Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
psychanalyse (Paris)
de psychanalyse
Langage, pensée
et structure psychique
puf
Revue française
de psycnanalyse
publiée avec le concours du C N L
DIRECTEURS
flse Borande
Claude Girard
Marie-Lise Roux
Henri Vermorel
COMITÉ
DE RÉDACTION
Jean-Pierre Bourgeron
Anne Clancier
Jacqueline Cosnier
Gilbert Diatkine
Jacqueline Lubtchansky
Jean-Paul Obadia
Agnès Oppenheimer
Colette Rabenou
Luisa de Urtubey
SECRÉTAIRE
DE LA RÉDACTION
Muguette Green
ADMINISTRATION
ABONNEMENTS
tél. (1)60 77 62 05
télécopie (1)60 79 20 45
CCP130269 C Paris
Abonnementsannuels (1988) 6 numéros dont
un numéro spécial contenant les rapportsdu
congrès des psychanalystes de langue
française
France 510 F Étranger 650 F
•
Les manuscrits et la correspondance
concernant la revue doivent être adressés
à la Revue Française de Psychanalyse187.
rue Saint-Jacques, 75005, Paris.
Les demandesen duplicata des numéros non
arrivés à destinationne pourrontêtre admises
que dans les quinze jours qui suivront la
réception du numéro suivant.
RAPPORTS
P. Luquet — Langage, pensée et structure psychique. Présentation et
résumé du rapport, 267
N. Carels — Propos sur la sève de la pensée et du langage, 401
F. Duparc
— Respiration de la parole et mouvements du sens, 409
I. Fônagy — Dire l'indicible. Messages du style verbal, 421
J. Frismand — Excitation, pulsion, langage, contre-investissement, 433
J. Guillaumin — Pour un non-dit. Pour un ouï-dire, 437
A. Jeanneau — Précocités de la signifiance, 447
P. Lombard — Un gigolet S.V.P., 453
R. Menahem — Le nom de la rose, 455
L. de Urtubey
— Dites tout ce qui vous passe par la tête, tout comme cela
vous vient (et dans la langue où cela vous vient), 463
INTERVENTIONS AU CONGRÈS
J. Angelergues — A propos des mots, des images et des choses, 473
C. Athanassiou — Dialogue du primamire au verbal entre l'enfant et
l'analyste, 477
C. Balkanyi — Verbalisation et analité, 481
F. Bégoin-Guignard
— Intervention, 483
O. Flournoy — La pulsion de mort, expression du défaut de la libido, 487
A. Green — Pulsion, psyché, langage, pensée, 491
D. Lebauvy — Parler à un sourd n'est pas comme voir un aveugle, 499
B. Lechevalier — « Silence de mort », troubles graves de la pensée et
élaboration du contre-transfert, 503
P. Luzes
— Pensée : positivité et négativité, 507
M. Mathieu — Intervention, 513
C. Nachin — De la structure psychique au verbe, 515
M.-T. Neyraut-Sutterman — A propos de Bobok, 519
N. Nicolaïdis et J. Papilloud — Une langue privée pour combler le
manque, 523
M. Perron-Borelli — Prendre la parole, 533
J. Schaeffer — « Je t'aime », traîtres mots ou mots trahis?, 539
S. Wainrib
— Une parole dans son contexte : Freud et l'homme aux
rats, 543
RÉPONSE de M. Ody, 547
OUVERTURE DU CONGRES
ANDRÉ GREEN
Président de la Société psychanalytique de Paris
Madame la Vice-Présidente
de l'Associationpsychanalytique internationale,
Monsieur le Vice-Président
de la Fédération européenne de Psychanalyse,
Mesdames et Messieurs les Présidents
et Délégués des Sociétés participantes,
Mes chers collègues,
survenus depuis le dernier Congrès qui ont apporté des modifications à ses
structures institutionnelles et à son fonctionnement. Ce n'est point ici le
lieu de les évoquer en détail. Je tenais néanmoins à vous faire part de cette
nouvelle parce que les changent ents qui sont intervenus suscitent des espérance
pour un fonctionnement qui soit coordonné à l'avenir et qui rassemble nos
énergies plus efficacement.
Ce Congrès, qu'on appelait autrefois tout simplement des Psychanalystes de
Langues romanes, est marqué par le monolinguisme. Il n'est pas de président
qui se soit ici trouvé à cette tribune avant moi, qui n'ait souligné l'importance
de cette manifestation, qui veille à la préservation au sein de la communauté
psychanalytique internationale d'une réunion où s'exprime le mode de pensée
psychanalytique propre à la langue française. On pourrait s'imaginer que
nous risquerions de succomber au danger de quelque particularisme. Je me
souviens d'une lettre que je recevais de Bion peu avant sa mort en réponse
à une missive où je lui communiquais une certaine inquiétude de ma part
à constater les différences des langues psychanalytiques parlées au sein de la
communauté internationale. Il m'avait fait une réponse que j'avais trouvée
étonnamment profonde où il me disait qu'il fallait peut-être, avant que nous
puissions avoir une langue psychanalytique commune, que chacun aille
jusqu'au bout de la pensée de sa propre langue. Ceci, bien entendu, est vrai
non seulement de l'usage linguistique, mais des modes de pensée qui sont
propres à cet usage linguistique. Il est bien vrai aussi qu'il existe un mode de
pensée assez spécifiquement lié à la tradition issue de l'esprit de la langue
française, qui occupe une place singulière dans la psychanalyse. Le thème
de ce Congrès va sans doute le mettre en relief tout particulièrement.
Peut-être en effet faut-il aller jusqu'à ces extrêmes dont parle Bion, parce
que les extrêmes ont aussi le mérite de faire ressortir, par le caractère
accentué de ce qu'ils marquent, ce qui manque à leurs perspectives. Ce que
nous constatons également dans des points de vue différents des nôtres. Il
faut probablement repousser à un avenir très éloigné la possibilité d'un
langage et d'une pensée unifiés dont, d'ailleurs, il n'est pas sûr qu'ils
représentent un bien pour la psychanalyse. Car le jour où ce langage serait
complètement unifié nous perdrions peut-être une source de conflictualité
théorique qui fait la fécondité même de la recherche psychanalytique.
Il n'y a donc pas de traduction simultanée ici et si, bien entendu, nous en
reconnaissons tous l'utilité ailleurs, s'exprimer dans une seule langue autorise
peut-être davantage les ellipses, les allusions, les élisions et crée un espace
intermédiaire entre le dit et le non-dit, une potentialité discursive qui est le
ferment même de l'associativité psychanalytique.
Il faut remarquer que les psychanalystes sont friands de réunions psycha-
Ouverture du Congrès 261
nalytiques. C'est un fait sur lequel, peut-être, on ne s'est pas assez penché.
Que ce soit au niveau local, provincial, régional, national, plurinational
ou international, nous savons que les réunions sont nombreuses et qu'elles
se multiplient. Aucun d'entre nous ne pourrait se targuer d'assister à toutes
ces manifestations. Pourtant on ne s'est guère posé la question de savoir pour
quelles raisons ces réunions se multiplient. Je crois qu'à la multitude des
Congrès il faut opposer la solitude de l'analyste. Car, enfin, je ne pense pas
que ceux qui s'inscrivent à un Congrès s'attendent à chaque fois à recevoir
des révélations importantes ou espèrent assister à la naissance d'une découverte
scientifique. D'autant plus que lorsque quelque chose de neuf apparaît il est
bien rare qu'on s'en rende compte sur-le-champ, au moment où ces propos
de vérité sont énoncés. C'est ultérieurement en y pensant après coup, qu'on
leur trouve une importance qu'on n'avait pas reconnue d'emblée. Alors, à quoi
répond ce désir de se réunir? On ne peut pas dire que dans leur vie institu-
tionnelle les psychanalystes soient un modèle d'entente et d'harmonie et
pourtant au niveau des Congrès, cette entente et cette harmonie existent
bien. Nous le disons tous et nous en sommes tous d'accord : il n'y a pas
d'écrits théoriques qui rendent compte de la richesse et de la complexité d'une
seule séance d'analyse. C'est cette situation dans laquelle l'analyste est placé
et où il est tenu d'être silencieux, même s'il interprète plus ou moins abon-
damment, qui est une source de réflexion inépuisable. Je crois que ces
interprétations surgissent toujours d'un fonds de silence. Une grande activité
se déroule, à ce moment, dans le psychisme de l'analyste. Dans l'écoute de
ce qui lui est communiqué, dans le raccordement de ce qui lui est communiqué
avec ce que lui-même ressent ou pense à cet instant, des évocations se lèvent
en lui, ravivant des images de séances antérieures. Une véritable construction
du psychisme s'élabore à laquelle l'analyste se livre tout en écoutant. Il a
parfois l'impression de saisir pendant un instant fugitif et en un éclair, une
lueur qu'il va avoir beaucoup de mal à retrouver lorsqu'il se mettra plus tard
devant sa feuille blanche pour essayer de retranscrire ce moment où les
choses se sont mises en place d'une façon fulgurante et évanescente.
Lorsque nous assistons à ces Congrès nous avons toujours l'espoir que
nous retrouverons dans les propos de nos collègues ou dans ce qu'ils vont
nous aider à penser, quelque chose de l'expérience d'une séance qui sera à
nouveau ressaisi et cette fois retenu. Je crois que c'est ce qu'implique notre
besoin de nous réunir et notre désir de nous écouter mutuellement, même
parfois pour constater nos désaccords.
Ce Congrès-ci nous donne l'occasion, peut-être plus qu'aucun autre, de
nous retrouver au coeur de cette problématique car le thème qui a été retenu
concerne ce qu'on pourrait appeler les éléments fondamentaux qui agissent
262 André Green
de JANINE CHASSEGUET-SMIRGEL
Vice-Présidente de l'Association psychanalytique internationale
je pense que vous le savez déjà, que des changements importants vont,
très vraisemblablement, prendre place au prochain Congrès de l'Asso-
ciation psychanalytique internationale à Montréal en ce qui concerne le
problème de l'analyse dite laïque aux Etats-Unis. Je suis en mesure de
vous dire que Robert Wallerstein et Edward Weinshel, le secrétaire
de l'Association psychanalytique internationale ont oeuvré de façon magni-
fique pour ce résultat. De l'abandon par l'Association américaine de sa
franchise sur les Etats-Unis résulteront un travail et des dépenses impor-
tantes pour l'Association psychanalytique internationale et pour ses
membres. Je pense toutefois que les membres de notre groupe seront
heureux de contribuer à l'évaluation et à la reconnaissance de nouvelles
associations car ces investissements-là correspondent à la conception qu'ils
se font de la psychanalyse.
C'est pour moi qui ai tenu successivement le rôle de secrétaire de ce
Congrès, puis de rapporteur et enfin qui l'ai présidé, une joie de dire aux
collègues et amis présents, combien je souhaite que ce XLVIIe Congrès
soit pour nous tous une rencontre et un enseignement.
Enfin je formule à Pierre Luquet des voeux plus personnels encore, à lui
qui a durant tant d'années assuré dans l'ombre le succès de ce Congrès
et qui aujourd'hui revient (je pense évidemment à son rapport déjà ancien
sur les identifications précoces) sur le devant de la scène avec un travail
dense et passionné sur un sujet difficile et passionnant. Nous sommes en
effet nombreux, comme l'a rappelé André Green, à savoir qu'il abandonne
en même temps sa tâche de secrétaire pour laquelle nous lui devons une
grande reconnaissance. Cher Pierre, le meilleur hommage que nous
puissions te rendre est de souhaiter à ton successeur une réussite égale
à la tienne.
LANGAGE, PENSÉE
ET STRUCTURE PSYCHIQUE
par PIERRE LUQUET
PRÉSENTATION ET RÉSUMÉ
NOTE PRELIMINAIRE
I - PERSPECTIVES
Peut-être parce que la pensée verbale ne peut formuler qu'une chose à la
fois, parce qu'elle découpe sur le monde une réalité limitée qui lui donne
sa précision, parce qu'elle est focalisation, il lui faut toutes les ressources
de la langue riche pour tenter de rendre compte d'une globalité et de
perspectives. La pensée sur la pensée finit par s'en satisfaire et réifie des
notions fragmentaires.
Malgré la fausse évidence qui distingue les concepts de « langage »,
de « structure », d' « appareil psychique » et de « pensée » lorsqu'on les
rapproche et qu'on rétablit les corrélations entre eux, on aperçoit tout
ce qui est perdu à vouloir les envisager séparément; et il vous vient un
étrange questionnement :
Y a-t-il une pensée qui existerait en dehors de la façon dont elle
s'exprime? Une structure psychique qui ne serait pas une structure de
pensée? Que serait un inconscient qui ne serait pas pensé d'une manière ou
de l'autre? Comment tenter d'écrire ou d'évoquer l'indicible de l'incons-
cient? Les approches métaphoriques sont-elles suffisantes?
Malgré la nécessité de penser notre expérience, j'ai par nature quelque
méfiance à mélanger des interrogations ou des affirmations d'allure
philosophique avec des constats qui valent ce que vaut l'observation. Mais
comment échapper au « reste », domaine des inquiétudes profondes et des
illuminations de la poésie ?
L'application de l'intuition et de la réflexion au moment même où elles
se manifestent devant nos yeux et le passage constant de l'hypothèse à
l'observation et de celle-ci à la théorie sont notre sauvegarde. C'est dans la
mesure où nous avons internalisé les écrits des autres que ceux-ci font
naître boutures et marcottages qui poussent dans notre propre terreau :
notre métaconscience. Cette recherche est née de vos travaux; pardonnez-moi
de m'y référer inégalement et injustement. C'est un caractère de notre
mémoire.
C'est pendant la séance, plutôt que devant un livre, que se posent les
questions. Ce que je perçois m'interroge. Il se fait une sédimentation des
constatations et des questions, une organisation. Alors, d'autres problèmes
apparaissent. Les réponses en sont contredites ou confirmées pendant
d'autres séances, dans d'autres cas. Peu à peu naissent des formulations
qui prennent l'aspect de certitudes, où je reconnais le travail de la pensée
métaconsciente — conviction qui donne l'aspect assertif que prend parfois
ce rapport, au moment même où je soumets mes hypothèses pour les
Langage, pensée et structure psychique 269
confronter aux vôtres. Une telle façon de travailler est, par nature, affective
et interroge le contre-transfert théorique. On reconnaît là mon intérêt pour
les métapsychologies implicites, plus ou moins conscientes, avec lesquelles
on travaille réellement et qui ne sont pas toujours accordées avec la théorie
partagée, qui peut devenir une entrave à la pensée.
D'où, aussi, l'accent mis sur les formulations de l'analyste, sur le
langage du patient, sur la parole échangée, mise au coeur de la situation
— le véritable cadre. Nacht disait : « Ce qui importe, c'est ce que l'ana-
lyste est »... plutôt dans sa fonction, dans son être psychanalytique, qui
quelquefois le dépasse... mais nous savons aussi ce que nous sommes. II
est difficile de dire quelle est la juste parole, mais on peut toujours cons-
tater ce qui la suit.
Revenons à nos concepts de départ.
La notion de STRUCTURE, dans la perspective de l'analyse, paraît rendre
compte de l'organisation de la psyché par le jeu des pulsions et des défenses
organisées autour de l'objet interne appelé ici imago. Les imagos sont
projetées sur tout objet réel dit alors objet significatif. Par l'introjection
des expériences vécues avec l'objet et par la représentation de celui-ci
à la fois comme but de la pulsion et comme porteur de fonction (holding,
nourrissage, contention, etc.), se crée un espace psychique qui est celui
de la première forme de la pensée. La pensée est alors pensée de relation,
c'est-à-dire fantasme. Celui-ci, au départ endogène, s'élabore en s'adaptant
aux objets et à la réalité. Ce sont donc les fantasmes pulsionnels et
défensifs qui définissent à la fois structure et relation d'objet.
L'élaboration structurante du fantasme débouche sur la forme de la
pensée telle que nous la constatons. C'est cette évolution que nous avons
essayé de suivre. Le rapport avec la conscience y joue un rôle essentiel
par les clivages successifs entre les systèmes Ics-Pcs-Cs, la migration de la
conscience se faisant du pôle endogène au pôle objectai symbolique, puis
à la pensée verbale.
Le fantasme part de la figuration des besoins biologiques, qui apporte
l'élément biologique dans le psychisme, pour s'achever dans l'investissement
des fonctionnements mentaux. Le fantasme primaire est la forme de la
transformation en pensée des données corporelles. Il constitue la base
énergétique de toutes les formes psychiques. Sa violence explique la pour-
suite de son avancée vers la conscience, après la sédimentation des
niveaux de conscience. Né dans Pics, il cherche à envahir le Pcs méta-
primaire, préparant celui-ci à la création des symptômes. Puis le Pcs
métaconscient organise un langage personnel à partir du langage exogène
de la mère.
270 Pierre Luquet
II
- LES MENTALISATIONS (devenues inconscientes)
A - Ics et pensée primaire
Le système les fonctionne à l'aide de la pensée primaire, tant pour
figurer les besoins du corps que pour reformuler le refoulé secondaire
(rejetons). Il utilise des fantasmes primaires (représentations symboliques
primaires) qui sont des équivalents de la réalité. La pensée primaire fonc-
tionne selon le processus primaire. C'est le fonctionnement mental des
premiers mois de la vie. Il se développe sous la prédominance de la libido
orale et il présente tous les caractères de l'oralité : décharge immédiate,
tout ou rien, défenses par désinvestissement, déni de perception, etc. Ce
mode de fonctionnement persistera dans le système les lorsque celui-ci sera
clivé du Pcs.
tenir cette relation d'objet, alors que les pensées métaconsciente et verbale
chercheront à l'adapter à la réalité. Pour la pensée métaprimaire, la réalité
est l'imago.
La pensée métaconsciente est intermédiaire entre le Pcs auquel elle
appartient et le Cs dont elle prépare la conscience langagière. L'évolution
de la représentation symbolique vers une signifiance de plus en plus désaf-
fectée facilite le passage aux mots. Le déplacementsur les engrammes sonores
maternels permet l'acquisition de mots symboles avec restitution de
l'affect inclus. La pensée métaconsciente correspond à la pensée intuitive
qui devient consciente en se formulant. Elle organise également une
partie de l'activité comportementale et peut s'exprimer à travers des
manifestations esthétiques et corporelles, sans passer par la cons-
cience verbale. Elle permet d'anticiper la parole et de suivre le fil du
discours. Elle retient les acquis de la pensée verbale. Elle réalise nombre
d'opérations de pensée, en dehors de la conscience claire : opinion,
choix, décision, jugement, que la pensée verbale explicite ou, le plus
souvent, rationalise.
Une question difficile est celle de l'emploi de la langue dans la pensée
métaconsciente. Soit qu'il y ait, comme nous le pensons, retransformation
des mots en symboles signes, soit qu'il soit nécessaire de changer l'hypo-
thèse de Freud qui veut que la conscience vienne de l'union des représen-
tations de mots avec celles de choses. Un certain niveau de conscience
est-il envisageable dans le préconscient?
Tenter la solution du problème par la « latence des pensées » ne
résout rien. Cependant cette latence existe. L'intuition et la création s'orga-
nisent hors de la conscience, sans doute parfois avec des idées pré-
conscientes non actualisées dans la conscience verbale.
Ceci revient à définir un niveau d'inconscience verbale dans le
métaconscient.
Le conscient exigerait le verbal, mais celui-ci ne suffirait pas : il serait
nécessaire qu'il y ait surinvestissement provoquant l'actualisation de la
conscience. Dans ces conditions, on comprendrait l'existence des pensées
latentes dans le métaconscient.
Cette solution paraît valable. Elle accentue l'aspect de passage de la
pensée métaconsciente créatrice.
La pensée verbale ne jouerait plus que le rôle de contrôle conscient :
c'est à ce niveau que le refoulement de la censure verbale serait le plus
actif, éliminant ce qui serait intolérable pour le Soi conscient. Ceci
rendrait compte de la sensibilité de la pensée métaconsciente aux rôles
de Surmoi et d'Idéal du Moi des imagos métaprimaires et pourrait faire
274 Pierre Luquet
B - La langue commune
4.-Son oeuvre dépasse le domaine de la phonétique. Elle est une psycholinguiste psycha-
nalytique. Voir La Vive Voix, Ed. Payot.
