«
welchen nach einem historischen Trauma die sexuelle Undifferenzierung und die « Entkulturie-
rung » im Ubermittlungsprozess überwiegt. Die Autorin erwâgt den Völkermord der Arme-
nier 1915 in seinen Auswirkungen auf die Nachkommen der Uberlebenden ; der Genozid wird
somit zur Referenz fur die psychische Problematik der Existenzverleugnung,von weit allgemei-
nerer Natur. Sowohl anhand der erlâuterten Perspektive als auch anhand der Illustration seiner
« polyglotten » Form, untersucht der Artikel die Modalitäten des « Exils der Sprache », seine
Beziehung zur Sprache des andern und seine Verwandtschaften mit der analytischen Situation.

Schlüssalworte — Ubermittlung und Sprache nach einem kollektiven Trauma (der Genozid
der Armenier 1915). Territoriale Ubertragungen und Ubertragung in der Analyse. Kulturelle
Aphasie und Unschicklichkeit des Uberlebens. Analytische Sprache und Implosion der Verleu-
gnung.

Resumen — La « diferencia cultural » es precisamente aquello que produce la diferencia en los


casos en que, luego de un trauma histôrico. son mas bien la indiferenciaciôn sexual y la descul-
turalizaciôn las que marcan los procesos de transmisiôn. El genocidio armenio de 1915 es
considerado en cuanto a los efectos sobre los descendientes de los sobreviventes, que sirve en
esta ôptica de referencia a la problemética psiquica de la renegaciôn de existencia, de Indole
mucho mas gênerai. Tanto por la perspective que desarrolla como por la ilustraciôn de su forma
poliglota, este articulo estudia las modalidades del exilio de la lengua, sus relaciones con el len-
guaje del otro y sus afinidades con la situaciôn analftica.

Palabras claves — Transmisiôn y lenguaje luego de un trauma colectivo (el genocidio arme-
nio de 1915). Transferencias territoriales y transferencia en el anélisis. Afasia cultural e incon-
veniencia de la supervivencia. Habla analftica e implosion de la renegaciôn.

Riassunto — La « differenza culturale » ô propio cio' che costituisce un problema nei casi in
cui dopo il traoma storico, i processi di trasformazione indicano piuttosto l'indifferenziazione
sessuale e la deculturalizzazione.Il genocidio degli Armeni nel 1915 viene esaminato rispetto
agli effetti sulla discendenza dei soprawissuti, servendo cosi' da riferimento al problema psi-
chico di ordine più générale, del diniego della esistenza. L'articolo, sia con la prospettiva che
Résumés 1001

sviluppa che con l'illustrazione della sua forma « poliglotta », studia le modalité « dell'esilio
dalla lingua », i rapport con la lingua dell'altro e le sue affinita con la situazione analitica.

Parole chiavi — Trasmissione e linguaggio dopo un traoma collettivo (il genocidio degli
Armeni nel 1915). Transfert territoriali e transfert nell'analisi. Afasia culturels ed indecenza della
soprawivenza. Parola analitica ed implosione del diniego.

Jacqueline AMATI-MEHLER.
— La langue exilée

Résumé — Dans notre monde changeant, surtout en ce qui concerne l'entrecroisement de


cultures et de langues, ce qui semble s'imposer est une notion de l'altérité et de l'individuation
plus complexe qu'aparavant. Dans le processus analytique les problèmes de l'exil, des migra-
tions, des bouleversements de la mémoire, des langues et de la perte de repaires culturels, se
manifestent souvent lorsque les frontières externes et internes se chevauchent au cours de l'or-
ganisation de l'identité.

Mots clés — Polylinguisme. Polyglottisme. Multilinguisme. Altérité. Mémoire. Traduction.


Transcription. Refoulement. Représentation de chose. Représentation de mot.

Summary — In our changing world, especially with the mixing of cultures and languages, it
is necessary to elaborate notions of alterity and of individuation more complex than before. In
the analytic process, problems of exile, migration, disturbances of memory, languages and the
loss of cultural référence points often émerge when internal and external boundaries overlap
during the organization of one's identity.

Key-words — Polylinguism. Polyglotism. Multilinguism. Alterity. Memory. Translation. Trans-


cription. Repression. Thing Représentation. Word Representation.

