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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Socié t é psychanalytique de Paris. Aut eur du t ext e. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1995 / 10-1995 / 12.

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Revue Française de Psychanalyse

4
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
publiée avec le concours du Centre National du Livre

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS,


constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR
Claude Le Guen

DIRECTEURS ADJOINTS
Gérard Bayle Jean Cournut

RÉDACTEURS
Marilia Aisenstein Monique Gibeault
Cléopâtre Athanassiou Claude Janin
Jean-José Baranes Kathleen Kelley-Lainé
Andrée Bauduin Ruth Menahem
Thierry Bokanowski Denys Ribas
Pierre Chauvel Jacqueline Schaeffer
Paul Denis Hélène Troisier

SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
Catherine Alicot

ADMINISTRATION
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cedex 06.

ABONNEMENTS
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Abonnementsannuels (1995) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapportsdu Congrès
des Psychanalystes de langue française :
France : 680 F — Etranger : 820 F

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Revue française de Psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques. 75005 Paris. Tél. (1) 46 34 74 36.
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qui suivront la réception du numéro suivant.
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE

L'intemporel
IV
OCTOBRE-DÉCEMBRE 1995

TOME LIX
Sommaire
L'INTEMPOREL
Rédacteurs : Pierre Chauvel et Paul Denis

Argument, 989
René Diatkine — Intemporalité et coordonnées temporelles, 993
Jean Gillibert — Intemporalité et a-temporalité, 999
Pierre Sullivan — Clinique de l'intemporalité, 1017
Julia Kristeva — Le scandale du hors-temps, 1029
Paul Denis — La belle actualité, 1045
Jacques Angelergues — L'intemporel du psychanalyste, 1059
Marie Bonnafé — Le passage au temporel : d'un « arrêt sur image » à une trajectoire de
conte, 1063
Pierre Chauvel — L'être et le temps : chaos, syncope, castration, 1071
Anne Denis — Le présent, 1083
François Duparc — Les contempteurs du temps, 1093
Jacques Le Beuf — Au nom du sens, de la prématurité à l'intemporalité, 1101
Roger Perron — La fin de l'éternité, 1109
Denys Ribas — Note brève sur l'éternité, 1115
Pérel Wilgowicz — Les bornes de la temporalité, 1123

POINTS DE VUE
Point technique
Moshe Halevi Spero — Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable, 1131
Haydée Faimberg et Antoine Corel — Le temps de la construction : répétition et sur-
prise, 1159
Point théorique
Bernard Lemaigre — Le trauma, ébranlement du temps, 1173
Nicos Nicolaïdis — Temps cyclique et temps linéaire, 1189
Le temps de l'histoire
Paul Roazen — Les patients de Freud : intemporels ?, 1197
Hors du temps : Narcisse et l'éternel féminin...
Roger Dufresne — A l'écoute de Narcisse, 1215
Catherine Parat — Le phallique féminin, 1239

CRITIQUE DE LIVRES
Florence Guignard — L'enfant dans René Diatkine ou l'éternelle capacité de jouer, 1259
Louise de Urtubey — La Correspondance Freud-Jones, 1271
Rémy Puyuelo — Le corps de la cure de Anne-Marie Merle-Béral, 1283

REVUE DES REVUES


Chantal Lechartier-Atlan— Psychoanalytic Quarterly, 1295
Denise Bouchet-Kervella — Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1299
Christiane Guitard-Munnich — Psychanalyseà l'Université, 1307
Françoise Moreigne — Les Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothéra-
pie, 1309
Monique Cournut-Janin — The InternationalJournal of Psychoanalysis, 1310
Argument

La notion d'intemporalité des processus inconscients est sous-jacente à la


plupart des questions soulevées par la pratique et la théorie psychanalytiques,
qu'il s'agisse du transfert, du retour du refoulé, de la compulsion de répétition
ou que l'on évoque la durée des analyses.
Freud, dans « Le début du traitement », évoquait déjà la longueur des
cures : « Le désir d'abréger le traitement analytique se justifie parfaitement (...)
Malheureusement, un facteur très important contrarie ces tentatives : la lenteur
des modifications psychiques profondes et, en premier lieu sans doute, "l'intem-
poralité" de nos processus inconscients. » La même idée apparaît dans
« L'Homme aux loups » : « En ce qui concerne le médecin, je puis seulement
dire qu'il doit, en pareil cas, se comporter tout aussi "hors le temps" que l'in-
conscient lui-même s'il veut apprendre ou obtenir quoi que ce soit. Et il parvien-
dra à se comporter ainsi s'il est capable de renoncer à une ambition thérapeu-
tique à courte vue. » Grâce à cette expérience il arrivera ensuite, pour d'autres
cas, à « ... surmonter progressivement la manière d'être, hors le temps, de l'in-
conscient, ceci après s'y être une première fois soumis ».
Que l'on traduise par intemporalité ou par « atemporalité » l'idée que l'in-
conscient est « hors du temps » restera pour Freud un point clé dans sa descrip-
tion des processus mentaux : on peut ainsi glaner quelques passages caractéristi-
ques de la pensée de Freud sur cette question.
Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud reprend et précise des formula-
tions antérieures : « L'expérience nous a appris que les processus psychiques
inconscients sont en soi "intemporels". Cela signifie d'abord qu'ils ne sont pas
ordonnés temporellement, que le temps ne les modifie en rien et que la représenta-
tion du temps ne peut leur être appliquée. Ce sont là des caractères négatifs dont on
ne peut se faire une idée claire que par comparaison avec les processus psychiques
conscients. C'est bien plutôt du mode de travail du système Pc-Cs que notre repré-
sentation abstraite du temps semble entièrement dériver : elle correspondraità une
autoperception de ce mode de travail. Dans ce mode de fonctionnement du sys-
tème (Pc-Cs) on pourrait trouver un autre mode de pare-excitations. »
Rev. franc. Psychanal, 4/1995
990 Revue française de Psychanalyse

Dans les Nouvelles Conférences : « Il ne se trouve rien dans le Ça qui


corresponde à la représentation du temps, pas de reconnaissance d'un cours
temporel et, ce qui est extrêmement curieux et attend d'être pris en consi-
dération par la pensée philosophique, pas de modification du processus psy-
chique par le cours du temps. Des motions de désir qui n'ont jamais franchi
le Ça, mais aussi des impressions qui ont été plongées par le refoulement
dans le Ça, sont virtuellement immortelles, elles se comportent après des
décennies comme si elles venaient de se produire. Elles ne peuvent être recon-
nues comme passé, perdre leur valeur et être dépouillées de leur investissement
d'énergie que si, par le travail analytique, elles sont devenues conscientes;
et là-dessus repose pour une bonne part l'effet thérapeutique du traitement
analytique. »
Et encore : « Comme toujours, j'ai l'impression que nous avons tiré bien
trop peu de choses, pour notre théorie, de ce fait absolument hors de doute :
l'inaltérabilitédu refoulé qui demeure insensible au temps. »
Explicitement donc, pour Freud, l'intemporalité caractérise les processus
primaires et l'inconscient, la temporalité est le fait du système perception-cons-
cience, des processus secondaires et du Moi, celui-ci « en vertu de sa relation au
système de perception instaure l'ordonnancement temporel des processus psy-
chiques et soumet ceux-ci à l'épreuve de la réalité » (« Le Moi et le Ça »).
Pouvons-nous aujourd'hui reprendre telle quelle l'opinion de Freud? Ne
sommes-nous pas invités à considérer, par différentes formes observables du
fonctionnement psychique, opératoire ou dépressif par exemple, qu'il existe des
processus conscients qui en arrivent à abolir la temporalité ?
Différents aspects de notre « technique » analytique ne se soumettent-ils pas
excessivement au premier temps du conseil de Freud : se placer « hors le
temps » ? L'investissement privilégié du hic et nunc de la séance n'organise-t-il
pas une forme particulière de la temporalité?
Les processus de deuil n'impliquent-ils pas un effet du temps sur les forma-
tions qui sont à l'oeuvre dans l'inconscient ?
Dans une note d'Inhibition, symptôme, angoisse, Freud s'interroge directe-
ment : « ... quant à la motion pulsionnelle refoulée elle-même, nous admet-
tions qu'elle demeurait inchangée dans l'inconscient pendant un temps indéter-
miné... nous pressentons qu'il ne va pas de soi, qu'il n'est peut-être même pas
habituel, que le refoulé persiste ainsi inchangé et inchangeable ». Le refoulé
n'est ainsi pas tel qu'en lui-même l'éternité le change, il serait soumis au chan-
gement, soumis au déroulement temporel. L'intemporalité du refoulé devient
alors relative, sur un mode dialectique, à l'instar de la plupart des concepts
freudiens. N'existerait-il pas, finalement, une temporalité particulière à l'in-
conscient, inférée par Freud lui-même dans cette note, ou lorsqu'il imagine la
Argument 991

théorie des stades successifs de la libido et qu'il évoque la découverte succes-


sive des souvenirs des hystériques comme dans des archives bien classées ?
Ne peut-on s'interroger également sur le rôle de ce que Freud aurait pu
situer « avant le temps », vorzeit? Ce questionnement introduit aux rapports
entre l'originaire et l'intemporel.
Ne sommes-nous donc pas invités à considérer que le jeu entre temporalité
et intemporalité ne recouvre pas seulement l'opposition du fonctionnement de
l'inconscient à celui du système perception-conscience, tel que Freud le conce-
vait? N'avons-nous pas à prendre en compte le rôle de la répétition dans ce
qu'elle comporte de tendance à l'identique et à l'intemporel, mais aussi dans ce
qu'elle comporte de nouveauté et de constructeur d'une temporalité toujours
remaniée ?

Pierre CHAUVEL et Paul DENIS

Les textes de René Diatkine, Jean Gillibert, Pierre Sullivan, Julia Kristeva et Paul Denis ont été
exposés en introduction au Colloque de la Société psychanalytique de Paris qui a eu lieu les 15 et
16 octobre 1994 à Deauville.
Intemporalité et coordonnées temporelles

René DIATKINE

L'argument proposé par Pierre Chauvel et Paul Denis permet de situer le


concept d'intemporalité dans plusieurs dimensions.
1 / Il entre dans la distinction entre système inconscient et système précons-
cient, et sur ce point le texte de Freud de 1915, « L'inconscient » garde
aujourd'hui toute son actualité.
2/ Il peut être utilisé pour décrire des processus défensifs aux multiples signifi-
cations, mais tous orientés contre l'angoisse de mort, par le déni du temps qui
passe, de ce qui était avant et de ce qui viendra ensuite. L'exemple de ce patient
douloureux, pensant que ce qui est supportable ne peut pas durer et qu'il ne pré-
cède pas sa « belle actualité » est démonstratif. Son souvenir d'avoir fugué quand
il était enfant se rattache à un premier temps comprenant un objet angoissant
externe. Le souvenir de son errance sur la plage est relié à celui de la dépressionde
sa mère. Se retrouver seul l'a protégé contre la perspective de mort véhiculée par sa
mère présente/absente. La solitude comprenait la suspension des coordonnées
temporelles et spatiales. On pourrait considérer son état actuel, « son actualité »,
comme un deuxième temps, effet de l'introjectionde l'objet mortifère.
3 / L'intemporalité ou l'atemporalité est aussi évoquée à propos de la durée
de la cure psychanalytique. Freud tire les inévitables conclusions de l'abandon
(partiel) de l'étiologie traumatique, c'est-à-dire de l'événement pathogène dont le
souvenir a été refoulé et doit être retrouvé dans la cure dans ses coordonnées
temporelles et spatiales. La rédaction de « L'Homme aux loups », contenant la
reconstruction du repérage temporospatial de la « scène primitive », est contem-
poraine de celle de la Métapsychologie et on peut considérer ce texte comme un

1. Paul Denis, « La belle actualité », article publié dans ce même numéro.


Rev. franç. Psychanal., 4/1995
994 René Diatkine

adieu à la théorie précédente. Les textes de 1915 sont un prélude aux révisions
de 1920. Le bref passage sur l'intemporalité du système inconscient évoque deux
aspects de la théorie des instincts développés ensuite. Le premier concerne l'au-
tomatisme de répétition, qui résiste au temps de la vie comme à celui de la cure
psychanalytique. Le second concerne la fonction conservatrice des pulsions, qui
tendent au retour à l'état antérieur et assurent ainsi la pérennité des fonctionne-
ments psychiques. La libido n'est plus considérée comme uniquement liée à la
conservation de l'espèce, concept situé historiquement entre le « croissez et mul-
tipliez » des Ecritures et la double hélice des généticiens. Par ses investissements
narcissiques, elle assure l'intemporalité du système psychique, celui-là même qui
permet de se repérer dans le temps qui passe. A ce stade d'évolution des théories
de Freud, la libido est l'expression psychique de la tendance du vivant à conser-
ver et à reproduire ses propres formes. Freud introduit ici une contradiction
essentielle dans la définition de la plus créative des pulsions, au moment où il
postule, dans « Au-delà du principe de plaisir », l'existence d'une autre pulsion
représentant dans le psychisme la tendance du vivant à retourner à l'élémentaire,
c'est-à-dire à s'autodétruire. Le retour à l'état antérieur prend ainsi deux sens
contradictoires, conservateur et destructeur, et le masochisme primaire s'inscrit
dans cette contradiction pour maintenir la vie psychique, comme le dit Benno
Rosenberg.
Quelques remarques sont ici nécessaires, malgré leur évidence. La théorie
psychanalytique suivait pendant ce temps un mouvement, parti de la pathologie
pour aboutir à des considérations sur le fonctionnement mental en général, et le
texte de l'argument suit le même mouvement. Le concept d'intemporalité s'ap-
plique à un aspect des contradictions intrapsychiques propres à l'être humain et
non à une forme particulière de souffrance ou de pathologie. Cela va de soi, et
c'était toujours inscrit dans la démarche freudienne, depuis L'interprétation des
rêves (et même depuis l'Esquisse) et la Psychologie de la vie quotidienne. Cette
évidence a mis du temps à produire tous ses effets dans la théorie de la cure.
Dans la perspective de la deuxième topique, la fin d'une psychanalyse est à la
limite inconcevable. La rendre moins longue en cherchant des techniques pro-
pres à économiser le temps a été, vers les années 1950 aux Etats-Unis
(Fr. Alexander), une démarche empirique qui ne tenait pas compte de la
réflexion théorique ayant abouti à cette impasse apparente. Il est remarquable
que ceux qui s'y sont essayé récusaient le concept de pulsion de mort et se pré-
occupaient d'adaptation (dont ils avaient fait un concept métapsychologique). Il
n'en reste pas moins que passer de l'intemporalité de l'inconscient à l'hypothèse
d'une durée infinie de la cure psychanalytique pose un problème que nous ne
pouvons pas éluder. C'est d'ailleurs une des questions dont nous débattons dans
nos colloques de la SPP depuis des années...
Intemporalité et coordonnées temporelles 995

Je poserai aujourd'hui, comme hypothèse de départ, que le concept « d'in-


temporalité » n'a de valeur heuristique que dans son opposition avec la capacité
du psychisme à repérer dans le temps ses expériences successives. C'est à partir
de cette contradiction que l'on peut analyser les processus d'actualisation, qui
donnent sens à l'enchaînement des représentations et des différentes positions
psychiques en général, et au transfert en particulier.
Je reviendrai un instant sur un bref passage consacré à l'intemporalité dans
« L'inconscient » : « Les processus inconscients ne sont pas ordonnés par le
temps, ne se voient pas modifiés par le temps qui s'écoule, n'ont absolument
aucune relation au temps. » Les lignes qui précèdent cette indication précisent
qu'il s'agit des processus primaires, déplacements de quantité d'investissements
d'une représentation à l'autre, sous les différentes formes que ces déplacements
peuvent leur donner, et condensation. Les processus primaires peuvent être
décrits en fonction des variations qu'ils impliquent dans le registre plaisir-déplai-
sir. Ils sont les représentants du Principe de Plaisir. Ils échappent à l'influence
du temps, ce qui peut s'interpréter dans deux directions : ils durent toute la vie,
ils déterminent des expériences qui sont transmises au système conscient comme
expériences présentes. L'articulation de ces variations économiques avec les pro-
cessus secondaires, coordonnées temporospatiales propres au système précons-
cient, produit des effets différents suivant la pesée respective des deux termes de
la contradiction. Ces effets vont de l'hallucination à l'inquiétante étrangeté, et
dans un registre plus quotidien à la saveur que prennent les expériences nou-
velles quand elles actualisent les expériences anciennes. La pensée opératoire,
décrite par Pierre Marty comme un effet de la dépression essentielle, est un cas
de figure dans lequel la dimension poétique de la vie tend à s'effacer.
Pour Freud en 1915, l'intemporalité des processus inconscients va de pair
avec l'absence de négation, de doute ou de degré dans la certitude. L'origine de
cette construction est double : elle découle de l'analyse des rêves et de celle des
symptômes névrotiques.
Au réveil, le rêveur sort d'une autre actualité. Pendant le sommeil, tout se
déroulait au présent. Parfois l'onirisme a été incomplet et une impression de
« déjà vu », voire même de « déjà vécu » introduit un flou temporel, teinté d'an-
goisse assez proche de l'inquiétante étrangeté.
Une fois réveillé, il arrive que le sujet se souvienne d'avoir rêvé, mais oublie
immédiatement son rêve. C'est le paradigme de l'intemporalité, toute trace mné-
sique constitue la marque du passé. Quand il s'agit d'un rêve dont on garde le
souvenir, la trace mnésique se fixe en devenant récit de rêve, transformation qui
met en jeu les processus psychiques de l'état vigile, les processus secondaires et
la structure du « langage récit ». Le récit de rêve confère aux représentations
actualisées une qualité de figure étrange sur un fond moins précis. L'histoire
996 René Diatkine

racontée comporte des éléments d'intemporalité qui entrent dans la facture habi-
tuelle des récits de rêve. « J'ai rêvé que j'étais dans la maison où je suis née. C'est
une maison que je ne connais pas, parce que mes parents ont déménagé peu de
temps après ma naissance », me raconte au cours d'un entretien une fillette
d'une dizaine d'années. L'intemporalité du rêve est marquée par l'utilisation de
l'imparfait du verbe être dans le récit d'aujourd'hui, mais elle entraîne une néces-
sité logique. La maison ainsi désignée par « je ne la connais pas » est du même
coup remarquable par sa signification : « La maison où je suis née et que je ne
connais pas » est un énoncé qui introduit, par la contradiction qu'il implique,
une représentation symbolique du corps de la mère. L'investissement du corps
de la mère est une construction intrapsychique qui ne varie pas avec l'expé-
rience. On peut cependant reconstituer après coup l'histoire de cette construc-
tion en utilisant le système conceptuel de la psychanalyse. On peut aussi com-
prendre pourquoi la rencontre avec moi lui a donné l'idée de me raconter ce
rêve. Cette préadolescente m'avait d'abord dessiné minutieusement une maison
familiale qu'elle connaissait bien, d'abord dans un mouvement que j'ai interprété
par-devers moi comme une résistance destinée à abaisser l'excitation provoquée
par la rencontre : mon grand-père a une maison et je n'ai pas besoin de la tienne.
Ce mouvement lui permet de s'établir devant moi, et d'associer dans un
deuxième temps sur mon âge et les différences de générations, ce que j'ai pu cette
fois lui expliciter. L'ensemble du mouvement m'a fait penser qu'elle était en état
de raconter un rêve, ce qu'elle a fait, en produisant une variation sur les sens du
symbole « maison ».
Ainsi, le récit du rêve, injection d'intemporalité dans un discours aux coor-
données temporelles, est toujours la voie royale pour comprendre l'inconscient.
Freud rappelle dans le texte de 1915 ce qu'il devait à J. Breuer et aux idées qu'il
avait exposées dès 1895 dans les Etudes sur l'hystérie.

Dans L'interprétation des rêves, Freud introduit l'intemporalité par l'hypo-


thèse du retour hallucinatoire et l'expérience de satisfaction, en reliant ainsi une
des idées essentielles concernant les processus du rêve à un phénomèneconscient
de la vie vigile, puisqu'il y voit l'origine du désir. Le retour hallucinatoirede l'ex-
périence de satisfaction a été interprété de différentes façons. Beaucoup y ont vu
une référence à la représentation de l'objet de la pulsion. Je pense de plus en plus
que l'objet de la pulsion est organisé à partir de ce mouvement qui au début se
situe dans un registre purement économique, application directe du principe du
plaisir. Cette idée peut être contestée, si l'on suit à la lettre la définition des
concepts métapsychologiques énoncés par Freud dans ces mêmes textes, mais
elle peut être soutenue si l'on tient compte des effets dynamiques et topiques de
ce mouvement. En reprenant les propositions que j'ai, ailleurs, formulées sous le
Intemporalité et coordonnées temporelles 997

titre « L'objet est psychique », je dirai que l'objet se constitue quand le nourris-
son fait un lien entre la perception actuelle de la présence d'autrui, et ses repré-
sentations, traces mnésiques d'expériences antérieures. Ce peut être la même, et
ce lien temporel est source de plaisir. Cela peut être un autre ou personne, et le
même lien temporel est source de déplaisir. La prise en compte de cette succes-
sion dans le temps crée l'intemporalité de l'imago maternelle et de la pulsion
ambivalente qui lui est rattachée. C'est ainsi que se trouvent réunies, dans une
contradiction fondamentale, la temporalité du système préconscient et l'intem-
poralité du système inconscient. J'y ajouterai deux remarques. La première
concerne le fantasme rétrospectif du paradis perdu, quand le sujet ne savait pas
que la mère pouvait être ailleurs, fantasme rétrospectif d'amour inconditionnel
et intemporel, amour d'un autre qui n'aurait que le sujet comme objet d'amour.
La seconde concerne le langage. Pour que l'enfant puisse désigner par ses énon-
cés une personne ou une chose se situant hors de son champ perceptif, il doit être
assuré de la pérennité du signifié, ce qui entre dans la constitution de son propre
narcissisme.
Enfin, pour en terminer avec cette introduction,je souhaiterais parler du jeu
de l'enfant et de l'adulte, qui est une intéressante reprise, consciente, de l'intem-
poralité. Quand un enfant joue, avec une poupée ou avec une petite voiture, il
est, au présent, l'adulte, tout-puissant s'occupant d'un enfant, ou le pilote de for-
mule 1, ou le conducteur de camion du Salaire de la peur. En même temps, il sait
qu'il ne l'est pas. Quand le second terme fait défaut, il devient psychotique pour
quelques instants ou de façon moins réversible. Le premier terme est intemporel.
Il est, sans avoir ni le besoin, ni la possibilité d'imaginer ce qui s'est passé avant,
ni ce qui se passera après. La temporalité est apportée par le deuxième terme.
Cela implique une ébauche de roman familial. Si l'enfant dans son jeu est le
héros de sa rêverie, il cesse « pendant ce temps » d'être l'enfant de ces parents-là.
Quand il commence à s'intéresser aux histoires, aux contes et aux romans, la
même situation se transforme et la contradiction devient élaborable autrement,
parce que le texte interrompt la solitude du lecteur, parce qu'il a été écrit par un
autre et par la pluralité des voix. L'enfant — ou l'adulte — est bien Lucky Luke,
d'Artagnan ou Rastignac, mais il est aussi les autres personnages masculins et
féminins. Il devient aussi le narrateur, dès qu'il écoute ou relit une histoire qu'il
connaît déjà. Cette polyphonie introduit la temporalité du drame, tandis que le
texte en assure l'éternité. L'adolescence peut alors être vécue sans rien perdre de
la quête narcissique, donnant sens à la vie, sans abandonner la capacité de pro-
jets et en affrontant les duretés de la vie.

René Diatkine
6, rue de Bièvre
75005 Paris
Intemporalité et a-temporalité

Jean GILLIBERT

Un exemple préliminaire

Je reçois en entretien de quasi-urgence un jeune homme qui présente une


bouffée délirante. Un « transfert » (?), ou plutôt une transposition s'installe
d'emblée, organisée par une anamnèse temporelle. « J'ai senti un déclic. J'ai
coupé le temps. Se sont imposées à moi des images prémonitoires », me dit-il
(sic). Je tente de raccorder ces images à des souvenirs, des rêveries d'enfance,
des pressentiments,qui en disent quelquefois plus que les fantasmes eux-mêmes.
Des souvenirs-pressentimentscomme sont les vrais souvenirs temporels. Nous
sommes en plein onirisme..., puis il laisse échapper : « J'avais le sentiment que le
temps ne s'arrêtait plus. J'allais jusqu'à mes ancêtres ! » Son onirisme induit le
mien. J'évoque, pour moi, Mallarmé et son Igitur.
Nous étions dans une écoute suspensive, hors le temps, dans un a-temporel
que le transfert massif et immédiat, davantage dû à la situation qu'à ma per-
sonne, laissait traduire en in-temporel.
Le temps du délire devenait immuable, intemporel, parce qu'il avait d'abord
été « coupé » (le déclic, ressenti et vécu) et qu'ensuite ce suspens, par l'attitude
thérapeutique, transférentiellement et contre-transférentiellement guidée, était
une écoute qui ne tenait pas compte du temps (c'est le principe suspensif et
intemporel de l'écoute analytique).
Les deux moments du hors temps sont inséparables mais ils ne sont pas les
mêmes. A-temporel est inséparable d'intemporel mais ne lui est pas identique.
Ce moment thérapeutique est le moment laïcisé et rationalisé par Freud et
la psychanalyse, par analogie avec un moment sacral (le magisme primitif). Il
faut arrêter le temps pour que le temps redevienne lui-même : « un temps qui
est », à savoir l'instant d'intemporalité d'un temps rompu qui se dilate.
Rev. franç. Psychanal., 4/1995
1000 Jean Gillibert

Il me disait encore, ce jeune homme : « Dans ma boufféedélirante, j'étais très


angoissé. Quand j'ai accepté de vous voir, l'angoisses'est dissipée mais maintenant
je la sens revenir, mais différente et comme maîtrisable... (puis, après un certain
temps)... Le "coupeur" de temps, c'est vous, parce que je ne vous connais pas et
que vous êtes quelque peu irréel ». Je pensais alors : « Quête d'un transfert et non
d'un objet homosexuel. » Il s'était précipité dans l'onirisme d'intemporalité pour
échapper à l'angoisse que le néant, la perte de temps et des Imagos avaient levée.
Je pense alors, mais ne lui dis pas : « Suis-je déjà un ancêtre ? » Je lui dis
cependant : « Je suis déjà celui qui doit avoir de la mémoire et en même temps
celui qui doit oublier qu'il en a. » Malgré la tournure « fermée » de la phrase, il
me comprend et acquiesce.
Je m'arrêterai là après cet exemple préliminaire.

Le temps nous angoisse par son rôle d'intercesseur de la mort — de notre


mort. Il oblige à la retaliation du passé, de la nostalgie, du temps perdu : mélan-
colie, bovarysme... et normal quotidien.
Le non-temps (a-temporel) nous angoisse encore plus par son irréversibilité
fondatrice et nous désangoisse d'un même geste (le châtiment enfin accompli :
l'être enfin).
Qui mieux que Raymond Abellio a parfaitement évalué nos temps
modernes d'agonie : « Pour échapper à l'angoisse insupportable du non-temps
qui envahit les sociétés agonisantes, les élites fatiguées de celle-ci mettent l'ab-
solu dans la désintégration de la durée, dans l'irrelié, l'inconstitué, le fortuit, et
les épisodes comme celui de la Madeleine viennent en effet provoquer du dehors
les situations les moins consciemment déterminées, les moins commandées par
une connaissance réellement incorporée. »
La psychanalyse issue de Freud ouvre une voie, d'abord d'une richesse
exemplaire devant le phénomène de l'intemporalité, mais elle a aussi ses limites
en raison même de ses fondements, de sa systématique et de sa méthodologie car
elle appartient à un réformisme rationaliste.
Elle part d'un désenchantementdu monde où le phénoménisme et, partant,
le phénoménologique n'ont plus de place à part entière. Ce désenchantement
générateur de la méthode et de la pensée psychanalytique fonde une raison
— peut-être la Raison. Elle suspend le naturel, le monde, l'extérieur, pour les
pénétrer. Elle suspend le temps pour comprendre l'intemporalité.
Elle met le non-temps, l'a-temporel du travail du psychanalyste dans des
conditions d'artefact didactiques, d'être sans angoisse pour le thérapeute. C'est
un voeu, bien entendu.
Mais — et ceci me paraît avoir été fortement oublié —, si elle se pose en
suspens, en négatif, en règle fondamentale, en « épochè »... c'est parce que le
Intemporalité et a-temporalité 1001

surenchantement du magisme primitif, de l'inconscient primordial n'est plus


vivable à notre époque historique. L'intemporalité de l'inconscient de l'homme
et l'a-temporalité du monde extérieur, et non seulement du terrestre, ne sont
plus vivables en même temps.
Ce « réformisme » de raison doit être rappelé sans cesse, sous peine de tom-
ber dans les erreurs dogmatiques — toujours nihilistes, comme le sont les dog-
matismes issus des « beaux objets » paradoxaux.

C'est pourquoi j'ai renoncé à parler de la mémoire affective intemporelle


dans la littérature, comme je l'avais pensé au départ ; dans la littérature fran-
çaise, avec cette merveilleuse littérature que sont Volupté de Sainte-Beuve,
Dominique de Fromentin, Oberman de Senancour, Sylvie de Nerval, René de
Chateaubriand, ou... de Proust.
La littérature se prête à cette application intemporelle de la psychanalyse,
mais je connais les limites de la psychanalyse appliquée : on ne passe pas de l'ar-
tichaut à l'acanthe sans avoir à franchir la coupure du temps pour être conduit
au moment sacral et communiel de l'intemporalité.
J'ai choisi une voie moins imprécise, du moins je le crois :
1 / une remarque sémantique ;
2 / l'étude du rêve de la guillotine de Maury par les surréalistes et par Freud ;
3 / l'annulation rétroactive et le rite dans la névrose obsessionnelle.

Quelques autres remarques cependant :

L'intuition immanente du temps intemporel se fait par le fantasme, le délire,


Paffect de la sexualité infantile.
La perte du temps, l'a-temporel appartiennent à la méthode psychanaly-
tique par la règle fondamentale.
Le déclic, le lapsus, l'acte manqué, la formation de symptôme, le travail du
rêve, du jeu, « instancient » le moment du non-temps (par exemple le « saut »
langagier dans le mot d'esprit).
Là où la succession de l'association n'est plus soumise au temps marqué et
fini, là, succession et intemporalité vont bien ensemble, mais à condition que
l'intellect n'ait plus à parler.
Faire céder l'intellect n'est pas nier le temps, mais le perdre. C'est une porte
d'entrée à la thérapeutique.
Rappelons encore que si, pour Freud, on fait un lapsus, un jeu de mots, il
faut sauter une barrière du non-temps (la censure) pour que l'inconscient parle
intentionnellement pour une écoute intemporelle...
1002 Jean Gillibert

Pour les modernes, il y a des systèmes qui se dérèglent, des signifiants qui
sautent — et non plus le temps qui saute — sans besoin fondatif d'écoute.
Le non-temps devient ici une donnée systématique, comme le rappelait
Abellio, et non plus systématisable, comme est en effet le Surmoi.
Pour Freud, enfin, on fait un jeu de mots (un trait d'esprit) non pour la
langue mais pour celui qui écoute la langue.

I - Remarques sémantiques

Zeit los est le mot allemand utilisé par Freud pour dire l'a-temporalité, la
perte du temps, le hors le temps — dénué, privé de temps. Mais le temps au sens
« chronologique » du mot, du temps dans la succession passé, présent, avenir,
« chronos », opposé à « aïon » (le toujours étant, l'intemporel). Privé de temps
n'est donc pas le toujours étant, a-temporel n'est pas l'intemporel.
a) Le terme Zeit los est utilisé par Freud dans « Au-delà du principe de
plaisir ». Inconscient — zeit los — de la compulsion à la répétition.
Déjà, on peut dire que la répétition compulsive pulsionnelle (pulsion de
mort) est toujours re-commencement. Elle n'est donc jamais un commencement.
Elle ne peut pas le devenir et pourtant c'est cela qu'elle cherche : un commence-
ment qui ne re-commence pas, car il n'y a dans le commencement que le com-
mencement.
C'est pourquoi, si l'on valorise le re-commencement, la compulsion répéti-
tive, le recommencement, comme « action » de la pulsion de mort, la dé-liaison
qu'elle implique n'est pas en son fond une destruction du lien mais une nouvelle
force de la liaison « déliée », comme on dit qu'un esprit est délié. Cette « déliai-
son » met en cause le lien même, mais elle appartient au lien. Elle est l'intention-
nalité, la tension de la pulsion de mort. Pour cela, la déliaison espère toujours
que le re-commencement devienne enfin un commencement. C'est bien là la dif-
férence entre la compulsion à la répétition et l'éternel retour du même de
Nietzsche, différence que Freud soulève dans son article.
b) Zeit los est employé dans « L'Homme aux loups ». Le psychanalyste dit
être hors le temps (Zeit los) pour écouter l'inconscient du patient.
c) Zeit los est employé dans la Métapsychologie. L'inconscient ne connaît
pas le temps (chronos). Il a perdu le temps (Zeit los).
Toutes ces utilisations de Zeit los veulent être des positions épistémologi-
ques, liées au problème de la connaissance ontologique : répéter à l'infini le
temps. Mais quel temps ? L'instant ? Ou son oubli ? Question redoutable et non
tranchée. Jamais Freud n'utilise le terme « unzeitlich », un en allemand étant un
Intemporalité et a-temporalité 1003

négatif issu d'un positif. Ainsi Freud dira unbewusst pour dire l'inconscient, et
jamais il n'écrira « bewusst-los » (perte de conscience démuni, dénué de cons-
-
cience). Et pourtant, il y a des « pertes » de conscience !...
L'inconscient n'est pas un a-conscient,comme il le deviendra chez Lacan et les
épistémologuesrivés à l'épistémè (faux abord spéculatifde la « connaissance »).
L'inconscient n'est pas perdre la conscience (même si on la perd empirique-
ment). Avec l'inconscient, on change de registre, on passe à autre chose, et par le
« saut » a-temporel on accède à l'intemporalité. Dans l'inconscient, rien ne passe
et tout arrive, car rien n'a commencé, ni ne commence. Est-on dans le Temps ou
dans son oubli? Même question. C'est l'intellect, le préjugé intellectualiste qui
fausse tout — de Lacan à Bion
— car succession et intemporalité ne sont pas
antinomiques.
Il y a une sensibilité sémantique au problème du temps. Zeit los a toujours
en allemand un sens « philosophique » (los vient de verlieren = perdre). Zeit lich
veut dire temporel dans le sens « séculier », de ce temps-là, de ce monde-là, d'ici-
bas. Unzeit lich = intemporel, veut alors signifier le « céleste ». Pour dire la perte
du temps, le préfixe un ne suffit pas. Il ne peut pas servir à former le négatif un.
Il faut los (verlieren = perdre).
C'est la vieille question qui s'est posée à la scolastique médiévale au sujet du
négatif : distinction établie entre le nihil privativum et le nihil negativum. Freud a
voulu mettre la pulsion de mort dans le camp du nihil negativum. Y est-il arrivé ?
Est-il vraiment convaincant? Presque tous les exemples cliniques qu'il donne font
penser d'abord au nihil «privativum » (l'histoire de la bobine en premier lieu : privé
de sa mère, en son absence, l'enfant « répète » son départ et son retour).
Maintenant y a-t-il vraiment un nihil negativum sans un nihilprivativum? Il
semble bien que non, malgré les esthètes du nihil... et malgré les propositions
spéculatives d'Hegel, parti d'un si mauvais pas.
« Un » est moins fort que los. « Un-bewusst » (inconscientet non a-conscient).
Donnons un exemple à cette difficulté sémantique. Dans Tristan et Isolde de
Wagner, Isolde devant la mort de Tristan et approchant de sa propre mort par
fusion cosmique chante ceci :
Un-bewusst — Inconscient
Höchste lust ! — Joie suprême !
Si elle avait dit « Benwusst-los » (perdre conscience), on tomberait dans le drame
bourgeois. Ce serait « tomber dans les pommes » (les pâmes). Alors qu'elle veut
dire l'in-temporel de l'inconscient.
Cette distinction entre « un » et « los » existe de la même façon entre un qui
signe le refoulement, et los qui signe le rejet. Mais il y a, dans los, la généralisa-
tion de un, du refoulement et de toute façon la privation (versagung) est tou-
1004 Jean Gillibert

jours à la racine. C'est pourquoi il y a une différence entre refoulement et rejet,


mais non antinomie, contrairement à ce que veut signifier le terme forclusion
(pour la psychose).
Freud s'est battu, à sa manière, avec la structure granulaire du temps. Car
si le temps est divisible, il l'est différemment de l'espace. L'espace est divisible en
divisibles. Le temps est divisible en grains indivisibles. La relève du temps par
l'espace n'est donc que partielle ; elle est limitée.
Une chose peut être temporelle et intemporelle en même temps, dans le
même temps. Elle ne peut pas être consciente et inconsciente en même temps. La
conscience n'accède à l'inconscient que par un saut a-temporel (perdre le temps).

II - Le rêve de la guillotine de Maury

Ce rêve a fait les beaux jours du surréalisme et de Freud. Maury était un


bibliothécaire érudit qui a écrit sur la magie, la superstition, le rêve, la télépa-
thie, l'hypnose, le déjà-vu, l'extase, les coïncidences, l'étrangeté (c'est le goût de
l'époque). Il s'intéresse aux hallucinations hypnagogiques, à ce qui deviendra
avec Clérambault l'automatisme mental. En 1862, il écrit Le sommeil et les rêves.
C'est le premier auteur à faire un lien, un rapport entre rêve et délire (avant
Freud) établi sur le principe des associations par identité des mots (ce qui
deviendra la polysémie des signifiants).
A. Breton et P. Eluard étudient Maury, surtout le rêve de la guillotine
— ceci dans L'immaculée conception. Le rêve de Maury y est repris, mais Breton
et Eluard refusent l'analogie de Maury entre rêve et folie (entre rêve et délire).
Freud reviendra sur ce rêve à trois reprises dans L'interprétation des rêves.
Voici le texte de ce rêve (est-ce un rêve romancé ou un rêve remanié ?) : « J'étais
un peu indisposé et me trouvais couché dans ma chambre ayant ma mère à mon
chevet. Je rêve de la Terreur. J'assiste à des rêves de massacre ; je comparais
devant le tribunal révolutionnaire ; je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tin-
ville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je discute avec eux ;
enfin après bien des événements que je ne me rappelle qu'imparfaitement, je suis
jugé, condamné à mort ; conduit en charrette, au milieu d'un concours immense
sur la place de la Révolution. Je monte sur l'échafaud, l'exécuteur me lie sur la
planche fatale ; il la fait basculer, le couperet tombe, je sens ma tête se séparer de
mon tronc ; je m'éveille et je sens sur le cou la flèche de mon lit qui s'était subite-
ment détachée et était tombée sur mes vertèbres cervicales à la façon du couteau
d'une guillotine. Cela avait eu lieu à l'instant, ainsi que ma mère me le confirma
et cependant c'était cette sensation externe que j'avais prise pour point de départ
d'un rêve où tant de faits s'étaient succédé. Au moment où j'avais été frappé, le
Intemporalité et a-temporalité 1005

souvenir de la redoutable machine dont la flèche de mon lit représentait si bien l'ef-
fet avait éveillé toutes les images d'une époque dont la guillotine a été le sym-
bole. » (Les phrases écrites en italique l'ont été par moi.)

Ce rêve a fait beaucoup parler de lui, tant chez les hommes de science que
chez les littérateurs — non par son contenu régressif et herméneutique, mais par
la problématique hasard-nécessité, hasard extérieur et nécessité interne. Il sou-
lève aussi l'ancienne antinomie rêve-action et tend à confondre les deux catégo-
ries. Le déterminisme seul ne tient plus. Le rêve est à la fois jonction et disjonc-
tion. On pourrait dire de nos jours que c'est un rêve de réveil, de sommeil
paradoxal.
C'est un rêve de réveil, certes. Le texte du récit du rêve dit : « à l'instant ».
Le hasard extérieur coïncide avec la nécessité interne comme s'il ne pouvait y
avoir de hasard psychique.
Il y a surtout, en ce qui concerne le sujet de cet exposé, le passage d'une ex-
temporalité à une intemporalité (le désir du rêve). Ex-temporalité qui nécessite
une a-temporalité (une perte). La conséquence semble en être l'intemporalité de
scènes successives, de déchaînement « enchanté » et terrifiant, de scènes de châ-
timent. Nous dirions, aujourd'hui, de scènes de castration « originaire ». On
peut, et on n'y a pas manqué, reparler de la transmission de pensée, de télépa-
thie, d'action à distance, d'inquiétante étrangeté via l'originaire, mais la régres-
sion historique est avant tout un saut dans le temps. Pour l'inconscient, le temps
n'a pas de passé. Le fantasme originaire de castration est toujours actif.
Les discussions ultérieures porteront sur le causalisme psychique, la déter-
mination : quel est le premier moteur? Est-ce la seule flèche du lit qui est le
temps du monde extérieur et qui coupe le temps subjectivement objectivable?
Un a-temporel par ce « saut » et non seulement une régression historique ?
Ensuite, un autre — et même? — saut du temps du dormir au temps du
réveil, saut du temps humain : « je m'éveille ». Pour se réveiller, il a fallu non
seulement la chute de la flèche du lit, mais encore la succession intemporelle des
images du rêve. Une rémanence, un souvenir, et comme tout souvenir un pres-
sentiment — ici, de catastrophe.
Interprétation de Maury : Maury interprète son rêve comme accélérateur du
temps de la pensée. Il écrit : « Le rêve n'est le plus souvent qu'un rappel
d'images déjà perçues, d'idées déjà formulées par l'esprit, mais que l'imagination
combine dans un nouvel ordre. »
On peut donc remonter le cours du temps. Il existe une inversion de la tem-
poralité vécue (la chute de la flèche provoque l'effet guillotine). Opposant les
deux temporalités, Maury ne s'en tire qu'avec des sophismes, des effets para-
1006 Jean Gillibert

doxaux. Ce n'est pas sans rappeler Zénon d'Elée et ses sophismes sur l'espace et
le temps comme preuves ontologiques du temps.
Interprétation des surréalistes : André Breton pense pouvoir résoudre l'apo-
rie. L'inconscient est le point suprême hégélien
— — où il n'y a plus de contra-
diction. Pour le surréalisme — Breton, essentiellement —, il n'y a pas d'aboli-
tion du temps. Cette notion est un « forfait spiritualiste ». Action et rêve se
conjuguent pour le peu de réalité essentielle à l'être humain. On reconnaît là la
filiation lacanienne.
Il y aura de nombreuses et violentes discussions au sein du groupe même. Il
est à noter qu'à l'issue de ces discussions le groupe surréaliste se dispersera,
c'est-à-dire s'éloignera de Breton.
Interprétation de Freud : Freud intervient à trois reprises sur le rêve, dans
L'interprétation des rêves. Il ne citera pas le rêve en son entier. Le texte cité par
Freud s'arrête juste avant la phrase : « Cela avait eu lieu (la tête tranchée) à
l'instant... ainsi que ma mère me le confirmera... » (cette phrase est manquante).
Freud cherche à comprendre l'affinité entre le stimulus du rêve et le travail
du rêve. Pour ce faire, le mécanisme consiste dans l'utilisation d'un fantasme
tout fait et tout prêt avec aussi l'accélération du temps.
Le fantasme de castration qui conduit à l'angoisse de mort est un fantasme
originaire. Il est évoqué par allusion au moment du choc.
Freud écrit : « Le travail du rêve accomplit le désir comme s'il pouvait pen-
ser tout cela au figuré à partir du stimulus » (c'est moi qui écrit en italique).
Mais est-on sorti du sophisme pour autant ?
Le figuratif opposé au propre explicitera la rhétorique des tropes, l'espace
de représentation, l'hallucination négative, l'hallucination de la mère en son
absence... donc le moyen magique, pratique et idéaliste de la figure du rêve (la
Darstellung) pour réenchanter le monde interne devant le désenchantement du
monde extérieur (le retrait du monde, la négation organique du monde par le
sommeil).
Mais là encore, ne sommes-nous pas toujours dans une tautologie ? Notons
le « comme si », marque de l'inconscient qui, par ce « comme si » rend analogue
le figuré au propre.
L'inconscient devient alors le métapsychique comme l'avait signalé Freud à
Binswanger (cf. leur correspondance). « L'inconscient est métapsychique et nous
le prenons simplement pour réel. » Sous-entendu... comme s'il pouvait penser
tout au figuré (à la figure).
Freud écrit alors : « Ce fantasme prêt depuis longtemps n'a pas besoin
d'être refait en entier durant le sommeil, il suffit qu'il soit, pour ainsi dire,
effleuré. »
Intemporalité et a-temporalité 1007

Sous la préexistence de l'originaire du fantasme, Freud met au premier plan


l'intemporalité originaire.
Freud écrit quelques lignes plus loin : « Une formule, un accident déclenchent
tout un ensemble, un même temps (c'est moi qui souligne) ; c'est précisément ce qui
pourrait bien se passer dans l'inconscient. » Ouf! On l'avait échappé belle avec la
rhétorique ! L'inconscient nous laisse rêveur. Il y a une structure de prétérition
avant le sémantisme. L'altérité de l'inconscient fait qu'on peut en même temps,
dans le même du temps — même et autre — être à l'extérieur et à l'intérieur.
Il y a un vide du temps avant une simultanéité. Il y a un saut du temps qui
n'est pas une origine, mais un commencement, là où le temps commence. C'est
ce temps originaire qui commence, qui ne cesse de commencer, qui fait le
« comme si » de l'inconscient. Et Freud d'ajouter : « Le choc extérieur déter-
mine le mouvement psychique qui conduit à l'ensemble du fantasme. » Le pre-
mier moteur n'est jamais premier en son entier. Il se dédouble sans cesse. « Ce
fantasme n'est pas vécu dans le sommeil mais seulement dans le souvenir après le
réveil. Une fois éveillé, l'on se rappelle dans ses détails le fantasme qui au cours
du rêve a été aperçu en bloc, cela ne permet pas d'affirmer qu'on se souvient de
quelque chose qui a été réellement rêvé. » Ouf! une seconde fois. C'est du meilleur
Freud et on quitte les sophismes sur le purement originaire et sur l'accélérateur
du temps — paradoxes sur la vitesse du temps, de la pensée, de la psyché. Il
s'agit là, alors, d'une antinomie du temps lui-même temporel-intemporel et on
accède du temporel à l'intemporel, par le saut a-temporel par perte du temps.
Un rêve, c'est un réveil qui commence, un saut du temps. Le rêve prophétise
l'avenir à l'image du passé.
J'ajouterai ceci : la chute de la flèche du lit n'est pas un temps qui survient
sur un rien de temps, sur un temps zéro. Avant l'origine de l'aléa — du choc —
il y a le commencement intemporel et tutélaire (en fait oedipien) de la mère qui
veille sur le dormeur, présente du début à la fin et qui confirme la chute.
La permanence extérieure, narcissique, oblative et sexuelle de la mère orga-
nise la mise en éveil du fantasme de castration. Après la scène de l'échafaud, la
mère est encore là. Cette consanguinité tutélaire est une grandeur qui appartient
à l'inconscient comme la fameuse phrase de Jocaste dans OEdipe-Roi : « Tous les
hommes..., etc. »
L'intemporel est aussi là, dans cette tenue de présence bénéfique et terrifiante.

Le temps est même et autre. Il change en restant le même. Il change et fait


changer dans l'analogie ;
— le choc exogène devient « même » ;
— la mère qui est « même » devient un autre... absentée dans le rêve. Le père
absent devient un autre, occulté.
1008 Jean Gillibert

L'inconscient irréalise le temps. Il est métapsychique, mais ce n'est ni un


hasard objectif, comme le veulent les surréalistes, ni un point suprême de non-
contradiction, comme le pensent Hegel, puis Lacan, et un certain Freud, lu
hâtivement.
Il n'y a pas de « non » dans l'inconscient. Cela veut dire que l'inconscient
irréalise le « non », la contradiction, car le rêve peut dire pourquoi et comment,
il n'y a pas de non ou de contradiction dans l'inconscient. Le réalisme de l'in-
conscient est un leurre car il détient une puissance d'irréalisation qui réalise l'ir-
réel appelé par Freud l'originaire.
L'inconscient ignore le non : c'est encore une connaissance. Il ignore en
effet, ne connaissant pas, n'ayant pas à connaître le oui. Comme dit Freud :
« Ne pas arriver à faire quelque chose dans le rêve est l'expression de la contra-
diction, du non. »
Il n'y a donc pas d'intellect dans l'inconscient, pas de préjugé intellectua-
liste, car ce que l'intellect ne peut voir, ne voit pas, est le fait que ce qui vient
ensuite dans la succession est posé par lui-même. Cela appartient bien en effet à
la seule dialectique de la logique des principes (et non des phénomènes).
Intemporalité et succession vont de pair à condition de s'abstraire du pré-
jugé de l'intellect. Ce que règle la méthode de la règle fondamentale.

III Eléments de compréhension de l'intemporalité et de l'a-temporalité


- dans l'annulation rétroactive de la névrose obsessionnelle
(ou névrose de contrainte)

Quelques généralités préliminaires : le mécanisme de défense, mécanisme


finalisé, s'il en est, de la névrose obsessionnelle se caractérise par un sentiment de
toute-puissance du désir et de la pensée pour rendre nul et néant ce qui est
arrivé, advenu ou à survenir. C'est une maîtrise du temps : annuler le temps ; le
moi annule la succession dans le discours du temps. C'est un retour en arrière,
jusqu'au point zéro. C'est une défense d'hyperintellectualisme d'a-temporalité
pour parvenir à une intemporalité de l'inconscient, là où succession et intempo-
ralité ne se contredisent plus. Le refoulement se « défoule » par retour du
refoulé, magique et inquiétant, par effet de coïncidence, pour être rituellement,
avec obsession, renié (et non dénié ou désavoué) et désespérément recommencé.
Le refoulement ne se fait plus en vue d'une amnésie mais par « disjonction du
principe de causalité par retrait de l'affect » (sic Freud). La contrainte obsessive,
par sa lutte, peut triompher et se résoudre dans le rituel.
Il faut ajouter à ceci ce que Freud avait bien vu : la perception endopsy-
chique du refoulé, certainement un fantasme pervers. Cette perception endopsy-
Intemporalité et a-temporalité 1009

chique donne un sentiment d'intemporalité. Ainsi, la compréhension de la rela-


tion à la mort et à l'esprit de vengeance, de retaliation du temps, est-elle incluse
dans tout ce processus.
Les formations réactionnelles sont les suivantes : le doute, la superstition, la
pitié et l'essentielle peur de la coïncidence entre le nostalgique pressenti et sa sur-
venue réelle imminente et immanente.
Annuler procède de la surestimation du temps de la puissance.
L' « avance » intellectuelle (jusqu'à l'intellectualisme) du moi déplace incessam-
ment les différences par séparation maintenue des contraires. Ce déplacement
différentiel n'est pas une trope du langage, une métonymie. La différence ne cesse
de circuler par peur de la coïncidence d'affects événementiels.
Mais, comme dit Freud, la perspective pulsionnelle de la névrose obsession-
nelle, laisse subsister une obscurité. Et cette obscurité entraîne toute une remise
en question des théories libidinales et pulsionnelles, à laquelle les psychanalystes
ne se sont pas attaqués.
Quel est le lien (et y en a-t-il un ?) entre le facteur négatif de l'amour (la
haine) et le sadico-anal libidinal? Certes, si l'amour et la haine n'ont pas la
même origine, comment se fait-il alors qu'ils peuvent s'interchanger, se modifier
l'un dans l'autre ?
La pulsion de mort, dans sa stratégie spéculative dite de déliaison, n'a rien
apporté de convaincant. C'est un « mot » pour justifier une difficulté.
J'ai choisi, pour explicitercliniquement ce propos, le cas d' « Hamlet» — nous
appelonsainsi notre patient pour des raisons d'analogie. Un groupe du Centre E. et
J. Kestemberg l'a donc en traitement psychodramatique, conjointement à une
psychothérapie en ville qui s'est muée en psychanalyse. L'analystenous l'a adressé
parce que le traitement avec elle était demeuré « muet ». Le patient est aboulique et
saisi de compulsionsde doute qui le rendent « impotent » et apragmatique.
Les éléments de biographie que je donnerai ici sont les suivants : des
grands-parents maternels « partis en fumée à Auschwitz » (sic) ; la mère pense
toujours à eux ; le père a lui aussi été déporté, mais il est « revenu » ; une soeur
qu'il a aimée et qu'il aime encore d'un amour platonique.
Je donne quelques séances marquantes de psychodrame. La première séance
est marquée par un climat terrifiant d'angoisse qui nous gagne. Pas de mouve-
ments, hormis quelques secousses de décharge. Nous sommes impressionnés. Il
dit souffrir de « trous » de la pensée, d'idées fixes, obsédantes qui l'invalident.
— Quelques thèmes sont évoqués où on « tourne en rond ».
— Quant à la déportation et au massacre de sa famille, il l'évoque mais fait
comme si cela n'avait pas été.
Plus tard, il pourra exprimer un rêve, ambivalentiel, où une contradiction
n'est pas soluble.
1010 Jean Gillibert

— « Un chien le mord... Mais le mord-il vraiment? » Il ne sait pas si,


dans le rêve, dans le récit du rêve et dans le rappel de ce récit, si l'image figu-
rale centrale est :
• ou la gueule du chien et son bras — ce dernier étant séparé, disjoncté du reste
de son corps qu'il perçoit ainsi séparé dans son rêve ;
• ou : son corps sans bras et une grande gueule de chien avec le bras.
Nous sommes bien dans un climat figuré d'angoisse de castration, nul
doute, mais surtout dans un rêve de figuration qui exprime la disjonction du
rapport de causalité par retrait de l'affect. Le rêve est en effet sans angoisse — ce
qui l'étonné — et le rapport est disjoncté entre la cause (la morsure) et l'effet (le
bras séparé du corps). Mais qui mord qui ?
Sa perplexité dubitative est grande. Sa procrastination tout autant, d'où le
nom d'Hamlet qui lui est attribué par nous.
En association, il peut évoquer cependant un fait réel : il avait bien été
mordu par un chien étant enfant et avait eu envie de tuer ce chien. Il connaissait
de violentes et sauvages envies de tuer.
De même, quand il « pense » au retour de son père de déportation — alors
qu'il n'est pas encore né —, il éprouve rétrospectivement une grande joie, et en
même temps une grande et sourde envie de le tuer. Il « confond » tout, dit-il, et
télescope le temps puisque le retour de son père, il ne l'a pas connu bien sûr, et
qu'il n'a pu naître que parce que son père est « revenu » (ce qui pour nous est
évident et pour lui n'est qu'atrocement logique). La « confusion est mon fort »
sera sa phrase thématique.
Dans une séance différée de la première mais proche d'elle, il évoque un
rêve : une scène dans un cinéma « porno » qui prend feu. On joue la scène pro-
posée. Une thérapeute s'approche de lui (J.-L. B...) pendant le film. Il est saisi,
dans le jeu, d'une angoisse vive et intolérable, agresse verbalement dans une rage
violente le thérapeute J.-L. B...
Certes, cet « impact » peut s'interpréter comme une connivence et un rap-
proché homosexuel intolérable, mais il prend davantage sens quand nous pou-
vons comprendre qu'il s'agit du retour de son père — peut-être le surprenant,
ayant des activités sexuelles (oedipiennes). Le feu dans le cinéma évoque les
chambres à gaz. Il reconnaît ces circonstances d'association. Il acquiesce.
A partir de ce temps-là, il évoquera ce qu'il appellera le « spectre de
midi » : un homme au loin survient et s'approche. Il prend peur. C'est son père
qui revient des camps.
Après une de mes absences de leader, la première, il racontera à la séance
suivante — où je suis de retour — qu'il est allé voir une amie qui vient d'accou-
cher et qui réside en Allemagne. Elle est allemande. Il apprend durant le séjour
Intemporalité et a-temporalité 1011

que le père de cette amie a appartenu aux « jeunesses hitlériennes ». Les jours
qui suivent cette révélation, il cherche à voir le visage de ses grands-parents sur
le visage des Allemands qu'il rencontre.
Nous remarquons alors une modification impressionnante de son statut
physique. Il se met à maigrir considérablement, comme s'il voulait ressembler
aux déportés. Je le lui dis en m'inquiétant. Il reconnaît cette modification et nous
dit qu'il mange très bien. D'ailleurs il ne parlera que de cuisine où il semble être
très compétent, même artiste.
Il évoque un rêve : « Je me vois, enfant, en train de jouer par terre, devant
ma mère. Ma mère est indécente ; elle est en train de s'enlever des morceaux de
peau sur les lèvres. Vous savez (c'est moi qui souligne) comme quand on a les
lèvres gercées. Ça a l'air douloureux et elle fait cela comme si elle était triste et
seule, et je me disais qu'elle devait penser à quelque chose... »
Après quelques associations, on en arrive à parler de la sexualité des
femmes, aux organes génitaux, au « vagin » (c'est moi qui fais cette nomination).
Il me répond du tac au tac : « Quand j'étais adolescent, je disais toujours
« ragin ». Condensant rage et vagin. Il associe : « Je lis en ce moment L'Eternel
retour », de Mircea Eliade. Il sent l'humour de son association.
Je m'absente une deuxième fois à quelques mois de distance. C'est
Mme D. C... qui me remplace. Il me dit lors de la séance où je suis de retour :
« Je ne m'attendais pas à ce que ce soit Mme C... qui soit venue me chercher. En
fait j'attendais M. J.-L. B..., qui avait quitté le psychodrame depuis quelque
temps — J.-L. B... avait été l'homme du cinéma. Tout à trac, il nous dit ne plus
souffrir d'obsession... ; que son père était un « bel homme » ; qu'il va se mettre à
travailler dans la « boîte » de son père — ce qui est un progrès, car il était
jusqu'alors apragmatique et même aboulique.
L'ambivalence hamlétique est cependant toujours là : venger son père
— tuer son père.
A une autre séance, le rituel est évoqué et « joué » (plus exactement repré-
senté par le jeu). Je lui demande alors s'il a eu des « rituels » étant enfant. Il
pense que oui, mais ne s'en souvient plus. Il pense plutôt qu'il ne « faisait »
rien et il veut jouer une scène « de ne rien faire ». Je lui propose d'avoir un
double pour éponger la difficulté. Il acquiesce. Il choisit A. G... A. G.... joue
un double contraire. Assis sur une chaise, il ne cesse inlassablement d'avancer
sa chaise et la reculer devant notre « Hamlet » qui ne dit pas un mot. Tout à
coup, comme en rage, il regarde son double, l'invective et lui dit avec vio-
lence : « T'as fini ? »
Nous avons bien évidemment entendu cette scène comme une scène de
« pot » (sadico-anale), lui, enfant, avec sa mère. Il reconnaît la véracité de ce
rappel et nous parle du lien quasi symbiotique à sa mère. Il se rend compte
1012 Jean Gillibert

que c'est lui, dans le jeu, qui a assumé ce rôle de mère. Il intervient alors et
nous dit : « J'avais envie de me plier à des rites, mais je restais privé de mou-
vement, de décision. Aboulique, je ne cessais de penser à la mort de mes
parents. »
L'artefact du psychodrame a permis de susciter une scène de jeu rituel, qu'il
dit ne pas avoir connu, vécu et qui l'a tenté comme moyen défensif... et qu'il
vient de comprendre, à condition de jouer un autre rôle que le sien. Rite très
explicite, très chargé d'échanges sadiques-anaux et de reconnaissance.
Dans ce dédoublement narcissique, apparemment artificiel, il découvrait le
mouvement perpétuel du rite compulsif avec un premier moteur a-temporel pour
un mouvement immobile d'intemporelle présence à soi et à l'autre.
C'est ainsi qu'il laissait à confondre, dans l'angoisse vive, l'intemporalité du
désir sexuel d'échange avec sa mère dans l'ordre sadico-anal et l'a-temporalité
d'une décision qu'il sentait comme telle et sous l'urgence, dans sa « menace »,
mais qu'il ne pouvait pas prendre décisoirement.
Je lui donne comme interprétation ceci : « Avez-vous eu envie de dire à
votre mère : "T'as fini ?" (de penser à tes morts). » Il abonde dans cette valeur
interprétante et qui provoquait alors une haine violente contre sa mère (retrou-
vant là l'opacité de la question de Freud sur la valeur négative des sentiments
affectifs amoureux et le registre sadico-anal, les deux valences étant plus étran-
gères qu'on ne le croit communément).
L'ambivalence amour-haine « T'as fini ? » s'ajoutait à la difficulté du choix
d'un rite d'intemporalité qui aurait alors dit : « Arrête ! » Le rite dit toujours :
« Temps, suspend ton vol. »
Le sadico-anal était un moyen d'échange amoureux. Le lien entre le facteur
négatif de l'amour et la pulsion sadico-anale est a-temporel : le saut dans le rite
et, ici, la décision.
Le rite annule ce qui se passe dans l'affect. C'est un premier moteur immo-
bile, un éternel retour. Il annule la mémoire affective. L'a-temporalité de l'annu-
lation et le sadico-anal intemporel de la sexualité ne coïncident pas, ne doivent
pas coïncider.
La névrose obsessionnelle doit maintenir l'ambivalence intemporelle par la
maîtrise préalable du temps humain en le rendant nul (a-temporel
— Zeit los).
On peut d'ailleurs faire cette remarque : si on coupe, on arrête, on interdit acti-
vement le rite compulsif, on provoque une violente décharge d'angoisse. Je me
permets ici une conclusion de court protocole de psychodrame : il a repris son
analyse avec la thérapeute qui nous l'avait adressé.
A un retour après les grandes vacances, il nous rapporte un voyage à Lon-
dres désopilant (il a beaucoup de talent) avec une série de gags et de coïnci-
dences absurdes. Tout le groupe se met à rire aussi compulsivementqu'il le sou-
Intemporalité et a-temporalité 1013

haitait inconsciemment. On se calme. Puis, alors, je lui rappelle, en un raccourci


intuitif (une condensation primaire) le rêve du chien. Il me répond, soulagé :
« Oui, j'ai vraiment été mordu par un chien, étant enfant. »

Conclusion compréhensivepar la métapsychologie

Freud décrit bien les processus systémiques de l'inconscient comme a-tem-


porels. Ils ne sont pas disposés dans l'ordre du temps (présent-passé-avenir).
Mais cet ordre du temps n'appartient pas au temps lui-même, mais à l'autosujé-
tion, à l'autosuggestion du « moi » par le temps. Le temps ne modifie pas passé,
avenir, soit de temps passé, soit de temps à venir, mais il ne peut y avoir de
modification que si le temps a lui-même une vie autonome, une direction, une
vection. Ce sera la source de la réflexion de Sein und Zeit d'Heidegger. Mais
cette réflexion abyssale ne peut-être définitive. La proposition systémique de
Freud quant à l'inconscient est une proposition spéculative. Temps humain et
temps du monde (si ce dernier est « compréhensible »?) se conjuguent, s'ex-
cluent, se confondent.
Nietzsche a enfoncé un grand clou dans la tête des « intellectuels » avec
l'éternel retour, pensé différemment des « pensers » archaïques. Mais Nietzsche
lui-même s'est abîmé en refusant une finalité au temps ; il a obéré l'eschatologie
des fins dernières.
Freud, par sa quête, ses recherches, ses interrogations — à côté de sa pro-
position spéculative du systémique inconscient, Zeit los — met cependant à
découvert les processus temporels.
Il tente d'abord de comprendre, de saisir le temps successif par le ressenti-
ment et la nostalgie (l'objet en nostalgie : le père) et par la laïcité « prophé-
tique » du rêve. Le rêve réalise le passé (le prophétise) à l'image du passé. Il n'y
a pas de restitution du temps, mais des reconstitutions... hormis les « sauts »
brusques de la temporalité en a-temporalité, dans les manifestations dans et par
l'inconscient (du lapsus au symptôme).
Freud a compris qu'il fallait retirer le préjugé intellectuel pour « vivre » le
temps. Son examen de la névrose obsessionnelle est typique en cela : le temps est
remplacé alors par la mort, le funeste, le trépas.
Idem quant à la répétition dans sa compulsivité (Zwang : contrainte) qu'on
a tout de suite traduit et transformé en automatisme de répétition (commettant
ainsi la même erreur que Clérambault et que Lacan).
Succession et intemporalité ne sont pas antinomiques dans l'intemporalité.
La capacité de répéter, compulsivement et non automatiquement, est aussi
annuler le temps, un certain mode de temps. Car la structure granulaire du
1014 Jean Gillibert

temps vit par modes et non par systèmes, comme Freud l'a cru. Il n'y a pas de
méthode pour le temps.
L'être humain absorbe le temps au point de la métamorphose en son propre
mouvement — ceci appelé répétition via la pulsion de (la) mort ( Todestrieb). La
répétition rend le temps à ce qu'il est et qu'il perd en étant le temps : autre et même.
Répéter est aussi symbolique (quel terme indigent !) de ce qui ne se laisse pas
contraindre. Seul le devenir réduit le temps, soit en éternel retour, soit en juge-
ment dernier (l'ultime refoulement ou le refoulement originaire que Freud a si
bien repéré dans le meurtre du père avec Moïse, car c'est un meurtre, un crime
qui coupe le monde humain du reste du monde et du cosmos).
Le temps a son propre devenir qui n'appartient pas au temps humain mais
que le Zeit los (perte du temps = a-temporalité) appréhende dans les phéno-
mènes humains inconscients. La succession y devient alors intemporelle et non
une consécution de logique formelle.
Ecoutons l'intuition poétique de G. de Nerval qui brise le préjugé intellec-
tualiste et est réservée aux âmes charnelles, aux intelligents sensibles.
Sonnet d'Artémis
« La treizième revient, c 'est encore la première
Et c'est toujours la seule — ou c'est le seul moment...
C'est la morte... ou la mort... »
Ce n'est pas la première heure qui revient, ni la douzième, mais la treizième. La
compulsion de répétition souhaite un vrai commencement qu'elle ne peut obte-
nir que sous la forme d'un re-commencement.

Défaire, décréer, déjouer signent un passage par saut a-temporel vers l'in-
temporalité et accomplissent le voeu d'immortalité narcissique.
Mais défaire n'est pas détruire. Décréer n'est pas détruire. Une déliaison est
encore une liaison.
Freud est allé trop vite. Il a sauté. Il a cru lui aussi accomplir le désir de
toute la psychologie — et de la métaphysique — pour se convertir en psychana-
lyse, mais accomplir n'est pas encore une perfection d'absolu.
La distinction sémantique entre a-temporel et intemporel est légitime,
nécessaire, mais elle est obscure et ne peut que le rester.
Tous les Aufklärung du progrès et de l'utopie ont achoppé sur cette ques-
tion. Tous les conservatismes réalistes ont achoppé sur cette question et si ce
problème est bien en effet politique, aucune politique ne veut venir à bout de
cette aporie... sinon seulement que pour entrer dans l'intemporel du fantasme
sexuel de l'origine, il faut le saut de la croyance (cet impossible) et non le
« faire » ou le « désir ».
Intemporalité et a-temporalité 1015

L'indestructibilité du désir psychique, l'immortalité du voeu narcissique


vont de pair et — énigmatiquement — avec ce sentiment d'épuisement (appelé
pulsion de mort) de la répétition qui outrepasse le regard éthique sur le temps.

Questions finales :

On peut mettre en « suspens » le temps humain en a-temporel. En délivrant


cette méthode éthique consciente — la méthode de la cure —, Freud a organisé
les modalités thérapeutiques du sexuel.
La sexualité échappe-t-elle au temps humain ?
Le temps non-humain échappe-t-il à la sexualité ?
Ce qu'on comprend, grâce à Freud, c'est que le double mouvement du
temps (a- et intemporel) est le double mouvement de la sexualité.
Interrogeons-nous davantage sur l'a-chronie du sexuel et pas seulement sur
l'utopie du fantastique ou sur le réalisme de la volonté pragmatique.
Jean Gillibert
12, avenue de la République
92340 Bourg-la-Reine
Clinique de l'intemporalité

Pierre SULLIVAN

I - Introduction 1

Si j'avais écrit un roman, c'est sans restriction que je pourrais puiser dans la
préface de Dostoïevski aux Frères Karamazov pour aiguiser votre attention
d'abord et diriger votre oreille ensuite. Le héros, le lecteur doit être prévenu,
sera un homme qui « agit, assurément, mais d'une façon vague et obscure ». Un
être « étrange, voire un original » si l'on s'entend sur le fait que l'original « n'est
pas toujours l'individu qui se met à part, mais (qu)'il lui arrive de détenir la
quintessence du patrimoine commun, alors que ses contemporains l'ont répudié
pour un temps ». Lourde charge pour un être même romanesque. Quant à notre
patient, s'il est original, est-il marginal et détient-il la quintessence de l'époque ?
Ici parmi nous, il détonnerait sans doute et nous aurions tendance spontané-
ment à le tenir en bordure. Pourtant, il appartient lui-même à tout un monde où
vous comme moi nous sentirions étrangers. C'est en définitive le statut de la
marginalité qui a changé depuis un siècle : il est de plus en plus difficile
aujourd'hui d'être un être à part, reconnu comme tel. Cet homme est-il par ail-
leurs une figure du temps, de celui-ci comme de celui-là qui s'annonce ? Je le sou-
tiendrais volontiers, quitte à en faire la démonstration par cet exposé.
Quintessence du temps, figure de l'époque, avenir qui vient, c'est de la tem-
poralité, la nôtre, celle des psychanalystes d'aujourd'hui, qui n'est déjà plus celle
de Freud, que nous interrogeons cette destinée. A travers cette vie, à travers tous
ces aspects temporels, tentons même de mettre en jeu l'intemporalité. Malheu-
reusement, nous ne pouvons faire usage de la ruse utilisée et présentée comme

1. Ce texte reproduit intégralementma communicationprononcée lors du récent Colloque de Deau-


ville, à l'exception de mes remerciements à René Diatkine de m'y avoir invité en me demandant de réflé-
chir au préalable à ce passionnant thème qu'est l'intemporalité.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1018 Pierre Sullivan

telle par Dostoïevski : donner d'abord dans un premier roman le passé du héros,
puis décrire l'actuel tout en préservant l'unité de l'oeuvre. Cette voie nous est
interdite, parce que ce patient souffre précisément de ne pas avoir de passé qui
fasse une histoire. Si l'on peut prétendre, avec quelque raison, que les héros de
Dostoïevski sont toujours à la limite de chuter de l'existence que le romancier
leur confie, ici par contre, aucune ruse, aussi savante soit-elle, ne permettra de
soutenir cet homme par une temporalité suffisante. Disons, par hypothèse, que
c'est peut-être ainsi qu'il pourrait servir de modèle au héros futur. Dans ce passé
qui s'effondre passe une époque. Et maintenant, commençons.

II - Séance
Deux rencontres avec M. X..., mais nous ne nous entretiendrons ensemble
que de la première. Le nous collectif est ici bienvenu puisqu'il s'agit de deux
séances de psychodrame que j'ai conduites avec mes camarades du Centre Eve-
lyne et Jean Kestemberg.
M. X... nous est d'ailleurs envoyé par l'une d'entre nous qui l'avait suivi ail-
leurs et autrefois, au terme de son adolescence. M. X... approche alors la tren-
taine et l'impression de retrouver un être inatteignable pousse son ancienne thé-
rapeute à lui proposer un psychodrame. Nous savons, par cette source, avant la
séance d'exploration que M. X... a perdu sa mère très tôt, qu'il n'a pas été alors
recueilli par son père, alcoolique vraisemblablement, qu'il a été placé successive-
ment dans des foyers nourriciers sans s'attacher à aucun. Adolescent, il s'est
retrouvé un jour à Paris. Il est musicien, il vit probablement de prostitution, ou
en tout cas grâce à des transactions qui paraissent appartenir à un tel monde,
mais où très nettement en tout cas il fait figure d'apôtre ou d'innocent : plutôt
un instrument de délivrance que de plaisir. Il a d'ailleurs converti un honnête
père de famille de la Creuse qui a tout quitté pour devenir son protecteur, veil-
lant sur lui, adorateur et témoin vigilant de son somnambulisme comme de ses
crises élastiques. Rigide et concentrant le mouvement dans son somnambulisme
ou mobile et le dispersant dans ses crises, M. X... exhibe un corps soumis aux
rythmes les plus contrastés, disons par métaphore, cataleptiques ou épileptiques.
Corps agent du mouvement, corps sauvagement rythmé par l'image, chute
du et dans le corps, la psychanalyse et la temporalité sont déjà convoquées par
ces seules notations. Et conséquemment, c'est la forme du psychodrame qui est
choisie pour atteindre M. X... parce que nous savons maintenant qu'il est, plus
que la cure classique, en prise directe avec l'impression corporellede la tempora-
lité. Au décours d'un jeu, d'un geste, apparaissent l'image et le temps conjugués ;
le psychodrame est l'expression renouvelée ou nouvelle de la temporalité, et c'est
Clinique de l'intemporalité 1019

en vertu de cette correspondance entre une expressivité, celle de M. X..., malheu-


reuse ou même invivable aujourd'hui sous nos latitudes, et un lieu, un temps où
celle-ci peut apparaître clairement, voire se transformer, que M. X... se présente
au psychodrame.
M. X..., silhouette d'adolescent, retenu et au regard doux, est vêtu comme
un joker, d'un ensemble de sport vivement coloré. Cette tenue est l'objet d'une
élection certaine, puisqu'il porte exactement la même en dessous, nous le véri-
fions quand il se défait de sa veste. C'est un costume, et M. X..., comme tous les
jours, joue un rôle. La question est déjà pour nous : saura-t-il avec notre soutien
désapprendre ou déjouer cette composition qui fait l'étoffe de son être.
Trois scènes vont se succéder, chacune précédée et suivie d'un dialogue
avec moi.
Avant le premier jeu, M. X... affirme venir nous voir à cause d'un blocage
qu'il dit d'abord continuel, puis il se corrige et le qualifie de passager, mais
presque par politesse. Ce blocage est un « trou noir », dit-il. C'est noir, c'est du
vide, et quand il y est plongé, il envoie tout balader au sens propre. Comme la
foudre à quelque moment du jour, le vide fond sur lui ; alors il casse ses affaires.
Violemment. Pour de vrai. Ainsi en est-il des synthétiseurs, deux par mois, qu'il
fracasse. Cette violence met un terme à une hésitation : il fait ou ne fait pas une
chose, un concert ou une sortie ; ce mouvement pendulaire s'emporte, au point
de le réduire paradoxalement à une immobilité insupportable. Pas de torture
semblable cependant pour sa venue au psychodrame. Mais alors, que souhaite-
rait-il jouer ? Le trou noir certes, mais aussi le recueillement auprès de sa mère,
décédée de longue date, ce recours l'ayant plusieurs fois sauvé du vide.
Pour cette première scène, il jouera son rôle ; deux thérapeutes incarneront
respectivement sa mère et le « trou noir ». Il commence par céder aux injonc-
tions du trou noir (un thérapeute homme) et casse des synthétiseurs avant de
répondre aux appels d'une mère auprès de laquelle, dit-il, il trouvera une « sécu-
rité qui n'existe pas dans notre ville ».
J'interromps la scène. Qu'en a-t-il retiré? Il comprend, il voit mieux sa
situation : souvent il est comme cela, entre deux aimants, il est attiré alternative-
ment, il tombe dans le trou noir et tout devient négatif dans la société. Quand il
va du côté de sa mère, c'est un réconfort positif, et surtout solide. « C'est un
centre aux piliers solides. C'est moi-même en moi », dira-t-il. Mais pourquoi
alors cette hésitation dans le jeu ? Cette situation évoque-t-elle des souvenirs ? Il
reprend par un « bien sûr » qu'il atténue immédiatement par un « mais pas
beaucoup de souvenirs ». Pourquoi petit enfant irait-il vers sa mère ? Parce qu'il
serait déçu. Ainsi il doit faire un concert bientôt. Il demandera pour la première
fois aux gens de payer, mais il pressent qu'ils ne viendront pas, même si ces
mêmes gens l'ont encouragé à l'organiser. Les conseilleurs sont mauvais
1020 Pierre Sullivan

payeurs. Sa formule le fait rire. Cette anticipation malheureuse le fait basculer du


côté de sa mère. Je lui demande alors, un peu tout à trac, si une mère est obligée
d'aimer son enfant. Il me répond qu'il n'en sait rien, que lui il y pense souvent,
qu'elle doit bien l'aimer parce qu'elle est toujours avec lui et lui avec elle, cons-
tamment, n'importe où, toute la journée et même la nuit. Parfois il rêve. Un
rêve ? Oui des rêves où il se retrouve entouré : il y a sa maman, les anges gar-
diens ou Jésus-Christ. Nous jouerons ce rêve. M. X... joue son rôle.
Au début de la scène, Jésus pardonne à la mère et à l'enfant ; les anges gar-
diens leur assurent à tous les deux leur protection contre la société qui les a sépa-
rés. Puis, un double imprévu survient qui demande à la mère si elle peut prouver
qu'elle est la vraie mère de cet enfant. Indignée, la mère demande à l'enfant s'il
croit en elle et M. X... d'affirmer aussitôt qu'il y croit. Il résistera d'abord à tous
les doutes, à toutes les insinuations, unira sa main à celle de sa mère. Croyant il
est. Pas totalement, mais un peu quand même. Il croit en sa mère et en Jésus-
Christ. Puis, à cette profession de foi, succédera un imprévisible « je suis même
pressé que ma vie s'arrête ».
Je mets un terme à la scène. Tout à sa dernière pensée exprimée, il ajoute
que cela ne choque pas, ça fait un petit floc seulement. Il n'a nulle part où aller.
Son souhait est de retourner là-haut, au point de départ, et d'y rester. Il n'a rien
à faire dans le système, bien qu'il fasse de la musique, qu'il joue et qu'il donne
des cours. Mais sa place n'est pas dans la vie. Ebranlé, je lui demande si point de
départ et naissance s'équivalent. Il acquiesce et je lui fais remarquer que le
couple mère-enfant qu'il a évoqué, Marie et Jésus-Christ, ont eu une destinée
terrible. Oui, dit-il, terrible, mais il continue en disant que sa situation à lui, c'est
d'être dans une roue, un anneau, encerclé, et qu'il est perméable à toutes les his-
toires : « Je change aux couleurs du temps, dit-il. Je suis comme un nuage. »
Sans aucun doute dépassé, je l'avoue, par cet informel, ce nuagisme, je le
ramène de nouveau à une structure qui me paraît connue, en lui demandant si
précisément l'état le plus influençable n'est pas celui qui se situe entre une mère
et son enfant. Oui, dit-il, il aime bien penser à cette situation. Mais quand il y
pense justement, il passe des nuits blanches. Je dois comprendre, il insiste, qu'il
est heureux dans cette pensée. C'est le retour qui engendre le malheur. Si je lui
rétorque que l'insomnie est une souffrance, voire un sacrifice, il me répond sans
hésitation qu'il ne craint pas de souffrir ou d'offrir ses nuits à sa mère. Je lui rap-
pelle son étonnement pendant la scène précédente quand le tentateur a insinué
que cette femme dans le rôle de sa mère était une usurpatrice. C'est difficile, il est
vrai, pour lui, dit-il, car il a très peu d'images. Il n'a que des photos, mais des
souvenirs communs avec elle, il n'en a pas. Il n'a que deux images en mémoire :
il voit l'ambulance venir chercher sa mère, il se voit à l'hôpital après le décès.
Mais tout le reste, il l'a inventé à partir de l'image photographique. Il imagine
Clinique de l'intemporalité 1021

des choses qu'il garde secrètes : et cette imagination, c'est une pièce en or, la plus
précieuse de ses possessions. C'est comme pour ce synthétiseur qu'il a cassé, il a
racheté le même et l'a mis dans son lit, le câlinant comme l'ours en peluche de
son enfance, reportant sur lui l'amour qu'il avait eu pour le frère-synthétiseur-
fracassé. Ce dernier, mort, il n'a plus les moyens de le racheter.
La dernière scène réunira M. X... et son nounours. Il choisit, avec un peu de
difficulté, de jouer le rôle du nounours et demande à la thérapeute qui jouait le
rôle de sa mère dans la première scène d'incarner son rôle. Un dialogue s'engage
où M. X... insiste sur l'inéluctabilité de sa destruction si son secret tombait. Puis
il se récuse un peu devant cette solitude, partagée mais exclusive. Quant aux
sacrifices qu'elle engage, il précise que s'il peut se sacrifier pour maman, son
nounours ou lui-même, il ne pourrait pas se sacrifier pour le monde ou les
autres, il n'a pas assez de force pour cela. Un thérapeute-mèreviendra ensuite, et
ce sera la fin de la scène, troubler cette harmonie, voulant partager le secret du
nounours et de l'enfant. Soutenu par son double, il reprochera alors à cette mère
de l'avoir fabriqué. Il regrette d'être là maintenant.
Que fait-il sur terre? S'il est là, c'est que ce n'est pas dû à un hasard des
choses, c'est la vie ou l'arbre généalogiquequi sont à l'origine de son être. Mais
il ne sait plus : il est un incident, dit-il. Il ne se retrouve pas dans la société. Seule
la musique est un lieu habitable pour lui.
Nous nous arrêterons là-dessus, lui proposant une autre séance afin de
mieux saisir ce qu'il vient d'appeler l' « incident » de sa naissance.
Disons rapidement que M. X... vint à cette seconde rencontre, quelques
semaines plus tard, mais dans un état douloureusement nuageux. Impression-
nable au point d'échapper à toute compréhension, du moins à toutes celles dont
nous disposions alors. Aucun traitement psychodramatique ne sera proposé.
Après cette rencontre, M. X... reverra sa thérapeute quelques fois avant de dis-
paraître à nouveau. Deux ans plus tard, il se suicida. Cet acte, on le comprendra,
se mua pour nous en désir de comprendre.

III - Analyse
Un dialogue,trois scènes, trente minutes en tout, petit temps, et pourtant cette
rencontre nous livre la figure intime d'un être avec la clarté que seules possèdent
certaines esquisses, saisies imprévues et inspirées du mouvement. A quoi devons-
nous ce relief? Beaucoup plus qu'à notre savoir-faire — mes camarades me par-
donneront —, M. X... doit ainsi de se ramasser sous une forme distincte, à son
aspiration, ce jour-là, et soutenue sans doute par des attaches anciennes à sa théra-
peute, à se faire distinguer, à se faire élucider. D'autres facteurs ont pu agir égale-
1022 Pierre Sullivan

ment, que nous devons ignorer et dont nous savons seulement par ce qu'il en dit et
par l'expérience de la seconde séance, qu'ils ne sont pas toujours présents. Pour
reprendre une expression de M. X..., il n'est pas toujours, ou mieux pas souvent,
« moi-même en moi ». Il se dilue plutôt, à de rares moments près, en atmosphères
changeantes. Nous avons été les témoins privilégiés d'un rapport à soi ordonné de
lui-même. Or il se trouve que cette figure s'est exprimée principalement en termes
divers et contrastés de temporalité. Les circonstances de sa vie le contraignent cer-
tainement plus qu'un autre à être sensible aux dimensions passées, présentes et
futures du temps. Ceci explique cela. Mais pas complètement. Il faut ajouter à ces
influences déterminantes de la vie de M. X..., que la psychanalyse a elle-mêmeéta-
bli une ligne de compréhension de la temporalité, avec ses concepts de régression,
d'infantile, d'inconscient, et ligne que j'adopte d'emblée en devenant psychana-
lyste. Souvent même je ne reconnais plus l'origine, ou même l'émotion, qui a sus-
cité ces instruments qui me servent à soigner autrui. Ce n'est en effet que dans cer-
taines occasions exceptionnelles que la clinique me poussera à ranimer l'étincelle
qui a brillé sous le concept. Pour en vérifier alors le bien-fondé ou amener sa trans-
formation. M. X..., et c'est la raison de ce choix, favorise une telle réanimation. Il
nous guidera ici, et peut-être donnerons-nous par là une nécessité posthume à cet
homme qui ne s'en trouvait pas.
Nous dirions la même chose en posant la question suivante : quelle tempo-
ralité faut-il avoir soi-même pour soigner M. X... en psychanalyste, vu qu'il est
évident qu'une rencontre analytique se produit à l'intersection de deux tempora-
lités au moins ? Ou encore, la temporalité d'emprunt que me fournit dorénavant
la psychanalyse, et à laquelle j'adhère bien volontiers, est-elle suffisante pour
approcher, et si possible transformer M. X..., modèle peut-être de ces héros du
futur, descendants des Karamazov ?
Reprenons sous cet angle de la rencontre de deux temporalités la séance de
M. X... mettant en relief aussi bien ses choix propres que les voies associatives que
nous lui proposons spontanément, immédiatement, et tels que seule une série de
rencontres, un traitement continu, aurait pu reprendre ou réorienter. Le travail de
l'analyste n'est ici pour cette prise de contact ni celui d'un apprenti, ni celui d'un
virtuose, plutôt celui du praticien qui, automatiquement et sans astuce, cherche
des possibilités d'applicationsde son savoir à la matière qui lui est soumise.
En commençant sa séance, M. X... évoque son blocage, son trou noir qui est
ou qui engendre — difficile à dire — un vide auquel une violence peut mettre un
terme temporairement. C'est d'un terme ou d'une stase qu'il attend la paix dont il
est privé. A l'opposé de la violence ou sur un autre plan, non plus moteur, non
plus celui de l'habitude — il démolit deux synthétiseurs par mois —, mais celui
du monde interne, il dispose d'une autre solution pour parer au douloureux senti-
ment d'écoulement qui l'infuse : il se recueille auprès de sa mère. Arrêt, point du
Clinique de l'intemporalité 1023

temps, statisme, forme accomplie, en vérité c'est la nature et la fonction de ce


recueillement qui seront notre objet d'investigation dans la séance, dans un
premier temps quant à l'objet ainsi recueilli, dans un second temps quant au
mouvement du recueillement lui-même. C'est aussi à la charnière de ces deux
enquêtes qu'apparaîtra la nécessité de modifier la perspective temporelle pour
passer de l'une à l'autre. Mais avant d'en arriver là, voyons la première scène :
M. X... entre le trou noir et le recueil. Un homme et une femme sont choisis, et le
jeu s'appuiera sur cette détermination à la fois naturelle et conventionnelle, et par
conséquent peu déterminante, pour devenir un conflitd'influence entre une imago
paternelle et une imago maternelle. Là c'est la signification psychanalytiquequi
vient se surimprimer, ajoutant ses propres formes conventionnelles. A ce moment
précis initial de la rencontre, mes camarades et moi-même qui prendrai le relais en
demandant à M. X... si cette scène est évocatrice de souvenir, évaluons en première
approche, toujours un peu grossière donc, jusqu'à quel point M. X... répond au
familialisme de la psychanalyse qui règle surtout les rapports entre le passé et le
présent : ce que vous venez de jouer, n'est-ce pas le rapport infantile de vous-
mêmes à vos imagos, plus ou moins dissociées de vos parents, plus ou moins repro-
duites dans un jeu qui les invoque explicitement ? C'est moi qui dirige l'attention
du côté du souvenir, parce qu'avec le passé, surtout celui que j'ignore, je guéris.
Habituellement.
M. X... me donne en principe son accord : on a toujours des souvenirs.
Mais aucun souvenir ne vient ensuite, et son acquiescement paraît alors pure
commodité, pure complaisance. Flotte en moi également son expression : « le
manque de sécurité dans notre ville », formule qui me paraît étrange car, sous
ses allures de cliché, elle élargit le conflit aux dimensions du monde ; elle décrit
M. X... comme un être livré à des forces ou des flux vagues, obscurs, dirait Dos-
toïevski, plutôt qu'à des transactions familiales. Jointes aux quelques éléments
connus de son histoire, ces pensées à propos des conventions, celles que
M. X... apporte sans cesse comme celle, psychanalytique, que je lui propose, me
font revenir au recueillement. Le repli auprès de sa mère n'est-il pas une
contrainte, d'autant plus nécessaire et sans issue véritable, circulaire donc,
qu'elle est conventionnelle? D'où ma question un peu folle et cruelle, tran-
chante, à propos de l'obligation des mères d'aimer leurs enfants.
Ce fut une remarque prématurée, à coup sûr, mais parfaitement entendue,
les associations suivantes le prouvent. Remarque toujours trop tôt venue car elle
lance un doute indésirable sur la temporalité psychique propre de tout un cha-
cun. Dans la succession des vies et des générations, ma vie n'a de sens que si je
peux la rapporter à une vie antérieure où je n'ai rien à faire, mais qui est néan-
moins une dimension de mon être. Sans ce rapport temporel à cette temporalité
autre, je suis plus ou moins livré aux affres vécus de la non-consécution, de l'in-
1024 Pierre Sullivan

successif. Je suis un anneau encerclé par les choses. C'est ce que M. X... vit, et ce
ne sont pas que des mots.
Et la question revient d'une manière plus précise : comment doit procéder
un analyste, habitué à incarner la vie antérieure d'un sujet qui lui-même s'y rap-
porte existentiellement, comment doit-il intervenir avec un être chez qui ce lien
paradoxal est une convention? Que M. X... ait été familier du sens et de la por-
tée de la question, son invocation à Marie et Jésus le montre, puisquejamais fils
n'aura autant été, non pas désiré, mais voulu. De toute éternité comme on dit.
Son souhait à ce moment-là que sa vie s'arrête, et non pas de mourir, confirme
que l'ouverture de cette question pousse inéluctablement M. X... vers une forme
d'existence, au sein de cette vie, qui soit proche de l'éternité désirée ou encore, et
puisque c'est là ce à quoi il dit occuper son temps, de l'intemporalité à laquelle
la musique se prête éminemment.
Mes relances, encore une fois analytiques et conventionnelles, à propos du
retour à la naissance ou au masochisme lié à la figure du Christ, ne le délogent
pas, bien au contraire, de ce choix qui est devenu le sien. Il est musicien pour lui,
personne ne paiera pour aller l'entendre, la souffrance ne l'entame pas, il ne peut
se sacrifier pour aucun autrui : ce ne sont là que des histoires qui s'impriment en
lui, sur lui. Histoires qui répondent aux inventions qui composent son passé
avec sa mère. Son nuagisme, en peinture un des derniers Turner, certaines
figures de Bacon, est donc plus établi que son accès à l'harmonie, à la spiritualité
induite par la musique. Sur le grand canevas de l'existence, M. X... se qualifie
d'incident : une marque accidentelle sur la toile. Ou le trou noir.
Et le recueillement apparaît alors comme une production fébrile d'images
harmonieuses, peut-être même sirupeuses à force d'être reprises à des clichés. On
peut imaginer que dans ces nuits blanches sa mère doit être extensivement
maternelle et lui-même extensivement filial, mais que, derrière les quelques pho-
tos et souvenirs réels qui lui restent, les pointes d'intensité doivent souvent être
pâles, sans dégagement ou inertes, selon que vous choisissez la lumière, la pers-
pective ou le mouvement pour décrire les identifications vivantes.

IV - Temporalité-Intemporalité

Une pareille rencontre suscite évidemment un grand nombre d'interroga-


tions cliniques, théoriques et surtout existentielles. Limitons-nous à ces der-
nières, cependant sous le chapitre précis de la temporalité. Temps à la fois, je le
répète, aussi bien du patient et de l'analyste, temps conjugués des deux parte-
naires de la relation, ou encore quel temps faut-il adopter pour soigner un être
comme M. X...?
Clinique de l'intemporalité 1025

Cette formule mérite pourtant d'être corrigée, car elle laisserait penser qu'il
pourrait y avoir plusieurs attitudes définissables en termes de temporalité et lais-
sées au libre choix de l'analyste en fonction des patients qui le consultent. Cela
ne peut être ainsi : il ne peut y avoir qu'une temporalité dont certains aspects
sont partagés, et par conséquent, partageables par les protagonistes, et d'autres
non. Jusqu'à un certain point, ce fut ce dernier cas qui prévalut ici. Que deman-
dait donc M. X... et que nous ne pouvions complaisamment lui transmettre?
Sans doute principalement se recueillir avec nous. Ce qu'interdit le jeu même du
psychodrame où le dialogue avec le meneur de jeu est irrésistiblement attiré par
et dans la scène jouée ; car la présence d'autrui y est immédiatement attestée
avec toutes ses valeurs de contingence, de responsabilité, de coïncidence ou de
non-coïncidence,mais aussi de dette. Autrui paie, on doit payer pour autrui. Un
conseilleur, c'est plutôt ce qu'il souhaitait de nous, parce que les conseils, il le
sait, on ne les suit pas.
Mais un analyste n'a aucun conseil à donner, son être éthique et son action se
situent ailleurs. Disons-le autrement, plus près de la temporalité, bien que nous

nous en rendons compte — la valeur d'autrui en est une part constitutive. Prenons
l'une des plus éclatantes et des plus touchantes métaphores de M. X... : l'or, son
imagination. Il se trouve que l'or et la monnaie, métamorphosée ici en l'or et les
images du recueillement, est une métaphore souvent employée par la philosophie
pour désigner certaines conceptions du temps, antiques en particulier. L'or peut
ainsi chuter dans le métal avec lequel on fabrique les pièces, comme l'intemporalité
peut se dissiper dans le temps. Platon vu par Hegel. Ou encore, la production tou-
jours accomplie des pièces sans commencement ni fin permet de déduire une
Eternité qui serait la somme, l'équation continuellement repoussée de chacune
d'elles. Aristote vu par Bergson. C'est seulement au sein d'une pareille vision, la
seconde, aristotélicienne en son origine, mais toujours présente dans le langage et
les idées, que l'on peut penser arrêter sa vie sans songer à mourir. C'est ce que
M. X... vit : il s'est constitué une éternité, une forme d'intemporalitéqu'à la rigueur
un analyste peut incarner un moment, mais uniquement dans une perspective plus
large et qui mettra en jeu cette dimension du temps, en elle-même peu vivable,
aujourd'hui parmi nous.
Pourquoi peu vivable? Une telle question pour y répondre exigerait de
prendre en compte la durée entière de notre culture, voire de l'espèce humaine.
Quelles sont les déterminations, différentes sans doute tout au long de l'histoire,
qui rendent une existence vivable ? Je ne saurais le dire. Ce que nous pouvons
constater, c'est que les images produites par un psychisme construit autour de
l'intemporalité et de l'éternité n'ont pas la qualité suffisante, la teneur nécessaire
pour maintenir une existence dans des transactions négociables avec soi-même et
avec autrui. Les images de M. X... paraissent conventionnelles, sans arrière-
1026 Pierre Sullivan

plan : ce ne sont pas des imagos et un analyste se perdrait à confondre les unes
et les autres.
Il y a une solidarité essentielle entre la temporalité que l'on vit et les images
internes conçues en nous. L'intemporalité doit se prêter davantage à la concep-
tion d'images qui se dispersent dans un flux indéterminé. Ces images perdent
rapidement la vivacité que crée au contraire une Imago en l'augmentant tou-
jours, car elle crée sa propre histoire. Ce que nous appelons une identification
vraie ou, pour reprendre le terme de M. X..., une identification pilier. Le para-
doxe lumineux de cette comparaison de valeur d'images réside pour nous, ana-
lystes, dans le fait que les images du recueillement de M. X... doivent probable-
ment offrir à qui s'en soucie des multitudes de rapports de ressemblance ou
d'opposition, en somme un champ illimité d'interprétation sur lequel nos
concepts pourraient fondre sans résistance. On doit pouvoir déduire là toutes les
formes et contre-formes de l'OEdipe, par exemple, ou toutes les transitionnalités
simples, si vous préférez.
Pourtant une pareille stratégie des liens se montrerait tout aussi inefficace
dans l'intervention de l'analyste qu'elle l'a été dans la vie psychique de M. X...,
l'analyste ajoutant seulement des images clichés à celles de M. X..., petite mon-
naie qui vient s'ajouter au tas.
Que faire? Que penser? Bien que l'esprit — et je pense à l'esprit analytique
d'aujourd'hui si formaliste, si rationnel — répugne à ce genre de gymnastique, il
faudrait plutôt, pour guérir autant et en même temps s'expliquer avec la tempo-
ralité, compter avec une stratégie du saut ou du mouvement accompli, car il est
probable que la psyché, la temporalité individuelle donc, de même que l'inter-
prétation fondatrice commencent par un saut. Il faut sauter à pieds joints dans
autrui pour y laisser une imago dynamique.
Deux types d'images, deux types de stratégies, les secondesinfiniment plus dif-
ficiles à décrire parce que la réflexion ne s'en saisit qu'après qu'elles ont produit
leurs effets. Si nous insistons sur cette distinction, c'est qu'elle incarne un conflit au
coeur de la pratique analytique actuelle, qui a lui-même ses origines dans la pensée
de son fondateur. Insensiblement, que nous le voulions ou non, nous sommes pra-
tiquement amenés à proposer, au départ du moins, au patient que nous ignorons
encore, des voies associatives qui sont, en tant que significations acquises ou
conquises de la psychanalyse, l'équivalent, au moins virtuel dans notre discipline,
de ces images mécaniques utilisées par M. X... Nous l'avons fait dans cette séance
jusqu'à un certain point, jusqu'à une certaine question, un saut cruel comme le
temps lui-même : une mère doit-elle aimer ses enfants.
La circonstance, le premier rendez-vous ou l'histoire de la psychanalyse, qui
a maintenant un code confirmé et étendu, jouent certainement un rôle important
dans cette approche formaliste du patient. Mais en allant au-delà et en référant
Clinique de l'intemporalité 1027

cet abord aux textes fondateurs de la psychanalyse, on découvre déjà, dans les
pensées peu nombreuses et souvent malaisées que Freud consacre au temps, une
tendance formaliste à l'intemporalité en même temps que la lancée d'une tout
autre dynamique. Les rares fois — une vingtaine de petits paragraphes, souvent
en notes, dans toute son oeuvre — où Freud discute de la temporalité, c'est pour
poser d'abord que l'Inconscient est sans le temps. Sans pour autant décrire posi-
tivement cette privation de temps. Dommage. En même temps pour nous, cette
désignation est une véritable question qui suscite un projet, une recherche plus
que des réponses. En ce sens, et pour reprendre ma formule d'il y a un instant,
Freud avec le « sans le temps » saute à pieds joints en nous-mêmes et dans l'ave-
nir. Parce qu'il ne peut développer cette intuition, ou parce qu'il est trop engagé
dans un courant de pensée métaphysique, quoi qu'il en dise, ou encore pour
d'autres motifs plus intimes, Freud ensuite mélange à peu près constamment à
cette invention de la temporalité de l'Inconscient une revendication beaucoup
plus ancienne et bien répertoriée dans la quasi-totalité des philosophies. Il exige
pour l'Inconscient, qui devient par là un réservoir de formes inaltérables, l'in-
temporalité de ses contenus et de ses processus. L'Inconscient apparaît alors
comme ces prairies ennuyeuses des Champs-Elysées, dont Achille se plaint,
quand même, sous la plume de Freud, et où, privilège insensé et divin, même
quand elles se modifient, les formes conservent leur être insensible au devenir.
Dans les termes de psychopathologie de la vie quotidiennne, cela se dit ainsi :
« Les traces mnésiques refoulées inconscientes sont conservées telles quelles,
dans leur forme originale et dans leurs formes successives quelles que soient les
modifications par corrections futures. »
La théorie de l'Inconscient, qui est toute ouverture, a ainsi cependant une
propension interne à se vêtir d'intemporel. S'il fallait en donner une définition,
l'intemporalité serait alors le mode d'être de l'Inconscient quand les analystes ne
savent plus supporter la question du « sans le temps ». L'Inconscient intemporel
perdant sa qualité dynamique se dégrade à la limite en un catalogue de formes
préformées de concepts ou d'idées qui tendent à l'universalité et dont l'efficacité
sur le sujet individuel ne peut être comprise autrement que par une théorie imi-
tative ou au mieux contemplative. Analyser revient à guider le patient vers la
visée, par exemple, du fantasme de scène primitive qu'attesterait le genre humain
comme une forme universelle.
C'est là toute la différence avec une stratégie du saut : pour revenir à M. X...,
celui-ci ne demande pas mieux que de nous fournir toutes les représentations de
scène primitive que nous pourrions souhaiteret qui conforterait l'intemporalité de
nos concepts originaires. Mais ces représentations ne seront jamais des fantasmes
si ces derniers, en tant qu'imagos constitutives du psychisme, doivent conserver de
leur origine la marque d'une autre temporalité qui m'a atteint dans un mouvement
1028 Pierre Sullivan

entier. C'est un saut, une expérience. Mes parents m'ont fait, mon analyste a inter-
prété. C'est inégalable et sans mesure. Le faire sien est certainement l'une des fina-
lités de l'analyse. C'est probablement pour provoquer de tels sauts ou conversions
que l'Inconscient doit être « sans le temps ».
Et l'analyste ? Freud le dit en toutes lettres dans « L'Homme aux loups », il
doit être comme l'Inconscient un être « sans le temps », et non intemporel. Entre
une psychanalyse intemporelle et ses patients, il y a sûrement beaucoup d'effets,
mais pas de passage vrai ou d'engendrement d'imagos qui vont développer elles-
mêmes une temporalité. Entre un « psychanalyste sans le temps » et ses patients,
il y a, avant toute signification, une entente qui a un lieu et un devenir commun.