280 Pierre Luquet
5. L'Ecole au sens des Stoïciens, puis des Latins. L'école actuelle en garde des traces.
6. Ed. L'Age d'Homme, p. 173.
Langage, pensée et structure psychique 281
Celle-ci est sans doute préparée dans la langue de la.mère et dans celle
de son entourage, par des « clichés » qui sont des modèles à remplir,
mais ceci n'est pas toujours facile, surtout si la mère (l'analyste ?) n'utilise
pas la langue du sujet. Cette invention continue de la langue et cette dia-
lectique entre deux tendances persisteront toute la vie et déboucheront sur
l' « écrit », en tant que révolution de langue. C'est le besoin fondamental
de poésie et de littérature qui, dans un deuxième temps, va entrer en conflit
avec les objets (« écrire contre »).
L'enfant, s'il ne sent pas un besoin prédominant de défenses (et
alors c'est le parler-faux), luttera pour parler vrai, pour faire coïncider le vécu
intérieur avec sa langue singulière. L'enfant le fait comme il dessine pour
exprimer en les transcrivant sa représentation et son fantasme porteur de
l'énergie pulsionnelle, d'autant plus importante qu'il a le sentiment d'avoir
vécu beaucoup : voulant et ne voulant pas dire, obligé qu'il est de se
défendre contre le milieu (et d'en profiter) et contre ce que celui-ci projette sur
lui.
Au nom du dogme, de l'idéalisation du milieu, l'école dénonce le mal
parler, non pas toujours comme une maladresse, mais comme une faute
(R. Christe), non pas pour apprendre à mieux dire, mais comme une incons-
ciente condamnation d'avoir voulu dire l'interne, le singulier, le non-
socialisé. Dans un deuxième temps, peut-être effrayé de ce qu'elle a fait et
des résultats... l'école cherchera à libérer ce qu'elle a fermé, à solliciter une
création qu'elle a éteinte.
Le sujet ne doit pas trop en vouloir à cette complaisance idéalisante et
surmoïque du milieu. C'est sa propre névrose qui le limite le plus souvent.
Le langage est un des instruments de son Surmoi. Celui-ci contribue, moins
que l'Idéal peut-être, à établir la censure verbale, en refusant la conscience
par la mise en mots de ce qui n'a pas à être pensé, à être dit. Mais il limite le
sens et la valeurs des mots, les symboles verbaux (à ne pas confondre
avec le symbole métaprimaire), les métaphores et autres figures de style
qu'il a inventées pour tourner la censure de la langue structurante. Il
s'oppose à la langue riche et à ses créations. Il surveille sa langue, plus dans
l'écrit, qui s'appauvrit progressivement, que dans l'oral, plus spontané.
Sous des prétextes divers, cela persiste dans certains écrits psychanalytiques.
« On ne dit pas cela, ce n'est pas beau », « On ne peut écrire cela, on vous
le reprocherait. »
Le déplacement se fait du contenu vers la forme. A l'extérieur, l'enfant
perçoit que bien parler c'est ne pas dire et que parler c'est dire ce qui n'a pas
de sens vrai. C'est le langage faux dont nous abreuvent souvent nos
patients, devant la présence rétablie de l'imago.
286 Pierre Luquet
Le second est proche d'une comparaison. Son sens est plus limité et souvent
il s'approche d'un codage (allégorie). La nomination d'un symbole
inconscient par un symbole verbal est une opération réductrice. La
castration, image d'agression du pénis, n'implique pas l'évitement par
identification à l'agresseur, ni l'identification à un père inconsciemment
castré, ni l'impuissance en soi. Le terme redevient un mot symbole capable
d'évoquer ces sens et d'autres dans l'algèbre psychanalytique et, par là, se
rapproche de l'inconscient.
Avoir une pensée symbolique n'est pas parler avec des symbolesverbaux.
Ces derniers sont des figures de style, une création dans la langue de la
pensée verbale.
Quand tel élément de pensée est figuré dans le rêve, il ne faut pas en
déduire qu'un travail compliqué a transformé la pensée verbale en pensée du
rêve. Habituellement, le chemin est inverse.
La pensée métaprimaire symbolique figure spontanément les pré-
concepts qui donneront les concepts en pensée verbale, avec l'aide de la
langue. Le problème est de comprendre comment ce mode se constitue
en dehors de la pensée verbale. Il constituera le mode de penser du jeu
jusqu'à la septième année.
B - La situation
Quant à la situation analytique, son but essentiel est de créer les condi-
tions pour le déroulement des processus. Etant posé l'apparatus extérieur
du cadre, dans lequel chaque détail compte, j'ai insisté sur la parole de
l'analyste9 qui forme la condition essentielle du déroulement valablede l'ana-
lyse. Le dialogue qui est indispensable à l'évolution, dépend de la forme de la
réponse de l'analyste (y compris de son silence). Sans blesser, sans frustrer
exagérément, sans déculpabiliser, sans rassurer au-delà des limites de la
fonction analytique, en expliquant là où c'est nécessaire, en interprétant
serré dans d'autres cas, sans répondre en surface, mais en apportant toujours
9. Je veux dire que la positionprofonde de l'analyste qui est exprimée à travers sa parole
constitue l'élément essentiel du cadre et établit le processus.
298 Pierre Luquet
L'effort que demande la séance, qui doit être cadré dans le temps, sans
restriction de durée et régulier, est notable. Les patients qui restreignent la
durée de leur séance obtiennent que les moments féconds qui les angoissent
ne se produisent pas10.
Le thème fantasmatique s'organise lentement, par approches successives.
Il s'y inclut souvent deux formations qui ne sont pas toujours appréciées à
leur valeur. C'est d'abord des descriptions de fonctionnement, qui sont
souvent prises pour des descriptions introspectives narcissiques. En réalité,
la fonction est placée là pour le fantasme qui la sous-tend. « J'ai joué du
piano hier au soir » veut dire (mais dans un premier temps on ne le sait pas),
« J'ai pensé à ma mère, je me suis mise à sa place, etc. » La seconde formation
frappe l'analyste qui l'intègre dans l'histoire et lui donne un sens : les
souvenirs, ou la série de souvenirs, correspondent inconsciemment à leur
actualisation. On ne donne pas toujours au souvenir sa valeur de fantasme
actuel, dans le transfert. La réintégration des fantasmes fonctionnels et des
fantasmes-souvenirs comble bien des « lacunes » du discours.
La mise à jour du fantasmé, lié à sa représentation, est nécessaire à la
réapparition de l'affect qui a entraîné le refoulement dans la situation de
conflit.
Chacun sait que la quantité d'affect ne doit pas être trop grande sinon,
dans le cas de la névrose prégénitale, l'orage (Bouvet) s'épuise sans inté-
gration. Le passage à la conscience nécessite qu'il y ait un niveau optimum
que la pensée verbale ne peut dépasser, niveau qui est inférieur à celui
inclus dans la représentation métaprimaire. Dans certains cas (hystérie),
l'analyste doit savoir aussi interpréter au-dessous du niveau exprimé. Sous
l'agression tonitruante, il parle de contrariété déclenchée par telle chose ou
lui-même. Devant le meurtre représenté, il parle du mouvement hostile. A
l'inverse, il sait voir dans le petit geste involontaire de l'obsessionnel,
accompagné d'un léger reproche, le mouvement destructeur « atomique »
de l'agressivité orale. Bref, il interprète le langage selon son niveau et sa
structure.
J'insiste sur la bascule économique qui fait que l'investissement de la
pensée verbale exprimant le fantasme entraîne le désinvestissement du fan-
tasme métaprimaire symbolique sous-jacent. C'est aussi pourquoi l'analyste
rétablit l'équilibre entre les moments associatifs et les moments de pensée.
Il pense l'abandon associatif et associe devant une pensée trop fermée. Par là
même, il introduit l'analité dans le mouvement oral ou l'inverse. Il est du
10. Que dire quand cette défense provient du pouvoir mégalomaniaque de l'analyste
qui n'obéit plus à l'horloge, élément du cadre.
300 Pierre Luquet
TABLE
Résumé du rapport
I - Perspectives
II - Mentalisations et métapsychologie
A - Ics et pensée primaire
B - Pcs et relation d'objet
1. Métaprimaire
2. Métaconscient
PRÉSENTATION DU RAPPORT
en regard de son sujet proprement dit, même si nous avons voulu celui-ci
constamment présent à notre propos, et la théorie présente dans le filigrane
de nos illustrations.
Toujours est-il que toutes ces situations de rencontre mobilisent au
niveau de ce médiateur qu'est le langage, mobilisent la représentance (pour
reprendre le terme de A. Green) et plus particulièrement, pour ce qui
concerne le psychanalyste, ce qui s'y engage dans l'interprétation, donc ce
qui s'y engage du sens voire des sens. Nous y reviendrons.
Si l'asymétrie de fonctionnement existe entre un analyste et son
patient, lorsque ce dernier est un enfant elle se trouve renforcée par le fait
que celui-ci mobilise dans la rencontre un appareil psychique en cours
d'évolution.
En particulier, si l'expression langagière chez l'enfant est scandée
par la figurabilité et même le comportement, il faut d'emblée souligner
que l'organisation de son Surmoi introduit une mutation dans son accession
au code, et ce dans une histoire où le Surmoi a ses « origines dans
l'entendu ». Dans cet entendu prend place le processus des deux temps du
message de la castration.
C'est bien l'organisation progressive de tout ce mouvement, dans sa
potentialité même, qui va solliciter l'analyste devant les expressions pul-
sionnelles de l'enfant, quel que soit le niveau de celles-ci; sollicitations qui,
chez l'analyste, vont se traduire dans sa propre représentance. Celle-ci
trouvera certes sa limitation par le code et ses signes, mais aussi sa réso-
nance avec ce qu'il est convenu d'appeler l'ordre symbolique.
Dans cette complexité, et peut-être plus particulièrement chez l'enfant
— puisqu'il y a aussi rencontre avec ses parents — se pose la question de
ce qui de leur discours renvoie à leur désir inconscient pour cet enfant,
désir vectorisé par ce qui dépend de leur propre histoire. Ce désir renvoie
à son tour aux motions érotiques, mais aussi narcissiques que cet enfant-là
mobilise chez les parents, à ce moment non moins là de leur évolution
personnelle.'
Ce qui se cristallise de ces motions dans le langage des parents et qui
se traduit de façon d'ailleurs non linéaire, il faut le souligner, dans celui de
l'enfant, peut être isolé par la notion du signifiant.
C'est un terme qui certes a fait couler beaucoup d'encre, et il ne s'agira
pas ici de rediscuter la question du signifiant à partir de ce que Lacan en
introduisit qui dépassait l'objet linguistique défini par: de Saussure à
propos du signe pour rendre cette notion pertinente pour la psychanalyse.
Cependant elle peut nous aider, dans les limites que nous avons évoquées,
à mieux préciser ce qui, après que nous ayons mis l'accent dans notre
306 Michel Ody
2. Circulation dans les deux sens écrit R. Menahem dans sa communication. Le nom
recrée la chose disait P. Luquet dans sa présentation.
308 Michel Ody
choisis les signifiants du désir parental ont porté sur ce qui barrait l'accès
pour l'enfant à son être sujet de ses pulsions. Et c'est peut-être trop vouloir
trancher entre signifiants de cet ordre et représentation de mot comme seule
porteuse du désir du sujet3. A vrai dire les analyses d'adultes nous montrent
Pindissociabilité qui peut exister entre ce qui renvoie aux signifiants énig-
matiques, pour reprendre l'expression de J. Laplanche, et ce qui s'y
investit du sujet lui-même par ses représentantions. Mais il n'y a proba-
blement pas plus de hasard à parler alors d'adulte pour ce faire. Et
c'est bien la question du temps de l'enfant qui est en jeu. Car celui
qui organise sa névrose infantile — au sens que S. Lebovici lui donne —
ce n'est pas d'abord cet enfant que nous voyons, peut-être plus tard, dans
cet adulte que nous évoquions.
Prenons l'exemple d'une séance d'une patiente que je reçois une fois par
semaine en face à face. Elle vient de reprendre ses séances interrompues par
elle pendant une année, temps marqué par une autre rupture, celle de son
divorce demandé par son mari. Elle commence par me dire qu'elle n'a
vraiment rien à me dire aujourd'hui. Après un moment de silence elle me
fait part de son sentiment de solitude qu'elle lie au fait que ses enfants
sont en vacances pour huit jours. Elle va aller chez une amie à X...
Sinon elle aurait bien été n'importe où. Silence. N'importe où ? : « Je ne
sais pas... Caracas » (sur l'air du n'importe quoi). Silence. Que lui évoque
Caracas? Rien de spécial, puis : « C'est le mot. » Mais encore? : « Des
...
perles »... Et les perles?... — « Rien... ah, si! vous allez être content,
...
j'ai refusé à 18 ans un collier de perles que mes parents voulaient m'offrir,
ma soeur aînée en avait déjà un. » Suivent des considérations tendant à
marquer son désir de se différencier de sa soeur.
A nouveau elle ne voit plus rien à dire. Puis, comme si ce mouvement
élaboratif à partir du mot, du signifiant Caracas avait valeur potentiali-
sante, elle reprend la parole : « Je repense à la dernière séance. Je me
souviens de la fin : ballonner pour ballotter (dans un contexte où à la suite
de son divorce elle se sentait ballottée). » Elle poursuit : « Ballonner...
ballon... évidemment! l'enfant. C'était le plus simple à trouver... vous
êtes content! »
Moi : « Pour la deuxième fois, donc, perles et ballon seraient unis par
la même rondeur? »
Elle : « Le collier... je ne vois pas le rapport (sic)... Vous le voyez,
vous?... un collier de perles... »
3. Les signifiants sont « habités de manière variable » comme le note Nicole Carels dans
sa communication.
Présentation du rapport 309
Et l'enfant dans tout cela? C'est ici que nous devons en revenir à ce
que nous avons écrit dans notre texte préparatoire et qui avait comme axe de
réflexion la pratique de la rencontre entre quel langage par l'enfant et
quel langage pour l'enfant.
A se placer du point de vue que nous venons de parcourir, la difficulté
est grande avec l'enfant que de se situer au seul niveau du langage. Celui-ci
C'est dans le cadre et dans le processus dont nous parlions que s'inscrit
ce que nous avons estimé être une référence essentielle à notre propos sur le
langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste, à savoir
l'organisation du double sens des mots chez l'enfant.
Elle nous oblige au modèle, car on sait trop ce qui l'obère dans la variété
des situations que nous rencontrons tant dans les divers registres de la
psychopathologie, qu'avec ces enfants de la latence qui en ont l'âge mais
qui n'y sont pas entrés. Et pourtant, c'est bien l'écart entre le modèle
et ce qui fonctionne chez cet enfant-là, c'est cet écart qui doit rester en
tension chez l'analyste même, au risque qu'à le réduire se perpétue une
homéostasie de fonctionnement chez l'enfant, menaçante pour son évo-
lution10. Il ne s'agirait plus dès lors d'une histoire du changement qui se
ferait, mais seule une répétition de l'identique.
10. Ecart qui participe à la « mise en tension de la signifiance » pour reprendrel'expression
d'A. Jeanneau dans sa communication.
Présentation du rapport 315
un même analyste, et pas seulement les analystes entre eux, il nous est
apparu tout au long de ce travail que nous vous présentons aujourd'hui,
que la résultante préconsciente de la rencontre entre ce qui oeuvre dans
l'appareil psychique se constituant de l'enfant et celui constitué, mais en
même temps mobile de l'analyste, il nous est apparu que cette résultante
préconsciente est le terreau sur lequel l'échange verbal entre l'enfant et
l'analyste pourra, et introduire aux sens sans être pris dans l'alternative
du vrai et du faux, et laisser ouverte la possibilité qu'adviennent d'autres
sens.
Cette possibilité est d'autant plus importante que l'enfant est justement
dans l'ouverture de son développement, de son devenir. Son histoire se fait,
aussi, avec l'analyste. Il ne faut rien fermer.
L'ouverture à la polysémie est aussi enrichissement progressif et non
« réduction des possibles » pour reprendre l'expression d'Henri Atlan
dans son dernier livre A tort et à raison20, réduction des possibles, elle,
promue par l'utilisation du langage formel.
Que l'analyste ne fasse pas de son langage interprétatif un langage
formel, ainsi réducteur, est aussi la condition de son propre enrichisse-
ment dans sa rencontre avec son patient, que celui-ci soit adulte ou enfant.
J'oubliais... Il n'y a aucun dessin reproduit dans mon rapport, pas plus
que la moindre projection de diapositive dans ma présentation. Ce n'était
pas un acte manqué... pas plus une « prescription »?... Dénégation et
double sens! Je vous ai ainsi, paraphrasant un rêve célèbre de Freud, je
vous ai ainsi « prié de fermer les yeux ». Pour le langage... jamais anodin.
Première partie
en oeuvre des conduites de travail, ainsi que leur suivi, qui puissent répondre
au mieux à la variété des problèmes qui lui sont soumis.En termes quelque
peu lapidaires, on pourrait dire que pour indiquer moins d'analyses
d'enfants il faut être encore plus psychanalyste. Il faut ajouter à ceci :
sous condition de s'occuper de tout le reste, « reste » largement majoritaire
comme on vient de le voir.
Ces quelques rappels de pratique évolutive ont pour but d'éclairer les
raisons qui nous amènent à ne pas limiter le thème de ce travail à la seule
cure analytique de l'enfant.
Il est en même temps certain qu'à prolonger les considérations ci-dessus
nous rencontrerons la question, souvent reprise, de la validité de l'existence
du processus psychanalytique chez l'enfant. En des termes plus actuels
cette question peut être formulée différemment : plus que l'analyse d'enfant
envisagée de façon isolée, ne doit-on pas plutôt parler de la pratique d'un
psychanalyste avec un enfant, pratique au cours de laquelle pourra
ou non advenir un processus analytique chez l'enfant. La médiatisation par
le thème de ce travail nous permettra peut-être de mieux répondre à
cette question.
Il est d'usage lorsqu'on aborde l'analyse d'enfant de marquer ses diffé-
rences avec celles de l'adulte. Au-delà de ce constat, qui peut nous ramener
à la question que nous venons d'évoquer, un problème essentiel avec
l'enfant est d'apprécier ce qui a valeur associative chez lui, compte tenu de
la variation des niveaux d'expression en regard de ce qui se passe chez
l'adulte sur un divan.
L'historique de cette question a bien sûr été impliqué dans les positions
de départ radicalement opposées d'A. Freud et de M. Klein, quant à ce
qui pouvait mener à l'analysabilité de l'enfant : instauration d'une alliance
thérapeutique d'abord, pour la première, interprétation précoce du transfert
négatif (en particulier) pour la seconde.
Nous partirons, eu égard à ce que nous avons développé un peu plus haut,
d'un angle de vue différent, c'est-à-dire du travail de consultation et pren-
drons plusieurs exemples, qu'ils soient de suivi au long cours, ou plus
ponctuels. Chacun d'entre eux illustre à sa façon des situations où un langage
partageable est à trouver, l'ensemble n'ayant pas la prétention de « couvrir »
le champ de la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste. Ce n'est qu'après
cette première partie que nous aborderons ce qui est plus spécifiquement
lié au processus analytique.
RFP — 11
322 Michel Ody
Mme A... consulte pour son fils unique de 8 ans, Jean9, lequel a une
phobie de la machine à laver depuis qu'il l'a vue récemment déborder
chez lui alors qu'il était seul. Son développement général n'a apparemment
pas posé de problèmes jusqu'ici, sa scolarité est moyenne. Cependant,
depuis quelques mois il manifeste une angoisse, elle aussi particulière,
c'est-à-dire devant la complexité de la chaîne hi-fi, ne sachant comment la
manipuler pour l'éteindre.
Les parents se sont séparés alors que l'enfant avait 2 ans, Mme A...
vivant avec un autre homme deux ans plus tard. Cette femme est intelli-
gente, assez chaleureuse et femme d'action. On se rend rapidement compte
que les hommes qu'elle rencontre doivent être à la hauteur, c'est-à-dire
que, pour elle, ils ne le seront inévitablement pas, ce qui aboutira à une
nouvelle séparation survenant au cours de la psychothérapie de son fils.
Bien sûr, ceci recoupe des éléments de son passé dans ce qui a participé
à constituer ses images parentales, mais notre propos n'est pas là. Retenons
que l'après-coup de cette nouvelle séparation conjugale éclairait l'avant-
coup du symptôme de Jean, qui devait pressentir cette répétition chez sa
mère, et cristallisa dans ses phobies particulières ses conflits triangulaires.