Ubersicht — Unsere Welt veràndert sich, vor allem was die Kreuzung der Kulturen und Spra-
chen anbelangt ; somit scheint der Begriff der Andersheit und der Individuation komplexer als
früher. Im analytischen Prozess erscheinen die Problème des Exils, der Völkerwanderungen, der
Umwälzungen des Gedächtnisses, der Sprachen und des Verlusts der kulturellen Anhang-
spunkte, wenn die äusseren und inneren Grenzen sich im Verlauf der Organisation der Identität
überschneiden.

Schlüsselworte — Polylinguismus. Mehrsprachig. Vielsprachig. Andersheit. Gedächtnis.


Ubersetzung. Schriftliche Ubertragung. Verdrängung. Dingvorstellung. Wortvorstellung.
1002 Revue française de Psychanalyse

Resumen — En nuestro mundo cambiante, sobre todo en aquello que concierne al cruce de
culturas y de lenguas, lo que parece imponerse es una nociôn de la alteridad y de la individua-
ciôn mes compleja que antes. En el proceso analitico, los problemas del exilio, de las migra-
ciones, de los trastornos de la memoria, de las lenguas y de la pérdida de senas culturales, se
manifiestan a menudo cuando las fronteras externas e internas se imbrican en el curso de la
organizaciôn de la identidad.

Palabras claves — Polilingüismo. Poliglotismo. Multilingüismo. Alteridad. Memoria. Traduc-


tion. Transcription. Represiôn. Représentation de cosa. Representaciôn de palabra.

Riassunto — Quello che sembra imporsi nel nostro mutevole mondo, dovuto in particolare
all'incrocio della culture e delle lingue, ô una nozione dell'alterità e dell'individuazione più com-
plessa di una volta. Nelle cure analitiche i problemi legati all'esilio, all'emigrazioni, ai turbamenti
della memoria, delle lingue e della perdita di riferimenti culturali, spesso si manifestano quando
le frontiere esterne ed interne si sovrappongono durante l'organizzazione dell'identità.

Parole chiavi — Polilinguismo. Poliglotta. Multilinguismo. Alterità. Memoria. Traduzione.


Trascrizione. Rimozione. Rappresentazione di cosa. Rappresentazione di parola.

Luisa de URTUBEY. — Des unilingues

Résumé — Le système de représentations de mots, décrit par Freud, est-il unique, regroupant
en son sein les différentes langues connues par un sujet, ou bien y a-t-il un système de repré-
sentations de mots pour chacune des langues apprises, lié aux autres à certains points ?
Ces systèmes de représentations de mots ne sont pas indépendants des « frontières » psy-
chiques, familiales et culturelles, donc de l'identité.
J'examine ici ces possibilités, a contrario, par la présentation d'un cas clinique où s'ob-
serve une pathologie de l'apprentissagedes langues étrangères et de la possibilité d' < écrire ».
Mots clés — Unilinguisme. Bilinguisme. Systèmes de représentations de mots. Frontières psy-
chiques. Pathologie de l'apprentissage des langues étrangères. Impossibilité à écrire.

Summary — Is the System of word representationsdescribed by Freud unique, comprising all


the languages known by a subject, or is there a System of word representations for each of the
languages in question, linked to each other nonetheless at certain points ? Thèse Systems of
word representations are not independant of psychic, family and cultural « borders » and hence
of identity. The author examines these perspectives a contrario, with the discussion of a clinical
case involving a pathology to learn foreign languages and the possibility of « writing ».

Key-words — Unilinguism. Bilinguism. Systems of Word Representation. Psychic Borders.


Pathology of learning foreign languages. Impossibility of writing.
Résumés 1003

Ubersicht — Ist das von Freud beschriebene System der Wortvorstellungen ein einziges Sys-
tem, die verschiedenen Sprachen eines Subjekts umfassend, oder gibt es ein Wortvorstellungs-
systeme für jede der erlernten Sprachen, welche in gewissen Punkten in Verbindung treten ?
Dièse Wortvorstellungssysteme sind nicht unabhängig von den psychischen, familiären
und kulturellen « Grenzen », d.h. von der Identität.
Ich untersuche hier diese Möglichkeiten, von einem klinischen Fall ausgehend, bei welchem
eine Pathologieder Fremdsprachenerlernungund der « Schreiböglichkeit» beobachtet wird.

Schlüsselworte — Einsprachig. Zweisprachig. Wortvorstellungssysteme. Psychische Gren-


zen. Pathologie der Fremdsprachenerlernung. Schreibunmöglichkeit.