V - Questions
Je le vois, il est plus facile de comprendre l'intemporel que le « sans le
temps ». Et je suis loin du compte.
Pour finir, une dernière interrogation sans réponse. M. X... ne demande-t-il
pas d'outre-tombe : et ma mort, qu'en dites-vous ? Hegel dirait que la famille des
analystes a procédé à une inhumation ; Heidegger y verrait l'occasion de se placer
devant sa propre mort ; Levinas nous assurerait que nous sommes des survivants.
Est-ce suffisant ? La mort peut-elle être pensée ? Intemporelle ? Sans le temps ?
Freud pense que l'Inconscient ignore comme l'homme primitif sa propre
mort, mais qu'il est sensible, peut-être infiniment réceptif, à la mort d'autrui.
Problème des fins dernières. Mais il faudrait encore beaucoup de temps pour
traquer le grand saut.
Pierre Sullivan
17, rue Albert-Bayet
75013 Paris
Le scandale du hors-temps

Julia KRISTEVA

« La science moderne doit se définir surtout


par son aspiration à prendre le temps pour
variable indépendante. »
Bergson, L'évolution créatrice (p. 335).

1 / DE LA PSYCHANALYSEQUI N'EST PAS UNE INTERSUBJECTIVITÉ

La psychanalyse est chose rare. Je parle évidemment de moi : j'accède rare-


ment à la singularité de cette expérience qui s'impose à partir du parcours freu-
dien et où le temps rejoint le hors-temps ; mais j'ose affirmer que je la retrouve
tout aussi rarement dans les témoignages et écrits de mes collègues. En revanche,
on assiste fréquemment à la dérive psychothérapeutique qui, pourtant indispen-
sable dans le déroulement d'une analyse, prend souvent le dessus et transforme
la talking cure en une intersubjectivité. La phénoménologie s'y reconnaît, mais
aussi le cognitivisme, quand ils essaient de nous rejoindre.
Par dérive d'intersubjectivité, j'entends d'abord la réduction du transfert
en dialogue entre deux psychismes : beaucoup s'en tiennent au constat que
l'analyste objective le désir inconscient de l'autre en lui donnant son sens ; dès
lors, par sa compréhension de la vie psychique comme un processus en cours
et sans fin, comme un dialogue inachevé, l'analyste devient le garant du fait
que le désir s'actualise dans l'interlocution. De cette objectivation ne découle
pas seulement la position de maîtrise plus ou moins perverse que l'analyste par-
vient à occuper vis-à-vis de son analysant. Plus profondément, on voit se cons-
tituer une conception et une pratique objectiviste de l'histoire psychique et de
l'appareil psychique. Je ne parle pas des études sur la « relation d'objet » dont
la pertinence est incontestable, mais de l'enlisement de l'aventure psychanaly-
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1030 Julia Kristeva

tique dans ce que Merleau-Ponty appelait sa déviation objectiviste1 : on réifie


la dépendance du sujet envers l'objet (mère ou père); même la pulsion est
envisagée comme une donnée de la conscience (force objectivable ou représen-
tation objectivée) ; la topographie de l'appareil psychique conduit à un « réa-
lisme des instances » ; le processus analytique est pensé en termes d'Identité et
de Loi : même/autre, loi/transgression : comme si la psychanalyse était un
prolongement de l' « existence selon la Loi » dans laquelle on a pu loger
l'homme, depuis saint Paul jusqu'à Nietzsche ; on réduit la psychanalyse à une
« technique », etc. Ces tendances objectivistes qui peuvent revêtir des aspects
psychologiques, empiristes, linguistiques ou philosophiques méconnaissent ce
qui me paraît être l'originalité de la position freudienne et que Freud définit
ainsi dans « L'inconscient »2 (1915) : « S'émanciper de la signification du symp-
tôme conscientiel » (« Müssen wir lernen, uns von der Bedeutung des Sympto-
mus Bewusstheit zu emanzipieren »).
Quel Temps, si on s'émancipe du « symptôme conscientiel » ? Telle sera ma
préoccupation aujourd'hui, mais avant de l'aborder, je voudrais schématiser
cette originalité de la psychanalyse que je souhaiterais remettre en valeur, car
elle nous est plus immédiatement accessible que ne l'est la conception du temps
dont elle est porteuse. Je la résumerai en deux traits incomparables à tout autre
démarche philosophique ou scientifique avant et après Freud.
1/ La théorie analytique, comme la pratique, est fondée sur l'hétérogénéité
pulsion/sens ou énergétique/herméneutique. S'il est vrai qu'une « prise de cons-
cience » s'effectue en cours d'analyse des motivations pulsionnelles qui président
au désir du sujet et à ses identifications, cette « prise de conscience » repose sur
une brèche incomblable entre pulsion et sens, énergétique et herméneutique.
Cette brèche caractérise aussi bien la théorie (c'est son « impureté » aux yeux de
l'épistémologie conscientielle) que la réalité de la cure et de ses protagonistes.
Retenons cette hétérogénéité,j'y reviendrai.
2 / Fondée par une théorie hétérogène, la psychanalyse est — probablement
de ce fait même — inséparable de sa pratique, au point qu'elle apparaît essentiel-
lement comme une technique. Théoriser veut dire interpréter qui veut dire travail-
ler. Je reviendrai sur le sens de « travail » en analyse. Je retiendrai en ce point,

1. « La déviation idéaliste de la recherche freudienne est aujourd'hui aussi menaçante que la dévia-
tion objectiviste. On en vient à se demander s'il n'est pas essentiel à la psychanalyse — je dis à son exis-
tence comme thérapeutique et comme savoir vérifiable — de rester non sans doute tentative maudite et
science secrète, mais du moins un paradoxe et une interrogation », préface à Hesnard, L'Oeuvre de Freud
et son importancepour le monde moderne (1960), p. 8, nous soulignons; je reviendrai sur l'expérience para-
doxale et le temps paradoxal en analyse.
2. L'inconscient (1915), in Métapsychologie, Gallimard, p. 105.
Le scandale du hors-temps 1031

l'accent mis par Freud sur le « maniement »1, la « manoeuvre », la « tech-


nique » : autant de termes qui rajoutent à la topographie des deux topiques
l'idée d'un « machinisme », d'un « fonctionnement mécanique ».
Ces deux particularités de l'expérience analytique dérangent et provoquent
soit des tentatives d'effacement ou de mise en ordre épistémologique (par
exemple : homogénéiser les discordances en postulant le toujours déjà là du désir
et du langage (Lacan) ou la préséance d'une téléologie hégélienne (Ricoeur)) ; soit
des accusations de « naturalisme réparateur » (Binswanger) ou de « biologisa-
tion » (Heidegger).
Je pense au contraire que ces spécificités de la psychanalyse (énergé-
tique/herméneutique + technique) peuvent apparaître dans toute leur originalité
— sans effacement et sans dénigrement — si on se donne la peine de les inscrire
dans la temporalité analytique, de les penser dans la temporalité analytique. Je
reformulerai la question ainsi : et si cette hétérogénéité énergétique/herméneutique
(qu'illustre radicalement la pulsion, mais pas seulement) ainsi que la prévalence
de la technique n'étaient que l'expression d'un nouveau rapport au temps ?
De Descartes à La Mettrie, la conscience — et le temps qui lui est inhé-
rent —, dépendent de la machinerie ou de la topographie d'un automate ou
d'un appareil. Ce qui se présente comme un « fonctionnement » traduit un
certain type de conscience-temps, un certain cours des événements psychiques.
Question : à quel « cours des événements psychiques » correspondraient le
fonctionnement de l'hétérogénéité freudienne et la technique analytique2? Et si
la « révolution freudienne » était — après la révolution copernicienne concer-
nant la terre, et la révolution darwinienne concernant les espèces — une
révolution de la conception du temps? Une humiliation narcissique infligée à
la conscience-temps, après que cette conscience anthropomorphe eut été
blessée — d'abord en tant que Terre supposée astre central, puis en tant
qu'Etre supérieur supposé séparé par un abîme des animaux3? Avec le Cons-
cientiel, c'est le Temporel qui se trouve soumis par Freud à une nouvelle bles-
sure. Laquelle?
Penser la psychanalyse sous l'angle de la temporalité plutôt que sous celui,
plus immédiat, de la conscience, ne résout pas les difficultés épistémologiquesde
la psychanalyse ; mais aide à les aborder en nous invitant à nous acheminer vers
une autre pensée du temps.

1. Die Handhabung : maniement. Le maniement de l'interprétation des rêves en psychanalyse (1911),


in De la techniquepsychanalytique, PUF, 1953.
2. Laplanche a raison de remplacer « fonctionnement» ou « incidents » (Geschehens) par « cours
des événements psychiques », in Formulations des deux principes du cours des événements psychiques
(1911), Résultats, idées, problèmes, I, PUF, 1984.
3. Une difficulté de la psychanalyse (1917), in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1952.
1032 Julia Kristeva

Je dis que :

/ Nous pourrions suspendre pour le moment les efforts de mesurer la psy-


1

chanalyse à une philosophie de la conscience (efforts qui ont manifesté leurs ris-
ques « objectalisants » tout au long de l'histoire postfreudienne de la psychana-
lyse), sous peine de réduire l'expérience psychanalytique à une intersubjectivité
qu'elle n'est pas.
2 / L'hétérogénéité énergétique/herméneutique, ainsi que la psychanalyse
comme technique suggèrent une temporalité originale, inouïe, spécifique au
champ analytique.
3 / La pensée du temps, pour difficile qu'elle soit, et celle de la temporalité
psychanalytique en particulier, a l'avantage de se situer au croisement du phy-
sique (temps physique) et du subjectif (temps subjectif) et, peut-être, de désarticu-
ler et de refondre ces dichotomies.
Après le temps cosmologique des Grecs, l'Occident depuis saint Augus-
tin et jusqu'à Hegel pense le temps comme coextensif à l'âme, à la conscience
et à l'esprit. Saint Augustin fait dépendre le temps de l'intentio et de la dis-
tentio animi, et ouvre la voie à une solidarité entre conscience, subjectivité et
temporalité.
Emile Benveniste a résumé et simplifié cette coprésence de la conscience
subjective et du temps, en localisant l'un et l'autre dans le langage : il y a du
temps parce qu'il y a du langage ; mon temps est fonction de mon énonciation :
« On constate partout une certaine organisation linguistique de la notion de
temps » ; « la temporalité humaine avec tout son appareil linguistique dévoile la
subjectivité inhérente à l'expérience même du langage »1.
Au XXe siècle, Bergson porte à son apogée cette tradition. Il est notoire que
contre le temps mesurable, « quantitatif », le philosophe propose la « durée qua-
litative ». Or, cette durée qualitative est toujours une donnée immédiate de la
conscience. S'il est vrai que la durée psychologique ouvre sur l'ontologique chez
Bergson, il n'en reste pas moins qu'une antériorité de la dynamique psychique
domine la pensée bergsonienne, et qu'elle va jusqu'à dématérialiser la matière
chez cet auteur : la matière est la forme d'un passé indéfiniment dilaté, le degré
le plus distendu de la durée; alors qu'à rebours, la durée s'impose comme le
degré le plus contracté de la matière.
Heidegger, seul, ontologise le temps et pense une « temporellité » coexten-
sive à l'Etre avant toute intervention subjective. Cette temporellité comme sens
ontologique du souci (Sorge), une « sorte de phénomène unificateur où l'avenir

1. L'homme dans la langue, Problème de linguistique générale, 1966, p. 263.


Le scandale du hors-temps 1033

apprésente en ayant été »1, conditionne les catégories de notre existence dans le
temps — avenir, passé, présent — sans que celles-ci s'y réduisent. L'être humain
est un Etre-là, un Dasein, un « Etre-jeté » à disposition et toujours « en avance-
sur-soi », et pour cela même dans le souci un « Etre pour la mort ».
Les trois grandes pensées de ce siècle — Bergson, Heidegger, Freud — sont
des pensées de subversion de la temporalité. Elles disent en substance qu'au
commencement n'était pas le Verbe, mais une temporalité extra-subjective et
extra-existentiellequi est le véritable défi pour la pensée. Je soutiendrai d'abord
que pour Freud, comme pour les deux autres, le temps est le paramètre essentiel
dans lequel sont pensées les composantes de l'expérience humaine.
En effet, Freud aurait pu écrire, comme Bergson : « Le temps n'est plus un
accessoire. Ce n'est pas un intervalle qu'on peut allonger ou raccourcir sans en
modifier le contenu. La durée de son travail (il s'agit de l'artiste, de celui qui crée)
fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à
la fois l'évolution psychologique qui la remplit et l'invention qui en est le terme.
Le temps d'invention ne fait qu'un ici avec l'invention même. »2 Cette durée coex-
tensive à la vie et à la création consonne pour nous avec la remémoration et la
renaissance psychique bien connus au sein du transfert pour lequel « il faut lais-
ser le temps » 3.
Par ailleurs, Freud aurait pu tout aussi bien définir l'analysant, cet être
parlant son anamnèse, comme un « Etre pour la mort », un « en bloc » de
« je suis-été », télescopant l'avant et le maintenant, tout en étant « avenir »,
ne cessant de « s'en venir jusqu'à lui-même tout en revenant en arrière »,
comme l'écrit Heidegger4.
Et pourtant, la subversion de la temporalité chez Freud est tout autre : ni
expansion de la conscience (Bergson), ni sa contraction potentielle (Heidegger) ;
la temporalité freudienne s'appuie sur le temps linéaire de la conscience pour y
inscrire une faille, un brèche, une frustration : c'est le scandale du hors-temps
(Zeitlos).
Conformément à la thèse philosophique classique pour laquelle, je viens de le
rappeler, le temps est une donnée de la conscience, pour Freud, depuis l'Esquisse
(1885), le temps est le temps de la conscience, ainsi que de la perception modelée
par la conscience. En revanche, l'inconscient, depuis L'interprétation des rêves

1. Etre et temps (1927), § 65, p. 386.


2. L'évolution créatrice (1907), p. 339-340; nous soulignons.
3. « (...) en donnant un nom à la résistance, on ne la fait pas pour cela immédiatement disparaître.
Il faut laisser au malade le temps de bien connaître cette résistance qu'il ignorait, de la perlaborer, de la
vaincre et de poursuivre (...) le travail commencé », Freud, Remémoration, répétition, perlaboration, in
La techniquepsychanalytique, PUF, 1977, p. 114.
4. Etre et temps, § 65, p. 386.
1034 Julia Kristeva

(1900) et jusqu'à la Métapsychologie1 ainsi que le Ça2, jouissent d'une temporalité


dite Zeitlos, « hors-temps ». Par ce terme est désignée la temporalité spécifique de
l'indestructiblepulsion qui se manifeste d'abord commeprincipe de plaisir visant la
réalisation des désirs (notamment dans les rêves, selon L'interprétation des rêves) ;
ensuite, plus explicitement, le Zeitlos insiste dans la répétition (et la compulsion de
répétition); enfin, mode privilégié de l'archaïque, l'indestructible et l'immortel
s'avèrent être... la « plus pulsionnelledes pulsions » — la pulsion de mort.
On a pu rapprocher cette a-temporalité, propre au désir, puis à la mort
freudiens, de la réserve temporelle dans Le Monde comme volonté chez Schopen-
hauer ; de même qu'on a comparé la répétition à l'éternel retour chez Nietzsche.
Il existe pourtant une originalité incomparable du Zeitlos freudien. Elle me
paraît résider dans la mise en évidence d'un temps inconscient qui non seulement
n'est pas le temps conscient mais empiète sur un temps prépsychique et va jus-
qu'au somatique. Qui plus est, il s'oppose à l'avancée ou à l'accroissement de la
conscience ainsi que de la vie. A l'extrême, il est... le temps de la mort. Ceci vou-
drait dire que le temps de la mort, en tant que temps de la pulsion, n'est pas un
temps mort ou temps de rien, temps pour rien; ce que Freud appelle une
« mort » (psychique et biologique) n'est pas un temps mort, mais possède son
temps à soi; ce qu'on appelle une « mort » est une temporalité scandaleuse
(Zeitlos) — et puisque le scandale est un « empêchement », on pourrait dire
qu'il s'agit d'une temporalité empêchée, d'une temporalité qui ne tempore3 pas,
à l'oeuvre au travers de la conscience et au travers du psychique.
Même le « caractère ekstatique de la temporellité originale » chez Heideg-
ger, coextensive au « souci » et à « l'Etre pour la mort », comprend la « tempo-
ration », la « résolution en marche »4. Nulle part une brèche d'un temps qui ne
tempore pas n'a été mise en place comme chez Freud, cette scansion étant sans
doute indispensable pour fonder l'hétérogénéité de l'inconscient pulsionnel, mais
aussi comme nécessité thérapeutique — tant il est vrai que les symptômes et les
structures psychopathologiques peuvent apparaître comme diverses impossibili-
tés d'intégrer l'atemporel.
Nous n'avons peut-être pas réellement mesuré cette avancée freudienne vers
le hors-temps, qui n'a rien à voir avec la croyance dans une vie au-delà, un
temps au-delà, une éternité au-delà, mais inscrit l'oeuvre (le travail) de la mort
comme une temporalité hétérogène au temps linéaire (zeit-los), ouvrant ainsi
chaque manifestation humaine (acte, parole, symptôme), au-delà de la cons-

1.L'inconscient (1915), in Métapsychologie, Gallimard, 1952.


2. Cf. Nouvelles Conférences sur la psychanalyse (1932).
3. « Temporer », « temporation » traduisent le verbe zeitigen chez Heidegger.
4. Etre et temps, § 61 et § 65.
Le scandale du hors-temps 1035

cience, vers la continuité inconscient-prépsychique-somatique-physique.De ce


fait, la biologie elle-même se trouve accompagnée d'une thanatologie qu'une
conception linéaire et, somme toute, paradisiaque de la vie nous fait d'habitude
soustraire de la logique du vivant dans notre tradition religieuse et scientifique.
« Le temps est le sens de la vie », a-t-on pu penser de Claudel à Heidegger1. C'est
à ce temps-là que s'oppose — ou s'appose — le Zeitlos érotologique-et-thana-
thologique de Freud. Je souhaiterais garder pour le moment le terme tragique de
mort, pour faire entendre, à rebours, que la mort est selon Freud dé-liaison ; et,
en actualisant le sens de « déliaison » (donc de « mort ») dans le suffixe *los
(Zeitlos), obtenir plutôt et à la fin de mon raisonnement le résultat inverse :
dédramatiser la mort ; car telle est, me semble-t-il, la voie freudienne.
Je verrai donc dans le Zeitlos une manière d'apprivoiser la mort, en l'inscri-
vant d'emblée et simultanément comme force pulsionnelle et représentation
inconsciente, énergie et psyché ayant une temporalité spécifique qui ne tempore
pas ; et ceci à rencontre de la vie et de la conscience, bien qu'inséparables d'elle.
Ce temps délié de la biothanatologie freudienne n'est pas une négativité si l'on
entend par ce terme la triade dialectique qui préside à l'élaboration ou à la subli-
mation. Tout en mettant au jour la dialectique interne à la naissance du sym-
bole2 et au processus constituant le Moi et le Surmoi, Freud réserve en parallèle
— précisément à travers la temporalité paradoxale de l'a-temporel — une autre
modalité de l'expérience psychique qui dramatise sa conception dite « dualiste »
et s'inscrit à l'encontre de toute téléologie. Autant, sinon plus que dans la théorie
sexuelle du psychisme, je verrais dans cette permanence de la biothanatologie
hors-temps, qui brise le temps biologique et conscientiel, le véritable scandale
que produit la psychanalyse et la cause majeure des résistances qu'elle suscite.
De cette immanence du temps mort (ou plutôt du temps délié) dans le
temps lié vivant, la temporalité psychanalytique est pourvue d'un archè, d'un
archaïque. Pourtant, Freud construit une étrange temporalité : car si elle com-
porte un arche, paradoxalement, elle n'a pas de telos, ou plutôt son telos (la
« guérison », la « vérité », la « renaissance ») s'en trouve marquée, entrecoupé,
scandé par l'impossible qui est en dernière instance l'endurance de la mort (psy-
chique et biologique). La longue cohabitation de Freud avec la mort (cancer,

1. En 1962, Heidegger inverse le titre de son ouvrage de 1927 (cf. la conférence Temps et être in
Questions IV, Gallimard, 1976), et introduit le terme de Zeit-Raum, « l'espace libre du temps » ou « l'es-
pacement du temps ». Cette unité d'un état d'ouverture dans lequel aussi bien le tempset sa temporation
ekstatique que l'espace et son espacement trouvent leur place, modifie le texte de 1927 en reconnaissantla
propreté de l'espace (sans le ramener au temps) dans l'événement. Mais il ne semble pas que le Zeit-Raum
se préoccupe du paradoxe radical du Zeitlos : même « l'arrêt d'un suspendre » (« empêchement »,
« réserve », « se soustraire », « bref : le retrait ») appartient, selon Heidegger, à la temporation-donation-
destination, à la « venue à nous de l'Etre ».
2. Cf. « La dénégation » (1925).
1036 Julia Kristeva

première et deuxième guerres, fascisme) contribue sans doute à forger ce modèle


non vitaliste et non cosmogonique du Zeitlos : modèle plutôt scripturaire, au
sens où l'écrit enlève et entaille, par frayage de la trace (d'où le « bloc-notes
magique »1 (1925)), et fut destiné initialement aux monuments funéraires.
Je résume :
Il existe un postulat de la conscience occidentale : le temps est un fait de cons-
cience (intentio et distentio animi, de saint Augustin jusqu'à l'Esprit chez Hegel), et
la mémoire ne peut que s'y inscrire. Freud reprend ce postulat en situant le temps
dans le système Perception-Conscience; cependant il ajoute que les traces durables
de l'excitation demeurent inconscientes2. Nous voilà placés devant le paradoxe
temps/mémoire qui, en fait, reformule la distinction conscient/inconscient. Que
faire avec le temps par définition conscient si on postule une psyché inconsciente ?
Son temps — qui est une mémoire — étant d'une autre logique (ou d'un autre
appareil) ne peut qu'être hors-temps. Dès lors, quel est ce psychisme qui se dis-
tribue entre le temps et le hors-temps ? Tel est le scandale de l'Homo analyticus que
Freud nous invite à penser, tout en avouant (à son habitude trop modestement)
son propre embarras devant la tâche qu'il nous lègue3.
On pourrait repérer l'empreinte du Zeitlos dans tout l'édifice de la théorie et
de la pratique freudiennes. De la combinaison entre le temps linéaire conscient et le
hors-temps, il résulte dans l'expérience analytique différentesfigures de la tempora-
lité dont nous avons tous l'expérience mais qui sont loin d'être clarifiées. Dans ce
qui suit, j'essaierai de dégager quelques-unesde ces configurations, en interrogeant
trois données cruciales — et situées à des niveaux très différents de l'expérience
analytique : la trace mnésique, la perlaboration et la liquidation du transfert.

2 I TROIS FIGURES DU TEMPS ANALYTIQUE

a) La trace mnésique (Erinnerungsspur ou Errinerungsrest)

Contre le temps-écoulement, la mémoire est trace (spur) durable de l'exci-


tation : comme telle, elle est inconsciente ; elle est aussi carrefour d'énergie et de

1. Note sur le bloc-notes magique (1915) in Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985.
2. Breuer exprime pour la première fois cette distinction dans les Etudes sur l'hystérie (1895) : « Il est
impossible pour un seul et unique organe de remplir ces deux conditions contradictoires (temps/mémoire).
Le miroir d'un télescope à réflexion ne peut pas en même temps être une plaque photographique.»
3. « Je persiste à soutenir que nous n'avons pas assez mis en relief ce fait indubitable de l'immutabi-
lité du refoulé au cours du temps. C'est là que semble s'offrir une voie de pénétration vers les connais-
sances les plus approfondies; malheureusement, je n'ai pu réussir à m'y introduire », in Nouvelles Confé-
rences (1932, p. 104).
Le scandale du hors-temps 1037

représentation (on retrouve l'hétérogénéité) ; elle est indestructible et cependant


déplaçable, parce que intra- et intersystémique.
Quand un patient souffre de recto-colite hémorragique, on lui découvre en
amont des diarrhées de nourrisson, une appendicite à 13 ans, des épisodesabdomi-
naux à l'adolescence, et on peut penser avec M. Fain à une « mémoire corporelle »
ou plutôt à une « mémoire de système » qui ignore le temps en se répétant telle
qu'elle dans des lieux divers et à différents moments du temps conscient linéaire.
Quand on constate que l'addiction est un moyen régressifd'atteindre la soma-
tisation, et que psychosomatose et addiction sont interchangeables, on peut s'in-
terroger sur l'existenced'une mémoireprépsychiquesous-jacente à l'acquisition de
la conscience et de sa temporalité ; mémoire prépsychique dont la permanence, le
non-écoulement, et en ce sens l'extra-temporalité, dévoile en même temps (!) ; a / un
excès d'excitation et bI une dette insymbolisabledu débiteur vis-à-vis de ses créan-
ciers (imagos parentales et conscience), une dette qui ne peut que s'annuler par le
« don » du corps et/ou par l'abolition de la conscience.
La trace mnésique, dont la répétition ignore le temps, peut parfois s'insinuer
jusque dans les formations très secondarisées,élaboratives et sublimatoires, pour
les marquer de l'inquiétante étrangeté de l'a-temporel. Je pense à une patiente,
Marie, qui est venue en analyse pour des troubles épileptiques dans les trans-
ports publics. Abandonnée par sa mère à la naissance, maltraitée pendant la vie
utérine (la mère enceinte serrait son ventre pour que personne ne devine son état
jusqu'à la veille de l'accouchement), Marie garde pendant son enfance et son
adolescence des images fortement idéalisées d'une mère exceptionnelle (non
conformiste, libre) et d'un père « haut placé » qui l'a reconnue et qui l'accueille
non sans générosité plusieurs fois par an dans sa famille légale. Les crises ont
commencé pendant un voyage en train vers ce père. Une première tranche
d'analyse a liquidé le symptôme et Marie a interrompu le traitement. Elle est
venue me voir quelques années plus tard, pour des « troubles relationnels » :
Marie était devenue la compagne d'un « homme dangereux », mythomane se
prétendant parfois terroriste, parfois joueur à la Dostoïevski, qui a failli l'empoi-
sonner et qui a fini par être emprisonné pour tentative de meurtre sur d'autres
femmes ; mais dont le commerce procurait une forte satisfaction sexuelle chez
Marie. Elle ne pouvait se débarrasser de cette autre version de la crise comitiale
ou de l'étouffement jouissif intra-utérin. En fin d'analyse, Marie est devenue
auteur d'un livre... sur la toxicomanie.
Je dirai que dans cette analyse, le hors-temps de la trace mnésique est resté
indestructible. Nous en avons peut-être seulement atténué la force et déplacé la
topique, pour permettre à Marie une identification avec la toxicomanie, et
notamment avec le don de soi et du corps propre pour une dette insoluble, qui
caractérise le toxicomane, et que Marie a décrit dans son livre. Une temporalité
1038 Julia Kristeva

courante, progressive, est bien manifeste dans cette cure : de l'auto-inceste comi-
tial, en passant par la conflictualité sexuelle et intersubjective, et jusqu'à l'explo-
ration identifïcatoire et sublimatoire de la toxicomanie. Mais au coeur même de
sa « réussite » (écrire sur la toxicomanie), Marie me signifie la répétition, donc la
permanence en elle d'une trace mnésique qui maintient hors-temps une partie de
son psychisme. Désormais au service de la conscience et de la vie, cette trace
a-temporelle se répète tout au long de sa vie, scande son psychisme et la menace
de retour vers le prépsychique, l'insymbolisable.

b) La perlaboration (Durcharbeitung)

L'idée d'un travail psychique, présente dès L'interprétation des rêves (au
sens où le rêve travaille (traumarbeit), c'est-à-dire « ne pense ni ne calcule, d'une
certaine façon il ne juge pas, il se contente de transformer »), trouve son intensité
dans la notion de Durcharbeitung1. Je suis de ceux qui pensent qu'à côté de la
remémoration qui inscrit le passé dans l'écoulement de la conscience (dans le
temps linéaire) ; à côté de la répétition qui signale l'indestructible pulsion ou le
souhait de plaisir ; la perlaboration est le processus central autour duquel s'arti-
culent les deux autres. Puisqu'elle porte sur les résistances et se signale par une
stagnation consécutive à l'interprétation d'une résistance, la perlaboration sous-
trait le processus psychique de l'écoulement et se présente comme un temps
mort ; alors qu'en réalité s'opère une acceptation des pulsions refoulées par l'ex-
périence vécue (Erleben) du transfert. J'y verrais un deuxième aspect du hors-
temps, accompagnant la répétition de la trace mnésique dont il a été question
plus haut.
On notera une nouvelle figure de cette temporalité paradoxale de vie et de
mort au coeur de la Durcharbeitung : Erleben (ou la vie dont il s'agit dans le
transfert) est un hors-temps (stagnation) ; or l'expérience de la vie est couram-
ment une avancée dans le temps ; donc l'Erleben du transfert en tant que perla-
boration comporte au contraire une insertion dans la vie d'une non vie ; en d'au-
tres termes, l'Erleben de la perlaboration inscrit la mort au plus vivant de
l'actualité vécue.
Cette contraction de vie et de mort (temps et hors-temps) interne à la perla-
boration peut se résoudre par une accélération qui est une hallucination élation-
nelle : un moment de grâce qui signale ce qu'on a pu appeler une « renaissance »
de l'analysant. La terminologie moins euphorique de Freud (Durcharbeitung,
« hallucination ») a l'avantage d'attirer l'attention sur la conflictualité de notre

1. Cf. « Remémoration,répétition, perlaboration » (1914).


Le scandale du hors-temps 1039

tâche ainsi que de l'aventure humaine — une difficulté que nous avons tendance
à gommer sous l'effet des religions de l'espérance et sous la pression de la
demande publique.
Danielle est une femme d'une trentaine d'années, en analyse depuis quatre
ans : insatisfaite de ses relations homosexuelles et de quelques rares hétéro-
sexuelles, sujette à des douleurs abdominales et à des céphalées insupportables,
elle fait un transfert intense alternant idéalisation et rejet. L'anamnèse fait appa-
raître un fort attachement au père, une mère tenue pour « infantile », et une
soeur cadette que la patiente — cinéaste — considère « sans intérêt » et qui est...
psychanalyste à l'étranger. Danielle se rend souvent en Israël et fait mention de
l'actualité politique, mais aucune référence au passé dramatique de la famille
pendant la guerre ou avant n'apparaît dans son discours. Ceci jusqu'à un voyage
que j'effectue à Jérusalem, qui change nos rendez-vous et que la patiente
apprend par des amis. Danielle me dit qu'ayant entendu parler de ce déplace-
ment, elle a rêvé de sa mère qui vit à Jérusalem. Le rêve reconstitue un moment
clé de la vie de la mère, petite fille de 3 ou 4 ans qui arrive en Israël, accompa-
gnée d'une parente éloignée, tandis que ses propres parents sont envoyés dans
des camps. J'apprends ainsi après quatre ans d'analyse, la mémoire traumatisée
et traumatisante de cette mère, réservée jusqu'ici hors-temps. Danielle s'attendrit
sur le sort de cette mère rescapée, et pour la première fois de son analyse essaie
de restituer sans revendication ni hostilité une image aimante et aimée de sa
mère. Suivent des séances qui mettent en évidence les relations passionnelles fort
complexes entre la fille et la mère.
Je comprends que Danielle avait entrepris son analyse dans le but incons-
cient d'oublier sa mère qu'elle refoulait et censurait. La patiente maintenait
hors-temps la mémoire douloureuse de cette femme, ainsi que l'intrusion aban-
donnique que Danielle avait vécue à la suite de la naissance de la soeur psycha-
nalyste et qui avait redoublé dans l'histoire de la fille le trauma politique subi
par la mère. Le transfert sur moi était une résistance à ces deux douleurs, ainsi
que leur perlaboration stagnante. Danielle se plaignait de ne pouvoir « rien "se"
rappeler en paroles ; seulement les images parfois m'évoquent quelque chose de
vrai impossible à mettre en mots, dès que je me mets à en parler, ça se perd ».
« En parler », mettre la douleur psychique et somatique en temps, la sortir du
hors-temps des images : tel me semble avoir été le long travail de la perlabora-
tion muette, avant la « séance Jérusalem » avec le rêve au sujet de la mère en
petite fille. Cette séance-là était en somme une remémoration fulgurante enfin
advenue, la fin — provisoire — de la perlaboration. Danielle a subi, au sens fort
du terme, une intersection entre, d'une part, le temps linéaire accentué par l'agi
de mon voyage et dont on peut parler, et, d'autre part, le hors-temps de sa sym-
biose fille-mère, ouvrant dans ce cas vers une histoire générationnelle trauma-
1040 Julia Kristeva

tique. J'insiste sur cette intersection temps/hors-temps : Danielle a le sentiment


de voir sa mère petite fille arriver en Israël pendant la guerre, et de me voir à
Jérusalem aujourd'hui. Au rêve s'ajoute un état hallucinatoire qui retire le hors-
temps de l'excitation si longtemps contenue, et la fait travailler au sein d'une
temporalité dicible, « conscientielle ». Cet état de grâce, cette conjonction du
linéaire et de l'indestructible, est une flexion de l'intemporel spécifique du proces-
sus analytique. Elle succède à la stagnation perlaborative dont elle est insépa-
rable, sous la forme d'une surimpression vécue comme une accélération jouis-
sive. La trace mnésique dont je parlais à l'instant perdure, mais elle est agencée
au temps linéaire de la remémoration : ce télescopage est vécu (Erleben) comme
évidence, vérité, jouissance. Et si la jouissance n'était pas (seulement) un certain
rapport à la Loi, mais cette intersection du temps et du hors-temps dans le tra-
vail de la perlaboration ? Ni status corruptionis de la pulsion refoulée sans enten-
dement, ni status integrationis de la conscience pacifiée; mais l'entre-deux du
status graciae.

c) Dissolution du transfert

La fin de l'analyse est ce temps de séparation avec l'analyste qui nous


confronte avec la possibilité de sa mort. Plus encore, par le truchement de l'iden-
tification avec lui, la dissolution du transfert nous confronte avec nos propres
imagos ou formations identitaires en tant qu'elles aussi sont susceptibles de dis-
solution : la fin de l'analyse nous confronte avec la possibilité de notre propre
mort (mort psychique et mort biologique). Je dis bien possibilité : par-delà une
certaine mélancolie de la fin de cure, la dissolution du lien transférentiel réactive
certes la position dépressive, mais elle permet de vivre à travers cette déposses-
sion, en rendant le « terminé » « interminable »1. Je verrais dans cet « intermi-
nable » (unendliche) une troisième variante du hors-temps, sa variante décisive,
si l'on accepte qu'il n'y a pas à proprement parler d'analyse sans dissolution du
lien transférentiel.
Une phrase de Freud m'a toujours retenue : « car en fin de compte, nul
...
ne peut être mis à mort in abstentia ou in effigie 2. Prenons à la lettre cette
»
conclusion de Freud : il s'agit bien de la mort réelle, ni in abstentia ni in effigie.
L'analyste n'est plus le garant du sens de mon histoire, de mes désirs et de mes
pulsions; l'illusion d'intersubjectivité est achevée; tout simplement, il ou elle
n'est plus — ni sujet supposé savoir, ni dépositaire du hors-temps de mes traces

1.Cf. Analyse avec fin et sans fin (1937) in Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985.
2. La dynamique du transfert (1912), in La techniquepsychanalytique, PUF, 1953.
Le scandale du hors-temps 1041

mnésiques ou de mes états perlaboratifs hallucinatoires. Je suis seul(e), mais


puisqu'il n'est plus et que moi j'étais lui, en lui et par lui —je ne suis plus. Cette
dissolution du lien et de l'identité intersubjectifs a des conséquences dont je ne
suis pas sûre que nous assumons toujours la gravité, tant nous nous réfugions
dans l'espoir d'une adaptation-normalisation,quand ce n'est pas (pour ceux qui
deviennent analystes) dans l'institution réparatrice et identificatrice. Je, sujet du
temps, suis confronté(e) au « travail du négatif » (André Green) qui remet en
cause une dernière fois, et de manière décisive, les ressorts narcissiques de mon
identité, et qui mobilise ma negative capability (Bion).
Pourtant, si certains analystes à la suite de Bion et de Green ont fortement
insisté sur l'aspect constructif, dialectique, de ce « travail du négatif », ou de
cette « negative capability » permettant l'élaboration du trauma en vue d'une
survie psychique, on a peut-être moins accentué son envers. — La dissolution du
lien transférentiel, qui représente mais aussi agit la mort de l'autre et de soi
« pour de vrai » (je répète : pas in abstentia ni in effigie), m'ouvre vers le hors-
temps de ma pulsion, de la pulsion de mort, et jusqu'à l'inorganique. Tel est le
« voyage au bout de la nuit » que Freud a fait dans « Au-delà du principe de
plaisir » (1920) et dont j'ose rappeler la version formulée sous protection divine
chez saint Jean (« la nuit »), qui me confronte définitivement avec le hors-temps
de la pulsion intrapsychique et du prépsychique. Dessaisie radicale de mon être
conscient et vivant, la fin de l'analyse me livre à la solitude d'une éternité sereine
mais qui n'a rien de jubilatoire : à une durée extra-subjective, biologique et tha-
natologique, qui ne partage pas le vitalisme idéaliste de la durée bergsonnienne.
Pourtant, ce sens inexorable du mot « interminable » qui ponctue la fin de
l'analyse, s'accompagne d'un autre : si la mise à mort de l'identité conscientielle
(celle de mon analyste et de mon Moi) a été possible, c'est que je suis désormais
capable moi-même, moi seul(e), d'avancer dans le temps de la prise de cons-
cience. Ayant mis à mort mon analyste (l' « autre »), j'assure cependant sa sur-
vie par la re-création de la dynamique transférentielle avec d'autres « autre »-s.
Cet « interminable »-là est de l'ordre d'un infini numérique, dénombrable, qui
suivra le futur d'une vie et des générations à venir. Il ne me paraît pas inutile
cependant d'insister sur le fait que ce prolongement indéfini de l' « analyse inter-
minable » échappe à la téléologie précisément en raison de l'irrémédiable scan-
sion qu'y imprime le hors-temps de la pulsion de mort et du prépsychique ou de
l'extra-psychique.
Si donc la dissolution du lien avec mon analyste me lègue un in-fini (troi-
sième figure du Zeitlos), cet in-fini est tiraillé entre l'impossible temporation de la
pulsion et l'ouvert des perlaborations à venir. Qu'une personne — mon ana-
lyste — par sa prise/déprise par rapport à moi, ou par sa mort, se situe et me
situe dans cette temporalité doublement infini/fini de l'impossible et infini de
1042 Julia Kristeva

l'ouvert (infini de « la nuit » et infini de la « transmission ») : voilà le legs de l'ex-


périence analytique à proprement parler inhumain.
Aucune autre aventure dans notre civilisation, et à ma connaissance dans
nulle autre, ne nous prépare ainsi à l'échéance de la mort, au fur et à mesure
qu'elle implique l'être parlant dans une biologie/thanatologie. Il en résulte une
gravité sans désespoir, car il existe l'espoir de la transmission ; mais il s'agit d'un
espoir scandé et scandaleux par la lucidité de son impossible. On a parlé à ce
propos de « pessimisme » de Freud. J'y verrais plutôt un apprivoisement de la
mort (au sens de dé-liaison de la conscience jusqu'au temps délié : Zeitlos). On
pourrait dire qu'avec Freud, « la mort vit une vie humaine », mais cette formule
n'a pas la tristesse nihiliste que lui confère le volontarisme de Hegel. La « mort »
prend son temps dans le temps (la mort perd son temps dans le temps) et, en se
résorbant dans le temps délié, elle devient source de sérénité et d'indulgence. En
effet, psychologiquement parlant, cette expérience au carrefour du temps et du
hors-temps devrait nous rendre non pas pessimistes mais bienveillants ou indul-
gents. Chose rare, je l'ai dit en commençant.

3 / HOMO NATURA ET HOMO ANALYTICUS

Je viens de déchiffrer, face au temps lent et linéaire de la prise de conscience,


trois modalités du hors-temps qui me paraissent scander l'expérience analy-
tique : la répétition de la trace mnésique ; la stagnation suivie d'accélération hal-
lucinatoire (la « grâce ») de la perlaboration ; les deux infinis de la liquidation du
transfert (l'impossible de la pulsion de mort qui réconcilie l'homme avec la bio-
thanatologie; la durée ouverte du « passage de témoin » dans la transmission).
Si l'on admet que ces trois modalités du hors-temps accompagnent imman-
quablement l'expérience analytique, il apparaît que la subjectivité qui se module
à l'issue de la cure n'a rien de « naturel » ni d' « intersubjectif ». L'Homo analy-
ticus ne serait pas un Homo natura : ni naturalité biologique, ni naturalité du
dialogue entre consciences que le cognitivisme s'efforce d'unifier aujourd'hui.
L'Homo analyticus serait re-tour, ré-volte du hors-temps dans le temps. Je n'en-
tends pas l'Homo analyticus comme un homme de la révolte morale, mais
comme une ré-volte logique et chrono-logique. En ce sens, le combat que Freud
livre contre le positivisme comme celui contre la religion n'est jamais plus nette-
ment exprimé que dans l'insistance sur cette temporalité ré-voltée.
Le paradoxe épistémologique du hors-temps que Freud a maintenu, paraît
dès lors comme une nécessité intrinsèque de l'analyse, sans laquelle elle s'enlise
dans les logiques de l'intelligence artificielle autant que dans l'optimisme de la
Le scandale du hors-temps 1043

guérison, et dans les masquages rationalistes de la foi. La scansion d'impossible


que le hors-temps introduit dans l'ambition thérapeutique de « tout analyser »,
ainsi que dans la tentation logistique de « tout logifier » jusqu'à donner raison à
l'irraisonnable, est peut-être cette frustration maximale à laquelle Freud souhai-
tait confronter l'Homo analyticus. N'est-ce pas sur le Zeitlos qu'échoue l'hysté-
rique qui souffre de réminiscences, incapable de les dire toutes ? N'est-ce pas sur
le Zeitlos qu'échoue l'obsessionnel qui espère posséder, en le mesurant, l'incom-
mensurable ? N'est-ce pas sur le Zeitlos qu'échoue le mélancolique qui souffre
d'un passé qui ne passe pas? N'est-ce pas sur le Zeitlos qu'échoue le para-
noïaque qui rivalise avec une éternité qui le subjugue? « Recréer la souffrance
sous les espèces d'une frustration pénible », écrivait Freud1. Et ceci, en référence
à son obstination à maintenir l'irréductible mémoire de l'archaïque : « Je me
suis toujours tenu au rez-de-chaussée et dans le sous-sol du bâtiment... A cet
égard, vous êtes conservateur et moi révolutionnaire. Si j'avais encore devant
moi une existence de travail, j'oserais offrir aussi à mes hôtes bien nés une
demeure dans ma petite maison basse. »2 Ainsi donc, celui qui accède à l'ar-
chaïque et à son impossible temporation qu'est le hors-temps, serait non seule-
ment quelqu'un de bienveillant et d'indulgent, mais... « révolutionnaire »?
Lacan, sensible à ce scandale du hors-temps intrinsèque à l'expérience ana-
lytique, s'est trompé en voulant le ritualiser en tant que « technique » de la
« scansion » (séances courtes). L'intempestifdu hors-temps est effet d'interpréta-
tion, et de silence. Peut-être s'agit-il, en définitive, de notre capacité à nous, ana-
lystes, d'être personnellement sensibles aux différentes figures du Zeitlos, et de
laisser entendre combien notre identité — consciente, narcissique, biologique —
est fonction du hors-temps, cette modalité majeure de l'inconscient. Il s'agit de
notre capacité de nous montrer menacés par la répétition, par la stagnation ou
l'accélération hallucinatoire, et par l'infini de la dissolution des liens.
Mais il est intenable de se vivre comme une fonction à la croisée du lent
temps linéaire et du hors-temps; il est encore plus intenable d'en trouver la
formulation.
Alors, faisons des psychothérapies, en toute humilité. Peut-être, après tout,
l'humilité (« la maison basse » — telle est la métaphore que Freud choisit pour
l'archaïque ou l'intemporel) est-elle la seule façon qui nous reste de n'être ni
morts ni vivants mais : sereins, indulgents et « révolutionnaires », comme l'écrit
Freud à Binswanger. Au sens ironique et bien proustien d'une ré-volte qui n'a
rien d'autre à chercher ni à retrouver si ce n'est un temps perdu. Une traduction

1. Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique (1918), in La techniquepsychanalytique,


op. cit.
2. Lettre à Binswanger, 8 octobre 1936. Nous soulignons.
1044 Julia Kristeva

possible de Zeitlos pourrait être « le temps perdu ». Un temps qui se perd


comme temps, à force de nous réconcilier avec l'expérience de notre propre
perte. Répétition, stagnation, grâce, infini. Le langage, qui est du côté de la cons-
cience, nous propose toujours des termes liés, temporels. Il faudrait peut-être
l'expérience de l'écriture et ses signes croisés de sensations et de pulsions, pour
nommer — avec quelques chances de vérité — ce temps délié dont Freud a fait
le pivot de l'analyse et peut-être d'une nouvelle espèce d'humanité.

Julia Kristeva
76, rue d'Assas
75006 Paris
La belle actualité

Paul DENIS

L'intemporalité de la fugue

L'un de mes patients, dont la vie quotidienne est le plus souvent pénible-
ment vécue, décrit une forme de douleur psychique particulière, ressentie au jour
le jour, liée au sentiment que, si les choses sont à peu près supportables pour lui
au moment présent, il ne peut penser qu'elles pourraient durer : « J'ai une belle
actualité mais je ne me précède pas... »
Il vit au présent, dans un présent intemporel qui m'évoque le déroulement
d'une fugue de son enfance : il fuyait la dépression de sa mère, perdu sur une
plage, sans repères, retrouvé il ne sait comment. Cette fugue, telle que je me
l'imagine aujourd'hui, avait suspendu le déroulement du temps, interrompu les
relations à sa mère, c'est-à-dire aboli momentanémenttout ce qui s'était bâti sur
leur histoire commune, déliant les représentations et les affects, pour investir un
espace où la succession des gestes tenait lieu de temporalité : la belle actualité ou
la permanence de la fugue. Dans les prisons « la belle » désigne l'évasion, l'acte
nécessaire, qui se suffit à lui-même sans exiger d'autre lendemain. L'agir perma-
nent, l'évasion dans l'actualité, abolit la temporalité pour lui substituer l'inves-
tissement de l'espace, et le temps se trouve réduit à l'immédiat instant. Cette
réduction du temps fait partie, pour Camus, du supplice de Sisyphe : «... ce long
effort mesuré par l'espace et le temps sans profondeur... » Chez le patient que je
viens d'évoquer, le surinvestissement de l'actualité était mis en oeuvre en face de
l'angoisse soulevée par la dépression maternelle, et, ultérieurement, dans toute
situation qui faisait revivre une angoisse analogue. Si nous parlons en termes
d'angoisse de mort nous pouvons considérer que celle-ci est d'abord une
angoisse de mort psychique, une angoisse paroxystique liée au risque d'une désor-
ganisation psychique complète. Il faut pour cela que l'angoisse de castration soit
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1046 Paul Denis

débordée. Les représentations disponibles, devant la massivité de l'énergie mobi-


lisée, devant l'urgence économique, perdent leur valeur organisatrice. Le besoin
de réinvestissement massif d'un objet s'exprime alors dans le registre perceptivo-
moteur, par la recherche de sensations qui puissent soutenir l'activité représenta-
tive. Dans le cas de mon patient le souvenir de la fugue me semble consubstan-
tiellement lié au refoulement du sadisme dirigé contre cette mère et au
déplacement des désirs de réappropriation violente de celle-ci sur l'espace par-
couru dans la marche. Le terme de refoulement est sans doute impropre, il est
sans doute plus juste de parler de répression. Je pense donc que la répression,
plus que le refoulement, d'un affect intense de colère, d'un état d'activation
matricidaire, était l'élément déterminant de la fugue. L'échec du refoulement, le
débordement par une excitation que la mise en jeu de représentations ne permet
plus de lier, rend imminent le recours à une agression agie ; la fugue vient se sub-
stituer à un acte violent exercé directement sur la personne de la mère ; la fugue,
qui met en jeu la motricité, prend la valeur d'une agression indirecte. Je suppose
que c'est ce mouvement de remplacement qui est introjecté ; ce ne serait donc
pas exactement, comme dans la dépression, l'objet mortifère qui serait introjecté,
mais une conduite visant celui-ci, introjection qui devient le point d'organisation
des conduites de fugue ultérieures. Mon patient a ensuite, au cours de sa vie,
répété des comportements analogues. Entre autres épisodes, celui-ci : plongé
dans un conflit violent avec l'une de ses maîtresses il a quitté la ville de province
où il vivait pour s'installer à Paris : « Sans cela, j'aurais pu la tuer, docteur. »
La fugue a un effet suspensif sur le temps, on peut imaginer qu'elle vise à
remonter le temps mais il me semble surtout qu'elle instaure une sorte de
« bulle » extra-temporelle ; « la belle actualité » implique la même forme d'in-
vestissement temporel que la fugue, établissant un présent permanent qui met
en suspens les liens à l'objet et le cours des affects. La solitude de la fugue est
une solitude à deux étages puisqu'elle est à la fois interruption de la relation et
conduite meurtrière en direction de l'objet. Le meurtre, dans L'Etranger
d'Albert Camus, l'assassinat d'un inconnu sur une plage, deux fois inconnu puis-
qu'il est arabe, figure cet aspect de la solitude du fugueur1.

Intemporalité et temporalité dans la cure, synchronie et diachronie

L'intemporalitédans la cure et la cure interminable peuvent être envisagées à


partir de ce modèle de la fugue. La cure permet le développement d'une « bulle »

1. « La belle actualité » constitue donc, comme le suggère René Diatkine dans ce même numéro,
« un deuxième temps » d'une introjection antécédente.
La belle actualité 1047

d'intemporalité, greffée sur le déroulement diachronique de la vie du patient. Le


processus psychanalytique permet, du moins dans les cas où nous avons le senti-
ment de réussir, que soient dégagées, l'une par rapport à l'autre, les deux dimen-
sions temporelles du psychisme ; la mise en évidence des deux temporalités, syn-
chronique et diachronique, la réactivation de cet aspect des contradictions
intrapsychiques contribue à l'ouverture du champd'élaboration des conflits.
La volonté de raccourcissement des cures ou leur allongement indéfini
peut-il être envisagé en fonction d'un défaut de prise en compte de ces deux sys-
tèmes temporels et des contradictions qu'ils organisent? Sans doute; nous pou-
vons penser en effet que la visée adaptative privilégie la temporalité diachro-
nique de la vie du patient et finalement l'enferré dans sa « belle actualité ». Dans
le cas de figure opposé ce serait la culture de l'art pour l'art, le culte de l'intem-
porel qui tendrait à maintenir le patient sur le divan dans une analyse intermi-
nable, dans une « belle intemporalité » symétrique, inverse, mais finalement ana-
logue de la « belle » actualité. Cette forme d'intemporalité vient s'opposer à la
perception d'un processus et à son développement lui-même.
La note fétichiste impliquée par l'usage d'un adjectif idéalisant par mon
patient pour qualifier son « actualité » doit nous inciter à considérer la valeur anti-
traumatique, sur le modèle du fétichisme, de certaines de nos options techniques.
Les psychanalystes de la génération de l'après-guerre ont eu à se dépêtrer d'un
enseignementdominé par deux personnalités qui avaient, l'une et l'autre, idéalisé
deux formes contraphobiques de technique psychanalytique, organisées par rap-
port au temps. Sacha Nacht, et sa phobie de la durée de l'analyse, sa peur de l'ana-
lyse interminable qui sous-tendait son souci de « désanalyser », en donnant de « la
présence », dès qu'il percevait que le patient pouvait envisager de se passer de son
analyste ; et Jacques Lacan, phobique de la durée de la séance elle-même.
La tendance à la cure interminable peut ainsi être considérée en fonction de
l'investissement par le psychanalyste des deux dimensions temporelles du psy-
chisme ; or l'investissement de ces deux registres temporels est lié au destin des
pulsions sadiques de cet analyste à l'égard du patient, je devrais dire, de façon
plus générale, de ses propres conduites d'emprise à l'égard du patient. Si le
sadisme de l'analyste trouve son élaboration dans un ensemble de représenta-
tions dont la valeur fonctionnelle est suffisante pour assurer l'homéostasie de son
fonctionnement mental dans la séance, l'investissement des deux registres tem-
porels pourra se maintenir. L'analyste pourra alors poursuivre, à la fois, l'inves-
tissement de la diachronie d'aujourd'hui et de la synchronie qui règne dans le
monde des représentations nées dans l'histoire. C'est lorsque l'analyste est sou-
mis à des incitations qui prennent pour lui une valeur traumatique qu'apparaît
chez lui une poussée à l'emprise qui tend à lui faire exercer une pression sur le
patient ; des procédés internes, marqués par l'idéalisation ou le clivage, peuvent
1048 Paul Denis

se mettre en place et aboutir à un surinvestissement de certains aspects du fonc-


tionnement psychique du patient, dans le but d'exercer une action immédiate sur
celui-ci. Des actings interprétatifs ou interventionnistes, ou au contraire des for-
mations réactionnelles contre le risque de tels actings viennent bouleverser l'in-
vestissement des deux registres temporels. Pour réprimer son propre sadisme la
fugue de l'analyste s'organise sur place, dans l'évitement de l'intemporalité
transférentielle et par le surinvestissement isolé de l'actualité du discours du
patient ou de son comportement dans la séance. L'apparition de tels phéno-
mènes aboutit à la paralysie du processus analytique quel que soit le sort mani-
feste de la rencontre analytique, cessation des séances à bref délai ou engagement
interminable1.
Michel Fain, considérant l'ambition de « Tout analyser », et les cures qui n'en
finissent plus, l'analyste et l'analysé organisant ensemble un déni commun du
temps écoulé, nous a invités à réenvisager la question de l'intemporalité dans l'ana-
lyse. Il l'a fait en décrivant deux aspects du déroulement de la cure : l'analyse du hic
et nunc, qui tend à réifier l'intemporalité, et le retour du refoulé qui réintroduit la
sexualité et les personnages de l'histoire personnelle instigateurs du refoulement
[M. Fain, 1994]. L'un des apports de Michel Fain est celui-ci : c'est la génitalité et
ses deux temps, la génitalité où la période de latence introduit une discontinuité,
qui permet de construire une temporalité ; « les patients présentant des structures
mentales avec de fortes fixations prégénitales ont, du fait de leurs fixations, vécu
une évolution monophasique». Ces élémentsprégénitaux sont ceux qui ont le plus
tendance à fixer le fonctionnement mental, et le déroulement de la cure, dans une
intemporalité immobilisatrice. Dans cette perspective, ouverte par Michel Fain, le
contraste Intemporalité-inconscient et Temporalité-conscient ne joue plus de la
même façon : l'apparition de la génitalité et de son diphasisme implique une forme
de temporalité dans l'inconscient lui-même, une sorte de hiérarchie temporelle
ordonnançant les phénomènes psychiques, fussent-ils inconscients. Ce que la suc-
cession des stades prégénitaux échoue à installer, la génitalité l'introduirait. En
d'autres termes le complexe d'OEdipe impliquerait une certaine organisation tem-
porelledans l'inconscient.

1. Dans le cadre même de la cure, la question de l'intemporalité à propos de la durée des analyses
nous conduit aussi à envisager le jeu temporalité/intemporalitéindépendamment de l'opposition cons-
cient/inconscient. Le conseil de Freud de « surmonter progressivement la manière d'être, hors le temps,
...
de l'inconscient, ceci après s'y être une première fois soumis » implique explicitement que l'analyste se
soumette dans un premier temps au moins à cette intemporalité, seule façon, finalement de gagner du
temps. Donnée en une époque d'activisme thérapeutique et d'illusions interprétatives, cette règle semble
bien être devenue aujourd'hui, dans nombre de cas, un alibi pour des cures interminables. C'est sans
doute à de tels cas que pensait Ferenczi lorsqu'il écrivait, dans « Le problème de la fin de l'analyse » : « Je
ne veux pas dire par là qu'il n'y ait pas des cas [d'analyse] où les patients abusent abondamment de cette
intemporalité ou absence de terme. »
La belle actualité 1049

Intemporalités et systèmes temporalisés

De l'atemporalité consciente de « la belle actualité » à l'inconscient tem-


poralisé par la génitalité, inféré par Michel Fain, nous sommes donc invités à
considérer que le jeu entre temporalité et intemporalité ne recouvre pas seule-
ment l'opposition du fonctionnement de l'inconscient à celui du système percep-
tion-conscience tel que Freud le concevait ; les oppositions entre processus tem-
poralisés et ensembles intemporels sont liées aux rapports entre des éléments qui
tendent à fixer les processus mentaux dans des modalités de répétition à l'iden-
tique et des éléments qui introduisent ou réintroduisent le mouvement évolutif
du psychisme ; c'est de ce mouvement que découleraient les catégories de l'avant
et de l'après.
Traitant l'inconscient « intemporel », l'analyste se trouve donc confronté
aux contradictions que soulève cette « intemporalité » qui, tout à la fois, rend la
cure possible et menace de faire de l'analyse une expérience sans fin. L'intempo-
ralité doit être simultanément prise en compte comme caractéristique du fonc-
tionnement de l'inconscient, comme dimension de la cure, véritable épreuve
d'intemporalité, mais aussi comme défense dans le cadre de la cure.
Finalement, il me semble que l'on peut opposer deux formes d'intem-
poralité : celle de l'emprise qui s'inscrit dans l'actualité, dans un présent sans
profondeur, sans durée, et l'intemporalité du monde des représentations qui
s'inscrit presque indéfiniment dans la durée. C'est la reviviscence des représenta-
tions, liée aux expériences de satisfaction et aux affects issus du jeu pulsionnel,
lequel implique des conduites actuelles, qui introduit la diachronie.
Il faudrait alors considérer, non seulement l'intemporalité de l'inconscient1,
mais aussi des modalités de pensée placées sous le signe d'une intemporalité pré-
consciente, voire consciente et activement recherchée. La répression des affects
impliquerait l'instauration d'une forme de suspension temporelle de ce type,
alors qu'à l'inverse le refoulement maintiendrait un investissement conscient de
la temporalité pour laisser l'intemporalité régner dans l'espace de l'inconscient.
Il me semble que nos patients s'installent, durablement ou successivement
selon différents moments de leur vie, dans des formes d'intemporalité qui sont,
soit celle de la belle actualité, celle du temps sans profondeur de l'agir dans sa
dimension opératoire, soit, à l'opposé, celle qui maintient l'épaisseur d'une his-
toire toujours présente. L'ensemble proposé par Freud, lequel oppose l'incons-

1. Telle que la définit Freud dans « L'inconscient » : « Les processus du système les sont atemporels,
c'est-à-dire qu'ils ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le temps qui
s'écoule, n'ont absolument aucune relation au temps. La relation temporelle, elle aussi, est rattachée au
travail du système Cs. »
1050 Paul Denis

cient intemporel au conscient temporel, doit être envisagé aujourd'hui d'une


façon plus complexe puisque le fonctionnement de l'inconscient implique une
forme de temporalité et que le système conscient peut, quant à lui, fonctionner
de façon intemporelle. La belle actualité, le surinvestissement de l'actuel, appa-
raît en effet comme une forme d'atemporalité, d'intemporalité anhistorique, que
l'on peut opposer à l'intemporalité historique de l'inconscient.
Nous nous trouvons donc amenés à considérer l'ensemble des oppositions
temporalité/atemporalité comme des résultats du travail psychique, comme les
effets d'un ensemble de processus psychiques apparaissant entre conscient et
inconscient et non plus seulement comme une opposition qui contribuerait à
caractériser chacun des deux systèmes psychiques conscient et inconscient.

L'inconscient temporel

Dans l'une de ses nouvelles O'Henry raconte une histoire que l'on peut
résumer ainsi : une fillette tombe malade, son père va chercher le médecin mais
ne revient pas, la fillette guérit, grandit, se marie ; elle a une petite fille qui, un
jour, tombe malade ; il faudrait aller chercher le médecin dit quelqu'un ; la porte
s'ouvre et le grand-père disparu apparaît disant : « Excusez-moi d'avoir été si
long mais j'ai attendu un tramway qui n'en finissait pas d'arriver. » Jouer
implique la mise en présence de deux systèmes de temporalité, ici nous sourions
d'un jeu de temps, comme il y a des jeux de mots ; cette histoire est fondée sur
l'entrelacs d'éléments temporels de différents niveaux : temps affectif de l'attente
et de la séparation, temps désaffectivé des horaires de tramway, temps fondé sur
la différence des générations et la perspective de la mort, et intemporalité de l'in-
conscient telle que Freud l'évoque : « Bornons-nous donc à formuler qu'en ce
qui concerne la vie psychique, la conservation du passé est plutôt la règle qu'une
étrange exception. » L'inconscient joue du temps.
Chez Freud nous constatons des formulations contradictoires en ce qui
concerne la temporalité dans l'inconscient. Il insiste à différents moments sur
l'atemporalité de l'inconscient et, à d'autres moments, sur la conservation d'élé-
ments chronologiques, « chaîne entière de souvenirs pathogènes » reproduite
« en une succession chronologique, et ceci à rebours »1, ou encore, en 1895 dans
« Psychothérapie de l'hystérie » : « Tout se passe comme si on dépouillait des
archives tenues dans un ordre parfait. » C'est à propos du souvenir écran que
Freud introduit un bouleversementd'importance de la temporalité : « Nos sou-
venirs d'enfance nous montrent les premières années de notre vie non comme

1. Cinq conférences sur la psychanalyse, Gallimard, p. 38.


La belle actualité 1051

elles étaient mais comme elles sont apparues à des époques ultérieures d'évoca-
tion ; (...) c'est alors qu'ils ont été formés et toute une série de motifs, dont la
vérité historique est le dernier des soucis, ont influencé cette formation aussi bien
que le choix des souvenirs ». Freud démontre, en fait, la construction d'une tem-
poralité nouvelle, en décrivant une recatégorisation des souvenirs. Il y a donc
bien des éléments de temporalité inscrits dans l'inconscient. Lorsque Freud
explique que « les hystériques souffrent de réminiscences », il évoque des monu-
ments commémoratifs, Charing Cross, The Monument, avançant ainsi l'idée
que la temporalité de l'inconscient est fondée sur des éléments ayant une valeur
« commémorative » ; il évoque la commémoration de traumatismes mais le
raisonnement vaut aussi pour les victoires et les accomplissements... «... parce
qu'ils [les hystériques] se souviennent des expériences douloureuses qu'ils ont
faites longtemps auparavant, mais parce qu'ils restent attachés à elles par leurs
affects ; ils n'arrivent pas à se libérer du passé et négligent pour lui la réalité et le
présent. Cette fixation de la vie psychique aux traumatismes pathogènes est un
des caractères les plus importants de la névrose, des plus significatifs sur le plan
pratique. » La formulation de Freud par leurs affects, est, pensons-nous, un
point essentiel pour aborder les jeux de l'atemporalité et de la temporalité dans
l'inconscient. Nous pouvons en suivant Freud admettre que les éléments d'une
sorte d'indexation temporelle existent donc dans l'inconscient et que celle-ci est
liée au rôle des affects. Giraudoux (dans Siegfried) oppose le « coeur allemand au
coeur français » (!) lequel « comme un réveil matin sonne à chaque émotion »...

L'affect, organisateur de la temporalité

Le temps est à proprement parler imperceptible, il échappe entièrement au


registre de l'emprise qui ne dispose pas de moyen direct d'apprécier la durée,
l'écoulement du temps. L'expérience de la durée nous est essentiellement don-
née par les affects et leur évolution dans le temps : « Dans un mois, dans un
an, comment souffrirons-nous? » La rémanence des affects contraste avec le
caractère instantané des phénomènes sensoriels et moteurs. Lorsqu'un affect se
trouve déclenché il s'installe dans le psychisme et ne peut en être écarté instan-
tanément, même si la perception, ou la conviction, qui l'a déclenché se trouve
démentie ; la dissipation d'un état affectif s'effectue selon un rythme qui lui est
propre.
Nous pouvons considérer qu'il existe deux façons pour le psychisme d'envi-
sager le temps, l'une à partir d'une métaphore spatiale, de succession, sur le
modèle d'un chemin parcouru, d'une série de repères spatiaux successivement
dépassés, l'autre qui envisage la durée et qui se fonde sur l'expérience des affects.
1052 Paul Denis

Un propos de Freud, transcrit par Rank nous invite à réfléchir sur le rapport des
éléments temporels et spatiaux : « Quand les philosophes affirment que les notions
de temps et d'espace sont des formes nécessaires de notre pensée, une prémonition
nous dit que l'individu maîtrise le monde à partir de deux systèmes, dont l'un tra-
vaille seulement sur le mode temporel, l'autre seulement sur le mode spatial. »1
L'opposition de deux systèmes l'un purement temporel, l'autre purement spatial
ne peut s'appliquer, dans son schématisme qui reflète un instant dans une discus-
sion, à l'opposition Conscient/Inconscient, mais la « prémonition » de Freud
suggère d'envisager deux dimensions au temps lui-même, l'une « spatiale », sen-
sorielle et motrice, en emprise, succession d'instants, l'autre qui introduit la
durée et que nous relions au destin des affects et au registre de la satisfaction.
Nous faisons l'hypothèse que, dans l'opposition emprise/satisfaction, dans l'éla-
boration des deux composantes de la pulsion [P. Denis, 1992], les investisse-
ments en emprise s'inscriraient dans une temporalité purement spatiale, dans
une successivité immédiate, tandis que les investissements « en satisfaction »
seraient purement atemporels, la satisfaction ramenant au temps zéro ; les affects
viendraient donner la mesure de la durée. C'est le lien affect/représentation qui
donnerait corps au déroulement temporel ; l'affect modulé par la présence ou
l'absence de l'objet s'intrique avec l'exercice des activités d'emprise sur l'objet,
liées au désir, à l'attente. Ecoutons par exemple cette patiente qui souffre d'une
véritable phobie de l'affect et s'organise surtout dans le comportement : « Je
n'aime pas attendre, j'ai besoin de quelque chose d'immédiat, la musique clas-
sique par exemple, je ne peux pas, c'est trop long ; en musique il me faut du rock,
en fait plus de bruit... » L'attente est pour elle liée à l'affect. L'affectophobie
cherche à éliminer l'attente, les préliminaires et leur tension affective, l'action liée
à des représentations, affectivement chargée, pour rechercher l'immédiateté,
l'acte dépouillé de l'affect.
Le temps ne s'écoule pas de la même façon en présence ou en l'absence de
l'être aimé, le temps de l'échange amoureux, de la proximité, n'est pas celui de la
séparation, de la solitude, de l'auto-érotisme, ni celui du deuil. L'affect des
retrouvailles joue un rôle majeur dans l'organisation des indicateurs du temps.
L'éternité qu'elle soit bienheureuse ou infernale abolit la séparation. « L'enfer
c'est les autres », dans Huis clos, les retrouvailles sont exclues : l'éternité de l'en-
fer est indiquée par l'impossibilité de se quitter, ne serait-ce que des yeux, les per-
sonnages n'ont pas de paupières. Le mouvement d'appropriation d'un objet du
monde extérieur lierait ainsi temps et espace, de là naîtraient les représentations
toutes spatiales du temps : disparition et réapparition, mouvement des astres,
déplacement d'une ombre sur un cadran solaire, mouvement d'une aiguille sur

1. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, 8 novembre 1911.


La belle actualité 1053

un cercle... Nous pouvons alors distinguer : le temps de la durée, lié à l'affect, du


temps de la succession, lié au registre de l'emprise, au domaine sensoriel et
moteur, et qui conduit aux métaphores spatiales du temps.
La durée, le temps psychique proprement dit est organisé par l'affect. On
peut dire que chaque expérience affectivement chargée laisse sa trace or-
ganisatrice de la temporalité, un « monument commémoratif» ; le calendrier est
ordonné par des fêtes, retrouvailles avec un passé heureux ou malheureux. La
cure s'anime du retour de ces traces affectives, alors que la simple évocation des
événements qui leur sont liés ne suffit pas à la faire vivre. Freud encore : « Le
destin de ces affects, que l'on pouvait se représenter comme des grandeurs déplaça-
bles, était donc l'élément déterminant en ce qui concernait aussi bien l'entrée dans
la maladie que le rétablissement. »1 (...) « Ils, [les affects "coincés"] subsistaient
pour une part en tant que fardeaux durables de la vie psychique et source pour elle
d'excitation constante. »
Si on prend l'exemple des ruptures ou de la perte d'un objet d'amour, on
peut dire que c'est le deuil qui mesure le temps et son évitement qui l'efface.
L'effort du déprimé vise à abolir l'affect en le remplaçant par la permanence
de la douleur, et la douleur est actuelle par nature. La répression qui joue
contre l'affect, joue en même temps contre la temporalité, le temps du
déprimé, comme ses larmes, cesse de s'écouler, toute dépression vise à Pin-
temporalité. Le dernier jeu de mots de Gérard de Nerval, dans un billet écrit
la veille de son suicide était celui-ci : « Ne m'attends pas ce soir car la nuit
sera noire et blanche. » Le sentiment que nous avons du temps est ainsi le
témoin fidèle de l'état de notre fonctionnement psychique, de notre façon d'in-
vestir le tissu de nos propres représentations et de gérer, animer, déplacer,
faire vivre les affects qui lui sont liés.
Lorsque Freud écrit : « On pourrait se risquer à dire qu'une hystérie est
une image distordue d'une création artistique, une névrose de compulsion celle
d'une religion, un délire paranoïaque celle d'un système philosophique »2, on
pourrait se risquer complémentairement à dire que, par rapport à la tempora-
lité, chacun des trois exemples comporte une façon particulière de traiter le
temps : dans l'hystérie s'opère une réduction du passé au présent, dans la
névrose obsessionnelle, comme dans la religion, se manifeste un surinvestise-
ment de l'impact du présent sur le passé, quant à la paranoïa elle surinvestit la
succession et le passé causal.
Le travail de deuil (et ses analogons) a donc une valeur fondatrice pour les
éléments temporalisés qui peuplent l'inconscient et qui laissent au niveau pré-

1.C'est nous qui soulignons.


2. Totem et tabou, Gallimard, p. 183.
1054 Paul Denis

conscient des indices, qui permettent d'en retrouver la trace. Comme l'écrit
Dominique Scarfone : « Dans le Pcs, lors du refoulement secondaire, se sculptent
les pierres tombales qui désignent l'enterrement et en marquent la date » [D. Scar-
fone, 1990].
Le jeu respectif des deux systèmes Conscient et Inconscient n'est possible
que s'ils comportent chacun des éléments spatiaux et temporels ; marqueurs tem-
porels des représentations, monuments ou pierres tombales, figurations, condui-
sant à une sorte d'indexation temporelle des représentations ; la temporalité affec-
tive s'établit dans le lien affect représentation.

La temporalité recomposée

Toute la théorie des stades et de la régression, chez Freud, implique un


jeu entre l'intemporalité qu'il prête à l'inconscient et la postulation implicite
d'un système temporel particulier à l'inconscient lui-même. Il écrit, entre
autres, à propos de la régression : « Cette régression est apparemment
double : chronologique, dans la mesure ou la libido, le besoin érotique, re-
tourne à des stades d'évolution antérieurs, et formelle, en ce sens que les mani-
festations de ce besoin utilisent les moyens d'expression psychiques originaires
et primitifs. On le voit, les deux modes de la régression s'orientent vers l'en-
fance et se rencontrent dans la constitution d'un état infantile de la vie
sexuelle. »1 L'indexation se fait donc aussi bien par des stades libidinaux que
par des moyens d'expression propres à une époque donnée.
Si l'on admet que l'inconscient, tout intemporel qu'il puisse être, com-
porte des éléments temporalisés, des « monuments commémoratifs », qu'il
inclut des « archives tenues dans un ordre parfait » et que, simultanément,
« la vérité historique est le dernier de ses soucis », il faut constater les particu-
larités de la temporalisation de l'inconscient et chercher à en rendre compte.
Dans Temps et mémoire, André Green nous invite à considérer que « la succes-
sivité devient, dans la causalité psychique, séquentialité » [A. Green, 1990].
Dans cette perspective les éléments temporels de l'inconscient ne seraient pas
ordonnés par une succession chronologique mais recatégorisés, recomposés à
l'instar du passé recomposé qu'évoque Francis Pasche à propos du processus
de l'analyse. Dans sa Morphologie du conte Wladimir Propp montre comment
la temporalité du conte est réglée par une succession de « temps forts », d'ac-
tions typiques : départ d'un parent, interdiction, transgression, action de
l'agresseur, remise d'un outil magique, etc.. qui reproduisent une sorte de

1. Freud, Cinq conférences sur ta psychanalyse, Gallimard.


La belle actualité 1055

séquence initiatique que l'on pourrait retraduire en termes psychanalytiques de


la façon suivante : séparation, solitude, interdit et menace de castration, trans-
gression, séduction traumatique, séduction initiatique (par un personnage sou-
vent proche de l'agresseur), victoire dans l'exécution d'une tâche impossible,
transfiguration, mariage... L' « ordonnancement » dramatique des événements
l'emporte, au cours du conte, sur la temporalité réaliste, une diachronie appa-
rente recouvre une « séquentialité » liée à des temps affectifs. Le processus pri-
maire, le déroulement du rêve fonctionnent de la même façon : la temporalité
de l'inconscient s'organise par séquences de « temps forts », ordonnancés par
l'expérience de l'affect. La succession chronologique est bouleversée par les
phénomènes d'après coup et une recatégorisation s'effectue en fonction de l'im-
portance affective, économique, des expériences réélaborées.
Paul Valéry fait dire à Teste : « Soumets-toi tout entier à ton meilleur
moment, à ton plus grand souvenir. C'est lui qu'il faut reconnaître comme roi
du temps. »
Nous pouvons donc finalement considérer que l'Inconscient comporte :
d'une part des représentations liées au temps et des représentations de séquences
temporelles ; d'autre part une hiérarchisation d'expériences successives : stades
évolutifs, systèmes de pensée successifs, mais refondus dans des séquences qui ne
tiennent plus compte de leur ordre d'apparition. Ce que l'on entend par « atem-
poralité » de l'inconscient c'est d'abord le principe de réversibilité temporelle qui
la gouverne et la disparition d'un certain nombre d'éléments qui appartiennent à
la temporalité rationnelle « complète » envisagée suivant le principe de réalité, et
non la disparition de toute référence temporelle.

Temporalité rationnelle et sophismes liés au temps

La temporalité élaborée suivant le principe de réalité, est un système de pen-


sée contraignant ; elle implique un investissement à proprement parler intellec-
tuel, au second degré, pensée sur une pensée, abstrait ; les enfants interrogent :
demain ce sera quand? Hier, demain ce devait être aujourd'hui, pourquoi
n'est-onjamais demain ?
Elle implique aussi un classement des événements en une succession par
ordre d'apparition qui obéit à une représentation spatiale linéaire : passé, pré-
sent, avenir. Elle obéit au principe de non réversibilité, admet la simultanéité
d'événements, lesquels appartiennent alors à une même catégorie : présent,
passé ou futur. Surtout elle n'est jamais si assurée que cela : il n'y a pas de
modèle corporel pour la perception du temps ; alors que pour les distances les
unités de mesure ont été d'abord faites en référence au corps (pied, coudée,
1056 Paul Denis

empan, brasse...) il est nécessaire de fabriquer des instruments non corporels,


arbitraires pour mesurer le temps1.
Le temps de l'Inconscient est un temps sans origine ; le développement des
processus intellectuels tend à réduire la temporalité dans le psychisme à une
diachronie linéaire maîtrisée. L'une des difficultés vient de la prévalence du
modèle spatial auquel l'intellect tend à ramener le temps et qui conduit à lui
chercher une origine. Cette contrainte à penser, à réfléchir le temps, à imaginer
son début, alors que nous avons le sentiment d'exister depuis toujours, se
prête aux sophismes et paradoxes. « L'homme sans nombril survit en moi »,
écrit curieusement sir Thomas Browne2... « C'était la première nuit, dit le Tal-
mud, mais une longue suite de siècles l'avait précédée. » Quant à Chateau-
briand il se refuse à envisager une enfance du monde : « Sans cette vieillesse
originaire, il n'y aurait eu ni pompe ni majesté dans l'ouvrage de l'Eternel ; et,
ce qui ne saurait être, la nature, dans son innocence, eut été moins belle
qu'elle ne l'est aujourd'hui dans sa corruption. » De même se manifeste la ten-
tation de décréter sa propre temporalité ou de nier le temps. J.-L. Borgès,
dans sa Nouvelle réfutation du temps, cite à ce sujet l'exemple de plusieurs
auteurs et particulièrement celui de Schopenhauer : « La forme sous laquelle
apparaît la volonté est uniquement le présent, non le passé ni l'avenir : ceux-ci
n'existent que pour le concept, et par l'enchaînement de la conscience, soumise au
principe de la raison. Personne n 'a vécu dans le passé, personne ne vivra dans le
futur ; le présent est la forme de toute vie, c'est une possession qu'aucun mal ne
peut lui arracher... », pour nier le temps, dit Borgès, ces auteurs démontrent
successivement que le passé et l'avenir n'ont pas d'existence, le présent non
plus, ergo le temps n'existe pas. « De tels raisonnements, on le voit, nient les
parties pour nier ensuite le tout ; pour moi je repousse le tout pour exalter
chacune des parties. » L'esprit ne se résigne pas facilement devant le temps...
La « réfutation du temps » que propose finalement Borgès évoque bien ce
que tente volontiers le psychisme : « Nier la succession temporelle, nier le moi,
nier l'univers astronomique, ce sont en apparence des sujets de désespoir et, en
secret, des consolations. Notre destin n'est pas effrayant car il est irréel ; il est
effrayant parce qu'il est irréversible... (...) Le temps est la substance dont je
suis fait. Le temps est un fleuve qui m'entraîne, mais je suis le temps ; c'est un
tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ; c'est un feu qui me consume mais je
suis le feu. Pour notre malheur le monde est réel, et moi pour mon malheur, je
suis Borgès. »

1. Ce n'est que très récemment que l'unité de distance a été officiellementdéfinie par rapport à une
durée : distance parcourue par la lumière en telle fraction de seconde.
2. J.-L. Borgès, Nouvelle réfutation du temps.
La belle actualité 1057

Les psychanalystes que nous sommes pourraient paraphraser Borgès, cons-


tater que la substance dont ils sont faits est le temps qui les dévore et qu'ils ne
peuvent nier : pour notre malheur le temps est réel et pour notre malheur nous
sommes psychanalystes...
Paul Denis
12, rue Bouchut
75015 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Denis P. (1992), Emprise et théorie des pulsions, Revue française de psychanalyse, LVII,
numéro spécial Congrès 1992.
Fain M. (1994), Tout analyser?, Revue française de psychanalyse, LVIII, 4, 1994.
Green A. (1990), Temps et mémoire, Nouvelle Revue de psychanalyse, 41, 1990.
Scarfone D. (1990), Jardins de pierre, Nouvelle Revue de psychanalyse, 41, 1990.
L'intemporel du psychanalyste

Jacques ANGELERGUES

« Imprimer la forme à une durée, c'est l'exi-


gence de la beauté mais aussi celle de la
mémoire. »
(Milan Kundera, La Lenteur, p. 44.)

« La psychanalyse n'est pas une science, elle


n'appartient pas à la médecine, encore moins à
la psychologie. »
(Francis Pasche.)

Est « intemporel », au sens premier, pour Le Robert, ce qui « ne s'inscrit pas


dans le temps » et seulement par extension ce qui, du point de vue du temps,
« apparaît comme invariable ». Jean Gillibert nous a montré, à partir d'Husserl
que le suspens du temps est en soi, déjà thérapeutique. Ne sommes-nous pas,
alors, fondés à envisager certains aspects, à fouiller quelques coins pour tenter de
délimiter dans l'immensité de ce temps les champs qui nous concernent au plus
près quand, outre notre expérience, souvent, de débuts de cures apaisants, la
phénoménologie, elle-même, nous y incite ?
Le rêve, voie royale de l'investigation inconsciente, boussole de la technique
de l'analyste, et non son fétiche, nous montre un chemin, qui tourne peut-être le
« dos » à la psychologie et à la science, au risque de nous faire battre dans cer-
tains échanges interdisciplinaires... En d'autres termes, l'énigme — piquante

du rêve de la guillotine de Maury, dans sa paradoxalité temporelle, doit-elle
transformer le psychanalyste en Rouletabille d'un nouveau mystère de la
chambre jaune, ou en potache troublé par le trajet de la flèche de Zénon ?
Prototype de fonctionnement selon le principe de plaisir, carburant à la satis-
faction hallucinatoire du désir dont témoigne la place de la figuration, c'est le ver-
sant hallucinatoire, ce qui ne signifie pas sensoriel, de la symbolisation. Le rêve est
mis en scène, plus qu'en image, « scénarisé » comme devrait l'être un film, c'est-à-
Rev. franç. Psychanal., 4/1995
1060 Jacques Angelergues

dire représenté en situation. Les intentions ne sont plus annoncées mais mises en
scène, elles se déroulent, sont agies, représentéesplus fortement, pour ce qui est de
l'expression de leurs affects, parce que représentées par des actes, qu'on oppose,
pourtant encore souvent, au travail représentatif. Plus libéré encore des pesanteurs
matérielles, le rêve peut être réalisé comme un conte. L'image est l'ennemie, dit, en
cinéaste, A. S. Labarthe, car elle porte en elle le risque permanent de la trahison
réaliste. On sait bien par toutes les manifestations de l'art, de la scène de l'opéra au
trait si irréel du dessin hyperréaliste — alors pourquoi l'oublier en séance ? — que
réalisme et réalité sont des faux amis.
Quand la séance d'analyse commence et que tout sera pris au sérieux mais
jamais au mot, que rien de ce que le patient dira ne pourra, quoiqu'on en dise
parfois, être utilisé contre lui, le tapis volant décolle. Pour quarante-cinq
minutes, comme Shéhérazade suspendant le bras meurtrier de son époux para-
noïaque, le cadre de la séance tient en respect le poids du temps, dans un allége-
ment aussi immédiat, magique et thérapeutique que celui engendré par le
conteur levant le rideau par le magique « Il était une fois... ». Dans le conte,
comme dans la séance, on pose le tapis volant des associations libres où on veut
dans le temps et on repart aussi facilement pour toute autre destination. Le « Il
était une fois », c'est-à-dire quand on veut, hors du poids imposé par le déroule-
ment, ce qui est pour le moins paradoxal pour aborder le temps, signe cette
liberté intemporelle, gagnée sur le sablier, avec laquelle l' « obscur objet du
désir » est amené par le conteur.
Il va sans dire — donc il faut le répéter — que sur le citoyen-analyste le
sablier pèse autant que pour tout autre mortel, sauf à tomber contre-transféren-
tiellement dans un piège que l'idéalisation transférentielle de nos patients nous
tend. Bien qu'avertis des méfaits du déni de l'agressivité qui se glisse ainsi, en
trouant la réalité, nous pouvons néanmoins, comme tout simple mortel prêt à
vendre son âme au diable, tomber dans ce panneau ; certains paraissent, parfois,
en douter mais il serait indélicat d'y insister.
Au contraire, pour le patient sur le divan, en séance, et pour l'analyste-ana-
lysant, le temps n'est-il pas essentiellement un tempo, un rythme, voire même
une métaphore d'avènement, d'une entrée en scène, comme dans le conte ou
dans... un rêve ? N'est-ce pas de ce privilège rare, le temps d'une séance, que naît
le premier effet thérapeutique, premier jalon de l'accroissement du plaisir du
fonctionnement mental, aurait pu dire Evelyne Kestemberg, sans lequel rien
n'est possible en analyse, qui va soutenir l'alliance thérapeutique en fortifiant le
courage élaboratif de l'un et la vocation de l'autre pour un métier dit impossible.
Peut-être est-ce traiter avec légèreté du redoutable Chronos, mais devons-nous y
renoncer si la chose s'avère possible et utile — thérapeutique — dans certaines
conditions ?
L'intemporel du psychanalyste 1061

Que le temps ait une autre réalité que phénoménologique n'est bien sûr pas
exceptionnel et hors du monde des seules sublimations de l'art et de l'onirisme,
du mythe à l'allégorie et de la légende populaire au livret d'opéra. Il suffit d'évo-
quer le serment amoureux ; pas un amant n'oserait éluder le « toujours » par
égard pour l'objet de sa flamme, et pour reconnaître en lui-même, dans sa
bouche, une langue adaptée à la passion. Ici culmine peut-être le lien entre temps
et affect, souligné par Paul Denis ; mais ce temps-là a-t-il, encore, quelque chose
à voir avec sa phénoménologie la plus secondarisée? Eros est aveugle mais pas
atteint de trouble confuso-démentiel ; il n'ignore pas ce que le complexe de cas-
tration au fil des expériences lui a enseigné sur la temporalité. Le « toujours » de
la passion ne tire pas son sens de la perpétuité ; il n'est pas un déni de la notion
du temps. Le temps « figé » de la psychose — on a rapproché, d'une façon sur-
prenante, parfois, la passion amoureuse de la psychose (Christian David) —
n'est pas non plus une méconnaissance, mais une modalité particulière d'inves-
tissement de ce temps. « Toujours » rime avec intense, enflammé et démesuré,
avec infiniment, pas avec indéfiniment. On sait bien qu'ici « toujours » est l'an-
tonyme, pas le synonyme, de « chronique ».
C'est cet infiniment du désir qui compte dans le rêve, dans l'omnipotence de
l'organisation fantasmatique de la névrose infantile, dans la « fantaisie mastur-
batoire centrale » des Laufer, au travers des avatars du refoulement et de ses
retours. Pour le psychanalyste en séance c'est cette qualité du temps qu'il faut
faire travailler pour faire travailler l'affect, par tous les moyens offerts par la
technique, en particulier en relançant le travail associatifpar l'interprétation qui
n'a que faire du temps qu'une flèche de lit met, en tombant, à influencer la for-
malisation des pensées d'un dormeur.
Paul Denis nous a mis en garde contre une modélisation spatiale du
temps — extrapolation hasardeusement simplificatrice des liens de l'espace et
du temps des physiciens — et il rejoint Daniel Widlöcher qui nous rappelle
que le temps ne peut être valablement assimilé ni aux perles enfilées sur un
collier ni à un puzzle. Dans le chapitre VII de L'interprétation des rêves,
Freud, déjà, s'élevait contre une représentation trop topographique de la
topique et soulignait les différences qualitatives d'investissement entre le
domaine conscient et celui de l'inconscient.
C'est grâce à l'interprétation que la mémoire dégage sa forme, ou que les
affects trouvent progressivement des représentations stables, ce qui veut dire la
même chose et en toute liberté. La priorité donnée aux associations, une fiction,
la métapsychologie, cette sorcière, et le cadre si singulier — dans toute la poly-
sémie de son acception — de la séance rendent possible cet effacement des fron-
tières que Winnicott a qualifié de transitionnel en décrivant ainsi, explicitement,
un nouveau champ d'exercice de la liberté. Cette liberté prise avec les lois de la
1062 Jacques Angelergues

pesanteur du temps permet au préconscient — tapis volant — de repartir sur les


flux associatifs des « ailes », intemporelles, du désir.
C'est ainsi que le psychanalyste contribue d'une manière spécifique à cette
entreprise fondamentale définie, avec la concision remarquable de l'artiste, par
Kundera : celle qui consiste à transformer la durée en mémoire, en lui permet-
tant de trouver et de retrouver des formes. Il est évident que retrouver se
conjugue avec trouver, dans cette dynamique transférentielle toujours caractéri-
sée par l'avènement de nouveau dans la reprise dans des conditions originales de
la répétition, problème bien connu, complémentaire de la dialectique de la cons-
truction et de la reconstruction en analyse.
C'est en n'y parvenant pas, au contraire, nous a dit Michel Fain, que les
cures s'enferrent dans une réification du hic et nunc, avec des pratiques qui ne
méritent plus de se prévaloir ni de l'interprétation ni de l'appellation psychana-
lytique. René Diatkine, nous a souvent montré, après Georges Politzer, que
nous devions nous garder de sous-estimer les dangers du réalisme psycholo-
gique, dans nos théorisations mais plus encore dans nos pratiques.
Si nous encourons de ce fait, avec nos dispositions ludiques et nos méta-
phores mythiques, oniriques ou poétiques, le risque, plus bénin, de n'être pas
pris tout à fait au sérieux par les autorités politiques et morales, religieuses ou
scientifiques, nous devrions, après bien d'autres « saltimbanques », accepter que
la psychanalyse ne fasse pas bon ménage avec les pouvoirs. Certains collègues
semblent en douter, mais il serait, là encore, indélicat d'insister...
Jacques Angelergues
8, rue Stanislas
75006 Paris
Le passage au temporel :
d'un « arrêt sur image »
à une trajectoire de conte

Marie BONNAFÉ 1

« ... jusqu'à cette improbable expérience pleine


que serait la synthèse des voies obscures du
songe et de la lucidité de l'éveil. »
Y. Bonnefoy (Le temps et l'intemporel, in L'im-
probable, Gallimard, « Essais Folio »).

I - Arrêt sur image


Représentations naissantes dans la sphère transitionnelle

Mme N... qui a mené un travail psychanalytique pendant plusieurs années,


présentait une recto-colite hémorragique et une souffrance psychique perma-
nente et grave, inaugurée par un deuil pathologique. Après tout un travail
d'élaboration, accompagné d'une amélioration des symptômes psychiques,
tandis que l'évolution dramatique de la RCH est enrayée (nous allons y revenir
plus loin), elle raconte un rêve :
« Une charrette transporte ses soeurs, qui ont le visage souriant. Une pelle-
teuse tape, violemment, sur leurs visages, c'est affreux... c'est comme sur un
mur; la pelleteuse frappe, cela devient des monstres... Quelle horreur de dire ça,
dit-elle ; je crois que j'avais mon « sous-marin » dans le ventre — c'est ainsi
qu'elle désigne ses symptômes — alors, j'ai dû faire ce rêve. Elle répète alors,
cherchant à repérer, à façonner dirais-je, l'image de son rêve, « c'est comme des
gargouilles... mais c'est comme un bas-relief... ». Elle sait que je la suis avec
attention, et que, sans intervenir, je reconstitue moi aussi l'image de son rêve.

1. Je remercie mes patients, car ils portent véritablement pérennité et progrès de la psychanalyse.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1064 Marie Bonnafé

Intérieurement d'ailleurs, j'aplatis encore le bas-relief, je le colore — je me


demande aussi s'il « poudroie » sous les coups, et il me revient en moi-même
« Anne, ma soeur Anne ne vois-tu rien venir? ». Le mur poudroie comme la
route des frères de la femme de Barbe Bleue, l'histoire de son enfance racontée
par ses soeurs et qu'elle a si souvent évoquée, sans jamais poursuivre de piste
associative...
Je m'en tiens à lui demander « est-ce en relief ou vraiment très aplati ? ». Je
lui parle alors comme si nous découvrions ensemble une oeuvre plastique. Et je
mets l'accent sur ce qui se rapporte au plan, ici, le mur. J'ai en effet constaté que
ce type d'invitation à mieux définir l'image d'un rêve ou d'un souvenir, et tout
particulièrement un élément-plan, lui permet de mieux se dégager d'un affect
répétitif et sidérant et déclenche souvent ensuite un courant associatif dans une
succession temporelle plus souple, mais avec un temps de décalage; elle peut
ainsi sortir du temps figé dans lequel nous sommes si souvent ensemble arrêtées.
Et en effet, à l'aide de l'arrêt sur la représentation, dont elle va dire elle-même
spontanément en qualifiant l'image du rêve « c'est un arrêt sur image », elle va
se dégager de la prégnance de l'affect. Elle reparle d'abord de l'intensité de l'hor-
reur dans le rêve, répétant, « des monstres, c'est monstrueux » et énonce plu-
sieurs fois cette évidence plastique « c'est un arrêt sur image ». J'interviens :
« C'est les traits de la haine, ou de la peur », mais dans une tonalité distanciée :
on est dans la fiction. Nous allons retrouver plus loin, avec un rêve antérieur,
l'importance que prend une image plane, celle d'un plan d'eau, dans son maté-
riel onirique lors d'une étape transférentielle précédente...
Puis, comme elle le fait souvent, elle stoppe dans un premier temps ses asso-
ciations et elle évoque un récit qui se rattache à un conte. Au début de la cure je
considérais ceci comme une diversion pour éloigner l'affect difficile et ça m'en-
nuyait un peu — réveillant donc un mouvement négatif aussitôt expulsé — (à
l'époque mon intérêt personnel n'avait pas été attiré par les premiers récits ima-
gés dits aux enfants et peut-être ma patiente m'en a-t-elle aussi ouvert la voie?).
Mon attention sera attirée plus tard sur cet artifice dont elle use pour émerger de
l'invasion d'états psychiques trop térébrants, associant des contenus élémen-
taires — château, oubliettes, chevaliers — engageant peu les associations mais
qui sont associés à un élément plastique éloquent en lui-même. René Diatkine a
attiré l'attention sur l'intérêt du récit du conte dans un matériel prégénital1.
Quant aux surfaces, il s'agit souvent d'une image plane qui se rattache à un geste
violent, risque de chute catastrophique dont elle est préservée par mon tapis qui
la protège à demi car il lui apparaît troué au-dessus du gouffre avec ses bandes
noires, ou encore certitude que je vais la jeter dehors. Violence constamment

1. René Diatkine, Plus noire que le bois de ce cadre, Cahiers du Centre Alfred-Binet.
Le passage au temporel 1065

redoutée, et dont le panneau de la porte et le paillasson représentent une équiva-


lence symbolique, magique, mille fois réévoquée.
Après le récit du rêve de la charrette transportant les soeurs, le relais suivant
n'est pas, cette fois-ci, le conte de Barbe Bleue qui a envahi mes propres associa-
tions (néanmoins sous-jacent et qui réapparaîtra ensuite
— comme on le verra
plus loin) mais, cette fois, l'évocation de Loulou 1, une autre lecture d'enfance, qui
raconte l'éternelle histoire de l'amitié et des peurs qui surviennent entre un jeune
loup carnassier trop impulsif et un petit lapin indépendant. Elle s'échappe d'ail-
leurs assez vite de ce thème. Je commente, sans rien ajouter au sens : « Il y a des
mots pour dire tout ça : gueule, gueuler, plein la gueule... comme dans votre
rêve. » Elle se détend et dit : « Oui, "monstre" c'est ça, c'est la peur du lapin ;
être bouffé tout cru. »
Puis après tous ces détours qui ont permis la mise à distance de l'affect, avec
l'aspect patent d'un mouvement transférentiel dans un holding régressif, mais où
je n'ai fait que commenter ponctuellement l'émergence de qualités représenta-
tives en accompagnant la prise de distance opérée par la mise en image, elle
enchaîne sur un matériel qui concerne la violence subie par la mère. Et, nous
allons le voir, le courant associatif est réenclenché : « Dans le rêve, dit-elle, la
charrette est sur un chemin d'herbes qui va chez ma grand-mère. » Longtemps
arrêtée dans une répétition autour d'un abandon et d'une agressivité infantile
envers sa mère et ses soeurs, elle est en train de construire la pensée que la mère
se détournait d'elle, dans un attachement oedipien ambivalent, toujours tourné
vers un père admiré et effrayant, ayant des accès de folie, rendu très violent à la
suite des gaz de 14-18. Elle élabore cette fois sur le mode d'une succession tem-
porelle élaborée, ce qui arrive assez souvent désormais et est bien différent des
débuts de son travail analytique. Après le rappel du fait que sa mère a longtemps
écrit chaque jour à ses parents, elle évoque la grand-mère, femme raffinée
devenue malheureuse et fait le lien avec la relation distante de sa mère avec ses
enfants.
Jean Gillibert nous a montré remarquablement, dans la technique analy-
tique, comment chez certains patients que l'on a pu longtemps croire inaccessi-
bles à la psychanalyse, il est si important de s'attacher à discerner les éléments
d'émergence d'une succession temporelle depuis l'intemporel. Chez les patients
névrosés, de telles émergences se passent sur un mode imperceptible, tant chez le
patient que chez l'analyste — ou du moins non repérables en tant que telles ;
l'instauration d'une succession temporelle issue du matériel associatif coule de
source, sur un mode aperceptif, sans autre douleur que la couverture de l'an-
goisse, dans le silence d'un organe sain, selon la métaphore somatique. Et Gilli-

1. G. Solotareff, Loulou, Ecole des Loisirs.


1066 Marie Bonnafé

bert a présenté avec une grande pertinence les affres auxquelles s'exposent
patient et analyste dans les cures au-delà de la névrose. Par ces passages ainsi
frayés il ouvre de nouvelles portes sur la problématique de l'intemporalité,
comme toile de fond de tout travail analytique.
Il nous montre bien que nous ne sommes pas en droit de changer pratique
et théorie sans les confronter au matériel de la clinique analytique, comme Freud
le fait à chaque fois tant à la fondation théorique que lorsqu'il doit affiner la
technique analytique. De récents exposés, tels ceux de Gilbert Diatkine et de
Marilia Aisenstein au Colloque sur la Pulsion organisé par la SPP, illustrent avec
rigueur la poursuite d'une telle orientation. Je les évoque ici pour appuyer cette
communication portant sur le point précis d'un travail sur la représentation
dans un cas difficile, car ils mettent l'un et l'autre en relief la subtilité d'une arti-
culation d'un travail, prenant en compte le négatif et l'affect dans l'interpréta-
tion, non abordée par moi dans cette présentation.
Poursuivons donc sur notre cas, avec cette fois un éclairage théorique. On
l'a bien compris, le travail analytique se déroule ici pour l'essentiel dans un
transfert ambivalent, peu mobile en sa massivité, en deçà de la différenciationdu
Moi-Sujet. Nous sommes dans la sphère transitionnelle, donc dans un indéci-
dable du sujet, tant certes du côté du patient que du côté de l'analyste qui doit
lutter contre un envahissement de l'affect. Le repérage de certains éléments for-
mels dans le discours et les propositions plastiques chez de tels patients, et
notamment celles qui se dessinent dans le plan (André Green l'a souligné) per-
mettent de réenclencher, nous l'avons vu chez la patiente, une succession tempo-
relle dans le courant associatif, enrayant l'invasion de l'affect douloureux.
Ces éléments s'inscrivent dans l'expérience vécue entre l'analyste et le
patient, « expérience » tant défendue par Winnicott 1, qui double le fond repré-
sentatif dans un temps où le sujet n'est pas constitué. Dès lors, souligne-t-il,
s'agissant de l'objet transitionnel, la question de l'appartenance à l'un ou à
l'autre — à la mère ou au bébé sans langage — n'a pas à être posée. C'est pour-
quoi l'analyste n'a pas à s'approprier ces prémices de la représentation non
encore inscrits dans l'enchaînement associatif. C'est en tant qu'émergences qu'ils
doivent être repérés et soulignés verbalement, ponctués dans une tonalité
accueillante mais neutre, ou plutôt totalement ouverte, et non interprétative de
la part de l'analyste. « Balancer » alors une interprétation malencontreusement
ajustée, à partir de ces pré-objets ancrés dans la sphère transitionnelle, avant que
le patient n'ait lui-même fait le choix de démarrer son courant associatif dans la
direction qu'il a choisie (en fonction des intensités des affects) peut aller jusqu'à

1. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard.