Lors de la première consultation, après un temps initial assez banal, je
sollicite l'enfant sur son imaginaire d'avenir. A la question se verrait-il
marié, il me répond affirmativement et ajoute « avec ma mère », réponse
évidemment inhabituelle chez un enfant de 8 ans. C'est en même temps le
premier moment où la communication avec moi dépasse la qualité infor-
mative, pour reprendre les termes de D. Widlöcher10, et donc atteindre
celle interactive. Je « réponds » donc à Jean en lui proposant une séquence
psychodramatique, ce qu'il accepte, proposition non dénuée dans le constat
d'après-coup de mouvement contre-transférentiel de ma part (dont l'équi-
valent serait : « Ah bon? on va voir ça! »), mouvement médiatisé par cette
proposition de jeu. Nous nous retrouvons, lui préférant son rôle et m'attri-
buant alors celui de son beau-père, à jouer la situation précédente. Jean
s'emploie à me montrer que rien dans l'avenir ne devra rappeler sa situation
présente, ce qui, dans le mouvement spontané qu'il exprime, se traduit en
fait par le contraire. Par exemple, s'il est marié, cette fois avec une autre
9. Ce matériel a illustré l'article suivant : M. Ody, A propos des pensées latentes, in Psy-
chothérapies?. Les textes du Centre Alfred-Binet, n° 7, Paris, 1985.
10. D. Widlöcher, Genèse et changement, XLVe Congrès des Psychanalystes de Langue
française, RFP, XLV, 4, 1981.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 323
11. R. Diatkine, Les langages de l'enfant et la psychanalyse, Paris, Les Belles-Lettres, 1984.
12. S. Freud, Le Moi et le Ça, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
324 Michel Ody
II
III
Ceci reste tout autant valable lorsque la famille consulte pour une raison
instrumentale apparemment isolée.
Mona est amenée à la consultation, alors qu'elle a 4 ans 1/2, pour un
retard de parole important, confirmé par l'orthophoniste, retard typique
avec chute des finales, simplification des groupes consonantiques, élisions,
métathèses, etc. L'indication de rééducation orthophonique ne fait aucun
doute, surtout à cet âge.
L'entretien avec l'assistante sociale, qui avait précédé la consultation,
avait mis en évidence l'asymétrie de développement de la parole entre Mona
et sa soeur de 3 ans son aînée (il n'y a pas d'autres enfants). Mais surtout,
deux éléments retenaient l'attention. La mère avait renoncé à une carrière
professionnelle intéressante pour se marier et avoir des enfants. Ce renon-
cement avait été remis en question par elle, de par le vide éprouvé à l'entrée
de sa première fille à l'école, à 3 ans. Mais Mme C... décida avec son mari
d'avoir un second enfant. Le second élément était représenté par le fait
que le grand-père paternel voulait un petit-fils. Il ne vint donc pas des
parents de Mona mais d'un frère du père, garçon qui naquit peu de temps
après Mona. Qui plus est, il fut donné au cousin de celle-ci le prénom du
grand-père.
Lors de la consultation qui suivit ce premier temps avec les parents, je
reçus Mona tout d'abord. Elle avait certes un langage assez incompréhen-
vait des troubles limités dans sa parole spontanée. Parallèlement il put être
mis en évidence, et discuté avec la mère, le sentiment d'exclusion que celle-ci
éprouvait par rapport à ce qui se passait entre Mona et sa thérapeute; on
pourrait ajouter : ce d'autant que Mona avait dès la première séance
poussé sa mère en dehors du bureau de l'orthophoniste.
Ce problème, abordé par moi, fut, après un mouvement de négation,
confirmé par Mme C... qui alla jusqu'à dire qu'elle se sentait finalement
responsable des difficultés de parole de sa fille. Elle fut d'accord avec ce
que je lui proposai : se sentir ainsi coupable devait rendre difficilement
tolérable le fait de confier son enfant à une étrangère. Bien sûr cette culpa-
bilité se reliait à la difficulté qu'elle avait vécue en renonçant à ses ambitions
professionnelles. Ceci se compléta, lors d'une consultation ultérieure, par
sa capacité à communiquer sur son passé familial, ce qui jusque-là était
resté inabordé, car manifestement hors de propos pour Mme C... Se
souvenant de la tristesse de sa fille, seule dans son coin alors que la famille
paternelle réunie fêtait la naissance du cousin de Mona, elle put donc dire
qu'ellecomprenait d'autant mieux celle-ci qu'elle-même étant petite dernière,
avec frère et soeur âgés de plus d'une décennie qu'elle, Mme C... avait
été dorlotée par sa soeur alors que sa mère, femme autoritaire, exprimait
peu ses sentiments.
Ce fut le plus personnel qu'elle parvint à dire d'elle-même, ce qui comme
souvent en disait plus long pour un psychanalyste dans ce mouvement iden-
tificatoire marqué par la répétition d'une génération à l'autre. D'ailleurs,
peu après, Mme C... me demande mon avis à propos d'un questionnement
nouveau chez sa fille : quand sa mère mourrait-elle, devait-elle mourir, etc.
Ceci permit parallèlement une mobilisation chez l'enfant qui, depuis
quelque temps, retournait contre elle les mouvements actifs que nous
avions remarqués lors de la première consultation, en développant les
thèmes d'échec (plaintes répétées de ratages lors de l'exécution des dessins
par exemple). Nous nous étions même posé à ce moment la question d'un
passage à la psychothérapie.
Mona progressa à nouveau et figura dans ses dessins des scénarios où se
rencontraient hommes et femmes dans des situations assez conflictuelles
mais ludiques, issue pour elle d'un rapprochement qui aurait été sinon trop
érotisé. Puis apparut la peur du noir qu'elle me décrivit de façon assez
élaborée. Par exemple, alors qu'elle avait 6 ans 3 mois et venait d'entrer
au CP, elle focalisa cette peur sur une glace dans sa chambre, glace dont elle
me dit qu'elle devenait noire la nuit. Ses associations l'amenèrent à me
montrer, non ce qui aurait pu surgir de ce cadre angoissant, mais plutôt ce
qui en renvoyait au double positif par la connotation transférentielle
334 Michel Ody
IV
comportementaux de Philippe à l'école et cet âge de 4 ans, fin pour lui d'une
période de deux ans de fils unique.
Lorsque je reçois l'enfant j'ai affaire à un garçon au visage fermé,
extrêmement sérieux. A cet âge de la période de latence, comparativement
aux enfants plus jeunes dont nous avons parlé précédemment, le langage est
un médiateur suffisant pour ne pas avoir à recourir rapidement au dessin.
Philippe savait parfaitement pourquoi il était là : les conflits à l'école. A
partir d'une histoire d'argent avec un camarade qu'il estimait l'avoir floué,
une bagarre entre eux avait suivi. Ceci avait déclenché l'intervention de la
directrice que Philippe accusait de lui donner toujours tort. L'activité
projective de l'enfant restait assez stable, car, quelle que fût la participation
de son environnement scolaire à ses comportements, il se présentait toujours
comme victime des autres, ceci étant dit toujours du même ton sérieux et
apparemment froid. Ce qui donna ensuite une note plus intéressante à
ce qu'on vient de voir, fut la séparation qu'il fit entre ce qu'il vivait à l'école
et à la paroisse où il allait le mercredi et le dimanche. Ici, il ne se plaignait
de rien, au contraire, les quelques personnes citées étaient toutes des
hommes. « Là-bas ils sont gentils » commenta l'enfant.
Je lui demandai ensuite si malgré tous ces ennuis il y avait quelque chose
qui l'intéressait en classe. Il resta silencieux. Lui énumérant les diverses acti-
vités et matières scolaires, arrivé à la lecture il s'anima brièvement pour me
répondre que celle-ci ne l'intéressait pas. J'introduisis alors les bandes dessi-
nées : celles-ci l'intéressaient. Il ne put cependant me faire le récit d'aucune
d'entre elles. Toutefois, à partir de cet « amorçage » de l'imaginaire il me
répondit qu'il rêvait, et ceci à partir de films vus à la télévision. Cette fois, il
m'en fit le récit, lequel correspondait en fait à celui du film.
Une femme araignée faisait disparaître des hommes jusqu'à ce que l'un
d'entre eux, à l'aide « d'un instrument de pirate ancien » la fît disparaître à
son tour. Cependant, la dernière image du film montrait une fille qui avait
sur le ventre le même signe que celui de la femme araignée. Oui, le cycle
recommençait alors.
Lui proposant ensuite de dessiner, Philippe figura une voiture, qu'il
estima d'ailleurs avoir ratée, pour dessiner ensuite un bonhomme, piéton
qui attendait à un feu rouge pour pouvoir passer. Ce scénario de « code »
bouclait ainsi toute la séquence précédente, sorte de contre-point paternel
surmoïque du mouvement partant de la directice d'école et aboutissant à la
femme araignée.
Il apparaissait à l'issue de cet examen, complémentairement à ce qu'on
savait par l'entretien avec la mère, que Philippe, en deçà de son activité
projective et de son comportement, réglait ses comptes avec sa mère (du
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 341
Je dis à l'enfant qu'il avait ainsi trouvé avec sa mère une relation dont il
avait pensé peut-être avoir manqué jusque-là. Philippe resta silencieux un
long moment, à tel point que j'imaginais qu'il pensait déjà à autre chose.
Je lui demandai donc à quoi il pensait : « C'est pas ça! » répondit-il alors.
L'importance de sa négation, soulignée par son surgissement temporel, le
rendit silencieux à nouveau, et, cette fois, il me répondit au bout d'un
moment qu'il ne pensait à rien.
Je changeai alors de registre de représentance et lui proposai de dessiner,
ce qu'il fit volontiers. Il s'installaà genoux devantla planche à dessin et repré-
senta un scénario qui confirma la préoccupation qu'on pouvait avoir au sujet
de son fonctionnement mental, c'est-à-dire sur ce qui était structuré chez lui
de façon stable en deçà de ce qui s'était cristallisé, dans l'interaction avec
l'environnement scolaire, en crise.
Il dessina donc un soleil, méticuleusement, et un peu plus loin ce qu'il
nomma la comète de Halley (d'actualité récente). Plus bas, il figura deux
maisons à allure de cases, me confirmant que la scène se passait en Afrique.
Celle-ci devint impressionnante : la comète heurte le soleil... « qui s'éteint...
il a explosé... (?)... il va pleuvoir... ce sera l'automne... puis l'hiver... (?)... et
encore l'hiver ».
Je reliai alors à l'enfant cet « encore l'hiver » à « encore une femme-
araignée » de la fois dernière. Philippe confirma ceci par un signe de tête et
resta silencieux. Je poursuivis alors en lui disant que s'il se laissait aller à
imaginer, les histoires qui lui venaient à l'esprit étaient assez tristes,
cela devait être plutôt ennuyeux pour lui ; l'enfant me dit : « Oui, c'est
plutôt ennuyeux... (silence)... c'est de l'imagination », précision qui témoi-
gnait d'une qualité mentale ne laissant pas les choses à un seul niveau
psychotique de fonctionnement (comme d'ailleurs sa mention de « l'ins-
trument de pirate ancien » pour lutter contre la femme-araignée en
témoignait aussi).
Réduction oblige quant à la suite de ce travail dont nous avons limité le
récit à la situation de crise et sa résolution. Si Mme E... en particulier éprou-
vait un soulagementévident, la dynamique s'exprima par la suite à un niveau
plus pulsionnel, cette mère cherchant à satisfaire son fils dans des demandes
matérielles qui commençaient à faire se manifester frère et soeur pendant que
Philippe, lui, faisait monter les enchères. Corrélativementcelui-ci enrichit ses
dessins de scénarios, mettant en scène des hommes et des femmes entre
lesquels les rapprochements mobilisaient des dangers, des poursuites au
couteau, des cadres de maison hantée. Bref, l'évolution mena vers l'orga-
nisation d'un travail de psychothérapie psychanalytique pour ce garçon.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 343
Deuxième partie
17. R. Diatkine, Propos d'un psychanalyste sur les psychothérapies d'enfants, in Psych
de l'Enfant, XXV, 1, 1982.
344 Michel Ody
que si l'on peut être convaincu que des séances fréquentes favorisent à l'évi-
dence les conditions d'un processus, des éléments variés, dont ceux matériels
et sociaux, peuvent amener à ce qu'on ne puisse travailler à plus de deux
séances par semaine. L'expérience montre d'ailleurs qu'en ces cas le pro-
blème de la continuité du processus peut se situer plus du côté de l'analyste
que de celui de l'enfant. Si la conjonction de séances fréquentes et d'une
indication favorable donnent de bonnes conditions à la survenue d'un
processus psychanalytique, chacun connaît des situations où un tel pro-
cessus ne se fait pas alors que les séances sont fréquentes, et à l'inverse où il
se fait à deux séances. On se souvient de l'analyse de Karine18 que mena
J. Simon à raison d'une séance par semaine.
Ces quelques précisions rappelées, la question de l'analyse d'enfant ne
se limite pas au nombre de séances puisqu'on sait que bon nombre de
psychanalystes estiment qu'un processus psychanalytique ne saurait advenir
qu'à l'âge adulte.
Envisageons une notion comme celle de cadre qu'on retrouve dans beau-
coup d'écrits contemporains. Parmi les différents facteurs qui différencient
le cadre de l'analyse d'adulte de celui de l'enfant participent les parents de ce
dernier. C'est le travail avec eux, particulièrement dans ses moments dyna-
miques, qui permet d'assurer ce cadre et de le rendre vivant.
Ce qui paraît aujourd'hui une évidence l'a moins été antérieurement, si
l'on met l'histoire de la psychanalyse d'enfant en perspective. Pour en rester à
l'opposition bien connue, même si on tient compte de son évolution, entre
le courant d'A. Freud et celui de M. Klein, le travail avec les parents restait
dans les deux cas au second plan. La sortie d'un certain solipsisme à ce point
de vue a été introduite par D. Winnicott.
Cet aspect du travail du psychanalyste peut rendre caduc un des éléments
de l'opposition que nous venons d'évoquer et qui concerne le langage du
psychanalyste à l'enfant. A. Freud estimait qu'une phase préparatoire était
nécessaire à l'engagement d'une analyse, point de vue qui fut par la suite
transformé par sa notion d'alliance thérapeutique. M. Klein a opposé à cela
le fait que l'interprétation précoce était possible chez l'enfant et rendait inu-
tiles de telles pratiques. Le problème, en ce cas, est que l'interprétationprécoce
s'appuie sur une théorie du fonctionnement mental où les contenus, non
moins précoces, ont été critiqués comme des constructions où disparaît
l'après-coup avec sa fonction réorganisante sur les contenus antérieurs. A
ce point de vue, A. Green allait encore plus loin en estimant19 que
II
retrouver seule avec son analyste, emploie une technique de jeu qui ne peut
qu'avoir une valeur inductrice pour le matériel (23, p. 35). J. et F. Bégoin25
(p. 54) contestentce point de vue et, relevant que cette angoisse était d'autant
plus forte que la nurse qui accompagnait habituellement l'enfant était malade,
notent que l'activité technique de M. Klein a consisté à rétablir la continuité
avec la séance précédente en en jouant le contenu.
Le problème est que ce jour-là Ruth était bien accompagnée par sa
nurse, celle qui était tombée malade était sa demi-soeur aînée, de près de
vingt ans plus âgée, qui avait été elle-même en analyse. Cette personne
avait un rôle essentiel par rapport à l'angoisse de l'étranger de Ruth,
puisque non seulement c'est elle qui accompagnaitl'enfant, mais elle pouvait
intervenir en cours de séance. Or, si M. Klein montre avec talent comment
elle arrivera à ce que l'enfant poursuive sa séance, particulièrement en réta-
blissant, en effet, la continuité avec la séance précédente, elle n'inscrit pas
dans son langage ce fait diurne de changement de cadre qui ne pouvait pas
ne pas occuper les pensées de l'enfant.
Ceci nous paraît rejoindre une réflexion de M. Fain26 dans sa critique du
livre de D. Meltzer Le processus psychanalytique27. M. Fain remarquait
en effet que des formules comme : « La situation analytique doit s'aménager
par la mise à part de l'analyse de la vie de l'enfant à la maison » (26, p. 1089)
ne pouvaient qu'organiser une technique où, « les éléments de l'histoire
personnelle restant à la maison », l'histoire naturelle du processus analytique
suivra un mouvement génétique se centrant obligatoirement autour d'objets
partiels. C'est en même temps tout le travail concernant le préconscient de
l'enfant qui est en question, en particulier ses pensées latentes, pensées latentes
dont M. Fain relevait la disparition de leur notion dans l'ouvrage de
D. Meltzer, elles qui « drainées au cours de l'élaboration du rêve par la
mécanique inconsciente se transforment en contenus refoulés, venant enri-
chir alors les conflits les plus précoces » 28.
III
IV
VI
44. Ce matériel a illustré l'article suivant : M. Ody, A propos du jeu et des pulsions, in
Textes du Centre Alfred-Binet, n° 9, 1986.
356 Michel Ody
Une thérapeutique à base d'expression par le jeu est engagée par une
psychomotricienne, et je revois Guy environ six mois plus tard.
Cette fois, il s'inhibe devant la planche à dessin, puis, accompagné par
moi, il prend un crayon feutre et trace un trait, légèrement oblique, d'au-
tant plus irrégulier qu'il est lentement, précautionneusement effectué. Il
change de couleur à deux ou trois reprises pour répéter le même type de
traits, lesquels sont à peu près à même hauteur sur la feuille.
Je me dis à ce moment que si nous avons gagné quant à son excitabilité
nous avons perdu par l'appauvrissement. Je me sens déprimé et regarde un
instant les deux personnes (deux femmes) qui assistent à ma consultation.
C'est au moment de ce mouvement triangulaire — qui plus est recons-
titué dans l'après-coup — que Guy prend un feutre noir et fait un trait,
comparable aux précédents mais plus haut sur la feuille, et lui, qui était
jusque-là assis, s'est pour cela levé.
Une pensée préconsciente surgit, se « lève » en moi à cet instant. Je
me remémore ce que sa thérapeute m'avait dit la veille de la consultation.
Guy répétait souvent avec elle un jeu qu'il avait fait avec moi lors de la
première consultation à la suite de son gribouillage. Il s'agissait pour lui
de mettre un animal ou un personnage en position élevée.
Dans cette interfantasmatisation je sors de ma dépression et dis à l'en-
fant : « Ah! le trait va en haut, là. » Aussitôt, Guy, gardant cette fois le
même feutre, en trace un autre, en bas de la feuille. Je ne suis plus déprimé
car c'est un retournement — un destin de pulsion — dont il s'agit : nous
sommes dans le cours d'un processus interactif.
Je dis : « Il est tombé? », pensant aux chutes de l'enfant, chutes qui
pouvaient d'ailleurs totalement disparaître dans la situation relationnelle
privilégiée qu'il avait avec sa thérapeute. Guy ne répond rien verbalement
(alors que je sais qu'il a progressé en langage), mais va cette fois rapidement
dessiner un nouveau trait, tout en haut de la feuille, ferme et vertical dans
son tracé. Je dis à l'enfant quelque chose comme : « Là il est remonté
encore plus haut », et Guy trace à côté le même type de trait vertical.
Ces deux traits étant devenus à l'évidence la figuration de deux
bonshommes, nous voilà dans une situation éminemment transférentielle,
et de regarder tous deux ces deux traits avec autant d'intérêt j'imagine
qu'une toile de maître.
Je demande à Guy ce qu' « ils » font tous deux maintenant qu' « ils »
sont ensemble. A voix basse, dans la confidence de l'OEdipe inversé
excluant les deux assistantes à la consultation, il me répond : « I (ils)
mangent... (?)... des f(r)ittes... et de la (v)iande. »
Dans cette séquence, c'est bien à partir d'une situation « pauvre »
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 357
VII
Il s'agit, au moment de ces lignes, d'un garçon qui vient d'avoir 10 ans
dont j'ai commencé la psychothérapie (deux fois par semaine) un peu plus
d'un an auparavant pour une énurésie secondaire. Daniel est un garçon
intelligent, excellent élève, se posant et posant beaucoup de questions de
tous ordres, connaissance en général et passé familial en particulier. Son
symptôme énurétique n'échappe pas à ce questionnement et, ce qui est
plutôt exceptionnel devant un tel symptôme, il en fait le point spontané-
ment au début de chaque séance. L'évolution de cette énurésie est passée
par toutes les variations possibles, ce qui a amené l'enfant à constater
avec une certaine ambivalence que ces variations pouvaient avoir quelque
rapport avec ce qui se passait dans les séances.
Ainsi, une fois après m'avoir fait part de sa décision de faire un
tableau comptabilisant tant les périodes énurétiques que leur absence,
Daniel m'annonce au début de la séance suivante qu' « il n'y a pas eu
de pipi au lit »; mais celle d'après il me dit que l'énurésie a repris.