Resumen — i
sistema de las representaciones de palabras, descrito por Freud. Es ûnico,
El
i
reagrupando en su seno las diferentes lenguas conocidas por un sujeto ? o bien existe un sis-
tema de representaciones de palabras para cada una de las lenguas aprendidas, vinculado con
los otros en ciertos puntos ? Estos sistemas de representaciones de palabras no son inde-
pendientes de las « fronteras » psiquicas,familiares y culturales, pues de la identidad.
Examino aquf estas posibilidades, en cambio, por la presentaciôn de un caso clinico en
donde se observa una patologia del aprendizaje de las lenguas extranjeras y de la posibilidad de
« escribir ».

Palabras claves — Unilingüismo. Bilingüismo. Sistemas de representaciones de palabras.


Fronteras pslquicas. Patologia del aprendizaje de las lenguas extranjeras. Imposibilidad de
escribir.

Riassunto — Il sistema delle rappresentazioni di parole descitto da Freud, che raggruppa in sè


le varie lingue conosciute dal soggetto, è unico, oppure c'è un sistema di rappresentazioni di
parole per ciascuna delle lingue apprese, che in certi punti è lagato agli altri ? Questi sistemi
non sono indipendenti dalle « frontiere » psichiche, familiari e culturali, dunque dall'identità.
Esamino qui queste potenzialità con la presentazione, a contrario, d'un caso clinico in cui
si osserva una patologia dell'apprendimento delle lingue straniere e della possibilita di « scri-
vere ».

Parole chiavi — Unilinguismo. Bilinguismo. Sistemi di rappresentazione di parole. Frontiere


psichiche. Patologia dell'apprendimento di lingue straniere. Impossibilita di scrivere.

Graciela SCHUST-BRIAT.
— Diptyque : perdre la langue. Les langues retrouvées

Résumé — Diptyque, deux volets pour une histoire.


Perdre la langue : Frappée d'impuissance, j'avais perdu les mots.
La perte d'un réseau, une langue déliée, l'horreur de l'aphasie sur moi qui pouvait pourtant
la dire dans une autre langue. Il a fallu reconquérir dans le même contexte associatif et le môme
1004 Revue française de Psychanalyse

temps la langue apprise et celles que j'avais cru conquises aupravant, telle une transcription
simultanée réussie de l'ensemble.
Entre les diverses strates de ma mémoire, tisser un filet, une trame, là où il y avait auparavant
principalement des couches significatives reliées chacune à son contexte temporel particulier.
Les langues retrouvées : Une mémoire simultanée et commune s'est installée et un réseau
multidirectionnel en étoile mis en place.
La désorganisation systématique avait donné naissance à un nouvel univers de références
connexes.
Finalement trois exemples cliniques : Liza, Christopher et Lindsay, me permettront d'illus-
trer au moins trois des raisons du choix de la langue dans laquelle se déroule l'analyse lorsque
l'option est possible.

Mots clés — Clivage. Barrage fonctionnel. Images sonores. Couches significatives. Désorga-
nisation. Réseau feuilleté à connexions multiples. Remaillage réparateur.

Summary — Diptych, a story in two acts.


The lost language : Helplessly struck, I had lost « the words ».
The loss of a network, an untied language, the horror of aphasia hanging over me even
though I could express it in another idiom.
As in a necessary simultaneous transcription of the whole, I had to re-acquire the words of
those languages that until then I had considered mine, and reinstate them within the same
associative context of the new one that was being set into place.
Among the different strata of my memory, weave a net, a meshwork where there had pre-
viously been only significant layers each of them bound to its particular temporal framework.
The re-found languages. A common and simultaneous memory was installed, and a multi-
directional network set into place. The systematic disorganization gave birth to a new universe
of linked references.
Lastly, three clinical examples, Liza, Christopher and Lindsay, allow me to illustrate at least
three of the reasons for the choice of the idiom in which the analysis takes place, when the
option is possible.

Key-words — Splitting. Functional Dam. Sound Images. Significant Layers. Disorganization.


Multilayered Network on multiple Connections. Restore.

Ubersicht — Dyptichon, zwei Flügel für eine Geschichte.