Le passage au temporel 1067

l'explosion de l'acting en réaction à l'intrusion externe ou, au mieux, entraîne


une sidération persistante de l'activité représentative.
Cette activité de repérage et d'ouverture menée de concert par l'analyste,
qui s'efface derrière la découverte faite par le patient lui-même, permet que se
dégagent des éléments formels, plastiques ou narratifs, mélodiques et tout en
même temps signifiants, inscrits dans l'espace psychique singulierde chaque ana-
lysant (la nécessité première de cet effacement ne renverrait-elle pas ceci à la
position divan/fauteuil et à ses diverses variantes?) Le patient va progressive-
ment investir ces formations pour elles-mêmes, comme inscrites dans le lien
transférentiel, et ces premiers objets sont reconnus sur un mode esthétique pri-
mitif en tant que premiers éléments formels intimement accrochés au sens1. Il les
reconnaît comme lui appartenant et, selon la célèbre formule winnicottienne
comme « étant déjà là » dans l'espace du jeu. Ce sont ces éléments d'abord
épars, non liés qui vont se rattacher entre eux dans le psychisme du patient et
viendront contrebalancer les forces qui concourent à l'immuabilité en amorçant
les premières dynamiques de récit, en texte et en images. Voici le processus ini-
tial que l'analyste doit accompagner et non pas devancer2.

II - Le rêve du plan de la surface des regards


à travers la surface d'un plan d'eau

Le Rêve du plan de l'échange des regards : « Elle est horizontale et moi


verticale, séparée par la surface du plan d'eau. » Bien avant cette séquence du
rêve de la charrette, un rêve a engagé le mouvement transférentiel. Le travail
psychanalytique a amélioré la recto-colite longtemps non traitée par ailleurs
(j'ai pu obtenir après un certain temps qu'elle consulte régulièrement). Elle
sortira d'un long état aux franges de la mélancolie, survenu après la mort de
son mari, où elle absorbait massivement tout médicament prescrit, vivant dans
une accoutumance à des injections de sédatifs majeurs obtenus auprès de ser-
vices de soins d'urgence.
Le début a été dominé par la réticence et le transfert négatif— l'analyse n'est
que son dernier recours, ne s'applique pas à elle, d'ailleurs elle ne parle de rien et je
vais la rejeter et ainsi de suite... Le processus s'établira, sur un fond de holding, res-
pectant sa réticence, à partir de bribes éparses, autour de rares élémentsplus cons-

1. Voir Lectures d'enfances- Plaisir et déplaisir, Perspectives psychiatriques, à paraître (1995),


R. Diatkine, M. Bonnafé, L. Kahn, S. Boismard, M. Rouyer et J. Oxley, M. Carton, M. Reverbel,
J. Roy, C. Saladin, O. Costecalde et M. Barrai, C. Avram et P. Pereira-Leite.
2. J. Hochmann a décrit l'élaboration d'un conte par un couple de thérapeutes dans une thérapie
d'autisme grave. Travail remarquable mais qu'il n'y a pas lieu d'étendre à des cas où l'acquisitiondu lan-
gage est acquise même si, pensons-nous, l'expression en est rudimentaire, Contes à dormir debout.
1068 Marie Bonnafé

tructifs rapportés parcimonieusement,souvenirs, rêves, ou rares moments vécus


avec plaisir (promenades dans des parcs voisins de chez elle ou de chez moi) qui
s'organisent en séance en brèves rêveries poétiques qu'elle protège.
Les rêves peu à peu sont devenus plus associatifs, et le matériel va s'organi-
ser autour d'un vécu d'isolement, d'abandon, voire de dépression caractérielle
infantile, tandis qu'elle va émerger de son marasme, et que l'affection intestinale
s'améliore.
Ses paliers d'amélioration sont marqués, comme c'est souvent le cas chez de
tels patients, par des épisodes de déréalisation (travaux de Marty et coll.) pou-
vant accompagner une amélioration somatique. Accompagnés d'aberrations
perceptives — pris dans sa réticence — ces passages sont assez inquiétants pour
elle, d'autant qu'ils la renvoient à une bouffée polymorphe survenue dans sa jeu-
nesse dont elle finira par me parler.
Un rêve surviendra après un état de ce type où elle est poursuivie par des
visions : de petits diables surgissent comme des ludions à la surface du lac
Léman. Les mots « lac Léman » sont réifiés et décomposés en représentations de
choses, sans nulle tonalité de jeu de mots, ce qui révèle bien le trouble du jeu
souple entre la pensée et les mots attachés au fonctionnement de la névrose,
autre indice de la perte de contact avec le réel. Ensuite elle fera ce rêve :
Elle l'appellera « le rêve de la verticale et de l'horizontale » et, dans un pre-
mier temps, j'interviendrai uniquement pour mieux dessiner avec elle l'image
plastique du rêve. Voici le récit du rêve : Je suis présente auprès d'elle, debout,
verticale, et, elle, est horizontale dans une petite étendue d'eau, à mes pieds. Elle
est enroulée sur elle-même (elle trace de la main de façon très répétitive cette
position), en boule, comme dans son lit. Elle est là près de moi, se demandant si
je vais la voir, et moi, je regarde tout à l'entour, ailleurs, sans pouvoir, ou vou-
loir, la regarder.
Le travail sur ce rêve s'étend sur une longue période, car la patiente d'elle-
même souvent y revient, et va porter sur cette hésitation « je peux, ou, ne veux
pas, la regarder ». Je pointerai d'abord, façonnant mieux l'image plastique du
rêve, en ce qu'elle figure une relation de transfert, que « la surface réfléchissante
de l'eau pourrait m'empêcher de la voir alors qu'elle, par contre, depuis le fond
peut mieux me voir, observer mon désintérêt ».
Ce rêve va être suivi par d'autres rêves de paysages où elle sort de la séche-
resse et baigne dans l'eau ou l'humidité, retrouvant ainsi la bienfaisance d'une
« thalassa » primordiale. Partant de ses associations je peux interpréter le rêve
en soulignant l'ambivalence, ce qui est à voir ou dont il faut se détourner, le pré-
sentable ou l'irreprésentable. Elle voudrait accaparer mon attention pendant que
je regarde ailleurs (comme sa mère, vers le père avec qui elle se disputait, ou bien
vers ses propres préoccupations dépressives et narcissiques), alors que dans le
Le passage au temporel 1069

regard du transfert, je peux, si je la vois au-delà du miroir de l'eau, bien discer-


ner aussi ses mauvaises pensées. J'insiste tout autant sur l'autre versant de l'am-
bivalence, suivant au plus près le matériel associatif (pour éviter des réactiva-
tions trop fortes renvoyant aux premières séductions) sur la quête de chaleur, de
non-sécheresse. Avec le « tableau de rêve » de la verticale et de l'horizontale, et
dans un travail de holding que je me formule en moi-même, je souligne par des
sons simples, proches d'une lallation son geste répétitif où elle se représente, elle,
à l'horizontale, arrondie, comme un enfant au sein, évoquant sa vie de couple et
aussi l'abandon et j'énonce seulement, a minima : « Oui, être blottie. »
L'image du plan d'eau du rêve ne représente-t-elle pas l'insaisissable de la
pensée antérieure au langage, dans une coloration d'étrangeté, de l'autre côté
d'un tain de miroir que notre structure langagière est venue irrémédiablement
opacifier? D'un côté l'apparence de la surface simple et lisse, réflexive, et de
l'autre côté, l'insaisissable du psychisme primordial.

Acte III. — Le temps avance en circularité. Le conte de Barbe Bleue à la


manière des Mille et une nuits.
Reprenons avec une séquence qui fait suite au rêve de la charrette et des
monstres.
Elle arrive à sa séance et dit d'entrée de jeu : « J'ai compris Barbe Bleue »
— nous échappons pour cette fois à l'inévitable temps vide du début de la séance
qui la déprime tant — « Je n'en avais jamais compris le sens » — « Et qu'avez-
vous compris ? » Elle dit alors, tenant comme une évidence que je suis très au
fait depuis toujours de ce qu'elle va me dire, sur le ton d'un enfant qui énoncerait
une découverte tout en étant bien convaincu de l'omniscience de ses parents :
« Le sang, sur la clé, c'est celui de la perte de la virginité. Jamais je n'avais
compris. » Je commente : « Ça ressemble aux Mille et une nuits. » Elle dit alors
qu'elle ne comprend pas ; qu'est-ce que je veux dire ? Je me prête au jeu de ren-
versement et je lui rappelle que le sultan faisait tuer chaque nouvelle femme à
l'aube pour se venger de l'infidélité de sa première femme car elle ne lui avait pas
réservé sa virginité.
Je dois dire que sur le moment, je vacille un peu dans mes propres repères
temporels, dans ma propre interprétation du conte cruel, et de la faute de la
rivale de Shéhérazade : qui précède quoi, du crime ou de la trahison ? La trajec-
toire faute-accusation-culpabilité-repentir-châtiment..., se trouve condensée en
un seul temps compact, où les voies associatives ne sont pas lisibles. Il est vrai
que le texte du conte de Perrault s'y prête dans la concision de ses condensa-
tions. Un jeune garçon non lecteur, passionné pendant des semaines par ce
conte, bien long à écouter cependant pour lui, finit par se questionner « qu'est-ce
qu'elle avait fait sa première femme ?» — ce qui n'est nulle part dit dans l'his-
1070 Marie Bonnafé

toire — accédant ainsi enfin comme sujet de sa propre histoire à un jeu avec une
culpabilité énigmatique, sans une nécessaire réponse de talion1.
Shéhérazade avait fait venir sa soeur, future promise auprès du sultan, pour
lui raconter une histoire, et puis une autre, et puis encore une autre... La
patiente, d'abord étonnée par mon intervention, après un temps de réflexion va
dire ensuite, surprise : « Mais j'avais oublié la première femme. Je me souviens
bien qu'il tuait une femme chaque nuit mais je ne me posais pas la question... »
Elle exprime ici une perplexité anxieuse, tonalité bien nouvelle chez elle : enfin la
reconnaissance d'un oubli à caractère névrotique. « Enfin l'impasse, la création
peut dès lors advenir... »
Nous nous taisons, la patiente et moi-même, comme il sied après la lecture
d'un conte... La route qui poudroie s'est ouverte vers une culpabilité oedipienne
— qui certes reste encore au loin, « en horizon d'attente » (Serge Lebovici) —,
et la charrette du rêve a avancé sur le chemin de la grand-mère. Les pages se
tournent, le rêve est resté tel qu'il a été rêvé, tel qu'il s'est inscrit dans le premier
éveil, mais les images de son souvenir se déroulent dans un nouveau déroule-
ment temporel et il revêt en son nouveau masque d'autres caractéristiques for-
melles. Ce sera une autre histoire. Le « monstrueux » peut entrer dans une autre
forme narrative, avec d'autres références dans la culture, transformation et nou-
velle « synthèse des voies obscures du songe et de la lucidité de l'éveil », pour
conclure en bouclant la boucle du jeu du temps et de l'intemporel avec les
paroles du poète, qui ouvraient cette présentation.
Marie Bonnafé
1, rue Théophile-Roussel
75012 Paris

1. René Diatkine, Colloquedu Centre A. Binet, décembre 1994.


L'être et le temps :
chaos, syncope, castration

Pierre CHAUVEL

I - Le temps de l'imaginaire
L'intemporel nous attend chaque nuit. Les dragons et les prêles géantes, les
forêts d'enfance, les vivants et les morts ont une présence familière qui ne devient
étrange qu'au réveil, la nostalgie alors nous étreint, c'est-à-dire le désir passé, qui
ne sera jamais assouvi. Tout cela nous le savons bien, « passé, présent et avenir,
traversés par le cordeau du désir », il n'est pas besoin de l'analyse pour le recon-
naître. Sauf lorsque le temps se figure dans le texte du rêve, par exemple, il était
5 heures du soir, c'est le début d'un poème, et nous ne saurons jamaisdans l'imagi-
naire défensif du poète ce qui se cache au-delà de l'oxyde semant cristal et nickel
que l'heure et la mort prodigieuse d'Ignacio Sanchez lui évoquent, car il en reste
aux splendeurs de l'imaginaire, qui montre pour cacher, pour préserver le trésor de
l'enfant perdu et vivant. Nous en savons plus pour l'heuredont parle l'Homme aux
Loups, qui n'est pas en situation de travailler l'imaginaire dans un choix esthé-
tique, mais se trouve dans la nécessité de donner forme et vie à un fonctionnement
symbolique dont il ne sait d'abord rien et dont il continuerait à ne rien savoir s'il
écrivait pour un public inconnu. L'heure permet d'organiser le temps de l'incons-
cient, et la manière dont il vient au jour entre l'analyste et le patient, sans qu'on
puisse déterminer vraiment ce qui vient de l'un ou de l'autre. Nous savons seule-
ment qu'il n'est pas très important de le savoir, et que probablement, certainement
même, la figuration, le temps, l'heure auraient été tout autres avec un autre ana-
lyste, même si la malaria, la scène primitive et quantitéd'autres reconstructions se
seraient probablement ordonnées autour d'un repère temporel, qui est en l'occur-
rence l'horloge de Freud. En d'autres termes, l'intemporel advient dans l'analyse
par ses voies propres (« les choses ont une manière à elles d'arriver », dit Cocteau).
Rev. franç. Psychanal., 4/1995
1072 Pierre Chauvel

Pourtant nous savons aussi que rien n'arriverait, sinon une fascination ima-
ginaire, à valeur de défense mutuelle, si l'analyse ne se déroulait dans un cadre
temporel strict, qui paraît scandaleux à tout un chacun, et même à certains qui
se disent analystes. Le scandale de ces exigences est en effet intolérable aux yeux
de l'enfant merveilleux qui s'est adressé à un analyste dans l'espoir de séduire et
d'abolir toutes limites oedipiennes.
Au début, tout était au début, on le sait trop, au début était l'intemporel.
Mais non, cela ne convient pas, au début il ne pouvait y avoir de négation, on
ne pouvait nier un temps, même dépourvu de toute catégorie, au début le temps
n'existait pas, mais seulement des besoins insatisfaits puis satisfaits, ce qui est le
rythme initial de la pulsion, au début était la pulsion de conservation qui n'était
pas encore celle du moi. Au début était la pulsion de conservation du moi, ou
d'autoconservation, ce qui n'est pas la même chose, pas plus que le narcissisme
ne peut se confondre avec l'auto-érotisme, au début étaient les pulsions d'auto-
conservation et de conservation du moi de la mère, chargées de tout l'érotisme
de ses pulsions érotiques, et de toute la destructivité de ses pulsions de mort, les
unes et les autres s'appuyant, s'étayant sur la « satisfaction » de la pulsion de
conservation. Au début donc était l'autre, et son autre érotique, l'étranger, les
rythmes de l'apparition et de la disparition, de la frustration et refus de la satis-
faction dans le même mouvement qui s'origine du dedans et du dehors, la frus-
tration est le rythme primaire qui englobe aussi l'expérience du jour et de la nuit,
du rêve de la nuit et du jour, comme l'on dit simplement dans la langue de Freud
(Traum ou, Nachtraum, Tagtraum). On rêve dans les deux cas, mais ce n'est pas
le même rêve, ni la même temporalité, le jour ou la nuit.

II - L'être et le temps, le désêtre

La frustration, tout commence et finit avec elle, finit surtout si l'on voulait
suivre Heidegger relu par Lacan. Je fais allusion ici à la parenté entre le das Sein
für den Tod et le « désêtre » qui est censé couronner le cours d'une analyse que
l'on tremble de désigner comme « réussie ».
« L'être pour ou vers la mort », selon les traducteurs. Etrange idée de s'ap-
puyer sur un auteur, quel que soit son génie, qui a tellement méconnu son temps
(et que penser s'il ne l'a pas méconnu !), sur un homme si peu féru de psycholo-
gie qu'il écrivait aux alentours de 1927, à propos de l'angoisse : « Cependant les
deux dispositions, la peur et l'angoisse, ne se produisent jamais isolément au
milieu du "courant du vécu", elles disposent au contraire chaque fois à un
entendre, à moins qu'elles ne se déterminent à partir d'un tel entendre. La peur a
son motif dans l'étant du monde ambiant en préoccupation. L'angoisse, quant à
L'être et le temps 1073

elle, naît du Dasein lui-même. La peur assaille à partir de l'étant intérieur au


monde. L'angoisse s'élève du sein de l'être-au-monde en tant qu'être jeté vers la
mort » (Etre et temps, p. 406, Gallimard, 1986). Le chapitre est intitulé « La
temporellité de la disposibilité ». Heidegger, pas plus que Freud, n'est respon-
sable de ses traducteurs. On ne s'attachera pas au comique de la traduction (que
j'ai voulu éviter par le choix d'un passage assez clair), mais à ce que l'on peut
percevoir de la pensée originale, en se souvenant que dans le même temps Freud
s'engageait dans le combat confus, foisonnant de paradoxes fertiles, d'idées nou-
velles, d'ébauches difficilement pensables sur la défense et le clivage, sur l'an-
goisse elle-même, dans Inhibition, symptôme et angoisse. L'on voit que, au-delà
des péripéties de la pensée de Heidegger, le tout de l'angoisse se joue pour lui
dans la relation avec la mort, dans une complexité certes extrême, que la citation
présentée ne rend pas tout à fait. On ne peut que s'ébahir, s'ébaubir, ou encore
se plonger dans une méditation profonde, d'humilité orgueilleuse, celle que l'on
éprouve en contemplant hardiment le noir soleil de la mort, devant ce texte qui
ne sort pas finalement de la banalité : l'angoisse est angoisse de mort, ou
angoisse existentielle.
Précisément Freud a contourné cet astre obscur, redoutable roc de l'impen-
sable, pour découvrir sa face cachée : l'angoisse de perdre une petite chose déta-
chable, qui se révèle peu détachable dans les faits. L'angoisse de mort, de mou-
rir, n'est qu'un analogon de l'angoisse de castration. Bien entendu il en dit aussi
autre chose, dans une conception personnellede la déréliction. Quant à la médi-
tation spéculative sur la pulsion de mort, si spéculative qu'elle soit, elle n'est en
rien une méditation philosophique ou hamletienne sur la mort, qui concernerait
la pensée de la mort, qui tournerait autour de la mort, de l'angoisse et de la
représentation consciente et préconsciente de la mort. Elle s'attache à l'action
silencieuse de la pulsion de mort, concept qui appartient à Freud, dont on cher-
cherait en vain l'équivalent dans le domaine philosophique, sinon à titre d'ex-
ceptionnelle intuition.
Le ça ignore la mort, le temps, même si Freud finit par admettre qu'il est
soumis aux effets du temps. Il ignore la négation, la double négation du concept,
selon Hegel, il ne connaît que la non-contradiction, le paradoxe, si l'on veut, la
simultanéité. Il ignore la castration, la césure de la séparation, l'absence de l'ob-
jet du désir ou du besoin, auquel il pallie par la satisfaction hallucinatoire. Le ça
est soumis à la dictature de l'économique, régi par l'automatismedu principe de
plaisir-déplaisir, les lois du tout, tout de suite, sans l'amortissement de l'attente,
de l'espoir, de la préoccupation, du « souci » dirait Heidegger. Il ne connaît que
des « processus certainement non conscients ou préconscients ayant lieu entre
des quanta d'énergie sur un substrat qu'on ne peut se représenter » (Nouvelles
conférences, p. 123). J'insiste sur cette citation, et j'y reviendrai, qui donne un
1074 Pierre Chauvel

aperçu particulièrement net de ce que l'on peut se représenter d'une représenta-


tion de chose, et qui laisse à penser ce qu'est l'irreprésentable « substrat » dont
parle Freud. Je ne lèverai pas le voile sur ce mystère, à mon grand regret, et ne
chercherai pas à distinguer le substrat sur lequel jouent les quanta d'énergie. Je
m'en approcherai par la voie métaphorique du Vorzeit (le préhistorique), lors-
qu'il atteint les limites de l'historique dans le développement de la pensée reli-
gieuse. Il n'est d'ailleurs pas d'autre voie que celle de la métaphore pour aborder
les temps sans inscription, sinon sans trace. J'entends par là suivre la métaphore
mythologique qui a tellement soutenu la pensée de Freud lorsqu'il donnait une
représentation à ce qu'est le « substrat » du ça, dans l'ordre de l'intemporel, du
phylogénétique en s'écartant de l'impasse de la biologie ou de la biochimie, qui
détient sans doute la « vérité », si l'on y inclut la génétique, mais ne nous don-
nera rien d'autre que la nature des quanta et de leur substrat, éventuellement.
En bref la biologie n'a pas à connaître la complication du complexe de castra-
tion. Les lois biologiques n'intègrent pas le complexe d'OEdipe.

III - Le temps de la mythologie

Le mythe originaire de la séparation et de la castration. — Revenons donc


à la Théogonie d'Hésiode, qui est aussi une cosmogonie, comme on l'a dit. Elle
est surtout une fantastique intuition de l'inconscient projetée dans l'aire du
cosmos grec et l'on sait à quel point Freud en était familier. Ce qui fait de la
mythologie grecque, tout autant que la théorie des pulsions, « notre » mytho-
logie. Du moins elle est notre réserve de figurations, au premier rang des-
quelles se place le complexe d'OEdipe et d'une manière plus générale l'origi-
naire. Ce qui en allemand est « Ur » se nomme en grec « Chaos », et dans
notre langue quelque chose comme béance, vide, voire l'équivalent d'une
brume humide, sombre, non compacte. On se reportera à Genèse du monde,
naissance des dieux, royauté céleste de J.-P. Vernant. C'est en tout cas, la
béance originelle, à la fois cavité caractérisée par l'absence (de forme, de den-
sité, de stabilité...) et figuration de ce qui unit et sépare le ciel de la terre. C'est
aussi l'intemporel, selon le dictionnaire de Bailly. Nous allons reprendre rapi-
dement, dans une perspective analytique, l'aventure des origines qui nous est si
familière jusque dans la logique onirique qui la dirige. La mythologie a pour
l'analyse outre l'avantage de la beauté et de l'invention celui de l'ambiguïté
sous les apparences trompeuses de la clarté. L'appui considérable qu'elle a
donné aussi bien à la pensée philosophique qu'au développement tragique, elle
l'accorde de nos jours à la pensée de la psychanalyse. Nous nous attarderons
dans la perspective du passage de l'intemporalité au fonctionnement secon-
L'être et le temps 1075

daire, à l'édifiante histoire de Métis, intelligence rusée ou astucieuse, abstrac-


tion divinisée sous la forme de la première épouse de Zeus, qu'il avale sans
vergogne. Ainsi le maître des dieux dispose-t-il de la féminité rusée à l'intérieur
de son propre corps. Cette incorporation n'est peut-être pas une identification,
ou plutôt elle l'est et ne l'est pas : avalée sans être mâchée, elle reste vivante,
en corps étranger interne, ou si l'on préfère, elle fonctionne selon le mode du
clivage. Métis, femme rusée en Zeus, lui permet d'anticiper toute conséquence
de ses actes. Elle est la forme même de la divination tout en représentant la
pensée comme mise en acte prédictive, faisant l'économie de la dépense d'éner-
gie. Ainsi elle organise présent et avenir en fonction du passé, ce qui manque
aux adversaires de Zeus, brutes viriles titanesques, dépourvus d'identification
féminine, et maternelle : il convient de rappeler qu'en raison de l'incorporation
de Métis, Zeus est contraint d'accoucher d'Athéna. Nous ne ferons que souli-
gner en passant l'assimilation du développement intellectuel à la féminité dans
ce qui est un mythe fondateur de la civilisation. Mais la bisexualité reste cari-
caturale, la féminité est maîtrisée sans être assimilée par le dieu. Son but est
pratique et brutal : il lui faut abolir les générations futures issues d'une mère si
rusée et si dangereuse, car de cette manière il peut éviter d'élaborer le contre-
Oedipe. Il se propose ainsi comme le maître absolu, maître du temps et parti-
culièrement du temps des générations, mais au prix d'une violence, d'une
hubris, qui le situe comme une des figures du père de la préhistoire, du surmoi
primaire, brutal, violent, hors du temps et aussi de la tempérance (relative) qui
le caractérisera ultérieurement, lorsque l'on pourra l'identifier à un surmoi
secondaire et protecteur. Zeus est une de ces figures bifaces de la mythologie,
au même titre que le Moïse de Freud, à la fois archaïque et civilisé, intemporel
et soumis aux scansions du temps, des générations successives. Il est une des
figures de transition nécessaires au passage d'un régime temporel à un autre :
il est d'abord inclus dans un temps cyclique qui caractérise encore son conflit
avec ses enfants et son épouse. Il avale cette dernière comme Kronos avalait
ses enfants, ou comme Ouranos ne produisait que des rejetons incarcérés dans
le ventre de Gaïa, dans sa copulation infinie avec elle, qui n'était d'ailleurs
qu'une matrice. Cependant une révolution s'accomplit qui lui permet une iden-
tification féminine et maternelle, et le transforme en un père garant de justice.
Mais tout cela a été initié par l'acte fondateur de Kronos, dont le coup de
serpe castrateur ouvre l'espace de la scène primitive infinie et intemporelle du
chaos des origines, en séparant le couple confondu du ciel et de la terre. On
sait que Freud lui-même avait été saisi de confusion lorsqu'il avait relaté cette
histoire archaïque, et qu'il avait prêté l'acte de Kronos à Zeus. Ce qui antici-
pait la théorie fondatrice de la castration-séparation : elle convient mieux en
effet à Zeus. Mais peu importe puisque l'histoire est alors encore cyclique.
1076 Pierre Chauvel

Cela souligne, s'il en était besoin, que la mythologie a étayé la pensée de


Freud beaucoup plus qu'on ne l'admet généralement. Je veux dire qu'elle a été
pour lui plus qu'une source de métaphores culturelles, mais qu'elle a soutenu
depuis les années d'adolescence son développement et son insight, il l'a rêvée
ou vécue comme un rêve, et transposée naturellement dans l'interprétation des
rêves, en son temps. On se souvient de l'intérêt qu'il portait à l'oniromancie
antique.

IV - Le temps de la castration et de la séparation

La question de la séparation est associée par Freud, surtout dans Inhibi-


tion, symptôme et angoisse, à la castration, apparemment pour proposer un
analogon de la castration chez la femme, et du même coup, si l'on peut dire,
chez l'homme. La place finalement restreinte qu'occupe dans son oeuvre la
séparation, pourtant essentielle tant pour ce qui concerne la survie que le plai-
sir de vivre, s'explique par la nécessité de donner toute son extension à l'an-
goisse de castration, en d'autres termes de ne pas céder sur le primat du phal-
lus. De plus lorsque le problème de la séparation est abordé, c'est dans sa
relation avec la castration. L'apparition même de l'étranger renvoie à la dispa-
rition de la mère qu'il signifie, et initie le personnage tiers, castrateur. Déve-
lopper la théorie dans le sens de l'angoisse de séparation ou de l'angoisse de
mort qui en est un aspect reviendrait à banaliser le concept d'angoisse, et
conduirait à une psychothérapie préanalytique, ce qui advient trop souvent de
nos jours. Mais il en a sans doute toujours été ainsi. C'est par cette voie, nous
l'avons vu dans notre commentaire rapide de Heidegger, que l'analyse se perd
dans la pensée philosophique, en fait elle régresse dans la construction phéno-
ménologique, en l'occurrence. Ce n'est pas par hasard qu'un courant de l'ana-
lyse, s'éloignant de la rigueur freudienne, a tenté de trouver de nouvelles forces
dans la division du sujet que propose Heidegger (Sein, opposé au Dasein.
Lacan, quant à lui, pousse jusqu'au das Ein...). On ne trouve dans cette voie
que des analogies séduisantes mais non convaincantes avec les diverses sépara-
tions topiques qui nous sont familières. Le concept d'angoisse n'est appré-
hendé, et ne peut l'être dans ce contexte, que par la représentation vide de la
mort. Le concept de temps, malgré les sophistications de langage, ne saisit
qu'une linéarité, qui ne rend pas compte de l'essentiel de la temporalité analy-
tique. Elle est diphasique, elle fonctionne en après-coup dans une psyché régie
par le primat du complexe de castration, ou alors elle est cyclique, sur le
modèle archaïque, qui correspond dans notre réalité à la contrainte de répéti-
tion et à l'éternel retour du même.
L'être et le temps 1077

D'un autre point de vue, l'accent mis d'une façon exclusive, ou qui tend à le
devenir, sur l'angoisse de séparation au détriment de l'angoisse de castration
entraîne des difficultés théoriques, et aussi nécessairement pratiques. Le dipha-
sisme du développement sexuel, et en conséquence de la temporalité, s'efface, ce
qui oblige à une théorie et une pratique de l'hic et nunc, c'est-à-dire de la « ponc-
tualité » qui, même si l'on ne se réfère pas particulièrement à Hegel, nous pousse
vers la phénoménologie et en tout cas vers la description, l'attachement peut-être
excessif à la textualité. Le risque est aussi de considérer chaque séance comme
une unité condensée et condensante où l'on pourrait dire que tout est contenu,
ici et maintenant, et immédiatement accessible. Si tel est le cas il vaut mieux être
sans désir, c'est bien sûr l'idéal, et sans mémoire. Ce dernier point est non moins
idéal et suppose une séance « idéale ».
En fait deux théories et deux pratiques de l'analyse s'affrontent ici, qui
sont présentes en tout analyste à des degrés divers. Pour les uns, ou pour tous
à certains moments, la nécessité s'impose d'être haut et loin par rapport à la
séance, que l'on voit comme un élément dans le déroulement d'une cure où les
reconstructions prédominent sur les constructions. On reconnaît là le fantasme
de l'archéologue qui était si cher à Freud et qu'il a spirituellement mis en
scène dans Délire et rêves dans la Gradiva. Il suffit de le relire pour se
convaincre du danger d'un tel maniement du temps dans l'intemporel de la
cure. Mais il n'est pas arbitraire de voir dans le texte même le retournement
du fantasme, ou le triomphe final que remporte l'inconscient dans une cure qui
serait menée sous la contrainte fétichique de la découverte à l'identique du
passé. Le fétiche dont le rôle est de boucher le passage au fantasme (délire ou
rêve), fonctionne soudain comme clé permettant l'irruption du passé dans le
présent. C'est alors, si l'on veut, dans le hic et nunc de la rencontre avec la
Gradiva-rediviva, que l'histoire même, ou le passé sans histoire, se manifeste,
se vit plutôt qu'elle se revit.
Inversement, aucune cure ne peut se dérouler comme une succession granu-
laire d'événements séquentiels. Dans la succession des séances, chaque semaine,
le patient apporte la construction de l'analyse, où se projette l'impact des sépa-
rations, des rejets, des traumas liés aux temps de perte d'amour.
Dans un cas la construction-reconstruction s'étend comme une fresque,
avec le risque d'idéalisation du processus spontané, considéré comme suffisant à
assurer le développement. Ce qui correspond à une idéalisation du silence, de la
temporisation, voire de la procrastination.
Dans l'autre cas l'attention est peut-être trop sollicitée par l'actualité de la
séance et l'interprétation forcée de ses contenus. L'historicité peut-elle être ainsi
abolie ? Les conséquences en seraient-elles fâcheuses ?
Sans entrer dans un débat qui a toujours existé dans l'analyse, on peut se
1078 Pierre Chauvel

demander quelles théories de l'intemporel et de la temporalité sous-tendent de


tels contrastes dans la conduite de la cure.
On peut dire que dans les deux cas l'analyste tente d'élaborer un objet
interne, et pas seulement une représentation, qui inclut le patient saisi par la pas-
sion du transfert, et son propre contre-transfert. Dans ce but, il faut se donner
du temps se dit le premier, qui fait confiance au double processus en l'un et en
l'autre et aux capacités de développement de l'analysant. Le second vit l'urgence
d'une passion qui ne peut se contenir chez le patient et d'objets internes défail-
lants. Les dragons du passé sont sur la scène, en direct. Alors, dira-t-on, les uns
et les autres n'ont pas les mêmes patients. C'est souvent vrai, mais la théorie
peut tout de même modifier le processus, selon les conceptions de la défense, des
relations d'objet et des liens auxquels on se réfère.
Si l'on considère que la relation d'objet, donc le couple moi-surmoi, est suf-
fisamment solide pour soutenir la frustration, que le refoulement est un proces-
sus pour l'essentiel conservateur et que le passé est dans une certaine mesure ins-
crit, alors les retours du refoulé peuvent être traités avec impavidité, en restant
utterly indifferent comme Freud dit l'être à l'égard de l'amie de Ferenczi. Le
temps est dans ces conditions le déterminant essentiel du développement psy-
chique, ce qu'on ne peut nier en aucun cas.
Si l'on pense au contraire que pour l'essentiel, le clivage, la rupture, entre les
éléments psychiques dans le moi et dans l'objet sont l'effet principal de la
« défense » qui détruit, bien plutôt qu'elle ne conserve et ne mérite pas le nom de
défense, si l'on pense que les relations d'objet sont une vue idéalisée de liens fra-
giles, et souvent faux, alors il faut mettre au jour et les faux liens et les vraies liai-
sons que le patient ne peut distinguer dans l'intemporel qui constitue l'essentiel
de sa condition. La construction de l'analyste est ici la condition du développe-
ment psychique.
Le temps est diphasique en analyse, nous l'avons rappelé, ce qui signifie que
le temps de latence est le pivot du destin psychique. Selon qu'il est plus ou moins
accompli, le tempo de l'analyse en sera plus ou moins bouleversé. Le temps de
latence est aussi sous la dépendance du surmoi, de son instauration. Selon les
défaillances de ce temps crucial, bien qu'il soit déterminé par les temps anté-
rieurs, l'analyste sera investi de représentations surmoïques radicalement diffé-
rentes, notamment pour ce qui concerne l'intégration de la temporalité.

V - Le temps de la clinique : le temps de la syncope


L'exemple d'un temps syncopé montre la régression « intemporelle » dans
la dissolution de la temporalité, l'abolition de la consciencedu temps. La régres-
L'être et le temps 1079

sion temporelle commande une régression formelle, qui signifie aussi un trouble
profond de la représentation.
Je me limiterai ici à quelques exemples choisis dans ce qui apparaît comme
la banalité même de la clinique analytique et bien plus encore médicale : les lipo-
thymies, les syncopes, bref les situations où une femme, mais tout aussi bien un
homme, quoiqu'on en dise, « tombe dans les pommes ». Cela évoque une situa-
tion plutôt futile, objet du désintérêt médical dès que l'épilepsie ou les troubles
neurologiques et vasculaires organiques sont écartés. J'aurais pu prendre
l'exemple précisément de l'épilepsie, ainsi que le fait Freud. Il convient toutefois
de se souvenir qu'il ne renonce pas à faire de Dostoïevski un hystérique plutôt
qu'un épileptique. Mais je n'ai pas l'intention de m'engager dans l'immense pro-
blème de Phystéro-épilepsie. Les situations que je vais rapporter sont clairement
psychogènes, bien qu'elles ne soient pas clairement hystériques au sens qui a
cours aujourd'hui. Elles le seraient peut-être au sens de l'hystérie de Breuer et
Freud. Il s'agit de troubles évoquant l'inhibition brutale, liée à une modification
critique du fonctionnement qui ne donne pas lieu à des productions psychiques
riches, bien au contraire.
Les pertes de connaissance ne surviennent pas au cours de la séance. Je n'en
ai d'ailleursjamais observé, et tout laisse penser que cela arrive rarement. Je n'ai
donc en vue que des « récits » de perte de connaissance, ce qui les rapproche
encore des rêves, dont nous ne connaissons évidemment jamais que le récit, à
l'exception notable de nos propres rêves. A la réflexion, même dans ce cas, nous
n'en connaissons peut-être que le récit... Les circonstances où elles apparaissent
sont apparemment banales et se présentent comme l'équivalent de restes
diurnes. Les pensées qui s'y rattachent se réduisent à presque rien. Presque rien,
c'est-à-dire, on le perçoit plus tard, toute l'histoire marquée pour une raison ou
une autre d'interdit. Ce presque rien est le fruit d'un déplacement et d'une
condensation extrême, et sans être le « noyau de vérité », il en est la trace. C'est
là une caractéristique du symptôme, la dureté m'en a paru cependant remar-
quable. L'impression qui se dégage du récit, de plus en plus circonstancié, est
que la chute survient au moment d'évocation du roman familial précoce. Par
exemple le patient parle de chutes au cours de ses premières années, il tombait
comme le père est tombé dans la première enfance du patient, puis plus rien n'en
est dit, les raisons en apparaissent puis disparaissent. L'analyste subit les infor-
mations retenues, les allusions insaisissables que l'enfant recevait lui-même. Il
n'y a pas de pertes de connaissance au cours de l'analyse, mais des syncopes du
discours ou de la pensée, des chutes internes en quelque sorte. Le fil associatif se
rompt brusquement, puis reprend sur autre chose. L'essai de renouer le lien avec
ce qui était évoqué, éventuellement avec une grande force suggestive, est vain. Le
patient ne se souvient plus, ce que l'on vient de lui rappeler ne signifie rien.
1080 Pierre Chauvel

Dans un autre cas, au cours d'un psychodrame, un jeune homme exhibe son
bras bandé : il vient de tomber de sa mobylette, à l'arrêt. Ce n'est rien, il est
tombé dans les pommes, ça lui arrive souvent, mais il n'avait pas trouvé de rai-
son d'en parler. Par contre il était question de son premier père, pas papa,
l'autre, dont il ne veut plus entendre parler. Maman est enceinte, quel bonheur.
Et de jouer avec une conviction bien naturelle le bonheur d'attendre un frère, un
demi-frère. Il s'attribue d'ailleurs le rôle de maman, du moins nous pouvons le
reconnaître dans ce rôle. Tout cela est magnifique. La chute ouvre d'autres hori-
zons, mais aussitôt il estime que l'on pourrait arrêter le jeu, tout va si bien...
On pourrait trouver bien d'autres exemples, où la chute laisse apercevoir
une ouverture possible sur le refoulé, mais constitue en réalité une fermeture effi-
cace, particulière par le fait qu'elle figure le processus psychique lui-même, c'est-
à-dire que ce qui est évoqué s'évanouit dans le moment même de son évocation.
De telles « crises » sont classiquement considérées comme des actes mimant une
scène de séduction ou un orgasme, et sont de ce point de vue l'équivalent d'un
rêve typique dont l'interprétation peut se faire sans recourir aux associations du
patient. Ce qui est appréciable lorsque justement elles manquent, sauf chez
l'analyste.
Winnicott avait proposé le terme d'orgasme du moi, qui semble convenir à
une telle situation économique apparemment régie plutôt par le principe de nir-
vâna que par le principe de plaisir au sens strict. En tout cas l'on pense aux
conséquences d'une excitation trop forte survenue trop tôt.
Dans un autre cas, une patiente parle des chutes très fréquentes qui sont
survenues dans l'enfance et l'âge adulte. Si aujourd'hui les syncopes ne laissent
pas le public indifférent, apparemment cela n'intéressait personne au cours de
l'enfance. D'ailleurs elle était en général l'objet d'une grande inattention. Pour-
tant on l'accusait de beaucoup de méfaits, elle qui cherchait tant à passer ina-
perçue. Elle y parvenait pour l'essentiel de sa personnalité. Il y avait eu un acci-
dent grave, et sans que l'on voie très bien pourquoi, il était admis que c'était sa
faute. Plus tard un accident du même genre se répète sur l'un de ses enfants.
Mais c'est le hasard. Il y avait aussi une histoire de séduction, ses parents certes
n'étaient pas complices, mais ils auraient bien dû remarquer quelque chose. Bref
des répétitions traumatiques, accablantes, dans une solitude sans recours. Elle se
sentait totalement méconnue dans ses désirs, son souhait qu'on s'occupe d'elle.
Ou au moins autrement qu'en se moquant d'elle. Alors elle s'enfermait dans les
w.-c, le paradis des enfants seuls, et tombait dans les pommes. Personne ne
savait rien.
Au cours des séances, la syncope est interne. Elle parle, et soudain elle s'ar-
rête, parle d'autre chose. Ce qui était avant est effacé. Au besoin elle oublie une
séance. Ça tombe dans les oubliettes. Puis elle rejaillit, primesautière. Ce qui
L'être et le temps 1081

aurait pu être un mouvement dépressif s'est apparemment annulé dans une syn-
cope de la pensée. On a l'impression d'une gestion a minima de la défense. C'est
évidemment plus que cela. Ce n'est pas une chute dans le refoulement, ou alors
ce serait une chute très profonde. En fait l'objet semble s'évanouir en même
temps qu'elle, l'objet interne ou la représentation. Un point de vue optimiste
admettrait que c'est pour mieux garder l'objet évanescent, mais je n'ai pas l'im-
pression que le lien avec l'objet résiste mieux que l'objet lui-même. Un autre
abord amène à penser à une chute dans l'intemporel, où s'engloutit l'histoire,
lorsqu'elle prend un tour menaçant, non à cause d'un conflit oedipien, de fan-
tasmes d'amour et de meurtre, mais à cause d'une histoire réelle ou au moins
psychiquement très réelle d'inceste et de meurtre, d'accusation contre la patiente
enfant, ou un de ses parents. Tout cela chute comme par une trappe dans l'oubli
et ne ressortira éventuellement que sous une forme encore plus déguisée, éven-
tuellement par une expression somatique.
Dans ces événements psychiques, hors du temps, l'histoire que l'enfant a
connue, devinée tout en refusant de la reconnaître, doit être désinvestied'urgence.
Cela va d'un registre le plus souvent névrotique à une tonalité presque psycho-
tique. Bref ce sont, dans mon expérience, des cas limites, en tout cas les limites du
supportable ou du concevable sont atteintes, les limites du retour du refoulé. Il
serait plus exact de parler des limites de la représentabilité, de la mise en perspec-
tive dans une histoire, fût-elle mythique. La seule histoire possible est alors une his-
toire pleine de trous, et comme le dit le poète, qui sait fixer des vertiges, seul appa-
raît le masque d'un tyran, et pour ce que j'en connais, d'un tyran déchu.
En suivant Freud, et l'on s'égare peu à le faire, au moins on y trouve tou-
jours à penser, je me dis que « j'ai essayé de traduire dans la langue de notre
pensée normale ce qui doit être, en réalité, un processus non conscient ou pré-
conscient ayant lieu entre des quanta d'énergie sur un substrat que l'on ne peut
se représenter ». Qu'est-ce à dire ? sinon la confirmation qu'il s'agit d'un proces-
sus où l'économique est en jeu de façon massive, où la régression temporelle
dépasse les limites de la représentabilité, à moins que l'on imagine la représenta-
tion de chose, avant toute figuration, sous la forme de quanta d'énergie. Quant
au substrat que l'on ne peut représenter, on peut penser qu'il se présentera plus
tard sous la forme du roc d'origine. Bref il s'agit d'un fond, le fond de la forme
et du temps, que l'on atteint à travers toutes les couches du psychique.
Mais le temps acquis ne se perd jamais. Freud, on s'en souvient, perdait
aussi connaissance presque dans les bras de Jung, en qui il refusait pourtant de
reconnaître une des figures du passé (il est vrai que, avec « Jung », ce n'est pas
aisé, on a pu cependant considérer cette scène comme un avatar singulier du
couple de Lear et Cordélia). Ceci est arrivé deux fois, et la « Correspondance »
avec Binswanger le rappelle, à Munich, que l'on appelle aussi Monaco, en ita-
1082 Pierre Chauvel

lien. W. Granoff y entend l'écho de Monica, ce qui ouvre une autre direction,
peut-être pas si divergente qu'il semble. Cependant, ici encore, la condensation
des identifications est extrême, dans un instant apparemment sans image, qui
équivaut à un rêve sans développement, ou sans travail.

Conclusion

Le temps passe, linéaire, cyclique ou syncopé, suivant les analyses, suivant


les séances, il revêt divers modes ou dimensions. Surtout le temps se désorganise
et se reprend selon le mode diphasique caractéristique de l'analyse, l'après-coup.
Le temps de l'analyse, le temps de la régression et de la progrédience dans la
cure est celui des allers et retours surprenants où les sens établis s'abolissent
pour laisser surgir le nouveau, c'est-à-dire un nouvel aspect du passé. Il n'est pas
jusqu'à la syncope et sa régression brutale, peut-être même pas jusqu'à la dis-
jonction instantanée du temps épileptique qui ne permette la démarche étrange
de la remémoration et de la construction.
Le temps final de toute séance en donne l'exemple, qu'il soit rituel ou varié.
Bien, bon, voilà, ou que sais-je, chacun a sa ou ses formules. Qu'importe que
l'on fasse le bruit de Big Ben, ou que nous ayons la douce intonation d'une voix
chère qui s'est tue, ou qui n'a jamais existé, nous ne savons pas comment nous
serons entendus. Ce qui importe, c'est que, pour hors du temps que nous soyons
nous-mêmes alors, nous soyons assez neutres pour indiquer l'heure exacte, qui
dit sans doute notre désir de mettre fin à l'expérience intemporelle, pour ce jour,
et nous permet de ne pas exprimer notre désir de ce jour, de cette séance, d'arrê-
ter là, tout de suite, ou de poursuivre encore un peu une rencontre si agréable.
Nous tranchons chaque fois l'intemporel, que l'on appelle aussi le chaos.
Pierre Chauvel
9, allée Turenne
44000 Nantes
Le présent

Anne DENIS

« Le principal travail de l'esprit consiste à...


attendre. Et la fatigue lui vient de la spécialité et
de la complexité de cette attente. »
Valéry.

Dans un travail antérieur sur le temps1, quelques conclusions se sont impo-


sées progressivement et c'est à partir de celles-ci que cet article a été commencé,
et le travail poursuivi. Il est donc utile de reprendre les conclusions précédentes.
— Les analystes n'ont pas un monopole sur la pensée et, en matière de
temps, des siècles de réflexion nous ont précédés. Or, on constate dans la littéra-
ture et dans la philosophie, la résurgence répétitive du même mot : « énigme »
chez ceux qui ont pensé à ce problème. Pourquoi donc le temps est-il une
énigme ? Il y a une réponse commune à plusieurs auteurs : ça se sent, mais ça ne
peut pas s'expliquer. Et plus précisément : dès qu'on veut mettre ce problème en
langage, tout le savoir qu'on possède naturellement sur ce sujet disparaît. Le
temps, nous apprend-on, relève de la sensibilité et la sensibilité serait aux anti-
podes de la conscience ; mieux : le langage conscientisant vient brouiller cette
sensibilité et ce savoir que la nature nous a donné « sans paroles ». Et pourtant,
paradoxe, ce temps qu'on ne peut pas penser est la condition de toute pensée.
Voilà des informations qui intéressent la psychanalyse dans ses positions
les plus actuelles, c'est-à-dire dans son ouverture à une nouvelle théorie de la
perception.
Or, il est apparu que ce temps énigmatique dont parle la littérature non
analytique n'est pas le temps de la « représentation abstraite », de « l'ordre du

1. Temporalité, langages, présentation individuelle au XLIXe Congrès international de psychanalyse,


San Francisco, 1995.
Rev. franç. Psychanal., 4/1995
1084 Anne Denis

temps » ou du temps comme « catégorie » que Freud définit en 1920 et qu'il


oppose à l'intemporel des processus inconscients. Cet autre temps, objet d'un
savoir inexplicable, est celui de l'autoperception subjectale : il est « sensation de
ma vie » comme l'écrit Valéry2. Pour le désigner, j'utiliserai la notion de tempo-
ralité comme autoperception de l'existence dans le temps.
La clinique des pathologies de la temporalité chez l'adulte (l'atemporalité
dans le sens privatif) et la clinique d'enfants autour de la psychose montrent
combien il existe un lien étroit, indissociable, une véritable équation entre l'ab-
sence de temporalité perçue et la « déliaison subjectale » dont parle Green. Qui
n'a pas le temps n'a pas la vie.
— Si la clinique des enfants a fait apparaître que l'apport de structures
rythmiques langagières, au sens large, produit un effet de vie et de présent, la
valeur psychique des représentants rythmiques doit encore être éclairée — ce qui
sera entrepris ici.
— Enfin, la régression de la pensée nécessaire pour penser la temporalité va
jusqu'à une zone traumatique où, la condition temporelle étant supprimée, ins-
tinct de vie et instinct de mort coexistent sans séparation. Cette régression, pour
le meilleur et pour le pire, est le territoire du Sublime (Kant) et celui du Désastre
(Blanchot). Dans l'un et dans l'autre de ces affects, le sujet est traumatiquement
privé de temporalité. Il est plongé dans cette période antérieure à la domination
du principe de plaisir que Freud a décrite à propos des rêves traumatiques.
Comme il le dit alors : « Ayons le courage de faire un pas de plus. »3
Trois voies cliniques successives, mais convergentes, éclairent le problème
du temps dans son double aspect d'autoperception et de représentation, on
pourrait dire du temps comme perception de vie et comme représentation de
mort (« Le temps m'enfante et la flèche me tue »). Ces deux aspects intriqués
apparaissent dans la temporalité spécifique des fins d'analyse et montrent
que le temps d'une vie comporte l'un et l'autre, si l'on ne veut pas tomber
dans le leurre proustien. Le « on a tout le temps » des fins d'analyse avec leur
atmosphère de tranquillité est un des critères du travail achevé et de la prédo-
minance conquise d'Eros sur la pulsion de mort. Mais avant d'en arriver là, il
sera d'abord question des pathologies de la temporalité chez l'adulte qui mon-
trent que l'inconscient intemporel n'est pas atemporel, qu'il suppose au
contraire une temporalité (qui n'est pas représentée) et que les moments
d'atemporalité dans l'analyse font resurgir des états traumatiques en deçà de
l'inconscient intemporel.

1. Freud, 1920, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse,Payot, 1967, p. 35.


2. P. Valéry, Temps, in Cahiers, I, Pléiade, p. 1359.
3. S. Freud, « Au-delà... », p. 40 et 63.
Le présent 1085

La psychanalyse des enfants apporte une lumière — toujours étonnante



sur l'effet de « temporalisation » et de subjectivation que provoque la présenta-
tion de représentants acoustiques et kinesthésiques de structure rythmique. Ces
représentants mimétiques de la pulsionnalité apportés par l'objet constituent les
premières mises en sens de nature non spécularisante.

Les pathologies de la temporalité chez l'adulte

Au cours d'une analyse, il peut apparaître une série d'états différents mais
qui ont tous en commun un même caractère d'atemporalité : moments trauma-
tiques, hallucinatoires, persécutoires, psychosomatiques ; sans compter la nostal-
gie et la toxicomanie. Ces états sont de durée variable : de quelques mois à quel-
ques (longues) années dans les deux derniers exemples. Dans tous ces cas il n'y a
pas de présent ; le passé se présentifie sans se représenter ; il n'y a donc pas non
plus de passé et, bien entendu pas de futur.
Parler d'états permet d'envisager le fonctionnement psychique comme une
multiplicité possible de couleurs diverses qui peuvent apparaître à des moments
successifs de l'analyse
— qui apparaissent d'ailleurs si on le permet — alors que
la notion de structure installe l'idée illusoire de l'unité d'un fonctionnement
typique en référence avec un modèle qui risque de devenir un système ; on ne
voit plus alors que ce qu'on doit voir.
Ces états atemporels sont, à notre avis, des émergences d'états traumatiques
infantiles ; ils se caractérisent par la répétition et la reproduction (reviviscence
sans remémoration) ; ils sont Au-delà de l'intemporel des processus inconscients
qui supposent une temporalité.
Cette atemporalité se manifeste dans l'analyse par la répétition et le ressasse-
ment (on est dans un éternel présent du même) et, en dehors de l'analyse, par des
plaintes sur l'absence d'un temps propre : le temps ne passe pas ou il est envahi par
des obligations persécutoires (souvent, le métier) ; le patient n'a pas le temps.
On peut aussi évoquer ici, avec Freud, un masochisme primaire et le fait est
que l'absence de plaisir y est radicale. Faut-il alors envisager ces états comme
résurgence d'une époque « plus primitive » que celle de la domination du principe
de plaisir ? De pulsion de mort non « combattuepar des facteurs extérieurs » ? Sans
doute. Mais les facteurs extérieurs ce sont les objets et il arrive un moment où on
s'aperçoit que l'objet a perdu sa forme humaine ; il est figuré comme chose : c'est
un objet inanimé, déshumanisé. L'objet inanimé, sans anima, c'est-à-dire sans
souffle (métonymie de la vie), et sans âme, se présentifie donc à un moment de
l'analyse... et le processus analytique s'arrête. Soudain, des plaintes répétitives sur
la dureté de l'oreiller du divan avec des réactions psychosomatiques de douleur qui
1086 Anne Denis

suspendent toute possibilité de parole révèlent le caractère persécutoire de l'objet


primaire. Ou bien, dans un état hallucinatoire antérieur à l'analyse, un frigo (un
appareil ménager producteur de froid) donne lieu à des comportements d'évite-
ment phobique. Ou bien, dans un rêve de type hallucinatoire apparaît un fauteuil
transparent traversé d'éclairs (dans ce cas, il vaut mieux éviter l'interprétation de
transfert tellement la « chose » est chargée de présence et que le langage de l'ana-
lyste ici risque de représentifierau lieu de représenter). Ou encore, l'évocation nos-
talgique du pays infantile perdu, sert à ne pas se représenter le non-lieu objectai de
l'amour primaire. Sans compter le pharmacon du toxicomane, remède et poison
indissociés, trace non mnésique d'une relation préambivalenteà un objet dont les
soins furent strictement factuels.
Enfin, ce dernier exemple de l'apparition d'un objet inanimé éclaire ce qui
sera dit des rythmes : l'image répétitive au cours d'une analyse d'un piano dans
lequel une hache est plantée.
L'omniprésence d'un objet non psychique, le temps comme pure répétition,
l'écrasement de la subjectivité vont de pair avec la perte du sens du langage.
Green a décrit ce phénomène qui conjugue dans l'hallucination négative de la
parole, amnésie, aphasie et agnosie, et conclut : « En fait, je pense qu'il ne faut
pas hésiter à invoquer ici une hallucination négative des formes empruntées pour
exprimer le sens des mots, qui était indissociable de leur formulation avant leur
réévocation. »1 Quelles sont ces formes du sens ? Nous y reviendrons. Pour le
moment il s'agit de comprendre le lien existant entre cette « inanité sonore » et
l'état atemporel. Le langage pourtant continue à véhiculer des significations
mais, honnêtement, on doit s'avouer qu'il n'y a aucun sens. Ce sens peut être
défini comme présence de quelque chose dans la représentation de mot, c'est-à-
dire comme présence actuelle d'un sujet dans ce qu'il dit. Or, c'est cette présence
et ce présent qui sont abolis. Si sens du langage et temporalité disparaissent en
même temps, c'est à la perception comme « mode d'être de la présence »2 qu'il
faut se référer. L'aplatissement du langage, comme s'il devenait bidimensionnel,
sa démétaphorisation et la délocalisation temporelle (ou la déliaison temporelle)
ont pour but la disparition du sujet corporel percevant-perceptible, c'est-à-dire
dans son existence actuelle. Il s'agit en quelque sorte d'être un fantôme pour
conserver le lien ; et pour hanter l'objet.
Un exemple extrême montre comment les éléments : atemporalité, objet
inanimé, destruction du sens et « déliaison subjectale » peuvent apparaître avec
une saturation maximale aux limites de l'analysabilité (sauf à commencer peut-
être, d'emblée, l'analyse comme une analyse d'enfant).

1.A. Green, Le travail du négatif. De Minuit, 1993, p. 279 (je souligne).


2. Op. cit., p. 266.
Le présent 1087

Au début de l'analyse, une patiente toxicomaneavait deux ritournelles : le temps ne


passait pas et il fallait alors, dans cet état intolérable, ou prendre de la drogue pour s'ani-
mer ou se mettre au lit. L'autre ritournelle était : rien n'a de sens, tout est absurde.
Donc, elle était hors temps et hors sens. Le mot « sens » désignait la valeur de l'exis-
tence mais aussi la sensibilité (« Je sens » qu'est-ce que ça veut dire ?) et, enfin, le sens du
langage. En effet, cette patiente avait eu, enfant, des troubles du langage qui avaient
donné lieu à une rééducation logopédique. Elle en était sortie « guérie » après avoir com-
pris qu'elle n'avait qu'à combiner les mots comme si c'étaient des chiffres, alors sa diffi-
culté disparaissait (elle n'est pas la seule à avoir suivi cette trajectoire). Un rêve montrait
un autre aspect des choses : une femme lui disait qu'il y avait quelque chose qui n'allait
pas avec ses oreilles et elle s'apercevait alors qu'elle avait des oreilles géométriques. Sa
captivité allait de pair avec des essais de capture de l'analyste et de tous ses objets. Elle
se droguait d'ailleurs avec un médicament pour lequel l'inconscient de la firme pharma-
ceutique avait trouvé le nom de « captagon ».

Devant un tel paysage interne, on en vient à penser que l'inconscient


intemporel est un luxe qui suppose une psyché différenciée avec un inconscient
dont l'intemporalité signifie qu'il y a eu suffisamment de moments d'autoper-
ception et de perceptions des réponses objectales pour qu'aient lieu des ins-
criptions mnésiques qui supposent une temporalité, sans doute refoulée en
même temps que la représentation. Le refoulement serait donc un processus à
la fois topique et temporel, et l'inscription mnésique supposerait à la fois une
surface psychique et un moment : présence et présent de l'existence psychique
qui contenait la représentation. Le refoulement porterait donc à la fois sur la
représentation et sur son indice temporel. Lorsque le souvenir émerge il n'y a
d'ailleurs habituellement aucun doute sur son existence temporelle dans le
passé : ni trouble de mémoire, ni inquiétante étrangeté. Freud, en expliquant
ce sentiment par le refoulement, a mis de côté, dans la littérature dont il se
sert alors (les contes et leur analyse par d'autres auteurs), l'existence de l'objet
inanimé comme source de l'unheimlich. Mais c'était un an avant d'écrire
l' « Au-delà ». L'intemporalité du refoulement suppose une temporalité et une
autoperception du temps préalables. Elles lestent le passé d'un point d'appel
occulté mais actif. Et par là, elles assurent l'ouverture au présent. Les carences
précoces empêchent la temporalité psychique de s'organiser : il n'y a pas
refoulement mais déni, désaveu des événements (qui ne peuvent plus faire
sens). Il s'ensuit que le non-lieu se substitue à l'intemporalité de l'inconscient.
L'accès au présent est barré : la saturation est toujours assurée par les fan-
tômes du non-lieu.
Au-delà de la trace mnésique, les événements s'inscrivent autrement : sensa-
tions, réactions psychosomatiques, images vues comme extérieures au sujet,
mises en acte illusoires ou hallucinatoires peuvent être le support de ces traces
non mnésiques. Il y a là tout un territoire à explorer : celui où le sens est hors
langage et où l'inscription est atemporelle.
1088 Anne Denis

Clinique des enfants

Chez les enfants autour de la psychose — cela va de l'autisme à la psychose


infantile avec mentalisation précocissime — on rencontre la même configuration
que dans les pathologies adultes de l'atemporalité : pas de perception subjectale
auto-érotique, absence de sens langagier et pas de présent dans le sens d'exis-
tence actuelle dans le temps.
Lorsque l'analyste apporte à ces enfants des structures rythmiques simple-
ment sonores (mais mélodiques), verbales (mais scandées), kinesthésiques de
nature dansante et accompagnant, éventuellement, une expression verbale, on
obtient un effet de présence et de présent. A répéter indéfiniment, bien sûr.
Chant et danse paraissent alors être les fondements du sens, ce que les mères suf-
fisamment folles savent d'instinct.
Il semble alors évident que la mise en sens de la pulsion n'est d'abord pas
verbale ; qu'il y a dans le musical et le dansant un fondement nécessaire du sens
qui doit précéder et accompagner le langage verbal ; que ces apports langagiers
mais autres que verbaux assurent des moments d'autoperception erotique chez
l'enfant ; que ces moments inscrivent simultanément une temporalité archaïque
de caractère infini que nous retrouvons éventuellement plus tard dans la
musique ou la danse : comme l'a fait remarquer Gillibert, à la différence du
théâtre, la musique et la danse nous ouvrent à une temporalité infinie. L'objet
humain, dont la voix et le mouvement des mains semblent plus importants que
son visage (à ce stade), ne réfléchit pas. Un poète (Deguy) a écrit que la musique
est « un espace non réfléchissant ».
L'objet y est présent dans son effacement même ; il n'est pas encore l'autre
qui me voit et me reflète; il est l'instrument sonore par son élision en tant
qu'objet. Fedida écrit qu'il est « l'invisible support » de l'auto-érotisme par ses
apports métaphoriques et qu'il est « irreprésentable »1. On peut penser, symé-
triquement, que l'éros n'y est pas d'abord circonscrit dans un autos. On com-
prend mieux alors la fascination de l'enfant autiste pour la musique (qui est,
pour lui, de type hallucinatoire) ; les plaintes comme celles du patient de Sulli-
van qui disait que la musique était le seul lieu habitable pour lui; ou celles
d'un autre patient nostalgique qui affirmait que la musique était pour lui la
seule chose réelle. Dans tous ces cas on peut imaginer une enfance où il n'y en
a pas eu de représentants mimétiques du rythme pulsionnel qui doivent être
présentés par un objet humain et invisible pour être intégrés comme donnée
auto-érotique.

1. Fedida, Crise et contre-transfert, PUF, 1992, p. 222.


Le présent 1089

L'association établie dans le transfert entre la musique et la sexualité


parentale est un fait clinique, de même que l'association entre musique et
sexualité primaire (carence auto-érotique et castration primaire vont de pair).
D'autres associations lient musique et temporalité « sans montre », un temps
rythmique échappant au carcan de l'ordre temporel. Mais ces constatations
cliniques sont insuffisantes pour rendre compte du rôle de méta-modèle que
joue la musique dans tous les arts et dans plusieurs sciences. Le méta-modèle
musical se réfère à l'existence originaire de formes sans forme perçue, de
formes ouvertes et mouvantes ou de formes donnant l'illusion de l'infini. C'est
pourquoi Kant parle du Sublime comme « absence de forme », ce qui, à pre-
mière vue, suscite de l'étonnement. Irreprésentables, ces formes constituent des
mises en sens sur lesquelles les significations catégorielles (donc limitatives) du
langage verbal viendront s'étayer. Elles sont des actualisations d'un éros qui
ne se situe ni dans le sujet ni dans l'objet : la naissance psychique est d'abord
une mise au monde qui n'a lieu que grâce à ces mises en sens langagières,
formes sans forme catégorielle et formes de l'éros fournissant l'illusion magis-
trale et fondatrice que l'amour est « la pulsation de l'univers entier ». Bion
formule des choses similaires d'une autre manière :
«... but there is some other love that is mature from an absolute standart. This other
love, vaguely adumbrated, vaguelyforeshadowed in human speech, it is not simply a quan-
titative différence in the kind of love one animal has for another or which the baby has
for the breast. It is the further extension to "absolute love", which cannot be described
in the terms of sensuous reality or expérience. For that there has to be a language of infra-
sensuous and ultra-sensuous, something that lies outside the spectrum of sensuous expé-
rience and articulate language. »1

Eros, la force qui lie, établit ainsi une liaison entre l' autos et le monde, grâce
à la mise en forme rythmique de la pulsion (Repräsentanz) : l'attente de sens
ainsi réalisée par l'objet assure l'autoperception erotique et, par voie centrifuge,
une perception du monde de qualité non consciente : « aperception », « illu-
sion » perceptive au sens de Winnicott, ou « foi perceptive » au sens de Merleau-
Ponty. Aussi Kant avait-il sans doute raison en posant un temps originaire
infini, forme a priori de la sensibilité. La temporalité psychique est la forme don-
née d'une aperception non dichotomisée : limitations, séparations, différencia-
tions n'auront de sens que sur ce fonds originaire. « On the seashore of endless
worlds, children play. »2 Sinon, ils ne jouent pas.

1. W. R. Bion, Cogitations, Karnac Books, 1992, p. 372. Si Bion répète que la sensorialité du lan-
gage ne peut convenir à la réalité psychique, d'autres (Kojève) disent que la représentation de mot est
d'emblée abstraite et généralisante, et d'autres encore (Merleau-Ponty)que « le langage n'est pas au ser-
vice du sens et ne gouverne pas le sens ».
2. Winnicottcitant Tagore, Jeu et réalité, Gallimard, 1971, p. 132.
1090 Anne Denis

Nous avons vu que la philosophie et la littérature1 parlaient du temps


comme énigme, savoir inexplicable, sans mots, étrangeté. La mythologie, elle
aussi, raconte la création du premier homme d'une manière que Gershom
G. Scholem qualifie de « très étrange ».
Dans la description des douze premières heures d'Adam, après que la terre
fut accumulée et choisie pour le créer (première heure), il devient, dans la
deuxième heure, un Golem, une masse informe (que Primo Levi définit comme
« forme sans forme ») ; « dans la troisième, ses membres furent étendus ; dans la
quatrième, l'âme fut jetée en lui ; dans la cinquième, il se tint sur ses pieds ; dans
la sixième, il donna (à tous les vivants) un nom... ». Or, l'étrangeté de l'histoire
c'est que, avant d'avoir une âme et avant de parler, « Adam y est décrit comme
Golem mais comme Golem de grandeur et de force cosmiques à qui Dieu a
montré, dans son état sans vie et sans parole, toutes les générations futures et
jusqu'à la fin des temps » 2.
Mais l'originaire est aussi une mythologie si on ne le prend pas comme une
nécessité discursive qui fait que des éléments simultanés ne peuvent être présen-
tés que de manière séquentielle. Car le temps infini et le temps linéaire sont
entremêlés d'emblée grâce à la liaison entre Repräsentanz et Vorstellung présen-
tée dans la répétition rythmique. Lorsque Freud parle de la répétition, à propos
des rêves traumatiques et qu'il explique ces rêves et cette répétition comme
datant d'une période antérieure à la prédominance du principe de plaisir, la dif-
férence qui existe entre la répétition pathologique et le besoin infantile de répéti-
tion n'est pas faite dans cette perspective génétique. Or, l'enfant qui redemande
la même kinesthésie, la même tonalité, la même scansion d'une phrase, n'est pas
dans la circularité pathologique. A l'instar d'une mélodie ou de certains contes
de fée, la répétition d'une même structure rythmique se conjugue à un mouve-
ment linéaire : dans les intervalles qui se situent entre la réapparition du même,
il y a une introduction d'éléments nouveaux, hétérogènes à la structure ryth-
mique de base, qui crée une progression. Ainsi s'intriquent l'élément familier et
l'élément étranger dans une structure globale en mouvement qui va d'un début à
une fin. On peut avancer l'hypothèse que la structure rythmique de base donne
la sensation de familiarité à cause de sa qualité formelle, imitative de la pulsion
(représentant psychique) et que les éléments nouveaux, hétérogènes par rapport
à cette structure, ont la valeur de représentations (d'objet et de chose) dont
l'étrangeté est corrigée par la présence réitérative du familier (le représentant).
Cette liaison entre le représentant psychique de la pulsion et la représentation,

1. Les auteurs auxquels je me réfère sont : Augustin, Blanchot, Cortazar, Desanti, Kant, Pascal,
Valéry.
2. Gershom G. Scholem, La Kabale et sa symbolique, Petite Bibliothèque Payot, 1980, p. 182.
Le présent 1091

sans laquelle le langage n'a pas de sens, s'accompagne d'une liaison entre la tem-
poralité et le temps linéaire grâce à laquelle la représentation du temps acquiert
le vif paradoxal d'un temps infini marqué de fïnitude.
L'aperception temporelle comme présence à soi et au monde, et la représen-
tation du temps linéaire tressées dans les histoires qu'on nous a racontées (sou-
vent horribles mais toujours mises au bien) sont présentes dans la structure nar-
rative. La psychanalyse, qui conjugue le temps infini de l'attention flottante et le
temps fini de l'analyse et du cadre, trouve probablement une grande partie de
son improbable efficacité (efficace si improbable) dans le fait qu'on y raconte des
histoires parfois horribles et parfois mises au bien après des années de patience.
Anne Denis
rue des Vennes, 386
4020 Liège, Belgique

BIBLIOGRAPHIE

Bion W. R. (1992), Cogitations, Londres, Karnac Books.


Fedida P. (1992), Crise et contre-transfert, Paris, PUF.
Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
1967.
Green A. (1993), Le travail du négatif, Paris, De Minuit.
Scholem G. G. (1980), La Kabale et sa symbolique, Paris, Payot.
Valéry P. (1961), Temps, in Cahiers I, Paris, Pléiade, 1973.
Winnicott D. W. (1971), Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
Les contempteurs du temps

François DUPARC

C'est l'homme quifait le temps


Toi-même tu le crées : tes sens en sont l'horloge
Arrête l'inquiétude, et c'en est fait du temps1.
Angélus Silesius.

La haine du désir
Pour l'hystérique, l'obsessionnel, ou même le phobique, le temps ne va pas
de soi. Le premier, qui souffre de réminiscences, a des accrocs à sa mémoire, où
le temps subjectif du trauma, de l'affect et du rêve l'emporte sur le temps objectif
extérieur de l'histoire. Le second, au contraire, vise à la maîtrise absolue du
temps dont il accepte le passage mais à condition que celui-ci soit contrôlé,
enfermé en des rituels, des manuels et des modes d'emploi. Le phobique, enfin,
souffre d'une temporalité à deux temps, avec des à-coups brusques au voisinage
des objets : accélération et recul, immobilisation et bondissement. Mais tous ces
sujets, s'ils sont de bons névrosés, souffrent le temps et le désir.
Ce n'est pas le cas des psychotiques et des sujets qui s'en rapprochent (les
fétichistes, les pervers, certaines formes de masochisme), ni de tous ceux qui
vivent de façon prédominante dans l'actualité de l'agir (toxicomanes, délin-
quants : acting out, sujets maniaco-dépressifs et psychosomatiques : acting in).
Ceux-ci, au contraire, s'emploient à réduire le temps à l'extrême, voire même à
le détruire, atteignant ainsi la substance même du désir.
Prenons le cas extrême de la psychose paranoïde : selon P.-C. Racamier, il
n'y manque jamais un fantasme destructeur de fantasmes, celui de l'auto-engen-
drement (Antoedipe). Ce fantasme dénie que le sujet puisse être le fruit de ses ori-

1.Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique(1675) ; I.189(trad. de l'allemand, légèrement révisée par


mes soins).
Rev. franç. Psychanal. 4/1995
1094 François Duparc

gines, affirmant au contraire qu'il est à lui-même sa propre origine : ainsi


annule-t-il le temps. C'est une forme extrême de « télescopage des générations »
(H. Faimberg), qui a pour but d'abolir totalement la différence des générations.
On y reconnaît le moteur de l'inceste, évitant au sujet et à son partenaire
incestueux toute séparation et tout désir pour un objet extérieur à la symbiose.
L'association de deuils déniés et expulsés, d'une séduction narcissique visant à
éviter toute séparation avec des objets transformés en ustensiles, et d'un inces-
tuel ayant pour but de supprimer le désir à sa source, sont des constantes dans
les psychoses graves1.
Dans tous ces éléments du puzzle psychotique, que reconnaît-on ? La tenta-
tive de supprimer le temps de l'attente, le temps de la séparation et du deuil, et
le temps du désir. Un patient, qui s'était installé depuis déjà assez longtemps
dans ce que j'appellerai des « préliminaires interminables », avec un transfert
dont on ne savait s'il était totalement absent ou totalement passionnel (ce qui est
typique des transferts psychotiques), finit par m'avouer qu'il ne pouvait envisa-
ger de s'attacher à moi puisqu'un jour, il devrait se séparer de moi. Il me fallut
lui trouver une réponse ambiguë pour dénouer le paradoxe : je lui répondis
qu'on pouvait dire qu'une analyse, ça ne se terminait jamais tout à fait, même si
on pouvait mettre fin à la cure. Ce n'est qu'à partir de là qu'il put commencer.
« La matière première de l'amour, c'est le temps »2. Cette phrase s'applique
peut-être encore plus au désir, l'amour pouvant être animé par une nostalgie de
retrouver une fusion narcissique et intemporelle. Le temps du désir, c'est celui
qui nous sépare de nos objets perdus, le temps qu'il nous faut pour arriver à des
retrouvailles approximatives, sans cesse à repenser et à reprendre. Dans la psy-
chose organisée, supprimer le temps est une stratégie qui vise le désir ; et récipro-
quement : supprimer le désir vise à annuler le temps de l'attente, et celui de la
séparation. Dans les psychoses aiguës, certaines formes de dépersonnalisation,
ou dans les passages à l'acte, il s'agit parfois plus de la conséquence d'un débor-
dement traumatique que d'une véritable stratégie défensive. Ainsi, Bion décrit
l'effet du traumatisme initial chez le psychotique comme une explosion qui
atteint toutes les dimensions représentatives et temporelles de la psyché : aussi
bien le passé, que le présent et l'avenir.
Mais au-delà de ces moments initiaux, qui prennent souvent la forme de
phénomènes d'hallucination négative (comme je les ai décrits à la suite d'André

1. Je renvoie pour toutes ces notions aux travaux de P.-C. Racamier, un des grands théoriciens de la
psychose, dont l'oeuvre a fait l'objet récemment d'un colloque à Annecy (avril 1995), qui sera prochaine-
ment publié. En ce qui concerne la schizophrénieet les notions d'auto-engendrement,d'Antoedipe, d'in-
cestuel, de deuils expulsés et de séduction narcissique, on peut se reporter à son travail sur Les schizo-
phrènes (1976), et à son dernier livre ; Le génie des origines (1992), Payot.
2. J.-L. Servan-Schreiber (1983).
Les contempteurs du temps 1095

Green, mais en insistant sur leur potentiel pathogène) et que d'autres ont bapti-
sés parfois « événements psychiques blancs » ou « expériences délirantes pri-
maires », certains sujets s'attachent à isoler l'instant pour en faire le lieu d'une
suppression des catégories temporelles, et d'un « télescopage des représenta-
tions ». Il s'agit alors à nouveau d'une stratégie, plus perverse que psychotique,
cette fois. Mais de quelle façon exacte opèrent ces stratégies ?

Comment détruire le temps ?

Un des procédés pour détruire le temps, c'est de faire la confusion entre


les catégories de représentations, les différences qui font le temps. Nous avons
vu le rôle néfaste de l'abolition de la différence des générations ; Meltzer a évo-
qué la « confusion des zones » pulsionnelles (1967), qu'il a reliée à la stratégie
perverse. Cette confusion, qui a pour effet de supprimer la différence entre les
temporalités différentes de l'oralité, de l'analité et de la génitalité1, est une stra-
tégie anti-temps : elle réduit la stratification des rythmes qui fait la matière de
l'inscription du temps dans l'inconscient et le préconscient2. Mais à une échelle
plus courte encore, il est une différence constitutive fondamentale de la vectori-
sation du temps, c'est celle qui existe entre le plaisir et la douleur. Je pense en
effet que c'est la projection de la partie agréable de l'expérience vécue vers
l'avenir qui permet d'investir sa représentation et de supporter l'attente, tandis
que la projection de la partie désagréable de la trace vers le passé permet de se
détacher de l'expérience, une fois celle-ci perdue. Bien entendu, une telle bipar-
tition peut se renverser temporairement; cela se voit dans la régression ou
dans l'investissement nostalgique de l'objet perdu, dans la dépression. Mais
lorsque la situation se prolonge, ou que l'inversion laisse place à la confusion,
nous avons un danger de paralysie de tout investissement psychique dans un
projet ou un désir.
Certes, il s'agit d'une stratégie connue de certains systèmes philosophiques
ou mystiques, mais sa mise en application extrême conduit soit à des moments
de crises existentielles, soit à des pathologies redoutables. La stratégie mystique,

1. Il y a une réflexion assez semblable dans le travail de J. Chasseguet-Smirgel sur Le rossignol et


l'empereur de Chine (1971), dans lequel elle montre comment le faussaire, le paranoïaque où le pervers
narcissique, font croire qu'ils ont réussi la maturation des stades pulsionnels, alors qu'ils les confondent,
assimilant par exemple le fétiche anal (factice) à un pénis. On peut aussi se référer à son travail sur la per-
version (Les deux arbres du jardin, 1990).
2. C'est à dessein que je parle d'inscription et non de représentation : on sait en effet que Freud a
soutenu qu'il n'existait pas à proprement parler de représentationdu temps dans l'inconscient.Par contre,
la pulsion elle-même est constituéede « coulées de lave successives » (comme il le dit dans la Métapsycho-
logie) qui inscrivent un rythme temporel à l'intérieur de sa structure.
1096 François Duparc

nous l'avons aperçue dans la citation d'Angelus Silesius placée en exergue de cet
article. En effet, selon la philosophie gnostique du Pèlerin chérubinique, il s'agit
pour l'homme de se détacher du temps terrestre, celui de l'attente et du désir, et
de viser à l'éternité. Pour ce faire, le sujet doit regarder vers le ciel, considérer
l'existencehumaine comme sans intérêt, accepter la mort comme une délivrance,
et rechercher l'indifférence. « L'indifférence. Pour moi, tout est pareil : espace et
point, temps et éternité, nuit et jour, joie et souffrance » (I. 190). On reconnaît là
une orientation proche des grandes philosophies orientales : vedanta, boud-
dhisme et taoïsme1. Mais surtout, on comprend bien dans ce passage que le
moyen proposé pour atteindre à l'intemporalité est la suppression des catégories
perceptives, notamment celles entre la joie et la souffrance, ce qui conduit à l'in-
différence (et à un retour au narcissisme primaire, selon Freud).
Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'être mystique ou adepte de philosophies
orientales pour être fasciné par la destruction du temps et du désir : le poète Jean
Tardieu, récemment décédé, et sans doute un des plus grands poètes de la fin du
siècle, se situe plutôt dans le prolongement de la philosophie de l'absurde. A côté
de ses remarquables poèmes sur l'inquiétante étrangeté, l'hallucination négative
et la dépersonnalisation2, on trouve dans son oeuvre de nombreux passages
décrivant l'annihilation du temps. Dans un de ses poèmes les plus célèbres,
Monsieur-monsieur, le poète décrit deux doubles assis en face à face dans un
train, l'un dans le sens de la marche, et l'autre en sens inverse. Chacun bien
entendu voit la vie s'écouler en sens contraire. Ils finiront, au fil d'un dialogue de
fous, par se mettre d'accord. Mieux qu'un indicatif présent, ils proposent, pour
annuler la différence entre passé et avenir, un « indicatif-néant » (J. Tardieu,
1951). Ainsi, « ce qui est contradictoire devient le même : le mouvement et l'im-
mobilité, la durée et l'instant » (J. Tardieu, 1983).
Bien entendu, il faut se garder d'extrapoler à partir d'une doctrine philoso-
phique ou d'une oeuvre littéraire, et d'en induire une pathologie. Il faut en effet
admettre l'utilité de suspensions temporaires de la temporalité, qui sont une
fonction des processus tertiaires du Moi (articulant les processus conscients à la
conscience, comme l'énonce A. Green) à l'oeuvre dans le rêve ou dans la régres-
sion formelle de la pensée. Je pense d'ailleurs que tout affect intense est accom-
pagné d'un certain vécu d'atemporalité, comme l'ont évoqué J. Gillibert et
P. Denis. Dans ce mode transitoire, l'ambiguïté entre le mode atemporel de

1. Pour le taoïsme, la quête de l'immortalité, dont l'extase est une première approche, est réalisée par
l'intégration des contraires, la rétention du souffle et du désir. Pour le bouddhisme, l'origine de la souf-
france est dans le désir, et le nirvana consiste, à travers diverses étapes de renoncement à la joie et à la
douleur, à atteindre l'indifférence suprême. Dans cet état, l'éveillé parvient à la destruction des cycles tem-
porels de la réincarnation, et à la suppression du temps. Cf. M. Eliade (1980).
2. Je renvoie à l'article d'Anne Clancier, pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ce poète.
Les contempteurs du temps 1097

l'inconscient et la ressaisie après coup de la temporalité par le travail du pré-


conscient, est une qualité féconde et créatrice1.
Ceci n'a rien à voir avec la fixation ou l'effraction d'un matériel trauma-
tique, irreprésentable, dont l'atemporalité est une constante. Comme je l'ai évo-
qué lors d'un travail précédent, la fixation dans des formes répétitives est le
résultat d'une inscription dans des traces par une pensée archaïque, une pensée
par images en particulier2, où l'espace se substitue au temps (on sait que pour
Freud, l'inconscient est espace et ne connaît pas le temps linéaire). On peut
mettre en relation ces formes répétitives avec les fantasmes originaires, ou avec
ces « grains d'atemporalité » que désigne J. Gillibert à l'origine de la tempora-
lité, qui, une fois repris dans une structure fantasmatique plus complexe, cons-
truisent la temporalité dans un après-coup fondateur.

Un figurant de l'atemporel

Il existe différents modes de destruction ou de clivages du flux temporel ;


sans entrer ici dans la discussion de ces différentes figures, je souhaiterais donner
un exemple qui témoigne au moins de l'intérêt qu'il y a à repérer une pathologie
de la temporalité chez nombre de patients.
Il s'agit d'un homme dans la trentaine qui vient me voir en raison d'une
pathologie obsessionnelle grave, qui ne semble pas d'ordre névrotique. Il a été
un adolescent assez agité, parfois violent, avec des épisodes d'homosexualité et
de toxicomanie, et des angoisses de dépersonnalisationimportantes. Il a peu à
peu réussi à se structurer, mais conserve une phobie sociale qui le handicape :
en particulier, il ne peut pas sortir pour rencontrer un ami avant d'avoir véri-
fié que tout est parfaitement en ordre chez lui et sur lui, selon des rituels inter-
minables. Surtout, il ne peut se décider à rencontrer quelqu'un sans avoir
prévu toutes les possibilités du dialogue qu'il aura, et ce dans les moindres
détails. Nous réaliserons ensemble, non sans un long travail, que c'est une
façon pour lui de supprimer la différence entre le passé et l'avenir; puisque,
après, il se répète tout ce qui s'est passé. De cette façon, il peut supprimer la
possibilité d'une déception de son désir d'être reconnu et aimé. Mais du même
coup, les rencontres sont toujours prévisibles, ennuyeuses, sans aucune joie : il
n'y a pas vraiment de rencontre, puisque ceux qu'il rencontre sont des sortes
de fantômes. Ses rituels finissent par se substituer presque totalement à ses
relations à autrui.

1.C'est d'ailleurs ce qu'affirme P. C. Racamier, en parlant d'un Antoedipe tempéré, source d'une
ambiguïté féconde (1992).
2. Cf. F. Duparc, Arrêt sur image dans le contre-transfert (1994).
1098 François Duparc

Quand il lui reste du temps libre, il se décide par exemple à enregistrer de la


musique qu'il aime. Le gros problème est d'éviter qu'il y ait des blancs entre les
morceaux. Il me faudra beaucoup de temps pour apprendre de lui — car il préfère
me raconter ses rituels — de quel genre de musique il s'agit. Il s'agit d'une forme de
rock particulièrement violente et répétitive, où le tempo de la musique (à deux
temps) lui permet d'avoir l'impression que plus rien n'existe au-dehors — comme
une drogue. Il ressent alors une impression de calme, sans joie ni souffrance. Son
discours lui-même ressemble souvent à une litanie qui a pour effet de m'hypnotiser
par son rythme répétitif, surtout quand il parle de ses rituels. Je me sens alors
enfermé dans un cycle sans fin, et pris d'angoisses claustrophobiques. Lorsque je
parviendrai à bloquer ces litanies par des interventions empreintes d'une certaine
activité, il connaîtra des moments de dépersonnalisation : l'impression de vivre
une éternité dans le brouillard, avec du blanc dans ses pensées. Moi-même j'oublie
à ce moment-là tout ce que j'étais en train de penser.
Nous aurons beaucoup de mal à relier ces angoisses psychotiquesà des évé-
nements de son histoire. Pendant un temps qui m'apparaîtra très long, nous
vivrons tous les deux dans un nuage confus, hors du monde et du temps. Paral-
lèlement, à l'extérieur, il fait des projets, des rencontres, et se met à s'organiser.
Il entre en conflit avec un ami qui jusque-là l'exploitait, tirant profit de son
masochisme. Mais je n'apprendrai tout cela qu'après une longue période. Lors-
qu'un jour ses rituels auront pris figure humaine, celle de la souffrance de sa
mère, il lui faudra en faire le deuil. Il me dira alors qu'il regrette ces moments qui
lui permettaient de se sentir invulnérable, et de ne pas souffrir. Aux dépens, il est
vrai, de sa possibilité d'aimer qui que ce soit.
En y réfléchissant, cette histoire me paraît particulièrement évocatrice d'un
clivage du moi et de deux modes de temporalités, ou plutôt, entre deux modes dif-
férents d'atemporalité. Au début en effet, le patient m'avait raconté rapidement
son histoire, avec une certaine chronologie, notamment quelques éléments concer-
nant son travail et ses rapports avec sa famille. Mais fait étrange,je ne le sentais pas
vraiment concerné; il racontait son histoire de façon extérieure, pour être
conforme à l'attente du psychanalyste que j'étais. Il y avait la chronologie, mais
pas d'affect ; ce n'était pas son monde à lui. D'ailleurs, par la suite, j'allais complè-
tement oublier les quelques éléments biographiques qu'il m'avait ainsi apportés.
Cet aspect me fait penser que malgré son aspect orienté dans le temps, et même
hyper-orienté — au point qu'il avait parmi d'autres l'obsession des emplois du
temps et des calendriers — il ne se repérait pas en tant que sujet dans cette chrono-
logie : le sujet, chez lui, était hors temps. Un temps linéaire, qui se déroule avec la
précision d'un métronome, est d'une certaine façon, un temps atemporel en ce qui
concerne le temps vécu, le vécu du temps par le sujet : il peut se contempler, parfai-
tement prévisible et ordonné, sur les cases d'un calendrier.
Les contempteurs du temps 1099

Son vécu affectif, lui, se situait dans un autre secteur de son moi, celui qui
était possédé par les rituels et les vérifications. Or ce vécu, nous l'avons vu, était
porteur de sentiments d'atemporalité et d'étrangeté. Il avait deux comporte-
ments anti-temps caractéristiques : d'une part, les cycles répétitifs de son rituel,
qui annulaient le temps en tentant de supprimer toute différence entre le passé et
l'avenir ; d'autre part, lorsqu'il ne pouvait recourir à ses rituels ou que ceux-ci
atteignaient leurs limites, il était envahi par une émotion blanche, un affect
angoissant et confus, dont il ne pouvait dire s'il s'agissait d'effroi traumatique ou
de plaisir (comme le bruit assourdissant de la batterie de la musique qu'il
aimait). Dans le contre-transfert, ces moments produisaient chez moi la sensa-
tion d'être enfermé dans des moments d'éternité suspendue. Ce n'est que plus
tard que je pus relier ces moments à une longue période de relation symbiotique-
incestueuse qu'il avait vécue avec sa mère, et qu'il avait perdue sans savoir s'il en
était malheureux ou soulagé. Cela ne fut possible qu'en lui faisant prendre cons-
cience du plaisir extrême lié à ces instants, et en les dissociant peu à peu des
angoisses d'anéantissement qui s'y confondaient aussitôt. A la place d'une
confusion des affects, je favorisais ainsi une discrimination des affects, du passé
et du présent, lui permettant de réduire le clivage qu'il avait établi à défaut.
François Duparc
14, rue de la Poste
74000 Annecy

BIBLIOGRAPHIE

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Tardieu Jean (1968), Le fleuve caché, Gallimard.
Tardieu Jean (1983), L'accent grave et l'accent aigu, Gallimard.
Au nom du sens,
de la prématurité à l'intemporalité

Jacques LE BEUF

Dans l'inconscient, rien ne passe, rien ne finit,


rien n'est oublié.
S. Freud, L'interprétationdes rêves, p. 491.

Les enseignements de L'interprétation des rêves1 dépasseront toujours le


but que Sigmund Freud s'y assignait, celui de réduire la thèse qui faisait du
rêve une activité absurde, dépourvue de sens, sinnlos. Ainsi, le premier grand
exposé sur l'intemporalité de l'inconscient s'en dégage-t-il, quoique l'auteur du
chef-d'oeuvre laisse en latence ces mots désignant « l'intemporel » : Zeitlos et
Zeitlosigkeit.
Pourtant, dans une note de bas de page de la bibliographie, le mot « intem-
poralité-Zeitlosigkeit » est cité une fois. Il vient de P. Haffner pour qui la pre-
mière caractéristique du rêve était l'absence de temps et d'espace2. Evidemment,
appliquée à l'ensemble du rêve, cette intemporalité-là est incompatible avec le
projet freudien. Le sens du rêve se révèle par la mise au jour des désirs infantiles
refoulés de l'inconscient, réalisés sous forme de processus primaires. L'accom-
plissement de désir est rendu méconnaissable par le travail du rêve et son élabo-
ration secondaire, par l'intervention de la censure et du préconscient qui exigent
la prise en compte de la temporalité et de la logique secondaire. La qualification
d'intemporalité s'appliquera aux désirs infantiles refoulés. Ils sont les seuls
« capitalistes du rêve » (IR, p. 477). En tant que tels, leurs ressources sont inépui-
sables, impérissables, éternelles.

1. S. Freud, L'interprétationdes rêves, trad. par I. Meyerson, révisée par D. Berger, PUF, 1967 ; dans
la suite : l'IR.
2. P. Haffner (1887), Sommeilet rêves, cité in IR, p. 54, Gesammelte Werke, p. 54.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1102 Jacques Le Beuf

Quant à l'expression « hors le temps », elle ne paraîtra pas avant 1907, dans
une note de bas de page ajoutée à la Psychopathologie de la vie quotidienne1 ;
mais elle restera peu utilisée.

Dès le commencement...

« C'est de réminiscences surtout que souffre l'hystérique » : la problématique


de l'intemporalité est implicite dans cet aphorisme de la Communication prélimi-
naire de Freud et Breuer (1893 ; les auteurs soulignent)2. Proposition aussitôt sui-
vie d'un complément dont on retrouvera la teneur dans les formules freudiennes
sur ce thème : « Il est surprenant au premier abord que des événements depuis
longtemps passés puissent exercer une action aussi intense et que leur souvenir ne
soit pas soumis à l'usure. » De longtemps et pour toujours acharné à donner du
sens aux productions psychiques, normales et pathologiques, individuelles et col-
lectives, Freud décèlera bientôt sa conception des modalités « hors le temps » selon
lesquelles l'être humain est travaillé par le sexuel infantile.
Ailleurs3, j'ai rappelé qu'à la fin de l' Esquisse4 Freud insistait sur la perma-
nence des « souvenirs pathogènes » et de leurs conséquences psychiques, même
après leur « domptage » par la psychothérapie. Mais tout d'abord : « La faculté de
créer des hallucinations et la possibilité pour la mémoire d'engendrer des affects,
disait Freud, indiquent que l'investissementdu moi n'exerce encore nulle influence
sur le souvenir et que les méthodes primaires de décharge et le processus primaire
restent prédominants » (NP, p. 390). Il s'agit-là des symptômes et « représentations
hyperintenses » observés dans la clinique de l'hystérie et de la névrose obsession-
nelle (NP, p. 316, 359, 360). L'analyse de leurs sources et de leur structure conduit
Freud à la théorie de l'après-coup, sur laquelleje reviendrai plus loin. Dans la pro-
duction du rêve, il impliquait un état de désinvestissementdu moi analogue, jus-
qu'à un certain point, à celui des productions psychonévrotiques : « Pendant le
sommeil... la décharge du moi... est la condition nécessaire à la production du pro-
cessus psychique primaire... mais si le moi se déchargeait complètement, le sommeil
serait alors dépourvu de rêves » (NP, p. 352-355 ; italiques de Freud)5.

1. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot, 1980, p. 291.


2. S. Freud et J. Breuer (1893), in Etudes sur l'hystérie (1895), PUF, 1967, p. 5.
3. J. Le Beuf (1992), Sur l'écran des métapsychologies, le mouvement déplace les lignes, Rev. franç,
de psychanal. 3, 1992, p. 653-681.
4. S. Freud (1895), Esquisse d'une psychologie scientifique, in Naissance de la psychanalyse, traduit
de l'allemand par Anne Berman, Paris, PUF, 1973, dans la suite référence NP; Entwurfeiner Psychologie
(1895), Aus den Anfängen der Psychoanalyse, Londres, 1950 (1887-1902), dans la suite, référence Anf.
5. Cf. aussi mes articles : Que sont les neurones devenus?, Nouv. Rev. de psychanalyse. 39, 1989,
p. 117-130, et Narcisse en esquisse, Rev. franç, de psychanalyse, 1991, 55, 1, p. 261-271.
Au nom du sens, de la prématurité à l"intemporalité 1103

Du point de vue de la temporalité, il est question du souvenir pathogène


non maîtrisé dans la lettre du 6 décembre 1896 : « Dans un seul cas, celui d'un
souvenir d'incidents d'ordre sexuel qui a provoqué un certain déplaisir, en resur-
gissant, un nouveau déplaisir est provoqué, l'inhibition n'est plus possible : le
souvenir agit alors comme un événement actuel... et en ce cas l'excitation que les
incidents provoquent devient toujours plus intense avec le temps (au cours du
développement sexuel) » (NP, p. 156 ; mes italiques). Sur le même plan, dans le
« Manuscrit M » de mai 1897, Freud signale que les fantasmes, la paranoïa et
l'hystérie méprisent les rapports temporels et que la négligence des données tem-
porelles constitue la distinction essentielle à établir entre l'activité dans le pré-
conscient et l'activité dans l'inconscient (NP, p. 180-182).
Quant au souvenir pathogène même dompté, Freud précisait : « Il semble
pourtant que ce processus de domination d'un souvenir laisse après soi des
séquelles permanentes dans le processus de pensée. Aussi, dès que le souvenir
dompté est ranimé et que le déplaisir apparaît, on voit apparaître une tendance à
entraver le cours des pensées. Une défense primaire de la pensée est créée, qui
donne le signal d'éviter la voie affectée » (NP, p. 391 ; Freud souligne). Même s'il
s'agit ici d'une préfiguration du signal d'angoisse, on comprend que même
dépassé, le passé ne passe pas. La résistance à la psychanalyse et en psychanalyse
permet d'en prendre bonne mesure. Sur quelles bases fut conçu le processus pri-
maire, espace virtuel de l'intemporel, qui prend une telle place parmi les nou-
velles notions épistémologiques?

De la prématurité à l'intemporalité

Du Vorzeit au Zeitlos ; Freud passa de l'avant-temps à l'intemporel. Le Vorzeit


s'impose ici comme préfixe des mots prématuré-Vorzeitiget prématurité- Vorzeitig-
keit. Autrement dit, l'intemporel se dégagea après une rigoureuse prise en compte
d'implications temporelles spécifiques de l'être humain : celles de sa prématurité à
sa naissance, du développement en deux temps de sa sexualité et du retard de sa
puberté. Un détour par l'argument sur le premier mensonge hystérique, le proton
pseudos, permet de remarquer les nombreuses répétitions des mots « prématuré
et prématurité », soulignés par Freud lorsqu'il mit au jour l'après-coup, cette
notion temporelle originale qui rompait avec les lois de la causalité et de la tem-
poralité. « Le retard pubertaire détermine des déliaisons sexuelles prématurées
(Vorzeitigen) qui ne prendront sens qu'après coup1 (NP, p. 367 ; Anf., p. 435-436).

1. La traductrice a préféré les mots « précoce » et « précocité » pour Vorzeitigen et Vorzeitigkeit,


sans signaler par ailleurs les soulignés de Freud. « Prématurité » me semble mieux convenir au mouve-
ment démonstratif freudien.
1104 Jacques Le Beuf

Le « prématuré » laisserait aussi une certaine empreinte dans la conception du


refoulement et du processus secondaire, car « seul le risque de déplaisir... lié à une
décharge motriceprématurée... inhibe l'investissementhallucinatoirede la satisfac-
tion » (NP, p. 381 ; Anf., p. 449 ; mes italiques).
Certaines des bases de la conceptualisation métapsychologique, les états de
prématurité et de détresse originelle, de non-sens et d'intemporalité — Vorzei-
tigkeit et Hilflosigkeit, Sinnlosigkeit et Zeitlosigkeit —, se trouveraient liées au
tout début.