Comme je lui fais remarquer que peut-être la solution qu'il avait trouvée
avait dû être contredite par le fait de m'en avoir parlé, Daniel est un
instant perplexe et me dit : « Mon subconscient m'a fait mentir. »
Pour s'arrêter un instant à la « théorie » que pouvait recouvrir l'emploi
de ce mot, je me rendis progressivement compte qu'il s'agissait pour
l'enfant, à l'aide des réponses du père en particulier, d'une théorie de
localisation cérébrale : le subconscient était la partie du cerveau qui,
lorsqu'elle n'était pas bien contrôlée, était responsable aussi bien de l'énu-
résie que des lapsus. « C'est un défaut », commentait Daniel, rejoignant
en ceci certains théoriciens dans l'histoire de la neuropsychiatrie.
Plus tard, la reprise de ce thème approfondit la théorie en question : le
risque pouvait être que des chirurgiens s'employassent de façon assez expéri-
mentale, compte tenu de la part d'inconnu, à intervenir avec leur bistouri
sur le cerveau. Ceci éclairait d'ailleurs en après-coup une pensée que Daniel
m'avait communiquée auparavant : lors de la première consultation qui
avait précédé de quelques mois sa psychothérapie, il avait imaginé qu'il
venait voir un docteur pour sa vessie.
Daniel avait une autre originalité, il ne dessinait pas, ou plutôt il
griffonnait quelques traits schématiques destinés à illustrer un commentaire.
Ceci faisait que notre échange se passait uniquement par le langage,
avec des silences parfois assez longs. Progressivement, là aussi, il me donna
l'histoire de cette particularité. Lorsqu'il était en maternelle il n'arrivait
pas à dessiner un bonhomme. Il le représentait d'un carré avec un trait
perpendiculaire sur le milieu d'un des côtés. Si le trait était horizontal il
s'agissait d'un bras du bonhomme, s'il était « en bas » — l'enfant pivote
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 359
48. S. Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Paris, Gallimard, 1969.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 361
VIII
IX
49. M. Fain et Ch. David, Aspects fonctionnels de la vie onirique, XXIIIe Congrès des
Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXVII, numéro spécial, 1963.
50. S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, OEuvres complètes,
IV, Paris, Payot, 1982.
51. D. Braunschweig et M. Fain, La nuit, le jour, Paris, PUF, 1975.
52. D. Braunschweig et M. Fain. Bloc et lanterne magiques, RFP, XLV, 5, 1981.
366 Michel Ody
X
Au terme de ce rapport nous avons abouti, quant à nous, aux rives
du double sens. Si nous reprenons la formule de D. Anzieu déjà citée, « du
corps au code », nous pouvons dire que le « lieu géométrique » de cette
rencontre entre corps et code est le double sens. Il est le point d'articulation
entre polysémie d'un côté, ambivalence et bisexualité de l'autre63 (p. 246).
53. S. Freud, Le Moi et le Ça, op. cit.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 367
François GANTHERET
faut cependant être prudent : Goethe, maître littéraire de Freud, emploie systémati-
1. Il
quement Worte, même au sens de « mots ».
Discussion du rapport de P. Luquet 371
— d'une part, les systèmes de la pensée sont fort éloignés des restes
perceptifs originaires et n'ont rien conservé des qualités de ceux-ci. Pour
devenir conscients, ils ont besoin d'un renforcement par de nouvelles
qualités ;
— d'autre part, le lien avec des mots permet de doter de qualités des
investissements qui ne peuvent apporter aucune qualité avec eux, parce
qu'ils correspondent à des relations entre représentations d'objets.
devinons une certaine forme. Il me semble — c'est patent dans les deux
exemples que j'ai donnés, mais je tiendrais volontiers que l'on peut en
soutenir le caractère plus principiel — que la scène primitive y règne
impérativement. Nous touchons là à l'originaire.
En somme, et avant d'approfondir,je crois que je me situe là en décalage
avec vous sur des points essentiels. Ce n'est pas parce que le penser du rêve
oeuvre avec des matériaux issus du Pcs que pour autant nous devions faire
basculer ce qui s'y perçoit du processus primaire, de l'identité de perception,
du côté d'un Pcs « métaprimaire ». La topique, c'est-à-dire la structure, ne
se confond pas avec les différents modes de productions psychiques, elle
les recoupe et découpe autrement. Pour forcer le trait, je dirai que votre
découpage ne désigne pas une structure, ou que, s'il en désigne une, ce n'est
pas une topique, mais une certaine phénoménologie des modes d'être du
Pcs-Cs, selon qu'ils sont plus ou moins infiltrés de processus primaire.
Cela vous conduit, d'une part, à pratiquement tout ramener au Pcs,
d'autre part, à feuilleter celui-ci selon des modes phénoménaux.
Ce qui, dans vos conclusions, vous conduit à écrire, dans des termes
que n'aurait pas reniés Janet : « Les niveaux de conscience, accessibles à une
perception fine, (et) conduisent à la distinction des systèmes Cs, Pcs et Ics. »
D'autre part à ne plus laisser grand-chose au titre de l'Ics proprement
dit. On comprend alors que vous préfériez récuser l'opposition processus
primaire / processus secondaire. Vous dites, ainsi, et pour expliquer cet
abandon que (p. 25) « le processus primaire comporte des éléments qui
appartiennent au système inconscient et au système préconscient, par
exemple le principe de non-contradiction des opposés que la pensée du Pcs
conserve sous la forme de leur juxtaposition signifiante ». Cette phrase porte
sans doute l'essentiel de ce qui me ferait désigner notre écart. Le processus
primaire ne se définit pas par les éléments sur lesquels il porte : c'est un
concept processuel, et non de contenu! Et d'autre part, bien sûr, le Pcs
conserve les opposés dans une juxtaposition signifiante! Ce qui distingue les
et Pcs-Cs, ce n'est pas qu'on y trouve ou pas des opposés : c'est que
pour le premier, et dans le processus primaire qui y règne, cette coexistence
des opposés n'ouvre aucune tension, aucun conflit; alors que, dans le second,
ce n'est pas le cas. C'est peut-être là qu'on verrait le mieux en quoi nous
divergeons. Ce n'est pas pour moi la présence ou la non-présence d'éléments
qui définit la structure : c'est la façon dont ils sont, ces éléments, traités.
Avec cependant une réserve : portant précisément sur ce que j'ai
indiqué, et sur lequel je me propose de revenir, et qui est sans doute si
difficile à entr'apercevoir parce que, là, nous sommes à proximité d'éléments
vraiment propres à l'Ics : l'originaire.
Discussion du rapport de P. Luquet 375
M. François GANTHERET
91, rue de Seine
75001 Paris
COMMUNICATIONS PRÉPUBLIÉES
POLYLINGUISME ET POLYGLOTTISME
DANS LA DIMENSION INTRAPSYCHIQUE
1. En fait, je suis devenue psychanalyste, ce qui n'est pas une mince défense, ma soeur
de même, et mon frère est psycholinguiste consacré à l'étude de la prédisposition innée au
langage et à sa formation chez le nouveau-né.
Polylinguisme et polyglottisme 385
il est alors licite de penser que mes équations symboliques étaient innom-
brables, combinées de différentes manières entre elles, et que l'élaboration
sélective des représentations mentales qui doivent cheminer de la chose à
la parole dans un tel « Babel » devaient avoir à parcourir plusieurs
chemins associatifs, pour pouvoir réapparaître enfin dans un signe commu-
nicable à moi-même et aux autres : « Le polylinguisme apparaît dans
cette orientation comme un cas particulier du polylogisme, en renversant le
point de vue habituel qui fait de ce dernier une manifestation dégradée
du premier » (Argentieri et Canestri). Si nous tenons compte que, comme
le soutiennent certains auteurs (Whorf), les catégories fondamentales de
notre pensée (temps, espace, sujet, objet) ne sont pas les mêmes dans
toutes les langues, et que, comme le soutiennent les psycholinguistes
(J. Mehler), « les paramètres linguistiques semblent intervenir dans les
processus de mémorisation, de perception, et de compréhension des
phrases... », nous pouvons émettre l'hypothèse que l'organisation poly-
lingue-polylogique ne soit pas négligeable dans la constitution de la
propre identité et de la forma mentis.
Lorsque dans la situation clinique, je me trouve en « syntonie » avec
mon patient en ce qui concerne ces parties de moi-même les plus
indifférenciées, proches de l'aire du « soi », ou au niveau de mes parties
inconscientes, qui grâce à cette régression partielle que chacun de nous
réussit à tolérer (en dépassant les processus de refoulement qui parsèment la
route de l'organisation symbolique), le discours du patient suscite en moi
des réponses internes composites qui ne sont pas monolingues. A la « langue
étrangère » de son inconscient, ou si nous préférons au langage inconscient
« étranger » — à la recherche de la « citoyenneté analytique » — je me
trouve à répondre en italien uniquement après avoir réussi à rassembler
toutes mes réponses internes, et à les avoir traduites en italien. J'ai
l'impression cependant que ce discours outrepasse la différence entre la
langue adulte de mon « être analyste », et mon polylinguismeinfantile, qui,
j'estime, est aussi au service de ma situation analytique. En réalité, je
n'ai aucune preuve, excepté mon expérience personnelle, pour soutenir
ce que je voudrais proposer; mais je me demande parfois si mon expérience
ne pourrait pas rendre compte du fait qu'il soit pour moi beaucoup plus
facile de comprendre une langue « non sensé », délirante d'un patient
psychotique ou le langage infantile, plutôt que celui d'un patient obses-
sionnel qui lui, me semble véritablement mettre en échec mon Babel.
A ce sujet, il est intéressant de se souvenir que Stengel signalait que les
défenses obsessives ralentissent l'acquisition d'un nouveau langage.
Je me demande donc s'il se peut que le polylinguisme ait contribué à
RFP — 13
386 Jacqueline Amati Mehler
cette disponibilité qui m'est propre, non pas parce que je parle plusieurs
langues, mais parce que cela instaure, pour le mieux ou le pire, une sorte
d'habitude polydiscursive, poly-associative, qui dans le rapport analy-
tique, permettrait d'entreprendre de multiples constructions de signifiés
alternatifs.
Cela m'amène à une dernière considération — qui rejoint le problème
de la mémoire —, et qui est le rapport de mon « Babel » avec le fait d'avoir
dû l'assujettir dans ma profession à une langue que je n'avais pas apprise
étant enfant... Langue qui, paradoxalement, n'a pas eu avec mon « self »
ou mon inconscient beaucoup d'intimité dans le sens temporel du déve-
loppement, ou qui, pour le moins, a eu une interaction intrapsychique
différente de celle inscrite en moi dans et par mes langues infantiles. Ce qui
signifie que l'axe directionnel, qui va de mon polylinguisme initial aux
diverses formes d'évolution de la fonction symbolique, semble suivre une
voie contraire à celle de l'intégration de l'italien dans l'univers de mon iden-
tité adulte : c'est à cela que s'est intéressé Stengel en se demandant si
et comment une nouvelle langue altère la pensée, la correspondance entre
les images de la langue maternelle et de la nouvelle.
Or nous savons aussi que l'évolution de la fonction symbolique est
parsemée d'un nombre infini de refoulements sur le parcours qui va du
processus primaire au processus secondaire, de la « représentation de
chose » à la formation de la parole. Un problème crucial, qui oppose la
psychanalyse aussi bien à la psycholinguistique qu'aux neurosciences en
général, est celui du rapport entre conscience et mémoire (M. Piatelli
Palmarini, 1977).
Pouvons-nous affirmer que mémoire et conscience s'excluent, qu'elles
suivent des parcours différents, ou bien que les opérations de la mémoire
s'effectuent au travers des mêmes circuits que ceux qui assurent la
perception et la catégorisation? En ce qui me concerne, je me contenterais
encore une fois de m'en référer à mon expérience personnelle.
Dans le pénible devenir de mon identité italienne, et dans ce « Babel »
du carrefour directionnel des refoulements, pertes et acquis, je crois payer
un lourd tribut à la « mémoire », non seulement dans son sens méta-
phorique, mais aussi littéral, réel; et je ne sais ni pourquoi ni comment.
Au fur et à mesure que se perfectionnait mon italien, je me suis éloignée
de ce que je considérais comme mon lieu, mon heïmlich (après avoir quitté
l'Europe), qui a été l'Argentine. J'ai eu la sensation après de nombreux
autres déplacements, que ma mémoire la plus en contact avec la réacti-
vation consciente, c'est-à-dire la possibilité d'invoquer volontairement des
informations, se trouvait entravée. Cela simultanément à dix ans d'absence
Polylinguisme et polyglottisme 387
BIBLIOGRAPHIE
LE DIRE ET LE DIT
DANS LE FONCTIONNEMENT SYMBOLIQUE
ET L'ÉCHANGE
par rapport à son contenu de désir, est encore une proposition stimulante.
Selon Luquet, en effet, le premier temps de l'élaboration du contenu
holophrastique (proche du fantasme primaire) consiste à invoquer l'objet,
en le nommant. Puis, vient la place du verbe, façon de dire à quoi sert
cet objet. Enfin c'est seulement lorsque le sujet énonciateur ou le sujet
entendu au sens psychanalytique du terme est en mesure de supposer
que son objet de désir peut être en relation avec d'autres que lui, que peut
s'inscrire la place du sujet dans l'énoncé. De ce point de vue le mouvement
de la symbolisation est lié à un renoncement : la catégorie grammaticale
de sujet est définie dès lors que celui qui parle peut inscrire d'autres que
lui à la place du sujet et définir des énoncés où la relation avec le complé-
ment d'objet direct est assumée par ceux-ci. Il semble donc que du point
de vue des énoncés la forme du sujet n'apparaisse qu'une fois définie
la place du complément d'objet et de ce fait le rôle de l'objet dans son
altérité. De même Luquet insiste sur l'idée que l'adjectif en tant qu'il
permet d'apprécier différemment un même nom suppose la reconnaissance
de l'identité de l'objet par-delà l'ambivalence du sujet à son endroit.
Ces considérations sur la langue commune sont donc extrêmement
éclairantes. II y a toutefois un point sur lequel nous aimerions marquer
avec Luquet lui-même la difficulté à opposer langue commune et langue
riche, le langage du cognitif et celui du poétique, le langage comme objet
d'étude des linguistes et le langage comme objet d'étude pour le psycha-
nalyste (à supposer qu'il puisse être isolé comme tel). Sur ce point nous
souhaiterions faire les deux remarques suivantes :
2. J. Lacan, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache (1960), in Ecrits, Paris, Seuil,
1966, p. 663-664.
Le dire et le dit dans le fonctionnement et l'échange 393
qui au début de son travail avec les enfants autistes présupposait chez eux
une aptitude à symboliser, justifiant des interprétations en termes d'iden-
tification projective; elle reconnut plusieurs années plus tard qu'elle avait
pu de ce fait empêcher à certains moments le développementde la symboli-
sation et du langage : d'où la nécessité de travailler au départ au niveau
du « Soi corporel », de la différenciation entre des sensations opposées, le
mou et le dur, qui figurent les toutes premières distinctions entre le plaisir
et le déplaisir. Dans un second temps lorsque à la faveur de cette inté-
gration primitive s'organise une différenciation progressive entre le dedans
et le dehors, l'enfant autiste fait l'expérience d'une source de plaisir/
déplaisir différente de lui-même, qui justifie un travail interprétatif en
termes d'identification projective8. C'est là une expérience critique qu'a
traversée Luisa après avoir prononcé ses premiers mots et qui l'a conduite
à vivre une angoisse catastrophique dans les moments de séparation d'avec
sa mère, et à changer totalement de comportement, à devenir une enfant
exigeante et insupportable après avoir été une enfant facile et sage. Signe
que l'accès à la symbolisation et au langage est en même temps le résultat
d'un travail de deuil douloureux, que le sens est dans son essence émo-
tionnel et que le langage s'organise à un niveau très précoce en fonction
d'un processus économique dont témoigne le travail de la pulsion.
La question se pose alors de ce qui doit s'organiser pour passer de l'imi-
tation, de la répétition des mots, de l'identification adhésive, à une possi-
bilité d'inventer le langage, de combiner autrement les éléments du discours.
Même si Freud a pu relier l'apprentissage du langage à l'imitation9, il
est hors de doute qu'il ne suffit pas d'imiter pour parler; ce que l'enfant
acquiert, ce ne sont pas les phrases elles-mêmes, qui sont des événements
nouveaux au moment où elles sont produites, mais le système sous-jacent,
la grammaire de la langue. L'enfant doit pouvoir analyser les expressions
selon leurs traits syntaxiques (leur construction grammaticale), leurs traits
sémantiques (le sens des mots) et selon les situations pratiques où elles
sont employées (l'aspect pragmatique du langage). L'imitation ne peut en
aucun cas répondre à des besoins aussi complexes, et ne peut rendre compte
de l'acquisition des universaux du langage, dont l'un est l'acquisition de
l'expression à deux mots, qui survient à peu près vers deux ans dans toutes
les langues du monde10. Il faut donc postuler chez l'enfant une capacité
structurale susceptible de conserver à son langage sa forme universelle dont
témoigne par exemple la possibilité de faire des fautes : c'est un point que
13. P. Luquet, Conférence inédite sur « Psychanalyse et langage » (22 mars 1985).
14. M.J. Weich, Transitional language, in S. A. Grolnick, L. Barkin et W. Muenster-
burger, Betweenfantasy and reality : transitional abjects and phenomena, New York, J. Aronson,
1978, p. 413-423.
398 Diana Bouhsira et divers
A PROPOS DE L'INTERPRÉTATION
destructivité. Dans ces moments-là, s'il existe encore un écart entre le cri
ou le crachat et le mot porteur d'une valeur sémantique, cet écart est
faible. Le mot se distingue alors par sa charge explosive véhiculée à la
puissance n par les appareils auditif et phonatoire. Tout se passe comme
si la pulsion destructrice s'engouffrait tout entière dans le sonore par voie
(et voix) expressive directe ou par voie projective.
Le phénomène est bien connu des psychanalystes d'enfants dont les
tentatives d'interprétation ou même d'intervention verbale se heurtent à un
refus actif et violent. A ce moment, le seuil de tolérance du patient à
l'intrusion paraît s'être abaissé dramatiquement. La signification du mot
est comme effacée sous une concentration énergétique massive à valeur
effractante pour le Moi. Certains adultes, ou des adultes à certains
moments de leur psychanalyse, peuvent aussi présenter cet hyper-investisse-
ment négatif du dire, ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser des problèmes
techniques.
Ces moments de fonctionnement mental particulier font penser au
mécanisme d'équation symbolique décrit par H. Segal [4], mécanisme par
lequel le mot est devenu la chose que dans la symbolisation vraie, il
représente. Une certaine dilatation de l'espace psychique entre le mot, la
chose qu'il désigne et celui qui la profère caractérise la triangulation dialec-
tique de la symbolisation « réussie ». Celle-ci jouit d'une aération dyna-
mique qui permet aux trois termes de se renvoyer l'un à l'autre dans une
certaine liberté liée notamment à la richesse de leur hétérogénéité. Rien
de tout cela dans l'équation symbolique qui se marque par un collapsus
de ces espaces intersticiels et une pression unificatrice contraignante des
trois termes en jeu, pression caractérisée par une forte charge énergétique.
Bion [1] a, de son côté, élargi la compréhension du fonctionnement
mental dans sa relation avec la sensorialité en introduisant les notions
d'éléments a. et ss. Dans les moments cliniques dont il est question, les
mots ont plus de points communs avec les éléments ss qu'avec les élé-
ments a en ce qu'ils sont proches des impressions des sens et sont ressentis
par le patient comme des « choses en soi », des faits non digérés ne
pouvant qu'être évacués, vraisemblablement par l'identification projective.
Cependant, il me semblerait excessif de réduire entièrement ces mots à des
éléments ss car force est de reconnaître que ce sont encore des mots et non
des cris ou des coups, même s'ils sont assénés avec violence. On pourrait
dire qu'ils gardent, même si c'est en proportion infime, certaines caractéris-
tiques des éléments a. Ceci soulève à mon sens l'hypothèse d'éléments
composites, ni purs ss ni purs a, mais qui participent des deux, à des degrés
divers selon les cas.
Propos sur la sève de la pensée et du langage 403
plan et d'arrière-fond : tantôt les sons ont la préséance mais seulement parce
que le silence en est le berceau caché qui peut à tout moment occuper le
devant de la scène. Les grands orchestres et leur chef accordent d'ailleurs
autant d'importance et de respect aux silences qu'aux notes, On en veut
pour exemple la magistrale interprétation de la IXe Symphonie de Beethoven
par Furtwängler et l'Orchestre du Festival de Bayreuth1 qui empoignent
les silences comme les mélodies avec une précision et une intensité qui
laissent les oreilles éblouies.
