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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Socié t é psychanalytique de Paris. Aut eur du t ext e. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1988 / 03-1988 / 04.

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Revue française

de psychanalyse

Langage, pensée
et structure psychique

Le langage dans la rencontre


entre l'enfant et le psychanalyste
TOME LII MARS AVRIL 1988 REVUE BIMESTRIELLE

puf
Revue française

de psycnanalyse
publiée avec le concours du C N L

DIRECTEURS

flse Borande
Claude Girard
Marie-Lise Roux
Henri Vermorel
COMITÉ
DE RÉDACTION

Jean-Pierre Bourgeron
Anne Clancier
Jacqueline Cosnier
Gilbert Diatkine
Jacqueline Lubtchansky
Jean-Paul Obadia
Agnès Oppenheimer
Colette Rabenou
Luisa de Urtubey
SECRÉTAIRE
DE LA RÉDACTION

Muguette Green
ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France


108, bd Saint-Germain
75279 Paris Cedex 06

ABONNEMENTS

Presses Universitaires de France


Départementdes Revues
14 av. du Bois de l'Epine
BP 90.91003 Evry cedex

tél. (1)60 77 62 05
télécopie (1)60 79 20 45
CCP130269 C Paris
Abonnementsannuels (1988) 6 numéros dont
un numéro spécial contenant les rapportsdu
congrès des psychanalystes de langue
française
France 510 F Étranger 650 F

Les manuscrits et la correspondance
concernant la revue doivent être adressés
à la Revue Française de Psychanalyse187.
rue Saint-Jacques, 75005, Paris.
Les demandesen duplicata des numéros non
arrivés à destinationne pourrontêtre admises
que dans les quinze jours qui suivront la
réception du numéro suivant.

PUBLICATION OFFICIELLE DE LA SOCIÉTÉ


PSYCHANALYTIQUE DE PARIS
SOCIÉTÉ CONSTITUANTEDE L'ASSOCIATION
PSYCHANALYTIQUE INTERNATIONALE
QUARANTE-SEPTIÈME CONGRÈS DES PSYCHANALYSTES
DE LANGUE FRANÇAISE DES PAYS ROMANS
organisé par la Société Psychanalytique de Paris
avec la participation de l'Association Psychanalytique de France
des Sociétés de Psychanalyse Belge, Canadienne, Espagnole
Italienne, Portugaise, Suisse
et de l'Association Psychanalytique de Madrid

PARIS, 28, 29, 30, 31 mai 1987

Ouverture du Congrès, par A. Green


— président de la Société psychana-
lytique de Paris, 259
Allocution de J. Chasseguet-Smirgel — vice-présidente de l'Association
psychanalytique internationale, 265

RAPPORTS
P. Luquet — Langage, pensée et structure psychique. Présentation et
résumé du rapport, 267
N. Carels — Propos sur la sève de la pensée et du langage, 401
F. Duparc
— Respiration de la parole et mouvements du sens, 409
I. Fônagy — Dire l'indicible. Messages du style verbal, 421
J. Frismand — Excitation, pulsion, langage, contre-investissement, 433
J. Guillaumin — Pour un non-dit. Pour un ouï-dire, 437
A. Jeanneau — Précocités de la signifiance, 447
P. Lombard — Un gigolet S.V.P., 453
R. Menahem — Le nom de la rose, 455
L. de Urtubey
— Dites tout ce qui vous passe par la tête, tout comme cela
vous vient (et dans la langue où cela vous vient), 463

INTERVENTIONS AU CONGRÈS
J. Angelergues — A propos des mots, des images et des choses, 473
C. Athanassiou — Dialogue du primamire au verbal entre l'enfant et
l'analyste, 477
C. Balkanyi — Verbalisation et analité, 481
F. Bégoin-Guignard
— Intervention, 483
O. Flournoy — La pulsion de mort, expression du défaut de la libido, 487
A. Green — Pulsion, psyché, langage, pensée, 491
D. Lebauvy — Parler à un sourd n'est pas comme voir un aveugle, 499
B. Lechevalier — « Silence de mort », troubles graves de la pensée et
élaboration du contre-transfert, 503
P. Luzes
— Pensée : positivité et négativité, 507
M. Mathieu — Intervention, 513
C. Nachin — De la structure psychique au verbe, 515
M.-T. Neyraut-Sutterman — A propos de Bobok, 519
N. Nicolaïdis et J. Papilloud — Une langue privée pour combler le
manque, 523
M. Perron-Borelli — Prendre la parole, 533
J. Schaeffer — « Je t'aime », traîtres mots ou mots trahis?, 539
S. Wainrib
— Une parole dans son contexte : Freud et l'homme aux
rats, 543
RÉPONSE de M. Ody, 547
OUVERTURE DU CONGRES

ANDRÉ GREEN
Président de la Société psychanalytique de Paris

Madame la Vice-Présidente
de l'Associationpsychanalytique internationale,
Monsieur le Vice-Président
de la Fédération européenne de Psychanalyse,
Mesdames et Messieurs les Présidents
et Délégués des Sociétés participantes,
Mes chers collègues,

J'ai l'honneur et le plaisir d'ouvrir ce XLVIIIe Congrès des Psychanalystes


de Langue française des Pays romans. Paris et sa Société psychanalytique
accueillent encore une fois ce Congrès.
Je m'adresse en premier à ceux qui sont venus d'ailleurs se joindre à
nous, pendant quelques jours, pour réfléchir et travailler, mais aussi pour
se réjouir après le labeur. Je pense m'exprimer au nom de tous mes collègues
parisiens pour remercier ceux qui ont fait le voyage pour venir jusqu'à nous.
Et parmi eux je distinguerai, d'abord, ceux qui n'appartiennent pas à la
famille des pays romans et qui sont venus frapper à notre porte. Si je les
salue en premier c'est parce qu'eux nous ont choisis. Nous nous honorons de la
présence de nos amis d'Europe venus d'Allemagne, de Grande-Bretagne, de
Hollande, de Suède, et de ceux du Nouveau Monde venus des Etats-Unis
et du Brésil. Ce sont ensuite les Sociétés soeurs que je me réjouis de retrouver
parmi nous comme à chaque Congrès, depuis celle qui fait le plus d'efforts
pour nous rejoindre, celle du Canada, jusqu'à celles qui sont plus près de nous
et que nous rencontrons plus fréquemment, de Belgique, d'Espagne, d'Italie,
du Portugal, de Suisse. J'ai laissé en dernier l'Association psychanalytique
de France car il y a si peu de différence entre nous que j'applique les règles
de politesse qui exigent que l'on parle de soi en dernier.
La Société psychanalytique de Paris qui vous accueille aujourd'hui est
d'autant plus heureuse de le faire que des changements importants sont
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
260 André Green

survenus depuis le dernier Congrès qui ont apporté des modifications à ses
structures institutionnelles et à son fonctionnement. Ce n'est point ici le
lieu de les évoquer en détail. Je tenais néanmoins à vous faire part de cette
nouvelle parce que les changent ents qui sont intervenus suscitent des espérance
pour un fonctionnement qui soit coordonné à l'avenir et qui rassemble nos
énergies plus efficacement.
Ce Congrès, qu'on appelait autrefois tout simplement des Psychanalystes de
Langues romanes, est marqué par le monolinguisme. Il n'est pas de président
qui se soit ici trouvé à cette tribune avant moi, qui n'ait souligné l'importance
de cette manifestation, qui veille à la préservation au sein de la communauté
psychanalytique internationale d'une réunion où s'exprime le mode de pensée
psychanalytique propre à la langue française. On pourrait s'imaginer que
nous risquerions de succomber au danger de quelque particularisme. Je me
souviens d'une lettre que je recevais de Bion peu avant sa mort en réponse
à une missive où je lui communiquais une certaine inquiétude de ma part
à constater les différences des langues psychanalytiques parlées au sein de la
communauté internationale. Il m'avait fait une réponse que j'avais trouvée
étonnamment profonde où il me disait qu'il fallait peut-être, avant que nous
puissions avoir une langue psychanalytique commune, que chacun aille
jusqu'au bout de la pensée de sa propre langue. Ceci, bien entendu, est vrai
non seulement de l'usage linguistique, mais des modes de pensée qui sont
propres à cet usage linguistique. Il est bien vrai aussi qu'il existe un mode de
pensée assez spécifiquement lié à la tradition issue de l'esprit de la langue
française, qui occupe une place singulière dans la psychanalyse. Le thème
de ce Congrès va sans doute le mettre en relief tout particulièrement.
Peut-être en effet faut-il aller jusqu'à ces extrêmes dont parle Bion, parce
que les extrêmes ont aussi le mérite de faire ressortir, par le caractère
accentué de ce qu'ils marquent, ce qui manque à leurs perspectives. Ce que
nous constatons également dans des points de vue différents des nôtres. Il
faut probablement repousser à un avenir très éloigné la possibilité d'un
langage et d'une pensée unifiés dont, d'ailleurs, il n'est pas sûr qu'ils
représentent un bien pour la psychanalyse. Car le jour où ce langage serait
complètement unifié nous perdrions peut-être une source de conflictualité
théorique qui fait la fécondité même de la recherche psychanalytique.
Il n'y a donc pas de traduction simultanée ici et si, bien entendu, nous en
reconnaissons tous l'utilité ailleurs, s'exprimer dans une seule langue autorise
peut-être davantage les ellipses, les allusions, les élisions et crée un espace
intermédiaire entre le dit et le non-dit, une potentialité discursive qui est le
ferment même de l'associativité psychanalytique.
Il faut remarquer que les psychanalystes sont friands de réunions psycha-
Ouverture du Congrès 261

nalytiques. C'est un fait sur lequel, peut-être, on ne s'est pas assez penché.
Que ce soit au niveau local, provincial, régional, national, plurinational
ou international, nous savons que les réunions sont nombreuses et qu'elles
se multiplient. Aucun d'entre nous ne pourrait se targuer d'assister à toutes
ces manifestations. Pourtant on ne s'est guère posé la question de savoir pour
quelles raisons ces réunions se multiplient. Je crois qu'à la multitude des
Congrès il faut opposer la solitude de l'analyste. Car, enfin, je ne pense pas
que ceux qui s'inscrivent à un Congrès s'attendent à chaque fois à recevoir
des révélations importantes ou espèrent assister à la naissance d'une découverte
scientifique. D'autant plus que lorsque quelque chose de neuf apparaît il est
bien rare qu'on s'en rende compte sur-le-champ, au moment où ces propos
de vérité sont énoncés. C'est ultérieurement en y pensant après coup, qu'on
leur trouve une importance qu'on n'avait pas reconnue d'emblée. Alors, à quoi
répond ce désir de se réunir? On ne peut pas dire que dans leur vie institu-
tionnelle les psychanalystes soient un modèle d'entente et d'harmonie et
pourtant au niveau des Congrès, cette entente et cette harmonie existent
bien. Nous le disons tous et nous en sommes tous d'accord : il n'y a pas
d'écrits théoriques qui rendent compte de la richesse et de la complexité d'une
seule séance d'analyse. C'est cette situation dans laquelle l'analyste est placé
et où il est tenu d'être silencieux, même s'il interprète plus ou moins abon-
damment, qui est une source de réflexion inépuisable. Je crois que ces
interprétations surgissent toujours d'un fonds de silence. Une grande activité
se déroule, à ce moment, dans le psychisme de l'analyste. Dans l'écoute de
ce qui lui est communiqué, dans le raccordement de ce qui lui est communiqué
avec ce que lui-même ressent ou pense à cet instant, des évocations se lèvent
en lui, ravivant des images de séances antérieures. Une véritable construction
du psychisme s'élabore à laquelle l'analyste se livre tout en écoutant. Il a
parfois l'impression de saisir pendant un instant fugitif et en un éclair, une
lueur qu'il va avoir beaucoup de mal à retrouver lorsqu'il se mettra plus tard
devant sa feuille blanche pour essayer de retranscrire ce moment où les
choses se sont mises en place d'une façon fulgurante et évanescente.
Lorsque nous assistons à ces Congrès nous avons toujours l'espoir que
nous retrouverons dans les propos de nos collègues ou dans ce qu'ils vont
nous aider à penser, quelque chose de l'expérience d'une séance qui sera à
nouveau ressaisi et cette fois retenu. Je crois que c'est ce qu'implique notre
besoin de nous réunir et notre désir de nous écouter mutuellement, même
parfois pour constater nos désaccords.
Ce Congrès-ci nous donne l'occasion, peut-être plus qu'aucun autre, de
nous retrouver au coeur de cette problématique car le thème qui a été retenu
concerne ce qu'on pourrait appeler les éléments fondamentaux qui agissent
262 André Green

au sein de la situation psychanalytique, dans leur disparité et dans leur


articulation. Parler du langage, de sa structure psychique et de la pensée
ce n'est pas aborder un thème comme un autre, — par exemple l'identi-
fication, la régression ou le complexe d'OEdipe, c'est essayer de parler de ce
grâce à quoi tous ces autres concepts peuvent naître, c'est tenter de cerner
les conditions complexes de l'intelligibilité de l'expérience psychanalytique.
Nous allons être plongés pendant ces quelques jours plus profondément que
lors d'aucun autre Congrès au plus intime, au plus basal, au plus fonda-
mental du fonctionnement psychique de ces deux êtres qui sont en présence,
l'analyste et l'analysant. Nous allons traiter de leur possibilité ou de leur
non-possibilité d'instaurer une relation et des moyens par lesquels nous,
analystes, pouvons entrer en contact avec ce qui, tout en s'offrant à notre
écoute, se dérobe en même temps qu'il s'expose à nous. Je souhaite par ces
quelques mots contribuer à l'installation d'un climat d'échanges entre nous pour
ce Congrès qui aborde des problèmes si cruciaux.
Deux rapporteurs ont consacré leurs efforts à nous soumettre des
documents de travail qui vont servir de point de départ à notre discussion.
Michel Ody, je le nomme en premier, qui nous a transmis son expérience
qui est celle d'un analyste qui nous donne le point de vue exprimé par la
psychanalyse des enfants. Il nous fait saisir, à travers les différents modes
de communication, durant les différentes périodes de la vie de l'enfant et les
différentes situations dans lesquelles cet enfant se trouve plongé dans le
rapport avec le psychiatre ou le psychanalyste, le mouvement même par lequel
et le langage et les fantasmes se trouvent intriqués et je dirais, convoyés
dans une sorte de climat suspensif où il est à la fois entendu que ceci
peut être écouté et compris par un autre et qu'en même temps il faut faire
surtout comme si rien n'avait été dit qui sorte d'un échange qui pourrait
être ordinaire. Il y a là une ambiguïté très spécifique sur laquelle certainement
les analystes d'enfants se sont beaucoup penchés et qui est parfaitement
restituée par le rapport d'Ody.
Et puis il y a l'important, le considérable, travail de Pierre Luquet.
Mon cher Pierre, nous avons bien senti l'importance qu'avait ce travail
pour toi, la signification particulière qu'il prenait d'une ressaisie de ton
expérience longue et riche. Ce n'est un secret pour personne puisque tu l'as
annoncé toi-même dans cette même salle il y a deux ans : tu as manifesté
ton intention de quitter le secrétariat du Congrès, après en avoir assuré la
direction scientifique pendant trente ans. L'heure n'est pas encore aux remer-
ciements; toutefois ceci confère au travail de Pierre Luquet une portée
singulière, parce que pendant trente ans il a consacré son activité à nous
laisser parler. Il a organisé les conditions pour que nous puissions nous
Ouverture du Congrès 263

exprimer au mieux. Il a beaucoup écouté et relativement peu parlé. Il s'est


surtout dévoué pour que ça puisse communiquer, que la parole puisse circuler,
que les pensées puissent entrer dans un conflit fécond. Il a fait de ce Congrès
une manifestation scientifique majeure de la communauté psychanalytique
internationale et certainement la plus importante de la communauté franco-
phone. C'est à lui cette fois de nous présenter ses réflexions avant de rentrer
dans le rang.
« Langage, pensée, structure psychique. » Tel est le titre choisi par
Pierre Luquet. Rien qu'à l'énoncer on est saisi d'une certaine crainte devant
l'audace du programme. Voilà un thème qui illustre bien les orientations de la
psychanalyse française avec son goût prononcé pour les grandes questions
et cette familiarité singulière qu'elle entretient avec les concepts avec
lesquels elle aime jouer avec un plaisir qu'on lui reproche souvent à l'étranger
quand on s'irrite de son inclination à l'abstraction. Bref, ce que chez nous on
appelle réflexion quand on aime ce genre de démarche est appelé ailleurs
péjorativement « philosophie » quand on s'en méfie. Pierre Luquet n'est pas
le premier à se prononcer en France sur ces questions, nous le savons.
Elles ne cessent de préoccuper la psychanalysefrançaise depuis trente-cinq ans
et donnent lieu à des élaborations diverses. En revanche, il a une manière bien
à lui de donner une réponse à ces problèmes en s'appuyant aussi bien sur
l'expérience de la cure — le théoricien qu'il s'efforce d'être adhère étroi-
tement au sol de la clinique — que sur l'observation du psychisme infantile.
Ici Pierre Luquet passe insensiblement de son statut d'analyste à celui de
grand-père. Un grand-père médusé et réduit au silence par son petit-fils.
Nous sommes bien dans la tradition freudienne.
Langage, pensée et activité psychique : ce n'est certainement pas mainte-
nant que je vais ouvrir la discussion. Cependant nous ne pouvons qu'être
surpris du fait qu'il n'y a pas chez Freud de véritable conception élaborée
du langage. Ce qui veut dire que les rapports que lui-même concevait entre
l'activité psychique et l'activité de langage étaient probablement trop
incertains dans son esprit pour qu'il puisse nous donner une vue tout à fait
articulée de leurs relations.
L'hommage que je voulais rendre d'abord au travail de Pierre Luquet,
nourrit l'espoir que nous lui ferons l'honneur d'une discussion à la hauteur
de sa contribution.
Ici se termine cette ouverture du Congrès. Je vais maintenant passer la
parole à Janine Chasseguet qui est à mes côtés en tant que Vice-Présidente
de l'Association Psychanalytique Internationale.
ALLOCUTION

de JANINE CHASSEGUET-SMIRGEL
Vice-Présidente de l'Association psychanalytique internationale

Monsieur le Président de la Société psychanalytique de Paris,


Monsieur le Vice-Président
de la Fédération européenne de Psychanalyse,
Mesdames et Messieurs les Présidents
de l'Association psychanalytique de France,
les Sociétés de Psychanalyse belge, canadienne,
espagnole, italienne, portugaise, suisse
et de l'Association psychanalytique de Madrid,
Mesdames les Représentants ou Participants
des Associations non officiellement participantes,
Messieurs les Rapporteurs,
Monsieur le Secrétaire scientifique du Congrès,
Madame la Secrétaire,
Mesdames et Messieurs,

Robert Wallerstein, Président de l'Association psychanalytique inter-


nationale, m'a fait l'honneur et l'amitié de me demander de le représenter
à ce Congrès. Après m'avoir dit les raisons impérieuses qui l'empêchaient
à son grand regret d'être présent parmi nous, et qui sont liées à des
contraintes d'ordre administratif et familial ainsi qu'à des engagements
scientifiques préalables, il adresse salutations et souhaits de sa part et de
la part de l'Association psychanalytique internationale, pour le succès
de ce Congrès, Congrès dont il est certain que « l'importance croît d'année
en année dans la mesure où il témoigne pour une part du rôle majeur des
travaux de langue française dans le développement de la psychanalyse,
fait dont le reste du monde a une conscience grandissante ». C'est là la
traduction d'un extrait de sa lettre qui j'espère ne va pas décevoir le
Président de la Société psychanalytique de Paris.
Avant de joindre mes voeux aux siens, j'aimerais vous annoncer, mais
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
266 Janine Chasseguet-Smirgel

je pense que vous le savez déjà, que des changements importants vont,
très vraisemblablement, prendre place au prochain Congrès de l'Asso-
ciation psychanalytique internationale à Montréal en ce qui concerne le
problème de l'analyse dite laïque aux Etats-Unis. Je suis en mesure de
vous dire que Robert Wallerstein et Edward Weinshel, le secrétaire
de l'Association psychanalytique internationale ont oeuvré de façon magni-
fique pour ce résultat. De l'abandon par l'Association américaine de sa
franchise sur les Etats-Unis résulteront un travail et des dépenses impor-
tantes pour l'Association psychanalytique internationale et pour ses
membres. Je pense toutefois que les membres de notre groupe seront
heureux de contribuer à l'évaluation et à la reconnaissance de nouvelles
associations car ces investissements-là correspondent à la conception qu'ils
se font de la psychanalyse.
C'est pour moi qui ai tenu successivement le rôle de secrétaire de ce
Congrès, puis de rapporteur et enfin qui l'ai présidé, une joie de dire aux
collègues et amis présents, combien je souhaite que ce XLVIIe Congrès
soit pour nous tous une rencontre et un enseignement.
Enfin je formule à Pierre Luquet des voeux plus personnels encore, à lui
qui a durant tant d'années assuré dans l'ombre le succès de ce Congrès
et qui aujourd'hui revient (je pense évidemment à son rapport déjà ancien
sur les identifications précoces) sur le devant de la scène avec un travail
dense et passionné sur un sujet difficile et passionnant. Nous sommes en
effet nombreux, comme l'a rappelé André Green, à savoir qu'il abandonne
en même temps sa tâche de secrétaire pour laquelle nous lui devons une
grande reconnaissance. Cher Pierre, le meilleur hommage que nous
puissions te rendre est de souhaiter à ton successeur une réussite égale
à la tienne.
LANGAGE, PENSÉE
ET STRUCTURE PSYCHIQUE
par PIERRE LUQUET

PRÉSENTATION ET RÉSUMÉ

NOTE PRELIMINAIRE

L'impossibilité de donner ici l'intégralité des documents de travail


soumis aux congressistes, étant donné leur volume, nous a contraint à en
présenter un résumé qui ne rend pas compte de toutes les articulations des
thèses développées et qui ne peut qu'insister sur les temps forts et les hypo-
thèses nouvelles. Les documents voulaient montrer que, sous les dénomi-
nations de « pensée », « langage » et « structure mentale » il n'y avait
comme différence que l'angle de vue. Les structures mentales, liées à la
forme de la relation d'objet, se traduisent dans les pensées et dans leurs
articulations. La langue dont l'origine est extérieure au Moi doit rencontrer
une pensée symbolique préformée qu'elle structure à son tour. La rencontre
entre le fantasme pulsionnel, venant du corps et l'autre, « objectai », est à
l'origine de la pensée humaine et de la structure mentale du sujet.
Il s'agit donc aussi, d'une métapsychologie basée sur les niveaux de
conscience, les ruptures et les passages qu'ils déterminent. Est décrite, du
même coup, la pensée du préconscient, sous sa double forme métaprimaire
et métaconsciente.
Dans le résumé présenté, divers chapitres ont été supprimés notam-
ment sur l'acquisition et le développement psychologique du langage, sur la
pensée cognitive et son intrication avec le développement affectif, sur la
pensée créatrice et l'art, enfin sur les équivalences métapsychologiques.
Nous avons dû aussi malheureusement supprimer les faits cliniques dont
la théorie est issue. Ces thèmes seront développés et publiés en livre aux
Presses Universitaires de France.

Rev. franc. Psychanal., 2/1988


268 Pierre Luquet

I - PERSPECTIVES
Peut-être parce que la pensée verbale ne peut formuler qu'une chose à la
fois, parce qu'elle découpe sur le monde une réalité limitée qui lui donne
sa précision, parce qu'elle est focalisation, il lui faut toutes les ressources
de la langue riche pour tenter de rendre compte d'une globalité et de
perspectives. La pensée sur la pensée finit par s'en satisfaire et réifie des
notions fragmentaires.
Malgré la fausse évidence qui distingue les concepts de « langage »,
de « structure », d' « appareil psychique » et de « pensée » lorsqu'on les
rapproche et qu'on rétablit les corrélations entre eux, on aperçoit tout
ce qui est perdu à vouloir les envisager séparément; et il vous vient un
étrange questionnement :
Y a-t-il une pensée qui existerait en dehors de la façon dont elle
s'exprime? Une structure psychique qui ne serait pas une structure de
pensée? Que serait un inconscient qui ne serait pas pensé d'une manière ou
de l'autre? Comment tenter d'écrire ou d'évoquer l'indicible de l'incons-
cient? Les approches métaphoriques sont-elles suffisantes?
Malgré la nécessité de penser notre expérience, j'ai par nature quelque
méfiance à mélanger des interrogations ou des affirmations d'allure
philosophique avec des constats qui valent ce que vaut l'observation. Mais
comment échapper au « reste », domaine des inquiétudes profondes et des
illuminations de la poésie ?
L'application de l'intuition et de la réflexion au moment même où elles
se manifestent devant nos yeux et le passage constant de l'hypothèse à
l'observation et de celle-ci à la théorie sont notre sauvegarde. C'est dans la
mesure où nous avons internalisé les écrits des autres que ceux-ci font
naître boutures et marcottages qui poussent dans notre propre terreau :
notre métaconscience. Cette recherche est née de vos travaux; pardonnez-moi
de m'y référer inégalement et injustement. C'est un caractère de notre
mémoire.
C'est pendant la séance, plutôt que devant un livre, que se posent les
questions. Ce que je perçois m'interroge. Il se fait une sédimentation des
constatations et des questions, une organisation. Alors, d'autres problèmes
apparaissent. Les réponses en sont contredites ou confirmées pendant
d'autres séances, dans d'autres cas. Peu à peu naissent des formulations
qui prennent l'aspect de certitudes, où je reconnais le travail de la pensée
métaconsciente — conviction qui donne l'aspect assertif que prend parfois
ce rapport, au moment même où je soumets mes hypothèses pour les
Langage, pensée et structure psychique 269

confronter aux vôtres. Une telle façon de travailler est, par nature, affective
et interroge le contre-transfert théorique. On reconnaît là mon intérêt pour
les métapsychologies implicites, plus ou moins conscientes, avec lesquelles
on travaille réellement et qui ne sont pas toujours accordées avec la théorie
partagée, qui peut devenir une entrave à la pensée.
D'où, aussi, l'accent mis sur les formulations de l'analyste, sur le
langage du patient, sur la parole échangée, mise au coeur de la situation
— le véritable cadre. Nacht disait : « Ce qui importe, c'est ce que l'ana-
lyste est »... plutôt dans sa fonction, dans son être psychanalytique, qui
quelquefois le dépasse... mais nous savons aussi ce que nous sommes. II
est difficile de dire quelle est la juste parole, mais on peut toujours cons-
tater ce qui la suit.
Revenons à nos concepts de départ.
La notion de STRUCTURE, dans la perspective de l'analyse, paraît rendre
compte de l'organisation de la psyché par le jeu des pulsions et des défenses
organisées autour de l'objet interne appelé ici imago. Les imagos sont
projetées sur tout objet réel dit alors objet significatif. Par l'introjection
des expériences vécues avec l'objet et par la représentation de celui-ci
à la fois comme but de la pulsion et comme porteur de fonction (holding,
nourrissage, contention, etc.), se crée un espace psychique qui est celui
de la première forme de la pensée. La pensée est alors pensée de relation,
c'est-à-dire fantasme. Celui-ci, au départ endogène, s'élabore en s'adaptant
aux objets et à la réalité. Ce sont donc les fantasmes pulsionnels et
défensifs qui définissent à la fois structure et relation d'objet.
L'élaboration structurante du fantasme débouche sur la forme de la
pensée telle que nous la constatons. C'est cette évolution que nous avons
essayé de suivre. Le rapport avec la conscience y joue un rôle essentiel
par les clivages successifs entre les systèmes Ics-Pcs-Cs, la migration de la
conscience se faisant du pôle endogène au pôle objectai symbolique, puis
à la pensée verbale.
Le fantasme part de la figuration des besoins biologiques, qui apporte
l'élément biologique dans le psychisme, pour s'achever dans l'investissement
des fonctionnements mentaux. Le fantasme primaire est la forme de la
transformation en pensée des données corporelles. Il constitue la base
énergétique de toutes les formes psychiques. Sa violence explique la pour-
suite de son avancée vers la conscience, après la sédimentation des
niveaux de conscience. Né dans Pics, il cherche à envahir le Pcs méta-
primaire, préparant celui-ci à la création des symptômes. Puis le Pcs
métaconscient organise un langage personnel à partir du langage exogène
de la mère.
270 Pierre Luquet

Nous avons souligné l'importance de la présence des autres dans cette


création psychique : présence de l'objet constitutif de la pulsion psychique
qui ne peut exister dans l'esprit que par rapport à cet objet; importance
de la pression de l'objet interne, imposant les défenses et la modification
des fantasmes en tant que première réalité; importance de l'objet, porteur
de la langue, qui organise la pensée verbale. On peut dire que la pensée
existe comme rencontre entre d'une part les besoins et les désirs et, d'autre
part, la réalité, représentée par l'objet et l'ensemble du monde extérieur,
plus ou moins objectalisé.
Objet pulsionnel, objet fonctionnel, première forme de l'organisation
du Moi suppléant son inorganisation, objet de contention et d'idéalisation,
objet de la parole adressée, objet-monde extérieur... comment ne pas être
tenté de centrer la vie psychique sur la relation d'objet1!
Je pense que, grâce à nos nouvelles connaissances, en particulier de la
vie psychique de l'enfant, nous pouvons tenter une description établis-
sant une psychologie de l'inconscient et de ses liens au conscient. Du coup,
la sorcière métapsychologique fait place à des hypothèses cognitives
toujours modifiables, selon les apports de l'observation des faits psycha-
nalytiques. La difficulté majeure reste la lecture du fait psychanalytique qui
n'est possible que par l'utilisation conjointe de la pensée intuitive méta-
consciente et de la pensée verbale. Or, la pensée métaconsciente est toujours
influençable par la relation d'objet métaprimaire.
Dans ces conditions, la MÉTAPSYCHOLOGIE, hypothèse structurale, se
dit selon quatre paramètres :
— les niveaux de conscience définissant des niveaux de pensée et des
formes de pensée;
— les instances de la seconde topique;
— la relation structurale avec les objets;
— le Moi et ses mouvements organisateurs (développement).
Il ne s'agit pas de quatre métapsychologies, mais d'une seule hypothèse
d'ensemble, selon quatre formulations différentes. Nous privilégions la
lecture des niveaux de pensée, selon les étapes du développement, car
celle-ci paraît contenir les trois autres et constituer la métapsychologie.
A la triple nécessité interne de l'hypothèse freudienne, rappelée par
F. Pasche : la dynamique, l'économique et la topique, s'ajoute une qua-
trième : le développement génétique, qui fixe la dépendance et l'ordre de
l'établissement des mécanismes et des investissements. On ne peut consi-

1. D'autant que dans la psychanalyse on ne rencontre qu'elle, épanouie dans le transfert.


Langage, pensée et structure psychique 271

dérer un phénomène en dehors de son mouvement intégratif et l'analyste


des enfants y est particulièrement sensible. Mais cela regarde tous les
analystes car certaines caractéristiques de la pensée et de l'organisation
adultes ne peuvent être comprises et perçues intuitivement qu'à travers une
connaissance de l'enfant. La notion de niveaux de conscience modifie celle
de conscience, de prise de conscience, de conscience plus ou moins aiguë ou
diffuse. Leur établissement au cours du développement est à l'origine
de l'organisation en systèmes Cs, Pcs, Ics. J'ai tenté, avec Mme Luquet-
Filleule, une description précise du système Pcs et de son matériau de
pensée : la représentation symbolique secondaire et le symbole, organisés
en pensée métaprimaire. En effet, nous sommes partis de l'hypothèse que
chacun de ces systèmes correspondait à une forme de pensée employant
un matériau spécifique.
Au cours du développement se produit une migration de la conscience.
La conscience abandonne chaque forme structurale, au fur et à mesure de
l'établissement des refoulements successifs. La pensée primaire est main-
tenue par le refoulement primaire, auquel se joindra le refoulement
secondaire du Pcs, pour constituer la première censure (entre les et Pcs).
Une forme d'hétérogénéité séparera à l'intérieur du Pcs le métaprimaire
du métaconscient. Enfin, c'est le langage investi par la conscience qui cons-
tituera la censure verbale qui refoule le fonctionnement du Pcs. Ces refou-
lements structuraux vont être utilisés pour éliminer de la conscience les
formes de pensée plus anciennes. Pour qu'un nouveau système se déve-
loppe, il est nécessaire que les formes précédentes quittent la conscience
et lui laissent le champ libre. C'est ce refoulement structural qui est utilisé
dynamiquement pour éliminer les fantasmes non acceptables pour le Soi de
la conscience.
Une telle description fournit donc un tableau des mentalisations
inconscientes successives, intégrées dans une organisation hiérarchique mais
continuant de fonctionner simultanément, ce qui est rendu possible par la
perte de conscience claire des fonctionnements sous-jacents, le dernier
niveau étant le fonctionnement conscient, dépendant du langage. Chacun des
niveaux a une structure hétérogène par rapport aux autres, exigeant des
zones de passage entre eux qui réalisent concrètement les censures. L'éla-
boration fantasmatique nécessite non seulement une élaboration des
fantasmes, mais une modification des supports pour passer d'un niveau
à un autre. L'apparition de la langue dans la psyché nécessite une véri-
table transcription et non un simple passage des mentalisations sous-
jacentes à la conscience verbale.
272 Pierre Luquet

II
- LES MENTALISATIONS (devenues inconscientes)
A - Ics et pensée primaire
Le système les fonctionne à l'aide de la pensée primaire, tant pour
figurer les besoins du corps que pour reformuler le refoulé secondaire
(rejetons). Il utilise des fantasmes primaires (représentations symboliques
primaires) qui sont des équivalents de la réalité. La pensée primaire fonc-
tionne selon le processus primaire. C'est le fonctionnement mental des
premiers mois de la vie. Il se développe sous la prédominance de la libido
orale et il présente tous les caractères de l'oralité : décharge immédiate,
tout ou rien, défenses par désinvestissement, déni de perception, etc. Ce
mode de fonctionnement persistera dans le système les lorsque celui-ci sera
clivé du Pcs.

B - Pcs et relation d'objet


Le système Pcs réalise la pensée métaprimaire symbolique. Par la
première censure, il entrave le passage des fantasmes primaires et des
rejetons. Il est supporté par des représentations symboliques secondaires
confluant en symboles. L'énergie de leur investissement constitue la
représentation de l'affect. C'est un pas important vers la pensée, d'autant
qu'à la perte d'affect libre, par rapport au fantasme primaire, s'ajoute une
augmentation de la signifiance. Il se forme des chaînes associatives secon-
daires qui permettent les déplacements secondaires, nouveaux mécanismes
de défense, en les couplant avec le refoulement. J'ai appelé cette transfor-
mation en défenses de la condensation et du déplacement primaire : la
métaprimarisation. D'autres défenses investies de fantasmes primaires,
telles l'introjection, la projection, l'affirmation contraire débouchant sur la
formation réactionnelle et l'annulation, témoignent de l'organisation anale
du Pcs. C'est en effet le mouvement anal du Moi qui structure le pré-
conscient. Celui-ci établit la relation d'objet, dans l'équilibre des fantasmes
secondaires et des défenses. Cependant, des fantasmes primaires peuvent
s'infiltrer dans cette première secondarisation. Ils établissement des com-
promis avec les défenses et sont à l'origine des symptômes.
La relation d'objet définit toutes les relations que le sujet a avec le
monde. Elle se présente à travers le phénomène du transfert, spontanément
dans le discours associatif de la séance. C'est elle que travaille l'analyste
(la structure de l'inconscient). Le Pcs métaprimaire sera chargé de main-
Langage, pensée et structure psychique 273

tenir cette relation d'objet, alors que les pensées métaconsciente et verbale
chercheront à l'adapter à la réalité. Pour la pensée métaprimaire, la réalité
est l'imago.
La pensée métaconsciente est intermédiaire entre le Pcs auquel elle
appartient et le Cs dont elle prépare la conscience langagière. L'évolution
de la représentation symbolique vers une signifiance de plus en plus désaf-
fectée facilite le passage aux mots. Le déplacementsur les engrammes sonores
maternels permet l'acquisition de mots symboles avec restitution de
l'affect inclus. La pensée métaconsciente correspond à la pensée intuitive
qui devient consciente en se formulant. Elle organise également une
partie de l'activité comportementale et peut s'exprimer à travers des
manifestations esthétiques et corporelles, sans passer par la cons-
cience verbale. Elle permet d'anticiper la parole et de suivre le fil du
discours. Elle retient les acquis de la pensée verbale. Elle réalise nombre
d'opérations de pensée, en dehors de la conscience claire : opinion,
choix, décision, jugement, que la pensée verbale explicite ou, le plus
souvent, rationalise.
Une question difficile est celle de l'emploi de la langue dans la pensée
métaconsciente. Soit qu'il y ait, comme nous le pensons, retransformation
des mots en symboles signes, soit qu'il soit nécessaire de changer l'hypo-
thèse de Freud qui veut que la conscience vienne de l'union des représen-
tations de mots avec celles de choses. Un certain niveau de conscience
est-il envisageable dans le préconscient?
Tenter la solution du problème par la « latence des pensées » ne
résout rien. Cependant cette latence existe. L'intuition et la création s'orga-
nisent hors de la conscience, sans doute parfois avec des idées pré-
conscientes non actualisées dans la conscience verbale.
Ceci revient à définir un niveau d'inconscience verbale dans le
métaconscient.
Le conscient exigerait le verbal, mais celui-ci ne suffirait pas : il serait
nécessaire qu'il y ait surinvestissement provoquant l'actualisation de la
conscience. Dans ces conditions, on comprendrait l'existence des pensées
latentes dans le métaconscient.
Cette solution paraît valable. Elle accentue l'aspect de passage de la
pensée métaconsciente créatrice.
La pensée verbale ne jouerait plus que le rôle de contrôle conscient :
c'est à ce niveau que le refoulement de la censure verbale serait le plus
actif, éliminant ce qui serait intolérable pour le Soi conscient. Ceci
rendrait compte de la sensibilité de la pensée métaconsciente aux rôles
de Surmoi et d'Idéal du Moi des imagos métaprimaires et pourrait faire
274 Pierre Luquet

comprendre, étant donné le rôle de plaque tournante de la pensée méta-


consciente, l'action des pressions du groupe comme projection surmoïque
sociale.

III - LA CONSCIENCE ET LA LANGUE

A - Le système Cs repose sur le langage, ce qui permet à la censure


verbale de maintenir en dehors de la conscience le fonctionnement du Pcs
(et de l'Ics). Ne serait en conscienceclaire que ce qui a été dit, même si une
conscience diffuse correspond à des « états », des thymies et à une certaine
perception du fonctionnement de la pensée intuitive avant qu'elle soit
proférée. La pensée verbale refoule la pensée symbolique, comme celle-ci
avait contenu et intégré la pensée primaire.
La langue est une acquisition exogène pour le Moi venant de l'objet qui
doit rencontrer, pour être utilisable, une forme de pensée déjà existante
dans le Moi, sinon elle serait à jamais incompréhensible et inutilisable. C'est
la pensée métaprimaire symbolique qui subit une transformation profonde
pour devenir une pensée verbale. La migration de la conscience du Pcs
au Cs établit la primauté de la langue dans la conscience.
La conscience, devenue verbale, cesse d'être diffuse et organisée en
réseau, pour devenir ponctuelle, avec un déroulement linéaire, suivant en
cela la forme de la langue.
L'intelligence travaille au moyen de la pensée consciente et de la pensée
métaconsciente. La pensée est bipolaire.
La pensée métaconsciente forme un fond sur lequel se détache la
formulation verbale, si bien que les mécanismes de l'intelligence qui
peuvent être « réfléchis » après coup ne sont pas conscients au moment
de leur fonctionnement2.
L'union des représentations de choses et de mots est la condition de la
conscience, mais celle-ci nécessite, en plus, un surinvestissement focalisé.
La représentation de chose est coupée de ses associations symboliques et
le mot des implications polysémiques des associations qui l'ont vu
naître et des investissements propres, la signification n'implique pas une
compréhension consciente intégrée. Il est nécessaire qu'il y ait un investis-
sement (d'attention) provenant du discours dans la relation, pour que le
mot prenne vraiment sens dans renonciation, l'interlocuteur pouvant être
figuré. Il est nécessaire que la coupure ne soit pas totale avec la pensée
symbolique.

2. D'où la résistance, même des analystes à considérer cette thèse.


Langage, pensée et structure psychique 275

L'introduction de la pensée verbale comprenant les mécanismes de la


langue modifie profondément le Soi vécu. Cette,conscience verbale de Soi
n'intègre que partiellement le fonctionnement du Moi métaprimaire devenu
inconscient. Une autre forme d'unité de la personne s'organise autour des
mots « Moi », puis « Je », qui permettent d'assumer nombre d'attitudes
mentales (goût, choix, action) en tant que sujet et, du coup, de fixer la place
de celui-ci.
La censure verbale prend le relais de la première censure chaque fois
que celle-ci est déficiente (envahissement du métaprimaire par les fan-
tasmes primaires), ce qui augmente cliniquement le clivage entre le sys-
tème conscient et le fonctionnement préconscient, appauvrissant d'autant
la personnalité.
La langue est apportée par l'objet. Occasion de plaisirs nouveaux,
organisation d'un nouveau cycle associatif intégrant les expériences plus
tardives, elle est une aide à la structuration importante, favorisée ou
freinée par la mère. Celle-ci, favorable ou hostile au langage, transmet, à
travers sa langue, sa propre organisation mentale (comme le fera le père).
La langue apporte la réalité, l'organisation sociétaire, la culture; d'où
l'orientation du conscient vers le monde extérieur.

Mots et choses. — Sigmund Freud a recherché l'investissement des


mots dans les conditions physiques de la phonétique. Il suffit de suivre
les conditions de développement du langage pour qu'il devienne évident
que l'investissement de la mère par l'enfant et de l'enfant par la mère
explique l'extraordinaire investissement du langage, en dehors même
de sa valeur d'outillage. Du bain sonore à l'anticipation maternelle et
jusqu'à l'efficacité des premiers cris et organisations phonématiques, tout
concorde pour créer un surinvestissement de la fonction d'échange aux
dépens de la fonction de représentation et une facilitation du déplacement
de représentation de chose sur représentation de mot.
Une fois le sens établi, chaque nouvelle expérience associée au mot
déplace son affect et son investissement sur celui-ci et, la condensation
du vécu aidant, le mot deviendra bientôt autant et plus que la représen-
tation : un noeud d'investissement. D'où la bascule progressive de la
pensée métaprimaire à la pensée verbale en tant qu'organisationpsychique.
La condition de la conscience passera de la dynamique symbolique et de
la mise en scène à la pensée de la parole. Celle-ci évoque des images
conscientes issues de la représentation sous-jacente, mais non la repré-
sentation elle-même, avec sa complexité. L'image, comme le mot, fait
partie du conscient pensé, la représentation appartient au vécu condensé.
276 Pierre Luquet

Il faut aussi se pencher sur le refoulement progressif de la pensée


métaprimaire. Le langage, après le formidable bond en avant qui marque
sa primauté (entre 18 mois et 3 ans), coexiste avec une expression de la
pensée métaprimaire (par le jeu, entre autres, parfois par des mots) qui ne
disparaîtra que vers 6-7 ans, au moment de la latence, au moment où
apparaissent la parole et la pensée sur le langage (et sur la pensée) : Je
métalangage.
Si bien que cette double forme d'expression accompagnera pratiquement
tout le développement de la sexualité infantile. A la phase de latence, la
pensée métaprimaire sera refoulée avec celle-ci et laissera la place aux
fantasmes conscients du monde de l'imaginaire, fantasmes beaucoup plus
socialisés et empruntés. Le monde de la rêverie, organisé en contes et en
mythes, débute plus tôt, mais se confond d'abord avec une fantasmatique
métaprimaire traduisant plus directement la relation d'objet. La « sexualité
infantile », d'une part organise le Moi, d'autre part crée des préformes
pour le développement de la sexualité adulte qui exige un deuil plus ou
moins profond des imagos (dépression pubertaire). Les transformations du
langage correspondent alors directement à celles de la pensée.

La représentation. — Nous avons ainsi résumé ce que nous disions de


l'évolution de la représentation, dans le document de travail. D'abord
équivalent symbolique primaire, puis représentation symbolique signi-
fiante secondaire (métaprimaire), elle conflue en symbole clef (S) (sein-
pénis, etc.) nécessaire à la structuration de la relation d'objet. Enfin, les
symboles signes forment le passage avec les mots symboles qui tendent
à devenir des signifiants.

La perception. — Il nous faut préciser dans tout cela le rôle de la


perception. La figuration est un investissement hallucinatoire de traces
mnésiques, réalisant la satisfaction du désir mais aussi la représentation
de la douleur et de l'inquiétant à maîtriser. Ces équivalents symboliques
sont une manière de maintenir la réalité à l'intérieur, sans obliger à la
distinguer de l'extérieur. Ceci n'implique pas une perception, mais l'accumu-
lation de stimuli orientés. Ultérieurement, lorsque les et Pcs seront
séparés, des perceptions s'associeront aux traces mnésiques pour figurer les
besoins et les craintes.
Dans un deuxième temps, les représentations symboliques signifiantes,
groupées ou non en symboles, établiront la première forme perceptible
en donnant un sens aux sensations externes. Ce qui prédominera, c'est le
besoin d'une signification fonctionnelle. D'où la seconde forme qui
Langage, pensée et structure psychique 277

réalise la perception vraie : elle comporte une reconnaissance de quelque


chose d'investi dans le monde externe, par projection d'une représentation
symbolique. Il y a alors hyperinvestissement de l'esthésie de la chose reconnue
et internalisation aboutissant à une image de la chose (sonore, visuelle,
tactile). C'est ce qui se passe avec les objets. Si le sein est « perçu »,
c'est à cause de sa fonctionnalité — il soulage d'un déplaisir — et en même
temps s'accompagne du regard de la mère. Celui-ci peut devenir une image
dès que la « représentation » tactile et buccale du sein s'est fixée, par
investissement des caractères sensoriels du regard3.
Tout cela pour dire qu'il ne faut pas parler trop tôt de « perception ».
C'est un phénomène complexe chez le nourrisson. Des investissements de
sensations, de « traces », peuvent se produire sans perception vraie
(Lebovici : « objet investi avant d'être perçu »).

B - La langue commune

L'aspect commun de la langue. — Pour essayer d'éclairer les effets de


la langue sur la pensée, j'ai décrit arbitrairement deux aspects.
Le premier est réducteur et organisateur : réducteur quant à la richesse
de l'affect, des associations et de l'expression synthétique; organisateur
quant aux catégories expressionnelles et aux nouvelles formes ainsi créées.
C'est l'aspect commun de la langue (langue commune), qui organisera la
pensée verbale en y introduisant un facteur de tension (Surmoi, Idéal), basé
sur le jugement.
La mère permet une forme de triangulation en interrompant le face à
face dyadique, pour accompagner le regard de l'enfant sur l'extérieur.
La nomination des choses extérieures ira dans le même sens. La « fami-
liarisation » de l'étranger est assurée par la mère; ce qui est efficace avec
le père.
La langue commune comporte un déroulement dans le temps et de
nombreuses références à celui-ci. D'autres sont introduites par l'objet-
« la mère ».
La possibilité d'expression infinie que donne la double articulation
(Martinet) fournit un outil d'une grande possibilité. La mélodie de la voix
(le chant sonore, mais aussi les variations du timbre, de l'accent, de la
hauteur) forme le support du discours et contribue à son organisation.
Elle devient même un élément sémantique, le sens des mots pouvant être
donné par la phonétique (Fónagy).

3. Faut-il y voir une lointaine origine du goût pour la symétrie?


278 Pierre Luquet

Certaines images issues de la représentation, étant conscientes, sont


nommées par la mère, à diverses reprises. Le mouvement est reproduit
par fascination introjective. L'enfant garde la pensée métaprimaire pour
vivre son affectivité et utilise la langue pour tout ce qui touche le monde
extérieur. Peu à peu il utilisera la langue pour transmettre les éléments
intérieurs mais avec plus de difficultés.

C - La langue riche : le langage

La langue singulière et la langue riche. — L'enfant se construit une


langue personnelle à partir de la langue commune. Elle procède des
sous-jacents de la langue (symboles investis, symboles signes et pensée du
Pcs) et de leur organisation. Ainsi, les holophrases sont des mots
symboles directement issus d'une représentation : « Papa » pour le
pantalon de Papa et toutes les associations qui s'y joignent. Malgré le
cheminement du mot vers la signifiance abstraite, l'enfant utilise d'emblée
des procédés d'enrichissementde la langue commune, comme il dessine, et
comme il joue; c'est aussi pourquoi il est sensible aux métaphores et
comparaisons. Dans l'évolution, plus le commun de la langue se précisera,
plus les procédés du style chercheront à l'enrichir.
Nous avons tenté, dans la suite de I. Fonagy, de montrer ce qu'était
la psycholinguistique psychanalytique et comment les mentalisations sous-
jacentes (Pcs, les) imprégnaient le langage sous toutes ses formes. Mais
aussi, nous avons tenté d'établir des corrélations dans le développement
de la psyché. Les analystes sont parfois réticents quant aux datations.
Cependant, les fonctions peuvent être datées par l'observation et l'étude des
rapports entre les mécanismes mentaux et les fonctions, permettant d'établir
des fourchettes de temps qui rendent ces corrélations plus précises.
La dépendance des mécanismes entre eux est évidente et souvent
négligée. Ainsi l'individuation est nécessaire pour l'établissement d'une
relation objectale. L'introjection ou l'internalisation nécessite un espace
intérieur (de la pensée). L'investissement symbolique fonctionnel est
nécessaire à une perception vraie (ayant un sens pour la psyché). L'intro-
jection du « non » de la mère est nécessaire pour poser un jugement, etc.
Le premier langage organisé de l'enfant nous renseigne sur ses méca-
nismes de pensée consciente.
Si nous n'avons pas tiré toutes les conséquences de ce premier travail
sur les corrélations, c'est qu'il faut aller avec prudence dans un domaine
où les conclusions dépassent les résultats de l'expérimentation et où
l'observation est difficile. Pour l'instant, il nous faut construire des
Langage, pensée et structure psychique 279

hypothèses et ne rien fermer. Ces hypothèses sont nécessaires à l'obser-


vation. En tout cas, il faut casser le clivage entre l'affectif, le cognitif, le
structural, le linguistique, etc. Il faut inscrire le contenu dans la forme :
on ne peut considérer la forme hors du contenu qui a contribué à la créer.
L'affect créateur et la pulsion animent la pensée à tous les niveaux. Le
temps de la sensori-motricité isolée de son contexte est révolu. Ce
contexte est la relation d'objet et ses implications.
En 1964, Mme G Balkany montrait certains rapports du Surmoi
avec le langage. I. Fonagy reconnaît les pulsions et l'affect dans l'émission
sonore et montre la multilinéarité de la pensée verbale qui reflète néces-
sairement « l'exercice d'une seconde pensée ». Il étudie la valeur fonction-
nelle de la parenthèse et des formations paradigmatiques intervenant dans
le déroulement de la phrase4. Structure, pensée et parole sont d'un même
« bois » et ne peuvent être étudiées isolément.
Le plus important sans doute est que la structure de la langue dans
ses bases donne une forme à la pensée qui, nécessairement, procède de
celle de la langue. Comment la langue nous révèle-t-elle l'organisation
relationnelle de la pensée ? Les formes les plus simples de la grammaire nous
le montrent. Lohman a attiré notre attention sur la nomination. Aux
premiers temps de la pensée (le logos pour le Grec), de la chose et de
l'expérience de la vie, de l'objet, nous gardons le nom que la mère a soudé
avec elle dans une inhérence complète. L'enfant a découvert le caractère le
plus important de la chose, permettant de l'indiquer, de l'évoquer, de
l'appeler, de la réclamer, de la posséder magiquement, d'en avoir les
plaisirs et le pouvoir : son nom. Il est difficile d'imaginer qu'il n'en restera
qu'un signifiant, la signification d'un mot. Il est vrai que le plasir
s'épuise, qu'il encombre et gêne le mouvement de la découverte. Trop
d'affect nuit au jeu des mots et des pensées. L'adulte qui manie trop souvent
les mots comme une algèbre en arrive à oublier l'importance de cette nomi-
nation sur laquelle M. Perron a insisté. Le mot magique procède aussi de la
magie de l'objet tout-puissant qu'il délègue au mot. Il va sans dire que la
nomination dépasse le substantif.
Le plaisir attendu de la chose devient le plaisir du mot. Peu à peu
s'organise le pouvoir d'évocation qui récupère plus ou moins du sous-jacent,
mais aussi des associations qui s'organisent dans le métaconscient autour
du mot et des associations conscientes.
De même que le peintre et le musicien organisent des liens sensorio-

4.-Son oeuvre dépasse le domaine de la phonétique. Elle est une psycholinguiste psycha-
nalytique. Voir La Vive Voix, Ed. Payot.
280 Pierre Luquet

symboliques qui chargent la simple sensation (le rouge, le si bémol)


d'une grande quantité d'affect et de symbole; de même le poète — la partie
poétique de chacun — charge aussi le mot d'une valeur expressive en soi
et le mot est répété pour le plaisir.
En même temps se fait le travail inverse : le mot s'adapte à l'exacte
réalité et devient de plus en plus abstrait. Le chemin se fait vers la signifi-
cation. Le mot tend à devenir un signifiant, qui apparaît alors du dehors
dans son aspect arbitraire. Le mot transformé en signes rend plus facile le
maniement des idées. On ne peut rester encombré par des affects et des
symboles si l'on veut organiser, agir, articuler les évidences de la réalité et
les moyens d'agir sur elle.
Il en est de même de la syntaxe. Il existe une syntaxe naturelle,
développée autour du fantasme. Elle marque les liens entre les choses,
entre les représentations du métaprimaire et du métaconscient et traduit
ces liens dans le langage. Concrètement, cette syntaxe existe déjà dans
chaque élément du discours et nous renseigne richement sur le passage.
Nous avions distingué le commun de la langue (la langue commune)
de la langue riche. La syntaxe naturelle devient la grammaire commune,
la grammaire de l'Ecole, dogmatique, souvent artificielle et morte5,
comme l'a montré R. Christe. Cette grammaire scolaire a remplacé la
réflexion permanente sur la naissance, le mouvement et le sens de la
langue. Ce n'est que depuis quelques décades que la grammaire est redevenue
méditation et science (Pichon et Damourette, Guillaume et les tendances
actuelles des linguistes). La psycholinguistique psychanalytique contribue
à ce mouvement.
Comment cette syntaxe de la relation d'objet et dufantasme se traduit-elle
dans le langage ?
Nous avons vu l'importance de la nomination. Le mot garde d'abord
l'importance de la chose et la fait vivre dans le langage avant que l'accent
mis sur le signifiant risque de lui faire perdre ce caractère en créant « un
fantomatique monde des idées » où les mots deviennent l'essentiel et
entraînent la pensée (d'où, peut-être, l'idéalisation de la linguistique?).
Nous citons ici Lohman dans Présent à Maldiney : le concept de nom6.
« La signification est la chose, mais une chose mentale, en tant qu'elle
appartient au mot en contraste avec la chose en soi. Tandis que le nom,
inversement, est le mot en tant qu'il appartient à la chose. Il est évident
que cette conception du mot appelé « nom » et regardé comme accessoire

5. L'Ecole au sens des Stoïciens, puis des Latins. L'école actuelle en garde des traces.
6. Ed. L'Age d'Homme, p. 173.
Langage, pensée et structure psychique 281

de la chose est la conception naturelle et primaire, tandis que la conception


inverse de la chose, appelée « signification » et regardée comme accessoire
d'un mot (en tant que signifié par lui) est une conception secondaire et
même, pour ainsi dire, perverse, bien que ce soit justement cette dernière
conception qui nous paraisse la plus naturelle. »
Le « chausson » n'est pas seulement une chose, mais le chausson que
Maman met au pied de Bébé. C'est un mot symbole organisant les holo-
phrases et les phrases à deux mots. Il faut distinguer la nomination de la
dénomination qui donne la signification du mot.
La nomination par la mère fait que la chose existe, qu'elle appartient au
monde, alors que la représentation appartenait au monde du sujet de ses
désirs. Cela fait partie de l'extension de la magie et de la toute-puissance
de l'objet, l'idéalisation remplaçant la mégalomanie première. Bien des
choses existent parce qu'elles ont été nommées et n'existent pas tant qu'elles
ne l'ont pas été. Les analystes doivent se méfier : ce n'est pas en nommant,
en créant un nouveau terme qu'on fait exister ce qui n'est pas certain
d'exister. Mais dans la cure, la nomination par eux dans le transfert,
confirme la réalité du vécu et lui donne sa véracité.
La magie du mot fait qu'en le supprimant on supprime la chose dans
la pensée psychique qui est souvent la pensée commune. Si bien que la
pensée de la langue va se trouver limitée et privée de tout ce dont on ne parle
pas. Le procédé est efficace puisqu'il est une des bases essentielles du refoule-
ment. Le non-dit des parents sur l'expression des fantasmes primaires
(quelquefois formulé par : ne dis pas de bêtises, ne fais pas le fou) entraîne
et maintient le refoulement primaire, d'où la nécessité d'avoir plusieurs
langages, selon les personnes auxquelles s'adresse l'enfant.
Les mots obscènes traduisent directement la violence des représentations
primaires et de l'affect corporel. Ils désignent en fait les parties du corps
interdites au langage (non nommées) et les relations entre ces parties. Au
niveau du Pcs, l'affect ne peut continuer à s'élaborer et ils traversent le Moi
comme un symptôme. C'est un échec à l'évolution des fantasmes, renforcé
par l'interdit, qui sort de la matrice maternelle du langage pour devenir en
partie étranger et viril. Ce sont des mots symboles primaires. L'obscène et
l'injurieux servent à ne pas penser et réapparaissent devant la difficulté
intellectuelle. Ils bloquent l'intégration des zones érogènes qu'ils permettent
par ailleurs a minima.

La qualification. — L'objet étant porteur de fonction et but des pulsions,


c'est par son caractère fonctionnel de satisfaction et d'insatisfaction qu'il
s'impose dans un jugement d'existence primaire et s'inscrit dans un nom qui
282 Pierre Luquet

supporte l'ambivalence des projections. Le qualificatif permet la sortie de


cette ambivalence. Un sort différent est réservé dans le fantasme aux
différentes parties clivées de l'objet. La qualification libère l'objet de son
sens fonctionnel et le sépare en libérant son sens libidinal. Une méchante
maman n'est pas la méchanceté faite mère. La qualification permet une sta-
bilité de l'objet. Elle contribue à faciliter sa « totalisation ». L'objet partiel
s'intègre dans le qualificatif. Le mot symbole « maman » lui donnait son
unité et son individualité; le qualificatif lui restitue sa diversité. La mère
interdictrice (« chiante »), dangereuse (« vache, salope »), érotique de la
scène primitive (« putain ») sera traitée diversement jusqu'à la régression
psychotique (auto-accusation par retournement) qui les sépare et les isole.
E. Kestemberg et S. Lebovici ont montré l'investissement libidinal du regard,
parallèle et différent de l'investissement du nourrissement. Il y a un
plaisir d'objet précoce, en dehors de la satisfaction de la libido érogène.
Un objet qualifié.

Le complément d'objet. — Antérieur, dans la logique du fantasme, au


sujet, le complément est le but de la pulsion, de l'attente. Il se présente
devant le Soi comme la canette de bière en été : objet du désir, porteur
de toutes les ressources du soulagement et du plaisir, il est le but de l'action,
du fantasme, du mouvement, de la direction et, finalement, du sens. II est
l'aimant, la boussole, le regard-vers, le geste-vers.
« Il bat » signifie, mais n'a pas de sens. « Il bat Paul » en a un.
Le complément est donc le réceptacle de l'action et du désir qui l'expliquent.
Au début, le sujet n'est pas encore sujet.
Le mouvement biologique rythmique circulaire n'est pas encore
« adressé » : il n'est pas fantasmatisé. Plus tard, le langage est adressé,
il possède un complément direct et indirect.
L'objet peut faire apparaître la pulsion en lui fournissant le but
dont elle a besoin pour exister psychiquement. La mère réactive le désir de la
mère. Mais il faut toujours un objet complément pour que le mouvement
pulsionnel prenne sens.

Le verbe. — Le langage est le mouvement vers l'interlocuteur. Le


fantasme est un mouvement vers un objet. Le mouvement c'est le verbe.
Comme la pensée qui naît des états (bons et mauvais), le verbe peut d'abord
signalerl'existence et l'état. Mais la vie procède du mouvement et change l'état.
Le verbe régit le temps. On établit d'après lui les diverses catégories de
passés et on distingue le présent de sa projection dans l'avenir. Le temps du
verbe est un élément de la secondarisation.
Langage, pensée et structure psychique 283

Dans la réalité psychique, la possibilité de mettre le récit du rêve


au passé le distingue de la pensée de la veille. Le sujet ne continue pas de
rêver. Dans le récit, il y était. Quand un enfant psychotiquedétache son vécu
illusoire du présent et le met au passé, il ne délire plus.
Le temps conditionnel établit le fictif et le virtuel dans le vécu du jeu et,
du coup, un champ transitionnel du possible qui ameublit la séparation avec
l'impossible. L'imaginaire « on dirait que » crée le monde double de la
possibilité et de la non-existence. C'est le sous-jacent à la négation. Cela
réalise la possibilité de « l'être » et du « ne pas être », ce qui rend désirable
ce qui est.
Le temps futur marque la reconnaissance du délai, présent projeté dans
l'avenir, non confondu.
Le temps de la psychose est un présent continu qui englobe le passé et le
futur dans un vécu de l'instant où le passé n'est pas accompli. « On l'a
regardée dans la rue » signale qu'elle est regardable.
Sans ces précisions qu'apporte la langue, on resterait sans doute dans
l'intemporalité de la relation d'objet et de l'inconscient à laquelle est attachée
la pensée métaprimaire.

Le sujet. — Il est plus tardif que l'objet, ce qui facilite le retournement.


« Bat Maman » : mais qui bat Maman? Avec « moi », puis « je », se
distingue ce nouveau concept qui se développe peu à peu comme l'ont bien
vu A. Gibeault et L. Danon-Boileau et Boushira. Il se crée un Soi vécu,
nommable. Caresser Maman, mordre Maman, établit la responsabilité et
l'existence de celui qui opère, puis de celui qui pense. Avant, Bébé est le
complément d'objet de Maman. Il devient le sujet. Il faut attendre deux ans
pour que le Moi soit nommé et deux ans et demi pour le Je, mais le sujet est
potentiel depuis l'individuation. Si Maman existe, différente de moi, c'est
que j'existe. Il faudra encore me nommer. Or, personne ne peut me
nommer. « Je » c'est « je tout seul » et non le bébé de Maman.
En fait tout cela procède par sauts. Il ne suffit pas que ces témoins de
l'évolution apparaissent; il faut les maintenir. Il y faut le contact fréquent
avec l'objet, la parole de l'autre. Certaines choses sont dicibles et d'autres
pas. Cela dépend en partie de l'objet.

Les conjonctions. — Elles sont essentielles pour transformer les pré-


concepts en concepts. Les préconcepts sont inclus dans les liens préverbaux,
dans les scènes représentées du métaprimaire. Les conjonctions ouvrent à la
pensée rationnelle, et logique. Le « parce que » de la mère délivre la
causalité, ainsi que le « puisque », et remplace l'association et la succession
284 Pierre Luquet

(il en restera quelque chose!). Le « bien que » aide à la sortie de l'ambi-


valence (je t'aime bien que tu m'aies giflé). Le « quand » et le «jusqu'à »
précisent la notion de temps. Les « où », « ici » et « là » précisent le lieu.
Ces déictiques remplacent le geste, l'indication. Ils sont implicites dans la
pensée symbolique signifiante.
La pensée de la langue répond au mythe d'Icare. Elle prend des ailes
mais, si elle quitte le fond solide des mentalisations sous-jacentes, si elle
débraye, c'est la chute du « mot pour le mot », dans l'idée pour l'idée. Le
langage devient de plus en plus défense « pour ne pas dire », dans la mesure
où le Soi ne peut garder en conscience ce qui lui déplaît. Non dit, non vu.
Mais le langage gardera toujours son aspect phatique, « pour garder le
contact » (n'est-ce pas?).
Le métaprimaire ne sera jamais entièrement dicible. Pendant un certain
temps (plus ou moins long, selon la qualité de l'objet), l'enfant essaiera d'en
garder l'illusion, plus ou moins vite perdue dans la souffrance du « mal-
entendu ». Mais ce mal-entendu lui-même est garant d'une certaine forme
de communication due à son origine (Roger Perron).
Cependant, ce sont les mots qui vont prendre le dessus. Ceux que l'enfant
a pu absorber, utiliser et qui ont révélé leur efficace (toujours selon l'objet).
Les mots vont en partie traduire les traces mnésiques d'expériences
groupées en symbole, mais brouillées dans leur esthésie par la condensation
symbolique elle-même. Pour avoir une idée claire, une image possible, la
pensée métaprimaire, et même la pensée métaconsciente, plus signifiante,
n'ont pas la liberté des mots. Ceux-ci rassemblent d'une nouvelle façon le
vécu, comme le symbole tentait de le rassembler.
Ce qui était centré sur l'affect va se centrer sur la référence.
Le destin du mot est inscrit dans la langue qui est abstraite et commune,
qui ne vient pas du sujet mais des autres, qui est réductrice par rapport à lui,
à ses désirs, à ses représentations. Elle est l'extérieur de la signifiance,
dans sa généralisation et sa précision. Elle a le poids de la réalité, de
l'extérieur, du non-moi. Le langage est la rencontre entre la réalité du milieu
et le vivant du sujet. Il est le lieu d'un conflit fondamental.
Le mot représentation, mot symbole, va devenir le mot signe. Il y
perdrait trop de poids pour être conservé par l'enfant, s'il n'était à tout
moment réinvesti comme nouveau lieu et dit de l'expérience objectale qui se
poursuit et s'il n'était un lien principal avec la mère.
Il va donc devenir, à son tour, porteur de l'affect et du désir, mais pour
cela même il va essayer d'échapper au commun de la langue. L'enfant va se
créer une langue personnelle, sa langue singulière, une langue qui s'efforce
à rester riche (pour cela, il fera des « fautes »), une invention de la langue.
Langage, pensée et structure psychique 285

Celle-ci est sans doute préparée dans la langue de la.mère et dans celle
de son entourage, par des « clichés » qui sont des modèles à remplir,
mais ceci n'est pas toujours facile, surtout si la mère (l'analyste ?) n'utilise
pas la langue du sujet. Cette invention continue de la langue et cette dia-
lectique entre deux tendances persisteront toute la vie et déboucheront sur
l' « écrit », en tant que révolution de langue. C'est le besoin fondamental
de poésie et de littérature qui, dans un deuxième temps, va entrer en conflit
avec les objets (« écrire contre »).
L'enfant, s'il ne sent pas un besoin prédominant de défenses (et
alors c'est le parler-faux), luttera pour parler vrai, pour faire coïncider le vécu
intérieur avec sa langue singulière. L'enfant le fait comme il dessine pour
exprimer en les transcrivant sa représentation et son fantasme porteur de
l'énergie pulsionnelle, d'autant plus importante qu'il a le sentiment d'avoir
vécu beaucoup : voulant et ne voulant pas dire, obligé qu'il est de se
défendre contre le milieu (et d'en profiter) et contre ce que celui-ci projette sur
lui.
Au nom du dogme, de l'idéalisation du milieu, l'école dénonce le mal
parler, non pas toujours comme une maladresse, mais comme une faute
(R. Christe), non pas pour apprendre à mieux dire, mais comme une incons-
ciente condamnation d'avoir voulu dire l'interne, le singulier, le non-
socialisé. Dans un deuxième temps, peut-être effrayé de ce qu'elle a fait et
des résultats... l'école cherchera à libérer ce qu'elle a fermé, à solliciter une
création qu'elle a éteinte.
Le sujet ne doit pas trop en vouloir à cette complaisance idéalisante et
surmoïque du milieu. C'est sa propre névrose qui le limite le plus souvent.
Le langage est un des instruments de son Surmoi. Celui-ci contribue, moins
que l'Idéal peut-être, à établir la censure verbale, en refusant la conscience
par la mise en mots de ce qui n'a pas à être pensé, à être dit. Mais il limite le
sens et la valeurs des mots, les symboles verbaux (à ne pas confondre
avec le symbole métaprimaire), les métaphores et autres figures de style
qu'il a inventées pour tourner la censure de la langue structurante. Il
s'oppose à la langue riche et à ses créations. Il surveille sa langue, plus dans
l'écrit, qui s'appauvrit progressivement, que dans l'oral, plus spontané.
Sous des prétextes divers, cela persiste dans certains écrits psychanalytiques.
« On ne dit pas cela, ce n'est pas beau », « On ne peut écrire cela, on vous
le reprocherait. »
Le déplacement se fait du contenu vers la forme. A l'extérieur, l'enfant
perçoit que bien parler c'est ne pas dire et que parler c'est dire ce qui n'a pas
de sens vrai. C'est le langage faux dont nous abreuvent souvent nos
patients, devant la présence rétablie de l'imago.
286 Pierre Luquet

A l'inverse, on connaît la joie de récupérer un langage pour dire,


une pensée libre. Mme Utrilla nous le fait sentir qui attend de nous le mot
vrai qui permettrait l'envol et, dans la crainte d'être déçue,... risque de ne pas
l'entendre.
En évitant de parler vrai, de communiquer avec les diverses couches de
son être conscient, le sujet se prive masochiquement, se castre dans son affir-
mation sexuée et sexuelle, se retient dans son analité constructrice. En
bloquant son langage, il bloque son fantasme et aussi le fantasme qui sous-
tend ses. divers fonctionnements. Son mode de parler est le témoin de sa
structure. M. Fain et C. David ont décrit la fonction onirique du rêve,
expression de l'inconscient dynamique. Figurer précède exprimer. C'est
donc la circulation entre les formes de pensée qui importe et que la
psychanalyse rétablit — d'autant plus facilement qu'elle existe bien chez
l'analyste. Où était le Ça sera le Moi (qui le connaîtra et cessera de l'étran-
gler) et le Moi deviendra porteur possible de contention, sans qu'un conflit
se perpétue avec des imagos clivées et encore incertaines.
Que la pensée collabore avec la mentalisation métaconsciente et, à
travers elle, avec toutes les formes de mentalisation, et la santé mentale
s'établit. Nous le savons, tous les conflits inconscients doivent être
revécus et dits et de nouvelles solutions seront trouvées.
C'est donc bien le retour à l'unité, la fin des clivages névrotiques que
réclame et souvent obtient l'analysant. La seconde topique s'affaiblit et la
première, diversifiée, devient perméable.
Accepter les certitudes intuitives, c'est aussi tolérer les contradictions
internes, le conflit des désirs, la rencontre des fantasmes et la place d'un ima-
ginaire qui n'est pas seulement activité de plaisir mais aussi possibilité de
jugement devant une palette de fantasmes. Répondre au « connais-toi »,
c'est avant tout se mettre au courant de ses propres désirs, ce qui n'est pas
donné. La névrose s'y oppose et c'est là un redoutable symptôme. Mais
c'est aussi connaître ses limites : « Je ne peux me priver de cela et cela
fait partie de mes limites. »
Pouvoir utiliser pleinement la pensée métaconsciente, c'est aussi pouvoir
épouser les contradictions externes, celles de la réalité. Celle-ci est souvent
ambiguë et ne peut être formulée par la pensée verbale que d'une manière
paucivoque.
Ne pas craindre la contradiction donne la possibilité d'une multiple
formulation. La recherche, dans notre domaine, ne devrait pas l'oublier.
Une fausse science cherche à réduire à tout prix le contradictoire.
La pensée la plus libre est dans l'oscillation entre la clarté de la
pensée verbale et la richesse de la création intuitive. Saisir le fait psychana-
Langage, pensée et structure psychique 287

lytique c'est aussi l'inventer avant de poser le jugement d'existence, les


multiples preuves de sa réalité. Freud et ses patients n'ont-ils pas inventé
l'inconscient avant de le démontrer?
La langue représente la deuxième secondarisation, celle qui met en place
la forme ultime de l'élaboration.
La première secondarisation était le travail du Pcs sur les fantasmes pul-
sionnels, l'organisation des défenses et l'élaboration des fantasmes secon-
daires. L'acquisition de la langue implique une transformation de la pensée
si profonde que la pensée du rêve, même transformée par l'élaboration
secondaire, est suffisamment hétérogène pour ne pas vraiment commu-
niquer avec la conscience verbale. C'est l'exemple même d'une hétérogénéité
assurant le refoulement.
La contrainte qu'exerce la langue sur la pensée de l'enfant, pour la
secondariser, explique suffisamment la résistance que l'enfant oppose au
langage, malgré son appétence variable. Certains enfants se refusent à
l'acquisition de la langue et il faut doser les facteurs d'appétence et de
résistance.
Changer une forme de pensée encore appuyée sur le plaisir, même si
l'adaptation aux imagos a bien changé la forme du fantasme, pour accepter
la langue des autres, porteuse de règles structurales et sociétaires, risque
d'apparaître comme un renoncement masochiste. Si la langue parlée par les
objets porte plus de frustration et d'interdiction que d'accompagnementet de
partage du plaisir, le déséquilibre s'augmente. Enfin, le monde de la
pensée adulte peut apparaître comme interdit.
Un enfant trop vite secondarisé risque d'utiliser le langage avant tout
comme une défense, cependant qu'il garde le contact par la parole — et
parle à côté —, donnant l'impressionde faux self, de personnalité ce comme
si », d'identification défensive.
Les relations grammaticales et sémantiques sont le double de l'évo-
lution de la pensée, mais l'identification à la parole permet parfois de
devancer et de précéder l'évolution, facteur de progrès. L'enfant qui « fait
le singe » cherche aussi sa route, découvre de nouvellesformes qui, peu à peu,
prennent sens.
Il y a une oscillation entre l'abstraction du mot et le retour à. une sym-
bolisation,jusqu'à la latence. Parmi les mots organisateurs, ceux qui marquent
son identité et l'image de son corps sont particulièrement structurants.
Rappelons que lorsqu'on parle du corps en psychanalyse, il s'agit de son
image mentale et de sa présence dans le psychisme, sa représentation. Le
corps biologique apparaît sous forme de plaisir et de douleur et surtout de
pulsions figurées et, enfin, sous la forme du vocabulaire corporel.
288 Pierre Luquet

La langue riche. — D'emblée la langue singulière de l'enfant est enrichie


par rapport à la langue codée qui n'existe que comme abstraction.
Il s'agit d'exprimer des affects et des intentions pulsionnelles. C'est souvent
l'élément suprasegmental qui précède et annonce le code. Le langage est un
mouvement, un élan vers l'autre. Le geste, la mimique, la préparation des
éléments anatomiques qui vont exprimer à travers la phonétique l'essentiel
du message inconscient, sont présents avant même que la partie codée
apporte la conscience.
Les langues utilisées pour l'information pure, les langues techniques,
opérationnelles sont très peu enrichies (voir la langue des pensées opéra-
toires). La langue singulière traduit donc le contact avec la pensée
métaprimaire. La langue codée établit essentiellement le passage de la
signifiance de la représentation au signifié du mot. La pensée verbale est
une création qui se renouvelle et n'est pas seulement l'utilisation de signes7.
Procédés de la langue riche. — Les premiers mots de l'enfant représentent
un passage direct du symbole secondaire au mot qui garde la puissance
d'affect et de magie de son origine. C'est l'adulte qui poursuit le chemin
vers la secondarisation en le comprenant selon la référence qu'il connaît.
D'où un continuel malentendu, structurant d'un certain côté, mais réducteur.
L'enfant est gêné dans son langage parce qu'il veut tout dire en même temps.
Dans l'holophrase et la phrase à deux mots, il utilise des mots symboles qui
expriment l'ensemble d'une situation complexe incluant de nombreux
fantasmes. La mère en retient un élément grammatical : la forme possessive
(« papa », à propos d'un pantalon devient « le pantalon de papa »).
Certains mots « poétiques » (azur) gardent leur valeur expressive.
Les mots englobants s'enrichissent de sens multiples et « aller au parc »
en arrive à signifier « aller acheter un jouet ». Les jeux de condensation et de
symbolisme s'appliquent alors aux mots. Les actes indirects de langage
sont constants chez l'enfant (« m'en vais » = «j'ai peur du chien »).
La polysémie du mot est un enrichissement. Elle ne gêne pas la signifi-
cation car elle est limitée par la situation et par la place du mot dans la
phrase (le contexte), mais elle est source inconsciente d'enrichissement. Le
sens se modifie et entraîne des modifications de la signification. Des mots
disparaissent et d'autres apparaissent, plus directement chargés d'affect
et de symboles (l'argot).
Symbole verbal. — Il faut distinguer le symbole inconscient et le symbole
verbal. Le premier a de multiples sens et de très nombreuses associations.

7. Ce n'est pas une traduction d'éléments semblables.


Langage, pensée et structure psychique 289

Le second est proche d'une comparaison. Son sens est plus limité et souvent
il s'approche d'un codage (allégorie). La nomination d'un symbole
inconscient par un symbole verbal est une opération réductrice. La
castration, image d'agression du pénis, n'implique pas l'évitement par
identification à l'agresseur, ni l'identification à un père inconsciemment
castré, ni l'impuissance en soi. Le terme redevient un mot symbole capable
d'évoquer ces sens et d'autres dans l'algèbre psychanalytique et, par là, se
rapproche de l'inconscient.
Avoir une pensée symbolique n'est pas parler avec des symbolesverbaux.
Ces derniers sont des figures de style, une création dans la langue de la
pensée verbale.

IV - LA PENSÉE DU RÊVE : le métaprimaire ensommeillé.

Le rêve est une lucarne ouverte sur le fonctionnement de la pensée


métaprimaire. Ce n'est « qu'une forme de pensée qui permet les conden-
sations propres à l'état de sommeil » (S. F.). Ces conditions diffèrent de la
veille : Le blocage de l'action, d'une part, et, d'autre part, de la conscience
verbale, libère le fonctionnement du Pcs. Celui-ci est plus accueillant aux
fantasmes primaires. Ceux-ci réorganisent les fantasmes secondaires qui se
déchargent sur un mode hallucinatoire. Nous ne sommes donc pas étonné
que ce travail du préconscient soit centré sur la relation d'objet.
Ce n'est qu'incidemment que le rêve dérive de la pensée consciente
et encore sous la forme de restes diurnes. Freud survalorise la pensée
du langage et cherche la dissimulation de celle-ci dans le rêve plutôt
que de marquer le stade antérieur, précurseur de la pensée verbale.
Nous ne connaissons pas « le rêve tel qu'il a eu lieu » (S. F.) et
notre pensée verbale est incapable de conserver la pensée du rêve (hétéro-
généité structurale). Nuos n'avons qu'une vue déformée du rêve, par l'éla-
boration secondaire de la pensée métaconsciente et par la censure verbale,
essentiellement à cause de l'indicible de la pensée métaprimaire, la forme
métaprimaire symbolique n'est pas compatible avec la pensée verbale, ce qui
contribue largement à l'oubli du rêve.
L'extinction de la pensée vigile amène le retour de la pensée méta-
primaire sous-jacente. Cependant que, la réalité des autres investissements
disparaissant, pour éviter la perte d'objet, les imagos se trouvent surinvesties
et entraînent dans leur sillage les associations qui leur sont liées.
C'est pourquoi le rêve traduit directement la relation d'objet. Nous
avons essayé de le montrer à propos du rêve des Trois Parques de
RFP — 10
290 Pierre Luquet

S. Freud. Nous avons là un résumé vivant de l'organisation structurale


du Moi.
A l'endormissement, nous perdons l'accrochage à l'esthésie du réel, d'où
le retour à une pensée représentative et symbolique.
Bien qu'il se conjugue au présent (son aspect hallucinatoire), le rêve
construit à la fois un passé actuel (restes diurnes symbolisant la réalité) et un
passé archaïque, celui des imagos qui pèsent sur la vie psychique. En effet,
il correspond aux relations qu'entretient la forme de pensée métaprimaire
avec ces imagos structurantes du Moi. Séparée du pôle moteur, cette pensée
du rêve n'en est que plus investie (équilibre des investissements sensori-
moteurs avec ceux des représentations).
Dans ces nouvelles conditions (affaiblissement des défenses et de leur
nécessité, baisse de la pression sociale, retour au narcissisme plus ou moins
objectalisé de l'enfance), les forces de contre-investissement qui constituent
les refoulements primaire et secondaire sont diminuées, d'où la possibilité
pour les fantasmes primaires et les rejetons qu'ils surinvestissent, d'infiltrer
largement la pensée et de surorganiser les fantasmes secondaires; d'où
le rôle des excitations venues du corps (la faim dans le rêve des
Trois Parques) et des rejetons (le conflit avec le père et sa solution
provisoire).
L'élément primaire (équivalent de réalité) contribue à l'aspect hallu-
cinatoire, cependant que le matériau de la pensée du rêve reste essentiellement
la représentation symbolique secondaire et les symboles structurants. Les
forces de censure sont cependant présentes, et représentées par la présence
même des imagos, et retrouvent leur origine objectale.
Les représentations surinvesties peuvent laisser sourdre une partie de leur
affect, ce qui produit le réveil (besoin de décharge). On comprend le fonction-
nement actif de l'activité représentative qui tend à décharger les stimuli
internes. Au réveil, cette pensée par représentation cherche à traverser la
barrière de la censure verbale qui s'y oppose vigoureusement. La pensée
métaconsciente élabore les représentations et les transforme en leur donnant
le statut d'images (conscientes)symboliques accessibles à la conscience et de
mots qui constituent le récit du rêve. L'affect inclus ne réapparaît pas entiè-
rement. Tout ce que nous n'arrivons pas à nous dire (avec des mots) disparaît.
Persistent quelques images.
L'élaboration secondaire métaconsciente donne un aspect plus réa-
liste aux représentations. Il y a un ré-accrochage au réel dans lequel le sujet
est transporté. C'est le parti pris de cohérence de la pensée verbale qui,
paradoxalement, révèle l'étrangeté, l'illogisme des rêves : l'assemblage de
chaque élément, poussé vers la réalité, ne tient plus. Les liens meta-
Langage, pensée et structure psychique 291

primaires se distendent. L'oubli complète le refoulement. La nécessité de


donner un sens à ce qui perdure fait le reste.
Cependant, le souvenir du vécu du rêve paraît parfois naturel au
point d'être confondu avec la réalité, ce qui aide au refoulement.
Le long travail que nous faisons au début de la vie pour investir la
réalité en rejetant le psychisme endogènedans l'inconscient,nous le refaisons
le matin au réveil. Le métaprimaire du rêve nous encombre. Le caractère
traumatique est diminué par le récit à l'objet analyste qui familiarise (au
sens maternel) cette étrangeté (aliénation) du rêve et réconcilie la pensée
verbale avec l'indicible métaprimaire.
Dans notre document de travail, nous avons étudié les rêves des abysses,
témoins d'une pensée inorganisée, figurations du monde extérieur non sym-
bolisé, réellement métaphoriques, ainsi que les rêves anecdotiques, qui sont
stimulés par l'interprétation du rêve en dehors du transfert et de la relation.
Au cours de l'analyse, la place du rêve change. Le phénomène du
transfert est une inclusion de l'analyste dans la pensée métaprimaire et la
persistance de celui-ci comme objet réel fait que le rêve devient un langage
avec l'analyste, langage permettant la double élaboration de la relation.
En fait, il s'agit moins, pour l'analyste, de faire la transcription du
rêve que de l'inclure dans le discours associatif, de le mettre au niveau
de la séance dont ils devient, en quelque sorte, la « forme métaprimaire » de
la pensée consciente verbale.
Dans un premier temps, le rêve devient autre chose que le phénomène
de pensée onirique initial, quelque chose de communicable. Dans un second
temps, à travers l'élaboration de la séance, il intègre la pensée métaprimaire
à la pensée consciente verbale. Comme on le voit, on est bien loin d'une
traduction. Il s'agit d'un double phénomène vivant où se rétablit l'unité du
Moi, détruite par les clivages accentués des topiques.
Parmi le passé psychique, issu d'un passé historique (mais sans autre
rapport avec lui) la pensée métaprimaire véhicule, dans sa répétition et dans
ses associations, les circonstances de l'enkystement maintenu par les refou-
lements. Ce sont les « traumatismes » et les « souvenirs » qui révèlent leur
qualité de fantasmes actuels actifs qui ont à s'épuiser et à s'élaborer dans le
discours associatif de la pensée actuelle. Le souvenir garde l'image du rêve
comme le mot garde la signification de la représentation, avec le même
décrochage quant à l'affect, avec la même tendance à perdre le sens. En ce
sens, image et signifiant sont la mort de la pensée. Le poète et le peintre les
maintiennent en vie, en gardant leur inhérence, leur lien avec la pensée
issue du corps et symbolisée.
Dans le vécu vigile, le visuel joue un rôle essentiel. Celui-ci est perdu
292 Pierre Luquet

dans le sommeil, monde de la représentation et du symbole. L'image est


indice de la réalité, mais elle est aussi souvenir de la représentation du rêve,
qui est un vécu. Dans la chaîne des transformations, on part de la figuration
de partie d'objets fonctionnels à but de décharge, pour aller vers la « repré-
sentation », dont après passage au conscient, il reste des souvenirs, en récit
ou imagés. L'affect et le lien sont transcrits par des formes linguistiques qui
font partie du sens (langue riche). Il est important de suivre la nouvelle
(re-) création verbale, avec le passage de l'indicible au dicible.
La condensation, élément structural primaire, et défense métaprimaire,
joue un rôle économique essentiel dans la pensée du rêve. Autour du
symbolisme et du déplacement, elle est centrée sur la signifiance. Elle
réunit ce qui a un caractère commun. C'est ce qui donne l'aspect en réseau
de la pensée métaprimaire, avec des moments de densité. Chaque élément
symbolique condense plusieurs chaînes signifiantes et plusieurs liens, à
l'origine de ramifications significatives. Que l'on songe au dynamisme
symbolique (actif fonctionnellement) du pénis (S) venant remplacer le
phallus anal (S), marquant la puissance active de la mère sur l'enfant... et de
l'enfant, et leur rapport avec le symbole fondamental Sein (S).
Condensation et surdétermination ne se comprennent bien que par
contraste avec la pensée verbale qui ne peut comprendre et signifier qu'une
pensée à la fois. Cette lacune de « notre pensée » n'est grave que par la
surestimation que nous faisons de celle-ci et aussi par l'incompréhension des
tentatives réparatrices de la langue riche, soumise au jugement de la « gram-
maire scolaire » — de l'orthodoxie de la langue, qui n'est pourtant qu'un
phénomène de groupe vivant et non immobilisable. Mais le commun du
groupe est médiocre, d'où le rôle des créateurs de la langue. Encore faut-il
que ceux-ci aient du génie.
C'est parce que nous ramenons le rêve à ses « pensées latentes » que
nous nous trouvons devant une impossibilité à le transcrire. Heureusement
que la préhension n'est pas synonyme d'expression (verbale).
La répétition et l'élaboration des thèmes du rêve montrent la structure
et ses changements. L'abandon de la pensée primaire qui anime le rêve (mais
l'accent est mis sur la relation d'objet) n'est totale qu'avec la deuxième
secondarisation qu'apporte le langage.
Puisque la pensée métaprimaire fonctionne simultanément avec la
pensée verbale, qui l'occulte, nous devons aussi décrire comment on passe
du conscient au métaprimaire et comment la réalité intervient sur l'incons-
cient. Pendant la veille, la pensée symbolique repère dans le monde extérieur
les éléments qui pourraient signifier symboliquement ce qu'elle investit (la
relation d'objet) et qui peuvent entrer dans son système. Cela est vrai aussi
Langage, pensée et structure psychique 293

pour la pensée primaire et c'est ce travail inconscient de symbolisation du


réel qui donnera la richesse actuelle à l'ensemble. Ces éléments restent
inaperçus de la pensée consciente. Par exemple, les analysants rêvent d'un
détail du cabinet de l'analyste qui paraissait n'avoir pas été aperçu,
d'autant qu'il est significatif. En fait, c'est une projection de la pensée
symbolique qui crée le premier stade de la perception, mais l'esthésie de la
perception s'arrête devant la pensée métaprimaire. Il s'agit toujours de
trouver à l'extérieur ce qui est déjà à l'intérieur.
De tels mécanismes témoignent du fonctionnement des mentalisations
pendant la veille (comme les lapsus et les actes manques).
Ce qui est projeté et réintrojecté témoigne d'un manque dans la
figuration endogène, mais aussi de la nécessité de maintenir le contact
avec le réel. Le reste diurne est un élément qui représente mieux le fantasme
dirigé vers l'objet significatif (objet projeté) nécessaire pour vivre avec
l'objet interne.
Le choix de l'élément lui-même est une association, une partie de sens;
ne serait-ce que par contiguïté (plus efficace pour le refoulement). C'est par
exemple une partie d'une situation symbolique (jalousie, irritation
bloquée, etc.). Ces renseignements manquent au début d'une analyse, alors
que le symbole enkysté est présent mais inatteignable techniquement si ce
n'est en en donnant une « idée ».
Les différents niveaux de pensée (systèmes) forment une unité et appar-
tiennent (au mieux) au même Soi. C'est pourquoi les « pensées sérieuses »
(S. F.) viennent se condenser avec celles de la relation d'objet. Dans la
métaconscience les interrogations de la pensée verbale s'y élaborent et y
trouvent parfois réponse. La réponse objectale, réveillée par la question
réelle, y figure8.
La fonction onirique étudiée par M. Fain et C. David trouve une
expression dans le fait que lorsque le conffit a pu être formulé dans la
pensée métaprimaire et atteindre le conscient dans un rêve, l'angoisse
tombe, avant même que le conflit soit élaboré dans la conscience. Clinique-
ment, dans l'ordre, on constate l'angoisse, puis le rêve qui l'exprime, avec
une chute du niveau de l'angoisse, puis l'élaboration du conflit. Il est vrai
que la formulation est un temps capital de l'élaboration.
Le va-et-vient entre Conscient et Métaprimaire se constate à tout
moment de la vie vigile. Une rencontre provoquant un désir, symbolisecelui-
ci en métaprimaire, le travaille avec les relations d'objet, puis s'extériorise

8. C'est un exemple du passage du verbal à l'inconscient avec quelquefois retour au


verbal.
294 Pierre Luquet

dans la conduite et dans la pensée. Il y a alors, croyons-nous, des changements


de matériau psychique.
Lorsque l'analyste remplace l'imago, les imagos, dans les rêves, un vécu
conscient avec affect apparaît. Il est devenu un personnage de la pensée
métaprimaire. Dans la situation, la séance n'est plus différente du rêve
(D. Braunschweig). Mais la réalité de l'analyste modifie la dynamique
(expérience correctrice). L'élément cathartique reproduit « le traumatisme »,
après coup, comme l'attente de la castration donne un sens à la vue des
organes féminins.
Le rêve traduit avec précision la relation transférentielle et montre le
déroulement dans le temps de la relation d'objet structurante.