L 'Hilflosigkeit, réfèrent fondamental

Avec le principe de déplaisir-plaisir,l' Hilflosigkeit est une référence fonda-


trice de la conception freudienne de la structuration et du fonctionnement de
l'appareil psychique. L'état de détresse originelle étaie les notions d'expérience
de satisfaction et de satisfaction hallucinatoire du désir qui donnent lieu aux
développements sur les processus primaire et secondaire. Pendant longtemps, sa
prématurité laisse l'enfant dans l' Hilflosigkeit, en état de détresse, sans recours
pour se procurer lui-même la satisfaction par une action spécifique. Pour cet
enfant sans aide, Hilflos, une Hilfeleistung (GW, III, 571), une aide étrangère est
donc nécessaire à l'accomplissement de l'action spécifique qui apporte la satis-
faction. Là se trouve le prototype de la satisfaction hallucinatoire du désir.
On ne souligne pas assez que le déplaisir est inhérent à l'expérience de satis-
faction en qualité de point de départ, sous forme d'augmentation constante de la
tension de besoin, qu'il s'agisse de la faim ou de tout autre des grands besoins
corporels de l'enfant, des exigences de la vie (Not des Lebens). Des associations,
un frayage, s'établissent entre toutes les composantes de l'expérience de satisfac-
tion, c'est-à-dire d'une part entre les images mnésiques de l'objet qui apporte
secours et les images de tous les mouvements de décharges corporels liés à la
satisfaction, et d'autre part celle de la poussée de la tension de besoin (Drang,
Ent., p. 402 et 404 ; Freud souligne). Là-dessus, dans l'IR, Freud précise bien
qu'un « élément essentiel de l'expérience de satisfaction, c'est l'apparition d'une
certaine perception (l'aliment, dans l'exemple concerné) dont l'image restera
associée avec la trace mnésique de l'excitation du besoin » (IR, p. 481). L'accu-
mulation de l'excitation, éprouvée comme déplaisir, provoque donc l'activité de
l'appareil en vue de répéter l'expérience de satisfaction.
Mais pour lier les excitations accumulées qui tendent à la décharge motrice
immédiate, il faut « une amère expérience de la vie », dit Freud (IR, p. 481 ; GW,
p. 571), soit du temps, celui de la maturation. Le moi n'est pas donné d'emblée,
loin s'en faut. L'exposé sur la satisfaction hallucinatoire du désir comporte donc
Au nom du sens, de la prématurité à l'intemporalité 1105

une notation temporelle et une clause conditionnelle qui impliqueront la réparti-


tion de l'écoulement énergétique en deux modalités, deux systèmes différenciés,
ceux des processus primaire et secondaire. « Désirer a dû être d'abord un inves-
tissement hallucinatoire du souvenir de la satisfaction. Mais cette hallucination,
si on ne voulait pas la maintenir jusqu'à l'épuisement, se révélait incapable de
faire cesser le besoin, d'amener l'agréable lié à la satisfaction » (IR, p. 509, mes
italiques). L'investissement hallucinatoire du souvenir de la satisfaction, c'est
l'acte du processus primaire, l'activité du premier système psychique voué au
seul plaisir. Pour que le déplaisir du départ ne se retrouve pas déplaisir à l'arri-
vée, un second système, celui du processus secondaire, en arrivera à limiter l'in-
vestissement de l'image de la satisfaction, à inhiber une décharge motrice inap-
propriée, et à refouler l'affect. « Il faut que le système mnésique ait accumulé un
grand nombre d'expériences... pour transformer l'activité primitive en une acti-
vité secondaire mieux adaptée, pour que la motilité puisse transformer le monde
extérieur » (IR, p. 481 et 509-512 ; GW, p. 571 et 604-606). Pour autant, le déplai-
sir cesserait-il d'agir comme point d'appel ? Il me semble au contraire que Freud
a jeté là des bases solides à ses futures élaborations sur le masochisme et sur la
contrainte de répétition.
Le processus primaire tend donc à faire écouler librement la quantité d'exci-
tation pour atteindre l'identité de perception; le système du processus secon-
daire inhibe cet écoulement pour atteindre l'identité de pensée, chemin détourné
qui va du souvenir de la satisfaction à l'investissement de ce même souvenir qui
sera atteint par le moyen d'une expérience motrice appropriée pour modifier le
monde extérieur. « Les processus primaire et secondaire deviennent respective-
ment le germe de l'inconscient et du préconscient dans l'appareil achevé » (IR,
p. 509 ; GW, p. 604).

Le passé se conjugue au présent... et le futur au passé

Dans L'interprétation des rêves, Freud n'utilise donc pas le terme hors le
temps de l'inconscient. Il se contente d'affirmer la chose de bout en bout. Si bien
que le passé se conjugue au présent. Schématiquement, on peut dire que jus-
qu'au chapitre VII, maintes et maintes fois, il est question de l'actualité des
désirs infantiles inconscients et de l'actualité dans l'inconscient du passé préhis-
torique de chacun. « le contenu latent du rêve », dit Freud, « serait lié aux
...
plus anciens événements de notre vie. L'analyse de l'hystérie me permet de mon-
trer que ce passé est resté actuel dans le présent » (IR, p. 193).
Des accents plus incisifs sillonnent le chapitre VII, où d'éloquents syno-
nymes d'intemporalité, indestructibilité, immortels, éternels ( Unzerstörbarkeit et
1106 Jacques Le Beuf

Unsterblischen) sont répétés plusieurs fois pour qualifier les désirs sexuels infan-
tiles. L'idée de leur permanence et de leur retour se renforce de métaphores tirées
de mythes grecs. « ces désirs inconscients », soutient Freud, « partagent ce
...
caractère d'être indestructibles avec tous les autres actes psychiques... qui n'ap-
partiennent qu'au système inconscient... il n'existe pas pour ces actes d'autre
anéantissement que pour les ombres des enfers dans l' Odyssée qui s'éveillent à
une nouvelle vie dès qu'elles ont bu du sang. Les phénomènes qui dépendent du
système préconscient sont destructibles dans un tout autre sens. C'est sur cette
différence que repose la psychothérapie des névroses » (IR, p. 470). Aussitôt, une
variante de cette image, sinon sa répétition, semble préfigurer la contrainte de
répétition pour étayer l'affirmation que le désir représenté dans le rêve est néces-
sairement infantile : « les désirs d'origine infantile de notre inconscient sont
...
comme les Titans de la légende, écrasés depuis l'origine des temps sous les
lourdes masses de montagnes : les tressaillements de leurs membres ébranlent
encore aujourd'hui parfois ces montagnes » (ibid., p. 471, italiques de Freud).
Plus loin, Freud insiste encore sur la répétition : « que l'âme humaine garde
...
d'indompté... le pouvoir démoniaque qui crée le désir du rêve et que nous retrou-
vons dans notre inconscient » (ibid., p. 521 ; GW, p. 619 ; italiques de Freud). Le
« démoniaque » et l' « éternel retour du même » seront associés dans « Au-delà
du principe de plaisir »1.
On croirait que le futur même se conjugue au passé, à lire le fin mot de l'IR,
ou plutôt son mot de la fin sur les rêves prophétiques. En aucun cas le rêve ne
peut révéler l'avenir, seulement le passé. Cependant les rêves prophétiques ne
sont pas totalement faux : en effet, selon le créateur de la psychanalyse, l'avenir
où ces rêves mènent le rêveur est présent pour lui en tant que désir réalisé,
modelé par le désir indestructible, à l'image exacte du passé.

Un mercredi soir, précisément le 8 novembre 1911

La notion d'intemporalité circulait parmi « les premiers psychanalystes ».


La question était controversée par l'intitulé et la teneur de la soirée consacrée à
ce thème : « De la prétendue intemporalité de l'inconscient »2. Comme toujours,
le Pr Freud distribue les bons et mauvais points; mais il tient surtout à bien
faire entendre qu'il existe un système, l'inconscient, qui fonctionne sans l'élé-
ment du temps. C'est essentiellement sur le schéma métapsychologique de l'IR

1. S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, PBP, 1963, p. 26; GW,
XIII, p. 20-21.
2. Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, III, 1910-1911,
Gallimard, 1979, trad. de l'allemand par Nina Bakman, p. 292-301.
Au nom du sens, de la prématurité à l'intemporalité 1107

qu'il s'appuie pour mettre en avant « les cinq caractéristiques permettant des
déductions qui dénotent ce système sans temps : 1 / pour les rêves, passé, présent
et avenir ne font qu'un — dans la formation du rêve, et non dans son contenu
conscient ; 2 / la condensation s'y trouve possible ; 3 / l'absence des effets du pas-
sage du temps ; 4 / l'attachement aux objets des pulsions ; 5 / enfin la tendance de
la psychonévrose à se fixer.
Malgré sa position non équivoque sur l'intemporalité de l'inconscient,
Freud ne s'accommoda pas très bien du mot lui-même. Il ne paraît probable-
ment pas beaucoup plus que cinq ou six fois dans son oeuvre. Il complète parfois
ces mentions d'explications sur les caractères négatifs des processus psychiques
inconscients : leur ignorance de la contradiction, de la synthèse, et leur fonction-
nement selon le processus primaire (19071, 19132, 19143, 19154, 19205). Les nom-
breuses références à l'intemporel, élément essentiel de la métapsychologie,
paraissent sous forme de périphrases et de formules descriptives comme dans les
Nouvelles conférences, en 1933, où Freud discute assez longuement de ce thème
pour conclure à nouveau sur « ce fait absolument hors de doute : l'inaltérabilité
du refoulé, qui demeure insensible au temps »6.

Ce sont feuilles qu'automne laisse en branche

Sigmund Freud achève son âge dans l'exil et la détresse physique. Le vieil
homme, pour lui-même, comme d'un oeil neuf, semble redécouvrir que jadis,
c'est encore et toujours maintenant. Dans une note du 16 juin 1938, il évoque
ses découvertes des années 1890 : « Intéressant que des premières expériences,
contrairement à ce qui se passe plus tard, les diverses réactions se conservent
toutes, les réactions contraires naturellement aussi. Au lieu de la décision, qui
serait plus tard l'issue. Explication : faiblesse de la synthèse, conservation du
caractère des processus primaires. »7 Peu après, le 12 juillet, la paléontologie,
le réel des évolutions animale, végétale et géologique, inspirent une nouvelle
métaphore illustrant l'indestructibilité du refoulé pulsionnel qui agit(e)
l'homme. La comparaison renvoie à l'ancienneté préhominienne, par-delà tout

Freud (1901), Psychopathologiede la vie quotidienne, PBP, 1980, p. 291.


1. S.
2. S. Freud (1913), Du début du traitement, in La technique psychanalytique, traduction de l'alle-
mand par A. Berman, PUF, 1967, p. 88-89.
3. S. Freud (1914), A partir de l'histoire d'une névrose infantile, oc F, XIII, p. 8.
4. S. Freud (1915), Métapsychologie, L'inconscient, OCF, XIII, p. 226.
5. S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, PBP, 1963, p. 35; GW,
p. 28.
6. S. Freud (1933), Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984, traduit
de l'allemand par R.-Marie Zeitlin, XXXIe Conf. La décomposition de la personnalité psychique, p. 103.
7. F. Freud, 1938 (1941), Résultats, idées, problèmes, II, PUF, p. 287.
1108 Jacques Le Beuf

développement culturel. Que dit Sigmund Freud, à Londres, en juillet 1938?


« Avec le névrosé, on est comme dans un paysage préhistorique, par exemple
dans le Jurassique. Les grands sauriens s'ébattent encore, et les prêles sont
hautes comme des palmiers (?). »1 Les vicissitudes de la psychologie des
masses auraient peut-être contribué à cette inflexion métaphorique qui nous
ramène à l'avant-temps du processus de civilisation, des dizaines de millions
d'années en arrière. Peu auparavant c'était l'Anschlufi, l'annexion-fusion, sous
les hordes de l'envahisseur nazi. Peu après ce furent Munich et ses consé-
quences, et combien d'autres productions de la barbarie, dont plusieurs étaient
certes prévisibles par Sigmund Freud. Cette très forte image des ébats des sau-
riens est à rapprocher d'Actuelles sur la guerre et la mort, où Freud soutient
toujours que l'inépuisable potentiel de régression a sa source dans l'indestruc-
tibilité des états psychiques primitifs : « L'animique primitif, est au sens le plus
plein, incapable de passer. »2 « Intemporel »? le mot était ignoré. Le mot
« intemporel » serait probablement pauvre et médiocre, piètre et fade, pour
rendre compte du sexuel infantile inconscient. Dans la langue de l'homme
Freud, le terme « intemporalité » n'augmenterait peut-être pas beaucoup l'in-
telligibilité de la chose inconsciente, ne raviverait pas assez la vie du sens
contre le mutisme du non-sens, bref n'apporterait pas grand progrès dans la
vie de l'esprit. Valent mieux des images qui parlent fort pour tenter de rabais-
ser l'emprise de la sensorialité, et de surmonter l'envahissement par la bête
préhistorique. Après tout, les pierres ne parlent-elles pas? Depuis des millé-
naires, des pierres sont chargées de sens. Elles parlent « Saxa loquuntur ! »3.
Depuis la nuit des temps des pierres parlent de la mémoire et du souvenir.
Elles voudraient dire « souviens-toi », c'est-à-dire « je me souviens ! ».

Jacques Le Beuf
42, rue Dauphine
75006 Paris

1. Ibid.
2. S. Freud (1914), Actuelles sur la guerre et la mort, OCPF, XIII, PUF, p. 139.
3. S. Freud (1896), Sur l'étiologie de l'hystérie, OCPF, III, PUF, p. 150.
La fin de l'éternité

Roger PERRON

« L'éternité, c'est long, surtout à la fin. »


(Woody Allen.)

On a dit beaucoup de choses fort intéressantes en ce qui concerne l'intempo-


rel, à distinguer peut-être de l'atemporel : à propos de ce que Freud a pu écrire
du Zeitlos; à propos du hors-temps; du sans-temps; du temps perdu et
retrouvé, etc., et sans doute pourrait-on ajouter encore d'autres figures du non-
temps, de la suspension du temps, de sa fugacité, de son évanouissement, de sa
renaissance; on est alors conduit à évoquer l'inquiétante étrangeté des déca-
drages du temps et de l'espace, l'ubiquité, les inquiétantes apparitions du
double, etc. Je me demande cependant si, dans beaucoup de ces évocations, il ne
s'agit pas, non pas d'une disparition du temps lui-même, mais plutôt de brèches
dans le cours du temps ordinaire, brèches par où peut s'installer plus ou moins
fugacement, mais aussi peut-être de façon durable, un autre temps.
Car, me semble-t-il, le temps dont on évoque ainsi les brèches est le temps
dans lequel s'ordonnent nos perceptions et nos actions, nos amours et nos
haines, le temps des actes et des événements, le temps irréversible de la vie et de
la mort. C'est celui dont Kant avait fait une catégorie a priori de l'entendement,
mais dont l'épistémologie génétique a mis en évidence la progressive construc-
tion chez l'enfant, en corrélation étroite avec celle de l'espace ; celui qu'égrènent
nos horloges, celui qui, sécable en parties égales, se prête au calcul ; celui que la
mécanique classique a considéré comme toujours réversible en pensée mais non
en fait (et l'on sait que, même si la cosmogonie moderne prolonge cette opéra-
tion de pensée pour calculer l'âge de l'univers et le moment du Big Bang, d'au-
tres conceptions du temps, posé comme irréversible, même en pensée, apparais-
sent aujourd'hui). C'est le temps auquel Bergson opposait un autre temps, celui
de la « durée ».
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1110 Roger Perron

Or peut-être la séance d'analyse ouvre-t-elle, dans ce temps de la rationalité,


de la secondarisation, une parenthèse qui se referme en fin de séance, pour se
rouvrir et se refermer à la séance suivante, etc., de sorte que toute l'analyse, de
son début à sa fin, s'inscrit dans un vaste système de parenthèses, où naît et vit
un autre temps : celui où, dans le présent de la séance, dans le présent du travail
psychique, deviennent disponibles tous les passés, tous les avenirs.
Isaac Asimov, qui était un bon auteur d'apologues méritant réflexion, a
écrit un remarquable ouvrage de fiction intitulé La fin de l'éternité. Ce titre, en
forme de radical paradoxe, titille l'esprit : Comment va-t-il se sortir de ce guê-
pier ? Il s'en sort remarquablement.
Il s'agit, bien sûr, du genre de récits de fiction basés sur l'existence, postulée
dès le départ, d'une « machine à explorer le temps ». Dans la plupart de ces
récits, le paradoxe est énoncé sous la forme : si je remonte dans le temps et tue
mon grand-père (remarquer qu'il s'agit plus rarement du père, et plus rarement
encore de la mère...), et ceci avant qu'il engendre mon père, que se passera-t-il?
je n'existerai pas ; donc je ne pourrai pas remonter le temps et commettre ce
crime : pourtant j'existe (je pense, donc je suis) et forme ce projet, donc, etc. Ceci
est la version simple et rebattue. Une variante intéressante évoque la rencontre
du héros de l'histoire avec lui-même plus jeune : l'angoisse du double est alors
toujours soulignée, et mise en évidence par la question : et si je/le/me tue ? D'au-
tres versions, plus audacieuses, s'interrogent sur la possibilité d'une rencontre
amoureuse avec sa propre mère où l'on s'engendrerait soi-même, etc. On voit
que tout ceci, où c'est bien de la vacillation de l'être qu'il s'agit, est en prise
directe sur des fantasmes familiers au psychanalyste...
La fiction créée par Asimov est originale. Je la résume : on a inventé une
machine à se déplacer dans le temps des horloges, dans les deux sens. On s'avise
vite que des irresponsables pourraient bouleverser l'Histoire : il y suffit de peu de
choses (en travaillant sur les « conditions aux limites », diraient les théoriciens
du chaos) : empêchez, même de façon anodine, les parents de Napoléon Bona-
parte de se rencontrer, ou tuez Jeanne d'Arc dès son départ de Domrémy, et le
destin de l'Europe est changé... On réglemente donc les interventions dans le
temps ; mais ce qui n'était que police répressive devient vite politique d'amélio-
ration : pour le plus grand bien de l'Humanité, on peut éviter bien des évolu-
tions fâcheuses de l'Histoire par des interventions minimes. Ainsi se développe
un organisme sophistiqué où, à grand renfort de calculs, on définit les interven-
tions bénéfiques ; et l'on envoie sur place — sur temps — un technicien chargé
d'y procéder. Il faut naturellement garder mémoire de l'Histoire telle qu'elle
serait sans l'intervention ; en fait, telle quelle est : on la connaît aussi précisément
qu'on le veut, puisqu'il suffit d'aller y voir dans toutes les époques postérieures à
la modification, mais avant de procéder à celle-ci. Garder mémoire, aussi, de
La fin de l'éternité 1111

l'Histoire ainsi remodelée. Mais ces modifications, et les modifications de modi-


fications, etc., entraînées par la logique de l'amélioration, sont incessantes. Il en
découle quelques conséquences intéressantes :

— ainsi se superposent deux, cinq, dix Histoires. Aucune n'est plus vraie que les
autres, puisque toutes sont constatables concrètement ;
— le Temps est entièrement disponible, à l'infini, dans les deux sens ; et il est
disponible dans un présent purement conventionnel (l'organisme qui gère
tout cela est « hors Temps », mais possède sa propre temporalité) ;
— du coup, le Temps, à perdre sa flèche, perd sa fonction structurante. Le tra-
vail de l'oubli du passé est impossible, l'avenir n'est plus fait d'attentes, d'es-
poirs et de craintes, puisque l'un et l'autre sont à tout instant et intégrale-
ment présents ;
— les gens qui voyagent dans le Temps vieillissent biologiquement comme tout
le monde. Ils se désignent cependant comme « les Eternels », puisqu'ils
gèrent l'Eternité. Mais le vain peuple, lorsqu'il soupçonne leur existence, est
frappé d'une terreur superstitieuse : on les croit immortels... ;
— la différence des générations disparaît : il est banal pour un jeune homme,
lorsqu'il voyage dans le Temps, de rencontrer son arrière-petit-fils plus vieux
que lui, ou sa grand-mère bébé... ;
— le système de pensée et d'action qui ainsi se développe progressivement tend
à devenir ingérable, parce que de plus en plus obsessionnel : d'où, chez cer-
tains, la tentation d'y mettre fin ;
— etc., on voit que tout ceci n'est pas sans résonances pour le psychanalyste...
Mais Asimov, guidé par son flair, va plus loin dans ce qui peut nous intéres-
ser. En particulier en ce qui concerne la différence des sexes et la scène primitive.
Le héros de ce récit est un jeune technicien promis au plus brillant avenir de
programmateur du Temps. Recruté dans une époque pudibonde, il est vierge et
vit dans la pureté d'une sublimation intégrale. Mais on l'envoie procéder à un
ajustement de l'Histoire dans une époque où la sexualité est aussi libre qu'on
peut le concevoir (au prix, bien sûr, de sa désobjectalisation). Il découvre les
délices de la chair... et commence à douter. La différence des sexes va, dès lors,
menacer l'Eternité. Cela commence par la rivalité avec un frère aîné, et continue
par la révolte contre la figure paternelle jusque là révérée, le grand maître dont
il est l'assistant préféré. Ainsi le drame qu'on voulait définitivement forclos res-
surgit-il, avec la double différence des sexes et des générations...
Quant à la scène primitive, elle est figurée par les « Siècles cachés » :
depuis qu'on dispose de la possibilité de voyager dans le Temps, on peut aller
aussi loin qu'on veut dans un avenir infini... sauf pour une période ainsi
dénommée, hermétiquement close aux explorateurs. On ne sait pourquoi ; tout
1112 Roger Perron

au plus peut-on supposer, avec une crainte révérencieuse, que telle est la
volonté d'êtres (humains incompréhensiblement évolués, ou non humains?)
qui se préservent ainsi des curieux et de leurs interventions intempestives. Il
s'avérera, in fine, que la femme aimée par le héros lui a été dépêchée par cette
civilisation cachée, afin de mettre fin à tout cela. C'est ce qui se produira, dans
l'une des solutions possibles du paradoxe classique : les conditions qui avaient
conduit à l'invention de l'exploration temporelle sont modifiées, cette inven-
tion n'est pas faite, tout cela disparaît : c'est la fin de l'Eternité. La double dif-
férence des sexes et des générations restructure le temps ; la vie, l'amour et la
mort reprennent leur cours...
Je n'ai cité cette fable que pour ce qu'elle éveille chez le psychanalyste. Par
ses thèmes : le rôle structurant de la double différence des sexes et des généra-
tions, c'est-à-dire de l'OEdipe, nos interrogations sur la reconstruction de l'his-
toire personnelle, etc. Mais aussi pour illustrer ma métaphore des parenthèses.
M. X... tombe sur mon divan, échappé de sa vie quotidienne, des coups de
téléphone et des fax à donner et à recevoir, des rendez-vous, des plannings, des
décisions à prendre, des choses à faire, de la rivalité avec son patron, des conflits
avec sa femme, des soucis avec son fils à qui il faudrait faire admettre que... La
séance rouvre le temps et restaure le lieu où il échappe à l'univers au faire et où
il peut être. Peut-être va-t-il sommeiller un brin, peut-être va-t-il rêveusement
évoquer des souvenirs fugaces de sons, d'odeurs, de ces couleurs du ciel qui
enchantaient son enfance, peut-être va-t-il s'immerger à nouveau dans ces fleurs
qu'il regarde et qui pour lui sont sa mère... Ainsi s'ouvre la parenthèse. Peut-être
nous tairons-nous ; peut-être échangerons-nous des propos qui semblent déri-
vants, mais témoignent d'un accordage qui échappe aux règles de l'univers du
faire, et sont en résonance avec autre chose, dans un autre temps, où va revenir
et se reconstruire son histoire. Il se peut que cela soit chargé des affects et des
représentations les plus crus, les plus chargés de désir, les plus angoissants, de
tout ce qui ne s'admet jamais dans l'univers ordinaire. Peut-être va-t-il m'inju-
rier, ou me déclarer son désir homosexuel. Mais, lorsque je dirai « bien » pour
marquer la fin de ce temps en enclave, il se lèvera et, comme à l'accoutumée, me
quittera sur un cérémonieux « au revoir Monsieur »... Ainsi se ferme la paren-
thèse. C'était un autre temps dans le temps ordinaire. Demain, après-demain,
nous rouvrirons et refermerons la parenthèse.
Au fil des séances, ainsi se construit un autre temps. Ce n'est pas intempo-
rel, ce n'est pas atemporel. C'est un autre temps. Les questions que nous pou-
vons nous poser à son propos sont directement issues de la pratique quoti-
dienne. Elles ne sont pas du même ordre, je crois, que ce qu'évoque Freud
lorsqu'il dit que « l'inconscient ignore le temps » : il s'agit alors, sur un tout
autre plan, d'une question fondamentale de métapsychologie.
La fin de l'éternité 1113

Le temps de la séance, le temps de l'analyse, en ouvrant l'indéfinie possibi-


lité de remaniement du passé et de l'avenir, et par ce qui s'y réactive de fan-
tasmes fondamentaux sur l'être, sont une porte ouverte sur l'Eternité. Prenons-y
garde cependant. On peut s'y sentir si bien que cette éternité provisoire risque,
comme dans l'histoire d'Asimov, de se faire passer pour immortalité. Tant que
cela durera, le temps des horloges est suspendu. Nous ne vieillirons pas, nous ne
mourrons pas. Illusion dangereuse : la suspension du temps est tentante, mais
l'éternité a toujours une fin, ainsi que Dorian Gray l'avait constaté.
L'époque est sans doute révolue où l'analyste conseillait au patient de diffé-
rer toute décision importante jusqu'à la fin de l'analyse. Nous ne le conseillons
plus... mais certains patients se le conseillent (de sorte qu'on peut voir une
femme qui n'a pas pris garde à l'approche de sa ménopause décider ensuite,
l'analyse terminée, mais trop tard, d'avoir un enfant...). Il n'est pas facile, sous
peine de directivité abusive, de parer à un tel effet du « hors temps ». Et ainsi
fait-on, sans doute, certaines analyses interminables.
Si l'on évite cet écueil, il faut bien terminer un jour. Et, nous le savons bien,
on ne peut fermer cette vaste parenthèse, celle du temps de l'analyse, que sur le
mode même où on l'avait ouverte : celui d'un acting, aussi bien aménagé que
possible, mais d'un acting quand même. Le jour où nous avions décidé l'analyse,
nous avions sauté dans l'inconnu, celui d'une aventure. L'analyste pense pou-
voir prendre le pari s'il a bien posé son « indication d'analyse », mais nous
savons, pour avoir essuyé quelques mécomptes, que c'est toujours un pari.
Quant au patient... ce n'est jamais ce qu'il croyait, Dieu merci. Le jour où on
décide d'arrêter, même si la chose a été longuement et bien analysée, c'est encore
un pari. Mais c'est par là même un acting : on peut analyser la fin tant qu'on
veut, tant qu'on l'analyse, l'analyse continue... Il faudra trancher.
C'est ainsi que le temps, le temps des horloges, de la vie et de la mort,
reprend son vol.
Roger Perron
6, rue Damesme
75013 Paris
Notes brèves sur l'éternité

Denys RIBAS

GENÈSE

Il est une prérogative divine par excellence : exister de tous temps, avant
de créer le temps. Ce paradoxe qui situe d'emblée le croyant hors de la ratio-
nalité me semble d'une profonde vérité... humaine. Je vois dans la Genèse 1 une
description fidèle de la naissance psychique. Autant l'enfant confronté par l'en-
seignement religieux au paradoxe d'un Dieu existant de tout temps qui crée le
temps est pris dans un vacillement angoissant entre sa confiance dans ses pro-
cessus de pensée et sa confiance dans les adultes, autant chacun de nous l'a
personnellement vécu. Notre divin d'avant le temps, notre narcissisme pri-
maire a bien existé génétiquement avant que l'enfant ne crée/trouve le temps.
Un jour s'instaure une temporalité psychique représentée dans le moi. Il fau-
dra du temps pour que l'enfant pousse plus loin ce passé et cet avenir dont il
se dote simultanément, et découvre à la fois qu'il n'a pas toujours existé et
qu'il n'existera pas toujours. J'ai été frappé de ce que les deux le révoltent
autant et pareillement ! Il lui a fallu, au préalable je crois, se doter d'une ori-
gine dans un après-coup qui fonde son identité dans la forme d'un fantasme
originaire, celui de la scène primitive. Il n'est donc pas faux que le sujet y soit
présent comme spectateur et comme metteur en scène. « Après-coup, l'ar-
chaïque » comme le formule joliment André Green, ou pointillés qui séparent
l'origine construite par le sujet et le temps de son avènement à l'historicité
pour Piera Aulagnier.

1. Steven Wainrib a déjà développé ce lien à propos du féminin : Et Dieu créa la femme, in RFP, 57,
spécial Congrès, 1993.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1116 Denys Ribas

LE ÇA, DOUBLEMENT HORS DU TEMPS

Les pulsions

Le ça garde cette atemporalité, et c'est à chaque instant que l'exigence de


travail imposée au psychique du fait de sa liaison avec le corporel s'y exerce. Si
la pulsion est constante, ce n'est pas à mon sens dans l'esprit de Freud stricte-
ment quantitatif, mais au sens d'existence permanente en opposition au carac-
tère périodique du rut animal. Lacan dans sa lecture de Les pulsions et leurs des-
tins choisit l'option contraire afin de situer d'emblée la pulsion comme passant
par l'autre, assurant cette permanence. Le procédé me semble artificiel, même si
la question des pulsions de l'objet et de la valeur organisante de sa structuration
psychique (originairement séductrice au sens de Laplanche, même si on ne le suit
pas pour en faire la source de la pulsion) sont de bonnes questions, cela n'est pas
chez Freud. C'est en conceptualisant le surmoi comme introjection du surmoi
des parents que Freud fait place dans sa théorie à la transmission psychique
transgénérationnelle. Cependant la pulsion est mouvement, et donc contient une
temporalité de fait. De même, l'immortalité de la motion de désir me semble
dépendre en réalité de la vie biologique... Mais on ne s'étonnera pas que nulle
représentation, nulle conscience n'en n'existe dans le ça.
Situer notre propos dans la seconde topique nous impose d'être cohérent et
de penser dans la seconde théorie des pulsions. La pulsion de mort aussi est
mouvement, et combien puisque régressif — donc vectorisé — et ce jusqu'à
l'inanimé. J'ai proposé une compréhension personnelle (D. Ribas, 1989) de ce
qui rebute beaucoup d'entre nous, le débordement hors psyché et même hors du
vivant de la pulsion de mort freudienne. Loin d'y voir un péché métaphysique de
Freud, je le comprends comme représentant dans le psychisme la force désorga-
nisante, entropique du temps dans le monde physique. Celle-ci s'exerce dans le
biologique : nos hormones, nos médiateurs synaptiques sont soumis aux lois de
la dilution. Nos excitations physiques retombent... Ceci m'a donc amené à
considérer que la force de la pulsion de mort est là, et je ne détaillerai pas à nou-
veau, si ce n'est pour préciser que lier la pulsion de mort au temps du monde
physique n'est pas en contradiction avec l'atemporalité de l'inconscient. Avec ses
prérogatives divines, le ça s'approprie tout autant une force externe qui le tra-
verse, temps de l'inertie, de la déliaison, qu'il s'approprie la puissance des exi-
gences instinctuelles corporelles, et le mouvement négentropique de la vie biolo-
gique. C'est la fonction d'interface de la pulsion de se présenter comme force en
elle-même, de re-présenter une force. C'est parce que le ça est hors du temps que
le temps externe y existe comme force de destruction menaçant primairement
Notes brèves sur l'éternité 1117

l'individu lui-même. La psyché remplit sa fonction de donner sens à tout, même


et surtout au non-sens. Qu'est-ce que le hasard, l'aléatoire, sinon une succession
temporelle sans lien. La négation étant absente, comme le temps et la mort (fin
de la vie), du ça, ce non-lien, ce non-sens devient sens de déliaison, pulsion de
mort dont le ça s'attribue la puissance.

Les processus et les traces

C'est une atemporalité différente que Freud nous propose là. Impressions
refoulées et processus psychiques défient la cure analytique par leur inaltérabi-
lité : ils résistent au temps. Cependant, quoi de plus temporisé que le refoule-
ment en action, ou que le terme même de processus ? Laissons lâchement de côté
l'extraordinaire complexité du problème des traces, en renvoyant au rapport de
René Roussillon : La métapsychologie des processus et la transitionnalité (1995),
et en rappelant l'hésitation de Freud dans la note d'Inhibition, symptôme et
angoisse mentionnée dans l'argument de ce numéro.
Ce qui nous importe ici, indépendamment de mes hypothèses, est de faire
la différence entre une intemporalité du surgissement permanent de la force
pulsionnelle et l'inaltérabilité de certains processus et des traces. Nous oppo-
sons ainsi la permanence du mouvement et le figé, l'inaltérable. Il me semble
rejoindre là l'opposition que Jean Gillibert fait dans ce numéro entre l'immor-
tel et l'éternel, l'opposition de Jacques Caïn entre le « maintenant » et le
« toujours ».
De même que l'immortalité de nos motions de désirs est une version opti-
miste devant la finitude de notre vie, remarquons combien la résistance de la
trace au temps est moins assurée dans la réalité que pour le ça. Cauchemar de
l'archiviste ou du bibliothécaire, le temps fait tomber en poussière le papier, le
support du film ou du microfilm se détériore, et le codage numérique de l'infor-
matique ne résout en rien le problème du support physique de l'information et
rajoute en plus celui des matériels de lecture qui se périment et disparaissent.
Devons-nous envisager de nous dégager de la métaphore de la cire du bloc
magique et penser qu'en même temps qu'une permanente réécriture après coup
de notre histoire et de notre mémoire dans le moi conscient et inconscient, les
traces, les représentations de choses ne persisteraient dans le ça qu'activement
protégées du temps ? Par un investissement constant ? Par des réinvestissements
successifs? Je ne sais. Mais si chacun de nous est confronté parfois aux faiblesses
de sa mémoire, et si nous savons quel drame psychique est la démence, à
l'échelle de nos vies et de celles de nos patients, c'est le point de vue freudien qui
rend compte de la clinique. C'est bien par l'extraordinaire permanence de cer-
1118 Denys Ribas

taines structurations psychiques qu'à la fois le processus analytique se développe


dans le temps de la cure par le transfert et est entravé ou achoppe de par les fixa-
tions et la répétition.

IDÉALISATION, ADHÉSIVITÉ, ÉTERNITÉ

Mon propos est d'aller plus loin en articulant à cette polysémie de l'intem-
poralité des propositions, que j'ai déjà détaillées antérieurement, pour en mon-
trer les enjeux psychiques dans la cure.
J'ai en effet relié l'adhésivité au sens que D. Meltzer a donné dans la
pathologie au concept génétique d'Esther Bick — forme primaire d'identifica-
tion, d'identité — avec le moi-idéal. Je choisis ici, à la différence de Freud, de
l'opposer à l'idéal du moi. Le moi-idéal, collage adhésif à un objet idéalisé1, se
distinguant alors de l'introjection d'un objet comme idéal du moi, distance
reconnue, et projet de ressembler avec le temps à l'objet pour lequel l'amour
est assumé. Dans cette acception on voit combien le moi-idéal est hors du
temps — la fusion est réalisée et rien ne doit la menacer —, ce qui m'évoque
les effets délétères du narcissisme pour le sujet et pour sa fonction parentale
qui implique l'acceptation de la succession des générations. A l'opposé, l'idéal
du moi, les idéaux du moi (minuscule et pluriel) peuvent se vivre et se trans-
mettre comme sens donnés à la vie. L'idéalisation de l'objet s'accompagne en
effet obligatoirement de la sublimation de la pulsion dont Freud précise
après 1920 qu'elle n'est possible que par la désintrication pulsionnelle. De la
pulsion de mort est donc libérée, expliquant l'économie du danger mortifère de
cette désobjectalisation si aucun réinvestissement objectai n'est opéré. Le col-
lage adhésif rend alors compte du destin économique de la part libidinale de la
désintrication. Destin narcissique qui n'est plus disponible pour la réintrica-
tion. Ceci justifie ma réticence devant l'Idéal (unique, majuscule) et la tenta-
tion mystique de l'être humain en général, et du psychanalyste en particulier,
fût-il Bion. Pourquoi le mal? interroge A. Green (1990). Dans l'histoire et
l'actualité de l'humanité, la part de pulsion de mort issue de la désintrication
me semble sinistrement illustrée par le nombre d'êtres humains passés de vie à
trépas pour garantir l'éternité de l'Idéal religieux, nationaliste ou politique
avec lequel le fanatique est en identité adhésive.

1. On trouvera dans la conceptionde Pierre Marty sur la névrose de comportementdes éléments qui
confortent ce lien. Il insiste sur la substitutiondu Moi-Idéal au Surmoi, sur la faible épaisseur du précons-
cient, sur le collage à l'objet.
Notes brèves sur l'éternité 1119

LE SUICIDE ET SES EFFETS PSYCHIQUES SUR LES PROCHES

Lors d'un récent colloque, un analyste a rapporté son élaboration de la


nouvelle du suicide d'un patient dont il s'était occupé antérieurement. Il a ainsi
témoigné de ce que ce risque de mort réelle concerne aussi nos patients. L'intem-
poralité alors à l'oeuvre, bien loin de l'intemporalité du surgissement pulsionnel,
source de vie dans l'intrication de Pobjectalité, me semble plus être celle de ceux
qui, refusant de se compromettre avec la vie qui leur imposerait d'accepter l'en-
gendrement par leurs parents, obtiennent par leur suicide ce que j'ai appelé un
auto-engendrement négatif, et qui rejoint le fantasme d'autodésengendrementde
P.-C. Racamier.
Rappelons l'intéressante remarque de D. Meltzer qui considère que la tem-
poralité dans l'identification projective est réversible (mégalomanie préroga-

tive divine, narcissique primaire
— qui interdit la reconnaissance de la succes-
sion des générations et le travail de deuil) et que seul l'accès par la position
dépressive à l'identification introjective permettra l'acceptation de l'irréversibi-
lité de la flèche du temps.
Le prix individuel pour s'épargner la douleur de l'absence et de la perte de
l'objet et l'exclusion de la sexualité des parents peut donc aussi être exorbitant :
celui de sa vie.
Mais en écrivant l'histoire de ce patient, son ancien analyste lui donne une
trace, celle de l'écriture, presque inaltérable. Il témoigne ainsi de la trace pro-
fonde — adhésive ? — que le suicidé obtient au prix de sa vie de laisser sur celui
qui l'a investi. Mais en l'élaborant avec des collègues, il se déprend du collage
avec le patient lui-même dans l'après-coup du drame. Il introduit des tiers, il
recrée la temporalité d'une histoire, le temps d'une vie et de sa fin, qui se sépare
de l'histoire du narrateur.
Lorsque nous avons en traitement des patients dont un et parfois plusieurs
membres de la famille se sont suicidés, nous sommes frappés par la profondeur
de la trace laissée dans la chair de leur psychisme par cet acte. Ils ne me semblent
pas seulement pris dans une identification dangereuse pour leur vie. Il n'y a pas
que le traumatisme de la réalisation magique de leurs pulsions meurtrières. Ils
m'apparaissent aujourd'hui avec l'expérience comme porteurs d'un travail psy-
chique qu'ils devraient accomplir à la place du mort. Serait-ce le but et la vic-
toire posthume de celui qui se tue ? Ou sa faillite : un héritage psychique fait de
dettes? Christian David, dans une conférence sur Le deuil de soi-même1, indi-

1. Conférence à la SPP en juin 1995, à paraître dans le numéro de la RFP sur « La mort dans la vie
psychique ».
1120 Denys Ribas

quait que sa particularité était d'avoir à être fait en avant-coup de la mort. Sa


position remet en cause l'irreprésentabilité de la fin de la vie dans l'inconscient,
mais mon propos n'est pas de discuter sa thèse, mais seulement d'associer sur
cette remarque de ce deuil par avance. Je pensais en l'écoutant que justement le
suicide avait peut-être l'originalité de permettre que ce travail psychique du moi-
conscient et inconscient soit repoussé à l'après de la mort du sujet... mais en le
faisant supporter par les objets du disparu, en plus de leur propre travail de deuil
lié à la perte, et en paralysant souvent ce dernier. Le suicidé, dans la haine ou
dans la faillite, pour une part ne « mourrait pas seul », chargeant d'un poids de
mort les vivants qui l'aiment. Métapsychologiquement, je comprendrais cela
comme une exportation de désintrication, chargeant de narcissisme patholo-
gique le deuil objectai du survivant, ce qui se traduira pour l'analyste de celui-ci
par un travail contre-transférentiel difficile, prenant sa part de la liaison de la
destructivité. D'une part l'analyste sera atteint dans sa capacité de lutte pour la
vie, et pour que la vie gagne il semble utile que l'analyste éprouve le sentiment
de l'échec, comme si le suicidé était un peu son patient et sa mort son échec.
D'autre part l'analyste va éprouver au fil des années une qualité particulière de
haine pour ce mort qui se veut éternel au prix de la vie psychique des vivants,
voire de leur vie tout court, et ceci pouvant agir sur plusieurs générations. De
fait l'analyste veut que le mort meure vraiment, que le deuil puisse advenir chez
le survivant pour que ce dernier puisse simplement redevenir un vivant. Cette
lutte contre l'éternité ne sera pas brève...
Denys Ribas
33, rue Traversière
75012 Paris

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n° 2, p. 669-680.
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psychanalyse, 6, 1990, PUF.
Ribas D. (1991), Le voyageur temporel; pensée, temps et origine, Adolescence, 1, 1991,
GREUPP.
Ribas D. (1991), La mort comme origine, une figure de l'auto-engendrement : « La
jetée » de Chris Marker, Revue française de psychanalyse, 5, 1991, PUF.
Ribas D. (1994), Le temps, l'enfant, la mort. Réflexions théoriques sur la clinique du
temps, Revuefrançaise de psychanalyse, 4, 1994, PUF.
Les bornes de la temporalité

Pérel WILGOWICZ

« Regardez, voyez cet OEdipe qui savait les fameuses énigmes,


l'homme le plus fort du monde...
Ainsi, en mortel qu'on est, devant le spectacle de la grandejournée,
La dernièrequ'il vit, on n'attribuera le bonheur à personne avant
Qu'il n'ait franchi la borne de la vie sans avoir souffert. »
Sophocle, OEdipe roi (v. 1525-1530),
trad. Jean Bollack.

« Il y a un deux-pieds sur terre, qui est un quatre-pieds et un trois-


pieds.
Avec une seule voix, il est seul à changer de nature de tous les vivants
qui se meuvent.
Allant sur la terre, dans les airs, et dans la mer,
Lorsqu'il marche en se hâtant sur le plus de pieds,
C'est là que la vitesse de son corps est la moindre. »
Texte de l'énigme en hexamètres,
transmis par Asclépiade de Tragilos.

Les deux partenaires de la cure analytique sont engagés dans une expérience
qui les situerait « hors le temps » l'un et l'autre. Ils se sont installés dans l'espace
et le temps de la cure, à la recherche du temps perdu du patient, doublement
perdu parce que soumis au, et par le, refoulement pulsionnel, qui est insensible à
la temporalité et facteur d'un appauvrissement énergétique. Les processus névro-
tiques en tireraient leurs forces, au détriment de la prise de conscience et de
l'épreuve de réalité.
Le scandale de la psychanalyse consisterait autant dans la redécouverte,
explosive, des conflits et des désirs infantiles, inaltérables, que dans la mobilisa-
tion des résistances qui s'opposent à leur réémergence. Pendant leur traversée
dans les profondeurs, analyste et patient, en doubles, frôlent maintes fois le nau-
frage, exposés qu'ils sont aux effets conjugués des tempêtes, des vents contradic-
toires, des grandes lames de fond, tempérés par quelques précieuses éclaircies.
Rev. franç. Psychanal., 4/1995
1124 Pérel Wilgowicz

Mais, dans ces voyages au long cours, comme dans celui d'OEdipe (aux
pieds percés, ou liés), n'y aurait-il pas un double scandale, lié à la double tempo-
ralité proposée au fils de Laïos, si l'on prend en compte les deux énigmes de la
Sphynge qui portent, la première, sur les trois/âges (le matin, le midi et le soir),
de l'être humain ; la deuxième, sur une circularité temporelle? (« Quelles sont ces
deux soeurs dont l'une engendre l'autre, et la seconde à son tour la première? »
— Soeur/soeur, mère/fille, Nuit/jour).
La première de ces énigmes implique une temporalité qui articule les trois
âges, la différence des sexes et des générations, un espace/temps à trois dimen-
sions, la subjectivité des pulsions et du désir, au-delà de la névrose de destinée.
La deuxième évoque un cycle qui tendrait à aplatir la temporalité de l'individu
par rapport à la suite des générations et à l'engendrement. Cette circularité
n'inscrirait pas tant la répétition des désirs refoulés dans l'intemporalité de l'in-
conscient, les temps de l'après-coup et d'un avenir subjectif, que cette répétition
de l'au-delà du principe de plaisir, dans une répétition à l'identique, un enchaî-
nement mortifère où la temporalité des ascendants, empiétant sur celle d'un des-
cendant, dans un processus vampirique1 réalise un « hors-le-temps/hors l'es-
pace » du sujet.
Cet envahissement « intemporel » (peut-être le terme atemporel convien-
drait-il mieux ici) est lisible chez la patiente de J. Kristeva, qui souffrait de la
souffrance de sa mère, comme chez le petit patient de P. Denis, voué à l'errance
dans une tentative de se dégager de l'emprise2 dépressive de sa mère, d'échapper
au passage à l'acte de ses voeux matricides, qu'il n'est pas apte à élaborer. Le
temps figé et l'espace/temps à deux dimensions décrits par C. Smadja me sem-
blent en être une autre illustration. Cette emprise de l'histoire de la génération
antérieure sur celle de la suivante, cette « revenance » peut aller jusqu'à une
« revenance-en-corps » psychosomatique, ou traumatique, comme dans l'his-
toire de la petite-fille du conte de O'Henry dont le père a disparu. Si le grand-
père réapparaît, c'est que, toujours vivant, il aurait pris la place du père. Il n'y a
pas eu de pierre (blanche) tombale. L'enfant, qui subit les répercussions d'un
déni de la mort, ne peut accéder à sa propre subjectivité.
On sait que les vampires, selon le mythe, n'ont pas de nombril. Le détache-
ment du cordon ombilical suppose la double séparation de la naissance et de la
mort. Jamais totalement élaborées, celles-ci sont réactualisées tout au long de la
cure, et particulièrement en sa phase de terminaison, où se rejouent les voeux
parricides et incestueux, mais aussi matricides et infanticides. Si « Adam est sans

1. P. Wilgowicz, Le vampirisme. De la Dame Blanche au golem. Essai sur la pulsion de mort et sur l'ir-
représentable, Meyzieu, Cesura Lyon Edition, 1992.
2. P. Denis, Emprise et théorie des pulsions, RFP, vol. 56, spécial, 1294/1421, 1992.
Les bornes de la temporalité 1125

nombril » (citation de Borges, rappelée par P. Denis), le premier homme n'en est
pas moins né au nombril du monde, comme dans la plupart des cosmogonies.
Mais la Genèse ne débute qu'en un commencement, par la deuxième lettre de
l'alphabet, le beit de Béréchit, non par l'aleph. D'innombrables commentateurs
se sont employés à développer la place fondamentale du verbe et de la nomina-
tion dans la création de l'humain. Selon certains kabbalistes, Dieu s'est retiré
volontairement, pour laisser la terre à Adam et à la suite des engendrements.
Le scandale, dans la clinique psychanalytique contemporaine, ne serait-il
pas tout autant du côté des pulsions sexuelles et des conflits libidinaux que des
défaillances du narcissisme et de la pesée des traumatismes dans leur dimension
délétère, c'est-à-dire vampirique?
Réveiller les souvenirs, les faire émerger de leur ensevelissement, les exhu-
mer ! Ces métaphores employées pour décrire leur réapparition sont identiques
aux expressions utilisées pour les défunts. Le travail d'écriture de Jensen, dans
La Gradiva1, le travail d'interprétation que nous propose Freud à la lecture de ce
récit « d'une érotomanie fétichiste » illustrent cette démarche parallèle d'exor-
cisme tant vis-à-vis des souvenirs infantiles et des désirs érotiques refoulés de
Norbert Hanold à l'égard de Zoé, sa petite compagne d'autrefois, que vis-à-vis
des parents du jeune homme décédés prématurément.En toile de fond, l'antique
catastrophe collective, due à l'éruption volcanique survenue à Pompeï en
l'an 79. La cité funéraire est le théâtre d'une représentation « bigarrée » : le
héros cherche sa doublure, plusieurs rôles anciens sont en quête, dans l'actuel,
de l'héroïne, sur laquelle sont projetées par Norbert des figures du passé, celle de
Gradiva figée dans la sculpture de pierre, puis descendue et déambulant dans les
ruines avant de s'éloigner, de sa démarche singulière, dans l'Allée des tombeaux,
mais aussi celle de l'ombre d'une mère disparue, comme la Gradiva antique, à
un âge tendre. Jensen se fait le récitant d'une histoire qui se joue au présent, dont
Freud interprète les couches archéologiques dans les rêves et le délire du jeune
homme, voire dans la psyché de l'écrivain. A la fin du voyage thérapeutique
effectué auprès de Zoé, « la vie », N. Hanold semble lui aussi exhumé d'un long
ensevelissement tandis que la jeune fille s'exclame : « Ce qui est étrange, c'est
que quelqu'un doive mourir pour se retrouver en vie. Mais, en archéologie, il
faut nécessairement que les choses se passent ainsi. »
La nouvelle de Jensen mêle des temporalités différentes, depuis celle des
amours infantiles du personnage principal jusqu'à celle, figée, de ses deuils ina-
chevés qui font retour sur le lieu de l'ensevelissement d'une multitude d'êtres
humains, parmi lesquels figurent des femmes et des enfants, mais aussi un couple
d'amoureux demeurés enlacés, comme N. Hanold a peut-être imaginé ses

1. S. Freud, Délire et rêve dans La Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1906.


1126 Pérel Wilgowicz

parents morts « à un âge tendre ». Les temps respectifs de la vie et de la mort


sont arrêtés, immobilisés. Un pan d'(in)atemporel lié à l'histoire parentale arrête
le déroulement du cours de sa vie propre, comme s'il avait été happé par ses
identifications, vampiriques, à ses parents tôt disparus.
Cette problématique de deuils non résolus, de travail de deuil bloqué, est par-
ticulièrement présente dans maints exposés cliniques d'auteurs contemporains;
elle est fréquemment évoquée dans les théorisationsprenant en compte des « mala-
dies du deuil »1, des « deuils ratés ou morts méconnus »2, des traumatismes précoces,
des défaillances narcissiques, des désorganisations psychosomatiques. La
(re)construction du souvenir ne consiste pas seulement à combler les lacunes de
l'histoire de la névrose infantile du patient, elle inscrit dans le même temps « des
noyaux de vérité historique »3. On ne peut qu'être frappé par la plus grande fré-
quence, dans les présentations cliniques actuelles, des évocations de la période de
la deuxième guerre mondiale, de la Shoah. Les trains de cette sinistre période de
l'Histoire n'ont guère à voir avec celui dont parlait Freud, qui devait permettre au
voyageur de décrire les paysages qui se déroulaient devant lui. Entre La Gradiva,
publiée en 1906, et « La construction »4, article paru en 1937 dans lequel Freud
s'appuie sur une métaphore archéologique, le thème du Double dans « L'inquié-
tante étrangeté »5 de 1919 avait déjà introduit aux signes avant-coureurs de la
mort, dont Freud amplifiera le développement en 1920 dans l' « Au-delà du prin-
cipe de plaisir »6, à travers la compulsion de répétition et la pulsion de mort. Dans
la cure, la revenance d'une identification prégnanteà un ascendant, longtemps irre-
présentable, hors-le-temps et hors-l'espace du sujet, peut trouver sens et figurabilité
lorsque, grâce à l'articulation transfert - contre-transfert,une histoire traumatique
de la génération antérieure (secret de famille, mort d'un enfant avant la naissance
ou dans l'enfance, décès d'un ou des parents, catastrophes collectives) devient
repérable et dicible. L'enchaînementd'une transmission vampirique fait barrage à
la subjectivation.
Le vampirisme, qui met en perspective infanticide et matricide, ou plutôt
parenticide, dénie la naissance et la mortalité et entrave la reconnaissance des
générations, comme celle des sexes. La cure propose une mobilisation de la mise en
histoire subjective, réélaborant mausolées, mémoriaux, pour laisser la place à un
devenir. Un patient me disait : « Ici, je cherche la mémoire du passé et de l'avenir. »

1. M. Torok, N. Abraham, L'écorce et le noyau, Coll. et autres essais, Paris, Aubier-Flammarion,


1978.
2. J. Cournut, Deuils ratés et morts méconnus, Bulletin de la SPP, 2, 9 à 26, 1983.
3. S. Freud (1937), Construction en analyse, in Résultats, idées, problèmes, Paris, Gallimard, 1987.
4. S. Freud, ibid.
5. S. Freud (1919), L'inquiétanteétrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
6. S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, PBP, 1981.
Les bornes de la temporalité 1127

« Les mois de ma naissance


... articulé
M'ont petit et grand.
Tel je suis né, je ne peux pas finir par être
Tout autre encore, pour ne pas explorer ma naissance jusqu'au bout. »
OEdipe roi (v. 1082-1086).

Le destin d'OEdipe, dans la pièce de Sophocle revisitée par J. Bollack1, n'est


plus tel qu'en lui-même Freud l'avait inscrit pour les psychanalystes. Dans son tra-
vail qui consiste en une reconstruction critique des discussions savantes anté-
rieures, un souci de se dégager des systèmes de pensée traditionnelle, une concen-
tration sur le sens fixé par Sophocle, J. Bollack, en s'appuyant sur la philologie qui
ouvre à une connaissance des éléments linguistiqueset sociaux en cours à l'époque
de l'auteur, change la perspectivede la tragédie, en réarticulant l'histoire du fils de
Laïos avec celle de la famille des Labdacides. En interrogeant son passé, le héros de
la tragédie remontejusqu'aux originesde la race qui l'avait rejeté ; il est l'héritierde
l'histoire du génos, qui donne sens à son exclusion.
Dans sa recherche du meurtrier du Roi, l'étranger à la ville se découvre l'as-
sassin qu'il a voué au châtiment, et le fils qu'il ne se savait pas être. Mais il com-
prendra en outre que, né damné, il ne devait pas naître.
«... Car si tu es celui que, lui, il dit que tu es, saches que tu es né damné ».
(V. 1180-1181.)

C'est à un double titre qu'il serait meurtrier de Laïos, roi et époux de Jocaste :
« En se substituant à lui dans l'acte de la génération, et en annulant sa paternité. »
Selon J. Bollack, la première transgression était celle du mariage entre Laïos et
Jocaste, qui ne devaient pas avoir d'enfant. C'est dans la logique du régicide et du
parricide que l'inceste prendrait son sens. L'identificationpolitiquedu héros, cré-
ant un redoublementde Laïos en OEdipe, également roi et époux de Jocaste, aurait
abouti à un double meurtre : du père, et de sa paternité. En s'unissant à Jocaste,
OEdipe tue une deuxième fois son père et abolit la vie de ses enfants, dans une struc-
ture répétitive où il s'autodétruit lui-mêmeet brise la chaîne des générations, en les
superposant. Il est le « légataire de la destruction ». Dans la descendance de Cad-
mos et d'Harmonie, s'est transmise une transgression qui tend vers la reproduction
de l'identique. « La succession temporelle est abolie au détriment de la race qui ne
vit que de cette succession » (J. Bollack).
« Il t'a retrouvé, le temps qui voit tout, et l'acte pourtant
n'était pas volontaire. »
Il siège depuis longtemps, juge du non-mariage,
Enfantant et enfanté.
OEdipe roi (v. 1212-1215).

1. J. Bollack, La naissance d'OEdipe, Paris, Gallimard, 1995.


1128 Pérel Wilgowicz

Mais en se mutilant, en opérant contre lui-même un acte de justicier, OEdipe


affirme sa position subjective, face à Apollon, « le destructeur », celui qui « sym-
bolise le rétablissement de la justice, à travers ses oracles successifs, dès avant la
naissance d'OEdipe ». C'est en tant que sujet qu'il assume son destin.
L'apport de ce travail est éminemment moderne au regard des théorisations
psychanalytiques contemporaines qui prennent en compte une dimension
« transgénérationnelle »1 ou « vampirique » (La transmission transgénérationnelle,
à notre sens, comprend l'ensemble de ce qui est transmis, tandis que le vampi-
risme en serait cette part pathogène, mortifère, qui entrave la subjectivation).
Alors que la clinique oblige à s'aventurer, au-delà des névroses, du côté des
défaillances du narcissisme, des structures psychotiques ou psychosomatiques, le
complexe d'OEdipe n'est plus totalement roi. Les processus métapsychologiques
font appel à d'autres mécanismes que ceux du refoulement inconscient. Déni,
désaveu, clivage sont mobilisés par des traumatismes qui jouent un rôle prépon-
dérant sur le plan topique, économique, dynamique. Temporalité et intempora-
lité en sont respectivement modifiées.
OEdipe, en répondant à la première énigme de la Sphynge, devenait apte à
affronter son complexe et son destin d'homme, avec les trois âges, celui de l'en-
fant, de l'adulte, du vieillard. En regard, le motif du choix des trois coffrets, qui
convoque les trois soeurs de Shakespeare, dans Le roi Lear, les trois fïleuses, les
trois Nornes (renvoyant respectivement au passé, au présent, au futur), et les
trois figures féminines inévitables avec lesquelles l'homme entre en relation, la
génitrice, la compagne et la destructrice. Naissance, vie et mortalité, telle est la
temporalité d'un sujet. Mais qu'en est-il lorsque la deuxième énigme demeure
non résolue? La suite des générations, si elle échoue à s'instaurer, ne peut
qu'aboutir à une temporalité répétitive de l'identique, ne permettant pas à la
subjectivité d'émerger et de devenir, d'accéder à la différence des sexes et des
générations, à l'altérité.
La cure psychanalytique requiert une écoute sensible à la polyphonie de la
psyché, au carrefour des Trois routes, où l'horizontalité du mythe oedipien indi-
viduel, et sa temporalité propre, entre en résonance avec la verticalité des tragé-
dies du génos, et leur (in)atemporalité transmise, importée.

Pérel Wilgowicz
7, rue des Blancs-Manteaux
75004 Paris

1. R. Kaes, H. Faimberg, M. Enriquez, J.-J. Baranès, Transmission de la vie psychique entre généra-
tions, Paris, Dunod, 1993.
Points de vue
Point technique

Le cadre temporel et la notion lacanienne


de séance variable*

Moshe Halevi SPERO1

Les exposés psychanalytiques radicaux et perturbants de Jacques-Marie-


Emile Lacan suscitent des attitudes nettement opposées. On explique cet état de
choses assez spectaculaire, pour une large part, par des problèmes de contraintes
stylistiques et par la méthodologie décourageante, qui ont été amplement dis-
cutés ailleurs (Gunn, 1988 ; Muller et Richardson, 1982 ; Ragland-Sullivan, 1986 ;
Smith, 1991 ; Smith et Kerrigan, 1983; Smith, 1991 ; Turkle, 1982). Toutefois,
même si l'on s'accorde pour considérer que le style ou la « linguisterie » (le domaine
de l'énoncé verbal, du jeu de mot, et de la résonance tonale) est inhérent au mes-
sage de Lacan (Macey, 1988, p. 175 ; Edelson, 1975, p. 5-13) et si l'on est d'accord,
cet aspect provisoirement mis de côté, pour en évaluer le contenu, on continue à
trouver aux textes de Lacan une luminosité, même une prescience (par exemple
certains éléments de sa critique de la psychologie du moi) mais tout aussi bien un
anachronisme, une outrance, une insuffisancede documentationclinique (Green,
1986, p. 4 ; Schneiderman, 1980), voire ce qui est encore plus troublant du point

de vue heuristique — occasionnellement des contradictions.
Quoi qu'il en soit, après avoir revu la plupart des exposés et commentaires
de Lacan, je pense qu'il est évident que la psychanalyse contemporaines'enrichit
en s'autorisant l'information sur certains points sélectionnés de Lacan, correcte-
ment évalués, mis en perspective avec les points de vue génétiques, et réintégrés

* The Psychoanalytic Study ofthe Child, vol. 48, 1993.


1. Professeur associé à la School of Social Work et au Postgraduate Institute of Psychotherapyde la
Bar-Ilan University ; Psychologue clinicien et chercheur en psychanalyse et en religion au Département de
psychiatrie (II) du Sarah Herzog Memorial Hospital de Jérusalem, Israël. Cette recherche est assurée
grâce à la générosité continue des Amis américainsde l'Hôpital Sarah Herzog.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1132 Moshe Halevi Spero

dans la théorie classique (Eigen, 1981 ; Fayek, 1981 ; Friedlander, 1991 ; Green,
1975; Hamburg, 1991; Leavy, 1983; Modell, 1984, p. 236-239; Muller, 1989;
Smith, 1990; Spero, 1990, 1992). Les conceptualisations théoriques de Lacan,
provocantes et étrangement inquiétantes — telles que le « péché originel » de la
psychanalyse (1964, p. 12), la « castration de la lettre » (1956e, p. 269; 1977,
p. 65), « l'altérité du soi couvert dans l'Autre » (1970; 1977, p. 49; Wilden,
1981, p. 106), ou encore le « meurtrier et la mort du temps de l'analyste » que
l'on va évoquer ici — sont néanmoins imprégnées de profondes confusions dans
la théorie et la pratique analytiques. En conséquence, il reste un intérêt heuris-
tique et même clinique à passer au crible l' enivre de Lacan et à en glaner les nom-
breuses intuitions lapidaires, y compris celles qui servent en premier lieu à
mettre en scène certains des paradoxes inhérents au travail analytique, qui,
comme l'a si souvent souligné Winnicott (1971), doivent être acceptés, non réso-
lus et respectés.
Un des principaux exemples de difficulté concerne l'institution par Lacan de
la détonnante technique des séances à durée imprévisible et variable. Lacan
cherchait à mettre en scène de manière éloquente l'une des caractéristiques fon-
damentales et paradoxales par essence de la séance d'analyse, qui favorise
l'atemporalité dans une unité de temps. Cependant, son évaluation a fini par
prendre la forme concrète d'une manipulation déstabilisante du cadre analy-
tique, d'un expédient potentiellement despotique, souvent arbitraire, plutôt que
d'un paramètre bona fide. Il est sûr que la durée fixe n'a certainement pas été
conservée uniquement parce qu'un « changement dans la durée de la séance ren-
drait difficile au médecin l'organisation de sa journée » (Wilden, 1981, p. xxv).
Bien plus, pour Lacan le problème essentiel de la durée prévisible, fixe, de la
séance, réside dans le caractère concevable de sa fixité mesurée, et dans l'impor-
tance du cadre temporel à l'intérieur et en elle-même, comme signe de ponctua-
tion symbolique, ces questions méritant d'être constamment prises en considéra-
tion (Gabbard, 1982; Greenson, 1974; Morris, 1989). Il existe cependant une
énorme contradiction interne dans la durée variable instaurée par Lacan et je
vais illustrer cette contradiction à partir de la perspective génétique et de deux
exemples cliniques (à la différence de Lacan).

La conception du temps et de la durée variable chez Lacan

La conception du temps chez Lacan représente un quart de son oeuvre ; sur


un mode ludique mais non moins intentionnel, elle abonde en paradoxes stylis-
tiques et théoriques (je ne veux cependant pas dire « contradiction »). Ceci
apparaît notamment dans ses deux séminaires sur « la lettre volée » (1953-1955 ;
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1133

1956a; Muller et Richardson, 1988). Pour Lacan, le temps est une mesure de
mouvements qui répètent symboliquement la perte d'un objet aimé (Freud,
1895, p. 336, 348). Bien que ce point de vue aille naturellement dans le sens
d'une intégration dans une perspective génétique, ce n'est pas en tant que tel que
le temps frappe Lacan. Lacan est avant tout intéressé par la catégorisation épis-
témique des structures pré- et postlinguistiques. En termes lacaniens, le temps
est un élément de l'ordre Symbolique dans lequel est plongé l'être humain dans
la mesure où le temps constitue l'un des modes d' « attente » (mon expression)
qui permet à la présence de l'absence de s'enregistrer et à la perception humaine
de se constituer. Pourtant dans ces séminaires et même dans un article anté-
rieur (1945), Lacan distingue entre le temps imaginaire (c'est-à-dire le cadre tem-
porel qu'imposent le refoulement et le fantasme névrotiques), qui crée la répéti-
tivité et d'infinies récurrences, apparemment inévitables, et le temps Symbolique
qui contient les structures abstraites nécessaires en dernier ressort pour limiter le
caractère automatique et anhistorique de l'automatisme de répétition.
Pour ce qui est de la technique, Lacan s'est préoccupé de savoir jusqu'à quel
point le cadre thérapeutique — en particulier sa durée fixe et mesurée dans le
temps — est une structure symbolique, donnée, immuable, par opposition à une
création autochtone, accidentelle de l'analyste et du patient au sein des réalités
d'un moment donné, sujette à une modification imprévisible de la part de l'ana-
lyste afin de révéler les significations propres au patient. Dans le Discours de
Rome (1966, p. 236-322), Lacan plaide explicitement pour une durée variable de
la séance d'analyse et pour les séances courtes quand elles sont indiquées. Per-
mettez-moi de souligner, en toute équité, pour Lacan une mise en garde utile
quant à l'utilisation des termes « imprévisible » et « variable » appliqués à la
durée de la séance. Lacan n'avait certainement pas l'intention de voir l'analyste
terminer la séance de manière arbitraire, mais plutôt d'une manière similaire
— bien qu'à une échelle différente —, à celle dont une interprétation, ou un
moment d'insight, paraissent souvent avoir été présentés au patient qui résiste,
ou lui être apparus de manière imprévisible (bien que je pense que la plupart des
analystes ne considéreraient pas cela comme un état de choses idéal). De ce fait,
les patients de Lacan savaient parfaitement et pouvaient prévoir que leurs
séances auraient une durée variable, sans qu'ils puissent toutefois prédire où et
quand la variation se manifesterait ! L'argument de Lacan est que cette ponctua-
tion même de la séance, le fait d'imposer un silence inattendu, une discontinuité,
constitue en soi une intervention analytique ou une interprétation.
Lacan cherche à préserver sous forme brute ou naturelle (Réel), non encore
Symbolisée, le fait paradoxal que, même si l'inconscient ignore le temps, il a
besoin de temps pour se révéler ; et même si ses contenus sont des processus qui
se déroulent dans le temps, ils sont atemporels. De ce fait, le temps du sujet, dit
1134 Moshe Halevi Spero

Lacan, dans la mesure où il ne se révèle qu 'à travers des irrégularités et des lapsus
(1953-1955, liv. I), doit être le seul à arbitrer la durée du traitement et celle de
chaque séance dans le traitement. La suspension prévisible, fixe, des séances, est
« une halte purement chronométrique, et comme telle indifférente à la trame du
discours » (1966, p. 252), une catégorie d'unités de mesure Symboliques, celle
des horloges et des intervalles qui vont à rencontre du rythme des propres
cadres temporels du patient. Le sujet qui fournit la vraie structure de l'analyse
(1966, p. 793) est lui-même structuré comme discontinuité dans le Réel, discon-
tinuité dont les manques, les trous et les glissements de sens doivent être facilités
pour déterminer le déroulement du discours psychanalytique et devenir ses nou-
veaux déterminants (p. 801). Lorsque le langage du sujet fait un lapsus, hésite,
s'interrompt — ce qui arrive nécessairement puisque les composantes Imagi-
naires, Symboliques, ou Symptomatiques du discours frustrent en permanence
les désirs primordiauxdu Réel1, une cale libératrice est insérée entre le vrai soi et
le moi qui s'est formé autour des exigences linguistiques (pour une large part
non transitoire) des autres qui s'imposent au sujet2.
Lacan cherche ainsi à établir une relation isomorphique entre la variabilité de
la notion du temps Imaginaire chez le patient et le caractère substitutifdes percep-
tions Symboliques du temps, d'une part, et les périmètres temporels de la séance,
d'autre part. En cela, il prétend restituer au patient lui-même la structuration de la
séance analytique dont l'irrégularité est pour Lacan cardinale. Mais en réalité,
Lacan attribue aussi à l'analyste la possibilité de se joindre à la création d'une irré-
gularité supplémentaire en allongeant la séance ou en y mettant fin de manière
variable, ce qui subvertit efficacement le patient en introduisant une ponctuation
réelle, non anticipée dans le discours de celui-ci3. Lacan se permet cette licence
parce qu'il considère l'analyste comme un scribe, un témoin, le « maître » de la
Vérité dont le discours du patient est le progrès. Dans la mesure où le sujet finit par

1. Le Réel dans cet exemple indique le monde du plaisir instinctuel et l'Autre maintenant barré ou
absent qui a démissionné en tant que relation concrète et est remplacé par des symboles abstraits et des
intériorisations. Le Réel dans le vocabulairede Lacan ne saurait être confondu avec la « réalité » car cette
dernière est parfaitement connaissable, tandis que le Réel est « impossible ». Le Réel peut être conceptua-
lisé comme l'expérience vécue brute des objets, incomplètement révélés au cours du moment initial de
contact, avant même la pensée par images de l'Imaginaire et les abstractions linguistiques du Symbolique
qui, à leur tour, contribuent à créer la « réalité » (Jameson, 1977, p. 383-387).
2. Comment ledit vrai self peut-il être communiqué si ce n'est inévitablement par le langage? D'au-
tres ont relevé ce dilemme (Hamburg, 1991 ; Ragland-Sullivan, 1986). Lacan peut être assisté par des
recherches contemporaines en matière de relations d'objet sur les modes de communicationprimitifs (par
exemple l'identification projective) qui traverse largement les canaux paraverbaux et qui semble capable
de transmettre même des états préreprésentationnels(Bollas, 1987, 1989; Ogden, 1982).
3. Comparer le commentairede Lacan « C'est la reconstruction analytique que le sujet doit authen-
tifier. C'est à l'aide de vides que le souvenir doit être revécu » (1953-1954, liv. I, p. 80) avec l'interpréta-
tion symbolique de Freud que l'on cite rarement à propos des lacunes du matériel dans les récits de rêve
(1900, p. 286).
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1135

apprendre à se cacher ou à usurper le point de terminaison fixé Symboliquement,


c'est la tâche de l'analyste que d'amener ce processus de ponctuation dans le
champ intersubjectif en s'ajustant de manière créatrice au battement métrique de
la séance et en en prenant le contrôle (1966, p. 313). Lacan cherche un parallèle
entre le démembrement du corps imaginaire ou du moi auto-aliéné qui s'est formé
au cours du stade du miroir et la « déconstruction » des conventions imaginaires
du discours, ce qui permet à la séance courte d'être utilisée comme « ponctuation
castrant symboliquement » (Boothby, 1991, p. 213). Un terme fixe encourage à la
passivité erronée ou à l' inaction à un moment premier chargé de significations
intersubjectives(Gifford, 1980 ; Knapp, 1974).
Le troisième thème que suscite la modification du cadre temporel par Lacan
s'enracine dans les deux motifs jumeaux de l'analyse comme « travail forcé » et
comme « bouclier de l'obsessionnel ». L'analogie du « travail forcé » renvoie à
la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave (Kojève, 1939, p. 4-7, 34).
Cette appréhension de l'analyste comme maître de la valeur du discours du
patient se trouve renforcée par la prérogative de l'analyste à ponctuer. Dans la
conception de Hegel, l'esclave, ou son archétype, est capable de survivre à ses
travaux et de renoncer au plaisir matériel et à la propriété du seul fait qu'il sait
que son maître est mortel et qu'en se tenant sur ses gardes, il peut anticiper
lâchement la mort de son maître. Cette anticipation de mort est finalement libé-
ratrice parce qu'elle permet à l'esclave de se confronter à la mort elle-même, le
Maître absolu, et dans ce moment de proximité avec elle, dans ce moment d'ex-
trême négativité, l'esclave vit une expérience de consciencede soi. Lacan pensait
que cette forme étrange de parasitisme se développe lorsque le patient « calcule
l'échéance pour l'articuler à ses propres délais, voire à ses échappatoires, com-
ment il l'anticipe en le soupesant à la façon d'une arme, en la guettant comme un
abri1 » (1966, p. 313).
Lacan de cette manière situe l'expression intrinsèque de l'angoisse de mort
au sein de chaque mètre de dialogue thérapeutique, en insistant sur le parallèle
entre le rôle de la mort dans la dialectique maître/esclave et la dialectique patient
obsessionnel/analyste, paradigmatique des manières avec lesquelles les patients
s'installent au cours de la thérapie, séduisent, et se cachent avec mauvaise foi du
maître/analyste derrière l'apparence d'un « bon travail », apparence que le
patient peut même maintenir pendant de nombreuses « bonnes » séances de per-
laboration. Lorsque cette dialectique pathologique reste intacte, inévitablement
l'esclave cesse d'exécuter ses tâches réelles parce qu'il n'est plus dans ses travaux,
il est déjà dans le moment anticipé de la mort du maître. De fait, l'esclave en

1. Mes italiques.
1136 Moshe Halevi Spero

arrive à s'identifier au maître, ce qui constitue une illusion et une aliénation, et ainsi
il meurt des morts répétées. En termes de temps existentiel, le patient en tant
qu'esclave remplace le futur vécu par un monde éthéré de rêverie diurne qui n'a
pas de racines temporelles dans le passé ou le présent psychologiquement perti-
nents (comme dans le cas d'Ellen Wes [Binswanger, 1944], qui a fini par se suici-
der). Lacan cherche ainsi à empêcher une telle servilité en éradiquant les repères
temporels mortifiants, fiables mais décevants, et à révéler les modèles temporels
du vrai soi.
Un cadre temporel fixe encourage-t-il ce dialogue pathologique ou faux,
comme le décrit Lacan, ou bien en réalité met-il au jour ces tendances de sorte
que le sens du temps chez le patient puisse être examiné ? Y a-t-il une contradic-
tion immédiate et évidente à promulguer au rang de symboles des actes de ponc-
tuation temporelle imprévisibles, dans un contexte où l'on essaie par ailleurs de
convertir le désir en langage ? Je ne chercherai pas à répondre à cette question de
manière didactique dans la discussion. On notera pour l'instant que la recom-
mandation de Lacan de déjouer le patient qui passe le temps, en mettant fin
subitement à une séance follement mortelle et ennuyeuse par son silence, laisse
aussi penser qu'il n'était guère intéressé par ces types particuliers de connais-
sance et de compréhension intersubjectives qui sont communiqués à de tels
patients précisément en partageant ces séances communément admises comme
difficiles, en y survivant et en y réfléchissant. C'est ce que montreront les illustra-
tions cliniques qui vont suivre.
Dans la première, la patiente cherche à ignorer le temps et à créer une illu-
sion d'intemporalité pour vaincre la mort, uniquement pour tomber inévitable-
ment dans un canal sans fond de pure atemporalité due à une incapacité à conti-
nuer à distinguer le traitement du traumatisme initial (Arlow, 1984, 1986). Dans
la deuxième, l'écoulement du temps est pour l'essentiel amené à une immobilisa-
tion morbide (Eissler, 1955, p. 278). Le patient dispose de métaphores relative-
ment bien intériorisées en ce qui concerne le temps, métaphores qui représentent
des modes d'organisation et de conceptualisation de ses expériences et fantasmes
en rapport avec le temps à un niveau essentiellement symbolique (Arlow, 1984),
même si sous le poids d'un transfert archaïque intense, il régresse temporaire-
ment de ce niveau. La première patiente par ailleurs se trouve en permanence
dédifférenciée jusqu'à ce que ses structures métaphoriques et linguistiques abon-
dent en douleur affective et psychophysiologiqueet en traumatismes pauvrement
refoulés, ce qui reflète l'impact de traumatismes sexuels à presque tous les stades
de son développement linguistique et du développement de ses relations d'objet
postérieurs à la prime enfance. Dans les deux cas, des métaphores telles que ces
sujets peuvent en produire représentent leur tentative pour entrecroiser des
cadres temporels imaginaires, pauvrement structurés, anarchiques (cas n° 1) ou
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1137

figés (cas n° 2) au sein du cadre temporel symbolique que l'analyste tient prêt à
être expérimenté. Certes le temps existe pour ces individus, mais ses qualités sub-
jectives de durée et de substantialité sont altérées par les conflits psychosexuels
et relationnels. Ils balancent leur temps, pour ainsi dire, par opposition à celui
de l'analyste, en attendant d'inférer de la nature de l'écho qui en revient s'ils ont
finalement discerné une structure résistante ou non.

Cas n° 1

Une patiente de 41 ans a témoigné d'une importante perspicacité concer-


nant le temps et les exit phenomena (phénomènes de sortie, Gabbard, 1982) en
fin de séance, qui ont débuté par des développements spectaculaires intervenus
après huit mois de traitement psychanalytique.
Cette patiente présentait une structure borderline et des tendances à la disso-
ciation ; elle offrait le mélange classique de capacités sociales supérieures et de
modes d'adaptation généralement efficaces dans de nombreux domaines de sa vie,
parallèlement à une histoire de tentatives de suicide spectaculaires,d'épilepsie hys-
térique, d'épisodes dissociatifs massifs au cours de la journée et de fugues mettant
sa vie en danger, ainsi que d'épisodes dissociatifs nocturnes (le degré de dissocia-
tion était variable). Au cours de ces épisodes nocturnes qui étaient déclenchés par
une méthode symbolique complexedestinée à interpréter l'émergence d'un souve-
nir traumatique précis qui la submergeait pendant le jour, elle se retrouvait inva-
riablement partenaire de liaisons sexuelles, sadomasochistes très dangereuses. Elle
maintenait apparemment trois liaisons sexuelles de styles différents avec trois
amants qui avaient des aspects psychopathes et sadomasochistes de plus en plus
forts. Lors de la période où étaient apparus les phénomènesde fin de séance que je
vais décrire, les épisodes du soir, que la patiente avait pu mieux contrôler cons-
ciemment, étaient devenus moins fréquents et s'étaient limités uniquement à la liai-
son sadomasochistela plus dangereuse des trois.
Du point de vue comportemental et dans ses descriptions d'elle-même, la
patiente s'enveloppait dans les superlatifs les plus extrêmes. Elle était facilement
la proie de haines extrêmes, de dégoûts, d'aversions, et d'autres sentiments que
généralement elle « dévidait », projetait ou déchargeait par une autre voie dès
que possible. Elle était sujette à l'excès à des états de fonctionnement très effi-
caces, mais presque automatiques, à des fuites maniaques d'activité créatrice et
d'organisation obsessionnelle, et aussi à des actes de grande philanthropie exé-
cutés sur le même mode, aussi rapidement que possible. Le monde de ses rela-
tions et de son commerce interpersonnels était organisé suffisamment soigneuse-
ment pour que son intolérance de fond à la frustration et son faible contrôle de
1138 Moshe Halevi Spero

ses impulsions passent inaperçus. La patiente témoignait d'un talent artistique


prodigieux dans la fabrication de sweat-shirts ; elle travaillait souvent des heures
durant à un rythme inouï pour rechercher longuement des couleurs, des textiles,
des modèles originaux. Cependant ce travail de création était encombré de nom-
breux mécanismes et rituels névrotiques : elle pouvait aussi perdre subitement et
complètement intérêt pour ses projets, se trouver « coincée » du fait d'erreurs
inexplicables et rester ainsi gravement inhibée pendant des semaines.
Elle passait pour une femme au goût très sûr, une mère exceptionnellement
dévouée et digne de confiance même si elle considérait souvent ses enfants et ses
nombreux admirateurs sur un mode dépersonnalisé ou à travers des états projec-
tifs librement flottants et extrêmement déformants, qui induisaient des percep-
tions sexuelles paranoïdes, des tempêtes affectives en grande partie clivées et sou-
vent violentes, et une intense rancoeur ou une apathie psychopathe masquée par
des épisodes de dissociation.
Son anamnèse compliquée comportait toute une histoire chronique d'abus
sexuels qui avait débuté par une forme bizarrement ritualisée de maltraitance
sexuelle par un oncle chez lequel, pendant sa petite enfance, elle avait passé plu-
sieurs fois par an des vacances, maltraitances qui s'étaient répétées et avaient été
suivies d'un viol à l'âge de 6 ans par un adolescent baby-sitter, d'un viol dans un
parc voisin à l'âge de 10 ans, d'une relation incestueuse avec un frère plus jeune
à l'âge de 13 ans, et d'autres liaisons hétérosexuelles et homosexuelles active-
ment sollicitées. La plupart de ces épisodes précoces n'étaient relatés que de
manière très ambiguë, à l'exception des abus sexuels violents qu'elle avait fini
par subir de la part de son mari, apparemment psychotique. Toute l'assistance
médicale qu'elle avait pu recevoir était décrite comme pire que les attaques pour
lesquelles elle avait demandé un traitement. Les épisodes dissociatifs, avec leurs
procédures nettement sexualisées, destructrices pour le soi et pour l'objet,
avaient pris forme au cours de ce mariage tumultueux qui s'était terminé par un
divorce.
Ces traumatismes sexuels avaient un dénominateur commun : le déni ou
l'indifférence ignobles de ses parents pour la douleur de la patiente et leur appa-
rente ignorance de tous les signes de détresse qu'elle pouvait donner, du moins
au début. Paradoxalement, ses parents étouffaient toute manifestation émotion-
nelle ou intellectuelle, en général par un silence de mort ou par une attitude
d'impatience et de piété outragée. Elle s'écartait des stéréotypes familiaux de
féminité et de convenance morale, bien qu'elle ait été de loin la plus capable
intellectuellement et celle qui avait le plus de connaissances religieuses dans la
famille. Paradoxalement, elle se vivait comme l'enfant modèle, investi narcissi-
quement. Elle n'avait jamais le droit de faire du bruit et n'avait que très peu de
jouets à sa disposition.
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1139

Le souvenir le plus précoce de la patiente d'avoir perdu la notion du temps


portait sur le fait que son père était très fréquemment malade et qu'il fallait le
transporter d'urgence à l'hôpital la nuit. Elle se réveillait et allait chercher ses
parents dans leur lit où elle ne les trouvait pas. Elle attendait alors, seule, emmi-
touflée dans la salle de bain, à lire des livres, pendant ce qui lui semblait être des
heures interminables. Elle se souvint aussi qu'à un âge très précoce, du fait de sa
nature indépendante et de l'indifférence de ses parents, elle avait le droit d'aller
et venir comme elle voulait, pratiquement à n'importe quelle heure. Ses parents
qui avaient de l'argent, remplaçaient essentiellement le discours normal par de
véritables débauches d'achats : « On aurait presque dévalisé les magasins ! On
continuait d'acheter jusqu'à ce qu'on soit exténué ou qu'il n'y ait tout simple-
ment plus le temps aujourd'hui. » Ce type de commentaire caractérisait son mode
d'expression, et se trouvait intriqué à de nombreuses connotations traumatiques
latentes et diversement déterminées. Elle racontait qu'il était typique de sa mère
de lui promettre d'acheter ce qu'elle désirait, tout en déclarant que les désirs
qu'elle exprimait étaient stupides ou qu'elle ne savait pas vraiment ce qu'elle
voulait, pour ensuite acheter la chose en question pour un cousin ou pour ses
frères et soeurs. La patiente réagissait à ces épisodes par de violentes douleurs
abdominales et par une désorientation temporelle dissociative. Un certain temps
après la période de travail que je vais décrire ci-dessous, la patiente put identifier
les sensations physiques qu'elle ressentait en faisant des courses comme une
expérience de viol, et de conceptualiser ceci symboliquement en appelant sa
mère la « voleuse de désir ».
La patiente avait entrepris auparavant trois psychothérapies qui avaient
échoué. Le dernier de ces traitements, avec une psychiatre très sensible et très
efficace, avait commencé tout à fait favorablement, mais s'était enlisé sous l'effet
de la pression de ses absences dissociatives ingérables, de l'extraordinaire pres-
sion de ses projections et de ses incessantes exigences extra-thérapeutiques. Des
changements inévitables dans la disponibilité de la psychiatre avaient abouti à
une impasse contre-transférentielle intraitable. Ainsi, au moment où elle était
venue me voir pour une évaluation, il y avait un passé lourd qui permettait de
prédire une analyse mouvementée en actings out, en clivage, et en mécanismes
projectifs primitifs.
Au bout d'un mois dès la première année de traitement (à cinq séances par
semaine), presque chaque séance témoignait de réactions d'angoisse catastro-
phique dues aux souvenirs qui lui revenaient, ou aux lacunes de sa mémoire ou
de son propre récit. Chaque présentation commençait par une fastidieuse orien-
tation chronologique, au-delà des limites de ce qui est supportable, qui aboutis-
sait inévitablement à une régression irréversible dans des données superficielles
et à une nouvelle angoisse, des sentiments de déréalisation, des vertiges, et des
1140 Moshe Halevi Spero

larmes. Elle prit l'habitude de commencer son discours, ou d'interrompre sa


progression, pour me demander si c'était bien de parler, si j'étais en train de me
moquer d'elle, si j'étais en colère qu'elle parle si librement, si j'allais me fâcher,
s'il restait du temps, si j'allais la laisser finir son histoire en lui accordant quel-
ques minutes de plus à la fin de la séance.
Ces interminables requêtes étaient dues à une angoisse terrible, une hypervi-
gilance et le désir de masquer sa destructivité derrière une pseudo-détresse en
créant subtilement une atmosphère qui apparemment actualisait l'ambiance ter-
rorisante de la mansarde où elle était régulièrement piégée et violée. D'un point
de vue phénoménologique, dès que le souvenir d'un objet se trouvait enregistré
dans son préconscient, elle se dépêchait d'en examiner les détails les plus loin-
tains ou les plus périphériques (en général la chronologique, les couleurs, les
vêtements, la généalogie), et craignait de ne pas rendre compte de la moindre
caractéristique, du moindre détail, afin de ne pas être rapidement submergée par
une pléthore d'expériences toxiques et de représentations qui venaient à ruminer
dans son esprit (Terr, 1984). Tout se passait comme si sa notion du temps,
condensée, avait filtré dans la fabrication même de son cadre linguistique, la pri-
vant de ce que l'on pourrait appeler des amortisseurs temporels syntaxiques et
sémantiques, si bien que chaque mot ou chaque enchaînement verbal devenait
aussitôt le passé remémoré et le futur anticipé (Edelson, 1975, p. 140). Son récit
était lourdement chargé d'allusions sexuelles et agressives qui se chevauchaient
et de métaphores qu'elle vivait presque concrètement (par exemple, elle se décri-
vit plus d'une fois comme ayant un langage ou des actes de rapace, mais pendant
une longue période elle ne sut pas associer ou donner un sens plus profond au
choix de ce terme) bien que l'observateur avait l'impression d'être autorisé à
regarder directement dans le tunnel du temps, parfaitement hiérarchisé, où ne
manquaient que des mécanismes de signalisation pour amortir la descente.
Lorsque j'accordais plus d'attention à son questionnement incessant et à
son angoisse montante, elle paraissait s'organiser, mais elle se mit aussi à me
demander du temps supplémentaire afin de terminer son récit pour ne pas avoir
à retourner chez elle avec tous les mauvais sentiments. Elle commença aussi à
m'appeler chez moi, en me disant d'une « petite » voix inaudible combien elle
était paniquée. Cependant, inévitablement quand elle se calmait, elle ressuscitait
et était gentiment prête à intellectualiser de nouveau. Eclairant ces qualités para-
doxales, je tentais de détourner la patiente de son intérêt intellectuel pour son
matériel et de l'amener à considérer ses peurs et leur effet de boule de neige sur
sa capacité à tolérer la douleur et à la communiquer. Je ne fus pas entendu.
Dans les séances suivantes, la patiente prétendait me ressentir comme soudaine-
ment mauvais, effrayant, ou me moquant d'elle. Mais souvent également, après
ce qui paraissait être à tous égards des « bonnes » séances, elle m'appelait, ou
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1141

m'informait timidement à la séance suivante que soit elle s'était mise en colère,
soit elle avait eu des trous de mémoire, ou des épisodes dissociatifs (elle se
« retrouvait » en train de jouer avec des lames de rasoir ou laissant le gaz
allumé), et elle se montrait effrayée par ma bonté-même. Il était clair que la
source de ces perceptions était ses parents inattentifs et maltraitants, mais aussi
sa propre représentation clivée d'elle-même, projetée, punitive sur un mode
archaïque et honteux, qui exerçait de plus en plus d'influence à chaque séance
(dirigée en apparence vers le souvenir refoulé de choses terribles survenues au
cours des états dissociatifs). Quoi qu'il en soit, le degré de réalité gravement per-
méable dans ses perceptions et réactions rendait compte de la qualité très pau-
vrement différenciée du transfert.
Dans quasiment les tout premiers instants de chaque séance, il se créait
deux types significatifs d'atmosphères paradoxales qui rendirent rapidement
l'analyse impossible. Dans un premier scénario, la patiente entre dans ce qu'elle
appelle une humeur « on » et, dès le seuil de la porte, elle commence à se déme-
ner avec une barrière de détails mondains et de métaphores surchargées qui très
rapidement la plongent dans une zone dangereuse et déclenchent le sentiment
d'être piégée, d'être « coincée » dans la mansarde avec l'oncle qui abusait d'elle.
Parfois elle accédait à des questions secondaires sans pertinence, laissant de côté
l'histoire ou le rêve qui l'avait préoccupée si intensément dans les quelques
secondes précédentes, et auxquels je savais qu'elle chercherait à revenir d'une
manière ou d'une autre avant de quitter mon cabinet. La séance touchant inexo-
rablement à sa fin, il devenait douloureusement évident que la patiente était
absolument inconsciente ou non concernée par l'approche de la fin de la séance.
Lorsque je signifiais la fin de cette séance, elle poursuivait son assaut verbal.
Lorsque je signalais avec un tout petit peu plus de force que nous allions conti-
nuer la fois suivante, ou si même j'essayais de discuter son dilemme manifeste
face à la douleur de la fin de la séance, elle s'effondrait aussitôt en larmes et me
repoussait de ses mains comme si j'étais quelque criminel qui voulait lui nuire, et
elle restait dans un silence de pierre jusqu'à la fin de l'heure, les dents serrées et
les poings liés. Elle n'était pas loin de rester sur le divan jusqu'à ce que le pro-
chain patient soit sur le point d'entrer.
A d'autres moments, elle se traînait paniquée jusqu'à sa séance, se laissait
tomber sur le divan, s'enterrait dans un coin, et commençait à avoir des haut-le-
coeur, à tousser, à faire des mouvements de la bouche comme si elle avait
quelque chose de dégoûtant dedans, et restait allongée silencieuse. A partir de
cette souffrance et de cette détresse manifestes, je pensais que son silence avait
une qualité plus authentiquement tourmentée; à d'autres moments, le silence
paraissait fâché, obstiné, et rebelle. Lorsque les larmes coulaient le long de ses
joues, soulignant les grimaces de ses mâchoires crispées, ou lorsqu'elles tom-
1142 Moshe Halevi Spero

baient sur ses poings, elle donnait l'impression troublante de pleurer à travers
elle-même. Elle paraissait complètement indifférente au temps, résistait ou refu-
sait toute interprétation, et commençait à refuser complètement de quitter le
bureau à la fin des séances.
Il était paradoxal que quelqu'un d'aussi sensible aux humiliations reste
imperturbable à la possibilité toujours présente d'avoir à rencontrer le patient
suivant en restant complètement molle sur le divan. A ce moment-là, je n'avais
pas d'autre choix que de la faire sortir physiquement de la pièce, tandis qu'elle se
maintenait dans cette tenue presque totalement flasque. Elle murmurait quelque
chose de sa détresse, demandait plaintivement si j'étais en colère contre elle, et
déclarait qu'elle ne viendrait pas aux séances suivantes. Invariablement, elle
venait à la séance suivante, elle faisait parfois un petit commentaire concernant
ses peurs, et répétait la scène. Je me sentais de plus en plus enclin à arrêter l'ana-
lyse, notamment parce que mes intuitions théoriques à ce moment précis
n'étaient d'aucune utilité, ni pour moi, ni pour la patiente. Son obstination avait
l'effet d'un assaut aggravé, même lorsqu'elle protestait de sa détresse et de son
incapacité à se sortir elle-même de la paralysie. J'étais certain que sous le besoin
et le désir infantiles d'être enfermée dans un « bon » temps avec moi, se cachait
de manière à peine voilée une rage et une mortification meurtrières, la répétition
d'être piégée avec quelqu'un de démoniaque et une mutilation littérale de tous
les cadres temporels. Je commençais progressivement à donner des interpréta-
tions primafacie qui visaient d'une part ce que je considérais être le type même
d'un jeu de séduction et de crainte, dans le contexte d'une sorte de remise en acte
de traumatismes sexuels terribles, et d'autre part son besoin de garder le
contrôle absolu de ses frontières personnelles au sein du cadre analytique. Je
sous-estimais sa provocation projective à me faire arrêter le traitement en actua-
lisant à l'intérieur de moi, simultanément ses craintes et son désir sadique de
vengeance, en me forçant tout simplement à devoir agir le rôle d'une brute dont
il était alors réaliste qu'elle ait peur et juste qu'elle cherchât à le défier.
Cette dernière intervention apporta quelque soulagement mais sa soumis-
sion et sa crainte passive continuèrent. Le refus de quitter les séances se produisit
encore. Je l'informai alors que je pensai que nous allions devoir arrêter le contrat
analytique, mais que j'étais prêt à la voir sur la base d'une séance de temps à
autre sans engagement par rapport à une séance suivante jusqu'à ce qu'elle
puisse s'en tenir au temps imparti. Je l'assurai de sa capacité à faire échouer
l'analyse si elle persistait à la fois à accepter et à ne pas accepter le cadre, mais
que pour moi le cadre était un symbole à préserver à tout prix. Je lui fis part de
mon impression que mon propre bon sens m'était dénié, comme il était évident
qu'il lui avait été aussi dénié à elle, lorsque avaient été annulés les cadres tempo-
rels rudimentaires qui sont à la base de tout sentiment d'espoir, d'anticipation
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1143

bienfaisante, et de soulagement. Elle quitta cette séance particulière en réfléchis-


sant mais rapidement, et m'appela le lendemain matin pour me demander de
continuer le traitement.
En formulant cette intervention, j'avais été guidé par des représentations et
des sentiments dérivés de mon contre-transfert, qui tournaient principalement
autour de la passivité compulsive et de l'atemporalité que la patiente faisait
naître. J'éprouvais un certain degré de mépris pour la détresse exagérée et le
manque d'énergie de cette jeune femme qui se conduisait tellement différemment
dans d'autres domaines de la vie — réaction que je sentais correspondre à une
composante clivée de la personnalité de la patiente, hypercritique et impitoyable
sur un mode archaïque —, de manière tellement dichotomique par rapport à la
femme solide, organisée, en possession de ses moyens, qui était connue en dehors
des séances, ou de la maîtresse de la nuit, légèrement malveillante, obscène, qui
n'avait pas peur du trottoir. Comme c'est souvent le cas dans certaines formes
de personnalités borderline qui présentent des tendances hystériques, la patiente
avait subi quand elle était petite, du fait des attaques sexuelles précoces, un cli-
vage du self en au moins deux composantes incompatibles : une première de
« survivante » apparemment inattentionnée, violente, agressive, sexuellement
sadique (du fait d'une identification à l'agresseur), une seconde de « victime »
muette, passive, figée, masochiste. Chacune d'elle fonctionnait avec son propre
cadre temporel et son propre registre linguistique (par exemple, pour la « vic-
time », se soumettre au traitement signifiait une résistance passive et un manque
étonnant de curiosité par rapport à ses copieuses associations et métaphores;
pour la « survivante », se soumettre signifiait me séduire dans une agression
sadomasochiste, de manière à diminuer la douleur qu'elle anticipait de la
manière la plus pratique qu'elle puisse concevoir). La « survivante » critiquait
sans merci la « victime », notamment en ce qui concernait les efforts de la
patiente pour élaborer ses premiers traumatismes, tandis que la « victime » était
nécessaire pour pousser la « survivante » à agir les sentiments violents qui se rat-
tachaient à ces traumatismes.
La patiente était immobilisée dans le temps, et cela en raison des interfé-
rences précoces qu'elle avait subies dans le développement de capacités de sym-
bolisation efficaces, matures, et de mécanismes d'ajournement, mais aussi parce
qu'elle avait appris à annihiler concrètement les limites temporelles afin de faire
face aux allées et venues imprévisibles et répétées de l'oncle tout en restant enfer-
mée pendant des jours dans un grenier1. Ainsi pendant que la patiente ne man-
quait certainement pas d'une conception du temps, elle était capable de recréer

1. Depuis lors réintégrées par auto-hypnose (Fliess, 1973).


1144 Moshe Halevi Spero

une notion de « temps mort » imaginaire (Green, 1986, p. 275, 292), état tempo-
rel paradoxal de quasi-atemporalitéqui rappelle l'intervalle traumatique entre la
perte ou l'indisponibilité temporelle d'un « bon » objet et le retour d'un « mau-
vais » objet, et vice versa. La patiente avant cette phase, paraissait vouée en per-
manence à actualiser son sentiment qu'aucun « bon » objet, et aucune restaura-
tion du temps, ne l'attendaient jamais à la fin de l'expérience qu'elle vivait. Ou
bien si l'on suit la récente analyse de Fraser (1988), la patiente était capable
d'entrer dans une dimension prototemporellequi était privée d'un sentiment véri-
table du présent, sans direction et discontinue, où la « flèche du temps se désin-
tègre en éclats de bois, plus ou moins éparpillés le long d'une ligne » (p. 486)1.
Je montrai à la patiente l'existence hypothétique de ces deux composantesdu
soi et leur impact sur son orientation dans le temps. Me référant aux représenta-
tions d'elle quej'avais pu élaborer, je lui fis part de la manière dont j'entrevoyais les
aspects complémentaires de ses deux états clivés, et comment j'étais arrivé à cerner
plus pleinement toute l'expérience qu'elle cherchait à recréer. La destruction répé-
tée du cadre temporel de l'analyse était d'un seul coup un mécanisme nécessaire
pour perpétuer ce clivage ainsi qu'une conséquencedouloureuseou une caractéris-
tique de l'état clivé. Cette intervention réussit, et amena un arrêt de cette attaque
particulière du cadre, même s'il fut ensuite nécessaire pendant plusieurs mois d'ai-
der la patiente à se centrer sur cette tendance à cliver dans les moments de crise.
Face à ce cadre temporel stable, la patiente a pu expérimenter et ensuite concevoir
à quel point sa répétition du scénario traumatique initial était réelle, y compris les
déformations pathologiques défensives du temps qui ont servi d'enveloppe néga-
tive à ses états mnésiques au cours de cette période.