Die Sprache verlieren : Ich war hilflos geworden, ich hatte die Worte verloren.
Der Verlust eines Netzes, eine Sprache ohne Bindungen, das Entsetzen der Aphasie auf
mir, welches ich jedoch in einer anderen Sprache ausdrücken konnte. Die erlernte Sprache und
diejenigen, welche ich als erobert betrachtet natte, mussten gleichzeitig und im gleichen asso-
ziativen Kontext neu erobert werden, wie eine gelungene Simultanûbersetzung des Ganzen.
Zwischen den verschiedenene Ebenen meines Gedächtnisses, ein Netz spinnen, eine Spur,
da wo vorher hauptsächlich bedeutungsvolle Ebenen bestanden hatten, jede mit mit ihrem bes-
timmten Zeitkontext verbunden.
Die wiedergefundenen Sprachen : Ein simultanes und gemeinsames Gedächtnis hat sich
eingenistet und ein mehrzweigiges sternförmiges Netz hat seinen Platz eingenommen.
Résumés 1005

Die systematische Desorganisation natte eine neue Welt mit zusammenhängenden Refe-
renzen geschöpft.
Schliesslich, drei klinische Beispiele : Liza, Christopher und Lindsay, welche mir erlauben
werden, mindestens drei Gründe fur die Wahl der in der Analyse angewendeten Sprache zu
illustrieren, insofern die Wahl möglich ist.

Schlüsselworte — Spaltung. Funktionnelle Sperrung. Tonbilder. Bedeutungsvolle Ebenen.


Desorganisation. Blätternetz mit vielfachen Verbindungen. Repariendes Repassieren (re-
maillage).

Resumen — Diptico, una historia en dos actos o dos paneles para una historia.
Perder la lengua : Impotente, habia perdido las palabras. La pérdida de un sistema, una
lengua desligada, el horror de la afasia sobre mi que sin embargo podia expresarla en otra len-
gua. Hubo que reconquistar en el mismo contexto asociativo y al mismo tiempo, tal como en
una transcripciôn simultanea lograda del conjunto, la lengua aprendida y aquellas que conside-
raba de hecho, desde siempre y para siempre adquiridas.
Entre los diversos estratos de mi memoria, tejer una trama donde habian hasta enfonces
principalmente« capas significativas » cada una ligada a su contexto temporal particular.
Las lenguas reencontradas : Instalaciôn de una memoria comun y simultanea, y creaciôn
de un sistema multidireccional en estrella. La desorganizaciôn sistematica dio nacimiento a un
nuevo universo de referencias conexas.
Finalmente, très ejemplos clinicos : Liza, Christopher y Lindsay, me permitirân ilustrar al
menos très de las razones de la elecciôn de la lengua en la cual se desarrollara el anâlisis,
cuando la opciôn es posible.

Palabras claves — Disociaciôn. Barrera funcional. Imagen sonora. Estratos significativos.


Desorganizaciôn. Red laminad a conexiones multiples. Restauraciôn.

Riassunto — Dittico, due volets per una storia.


Perdere la lingua : Colto dall'impotenza, avevo perso le parole.
La perdita di una rete, una lingua slegata, l'orrore dell'afasia su di me che potevo cos-
nunque dirla in un'altra lingua. Nello stesso conteste associativo e nello stesso tempo, è stato
necessario riconquistare la lingua appresa e quelle che avevo creduto d'aver conquistate prima,
come una trascrizione simultanea riuscita dell'insieme. Tessere un filo, una trama tra i diversi
strati della mia memoria, là dove prima c'erano soprattutto strati significativi, ciascuno dei quali
era legato ad un contesto temporale specifico.
Le lingue ritrovate : Si è installata una memoria simultanea e comune ; e si è costutita una
rete a Stella pluridimensionale.
La disorganizzazione sistematica aveva fatto nascere un nuovo universo di riferimenti
connessi.
Infine tre esempi clinici : Liza, Christopher e Lindsay, mi permettono d'illustrare almeno tre
delle ragioni della scelta della lingua nella quale l'analisi si svolge ; quando un'opzioneè possibile.