Les pré-concepts dans le rêve

Quand tel élément de pensée est figuré dans le rêve, il ne faut pas en
déduire qu'un travail compliqué a transformé la pensée verbale en pensée du
rêve. Habituellement, le chemin est inverse.
La pensée métaprimaire symbolique figure spontanément les pré-
concepts qui donneront les concepts en pensée verbale, avec l'aide de la
langue. Le problème est de comprendre comment ce mode se constitue
en dehors de la pensée verbale. Il constituera le mode de penser du jeu
jusqu'à la septième année.

La syntaxe métaprimaire pré-linguistique


On peut reprendre à l'envers les découvertes de Freud sur les procédés
de figuration.
Dans le rêve, la syntaxe est autre que dans la pensée verbale. Associative
et en réseau, elle est marquée par les liens très puissants que les fantasmes
ont entre eux. Organisée en scènes signifiantes, elle n'utilise rien du verbal.
Celui-ci est coupé en tronçons qui ont une valeur symbolique associative de
contiguïté, parfois de ressemblance et de fonctionnalité et font donc partie
du matériau métaprimaire.
Le conflit est figuré par la juxtaposition de deux opposés que la pensée
verbale relèverait comme contradictoires.
Le temps vécu ignore le temps chronologique. Le lien est exprimé par la
simultanéité. La condensationdu sens les brouille pour la pensée consciente.
Le rapprochement, le désordre, la série marquant un déroulement
parfois inverse, les glissements de sens, le jeu des déplacements sont
plus signifiants que nous le pensons.
Langage, pensée et structure psychique 295

Le vécu de précausalité transforme une représentation en une autre ou


utilise une succession de représentations. Même avec association, de nom-
breuses subtilités nous échappent. Nous ne pouvons percevoir la pensée
métaprimaire qu'à travers la pensée verbale (ce qui est une limitation
importante).
La juxtaposition marque la perplexité qui deviendra alternative dans la
pensée verbale. La condensation des contraires est incompréhensible à la
pensée verbale.
La pensée métaprimaire traite également de l'actuel et, par là, rend le
passé, l'adapte au présent et en fait une forme nouvelle.
Une fois que notre outil langagier est en place et que nous avons l'intelli-
gence de la pensée verbale, la saisie de formes antérieures n'est plus possible.
On ne peut pas passer de l'autre côté du miroir. On admire le génie de Freud
qui, imputant à l'inconscient des « pensées » latentes, construit un modèle
qui nous permet de percevoir et de faire percevoir ce qui n'existe pas sous
cette forme mais sous une autre, pour nous inatteignable (représentations).
Ce que l'analyste tente est une transcription en pensée verbale du sens que
nous percevons. L'efficace de la prise de conscience, c'est-à-dire l'intégration
dans la pensée verbale et métaconsciente démontre la communication
aléatoire des pensées et comment celle-ci est nécessaire au jeu structural des
pensées. L'intégration se fait par la communication entre pensée méta-
consciente et verbale et, finalement, dans une zone limite entre Pcs et Cs.
Dès que le Cs reçoit librement le message du métaconscient, il remplace le
refoulement par le jugement et devient plus libre de son choix.
Au passage, la pensée métaprimaire formule les exigences de la relation
d'objet au niveau de la réalité. Les informations qu'elle reçoit viennent de la
pensée consciente et de perceptions intuitives. Les acquis de la pensée
claire reviennent à travers la pensée métaconsciente jusqu'à la pensée
métaprimaire. Nous avons de la difficulté à saisir cette simultanéité des
pensées.
Le mode relationnel est répété, mais il est aussi différent avec un objet
nouveau. Dans la pensée verbale, l'analyste utilise une nomination qui est
reconnaissance et création de l'inconnu. La mise à plat relative de la
pensée métaprimaire dans la pensée verbale donne la possibilité de la
pensée même. La pensée métaprimaire abandonne le fonctionnement
archaïque avec l'imago pour le nouveau fonctionnement avec l'objet analyste
et, secondairement, avec tout objet. Le rêve se modifie.
C'est aussi la pensée de l'analyste avec sa distance à l'objet, à l'émoi,
qui permet la modification de l'équilibre des pensées de l'analysant, mon-
trant l'action de la formulation verbale sur la pensée métaprimaire.
296 Pierre Luquet

VI - MENTALISATION, LANGUE ET CURE


A - Le processus
Commençons par rectifier une erreur qui sert la résistance. Si la
recherche de l'inconscient par l'analyse est sans fin, le processus psychana-
lytique, lui, a, une durée et une limite, un début et une fin. Il ne peut y
avoir de changement structural en dehors du processus et de l'évolution
du transfert. C'est l'évolution de la relation transférentielle qui opère des
changements dans le passage entre les niveaux de conscience et de structure,
qui modifie l'élaboration des fantasmes et, à travers ceux-ci, la forme de la
pensée et l'investissement des fonctions qui, par étayage, identification et
sublimation, constituent le Moi dynamique.
Le processus se fait dans le sujet, par le sujet, mais à travers la relation
avec l'analyste telle qu'elle s'élabore dans le dialogue analytique. Celui-ci a
pour but de rétablir la libre circulation des pensées, de réduire l'automatisme
secondaire de répétitions du préconscientmétaprimaire, de développer celui-
ci en tant qu'organisateur des fantasmes primaires, porteurs de pulsions,
d'assouplir le système de défenses de la relation d'objet en permettant
leur déplacement et la création de nouvelles défenses plus adaptées à la
nouvelle relation et à la réalité.
C'est donc une nouvelle expérience objectale qui, dans sa confrontation
spontanée aux anciennes, permet de desserrer les noeuds d'étranglement
de la névrose et de modifier la représentation des imagos et de leur qualité, afin
de permettre une autonomie vis-à-vis d'elles et du passé, en particulier par
introjection des fonctions qu'elles supportent : besoin vital, estime, soins,
narcissisme secondaire, possibilité d'aimer et d'être aimé, intérêt sexuel,
représentation de soi (appropriation), etc.
Les imagos nées de la relation avec les objets primitifs sont remplacées
par des images tenant compte de la réalité de l'autre et de sa spécificité,
particulièrement à travers le mouvement oedipien. En effet, le Moi se
constitue à travers une série de mouvements libidinaux dont l'échec
constitue la psychopathologie.
J'ai insisté sur le rôle de Moi auxiliaireprêté à l'imago (névrotiquement),
qui est projeté sur l'analyste temporairement. La réalité fonctionnelle de
celui-ci (la fonction analytique) joue un rôle de premier plan dans la cure,
depuis l'impavidité jusqu'à l'insight, la qualité relationnelle et la forme de la
pensée. La circulation des pensées chez l'analyste, sa capacité à accepter la
projection de l'imago, à la nommer sans en jouer le rôle, à permettre delentes
Langage, pensée et structure psychique 297

expériences correctrices, sa lecture du passé et la limitation de ses besoins


personnels organisent la personnalité qui apparaît dans le dialogue et permet
l'établissement de la relation, à travers le langage.
C'est dans la pensée métaprimaire que se fait le changement. Le passage
se fait à travers la pensée métaconsciente qui imprègne le discours asso-
ciatif. La régression se fait de l'oedipification, forme pathologique du
mouvement oedipien, vers les positions prégénitales qui sont analysées et
interprétées mais surtout revécues. Puis se forme un authentique mouvement
oedipien qui restructure le Moi.
La nomination par l'analyste du vécu métaprimaire en termes de pensée
verbale plus ou moins adaptés à la régression ne fait pas que franchir le
barrage de la censure verbale. De même que la pensée métaprimaire de
l'analysant inclut l'analyste dans son système de représentation, de même
la parole de l'analyste s'inscrit dans cette pensée qui retrouve peu à peu ses
strates associatives, car tout autant que de prise de conscience verbale c'est
de remise en marche d'un systèmeenkysté qu'il s'agit. Le fantasme pulsionnel
plus ou moins aménagé fait chemin vers la conscience mais il doit retrouver
toutes les associationsqui ont provoqué blocage et rétention. Ainsi se créent
des revécus de situations dans leur ensemble, actualisées et pouvant être
saisies d'un nouveau regard.
De même que certaines représentations mises en scène ont été promues
au rang d'événement et de traumatisme pour signifier une position objectale
de l'époque, de même certaines situations fantasmatiques actuelles consti-
tuent les zones de serrage qui perturbent le mouvant équilibre actuel. C'est
pourquoi l'analyse procède par sauts et par paliers, parfois signifiés par des
prises de position symboliques (changement d'orientation, d'objet, etc.).

B - La situation
Quant à la situation analytique, son but essentiel est de créer les condi-
tions pour le déroulement des processus. Etant posé l'apparatus extérieur
du cadre, dans lequel chaque détail compte, j'ai insisté sur la parole de
l'analyste9 qui forme la condition essentielle du déroulement valablede l'ana-
lyse. Le dialogue qui est indispensable à l'évolution, dépend de la forme de la
réponse de l'analyste (y compris de son silence). Sans blesser, sans frustrer
exagérément, sans déculpabiliser, sans rassurer au-delà des limites de la
fonction analytique, en expliquant là où c'est nécessaire, en interprétant
serré dans d'autres cas, sans répondre en surface, mais en apportant toujours

9. Je veux dire que la positionprofonde de l'analyste qui est exprimée à travers sa parole
constitue l'élément essentiel du cadre et établit le processus.
298 Pierre Luquet

une réponse ultérieure, l'analyste établit la forme de ce dialogue. Centré


sur le transfert issu de la pensée métaprimaire, il démontre, par son intérêt,
par ses interprétations, la valeur du langage vrai du patient et l'inutilité
défensive de parler à côté, de parler pour ne rien dire. Il endosse l'imago,
laisse se développer la projection et ne la réduit par l'interprétation que
lorsqu'elle devient une résistance dangereuse pour le processus. Il vise tout
autant, et selon les moments, à mobiliser le fantasme primaire, qu'il évite
d'interpréter directement et dont il aide à l'élaboration.
Par contre, il intervient sur les fantasmes secondaires de la pensée
métaprimaire qu'il cherche à rendre les plus proches possible de leurs
multiples associations et souvenirs, avant de réduire la projection en reliant
le transfert au passé psychique, le passé au transfert. Il suit la régression,
la nomme dans son rôle défensif et, dans sa propre langue, sait l'épouser
suffisamment pour être au niveau du Moi de l'analysant à ce moment.
Sans rigidité, il revient au cadre avec élasticité et fermeté.
La constance et la fixité de la présence jamais abandonnée, de
l'attention et de la mémoire, etc., constituent le fond régressif sur lequel se
déroule la relation, fût-elle tumultueuse et pleine de heurts.
La pensée métaconsciente et consciente de l'analyste est aux aguets
du message phonétique qui constitue non seulement une bonne part des
qffects inconscients, mais introduit des fantasmes directs de la pensée méta-
primaire et primaire. Les décharges gestuelles et motrices sont canalisées
vers la parole.
La suppression de ce à quoi l'on s'accroche dans la vie « pour ne pas
dire » : le mouvement de parole de l'autre, est ici essentiel. Quand l'analyste
prend la parole, c'est qu'il est passé du côté du patient : son propre côté est
silencieux. C'est donc un dialogue asymétrique.
La pensée verbale a spontanément une tendance associative dissimulée
par le langage. Elle s'exagère considérablementdans la séance, pas tellement
à cause de la demande de la règle fondamentale qui, me semble-t-il, doit
plutôt être démontrée que formulée, mais sous l'effet de la situation, de la
forme de silence de l'analyste, de la frustration, etc., et des besoins du sujet
dans la relation.
Le discours associatif exprime une partie de la pensée métaprimaire à
travers la pensée métaconsciente et rétablit des associations qui sont de ce
niveau. Cette élaboration est un des ressorts de l'évolution. L'autre est cons-
titué par des fantasmes clefs, en nombre limité, qui sont comme les noeuds
de la névrose. Leur mise à jour déclenche des mouvements, des changements
brusques qui établissent la relation à un autre niveau, dans un moment
d'élation qu'il ne faut pas dire, car il ne l'est pas, hypomaniaque.
Langage, pensée et structure psychique 299

L'effort que demande la séance, qui doit être cadré dans le temps, sans
restriction de durée et régulier, est notable. Les patients qui restreignent la
durée de leur séance obtiennent que les moments féconds qui les angoissent
ne se produisent pas10.
Le thème fantasmatique s'organise lentement, par approches successives.
Il s'y inclut souvent deux formations qui ne sont pas toujours appréciées à
leur valeur. C'est d'abord des descriptions de fonctionnement, qui sont
souvent prises pour des descriptions introspectives narcissiques. En réalité,
la fonction est placée là pour le fantasme qui la sous-tend. « J'ai joué du
piano hier au soir » veut dire (mais dans un premier temps on ne le sait pas),
« J'ai pensé à ma mère, je me suis mise à sa place, etc. » La seconde formation
frappe l'analyste qui l'intègre dans l'histoire et lui donne un sens : les
souvenirs, ou la série de souvenirs, correspondent inconsciemment à leur
actualisation. On ne donne pas toujours au souvenir sa valeur de fantasme
actuel, dans le transfert. La réintégration des fantasmes fonctionnels et des
fantasmes-souvenirs comble bien des « lacunes » du discours.
La mise à jour du fantasmé, lié à sa représentation, est nécessaire à la
réapparition de l'affect qui a entraîné le refoulement dans la situation de
conflit.
Chacun sait que la quantité d'affect ne doit pas être trop grande sinon,
dans le cas de la névrose prégénitale, l'orage (Bouvet) s'épuise sans inté-
gration. Le passage à la conscience nécessite qu'il y ait un niveau optimum
que la pensée verbale ne peut dépasser, niveau qui est inférieur à celui
inclus dans la représentation métaprimaire. Dans certains cas (hystérie),
l'analyste doit savoir aussi interpréter au-dessous du niveau exprimé. Sous
l'agression tonitruante, il parle de contrariété déclenchée par telle chose ou
lui-même. Devant le meurtre représenté, il parle du mouvement hostile. A
l'inverse, il sait voir dans le petit geste involontaire de l'obsessionnel,
accompagné d'un léger reproche, le mouvement destructeur « atomique »
de l'agressivité orale. Bref, il interprète le langage selon son niveau et sa
structure.
J'insiste sur la bascule économique qui fait que l'investissement de la
pensée verbale exprimant le fantasme entraîne le désinvestissement du fan-
tasme métaprimaire symbolique sous-jacent. C'est aussi pourquoi l'analyste
rétablit l'équilibre entre les moments associatifs et les moments de pensée.
Il pense l'abandon associatif et associe devant une pensée trop fermée. Par là
même, il introduit l'analité dans le mouvement oral ou l'inverse. Il est du

10. Que dire quand cette défense provient du pouvoir mégalomaniaque de l'analyste
qui n'obéit plus à l'horloge, élément du cadre.
300 Pierre Luquet

côté de Soi observateur ou du plaisir associatif, de l'intégration surmoïque


ou de la décharge fantasmatique.
L'introduction de l'analyste dans la pensée métaprimaire du sujet est
l'expression du transfert. Le médiateur nécessaire à la cure est le vécu
actuel du transfert et, dans ce sens, bien des latéralités discursives sont à
nommer dans le sens du transfert.
Pour le sujet, la capacité d'observation et de lecture de l'analyste est
intériorisée dans la pensée métaconsciente et devient disponible pour le
travail de l'intuition. Lorsque l'analyste nomme le symbole inconscient, il le
transforme en symbole verbal à forme univoque (et doit se méfier de la résis-
tance incluse). Ce sont souvent les autres sens du symbole qui sont les plus
dissimulés. Ceci importe lorsque le sujet a trop de familiarité avec le monde
symbolique. L'analyste s'intéresse alors aux autres chaînes associatives.
Lorsque la représentation parvient à la conscience, son expression
verbale s'accompagne d'un affect vécu, rendu libre, et d'une imagerie en
partie désaffectée.
La frustration incluse dans la cure conduit à la parole, dans le sens
que toute pensée et toute parole sont défenses contre la perte objectale.
Bien d'autres mécanismes connus s'y ajoutent. Mais la frustration ne doit
pas dépasser le niveau supportable ni l'analyste oublier que l'expérience
vécue est aussi celle d'une nouvelle relation, qui a une autre forme.
La frustration de la parole évoque pour le sujet tous les moments où,
enfant, il était exclu du dialogue parental et où la réponse à son ques-
tionnement manquait. Que de mal et de subtilité dépense l'analysant pour
nous faire parler. Le lui montrer c'est bien, mais parler est aussi nécessaire
(ailleurs que dans le lieu désigné par l'attente du sujet).
Je ne reviendrai pas sur la question des identifications capitales, mais
encore une fois à la circulation des pensées. Le trouble de structure de
l'appareil psychique est aussi un trouble de pensée et je me rappelle
l'étonnement provoqué quand j'ai essayé de montrer que la perversion
était aussi un trouble de la pensée (dénégation de la représentation du père
et recherche de tout élément symbolique du type phallus anal maternel).
C'est avec la pensée métaconsciente intuitive que l'analyste opère.
Il intériorise sa propre pensée verbale et la rend disponible inconsciemment
à un travail associatif. C'est en ceci qu'il oublie tout pour tout se rappeler.
Dans l'attention flottante, il introjecte dans sa pensée métaconsciente le
discours du sujet et la mise à jour de son propre travail associatif contribue à
l'efficace de son interprétation. Seule la propre pensée métaprimaire de
l'analyste peut bloquer sa lecture ou fausser sa parole, qui veille à demeurer
au niveau de la séance.
Langage, pensée et structure psychique 301

Dans le cas du rêve du ballon (exemple donné), le désir d'enfantement


du sujet père n'était pas au niveau de la séance. C'est le travail sur la
castration qui était actuel et qui a été poursuivi.
La pensée métaconsciente de l'analyste est également « le lieu », comme
on dit, de son intégration métapsychologiqueet c'est cette métapsychologie
implicite qui intervient. Le savoir verbal non introduit dans son propre
inconscient ne peut pas agir sur le duo d'équilibristes que réalisent les
paroles vraies.
On peut dire des traumatismes ce que j'ai dit des souvenirs : ce sont des.
mondes fantasmatiques actuellement actifs qu'il s'agit d'élaborer. Le
traumatisme lui-même n'a pu prendre la valeur qu'on lui connaît que parce
qu'il symbolisait une relation vécue au moment où il s'est produit.
Il m'est parfois apparu qu'on ne donnait pas toujours son sens exact à
cette symbolisation : un homme qui perd sa situation fait le soir même un
rêve de castration. Cela ne veut pas dire qu'il est « en mal de castration »,
mais que l'image de castration est la forme inconsciente de sa représentation
del'agressionsubie. Bien entendu, il peut aussi y avoir réactivationdu conflit :
le stylo en or volé dans un rêve est aussi le stylo envié au père mais qui fait
obstacle, par son absence, à l'écriture d'un article.
On évitera de « mettre en idée » le symbole avant qu'il ne soit profondé-
ment revécu. L'interprétation précoce, avant toutes les associations, trans-
formele fantasme enune formulation verbale parfaitement isolée et enkystée.
L'analyste s'intéresse aux anomalies de la pensée, et du langage.
Elles traduisent souvent d'une façon vécue le trouble de la relation d'objet.
Ainsi cette femme qui tronçonnait son discours et ses associations, comme
elle tronçonnait (jusqu'à l'absence) ses liens affectifs avec les objets, et qui,
en le figurant dans un rêve, en prit spontanément conscience.
L'analyste introjecte les défenses dans le discours entendu. C'est au
moment où il sort de cette identification profonde qu'il interprète. Sa forme
d'activité change.
Par moment, il sort de sa tactique habituelle, au niveau de la suite du
discours, des séances, pour prendre des positions stratégiques qui nécessitent
une connaissance assimilée des organisations mentales (exemple : l'appui
homosexuel devant la terreur de dévoration d'une structure obsessionnelle).
Sur sa propre parole, nous ne ferons que rappeler qu'à côté de l'inter-
prétation classique, il multiplie les aides élaboratives et pour cela n'hésite
pas à introduire dans sa langue des éléments directement symboliques dans
une syntaxe « particulière ». Nous avons cité des exemples de ces inter-
prétations-interventions métaprimaires. En fait, il s'adresse aux différents
niveaux de pensée et parfois à l'un d'eux expressément.
302 Pierre Luquet

TABLE
Résumé du rapport

I - Perspectives
II - Mentalisations et métapsychologie
A - Ics et pensée primaire
B - Pcs et relation d'objet
1. Métaprimaire
2. Métaconscient

III - La conscience et la langue


A - CS — le système conscience
- La représentation
- La perception
B - La langue commune
C - La langue riche : le langage

IV - La pensée du rêve : le métaprimaire ensommeillé

V - Mentalisations, langue et cure


A - Le processus
B - La situation
C - Les paroles dans la cure
LE LANGAGE
DANS LA RENCONTRE
ENTRE L'ENFANT
ET LE PSYCHANALYSTE
par MICHEL ODY

PRÉSENTATION DU RAPPORT

Etre rapporteur à ce Congrès inscrit dans une temporalité particulière.


La présentation — un des trois temps de cette « valse » un peu spéciale,
puisqu'il y a aussi la réponse — la présentation, comme son nom l'indique,
précédera le corpus du rapport lors de la publication définitive. Or elle
vient ici devant vous en deuxième temps. On ne saurait dire que ce qui
sépare celui-ci du premier corresponde précisément à une latence, trop de
mouvements l'ayant agitée.
Cependant certains d'entre eux ont bénéficié d'un apport stimulant
dont la part revient à celles et à ceux qui m'ont fait l'amitié de leurs
réactions, de leurs réflexions, après lecture de mon texte. Qu'ils en soient
sans attendre remerciés.
Toujours est-il que la perspective de la présentation oblige à revoir
presque immédiatement un écrit qui, sinon, serait déjà pris dans, une sorte
de travail de deuil que chacun connaît à la suite de l'écriture d'un texte.
Anti-travail de deuil, coexcitation corrélative, bref tout semble réuni
pour tenter de maîtriser cet état entre les deux écueils que sont la redon-
dance et les justifications.
S'il n'est pas garanti que j'échapperai constamment à ces risques il reste
une solution, celle de prolonger les réflexions que vous avez lues tout en
retrouvant le processus que l'on peut dégager de ce rapport.

Le titre — Le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psycha-


nalyste — se voulait délibérément limitatif. Il inscrivait d'emblée dans la
praxis du psychanalyste la question un peu vertigineuse du langage dans
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
304 Michel Ody

son rapport avec la psychanalyse chez l'enfant. C'était, en ne restant pas


sur le seul plan de la théorie, mais en référant constamment celle-ci à la
pratique, c'était essayer d'éviter une rencontre — si je puis dire — une
rencontre par trop abstraite, souvent déjà faite — en France tout
particulièrement — entre psychanalyse et langage par le biais de la
linguistique.
Précautions risquant de se retourner contre celui qui les promeut,
puisque dans cette triangulation — langage, enfant, psychanalyse — les
termes arrangés, « le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psycha-
nalyste », pouvaient se transformer, et non moins transformer le rap-
porteur... en enfant, devant les aléas de la « rencontre » entre le langage
et la psychanalyse. P. Luquet était d'ailleurs là, avec son rapport général,
la somme de celui-ci concrétisant ceci pour renforcer la différence
« grand/petit »...
Ainsi, dès les premières lignes de l'introduction, ledit rapporteur
s'entourait de diverses citations de collègues éminents qui de la rencontre
entre langage et psychanalyse en avaient su quelque chose. L'un marquait
la butée du langage sur l'extra linguistique qu'est la pulsion (A. Green),
l'autre soulignait l'accord des psycholinguistes sur la difficulté d'établir une
théorie de l'évolution normale du langage (R. Diatkine). Un autre encore
articulait le corps au code dans le mouvement qui va du premier au
second (D. Anzieu).
Fort de ces accompagnements, je partais de mon expérience de psycha-
nalyste en général et de psychanalyste d'enfant en particulier pour rendre
compte de situations les plus variées possibles où serait progressivement
interrogé le processus psychanalytique chez l'enfant, cette dernière occur-
rence n'était pas celle la plus fréquente dans la rencontre entre l'enfant
et le psychanalyste1. C'était de toute manière partir de la clinique, et pour
notre propos questionner le rôle médiateur du langage dans celle-ci.
Chaque cas que nous avons pris pour illustration a ainsi coloré de sa façon
singulière ce qui s'y est inscrit dans le langage. Celui-ci ne pouvait dès lors
devenir objet abstrait voire transcendental.
C'était aussi exposer de cette pratique des consultations dynamiques de
conjoncture et de longitudinalité variées et variables, celles contenues dans
la première partie du rapport. Leur nombre et leur variété sont tels dans la
pratique quotidienne, comparativement aux psychothérapies et aux analyses
finalement possibles, que cela s'est sans doute trop ressenti dans le rapport

1. Cette question de la spécificité de la psychanalyse avant


et pendant un processus psy-
chanalytique possible est relevée par M. Utrilla dans sa communication.
Présentation du rapport 305

en regard de son sujet proprement dit, même si nous avons voulu celui-ci
constamment présent à notre propos, et la théorie présente dans le filigrane
de nos illustrations.
Toujours est-il que toutes ces situations de rencontre mobilisent au
niveau de ce médiateur qu'est le langage, mobilisent la représentance (pour
reprendre le terme de A. Green) et plus particulièrement, pour ce qui
concerne le psychanalyste, ce qui s'y engage dans l'interprétation, donc ce
qui s'y engage du sens voire des sens. Nous y reviendrons.
Si l'asymétrie de fonctionnement existe entre un analyste et son
patient, lorsque ce dernier est un enfant elle se trouve renforcée par le fait
que celui-ci mobilise dans la rencontre un appareil psychique en cours
d'évolution.
En particulier, si l'expression langagière chez l'enfant est scandée
par la figurabilité et même le comportement, il faut d'emblée souligner
que l'organisation de son Surmoi introduit une mutation dans son accession
au code, et ce dans une histoire où le Surmoi a ses « origines dans
l'entendu ». Dans cet entendu prend place le processus des deux temps du
message de la castration.
C'est bien l'organisation progressive de tout ce mouvement, dans sa
potentialité même, qui va solliciter l'analyste devant les expressions pul-
sionnelles de l'enfant, quel que soit le niveau de celles-ci; sollicitations qui,
chez l'analyste, vont se traduire dans sa propre représentance. Celle-ci
trouvera certes sa limitation par le code et ses signes, mais aussi sa réso-
nance avec ce qu'il est convenu d'appeler l'ordre symbolique.
Dans cette complexité, et peut-être plus particulièrement chez l'enfant
— puisqu'il y a aussi rencontre avec ses parents — se pose la question de
ce qui de leur discours renvoie à leur désir inconscient pour cet enfant,
désir vectorisé par ce qui dépend de leur propre histoire. Ce désir renvoie
à son tour aux motions érotiques, mais aussi narcissiques que cet enfant-là
mobilise chez les parents, à ce moment non moins là de leur évolution
personnelle.'
Ce qui se cristallise de ces motions dans le langage des parents et qui
se traduit de façon d'ailleurs non linéaire, il faut le souligner, dans celui de
l'enfant, peut être isolé par la notion du signifiant.
C'est un terme qui certes a fait couler beaucoup d'encre, et il ne s'agira
pas ici de rediscuter la question du signifiant à partir de ce que Lacan en
introduisit qui dépassait l'objet linguistique défini par: de Saussure à
propos du signe pour rendre cette notion pertinente pour la psychanalyse.
Cependant elle peut nous aider, dans les limites que nous avons évoquées,
à mieux préciser ce qui, après que nous ayons mis l'accent dans notre
306 Michel Ody

rapport sur ce qui va du corps au code, se complète en une circulation en


fait dialectique dans ce qui va du code au corps. Nous verrons d'ailleurs
que certains exemples donnés dans le rapport peuvent être lus dans ce sens.
Mettre cette fois l'accent sur cet aspect de la question n'implique donc pas
qu'il faille entendre le code au sens unique de la structure de la langue, ni
même de référer d'abord ce qui du groupe humain s'exprime en un ordre
symbolique dans et par le langage au niveau de signifiants. C'est définir
dans leur liaison, certes avec ces derniers, leur expression individuelle pour
un sujet dans sa rencontre avec l'analyste.
Retenons cependant que le code, d'une manière plus générale, participe
à ce qui — comme le propose D. Braunschweig — divise la représentance
en corps fonctionnel, c'est-à-dire à ce qui renvoie à la conservation et au
sens unique, et en corps érotique, c'est-à-dire à ce qui renvoie cette fois
à l'hallucination du désir et au double sens. Nous reviendrons plus tard à la
question du double sens.
Le problème est de taille dans la rencontre avec l'analyste d'inférer de
ce qui des mots qui viennent du patient dans cette rencontre, d'inférer
de ce qui d'entre eux surgissent comme signifiants du désir inconscient
des parents.
Cette « vérité » du signifiant comme preuve peut prendre allure
transcendentale dans cette reconstruction. Elle pose en outre le problème
de ce qui peut s'en différencier dans ce qui s'exprime de nouveau par la
rencontre avec un analyste donc de ce qui s'y crée. Ici des signifiants
qui se manifestent dans la dynamique transfert/contre-transfert vont se
dégager ce qui prendra valeur de représentation de mot, c'est-à-dire où se
restitue la dynamique pulsionnelle propre au sujet.
A ce point de vue, le fait qu'un psychanalyste d'enfants soit amené à
rencontrer les parents le place assez souvent dans des conjonctures où il est
saisi par ce qui circule entre le psychisme des parents et celui de l'enfant.
Un exemple relativement simple est celui de Samuel, cet enfant dontje
parle au début de mon rapport (p. 327-329). Mme B. disait avoir fait « une
croix » sur un passé marqué par la perte de sa mère, deuil toujours très
agissant. Elle avait décidé que ses enfants n'auraient pas les mêmes pro-
blèmes qu'elle, seule qu'elle était dans sa fratrie à avoir été confiée à une
tante après la mort de sa mère.
Or la première chose que son fils dessina, lui qui n'avait rien entendu
de ce qu'on vient de rappeler, ce fut de figurer une église avec une croix,
croix qu'il fit disparaître dans une girouette rendue d'ailleurs sans direction
possible. Progressivement l'identificationde cet enfant à sa mère dans le deuil
non résolu de celle-ci fit place à des mouvements pulsionnels, tel celui où il
Présentation du rapport 307

figura un personnage féminin cloué au sol, interdit de monter au ciel en


quelque sorte.
La circulation signifiante dans ces conjonctures parent-enfant peut se
manifester d'emblée dans les mouvements contre-transférentiels de l'ana-
lyste. Tel en est le cas à propos de Jeanne (p. 336-339), cette enfant pré-
psychotique qui frappait par l'évocation verbale d'un « gentil lion » et
d'un « gentil loup » dans son contact inaugural avec l'étranger que j'étais.
En effet, avant même de la rencontrer, l'entretien que la mère avait eu
avec l'assistante sociale m'avait fait me représenter ses parents par une
association à connotation culturelle : parents néo-rousseauistes. Cette
participation contre-transférentielle, qui mobilisait en moi identification
hystérique et contre-identification narcissique par le biais de cette « ren-
contre » avec l'ordre symbolique dont cette association de type culturel
témoignait, cette participation contre-transférentielle trouva ainsi son
complément dans la négation chez l'enfant de tout mouvement agressif,
négation exprimée par la « bonté de la nature » en quelque sorte.
C'est le travail à ce niveau qui tant avec la mère qu'avec l'enfant
aboutit, entre autres, à ce que la mère me dise plus tard que Jeanne parlait
maintenant du « méchant loup ». Ici s'amorce ce que nous évoquions
ci-dessus à savoir ce qui des signifiants du désir parental, traduits de
façon contre-identificatoire dans le contre-transfert de l'analyste par le
discours culturel, ce qui de ces signifiants s'en dégage chez l'enfant, pour
advenir en tant que représentation de mot (le méchant loup), donc appar-
tenant cette fois en propre au sujet, après cette rencontre avec le tiers.
Cet exemple illustre aussi ce que nous voulions dire en complétant
par ce qui va du code au corps ce qui allait du corps au code dans une dia-
lectique en fait permanente2. C'est dire encore que pour qu'un mouvement
advienne dans la rencontre il est nécessaire que se cristallisent en l'analyste
des pensées verbales (y compris culturelles). Celles-ci sont issues de tout
le travail que P. Luquet a illustré dans son rapport, du primaire au cons-
cient en passant par les deux niveaux du préconscient, ceux qu'il, nomme
le métaprimaire et le métaconscient, « analogons » du rêve et de l'élabora-
tion secondaire de celui-ci. Ce ne peut être que lorsque ces pensées verbales
font issue en l'analyste que prendront place des signifiants à la mesure des
exemples que nous venons de donner et que pourra s'élaborer ce qui du code
ainsi traduit pourra être organisateur pour le corps.
Ce n'est probablement pas par hasard que dans les exemples cliniques

2. Circulation dans les deux sens écrit R. Menahem dans sa communication. Le nom
recrée la chose disait P. Luquet dans sa présentation.
308 Michel Ody

choisis les signifiants du désir parental ont porté sur ce qui barrait l'accès
pour l'enfant à son être sujet de ses pulsions. Et c'est peut-être trop vouloir
trancher entre signifiants de cet ordre et représentation de mot comme seule
porteuse du désir du sujet3. A vrai dire les analyses d'adultes nous montrent
Pindissociabilité qui peut exister entre ce qui renvoie aux signifiants énig-
matiques, pour reprendre l'expression de J. Laplanche, et ce qui s'y
investit du sujet lui-même par ses représentantions. Mais il n'y a proba-
blement pas plus de hasard à parler alors d'adulte pour ce faire. Et
c'est bien la question du temps de l'enfant qui est en jeu. Car celui
qui organise sa névrose infantile — au sens que S. Lebovici lui donne —
ce n'est pas d'abord cet enfant que nous voyons, peut-être plus tard, dans
cet adulte que nous évoquions.
Prenons l'exemple d'une séance d'une patiente que je reçois une fois par
semaine en face à face. Elle vient de reprendre ses séances interrompues par
elle pendant une année, temps marqué par une autre rupture, celle de son
divorce demandé par son mari. Elle commence par me dire qu'elle n'a
vraiment rien à me dire aujourd'hui. Après un moment de silence elle me
fait part de son sentiment de solitude qu'elle lie au fait que ses enfants
sont en vacances pour huit jours. Elle va aller chez une amie à X...
Sinon elle aurait bien été n'importe où. Silence. N'importe où ? : « Je ne
sais pas... Caracas » (sur l'air du n'importe quoi). Silence. Que lui évoque
Caracas? Rien de spécial, puis : « C'est le mot. » Mais encore? : « Des
...
perles »... Et les perles?... — « Rien... ah, si! vous allez être content,
...
j'ai refusé à 18 ans un collier de perles que mes parents voulaient m'offrir,
ma soeur aînée en avait déjà un. » Suivent des considérations tendant à
marquer son désir de se différencier de sa soeur.
A nouveau elle ne voit plus rien à dire. Puis, comme si ce mouvement
élaboratif à partir du mot, du signifiant Caracas avait valeur potentiali-
sante, elle reprend la parole : « Je repense à la dernière séance. Je me
souviens de la fin : ballonner pour ballotter (dans un contexte où à la suite
de son divorce elle se sentait ballottée). » Elle poursuit : « Ballonner...
ballon... évidemment! l'enfant. C'était le plus simple à trouver... vous
êtes content! »
Moi : « Pour la deuxième fois, donc, perles et ballon seraient unis par
la même rondeur? »
Elle : « Le collier... je ne vois pas le rapport (sic)... Vous le voyez,
vous?... un collier de perles... »

3. Les signifiants sont « habités de manière variable » comme le note Nicole Carels dans
sa communication.
Présentation du rapport 309

Moi : « A 18 ans. » Elle : « A 18 ans? »


Moi : « On n'est plus une enfant à 18 ans. »
Elle : « Oui, un collier pour séduire... Bon! ballonnée... un enfant...
après s'être envoyée en l'air. »
Moi : « Avec un collier pour séduire. » Silence.
Elle : « Je pense qu'après mon refus j'ai eu un autre collier... et c'est
mon père seul qui l'a choisi. »
Un peu étonnée par l'évidence qu'elle tente de contourner par des
considérations culturelles sur le complexe d'OEdipe, elle pense à la différence
qu'il y avait entre son père et sa mère par rapport à elle. On pourrait
dire en effet : selon le complexe d'OEdipe positif puisque ce père était
autant qualifié positivement que sa mère l'était négativement. Exemple
parmi d'autres dans la séance : à 10 ans, comme cadeau d'anniversaire
elle ne demandait « rien d'autre » que d'aller seule au cinéma avec son père.
Les conflits avec sa mère étaient très fréquents durant toute son
adolescence, mère qui fit une embolie et qui, selon ma patiente, en rendit sa
fille responsable. Elle situe son père du côté de la vie, bon vivant, sa
mère du côté de la mort, morbide, courant les hôpitaux, aussi bien pour
les autres.
« Dans les crises que je faisais, me dit-elle, ma mère me jetait un verre
d'eau à la figure... »
Moi : « Cette fois le verre est du côté de votre mère, et c'est un verre
d'eau. » Cette patiente est venue me consulter pour un alcoolisme modéré. Je
poursuis : « Alors que jusque-là c'était le côté bon vivant de votre père
qui était seul en jeu. »
Elle : « Ah!... vous croyez vraiment que ça vient d'aussi loin? »
Est-ce à dire que l'ensemble du matériel de cette séance épuise la
question du sens en regard du signifiant Caracas? Certes pas. Car en
celui-ci peut être retrouvé, et la connotation transférentielle impliquée par
la séparation des vacances, et celle véhiculée par les objets latino-
américains qui sont dans mon bureau, et le métier du père ayant eu à voir
avec les longues distances, et encore probablement ce qui, au niveau des
sensations impliquées par la sonorité du mot, renvoie à celles avec la mère,
le code sollicitant ainsi le corps par perles interposées.
Nous l'évoquions déjà, ce n'est pas dû au hasard si pour illustrer
notre popos nous avons choisi une séance d'adulte puisque le médiateur
essentiel en est le langage. Certains auteurs ont exemplarisé de ce qui
circule ainsi du code au corps, que l'on pense à R. Major4 dans son travail

4. R. Major, L'économie de la représentation, RFP, XXXIII, 1, 1969.


310 Michel Ody

sur l'économie de la représentation en 1969, ou S. Leclaire5 dans Psycha-


nalyser à propos du « rêve à la licorne » en particulier.
Le premier explore différentes conjonctures cliniques dans lesquelles
s'expriment les avatars des liens symboliques unissant représentations
de mots et représentations de choses. Il rappelle ce que Freud soulignait du
rôle de l'image acoustique, dérivée de perceptions, dans le surinvestis-
sement de la représentation de chose par la représentation de mot.
Retenons ce seul exemple où une patiente se sentait prise au piège dans
sa cure et qui par son comportement dans la vie quotidienne sollicitait
le mot « harassée » chez son analyste. Celui-ci fut amené, à la première
occasion où la patiente se plaignit à nouveau de se sentir prise au piège,
à ajouter : « à rats ». Dès lors un souvenir refoulé apparut, celui de son cama-
rade de jeux, d'un an son aîné, qui l'appelait « mon petit rat », camarade qui
fut un enjeu identificatoire dans la conflictualité liée à la différence des sexes.
S. Leclaire, quant à lui, montre que le langage, par ce qu'il nomme
l'inscription de la lettre au niveau du corps érogène, le langage portera à la
fois ce qui a valeur sexuelle projetée par un autre sur le lieu de la satis-
faction (p. 71), ce qui a fonction refoulante (p. 76), ce qui est le seul terme
restant marqué du vide du plaisir (p. 128). L'exemple du rêve à la licorne
lui permet de montrer qu'une formule enfantine du patient (Poordjeli)
renvoyait à de multiples représentations. Elle contenait, condensait tout
autant : l'identité du patient, les paroles des autres à son sujet, que ses
propres investissements. Elle était une formule littérale qui affectait la
représentation de sa valeur singulière, autant sinon plus, ajoutait S. Leclaire,
que la représentation « Corps de Lili » par exemple — c'est-à-dire une
des représentations à laquelle renvoyait la formule enfantine Poordjeli
autant sinon plus que cette représentation « corps de Lili » n'investissait
après coup la jaculation secrète en lui donnant un sens.
C'est donc souligner, par ce « autant sinon plus », que la formule litté-
rale ainsi constituée a pouvoir d'affect en quelque sorte, un code qui a
pouvoir de corps.

Et l'enfant dans tout cela? C'est ici que nous devons en revenir à ce
que nous avons écrit dans notre texte préparatoire et qui avait comme axe de
réflexion la pratique de la rencontre entre quel langage par l'enfant et
quel langage pour l'enfant.
A se placer du point de vue que nous venons de parcourir, la difficulté
est grande avec l'enfant que de se situer au seul niveau du langage. Celui-ci

5. S. Leclaire, Psychanalyser, Paris, Seuil, 1968.


Présentation du rapport 311

est en cours de constitution et scandé par le biphasisme de la sexualité


humaine. Les processus associatifs qui le parcourent sont marqués par le
polymorphisme de la représentance. Il ne saurait donc être question avec
l'enfant d'aboutir à des séquences telles que nous venons de les illustrer
à propos de l'adulte. Il faut que le biphasisme soit traversé pour que le code
se fasse ainsi corps.
L'analyste d'enfant se trouve ainsi devant la situation apparemment
paradoxale d'être aussi éloigné que possible des conditions de la cure
type et pourtant d'avoir à la garder comme référente. C'est seul ce qui
oeuvre en son propre psychisme d'adulte et tout particulièrement au niveau
de son préconscient qui en fera l'articulation et non le paradoxe. Le
matériel de l'enfant s'il ne se déroule en associations libres le fait en asso-
ciativité, le polymorphisme de celle-ci donne à se figurer
— figurations
d'actions comprises — et à se mettre en mots chez l'analyste, condition
pour ses propres associations, de son travail de mise en relation, de son
travail de pensée.
Ce qui s'en transmet auprès de l'enfant l'est en un langage au plus
proche des mots de celui-ci, et non immédiatement dans celui du sens que
l'analyste a pu déduire du processus. C'est le travail de mise en place
des termes intermédiaires du préconscient selon l'expression de Freud6,
qui peut conduire aux sens inconscients, aux fantasmes inconscients qui
donnent une cohérence à l'ensemble. Le sens peut ainsi surgir du pro-
cessus comme nous l'illustrions à propos de Jean, où à la suite de mon
intervention (p. 324) l'enfant changea soudainement de registre et dessina
sous la mer un homme pieuvre à côté d'une machine à laver. Il donnait
ainsi le sens d'une scène primitive particulière à son symptôme phobique
non moins particulier concernant la machine à laver.
Mais chez l'enfant cette mise en place des termes intermédiaires a aussi
la fonction .refoulante du préconscient que remarquait A. Baudoin dans
son rapport récent. Cette mise en place favorise l'organisation du refou-
lement inhérente à l'évolution du psychisme enfantin. Notons d'ailleurs
que la mise en mots, de par le déplacement qu'elle implique en regard de
la condensation favorisée par la figurabilité, est complémentaire à ceci.
Tout cela nous a fait dire qu'une visée interprétative portant sur un fan-
tasme inconscient initialement mis en évidence, peut de par cette consti-
tution de refoulement (réussi dirait S. Decobert), cette visée interprétative
initiale peut devenir caduque. Le fantasme inconscient peut ainsi se
transformer, à la mesure de ce que Freud notait de l'influence du pré-

6. S. Freud, Le Moi et le Ça, op. cit., p. 233.


312 Michel Ody

conscient sur l'inconscient7. Les issues identificatoires et de sublimation


participent à ce mouvement.
Dans celui-ci prennent place des interprétations qui ont une valeur sym-
bolique ou métaphorique, pour les différencier de celles qui portent sur
des contenus inconscients. Ces interprétations symboliques consistent, en
restant au niveau même des mots et des figurations, voire des comporte-
ments de l'enfant, non d'en interpréter le contenu, mais de relier — la mise
en relation — ces éléments entre eux, que ces liens soient de rapprochement,
d'opposition, de renversements, etc.
Ce type d'interprétation se rapproche plus de l'interprétation méta-
primaire dont parle P. Luquet à la fin de son rapport — y compris dans
son jeu avec le métaconscient — s'en rapproche plus que de ce qu'il définit
comme interprétation symbolique8. Ici, comme il l'est souvent voire clas-
siquement entendu, l'interprétation symbolique à laquelle se réfère P. Luquet
consiste à interpréter le symbole, ce qui est généralement critiqué et
réducteur comme P. Luquet le relève lui-même d'ailleurs.
Dans ce à quoi je me réfère, il n'est pas question d'interpréter le symbole,
c'est l'interprétation elle-même qui est symbolique, « qui constitue un
symbole, repose sur des symboles » pour reprendre ce que le Robert
exprime pour cet adjectif.
C'est d'une certaine manière retrouver tout simplement ce qui est
présent depuis les origines de la parole, à savoir que celle-ci peut avoir
dans certaines circonstances de la vie quotidienne, valeur interprétative
pour celui qui la reçoit. Ceci en tout préconscient, inconscient au sens
descriptif du terme comme le dirait Freud9. Que ceci circule entre deux
sujets dont l'un est analyste, voici qui marque une rupture à la mesure
de celle qu'introduisit Freud à propos de l'interprétation des rêves. Ainsi,
l'interprétation symbolique devient médiatisante, ni sauvage ni oraculaire.
Lorsque Daniel, cet enfant énurétique dont je parle dans le rapport
(p. 363), se rend compte dans une séance que l'affiche de sa classe qu'il a
reproduite en dessin pour une fête de son école — et qui représente une
cascade — lorsqu'il se rend compte que cette affiche n'a pas été choisie
au hasard, je commente ce choix, alors reconnu par lui, comme celui
d'une « grande masse liquide qui coule ». Daniel réagit à cette interprétation
symbolique, ou métaphorique, par une association concernant son symp-
tôme énurétique. Je ne crois pas qu'il aurait été utile de lui interpréter

7. S. Freud, L'inconscient, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.


8. A. Gibeault, D. Bouhsira et L. Danon-Boileau, dans leur communication, confirment
ce rapprochement avec le métaprimaire.
9. S. Freud, Le Moi et le Ça, op. cit., p. 225-226.
Présentation du rapport 313

ce contenu directement. Le terme intermédiaire que je lui proposais


respectait l'alternative potentielle entre une réaction défensive et un
mouvement progrédient. C'est ce dernier qui s'est ici exprimé comme
l'indique le matériel donné dans mon texte.
Nous ne multiplierons pas les exemples qu'on peut d'ailleurs retrouver
ici et là dans le cours du rapport. Remarquons seulement, dans cette
lignée, que la technique psychodramatique permet, comme support de lan-
gage, un certain jeu, si je puis dire, par rapport à ce qui peut être dit à
l'enfant, et ce de par la distance qu'implique le rôle.
Mona par exemple (p. 332) m'empêche, par un soldat de la boîte de
jouets, de m'intégrer à un groupe d'hommes alors que je joue le rôle
d'une petite fille. Elle va réagir de façon tout à fait intéressante lorsque
je lui dis que « je ne suis pas contente, je veux être un monsieur comme
vous ». Elle va mobiliser son envie du pénis par la prise d'un crocodile
dont elle va faire mine qu'il morde les femmes qui assistent à ma consultation.
Arrivée à un homme elle lui donne avec l'animal une petite tape au niveau
des organes génitaux. Comme surprise par son geste, elle réintègre le cadre du
jeu en enfermant le crocodile dans un enclos. Tout ce mouvement est en
même temps indissociable de ce que je savais avant de voir cette petite fille,
au sens où elle avait à faire avec la déception parentale de ne pas avoir été le
garçon attendu, et ceci pour des raisons remontant à la troisième génération.

Arrivés à ce point de notre présentation il nous faut prendre quelque recul


par rapport à notre sujet. Les considérations que nous avons développées
jusqu'ici, nous les avons émaillées de quelques rappels cliniques parmi ceux
qui ont illustré notre travail. Ils nous confirment que chaque cas est parti-
culier en lui-même. Il oblige à la particularité, à l'originalité de ce qui
pour cet enfant-là s'inscrit dans le langage par une rencontre avec cet
analyste-là, dans l'asymétrie de leurs fonctionnements psychiques.
Un cadre est à construire dans cette rencontre, cadre qui borne et donne
les conditions pour que les mouvements qui y circulent puissent se
cristalliser en mots. De ce cadre nous avons dit qu'une condition essen-
tielle de sa promotion est un travail avec les parents, travail qui peut
prendre beaucoup de temps avant que ces parents ne saisissent person-
nellement pourquoi une psychothérapie ou une analyse puisse être utile pour
leur enfant. Nous avons dit que ceci permettait ainsi de ne pas être trop
sollicité à assurer des conduites telles que l'établissement d'une alliance
thérapeutique, laquelle s'adresse en fait au Moi, ou d'interpréter préco-
cement, au sens des interprétations profondes. Les conditions du cadre
que nous évoquions permettent de prendre le temps de cette mise en place
314 Michel Ody

des termes intermédiaires du préconscient dans ce qui s'en manifeste aussi


au niveau des associations de l'analyste.
Celui-ci y intègre celles concernant ce que M. Fain nommait « l'histoire
à la maison », histoire qui s'articule aux pensées latentes de l'enfant,
pensées que l'analyste doit d'autant plus solliciter que le premier ne les
communiquepas volontiersdans le cours de ses associations. Et ceci d'autant
plus que les activités figuratives de l'enfant — dessin ou jeu — nous
mettent au plus près de son organisation fantasmatique inconsciente. La
tentation se ferait ainsi, pour l'analyste, d'en rester à ce seul niveau, ce qui
risque alors de « court-circuiter » l'histoire de l'enfant, l'histoire qui
plus est se faisant pour celui-ci.
Plus précisément encore, on peut relever, que ce soit au cours de la
cure d'un enfant, ou en comparant tel enfant à tel autre, on peut relever
que lorsque cet enfant s'exprime davantage par la parole que par l'activité
figurative, il est plus facile de mobiliser, de solliciter ses pensées latentes, de
même topique, ici préconsciente, que la mise en mots qui est déjà en
cours. Ceci peut être opposé à l'activité figurative prévalente chez un autre
enfant, qui si elle implique certes le préconscient, le fait à un niveau
plus profond. P. Luquet d'ailleurs distingue dans sa théorisation deux
niveaux du préconscient. Ce niveau figuratif peut séduire l'analyste, mais
l'éloigne de la mise en évidence des pensées latentes de l'enfant et donne
la tentation au premier d'intervenir ou d'interpréter directement le fan-
tasme inconscient, et donc de faire l'économie de la mise en place des
termes intermédiaires que nous évoquions.

C'est dans le cadre et dans le processus dont nous parlions que s'inscrit
ce que nous avons estimé être une référence essentielle à notre propos sur le
langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste, à savoir
l'organisation du double sens des mots chez l'enfant.
Elle nous oblige au modèle, car on sait trop ce qui l'obère dans la variété
des situations que nous rencontrons tant dans les divers registres de la
psychopathologie, qu'avec ces enfants de la latence qui en ont l'âge mais
qui n'y sont pas entrés. Et pourtant, c'est bien l'écart entre le modèle
et ce qui fonctionne chez cet enfant-là, c'est cet écart qui doit rester en
tension chez l'analyste même, au risque qu'à le réduire se perpétue une
homéostasie de fonctionnement chez l'enfant, menaçante pour son évo-
lution10. Il ne s'agirait plus dès lors d'une histoire du changement qui se
ferait, mais seule une répétition de l'identique.
10. Ecart qui participe à la « mise en tension de la signifiance » pour reprendrel'expression
d'A. Jeanneau dans sa communication.
Présentation du rapport 315

Si nous en revenons au modèle, l'histoire du double sens passera par


plusieurs étapes indissociables des temps organisateurs du psychisme
lui-même. Avant la constitution du Surmoi post-oedipien, la représentation
de mot reste encore dépendante du processus animique de la représentance,
où prédomine le tout pulsionnel de la suite du narcissisme primaire.
Autrement dit, le mot, dans sa représentation, est investi au même titre que
n'importe quel représentant pulsionnel, et entre dans la concaténation de
l'investissement. Celui-ci lie aussi bien ce qui est du dedans que du dehors,
ce qui est moteur, figuratif, etc. En même temps des mouvements de deuil
scandent ce processus, donnant le statut de représentations de choses et de
mots aux représentations animiques11. La symbolisation s'articule à ces
mouvements scandés par des temps d'équivalents de deuil, le symbole
comme « notation différée d'objets in abstentia » ainsi que l'écrit C. Hagège
dans L'homme de paroles12.
Le deuxième temps de la castration et l'instauration du Surmoi pro-
meuvent une transformationde la représentationanimique, dans ses rapports
aux représentations de choses et de mots, de façon plus radicale. L'ensemble
de ce processus introduit aux contre-investissements internes, aux forma-
tions réactionnelles de la période de latence, au sens unique des mots. Les
topiques psychiques se différencient chez l'enfant, et en particulier, pour
ce qui concerne le langage, le préconscient prend ainsi sa valeur refoulante,
au sens du refoulement secondaire.
Ainsi, en même temps que se dégagent de la représentation animique
représentation de chose et de mot, la face contre-investissante de ce dernier
est promue lors de la période de latence. Cette promotion du sens unique,
si elle n'est pas linéaire — allo- et auto-érotisme ne sont pas absents de la
période de latence — cette promotion a des enjeux économiques suffi-
samment importants pour que le fait de sensibiliser l'enfant au double sens
se heurte à la résistance. Cette résistance a valeur de barrage désexualisant
contre ce que l'analyste tend en fait à resexualiser.
Nous en avons donné un exemple avec Daniel (p. 359) à propos du
surgissement du mot « pissenlit » dans le discours de cet enfant énurétique.
L'élaboration d'une telle conjoncture a pu mettre en évidence, dans
l'après coup du « durcharbeiten », que Daniel n'avait pu vivre mon inter-

11. M. Ody, Travail de deuil, représentation animique, représentation de chose, RFP,


XLIX, 3, 1985.
12. C. Hagège, L'homme de paroles, Paris, Fayard, 1985. A. Gibeault avec D. Bouhsira
et L. Danon-Boileau soulignent bien à propos de Luisa que l'accès à la symbolisation et au
langage est le résultat d'un travail de deuil. Nous avions eu un échange à ce sujet lors du Col-
loque de Deauville sur la représentation (voir n. 11).
316 Michel Ody

vention que comme le plaçant en tant qu'objet de comique dans le transfert,


situation inhérente à la différence grand/petit qui nous opposait13.
Le temps de la puberté et de l'adolescence, enfin, réanime la face
pulsionnelle de la représentation de mot, et c'est bien sous condition
de ce qui a pu se constituer, s'assurer du refoulement et du contre-
investissement, qui évitera que la force pulsionnelle de cette période ne se
dégrade en excitation disruptive, ne laissant comme ressource ultime que la
déliaison, jusqu'au fractionnement psychotique.
Ainsi cette évolution de l'organisation du double sens chez l'enfant est
indissociable de celle de cet autre modèle qui est la névrose infantile au
sens que S. Lebovici lui a donné dans son rapport de 1979. La constitution
de celle-ci exige du temps, des temps pour ce faire, comme ce qui complé-
mentairement pourra advenir en tant que névrose de transfert, laquelle ne
saurait prendre sa définition en tant que telle avant l'adolescence.
C'est ce qui nous a mené à l'illustration comparative, quelles que
soient en même temps les limites de cette comparaison, entre la cure de
Daniel, l'enfant énurétique, et celle de Georges (p. 363), adulte qui avait
développé une névrose obsessionnelle. C'est aussi ce qui nous a fait
penser que la cure de l'enfant n'a d'autre finalité que celle de relancer un
développement14.
L'entrelac de ces divers registres que nous venons de parcourir
implique donc que la mise en mots de l'analyste n'aura pas la même portée
selon le temps du développementde l'enfant auquel elle s'adresse, et selon
l'état de son fonctionnement mental à ce temps. L'exercice associatif
auquel l'analyste est ainsi confronté le place devant le risque de réduire à
zéro l'écart, la mise en tension entre son appareil psychique et celui de
l'enfant comme nous le disions plus haut. Cet exercice est celui du maintien
de la disponibilité de l'analyste à fonctionner au niveau de l'enfant, tout
en ne laissant pas détruire en soi ce qui est sur la potentialité du trajet
névrotique que nous évoquions, et de laisser ainsi ouverte l'histoire du
développementde l'enfant. Nous avons illustré une conjoncture de ce type
avec Guy (p. 355) ce garçon dysharmonique évolutif, à partir d'une histoire
de petits traits graphiques se déroulant entre nous.

13. L. de Urtubey, dans sa communication qui traite du polyglottisme et du polylinguisme


dans la cure — problème travaillé aussi par nos collègues italiens — L. de Urtubey confirme
le risque pour le sujet, devant l'interprétation du double sens, de se vivre comme objet de
comique dans le transfert.
14. Pearl Lombard nous donne l'occasion d'apprécier la différence du processus entre
enfant et adulte à propos du mot « gigolet » surgissant dans le discours de sa patiente, ainsi
qu'elle nous l'expose dans sa communication.
Présentation du rapport 317

Au terme de cette présentation qui a voulu centrer la question du


langage chez l'enfant au niveau de la rencontre entre ce dernier et le
psychanalyste, nous avons constaté à chaque moment que l'échange qui
se déroule entre ces deux protagonistes oblige au rapport du langage de
l'enfant avec celui de l'interprétation de l'analyste, donc oblige au sens.
C'est certes tenir un langage de l'évidence, si je puis dire. Il n'est cependant
pas inintéressant de remarquer que trois livres récents portent tous le
mot sens dans leur titre : La métapsychologie du sens de D. Widlöcher16,
Un interprète en quête de sens de P. Aulagnier16. S. Viderman17 quant à lui,
d'entrée de son livre Le disséminaire, nous indique qu'il avait été tenté
de donner le titre Sens à son ouvrage.
Toujours est-il que, dans la rencontre, cette marche vers le sens pose
constamment la question de son unicité ou de sa pluralité, et ce à chaque
étape du processus. Il ne saurait s'agir d'une marche forcée.
Si l'on schématise, deux modalités de travail vers le sens peuvent
s'opposer. Celle qui tend à mettre en évidence des contenus et leurs rela-
tions, contenus à découvrir voire à construire par rapport à une antériorité
à la mesure du travail archéologique; l'autre modalité est celle — et
S. Viderman l'illustre dans toute son ampleur — du maintien de la poten-
tialité germinative du sens, plus encore que de sa pluralité comme il l'écrit.
Ici un sens, dans la polysémie, n'advient que parce qu'il est énoncé dans
l'espace de la rencontre18.

Arrivés à ce point nous devons suspendre nos réflexions, car ce serait


déjà vouloir relancer un débat dont un temps stimulant fut celui des dis-
cussions qui suivirent la parution de La construction de l'espace analytique19.
Notre propos est plus modeste. A marquer ainsi les enjeux, qu'on
espérera toujours « en-jeux », nous voulions souligner qu'ils se retrouvent
entièrement avec l'enfant, mais avec deux particularités : l'analyste peut
être sollicité, proportionnellement au degré d'expression figurative de
l'enfant, à aller vers le ou les sens supposés les plus profonds ou proches des
origines; il peut aussi, à la limite, réserver tout dire sur le sens auprès de
l'enfant, tant celui-ci est un être de devenir, ce qui augmente cette poten-
tialité germinative du sens dont parle S. Viderman.
Pour rester entre ces deux situations, qui peuvent d'ailleurs partager

15. S. Widlöcher, La métapsychologie du sens, Paris, PUF, 1986.


16. P. Aulagnier, Un interprète en quête de sens, Paris, Ramsay, 1986.
17. S. Viderman, Le disséminaire, Paris, PUF, 1987.
18. J. Frismand illustre cette question, dans sa communication, dans un contexte de
bilinguisme.
19. S. Viderman, La construction de l'espace analytique, Paris, Denoël, 1970.
318 Michel Ody

un même analyste, et pas seulement les analystes entre eux, il nous est
apparu tout au long de ce travail que nous vous présentons aujourd'hui,
que la résultante préconsciente de la rencontre entre ce qui oeuvre dans
l'appareil psychique se constituant de l'enfant et celui constitué, mais en
même temps mobile de l'analyste, il nous est apparu que cette résultante
préconsciente est le terreau sur lequel l'échange verbal entre l'enfant et
l'analyste pourra, et introduire aux sens sans être pris dans l'alternative
du vrai et du faux, et laisser ouverte la possibilité qu'adviennent d'autres
sens.
Cette possibilité est d'autant plus importante que l'enfant est justement
dans l'ouverture de son développement, de son devenir. Son histoire se fait,
aussi, avec l'analyste. Il ne faut rien fermer.
L'ouverture à la polysémie est aussi enrichissement progressif et non
« réduction des possibles » pour reprendre l'expression d'Henri Atlan
dans son dernier livre A tort et à raison20, réduction des possibles, elle,
promue par l'utilisation du langage formel.
Que l'analyste ne fasse pas de son langage interprétatif un langage
formel, ainsi réducteur, est aussi la condition de son propre enrichisse-
ment dans sa rencontre avec son patient, que celui-ci soit adulte ou enfant.
J'oubliais... Il n'y a aucun dessin reproduit dans mon rapport, pas plus
que la moindre projection de diapositive dans ma présentation. Ce n'était
pas un acte manqué... pas plus une « prescription »?... Dénégation et
double sens! Je vous ai ainsi, paraphrasant un rêve célèbre de Freud, je
vous ai ainsi « prié de fermer les yeux ». Pour le langage... jamais anodin.

20. H. Atlan, A tort et à raison, Paris, Seuil, 1986.


RAPPORT

Première partie

Avoir choisi pour titre de ce rapport « Le langage dans la rencontre


entre l'enfant et le psychanalyste » appelle quelques commentaires.
C'est d'abord marquer les limites de ce travail puisqu'il ne s'agira pas
ici, fût-ce par le biais de l'enfant, de confronter une nouvelle fois psycha-
nalyse et linguistique. Nous avons deux raisons pour cela. L'une d'oppor-
tunité, puisque P. Luquet discute dans son rapport de certains aspects
de ces questions, notre collègue traitant en outre du point de vue psycha-
nalytique sur le développement du langage chez l'enfant. L'autre raison
est limitative en elle-même. Toute approche linguistique bute à un moment
ou un autre sur l'extralinguistique que vise la psychanalyse, c'est-à-dire
sur la pulsion1. Par ailleurs, si on se place du point de vue des troubles
du langage chez l'enfant, la systématisation de ceux-ci impliquerait
nécessairement une théorie de l'évolution normale du langage et de son
acquisition, aspect de la question sur lequel linguistes et psycholinguistes
sont d'accord pour en souligner la difficulté2. Le psychanalyste rencontrera
donc ce qui va du « corps au code »3 et, ce qui est complémentaire, la
représentance4 c'est-à-dire représentations de choses, de mots et représen-
tants d'affects.
II ne s'agira donc pas ici de traiter de « l'objet » langage, cette sorte de
troisième réalité6, dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste,
mais de la rencontre de ces derniers par la médiation du langage. Le langage
comme médiateur, avec le jeu — dans toute la polysémie du terme — que
cela implique6. Ensuite, nous avons voulu ne pas limiter, cette fois, le thème

1. A. Green, Le langage dans la psychanalyse, Paris, Les Belles-Lettres, 1984.


2. R. Diatkine, Les troubles de la parole et du langage, in Traité de psychanalyse de l'enfant
et de l'adolescent, t. III, Paris, PUF, 1985.
3. D. Anzieu, Pour une psycholinguistique psychanalytique, in Psychanalyse et langage,
Paris, Dunod, 1977.
4. A. Green, op. cit.
5. B. Gibello, Fantasmes, langage, nature, trois ordres de réalité, in Psychanalyse et
langage, Paris, Dunod, 1977.
6. A. Green, op. cit.
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
320 Michel Ody

de ce. travail au seul champ de la cure psychanalytique de l'enfant. Il y a


aussi quelques raisons à cela.
Il est devenu notoire que les indications d'analyse d'enfants sont peu
fréquentes. Ceci se double du problème de l'exercice de l'analyse d'enfant.
Il n'est que de rappeler à ce point de vue ce que M. Laufer citait il y a
quelques armées au symposium de Broadway7, à savoir qu'on pouvait
considérer qu'il y avait environ 140 enfants en analyse sur tout le continent
nord-américain. Si l'on rapproche ce chiffre de celui donné récemment
par P. Kernberg8 de 300 analystes d'enfants aux Etats-Unis (en ne
comptant que ceux de l'école d'A. Freud), on imagine que l'activité
des analystes ne saurait se limiter à ce qui n'atteint même pas un
demi-enfant statistique.
Cependant, ce constat numérique, fût-il approximatif, qui implique en
particulier la question de la démographie des psychanalystes, ne doit pas
masquer le premier point, celui de l'indication de l'analyse d'enfant en soi,
lequel témoigne de la particularité des rapports entre la psychanalyse et
l'enfant.
La pratique des consultants travaillant avec des familles « tout venant »
dont l'origine socioculturelle recoupe d'assez près celle de la population
générale (comme au Centre Alfred-Binet) montre que les indications
d'analyse représentent une assez faible minorité de ce qui est techniquement
proposable et acceptable par l'enfant et ses parents. Ceci ne fait que se
confirmer avec le temps, ce d'autant que les indications en question sont
certainement plus affinées actuellement. Bien entendu, l'évolution après
coup de ce que l'on a pu considérer comme analyse, une fois celle-ci
« terminée », a participé à cette évolution. Dès lors les psychanalystes
consultants se voient de plus en plus sollicités à réfléchir avec leurs colla-
borateurs sur ce qu'ils proposent, non comme seul et nécessaire travail de
compensation en regard d'un idéal supposé d'analyse, ce qui ne reposerait
que sur des critères négatifs d'indication, mais sur les critères, cette
fois positifs, qui les amènent à indiquer telle ou telle variété théra-
peutique.
Une sorte de relativité est ainsi opérée, puisque l'analyse d'enfant se voit
restreinte quant à ses indications, pendant que le fonctionnement du
psychanalyste se voit, lui, d'autant plus mobilisé pour solliciter et mettre

7. M. Laufer, Discussion à propos de l'analyse des enfants, in La formation du psycha-


nalyste, Paris, PUF, 1982.
8. P. Kernberg, Communication au XIe Congrès international de Psychiatrie de l'enfant
et de l'adolescent, Paris, 1986.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 321

en oeuvre des conduites de travail, ainsi que leur suivi, qui puissent répondre
au mieux à la variété des problèmes qui lui sont soumis.En termes quelque
peu lapidaires, on pourrait dire que pour indiquer moins d'analyses
d'enfants il faut être encore plus psychanalyste. Il faut ajouter à ceci :
sous condition de s'occuper de tout le reste, « reste » largement majoritaire
comme on vient de le voir.
Ces quelques rappels de pratique évolutive ont pour but d'éclairer les
raisons qui nous amènent à ne pas limiter le thème de ce travail à la seule
cure analytique de l'enfant.
Il est en même temps certain qu'à prolonger les considérations ci-dessus
nous rencontrerons la question, souvent reprise, de la validité de l'existence
du processus psychanalytique chez l'enfant. En des termes plus actuels
cette question peut être formulée différemment : plus que l'analyse d'enfant
envisagée de façon isolée, ne doit-on pas plutôt parler de la pratique d'un
psychanalyste avec un enfant, pratique au cours de laquelle pourra
ou non advenir un processus analytique chez l'enfant. La médiatisation par
le thème de ce travail nous permettra peut-être de mieux répondre à
cette question.
Il est d'usage lorsqu'on aborde l'analyse d'enfant de marquer ses diffé-
rences avec celles de l'adulte. Au-delà de ce constat, qui peut nous ramener
à la question que nous venons d'évoquer, un problème essentiel avec
l'enfant est d'apprécier ce qui a valeur associative chez lui, compte tenu de
la variation des niveaux d'expression en regard de ce qui se passe chez
l'adulte sur un divan.
L'historique de cette question a bien sûr été impliqué dans les positions
de départ radicalement opposées d'A. Freud et de M. Klein, quant à ce
qui pouvait mener à l'analysabilité de l'enfant : instauration d'une alliance
thérapeutique d'abord, pour la première, interprétation précoce du transfert
négatif (en particulier) pour la seconde.
Nous partirons, eu égard à ce que nous avons développé un peu plus haut,
d'un angle de vue différent, c'est-à-dire du travail de consultation et pren-
drons plusieurs exemples, qu'ils soient de suivi au long cours, ou plus
ponctuels. Chacun d'entre eux illustre à sa façon des situations où un langage
partageable est à trouver, l'ensemble n'ayant pas la prétention de « couvrir »
le champ de la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste. Ce n'est qu'après
cette première partie que nous aborderons ce qui est plus spécifiquement
lié au processus analytique.

RFP — 11
322 Michel Ody

Mme A... consulte pour son fils unique de 8 ans, Jean9, lequel a une
phobie de la machine à laver depuis qu'il l'a vue récemment déborder
chez lui alors qu'il était seul. Son développement général n'a apparemment
pas posé de problèmes jusqu'ici, sa scolarité est moyenne. Cependant,
depuis quelques mois il manifeste une angoisse, elle aussi particulière,
c'est-à-dire devant la complexité de la chaîne hi-fi, ne sachant comment la
manipuler pour l'éteindre.
Les parents se sont séparés alors que l'enfant avait 2 ans, Mme A...
vivant avec un autre homme deux ans plus tard. Cette femme est intelli-
gente, assez chaleureuse et femme d'action. On se rend rapidement compte
que les hommes qu'elle rencontre doivent être à la hauteur, c'est-à-dire
que, pour elle, ils ne le seront inévitablement pas, ce qui aboutira à une
nouvelle séparation survenant au cours de la psychothérapie de son fils.
Bien sûr, ceci recoupe des éléments de son passé dans ce qui a participé
à constituer ses images parentales, mais notre propos n'est pas là. Retenons
que l'après-coup de cette nouvelle séparation conjugale éclairait l'avant-
coup du symptôme de Jean, qui devait pressentir cette répétition chez sa
mère, et cristallisa dans ses phobies particulières ses conflits triangulaires.
Lors de la première consultation, après un temps initial assez banal, je
sollicite l'enfant sur son imaginaire d'avenir. A la question se verrait-il
marié, il me répond affirmativement et ajoute « avec ma mère », réponse
évidemment inhabituelle chez un enfant de 8 ans. C'est en même temps le
premier moment où la communication avec moi dépasse la qualité infor-
mative, pour reprendre les termes de D. Widlöcher10, et donc atteindre
celle interactive. Je « réponds » donc à Jean en lui proposant une séquence
psychodramatique, ce qu'il accepte, proposition non dénuée dans le constat
d'après-coup de mouvement contre-transférentiel de ma part (dont l'équi-
valent serait : « Ah bon? on va voir ça! »), mouvement médiatisé par cette
proposition de jeu. Nous nous retrouvons, lui préférant son rôle et m'attri-
buant alors celui de son beau-père, à jouer la situation précédente. Jean
s'emploie à me montrer que rien dans l'avenir ne devra rappeler sa situation
présente, ce qui, dans le mouvement spontané qu'il exprime, se traduit en
fait par le contraire. Par exemple, s'il est marié, cette fois avec une autre

9. Ce matériel a illustré l'article suivant : M. Ody, A propos des pensées latentes, in Psy-
chothérapies?. Les textes du Centre Alfred-Binet, n° 7, Paris, 1985.
10. D. Widlöcher, Genèse et changement, XLVe Congrès des Psychanalystes de Langue
française, RFP, XLV, 4, 1981.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 323

femme que sa mère, il n'aurait qu'un enfant, « un seul... un garçon ». Je


relève « Comme toi ? », il ajoute aussitôt une soeur.
Cette séquence fait trace à l'évidence dans le dessin qui suit, au sens
où elle est mise en latence et transformée. En effet, dans ce dessin Jean
remet en avant la situation incestueuse, incestueuse car la castration y est
symboliquement figurée (la transformation). Un monsieur Parapluie sans
bouche, sans pieds, sans mains, « court » une fleur à la main prendre le
métro pour retrouver sa femme.
Nous nous séparons ensuite après que je lui aie proposé de le revoir dans
un mois, deuxième temps nécessaire pour apprécier le destin du premier.
Plus souvent encore en période de latence, l'enfant n'a, ainsi que le
relevait R. Diatkine11, ni le désir conscient de parler de ce qui le concerne,
ni à cette personne-là. La possibilité de passer du registre seulement verbal
à celui figuratif (dessin, jeu) permet au premier de s'éloigner des pensées
conscientes en question, en même temps que l'analyste peut lire dans cette
activité figurative certains thèmes fantasmatiques inconscients qui s'y
expriment; le problème étant pour l'analyste de deviner quelle en est
l'articulationpréconsciente pour l'enfant.
L'asymétrie grand/petit entre l'adulte et l'enfant mobilise en particulier
le fantasme originaire de séduction, renforce la passivité du second, le
mettant en retrait par rapport à son activité potentielle de parole (« l'acte de
parole »). Ceci a lieu au moins dans un premier temps, ce d'autant que
l'enfant ressent l'asymétrie que nous venons d'évoquer par rapport à la
possession de la langue, du code. Par contre, quels que soient ses talents
graphiques, un enfant, jusqu'à la préadolescence, et dès qu'il est en mesure
de le faire, dessine volontiers, procède à des « actes de figurabilité ».
Si nous revenons à Jean, la question qui se pose à l'orée de la seconde
consultation est de savoir si ce qu'il dessine dans ce second temps contient
ou non des pensées latentes organisées à partir du premier.
L'enfant va dans son dessin tout à fait rétablir préconsciemment le fil
avec le contenu de la consultation précédente. Notons qu'il s'agit ici du Pcs
inconscient au sens descriptif du terme, et préconscient au sens topique
comme l'écrivait Freud12. Jean choisit en fait de dessiner sa mère, son
beau-père et lui-même. Mais la pression de l'Ics (topique ici) est trop forte
puisqu'il est pris dans la contradiction de pourvoir tour à tour chacun
des adultes d'attributs phalliques divers (chapeau, bottes, fusil...). Devant
mon intervention lui montrant cette contrainte à la symétrie, Jean stabilise

11. R. Diatkine, Les langages de l'enfant et la psychanalyse, Paris, Les Belles-Lettres, 1984.
12. S. Freud, Le Moi et le Ça, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
324 Michel Ody

alors la situation en donnant la place de la mère au personnage dépourvu


d'attribut qui était l'enfant initialement.
Puis, toujours silencieux, Jean dessine d'un trait semi-circulaire, une
sorte d'orifice de grande taille au centre duquel il marque un point rouge.
Il reste perplexe devant son dessin, puis, moi le sollicitant au bout d'un
moment, il me répond que c'est un métro qu'on voit venir au loin, métro
qui ressurgit en quelque sorte de la consultation précédente, figuration liée
au Monsieur Parapluie qui courait vers sa femme.
Jean « conduit » ce métro à un croisement qu'il a dessiné et m'annonce
qu'il s'y passera quelque chose. Or il dessine le métro passant le croisement
en question, ce qui m'amène à dire que tout s'est bien « passé ». Aussitôt
l'enfant me montre, en les dessinant, que la moitié des wagons s'est
détachée. Je lui dis alors que dès que j'ai souligné le passage il est arrivé
un ennui, comme il y a un mois lorsque M. Parapluie se retrouvait
sans pieds ni mains pour courir prendre le métro et offrir des fleurs à sa
femme. J'ajoute qu'il pourrait parler de ces ennuis à quelqu'un.
L'enfant a une association spectaculaire, toujours graphique et silen-
cieuse. Il dessine une espèce de personnage hybride qu'il dénomme (à ma
demande) « homme-pieuvre », à côté duquel il figure ce qu'il me répondra
être une machine à laver, le tout se retrouvant sous la surface de la mer.
C'est un tel type de mouvement qui fonde l'indication d'un travail
psychanalytique avec un enfant.
L'exemple de ces deux consultations peut nous aider à mieux situer la
place du langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste.
Les quelques moments où les mots sont investis par Jean sur un mode
engageant son inconscient et la transformation préconsciente qui l'accom-
pagne nous amèneront à préciser quelques points.
Nous avons vu que le processus de figurabilité représenté par le dessin
a permis à ce garçon de quitter le seul registre de la pensée secondaire,
surinvestie même sur le mode de la banalisation informative, pour aller
vers les « choses ». Le rétablissement du fil entre les deux consultations
s'est fait par ce biais. Mon intervention lui soulignant la contrainte à
la symétrie — donc intervention sur un fonctionnement et non sur
un contenu — dans l'attribution d'objets symboliques phalliques à sa
mère et à son beau-père l'a conduit à un processus associatif en deux
temps :

— celui de la stabilisation, qui l'amène en fait inconsciemment à s'équivaloir


à son beau-père et à châtrer sa mère (se retrouvant à la place de l'enfant
dépourvu d'attribut);
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 325

— celui allant alors vers un complexe de représentations de choses, l'une


—figurée par le point rouge—étant dans l'autre—le trait semi-circulaire.

La perplexité de l'enfant paraît traduire un mouvement d'affect en quête


de forme. La représentation de mot « métro » (plus qu'un seul signifiant
linguistique) lie en un mouvement symbolique cet équivalent de coït qui
retrouve le mouvement incestueux de la première consultation, complexe
lié par la même représentation de mot « métro ».
On peut remarquer qu'un enfant au fonctionnement plus psychotique
se serait désorganisé devant la charge pulsionnelle impliquée au « point
rouge », par exemple en gribouillant son dessin, voire en quittant l'espace
de la planche à dessin et agissant un comportement, éventuellement.
Jean, lui, continue à fonctionner en première topique, mais la castration
fait retour, et même dans l'expression d'un triomphe masochique puisqu'il
fait se détacher la moitié des wagons lorsque je commente que tout s'est
bien passé, commentaire d'ailleurs non exempt de mouvement contre-
transférentiel de ma part. Au niveau le plus superficiel, j'étais content qu'il
ait réussi, un peu plus profondément j'étais complice de sa transgression,
accomplie au prix de sa castration.
Cependant, relier à Jean cette séquence à celle de la consultation précé-
dente, ce d'autant que j'emploie le mot « ennui », va l'amener à conjoindre
le niveau manifeste de ses ennuis (ses symptômes) au processus qui vient
de s'opérer. Notons d'ailleurs que ce mot « ennui » — constat d'après-coup
pour moi — prolongeait sur le plan latent, et comme pour le maîtriser,
en une distanciation de consultant retrouvée, le mouvement contre-
transférentiel que nous venons d'évoquer.
Figurativement, il passe du niveau souterrain à celui sous-marin et donne
le sens inconscient de sa phobie de la machine à laver. Deux mots (homme-
pieuvre et machine à laver) accompagnent spontanément les figurations
qui y correspondent. Ces mouvements, au moment précis du processus
en cours, ont la valeur de réprésentations de mots, c'est-à-dire qu'ils sont
pulsionnellement investis.
Ils surinvestissent celles de choses impliquées par les deux figurations
dessinées, représentations (ou représentations de représentations) de choses,
siège d'un certain degré de condensation, et qui impliquent un fantasme
inconscient particulier de scène primitive. On peut en donner la version
suivante : le rapprochement masculin-féminin est dangereux, il faut être
pourvu de phallus multiples (le pénis érotique n'y suffit pas, ce d'autant
qu' « on » est un enfant) comme un homme-pieuvre devant cette machine-
vagin engloutissante et débordante, comme une mer(e).
326 Michel Ody

Nous n'aurons pas à nous étonner que dans la psychothérapie qui


suivit, Jean engagea envers sa thérapeute des mouvements transférentiels
qui mobilisaient les représentations de femme phallique, rempart contre
une équation angoissante féminité/castration. Il s'agissait dès lors pour lui
de maîtriser de façon quasi perverse sa psychothérapeute dans des jeux de
labyrinthe ou de parcours imaginaires, dans des déserts où aucun écart
n'était permis.
Dans cet exemple, la psychothérapie a pu être poursuivie jusqu'à la
préadolescence dans les limites d'une homéostasie mère-fils se transformant
progressivement mais qui, comme cela est souvent le cas, une fois atteint
un palier suffisamment égosyntonique et complémentaire pour les deux,
a abouti à un arrêt du traitement avec terme prévu et travaillé.
Les symptômes avaient disparu, l'autonomie et le travail scolaire du
garçon étaient satisfaisants. L'évaluation du terme de la psychothérapie
est confrontée aux idéaux de l'analyste, ce qui fait partie du travail de
deuil dans le contre-transfert.

II

Il est d'autres situations où nous sommes en deçà de ces possibilités.


Nous ne parlerons pas de celles où très rapidement tant les parents
que l'enfant sont à des distances considérables de tout travail psychana-
lytique possible (au niveau même de la consultation), mais de celles où
l'enfant pourrait tout à fait bénéficier d'un tel travail en même temps que les
parents contredisent celui-ci par leurs positions et leur fonctionnement.
Un langage partageable est dans ces conditions difficile à trouver, et ce
n'est que par la pratique de consultations espacées (dites consultations
thérapeutiques) qu'une telle opportunité pourra à un moment se présenter,
une grande partie du travail était d'ailleurs destinée à maintenir la continuité
relationnelle avec la famille. On peut d'ailleurs rappeler ici que ce type de
pratique a certainement participé à mieux assurer les indications de
psychothérapie et d'analyse, aussi à les restreindre, en tant qu'une partie
d'entre elles étaient au mieux des indications prématurées, au pire des
contre-indications.
Parfois, un projet imaginé de psychothérapie n'aura plus lieu d'être,
l'évolution advenue au cours du suivi de consultations permettant de
trouver/retrouver une homéostasie en développement suffisante13. Ceci

13. Cf. exemple, in Parents. M. Ody, Le temps de connaître/méconnaître dans l'espace


de la consultation familiale, Textes du Centre Alfred-Binet, juin 1984.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 327

permet au consultant de ne pas se donner de mauvaises conditions pour


une psychothérapie, voire une analyse, ce qui n'est pas sans incidence
méthodologique par rapport aux anti-analystes, à une époque où fleurissent
les thérapies de tous ordres.
L'exemple auquel nous pensons maintenant, dans ces conjonctures,
est celui d'un enfant pour lequel il a fallu près de cinq ans avant qu'il ne
soit possible d'entreprendre un psychodrame, indication transformée par
rapport à celle de psychothérapie individuelle au départ. Ici, l'opposition
de la mère à une telle perspective renvoyait à une sorte d'anti-travail de
deuil permanent dont les processus inconscients faisaient quasiment
« empreinte » au niveau du psychisme du fils.
Samuel a 6 ans 1/2 lorsque ses parents le font consulter pour difficultés
scolaires — il va redoubler — et énurésie. Il est le benjamin de trois
enfants, garçon attendu, deux soeurs le précédant. Sa mère a perdu la
sienne alors qu'elle avait 8 ans et a été, aînée de trois filles, la seule à être
confiée à sa tante maternelle, les deux cadettes restant avec leur père. Elle a,
comme elle nous le dit, « décidé » que ses enfants n'auraient pas le même
problème qu'elle, en même temps qu'elle affirme avoir mis « une croix »
sur ce passé.
L'expérience montre que ce type de préoccupation chez un parent
organise assez exactement la répétition qu'il veut éviter.
En effet, Samuel, pour lequel comme dans le cas précédent les choses se
mobiliseront réellement à partir du dessin, va représenter une croix d'église,
croix qu'il va progressivement faire disparaître dans une masse violette
et ronde. Comme si cela ne suffisait pas, il transforme cette croix en une
sorte de girouette à laquelle il rajoute tellement de flèches que cela rend
l'ensemble sans direction possible. Puis l'enfant introduit une petite fille qu'il
estime dessiner « trop haut », ce qu'il va secondariser en un processus
rationalisé, c'est-à-dire en lui ajoutant des échasses. Je dis à l'enfant que
cette petite fille doit avoir envie d'aller « haut », ce qui amène celui-ci à
me répondre : « Elle s'envole », et de la figurer alors tout en haut de la
feuille et en noir.
Evidemment contaminé depuis un moment par ce que nous savons de la
mère, je dis à Samuel : « Elle est triste? » ce qui surprend celui-ci, lui fait
me répondre dans un processus analogue à ci-dessus : « C'est la fumée »,
et de dessiner une cheminée sur ce qui était l'église, la fumée en partant alors
pour aller toucher une jambe de la fille. Faisant abstraction de ce processus,
de surcroît à connotation anale, j'insiste auprès de l'enfant pour lui dire :
« Triste parce qu'elle a perdu quelqu'un? » Samuel me répond aussitôt :
« Sa mère! » qu'il dessine alors en noir tout en haut du dessin allongée
328 Michel Ody

dans le bleu du ciel tracé précédemment. La suite l'amènera à me répondre


qu'il pense qu'il est arrivé quelque chose comme cela à sa mère, mais qu'elle
n'en parle pas.
Je ne saurais que résumer ce qui a suivi, pendant cinq ans, cette situation
inaugurale qui rappelle ces conjonctures d'enfants dits symptômes de leurs
parents. Mme B. a donc progressivement montré que ce qui renvoyait à une
homosexualité primaire mère-fille inconsciente et intense était intouchable
chez elle. C'était d'ailleurs le mot de son mari lors de la première
consultation : « Sa mère, il ne faut pas y toucher. » Deuil non fait et
idéalisation de sa mère étaient d'autant plus forts qu'elle estimait son
père — coureur, alcoolique, dépensant l'argent du ménage — responsable
de la mort de sa mère — accident vasculaire cérébral — et que sa tante
maternelle ne lui avait pas donné d'affection.
La seule chose acceptée fut le principe de consultations espacées et une
aide pédagogique pour l'enfant. Celui-ci en bénéficia positivementd'ailleurs,
sans que rien ne changeât dans son fonctionnement mental, les thèmes de
mort s'exprimant de façon voilée d'une consultation à l'autre, le changement
consistant en ce que les expressions pulsionnelles surgissaient plus facilement.
Il dessinait par exemple une fille clouée au sol, afin qu'elle ne puisse
s'envoler.
Cette situation évolua pendant un an jusqu'à ce que se reposa la question
de l'indication de psychothérapie pour l'enfant, ainsi que la possibilité
d'entretiens espacés pour la mère. Les consultations précédentes lui ser-
virent au moins à saisir l'objectif d'un tel travail, puisque après réflexion
elle téléphona pour dire que « la psychothérapie, ça fait peur », que son
fils allant mieux sur le plan scolaire elle préférait en rester là. Le père,
quant à lui, s'était exclu de tout cela depuis plusieurs mois, ne venant pas
aux consultations.
Je revis mère et fils deux ans plus tard pour un problème d'orthographe
du second. Samuel, à 9 ans 1/2 était devenu assez égosyntone et passif. Son
dessin, où cette fois je devais beaucoup intervenir, mit en scène une situation
assez sombre d'échec à la Icare. Le « ciel » était toujours là en quelque
sorte.
Dans cette nouvelle conjoncture s'était installée une séparation « à domi-
cile » du couple des parents, le père couchant dans le lit de Samuel pendant
que celui-ci prenait sa place auprès de la mère. Il fallut près de deux ans
pour que cette situation changeât. Invariablement, Mme B... me parlait
de l'échec scolaire de son fils et de la nécessité de le faire travailler, puis me
montrait, non moins invariablement, que Samuel couchait toujours dans
son lit.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 329

La réduction qu'implique un tel résumé confine à la caricature, mais le


point fort au niveau économique de ces consultations se situait très exac-
tement à celui de cette impasse, alors que bien des choses pouvaient être
dites par ailleurs. Ainsi par exemple, ce jour où Mme B... se rendit
compte qu'avoir été plus mère que femme était une « défense » comme
elle disait, défense devant la protéger contre le risque de vivre ce que le
couple de ses parents avait, lui, vécu. Mais rapidement nous en revenions
à la situation de base.
Un jour où Mme B... réagissant à une nouvelle remarque de ma part
concernant cette répétition, elle me dit : « Bon!... alors... et pour l'ortho-
graphe? » Le point culminant était ainsi atteint par ces paroles qui me
permirent d'intervenir différemment. Je dis à Mme B..., avec l'affect
adéquat que j'éprouvais alors, qu'elle tenait à me montrer avec plus
d'évidence que jamais que ce que je pouvais lui dire ou rien revenait au
même, que rien ne changerait, mais que dans ces conditions il n'y avait
aucune raison pour que quoi que ce soit changeât en son fils. Celui-ci,
qui était présent, était partagé entre sa complicité avec sa mère (regards et
sourires) et le plaisir qu'il avait devant ce conflit entre sa mère et moi.
La fois suivante, Mme B... m'annonça d'emblée qu'elle avait trouvé
une solution — estimée absolument impossible jusque-là — pour que
Samuel réintégrât sa chambre, ce qui était fait, en même temps que le couple
des parents maintenait sa séparation.
A partir de là Samuel devint plus disponible pour réfléchir à un projet
personnel. Il accepta un contact avec une équipe de psychodrame,indication
qui fut confirmée par celle-ci.
Certes nous sommes encore loin du compte quant à pouvoir nous
prévaloir d'un résultat satisfaisant après cinq ans, encore que ce garçon
de 12 ans maintenant, vienne régulièrement à ses séances, y participe,
en même temps qu'il devient actif en classe, malgré le retard accumulé.
Si nous avons voulu évoquer un tel cas, c'est pour rappeler que le lan-
gage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste ne saurait certes
se passer de celui échangé avec les parents, mais qu'une fois la rencontre
effectuée, il faut pouvoir accepter que la définition relativement claire d'un
état psychique ne définit pas nécessairement la mobilisation d'un processus.
Surtout, celle-ci peut se produire d'emblée comme demander plusieurs
années, et alors promouvoir la discontinuité jusqu'à la rupture, le travail
étant de tenter de maintenir la relation, sans pour autant perdre son
identité d'analyste.
De toute manière, il suffit d'avoir un entretien suffisamment approfondi
avec des parents pour qu'à chaque fois nous retrouvions un certain degré
330 Michel Ody

de contrainte lié à leur histoire externe et interne, laquelle organise une


partie des identifications de leur enfant. Cet entretien doit rester dans les
limites de ce que ces parents peuvent consciemment et inconsciemment
communiquer, limites que dans ce cadre il est inutile voire nocif de franchir,
par une technique anamnestique par exemple. C'est moins le constat de
cette contrainte qui compte que son poids économique. Celui-ci peut se
traduire dans l'écart plus ou moins grand laissé disponible à l'enfant entre
ce qui participe à cet inconscient non refoulé14 et ce qui renvoie à son
espace pulsionnel qui lui permettra l'organisation de sa névrose infantile
(au sens que lui donne S. Lebovici14). Plus cet écart se réduit, plus l'enfant
verra sa névrose infantile potentielle écrasée par cette contrainte identifica-
toire (P. Aulagnier, M. Fain).