Cas n° 2

L'analyse suivante, plus mature, attire l'attention sur la remarque de Lacan


selon laquelle le patient/esclave paradigmatique obsessionnel anticipe la fin de la
séance « en la guettant comme un abri » (1966, p. 313), métaphore que nous
avons également rencontrée dans l'illustration précédente. Ce patient, de langue
hébraïque, avait utilisé le terme miklat pour évoquer l'abri, ce qui avait aussitôt

1. En conservant à l'esprit que la patiente avait toujours parfaitement conscience du temps à un


niveau de fonctionnementdissocié ou isolé, nous avons fini par clarifier un autre aspect de son acting out
qui avait pour but moins d'anéantir le cadre temporel que de l'incorporer dans les contenus spécifiques de
ses souvenirs. Elle semblait alors présenter ses souvenirs importants délibérément au moment final de
sorte que mon annonce inévitablement catastrophique de la fin de séance viendrait recouvrir le choc
refoulé qu'avaient produit à l'origine une interdiction paternelle explosive, un ordre paralysant du violeur,
une censure maternellesadique d'un plaisir libidinal, ou d'autres expériences de douleur.
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1145

amené dans le traitement de nombreuses associations liées à la culture, dont je


ne vais mentionner ici que les plus pertinentes.
Le matériel survint à la fin d'une séance particulière au milieu de la sixième
année d'analyse d'un musicien de 50 ans, qui souffrait de conflits homosexuels
qui s'enracinaient dans une série de traumatismes infantiles précoces et de rup-
tures dans le développement. Ceux-ci avaient commencé avec le départ de
l'Amérique et l'installation en Israël lorsqu'il avait quatre ans, suivis d'une hos-
pitalisation de deux mois (comportant des ponctions lombaires répétées et admi-
nistrées sans trop de sympathie) et une convalescence de deux mois dans un
sanatorium isolé. En s'appuyant sur une remémoration et une imagerie quasi
photographiques,ce patient décrivait son enfance et les débuts de sa vie d'adulte
comme une période interminable de solitude, de négligence, de honte répétée, et
de déception par rapport à une figure paternelle plutôt arrogante, un peu dandy
(dont on parla beaucoup mais dont le temps est apparemment révolu), avec une
identification oedipienne négative, profondément frustrante, à une mère forte,
intelligente mais excessivement critique, et une crainte de celle-ci.
Le patient se rappelait interminablement les longues heures de solitude sans
surveillance, effrayantes, lorsqu'il était enfant. Il avait connaissance de nom-
breux incidents traumatiques qui étaient arrivés à des enfants du voisinage pen-
dant ces heures « mortes », dont certains étaient des écrans pour certains de ses
propres traumatismes. Une relation homosexuelle complexe s'était notamment
développée entre l'âge de 7 et 9 ans, entre le patient et un adolescent protecteur,
mais aussi en partie abusif. L'adolescent était souvent invité dans la maison
paternelle, mais il n'y avait que de vagues indices que la mère ait pu sentir que
quelque chose n'allait pas dans la relation qu'il avait avec son fils. Ce doute non
résolu avait été à l'origine de l'impression profondément enracinée chez le
patient que cette relation homosexuelle l'avait dans une certaine mesure sauvé
d'une solitude totale et de la stérilité émotionnelle, et que c'était un sacrifice tra-
gique, impardonnable, tacitement sanctionné par la mère afin de lui donner
quelque image masculine d'identification.
Le garçon plus âgé débutait généralement leurs rencontres par quelque jeu
ou activité intéressants, puis s'orientait ensuite vers des demandes sexuelles plus
explicites. Dans tous les cas il s'approchait du patient par l'arrière et lui interdi-
sait de se retourner et de le regarder. Le patient avait en grande partie intellec-
tualisé le « léger inconfort » qu'il supposait avoir vécu pendant l'acte, et pendant
une longue période ne se centrait que sur le soutien existentiel qu'il retirait des
attentions de ce garçon plus âgé. Lentement, cependant, ces liaisons sexuelles
prirent une signification complémentaire du fait du traumatisme précoce d'avoir
eu à endurer passivement des ponctions lombaires douloureuses, dans l'isole-
ment et sans explication. Plus tard dans l'analyse, il a pu relier non seulement la
1146 Moshe Halevi Spero

qualité des deux douleurs, mais aussi l'apparence de non mouvement du temps
au cours de ces incidents.
Cependant, et depuis le départ, le patient pouvait se rappeler l'impression
d'éternité que suscitait l'intervalle entre le début de chaque rencontre qui le
réjouissait et qu'il anticipait avec bonheur, et le moment où il vivait des sensa-
tions sexuelles confuses (pas encore localisées) et une douleur anale. Certes cette
première relation s'interrompit lorsque ce garçon plus âgé partit au service mili-
taire, mais il réapparut subitement dans la vie du patient quinze ans plus tard,
cherchant clairement à renouer leur liaison sexuelle. Chaque fois que le patient
évoquait cette réunion, il mentionnait sur un mode plutôt plaintif qu'il s'était
toujours demandé pendant ces années ce qui était arrivé à cet homme et com-
bien il avait attendu son retour, ce qui montre combien le patient pouvait main-
tenir des voies temporelles doubles. Lorsque celui-ci lui annonça qu'entre-temps
il s'était marié, le patient fut très surpris et déçu. Il refusa toutes autres avances
sexuelles et l'homme plus âgé s'éloigna de la vie du patient.
Après ses études universitaires, le patient épousa une femme paranoïde avec
de graves inhibitions sexuelles, à laquelle il se sentit « inexplicablement obligé » de
révéler son passé sexuel. Leur relation était orageuse et pour l'essentiel sadomaso-
chiste. Le patient fonctionna vaillamment et souvent de manière créative dans ses
rôles de mari et de père harassé, ainsi que de professionnel hautement lettré (pro-
fession qui le mettait fréquemment en contact avec des concepts psychothérapeuti-
ques), bien que ses talents aient été gâchés par un sentiment de frustration concer-
nant la qualité largement compensatoire de ses ambitions, sa perception attardée
des dangers manifestes, et sa vie sexuelle laborieuseet compliquée.
Il adopta l'analyse avec beaucoup de diligence, mais aussi avec d'inhérents
sacrifices masochistes, dont l'un d'eux portait en particulier sur la sphère tempo-
relle. En venant me demander un traitement à Jérusalem, ce patient devait s'im-
poser de longues heures de trajet trois fois par semaine, qui comportaient en
outre l'inévitable défi de devoir se contenter du système de transport en com-
mun. Néanmoins il s'adapta à cet obstacle, ne manqua jamais de séance, et n'ar-
riva jamais plus de cinq minutes en avance (et même dans ce cas, il ne frappait à
ma porte qu'à l'heure convenue), et il était toujours large en temps.
Le récit de ce patient se caractérisait par un rythme obsessionnel, lourd,
mais toujours orienté vers l'avant, par des souvenirs extrêmement descriptifs et
détaillés qui n'étaient pas dépourvus d'affect, mais qui tendaient vers une patine
grise, une capacité d'insight affirmée lestée d'intellectualisations protectrices et
une profonde capacité de vrai pathos qui tournait toujours court en raison d'une
timidité fondée sur la honte, des hésitations, et une réactivité interpersonnelle
faible. Ses séances étaient généralement riches, mais pesantes. Comme toute
autre réalisation de sa vie, son analyse semblait destinée à impliquer ses partici-
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1147

pants dans un processus aussi long qu'une agonie, si bien que nous pourrions
tous deux être véritablement choqués d'apprendre qu'il s'est finalement achevé.
Initialement, sa répugnance à travailler avec des interprétations et à profiter de
certaines « découvertes » était gâchée de temps à autre par l'expression percep-
tive de craintes manifestement liées au transfert que je puisse être émotionnelle-
ment apathique à son égard. Son investissement émotionnel dans le matériel
qu'il apportait paraissait intense même s'il évitait énergiquement de reconnaître
des sentiments transférentiels, donnant l'impression à la fin de chaque séance, à
laquelle il mettait fin exactement à l'heure, que nous étions en quelque sorte pas-
sés l'un à côté de l'autre sur des voies qui ne s'étaient pas recoupées.
Le patient avait passé six mois à différencier progressivement les aspects
passifs et actifs de ses identifications homosexuelles, en joignant à ces tendances
une série de souvenirs précoces qui avaient à voir avec des personnages mascu-
lins parfois actifs sur le plan sexuel. Toutefois pendant une période d'environ un
mois précédant le dialogue particulier que je vais présenter ici, le patient s'était
enlisé dans des querelles répétitives et complexes avec sa femme et ses enfants.
Quelles qu'aient été les difficultés psychologiques de sa femme, le patient avait
conscience d'entrer sur un mode masochiste dans son incessantjeu de séduction.
Les thèmes de divorce, de vexations publiques, et de perte financière, étaient
toujours dans l'air. Il luttait contre eux avec une note de désespoir, mais avec
une détermination admirable et parfois exaltée.
Lorsque les conflits conjugaux augmentèrent, le patient eut tendance à
détailler ces crises pendant ses séances d'une manière de plus en plus monotone
et laborieuse, où il était apparemment incapable de poursuivre l'analyse sans
s'accrocher à des auto-reproches mondains et sans chercher mon soutien. Il se
donna beaucoup de mal pour river mon attention sur son scrupuleux reportage.
L'image pathétique de longue souffrance qu'il donnait au cours de cette période
était profondément enracinée dans sa petite enfance, solitaire, à la sexualité
confuse, tout comme les imagos féminines contre lesquelles il avait passivement
essayé de se défendre. Toute tentative de maintenir une perspective analytique à
l'égard de ses pensées et de ses sentiments était reçue avec une blessure intense et
des péroraisons cinglantes concernant mon abandon insensible au milieu de ses
luttes et les agonies de sa vie réelle. D'un autre côté, je n'ai pas eu l'impression
que l'analyse soit complètement sortie de ses rails puisque du matériel pertinent
ressortait tout à fait visiblement au cours de ces ruminations.
Lors d'une séance, le patient présenta un épisode litigieux qui avait à voir avec
la discipline de l'un de ses enfants. Les tendances affirmées qui avaient germé de
manière plutôt constructive dans notre travail avaient apparemment pris un tour
essentiel, imprévu, vers l'agressivité totale. Après un certain temps se présenta
l'opportunité de lui pointer que des développements importants avaient lieu à la
1148 Moshe Halevi Spero

maison alors qu'il entretenait simultanémentune impasse dans l'analyse. Passant


en revue une large gamme de ses récentes associations, je suggérai que cette
impasse servait en quelque sorte à l'isoler d'une colère intense, dangereuse, de
manière à lui éviter de se sentir « analysé » et dépendant pendant une période où il
avait le plus grand besoin de se sentir fort et puissant. De fait, j'avais l'impression
que d'une certaine façon j'étais distrait par ses affaires conjugales, même anesthé-
sié, de manière à être perçu par le patient (à travers le transfert maternel négatif)
comme insuffisammentattentif à ses dilemmes dans l'ici et maintenant.
Cette interprétation fut accueillie par un effondrement narcissique immé-
diat. Le patient m'accusa d'avoir manifestement adopté « sur toute la ligne » la
perception que sa famille avait de lui, à savoir d'un homme violent et abusif, que
j'étais d'accord avec les efforts constants que sa mère pouvait faire pour l'humi-
lier et pour enfoncer toute trace de masculinité en lui. Il rejeta ma proposition
qu'un mécanisme « primaire » de l'ordre de l'identificationprojective était impli-
qué dans la paralysie récente de l'analyse. Cependant, dans la réfutation qui sui-
vit, ses associations et son attitude confirmèrent cette possibilité; en outre il
parut en être quasiment conscient. Il était cependant caractéristique que même
cette réaction de colère se manifestait avec déférence, avec sensiblement moins de
ravage personnel si on la comparait à un épisode antérieur analogue, et avec une
plus grande aptitude à reconnaître son rôle dans le cours des événements. Néan-
moins, il termina cette séance précise en déclarant qu'il était certain de ne pas
vouloir assister — et il spécifia — à la séance à venir.
Il manqua réellement la séance suivante. Il téléphona au cours de la matinée
de la séance qui devait suivre pour dire avec amabilité qu'il souhaitait venir à la
séance de ce jour. Cette séance fut difficile mais productive. Il expliqua sa précé-
dente absence en disant qu'il voulait affirmer lui-même son autonomie, même si
ce n'était que « de manière symbolique ». En réalité, il ne s'en sentait pas vrai-
ment coupable, même si cela lui était douloureux ; et il se demandait si cet acte
représentait la forme plus ou moins constructive de son affirmation. Il avait
réexaminé mon interprétation « offensante » et avait senti qu'après tout elle était
exacte. Après ces commentaires, le matériel se modifia subtilement. Il comprit
qu'il avait permis à la flétrissure venimeuse de sa femme de pénétrer dans le
contenant analytique, dans la mesure où il s'était senti obligé de parler de l'échec
de leur mariage. Par ailleurs, il n'était pas sûr de toute « l'histoire de l'identifica-
tion projective ». De fait, il ajouta qu'il trouvait peu convaincant le matériel des
preuves auquel j'avais fait allusion pour soutenir mon interprétation. Il chercha
ensuite à illustrer la toxicité de sa femme en relatant, selon son mode le plus
lugubre, une version récente d'imbroglios domestiques.
La réitération pure et simple, le caractère oppressant de son discours, me
déconcertèrent. Au moment où le patient s'apprêtait à commencer une nouvelle
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1149

phrase, j'eus immédiatement le sentiment de me « rappeler » que je venais de


jeter un coup d'oeil à ma montre et de remarquer que le temps était passé, et je
me préparais en silence à annoncer la fin de la séance. Alors que j'achevais cette
pensée, je pris conscience, dans un sentiment déconcertant de déréalisation finis-
sante, qu'en réalité il restait encore cinq minutes de séance, et que je n'avais pas
du tout jeté de coup d'oeil à ma montre. Sur l'instant, je me sentis désorienté par
ce qui manifestement était une expérience de déjà pensé.
Réfléchissant à la qualité de la grande majorité des séances jusqu'à ce jour,
je pensais que l' « expérience-signal » (Langs, 1976, 560) que je venais de subir
était une véritable réponse contre-transférentielle aux difficultés névrotiques et
développementales que le patient avait avec le temps. Je fis part au patient que
je venais juste d'avoir une déformation de ma notion du temps et que je me
demandais comment lui-même avait vécu la séance. Il répondit sur un mode
ludique et plein d'insight : « Peut-être vous occupez-vous trop des innovations
de Lacan ! » Je reconnus la force de son intuition et déclarai que « j'avais réelle-
ment ressenti l'impression prématurée que la séance était parvenue à sa fin ». Le
patient supposa soit que j'avais voulu « clore la séance sur lui », peut-être parce
qu'il avait recommencé à parler de manière monotone, soit que j'avais cherché à
terminer la séance « parce cela allait tellement bien », comme pour empêcher
qu'il ne retombe dans une rumination sur les troubles familiaux. Il révéla ce fai-
sant sa propre conscience de s'être écarté de son travail psychanalytique présent.
Il s'excusa d'avoir pris tant de temps, mais il avait seulement besoin d'un abri
(miklat, en hébreu) où il pouvait se décharger précisément de ces crises, que tout
le monde, y compris son analyste, pensait qu'il pouvait gérer de lui-même.
Dans la séance suivante, le patient exprima plus de pensées sur le fait
d'avoir besoin d'un miklat au sens d'un lieu de refuge ou de sanctuaire contre les
crises de sa femme, mais aussi dans le sens d'une chambre hermétique où dépo-
ser les sentiments meurtriers qu'elle dirigeait sur lui et peut-être les siens pro-
pres 1. Son impression de la séance précédente était qu'il s'était senti pressé d'in-
sérer de force quelques épisodes supplémentaires de la maison avant que la
séance ne se termine, et il reconnut un sentiment étrangement agréable d'avoir
eu tellement d'influence sur moi qu'il avait pu modifier ma notion du temps. La
capacité d'induire un tel changement chez quelqu'un d'autre et la gamme des

1. La détention du meurtrier par inadvertancedans le miklat biblique (Deutéronome 19, 1-13 ; Nom-
bres 35, 9-34) n'était pas sensée être une incarcération à perpétuité. Le meurtrier pouvait être libéré du
miklat à la mort du Grand Prêtre. En considérant mon cabinet comme un miklat, le patient exprimait
dans une circonlocutionque sa liberté en quelque sorte était contingente de ma « mort ». Toutefois, à la
différence du meurtrier par inadvertance, l'analysant jouit de la liberté d' « ébaucher un certain nombre
de fois des sorties imaginaires hors de la prison du maître » (Lacan, 1953-1955, liv. I, p. 315), en testant
et en actualisant ces sorties répétées avec peu de risque d'embûches.
1150 Moshe Halevi Spero

significations figuratives et symboliques sexuelles l'effrayèrent, mais elles le rem-


plirent aussi d'un sentiment nouveau de présence et de solennité.
Dans la séance qui suivit directement, le patient pénétra dans le cabinet
avec trente minutes de retard. Bien qu'il n'ait été qu'une seule fois sérieuse-
ment en retard au cours des six années antérieures de traitement, et qu'il en ait
été alors très perturbé et s'en était largement excusé, cette fois il entra noncha-
lamment dans le bureau et commença à parler. C'était surprenant et je me
demandais s'il avait vraiment conscience d'être si curieusement en retard. Je ne
dis rien, la séance était plutôt productive, et comportait en fait le premier rêve
depuis six mois. Le rêve semblait réparateur. Quoi qu'il en soit, à l'instant où
je bougeai de mon fauteuil au moment de clore la séance, le patient fut gran-
dement consterné de s'apercevoir subitement qu'il avait complètement oublié
le rendez-vous prévu pour cette séance. Il se rappela avoir eu beaucoup de
choses en tête ce jour-là, et que pour cette raison, il avait pris des précautions
extraordinaires pour arriver à l'heure. Il rapporta que lorsqu'il attendit dans la
salle d'attente, il avait vraiment pensé que c'était étrange d'avoir autant de
temps avant une séance, mais il avait ensuite continué à lire le journal. Il était
maintenant clair pourquoi il n'avait pas commenté son retard en entrant dans
mon bureau.
Lors de la séance suivante, le patient écarta complètement sa propre intui-
tion fugitive que son erreur eusse pu être une forme quelconque de « revanche »
pour ma propre déformation du temps dans la séance antérieure, cela lui parais-
sait à l'évidence infantile. Par ailleurs, il était suffisamment clair que son extra-
ordinaire vigilance en ce qui concernait le temps pendant toute la journée du
jour de son retard était la preuve qu'une certaine ambivalence était en train de
désautomatiser progressivement un domaine qui relevait autrement de la rou-
tine. Il se rappela ensuite de l'épisode précédent de retard, qui avait eu lieu envi-
ron un an auparavant, ainsi que la crise supplémentaire qui s'était produite lors-
qu'il s'était accidentellement rendu à Jérusalem pour une séance au cours de
vacances. Nous étions convenus qu'il n'y aurait pas de séance pendant les
vacances, ce qu'il avait reconnu, mais il m'avait cependant téléphoné dès son
arrivée pour m'informer qu'il était à Jérusalem, en quelque sorte pour voir si
j'allais le recevoir de toute façon. Si j'avais certes passé quelques instants au télé-
phone avec lui, je n'avais pas pu le voir. Mes tentatives à ce moment-là pour
explorer cet épisode étaient restées sans effet.
Il pensa que dans ces trois exemples, sa mauvaise évaluation du temps était
due à des processus complexes qui impliquaient la recréation de nombreuses
situations d'abandon primitif qui lui permettraient de tester si j'allais ou non me
faire du souci pour lui, le chercher, et faire suffisamment attention pour lui
redonner du temps supplémentaire. Après ces commentaires, quelques nouveaux
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1151

souvenirs émergèrent, dans lesquels le patient se rappela qu'enfant, il était resté


éveillé, seul, au cours d'une hospitalisation dans un lieu étrange, apparemment
déserté par ses parents, à pleurer pathétiquement dans son lit, mais sans résultat,
pour que quelqu'un vienne le consoler ; il se rappela ces nuits interminables dont
il passait la moitié des heures à regarder par la fenêtre à se demander terrorisé
pourquoi personne ne se préoccupait de lui. Il continua à développer ces décou-
vertes dans les séances suivantes qui ont été marquées par le retour de son atti-
tude antérieure dans l'analyse envers le matériel. Il eut la possibilité de clarifier
plus pleinement la signification psychosexuelle de son intrusion dans ma fonc-
tion de gardien du temps, telle qu'elle était en projetant sur moi l'image d'une
introjection maternelle obsessionnelle et destructrice qui devait être ponctionnée
sadiquement ou étirée jusqu'au point de rupture.
Dans les séances où il se préoccupait de l'agressivité phallique de sa femme,
il s'agissait en quelque sorte d'une défense contraphobique contre son angoisse à
l'égard du phallus masculin et l'insécurité qu'il ressentait à exprimer ses senti-
ments erotiques à mon égard. Le patient avait en un certain sens enterré sa
propre contre-attaque phallique au sein de la pression subtile de la durée infinie,
toujours plus grande, de ses séances, au sein d'un cadre temporel strictement res-
pecté. De fait, en mentionnant le nom de Lacan dans ses associations pleines
d'intuition, le patient transforma la représentation de Lacan lui-même en une
métaphore pour les besoins du patient et ses craintes : bien qu'il ne l'ait pas
conçue dans ce sens, il avait rendu possible l'animus lacanien du patient/esclave
obsessionnel, et avait projeté sur moi le rôle complémentaire du moissonneur
despotique des précieuses minutes, calculées avec assiduité. Ainsi, même s'il y
avait assurément implicitement de la colère dans son retard de trente minutes, le
patient avait aussi pu, ce qui était en partie une conséquence de ses sentiments
positifs par rapport à l'influence qu'il avait eue sur la notion du temps chez
l'analyste, actualiser et revivre le souvenir d'être perdu dans le temps et le désir
frustré qu'on vienne le chercher.

Discussion : critique de l'approche de Lacan du temps en analyse

Ces illustrations cliniques montrent clairement que le portrait de l'offre


obsessionnelle, flegmatique, ou insouciante, de temps en anticipation de la mort
du maître caractérise de manière incomplète les attitudes en matière de relation
d'objet de l'individu ou ses attitudes existentielles à l'égard de la durée fixe,
même si l'analogie avec une certaine préoccupation autour de la mort au
moment de la terminaison ou de la suspension est un élément pertinent. Ma pre-
mière patiente par exemple n'essayait pas d'attendre simplement la mort du
1152 Moshe Halevi Spero

maître, même si cet élément existait superficiellement, par exemple dans ses fan-
tasmes sadiques. Elle cherchait plutôt à détruire la dimension du temps lui-
même et tout ce qui pourrait être ses champions (l'analyste, sa propre image de
soi intégrée), non moins impitoyablement qu'elle ressentait que le temps la tuait
elle-même1.
L'incohérence interne, toutefois, est l'aspect inacceptable et singulier des
arguments de Lacan. Lacan soutenait que le « terme » de la séance d'analyse ne
devait pas être fixe parce qu'en tant que substitution pour le Réel, la séance Sym-
bolique n'a aucune revendication valable de fixité. Le but de l'analyste était de
« suspendre les certitudes du sujet, jusqu'à ce que s'en consument les derniers
mirages. Et c'est dans le discours que doit se scander leur résolution » (1966,
p. 251) ; le médiateur du drame Imaginaire du traitement doit être le langage ou
un symbole « appelé dans un autre langage, un acte de foi » (1953). Aujourd'hui,
nous ne pouvons pas nous contenter d'ignorer Lacan car il a raison quand il dit
qu'aucun symbole, aucune forme linguistique n'est fixée de manière inhérente, et
que les véritables objets du discours tendent à se glisser dans les déplacementsdu
langage. Quoi qu'il en soit, comme Lacan l'a dit lui-même, la psychanalyse est
essentiellement la conjonction du Réel et du Symbole, ou l'annulation de l'Imagi-
naire via le Symbolique. Ce n'est qu'à travers leur interaction mutuelle au sein
d'un discours cadré par des repères temporelsfiables et un dialecte consensuel que
le Réel, l'Imaginaire, et le Symbolique finissent par se rapprocher. L'Imaginaire
cherche une compréhension illusoire en fusionnant le Réel et le « soi » dans un
état de réfléchissement intemporel, tandis que le Symbole cherche à empêcher
une telle fusion à travers les règles du langage et la temporalité, ce qui garantit
un cadre suffisant pour que le voyage à l'intérieur et hors de l'Imaginaire ou du
Réel soit négociable.
En cherchant à soumettre le patient à l'expérience du Réel à travers l'extra-
vagance d'une terminaison imprévisible, Lacan renonce à son axiome bien
connu selon lequel le Réel par définition ne peut être recherché comme absolu et
il risque d'interdire au patient la lutte pour remplir l'espace entre le symbole fixé
(le point de terminaison prévisible) et la mort symbolisée avec une notion du
temps subjective. Ironiquement la dialectique si vantée de Hegel n'a affaire qu'à
la mort Imaginée, pas à la mort Réelle, ni même à l'actualisation de la mort, car
ce n'est qu'en tant qu'événement imaginé que la mort apparaît au coeur du

1. Loewald (1980, p. 142) aurait considéré ce vécu comme temps fragmenté, où le rapport au temps
et aux connectionsd'intervalle au sein du temps sont anéantis, de sorte que chaque instant n'est que son
soi vide, un néant, un « maintenant » atemporel dénué de signification. Cette expérience contraste avec
l'expérience d'éternité, où le sens est condensé dans l'unité indifférenciée d'un instant immuable (nunc
stans), qui fait apparaître un sentiment de maintenant unitaire qui déborde dans le monde plus large du
temps. Mon deuxième patient était plus proche de ce dernier.
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1153

drame préoedipien et oedipien et dans la formation d'une névrose. Bien sûr, la


voie vers le Symbolique est dans l'Imaginaire, dans lequel l'analyste doit per-
mettre à lui-même et à son patient de voyager à travers les illusions du transfert,
mais seulement en sachant qu 'il est dans l'Imaginaire.
L'approche génétique rend plus aiguë la critique. Peraldi (1988), par
exemple, a formulé trois sphères temporelles correspondant aux trois ordres de
la réalité de Lacan : le temps mythique (l'éternelle qualité de jadis/maintenant de
la structure du mythe qui n'est pas encore actualisé sous forme d'un conte)

qui correspond au Réel ; le temps de la fiction (le temps propre au mythe tel qu'il
est rapporté dans le conte), qui correspond à l'Imaginaire ; et le temps historique
(le temps de l'ici et maintenant auquel nous appliquons la structure du mythe),
qui correspond au Symbolique. Lacan semble avoir emmêlé la relation hiérar-
chique naturelle qui existe entre ces dimensions. Le fait est que ces notions d'un
temps successivement mature, complexe, abstrait, puis bien internalisé n'appa-
raissent que par opposition à un ordre antérieur minimal, mais pourtant perma-
nent de ces réalités, ce que Fraser (1988, 1989) considère comme la hiérarchie
concentrique, emboîtée du temps. Plus le niveau organisationnel est élevé, plus
le nombre de structures stables identifiables est grand. Appliqués à la psychana-
lyse, les cadres temporels mythique et fictif, avec leurs composantes cognitives et
affectives plus profondes, et les expériences existentielles auxquelles elles se ratta-
chent, ne peuvent apparaître sainement s'ils sont emboîtés dans l'engrenage
avant tout Symbolique du temps historique, qui est le temps stable propre à la
narration idiosyncrasique de l'analyse. Le temps brièvement vécu du Réel, qui
est étranger aux traces mnésiques et prédateur par rapport au temps chrono-
logique émotionnellement viable, et le temps pictural de l'Imaginaire (tel qu'on
le rencontre généralement parmi les représentations d'objet), qui impose ses
dimensions fantasmées au temps présent et tend à l'envahir, font irruption dans
le traitement, tout à fait naturellement sans assistance artificielle de la part de
l'analyste. Au sein d'un cadre temporel, ces deux notions problématiques du
temps se trouvent liées chacune à l'histoire de sa nouvelle trajectoire au fur et à
mesure qu'elles se développent au cours du traitement et qu'elles parviennent à
s'exprimer.
La séance fixe, alors, n'est en vérité que relativement fixée par rapport à
une chaîne de signifiants qui imposent leur sens et sur lequel il y a accord,
qu'on appelle le cadre analytique. Non moins que le discours lui-même dont la
présence implique l'absence de l'aimé dont la séparation ou l'insuffisance
requièrent l'évocation du langage et l'intériorisation des processus nécessaires
au langage, le cadre analytique aussi est un symbole de l'abandon de l'intem-
poralité symbiotique et de l'intériorisation d'un soi stable qui peut devenir une
ligne de base permanente pour marquer le temps (Arlow, 1989; Colarusso,
1154 Moshe Halevi Spero

1979). Comme Bleger (1967), Green (1975, 1986) et d'autres le considèrent, le


cadre temporel fixe de la séance d'analyse est un élément non processuel ou
une constante du traitement, étroitement liée à l' « ultra-phénomène » symbio-
tique irréductible qui jadis a préservé l'intégrité rudimentaire du système psy-
chosomatique humain à l'aube de la vie. Le cadre temporel témoigne non seu-
lement du fait que les êtres humains possèdent des souvenirs psychologiques
historiques, c'est-à-dire datés, mais aussi de l'essence même de l'historicité et
de la continuité du soi, dans sa lutte permanente pour équilibrer temps subjec-
tif personnel et temps objectif. En tant que tel, le cadre temporel fixe contient
des éléments de protection silencieux ou des valeurs auxquels la personnalité
primaire peut, il est vrai, s'attacher sur un mode pathologique, ou s'abandon-
ner, ou qu'elle tente de supplanter par son propre cadre idiosyncrasique
interne. Etant donné que ces fixations pathologiques ont tendance à être tout
à fait résistantes à l'interprétation, l'analyse repose sur le fait que le patient
crée par inadvertance des « fissures » discernables par rapport au champ du
cadre de travail qui ne varie pas (voir Kurtz, 1988). En démembrant de
manière surréaliste ou en « castrant » le temps lui-même Lacan le rend, sans le
vouloir, non conceptuel et l'exclut des aspects intériorisables de l'objet analy-
tique qui se développe progressivement.

Conclusion : la mort du temps de l'analyste

Lacan a enrichi notre compréhension en éclairant les « morts » des pré-


somptions supposées de l'analyste concernant le patient (1964), de la résistance
propre de l'analyste au self naissant du patient (1953-1955, liv. II, p. 267, 373),
des pseudo-selfs étrangers, des impressions projetées par le patient sur l'identité
de l'analyste, et de la rigidité Imaginaire ou de la non-pertinence du temps que
le patient cherche à imposer à la durée fixe Symbolique.
Des données cliniques riches encouragent à adopter la perspective de Lacan
comme une métaphore directrice. Searles (1965) et d'autres (Gifford, 1980 ; Har-
tocollis, 1983 ; Pollock, 1971 ; Segal, 1986) ont décrit les manières dont la notion
ou l'utilisation du temps par le patient au cours de la séance d'analyse se limite
ou se fragmente du fait de l'arrivée de la séparation de l'analyste sous la pression
des fantasmes inconscients de la mort fantasmée de l'analyste en « tuant » le
temps qu'ils partagent. En termes néo-lacaniens, Winnicott a parlé du besoin de
l'analysant dans son propre temps d'être capable de détruire ou de tuer l'ana-
lyste (et son propre temps) et de recréer l'analyste (1949, 1965, 1971). Green
considère cette destruction de l'analyste comme une composante curative du
cadre analytique, « une condition de la résurrection périodique [de l'analyste],
Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance variable 1155

de sorte que l'analysant puisse être capable d'utiliser l'analyste » (1986, p. 284;
Bollas, 1989, p. 36). Fayek (1981) décrit la mort nécessaire du réfléchissement du
patient dans l'analyste, et de ses projections narcissiques sur l'analyste qui main-
tiennent une communication en cul-de-sac. Les illustrations cliniques présentées
ici décrivent amplement comment on peut dire que le patient tue ou mutile la
capacité de l'analyste à créer des représentations efficaces du patient, de créer
chez l'analyste des états affectifs mortels, morbides ou apathiques par le biais de
mécanismes tels que l'identification projective et les attaques sadiques et para-
sites sur les mécanismes de liaison du thérapeute. Dans ces deux exemples, une
telle mutilation du temps, et des représentations dans le temps, pouvaient peut-
être être imaginées de manière satisfaisante en prêtant attention aux métaphores
linguistiques du patient concernant le temps, et pourtant ces patients ont tou-
jours besoin d'induire les états de temps mutilé ou gelé par des altérations
pathologiquesdans la perception du temps par l'analyste en attaquant directe-
ment le cadre temporel de la séance.
En conclusion, l'effort du patient pour retourner aux illusions de la réalité
vécue antérieurement au refoulement, pour revivre historiquement une enfance
pleine de traumatismes sexuels, ou pour essayer d'articuler la « mort » prére-
présentationnelle ou l'aliénation du vrai self après le stade du miroir, n'est
viable que s'il existe a priori en toile de fond une structure analytique de base.
Cette toile de fond doit être composée non seulement des structures syntaxi-
ques profondes du langage ou des paroles de la séance, mais aussi de la confi-
guration temporelle de la séance en tant que fonction intégrale du moi, impli-
cite dans l'enveloppe analytique. En tant que tel, le cadre de travail non
seulement facilite l'anticipation, l'attente, la réflexion, et l'intentionnalité, mais
il permet aussi au patient et à l'analyste d'être le reflet des intervalles au sein
du self et entre les cadences de son discours. Car ce qui nous intéresse sur le
plan clinique, ce n'est pas simplement l'intra- ou l'intersubjectivité radicale et
absolue, mais l'intra- ou l'intersubjectivité qui renvoie à un sentiment bien
intériorisé d'individualité et de séparation de l'objet et à un intérêt pour le
sujet qui s'est développé au sein d'un réseau symbolique. Ainsi la fin de la
séance n'est jamais seulement un événement Imaginaire ou Réel, pas plus que
l'attitude du patient à son égard n'est seulement Imaginaire ou Réelle. Puisque
le paradigme du maître et de l'esclave est lui-même de l'ordre du Symbolique,
alors la « mort » qu'il anticipe, incluant à la fois fantasme ou variations imagi-
naires, et tout contre-mouvement qui puisse être proposé envers cette mort,
doit aussi être symbolisée.

(Traduit de l'anglais par Michèle Pollak-Cornillot.)


1156 Moshe Halevi Spero

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Le temps de la construction :
répétition et surprise 1

Haydée FAIMBERG et Antoine COREL

Introduction

Dans cet exposé nous allons essayer de démontrer, en utilisant un exemple


clinique, l'importance de la construction comme moyen d'aider le patient à sur-
monter une situation d'impasse dans son analyse.
Nous tenterons aussi d'établir les conditions sous lesquelles la construction
en psychanalyse peut être considérée comme valable, c'est-à-dire les conditions
qui garantissent que la construction correspond vraiment aux conflits dans le
psychisme du patient, et non à une théorie « construite » par l'analyste et insérée
depuis l'extérieur du mouvement transférentiel.
L'hypothèse principale que nous allons développer dans cet exposé est que
le concept de construction, dans sa structure même, implique un paradoxe très
enrichissant : étant par définition rétroactive, elle est en même temps anticipa-
toire, dans le sens qu'elle établit une préconditionpour l'accès aux vérités psychi-
ques (nous nous référons ici au concept de Nachträglichkeit, après-coup).
En ce qui nous concerne, nous n'établirons pas de distinction entre construc-
tion et reconstruction, mais suivrons l'usage de Freud pour qui les deux termes
étaient interchangeables, en développant ce que nous estimons être une ambiguïté
fructueuse entre les concepts. Sans entrer dans la vaste bibliographie qui existe sur
ce sujet, rappelons seulementquelques-uns des articles les plus récents.
En 1979, au XXXIe Congrès psychanalytique international, à New York,
Harold Blum et Eric Brenman ont présenté des articles sur La valeur de la recons-

1. Présenté au XXXVIe Congrès international de psychanalyse, Rome, 1989. Une traduction


anglaise de cet article a été publiée dans l'InternationalJournal of Psychoanalysis.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1160 Haydée Faimberg et Antoine Corel

truction dans la psychanalyse chez l'adulte. Selon Harold Blum, la reconstruction


ne vient pas toujours automatiquement du travail du transfert et de l'analyse. C'est
un acte déductifet incorporatifqui rétablit la continuité et la cohésion de la person-
nalité. Il considère que ce qui est reconstruit n 'est pas l'événement historique d'un
trauma, mais plutôt la signification intrapsychique de l'expérience. Pour sa part,
Eric Brenman dit que les reconstructions n'ont de valeur thérapeutique qu'à tra-
vers l'analyse de la contrainte de répétition dans le transfert. Il considère qu'une
évolution au cours du traitement doit être intégrée avec les constructions créatives
du passé, posant ainsi les fondations de constructions nouvelles.
En 1988, à Stockholm, lors de la Conférence sur Construction et reconstruc-
tion en psychanalyse, organisée par la Fédération européenne de psychanalyse,
Wolfgang Loch affirmait que les constructions sont toujours des interprétations
de l'analyste, et qu'en fait il n'y a aucune possibilité de connaître les événements
du passé du patient ; c'est par conséquent, à son avis, une question de construc-
tion, et jamais de reconstruction. Francis Pasche soutenait au contraire qu'il est
nécessaire, voire impératif sur le plan éthique, que l'analyste reconstruise le
passé. Il disait que les événements factuels peuvent être reconnus tels quels au
cours d'une cure et peuvent faire l'objet d'une reconstruction.
Premier intervenant au débat général de cette conférence, Joseph Sandler, se
référant à un exposé préalable (Sandler et Sandler, 1987), disait qu'en tant
qu'analystes nous sommes confrontés à un inconscient présent qui provient,
mais par des voies probablement inconnaissables, d'un inconscient passé essen-
tiellement inconnaissable. Il estimait que, dans certains cas, les constructions
sont déguisées en reconstructions et signalait que dans la littérature analytique
française les références sur la reconstruction de scènes primitives abondent, esti-
mant que ces dernières sont souvent considérées comme des expériences réelles.
En introduisant la discussion plénière finale à Stockholm, l'un d'entre nous
(H. Faimberg) soulignait que le dilemme entre construction et reconstruction
exprime l'inquiétude de l'analyste de ne pouvoir assurer que la construction (ou
la reconstruction) n 'est pas le résultat d'un conflit narcissique visant à imposer
une vérité à l'autre. Afin d'assurer qu'il n'y a pas intrusion de leur part, certains
analystes préfèrent parler de reconstruction pour indiquer qu'il existe bien un
texte préalable, un réfèrent psychique qui garantit que l'objet de la reconstruc-
tion vient du psychisme du patient. D'autres analystes, toujours dans le même
souci, préfèrent néanmoins parler de construction puisqu'il n'y a pas de preuves,
d'après eux, que ce texte préalable existe.
Wolfgang Loch, cependant, disait que l' « homme est un être qui inter-
prète », et qu' « il n'y a pas de réalité qui n'ait pas déjà été une interprétation ».
Ceci signifie, disait-il, que l'interprétation, qui est inévitable, est nécessairement
une intrusion, et que cela ne peut pas ne pas être une intrusion.
Le temps de la construction 1161

Dans notre exposé, nous essayerons de découvrir une façon de surmonter


l'opposition radicale entre reconstruction et construction. Puisque le danger
d'intrusion par les préconceptions théoriques de l'analyste est central dans notre
débat, nous préciserons les conditions qui doivent exister, selon nous, pour que
la (re)construction soit valable.

Résistance narcissique et histoire précoce

Rappelons d'abord ce que dit Freud, à savoir que la construction consiste à


exposer au patient « un fragment oublié de son histoire précoce » (Freud, 1937).
Nous savons que cette « histoire précoce » s'actualise dans le transfert. Pour
étayer notre argumentation, nous examinerons cette actualisation à ce moment
précis du processus transférentiel lorsque survient une résistance narcissique.
Bien que cet exposé soit centré sur le problème de la construction, nous
sommes obligés d'examiner quelques hypothèses complémentaires, développées
par un d'entre nous auparavant.
Notre raisonnement est basé sur une vue du narcissisme qui est compa-
tible avec les écrits de Freud de 1914-1915. Nous ne considérerons donc ni le
concept du moi dans la deuxième théorie structurale, ni la différenciation entre
le soi et le moi. Ceci n'implique aucun jugement en ce qui concerne ces
concepts : nous remettons seulement à plus tard une étude du narcissisme tel
que le voient les différentes écoles psychanalytiques. D'une part, certains
auteurs centrent leur pensée sur Freud (mais nous savons qu'il y a plusieurs
façons de le lire), et d'autres sur les auteurs postfreudiens. D'autre part, nous
sommes conscients que certaines études bien connues sur le narcissisme ne
peuvent être comparées qu'à la lumière de leur contexte théorique (ego psycho-
logy, selfpsychology, théorie de la relation d'objet, pour ne citer que quelques-
uns). Même dans ces conditions, une école ne peut pas être réduite à une ligne
homogène de pensée. Et finalement il y a certains auteurs qui établissent des
liens entres les différentes écoles.
Dans une situation aussi complexe, si nous devions considérer le narcis-
sisme avant d'expliquer ce que nous entendons par résistance narcissique, nous
serions obligés de dépasser les limites de cet article. C'est pour cette raison que
nous ne ferons état d'aucun texte sur le narcissisme hormis ceux de
Freud (1914).
Pour résumer : nous regardons le narcissisme uniquement en tant que résis-
tance, c'est-à-dire dans la situation analytique. (Nous savons que Freud n'a pas
parlé de résistance narcissique.) Nous l'étudierons dans une perspective liée à
une seule période des travaux de Freud (1914-1915) et nous nous contenterons
1162 Haydée Faimberg et Antoine Corel

de résumer notre point de vue, déjà exposé dans différents articles (Faimberg,
1981, 1985). Nous traiterons exclusivement ici de la résistance exprimée envers
la reconnaissance de la différence entre générations, telle qu'elle se manifeste lors
d'une construction. Nous allons voir que cette résistance narcissique est décou-
verte en même temps qu'une forme particulière d'identification inconsciente (qui
est effectivement à la racine de la résistance elle-même).
D'un point de vue clinique, nous définissons le narcissisme comme
« l'amour porté par le moi à soi-même et aux objets, basé sur l'illusion qu'il a
d'être le centre et le maître du monde. Cet amour passe par le moi qui s'aime
comme un objet, et cet amour, comme cette illusion, est en rapport avec la cons-
titution même du moi » (Faimberg, 1981, p. 1351-1352). Cette illusion narcis-
sique d'omnipotence est menacée dans l'organisation oedipienne.
En ce qui concerne la relation d'objet narcissique, nous considérons qu'elle
est régie par le principe de plaisir/déplaisir : tout objet qui produit du plaisir a
tendance à être accepté, et tout objet qui produit du déplaisir a tendance à être
rejeté. La nature narcissique de cette régulation est révélée dans l'acceptation
aussi bien que dans le rejet. Dans le premier cas, l'objet accepté est assimilé à
« moi-même » ; il est difficile dans ce contexte d'accepter l'altérité de l'objet
aimé. Dans le deuxième cas, le rejet facilite la reconnaissance de l'autre à travers
la haine.
Rappelons-nous que selon Freud, l'objet est d'abord connu dans la haine :
« la haine, en tant que relation aux objets, est plus ancienne que l'amour »
(Freud, 1915, p. 184). « L'externe, l'objet, le haï seraient, au tout début, identi-
ques. Si l'objet se révèle plus tard source de plaisir, il est alors aimé, mais égale-
ment incorporé au moi si bien que, pour le moi-plaisir purifié, l'objet coïncide
malgré tout de nouveau avec l'étranger et le haï » (Freud, 1915). « On peut affir-
mer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas issus de la
vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation »
(Freud, 1915).
La perspective que nous développons pourrait être liée aux lignes de Freud
sur « Sa Majesté le Bébé » (His Majesty the Baby). A notre avis, par cette for-
mule, il nous fait comprendre que dans le narcissisme du bébé, il existe déjà une
relation narcissique entre les parents et l'enfant : « L'amour des parents, si tou-
chant, et, au fond si enfantin, n'est rien d'autre que leur narcissisme qui vient de
renaître et qui malgré sa métamorphose en amour d'objet, manifeste à ne pas s'y
tromper son ancienne nature » (souligné par nous) (Freud, 1914, p. 96).
Dans le même article Freud propose aussi la métaphore de « l'amibe » pour
le narcissisme. Nous préférons la façon dont il aborde le problème dans le para-
graphe précédent parce que celle-ci nous permet de parler de relation d'objet
narcissique.
Le temps de la construction 1163

Surprise dans le transfert


Jacques en est à sa quatrième année d'analyse. C'est un écrivain de grand
talent et créatif, qui est venu demander une analyse d'abord pour résoudre des
problèmes d'inhibition dans son travail et parce qu'il haïssait les gens qu'il
aimait le plus. Les changements psychiques qui survinrent à la suite de l'analyse
de ses conflits se concrétisèrent de la façon suivante : il recommença à écrire, se
maria et, à l'époque de la séance que nous allons rapporter, il était père depuis
un an. A la période de ces changements, le patient était en proie à des crises
d'angoisse catastrophique dont toute représentation psychique était absente. A
certains moments, il était saisi par le désespoir et la haine, qui lui faisaient tordre
son corps sur le divan et frapper sa tête contre le mur. La situation était une
cause de préoccupation pour l'analyste parce que, bien que l'interprétation réus-
sissait à soulager l'angoisse à chaque séance, ces crises sans représentation per-
sistaient. Les crises d'angoisse vécues par le patient minaient les progrès qu'il
accomplissait dans l'analyse de ses conflits psychiques.
La séance que nous allons évoquer débuta par l'évocation de la part de Jac-
ques d'une scène de son enfance, dont il avait parlé plusieurs fois au cours de son
analyse, et qui concernait sa curiosité érotique envers le corps de sa mère. Lors
des séances précédentes, le souvenir avait toujours résisté à toute association,
mais cette fois-ci la scène fut associée à un rêve.
« J'ai fait un rêve cette nuit, d'un paysage lunaire, tout à fait extraordinaire.
Le temps s'était arrêté. Un sentiment d'étrangeté m'avait envahi. D'une sorte de
grotte sortait un personnage ; cet homme était moi, et puis en même temps ce
n'était pas moi. Je l'ai regardé, cet homme extrêmement bizarre, qui était com-
posé de plusieurs fragments liés entre eux, comme cousus. Ce paysage lunaire
était inconnu et familier tout à la fois. Etrange, mais déjà connu. Je sentais qu'il
m'était connu et inconnu en même temps. »
« Vous savez, ça me fait penser à un paysage russe — que je ne connais pas,
puisque je n'ai jamais été en Russie — mais mon père et mon grand-père eux, doi-
vent le connaître puisqu'ils sont nés tous les deux en Russie... [Ici, Jacques reste
silencieux pendant un temps.] Mon père était le benjamin d'une famille nombreuse
et très pauvre. Mon grand-père avait destiné mon père à devenir ouvrier dès sa
naissance. Seul le fils aîné avait eu le droit de faire des études. Vous savez, en
Russie, des familles pauvres, et juives de surcroît, n'avaient pas beaucoup d'oppor-
tunités. [Encore un temps.] Vous savez, ce n'est que maintenant que je me rends
compte qu'en réalité c'est la chose que j'ai toujours reprochée à mon père, quand je
vous dis qu'il va m'avaler... je ne veux pas dire qu'il va m'avaler..., ce que je lui
reproche... c'est qu'il n'est qu'un ouvrier — qu'il n'est rien de plus — qu'il n'a
jamais essayé de devenir quelqu'un, de s'élever. »
1164 Haydée Faimberg et Antoine Corel

Dans cette séquence, les faits suivants nous semblent mériter notre atten-
tion. Tout d'abord, la curiosité érotique envers la mère est associée pour la pre-
mière fois avec le père de Jacques. Ensuite, le père de Jacques apparaît comme le
mari de sa femme, et, finalement, point plus important encore, comme le fils du
grand-père de l'analysant. Cette association apparaît aussi pour la première fois.
Jusqu'alors, le père de Jacques était toujours apparu, comme l'image en
miroir d'une bouche vorace qui demandait à être nourrie. Ainsi, il était arrivé
une fois à Jacques, dans un restaurant, de penser : « Maintenant, il va me
demander de payer pour ce qu'il a mangé. » Cette idée s'était imposée à lui alors
que son père ne lui avait rien demandé. Bien au contraire, à cette époque, il était
en train d'aider son fils à acheter un appartement. Les fantasmes de bouche
vorace continuaient à hanter Jacques et réapparaissaient dans le transfert :
l'analyste allait dévorer tout ce qu'il pouvait accomplir dans son analyse.
En écoutant l'évocation de ce rêve, l'analyste fut extrêmement surprise par
l'association sans précédent de la part du patient avec son grand-père et avec la
relation grand-père - père. Elle pensa que cette association révélait quelque chose
de très important et de profondément ressenti. Elle remarqua que le patient, lui
aussi, était très étonné par sa propre découverte, et que l'association semblait
porter un élément affectif important. En fait cette association surprit à la fois
l'analyste et le patient et cette expérience partagée stimula leur curiosité
mutuelle.
L'analyste lui dit approximativement ceci : « Vous vous sentez comme cet
homme composé de fragments provenant de lieux et de temps différents et
incompatibles. Un de ces fragments nous parle d'un père-fils-ouvrier condamné
par son propre père à ne pas progresser, de même que vous vous sentez obligé
d'arrêter les projets qui vous sont si chers. »
Quelques séances plus tard, le patient parla pour la première fois d'un écri-
vain célèbre, et en passant ajouta qu'il s'agissait de son oncle. L'analyste lui fit
la remarque qu'il en parlait comme si elle avait dû connaître cette filiation. Le
patient s'étonna de ne jamais avoir parlé de cet oncle puisqu'il était, ajouta-t-il,
« le plus grand amour de ma mère ; pour elle il n'y a que lui qui compte ».
La surprise ici est partagée par le patient et par l'analyste, l'un connaissant
l'histoire et l'autre l'ignorant. (Dans d'autres cas, l'analyste a été informé de tels
fragments et les a oubliés par la suite. Plus tard dans l'analyse, ce qui est impor-
tant, c'est qu'il s'en souvienne avec le patient.)
Ouvrons maintenant une parenthèse. Aussi paradoxal que cela puisse
paraître, certaines conditions facilitent la surprise, l'une d'entre elles étant que
l'analyste s'abstienne de proposer prématurément une construction. Une construc-
tion est prématurée si elle ne respecte pas les mots du patient ou si elle est plutôt
une déduction basée exclusivement sur la théorie de l'analyste. (Même si la
Le temps de la construction 1165

« construction » fondée sur les préconceptions de l'analyste coïncidait avec ce


qui est arrivé dans le passé, cette construction pourrait avoir les mêmes effets
qu'une interprétation faite hors du contexte.)
Pour que le processus analytique ait atteint un stade aussi fructueux, il est
évident que l'analyste a analysé le transfert à maintes reprises. Le patient a donc
l'expérience que l'analyste ne va pas lui imposer ses propres représentations— y
compris ses théories — comme il sentait de manière inconsciente que le faisaient
ses parents. Cette expérience n'empêche pas systématiquement la crainte de l'in-
trusion. Le danger d'imposer une construction est dépassé à un stade antérieur,
par l'attitude de l'analyste qui attend activement et tolère l'anxiété de ne pas
savoir, ce qui assure l'authenticité de ce qui va devenir l'objet de la construction.
Nous fermons notre parenthèse.
Il faut avouer qu'il est extrêmement étonnant que le patient ait pu être sur-
pris par des événements dont il était conscient depuis toujours puisque c'était lui
(et il fallait que ça soit lui) qui a finalement révélé ces événements. Dans les para-
graphes qui suivent, nous essaierons de préciser l'origine du sentiment de sur-
prise chez le patient.
Dans la séance que nous rapportons, alors que Jacques décrit l'étrange pay-
sage de son rêve russe, à la fois familier et inconnu, il est surpris par les associa-
tions qui lui viennent à l'esprit. L'histoire acquiert une nouvelle signification pour
le patient : au même moment, lui et son analyste sont en train d'écouter cette his-
toire pour la premièrefois.
En effet, quand le patient parle et organise les faits afin de les communiquer
à son analyste, ces faits sont déjà devenus une narration dans l'esprit du patient.
Ceci indique la différence entre information et histoire. Une indication de leur
non-équivalence est la surprise du patient : c'est seulement dans le processus du
récit que le lien inconscient entre l'histoire de son père et sa propre structure psy-
chique commence à lui venir à l'esprit.

La construction d'un lien manquant

Bien que Jacques ait toujours été conscient de ces événements dans l'histoire
de son père, il ne s'était jamais rendu compte qu'il s'y était inconsciemment
identifié. Nous ne devons pas nous laisser leurrer par le fait que Jacques était au
courant depuis toujours de ces événements. La connaissance ne lui servait à rien
tant qu'il ne savait pas que ces événements le concernaient, tant qu'il n'avait pas
analysé leur signification afin de les intégrer comme une partie de sa propre his-
toire. Il y avait un lien manquant entre ces événements et la façon dont ils le
concernaient directement.
1166 Haydée Faimberg et Antoine Corel

Aussi pouvait-il seulement répéter la situation dans son propre destin, dans le
transfert et dans ses crises d'angoisse. Rappelons ici ce que Freud écrivait en 1914 :
« L'analysé répète au lieu de se souvenir, et cela par l'action de la résistance... et
l'on finit par comprendre que répéter est sa manière de se souvenir » (p. 109-110).
Lorsque Jacques est finalement capable de rêver, il se représente comme
étant composé de fragments hétérogènes. Suivant le souvenir de sa curiosité éro-
tique envers le corps de sa mère, et précédant les associations avec l'histoire de
son père, le rêve permet à l'analyste d'établir un lien sans précédent, c'est-à-dire
une construction qui rattache les identifications inconscientes incompatibles à
cette image particulière du père.
Ce lien est un lien logique dans la construction formulée par l'analyste, sem-
blable au lien logique que Freud a construit dans la deuxième phase du fantasme
de la petite fille dans « On bat un enfant » :
« Cette seconde phase est la plus importante de toutes et la plus lourde de
conséquences. Mais on peut dire d'elle en un certain sens qu'elle n'a jamais eu
une existence réelle. Elle n'est en aucun cas remémorée, elle n'a jamais porté son
contenu jusqu'au devenir conscient. Elle est une construction de l'analyse, mais
n'en est pas moins une nécessité » (p. 225).
Les deux articles de Freud lus conjointement nous aident à comprendre que
si le patient répète au lieu de se souvenir, c'est soit parce que la représentation
n'a jamais existé, soit parce qu'elle n'a pas été intégrée dans son propre espace
psychique. Dans les deux cas, la construction de l'analyste fournit le lien
manquant.
Interrogeons-nous sur ce que Freud voulait dire quand il écrivait que « la
construction consiste à exposer au patient un fragment de son histoire précoce
qu'il a oublié ». A notre avis, il voulait dire que la construction fournit un lien nou-
veau et sans précédent, au moyen duquel le passé est constitué comme tel et le
patient acquiert une histoire, son histoire. Nous nous proposons, maintenant,
d'examinerce lien.

Le père-frère

Dans Totem et tabou, Freud dit qu'une alliance fraternelle est nécessaire
pour l'établissement de l'image du père. Dans le cas de Jacques, le père n'était
pas considéré comme tel mais comme un frère. La différence entre les généra-
tions était estompée (télescopage de générations) et le père était considéré
comme l'un de ses frères : un père-frère. Au lieu d'une vraie rivalité oedipienne,
nous avons une lutte narcissique entre frères. C'est ce que nous appelons la
dimension narcissique de la configuration oedipienne.
Le temps de la construction 1167

Au cours de l'analyse, cela donne lieu à une résistance intense ; en l'absence


d'une image du père, le patient s'accroche à cette version narcissique du conflit
oedipien, devenue indispensable à la structuration de sa psyché.
Dans ce cas, la subversion de la rivalité oedipienne — une rivalité avec un
père-frère — était seulement en partie liée à l'histoire de son père telle qu'elle
existait dans sa psyché. Un autre facteur apparut plus tard au cours des séances
lorsqu'il mentionna son oncle, l'écrivain, « le grand amour de ma mère ». Le
désir de la mère pour son frère et le désir de Jacques pour sa mère convergeaient
effectivementpour exclure le père dans le psychisme du patient.
Ce matériel nous permet de comprendre que Jacques, écrivain, suivait la
voie de son oncle, idéalisé comme objet d'amour par sa mère et devenu le moi
idéal du patient. C'est ainsi que le père de Jacques avait été condamné dans les
fantasmes du patient à ne pas être aimé par sa propre femme (n'ayant pas le
droit à l'amour réservé au frère intellectuel), et condamné par le grand-père à ne
jamais acquérir de culture.
Dans l'esprit du patient, la situation était extrêmement condensée. Un de
ses fantasmes inconscients (qui avait pour fonction de résister narcissiquement à
la blessure oedipienne) peut être résumé ainsi : « Comment puis-je haïr mon
père, et comment puis-je être en rivalité avec lui puisqu'il n'est qu'un fils cadet
sans importance, condamné par son propre père à ne jamais faire d'études ? En
même temps, mon grand-père qui n'était qu'un pauvre juif russe n'avait rien à
dire non plus sur son destin. »
De même, nous avons compris le sens d'une plainte énigmatique et contra-
dictoire. Il arrivait à Jacques de dire qu'il était né trop tôt, ou trop tard. Le
« trop tôt » exprimait son fantasme (parce qu'il avait été conçu peu après le
mariage de ses parents) d'avoir « complété » sa mère et d'avoir exclu son père. A
d'autres moments, bien qu'il fût le fils aîné, il avait l'impression d'être né trop
tard. « Ça ne sert à rien que je continue à écrire ; on a déjà tout dit. » Il est clair
pour nous maintenant qu'en disant « trop tard », il parlait pour son père, et que
c'était à ce moment précis que l'identification devenait audible (trop tard dans la
famille, trop tard pour gagner l'amour de sa femme).

Répétition et résistance narcissique

Il n'est pas difficile de comprendre comment, à partir de l'extrême conden-


sation de son histoire précoce, Jacques se sentait contraint d'exprimer violem-
ment ses désirs contradictoires. Bien que des interprétations précédentes lui aient
permis de travailler partiellement sur son conflit, Jacques arrivait systématique-
ment à la séance suivante dans un état d'angoisse catastrophique dénué de toute
1168 Haydée Faimberg et Antoine Corel

représentation. Il était aussi sujet à des accès de haine pour les gens qu'il aimait
le plus, y compris dans le transfert. La haine était le moyen par lequel il se diffé-
renciait des autres.
Autrement dit, l'histoire précoce du patient le ramenait toujours à un nou-
veau cycle de répétition. Dans ces circonstances, les différentes interprétations
convergent afin de constituer un ombilic, une base pour la construction.
Une fois la construction formulée par l'analyste, nous sommes capables de
comprendre rétroactivement à la fois et l'histoire du père et la résistance narcissique.
Mais le fait que l'histoire du père trouve son expression à travers la résistance nar-
cissique du patient, semblerait indiquer que cette résistance narcissique a sa propre
histoire, et que c'était cette résistance qui avait empêché depuis toujours le patient
d'accepter les interprétations. Nous sommes amenés de cette façon, après-coup, à
formuler une question qui aurait dû, logiquement, être posée avant que la cons-
truction ne soit établie : Qui résiste aux interprétationsde l'analyste ?
C'est Jacques — identifié avec le père-frère — qui résiste aux interprétations
parce que Jacques — le fils aîné — est en conflit avec le père — le cadet-condamné-
par-le grand-père-à-ne-pas-faired'études. Nous pouvons ainsi trouver l'originede
cette résistance par un retour sur l'incompatibilité des fragments de l'histoire fami-
liale qui par la suite implique naturellement des solutions incompatibles. Cette
incompatibilité est radicale parce qu'elle concerne l'identité narcissique de Jacques
et qu'elle explique au moins en partie son angoisse catastrophique.
Les interprétations que l'analyste avait formulées en termes de rivalité oedi-
pienne étaient réinterprétées par Jacques en termes de lutte narcissique, comme
celle entre frères (dimension narcissique de la configuration oedipienne). De cette
façon la révélation d'identifications inconscientes grâce à la construction permet
à l'analyste de comprendre en après-coup comment le patient a compris les
interprétations. L'analyste obtient les moyens de comprendre
— rétroactive-
ment — la valeur et les limites de ses interprétations.

Un paradoxe fécond

Nous sommes maintenant en mesure d'approfondir notre hypothèse que le


concept de construction, dans sa structure même, implique un paradoxe
fécond : étant par définition rétroactive, elle est en même temps anticipatoire,
dans le sens qu'elle établit une précondition pour l'accès aux vérités psychiques.
Dans le mouvement rétroactif nous avons trouvé, dans notre exemple cli-
nique, une forme particulièred'identification qui nous a permis de saisir la cause de
la résistance,l' histoire des résistances. La construction a fourni une signification en
après-coup pour ce qui existait précédemment sous la forme d'angoisse répétitive.
Le temps de la construction 1169

En ce qui concerne maintenant le mouvement anticipatoire, rappelons-nous


ce qu'a écrit Freud. « Pour l'archéologue, la reconstruction est le but et la fin de
son effort, alors que dans l'analyse, la construction n'est qu'un travail prélimi-
naire » (souligné par nous) (Freud, 1937, p. 272).
Dans ce sens, nous pouvons considérer que la construction a ouvert la pos-
sibilité d'accès aux vérités psychiques, c'est-à-dire qu'elle est devenue une pré-
condition pour un tel accès. Nous préférons appeler mouvement anticipatoire ce
« travail préliminaire » afin de marquer qu'il existe déjà dans le présent une ten-
dance vers l'avenir : la construction fournit l'accès à un nouveau matériel (dans
notre exemple, le désir incestueux de la mère pour son frère écrivain).

La construction et sa validation

Commençons par ouvrir une dernière parenthèse. De tous les problèmes


créés par la relation entre la réalité matérielle et son inscription psychique, nous
avons seulement retenu le concept de vérités psychiques, considéré pour ce qui
nous touche uniquementdu point de vue de l'adhésion narcissique par le patient
à une certaine version de cette histoire qui constitue une partie de sa propre
identité. Cette version narcissique n'est pas univoque, et elle peut changer ; par
conséquent, nous préférons parler de vérités psychiques.
En outre, nous espérons avoir montré que la construction — qui provient
de la jonction du matériel inconscient et l'activité interprétative de l'analyste —
coïncide dans sa logique interne avec le mouvement du processus analytique et
avec le mécanisme de la psyché.
Il nous reste maintenant à parler des critères qui permettent de valider la
construction.
Pour Freud :
« Le chemin qui part de la construction de l'analyste devrait mener au souvenir chez
l'analysé ; il ne mène pas toujours jusque-là. »
(C'est-à-dire jusqu'au souvenir du patient.)
« Très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche,
une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construction, ce
qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu'un souvenir retrouvé. » (Freud,
1937, p. 278.)

Tout notre raisonnement nous conduit à ne pas nous attendre à ce que la


confirmation soit donnée par un souvenir comme signe du retour du refoulé.
Nous avons indiqué qu'il n'y a rien à se rappeler, qu'il ne s'agit pas de remplir
des trous de la mémoire. Comme nous l'avons vu, il s'agit plutôt de pro-
1170 Haydée Faimberg et Antoine Corel

poser un lien qui n'a jamais existé. La « conviction de la vérité », dont parlait
Freud, a été présente de manière implicite tout au long de cet exposé :
1 / dans la surprise que partagent le patient et l'analyste devant ce qui c'est
dévoilé et devant la construction qui en résulte ;
2 / dans la compréhension après-coup de la répétition ; et
3 / dans l'accès aux nouvelles versions de la vérité psychique.

En règle générale, on peut dire que la construction est validée par la discon-
tinuité de la répétition et par l'apparition d'un matériel nouveau.
Pour conclure : nous avons établi la différence entre l'information et l'histo-
ricité. Notre développement, tenant compte de notre exemple clinique et de la
définition de Freud, nous a permis de qualifier ce qu'il y avait de sous-entendu
dans l' « oubli » du patient : récupérer un fragment de l'histoire précoce et par
conséquent, briser le cycle de sa répétition dans le transfert implique pour nous
que la construction transforme précisément en histoire ce qui existait antérieure-
ment non en tant que souvenir, mais en tant que répétition 1.
Haydée Faimberg
Antoine Corel
15, rue Buffon
75005 Paris

RÉFÉRENCES

Blum H. (1980), The value of reconstruction in adult psychoanalysis, Int. J. Psychanal,


61, 39-52.
Brenman E. (1980), The value of reconstruction in adult psychanalysis, Int. J. Psycha-
nal, 61,53-60.
Faimberg H. (1981), Une des difficultés de l'analyse : la reconnaissancede l'altérité, Rev.
franc, psychanal, 45, 1351-1368.

1. Nous craignons que le lecteur soit déçu par la façon dont nous abordons en psychanalyse le pro-
blème de la relation entre la réalité matérielle, la réalité psychique et la réalité historique, relation qui
existe entre réalité et vérité. Un article qui traite de la construction et de sa validité ne peut écarter ce pro-
blème dont la complexité est telle qu'il n'est pas possible d'en réduire l'approche. Nous nous limiterons
donc à un seul aspect de ce problème complexe, celui dont Freud a parlé tout au long de son oeuvre, en
particulier quand il parle de la scène primitive dans le cas de l'Homme aux loups et dans ses propos sur
la séduction et les rêves. Le fait que ce problème insiste sur une seule approche n'impliqueaucun jugement
sur les autres aspects possibles. Nous pensons plutôt que le problème vaut la peine d'être traité dans sa
totalité.
Dans nombrede cas cliniques (y compris celui que nous exposons) le patient et l'analyste partagent
l'intuition qu'il existe une base matérielle sur les faits relatés, mais le poids des preuves ne relève pas de
cette intuition. De plus, les informationsqui sont données par un tiers extérieur ne pourraient rien appor-
ter d'un point de vue psychanalytique, mais au contraire, pourraient constituer un obstacle pour la décou-
verte du lien existant entre les faits et la structure du patient.
Le temps de la construction 1171

Faimberg H. (1985), El Telescopajede Generaciones, Rev. de Psicoanal, 42, 1043-1056;


The telescoping of generations, Contemp. Psychoanal., 24, 99-118; Le télescopage de
générations, Psychanalyse à l'Université, 1987, 12, 46, p. 181-200 (présenté au
XXXIVe Congrès internationalde psychanalyse,Hambourg, 1985).
Freud S. (1914), Remémoration, répétition et élaboration, in La technique psychanaly-
tique, PUF, 1972.
Freud S. (1914), Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, PUF, 1977.
Freud S. (1915), Pulsions et destin des pulsions, in Métapsychologie, Gallimard, 1976.
Freud S. (1919), Un enfant est battu, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1985.
Freud S. (1937), Constructionsen analyse, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, 1985.
Sandler J. et Sandler A.-M. (1987), The past unconscious, the présent unconscious and
the vicissitudes of guilt, Int. J. Psychoanal., 68, 331-341.
Symposium sur Construction et reconstruction, Stockholm, Psychanalyse en Europe.
Bulletin 31, automne 1988.
Point théorique

Le trauma, ébranlement du temps

Bernard LEMAIGRE

En esquissant une première comparaison entre le vécu traumatique (Freud,


Ferenczi) et le vécu sublime (Kant) nous voulions mettre en évidence la nécessité
de prendre en compte le rôle du temps et de l'imagination pour comprendre cet
événement psychique (psychische Geschehen) qu'est le trauma. Nous avions alors
négligé un élément explicitement, quoique discrètement, mentionné par Freud :
« Le temps pourrait être un autre pare-excitations. » Avant de reprendre cette
esquisse, un rappel préalable du statut métapsychologique du temps et du hors-
temps, du temporel et de l'intemporel, nous paraît nécessairepour mettre en situa-
tion cette réflexion et éclaircir, élargir même, cette position freudienne du temps
comme pare-excitations, que nous abordionsdans notre communicationde façon
paradoxale par son ébranlement, son effraction1.

TEMPOREL ET INTEMPOREL

Freud était convaincu de l'inscription de l'événement psychique au coeur


du temps et n'a cessé, de l'Esquisse à ses communications à Marie Bona-

1. Cette communication était en fait le résumé d'un texte déjà presque entièrement rédigé pour les
Cahiers du Centre J. et Ev. Kestemberg et paru en septembre 1995. Ici nous mettons au premier plan le
rôle de la genèse du temps comme pare-excitationset le lien du temps avec la perception endopsychique,
sa transformation par projection et objectivation. D'autre part, nous laissons de côté nos remarques sur
Freud et le sublime et développonsdifféremment les conceptions de Kant.
L'importanceaccordée par Freud à la perception endopsychique et à son devenir pourrait conduire
à un réexamen de la métapsychologie, en tant qu'elle jaillit, comme de sa matrice, de la perception endo-
psychique. C'est, à notre avis, l'un des intérêts majeurs du rapport de R. Roussillon au LVe Congrès des
langues romanes (1995), d'insister sur l'importance de ce qu'il dénomme les « processus auto ».
Rev. franç. Psychanal., 4/1995
1174 Bernard Lemaigre

parte (1938), en passant par « Au-delà du principe de plaisir » et la « Note sur


le Bloc-notes magique », de tenter de s'en expliquer1. Sa réflexion s'explicite
dans une opposition entre une « temporalité » (chronologique ?) comme objec-
tivation de l'autoperception du mode de travail du système Pc/Cs et une
« intemporalité » (Zeitlosigkeit) du système les. Cette objectivation est le
point extrême de la constitution d'un « autre pare-excitation, distinct du pare-
excitation constitué par les organes des sens ». Cependant, dans la présenta-
tion de cette genèse du temps s'expriment des aspects qui pourraient ne pas
relever du processus secondaire lié au travail du système Pc/Cs. Il s'agit du
caractère pulsatile, périodique, rythmique du temps qu'il est difficile de ne pas
lier aux phénomènes de répétition. Les responsables de ce numéro de la Revue
française sur l'Intemporel ont été sensibles à cela puisqu'ils citent le texte
d' « Au-delà » et s'interrogent : « Ne sommes-nous donc pas invités à considé-
rer que le jeu entre temporalité et intemporalité ne recouvre pas seulement
l'opposition du fonctionnement de l'inconscient à celui du système perception-
conscience, tel que Freud le concevait ? N'avons-nous pas à prendre en compte
le rôle de la répétition dans ce qu'elle comporte de tendance à l'identique et à
l'intemporel, mais aussi dans ce qu'elle comporte de nouveauté et de construc-
teur d'une temporalité toujours remaniée ? »2 Dans son rapport pour le
LVe Congrès des langues romanes sur La métapsychologie des processus et la
transitionnalité, René Roussillon reprend, lui aussi, la même problématique :
« Quand en 1900 S. Freud propose le temps comme discriminant de l'opposi-
tion primaire/secondaire, il pense manifestement surtout au temps chronolo-
gique, c'est-à-dire au temps vectorisé par l'histoire.
Cependant, là encore dès l'Esquisse, il avait introduit la période, espèce de
temps pulsatile qui n'obéit pas en propre aux processus secondaires, pas plus
d'ailleurs à strictement parler que le temps du diphasisme et de l'après-coup.
Totem et tabou introduira des temps cycliques, un temps du retour périodique
du même. Après 1920, la temporalité pulsatile, périodique, fait retour (dans
« Au-delà du principe de plaisir », puis dans la conception qualitative du plai-
sir/déplaisir en 1925) là encore à un niveau qui ne peut être strictement secon-
daire. Le rythme enfin interroge un rapport à la temporalité qui plonge ses
racines dans le processus primaire souvent au plus près du rythme somatique
et des premières traces mnésiques des expériences corporelles3.

1. Voir l'ouvrage récent d'Annette Laget (1995) qui s'inspire, pour une part, des travaux de Sami-
Ali ; et aussi, Derrida (1967), La scène de l'écriture (1980), Spéculer sur Freud.
2. Argument de ce même numéro.
3. R. Roussillon (1995), p. 24.
Le trauma, ébranlement du temps 1175

TEMPS ET PERCEPTION ENDOPSYCHIQUE

Par ailleurs, R. Roussillon souligne, en même temps, l'importance de ce qu'il


appelle les « processus auto », c'est-à-dire les processus d'autoperception de la psy-
ché : « Chacune des opérations <de la pulsion> est saisie du dedans par l'appareil
psychique qui "perçoit" endopsychiquement ce travail intrapsychique aussi bien
en fonction de sa structure actuelle que de son histoire antérieure. »1 Le temps fait
partie aux yeux de Freud de cette « nouvelle exigence de travail pour l'appareil
psychique : se représenter son propre travail, sa propre organisation »2. Le temps,
comme autoreprésentationdu travail psychique vient étayer le travail de « domp-
tage intrapsychique des énergies »3. La question ne se pose-t-elle pas alors de
savoir si le temps peut être considéré seulement comme un pare-excitationcontre
les dangers externes, mais s'il n'est pas aussi un pare-excitations par élaboration
des excitations internes ? A juste titre R. Roussillon se réfère à Totem et tabou :
« En 1913, Freud analyse les fondements de l'animisme en situant dans une
obscure endoperceptiondes processus psychiques et dans la projection de ceux-ci
sur le monde la raison première de l'organisation animique. Le psychisme ne peut
se saisirde lui-mêmedirectement, sa représentationpasse par la perception,la pro-
jection, pour pouvoir prendre forme appréhendable. Rien n'est dans la pensée qui
ne fut d'abord dans les sens. Le psychisme doit donc se faire perception, se concré-
tiser, se matérialiser pour se saisir de lui-même. L'animisme infantile relève du
même impératif, la formation des symboles primaires, des représentations-choses,
faites "choses", s'inscrit dans la même logique, celle d'une médiation nécessaire
par la projection perceptive, celle d'un "apprivoisement" du monde interne. »4
Cet apprivoisement du monde interne, ce « domptage intrapsychique des
énergies », est mis en échec dans le vécu traumatique aussi bien que dans le vécu
sublime. Cependant, si dans ce dernier le temps comme « sens interne » et comme
imagination est ébranlé et se donne un après-coup, comme hors-temps, celui de la
destination morale et de la liberté, il est possible de tenter une comparaison5

1. Ibid., p. 96.
2. Ibid., p. 96.
3. Ibid., p. 97-98.
4. Ibid., p. 98.
5. Dans sa Métapsychologie Freud cherche à définir des prototypes normaux d'affections morbides,
voir le Complément métapsychologiqueà la doctrine du rêve et Deuil et mélancolie. Le vécu sublime, tel qu'il
est interprété par Kant peut-il être tenu pour un prototype du vécu traumatique comme le deuil est celui
de la mélancolie ? C'est la thèse que nous avons défendu dans le texte des Cahiers. Dans la mesure où le
vécu sublimepeut être considéré comme un événementnormalde la vie psychiqued'où après un ébranle-
ment de tout son être l'homme sort enrichi dans son expérience, certes ; cependant, dans la mesure où cet
enrichissement prend la forme particulière, proposée par Kant, d'un hors-temps lié à la liberté, à la loi,
cela demanderait une discussion plus approfondie, c'est pourquoi nous nous limiterons ici à la recherche
d'une comparaison, d'une analogie.
1176 Bernard Lemaigre

entre ces deux vécus. On pourrait s'étonner de notre choix si l'on se souvient des
critiques que Freud fait aux conceptions kantiennes sur l'a priori de l'espace et
du temps, mais justement notre comparaison porte sur le seul point commun qui
subsiste entre les deux conceptions, celle de Freud et celle de Kant : qu'il soit
engendré ou qu'il soit forme a priori, le temps doit être considéré comme de l'in-
terne psychique, ébranlé par un choc et ainsi ne pouvant plus fournir les condi-
tions de l'expérience. Alors, la richesse des analyses de Kant, liées à sa propre
endoperception des phénomènes psychiques (à condition de les traduire méta-
psychologiquement), peut nous éclairer sur le vécu traumatique, ses consé-
quences et ses possibilités de guérison.

LA GENESE DU TEMPS
ET SA VALEUR DE PARE-EXCITATIONS POUR FREUD

Lorsque Freud, dans « Au-delà du principe de plaisir », se livre à une spé-


culation sur la conscience désignée comme « fonction particulière des processus
psychiques » et non plus comme « caractère le plus général de ces processus »,
comparant le système Cs à une « une écorce qui, à force d'avoir été perforée par
l'action, par la brûlure pour ainsi dire, des excitations », « présente les condi-
tions les plus favorables à la réception des excitations et est incapable d'être ulté-
rieurement modifiée »1, il souligne en même temps « que par son dépérissement
la couche extérieure préserve du même destin les couches plus profondes, du
moins tant que des excitations ne surviennent pas avec une telle force qu'elles
font effraction dans le pare-excitation », c'est-à-dire cette couche la plus superfi-
cielle. De la sorte Freud semble n'envisager que le seul aspect topique du pare-
excitation, mais il ajoute : « Je me permets, parvenu à ce point, de toucher en
passant à un thème qui mériterait le développement le plus approfondi : cer-
taines données recueillies par la psychanalyse nous permettent d'engager la dis-
cussion sur la proposition kantienne selon laquelle le temps et l'espace sont des
formes nécessaires de notre pensée. L'expérience nous a appris que les processus
psychiques inconscients sont en soi "intemporels". Cela signifie d'abord qu'ils
ne sont pas ordonnés temporellement, que le temps ne les modifie en rien et que
la représentation du temps ne peut leur être appliquée. Ce sont là des caractères
négatifs dont on ne peut se faire une idée claire que par rapport aux processus
psychiques conscients. C'est bien plutôt du mode de travail du système Pc-Cs que
notre représentation abstraite du temps semble entièrement dériver : elle correspon-

1. S. Freud (1920), p. 65, 67-68.


Le trauma, ébranlement du temps 1177

drait à une autoperception de ce mode de travail. Dans ce mode de fonctionnement


du système on pourrait trouver un autre mode de pare-excitations. Je sais que ces
assertions peuvent paraître très obscures, mais je dois me limiter à des allusions
de ce genre. »1
Texte tout à fait passionnant où Freud se livre à ce qui fait le fond de son
entreprise métapsychologique : traduire la métaphysique en métapsychologie.
Si, en 1915, Freud a explicité la méthode métapsychologique selon les trois axes
topique, dynamique et économique, ce texte de 1920 qui se réfère d'une double
façon à la Psychopathologie de la vie quotidienne montre que Freud n'a en rien
abandonné l'inspiration profonde qui donne force et sens à cette méthode, même
s'il parle de « sorcière métapsychologique » ou de « spéculation ».
D'un double point de vue, disions-nous. En effet, d'une part, Freud va recon-
duire « la représentation abstraite du temps à son origine psychique », à savoir le
mode de travail du système perception-conscience.D'autre part, cette représenta-
tion abstraite sera liée à une autoperception de ce mode de travail, le passage de
l'autoperceptionà l'abstractionimpliquant d'ailleurs une « projection »2.
Cette « écorce brûlée par les excitations » apparaît donc singulièrement
vivante puisqu'elle est ce travail même de temporalisation. Mais Freud va plus
loin dans sa « spéculation » : dans ce mode de travail du système perception-
conscience, la temporalisation, ne trouve-t-on pas un autre mode de pare-exci-
tation? Un autre mode, oui, différent de celui que procure les organes des
sens. « Ces derniers comportent certes pour l'essentiel des appareils pour la
réception des actions excitatives spécifiques, mais aussi des dispositifs spéciaux
qui redoublent la protection contre les sommes excessives d'excitation, et qui
tiennent à l'écart les types inadéquats d'excitation. »3 Comment se situe le
temps comme pare-excitation par rapport aux organes des sens? Freud ne le
dit pas ici, mais il n'abandonne pas son idée. Il y reviendra dans la « Note sur
le Bloc magique » (1925), puis dans une correspondance avec Marie Bona-
parte (1938).
Freud formule dans ces textes une véritable « thèse sur le temps »4. Comme
le soulignait déjà Derrida dans « La scène de l'écriture » à propos de la « Note
sur le Bloc magique » l'analogie entre un certain appareil d'écriture et l'appareil
de la perception se démontre progressivement. En trois étapes la description
gagne en rigueur, en intériorité et en différenciation... Ces trois étapes sont en
fait trois analogies de l'écriture. Si les deux premières s'en tiennent à l'espace de

1. Ibid.,p.l0.
2. Voir Psychopathologie de la vie quotidienne, chap. XII, § III, p. 273-278 ; Totem et tabou, III, § 4,
p. 214 s. ; B. Lemaigre (1987), p. 94-95 ; 97-98.
3. S. Freud (1920), p. 69-70.
4. A. Laget (1995), p. 6, 45-52.
1178 Bernard Lemaigre

l'écriture, son étendue et son volume, la troisième met en jeu le temps de l'écri-
ture et ce n'est pas autre chose que la structure même de ce que nous décrivons
en ce moment 1.
« Dans le "Bloc-notes magique", l'écriture disparaît chaque fois qu'est
rompu le contact étroit entre le papier qui reçoit le stimulus et le tableau de
cire qui conserve l'impression... Ceci s'accorde, nous dit Freud, avec une
représentation que je m'étais faite depuis longtemps touchant le fonctionne-
ment de l'appareil perceptif psychique, mais que j'avais gardée jusqu'à présent
par devers moi. »2 Si on prend cette représentation dans son ensemble, dans sa
totalité, c'est vrai, mais on en trouve déjà des éléments dans l' Esquisse, dans
les « Deux principes de l'événement psychique », dans « Au-delà.... ». « Il y a
perception avec conscience lorsque des innervations d'investissement sont
envoyées de l'intérieur par coups rapides et périodiques dans le système Pc-Cs,
complètement perméables, pour en être ensuite retirées. »3 En fait, ces investis-
sements sont plutôt des surinvestisements tout à fait semblables à ceux qui
permettent la pensée consciente. Dans cet état de surinvestissement le sys-
tème Pc-Cs reçoit les perceptions et conduit l'excitation dans les systèmes
mnésiques inconscients. Lorsque l'investissement cesse, la conscience/percep-
tion s'évanouit et le fonctionnement du système cesse.
Ce mode de travail discontinu, périodique, du système Pc-Cs est à l'origine
de la représentation du temps. Comme le souligne encore Derrida, ce travail se
fait nécessairement à deux mains : une main écrit sur la feuille du dessus tandis
que l'autre détache la feuille la plus proche de la cire4.
On en saura un peu plus en lisant les deux textes adressés à Marie
Bonaparte. D'abord Freud revendique le caractère totalement psychanalytique,
c'est-à-dire métapsychologique, de sa réflexion sur le temps. Ce qu'il fait pour
le temps, on pourrait le faire pour l'espace, pour la causalité, etc. (voir d'ail-
leurs, à la même époque, les deux célèbres notes sur l'étendue de la psyché et
l'espace, sur la mystique. Freud est, d'autre part, convaincu de dégager l'im-
pensé de la réflexion kantienne sur le temps : « Kant aurait alors raison si
nous remplaçons son a priori démodé par notre plus moderne introspection de
l'appareil psychique. » Il faudra revenir évidemment sur ce point et justement
à propos du traumatisme. Mais après avoir identifié les surinvestissements
avec des quanta d'attention, Freud ajoute : « Notre perception interne n'en
ferait <de ces quanta> qu'ensuite une continuité et ce serait là, projeté au

1. J. Derrida (1967), p. 328 s.


2. S. Freud (1925), p. 123.
3. Ibid.. p. 123.
4. Ibid., p. 124.
Le trauma, ébranlement du temps 1179

dehors, notre prototype du temps. Aboli pendant le sommeil le temps ne


renaît qu'avec la perception hallucinatoire du rêve. »1
Derrida remarque aussi que le bloc magique dans son opération comprend
ce que Kant décrit comme les trois modes du temps dans les trois analogies de la
perception : la permanence, la succession, la simultanéité2.
En quoi donc le temps ainsi conçu peut-il être un pare-excitations? Dans la
mesure où l'autoperceptionde la psyché, les surinvestissementsde l'attention, les
délais, les détours que ces investissements introduisent, la succession de ces
« quantas », leur rythme, leur pulsatilité, l'assomption dans l'ordre du temps,
l'après-coup (comme coup différé) assurent le domptage des énergies intrapsy-
chiques et pas seulement du choc externe. Ils permettent aussi d'éviter la surprise
de l'effroi. Pour aller plus avant dans cette voie faisons maintenant un détour
par la pensée kantienne.

LE VÉCU SUBLIME D'APRÈS KANT

Quel est donc ce moment de l'oeuvre kantienne où le temps est ébranlé et où


nous sommes précipités dans un hors-temps? Il s'agit du vécu sublime tel que
Kant le décrit et l'interprète dans sa Critique du jugement. Ces réflexions de Kant
sur le sublime sont à la fois marginales et fondamentales. En elles s'exprime, en
effet, l'abîme (Kluft) auquel la pensée s'expose lorsqu'elle cherche à jeter un
pont entre le domaine du concept de la nature, c'est-à-dire le sensible, et le
domaine du concept de liberté, c'est-à-dire la raison. Or ce pont, Kant croit pou-
voir le jeter en montrant qu'il existe une analogie entre le monde du beau et celui
du bon, entre le jugement du goût et le jugement téléologique. Le jugement de
goût est à la fois position et reconnaissance d'une certaine harmonie des facultés
humaines, raison et imagination. « Le goût rend en quelque sorte possible le
passage du charme sensible à l'intérêt moral habituel, sans un saut trop violent,
en représentant l'imagination dans sa liberté comme déterminable de façon
finale pour l'entendement, et enseigne à trouver une libre satisfaction, même
dans les objets des sens sans charme sensible. »3
Mais Kant est un observateur trop pénétrant de l'humaine nature pour
oublier que « l'épiphanie du réel » puisse se laisser saisir dans le seul jugement de
goût. Cette épiphanie, cette manifestation est source d'un « effroi », d'un ébran-

1. Lettre de Freud à Marie Bonaparte du 22 août 1938, citée par E. Jones, III, p. 523-524; et Note,
p. 102 de Essai sur l'inconscient et le temps de M. Bonaparte, Revue française de psychanalyse, II, 1939,
p. 61-103; A. Laget (1995), p. 45 s.
2. J. Derrida (1967), p. 332.
3. E. Kant (1790), § 59, p. 316.
1180 Bernard Lemaigre

lement, de l'esprit (Gemüth), où est vécu directement l'abîme qui sépare imagi-
nation et raison, nature et liberté. Cet effroi devant la manifestation du monde,
Kant le nomme avec toute une tradition datant du Ps.-Longin, et représentée à
son époque par Burke, le « sublime ». Par rapport à la recherche d'unité qui est
à l'origine de l'écriture de la Critique du jugement, et s'exprime dans l'étude du
jugement de goût, la réflexion sur le sublime ne peut apparaître que comme mar-
ginale. Mais dans la mesure où elle souligne la difficulté de l'entreprise, où elle
réintroduit dans la réflexion sur le beau, l' « effroi du beau »1, l'effroi de « l'au-
delà de l'essence », de l'Un, elle est fondamentale.

1 / La peinture du sublime

« L'esprit (Gemüth) se sent mis en mouvement... Ce mouvement (surtout


dans ses débuts) peut être comparé à un ébranlement (Erschütterung), c'est-à-
dire à une rapide alternance de répulsion et d'attrait provoqués par le même
objet. »2 Ce sentiment a un caractère violent et le plaisir (qui l'accompagne) « ne
surgit que de manière indirecte : « Il est produit par le sentiment d'un soudain
blocage des forces vitales (einer augenblicklichen Hemmung der Lebenskräfte),
suivi aussitôt d'un épanchement d'autant plus puissant de celles-ci. En tant
qu'émotion, le sentiment du sublime ne semble pas être un jeu, mais une activité
sérieuse de l'imagination, c'est aussi pourquoi il est inconciliable avec l'attrait ;
et puisque l'esprit est toujours alternativement attiré et repoussé par l'objet, la
satisfaction que procure le sublime recèle moins de plaisir positif que d'admira-
tion ou de respect, il vaut donc mieux le qualifier de plaisir négatif. »3 Ces deux
mouvements de sens contraire se produisent en même temps (zugleich), mais le
mouvement de retrait s'atténuera progressivement pour laisser place à ce senti-
ment durable de respect et d'admiration. Il y a coup et contrecoup. Mais ce
contrecoup est déjà un après-coup car dans ce contrecoup le sujet change de
plan, passant du trouble de l'imagination à l'admiration de la raison. Après
coup aussi parce que c'est déjà une interprétation de ce trouble de l'imagination.
Le caractère paradoxal de cet après-coup résulte de ce qu'il se produit en même

1.J.-L. Chrétien, p. 27-28. Il y aurait à réfléchir sur le fait même du rapprochement entre effroi du
beau et traumatisme. Chrétien évoque dans son étude Platon dans Le Phèdre, Plotin dans Les Ennéades,
mais aussi, plus près de nous, Rilke et Dostoïevski (Les frères Karamazov, Les Démons). D'un point de
vue clinique, il faut rappeler les réflexions de Lacan sur Antigone dans le Séminaire sur L'Ethique, et celles
de D. Meltzer, « L'objet esthétique », dans Une crise de la métapsychologie, I, Rev. franç, de psych., 49,
5, 1385-1389, et aussi, Le rôle du Père dans le premier développement en relation avec le « conflit esthé-
tique », dans Le Père, Denoël, coll. « Paris », 1989, p. 61-70.
2. Kant (1790), § 27, 199 (§ 24, 185).
3. Kant (1790), § 23, 182 (183, etc.).
Le trauma, ébranlement du temps 1181

temps (zugleich) que le coup. Il y a une unité du vécu sublime : l'après-coupjail-


lit ici du coup lui-même.
Le sublime est une manière de pensée (Denkungsart), liée d'ailleurs à la
culture, à celle du beau, mais aussi à celle du bien et de la morale, d'où la différence
entre les appréciations portées sur le caractère sublime de la chaîne du Mont-Blanc
par un paysan de la vallée de Chamonix et M. de Saussure ! Le caractère de
sublime n'est attribué à un objet que par subreption. En lui-même l'objet est
« odieux », tel « le vaste océan soulevé par des tempêtes ». L'objet ne doit satisfaire
qu'à une seule condition : être informe pour n'offrir au sujet ni attrait, ni peur ou
effroi, aucune finalité ; ne lui offrir que le spectacle de sa grandeur. La nature brute
(rohe Natur) est « monstrueuse (ungeheuer), car c'est un objet dont la grandeur
ruine la finalité qui en constitue le concept »1. Elle ne pourra offrir un spectacle
sublime qu'à la condition que le spectateur ne se sente pas menacé par le déchaîne-
ment de cette grandeur. Les produits de l'art ne sont pas à proprement parler
sublimes, car c 'est unefinalité humaine qui détermine à lafois leurforme et leur gran-
deur ; ils seront plutôt dits « colossaux » (kolossal), dans la mesure où ils présen-
tent un concept dont la grandeur dépassepresque les capacités de toute représenta-
tion (c'est-à-direconfine aux limites de ce qui est relativement monstrueux)2. Qu'il
le veuille ou non, cependant, Kant sait bien que le génie possède quelque chose de
proprement monstrueux, et donc de sublime3.

2 I La quantité et la violence faite au temps

Que l'objet d'un point de vue phénoménal doive être « informe », « mons-
trueux », nous introduit immédiatement à la thèse fondamentale de Kant : le
sentiment du sublime résulte en premier lieu de la quantité de l'objet et secondai-
rement de sa qualité. Ici, la quantité est source du sens. Que l'on considère cette
quantité (selon les vues inspirées de la physique mathématiquede Newton) sous
son aspect mathématique(nombre et mesure) ou son aspect dynamique (force et
puissance).
a) Du point de vue du nombre et de la mesure : Kant dans une démarche
qui rappelle par certains côtés celle de Pascal dans « Les deux infinis »4 montre
que, s'il n'y a pas de limite dans les opérations de mesure qui peuvent se répéter
à l'infini aussi bien vers l'infiniment grand (télescope) que vers l'infiniment petit

1. Kant (1790), § 26, 192-193.


2. Ibid.. 193.
3. Kant (1790), § 50. C'est bien ce que Freud reconnaît à la fin de son interprétation du Moïse de
Michel-Ange.
4. B. Pascal, 199, Disproportion de l'homme.
1182 Bernard Lemaigre

(microscope), il y a bien une limite dans la détermination de l'unité de mesure et


cette limite est temporelle. En effet, pour qu'il y ait unité de mesure, il faut qu'il
y ait intuition de cette unité. Cette intuition est une saisie simultanée, dans l' ins-
tant, de la succession d'unités plus petites. Rassemblement en un de la multipli-
cité. Donc, première violence faite au temps dans sa temporalisation par passage
de la succession à la simultanéité. Mais plus avant, l'imagination poussée par la
raison tente de saisir la Nature dans sa totalité, c'est-à-dire l'infini sensible de
cette Nature. Or, la seule unité qui conviendrait serait la Nature elle-même.
« Cet effort dans l'intuition est excessif pour l'imagination, c'est un abîme
(Kluft) où elle craint elle-même de se perdre. » C'est en cela que le temps est
ébranlé. Mais « en revanche, pour la raison qui peut penser l'idée du supra-sen-
sible produire un tel effort d'imagination n'est pas excessif, mais conforme à la
loi ». D'où l'émergence, qui va se préciser, d'un hors-temps, celui de la liberté,
après coup du sentiment sublime.
b) Du point de vue de la force et de la puissance : cette conformité à la loi,
« sensible à l'esprit par son déchirement même », son oscillation de l'effroi à
l'admiration, se manifeste plus fortement et plus clairement, lorsque l'homme
affronte la nature dans les manifestations de sa puissance, mais en demeurant à
l'abri des menaces que cette puissance peut faire peser sur lui.
Dans cet affrontement l'esprit humain ne « sent » pas seulement sa finitude
devant l'infini de la nature, mais il « sent » en soi sa véritable destination. Pou-
voir, certes, par le savoir de dominer cette nature, mais, plus encore, par l'exer-
cice de sa liberté de sortir de cette nature. Kant, là encore, est proche de Pascal
lorsque ce dernier évoque l'homme comme un roseau pensant 1.
Dans cette perspective ce qu'il y a de plus sublime pour Kant, c'est la pensée
de l'éternité, la fin de tout temps, dont nous ne pouvons nous former qu'une idée
négative. Cette pensée apparaît, cependant, non comme la suppression de la
mort menaçant au coeur des manifestations de la puissance de la nature, mais
comme son dépassement dans la loi morale hors temps.
Nous avons vu plus haut comment se trouvent engagées les modalités du
temps, permanence, succession, simultanéité, dans le vécu sublime. Mais il est
possible d'aller plus loin dans cette compréhension : il ne peut plus y avoir d'an-
ticipation de la perception, encore moins d' « analogies de l'expérience ».
Qu'est-ce à dire ? Pour Kant il ne peut y avoir d'expérience s'il n'y a, « en face
de l'imprévu du réel », de l'existence, une ouverture, anticipation ou analogie.
Autrement dit, pour Kant, il ne peut y avoir expérience si la surprise produite
par le choc de l'événement n'est prévenue, dans une certaine mesure. Dans

1. B. Pascal, 200 (Roseau pensant).


Le trauma, ébranlement du temps 1183

l' « anticipation de la perception », ce n'est pas la qualité de la sensation, la cou-


leur, le goût, qui est anticipée, mais l'intensité de la sensation dans la mesure où
cette dernière se détache toujours sur une absence possible. Ce qui est anticipé,
c'est la façon dont la sensation atteste le réel. Cette anticipation peut s'entendre
analogiquement du langage car en lui aussi il y a anticipation1.
Cependant, cette anticipation, fondamentale évidemment,ne suffît pas. Il faut
aussi un instrument de découverte qui, partant d'un « type », le rapport de A à B,
permette d'imaginer D connaissant C si A/B = C/D. Ce terme D n'est pas cons-
truit, mais « il existe une règle pour le chercher et une marque pour le découvrir
dans le réel ». Ces analogies ne décident pas par avance du réel, mais elles ensei-
gnent, en face de l'imprévu de ce réel, à chercher les voies de son unité. Or, puis-
qu'ellesjouent sur la présence et sur l'absence de l'objet à découvrir : présence dans
la mesure où il est pressenti, absence parce qu'il reste à découvrir, ces anticipations
de la perception et ces analogies de l'expérience mettent en jeu l'imagination et
donc le temps, forme pure de la réceptivitéqui se modalise selon les trois aspects de
la permanence, de la succession et de la simultanéité. Bien entendu ces modes du
temps, s'ils sont en harmonie avec les déterminationsconceptuelles que le travail
de la science fait apparaître,ne sont pas à leur niveau ; ce sont les déterminationsde
l'être dans le monde, c'est-à-dire dans le temps, relevant du « schématisme », « art
caché dans les profondeurs de l'âme ». C'est ponctuellement que tout l'édifice de
l'esprit est ébranlé, pris par surprise dans le vécu sublime, plus particulièrement au
niveau de la simultanéité. Les sensations ne peuvent plus être rassemblées dans
l'unité d'une perception, ni afortiori être schématisées (figurabilité), ni subsumées
sous un concept et traduites dans un langage. Pour reprendre une expression de
Freud se manifeste ici « une puissance invincible du quantitatif».
Le vécu sublime, il faut le reconnaître, fait silence sur la sexualité. Cependant,
quand dans l'Anthropologie Kant veut faire comprendre l'intensité du choc et son
impact corporel, il ne trouve pas d'autre comparaisonque celui des contes de nour-
rices qui terrifient les enfants, nous replongeant dans l'infantile et ses terreurs2.

VÉCU TRAUMATIQUE ET VÉCU SUBLIME

Le vécu sublime, tel que Kant le présente, se manifeste comme un vécu trau-
matique actuel et maîtrisé. Nous allons le confronter aux thèses de Freud et de
Ferenczi, en prenant uniquement en considération la question du temps : d'une
part l'ébranlement du temps, d'autre part, le hors-temps.