Parole chiavi — Scissione. Barriera funzionale. Immagini sonore. Strati significativi. Disorga-
nizzazione. Rete di connessioni multiple a sfoglie. Ritessitura riparatrice.
1006 Revue française de Psychanalyse

Simone VALANTIN. — La chambre froide : sur Georges Devereux

Résumé — C'est à partir de l'unité du psychisme humain comme hypothèse de départ que la
pensée de Georges Devereux avance une relation d'équivalence entre l'inconscient privé et la
culture : une investigation ethnologique peut amener selon lui à la connaissance des fantasmes
privés dans la mesure où des items culturels les figurent sous forme de conduites ou de représen-
tations collectives. Cette oeuvre introduit ainsi le principe d'un double énoncé, ethnopsychanaly-
tique, appelé complémentariste, jugé indispensable par Devereux pour la compréhension des
faits de la vie mentale et les troubles psychopathiques. Ceux-ci sont interprétables en termes de
participation ethnique et/ou idiosyncrasique, c'est-à-dire en termes d'interprétation subjective
des segments culturels disponibles. L'oeuvre de Devereux (1927-1980) peut représenter une
application de la théorie et la méthode psychanalytiques ; en même temps qu'un dépassementdu
clivage habituel entre des approches ethnologique et psychanalytique par l'adoption d'un point
de vue, qui fait des sujets à part entière de l'observateur et l'observé, avec leur inconscient ; et
d'un modèle, celui de la relativité. Les réponses de Devereux pour ce qui concerne les différences
culturelles et leur repérage par les psychanalystes ne sont pas directementtraitées : elles sont à
inférer du travail exercé par l'ethnologue et le psychanalyste sur leur contre-transfert.
Mots clés — Complémentarisme. Contre-transfert. Ethnopsychanalyse. Méta-culturel. Zone
d'indétermination. Relativité/clivage.

Summary — Via the supposition that human psychic life is a unified field, Georges Devereux
posited an équivalence between the private unconscious and culture. An ethnological investiga-
tion could thus, he argued, lead to a knowledge of private phantasies to the extent that culturel
éléments figure them in the form of ways of conduct or collective représentations. His work thus
introduces the principle of a dual, ethnopsychoanalytic formulation called « complementarist»
and seen as crucial by Devereux to understand the facts of mental life and psychopathological
problems. These are interpretable in terms of ethnie and/or idiosyncratic participation, that is, in
terms of subjective interpretation of the available cultural éléments. Devereux's work (1927-
1980) represents an application of the theory and method of psychoanalysis : it constitutesa pro-
gress beyond the standard division of ethnological and psychoanalytical approaches via the
model of relativity and a perspective which makes both the observer and the observed subjects in
the full sensé of the word, with an unconscious. Devereux's ideas on cultural différences and the
analyst's sensitivity to them are not directly studied here : they may be inferred from the work car-
ried out by the ethnologist and the psychoanalyst on their own countertransference.
Key-words — Complementarism. Countertransference. Ethnopsychoanalysis. Metacultural.
Zone of Indétermination. Relativity/Splitting.

Ubersicht — Die Denkweise von Georges Devereux geht von der Grundhypothese einer Einheit
der menschlichen Psyche aus, um eine Gleichwertigkeitsbeziehung zwischen dem privaten
Unbewussten und der Kultur aufzustellen : eine ethnologische Untersuchung kann seiner Mei-
Résumés 1007

nung nach zur Kenntnis der privaten Phantasien fùhren, da kulturelle Items sie in Form von
Verhaltensweisen oder kollektiven Vorstellungen zum Ausdruck bringen. Dieses Werk führt somit
das Prinzip einer doppelten, ethnopsychoanalytischen Aussage ein, komplementaristisch
genannt, welche von Devereux für das Verständnis der Tatsachen des geistigen Lebens und der
psychopathischen Störungen als unentbehrlichangesehen wird. Letztere können als ethnische
und/oder idiosynkratische Beteiligung interpretiert werden, d.h. als subjektive Deutung der ver-
fùgbaren kulturellen Segmente. Das Werk von Devereux (1927-1980) kann eine Anwendung
der psychoanalytischen Theorie und Methode darstellen, sowie auch gleichzeitig eine Uberwin-
dung der gewohnten Spaltung zwischen den ethnologischen und psychoanalytischen Betrach-
tungsweisen, dies aufgrund eines Standpunktes, welcher den Beobachter und das Beobachtete
völlige Subjekte werden lässt, mit ihrem Unbewussten, und auch aufgrund eines Modells der
Relativität. Die Antworten von Devereux, was die kulturellen Unterschiede und ihre Ermittlung
durch die Psychoanalytiker betrifft, werden nicht direkt behandelt : sie folgern aus der Arbeit,
welche der Ethnologe und der Psychoanalytiker auf ihre Gegenübertragung ausüben.