III

Ceci reste tout autant valable lorsque la famille consulte pour une raison
instrumentale apparemment isolée.
Mona est amenée à la consultation, alors qu'elle a 4 ans 1/2, pour un
retard de parole important, confirmé par l'orthophoniste, retard typique
avec chute des finales, simplification des groupes consonantiques, élisions,
métathèses, etc. L'indication de rééducation orthophonique ne fait aucun
doute, surtout à cet âge.
L'entretien avec l'assistante sociale, qui avait précédé la consultation,
avait mis en évidence l'asymétrie de développement de la parole entre Mona
et sa soeur de 3 ans son aînée (il n'y a pas d'autres enfants). Mais surtout,
deux éléments retenaient l'attention. La mère avait renoncé à une carrière
professionnelle intéressante pour se marier et avoir des enfants. Ce renon-
cement avait été remis en question par elle, de par le vide éprouvé à l'entrée
de sa première fille à l'école, à 3 ans. Mais Mme C... décida avec son mari
d'avoir un second enfant. Le second élément était représenté par le fait
que le grand-père paternel voulait un petit-fils. Il ne vint donc pas des
parents de Mona mais d'un frère du père, garçon qui naquit peu de temps
après Mona. Qui plus est, il fut donné au cousin de celle-ci le prénom du
grand-père.
Lors de la consultation qui suivit ce premier temps avec les parents, je
reçus Mona tout d'abord. Elle avait certes un langage assez incompréhen-

14. S. Freud, Le Moi et le Ça, op. cit.


15. S. Lebovici, Névrose infantile, névrose de transfert, XXXIXe Congrès des Psychana-
lystes de Langue française, RFP, XLIV, 5-6, 1980.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 331

sible, de tonalité « bébé », mais l'évident plaisir de communiquer. Le


dessin aida d'autant plus facilement cette communication. Mona figura sa
soeur, sa mère et elle sortant d'une église, la seconde se distinguant par une
robe aux dentelles très décoratives. Puis le premier personnage masculin
surgit, qui faisait la quête. Mona ébaucha le geste de le dessiner plus haut
sur la feuille mais le « rabaissa », tout en bas, en un personnage de petite
taille, assez insignifiant. Cette insignifiance donnait dès lors au personnage
de la mère une qualité phallique. Je soulignai seulement à l'enfant ce
renversement de haut en bas, ce qui l'amena alors à dessiner dans le ciel un
assez grand triangle (sic), ensuite antropomorphisé et transformé en
oiseau. Elle a manifestement terminé son dessin.
Intéressé par ce mouvement très différencié entre les figurations des
personnages féminins et masculins, mouvement me paraissant d'autant
plus traduire un conflit entre identifications et investissements érotiques
que je connaissais les éléments fournis par les parents, je proposai à
Mona de jouer avec le contenu d'un boîte.
Il y a dans celle-ci des animaux sauvages et domestiques ainsi que des
personnages, où pour tous la différence des sexes et celle des générations
est figurée. Le tout est à la fois en nombre suffisant et restreint afin de
ne favoriser ni la dispersion, ni la séduction par une trop grande richesse
d'objets.
Les jouets sont un recours figuratif lorsque le dessin ne suffit plus, ou
tout simplement est inutilisable, chez les tout jeunes enfants par exemple,
ou ceux dont les capacités figuratives sont très limitées, quelles qu'en soient
les raisons mentales.
Le procédé est moins « pur » que celui du dessin, puisque les figurations
sont fournies à l'avance et non spontanément produites par l'enfant.
Cependant, sous condition des limites évoquées ci-dessus, il suffit de se
rappeler que ce qui compte est plus le mode de relations que l'enfant va
établir (ou ne pas établir) entre tel et tel objet du jeu que le choix isolé
de l'objet.
Il est déjà notable que Mona, qui joue avec un plaisir évident, ne
choisisse que des animaux et personnages mâles, ce qui est une suite asso-
ciative à la séquence précédente. Un soldat tire sur un taureau et un
crocodile. Elle saisit alors un cheval dénommé « copain » du taureau.
J'interviens en lui proposant de jouer le rôle du cheval et soigne le taureau
blessé, ce que l'enfant accepte. Une fois ceci « opéré, » elle frappe avec une
discrète excitation le cheval avec le taureau guéri. Sa brève impulsionsadique
me donnant à penser par rapport à la rééducation de son retard de parole,
je reste à un niveau secondaire par rapport à un mouvement me paraissant
332 Michel Ody

traduire sa culpabilité inconsciente devant cette réalisation de désir


« mâle », mouvement mobilisant envie du pénis et angoisse de castration.
Je lui dis donc, toujours dans mon rôle, « Alors je te soigne et tu me
tapes! » Mona rit puis prend une petite girafe et reste silencieuse et
immobile. J'interviens pour demander pourquoi cette girafe a du mal
à parler : « angine » me répond clairement l'enfant. Elle laisse l'animal et
installe alors un groupe d'hommes dont un soldat et un cow-boy armé,
puis, à côté, place une petite fille. Je joue le rôle de celle-ci voulant m'intégrer
à ce groupe. Mona prend le soldat pour m'en empêcher.
J'interviens à nouveau pour dire que je ne suis pas « contente »,
« Je veux être un Monsieur comme vous. » Mona arrête la scène, prend un
crocodile, sort du cadre du jeu, va vers les personnes qui assistent à la
consultation et fait mine de les faire mordre par le crocodile. Elle arrive
devant un homme, et là, n'y résistant pas, lui donne avec l'animal une petite
tape sur les organes génitaux. Surprise par son geste, elle a un mouvement
d'inhibition dont elle se sort spontanément — ce qui traduit d'ailleurs sa
capacité d'élaboration de cet acting
— en réintégrant le cadre du jeu,
c'est-à-dire, ici, en construisant un enclos
— justement — où elle installe
le crocodile pendant que tous les autres restent au-dehors.
Nous n'insisterons pas sur le commentaire de ces séquences, suffisam-
ment claires. Comme avec l'adulte chaque expression compte, essentielle-
ment langagière chez ce dernier. Il y a des changements de niveau chez
l'enfant qui engagent des degrés d'action plus ou moins importants
— quantitativement et qualitativement. C'est leur enchaînement et (ou)
leur opposition qui importent; c'est en ce sens qu'ils ont valeur associative.
Avec les parents que je vis ensuite, il fut possible de les sensibiliser, en
fonction des éléments du premier entretien que j'ai repris avec eux, au fait
que leur fille pouvait être animée par l'envie un peu contraignante d'être un
garçon, donc, plus que de ne pas avoir été le garçon attendu, elle pouvait
exprimer cette envie d'en être un. Le père saisit immédiatement ceci, asso-
ciant sur le côté assez « cascadeur » de Mona; la mère restait attentive,
confirmant ses dires mais était manifestementplus impliquée personnellement
par tout cela, sans pouvoir aller plus loin.
Cet aspect des choses, joint du fait que ces parents ne se plaignaient de
rien pour leur fille, hormis le retard de parole, me fit opter pour la proposi-
tion d'une rééducation orthophonique en même temps que des consultations
espacées, ce qu'ils acceptèrent.
Je résumerai, là aussi, une évolution qui s'est faite sur deux ans et demi.
Mona progressa de façon régulière dans sa parole. Il n'en restait pas moins
que l'orthophoniste constatait qu'à partir d'un certain seuil l'enfant conser-
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 333

vait des troubles limités dans sa parole spontanée. Parallèlement il put être
mis en évidence, et discuté avec la mère, le sentiment d'exclusion que celle-ci
éprouvait par rapport à ce qui se passait entre Mona et sa thérapeute; on
pourrait ajouter : ce d'autant que Mona avait dès la première séance
poussé sa mère en dehors du bureau de l'orthophoniste.
Ce problème, abordé par moi, fut, après un mouvement de négation,
confirmé par Mme C... qui alla jusqu'à dire qu'elle se sentait finalement
responsable des difficultés de parole de sa fille. Elle fut d'accord avec ce
que je lui proposai : se sentir ainsi coupable devait rendre difficilement
tolérable le fait de confier son enfant à une étrangère. Bien sûr cette culpa-
bilité se reliait à la difficulté qu'elle avait vécue en renonçant à ses ambitions
professionnelles. Ceci se compléta, lors d'une consultation ultérieure, par
sa capacité à communiquer sur son passé familial, ce qui jusque-là était
resté inabordé, car manifestement hors de propos pour Mme C... Se
souvenant de la tristesse de sa fille, seule dans son coin alors que la famille
paternelle réunie fêtait la naissance du cousin de Mona, elle put donc dire
qu'ellecomprenait d'autant mieux celle-ci qu'elle-même étant petite dernière,
avec frère et soeur âgés de plus d'une décennie qu'elle, Mme C... avait
été dorlotée par sa soeur alors que sa mère, femme autoritaire, exprimait
peu ses sentiments.
Ce fut le plus personnel qu'elle parvint à dire d'elle-même, ce qui comme
souvent en disait plus long pour un psychanalyste dans ce mouvement iden-
tificatoire marqué par la répétition d'une génération à l'autre. D'ailleurs,
peu après, Mme C... me demande mon avis à propos d'un questionnement
nouveau chez sa fille : quand sa mère mourrait-elle, devait-elle mourir, etc.
Ceci permit parallèlement une mobilisation chez l'enfant qui, depuis
quelque temps, retournait contre elle les mouvements actifs que nous
avions remarqués lors de la première consultation, en développant les
thèmes d'échec (plaintes répétées de ratages lors de l'exécution des dessins
par exemple). Nous nous étions même posé à ce moment la question d'un
passage à la psychothérapie.
Mona progressa à nouveau et figura dans ses dessins des scénarios où se
rencontraient hommes et femmes dans des situations assez conflictuelles
mais ludiques, issue pour elle d'un rapprochement qui aurait été sinon trop
érotisé. Puis apparut la peur du noir qu'elle me décrivit de façon assez
élaborée. Par exemple, alors qu'elle avait 6 ans 3 mois et venait d'entrer
au CP, elle focalisa cette peur sur une glace dans sa chambre, glace dont elle
me dit qu'elle devenait noire la nuit. Ses associations l'amenèrent à me
montrer, non ce qui aurait pu surgir de ce cadre angoissant, mais plutôt ce
qui en renvoyait au double positif par la connotation transférentielle
334 Michel Ody

impliquée. Ainsi, elle me décrivit avec animation et détails sa chambre et la


destination de chaque meuble qui s'y trouvait.
Par la suite elle put mieux me figurer l'objet phobogène, qui en même
temps se banalisait : elle se réveillait parfois la nuit et imaginait alors un
voleur entrant dans sa chambre et l'emportant avec lui. Mona retrouvait le
sommeil en comptant les moutons, ou en se racontant une histoire agréable.
Les parents devenaient de plus en plus satisfaits de l'évolution de leur fille,
Mme C... surtout, car Monsieur, s'il avait été sensible aux problèmes dont
nous avons parlé, restait optimiste et moins pris que sa femme dans ceux-ci.
Mona parlait beaucoup plus spontanément, racontait volontiers ses activités
de la journée, n'avait plus du tout le côté bébé qu'on lui connaissait au
départ et devenait une des meilleures élèves de sa classe, y compris à l'oral.
Elle n'avait enfin plus rien d'un garçon manqué.
Lorsque je la vis pour la dernière fois à la fin de son CP, à presque 7 ans,
Mona fonctionnait comme une petite fille s'installant dans la période de
latence. Familiarisée avec le principe des consultations évaluatives, les
quelques mois qui séparaient celles-ci n'avaient que peu à faire avec l'intem-
poralité de l'inconscient. Mona s'installait très spontanément dans ce cadre
devenu habituel et démarrait l'entretien sans que j'aie même à la questionner.
Elle inaugurait le plus souvent celui-ci par une mise au point concernant ses
troubles de parole, les progrès accomplis et ce qui restait à acquérir, puis
en venait au dessin.
Cette fois elle voulut me montrer le plaisir qu'elle avait à lire et à écrire.
Pour cela elle écrivit trois phrases échangées par deux garçons et une fille à
propos de leurs vacances passées, phrases banales et dérivées d'un livre pour
enfants, écrites en rose pour la fille, en bleu et violet pour les garçons.
Elles étaient illustrées par un dessin en trois parties, tout à fait à la mesure
des phrases écrites. Notons cependant que l'illustration de la phrase écrite
pour la fille — « Moi, j'ai été à la montagne » — figurait l'enfant faisant du
ski. Or Mona avait oublié les bras pour ce seul personnage. L'avis, tant de
l'orthophoniste que des parents, étant cohérent avec cette évolution, le
terme du travail avec la première fut confirmé aussi bien par l'enfant
que par les parents.
Il n'en restait pas moins que si cette évolution pouvait être considérée
comme favorable dans son ensemble, les discrets traits de caractère hystéro-
phobiques (ceux dits des « variations normales de la personnalité ») parti-
cipaient certainement à un trouble variable de parole qui restait (trans-
formation « qe » en « te »). Cependant il nous apparut inutile de prolonger le
travail pour ces seules raisons, l'homéostasie familiale étant rétablie, et la
mère nous montrant sur un mode latent qu'elle tenait à garder la maîtrise.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 335

Il parut préférable de laisser ouverte la possibilité d'une reprise de contact


ultérieure. L'évolution que nous venons de décrire à propos de Mona,
très différente du cas précédent, est assez exemplaire de l'alternative straté-
gique devant laquelle on se trouve. D'emblée nous avons constaté qu'en deçà
du trouble instrumental, cette enfant présentait un état prénévrotique et de
caractère. In abstracto, on aurait pu imaginer une indication d'analyse,
Mona en ayant les capacités associatives. Le problème est qu'il aurait fallu
dès lors aller contre les tendances profondes des parents, de la mère en
particulier. Chacun connaît des indications « forcées » de psychothérapie
ou d'analyse qui, après une acceptation en surface de leur principe,
aboutissent en fait à la rupture.
Cette indication a été discutée avec les parents à partir du constat d'une
évolution en plateau, indépassable chez leur fille. A partir de ce constat
partagé avec eux, la possibilité pour la mère de parler de son ambivalence,
puis de revenir à son passé, permit de relancer l'évolution.
Mona fut moins enfermée dans ses difficultés à prévalence narcissique,
ceci d'autant plus que ses séances de rééducation avaient, au-delà de leur
médiatisation instrumentale, une dimension psychothérapique au sens où la
relation impliquée avec sa thérapeute ne répétait pas celle familiale, et
maternelle plus particulièrement. Cette dynamique permit que la conflic-
tualité névrotique s'exprimât. Nous en avons indiqué le déroulement à
grands traits au travers de la dimension hystérophobiqueadvenant chez elle.
Autrement dit le « couplage » rééducation, consultations permit de relancer
le développement mental de cette enfant.
L'objectif n'était pas de dissoudre les conflits, lesquels font partie de la vie
psychique, mais de donner les possibilités à Mona de pouvoir les traiter.
R. Diatkine dans son travail d'Aix en 198316, lorsqu'il traitait de la finalité
de la cure psychanalytique dans l'histoire de la psychanalyse, écrivait qu'il
s'agissait « aujourd'hui de permettre un changement dans les modes d'éla-
boration des conflits beaucoup plus que d'aboutir à leur liquidation ».
On peut étendre cette remarque au type de travail que nous venons de
décrire, psychanalytiquedans sa méthodologie.
Nous pourrions multiplier les conjonctures tout aussi variées les unes que
les autres, qui impliquent un tel travail dans le cadre des consultations.
L'avantage de leur pratique est de garder une certaine souplesse d'action,
de pouvoir attendre avant de décider d'une indication, laquelle pourra
éventuellement se transformer au fur et à mesure des temps de rencontre (qui
permettent une sorte de praxis des deux temps et de l'après-coup). L'intro-

16. R. Diatkine, Les langages de l'enfant et la psychanalyse, op. cit.


336 Michel Ody

duction de la temporalité est autre chose que la temporisation, sous


condition qu'il se passe quelque chose à chaque rencontre, c'est-à-dire que la
consultation ne soit pas seulement une chambre d'enregistrement de la
clinique des protagonistes de la famille.
A ce point de vue le double savoir pour le consultant du premier entretien
avec les parents et du contenu de la rencontre avec l'enfant permet que se
construise en lui une « théorie » de la situation. Le consultant propose
certaines de ces constructions aux parents, avec des mots de tous les jours,
et sollicite leur avis à leur sujet. C'est leur réaction à ce qui est proposé qui
participe à l'orientation de ce qui pourra être indiqué pour l'enfant (et
éventuellement aux parents) en même temps que sera corrigée, ou au
contraire confirmée, voire amplifiée la construction en question. Il en est
de même en cours de traitement, essentiellement lorsqu'un problème se pose
pour la famille, soit parce que l'évolution de leur enfant la confronte à
une sortie de la répétition qu'implique l'homéostasie familiale, changement
qu'elle supporte difficilement, soit parce qu'au contraire l'enfant ne sort
pas de sa propre répétition, ce qui amène certes ses parents à se plaindre
aussi, mais sur un mode différent.

IV

Avant d'aborder les problèmes plus spécifiquement liés à la psycho-


thérapie et à l'analyse d'enfant nous donnerons deux exemples de ces
conjonctures où un langage partageable est à trouver avec les différences
qui sont spécifiques à ces exemples par rapport aux précédents. Ils
illustrent des situations qu'il n'est pas rare de rencontrer en consultation :
langage de contre-investissement chez l'analyste dans un cas, situation de
crise dans l'autre.
Jeanne a 5 ans lorsque je la rencontre avec sa mère. Elle est la fille unique
d'un couple séparé depuis deux ans, le père a refait sa vie en province. Ce
couple a fait partie de ces générations néo-rousseauistes retournant à la
nature (élevage des moutons, etc.). Mme D..., intelligente en même temps
que passive et réservée, frappait par son physique d'adolescente prolongée,
habillée de façon unisexe et la plus banalisée possible.
Elle consultait sur les conseils d'une pédagogue de l'école où se trouvait
sa fille, pédagogue qui avait pris la responsabilité de suivre régulièrement
cette enfant pour ses troubles de parole et de personnalité.
Les premiers correspondaient à un important retard de parole chez une
enfant ayant une compréhension assez satisfaisante du langage. Ces diffi-
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 337

cultés s'étaient en fait manifestées à partir de l'âge de 3 ans, ce qui corres-


pondait à un mouvement régressif devant la séparation des parents survenue
à cet âge pour l'enfant.
De fait les problèmes de Jeanne dépassaient ce contexte événementiel
puisqu'elle présentait un état prépsychotique du fonctionnement mental (au
sens où un déséquilibre dans le rapport processus primaires / processus
secondaires se produisait répétitivement en faveur des premiers).
D'emblée elle établit un contact avec moi pour me parler— de façon
suffisamment compréhensiblemalgré ses troubles de parole d'un « gentil

lion », puis d'un « gentil loup », enfin des animaux « gentils » qui « se font
des bonjou(rs) ». C'était sa façon de négocier la rencontre avec l'homme
étranger que j'étais pour elle. Cette modalité de négation, qui témoignait
cependant d'une élaboration supplémentaire par rapport à ce qu'aurait été
la seule activité projective, fut répétée à plusieurs reprises dans la suite de la
consultation.
Par exemple, elle inaugura le tracé de son dessin par un : « (C)'est pas un
bonhom(me) », puis figura une forme indéfinissable à allure de contenant
(son graphisme dans sa qualité figurative était à la mesure de ses troubles
psychiques). Elle figura dans ce contenant une autre forme qualifiée
par elle de « (pe)tite fille dans l'vent(re) » mots, qui répétés par moi,
furent alors déniés par elle (« non »). Elle ajouta alors à la base de la formé
contenante ce qu'elle nomma une « jambe », énorme proportionnellement.
Cette sorte de construction d'un corps particulier et « phallicisé » l'amena
à dire alors : « i va i avoi(r) d(e) la neige » qu'elle dessina en rouge.
Reliant ces éléments je demandai à Jeanne ce qui se passerait pour cette
petite fille avec cette neige rouge. L'enfant dit aussitôt « y'a pas de
tonne(rre)... (c'est) un gentil tonne(rre) ».
Ainsi cette petite fille, au travers de sa relation à moi, développa une
certaine représentation de la scène primitive, dont la violence était signée
par la négation répétitive des représentations masculines et paternelles y
compris dans leurs transformations symboliques les plus élémentaires.
Je transmis ensuite à Mme D... ma préoccupation concernant le fonc-
tionnement mental de sa fille, ceci avec le niveau de communication suivant :
j'étais frappé par l'énergie que Jeanne déployait à me montrer combien il
fallait que personnages forts ou animaux sauvages utilisés dens son jeu
soient gentils, absolument gentils. Mme D... confirma ceci, qui ne l'étonnait
guère quant à son contenu, pour elle sans signification particulière. Elle
était par contre plus perplexe par rapport à ce que je disais quant à l'effort,
l'énergie déployée par sa fille pour cela.
Il est un fait que ceci devait déstabiliser chez cette mère ce que nous
338 Michel Ody

percevions comme, au mieux un contre-investissement, au pire un déni de


toute agressivité comme potentiellement sadique. La négation du conflit
pouvait être mise en évidence chez elle dans la façon dont elle interprétait
les réactions de sa fille devant la séparation du couple parental : « Avant
elle parlait de nous réunir, maintenant c'est évacué. »
Lorsque j'avais évoqué cette question avec Jeanne, celle-ci jusque-là
assez prolixe était restée silencieuse. J'ajoutai alors qu'elle préférait peut-
être ne pas parler de ces choses qui pouvaient la rendre triste. L'enfant
m'avait alors regardé fixement, puis brusquement s'était mise à plat
ventre sur le sol pour me montrer comment elle avait appris à nager. C'est
moins ce rétablissement par un contenu de séduction narcissique qui impres-
sionnait, que le changement brutal de niveau d'expression par lequel ce
contenu s'exprimait, c'est-à-dire comportemental, témoignant ainsi de la
charge économique sous-jacente.
Tout ceci fut l'occasion de montrer à Mme D... qu'une façon de ne pas
penser à ce qui pouvait être source de tristesse était de « l'évacuer », ce à
quoi elle parut sensible cette fois, par une brève réaction émotionnelle.
Lors de la consultation suivante, Jeanne prit contact avec moi sur un mode
transformé par rapport à la précédente. Elle m'annonça qu'elle avait été
malade (état viral) et guérie par piqûre, ce qui traduisait un mouvement
élaboratif par rapport aux gentils loup et lion dont elle avait alors parlé.
Le dessin qui suivit, proposé par moi, précisa même les enjeux pulsionnels.
Elle figura une dame avec une « grande robe », puis ses jambes, en un
ensemble de meilleure qualité graphique qu'auparavant. Ensuite, elle traça
des masses qui dépassaient du milieu du bas de la robe. C'était le « zizi »
de la dame. Devant un tel mouvement pulsionnel il n'y avait surtout à ne
rien interpréter de ce contenu. J'ai donc parlé en termes de contre-
investissement en faisant remarquer à l'enfant que cette dame devait être
bien embêtée, qu'elle devait avoir besoin d'être bien couverte afin que son
zizi restât sous sa robe. Ce contre-investissement passant par mon
préconscient permit à l'enfant de poursuivre son dessin en figurant un sapin
auquel elle ajouta « des boules ». Ce déplacement symbolique témoignait
certes d'un mouvement élaboratif. Cependant, la représentation de mots
boules parut trop proche de sa représentation de chose érotique et Jeanne en
scanda l'excitation corrélative en disant : « Il y a le feu » qu'elle dessina alors.
De par la dynamique du déplacement évoqué je sentis l'enfant plus
proche de l'organisation possible d'un récit et lui demandai donc qui
aurait mis le feu. Réponse immédiate de l'enfant : « Un bandit », personnage
que je lui demandai de dessiner. Elle le figura tout petit et le qualifia de
bonhomme de neige (retour de la négation). Je lui fis remarquer que le
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 339

bonhomme risquait de fondre et lui proposai de dessiner un « vrai


bandit », ce qu'elle fit mais pour commenter qu'il était tout nu. J'intervins
sur le même mode que précédemment en disant à Jeanne qu'il paraissait
important que le bandit, pour être un « vrai bandit », fût bien habillé.
Elle l'habilla puis dessina son « zizi », et se ravisant cette fois spontanément,
commenta qu'il était dans son pantalon et coloria cette partie du vêtement.
Pour l'anecdote signalons qu'une des premières choses que me dit Mme D...
était que sa fille lui parlait maintenant d'un « méchant loup ».
Toute cette séquence — au-delà des commentaires que nous pourrions y
ajouter — confirma, dans sa valeur de deuxième temps l'indication d'analyse,
la suite du travail consista à préparer celle-ci pour la mère.

Le dernier exemple de dynamique de consultation que nous prendrons


est lié à une situation de crise comme point de départ.
Philippe est vu par moi en urgence. Ce garçon de 9 ans 1/2, africain, a
atteint le niveau de rejet par les autres, exclu temporairement de l'école après
un dernier épisode de violence. Il a sectionné le fil électrique d'un appareil
de projection, ce qui aurait entraîné l'explosion de celui-ci. Réprimandé
par la directrice de l'école, il l'a frappée ce qui a amené celle-ci à appeler
police-secours (sic).
Du premier entretien de l'assistante sociale avec les parents nous retien-
drons les éléments suivants : Mme E... fut enceinte une première fois à
16 ans 1/2, en Afrique, grossesse qui fut cachée par sa mère qui s'occupa
de l'enfant, une fille. Elle se maria ensuite et vint en France avec son mari,
alors qu'à 18 ans 1/2 elle était enceinte de 3 mois de Philippe, sa fille aînée
restant avec sa grand-mère maternelle. Comme bien souvent chez les immi-
grés qui arrivent en France dans des circonstances, le couple vécut dans des
conditions matérielles précaires. Mme E... cessa d'allaiter son fils à 3 mois
(elle pleure à cette évocation) pour le mettre en nourrice à la semaine, les
deux parents travaillant. Philippe restera chez cette nourrice jusqu'à 2 ans,
sa mère gardant un mauvais souvenir de cette période. Elle estimait en effet
qu'il y avait trop d'enfants chez cette nourrice, et elle trouvait la plupart
du temps son fils couché lors de ses visites.
La situation matérielle de M. et Mme E... s'améliorant, ils reprennent
leur fils à 2 ans en même temps qu'ils le mettent à l'école. A 4 ans, ce garçon
voit sa demi-soeur aînée arriver d'Afrique en même temps que naît un frère.
Manifestement, l'entretien montre une corrélation entre les problèmes
340 Michel Ody

comportementaux de Philippe à l'école et cet âge de 4 ans, fin pour lui d'une
période de deux ans de fils unique.
Lorsque je reçois l'enfant j'ai affaire à un garçon au visage fermé,
extrêmement sérieux. A cet âge de la période de latence, comparativement
aux enfants plus jeunes dont nous avons parlé précédemment, le langage est
un médiateur suffisant pour ne pas avoir à recourir rapidement au dessin.
Philippe savait parfaitement pourquoi il était là : les conflits à l'école. A
partir d'une histoire d'argent avec un camarade qu'il estimait l'avoir floué,
une bagarre entre eux avait suivi. Ceci avait déclenché l'intervention de la
directrice que Philippe accusait de lui donner toujours tort. L'activité
projective de l'enfant restait assez stable, car, quelle que fût la participation
de son environnement scolaire à ses comportements, il se présentait toujours
comme victime des autres, ceci étant dit toujours du même ton sérieux et
apparemment froid. Ce qui donna ensuite une note plus intéressante à
ce qu'on vient de voir, fut la séparation qu'il fit entre ce qu'il vivait à l'école
et à la paroisse où il allait le mercredi et le dimanche. Ici, il ne se plaignait
de rien, au contraire, les quelques personnes citées étaient toutes des
hommes. « Là-bas ils sont gentils » commenta l'enfant.
Je lui demandai ensuite si malgré tous ces ennuis il y avait quelque chose
qui l'intéressait en classe. Il resta silencieux. Lui énumérant les diverses acti-
vités et matières scolaires, arrivé à la lecture il s'anima brièvement pour me
répondre que celle-ci ne l'intéressait pas. J'introduisis alors les bandes dessi-
nées : celles-ci l'intéressaient. Il ne put cependant me faire le récit d'aucune
d'entre elles. Toutefois, à partir de cet « amorçage » de l'imaginaire il me
répondit qu'il rêvait, et ceci à partir de films vus à la télévision. Cette fois, il
m'en fit le récit, lequel correspondait en fait à celui du film.
Une femme araignée faisait disparaître des hommes jusqu'à ce que l'un
d'entre eux, à l'aide « d'un instrument de pirate ancien » la fît disparaître à
son tour. Cependant, la dernière image du film montrait une fille qui avait
sur le ventre le même signe que celui de la femme araignée. Oui, le cycle
recommençait alors.
Lui proposant ensuite de dessiner, Philippe figura une voiture, qu'il
estima d'ailleurs avoir ratée, pour dessiner ensuite un bonhomme, piéton
qui attendait à un feu rouge pour pouvoir passer. Ce scénario de « code »
bouclait ainsi toute la séquence précédente, sorte de contre-point paternel
surmoïque du mouvement partant de la directice d'école et aboutissant à la
femme araignée.
Il apparaissait à l'issue de cet examen, complémentairement à ce qu'on
savait par l'entretien avec la mère, que Philippe, en deçà de son activité
projective et de son comportement, réglait ses comptes avec sa mère (du
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 341

moins avec l'image de celle-ci) et luttait contre ses mouvements dépressifs


sous-jacents. Dans ce sens, j'avais été frappé par l'extrême sérieux de ce
garçon qui ne fut animé d'aucun sourire à aucun moment.
Les parents s'étaient mis sur leur trente et un pour cette consultation.
M. E..., homme qui avait la main leste envers son fils, était en même temps
désolé de cette évolution de Philippe, qu'il comparait à celle positive de la
situation matérielle de la famille après beaucoup de sacrifices et d'efforts.
Madame, elle, au fur et à mesure de l'entretien confirma que le « ratage »
relationnel entre son fils et elle restait très actif et pleura à plusieurs reprises
en revenant au passé de l'enfant. Blessure supplémentaire pour elle,
Mme E... avait remarqué que Philippe revenait assez gai de chez ses oncles,
gaieté qu'il ne manifestait jamais chez lui.
Mon travail consista donc essentiellement à sensibiliser ces parents au
passé de discontinuité relationnel avec leur fils dans un contexte difficile
pour eux, ce qui toucha la mère comme on vient de le voir. Données cultu-
relles compliquant la situation il était inutile plus qu'ailleurs d'aller au-delà,
c'est-à-dire d'aller vers le passé plus personnel de chacun.
Cette dimension essentielle lorsqu'un adulte vient consulter pour lui-
même ne peut être envisagée de la même manière pour des parents consul-
tant pour leur enfant, qui très souvent ne demandent rien pour eux-mêmes.
D'ailleurs ceux qui entreprendront une psychothérapie et a fortiori une
analyse sont une minorité. Au-delà de certaines données de leur passé
familial il est inutile, voire nuisible, de forcer l'entretien en ce sens qui
prend une allure anamnestique, de seul savoir, et non dynamiquement utili-
sable. Nous avons un exemple de cette dynamique avec Mme C..., mère de
Mona. Le consultant doit pouvoir assez rapidement apprécier les limites avec
lesquelles les parents peuvent communiquer sur eux-mêmes, tout en suivant
l'évolution au fur et à mesure des rencontres. C'est la plupart du temps les
conflits et les contradictions intrafamiliaux entre enfant et parent(s) qui
permettent de solliciter utilement ceux-ci sur leur passé. Nous préci-
sons ces points puisque nous avons choisi, compte tenu du sujet de ce
travail, de centrer le matériel dans ce qui se passe entre l'enfant et le
psychanalyste.
Je revis cette famille trois semaines plus tard, après une réunion à l'école
organisée en accord avec les parents. Je passerai sur les détails de celle-ci,
qui représente un temps essentiel en situation de crise.
Lors de cette nouvelle consultation Philippe me répondit que cela allait
mieux, précisant même spontanémentla date de point de départ de ce mieux.
Il m'expliqua que sa mère l'avait emmené avec elle à son travail en lui pro-
mettant un cadeau à venir s'il restait sage à l'école. Il avait respecté le contrat.
342 Michel Ody

Je dis à l'enfant qu'il avait ainsi trouvé avec sa mère une relation dont il
avait pensé peut-être avoir manqué jusque-là. Philippe resta silencieux un
long moment, à tel point que j'imaginais qu'il pensait déjà à autre chose.
Je lui demandai donc à quoi il pensait : « C'est pas ça! » répondit-il alors.
L'importance de sa négation, soulignée par son surgissement temporel, le
rendit silencieux à nouveau, et, cette fois, il me répondit au bout d'un
moment qu'il ne pensait à rien.
Je changeai alors de registre de représentance et lui proposai de dessiner,
ce qu'il fit volontiers. Il s'installaà genoux devantla planche à dessin et repré-
senta un scénario qui confirma la préoccupation qu'on pouvait avoir au sujet
de son fonctionnement mental, c'est-à-dire sur ce qui était structuré chez lui
de façon stable en deçà de ce qui s'était cristallisé, dans l'interaction avec
l'environnement scolaire, en crise.
Il dessina donc un soleil, méticuleusement, et un peu plus loin ce qu'il
nomma la comète de Halley (d'actualité récente). Plus bas, il figura deux
maisons à allure de cases, me confirmant que la scène se passait en Afrique.
Celle-ci devint impressionnante : la comète heurte le soleil... « qui s'éteint...
il a explosé... (?)... il va pleuvoir... ce sera l'automne... puis l'hiver... (?)... et
encore l'hiver ».
Je reliai alors à l'enfant cet « encore l'hiver » à « encore une femme-
araignée » de la fois dernière. Philippe confirma ceci par un signe de tête et
resta silencieux. Je poursuivis alors en lui disant que s'il se laissait aller à
imaginer, les histoires qui lui venaient à l'esprit étaient assez tristes,
cela devait être plutôt ennuyeux pour lui ; l'enfant me dit : « Oui, c'est
plutôt ennuyeux... (silence)... c'est de l'imagination », précision qui témoi-
gnait d'une qualité mentale ne laissant pas les choses à un seul niveau
psychotique de fonctionnement (comme d'ailleurs sa mention de « l'ins-
trument de pirate ancien » pour lutter contre la femme-araignée en
témoignait aussi).
Réduction oblige quant à la suite de ce travail dont nous avons limité le
récit à la situation de crise et sa résolution. Si Mme E... en particulier éprou-
vait un soulagementévident, la dynamique s'exprima par la suite à un niveau
plus pulsionnel, cette mère cherchant à satisfaire son fils dans des demandes
matérielles qui commençaient à faire se manifester frère et soeur pendant que
Philippe, lui, faisait monter les enchères. Corrélativementcelui-ci enrichit ses
dessins de scénarios, mettant en scène des hommes et des femmes entre
lesquels les rapprochements mobilisaient des dangers, des poursuites au
couteau, des cadres de maison hantée. Bref, l'évolution mena vers l'orga-
nisation d'un travail de psychothérapie psychanalytique pour ce garçon.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 343

Deuxième partie

Les exemples que nous avons donnés de conjonctures variées du travail


de consultation indiquent que déjà à ce stade, qui peut durer plus ou moins
longtemps comme nous l'avons vu, la méthodologie psychanalytique est
essentielle dans les rencontres entre le consultant et l'enfant (et ses parents),
chacune d'entre elles étant médiatiséepar un langage qui est toujours à renou-
veler. Comme nous l'avons déjà évoqué c'est le mouvement évolutif de ces
rencontres qui permettra d'aboutir (ou non) à l'analyse ou la psychothérapie
de l'enfant dans une perspective ainsi plus sélective et moins incertaine
quant à leur devenir.
Rappelons à ce sujet que R. Diatkine estimait17 qu'au-delà de l'entretien
avec l'enfant, qui devrait apprécier l'intérêt de celui-ci pour son fonc-
tionnement mental, il est illusoire de s'engager dans une analyse avec lui si ses
parents sont réticents à l'existence de l'inconscient et de la sexualité infantile.
Ce n'est évidemment pas seulement d'un accord manifeste dont il s'agit on

sait ce qu'il en est parfois avec des familles travaillant dans nos milieux —
mais bien de ce qui chez des parents traduit préconsciemment leur sensibilité
potentielle à ces problèmes (par exemple, et déjà à un premier niveau :... « Je
n'avais pas fait le rapprochement » ou « c'est vrai, ce que vous me dites me
fait penser que quand il joue, mon fils ne peut rester à son jeu que quelques
instants », etc.).
Lorsque des conditions « suffisamment bonnes » sont réunies se pose la
question souvent discutée : psychothérapie ou analyse. Afin qu'il n'y ait pas
d'équivoque nous n'entendrons ici la psychothérapie d'enfant que dans sa
qualification de psychanalytique. Quand on parle d'analyse d'enfant, surtout
avec nos collègues anglo-saxons, la discussion peut en arriver rapidement
à la question du nombre de séances, qui pour eux ne saurait être inférieur à
quatre ou cinq séances par semaine. En France, le chiffre qui fait la sépa-
ration entre analyse et psychothérapie est celui de trois. Pour des psychana-
lystes c'est certes symboliquement un bon chiffre, il n'en reste pas moins

17. R. Diatkine, Propos d'un psychanalyste sur les psychothérapies d'enfants, in Psych
de l'Enfant, XXV, 1, 1982.
344 Michel Ody

que si l'on peut être convaincu que des séances fréquentes favorisent à l'évi-
dence les conditions d'un processus, des éléments variés, dont ceux matériels
et sociaux, peuvent amener à ce qu'on ne puisse travailler à plus de deux
séances par semaine. L'expérience montre d'ailleurs qu'en ces cas le pro-
blème de la continuité du processus peut se situer plus du côté de l'analyste
que de celui de l'enfant. Si la conjonction de séances fréquentes et d'une
indication favorable donnent de bonnes conditions à la survenue d'un
processus psychanalytique, chacun connaît des situations où un tel pro-
cessus ne se fait pas alors que les séances sont fréquentes, et à l'inverse où il
se fait à deux séances. On se souvient de l'analyse de Karine18 que mena
J. Simon à raison d'une séance par semaine.
Ces quelques précisions rappelées, la question de l'analyse d'enfant ne
se limite pas au nombre de séances puisqu'on sait que bon nombre de
psychanalystes estiment qu'un processus psychanalytique ne saurait advenir
qu'à l'âge adulte.
Envisageons une notion comme celle de cadre qu'on retrouve dans beau-
coup d'écrits contemporains. Parmi les différents facteurs qui différencient
le cadre de l'analyse d'adulte de celui de l'enfant participent les parents de ce
dernier. C'est le travail avec eux, particulièrement dans ses moments dyna-
miques, qui permet d'assurer ce cadre et de le rendre vivant.
Ce qui paraît aujourd'hui une évidence l'a moins été antérieurement, si
l'on met l'histoire de la psychanalyse d'enfant en perspective. Pour en rester à
l'opposition bien connue, même si on tient compte de son évolution, entre
le courant d'A. Freud et celui de M. Klein, le travail avec les parents restait
dans les deux cas au second plan. La sortie d'un certain solipsisme à ce point
de vue a été introduite par D. Winnicott.
Cet aspect du travail du psychanalyste peut rendre caduc un des éléments
de l'opposition que nous venons d'évoquer et qui concerne le langage du
psychanalyste à l'enfant. A. Freud estimait qu'une phase préparatoire était
nécessaire à l'engagement d'une analyse, point de vue qui fut par la suite
transformé par sa notion d'alliance thérapeutique. M. Klein a opposé à cela
le fait que l'interprétation précoce était possible chez l'enfant et rendait inu-
tiles de telles pratiques. Le problème, en ce cas, est que l'interprétationprécoce
s'appuie sur une théorie du fonctionnement mental où les contenus, non
moins précoces, ont été critiqués comme des constructions où disparaît
l'après-coup avec sa fonction réorganisante sur les contenus antérieurs. A
ce point de vue, A. Green allait encore plus loin en estimant19 que

18. R. Diatkine et J. Simon, La Psychanalyse précoce, Paris, PUF, 1972.


19. A. Green, Travail psychique et travail de la pensée, in RFP, XLVI, 2, 1982.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 345

l'interprétation kleinienne pouvait elle-même être un fantasme qui s'efforçait


de se représenter l'irreprésentable plutôt que de le penser, ce qui d'une cer-
taine manière rejoignait ce que S. Lebovici20 relevait comme risque dans la
technique kleinienne, c'est-à-dire ses effets suggestifs.
Tout ceci est une façon de retrouver un constat bien connu : le langage du
psychanalyste dépend de sa théorie (participant ainsi à la précession contre-
transférentielle21). Cependant, sous condition de temps dynamique avec les
parents (le plus souvent ceci se fait de façon focale et espacée), le cadre peut
être suffisamment assuré pour n'avoir ni comme finalité immédiate l'éta-
blissement d'une alliancethérapeutique, ni celle d'interpréterprécocement.
L'enfant, ce d'autant que son préconscient est encore sous une pesée
plus forte du processus primaire que chez l'adulte, investira l'analyste
dans cette situation insolite et absolument nouvelle — sur laquelle R. Diat-
kine insiste souvent — représentée par cette rencontre avec un tel personnage,
expérience dont il n'a pas connu d'équivalentjusque-là. Dès lors, le problème
est moins de mettre l'accent sur les conditions — alliance thérapeutique ou
interprétations précoces — permettant à l'enfant la possibilité qu'adviennent
répétitionet régression par le transfert, que sur la potentialité nouvelle fondée
sur la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste. Celui-ci, comme facteur
de changement, modifiera les coordonnées de l'inconscient processuel de
l'enfant. Il s'établira ainsi une dialectique entre changement et répétition.
Ceci est cohérent avec le fait qu'au niveau même de la consultation un
enfant, revu après un certain délai, exprimera un matériel qui sera dans la
lignée de celui de la rencontre précédente. Les exemples que nous avons
donnés en témoignent. Ceci est à la fois cohérent avec l'intemporalité de
l'inconscient.

II

Une illustration assez récente de cette question cadre/processus, ici en


début d'une cure, nous est donnée par J. et F. Bégoin dans le cours de leur
rapport de 198122, à l'occasion d'un désaccord avec un commentaire
d'A. Green au cours de son article de 1979 « L'enfant modèle » 23.
A. Green commente le cas de Ruth, 4 ans 3 mois, exposé par M. Klein24
(p. 38 et s.) pour montrer comment celle-là devant l'angoisse intense de se

20. S. Lebovici, Psychanalyse de l'enfant, Conférence prononcée à la spp le 17 juin 1986.


21. M. Neyraut, Le Transfert, Paris, PUF, 1974.
22. J. et F. Bégoin, Le travail du psychanalyste, XLIe Congrès des Psychanalystes de
Langue française, RFP, XLVI, 2, 1982.
23. A. Green, L'enfant modèle, Nouv. Rev. Psychan., 19, 1979.
24. M. Klein, La psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1959.
346 Michel Ody

retrouver seule avec son analyste, emploie une technique de jeu qui ne peut
qu'avoir une valeur inductrice pour le matériel (23, p. 35). J. et F. Bégoin25
(p. 54) contestentce point de vue et, relevant que cette angoisse était d'autant
plus forte que la nurse qui accompagnait habituellement l'enfant était malade,
notent que l'activité technique de M. Klein a consisté à rétablir la continuité
avec la séance précédente en en jouant le contenu.
Le problème est que ce jour-là Ruth était bien accompagnée par sa
nurse, celle qui était tombée malade était sa demi-soeur aînée, de près de
vingt ans plus âgée, qui avait été elle-même en analyse. Cette personne
avait un rôle essentiel par rapport à l'angoisse de l'étranger de Ruth,
puisque non seulement c'est elle qui accompagnaitl'enfant, mais elle pouvait
intervenir en cours de séance. Or, si M. Klein montre avec talent comment
elle arrivera à ce que l'enfant poursuive sa séance, particulièrement en réta-
blissant, en effet, la continuité avec la séance précédente, elle n'inscrit pas
dans son langage ce fait diurne de changement de cadre qui ne pouvait pas
ne pas occuper les pensées de l'enfant.
Ceci nous paraît rejoindre une réflexion de M. Fain26 dans sa critique du
livre de D. Meltzer Le processus psychanalytique27. M. Fain remarquait
en effet que des formules comme : « La situation analytique doit s'aménager
par la mise à part de l'analyse de la vie de l'enfant à la maison » (26, p. 1089)
ne pouvaient qu'organiser une technique où, « les éléments de l'histoire
personnelle restant à la maison », l'histoire naturelle du processus analytique
suivra un mouvement génétique se centrant obligatoirement autour d'objets
partiels. C'est en même temps tout le travail concernant le préconscient de
l'enfant qui est en question, en particulier ses pensées latentes, pensées latentes
dont M. Fain relevait la disparition de leur notion dans l'ouvrage de
D. Meltzer, elles qui « drainées au cours de l'élaboration du rêve par la
mécanique inconsciente se transforment en contenus refoulés, venant enri-
chir alors les conflits les plus précoces » 28.

III

Illustrons à notre tour ces problèmes à l'aide du matériel concernant un


garçon, Henri, qui a 6 ans 1/2 au cours de sa première année de psycho-

25. In Rapport prépublié.


26. M. Fain, A propos du processus psychanalytique, par D. Meltzer, RFP, XXXV,
5-6, 1971.
27. D. Meltzer, Le processus psychanalytique, Paris, Payot, 1971.
28. Souligné par nous.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 347

thérapie. La virulence de son état névrotique — confinant à l'état


prépsychotique — se traduisait par des cauchemars violents mettant en
scène des hommes incendiaires ou des fantômes inquiétants. Tout ceci
participait à son agitation à l'école.
Henri vivait avec sa mère et sa grand-mère maternelle. La première était
venue vivre chez celle-ci après la mort brutale (infarctus) du grand-père
maternel de l'enfant. Henri avait alors 5 mois. Le père de Mme F...
avait d'autant plus mal supporté la grossesse de sa fille, adolescente de
17 ans 1/2, que celle-ci avait eu son fils d'un homme marié supposé se séparer
de sa femme, n'y arrivant pas, et souvent étant avec ni l'une ni l'autre
des deux femmes. Notons en outre que Mme F..., aînée de trois filles,
avait eu un frère la précédant, mort à l'âge de 3 ans. Henri, comme
garçon, se voyait donc précédé d'un destin particulier des hommes de la
famille, sans parler de ce qu'on peut imaginer du poids de l'OEdipe/
contre-OEdipe entre la mère et son propre père, pour cet enfant.
Celui-ci, dans la rencontre régulière qu'il avait avec son analyste homme,
renonça progressivement à dessiner. Les contenus de ses dessins étaient
rendus inutilisables si je tentais de les interpréter comme témoins de ses
fantasmes inconscients. Préconsciemment, et consciemment, ce qui l'inté-
ressait était ma propre personne qu'il tentait de plus en plus d'impliquer au
travers d'actings ayant pour visée, quant au fond, un contact physique
avec moi. Je repris ces actings sur un mode psychodramatique, ce qui amena
Henri à s'identifier à des héros tout-puissants. Bien des choses se passèrent
jusqu'à la séquence que nous avons en vue.
Un jour, pour la première fois, Henri joue qu'il se marie, son mariage doit
être béni « par le papi... pape ». Ce lapsus lorsque je le relève déclenche son
irritation, comme souvent lorsque je tente de relever une production incons-
ciente. Cependant, l'enfant tenant à son scénario, le lapsus se répète. Henri
va alors écrire son prénom, le nom de sa mère, et, dans son échange avec moi,
va constater qu'il ne porte pas le nom de son père. Je lui fais remarquer que
ceci lui pose un problème, il se bouche les oreilles.
La séance suivante, Henri est prêt à repartir dans un scénario de toute-
puissance, de type BD. Je lui dis que peut-être il veut me montrer qu'il ne
faut pas penser à ce dont nous parlions la fois précédente.Henri : « Assez !...
pourquoi je viens ici? » Moi : « Bonne question... qu'en pense-tu? » Lui :
« Parce que je pensais à la mort. » C'était la première fois qu'Henri me
faisait part, et dans l'après-coup, de la pensée latente qui avait organisé ses
cauchemars et leurs récits lors des premières consultations.
L'enfant devient alors plus calme et, lancé sur ce thème, introduit, pour
la première fois aussi, la mort de son oncle Pierre, oncle dont il sait peu de
348 Michel Ody

chose, si ce n'est que sa photo est sur la cheminée du salon. Puis il me


parle des visites au cimetière où est enterré son grand-père. Henri a peur
des fantômes, il a peur que son grand-père surgisse de la tombe pour le
prendre avec lui. Il se tait, et ajoute que « Pierre est dans le même cercueil
que Papi ».
Il me demande alors s'il peut aller chercher sa grand-mère dans la salle
d'attente (elle l'accompagne à ses séances) afin qu'elle lui parle de Pierre.
Plutôt que de lui interpréter son désir de s'approcher de sa grand-mère
après un mouvement d'OEdipe inversé aussi particulier, je lui réponds
positivement.
Cettegrand-mèreparlera devant son petit-fils de ses enfants, elle exprimera
son émotion en évoquant son fils mort d'une tumeur à l'âge de 3 ans, et assez
spontanément dira qu'elle a reporté son affection sur son petit-fils, ce qui
amène alors celui-ci à avoir un mouvement de tendresse envers elle.
Je dis à cette dame que je peux en effet tout à fait comprendre cela, mais
qu'en même temps on peut penser qu'Henri ne peut qu'éprouver de l'inquié-
tude en tant que garçon lorsqu'il pense à ce qui est arrivé à son oncle et à son
grand-père, en même temps que son père n'est pas à la maison. La
grand-mère a alors une réflexion dont la portée dépasse son contenu mani-
feste, elle me dit que dès qu'Henri sent sa mère ou sa grand-mère malade, il
les suit sans cesse, et s'inquiète de façon exagérée.
C'est à partir de cette conjoncture spéciale pour un contexte de séance, et
qui introduisait dans celle-ci l'histoire personnelle qui restait « à la maison »,
qu'Henri entama dans sa relation à moi un long parcours psychodramatisé
où l'élaboration de la triangulation oedipienne traversa une construction
mythique tout à fait à la mesure des contes et légendes. Roi, reine, prince,
séparés par des épreuves diverses et innombrables finirent par se retrouver.
C'est alors qu'Henri put mettre en scène des situations plus proches de la
réalité le confrontant ainsi à sa propre réalité familiale, le plus crucial pour
l'enfant étant de constater qu'il se retrouvait répétitivement dans ses rôles
identifié à ce « visiteur du Moi » 29 qu'était un père fuyant la relation de
couple et buvant.
On peut noter qu'on retrouve au sujet de cette psychothérapie ce que
R. Diatkine disait lors du Colloque de Deauville de 1984 sur le statut de la
représentation30 : lorsque l'enfant sait que nous savons ce qui lui est arrivé
(ici pour Henri, la particularité de l'absence de son père, par exemple) cela
entraîne chez l'analyste des difficultés pour interpréter les productions de

29. A. de Mijolla, Les visiteurs du Moi, Paris, Les Belles-Lettres, 1981.


30. R. Diatkine, Psychanalyse d'enfants et représentations, RFP, XLIX, 3, 1985.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 349

l'enfant. Si le premier interprète des situations symboliques pour les relier à


ce savoir, il risque de se retrouver répéter inutilement ce qui renvoie à
l'anxiété de la famille (la mère parlait souvent de la discontinuité de son ami,
et des problèmes que cela posait aussi pour son fils).
Cette conjoncture devait amener à traiter le régime de distribution parti-
culier des représentations de l'enfant sur un mode qui y répondit. Inter-
préter à Henri les contenus fantasmatiques renvoyant aux fantasmes origi-
naires se heurtait à la réalité qu'il vivait, faire référence trop rapidement et
trop directement à la conscience de celle-ci était une source d'excitation
amenant aux actings. C'est en fait ce qu'Henri tenta progressivement d'éta-
blir dans la réalité de sa rencontre avec moi, c'est-à-dire un contact agi de
plus en plus proche, qui décida du support de langage échangé entre nous : ce
fut celui psychodramatisé, support qui devint totalement essentiel pour
l'enfant, lequel inaugurait d'ailleurs la plupart des séances par un : « La
dernière fois on en était à... ». La séquence que nous avons donnée est un
exemple illustratif de ce qui put alors conjoindre dans une temporalité
donnée le jeu fantasmatique et les pensées latentes renvoyant à la réalité
de son histoire.

IV

Si le fil processuel soutenu par le travail au niveau du préconscient


(même s'il est plus du côté de l'analyste à propos d'enfants avant la période
de latence) permet de mieux éviter les risques de suggestion liés à une
technique d'interprétation multiple et fréquente ou ceux inhérents à l'éta-
blissement d'une alliance thérapeutique (qui s'adresse en fait au Moi), il
n'en reste pas moins que l'analyse d'enfant est assez différente de celle de
l'adulte tant dans son déroulement que dans ses finalités.
II faut à ce point de vue se garder de l'illusion qu'un travail analytique
avec l'enfant nous mettrait au plus près de la « vérité » de l'inconscient, ce
d'autant que l'appareil psychique ne prend son plein établissement qu'après
l'adolescence. En ce sens on peut être d'accord avec A. Green lorsqu'il
dit31 que la référence originaire en analyse d'enfant c'est la cure type. Ce
point de vue paraît à nouveau complémentaire de celui de S. Lebovici32
(p. 1007) quand il dit que la névrose infantile se constitue à l'adolescence
(c'est-à-dire dans son deuxième temps).

31. A. Green, Table ronde sur la psychanalyse d'enfant, Institut de Psychanalyse,


19 novembre 1985.
32. S. Lebovici, XXXIXe Congrès des Psychanalystesde Langue française,Névrose infan-
tile et névrose de transfert, RFP, XLIV, 5-6, 1980.
350 Michel Ody

En ce qui concerne le processus analytique, A. Green33 relève que chez


l'enfant se pose la question du statut de la variation de la représentance
puisqu'on peut passer très rapidement d'un registre à un autre (jeu, dessin,
mots, comportements...) en regard de ce qui se déroule chez l'adulte. A. Green
critiquait, devant cette question, la réponse d'analystes d'enfants, réponse
beaucoup trop traduite à son avis dans les termes de la théorie (participant
ainsi au contre-transfert de l'analyste).
Il est un fait que le changement parfois rapide du type de représentance,
pour reprendre le terme d'A. Green, sollicite fréquemment l'analyste dans
ce qu'il éprouve comme des ruptures associatives. Différents mouvements
sont sollicités en lui qui peuvent s'exprimer par des attitudes opposées d'un
analyste à l'autre. L'attente par le silence peut favoriser la décondensation et
réaliser dès lors de meilleures conditions d'intervention ou d'interprétation.
Cependant, si un certain seuil économique est atteint, le silence poussera à la
désorganisation, ce d'autant que le fonctionnement mental de l'enfant y
prêtera. L'analyste, à l'inverse, peut être tenté de favoriser un travail
de liaison par l'introduction rapide de contenus. Nous avons vu que tout le
problème est celui de leur distance par rapport au niveau préconscient
de l'enfant.
De toute manière, quelle que soit l'évidence de ces difficultés, quel que
soit le polymorphisme de la représentance chez l'enfant, celle-ci s'inscrit
dans un déroulement qui implique donc un « avant », un « pendant » et un
« après ». Il y a donc associativité sinon « association d'idées ». Il n'y a pas à
opposer l'association libre de l'adulte (autant qu'elle le soit, comme on le
sait depuis Freud) à l'action libre de l'enfant. L'associativité de l'enfant
dans son polymorphisme de représentance donne à se figurer — figuration
d'actions comprises — et se mettre en mots chez l'analyste, condition pour
ses propres associations, de son travail de mise en relation, de son travail
de pensée.
Ce qui en sera éventuellement transmis à l'enfant le sera dans un langage
restant au plus proche des mots de celui-ci, et non immédiatement dans
celui du sens que l'analyste a pu déduire du réordonnancement,du rappro-
chement des représentations qu'il a effectuées (a fortiori si pour l'analyste
tel sens, en tant que but poursuivi d'emblée, décide des rapprochements et du
réordonnancementà effectuer).
A ce point de vue le travail de consultation, de par les limites qu'il impose
au sens à transmettre à l'enfant, montre qu'il est déjà possible dans ce seul

33. A. Green, Intervention à la Conférence de S. Lebovici, à la SPP, Psychanalyse de l'enfant


le 17 juin 1986.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 351

cadre d'obtenir des changements et des réaménagements dans l'homéostasie.


Dans le premier exemple que nous avons donné, Jean, à l'aide de l'inter-
vention que nous avons commentée (p. 324 de ce texte), va changer soudaine-
ment de registre. II dessine en effet sous la mer un homme-pieuvre à côté
d'une machine à laver. C'est seulement à partir de ce moment, parce qu'il
s'inscrit dans un mouvement à valeur associative, que le sens de son symp-
tôme de phobie de la machine à laver commence à s'éclaircir. Le sens
surgit du processus, il ne le précède pas. Que l'analyste déduise que ce symp-
tôme renvoie à une qualité particulière du fantasme inconscient de scène
primitive, tel que nous l'avons construit et décrit dans notre commentaire,
n'implique évidemment pas que ce contenu doive être rapidement commu-
niqué à l'enfant dans le cours de sa cure.
En d'autres termes, si le concept d'inconscient a quelque signification,
c'est-à-dires'il renvoie à des contenus nécessairement pensables pour donner
une cohérence à l'ensemble34, l'attraction de ce qu'il détermine devra non
moins nécessairement être approchée au fur et à mesure, par la mise en place
des « termes intermédiaires » 35 (p. 233) du langage du préconscient.
La question est que ceci ne se déroule pas de façon linéaire, car, comme le
remarquait A. Baudoin36, le préconscient a une fonctionderefoulement. Ceci
rejoint le paradoxe relevé par S. Decobert37 notant que le refoulement sera
plutôt déplacé que levé, et même que le but de la psychanalyse de l'enfant
pourrait être l'accession au refoulement réussi.
Ainsi, dans le processus analytique se produit régulièrement un double
mouvement. Un premier temps interprétatif introduit aux « logiques pri-
maires » 38, rapprochements et réordonnancement analogues à l'exemple
que nous venons de rappeler pour Henri. Surgit alors un contenu renvoyant,
pour l'analyste, à un fantasme inconscient. La suite du travail va consister à
s'approcher de celui-ci par la mise en place des termes intermédiaires à ce
contenu (dont les pensées latentes, y compris celles concernant « l'histoire
à la maison»). Mais, et c'est le second mouvement, cette mise en place a en
même temps une fonction refoulante (au sens de la potentialité du refoule-
ment réussi), ce qui peut aboutir à une série de déplacements symbolisants de
plus en plus éloignés du contenu initial du fantasme inconscient alors
transformé. Ceci peut rendre son interprétation caduque.

34. R. Diatkine, Propos d'un psychanalyste..., op. cit.


35. S. Freud, Le Moi et le Ça, op. cit.
36. A. Baudoin, Du Préconscient, XLVIe Congrès des Psychanalystes de Langue française,
RFP, LI, 2, 1987.
37. S. Decobert, Refoulement et psychanalyse de l'enfant, XLVe Congrès des Psycha-
nalystes de Langue française, RFP, L, 1, 1986.
38. M. Neyraut, Les logiques de l'inconscient, Paris, Hachette, 1978.
352 Michel Ody

Ce processus est d'autant plus favorisé que le mouvement général de l'évo-


lution du psychisme de l'enfant le pousse aux identifications, en particulier
secondaires, ceci déjà de par l'écart grand/petit. Cet écart l'enfant le vit
tout au long de sa vie quotidienne. Cela est redoublé lorsqu'il rencontre un
analyste, car ainsi que le posait la devinette d'A. Green39 : « II y a des
psychanalystes adultes d'analysants adultes; il y a des psychanalystes
adultes d'analysants enfants; pourquoi n'y a-t-il pas des analystes enfants
d'analysants enfants? »
Les résolutions des conflits pulsionnels se font en particulier sur ce mode
des identificationssecondaires et favorisentle refoulement dont nous parlions,
et ceci d'autant plus que la conflictualité oedipienne s'exprimera dans l'évo-
lution de la cure.
L'exemple extrême pour notre propos, de Mona — extrême au sens où il
ne s'agissait justement pas d'une analyse mais de consultations au cours
d'une rééducation orthophonique — nous a montré le dégagement pour
l'enfant d'une fantasmatique renvoyant de façon assez directe à un contenu
symbolique d'envie du pénis pour aboutir à sa transformationen un contenu
symbolique de castration, ici à l'intérieur d'un fonctionnement mental assez
classique d'une petite fille au début de la période de latence.
On peut, en effet, comparer les deux dessins dont nous avons parlé, le pre-
mier (p. 331 de ce texte) et le dernier (p. 334 de ce texte) effectués à deux ans
et demi d'intervalle. Dans le premier — celui de la scène devant l'église —
l'asymétrie masculin féminin s'exprime par la qualité phallique de la mère
en regard de l'insignifiance de l'homme qui fait la quête. Dans le second,
la différence des sexes passe par celle, conventionnelle, des couleurs des
phrases écrites correspondant aux paroles de la fille et à celles des garçons,
mais aussi par la castration symbolisée de la fille, en ce sens que « l'oubli »
des bras (favorisé par le dessin de profil) est le répondant du tracé, lui par-
faitement exécuté, des skis de l'enfant.
Nous avons vu que cette transformation, après que la mère ait pu commu-
niquer pour la premièrefois sur son passé au travers de son identification à sa
fille, est passée par une période symptomatique hystérophobique laquelle
témoignait en fait de l'organisation de sa névrose infantile.
Tout ce processus s'est effectué dans le cadre de la relation de Mona
avec son orthophoniste, relation scandée par mes interventions où la forme
verbale est restée au niveau de celle dont nous avons donné des détails pour
la seule consultation initiale. Il n'a bien sûr, a fortiori dans ce cadre, été
aucunement question d'interpréter les fantasmes inconscients de l'enfant.

39. A. Green, Travail psychique et travail de la pensée, op. cit.


Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 353

Mais ce sontjustement les limites elles-mêmes de ce cadre qui nous paraissent


montrer que des transformations peuvent se faire au niveau de l'inconscient
par un travail mobilisant le préconscient.
Certes, dans le cours d'une cure, cette transformation ne se fait pas plus
de façon linéaire, la réactivation des fantasmes initiaux se produisant par
moments. Cependant la nouveauté, le changement du contexte dynamique
dans lequel ils sont sollicités, peut impliquer qu'il s'agisse d'une répétition du
même et non de l'identique40. En ce sens, les pensées latentes mobilisées
se transforment en contenus refoulés, lesquels enrichissent les conflits les
plus précoces41, donc participent aux modifications de l'inconscient. Rappe-
lons que si Freud écrivait que l'inconscient exerçait une influence permanente
sur le préconscient, celui-ci était accessible aux événements de la vie et était
« même de son côté soumis aux influences venant de la part du précons-
cient »42 (p. 102).

Clarisse, une petite fille prépsychotique qui a presque 7 ans illustre


ces questions au cours de la seconde année de sa psychothérapie. Pendant
la première partie de celle-ci, toute tension — qui surgissait assez rapide-
ment au cours du jeu ou du dessin — se résolvait par des comportements
ouvertement séducteurs qui, eux-mêmes conflictualisés, l'amenaient à vou-
loir sortir de la pièce.
Dans la séquence à laquelle nous pensons, elle montre activement son
intérêt pour l'écriture. Alors qu'elle commence à assembler des lettres sur
un mode banal, non représentatif à cet instant, elle développe assez rapi-
dement un mouvement régressif. Elle quitte la table et intrigue son théra-
peute qui la voit assise par terre devant les pieds de son fauteuil. Il se rend
compte qu'elle se mire dans les parties métalliques de celui-ci. Ensuite
l'enfant se lève en disant qu'elle a « envie de faire caca ».
L'investissement phallique de l'écriture était d'autant plus net que
dans le mouvement associatif qui précédait, Clarisse avait évoqué son
plaisir de gagner aux billes, puis s'était plainte, au moment d'écrire, que
sa mère ne lui avait pas mis dans son cartable son crayon et sa gomme.
Ceci peut nous faire penser à la déception du manque de phallus dont
parle Freud48 dans le cadre de l'homosexualité primaire mère-fille.

40. M. de M'Uzan, Le même et l'identique, in De l'art à la mort, Paris, Gallimard, 1977.


41. M. Fain, A propos du processus psychanalytique, de D. Meltzer, op. cit.
42. S. Freud, L'inconscient, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
43. S. Freud, La Féminité, in Nouvelles Conférences, Paris, Gallimard, 1971.
RFP — 12
354 Michel Ody

Toujours est-il que le psychothérapeute de Clarisse lui montre son désir


d'aller vérifier la présence de son « caca », en regard de l'absence d'un
« zizi » comme celui des garçons, après qu'elle ait eu envie de lui montrer
ce qu'elle était capable d'écrire. Cette interprétationavait d'ailleurs entraîné,
pour la première fois chez cette enfant, l'évocation d'un souvenir où elle
s'était fait surprendre par une femme de service alors qu'elle observait les
garçons dans les WC de l'école.
Lors d'une séance suivante, Clarisse revient à l'écriture et fait un A.
Or elle en trace la barre horizontale de façon ventrue, remplit l'espace
au-dessus de petits points, et décore les deux barres obliques de sortes de
frisottis. Son thérapeute, mobilisé par cette figuration, donne le sens de
bébés dans le ventre à ce contenu. L'enfant réagit de façon fort intéressante
et absolument nouvelle chez elle : « Ça n'est plus valable », dit-elle. Ce
type d'irruption brève d'une pensée secondarisée — qui lie ici pensée et
négation — est assez particulier aux enfants en cure et surprend toujours
heureusement leur thérapeute. Clarisse avait très probablement raison, en
fonction des mouvements qui avaient précédé dans cette séquence et dont
nous avons donné les exemples.
Plus précisément, si cette interprétation pouvait être « vraie » quant à
son contenu cela était dû à la condensation de la figuration (bébé-pénis-
féces), l'interprétation atteignant un niveau à l'intérieur de la synchronie
de cette condensation. Cependant, elle n'était « plus valable » par rapport
au processus en cours (le préconscient avait déjà « influencé » l'inconscient).
Celui-ci définissait en effet, de façon dynamique et diachronique cette fois,
quel était le niveau de la condensation qui était en question.
D'ailleurs, dans la suite du mouvement de cette séance, la régression
amena cette petite fille à enlever son collant parce que agitée d'un prurit.
Elle se gratta pour enlever « des peaux », ce qui, parce que l'investissement
phallique de l'écriture était en jeu, mobilisait un fantasme inconscient
de castration.

VI

Le fait que les enfants — du moins jusqu'à la préadolescence — s'ex-


priment beaucoup avec des figurations (jeux et dessins) favorise la conden-
sation que nous venons d'évoquer. La mise en mots permet une dialectique
entre cette condensation et le déplacement que potentialise l'utilisation du
langage.
Dans cette mise en mots (qui ne doit pas être une « mise à mort », pour
paraphraser J.-B. Pontalis) la dynamique du préconscient, donc du surin-
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 355

vestissement par les représentations de mots des représentations de choses,


ne s'exprime pas de la même manière selon l'âge de l'enfant et selon l'état
de son fonctionnement mental.
Cependant, le préconscient de l'analyste n'est pas inscrit dans les mêmes
problèmes. Son propre processus associatif est sollicité par l'associativité
de l'enfant (au sens où nous l'entendions plus haut), ce qui mobilise ses
pensées latentes au sujet du matériel de l'enfant. Ceci se traduit en lui par
des mises en relation de modalités diverses (rapprochements, oppositions,
retournements, etc.) des éléments de ce matériel, quelles qu'en soient la
distance temporelle et la connotation transférentielle éventuellement impli-
quée. Ce processus permet à l'analyste d'intervenir ou d'interpréter, c'est-à-
dire de mettre en mots — en reprenant ceux de l'enfant ou en utilisant
ceux des figurations qui y correspondent — ce qui renvoie en définitive
à des conflits liés à des désirs.
Ceci implique que dans ce travail la triangulation
— et le manque qui
en est corrélatif — soit toujours potentiellement référente pour l'analyse,
et ce avant qu'il ne s'agisse des expressions du complexe d'OEdipe en tant
que telles. Lorsqu'elle n'est pas directement impliquée dans le matériel elle
est souvent à rechercher du côté du contre-transfert.
Nous pouvons illustrer cette dynamique à l'aide d'un enfant dont les
difficultés de fonctionnement ne s'inscrivent justement pas dans le cadre
d'une cure mais dans celui d'une évaluation au cours d'une thérapeutique
à base d'expression psychomotrice.
Guy était à peu près sans langage lorsque je l'ai connu à 4 ans 1/2, et
il ne figurait aucune forme représentable lorsqu'il « dessinait ». L'extrémité
de cette situation n'enlève cependant rien aux considérations que nous
venons d'évoquer.
Guy44 a une dysharmonie évolutive grave au sens où il présente un état
prépsychotique à risque évolutif déficitaire et une ataxie cérébelleuse, dite
congénitale. Celle-ci, relativement modérée mais handicapante, est à la
source de troubles d'équilibration pouvant provoquer des chutes.
Ces troubles moteurs sont cependant insuffisants en eux-mêmes à expli-
quer l'impossibilité que ce garçon exprime à figurer la moindre forme. Il
gribouille sur la feuille avec une certaine jubilation sans que son excitation
l'amène pour autant à sortir des limites de la planche à dessin, mais sans
non plus que son interaction avec moi aboutisse à autre chose que la
poursuite de son gribouillage.

44. Ce matériel a illustré l'article suivant : M. Ody, A propos du jeu et des pulsions, in
Textes du Centre Alfred-Binet, n° 9, 1986.
356 Michel Ody

Une thérapeutique à base d'expression par le jeu est engagée par une
psychomotricienne, et je revois Guy environ six mois plus tard.
Cette fois, il s'inhibe devant la planche à dessin, puis, accompagné par
moi, il prend un crayon feutre et trace un trait, légèrement oblique, d'au-
tant plus irrégulier qu'il est lentement, précautionneusement effectué. Il
change de couleur à deux ou trois reprises pour répéter le même type de
traits, lesquels sont à peu près à même hauteur sur la feuille.
Je me dis à ce moment que si nous avons gagné quant à son excitabilité
nous avons perdu par l'appauvrissement. Je me sens déprimé et regarde un
instant les deux personnes (deux femmes) qui assistent à ma consultation.
C'est au moment de ce mouvement triangulaire — qui plus est recons-
titué dans l'après-coup — que Guy prend un feutre noir et fait un trait,
comparable aux précédents mais plus haut sur la feuille, et lui, qui était
jusque-là assis, s'est pour cela levé.
Une pensée préconsciente surgit, se « lève » en moi à cet instant. Je
me remémore ce que sa thérapeute m'avait dit la veille de la consultation.
Guy répétait souvent avec elle un jeu qu'il avait fait avec moi lors de la
première consultation à la suite de son gribouillage. Il s'agissait pour lui
de mettre un animal ou un personnage en position élevée.
Dans cette interfantasmatisation je sors de ma dépression et dis à l'en-
fant : « Ah! le trait va en haut, là. » Aussitôt, Guy, gardant cette fois le
même feutre, en trace un autre, en bas de la feuille. Je ne suis plus déprimé
car c'est un retournement — un destin de pulsion — dont il s'agit : nous
sommes dans le cours d'un processus interactif.
Je dis : « Il est tombé? », pensant aux chutes de l'enfant, chutes qui
pouvaient d'ailleurs totalement disparaître dans la situation relationnelle
privilégiée qu'il avait avec sa thérapeute. Guy ne répond rien verbalement
(alors que je sais qu'il a progressé en langage), mais va cette fois rapidement
dessiner un nouveau trait, tout en haut de la feuille, ferme et vertical dans
son tracé. Je dis à l'enfant quelque chose comme : « Là il est remonté
encore plus haut », et Guy trace à côté le même type de trait vertical.
Ces deux traits étant devenus à l'évidence la figuration de deux
bonshommes, nous voilà dans une situation éminemment transférentielle,
et de regarder tous deux ces deux traits avec autant d'intérêt j'imagine
qu'une toile de maître.
Je demande à Guy ce qu' « ils » font tous deux maintenant qu' « ils »
sont ensemble. A voix basse, dans la confidence de l'OEdipe inversé
excluant les deux assistantes à la consultation, il me répond : « I (ils)
mangent... (?)... des f(r)ittes... et de la (v)iande. »
Dans cette séquence, c'est bien à partir d'une situation « pauvre »
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 357

que s'est mobilisée chez l'analyste une dialectique dépression-hystérisa-


tion45. Ce mouvement contre-transférentiel a promu celui pulsionnel de
l'enfant s'exprimant dès lors dans la triangulation oedipienne, ici celle de
l'OEdipe inversé. L'exclusion « à voix basse » des femmes faisait retour
à un niveau oral dans le repas pris « entre hommes », repas dont le
contenu était nommé par l'enfant, ses premiers mots dans ce processus.

VII

La plupart des enfants qui suivent une analyse ou une psychothérapie


sont dans la période oedipienne ou dans celle de la latence. Pour la première,
le langage partagé peut être assez proche des significations sexuelles
(cf. Clarisse), l'analyste peut même être amené à parler en termes qui
ont une valeur de contre-investissement lorsque les expressions sexuelles
débordent la secondarisation (cf. Jeanne).
Pour la seconde, il est devenu assez courant de dire que les enfants qui
sont en analyse ou en psychothérapie à ce moment, le sont d'autant plus
que cette période de latence ne s'est pas réellement organisée chez eux.
Ceci est vrai dans la mesure où leurs symptômes témoignent d'un retour
du refoulé — voire d'un refoulement qui ne s'est pas installé — mais en
même temps les formations réactionnelles et traits de caractères propres
à la latence peuvent être tout à fait surinvestis, ceci bouclant les termes
d'un conflit narcissisme/érotisme pouvant être très actif.
Cet état est assez net chez des enfants présentant un certain degré de pré-
maturité du Moi sur les pulsions (Freud) et place leur analyste dans une
situation particulière par rapport au langage qui s'échange dans les séances.
En effet, d'un côté, ainsi que le notaient J. et F. Bégoin dans leur rapport46,
l'analyste peut éprouver une difficulté à se départir d'un langage adulte qui
répond à celui pseudo-adulte de l'enfant — ce qui renforce le refoulement
de la sexualité, le clivage corps-psychisme, etc. —, mais d'un autre côté
toute introduction de la sexualité peut déclencher une excitation entraînant
une mobilisation immédiate des défenses de caractère et ceci de façon assez
répétitive.
Nous aimerions illustrer ces questions à partir d'un point assez essentiel
en psychanalyse et qui concerne notre propos sur le langage. Il s'agit
du double sens des mots, langage exemplaire de la pulsion.

45. M. Ody, De l'opposition entre hystérie et dépression, RFP, L, 3, 1986.


46. J. et F. Bégoin, Le travail du psychanalyste, op. cit.
358 Michel Ody

Il s'agit, au moment de ces lignes, d'un garçon qui vient d'avoir 10 ans
dont j'ai commencé la psychothérapie (deux fois par semaine) un peu plus
d'un an auparavant pour une énurésie secondaire. Daniel est un garçon
intelligent, excellent élève, se posant et posant beaucoup de questions de
tous ordres, connaissance en général et passé familial en particulier. Son
symptôme énurétique n'échappe pas à ce questionnement et, ce qui est
plutôt exceptionnel devant un tel symptôme, il en fait le point spontané-
ment au début de chaque séance. L'évolution de cette énurésie est passée
par toutes les variations possibles, ce qui a amené l'enfant à constater
avec une certaine ambivalence que ces variations pouvaient avoir quelque
rapport avec ce qui se passait dans les séances.
Ainsi, une fois après m'avoir fait part de sa décision de faire un
tableau comptabilisant tant les périodes énurétiques que leur absence,
Daniel m'annonce au début de la séance suivante qu' « il n'y a pas eu
de pipi au lit »; mais celle d'après il me dit que l'énurésie a repris.
Comme je lui fais remarquer que peut-être la solution qu'il avait trouvée
avait dû être contredite par le fait de m'en avoir parlé, Daniel est un
instant perplexe et me dit : « Mon subconscient m'a fait mentir. »
Pour s'arrêter un instant à la « théorie » que pouvait recouvrir l'emploi
de ce mot, je me rendis progressivement compte qu'il s'agissait pour
l'enfant, à l'aide des réponses du père en particulier, d'une théorie de
localisation cérébrale : le subconscient était la partie du cerveau qui,
lorsqu'elle n'était pas bien contrôlée, était responsable aussi bien de l'énu-
résie que des lapsus. « C'est un défaut », commentait Daniel, rejoignant
en ceci certains théoriciens dans l'histoire de la neuropsychiatrie.
Plus tard, la reprise de ce thème approfondit la théorie en question : le
risque pouvait être que des chirurgiens s'employassent de façon assez expéri-
mentale, compte tenu de la part d'inconnu, à intervenir avec leur bistouri
sur le cerveau. Ceci éclairait d'ailleurs en après-coup une pensée que Daniel
m'avait communiquée auparavant : lors de la première consultation qui
avait précédé de quelques mois sa psychothérapie, il avait imaginé qu'il
venait voir un docteur pour sa vessie.
Daniel avait une autre originalité, il ne dessinait pas, ou plutôt il
griffonnait quelques traits schématiques destinés à illustrer un commentaire.
Ceci faisait que notre échange se passait uniquement par le langage,
avec des silences parfois assez longs. Progressivement, là aussi, il me donna
l'histoire de cette particularité. Lorsqu'il était en maternelle il n'arrivait
pas à dessiner un bonhomme. Il le représentait d'un carré avec un trait
perpendiculaire sur le milieu d'un des côtés. Si le trait était horizontal il
s'agissait d'un bras du bonhomme, s'il était « en bas » — l'enfant pivote
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 359

alors la feuille de 90° — le bonhomme était « debout ». Ceci, joint au fait


qu'il avait pris un feutre jaune pour figurer son bonhomme, demanda un
certain temps pour que Daniel commençât à saisir que l'énurésie, « zizi »
(nom qu'il donnait au pénis) et différence des sexes aient quelque rapport
avec sa reconstruction du bonhomme jaune.
Au cours des premiers mois de sa psychothérapie nous n'en étions pas
encore au niveau des deux séries d'exemples que nous venons de donner..
Ce qui mobilisait le plus Daniel était de me parler de sa pratique de l'ordi-
nateur. Il pouvait passer beaucoup de temps à me décrire le fonctionnement
de celui-ci. L'énergie que l'enfant consacrait à ceci se faisait aux dépens du
but représentatif — d'ailleurs banalisé — de ces manoeuvres, elles décrites
par le menu. J'étais menacé d'ennui et me laissais aller à des associations
concernant des dessins d'enfants, par exemple. Ceci joua probablement
d'une manière comparable à ce que nous avons décrit précédemment pour
Guy dans la dynamique transfert/contre-transfert. En effet, à l'acmé de ce
processus, Daniel me répondit sur un autre mode que celui de la banalité
— fût-ce sous couvert de l'apparence du « n'importe quoi » — lorsque je
lui demandai ce qui pourrait surgir comme image sur l'écran de l'ordinateur :
« Oh... eh bien, par exemple... un pissenlit. »
Lorsque je relevai ce mot Daniel fut à la fois saisi, craintif, s'enferma
dans un silence rempli de malaise après que je lui aie précisé que le premier
mot qui lui était venu à l'esprit avait à voir avec son « pipi au lit ».
A partir de là une certaine mutation se fit dans le processus de sa cure,
tout particulièrement pour ce qui concerne le traitement du double sens des
mots chez cet enfant. Ce double sens, dans sa valeur excitante ne pouvait
être source chez Daniel d'associations directes. Par contre, survinrent les
effets latents que souligne par exemple R. Barande47, effets qui témoignent
des transformations perlaboratives oeuvrant dans le psychisme et, qui à
pouvoir être suivies, permettent de tempérer la « nécessité » interprétative
à laquelle pourrait sinon se croire obligé l'analyste. Nous en donnerons
quelques exemples.
Lors d'une séance proche de celle du « pissenlit », Daniel remplit, si
l'on peut dire, sa séance de considérations diurnes qui ont toutes comme
dénominateur commun une connotation liquidienne : les problèmes d'ali-
mentation d'eau de la maison, les litres d'encre dont il a fallu user pour
écrire et illustrer telle bande dessinée; Gaston la Gaffe, héros d'une autre,
qui commettant une erreur dans le réglage du chauffage déclenche une
liquéfaction de toute une quantité d'objets...
47. R. Barande, « Hardwork » ou « working through » ?, Communication au XLVIe Con-
grès des Psychanalystes de Langue française, RFP, XLVI, 2, 1982.
360 Michel Ody

Ensuite, s'amorce une certaine maîtrise et familiarité du double sens par


l'équivalent de jeux de mots ceci passant par l'identification à l'analyste :
— soit directement : Daniel constate que la reprise de son symptôme
correspond à la perspective de l'arrêt des séances du fait des vacances
d'été. Je lui dis que cela me fait penser que c'est une sorte de retour
à la « case départ ». Aussitôt il me dit avec un rire bref : « Il y a
changement parce que changement » (à la rentrée il change d'établis-
sement scolaire);
— soit indirectement lors de la séance suivante. Ici, la différence grand/
petit passe par l'évocation de son frère cadet (celui qui est d'ailleurs
l'objet de conflits). Daniel rit en pensant à celui-ci qui, alors qu'ils sont
au cirque, demande si c'est « en direct ». Daniel tempère dans un
second temps cet effet de comique (Freud48), comme par culpabilité,
pour ajouter que son frère devait avoir formulé cette expression de façon
quasi ramassée du fait d'une caméra de télévision sur les lieux du
cirque.

On peut considérer ce type de mouvement comme un deuxième temps,


éclairant dans l'après-coup ce que ce garçon avait pu vivre devant l'irruption
de la représentation de mot pissenlit, c'est-à-dire d'avoir été objet de comique
dans le transfert. Il suffit pour cela de lire ce second temps comme un
retournement actif du premier qui, lui, impliquait la sexualité infantile, ces
deux temps étant unis par la formule qu'on pourrait imaginer être la
suivante : le petit fait rire.
Ce sont des mouvements tels que celui-ci qui ont progressivement
assoupli les mécanismes de défense de Daniel, l'amenant ainsi à passer à
des paliers supérieurs d'irruption du « subconscient ». Ainsi dans ce rêve
« fou » comme il le qualifiait, rêve dans lequel frère et soeur plongeaient
dans le trou des cabinets à plusieurs reprises jusqu'à ce que la seconde ne
revînt pas. Dans le travail de mise en place des termes intermédiaires qui
suivit ce récit, nous en arrivâmes au « trou » de sa mère d'où étaient sortis
les enfants — trou non nommable par lui : « C'est pas beau » — mais
dont il put me dire cependant qu'il pouvait en sortir du sang, comme il s'en
était rendu compte une fois. Il avait à ce sujet questionné sa mère qui lui
répondit qu'il saurait cela lorsqu'il serait plus grand. Ceci, soit dit en passant,
devait certainement participer, dans un retournement, à quelque épuise-
ment qu'elle ressentait devant les questions de son fils dans le domaine de la
connaissance, questions auxquelles, à partir d'un certain seuil, elle ne pouvait

48. S. Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Paris, Gallimard, 1969.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 361

répondre et qui étaient aux antipodes de celles qui auraient pu concerner


le corps.
La séance qui suivit est un exemple intéressant du traitement de la
représentance par un tel enfant. Daniel, comme d'habitude, commence
par faire le point : il n'a bu qu'un verre d'eau, cela a marché deux fois,
mais pas la troisième. Je lui fais remarquer qu'il vérifie l'origine mécanique
de son énurésie après que la séance précédente nous ayons pensé à sa relation
avec son rêve « fou » (il en avait été en effet question à propos des cabinets).
L'enfant sourit et ajoute : « C'est vrai », puis, après un silence, imagine
qu'il pourrait ne pas boire, mais ce serait risquer la déshydratation. Suivent
un silence et un mouvement qui survient de temps en temps chez lui,
mouvement à valeur auto-érotique et masturbatoire — se gratter, être
préoccupé par un bouton, souvent invisible d'ailleurs, etc. — inabordable
en tant que tel à ce moment. Cette fois ils se gratte la cuisse, puis tire sur un
poil jusqu'à ce qu'il s'écorche, et que perle une goutte de sang, qu'il nomme
ainsi, surpris par la conséquence de son geste. Je lui dis qu'après avoir
imaginé aller jusqu'au bout du ne pas boire (la déshydratation) il était allé
cette fois jusqu'au bout du grattage, jusqu'à la goutte de sang, justement,
alors que, dans la séance précédente, il avait été question du sang des règles
de sa mère. Daniel est surpris, un peu tendu, mais il sort de son silence
— après un « humm? » de ma part — en me communiquant une pensée,
ce qui témoigne d'un certain changement par rapport à la séquence du
pissenlit, ceci d'autant plus que cette pensée était portée par la polysémie :
« Je pensais que le sang était un liquide et je pensais à un autre liquide
à X... ». Ce second liquide était celui de son énurésie dont il avait eu un
épisode lors d'un week-end qu'il passait avec ses parents, à X..., chez des
amis de ceux-ci. Or son symptôme ne se produisait habituellement pas dans
de telles conditions.
Ce mouvement mobilisait la bisexualité de l'enfant en conjoignant énu-
résie et règles de sa mère dans l'identification à celle-ci, identification dans
laquelle la féminité était ici condensée avec la castration. Je pense à propos
de ce mouvement à un détail non encore élaboré entre nous au moment de
cette rédaction. Daniel, dans la même séquence de ces séances, m'avait dit
qu'il pensait cette fois que son énurésie avait commencé à l'âge de 3 ans.
Auparavant — comme pour ses parents — il s'agissait de 6 ans. Rien de
l'ordre événementiel ne paraissait correspondre à ceci pour les uns ou
pour les autres (y compris les écarts d'âge avec ses cadets), quant aux
3 ans, Daniel n'avait pas de souvenir. Par contre je me suis rendu compte
après coup que c'était l'âge qu'avait sa mère lorsque les parents de celle-ci
avaient divorcé. Ceci pose la question de ce qui dans la répétition transgéné-
362 Michel Ody

rationnelle est passé de l'inconscient maternel à l'enfant lorsque celui-ci


atteignit cet âge.
Retenons que Daniel, dans la poursuite de cette évolution en spirale,
manifesta spontanément son intérêt pour les « trous », ce qui pouvait
les traverser ou ce qu'ils pouvaient contenir, de l'exploration progressive
lui qui restait toujours assis sur sa chaise — du trou d'un meuble de mon

bureau dans lequel passaient des fils électriques, à celle imaginaire des
trous noirs de l'univers.
C'est dans ces mouvements où se refait un nouvel équilibre investis-
sement/contre-investissement sur les représentations de mots elles-mêmes,
dans un processus de déplacement symbolique, dans « l'exploration » de
la polysémie, qu'est à trouver la bonne distance pour l'analyste lorsqu'il
intervient. S'il force le sens par rapport aux termes intermédiaires du
préconscient il risque d'inhiber les mouvements épistémophiliques de
l'enfant avec les sublimations qui peuvent en être corrélatives pour l'avenir.
S'il reste trop à distance dans un langage qui répond à celui pseudo-
adulte de l'enfant de la latence, il favorise la répétition de l'identique.
Dans cette mise en place des termes intermédiaires, peuvent être utilisées
des interventions ou des interprétations que l'on pourrait qualifier de
symboliques si un certain usage n'en donnait la signification inverse,
c'est-à-dire d'interpréter le symbole. Nous pensons ici au contraire, donc au
sens où ce sont les interprétations qui sont elles-mêmes symboliques, sym-
boliques de ce qui renvoie certes aux fantasmes inconscients, mais d'abord
aux termes intermédiaires préconscients des pensées latentes.
Ces interprétations symboliques, que l'on pourrait aussi qualifier de
métaphoriques, s'associent aux mots proches de ceux de l'enfant, ou aux
figurations qui y correspondent. Elles permettent d'apprécier la manière
dont cet enfant va réagir, déjà à ce niveau métaphorique ou symbolique,
avant qu'il ne s'agisse d'aller éventuellement plus loin.
C'est l'ensemble de ce processus contenant le travail perlaboratif, le
durcharbeiten freudien, qui permet que lorsque ressurgit un mouvement
pulsionnel, celui-ci prenne la valeur de deuxième temps dans le processus,
c'est-à-dire qu'il se re-présente transformé, à la fois dans sa représentance
et par rapport à la qualité de parole dont l'enfant témoigne, à la suite de
l'intervention ou de l'interprétation de l'analyste.
Ainsi, pour en terminer avec cette illustration, Daniel me surprit récem-
ment en me disant que son dessin avait été vendu lors d'une fête organisée
par son école. Cependant, il s'empressa de me montrer qu'il ne s'agissait
que de la copie d'une photo affichée dans sa classe. Il me confirma que ce
n'était pourtant pas la seule affiche, donc que son choix avait été tout de
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 363

même personnel. Or, le contenu de cette photographie représentait une


« grande chute d'eau » (une cascade) que l'on pouvait regarder d'un
pont tendu entre deux masses rocheuses obliques, se rejoignant presque en
contrebas. Daniel dessine schématiquementcet ensemble. Je lui dis simple-
ment qu'il a choisi de dessiner « une grande masse liquide qui coule »
(interprétation métaphorique). « Ah ! je vois ce que vous dites », enchaîne
l'enfant qui se trouble un instant, puis ajoute : « Le pipi! » Je lui
demande alors « si là — la cascade — c'était le pipi, alors ici? » — les
masses rocheuses — ... Daniel complète : « les jambes », et aussitôt, ce
qui est tout à fait nouveau comme manifestation de sa part, il mime la
situation sur son corps, écartant les jambes et désignant un pont les
rejoignant.
Il est inutile d'ajouter ce vers quoi tout ceci peut « ouvrir » quant à la
suite du processus (ce d'autant du renversement opéré sur son corps
par rapport à la direction de la cascade). Comparons simplement ce
second temps au premier décrit à propos du pissenlit et de l'ordinateur.