1. Marty, p. 62 s., 69, 74 s., 82 s., 104 s.


2. E. Kant (1798), I, 16, p. 87.
1184 Bernard Lemaigre

1 / L'ébranlement du temps

a) Du point de vue de Ferenczi : « Un choc inattendu, non préparé et écra-


sant, agit pour ainsi dire comme un anesthésique... par l'arrêt de toute activité
psychique, joint à l'instauration d'un état de passivité dépourvu de toute résis-
tance. La paralysie totale de toute motilité inclut aussi l'arrêt de la perception,
en même temps que l'arrêt de la pensée. Les conséquences : paralysie sensorielle
durable; acceptation sans résistance de toute impression mécanique et psy-
chique ; aucune trace mnésique ne subsistera même dans l'inconscient d'où une
inaccessibilité par la mémoire. »1
Ici le traumatisme n'est plus maîtrisé : les déformations du Moi sont instan-
tanées et durables ; il n'y a pas d'après-coup. Les possibilités de l'imagination
sont anéanties ; il n'y a plus de temps ; il n'y a plus de trace mnésique, plus de
mémoire.
Il y a, cependant, des traces psychiques qui ne peuvent être considérées
comme mnésiques. Ferenczi pense au fond que l'état de veille correspond à un
véritable état de choc. Les restes diurnes sont des restes de vie, des marques d'au-
tant de chocs, d'ébranlements, non résolues et non maîtrisées, inconscientes et
n'ayant peut-être jamais été conscientes, tendant à la répétition et qui ne retrou-
vent vraiment vie que dans la vie nocturne, celle du rêve2.
Par leur répétition dans le rêve, chez Ferenczi, les événements traumatiques
seront amenés à la meilleure résolution possible, sans remémoration, sans ratta-
chement à une parole possible, inévocables, dans un blanc de silence3.
Le vécu sublime, décrit, interprété par Kant, nous permet de comprendre
le paradoxe du traumatisme psychique selon Ferenczi : un événement psychique
qui n 'a pas eu lieu. « Un corps étranger » dans la psyché. S'il est incontestable
qu'il y a trouble de la mise en mots, de l'articulation du langage, les choses
vont en fait beaucoup plus loin. « Il y a un arrêt dans le travail de figurabi-
lité »4, comme dans le vécu sublime où se produit une inhibition de l'imagina-
tion. Ce qui est mis en cause c'est le travail du fantasme, c'est la prise en
compte de l'événement dans le processus psychique. Mais si l'on suit la
réflexion kantienne, il faut reconnaître que s'il n'y a plus de perception, il y a
seulement des sensations dispersées; les perceptions supposent, en effet, l'acti-
vité de l'imagination comme reproductrice5. Il y a des traces, qui ne sont ni

1. Ferenczi, p. 139-147.
2. Fedida, 60, Restes diurnes, restes de vie, p. 45-66.
3. Ibid., 63, n. 2.
4. Botella, 1464.
5. Kant (2), A, 727, note *.
Le trauma, ébranlement du temps 1185

mnésiques, ni même perceptives, mais, dirions-nous, seulement sensitives. Le


trouble du langage lui-même résulte de la même inhibition de l'imagination.
Cette inhibition interdit donc tout à la fois la synthèse des sensations, la per-
ception et, d'autre part, l'articulation du langage par impossibilité de schéma-
tiser et, par voie de conséquence, de symboliser.
b) Du point de vue de Freud : dans la mesure où Freud admet qu'il peut
exister des traumatismes (narcissiques) qui se constituent dans la psyché comme
des Etats dans l'Etat, ce que nous venons de dire peut s'appliquer à sa position.
Cependant, dans la mesure où le traumatisme est d'origine sexuelle il n'ap-
paraît que dans l'après-coup, dans un deuxième temps après un refoulement. Le
traumatisme est alors lié à un événement qui hante la remémoration (incapable
de s'en saisir et de s'en délivrer) et est au fond le moteur de la cure.
Dans ce cas la quantité Q du choc, excitation interne aussi bien qu'externe,
n'est pas sans qualité. « Cette quantité est ébranlement du sens. »1 Une autre
comparaison avec Kant est alors possible.

2 I Le hors-temps

Chez Kant le sentir sublime est admiration proche du respect, découverte de


l'ensemble de notre destination, communicabilité indirecte avec les autres
humains ; chez Freud l'élaborationdu traumatisme donne accès à la compréhen-
sion mutuelle ( Verständigung) et est source première des sentiments moraux. Si
cette compréhension mutuelle manque, le trauma devient alors « la réalité du
suprasensible comme du fatal qui menace de mort »2. Kant ne le pressentait-il
pas lui-même dans La fin de toutes choses où la perspective de l'éternité évoque
d'abord pour lui catastrophe, anéantissement, apocalypse.
Par là nous abordons la question soulevée plus haut3 de la transposition des
concepts de la métaphysique en ceux de la métapsychologie. Si nous voyons
assez bien à quoi conduit l'inhibition de l'imagination comme impossibilité de
temporaliser le vécu et de parvenir à une véritable expérience et donc à une
connaissance, à quoi peut bien répondre dans une perspective analytique le
« hors-temps » du sentiment de notre destination humaine ? Ce « hors-temps »
ne serait pas l'intemporel de l'inconscient, ni l'éternité au sens où l'entend Kant,
encore moins Heidegger ou d'autres. Ce « hors-temps » pourrait être compris
comme le « retrait des dieux » hölderlinien. Il y a ouverture d'un « hors temps »,

1. Gillibert, 174, 187.


2. Ibid., 187.
3. Ici même, p. 1177.
1186 Bernard Lemaigre

dans le tremblement du temps. Cette ouverture, ce « retrait du divin » est là


pour le meilleur ou pour le pire. Pour la compréhension mutuelle (Verständi-
gung) ou pour la haine et la destruction. Ouverture dans l'acceptation du narcis-
sisme de l'autre ; ouverture dans la mesure où se révèle par l'imagination pro-
ductrice un entre-deux du sensible et de l'intelligible, la chair.

CONCLUSION

Dans le traumatisme, l'ébranlement du temps ne fait qu'un avec l'inhibition


du travail de l'imagination. Faire travailler ensemble le concept kantien de
l'imagination et celui de Freud qui s'exprime à travers le pouvoir de fantasmer
et de figurer permettrait sans aucun doute, non seulement de mieux comprendre
le traumatisme, mais aussi de le « guérir » en levant dans la cure l'inhibition de
l'imagination.
Bernard Lemaigre
23, rue des Martyrs
75009 Paris

BIBLIOGRAPHIE

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Seuils et limites, Revue française de psychanalyse, 3/1992.
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Temps cyclique et temps linéaire

Nicos NlCOLAÏDIS

« Le temps est un enfant qui joue en déplaçant


les pions. »
Heraclite (frag. 130-152).

Dans « L'Homme aux loups », Freud donne le conseil suivant : « Dans un


cas semblable il faut se comporter de façon aussi "atemporelle" que l'inconscient
lui-même. » Il est manifeste que ce qui a inspiré Freud à lancer cette idée décou-
lait du fait que les souvenirs de L'Homme aux loups n'étaient pas ordonnés tem-
porellement. Autrementdit, le surgissement du récit des souvenirs de l'enfance se
brouillait chronologiquement.
Cependant, dans « Au-delà du principe de plaisir » Freud généralise ses
propos et précise ses formulations antérieures en écrivant : « L'expérience nous
a appris que les processus psychiques inconscients sont en soi intemporels. » De
surcroît, il s'offre le luxe, toujours dans l' « Au-delà » de mettre en question « le
sacro-saint principe spatio-temporel » de Kant.
La question du temps comme celle de l'être est difficilement abordable par
la psychanalyse. Toutefois il y a des manifestations psychopathologiques qui
concernent le temps et l'être, les manifestations de la dépersonnalisation par
exemple. On observe à cette occasion que le sujet s'interroge sur l'entité de son
soi ou sur la continuité de son identité dans le temps. Un patient ayant des trou-
bles de dépersonnalisation disait, fortement angoissé : « Je ne suis pas sûr d'être
le même qu'hier et le même que demain. » Notons au passage que la déperson-
nalisation n'a pas une grande place dans l'oeuvre de Freud (l'inquiétante étran-
geté mise à part) et en France ; excepté M. Bouvet et C. David, nous n'avons
pas une littérature importante à ce sujet.
Par contre, il existe une oeuvre considérable de la part des phénoménolo-
gues, K. Jaspers en tête en Europe.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1190 Nicos Nicolaïdis

Pour revenir à l'atemporalité au point de vue psychanalytique, il serait


peut-être préférable de dire que le temps est un vécu différent (il est vécu diffé-
remment) dans l'inconscient au lieu de mettre en cause l'existence du cours du
temps. Autrement dit, le sujet est envahi par une sorte de paradoxalité d'un
temps différent dans son rythme temporel habituel qui peut varier entre un sen-
timent d'arrêt du temps jusqu'à un sentiment océanique, voire d'immortalité.

Le cours du temps nous amène à la question de la différenciation entre « temps


cyclique » et « temps rectiligne ». Cette question a posé un problème difficilement
soluble aux philosophes et aux auteurs grecs (épiques, dramaturges, poètes, etc.).
Ou bien la question du temps ne se posait pas. Dans la Cosmogonie - Théogonie
d'Hésiode par exemple, le temps (chronos) ne figure pas parmi les divinités.
Jacqueline de Romilly dans son ouvrage Le temps dans la tragédie grecque1
remarque : « Pour les anciens Grecs le temps n'est pas une divinité (...) on
connaît à l'époque hellénistique une divinité, Aiôn, mais qui représente le temps
éternel, sacré, immuable. Ce n'est pas le temps ordinaire, Chronos, qui, lui, n'a
jamais été une divinité » (p. 35).
Etant donné que les Grecs avaient tendance à personnifier les éléments qui
fondaient le fonctionnement du cosmos, la non-personnification du temps nous
pose une série de questions. Une première réponse serait de dire que le temps
n'est pas un élément précis et saisissable comme par exemple : la terre, nommée
Gaïa, le ciel Ouranos, la mer Pontos et plus tard Thalassa, etc. Par contre, les
indices de l'écoulement du temps sont personnifiés; la Nuit, le Jour... et même
métaphorisés poétiquement : « L'aurore aux doigts de rose » (Homère). Chez
Homère, chronos (le temps) se dit comme eniautos (la totalité du cercle de l'an-
née) signifiant le temps cyclique destiné aux mortels.
Il y a toutefois un texte ancien qui fait de chronos un principe premier et une
divinité créatrice : c'est un texte de Phérecyde (VIe siècle) : « Zeus et Chronos
existaient de tout temps, ainsi que la Terre » et « Chronos créa tout à partir de sa
propre semence : le feu, le souffle et l'eau ». L'on constate alors qu'à partir du
VIe siècle l'idée du temps commence à prendre de l'importance. Comme le souligne
J. de Romilly, nous trouvons, ici ou là, chez des poètes et des philosophes des essais
de « personnification » : Thalès parle de la « sagesse du temps » qui « découvre »
tout ; Solon compte sur lui pour « révéler » la vérité ; Théognis déclare « qu'il fait la
lumière ». J. de Romilly écrit encore que « le temps semble revêtu d'une parti-
...
culière dignité chez les Tragiques, surtout dans les divers textes d'Euripide. Pour ce
tragique, il est "le père", père des jours, père de notre temps à vivre ».

1. Paris, Ed. Vrin, 1971.


Temps cyclique et temps linéaire 1191

Le temps « n'a pas été engendré », « il n'est né de personne ». Selon un frag-


ment d'Antiope, « la justice est fille du temps » ; il est le père des jours selon Les
Suppliantes. On pourrait ajouter que chez Sophocle dans OEdipe à Colone « le
temps donne naissance aux nuits et aux jours ».
Du fait que le temps est indiqué comme n'ayant pas été engendré, comme
« s'engendrant lui-même » nous montre qu'il se renouvelle indépendamment des
événements qui le scandent et pour cela à cause de son immatérialité, bien que
ce soit lui qui provoque l'érosion de toute matière, il est difficilement nommable
comme « objet ».
Nous avons vu que le temps n'a pas sa place dans la Cosmogonie - Théogonie
d'Hésiode1. Le poète commence la naissance du Cosmos et de l'humanité, en
nommant le Chaos d'où sont nés Gaïa (terre), Ouranos (ciel), etc. L'existencede
Chronos allant de soi n'est pas nommée. De plus Chronos n'est pas mentionné
dans le déroulement chronologique(!) des successions de générations. L'élément
moteur, par sa fonction des liaisons et des déliaisons est Eros2.
Par ce biais nous abordons de nouveau le problème de la nature du temps
chez les Grecs car, après tout, nommé ou pas, le temps existe par son écoule-
ment qui regroupe événements et successions depuis le Chaos jusqu'à l'installa-
tion du règne des dieux olympiens. Mais comme le souligne P. Vidal-Naquet, en
citant H. Ch. Puech, « pour l'hellénisme le déroulement du temps est cyclique et
non rectiligne »3.
Comme je l'ai déjà écrit (1989, ibid.) dans le mythe de la naissance du Cos-
mos, trois lignes principales se dégagent. La première ligne serait celle des lois
cosmiques proprement dites. « D'abîme (Chaos) naquirent Erèbe et la noire
Nuit. Et de la Nuit sortirent Ether et Lumière du jour. Une fois le cycle cos-
mique installé, la deuxième lignée concerne la naissance des autres éléments phy-
siques nécessaires à la construction et au fonctionnement d'un Cosmos beau et
cohérent à la fois. La terre d'abord, le ciel étoile, les hautes montagnes, Pontos
(flot), Océan, fleuves, rivières, etc. La troisième lignée est celle de la naissance des
dieux. Tous anthropomorphisés par leur aspect et leur évolution aboutissant à
une structure parfaitement oedipisée, représentée par le règne de Zeus olympien.
Pour P. Vidal-Naquet « le temps des dieux est rectiligne et le temps des
hommes cyclique ».
A mon avis, il faut relativiser ces notions en étudiant de près la cosmogonie,
théogonie et l'anthropogonie, cette dernière étant très semblable, comme modèle

1. Mais il joue un rôle dans certaines théogonies orphiques selon lesquelles Chronos aurait produit
un oeuf d'argent, d'où sortent Phanès et Eros.
2. N. Nicolaïdis, Hésiode et Freud, chemins parallèles, in Topique, 1989, n° 43.
3. P. Vidal-Naquet, Temps des dieux et temps des hommes, in Le chasseur noir, Paris, Maspero,
1981.
1192 Nicos Nicolaïdis

de vie, des dieux issus de la théogonie. (Les Grecs se sentaient et se comportaient


souvent comme les dieux. Les termes isothéos (égal de dieu) ou « Fils de Zeus »
étaient les épithètes fréquentes chez les héros homériques.) Les Grecs n'ayant
pas l'interdit de la représentation des dieux sculptaient leur corps comme celui
des hommes.
Mais prenons d'abord la première lignée de la Cosmogonie d'Hésiode. Il
s'agit d'une lignée divine parfaitement orientée dans le temps, un temps appa-
remment rectiligne. Abîme (Chaos), Erèbe, Nuit, Ether et la Lumière du jour.
Cependant, du moment où ces éléments du Cosmos s'installent, ils fonction-
nent pour les dieux et pour les hommes cycliquement. Le rythme nycthéméral
ne concerne pas seulement les hommes mais également les dieux. Zeus a dans
Olympe sa « chambre à coucher » et, lorsque la noire Nuit arrive, tout le
monde dort. N'oublions pas le fameux épisode d'Hypnos qui a forcé Zeus à
s'endormir sur ordre d'Héra et qui sera ensuite, pour cette raison, persécuté
par Zeus. Il n'a pu être sauvé que par l'arrivée de la Nuit. Lisons Homère
(Iliade, chant XIV, v. 245-260), « Il m'eût alors jeté du haut de l'Ether au fond
de la mer, si Nuit ne m'eût sauvé, Nuit qui dompte les dieux aussi bien que les
hommes »1 (je souligne).
Pour la deuxième lignée les événements se déroulent, effectivement, dans un
temps linéaire. Je dirais même suivant une chronologie logique. La terre
d'abord, le ciel étoile, les hautes montagnes, la mer (Pontos), les fleuves, etc., et
ceci pour l'éternité.
La troisième lignée pour l'historien P. Vidal-Naquet est orientée dans un
temps rectiligne : « La série formée par Ouranos et ses descendants, Cronos et
Zeus, qui relève, elle, de l'histoire dynastique » (ibid., p. 74).
Cependant chaque dynastie accomplit son cycle, chacune avec une menta-
lité psychologique différente qui justifie son passage à la dynastie suivante. La
relation fusionnelle entre Gaïa-Ouranos se termine en tant que telle pour que le
pouvoir passe à Cronos, relation primaire narcissique qui elle aussi, accomplis-
sant son cycle, cède sa place aux dieux olympiens, dynastie parfaitement oedipi-
sée2. Cette série a un but pour l'esprit des Grecs, exprimé par Hésiode : la vic-
toire de Zeus et son établissement définitif sur le trône des Cieux.
Sur le « définitif » du règne de Zeus oedipisé, l'histoire et les hommes qui la
font en ont décidé — hélas ! — différemment. La perfection étant insoutenable, a
cédé à des religions, plus fortes pulsionnellementcertes, mais d'un ordre différent

1. Voir les détails de cet épisode in G. et N. Nicolaïdis, Mythologie grecque et psychanalyse, Neuchâ-
tel-Paris, Delachaux & Niestlé, 1994.
2. A ce sujet, N. Nicolaïdis, Mythes et écritures, moyens d'approche de l'appareil psychique, in
Topique, 1978, n° 21.
Temps cyclique et temps linéaire 1193

proposant un dieu éternel et placé au-dessus des lois cosmiques. N'oublions pas
que les dieux grecs se considéraient immortels mais non éternels.

L'éternité est impensable logiquement. On ne sait pas quand finira le


monde, surtout quand il a commencé, mais on sait qu'il finira par où il a com-
mencé (par le refroidissement de la terre, dirait Carnot, IIe axiome thermodyna-
mique-entropie). Psychologiquement l'idée de l'éternité, une sorte de « neg-
entropie », est nécessaire pour lutter contre l'angoisse de mort. D'où le succès
des religions monothéistes qui proposent l'éternité, bien que la Bible dans un
moment de sagesse cyclique nous rappelle, comme dit Freud, que «... les pul-
sions du Moi trouvent leur origine dans le fait que la matière inanimée a pris vie
et cherchent à rétablir l'état inanimé » (« Au-delà du principe de plaisir »).
Par ce biais nous réenvisageons le problème de la cyclicité du temps, de la
répétition et de la compulsion de la répétition liées aux névroses actuelles, l'actuel
signifiant une sorte « d'arrêt sur le temps » empêchant un voyage régressif vers
le passé et une perspective réorganisatrice vers l'avenir.
L'arrêt de la mouvance par stagnation ou répétitivité compulsive prépare le
lit de la pulsion de mort pour Freud, de la désorganisation contre-évolutive pour
P. Marty ou de la fonction désobjectalisante pour A. Green.
Dans les fantasmes historico-mythologiques des Grecs la punition de
Sisyphe, liée à la compulsion de répétition, est la plus paradigmatique. Sisyphe
trompe Plouton, réussit à échapper à Hadès et vit pour un certain temps avec
l'illusion d'être immortel. Mais lorsqu'il meurt pour de bon, son châtiment dans
l'Hadès consiste à rouler éternellement un énorme rocher en remontant une
pente. Châtiment doublement insupportable car, comme le dit le mythe, « cette
tâche ne lui laissait aucun loisir », la paix de la mort par exemple. De surcroît,
Sisyphe accomplissait un acte qui, par la « compulsion de répétition », invoquait
la mort.
Sisyphe donc, bien que mort, est contraint de préparer sa mort, d'où l'atro-
cité de la punition à cause de la répétitivité de l'acte.

On dit que les Grecs croyaient et obéissaient au destin. Nous pouvons tra-
duire qu'ils croyaient aux pulsions et au destin (accomplissement) des pulsions et
dans cette logique le temps des mortels devait accomplir son cycle : de l'inexis-
tence du Chaos à l'aboutissement au Chaos de l'inexistence ; bibliquement par-
lant, de la poussière à la poussière. A part Homère qui décrit un Hadès non
enviable et la version tardive et peu incorporée dans la mentalité grecque des
Champs Elysées, les hellènes n'avaient pas un espoir-conviction en ce qui
concerne l'au-delà. L' « immortalité » pour eux, voire la postérité, était d'avoir
une place dans l'histoire ou du moins dans la mémoire des générations succes-
1194 Nicos Nicolaïdis

sives. Même négativement, voire l'acte d'Hérostrate qui a réussi à avoir une
place dans l'histoire, en brûlant le temple d'Artémis.
Cette ambiguïté à l'égard de l'éternité, même des Dieux, pourrait peut-être
nous expliquer l'ambiguïté à l'égard du temps que nous avons vue à travers les
récits épiques et tragiques grecs. Nous constatons la même ambiguïté aussi chez
les philosophes, à part Empédoclequi, en tant que physicien, conçoit le temps de
façon cyclique par les quatre éléments qui donnent une éternité, certes, mais à la
matière...
Prenons Heraclite comme exemple et voici quelques fragments sur le
temps : « Le chemin montant descendant est un, le même » (frag. 118 ou 60),
« Chose commune que commencement et fin sur le circuit du cercle »
(frag. 119 ou 103), « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve »
(frag. 134 ou 91), « Tout s'écoule » (frag. 136). Enfin Héraclite profère sa mys-
térieuse déclaration, traduite différemment en français (frag. 130 ou 52), « Le
temps est un enfant jouant aux dés. Royauté d'un enfant », « Le temps est un
enfant qui joue au trictrac. Royauté d'un enfant ». A mon avis, plus fidèle au
texte grec serait : « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions. La
royauté d'un enfant. »1
A vrai dire Heraclite emploie le terme aiôn à la place du terme chronos (le
temps). Mais je pense avec Diel, Br. Snell, Ramnoux et autres que l'aiôn d'Hera-
clite est le temps.
Pourquoi le temps est-il comparé à un enfant? Pour Marcel Conche :
« ... Ce n'est pas que le jeu soit joué d'une manière enfantine, maladroite, mar-
quée par l'ignorance, le manque de rigueur. C'est l'aiôn qui est un enfant. Il
s'agit donc de la nature de l' aiôn. Or, l'aiôn est le temps en tant qu'il est gros du
Destin, c'est-à-dire le temps considéré dans ce qu'il signifie pour ce qui est dans
le temps, donc le temps pris relativement à tout ce qui devient, le temps comme
essence intime du devenir. Il s'agit donc, en définitive, de la nature du devenir. »
On peut psychanalytiquement dire en paraphrasant : que le temps est la
pulsion incluant dans son écoulement le devenir et le destin de l'individu.
« Le devenir est un enfant qui joue », continue M. Conche, « le compor-
tement de l'adulte est finalisé, responsabilisé et moralisé. Rien de tel pour l'en-
fant joueur ; il joue pour rien, pour le jeu lui-même, et il représente l'irrespon-
sabilité et l'amoralité des puissances cosmiques, l'innocence du devenir »2 (...).
« L'enfant est roi parce que, comme le roi chez Homère, il est toujours le plus
fort, cela par sa nature inflexible (il est le temps) » ; j'ajouterais parce qu'il a le
temps.

1.Traduction Marcel Conche in Heraclite, fragments, PUF, « Epiméthée », 1986.


2. « Les jeux entre le Ça et le Surmoi » (Freud) mais avec un Surmoi pas encore constitué.
Temps cyclique et temps linéaire 1195

E. Roussos1 commente le même fragment d'Heraclite. Selon cet auteur, la


représentationdu temps de la vie par un enfant qui joue aux pions a peut-être sa
source dans la religion orphique2. Pour expliquer « le royaume d'enfant » il
pense qu'Heraclite se réfère aux jeux d'enfants pendant lesquels le gagnant est
nommé roi. De plus, le terme enfant pour Heraclite (frag. 8/56, 72/117, 89/79)
signifie aussi l'immaturité logique de l'homme et par conséquent les mouvements
de l'enfant, lorsqu'iljoue, n'ont pas une combinatoire dans un but logique ; « ce
jeu est hasardeux afin de s'amuser » 3. E. Roussos conclut : « Cela nous oblige à
admettre que pour Heraclite la vie ne se réalise pas dans le temps comme un jeu
logique, mais comme un jeu de hasard. »

Les liens entre le temps et l'être sont évidents et cela pas seulement à travers
les réflexions sur les fragments d'Heraclite.
L'espace (et le temps) qui me sont impartis ne me permettent pas de faire un
tour d'horizon complet de tous les philosophes grecs (Platon, Aristote, ou autres
présocratiques). Il manque aussi une analyse de réflexion sur le temps de Kant,
Hegel et bien entendu de M. Heidegger.
Ce dernier, tout en écrivant que le but final de Etre et temps4 était l'élabo-
ration de la question de l'être en général, c'est-à-dire la mise au jour de la
signification temporelle de l'être comme tel, ce passage, ce tournant (Kehre)
pour manifester le temps comme horizon de la compréhension de l'être n'a
jamais été publié. Heidegger jugeant cette section insatisfaisante a renoncé à la
faire paraître.
Dans la Lettre sur l'humanisme5 « l'interprétation de l'être-là par rapport à
la temporalité et l'explication du temps comme horizon transcendantal de la
question de l'être » nous apprend que Heidegger aborde la question du sens de
l'être dans une perspective transcendantale. Or le transcendantal relève de la
métaphysique et plus particulièrement de la métaphysique de la subjectivité.
Nous savons que la pensée de Heidegger, bien qu'elle soit influencée par la
métaphysique, qui s'exprime dans Etre et temps, se déploie déjà à partir du
domaine non métaphysique de la vérité de l'être6. Est-ce l'ambiguïté ou l'ambiva-
lence de Heidegger à l'égard de la métaphysique transcendantale qui l'a empêché
d'élaborer la signification temporelle de l'être ?
Quoi qu'il en soit, l'explication du temps comme horizon transcendantal

1. Heraclite, Fragments, Athènes, Ed. Karavia, 1971.


2. Il se réfère probablement à Dionysos Zagreus, enfant-roi des orphiques.
3. Notons aussi que pais-paidos (génitif) vient de paizo (jouer).
4. Gallimard, trad. F. Vezin, 1987.
5. Gallimard, trad. R. Munier, 1966.
6. A ce sujet Heidegger, A. Boutot, Paris, PUF, « Que sais-je? », 1989.
1196 Nicos Nicolaïdis

peut nous expliquer l'ambivalence des Grecs à l'égard de l'insaisissable et diffici-


lement nommable Chronos.
Si l'on admet donc que le temps transcende en se situant hors d'attente de
l'expérience et de la pensée de l'homme, nous comprenons les hésitations des
Grecs et de Heidegger à combiner le temps dans leur recherche de la vérité de
l'être.
Freud et la psychanalyse, héritiers d'une pensée dialectique, prennent leur
distance par rapport à tout ce qui est « avant toute expérience » (a priori) et qui
se réfère forcément à une métaphysique théologique. Par contre le fantasme fai-
sant partie de la représentation de la pulsion — surtout le fantasme incons-
cient — transcende la chronologie événementielle donnant l'avenir à n'importe
quelle illusion hors de la portée de l'action et de la connaissance.
Ainsi, nous rejoignons Freud en disant que les fantasmes inconscients, en
tant que transcendantaux, sont intemporels.
Nicos Nicolaïdis
2, chem. Tour-de-Champel
1206 Genève
Le temps de l'histoire

Les patients de Freud : intemporels ?1

Paul ROAZEN

Les controverses ayant trait à l'oeuvre de Freud sont suffisamment inhabi-


tuelles pour qu'on s'y intéresse tout particulièrement. Les divergences autour de
ses positions sont dues en partie à la façon dont il a présenté ses idées. Il a été,
en effet, convaincu très tôt dans sa carrière de psychanalyste qu'il avait « décou-
vert » un ensemble de vérités marquantes concernant la nature humaine.
L'image d'une découverte impliquait qu'il avait trouvé quelque chose de radica-
lement différent qui pouvait se vérifier scientifiquement, plutôt qu'il ne proposait
simplement une façon nouvelle de voir les choses. Freud exposa avec la plus
grande conviction ce qu'il nommait ses découvertes et il les systématisa dans un
cadre qui ajouta une plus grande crédibilité à ses assertions.
Freud, en réalité, proposait de revoir de fond en comble la façon dont la
psychologie s'était développée jusqu'alors. Plus nous connaissons l'histoire des
idées, plus il nous est facile de situer sa pensée par rapport à celle des autres
géants de l'histoire intellectuelle ; et toute son oeuvre doit se comprendre dans le
contexte des derniers jours de la Vienne vieillissante. Approcher Freud de la
même manière que tout autre sujet d'investigation historique ne porte atteinte
en rien à ce qu'il a accompli. Mais ceux qui en arrivent à l'étude de ses concepts
doivent se pénétrer de toutes les implications qu'a comportées sa façon de faire
appel à l'expérience humaine individuelle de ses lecteurs. Il plaçait alors les
choses autant sur le plan de l'humanisme que sur celui de la science, et ceux qui
pratiquent sa profession ont toujours été divisés sur cette question : quelles sont
les proportions de l'art et de la science pure dans la psychanalyse ?
L'immédiateté personnelle de la manière dont Freud présentait ses thèses,
reposant quelquefois explicitement sur son autobiographie propre, impliquait

1. In Freudand the History of Psychoanalysis, T. Gelfand & J. Kerr, ed. The Analytic Press, 1992.
Rev. franç. Psychanal. 4/1995
1198 Paul Roazen

presque inévitablement que dès le début il y eut des détracteurs pour récuser
cette façon de procéder. Alors même que son ami proche Wilhelm Fliess avait
été intimement associé au travail de L'interprétation des rêves (1900), peu de
temps après la publication de l'ouvrage, Fliess se demandait jusqu'à quel point
Freud ne lisait pas ses propres pensées dans l'esprit de ses patients et ne projetait
pas sa personnalité dans ses théories. Freud fut amèrement affecté par cette
accusation de Fliess, ce qui joua un rôle indéniable dans leur brouille.
Tout au long des premières décades, lorsque Freud présentait ses nouvelles
idées et développait l'approche thérapeutique particulière qu'il préconisait pour
les patients névrotiques, les sceptiques continuèrent à douter de la validité de ses
affirmations.
Au milieu de cette tempête qu'il déclencha, Freud ne se découragea pas. Si l'on
examine les critiques de ses ouvrages qui parurent de son vivant, par exemple celles
qui parurent dans la première décennie du XXe siècle (Roazen, 1990, p. 197-202), on
constate que quelques-unes des questions les plus fondamentales concernant ses
idées sont posées avec sympathie et respect. Freud lui-même n'évaluait pas la façon
dont il était reçu et s'arrêta rarement pour répondre à ces critiques du début. Je
pense qu'il percevait déjà quelle source d'énergie particulière il avait inventée dans
la mise en place du traitement lui-même. Bien qu'il ne semble pas avoir compris le
rôle que la suggestion démodée pouvait jouer, il savait que sa méthode de travail
attirait des adeptes et des disciples loyaux. A la fin de la première décade de ce
siècle, il était clair que Freud avait réussi à inaugurer une nouvelle école, ou, du
moins, c'est comme ça que les choses étaient perçues, vues de l'extérieur.
Ce mouvement monolithique que Freud pouvait sembler avoir créé, il ne se
sentit pourtant pas obligé d'en soutenir les partisans par un exposé clair de sa
propre technique thérapeutique particulière, et ce jusqu'à ses difficultés d'avant
la première guerre mondiale avec Alfred Adler et Cari Jung (Roazen, 1975, cha-
pitres 5 et 6). Ce fut en relation avec les efforts que fit Freud de différencier sa
propre forme de psychologie de celle d'Adler et de Jung qu'il énonça clairement
ses recommandations pour ce qu'il considérait comme une technique psychana-
lytique à proprement parler. Toute autre méthode de psychothérapie, même si
elle pouvait présenter des traits communs avec la sienne, fut rejetée par lui
comme exemple d'analyse sauvage.
C'est dans le contexte de ces conflits avec Adler et Jung que Freud (1918)
écrivit son cas historique célèbre de « L'Homme aux loups ». Précédemment,
avec « Dora » (1905), « Le petit Hans » (1909), « L'Homme aux rats » (1909), et
« Schreber » (1911), Freud avait cherché à expliquer la doctrine psychanalytique
en s'appuyant sur des histoires de cas individuels. « L'Homme aux loups » fut la
seule des cinq grandes histoires de cas qui fut écrite en pensant aux objections
des sceptiques éclairés. Ce fut une chose pour Freud d'avoir à affronter les
Les patients de Freud : intemporels ? 1199

réserves d'un monde extérieur hostile et incompréhensif ; les premières histoires


de cas peuvent toutes se lire comme faisant partie de la campagne que Freud dut
mener pour faire accepter ses idées. Mais quand il eut des problèmes sérieux
dans son propre camp de psychanalystes et qu'il comprit qu'il lui fallait expul-
ser les « déviations » comme celles que représentaient Adler et Jung, alors il
dut répondre, comme dans « L'Homme aux loups » (1918), à d'éventuelles
objections plus subtiles concernant son travail. Avec « L'Homme aux loups » il
chercha donc à montrer l'importance fondamentale des problèmes émotionnels
de l'enfance, afin de réfuter l'assertion selon laquelle l'infantilisme était d'abord
une manoeuvre défensive à la disposition des adultes.
Le public qui lit a rarement compris celui de ses opposants que Freud avait en
esprit, même si toutes ses histoires de cas sont largement connues non seulement
des cliniciens mais aussi du monde littéraire en général. Au fur et à mesure que les
années passent et que la littérature sur Freud se multiplie, chacun de ces cinq cas a
attiré en propre un corpus qui lui est particulier. Dora, par exemple, a joué un rôle
de premier plan dans les débats courants sur la théorie féministe, et Schreber
continue à attirer les étudiants qui ont un intérêt surtout philosophique pour la
psychologie. Chacun de ces cinq cas a été étudié à fond pour trouver quelles sortes
d'illogismes Freud y a introduits, et la manière dont il usait de la rhétorique de ses
arguments pour convaincre les incrédules. Certes, les cas rapportés par Freud ont
été acceptés par certains analystes dits traditionnels comme des paroles d'Evan-
gile, n'ayant pas besoin d'une analyse critique. Parmi les spécialistes, pourtant, il
me semble qu'il y a un besoin accru d'analyser les bases empiriques des assertions
de Freud et d'évaluer la validité de ses modes de raisonnement.
J'ai vu la littérature sur Freud s'accroître pendant ces trois dernières décen-
nies, et il m'a été difficile de ne pas me sentir perplexe. Car j'ai eu la chance, au
milieu des années soixante, d'interviewer 25 personnes qui avaient été jadis en
analyse avec Freud. Je pense avoir toujours évalué le statut particulier auquel
ont accédé les cinq histoires de cas publiés, mais en même temps je savais aussi,
de par mon contact personnel avec ces 25 anciens patients de Freud, combien il
était complètement différent en pratique de ce que l'on pouvait imaginer à la lec-
ture de ce qu'il écrivait de sa conduite clinique. Freud, en théorie, recommandait
toutes sortes de techniques spécialement préconisées, mais comme thérapeute,
en pratique, il se comportait de façon surprenante, voire contradictoire.
On fait relativement peu attention, même maintenant, aux activités clini-
ques concrètes de Freud. Ceci est dû en partie au fait que l'on ne peut disposer
de données fiables, nous n'avons pas de moyens absolus de déterminer la façon
dont Freud, en réalité, abordait son matériel de cas. On doit être prudent aussi
même en ce qui concerne le matériel écrit, car avoir été simplement confié au
papier n'en garantit pas la véracité. En vérité, j'ai trouvé qu'il y avait une bonne
1200 Paul Roazen

dose d'hypocrisie professionnelle à l'oeuvre, qui explique ce qui a réussi à être


publié. Bon nombre d'initiés de son temps savaient que Freud avait fréquem-
ment violé toutes ses propres recommandations concernant la technique. Beau-
coup semblèrent présumer que la meilleure façon de procéder était de couvrir la
manière dont Freud s'était comporté, dans l'intérêt de promouvoir l'image
idéale de la façon dont il aurait dû agir.
Nous n'avons pas à approuver l'absence de sincérité historique de certains
des plus proches suiveurs de Freud, ni à en faire l'apologie, dans le but de souli-
gner que les termes du contrat dans lesquels il voyait ses patients étaient excep-
tionnels. Il n'avait aucune difficulté, par exemple, à mobiliser immédiatement les
réactions transférentielles. Les patients qui venaient à lui d'habitude étaient déjà
bien nantis de fantasmes et d'espérances d'ordre irrationnel. Des quantités de
sucs émotionnels s'écoulaient d'eux sans qu'il ait à faire le moindre effort. Evi-
demment, il est probable que Freud sous-estimait la mesure dans laquelle il avait
facilité le genre d'histoires qui lui étaient racontées. Il était trop facile pour lui
d'imaginer que les histoires se révélaient en effet dans le contexte d'un cadre cli-
nique de laboratoire, neutre.
Vu d'une perspective contemporaine, toutefois, il est évident que Freud avait
construit un environnement pour ses patients qui était terriblement orienté, et très
loin de constituer un terrain neutre. Le monde entier, par exemple,connaît mainte-
nant les photographies de la collection d'antiquités qui remplissait son bureau de
consultation, et pourtant presque rien n'a été écrit au sujet de l'effet que ces objets
pouvaient produire sur les patients de Freud ou sur ce qu'ils pouvaient leur révéler
de lui. Et je n'ai rencontré personne qui l'ait connu, qui n'ait supporté la fumée et
les odeurs du cigare qu'il fumait constamment : alors même qu'il désapprouvait les
addictions chez autrui, il avait la sienne propre.
Freud négligeaitbon nombre des préceptes qu'il recommandaitaux autres de
suivre. Selon la coutume d'Europe centrale, il donnait une poignée de main avant
et après chaque séance d'analyse, et il pouvait dévisager de façon interrogative, ou
regarder avec sympathie un patient. Quand il était irrité, ou ennuyé, le patient le
ressentait aussi. Quelquefois il ne faisait pas payer les patients, surtout quand il y
avait eu quelqu'un de la famille qui avait été financièrement généreux pour sa
« cause ». Il gardait l'oeil ouvert aussi pour qui pourrait aider son mouvement dans
le futur. Quand il en avait envie, Freud acceptait les cadeaux. Et il pouvait se lever
de son siège au milieu d'une séance d'analyse pour aller vérifierquelque chose dans
le dictionnaire archéologique (Roazen, 1975). Plus encore, alors que cela n'avait
jamais été imprimé jusqu'à ce que j'aborde moi-même le sujet, j'ai découvert qu'il
avait même analysé sa propre fille Anna (Roazen, 1969).
L'une des raisons pour laquelle les disciples de Freud furent si discrets sur
l'histoire des débuts de la psychanalyseétait précisément qu'ils savaient bien que la
Les patients de Freud : intemporels ? 1201

conduite de Freud risquait de ne pas servir la propagande qu'ils essayaient de pro-


mouvoir. Freud, par exemple, exigeait des autres, Sandor Ferenczi était de ceux-là,
qui innovaient techniquement, qu'ils rendissent publiques leurs pratiques. Il
reconnut lui-même, dans une lettre maintenant célèbre à Eduardo Weiss (1970,
p. 81), avoir analysé Anna. Alors même que ses plus loyaux disciples essayaient
d'en garder le secret, il exhibait lui-même au monde le témoignage de la liberté
qu'il s'était autorisé à prendre et qu'il aurait pu critiquer chez un autre. Evidem-
ment d'autres analystes du début continuèrentà faire l'observationet même à ana-
lyser leurs propres enfants, mais je ne peux m'empêcher de penser que cela s'est
passé parce qu'ils avaient la conviction de suivre les propres traces de Freud.
Ce qui rend si compliquée la littérature concernant l'histoire de la psychana-
lyse provient en partie de l'ignorance dans laquelle se trouvaient les commen-
tateurs qui ne mesuraient pas combien le tact et le discernement particuliers de
Freud, ainsi que sa conception de ce qui constituait à proprement parler la science,
façonnaient le matériel clinique qu'il choisissait de présenter au public. Le travail
de la génération d'analystes arrivés après la mort de Freud a consisté à stabiliser et
à rendre plus transmissible ce qui semblait si éphémère et difficile à saisir dans
Freud lui-même. Et ainsi il fallut mettre un bémol au degré de dérive qu'avait pu
prendre Freud par rapport à ses propres critères.
La biographie autorisée de Freud par Jones (1953-1957) fut un véhicule
important pour répandre la perspective « orthodoxe » de la carrière de Freud.
Malgré ce que nous devons à Jones, à aucun moment nous n'apprenons de lui
que l'événement singulier le plus important de la vie de Freud, en tant qu'ana-
lyste praticien, fut son cancer de la mâchoire en 1923. Chez les personnes que
j'ai rencontrées qui avaient été en analyse chez Freud, cet événement constitua
un tournant authentique. Il est significatif qu'il n'ait plus écrit d'histoires de cas
par la suite. Il tourna de façon accrue son attention vers des problèmes sociaux,
politiques et philosophiques. En même temps il chercha à systématiser l'en-
semble de sa pensée, si bien que dans l'Abrégé de psychanalyse (1940), qu'il laissa
inachevé à sa mort, nous avons un nouvel énoncé très résumé de sa doctrine. Je
pense qu'après 1923 il se replia davantage sur sa famille et se dépensa moins
qu'avant dans sa pratique clinique. Cela faisait maintenant souffrir Freud de
parler. Bien que les premiers patients de Freud que j'ai interviewés se soient
trouvés en traitement avec lui avant la première guerre mondiale, ayant donc
une expérience de ce qu'il était avant sa maladie, la grande majorité de ceux avec
lesquels j'ai pu parler étaient en analyse avec Freud pendant la phase terminale,
qui dura jusqu'à sa mort en 1939.
Dès que l'on fait des généralisations sur Freud en tant qu'analyste, il est
utile de s'arrêter pour énoncer les quelques précisions qui conviennent. Je pense,
certes, que si Freud a changé après 1923 et qu'il s'est trouvé beaucoup moins à
1202 Paul Roazen

même de répondre à chaque patient en tant qu'être humain en pleine possession


de ses moyens, il est resté exceptionnel dans sa pratique jusqu'à la fin de ses
jours. Cela dit, je sens qu'il est nécessaire d'ajouter un élément de complication
supplémentaire. Le peu que je sais de la façon dont Jung se comportait lui-même
m'incline à penser qu'il y avait plus de ressemblances, avec ou sans divan, dans
la manière dont Freud et Jung approchaient leur travail clinique, qu'il n'y en a
entre la façon dont Freud se comportait et l'idéal de détachement et de neutra-
lité psychanalytiques auquel du moins certains de ses plus éminents disciples vin-
rent à adhérer.
Assez curieusement, je pense que, surtout parmi ses adeptes américains,
l'idée d'une technique à la fois scientifique et enseignable prit racine. Le gros des
étudiants américains de Freud entrèrent dans son monde après qu'il fut déjà
tombé malade. Ils venaient à la recherche naïve du moyen par lequel la structure
de la personnalité pourrait se remodeler. Freud découvrit que ces disciples du
Nouveau Monde désiraient ardemment penser qu'il avait réussi à inventer une
technique indépendante du caractère individuel du praticien. Mais, comme a pu
le dire un jour Freud à la princesse Marie Bonaparte, « ce que l'on est est plus
important que ce que l'on fait » (Bertin, 1982, p. 176). Sa conviction était parta-
gée par quelqu'un comme Jung, bien que, pour autant que je sache, ni Freud ni
Jung ne reconnurent jamais à quel point leurs façons de procéder restaient sem-
blables, malgré leur désaccord épique d'avant la première guerre mondiale.
La question de savoir qui était Freud est d'une importance cruciale. Dans la
tentative partielle de répondre à cette question de savoir comment il apparaissait
dans sa pratique, j'ai choisi dans mes dossiers un fragment des notes d'entretien
que j'avais cumulées sur les Brunswick — Ruth, Mark et David. Ruth avait été
la première à aller chez Freud, et était la seule des trois à avoir une formation
psychiatrique. Son futur époux, Mark, était musicien et compositeur, et son
beau-frère David, même s'il devint plus tard, de retour aux Etats-Unis, analyste
praticien, n'en avait nullement l'intention à l'époque où il vit Freud pour la pre-
mière fois.
Il ne me serait jamais venu à l'esprit d'essayer de suivre l'histoire des Bruns-
wick, si je n'avais pas été alerté par l'importance particulière que Ruth avait
prise dans le cercle de Freud. Un jour, par exemple, j'ai posé cette question à un
analyste particulièrement intelligent, personnellement traité et par Jung et par
Freud : Qui, autour des années 30, était l'élève le plus important dans le cercle
de Freud ? J'eus cette réponse sans l'ombre d'une hésitation : Ruth Mack Bruns-
wick. Pourtant, au moment où je commençai mon travail, il n'y avait pratique-
ment rien la concernant dans la littérature. Quand j'ai interrogé Marianne Kriss
et que j'ai parlé de Ruth avec elle, elle me signala en passant qu'elle avait encore
une pleine valise des papiers de Ruth en sa possession. La perspective que puisse
Les patients de Freud : intemporels ? 1203

survivre un matériel d'une telle importance fait venir l'eau à la bouche du bon
historien ! A l'heure qu'il est je suis certain que tout a disparu dans les dé-
partements confidentiels de la bibliothèque du Congrès (Roazen, 1986, p. 59).
Mais même après que j'eus publié certains aspects déterminants de l'histoire
des Brunswick dans le cercle de Freud (Roazen, 1975, p. 420-436), il n'est paru
presque rien à leur sujet. En revanche nous avons eu d'incessantes reprises, par
exemple, de ces cinq célèbres histoires de cas cliniques que Freud avait publiées.
Ceux qui écrivent font preuve d'ingéniosité en parlant de ces cas que Freud avait
choisi de mettre en avant. Et les cliniciens continuent de citer les passages dans
Freud qui vont dans le sens des besoins de la pratique psychothérapique
contemporaine. Un exemple comme celui des Brunswick demeure faiblement
compris et pas très connu. Et tant que nous aurons des taches aveugles de cette
sorte, nous ne réussirons pas à envisager le passé dans les termes qui lui sont
appropriés.
Les trois Brunswick furent pendant un certain temps en analyse simultané-
ment chez Freud. Je signale ce fait tout de suite pour montrer que Freud, lors-
qu'il se sentait activement concerné par une aide à donner, ne respectait pas ses
propres directives techniques qui voulaient qu'on n'analysât pas différents mem-
bres d'une même famille. En général il n'aimait pas les Américains, mais il faisait
toujours des « exceptions » cliniques. Il se prit de sympathie pour Ruth et Mark
Brunswick en particulier et se déploya pour eux. Cependantje me suis fait dire à
la fois par Mark Brunswick et son frère David, que j'ai rencontrés à des périodes
différentes et dans des endroits distants de plusieurs milliers de kilomètres, qu'au
bout du compte chacun des deux avait estimé que Freud n'aurait dû prendre
aucun des deux en traitement en même temps que Ruth. Mark et David, après
avoir vu Freud, allèrent tous les deux chez un autre analyste, et constatèrent que
le créateur de la psychanalyse pouvait être insuffisant, en tant que thérapeute,
dans des occasions où ses successeurs ne l'étaient pas.
Je pense qu'il est important de souligner l'implication personnelle de Freud
avec les Brunswick, parce que l'histoire a tendance à s'écrire parfois de façon
très étrange. Pour autant que je puisse dire, Ruth et Marie Bonaparte furent
pendant une décennie les disciples femmes les plus importantes de l'univers de
Freud. La fille de Freud, Anna, était à l'époque beaucoup moins importante, bien
qu'elle jouât un rôle essentiel en tant que secrétaire, gardienne de son agenda et
infirmière. Mais, malgré l'importance de Ruth, elle n'a été l'objet, dans la littéra-
ture sur Freud, d'aucune attention particulière, comme par exemple dans l'étude
de Schur (1972) (Roazen, 1990, p. 218). Son nom apparaît régulièrement lié à
l'Homme aux loups, puisqu'elle avait publié une histoire de son cas, après que
Freud le lui eut adressé pour son traitement (Mark Brunswick, 1928). (Une
secondehistoire du cas de « L'Homme aux loups » demeure encore non publiée, et
1204 Paul Roazen

il est probable qu'un de ces jours l'interdiction sera levée aux archives Freud à New
York, dont les autoritésgardent toujours le contrôle sur tout ce qui est passé par
leurs mains sur le chemin de la bibliothèque du Congrès.) Le fait qu'il lui ait confié
le traitement de « L'Homme aux loups » confirme l'importance qu'avait Ruth
pour Freud. Il savait que le traitement de ce cas mémorable lui fournirait de quoi
écrire. Tous les éléments qu'elle découvrirait s'ajouteraient à sa version à lui du
cas et feraient donc partie intégrante de la littérature spécialisée.
Ruth Mack Brunswick n'est pas la seule analyste de la première époque à se
voir négligée dans les comptes rendus les plus connus de l'histoire de l'école de
Freud. Pour ma part j'ai fait de mon mieux pour faire revivre la figure de Victor
Tausk, qui disparut de la scène psychanalytique après s'être suicidé en 1919,
après une lutte décevante avec Freud (Roazen, 1969, p. 22; voir aussi Roazen,
dans Tausk, 1991, p. 1-31). L'histoire s'écrit de façon fantaisiste : Ruth Bruns-
wick n'a pas été un succès thérapeutique de Freud, et elle ne tint pas les pro-
messes professionnelles auxquelles on aurait pu s'attendre. Le suicide de Tausk
fut en soi suffisant pour étouffer tout intérêt pour lui parmi les dévoués adeptes
de la « cause » de la psychanalyse en tant que mouvement.
Mais l'histoire ne doit pas s'écrire depuis la perspective des grands batail-
lons. Chez les historiens on appelle « libérale » (whig) l'approche qui se veut
exclusivement orientée par le succès, et cet élitisme (whiggery) ne constitue en
rien un procédé qu'on peut applaudir. Dans une récente biographie à grand suc-
cès de Freud, par exemple, le nom de Wilhelm Reich n'apparaît pas même une
seule fois (Roazen, 1990). Reich eut une importance immense pour Freud et son
entourage. Depuis la mort de Reich, ses livres ont tellement plu qu'ils sont quel-
quefois sortis dans des versions pirates non autorisées. Les dernières années de
Reich se sont passées en dehors d'une psychanalyse cadrée, puisqu'il avait été
expulsé des groupes officiels qui certifiaient les praticiens. Mais il serait vraiment
incongru, quand on reconstruit l'histoire de la vie et des luttes de Freud, de trai-
ter cette figure historique comme si elle n'avait jamais existé, simplement parce
qu'on n'approuve ni ses idées ni la dernière période, malheureuse, de sa vie.
Reich est extrêmement bien connu, ne serait-ce que parce que ses pratiques
l'ont fait atterrir dans une prison fédérale américaine où il est finalement mort
en 1956, il est si célèbre qu'il est nécessaire de souligner l'oubli dont il a fait l'ob-
jet dans un récit historique, pour constater rapidement l'irrecevabilité du parti
pris truqué de l'ordre établi en place.
Mais qu'en est-il de ceux qui, pour différentes raisons, ont peu écrit ou n'ont
pas réussi à faire école ? Il est beaucoup plus difficile d'établir qui, dans l'histoire
enregistrée, a joué un rôle plus subtil. L'histoire est colorée en partie par le suc-
cès lui-même, et ceux qui, pour un motif quelconque, ont été mis de côté, ou res-
semblent à des « perdants », peuvent être facilement oubliés (Roazen, 1990).
Les patients de Freud : intemporels ? 1205

Que la mémoire historique puisse se faire si capricieuse doit d'autant plus nous
inciter à être consciencieux et avancer sur la pointe des pieds.
Ruth Mack Brunswick, relativement aussi peu connue dans le milieu des
années 60 qu'elle semble devoir l'être encore maintenant, fut tout au long des
années 20 et 30, l'un des personnages marquants de l'entourage immédiat de
Freud et un véhicule particulier de son influence sur ses disciples aux Etats-Unis.
Elle se trouvait être aussi l'analyste qui avait apporté une contribution écrite
mémorable à l'histoire de la discipline. Ses écrits sur ce qu'on appelle la phase
pré-oedipienne sont régulièrement cités de nos jours. Tous ceux qui se sont trou-
vés à Vienne à l'époque ont attesté qu'elle était très en faveur auprès de Freud,
en réalité l'une de ses filles adoptives en psychanalyse. Et cependant rien, ou
presque, n'a été publié, même maintenant, à son sujet.
Il m'est apparu très tôt dans mes interviews avec les disciples de Freud que,
si beaucoup de choses avaient été écrites sur certains d'entre eux, d'autres
avaient été négligés. L'intérêt que cette inégalité a suscité en moi ne provient pas
d'un quelconque souci archéologique. Une fois que l'on a compris le grand rôle
que joue le sectarisme dans la psychiatrie moderne, et à quel point l'histoire de
la psychanalyse a été sujette à caution, et quand on remarque qu'une personne
ou un sujet ont été mis de côté, une attention toute particulière est requise pour
mener à bien une enquête responsable. L'analyste viennois Paul Schilder, par
exemple, fut une figure très importante de la psychiatrie du XXe siècle, mais parce
qu'il était brouillé avec Freud, pratiquement rien n'existe à son propos dans la
littérature.
En ce qui concerne Ruth Mack Brunswick, j'ai su très tôt que son histoire
méritait notre attention. Un examen attentif de la littérature disponible montrait
combien elle avait été authentiquement importante à une époque. Le fait que
Karl Menninger l'ait choisie comme analyste est un indice de la place qu'elle
occupait dans ce milieu. Le fils de Fliess, Robert, fut également son patient (de
même que l'actrice Lyrna Loy).
Alors que je suivais la carrière de Ruth Brunswick dans la littérature, j'ai
découvert un « secret » au sujet duquel personne n'avait écrit ou débattu publi-
quement. Dès lors elle fut, dans mon esprit, une perdante : elle avait été, sans
nécessité, mise à l'écart des livres d'histoire, et je me fis un devoir de creuser la
question en m'enquérant à son sujet. Après que j'ai eu imprimé certains épisodes
de sa vie, c'est une relecture de l'histoire qui se fit. Il s'avéra que l'une des raisons
majeures des réticences littéraires concernant Ruth Mack Brunswick était l'ex-
tension qu'avait prise son addiction à la drogue, alors qu'elle était sous la pro-
tection de Freud. A Vienne, elle alla jusqu'à entrer dans un sanatorium pour
tenter de surmonter sa dépendance. Freud perdit toutes ses illusions concernant
Ruth, mais pas avant ses derniers mois, quand ses facultés commencèrent à être
1206 Paul Roazen

sévèrement mises à l'épreuve par l'approche de la mort. Jusque-là il ne s'était


pas mis moralement à distance des problèmes de celle-ci, mais avait au contraire
essayé de l'aider.
Ainsi Freud montrait bien combien il pouvait prendre de la distance, en pra-
tique, avec ses propres théories établies. La psychanalyse était censée traiter un
groupe restreint de patients essentiellement névrotiques. Les toxicomanes, comme
les pervers, étaient en principe classés en dehors du champ des névroses, et on les
pensait donc inaccessibles à l'influence de la psychanalyse. Freud, néanmoins,
contrevenant de façon flagrante aux principes qu'il avait lui-même établis, non
seulement continua à traiter Ruth bien après que son addiction fut un fait établi,
mais continua à travailler également avec d'autres patients du même type. Alors
qu'il était formé comme neurologue et se trouvait peu en contact avec les pro-
blèmes psychiatriques, Freud entreprit même pendant plusieurs années de traiter
au moins un patient qu'il classait comme schizophrène. Assez curieusement,Freud
pouvait avoir un bon contact avec de tels malades, et certains d'entre eux se
comportèrent mieux avec lui qu'avec les thérapeutes qui lui succédèrent.
On réécrit constamment l'histoire ; et l'école de Freud continue à modifier
ses récits. Quand j'ai commencé mes recherches concernant Ruth Brunswick,
aucune mention n'était faite dans la littérature concernant son problème de
drogue. Plus tard, de façon étonnante, quand un historien demanda à Karl
Menninger s'il était au courant de ses difficultés pendant qu'il était en traitement
avec elle, Menninger assura que, à l'époque, cela lui avait paru évident (Fried-
man, 1990, p. 86). Maintenant, même si, en vieillissant, Menninger peut avoir
désiré paraître omniscient, il est impensable que quelqu'un de sa stature et de sa
complexité se soit mis sciemment entre les mains d'un thérapeute toxicomane.
Freud, toutefois, connaissait les problèmes persistants de Ruth, et le fait qu'il ait
continué à lui adresser des patients en dit long sur la place particulière qu'elle
occupait dans son univers.
En parcourant les notes détaillées que j'avais prises, je suis surpris de cons-
tater que, en fait, j'avais interviewé David Brunswick, le beau-frère de Ruth,
avant Mark, le deuxième mari de Ruth. Je ne sais plus maintenant à quel
moment il m'apparut enfin que tous les trois avaient été personnellement analy-
sés par Freud. Mais Mark Brunswick m'était toujours apparu, dans mon esprit,
comme quelqu'un de particulièrement intéressant à interroger. A plusieurs
reprises, dans les années qui suivirent sa mort en 1971, j'ai regretté ne pas lui
avoir posé beaucoup plus de questions, car j'avais trouvé en lui quelqu'un à l'es-
prit exceptionnellement ouvert et l'un des plus généreux de tous ceux que j'avais
rencontrés au cours de mon travail. L'idée qu'il se faisait de Freud était riche,
compliquée et réaliste. Mark Brunswick demeure l'un des points forts de ces
moments-là de mon travail.
Les patients de Freud : intemporels ? 1207

David, que j'ai interrogé avant Mark, était alors analyste praticien à Los
Angeles, je l'ai interviewé dans son cabinet, et j'ai déjeuné aussi avec lui. Il avait
été, me dit-il dès le début, en analyse avec Freud à Vienne de 1927 à 1930. A
l'époque où je l'ai vu, je rencontrais aussi d'autres analystes de la région de Los
Angeles et donc, inévitablement, ils m'ont donné leur opinion sur lui également.
David me fut correctement décrit, de source sûre, comme un homme extra-
ordinairement « modeste ». Malgré son association durable et proche avec
Freud, il ne prenait pas de grands airs. Je l'ai trouvé direct et simple, un rien
insipide, certainement un peu terne comparé au souvenir que j'ai de son frère
Mark. Une vieille Viennoise, veuve de l'analyste Edward Hitschmann, eut cette
formule frappante pour parler de David Brunswick et signifier qu'il était très
ennuyeux : « sévèrement humain ». Mais j'ai appris de lui des choses essentielles
(quoique, rétrospectivement, il soit concevable que, dans ma mémoire, il ait été
éclipsé par Mark).
Trois ans d'analyse avec Freud ne constituait en rien une analyse courte,
mais David m'informa tout de suite que son frère Mark et sa belle-soeur Ruth,
s'étaient trouvés plus longuement chez Freud à Vienne. (Avant qu'il ait son can-
cer, les analyses de Freud étaient de façon caractéristique toutes plus courtes
qu'après sa maladie.) Je constate d'après mes notes détaillées que je n'avais pas
pris pleinement conscience des liens familiaux existant entre David, Ruth et
Mark. Les choses devinrent encore plus compliquées quand le père de Ruth,
après la mort de sa première femme, épousa la mère de David et Mark. (Le père
de Ruth, le juge Julian Mack, était un juriste célèbre.) Même avant cela, David
et Mark étaient des parents éloignés de Ruth, et Mark, jeune homme, avait
assisté au premier mariage de Ruth qui avait épousé un éminent physicien, Her-
man Blumgart.
David me dit qu'il avait entendu parler de Freud par Léonard Blumgart, un
psychanalyste new-yorkais qui avait été analysé par Freud peu après la fin de la
première guerre mondiale. Un petit groupe de psychiatres new-yorkais était allé
trouver Freud pour une formation complémentaire, puisque la psychanalyse
paraissait porteuse d'avenir. Léonard Blumgart, me dit David, était un cousin
germain de sa mère, et c'était à cause des liens de Mark Brunswick avec le pre-
mier mari de Ruth que Mark s'était trouvé présent à ce mariage.
Du point de vue de David, il était essentiel de m'expliquer dès le départ que
Mark et Ruth étaient déjà avec Freud avant lui. Mais peu importe que la situa-
tion ait pu avoir été inhabituelle, ou me frapper alors comme « peu orthodoxe »,
David m'expliqua, sans se mettre sur la défensive, que, analytiquement, Freud
les avait tous « eus » en même temps. Une thérapie censée analytique présup-
pose qu'il y ait une distance entre l'analyste et ses patients. Freud, dès le tout
début de la psychanalyse dans les années 1890, s'était même assuré qu'il y eût,
1208 Paul Roazen

pour son bureau, une entrée et une sortie différentes de façon à ce que les
patients pussent conserver leur anonymat. Pourtant dans le cas de David, Mark
et Ruth, Freud traitait ces trois personnes qui se connaissaient intimement, et il
était impossible pour aucun d'eux de ne pas apprendre quelque chose de ce qui
se passait avec Freud dans l'analyse des deux autres. Freud, par exemple, avait
discuté dans tous ses détails avec Ruth de toute la première analyse de Mark. Au
commencement de la deuxième analyse de Mark, entreprise après une interrup-
tion de quelques années, Freud dit que cela avait été une erreur qu'il ne répéte-
rait pas. (Avant la première guerre mondiale, pendant l'analyse de la concubine
de Jones, Loe Kann, Freud avait écrit longuement à Jones au sujet de son cas
clinique.) Tout au long des analyses de Ruth et Mark, Freud les rencontra beau-
coup en société (mais pas David).
D'après David, sa cure avec Freud n'avait pas été « une bonne analyse ». A
l'époque où j'interviewais David, j'étais déjà au courant des échecs possibles de
Freud en tant que thérapeute, ou du moins je savais que beaucoup de ses
anciens patients étaient capables de plaisanter entre eux de certaines de ses insuf-
fisances cliniques. Ces réserves n'étaient aucunement incompatibles avec un res-
pect que tous partageaient pour Freud, ou la signification personnelle immense
qu'il avait dans leur vie. Mais David Brunswick doit avoir été le premier de ces
anciens patients à exprimer aussi directement ce qui n'avait pas marché pour lui
avec Freud.
Selon David, Freud « n'aurait pas dû le prendre » en analyse en même
temps que sa belle-soeur et son frère. Il ne me sembla pas que David se trompait
quant à l'endroit où Freud avait fait une erreur. Je n'ai pas pensé que David fai-
sait une généralisation sur le fait que les thérapeutes analystes ne devaient pas
traiter trop de membres de la même famille en même temps. Il est vrai que,
jamais auparavant, je n'avais entendu dire que Freud violait de façon aussi fla-
grante ses propres recommandations concernant la distance et la neutralité. J'ai
connu, par la suite, des psychanalystes qui ont analysé des couples mariés, quel-
quefois simultanément, mais le plus souvent pas, et qui disaient avoir eu des
résultats, quelquefois bons et quelquefois mauvais.
David me souligna le fait que, lorsqu'il était allé à Vienne, Freud se trouvait
à une étape différente de celle de son premier travail. A une époque, me fit-il
remarquer, Freud s'était prononcé en faveur d'analyses relativement courtes, qui
duraient l'affaire de quelques mois ; mais ce n'était plus le cas vers la fin des
années 20. Selon sa version des choses, l' « interférence » dans son analyse pro-
venait plus de Freud et son contre-transfert à l'égard de David que de ses pro-
pres résistances à lui. David jugeait que Freud avait eu un préjugé contre lui, et
que ce problème affectif était dû au fait que Mark et Ruth avaient auparavant
parlé de lui à Freud.
Les patients de Freud : intemporels ? 1209

D'après David, Freud savait le comportementcorrect qui convenait pour un


analyste, mais il ne s'y tenait pas pour lui-même. Au début de l'analyse, Freud indi-
qua qu'il pensait que David devrait devenir analyste. David n'en avait pas du tout
l'intention, car, à son retour aux Etats-Unis, il voulait entrer dans les affaires. Mais
Freud lui dit : « Il faut aller à la Faculté de médecine. » En dépit de ses propres idées
en la matière, Freud estimait qu'en Amérique il fallait être médecin pour devenir
analyste. C'est ainsi que, sur les instructions de Freud, David s'inscrivit en méde-
cine, mais abandonna, comme il l'avait déjà fait précédemment en Amérique. Il
savait que derrière cette incapacité à devenir médecin se cachaient des « raisons
névrotiques », mais il estima aussi que Freud lui avait donné de mauvais conseils.
L'un des membres du petit groupe local d'études psychanalytiques pressa
David de devenir analyste lui-même quand il fut de retour aux Etats-Unis et ins-
tallé à Los Angeles. A cette époque-là il écrivit à Freud sa décision de devenir
analyste. En réponse, David reçut une lettre écrite en allemand, difficile à lire.
Comme plusieurs autres à qui j'ai parlé, David s'était trouvé tellement incapable
de déchiffrer la missive, qu'il avait dû demander à quelqu'un d'autre, un profes-
seur, de la traduire. Quand je lui demandai si Freud avait su qu'il n'était pas
parvenu à lire son écriture, David me répondit par l'affirmative. L'anglais écrit
de Freud était excellent, et il l'utilisait, par exemple, avec ses amis américains et
même souvent avec Ernest Jones.
La lettre de Freud s'avérait être l'acceptation de David comme praticien :
« Que vous soyez devenu analyste est une juste punition pour vous. » Mais
David ne sembla pas du tout apprécier l'ironie de cette lettre. Freud était certai-
nement au courant du fait que David était mécontent de la façon dont son ana-
lyse s'était déroulée. Après Freud, il avait entrepris d'autres analyses avec Ernest
Simmel, Otto Fenichel, Mrs Deri et, finalement, Anna, la fille de Freud, à Lon-
dres. David avait été suffisamment malheureux de son expérience avec Freud
pour ne pas être d'humeur à goûter l'humour de la plaisanterie de Freud concer-
nant le cours qu'avait finalement pris sa carrière.
Cela m'intéressait de savoir si Freud avait mené l'analyse en anglais. David
me précisa qu'il pouvait lire l'allemand, mais ne comprenait pas l'allemand
parlé. L'analyse débuta en anglais, puis, plus tard, se poursuivit en allemand,
pour revenir à l'anglais de nouveau. Aux yeux de David, parler allemand faisait
partie de l'attitude punitive de Freud à son égard, tout comme la suggestion
qu'il lui avait faite de s'inscrire en médecine. « S'il disait : il faut aller en méde-
cine, j'y allais ! » Mais il m'assura qu'il « n'avait pas besoin d'être puni ». A son
avis, il avait été suffisamment puni dans son enfance.
Ce fragment de compte rendu de l'analyse de David Brunswick sera sans
doute suffisant pour susciter l'intérêt du lecteur pour d'autres comptes rendus de
première main d'autres patients ayant été en contact avec Freud. David Bruns-
1210 Paul Roazen

wick a en réalité accordé un entretien enregistré à Kurt R. Eissler pour les


archives Freud, mais cela a été, comme beaucoup d'autres choses, mis sous clé.
L'interview de David est prévue ne pas pouvoir être accessible avant 2013. Je
présume que les réponses que Eissler a obtenues de David sont différentes de
celles que j'ai pu recueillir moi-même. Je pense d'ailleurs que cet entretien avec
Eissler, une fois transcrit, risque d'être aussi mal compris que n'importe quel
autre document écrit, s'il est détaché du contexte humain de la relation David-
Freud, d'un côté, et de la position de Eissler défenseur de l'orthodoxie, de l'autre
(Roazen, 1978, 1988, 1990d).
Dans cet échange limité que j'ai eu avec David, je ne crois pas pouvoir com-
mencer à démêler sa rivalité fraternelle avec Mark. Mais Mark, qui était de loin
le plus artiste des deux, suscita un vif intérêt en moi, comme cela avait dû être le
cas avec Freud. Mark me dit qu'au début de l'analyse de David, Freud s'était
plaint à lui : « Qu'est-ce que vous m'avez fait, Ruth et vous ! Votre frère est quel-
qu'un des plus ennuyeux ! » Mark pensa que dans une certaine mesure cette
réflexion de Freud n'avait pas été bonne pour son analyse; d'autre part, elle
pouvait avoir été entendue comme une indiscrétion destinée à flatter Mark.
Mark savait certainement combien il était significatif que Freud ait été
témoin officiel à son mariage avec Ruth en 1928, mariage qui eut lieu une fois sa
première analyse terminée, et marqua un événement particulier dans l'histoire de
la psychanalyse. Mark me parla relativement librement de ses problèmes, ses
symptômes y compris, qu'il plaça dans le contexte de son mariage avec Ruth et
sa vie professionnelle à lui. Freud (1940a) se mit à écrire une version déguisée du
cas de l'histoire de Mark, peu après que ce dernier eut quitté Vienne, juste avant
l'annexion de l'Autriche par Hitler. Mark continua à enseigner la musique au
City College de New York. Ruth mourut tragiquement en 1946, après avoir
finalement divorcé de Mark. Ils avaient divorcé une première fois à Vienne, et
puis s'étaient remariés, au grand mécontentement de Freud.
L'histoire des Brunswick est très compliquée, et je ne peux en aucun cas
prétendre avoir exploré complètement ses implications. Je la présente mainte-
nant parce que sa complexité m'empêchait d'évaluer convenablement ce que cer-
tains font dans ce domaine quand ils examinent les histoires de cas publiés de
Freud. Si Freud avait pu se comporter de façon tellement exceptionnelle avec les
Brunswick, alors qu'en allait-il de ses recommandations écrites stipulées aux
autres ? On ne peut certes pas les accepter comme les règles intangibles que cer-
tains ont voulu y voir. On doit s'interroger,je pense, sur le statut à accorder aux
pratiques que Freud réprouvait sous la dénomination d'analyse sauvage. Je me
demande moi-même si la façon qu'il avait de travailler avec les Brunswick était,
en réalité, une erreur, ou bien s'il ne faisait pas mieux que ce qu'auraient pu faire
les autres thérapeutes du moment.
Les patients de Freud : intemporels ? 1211

Du moins l'histoire des Brunswick met-elle en lumière le dévouement de


Freud à aider les autres, même après qu'il fut tombé malade. En même temps,
cela démontre la fausseté d'une approche de l'oeuvre de Freud dans les termes de
son ambition déclarée de devenir un scientifique pur.
Je tiens aussi à faire remarquer que l'histoire de cas fragmentaire que Freud
a réussi à écrire au sujet de Mark offre peu de ressemblance avec l'homme que
j'ai rencontré ou les problèmes que ce dernier pensait être réellement les siens. Il
a dû avoir eu des difficultés dans sa vie conjugale et dans sa carrière, mais ce ne
sont pas les aspects du cas que Freud a choisi de mettre en lumière. Ce qui pas-
sionnait Freud c'étaient les aspects du cas qu'une autre personne aurait pu ne
jamais remarquer. Certes, Freud n'a pas avancé beaucoup l'histoire du cas de
Mark, et il était déjà très âgé, mais il l'a laissée pour la postérité, et elle a trouvé
sa place dans ses oeuvres complètes.
Je crois connaître suffisamment les arcanes des motivations humaines pour
ne pas porter de jugement sur la façon dont Freud a procédé au traitement des
Brunswick. Il faut voir la relation qu'il avait avec eux dans une perspective his-
torique. Le regrettable déclin de Ruth n'est imputable qu'à elle-même, même si
Freud a pu faire une erreur, comme le pensait Mark, en étant trop proche d'elle
d'abord, et en essayant ensuite de prendre ses distances. Si je présente ce maté-
riel concernant les Brunswick c'est afin de rendre compte de façon palpable de la
manière dont Freud se comportait en réalité dans sa conduite des analyses.
Ce serait, ce me semble, une erreur historiographiqued'écrire dans le vide à
propos de l'histoire des cinq cas célèbres de Freud. Le terme mis prématurément
au traitement de Dora (1905), par exemple, fait que je me demande si Freud
n'avait pas souhaité en réalité se débarrasser de sa patiente. Il se peut qu'il ait
été très intéressé par la façon dont il pensait pouvoir utiliser l'histoire de Dora,
mais, à un moment donné, il se peut qu'il en ait eu terminé avec elle. Contras-
tant avec un rejet de Dora, Freud avait été particulièrement attiré par le côté
intellectuel de Ruth, et certains membres de sa famille à elle pensèrent que Freud
aimait un peu trop travailler avec elle. Quelles qu'aient été les erreurs commises
à rencontre de Ruth, Mark estimait que cela provenait du désir de bien faire et
de la sociabilité de Freud.
Je ne veux pas exagérer l'importance des récits à la première personne que
les patients de Freud m'ont faits. Les idées de Freud sont évidemment de poids,
et ses textes méritent d'être considérés comme des oeuvres d'art littéraires. Mais
ses écrits ont besoin d'être évalués à l'intérieur du contexte humain et social d'où
ils sont sortis. C'est en restant fidèle à la propre méthodologie de Freud que j'ai
commencé au milieu des années 60 à rechercher ses anciens patients et à m'ins-
truire auprès d'eux. J'ai essayé d'entendre même les matériels les plus inatten-
dus. Je me suis tenu à cette démarche jusqu'à suivre les enfants des premiers
1212 Paul Roazen

patients de Freud. Je n'ai pu rencontrer la fille de Ruth et Mark avant 1991.


Physiquement elle ressemblait exactement aux portraits de sa mère, et elle por-
tait la bague ancienne que Freud avait offerte à sa mère.
Le silence a joué un rôle particulier et malheureux dans l'histoire de la psy-
chanalyse. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis que j'ai révélé publiquement
que Freud avait analysé sa propre fille Anna (Roazen, 1969). De nouveau
en 1975 j'ai parlé de ce sujet plus longuement (Roazen, 1975, p. 438-440). Je
savais bien que je violais un tabou en soulevant cette question, mais je n'avais
jamais perçu que ce que Freud avait fait était si rarement mentionné.
Jusqu'à la parution de la biographie d'Anna Freud par E. Young-Bruehl
(1988) il n'y avait jamais eu de discussion poussée sur la question de son analyse
(Roazen, 1990). Aucune revue de psychanalyse, pour autant que je sache, n'avait
jamais exploré ni interprété le sujet. Qui plus est, la découverte que j'ai faite moi-
même de cette analyse d'Anna par son père est, de façon significative, ignorée
dans sa biographie autorisée, comme tout ce que j'ai écrit sur cette question. On
prend des gants pour parler de cette analyse de sa propre fille.
En écho à cela, je voudrais répéter un point que j'ai souligné en 1975. (Les
critiques dans ce domaine trouvent à redire quand on répète les choses, mais la
réalité est qu'il n'y a pas d'autre moyen de faire passer ses idées puisque les
considérations idéologiques l'emportent apparemment sur l'authenticité.) Des
multiples raisons qu'avait Freud de vouloir analyser sa propre fille, j'aimerais en
faire remarquer une : il redoutait les dégâts qu'aurait pu provoquer un autre
analyste chez Anna. Je ne sais pas si c'est violer un tabou en vigueur de suggérer
que l'analyse pourrait faire du tort, mais il est probable que les analystes expéri-
mentés seraient d'accord sur cette question. Je n'essaye pas de défendre la viola-
tion de ses propres principes par Freud, mais je pense qu'il est intéressant de re-
prendre cette question une fois encore.
Le domaine de l'histoire de la psychanalyse recevra une approbation acadé-
mique uniquement lorsque le sectarisme du passé sera mis de côté. Toutes les
idées, quelles qu'en soient les sources, méritent d'être prises en considération.
Les implications de la rencontre de Freud avec les Brunswick, aussi bien que
l'analyse d'Anna, nécessitent plus d'attention. Nous n'avons pas à craindre que
la stature de Freud se trouve diminuée en quoi que ce soit si nous le regardons
sans de pieuses oeillères. Aucune contrainte de loyauté, aucune considération
corporatiste ne doit intervenir dans notre recherche.
Mais il nous reste un long chemin à parcourir avant d'atteindre l'objectif
scientifique idéal. Pour autant que cela me concerne il est encore trop tôt, ou
trop tard, pour approcher l'oeuvre de Freud comme une science pure (Roazen,
1990, p. 228-232). Il y a tellement d'autres sujets avec lesquels arriver à s'accor-
der que cela ne m'intéresse pas de regarder Freud uniquement à travers les len-
Les patients de Freud : intemporels ? 1213

tilles de la méthodologie scientifique. Il se colletait avec les aspects les plus


secrets des amours et des haines humaines. Sa grandeur réside sûrement dans
cette tentative héroïque d'essayer de dire quelque chose digne d'intérêt au sujet
de la nature des émotions humaines. Je pense qu'il y a encore beaucoup de
choses à reconsidérer et à assimiler avant que nous puissions juger de la validité
de l'oeuvre de Freud du point de vue serein et détaché de la « science moderne ».
Freud était partagé entre être un artiste ou un scientifique, et c'est de cette lutte
intérieure qu'il a traité de façon prophétique quand il écrivit son livre sur Léo-
nard de Vinci (1910). Pour moi, la force de l'approche de Freud tient à cette
volonté d'adopter une attitude profondément humaniste pour aborder les pro-
blèmes empiriques. La psychanalyse continuera à susciter de l'intérêt parce
qu'elle est entrée dans ce vieux débat sur la façon dont nous devrions vivre. Et
c'est en raison de cette quête pour une vie bonne que je pense que les récits à la
première personne des patients de Freud sont d'une importance vitale.
(Traduit de l'américain par Marie-Claire Durieux.)
Paul Roazen
31 Whitehall Road
Toronto, Ontario M4W.2C5
(Canada)
Hors du temps : Narcisse et l'éternel féminin

A l'écoute de Narcisse
Quand les mots seuls ne sauraient suffire...1

Roger DUFRESNE

I. Le mythe de Narcisse

Narcisse était, selon la mythologie grecque, un jeune homme d'une beauté si


grande que toutes les jeunes filles rêvaient de lui appartenir, mais il n'en regar-
dait aucune, demeurant indifférent aux avances des plus séduisantes, et les ado-
lescentes au coeur brisé ne parvenaient pas davantage à l'émouvoir.
La charmante nymphe Echo, plus profondément éprise, le suivait partout,
furtivement. Alors qu'elle était cachée à l'orée d'un bois et qu'il appelait ses
compagnons, elle se précipita soudain en tendant les bras vers lui. « Pas cela, dit-il,
je mourrai avant que je te donne pouvoir sur moi ! » Echo ne put que protester d'un
ton suppliant : « Je... te donne pouvoir sur moi ! », mais déjà Narcisse était parti. Il
continua de faire profession de se moquer toujours de l'amour.
Un jour alors qu'il se penchait pour boire sur le bord d'une fontaine, il y aper-
çut sa propre image et en tomba amoureux sur le champ. « Je sais maintenant,
s'écria-t-il, ce que d'autres ont souffert pour moi, car je brûle d'amour pour moi-
même, mais comment pourrais-je approcher cette beauté que je vois reflétée dans
l'eau ? Pourtant je ne puis m'en éloigner. Seule la mort me libérera. » Il en fut ainsi.
Perpétuellement penché sur l'eau limpide et ne se lassant jamais d'admirer sa
propre ressemblance, il languit et dépérit. La nymphe Echo toujours à ses côtés ne
put rien pour lui. Seulement quand en mourant il dit « Adieu » à sa propre image,
Echo répéta « Adieu » comme une dernière plainte.

Version révisée de la seconde Conférence publique annuelle de la Société psychanalytique de


1.
Montréal, le 21 novembre 1991 à l'Université de Montréal.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1216 Roger Dufresne

Au-delà de son mépris affiché pour toutes les femmes, on aura d'emblée
remarqué son effroi et son retrait devant le désir de l'autre, reçu non comme
occasion de partage, mais comme subterfuge et tentative d'emprise. « Pas cela,
avait-il dit, je mourrai avant que je te donne pouvoir sur moi ! »
Alors que je tentais de retracer l'histoire de Narcisse chez les auteurs anciens
dans l'espoir d'y trouver quelque élément qui nous permettrait de mieux com-
prendre pourquoi et comment il était devenu « narcissique », j'ai été frappé de
n'en pouvoir trouver que fort peu. Ainsi à rencontre d'Oreste qui, après avoir
tué sa mère Clytemnestre, perdit la raison et hallucina des femmes terrifiantes
toutes noires, aux cheveux de serpent et aux larmes de sang ; à rencontre aussi
d'OEdipe qui, après avoir tué son père, Laios, et épousé Jocaste, sa mère, à son
insu il est vrai, se creva les yeux, fut banni de sa cité et erra très longtemps guidé
par sa fille Antigone jusqu'à leur arrivée à Colone où il mourut paisiblement
entouré de nouveaux amis, Narcisse nous est donné à connaître presque sans
histoire. Ni Furie ou Gorgone, ni père et fils rivaux et assassins, ni mises en
scène de désir, d'amour et de haine, ni déraison ni remords.
Ovide, qui le premier en rapporte la légende dans ses Métamorphoses, nous
raconte seulement que Narcisse était né de ce que jadis le dieu-fleuve Céphise
avait enlacé dans ses ondes sinueuses la rivière Liriope pour lui faire violence et
qu'après la naissance la mère s'était inquiétée auprès du devin Tirésias de la lon-
gévité de son fils. Rien n'est dit de quelque autre intervention du père, ni d'une
fratrie, ni d'aucun destin dont il serait l'héritier, ni de tout autre regard que sa
mère aurait ou n'aurait pas posé sur son berceau. Etrange absence d'histoire et
de désir, inquiétante prémonition d'une mère... aquatique. Narcisse a-t-il jamais
vu autre chose que lui-même ou la mort dans les yeux de sa mère la rivière
Liriope? Adolescent, s'il eût des compagnons, ceux-ci demeurent anonymes,
indifférenciés et sans davantage d'histoire, doubles évanescents de lui-même.
Aucune libido ne paraît jamais s'investir sur un quelconque autrui, fut-il éphèbe
de son entourage ou adolescente séduisante ou éplorée. La nymphe Echo si
constante ne put jamais le guérir malgré le désir qu'elle en eût et en l'idéalisant
sans jamais être payée de retour, fut condamnée à ne vivre qu'une même et iden-
tique désolation.

II. La théorie de Freud sur le narcissisme

Freud a introduit le terme de narcissisme en psychanalyse en 1910, d'abord


dans une courte note à la deuxième édition des Trois Essais sur la théorie de la
sexualité, mais surtout dans son « Léonard de Vinci », pour rendre compte du
choix d'objet homosexuel où l'amour du jeune homme se porte sur quelqu'un
A l'écoute de Narcisse 1217

qui lui ressemble et qu'il aime comme sa propre mère l'avait aimé enfant ; au lieu
d'aimer sa mère, il s'identifie à elle et s'aime lui-même.
Mais dès l'année suivante en 1911 dans « Le Président Schreber » et en 1912-
1913 dans Totem et tabou, Freud conçoit plutôt le narcissismecomme une fixation
à un stade évolutifnormal intermédiaire entre l'auto-érotismeet l'amour de l'objet
extérieur. Ainsi, à l'auto-érotisme, où les « pulsions partielles » trouvent satisfac-
tion dans l'excitationde telle ou telle zone érogène qui en est la source, succède un
second stade, le narcissisme, où les pulsions partielles sont rassemblées en un seul
tout qui prend le moi pour premier objet d'amour1.
Enfin, en 1914, dans « Pour introduire le narcissisme », Freud ne limite plus
le narcissisme à une perversion ni à un stade évolutif intermédiaire, mais y voit
le « complément libidinal de l'égocentrisme de l'instinct d'autoconservation ». Il
donne ainsi au concept de narcissisme une acception beaucoup plus étendue
puisqu'il en fait une donnée fondamentale et permanente de tout le fonctionne-
ment psychique.
Il se représente d'abord un investissement originaire du moi par la libido
qu'il appelle narcissisme primaire. Une part de cette libido est ensuite cédée aux
objets, mais fondamentalementl'investissement du moi subsiste, ce qu'il nomme
la « stase de la libido » et dont la conséquence est que tout être humain demeure
narcissique en son fondement, même quand il investit l'objet. La libido se com-
porte envers les investissements d'objet comme l'amibe envers ses pseudopodes,
c'est-à-dire que la libido peut se porter sur le monde extérieur, ou en être retirée
et reportée sur le moi. Par retrait, Freud n'entend pas un simple repli névrotique
où, malgré l'abandon de l'objet réel, persiste l'investissement libidinal des objets
imaginaires, mais le désinvestissement psychotique des objets tant internes
qu'externes avec reflux de la libido sur le moi. Ce retrait, narcissique, fait appa-
raître le narcissisme secondaire qui se surajoute au narcissisme primaire et
conduit à la surévaluation mégalomaniaque du moi, telle qu'on l'observe
notamment dans le délire de grandeur des schizophrènes. Il postule qu' « une
telle attitude narcissique pouvait constituer l'une des limites de l'analyse » dans
les psychoses qu'il dénomme « névroses narcissiques » et, à un degré moindre,
dans l'homosexualité, les perversions ou l'hypochondrie, par suite de l'absence
ou de l'insuffisance du transfert sur une autre personne.
Dans ce même texte, il introduit pour la première fois la notion d' « idéal du
moi » « à qui s'adresse dorénavant l'amour de soi dont jouissait dans l'enfance
le moi réel »... « L'homme, poursuit-il, ne veut pas se passer de la perfection nar-

1. On se rappellera qu'à cette époque Freud n'a pas encore développé sa deuxième topique et que le
« moi » désigne la personne tout entière ou plus précisément la représentation de soi que recouvrent les
termes actuels de Self, de Soi, de Je ou de sujet.
1218 Roger Dufresne

cissique de son enfance... Ce qu'il projette devant lui comme son idéal est le
substitut du narcissisme perdu de l'enfance ; en ce temps-là il était lui-même son
propre idéal. » L'apparition de l'idéal du moi surviendrait, selon Freud, de la
critique des parents, intériorisée sous forme d'une « instance de censure » qui
veille sans cesse sur le moi actuel et le mesure à l'idéal. L'idéal du moi est donné
comme l'héritier du narcissisme et l'instance de censure comme le protecteur de
l'estime de soi en interdisant toute attitude qui serait contraire ou non conforme
à l'idéal du moi, source de la satisfaction narcissique.
Freud y considère également la vie amoureuse, plus précisément les deux
types de choix d'objet. Il avait initialement conçu que « les pulsions sexuelles
s'étaient (ou s'appuient) d'abord sur la satisfaction des pulsions d'autoconserva-
tion du moi » et « que cet étayage se révèle dans le fait que les personnes qui ont
assuré l'alimentation, les soins et la protection de l'enfant deviennent les pre-
miers objets sexuels, en premier lieu la mère ou son substitut ». C'est ce qu'il
nomme le choix d'objet par étayage ou anaclitique. Mais, ajoute-t-il, « la
recherche analytique nous en a fait découvrir un autre que nous ne nous atten-
dions pas à rencontrer » et qui apparaît « avec une particulière évidence » chez
« les pervers ou les homosexuels qui ne choisissent pas leur objet d'amour sur le
modèle de la mère, mais bien sur celui de leur propre personne..., en présentant
le type de choix d'objet qu'on peut nommer narcissique ». Cependant ajoute-t-il,
« Le plein amour d'objet selon le type par étayage consiste dans une surestima-
tion sexuelle frappante qui a bien son origine dans le narcissisme originaire de
l'enfant et répond donc à un transfert de ce narcissisme sur l'objet sexuel. »
Freud conclut : « Les deux voies menant au choix d'objet sont ouvertes à
chaque être humain. »
Freud ne vient pas seulement de donner une extension considérable au
concept de narcissisme ; il a déplacé temporairement dans sa théorisation l'ac-
cent du pulsionnel au relationnel. Lorsqu'il distingue la libido narcissique et la
libido d'objet, Freud ne considère qu'une pulsion, la libido ; le conflit n'oppose
plus deux pulsions comme dans ses théories antérieures et postérieures, mais
concerne les lieux où une pulsion unique s'investit, se retire ou ne s'investit pas,
le moi et l'objet. Il est remarquable, sinon paradoxal, que dans presque toute
son oeuvre ce soit dans ses textes sur le narcissisme que Freud se soit davantage
intéressé aux relations d'objet.
Ses réflexions sur le narcissisme constituent un point tournant de son oeuvre.
Comme devait l'écrire Ernest Jones en 1955, elles ont donné « une secousse
considérable à la première théorie des pulsions sur laquelle avait reposé la psy-
chanalyse jusque-là ». Ainsi le concept de libido est en voie d'englober les pul-
sions d'autoconservation du moi. Cela n'allait pas sans soulever de nouveaux
problèmes théoriques sur la nature sexuelle ou non sexuelle de la libido du moi
A l'écoute de Narcisse 1219

ou sur un possible glissement vers le monisme pulsionnel proposé par Jung, dont
Freud se défendra toujours avec véhémence et qui le conduira à la théorie de la
pulsion de mort. De même, la double fonction du moi à la fois source de la
libido et premier objet sur lequel elle s'investit anticipe la différentiation du ça et
du moi, tandis que l'introduction de l'instance de censure annonce le surmoi.
Freud ne fut pas dupe de la complexitéet des difficultés de sa théorie du narcis-
sisme. Dans « Pour introduire le narcissisme » précisément, il écrit encore : « Ces
notions ne sont ni particulièrement claires à saisir ni suffisamment riches en
contenu. » Il poursuit aussitôt sur sa conception de la science analytique : « Une
théorie spéculativedes relations en cause se proposerait avant tout de se fonder sur
un concept défini avec rigueur. Mais voilà précisément, à mon sens, la différence
entre une théorie spéculative et une science fondée sur l'interprétation de l'empi-
rique. Celle-ci n'enviera pas à la spéculation le privilège d'un fondement lisse et
logiquement irréprochable, mais se contentera volontiers de conceptions évanes-
centes à peine représentables qu'elle espère pouvoir saisir plus clairement au cours
de son développement ou qu'elle est même prête à échanger pour d'autres. C'est
que ces idées, conclut-il, ne sont pas le fondement de la science, mais le toit de l'édi-
fice et peuvent sans dommage être remplacées ou éliminées. »
Le texte de 1914 « Pour introduire le narcissisme » contient l'essentiel des
apports de Freud sur cette notion. Ses références ultérieures, quoique nom-
breuses, sont assez brèves et incidentes, le plus souvent sans qu'il ne cherche à
articuler ses conceptions du narcissisme aux nouvelles formulations de sa méta-
psychologie. Cela est certes fort gênant quand on aborde son oeuvre pour la pre-
mière fois et le demeure longtemps encore, voire toujours, si l'on y cherche un
système définitif et clos. Ce faisant, toutefois, il nous aura évité l'illusion idéa-
liste, narcissique, qu'une théorie spéculative puisse jamais expliquer entièrement
et épuiser l'inconscient. Il nous aura ouvert des voies de réflexion, des espaces de
pensée, où chaque analyste peut trouver inspiration et repères dans la théorisa-
tion toujours à construire à l'écoute du dire unique de chaque analysant. Aucune
théorie préalable, aucun système fermé ou « lisse » ne saura jamais être d'aucun
analysant le fidèle Echo.

III. Survol d'une analyse

Ainsi que nous y invitait Freud, je vous propose de m'accompagner sur le


chemin de l'empirique, à l'écoute de la clinique. Je n'ignore pas les difficultés que
cela représente, car toute présentation clinique implique obligatoirement une
sélection, une réduction considérable qui reflète mal la complexité et la richesse
de chaque analyse, mais relève surtout et déjà d'une reconstruction qu'en un
1220 Roger Dufresne

moment précis je m'en fais en vue de cette conférence. Il est impossible de tout
dire d'une analyse, peut-être même de l'essentiel dans tous les non-dits et le non-
verbal qu'elle a comportés. Je n'aurai le temps de vous en dire que quelques-
unes des questions qu'elle m'a posées et des leçons qu'elle m'a apprises.

Isaac m'avait consulté en proie à une très vive angoisse. Marié depuis long-
temps, il avait depuis trois ans une maîtresse assidue. Son épouse l'avait décou-
vert et exigé qu'il mette un terme à cette liaison, ce qu'il avait promis de faire
sans délai. Sa maîtresse le pressait de divorcer et il l'assura que cela ne saurait
tarder. Mais les mois et les années passèrent. Les deux femmes s'impatientaient;
les petits dîners intimes se faisaient plus fréquents, les menaces aussi, l'une de lui
interdire l'accès au foyer conjugal, l'autre de le quitter pour un amant plus jeune.
Il avait beaucoup d'affection pour sa femme, tendre, sérieuse, excellente mère et
parfaite hôtesse, et il appréciait la chaleur de son foyer et la présence des enfants.
La maîtresse, plus jeune, avait pour elle la vivacité, l'esprit, le charme et des inté-
rêts professionnels communs. En vérité, il ne voulait les perdre ni l'une ni l'autre
et aurait volontiers poursuivi longtemps ce ménage à trois. A la limite, il aurait
peut-être choisi la maîtresse, mais il y avait les enfants. Il ne les voyait guère, car
il travaillait sans relâche, y compris les soirs et les week-ends. Mais il ne pouvait
être question pour lui de les quitter et de leur faire vivre une situation qui puisse
rappeler un tant soit peu ce que lui-même avait vécu enfant.
Des événements horribles avaient marqué son enfance. Il était tout jeune
quand son pays fut occupé par les Allemands. Juif, il porta l'étoile jaune et connut
avec ses parents la clandestinité. Chaque jour des amis leur apportaient un peu de
nourriture et les nouvelles des récentesarrestations. L'enfant voulaitjouer à l'exté-
rieur comme auparavant, mais cela lui était interdit. L'angoisse était à son comble,
les parents se disputaient, la mère pleurait, le père tempêtait davantage. Ils vécu-
rent ainsi cachés durant de longs mois, tressaillant à chaque bruit insolite. Un jour,
c'est la Gestapo. On lui avait appris à se cacher et à se taire. La fouille est rapide et
par miracle il passe inaperçu. Ses parents sont arrêtés et emmenés sans dire un seul
mot. Il voudrait les suivre, mais on l'avait prévenu de tous les scénarios. Après une
attente, il se précipite chez une famille amie, mais tous y pleurent, terrorisés par
l'éventualité de leur propre arrestation pour complicité. Il veut pleurer avec eux,
mais vite il comprend qu'il est de trop. Il n'a que 5 ou 6 ans. Retenant stoïquement
ses larmes dans un sursaut pour sa propre survie, il arpente les rues durant des
heures. Il croise une connaissance qui le fait conduire en lieu sûr.
Dès son arrivée dans une famille chrétienne dévote, on lui donne de nou-
veaux nom et prénom et une nouvelle identité ; dorénavant il sera le cousin éloi-
gné dont les parents sont morts. On lui enjoint de ne parler à quiconque de son
propre passé et de ne jamais pleurer ses parents même devant les parents d'ac-
A l'écoute de Narcisse 1221

cueil, à cause de l'entourage. Quand, à une ou deux reprises, il ne peut retenir


ses larmes, il est sévèrement puni. On le traite à l'égal des enfants de la famille,
mais sans aucune marque d'affection. Les années s'écoulent. On l'instruit dans
l'église ; à l'occasion, on croise Gestapo ou SS ; les bombardements alliés détrui-
sent des maisons voisines et le mur du jardin. Puis un jour, c'est la paix. Sauf la
peur, la vie quotidienne ne change guère. De longs mois plus tard, surprise : son
père surgit, rescapé par miracle des camps de concentration, douloureusement
vieilli, usé, malade. Il vient reprendre son fils. A nouveau, Isaac connaîtra des
années difficiles : père distant, autoritaire et trop affaibli pour reprendre son
ancien travail, logis exigu, une pauvre école hébraïque quasi désaffectée faute
d'élèves, des maîtresses de passage dans la vie du père, certaines gentilles, la
longue attente du retour de la mère et la confirmation qu'elle ne reviendra
jamais. Plus tard une vie plus confortable quoique modeste, remariage du père,
belle-mère peu avenante. Le père tombe malade : cancer. Le patient adolescent
développe un délire hypocondriaque; il est convaincu d'avoir lui-même un
cancer. Il est traité par anxiolytiques et thérapie de soutien ; il récupère. Le père
meurt. Les rapports avec la belle-mère s'enveniment. Il travaille le soir et les fins
de semaine ; il étudie beaucoup et réussit. Plus tard il se marie. Il travaille tou-
jours avec acharnement et connaît le succès. Quand il vient me voir, la seule
ombre au tableau est qu'il ne parvient pas à choisir entre sa femme et sa maî-
tresse, car il ne veut pas que ses enfants souffrent d'un foyer déchiré.
Vers la fin de nos entretiens préliminaires, je l'invite à me dire comment il
s'était représenté notre travail éventuel. Il me sait analyste, mais d'emblée il
exclut la psychanalyse ; il a beaucoup lu sur le sujet ; il ne souhaite pas revivre
son passé douloureux et surtout il y a urgence à résoudre ses problèmes conju-
gaux. J'avais déjà analysé quelqu'un qui avait présenté une histoire très sem-
blable et aurais souhaité pouvoir approfondir la problématique des enfants de
l'holocauste, mais je ne lui en dis rien. Pour sa part, il avait plutôt envisagé des
entretiens en face à face. Quand je lui propose deux séances hebdomadaires, il se
récuse, prétextant des horaires trop chargés, mais il serait disposé à venir me
voir une fois la semaine. Cela ne me semble guère suffisant. Je lui propose une
autre rencontre et me donne une semaine de réflexion. Dans l'intervalle, je songe
à son angoisse, à ses fortes résistances, à son air traqué derrière une façade assu-
rée, à son évitement de toute relation trop proche, à l'épisode délirant de l'ado-
lescence et à toutes les pertes de l'enfance. Surtout j'avais noté que dès que je lui
eus offert ce qui m'avait semblé la meilleure réponse à sa demande, il m'avait
d'emblée, dans un transfert massif, perçu comme le demandeur dont il lui fallait
se garder. Je l'informe qu'une séance hebdomadaire me paraissait bien peu et
que je ne pouvais exclure qu'il ne nous faille éventuellement augmenter la fré-
quence, mais que pour l'instant j'étais prêt à accéder à sa demande.
1222 Roger Dufresne

Une fois par semaine pendant de longs mois, je n'entendrai ni association


libre, ni la moindre verbalisation transférentielle. En outre, une amnésie totale
recouvre tout souvenir précédant l'arrestation des parents, véritable écran trau-
matique infranchissable. Parfois il me donne quelques informations supplémen-
taires sur son histoire plus tardive, généralement en réponse à ma demande de
précisions, mais avec réticence et perplexité, comme si cela n'avait rien à voir
avec le traitement. Pour lui, il est le malade qui vient exposer ses symptômes et
je suis le médecin qui doit le guérir; le reste n'est que curiosité d'analyste.
Chaque semaine il me présente un compte rendu de ses dernières péripéties avec
son épouse et sa maîtresse, suivi d'un bilan comparatif de chacune d'elles. Pas
un trait de leur caractère, pas 1 cm de leur anatomie n'est négligé. Mais jamais
les soldes de l'actif et du passif de chacune ne permettent de les départager. Ces
perpétuels décomptes, obsessionnels à souhait, ne peuvent manquer de déclen-
cher quelque lassitude chez le thérapeute. Mais il y a davantage. Renvoyé à
l'écoute de mon contre-transfert,j'y repère parfois mon malaise, une appréhen-
sion diffuse, la crainte que mon intervention ne le heurte ou n'entraîne en lui une
vive réaction défensive et rationalisante. Qui suis-je donc pour lui, dans le trans-
fert qui ne se dit pas ? J'élabore silencieusement des hypothèses. Père colérique et
fragile? mère morte? parents adoptifs dévots sans tendresse? belle-mère
jalouse ? ou soldat nazi ? Comment vérifier mes théories ? La moindre évocation
par moi d'une émotion ou d'un fantasme possible à mon endroit lui paraît si
incongrue qu'il ne peut y voir qu'un reflet de mon désir narcissique d'entendre
parler de moi. Aussitôt survient une absence, un événement imprévu ou une
nouvelle menace de ses compagnes, et nous retombons pour des mois dans les
bilans répétitifs. Après plus d'un an, je me résous à lui dire mon sentiment que la
thérapie piétine et que je ne vois guère d'autre issue qu'une psychanalyse.A mon
étonnement, il résiste peu.
Dans l'analyse, je découvre graduellement qu'outre son épouse et sa maî-
tresse, il y a une multitude d'autres femmes dans sa vie. Très souvent il éprouve
subitement une tension extrême, un désir sexuel angoissé. Il lui faut sur le champ
interrompre son travail, lever une fille dans la rue, lui faire l'amour, jamais une
prostituée, précise-t-il, puis, assouvi, reprendre le travail. J'en vins à concevoir
cette impérieusecompulsion comme une véritable perversion hétérosexuelle. Au
cours des années, j'entends défiler des dizaines de femmes de toutes tailles, de
toutes couleurs et de toutes origines, le plus souvent sans nom ni prénom, et si
indifférenciées que je ne parviens guère à m'y retrouver sauf qu'elles ne sont
jamais juives. Lorsque d'aventure je me risque à lui demander de me décrire ses
fantasmes ou ses émotions à leur endroit, il m'objecte vigoureusement qu'il n'en
a aucun et qu'il n'y a là rien d'autre qu'un strict besoin de décharge physiolo-
gique. Si je reviens sur le sujet quelques semaines plus tard, il s'arc-boute der-
A l'écoute de Narcisse 1223

rière ses lectures et me cite des articles de sexologie, d'éthologie, voire même la
théorie des névroses actuelles de Freud.
Un jour, je lui rappelle presque naïvement qu'il m'avait déjà dit que son
épouse et sa maîtresse seraient ravies de ses visites plus fréquentes, même
impromptues. Il m'apprend qu'il a un minimum de rapports sexuels avec cha-
cune, car avec elles il éprouve souvent des malaises physiques pénibles, ce qui ne
survient jamais lors de ses rencontres éphémères. Il est vrai, ajoute-t-il, qu'avec
les femmes d'occasion, jamais il n'accepte de faire l'amour deux fois. Quand
l'une de celles-ci lui tend à nouveau les bras, il semble lui répondre comme Nar-
cisse à Echo : « Pas cela, je mourrai avant que je te donne pouvoir sur moi ! »
Avec son épouse depuis longtemps, avec sa maîtresse depuis peu, ce qu'il
craint surtout c'est l'asservissement. L'image de soi qu'il abhorre le plus, son
anti- ou son contre-idéal du moi, pourrait-on dire, est celle du gentil mari dans
une petite maison de banlieue qui prépare le barbecue du dimanche dans son
jardin pour la famille et les voisins. Pour lui, il n'existe pas pire signe de la
domestication de l'homme par la femme ; puisse-t-il se préserver toujours d'une
semblable déchéance. Dans ce contexte, il peut reconnaître la nécessité pour lui
que l'épouse et la maîtresse se fassent réciproquement contre-poids et que les
belles d'un jour lui servent de remparts supplémentaires contre l'emprise éven-
tuelle des deux premières. Par contre, que plus profondément encore il puisse
éviter de s'attacher à quiconque par crainte d'une réédition des abandons de
l'enfance, lui paraît une hypothèse freudienne logique et plausible, mais qui ne
suscite en lui nulle émotion et en laquelle il ne se reconnaît pas.
L'analyse languit. Il s'absente souvent pour des périodes assez longues. Il y
a aussi ses perpétuels retards aux séances et dans les paiements, parfois considé-
rables et gênants, dont les moindres rappels par moi l'entraînent dans des dithy-
rambes sur les pratiques commerciales normales et les exigences extravagantes et
narcissiques des analystes. Que j'aie maintes fois modifié mes horaires pour l'ac-
commoder, ne lui suffit pas ; il se sent toujours prisonnier d'un arbitraire. Mais
il nie obstinément que ses retards puissent traduire une révolte.
Vers la cinquième année d'analyse, il me révèle que depuis quelques mois il
est amoureux d'une troisième femme comme jamais il ne l'a été auparavant. Je
lui souligne qu'il le mentionne pour la première fois. Il avait sciemment omis de
m'en parler, assuré que l'analyse d'un sentiment naissant n'aurait pu que le
détruire, « le tuer dans l'oeuf », dit-il, assuré surtout que mon idéal scientifique
m'aurait conduit à en poursuivre néanmoins l'analyse, comme un savant à l'uni-
versité procède à l'expérimentation et la dissection in vivo d'un cobaye sans
égard à ses souffrances et à sa mort. Ainsi, dans cette première verbalisation du
transfert après tant d'années, je suis à l'évidence à ses yeux un savant insensible
et bourreau, médecin nazi, nouveau Dr Mengele. Il n'y avait pas eu absence de
1224 Roger Dufresne

transfert, mais bien au contraire un transfert d'emblée très archaïque et violent.