Schlüsselworte — Komplementarismus. Gegenübertragung. Ethnopsychoanalyse. Metakul-


turell. Unbestimmte Zone. Relativität/Spaltung.

Resumen — Es a partir de la unidad del psiquismo humano como hipôtesis de partida que el
pensamiento de Georges Devereux adelanta una relaciôn de equivalencia entre el inconsciente
privado y la cultura : una investigaciôn etnolôgica puede llevar segûn él al conocimiento de las
fantasias privadas en la medida en que los Items culturales las representen bajo la forma de
conductas o de representaciones colectivas. Este trabajo introduce de esta manera el principio
de un doble enunciado, etnosicoanalitico, llamado complementarista, juzgado indispensable
por Devereux para la comprensiôn de los hechos de la vida mental y de los trastornos psicopâ-
ticos. Estos son interprétables en términos de participaciôn étnica y/o idiosincrasica, o sea en
términos de interpretaciôn subjetiva de los segmentes culturales disponibles. La obra de Deve-
reux (1927-1980) puede representar una aplicaciôn de la teorla y el método psicoanaliticos ; al
mismo tiempo que una superaciôn de la escisiôn habituai entre enfoques etnolôgico y psico-
analftico mediante la adopciôn de un punto de vista, que convierte en sujetos de pleno derecho
al observador y al observado, con sus inconscientes ; y con un modelo, el de la relatividad. Las
respuestas de Devereux en lo que concierne a las diferencias culturales y su localizaciôn por los
psicoanalistas, no son directamente tratadas : las mismas hay que inferirlas del trabajo ejercido
por el etnôlogo y el psicoanalista en la contratransferencia.

Palabras claves — Complementarismo. Contratransferencia. Etnosicoanâlisis. Metacultural.


Zona de indeterminaciôn. Relatividad/escisiôn.

Riassunto — Partendo dall'ipotesi iniziale dell'unità della psiche dell'umano, Georges Deve-
reux propone una relazione d'equivalenza tra l'inconscio privato e la cultura. Secondo lui l'in-
vestigazione etologica puo' portare alla conoscienza dei fantasmi privati nella misura in cui
degli items culturali li raffigurano con condotte o rappresentazioni collettive. Quest'opera intro-
duce quindi il principio del doppio enunciato etnopsicoanalitico, detto complementarista, che
è ritenuto indispensabile da Devereux per comprendere i fatti della vita mentale ed i disturbi
1008 Revue française de Psychanalyse

psicopatici. Essi possono essere interpretabili in termini d'interpretazione soggettiva dei seg-
menti culturali disponibili. L'opera di Devereux (1927-1980) puo' rappresentare una applica-
zione della teoria e del metodo psicoanalitici e, allo stesso tempo, un superamento dell'abituale
scissions tra gli approcci etologico e psicoanalitico, con l'adozione di un punto di vista che fa
dell'osservatore e dell'osservato dei soggetti interi, con un loro inconscio ; ed anche un modello
della relativita. Le risposte di Devereux a proposito delle differenze culturali e del loro reperi-
mento da parte degli psicoanalisti, non vengono trattate direttamente. Devono essere inferite a
partire dal lavoro dell'etnologo e dello psicoanalista sul loro controtransfert.

Parole chiavi — Complementarismo. Contro-transfert. Etnopsicoanalisi. Meta-culturale. Zona


d'intermediazione. Relatività/scissione.

Le Directeur de la Publication : Claude Le Guen.

Imprimé en France, à Vendôme


Imprimerie des Presses Universitaires de France
ISBN 2 13 045438 0 — ISSN n° 0035-2942 — Imp. n° 39 471
Dépôt légal : Octobre 1993
© Presses Universitaires de France, 1993
CULTURAL DIFFERENCES
Editors : Monique GIBEAULT and Jean-François RABAIN

Leading Articles, 685

I — PSYCHOANALYSIS AND ANTHROPOLOGY


Marie MOSCOVICI— Prehistories : approaching Totem and Taboo, 691
Bernard JUILLERAT — From primary phantasies to cultural symbols : médiations and
thresholds, 713
Françoise COUCHARD— « A daughter is being beaten » : an illustration of a masochistic
phantasy in muslim culture, 733
Guillaume SURENA — Psychoanalysis and its Other, 751
Jean-François RABAIN — Alfred L. Kroeber and Totem and Taboo : elements of a contro-
versy, 761
Alfred L. KROEBER — Totem and Taboo : an ethnological psychoanalysis. Totem and
Taboo : in retrospect, 773