VIII

L'enfant retrouvé dans l'adulte en analyse intéresse particulièrement


l'analyste qui s'occupe aussi d'enfants, dans la mesure où le traitement
des contenus sexuels infantiles par l'appareil psychique sont passés par le
biphasisme de la sexualité humaine, contenus qui s'exprimeront donc par
des modalités différentes de celles de l'enfant en cure. Une séquence d'un
patient auquel je pense est entrée en résonance avec celle de Daniel, ceci
à partir d'un dessin.
Georges est un homme proche de la trentaine. Il a entrepris une analyse
pour une névrose obsessionnelle, de celles dont on dit qu' « on ne les voit
plus », c'est-à-dire un état moyennement contraignant dans lequel le
noyau hystérique est heureusement proche. Un thème obsessionnel familier
est celui des « signes » perçus : tache, signe abstrait sur un mur, ou, plus
figurativement dans les rapports métaphoro-métonymiques, une chaîne
de moto isolée autour d'un panneau de signalisation, un mégot apparaissant
sous un tapis d'escalier. Ces signes peuvent déclencher des ruminations
mentales dont l'élaboration amènera et à plus de représentance, et à la recon-
naissance de lui, Georges, comme acteur de ceux-ci, dans une conflictualité
se levant progressivement dans la rencontre avec cet autre acteur qu'est
celui paternel.
Vers la fin de sa première année d'analyse, la liaison de ce processus se
364 Michel Ody

fit — par la levée de l'amnésie infantile quant à l'affect correspondant


(affect de jubilation) — à des souvenirs de l'âge de 5 ans associés l'un à
l'autre. Dans le premier il crachait des pépins de fruit sur le tapis du salon.
Dans le second, alors qu'il apprenait à écrire des lettres de l'alphabet, il
en interrompit le tracé sur son cahier pour dessiner un sapin de façon
particulière : le zig-zag de celui-ci courait de page en page pour aboutir
enfin au tronc, qui traversait d'ailleurs quelques pages supplémentaires.
Là aussi était retrouvé un sentiment d'intense jubilation, ici clairement
phallique. Dans les deux situations Georges laissait sa marque. Cette marque
devint signe perçu au-dehors à l'adolescence au moment des examens
scolaires. Mais, déjà à la prépuberté, une sorte de dévitalisation avait
surgi, car cet enfant ne connaissait pas son père, et ce qui jusque-là
n'avait, sur le plan manifeste, pas posé de question pour lui, en posa. Il
interrogea sa mère qui resta évasive; la bascule se fit, et l'enfant de la
latence qui, s'il n'était plus dans la jubilation restait un enfant assez
heureux, se transforma en un garçon morose qui ne travaillait plus en classe.
Le signe perçu au-dehors était ainsi la transformation de sa marque jubi-
lante, toute de pensée animique, par la symbolique du père mort.
La séance qui suivit celle du sapin apporta un rêve de transfert.
Georges était assis dans une salle d'attente sur un canapé; il était
encadré de deux garçons de « 5 ans » habillés « pareil », mes fils. Il va
jouer avec eux mais m'aperçoit alors. Je le regarde d'un « regard neutre ».
Il sent que s'il agit, cela en sera fini de son analyse. Il reste immobile,
« raide » : « Comme une verge en érection, dis-je en pensant au sapin,
encadrée de deux testicules, les miens, mes deux garçons pareils. »
Georges est surpris, mal à l'aise, hésite, confirme-, annule, puis après un
silence dit : « Jouer avec... vous prendre vos testicules pour être un
homme. »
Pour que l'enfant jubilant qui était retrouvé sur le divan rencontrât
sa névrose infantile il fallut la médiatisation par la névrose de transfert
de l'adulte. Autrement dit, la retrouvaille du souvenir du dessin du sapin,
dès lors que ce plaisir animique de toute-puissance phallique, sollicité par
l'excitation de l'appropriation-apprentissage du langage écrit, prenait sa
place sur le divan, il ne pouvait que promouvoir la névrose de transfert
de l'adulte et devenir/redevenir névrose infantile.
Ce fut cette conjonction névrose infantile / névrose de transfert qui
mobilisa la fonction onirique, laquelle se représenta dans le rêve qui suivit,
faisant apparaître alors l'incontournable de la rencontre paternelle, tant sur
le plan erotique que celui de la castration, ici tous deux représentés.
On peut remarquer au passage qu'on retrouve ici une dynamique évolutive
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 365

comparable à ce qu'ont étudié M. Fain et Ch. David dans leur travail


de 196249.
A partir du moment où un tel rêve se donnera comme récit de son
contenu, « les jeux sont faits » pour ainsi dire, bien qu'il reste à l'analyste
à saisir l'opportunité d'intervenir sur les mots porteurs de double sens qui
ne manquent généralement pas de surgir dans une telle conjoncture.
C'est ce qui s'est produit lorsque Georges s'est défini comme « raide ». Le
contexte figuratif dans lequel cette mise en mots s'exprimait ne pouvait que
promouvoir le double sens et l'interprétation suivre, bouclant ainsi le
processus.

IX

Bien qu'il y ait un peu d'artifice à comparer un processus analytique


d'enfant et d'adulte, qui plus est entre cet enfant-ci (Daniel) et cet
adulte-là (Georges), quelques remarques peuvent être cependant faites.
Une interprétation du type de celle que nous avons formulée à Georges
n'aurait pas été possible avec un enfant. Ce n'est pas seulement à cause de
la valeur séductrice qu'elle aurait prise, organisant la « confusion de
langue » dont parlait S. Ferenczi50, mais parce que le matériel qui l'aurait
fondée n'aurait pu exister. Pour raison du biphasisme de la sexualité humaine
un enfant ne saurait faire un rêve (de transfert) d'adulte mettant en scène
l'enfant qu'il y a en lui...
Il faut la transformation et la distance qu'implique le biphasisme pour
qu'une séquence telle que nous l'avons décrite chez Georges puisse se
produire : souvenir-écran qui, parce qu'il est dit sur un divan organise une
pensée latente, laquelle sera à la source du rêve de transfert qui suivra ; récit
du rêve qui organise à son tour l'interprétation de l'analyste, laquelle
mobilise des associations — défensives comprises — aboutissant à un
insight du patient. Ce processus, où oeuvre « le concept des deux temps » 51,
est « hystérisant » dans la dynamique transfert/contre-transfert et permet
de passer de la banalité que vise le souvenir-écran62, de son sens unique, au
double sens, ici porté par la figurabilité du rêve.
Un enfant de la latence comme Daniel, qui n'est donc pas dans l'après-
coup de la transformation et de la distance postbiphasisme, est plus exposé

49. M. Fain et Ch. David, Aspects fonctionnels de la vie onirique, XXIIIe Congrès des
Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXVII, numéro spécial, 1963.
50. S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, OEuvres complètes,
IV, Paris, Payot, 1982.
51. D. Braunschweig et M. Fain, La nuit, le jour, Paris, PUF, 1975.
52. D. Braunschweig et M. Fain. Bloc et lanterne magiques, RFP, XLV, 5, 1981.
366 Michel Ody

devant l'irruption des mots à double sens lorsque celle-ci se produit


(le « pissenlit », ou la goutte de sang agit sur son corps après qu'il ait parlé,
la séance précédente, des traces de sang laissées par les règles de sa mère).
L'enfant ne bénéficie pas encore de la temporalité qui permet l'articulation
névrose infantile / névrose de transfert de l'adulte, donc de produire une
séquence comme celle de Georges, qui plus est à expression génitale.
En ce sens, le processus analytique chez l'enfant, lorsqu'il s'effectue,
n'aura d'autre finalité que de relancer un développement, c'est-à-dire
qu'il se poursuive sur d'autres bases que celles d'un dysfonctionnement,
ou, en d'autres termes, de préparer cet enfant au deuxième temps de
l'adolescence. Il s'agit donc, à ce point de vue, d'autre chose que d'avoir
comme finalité celle préventive par exemple, qui consisterait à désirer
éviter à cet enfant une psychothérapie ou une analyse à l'âge adulte,
certains paramètres du processus analytique (double sens, insight en par-
ticulier) n'ayant généralement la possibilité de s'exprimer qu'à partir de
cette période de l'adolescence.
Mais à l'inverse, ceci ne doit pas nous faire oublier, comme nos autres
exemples l'illustraient, que nous sommes souvent confrontés à des situations
qui nous éloignent fort de celles « modèles » que nous venons de rappeler.
Dans celles-là, la lutte s'accroît, souvent violente, contre une telle rencontre
entre corps et code, que les expressions de cette lutte soient psychotiques,
ou opératoires au contraire. Il ne saurait dès lors s'agir de plaquer le
double sens, mais de tenter de le faire advenir.
Que reste-t-il à l'analyste dans ces situations, sinon de pouvoir s'appuyer
sur la part positive, la part élaborative de son contre-transfert, et ainsi de
ne pas laisser détruire en lui (les déliaisons) la dynamique de sa première
topique dans cette circulation entre affects, mots et choses. Pouvoir main-
tenir vivante cette sorte de différence de potentiel entre son psychisme
et celui de son patient, maintenir une certaine tension pour ce dernier,
tension nécessaire pour l'accompagner vers des rives plus névrotiques.

X
Au terme de ce rapport nous avons abouti, quant à nous, aux rives
du double sens. Si nous reprenons la formule de D. Anzieu déjà citée, « du
corps au code », nous pouvons dire que le « lieu géométrique » de cette
rencontre entre corps et code est le double sens. Il est le point d'articulation
entre polysémie d'un côté, ambivalence et bisexualité de l'autre63 (p. 246).
53. S. Freud, Le Moi et le Ça, op. cit.
Le langage entre l'enfant et le psychanalyste 367

Il est le jeu du rapport entre processus primaire et processus secondaire


pendant que le code en est la règle.
Les témoins de ce « lieu géométrique » sont le plus clairement repré-
sentés dans les états névrotiques ou suffisamment proches. C'est d'ailleurs
probablement pour cela que notre trajet nous a mené aux séquences
de nos deux dernières illustrations. On peut ajouter ici qu'avec un enfant
d'avant la période de latence, l'analyste est plus fréquemment amené à
intervenir avec le langage du contre-investissement, celui de la pensée
désexualisante en regard des expressions pulsionnelles se manifestant de
façon crue, lorsque celles-ci ne sont plus source d'associativité mais seule-
ment de désorganisation vers l'excitation brute. La reprise de ces expressions
par le langage métaphorique de l'analyste peut permettre à l'enfant une
relance associative. Schématiquement, le double sens est ici dans le temps
(et la face) pulsionnelle de sa constitution, la période de latence organisant
son temps (et sa face) contre-investissant(e), refoulant(e), la dynamique
de ce double mouvement constitué s'installant à l'adolescence.
Comme nous l'évoquions un peu plus haut, lorsque surviennent des
situations où menace la déliaison, y compris chez l'analyste, le fonction-
nement de ce dernier peut aider à ce que l'excitation se transforme progres-
sivement en mouvement pulsionnel représenté. Ceci est certes précédé de
longues périodes durant lesquelles le langage partageable est avant tout
celui du contenant, du holding, seule possibilité devant l'excitation
désorganisante.
Mais garder en lui la potentialité pulsionnelle pour son patient permet
à l'analyste de ne pas en rester à ce seul niveau pare-excitant et thérapeu-
tique, et de laisser venir dans son langage, déjà en lui-même, les mots por-
teurs de symboles, de métaphores. Ces mots, de par la bonne distance, leur
jeu par rapport aux contenus de l'inconscient, pourront être investis
par le patient. Ils feront trace (sensations) et image (figurations et mots)
mnésiques. Ils deviendront ancrage dans une histoire se constituant avec le
psychanalyste, promouvant d'autres temps, d'autres seconds temps, trou-
vant/retrouvant l'histoire du patient.
DISCUTANT

François GANTHERET

DISCUSSION DU RAPPORT DE P. LUQUET

Mon cher Luquet, permettez-moi tout d'abord de saluer l'ampleur du


travail auquel vous n'avez pas craint de vous atteler : l'ampleur de la
question d'abord; langage, pensée et structure psychique, voilà qui couvre
pratiquement, dans l'articulation entre ces trois termes, la totalité du champ
métapsychologique de la psychanalyse; les formulations les plus délicates
à saisir dans l'oeuvre freudienne; et les réélaborations contemporaines les
plus ardues. Ampleur ensuite du parcours que vous effectuez : vous avez,
comme on dit, « ratissé large », couvert tous les aspects, et vous ne donnez
pas la tâche facile à votre discutant qui voit mal la pertinence, devant un
développement aussi vaste, de se saisir de tel ou tel élément particulier.
Aussi bien n'ai-je pas vu d'autre solution que, par un trajet en quelque
sorte contigu au vôtre, en regard de vos formulations et les recoupant
parfois, et de façon beaucoup plus partielle et resserrée sur quelques enjeux
essentiels, faire un certain nombre de propositions, escomptant de cette
mise en regard, des écarts entre nos formulations, le dessin des espaces de
discussion possibles.
Ceci me paraît cohérent avec la signification de mon intervention en
tant que discutant. Je suis reconnaissant à la Société psychanalytique de
Paris de me l'avoir proposée, et je l'en remercie. Depuis longtemps nous
nous demandons comment donner une forme concrète à la collaboration
entre SPP et APF en particulier aux « Langues romanes ». Ceci en est un
premier pas, que je suis content de faire au moment où mon ami André
Green assume la présidence de votre Société et moi-même celle de l'APF.
Dans nos identités respectives, nous développons des conceptualisations
qui peuvent devenir peu à peu idiosyncrasiques. Il est souhaitable que, aussi
souvent que possible, nous confrontions les façons éventuellement diffé-
rentes selon lesquelles nous parlons de la même chose : la psychanalyse.
Langage, pensée et structure psychique : les trois termes sont bien liés,
nécessairement, c'est-à-dire dans la nécessité de les tenir ensemble, dans la
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
370 François Gantheret

théorie analytique. Le point le plus resserré de leur rassemblement est


sans doute la formulation freudienne de 1915. Je rappelle ce passage de
« L'Inconscient », dans lequel la prise en considération des particularités
du langage du schizophrène permet à Freud de résoudre le problème
dans lequel il se débat : en quoi une représentation inconsciente diffère-
t-elle d'une représentation consciente? « La représentation consciente
comprend la Sachvorstellung (représentation de chose) — plus la Wort-
vorstellung (représentation de mot) — qui lui appartient, la représentation
inconsciente est la Sachvorstellung seule (on voudra bien accepter les
quelques citations des termes allemands que je ferai : je n'ai pas pour
habitude d'en abuser, mais comme on le verra certains problèmes de
compréhension, dans ce domaine particulier, passent par des problèmes de
traduction). Le système les contient les Sachbesetzungen der Objekte
(littéralement les investissements "chosiques" des objets); le système Pcs
apparaît quand cette représentation de chose est surinvestie du fait qu'elle
est reliée aux représentations de mot qui lui correspondent. » Freud dans le
même passage marque bien que « ce sont ces surinvestissements qui rendent
possible le passage du processus primaire au processus secondaire ». Et :
« Ce que le refoulement refuse à la représentation écartée, c'est la traduction
in Worte, dans des mots — et non des mots, comme le dit la traduction
française qui rend là la chose incompréhensible —, dans des mots, qui
doivent rester reliés à l'objet. »
Au passage, et toujours dans les problèmes de traduction, celui-ci
que l'équipe de traduction de Laplanche est en train d'explorer, et qui,
s'il se révèle pertinent, ouvrirait beaucoup de questions dans la compréhen-
sion de la pensée freudienne sur ce sujet, Freud dit : traduction dans
des Worte. L'allemand a deux pluriels pour Wort : Wörter, les mots,
objets linguistiques; et Worte, les paroles. Le retour sur le singulier laisse
perplexe : s'agirait-il dans Wortvorstellung d'une représentation de parole ?
incluant du même coup sa prononciation effective, matériellement réalisée,
et non du mot au sens de la langue1 ?
Déjà dans la Traumdeutung on trouve l'affirmation que les processus
de pensée (Denkvorgänge), « c'est-à-dire les actes d'investissement suffi-
samment éloignés des perceptions, sont en eux-mêmes dépourvus de qualités
et inconscients; ils n'acquièrent l'aptitude à devenir conscients qu'en étant
reliés aux restes des perceptions de mots ». Et il ajoute que ces représen-
tations de mots (dans le passage en question de la Traumdeutung,
Worterinnerungen : souvenirs de mots, ou souvenirs de paroles?) pro-

faut cependant être prudent : Goethe, maître littéraire de Freud, emploie systémati-
1. Il
quement Worte, même au sens de « mots ».
Discussion du rapport de P. Luquet 371

viennent de la perception sensorielle de la même façon que les représen-


tations de choses. Alors pourquoi celles-ci ne peuvent-elles devenir
conscientes par leurs propres restes perceptifs ?

— d'une part, les systèmes de la pensée sont fort éloignés des restes
perceptifs originaires et n'ont rien conservé des qualités de ceux-ci. Pour
devenir conscients, ils ont besoin d'un renforcement par de nouvelles
qualités ;
— d'autre part, le lien avec des mots permet de doter de qualités des
investissements qui ne peuvent apporter aucune qualité avec eux, parce
qu'ils correspondent à des relations entre représentations d'objets.

On voudra bien excuser la longueur de ce rappel un peu scolaire des


thèses freudiennes : c'est qu'en ces deux pages de la Métapsychologie sont
présents, et fermement articulés et rassemblés, les trois termes qui nous
occupent : langage, pensée et structure; et que cette formulation est elle-
même en position centrale dans l'oeuvre freudienne : en rappel et reprise
des acquis antérieurs, et en position axiomatique dans tous les dévelop-
pements ultérieurs, y compris post-freudiens.

Vous attaquez le problème de la pensée avec ce titre aux résonances


heideggeriennes : « Qu'est-ce, la pensée? » Et déjà là se pose un problème,
pour nous qui sommes de langue française. Nous n'avons qu'un terme pour
désigner deux choses : le processus psychique que nous appelons la
pensée, et qui par sa forme substantive s'écarte de l'accent vigoureusement
actif que lui donne l'allemand : pour Freud, c'est das Denken, le penser. Et il
y a les produits de cette activité, les pensées, en allemand die Gedanken. Or
ceci est important, parce que c'est dans l'écart entre ces deux termes et dans
leur articulation que va s'ouvrir toute l'élaboration freudienne, à propos du
rêve, et que cet écart nous échappe dans la formulation française.
L'écart ouvre à une contradiction : « Le rêve n'est rien d'autre
qu'une forme particulière de notre penser » (fr. p. 431). C'est donc
un penser. Mais aussi : « Seuls les éléments qui se comportent comme
des images, c'est-à-dire qui se comportent plus comme des perceptions
que comme des figures mnésiques (gardons en tête cette distinction entre
deux formes d'éléments du penser) sont caractéristiques du rêve... le
rêve "hallucine", il remplace des pensées (des Gedanken) par des hallucina-
tions » (fr. p. 52).
P.-L. Assoun avait bien mis cela en évidence dans un article de
la NRP de 1982 : « Trouble du penser et pensées du trouble » : le rêve
apporte à Freud l'exemple d'un Penser sans pensées. Et, pour ajouter à la
372 François Gantheret

complexité, Freud affirmera de surcroît que le rêve ne pense pas!


Que l'essence du rêve, c'est son travail. « Il ne pense, ne calcule, et en
particulier ne juge pas. » Que fait-il alors? Il transforme. Et il transforme
quoi? Les Traumgedanken, les pensées du rêve, pensées dites latentes, qui
elles sont tout à fait correctes, « formées à l'aide de tout ce que peuvent
offrir nos facultés mentales; qui appartiennent à notre penser qui n'est pas
devenu conscient, duquel proviennent, par une certaine transposition
(Umsetzung) les pensées conscientes » (fr. p. 431). Donc, des pensées
préconscientes, crainte ou souci ou désir (dans ce cas, il ne faut pas le
confondre avec le désir inconscient du rêve qui « profite » de cette
disposition désirante préconsciente), qui jouent le rôle d'entrepreneur
du rêve, avec pour seule fonction de servir de matériau adéquat au
capitaliste, celui qui apporte l'énergie d'investissement, le désir inconscient.
L'articulation ici se précise, entre langage, présent dans les pensées
dites « correctes » latentes préconscientes, et désir inconscient investissant
à l'aide de la régression imageante. Mais nous voulons savoir quel aspect
a ce désir inconscient : pure énergie ? ou une certaine forme — c'est-à-dire
des êtres psychiques! C'est là une bonne part du problème qui nous occupe;
et je me suis demandé si, dans votre conception, vous ne faites pas de très
près se recouvrir une « topique » de la pulsion, son architecture théorique
en quelque sorte, et une topique psychique. Ainsi se recouvriraient les et
côté biologique de la pulsion : l'Ics serait du biologique qui pousse; et Pcs
avec côté psychique de la pulsion. D'où votre métaprimaire préconscient.
Ici, un peu de clinique peut nous aider. Un exemple tiré de Freud
d'abord, non pas d'un rêve, mais d'une formation qui nous fait toucher
au même processus : un oubli. L'oubli de Signorelli. Dans l'analyse que
nous en donne Freud, analyse tout entière nourrie des glissements verbaux
que l'on sait (condensations, déplacements), il nous mène aux pensées
latentes préconscientes. L'oubli vient répondre à un souci et à un désir : ce
patient qui s'est suicidé, suite à une impuissance dont Freud n'a pu le
guérir. Le désir, c'est que ce fait désagréable soit effacé. L'oubli le réalise.
Freud ne dépasse pas ce niveau d'analyse qui porte sur des pensées pré-
conscientes, où l'on trouve bien les caractéristiques du Pcs : pensées pouvant
devenir conscientes sans autre effort que de vaincre une répugnance à les
prendre en considération, et pour cela tenues en lisière du champ de
conscience. Disons que le regard de la conscience s'en détourne, qu'il
regarde ailleurs, mais qu'il lui suffirait de tourner légèrement la tête pour
les percevoir.
Didier Anzieu a su nous faire entendre davantage dans cet oubli :
davantage, non dans l'extension des pensées latentes, mais dans l'indication
Discussion du rapport de P. Luquet 373

du capitaliste, du désir inconscient. Il est question de sexe et de mort


mêlés, et de voir (les fresques de Signorelli à Orvieto, et en particulier
l'Antéchrist, où se mêlent sexe et meurtre). Il est question de la scène
primitive.
Un autre exemple, tiré de ma clinique, d'un rêve d'une patiente, au
soir d'une séance où elle a cru percevoir quelque irritation et un ton auto-
ritaire dans une intervention que j'ai faite. Elle entre dans la chambre de
ses filles qui ont laissé des disques en pagaille partout et en ont fait des
sortes de meubles, en particulier une banquette assez inégale. Elle intervient
pour faire remarquer les imperfections de ladite banquette (la veille, elle
avait fait la remarque que le coussin de tête du divan devait avoir été
déplacé, qu'elle avait la tête trop haute). Elle se dit dans le rêve qu'on va lui
reprocher un ton trop autoritaire. Puis elle est poursuivie par son mari, qui
exige autoritairement, et même sauvagement, un rapport sexuel. Il la
poursuit jusque dans une cour et la serre dans un coin. Elle sent avec
horreur qu'il cherche à la sodomiser, lui montre leurs filles qui assistent
à la scène. Cela ne le gêne pas, pas plus que les filles en question, l'une
d'elles, la seule vue distinctement, regardant en riant.
Je ne reprends pas ici toutes les associations. Le désir latent, pré-
conscient, est un désir de vengeance à mon égard. « Que j'aille me faire
enculer », voilà ce qui est figuré, avec quelques retournements et déplace-
ments. Mais un lapsus dans les associations ouvre un tout autre champ,
où elle vient en place successivement des trois protagonistes et où elle est
agresseur, agressée, voyeuse rigolarde. Là aussi, la scène primitive, sadique,
mêlant dans une confusion qui en est caractéristique les personnages.
Mêlée furieuse, indistincte, et où cependant ne fusionnent pas totalement
les protagonistes. La magie de la peinture porte cela aux yeux de Freud,
à nos yeux, dans une représentation distincte et belle : c'est là une question
que vous avez parcourue dans votre chapitre portant sur la « pensée
esthétique », et sur laquelle je ne m'attarderai pas.
Dans la réalisation hallucinatoire de désir qu'est le rêve, Freud nous
propose de voir à la fois un temps, un mode ancien du fonctionnement de
l'appareil psychique et le mode de fonctionnement de l'Ics selon le processus
primaire. Si je me suis attardé sur le rêve et mon exemple clinique, c'est
pour mettre en évidence qu'il nous faut distinguer ici deux choses : ce mode
du processus primaire, qui « n'existe » à proprement parler que dans et par
le traitement qu'il fait subir à un matériel préconscient. C'est un penser
selon l'identité de perception. Et puis ce désir inconscientqui s'entr'aperçoit
à l'ombilic du rêve, là où s'esquisse la « relation d'inconnu » qu'a décrite
Rosolato. Et celui-là n'est pas pure énergie issue du somatique, nous lui
374 François Gantheret

devinons une certaine forme. Il me semble — c'est patent dans les deux
exemples que j'ai donnés, mais je tiendrais volontiers que l'on peut en
soutenir le caractère plus principiel — que la scène primitive y règne
impérativement. Nous touchons là à l'originaire.
En somme, et avant d'approfondir,je crois que je me situe là en décalage
avec vous sur des points essentiels. Ce n'est pas parce que le penser du rêve
oeuvre avec des matériaux issus du Pcs que pour autant nous devions faire
basculer ce qui s'y perçoit du processus primaire, de l'identité de perception,
du côté d'un Pcs « métaprimaire ». La topique, c'est-à-dire la structure, ne
se confond pas avec les différents modes de productions psychiques, elle
les recoupe et découpe autrement. Pour forcer le trait, je dirai que votre
découpage ne désigne pas une structure, ou que, s'il en désigne une, ce n'est
pas une topique, mais une certaine phénoménologie des modes d'être du
Pcs-Cs, selon qu'ils sont plus ou moins infiltrés de processus primaire.
Cela vous conduit, d'une part, à pratiquement tout ramener au Pcs,
d'autre part, à feuilleter celui-ci selon des modes phénoménaux.
Ce qui, dans vos conclusions, vous conduit à écrire, dans des termes
que n'aurait pas reniés Janet : « Les niveaux de conscience, accessibles à une
perception fine, (et) conduisent à la distinction des systèmes Cs, Pcs et Ics. »
D'autre part à ne plus laisser grand-chose au titre de l'Ics proprement
dit. On comprend alors que vous préfériez récuser l'opposition processus
primaire / processus secondaire. Vous dites, ainsi, et pour expliquer cet
abandon que (p. 25) « le processus primaire comporte des éléments qui
appartiennent au système inconscient et au système préconscient, par
exemple le principe de non-contradiction des opposés que la pensée du Pcs
conserve sous la forme de leur juxtaposition signifiante ». Cette phrase porte
sans doute l'essentiel de ce qui me ferait désigner notre écart. Le processus
primaire ne se définit pas par les éléments sur lesquels il porte : c'est un
concept processuel, et non de contenu! Et d'autre part, bien sûr, le Pcs
conserve les opposés dans une juxtaposition signifiante! Ce qui distingue les
et Pcs-Cs, ce n'est pas qu'on y trouve ou pas des opposés : c'est que
pour le premier, et dans le processus primaire qui y règne, cette coexistence
des opposés n'ouvre aucune tension, aucun conflit; alors que, dans le second,
ce n'est pas le cas. C'est peut-être là qu'on verrait le mieux en quoi nous
divergeons. Ce n'est pas pour moi la présence ou la non-présence d'éléments
qui définit la structure : c'est la façon dont ils sont, ces éléments, traités.
Avec cependant une réserve : portant précisément sur ce que j'ai
indiqué, et sur lequel je me propose de revenir, et qui est sans doute si
difficile à entr'apercevoir parce que, là, nous sommes à proximité d'éléments
vraiment propres à l'Ics : l'originaire.
Discussion du rapport de P. Luquet 375

Le matériau le plus élémentaire de l'Ics, vous le nommez « représen-


tation symbolique primaire ». Pourquoi « symbolique »? Parce que,
dites-vous, issu de l'hallucination primaire, il est là « en absence de la
réalité ». C'est là un emploi bien large de « symbolique », et qui risque de
faire confusion quand on va s'engager dans des modes plus élaborés de
représentations. Le symbole n'a pas de lien de nature avec ce qu'il symbolise :
le drapeau français ne porte rien de matériel en lui-même, qui le relie à la
patrie. Cette dénaturation radicale du symbole se retrouve dans le signe
linguistique et son immotivation. Il n'en va pas de même d'autres êtres qui,
eux aussi, viennent « à la place de la réalité » : signal, indice, icône, idole.
Ce qui va varier de façon également capitale dans ces différents modes,
c'est le lien d'assimilation subjective. Ainsi, s'il y a lien de nature, lien
physique entre le représentant et le représenté dans l'indice — la pierre
déplacée renvoyant au pied de l'ennemi qui l'a délogée —, il n'y a pas
assimilation, identité subjective : ce n'est pas l'ennemi, dans l'esprit du
pisteur.
Il en va différemment dans l'icône, à la fois représentant les Dieux,
mais aussi déjà les Dieux en présence : à la différence de la peinture
perspective du Quattrocento, ou même préperspectiviste moyenâgeuse, qui
représentait des miracles, les icônes, elles, faisaient des miracles.
Un pas de plus : l'idole. Là, nous avons une coalescence du représentant
et du représenté, et une identification subjective, dans un mouvement
psychique bien difficile à se représenter, parce que précisément destructeur
de la langue qui cherche à le saisir. L'idole est indissolublement la chose et
sa représentation. L'idolâtre se fond avec l'idole, et le temps est arrêté.
Il y a là une sorte de « point de fusion », où s'abolissent les « relata » et
le sujet et le temps.
Or la représentation inconsciente, celle qui surgit dans l'hallucination
primitive, c'est cela : une idole. Une représentation-chose, comme préfère
avec raison Laplanche pour la traduction de Sachvorstellung, plutôt que
représentation de chose. Elle est la chose en présence, et le sujet est la chose.
C'est-à-dire : pas de sujet. Proposition qui va être à raffiner davantage, mais
qui est freudienne. On en trouve l'affirmation explicite, entre autres, dans
l'apophtegme de 1938 : « Avoir et être chez l'enfant. L'enfant aime bien
exprimer la relation d'objet par l'identification : je suis l'objet. L'avoir est
la relation ultérieure, retombe dans l'être après la perte de l'objet. Modèle :
sein. Le sein est un morceau de moi, je suis le sein. Plus tard seulement :
je l'ai, c'est-à-dire je ne le suis pas. »
Le « retombe dans l'être après la perte de l'objet » désigne à l'évidence
la « solution » auto-érotique, après la perte de l'objet. Notons donc que, du
376 François Gantheret

point de vue du corporel : le corps est le sein, indissolublement. On passe


à l'avoir, il nous faut voir comment, et dans ce même temps menace, et
s'accomplit la perte (un peu énigmatiquement, dans les Trois Essais,
Freud affirmera que cela s'accomplit « peut-être précisément à l'époque
où il devint possible à l'enfant de se former une représentation globale de la
personne à laquelle appartenait l'organe qui lui procurait la satisfaction »).
Tout ceci appelle une objection, que Freud n'a pas méconnue : être
le sein, primitivement, si cela se réalise, comment est-ce viable? « Une
telle organisation, qui est entièrement soumise au principe de plaisir, et qui
néglige la réalité du monde extérieur, ne pourrait pas se maintenir en vie,
ne fût-ce qu'un instant, de sorte qu'elle n'aurait absolument pas pu appa-
raître. » On reconnaît là la contradiction que Freud apporte, dans les
Formulations sur les deux principes, à sa propre fiction. A quoi il répond :
« L'utilisation d'une fiction de ce genre se justifie, quand on remarque que le
nourrisson, à condition d'y ajouter les soins maternels, réalise presque un
tel système psychique. »
Nous touchons là à des questions brûlantes, et qui sont au centre de la
discussion. Je résumerai ainsi l'enjeu : où plaçons-nous l'impact d'un négatif
(question capitale dans la réflexion analytique, ce qu'exploreJean Guillaumin
dans son dernier ouvrage Entre blessure et cicatrice) qui va instaurer les
signes? Quitte ensuite à voir comment vont s'étager, se monnayer, se
transformer ces signes. Parce que le signe, cela implique l'absence de la
chose, une absence que le signe nie et comble par son existence, son être
même, dans le cas le plus fruste, par sa fonction dans les plus élaborés, et
cela fait une grande différence entre les deux car dans le premier cas cela
constitue un penser qui tente de se suffire à lui-même, un penser-arrêt
sur l'image, et dans l'autre cela crée des pensées.
Il nous faut revenir sur l'idole et ce que j'en disais : dans l'idole elle-
même, là où se produit le maximum de coalescence entre la chose et le signe
qui en est à peine un, quelque chose tremble d'une absence du Dieu, que
l'idolâtre comble de toute la tension de son idolâtrie.
Et ce quelque chose qui tremble, cette absence sans cesse naissante
et sans cesse comblée par la chair même de l'idolâtre — et j'emploie ici
chair, et tension, quantum, dans une intention bien précise, celle de
rejoindre cette position de l'affect comme « chair du signifiant et signifiant
de la chair » que proposera André Green —, cette ligne de faille, ce négatif
initial, je dirai que c'est la place d'accueil, la matrice du sujet.
Lorsque Freud, dans sa réponse à sa propre objection, que j'ai men-
tionnée plus haut, dit que le nourrisson, à condition de lui ajouter les soins
maternels, réalise presque cette fiction d'une organisation entièrement
Discussion du rapport de P. Luquet 377

soumise au principe de plaisir, nous analystes qui avons l'habitude de laisser


traîner nos oreilles aussi bien sur les grandes que sur les petites choses,
et peut-être même sur les petites surtout, sur les « presque rien », avons
à les dresser à propos de ce presque; nahezu en allemand, juste au bord.
Ce presque, c'est la désignation du négatif naissant. Celui-là même qui
signe l'écart, chez Winnicott, entre une mère qui serait totalement
comblante — fiction? — et une good enough mother, juste assez bonne.
Mais surtout, dans le domaine qui nous importe ici — qu'est-ce que le penser
et les pensées, dans l'éclairage analytique? — chez Bion.
D'abord, le renversement capital, que l'on connaît, chez Bion : il n'y a
pas un appareil à penser, et des pensées qu'il produit et qu'il gère : mais
des pensées, qui exigent un appareil à penser pour les contenir, les lier
et les gérer.
Mais qu'est-ce que les pensées? Bion nous propose de les étager en :
préconceptions, conceptions ou pensées proprement dites, et concepts.
Les concepts? « Des conceptions ou pensées dénommées, donc fixées »,
écrit-il (Réflexion faite, 126 sq.); donc : la pensée verbale. Les préconcep-
tions ? L'analogue de la « pensée vide » kantienne : l'attente innée du sein
chez le nourrisson, propose Bion. Ce qui est désigné là, dans la préconcep-
tion, a-t-il déjà une existence psychique? Faire référence à la pensée vide
kantienne, c'est situer la réponse en position limite : limite entre le soma-
tique et le psychique, c'est-à-dire position typique de la pulsion. Une
bouche, un appareil digestif vides réclament un repos de leur tension
d'excitation. Ils ne réclament pas un objet, mais leur propre anéantissement
en tant que souffrance (et c'est ici sans doute que nous aurions à ancrer la
priorité de ce que vous laissez d'un revers quelque peu dédaigneux aux
philosophes : la pulsion de mort, mais nous aurons à y revenir). Mais ce
qu'ils vont recevoir, ce n'est pas la mort réclamée : c'est un objet, et c'est
bien pourquoi les ennuis, c'est-à-dire le penser, commencent.
Une conception, c'est-à-dire une pensée, dira Bion, naît de la rencontre
entre une préconception et sa réalisation; à leur jonction. Mais il ajoute
quelque chose de capital : « Je limiterai le terme "pensée" à l'union d'une
préconception avec une frustration » qu'il appelle dans le même passage
réalisation négative. « Cette union est ressentie comme un non-sein, ou un
sein absent au-dedans. »
Voilà bien le négatif installé au lieu même, et comme condition même
de la naissance des éléments les plus primitifs de la pensée; et ce qui fait
trace (il aurait fallu revenir ici soigneusement sur la question de la trace
mnésique...), c'est le négatif, et non comme on l'entend généralement
l'expérience de satisfaction : quelque chose qui est lié à l'expérience de
378 François Gantheret

satisfaction, nous dit Freud, et dans ce lié à, il y a le négatif et sa négation.


Le sein est d'abord non-sein, le sein c'est le non-sein nié. Nié dans et par
quoi ? Dans et par ce que nous pouvons nommer la représentation-chose.
Ce trajet, j'aurais aussi bien pu l'emprunter à Piera Aulagnier, et à
ce qu'elle propose de comprendre dans l'émergence de cet élément premier
qu'elle nomme le pictogramme. Car c'est avec d'autres termes une cons-
truction théorique du même ordre, essentiellement, qu'elle élabore, notam-
ment dans La violence de l'interprétation. D'autres termes qui sont :
rencontre de la demande du nourrisson et du désir de la mère. Termes
qu'elle reprend de Lacan. Voilà le Lacan lâché, et avec lui la question du
signifiant : mais pouvons-nousvraiment faire l'économie de ses propositions,
fût-ce pour nous en démarquer, quand nous explorons ce territoire :
langage, pensée, structure psychique?
Mais avant, un mot sur l'écart fondateur, entre attente et frustration,
entre demande et désir : sur la fondation, dans cet écart, par cet écart, du
non-sein. Et sur sa négation dans le pictogramme.
Ecart : cela signifie non-écoulement énergétique; quantum non liquidé.
Quantum d'affect indissolublement lié à la représentation originaire.
« Représentation d'un affect et affect de la représentation sont indissociables
dans le registre de l'originaire », écrit Piera Aulagnier, ce qui pour moi
assonne avec l'affect « chair du signifiant et signifiant de la chair »
d'A. Green.
Pour Bion, on le sait, tout va se jouer sur la capacité de tolérer la
frustration, et donc de conserver les pensées qui en naissent et en portent
la charge négative. Et c'est dans l'alternativeentre une identificationprojective
normale, qui va demander à la mère de lier, de rêver, de servir de « peau
pour les pensées » — dans une formulation que nous devons à Anzieu —,
et alors se développe un appareil à penser les pensées, ou, à défaut, un
appareil à projeter les pensées, à les évacuer, et se développe et s'installe
une identification projective pathologique, « exagérée » dans les termes
de M. Klein.
Revenons sur l'écart : c'est lui qui nous fait entrer dans la structure
psychique dont nous nous occupons. L'attente innée du sein est « pensée
vide ». Nous sommes là dans le biologique, qui attend extinction de sa
tension de besoin. Et la satisfaction de cette attente n'apporte pas un être
psychique, ne nous fait pas entrer dans l'aire du psychique : le besoin
s'éteint, c'est tout. Le premier être psychique naît de la frustration : c'est
le non-sein, et sa négation dans la représentation-chose, c'est le sein,
représentation qui naît de l'absence et ne peut se penser que dans la nostalgie
de ce qui n'a pas été : le sein pleinement satisfaisant. Croire qu'il y a
Discussion du rapport de P. Luquet 379

d'abord le sein, c'est s'interdire de comprendre comment jamais va


s'installer le négatif, qui préside à tout signe ; c'est s'interdire de comprendre
l'essence même du désir, qui est tension vers ce qui n'a pas été originairement,
le sein; c'est s'interdire de le comprendre, tout bonnement parce que c'est
en participer!
Mais nous sommes là encore devant l'énigme de l'idole; car le non-sein
n'est pas absence radicale de sein : c'est une absence présente. Présentée.
C'est ici qu'il faut bien introduire ce qui, de la mère, vient au rendez-vous
de la demande infantile, et qui est de l'ordre du désir. Et que peut nous
servir ce que Laplanche nomme objet-source, et signifiant énigmatique.
Ce que la mère apporte à la rencontre de l'attente innée de l'enfant,
c'est le sein désirant, chargé de sexualité, un sein qui est aussi pénis ou étron
ou arme; qui désire être désiré comme tel et « dit » à la bouche de l'enfant
que ce n'est qu'ainsi que cessera son excitation; qui lui met du désir dans
la bouche. Ce ne peut être que cela, la réalisation négative, l'écart. Et là
naît la sexualité, là est le lieu de l'étayage : en ce négatif, manque à
l'attente innée parce que autre-chose. Parce que c'est un signe-pour, dans la
sexualité maternelle, et c'est pour cela qu'il installe là un signifiant pur,
énigmatique de ce fait qu'il est signifiant en absence de ce qu'il porte ou
plutôt de ce qu'il découpe.
Il nous faut donc venir à la question du signifiant. Est-ce parce que ce
qui, à un bout de la chaîne, va venir, de la mère, s'implanter comme écharde
dans la chair du nourrisson, c'est du signifiant, et qu'à l'autre extrémité,
à l'issue des pensées ainsi nées, et de leur prise dans le langage, c'est aussi
du signifiant au sens du signifiant linguistique que l'on retrouve, est-ce pour
cela que l'on doit conclure à une primauté absolue du signifiant, au sens
lacanien? Et désigner l'Ics comme structuré comme un langage? Je ne le
pense pas.
Tout d'abord, franchissons un premier palier, trop grossier pour que
nous y perdions beaucoup de temps. Par signifiant, dans des considérations
un tant soit peu conséquentes autour de la pensée lacanienne, il faut entendre
quelque chose de plus que signifiant linguistique. Après tout, il y a belle
lurette que Barthes, reprenant le projet explicite de Saussure, tentait
d'étendre à des entités autres que linguistiques une sémiologie dont la
linguistique n'aurait été qu'un cas particulier et paradigmatique. Il s'agit
d'opérer avec « signifiant », issu du domaine linguistique, plus qu'une
extension à d'autres domaines, mais une véritable anasémie au sens si
fécond que donnait Nicolas Abraham à ce terme, pour désigner la création
des entités métapsychologiques freudiennes. Il s'agit donc de retenir, pour
caractériser le signifiant, sa fonction de découpe du continuum « chosique »,
380 François Gantheret

opérée par un système de différences, d'opposition entre signifiants. Un


signifiant, ça ne signifie que parce que ça s'oppose à un autre signifiant.
C'est l'architecture des différences, qui crée un monde d'objets.
C'est ainsi que, si nous disons que le sein désirant de la mère implante
du signifiant là où l'attente innée demandait sa propre extinction, ce n'est
certes pas à du signifiant linguistique que nous pensons : mais à un être
en attente des oppositions qui lui feraient porter du sens; et qui, dans cette
attente, est énigmatique, réclame extinction de l'énigme : cette réclamation,
portée en la zone somatique concernée, fait de cette zone une zone
érogène. Elle est source pulsionnelle.
La « réclamation » biologique a ainsi sauté un cran, elle est entrée
dans le territoire psychique en devenant réclamation de l'extinction de cette
attente, de l'absent qui, s'il était là, coalescent avec ce qui l'attend,
éteindrait la tension, annulerait l'excitation.
C'est ce qu'opère la représentation-chose, un pur oxymoron pour
la pensée verbale, ce qui est bien sensible si on la traduit ainsi et non
par représentation de chose : car comment pour la pensée verbale quelque
chose pourrait-il être à la fois, en même temps, chose et Vor-stellung,
un présenté devant soi, comme le commente Heidegger, qui implique un
soi devant qui ça se présente : pré-senter, c'est déjà un dire.
Nous avons à concevoir la représentation-chose comme « entre corps
et langage », ainsi que le formule André Green, et ce « entre » n'est pas
à comprendre comme un lieu, une topique, mais la désignation de son être
même, l'être paradoxal de l'Ics, du signifiant qui est dé-signifié et qui est
aussi résistance à cette dé-signification.
Nous ne pouvons donc concevoir l'inconscient comme constitué de
la seule traversée des signifiants. Il est aussi, tout autant et peut-être
même essentiellement, cette bouche d'ombre qui s'ouvre, cette relation
d'inconnu dans laquelle ce que nous entr'apercevons, ce sont aussi ces
êtres innommables que nous approchons sous la désignation, à mon avis
fondamentale, de scène primitive2, de fantasmes originaires, de l'originaire.
Mais cet originaire est en toute représentation-chose. L'inconscient — on
me pardonnera le caractère abrupt de la formulation — n'est pas réservoir
ou lieu de traversée de signifiants. L'inconscient, cela mange du signifiant,
pour l'annuler, et cela produit du signifiant. Et c'est le lieu de cette perte
autant que de cette production.
C'est à mon sens ce que désignent un certain nombre d'auteurs qui

2. Peut-être parce que la scène primitive est figuration de la naissance de la figuration :


quelque chose pénètre quelque chose et quelqu'un voit, et cela tend à fusionner. C'est une
figuration du formel de toute figuration, et comme tel tendant à s'abolir.
Discussion du rapport de P. Luquet 381

tentent de saisir ce qui, spécifique de Pics, affleure à ce négatif. Ainsi,


lorsque Rosolato désigne les signifiants de démarcation, comme mode plus
« archaïque », en un sens, plus corporel, des signifiants, il vise certes à
rendre compte, en extension, d'un champ plus large que le linguistique : la
pensée non verbale, en particulier. Mais je pense qu'il touche là, en même
temps, à quelque chose de plus fondamental : à une plus grande proximité
de l'originaire, de la perte dans le corps qui attire vers la disparition biolo-
gique de la tension : ce qu'atteste le caractère analogique des signifiants de
démarcation, opposé au caractère digitalisé des signifiants linguistiques.
N'est-ce pas désigner là, dans l'analogique, ce lien de nature, ce lien
matériel entre représentant et représenté, qui est celui de l'indice, de l'icône,
de l'idole?
Il me faut m'arrêter là, bien que j'aie conscience de n'avoir parcouru
qu'un tout petit bout du chemin. Il aurait fallu, bien entendu, et pour être
plus complet, venir à ce temps essentiel : celui où la réclamation d'extinction,
devant se tourner vers le monde extérieur, devra faire prendre en charge
les représentations-choses par des représentations-mots, détourner l'inves-
tissement des représentations pour le reporter sur les relations entre les
représentations, ce que seul peut faire le langage. Et, par ce nouveau
chemin, tenter de trouver, encore et toujours, l'extinction de l'excitation.
Ce nouveau chemin qui est un Umweg, qui est le penser de la pensée
verbale, et qui reste, nous le dit Freud, un Ersatz du désir hallucinatoire.
Et ainsi et là seulement franchir la délimitation entre les et Pcs-Cs.
J'ai centré sur le plus enfoui, sur ce qui me semble caractéristique
de l'Ics, du point de vue de la pensée et du langage. Ce faisant, je crois avoir
marqué un mode de désignation de l'Ics qui me semble — et c'est cela qui
peut être fructueux pour une discussion — en décalage essentiel avec le
vôtre, qui faute de le saisir ainsi, en partant de son essence intime et
scandaleuse, l'appréhende en ses modes d'existence phénoménologiques et
doit alors l'étager dans des feuillures du Pcs, selon ses modes d'apparaître.
Aussi « philosophique » que cela paraisse, la métapsychologie ne peut être
que construction d'essences. Le constat des modes d'existence est une
psychologie — éventuellement des profondeurs —, pas, à mon sens, une
métapsychologie.
Un dernier mot : il est certain que seule une démarche métapsycholo-
gique conçue ainsi peut retenir comme opérante la Pulsion de mort :
comme l'énergie même qui cherche l'extinction; comme l'énergie d'Eros.
Alors, je me suis demandé pourquoi, lorsque vous la réfutez, vous en faites
une troisième « topique » ? En tout état de cause, c'est une seconde théorie
des pulsions et non une troisième topique. Et je me pose la question :
382 François Gantheret

n'est-ce pas le retour signifiant de ce que vous auriez repoussé au départ,


le retour spatialisé, « topisé », du négatif originaire?
Je me suis situé en décalage avec vous, et sur une petite partie
seulement du chemin. Sans doute parlons-nous, en termes différents, de
la même chose? Mais sans doute aussi le monde des objets, et des objets
de la psychanalyse, ne se découpe-t-il que dans l'écart entre les mots.
C'est là effet du signifiant, et il faut s'y faire! Et notre souci d'en réduire
l'écart, pour saisir la chose même, enfin, est discussion, mouvement de vie,
amical, Eros, mais dont l'énergie est la Pulsion de mort, acharnée à
l'annuler : donc, disputatio dans le sens unique du terme. Je vous remercie
de m'avoir donné, en m'invitant à mettre des mots en écart des vôtres,
l'occasion d'un penser.

N.B. — Les citations de la Métapsychologie ne tiennent pas compte de


la nouvelle traduction des PUF, essentielle sur certains points, mais parue
postérieurement à cette intervention.

M. François GANTHERET
91, rue de Seine
75001 Paris
COMMUNICATIONS PRÉPUBLIÉES

Jacqueline Amati Mehler


(SPI, Rome)

POLYLINGUISME ET POLYGLOTTISME
DANS LA DIMENSION INTRAPSYCHIQUE

Pour aborder le problème du polylinguisme, en tant que psycha-


nalyste, j'ai eu recours, surtout, à mon expérience personnelle. L'italien est
la seule langue que j'ai apprise à l'âge adulte, alors que je faisais mon
« training » psychanalytique. L'anglais est la langue de ma scolarité.
Quant au reste, j'ai l'impression d'être née en parlant au moins quatre
langues. Je ne saurais dire quelle est ma langue maternelle, même si je
considère que c'est l'espagnol. Les langues les plus utilisées par mes
parents, pourtant, étaient l'allemand et le yiddish. L'espagnol et le français
étaient parlés par des figures plus distantes. Mes jouets avaient des noms
français, les comptines et les chansons étaient allemandes ou yiddish.
Les quatre langues que j'ai acquises avant ma quatrième année,
simultanément au développement du langage (polylinguisme), font partie
d'un patrimoine que l'on pourrait appeler structurel, lié aux expériences
corporelles et à un vécu d'ordre concret, donc, apparenté aux processus
primaires. Par contre l'anglais et l'italien sont des langues apprises alors
que je savais déjà parler (polyglottisme). Il faudrait donc ici, souligner la
différence entre polylinguisme et polyglottisme; et proposer une série
de réflexions :
On parle beaucoup de l'importance de la langue maternelle, surtout
pour l'acquisition du langage. Nombreux sont les psychologues et aussi
les psychanalystes qui ont mis en garde les adultes contre les méfaits
causés par le fait de parler plusieurs langues aux enfants, invoquant les
altérations des processus cognitifs ou de la sécurisation affective. Or,
nous savons actuellement que l'enfant porte dans son bagage génétique,
inné, un potentiel qui lui permet d'accéder à un nombre infini de phonèmes.
Cette faculté se perd progressivement et leur nombre deviendra fini en
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
384 Jacqueline Amati Mehler

fonction de la langue prédominante, ce qui limitera la possibilité d'apprendre


d'autres langues, surtout du point de vue prosodique.
En déconseillant le bilinguisme, on n'a peut-être pas suffisament tenu
compte du contexte dans lequel les différentes langues étaient employées;
à savoir : la qualité des rapports entre parents de culture et de langue
différentes, les migrations et les séparations, la perte de repaires familiers...
Dans mon cas, plein de séparations et de migrations, il me semble
important, du point de vue affectif, que nous ayons parlé plusieurs
langues en famille. Peut-être aussi, les séparations étaient-elles tolérées
parce que nous exportions avec nous les langues, sur un mode défensif,
mais pourtant efficace1.
Nous devons donc tenir compte qu'apprendre à parler résulte du
rapport d'un vécu interne avec un vécu externe. L'acquisition de la parole est
possible seulement si a lieu une discrimination entre dedans et dehors et, la
séparation du « Moi » et du « non-Moi » (Winnicott, Tustin). L'étude de cas
d'enfants autistiques soutiendrait cette thèse. On invoque aussi la nécessité
de considérer la concomitance de la déambulation et de l'acquisition de la
parole, et donc, toute une organisation spatiale de la séparation de l'objet
primaire et des essais de maîtrise du détachement, et de la possibilité de
jonction verbale avec l'objet distant. Apprendre à parler implique donc,
quoi qu'il en soit, des problèmes de séparation, aussi bien interpersonnels
que de césure et de discrimination au niveau intrapsychique. Je crois que sur
cette base il faille considérer, pour chacun des cas, de quelle manière ont
pu s'organiser les séparations interpersonnelles ou de lieu, par rapport à
l'acquisition du langage et/ou de l'apprentissage de plusieurs langues.
Pour en revenir à mon expérience personnelle, je voudrais proposer une
hypothèse, certes très subjective, sur la façon dont l'organisation poly-
lingue de ma première enfance a pu influencer non seulement mon identité
personnelle, professionnelle, mais aussi mon mode de travail ainsi que la
manière dont cette partie infantile a pu s'intégrer aux langues que j'ai
apprises par la suite, en particulier à l'italien, qui représente ma langue
analytique, et qui fait donc paradoxalement partie de mon identité adulte,
bien qu'étant en rapport continu avec mes propres processus primaires
et avec ceux d'autrui.
Il est certain que les objets concrets de mon monde infantile possé-
daient de nombreux noms et étaient prononcés par plusieurs personnes,
tantôt en allemand, tantôt en espagnol ainsi qu'en français ou en yiddish...,

1. En fait, je suis devenue psychanalyste, ce qui n'est pas une mince défense, ma soeur
de même, et mon frère est psycholinguiste consacré à l'étude de la prédisposition innée au
langage et à sa formation chez le nouveau-né.
Polylinguisme et polyglottisme 385

il est alors licite de penser que mes équations symboliques étaient innom-
brables, combinées de différentes manières entre elles, et que l'élaboration
sélective des représentations mentales qui doivent cheminer de la chose à
la parole dans un tel « Babel » devaient avoir à parcourir plusieurs
chemins associatifs, pour pouvoir réapparaître enfin dans un signe commu-
nicable à moi-même et aux autres : « Le polylinguisme apparaît dans
cette orientation comme un cas particulier du polylogisme, en renversant le
point de vue habituel qui fait de ce dernier une manifestation dégradée
du premier » (Argentieri et Canestri). Si nous tenons compte que, comme
le soutiennent certains auteurs (Whorf), les catégories fondamentales de
notre pensée (temps, espace, sujet, objet) ne sont pas les mêmes dans
toutes les langues, et que, comme le soutiennent les psycholinguistes
(J. Mehler), « les paramètres linguistiques semblent intervenir dans les
processus de mémorisation, de perception, et de compréhension des
phrases... », nous pouvons émettre l'hypothèse que l'organisation poly-
lingue-polylogique ne soit pas négligeable dans la constitution de la
propre identité et de la forma mentis.
Lorsque dans la situation clinique, je me trouve en « syntonie » avec
mon patient en ce qui concerne ces parties de moi-même les plus
indifférenciées, proches de l'aire du « soi », ou au niveau de mes parties
inconscientes, qui grâce à cette régression partielle que chacun de nous
réussit à tolérer (en dépassant les processus de refoulement qui parsèment la
route de l'organisation symbolique), le discours du patient suscite en moi
des réponses internes composites qui ne sont pas monolingues. A la « langue
étrangère » de son inconscient, ou si nous préférons au langage inconscient
« étranger » — à la recherche de la « citoyenneté analytique » — je me
trouve à répondre en italien uniquement après avoir réussi à rassembler
toutes mes réponses internes, et à les avoir traduites en italien. J'ai
l'impression cependant que ce discours outrepasse la différence entre la
langue adulte de mon « être analyste », et mon polylinguismeinfantile, qui,
j'estime, est aussi au service de ma situation analytique. En réalité, je
n'ai aucune preuve, excepté mon expérience personnelle, pour soutenir
ce que je voudrais proposer; mais je me demande parfois si mon expérience
ne pourrait pas rendre compte du fait qu'il soit pour moi beaucoup plus
facile de comprendre une langue « non sensé », délirante d'un patient
psychotique ou le langage infantile, plutôt que celui d'un patient obses-
sionnel qui lui, me semble véritablement mettre en échec mon Babel.
A ce sujet, il est intéressant de se souvenir que Stengel signalait que les
défenses obsessives ralentissent l'acquisition d'un nouveau langage.
Je me demande donc s'il se peut que le polylinguisme ait contribué à
RFP — 13
386 Jacqueline Amati Mehler

cette disponibilité qui m'est propre, non pas parce que je parle plusieurs
langues, mais parce que cela instaure, pour le mieux ou le pire, une sorte
d'habitude polydiscursive, poly-associative, qui dans le rapport analy-
tique, permettrait d'entreprendre de multiples constructions de signifiés
alternatifs.
Cela m'amène à une dernière considération — qui rejoint le problème
de la mémoire —, et qui est le rapport de mon « Babel » avec le fait d'avoir
dû l'assujettir dans ma profession à une langue que je n'avais pas apprise
étant enfant... Langue qui, paradoxalement, n'a pas eu avec mon « self »
ou mon inconscient beaucoup d'intimité dans le sens temporel du déve-
loppement, ou qui, pour le moins, a eu une interaction intrapsychique
différente de celle inscrite en moi dans et par mes langues infantiles. Ce qui
signifie que l'axe directionnel, qui va de mon polylinguisme initial aux
diverses formes d'évolution de la fonction symbolique, semble suivre une
voie contraire à celle de l'intégration de l'italien dans l'univers de mon iden-
tité adulte : c'est à cela que s'est intéressé Stengel en se demandant si
et comment une nouvelle langue altère la pensée, la correspondance entre
les images de la langue maternelle et de la nouvelle.
Or nous savons aussi que l'évolution de la fonction symbolique est
parsemée d'un nombre infini de refoulements sur le parcours qui va du
processus primaire au processus secondaire, de la « représentation de
chose » à la formation de la parole. Un problème crucial, qui oppose la
psychanalyse aussi bien à la psycholinguistique qu'aux neurosciences en
général, est celui du rapport entre conscience et mémoire (M. Piatelli
Palmarini, 1977).
Pouvons-nous affirmer que mémoire et conscience s'excluent, qu'elles
suivent des parcours différents, ou bien que les opérations de la mémoire
s'effectuent au travers des mêmes circuits que ceux qui assurent la
perception et la catégorisation? En ce qui me concerne, je me contenterais
encore une fois de m'en référer à mon expérience personnelle.
Dans le pénible devenir de mon identité italienne, et dans ce « Babel »
du carrefour directionnel des refoulements, pertes et acquis, je crois payer
un lourd tribut à la « mémoire », non seulement dans son sens méta-
phorique, mais aussi littéral, réel; et je ne sais ni pourquoi ni comment.
Au fur et à mesure que se perfectionnait mon italien, je me suis éloignée
de ce que je considérais comme mon lieu, mon heïmlich (après avoir quitté
l'Europe), qui a été l'Argentine. J'ai eu la sensation après de nombreux
autres déplacements, que ma mémoire la plus en contact avec la réacti-
vation consciente, c'est-à-dire la possibilité d'invoquer volontairement des
informations, se trouvait entravée. Cela simultanément à dix ans d'absence
Polylinguisme et polyglottisme 387

d'Argentine, et à une sensation — qui par la suite s'est avérée erronée —


que tout cela ne m'appartenait plus.
A l'inverse, fonctionnait, et peut-être toujours mieux, le système mnémo-
nique qui entre en action à travers la stimulation des parcours associatifs,
et qui est ensuite, à cause de notre profession, continuellement alimenté.
Il est exceptionnel que dans le contexte d'une séance, un discours ou un rêve
que le patient même de nombreuses années avant m'ait raconté, ne se rende
disponible à ma mémoire... Alors que je serais incapable de dire le titre du
livre que je suis en train de lire sans faire un effort, et souvent sans
résultat.
Le soupçon que tout cela puisse avoir un rapport avec ce que nous
sommes en train de chercher à comprendre, m'est venu en pensant au fait
que, lorsque récemment, je suis retournée en Argentine après tant d'années
d'absence je me suis aperçue tout d'un coup ce que voulait dire : vivre
quelque part (somme toute bien), bien en parler la langue mais sentir
que le contexte est quand même un peu distant et n'est pas complètement
« inscrit » dans notre structure (Stengel, p. 477). Du coup en Argentine
après tant d'années, j'ai été envahie par ce sentiment de heïmliclikeit;
mais en ce qui concerne notre discours, ce qui compte, c'est que subitement
me soit revenue la possibilité de me souvenir des choses, des visages, des
odeurs, des lieux, des rues, des événements que je ne « savais » plus.
C'est ici justement que se pose le problème de savoir quel effet produit
sur les refoulements, l'étude d'une nouvelle langue dans son propre milieu
ou à l'étranger. Quoi qu'il en soit, cette éclaircie de la mémoire a duré
longtemps, et je ne sais si ce fut casuel, ou concomitant de cette profonde
expérience émotive... Mais c'est un fait que j'ai acquis une plus grande
disponibilité pour écrire et lire l'italien. Ce qui veut dire que les activités
rattachées au processus secondaire en italien ont certainement subi une
transformation simultanément aux transformations mnémoniques.
Je pourrais conclure en évoquant des observations et des expériences
à mi-chemin entre la neuroscience, la psycholinguistiqueet la psychanalyse.
Il semblerait que, comme le propose J. Mehler (1976), l'enfant passe vers 3
ou 4 ans d'un mode de mémorisation fondé sur des images, à un mode
de reconstruction mnémonique, qui deviendra par la suite toujours plus
analytique (au sens computationnel), et « qu'un tel passage ne semble pas
indépendant de la mise en place de l'activité linguistique ».
Peut-être qu'accorder une plus grande attention clinique au poly-
linguisme, négligé pendant de nombreuses années par la psychanalyse,
pourrait contribuer à éclairer notre compréhension des problèmes mentaux
précoces, qui sont depuis toujours l'objet de notre recherche.
388 Jacqueline Amati Mehler

BIBLIOGRAPHIE

S. Argentieri, J. Ganestri (1987), Communications prépubliées, Congrès des


Psychanalystes de Langue française des Pays romans, Paris.
J. Mehler (1974), Connaître par désapprentissage, M. Piatelli et E. Morin (éd.),
L'Unité de l'Homme, Paris, Le Seuil.
J. Mehler (1976), Psycholinguistique et psychanalyse : quelques remarques,
Revue française de Psychanalyse 4, 1976.
M. Piatelli Palmarini (1977), L'entrepôt biologique et le démon comparateur,
Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 15, 1977.
E. Pichon (1937), Observations sur le travail de Vélikovsky.
E. Stengel (1939), On learning a new language, Int. J. Psa XX, 1939.
F. Tustin (1981), Autistic States in Children, London, Routledge & Kegan Paul.
D. Winnicott (1965), Sviluppo affettivo e ambiente, Armando, Roma, 1970.

Dr Jacqueline AMATI MEHLER


Via lucrezio Caro 62
00193 Roma
Italie
Diana BOUHSIRA,
Laurent DANON-BOILEAU,
Alain GIBEAULT (SPP, Paris)

LE DIRE ET LE DIT
DANS LE FONCTIONNEMENT SYMBOLIQUE
ET L'ÉCHANGE

« D'une langue morte l'autre prend vie »


« Le jour pousse la nuit
« Et la nuit pousse le jour
« D'une obscure ombre...
« C'est une chaîne étreinte. »
J. du Bellay.

Les deux rapports importants de M. Ody et de P. Luquet sur le langage


nous invitent à penser le travail de symbolisation au sein de l'échange
analytique et les difficultés auxquelles les deux protagonistes de cet échange
sont soumis lorsque sont mises en cause l'activité de pensée et l'activité
de langage. Ces deux rapports sont complémentaires par leur accent res-
pectif sur la clinique et la théorie, et nous aimerions partager avec eux les
« pensées » qui nous sont venues à la lecture de leurs travaux, et contribuer
à l'enrichissement de notre « langue commune ».
Le ^travail de P. Luquet permet de situer l'ensemble de l'appareil
psychique dans son intention symbolisante en y reconnaissant différents
niveaux de formation signifiante tant du point de vue topique, dynamique
qu'économique. Le mouvement général du point de vue du contenu de la
représentation s'établit selon lui du plus polysémique au plus distinctif.
Par rapport à ses travaux antérieurs son apport ici se situe au niveau d'une
réélaboration du concept de préconscient au sein duquel il distingue entre
métaprimaire et métaconscient.
Le métaprimaire permet en effet une secondarisation partielle des
représentations inconscientes en les dotant d'une forme stabilisée. Le
métaconscient en revanche définit un mouvement inverse qui depuis les
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
390 Diana Bouhsira et divers

représentations cénesthésiques et motrices situées dans l'actualité de la


conscience permet un retour vers l'indéterminé, l'intemporel et le pulsionnel.
C'est donc en scindant en deux le travail du préconscient que P. Luquet
définit la liaison entre processus primaire et processus secondaire.
En cela, il renforce l'affirmation importante de Freud dans l'Abrégé
de Psychanalyse ; après avoir situé les représentations de mot dans le
préconscient, Freud a eu en effet besoin dans un travail écrit tout à la fin
de sa vie, de préciser que le langage n'est pas constitutif du préconscient1.
C'était insister sur la nécessité d'un travail de liaison assuré par le pré-
conscient antérieur au langage, que l'on peut concevoir comme relatif à la
formation des catégories d'espace, de temps, de causalité et de permanence
au cours des deux premières années de la vie. Le langage ne peut s'organiser
qu'à condition de prendre appui sur ces catégories de pensée.
Cependant l'intention fondamentale de P. Luquet, contrairement à ce
que les lignes précédentes pourraient laisser entendre, est bien plus du côté
de la recherche d'unité entre les différentes formes d'activité signifiante
que du côté de leur différenciation; en particulier du côté de la représentation,
c'est un même « contenu » qui dans le travail passe du statut de représenta-
tion inconsciente au statut de signe conscient. Il n'y a donc pas, associés
par le souvenir sur un mode quasi pavlovien, le mot prononcé et la totalité
d'une expérience vécue, mais reprise, réélaboration, redéfinition, enrichis-
sement, diversification d'un contenu suscité par la pulsion. Le langage est
donc la forme ultime d'un processus de symbolisation et non pas le
résultat d'une contiguïté arbitraire entre le mot et l'expérience du sujet.

A PROPOS DE LA LANGUE COMMUNE ET DE LA LANGUE RICHE

En dehors de ces considérations psychanalytiques sur ce que Freud


appelait P « appareil à langage » (Spracheapparat), la réflexion de
P. Luquet suggère sur certaines catégories grammaticales (sujet, verbe,
complément, adjectif) des hypothèses riches en prolongements tant pour le
psychanalyste que pour le linguiste. Voir Pholophrase comme centré sur le
complément d'objet et celui-là même comme le tout de la représentation
du désir contraste singulièrement avec une représentation naïve et scolaire
pour laquelle le terme le plus important de l'énoncé est le sujet. Voir la
catégorie du sujet dans l'énoncé comme une élucidation progressive, de la
part du sujet énonciateur, de ce qu'il est et de la position qu'il occupe

1. S. Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, PUF, 1967, p. 27.


Le dire et le dit dans le fonctionnement et l'échange 391

par rapport à son contenu de désir, est encore une proposition stimulante.
Selon Luquet, en effet, le premier temps de l'élaboration du contenu
holophrastique (proche du fantasme primaire) consiste à invoquer l'objet,
en le nommant. Puis, vient la place du verbe, façon de dire à quoi sert
cet objet. Enfin c'est seulement lorsque le sujet énonciateur ou le sujet
entendu au sens psychanalytique du terme est en mesure de supposer
que son objet de désir peut être en relation avec d'autres que lui, que peut
s'inscrire la place du sujet dans l'énoncé. De ce point de vue le mouvement
de la symbolisation est lié à un renoncement : la catégorie grammaticale
de sujet est définie dès lors que celui qui parle peut inscrire d'autres que
lui à la place du sujet et définir des énoncés où la relation avec le complé-
ment d'objet direct est assumée par ceux-ci. Il semble donc que du point
de vue des énoncés la forme du sujet n'apparaisse qu'une fois définie
la place du complément d'objet et de ce fait le rôle de l'objet dans son
altérité. De même Luquet insiste sur l'idée que l'adjectif en tant qu'il
permet d'apprécier différemment un même nom suppose la reconnaissance
de l'identité de l'objet par-delà l'ambivalence du sujet à son endroit.
Ces considérations sur la langue commune sont donc extrêmement
éclairantes. II y a toutefois un point sur lequel nous aimerions marquer
avec Luquet lui-même la difficulté à opposer langue commune et langue
riche, le langage du cognitif et celui du poétique, le langage comme objet
d'étude des linguistes et le langage comme objet d'étude pour le psycha-
nalyste (à supposer qu'il puisse être isolé comme tel). Sur ce point nous
souhaiterions faire les deux remarques suivantes :

1 / La langue commune secondarisée, apprise, n'est jamais une forme


unique mais l'enjeu de conflits, de formes inscrites sur le plan de tangence
instable entre l'espace régi par le principe de plaisir et l'espace régi par le
principe de réalité. Afin d'illustrer ce qu'est pour nous la langue commune,
nous souhaiterions avoir recours à une métaphore. Dans la transmission
des arts martiaux japonais il existe un enseignement particulier appelé
kata; chacun de ces katas représente un enchaînement de positions que le
sujet reproduit seul. Mais chaque fragment de l'enchaînement a une double
signification : la position du corps du karatéka représente en plein celle qu'il
occupe effectivement mais les creux de l'espace autour de ses mains, de ses
bras, de ses jambes figurent négativement les positions de ses adversaires.
Ainsi, le moindre geste si rigoureux et si précis soit-il dispose d'emblée
d'un contenu polysémique. Il désigne tout à la fois le sujet et autrui.
De même, il y a longtemps que Lacan, reprenant les analyses de
Damourette et Pichon, avait montré que la négation explétive présente
392 Diana Bouhsira et divers

dans « Je crains qu'il ne vienne » indiquait le conflit de désir au sein du


sujet — ce dernier prévoyant (c'est-à-dire souhaitant) la venue d'un tiers
mais en même temps exprimant explicitement la crainte liée pour lui à cet
événement2. Ainsi le « ne », forme secondarisée par excellence, marque ici
non pas une univocité sémantique du désir, mais au contraire sa dualité
et les contradictions qu'il instaure. De ce point de vue le langage est un
système de représentations qui permet de représenter l'absence sans la
figurer. La représentation de l'absence n'est pas une représentation en soi,
mais la trace d'une opération qui permet au sujet de conjoindre le désir de
présence et le constat d'une réalité contraire.

2. Il reste que l'opposition définie par Luquet est fondamentale pour


comprendre les exigences du langage dans le processus d'ensemble de la
symbolisation. Il est bien vrai que la langue du fantasme et de la rêverie
est plus poétique et en exprime plus que le mode d'emploi d'un produit de
consommation. Mais ce qui semble dénoncé foncièrement par l'opposition de
Luquet, c'est le fantasme totalitaire d'une langue univoque permettant une
communication sans malentendu. Nous sommes d'accord avec cette dénon-
ciation. Il semble au demeurant que sur ce point bien des linguistes
soient prêts à rejoindre les propositions de P. Luquet puisque aussi bien
un linguiste, comme A. Culioli, propose de définir la communication
comme « une forme particulière de malentendu ».
En fait ce qui est dénoncé, c'est plus l'intention totalitaire, le fantasme de
maîtrise lié à l'utilisation obsessionnelle et/ou opératoire du langage, bien
plus que tel ou tel type de contenu. Ce n'est pas en établissant le mode
d'emploi d'un produit que l'on est dans une utilisation commune de la
langue mais en pensant que l'on peut y inclure tout le vécu et tous les
fonctionnements qui président à la mise en place du texte lui-même. La
langue commune n'est pas un type de langue particulier, mais un certain
type d'utilisation de la langue qui voudrait tout dire dans une formulation
lapidaire sans reste.
Au demeurant parmi les théoriciens de la forme la plus achevée d'un
langage secondarisé, il en est pour dénoncer l'illusion de la notion sinon
d'univocité du moins de complétude. Quand Gödel dans son théorème
fameux stipule qu'aucun langage ne pourrait définir ses termes à l'intérieur
même du champ où il déploie les formules de ce langage, quand il avance que
toute définition d'un langage exige un métalangage qui s'inscrit sur un

2. J. Lacan, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache (1960), in Ecrits, Paris, Seuil,
1966, p. 663-664.
Le dire et le dit dans le fonctionnement et l'échange 393

autre plan, il dénonce en un sens l'illusion dogmatique qui consisterait


à penser que la définition des termes et l'énoncé des formules qui agence
ceux-ci pourraient s'inscrire dans un même énoncé. Le langage même mathé-
matique ne peut être clos en ceci que les termes mêmes qui le composent
échappent au plan dans lequel pourrait être définie cette complétude3.

LUISA OU L' ACCES AU PREMIER MOT

L'apparition du langage chez les enfants autistes confirme l'intérêt à


distinguer entre utilisation opératoire et utilisation symbolisante du langage.
En effet dans les meilleurs cas de sortie d'autisme on assiste assez fréquem-
ment à une orientation différente de l'emploi de la langue. Ou bien le
langage est parfait dans sa construction, rigoureux et précis, mais souvent
l'intonation reste plate et les traces diverses du sujet énonciateur dans son
énoncé sont abolies; ou bien au contraire les énoncés sont mal formés mais
l'intonation et la place du sujet demeurent visibles.
Nous voudrions pour étayer ce point évoquer brièvement un cas
clinique. Luisa est une enfant autiste qui à 5 ans ne parlait pas du tout et
qui commença alors une analyse avec l'un d'entre nous à raison de quatre
séances par semaine. Au début de son traitement, elle était enfermée dans
une activité d'autosensualité indifférenciée que traduisait le recours aux
traces autistiques (autistic shapes) 4 : elle se perdait dans la contemplation
de la fumée de cigarette ou dans un jeu de bulles réalisé avec sa salive ou de
l'eau. Ce retrait dans des sensations corporelles visait tout autant à annuler
l'existence de l'objet qu'à la protéger contre l'irruption d'une angoisse
d'anéantissement, d'une « terreur sans nom » (Bion). Luisa se perdait
aussi à regarder longuement derrière les glaces, indifférente à elle-même
et au monde, sauf à maintenir un seuil minimum d'activité psychique par
ces activités autosensuelles.
Un mouvement hors de l'autisme s'est opéré le jour où l'analyste s'est
introduit dans ce monde clos d'abord en lui proposant de l'eau qu'elle
portait à sa bouche puis en donnant un sens à ces jeux qui permettaient de
différencier un dehors et un dedans : l'eau entrait et sortait par la bouche,
se transformait en urine, ce qui pouvait prendre sens au cours du traitement
puisqu'au début il arrivait à Luisa d'uriner en séance sans s'en apercevoir.

3. Sur K. Gödel et le Théorème d'incomplétude, cf. Robert Blanche, Raison et discours,


Paris, Vrin, 1967, p. 58, 107.
4. Selon la définition de F. Tustin, in Autistic barriers in neurotic patients, Londres, Karnac
Books, 1986, p. 119-140.
394 Diana Bouhsira et divers

L'aptitude de l'analyste à nommer ces expériences susceptibles de marquer


des limites et des contours dans le corps de Luisa permit un jour à celle-ci
de sortir d'un « sentir » indifférencié pour devenir un être qui pouvait
commencer à « penser » et à « parler »; ses premiers mots furent « eau »
et « pipi, caca », qu'elle répéta avec jubilation à la suite de son analyste.
On peut souligner ici l'importancedu contre-transfert dans cette évolution :
l'analyste avait rêvé qu'une petite fille faisait des cacas dans un plateau
d'argent; peu de temps après Luisa prononçait ses premiers mots, qui
témoignaient de l'ébauche d'un mouvement anal du Moi, déterminant une
régulation des orifices corporels et la construction d'une pensée pré-
consciente, comme espace de la représentation et espace du langage.
Une question se pose quant au statut des mots utilisés avec un enfant
qui ne parle pas et dont on ne sait pas s'il entend les mots qu'on lui dit.
Il est un fait que le travail analytique consiste ici dans un dire qui
accompagne un faire, dans une nomination des différences entre les
sensations corporelles rythmées selon l'agréable et le désagréable, qui per-
mettent une différenciationprogressive d'un intérieur et d'un extérieur et la
mise en route des processus projectifs et introjectifs. Le langage vient ici
à la rencontre de cette symbolisation primitive fondée sur cette phéno-
ménologie de la sensation : avant même la perception de l'objet s'organise
l'opposition entre la tendance à l'inertie, à la réduction des tensions à un
niveau zéro, et la tendance au maintien d'un niveau de constance ou
d'équilibre conditionnant le sentiment d'intégrité et de continuité. Cette
ébauche d'activité symbolique est structurée par le travail de nomination
fondé sur l'utilisation de mots abstraits qui, ainsi que le remarque
R. Diatkine, ne prennent sens qu'en opposition à leur contraire, tels que
« pareil » ou « différent », « dans » ou « hors » 6; et en même temps on peut
tout aussi bien dire qu'elle fournit un ancrage pulsionnel aux oppositions
langagières. Ainsi que l'a souligné Freud, le langage, « l'image verbale
motrice » représente un déplacement de l'image motrice relative à
l'hallucination de la satisfaction6.
Il est vrai qu'au départ on ne sait pas si ces enfants comprennent le
sens des mots utilisés par l'analyste, et R. Diatkine ajoutait très justement
qu'il serait illusoire de présupposer une nécessité de sens chez ces enfants,
comme le laisse entendre Meltzer, alors que les mots ne témoignent que
de l'existence problématique d'autrui7. On connaît l'itinéraire de F. Tustin
5. R. Diatkine, La psychanalyse devant l'autisme infantile précoce, in Topique, 1985,
n°s 35-36, p. 29.
6. S. Freud, Esquisse d'une psychologie scientifique (1895), in La naissance de la psy-
chanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 375.
7. R. Diatkine, op. cit., p. 32.
Le dire et le dit dans le fonctionnement et l'échange 395

qui au début de son travail avec les enfants autistes présupposait chez eux
une aptitude à symboliser, justifiant des interprétations en termes d'iden-
tification projective; elle reconnut plusieurs années plus tard qu'elle avait
pu de ce fait empêcher à certains moments le développementde la symboli-
sation et du langage : d'où la nécessité de travailler au départ au niveau
du « Soi corporel », de la différenciation entre des sensations opposées, le
mou et le dur, qui figurent les toutes premières distinctions entre le plaisir
et le déplaisir. Dans un second temps lorsque à la faveur de cette inté-
gration primitive s'organise une différenciation progressive entre le dedans
et le dehors, l'enfant autiste fait l'expérience d'une source de plaisir/
déplaisir différente de lui-même, qui justifie un travail interprétatif en
termes d'identification projective8. C'est là une expérience critique qu'a
traversée Luisa après avoir prononcé ses premiers mots et qui l'a conduite
à vivre une angoisse catastrophique dans les moments de séparation d'avec
sa mère, et à changer totalement de comportement, à devenir une enfant
exigeante et insupportable après avoir été une enfant facile et sage. Signe
que l'accès à la symbolisation et au langage est en même temps le résultat
d'un travail de deuil douloureux, que le sens est dans son essence émo-
tionnel et que le langage s'organise à un niveau très précoce en fonction
d'un processus économique dont témoigne le travail de la pulsion.
La question se pose alors de ce qui doit s'organiser pour passer de l'imi-
tation, de la répétition des mots, de l'identification adhésive, à une possi-
bilité d'inventer le langage, de combiner autrement les éléments du discours.
Même si Freud a pu relier l'apprentissage du langage à l'imitation9, il
est hors de doute qu'il ne suffit pas d'imiter pour parler; ce que l'enfant
acquiert, ce ne sont pas les phrases elles-mêmes, qui sont des événements
nouveaux au moment où elles sont produites, mais le système sous-jacent,
la grammaire de la langue. L'enfant doit pouvoir analyser les expressions
selon leurs traits syntaxiques (leur construction grammaticale), leurs traits
sémantiques (le sens des mots) et selon les situations pratiques où elles
sont employées (l'aspect pragmatique du langage). L'imitation ne peut en
aucun cas répondre à des besoins aussi complexes, et ne peut rendre compte
de l'acquisition des universaux du langage, dont l'un est l'acquisition de
l'expression à deux mots, qui survient à peu près vers deux ans dans toutes
les langues du monde10. Il faut donc postuler chez l'enfant une capacité
structurale susceptible de conserver à son langage sa forme universelle dont
témoigne par exemple la possibilité de faire des fautes : c'est un point que

8. F. Tustin, Les états autistiques chez l'enfant, Paris, Seuil, 1986.


9. S. Freud, Esquisse d'une psychologie scientifique (1895), op. cit., p. 377.
10. Dan I. Slobin, Psycholinguistics, Glenview, Illinois, Scott, Foresman and C°, 1979.
396 Diana Bouhsira et divers

note Luquet à juste titre. Cela suppose de passer de l'imitation, comme


modalité magique et omnipotente d'être l'objet11, à l'identification, comme
processus « plus complexe » et inconscient, ainsi que le souligne Freud,
qui, s'il supprime l'hétérogénité de l'objet, maintient et préserve l'altérité
d'autrui. A cette seule condition peut s'organiser la capacité à gérer
l'articulation entre langue commune et langue riche, c'est-à-dire la possi-
bilité de gérer la syntaxe dans l'élaboration ultime d'une symbolisation
issue du fantasme.
De ce point de vue, Luisa est pour l'instant encore inapte à utiliser la
double articulation du langage, bien que son langage conserve une into-
nation vive qui témoigne de l'intégration des affects. Elle ne présente pas
un langage fabriqué et trop parfait comme certains enfants autistes, qui
ont peut-être gagné la syntaxe, mais perdu la dimension ludique et pul-
sionnelle du langage.

PIERRE OU L'ACCÈS A LA SYNTAXE

Que faut-il alors pour que la syntaxe s'organise tout en conservant


la richesse de l'intonation qui conditionne à elle seule de multiples possi-
bilités de variations sémantiques? Un autre cas clinique illustre assez
bien l'enjeu que constitue la mise en place de la syntaxe. Pierre, un garçon
de 6 ans en analyse avec l'un d'entre nous à raison de trois séances par
semaine, n'est pas un enfant autiste : il est très présent, capable de
comportements moteurs très diversifiés et de contacts avec autrui. C'est
un enfant dont on aurait envie de dire qu'il est normal, sauf qu'il parle
très peu et dans des énoncés où la syntaxe est singulièrement déficitaire.
La plupart des énoncés visent l'espace matériel de la séance et ce qui s'y
déroule : il n'y a pratiquement pas de référence au passé ou au futur, ce qui
se traduit par une utilisation des verbes à l'infinitif. Quant aux autres
particularités grammaticales elles s'agencent toutes autour de la recherche
de la parataxe12 plutôt que de la syntaxe, de la juxtaposition plutôt que de
l'agencement, comme si ce faisant, Pierre marquait qu'il entendait conserver
la maîtrise directe de chacun des éléments isolés qui forment le contenu
de son discours et n'entendait pas déléguer ce pouvoir à la puissance
extérieure de la grammaire. Confronté à des angoisses de dévoration,

11. E. Gaddini, On imitation, in International Journal of Psycho-Analysis, 1969, n° 50,


p. 475-484.
12. Il n'y a pas de prépositions, ni de conjonctions ; les pronoms moi, toi, lui sont utilisés
plutôt que je, tu, il.
Le dire et le dit dans le fonctionnement et l'échange 397
Pierre ne pouvait pas trouver une distance à l'objet qui lui eût permis de
suspendre la satisfaction, condition essentielle pour l'instauration de la
temporalité et l'acceptation de la syntaxe fondée entre autres sur les
catégories grammaticales du passé, du présent et du futur.
En outre, le langage s'inscrivaitpour lui exclusivement dans la dimension
douloureuse de l'espace à autrui, parler c'était uniquement demander à
l'autre, donc reconnaître la dimension de la distance intolérable. Au cours
des jeux, l'analyste, comme s'il s'adressait pour lui-même une comptine,
se surprit à chanter Une souris verte à haute voix, sur un mode un peu
ludique, alors que Pierre et lui étaient engagés dans une partie de football
dans l'espace du box. La comptine n'était pas un commentaire du jeu
mais l'intonation accompagnait les efforts des coups de pied et des feintes.
Après coup cette comptine parfaitement secondarisée dans son contenu
syntaxique (une souris verte qui courait dans l'herbe) n'était pas adressée à
Pierre mais indirectement proposée comme la manifestation d'un langage
secondarisé qui n'exigerait pas de dessaisissement narcissique, mais s'ins-
crirait dans un espace transitionnel. La réaction de Pierre ne se fit pas
attendre. Un peu plus tard dans la séance, tandis qu'il marquait un but,
l'analyste l'entendit chantonner, sinon les paroles, du moins l'air de la
comptine. Ce qui nous apparaît le caractère éventuellement mutatif de cet
échange réside dans le conflit entre le contenu de ce qui est dit (sa forme
secondarisée) et les conditions du dire (une comptine proposée comme de
soi à soi et non imposée par la violence du dialogue). De ce fait la syntaxe
a pu être davantage prise en compte par Pierre autrement que comme une
exigence d'autrui, introjection qui demandait ainsi que le remarque très
justement Luquet, « d'apprendre la mélodie avant d'apprendre le code » 13.
Ce mouvement suppose que le langage se développe à partir d'activités
transitionnelles, de jeu avec les sons qui surviennent « naturellement » à
partir d'un investissement réciproque entre la mère et son enfant qui favo-
rise le développement de l'auto-érotisme. Il n'est pas inutile de remarquer
ici que l'organisation d'un langage transitionnel14 entre 16 et 18 mois,
c'est-à-dire entre l'acquisition d'une expression à un terme (entre 12 et
18 mois) et celle de l'expression à deux termes (entre 17 et 24 mois)
constitue une étape essentielle pour l'acquisition du langage dans sa double
dimension syntagniatique et paradigmatique et dans sa dimension affective,
telle que le révèle en particulier l'utilisation de l'intonation. Cela suppose

13. P. Luquet, Conférence inédite sur « Psychanalyse et langage » (22 mars 1985).
14. M.J. Weich, Transitional language, in S. A. Grolnick, L. Barkin et W. Muenster-
burger, Betweenfantasy and reality : transitional abjects and phenomena, New York, J. Aronson,
1978, p. 413-423.
398 Diana Bouhsira et divers

à juste titre l'organisation d'une grammaire de l'expérience, que l'on peut


rapprocher de ce que P. Luquet appelle la grammaire naturelle, qui
préserve l'illusion d'omnipotence en l'absence de la mère, et permette
l'organisation d'une pensée métaprimaire, au fondement de la grammaire
du langage, qui apparaît vers la fin de la deuxième année.