Le dialogue entre le silence et la parole, qu'elle soit musicale ou parlée
rappelle celui du psychanalyste avec son patient et de la mère avec son
enfant. Pour que celui-ci accède à une parole signifiante, il faut non seule-
ment que sa mère parvienne à se taire, mais aussi à penser, à lui et à autre
chose qu'à lui. C'est probablement ici que d'autres modalités sensorielles
entrent en ligne de compte : celle du toucher et de la vue notamment. Un
excès de sensorialité entre la mère et l'enfant entrave l'élaboration mentale
et la construction de l'enveloppe pare-excitante qui protège le Self silencieux.
Un corps maternel trop présent et trop ressenti ne peut suffisamment se
métaphoriser. Il ne faut pas que la symphonie sensoriellede la mère devienne
le chant des sirènes... Le silence ne peut s'habiter de présences structurantes
que s'il a pu d'abord être temporairement préservé du contact avec l'objet
externe. C'est aussi à ce prix que la parole devient langage.
Penchons-nous maintenant d'un peu plus près sur ce que peuvent être
la nature et le fonctionnement du non-langagier dans ses relations avec le
langage. Quel est, en effet ce quelque chose auquel les mots se substituent
tout en le représentant ? Plutôt qu'invoquer l'inconscient, le désir, le Ça ou la
pulsion, Green [3] le nomme le « latent non langagier » et lui accorde le
statut de système de signes dans la mesure où il serait constitué de repré-
sentations inconscientes. Il rappelle aussi l'hétérogénéité du système de
« représentance » : représentations de choses, d'objets, du soma, de l'acte,
représentant affect et représentations de mots. La représentation peut se
situer aux limites du pensable et confinerait donc à l'irreprésentable. Mais
nous voudrions connaître la structure et la dynamique de cette structure
frontière. Y aurait-il contiguïté des territoires et le passage de l'un à l'autre
impliquerait-il discontinuité et saut qualitatif? Ou pourrait-on concevoir
ce passage en termes d'irradiation dans la mesure où un quantum d'affect
est monopolisé? A moins qu'une motion interne, l'intériorisation d'une
sensation de mouvement, soit potentiellement porteuse d'un germe de
représentativité dont l'éclosion se produirait moyennant certaines conditions
1. Juillet 1951.
Propos sur la sève de la pensée et du langage 405
BIBLIOGRAPHIE
RESPIRATION DE LA PAROLE
ET MOUVEMENTS DU SENS
durant lesquels la parole elle-même nous a effleurés, bien loin et bien fugitivement,
de son déploiement; (...) il s'agit de porter à la parole quelque chose dont
jusqu'alors il n'a jamais été parlé. » (Heidegger, Acheminement vers la parole.)
Cette parole manquée, révélatrice, n'est pas sans rappeler nos familiers
actes manques, mais il s'agit d'une autre arête du langage; classiquement,
l'analyste travaille plutôt sur le langage positif, les associations libres,
les représentations verbales. Il fait confiance à l'effet révélateur des lapsus,
des déformations, dans le libre flux des mots enchaînés par l'inconscient
et ses ancrages pulsionnels. Les recoupements, les lieux de surdétermina-
tion, porteurs d'affects et de mises en actes symptomatiques ou transféren-
tielles, sont les noeuds qu'il s'emploie à dénouer par son écoute flottante et
sélective, ses interprétations déconstructrices.
Mais les choses se compliquent avec ces patients qu'on pourrait
appeler délinquants du langage, à moins qu'ils n'en soient eux-mêmes que
les victimes détournées, déportées hors lieu de tout discours. Maints auteurs
ont évoqué ces cures où un silence opaque s'abat sur l'analyse, silence
qui se prolonge parfois de façon opiniâtre, mettant fortement à l'épreuve
le contre-transfert de l'analyste, d'autant plus surpris que parfois rien dans
les entretiens préliminaires n'avait permis de déceler une telle éventualité.
Nombre d'analystes, après s'en être sortis tant bien que mal, ont
témoigné de l'aspect parfois fécond de ces passages, qui leur apparurent
après coup comme des périodes de mise en latence du langage, murmures
du préconscient aux oreilles bourdonnantes de silence. Sans doute avaient-ils
su ne pas se laisser étouffer par celui-ci, garder leur propre respiration
intérieure et leur capacité de communiquer avec eux-mêmes, dans ce
curieux dialogue intime que nous appelons dans notre jargon analyse du
contre-transfert. S'il est vrai que l'inconscient peut se communiquer sans
paroles (mais gardons-nous d'idéaliser le préverbal tout autant que le texte
lui-même), que le patient ne dit-il pas, dans ces périodes-là! Tout le
problème est de savoir comment décrypter ce langage. La communication
non verbale touche souvent l'analyste dans son corps, l'incitant à mener
l'analyse de son contre-transfert à ce niveau. Il peut être aussi utile de
repasser dans sa mémoire les bornes, les lèvres du silence, les paroles dites
jusque-là où le discours s'arrête, et, se laissant longuement résonner à leurs
moindres nuances, chercher à en dénouer l'extrême condensation. Alors,
comme lorsqu'on se récite lentement un poème, la moindre respiration ou
variation de rythme, la construction grammaticale, les mots évoqués qui
ne sont pas dits, comptent autant que les mots eux-mêmes. Peut-être, si
on avait su dès le début y être attentif, le silence en aurait-il été raccourci ?
On connaît à l'inverse depuis Ferenczi (Abus de la liberté d'associer)
Respiration de la parole et mouvements du sens 411
ces patients dont le discours n'est qu'un flot continu de paroles, flux
compact, envahissant, qui ne laisse plus à l'analyste le temps d'interpréter
ni de respirer, voire même de penser. Cet envahissement, dont la valeur de
communication est faible et la fonction de décharge maximale, faisant
de la parole un agir, est tout aussi redoutable que le silence, dont il n'est
qu'une forme inversée. Ces sujets parlent comme dessinent les enfants
psychotiques, qui remplissent tout le blanc de la feuille pour éviter de se
trouver confrontés au vide d'où peuvent surgir les affects. Dans ces cas, la
technique du ne rien dire n'est pas toujours valable, et l'écoute de l'analyste
peut nécessiter, pour être rétablie, des interventions plus actives qu'il n'est
classique de le faire; ou tout du moins de ne pas considérer ce discours
comme des paroles véritables, et attendre, de la même façon qu'avec le
silence, les points d'ancrage de l'affect.
Plus compliquées et plus subtiles sont ces déformations du langage qui
ne l'altèrent pas de façon aussi caricaturale, n'atteignant pas sa quantité
mais sa qualité, lorsque la parole est impuissante à dire ce qu'elle a pour
vocation de dire (sans y parvenir jamais tout à fait) : l'inexprimable, ou
l'essentiel. Quand la parole se réduit à n'être que d'emprunts, qu'elle soit
terne et banale, ou manteau d'Arlequin vivement coloré, quand elle ne
prend plus en charge les conflits dynamiques de l'être et des objets
auxquels il s'adresse, alors l'identité même du sujet se trouve atteinte,
enclavée dans une prison sans barreaux. Mais ces modalités nécessitent une
écoute plus fine, et n'ont pas été repérées d'emblée par les analystes, habitués
à croire en la vertu du langage associatif. Dans un premier temps, ces sujets
furent baptisés personnalités narcissiques, névroses de caractère ou de
comportement, voire suspectés de psychose latente, et considérés surtout
comme des contre-indications absolues ou relatives à l'analyse.
Mis à part Ferenczi, le grand précurseur, les premiers qui s'intéresr
sèrent à la cure de ces sujets difficiles furent Fairbairn (1940, 1952) et
Winnicott (1949-1960), qui décrivirent respectivement les personnalités schi-
zoïdes et les sujets dotés d'un faux-self Le défaut de communication
de ces patients leur apparut d'emblée. Pour Fairbairn par exemple, les
sujets. schizoïdes ont la plus grande difficulté à exprimer un sentiment;
l'élément de don envers autrui que cela suppose leur fait craindre un
appauvrissement du Moi.
Autres cas limites, plus récemment reconnus, qui eux aussi présentent
une difficulté d'expression des affects, les sujets atteints d'affections psy-
chosomatiques, et dotés d'une pensée opératoire telle que décrite par
P. Marty et M. de M'Uzan en 1962. La pensée opératoire, qui est en fait
une parole opératoire, induit une communication actuelle, conforme et sans
412 François Duparc
habituelle. Mais l'élément le plus souvent noté est l'aspect pauvre et figé,
ou banal et superficiel des associations. Mais comme ces troubles ne sont
pas très évidents, et peuvent même donner un aspect faussement normal,
voire hypernormal, en dehors des crises, il y a là une tentation facile, à
laquelle cèdent souvent les psychiatres, d'incriminer comme seule cause un
défaut de fonctionnement de la machine biologique, une anomalie de la
mécanique génétique. Ce qui reflète bien le déni des patients eux-mêmes
dans leur discours sur leur propre maladie.
Deux auteurs ont pourtant bien perçu les difficultés fondamentales
de ces sujets, avant toute décompensation; Winnicott, dans La défense
maniaque faisant état du déni de la réalité intérieure et de la fuite de
la réalité intérieure vers la réalité extérieure, et A. Jeanneau, dans son
ouvrage sur La cyclothymie :
« (...) la dynamique oscillatoire de l'humeur nous apparaît prendre son départ
d'une relation exclusive et rigide à la réalité externe, à un objet trop extérieur
pour permettre à l'introjection d'offrir la médiation indispensable, ainsi que
les nuances de l'échange, au travers de la manipulation d'un objet interne. »
« (...) Quant aux intervalles sains, si le sujet maniaco-dépressifsemble s'y mon-
trer sans problèmes et particulièrement adapté aux exigences du réel, fait pour
lui en quelque sorte, les crises passées et celles à venir nous persuaderont qu'aucune
harmonie intérieure ne lui permet, plus qu'à d'autres, de faire l'économie du
jeu des instances, qui semble ici escamoté, mais qu'à se coller à l'objet, il se
condamne à en dépendre dans une relation sans véritable échange, dont la
nécessité explique la raideur et qui se brisera comme du verre à la prochaine
défaillance. » (La cyclothymie, p. 9-10.)
Observation n° 1
Observation n° 2
Une femme de 40 ans, qui a connu plusieurs crises maniaques et dépressives
insuffisamment atténuées par la chimiothérapie (y compris le Lithium). Son
psychiatre me l'adresse dans l'espoir de réduire les rechutes. A l'occasion de son
premier accès, elle avait déjà tenté une analyse, qui fut interrompue par une
grossesse imprévue. Avec l'aide du psychiatre, qui continua d'assurer la prise
en charge médicale, nous traverserons tous deux plusieurs épisodes d'excitation
et de dépression, au cours desquels un important matériel sera mis à jour. Mais
pour l'efficacité et l'évolution de la cure, j'en vins progressivement à ne faire
réellement confiance qu'en la qualité du contact dans les périodes inter-
critiques. Ce n'était pas tant en effet le contenu que le contenant qui comptait
pour elle, ni tant sa parole que sa capacité à rendre compte sans débordements de
ses affects. Je dus d'abord surmonter un dilemme : une technique trop passive,
respectant son discours opératoire, débouchait vite sur un non-lieu de l'analyse,
et le désinvestissement rapide de la patiente. Mais une communication effective
avec son monde affectif et fantasmatique faisait planer sur la cure le risque
d'explosion ou d'interruption brutale, par le déclenchement d'un « transfert total »,
selon sa propre expression au sortir d'un accès maniaque, d'une excitation suivie
très rapidement, voire même avortant aussitôt en un repli mélancolique.
En dehors des périodes de crise, elle s'enfermait sous une carapace de pro-
Respiration de la parole et mouvements du sens 415
à la pensée organisée par le langage, c'est encore plus vrai des représen-
tations motrices (représentations d'action, ont proposé certains). Par rapport
à ces représentations motrices et aux affects corporels qui les accompagnent,
la pensée visuelle constitue déjà une forme évoluée de mentalisation, ulté-
rieurement enrichie et complexifiée par son lien au langage, comme Freud
le développe dans la prise en considération de la figurabilité dans le rêve.
Si l'hystérique a quelque mal à digérer la part motrice et affective excessive
de ses représentations, ce qui se traduit par des difficultés avec l'action,
les patients clivés dont nous avons parlé ont des difficultés encore bien
plus grandes; ils ont besoin que l'on s'attache à être particulièrement
attentif à cet aspect des choses, sans quoi aucune analyse ne peut seulement
s'engager.
Dans la relation, ce type de clivage ne laisse passer que des représen-
tations archaïques, que l'analyste va devoir travailler en lui-même. Ces
symboles primaires ne peuvent en effet se communiquer que dans l'iden-
tification projective, qui assure leur transfert vers l'analyste, sans doute en
grande partie à travers le langage de l'émotion. Les discordances dans la
présentation physique, entre la mimique et le langage verbal, ou dans ce que
j'ai appelé la respiration de la parole, le rythme et les périodes du discours,
sont des éléments très fiables. Dans la première observation que j'ai citée,
j'ai pu devenir temporairement le récepteur d'une représentation de nature
motrice, sans doute par l'imitation du tonus postural de mon patient, avant
de saisir sous une forme imagée que j'étais en train de porter avec lui des
représentations archaïques d'un poids de cent kilos. Cela me permit de
faire le lien avec des éléments de son histoire qu'il m'apportait parallèlement
sous une forme totalement désaffectée, et d'ouvrir un peu le carcan de
sa pensée opératoire. De la même façon, certaines impressions de discor-
dance corporelle sont de très bons indices, chez le sujet schizoïde notamment.
La conscience intermédiaire dont parle P. Luquet, déjà évoquée, doit
s'étendre aux représentations suscitées chez l'analyste, à ses réactions
contre-transférentielles, grâce à l'écoute de sa propre respiration, de son
attitude musculaire, viscérale, etc., tout autant qu'au discours lui-même.
La coïncidence entre le contenu du discours et sa forme, le langage verbal,
et celui des émotions, est pour beaucoup dans l'impression d'authenticité
d'une parole ou d'une cure, et dans la croyance en la vérité d'une interpré-
tation au vu des réactions et des associations du patient. Cette double
articulation du langage est essentielle à sa valeur de communication.
Pour conclure, j'aimerais terminer en incitant à réfléchir sur ce qu'on
pourrait appeler, de façon un peu provocatrice, une grammaire des émotions,
ou des affects. La grammaire n'est-elle pas, selon le Robert, l'ensemble
Respiration de la parole et mouvements du sens 419
BIBLIOGRAPHIE
Dr François DUPARC
14. rue de la Poste
74000 Annecy
Ivan FONAGY
(Paris)
DIRE L'INDICIBLE
Messages du style verbal
I - LANGAGE ET REFOULEMENT
Pierre Luquet pose le problème du dicible et l'indicible dès le début
de son rapport (p. 7). Il traite du dicible et des formes de le dire surtout
dans le chapitre sur la « langue riche » (p. 82-105). Quant à l'indicible :
« La pensée verbale adaptée au groupe et issue de lui, apparaît comme
une tentative pour échapper au moi profond », (p. 101). Du point de vue
ontogénétique : « Un enfant trop vite secondarisé et socialisé risque
d'utiliser le langage commun avant tout comme défense et d'apprendre à
ne pas exprimer tout en gardant le contact de la parole » (p. 81).
Le mot même qui désigne l'opération fondamentale de la pensée verbale,
le terme d'abs-traction, reflète le double aspect de la pensée verbale. Le
langage nous oblige à nous éloigner des objets afin de les cerner et de les
saisir au niveau verbal. Il faut faire abstraction d'une multitude de traits
qui constituent tout objet, ainsi que des fantasmes intimement liés, entre-
mêlés aux traits objectifs. Le processus de la séparation et de l'individuation
est récapitulé au niveau mental. Une série de métaphores qu'on retrouve
dans des langues apparentées et non apparentées révèlent la présence de la
pulsion d'agrippement1 qui sous-tend le processus de l'approche paradoxale
de la réalité, la prise mentale de l'objet par l'éloignement, par abstraction.
La pensée conceptuelle est une dérivée de la prise manuelle, con-capio ; la
compréhension se réclame de com-prendre ; de même, le mot russe ponjatie
« concept », ponimatj « comprendre » sont reliés à poimatj « prendre,
saisir ». Un changement du préfixe transforme le hongrois megfogni
même temps son sens originel « : attraper, saisir au vol »). Il s'agit d'une
disposition métaphorique générale et toujours présente qui recrée à tout
moment le concept de la pensée verbale à partir des mots désignant une
prise manuelle (« Tu as saisi ? »).
Il serait possible et important d'analyser le rôle du langage dans le
refoulement primaire, que Freud considère dans Inhibition, symptôme et
angoisse comme une défense contre l'extrême force des excitations qui
risquent d'envahir l'organisme (Gesammelte Werke, t. 4, 121).
Dans ce commentaire, je me propose d'envisager certains mécanismes
verbaux qui fonctionnent comme mécanismes de défense et permettent
en même temps de dire l'indicible. Je pense aux différentes formes du style
verbal.
II - LA PANTOMIME ARTICULATOIRE
Dans des publications précédentes j'ai tâché de cerner le vrai contenu
des expressions telles que façon de parler, une manière de dire à partir de
l'analyse de la vive voix2. Il apparaît que ce qu'on perçoit comme une
certaine manière de prononcer un mot est en vérité un message indépendant,
préconscient ou inconscient, intégré au message verbal conscient, véhiculé
par des moyens linguistiques. Les analyses ciné-radiographiques d'énoncia-
tions émotives françaises et hongroises3 révèlent que dans deux langues
non apparentées, totalement différentes, en ce qui concerne leurs structures
linguistiques, les mêmes attitudes s'expriment de la même manière. La
colère et la haine engendrent dans les deux langues des contractions
spasmodiques ; le mouvement des organes articulatoires est saccadé, la
mandibule est rentrée, les incisives supérieures « mordent » la lèvre infé-
rieure, et la langue se rétracte. La tendresse, par contre, délie les organes,
les muscles se relâchent, les transitions sont graduelles, la langue se lève
et s'avance, les lèvres ont tendance à s'arrondir.
De tels écarts, par rapport à l'articulation (idéale) constituent un
langage préverbal, gestuel qui sous-tend et diversifie la communication
linguistique, lui prêtant une certaine vivacité, due à la fois aux messages
2. Information du style verbal, Linguistics 4 (1964), 19-47. La vive voix, Paris, Payot,
1983, 23-26, p. 152-210.
3. V. Y. Fo--nagy,M. H. Han, P. Simon, Oral gesturing in two unrelated languages, in
P. Winkler ed., Investigations on the speech process, Bochum, Brockmeyer, 1983, p. 103-123.
Vive voix, o.c, p. 27-42.
Dire l'indicible 423
6. Hartvig Dahl et ses co-auteurs ont entrepris, aidés d'un groupe de psychanalystes,
l'analyse des particularités syntaxiques des interventions d'un analyste en formation à partir
de séances enregistrées sur bande magnétique. Certaines structures caractérisées par l'ellipse
du sujet, ont pu être attribuées selon les auteurs au désir inconscient de l'analyste d'écarter
ou même de supprimer la patiente qui réagissait par son rêve de la nuit suivante et par ses
fantasmes au cours de la séance suivante à l'attentat syntaxique de son analyste. Cf. Counter-
transference examples of the syntactic expression of worded off contents, The Psychoanal.
Quarterly 47 (1978), p. 339-363.
7. George F. Mahl, Body movement, ideation and verbalization during psychoanalysis,
in N. Freedman et S. Grand eds., Psychoanalytic interpretation of communication, New York,
London, Plenum, 1977, p. 291-310.
Dire l'indicible 425
9. Ibid.
10. The functions of vocal style, in S. Chatman ed., Literary style, a symposium, London,
New York, Oxford University Press, 1971, p. 159-176.
11. Ecrit à la mémoire d'une liaison passionnée, tenue secrète pendant vingt-cinq ans,
jusqu'à la mort tragique de la bien-aimée.
Dire l'indicible 427
12. B. Dömölki, Y. Fónagy, T. Szende, Analyse statistique de textes littéraires (en hon-
grois), Altalános nyelvészeti tanulmányok 2 (1964), p. 117-132. Y. Fónagy, Der Ausdruck
als Inhalt (l'expressionen tant que contenu), in H. Kreuzer et R. Gunzenhäuser eds., Mathe-
matik und Dichtung (Mathématique et poésie), München, Nymphenburger, 1965, p. 243-274.