On comprend mieux ses résistances à en prendre conscience et à me le dire, et
mon propre malaise des premières années de traitement.
Jusqu'où Isaac voudrait-il, pourrait-il, poursuivre son analyse ? Jamais nous
n'avions pu aborder profondément la perte de ses parents et la tristesse de l'en-
fant. Or il se sent mieux. Ses symptômes et comportements anciens ont disparu.
Avec sa nouvelle épouse, avec ses enfants et même avec sa première femme, ses
rapports semblent empreints de tendresse et d'ouverture aux besoins et désirs
des autres. Il s'autorise des moments de loisir et de plaisir avec eux et de temps
libre pour lui-même. Ses malaises physiques lors des relations sexuelles parais-
sent choses du passé, de même que sa compulsion à draguer.
Alors qu'il évoque la possibilité d'une fin de l'analyse, un tout nouveau
tableau symptomatique surgit. Des étourdissements, des troubles vasculaires et
quelques pertes de conscience qui le conduisent dans des urgences d'hôpitaux. A
chaque alerte, la fin de l'analyse est reportée sine die. Peu à peu il prend cons-
cience de son angoisse à la perspective d'une terminaison. « Mes problèmes ont
disparu, me dit-il, mais je vous vois plusieurs fois par semaine depuis des années.
Or si je ne viens plus, qui peut m'assurer que je ne retomberai jamais malade ? »
Il imagine diverses modalités de fin d'analyse qui en vérité n'en sont pas. Ainsi il
me propose de réduire graduellement les séances à deux puis à une par semaine,
ensuite aux quinze jours puis chaque mois et enfin à une séance par trimestre...
indéfiniment ! Son but est de se garder une place chez moi à perpétuité, au cas
où... Devant ma réticence, il se déprime pour la première fois et élabore divers
scénarios. Dans l'hypothèse où il a de nouveau besoin de moi après son départ,
ou je n'ai aucune place de disponible, ou je suis par principe opposé à reprendre
une analyse terminée, ou je déménage dans une autre ville, ou je meurs, comme
si sa présence trimestrielle auprès de moi pouvait me prémunir contre la mort,
ou encore je refuse carrément de le reprendre, trop heureux de m'être enfin
débarrassé de lui ou furieux qu'il m'ait abandonné, comme si j'étais moi-même
l'enfant dépendant qui ne peut pardonner à sa mère de l'avoir quitté. Il sait la
présence dans sa ville d'autres analystes qui pourraient prendre la relève, mais
cela ne parvient pas à apaiser ses angoisses d'abandon. Si nous nous séparons,
croit-il, jamais plus il ne me reverra ; dorénavant quoiqu'il arrive, il sera seul et
sans aide, avec ses peurs et ses angoisses. Comment ne pas se souvenir ici du
petit garçon errant seul, désespéré derrière son masque stoïque après l'arresta-
tion de ses parents. Il devient plus triste que jamais.
Pour que l'analyste puisse comprendre de l'intérieur ce que l'analysant ne
peut dire, il lui faut d'abord s'identifier à lui et à ses affects quoique autrement
et à un moindre degré. Mais afin que nous ne sombrions pas tous deux dans
une même désolation comme Echo et Narcisse, l'analyste doit simultanément
A l'écoute de Narcisse 1225

ou alternativement être en mesure de prendre un recul afin de voir puis d'in-


terpréter que le stoïcisme d'Isaac, consciemment nécessaire à la survie de l'en-
fant, avait aussi été rejet massif de ses parents, hélas devenus contre leur gré
symboles de mort.
Il s'en prit ouvertement à moi et à mes horaires ; il eût voulu que je sois dis-
ponible en tout temps quand bon lui semblait et à chaque séance pour la durée
qui lui conviendrait, sans égard pour les autres analysants. Il menaça paradoxa-
lement de me quitter pour un autre. Il me reprochait mes exigences, alors qu'en
vérité il m'en voulait de ne pas accéder aux siennes, sans limite, d'être mon
unique analysant, seul objet de mon désir d'analyste.
Il s'en prit aux juifs de sa ville et de toute l'Europe, les accusant de s'être
laissés berner et assassiner passivement sans s'organiser ni se défendre devant les
puissants soldats nazis et à l'encontre des juifs actuels d'Israël auxquels il est fier
de s'identifier. Derrière la tristesse et le désespoir de l'enfant, il y avait aussi la
colère et la rage. L'adulte en lui comprend depuis toujours que ses parents
étaient demeurés silencieux en le quittant dans l'espoir de lui sauver la vie, et y
étaient parvenus. Mais le petit enfant qui aurait préféré partir avec eux estime
qu'ils ont mérité leur sort, faute de s'être eux-mêmes défendus, contre toute vrai-
semblance, afin de demeurer auprès de lui.
Ces quelques années supplémentaires d'analyse n'auront pas été vaines.
Pour la première fois depuis l'adolescence, il retourne à des photos anciennes
et pleure ses parents dont il peut amorcer le deuil, ressentant simultanément la
déception qu'ils n'aient pu faire davantage et la reconnaissance qu'ils lui aient
tout de même sauvé la vie. Pareillement, peut-il faire le deuil de son analyste
qui n'a pu effacer sa triste histoire ni ne le gardera toujours auprès de lui, mais
qui a pu dégager quelque sens de ses symptômes et l'aider à se percevoir nou-
veau parent de lui-même, capable malgré ses limites de comprendre et d'apai-
ser ses propres besoins et désirs et ceux analogues de ses proches, amis, femme
et enfants.
L'analyse du transfert et la lente élaboration du traumatisme qui l'avait
sidéré lui auront permis de découvrir et de renoncer à son moi idéal grandiose et
d'intérioriser la représentation d'un couple parental ni absolument parfait ou
tout-puissant, ni totalement narcissique, auquel il peut s'identifier.

IV. La recherche de l'objet

Parmi les innombrables questions que j'eus amplement le temps de me


poser pendant la longue analyse d'Isaac, certaines se sont imposées avec plus de
constance et de vigueur.
1226 Roger Dufresne

Le trauma de son enfance, les représentations de l'arrestation de ses


parents et de l'errance sidérée du petit garçon de cinq ans, alors même qu'il
n'en parlait presque jamais, étaient constamment à mon esprit, peut-être sur-
tout parce qu'il ne m'apportait guère d'autres images de lui. Combien de fois
me suis-je demandé si l'intensité, la charge économique des traumatismes et
l'excès d'affect n'avaient pas taxé les capacités de sa jeune psyché au-delà du
tolérable et n'avaient pas entraîné une pétrification définitive de toute possibi-
lité d'élaboration fantasmatique, et si je n'avais pas été présomptueux en lui
proposant une psychanalyse. Pourtant je ne percevais chez lui aucun des
symptômes habituels des névroses traumatiques dont les névroses de guerre,
tels qu'amnésie ou ruminations de l'événement traumatisant, troubles du som-
meil, cauchemars répétitifs et paralysie plus ou moins complète de l'activité;
bien au contraire. Surtout lorsque je songeais à d'autres victimes de l'horreur
nazie que les circonstances m'avaient amené à interviewer ou à analyser et que
je me remémorais la gravité des pathologies de certains dont pourtant les rap-
ports à l'holocauste avaient été moins immédiats, je demeurais frappé de sa
vigueur, de ses intérêts, de ses multiples entreprises professionnelles et autres,
de son désir de vivre. Une fois encore s'il en était nécessaire, Isaac était la
démonstration vivante que l'effet traumatique pathogène, s'il tient en partie à
la nature et à l'intensité de l'événement extérieur, provient d'abord et avant
tout du désir refoulé et du fantasme inconscient que cet événement vient
mettre en scène dans l'après-coup.
Mais de ses fantasmes, je ne sus rien pendant longtemps, pas plus que de
l'histoire de sa petite enfance, et je ne pouvais que postuler des apports narcissi-
ques précoces suffisants, des identifications et des introjections objectales qui lui
avaient permis de survivre et de vivre. Il me fallait simultanément postuler un
immense retrait narcissique ultérieur secondaire à des pertes objectales d'une
pareille ampleur. La présence, l'écoute et les mots de l'analyste seraient-ils suffi-
sants pour qu'apparaisse ce minimum nécessaire de confiance, d'alliance comme
disent certains, pour que des émois et des fantasmes puissent être dits à l'ana-
lyste, interprétés et élaborés? Longtemps les analystes ont cru, comme Freud,
que les personnalités narcissiques étaient inanalysables par absence de transfert
à cause de l'insuffisance ou du recul de l'investissement de l'objet. Toutefois la
pratique et la réflexion psychanalytiques ont montré qu'il en allait tout autre-
ment, et qu'on avait confondu le transfert et la verbalisation du transfert. En
vérité, l'absence de verbalisation du transfert n'est le plus souvent que le signe
d'un transfert plus archaïque où prédominent les absolus et la violence des
contraires. L'analyse d'Isaac nous en est un nouvel exemple. Encore nous fallait-
il le surmonter.
« Jamais deux fois la même femme », avait dit Isaac des belles d'occasion
A l'écoute de Narcisse 1227

qui, davantage éprises, le sollicitaient en rappel. Il était certes plus audacieux


que Narcisse et pouvait s'autoriser des relations amoureuses distantes et plus
facilement encore des délits de fuite. Il en demeurait pourtant le frère jumeau
tant était semblable sa représentation du désir de la femme : domestication,
enfermement dans un joli jardin de banlieue, asservissement de son propre désir,
viol de son identité, comme si toutes les nymphes ne songeaient qu'à venger
Liriope du dieu Céphise.
Le cataclysme de son enfance qui résultait d'un pouvoir brutal et insensé
n'avait pu manquer de le marquer d'une sensibilité particulière au caractère
impérieux de la pulsion aveugle et inconsciente qui sous-tend tout désir. Nul fan-
tasme, ni verbalisation transférentielle pendant des années. Quand surgit enfin le
premier fantasme transférentiel, j'apparus sous les traits d'un savant cruel, indif-
férent à son amour naissant. Seule une fermeture sphinctérienne anale hermé-
tique, pour employer une métaphore corporelle, lui avait paru pouvoir le prému-
nir de l'intrusion sadique de quelque Dr Mengele qui l'aurait privé de sa
substance dans un total mépris de son désir.
Pourtant, il demeurait en analyse. Pourquoi tant de persévérance, alors que
d'autres auraient abandonné ? Il en tirait certes quelques bénéfices secondaires :
l'analyse lui était prétexte à faire patienter davantage épouse et maîtresse et à
reporter l'heure du choix fatidique ; mais cela ne saurait suffire. N'avait-il pas
d'abord et avant tout besoin d'un autre, d'un objet, sauf à sombrer comme Nar-
cisse dans la désolation et la mort ? Du reste, n'était-il pas venu me voir alors
que chacune de ses deux femmes menaçait de le quitter ? Un objet supplémen-
taire ou de rechange et présumé moins désirant n'est peut-être pas superflu
quand on a perdu précocement le tout premier, la mère. La nécessité impérieuse
de l'objet qu'Isaac s'était tu à lui-même encore plus qu'à moi, éclata avec une
incroyable netteté au début de la phase de terminaison, dans son angoisse de me
perdre à jamais, dans ses scénarios visant à conserver avec moi un lien réel et
éternel et dans sa désorganisation somatique à l'approche de ce qui lui semblait
la répétition de l'abandon mortifère. Nul ne saurait vivre sans l'autre réel, avant
que d'en avoir introjecté dans son espace intérieur la représentation suffisam-
ment bonne avec laquelle le dialogue intime pourra se poursuivre par-delà la
séparation et la mort de l'autre. La naissance de l'image de soi, qui succède aux
auto-érotismes épars et à l'indifférenciation des premiers mois, n'advient que par
l'identification à l'image d'un autre pareil à soi et la perception spéculaire simul-
tanée de sa propre image semblable à l'autre devant un même miroir, par consé-
quent dans une relation duelle inaugurale et une dépendance absolue à l'autre.
Sans objet, il n'y a pas de sujet.
Narcisse, fasciné par le seul reflet de son image insaisissable dans l'eau de la
fontaine, n'est-il pas mort de n'avoir pu voir, entendre, toucher, sentir un pre-
1228 Roger Dufresne

mier objet concret et sensible dans le désir duquel il puisse se reconnaître, faute
donc d'un autre réel narcissiquement investi qui lui serve de premier objet iden-
tificatoire et de support de son moi idéal narcissique ?
Les deux temps forts de l'analyse d'Isaac, quoique distants de quelques
années, ont permis de mettre au jour les deux pôles de son dilemme incons-
cient : l'effroi absolu devant le désir de l'autre et le besoin non moins absolu
de l'objet. Tel Ulysse dans le détroit de Messine, entre tourbillons et récifs,
entre Charybde et Scylla, chacun étant promesse de mort, il oscillait entre le
tout et le rien. Tantôt moi grandiose, il ne devait tout qu'à lui-même, sa survie
peu commune, sa réussite, ses conquêtes féminines, qui coïncidaient avec un
total mépris de l'objet. Tantôt enfant esseulé qui ne pouvait se séparer d'un
quelconque objet idéalisé, refuge de sa toute-puissance perdue. Mais l'objet
idéalisé lui-même n'est pas univoque, mais alternativement tout bon ou tout
mauvais. Sur la scène analytique, il imagine que je peux le guérir sans rien
connaître de lui ; je suis aussi le chercheur inhumain auquel il lui faut échap-
per. Il est l'enfant qui admire les soldats allemands ou israéliens et que seul je
peux sauver, mais je suis moi-même cet enfant qui ne lui pardonnera jamais
son départ.
Mes mots eux-mêmes étaient pris dans le même tourbillon, expressions d'un
tout-savoir ou bruits vides et auto-érotiques, aides salvatrices, suppliques de
séduction ou glaives sadiques. Jamais je n'entendais de culpabilité face à ses
retards, ses mensonges ou ses atermoiements, seulement le droit de se protéger,
comme si nul médiateur, ni interdit, ni loi, ni tiers, ni fonction paternelle, ni sur-
moi OEdipien ne s'était inscrit ou maintenu qui eût tempéré les toujours tumul-
tueuses relations duelles.
Pour que l'analyste ne soit pas lui-même happé dans ce tourbillon, il ne
concevra pas le transfert comme simple projection sur lui de tel personnage, his-
torique ou fantasmatique, mère ou père, ou de tel objet partiel, bon ou mauvais
sein, mais comme projection sur la scène analytique d'un scénario où les deux
acteurs, analyste et analysant, sont conviés à jouer tour à tour les rôles de sujet
et d'objet dans une permutation constante des identifications, des projections et
des introjections, où seuls demeurent constants le niveau et le mode de relation
entre les deux protagonistes.
Faute d'avoir pu suffisamment intérioriser ou conserver de bons aspects
de ses objets qui eussent apaisé son tumulte, Isaac tentait perpétuellement de
trouver dans le monde externe de nouveaux objets qui le rassurent sur sa
valeur et dont il puisse contrôler la distance pour le capter sans être capté par
lui, sans le perdre ni se perdre. Mais, inéluctablement, le fantasme archaïque
refaisait irruption et contaminait sa perception des désirs, faits et gestes de
l'autre, y compris de l'analyste.
A l'écoute de Narcisse 1229

V. Quand les mots seuls ne sauraient suffire...

Comment dans ces circonstances l'analyste pouvait-il l'aider à s'extraire de


ce cycle répétitif, alors que mes mots eux-mêmes lui paraissaient toujours sujets
à caution ?
La première et la principale leçon que nous ont apprise les analyses des cas
difficiles a été de nous faire saisir avec plus d'acuité encore que les structures
oedipiennes l'importance inaugurale de l'écoute dans le processus analytique.
Quand on sait le rôle fondateur de l'objet désirant et aimant dans la genèse de
l'image et de l'estime de soi et des effets pathogènes de son insuffisance, on com-
prend mieux que l'analysant, quelle qu'ait pu être la formulation consciente de
sa demande d'analyse, aspire en premier lieu à trouver dans l'analyste le soutien
et l'apport narcissiques qui lui ont manqué, c'est-à-dire une écoute, une ouver-
ture à l'intérieur d'un autre semblable à lui-même qui l'accueille, le reconnaisse
et se reconnaisse en lui, se laisse toucher par ses désirs et ses haines et contienne
ses projections violentes et contraires sans être détruit ni séduit.
L'écoute comportera certes et d'abord le silence de l'analyste sur ses désirs
ou soucis personnels, ses espoirs thérapeutiqueset son contre-transfertpour lais-
ser plus de place à l'analysant. Ce silence toutefois ne saurait être conçu comme
attente de verbalisations transférentielles, que l'on pourrait ensuite interpréter
conformément à une théorie préalable. Une telle écoute purement silencieuse et
passive, même patiente, aurait été pour Isaac une blessure narcissique insuppor-
table à l'égal d'un rejet. Mon écoute se devait d'être plus active et plus grati-
fiante narcissiquement. Je n'entends par là nul bavardage lénifiant, ni rassu-
rance, ni compliment, ce qui déjà ne serait plus l'écoute. Par écoute active, il faut
entendre une disponibilité et une volonté de l'analyste de comprendre l'autre.
J'intervenais assez souvent auprès d'Isaac par des questions pour préciser cer-
tains points ou par la formulation d'hypothèsesliant des agirs et transferts laté-
raux à des événements de son enfance pour y repérer quelques constantes et
m'assurer d'avoir bien compris. Cela lui permettait de savoir que j'avais été
attentif et sensible et vraiment à son écoute.
Mais cela ne lui suffisait pas et il me mit plus rudement à l'épreuve. N'osant
rien dire de sa peur et de son désir ni même en prendre conscience, il s'en prit au
cadre, à cette frontière entre la réalité externe qui limite et contient et le champ
analytique ouvert aux associations libres. Oublis, actes manques, retards,
absences, demandes insistantes de médication, de lettres ou d'interventions
auprès de tiers, menaces de départ. Autant d'attaques contre le cadre qui
visaient simultanément ma réalité et l'autre fantasmatique que je représentais,
ou plus précisément qui tentaient de modifier ma réalité, de me rendre réelle-
1230 Roger Dufresne

ment conforme à ses objets internes, de m'imposer sa vision fantasmatique de


moi. Agir sur l'analyste et le faire réagir pour se sentir actif et échapper au senti-
ment douloureux de dépendance et de passivité. Ces transgressions du cadre,
presque toujours liées à une énorme charge affective, furent parfois à la limite du
tolérable. La tentation contre-transférentiellefut parfois très grande de céder, de
rompre, d'imposer ou de passer sous silence en espérant des jours meilleurs.
C'eût été oublier que c'était précisément là que se cachait le transfert et se jouait
l'analyse. Il me fallut un long travail intérieur pour les supporter sans les accep-
ter, pour maintenir le cadre sans arbitraire ni inconstance et pour comprendre
qu'Isaac avait un besoin vital que je sois un être réel qui l'accepte avec bienveil-
lance et que je sache contenir toute la colère qu'il projetait et provoquait en moi.
Alors que mes mots seuls ne savaient lui suffire, il me réclamait une livre de chair
pour les lester, pour s'assurer de la sincérité de ma parole et de ma disponibilité
à l'écouter, à comprendre ses attentes et sa rage et à lui conserver néanmoins une
place dans mon espace intérieur.
Comment cette écoute a-t-elle permis qu'il puisse enfin après de longues
années me dire les images horribles qu'il avait projetées en moi ? Avant d'y par-
venir sans craindre ma fureur, il lui avait fallu découvrir que je n'étais pas réelle-
ment un robot ou un monstre malgré le fantasme qu'il en avait eu, et ce par des
voies qui sont propres à chaque analysant et que parfois nous ne découvrons que
dans l'après-coup. Il avait observé mes réactions aux événements extérieurs qu'il
me rapportait. Il m'avait provoqué par ses transgressions du cadre qu'il me dit
éventuellement savoir gênantes pour moi. Il avait limité la satisfaction de mon
désir d'analyser pour vérifier que je ne m'intéressais pas qu'à moi-même et que
mon désir l'incluait, comme s'il avait cru que je puisse concevoir l'analyse sans
un partage avec l'analysant. Incapable d'assumer lui-même la position de sujet
désirant, il l'avait reportée sur moi et testait sans relâche ma capacité à tolérer
les incartades de l'objet qu'il était pour moi. Sans l'avoir prémédité et parfois à
mon insu, j'avais laissé transparaître quelques aspects de mon contre-transfert,
amalgame d'irritation et de compassion. Mes communications verbales et non
verbales lestées par ma réalité constituaient autant d'interprétations « par antici-
pation » : il avait été nécessaire que je l'écoute et lui fasse connaître ma percep-
tion et mon acceptation de son transfert, avant même et afin que l'analysant
puisse en prendre conscience et le verbalise.
Il en fut de même de sa crainte de me perdre à jamais et de sa dépression.
Faute d'un accès plus immédiat à son monde intérieur, je n'avais le plus souvent
d'autre recours que l'écoute de la résonance en moi de ses projections incons-
cientes : lassitude, doutes, désespoir devant ses résistances quasi inexpugnables,
agacement devant son mépris de mes besoins et désirs, malaise et peur d'interve-
nir, exaspération, tristesse aussi devant ses fuites et sa profonde solitude. En
A l'écoute de Narcisse 1231

bref, impuissance et dépression. Sans cesse me revenait en mémoire l'effroi et le


sentiment de dévalorisation du petit garçon qui s'était retrouvé seul et qu'in-
consciemment il me faisait revivre. Encore une fois, il me fallut évoquer devant
lui les images que je me faisais de l'enfant abandonné avant que lui-même ne
puisse s'y reconnaître et me le dire.
Devant l'absolu de ses représentations contradictoires de lui-même et de
moi, la formulation même de mes interprétations posait problème. Toute inter-
prétation fait violence, non tant parce qu'elle interrompt les associations libres,
mais parce qu'en proposant un lien auquel l'analysant n'a pas songé le premier,
elle limite sa toute-puissance. Tantôt il recevait mon interprétation comme ten-
tative de lui imposer ma vision du monde, tantôt comme volonté de l'humilier
par le rappel de ses insuffisances. Il cherchait dans le contexte ou le ton de ma
voix quelque contradiction avec le sens même de mes mots. Afin de ménager le
plus possible sa fragile estime de soi, j'en vins à lui dire plus explicitement qu'à
d'autres que mes interprétations étaient des interrogations, des hypothèses qui
m'étaient venues à la lumière de ce que j'avais compris jusque-là et que j'accueil-
lerais volontiers d'autres éléments qui pourraient modifier ma compréhension,
voire même de nouvelles formulations. Me revient ici en « écho » ma citation de
Freud sur la théorie et la science et le toit de l'édifice qui peut être remplacé sans
dommage. Elle me semble valoir tout autant pour l'interprétation. Pour aider
Isaac à maintenir ensemble ses images opposées et absolues de soi, je devais par-
fois préciser au préalable que je reconnaissais l'adulte conscient et rationnel et
que mon propos ne concernait qu'un aspect inconscient ou affectif en lui, ou le
petit enfant qui demeure en chacun de nous. Qu'on ne voie surtout pas là
quelque recette magique passe-partout. Les modalités de nos formulations doi-
vent plonger leurs racines dans la perception du conflit inconscient que l'analyse
de notre contre-transfert nous a permis d'appréhender. L'analysant aura tôt fait
d'en découvrir le sens véritable : ce qui sera rassurant pour l'un à un moment
précis, pourra en blesser un autre narcissiquement en l'infantilisant. Seul l'analy-
sant peut nous guider dans ces choix si nous savons être à son écoute. Car s'il a
certes ses résistances et si nous disposons d'une certaine objectivité que confère
la distance et des théories, il est le seul qui puisse éventuellement recouvrer un
accès plus direct à son inconscient. Nous ne pourrons l'aider à réparer sa faille
narcissique sans d'abord lui laisser une place, y compris à ses propres interpréta-
tions sur soi.
Plus fondamentalement encore, il s'avéra essentiel que je reconnaisse qu'en
plus du double mouvement pulsionnel dirigé vers l'objet, soit le désir de s'appro-
prier le pouvoir projeté dans l'autre et la colère de n'y point parvenir, je sois à
l'écoute des versants narcissiques de l'aspiration à la perfection et du sentiment
d'impuissance totale avec retour de la rage sur soi. Aussi importa-t-il dans l'ana-
1232 Roger Dufresne

lyse d'Isaac que je ne me satisfasse pas d'interpréter ses transgressions du cadre


comme expression transférentielle de sa rage contre les nazis et contre ses
parents, ou son tourisme sexuel comme tentative perverse de s'approprier la
femme-mère sans être englouti par elle, mais que je comprenne et lui dise qu'il
tentait par là d'échapper aux affects douloureux de dépendance, de honte, de
non-valeur et de désespoir. Il avait fallu que je m'identifie à la tristesse du petit
enfant et qu'il sache que je ne voyais pas en lui qu'un garçon méprisant et rageur
qui aurait mérité le départ des parents, mais que j'interprète sa colère contre moi
et contre eux comme la réaction d'un enfant violenté et abandonné qui ne savait
ni comment ni à qui exprimer son désarroi. Il avait d'abord fallu qu'il s'assure
que je ne lui parlais pas du haut de l'Olympe, mais que j'avais ressenti ce qu'il
avait vécu et que, le temps d'une analyse, je sois pour lui un alter ego qui
l'écoute et le comprenne, c'est-à-dire qui le prenne en soi.
L'analyse des troubles narcissiques,je préfère dire de la douleur narcissique,
taxe parfois jusqu'à l'ultime limite notre propre désir d'aider et de réussir. Elle
nous contraint à poursuivre toujours plus avant l'analyse de notre contre-trans-
fert pour protéger le narcissisme de l'analysant de celui de l'analyste. Pour que
le premier puisse renoncer à son moi idéal grandiose, l'analyste devra chaque
fois renoncer à la croyance narcissique au pouvoir magique de ses mots. A ren-
contre d'Echo qui ne pouvait que répéter les derniers mots de l'autre, le psycha-
nalyste doit laisser percevoir et dire ce qu'il a ressenti et compris à l'écoute de la
douleur de Narcisse.

VI. Retour théorique sur la douleur narcissique

La cure psychanalytique de la « douleur narcissique » ne concerne pas que


celle des pathologies dites narcissiques, mais celle aussi de tout analysant, de
tout être humain à des degrés divers et nous contraint à réexaminer et à donner
plus de place à la théorie du narcissisme.
« Pas cela. Je mourrai avant que je te donne pouvoir sur moi », avait dit Nar-
cisse à la charmante Echo qui lui tendait les bras. Pouvoir sur moi ! Le pouvoir, la
possession, le contrôle sont inscrits au coeur du mythe de Narcisse. Ils le sont même
doublement puisqu'à son origine même : Narcisse est né d'un abus de pouvoir,
d'une violence, du viol de Liriope par Céphise. Narcisse n'est pas mort d'être
tombé subitement amoureux de lui-même, mais de s'être détourné de la nymphe
dont il craignait l'emprise et de s'être réfugié dans une pure image en miroir de soi
qui ne s'appuyait sur le désir d'aucun autre. Quand il plongeait obstinément les
bras dans la fontaine pour saisir son cou et se donner des baisers, l'eau ne lui ren-
voyait que des reflets morcelés, le fantôme évanescent de lui-même.
A l'écoute de Narcisse 1233

Ainsi d'ores et déjà dans le mythe même qui le fonde, le narcissisme n'est
pas pure fascination originelle devant l'image de soi, ni investissement primaire
et exclusif de la libido sur le moi, mais fuite et repli sur soi par frayeur devant le
désir appréhendé de l'autre auquel l'illusion grandiose et solitaire et la mort
même semblent préférables.
Le mythe de Narcisse est le mythe du narcissisme secondaire décrit par
Freud, du repli sur soi défensif et pathologique. C'est lui que les analystes ont
d'abord étudié dans l'observation clinique et le traitement des nombreux trou-
bles narcissiques.
Or il est d'autres phénomènes plus universels, qu'on ne peut qualifier de
secondaires ni de pathologiques et qui n'en sont pas moins d'essencenarcissique. Il
suffira de rappeler les blessures narcissiques qu'ont constitué pour l'humanité la
découverte par Galilée que notre terre n'était pas le centre de l'univers, la théorie
de Darwin qui nous fait descendre du singe et les énoncés de Freud qui nous
apprennent que notre psyché est surtout mue par des forces inconscientes. Ou à
l'inverse d'évoquer l'aspiration religieuse à une union éternelle au Tout ou au
Tout-Puissant, l'orgasme partagé qui plus qu'une simple décharge pulsionnelle
comporte la recherche de la fusion quoique éphémère à l'alter ego, ou la surestima-
tion par les parents de « His Majesty the Baby », comme l'écrit Freud en anglais,
qu'ils ne font pas qu'entourer de leurs soins aimants, mais sur lequel ils projettent
leurs propres rêves et espoirs de perfection, d'immortalité, de héros et de prin-
cesses, et dans lequel l'amour de l'objet révèle clairement son origine narcissique.
Mais la théorie générale du narcissisme primaire, normal et universel, de
son devenir et de sa place dans l'économie psychique, c'est-à-dire la théorie de
l'investissementpremier de soi que le repli secondaire présuppose, est longtemps
demeurée dans l'ombre. Elle allait du reste se heurter à d'énormes difficultés.
Freud lui-même a varié quant à son acception. Il le conçoit d'abord comme
contemporain de la constitution du moi quand les pulsions partielles se rassem-
blent en un seul tout qui prend le moi pour objet, mais il laisse alors en suspens
la question de savoir quelle action psychique doit s'ajouter à l'auto-érotisme
pour donner forme au narcissisme. Plus tard il se représente le narcissisme pri-
maire comme antérieur à l'apparition du moi, anobjectal et présent dès la vie
intra-utérine, mais cette conception n'a plus aucun lien avec une représentation
de soi que suppose l'origine du terme de narcissisme et on ne voit plus ce qui le
distingue de l'auto-érotisme.
Après Freud, il a fallu beaucoup de temps avant que les analystes se pen-
chent à nouveau sur cette question. Peut-être craignaient-ils de faire subir aux
deuxièmes théories freudiennes une secousse désagréable, selon l'expression de
Jones, analogue à celle que son texte de 1914 avait donné à sa première théorie
des pulsions.
1234 Roger Dufresne

Il faudra attendre les travaux d'abord de Béla Grunberger à Paris, puis de


Heinz Kohut à Chicago pour qu'on lui accorde plus d'attention, non du reste
sans de « désagréables secousses » en France et en Amérique. De nombreux
auteurs en ont étudié divers aspects, mais il sortirait à l'évidence du cadre d'exa-
miner les apports théoriques importants de chacun et les implications cliniques
que souvent ils en font découler.
Je me limiterai à une brève réflexion nécessairementschématique sur les liens
entre narcissisme et représentations. Certains auteurs pour qui l'objet serait donné
d'emblée dès l'orée de la vie considèrent le concept de narcissisme primaire comme
superfétatoire ou comme un avatar de la position schizo-paranoïde ou du sadisme
oral, ou comme un simple mythe des origines construitdans l'après-coup, mais on
ne voit guère ce qui le distingue du narcissisme secondaire. D'autres auteurs qui
suivent Freud dans sa conception d'un narcissisme primaire antérieur à l'appari-
tion de l'objet, voire même intra-utérin, sont conduits à séparer et à opposer un
ordre pulsionnel essentiellement orienté vers l'objet et un ordre narcissique. Une
telle dichotomie est lourde de conséquences ; pour les uns, alors même qu'ils consi-
dèrent la situation analytique comme réparatrice du narcissisme, l'interprétation
transférentielle ne s'adresserait qu'aux conflits pulsionnels dans les rapports à
l'objet ; pour d'autres, les kohutiens surtout, le narcissisme et la relation d'objet
suivent deux voies d'évolution séparées et les interprétations de transfert sont à
formuler selon l'un ou l'autre registre alternativement ou le plus souvent en deux
étapes successives, narcissique d'abord, objectale ensuite. Comme on vient de le
voir, ces considérations théoriques ne sont pas purement spéculatives, car elles ont
des répercussionsconsidérables sur les conceptions de la conduite de la cure et de
l'interprétation.
Ces divergences théoriques reposent essentiellement, par-delà les théories des
pulsions ou les topiques de l'appareil psychique, sur la reconstruction que chacun
se fait de la naissance de l'image de soi et de celle de l'objet. Or dans chacun des
modèles que je viens d'évoquer (objet présent d'emblée ou apparition de l'objet
postérieure au soi), ne sommes-nous pas presque toujours en présence d'une
conception adultomorphe et différenciée du sujet et de l'objet, soit-il partiel, que
nous projetterions sur l'enfant ? Mais convient-il de postuler chez le nouveau-né
une représentation de soi sans le contraste d'une représentation d'un non-soi ?
Peut-on davantage lui attribuer d'emblée la capacité de distinguerdans l'univers
de ses perceptions nouvelles, internes et externes, ce qui lui est propre et ce qui lui
vient d'un autre ? Ne convient-il pas plutôt d'envisager un soi primitif indifférencié
où le nourrisson tente d'expulser ce qui lui est intolérable et de s'approprier ce qui
lui procure du plaisir, aussi bien des aspects de l'objet réel que de lui-même,dans ce
qu'on a dénommé l'identificationprimaire, antérieure à la reconnaissance de l'ob-
jet comme autre, et qu'il vaudrait peut-être mieux appeler sentiment primaire
A l'écoute de Narcisse 1235

d'identité? Ce n'est que lorsqu'il aura accumulé des expériences suffisantes


d'amour, des réserves narcissiques pourrait-on dire, grâce à des soins maternels
qui auront permis le maintien temporaire de l'illusion de toute-puissance et atté-
nué le choc brutal de la prise de conscience de son absolue dépendance, que l'en-
fant pourra accepter l'altérité de l'autre et accéder de ce fait à une représentation
différenciéede soi ? Ou, pour le formuler différemment, les représentations du sujet
et de l'objet n'adviennent que lorsque l'enfant découvre que l'objet est source de
plaisir alors même qu'il en est séparé et dépendant.
Il convient de rappeler ici que Lou Andreas-Salomé avait insisté en 1921 sur
le fait que le narcissisme est dirigé à la fois vers soi et vers l'objet ; pour elle, il ne
s'agit pas là que d'un point de départ, mais d'une donnée fondamentale de tous
les investissements ultérieurs de l'objet. N'en va-t-il pas de même des pulsions
qui s'investissent tout autant sur le soi et sur le corps pris comme objet que sur
l'objet lui-même. L'objet affectivement investi et qui importe, s'il est autre, n'est-
il pas d'abord et aussi un alter ego, un autre soi-même ?
Je m'étonne parfois que Freud, pourtant si familier des métaphores biologi-
ques, n'ait pas poussé plus loin celle du pseudopode de l'amibe qui parfois s'en
détache par amitose pour constituer deux nouvelles cellules où chacune est
l'alter ego de l'autre et néanmoins vouée à un destin différent, afin de concevoir
et d'illustrer l'avènement simultané de soi et de l'autre.
Dans cette perspective, le narcissisme primaire se constituerait lors de l'ap-
parition concomitante des premières ébauches des représentations de soi et de
l'autre et des investissements libidinaux et mortifères de chacun. Il n'est pas le
tout premier temps de la vie psychique ; il se fonde sur des traces mnésiques de
perceptions et d'affects antérieurs, mais se présente comme l'un de ses premiers
moments organisateurs.
Ces réflexions sur la naissance psychique de l'autre et de soi nous font voir
combien l'amour de soi repose sur l'amour de l'autre, entendu dans le double
sens d'amour reçu de l'autre et d'amour porté à l'autre. Le processus analytique
nous fait découvrir que rien n'est jamais achevé en ce domaine et que toute rela-
tion affective d'amour ou d'amitié, pour pulsionnelle et objectale qu'elle soit,
comporte toujours la recherche d'apports narcissiques nouveaux et la confirma-
tion par l'objet de l'estime et de l'amour de soi ; la relation analytique ne saurait
y échapper. Quand l'analyste écoute, s'identifie et se laisse émouvoir par l'analy-
sant et qu'alternativement il se désengage et se fait observateur de ce qui a été
induit en lui par l'autre, il lui faut concevoir simultanément les enjeux de la rela-
tion interpersonnelle fantasmatique et l'organisation intrapsychique de chacun.
Or, si l'on conçoit le narcissisme comme tributaire de la représentation de
soi et celle-ci de la représentation simultanée de l'autre, la théorie du narcissisme
offre un point d'articulation entre les deux regards théoriques essentiels qui sous-
1236 Roger Dufresne

tendent et soutiennent le travail de l'analyste, les théories du sujet et du fonction-


nement intrapsychique et les théories de la relation d'objet. Même si pour des
motifs heuristiques on distingue narcissisme et amour d'objet, narcissisme pri-
maire et haine de l'autre avec repli secondaire sur soi quand le désir de toute-
puissance est limité par l'altérité de l'objet, il importe que nos théories et inter-
prétations ne se cantonnent pas à la seule perspective pulsionnelle dirigée vers
l'objet, mais tiennent simultanément compte des aspirations narcissiques du
sujet, y compris dans son rapport à l'autre.

VII. L'analyse de la part narcissique du transfert...


ou si Tirésias avait été autre

Toute découverte par chacun de nous des forces inconscientes qui nous ani-
ment et nous meuvent contrarie notre aspiration à la plénitude et au tout-savoir
et constitue une blessure narcissique. L'interprète ne saurait se limiter à montrer
la soif d'amour, la pulsion d'emprise, la frustration, l'envie ou la colère, au
risque de confirmer l'analysant dans son autodévalorisation et sa crainte de
n'être que le monstre pulsionnel qu'il craint être. Le travail de l'analyste consis-
tera pour une bonne part à lui offrir un premier soutien implicite par une écoute
empathique et bienveillante, mais également à lui indiquer plus explicitement les
besoins narcissiques qui sous-tendent et cachent les conflits relationnels. Ainsi
chez tel analysant, l'échec répétitif n'est pas uniquement réaction de colère
contre les attentes des parents, mais aussi tentative d'affirmer sa différence, son
indépendance, son altérité devant des parents qui peut-être ne pouvaient tolérer
la propre altérité de l'enfant. Il importera que l'analyste ne voie pas là qu'une
simple résistance ou le repli de la rage narcissique contre soi, mais sache recon-
naître, accepter, soutenir et dire simultanément l'intention constructive et répa-
ratrice de l'identité et de l'estime de soi.
Freud écrivait que « l'homme ne veut pas se passer de la perfection narcis-
sique de son enfance ». Il nous faut donc repérer les organisations psychiques
ultérieures qui serviront à sauvegarder l'équilibre narcissique au-delà de
l'époque du narcissisme primaire originel à peine différencié. Freud nous pro-
pose que « le narcissisme est déplacé sur ce nouveau moi-idéal qui se trouve,
comme le moi infantile, en possession de toutes les perfections ». Freud poursuit
que « le refoulement provient... de l'estime de soi qu'a et veut maintenir le
moi » ; ainsi, ajoute-t-il, telles « impressions, expériences, impulsions, désirs...
sont repoussés avec la plus grande indignation, ou sont déjà étouffés avant
d'avoir pu devenir conscients », parce que contraires à l'idéal du moi. Ce refou-
lement survient du fait d'une instance de censure ou d'un surmoi « qui, écrit
A l'écoute de Narcisse 1237

Freud, accomplit la tâche de veiller à ce que soit assurée la satisfaction narcis-


sique provenant de l'idéal du moi ». Ainsi, chez tel autre analysant de structure
oedipienne, la culpabilité ou l'inhibition sexuelle seront à comprendre et à inter-
préter non seulement comme conséquence de l'introjection des interdits paren-
taux, mais plus fondamentalement de la construction par le sujet lui-même de ce
surmoi pour protéger son narcissisme : il est moins douloureux au petit garçon
de s'imaginer que l'accès sexuel à la mère lui est interdit par le père rival qui le
menacerait de castration que de se percevoir insuffisant à satisfaire les désirs de
la mère qui lui préfère un autre, l'intrus, l'étranger, le tiers, le Père. L'angoisse de
castration renvoie ultimement à des castrations plus primaires qui culminent
dans l'angoisse de la perte du sein et de l'amour de la mère.
L'analyse de la part narcissique de tout transfert révélera des angoisses d'au-
tant plus profondes qu'elles touchent aux fondements mêmes de la représentation
et de l'estime de soi, au désir comme au danger de la fusion à l'autre ou de la sépa-
ration absolue, à l'aspiration à l'immortalité, donc à la mort, blessure narcissique
suprême, qui voue toutes nos entreprises au transitoire et à l'éphémère.
Pour que l'analysant puisse s'en ouvrir à nous et à lui-même, il aura fallu au
préalable qu'il s'assure de notre disponibilité à l'accompagnerjusque-là. Il aura
testé notre contre-transfertjusqu'à la limite par des voies qu'il jugera suffisantes et
qu'il nous faudra accepteret contenir, alors même qu'elles nous condamnent long-
temps à la passivité et à la contemplation de nos propres limites, de notre propre
impuissance et parfois de notre propre mort, donc à la reviviscence de nos propres
blessures narcissiques. Il n'aura de cesse que lorsqu'il saura qu'il a été activement
capable de nous toucher, de susciter une émotion authentique en nous, ou comme
le disent certains analysants de l'être humain derrière le thérapeute, en un de ces
moments de vérité où l'analyste aura accepté, parfois d'abord inconsciemment,
d'être pour l'autre cet alter ego, cet autre soi-même qui partage et ressent des aspi-
rations et des angoisses identiquement humaines et qui néanmoins et de ce fait peut
les écouter de l'analysant et les accueillir avec empathie.

Si le devin Tirésias, renommé pour ses réponses infaillibles, ne s'était pas


limité auprès de Liriope, la mère de Narcisse, à se faire l'interprète de la destinée,
mais qu'il avait su l'écouter et manifester quelque empathie pour la douleur de
la femme et les angoisses de la mère, le destin de Narcisse eût sans doute été fort
différent. Mais c'eût été un autre mythe.
Roger Dufresne
5757 Decelles, suite 227
Montréal, Québec,
Canada H3S 2C3
Le phallique féminin

Catherine PARAT

Le phallique n'est pas mâle, le phallique est narcissique. On peut, à côté du


phallique masculin, et un peu différent de lui, reconnaître l'existence d'un phal-
lique féminin.
La difficulté à l'évoquer vient de la persistance à travers le temps et jusque
dans notre milieu psychanalytique actuel, d'une confusion entre phallus et pénis.
De cette confusion découle l'opposition phallique-châtré, qui, elle non plus, ne
date pas d'hier.
Je ne me référerai pas, sauf sur quelques points, au rapport de Jean et
Monique Cournut 1, bien qu'il entraîne souvent mon adhésion. L'intérêt des
auteurs s'est attaché, comme leur titre l'indique, à la castration et au féminin dans
les deux sexes. Ils confirment tout au long du texte, la confusion habituellement
admise entre phallus et pénis : « La masculinité, celle en tout cas que Freud nom-
mera phallique... », peut-on lire en effet dans la présentationdu rapport. Ils s'en
expliquent bien d'ailleurs : « La complexitéde l'approche de ce qui s'intrique ainsi
ne trouve quelque repos qu'en système phallique, avec la simplicité pensable,voire
visible donc nommable, d'un oui ou non, d'en avoir ou pas. »
Ma réflexion ne concerne ni le féminin ni la castration, mais, imprudem-
ment peut-être, un domaine complexe à penser, non visible, facilement gauchi
par le besoin de représentation, difficile à nommer donc, le phallique féminin.
Je désigne par phallique, chez la femme, à l'issue de sa trajectoire de petite
fille, le domaine expansif des différentes sublimations édifiées grâce aux identifi-
cations féminines et viriles, et à l'utilisation de la bisexualité psychique.
Il persiste chez Freud une grande indétermination entre pénis et phallus qui
lui fait utiliser le mot phallus pour désigner le pénis.
Cette indétermination dans la pensée masculine marque la trace du maintien

1. J. et M. Cournut, La castration et le féminin dans les deux sexes, in Revuefrançaise de Psychana-


lyse, numéro spécial Congrès, 1993.
Rev. fran9. Psychanal., 4/1995
1240 Catherine Parat

de la valeur narcissique dévolue au pénis à certain moment important de l'enfance


du garçon. Elle a aussi contaminé le vocabulaire et certaines conceptions fémi-
nines, en partie pour des raisons culturelles, en fonction d'une passivité longtemps
maintenue à l'égard des positions masculines, passivité qui, là, déborde d'un
domaine sur l'autre ; aussi peut-être à cause d'un résidu des investissementsétablis
sur le père de l'enfance, puissant et protecteur, confondu avec l'Idéal du Moi 1.
Les peintures pariétales des grottes préhistoriques qui datent de quelque
trente mille ans inscrivent un graphisme qui débute non par la représentationnaïve
du réel, mais par l'abstrait. Selon A. Leroi-Gourhan2, « l'art figuratifest lié au lan-
gage et beaucoup plus près de l'écriture que de l'oeuvre d'art. Il est transposition
symbolique, les êtres humains sont représentés par des symboles. Les symboles
sexuels sont stylisés. Les symboles masculins sont des signes minces, bâtonnets ou
série de points, les symboles féminins sont des signes pleins, coupés ou non par un
trait médian, cercles, quadrilatères »... « Tout l'art paléolithique, écrit-il, est idéo-
graphique et l'idéographie est antérieure à la pictographie. La liaison fondamen-
tale de l'art et de la religion est émotionnelle. » On est bien sûr livré aux hypothèses
à propos de la pensée paléolithique, mais certaines représentations qui évoquent
une équivalence ou une confusion entre le signe masculin et l'arme, entre le signe
féminin et la blessure, nous ouvrent déjà la voie vers les formulations masculin et
châtré, ou phallique et châtré, puisque l'auteur, respectant cette confusion, utilise
le mot phallus pour les représentations mâles, il cite : « phallus, vulve, tête de
bison, cheval... »3.
Selon le Larousse du XXe siècle : le Phallus est la représentation du membre
viril, et par extension le membre viril.
En Extrême-Orient, Alain Daniélou4 situe deux cultes dont il trouve les ori-
gines en Inde, très loin dans la préhistoire, celui de la Déesse-mère et celui du
principe mâle créateur. « La religion shivaïte considère l'emblème phallique
comme la représentation la plus abstraite, la plus pure du principe créateur et
donne naissance à un rituel d'où semble dériver le culte dionysiaque dans le
monde grec et romain. » L'autre culte attribue l'origine du monde au principe
féminin ; en dérivent les cultes de la fécondité.
Le « Linga » (ce mot veut dire signe) représente un grand pénis érigé. Il est
l'emblème de Shiva. Alain Daniélou note que « la puissance virile, principe
fécondant et ordonnateur, est la source de la vie organisée et de l'intelligence.

1. Une jeune collègue me confiait que ce n'était pas son analyse personnelle, mais sa pratique qui
avait élargi sa connaissancedes hommes. Confrontée à cette réalité que les hommes aussi pleurent sur le
divan, et qu'ils ont des fragilités, elle avait cessé d'interdire à son fils de pleurer car « un homme ne
pleure pas ».
2. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, 1964.
3. André Leroi-Gourhan, La mémoire et le rythme, Albin Michel, 1965.
4. Alain Daniélou, L'érotisme divinisé, Buchet Chastel, 1962.
Le phallique féminin 1241

Cette énergie, lorsqu'elle est libérée du féminin, devient la substance de l'intel-


lect ». Le phallus apparaît là comme une représentation mâle de ce qui, se déga-
geant de la relation érotique, atteint le monde de la sublimation. « Shiva, Dieu
de l'érotisme, est aussi le maître de la méthode par laquelle la force virile peut
être sublimée et transformée en force mentale, en puissance intellectuelle. »
Oserons-nous évoquer Freud renonçant à l'exercice de la sexualité, au béné-
fice de sa recherche ?
Dans le monde grec, le phallus est un accessoirerituel, l'érection sexuelle est
associée à la stimulation des forces mystérieuses de la fertilité et de la fécondité.
A l'époque classique, les figurations ithyphalliques détournaient les maléfices.
Les grandes dionysies d'Athènes comportaient des défilés phallophoriques,et les
grands phallus de consécration voisinaient avec les petits phallus porte-bonheur.
L'utilisation par les femmes d'olisbos, ou pénis postiches en cuir, ramenait
cependant celui-ci au mode érotique 1.
La représentation phallique, à partir des mondes grec et romain, a traversé
les temps et on en retrouve des traces sur la façade d'églises romanes. Notons en
passant que le phallus concerne toujours la représentation du pénis érigé, ce qui
le situe en rapport sinon avec la castration, du moins avec l'intermittence et la
fragilité de l'érection.
Selon le dictionnaire de Laplanche et Pontalis, « le phallus est la représen-
tation figurée de l'organe mâle. Il correspond à la fonction symbolique remplie
par le pénis dans la dialectique intra- et intersubjective ». Les auteurs font réfé-
rence au stade phallique correspondant à la valeur symbolique du pénis. La
« mère phallique » est définie comme pourvue d'un sexe masculin. L'article fait
référence au fétichisme.
Plusieurs auteurs ont insisté sur la regrettable confusion entre les termes de
phallus et pénis.
Conrad Stein2 écrit que : « Le nom de phallus devrait être réservé au pénis
comme symbole du corps du parent nourricier devenu personnage phallique. »
Avant de reprendre la conception du stade phallique décrit par Freud, il me
paraît intéressant de considérer la position de Lacan3.
Lacan4 souligne que ce dont il s'agit : « C'est de distinguer le pénis en tant
qu'organe réel avec des fonctions définissablespar certaines coordonnées réelles et
le phallus dans sa fonction imaginaire... L'objet de la castration est un objet imagi-
naire... L'objet de la privation, lui, n'est jamais qu'un objet symbolique. »

1. Jean Mascadé, Eros Kalos. Essai sur les représentations érotiques de l'art grec, Nagel, 1962.
2. Conrad Stein, La castration comme négation de la féminité, Rev. franç, de psychanal, 1961, n° 2.
3. Jacques Lacan, Ecrits II, Seuil, coll. « Points », 1971.
4. Jacques Lacan, Le Séminaire. La relation d'objet, Seuil, 1994.
1242 Catherine Parat

Pour lui, le phallus a une signification narcissique. Le phallus est le signi-


fiant. Le désir est un rejeton différent du besoin : « La demande en soi porte sur
autre chose que sur la satisfaction qu'elle appelle. Elle est demande d'une pré-
sence ou d'une absence... ce que la relation primordiale à la mère manifeste,
d'être grosse de cet autre à situer en deçà des besoins qu'il (le sujet...) peut com-
bler... le privilège de l'autre dessine ainsi la forme radicale du don de ce qu'il n'a
pas, soit ce qu'on appelle son amour. » Lacan différencie nettement la satisfac-
tion des besoins et l'amour ; sans amour (sans participation narcissique) la satis-
faction des besoins maintient un manque. D'où l'on peut sans doute déjà envisa-
ger que la seule satisfaction d'ordre phallique ne pourrait se trouver que dans le
domaine des sublimations, quand le but, jamais atteint totalement mais à jamais
poursuivi, a été détaché de l'objet. Nous sommes très proches, là, de la position
exprimée par Freud, à propos de la sublimation, seule opérante pour calmer la
demande adressée aux objets et à jamais insatisfaite tant que le changement de
but ne s'est pas opéré.
Selon Lacan : « Le rapport entre les sexes... tournerait autour d'un être et d'un
avoir qui, de se rapporter au signifiant, le phallus, ont l'effet contrarié de donner
d'une part réalité au sujet dans ce signifiant, d'autre part d'irréaliser les relations à
signifier. » Le phallus correspond donc pour lui au manque, pour l'un et l'autre
sexe, qui crée un mouvement toujours déçu dans la recherche de l'amour mais qui
peut sans doute, en partie, et parfois, être atteint par d'autres voies.
On peut déceler une certaine parenté de vue entre Lacan et Bela Grunber-
ger 1 concernant la conception du phallus et sa valeur narcissique. Grunberger
évoque le « paradis perdu » à propos du premier vécu relationnel de la vie intra-
utérine et des tout premiers temps de la vie. Il en rapproche la régression narcis-
sique, tentative de retour à un vécu de la période orale, à l'abri de la neutralité
de l'analyste, qui se développe pendant la toute première période d'une analyse.
« En effet, écrit-il, pour la femme, comme pour l'homme, le phallus est le sym-
bole de l'intégration narcissique et tout au long de l'analyse, elle sera à la pour-
suite de ce phallus sur des modes de plus en plus évolués. » C'est secondaire-
ment, après cette première période d'élation, que le patient entre dans la relation
d'objet, d'où conflit et frustration. L'auteur pense que cette relation d'objet
retrouve alors les caractéristiques de l'analité : maîtrise, rétention, ambivalence,
possessivité, sadisme et sens de la réalité.
Freud décrit un stade phallique qu'il situe entre le stade anal et le stade
génital et qui ouvre vers la traversée oedipienne. Ce stade est caractérisé par la
valorisation du pénis par l'un et l'autre sexe. Le pénis est alors représentation du

1. Bela Grunberger. Le narcissisme, Payot, 1971.


Le phallique féminin 1243

phallus dans l'ordre de la puissance. Freud utilise le mot phallus pour désigner
le pénis, confirmant la confusion dont il est difficile de se défaire.
Chez le garçon, le stade phallique, au décours du stade anal comporte la
mobilisation des investissements vers l'avant, vers le pénis, que renforce l'émoi
lié à la constatation de la différence des sexes. Le pénis est vécu comme l'organe
qui pourrait ouvrir vers la possession érotique de la mère, en rivalité avec le
père, le père à la fois muni, lui, d'un grand pénis, et interdicteur.
C'est la crainte de la castration par le père rival qui entraîne le renoncement
à la possession de la mère pour conserver le pénis investi à la fois d'une valeur
narcissique et comme porteur d'une possibilité future d'éprouver une satisfaction
erotique. Il s'agit là d'un renoncement à l'érotisme, au bénéfice du narcissisme.
C'est comme on le sait ce complexe de castration qui fait sortir le garçon du
conflit oedipien pour entrer dans la période de latence.
Et toujours selon Freud, c'est aussi ce qu'il appelle son complexe de castra-
tion (le sentiment de l'insuffisance de son clitoris, « pénis rabougri ») qui va faire
entrer la fille dans l'OEdipe. Tout cela est fort connu et accepté dans les grandes
lignes. Dans les grandes lignes, car il est intéressant de préciser la période qui
précède ce stade phallique et qui lui fournit l'essentiel de son énergie et de ses
valeurs.
Il est habituel de considérer comme allant de soi la similitude du vécu de la
période orale pour les deux sexes 1 .Qu'on admette ou non cette similitude, pendant
la période orale l'essentiel, sinon la totalité, de la libido est constitué par la libido
narcissique. Une part de ce narcissisme primaire persiste toute la vie, il fonde l'es-
time de soi que viendra renforcer le narcissisme secondaire, à l'aide des identifica-
tions, des apports liés à l'Idéal du Moi et des investissements d'objet. Parallèle-
ment au narcissisme primaire, Freud a décrit une identification primaire aux
parents. « La première et la plus importante identification que l'enfant effectue est
celle avec le père de la pré-histoire personnelle, c'est l'identification primaire,
immédiate, directe, antérieure à tout investissementobjectai... Les investissements
libidinaux (au père et à la mère) vont ajouter une identification secondaire. »2
L'impuissance de l'enfant liée à la prématuration entraîne la projection d'une
part du narcissisme primaire comme le décrit bien Janine Chasseguet3 : « L'éclate-
ment de la fusion primaire qui naît de cette impuissance et amène le sujet à recon-
naître le non-moi semble être le moment primordial où la toute-puissance narcis-
sique qui lui est arrachée est projetée sur l'objet, premier Idéal du Moi de l'enfant,

1. Rappelons cependant la conception de Jones qui attribuait plus d'importance aux pulsions incor-
poratrices de la fille et supposait une équivalence bouche-anus-vagin. Je ne sais si on a jamais tenté de
savoir si le fantasme de fellation du pénis paternel était plus fréquent chez les filles que chez les garçons ?
2. Sigmund Freud, Le Moi et le Ça.
3. Janine Chasseguet-Smirgel, L 'Idéal du Moi, Tchou, 1975.
1244 Catherine Parat

toute-puissance narcissique dont il est désormais séparé par une béance qu'il s'ef-
forcera toute sa vie de combler,tendancequi devient alors le primum movens de son
éducation et de ses activité dans divers domaines. » Notons en passant que la ten-
dance à combler cette « béance » nous ramène à la poursuite du phallus de Lacan
et à la recherche du paradis perdu de Grunberger.
L'enfant qui aborde le stade anal a constitué une ébauche d'Idéal du Moi
par projection d'une part de son narcissisme primaire, parallèlement à l'identifi-
cation primaire aux deux parents et à l'investissementde l'objet maternel.
Le stade anal occupe une période qui s'étale dans le temps, avec des avancées
et des retours en arrière, son développement ne se fait pas d'une seule tenue, on
pourrait parler d'un stade oro-anal où, comme l'écritjustement A. Green1 « l'ana-
lité primaire se rattache au sentiment de la fin de l'omnipotence symbiotique». Cet
auteur décrit un type de caractère névrotique qui se différencie du classique carac-
tère anal, où « la tonalité anale diffère de l'analité classique par le fait que la fixa-
tion paraît marquée par le narcissisme de manière prévalente ». L'érogénéité de la
zone anale est complexe, érogénéité de la muqueuse, du sphincter, du rectum
mobilisant la sensibilité profonde. Elle est accompagnée sur le plan psychique rela-
tionnel de pulsions actives et passives, d'un désir et d'un plaisir de maîtrise liée au
fonctionnement du sphincter, tous mouvements qui s'inscrivent dans une relation
avec l'entourage, la mère le plus souvent. Green note que les patients qu'il décrit
« manifestent une défense acharnée du territoire subjectif» et il souligne « un repli
sur la pensée comme possession inaliénable, la pensée ayant pris la place de l'objet
anal primitif ». Le mode relationnel avec l'entourage maternel prend, pendant
cette période, une grande influence sur l'acquisition d'une maîtrise corporelle et
psychiquequi, selon les cas, s'effectue souplement ou non, selon les diverses articu-
lations avec les mouvements maternels conscients et inconscients. Des pulsions
exhibitionnistesimportantes se manifestent également et l'enfant fier de son étron
l'investit d'une valeur narcissique.
Parallèlement, chez l'un et l'autre enfant se font jour une imitation et une
identification virile au père qui s'inscrivent dans la gestuelle, dans le comporte-
ment et dans l'expression de certains intérêts. Les réponses maternelles aux dif-
férentes attitudes de l'enfant, de la fille en particulier, qu'il s'agisse de l'érotisme
actif ou passif, du sadisme, de la maîtrise, de l'exhibitionnisme et aussi des iden-
tifications au père, prennent une grande importance dans le jeu relationnel.
Marie Bonaparte avait souligné que les interdictions maternelles concernant
les plaisirs anaux étaient généralement plus sévères à l'égard des filles. Les filles
seraient « propres » plus tôt que les garçons.

1. A. Green, L'analitéprimaire. Le travail du négatif, Ed. de Minuit, 1993.


Le phallique féminin 1245

Andrée Bauduin1 a bien souligné le poids de l'analité sur le rapport qui peut
unir une fille et sa mère.
Les modes d'évolution des investissements de cette période, où se crée aussi
la possibilité si importante d'investir une notion de « cadre », vers la période
phallique sont importants et présentent des différences selon le sexe. C'est en
effet à l'orée de la période phallique que les enfants découvrent, plus précisément
investissent, la différence des sexes. Toute une part de l'érogénéité anale, la part
active surtout semble-t-il, vient renforcer l'érogénéité du pénis du garçon par une
sorte de glissement vers l'avant.
André Green2 rappelle dans son étude sur la position phallique narcissique
que « Freud a reconnu dès les premiers temps comment le pénis était le bénéfi-
ciaire d'un transfert de l'analité à la sexualité proprement dite... et que le report
des fantasmes agressifs contemporains de la phase sadique anale trouve encore à
s'employer avec l'organe pénien ».
L'investissement du pénis, renforcé par l'identification sexuée au père por-
teur d'un grand pénis, va ouvrir la voie vers l'OEdipe positif du garçon, et l'ame-
ner, le plaisir de la masturbation aidant, au désir de posséder sa mère à la place
du père. J. et M. Cournut marquent bien ce passage de l'analité à l'OEdipe en
rappelant que « le garçon ressent des impulsions obscures à une action vio-
lente : pénétrer, casser, percer des trous partout »3. La régression toute prête
vers l'analité est facile à saisir quand Hans répond à sa mère4 que « si on lui
coupe son fait-pipi, c'est avec son tutu qu'il fera pipi ».
La menace de castration et la constatation de l'absence de pénis de la fille
confrontent le garçon à l'obligation de choisir entre l'investissementde son pénis
en tant qu'organe erotique et l'investissementen tant qu'organe narcissique. Et,
classiquement, il choisit de renoncer à ses désirs érotiques et c'est l'entrée dans la
période de latence. L'introjection de la menace paternelle contribue à l'édifica-
tion du Surmoi et à la désexualisation de la relation aux deux parents, en même
temps qu'elle renforce le courant tendre qui intéresse la mère, et confirme les
identifications au père dans les voies de la sublimation. Après la resexualisation
de la puberté et les retrouvailles d'un pénis érotique, le garçon gardera cepen-
dant peu ou prou, mais constamment, les traces de l'investissement narcissique
qu'il avait fait de son pénis. Le pénis a ainsi acquis, au moins partiellement, une
valeur de phallus avec les complications qui découlent souvent de la prévalence

1. André Bauduin, L'aliénation érotique de la fille à sa mère, Rev. franç, de psychanal. 1994, n° 1.
2. André Green, Une variante de la position phallique narcissique, Rev. franç, de psychanal,
1963, n°l.
3. J. et M. Cournut, La castration et le féminin dans les deux sexes, Rev. franç, de psychanal, 1993,
numéro spécial du Congrès.
4. Sigmund Freud, Le petit Hans.
1246 Catherine Parat

du phallique sur l'érotique que nous ne faisons qu'évoquer en passant... Disons


seulement que le phallique masculin, à la différence du phallique féminin, se
compose, à partir d'une double origine, d'une projection narcissique sur le pénis,
trace du complexe de castration, et d'une expansion narcissique par la voie des
sublimations.
Ce détour à propos du garçon m'a paru nécessaire pour bien marquer que
l'évolution de la fille est différente1.
Quand Freud parle de la fille au stade phallique2, il écrit que « seuls les
organes génitaux mâles (le phallus) jouent un rôle. Les organes génitaux fémi-
nins restent encore longtemps ignorés... L'enfant adopte la vénérable théorie du
cloaque ». Freud nie la réalité des excitations vaginales et pense « qu'elles se
rapportent à des excitations du clitoris, organe analogue au pénis ». Cette ana-
logie établie entre le clitoris et le pénis a entraîné bien des conséquences. En effet
la masturbation clitoridienne, seule forme envisagée par Freud, a été considérée
comme sous-tendue par un investissement érotique actif, d'où la transformation
de l'activité en passivité, et le déplacement nécessaire de l'érogénéité vers le vagin
(tardivement avec l'aide du pénis) pour que s'instaure la génitalité féminine3.
Le clitoris est là considéré comme un organe particulier (un pénis rabougri)
et non comme partie constituante de la zone cloacale féminine (clitoris-vagin-
anus). On a fait du clitoris l'organe du plaisir ou le « bois d'allumage ». Il appar-
tient à la zone vulvaire4 héritière directe de la zone cloacale. Dans cet ensemble,
le vagin prend une importance particulière. Particulière dans l'ordre des sensa-
tions par sa situation intermédiaire entre la région urétrale et la région anale,
mais surtout dans l'ordre des significations relationnelles élaborées tout au long
de l'évolution psychosexuelle. Cette importance se trouve sans doute favorisée
(sous l'aspect sensoriel et sous l'aspect psychique) par l'existence et le vécu des
règles ; vécu complexe, variable, et intéressant à connaître dans son détail pour
la compréhension de la féminité.
On a beaucoup dit et écrit sur l'orgasme féminin (depuis Tirésias...). Les
variétés qu'on en a décrites selon la zone possédant la plus grande excitabilité,
clitoris, entrée du vagin, zone profonde du vagin (séparée du rectum par une si
mince paroi) correspondent surtout à des modalités relationnelles. Ce qu'on a
appelé orgasme complet correspond sans doute à la participation de la zone
génitale tout entière. Il est cependant intéressant de constater l'adaptabilité des
femmes libres dans leur érotisme aux préférences, plus exactement sans doute

1. Disons l'évolution classique de la fille car je n'oublie pas les nombreux accidents de parcours...
2. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse.
3. C'est le schéma repris par Marie Bonaparte dans ses écrits sur la sexualité féminine.
4. Sans doute faut-il mettre à part certains cas où une masturbation clitoridienne constante a pu
organiser l'équivalentd'une perversion.
Le phallique féminin 1247

aux fantasmes masculins concernant les zones féminines. Ce qui va dans le sens
d'une prévalence du psychique et du relationnel.
S'il est évident que l'érection du pénis a depuis toujours favorisé la représen-
tation qui a été faite du phallus, l'érection féminine a des caractères différents.
Elle entoure, enserre, fait le lit de la concavité vaginale, et le pénis peut être reçu
par la femme tout entière. Le fantasme de confusion régressive transitoire peut
d'ailleurs fort bien être partagé par le porteur de pénis, comme l'a si bien évoqué
Ferenczi dans Thalassa.
Mais revenons à Freud. Selon lui, c'est pour la fille « son manque de phal-
lus ou plutôt l'infériorité de son clitoris » qui entraîne son renoncement à la
masturbation. Et c'est la déception (vécue par rapport à sa mère qui ne lui a pas
donné de pénis) qui la fait l'abandonner comme objet d'amour, et la remplacer
par son père.
Il est assez remarquable que Freud envisage la rivalité de la fille dépourvue
de pénis, par rapport à un frère ou à d'autres garçons, mais ne l'envisage jamais
par rapport à son père, et qu'il rapporte le déclenchement du changement d'ob-
jet au ressentiment à l'égard de la mère. Pourtant, dans un de ses derniers écrits1,
il a un instant évoqué une démarche agressive en rivalité avec le père : « Les
nouvelles relations peuvent s'établir d'abord sur le désir de disposer du pénis de
celui-ci2, mais le point culminant s'en trouve dans un autre désir : recevoir de lui
le cadeau d'un enfant. » Le désir d'enfant du père vient donc pour Freud rem-
placer le désir d'avoir un pénis, et se trouve ainsi évacué le désir d'enfant vécu
précédemment dans la relation avec la mère (recevoir un enfant de la mère...
faire un enfant à la mère...). Le mouvement agressif à l'égard du pénis du père se
trouve là effacé, non pris en compte, comme si une violente agression de la fille
vers le père ne pouvait pas être envisagée3. Enfin, Freud qui avait bien attaché
son intérêt à l'existence d'un courant tendre, parallèlement au courant érotique,
n'en tient pas compte pendant cette période pré-oedipienne.
C'est au décours de la période anale, et dans un échange relationnel avec sa
mère que la fille valorise sa connaissance de la différence des sexes. Le glissement
vers l'avant de l'érogénéité anale et cloacale est moins vif que chez le garçon. Le
désir d'avoir un pénis qui s'inscrit à ce moment dépend en partie de l'existence
de frères (qui peuvent uriner debout et loin), de l'investissement érotique du père

1. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse.


2. Disposer pourquoi ?
3. Plutôt que d'accuser Freud de machisme, il faut se souvenir que l'essentiel de sa recherche avait
porté d'abord sur lui-même et sur des cas masculins. Il avait lui-même signalé qu'il « adaptait » ses
connaissances aux femmes.
Les premières psychanalystes femmes étaient, compte tenu du temps et du contexte, obligatoirement
des femmes particulières, et non du tout-venant...
1248 Catherine Parat

et de la mère, et de l'investissement que fait la mère d'un enfant sans pénis par
rapport à un enfant porteur de pénis. Est-il nécessaire de rappeler que pendant
les périodes qui précèdent, l'investissement maternel du nouveau-né et du très
jeune enfant, souvent complexe, n'est pas univoque. Si Freud a sans doute rai-
son en écrivant1 que « l'amour des parents, si touchant et au fond si enfantin,
n'est rien d'autre que leur narcissisme qui vient de renaître, et qui, malgré sa
métamorphose en amour d'objet, manifeste à ne pas s'y tromper, son ancienne
nature », les formes que prennent les projections parentales ont cependant un
impact sur le vécu de l'enfant. Il peut, cet enfant, être vécu surtout comme un
objet partiel, surtout comme un objet érotique, surtout comme un objet narcis-
sique... L'importance, la prévalence dévolue à la différence des sexes, pèse dès le
début de sa vie sur l'enfant-fille et sur son premier « confort narcissique », selon
qu'elle est ressentie comme satisfaisante ou insatisfaisante dans le monde incons-
cient de sa mère.
Comme l'a bien noté Lacan2 : « Le sujet n'est ni isolé, ni indépendant, et ce
n'est pas lui qui introduit l'ordre symbolique... Dans certains cas, c'est d'une
façon en quelque sorte directe que l'enfant a abordé dans l'imaginaire, non pas
le sien, mais celui dans lequel sa mère se trouve par rapport à la privation du
phallus. » Il est soumis effectivement, cet enfant, au fonctionnement psychique
de sa mère. Le désir de pénis éprouvé par la fille dépend d'abord et pour la plus
grande part de la valorisation narcissique qu'elle fait de ce pénis dont elle est
dépourvue, en fonction directe du manque vécu dans sa relation avec sa mère,
puis son père, puis l'entourage (fraternel en particulier). Elle projette sur le pénis
tout ce qui lui a manqué et l'investit d'une valeur narcissique. Le pénis, organe
visible, est une excellente occasion de projection, de représentation du manque.
La période anale et les échanges avec la mère qu'elle comporte semblent
de grande importance pour l'édification d'un sentiment d'autonomie et de
liberté, y compris la liberté dans le développement d'identifications viriles au
personnage paternel. L'ouverture d'un secteur autonome de vie (autonome par
rapport à l'objet maternel en particulier) se trouve alors (ou non) favorisé pen-
dant la période anale; il sera confirmé pendant la latence, parallèlement au
courant erotique, non contradictoire avec lui si son évolution ne subit pas
d'entraves ou de distorsions.
Les positions parentales, à propos de la différence des sexes, se trouvent
prises dans leur relation avec leurs propres parents et peuvent remonter loin
dans le transgénérationnel...3 Le manque parental qui a ainsi « contaminé » l'en-

1.Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme.


2. Jacques Lacan, Le Séminaire. La relation d'objet, Seuil, 1994.
3. Je ne me réfère, limitant mon sujet, qu'à notre culture judéo-chrétienne.
Le phallique féminin 1249

fant fille est, selon les cas, plutôt d'ordre érotique ou plutôt d'ordre narcissique,
avec des interférences qui ne simplifient pas les choses.
Les fantasmes liés à la scène primitive suscitent chez la fille un désir de pos-
séder érotiquement sa mère, désir qui s'inscrit dès la période anale, et dont
l'exhibitionnisme en particulier est une manifestation 1. Pendant cette période, les
échanges inscrivent en partie l'organisation de la future féminité. Les jeux et les
enjeux erotiques, et les jeux et les enjeux concernant possession, pouvoir et
liberté, pèsent d'un grand poids sur l'avenir. Grunberger a écrit très justement
que « chaque accomplissementpulsionnel ou enrichissement du Moi de l'enfant
propre à accroître le sentiment de sa valeur, et confirmé comme tel, revêtira dans
son inconscient un caractère phallique, alors que, inversement, l'absence de
confirmation ou la dévalorisation non suivie de compensation narcissique sera
vécue par lui comme une castration ».
Le désir de posséder la mère sur un mode à la fois érotique et narcissique se
heurte au désir conservé ou retrouvé de la mère pour le père2. Ce désir va progressi-
vement glisser vers un mode érotique « à travers, écrit Lacan3, la découverte qu'elle
fait de l'insatisfaction foncière qu'éprouve la mère dans la relation mère-enfant. Il
s'agit alors pour elle du glissement de ce phallus de l'imaginaire au réel... La petite
fille trouve alors le pénis réel là où il est au-delà, dans celui qui peut lui donner l'en-
fant, à savoir, nous dit Freud, dans le père ».
Le désir de la fille en effet, à la période phallique, s'inscrit en compétition
avec le père muni d'un pénis apte à satisfaire érotiquement la mère. Il s'agit
d'un désir d'attaquer et de s'emparer du pénis du père rival, qui réalise
l'OEdipe négatif précédant l'OEdipe classique. Ce désir qui marque un moment
important de l'évolution relationnelle est transitoire dans les cas classiques. Il
peut prendre et garder une prévalence comme nous le montrent certaines
pathologies.
Ce mouvement actif, agressif, sadique, ouvre vers le changement d'objet qui
à l'aide du mouvement masochique4 et l'utilisation du fantasme de viol anal
atteindra l'OEdipe positif classique et ouvrira vers la réceptivité vaginale.
Ce mouvement concerne l'investissement érotique des objets parentaux.
Rien n'empêche, s'il garde une violence relative, sa coexistence avec le courant

1. Une publication psychiatrique insistait sur le fait que l'exhibitionnisme masculin chez l'adulte
concerne toujours le pénis, alors que l'exhibitionnismeféminin concerne non pas la région génitale, mais
les fesses et l'anus.
2. La Censure de l'Amante décrite par Michel Fain, prélude à la vie fantasmatique, Rev. franç, de
psychanai, 1971, n° 23.
3. Jacques Lacan, Le Séminaire. La relation d'objet. Seuil, 1994.
4. Ce mouvement masochique que j'ai essayé de mettre en lumière utilise le renversement de la pul-
sion en son contraire, mécanisme primitif, encore actif, d'autant plus que le refoulementn'est pas encore
parfaitement en place.
1250 Catherine Parat

tendre. La part du courant tendre qui investit la mère, une fois l'OEdipe positif en
place et la rivalité avec elle établie, entraîne une crainte de perdre son amour qui
aide à l'évolution vers la période de latence.
Le désir érotique, dirigé vers le père, ne rencontre qu'une satisfaction rela-
tive dans le contre-Oedipe du père quand il se manifeste, mais pas de satisfaction
directe, et le père, objet érotique frustrant, va se trouver désinvesti et introjecté
comme interdicteur. Cette désexualisationcontribue, comme chez le garçon, à la
constitution du Surmoi postoedipien' en venant enrichir et réorganiser les
noyaux préoedipiens du Surmoi.
Les identificationsviriles de la fille au père édifiées grâce à la bisexualité psy-
chique, dans les secteurs non conflictuels, hors du circuit érotique, pendant la
période anale, se trouvent mises apparemment en veilleuse pendant la période
phallique et la période oedipienne aiguë. Elles vont se trouver renforcées pendant
la période de latence où le père peut être le principal support de l'Idéal du Moi,
et où la bisexualité s'exprime plus librement. De plus, nous dit Freud2, « La
transposition de la libido d'objet en libido narcissique comporte manifestement
un abandon des buts sexuels, de désexualisation, donc une espèce de sublima-
tion. » Il ajoute en note que cet afflux de la libido vers le Moi constitue son nar-
cissisme secondaire (Cimetière des amours du Ça).
« Il semble bien parfois, écrit Grunberger3, qu'on ne prête pas une attention
suffisante à cette double identification (au père et à la mère). Il suffit cependant
de considérer la cure en tant que processus embrassant toute la maturation psy-
chosexuelle pour admettre que le sujet doit revivre en analyse toutes les phases
de cette maturation, y compris l'identification au parent du sexe opposé. C'est
une séquence relativement camouflée et passagère, débordée finalement par
l'identification opposée, mais nécessaire cependant, intégrée d'ailleurs dans le
Moi sur un mode partiel mais définitif. »
Il paraît nécessaire pour que s'intègrent les identifications au père pendant
la période de latence que la réponse contre-oedipienne du père n'ait pas été trop
violente et ne soit pas venue bousculer tout ce qui s'était tissé sur un mode
sublimé pendant les périodes précédentes en utilisant la bisexualité psychique. Il
ne faut pas oublier non plus l'existence de la coexcitation libidinale qui peut
venir à tout moment déclencher des acmés d'excitation avec les défenses, et par-
fois les délabrements que ces accès peuvent entraîner... Le père peut, ou non,
pendant la période de latence, conforter la bisexualité de la fille en la reconnais-

1. Je ne sais pas si le Surmoi du garçon est, comme on l'a parfois dit, plus solide parce que édifié sur
la crainte de la castration. Chez la fille, les deux parents au décours de l'OEdipe sont vécus comme inter-
dicteurs et promoteurs d'une loi.
2. Sigmund Freud, Le Moi et le Ça.
3. Bela Grunberger, Le narcissisme, Payot, 1971.
Le phalliqueféminin 1251

sant, en dehors de l'ordre érotique, ou parallèlement à lui, comme objet d'iden-


tification, facilitant ainsi ses investissements sublimés.
Lorsque la puberté ouvre vers l'investissement d'objets érotiques nouveaux,
la continuité des investissements sublimés a paru parfois moins constante chez
certaines filles 1. Les identifications féminines maternelles peuvent alors occuper
la première place transitoirement ou définitivement. Il faut maintenir une dis-
tinction importante entre les identifications qui ouvrent vers des sublimations
(où s'inscrit la désexualisation) et les identifications viriles érotiques qui entre-
tiennent les distorsions névrotiques et les graves inhibitions auxquelles nous
avons affaire journellement.
Après ce qui peut apparaître comme un long détour, nous voyons comment
le phallique, mouvement narcissique, trouve chez la fille son inscription et son
expression grâce aux sublimations. C'est l'élément phallique, élan vers un but
jamais totalement atteint, qui constitue là le moteur important nécessaire à la
continuité du travail psychique. La trajectoire décrite sur le mode sublimé se dif-
férencie de la trajectoire érotique par sa continuité, liée en particulier au mode
différent de décharge qui la caractérise. La reconnaissance sociale, qui ne semble
pas dans tous les cas nécessaire, peut renforcer le plaisir narcissique quand elle
existe. Lorsqu'elle est nécessaire, dans certains domaines, elle ouvre vers les dan-
gers de la contestation et marque sa zone de fragilité.
Ce mouvement, issu lointainement du narcissisme primaire, enrichi par la
constitution d'un Idéal du Moi, aidé par les investissements paternels et mater-
nels dérivés du courant tendre, coexiste avec les investissements de la sphère ero-
tique d'autant plus paisiblement que la fille se trouve en dehors des interférences
subies par le garçon, lors de son complexe de castration.
Les analyses de femmes nous montrent le manque particulier ressenti dans
les cas où ce mouvement n'a pas trouvé les conditions nécessaires à son dévelop-
pement sans conflit, et la revendication phallique est à bien distinguer du désir
de pénis, même si l'un fournit à l'autre une facile représentation. Cette distinc-
tion prend une importance particulière dans la relation analytique. Interpréter
en effet la revendication phallique comme envie de pénis ne fait que confirmer à
la patiente que là encore elle ne reçoit pas (sous forme d'interprétation adéquate)
ce dont elle aurait besoin et ne fait que l'ancrer dans sa revendication. Elle res-
sent comme une injustice de s'entendre dire qu'elle désire un pénis, et que c'est
un pénis qui pourrait combler son désir de phallus.
L'analyse de ce qui s'exprime là ramène en définitive à l'analyse des
relations avec la mère pendant la période anale, car c'est le désir de posses-

1. J'ai souvenir d'un groupe d'étudiants s'amusant à constater que « les jolies filles se marient et
abandonnent les études, seules les laides poursuivent ».
1252 Catherine Parat

sion d'un objet de valeur anale et narcissique dont la sublimation ouvre


sinon vers la satisfaction complète, du moins vers un mouvement de vivante
recherche.
L'erreur que peuvent commettre certains analystes en maintenant cette
confusion (en dehors d'une attitude contre-transférentielle ou de projection sur
ce terrain si délicat) vient en partie du fait que souvent ce n'est pas de sa relation
avec sa mère que se plaint la patiente (même si, comme je viens de le dire, le
noeud du problème se trouve là) mais de sa relation avec son père et le contexte
social. Il est fréquent aussi que l'existence d'un frère, objet d'identification phal-
lique du père, aggrave la frustration.
Il est remarquable qu'il s'agit souvent d'une femme qui semble avoir bien
effectué son parcours oedipien et qui vit une relation génitale satisfaisante, la
souffrance ne s'inscrit donc pas sur un mode érotique. La plainte concerne la
non-reconnaissance d'une valeur différente de celle qui s'inscrit sur le mode
érotique1.
La clinique nous apprend que le contre-OEdipe du père s'est souvent mani-
festé d'une façon assez vive, mais la fille garde le sentiment d'avoir manqué
d'autre chose, d'une estime, d'un investissement dans le domaine de ses identifi-
cations viriles, plus exactement bisexuées, car finalement c'est au niveau de sa
bisexualité psychique qu'elle a besoin d'une reconnaissance. Dans cette recon-
naissance, joue d'un grand poids la bisexualité de l'analyste.
Pour différentes raisons, je ne donnerai pas d'illustrations cliniques détail-
lées, mais seulement quelques aspects schématiques exemplaires.
Une jeune femme se plaint d'une inhibition intellectuelle et d'une insatisfaction pro-
fessionnelle. Sa vie érotique est satisfaisante. Avocate, elle a un sentiment d'échec dans sa
pratique. Elle rêve qu'au centre d'un prétoire elle se prépare à faire une brillante plaidoi-
rie. Au moment de parler, elle n'a rien à dire et se sent couverte de honte.
Une première traduction de ce rêve paraît simple : au moment de faire admirer son
pénis, elle n'en a pas.
Fille d'un avocat de renom, elle avait toute petite fille manifesté son projet de deve-
nir avocate. Son père avait paru contrarié et lui avait dit qu'à son avis c'était un métier
d'homme. Il était un père tendre, mais ne l'a jamais aidée dans ses études alors qu'il avait
beaucoup soutenu son frère aîné. Sa mère avait des études de droit, mais n'avait jamais
exercé de profession. L'analysede l'OEdipe, de l'OEdipe inversé, de la rivalité avec le père,
n'entraîne pas de modificationnotable. C'est l'analyse des conflits de la période anale qui
se montre mobilisatrice, et l'évocation d'une image de mère chez qui un désir de pénis
était fortement contre-investi.
Après bien des mouvements transférentiels, l'inhibition semble enfin cesser quand
elle projette sur moi un modèle support d'Idéal du Moi auquel elle peut s'identifier : une
femme libre qui parle et qui est écoutée.

1.C'est plutôt une plainte du « sois belle et tais-toi ». Ce propos prenant souvent des formes subtiles
mais néanmoins frustrantes, qu'elles qu'en soient d'ailleurs les raisons masculines souvent complexes...
Le phallique féminin 1253

La difficulté de cette patiente s'était ainsi inscrite au niveau de l'utilisation


de sa bisexualité psychique pour inscrire son activité dans une situation profes-
sionnelle.
Une jeune femme qui utilise un langage plutôt raffiné change brusquement de style et
devient scatologique. L'explication en vient rapidement : « Pourquoi est-ce que je sens un
tel besoin de vous infliger ma merde ? J'aurais pu dire les mêmes choses autrement, mais ce
sont des gros mots qui me viennent. » Elle marque ainsi l'entrée dans l'analyse de ses rap-
ports avec sa mère à l'âge du « dressage » sphinctérien. La mère alors évoquée voulait gar-
der une maîtrise totale, la privaitde toute liberté, déjouer avec son objet fécal, de se salir, de
se retenir. En même temps qu'elle trouve cette liberté de langage sur le divan, une constipa-
tion de toujours cède. Les débâcles lui apportent un grand plaisir, plaisir érotique et plaisir
narcissique à se sentir « maîtresse de son ventre » et à pouvoir m' « éclabousser de sa
merde ». A l'issue de cette période, elle me remercie (fort poliment) en reprenant son style
habituel. La vie erotique de cette femme est libre et satisfaisante et ses rapports avec les
hommes sont simples et non conflictuels. Sa difficultéconsiste en une autodévalorisationde
son travail et en une difficulté à s'affirmer dans la vie sociale. Son OEdipe semble avoir été
vécu avec beaucoup de violence et avoir « bénéficié » d'une attitude contre-oedipienne du
père très vive et valorisante sur le plan érotique. Mais l'intérêt du père s'est aussi montré
dévalorisant à se maintenir sur le mode érotique, à l'exclusion de toute ouverture à une
identification sur un mode sublimé, ce domaine ayant été réservé à un frère favorisé par le
père sur le plan culturel. Des interférences entre revendicationphallique et envie du pénis se
sont manifestéesà plusieurs reprises pendant cette analyse ; mais il est devenu progressive-
ment évident que le désir de pénis correspondait à un déplacement et que l'essentiel du
conflit trouvait son origine dans la relation anale avec la mère. Et c'est secondairementque
l'attitudedu père avait confirméla frustration.
Bien entendu, dans d'autres cas ce déplacement peut s'avérer plus lourd et
suggérer qu'il se passe, comme chez le garçon, un glissementdes investissements
anaux-cloacaux vers l'avant avec valorisation (valorisation-dévalorisation) du
clitoris. L'investissement érotique clitoridien prenant le pas sur les mécanismes
qui opèrent dans les autres cas pour aboutir aux sublimations.
Une patiente avait transféré de façon très active son désir d'intéresser et de séduire un pre-
mier analyste homme, support de l'imago paternelle. Elle avait pensé y réussir, au moins
partiellement, car l'analyste, sans véritable entorse au cadre, lui avait néanmoins laissé per-
cevoir qu'il la trouvait belle et séduisante.Elle s'en était sentie à la fois satisfaiteet « dévalo-
risée » selon son expression. Un jour, l'heure venue, je lève la séance et debout (avec un cer-
tain esprit de l'escalier) je complète une interprétation que je venais de lui donner. A la
séance suivante, elle me couvre de reproches : « Vous avez parlé debout, vous êtes dans la
transgression, vous allez encore gâcher le travail que nous faisonsensemble. » Elle craignait
que je n'aie cédé à sa séduction, que je n'aie transgressé, que de nouveau, « encore », un
investissement érotique n'aille la priver du bénéfice narcissiquequ'elle attendait de l'ana-
lyse et de ma neutralité. Les associationsau cours de cette séance ont concerné son père, qui
répondait tendrement à son amour de petite fille, maisqui ne l'associaitjamais à ses intérêts
culturels comme elle l'aurait désiré. Elle évoquait aussi des camarades de travail qui, en
tombant amoureux d'elle,la « privaient » d'une collaboration intellectuelle.
Le développement des sublimations, originaires d'identifications féminines
mais aussi d'identificationsviriles de la période anale et de la période de latence,
constitue ce que j'ai désigné par phallique féminin.
1254 Catherine Parat

Ces sublimations sont d'ordre varié. Elles concernent toutes sortes de travaux
et de créations professionnelles, intellectuelles, sportives,artistiques. Janine Chas-
seguet 1 a décrit une inhibition de la création féminine qu'elle rapporte, ainsi que
certaines inhibitions sexuelles, à une culpabilité féminine spécifique à l'égard du
pénis du père idéalisé, en incriminant la composante sadique anale. Ces troubles
découlent de distorsions dans la sphère génitale et n'intéressent pas directement
mon propos.
Un mode particulier de sublimation concerne la maternité, au sens large, car
l'exercice de la fonction maternelle ne nécessite pas d'avoir mis des enfants au
monde. Je ne pense pas d'ailleurs que les garçons soient dépourvus de ces possibili-
tés maternelles,mais elles sont chez eux moins constantes et moins cultivées.
Il existe bien entendu une pathologie de ce qu'on peut appeler le développe-
ment phallique (pour le maintenir en parallèle avec le développement érotique).
Le vécu relationnel des parents auquel j'ai fait référence et certaines circons-
tances, en particulier l'existence de frères investis différemment par les parents,
entraînent parfois une projection phallique sur le pénis du garçon et donne les
différents tableaux de l'envie du pénis.
Tout échec est alors mis en rapport avec l'absence de pénis et la vie amou-
reuse peut s'en trouver affectée ou mutilée lorsque l'essentiel de l'énergie se
trouve investi dans la compétition avec les hommes et dans certaines poursuites
idéologiques féministes.
A. Green2 a étudié les différentes expressions de l'imago de la mère phallique
(à travers des cas masculins). Il conclut que « la mère phallique est celle qui ne
veut pas du phallus ». Le mot phallus étant utilisé pour désigner le pénis. C'est
effectivement une mère anale, possessive, dont les valeurs narcissiques tendent à
dénier toute valeur au pénis. Les « femmes phalliques » ressenties négativement
par les hommes sont celles qui, en imposant leur analité possessive, s'opposent à
leur besoin de maintenir une valeur phallique (narcissique) à leur pénis. Ce que
les autres femmes sentent intuitivement et respectent.
Freud 3 écrivait à propos du choix d'objet narcissique de la femme : « Lors
du développement pubertaire, la formation des organes sexuels féminins, jus-
qu'ici à l'état de latence, provoque une augmentation du narcissisme originaire
défavorable à un amour d'objet régulier s'accompagnant de surestimation
sexuelle. Il s'installe en particulier dans le cas d'un développement vers la
beauté, un état où la femme se suffit à elle-même. De telles femmes n'aiment à

1. Janine Chasseguet-Smirgel, La culpabilité féminine. Payot, Recherches psychanalytiques nouvelles


sur la sexualité féminine, 1964.
2. André Green, Sur la mère phallique, Rev. franç, de psychanal, 1968, n° 1.
3. Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme.
Le phalliqueféminin 1255

strictement parler qu'elles-mêmes. » Il se trouve en effet qu'à défaut d'un pénis


qui puisse faire office de phallus la fille peut investir l'ensemble de son corps
comme phallus et l'utiliser pour intéresser, exciter, « allumer » les hommes en
particulier, mais aussi les femmes. Cet auto-investissement s'accompagne sou-
vent d'une pauvreté de la vie érotique, tout l'intérêt de ce type de femme se trou-
vant requis par l'illusion phallique qu'elle présente aux autres comme équivalent
fétichique. Une consonance anale manque rarement qui s'exprime dans la com-
posante exhibitionniste, le maquillage, les ornements, les parfums.
Monique Cournut a décrit pendant l'enfance et l'adolescence un investisse-
ment phallique du corps de la fille (vagin exclu) encouragé par la mère dans le but
de fournir au père une réassurance par rapport à son angoissede castration1.
Le phallus, s'il ne peut être poursuivi à l'aide d'investissements personnels,
se trouve parfois projeté sur le mari ou le compagnon porteur de pénis et tout
échec sur quelque plan que ce soit dudit compagnon est ressenti comme une
insupportable blessure narcissique, l'homme devant se montrer « à la hauteur »,
en équivalence d'un pénis constamment érigé, à valeur phallique.
L'enfant est souvent le support d'une projection phallique. Toute réussite
est obligatoire, à la gloire de la mère. La distinction est parfois difficile à faire
entre l'enfant-pénis et l'enfant-phallus en fonction des intrications, quel que soit
le sexe de l'enfant.
Enfin, on rencontre des cas graves qui se présentent comme maladie de
l'identité. La femme a le sentiment de « n'être rien ». Le manque est là, flagrant
au niveau de l'être et persiste, faute d'avoir pu inscrire une revendication, un
désir au niveau de l'avoir. Le désir de pénis peut constituer un bon rempart
contre le danger dépressif, c'est en cela que ce désir, aussi douloureux soit-il,
peut apparaître comme un moindre mal.
Dans une relation amoureuse, l'investissementerotique souvent vécu comme
bénéfice narcissique (être aimé c'est avoir un statut phallique) peut protéger pen-
dant de longues périodes contre la dépression. Celle-ci peut cependant toujours
réapparaîtrequand survient une perte dans la sphère érotique par abandon, mala-
die, deuil ou vieillissement. Il semble donc légitime d'envisager une pathologie qui
s'inscrit sur le mode phallique, différente de celle qui s'inscrit sur le mode érotique.
Ce qui n'exclut pas de fréquentes interférencesqui nécessitent que nous disposions
d'une souplesseclinique pour travailler sur les deux terrains à la fois.
A partir du manque primitif lié à la prématuration, et du renoncement iné-
vitable à une partie importante du narcissisme primaire, la voie de la sublima-
tion apparaît comme la plus satisfaisante pour le confort narcissique. Elle vient
1256 Catherine Parat

compléter les plaisirs que chacun peut trouver dans l'ordre érotique où la fragi-
lité reste souvent plus grande à cause d'une certaine dépendance à l'égard des
objets investis.
Si la sublimation ne permet pas non plus la possession d'un objet totale-
ment satisfaisant, le phallus à jamais inatteignable, du moins sa poursuite, sous
diverses formes sublimées, constitue un moteur de vie où le narcissisme trouve
d'importants bénéfices.
Comme j'ai essayé de le souligner, cette voie ne se dégage progressivementde
la quête érotique et ne s'autonomise que tardivement. Les interférences entre les
deux modes d'investissement pendant toute l'enfance peuvent entraîner des gau-
chissementset nuire au développementdes sublimations dans l'un et l'autre sexe.
J'ai conservé le mot phallique, malgré les confusions auxquelles il se prête,
pour désigner la quête narcissiquede la fille, afin de souligner à la fois le parallé-
lisme et la différence des trajets masculin et féminin. Le phallique masculin, s'il
s'inscrit bien entendu aussi dans l'ordre des sublimations, garde la marque de l'in-
vestissement narcissique du pénis qui double sa valeur en tant que support du plai-
sir d'organe, indépendant de l'objet. Cette marque est plus ou moins profonde,
mais inévitable étant donné l'importance et la forme du complexe de castration.
Les femmes connaissent bien intuitivement dans la relation amoureuse cette sensi-
bilité et la respectent, sauf si elles ont des comptes à régler avec la gent masculine.
Les entraves que subit le développement phallique féminin sont d'un tout
autre ordre. Elles peuvent dépendre d'une organisation névrotique (la confusion
phallus-pénis) ou des contraintes et des contaminations relationnelles qui gênent
l'exercice de la bisexualité psychique. Il semble que l'absence de pénis mette la
fille à l'abri de l'investissement narcissique et souvent dommageable d'une partie
de son corps, d'un organe sexuel dévolu à la vie érotique. L'analyse des femmes,
auxquelles j'ai limité mon propos, les aide à situer le désir de pénis à sa place et
dans ses différentes significations, et à reconnaître un désir d'expansion phal-
lique, c'est-à-dire narcissique dégagé des conflits de la vie érotique, les deux sec-
teurs pouvant cohabiter harmonieusement.
B. Grunberger a évoqué une « culpabilité de guérison » qui peut appa-
raître à la fin de l'analyse. « L'acquisition du phallus, expression de son inté-
grité narcissique déclenche chez le patient une culpabilité à l'égard de son ana-
lyste... Comme s'il s'agissait d'une castration du thérapeute, il y a là unicité du
phallus... L'existence de cette culpabilité spécifique, indépendante de l'OEdipe,
illustre la nécessité de séparer l'aspect narcissique du transfert de son aspect
historique et d'analyser dans le même esprit la résistance souvent irréductible
qu'il ne manque pas de provoquer... Il existe un double courant narcissique et
pulsionnel dans l'analyse. »
Cette culpabilité, fréquente me semble-t-il chez les futures analystes, peut
Le phallique féminin 1257

prendre un aspect oedipien, les deux aspects sont à analyser, ils ne sont pas
contradictoires, mais complémentaires.
Dans un certain nombre de cas de seconde ou troisième analyse où l'essen-
tiel des conflits névrotiques avait déjà été bien analysé, on peut constater que le
bénéfice du nouveau travail s'inscrit surtout comme un renforcement du statut
narcissique.
Ce qui n'est pas sans ouvrir vers de nouvelles questions concernant non seu-
lement le transfert et le contre-transfert, mais la neutralité et le poids chez l'ana-
lyste de sa propre histoire, de ses résidus névrotiques, des formes que prend sa
recherche, de sa théorie.
Catherine Parat
17, rue Linné
75005 Paris

BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITÉS

Janine Chasseguet-Smirgel,L'Idéal du Moi, Tchou, 1975.