A PROPOS DE L'INTERPRÉTATION

Ce cas clinique nous amène assez directement à ce qu'il en est d'un


certain type de fonctionnement mutatif du langage dans l'espace analytique.
Il nous semble à maints égards que nous en puissions formuler les conditions
ainsi : quand le contenu du dit entérine les formes proposées par le
matériel et les résistances du patient, tandis que la forme du dire inscrit
ce contenu dans un autre espace, ce faisant le contenu — celui du patient —
se voit autrement proposé et par là même proposé à une autre appréciation.
Le propos d'une interprétation est de fournir au patient non pas une
explication, ni même un contenu, mais la possibilité d'introjecter un
contenant, c'est-à-dire la possibilité de penser et de définir des liens entre
des ensembles dont chacun dispose d'un statut distinct. De ce point de vue
le jeu entre le contenu des énoncés qui constitue le contenu des interprétations
et le cadre de la séance que nous considérons ici comme l'enrichissement
mais aussi la définition explicite du dire, des conditions de production du
dialogue, permet cette introjection si la conflictualité peut être mise en
oeuvre16. Le contenu des interprétations et le cadre forment un ensemble
indissociable, mais dont chaque terme est d'un ordre radicalement héréto-
gène à l'autre. Parler dans cette situation-là, c'est montrer la possibilité
de conjoindre cette hétérogénéité en la respectant, et d'ouvrir l'espace
d'une triangulation. Comme il n'est pas possible d'enfermer les conditions
de production du discours dans le contenu du discours produit
— que la
métalangue est toujours ailleurs pour la langue — et que l'interprétation et
le contenu du discours dans l'échange analytique ne résument pas la
situation analytique, il est possible à celle-ci d'avoir un effet mutatif.
C'est ce que nous ont montré les nombreux exemples de rencontres
entre « l'enfant et le psychanalyste » que nous a donnés M. Ody, qui
situe l'interprétation dans sa dimension symbolique et métaphorique. C'est
aussi ce que d'une autre façon P. Luquet, dans cette première partie
théorique de son important travail sur le langage, nous convie à penser,
15. Cf. sur ce point : J.-L. Donnet, L'enjeu de l'interprétation, in Revue franç. de Psychan.,
1983, n° 5, p. 1135-1150.
Le dire et le dit dans le fonctionnement et l'échange 399

lorsque à propos de l'interprétation, il souligne la nécessité d'entendre la


pensée métaprimaire sans forcément passer à la pensée verbale" et de
régler la distance entre l'analyste et son patient, en ne parlant ni en son
seul nom ni en celui du patient lui-même. Cela suppose de pouvoir parler
la langue de l'autre sans s'y confondre et d'ouvrir la possibilité de combi-
naisons inattendues autant pour soi que pour autrui. Nous aimerions
évoquer à ce sujet un dialogue entre F. Tustin et Peter, cet enfant autiste,
dont elle nous raconte une séance exemplaire dans un livre récent et qui
figure au mieux l'enjeu entre pensée et langage dans l'échange analytique :
« Nous étions assis et nous parlions en face à face. Je poursuivis :
"Parfois, je retourne cela dans le ventre de mon esprit exactement comme si
j'étais en train de le digérer. Puis nous le partageons. Tu partages ce que tu
es en train de faire avec moi, moi je partage ce que je suis en train
de faire avec toi, et de cette chose qui est au milieu et que nous partageons,
il sort des fois quelque chose de nouveau, qui peut te surprendre et qui
souvent me surprend moi aussi. C'est quelque chose que nous ne savions
pas avant, quelque chose de nouveau." A ma grande surprise et pour
ma plus grande joie, il me dit : "Je suppose que penser, c'est cela."
Je lui répondis : "Oui, et les pensées, tu ne peux ni les voir ni les
toucher, ni les prendre. Elles sont différentes des choses comme les
chaises et les tables" — "Je sais" me répondit-il. » 17
Qu'est-ce à dire, sinon que la pensée, correspondant à la décharge
d'une petite quantité d'excitation, et le langage comme achèvement de
celle-ci, supposent de renoncer autant à la totalité de la satisfaction
corporelle qu'à la totalité de l'objet pour qu'apparaisse une « proximité
par distance » 18 à l'égard du monde, qui soit moins une perte qu'un
gain dans l'échange avec autrui.

Mme Diana BOUHSIRA


213, boulevard Saint-Germain
75007 Paris
M. Laurent DANON-BOILEAU
4, rue du Cloître-Notre-Dame
75004 Paris
M. Alain GIBEAULT
17, rue Albert-Bayet
75013 Paris

16. P. Luquet, Langage, pensée et structure psychique, p. 90.


17. F. Tustin, Les états autistiques chez l'enfant, op. cit., p. 258.
18. M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 170.
Nicole CARELS
(SBP)

PROPOS SUR LA SÈVE


DE LA PENSÉE ET DU LANGAGE

L'extraordinaire polysémie du langage et la variété de ses fonctions


ne manquent pas de frapper et de poser question. Tout le monde apprend
à parler (sauf cas très particuliers) mais ce qui se dit entretient des rapports
éminemment variables avec le factuel, le matériel, l'objet externe dans sa
relation dialectique avec l'objet interne, le désir et les différentes instances
psychiques. On peut ajouter que la parole exerce un impact et prend une
coloration différente suivant qu'elle se déploie ou non dans l'aire transi-
tionnelle et qu'elle laisse une place importante ou minime à l'affect.
Le code civil, un théorème mathématique, le mot d'esprit, le libellé
d'une contravention et un sonnet de Shakespeare s'expriment tous en mots
mais dans quel langage et qu'est-ce qui en fait les étonnantes différences?
Il est plus facile de poser ces questions que d'y répondre et je me bornerai
ici à n'envisager que certains éléments à l'oeuvre dans l'avènement de la
pensée et l'élaboration langagière, prise ici dans son sens large, c'est-à-dire
que mention sera faite aussi des signes non verbaux d'expression et de
communication.
Nous partirons de l'axiome suivant lequel le langage, fût-il aussi riche,
évocateur et précis que possible, ne peut rendre compte de la totalité
de la vie psychique et qu'il existera toujours un « reste mental ou proto-
mental non langagier » avec lequel la parole entretient des relations,
certes, mais qui ne peuvent être que partielles. Nous allons tenter de cerner
certains aspects de la nature de ces relations et de ce reste non langagier.
Une constatation s'impose d'emblée. Le recours au langage n'implique
pas nécessairement la participation de l'ordre du secondaire élaboré. Dans
certains cas, les mots, qu'ils soient entendus ou proférés, perdent leur
qualité de représentance et de substitution de la chose ou de l'objet dont
ils sont censés rendre compte. La fonction de médiatisation de la parole
s'est évanouie et les mots revêtent les caractéristiques de la concrétude
et de la sensorialité, souvent, d'ailleurs, dans le registre pulsionnel de la
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
402 Nicole Carels

destructivité. Dans ces moments-là, s'il existe encore un écart entre le cri
ou le crachat et le mot porteur d'une valeur sémantique, cet écart est
faible. Le mot se distingue alors par sa charge explosive véhiculée à la
puissance n par les appareils auditif et phonatoire. Tout se passe comme
si la pulsion destructrice s'engouffrait tout entière dans le sonore par voie
(et voix) expressive directe ou par voie projective.
Le phénomène est bien connu des psychanalystes d'enfants dont les
tentatives d'interprétation ou même d'intervention verbale se heurtent à un
refus actif et violent. A ce moment, le seuil de tolérance du patient à
l'intrusion paraît s'être abaissé dramatiquement. La signification du mot
est comme effacée sous une concentration énergétique massive à valeur
effractante pour le Moi. Certains adultes, ou des adultes à certains
moments de leur psychanalyse, peuvent aussi présenter cet hyper-investisse-
ment négatif du dire, ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser des problèmes
techniques.
Ces moments de fonctionnement mental particulier font penser au
mécanisme d'équation symbolique décrit par H. Segal [4], mécanisme par
lequel le mot est devenu la chose que dans la symbolisation vraie, il
représente. Une certaine dilatation de l'espace psychique entre le mot, la
chose qu'il désigne et celui qui la profère caractérise la triangulation dialec-
tique de la symbolisation « réussie ». Celle-ci jouit d'une aération dyna-
mique qui permet aux trois termes de se renvoyer l'un à l'autre dans une
certaine liberté liée notamment à la richesse de leur hétérogénéité. Rien
de tout cela dans l'équation symbolique qui se marque par un collapsus
de ces espaces intersticiels et une pression unificatrice contraignante des
trois termes en jeu, pression caractérisée par une forte charge énergétique.
Bion [1] a, de son côté, élargi la compréhension du fonctionnement
mental dans sa relation avec la sensorialité en introduisant les notions
d'éléments a. et ss. Dans les moments cliniques dont il est question, les
mots ont plus de points communs avec les éléments ss qu'avec les élé-
ments a en ce qu'ils sont proches des impressions des sens et sont ressentis
par le patient comme des « choses en soi », des faits non digérés ne
pouvant qu'être évacués, vraisemblablement par l'identification projective.
Cependant, il me semblerait excessif de réduire entièrement ces mots à des
éléments ss car force est de reconnaître que ce sont encore des mots et non
des cris ou des coups, même s'ils sont assénés avec violence. On pourrait
dire qu'ils gardent, même si c'est en proportion infime, certaines caractéris-
tiques des éléments a. Ceci soulève à mon sens l'hypothèse d'éléments
composites, ni purs ss ni purs a, mais qui participent des deux, à des degrés
divers selon les cas.
Propos sur la sève de la pensée et du langage 403

Une autre façon de dire les choses serait de postuler un « gradient


de mentalisation », ou un « degré de saturation psychique » de la pensée et
de la production langagière.
Les signifiants seraient, selon la structure psychique envisagée, ou
selon les moments pour un même sujet, habités de manière variable et plus
ou moins homogène par des constituants proches du psychique ou de la
sensorialité. Les paramètres responsables de cette variabilité seraient à
rechercher sur les versants intrapsychique et interrelationnel; on invoquerait
notamment l'intensité de l'équipement pulsionnel, le seuil de tolérance
à la frustration et la distance à l'objet. Dans la perspective historique, on
questionnerait le fonctionnement psychique des parents (pas seulement de
la mère) avec ce qu'il implique de capacités de pare-excitation, de contention
et de transformation.
S'interroger sur le langage parlé pose nécessairement la question du
silence, que nous envisagerons ici comme un non-dire en ce qu'il peut
avoir de fécond sur le plan de l'organisation dynamique et de la structuration
de l'espace interne tout comme de la relation intersubjective. Cliniquement
parlant, le phénomène du silence répond à des mécanismes psychiques et des
implications transférentielles-contre-transférentiellesvariés. J'ai tenté d'en
étudier certains aspects ailleurs [2] et me bornerai dès lors à pointer
le silence dans ses fonctions protectrices et génératives du fonctionnement
mental.
Chez les sujets en proie à ces moments d'irritabilité intense liée à
un investissement massivement négatif du langage parlé, tels qu'ils ont
été décrits plus haut, le silence peut prendre valeur de garant de leur
intégrité narcissique, de leur propre capacité de contention et d'un état
de séparation Moi non-Moi. L'enveloppe de silence constitue alors une
carapace sensorielle en négatif à valeur pare-excitante préservant le Moi
d'inclusions irritatives en provenance de l'autre et qu'il ne peut métaboliser,
du moins à ce moment-là.
Le silence a par ailleurs une fonction générative en ce qu'il constitue
un espace-temps de décantation pouvant donner lieu à une activité de
déliaison-reliaison et former une matrice de symbolisation. Taire les voix
externes pour laisser les orages sensoriels se calmer et les repères internes
retrouver leur contour, mais aussi pour permettre aux germes d'une pensée
nouvelle de prendre forme. Dans un cas comme dans l'autre, le rapport
sujet-objet s'impose à l'image même du silence et de la parole qui n'auraient
ni sens ni valeur l'un sans l'autre. Ne retrouve-t-on pas cette même
dialectique dans l'oscillation entre silence et sonorité musicale en ce que les
sonorités ne peuvent devenir musique que dans un rapport rythmé d'avant-
404 Nicole Carels

plan et d'arrière-fond : tantôt les sons ont la préséance mais seulement parce
que le silence en est le berceau caché qui peut à tout moment occuper le
devant de la scène. Les grands orchestres et leur chef accordent d'ailleurs
autant d'importance et de respect aux silences qu'aux notes, On en veut
pour exemple la magistrale interprétation de la IXe Symphonie de Beethoven
par Furtwängler et l'Orchestre du Festival de Bayreuth1 qui empoignent
les silences comme les mélodies avec une précision et une intensité qui
laissent les oreilles éblouies.
Le dialogue entre le silence et la parole, qu'elle soit musicale ou parlée
rappelle celui du psychanalyste avec son patient et de la mère avec son
enfant. Pour que celui-ci accède à une parole signifiante, il faut non seule-
ment que sa mère parvienne à se taire, mais aussi à penser, à lui et à autre
chose qu'à lui. C'est probablement ici que d'autres modalités sensorielles
entrent en ligne de compte : celle du toucher et de la vue notamment. Un
excès de sensorialité entre la mère et l'enfant entrave l'élaboration mentale
et la construction de l'enveloppe pare-excitante qui protège le Self silencieux.
Un corps maternel trop présent et trop ressenti ne peut suffisamment se
métaphoriser. Il ne faut pas que la symphonie sensoriellede la mère devienne
le chant des sirènes... Le silence ne peut s'habiter de présences structurantes
que s'il a pu d'abord être temporairement préservé du contact avec l'objet
externe. C'est aussi à ce prix que la parole devient langage.
Penchons-nous maintenant d'un peu plus près sur ce que peuvent être
la nature et le fonctionnement du non-langagier dans ses relations avec le
langage. Quel est, en effet ce quelque chose auquel les mots se substituent
tout en le représentant ? Plutôt qu'invoquer l'inconscient, le désir, le Ça ou la
pulsion, Green [3] le nomme le « latent non langagier » et lui accorde le
statut de système de signes dans la mesure où il serait constitué de repré-
sentations inconscientes. Il rappelle aussi l'hétérogénéité du système de
« représentance » : représentations de choses, d'objets, du soma, de l'acte,
représentant affect et représentations de mots. La représentation peut se
situer aux limites du pensable et confinerait donc à l'irreprésentable. Mais
nous voudrions connaître la structure et la dynamique de cette structure
frontière. Y aurait-il contiguïté des territoires et le passage de l'un à l'autre
impliquerait-il discontinuité et saut qualitatif? Ou pourrait-on concevoir
ce passage en termes d'irradiation dans la mesure où un quantum d'affect
est monopolisé? A moins qu'une motion interne, l'intériorisation d'une
sensation de mouvement, soit potentiellement porteuse d'un germe de
représentativité dont l'éclosion se produirait moyennant certaines conditions

1. Juillet 1951.
Propos sur la sève de la pensée et du langage 405

qui restent à définir. Si nous nous représentons les choses dans un


système spatio-temporel linéaire, on imagine une concaténation d'éléments
qui vont du plus corporel au plus mental et qui sont animés, à des degrés
divers, d'une motion énergétique à valeur mobilisatrice et potentiellement
transformatrice. Cette motion serait d'entrée de jeu, dès la naissance, au
service de l'instinct, puis de la pulsion, et serait donc, à ce niveau, vectorisée
vers l'objet. Chaque étape de la chaîne serait marquée par une perte de
sensorialité et une hausse du degré de saturation psychique.
La spatialisation du modèle dans un espace pluri-dimensionnel per-
mettrait de supposer, à différents maillons de la chaîne, des apports
latéraux de nature hétérogène, qui viennent s'y intriquer et l'enrichir
pour peu que les nouveaux venus soient compatibles avec les « recevants ».
On peut imaginer qu'un mécanisme de cet ordre soit à l'oeuvre dans
certaines activités créatives et dans certains processus mentaux révélés
par exemple au Rorschach dans les réponses originales synthétiques où
l'aspect formel, le mouvement et la couleur sont réunis. Certains maillons
seraient plus privilégiés que d'autres dans la mesure où ils seraient plus
perméables aux adjonctions latérales. Pour que cette nouvelle combinatoire
puisse s'effectuer, un quantum d'affect optimal est requis, pas trop élevé
car sa force étoufferait le germe représentatif, et pas trop faible car il ne
pourrait faire converger les différents éléments et les mettre en présence.
Il y aurait, à mon avis, beaucoup à découvrir dans l'étude du rôle de
la synergie polysensorielle dans l'avènement de ces éléments plus men-
talisés. Visuel, auditif, kinesthésique et tactile peuvent se combiner, s'in-
triquer de manière complexe pour former de nouvelles constructions. Il
n'est d'ailleurs pas impossible que certaines modalités sensorielles soient
plus facilement que d'autres, transformables en matériau psychique (le
visuel par exemple).
La concaténation se présenterait donc comme une série d'emboîtements
ayant entre eux des rapports dynamiques à progression contrapuntique.
L'évolution du sensoriel au mentalisé serait plus ou moins rapide suivant
les différents endroits de la chaîne ce qui aboutirait à la formation de
secteurs plus « denses » en termes de secondarisation. On peut d'ailleurs
difficilement concevoir un processus de transformation qui ne ferait pas du
tout intervenir le secondaire.
Nous avons jusqu'ici envisagé la concaténation dans une direction pro-
grédiente du sensoriel vers lé mental. S'il existe des germes représentatifs
actifs dans les formes non langagières, et prêts à exercer une poussée vers
le terrain verbal, on peut concevoir le mouvement inverse, celui d'une
chute de niveau de saturation verbale au profit d'un gain d'éléments plus
406 Nicole Carels

« corporalisés ». La vivance de la chaîne se mesurerait par les oscillations qui


parcourent ses différents étages. Elle serait donc révélée par la conjugaison
du rythme de ses oscillations et de la nature des éléments cathectés.
La rigidification de la concaténation irait de pair avec le rétrécissement
des mouvements combinatoires et la redondance d'éléments homogènes.
A l'autre pôle, les maillons de la chaîne s'agiteraient dans des mouvements
hyper-rapides entre éléments très hétérogènes, ne permettant pas la décan-
tation. D'un côté donc, ralentissement de la combinatoire dans une
homogénéisation accrue, de l'autre, accélération d'un mouvement vide
puisque ne pouvant fixer des éléments par ailleurs très hétérogènes. Mais
dans un cas comme dans l'autre, il y a absence relative ou totale d'assi-
milation et de transformation.
Quelque part entre les deux, se situerait le mouvement marqué par un
rythme suffisamment modéré qui animerait des éléments compatibles entre
eux mais relativement hétérogènes. Tel serait le mouvement créateur dans le
sens large du terme. Le graphique ci-dessous peut en offrir une représentation
spatio-temporelle pour peu qu'on l'imagine en mouvance et dans un
espace à plus de deux dimensions :

Les flèches convergentes indiquent le mouvement qui parcourt les


différents étages de la chaîne constitués par des éléments plus ou moins
hétérogènes ayant entre eux des liaisons (+++) ou des points de rupture,
des blancs. Au fur et à mesure du processus de convergence, certains élé-
ments sont laissés en dehors (parce que incompatibles ou trop hétérogènes)
au profit de ceux qui sont plus riches en information congruente. Les lignes
de force sont de vitesse modérée pour permettre un temps d'exploration et
de « choix optimal » des éléments aux différents endroits du maillon.
Elles se doublent par ailleurs de lignes de force en spirale ce qui maximalise
les possibilités combinatoires. Vers le sommet du cône, là où sont concentrés
Propos sur la sève de la pensée et du langage 407

les éléments les plus congruents, se dégagent de nouvelles lignes de force.


Leur direction divergente indique l'expansion possible du champ de nou-
veaux éléments formés par les processus combinatoires et de transfor-
mation qui viennent de s'opérer. On verra que ce mécanisme ne dure qu'un
temps (arrêt des lignes horizontales continues), jusqu'au moment où les
éléments moins compatibles entre eux, ou plus hétérogènes, se réactivent.
La chaîne est ainsi constituée d'une série de cônes de ce type, mais de dimen-
sion et de composition variables suivant les moments.
Telle serait une tentative de mise en forme de l'hypothèse de mouvances
psychosensorielles animant la sève de la vie mentale et langagière.

BIBLIOGRAPHIE

[1] Bion W. R. (1979), Aux sources de l'expérience, Paris, PUF.


[2] Carels N. (1982), Le silence en psychanalyse : quelques aspects théoriques et
cliniques, Revue belge de Psychanal., n° 1.
[3] Green A. (1984), Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Paris, Les
Belles-Lettres.
[4] Segal H. (1970), Notes sur la formation du symbole, Revue française de
Psychanalyse, 4, 685-696.

Mme Nicole CARELS


Avenue Henri Pirenne, 25
1180 Bruxelles
Belgique
François DUPARC
(SPP, Paris)

RESPIRATION DE LA PAROLE
ET MOUVEMENTS DU SENS

Cette réflexion sur le langage, stimulée par la perspective du rapport


de ce Congrès, est née d'observations cliniques sur les lacunes de la parole
en analyse. Ces lacunes sont parfois un obstacle difficile, parfois au
contraire, l'expression d'un véritable travail du négatif dans les mailles
de la censure, qui on le sait possède un double rôle, de barrière et de lieu de
passage. Les lacunes, les intervalles, autorisant la régression, favorisent
cette conscience intermédiaire, pour reprendre l'expression heureuse de
P. Luquet, qui rend possibles l'insight, la créativité et la levée partielle du
refoulement. Dans le dialogue analytique ces intervalles harmoniques vont
se multiplier, et amplifier cette conscience intermédiaire jusqu'à l'empathie,
la communication d'inconscient à inconscient (Freud) ou la communication
paradoxale (M. de M'Uzan), précédant le déploiement d'une parole authen-
tique. Mais dans les cas favorables, ces lacunes n'ont pas le caractère
systématique qu'elles revêtent dans les structures plus pathologiques; bien
au contraire elles témoignent, pour se servir d'une métaphore, d'une
véritable respiration du langage, faisant communiquer l'espace intérieur,
dont la parole exprime les aspirations, et l'espace extérieur, qu'elle anime de
son souffle communicatif. Pour cela, encore faut-il que la pensée soit
capable d'investir sans en être oppressée le domaine de l'inexprimé, du
quantitatif : plaisir, souffrance et leurs conflits. Le rôle de la parole est
d'aider la pensée à se dégager de son stade primaire, défini par Freud
dès l'Esquisse, d'une réflexion qui ne peut investir les traces d'expériences
trop fortement chargées.
« Où donc la parole elle-même, en tant que parole, se fait-elle entendre?
Etrangement là où, pour quelque chose qui vient à nous en nous concernant, nous
accapare en nous attirant à lui, nous oppresse de son urgence ou nous enflamme
d'enthousiasme, nous ne trouvons pas le mot juste. Nous laissons alors ce que nous
avons en vue dans l'inexprimé et passons là, sans bien y revenir, par des instants
410 François Duparc

durant lesquels la parole elle-même nous a effleurés, bien loin et bien fugitivement,
de son déploiement; (...) il s'agit de porter à la parole quelque chose dont
jusqu'alors il n'a jamais été parlé. » (Heidegger, Acheminement vers la parole.)
Cette parole manquée, révélatrice, n'est pas sans rappeler nos familiers
actes manques, mais il s'agit d'une autre arête du langage; classiquement,
l'analyste travaille plutôt sur le langage positif, les associations libres,
les représentations verbales. Il fait confiance à l'effet révélateur des lapsus,
des déformations, dans le libre flux des mots enchaînés par l'inconscient
et ses ancrages pulsionnels. Les recoupements, les lieux de surdétermina-
tion, porteurs d'affects et de mises en actes symptomatiques ou transféren-
tielles, sont les noeuds qu'il s'emploie à dénouer par son écoute flottante et
sélective, ses interprétations déconstructrices.
Mais les choses se compliquent avec ces patients qu'on pourrait
appeler délinquants du langage, à moins qu'ils n'en soient eux-mêmes que
les victimes détournées, déportées hors lieu de tout discours. Maints auteurs
ont évoqué ces cures où un silence opaque s'abat sur l'analyse, silence
qui se prolonge parfois de façon opiniâtre, mettant fortement à l'épreuve
le contre-transfert de l'analyste, d'autant plus surpris que parfois rien dans
les entretiens préliminaires n'avait permis de déceler une telle éventualité.
Nombre d'analystes, après s'en être sortis tant bien que mal, ont
témoigné de l'aspect parfois fécond de ces passages, qui leur apparurent
après coup comme des périodes de mise en latence du langage, murmures
du préconscient aux oreilles bourdonnantes de silence. Sans doute avaient-ils
su ne pas se laisser étouffer par celui-ci, garder leur propre respiration
intérieure et leur capacité de communiquer avec eux-mêmes, dans ce
curieux dialogue intime que nous appelons dans notre jargon analyse du
contre-transfert. S'il est vrai que l'inconscient peut se communiquer sans
paroles (mais gardons-nous d'idéaliser le préverbal tout autant que le texte
lui-même), que le patient ne dit-il pas, dans ces périodes-là! Tout le
problème est de savoir comment décrypter ce langage. La communication
non verbale touche souvent l'analyste dans son corps, l'incitant à mener
l'analyse de son contre-transfert à ce niveau. Il peut être aussi utile de
repasser dans sa mémoire les bornes, les lèvres du silence, les paroles dites
jusque-là où le discours s'arrête, et, se laissant longuement résonner à leurs
moindres nuances, chercher à en dénouer l'extrême condensation. Alors,
comme lorsqu'on se récite lentement un poème, la moindre respiration ou
variation de rythme, la construction grammaticale, les mots évoqués qui
ne sont pas dits, comptent autant que les mots eux-mêmes. Peut-être, si
on avait su dès le début y être attentif, le silence en aurait-il été raccourci ?
On connaît à l'inverse depuis Ferenczi (Abus de la liberté d'associer)
Respiration de la parole et mouvements du sens 411

ces patients dont le discours n'est qu'un flot continu de paroles, flux
compact, envahissant, qui ne laisse plus à l'analyste le temps d'interpréter
ni de respirer, voire même de penser. Cet envahissement, dont la valeur de
communication est faible et la fonction de décharge maximale, faisant
de la parole un agir, est tout aussi redoutable que le silence, dont il n'est
qu'une forme inversée. Ces sujets parlent comme dessinent les enfants
psychotiques, qui remplissent tout le blanc de la feuille pour éviter de se
trouver confrontés au vide d'où peuvent surgir les affects. Dans ces cas, la
technique du ne rien dire n'est pas toujours valable, et l'écoute de l'analyste
peut nécessiter, pour être rétablie, des interventions plus actives qu'il n'est
classique de le faire; ou tout du moins de ne pas considérer ce discours
comme des paroles véritables, et attendre, de la même façon qu'avec le
silence, les points d'ancrage de l'affect.
Plus compliquées et plus subtiles sont ces déformations du langage qui
ne l'altèrent pas de façon aussi caricaturale, n'atteignant pas sa quantité
mais sa qualité, lorsque la parole est impuissante à dire ce qu'elle a pour
vocation de dire (sans y parvenir jamais tout à fait) : l'inexprimable, ou
l'essentiel. Quand la parole se réduit à n'être que d'emprunts, qu'elle soit
terne et banale, ou manteau d'Arlequin vivement coloré, quand elle ne
prend plus en charge les conflits dynamiques de l'être et des objets
auxquels il s'adresse, alors l'identité même du sujet se trouve atteinte,
enclavée dans une prison sans barreaux. Mais ces modalités nécessitent une
écoute plus fine, et n'ont pas été repérées d'emblée par les analystes, habitués
à croire en la vertu du langage associatif. Dans un premier temps, ces sujets
furent baptisés personnalités narcissiques, névroses de caractère ou de
comportement, voire suspectés de psychose latente, et considérés surtout
comme des contre-indications absolues ou relatives à l'analyse.
Mis à part Ferenczi, le grand précurseur, les premiers qui s'intéresr
sèrent à la cure de ces sujets difficiles furent Fairbairn (1940, 1952) et
Winnicott (1949-1960), qui décrivirent respectivement les personnalités schi-
zoïdes et les sujets dotés d'un faux-self Le défaut de communication
de ces patients leur apparut d'emblée. Pour Fairbairn par exemple, les
sujets. schizoïdes ont la plus grande difficulté à exprimer un sentiment;
l'élément de don envers autrui que cela suppose leur fait craindre un
appauvrissement du Moi.
Autres cas limites, plus récemment reconnus, qui eux aussi présentent
une difficulté d'expression des affects, les sujets atteints d'affections psy-
chosomatiques, et dotés d'une pensée opératoire telle que décrite par
P. Marty et M. de M'Uzan en 1962. La pensée opératoire, qui est en fait
une parole opératoire, induit une communication actuelle, conforme et sans
412 François Duparc

affects, purement objective car ne se référant qu'à des objets externes,


sans profondeur symbolique ni fantasmatique.
« La pensée opératoire (...) est adaptée à sa tâche, efficace même pratiquement,
mais son adaptation représente la limite étroite de ses possibilités d'expansion et
de communication; linéaire et bornée, elle suit son chemin sans s'ouvrir à des
réalités d'un autre ordre, affectif ou fantasmatique. » (La pensée opératoire, p. 348).
En fait, la parole opératoire n'est pas si éloignée de celle des sujets
narcissiques ou schizoïdes, ou des personnalités dotées d'un faux-self.
Parmi leurs traits communs, nous noterons : la difficulté d'expression des
affects ; une propension marquée à une forme archaïque d'identification,
l'imitation, qui donne un aspect rigide ou artificiel à la présentation; enfin,
la perte de résonance symbolique des expressions langagières, fixées une
fois pour toutes dans une forme nivoque abstraite chez le chizoïde,
utilitaire pour 'opératoire). La différence semble se limiter à l rédomi-
nance de l'élément psychique ou somatique dans le tableau clinique. La
pensée abstraite propre au sujet schizoïde le protège peut-être mieux, à
court terme, contre une régression somatique qu'une pensée opératoire
typique, faite de références à des activités motrices automatiques, machi-
nales; mais la pensée intellectuelle à l'excès du singe savant universitaire
et schizoïde est très proche de l'opératoire. A long terme, l'humour para-
doxal, le cynisme et l'abstraction perdent leur pouvoir de témoigner indi-
rectement à autrui la destruction interne des affects et la souffrance du
sujet; la pensée se sclérose, laissant s'accentuer une discordance corporelle
et une mortification de la vie psychique.
Puisque nous en sommes venus à recenser les troubles altérant la
qualité symbolique, affective et fantasmatique de la parole et du langage,
signalons un troisième groupe de sujets présentant fréquemment des
atteintes du même ordre que la pensée opératoire; les maniaco-dépressifs
en dehors des périodes de crise aiguë. Les psychanalystes ne se sont pas
beaucoup penchés sur ces périodes intercritiques, aujourd'hui plus fré-
quentes du fait de la chimiothérapie qui décapite les accès. Certes, pendant
ces phases de « latence », ces sujets sont très difficilement accessibles à
la mise en question analytique; les crises ont sans doute semblé bien
plus séduisantes aux analystes. Une fois normalisés, on découvre chez ces
patients, en général bien insérés socialement, professionnellement efficaces,
une tendance à l'actuel et au factuel. L'attachement pointilleux à la valeur
concrète des mots et des activités est un trait que j'ai personnellement
plusieurs fois observé, sans pouvoir affirmer qu'il soit constant. L'incapacité
à exprimer des sentiments et des motivations profondes, hormis les affects
obligés d'excitation ou de dépression, pouvant persister entre les crises, est
Respiration de la parole et mouvements du sens 413

habituelle. Mais l'élément le plus souvent noté est l'aspect pauvre et figé,
ou banal et superficiel des associations. Mais comme ces troubles ne sont
pas très évidents, et peuvent même donner un aspect faussement normal,
voire hypernormal, en dehors des crises, il y a là une tentation facile, à
laquelle cèdent souvent les psychiatres, d'incriminer comme seule cause un
défaut de fonctionnement de la machine biologique, une anomalie de la
mécanique génétique. Ce qui reflète bien le déni des patients eux-mêmes
dans leur discours sur leur propre maladie.
Deux auteurs ont pourtant bien perçu les difficultés fondamentales
de ces sujets, avant toute décompensation; Winnicott, dans La défense
maniaque faisant état du déni de la réalité intérieure et de la fuite de
la réalité intérieure vers la réalité extérieure, et A. Jeanneau, dans son
ouvrage sur La cyclothymie :
« (...) la dynamique oscillatoire de l'humeur nous apparaît prendre son départ
d'une relation exclusive et rigide à la réalité externe, à un objet trop extérieur
pour permettre à l'introjection d'offrir la médiation indispensable, ainsi que
les nuances de l'échange, au travers de la manipulation d'un objet interne. »
« (...) Quant aux intervalles sains, si le sujet maniaco-dépressifsemble s'y mon-
trer sans problèmes et particulièrement adapté aux exigences du réel, fait pour
lui en quelque sorte, les crises passées et celles à venir nous persuaderont qu'aucune
harmonie intérieure ne lui permet, plus qu'à d'autres, de faire l'économie du
jeu des instances, qui semble ici escamoté, mais qu'à se coller à l'objet, il se
condamne à en dépendre dans une relation sans véritable échange, dont la
nécessité explique la raideur et qui se brisera comme du verre à la prochaine
défaillance. » (La cyclothymie, p. 9-10.)

Tous les troubles de la capacité de communication de la parole, que


nous venons de passer en revue, impliquent plus ou moins cette difficulté
avec les objets, plus incorporés qu'introjectables, et, par conséquent, l'in-
capacité d'exprimer à leur égard des affects vivants. Mais pour mieux
illustrer cela, donnons quelques exemples cliniques;

Observation n° 1

Un homme de 40 ans, dépressif, avec quelques idées suicidaires, mais sur-


tout, un accident de voiture récent, de causes douteuses. Il tient un discours
opératoire caricatural. L'échec des médicaments anti-dépresseurs le préoccupe
beaucoup car il y mettait un grand espoir. Il n'aime pas parler pour ne rien
dire, me dit-il. Le langage, ça doit servir à quelque chose. L'analyse, selon lui,
ce serait que je lui pose des questions précises qui débloqueraient la mécanique.
Dans sa tête, ça ne fonctionne plus comme avant. Il a perdu son efficacité,
sa mémoire, et ne fait que ruminer des idées noires au sujet de son travail.
Lors des entretiens, il ne supporte pas les silences, qui engendrent une tension
extrême en lui. Avant d'être déprimé il parlait très facilement, toujours pour
414 François Duparc

gagner, pour convaincre, et il y parvenait Mais il n'a jamais su s'arrêter. Il


travaillait quinze heures par jour. Pas de vie privée, ou limitée à un strict minimum.
Jamais le temps de respirer, de prendre son temps. Toujours sur la brèche, dans
l'urgence. A 20 ans, il s'est usé la colonne vertébrale en faisant des haltères;
actuellement, il souffre beaucoup de rhumatismes du dos. Les séances sont
physiquement très éprouvantes pour moi; j'ai l'impression de porter des
poids de 100 kg en permanence avec lui. Je dois le prendre en charge dans ma
parole et mes silences pour restaurer en lui un rythme nouveau; une véritable
respiration assistée! Le tout en explorant prudemment son histoire, faite d'imi-
tation pathologique, d'une véritable incorporation d'images parentales carica-
turales. Ses parents avaient été héroïques dans leurs luttes et leurs souffrances
durant la guerre. Mais nous découvrons qu'il n'a aucun souvenir de les avoir
jamais vus ensemble, en train de se reposer, de partager un moment d'intimité,
de tendresse, d'exprimer leurs émotions. Les émotions, à lui, lui font manifestement
la plus grande difficulté. II n'est pas du genre expansif, à faire des cajoleries,
même avec les femmes. Cependant, après quelque temps d'un travail pré-
liminaire qu'on imagine ardu, l'analyse pourra un jour vraiment commencer.
II nous aura fallu beaucoup parler des silences, et des émotions. Un jour, il
vient et me dit qu'il m'a apporté le soleil. Il fait beau. Il a pu s'installer à
la terrasse d'un café du quartier latin et ne penser à rien. Cette nuit justement,
il a rêvé, pour la première fois depuis sa dépression. Il ressent une impression
de détente nouvelle. La suite est une autre histoire. Par contre, je m'aperçois
en rédigeant ce cas que mon style même témoigne de mes difficultés de cette
époque : haché, oppressé, il reflète le contre-transfert dans lequel je me débattais,
une impression de prison musculaire dans laquelle j'eus le plus grand mal à
ouvrir des portes et des fenêtres pour les émotions, et la liberté de penser.

Observation n° 2
Une femme de 40 ans, qui a connu plusieurs crises maniaques et dépressives
insuffisamment atténuées par la chimiothérapie (y compris le Lithium). Son
psychiatre me l'adresse dans l'espoir de réduire les rechutes. A l'occasion de son
premier accès, elle avait déjà tenté une analyse, qui fut interrompue par une
grossesse imprévue. Avec l'aide du psychiatre, qui continua d'assurer la prise
en charge médicale, nous traverserons tous deux plusieurs épisodes d'excitation
et de dépression, au cours desquels un important matériel sera mis à jour. Mais
pour l'efficacité et l'évolution de la cure, j'en vins progressivement à ne faire
réellement confiance qu'en la qualité du contact dans les périodes inter-
critiques. Ce n'était pas tant en effet le contenu que le contenant qui comptait
pour elle, ni tant sa parole que sa capacité à rendre compte sans débordements de
ses affects. Je dus d'abord surmonter un dilemme : une technique trop passive,
respectant son discours opératoire, débouchait vite sur un non-lieu de l'analyse,
et le désinvestissement rapide de la patiente. Mais une communication effective
avec son monde affectif et fantasmatique faisait planer sur la cure le risque
d'explosion ou d'interruption brutale, par le déclenchement d'un « transfert total »,
selon sa propre expression au sortir d'un accès maniaque, d'une excitation suivie
très rapidement, voire même avortant aussitôt en un repli mélancolique.
En dehors des périodes de crise, elle s'enfermait sous une carapace de pro-
Respiration de la parole et mouvements du sens 415

tection, de comportements pseudo-obsessionnels et de rationalisations. Une


seule chose la préoccupait : trouver un travail vraiment intéressant, et elle m'accu-
sait de ne lui être pour cela d'aucun secours. Efficace dans son emploi, elle
se plaignait toujours de devoir s'occuper de tout, ses employeurs étant faibles,
incompétents et mal organisés. Elle supportait mal le laisser-aller, la négli-
gence ou le désordre, et me persécutait volontiers pour quelques minutes de
retard, ou pour un objet déplacé dans mon bureau. Sa vie sexuelle était insatis-
faisante, mais elle en accusait l'impuissance générale des hommes d'aujourd'hui,
ne reconnaissant nullement y être pour quelque chose, sauf peut-être une certaine
timidité. Toute mise en question d'elle-même sur ce point se terminait soit
par la description de nuits entières d'orgasmes, à faire l'amour avec des parte-
naires de rencontre — mais sans véritable plaisir affectif, reconnaissait-elle —
soit par la dénonciation en règle de l'analyse freudienne, qui compliquait beaucoup
les choses de l'amour. Celles-ci n'étaient, selon elle, qu'une pure question de
mécanique corporelle.
Peu à peu, un transfert tempéré s'installa tout de même, lorsque je parvins à
lui faire prendre conscience de ses émotions, et de sa frustration sur ce point,
qui entretenait le cycle des rechutes. Le souvenir d'un jouet en celluloïd, vide à
l'intérieur, et d'une tortue, l'aidèrent à réaliser de quelle carapace de protection
et de banalités rassurantes elle s'entourait. A travers le thèmes des mues de l'écre-
visse, qui l'avaient fascinée enfant, elle prit conscience de sa trop grande fragilité
émotive (le « transfert total », par exemple) qui ne lui laissait pas d'autre
solution que de tout enfermer, selon une loi du tout ou rien fatalement explosive.
Elle se mit à se plaindre de sa raideur physique et morale, à accuser l'éducation
très stricte et les principes de sa mère, qui peut-être en était tombée malade elle-
même. Elle se rendait compte qu'en dehors de ses crises, elle rêvait peu, se laissait
rarement aller à des fantaisies, ou à imaginer. Jusque-là, toute parole dans ce sens
de sa part ou de la mienne me faisait retenir ma respiration, de crainte d'une
rechute. Lorsque nous réussîmes à doser exactement chaque émotion partagée, à
trouver le rythme de l'analyse, la partie la plus difficile de l'analyse m'apparut
avoir été franchie.

Le rôle de l'affect, essentiel dans la théorie et la pratique psychana-


lytique, a été heureusement réhabilité par A. Green, qui a montré comment
Freud a longtemps différé de reconnaître qu'il existe des affects refoulés,
des affects dans l'inconscient, tant qu'il a privilégié le discours associatif
et l'analyse des névroses. Comme s'il avait dû d'abord mettre à l'écart
l'irruption de la quantité aux frontières de l'hystérie (laquelle recouvrait
souvent bien plus que la névrose qu'il s'employait alors à délimiter), ne l'in-
troduisant pour ainsi dire qu'à doses homépathiques, comme le transfert
et son double en miroir, le contre-transfert. Mais pour l'affect comme
pour le transfert, s'en protéger en le mettant à l'écart, en privilégiant le
signifiant ou le destin de la représentation de mot n'est pas une solution
efficace, seulement une défense. Il ne s'agit pas pour autant de favoriser
une mystique du non-verbal ou de l'éprouvé (mais à l'inverse, l'abstraction
416 François Duparc

lacanienne génère tout autant d'actings et de cultes du Maître), mais de


promouvoir une théorie à la fois cohérente et vivante.
A ce propos, le terme d'affect lui-même possède une connotation
quelque peu négative dans la langue française ordinaire. Le mot français
est en effet un terme savant et abstrait; être affecté, qui s'en rapproche
le plus, signifie être frappé d'un affect. Le mot reste marqué du signe du
pathos, de la souffrance. A l'inverse, mais tout aussi négativement, il
évoque aussi l'affectation de celui qui veut paraître affecté, donc le sujet
faux (faux-self) ou schizoïde, d'une façon artificielle ou discordante. Seul
le terme d'affection échappe à cette orientation, mais du fait de sa banalité,
il est rarement employé dans notre vocabulaire de spécialistes — sauf
dans le sens d'une affection médicale, qui rime plutôt avec infection qu'avec
sentiment.
C'est pourquoi je préférerais personnellement, en ce qui concerne le
normal, le terme d'émotion; plus naturel en français, c'est aussi un terme
qui n'a pas la nuance péjorative que comporte le mot affect. On peut
parler avec émotion, c'est généralement considéré comme une valeur
positive. Par ailleurs, il existe aussi des émotions douloureuses ou pénibles,
ce qui préserve la qualité représentative du mot. Enfin, et ce n'est pas
le moindre argument, le mot émotion possède un petit air pulsionnel
dans sa racine mouvante (la motion pulsionnelle) qui montre bien sa
proximité avec le corps et l'acte, sans toutefois le caractère de décharge
hâtive qui fait la futilité de l'affect. Une émotion ne s'éparpille pas selon
la loi du processus primaire, comme le font les sujets ayant une tendance
à l'agir. Elle diffuse et se communique d'une façon relativement ordonnée.
Par contre, rien n'empêche de garder le terme d'affect pour la variété
instable, à la limite du pathologique, de l'émotion : son double
négatif.
Dans son rapport sur l'hystérie, A. Jeanneau parle de l'émotion comme
d'un affect qui se décharge à côté de la parole, un dialogue en deçà du
langage, dans une relation authentiquement motivée, en rapport de réso-
nance avec le langage. La décharge ne se fait pas par un acte proprement
dit, mais par une expression, une attitude corporelle, un geste retenu, qui
dans la relation avec autrui, valent pour une communication. Sur le plan
du fonctionnement psychique, on pourrait avancer que ce niveau de
l'émotion, respiration rythmant le cours de la parole, correspond à ce que
Freud désignait du terme d'affect-signal, l'affect dans sa valeur de repré-
sentant des courants pulsionnels et des orientations économiques de l'appa-
reil psychique, et non dans sa tendance à la décharge. A ce titre l'affect
est une forme de la pensée, et nous sommes loin de la théorie de l'affect
Respiration de la parole et mouvements du sens 417

coincé, objet de la manipulation hystérique. Trop d'affect, comme dans


l'hystérie, ou à degré extrême dans la cyclothymie (voire dans la perversion
affective de C. David), cela n'a rien à voir avec l'émotion qui se commu-
nique normalement dans toute relation. Là, comme le dit J. Schaeffer,
il s'agit plutôt d'évacuer le trop-plein du conflit, soit par la conversion,
soit dans l'appareil psychique de l'autre, pour qu'il le prenne en charge
et achève de le mentaliser. Trop d'affect signifie donc, dans le sens où
nous l'entendons, pas assez d'émotions partagées, communiquées par la
parole.
Trop d'affect, comme dans l'hystérie, donne l'impression d'une théâ-
tralité qui est le premier degré du faux. Néanmoins, dans la mesure où
il n'y a pas de clivage véritable, le langage laisse échapper dans ses inter-
stices des rejetons du refoulé, des expressions chargées d'affects différents
de ceux que le sujet tentait de mettre au-devant de la scène. Le clivage, si
on peut parler de clivage pour qualifier la topique du refoulement, est celui
des instances, fruit du travail de la censure, qui garantit une certaine pro-
fondeur à la parole. Il permet de sentir la présence sous-jacente de toute
l'épaisseur du préconscient, et sa relative perméabilité aux poussées venant
de l'inconscient. Tout différent est le clivage que l'on observe chez les sujets
évoqués précédemment. P. Marty parle, pour les patients psychosomatiques,
d'une perte de communication avec l'inconscient. C'est aussi le cas des sujets
schizoïdes et des cyclothymiques en dehors des périodes de crise. La
coupure n'est jamais totale; des retours se font malgré tout, mais sous forme
d'irruptions primaires, coupées du contenu verbal de la parole. Ces retours
sont par exemple les comportements moteurs de l'opératoire, dont on
néglige souvent le rôle dans le processus de somatisation (le rhumatisme
de notre cas ci-dessus), l'activité de remplissage par la parole et la théo-
risation abstraite du schizoïde, l'hyperactivité et l'extériorisation rigide du
cyclothymique.
Mais ces comportements ne sont pas vraiment des émergences, plutôt
des fuites qui entretiennent la possibilité économique du clivage. Des
représentations et des affects peuvent aussi faire retour, avec des particula-
rités qu'il est préférable de bien connaître pour ne pas les laisser se perdre
comme les comportements que nous venons de voir. P. Luquet a parlé de
symboles primaires : ceux-ci sont peu mentalisés, très fortement chargés
d'affect. Ils présentent surtout un aspect syncrétique, liant ensemble de
façon peu ordonnée, en amalgame, des traces visuelles et motrices d'opé-
rations et d'expériences faites avec des objets, ainsi que leurs résultats en
termes d'économie psychique (plaisir, souffrance). Si la part de la pensée
visuelle dans la pensée a été relativement négligée par Freud par rapport
RFP — 14
418 François Duparc

à la pensée organisée par le langage, c'est encore plus vrai des représen-
tations motrices (représentations d'action, ont proposé certains). Par rapport
à ces représentations motrices et aux affects corporels qui les accompagnent,
la pensée visuelle constitue déjà une forme évoluée de mentalisation, ulté-
rieurement enrichie et complexifiée par son lien au langage, comme Freud
le développe dans la prise en considération de la figurabilité dans le rêve.
Si l'hystérique a quelque mal à digérer la part motrice et affective excessive
de ses représentations, ce qui se traduit par des difficultés avec l'action,
les patients clivés dont nous avons parlé ont des difficultés encore bien
plus grandes; ils ont besoin que l'on s'attache à être particulièrement
attentif à cet aspect des choses, sans quoi aucune analyse ne peut seulement
s'engager.
Dans la relation, ce type de clivage ne laisse passer que des représen-
tations archaïques, que l'analyste va devoir travailler en lui-même. Ces
symboles primaires ne peuvent en effet se communiquer que dans l'iden-
tification projective, qui assure leur transfert vers l'analyste, sans doute en
grande partie à travers le langage de l'émotion. Les discordances dans la
présentation physique, entre la mimique et le langage verbal, ou dans ce que
j'ai appelé la respiration de la parole, le rythme et les périodes du discours,
sont des éléments très fiables. Dans la première observation que j'ai citée,
j'ai pu devenir temporairement le récepteur d'une représentation de nature
motrice, sans doute par l'imitation du tonus postural de mon patient, avant
de saisir sous une forme imagée que j'étais en train de porter avec lui des
représentations archaïques d'un poids de cent kilos. Cela me permit de
faire le lien avec des éléments de son histoire qu'il m'apportait parallèlement
sous une forme totalement désaffectée, et d'ouvrir un peu le carcan de
sa pensée opératoire. De la même façon, certaines impressions de discor-
dance corporelle sont de très bons indices, chez le sujet schizoïde notamment.
La conscience intermédiaire dont parle P. Luquet, déjà évoquée, doit
s'étendre aux représentations suscitées chez l'analyste, à ses réactions
contre-transférentielles, grâce à l'écoute de sa propre respiration, de son
attitude musculaire, viscérale, etc., tout autant qu'au discours lui-même.
La coïncidence entre le contenu du discours et sa forme, le langage verbal,
et celui des émotions, est pour beaucoup dans l'impression d'authenticité
d'une parole ou d'une cure, et dans la croyance en la vérité d'une interpré-
tation au vu des réactions et des associations du patient. Cette double
articulation du langage est essentielle à sa valeur de communication.
Pour conclure, j'aimerais terminer en incitant à réfléchir sur ce qu'on
pourrait appeler, de façon un peu provocatrice, une grammaire des émotions,
ou des affects. La grammaire n'est-elle pas, selon le Robert, l'ensemble
Respiration de la parole et mouvements du sens 419

des règles permettant de parler correctement une langue? Pour l'analyste,


parler correctement, ce n'est pas seulement la grammaire du code, mais
son extension au domaine expressif : la profondeur symbolique du langage,
ses pauses, ses intervalles, ce non-langage qui fait paradoxalement une bonne
part de la valeur de communication de la parole, laissant l'inexprimé
respirer à travers elle. En dehors de la musicalité du langage (phonologie,
rythme, intonations), la grammaire des émotions, ce sont aussi les figures
du langage qui l'expriment; l'agencementdu discours dans l'espace, les mots
les uns par rapport aux autres et leurs règles de transformation. S'agit-il
d'une sorte de sublimation de la part corporelle des affects, au même titre
que ces décharges a minima que sont les affects-signaux, flèches indicatrices
pour le flot du discours? Le déplacement, la suppression (qui entraîne
par voie de conséquence l'accumulation et la décharge dans la condensation),
la transformation en son contraire, sont les principaux mécanismes étudiés
par Freud pour les destins de l'affect. Il reste beaucoup à réfléchir à ce sujet.
Mais ces mécanismes eux-mêmes n'évoquent-ils pas des traces motrices
à l'oeuvre à l'intérieur de l'appareil psychique, qui s'expriment tantôt par les
affects, les émotions, tantôt dans la forme temporo-spatiale du discours,
tantôt à défaut dans les grammaires pathologiques des caractères et des
symptômes ? La parole est l'ombre de l'action, dit Démocrite (contemporain
de Socrate). Dans l'ombre du langage, les mécanismes de son déploiement
travaillent dans les coulisses pour construire l'édifice vivant de la parole.

BIBLIOGRAPHIE

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octobre 1986.
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Luquet P., Tentative de description du fonctionnement psychique et du Moi à
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420 François Duparc

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Winnicot D., Distorsion du Moi en fonction du vrai et du faux « self » (1960), in
Processus de maturation chez l'enfant, Payot, 1970.

Dr François DUPARC
14. rue de la Poste
74000 Annecy
Ivan FONAGY
(Paris)

DIRE L'INDICIBLE
Messages du style verbal

I - LANGAGE ET REFOULEMENT
Pierre Luquet pose le problème du dicible et l'indicible dès le début
de son rapport (p. 7). Il traite du dicible et des formes de le dire surtout
dans le chapitre sur la « langue riche » (p. 82-105). Quant à l'indicible :
« La pensée verbale adaptée au groupe et issue de lui, apparaît comme
une tentative pour échapper au moi profond », (p. 101). Du point de vue
ontogénétique : « Un enfant trop vite secondarisé et socialisé risque
d'utiliser le langage commun avant tout comme défense et d'apprendre à
ne pas exprimer tout en gardant le contact de la parole » (p. 81).
Le mot même qui désigne l'opération fondamentale de la pensée verbale,
le terme d'abs-traction, reflète le double aspect de la pensée verbale. Le
langage nous oblige à nous éloigner des objets afin de les cerner et de les
saisir au niveau verbal. Il faut faire abstraction d'une multitude de traits
qui constituent tout objet, ainsi que des fantasmes intimement liés, entre-
mêlés aux traits objectifs. Le processus de la séparation et de l'individuation
est récapitulé au niveau mental. Une série de métaphores qu'on retrouve
dans des langues apparentées et non apparentées révèlent la présence de la
pulsion d'agrippement1 qui sous-tend le processus de l'approche paradoxale
de la réalité, la prise mentale de l'objet par l'éloignement, par abstraction.
La pensée conceptuelle est une dérivée de la prise manuelle, con-capio ; la
compréhension se réclame de com-prendre ; de même, le mot russe ponjatie
« concept », ponimatj « comprendre » sont reliés à poimatj « prendre,
saisir ». Un changement du préfixe transforme le hongrois megfogni

1.La théorie de l'unité duelle (mère-enfant), de la séparation et de l'individuation a été


élaborée par Imre Hermann qui avait postulé une pulsion d'agrippement déjà présente chez
les anthropoïdes, v. Sich-Anklammern, Auf-Suche-Gehen, Int. Z. Psychoanal., 22 (1936),
p. 349-370. L'instinct filial, Paris, Denoël, 1978.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
422
« prendre par la main en felfogni « concevoir » (ce dernier a gardé en
»
Ivan Fónagy

même temps son sens originel « : attraper, saisir au vol »). Il s'agit d'une
disposition métaphorique générale et toujours présente qui recrée à tout
moment le concept de la pensée verbale à partir des mots désignant une
prise manuelle (« Tu as saisi ? »).
Il serait possible et important d'analyser le rôle du langage dans le
refoulement primaire, que Freud considère dans Inhibition, symptôme et
angoisse comme une défense contre l'extrême force des excitations qui
risquent d'envahir l'organisme (Gesammelte Werke, t. 4, 121).
Dans ce commentaire, je me propose d'envisager certains mécanismes
verbaux qui fonctionnent comme mécanismes de défense et permettent
en même temps de dire l'indicible. Je pense aux différentes formes du style
verbal.

II - LA PANTOMIME ARTICULATOIRE
Dans des publications précédentes j'ai tâché de cerner le vrai contenu
des expressions telles que façon de parler, une manière de dire à partir de
l'analyse de la vive voix2. Il apparaît que ce qu'on perçoit comme une
certaine manière de prononcer un mot est en vérité un message indépendant,
préconscient ou inconscient, intégré au message verbal conscient, véhiculé
par des moyens linguistiques. Les analyses ciné-radiographiques d'énoncia-
tions émotives françaises et hongroises3 révèlent que dans deux langues
non apparentées, totalement différentes, en ce qui concerne leurs structures
linguistiques, les mêmes attitudes s'expriment de la même manière. La
colère et la haine engendrent dans les deux langues des contractions
spasmodiques ; le mouvement des organes articulatoires est saccadé, la
mandibule est rentrée, les incisives supérieures « mordent » la lèvre infé-
rieure, et la langue se rétracte. La tendresse, par contre, délie les organes,
les muscles se relâchent, les transitions sont graduelles, la langue se lève
et s'avance, les lèvres ont tendance à s'arrondir.
De tels écarts, par rapport à l'articulation (idéale) constituent un
langage préverbal, gestuel qui sous-tend et diversifie la communication
linguistique, lui prêtant une certaine vivacité, due à la fois aux messages

2. Information du style verbal, Linguistics 4 (1964), 19-47. La vive voix, Paris, Payot,
1983, 23-26, p. 152-210.
3. V. Y. Fo--nagy,M. H. Han, P. Simon, Oral gesturing in two unrelated languages, in
P. Winkler ed., Investigations on the speech process, Bochum, Brockmeyer, 1983, p. 103-123.
Vive voix, o.c, p. 27-42.
Dire l'indicible 423

communiqués — émotifs, pulsionnels — et au mode de communication


primitive, proche des réactions corporelles spontanées.
Le langage préverbal que recouvre le terme de manière de dire ne se
limite pas à la communication gestuelle des organes de la parole. Il a les
mêmes dimensions que la langue, et se manifeste à la fois au niveau pho-
nétique, lexical, ainsi qu'au niveau syntaxique.

III - MIMESIS SYNTAXIQUE


La mimésis syntaxique est la plus proche du langage gestuel oral. Dans
les deux cas nous avons affaire à un langage des écarts4, ou, en d'autres
termes, à un langage parasitaire, dans la mesure où il présuppose la
communication linguistique, à laquelle il intègre des messages préverbaux,
préconscients ou inconscients.
Les deux formes de la mimésis, phonétique et syntaxique, opèrent selon
les principes du processus primaire, et s'appuient sur des présupposés
magiques. Dans la mimésis articulatoire les organes de la parole représentent
le corps entier et se confondent avec d'autres membres. La tension accrue des
organes articulatoires se substitue à celle du tronc, des membres. La langue
est identifiée au pénis, les lèvres au labia65. La langue qui s'avance dans la
joie ou dans la tendresse vers l'ouverture buccale représente le moi cor-
porel qui se rapproche de l'objet. La langue qui se rétracte dans les émotions
négatives, retrace le mouvement corporel et mental d'éloignement et de
réclusion. L'orifice buccal est conçu, en même temps, comme un micro-
cosme, un univers miniaturisé. Cette identification est à la base de la
« peinture sonore » en poésie.
Au niveau de la syntaxe, le langage des écarts présuppose l'identifi-
cation du produit verbal à d'autres objets non verbaux, objets animés ou
inanimés. Les mots, les énoncés sont matérialisés, « objectifiés ». Par
conséquent, on peut renverser l'ordre social ou familial, en inversant
l'ordre des mots. On peut donner libre cours au niveau de la syntaxe à une
velléité destructrice en déchiquetant l'énoncé par des pauses irrégulières, en
brisant les liens étroits qui rattachent les mots subséquents les uns aux

4. V. Vive voix, o.c, p. 57-151.


5. Le déplacement de bas en haut a été observé et commenté à maintes reprises dans la
littérature psychanalytique, v. Freud, Gesammelte Werke 11, p. 158 ; S. Ferenczi, Bausteine
zur Psychoanalyse, Bern ; Huber, 1927-1939, t. I, p. 103 ; E. F. Sharpe, Psychophysical pro-
blems revealed in language, Int. J. Psychoanal. 21 (1940), p. 201-213 ; cf. encore Vive voix,
o.c. Un patient de 30 ans, ayant des difficultés à approfondir ses contacts sexuels, a rêvé d'une
femme, couchée sur le dos, les jambes écartées, avec une bouche à la place du sexe.
424
autres. C'est ce qui arrive dans des discussions envenimées. Et c'est
Ivan Fónagy

ce qui explique le style haché du discours du patient, à des moments où


rien ne témoigne d'une velléité destructrice au niveau du contenu linguistique
des énoncés. Un patient, gêné dans ses rapports sexuels par une très forte
fixation anale, prend soin, involontairement, de me signaler la présence
souterraine de fantasmes agressifs, souvent d'une grande cruauté, en
exerçant son envie destructrice sur ses propres énoncés. Des énoncés, qui
manifestent une neutralité à l'égard des personnages du récit, comme à
l'égard de l'analyste, sont déchiquetés. Un ton guerrier, évoquant le
rythme d'une mitrailleuse — débit accéléré, voyelles abrégées, fins de phrases
coupées (occlusions glottales), remontée en flèche (coups de fleuret), arti-
culation très tendue — s'associe à la destruction syntaxique : ellipses
violentes, donc suppressions d'éléments essentiels (vitaux) pour une bonne
compréhension, décomposition de l'énoncé, dislocation des structures,
séparations violentes des membres de phrases intimement liés. Cette
deuxième voix qui accompagne les paroles exprime et réalise une série
d'attentats : séparation des personnes réunies par des liens du sang ou de
l'affection, suppressionviolente d'objets indésirables6, mise en pièces d'objets
inanimés et animés.
Ces actes de violence préverbaux précèdent et préparent souvent le
surgissement de pensées ou d'émotions agressives au niveau du contenu,
comme si la réalisation de ces désirs destructifs dans le cadre du prélangage
faciliterait ou même entraînerait leur aveu. Le patient ajoutera vers la fin
de la séance, ou au cours de la séance prochaine : « Quand je vous ai
parlé de voyage, j'ai vu des images violentes. Je ne l'ai pas dit, comme
j'ai pensé tout de suite à autre chose. »
George Mahl7 se réfère à une expérience analogue par rapport au
comportement corporel et aux gestes d'un patient. La réalisation gestuelle
symbolique d'un contenu inconscient pouvait précéder de plusieurs jours
la formulation verbale de ce contenu. A un moment, le patient éloigne
l'oreiller pour le poser contre le mur et reste sans oreiller pendant toute

6. Hartvig Dahl et ses co-auteurs ont entrepris, aidés d'un groupe de psychanalystes,
l'analyse des particularités syntaxiques des interventions d'un analyste en formation à partir
de séances enregistrées sur bande magnétique. Certaines structures caractérisées par l'ellipse
du sujet, ont pu être attribuées selon les auteurs au désir inconscient de l'analyste d'écarter
ou même de supprimer la patiente qui réagissait par son rêve de la nuit suivante et par ses
fantasmes au cours de la séance suivante à l'attentat syntaxique de son analyste. Cf. Counter-
transference examples of the syntactic expression of worded off contents, The Psychoanal.
Quarterly 47 (1978), p. 339-363.
7. George F. Mahl, Body movement, ideation and verbalization during psychoanalysis,
in N. Freedman et S. Grand eds., Psychoanalytic interpretation of communication, New York,
London, Plenum, 1977, p. 291-310.
Dire l'indicible 425

la séance. Au cours de la séance suivante il évoque un souvenir pénible.


Sa mère l'avait pris en flagrant délit de masturbation. Pour le punir, elle
lui a pris l'oreiller et l'obligeait à dormir sans oreiller pendant quatre ans.
Au cours de la séance précédente il a pensé à son destin d'épouser une jeune
fille, mais il osait à peine en parler à ses parents craignant qu'ils n'approuvent
pas son choix.
Nous retrouvons régulièrement la destructuration syntaxique expressive,
sous une forme stylée, en poésie, c'est-à-dire dans un langage plus ouvert
sur l'inconscient. Un moyen classique est la mise en conflit de la structure
linguistique et de la structure métrique : déchirer la phrase à l'aide des
pauses métriques : césure et fin de vers. Je me permets de reprendre pour
exemple des vers de Verlaine que j'avais déjà cités dans le passé. Je n'en
ai pas trouvé de meilleurs pour illustrer le rapport de la déstructuration
et de l'agressivité.
Autre que toi que je vais sac-
Cager de si belle manière...
(Verlaine, Et puisque ta photographie, Invectives)

La mise en pièces de l'énoncé se trouve ici renforcée par l'allongement


de la consonne k considérée comme le candidat le mieux placé pour
représenter la pulsion sadique-anale8. On comprendra sans difficulté que
les « enjambements aigus » son significativement plus fréquents dans des
cycles de poèmes agressifs, el que les Invectives de Verlaine par rapport à
d'autres cycles d'ambiance tendre. On en trouve 9,8 % dans les Invectives
contre 3,3 de Sagesse.
On craint souvent qu'on ne cède à la facilité et à l'attrait des analogies
apparentes dans l'interprétation du style syntaxique. On serait tenté, par
exemple, de chercher un rapport entre la prévalence de verbes intransitifs,
sans objet, et une attitude autistique, d'une part, et attribuer, d'autre part,
la dominance des verbes transitifs, qui attirent un objet, à une attitude
extravertie, tournée vers l'objet. Mais n'est-ce pas tomber de plain-pied
dans le piège de la magie verbale que de rapprocher deux choses aussi diffé-
rentes que l'objet, régi par un verbe et l'objet d'affection filiale ou paternelle ?
Le langage poétique nous offre, cette fois encore, des exemples encoura-
geants, qui semblent indiquer qu'un tel rapprochement n'est pas toujours
gratuit. Paul Eluard est l'auteur d'un recueil de poésie, « Une leçon de
morale » (1949) qui contient deux séries de poèmes : l'une, composée en
mode mineur, d'inspiration pessimiste, autistique (« Je suis obscur parce

8. V. Vive voix, o.c, p. 88-95.


426
que je suis seul », Volonté d'y voir clair) qui contraste avec les variantes
Ivan Fónagy

optimistes, écrites en mode majeur. Or, dans la séquence optimiste Au


bien, ouverte sur le monde, 41,3 % des verbes sont transitifs en face
de 37,5 % de verbes transitifs de la série Au mal. Ajoutons que les pronoms
Je, Moi, Mien représentent 6 % dans les poèmes de la série Au mal, mais
seulement 3,3 dans la série optimiste, sociable, où c'est le pluriel qui domine.

IV - MESSAGES DU STYLE INDIVIDUEL


L'expression préverbaledu contenu émotif pulsionnel peut être dominée
et masquée par de fortes tendances individuelles. J'ai présenté au cours
d'une table ronde, consacrée au style verbal9, les paroles d'un locuteur
hongrois, en demandant aux auditeurs de les évaluer du point de vue
de leur contenu émotif. Les participants du Colloque on cru entendre un
enregistrement d'une querelle violente. Il s'agissait, en réalité, d'une confé-
rence scientifique, celle d'un philosophe marxiste, qui commentait les
théories esthétiques de Georges Lukács. Les traits vocaux qui d'habitude
expriment la colère, la haine, s'y sont perpétués pour devenir des éléments
constitutifs de son « profil vocal » 10.
Il semble donc que le discours haché, généralement déclenché par
certaines émotions, peut se figer en style individuel, et se détacher, appa-
remment, de sa source pulsionnelle.
Pour revenir aux textes poétiques, plus accessibles à l'analyse quanti-
tative : on trouve 29,4 de vers brisés (coupure syntaxique aiguë) dans un
cycle nostalgique, mélancolique (A huszanhatodik év, La vingt-sixième
année) 11 d'un grand poète hongrois, Lörinc Szabó, de la première moitié
du XXe siècle. On pourrait donc penser que la syntaxe hachée soit dans de
tels cas « purement caractérielle » et sans rapport avec le contenu émotif.
Si on compte, toutefois, le nombre des enjambements aigus dans un cycle
violent intitulé Les chefs-d'oeuvre de Satan, du même poète, on y trouvera
64,3 cas sur 100 de violences métriques, telles que :
Nyiszáld ketté recsegö/ Coupe en deux ta rauque/
gégédet... gorge...
(Mérget, revolvert, Poison, révolver)

9. Ibid.
10. The functions of vocal style, in S. Chatman ed., Literary style, a symposium, London,
New York, Oxford University Press, 1971, p. 159-176.
11. Ecrit à la mémoire d'une liaison passionnée, tenue secrète pendant vingt-cinq ans,
jusqu'à la mort tragique de la bien-aimée.
Dire l'indicible 427

farkasok életedet/ Que ta vie soit déchirée/


darabokra tépve temessék en morceaux par les loups.
(Nézlek szeliden, szótlanul, Je te regarde, doucement, en silence)

On retrouve donc le message émotif, superposé au message caractériel.


Il n'y a d'ailleurs aucune raison de renoncer à l'interprétation d'un message
syntaxique ou phonétique pour la seule raison qu'il est émis en perma-
nence. Devrait-on ignorer un signal de détresse émis en permanence?
Un autre trait du profil syntaxique de Lörinc Szabó est la haute fré-
quence de suppressions elliptiques, et par conséquent la fréquence de
phrases très brèves (les phrases contenant un seul mot constituent
25,5 % des phrases contenues dans le poème). La fréquence des phrases
brèves contraste avec la fréquence relative de phrases très longues et
complexes, créant une haute tension. Cette bipolarisation s'oppose à la
distribution concentrique de la longueur des phrases chez d'autres poètes
contemporains. On pourrait voir dans cette distribution divergente un
autre trait caractériel s'inspirant de la pulsion sadique anale : le reflet
de la présence simultanée de la phase de l'expulsion et de la rétention
anale. Sans oublier que des tendances statistiques résultent d'un nombre
de facteurs (ainsi la polarisation de la longueur des phrases s'explique
en partie par le caractère à la fois passionnel et intellectuel de la poésie
de Lörinc Szabó).

V - LA PHRASE QUI CACHE LES MOTS


Secondé par un ordinateur, nous avons analysé les styles de poètes
hongrois de la première moitié du XXe siècle sur plusieurs niveaux (phoné-
tique, prosodique, syntaxique, lexical)12. Il est apparu que le poète qui
nous a frappé par des signes d'agressivité très marqués, Lörinc Szabó, se
distingue par rapport à d'autres poètes contemporains, également par une
consonance dure, où dominent les occlusives explosives t, k et la vibrante r.
Ainsi que par la haute fréquence de mots appartenant aux catégories
sémantiques que sous-tend la pulsion sadique-anale : haine, haïr, lutte ;
mort, mourir ; craindre ; mauvais, non ; vouloir, volonté, il faut ; argent ;
la pulsion partielle orale : bouche, parler, dire, baiser (substantif) ;
voyeurisme : voir, nu, savoir ; la pulsion génitale : chair, aimer, rouge, feu.

12. B. Dömölki, Y. Fónagy, T. Szende, Analyse statistique de textes littéraires (en hon-
grois), Altalános nyelvészeti tanulmányok 2 (1964), p. 117-132. Y. Fónagy, Der Ausdruck
als Inhalt (l'expressionen tant que contenu), in H. Kreuzer et R. Gunzenhäuser eds., Mathe-
matik und Dichtung (Mathématique et poésie), München, Nymphenburger, 1965, p. 243-274.
428 Les indications implicites des écarts individuels sont corroborées,
Ivan Fónagy

nuancées, explicitées par les aveux d'un cycle de poèmes autobiographiques


de Lörinc Szabó. Dans Lafête de Bajram la victime est tenue à bras-le-corps,
une main brandit le couteau, et à ce moment précis le poète imagine être
lui-même la victime sacrifiée. Dans un autre poème, c'est lui qui coupe la
gorge du poulet, et se voit en même temps l'objet du même geste brutal.
On retrouve dans le même cycle les sources infantiles de la passion de voir,
de connaître la vérité toute nue, sans fard.
Les analyses statistiques de Pierre Guiraud13 esquissent les profils
verbaux de poètes français. La liste des mots clés de Stéphane Mallarmé
contient : azur, baiser, or, pur, rêve, rose, nu, vierge, fuir, blanc, froid, aile,
triste, ou, ciel, soleil, ombre, cheveux,jadis, soeur. On pourrait lire cette liste
comme un énoncé sans syntaxe, un peu à l'instar des rêves, comme un texte
fragmentaire contenant les fantasmes les plus secrets du poète, qui, comme
on le sait, cachait avec une rare pudeur tout ce qui concernait sa personne,
sa vie privée. L'énoncé formulé dans le langage des écarts est relié à un
complexe fondamental du poète, aux rêves d'un enfant triste et solitaire, qui
a perdu sa mère à l'âge de 5 ans; rêves hantés d'un ciel à la fois cruel et
désiré, d'anges gardiens aux ailes blanches, d'ombres chéries, d'une soeur
aux cheveux d'or, qui le quittera, le fuira en suivant les traces de la mère
défunte pour devenir cette vierge blanche et froide qui retournera danser,
minuit sonnant, nue, une rose à la main dans une narration sur un sujet
libre de l'écolier Mallarmé (« Ce que disent les cigognes »). Donc, Mallarmé
nous présente ouvertement par la voie détournée du message stylistique
les secrets qu'a pu déterrer Charles Mauron par des méthodes psycha-
nalytiques14.

VI - L'INCONSCIENT A LA SURFACE

L'analyse statistique de la parole de 82 patientes, qui attendaient le


résultat de la biopsie au sujet d'un risque de carcinome cérébral, a apporté
des résultats intéressants montrant que la surface des choses peut être
révélatrice. Les interviews qui sont à la base des analyses ont eu lieu avant
que la patiente et le médecin n'aient eu connaissance des résultats. Une
analyse de fréquence (par ordinateur) a permis de comparer la fréquence
relative des mots employés par a) les patientes à biopsie positive, et b) par

13. P.Guiraud, Caractères statistiques du vocabulaire, Paris, Presses Universitaires, 1954.


14. Charles Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, Neuchâtel, Baconnière,
1950.
Dire l'indicible 429

celles à qui la biopsie apportait un résultat négatif. II est apparu que les
patientes du premier groupe a) employaient plus souvent que celles du
deuxième groupe b) les mots appartenant aux catégories suivantes :
détresse, mort, cancer, maladie, épreuve, suite. Le meilleur indicateur était
le mot death « mort ». L'auteur, Donald D. Spence, ajoute qu'à l'intérieur
du groupe a) les femmes qui manifestaient ouvertement leur angoisse se
servaient moins souvent des mots dark « sombre » et death 15.
Un savoir inconscient du danger de mort peut donc se refléter à la
surface verbale.
Le style verbal, la manière de dire, est un langage qui projette à la
surface des représentations refoulées. Comment s'expliquer la présence
de l'inconscient à la surface ? Je crois qu'il faut chercher la clé du mystère
dans la nature même de la communication verbale, et peut-être dans celle
de la communication en général. Le signe n'existe en tant que tel qu'en se
reniant, qu'en détruisant sa substance pour devenir transparent : un pur
renvoi, une référence immatérielle. Le système linguistique se constitue à
travers une série de démotivations. Il faut d'abord faire abstraction de la
substance phonique, en tant que séquence d'actes mimétiques. L'auto-
destruction de la substance vocale fait apparaître en toute netteté le mot,
porteur d'une signification que lui assigne le vocabulaire. A son tour le
mot doit renoncer à sa signification propre, en acceptant de n'être qu'un
élément d'une unité sémantique, telle que l'idiome. Ainsi, mordre est
détaché de sa base pulsionnelle sadique-orale dans l'expression une satire
mordante. De même, dans dévorer des yeux le mot dévorer perd sa signi-
fication originelle qui est absorbée par la signification globale de l'expres-
sion : « regarder intensément (avidement) ». Le fantasme oralo-oculaire
anthropophage n'existe qu'à la surface, comme une pure apparence. La
compétence linguistique exige qu'on en fasse totalement abstraction.
L'auteur d'un manuel de phonétique fait revivre une série d'images de
guerre ou de torture, sans risquer d'être soupçonné d'avoir des velléités
agressives : il ne parlait que de « linguistes divisés en deux camps », de « la
lutte entre théories opposées » dont l'une « sortait victorieuse » ; ou de
« certains savants qui rompaient une lance pour le primat du point de vue
acoustique ». L'auteur n'encourt pas le risque d'un procès pour avoir
« soumis les affriquées (donc les consonnes ts, tch) à un interrogatoire
serré ».

15. Donald P. Spence, Lexical derivatives in patients' speech, in N. Freedman et


S. Grand eds., A psychoanalytic interpretation of communication,New York, London, Plenum,
1977, p. 397-405.
430 De même, en remontant encore d'un pas dans la hiérarchie verbale, des
Ivan Fónagy

phrases entières subissent la démotivation, c'est-à-dire, renoncent à leur


signification en faveur du sens précis qu'ils prennent dans telle ou telle
situation récurrente. Au cours de mon premier séjour en France, j'ai été
profondément touché par l'attention d'un autre jeune homme, francophone,
qui à mon Merci a répondu en me priant de lui demander de tels services :
Je vous en prie.
Rien de plus naturel que le terrain vague, volontairement ignoré par le
moi, devienne la scène de représentations inconscientes. Le rêve restaure
le sens littéral, le sens de surface, des expressions démotivées, pour faire
passer des messages confidentiels16. L'effet humoristique des mots d'esprit
est dû à la remotivation occasionnelle du sens primitif, « refoulé » qui
interfère avec le sens actuel, conscient17.
Je reviens à une proposition que j'ai faite dans Langages, volume
contenant des contributions aux IIes rencontres psychanalytiques d'Aix-
en-Provence18. Je crois qu'il faudrait tenir compte de la démotivation en
tant que mécanisme de défense du moi. Si elle n'est peut-être pas la plus
importante, elle est sans doute la manière la plus générale d'ignorer un
fantasme, une velléité inconsciente, en la mettant au premier plan. Le
langage est constitué d'une série de démotivations, de désinvestissants, à
partir du son jusqu'à l'énoncé. L'expression une façon de parler s'est
accompagnée généralement d'une petite remarque démotivante, dévalo-
risante : Ce n'est que. L'acte verbal invalidé, invisible pour l'attention
consciente, peut servir librement à l'expression de fantasmes inconscients.
En plus, les velléités inconscientes ont accès à la motilité. Elles doivent se
plier à une forte réduction de leur domaine d'activité, limité à la région
pharyngo-buccale, ou se contenter de mouvements virtuels, comme la
montée et la descente du ton dans un espace imaginaire, ou d'activités
factices, telles que la manipulation syntaxique des énoncés.
Le style verbal permet donc l'expression de l'indicible, et admet certaines
formes de réalisation d'actes inadmissibles. Il sert en même temps de
couverture à ces fantasmes et à ces actes, grâce au principe de la
démotivation.

16. Une démotivation excessive — ou plutôt erronée, une sorte d'étymologie populaire —
a permis une représentation pittoresque de la phrase Vous me trompez : un éléphant entre
en scène, avec une trompe énorme. Freud, Traumdeutung (1900), Gesammelte Werke 2-3,
p. 417, Interprétation des rêves, Paris, Presses Universitaires, 1967.
17. L'expression une satire mordante fut revalorisée par Heinrich Heine qui écrit à propos
d'un poème satirique : (sie) wäre nicht so bissig geworden, wenn der Dichter mehr zu beissen
gehabt hätte, où le verbe beissen « mordre » fait revivre bissig l'adjectif « mordant ».
18. Les langages dans le langage, dans Langages, Paris, Les Belles-Lettres, 1984, p. 303-353.
Dire l'indicible 431

Dans le cas des messages stylistiques figés, caractériels, il y a un autre


mécanisme qui entre en jeu : le camouflage par la répétition. Ce qui est
mis en relief en permanence, échappe nécessairement à l'attention. Cette
fois, c'est la nature même de la perception — plus sensible au mouvement
qu'à l'état stationnaire — qui est utilisée à des fins défensives.
On pourrait faire valoir que le style verbal n'invente rien en servant à la
fois deux maîtres, le id et le moi (et le sur-moi). Le symptôme en fait autant.
Le style verbal se distingue par une double réussite du double échec du
symptôme. Il suffit de comparer la parole expressive aux troubles du
langage, pour mesurer la différence. On peut encore le rapprocher des actes
manqués et des actes gratuits. Tous les deux permettent la réalisation
d'actes illicites, de secrets désirs, grâce à la démotivation qui, cette fois
encore, entre en jeu pour innocenter des actes réprouvés par le moi,
sévèrement condamnés par le sur-moi. La démotivation prend des formes
légèrement différentes dans les deux cas. L'attention est systématiquement
détournée des actes gratuits — manipulations incontrôlées, griffonnages —
qui accompagnent une activité consciente, dirigée vers un certain but.
Ceci n'étant pas le cas des activités secondaires, gratuites, le Moi conscient
peut les considérer comme pratiquement inexistantes.
Le mécanisme de défense de la minimisation n'est pas applicable sans
modification aux actes manqués. Leurs effets fâcheux les font apparaître
en pleine lumière. Ils sont démotivés, dans le sens littéral de ce terme,
n'ayant pas de motif valable au niveau de la pensée consciente. Seul
l'acte voulu compte, même s'il n'a pas pu atteindre son but à cause « des
circonstances », de la « fatalité », en tant que projection quasi personnifiée
des motifs inconscients, inavouables de l'action qui vient de détourner
l'acte conscient du but visé.
Les actes manques sont nés, tout comme les faits de style, de la
rencontre de deux actes : d'un acte consciemment voulu et d'un acte
involontaire, à motivation préconsciente ou inconsciente. Il y a cependant
une différence essentielle entre les deux. Dans l'acte manqué le but
consciemment voulu n'est pas atteint et le but inconsciemment visé, même
s'il est atteint ou approché, ne peut apporter aucune satisfaction étant
responsable de l'échec. L'écart articulatoire qui prête un air tendre à un
Mais si chérie par un arrondissement des lèvres préconisant un baiser
n'empêchera pas l'interlocuteur de percevoir correctement le message lin-
guistique, ni la menace phallique réalisée par une forte agitation de la langue
érigée, en prononçant le rr roulé avec beaucoup de force. Ces gestes sont
parfaitement intégrés au message verbal proprement dit, sans aucune
interférence gênante.
432 Ivan Fónagy

L'intégration du message linguistique et du message préverbal pré-


conscient ou inconscient est tout aussi parfaite dans le cas de la mani-
pulation expressive de la structure de l'énoncé. Le style vocal exprime
l'illicite et l'indicible en enrichissant le système de communication verbale.
Il est en même temps un modèle de condensation. C'est avant tout pour
ces mérites qu'il jouit d'une liberté entière.

M. Ivan FONAGY
1, square Claude-Debussy
92160 Antony
Joseph FRISMAND
(SPP, Paris)

EXCITATION, PULSION, LANGAGE,


CONTRE-INVESTISSEMENT*

Dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud analyse une série


d'oublis de mots déterminant des formations substitutives. Le cas clinique,
que je vais rapporter, me semble intéressant par ses particularités quant à ce
processus.
Je limiterai le récit et la discussion à l'oubli et à ses avatars.
Il s'agit d'un patient M. M..., d'origine polonaise, âgé d'une quarantaine
d'années. M... repense à la campagne du pays natal, aux plaines, aux bois.
Le ton est nostalgique mais paisible. C'était une période heureuse de son
enfance. Les arbres à l'écorce blanche pointent dans cette campagne et
lui semblent typiques de ce paysage ensoleillé.
La difficulté surgit lorsqu'il veut nommer ces arbres. Impossible de
trouver le nom en polonais ou en français. Après une longue recherche
perplexe surgit le nom polonais « Bjoza » (notation phonétique). Il faut
plusieurs séances pour trouver le nom français : Bouleau.
Il associe rapidement sur le « boulot » de son père, très travailleur,
dit-il, et, en particulier, sur son « boulot sexuel ».
Le désir de nomination s'est accompagné d'un oubli, d'une censure.
L'arbre, figuration d'une excitation-érection, dans une plaine accueillante,
évocation régressive, n'avait pas été censuré.
Cette représentation de chose, déplacement d'un vécu archaïque cor-
porel, de la mentalisation d'une tension primitive, dans une chaîne asso-
ciative, peut-être aussi projection d'une partie du corps propre, fait partie
d'une riche condensation.
La liaison avec une représentation de mot, à ce moment du transfert,
déclenche un contre-investissement générateur de l'oubli. Le mot français
était lié à une pensée latente, difficile à rendre consciente, puisqu'il s'adresse
* Ce texte doit beaucoup à ma fréquentation du Séminaire de Pierre Luquet et d'Augustin
Jeanneau sur le langage.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
434 Joseph Frismand

en français à son analyste et que l'homophonie le plonge directement dans


sa problématique oedipienne et l'identification homosexuelle au père.
Le polonais, langue maternelle, joue paradoxalement le rôle d'une
langue « étrangère », plus distante du lien pulsionnel. On peut considérer le
nom polonais comme une formation de compromis.
On est passé progressivement d'un stade de mentalisation d'une
excitation primitive à une figuration, puis à l'instauration d'un premier
contre-investissementlors de la nomination et, en dernier lieu, à travers
les méandres d'une homophonie et d'une langue étrangère — celle du
transfert — à l'existence d'un tiers homosexuel et oedipien formant une
nouvelle censure à la remémoration. Freud mentionne dans La Science
des rêves des symboles primaires, communs à l'humanité et qui échappent
à la censure.
M... se souvient d'un conte polonais entendu dans son enfance. Le couple
royal désespérait d'avoir un enfant. La bonne fée leur annonce l'arrivée
par le fleuve d'une barque avec un grand fruit merveilleux à ouvrir déli-
catement. Ils y trouvent un bébé superbe. Le nom du fruit? Impossible
de se le rappeler. Fruit rare en Pologne, dans son enfance, dit-il, rond,
délicieux, couvert de duvet, doux à toucher! Ça y est : c'est une pêche!
Mais impossible de retrouver le nom polonais malgré de longs efforts. Il
veut savoir à tout prix et achète un dictionnaire. Pêche se dit en polonais :
Bjoskvigna (notation phonétique).
Il constate que le début du mot est homophone avec Bjoza : Bouleau
et que la fin du mot « vigna » fait penser à « vin » en polonais. C'est lui
qui allait acheter le vin pour son père ; celui-ci le buvait chaud pour son
mal au ventre. Puis il pense que sa mère souffrait souvent du ventre sans
doute à cause du « boulot sexuel du père ». Cette dernière séquence pose,
à son tour, le problème de la figuration non censurée. On retrouve le
vécu pulsionnel premier, sexuel et masturbatoire, condensé dans la figu-
ration du fruit rond, doux à toucher, couvert de duvet : sein, pubis, pénis
associé à une théorie sexuelle infantile.
Cette fois, c'est le nom français qui surgit parce que relativement isolé
d'une chaîne associative « dangereuse », angoissante. On pourrait gloser
sur la pêche, pêcher, péché : il n'en a pas été question en séance.
Le nom polonais amenait du matériel élaboratif nouveau et contenait
l'essentiel du conflit sexuel condensé (à l'aide de l'homophonie) Bjoza
— Bouleau — Boulot et retrouvé ici au niveau de l'excitation-érection et
de la violence des effets de l'acte sexuel paternel dans la douleur et
l'enfant-fruit.
Le mot Bjoskvigna — impossible à retrouver sans dictionnaire —
Excitation, pulsion, langage, contre-investissement 435

condense toute une problématique du désir : le contre-investissement


était donc de taille. On pourrait analyser longuement ces deux séances
au niveau du sens, de la structure, de la régression, du moment de
l'analyse. Ce que je souhaite illustrer ce sont quelques aspects défensifs liés
au langage. L'utilisation de deux langues est intervenue, selon les besoins,
en sériant les difficultés de l'analysant, en constituant le refoulé ou ses
rejetons. Les liens entre Bjoza, Bouleau, Boulot, Bjoskvigna étaient-ils
préétablis ou se sont-ils constitués en séance et grâce au transfert? Les
deux propositions semblent vraisemblables. Bjoza évite Bouleau-Boulot
mais contient l'amorce de Bjoskvigna dans un compromis symptomatique.
Il s'est ainsi établi une continuité entre le passé et le transfert vécu au présent.
Le conte polonais, roman familial, théories sexuelles infantiles, se
remémorait facilement tant que le « corps du délit » n'était pas nommé.
La fée et la pêche résolvaient le problème de la conception sans géniteur
donc sans conflit; le courant liquide amène le fruit, futur enfant.
La représentation de mot français, la pêche, permettait d'exprimer
l'excitation et la promesse de jouissance masturbatoire sans que tous les
fantasmes latents, sous-jacents, soient immédiatement mobilisés, ce qui
advenait indubitablement avec le mot polonais. C'est l'utilisation du
langage secondarisé qui a permis de sortir de la condensation, de passer
du primaire au secondaire.
Suivant le penchant de l'analyste, on considérera que toute « l'histoire »
était préconçue dans l'esprit de l'analysant ou que le parler l'a progres-
sivement construit dans une série d'après-coup liés aux séances. Le français,
langue étrangère, n'ayant été acquis par le patient que tardivement, il
nous a peut-être ainsi éclairé sur la manière d'utiliser le langage pour
édifier des censures inhibitrices ou protectrices de la violence de l'excitation,
de l'affect, et constitutrices de topiques.
Au vécu archaïque, véhiculant l'excitation et l'identification hystérique
primaire, nommées en polonais, s'est joint un plan élaboratif, oedipien,
dit dans la langue du transfert, le français.
Nous sommes passés du quantitatif au qualitatif en contre-investissant
et en constituant des topiques.
L'excitation primaire, la relation duelle, l'amorce de la triangulation
par l'identification hystérique primaire ont évolué progressivement vers la
situation oedipienne dans le transfert.

Dr Joseph FRISMAND
4, bis boulevard du Midi
93340 Le Raincy
Jean GUILLAUMIN
(SPP, Paris)

POUR UN NON-DIT
POUR UN OUI-DIRE

« Vous savez, c'est quelqu'un dont il faut


Il paraît très amical, affectueux...
se méfier...
et puis, paf ! Pour un oui ou pour un non,
on ne le revoit plus. »
Nathalie Sarraute,
Pour un oui ou pour un non,
Paris, Gallimard,
NRF, 1982, p. 17.

Une courte comédie à deux personnages de Nathalie Sarraute, Pour un


oui ou pour un non1, met en scène l'histoire d'un malentendu banal. D'une
formule prononcée naguère par l'un des deux protagonistes de la pièce
(« c'est bien... ça »), amis intimes de longue date, l'auteur tire le motif
d'interprétations multiples et contradictoires, valant accusations réci-
proques et alternantes de perfidie, de mépris, de raillerie, d'indifférence
entre les deux hommes.
D'un instant et d'un personnage à l'autre, tout change en fonction :
1 / Du contexte dans lequel la phrase litigieuse est censée avoir été
dite;
2 / Du ton, de l'accent, du temps supposés à l'énonciation.