428 Les indications implicites des écarts individuels sont corroborées,
Ivan Fónagy
VI - L'INCONSCIENT A LA SURFACE
celles à qui la biopsie apportait un résultat négatif. II est apparu que les
patientes du premier groupe a) employaient plus souvent que celles du
deuxième groupe b) les mots appartenant aux catégories suivantes :
détresse, mort, cancer, maladie, épreuve, suite. Le meilleur indicateur était
le mot death « mort ». L'auteur, Donald D. Spence, ajoute qu'à l'intérieur
du groupe a) les femmes qui manifestaient ouvertement leur angoisse se
servaient moins souvent des mots dark « sombre » et death 15.
Un savoir inconscient du danger de mort peut donc se refléter à la
surface verbale.
Le style verbal, la manière de dire, est un langage qui projette à la
surface des représentations refoulées. Comment s'expliquer la présence
de l'inconscient à la surface ? Je crois qu'il faut chercher la clé du mystère
dans la nature même de la communication verbale, et peut-être dans celle
de la communication en général. Le signe n'existe en tant que tel qu'en se
reniant, qu'en détruisant sa substance pour devenir transparent : un pur
renvoi, une référence immatérielle. Le système linguistique se constitue à
travers une série de démotivations. Il faut d'abord faire abstraction de la
substance phonique, en tant que séquence d'actes mimétiques. L'auto-
destruction de la substance vocale fait apparaître en toute netteté le mot,
porteur d'une signification que lui assigne le vocabulaire. A son tour le
mot doit renoncer à sa signification propre, en acceptant de n'être qu'un
élément d'une unité sémantique, telle que l'idiome. Ainsi, mordre est
détaché de sa base pulsionnelle sadique-orale dans l'expression une satire
mordante. De même, dans dévorer des yeux le mot dévorer perd sa signi-
fication originelle qui est absorbée par la signification globale de l'expres-
sion : « regarder intensément (avidement) ». Le fantasme oralo-oculaire
anthropophage n'existe qu'à la surface, comme une pure apparence. La
compétence linguistique exige qu'on en fasse totalement abstraction.
L'auteur d'un manuel de phonétique fait revivre une série d'images de
guerre ou de torture, sans risquer d'être soupçonné d'avoir des velléités
agressives : il ne parlait que de « linguistes divisés en deux camps », de « la
lutte entre théories opposées » dont l'une « sortait victorieuse » ; ou de
« certains savants qui rompaient une lance pour le primat du point de vue
acoustique ». L'auteur n'encourt pas le risque d'un procès pour avoir
« soumis les affriquées (donc les consonnes ts, tch) à un interrogatoire
serré ».
16. Une démotivation excessive — ou plutôt erronée, une sorte d'étymologie populaire —
a permis une représentation pittoresque de la phrase Vous me trompez : un éléphant entre
en scène, avec une trompe énorme. Freud, Traumdeutung (1900), Gesammelte Werke 2-3,
p. 417, Interprétation des rêves, Paris, Presses Universitaires, 1967.
17. L'expression une satire mordante fut revalorisée par Heinrich Heine qui écrit à propos
d'un poème satirique : (sie) wäre nicht so bissig geworden, wenn der Dichter mehr zu beissen
gehabt hätte, où le verbe beissen « mordre » fait revivre bissig l'adjectif « mordant ».
18. Les langages dans le langage, dans Langages, Paris, Les Belles-Lettres, 1984, p. 303-353.
Dire l'indicible 431
M. Ivan FONAGY
1, square Claude-Debussy
92160 Antony
Joseph FRISMAND
(SPP, Paris)
Dr Joseph FRISMAND
4, bis boulevard du Midi
93340 Le Raincy
Jean GUILLAUMIN
(SPP, Paris)
POUR UN NON-DIT
POUR UN OUI-DIRE
2. Par mise en suspens ponctuelle d'une part du matériel (intervention per via riservare,
que j'ai suggéré d'opposer à la via di porre et à la via di levare, dont Freud a emprunté les noms
à L. de Vinci). Dans la via di reservare, on peut voir une sorte de Aufhebung, de levée d'un
refoulement primaire (maintenu jusque-là par alliance dénégatoire narcissique) qui entraîne
ensuite la levée progressive des refoulements secondaires.
Pour un non-dit, pour un ouï-dire 439
6. Dans la clinique, ce qu'on peut appeler l'effet de choc interprétatif tient le plus souvent
à un presque rien (pour un oui ou pour un non...), à une petite dissonance, entre la lettre
(ou la forme) et le sens (ou le fond) dont la lettre se prétend porteuse (cf. ma note p. 438). De
la nature et de la fonction du « silence » comme tel et de la « parole » dans la cure, on com-
prendra, par toute ma conception de l'interprétation et de son rapport à l'élaboration, que
ce que je pense n'est sans doute pas incompatible avec les vues exprimées par A. Green sur
Le silence de l'analyste, en 1979.
444 Jean Guillaumin
7. Et qui ne lui revient, d'ailleurs, dans l'interprétation (per via di riservare) que d'avoir
été par l'analyste, éprouvé manquant dans sa propre écoute, sous les espèces par exemple,
d'un défaut de comprendre, d'un léger trouble de la pensée, d'un affect ou d'un sentiment
de bizarrerie.
446 « Il paraît très amical... et puis, paf ! Pour un oui ou pour un non,
Jean Guillaumin
Pr Jean GUILLAUMIN
Les Erables
Parc de la Chênaie
5, chemin Bastero
69350 La Mulatière
8. J'ai employé ce terme au sens d'Anzieu. Je renvoie aussi à mon travail sur « les enve-
loppes psychiquesde l'analyste » dans le collectifD. Anzieu et coll., Les enveloppes psychiques,
Paris, Dunod, 1987 (à paraître), et à mon livre Entre blessure et cicatrice, le destin du négatif
dans la psychanalyse, Paris, Champ Vallon, PUF, 1987, 220 pages.
Augustin JEANNEAU
(SPP, Paris)
PRÉCOCITÉS DE LA SIGNIFIANCE
l'instant aux millénaires contenus dans la langue qu'elle parle à son enfant,
que la nomination apporte aux objets l'existence qui leur manquait,
pourquoi la vie pulsionnelle et l'expression verbale, une fois qu'elles se
sont rencontrées, ne peuvent-elles plus alors se séparer sans annuler d'un
même coup toute véritable vie mentale? Car rien ne manque de ce qui a
précédé le langage à tout instant de la vie psychique, mais rien de ce passé
ne suffira plus à l'assurer. Nul doute que le soulèvement primaire des temps
hallucinatoires, l'immédiateté polysensorielle et totale du plaisir sans détail
soutiennent les profondeurs de la mentalisation la plus fine, mais « le
pictogramme » initial a-t-il d'autre pouvoir, à rester en l'état, que d'obturer
le vide du déficit confusionnel ? La vie métaprimaire qui donnera place et
mouvement aux objets définis, dont P. Luquet dit, en effet, qu'une fois le
langage apparu, nous ne la connaîtrons plus, cette vie d'un autre âge
ou d'une autre espèce, ne nous est plus donnée que dans l'étrangeté de
l'absence verbale inopinée; transposition nostalgique, esthétique ou comique
d'un film muet ou d'une histoire sans paroles, activité sensorio-motrice
de l'animal pas tout à fait imaginable; et ce qui n'est pas dit dans le rêve,
il faut ensuite qu'on le raconte. A l'autre bout, la formulation verbale
la plus abstraite nous arrive d'une longue histoire jamais morte, même s'il
s'agit de l'éviter, et la parole qui tourne à vide ne le fait pas non plus
sans raison pulsionnelle. Il n'y a pas de pensée du dehors.
Mais d'une extrémité à l'autre, aucune liaison, à cette distance, ne
permet de faire une pensée. Le mot, parfois, saisit tout l'être dans une
explosion esthésique qui donne à la sensation la proximité vécue aux dépens
du représentable. Entendons-nous dire qu'il fait froid que le sang se glace
dans nos veines ; toute distance abolie, l'abîme nous jette dans le vide sitôt
qu'on a prononcé son nom. Expériences mescaliniques où « le cadenas du
mot a joué », nous dit Henri Michaux. Pas loin non plus de cette manière
hystérique actualisant le mot en plein corps, l'obsession s'empare de lui
dans une convulsion jaculatoire, qui le répète comme une action demeurée
à l'intérieur, tirant son pouvoir magique des puissances de la rétention et
d'une isolation ainsi contraire à toute pensée.
Si le fantasme et la parole doivent pourtant se rapprocher et s'unir
dans le jeu vivant de la pensée, c'est pour autant que, dans un renvoi
réciproque, le vu et l'entendu se retrouvent au travers des virtualités de la
signifiance.
Et celle-ci est déjà proche quand l'objet vu se détache et se montre,
existant à peine encore, mais tout prêt à disparaître ou à se faire différent,
transportant avec lui ce plaisir ou ce déplaisir des diversités senties dans
une situation reconnue. Condition de la satisfaction devenue objet de satis-
Précocités de la signifiance 449
faction, ayant ainsi furtivement fait signe au signe. Mais dans ce nouveau
monde objectai, le symbole risquera de n'être à jamais que déplacement
pulsionnel, si l'entendu ne venait y apporter les tonalités signifiantes de
l'absence.
C'est que le vu et l'entendu vont entrer dans une complicité qu'ignorent
les autres impressions. Tout va se passer dans l'espace où se perd avec
l'étendue la qualité subjective du protopathique, des sensations qui tiennent
au corps, lesquelles garderont leurs droits, grâce à une kinesthésie qui s'en
fera l'intermédiaire, et dont les premières tensions deviendront plus tard le
mouvement vers l'objet, sans non plus lâcher le langage, s'affinant jusqu'à
l'image verbale motrice, dernier et indispensable appui, selon Freud, de la
pensée la plus abstraite.
Toujours est-il que ce qui se voit, aussi bien que ce qui s'entend, se
défait des proximités du ressenti intérieur, prend de la distance et s'inscrit
dans un ailleurs insoupçonné, dans cet espace qui n'est d'abord que manque
avant d'être le vide. Le vu y apparaît dans sa forme, ses limites et sa diffé-
rence, porteur des attentes corporelles, qu'il promet sans toujours tenir,
s'effaçant inopinément, sans espoir de réminiscence, si aucun indice ne
permet jamais de négocier l'alternance de la détresse et de la plénitude.
Or l'entendu qui s'isole est tout autant démuni des plaisirs intérieurs;
et tout aussi informe que ces derniers, plus sensible à l'intensité qu'à
une vague localisation sans orientation possible, il ne peut rien vecto-
riser d'une réaction tonique qui ne soit le fait de ses échanges avec
le vu.
Mais si celui-ci lui apporte le sens et la direction de ses formes, l'entendu
le lui rendra à l'infini. Tout s'éteint, mais qui se tient là entre présence et
possible, grâce à la manifestation, sans substance ni épaisseur, du son qui
non seulement l'annonce, mais' étant l'objet sans l'être, le désigne dans son
absence? Le bruit du biberon qu'on remplit pas loin de moi, les pas de
Maman, la voilà! dans sa pauvreté, l'entendu accède à la noblesse du signe.
Il n'est rien, mais il sait tout. Il représente.
Mais les choses vont plus vite encore pour le petit d'homme ; savait-on
que le plaisir parle? Cela ne suffit pas de prendre en compte la réponse
maternelle qui fait bientôt du cri indifférencié un appel, le bruit que
l'enfant produit, l'écho qui lui revient, le jeu qui s'installe avec la place de
chacun; car l'environnement sonore du holding et de l'affection est
d'emblée fait de paroles, et avant même que l'enfant puisse en comprendre
le contenu, la syntaxe soutient l'élan amoureux des mots qui lui sont
destinés, et devançant ce qu'il peut en faire, la mère rêve de lui faire
partager tout ce qu'elle voit en parlant. Le schizophrène aura manqué
RFP — 15
450 Augustin Jeanneau
qu'on lui désigne autre chose qu'un discours qui n'est pas pour lui et
l'envahit comme une chose impensable.
L'intention signifiante et la poussée vers l'objet marcheront ainsi d'un
même pas. La nomination tient à sa place un monde extérieur inquiétant
qu'elle peut, par la magie du mot, aussi bien faire apparaître. Mais
davantage que son emprise, elle étend de proche en proche la connais-
sance qui introjecte le dehors à la manière ferenczienne, soutenue par la
reconnaissance de soi dans l'attentif encouragement de l'entourage : ça
c'est moi; le ba-teau... et la répétition identificatoire atteindra les horizons
du possible quand l'article devenu indéfini fera du nom une qualité
transportable.
Tout est ainsi préparé de longue date pour que le penseur, un jour,
s'immobilise, attentif à la haute tension intérieure qui monte au fond de son
être. Il se concentre. Un fort investissement et un faible courant, disait
Freud dans l'Esquisse. Quelque chose qui se resserre entre l'image et le verbe,
mais pour accélérer la circulation qui, de l'une à l'autre, active l'échange
et étend la recherche.
Et ce qui se réduit, c'est sans doute, comme le dirait Ferenczi, la for-
midable économie énergétique que représente le langage. « L'action à
l'essai » freudienne qui dirige la pensée, sensible sur ses deux faces, tâtant les
choses au-dehors pour jauger ce qu'on en ressent au-dedans, ne se joue
plus alors à quelques pas de l'éclatement hallucinatoire, risquant toujours
d'être décevant ou défendu. Le langage rassemble les extraordinaires
virtualités de l'expression consciente, du terme juste qui définit la chose
exacte, sans la perdre pour autant dans la décharge de l'acte, mais avec la
discrétion figurative qui n'en retient que l'affect.
Et dans l'autre sens, circulant comme latéralement et à tâtons, il profite
encore de sa légèreté et de sa liquidité; activité inconsciente selon Freud,
travail de liaison, de « concaténation » (A. Green, J.-L. Donnet), qui
fait que le « non-sein » bionien, cette représentation d'absence de repré-
sentation, n'est pas la catastrophe du vide, mais cette animation syntaxique
intérieure, la silencieuse agitation prononciatoire qui remplit l'être des
phrases non dites et des mots qu'on ne sait pas, anxiété du verbe à peine
sensible, suffisante à attirer tout ce qui bouge à son contact, de fantasmes
toujours prêts à surgir, liés entre eux à l'ancienne mode, mais d'une
vivante actualité.
Et c'est là qu'on ne sait plus bien ce qu'il en est du verbe ou de l'image,
des « sous-jacents de la parole » dirait P. Luquet, dans ces régions
d'inconnues, où il nous a bien montré que se fait l'essentiel de la pensée
intuitive dont nous ne percevons qu'une étroite découpe. Peut-être nous
Précocités de la signifiance 451
suffit-il d'imaginer que tout se tient dans cet état, essentiellement transitoire,
de passage de l'une à l'autre forme, de transformation réciproque, qui
permet au langage de ne pas se prendre au piège d'une précision sans vie,
et au fantasme de contenir toute violente réalisation.
Et si l'on peut dire que le mot et la chose, dans cette affaire, se représ
sentent mutuellement, c'est qu'ils se tiennent l'un et l'autre dans les région-
de la représentation. Car non seulement nous avons vu que le signe lan-
gagier naît avec la vie pulsionnelle, celle-ci trouvant à son tour dans les
mots son expression la plus conforme, mais dans ce renvoi mutuel des
contiguïtés, de l'image au verbe qui la « reverse à l'univers », rien de ce
qui prend forme ou se dit ne reste égal à ce qu'il est, comme l'entendu
était très tôt autre chose que lui-même. Les résonances harmoniques de
l'expression poétique solliciteront du lecteur les complicités esthétiques
des sous-entendus secrets. La réflexion exige l'effort que l'on connaît,
pour nous tenir à la fine pointe, jamais atteinte, de la pensée théorique.
Mais cette mise en tension de la signifiance emprunte au fond le mieux
partagé de la nature humaine, sauf à être psychotique, en s'inspirant de
cet ailleurs toujours présent, de l'espace laissé par tout ce qui se dit ou fait
et qui s'y loge sans le remplir, la référence échappée de la nécessité.
Pour tout dire, la vie psychique; cette distance virtuelle aux choses et à
soi-même et dont il m'a semblé que la pensée métaconsciente, décrite
par P. Luquet, était l'endroit sensible et le point d'animation, des simpli-
cités quotidiennes aux finesses de l'abstraction.
Et s'il faut revenir à Freud, et puisque les mots ont un sens, on s'étonne
moins qu'ils soient donnés comme nécessaires à la conscience par la
métapsychologie, car en prenant exactement ceux que Freud a utilisés,
c'est bien la représentation de mot qui s'ajoute à la représentation de chose.
Ni la chose vue, ni le mot dit ne peuvent, en s'ajoutant, faire accéder à la
conscience ce qui peut aussi bien rester action aveugle et violence verbale
insensée, car la conscience est ce surplus d'investissement qui permet le
recul, afin que le délai de l'acte et l'énoncé de la phrase deviennent
l'éprouvé de l'affect et la perception de l'objet.
Dr Augustin JEANNEAU
19, La Roseraie
108, avenue de Paris
78000 Versailles
Pearl LOMBARD
(SPP, Paris)
UN GIGOLET S.V.P.
« Je ne sais pas parler, je n'ai jamais de mots pour le dire, les mots qui
me viennent ne sont jamais ceux que je voudrais, j'ai si peu de vocabulaire. »
Ainsi s'exprimait Anne, pour la nième fois, lors d'une séance de sa
troisième année d'analyse.
J'avais appris la mort de son père après une longue agonie : Anne
n'en avait éprouvé aucun chagrin, ce qui l'avait tout de même étonnée,
d'autant plus qu'elle l'avait veillé jusqu'à sa dernière heure sans pouvoir
le quitter une seule minute.
Et voici qu'aujourd'hui elle ajoute : « Je vais vous donner un exemple
de mon incapacité à parler. L'autre jour, au restaurant, où je déjeune
régulièrement avec Jean (son compagnon, contemporain de son père), je
veux commander du gigot avec des flageolets; vous ne devineriez jamais ce
que j'ai dit : "Un gigolet SVP." J'ai honte, je ne sais pas m'exprimer,
je n'ai pas obtenu mon certificat d'études, depuis j'ai passé le bac et
même continué encore, mais mon langage reste pauvre, si pauvre. »
Ce « gigolet » lancé comme un défi au maître d'hôtel et à l'analyste
déclenche en celui-ci une véritable tempête; se présentent à lui :
Pour Anne son père était un vrai gigolo : habillé à la dernière mode,
avec des chaussures noires l'hiver, des chaussures noires et blanches l'été,
arborant un panama pour se protéger du soleil, il avait fière allure lorsqu'il
arpentait la promenade des Anglais. Anne l'admirait, il était si beau, et le
détestait, il était si égoïste. Pourtant aujourd'hui surgit, aussi brusquement
que ce « gigolet », une scène de tendresse entre père et fille.
Anne a 12 ans, debout devant un miroir, en chemise de nuit, elle brosse
lentement ses longs cheveux noirs, elle aperçoit le reflet de son père qui
la regarde. Une fois au lit, elle l'appelle, et lui demande de l'embrasser.
Pour la première fois Anne peut reconnaître ses émois et son amour.
Le mot GIGOLET consciemment condense gigot et flageolet ; par son
assonance il ne peut dans le contexte qu'évoquer gigolo, c'est-à-dire pour
Anne, sous une forme déguisée, son père.
Gigot faisait aussi référence à la mère dans un double registre : mère
qui sait préparer de si bonnes choses à manger, mais si détestable parce
qu'elle a de grosses cuisses, « véritables gigots » dont Anne a hérité et
se plaint. Les flageolets, au goût si intense et qui peuvent dans certains
cas être aussi doux et moelleux que du velours, ne peuvent qu'être associés
aux flatulences et en particulier, pour Anne, ils contiennent l'absence de
retenue de ce père particulièrement excitant par ses pets bruyants, répétés,
ses rots sonores, et son parfum (identique soi-dit en passant à celui de
l'analyste).
Gigolette appartient à l'analyste. En son Pcs les liens entre représentation
de mots et représentation de choses se sont faits à partir des traces mnésiques
du discours continu de la patiente.
Il me semble possible de dire avec Pierre Luquet :
« Il n'est que trop évident que la pensée métaconsciente est l'élaboration
de la pensée métraprimaire du système Pcs et qu'elle constitue avec elle
un complexe... Le passage de la pensée métaconsciente à la pensée verbale
est constituant de la censure verbale. La seconde censure (la première entre
système les et système Pcs est réalisée par l'union du refoulement primaire
et du refoulement secondaire. »)
L'histoire du Gigolet est à rapprocher du bel exemple de Michel Ody :
Daniel « Lorsque je (Michel Ody) lui demandai ce qui pourrait surgir
comme image sur l'écran de l'ordinateur : « Oh... eh bien, par exemple...
un pissenlit. »
Merci à nos deux rapporteurs de leur apport si riche.