DEBATE
Tobie NATHAN and Lucien HOUNKPATIN — « Oro Lè », the power of speech, 787

II — PSYCHOANALYSISAND CULTURE
Jean BERGERET — Psychoanalysis and intercultural universality, 809
Henri and Madeleine VERMOREL — Psychoanalysis and modernity, 841
Max HERNANDEZand Moïsès LEMLU — Discontent on the edges of civilisation, 855
Claude PIGOTT — Culture as an object, 869
Ghita EL KHAYAT — Psychoanalysis in Morocco : cultural résistances, 879
Kouakou KOUASSI — Functions of the dream in traditional Baoulean society, 883

III — THE EXILE OF LANGUAGE


Jacques BRIL — Semantics, analysis and culture, 891
Janine ALTOUNIAN— Deculturing « transferences » and cultural improprieties, 899
Jacqueline AMATI-MEHLER — Language in exile, 917
Luisa DE URTUBEY— On nnilingual people, 927
Graciela SCHUST-BRIAT— Diptych : The lost language. The refound languages, 939

NOTE
Simone VALANTIN — The cold room : a note on Georges Devereux, 955

BOOK REVIEWS
Jean-François RABAIN — Money in psychoanalysisand beyond, by Serge Viderman, 965
Denys RIBAS — Evolution of the brain and the creation of consciousness, by Sir John C. Ec-
cles, 977
Bernard PENOT — The incompletenessof the symbolic, by Guy Le Gaufey, 979
DIFFÉRENCES CULTURELLES
Rédacteurs : Monique GIBEAULT et Jean-François RABAIN

Argument, 685

I — PSYCHANALYSE ET ANTHROPOLOGIE
Marie MOSCOVICI— Les préhistoires : pour aborder Totem et Tabou, 691
Bernard JUILLERAT — Des fantasmes originaires aux symboles culturels : médiations et
seuils, 713
Françoise COUCHARD — « On bat une fille » : illustration d'un fantasme masochiste dans
la culture musulmane, 733
Guillaume SURENA — La psychanalyse et son étranger, 751
Jean-François RABAIN — Alfred L. Kroeber et Totem et Tabou : éléments d'une contro-
verse, 761
Alfred L. KROEBER — Totem et Tabou : une psychanalyse ethnologique (1920). Totem et
Tabou : après coup (1939), 773

DÉBAT

Tobie NATHAN et Lucien HOUNKPATTN — « Oro Lè », la puissance de la parole, 787

II — PSYCHANALYSE ET CULTURE
Jean BERGERET — Psychanalyseet universalité interculturelle, 809
Henri et Madeleine VERMOREL — Psychanalyse et modernité, 841
Max HERNANDEZet Moïses LEMLU — Malaise dans la « périphérie » de la civilisation, 855
Claude PIGOTT — La culture comme objet, 869
Ghita EL KHAYAT — Psychanalyseau Maroc : résistances culturelles, 879
Kouakou KOUASSI — Fonctions du rêve dans la société traditionnelle Baoulé, 883

III — L'EXIL DE LA LANGUE


Jacques BRIL. — Sémantique,analyse et culture, 891
Janine ALTOUNIAN — « Transferts » déculturants et inconvenance culturelle, 899
Jacqueline AMATI-MEHLER — La langue exilée, 917
Luisa de URTUBEY — Des unilingues, 927
Graciela SCHUST-BRIAT— Diptyque : Perdre la langue. Les langues retrouvées, 939

NOTE

Simone VALANTIN
— La chambre froide : Note sur Georges Devereux, 955

CRITIQUES DE LIVRES
Jean-François RABAIN — De l'argent en psychanalyse et au-delà, de Serge Viderman, 965
Denys RIBAS — Evolution du cerveau et création de la conscience, de Sir John C. Ec-
cles, 977
Bernard PENOT — L'incomplétude du symbolique, de Guy Le Gaufey, 979

Imprimerie
des Pesses Universitaires de France
Vendôme (France)
IMPRIME EN FRANCE

22072378/10/93

Vous aimerez peut-être aussi