La pièce finit, après cent recherches de preuves, par le renoncement


un peu amer des partenaires à retrouver la vérité de leurs souvenirs. La
méditation de ce petit drame d'humour et de talent met en évidence de façon
exemplaire la violence des charges énergétiques tenues liées dans la vie
sociale par l'apparente platitude, la neutralité des mots et de la syntaxe
formelle. Le dit, ici, ne tient en fait que du non-dit consenti, ou du non

1. Récemment interprétée (hiver 1986-1987) au TNP de Villeurbanne par Sami Frey et


J.-F. Balmer, sur une mise en scène de Simone Benmussa.
438
jamais dit, des arrière-plans et des marges du dire, de l'entredit ou de
Jean Guillaumin

l'interdit, que libère brutalement, avec l'affect, la rupture du consensus


d'écoute. L'ouï se révèle alors inouï, se délie, se relie ou se relit autrement,
étrangement. Les noms donnés aux choses chancellent. Il a suffi d'une
sorte de désidentification narcissique, d'un recul passager à l'égard de
l'illusion convenue qui organise la communication, pour que la pensée
et la parole, dénudées, se retrouvent pulsions brutes, saisies par la violence de
désirs aveugles dans leur source, et en quête d'un accord introuvable sur
de nouvelles positions. N'est-ce pas ainsi qu'on devrait aussi comprendre le
sens caché du maintenant célèbre Stat rosa pristina nomine d'Umberto
Eco ? La rose originaire, fantasme partagé, réalité de pensée fétichiste, liant
l'émoi à l'idéalisation désexualisée des mots d'une culture religieuse
commune, ne tient que du nom qui la nomme. Nomina nuda tenemus,
ajoute Eco : nous ne tenons jamais en main — et parfois à grand effort que —

la nudité des mots. Si cette mince pellicule nominale se délite, si quelqu'un


d'entre les communicants la déchire ou la lâche, il apparaît sur-le-champ
qu'elle voilait et immobilisait dans sa symbolique un chaos de forces
obscures qui, aussitôt déchaînées par son défaut, brisenl la chappe nar-
cissique de l'homosexualité sublimée de groupe.
Or, le travail psychanalytique se fait de cette fragilité même des alliances
narcissiques de langage, et oscille à son rythme ou plutôt sous l'effet de
ses ruptures contenues ou ressaisies. Je le notais autrement l'an dernier
dans une communication sur le fonctionnement du Préconscient dans
l'interprétation.
Le sujet de notre Congrès me donne l'occasion d'interroger plus avant
l'expérience de la cure à propos de ces effets de saisissement — parfois
masqués par une brusque activité de défense — produits chez le patient
par le recul ou le retrait, le décollement, l'écart du praticien, quand il
se place soudain à distance interprétative d'une partie du matériel de
l'analysant, refusant ainsi en foyer, dans le cadre d'une alliance narcissique
cependant maintenue à la périphérie, sa caution inconditionnelle à un point
ou à un mouvement précis du discours à lui adressé2. Mouvement ou point
qui, du coup, perdant leur silencieuse valeur de séductionfétichiste, prennent
relief de symptôme, et donc de bouche-trou inadéquat, de contre-inves-
tissement manqué. Ce qui entraîne un effondrementéconomique localisé et

2. Par mise en suspens ponctuelle d'une part du matériel (intervention per via riservare,
que j'ai suggéré d'opposer à la via di porre et à la via di levare, dont Freud a emprunté les noms
à L. de Vinci). Dans la via di reservare, on peut voir une sorte de Aufhebung, de levée d'un
refoulement primaire (maintenu jusque-là par alliance dénégatoire narcissique) qui entraîne
ensuite la levée progressive des refoulements secondaires.
Pour un non-dit, pour un ouï-dire 439

la recherche, par la mise en jeu du Préconscient, d'étayages de relais plus


solides dans les frayages mnésiques de l'appareil psychique du patient,
appuyé sur celui, plus différencié, de l'analyste.
Or, de telles activations pulsionnellesme semblent en fait insuffisamment
éclairées par les seules notions issues de la première topique, et plus inté-
ressantes à considérer sous l'angle de la « seconde » métapsychologiefreu-
dienne. Ce que j'ai appelé le travail sémantifiant, ou d'un terme à peine
moins barbare sémantogène du Préconscient dynamique désigne, au niveau
profond et du point de vue central de l'épistémologie psychanalytique,
non un processus mécanique mais une mise en cause très active du Moi,
interpellant l'affect, et vécue comme citant la défense à produire ses pièces :
« procès », au sens subjectivement accusateur du mot, plutôt que processus
en somme.
L'analysant, interloqué, au sens étymologique, par la rupture localisée
de l'identification narcissique de l'analyste à son discours, reste comme
interdit de parole, et c'est bien de l'entre-dit du sens, qui garnissait
silencieusement l'intervalle et l'entourage des mots, leur procurant un
contexte rassurant et toujours anticipable, qu'il y a alors procès et mise
en cause dans la séance même, ou dans ses suites, nocturnes ou diurnes.
Quel procès, et mené par quel accusateur interne, prenant aussitôt,
dans l'émoi, la place de l'observateur simplement attentif qui, au-dehors,
a relevé l'écart de langage symtomatique ? On ne peut ici éviter de faire
l'hypothèse d'une attaque et d'une poursuite du Moi par le Surmoi,
jusque dans les profondeurs du Soi, en direction du Ça : d'un Moi
« menteur » incestueux (auteur du prôton pseudos), et séducteur homosexuel
qui se replierait précipitamment, à la recherche soit de quelque cachette
dans les replis de l'objet inconscient de la transgression, soit des moyens
d'une mise en ordre urgente et d'une justification à opérer à l'aide de
liaisons qui restitueraient la place du tiers, enjambé ou trompé par la
temporaire idéalisation de l'écoute de l'analyste.
Ce saisissement a, certes, une analogie avec l'angoisse (la Neurotikangst)
de la castration, de la brusque confrontation avec l'inacceptable et l'irre-
présentable de la différence, qui brise l'illusion « primaire », secondairement
et régressivement mobilisée par la névrose dans la défense contre l'OEdipe.
Mais la note que nous y entendons est d'emblée plus profonde et plus
déchirée. Ce n'est pas seulement celle de la crainte d'une blessure partielle,
résultant d'un recoupement local par l'analyste, et nécessitant de renoncer
à un débordement séducteur ponctuel. Elle évoque souvent directement
par sa violence (la Durchschlagskraftde l'Inconscient) la terreur (Schrecker-
lebnis) d'une perte fugitive d'identité, peut-être même la « peur de l'effon-
440
drement » winnicottienne, dans ce cas sans doute sous la menace d'une
Jean Guillaumin

attaque anale mal objectivable, où la censure soudaine émanant d'une


instance de contrôle réaliste se confondrait avec un rejet sans appel,
métamorphosant l'idéalité en diabolique catastrophe3. Seul l'analyste, par
le choix limitatif de l'élément souligné, contient alors la blessure. Mais
fantasmatiquement, celle-ci diffuse d'abord sur un mode hémorragique,
et ne se règle que par la perception obscure, dans un second temps, de
l'immobilité du cadre, c'est-à-dire de l'environnement matériel et de
l'attitude générale du praticien, en tant qu'ils assurent ensemble la sécurité
de tout ce qui, chez l'analysant, s'y est anaclitiquement attaché et
comme osmosé, à l'arrière-fond de la névrose de transfert.
L' « anaclitose de transfert »4, comme j'ai pu dire ailleurs (1975),
d'un terme peut-être aventuré, support silencieux de la névrose de
transfert, garantit en somme la contention de la rupture interprétative ainsi
opérée en foyer. Mais il faut d'abord que la vague de déliaison se déve-
loppe jusqu'à toucher le sol dur ou la digue qui la font, alors seulement,
refluer dans un lit plus étroit, le long duquel l'énergie psychique irrigue à
nouveau les traces mnésiques désinvesties des représentations produites
par d'anciennes excitations.
Cette hypothèse sur l'origine surmoïque archaïque du travail associatif
issu de l'interprétation de l'analyste se module cependant si l'on tient
compte de l'évolution, au cours de l'analyse, des réactions du patient à la
violence de l'interprétation (j'entends ici volontiers l'expression dans un
sens très proche de celui de Piera Aulagnier). Le développement de l'activité
associative et du savoir-faire particulier qu'elle requiert, impliquant un
certain maniement interne par le Moi du rapport entre la passivité et
l'activité dans la pensée, atténue de plus en plus avec le temps — quand
il s'opère favorablement — le trouble créé par les impacts interprétatifs,
dont l'énergie est alors plus immédiatement dirigée vers les maillons
représentatifs refoulés, sans se heurter de front à un cadre qu'elle secouerait
brutalement.
Si bien que c'est surtout dans le commencement de l'analyse, ou en
tout cas avant sa période terminale, que la nature intime de l'angoisse

3. On « entend » véritablement cette dimensionidentitaire profonde dans la sorte de silence


recueilli qui suit certaines interventions du type indiqué. Le patient semble avoir besoin de
se rassembler sur lui-même, en interrompant un moment, tout commerce avec le monde exté-
rieur. Du reste, l'analyste peut alors continuer de parler, il n'est plus écouté. Sur le vécu de
l'idéalité et sur ses faillites, je renvoie au livre remarquable de Janine Chasseguet-Smirgel sur
La maladie d'idéalité, et par ailleurs à ma petite étude de 1973, Honte, culpabilité, dépression,
dans la Revue française de Psychanalyse, où j'étudiais certaines formes de basculement nar-
cissique, en rapport avec celle que je décris ici un peu plus loin.
4. Au sens où Freud a plusieurs fois employé ce mot, notamment dans l'Esquisse.
Pour un non-dit, pour un ouï-dire 441

d'interprétation dans sa relation au fantasme de « l'interdiction », de la


rupture du discours par un surmoi archaïque, potentiellement destructeur,
revenant du dehors est sensible. Le surmoi se réduit et s'instrumentalise
ensuite, en quelque sorte, sur un mode plus réaliste, jusqu'à pouvoir être
utilisé presque à volonté (mais jamais tout à fait, ce qui conserve la dyna-
mique de surprise) pour alimenter en énergie domptée par le Moi, les
incursions associatives et interprétatives de ce Moi lui-même en direction
des traces des processus primaires qui témoignent de ses compromissions
cachées avec le Ça5. C'est sans doute ainsi qu'on peut concevoir le réamé-
nagement de la topique : par réintériorisation élaborative de ce qui, du
Surmoi primitif projeté sur l'analyste, était à l'origine compulsivement
conservé par la névrose. Au terme, il n'y aurait plus guère de marques
frappantes de la terreur première inconsciente liée à la situation.
Une observation plus attentive du travail interprétatif et auto-inter-
prétatif laisse cependant toujours comprendre de quel procès archaïque
ce travail continue, à tout niveau d'avancement d'une analyse, de tirer son
énergie. Une caractéristique essentielle en constitue la signature. Il s'agit
du renversement soudain, noté plus haut, de l'investissement vers l'intérieur
de l'appareil psychique. Mouvement qui n'a guère d'équivalent diurne en
dehors de l'expérience analytique (et peut-être, du cas d'une brusque
interruption, par un gêneur, du cours de rêves éveillés), et que réalise
dans le sommeil la régression topique du rêve, où les choses sont cependant,
on le comprend, beaucoup moins repérables. Un tel mouvement d'inversion
à l'état vigile, contraire au fonctionnement courant, n'est intelligible
— même s'il est presque dépourvu d'affect — que si on le suppose produit
par le vécu inconscient d'un danger capable de renverser le cours des choses
et exigeant cette fuite vers le dedans, au lieu d'une action ou d'une contre-
attaque dirigée vers le monde extérieur, ou bien d'une banale fuite loco-
motrice. Tout se passe bien comme si l'activité associative du patient, même
si elle est déjà très fine et différenciée, consistait en fait, sous l'impact du
message venu du dehors et marquant la disjonction identificatoire dont il
a été question, à s'éloigner du contact avec la « source » externe de ce
message disjonctif, pour orienter l'investissement au pôle opposé, en quête
d'un terme ou d'une source interne d'information ayant une fonction
de réassurance. On peut dire que le patient s'avise alors d'un coup de la
réalité interne de l'origine de la projection, et entreprend une nouvelle
régulation entre la réalité interne et la réalité externe.
Cet effet de renversement de sens ou de rebroussement de l'investissement
5. Bien décrites par Freud, en 1932, dans une approche que je reprends ici après M. Fain
et D. Braunschweig (1972).
442 Jean Guillaumin

à caractère de fuite est dû sans doute, de façon générale, au fait que le


dispositif psychanalytique restitue artificiellement les conditions d'une
impéritie motrice et d'une vulnérabilité sans décharge extérieure possible.
C'est bien là, on l'a souvent rappelé, une condition analogue à celle de
l'enfant au maillot, et, par ailleurs, à celle du rêveur. La régression topique,
à la recherche d'une organisation autoplastique interne, est introduite par
la règle même de l'exclusion des solutions actives alloplastiques, et la
remarque en est banale.
Mais le détail du mécanisme de l'effet, ici noté, du processus interpré-
tatif est, à mon sens, digne d'attention. Freud a décrit les deux « retour-
nements » et le « renversement sur la propre personne » (1915) comme des
mécanismes archaïques précédant l'aménagement de la topique, encore
impraticable, et palliant précisément l'impossibilité de fuir le danger sur le
mode locomoteur. Selon mon avis, le renversement de sens que j'appelle
« fuite en dedans », et que comporte le déclenchement, sur intervention
interprétative, du travail d'intériorisation associative correspond à un
moment intermédiaire entre le stade topique et le stade pré-topique distingués
par Freud. Une projection transférentielle sur l'analyste de l'Idéal du Moi
et du Surmoi archaïques, avec retournement et renversement, revient sur
le sujet et pénètre « dans » ce sujet par l'effet d'une dissociation entre
« renversement » et « retournement » : dissociation à laquelle se ramè-
nerait ce que j'ai dit plus haut du jeu combiné de l'identification et de la
désidentificationnarcissiques.
Ce que A. Green a nommé (1967) le « double retournement » ne se
maintient pas ici. Le partenaire extérieur (l'analyste) accepte les « retour-
nements » projectifs proprement dits et en même temps refuse le « ren-
versement » de son identité en celle du patient, opérant ainsi en lui la
différenciation et l'articulation entre une représentation de l'objet total
(« la personne propre ») comme telle d'une part, et la représentation
des fonctions partielles, et des diverses appartenances de cet objet d'autre
part. L'analyste conserve alors sa propre place dans la relation inter-
personnelle, et tout ensemble signale l'intervention en lui de la représen-
tation d'un tiers ou d'une différence, qu'il « retourne » au patient. C'est
ce « tiers » que le patient reçoit, ainsi désétayé pour lui, comme persécuteur
et qu'il fuit dans ses chaînes associatives, pour se réétayer sur le fond de
sa psyché en le liant par le moyen des traces retrouvées des pensées naguère
omises en dedans, qui lui reviennent ainsi menaçantes du dehors.
La dimension persécutrice résulte finalement du surgissement d'une
représentation inconsciente — renvoyée en creux par l'énoncé de l'ana-
lyste — de l'irreprésenté du manque interne et de la dépendance à ce qui
Pour un non-dit, pour un ouï-dire 443

est refusé ; et l'effet de placage terrifiant sur la violence de la réalité externe


s'ensuit. Celle-ci (à cause du défaut de contrôle perceptif sur l'analyste)
devient dès lors plus redoutable que la réalité interne, vers laquelle
l'investissement s'enfonce en application directe du principe du plaisir, à la
recherche d'une solution à moindre tension et à moindre risque.
Que cet effet dépende de l'aménagement interprétatif de la parole par
le jeu des énoncés et des silences de l'analyste nous ramène aux sources
et à la fonction première du langage, essentiel dans l'analyse. On pourrait
dire — métaphore guerrière d'un genre cher à Freud, et ici modernisé —
qu'il s'agit du pouvoir d'impact d'une sorte de « charge creuse » de
parole, dotée d'une pénétration particulière dans le Soi du patient. Cette
sorte de « charge creuse » signale une place vide (ou faussement remplie)
qui institue l'équivalent d'une hallucination négative appelant apparition,
en hallucination positive, et contrôle des représentations d'objet, en tant
que véhiculées par les mots sur le fond du silence, ou par le silence sur le
fond sonore des mots d'accompagnement6. Le langage fonctionne à la
limite du Moi comme un compromis plus ou moins stable, et bi-face.
Aux bornes de l'appareil psychique du patient, il véhicule le négatif d'un
« entendu » extérieur qui a une affinité avec quelque chose d'inouï ou
d'innommé de l'intérieur. C'est ce quelque chose, « illégitimement » tapi
dans le Soi, qu'inquiète et débusque l'intervention de l'analyste.
On remarquera que cette dernière formulation est compatible avec
l'idée — un peu mystérieuse aux yeux de beaucoup — que Freud s'est
finalement forgée des rapports du Surmoi avec la sphère acoustique.
Sensorialité à la fois très complexe (et donc favorable aux constructions
fantasmatiques), et très précoce eu égard à la maturation nerveuse des
capacités représentatives, l'ouïe, en circuit avec la voix, participe du dehors
et du dedans, et osmose l'enfant au monde extérieur presque autant que
l'odorat ou le tact, plus en tout cas que la vision, qui sert mieux les fins de la
maîtrise, comme il apparaît bien dans les rêves.
On se rappelle que Freud, dans l'Esquisse, a d'emblée soutenu à
la fois :
/ Que les régulations qui organisent la capacité rétentive de l'appareil
1
psychique (« neurones Psi » formant un Moi embryonnaire, doté d'un

6. Dans la clinique, ce qu'on peut appeler l'effet de choc interprétatif tient le plus souvent
à un presque rien (pour un oui ou pour un non...), à une petite dissonance, entre la lettre
(ou la forme) et le sens (ou le fond) dont la lettre se prétend porteuse (cf. ma note p. 438). De
la nature et de la fonction du « silence » comme tel et de la « parole » dans la cure, on com-
prendra, par toute ma conception de l'interprétation et de son rapport à l'élaboration, que
ce que je pense n'est sans doute pas incompatible avec les vues exprimées par A. Green sur
Le silence de l'analyste, en 1979.
444 Jean Guillaumin

investissement d'ensemble capable de dévier la décharge des excitations


qui en subissent latéralement l'influence) requièrent l'usage de la sen-
sorialité perceptive, laquelle comporte des rythmes et des seuils bien
définis;
2 / Que la dépendance extrême du jeune humain à l'égard d'une aide
extérieure, longtemps après sa naissance, le place sous ce rapport dans une
situation d'inachèvement exigeant un guidage, une régulation externe, ce
qui est, dit-il, « la source de tous les sentiments moraux supérieurs ».

En clair : la quête de l'idéalité et la recherche de la transcendance vont


exprimer les inéluctables, indispensables « besoins » dont la demande se
répète dans les profondeurs narcissiques de l'homme, en sous-main (et à
l'occasion même) de la construction de la personnalité « autonome »
et de l'exercice des liens objectaux.
Or, nous savons mieux encore que Freud, aujourd'hui, que le babil de
l'enfant, relayé, repris, par la mère, sans compter les bruits de la vie intra-
utérine et d'autres stimuli corporels sonores, constituent le « bain de sons »,
« l'enveloppe sonore » (R. Gori, D. Anzieu) du premier développement.
A une époque où les autres « compétences », malgré tout ce qu'on a cru
pouvoir en dire ces dernières années, sont très stéréotypées et limitées,
les compétences proprement phonologiques du nourrisson sont immenses
et le guidage écholalique et sémantique maternel devra les réduire beaucoup
pour les rendre aptes à l'usage social du langage. On peut certainement
admettre que le langage restera à jamais marqué de cette manière d'osmose,
en « Moi-Idéal », dû aux jeux sonores avec l' « Objet » maternel, et que
l'entrée d'une loi, celle d'un « tiers » (paternel) organisateur dans
l' « inceste » osmotique sonore, où bouche et oreille sont vécues comme
quasi interchangeables entre mère et enfant, demeurera la matière d'un
désir inconscient permanent de déni ou de transgression régressive, en
dépit des bénéfices apportés par le pouvoir pratique attaché à l'acquisition
d'un parler étendu à plusieurs partenaires possibles.
Le travail interprétatif de l'analyste, parlant derrière le patient immo-
bile, s'inscrit bien, dans ces conditions, dans la sphère idéale-surmoïque
originaire, prothèse ou excroissance transgressive des limites du Moi, que
figure le schéma connu de Freud et qui ne peut s'arrondir, se refermer
totalement, monadiquement sur lui-même. Si l'analyste énonce une diffé-
rence qui menace le Moi de coupure ou de perte de son indispensable
double-prothétique, il devient aussitôt redoutable aux frontières mêmes de
la psyché. On peut postuler que cette dynamique est constamment et struc-
turellement présente dans la cure analytique, et que c'est finalement la
Pour un non-dit, pour un ouï-dire 445

terreur inconsciente d'une scissure mortelle du Soi renvoyant à l'impotence


première qui déclenche la fuite interne à la recherche des traces d'un tiers
à la fois opposable au monde externe, et restituant une meilleure homologie
narcissique avec cet autre-Soi, dont la parole est non seulement celle d'un
double, mais aussi celle d'un double doté d'un pouvoir dédoublant. Comme
celle, mystérieuse, de la Pythie delphique énonçant l'oracle dans le lieu
obscur, la bouche d'ombre d'Apollon — ombilic, anus ou vagin du
monde — et obligeant le consultant à chercher en lui-même le sens d'un
propos sensé et insensé, d'être libre de tout autre cadre et de toute antici-
pation convenue. La « terreur sacrée » inspirée par le divin et le numinal,
revenus ainsi du dehors, amenait le dévot consultant, la fragile enveloppe
verbale du Moi étant menacée de rupture, à intérioriser le lieu de son
rapport avec l'irreprésenté et l'inachevé des limites entre le Soi et l'Objet
obscur du désir, représentant de la « transcendance » du psychique à
lui-même, pour reprendre un terme, de Jean Laplanche.
Je reviens maintenant à l'exergue que j'ai mise à ces notes : « C'est
quelqu'un dont il faut se méfier... » Dans la pièce de N. Sarraute dont ces
remarques sont parties, passion et violence surgissent d'un malentendu,
charge creuse de mots, figurée par les points de suspension dans le
« c'est bien... ça », entre les deux amis. Alors l'écart du non-dit prend
une force de déliaison énorme, fantas(ma)tique, de n'être mesurable par
rien d'autre que par l'arbitraire des pensées individuelles, échappées des
miroirs narcissiques verbaux dont nous nous clôturons, tout en nous
suturant à autrui. Déçues chacune de se découvrir différentes en quelque
chose, ces pensées réclament toutes deux la reconnaissance inconditionnelle
de l'autre. Tandis que l'appel à témoin, la recherche d'un jugement social
opposable à la rage narcissique et aux preuves réalistes externes montrent
le double échec dans la pièce du processus d'intériorisation, qui n'a
d'issue que d'osciller entre l'absence de sens et la projection.
Dans le dispositif de l'analyse, c'est de ce face à face égalitaire « idéal »,
qui rétablirait, en déboutant les deux partenaires, l'emprise de la censure et
la mise en sommeil du deuil de la différence, que les protagonistes sont
contraints par définition de se passer. La différence positionnelle ainsi
maintenue rétablit la parole de l'analyste au lieu originel du langage, qui
est d'énoncer à la limite du Moi du patient l'absence de quelque chose
qui manque à l'intérieur de lui 7.

7. Et qui ne lui revient, d'ailleurs, dans l'interprétation (per via di riservare) que d'avoir
été par l'analyste, éprouvé manquant dans sa propre écoute, sous les espèces par exemple,
d'un défaut de comprendre, d'un léger trouble de la pensée, d'un affect ou d'un sentiment
de bizarrerie.
446 « Il paraît très amical... et puis, paf ! Pour un oui ou pour un non,
Jean Guillaumin

on ne le revoit plus! » C'est bien ce que le patient pense inconsciemment


de l'interprète qui se dérobe en quelque sorte à sa fonction d'enveloppe8.
« Pour un maudit mot dit, songera-t-il, pour un nom lâché ou retenu,
pour un maldit ou un mal ouï, adieu, je t'ai vu : voilà rompue l'alliance
narcissique idéale, censée compléter toute incomplétude. » C'est aussi ce
que l'analyste est en droit de comprendre du patient quand, en un instant,
pour un ouï-dire, pour un non-dit, il s'interdit de parole et s'enfonce en
profondeur dans sa propre psyché, à la recherche d'une restauration
plus fiable de l'unité du Soi, brisée par la levée d'un coin du voile de la
séduction transféro-contre-transférentielle.
Mais sans doute, ce dialogue en ruptures oscillantes à propos du tiers
absent, qui fournit l'énergie de la pensée (cf. A. Green, Le discours vivant,
PUF, 1973), est essentiel à tout langage, à toute parole, quoique discrètement
caché dans les conduites humaines par le désir homosexuel sublimé qui
lie entre eux les membres des groupes sociaux. Le dispositif analytique
n'aurait pas alors d'autre originalité que d'en réorganiser et d'en intensifier,
sous la garantie du cadre, les conditions premières, en en restituant la
violence originelle en vue de la régression du Moi vers les traces incons-
cientes du langage oublié. Le théâtre de la cure agirait dans le même sens
que celui de la scène : microcosme décapant, qui révèle les dénis de la
parole et l'appelle à assurer son fondement dans une moindre dépendance
aux doubles idéaux du Moi.

Pr Jean GUILLAUMIN
Les Erables
Parc de la Chênaie
5, chemin Bastero
69350 La Mulatière

8. J'ai employé ce terme au sens d'Anzieu. Je renvoie aussi à mon travail sur « les enve-
loppes psychiquesde l'analyste » dans le collectifD. Anzieu et coll., Les enveloppes psychiques,
Paris, Dunod, 1987 (à paraître), et à mon livre Entre blessure et cicatrice, le destin du négatif
dans la psychanalyse, Paris, Champ Vallon, PUF, 1987, 220 pages.
Augustin JEANNEAU
(SPP, Paris)

PRÉCOCITÉS DE LA SIGNIFIANCE

Pour qui a eu la chance de travailler avec Pierre Luquet, ce n'est pas


assez de dire tout ce que l'excellent rapport qu'il nous propose éveille de
mouvements associatifs. Illustrant exactement le thème de son étude, sa
lecture nous porte en effet, et nous conduit tout à la fois ; c'est-à-dire qu'à
l'évocation tout affective du climat des discussions, soirées et séminaires,
se mêle le souvenir des exemples cliniques qui lui viennent à l'esprit avec
une spontanéité hallucinatoire dont il a le secret, dans une succession de
retraits et de redéploiements qui maintient sa pensée sur les différentes
portées d'une même ligne mélodique. Car il y a une pensée Pierre Luquet,
qui est aussi une manière de penser et ne pouvait mieux faire que de porter
sur la pensée.
Stimulé par toutes les raisons amicales nous incitant à partager sa
réflexion, choisissant dans une nomination consciente un point parmi
de nombreux autres, relâchant la tension, tâtonnant entre la rêverie et
quelque laborieuseopération progressive, saisissant un mot dans l'indécision
de l'image et de la syntaxe toujours prête, par quelle poussée se
retrouve-t-on en train d'écrire dans le double souci de limiter ce qu'on
veut dire et d'en étendre le sens, de posséder ce qui échappe et de le
communiquer ? Et voulant nous approcher encore de ce qu'il en est de cet
échange insaisissable entre les mots et les choses, de ce que ni l'exactitude
des uns ni la précision des autres ne peuvent isolément nous dire ou nous
montrer, c'est à l'endroit de la pensée métaconsciente, si bien située par
l'auteur au carrefour de toutes les dynamiques, que dans la perspective la
plus large et toute la complexité des variations de niveaux, nous tâcherons
de comprendre quelle nécessité mutuelle, quelle instabilité réciproque
viennent animer ce que, pour mieux penser, le langage, dans une indivision
toujours en question, nous donne à voir et à entendre.
Que se veulent donc, en effet, le fantasme et la parole ? Qu'ils soient
nés d'une même situation matricielle, que la mère donne la fraîcheur de
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
448 Augustin Jeanneau

l'instant aux millénaires contenus dans la langue qu'elle parle à son enfant,
que la nomination apporte aux objets l'existence qui leur manquait,
pourquoi la vie pulsionnelle et l'expression verbale, une fois qu'elles se
sont rencontrées, ne peuvent-elles plus alors se séparer sans annuler d'un
même coup toute véritable vie mentale? Car rien ne manque de ce qui a
précédé le langage à tout instant de la vie psychique, mais rien de ce passé
ne suffira plus à l'assurer. Nul doute que le soulèvement primaire des temps
hallucinatoires, l'immédiateté polysensorielle et totale du plaisir sans détail
soutiennent les profondeurs de la mentalisation la plus fine, mais « le
pictogramme » initial a-t-il d'autre pouvoir, à rester en l'état, que d'obturer
le vide du déficit confusionnel ? La vie métaprimaire qui donnera place et
mouvement aux objets définis, dont P. Luquet dit, en effet, qu'une fois le
langage apparu, nous ne la connaîtrons plus, cette vie d'un autre âge
ou d'une autre espèce, ne nous est plus donnée que dans l'étrangeté de
l'absence verbale inopinée; transposition nostalgique, esthétique ou comique
d'un film muet ou d'une histoire sans paroles, activité sensorio-motrice
de l'animal pas tout à fait imaginable; et ce qui n'est pas dit dans le rêve,
il faut ensuite qu'on le raconte. A l'autre bout, la formulation verbale
la plus abstraite nous arrive d'une longue histoire jamais morte, même s'il
s'agit de l'éviter, et la parole qui tourne à vide ne le fait pas non plus
sans raison pulsionnelle. Il n'y a pas de pensée du dehors.
Mais d'une extrémité à l'autre, aucune liaison, à cette distance, ne
permet de faire une pensée. Le mot, parfois, saisit tout l'être dans une
explosion esthésique qui donne à la sensation la proximité vécue aux dépens
du représentable. Entendons-nous dire qu'il fait froid que le sang se glace
dans nos veines ; toute distance abolie, l'abîme nous jette dans le vide sitôt
qu'on a prononcé son nom. Expériences mescaliniques où « le cadenas du
mot a joué », nous dit Henri Michaux. Pas loin non plus de cette manière
hystérique actualisant le mot en plein corps, l'obsession s'empare de lui
dans une convulsion jaculatoire, qui le répète comme une action demeurée
à l'intérieur, tirant son pouvoir magique des puissances de la rétention et
d'une isolation ainsi contraire à toute pensée.
Si le fantasme et la parole doivent pourtant se rapprocher et s'unir
dans le jeu vivant de la pensée, c'est pour autant que, dans un renvoi
réciproque, le vu et l'entendu se retrouvent au travers des virtualités de la
signifiance.
Et celle-ci est déjà proche quand l'objet vu se détache et se montre,
existant à peine encore, mais tout prêt à disparaître ou à se faire différent,
transportant avec lui ce plaisir ou ce déplaisir des diversités senties dans
une situation reconnue. Condition de la satisfaction devenue objet de satis-
Précocités de la signifiance 449

faction, ayant ainsi furtivement fait signe au signe. Mais dans ce nouveau
monde objectai, le symbole risquera de n'être à jamais que déplacement
pulsionnel, si l'entendu ne venait y apporter les tonalités signifiantes de
l'absence.
C'est que le vu et l'entendu vont entrer dans une complicité qu'ignorent
les autres impressions. Tout va se passer dans l'espace où se perd avec
l'étendue la qualité subjective du protopathique, des sensations qui tiennent
au corps, lesquelles garderont leurs droits, grâce à une kinesthésie qui s'en
fera l'intermédiaire, et dont les premières tensions deviendront plus tard le
mouvement vers l'objet, sans non plus lâcher le langage, s'affinant jusqu'à
l'image verbale motrice, dernier et indispensable appui, selon Freud, de la
pensée la plus abstraite.
Toujours est-il que ce qui se voit, aussi bien que ce qui s'entend, se
défait des proximités du ressenti intérieur, prend de la distance et s'inscrit
dans un ailleurs insoupçonné, dans cet espace qui n'est d'abord que manque
avant d'être le vide. Le vu y apparaît dans sa forme, ses limites et sa diffé-
rence, porteur des attentes corporelles, qu'il promet sans toujours tenir,
s'effaçant inopinément, sans espoir de réminiscence, si aucun indice ne
permet jamais de négocier l'alternance de la détresse et de la plénitude.
Or l'entendu qui s'isole est tout autant démuni des plaisirs intérieurs;
et tout aussi informe que ces derniers, plus sensible à l'intensité qu'à
une vague localisation sans orientation possible, il ne peut rien vecto-
riser d'une réaction tonique qui ne soit le fait de ses échanges avec
le vu.
Mais si celui-ci lui apporte le sens et la direction de ses formes, l'entendu
le lui rendra à l'infini. Tout s'éteint, mais qui se tient là entre présence et
possible, grâce à la manifestation, sans substance ni épaisseur, du son qui
non seulement l'annonce, mais' étant l'objet sans l'être, le désigne dans son
absence? Le bruit du biberon qu'on remplit pas loin de moi, les pas de
Maman, la voilà! dans sa pauvreté, l'entendu accède à la noblesse du signe.
Il n'est rien, mais il sait tout. Il représente.
Mais les choses vont plus vite encore pour le petit d'homme ; savait-on
que le plaisir parle? Cela ne suffit pas de prendre en compte la réponse
maternelle qui fait bientôt du cri indifférencié un appel, le bruit que
l'enfant produit, l'écho qui lui revient, le jeu qui s'installe avec la place de
chacun; car l'environnement sonore du holding et de l'affection est
d'emblée fait de paroles, et avant même que l'enfant puisse en comprendre
le contenu, la syntaxe soutient l'élan amoureux des mots qui lui sont
destinés, et devançant ce qu'il peut en faire, la mère rêve de lui faire
partager tout ce qu'elle voit en parlant. Le schizophrène aura manqué
RFP — 15
450 Augustin Jeanneau

qu'on lui désigne autre chose qu'un discours qui n'est pas pour lui et
l'envahit comme une chose impensable.
L'intention signifiante et la poussée vers l'objet marcheront ainsi d'un
même pas. La nomination tient à sa place un monde extérieur inquiétant
qu'elle peut, par la magie du mot, aussi bien faire apparaître. Mais
davantage que son emprise, elle étend de proche en proche la connais-
sance qui introjecte le dehors à la manière ferenczienne, soutenue par la
reconnaissance de soi dans l'attentif encouragement de l'entourage : ça
c'est moi; le ba-teau... et la répétition identificatoire atteindra les horizons
du possible quand l'article devenu indéfini fera du nom une qualité
transportable.
Tout est ainsi préparé de longue date pour que le penseur, un jour,
s'immobilise, attentif à la haute tension intérieure qui monte au fond de son
être. Il se concentre. Un fort investissement et un faible courant, disait
Freud dans l'Esquisse. Quelque chose qui se resserre entre l'image et le verbe,
mais pour accélérer la circulation qui, de l'une à l'autre, active l'échange
et étend la recherche.
Et ce qui se réduit, c'est sans doute, comme le dirait Ferenczi, la for-
midable économie énergétique que représente le langage. « L'action à
l'essai » freudienne qui dirige la pensée, sensible sur ses deux faces, tâtant les
choses au-dehors pour jauger ce qu'on en ressent au-dedans, ne se joue
plus alors à quelques pas de l'éclatement hallucinatoire, risquant toujours
d'être décevant ou défendu. Le langage rassemble les extraordinaires
virtualités de l'expression consciente, du terme juste qui définit la chose
exacte, sans la perdre pour autant dans la décharge de l'acte, mais avec la
discrétion figurative qui n'en retient que l'affect.
Et dans l'autre sens, circulant comme latéralement et à tâtons, il profite
encore de sa légèreté et de sa liquidité; activité inconsciente selon Freud,
travail de liaison, de « concaténation » (A. Green, J.-L. Donnet), qui
fait que le « non-sein » bionien, cette représentation d'absence de repré-
sentation, n'est pas la catastrophe du vide, mais cette animation syntaxique
intérieure, la silencieuse agitation prononciatoire qui remplit l'être des
phrases non dites et des mots qu'on ne sait pas, anxiété du verbe à peine
sensible, suffisante à attirer tout ce qui bouge à son contact, de fantasmes
toujours prêts à surgir, liés entre eux à l'ancienne mode, mais d'une
vivante actualité.
Et c'est là qu'on ne sait plus bien ce qu'il en est du verbe ou de l'image,
des « sous-jacents de la parole » dirait P. Luquet, dans ces régions
d'inconnues, où il nous a bien montré que se fait l'essentiel de la pensée
intuitive dont nous ne percevons qu'une étroite découpe. Peut-être nous
Précocités de la signifiance 451

suffit-il d'imaginer que tout se tient dans cet état, essentiellement transitoire,
de passage de l'une à l'autre forme, de transformation réciproque, qui
permet au langage de ne pas se prendre au piège d'une précision sans vie,
et au fantasme de contenir toute violente réalisation.
Et si l'on peut dire que le mot et la chose, dans cette affaire, se représ
sentent mutuellement, c'est qu'ils se tiennent l'un et l'autre dans les région-
de la représentation. Car non seulement nous avons vu que le signe lan-
gagier naît avec la vie pulsionnelle, celle-ci trouvant à son tour dans les
mots son expression la plus conforme, mais dans ce renvoi mutuel des
contiguïtés, de l'image au verbe qui la « reverse à l'univers », rien de ce
qui prend forme ou se dit ne reste égal à ce qu'il est, comme l'entendu
était très tôt autre chose que lui-même. Les résonances harmoniques de
l'expression poétique solliciteront du lecteur les complicités esthétiques
des sous-entendus secrets. La réflexion exige l'effort que l'on connaît,
pour nous tenir à la fine pointe, jamais atteinte, de la pensée théorique.
Mais cette mise en tension de la signifiance emprunte au fond le mieux
partagé de la nature humaine, sauf à être psychotique, en s'inspirant de
cet ailleurs toujours présent, de l'espace laissé par tout ce qui se dit ou fait
et qui s'y loge sans le remplir, la référence échappée de la nécessité.
Pour tout dire, la vie psychique; cette distance virtuelle aux choses et à
soi-même et dont il m'a semblé que la pensée métaconsciente, décrite
par P. Luquet, était l'endroit sensible et le point d'animation, des simpli-
cités quotidiennes aux finesses de l'abstraction.
Et s'il faut revenir à Freud, et puisque les mots ont un sens, on s'étonne
moins qu'ils soient donnés comme nécessaires à la conscience par la
métapsychologie, car en prenant exactement ceux que Freud a utilisés,
c'est bien la représentation de mot qui s'ajoute à la représentation de chose.
Ni la chose vue, ni le mot dit ne peuvent, en s'ajoutant, faire accéder à la
conscience ce qui peut aussi bien rester action aveugle et violence verbale
insensée, car la conscience est ce surplus d'investissement qui permet le
recul, afin que le délai de l'acte et l'énoncé de la phrase deviennent
l'éprouvé de l'affect et la perception de l'objet.

Dr Augustin JEANNEAU
19, La Roseraie
108, avenue de Paris
78000 Versailles
Pearl LOMBARD
(SPP, Paris)

UN GIGOLET S.V.P.

« Je ne sais pas parler, je n'ai jamais de mots pour le dire, les mots qui
me viennent ne sont jamais ceux que je voudrais, j'ai si peu de vocabulaire. »
Ainsi s'exprimait Anne, pour la nième fois, lors d'une séance de sa
troisième année d'analyse.
J'avais appris la mort de son père après une longue agonie : Anne
n'en avait éprouvé aucun chagrin, ce qui l'avait tout de même étonnée,
d'autant plus qu'elle l'avait veillé jusqu'à sa dernière heure sans pouvoir
le quitter une seule minute.
Et voici qu'aujourd'hui elle ajoute : « Je vais vous donner un exemple
de mon incapacité à parler. L'autre jour, au restaurant, où je déjeune
régulièrement avec Jean (son compagnon, contemporain de son père), je
veux commander du gigot avec des flageolets; vous ne devineriez jamais ce
que j'ai dit : "Un gigolet SVP." J'ai honte, je ne sais pas m'exprimer,
je n'ai pas obtenu mon certificat d'études, depuis j'ai passé le bac et
même continué encore, mais mon langage reste pauvre, si pauvre. »
Ce « gigolet » lancé comme un défi au maître d'hôtel et à l'analyste
déclenche en celui-ci une véritable tempête; se présentent à lui :

— une série de mots : gigot, gigolo, gigolette, flageolets, flatulence, flatté;


— une série de sons : bruits de verres, d'assiettes, de couteaux et
fourchettes. Les notes de cette vieille chanson totalement oubliée et qui
disait quelque part : « je serai ta gigolette » ;
— un mélange d'odeurs : gigot rôti, ail, beurre cuit;
— une série d'images : une cuisine claire (la mère d'Anne est au dire
de sa fille une excellente cuisinière), une salle de restaurant, une table,
un couple.
Quelque chose dans l'intonation d'Anne, surchargée d'émotion, a donné
au « mot » cet impact suscitant toutes ces représentations de mots et de
choses. Sorti du Pcs l'affect a franchi la barrière ; la « pensée méta-
primaire » selon la terminologie de Pierre Luquet s'est ouvert une voie
vers la pensée métaconsciente.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
454 Pearl Lombard

Pour Anne son père était un vrai gigolo : habillé à la dernière mode,
avec des chaussures noires l'hiver, des chaussures noires et blanches l'été,
arborant un panama pour se protéger du soleil, il avait fière allure lorsqu'il
arpentait la promenade des Anglais. Anne l'admirait, il était si beau, et le
détestait, il était si égoïste. Pourtant aujourd'hui surgit, aussi brusquement
que ce « gigolet », une scène de tendresse entre père et fille.
Anne a 12 ans, debout devant un miroir, en chemise de nuit, elle brosse
lentement ses longs cheveux noirs, elle aperçoit le reflet de son père qui
la regarde. Une fois au lit, elle l'appelle, et lui demande de l'embrasser.
Pour la première fois Anne peut reconnaître ses émois et son amour.
Le mot GIGOLET consciemment condense gigot et flageolet ; par son
assonance il ne peut dans le contexte qu'évoquer gigolo, c'est-à-dire pour
Anne, sous une forme déguisée, son père.
Gigot faisait aussi référence à la mère dans un double registre : mère
qui sait préparer de si bonnes choses à manger, mais si détestable parce
qu'elle a de grosses cuisses, « véritables gigots » dont Anne a hérité et
se plaint. Les flageolets, au goût si intense et qui peuvent dans certains
cas être aussi doux et moelleux que du velours, ne peuvent qu'être associés
aux flatulences et en particulier, pour Anne, ils contiennent l'absence de
retenue de ce père particulièrement excitant par ses pets bruyants, répétés,
ses rots sonores, et son parfum (identique soi-dit en passant à celui de
l'analyste).
Gigolette appartient à l'analyste. En son Pcs les liens entre représentation
de mots et représentation de choses se sont faits à partir des traces mnésiques
du discours continu de la patiente.
Il me semble possible de dire avec Pierre Luquet :
« Il n'est que trop évident que la pensée métaconsciente est l'élaboration
de la pensée métraprimaire du système Pcs et qu'elle constitue avec elle
un complexe... Le passage de la pensée métaconsciente à la pensée verbale
est constituant de la censure verbale. La seconde censure (la première entre
système les et système Pcs est réalisée par l'union du refoulement primaire
et du refoulement secondaire. »)
L'histoire du Gigolet est à rapprocher du bel exemple de Michel Ody :
Daniel « Lorsque je (Michel Ody) lui demandai ce qui pourrait surgir
comme image sur l'écran de l'ordinateur : « Oh... eh bien, par exemple...
un pissenlit. »
Merci à nos deux rapporteurs de leur apport si riche.

Dr Pearl LOMBARD
175, rue de la Pompe
75116 Paris
Ruth MENAHEM
(SPP, Paris)

LE NOM DE LA ROSE

Stat rosa pristina nomine nomina nuda tenemus.

La rose d'hier reste une rose de nom; nous ne connaissons que des
noms. S'il est vrai que le nom révèle l'essence des choses, dans le nom de
la rose se trouve la rose : rose idéale, originelle, primordiale. Derrière les
noms que préservent les livres, se conservent les choses. D'où le redou-
table pouvoir des bibliothèques. C'est là le sens du roman d'Umberto Eco,
contenu dans l'hexamètre latin qui clôt le livre.
Comment se nouent et se dénouent les liens entre les mots et les choses ?
Les choses sont-elles en quête de mots ou bien les mots sont-ils à l'affût de
choses pour leur donner corps? Quelles transformations s'opèrent au cours
de la liaison entre les mots et les choses? Comment expliquer qu'un tout
petit mot, un « nicht », une négation, renvoie à toute une chaîne de
motions inconscientes? « Ce n'est pas la mère... alors c'est la mère. »
Rosa, c'est ma mère.
On voit bien ces mouvements d'affect en quête de formes verbales dans
le cas de Jean rapporté par M. Ody. La représentation de mot métro
va cristalliser les investissements d'une multitude d'éléments mnésiques
éclatés. Son rôle de signifiant linguistique s'efface devant les multiples
liaisons avec des représentations de chose qui vont conduire au fantasme
de scène primitive. La rencontre de l'homme-pieuvre avec la machine à
laver (4e dessin de Jean) donne un contenu à ce fantasme originaire fixé
sur l'objet phobogène. En une formule condensée on pourrait dire : « Elle
l'ai métro. »
La complaisance du matériel linguistique chère à Freud, la magie du
verbe aussi qu'il évoque à plusieurs reprises, pourraient s'éclairer si on
connaissait mieux ces connexions (Verknüpfungen) multiples entre les mots
et les choses.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
456 J'aimerais montrer comment un mot de la langue. Verknüpfung,
Ruth Menahem

connexion1, peut devenir vecteur de la théorie. Le système des images


verbales fournit le lien entre la pratique de l'analyse, où la mise en mots
est à la fois procédure d'explication et de traitement, et d'autre part, la
théorie des relations entre conscient et inconscient. Les problèmes de la
mise en relation des représentations de mot avec les représentations de
chose seront élaborés par Freud depuis la monographie sur les aphasies
jusqu'à l'Abrégé, montrant la continuité théorique entre l'appareil de
langage et l'appareil psychique, ces deux systèmes imaginés pour rendre
compte d'une des idées centrales de la psychanalyse, pouvoir et devoir
combler les lacunes d'un certain contexte.
La Contribution à la conception des aphasies (1891) est bien l'acte de
conception de la psychanalyse. Si le français se prête à ce jeu de la polysémie,
l'allemand Auffassung résiste à une telle interprétation. Est-ce à dire que la
chose n'est plus vraie? Ne soulevons pas tout de suite le lièvre de la traduc-
tion qui est pourtant un corollaire direct de ces liens entre mots et choses,
pour revenir à ce texte sur les aphasies où Freud s'oppose radicalement
aux idées de son temps et inaugure une nouvelle ère dans l'histoire de la
science. Dans une lettre à Fliess (2 mai 1891) il en annonce la parution
prochaine : « J'y suis très insolent avec votre ami Wernicke, je croise le
fer avec Lichtheim et Grashey... j'égratigne même l'idole Meynert qui
trône "au firmament". »
L'argumentation serrée de Freud visant à remplacer le modèle des loca-
lisations cérébrales par un modèle fonctionnaliste est digne d'une enquête
policière où les faits tirés des cas publiés par les neurologues en renom,
viennent contredire leurs hypothèses pour étayer celles de Freud.
Ce qui nous intéresse aujourd'hui c'est le Sprachapparat, appareil de
langage2 figuré par le schéma psychologique d'une représentation de mot.
La notion de représentation d'objet (Objektvorstellung) y est produite pour
répondre à la question de savoir comment un mot acquiert sa signification :
c'est par sa connexion avec la représentation d'objet. La signification
n'est ni dans les objets, ni dans les mots, elle est à construire à travers les
réseaux de la signification, c'est-à-dire à travers la connexion de la repré-

1. Verknüpfung : rend l'idée de nouage ou boutonnage ; les nouvelles traductions proposen


connexion pour garder liaison en traduction de Bindung, Verbindung.
2. L'usage est de traduire Sprachapparatpar appareil de langage. J. Nassif propose appa-
reil à langage, car le langage est un effet du fonctionnement de cet appareil et non l'appareil
un instrument du langage, ce qui serait prendre le modèle pour la réalité. Par symétrie avec
l'appareil psychique on pourrait oser appareil langagier, ou encore, solution retenue ici, le
Seelenapparat devenant dans les nouvelles traductions appareil de l'âme, dire appareil de la
langue.
Le nom de la rose 457

sentation d'objet avec la représentation de mot. L'appareil de la langue


arrive à signifier dans la mesure où il produit un objet original, une
association particulière entre l'audible de la représentation de mot et le
visible de la représentation d'objet. Les associations visuelles représentent
l'objet, alors que le mot est représenté par son image acoustique. Le
complexe fermé des associations qui forment le mot est connecté au
complexe ouvert des représentations d'objet. Cette connexion est figurée
par un trait double sur le schéma et considérée comme la partie la plus
vulnérable de l'ensemble.
Ce schéma psychologique d'une représentation de mot permet à Freud
de décrire trois types d'aphasies :
— l'aphasie verbale qui se situe à l'intérieur du complexe de la représen-
tation de mot;
— l'aphasie asymbolique par rupture de la connexion entre représentation
de mot et représentation d'objet ;
— l'aphasie agnosique, perturbation entre l'objet et sa représentation.
Les concepts d'asymbolie et d'agnosie ainsi définis vont constituer
une possibilité incontournable pour la création du concept d'inconscient.
La découverte de la notion de représentation d'objet entrant en
connexion avec les représentations de mot, permet à Freud de disposer
d'une psychologie des représentations indépendante de la structure du
système nerveux, consistant en deux systèmes distincts qui possèdent un
code de combinaison indépendant aussi bien du corps que du monde.
Ces idées neuves, Freud les exprime dans le vocabulaire de la psycho-
logie académique de son époque. En particulier le terme « objet » est pris
au sens traditionnel en tant que corrélatif du sujet percevant et connaissant
et pourtant y pointe déjà la notion d'objet investi. Ces deux notions de
représentation de mot et de représentation d'objet vont acquérir par la
suite une signification métapsychologique, la première, structurée dans le
temps et attribuée au préconscient, la seconde, sous la dénomination
de représentation de chose3, attribuée à l'inconscient intemporel; les deux
étant également désignées comme traces mnésiques.
Le dualisme mot/chose est au centre des recherches sur l'aphasie
aussi bien que d'une théorie du psychisme. « Sans la connaissance et

3. En français on ne dispose que du seul mot « chose » pour rendre Ding, Sache, Gegen-
stand. Ce dernier terme désigne l'objet concret, matériel, alors que die Sache c'est la « chose »
en quête d'expression. Das Ding, considéré comme synonyme de Sache, s'en distingue pourtant
mais je ne trouve pas de mot pour rendre compte de cette nuance. Notons que Dingvorstellung
disparaît après Deuil et Mélancolie.
458
l'appréhension exactes (de l'étude sur l'aphasie), ni une compréhension
Ruth Menahem

historique, ni une compréhension herméneutique des doctrines freudiennes


ne sont possibles. » Nous pourrions ajouter à cette citation de Binswanger
(1936), ni une compréhension du fonctionnement du langage en psy-
chanalyse.
Freud n'a pas souhaité que sa monographie sur les aphasies figure
au nombre de ses oeuvres psychanalytiques. S'il a ainsi voulu marquer la
rupture épistémologique entre la science de son temps et ses propres
découvertes, il semble pourtant d'un grand intérêt d'en repérer les traces
dans ses écrits ultérieurs. On pourra ainsi illuminer rétrospectivementtoutes
les significations présentes dans ce schéma psychologique d'une représen-
tation de mot. Comme un rêve de début d'analyse dont le sens ne se
dévoilera que dans l'après-coup.
Il n'est pas question d'entreprendre une telle tâche dans le cadre de
cette communication, je vais me limiter à quelques exemples pour montrer
le passage de l'appareil de la langue à l'appareil de l'âme.
Dès l'Esquisse, Freud s'écarte de l'associationnisme classique en mettant
l'accent sur la structuration d'éléments arbitraires, ceci non en raison de
quelque absence intrinsèque de différenciation, mais du fait que chaque
élément ne possède de valeur informative que lorsqu'il se trouve défini
par ses relations avec les autres éléments. Quant au modèle de l'appareil
de l'âme, il sera repris dans L'interprétation des rêves.
La parole comme instrument thérapeutique est posé mais non expliqué
dans Le traitement psychique (1890). Le mot (das Wort) 4 est l'élément
essentiel du traitement de l'âme, c'est-à-dire du traitement à partir de
l'âme, précise Freud, avec des moyens qui agissent sur le psychisme de
l'homme.
Mais ce pouvoir des mots est un pouvoir magique, le langage de tous
les jours n'étant que de la magie édulcorée ; le but de la cure est de retrouver
l'ancienne magie des mots. Freud maintiendra cette opinion malgré toutes
les avancées de la psychanalyse, puisqu'on retrouve quasiment les mêmes
termes dans Die Laienanalyse de 1926. La magie des mots c'est l'inexpliqué
des connexions entre représentation de chose et de mot et aussi entre
appareil de la langue et appareil de l'âme.
L'interprétation des rêves introduit l'appareil de l'âme décrit comme un
système composite dont les différentes instances sont orientées du per-
ceptif vers la motilité. La question se pose de l'orientation de l'appareil

4. Le mot Wort est le singulier unique de deux formes plurielles : Wörter qui se réfère aux
vocables stricto sensu et Worte qui connote plutôt la parole ou le verbe (lm Anfang war das
Wort).
Le nom de la rose 459

de la langue : du mot vers la chose ou l'inverse ? Si, pour Lacan c'est


toujours le mot qui est en quête de « choses », je pense que la liberté
de circulation dans les deux sens, figurée par le double trait unissant
la représentation de mot à la représentation de chose dans le traité sur
l'aphasie, est nécessaire pour un fonctionnement psychique normal. La
rupture d'un des liens ou des deux signant un processus pathologique.
Toutes les fausses connexions (falsche Verknüpfungen) dans les para-
phasies, les lapsus et aussi dans le transfert peuvent s'interpréter comme
distorsions dans les relations mots/choses. Le jeu entre les mots et les
motions pulsionnelles dans « le mot d'esprit », se situe aussi dans les
possibilités de nouages multiples : chercher des significations identiques
derrière des sons semblables, diriger son attention sur le son au lieu du
sens, laisser la signification acoustique du mot apparaître à la place de
sa signification conférée par ses relations aux représentations de chose
(ici Dingvorstellungen). Sans oublier la prime de plaisir que procure ce jeu
avec les mots, la maîtrise verbale étant source de jouissance.
C'est seulement dix ans plus tard que seront conceptualisées ces
connexions. « La représentation consciente d'objet se décompose en
représentation de mot et en représentation de chose (Sachvorstellung).
Celle-ci consiste dans l'investissement non point des images mnésiques
directes des choses, mais des traces mnésiques plus éloignées et qui en sont
dérivées. » C'est la traduction en mots qui permet une organisation psychique
plus élevée, celle des processus secondaires. C'est elle qui est refusée dans le
refoulement. Ainsi est mis en place le système inconscient/préconscient/
conscient en liaison avec la verbalisation (L'Inconscient).
La différence entre le travail du rêve et la schizophrénie est conçue
en termes de liberté de circulation entre les investissements de mot et de chose
dans le rêve et de leur blocage dans la schizophrénie (Compl. métapsychol.).
La seconde topique ne vient pas modifier les rapports entre représen-
tation consciente et représentation inconsciente : la connexion avec des
représentations de mot caractérise la représentation préconsciente même
si cela ne suffit pas à la définir. L'importance accordée au mot entendu
(par exemple dans la formation du Surmoi) est tout à fait dans la ligne du
schéma de l'aphasie où le mot est relié par son pôle acoustique au pôle
visuel de la représentation de chose. Le rôle des représentations de mot
est clairement défini : par leur intermédiaire, les processus de pensées
internes sont transformés en perceptions.
Terminons ce rapide tour d'horizon freudien par l'Abrégé : le rapport
des instances et des qualités psychiques avec le langage y sont précisés. Le
langage, de même que la vie psychique sont la fonction d'un appareil (de
460 Ruth Menahem

la langue ou de l'âme). La qualité de conscience (Bewusstwerden) est en


connexion avec les perceptions. Les processus internes peuvent devenir
qualitativement conscients grâce au travail de la fonction de la parole.
Le préconscient par son accès à la conscience et aussi par ses connexions
avec les restes verbaux représente le lieu de rencontre de toutes ces
connexions.
L'appareil de la langue se retrouve en filigrane dans toute la théorisation
freudienne. Mais les rapports entre l'appareil de la langue et appareil de
l'âme seront différemment interprétés.
La position de Freud a toujours été clairement énoncée comme liant
la verbalisation à la prise de conscience. C'est pourquoi la position laca-
nienne (selon J. Nassif) qui affirme que « c'est parce que cet appareil (de
la langue) concerne le langage qu'il a pu fonctionner comme modèle pour
interpréter le domaine de l'inconscient », est irrecevable.
Il est nécessaire d'envisager les processus de transformation qui vont
de la parole à la pulsion et de la pulsion à la parole. Le langage dans
la psychanalyse d'A. Green pose ces questions pour rendre compte aussi
bien de la vérité de la théorie psychanalytique que de l'efficacité de sa
pratique. Pour lui, le travail de l'appareil psychique porte sur les pulsions
et celui de l'appareil de langage sur les représentations. Pour faire le lien
entre les deux appareils, sont postulés des processus tertiaires. La mise
en activité de la double représentance, de la double référence et de la
double signifiance rend compte des modalités de liaison, déliaison et
reliaison. La fonction du cadre étant la transformation de l'appareil psy-
chique en appareil de langage et inversement.
Théorie séduisante mais, pour ma part, je n'arrive pas à séparer aussi
clairement ces deux appareils, sous peine de réalisme. L'appareil de l'âme
n'a pas d'existence sans l'appareil de la langue : ce sont deux états de
la conceptualisation freudienne et non deux machines fonctionnant en
alternance.
Comme dans la Genèse il aura fallu deux temps : un premier temps pour
que s'accomplisse la genèse des choses par celle de la parole et un deuxième
temps de dénomination des oeuvres de la création. Alors, en ces temps-là
les mots disaient les choses de la même façon pour tout le monde. « Et
c'est toute la terre, une seule lèvre, d'uniques paroles ». (La Bible ; trad.
A. Chouraqui). C'est contre cette langue de bois, sans double sens, sans
polysémie, que se sont révoltés les fils de Shem et nous devons leur rendre
grâce de nous avoir redonné la saveur des mots, leur créativité.
La « chose » se présente d'abord par l'intermédiaire de l'affect ; le mot
va lui donner un autre mode d'existence, mais cette rencontre ne sera
Le nom de la rose 461

jamais vraiment réalisée car la barrière du refoulement n'est jamais abolie.


Il y aura toujours un reste intraduisible. Dans cette opération, chacun va
introduire quelque chose de plus, sa griffe liée aux possibilités d'investis-
sement. Chaque parole devient alors une création, une oeuvre d'art.
Le mot et la chose renvoient à deux modes de représentance, indépen-
dants, mais qui cherchent à s'unir. On pourrait ici citer Schiller :
« Que la langue soit pour toi ce qu'est le corps pour les amants; lui
seul sépare et réunit les êtres5. »
Le désir de dire, la chose et le mot en quête l'un de l'autre c'est bien
l'image d'une scène primitive, chargée d'amour et de violence et marquée
du sceau du manque. Quand il n'y a ni désir, ni manque, c'est la langue
de bois qui ressemble à une scène primitive de fécondation in vitro.

Mme Ruth MENAHEM


1, rue Andrieux
75008 Paris

5. « Lass die Sprache dir sein, was der Kôrper den Liebenden ; er nur ists, der die Wesen
trennt und der die Wesen vereint. »
Luisa de URTUBEY
(SPP, Paris)

DITES TOUT CE QUI VOUS PASSE


PAR LA TÊTE,
TOUT COMME CELA VOUS VIENT
ET DANS LA LANGUE
OÙ CELA VOUS VIENT

Freud analysait dans au moins deux langues — l'allemand, évidemment,


et l'anglais. Dès les débuts de sa célébrité, il reçoit des « étudiants »
américains et anglais. Quelques-uns, Wortis, par exemple, parlaient l'alle-
mand — dans l'ouvrage où il fait le récit de son analyse avec Freud,
il cite en allemand de nombreuses phrases de celui-ci1. C'était naturelle-
ment aussi le cas du couple Strachey, les célèbres traducteurs. Dans une
lettre à Laforgue, qui lui recommande Marie Bonaparte pour une analyse,
Freud dit : « Une... condition serait que la princesse parlât allemand
ou anglais. Je ne me fie plus à mon français depuis longtemps. »2 La cure
de Hilda Doolittle semble bien s'être déroulée en anglais, car, lui écrivant
peu de temps après leur séparation, il lui dit « Pardonnez-moi de vous écrire
en anglais... je ne parviens pas à me rappeler jusqu'à quel point je puis
faire confiance à votre connaissance de l'allemand. »3
Donc, le maître analysait dans au moins deux langues. Il en parlait
trois autres : le français, assez bien pour avoir traduit plusieurs ouvrages en
allemand et avoir écrit directement en 1895 « Obsessions et phobies »4 ;
l'italien, grâce probablement à ses nombreux et ardemment souhaités
voyages dans la péninsule ; l'espagnol, qu'il apprit tout seul, à l'adolescence,
en lisant Don Quichotte. Petit enfant, à Pribor, il avait parlé le tchèque,
mais l'avait oublié et il ne lui en restait consciemment qu'une chanson5.

1. J. Wortis, Psychanalyse à Vienne. Notes sur mon analyse avec Freud, Paris, Denoël, 1974.
2. A. Bourguignon, Correspondance Sigmund Freud-René Laforgue, in Mémoires, Nou-
velle Revue de Psychanalyse, n° 15, printemps 1977.
3. H. D., Visage de Freud, Paris, Denoël, 1977.
4. S. Freud, Obsessions et phobies, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
5. S. Freud, L'interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 174.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
464 Luisa de Urtubey

Ses écrits sont émaillés de citations et de mots en anglais, français,


italien, espagnol..., pour ne pas mentionner ni le latin, ni le grec, ni
le yiddish, ni l'hébreu.
Cependant, l'auto-analyse semble, pour autant que nous puissions le
savoir, s'être déroulée exclusivement en allemand (sauf pour les lapsus
comme Signorelli, aliquis...), ce qui ne saurait surprendre puisqu'il s'agissait
de sa langue maternelle (mais le tchèque oublié? mais le yiddish?...).
Ferenczi, lui, était sûrement bilingue hongrois-allemand, mais il ne
semble pas s'être penché sur le problème posé par l'utilisation de plusieurs
langues dans l'analyse.
Freud, bien qu'il ait fait allusion aux divers dialectes de l'inconscient
— les rêves, les gestes, les formes de pensée obsessionnelle ou para-
noïaque6 —, n'a pas songé, semble-t-il, aux différences éventuelles entre
l'analyse pratiquée dans une langue ou dans une autre. Cela ne signifie
pas qu'il ait oublié de prêter attention aux diverses langues parlées par le
patient, mais qu'il ne l'a fait que du point de vue des cas particuliers.
Par exemple, il signale, dans le récit de la cure de l'Homme aux Loups,
qui à partir de dix ans avait eu un précepteur allemand, que le maître qui
lui enseignait le latin se nommait Wolf (= loup en allemand), ce qui raviva
la phobie des loups 7 et aussi qu'une fois il fut réprimandé pour avoir
traduit filius par « fils », en français plutôt qu'en allemand, ce qui indiquait
que le loup c'était toujours son père8. Avec ce patient Freud prend soin de
repérer en russe la signification des prénoms importants (Babouchka, la
domestique, signifie papillon et aussi petite grand-mère, note-t-il) 9.
Pour ma part, parlant, du fait des circonstances de mon enfance,
plusieurs langues, j'ai été amenée à m'intéresser au problème de l'uti-
lisation dans l'analyse d'une langue ou d'une autre et, surtout, de plus
d'une langue, chez des patients qui, ou bien sont bilingues, ou bien habitent
en France, alors que leur langue malernelle n'est pas le français — ou,
précédemment, habitaient un pays dont la langue est l'espagnol tandis
qu'eux en parlaient intérieurement une autre.
Bien entendu, dans le cadre forcément très limité de cette communi-
cation, je ne pourrai qu'effleurer ce vaste sujet, m'arrêtant brièvement sur le
point de vue de la métapsychologie et sur celui de la pratique.
Je considérerai d'abord l'aspect métapsychologique.

6. S. Freud, L'intérêt de la psychanalyse, in Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1984.


7. S. Freud, Extraits de l'histoire d'une névrose infantile, l'Homme aux Loups, in Cinq
psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 351.
8. Ibid., p. 352.
9. Ibid., p. 395.
Dites tout ce qui vous passe par la tête 465

Depuis Contribution à la conception des aphasies (1891), en passant par


l'Esquisse (1895), le chapitre VII de L'interprétation des rêves (1900), les
textes de métapsychologie de 1915, l'article sur la négation (1925) et celui
sur le bloc magique (1925), jusqu'à l'Abrégé (1938), Freud s'occupa du
langage mais sans jamais, comme le signale Green, arriver à formuler une
théorie le concernant et sans le faire accéder à la dignité d'un concept,
bien que l'essentiel du travail analytique s'effectue par et à travers lui10.
L'appareil du langage (imaginé dans Contribution à la conception des
aphasies) a comme unité de base le mot, une représentation complexe,
processus associatif compliqué fait d'éléments en liaison les uns avec les
autres, composé de l'image sonore, de l'image visuelle, de l'image motrice
de l'écriture...
Le mot acquiert sa signification par la liaison, par son extrémité sensible
l'image sonore, avec la représentation d'objet, complexe associatif elle aussi
(représentations visuelles, représentations acoustiques, tactiles, kinesthé-
siques et autres)11. Ces deux systèmes psychiques — des mots et des
choses — se maintiendront comme deux axes de la relation du sujet au
monde extérieur et intérieur tout au long de l'oeuvre de Freud, leur rapport
étant surtout d'intersection12. Plus tard, dans « L'inconscient » (1915),
ils deviendront représentations de choses — inconscientes — et représen-
tations de mots — conscientes ou préconscientes. La représentation de
chose, c'est de tous connu, est le ré-investissement de la trace mnésique
de la chose perçue. La représentation de mot comprend celle-ci plus le
réinvestissement de la représentation du mot; pas forcément consciente,
elle est capable de l'être et appartient donc au préconscient13. Le mot
est surtout le reste mnésique du mot entendu14, où nous retrouvons l'image
sonore du mémoire sur l'aphasie.
Ces deux systèmes fonctionnent chacun dans leur réseau associatif,
construit, comme tout le psychisme selon Freud, à partir d'associations de
diverses sortes — par ressemblance, contiguïté, simultanéité, et en
... —
rapport étroit avec les systèmes des traces mnésiques (dont le réinvestisse-
ment procurera ou bien la représentation de chose seule, refoulée, ou
celle-ci plus la représentation de mot, quand il n'y a pas de refoulement et
que l'accès à la conscience est possible).
Le système de pensée est apparenté à celui du langage, mais distinct

10. A. Green, Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Paris, Belles-Lettres 1984.


p. 27.
11. S. Freud, Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 1984, p. 127.
12. Ibid., p. 133.
13. S. Freud, L'inconscient, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1978, p. 120.
14. S. Freud, Le Moi et le Ça, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 231.
466 Luisa de Urtubey

de celui-ci, car pensée et conscience ne sont pas synonymes, la conscience


s'acquérant grâce aux représentations de mot, comme le rappelle Forrester15.
La perception du système de représentations de mot correspond à la pensée
consciente16. Cet auteur remarque que « l'existence d'autres langages n'en-
traîne pas nécessairement qu'il existe un ensemble privilégié de représenta-
tions, un système sous-jacent de pensée que tous les langages re-présente-
raient, chacun à sa manière » 17. Freud, ajoute Forrester, n'a pas de position
arrêtée quant à l'existence d'une pensée « derrière » le langage, à traduire
en mots18, sorte de noumène kantien.
Mais, d'après ce que nous transmettent les Minutes de la Société de
Vienne19 et comme Green nous le rappelle20, Freud dit que tout ce que
nous savons de la pensée consciente c'est son expression verbale. Il ajoute
plus loin, comme il l'a toujours signalé, que la conscience n'est qu'un
organe des sens appréhendant les restes des représentations de mots21
(naturellement, au centre du psychisme il y a le Ça, l'affect, mais cela n'est
pas directement en rapport avec la représentation de mot, si ce n'est pour
s'en différencier, comme Freud l'a décrit dès les débuts en séparant, à
l'occasion du refoulement, la destinée de la représentation de celle de
l'affect).
Depuis l'ouvrage sur l'aphasie, les doubles systèmes de représentations
de mots et de représentations de choses se différencient par une caractéris-
tique essentielle : le système de représentations de mots — appelé système
des mots dans un premier temps — a un caractère clos, car le nombre des
sons utilisés dans le langage est limité. Par contre, le système des repré-
sentations de choses — anciennement système des représentations d'objet —
a un caractère ouvert, car il se renouvelle continuellement grâce à l'iné-
puisable possibilité de mettre en mémoire de nouvelles représentations
provenant des traces des perceptions du monde extérieur et de leur infinie
variété.
Freud ne se réfère pas aux systèmes de mots des différentes langues
connues par un même sujet.
Pense-t-il qu'il n'y en a qu'un pour toutes les langues ? Qui s'agrandit
quand on en apprend de nouvelles ? Ou bien s'agit-il de plusieurs systèmes
clos séparés? Ou unis par des rapports? Il ne nous le dit pas.
15. J. Forrester, Le langage aux origines de la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 44.
16. Ibid., p. 45.
17. Ibid., p. 47.
18. Ibid., p. 48.
19. Minutes de la Société Psychanalytique de Vienne, Paris, Gallimard, 1978, p. 166.
20. A. Green, Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Paris, Belles-Lettres, 1984,
p. 27.
21. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, p. 167.
Dites tout ce qui vous passe par la tête 467

Pour ma part, je me demande si chaque langue, chez un même sujet


et surtout quand il l'a apprise dans sa petite enfance, fonctionne comme
un vocabulaire élargi au sein d'un seul réseau de représentations de mots
ou comme un système, de représentations de mots certes, clos certes, mais
différent, séparé, organisé, régi par ses lois propres. Dans le premier cas,
chaque langue fonctionnerait comme un simple réseau d'associations sup-
plémentaires parmi les nombreux présents chez chaque individu (simulta-
néité, ressemblance, etc.).
Dans le deuxième cas, liée indissolublement aux circonstances de son
apprentissage, si celui-ci a eu lieu dans la petite enfance notamment,
chaque langue formerait un système séparé. Par exemple, Anna O..., au
début de sa maladie, ne pouvait plus parler que l'anglais, bien qu'elle
continuât à comprendre les personnes de son entourage s'exprimant en alle-
mand. Il semble que Breuer comprenait sa conversation en anglais, français
ou italien, mais il ne le mentionne pas expressément. Il ne dit pas non
plus dans quelle langue lui-même s'adressait à elle22. Dans cette deuxième
hypothèse (systèmes clos mais différents les uns des autres), les personnes
bilingues disposeraient d'un système ouvert de représentations de choses
et de deux systèmes clos de représentations de mots. Auraient-elles de facto
un préconscient élargi ?
Se pose le problème des relations entre ces deux éventuels systèmes
clos séparés. Il est naturellement évident que déjà au sein de chaque
langue, divers systèmes sont possibles (tout au moins pour l'adulte névrosé
cultivé) et donc, pour chaque représentation de chose, plusieurs représen-
tations de mots disponibles dans le préconscient: Ainsi, outre les nombreux
synonymes, on peut distinguer le langage infantile, le parler populaire,
les expressions familières, le sens littéral ou figuré, la langue soutenue,
l'emploi littéraire, l'usage poétique, les formulations argotiques, les mots
grossiers. Chacune de ces représentations de mot fait partie d'un système
différent. Mais, je crois, dépendant de la langue utilisée. La construction
est la même, le « sexe » des mots aussi — à l'exception de certaines dési-
gnations enfantines, comme le caca à l'opposé de la merde et aussi parfois
dans l'argot. Certaines langues sont plus « refoulées » que d'autres au
niveau de leurs systèmes internes et il y est plus rigoureusement interdit
d'employer des expressions sexuelles ou liées à toute fonction corporelle.
Tout cela se modifie lorsqu'on change de langue. La construction est
différente. Je ne me réfère naturellement pas à l'aspect linguistique, de moi
ignoré, mais au point de vue analytique : par exemple placer le verbe

22. J. Breuer, Mademoiselle Anna O..., in Etudes sur l'hystérie, Paris, PUF, 1956.
468 Luisa de Urtubey

à la fin de la phrase, comme en allemand, n'est-ce pas exercer une retenue


sur le désir?; ou bien, comme en anglais, lier les objets à quelqu'un jusqu'à
en faire une partie de lui ('s), n'est-ce pas élargir son moi ? Tout cela est
encore plus marquant par rapport au « sexe » des mots : trois en allemand :
masculin, féminin et neutre; pas de sexe en anglais, mais utilisation du
prénom neutre it pour se référer aux choses et aux enfants, quoique pas aux
chiens ni aux chats, désignés par « il » ou « elle ». D'autres langues, les
romanes par exemple, ont deux genres, masculin et féminin, mais ils ne
sont pas attribués de la même façon en français, en espagnol, en italien
ou en portugais (pour ne mentionner que les langues que nous connais-
sons). En plus, la prononciation, élément essentiel provenant de l'âge
d'acquisition du langage, donc liée aux identifications primaires et à la
relation précoce mère-enfant, est particulière à chaque langue, souvent en
exclusivité et d'une façon qui la distingue de toutes les autres.
Il faut, chez chaque sujet, distinguer les langues apprises au moment de
l'accès à la parole de celles étudiées postérieurement. Ceci d'autant plus
que, pour Freud, dès Contribution à la conception des aphasies, l'aspect
central du mot c'est l'image sonore. Dans les écrits de métapsychologie, il
maintient cette affirmation car, bien entendu, le système des représentations
de mots a commencé à se constituer alors que l'enfant cherchait à imiter
les sons entendus, sans savoir ni lire ni écrire.
La différence entre la maîtrise des langues possédées dès la petite
enfance et celles assimilées à l'âge adulte est comparable à celle qui
sépare la relation aux parents du rapport aux professeurs, leurs lointains
substituts. Des transferts peuvent certes se faire, mais hors de l'analyse, les
premières relations ne sont vraiment pas répétées. Le fossé entre le parler
acquis au tout début et ceux appris après la petite enfance est très profond
et, en général, impossible à combler (sauf, peut-être, chez les personnes
bi — ou tri — lingues dès le départ, que cette mobilité a prédisposées
à faire place à encore d'autres systèmes de représentations de mots. Mais,
même ainsi, la prononciation des sons étrangers enseignée au-delà de la
petite enfance, demeure en général difficile à assimiler).
Je m'occuperai maintenant, toujours sommairement, de la pratique de
l'analyse dans plus d'une langue — je veux dire ici plus d'une langue avec
un même patient.
Parallèlement à ce que j'ai signalé, une différence essentielle distinguera
l'emploi d'une langue maternelle de celles assimilées pendant l'âge adulte
ou même au cours de l'adolescence — dans le cas, par exemple, où le patient
s'exprime dans la langue du pays où l'analyse se déroule, mais qu'il ne parle
pas depuis son premier âge.
Dites tout ce qui vous passe par la tête 469

L'utilisation de la langue maternelle a une valeur affective incompara-


blement plus grande. Apprise dès les derniers mois de la première année
de vie, un dispositif inné ayant été activé par le langage d'un autre sujet
dont l'action a été mobilisatrice23, l'enfant a parlé pour faire plaisir à sa
mère, précisément au moment où l'inconscient se constitue24. Le patient
transfère cela sur son analyste.
Dans le cas de la langue dominée à l'âge adulte, il n'y a pas que des désa-
vantages car l'effort de secondarisation pour traduire le monde intérieur à
l'intention de l'analyste peut porter des fruits et aider à la prise de
conscience, mais la question se pose de la distance éventuellement plus
grande, entre, d'une part, les affects et les représentations de chose et
d'autre part, ces représentations de mot si liées au système conscient
proprement dit, si récentes.
Les conséquences de l'usage de plus d'une langue dans la cure sont
multiples. Quelques-unes sont favorables à son déroulement et semblent
conforter l'hypothèse de systèmes de représentations de mots séparés pour
chaque langue. Les rejetons du refoulé, grâce au double discours capté
par l'analyste dans son écoute — évidemment quand il connaît les deux
langues —, grâce aux lapsus et aux doubles sens d'une langue à l'autre
ont davantage l'occasion d'échapper aux contre-investissements. Ainsi, un
patient bilingue s'exprimait en espagnol, mais modifiait le « sexe » de
tous les mots, ce qui provenait évidemment d'un désir de me montrer ses
problèmes d'identité sexuelle, car pour les modifier tous, il fallait bien
qu'il les connaisse. Freud, à propos de l'Homme aux Loups, avait signalé
que l'ignorance relative de la langue parlée dans l'analyse était utilisée
comme prétexte pour commettre des lapsus et pour les rendre acceptables
à la conscience25. Surgissent souvent des oublis de mots dans l'une ou dans
l'autre langue sélectivement, ce qui va dans le sens de l'existence de deux
systèmes séparés. On peut constater que les deux mots conduisent à des
associations différentes, sans que leur analyse dans une langue amène
automatiquement dans l'autre le retour du mot refoulé.
Un autre patient inventait régulièrement des mots, sous prétexte qu'il
s'agissait de traductions de son autre langue, alors qu'il n'en était rien.
Nous pûmes plus tard comprendre que ces mots imaginés tenaient lieu
de théories sexuelles infantiles.

23. A. Green, Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Paris, Belles-Lettres, 1984,


p. 140.
24. Ibid., p. 162.
25. S. Freud, Extraits de l'histoire d'une névrose infantile, l'Homme aux Loups, in Cinq
psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 397.
470 Luisa de Urtubey

Pour mieux refouler, l'ignorance peut être aussi attribuée défensivement


à l'analyste. Un autre patient, parlant français, se référait au corps comme
à une partie de l'organisme qui ne comprendrait que le thorax. Il y aurait
en plus la tête et les membres — qui ne feraient pas partie du corps — et,
semble-t-il, pas d'abdomen, du moins pas en français, disait-il avec
conviction.
Les doubles sens à l'écoute sont encore une source importante pour
glaner des rejetons du refoulé qui, grâce à la vigilance consciente sur la
cohérence du discours dans la langue dans laquelle on s'exprime à ce
moment, ont réussi à se faufiler. Comme pour le « pissenlit » échappé
au petit Daniel dans une séance avec M. Ody, il faudra interpréter avec
précaution, évitant que le patient n'ait l'impression d'avoir été l'objet de
comique dans le transfert26.
Quand patient et analyste possèdent les deux langues, il s'ensuit des deux
côtés un élargissement partagé du champ des associations
— association
libre et attention flottante. Déplacements, condensations, points nodaux se
multiplient. Mais cela se complique aussi car les défenses en profitent
également (il est plus facile de brouiller les pistes si celles-ci sont plus
nombreuses).
La facilité à passer d'une langue à une autre est peut-être liée à des
qualités du préconscient, à une perméabilité accrue, obtenue éventuellement
grâce à la pratique d'un système élargi de représentations de mots (ou,
selon mon hypothèse, de deux) dès les débuts du langage.
Pour mieux comprendre cette situation, envisageons-la à partir de
l'autre bout de la lorgnette.
Il y a des personnes qui n'arrivent pas à apprendre une langue étrangère
quels que soient leurs efforts. Parfois simple inhibition, parfois véritable
symptôme contre lequel la lutte est vaine, au-delà des motivations parti-
culières propres à chaque cas, des traits généraux se dessinent. II existe
une rigidité du lien entre représentations de chose et représentations de
mot, non pas comme si celles-ci étaient manipulées en tant que choses comme
dans la psychose, mais comme si une fixité s'était emparée de ce lien.
Ces personnes ont souvent un langage pauvre, même dans leur langue mater-
nelle, s'expriment difficilement par écrit et utilisent un vocabulaire restreint.
Un certain « réalisme » des mots de la langue maternelle s'esquisse : à
chaque chose un nom, un point c'est tout. Système d'association rigide,
solidaire d'un moi névrosé, il révélera encore plus son lien à la petite

26. Michel Ody, Le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste, Rapport
par le XLVIIe Congrès des Psychanalystes de Langue française des pays romans, 1987.
Dites tout ce qui vous passe par la tête 471

enfance à travers les difficultés majeures de prononciation dans la langue


étrangère dont l'apprentissage est tenté. Par exemple, les hispanophones,
nombreux, qui ne peuvent s'empêcher de prononcer tous les « e » muets
du français, les Français qui ne réussissent pas à ne point accentuer la
dernière syllabe dans n'importe quelle langue étrangère, pour ne pas
parler du problème des « r » dans la plupart des langues. Il s'agit de sons
que la mère n'articulait pas.
Souvent le poids d'un autre interdit se fait sentir. Dans un premier
temps, la langue des parents, différente des pleurs et des gazouillis, est la
langue étrangère, peut-être la langue sexuelle de la scène primitive et de la
mère « amante » (décrite par D. Braunschweig et M. Fain). Plus tard,
parfois, cela a continué, les parents s'exprimant dans une autre langue
ou « en difficile » quand ils ne voulaient pas être compris par l'enfant.
De là, un interdit, pesant sur les langues étrangères « adultes », parentales.
Passons brièvement en revue quelques conséquences, par rapport à la
relation transfert/contre-transfert,de l'emploi de la langue maternelle dans
l'analyse alors qu'on habite dans un pays où la langue est autre. C'est
une source d'affects complexe.
Il y aura d'abord une certaine renarcissisation. Cette langue étrangère
souvent, dans les faits ou dans l'imagination, décriée est appréciée à
nouveau et, par là, le patient l'est aussi lui-même. Parfois, il essaiera de
prendre l'analyste comme allié dans le culte de sa langue maternelle,
face par exemple à la langue tierce-père et sera fort dépité si, par mégarde,
il entend son analyste s'exprimer sans difficultés dans « l'autre » langue :
il se sent trahi. Autre position narcissique — mais peut-être aussi oedi-
pienne — le patient croira être le seul à parler avec le thérapeute cette langue
et chuchotera son « au revoir » si un tiers est, ou lui paraît, proche, par
exemple si le patient suivant est déjà dans la salle d'attente.
Des fantasmes plus nettement incestueux empêcheront d'autres de
parler leur langue maternelle pendant des mois ou même des années après
avoir réclamé et attendu longtemps un analyste la parlant. Avec moi, l'un
d'eux n'y réussit jamais sinon pour réclamer à plusieurs reprises la traduc-
tion de the womb (la matrice) puis déclarer que ce n'était pas ça. A l'évi-
dence, parler avec l'analyste la langue maternelle, équivalait pour lui à
s'introduire dans ma matrice, à des fins oedipiennes ou régressives, selon
les moments de la cure.
Le contre-transfert de l'analyste révélera des traces des mêmes émois.
Et d'abord l'inflation narcissique d'un moi qui se félicite de ses aptitudes
à manier plusieurs langues, alors qu'il n'y est pour rien puisque cela provient
des hasards de son éducation.
472 Luisa de Urtubey

Je ne soulignerai pas le fait, évident, que l'emploi d'une langue étran-


gère ou celui de plusieurs langues doit, dans tous les cas, être l'objet d'un
travail très approfondi, tout autant avec le patient que dans l'auto-analyse
du contre-transfert. Il faudra veiller aux implications narcissiques, oedi-
piennes, de séduction réciproque...
Est à retenir aussi que l'on ne peut analyser que dans une langue qu'on
aime assez — indépendamment de la connaissance que l'on en a — pour
assumer, par moments, le rôle de mère l'apprenant à son enfant-patient
ou se laissant séduire par ses premiers mots ou le séduisant grâce à ses
chansons.

Mme Louise de URTUBEY


75, rue Saint-Charles
75015 Paris
INTERVENTIONS AU CONGRES

Jacques ANGELERGUES
(SPP, Paris)

A PROPOS DES MOTS,


DES IMAGES ET DES CHOSES

Au moment où notre Congrès se réunissait pour remettre une nouvelle


fois sur le métier les rapports de la psychanalyse et du langage, Jean-Luc
Godard déclarait à un journaliste : « Une image n'est pas forte parce
qu'elle est brutale ou fantastique, mais parce que l'association des idées est
lointaine. »
J'espère ne pas trahir la pensée du cinéaste souvent exprimée sur un
mode un peu énigmatique, en remarquant qu'il n'a pas opposé les choses
et les mots, mais les images et l'association des idées, c'est-à-dire pour
Godard je crois, non pas les associations libres du divan mais celles du
récit dans toute son épaisseur.
La « puissance sensorielle » de l'image pour reprendre le mot de
S. Freud rappelé par les Botella1 serait d'autant plus forte que cette
sensorialité serait loin du récit. Cela rejoindrait peut-être la phrase bien
connue de Macbeth dont un fragment a servi de titre à un célèbre roman
de W. Faulkner : « It is a tale told by an idiot, full of sound and fury,
signifying nothing » — c'est une histoire, racontée par un idiot, pleine
de bruit et de fureur qui ne signifie rien2. C'est presque à la fin de la pièce
que Macbeth définit en ces termes l'existence dans des circonstances assez
sombres que je ne reprendrai pas ici. On peut tout de même rappeler
la dimension hautement conflictuelle de la vie intérieure de ce person-
nage tiraillé entre les exigences de ce que certains appelleraient son moi-
idéal pulsionnel et de son surmoi.
M. E. Coindreau, préfacier de l'édition française de l'oeuvre de
W. Faulkner Le bruit et la fureur publiée en 1929 par un romancier

1. Revue franç, de Psychanalyse, t. XLVII, vol. 13, p. 765 à 776.


2. Traduction personnelle.
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
474 Jacques Angelergues

génial de 32 ans, avait recueilli quelques confidences de l'auteur sur ses


intentions et sur les raisons du choix de ce titre3. Il avait voulu écrire une
courte étude, l'espace d'un conte (tale), du deuil en s'intéressant parti-
culièrement aux menaces planant alors sur l'intégrité psychique. Il voulait
que le narrateur fût un enfant « qui n'aurait même pas à son service un
cerveau normalement constitué » ; ainsi naquit Benjy. Faulkner ajoute qu'il
réfléchissait à ce projet quand lui étaient revenus en mémoire les mots
« Sound and fury » avec assez de force pour qu'il les ait retenus comme
titre, sans avoir beaucoup réfléchi à la pièce de Shakespeare dans son
ensemble, mais en ayant remarqué que le reste de la phrase s'appliquait
tout aussi bien à son propos. Donc aussi « ... a tale... signifying nothing »
— une histoire... qui ne signifie rien.
Deux brèves remarques. Cette histoire qui ne signifie rien de Benjy est
marquée par un foisonnementformidable d'images, de sensations et chaque
situation paraît beaucoup plus sursaturée en sens qu'en être privée.
Qu'est-ce qui fait que cette histoire ne se construise pas, ne se déroule pas,
ne se partage pas avec les autres et que l' « idiot » reste un « idiot »? A
l'opposé, comment comprendre que W. Faulkner ait su faire de cette
première partie du roman un récit aussi magistral ?
Lorsque S. Lebovici nous dit que dans les consultations dites théra-
peutiques et dans les analyses d'enfants, le psychanalyste vient offrir sa
propre névrose infantile enrichie par son auto-analyse, son expérience et son
intérêt théorique à celle en échec du patient, ne nous décrit-il pas une
situation généralisable à nos expériences en pareil cas et peut-être pas si
éloignée des exemples littéraires que j'ai choisis bien arbitrairement. Puis-
qu'il nous a livré lui-même son intention et le caractère associatif de
l'enchaînement de ses pensées, notons que W. Faulkner était « préoc-
cupé » — trace de sa névrose infantile — par le deuil et l'intégrité
psychique et qu'il voulait y consacrer une étude sur le mode du « conte »
avec tout ce que cela comporte comme rêveries, fantasmes et images
conscients et inconscients, mais aussi avec un sens général (une étude
qui signifierait certainement quelque chose) lié au travail de l'écriture.
Les mêmes mots portent à la fois l'expression des images
— sont les
vecteurs de la « puissance sensorielle » — et la composition de l'oeuvre
dans son ensemble.
Par ces remarques je voulais proposer deux questions qui en rejoignent
d'autres, à verser au débat qui nous occupait après avoir écouté Michel
Ody avec grand intérêt.

3. Le bruit et la fureur, Gallimard, 1949.


A propos des mots, des images et des choses 475

— Tout d'abord, l'opposition représentations de mots / représentations


de choses, ne renvoie-t-elle pas implicitement à des positions un peu dépas-
sées, celles de Freud avant 1915 qui situait les secondes dans le seul les
et le travail de liaison avec les premières dans le seul Pcs ? L'art du roman,
s'il nous concerne un petit peu quand il s'agit d'aider nos patients à
retrouver le sens de leur roman personnel ne concernerait-il que le Pcs?
— Une question subsidiaire à certains qui redoutent de voir dans ces
fameuses « consultations thérapeutiques » — c'est-à-dire dans notre métier
quand nous ne sommes plus derrière le divan — une simplification fâcheuse
de notre exercice : comment un tel art, si le rapprochement est fondé,
peut-il être considéré comme simplificateur ?