Dr Pearl LOMBARD
175, rue de la Pompe
75116 Paris
Ruth MENAHEM
(SPP, Paris)
LE NOM DE LA ROSE
La rose d'hier reste une rose de nom; nous ne connaissons que des
noms. S'il est vrai que le nom révèle l'essence des choses, dans le nom de
la rose se trouve la rose : rose idéale, originelle, primordiale. Derrière les
noms que préservent les livres, se conservent les choses. D'où le redou-
table pouvoir des bibliothèques. C'est là le sens du roman d'Umberto Eco,
contenu dans l'hexamètre latin qui clôt le livre.
Comment se nouent et se dénouent les liens entre les mots et les choses ?
Les choses sont-elles en quête de mots ou bien les mots sont-ils à l'affût de
choses pour leur donner corps? Quelles transformations s'opèrent au cours
de la liaison entre les mots et les choses? Comment expliquer qu'un tout
petit mot, un « nicht », une négation, renvoie à toute une chaîne de
motions inconscientes? « Ce n'est pas la mère... alors c'est la mère. »
Rosa, c'est ma mère.
On voit bien ces mouvements d'affect en quête de formes verbales dans
le cas de Jean rapporté par M. Ody. La représentation de mot métro
va cristalliser les investissements d'une multitude d'éléments mnésiques
éclatés. Son rôle de signifiant linguistique s'efface devant les multiples
liaisons avec des représentations de chose qui vont conduire au fantasme
de scène primitive. La rencontre de l'homme-pieuvre avec la machine à
laver (4e dessin de Jean) donne un contenu à ce fantasme originaire fixé
sur l'objet phobogène. En une formule condensée on pourrait dire : « Elle
l'ai métro. »
La complaisance du matériel linguistique chère à Freud, la magie du
verbe aussi qu'il évoque à plusieurs reprises, pourraient s'éclairer si on
connaissait mieux ces connexions (Verknüpfungen) multiples entre les mots
et les choses.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
456 J'aimerais montrer comment un mot de la langue. Verknüpfung,
Ruth Menahem
3. En français on ne dispose que du seul mot « chose » pour rendre Ding, Sache, Gegen-
stand. Ce dernier terme désigne l'objet concret, matériel, alors que die Sache c'est la « chose »
en quête d'expression. Das Ding, considéré comme synonyme de Sache, s'en distingue pourtant
mais je ne trouve pas de mot pour rendre compte de cette nuance. Notons que Dingvorstellung
disparaît après Deuil et Mélancolie.
458
l'appréhension exactes (de l'étude sur l'aphasie), ni une compréhension
Ruth Menahem
4. Le mot Wort est le singulier unique de deux formes plurielles : Wörter qui se réfère aux
vocables stricto sensu et Worte qui connote plutôt la parole ou le verbe (lm Anfang war das
Wort).
Le nom de la rose 459
5. « Lass die Sprache dir sein, was der Kôrper den Liebenden ; er nur ists, der die Wesen
trennt und der die Wesen vereint. »
Luisa de URTUBEY
(SPP, Paris)
1. J. Wortis, Psychanalyse à Vienne. Notes sur mon analyse avec Freud, Paris, Denoël, 1974.
2. A. Bourguignon, Correspondance Sigmund Freud-René Laforgue, in Mémoires, Nou-
velle Revue de Psychanalyse, n° 15, printemps 1977.
3. H. D., Visage de Freud, Paris, Denoël, 1977.
4. S. Freud, Obsessions et phobies, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
5. S. Freud, L'interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 174.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
464 Luisa de Urtubey
22. J. Breuer, Mademoiselle Anna O..., in Etudes sur l'hystérie, Paris, PUF, 1956.
468 Luisa de Urtubey
26. Michel Ody, Le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste, Rapport
par le XLVIIe Congrès des Psychanalystes de Langue française des pays romans, 1987.
Dites tout ce qui vous passe par la tête 471
Jacques ANGELERGUES
(SPP, Paris)
Dr Jacques ANGELERGUES
8, rue Stanislas
75006 Paris
Cléopâtre ATHANASSIOU
(SPP, Paris)
était bien celle où ses parents dormaient la nuit, mais qu'alors ils
n'étaient pas là.
MOI : Tu dormais tout seul ?
LUI : Oui... Enfin, il y avait quelqu'un qui venait me regarder tous les
quarts d'heure !
MOI : Mais comment tu savais qu'il y avait quelqu'un puisque tu
dormais ?
LUI : Mais c'est que j'avais l'oeil d'en haut seulement qui était fermé et
l'oeil d'en bas qui était ouvert!
MOI : Ah! Comme tu me montres maintenant! Donc il y aurait un
oeil en haut, un oeil en bas, un devant, un derrière, comme pour le chat,
le chien... et toi-même...?
LUI : Oui! C'est que je fais semblant de dormir! On croit que je dors
mais je vois tout!
Effectivement, cet enfant voyait tout; y compris la manière dont je ne
dormais moi-même que d'un oeil, toujours à guetter la panthère afin qu'elle
ne me saute pas dessus. Il aurait bien voulu pouvoir fermer ses deux yeux et
j'aurais bien préféré n'avoir à naviguer que du niveau métaprimaire
au niveau métaconscient, puis verbal. J'aurais davantage souhaité, pour
mon confort, n'avoir surtout qu'à métaboliser ce qui se passait sur sa
scène psychique et ne tirer de moi qu'un processus de transformation que
nous pourrions appeler secondaire. Hélas, ou heureusement, la fin de la
séance m'annonça que les choses dans le traitement ne s'en tiendraient pas
là et que ma scène psychique serait directement sollicitée ainsi que ma
capacité d'effectuer une transformation primaire. Le pont verbal qui fut
lancé entre nous prit surtout la valeur d'un détour et je vis s'avancer
vers moi, au cours des dernières minutes de la séance, une inquiétante
cohorte de personnages, les yeux braqués sur les miens et que la limite de
la table, de mon côté, n'empêchèrent pas de tomber dans le vide.
VERBALISATION ET ANALITÉ
INTERVENTION
LA PULSION DE MORT,
EXPRESSION DU DÉFAUT DE LA LIBIDO
Dr Olivier FLOURNOY
45, avenue de Champel
1206 Genève
André GREEN
(SPP, Paris)
1. Pour une discussion plus détaillée voir A. Green, La représentation de chose entre
pulsion et langage, Psychanalyse à l'Université, juillet 1987, pp. 357-372.
494 André Green
Dr André GREEN
9, avenue de l'Observatoire
75006 Paris
3. Les exemples cliniques présentés lors de la communication orale ont été supprimés
dans la version écrite.
Daniel LEBAUVY
(Paris)
Dr Daniel LEBAUVY
26, avenue Victor-Hugo
75116 Paris
Bianca LECHEVALIER
(SPP, Caen)
« SILENCE DE MORT »,
TROUBLES GRAVES DE LA PENSÉE
ET ÉLABORATION DU CONTRE-TRANSFERT
2 / Joseph est venu à l'analyse pour un état dépressif sévère avec tenta-
tive de suicide. Il a longtemps cru que des crises d'épilepsie dans son
enfance avaient endommagé son cerveau et sa capacité de penser.
Nous sommes à la septième aimée de son analyse qu'il projette de
terminer.
Je vais vous raconter un rêve ayant suivi une interprétation de ma
part sur un acting. Il s'agissait de séances manquées et non payées alors
qu'il voulait fuir ses angoisses sur un mode maniaque. Elles réactualisaient
ce qu'il avait pu vivre dans la première année de sa vie, lorsque son père
était devenu prisonnier de guerre. Sa mère, dépressive, ne pouvait faire face
à ses cris et le battait.
Il a un cauchemar terrifiant et voit un crocodile qui risque de le déchirer
et l'engloutir. Puis ce crocodile se transforme et devient un renard avec une
grande queue qui lui-même se transforme, alors que son angoisse diminue.
Il reconnaît un renard objet transitionnel de son enfance, renard sur rou-
lettes, qu'il emporte en tirant sur la ficelle. « J'ai roulé le renard dit-il. »
Le crocodile en rage qu'il avait ressenti en lui et en moi était devenu
ce renard rusé qu'il pouvait utiliser dans son espace psychique. Il avait
voulu « tirer sur la ficelle » en partant sans payer. Par la suite j'ai appris
qu'il avait utilisé sa ruse politique pour la création d'un espace artistique
dans sa ville.
Il me semble à travers ces cas qu'un espace psychique peut s'élaborer
alors, où peuvent coexister de façon symbolisable des pulsions contraires
et où la diarrhée expulsant l'objet en morceaux est stoppée. Le plaisir esthé-
tique partagé s'installe entre analysé et analyste devant cette pensée méta-
primaire commune. Elle se substitue à la relation antérieure, de silence,
de vide psychique et d'attaques au fonctionnement analytique.
Je voudrais pour terminer, citer une traduction possible de la béné-
diction de Noé après le cataclysme du déluge (je pense au tremblement de
l'idolâtre dont parlait F. Gantheret).
Il dit à ses deux fils qui ont recouvert d'un manteau sa nudité : Que
la Beauté (Japhet) se dilate dans les Tentes du Nom (Shem).
Dr Bianca LECHEVALIER
20, rue Renoir
14000 Caen
Pedro LUZES
(SPP, Lisbonne)
PENSÉE :
POSITIVITÉ ET NÉGATIVITÉ
C'est avec le plus grand intérêt que j'ai lu et relu le rapport de Pierre
Luquet pour ce LXVIIe Congrès des Psychanalystes de Langue française.
Le thème m'a d'autant plus fait vibrer que j'ai moi-même publié un rapport
sur Les troubles de la pensée, lors du premier Congrès des Psychanalystes
de Langues romanes, tenu à Lisbonne en 1968. Mon cher Pierre Luquet,
vous avez toujours appuyé ma participation à toutes les activités scienti-
fiques luso-françaises, soit pendant les Congrès dont vous avez été si
brillamment le secrétaire scientifique, soit lors des Séminaires qui se sont
déroulés sous votre direction à Lisbonne, pendant plus de vingt ans.
Cependant dans votre rapport, mon essai de 1968 sur un thème assez
proche n'est, si je ne me trompe, jamais cité. Cela est certainement dû aux
différences théoriques qui nous ont toujours séparés. J'étais à Lisbonne
le kleinien, le bionien, le disciple du diable, et vous le représentant d'une
orthodoxie freudienne stricte (si cela existe). Malgré le fait de cette diffé-
rence, je ne veux pas, dans ce Congrès, où les Portugais sont venus nom-
breux, ne pas « réagir », ne pas donner le résultat de quelques réflexions
personnelles; ce sera ma façon de témoigner ma reconnaissance pour ce
que j'ai reçu de vous.
Le problème des origines est toujours délicat, mais les psychanalystes
ont besoin d'y avoir recours pour éviter la régression infinie qui les mènerait
à la neurophysiologie, à la chimie, à la physique, sans jamais réussir
à fonder les premiers principes d'une psychologie. Dans le domaine des
origines de la pensée et du « penser » il faut distinguer, d'une part, un
système de représentations plus statique, davantage lié à la perception et
au souvenir, et d'autre part, le « penser », équivalent d'une action qui
transforme ce qui nous entoure. Dans d'autres terminologies, on parle
respectivement de « figuration » et d' « opération ».
Le début de la figuration serait marqué, pour Freud, par les « images
motrices » des mouvements et des réflexes (SE, I, 318), puis par les souvenirs
Rev. franc Psychanal., 2/1988
508 Pedro Luzes
jour même ou la veille (équivalents aux restes diurnes des rêves) dessinait
aussi des scènes n'ayant rien à voir soit avec des films, soit avec d'autres
éléments de perception : par exemple, son propre visage avec une bouche
bizarre, traduisant ses frustrations orales; elle-même au pôle Nord comme
Esquimau. lorsque son Self était dominé par les émotions d'abandon et de
solitude ; elle-mêmecomme jeune cannibale, lorsque c'était l'agressivité orale
qui prédominait; etc. Tout cela m'a conduit à reconnaître dans l'image
mentale, une construction d'origine interne projetée sur le réel. Les objets
extérieurs prennent contact avec ces images projetées et c'est alors qu'ils
sont perçus. Le rôle déterminant dans la production de l'image mentale
serait l'émotion, beaucoup plus que la pulsion (et l'hallucination de l'objet
absent). Cette théorie permet de mieux comprendre le dessin de l'enfant et
aussi certaines formes des arts plastiques modernes...
BIBLIOGRAPHIE
Matte Blanco I., The Unconsciousas Infinite Sets - an essay in bi-logic, Duckworth,
éd., 1975.
Dr Pedro LUZES
av. Antonio Augusto de Aguiar 124-4°
1000 Lisbonne
Michel MATHIEU
(Paris)
INTERVENTION
Dr Michel MATHIEU
5, square de l'Opéra
75009 Paris
Claude NACHIN
(SPP, Amiens)
DE LA STRUCTURE PSYCHIQUE
AU VERBE
Symbolisation et symbole
et son symptôme et jamais une signification univoque (ce pourrait être aussi
une interrogation ou une intervention au conditionnel). En fournissant une
signification exclusive, le psychanalyste introduirait un objet intrusif ne
laissant aucune place à l'activité du Soi de l'enfant. Or, dans le mouvement
de fusion symbolique, un Soi-contenant accueille l'objet au-dedans sans s'y
confondre tandis que dans la défusion, le Soi repousse l'objet vers son
dehors sans le perdre de vue.
M. Claude NACHIN
33, rue Debray
80000 Amiens
Marie-Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN
(SPP, Paris)
A PROPOS DE BOBOK*
Dr Marie-Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN
16, rue Chanoinesse
75004 Paris
Nicos NICOLAÏDIS et Janine PAPILLOUD
(SSP, Genève)
1. Cet exposé a été présenté dans le groupe E du Congrès : Troubles de la pensée et psycho-
somatique, dirigée par P. Marty, R. Debray, N. Nicolaïdis, M. Aisenstein, A. Fine.
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
524 Nicos Nicolaïdis et Janine Papilloud
avec les images verbales. » Par ailleurs la composante visuelle dans l'orga-
nisation du fantasme de castration est indéniable et l'absence-présence du
pénis maternel engage le déni dans l'insistance du visuel. F. Gantheret,
discutant du rapport de P. Luquet, a insisté sur les figures mnésiques du
rêve, sur la pensée esthétique et plastique et sur la naissance de la figuration
en liaison avec la scène primitive. P. Marty3 donne une importance parti-
culière à la fonction visuelle dont l'achèvement se situe vers l'âge de 5 ans
et souligne qu'une insuffisance visuelle demeure comme défaut originel au
niveau des représentations. Du point de vue psychosomatique en général
nous pouvons observer que le manque morphématique visuel serait une
sorte d'absence d'une troisième dimension, qui donnera une langue
manquant de relief de profondeur. Cette parole bidimensionnelle pourrait
être un élément favorisant la pensée opératoire.
ture. Elle ne veut pas être traitée comme une aveugle dans l'institution pour
aveugles qu'elle fréquente, elle refuse de reconnaître les objets en les
touchant, refuse la canne blanche pour ses déplacements, mettant ainsi
sa vie en danger. Elle refuse aussi d'être traitée comme une enfant, elle
ne s'est jamais mêlée à leurs jeux, auxquels elle préfère la conservation
des adultes. M. ne reconnaît ni le manque, ni la différence!
Depuis la séparation du couple mère et fille vivent dans une relation
très étroite, très érotisée (caresses, baisers, mots d'amour sont échangés
sans gêne même en présence de tiers), très contrôlante aussi : pas de
possibilité ni pour l'une ni pour l'autre d'avoir un espace privé, elles se
disent tout (!); les séparations sont vécues comme des déchirures et pour
boucher le trou de l'absence, chacune relate à l'autre tout ce qui s'est
passé. Ainsi M. raconte chaque soir à sa mère le contenu de la séance.
L'école a été vécue comme lieu de la séparation, mais avec une forte
ambivalence. Tantôt perçue comme l'autre, l'étranger, qui provoque
l'angoisse de M., tantôt comme lieu neutre. Après la mort de son père,
à 15 ans, elle réclamera d'être interne dans l'institut, comme si, à ce
moment-là, le rapproché avec sa mère était devenu intolérable (son désir
pour elle est devenu plus transparent, et la mère a quitté son ami).
« Je me rends compte », dira-t-elle, « que je voudrais être le mari de ma
mère ». Mais à 12 ans, c'est l'institution qui s'affole devant cette fille qui
vit dans un repli total, qui doit être parfaite en tout, qui ne se permet
aucune erreur, angoissée avant l'action, insatisfaite après. C'est dans les
moments où elle a peur d'échouer que M. demande à sa mère si celle-ci
l'aime : comme si elle avait perçu qu'elle joue un rôle de miroir pour sa
mère, de double narcissique (elles sont souvent habillées de manière
identique — habits choisis par la mère).
Mireille demande de l'aider à être moins « nerveuse » et elle attend
que je propose, comme sa mère, des discussions pour qu'à travers de
subtiles questions, je puisse comprendre l'origine de ses tensions et l'en
délivrer, en lui en donnant le sens. Il lui est difficile de parler, car elle
ne me connaît pas, pas plus que je ne la connais, alors elle veut me montrer
qui elle est, et veut dessiner pour « me prouver ses connaissances ».
Suivent une série de séances durant plusieurs mois. Mireille dessine en
silence, des paysages, des femmes, sans jamais le moindre commentaire. Si
je l'invite à associer, elle se contente de décrire « c'est une femme avec
une robe rose et un panier ». Alors c'est moi qui rêve, qui parle, au gré de
mes associations « ça me fait penser à toi... » en fonction de ce que je sais
d'elle, de ce que je ressens. Elle accueille toujours mes paroles dans une
sorte de recueillement, mains sur la poitrine, elle se berce et se contient à
Une langue privée pour combler le manque 527
t-elle plus tard. Quelle est cette folie privée, qui a besoin d'une autre
langue pour s'exprimer? Serait-ce la passion pour sa mère, Primordia,
perdue à jamais avec la mutilation, et doit-elle pour penser cet impensable
trouver une langue qui permette la distance avec le corps maternel,
distance qu'elle ne trouve pas dans sa langue maternelle? Car si on
étudie cette langue arabe, on est frappé par l'utilisation importante de
consonnes appelées justement fortes, ou sourdes. C'est une langue dure,
coupante, qui fait penser que Mireille lui a demandé d'être l'élément
séparateur, le tiers qui permet la pensée, qui permet un espace dans ce
corps à corps excitant mais effrayant qu'elle vit avec sa mère.
Comme si cette langue pouvait la protéger des dangers de fusion, qu'en
même temps elle recherche. « Ma mère et moi on ne fait qu'un. »
Langue qui donnerait alors la cuirasse nécessaire, comme la langue des
guerriers : « Le vaillant », dans le roman de Jack Vance « Les langages
de Pao », cité par Marina Yaguello dans son livre, Les fous du langage,
Ed. Seuil, 1984.
Dans le mot mère par exemple, Mireille a retrouvé les sons du
babil « a a » mais elle n'emploie pas les consonnes habituelles, les bilabiales
comme dans « maman », elle emploie un son qui apparaît beaucoup plus
tardivement5. Chez elle le mot « mère » se dit « Jnatta ». On ne trouve pas
de sons répétés sur un rythme originel binaire, comme les mots « bébé »,
« pipi », « dodo », rien de régressif dans sa langue. Après un an de
traitement, la psychothérapie est interrompue, sur demande de la mère,
pour des raisons que l'on ne va pas développer ici.
Mireille revient trois ans plus tard, une année après la mort de son
père; elle traverse un deuil difficile. Elle souffre de différents maux qui ont
alerté son entourage, et elle revient pour comprendre car « c'est l'âme » qui
la fait souffrante, elle aimerait retrouver avec moi « les mots qui aident ».
Elle a abandonné la langue arabe (après la mort du père!), elle a brûlé tous
les journaux, mais elle m'apporte en revenant une nouvelle écrite en
français. Sa solitude est toujours aussi grande et elle peut en parler, elle
en souffre : ses objets d'amour « se dérobent », elle vit une passion déses-
pérée pour une jeune fille de son école, et elle se rappelle avec émotion
que déjà dans son pays imaginaire, il n'y avait que des déesses. Elle se
plaint de ne plus trouver de mots pour exprimer ce qu'elle ressent,
c'est au-delà des mots6, alors dans les moments de grande émotion,
c'est comme si tout passait par le corps, elle tremble, elle pleure, elle crie
Discussion7. — Dans les limites de l'espace qui nous est imparti, nous
essaierons de résumer l'essentiel des réflexions sur le cas Mireille 8.