Dr Jacques ANGELERGUES
8, rue Stanislas
75006 Paris
Cléopâtre ATHANASSIOU
(SPP, Paris)

DIALOGUE DU PRIMAIRE AU VERBAL


ENTRE L'ENFANT ET L'ANALYSTE

J'aurais aimé, par cette courte intervention, mieux ajuster ma com-


préhension du travail de Pierre Luquet à l'aide de l'exemple clinique fourni
par la première consultation que j'ai eue avec un enfant de 6 ans. Peut-être
que le rapporteur pourra m'éclairer alors sur le point que je soulève ici :
celui de l'articulation des chemins évolutifs du patient et de l'analyste
lorsque l'un et l'autre passent de la pensée primaire à la pensée verbale.
La nature du travail psychique requis par ce passage n'est-elle pas direc-
tement fonction du niveau que chacun perçoit, accepte, choisit de retenir
dans la pensée de l'autre?
L'extraordinaire polysémie, l'incroyable enchevêtrement des différents
niveaux décrits par Pierre Luquet sont à ce point illustrés dans le vivant
de cette première consultation, que la difficulté réside dans le tracé d'une
ligne au centre de leurs directions.
Lorsque ce petit garçon, pâle et chétif, tenaillé par un mal de ventre,
s'asseoit en face de moi pour la première fois, je sais déjà que la fragilité de
ses deux parents ne lui a jamais permis d'aller au-delà d'un certain seuil
dans l'expression de son agressivité, de telle sorte qu'il a dû la retenir de
la même façon qu'il se retient d'uriner le jour et qu'elle lui échappe de la
même façon qu'il s'oublie dans sa culotte.
Je parle d'emblée. Animée du désir de me définir en face de lui comme
une personne susceptible de le comprendre, j'émets l'hypothèse d'un lien
possible entre le surgissement de sa douleur au ventre et l'inconnu de la
situation nouvelle qu'est sa rencontre avec moi. Devant l'expression de
son visage qui m'observe, sans que je sache trop bien s'il porte un réel
intérêt à ce que je viens de dire, j'ose aller plus loin et lui demande s'il rêve.
Je lui explique' que l'on peut comprendre les choses qui ne vont pas
avec les rêves. Il hésite. J'en profite et le sollicite d'emblée : « Dis-moi,
cette nuit? » J'entends alors sa voix fluette qui me lance : « Cette nuit
j'ai rêvé d'une panthère! »
Rev. franç. Psychana!., 2/1988
478 Cléopâtre Athanassiou

Que s'est-il donc passé en moi au moment où la présence timide de ce


petit garçon a fait surgir devant mes yeux l'image de ce bondissement
pulsionnel? Directement atteinte au niveau de ma propre pensée primaire
par la violence qui surgissait, derrière la simplicité de cette figuration
onirique, d'un fantasme d'action (M. et R. Perron) qu'aucune pensée
métaprimaire n'avait encore transformé, je fus probablement saisie d'un
court moment de panique que mon propre fonctionnement métaconscient
puis verbal s'est chargé d'étouffer. Mais le « mal » était fait, et je pense
que l'enfant le savait. Aussi m'a-t-il paru intéressant de rapporter ici
comment lui et moi avons tourné autour de cette expérience fondamentale
qui s'annonçait, dès ce premier moment, comme devant être celle de son
traitement. L'enfant m'observe, ajuste son niveau de pensée au mien et ne
laisse affleurer de primaire sous le métaprimaire, de métaprimaire sous
le métaconscient que ce qu'il perçoit que je suis disposée d'accepter. Je
transforme, ou je rabats, la fulgurance de cette panthère par une question
qui m'étonne moi-même et qui traduit à la fois, sans que je le sache à
l'instant, mon acceptation inconsciente de lui faire face et la préférence,
pourtant, que j'aurais de m'en distancier. C'est pourquoi ma question
traduit à la fois une réelle transformation de la pensée primaire de l'enfant,
et la suggestion que nous pourrions en rester là, en ce qui concerne ce
niveau du moins. La vision d'une seule panthère me suffit ! Je lui demande
donc : « Où était la panthère? En bas ou... en hauteur? » Il m'observe
toujours, me répond laconiquement : « En bas », et je suis bien prête à
croire à l'incongruité de ma propre question quand le second rêve qu'il me
rapporte organise un fonctionnement métaprimaire branché sur le noyau
de notre première rencontre et sur ce qu'elle vient de solliciter si profondé-
ment en moi. Il a rêvé d'une étagère, dit-il, sur laquelle se trouvent un
chat et un chien prêts à lui bondir dessus tandis que, de son lit, il les observe.
Cette capacité d'utiliser une pensée métaprimaire afin de représenter
sa relation aux objets sur une scène intérieure, plutôt que de m'appréhender
directement comme un des éléments de cette scène ou comme la scène
elle-même, donne un moment de répit à mon contre-transfert. Le souffle de
la panthère s'est éloigné de moi et je ne suis pas davantage l'incarnation
de celle-ci prête à me jeter de toute ma hauteur sur un enfant sans défense.
Là au moins nous pouvons parler de ce qui se passe devant nos yeux et
non plus entre nous. Je dirais même : nous pouvons parler avant que
de vivre. C'est pourquoi je suggère à l'enfant de dessiner son rêve afin
que je puisse mieux m'en représenter la configuration. Il coopère, accepte de
trouver en lui-même, au centre de ses propres ressources les moyens dont
j'ai besoin afin de me figurer les choses, mais il continue cependant à
Dialogue du primaire au verbal 479

me montrer la trace d'une pensée primaire qui cherche en moi un support


lui permettant de se métaprimariser. De même qu'il a senti mon accueil
et ma défense devant le fauve, de même me montre-t-il la faiblesse de son
objet interne à supporter — de haut en bas — la force de ses projections.
La feuille qui va recevoir le tracé de son rêve, la pensée métaconsciente
puis verbale qui, nous le verrons bientôt, vont s'embrancher avec bonheur
à partir de ce tracé-là, manquent de cette solidité de base fournie par un
objet capable de porter les fantasmes d'action infiltrant sa pensée primaire.
L'enfant passe un moment avant que d'ajuster sa feuille sur le plat de
la table afin que son crayon, trouvant cette surface, ne s'effondre plus
dans le vide.
Je vois un lit. Je vois effectivement l'étagère en face de ce lit. Je
l'entends me parler d'une porte qu'il dessine et qui permettrait — il le dit

que toute cette scène n'ait pas lieu puisque le chat et le chien n'entreraient
pas dans la pièce. Mais je vois surtout ces deux croix qui, l'une derrière
l'autre au bord de l'étagère, sont censées représenter le chat et le chien
qu'il affirme bien haut, être l'un à côté de l'autre. Cette juxtaposition
d'affirmations contraires propre à la pensée métaprimaire comme le note
Pierre Luquet, je la retiens et je la verbalise car je la crois susceptible
de nous amener à l'embranchement de deux niveaux : celui qui se
dessine dans le corps comme sur la surface projective et celui qui se dit.
Je tire cependant l'enfant vers le second, m'accrochant aux possibilités
qu'il a de le développer, et l'interroge :
Moi : Pourquoi ce chat et ce chien sont-ils sur une étagère, à ton avis,
et pas par terre?
LUI : Mais! Comme ça ils voient mieux!
MOI : Mais oui! Et toi, tu as déjà dormi sur un lit en hauteur?
LUI : Non! Mon lit, ici, il est en bas... Mais une fois, en vacances,
il y a longtemps, j'avais 5 ans, j'ai dormi en haut...
MOI : Tu étais avec tes parents... en vacances?
LUI : Non, je faisais la sieste...
Comme s'il me faisait un signe parallèle à son discours, le voici qui
commence à pincer ostensiblement de sa main droite les paupières de son
oeil droit pour le fermer de force tandis que, grand ouvert, son oeil gauche
me fixe. J'avoue qu'au fond de moi mon premier mouvement fut d'essayer
de ne pas voir ce signe et que je tentai plutôt de dépister la présence d'une
scène primitive derrière le voile d'un discours verbal alors qu'elle me brûlait
les yeux face à cet enfant au point que cette paupière, en se fermant,
pouvait me signifier la présence non de son seul refoulement, mais du mien.
J'apprends que durant ces vacances, la chambre où il faisait la sieste
480 Cléopâtre Athanassiou

était bien celle où ses parents dormaient la nuit, mais qu'alors ils
n'étaient pas là.
MOI : Tu dormais tout seul ?
LUI : Oui... Enfin, il y avait quelqu'un qui venait me regarder tous les
quarts d'heure !
MOI : Mais comment tu savais qu'il y avait quelqu'un puisque tu
dormais ?
LUI : Mais c'est que j'avais l'oeil d'en haut seulement qui était fermé et
l'oeil d'en bas qui était ouvert!
MOI : Ah! Comme tu me montres maintenant! Donc il y aurait un
oeil en haut, un oeil en bas, un devant, un derrière, comme pour le chat,
le chien... et toi-même...?
LUI : Oui! C'est que je fais semblant de dormir! On croit que je dors
mais je vois tout!
Effectivement, cet enfant voyait tout; y compris la manière dont je ne
dormais moi-même que d'un oeil, toujours à guetter la panthère afin qu'elle
ne me saute pas dessus. Il aurait bien voulu pouvoir fermer ses deux yeux et
j'aurais bien préféré n'avoir à naviguer que du niveau métaprimaire
au niveau métaconscient, puis verbal. J'aurais davantage souhaité, pour
mon confort, n'avoir surtout qu'à métaboliser ce qui se passait sur sa
scène psychique et ne tirer de moi qu'un processus de transformation que
nous pourrions appeler secondaire. Hélas, ou heureusement, la fin de la
séance m'annonça que les choses dans le traitement ne s'en tiendraient pas
là et que ma scène psychique serait directement sollicitée ainsi que ma
capacité d'effectuer une transformation primaire. Le pont verbal qui fut
lancé entre nous prit surtout la valeur d'un détour et je vis s'avancer
vers moi, au cours des dernières minutes de la séance, une inquiétante
cohorte de personnages, les yeux braqués sur les miens et que la limite de
la table, de mon côté, n'empêchèrent pas de tomber dans le vide.

Mlle Cléopâtre ATHANASSIOU


9, rue Delouvain
75019 Paris
Charlotte BALKANYI
(S.B.P., Londres)

VERBALISATION ET ANALITÉ

Ce que je vais dire se rattache à la remarque du précédent intervenant


au sujet de l'emploi que l'Homme aux Rats fait du langage. Quand,
à 4 ans, il contre-attaquait son père en le traitant de « Lampe! Serviette!
Plat! » je crois qu'il utilisait ces mots parce qu'il ne savait pas jurer. Son
agression, néanmoins, ne pouvait s'exprimer par le sens des mots qu'il
utilisait. Il est tout à fait compréhensible que dans une famille viennoise
bourgeoise de la fin du siècle un enfant n'ait pas su jurer. Mais cela
s'est avéré fatal pour le petit garçon de ne pas pouvoir le faire. Freud nous
a également laissé suffisamment de témoignages de l'étrange verbalisation
de l'Homme aux Rats devenu adulte, par exemple heiraten (se marier) était
entendu comme hei - Ratten si cela avait signifié qu'une attaque des rats était
imminente. Au point culminant de sa maladie, l'Homme aux Rats régressa
au stade où le sens des mots n'a pas encore de règles solidement établies.
La phase anale est d'une extrême importance dans l'histoire de la
verbalisation normale. C'est à ce moment que l'enfant atteint la capacité
de manipuler des symboles au lieu de choses et de comprendre leur valeur.
Le mot est, comme l'argent, une autre forme de monnaie qui peut être
utilisée à la place de l'objet lui-même. Au fur et à mesure que s'écoule
la phase anale, les mots commencent graduellement à perdre leur valeur
symbolique et à devenir des signes. Dans le même temps l'enfant com-
mence à entrevoir qu'il existe dans sa famille une convention qui sauve-
garde le sens des mots et l'observation de règles grammaticales. Mis en
déroute par l'éducation à la propreté, l'intérêt de l'enfant pour les choses
anales se déplace. Une tendance diamétralement opposée, en accord avec
le caractère de l'enfant phallique-anal, commence; il gagne en compen-
sation du renoncement aux choses concrètes, sensuelles, anales, le plaisir
du mot abstrait, spirituel, immatériel. Ce processus d'abstraction répète
dans la vie de l'individu le modèle de l'évolution des langues.
Jusqu'à une époque toute récente nous n'avions pas de mots dans nos
vocabulaires pour désigner les organes génitaux et anaux et leurs fonc-
tions. Il y a pour cela des expressions qui appartiennent au langage enfantin
ou des termes techniques en latin. Les expressions qui appartenaient à la
Rev. franç. Psychanal., 2/1988 RFP — 16
482 Charlotte Balkanyi

langue anglaise sont tombées en désuétude pendant la période puritaine


du XVIIe siècle. Pendant les trois cents dernières années, alors qu'ils
étaient jusque-là en exil, le sens des mots obscènes a subi un très remar-
quable changement; ils sont devenus des mots d'injure. Exactement
comme le mot « jurer » est lui-même antithétique, ainsi les mots obscènes
ont continué à représenter les organes et les fonctions anaux et génitaux,
et en plus ils ont acquis un sens nouveau qui était le verdict de la répres-
sion : à savoir que ces mots et ceux qui les utilisaient devaient être
considérés aussi obscènes que les choses qu'ils signifiaient. Le résultat fut
que les langues s'appauvrirent d'un côté en perdant des mots qui désignaient
les choses de base de notre vie mais d'un autre côté la langue donnait aux
gens une arme de grande valeur : l'emploi des mots d'injure est un exutoire
très fort pour l'agression, mais beaucoup moins dangereux que la violence.
L'énonciation de mots d'injure nous fait sentir l'effet de la répression.
Quand le mot d'injure produit l'embarras c'est la bataille pour l'apprentis-
sage de la propreté qui est revécu. Quand la réaction est le rire, nous rions
de joie; c'est comme si notre période prégénitale nous revenait pour une
courte visite. A la phase anale avant l'apprentissage de la propreté, la
verbalisation était un jeu de symbolisation. Les deux courants étaient
utilisés simultanément : les objets sensuels et les mots qui leur correspon-
daient. Le monde était excitant, les corps des enfants étaient parcourus par
nous les explorateurs et les différentes parties découvertes et inexactement
découvertes avaient des noms et les noms avaient des fonctions. Il n'y avait
ni dégoût ni honte et aux jeux de l'exploration et de l'appellation les parents
prenaient part. Il y a beaucoup de phrases où les mots d'injure sont combinés
avec des noms désignant la divinité. Ces jurons sont des condensations qui
montrent la marque laissée par le conflit oedipien dans le développement du
langage. Jusqu'à un certain point les parents, Dieu, le surmoi ont pris part aux
découvertes instinctuelles et verbales; et ensuite ils se sont retournés contre
les enfants, imposant la répression. La rébellion se décharge dans les injures.
Il est admirable de voir comment la langue française a continué à
utiliser le mot « merde » pendant cent soixante-dix ans ou à peu près,
soignant ainsi l'économie mentale de ses utilisateurs. Le langage nous
rattache horizontalement et longitudinalement à des groupes; les tradi-
tions qui entourent l'utilisation du langage constituent les liens les plus
forts entre notre surmoi et celui de nos ancêtres.

Miss Charlotte BALKANYI


Flat 10
98 Elm Park Gardens
London SW 109 PE
Florence BÉGOIN-GUIGNARD
(SPP, Paris)

INTERVENTION

Présenter un rapport sur la psychanalyse d'enfants à un Congrès tel


que celui-ci constitue un acte de courage dont je tiens, avant tout autre
commentaire, à rendre hommage à son auteur : parler de la psychanalyse
est déjà une affaire si compliquée qu'y ajouter l'expérience du psychana-
lyste avec des enfants, c'est accepter d'affronter, en soi et chez autrui, la
quintessence des processus de refoulement de la sexualité infantile, pro-
cessus qui font partie intégrante de toute personnalité névrotique — c'est-à-
dire, de toute personnalité qui s'estime normale.
Les vecteurs choisis par Michel Ody pour parler du langage, de
l'enfant et de la psychanalyse sont probablement ceux qui lui paraissaient
les plus adéquats pour réussir à se faire entendre de l'ensemble de ses
collègues, y compris de ceux qui n'ont pas l'expérience de la psychanalyse
de l'enfant. En cela, il a fait preuve d'une « identification projective
normale » (Bion), c'est-à-dire d'une « capacité de rêverie » (id.) qui lui
a permis, me semble-t-il, de se faire entendre avec le plus grand et le plus
mérité des succès.
Porte-parole d'une discipline que d'aucuns trouvent aussi hérétique que
d'autres la trouvent essentielle à l'approfondissement de la réflexion ana-
lytique, Michel Ody l'est également de l'école où il a été élevé, mais,
last but not least, il l'est aussi de lui-même. Est-il besoin de dire que c'est là
que je l'ai le plus apprécié?
En effet, on peut lire son rapport sous divers angles. L'un d'entre eux
est, à l'évidence, un exposé sur l'état de la psychanalyse d'enfants « offi-
cielle » en France en 1987. On constatera alors que
— comme dans bien
d'autres pays d'ailleurs — la cure psychanalytique de l'enfant est une
rareté, voire une curiosité. Sur ce premier point, je voudrais faire deux
brefs commentaires :
1 / Il est des raretés et des curiosités qui méritent une, deux, ou trois
étoiles : quant à moi, je persiste à considérer que l'expérience de prendre
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
484 Florence Bégoin-Guignard

un enfant en cure analytique à raison de trois ou quatre séances par


semaine « vaut le voyage », comme le dirait le Guide Michelin. L'analyste y
découvrira, chez l'enfant comme en lui-même, des paysages émotionnels
d'une intensité exceptionnelle, dans la beauté comme dans l'horreur.
Il sera confronté à des populations d'objets internes encore plus énigma-
tiques, à des impasses encore plus drastiques, mais aussi à une approche de
l'authenticité encore plus éblouissante que dans l'analyse d'adulte. Ou
peut-être, simplement, tout ceci que l'on trouve aussi dans la relation avec
l'adulte, le découvrira-t-il dans une succession temporelle remarqua-
blement plus rapide, heurtée et bouleversante avec l'enfant.

2 / Du point de vue de l'histoire de la psychanalyse, j'en suis venue à


penser que nous devons nous trouver actuellement, en ce qui concerne l'ana-
lyse d'enfants, dans une situation analogue à celle où nous nous sommes
trouvés voici vingt ans environ pour l'analyse d'adultes, au moment où, jeune
candidate, j'entendais mes aînés préoccupés par le fait qu'ils ne voyaient
plus guère de névroses classiques chez l'adulte, tandis que les névroses de
caractère et les cas-limites fleurissaient abondamment dans leur clientèle
— candidats exceptés, bien évidemment!
Cette situation a donné lieu à bien des aménagements, par rapport à la
cure type définie par Freud, telle qu'elle m'a été rapportée par René Spitz
et Raymond de Saussure, qui racontaient que Freud avait un jour réuni
ses patients pour leur demander s'ils accepteraient de faire le sacrifice
de leur sixième séance hebdomadaire en faveur d'un ou deux « petits
nouveaux » que le Maître ne pouvait faire entrer dans son emploi du
temps...
Mais, outre la diminutiondu nombre de séances hebdomadaires, l'arrivée
dans la clientèle analytique de sujets non névrotiques nous a amenés
indiscutablement à un affinement de nos moyens techniques — point
positif — et à un raz de marée médiatique — point ambigu —, raz de marée
tel, qu'actuellement il est difficile de trouver une seule pièce de théâtre,
un seul film, un seul programme de télévision ou de radio qui nous sorte
de notre ordinaire de psychopathologie quotidienne à la sauce analytico-
perverse.
Pendant ce temps, les psychanalystes d'enfants ont participé au grand
déploiement des mesures d'hygiène mentale qui ont indiscutablementpermis
d'assainir le terrain sociopédagogique dans lequel poussent nos enfants et
petits-enfants. Ceci est devenu d'autant plus indispensable que ce terrain
se fragilise et se modifie avec une très grande rapidité au gré des change-
ments sociopolitiques survenus après la dernière guerre mondiale.
Intervention 485

La question, actuellement, est la suivante : si les psychanalystes


d'enfants ont gagné du pouvoir en oeuvrant au bien de la communauté,
y auraient-ils perdu leur âme?
Sur ce point, le rapport de Michel Ody m'a inquiétée par moments,
rassurée à d'autres :
a) Inquiétée lorsque, exposant avec une très grande compétence la
technique de « consultation thérapeutique », il peut laisser croire que nous
aurions trouvé là un instrument de travail aussi efficace et bien plus
économique que ne l'est le long et coûteux établissement d'un cadre
analytique, avec son cortège de processus analytiques, de névroses de
transfert, voire de contre-transferts.
Non que j'aie rien contre l'économie, bien au contraire, puisqu'elle
permet à un plus grand nombre de bénéficier de l'attention des psychana-
lystes. Mais je sais par expérience que l'on peut souvent perdre du temps en
croyant sincèrement en gagner; or, le temps de la croissance d'un enfant
est terriblement court et n'est jamais suffisamment utilisé dans une visée
développementale.
Ce problème est loin d'être simple, puisqu'il entraîne toute la question
des risques d'intrusion, dans l'évolution d'un enfant, de notre propre Idéal
du Moi qui, on le sait, entretient d'étroits rapports avec les aspects les
plus contraignants du Surmoi.
Le rapport de Michel Ody montre clairement le souci des tenants de la
« consultation thérapeutique » de maintenir autant que possible le primum
non nocere. Il montre également que la question n'est pas aussi simple,
puisqu'on y fait nécessairement entrer un jugement de valeur sur les parents
de l'enfant-patient. Or, ledit enfant vit quotidiennement avec ses parents
— ou leurs tenant-lieu —, et ceux-ci lui imposent souvent des traumatismes
au long cours qui vont créer dans le psychisme de l'enfant des « clivages
passifs » (Meltzer) dont la combinaison avec les propres clivages de l'enfant
va créer des obstacles souvent insurmontables à son développement.
Je partage entièrement le point de vue de Michel Ody — et de tous
les psychanalystes d'enfants probablement — selon lequel le problème des
parents est incontournable en psychanalyse d'enfants. Je pense simplement
que nous ne sommes qu'à l'aube de nos découvertes dans le domaine des
aménagements de la technique analytique nécessaires à aborder un tel
problème.
Sans méconnaître les mérites certains de la consultation thérapeutique,
je veux croire et espérer que les capacités analytiques de chacun d'entre
nous vont imaginer dans les années à venir des « mises en situation » qui
permettront d'installer un véritable setting analytique dans les multiples
486 Florence Bégoin-Guignard

situations où l'enfant se trouve souffrir d'être pris dans un tel entrelacs


d'identifications projectives mutuelles et de mentalité groupale, qu'il semble
impossible de l'en extraire pour le soigner sans lui arracher des lambeaux
de « peau psychique » ni l'écarteler (la violence des images que j'utilise
se voudrait évocatrice de l'intensité de la souffrance psychique de tels
enfants, plongés dans la confusion de par leur commerce quotidien avec une
famille pathologique).
Sans parler des autres propositions d'aménagement thérapeutique, ni
de la thérapie familiale psychanalytique qui commence à avoir une solide
assise expérimentale, je me contenterai de signaler ici deux écueils pour le
psychanalyste qui décide d'aborder de tels problèmes :

— le premier écueil est constitué par l'apparente intemporalité de l'Incons-


cient, que nous utilisons déjà trop souvent, à mon sens, de façon
défensive en analyse d'adulte, mais qui nécessite un investissement
accru de la capacité à établir des liens symboliques, fussent-ils approxi-
matifs et provisoires, lorsqu'il s'agit de l'articuler à la temporalité
accélérée de l'enfant, qui présente un caractère d'urgence, nécessite une
action rapide, précise et intense, le tout sans intrusivité — ce qui, vous
l'avouerez, ressemble assez à la quadrature du cercle;
— le second écueil qui vient s'ajouter au premier, est constitué par l'utili-
sation de nos capacités de refoulement névrotique pour nous défendre
contre l'impact qu'exerce sur nous la souffrance psychique de l'enfant,
et notamment son impuissance si souvent masquée par une omnipo-
tence tragiquement dérisoire.
b) Je terminerai en disant combien la sensibilité et la pertinence des
interventions que Michel Ody nous donne à lire dans les cas où il est
en situation analytique m'a rassurée sur ce point essentiel : non, Michel Ody
n'a pas perdu son âme, et, en le remerciant pour son immense travail de
clarification et pour la générosité avec laquelle il nous a fait partager sa
riche expérience clinique et ses élaborations théoriques, je forme le souhait
de pouvoir échanger avec lui plus souvent, dans l'avenir, au sujet de cette
passion qui nous est commune : la psychanalyse de l'enfant.

Mme Florence BÉGOIN-GUIGNARD


square d'Orléans
80, rue Taitbout
75009 Paris
Olivier FLOURNOY
(ssp, Genève)

LA PULSION DE MORT,
EXPRESSION DU DÉFAUT DE LA LIBIDO

Je n'aime toujours pas la pulsion de mort.


Et pourquoi donc ?
Si la pulsion de mort est un « objet de connaissance » permettant
d'affiner nos processus de connaissance du fonctionnement psychique,
et si elle est pure spéculation de Freud, c'est-à-dire si elle n'est que
concept hypothético-déductif permettant de fructueuses explications de
ce qui nous échappe radicalement, pourquoi continue-t-elle à éveiller
mon antipathie?
Si elle nous facilite la compréhension de ce que veulent dire clivage,
destruction parachevée, haine et ses conséquences, et surtout de ce que
voudrait dire l'absolument indicible, son intérêt théorique devrait alors
me suffire.
Ce n'est pourtant pas le cas.
Le fonctionnement psychique suppose un appareil, manière de dire
équivalente à l'observation du fait que pour qu'une lampe éclaire, il faut
une lampe. Ainsi l'expérience psychanalytique présuppose-t-elle au moins
un appareil mental, même hors d'usage. Il s'agirait dans ce dernier cas
de le réparer. Mais qu'en est-il d'une telle expérience si cet appareil fait
défaut? Est-on à même d'en offrir un à nos patients? A mon avis, non.
Peut-on leur suggérer de s'en procurer ou de s'en construire un? Mais
à qui donc s'adresser s'il n'y a personne — pas de personne — pour nous
entendre? La pulsion de mort peut alors nous aider à comprendre en dehors
de la situation psychanalytique ce manque d'appareil, ce défaut d'analy-
sabilité. Son intérêt serait pré-analytique, ou post-analytique pour expliquer
les échecs, et non pas clinique.
D'un point de vue historico-critique, je rappellerai qu'en écrivant
Au-delà du principe de plaisir Freud se réfère à deux exemples (l'enfant à la
bobine et les rêves à répétition des traumatisés) qui font de la pulsion
dont il est question une spéculation résolument universelle. Au-delà
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
488 Olivier Flournoy

du principe de plaisir qui gouverne la cure psychanalytique telle qu'on


peut la pratiquer avec des gens aptes à se conformer à ses exigences, on
peut postuler un couple de pulsions de vie et de mort qui répondrait
de tout fonctionnement ou dysfonctionnement humain. Théorie d'un
fonctionnement trop normal ou trop anormal, trop parfait ou trop
imparfait, en-deçà pour l'heureux enfant à la bobine qui n'est pas encore
en cure, au-delà pour le malheureux traumatisé qui ne peut plus bénéficier
d'une cure.
Quel contraste entre ce sombre « Au-delà » qui marque les limites
de l'expérience clinique de Freud, confronté qu'il est avec l'insurmontable
destructivité humaine, et sa reprise en main, si l'on peut dire, quand une
décennie plus tard il est tout à la joie de s'attaquer aux questions les plus
obscures de son travail professionnel à travers Rêves et occultisme et de
son statut personnel dans Moïse et le monothéisme.
Dans ces textes, Freud n'hésite pas à remettre toute sa personne en
question, être et avoir. Et si l'occulte, le télépathique, l'invraisemblable,
étaient du domaine du possible? Question étonnante pour celui qui sait
si bien ce que rêver veut dire. Et si Moïse était égyptien? Question boule-
versante s'il en est pour qui est — se croit être ? — juif. Questions de vie
ou de mort peut-être, mais qui s'adressent à l'analyste même qui se
préoccupe de ses patients.
Si je n'aime pas la pulsion de mort, c'est que d'un point de vue nor-
matif, son utilisation clinique me paraît insidieuse et pernicieuse, comme
si cette pulsion ne devait s'appliquer qu'à autrui. L'analyste aurait le
privilège d'être du côté de la pulsion de vie. Non concerné par la pulsion
de mort, il n'aurait qu'à la détecter chez son patient, en dénoncer les
méfaits, la déconstruire si tant est qu'elle aurait une consistance. Ce qui
fait dire à certains — injustice ou arrogance? — des phrases du genre
« Vous enviez ma capacité à interpréter, ou à lier (je suis vivant, bon,
génial)... votre haine, votre destructivité (cela ne m'atteint pas, voyez mon
sein, entendez ma voix calme)... » ou autres sornettes qui viseraient à
réaliser chez un sujet qui n'en peut mais, une prise de conscience grâce
à un appareil fait de mort pour moitié. Ou, comment dire, à faire porter
au patient le fardeau d'un non-appareil-psychique tout occupé à détruire un
reste — trace mnésique — de pulsion de vie, lequel reste doit bien être le
minimum requis pour qu'il y ait psychanalyse.
C'est pourquoi je ne saurais trop regretter la merveilleuse théorie trau-
matique en trois temps si elle devait s'éclipser au profit de la pulsion de
mort. Merveilleuse car parfaitement spéculative même si fondée sur la
séduction la plus concrète qui soit. Souvenons-nous :
La pulsion de mort, expression du défaut de la libido 489

Premier temps : un traumatismeexogène précis — sexuel, biologique, ou


libidinal, psycho-illogique, ou erotique, matériel-immatériel —laisse une
trace mnésique, seul vestige de cet incident pré-envahissant. Pré-envahissant
car aucun sujet n'est là qui puisse comprendre ce qui lui est arrivé. Seule
cette trace mnésique, sans mémoire pour s'en souvenir, sans personne
pour en témoigner, subsiste insaisissable, impalpable, impensable.
Deuxième temps : un intervalle de temps sans rapport avec la tempo-
ralité qui nous est familière, une durée intemporelle qui ne deviendra
temps que plus tard, que pour marquer rétrospectivement la séparation
du premier et du troisième.
Troisième temps : un incident insignifiant en soi, signifiant sans signifié
autre que celui de faire advenir le sujet en l'ancrant dans le temps et l'espace,
dans la logique et le normatif : il y a bien un sujet puisqu'il y a eu durée
et accident ou marquage, comme en témoigne l'hypothèse de la trace
(il y a bien un sujet puisqu'il vient, ne fût-ce qu'une seconde fois, à sa
séance). Voici donc le sujet, et ce sujet a d'emblée un fonctionnement
psychique tout à fait particulier, non pas sexualisé mais bien perverti par
la sexualité.
Selon cette vision des choses tout sujet une fois « entré en psychanalyse »
se trouve d'emblée doté d'un fonctionnement psychique perverti, libidina-
lement perverti. A la psychanalyse incombe dès lors la tâche de lui restituer
un fonctionnement non perverti. Renversement théorique? Oui, puisqu'il
s'agit de défaire cette construction théorique. Marche arrière? Non, car
la psychanalyse devra s'efforcer de déboucher sur quelque chose de
totalement inédit si elle veut être cohérente, sur un sujet doté et d'un
fonctionnement mental et d'une sexualité ne se pervertissant plus l'un
l'autre.
Ambition bien modeste vis-à-vis des enjeux universels des pulsions
de vie et de mort, mais cliniquement plus que suffisante, me semble-t-il,
pour justifier l'entreprise aux yeux d'un psychanalyste.
Si la pulsion de mort est un concept scientifique objectivant qui permet
de décrire certains états dits psychotiques ou autres, elle ne peut en aucun
cas échapper à l'ambiguïté des sciences humaines; elle concerne nécessai-
rement tout individu. Qui l'accepte s'en ressent dans sa subjectivité. Il y a
ainsi possibilité de glissementdu téléologique — prévision des conséquences
et finalité programmée de l'instinct de mort — au théologique — prise en
compte des effets de la pulsion élevée au rang de principe transcendant,
la prévision versant dans la prédiction. Et c'est à ce niveau-là que je vois
ses effets pervers chez ceux qui non seulement l'éliminent de leur subjectivité
au profit de la pulsion de vie, mais commettent de plus l'erreur de
490 Olivier Flournoy

confondre cette dernière avec l'amour, apanage de la libido. D'où l'hypo-


crisie d'une attitude plaquée de « bonne mère » toute pétrie d'amour,
de bonne conscience, de charité bienveillante pour son enfant haineux et
destructeur dont les traits mélancoliques sont l'expression vivante de la
mort.
A cette compréhension affective biaisée par la sacralisation de la
pulsion de mort s'oppose l'intelligence, affective elle aussi, des remises en
question, des mises en cause, bref d'une recherche incessante que soulève
l'expérience soutenue d'une théorie spéculative des erreurs ou du mal-être
originaires, théorie libidinale, traumatique ou de la séduction. Ce n'est
que si ces questions se posaient pour ce qui concerne la pulsion de mort
que son usage me semblerait fructueux à condition qu'elle ne soit conçue
que comme l'expression de la déficience du sexuel, le positif de ce
négatif-là.
C'est l'utilisation à fin contre-transférentielleanti libidinale que d'aucuns
font de cette pulsion que je récuse.

Dr Olivier FLOURNOY
45, avenue de Champel
1206 Genève
André GREEN
(SPP, Paris)

PULSION, PSYCHÉ, LANGAGE, PENSÉE

J'ai cru comprendre à travers le travail de Pierre Luquet que le pivot


de sa réflexion tournait autour de la distinction entre le métaprimaire
et le métaconscient. Cette distinction tenterait de découvrir une zone
intermédiaire dans le psychisme qu'on peut rapprocher du préconscient.
On pourrait alors réduire l'écart entre un en-deçà de la pensée verbale
et un au-delà de la préfiguration de l'objet. Ce souci est probablement iné-
vitable chez tout analyste. Une démarche de pensée qui tend à faire se
rejoindre la chose et le mot dans une appréhension aussi intuitive que
possible. Cependant, il existe aussi une démarche opposée qui consiste
au contraire à penser cet écart comme incomblable, écart qu'aucune
tentative de continuité ne pourra jamais réduire.
Il a beaucoup été question des relations entre le corps et le code. C'est
en distendant à l'extrême ces deux références que l'on cherche le passage
de l'un à l'autre. Mais, comme l'ont remarqué les auteurs qui se sont
penchés sur la spécificité de la communication analytique, je pense à
Benveniste répondant à Lacan, celle-ci privilégie la polarité du message
sur celle du code. Cette accentuation du message donne à la parole psycha-
nalytique sa saturation en subjectivité. Celle-ci ne se situe pas seu-
lement par son rapport au code, elle est également marquée par la parti-
cularité de l'adresse au destinataire, puisque ce destinataire est multiple,
à l'insu même du communicant du message. En fait, il y a passage d'un
code à l'autre sans même qu'on s'en rende compte et en tout cas sans
que le sujet parlant, lui, s'en rende compte. Et, ce deuxième code qui
vient là se greffer sur ce message ou être révélé par lui c'est le code
pulsionnel. Je viens de prononcer une expression des plus discutables,
car il est tout à fait évident que rien ne nous montre l'existence dans le
fonctionnement des pulsions de quelque chose qu'on puisse repérer comme
un code. Ce point appellerait de longs développements pour préciser le
problème de l'homogénéité des systèmes codifiants et codifiés.
Ce sur quoi j'aimerais insister c'est qu'il ne s'agit pas tellement du
corps mais de la pulsion, ce qui n'est pas pareil. Freud, dans Analyse
finie et analyse sans fin, est amené à donner à sa dernière théorie
Rev. franç. Psychanal., 2/1988
492 André Green

des pulsions le plus d'ampleur possible. Sa pensée, à ce moment-là,


exprime quelque chose de plus que les relations d'un couple de pulsions,
celui de la dernière théorie des pulsions, mais infère qu'il existe en quelque
sorte comme une vocation pulsionnelle. C'est-à-dire qu'en fin de compte
tout doit aboutir à une articulation entre deux axes du référent pulsionnel.
Ces deux axes n'ont pas toujours été articulés comme Freud les pense dans
cet écrit, à savoir le double couple Eros-destruction et bisexualité. C'est
l'articulation de l'un et de l'autre qui permet de penser que ces pulsions
ne sont pas seulement des demandes du corps qui sont la cause de toute
activité, comme il le dit, mais qu'elles ont une vocation. Elles vont converger
vers quelque chose, s'organiser et prendre forme dans l'OEdipe. C'est ce
que j'entends par vocation pulsionnelle.
Dans l'article de Freud pour l'Encyclopédie britannique sur la psycha-
nalyse, il est dit que la psychanalyse ramène tous les processus psychiques
(à l'exception de la réception des stimulis extérieurs) aux jeux de forces
qui s'activent ou s'inhibent, se combinent, entrent dans des compromis, etc.
Et, un peu plus loin, il ajoute qu'à l'origine toutes ces forces sont de nature
pulsionnelle « donc d'origine organique », caractérisées par une formi-
dable capacité (somatique) à la compulsion de répétition et à constituer
leur délégation psychique dans des représentations affectivement investies.
Ainsi ce sont des forces que nous nous devons d'articuler avec le soma-
tique, la délégation psychique, l'investissement affectif et l'appareil de la
représentation. Dans un autre écrit à peu près contemporain, Freud
rappelle que la libido en psychanalyse signifie la force quantitativement
modifiable et mesurable des pulsions sexuelles, au sens élargi donné par. la
théorie psychanalytique, dirigées sur l'objet. Je crois que si on retient
cette notion de force originaire, on ne peut démarrer d'emblée avec une
« pulsionnalisation représentative », ce qu'on appelle par exemple un
fantasme pulsionnel dans le travail de Luquet. En ce dernier cas, on perd
une dimension très importante du travail psychique dans la mesure même
où cette force ne peut être que transformée par négativation. Elle ne peut
pas être admise comme telle. Toutes les opérations auxquelles Freud fait
allusion quand il affirme qu'elles s'inhibent, s'activent, se combinent,
entrent dans des compromis, sont des manifestations qui forcent la force à
renoncer à une partie d'elle-même pour acquérir la signification, après
intervention du travail du négatif.
Il existe dans le texte sur la Métapsychologie des ambiguïtés concernant
le représentant psychique, qu'on donne souvent pour équivalent ou syno-
nyme du représentant-représentation. Or, à mon avis le texte n'acquiert sa
clarté que si l'on considère que le représentant psychique est le représentant
Pulsion, psyché, langage, pensée 493

psychique de la pulsion comme excitation endo-somatique, sans aucune


possibilité de figuration1. Ce qui se délègue du corps n'est pas une repré-
sentation, mais une demande qui ne peut prendre sens que par l'accolement
du représentant psychique avec la représentation d'objet. La coaptation
du représentant psychique comme demande corporelle, mais infigurable,
le mouvement de cette demande corporelle infigurable venant investir une
trace antérieure laissée par l'objet constitue le temps inaugural de la pensée.
Et c'est de cette liaison originaire que part la possibilité du travail analytique
par le transfert comme rapport à la fixation et au déplacement.
Cependant, il y a des cas où nous avons le sentiment que quel que soit le
discours ou quelle que soit la figurabilité, l'enjeu se trouve au niveau de cette
représentation psychique corporelle car celle-ci paraît fusionnée avec un
objet qui s'ignore comme tel ou qui est ignoré comme tel par la psyché. Là se
situent les racines de ce que nous appelons l'impensable ou l'infigurable.
Là tout notre travail d'analyste est mis en question, car si nous nous
adressons trop à la partie représentation de chose du représentant-
représentation et pas assez à la partie représentant psychique, c'est-à-dire
à ce qui appartient à l'ordre du corps, nous avons l'impression que l'inter-
prétation glisse sur l'analysant comme l'eau sur les plumes d'un canard.
Ces cas nous induisent à décaler quelque peu notre conception de ce qu'est
le psychique. Le psychique n'apparaît plus directement lié à la repré-
sentation. La représentation en serait plutôt la conséquence. Le psychisme
serait l'effet de la relation de deux corps dont l'un est absent. C'est ce
statut d'absence de l'un de ces deux corps et de ce que le corps restant peut
faire de cette non-présence qui pèse sur le destin de la représentation.
Aujourd'hui, avec ce que nous savons de la clinique, ce que nous avons
à dire diffère de ce que disait Freud. Pour lui la représentation était
un donné — c'était dans son optique la base de l'activité de la première
élaboration psychique. On le voit, dès son travail sur l'aphasie en 1891.
Il y défend une conception de la symbolisation où le symbole n'est pas la
relation entre un objet et sa représentation mais le rapport entre deux types
de représentations, les représentations d'objet et les représentations de mot.
Autrement dit, il faut que quelque chose ait déjà eu lieu dans la psyché
qui ne soit pas de l'ordre d'une apparition ou d'une présentation mais
qui aurait déjà subi (la représentation) une transformation reproductrice
pour que dans un second temps et dans un second temps seulement, la
symbolisation puisse s'instituer comme relation entre deux manières diffé-

1. Pour une discussion plus détaillée voir A. Green, La représentation de chose entre
pulsion et langage, Psychanalyse à l'Université, juillet 1987, pp. 357-372.
494 André Green

rentes d'apparaître dans la représentation. Là se trace une ligne d'écart


entre ces deux modes de représentation de chose et de mot. Car, comme
Freud le rappelle dans la Négation, une des propriétés de l'esprit humain
est de pouvoir amener la chose devant lui sans qu'il soit nécessaire qu'elle
soit présente. Nous sommes frappés par la pertinence et la clarté de la
formulation freudienne. Je me demande pourtant si on ne pourrait pas
dire aussi qu'un des pouvoirs de l'esprit humain à propos du langage est
de pouvoir faire apparaître la chose au niveau du langage sans que la
représentation de chose soit nécessairement présente. Cette formulation
serait d'une certaine utilité lorsque nous pensons à la nature des pensées
latentes, par exemple. Les pensées latentes ont-elles une référence à la
figurabilité de la chose? Je pense qu'il n'en est rien.
Qu'il s'agisse de représentation sous la forme du langage ou sous la
forme de la chose, le psychisme apparaît toujours comme ce qui fait retour.
Ceci sera maintenu par Freud jusqu'à la fin de sa vie. Je pense aux commen-
taires qu'il fait dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste sur la vérité
historique. C'est uniquement parce que quelque chose fait retour de cette
vérité historique qu'on peut lui donner ce statut de vérité qui n'est pas celui
de la vérité matérielle, sans aucun doute. D'ailleurs la vérité matérielle a un
caractère tout à fait hypothétiqueet conjectural déduit de ce qui fait retour là.
Dans cette accentuation du message sur le code il est difficile de carac-
tériser précisément la parole analytique. L'intérêt pour la parole analy-
tique n'est pas né d'une attention « en première instance » pour la
parole. Cet intérêt est le résultat d'une stratégie venue de Freud que je
qualifierais comme la reversion d'une conversion. Il s'agissait de reverser
quelque chose dans l'ordre du langage et de l'y ramener par rapport à une
situation où l'ordre des représentations de chose avait été court-circuité
sur le plan imaginaire par le saut dans le somatique, ce qui révélait le
fondement imaginaire de la conversion. Ce fondement imaginaire est la
figure de la force qui s'investit dans le symptôme. La restitution du niveau
inconscient dans le circuit de la force au langage se traduit par le réta-
blissement du maillon des représentations inconscientes. Au niveau de
l'inconscient il n'y a pas de division entre événement et constat. C'est-à-dire
que l'événement est pris dans sa matérialité et ne fait qu'un avec « la
connaissance » que le sujet en a. Ceci ne peut pas ne pas retentir sur la
parole et tout particulièrement sur la parole analytique.
J'ai soutenu que la parole analytique désendeuillait le langage. En
effet, ceux qui s'intéressent à l'acquisition du langage chez l'enfant ne
peuvent faire l'économie dans ce qu'on peut en observer — même à travers
ses modes de jubilation maniaque — de tout le travail deuil qui y est
Pulsion, psyché, langage, pensée 495

engagé. Ce qu'on a appelé le meurtre de la chose ou le deuil de l'objet.


La parole analytique en séance va se rapprocher le plus possible, sans
que nous soyons soupçonnés de vouloir rabattre toute l'activité psychique
sur l'activité de la pulsion comme le signalait François Gantheret, de
cette base fondamentale de par les circonstances de son émission même.
De la même façon que la pulsion cherche son objet, l'émission de la parole
et la quête du destinataire vont faire en sorte qu'il n'y a peut-être pas de
meilleure comparaison, pour se figurer le fonctionnement pulsionnel que
cette parole errante qui cherche son objet, ne le trouve pas, croit l'avoir
trouvé, s'arrête, revient sur elle-même et se précipite dans des formations
imaginaires lâchant la proie pour l'ombre. Nous ne cessons, face à la
production de cette parole très corporalisée, d'essayer de l'imaginariser.
Nous ne l'imaginarisons pas seulement parce que nous cherchons à nous la
représenter mais aussi parce que cette imaginarisation du psychanalyste
est ce qui lui permet de se rapprocher au plus près de la réalité psychique.
C'est cette imaginarisation qui entraîne le sentiment de « réalité » dans le
contre-transfert. C'est là évidemment ouvrir tout le champ de la figurabilité
et de la place de la production imaginaire dans la relation transfert contre-
transfert. Or, quand la figurabilité a lieu, ce n'est pas seulement que le
sujet peut poser les produits de cette figurabilité devant lui et les contempler
car le sujet est lui-même regardé par sa figurabilité. Ces figures ne sont pas
seulement des figures imaginaires par rapport à la réalité, elles sont aussi,
peut-on dire, imaginaires entre elles. Cette figurabilité fait apparaître de
toute manière quelque chose qu'on ne peut évaluer que comme une diffé-
rence. Une différence par rapport à l'objet ou par rapport à la parole
qui s'adresse à cet objet. Je pense à ces cas cliniques où l'on a l'impression
que tout ce travail implicite est grevé ou complètement miné, non seulement
par des forces d'actes mais surtout par une position du sujet vis-à-vis
de ses propres énoncés qui paraît extrêmement troublante pour l'analyste
car il y fait le constat d'un trouble de la reconnaissance de l'analysant
par rapport à sa propre figurabilité. Il s'agit de quelque chose de différent
de la simple résistance. La résistance on la perçoit au travail, dans les
efforts auxquels je faisais allusion de cette parole qui se cherche, qui ne
paraît pas se trouver, qui s'interroge pour savoir pourquoi c'est ça qui lui
vient à l'esprit plutôt qu'autre chose, qui est tantôt ramenée vers le passé
pour éviter quelque chose de trop prégnant de la situation actuelle ou qui
dans la situation actuelle ne voit pas le lien avec tel fantasme évoqué à
un autre moment, etc. Alors que là, au contraire, où la figurabilité, où les
figures du sens deviennent prégnantes, là le sujet ne se reconnaît pas
dans sa propre production psychique. Quand bien même un rêve viendrait
496 André Green

apporter une confirmation extrêmement nette d'une interprétation donnée


peu de temps avant, il s'installe alors une dissociation entre la production
de ce rêve et l'interprétation antérieure qui ne relève pas d'un simple
refoulement mais des formes bien connues de clivage ou de désaveu, voire
de forclusion, dont nous sommes familiers. Tous sont de l'ordre d'une
agnosie psychique. Nous nous trouverions ici dans le champ même de
l'hallucination négative tel que Freud en parle dans les débuts de son oeuvre.
Cette notion de reconnaissance est implicite lorsque Freud parle de
l'identité de perception. Or en ces cas « l'identité de perception » ne
se produit pas 2. Il faudrait aussi parler d'une non-perception de l'identité
entre un matériel produit par l'analysant et une interprétation de l'ana-
lyste. Comme si le sujet était étranger et aliéné à sa propre production.
Et c'est dans ces cas que le travail de l'analyste solicite non seulement
beaucoup d'imaginaire mais aussi de travail pulsionnel créateur d'un
imaginaire qui ne peut pas se représenter, ou qui s'est présenté à d'autres
moments de l'analyse, à des moments où le transfert était peut-être moins
à vif. Peut-être même à des moments où l'angoisse était plus forte mais,
paradoxalement, protégeait de l'intensité du transfert alors que plus
tard l'angoisse ayant disparu c'est le transfert qui domine et rend la
représentation impossible.
Notre difficulté à entrer en relation avec les autres spécialistes du langage
vient du fait que la notion de transfert leur est étrangère. Dans le cas où
ils veulent bien nous croire sur parole, ils n'ont aucune possibilité de se
rendre compte de quoi nous parlons. Il s'agit toujours d'un double trans-
fert en une seule opération : transfert sur la parole et transfert sur l'objet.
Faute de temps je ne puis que vous renvoyer à mon travail sur le langage.
Dans les cas difficiles, les obstacles rencontrés par le travail analytique
ne sont pas simplement de la résistance, mais sont de l'ordre d'une conduite
active de refus de l'objet, dans la mesure où on a l'impression que l'objet
est tout à fait fusionné avec le corps. Dans les analyses que l'on peut
schématiquement dire « limites », ce travail du négatif au lieu de donner
lieu à des productions fantasmatiques ne peut aboutir qu'à un blocage
corporel. Le rôle du langage paraît être de vouloir s'assurer d'un
contrôle — fût-il très partiel — de l'activité psychique, sans y parvenir.
Le langage colle à une activité psychique dominée par une hallucination
négative de la présence de l'objet. Dans l'hallucination négative de la

2. Et non de l'identité de pensée. Alors que cette dernière implique la reconnaissance du


sens produit par l'identité, ce qui fait ici défaut est la reconnaissance de la « ressemblance »
entre deux événements psychiques, ce qui est l'étape préalable à la reconnaissance de l'identité
de pensée.
Pulsion, psyché, langage, pensée 497

présence de l'objet ce n'est pas le défaut de figuration de l'objet qui est


important mais davantage le sentiment d'une présence infigurable. Para-
doxalement ce sentiment d'une présence persécutrice est en fait un défaut
d'être. Il est l'expression d'une relation d'objet qui ne peut pas être
intériorisée et qui se traduit par une présence persécutrice qui constitue
une menace à l'égard de l'activité psychique empêchant toute élaboration.
Ce qui me semble frappant est l'attitude intérieure de ces sujets qui
souvent présentent une réaction thérapeutique négative et qui vivent
l'obligation impérieuse, devant toute sorte d'investissement positif, de
céder au besoin irrésistible qui leur fait dire non. Non, même et surtout
quand c'est pour leur plaisir, même et surtout devant quelque chose qu'ils
souhaitent. Comme si le fait de dire non à l'objet était beaucoup plus
important que de se dire oui à soi-même ou que l'on ne puisse se dire oui qu'en
lui disant non. Dans tous ces cas, je crois que ce qu'on retrouve toujours
est en rapport avec la scène primitive. La scène primitive pose le problème
de la relation du corps de la mère avec un autre corps. L'impensable c'est
ce que le corps de la mère peut déployer de violence avec cet autre corps
dans cette situation où le sujet est dans la scène, soit confondu avec ce
corps maternel, soit exclu de sa psyché. Dans ce contexte fantasmatique tout
désir positif, tout « avoir » prend la signification d'un « avoir été eu »,
c'est-à-dire ne rien avoir. La scène primitive serait à l'OEdipe ce que
l'OEdipe est lui-même à la sexualité adulte.
Pour terminer, j'ai pensé à une citation de Freud où il parle des débuts
du complexe d'OEdipe. Il prend, comme à son habitude, le cas du garçon,
de l'enfant mâle et dit : « Tout au début il développe un investissement
d'objet à l'égard de la mère qui prend son point de départ dans le sein
maternel et représente le modèle exemplaire d'un choix d'objet selon le
type par étayage; quant au père le garçon s'en empare par identification. »
Il me semble qu'il y a là un modèle extrêmement parlant où ce qui paraît
important est la coexistence de ces deux modes dont l'un passe étroitement
par le corps à corps avec la mère et l'autre par l'identification qui serait
une autre manière de s'emparer de l'objet à distance et sans référence
au corps. Ceci nous éclairant sur le travail de l'absence. L'absence essaie
de rejoindre par identification non seulement ce qui n'a pas été satisfait mais
opère ainsi un début de décorporationqui inaugure les matrices de la pensée8.

Dr André GREEN
9, avenue de l'Observatoire
75006 Paris

3. Les exemples cliniques présentés lors de la communication orale ont été supprimés
dans la version écrite.
Daniel LEBAUVY
(Paris)

PARLER A UN SOURD N'EST PAS


COMME VOIR UN AVEUGLE

Le beau rapport de P. Luquet nous offre l'opportunité de réfléchir aux


problèmes qui se posent lorsqu'un sourd intervient dans un dialogue.
Nous réservons pour une autre occasion d'examiner ce qui concerne le
sourd lui-même, préférant pour cette fois nous intéresser à la personne
qui entend normalement et qui parle à un sourd.
Le dialogue normal, ce sont deux personnes qui se parlent et qui se
comprennent. Lorsque l'une des deux est malentendante (sourde selon une
dénomination impropre mais usuelle), leur échange verbal est affecté d'un
caractère particulier. Ce qu'il offre à l'observation permet d'inférer que
tout dialogue normal recèle une régulation habituellement inapparente.
Selon notre hypothèse, cette régulation du dialogue normal consiste en ce
que chacun des interlocuteurs effectue une adéquation permanente de son
discours, de son expression et de son élocution aux facultés de perception et
de compréhension de l'autre; il effectue cette adéquation dans des limites
compatibles avec son économie pulsionnelle. Pour ce faire, il met en jeu
sa relation d'objet, des mécanismes projectifs et son complexe de castration.
Cette liste n'est d'ailleurs pas limitative.
L'analyse d'une histoire de sourd va nous permettre d'illustrer notre
propos. Histoire de sourd, au singulier, et non de sourds, au pluriel, car les
incompréhensions croisées repérables dans un dialogue entre deux sourds ne
nous apporteraient rien de démonstratif.
Voici l'histoire : un homme a l'impression que sa femme est en train
de devenir sourde, et il décide d'en avoir le coeur net. Lors d'une prome-
nade dans un parc, marchant à 10 pas derrière elle, il lui demande à haute
et intelligible voix : « Tu m'entends, Georgette? » Pas de réponse. Il se
rapproche de 5 pas et repose sa question sans plus de résultat. Véritable-
ment inquiet, il vient tout près d'elle : « Tu m'entends, Georgette ? — OUI,
OUI et OUI, pour la troisième fois, je t'entends. » (D'après Sourdine.)
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
500 Daniel Lebauvy

Pourquoi l'héroïne ne s'est-elle pas retournée dès la deuxième question ?


Pourquoi a-t-elle manifesté de l'irritation à la troisième? C'est que, à
notre avis, elle est incapable de se représenter la surdité de son compagnon
et qu'elle projette sur lui sa propre faculté de bien entendre, de même
qu'il projette sur elle son handicap. Plutôt que de nous intéresser à ces
projections croisées, proposons-nous de ne retenir que les questions concer-
nant l'héroïne de l'histoire. Quelles sont les causes de son attitude?
On peut soulever plusieurs hypothèses théoriques : un investissement
libidinal trop intense de l'émission vocale, d'ordre urétral, mais aussi anal
ou oral, en ne lui permettant pas de moduler son discours de façon
appropriée, pourrait l'empêcher de s'adapter au handicap de son compa-
gnon, donc d'en prendre conscience. La toute-puissance ou une trop
grande fragilité de l'image objectale projetée sur lui aurait le même effet.
Notre préférence va toutefois à une autre hypothèse qui prend en compte
son angoisse de castration. Pour l'exposer, il nous faut recourir à la compa-
raison entre l'aveugle et le sourd, entre l'oeil et l'oreille.
Enfants, nous avons tous joué un jour ou l'autre à contrefaire l'aveugle.
Les mains ou un bandeau sur les yeux, ou les yeux fermés, nous avons
bien vu que nous ne voyions rien. Par contre, quand nous avons voulu
expérimenter la surdité, nous percevions toujours quelque son, au minimum
la vibration de l'air emprisonné entre les doigts et les tympans; et même
alors, un bruit intense ou un cri pouvait parvenir à percer l'obstacle : on
n'était jamais complètement sourd.
L'aveugle est objet de pitié, le sourd est objet d'incrédulité, d'agres-
sivité et de dérision : on ne croit jamais qu'il le soit tout à fait. La culpa-
bilité est du côté du voyant, face à l'aveugle ; la honte est du côté du sourd,
face à l'entendant. L'aveugle, qui ne montre rien, est vu aveugle; le sourd
cache tout de sa surdité, et d'abord à lui-même. L'aveugle a la voix douce,
pour mieux user de son audition qui lui sert à s'orienter et à communiquer;
le sourd importune, qui crie sans s'en rendre compte.
La cécité se signale par le vide de l'orbite, le noir les lunettes, le blanc
de la canne, la lenteur des déplacements. La surdité, vide au fond de
l'oreille, ne se signale par rien, rien de visible ne témoigne pour elle,
et surtout pas la prothèse qui se miniaturise et se cache.
L'oeil est un organe plein, externe, mobile, son intégrité ou son atteinte
est visible. L'oreille est creuse, interne, cachée, son état, bon ou mauvais,
ne peut être déduit que de l'expérience, bien difficilement.
L'oeil comme le sexe viril, l'oreille comme le sexe féminin. Malade ou
blessé, l'oeil ne laisse pas le moindre doute sur son état, il opère comme
l'effraction traumatique d'une réalité irréfutable : ainsi qu'on tente de
Parler à un sourd n'est pas comme voir un aveugle 501

ranimer le pénis qui défaille, on tend la main à l'aveugle pour suppléer


sa fonction visuelle. L'oreille, cet appareil sensible qu'on ne voit pas, on
lui prête le pouvoir d'entendre a priori comme on a voulu que la mère soit
porteuse d'un pénis. L'expérience prouve qu'il fut parfois plus facile de
renoncer à croire en un pénis maternel qu'en la bonne oreille d'un sourd.
Ce n'est certes pas le sourd qui convaincra du contraire, accablé qu'il est,
le plus souvent, de sa honte et perdu dans ses illusions.
L'interlocuteur du sourd dispose toujours d'un délai important entre le
moment où il est confronté au premier signe de surdité et celui où il serait
en mesure d'admettre ce manque à entendre. Il dispose de suffisamment de
temps pour échapper à l'angoisse de castration, en élaborant et en mettant
en oeuvre les défenses appropriées, déni, dénégation, projection, agressivité.
Ainsi se rejoue, pour la Georgette de l'histoire, un complexe de castration
dont le second temps n'est pas atteint grâce à ces mesures. Le malentendu
est inévitable entre les deux protagonistes, il ne peut que se prolonger
en un jeu sado-masochiste. A moins que le sourd ne parvienne à faire son
deuil de son audition telle qu'elle était dans le passé; puis qu'il parvienne
à le faire admettre à sa compagne. D'ici là, il aura encore largement le temps
de nous faire rire, fût-ce aux larmes.
Tout ceci nous éclaire sur ce qui est à l'oeuvre dans un dialogue entre
deux personnes dont l'ouïe est saine : chacune peut constater en perma-
nence que l'autre dispose bien de son intégrité auditive. Elle doit, pour
cela, faire l'effort d'adapter en permanence le son de sa voix, l'articulation
de ses phrases et la modulation de son discours aux capacités de perception
et de compréhension de l'autre, comme nous le disions au début, grâce
aux renseignements qui lui sont fournis par l'analyse permanente des
réponses, de la mimique, des attitudes, etc. Encore faut-il pour cela que
l'effort à faire ne soit pas trop important, le facteur économique marquant
la limite entre ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas dans l'exercice
du langage. Moyennant quoi, elle échappe en permanence à l'angoisse de
castration.
Il est pourtant un cas, le seul à notre connaissance, où l'espoir que
l'autre soit sourd puisse protéger contre l'angoisse, au sens le plus large.
C'est celui de la rencontre avec l'enfant autiste. Il n'est pas rare de voir
germer l'idée qu'une surdité pourrait être la cause cachée d'une perte de
communication entre un enfant et la réalité. Et s'il y avait de la vie
psychique organisée derrière le creux vide d'une oreille sourde ? pourrait-on
ainsi formuler cet espoir. Il se produit là un déplacement de la croyance
en une possession mythique : de la mère dotée de pénis, on passe à une oreille
dotée de surdité, laquelle prendrait alors valeur de bénéfice et non de déficit;
502 Daniel Lebauvy

puis à un psychisme doté d'une structure cachée — cachée, précisément,


par la surdité (de l'oreille...). A quelque chose malheur est bon, dit le
proverbe. Ce serait bien la seule circonstance où il serait bon d'avoir
« les oreilles bouchées ».
Nous conclurons en mentionnant les noms de A. Barbier, P. Dessuant,
J. Rouart et G. Terrier à qui nous devons une part dans notre élaboration
et que nous remercions à ce titre.

Dr Daniel LEBAUVY
26, avenue Victor-Hugo
75116 Paris
Bianca LECHEVALIER
(SPP, Caen)

« SILENCE DE MORT »,
TROUBLES GRAVES DE LA PENSÉE
ET ÉLABORATION DU CONTRE-TRANSFERT

En relisant le rapport de P. Luquet, après avoir écouté la Conférence


d'A. Barbier sur le « Silence de Mort », je me suis mise à associer sur
les troubles graves de la pensée de certains analysants. La très profonde
intervention de François Gautheret, fait poursuivre ma réflexion sur ces
patients. Ils interrogent l'analyste sur son contre-transfert, et l'indication
même de la cure. Ils peuvent provoquer chez lui une sidération de la pensée.
Le problème est très souvent celui de l'analyse d'une dépressioninfantile
très archaïque où manque l'élaboration de la position dépressive. Les
premiers échanges avec la mère semblent à travers les rencontres corporelles,
n'avoir permis la constitution que d'un espace psychique limité. Cela
venait-il du type de réponse de la mère, de sa dépression, du manque de
capacité de rêverie en accord avec les sollicitations de l'enfant? En tous les
cas, la perception de l'espace psychique maternel a été limitée, floue, sans
mouvement libidinal liant et enrichissant les émotions réciproques dans
les échanges, comme une première musique harmonieuse en réponse au
bruit des cris douloureux, et inscrivant ainsi la trace d'une pensée source
de plaisir.
Dans certains cas, à la dépression maternelle s'est ajoutée la conjonction
de mouvements pulsionnels réciproques mortifères, n'ayant pas accès à la
représentation.
Il me semble que l'élaboration d'une pensée métaprimaire devient
possible chez ces analysants, avec des représentations symboliques qui
maîtrisent et intègrent dans un mouvement anal du moi, l'angoisse des
pensées non pensables dont parle Bion, lorsque l'analyste peut symboliser
quelque chose de sa haine dans le contre-transfert.
On voit alors naître et s'élaborer une pensée métaprimaire, une pensée
de rêve, mettant à l'abri les deux protagonistes des actings et du danger
psychosomatique.
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
504 Bianca Lechevalier

La question se pose de savoir si ce type de pensée se constitue par


identification à l'analyste, ou si elle n'était pas déjà là, mais entravée par
l'attaque aux liens provoquée par l'angoisse. Attaque en particulier aux liens
de l'unité fondamentale du couple parental empêchant la représentation de
la scène primitive.
Quelquefois on peut assister chez ces patients à la découverte en eux de
capacités artistiques et à l'investissement du plaisir esthétique. La forme
picturale, musicale ou sculpturale et le travail artistique associent une beauté
esthétique à la destructivité pulsionnelle qui est en jeu.
Il me semble que la modification a pu se faire alors grâce au mouvement
anal qui a été travaillé dans la relation contre-transférentielle. Une véritable
élaboration de la position dépressive devient possible. Une pensée authen-
tique remplace celle d'un faux-self, plaqué, qui déniait les pensées impensables.
Je vais vous donner deux exemples cliniques :

1 / Aline a une longue et difficile analyse marquée par ses silences


interminables, sa difficulté à penser, une manifestation somatique grave
qui a mis sa vie en danger.
Elle peut maintenant rêver et associer. Une longue séquence lui a
permis une perception dans un rêve, de moi, en Mme Landru réglant
ses comptes avec sa propre mère qui l'a abandonnée. J'étais cette
Mme Landru abandonnée par elle dans son silence. Elle va m'en raconter
un nouveau où elle voit sans angoisse un « tigre en papier ». C'est un
tigre-dessin souvenir d'un livre d'enfance, qui alors la terrifiait. Elle
associe avec un autre livre d'images, où un ours sort du livre et accom-
pagne l'enfant en voyage et le ramène chez ses parents retrouvées.
« Ce tigre est comme cet ours du livre dit-elle ». C'est le tigre-Landru
en elle et en moi, qui est devenu un compagnon de voyage. « Ce n'est plus
le tigre en moi, qui court-circuite mes pensées et me fait croire que j'en
suis vidées », dira-t-elle par la suite. Dans un autre rêve qu'elle associe à
l'Emballement du Pont Neuf : elle voit trois hommes qui pourraient
représenter ses séances et une scène primitive. Ils travaillent sur des
échafaudages à l'extérieur d'une maison, sans crainte du vertige, dans le
vide, avec une grande liberté de mouvement. Une corde les lie entre eux
et les attache à la maison et entoure la maison comme une enveloppe,
c'est elle qui permet, dit-elle, cette liberté qu'elle associe à la liberté
de pensée. Elle est émue par la beauté esthétique de cette relation d'em-
ballement émotionnel et charnel qui entoure la froideur de la pierre de la
maison comme celle de notre pont relationnel.
« Silence de mort » 505

2 / Joseph est venu à l'analyse pour un état dépressif sévère avec tenta-
tive de suicide. Il a longtemps cru que des crises d'épilepsie dans son
enfance avaient endommagé son cerveau et sa capacité de penser.
Nous sommes à la septième aimée de son analyse qu'il projette de
terminer.
Je vais vous raconter un rêve ayant suivi une interprétation de ma
part sur un acting. Il s'agissait de séances manquées et non payées alors
qu'il voulait fuir ses angoisses sur un mode maniaque. Elles réactualisaient
ce qu'il avait pu vivre dans la première année de sa vie, lorsque son père
était devenu prisonnier de guerre. Sa mère, dépressive, ne pouvait faire face
à ses cris et le battait.
Il a un cauchemar terrifiant et voit un crocodile qui risque de le déchirer
et l'engloutir. Puis ce crocodile se transforme et devient un renard avec une
grande queue qui lui-même se transforme, alors que son angoisse diminue.
Il reconnaît un renard objet transitionnel de son enfance, renard sur rou-
lettes, qu'il emporte en tirant sur la ficelle. « J'ai roulé le renard dit-il. »
Le crocodile en rage qu'il avait ressenti en lui et en moi était devenu
ce renard rusé qu'il pouvait utiliser dans son espace psychique. Il avait
voulu « tirer sur la ficelle » en partant sans payer. Par la suite j'ai appris
qu'il avait utilisé sa ruse politique pour la création d'un espace artistique
dans sa ville.
Il me semble à travers ces cas qu'un espace psychique peut s'élaborer
alors, où peuvent coexister de façon symbolisable des pulsions contraires
et où la diarrhée expulsant l'objet en morceaux est stoppée. Le plaisir esthé-
tique partagé s'installe entre analysé et analyste devant cette pensée méta-
primaire commune. Elle se substitue à la relation antérieure, de silence,
de vide psychique et d'attaques au fonctionnement analytique.
Je voudrais pour terminer, citer une traduction possible de la béné-
diction de Noé après le cataclysme du déluge (je pense au tremblement de
l'idolâtre dont parlait F. Gantheret).
Il dit à ses deux fils qui ont recouvert d'un manteau sa nudité : Que
la Beauté (Japhet) se dilate dans les Tentes du Nom (Shem).

Dr Bianca LECHEVALIER
20, rue Renoir
14000 Caen
Pedro LUZES
(SPP, Lisbonne)

PENSÉE :
POSITIVITÉ ET NÉGATIVITÉ

C'est avec le plus grand intérêt que j'ai lu et relu le rapport de Pierre
Luquet pour ce LXVIIe Congrès des Psychanalystes de Langue française.
Le thème m'a d'autant plus fait vibrer que j'ai moi-même publié un rapport
sur Les troubles de la pensée, lors du premier Congrès des Psychanalystes
de Langues romanes, tenu à Lisbonne en 1968. Mon cher Pierre Luquet,
vous avez toujours appuyé ma participation à toutes les activités scienti-
fiques luso-françaises, soit pendant les Congrès dont vous avez été si
brillamment le secrétaire scientifique, soit lors des Séminaires qui se sont
déroulés sous votre direction à Lisbonne, pendant plus de vingt ans.
Cependant dans votre rapport, mon essai de 1968 sur un thème assez
proche n'est, si je ne me trompe, jamais cité. Cela est certainement dû aux
différences théoriques qui nous ont toujours séparés. J'étais à Lisbonne
le kleinien, le bionien, le disciple du diable, et vous le représentant d'une
orthodoxie freudienne stricte (si cela existe). Malgré le fait de cette diffé-
rence, je ne veux pas, dans ce Congrès, où les Portugais sont venus nom-
breux, ne pas « réagir », ne pas donner le résultat de quelques réflexions
personnelles; ce sera ma façon de témoigner ma reconnaissance pour ce
que j'ai reçu de vous.
Le problème des origines est toujours délicat, mais les psychanalystes
ont besoin d'y avoir recours pour éviter la régression infinie qui les mènerait
à la neurophysiologie, à la chimie, à la physique, sans jamais réussir
à fonder les premiers principes d'une psychologie. Dans le domaine des
origines de la pensée et du « penser » il faut distinguer, d'une part, un
système de représentations plus statique, davantage lié à la perception et
au souvenir, et d'autre part, le « penser », équivalent d'une action qui
transforme ce qui nous entoure. Dans d'autres terminologies, on parle
respectivement de « figuration » et d' « opération ».
Le début de la figuration serait marqué, pour Freud, par les « images
motrices » des mouvements et des réflexes (SE, I, 318), puis par les souvenirs
Rev. franc Psychanal., 2/1988
508 Pedro Luzes

de besoins internes accompagnés d' « altérations émotionnelles » » (SE, V,


585), pour aboutir finalement à de vraies représentations, images visuelles
ou autres des objets pouvant apporter la satisfaction. C'est ici que Bion
ajoute la création d'une réalité nouvelle : les pensées, les représentations
elles-mêmes seraient finalement la création de possibilités de nature diffé-
rente des réflexes et des « images motrices », et non pas de simples repro-
ductions. C'est cela qui a été traduit par la formule : « Ce n'est pas le sein
absent qui est "pensé" pour apaiser la faim; c'est le non-sein qui est la
première pensée et qui peut ensuite devenir objet du processus de penser. »
Luquet, dans son rapport, évoque comme premier fait psychique la
pensée comme substitut du désir hallucinatoire. Cette hallucination tient
lieu de la chose manquante et il l'appelle tout de suite « symbolique »
(p. 21).
Ceci nous amène à considérer le problème de l' « écart », du « travail
du négatif » évoqué par Gantheret dans la discussion du rapport. Je
crois que le premier « négatif » est l'Inconscient lui-même, dont Freud
n'a jamais donné une description autre que négative — même sa dénomi-
nation est négative. « Le peu que nous en savons... a surtout un caractère
négatif... C'est la partie obscure, impénétrable de notre personnalité...
chaos, marmite pleine d'excitations bouillonnantes... il ne témoigne d'au-
cune organisation... Les processus qui se déroulent dans le Ça n'obéissent
pas aux lois logiques de la pensée ; pour eux, le principe de constradiction
est nul. Des impulsions contradictoires y subsistent sans se contrarier...
on n'y trouve rien qui puisse être comparé à la négation et nous y constatons
avec surprise une exception au postulat philosophique que l'espace et le
temps sont des formes obligatoires de nos actes psychiques... il ignore les
jugements de valeur, le bien et le mal, la morale » (SE, XXII, 73-74).
Je crois que Luquet dans son étude de la pensée passe trop vite sur ces
aspects de la négativité du Ça et tend à faire du développement mental
quelque chose de trop linéaire, avec peu de conflits, si ce ne sont ceux qui
opposent l'individu au monde extérieur et aux objets réels. De cette
façon il cherche à installer un peu trop rapidement le postulat freudien :
Wo Es war, soll Ich werden. Cette perspective est peu dialectique et nous
donne très peu la possibilité de saisir les erreurs de pensée dont Freud
a parlé, les symptômes et toute la pathologie qui dépend de l'opposition
entre Ça et Moi.
Bien qu'il admette une origine indépendante de la pensée et du langage
— code exogène apporté depuis l'extérieur à l'enfant, préparé à le recevoir
par la philogenèse — Luquet semble d'autre part considérer qu'il y a
amalgame ou soudure du penser et du parler. Ceci, malgré certaines
Pensée : positivité et négativité 509

réserves établies par Luquet lui-même, est très exagéré et en contradiction


avec sa notion de pensée métaprimaire. Il définit cette dernière au début
comme « symbolique et secondarisante » (?), tout en en donnant une
description excellente à propos de la pensée esthétique.
Je ne vois pas quel avantage peut nous apporter son concept de « pensée
métaconsciente », qui ne me semble pas être autre chose que le type
de pensée déjà décrite au niveau du Préconscient. Par contre, la pensée
métaprimaire est, j'en suis sûr, une conception qui demeurera. La pensée
métaprimaire est le processus primaire intégré dans notre expérience de
tous les jours (chez tout le monde et pas seulement chez les créateurs
et les artistes). La pensée métaprimaire est aussi nécessaire à notre fonc-
tionnement que l'est la pensée régie par les processus secondaires. Dans les
symptômes, dans les lapsus, même dans les rêves, le processus primaire
fait irruption, en tant que processus de décharge d'une grande quantité
d'énergie bloquée par le refoulement. Mais ce que Luquet appelle « pensée
métaprimaire » permet de réintégrer le processus primaire dans nos dis-
cours, nos récits, notre « penser », et ce d'une façon harmonieuse, sans
discontinuité.
Matte Blanco s'est opposé récemment à la thèse des anciens auteurs,
reprise par Freud (V. citation ci-dessus des Nouvelles conférences), selon
laquelle il n'y aurait qu'une seule logique pour la pensée, la logique de la
non-contradiction. Il a donné la description d'une deuxième logique — la
« logique de la contradiction ou de la symétrie ». Cette deuxième logique,
liée aux contenus refoulés et à la pensée dominée par les émotions,
serait en quête d'un maximum de généralisation, d'identité, d'absence de
temps (l'avant devant s'assimiler à l'après), d'absence de contradictions
là même où elles se trouvent, ainsi que d'absence de discrimination et de
négation. Le résultat final serait la formation d'ensembles infinis. Ainsi
un patient ayant souffert de l'incompréhension d'une mère un peu trop
âgée et dure d'oreille, ose à peine me parler quand il est sur le divan,
et me dit des choses importantes déjà debout, quand il est en train de
sortir, en regardant les mouvements de mes lèvres, comme le font les sourds.
Il me parle de précautions à prendre avec ses affaires extra-conjugales, qui
risquent de trop le compromettre, de la peur qu'il a du contrôle que sa
femme exerce sur sa vie. Ce patient a constitué une catégorie « mère non
affective » ou « mère pas digne de confiance ». Dans cette catégorie il a
inclu sa propre femme, d'autres femmes (qui ne sont pas des mères), le
psychanalyste (qui n'est pas même une femme) et toute une série de per-
sonnes à qui il a affaire. Cette classe si hétérogène « classe mère non digne de
confiance » avait des aspects d'un ensemble infini.
510 Pedro Luzes

Matte Blanco étend la notion d' « ensemble infini, non seulement


aux contenus venant de d'Ics et soumis au processus primaire, mais à toute
pensée ayant subi une forte influence émotionnelle. Les émotions aussi
créent des ensembles infinis : un ensemble limité, une femme belle et
aimée, devient égale à un ensemble total (parfaite beauté ou parfaite bonté).
Les émotions commandent également une action constante du principe
de symétrie. Aux côtés de l'autonomie, l'émotion tend à créer le sentiment
opposé, de dépendance (même s'il reste inconscient); dans le voisinage du
plus grand amour, elle suscite la plus grande haine; à côté du sentiment
de toute-puissance, elle découvre le sentiment d'impuissance.
A l'instar du processus primaire, l'émotion crée des entités symétriques
qui, à la limite, ne peuvent être que refoulées, sous peine de faire éclater le
Moi (psychose). Mais, à des niveaux d'organisation psychique plus évolués,
les émotions offrent des entités symétriques à la pensée rationnelle qui sera,
ou non, capable d'en retirer des entités asymétriques. En tout état de
cause, la logique — ou la pensée — que nous pouvons appeler émotion-
nelle est indispensable au fonctionnement de l'autre pensée. Il faut que
nous mélangions réel et irréel, croyance en la mort et croyance en l'exis-
tence d'objets immortels au-dedans de nous-mêmes, que nous étudiions
le monde vivant selon des principes mathématiques et physiques, etc.,
mêlant ce qui paraît incompatible, sans parvenir à la censure ou à l'alié-
nation. Ce résultat étant un point de forte positivité et non de négativité.
Tout récemment, j'ai étudié également le rôle de l'image mentale dans
l'idéation et la motivation, dans un travail présenté à la Société suisse de
Psychanalyse, à Genève. L'image mentale (en dehors du rêve et de la
rêverie) est une présence constante dans notre pensée, ayant un rôle
relationnel et cognitif important. L'image mentale, telle que Piaget la définit,
est une fonction sémiotique de base, permettant l'imitation différée, le jeu
symbolique, le dessin de l'enfant et le langage (l'image servant comme
médiateur de l'évocation verbale). Mon travail sur l'image mentale portait
essentiellement sur le dessin de l'enfant. Par exemple, dans le cas d'une
petite fille prépubertaire, celle-ci ne parvenait à évoquer ses sentiments
d'abandon dans le transfert, ses relations d'objet et les images de son Self
qu'en se servant du dessin — ce qui devenait impossible si elle cherchait à
employer le langage. La pensée verbale plus stable, plus sociale, serait
beaucoup moins efficace que le dessin à montrer la subjectivité, le caractère
changeant de la pensée de cet enfant : ses auto-images, ses images de la
bonne et mauvaise mère, la scène primitive, la castration, etc. Le rôle attribué
par Piaget à l'imitation dans la genèse de l'image mentale me semble nette-
ment insatisfaisant. Ainsi cette patiente, si elle limitait les objets perçus le
Pensée : positivité et négativité 511

jour même ou la veille (équivalents aux restes diurnes des rêves) dessinait
aussi des scènes n'ayant rien à voir soit avec des films, soit avec d'autres
éléments de perception : par exemple, son propre visage avec une bouche
bizarre, traduisant ses frustrations orales; elle-même au pôle Nord comme
Esquimau. lorsque son Self était dominé par les émotions d'abandon et de
solitude ; elle-mêmecomme jeune cannibale, lorsque c'était l'agressivité orale
qui prédominait; etc. Tout cela m'a conduit à reconnaître dans l'image
mentale, une construction d'origine interne projetée sur le réel. Les objets
extérieurs prennent contact avec ces images projetées et c'est alors qu'ils
sont perçus. Le rôle déterminant dans la production de l'image mentale
serait l'émotion, beaucoup plus que la pulsion (et l'hallucination de l'objet
absent). Cette théorie permet de mieux comprendre le dessin de l'enfant et
aussi certaines formes des arts plastiques modernes...

BIBLIOGRAPHIE

Matte Blanco I., The Unconsciousas Infinite Sets - an essay in bi-logic, Duckworth,
éd., 1975.

Dr Pedro LUZES
av. Antonio Augusto de Aguiar 124-4°
1000 Lisbonne
Michel MATHIEU
(Paris)

INTERVENTION

Est-il possible — je précise immédiatement : est-ce à la mesure de


l'homme — de déterminer par la métapsychologie ce que la clinique donne
à observer, de sauter d'une réponse à « Qu'est-ce qui se passe? » à une
réponse à « Qu'est-ce que cela signifie en fin de compte ? ». Cette tentation
d'aboutir à un système d'abstractions, de spéculations si l'on veut, étreint
le psychanalyste; on ne peut l'évacuer en en faisant un simple jeu de la
bobine, ou une pure curiosité ontologique. Exemples : que veut dire le
négatif « non-sein » dont le concept s'appuie sur le mot sein qui introduit
sinon la présence de la chose, du moins sa représentation? Qu'est-ce que
cette pulsion de mort qui apparaît avec la vie, qui s'origine à elle? L'être-
là-qui-est-homme peut-il se dire le sujet de son inconscient, lui qui n'est
qu'un objet dans le monde? De cela, vraiment, on ne se débarrasse pas.
Alors, décider d'un sens, assigner un séjour à ce sens, buts légi-
times de la métapsychologie, ne serait-ce pas opérer un véritable coup
de force épistémologique en fermant la question par une certitude de la
raison? Car je rappelle tout de même que la métaphysique — dont la
métapsychologie tend à s'approcher —, ne fonde sa vérité que de laisser ses
propres interrogations ouvertes sur leur sans-fond.
Errance de la vérité que je voudrais illustrer brièvement dans le champ
de la poétique, là où se dessine exemplairement,je crois, le destin, l'un des
destins peut-être seulement, de cette configuration qui nous obsède :
langage-pensée-structure psychique. C'est un lapsus ayant circulé ici qui
m'en fournit l'argument : pulsion de mot pour pulsion de mort.
Y aurait-il donc une pulsion de mot? Y aurait-il donc une pulsion de
mort à l'oeuvre dans le mot?
Quand Ivan Fònagy relève la violence, la destructuration syntaxiques,
il donne l'exemple des deux vers suivants de Verlaine :

« Autre que toi que je vais sac-


Cager de belle manière. »
Rev. franc. Psychanal., 2/1988 RFP — 17
514 Michel Mathieu

Il remarque d'ailleurs que la violence phonétique s'y associe : sac,


fragment de saccager, invective, veut mettre à mort par sa sonorité même.
Pourtant Fonagy en reste à une explicationsadique-anale. Faut-il s'engager
vers la pulsion de mort? Et qu'est-ce que cet « autre que toi » : un
moi, un non-toi ?
Le vers non moins connu de Mallarmé :
« Aboli bibelot d'inanité sonore »
célèbre certes, quant à lui, le négatif, ce rien où tremble l'énigme de l'être
— du moins si l'on s'en tient à la thématique. Mais n'entendons-nous pas
que dans sa ligne mélodique, la forme arrondit le tout, comble le manque
que son contenu même désigne? Je dirais, pour reprendre le vocable
forgé d'un seul tenant par Bernard Noël : la bellopacité.
Dimensions sémantique, phonétique, syntaxique, calligraphique même :
il y a bien une clinique de la poétique. La parole : ce qui est là, étendue
devant nous, qui se cache tout en se dévoilant, qui n'appartient à personne
mais qu'il faut s'approprier — non pour posséder mais pour parler en
propre —, et que nous perdons dès que nous la recueillons puisqu'il nous
faut la rendre.
Et il y a une poétique de la clinique : le déploiement dans ses chemins
créateurs de cet acte de langage qui reprend ce qu'il développe et refoule
dans le même temps, en un risque de futur, de nouveau, d'inconnu.
Je me sens proche intellectuellement et institutionnellement de François
Gantheret, proche affectivement et poétiquement de Pierre Luquet. Tu nous
as murmuré avec une vive émotion, mon cher Pierre, que tu étais peintre.
Me voulant psychanalyste philosophe, ne serais-je que poète ? Quand dans
la cure la parole s'empare de moi, désempare ma pensée, j'appelle la sor-
cière mais c'est le dieu qui m'arraisonne, je cherche l'origine mais je ne
trouve que les replis de l'origine. Alors je me tiens au plus près de ce « plus
d'un » du poème d'Hölderlin :
« Plus d'un garde pudeur d'aller jusqu'à la source. »

Dr Michel MATHIEU
5, square de l'Opéra
75009 Paris
Claude NACHIN
(SPP, Amiens)

DE LA STRUCTURE PSYCHIQUE
AU VERBE

Mouvement psychique et butées conceptuelles

Pierre Luquet nous a donné un panorama de sa pensée qui met


l'accent sur l'aventure, sur le caractère prospectif du travail psychique et
de la cure. En contrepoint, la discussion topique de François Gantheret
nous invite à une rétrospection fine sur les contradictions de notre pratique
et de nos points de vue théoriques. C'est à ce niveau que je verrais leur
complémentarité plutôt que dans la conciliation impossible de concep-
tualisations différentes

Symbolisation et symbole

Un des points de contradiction important entre eux, c'est que Luquet


parle de représentations primaires et d'équivalents symboliques dès l'orée de
la vie psychique, ce qui suppose une théorie psychanalytique du symbole
ou, plutôt, de la symbolisation avec plusieurs niveaux de symbolisation.
C'était déjà la conception de Daniel Lagache et celle que Nicolas Abraham
a développée avec le maximum d'ampleur.
Gantheret l'argumente en lui opposant un autre concept de symbole,
repris de Peirce par divers psychanalystes dont Laplanche. La notion
d'idole et l'usage qu'il en fait sont fort intéressants, avec sa valeur de
représentation-chose et le tremblement qui l'affecte. Il me semble montrer
ainsi, à ce niveau de symbolisation, le double risque que le sujet s'annihile
dans l'idole si la fusion symbolique était complète — retrouvant l'angoisse
originaire d'anéantissement — ou voie l'idole s'écrouler si la défusion
était complète — le renvoyant à la déréliction totale. Ce double risque
est présent aussi aux autres niveaux : l'opération symbolique suppose une
oscillation entre fusion et défusion sans qu'aucun des deux mouvements
ne s'accomplisse totalement.
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
516 Claude Nachin

La question des représentations de chose et de mot est compliquée


par le fait que les mots, avant d'être des éléments insérés dans le système
de la langue, sont des représentations-choses sonores et proprioceptives
plus ou moins liées à d'autres éléments sensitivo-sensoriels.
Gantheret appelle notre attention sur le concept d'anasémie de
N. Abraham qui met en évidence le caractère paradoxal des concepts
psychanalytiques. Par exemple, une souffrance liée à une séparation,
exprimée dans le discours d'un patient, peut signifier à un autre niveau
le plaisir de se découvrir soi-même et de s'accomplir loin du parent.
Une souffrance peut être Plaisir sur un plan métapsychologique et
réciproquement.
L'opération symbolique suppose, comme plusieurs l'ont dit, des démo-
tivations, des in-déterminations successives des éléments qui la constituent,
suivies de redéterminations à un autre niveau. Fonagy en donne deux
exemples dans sa communication en montrant que le signe doit être
démotivé, qu'il doit être fait abstraction de sa substance phonique en tant
que séquence d'actes mimétiques pour le considérer comme un élément du
lexique et qu'il doit ensuite être fait abstraction de sa signification propre
pour le considérer comme un élément de l'unité sémantique d'un idiome.
Le geste univoque de fuir les garçons ou de s'écarter d'un serpent est
remplacé sur le plan mental verbal par un discours multivoque et, par
exemple, sur le plan symptomatique par la phobie du serpent. La jeune
fille qui en est affligée nous amène à supposer un discours interne adressée à
l'imago du genre : « Pas question que je désire recevoir le pénis d'un
homme comme toi, mère, tu le désires, je ne désire aucun pénis, au
contraire, mon problème c'est que j'ai peur des serpents. »
Il m'apparaît préférable de parler de symbole psychanalytique et de
diverses catégorie de signes que de signifiant. Il y a au moins trois concepts
de signifiant. Le concept littéraire dont la valeur lexicale française est « ce
qui signifie, ce qui est significatif, voire fortement significatif ». Le concept
saussurien d'une face du signe liée à la face « signifié » comme les deux
côtés d'une feuille de papier. Le concept lacanien où le signifiant domine le
signifié, est indépendant de lui et où il y a un signifiant-maître solitaire.
Au demeurant, Jacques Cosnier précise que le signe a trois fonctions pos-
sibles : indiquante, désignante et signifiante. On peut parler de signifiance,
comme Jeanneau l'a fait, si on fait allusion à la fonction signifiante du signe.
Le rapport et la présentation de Michel Oddi me donnent l'occasion
de préciser la valeur technique du concept d'opération symbolique. A
propos du dessin de la cascade, il nous montre l'importance que le
psychanalyste introduise une pensée intermédiaire entre le mot du patient
De la structure psychique au verbe 517

et son symptôme et jamais une signification univoque (ce pourrait être aussi
une interrogation ou une intervention au conditionnel). En fournissant une
signification exclusive, le psychanalyste introduirait un objet intrusif ne
laissant aucune place à l'activité du Soi de l'enfant. Or, dans le mouvement
de fusion symbolique, un Soi-contenant accueille l'objet au-dedans sans s'y
confondre tandis que dans la défusion, le Soi repousse l'objet vers son
dehors sans le perdre de vue.

Des modes de penser

Avant et simultanément au mode de penser verbal, auquel sont tou-


jours plus ou moins associées la vocalité et la mimogestualité, il y a toujours
un mode de penser sensori-affectivomoteur qui interfère avec et s'oppose
aussi au mode de penser discursif comme l'a montré Henri Wallon. Cela
permet de reprendre l'interrogation de Gantheret à partir de Freud :
si les souvenirs de mots sont des restes sensoriels comme les représentations-
choses, pourquoi les dernières ne seraient pas conscientes? Freud répond
que les souvenirs de choses sont loin des processus de pensée. C'est vrai
si on parle de la pensée discursive. Mais si la pensée pratique quitte rapi-
dement la conscience tout en étant capable de se remanifester ailleurs et
autrement, c'est, nous dit Wallon, que la structure dynamique qu'elle
constitue s'épuise dès que le désir qui l'animait est satisfait. Or cette
pensée pratique est à la base de nombreuses réalisations artisanales et
artistiques. A l'opposé, la pensée discursive repose sur un système stabilisé,
reçu dans la communauté sociale des êtres parlants, qui se conserve et se
transforme historiquement indépendamment de ses réalisations momen-
tanées.

La magie du Verbe dans la cure


Une patiente, tourmentée et tourmentant son entourage par une crainte
obsédante de la mort de ses proches par cancer, passe tout à l'eau de Javel,
oblige mari et fille à se déshabiller sur le seuil de la maison et mène une vie
impossible. Ses obsessions intenses avec rites de protection m'apparaissent
pourtant liées à une névrose de base hystérique du fait de sa présentation
séductrice et de la chaleur de ses réactions émotionnelles.
Elle me dit un jour qu'elle appréhende de venir me voir car elle
panique à la vue des corbillards qu'elle rencontre fréquemment car ma
maison est encadrée par une église et par une clinique de cancérologie.
Tout d'un coup, je forme une hypothèse que je lui communique au
518 Claude Nachin

conditionnel : « Ne pourrait-il s'agir d'un corps sur le billard? » A partir


de là, en quelques semaines, l'extrême condensation idéo-affective centrée
sur la vue ou l'évocation d'un corbillard, va se décondenser d'une manière
que je schématise dans un ordre didactique qui n'est pas celui de la
chronologie de la cure.
Dans le registre de fonctionnement mental névrotique, le billard lui
évoque d'abord le tapis vert d'un café tenu par un vieil oncle qui s'est
exhibé une fois devant elle, enfant, sans que cela la trouble outre mesure;
c'est aussi l'herbe reverdie au printemps où un homme jeune, sensible-
ment plus âgé qu'elle, la culbute subitement sans un mot, ce qui la fait
fuir et l'attriste après coup car il lui plaisait.
Dans le registre traumatique, c'est son père qui, avant de passer sur le
billard pour une intervention bénigne, est paniqué par la crainte de mourir.
Elle est alors enceinte et tellement bouleversée qu'elle ressent une vive
douleur abdominale, puis ne sent plus les mouvements du foetus et
accouchera plus tard d'un foetus mâle macéré. Lorsqu'elle aura ensuite
un bébé fille, elle aura la crainte obsédante de le blesser.
Dans le registre du fantôme, j'apprendrai que l'affolement du père
face à l'anesthésie peut être relié au fait qu'il a perdu, enfant, une mère
pieuse à la suite d'un avortement « criminel » comme on disait à l'époque,
ce que la patiente apprend d'une tante et pourra ensuite évoquer avec son
père. Le père, qui a tout un passé de dépressions et de symptômes de deuil
pathologique, en sera un peu apaisé tandis que les conduites folles de la
patiente vont régresser.
A l'inverse des jeux de mots conduits par l'analyste pseudolacanien
évoqué par Sylvie Faure, ici, c'est l'expérience émotionnelle transféro-
contre-transférentielle qui permet à l'analyste d'ouvrir prudemment un
mot clé. Le mot « corbillard » est à la fois un signe verbal qui signifie l'en-
terrement et qui réfère à la mort, et un signe vocal dont la découpe syllabique
renvoie à deux autres signes, « corps » et « billard ». Mais si la face
signifiante du signe avec son phonétisme intervient dans le travail psychique,
c'est le signifié singulier « corps (sur le) billard » qui est décisif dans la
compréhensiondu cas.

M. Claude NACHIN
33, rue Debray
80000 Amiens
Marie-Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN
(SPP, Paris)

A PROPOS DE BOBOK*

Je me bornerai à présenter ce qui m'apparaît comme une illustration de


ce qu'a dit F. Gantheret sur la négociation de la pensée (verbale) avec
l'excitation et aussi sur la « désarticulation » du « corps-code ».
C'est d'un aperçu d'un mouvement créatif chez un écrivain et génial
et épileptique que je vais dire quelques mots. Rappelons ici que Dos-
toïevski est connu pour utiliser des « langages » très diversifiés, caractérisant
ses personnages, et donc au sein de la langue « maternelle » russe elle-même.
En février 1873, Dostoïevski publie une courte nouvelle, Bobok, dans le
Journal d'un Ecrivain, rubrique de la revue Le Citoyen dont il n'est le rédac-
teur en chef que depuis un mois. Il vient de publier Les Démons (ou Les
Possédés) dont les Carnets font état, en marge de ses brouillons, de très
nombreuses crises d'épilepsie, plus ou moins commentées par lui ou mêlées
à des annotations sur le roman en cours.
La nouvelle est fictivement écrite par un narrateur, nommé « quel-
qu'un » par la rédaction, en fait Ivan Ivanytch (Dupont-Dupont), et qui
inonderait la revue de lettres revendicatrices et acerbes; il s'agit là à
l'évidence d'un double caricatural de Dostoïevski par lui-même.
Depuis quelque temps, Ivan Ivanytch, qui manifestement ne va pas
bien psychiquement (« il se passe en moi quelque chose de singulier...
et mon caractère qui change et ma tête qui me fait mal... je commence
à voir et à entendre des choses étranges... »), nous apprend donc qu'il
entend « pas précisément des voix, mais comme s'il y avait auprès de
moi : bobok, bobok, bobok ».
« Je cherchais, ajoute-t-il, à me changer les idées. J'ai échoué à
un enterrement » : enterrement d'un riche parent dont il est le parent
pauvre et qui refuse dignement d'assister au repas funéraire auquel il

* Cf. Bobok, Comédie macabre M.-Th. Neyraut-Sutterman, RFP, 1983, où l'argumen-


tation en est développée.
520 Marie-Thérèse Neyraut-Sutterman

est convié après la cérémonie. Et Ivan Ivanytch de s'étendre sur une


pierre tombale et de s'y reposer.
Et voici que dans le silence de cette journée « grise mais sèche et
froide aussi » et de ce cimetière où règne entre les tombes une eau
fangeuse « effroyablement verte », Ivan Ivanytch perçoit des sons assourdis
« comme d'une bouche parlant sous un oreiller... je repris conscience...
et j'ai écouté attentivement ». Et notre voyeur-guetteur d'entendre des
chuchotements, des discussions, et d'y aller de ses propres commentaires
parfois indignés. Et il comprend que « ici le corps reprend une espèce
de vie... mais seulement dans la conscience... par la force d'inertie...
quelquefois jusqu'à six mois... ». Ainsi, « il y en a un... qui est presque
complètement décomposé, mais une fois toutes les six semaines, il marmonne
encore subitement un seul petit mot, à vrai dire dépourvu de sens bobok,
bobok ».
Mais de nouvelles voix surgissent, un concert de voix, parmi lesquelles
se distingue celle d'un « jeune polisson » qui émoustille tout son monde
et finit par proposer de « n'avoir honte de rien », de se « déshabiller »,
en racontant tour à tour des histoires salaces survenues à chacun de son
vivant. L'excitation croît, est à son comble. Dans son « étage supérieur »
Ivan Ivanytch n'y tient plus d'indignation surexcitée et le voilà... qui
éternue : « Ce fut soudain et involontaire, mais l'effet fut instantané...
un silence vraiment sépulcral régna. » Et notre narrateur de décider,
« affaire de conscience », d'écouter partout, dans tous les autres cime-
tières : « Ce n'est pas le bobok qui m'en empêchera. »
Il est intéressant de remarquer que la nouvelle de cette onomatopée
se situe entre d'autres récits et nouvelles de Dostoïevski dans ce Journal
et que cette chronologie, avec son contenu, prend sens. Tout particulière-
ment Ivan Ivanytch écrit perfidement au rédacteur en chef (Dostoïevski)
qu'il devrait se souvenir d'un récit « génial » de Tourgueniev, Antropka,
une histoire drôle qui nous place dans le contexte de l'article de Freud
« On bat un enfant ». Dostoïevski fut certes « découvert » par le cercle
de Tourgueniev, mais la rivalité des deux écrivains éclata rapidement après
Les Pauvres Gens.
Franchissons maintenant quelques années du Journal d'un Ecrivain.
En 1877, Dostoïevski y raconte l'histoire du verbe stouchevat'sia. « Il
signifie disparaître, s'anéantir... non pas d'un seul coup... avec fracas...
mais pour ainsi dire délicatement... par insensible effacement dans le
non-être. » Cette estompe était pratiquée par la classe de l'Institut prin-
cipal du Génie où Dostoïevski fut élève et leader : ainsi s'effaçaient des
élèves qui ne voulaient pas assister au cours de dessin et le mot fut
A propos de Bobok 521

inventé par la classe pour en désigner l'action. « Peut-être ai-je participé


moi-même à son invention, je ne me souviens pas » dit Dostoïevski.
Or l'écrivain utilisa ce mot inventé dans une première version du
Double qu'il lut à un petit cénacle où se trouvait Tourgueniev. Celui-ci,
pris par une « affaire pressante » quitta la soirée tout de suite après la
lecture — Dostoïevski nous fait minutieusement le récit de cette soirée.
En 1854, poursuit-il, à sa sortie du bagne il lit tout ce qu'il peut
trouver et spécialement les Récits d'un Chasseur de Tourgueniev. Il les lit
« avec ravissement » et y retrouve avec un bonheur sans mélange, employé
à plusieurs reprises, le fameux verbe stouchevat'sia. Et Dostoïevski
d' « avouer » que, dans toute sa carrière littéraire, il n'a pas éprouvé
de plus grand plaisir que de voir son mot ainsi introduit dans la langue
russe — et par Tourgueniev interposé, son rival « avoué », qui a paru
s'enfuir avec son larcin de la soirée de lecture et s'être emparé sans
vergogne de ce mot dans le temps où Dostoïevski souffrait mille martyrs au
bagne.
Mais Dostoïevski n'en a cure semble-t-il ; si son récit nous rend compte
d'une perception de l'attitude de Tourgueniev, Dostoïevski ne semble pas
en prendre conscience; il affirme, le front serein, en 1877, que l'important
pour lui c'est « d'être le seul homme dans toute la Russie, qui sache l'ori-
gine de ce mot et la date de son invention ».
Quelques mois après, Dostoïevski quitte la rédaction du Citoyen pour
se consacrer à ce roman dont il a dit qu'il sera le plus neuf et le plus
original de ses sujets, Les Frères Karamazov.
Absorbé dans sa rivalité avec Dostoïevski, le « poète » de l'inconscient,
rivalité qui sert en fait de tremplin à ses voeux parricides envers Charcot,
le père de l'hystéro-épilepsie, et malgré des vues tout à fait pénétrantes
sur l'épilepsie, Freud va utiliser le texte manifeste du fantasme parricide
dans les Karamazov comme l'un des axes du déterminisme psychique des.
crises épileptiques chez Dostoïevski — laissant de côté le texte latent du
fantasme infanticide, à fleur de lecture pourtant, et dont on peut établir
que l'épileptique se vit comme la victime potentielle ou rescapée.
La nouvelle Bobok, mais aussi le verbe stouchevat'sia, sont dans le droit
fil du fantasme d'être enterré vif, avatar du fantasme incestueux de retour
au ventre maternel (et qui est une variante du fantasme infanticide). Ce
fantasme d'être enterré vif est prégnant chez Dostoïevski comme chez
beaucoup d'épileptiques « essentiels ».
Le surgissement de bobok en 1873, dans son caractère de « parler
infantile » au sein d'une « comédie macabre » où il indique le babillement
lugubre précédant la mort, a certainement permis les modalités de la
522 Marie-Thérèse Neyraut-Sutterman

remémoration de stouchevat'sia dont nous avons entraperçu la trajectoire


idéale. Bobok, cependant, dit ce que fait le sujet du verbe stouchevat'sia.
Rien n'indique que Dostoïevski ait eu conscience du lien entre ces
deux mots. Quoi qu'il en soit dès après la résurgence du mot sophistiqué
de l'adolescence, pénétré dans la langue maternelle, résurgence préparée
selon moi par le mot bobok à consonance infantile de 1873, Dostoïevski,
libéré du circuit de cette fantasmatisation issue du penser infantile, peut
alors se laisser pénétrer par la pensée créative des Karamazov. Il s'agit
bien dans ce roman de ce que Dominique Fernandez décrit comme le
« travail romanesque de l'obscurcissement et de la dissimulation » à quoi
s'est laissé prendre Freud dans son propre contexte inconscient.
Comme dans l'aventure du mot stouchevat'sia, entièrement créative, il a
fallu l'épisode de l'autre mot inventé qui lui ressemble comme un frère,
bobok, dans sa pleine dimension de parler infantile, pour que la création
se dépouille des « affects pénibles de l'enfance » (Freud) tout en conservant
son secret, en s'en recouvrant.

Dr Marie-Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN
16, rue Chanoinesse
75004 Paris
Nicos NICOLAÏDIS et Janine PAPILLOUD
(SSP, Genève)

UNE LANGUE PRIVÉE


POUR COMBLER LE MANQUE

Le côté le plus spécifique du travail de P. Luquet, concernant l'évolution


du langage et sa place dans la métapsychologie psychanalytique, se situe
dans la deuxième partie du rapport : Pensée et langage dans la cure. Cette
partie a inspiré et servi à notre exposé qui a comme sujet l'évolution d'une
fillette de 12 ans, née avec un kyste à l'oeil droit, un colobome rétinien à
l'oeil gauche et ayant pour conséquence une vision 3/60 % et une lecture
à 5 cm. Cette fillette est en psychothérapie chez l'un d'entre nous (J. P.).
Elle est intelligente et malgré son bégaiement, elle parle un français riche
et syntactiquement impeccable. Cependant, au cours de sa psychothérapie,
elle a fait part à sa psychothérapeute qu'elle avait inventé une langue
orale et écrite privée destinée, selon ses dires, qu'à elle-même. Suivant
notre hypothèse par la création de cette « nouvelle langue » elle a voulu
compenser la dimension visuelle qui manquait à la construction du réseau
langagier 1.
Revenant au rapport de P. Luquet, nous avons retenu pour notre
exposé les points suivants : le langage est un mouvement vers l'objet.
Les premiers échanges s'effectuent par les rythmes, les intonations sylla-
biques, avec le bruit du coeur, celui de la respiration et des différents
organes. Le regard aussi commence à avoir sa place; ce que P. Luquet
appelle une appétence à l'objet, à la communication. Après le babil,
multiplicité de phénomènes communs à toutes les langues, à 16 mois le
contact du regard prend une place importante par le sourire accompagné
des vocalisations. L'enfant oriente le regard dans la même direction que celui
de la mère, la mère interprète le regard comme communication. La
prosodie devient celle de la langue parlée par la mère. La mère imite et

1. Cet exposé a été présenté dans le groupe E du Congrès : Troubles de la pensée et psycho-
somatique, dirigée par P. Marty, R. Debray, N. Nicolaïdis, M. Aisenstein, A. Fine.
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
524 Nicos Nicolaïdis et Janine Papilloud

exagère les gestes des lèvres. Entre 7 et 9 mois, l'enfant distingue la


non-mère (distinction du visage). C'est l'angoisse de l'Etranger. L'imago fon-
damentale dit P. Luquet, celle de la mère et de son entourage. L'enfant
s'identifie à la mimique et à l'articulation phonétique de la mère. Puis
l'enfant détourne son regard de celui de la mère et se tourne vers le
monde extérieur, qui deviendra le double symbolique de la mère. Alors,
il marque un intérêt jubilatoire pour son image dans le miroir. Du coup la
représentation des choses a un sens : c'est le début de la fonction
sémiotique, écrit P. Luquet.
Nous ajoutons : sémiotique = séma, et séma = signe. Le signe a ses
deux facettes : signifié et signifiant. Le signifiant, selon F. de Saussure,
n'est qu'une image acoustique.
Nous voyons donc que le langage, en tant que future parole (orale), a
comme support les premiers bruits, intonations et rythmes constituant la
relation prosodique avec la mère. Il n'en demeure pas moins que ce
support a aussi comme matière, dès le début de la vie, les perceptions
visuelles (le petit d'homme est né avec les yeux ouverts). Rapidement,
bruits, intonations, rythmique et vision se composent dans des percep-
tions-sensations communes et inséparables pour la construction des
premières représentations qui vont investir l'objet de besoin et de désir.
L'hallucination de la satisfaction a une composante visuelle. Dans les
autres représentations qui suivent, des plus élémentaires aux plus évoluées,
la composante visuelle est présente et nécessaire : perception de la repré-
sentation de choses en articulation avec l'image acoustique de la repré-
sentation de mots.
Ainsi il est difficile d'imaginer le fonctionnement du phonème sépa-
rément du morphème. L'écriture plus tard : du « pictogramme », des
dessins jusqu'à l'alphabet, proposant une réorganisation de la parole,
privilégie le côté morphématique.
Toujours est-il, qu'indépendamment de l'écriture, la parole orale se
développe à travers une structure d'inscription (engrammes) « hiérogly-
phique »2 qui sert comme support pour l'organisation verbale. Ces
inscriptions ou « impressions » sont les gestes, la mimique, le tonus, la
distance, premiers moyens de communication entre mère et enfant.
Freud dans « Le Moi et le Ça » souligne l'antériorité de la repré-
sentation visuelle par rapport à la représentation acoustique et écrit :
« Ce qui caractérise la représentation inconsciente est sa mise en relation

2. N. Nicolaïdis, Le côté hiéroglyphique » de la « langue maternelle, in Rev. franc. Psy-


chanal., 4/1981. Dans le même sens : les signifiants plastiques de G. Rosolato, les idéogrammes
de Bion, le pictogramme de P. Aulagnier.
Une langue privée pour combler le manque 525

avec les images verbales. » Par ailleurs la composante visuelle dans l'orga-
nisation du fantasme de castration est indéniable et l'absence-présence du
pénis maternel engage le déni dans l'insistance du visuel. F. Gantheret,
discutant du rapport de P. Luquet, a insisté sur les figures mnésiques du
rêve, sur la pensée esthétique et plastique et sur la naissance de la figuration
en liaison avec la scène primitive. P. Marty3 donne une importance parti-
culière à la fonction visuelle dont l'achèvement se situe vers l'âge de 5 ans
et souligne qu'une insuffisance visuelle demeure comme défaut originel au
niveau des représentations. Du point de vue psychosomatique en général
nous pouvons observer que le manque morphématique visuel serait une
sorte d'absence d'une troisième dimension, qui donnera une langue
manquant de relief de profondeur. Cette parole bidimensionnelle pourrait
être un élément favorisant la pensée opératoire.

Le cas Mireille1. — J'ai inventé une langue, me dit un jour Mireille; il y a


deux ans que j'y travaille, elle est dans ma tête, je ne la parle avec
personne. Mireille a 12 ans, c'est une jolie fille blonde aux yeux bleus, au
visage dur et fermé, à la moue méprisante. Quand on la rencontre, on ne
voit pas tout de suite qu'elle est presque aveugle, et qu'elle porte une
prothèse. Elle a commencé une psychothérapie cinq mois plus tôt pour
un bégaiement apparu à l'âge de 8 ans, qui s'accompagne dans les périodes
de grande tension d'une impossibilité de se nourrir. Mireille décrit dans
les premières séances ce qui fait la trame de sa vie quotidienne, sa relation
compliquée avec son père (séparé de sa mère depuis qu'elle a 3 ans), la
cohabitation difficile avec l'ami de sa mère, et le contrôle mutuel que
mère et fille exercent l'une sur l'autre, l'impossible désir de tout maî-
triser, de tout savoir, en particulier ce qui concerne le corps, les ratés du
développement. Mireille est abonnée à une revue médicale, et prend un
soin particulier de son corps pour faire en sorte qu'il fonctionne toujours
bien, comme un bon outil. Car dans le passé s'est produit ce qui reste
difficile à penser, difficile à mettre en mots, elle n'en parle d'ailleurs
jamais. C'est la tumeur avec laquelle elle est née, l'oeil qu'on lui a enlevé
à un mois de vie, l'autre oeil ayant lui aussi un colobome rétinien. Avec
le peu de vision qui lui reste, Mireille construit un monde où le visuel
est surinvesti, ainsi que le langage. Par ailleurs, elle s'exprime, depuis
toujours, dans un langage très recherché, et cultive un certain don d'écri-

3. P. Marty, Des processus de somatisation, in Corps malade et corps érotique, Paris,


Masson, 1984.
4. C'est son vrai prénom ! Est-ce que l'inconscient de celui qui lui a donné ce prénom
(Mir-oeil) était structuré comme un langage? !
526 Nicos Nicolaïdis et Janine Papilloud

ture. Elle ne veut pas être traitée comme une aveugle dans l'institution pour
aveugles qu'elle fréquente, elle refuse de reconnaître les objets en les
touchant, refuse la canne blanche pour ses déplacements, mettant ainsi
sa vie en danger. Elle refuse aussi d'être traitée comme une enfant, elle
ne s'est jamais mêlée à leurs jeux, auxquels elle préfère la conservation
des adultes. M. ne reconnaît ni le manque, ni la différence!
Depuis la séparation du couple mère et fille vivent dans une relation
très étroite, très érotisée (caresses, baisers, mots d'amour sont échangés
sans gêne même en présence de tiers), très contrôlante aussi : pas de
possibilité ni pour l'une ni pour l'autre d'avoir un espace privé, elles se
disent tout (!); les séparations sont vécues comme des déchirures et pour
boucher le trou de l'absence, chacune relate à l'autre tout ce qui s'est
passé. Ainsi M. raconte chaque soir à sa mère le contenu de la séance.
L'école a été vécue comme lieu de la séparation, mais avec une forte
ambivalence. Tantôt perçue comme l'autre, l'étranger, qui provoque
l'angoisse de M., tantôt comme lieu neutre. Après la mort de son père,
à 15 ans, elle réclamera d'être interne dans l'institut, comme si, à ce
moment-là, le rapproché avec sa mère était devenu intolérable (son désir
pour elle est devenu plus transparent, et la mère a quitté son ami).
« Je me rends compte », dira-t-elle, « que je voudrais être le mari de ma
mère ». Mais à 12 ans, c'est l'institution qui s'affole devant cette fille qui
vit dans un repli total, qui doit être parfaite en tout, qui ne se permet
aucune erreur, angoissée avant l'action, insatisfaite après. C'est dans les
moments où elle a peur d'échouer que M. demande à sa mère si celle-ci
l'aime : comme si elle avait perçu qu'elle joue un rôle de miroir pour sa
mère, de double narcissique (elles sont souvent habillées de manière
identique — habits choisis par la mère).
Mireille demande de l'aider à être moins « nerveuse » et elle attend
que je propose, comme sa mère, des discussions pour qu'à travers de
subtiles questions, je puisse comprendre l'origine de ses tensions et l'en
délivrer, en lui en donnant le sens. Il lui est difficile de parler, car elle
ne me connaît pas, pas plus que je ne la connais, alors elle veut me montrer
qui elle est, et veut dessiner pour « me prouver ses connaissances ».
Suivent une série de séances durant plusieurs mois. Mireille dessine en
silence, des paysages, des femmes, sans jamais le moindre commentaire. Si
je l'invite à associer, elle se contente de décrire « c'est une femme avec
une robe rose et un panier ». Alors c'est moi qui rêve, qui parle, au gré de
mes associations « ça me fait penser à toi... » en fonction de ce que je sais
d'elle, de ce que je ressens. Elle accueille toujours mes paroles dans une
sorte de recueillement, mains sur la poitrine, elle se berce et se contient à
Une langue privée pour combler le manque 527

la fois, comme si elle s'enveloppait dans la mélodie de ma voix, dans mes


mots. Des années plus tard, elle me dira l'importance de la voix et des mots.
Après cette longue période de dessins, qui dure environ quatre à cinq mois,
Mireille me fait part de sa création. Elle a créé un pays, des personnages
célèbres, toute une histoire, une mythologie, une langue; la langue qu'elle
a appelée « langue arabe » en souvenir d'un personnage de femme d'Arabie
qui l'avait fascinée dans un cours. Elle publie depuis deux mois, chaque
semaine, un journal LOT (= Toi). Pour que je puisse lire le journal, elle va
m'apprendre la langue : le verbe « être » = ATTOLAV » et le verbe
« jouer » = « LESTAF » sont les premiers mots qu'elle m'apprend, ainsi
que les chiffres « UNA », « SUA », « DRIA » et surtout les règles de salutation,
car dans son pays on dit toujours « LOT POSE LAKEN? » = « comment
vas-tu? » et l'autre répond toujours « OTTA RIA POSE LAKEN » = « Oui
je vais bien. » Ainsi M. instaure d'autres règles que celles proposées dans
la séance par moi. Elle m'apprend aussi les différentes salutations :
« GOLLIA MINA », « GOLLIA WOLLIA », « GOLLIA SIERRA », selon les moments
de la journée. Elle m'explique les règles de grammaire : « Seuls les mots
féminins changent au pluriel, les mots masculins, eux, sont invariables » ; la
manière de placer l'accent tonique, les différentes prononciations des
voyelles à l'intérieur d'un même mot (« gléra » ou « glèra »), qui en font
varier le sens. Elle ne s'est épargné aucune difficulté, on sent que le langage
n'a plus de secret pour elle. Durant deux mois, elle ne fait qu'inventer
des exercices de grammaire... et s'exercer pour pouvoir parler vite (elle
qui bégaie!). Il n'est pas sans importance que les premiers mots qu'elle
m'apprenne soient « être » et « jouer », comme si elle avait trouvé son
identité à travers cette création, et comme si s'ouvrait entre nous, grâce
à cette langue, un espace de rêve, un espace de jeu. « Je suis une intellec-
tuelle littéraire » me dit-elle, affirmant ainsi son identification à son
grand-père maternel, homme de lettres, objet d'amour de la mère.
Grand-père qui mourra d'un cancer cinq ans après sa naissance, et dont
elle essaiera en vain de déchiffrer les manuscrits, gardés précieusement par
sa mère. Elle dira aussi, parlant de son exposition de dessin sur le pays
arabe : « Il n'y a rien à ajouter, rien à retrancher, c'est parfait! » C'est
de cette manière qu'elle veut être reconnue par moi, non pas comme une
fille blessée, mutilée, parce que abîmée déjà dans le ventre maternel, mais
comme celle qui possède un talent d'écriture, compétence phallique comme
pièce rapportée, sorte de prothèse mentale! Avec sa langue, Mireille a créé
un pays, des personnages, toute une mythologie; Primordia la déesse mère,
et toutes les autres déesses, car il n'y a pas de Dieux mâles dans son pays.
Avec sa langue, Mireille peut donner vie à des personnages, et c'est
528 Nicos Nicolaïdis et Janine Papilloud

comme autant de contes à me raconter, sans se douter jamais que c'est


d'elle qu'il s'agit, comme quelqu'un qui rêverait en toute innocence.
C'est Tonio dom Gradotto, Tonio le magnifique, esclave d'une femme riche
qui rompt ses chaînes, s'enfuit, traverse deux déserts, trouve des pierres
précieuses dans un lac, et s'en revient riche et libre au pays. C'est
Pero Scloof, Pierre le Gros, qui découvre dans le désert — toujours — un
château fabuleux dressé par l'érosion, y perce une fenêtre de la forme
d'un nez, et vit à l'intérieur de ce château, entouré de trésors. C'est
Beatrica Giralla, morte de la grippe de Perthe, maladie qui « attaque l'inté-
rieur du corps, et peut détruire un membre ou une partie du visage ».
Comment ne pas penser à elle dont la tumeur a détruit l'oeil... La femme
qui a rapporté dans son pays cette grippe de Perthe (perte!) sera brûlée
vive et jetée au fond d'un lac. Sa faute est d'avoir voulu aller à Siprès
(si près de qui, de quel homme?) et d'avoir été contaminée. Histoire
des origines de Mireille, née de cette scène primitive, qui porte — non
la vie — mais la mort et la mutilation. C'est elle l'innocente, qui comme
Beatrica Giralla « en meurt ». Comme des rêves donc, comme des contes,
au sujet desquels il n'y a rien à dire, seulement les écouter, laisser se
dérouler le temps du conte, dans cet espace nouvellement créé, les retrouver,
en jouer, les laisser devenir le passé de la cure, sans interpréter, sans faire
violence. Alors cette langue, qui n'avait été que langue privée, devient,
dans la thérapie, appel vers l'objet, ouverture à l'autre, malgré sa qualité
auto-érotique, narcissique. Elle devient en même temps langue écrite,
avec la participation du journal qui s'appelle d'ailleurs LOT = Toi.
Mireille distingue la langue de l'Antiquité où les Arabes écrivaient et
dessinaient pour leur plaisir, et la langue du Moyen Age, époque durant
laquelle ils ont écrit et dessiné pour leurs déesses. « Les déesses c'était
l'essentiel, c'était la vie, les Arabes faisaient tout en fonction des déesses. »
M. m'explique alors longuement l'écriture des Arabes, le dessin des lettres,
car les lettres sont dessinées plutôt qu'écrites, surtout le L qui dans le dépla-
cement désigne le P de Primordia, mérite toute attention des Arabes, qui
passent leur temps à dessiner cette lettre (ce que fait aussi M. en séance).
On a l'impression d'être là à nouveau très près du corps. Ne dit-elle
pas qu'avant Primordia les lettres étaient vides (comme une enveloppe
vide? vides de sens?). Ce dessin des lettres lui permet de distinguer la
fondation, « si elle n'est pas bien faite, il vaut mieux ne pas écrire »,
l'armature interne, l'armature externe (l'armature, ce qui tient ensemble,
ce qui tient debout, le dehors, le dedans).
Pourquoi ce besoin de créer une nouvelle langue, alors qu'elle s'exprime
de façon si juste, si recherchée dans la sienne ? Pour exprimer sa folie, dira-
Une langue privée pour combler le manque 529

t-elle plus tard. Quelle est cette folie privée, qui a besoin d'une autre
langue pour s'exprimer? Serait-ce la passion pour sa mère, Primordia,
perdue à jamais avec la mutilation, et doit-elle pour penser cet impensable
trouver une langue qui permette la distance avec le corps maternel,
distance qu'elle ne trouve pas dans sa langue maternelle? Car si on
étudie cette langue arabe, on est frappé par l'utilisation importante de
consonnes appelées justement fortes, ou sourdes. C'est une langue dure,
coupante, qui fait penser que Mireille lui a demandé d'être l'élément
séparateur, le tiers qui permet la pensée, qui permet un espace dans ce
corps à corps excitant mais effrayant qu'elle vit avec sa mère.
Comme si cette langue pouvait la protéger des dangers de fusion, qu'en
même temps elle recherche. « Ma mère et moi on ne fait qu'un. »
Langue qui donnerait alors la cuirasse nécessaire, comme la langue des
guerriers : « Le vaillant », dans le roman de Jack Vance « Les langages
de Pao », cité par Marina Yaguello dans son livre, Les fous du langage,
Ed. Seuil, 1984.
Dans le mot mère par exemple, Mireille a retrouvé les sons du
babil « a a » mais elle n'emploie pas les consonnes habituelles, les bilabiales
comme dans « maman », elle emploie un son qui apparaît beaucoup plus
tardivement5. Chez elle le mot « mère » se dit « Jnatta ». On ne trouve pas
de sons répétés sur un rythme originel binaire, comme les mots « bébé »,
« pipi », « dodo », rien de régressif dans sa langue. Après un an de
traitement, la psychothérapie est interrompue, sur demande de la mère,
pour des raisons que l'on ne va pas développer ici.
Mireille revient trois ans plus tard, une année après la mort de son
père; elle traverse un deuil difficile. Elle souffre de différents maux qui ont
alerté son entourage, et elle revient pour comprendre car « c'est l'âme » qui
la fait souffrante, elle aimerait retrouver avec moi « les mots qui aident ».
Elle a abandonné la langue arabe (après la mort du père!), elle a brûlé tous
les journaux, mais elle m'apporte en revenant une nouvelle écrite en
français. Sa solitude est toujours aussi grande et elle peut en parler, elle
en souffre : ses objets d'amour « se dérobent », elle vit une passion déses-
pérée pour une jeune fille de son école, et elle se rappelle avec émotion
que déjà dans son pays imaginaire, il n'y avait que des déesses. Elle se
plaint de ne plus trouver de mots pour exprimer ce qu'elle ressent,
c'est au-delà des mots6, alors dans les moments de grande émotion,
c'est comme si tout passait par le corps, elle tremble, elle pleure, elle crie

5. Voir à ce sujet, Cl. Hagège, Au commencement était le mot mère..., in Autrement,


mai 1987.
6. « Car le mot est le meurtre de la chose », dirait Lacan.
RFP — 18
530 Nicos Nicolaïdis et Janine Papilloud

même, et elle qui est si contrôlée d'habitude, a honte de ses déborde


ments. Elle a trouvé une issue : c'est l'écriture ! pour faire tomber l'excita-
tion, la contenir. Parfois dans la séance, les mots sortent d'elle avec une
violence terrible, comme autant d'objets à cracher, à jeter dans la pièce,
et c'est vrai qu'elle est très près du cri dans ces moments-là. On est donc
passé d'un langage désaffecté dans lequel il n'y avait pas de mots pour
nommer les sentiments, sa langue arabe, à un état où il semble que l'affect
ne trouve pas de mots satisfaisants pour être représenté, comme si la
fonction pare-excitation jouée autrefois par la langue arabe faisait défaut
maintenant (sauf dans l'écriture). Par contre, Mireille s'est mise à rêver,
et le traitement continue.

Discussion7. — Dans les limites de l'espace qui nous est imparti, nous
essaierons de résumer l'essentiel des réflexions sur le cas Mireille 8.
1 / Les retombées de cette cécité congénitale. Etroite relation (« fusion-
nelle ») avec sa mère, de surcroît divorcée alors que Mireille était âgée
de 3 ans. Cette relation, à notre avis, était favorisée par le manque de vision
en profondeur, à savoir l'impossibilité de vivre un sentiment d'éloignement
de l'objet. Nous pouvons émettre l'hypothèse que déjà pendant le « stade du
miroir », le manque de vision l'a plutôt conduite à imaginer se jeter sur
l'objet qu'à le penser. Selon P. Marty, dans de pareils cas, le système de
relation devient radical : l'objet maternel est là où il est absent.
R. Henny évoque que chez certains enfants psychotiques, l'acquisition
du langage implique la récupération de l'objet dans une sorte de renver-
sement de stratégie, puisque normalement c'est l'objet qui crée le langage.
Chez cette fille, il y avait quelque chose de semblable dans cette relation
du « tout ou rien » avec sa mère. La langue étrangère inventée lui a permis
de reprendre une certaine distance et de se situer par rapport à ce quelque
chose qui était devenu intolérable. Cela fait comprendre à R. Debray
comme cette fille a réussi à s'organiser à partir d'éléments de caractère
psychotique sans devenir autiste, mourird'un cancer ou somatiser gravement.
2 I La toute-puissance maternelle-féminine est perceptible dans la relation
avec la mère (« nous ne faisons qu'un »), ensuite avec sa psychothérapeute.
La libido de M. se développe tardivement et « homosexuellement ». « Je

7. Nous remercions vivement les collègues qui ont participé à la discussion, et nous citons
ceux dont les idées s'articulent avec l'axe des réflexions.
8. Dans ce travail nous commentons principalement le facteur manque de vision et son
rôle dans la construction de la langue privée. Les autres facteurs qui ont contribué à la spéci-
ficité du cas M. (entre autres l'absence du père lorsqu'elle avait 3 ans, ou le fait de laisser
tomber sa langue privée après la mort du père, etc.), seront sujet d'un travail ultérieur.
Une langue privée pour combler le manque 531

voudrais être le mari de ma mère » dit-elle à sa psychothérapeute au


moment où elle lui avoue sa passion désespérée pour une jeune fille de son
école. La présence de cette puissance maternelle-féminine se voit aussi
dans la création même de cette langue substitut et prothèse à la place de la
langue maternelle ressentie comme trop désirée et menaçante9. Dans le
contexte et la grammaire de sa langue privée il n'y a que des déesses et
seuls les mots féminins changent au pluriel. Quelle parthénogenèse!
3 / La métapsychologie de la langue « arabe ». Arabe pour Mireille
signifie exotique, étranger même par la couleur (vision) et radicalement
différent. Solution radicale pour obtenir l'éloignement de l'objet, « système
antérieur au système anal, nécessaire pour avoir le sentiment de l'inté-
riorisation et de la possession de ses propres associations » (P. Marty). Au
niveau de l'utilisation du langage, étape d'une relation hors du toucher, la
langue arabe sert comme une prothèse surcompensatoiredu manque morphé-
matique (vision). Cette nécessité de « en plus » nous la voyons dans ses
dessins accompagnés par des légendes. « Avant la déesse Primordia les lettres
étaient vides » dit Mireille. Comme si sans Primordia les lettres et la parole
existaient, mais n'avaient pas de sens (G. Nicolaïdis). Est-ce que les mots
entendus autrefois de la bouche maternelle manquaient d'une dimension,
de la dimension visuelle ? D'où, à notre avis, la langue privée sert à Mireille
comme « prothèse » pour compenser la dimension morphématique man-
quante. Maintenant, avec son imagination, elle construit une langue et une
mythologie personnelle, sur mesure. G. Diatkine a l'impression aussi que la
langue privée témoignait d'un surinvestissement de la profondeur. Cette
langue a pris un coup de fouet du fait de la psychothérapie et lui a permis
de se représenter la pensée de sa thérapeute. Cette langue « arabe » est
devenue un langage psychanalytique, c'est-à-dire les mots qui permettent
de comprendre et retrouver ce qu'elle cherchait. La parole psychanalytique
« désendeuille » le langage dit A. Green10. La parole de Mireille était
endeuillée doublement : par son trouble visuel et par le déni de la réalité
de ce trouble. Sa « prothèse » surinvestie lui a permis d'égayer son
deuil.

Dr Nicos NICOLAÏDIS
2, chemin Tour-de-Champel
1206 Genève

9. Nous pensons au refus de la langue maternelle de L. Wolfson, Le schizo et les langues,


Gallimard, Paris, 1970. A ce sujet, N. Nicolaïdis, Ratage symbolique de la langue maternelle,
in Topique, n° 30, Paris, 1982.
10. Confluents psychanalytiques, Langages, Paris, Les Belles-Lettres, 1984.
Michèle PERRON-BORELLI
(SPP, Paris)

PRENDRE LA PAROLE

J'avais prévu d'intervenir, en me référant au Rapport de P. Luquet,


pour illustrer certains aspects du processus d'émergence de la parole
chez le jeune enfant. Comme l'a clairement souligné P. Luquet, le langage
ne peut être acquis par l'enfant que dans un processus d'interaction avec
la mère où les réponses de celle-ci jouent un rôle déterminant : c'est dans
ce sens que je me proposais d'orienter cette brève contribution. L'interven-
tion de F. Pasche me conduit à centrer plus directement mon propos
sur l'idée que cette acquisition est basée sur une reconnaissance mutuelle
d'identité.
Pour que l'enfant puisse faire siens les mots de la mère, sans être
contraint à les attaquer, il faut aussi et d'abord que la mère sache
reconnaître et investir les signifiants spontanés de l'enfant; faute de quoi,
celui-ci ne peut que se sentir lui-même attaqué dans son identité naissante
par un pouvoir maternel annihilant auquel il ne saurait avoir aucun
accès.
A l'appui de cette idée, je reviendrai très brièvement sur une observation
que j'ai antérieurement publiée1. Il s'agit d'un moment mutatif parti-
culièrement marquant dans l'acquisition du langage que j'ai pu observer
chez ma propre fille dans des circonstances qui lui ont donné un caractère
assez spectaculaire. On ne peut considérer qu'il s'agisse d' « observation
directe», au sens objectivant que prend habituellement ce terme, puisque
j'étais moi-même partie prenante de la situation observée. A cet égard,
ma position se rapprocherait davantage de celle de l'analyste, « écouteur »
impliqué du discours de son patient et interprète de ce discours; et, plus
encore, elle se rapproche de la situation du psychanalyste d'enfants, pour
qui l'interprétation doit prendre en compte l'ensemble d'une situation rela-

1. M. Perron-Borelli,L'investissement de la signification, Revue française de Psychanalyse,


40, 1976, n° 4, 681-692.
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
534 Michèle Perron-Borelli

tionnelle dans laquelle les conduites de l'enfant en séance ont autant


d'importance que le discours lui-même, surtout quand il s'agit d'enfants
très jeunes ou utilisant peu le langage. Ce qui, cependant, diffère profon-
dément de la situation analytique, c'est évidemment la nature même de la
relation mère-enfant, ici directement vécue par l'une et l'autre avec sa
pleine charge libidinale et non plus seulement transférée. Si je souligne
néanmoins cette analogie, c'est afin de rappeler que la mère est toujours la
première interprète, et que la capacité d'écoute d'une parole nouvelle qui
caractérise l'analyste trouve là son modèle fondateur.
Ma fille avait alors 14 mois. Elle en était à ce moment où l'enfant est,
pourrait-on dire, « en attente » de parole. On peut ainsi observer une
sorte de temps de latence dans l'acquisition du langage chez tous les
enfants : ils comprennent de nombreux mots de la langue maternelle et
y réagissent de manière pertinente et souvent subtile; mais ils ne les
emploient pas encore eux-mêmes. On note cependant qu'ils en seraient
capables, et qu'ils le font parfois, mais de manière fugace, instable et
toujours associée à des situations familières, répétitives et globalement
très chargées d'affects (le repas, la toilette, la promenade, le cérémonial de
l'endormissement ou celui qui entoure les fonctions excrétoires). Ces
velléités d'activités signifiantes sont aussi bien des créations spontanées de
l'enfant que des mots plus ou moins déformés de la langue maternelle. Ce
qui manque encore à l'enfant, dans cette phase transitoire, c'est de pouvoir
intégrer ces ébauches de significations dans un processus de pensée suffi-
samment autonome, distancié tout à la fois d'un contexte situationnel
trop familier et de la relation fusionnelle à la mère. En bref, il lui reste
à prendre la parole, à en devenir sujet, comme un temps majeur de la
conquête de son identité.
J'avais emmené Catherine dans un petit voyage qui représentait
pour elle une aventure inhabituelle et excitante. A ses réactions de joyeuse
curiosité, avait peu à peu succédé une inquiétude, banalement liée à la
fatigue, mais aussi renforcée par quelques péripéties qui avaient mis en
échec l'autonomie que lui permettait l'acquisition relativement récente
de la marche. Dans de telles circonstances, je ne pouvais lui apparaître
que comme une mère défaillante et dangereuse : défaillante dans mon
rôle de pare-excitation et, par l'effet de la régression, devenue support de
projection d'une imago archaïque. Ainsi je remarquai qu'elle me mani-
festait de plus en plus une méfiance teintée d'hostilité et de rébellion : dans
la rue, elle refusa tout à la fois de rester dans mes bras et de tenir ma main
pour marcher; elle ne s'y résolut qu'après avoir vérifié par une brève fugue
qu'elle pouvait marcher seule et s'éloigner de moi. Au cours d'un trajet
Prendre la parole 535

en taxi qui suivit immédiatement cet incident, elle était en alerte et observait
anxieusement tous les mouvements de la rue. Son activité d'exploration
visuelle s'accompagnait de manifestations signifiantes diverses par lesquelles
elle tentait de donner des significations connues à ces perceptions inquié-
tantes; par exemple, la vue d'une voiture noire qui nous dépassa brusque-
ment la fit sursauter et fut ponctuée par un cri perçant très particulier et
ritualisé qu'elle réservait exclusivement au chat noir de la maison. Ce
surinvestissement d'activité signifiante avait évidemment pour fonction
une tentative de maîtrise de l'excitation et de l'angoisse; on peut aussi y
repérer, dans le sens qu'a souligné P. Luquet, une fonction refoulante à
l'égard des fantasmes qui menaçaient de l'assaillir, notamment de fan-
tasmes archaïques de scène primitive.
Le terme de notre voyage était l'appartement de ma mère, chez qui
nous devions passer une partie de la journée. Sitôt qu'elle eut reconnu
sa grand-mère et retrouvé auprès d'elle une relation familière et sécuri-
sante, elle se rasséréna quelque peu, tout en surveillant mes préparatifs
de son repas et de son installation. Lorsqu'elle me vit sortir de mon sac
de voyage l'ours en peluche que j'avais emporté, elle se précipita vers moi,
me l'arracha des mains dans un mouvement très violent et s'écria :
gne-gne. J'eus alors le sentiment qu'il s'agissait là d'un mode d'expression
tout à fait nouveau, que je compris comme une nomination, elle-même liée
à un mouvement d'appropriation (ce qu'on pourrait traduire : « C'est mon
ours ! »). Dans ma hâte à préparer son repas je n'y prêtai pas davantage
attention. Au moment de la sieste, comme je m'apprêtais à la laisser seule
après le câlin de rigueur, elle me dit, sur un ton à la fois péremptoire et
légèrement interrogatif : gne-gne. Je compris aussitôt qu'elle me demandait
son ours, bien qu'elle n'eût pas l'habitude de dormir avec lui (il était jus-
qu'alors l'un de ses jouets familiers mais n'avait pas de statut privilégié).
J'allai donc le chercher dans la pièce voisine et le lui apportai. Elle le prit
dans ses bras et me regarda longuement avec une expression de ravissement :
plus encore que le plaisir de retrouver son ours, je pense qu'elle exprima
alors sa joie d'avoir été comprise par moi, une joie que je partageai avec
elle... Puis elle s'endormit paisiblement.
Au réveil, elle fut d'abord surprise et un peu inquiète de se trouver dans
une pièce peu familière; aussitôt, elle prononça gne-gne et se mit à chercher
l'ours qui était dissimulé dans les couvertures; lorsqu'elle le découvrit, elle
laissa bruyamment éclater sa joie, répétant gne-gne tout en me prenant
à témoin, tandis que je répondais : « Oui, c'est ton gne-gne », etc. Durant
le voyage de retour, elle ne cessa plus de s'occuper de l'ours : elle le
sortait du sac, le berçait, lui parlait, puis l'installait à nouveau dans le
536 Michèle Perron-Borelli

sac avec sollicitude, etc. Ce faisant, elle répéta de nombreuses fois gne-gne,
avec des modulations variées, tantôt s'adressant à moi, tantôt pour elle-
même en accompagnement de son jeu. Il était clair qu'avec cette nomi-
nation l'ours avait pris un statut nouveau : il était devenu symboliquement
son enfant, tandis qu'elle mettait en actes par son jeu une identification
nouvelle à ma fonction maternelle.
Un nouveau rebondissement de l'histoire eut lieu le lendemain matin.
Tenant son ours dans ses bras, Catherine vint vers moi, répétant encore
gne-gne. Cette fois, elle semblait fort anxieuse et sollicitait avec insistance
mon attention et mes réponses. Il était clair qu'elle m'interrogeait de
manière nouvelle — mais sur quoi?... — et que ma simple réponse de
connivence sur le mode de la veille ne lui suffisait plus. Intriguée, mais
incapable de comprendre sa demande, je la renvoyai à ses jeux et pour-
suivis mes propres activités. Peu après, elle revint à la charge, de plus en
plus excitée; elle me prit résolument la main et m'entraîna jusqu'à sa
chambre. Là, elle me conduisit devant son étagère à jouets et me désigna
du doigt en disant gne-gne un deuxième ours en peluche qui s'y trouvait
hors de sa portée. Dans un état de grande tension, elle scrutait mon visage
dans l'attente de ma réaction. Celle-ci fut, comme on peut l'imaginer, tout
à fait enthousiaste, car j'étais ravie par sa découverte et fort admirative!
Je pense qu'à cette époque je l'interprétai uniquement comme une conquête
d'ordre cognitif : je n'étais pas alors psychanalyste, ni même psychanalysée,
et mes intérêts de recherche concernant le langage de l'enfant portaient
surtout sur ses aspects cognitifs. Cependant, c'est tout banalement comme
une mère heureuse et fière des progrès de son enfant que je lui manifestai
ma joie. Tout en confirmant sa généralisation sémantique par des remarques
du genre : « Oui, bien sûr, c'est aussi un gne-gne, ils se ressemblent », etc.,
je rapprochai les deux ours, on les fit s'embrasser, danser ensemble. Je
participai ainsi à un jeu dont j'éprouvais avec elle le plaisir partagé bien
plus que je n'en comprenais le sens... C'est bien plus tard que, revenant
sur cette observation, que j'avais notée dans sa factualité et sa spontanéité
première, je tentai de l'interpréter en psychanalyste (1976, op. cit.).
Je n'ai pas la possibilité de m'étendre ici, dans une aussi brève inter-
vention, sur la complexité des processus qui ont pu alors se jouer; chacun
de vous peut en imaginer les nombreuses implications économiques et
dynamiques tant sur le plan de la fantasmatique inconsciente que sur celui
des processus défensifs. J'ajouterai seulement que cet épisode fut le point
de départ de rapides et importants progrès dans l'acquisition du langage
de Catherine. Les deux ours restèrent pour nous des gne-gne, et ils furent
désormais les protagonistes privilégiés de nombreux jeux de rôles dans
Prendre la parole 537

lesquels elle ne me demanda plus d'intervenir. Parallèlement, elle se mit


très vite à employer de nombreux mots nouveaux empruntés à la langue
maternelle.
Prendre la parole, pour Catherine, fut d'abord une affirmation de sa
propre capacité à créer du sens, qui lui permit d'affermir la représentation
de son identité dans une identification à ma fonction maternelle. Encore
fallait-il qu'elle pût vérifier qu'un tel acte transgressif ne risquait pas de
détruire ou de compromettre notre lien d'amour. C'est à cette condition
qu'elle put poursuivre sa conquête personnelle du langage et du pouvoir
de penser.
Acquérir le langage, c'est bien faire siens les mots de la mère, mais dans
un processus d'appropriation qui ne peut être que conflictuel. Ce processus
comporte à la fois un puissant mouvement d'identification et l'affirmation
d'une identité fondée sur l'individuation, impliquant distance et séparation.
De plus, dans cette identification symbolique (et symbolisante), la mère
n'est plus seule en cause. On oublie souvent que la langue dite maternelle
transcende la relation mère-enfant et impose l'admission d'un tiers.
Cette transcendance de la langue est un fait d'ordre anthropologique et
culturel qui fait d'elle un déjà-là structurel préalable à toute ontogenèse.
Pour l'enfant, elle se donne d'abord à connaître comme l'un des avatars
de la relation privilégiée des parents entre eux. C'est pourquoi son acqui-
sition implique la perte de l'illusion narcissique première, cependant
qu'elle vient étayer le narcissisme secondaire. Elle est une conquête indi-
viduelle qui tout à la fois ouvre l'accès symbolique à la puissance parentale
et en signifie l'interdit.
Prendre la parole, cette parole-là qui appartient au couple parental, est
forcément vécu par l'enfant comme un acte violent et/ou transgressif,
qui articule étroitement les fantasmes archaïques et la problématique
oedipienne naissante. Nous en retrouvons les traces dans les angoisses et
les inhibitions que suscite si souvent, pour beaucoup d'entre nous, une prise
de parole publique...

Mme Michèle PERRON-BORELLI


6, rue Damesme
75013 Paris
Jacqueline SCHAEFFER
(SPP, Paris)

JE T'AIME :
TRAÎTRES MOTS OU MOTS TRAHIS ?

« Ce qui s'exprime dans le langage nous


ne pouvons l'exprimer par le langage. »
Wittgenstein.

L'accès au langage est une opération ambivalente; nommer quelque


chose intègre la totalité des pertes de l'objet, nous a dit Pierre Luquet, au
cours de ce Congrès. « Le langage fait partie de l'effort pour établir un
contact entre deux êtres séparés par l'individuation », écrit-il dans son
rapport.
Ces termes d'effort, de séparation, d'individuation évoquent l'idée
d'une violence. Michèle Perron, dans son intervention, a situé cette violence
du côté de la prise de parole de l'enfant, acte d'appropriation, acte d'in-
dividuation reposant sur une reconnaissance mutuelle d'identité entre
l'enfant et sa mère. Mon intervention porte, a contrario, sur la violence
de la désappropriation par le langage, lors du passage du corps au code,
lorsque les mots-corps doivent se détacher du corps de la mère ou du
corps de l'enfant, pour devenir des mots-code. Ce passage se fait dans
les deux sens, comme nous l'ont si bien rappelé Michel Ody et Ruth
Menahem.

Voici comment une jeune patiente âgée de 20 ans, en psychothérapie,


vit dans la violence du transfert et de l'après-coup ce moment où les
mots trahissent les choses et où les choses trahissent les mots.
Juliette arrive à une séance en larmes. Son ami Romain, avec lequel
elle avait jusqu'à présent des relations sexuelles non conflictuelles, lui a dit
«je t'aime ». C'est le drame. Huit jours plus tard elle redouble de sanglots.
Il lui a demandé en retour un « je t'aime » qu'elle n'a pas pu prononcer.
C'est la panique.
Rev. franc Psychanal., 2/1988
540 Jacqueline Schaeffer

Que se passe-t-il? De quelle menace de perte Juliette me rend-elle


témoin ou responsable? Quel « étranger » fait-il irruption par les mots,
dans les termes mêmes de son ami?

Les mots trahis. — Juliette se souvient alors que les mots « je t'aime »,
elle les a souvent prononcés, répétés même, quand elle était toute petite,
dans son lit, avant de s'endormir.
A qui s'adressaient-ils? De qui venaient-ils? Peu importe. Dans cette
aire (ni soi, ni objet ; ni dedans, ni dehors) la question n'a même pas à
être posée. Première possession1 de l'enfant qui va s'endormir : mots bulle
qui éclatent au creux de la bouche, mots peluche caressant le duvet de la
lèvre jusqu'à la pamoison, quand les premières ébauches représentatives
du sein et du soi s'évanouissent ensemble, effaçant toute séparation.
Dans cette zone secrète, ce lieu narcissique dont l'analyste était le
garant, Romain venait de créer un scandale. Il en délogeait Juliette. Il
l'obligeait à trahir la discrétion du transitionnel par la violence du transitif.
Il exigeait d'elle d'être le « tu », puis le « je », dans une réciprocité
qui induisait une altérité insupportable. Car une déclaration d'amour
suppose deux sujets, deux lieux psychiques, une relation d'objet, une
différence.

Les traîtres mots. — Mais ces mots « je t'aime », Juliette enfant les
avait-elle déjà entendus ?
Elle se souvient de les avoir surpris, derrière une porte, échappés de
la bouche de sa mère. Dans le moment intime et solitaire de la toilette,
sa mère les chantait, mêlés à un prénom masculin inconnu.
La petite Juliette avait-elle dérobé un secret? Enigme que cette scène
qui l'excitait et l'excluait à la fois! Quelle place y occupait son père?
Toujours est-il que les mots « je t'aime », la petite Juliette s'en empare, se
les répète le soir, d'elle-même à elle-même, dans une ritournelle auto-
érotique où elle peut occuper toutes les places à la fois. Elle conjure
ainsi son effroi, son traumatisme, lie et contient son excitation dans un
fantasme masturbatoire.

La chaleur d'un transfert oedipien crée les conditions d'un resurgisse-


ment de la scène traumatique, et va permettre son élaboration.
Nous pouvons alors reconstruire un scénario de la fillette, grâce à la

1. « First not-me possession » d'après D. W. Winnicot, Objets transitionnels et phéno-


mènes transitionnels, in Jeu et réalité, Gallimard.
Je t'aime : traîtres mots ou mots trahis? 541

médiation d'un fantasme originaire : celui d'une enfant séduite par l'in-
trusion de la sexualité adulte, celle d'une mère séductrice et traîtresse,
infidèle à l'enfant et au père. La fillette peut alors s'imaginer consolant
le père séduit et abandonné tout comme elle.
Ceci en toute innocence. En effet, ce scénario condensé dans les traîtres
mots du coucher permet à la fois la satisfaction auto-érotique, celle des
voeux oedipiens, en même temps que leur refoulement.
Mais dans le moment actuel, la flambée du transfert ouvre une brèche,
permet l'irruption de Romain, lequel menace l'équilibre de l'édifice. Il y a
danger de levée traumatique du refoulement, montée de l'excitation.
Impossible de prononcer ces traîtres mots, impossible de les entendre sans
renouveau d'angoisse. Juliette se sent débordée, dans un état de catastrophe.
Le travail associatif a permis que se retrouve la « traduction » en
mots (Wörter) et en paroles (Worte) 2 refusée par le refoulement, que se
renoue la connexion entre représentations de mots, souvenirs de paroles et
représentations de choses mises à l'écart : celles qui touchent à la scène
primitive et aux désirs oedipiens interdits.
Le « je t'aime » actuel, dit en séance, celui du transfert, celui de
l'amoureux, renvoie aux « je t'aime » antérieurs. Effet d'après-coup qui
redonne sens sexuel aux « je t'aime » du passé, les extrayant de leur
statut de jeu innocent : chansonnette de la mère, babil de l'endormisse-
ment. Les mots-jeu sont devenus des mots graves, liés à des choses, à des
objets, à des actes, tous aussi angoissants.
Chez cette patiente, il me semble possible de penser que cette connexion
de mots et choses tient lieu de représentant d'une scène primitive3 : elle en a
la violence et l'impact. Une scène primitive menaçante et haïe qui figure
la brisure de la coquille auto-érotique, fait resurgir la douleur de la
séparation et de l'exclusion par le tiers étranger, réveille l'excitation et
la blessure narcissique de l'échec oedipien. Bref, la trahison.

Mais, parallèlement, le fait que cette scène primitive soit une intégration
du corps et du langage, à travers le « je t'aime », permet au « je » et au
« tu » de sortir du cercle auto-érotique répétitif, et d'entrer dans des
rapports mobiles et interchangeables, au gré de la création fantasmatique.
La patiente, dans son travail de liaison, est passée tout d'abord d'une
scène traumatique subie à une reprise agie sur le mode auto-érotique.

2. Cf. les deux formes plurielles du mot Wort, telles que nous les a précisées Ruth Menahem
dans sa communication : « Le nom de la rose ».
3. « La scène primitive est figuration de la naissance de la figuration », a formulé F. Gan-
theret dans son intervention.
542 Jacqueline Schaeffer

Elle va pouvoir désormais, grâce à la connexion entre mots et choses,


devenir l'auteur de sa propre histoire. Cette acquisition est particulièrement
conflictuelle.
« Je trouve tout cela ridicule, déplacé », sanglote Juliette. Déplacé,
sans doute parce qu'exigeant des places, des personnages pour remanier
le scénario. Mais aussi parce qu'il y a déplacement, indécence.
Juliette, au coeur du scénario cette fois, confrontée à ses désirs oedipiens,
se sent elle-même usurpatrice et traîtresse. Elle a le sentiment de me trahir;
elle a peur que je la rejette. Peut-elle renoncer sans dommage à cette position
d'enfant innocente, séduite et abandonnée? Comment me dire « je t'aime »,
sans trahir son père, comme la traîtresse de la salle de bain? Comment
entendre le « je t'aime », sans me trahir, sans usurper la place de la séduc-
trice bien-aimée ?
« Le langage s'annonce toujours par une révélation qui dévoile et exile
à la fois » 4.
Le conflit entre cette expérience d'appropriation et d'individuation par
le langage et ce vécu de trahison et de perte dus au langage, c'est la
situation analytique qui permet de l'élaborer. Ceci d'autant mieux qu'elle
se déploie elle-même dans une aire transitionnelle, et que son objet — la
réalité psychique aussi bien que le transfert — n'a pas à être soumis
au jugement portant sur son caractère réel ou imaginaire.

Les mots en disent trop ou pas assez.


Comment les mots « je t'aime » pourraient-ils ne pas trahir l'ineffable,
l'indicible du sentiment amoureux? Comment ces traîtres mots ne seraient-ils
pas trahis à leur tour dans leur résonance magique, incantatoire, ces mots
« qu'on ne prononce qu'en tremblant »...?

Mme Jacqueline SCHAEFFER


13, rue des Petits-Champs
75001 Paris

4. J. Gillibert, La dimension optative du langage interprétant, RFP, 1976/4.


Steven WAINRIB
(SPP, Paris)

UNE PAROLE DANS SON CONTEXTE :


FREUD ET L'HOMME AUX RATS

« Il y a dans chaque mot un point où


cesse le pouvoir et au-delà duquel commence
l'expérience de ce qui, justement échappe
au pouvoir. Cela revient à dire qu'en chaque
mot, nous pouvons éprouver l'interdit et sa
transgression : en chaque mot, notre mort
et la mort du mot, mais aussi le NON qui
les brise. »
B. Noël, Treize cases du Je.

J'essaierai d'aborder le thème de ce Congrès, très travaillé par la vaste


recherche de P. Luquet en m'appuyant sur les deux premières séances
du cas de l'Homme aux rats : la première publication d'une analyse
structurée par la formulation explicite de la règle fondamentale comme
condition principale — ce sont les termes de Freud1 — du traitement.
Je ferai une première remarque sur la règle : elle élimine dans sa for-
mulation tout un ensemble de principes implicites dans la situation cou-
rante d'échange verbal. Habituellement on fait le tri, pour dire ce qui
paraît à propos, important ou sensé par rapport à la situation, à l'échange
codé qui va se dérouler, en faisant des hypothèses plus ou moins projec-
tives sur l'interlocuteur, qu'on régule d'ailleurs en voyant un peu la tête
qu'il fait.
1907, la règle a été mise au point au croisement de l'auto-analyse
de Freud et de son expérience clinique en tant que renoncement à la
suggestion. C'est un engagement de sa part, une position de sujet pour
Freud d'abord séduit par l'hypnose.
Dès que Freud lui communique la règle, l'Homme aux rats dit qu'il
a un ami, un docteur, qu'il va toujours trouver lorsqu'il a une impulsion

1. S. Freud, L'Homme aux rats, Journal d'une analyse, PUF, p. 33.


Rev. franc. Psychanal., 2/1988
544 Steven Wainrib

criminelle qui. le tourmente : il lui demande s'il le méprise comme un


criminel, l'autre le rassure. De quel crime s'agit-il ? Pourquoi dit-il cela sitôt
la règle énoncée? Freud par cet énoncé l'invitant à se dégager de certains
usages sociaux du langage lui fait entrevoir la transgression. Tout dire,
est-ce en finir avec la limite, est-ce du retour au fonctionnement omnipotent
dont il va s'agir, en deçà des fondements mêmes d'un « Je » tenant sa
place d'un pacte de reconnaissance articulé au langage. Un fonctionnement
omnipotent qui est celui que permet l'agencement des représentations de
choses dans l'inconscient, hors je, équivalent de la réalité pour la psyché
comme l'a fort bien souligné P. Luquet.
Si l'autre s'avère dès le début nécessaire pour se chercher, il est une
manière d'en user sauvagement, en représentation de chose-pour-soi. L'om-
nipotence pour l'Homme aux rats c'est tuer le père, pénétrer la dame
aimée aussi férocement que le mouvement en vrille des rats dans l'anus,
pour rompre la limite de peaux séparées en s'emparant de l'intérieur de
l'objet, signe de la dure réalité de son altérité. D'ailleurs, plus tard, le
patient se souviendra : à 3 ans, dans une terrible colère il avait donné
à son père les noms de tous les objets qui lui venaient à la tête : « Lampe,
serviette, assiette. »2 Tout ce qui venait à l'esprit! Le père aurait déclaré :
« Ce petit-là sera un grand homme ou bien un grand criminel. » L'Homme
aux rats s'en préoccupe : il veut bien dire les crimes qu'il a imaginés,
mais à un personnage transférentiel qui l'absoudrait. Il compte sur Freud
pour jouer cette carte. En fait, si la règle suscitait l'espoir de la trans-
gression dans l'usage même du langage, il n'échappe pas à ce que l'univers
de la parole véhicule comme subjectivité. Dans la cure, l'analysant est engagé
par le dire à se représenter tel qu'il veut se voir dans son monde objectai,
mais aussi « tel qu'il appelle l'autre à le constater » 3. Le père n'est plus
sur ce versant de l'allocution, une potiche, le conflit est intrapsychique,
transférable.
La première séance de l'Homme aux rats va osciller entre meurtre
et séduction, érotisation du dire. « Je l'identifie comme homosexuel » se dit
Freud très rapidement, Il faut dire qu'il n'y a pas que l'ami docteur qui
le rassure, un autre ami jouant le même rôle influent l'a gravement déçu
à l'adolescence. Il avait exalté le sentiment de sa propre valeur au point
que le patient s'était cru un génie : il s'avéra qu'il ne le prenait que
pour un imbécile et se serait servi de lui par désir de sa soeur. On retrouve
la scène primitive, les enjeux narcissiques de la différence des sexes dans ce

2. Ibid., p. 107.
3. Cf. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Tel, Gallimard, p. 77.
Freud et l'Homme aux rats 545

souvenir-écran. Le patient poursuit en évoquant sa première gouvernante


qui l'avait beaucoup excité : Mlle Robert. Freud interviendra sur l'usage
du langage : il lui demande s'il se souvient de son prénom. Non. Freud
lui demande alors s'il ne s'en étonne pas, il est courant de désigner une
employée par son prénom. Cette intervention de Freud, au plus près,
non du Moi, mais de l'énonciation interroge le transfert homosexuel en tant
qu'il s'agit de raconter à un autre homme que tous deux peuvent penser que
les femmes ont un pénis. Le prénom féminin manquant, c'est la différence
gommée alors que c'est cela à quoi le langage n'arrête pas de faire penser4.
Je terminerai en rappelant qu'à la deuxième séance, après avoir évoqué
le capitaine qui aimait la cruauté, le patient s'interrompt, se lève et prie
Freud de lui faire grâce de la description des détails. L'acting et l'acte de
fangage qu'est la prière modifient leur relation. Freud se sent contraint de
laire des dénégations : il n'a aucun penchant pour la cruauté. L'autre lui
répond « mon capitaine », c'est-à-dire : la règle c'est le sadisme. Freud
qui savait ce que c'était qu'une règle du jeu ne se contente pas de déné-
gations dont on se moquerait aujourd'hui. Il lui dit que « bien entendu,
je ne peux vous dispenser d'une chose sur laquelle je n'ai pas de pouvoir.
Vous pourriez tout aussi bien me prier de vous dispenser deux comètes.
Nous ne pouvons naturellement pas nous soustraire à l'ordre de la cure ».
Freud donne un cadre, donne du cadre au fantasme, aux mouvements de
retournementpulsionnel. Freud ayant renoncé à la suggestion ne se pose plus
en détenteur des objets partiels — comètes, mais en sujet qui ne peut
défaire une règle constitutive, ce qui est tout autre chose qu'une règle
normative parce qu'elle institue en position tierce, symbolique une forme
de jeu, d'échange intersubjectif qui n'existe pas en dehors. C'est de ça dont
il s'agit dans la règle fondamentale, comme dans la parole, dans les
engagements auxquels elle donne lieu. L'Homme aux rats lui se souvenait
dès sa première séance qu'il y avait une époque où il se figurait que ses
parents connaissaient ses pensées, il supposait qu'il les aurait prononcées à
haute voix mais sans s'entendre parler lui-même : on peut dire que ça
parlait.
Là où était le Ça, doit advenir le Je, disait Freud, à propos de la
cure...

Dr Steven WAINRIB
17, avenue du Dr Arnold Netter
75012 Paris

4. L'homme aux rats dans la version des Cinq Psychanalyses, PUF, appelle sa deuxième
gouvernante « Frau Hofrat », p. 203 (elle est devenue la femme d'un conseiller de la cour).
RÉPONSE
par MICHEL ODY

Troisième temps donc : la réponse. Je diviserai celle-ci en deux parties :


une qui, par les discussions qui ont suivi la présentation faite par P. Luquet
de son rapport, traduira les effets de résonance que ceci a pu entraîner
de mon côté en référence au sujet dont j'étais chargé; une autre partie
concernera directement les interventions liées à mon travail.

Une première série de réflexions vient à la suite de celles de F. Gantheret


dans sa position de discutant du rapport de P. Luquet.
Le premier critique chez le second le fait que le découpage proposé
au sujet des différents niveaux du préconscient ne découpe ni une structure,
ni une topique mais une phénoménologie. Est-ce aussi radical? Toujours
est-il que chez l'enfant dont l'appareil psychique s'organise, le versant
topique de cette organisation est indissociable de celui du psychisme de ses
parents, ainsi encadrant. Ceci, pour ce qui concerne le préconscient,
implique le discours de ces parents, dont celui désexualisé. L'organisation
topique de l'appareil psychique de l'enfant passe par les investissements
de certains de ces éléments du discours que ce soit par des mouvements
d'introjection pulsionnelle ou ceux d'identification.
Lorsque F. Gantheret souligne le point de vue structural c'est pour
mettre l'accent sur le processus (Freud dit bien processus primaire, rap-
pelle-t-il par exemple) et non sur le contenu. C'est ce qu'on peut retrouver
au sujet de l'enfant à propos de l'interprétation — symbolique comprise —
lorsque l'accent est d'abord mis sur la mise en relation des éléments, quel
qu'en soit le niveau d'expression, avant toute interprétation de contenu
en soi.
La représentation-chose (et non de chose), l'idole dont a parlé F. Gan-
theret m'a fait penser au cas de Guy présenté dans mon rapport (p. 355),
cet enfant avec lequel s'est déroulée une histoire de petits traits graphiques :
© Premier temps : petit trait
vertical répétitif, comme représentation-
chose réduite à sa plus simple expression.
Rev. franc. Psychanal., 2/1988
548 Michel Ody

Dernier temps : après tout un travail qui passe par les mouvements
contre-transférentiels que j'ai décrits, l'enfant trace fermement deux traits
côte à côte, représentations de choses renvoyant à notre côte à côte à tous
deux devant la planche à dessin. Et là les premiers mots de l'enfant.
Le désir par le manque, le presque, le « good enough mother », le
négatif initial, ainsi qualifié par F. Gantheret. Ceci est cohérent avec la
définition du désir chez Freud depuis au moins le chapitre VII de
L'interprétation des rêves : « Nous avons appelé désir ce courant de l'ap-
pareil psychique qui va du déplaisir au plaisir. » Il n'en reste pas moins,
comme déjà un certain nombre de discussions Pont montré, qu'il est
nécessaire de différencier ce négatif initial structurant, participant à la
vocation pulsionnelle dont parlait A. Green dans son exposé, différencier
ce négatif de celui de la destruction. Ce dernier va lui surgir, passé un
certain seuil économique, dans l'équilibre narcissisme/érotisme, et ce avant
toute discussion sur la pulsion de mort. Ici il n'y a plus le négatif et sa
négation mais bien le négatif et son déni. Le négatif a donc besoin de
qualités pour être défini.

P. Luquet estimait qu'il n'y avait pas véritablement renoncement au


fantasme oedipien et qu'aucun deuil n'était possible qui ne remplaçait pas,
sinon c'était la mort psychique. Certes P. Luquet a précisé qu'il ne fallait
pas entendre ceci comme le maintien du complexe d'OEdipe. Ce qui paraît
essentiel, et c'est là où intervient le deuil, est que ce dernier est nécessaire
à la transformation du complexe d'OEdipe en l'organisation oedipienne
du psychisme pour reprendre la formulation de C. Parât dans son rapport
de Lausanne en 1966. Le deuil absolu du complexe d'OEdipe sans cette
transformation impliquerait sa destruction sans reste, donc en effet la mort
psychique, langage compris. Cette notion de destruction, terme employé à
plusieurs reprises par Freud, ne peut être entendue que comme limite
asymptotique comme j'ai essayé de le montrer en 1985 lors du Congrès
sur le refoulement.
P. Luquet soulignait que la pression du collectif favorisait par régres-
sion l'identification à un mode de pensée. On peut remarquer que cette
pression va avoir d'autant plus d'importance chez l'enfant en période de
latence que celui-ci constitue à ce moment ses liens sociaux. Ceci peut
favoriser le risque que s'organise dans la cure, une identification au mode
de pensée de l'analyste, a fortiori si celui-ci prend une allure idéologique,
sans oublier qu'ajouté à ceci l'enfant à la période de latence communique
déjà peu de ses pensées préconscientes, et même tout simplement cons-
cientes. Heureusement que face à ce problème il ne manque pas de res-
Réponse 549

sources pour se faire « entendre », y compris par son comportement.


L'interprétation métaprimaire, nous dit encore P. Luquet, aide le
patient à interpréter. Ceci évoque à propos de l'enfant toute la question
de celui-ci s'identifiant au fonctionnement interprétatif de son analyste,
question que je n'ai pas abordée et qui mériterait à elle seule un long
développement. Elle implique celle des rapports entre langage et insight,
différemment d'ailleurs de ce que R. Schaffer développe dans son livre
du même nom, en même temps que cela conduit à distinguer, comme le
fait A. Freud, auto-observation et insight.

Le signifiant... A la fois « il faut bien y arriver » comme le disait


F. Gantheret, en même temps ce qui se passe en analyse le déborde
de toute part. C. Nachin, malgré son intervention argumentée, lorsqu'il
me propose de parler de signe verbal plutôt que de signifiant, s'expose au
même problème : c'est seul le contexte qui, en analyse, définira la qualité
du signe verbal, qui sinon recouvre trop de « choses ». Nous avons vu à
propos de ma présentation que je n'ai pas plus échappé à une certaine
limite en voulant pour la « clarté » du propos mettre du côté du signifiant
ce qui circulait inconsciemment entre parent(s) et enfant au niveau des
mots — ce qui rejoint les énoncés identifiants dont parle P. Aulagnier,
ou ce qui implique le désir de l'Autre au sens de Lacan, à condition
de différencier ici le registre erotique de celui narcissique — et mettre
du côté de la représentation de mot ce qui accomplit la vocation pul-
sionnelle dont parlait A. Green. Ce dernier d'ailleurs note que c'est le
désir de la mère qui est à la source du signifiant. C'est retrouver aussi
J. Laplanche à propos de sa notion de signifiant énigmatique, comme
S. Leclaire à propos de l'inscription de la lettre.
M. Fain remarque que lier le signifiant au désir de la mère renverse
la théorie freudienne de l'étayage. A vrai dire il faut se rappeler ici la reprise
de la notion d'étayage qu'il fit avec D. Braunschweig dans La Nuit et le
Jour, en repartant des textes de Freud d'avant « Pour introduire le narcis-
sisme », et ainsi de préciser que c'est à l'encontre des activités contre-
investissantes de l'adulte que se constitue l'investissement erotique des
objets. M. Fain nous dit donc que c'est parce que l'enfant se désétaye
en fait qu'il organise son auto-érotisme donc son activité de représentation.
Autrement dit il s'agit de savoir, à propos du désir de la mère, si
c'est un désir contre-investi ou non. S'il ne l'est pas il risquera fort de
promouvoir des signifiants de l'ordre de la contrainte identificatoire (où
érotisme et narcissisme seront confondus). S'il l'est, sa traduction pourra
advenir au niveau de signifiants qui en fait auront valeur de représen-
550 Michel Ody

tation de mots, donc appartenant au sujet parce qu'un écart aura été
maintenu permettant la transformation.
Tout ceci nous conduit à cet ombilic, cet originaire, ce fantasme
originaire de scène primitive comme le relevait F. Gantheret, figuration
comme naissance de la figuration ajoutait-il, en même temps qu'à la limite
du pensable disait A. Green. Avec l'enfant, au cours de l'expression par le
jeu, le dessin, deux figurations « animées » introduisent cette mise en
relation et renvoient potentiellement au fantasme originaire de scène pri-
mitive (qui doit circuler « entre écart et coït », pour reprendre la formule
de C. Botella, afin de rester pensable). Ce qu'on peut ajouter est que le
destin de la dynamique des figurations ainsi animées par l'enfant dépendra
aussi, dans la situation entre son analyste et lui, de ce qui renvoie aux
deux autres fantasmes « originaires » que sont celui de séduction et celui
de castration, à la mesure d'ailleurs de la différence grand/petit qui existe
entre ces deux protagonistes.

J'en viens maintenant à ce qui concerne plus directement mon rapport.


Plusieurs interventions ont confirmé l'utilité de ce que j'ai appelé
interprétation symbolique (ou métaphorique, ou polysémique) indissociable
du travail sur le double sens et sa constitution. Ceci permet de ne pas
transformer en finalité l'établissement du refoulement chez l'enfant, ainsi
que le remarquait F. Bégoin. Ce type de travail permet en même temps cette
inclusion des mouvements corporels dont parlait A. Gibeault, avec en
effet la marge qui reste ouverte pour le fonctionnement de la négation,
négation dont on sait d'ailleurs la qualité qu'elle prendra à la période de
latence. De toute manière, l'interprétation symbolique se situe dans le jeu
du métaprimaire et du métaconscient, pour reprendre la terminologie de
P. Luquet. L. Danon-Boileau me paraît avoir excellemment illustré ces
questions dans sa présentation si fine et vivante.
M. Fain soulignait qu'il n'y avait pas de langage pour l'enfant venant
de l'analyste qui ne fût un langage de séduction. Ceci me paraît d'autant
plus renforcer la nécessité des interprétations symboliques qui permettent
que reste ouvert ce double mouvement d'introjection pulsionnelle et de
négation (le symbole de la négation disait Freud).
Cependant lorsque à la suite d'une telle interprétation l'enfant associe
sur un contenu sexuel (cf. l'exemple de Daniel avec la cascade) il peut se
retrouver en après-coup comme objet de séduction. C'est la suite de
l'associativité qui indiquera si cet effet de séduction est désorganisateur
ou s'il est transformé par un matériel symbolisant, ce qui n'implique pas les
mêmes conséquences techniques pour l'analyste. Les interprétations qui
Réponse 551

impliquent des contenus sexuels interviennent généralement après ce travail


de mise en place des termes intermédiaires constitué par les interprétations
symboliques. C'est en ce sens qu'on ne peut opposer radicalement contenu
et processus qui sont complémentaires, précisons simplement que le pro-
cessus est la condition du contenu pour l'élaboration. Toujours est-il que
le problème de la séduction est alors encore plus évident et c'est à nouveau
le destin associatif qui sera l'indicateur technique pour l'analyste.

J'ai été tout à fait intéressé par l'écho qu'a trouvé en F. Gantheret ma
présentation lorsque, par rapport à ce que je décrivais des signifiants
circulant entre parents et enfant, il a évoqué cet exemple célèbre donné
par Winnicott dans Jeu et réalité, où celui-ci dit à son patient que c'est
bien lui son analyste qui est fou d'entendre une fille alors qu'il a un
homme sur le divan. F. Gantheret nous montre que l'interprétation de
Winnicott, par son langage, « désarticule », comme il nous l'a dit, ce qui,
d'une part, dans celui du patient émane de la contrainte identifiante d'être
une fille pour sa mère, et ce qui, d'autre part, tend à s'exprimer de viril
chez ce patient comme sujet.
On se souvient qu'à la séance suivante ce mouvement s'est transformé
en conflit interne, conflit témoignant que cette fois la part virile pouvait
entrer en scène.
Lorsqu'un psychanalyste rencontre un enfant et ses parents il peut
se rendre compte assez rapidement tant de ce qui participe à ce procès
identifiant chez les parents, que de ce qui s'en traduit chez l'enfant, alors
que l'analyste d'adulte est avant tout informé par son contre-transfert
puisqu'il ne rencontre que son patient.
Je rappellerai seulement deux exemples donnés dans mon rapport :
celui de Mona (p. 330) prise dans la déception parentale
— la mère avant
tout — de ne pas avoir été le garçon attendu pour le grand-père paternel ;
celui de Jeanne (p. 336), elle, contrainte plus profondément dans son iden-
tité par le déni maternel de toute expression agressive (les parents néo-
rousseauistes de mon contre-transfert).

M. Vincent souligne la nécessité de lier dans le travail analytique ces


trois registres que sont bisexualité, ambivalence et polysémie. Freud d'ail-
leurs dans « Le Moi et le Ça » établissait des rapports entre les deux
premières. M. Vincent rappelle l'importance et la réactivation de ces
problèmes lors de l'adolescence. Nous sommes d'accord avec tout ceci et on
sait que l'adolescence revécue sur le divan chez l'adulte demande une
élaboration certainement essentielle pour la cure.
552 Michel Ody

A. Brousselle, à propos des figurations et des mots mè faisait remar-


quer de Daniel (p. 358), qu'on aurait pu imaginer qu'il dessinât un pissenlit
au lieu que ce dernier ait surgi en mot en quelque sorte. Je pense que juste-
ment ce n'est pas évident, et ceci pour deux raisons. L'une est d'ordre
métapsychologique : la temporalité d'exécution d'une figuration mobilise
les trois coordonnées métapsychologiques différemment que pour un mot
qui surgit à la façon dont Daniel le verbalisa c'est-à-dire « sur Pair de
n'importe quoi » comme je le disais. Hypothèse pour hypothèse Daniel
aurait plutôt dessiné une figuration plus éloignée de son symptôme même
si elle y avait été symboliquement liée. L'autre raison tient au fonction-
nement mental de l'enfant. Il communiquait essentiellement par le langage,
le dessin était peu investi par lui depuis toujours. Rappelons son souvenir
du dessin du bonhomme en maternelle : un carré avec un trait. Si cette
« pauvreté » d'investissement Péloignait du corps il n'en reste pas moins
qu'en contrepoint cela facilitait l'issue pulsionnelle du côté du code chez
cet enfant au langage très développé.
N. Nicolaïdis faisait remarquer que dans nos discussions nous n'avions
pas particulièrement parlé du langage en tant qu'écriture. Les enfants nous
confrontent très directement à cette autre langue à acquérir, pour para-
phraser R. Diatkine, et plus particulièrement ceux qui éprouvent de grandes
difficultés à ce sujet, que ce soit depuis plusieurs années ou au moment de
l'apprentissage. Il se rejoue au niveau graphique la circulation code/corps
dont nous avons parlé. J'ai donné un exemple de ceci avec Clarisse
(p. 353) à propos de l'illustration du problème de la transformation fantas-
matique dans la dialectique contenu/processus.

J'en viens à la partie politique de l'intervention de Florence Bégoin,


politique au sens étymologique du terme, ce qui renvoie à notre « cité »
psychanalytique. F. Bégoin a considéré mon rapport comme témoignant
en particulier de la situation de la psychanalyse d'enfants en France
en 1987, c'est-à-dire où l'analyse d'enfants est devenue une rareté. Nous
avons vu dans mon rapport que ceci pouvait être applicable à l'Amérique
du Nord dans son ensemble. Si cette raréfaction devait traduire un désin-
térêt nous serions d'accord avec F. Bégoin, et certes il faut rester vigilant
devant ce risque.
Comme nous sommes un certain nombre à le penser, l'évolution de
notre travail au cours des toutes dernières décennies nous a amené à
n'engager une analyse ou une psychothérapie d'enfant que lorsque des
conditions « suffisamment bonnes » se trouvent réunies. Ceci évite des
ruptures inutiles et introduit un travail dans ce qu'il est convenu d'appeler
Réponse 553

les consultations thérapeutiques, pour paraphraser Winnicott, lesquelles


pourront conduire ou non à une cure. Si ceci est le cas c'est parfois au
bout d'un temps assez long.
La raréfaction des cures peut dès lors prendre un sens positif sous
condition évidemment que dans les consultations il se passe quelque chose
de dynamique, et en ce sens ce type de consultation demande autant d'esprit
analytique que pour la cure. Il peut alors se dérouler un véritable processus
au travers de ces consultations.
Parfois les changements obtenus suffisent à relancer le développement
de l'enfant, parfois ce travail dure plusieurs années avec des difficultés
fort variables, parfois enfin il aboutira à l'analyse de l'enfant. Il est vrai
que cette occurrence est la plus rare lorsqu'on a affaire à une population
tout venant, comme au Centre Alfred-Binet.
Qu'il ne faille pas confondre le processus de ces consultations avec
celui qui se déroule dans une cure installée, comme me le faisait remarquer
P. Luquet, nous en sommes d'accord. Il ne s'agit pas en effet de prendre
la dynamique des consultations comme modèle de ce qui se passe dans
une cure. Ce qui s'est passé avec Daniel ou Henri (p. 346) par exemple
n'aurait certainement pas pu advenir dans les seules consultations. En ce
sens F. Bégoin a raison de souligner que l'analyse d'enfant, avec le nombre
de séances qu'il faut, est irremplaçable. Mais je voulais seulement pré-
ciser que cette analyse vaudra d'autant plus le voyage, pour reprendre
la métaphore de Florence, que son indication aura été travaillée au
mieux.

L'intervention de C. Botella me permettra de conclure. Il a souligné


la place à part entière qui a été donnée à la psychanalyse d'enfants en cette
année 1987, dans l'histoire de notre Congrès. Pour ce qui concerne la
période récente j'ai bénéficié d'un processus se déroulant de congrès en
congrès qui a abouti à ceci. Une chance pour moi d'arriver juste à ce
temps, un honneur qui m'a été fait. J'en remercie avec gratitude les orga-
nisateurs, à commencer par P. Luquet.
C. Botella m'a fait l'amitié de dire que mon travail ouvrait à une
spécificité de l'analyse d'enfants en regard des positions de M. Klein qui
tendaient à montrer qu'on pouvait amener l'analyse d'enfants à un niveau
aussi fondamental que celle de l'adulte quant à son processus.
Modestie réaliste aidant, je dirai que ce moment de l'histoire de l'analyse
d'enfants a été une nécessité, et que le génie de M. Klein le permit,
nécessité qui en contrepoint a introduit la relativité d'aujourd'hui. Celle-ci
à son tour participe à ce que la spécificité de l'analyse d'enfants ne se place
554 Michel Ody

pas en extra-territorialité par rapport à la psychanalyse générale ainsi que


le demandait A. Green.
Enfin C. Botella disait qu'à l'intérieur des problèmes concernant l'analyse
d'enfants se confirmait aussi dans ces journées la différenciation entre les
manifestations diurnes et nocturnes de l'enfant (jeu, dessin en regard du
rêve par exemple) à l'origine trop confondues dans leur compréhension
comme dans leur traitement. C'est en ce sens que nous sommes toujours
un peu obligé de fermer les yeux devant ce que l'enfant nous donne
à voir dans ses figurations pour notre fonctionnement d'analyste, pour
« notre regard intérieur » ainsi que le disait G. Diatkine.
Ainsi devant vous, vous « rapportant » ma relation avec un enfant,
ce risque de s'exposer comme le séducteur adulte de cet enfant, et c'est
le sens du rêve de Freud que j'évoquais à la fin de ma présentation qui
est alors sollicité.

Le Directeur de la Publication : Claude GIRARD.


Imprimé en France, à Vendôme
Imprimerie des Presses Universitaires de France
ISBN 2 13041811 2 — ISSN n° 0035-2942 — Imp. n° 34 152
CPPAP n° 54219
Dépôt légal : Novembre 1988
© Presses Universitaires de France, 1988
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DIRECTION SCIENTIFIQUE
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Publié avec le concours du Centre National des Lettres

Il existait des traductions anciennes de Freud. Il existait des


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tion historique et critique en langue française des OEuvres
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REVUE FRANÇAISE
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LA PRATIQUE FONDAMENTALE
DE LA PSYCHANALYSE
Avec notamment des textes de :

J. COURNUT, Ch. DAVID, J.-L. DONNET, A. GREEN


S. LEBOVICI, J. MCDOUGALL, M. de M'UZAN
F. PASCHE, S. VIDERMAN...
QUARANTE-SEPTIÈME CONGRÈS DES PSYCHANALYSTES
DE LANGUE FRANÇAISE DES PAYS ROMANS

Langage, pensée et structure psychique


Le langage dans la rencontre
entre l'enfant et le psychanalyste

Rapports
Pierre LUQUET : Langage, pensée et structure psychique
Michel ODY : Le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste
Discutant
François GANTHERET : Discussion du rapport de Pierre Luquet
Communications prépubliées
Jacqueline AMATI MEHLER : Polylinguisme et polyglottisme dans la dimension intra-
psychique
Diana BOUHSIRA, Laurent DANON-BOILEAU,Alain GIBEAULT : Le dire et le dit dans le
fonctionnement symbolique et l'échange
Nicole CARELS : Propos sur la sève de la pensée et du langage
François DUPARC : Respiration de la parole et mouvements du sens
Ivan FONAGY : Dire l'indicible. Messages du style verbal
Joseph FRISMAND : Excitation, pulsion, langage, contre-investissement
Jean GUILLAUMIN : Pour un non-dit. Pour un ouï-dire
Augustin JEANNEAU : Précocités de la signifiance
Pearl LOMBARD : Un gigolet S.V.P.
Ruth MENAHEM : Le nom de la rose
Luisa de URTUBEY : Dites tout ce qui vous passe par la tête, tout comme cela vous vient
(et dans la langue où cela vous vient)
Interventions au congrès
Jacques ANGELERGUES : A propos des mots, des images et des choses
Cléopâtre ATHANASSIOU : Dialogue du primaire au verbal entre l'enfant et l'analyste
Charlotte BALKANYI : Verbalisation et analité
Florence BÉGOIN-GUIGNARD : Intervention
Olivier FLOURNOY : La pulsion de mort, expression du défaut de la libido
André GREEN : Pulsion, psyché, langage, pensée
Daniel LEBAUVY : Parler à un sourd n'est pas comme voir un aveugle
Bianca LECHEVALIER : « Silence de mort », troubles graves de la pensée et élaboration
du contre-transfert
Pedro LUZES : Pensée : positivité et négativité
Michel MATHIEU : Intervention .
Claude NACHIN : De la structure psychique au verbe
Marie-Thérèse NEYRAUT-SUTTERMAN : A propos de Bobok
Nicos NICOLAÏDIS et Janine PAPILLOUD : Une langue privée pour combler le manque
Michèle PERRON-BORELLI : Prendre la parole
Jacqueline SCHAEFFER : « Je t'aime », traîtres mots ou mots trahis ?
Steven WAINRIB : Une parole dans son contexte : Freud et l'Homme aux rats
Réponse de Michel Ody

Imprimerie
des Presses Universitaires de France
Vendôme (France)
IMPRIMÉ EN FRANCE

22072338/12/1988

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