1 / Les retombées de cette cécité congénitale. Etroite relation (« fusion-
nelle ») avec sa mère, de surcroît divorcée alors que Mireille était âgée
de 3 ans. Cette relation, à notre avis, était favorisée par le manque de vision
en profondeur, à savoir l'impossibilité de vivre un sentiment d'éloignement
de l'objet. Nous pouvons émettre l'hypothèse que déjà pendant le « stade du
miroir », le manque de vision l'a plutôt conduite à imaginer se jeter sur
l'objet qu'à le penser. Selon P. Marty, dans de pareils cas, le système de
relation devient radical : l'objet maternel est là où il est absent.
R. Henny évoque que chez certains enfants psychotiques, l'acquisition
du langage implique la récupération de l'objet dans une sorte de renver-
sement de stratégie, puisque normalement c'est l'objet qui crée le langage.
Chez cette fille, il y avait quelque chose de semblable dans cette relation
du « tout ou rien » avec sa mère. La langue étrangère inventée lui a permis
de reprendre une certaine distance et de se situer par rapport à ce quelque
chose qui était devenu intolérable. Cela fait comprendre à R. Debray
comme cette fille a réussi à s'organiser à partir d'éléments de caractère
psychotique sans devenir autiste, mourird'un cancer ou somatiser gravement.
2 I La toute-puissance maternelle-féminine est perceptible dans la relation
avec la mère (« nous ne faisons qu'un »), ensuite avec sa psychothérapeute.
La libido de M. se développe tardivement et « homosexuellement ». « Je
7. Nous remercions vivement les collègues qui ont participé à la discussion, et nous citons
ceux dont les idées s'articulent avec l'axe des réflexions.
8. Dans ce travail nous commentons principalement le facteur manque de vision et son
rôle dans la construction de la langue privée. Les autres facteurs qui ont contribué à la spéci-
ficité du cas M. (entre autres l'absence du père lorsqu'elle avait 3 ans, ou le fait de laisser
tomber sa langue privée après la mort du père, etc.), seront sujet d'un travail ultérieur.
Une langue privée pour combler le manque 531
Dr Nicos NICOLAÏDIS
2, chemin Tour-de-Champel
1206 Genève
PRENDRE LA PAROLE
en taxi qui suivit immédiatement cet incident, elle était en alerte et observait
anxieusement tous les mouvements de la rue. Son activité d'exploration
visuelle s'accompagnait de manifestations signifiantes diverses par lesquelles
elle tentait de donner des significations connues à ces perceptions inquié-
tantes; par exemple, la vue d'une voiture noire qui nous dépassa brusque-
ment la fit sursauter et fut ponctuée par un cri perçant très particulier et
ritualisé qu'elle réservait exclusivement au chat noir de la maison. Ce
surinvestissement d'activité signifiante avait évidemment pour fonction
une tentative de maîtrise de l'excitation et de l'angoisse; on peut aussi y
repérer, dans le sens qu'a souligné P. Luquet, une fonction refoulante à
l'égard des fantasmes qui menaçaient de l'assaillir, notamment de fan-
tasmes archaïques de scène primitive.
Le terme de notre voyage était l'appartement de ma mère, chez qui
nous devions passer une partie de la journée. Sitôt qu'elle eut reconnu
sa grand-mère et retrouvé auprès d'elle une relation familière et sécuri-
sante, elle se rasséréna quelque peu, tout en surveillant mes préparatifs
de son repas et de son installation. Lorsqu'elle me vit sortir de mon sac
de voyage l'ours en peluche que j'avais emporté, elle se précipita vers moi,
me l'arracha des mains dans un mouvement très violent et s'écria :
gne-gne. J'eus alors le sentiment qu'il s'agissait là d'un mode d'expression
tout à fait nouveau, que je compris comme une nomination, elle-même liée
à un mouvement d'appropriation (ce qu'on pourrait traduire : « C'est mon
ours ! »). Dans ma hâte à préparer son repas je n'y prêtai pas davantage
attention. Au moment de la sieste, comme je m'apprêtais à la laisser seule
après le câlin de rigueur, elle me dit, sur un ton à la fois péremptoire et
légèrement interrogatif : gne-gne. Je compris aussitôt qu'elle me demandait
son ours, bien qu'elle n'eût pas l'habitude de dormir avec lui (il était jus-
qu'alors l'un de ses jouets familiers mais n'avait pas de statut privilégié).
J'allai donc le chercher dans la pièce voisine et le lui apportai. Elle le prit
dans ses bras et me regarda longuement avec une expression de ravissement :
plus encore que le plaisir de retrouver son ours, je pense qu'elle exprima
alors sa joie d'avoir été comprise par moi, une joie que je partageai avec
elle... Puis elle s'endormit paisiblement.
Au réveil, elle fut d'abord surprise et un peu inquiète de se trouver dans
une pièce peu familière; aussitôt, elle prononça gne-gne et se mit à chercher
l'ours qui était dissimulé dans les couvertures; lorsqu'elle le découvrit, elle
laissa bruyamment éclater sa joie, répétant gne-gne tout en me prenant
à témoin, tandis que je répondais : « Oui, c'est ton gne-gne », etc. Durant
le voyage de retour, elle ne cessa plus de s'occuper de l'ours : elle le
sortait du sac, le berçait, lui parlait, puis l'installait à nouveau dans le
536 Michèle Perron-Borelli
sac avec sollicitude, etc. Ce faisant, elle répéta de nombreuses fois gne-gne,
avec des modulations variées, tantôt s'adressant à moi, tantôt pour elle-
même en accompagnement de son jeu. Il était clair qu'avec cette nomi-
nation l'ours avait pris un statut nouveau : il était devenu symboliquement
son enfant, tandis qu'elle mettait en actes par son jeu une identification
nouvelle à ma fonction maternelle.
Un nouveau rebondissement de l'histoire eut lieu le lendemain matin.
Tenant son ours dans ses bras, Catherine vint vers moi, répétant encore
gne-gne. Cette fois, elle semblait fort anxieuse et sollicitait avec insistance
mon attention et mes réponses. Il était clair qu'elle m'interrogeait de
manière nouvelle — mais sur quoi?... — et que ma simple réponse de
connivence sur le mode de la veille ne lui suffisait plus. Intriguée, mais
incapable de comprendre sa demande, je la renvoyai à ses jeux et pour-
suivis mes propres activités. Peu après, elle revint à la charge, de plus en
plus excitée; elle me prit résolument la main et m'entraîna jusqu'à sa
chambre. Là, elle me conduisit devant son étagère à jouets et me désigna
du doigt en disant gne-gne un deuxième ours en peluche qui s'y trouvait
hors de sa portée. Dans un état de grande tension, elle scrutait mon visage
dans l'attente de ma réaction. Celle-ci fut, comme on peut l'imaginer, tout
à fait enthousiaste, car j'étais ravie par sa découverte et fort admirative!
Je pense qu'à cette époque je l'interprétai uniquement comme une conquête
d'ordre cognitif : je n'étais pas alors psychanalyste, ni même psychanalysée,
et mes intérêts de recherche concernant le langage de l'enfant portaient
surtout sur ses aspects cognitifs. Cependant, c'est tout banalement comme
une mère heureuse et fière des progrès de son enfant que je lui manifestai
ma joie. Tout en confirmant sa généralisation sémantique par des remarques
du genre : « Oui, bien sûr, c'est aussi un gne-gne, ils se ressemblent », etc.,
je rapprochai les deux ours, on les fit s'embrasser, danser ensemble. Je
participai ainsi à un jeu dont j'éprouvais avec elle le plaisir partagé bien
plus que je n'en comprenais le sens... C'est bien plus tard que, revenant
sur cette observation, que j'avais notée dans sa factualité et sa spontanéité
première, je tentai de l'interpréter en psychanalyste (1976, op. cit.).
Je n'ai pas la possibilité de m'étendre ici, dans une aussi brève inter-
vention, sur la complexité des processus qui ont pu alors se jouer; chacun
de vous peut en imaginer les nombreuses implications économiques et
dynamiques tant sur le plan de la fantasmatique inconsciente que sur celui
des processus défensifs. J'ajouterai seulement que cet épisode fut le point
de départ de rapides et importants progrès dans l'acquisition du langage
de Catherine. Les deux ours restèrent pour nous des gne-gne, et ils furent
désormais les protagonistes privilégiés de nombreux jeux de rôles dans
Prendre la parole 537
JE T'AIME :
TRAÎTRES MOTS OU MOTS TRAHIS ?
Les mots trahis. — Juliette se souvient alors que les mots « je t'aime »,
elle les a souvent prononcés, répétés même, quand elle était toute petite,
dans son lit, avant de s'endormir.
A qui s'adressaient-ils? De qui venaient-ils? Peu importe. Dans cette
aire (ni soi, ni objet ; ni dedans, ni dehors) la question n'a même pas à
être posée. Première possession1 de l'enfant qui va s'endormir : mots bulle
qui éclatent au creux de la bouche, mots peluche caressant le duvet de la
lèvre jusqu'à la pamoison, quand les premières ébauches représentatives
du sein et du soi s'évanouissent ensemble, effaçant toute séparation.
Dans cette zone secrète, ce lieu narcissique dont l'analyste était le
garant, Romain venait de créer un scandale. Il en délogeait Juliette. Il
l'obligeait à trahir la discrétion du transitionnel par la violence du transitif.
Il exigeait d'elle d'être le « tu », puis le « je », dans une réciprocité
qui induisait une altérité insupportable. Car une déclaration d'amour
suppose deux sujets, deux lieux psychiques, une relation d'objet, une
différence.
Les traîtres mots. — Mais ces mots « je t'aime », Juliette enfant les
avait-elle déjà entendus ?
Elle se souvient de les avoir surpris, derrière une porte, échappés de
la bouche de sa mère. Dans le moment intime et solitaire de la toilette,
sa mère les chantait, mêlés à un prénom masculin inconnu.
La petite Juliette avait-elle dérobé un secret? Enigme que cette scène
qui l'excitait et l'excluait à la fois! Quelle place y occupait son père?
Toujours est-il que les mots « je t'aime », la petite Juliette s'en empare, se
les répète le soir, d'elle-même à elle-même, dans une ritournelle auto-
érotique où elle peut occuper toutes les places à la fois. Elle conjure
ainsi son effroi, son traumatisme, lie et contient son excitation dans un
fantasme masturbatoire.
médiation d'un fantasme originaire : celui d'une enfant séduite par l'in-
trusion de la sexualité adulte, celle d'une mère séductrice et traîtresse,
infidèle à l'enfant et au père. La fillette peut alors s'imaginer consolant
le père séduit et abandonné tout comme elle.
Ceci en toute innocence. En effet, ce scénario condensé dans les traîtres
mots du coucher permet à la fois la satisfaction auto-érotique, celle des
voeux oedipiens, en même temps que leur refoulement.
Mais dans le moment actuel, la flambée du transfert ouvre une brèche,
permet l'irruption de Romain, lequel menace l'équilibre de l'édifice. Il y a
danger de levée traumatique du refoulement, montée de l'excitation.
Impossible de prononcer ces traîtres mots, impossible de les entendre sans
renouveau d'angoisse. Juliette se sent débordée, dans un état de catastrophe.
Le travail associatif a permis que se retrouve la « traduction » en
mots (Wörter) et en paroles (Worte) 2 refusée par le refoulement, que se
renoue la connexion entre représentations de mots, souvenirs de paroles et
représentations de choses mises à l'écart : celles qui touchent à la scène
primitive et aux désirs oedipiens interdits.
Le « je t'aime » actuel, dit en séance, celui du transfert, celui de
l'amoureux, renvoie aux « je t'aime » antérieurs. Effet d'après-coup qui
redonne sens sexuel aux « je t'aime » du passé, les extrayant de leur
statut de jeu innocent : chansonnette de la mère, babil de l'endormisse-
ment. Les mots-jeu sont devenus des mots graves, liés à des choses, à des
objets, à des actes, tous aussi angoissants.
Chez cette patiente, il me semble possible de penser que cette connexion
de mots et choses tient lieu de représentant d'une scène primitive3 : elle en a
la violence et l'impact. Une scène primitive menaçante et haïe qui figure
la brisure de la coquille auto-érotique, fait resurgir la douleur de la
séparation et de l'exclusion par le tiers étranger, réveille l'excitation et
la blessure narcissique de l'échec oedipien. Bref, la trahison.
Mais, parallèlement, le fait que cette scène primitive soit une intégration
du corps et du langage, à travers le « je t'aime », permet au « je » et au
« tu » de sortir du cercle auto-érotique répétitif, et d'entrer dans des
rapports mobiles et interchangeables, au gré de la création fantasmatique.
La patiente, dans son travail de liaison, est passée tout d'abord d'une
scène traumatique subie à une reprise agie sur le mode auto-érotique.
2. Cf. les deux formes plurielles du mot Wort, telles que nous les a précisées Ruth Menahem
dans sa communication : « Le nom de la rose ».
3. « La scène primitive est figuration de la naissance de la figuration », a formulé F. Gan-
theret dans son intervention.
542 Jacqueline Schaeffer
2. Ibid., p. 107.
3. Cf. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Tel, Gallimard, p. 77.
Freud et l'Homme aux rats 545
Dr Steven WAINRIB
17, avenue du Dr Arnold Netter
75012 Paris
4. L'homme aux rats dans la version des Cinq Psychanalyses, PUF, appelle sa deuxième
gouvernante « Frau Hofrat », p. 203 (elle est devenue la femme d'un conseiller de la cour).
RÉPONSE
par MICHEL ODY
Dernier temps : après tout un travail qui passe par les mouvements
contre-transférentiels que j'ai décrits, l'enfant trace fermement deux traits
côte à côte, représentations de choses renvoyant à notre côte à côte à tous
deux devant la planche à dessin. Et là les premiers mots de l'enfant.
Le désir par le manque, le presque, le « good enough mother », le
négatif initial, ainsi qualifié par F. Gantheret. Ceci est cohérent avec la
définition du désir chez Freud depuis au moins le chapitre VII de
L'interprétation des rêves : « Nous avons appelé désir ce courant de l'ap-
pareil psychique qui va du déplaisir au plaisir. » Il n'en reste pas moins,
comme déjà un certain nombre de discussions Pont montré, qu'il est
nécessaire de différencier ce négatif initial structurant, participant à la
vocation pulsionnelle dont parlait A. Green dans son exposé, différencier
ce négatif de celui de la destruction. Ce dernier va lui surgir, passé un
certain seuil économique, dans l'équilibre narcissisme/érotisme, et ce avant
toute discussion sur la pulsion de mort. Ici il n'y a plus le négatif et sa
négation mais bien le négatif et son déni. Le négatif a donc besoin de
qualités pour être défini.
tation de mots, donc appartenant au sujet parce qu'un écart aura été
maintenu permettant la transformation.
Tout ceci nous conduit à cet ombilic, cet originaire, ce fantasme
originaire de scène primitive comme le relevait F. Gantheret, figuration
comme naissance de la figuration ajoutait-il, en même temps qu'à la limite
du pensable disait A. Green. Avec l'enfant, au cours de l'expression par le
jeu, le dessin, deux figurations « animées » introduisent cette mise en
relation et renvoient potentiellement au fantasme originaire de scène pri-
mitive (qui doit circuler « entre écart et coït », pour reprendre la formule
de C. Botella, afin de rester pensable). Ce qu'on peut ajouter est que le
destin de la dynamique des figurations ainsi animées par l'enfant dépendra
aussi, dans la situation entre son analyste et lui, de ce qui renvoie aux
deux autres fantasmes « originaires » que sont celui de séduction et celui
de castration, à la mesure d'ailleurs de la différence grand/petit qui existe
entre ces deux protagonistes.
J'ai été tout à fait intéressé par l'écho qu'a trouvé en F. Gantheret ma
présentation lorsque, par rapport à ce que je décrivais des signifiants
circulant entre parents et enfant, il a évoqué cet exemple célèbre donné
par Winnicott dans Jeu et réalité, où celui-ci dit à son patient que c'est
bien lui son analyste qui est fou d'entendre une fille alors qu'il a un
homme sur le divan. F. Gantheret nous montre que l'interprétation de
Winnicott, par son langage, « désarticule », comme il nous l'a dit, ce qui,
d'une part, dans celui du patient émane de la contrainte identifiante d'être
une fille pour sa mère, et ce qui, d'autre part, tend à s'exprimer de viril
chez ce patient comme sujet.
On se souvient qu'à la séance suivante ce mouvement s'est transformé
en conflit interne, conflit témoignant que cette fois la part virile pouvait
entrer en scène.
Lorsqu'un psychanalyste rencontre un enfant et ses parents il peut
se rendre compte assez rapidement tant de ce qui participe à ce procès
identifiant chez les parents, que de ce qui s'en traduit chez l'enfant, alors
que l'analyste d'adulte est avant tout informé par son contre-transfert
puisqu'il ne rencontre que son patient.
Je rappellerai seulement deux exemples donnés dans mon rapport :
celui de Mona (p. 330) prise dans la déception parentale
— la mère avant
tout — de ne pas avoir été le garçon attendu pour le grand-père paternel ;
celui de Jeanne (p. 336), elle, contrainte plus profondément dans son iden-
tité par le déni maternel de toute expression agressive (les parents néo-
rousseauistes de mon contre-transfert).
DIRECTION SCIENTIFIQUE
JEAN LAPLANCHE
Traduit de l'allemand
Publié avec le concours du Centre National des Lettres
Vient de paraître :
Sigmund FREUD
VOLUME XIII
OEUVRES COMPLÈTES
Psychanalyse 1914-1915
-
Une névrose infantile Sur la guerre et la mort
-
Métapsychologie Autres textes
TRADUCTEURS
Janine Altounian Daniel Hartmann
Anne Balseinte Jean-René Ladmiral
André Bourguignon Jean Laplanche
Alice Cherki Jean-Luc Martin
Pierre Cotet Alain Rauzy
Jean-Gilbert Delarbre Philippe Soutez
REVUE FRANÇAISE
DE PSYCHANALYSE
sous la direction de Claude LE GUEN
LA PRATIQUE FONDAMENTALE
DE LA PSYCHANALYSE
Avec notamment des textes de :
Rapports
Pierre LUQUET : Langage, pensée et structure psychique
Michel ODY : Le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste
Discutant
François GANTHERET : Discussion du rapport de Pierre Luquet
Communications prépubliées
Jacqueline AMATI MEHLER : Polylinguisme et polyglottisme dans la dimension intra-
psychique
Diana BOUHSIRA, Laurent DANON-BOILEAU,Alain GIBEAULT : Le dire et le dit dans le
fonctionnement symbolique et l'échange
Nicole CARELS : Propos sur la sève de la pensée et du langage
François DUPARC : Respiration de la parole et mouvements du sens
Ivan FONAGY : Dire l'indicible. Messages du style verbal
Joseph FRISMAND : Excitation, pulsion, langage, contre-investissement
Jean GUILLAUMIN : Pour un non-dit. Pour un ouï-dire
Augustin JEANNEAU : Précocités de la signifiance
Pearl LOMBARD : Un gigolet S.V.P.
Ruth MENAHEM : Le nom de la rose
Luisa de URTUBEY : Dites tout ce qui vous passe par la tête, tout comme cela vous vient
(et dans la langue où cela vous vient)
Interventions au congrès
Jacques ANGELERGUES : A propos des mots, des images et des choses
Cléopâtre ATHANASSIOU : Dialogue du primaire au verbal entre l'enfant et l'analyste
Charlotte BALKANYI : Verbalisation et analité
Florence BÉGOIN-GUIGNARD : Intervention
Olivier FLOURNOY : La pulsion de mort, expression du défaut de la libido
André GREEN : Pulsion, psyché, langage, pensée
Daniel LEBAUVY : Parler à un sourd n'est pas comme voir un aveugle
Bianca LECHEVALIER : « Silence de mort », troubles graves de la pensée et élaboration
du contre-transfert
Pedro LUZES : Pensée : positivité et négativité
Michel MATHIEU : Intervention .
Claude NACHIN : De la structure psychique au verbe
Marie-Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN : A propos de Bobok
Nicos NICOLAÏDIS et Janine PAPILLOUD : Une langue privée pour combler le manque
Michèle PERRON-BORELLI : Prendre la parole
Jacqueline SCHAEFFER : « Je t'aime », traîtres mots ou mots trahis ?
Steven WAINRIB : Une parole dans son contexte : Freud et l'Homme aux rats
Réponse de Michel Ody
Imprimerie
des Presses Universitaires de France
Vendôme (France)
IMPRIMÉ EN FRANCE
22072338/12/1988