Janine Chasseguet-Smirgel,La culpabilitéféminine, Payot, Recherches psychanalytiques
nouvelles sur la sexualité féminine, 1964.
Andrée Bauduin, L'aliénation érotique de la fille à sa mère, Rev. franç, de psychanal,
1994, n°l.
J. et M. Cournut, La castration et le féminin dans les deux sexes, Rev. franç, de psycha-
nal., 1993, numéro spécial du Congrès.
M. Cournut, La boîte et son secret, Rev. franç, de psychanal., 1994, n° 1.
Alain Daniélou, L'érotisme divinisé, Buchet Chastel, 1962.
Michel Fain, Prélude à la vie fantasmatique, Rev. franç, de psychanal, 1971, n° 2-3.
Sigmund Freud, « Le Moi et le Ça ».
Sigmund Freud, « Le petit Hans ».
Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse.
Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme ».
André Green, L'analitéprimaire. Le travail du négatif, Ed. de Minuit, 1993.
André Green, Une variante de la position phallique narcissique, Rev. franç, de psycha-
nal, 1963, n° 1.
André Green, Sur la mère phallique, Rev. franç, de psychanal, 1968, n° 1.
Bela Grunberger, Le narcissique, Payot, 1971.
Jacques Lacan, Le Séminaire. La relation d'objet, Seuil, 1994.
Jacques Lacan, Ecrits II, Seuil, coll. « Points », 1971.
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, 1964.
André Leroi-Gourhan, La mémoire et le rythme, Albin Michel, 1965.
Jean Mascadé, Eros Kalos. Essai sur les représentations érotiques de l'art grec, Nagel,
1962.
Conrad Stein, La castration comme négation de la féminité, Rev. franç, de psychanal,
1961, n° 2.
Critiques de livres

L'enfant dans René Diatkine


ou
l'éternelle capacité de jouer 1

Florence GUIGNARD

Mon cher René,


En me replongeant dans tes écrits fourmillant d'idées, remarquablement
choisis par Eisa Schmid-Kitsikis parmi tes publications de ces vingt dernières
années et proposés dans cet excellent ouvrage, j'ai pu constater que le refoule-
ment s'attaque aussi au souvenir de la tonalité émotionnelle spécifique que
prend la démarche de pensée d'un être qui vous est cher et qui a joué un rôle
capital dans votre propre développement. Ainsi, sans cette relecture, aurais-je
presque pu « oublier » l'importance de l'hédonisme dans la vision scientifique du
maître prestigieux et de l'ami de longue date que tu es pour moi. Pourtant, j'ai
rencontré peu d'êtres humains — et encore moins de psychanalystes — chez qui
l'on sente aussi présente cette jubilation à penser que tu nous offres. En
témoigne, d'ailleurs, la place que tu accordes à l'auto-érotisme, dont tu fais le
moteur d'une « capacité de rêverie » centrée par toi sur le sujet, et non plus,
comme le voudrait en toute rigueur le concept créé par W. R. Bion, sur l'objet.
Qu'on ne se méprenne pas, cependant : si ton plaisir à penser est éclatant de
joie enfantine demeurée intacte, le jeu ainsi relancé, telle la bobine dans le ber-
ceau du petit-fils de Freud, est pétri de relations à tous les objets de la vie affec-
tive. Du jeu de la pensée, tu possèdes l'extrême virtuosité qui signe les talents
précoces. Dans tous tes écrits, l'on peut entendre le fredonnement de l'enfant
« capable de jouer seul en présence de la mère » (Winnicott)... à condition pour-

1. René Diatkine, L'enfant dans l'adulte ou l'éternelle capacité de rêverie, Ed. Delachaux & Niestlé,
coll. « Champs psychanalytiques», 1994, 398 p.
1260 Florence Guignard

tant que l'on ne vienne pas prétendre devant toi qu'un nourrisson de moins de
six mois a une vie psychique digne de ce nom !
En effet, pour des raisons dont tu me permettras de penser qu'elles sont trop
rationnelles pour n'être que scientifiques, tu as toujours accordé la portion
congrue à la vie psychique des nourrissons. Répugnant à t'enfermer dans un sys-
tème de pensée qui ferait de cette première période de la vie une lutte doulou-
reuse contre l'angoisse de mort au moyen de clivages sévères et de mouvements
projectifs paranoïdes, tu préfères — ce qui est ton droit le plus strict et n'enlève
rien à ton génie personnel — te la représenter comme une période de disconti-
nuité, ignorante des limites entre l'intérieur et l'extérieur, entre soi et l'autre,
puisque l'autre de l'autre n'existe pas encore.
Aux innocents les mains pleines : le corps même de ta théorisation contient
cette place laissée pour le « ... fantasme rétroactif de paradis perdu... c'est-à-dire
d'une mère toujours présente et bonne que le sujet n'a pas connue parce qu'il ne
savait pas qu'elle avait une existence propre. Le fantasme d'objet idéal et perdu,
référence inséparable du concept d'objet bon et mauvais, orientera la quête de
l'être humain durant toute sa vie et donnera sens à la précieuse conservation de
l'enthousiasme de l'enfant dans le psychisme adulte ». Cet enthousiasme, tu n'as
cessé de le puiser dans les racines vivifiantes et complexes de la clinique ordinaire
et de le drainer de façon communicative jusque dans les plus sophistiquées de tes
constructions métapsychologiques, ainsi qu'en témoigne toute la première partie
de l'ouvrage, intitulée « Sur quelques concepts de la psychanalyse » :
« Rêve, illusion et connaissance » est l'occasion pour toi de développer lon-
guement tes vues sur la structure et le fonctionnement de l'activité onirique dans
sa double appartenance aux fantasmes inconscients et aux investissements
actuels du rêveur, notamment transférentiels et contre-transférentiels. Explorant
les apports contemporains sur la question de la construction du rêve et de son
interprétation, tu en évalues l'importance pour ta métapsychologie personnelle.
Tes considérations sur les liens existants entre perception, illusion et hallucina-
tion, ainsi que ta prise en compte de la temporalité de la pensée au réveil du
rêve, garantissent encore aujourd'hui à ce texte toute sa modernité.
De l' « Introduction à une discussion sur l'interprétation » je retiendrai le
postulat qui, pour toi, fait de l'interprétation « le mode de fonctionnement
...
mental du psychanalyste » en relation avec sa « capacité associative » telle
qu'elle a été développée par son analyse personnelle. Tu sais tirer de ta grande
expérience en psychanalyse d'enfants des réflexions qui éclairent remarquable-
ment la théorie de la technique en analyse d'adultes, comme celle-ci, par
exemple : « l'identité du sujet repose sur l'intégration dans le système génital
...
de l'oralité et de l'analité qui ne s'expriment qu 'en référence aux termes narcissi-
ques phalliques » (souligné par moi).
L'enfant dans René Diatkine 1261

Me permettras-tu, en revanche, au nom de notre vieille et solide amitié, de


regretter pour tes lecteurs la véritable addiction que tu manifestes à la représen-
tation, largement fantasmatique d'ailleurs, de certains fragments de concepts
anglo-saxons, notamment kleiniens et postkleiniens ? Tu exprimes à leur endroit
un amour-haine dont tu ne parviens pas à te défaire lorsque tu mets en forme ta
propre théorie de la technique en psychanalyse, tant d'adultes que d'enfants.
Tout au long de cet ouvrage, ces fragments figureront donc comme de véritables
corps étrangers, dont la présentation est partielle, voire partiale, servant, au
mieux, de « faire-valoir » à une pensée qui n'en a nul besoin, au pire, à rendre
confus un lecteur désorienté par ce combat dont il est le témoin involontaire et
impuissant.
Ainsi dans « Interprétations et processus psychanalytiques », discutant l'ex-
cellente conférence de Jacqueline Schaeffer, te crois-tu obligé de radicaliser de
façon totalitaire et caricaturale certains aspects de la technique et de la théorie
kleinienne pour mieux t'en distancer, comme si tu ne te résolvais pas à assumer
sereinement et simultanément ton refus d'une certaine représentation du monde
du nourrisson et ton embarras à trouver une formulation interprétative satisfai-
sante au monde des pulsions et des relations partielles.
J'ai beaucoup apprécié, en revanche, « La constructiondu souvenir », qui met
remarquablement en évidence la manière dont tu poses les règles du jeu de ta
réflexion. Au travers de ta propre identification oedipienne au père de la psychana-
lyse, tu pousses ici dans ses dernières conséquences ce que tu perçois, construis,
fantasmes, non seulement de la pensée, mais également des affectsde Freud à pro-
pos de « Constructionsen analyse ». En l'occurrence, cette façon de déceler la ligne
dominante du désir de l'autre te permet de situer d'emblée la polysémiede tes pro-
pres paramètres, ici : la double valence de la « vérité » du matériel analytique
— souvenir retrouvé, souvenir construit — en relation avec le double « but » de la
cure analytique — dénouement d'un certain aspect névrotique de la répétitiondu
passé, acquisition par le sujet de nouveaux moyens de connaissance des procédés
utilisés par les rejetons pulsionnels de son inconscient. Ta pratique quotidienne de
l'écoute analytique des enfants en consultation, en thérapie ou en écoute assistée
alimente ton questionnement permanent sur le sens à donner aux scènes retrou-
vées ou reconstruites, en fonction du traumatisme d'une part et de l'économie
pulsionnelle du moi d'autre part, et non dans une illusion naïve de découvrir au
travers de ces scènes une finalité étiologique.
« Et les fantasmes originaires ? » reprend sous un autre angle le souci étiolo-
gique propre tant au psychothérapeute qu'à l'homme de science et au philo-
sophe — qu'on le veuille ou non, prendre une certaine hauteur de vue amène à
embrasser même ceux dont nous souhaitons nous distinguer... Ici, tu poses
comme règle du jeu l'exigence impossible de trouver une limite à la recherche
1262 Florence Guignard

d'antériorité en psychanalyse : ontogenèse ? phylogenèse ? ombilic du rêve ? Tu


proposes à cette question infinie une réponse à deux niveaux : clinique, dans un
premier temps, elle rassure et déçoit à la fois : l'inconnu de l'infantile, de l'ar-
chaïque, de l'ancestral ne prend sens que si l'analyste le réintègre en tant qu'élé-
ment de ce que tu choisis de désigner par l'heureux vocable de « contradictions
psychiques », décondensant ainsi le terme trop général de « conflit psychique ».
Ces « contradictions psychiques » donc, s'actualisent dans le transfert en tant
qu'expressions du conflit existant entre la continuité narcissique du désir et la
discontinuité de la réalité.
Mais, il fallait s'y attendre, tu ne pouvais, mon cher René, t'en tenir là ! Tu
te hâtes donc de relancer la bobine dans le berceau sous la forme suivante : « Si
les fantasmes inconscients sont pour les psychanalystes un instrument de travail,
comment peut-on apprécier leur valeur heuristique ? » Ce qui te permet d'expo-
ser ton opinion, selon laquelle les fantasmes dits « originaires » ne doivent rien à
une hypothétique inscription phylogénétique, mais se constituent, en fait, au
cours du deuxième semestre de la première année de la vie, à partir d'un
«... fantasme de mère non ambivalente qui vaudrait pour un passé définitive-
ment perdu et dont les éclipses actuelles seraient causées par l'intérêt de celle-ci
pour un autre lui-même qui n'est pas lui, mais avec qui elle entretient une rela-
tion érotique merveilleuse dont il est désormais privé... J'imagine volontiers
qu'ainsi se construit le complexe d'OEdipe et le fantasme de scène primitive, dans
la nécessité de ne pas perdre la continuité de la représentation ni la capacité
d'excitation des zones érogènes. Les variations de cette excitation s'élaborent du
même coup en fantasmes de castration ». Si ce texte confirme, après d'autres de
tes écrits, que tu as fait tienne la notion kleinienne d'OEdipe précoce, il contient
pour moi un autre paramètre important, en ce que la réfutation de la phyloge-
nèse t'amène du même coup à te dépouiller des développements freudiens et bio-
niens sur la psychologie des masses, la horde primitive et la mentalité de groupe.
Cette première partie de l'ouvrage s'achève sur une réflexion vivante concer-
nant les apports de la pensée psychanalytique au traitement des schizophrènes
en institution. On y entend le respect du rôle de chaque membre de l'équipe soi-
gnante et, sur le plan théorique, on y retrouve la lutte acharnée que tu mènes
depuis toujours contre une conception linéaire du développement psychique.
Le titre même que tu as choisi pour la deuxième partie de cet ouvrage
annonce la position que je t'ai toujours connue : « La Psychanalyse et l'Enfant »
met ces deux termes en conjonction, te laissant ainsi toute latitude pour te situer
en tant que psychanalyste s'occupant d'enfants, sans pour autant devoir légitimer
le statut d'une psychanalyse de l'enfant.
« Le psychanalyste et l'enfant avant l'après-coup, ou le vertige des ori-
gines » explicite l'aspect théorique de la position dont il a été question dans « Et
L'enfant dans René Diatkine 1263

les fantasmes originaires? ». Mais ici, tu vas plus loin encore lorsque, ayant ren-
voyé dos à dos la phylogenèse freudienne et l'ontogenèse kleinienne en tant que
systèmes d'explication des fantasmes originaires et t'appuyant sur ton expérience
clinique, tu remets fortement en question l'idée assez répandue selon laquelle
l'enfant constituerait l'une des voies royales d'accès à l'inconscient. Tu donnes
deux raisons pour considérer que les productions de l'enfant en séance ne sont
pas, selon toi, « équivalentes » au discours du patient adulte en analyse :
a) L'absence de « temporalité » et l'absence de « remémoration » dans les
productions et les mises en scène de l'enfant priverait l'analyste de la dimension
historique narrative sur laquelle il peut prendre appui dans la cure d'adulte, tan-
dis que les relations de l'enfant avec son Idéal du Moi l'amènent à projeter ses
angoisses de castration selon un mode persécutoire, sur l'extérieur et non,
comme c'est le cas pour l'adulte, sur l'avenir.
b) L'absence, chez l'enfant d'un « désir de communiquer » placerait l'analyste
dans le même embarras pour interpréter les productions de la séance que lorsqu'il
se trouve devant les rêves d'un adulte qui n'apporterait pas d'associations.

Tu fais d'ailleurs remarquer, non sans malice, que Freud lui-même a inter-
prété le jeu de la bobine au présent — la mère de l'enfant étant effectivement
absente au moment de l'observation — orienté qu'il était par les éléments langa-
giers qui accompagnaient ce jeu, tandis qu'il aurait laissé de côté la question de
comprendre le jeu qui avait précédé cet épisode à une époque non verbale et qui
consistait, pour l'enfant, à lancer loin de lui tous les objets qui se trouvaient à sa
portée. Il serait déplacé de proposer ici ma propre compréhension de cette
fameuse bobine. Je me bornerai donc à observer que tu ne concèdes guère à
Freud le bénéfice de l'implicite : si celui-ci a cru bon d'incluredans le récit de son
observation la conduite antérieure de l'enfant qui jetait loin de lui tous ses objets,
n'était-ce pas pour placer dans un rapport d'opposition la nouvelle conduite qui
consistait à jeter la bobine dans son berceau, lui-même se trouvant à l'extérieur
de celui-ci et sa mère, sortie de la maison, se trouvant donc à l'extérieur de cet
extérieur ?
Si tu reconnais bien que « le concept d'objet interne... rend compte de
...
cette disposition précoce à réinvestir les parents, à chaque moment, en fonction
de la fantasmatisation de ce qui s'est passé avant... », tu distingues cependant
rigoureusement cette disposition, du processus d' « après-coup », processus
pour lequel tu t'en tiens à la définition étroite, strictement liée à la césure appor-
tée par la période de latence entre les deux temps de l'organisation de la sexua-
lité humaine : infantile et pubertaire. De sorte que, tout en admettant que le
transfert chez l'enfant procède bien de l'investissement de ses objets internes, tu
1264 Florence Guignard

n'en considères pas moins que le fait d' « avoir à sa disposition, pour soi tout
seul, une grande personne qui attache une certaine importance à tout ce qu'il
produit est pour l'enfant aussi insolite qu'exceptionnel(souligné par moi) ». De la
« situation de séduction » qui en résulte, tu fais bien le point de départ du pro-
cessus analytique mais, curieusement, tu ajoutes : « La tendance à la répétition
tend à ce que le déjà vécu se substitue à l'insolite ».
Certes, je connais bien ta position de rigueur, que tu n'hésites pas à pousser
ici aux limites du paradoxe, à savoir, que si « l'analyse du transfert permet une
connaissance assez exacte des relations d'objet de l'enfant... cette connaissance
synchronique laisse entière la question des tout premiers développements. Avant
toute possibilité de représentation et de symbolisation, la reconstruction ne peut
être que théorique... ». Pourtant, d'un point de vue purement méthodologique,
l'argument ne me convainc pas : en effet, même si, comme tu le suggères plus
haut, les premiers investissements d'objet prennent leur étayage sur la construc-
tion d'un «... fantasme de mère non ambivalente qui vaudrait pour un passé
définitivement perdu », je ne vois pas ce qui nous permettrait de retirer cette
construction de la loi commune des investissementslibidinaux, impliquant une
tendance spontanée à la répétition. Dès lors, l'investissement de l'analyste atten-
tif ne devrait rien avoir d' « insolite ».
En revanche, tu te montres d'une rigueur méthodologique absolue en refu-
sant que soient réintégrées dans le corpus analytique les informations, si pré-
cieuses puissent-elles être, fournies par les diverses méthodes d'observation des
nourrissons. Néanmoins, et parce qu'il serait dommage, toi qui aimes tant jouer,
de ne pas te laisser tenter à ton tour par le jeu métapsychologique, tu nous pro-
poses, en clôture de ce chapitre, ta propre hypothèse théorique du plus haut
intérêt, concernant ce temps de « discontinuité fondamentale des premiers
moments de la vie ». Tu distingues, d'une part, le rôle de liaison rempli par
« l'hallucination de l'expérience de satisfaction », expression du désir au moment
du retour des excitations désagréables et, d'autre part, le rôle de « l'expérience de
frustration et de haine » inhérente à la constitution d'un objet permanent, faisant
de la première « le premier élément constitutif de la représentation », tandis que
la seconde va fonder l'ambivalence qui témoigne de la continuité nouvellement
acquise de l'ensemble des processus psychiques. La peur de l'étranger, comme
celle de l'endormissement, viendront combler le vide de la perte d'objet et fonder
les premières phobies infantiles.
Je souscrirai absolumentà ton observation selon laquelle «... au cours de la
psychanalyse des enfants à la période préoedipienne ou oedipienne, la capacité de
lier les affects aux représentations est intermittente et l'effet des processus pri-
maires rompt souvent la cohérence de la production de l'enfant aux dépens de
l'unité de l'action ». Je n'en tirerai cependant pas argument, comme tu le fais,
L'enfant dans René Diatkine 1265

pour étayer la distinction — que, par ailleurs, je fais mienne également — entre
la cure d'enfant et la cure d'adulte. En effet, la régression dans la cure d'un
adulte peut amener celui-ci à fonctionner sous le primat des processus primaires,
de façon analogue à celle dont fonctionne l'enfant, sans qu'il soit nécessaire pour
autant, d'émettre l'hypothèse selon laquelle une telle régression suivrait un trajet
de traces mnésiques permettant de nous renseigner sur la genèse du trajet qu'elle
emprunte. Et si la psychanalyse de l'enfant amène à une connaissance de l'orga-
nisation psychique de l'enfant «... qui ne sera jamais identique à celle qui se
révélera au cours de la psychanalyse du même sujet à l'âge adulte », ne faut-il
pas en rechercher la cause avant tout dans une omnipotence facilement partagée
par les deux protagonistes de la situation analytique, une « communauté du
déni » (M. Fain) face à la douleur oedipienne infligée à l'enfant par l'ineffable de
la sexualité adulte porteuse d'après-coup et encore hors de son atteinte ?
Le texte sur « Les références au passé au cours des traitements psychana-
lytiques d'enfants » t'amène à radicaliser davantage encore ta position, en
attribuant à la non-représentativité de l'archaïque le point de butée rencontré,
selon ton expérience, dans les cures analytiques d'enfants. Ce postulat de cau-
salité a de quoi surprendre, dans la mesure où il est question ici de cures d'en-
fants ayant acquis un certain niveau d'organisation du langage, donc de sym-
bolisation. En effet, si je te suis absolument lorsque tu affirmes que, chez
l'enfant en traitement, « la dimension temporelle est présente, mais elle est
...
aplatie dans une projection dans l'actuel ou dans un passé très récent », je
comprends mal pourquoi le fait d'avoir à « désigner d'éventuelles expé-
...
riences très précoces avec des termes ayant un sens pour l'enfant au moment
présent, quel que soit ce que l'on pense de son état de régression... » placerait
l'analyste dans une situation différente de celle qu'il a avec un patient adulte.
De même, s' « il est impensable qu'un enfant soit à l'avance intéressé par une
psychanalyse, puisque ce serait supposer qu'il sait ce qu'il ne sait pas, qu'il
anticipe un plaisir dont il ignore l'existence... » est, me semble-t-il, une carac-
téristique qui peut ne pas être considérée comme l'apanage de l'enfant : quel
est l'analysant adulte qui, au moment de s'engager dans la lourde procédure
que constitue une analyse, est capable d'anticiper qu'il retirera de celle-ci autre
chose qu'un soulagement à sa souffrance?
Je ne crois pas, personnellement, que le clivage entre l'exercice de l'analyse
avec les enfants et avec les adultes se situe de façon significative à un niveau tech-
nique, pas plus qu'à un niveau théorique. Ne se présente-t-il pas plutôt, chez
l'analyste d'enfants comme chez l'analyste d'adultes, au niveau du style des
défenses qui président à notre choix d'exercice professionnel, défenses destinées
dans tous les cas à protéger en soi ce merveilleux enfant omnipotent
— d' « avant » les fantasmes inconscients, dirais-tu — cet enfant que chacun de
1266 Florence Guignard

nous cherche à conserver d'autant plus précieusementqu'il n'a jamais existé, pas
plus que cette mère toute-puissante, bonne et mauvaise à la fois, dont l'enfant
pourrait tout exiger puisqu'il n'en aurait nul besoin ? Dans cette perspective, et
parce que j'aime l'hédonisme rieur qui t'a fait devenir psychanalyste d'enfants et
m'enseigner ce métier superimpossible, je peux comprendre que ton plaisir à
penser ne sache trop quoi faire des concepts kleiniens de relations d'objet partiel
et de position schizo-paranoïde. Pourtant, quand tu leur fais la grimace en
les caricaturant ne penses-tu pas que tu brosses là le négatif de cet enfant
« diatkinien », feignant de ne pas être intéressé par l'analyse, parce qu'il se suffi-
rait à lui-même dans un bon auto-érotisme?...
Mais passons aux « Propos d'un psychanalyste sur les psychothérapies
d'enfants », vrai délice que tout praticien, de la psychothérapie comme de la
psychanalyse, d'adultes comme d'enfants, va savourer d'un bout à l'autre. On
y retrouve le meilleur du René Diatkine clinicien et enseignant tout à la fois,
dans ce « Centre Alfred-Binet » du XIIIe arrondissement de Paris, dont tu as
fait une véritable pépinière de thérapeutes et un lieu de recherche et d'applica-
tion de la méthode psychanalytique au traitement des enfants. Cet écrit vaut
essentiellement comme guide pour tous ceux, analystes ou non, qui seraient
tentés de faire partager — ou subir ? — à l'enfant ce qu'ils ont eux-mêmes pu
découvrir par l'analyse — ou apprendre dans l'évitement par la culture ? — du
fonctionnement de l'inconscient : « L'explicitation de désirs inconscients en
termes de pensées conscientes écris-tu est une agression (souligné par moi)
dont les effets négatifs sont rapidement repérables. Dire à un enfant que l'on
sait ce qu'il ressent quand il imagine le coït des parents, alors que toute son
organisation psychique fait qu'il n'imagine ni ne ressent rien, est une curieuse
erreur de formulation, mais c 'est aussi une façon très intrusive de s'emparer du
psychisme de l'enfant et d'en faire un objet qu'il ne peut plus reconnaître comme
sien » (souligné par moi).
A la suite du rappel utile que tu fais, de la distinction entre « interpréta-
tion » et « intervention », j'ai aimé ta formulation concernant les interventions
« psychodramatiques » correctes, qui vont dans le sens des motions pulsion-
nelles du patient tout en laissant, comme Winnicott avec la petite Piggle,
«... toute la marge nécessaire pour que l'enfant puisse penser à la fois "Comme
j'aurais voulu pouvoir exprimer cela" et en même temps "Heureusementqu'une
telle idée ne m'est jamais venue à l'esprit". »
Dans « Les langages de l'enfant et la psychanalyse », on retrouve ton art à
concevoir et à décrire la diachronie et la dissymétrie qui existe, dans une même
séance, entre le récit par l'enfant d'un rêve du passé, et la facture d'un dessin qui,
tout à la fois, sert de pare-excitation à la rencontre avec le psychanalyste et de
support de communication avec celui-ci.
L'enfant dans René Diatkine 1267

« Phase de latence : l'entre-deux crises » m'a réservé une surprise : au-delà


de l'excellence du récit de tes deux exemples cliniques qui m'ont rappelé le bon
vieux temps où je travaillais avec toi à Genève, je me suis trouvée entraînée dans
une impression d'Unheimlich à la lecture de la description suivante : « La tension
exquise et douloureuse de l'érotisme qui ne connaît pas son achèvement produit
deux effets. Le premier est l'introjection de la source externe d'excitation,
c'est-à-dire l'identification à la mère... une conséquence de ce mouvement identi-
ficatoire est un nouveau choix objectai. Etre comme la mère, c'est aussi désirer
l'objet d'amour de celle-ci. L'expérience analytique des enfants montre ici un
aspect essentiel de la bisexualité. » En retrouvant sous ta plume le « familier » de
la description de la « phase féminine » proposée par Melanie Klein, serais-je
tombée par hasard sur une scène primitive, évidemment destinée à demeurer
secrète?...
J'ai décidé de laisser ce problème « en latence » et, après avoir lu pour me
remettre d'aplomb l'intéressant travail fait conjointement avec Monique Israël,
je me suis retrouvée en terrain plus connu à propos du texte : Psychanalyse
d'enfants et régression. Là, tu te démarques de ta façon habituelle de tes vieux
démons kleiniens, tout en sachant pertinemment qu'on ne peut pas aborder la
question de la régression de la même façon, selon que l'on utilise ou non dans sa
réflexion et dans sa pratique les paramètres de « pulsions partielles » et de « rela-
tions d'objet partiel », paramètres considérés non pas dans leur dimension géné-
tique, mais structurale — selon le principe freudien que tu rappelles toi-même —
de la permanence des organisations inconscientes. Dès lors, si l'enfant M...,
7 ans et demi, utilise pour reprendre contact avec « Diatkine » une bonne orga-
nisation moïque, rien ne permet, cependant, de disqualifier a priori l'impression
de « bizarrerie » décrite par son institutrice dans la relation qu'il établit avec
elle : la diversité des qualificatifs utilisés par son entourage à son sujet n'est-elle
pas en faveur d'un polymorphisme de ses identifications? Si donc tu as jugé bon
de ne pas intervenir plus avant, c'est à ta grande expérience de clinicien qu'il faut
faire référence, car toi seul as pu juger de la nature et de la qualité hystérique de
ce qui aurait pu, éventuellement, constituer un clivage du moi dans la personna-
lité de cet enfant.
Je te laisserai à ta « rencontre "en pays fertile" ou dans le désert ? » avec
...
Winnicott, dont le concept de « nourrisson-pas-seul » n'a pas eu l'heur de te plaire,
et je m'attacherai plutôt à L'enfant et la sublimation, essai extrêmement stimulant,
dans lequel tu arrimes délibérément le concept de « sublimation » à celui d' « esthé-
tique », ce qui donne d'emblée à ta réflexion une orientation de Kulturarbeit freu-
dien. Le statut de la pulsion s'en trouve plus aléatoire d'autant. Ne vas-tu pas, en
effet, jusqu'à écrire : « Il est plus cohérent de considérer la sublimation comme une
complexitéde plus dans la vie psychique, à la fois productive et fragile. Cette façon
1268 Florence Guignard

de voir remet en question le concept de "but" de la pulsion lié au représenté de ce


concept limite. Si cette hypothèse se révèle fructueuse, la notion d'innèitè de la pul-
sion devrait également être rediscutée... » Tu accentues encore ta prise de position
en associant tout uniment dans le même questionnement « l'existenceprécoce d'un
désir de connaître » et celle d' « une recherche innée du beau ». Serait-ce pour jouer
malicieusementà être à contre-courant avec ce que dit Meltzer à propos de sa trou-
vaille du concept de « conflit esthétique », à savoir, qu'il a été amené à réfléchir à la
question en raison du décalage qu'il constatait entre la régularité avec laquelle ses
patients lui parlaient de la « beauté » de leur mère, d'une part, et la diversité de ses
perceptions quant à la « beauté » des femmes rencontréesdans les différents pays
où il avait voyagé et vécu, d'autre part ?...
Tu développes ici ta conceptiond'une sublimation liée à l'organisation oedi-
pienne précoce du deuxième semestre de la vie, où la « première amorce des
...
identifications primaires et des états de dépendance du moi... » signe «... un pas-
sage du plaisir de se saisir à celui d'être identique... ». Le complexe d'OEdipe
«... change de statut topique et devient un organisateur inconscient. Tu précises, à
propos de de la symbolisation : « Quand à cet âge très précoce il est permis d'attri-
buer à une activité du bébé une valeur symbolique, le symbolisé n'est pas élémen-
taire. Il est l'effet de la confrontation entre deux représentations mentales : le sou-
venir d'une mère excitante et le constat de son absence ou de la présence d'un
autre... C'est ce mouvement complexe auquel se réfèrent les premiers symboles,
manifestation initiale de la continuité de l'objet dans le système préconscient nais-
sant, dont l'investissement libidinal est la première ébauche du narcissisme. » Je
retrouve là avec plaisir ta conception de l'investissementnarcissique du fonction-
nement psychique, que tu as toujours illustrée avec tant de bonheur.
En revanche, je ne puis te cacher ma perplexité à la lecture de L'application de
la psychanalyse aux enfants, extrait de la 2e édition (1994) du Traité de psychiatrie
de l'enfant et de l'adolescent publié sous ta direction, conjointe à celle de Serge
Lebovici et Michel Soulé. Tu y reprends, certes, tes thèses personnelles, pour le
plus grand intérêt du lecteur. Mais, compte tenu de la fonction de référence d'un tel
ouvrage, il m'est apparu fort regrettable que tu te croies obligé d'accorder tant de
place à une redite de tes griefs principaux contre des paramètres dits kleiniens, dont
tu restitues ici des formulations aussi lapidaires que bancales : les kleiniens inter-
prètent systématiquement le transfert négatif à la première séance ; le clivage de
l'objet est «... inné comme les deux instincts contradictoires dont il est par défini-
tion la modalité d'investissement, par l'identification projective et l'identification
introjective... ». Par ailleurs, situer les « positions » comme une découverte précoce
de M. Klein, c'est effectuer une erreur historique importante puisque celles-ci font
partie de la deuxième conception de l'appareil psychique qu'elle a mise en place,
tout comme les trois instances, Ça, Moi, Surmoi, font partie de la seconde topique
L'enfant dans René Diatkine 1269

freudienne. Enfin, ton utilisation du vocable d' « identification projective » est si


limitativequ'elle ne sert ni à ses utilisateurs, ni à ses détracteurs...
De même, comment comprendre la distorsion que tu fais subir, dans le cha-
pitre sur « L'autisme infantile précoce : un point de vue psychanalytique en 1993 »,
à l'hypothèse de Frances Tustin qui, se basant sur le concept meltzériend'identifi-
cation « adhésive », formule une interprétation selon laquelle, lorsque l'objet se
retire — ici, le mamelon — le mode bidimensionnelde fonctionnement de l'autiste
lui fait vivre une véritable déchirure au niveau de la zone érogène impliquée dans
l'investissement sensoriel — ici, la bouche ? Comment comprendre que tu puisses
écrire à ce sujet : «... Frances Tustin qui met en avant l'hypothèseselon laquelle un
enfant autiste, dont elle évoque le cas, a eu peur que le mamelon de sa mère ne lui
arrache la bouche, interprétation qu'elle donne à l'enfant, sans référence à la projec-
tion éventuelled'un mauvaisobjet interne dans l'objet "mère" ? » Faut-il en conclure
que, même pour un détracteur du « réalisme psychologique » comme toi, ce der-
nier nous guettera toujours lorsque nous nous approcherons du matériel clinique
proposé par un collègue ? Cette remarque viendrait-elleexpliquer le fait que, tout
en utilisant toi-même par ailleurs le concept d' « identification adhésive » chez l'au-
tiste, tu bases ton attaque sur un argument attribuant une projectivité à cet enfant
autistique?...
Mais je ne voudrais pas, à mon tour, accorder trop de place aux « autres »
dans ce commentaire de ton très beau livre, qui s'achève sur une remarquable
réflexion quant à L'éthique du psychanalyste d'enfants. Tu y rassembles ton expé-
rience de psychanalyste et de directeur-formateur d'institution. Le respect de la
personne de l'autre, des liens qu'il a établis avec ses objets, passés et présents, le
secret absolu quant à la relation, qui doit rester strictement psychanalytique, mais
aussi l'estime pour l'entourage en souffrance des patients qui nous sont confiés,
tout cela, qui forme la trame de notre identité d'analystes, que nous traitions des
enfants ou des adultes d'ailleurs, tu le rappelles ici, y ajoutant des considérations
essentielles sur les dégagements réflexifspossibles face à la dure résistance que nous
oppose souvent la réalité, tant psychique que matérielle et sociale, de nos jeunes
patients.
D'un bout à l'autre de ces 400 pages, mon cher René, tu nous as offert un véri-
table florilège de l'enseignement que nous sommes si nombreux à avoir écouté,
suivi, apprécié, durant tant d'années. J'ai eu, jadis, le privilège de trouver ma voie
professionnelleà travers ton enseignement. Je te remercie d'avoir, aujourd'hui, le
privilège de « faire le point » en me replongeant dans l'univers de ta pensée si créa-
trice, animée par un plaisir d'enfant que ni toi ni moi ne désavouerons jamais.

Florence Guignard
96, rue de la Victoire
75009 Paris
La correspondance complète Freud-Jones*

Louise de URTUBEY

Situons d'abord cette correspondance,parue, en anglais, en 1993 (The Com-


plete Correspondance Sigmund Freud and Ernest Jones 1908-1939, 1993), dans le
contexte de toutes celles écrites par Freud, chacune avec ses caractéristiques spéci-
fiques. Naturellement, la première (mises à part les lettres à la fiancée (Sigmund
Freud, Brautbriefe 1882-1886, 1988) et à Silberstein, l'ami d'enfance (Sigmund
Freud, lettres de jeunesse, 1990), préanalytiques, est celle adressée à Fliess et déjà
largement étudiée, bien que son éditioncomplèten'ait toujours pas été traduite en
français (Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, 1985). Elle contient le
récit de l'auto-analysede Freud, mais y manquent les réponses de Fliess. Passion-
née, elle se termine abruptement, probablementà cause de la circulation de libido
homosexuellequi finit par éclater chez Fliess sous forme paranoïaque.
Suit en importance la correspondance avec Jung (Sigmund Freud-
C. G. Jung, Correspondance, 1906-1914, 1975). Freud ne raconte plus du tout
son auto-analyse et exprime fort peu de sentiments personnels, si l'on en excepte
des commentaires, parfois chargés d'affects, mais concernant des tiers. Jung, lui,
voudrait une analyse — en tout cas en tant que demande inconsciente —, sou-
hait que Freud n'accueille ni n'entend. A mon avis, cette correspondance fait
montre d'une analyse ratée, où le transfert positif et le transfert négatif, non ana-
lysés chez Jung, sont devenus résistance à l'inconscient et à son expression dans
les conflits individuels et infantiles, remplacés par l'intérêt pour les mythes et
l'inconscient dit collectif
Puis la correspondance avec Ferenczi, dont nous ne connaissons encore
qu'une partie (Sigmund Freud- Sandor Ferenczi, Correspondance, 1908-1914,
1992, en particulier les lettres d'octobre-novembre 1911). Freud est nettement
l'analyste que Ferenczi désire et, comme il l'a dit lui-même, il s'y refuse. Face aux

* Belknap Press, of Harvard University Press, Cambridge, 1993.


Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1272 Louise de Urtubey

protestations d'amour passionnées de Ferenczi, il garde la distance du maître


vis-à-vis de son jeune collègue, quoiqu'il lui arrive de le comparer à ses enfants.
D'autres correspondances (Abraham, Lou Andreas-Salomé, Pfister,
S. Zweig, Groddeck, Binswanger, Marie Bonaparte...) sont plus brèves ou plus
espacées et se maintiennent sur un plan amical mais plutôt scientifique, par
exemple les lettres de et à Lou Andreas-Salomé, sans glisser vers une situation
proche de celle de l'analyse.
La correspondance avec Jones se distingue de toutes les autres par sa durée
exceptionnelle (plus de trente années depuis mai 1908 à septembre 1939, le
nombre impressionnant des lettres — 671 —, réunies dans un volume de
770 pages) ; par sa continuité ininterrompue et par le fait qu'y figurent les lettres
des deux partenaires, seules quelques-unes ayant été égarées, par la poste d'après
ce qu'ils en disent eux-mêmes. A mon avis, bien qu'il arrive à Jones et aussi à
Freud de parler de leur inconscient, il n'y a pas de tentative de part ou d'autre
de détourner l'amitié en cure.
Jones a été ridiculisé par Lacan (Ecrits, 1966) : sa biographie de Freud n'est
qu'un discours résistanciel (ibid., p. 698), ses oeuvres n'ont qu'un intérêt préhisto-
rique {ibid., p. 700), elles sont un morceau digne d'une anthologie pour la figure de
la correspondance de patinage dialectique, une insidieuse inversion de la pensée, il
mystifie le symbole (ibid., p. 708) ; l'aphanisis est un faux pas du désir, et je pourrais
citer bien d'autres exemples. Il est vrai qu'à d'autres moments, Lacan n'insulte pas
Jones, qui est, surtout, pour lui — et peut-être pour beaucoup de proches de
Lacan — le symbole vivant de l'Association Psychanalytique Internationale hon-
nie qui l'avait expulsé, suite à sa technique déplorable. Cela explique peut-être le
rejet conscient ou inconscient d'une grande partie des analystesfrançais, influencés
par Lacan, à l'égard de Jones d'abord, puis de cette correspondancepassionnante,
publiée il y a près de deux ans en anglais, qui ne semble pas avoir éveillé beaucoup
d'intérêt parmi nous. De là, pour combler cette lacune, surgit mon désir de prépa-
rer la présente critique.
Jones n'est pas un personnage secondaire. Dès 1910, il écrit d'intéressantes
études de psychanalyse appliquée sur les cauchemars, les superstitions médié-
vales, la religion, Hamlet, OEdipe, la sexualité féminine, l'aphanisis. Sa monu-
mentale biographie de Freud, outil de travail universel et indispensable chez les
analystes, est son oeuvre princeps.
Pour Steiner, qui a rédigé une excellente Introduction à la publication en
anglais de la correspondance, on y trouve un vrai déluge de transfert et de contre-
transfert, aussi bien chez l'un que chez l'autre. Admiration et dévotion filiale de la
part de Jones, ainsi que désir de possession,rivalité à l'égard de ses collègues et, de
façon moins manifeste, à l'égard de Freud lui-même. Du côté de Freud, Steiner y
voit l'affection paternelle, le désir de protéger et la mise à distance.
La correspondance complète Freud-Jones 1273

Je formule des réserves face à cette fixité des composantes transféra - contre-
transférentielles, car je considère comme caractéristique de cette correspon-
dance-ci, précisément, la mobilité des positions et leur maintien dans la sphère
de l'amitié très valorisée mais peu inondée de transfert et de contre-transfert.
Pour décrire Jones, Steiner énonce les caractéristiques suivantes : sa remar-
quable habileté politique ; ses capacités d'organisation et l'énergie qu'il y consa-
crait ; la part importante prise dans les traductions ; ses efforts pour que ce tra-
vail fût fait, correctement, rapidement (ah ! que n'est-il venu en France !), son
choix des Strachey en tant que traducteurs des OEuvres complètes, d'où émergea
la Standard Edition. Steiner signale aussi d'autres aspects positifs de l'action de
Jones pour la psychanalyse : son intérêt pour die Sache, la défense du mouve-
ment analytique et son expansion ; comment peu à peu il devint le personnage
organisateur dominant de l'Association Psychanalytique Internationale ; il com-
prit rapidement, sans les dénier, les dangers du nazisme pour la psychanalyse et
pour les collègues juifs habitant l'Allemagne, puis l'Autriche. Il fut très généreux
pour favoriser la venue d'analystes juifs en Angleterre. Steiner a travaillé sur ces
points (« C'est une nouvelle forme de diaspora, la politique de l'émigration des
psychanalystes d'après la correspondance d'Ernest Jones avec Anna Freud »,
1988) et montre le rôle éminent que Jones joua à cette occasion. Je suis d'accord
avec cette dernière partie de la description et la fait mienne.
Jones rencontra Freud pour la première fois en avril 1908, au Congrès de
Salzbourg. Il avait d'abord pris contact avec Jung. Puis Freud le reçut chez lui,
à Vienne. Dans ses commentaires à ces premières rencontres, Jones donne un
élément éclairant pour leur relation future : il trouva chez Freud quelque chose
d'un peu féminin, ce qui le poussa à le protéger, au lieu, comme le font beaucoup
des premiers psychanalystes, d'adopter une attitude filiale. Je suis, sur ce point,
en désaccord avec Steiner et songe que nous avons beaucoup de mal à ne pas
placer Freud toujours en père tout-puissant. Cette phrase de Jones permet, je
pense, de comprendre le souci qu'il eut de sauver Freud, de l'amener en Angle-
terre, de contribuer à l'émigration d'autres collègues juifs. (Vie et oeuvre de
Sigmund Freud, 1958.) A ce sujet, Jones écrit dans son autobiographie qu'il sentit
que ce serait comme un retour à l'école. Dès cette première rencontre, ils parlè-
rent traductions, par exemple comment rendre exactement en anglais Verdrän-
gung. Freud cependant écrivit à Jung sur Jones (3 mai 1908) : « Il est indubita-
blement très intéressant mais je lui trouve une sorte d'étrangeté raciale [parce
que celte], c'est un fanatique et il ne mange pas assez » (Sigmund Freud-
C. G. Jung, Correspondance, 1966).
Pour ma part, je souhaite relever les aspects suivants :
D'abord, l'affection manifestée par Freud à l'égard de Jones. Il nous avait
habitués à ses affects passionnés concernant Fliess, à ses espoirs de considérer
1274 Louise de Urtubey

Jung comme fils et prince héritier — 16 avril 1909 —, ainsi que Ferenczi par
moments.
Pourtant, d'une façon générale, ses lettres à Jung et à Ferenczi ne sont pas
tendres. Or, avec Jones, cela est différent : presque régulièrement il termine en lui
adressant des mots que les Anglais traduisent par best loves. Les expressions
tendres en fin de lettres sont, chez Freud, si nombreusesqu'il devient impossible de
les énumérer. Cela commence très tôt : le 1er juin 1909, Freud écrit : « Je me réjouis
(enjoy) de la fréquence de vos lettres et de votre hâte à me répondre. » Nous ima-
ginons aisément, après le mécontentement produit par les retards de Jung, à
quel point ce comportement devait être agréable au Maître. Autre exemple le
11 novembre 1910 : « Je suis encore plus content du contenu personnel de votre
lettre. Ne croyez pas que je sous-estime un homme de votre capacité et de votre
intelligence, ni que je vous laisserai filer facilement [Jones était mécontent de
ses résultats professionnels au Canada où il exerçait à ce moment-là]. Ou, le
22 mai 1910 « vous êtes le plus habile, puissant et dévôt helper » ; cette lettre se ter-
mine avec « mit herzlichen Grüssen I am, dear Dr. Jones ». Ou, le 16 février 1911,
« Votre correspondance est vraiment charmante ». Le 14 février 1912 : « Je suis
très content que vous sachiez comme je suis proche de vous (fond of) et combien
fier de vos capacités intellectuelles mises au service de la psychanalyse... Vous êtes
devenu splendide ». En une autre occasion, le 22 septembre 1912 : « Je suis très
sensible à la tendresse que vous avez montrée lors de mes derniers ennuis » (de
santé). Le 16 avril 1916, la lettre commence par « Lieber! », il est vrai qu'il a été
privé de nouvelles, à cause de la guerre, pendant longtemps. A l'occasion de la
mort de la femme de Jones au bout de quelques mois d'union, suite à une périto-
nite, Freud écrit le 10 novembre 1918 : « Ces années de séparation n'ont rien
changé à mes sentiments pour vous. » Jones répond peu après, le 31 dé-
cembre 1918 : « Vous savez que vous et la psychanalyse, surtout maintenant que la
vie est si effrayante et vide, êtes tout ce qui compte pour moi. » D'innombrables
fois, Freud dit être très heureux que la guerre n'ait rien changé entre eux. Il est si
content de le revoir ! Cette amitié me paraît, à moi, centrée sur l'intérêt, l'amour
pour la psychanalyse et fort peu sur une recherche de résolution personnelle de
conflits inconscients.
L'affection en question s'accompagne d'une franchise réciproque inhabi-
tuelle chez Freud, sauf en cas de rupture (Jung) ou de réprimandes (Ferenczi) ;
ainsi, le 15 avril 1910 : « Vos lettres sont une source continuelle de satisfaction
pour moi. J'admire votre activité, votre grande érudition et la récente sincérité
de votre style. Je suis heureux de ne pas avoir écouté mes voix intérieures qui me
suggéraient de vous laisser tomber quand le vent soufflait contre vous et mainte-
nant j'espère que nous marcherons et travaillerons ensemble un bon bout de
temps. » Au chapitre franchise, portons à l'actif de Jones la lettre du
La correspondance complète Freud-Jones 1275

19 juin 1910 : « Mon ambition est plutôt de savoir... que de découvrir. Je


m'aperçois que je possède peu de talent original... Pour moi, le travail est
comme une femme portant un enfant, alors que pour des hommes comme vous,
je suppose qu'il s'agit plutôt de fertilité mâle. » Freud cependant assure parfois
un rôle paternel : il recommande à Jones, à plusieurs reprises, de faire attention
avec les femmes ou de ne pas contracter un mariage prématuré après sa rupture
avec sa première compagne, Loe (février 1913). Jones a la franchise de se recon-
naître féminin, peut-être comme prémisse à sa capacité plus tard à adopter cer-
taines positions kleiniennes.
Freud n'abandonne pas sa sincérité au fil des années. Le 14 janvier 1912, il
écrit qu'il regrette d'avoir appris que Jones s'était à nouveau engagé dans des
difficultés avec une femme. Il déplore qu'il ne puisse maîtriser ses « dangereuses
pulsions », tout en connaissant la source de ce mal. Dans la même lettre, Freud
critique défavorablement l'ouvrage de Jones sur le cauchemar, qui n'est qu'une
traduction en langage psychanalytique de faits connus. Cela paraît injuste, Jones
proposant dans cet article l'hypothèse que le diable signifie le père incestueux,
que Freud reprendra peu après, mais en présentant le Seigneur de l'enfer comme
père de la horde primitive. Ensuite, Freud se reprend : il s'intéresse profondé-
ment aux hommes qui l'assistent et qui sont ses amis et il se sent malheureux de
ne pouvoir les aider ou de remarquer des nuages dans leurs relations récipro-
ques. Ce qui montre que sa mauvaise humeur contre l'article est causée par les
rivalités entre ses collaborateurs. Un de ses points faibles, dit-il, est qu'il est trop
vieux et usé pour changer. J'imagine qu'il aurait voulu ne pas attacher d'impor-
tance à ces « petites » histoires.
Un autre point particulier de cette correspondance est que Freud s'ouvre
à Jones de ses affects et de ses fantasmes, beaucoup plus qu'il ne le fait avec
d'autres, Fliess excepté, mais cependant sans relent transférentiel. Il le fait non
seulement en racontant les malheurs qui l'affligent, comme la mort de sa fille
Sophie ou de son petit-fils, comme il procède aussi avec ses autres correspon-
dants, mais, ce qui est bien moins fréquent, en parlant de ses affects et fan-
tasmes, y compris ses défauts et faiblesses. Cette ouverture avec Jones est très
large : le 18 décembre 1910, Freud écrit qu'il est surpris que les constantes cri-
tiques ou dévalorisations dont il souffre à Vienne l'aient rendu si sensible à la
reconnaissance de la part de personnes honnêtes et intelligentes. Il croyait pos-
séder plus de résistance intérieure. A propos de l'épisode de l'évanouissement à
Munich en présence de Jung, il commente, le 8 décembre 1912, qu'il devait y
avoir quelque élément psychique chez lui car ils se trouvaient dans la même
pièce où, avec Fliess, il avait eu un malaise semblable. Cette ville semble être
liée à ses sentiments homosexuels. Tout aussi franc, Jones répond qu'il avait
soupçonné cet élément homosexuel.
1276 Louise de Urtubey

Un autre point que j'aimerais faire remarquer est la nécessité, admise par les
deux correspondants, de l'auto-analyse. Le 28 juin 1910, Jones se réfère à
celle-ci : il se considère assez normal, quoique peut-être pas autant que la
moyenne. Suit le récit d'un rêve et, comme association, apparaît sa femme, Loe,
qui sera ensuite l'objet de beaucoup de lettres. « J'ai toujours été conscient d'être
attiré par mes patientes; ma femme en était une. » Plus loin il dit qu'il est
conscient d'avoir été amoureux de son père vers l'âge de 3 ans, à la naissance de
sa soeur. Freud répond simplement que cet essai d'auto-analyse l'a intéressé
considérablement, mais il ne fait aucun commentaire interprétatif, montrant
ainsi qu'il n'est pas l'analyste de Jones ; celui-ci n'insiste pas mais par la suite il
parlera de ses rêves déjà auto-analysés.
Une difficulté de leur amitiéproviendra de la femme de Jones, Loe, un sujet lit-
téralement passionnant entre les deux hommes. Le 8 mars 1911, alors que Jones se
trouve encore au Canada où il rencontre des difficultés de diverses sortes, il avoue à
Freud que, s'il ne quitte pas ce pays, c'est sa femme qui le quittera, lui, car elle
souffre de terribles complexes concernant son travail et il n'a jamais réussi à
vaincre ses résistances (pourquoi l'avoir donc prise pour compagne ? car en fait ils
ne sont pas mariés). Le 13 juillet 1911, Jones va plus loin dans ses aveux : en fait sa
femme est handicapée, car, suite à une néphrite, elle absorbe d'énormes doses de
morphine. Elle veut absolument quitter le Canada, donc Jones devra ou retourner
à Londres avec elle ou s'en séparer, ce qui est impensable. Le 17 octobre, il
annonce qu'elle a accepté de se laisser analyser par Freud, Jones ayant répondu
qu'il était improbable que celui-ci acquiesçât. Ce qui arriva cependant. Loe me
donne l'occasion de renforcer mon hypothèse selon laquelle Freud était très atta-
ché contre-transférentiellementà ses patients et ne se sentait ni ne se comportait du
tout comme un chirurgien froid et impersonnel. Dès le 28 octobre 1912, alors qu'il
vient de la rencontrer, il déclare qu'elle est une créature précieuse, de la plus haute
valeur. Le 8 novembre, Freud affirme qu'elle a fait un transfert complet et que le
seul point difficile est qu'elle ne montre pas de résistance.
Nous observons, surtout au vu de la suite, mais déjà par l'excès d'éloges, que
Freud est séduit. Certains passages à l'acte « avant la lettre », j'entends par là des
ruptures d'un cadre non encore défini, renforcent cette possibilité : Freud déclare
attendre avidement les résultats des examens d'urine de Loe. Jones répond qu'elle
se plaint amèrement de Freud et ressent le traitement comme une attaque. Qui a
« raison » ? Freud séduit, Jones jaloux, Loe jouant double jeu ?
Freud rétorque à Jones le 15 novembre 1912 que l'attaque est le retourne-
ment de sa tendre affection, où celle-ci paraît surtout être celle de Freud, soit
pour Loe, soit pour Jones, auquel cas « s'approprier sa femme » reviendrait
aussi à signaler un attachement homosexuel. Le 10 décembre 1913, Freud ren-
chérit encore : Loe lui devint de jour en jour plus chère, au point que son traite-
La correspondance complète Freud-Jones 1277

ment se mue en une expérience « dangereuse ». Signalons l'énormité de cet aveu


sous la plume de Freud. Nous avions pris connaissance du narrow escape signalé
à Jung, mais cela n'était pas détaillé (Sigmund Freud- C. G. Jung, Correspon-
dance, 7 juin 1909). A ce moment, nous sommes face à un nouveau narrow
escape, où Freud serait près de tomber transférentiellement amoureux de la com-
pagne de l'un de ses collaborateurs, qui avait déjà « réussi » ou « succombé »
dans une situation semblable. Freud ne travaille plus pour Jones mais pour la
délivrer, à l'exclusion de tout autre but, ce qui constitue à mon sens une vérifica-
tion d'une autre de mes hypothèses concernant le souci thérapeutique de Freud
et son désir de guérir ses patients. Jones, qui aurait cependant des raisons vala-
bles d'être jaloux, remercie fréquemment Freud pendant cette période. Freud,
lui, n'ignore pas cette jalousie : le 9 avril 1913, il commente que ce n'est pas
facile pour lui de se tenir entre deux de ses amis, sa seule consolation étant qu'ils
seront, tous les deux, plus heureux et sains ensuite, quoiqu'il ne dépendra pas de
lui s'ils voudront ou non continuer ensemble.
Freud aide Jones à prendre la décision d'aller à Budapest faire une analyse
avec Ferenczi, si bien que l'on peut penser, que parmi les fondateurs, Jones a eu
une « vraie analyse », relativement prolongée (été et automne 1913), commencée
en raison d'une sévère dépression due à la perte de l'amour de sa femme et, sur-
tout, parce qu'elle en aime un autre, qui n'est (apparemment) pas Freud mais un
certain Herbert Jones. Freud (8 juin 1913) console son ami de façon ambiva-
lente : il a perdu sa femme plus qu'il ne le réalise, c'est un trésor de femme, mais
son anormalité est profonde. En juin 1913, Jones a accepté la séparation et
considère qu'ils ont vécu ensemble leur sexualité infantile, sans doute une trou-
vaille de sa psychanalyse.
Peu de temps après, Freud doit modifier son avis psychanalytiqueconcernant
Loe : elle est dans une condition déplorable, presque inaccessible, elle ne veut rien
comprendre, elle n'épousera pas H. Jones mais retombera malade afin de prendre
à nouveau de la morphine. Il est dommage qu'elle soit si anormale et lointaine, si
bien qu'on ne peut l'aider. Mais il n'a pas abandonné (14 décembre 1913). L'ana-
lyse terminée Freud en racontera les conclusions à Jones et il finira par accompa-
gner Loe à son mariage avec le nouveau Jones (Herbert) à Budapest.
Malgré tout, Jones, n'en veut pas à Freud, sans doute à cause des senti-
ments homosexuels en circulation, peut-être aussi parce que sa brève analyse lui
a permis de comprendre les méfaits de sa liaison. Il est content qu'ils se soient
séparés, Loe lui causait des souffrances intolérables et il est reconnaissant à
Freud, cet épisode ayant forgé des liens permanents entre eux (17 juin 1914). Il
est sans doute vrai que Loe était fortement pathologique, mais il reste que Freud
s'est laissé un moment séduire par elle et a fini par la « prendre » à Jones pour
la donner à une sorte de double de celui-ci. C'est là cette fois, comme le dit Stei-
1278 Louise de Urtubey

ner, un épisode transféro - contre-transférentiel triangulaire qui gagnerait à être


approfondi en un travail plus fouillé que cette brève critique.
Peut-être en rapport avec cet épisode et avec les sentiments homosexuelsqui
les unissaient, Jones fut un temps intéressé par Anna Freud : il en fait l'éloge et s'at-
tire la réponse de Freud, qui décidément semble ici garder toutes les femmes pour
lui, qu'elle ne s'attend pas encore à être traitée comme une femme (à l'occasion
d'un voyage en Angleterre où elle a rencontré Jones), est encore loin des émois
sexuels (longings) et refuse plutôt l'homme — 23 juillet 1914). Jones répond avec
assez d'exactitude, le 27 juillet, qu'elle deviendra une femme remarquable si toute-
fois son refoulement sexuel ne lui nuit pas ; elle est terriblement liée à Freud et cons-
titue un de ces rares cas où le père actuel correspond à l'imago paternelle.
La rivalité à l'égard des autres pionniers n'est pas absente de cette corres-
pondance. Le 1er juillet 1919, Jones avoue que l'arrivée à Vienne de Forsyth, un
collègue anglais, pour se faire analyser par Freud, a provoqué sa jalousie. Freud
est franc aussi à ce sujet, qui amènera quelques nuages entre eux. Ainsi, le
23 décembre 1919, il déplore la dureté des remarques de Jones à l'égard de
Rank. Freud est mécontent des bouderies de Jones et le 24 janvier 1921, il lui
écrit qu'il n'est pas d'accord quand Jones fatigue Rank avec des insignifiances
telles que fautes de frappe, etc. Jones rétorque : « Je ne suis pas d'accord avec
vous, les traductions ne sont pas sans importance, bien au contraire rien ne l'est
davantage » (6 mai 1921). Il faut bien avouer que c'est lui qui a raison.
Joan Rivière fut aussi l'objet de mécontentementstout comme Rank et, à un
moindre degré, Abraham. Jones accuse Rank d'avoir inconsciemment altéré
quelques faits — en ce qui concerne les publications, le Comité, etc. Mais l'af-
faire est plus grave avec J. Rivière, peut-être parce que quelque chose se répète là
de l'épisode de Loe.
Elle avait fait une analyse avec Jones et avait été, selon lui, son pire échec.
Elle se fait analyser par Freud, en 1922. Dans la cure précédente, entre autres, il
y avait eu des déclarations d'amour de la part de la dame et un rejet du côté du
monsieur. Jones reconnaît ne pas avoir pu maîtriser son transfert négatif.
Remarquons cependant que le contre-transfert est tombé dans l'oubli dans toute
cette correspondance. S'agit-il d'un refoulement ? (Y compris le transfert positif
séduit de Freud à l'égard de Loe et de J. Rivière au début de sa cure.)
Freud prend parti pour Mme Rivière (23 mars 1922) ; elle lui semble moitié
moins noire que Jones ne la décrivait. Il est heureux que Jones n'ait pas eu de
relations sexuelles avec elle, ce qu'il craignait. Mais c'était une erreur de devenir
amis avant la fin de l'analyse. De plus, Jones a compliqué son travail par une
conduite inconséquente (6 avril 1922). Jones proteste à plusieurs reprises, sans
effet apparent. Puis Freud (4 juin 1922) écrit que Jones se trompe ; lui, n'a pas
pris le parti de Mme Rivière, il a seulement fait son devoir comme analyste.
La correspondance complète Freud-Jones 1279

Jones a perdu « l'autorité analytique » avec elle. Cependant, Freud ne nie pas les
difficultés apparues avec lui aussi : elle est désagréable, critique, essaie de le pro-
voquer. Il s'est fixé comme règle de ne jamais se fâcher. Mais elle ne peut tolérer
non plus le triomphe ou le succès. Freud ne sait pas s'il réussira, quoiqu'il
confesse un sentiment tendre envers elle. Encore ! Décidément Freud se laissait
facilement séduire par ses patientes, quitte à s'en repentir après. Mais c'est Jones
qu'il accuse : « La jalousie n'est pas digne de vous » (4 juin 1922). Naturelle-
ment, Jones insiste : Freud a mal reconstruit sa relation (à lui, Jones) avec cette
dame (10 juin 1922) ; il ajoute que ce n'est pas juste de tester ses pouvoirs sur ses
collaborateurs par le cas exceptionnel de la personne en question. Dans sa
réponse (25 juin), Freud a modifié quelque peu son point de vue : leur amitié a
été sévèrement éprouvée et il l'a supporté ; c'est le fait de mener cette deuxième
analyse qui l'a placé, lui, dans la position indésirable de critiquer et d'analyser
Jones, une tâche mal venue avec un ami dont on est sûr et dont on connaît ses fra-
gilités. Mais il est vrai que cette femme implacable a surtout souligné les erreurs
(et Freud l'a crue). Il pense avoir réussi avec Jones (à dissiper sa jalousie) mais
en est moins sûr en ce qui concerne l'autre partie. De toute façon il s'arrangera
pour cesser bientôt leur relation.
Cependant leur amitié traverse un mauvais pas : le 6 novembre 1922, Freud
écrit à Jones qu'il pense que certains aspects de son comportement avec les gens
créent plus de difficultés qu'il ne s'en aperçoit lui-même. C'est à propos de Rank.
Jones, modeste, répond le 19 novembre suivant qu'il y a peut-être des endroits
obscurs chez lui que la lumière n'éclaire pas. Il ne peut que souhaiter que la
mauvaise opinion de Freud se dissipe (22 décembre).
A quoi Freud répond (7 janvier 1923) qu'il est plein de sympathie à son
égard mais qu'il a l'habitude de s'exprimer franchement avec ses amis, et court
ce risque. Jones rétorque que, lui aussi, réclame ce droit : Freud se trompe, lui
est sincère et regrette que Freud le juge de façon erronée (14 janvier). On peut
penser que la maladie de Freud en gestation le rend peut-être irritable. Dans
la même lettre où il lui annonce son cancer (25 avril 1923), Freud se plaint
d'un article de Jones : il a raison jusqu'à un certain point, mais il ne va pas
assez loin.
Le 16 juillet 1924, enfin, Freud donnera raison à Jones : l'apparition du pre-
mier volume de ses oeuvres traduites en anglais l'a rempli de joie. Il admet s'être
trompé et avoir sous-estimé l'énergie de Jones ; sa préface est magistrale. Et le
25 septembre 1924 : le succès de la maison d'édition est une affaire dont Jones
peut être fier; de plus, les lettres envoyées d'Amérique par Rank le montrent
dans un état d'irritation tourné contre Freud, ce qui lui fait craindre l'exactitude
des prophéties de Jones. Il ajoutera le 5 novembre que Jones avait pleinement
raison à ce sujet.
1280 Louise de Urtubey

En juillet 1925, un nouveau sujet de discorde surgit : Jones rapporte que


M. Klein a fait une extraordinaire impression à la Société britannique lors d'une
conférence où, entre autres, elle a critiqué certaines positions d'Anna Freud
concernant l'analyse des enfants. Le 16 mai 1927, Jones, apparemment conquis
par les arguments de M. Klein (et désireux peut-être de se venger des affaires
Loe et J. Rivière) écrit à Freud qu'il ne peut être d'accord avec quelques-unes
des tendances du livre de Anna Freud et pense que c'est à cause de résistances
imparfaitement analysées. Freud n'acquiesce pas et peu après, il accuse Jones
très durement de mener une campagne contre la psychanalyse d'enfants telle que
la pratique Anna et de l'accuser de ne pas avoir été suffisamment analysée, cri-
tique qui lui paraît dangereuse et « inadmissible ». Anna a été analysée plus
longtemps et plus profondément que Jones lui-même. Le 30 septembre 1927,
Jones signale simplement qu'Anna ne peut pas réclamer l'indulgence de la cri-
tique pour ses écrits, ce à quoi Freud devait s'attendre.
Pourtant, le 7 mars 1928, la mort de la fille aînée de Jones met un terme à
leur querelle et rapproche les deux vieux amis. Jones répond à un télégramme
de Freud en lui disant qu'il sait n'avoir pas été en grâce les dernières années
mais que la rapide réaction à son malheur est la preuve qu'il a gardé quelque
affection à son égard. A la mort de Sophie, se souvient Jones, Freud lui avait
dit qu'il souhaitait mourir aussi, ce que lui, Jones, ressent maintenant. Freud,
le 11 mars 1928 admet l'avoir beaucoup critiqué ces dernières années, mais
cette triste occasion, montre que c'était comme dans une querelle de famille,
lorsqu'un de ses membres abuse d'un lien qu'il sait inébranlable, incassable.
Jones (21 janvier 1929) répond que sa vie a valu la peine d'être vécue grâce à
sa relation avec lui, Freud, et à son travail.
Autre source de difficultés : la télépathie. Déjà la Société de recherche psy-
chique (19 mars 1911) que Freud apprécie, est mal vue par Jones qui estime
qu'elle a mauvaise réputation dans les cercles scientifiques, son but étant de
communiquer avec les trépassés. Si Freud accepte d'en devenir membre, cela
conduirait à un renforcement du spiritisme. Dans la lettre suivante, Jones se
déclare très choqué par la conférence de Stekel sur la télépathie, qu'il juge être le
résultat de superstitions religieuses inconscientes.
Le 25 février 1926, après avoir pris connaissance de la publication de Freud
sur la télépathie, Jones se déclare « opprimé ». Freud a oublié la position qu'il
occupe. Il aurait dû se taire. Cet article offrit à Jones quelque chose d'inhabituel
et d'inattendu : lire un écrit de Freud sans plaisir ni agrément. La réponse de
Freud est trop connue pour être rappelée ici.
Un autre sujet digne d'attention est la protection que Jones exerce à l'égard
de Freud à qui il adresse des patients étrangers — très nombreux —, qui en fait
sauveront Freud des ennuis matériels consécutifs à la guerre. Comme le dit
La correspondance complète Freud-Jones 1281

Freud lui-même, le 2 mai 1920 : « Je vis pour une bonne part des patients que
vous m'envoyez. » C'est aussi Jones qui recommanda les Strachey et fut ainsi à
l'origine de la célèbre Standard Edition.
Je ne m'appesantirai pas sur les dénégations de Freud concernant la situation
en Autriche, si largement commentées par d'autres. Finalement, le 2 mars 1937
Freud écrit qu'il aimerait vivre en Angleterre. Et après, le 28 avril 1938 : qu'il « sera
de tout coeur ravi de le voir (Jones) à la gare de Victoria ».
Je ne résiste pas à traduire la dernière lettre, par laquelle Jones dit adieu à
Freud avec une façon toute britannique de retenir ses affects débordants, tout en
les laissant transparaître. Elle est datée du 3 septembre 1939 : « Cher Professeur :
ce moment critique me semble approprié pour vous exprimer encore une fois ma
dévotion personnelle, ma gratitudepour tout ce que vous avez apporté dans ma vie
et mon intense sympathie pour les souffrances que vous endurez. Quand l'Angle-
terre battit l'Allemagne, il y a vingt-cinq ans, nous étions dans des côtésopposés du
front, mais même alors nous avons trouvé le moyen de nous communiquer notre
amitié réciproque. Maintenant nous sommes proches et unis dans nos sympathies
militaires. Personne ne peut dire si nous verrons la fin de cette guerre, mais de toute
façon cela a été une vie très intéressante et nous avons, tous les deux, contribué à
l'existence humaine, même si c'est dans de très différentes proportions. Avec mes
amitiés les plus chaleureuses et les plus aimantes... »
Louise de Urtubey
75, rue Saint-Charles
75015 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Freud S., Brautbriefe 1882-1886, Fischer, 1988.


Freud S., Lettres de jeunesse, Gallimard, 1990.
Freud S. und Fliess W., Briefe, S. Fischer, 1986.
Freud S., Ferenczi S., Correspondance 1908-1914, Calmann-Lévy, 1992.
Freud S. and Jones E., The Complete Correspondance, Belknap Press, 1993.
Freud S., Jung C. G., Correspondance, Gallimard, 1975.
Jones E., La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, PUF, 1979.
Jones E. (1912), Der Alptraum in seine Beziehung zu gewissent Formes des mittelalterliche
Aberglauben, Deuticke, 1912.
Jones E. (1913), Papers on psycho-analysis, Londres et New York, 1913.
Jones E., The early Development of féminine sexuality, Int. J. Psycho-Anal, 8, p. 459.
Jones E. (1929), Hamlet et OEdipe, Londres et New York, 1929.
Lacan J., Ecrits, Le Seuil, 1966.
Le corps de la cure
de Anne-Marie Merle-Béral*

Rémy PUYUELO

« Qui que tu sois, qui me lis : joue ta chance.


Comme je le fais, sans hâte, de même qu'à l'ins-
tant où j'écris, je te joue.
« Cette chance n'est ni tienne ni mienne. Elle
est la chance de tous les hommes et leur lumière.
Eut-elle jamais l'éclat que maintenant la nuit lui
donne. »
Georges Bataille, L'expérience intérieure.

A l'instant où l'auteur renonce à aller plus loin, il laisse à des tiers une occa-
sion d'ouvrir à ce qui n'est pas écrit. C'est le rappel aussi que la lecture doit se
produire comme mise en scène, qui, elle, relève d'une sorte de dramaturgie. Elle
s'inscrit comme logique du relais entre l'auteur et le lecteur.
J'ai joué ma chance...

Corps et « Médiation bisexuelle »

Prendre le risque de nous raconter des histoires, telle est l'aventure que nous
propose Anne-Marie Merle-Béral.
S. Freud en 1895 dans les Etudes sur l'hystérie commentait déjà : « Je
m'étonne moi-même de constater que mes observations de malades se lisent
comme des romans et qu'elles ne portent pour ainsi dire pas ce cachet sérieux,
propre aux écrits des savants. Je m'en console en me disant que cet état de
choses est évidemment attribuable à la nature même du sujet traité et non à mon
choix personnel. »

* PUF, 1994, préface de Pierre Luquet.


Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1284 Rèmy Puyuelo

Le corps de la cure est l'odyssée analytique d'Iris, Séraphin, Sandro, Nadia,


Pia, Gabriel et Sara.
Anne-Marie Merle-Béral s'écrit, écrit son patient et met le lecteur dans la
position de l'observateur, S. Freud regardant son petit-fils dans le jeu de la
bobine. Ce livre devient alors un instrument de travail dans cette tentative de
penser une cure et dans l'impasse dynamique que l'écriture matérialise. Mais, en
fait, cette tentative est le quotidien du travail du psychanalyste posant de façon
continue le rapport de l'acte à la pensée, du soma à la pensée.
C'est aussi l'exposition de la solitude du psychanalyste qui tente d'établir ou
de rétablir les conditions de l'analysabilité des processus psychiques.
Telle est sa démarche dans le passage à l'acte d'instauration d'un cadre
rigoureux et suffisamment mobile pour accompagner les variations du fonction-
nement psychique. La finalité du cadre est le confort d'analysabilité avant que
d'être objet d'analyse.
C'est quand la pensée défaille, quand les mots viennent à se tarir que l'on
propose souvent : « Je te fais un dessin. » Le geste d'écriture surgit où les mots
échouent ; comme un mot obscène, hiéroglyphe du rêve. Cette dérivation méta-
phoro-métonymique (Jean Laplanche) est mouvement de l'être, relations qui
existent entre ce qui figure et ce qui est figuré, entre le modèle biologique et ce
qu'il est censé représenter. C'est une relation de genèse, d'engendrement.
Anne-Marie Merle-Béral nous propose cet impossible ordinaire qui est celui
de reculer les limites du psychique en mettant en jeu acte-soma-psyché dans la
dynamique transféra - contre-transférentielle. Certains patients nous amènent
plus que d'autres à travailler la question du corps en psychanalyse. C'est la nais-
sance renouvelée de la psychanalyse qui se pose en fait.
Dans sa lettre à W. Fliess du 7 août 1901, S. Freud écrit : « Il est impossible
de nous dissimuler que, toi et moi, nous sommes éloignés l'un de l'autre. Tu
prends parti contre moi en disant que "celui qui lit la pensée d'autrui n'y trouve
que ses propres pensées", ce qui ôte toute valeur à mes recherches. » Cette lettre
est déchirante. Elle marque la rupture entre deux amis, reprise dans la dernière
partie de la lettre où S. Freud parle de son prochain travail qui s'appellera :
De la bisexualité humaine et de la difficulté qu'auraient les deux amis à trouver
un compromis entre la partie anatomo-biologique et l'aspect psychique de la
bisexualité. La situation analytique contient cette question et sa paradoxalité.
Christian David1 a proposé l'idée d'une « médiation bisexuelle », oscillation
fonctionnelle constante entre les processus de division, de clivage et ceux de
jonction et de création à l'oeuvre dans toute cure analytique, véritable transfor-

1. C. David, Bisexualité psychique. Rapport au XXXVe Congrès des psychanalystes de langues


romanes, Revue française de psychanalyse, 5-6, 1975.
Le corps de la cure de Anne-Marie Merle-Béral 1285

mateur psychique grâce auquel le transit des affects et des représentations peut
s'effectuer libidinalement d'un psychisme à l'autre dans son altérité.
S. Freud a révolutionné le concept de coenesthésies en vogue en ce début de
siècle et apporté une pensée nouvelle sur la place de la sensori-motricité dans le
fonctionnement psychique. Il introduit d'autre part le concept de pulsion,
concept limite, toujours d'une éclatante modernité dans la métapsychologie des
psychanalystes au regard des progrès des sciences biologiques. Mais le corps est
aussi voie et lieu de décharge des tensions et des contradictions intrapsychiques,
de la conversion hystérique à la maladie somatique et à la « régression à
l'étayage primitif sur la grande fonction organique » (Michel Fain).
Ces différentes facettes sont constamment contenues dans Le corps de la cure
mais je dirais que, sans perdre leur spécificité, elles s'articulent, se mettent en
perspective, s'enrichissent l'une l'autre et se complexifient dans l'idée du corps,
représentation et relation, métaphore du Je. La représentation du corps est un
mode très archaïque de figuration du soi, qu'il s'agisse des zones de contact, du
dedans et du dehors, limites sans lesquelles introjection et projection n'ont pas de
sens, ou de l'opposition entre zones érogènes et zones moins investies mais pou-
vant être investies secondairement1. Le corps est une écriture universelle, une
cartographie. La cartographie est un espace analogique qui permet de faciliter la
compréhension spatiale des objets, concepts, conditions, processus ou événements
de l'univers humain. Les cartes sont des images mentales, une façon de se figurer,
de voir... se représenter le monde, non miroir du monde mais plutôt simulacre.

Ecriture et soin

Dans la Magie blanche (1936) de René Magritte, on reconnaît Paul Eluard


dont la plume fait surgir du papier blanc un corps de femme. Sa main prenant
appui sur l'ombilic finit de tracer sur l'hypocondre maternel le mot « ÉCRIRE »
en lettres rondes.
Ecriture en séance, entre les séances, relecture des notes, exposé oral,
vignette clinique, histoires de cas2...
Certains patients plus que d'autres nous amènent à ce travail de ponctua-
tion, de se défaire pour faire — on chante à tue-tête et on crie à corps perdu —
pour matérialiser notre solitude, pour pouvoir la reconnaître et l'héberger.

1. R. Diatkine, Avant-propos : Les problèmes du corps, Revue française de psychanalyse, t. XLV,


février 1981.
2. R. Puyuelo, La saxifrage umbrosa... ou le désespoir du peintre, in La projection dans ses rapports
avec la représentation, IXe Journées occitanes de psychanalyse, 1989-1990, Groupe méditerranéen de la
Société psychanalytiquede Paris, p. 44-80.
1286 Rémy Puyuelo

Ecrire est alors un trucage pour penser et non une tricherie. L'écriture
anime des blancs existentiels, les organise dans le faire artisanal de ces petites
quantités d'énergie déplacées. « Celui dont les lèvres se taisent bavarde avec le
bout des doigts » (S. Freud, 1905)... sans savoir ce qu'il a à dire ou venant signer
par là la limite du psychique. L'écriture est parfois conversation muette, manie
localisée. Pense-bête, l'écriture est ce qui ne peut se retenir et en même temps
tentative de rétention, de sphinctériser le non-lieu de l'être.
Elle est aussi mise en ordre, en direction, en sens, en utilisant un code com-
mun aux humains.
Les mots y prennent corps et reliefpour pouvoir se lire et se penser. Ils organi-
sent une histoire dans une temporalité entre deux êtres dont le lecteur est le tiers.
L'écriture est une butée matérielle, une matité qui fait rebondir avant que de réflé-
chir, tentative d'arrêt d'une mise en abyme et en écho. La feuille blanche — visage
blanc — devient la niche narcissiquequi accueille la projection. Elle peut être poé-
sie théâtrale (A. Green) et élaboration de l'absence et retrouvailles avec une chair
du langage qui renoue les liens de la langue avec l'affect.
On pressent combien l'écriture peut devenir un instrument de la cure extrê-
mement précieux et à fonctions multiples. L'acte d'écriture témoigne aussi de la
réalité, il en est un support comme d'autres quotidiennetés de l'analyste (ses ren-
contres, ses événements de famille, de rue, de société... le cinéma, ses lectures, ses
hobbies). Ces quotidiennetés sont des mises en culture de son préconscient
venant détoxiquer l'addiction incontournable au psychisme de ses patients et
récupérer une mutualité — dans le sens écologique du terme —, participer à une
réciprocité, être enfin la cire perdue qui aide à dégager la statue de son moule, de
son carcan psychique. Nous retrouvons la paradoxalité de la réalité psychique
en tant que processus et non état. En effet, c'est le processus analytique qui la
révèle et l'identifie.
Chez les patients dont nous parle Anne-Marie Merle-Béral, la réalité de
l'environnementest défaillante, elle doit ne pas être perdue de vue par l'analyste.
Le cadre de la cure révèle ici l'intentionnalité des soins maternels, telle que la
proposait S. Freud dans la « Formulation sur les deux principes du cours des
événements psychiques » : « Une telle organisation qui est entièrement soumise
au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde extérieur ne pourrait pas
se maintenir en vie, ne fût-ce qu'un instant, de sorte qu'elle n'aurait pas pu appa-
raître. Mais l'utilisation d'une fiction de ce genre se justifie quand on remarque
que le nourrisson, à condition d'y ajouter les soins maternels, est bien près de
réaliser un tel système psychique. Il halluciné vraisemblablement l'accomplisse-
ment de ses besoins internes, il révèle son déplaisir, lorsque l'excitation croît et
que la satisfaction continue à faire défaut, par la décharge motrice des cris et de
l'agitation et il éprouve ensuite la satisfaction hallucinée. » A partir de ce
Le corps de la cure de Anne-Marie Merle-Béral 1287

modèle, deux registres métapsychologiques complémentaires sont mis en jeu ;


celui de l'épreuve de réalité et celui de certaines expériences limites, comme
l'inquiétante étrangeté, qui mettent en cause le sentiment de réalité.
La réalité est représentée par la mère, ou, plus précisément, par les soins
qu'elle apporte. L'espace et le temps du soin sont une question de vie ou de
mort. Cette idée du « soin de la dysévolution » (p. 127) est fondamentale. Elle
est à différencier de l'intention thérapeutique qu'elle renforce aussi. Une belle
phrase de Paul Valéry (Mélange, La Pléiade, p. 322) résume le propos d'Anne-
Marie Merle-Béral : « Soigner, donner des soins c'est aussi une politique. Cela
peut être fait avec une rigueur dont la douceur est l'enveloppe essentielle. Une
attention exquise à la vie que l'on veille et surveille. Une précision constante,
une sorte d'élégance dans les actes, une présence et une légèreté, une prévision et
une sorte de perception très éveillée qui observe les moindres signes. »
Un état d'équilibre instable, de rêverie (également) attentive s'instaure entre
une préoccupation maternelle primaire et une préoccupation personnelle pri-
maire suffisante. Prendre soin de soi n'est pas la finalité mais le préalable
contenu dans le cadre matériel de la cure et dans le cadre psychique de l'ana-
lyste. Ne pourrait-on pas avancer que la santé est une métaphore de latence.
La santé, la bonne santé, est un terme qui revient souvent dans ce livre. La
santé dans un sens large, physique et psychique, est un bien précieux, nous rap-
pelle Anne-Marie Merle-Béral. Elle en fait un levier de la cure non sans rappeler
ce qu'écrit D. W. Winnicott... « Ceux qui sont suffisamment bien-portants et
libres doivent pouvoir assumer le triomphe qu'implique leur état. Après tout, ce
n'est que la chance qui leur a permis d'être en bonne santé » (La liberté. Le Des-
tin, Nouvelle Revue de psychanalyse, 30/1984).

Compromis hypocondriaque et rêve

Le modèle du soin 1 pour Anne-Marie Merle-Béral est une nécessité, préa-


lable valable à la fois pour l'analyste et le patient, comme je viens de le souligner.
En effet les patients dont elle nous raconte l'histoire sont ceux qui, plus que
d'autres, questionnent les limites du psychisme dans la cure analytique. Mais elle
ne perd à aucun moment de vue le modèle premier de la cure, celui du rêve.
L'analyste a son corps et celui du patient comme matrice, mise en culture du
rêve. Le rêve ressemble au mot d'esprit : au corps pris pour un mot d'esprit. Le

1. René Roussillonavait développé la triple polarité à l'oeuvre dans toute cure du rêve, du soin et du
jeu dans le Bulletin n° 5 du Groupe toulousain de la Société psychanalytiquede Paris de 1993, Psychanalyse
et psychothérapie (190 p.).
1288 Rémy Puyuelo

rêve, ce trompe-la-mortdu sommeil, est humour. Les figures du rêve représen-


tent le corps comme une maison et chaque organe comme une partie de la mai-
son. Le rêve symbolise l'état somatique; on pourrait parler d'élaboration
inconsciente du somatique, de la scène infantile : d'hypocondrie du rêve
(P. Fedida)1.
On pourrait proposer que le pivot et le levier dans le contre-transfert et le
transfert sont le compromis hypocondriaque actif en chacun de nous et, ici, « ins-
tabilisé » par la régression imposée par la situation analytique. Je fais l'hypo-
thèse qu'un minimum d'investissement hypocondriaque du corps est nécessaire
dans toute organisation psychique2. Cela suppose l'investissement par l'objet du
déplaisir et de la douleur corporelle au cours des premières expériences de satis-
faction et implique un investissement hypocondriaque de la part de la mère qui
ne soit ni trop, ni trop peu actif.
La manifestation hypocondriaque est une figure de l'angoisse entre le
somatique et le psychique, entre les pôles mélancolique et paranoïaque. Le
compromis hypocondriaque devient une solution dynamique qui, dans le mou-
vement même de désinvestissement de l'objet, maintient un minimum d'inves-
tissement objectai et ouvre la voie à un possible réinvestissement de l'objet. La
clinique confirme la vérité de ce que S. Freud en 1926 soulignait comme possi-
bilité de remaniement au cours de la cure, car « le passage de la douleur cor-
porelle à la douleur psychique correspond à la transformation de l'investisse-
ment narcissique en investissement d'objet ». Le langage sur le corps fait écran
par rapport à l'intrusion possible de l'objet, certes barrière de protection, mais
aussi appel pour réinvestir les représentations de choses (corps et objet). Si
l'organisation de l'analité est suffisante ainsi que la capacité de l'analyste d'in-
tégrer la passivité (et nous retrouvons là la Médiation bisexuelle), le compro-
mis hypocondriaque est celui du rêve, au service de l'altérité de l'objet, au ser-
vice de l' « analise » (p. 71-73).
Cette position contre-transférentielle permet progressivement de discriminer
chez le patient le déplaisir de la douleur et la douleur de la souffrance, qui, elle,
est purement psychique. La métaphore du « Membre fantôme psychique »
(p. 22-35) est à cet égard particulièrement exemplaire. L'hypocondrie du rêve
souligne son rôle dans l'économie de la souffrance psychique. La fonction du
rêve est, je le pense, plutôt alors d'élaborer les traumatismes que de satisfaire le
désir. Tout rêve est un cauchemar en puissance, le contenu latent du rêve rece-
lant avant tout des éléments douloureux.

1. P. Fedida, L'hypocondriedu rêve, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 5, 1972, L'espace du rêve.


2. L'hypocondrie, n° 21, automne 1990. Les Cahiers du Centre de psychanalyse et de psychothérapie,
et plus particulièrementles contributions de M. Aisenstein, A. Gibeault et A. Jeanneau.
Le corps de la cure de Anne-Marie Merle-Béral 1289

« J'écris en me berçant, comme une mère folle berçant son enfant mort »
(Le livre de l'intranquillité), telle est la poétique de l'insomnie pour Fernando
Pessoa. L'analyste, lui, écrit des hiéroglyphes où mélancolie, hypocondrie et rêve
se mettent en mouvement en différenciant les modalités structurelles et dynami-
ques du travail de deuil et débouchent sur un deuil de Soi et de l'Autre, mais
toujours dans une dynamique rappelant ce que le rêve est au dormeur et l'ima-
gination à celui qui est éveillé.
On ne peut partager la douleur et la souffrance, on ne peut partager que les
moyens de s'en défendre. L'angoisse-signal peut alors être notre ange gardien,
celui qui protège le Moi.

Impasses de la dynamique auto-érotique. Procédés autocalmants et jeu

J'ai avancé l'importance de la dynamique auto-érotique1 dans la cure analy-


tique de l'enfant et de l'adulte. Cette dynamique est mise en tension et en mou-
vement dans toute situation analytique de l'enfant et de l'adulte. Elle est la
matrice du fantasme, organisatrice de l'espace-temps et de la représentation, à la
fois au service de l'intériorisation de l'objet et dirigée contre celle-ci. Dans le tra-
vail d'individuation narcissique et objectale du sujet, la dynamique auto-éro-
tique, par le biais du dédoublement narcissique projectif, évite le recours à l'ob-
jet externe qu'il vise alors à protéger et permet de lier un sentiment continu
d'existence par la permanence de l'objet interne. Chez les patients dont nous
parle Anne-Marie Merle-Béral : oedipiens défaits, états limites névrotisables,
états limites accompagnés d'une atteinte somatique, désordres somatiques
graves, etc., cette dynamique auto-érotique est mise en faillite et le va-et-vient
structurant de la problématique identitaire aux identifications de la conflictuali-
sation oedipienne est gelé. La dynamique auto-érotique se décline à partir de ces
impasses en compromis hypocondriaquecomme je l'ai développé précédemment
ou en procédés autocalmants2. Ces deux compromis sont présents dans l'écono-
mie psychosomatique de tout individu, témoins des paradoxes et des conflits
psychiques qui nous organisent. Ici, ils se distinguent et signent à la fois les
limites des activités auto-érotiques qu'ils « remplacent ». Défenses contre la
détresse, ce sont les ultimes moyens pour éviter l'effondrement. La reconnais-

1. R. Puyuelo, Toucher des yeux — les états limites chez l'enfant, Revue française de psychanalyse,
n° 2, LIV, p. 389-406; L'enfant de la dormition, Revue française de psychanalyse, 1994, n° 3, LVIII,
p. 857-876 ; La déclinaison du double dans la cure de l'enfant, in Le Double, coll. des « Monographies de
la revue française de psychanalyse », PUF, 1995.
2. C. Smadja, G. Szwec et coll., Les procédés autocalmants, Revue française de psychosomatique,
Ed. PUF, n° 4, 1993.
1290 Rémy Puyuelo

sance de ces compromis et la mise en jeu prudente, anticipatrice, de la probléma-


tique économique dans l'organisation transféra - contre-transférentielle pourra
alors mettre en forme, figurer les affects et instaurer ou restaurer des processus
représentatifs.
Ceci m'amène au modèle du jeu qu'Anne-Marie Merle-Béral propose à ses
patients. Elle s'appuie sur l'environnement culturel (romans, poèmes, films,
oeuvres d'art...) établissant ainsi un « contrat narcissique (Piera Aulagnier) et
organisant la mission culturelle de toute fonction maternelle reconnaissant là
l'identité d'appartenance partagée du sujet préalable à toute identité d'intégra-
tion. Elle favorise un jeu projectif qui amène à une transformation qui fait de
l'interne une sublimation de l'externe, tenant compte constamment du niveau de
symbolisation du patient.
Il s'agit d'une mise en jeu, d'une dramatisation, figurant et construisant
comme dans le jeu chez l'enfant les fantasmes inconscients dans l'actualité de la
cure. Je vous propose de commenter le vécu répétitif d'inquiétante étrangeté de
l'analyste repris dans l'histoire des voyages de Gulliver (p. 42).
Ils m'évoquent le rêve de S. Freud des « Cabinets en plein air » (juillet-
août 1898) et la scène primitive présentée alors comme expériencepersonnelle où
Gulliver urine sur le palais de la reine de Lilliput pour éteindre le feu et aussi les
phénomènes associés à l'endormissement d'Isakower. Ces expériences sensori-
motrices intéressent plus particulièrement la bouche, la peau et la main dans une
différenciation floue entre les régions du corps, mais aussi entre ce qui est externe et
interne. Elles entraînent une auto-observation rappelant le climat de l'enfance.
Cette expérience limite vécue par l'analyste est exemplaire à plus d'un titre. Elle
rend compte de sa capacité régressive face à un patient dont la sienne est fragile,
partielle et désorganisante. Cette capacité régressive est freinée, elle reste organisée
et organisanteà la manière d'un « dérapage contrôlé » venant buter sur le moi cor-
porel. Elle permet de témoigner de son altérité par le maintien du commerce avec
soi et de continuer à penser en prenant appui sur les contes de fées, les films d'hor-
reur, les ogres dévorants... et les voyages de Gulliver.
Ces expériences limites maintiennent un sentiment d'apparentement à la
collectivité humaine. Elles organisent les théories narcissiques infantiles en théo-
ries sexuelles infantiles, le roman familial asexuel en roman familial héroïque...
Sandor Ferenczi1 dans une conférence faite à New York en 1926 aborde ces
« fantasmes gullivériens » mettant en jeu les fantasmes originaires et la vie de
Jonathan Swift, enfant posthume, volé à sa mère et gardé en France pendant son
enfance.

1. S. Ferenczi, Psychanalyse III, Ed. Payot, 1974, Fantasmes gullivériens, chap. LI.
Le corps de la cure de Anne-Marie Merle-Béral 1291

Dans la dynamique transféra - contre-transférentielle, les fantasmes gulli-


vériens étayés sur l'éprouvé du moi corporel de l'analyste organisent l'espace-
temps impossible de l'enfance du patient et tentent de mettre en temporalité sa
vie suspendue et son infantile défaillant. Une épaisseur psychique est mise en
jeu où se travaillent les angoisses agoraphobiques et claustrophobiques, phobie
des grands et petits animaux, le voir angoissant et le toucher dégoûtant, la
scène primitive, la différence des sexes et des générations... les voyages de
Gulliver dramatisés par le vécu de l'analyste dans le contre-transfert alimen-
tent et réaniment « à doses filées » la mentalisation du patient. La matérialité
incarnée du récit partagé se propose comme résidu diurne et nocturne d'un
rêve et d'une rêverie à venir.
L'analyste prête corps au mot à venir, au récit à faire. Il propose un dis-
cours manifeste pour organiser une latence. Il se propose comme souvenir-
écran à venir. Il féconde les mouvements de latence au service de la santé
psychique.
« La discrétion est incompatible avec un bon exposé d'analyse ; il faut être
sans scrupules, s'exposer, se livrer en pâture, se trahir, se conduire comme un
artiste qui achète des couleurs avec l'argent du ménage et brûle les meubles
pour chauffer le modèle. Sans quelqu'unes de ces actions criminelles, on ne
peut rien accomplir correctement » (S. Freud, « Lettre au pasteur Pfister », le
5 juin 1910).
Le corps de la cure en écho au « corps du délit » se situe dans cette proposi-
tion paradoxale de S. Freud où il s'agit de faire feu de tout bois avec correction,
c'est-à-dire dans les règles.
L'analyste ne peut être cet instrument à vent, cette caisse de résonance où
les figures du patient pourraient se jouer, se moduler, s'harmoniser, cette pul-
sation organisatrice du temps que dans la mesure où il a à sa disposition un
cadre rigoureux et où il se pose constamment la question de l'analysabilité et
de l'analysable. Pierre Luquet dans sa préface souligne l'importance de l'or-
ganisation oedipienne1. « Parce qu'il a une fragilité narcissique et un accro-
chage à des positions archaïques (que l'on appelait prégénitales) on oublie que
le sujet a une relation hystérique, une relation obsessionnelle, une dépersonna-
lisation par crainte de tout rapproché objectai... Cette attitude fait oublier
qu'il s'agit d'un échec du mouvement oedipien du moi. » Anne-Marie Merle-
Béral en fait son fil rouge dans cette capacité de mise en « état limite » de la
psyché, qui se réorganise sans cesse autour de l'échec des mouvements oedi-
piens du moi.

1. L'organisation oedipienne, Bulletin du Groupe toulousain de la Société psychanalytique de Paris,


octobre 1994.
1292 Rémy Puyuelo

OEdipe et temporalité

L'actualité de la mise en jeu dans la cure met en question la présence de


l'analyste. La présence... c'est le « présent ». C'est un état de vigilance qui
nous permet d'être dans l'espace et le temps, c'est-à-dire dans un état de dis-
ponibilité dans le « ton » du possible d'une rencontre. Paradoxe de l'attente,
attentif et attente, paradoxe de l'inattendu et du présent, c'est seulement dans
le présent que se croisent le rassemblement du passé dans l'espace d'expérience
et le déploiement du futur dans l'horizon d'attente. Mais l'échange n'est
fécond que si le présent est lui-même force d'initiative. Nietzsche parlait en ce
sens de la « force du présent ». Saint Augustin au livre X des Confessions parle
du temps comme engendré par la triplicité du présent, « le présent du passé
c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est la vision ; le présent du futur,
c'est l'attente ». Le « encore » du passé récent et le « déjà » du futur immé-
diat s'enracinent l'un et l'autre dans la force du présent qui s'appelle vigilance
et capacité du commencement. L'analyste et le patient sont dans le présent. Le
présent est tout ce qui dans le psychisme se rattache à l'expérience en cours
d'être vécue. Est même présent ce qui n'est pas perceptible par celui qui
s'interroge ici et maintenant mais qui le serait pour un autre localisé spatia-
lement ailleurs : aussi bien donc ce qui fait retour du reflet de l'inconscient
ou ce qui affecte un autre regard co-présent. C'est la mobilisation de l'actuel
qui est mis en rapport sans formation tampon avec des événements qui ne
réussissent pas « à entrer en latence » et dont la présence menace aux portil-
lons de la conscience. Le non-présent se tient dans la discrétion d'une latence
où il se fait moins oublier qu'il n'espère en l'avènement de nouvelles formes
psychiques. André Green développe ces idées dans deux articles, l'un dans la
Revue française de psychanalyse, 4/1990, « Temps et mémoire » (p. 947-972),
« La remémoration : effet de mémoire ou temporalité à l'oeuvre » et l'autre
dans la Nouvelle Revue de psychanalyse, 41/1990 (p. 179-205), « Temps et
mémoire ».
« Autoriser l'enfance à se constituer comme mémoire » (A. Green), vivante
et réserve écologique de vie, tel est le projet d'Anne-Marie Merle-Béral pour ces
êtres en souffrances. Patient vient du latin pati = souffrir. Il a pris malheureuse-
ment un sens très restreint quand on parle du médecin et de ses patients. En fait
il ouvre à la souffrance, à la passivité et l'activité. Il évoque le jeu de patience qui
consiste à remettre en ordre des pièces irrégulièrement découpées, qui ont été
préalablement mêlées, de manière à reconstituer une carte de géographie, un
dessin. Il évoque les diverses combinaisons des cartes à jouer, les réussites. Il
rappelle aussi l'importance de l'économique chez ces sujets.
Le corps de la cure de Anne-Marie Merle-Béral 1293

Préoccupation éthique et psychanalyse

Enfin, une des questions centrales développées par Le corps de la cure est
l'analysabilité du patient au regard de l'intention éthique de tout analyste qui est
celle de devoir ne pas priver un patient d'une psychanalyse. J'apprécie ce comman-
dement négatif car il est libéral, c'est-à-dire plus libérant qu'une énumération
exhaustive et close de devoirs ou d'indications. Cette interdiction laisse libre
d'inventer les actions positives dont le champ est ouvert par l'interdiction elle-
même : quoi faire, quoi penser pour ne pas priver un patient d'une psychanalyse.
Paul Ricoeur indique que l'éthique a une ambition plus vaste, celle de recons-
truire tous les intermédiaires entre la liberté qui est point de départ et la loi qui
est le point d'arrivée.
Cette préoccupation éthique est constamment travaillée et élaborée dans le
jeu transféro - contre-transférentiel, comme le souligne Anne-Marie Merle-Béral,
dans une écriture rigoureuse mais non dogmatique au service de la pudeur, du
tact, du plaisir et de la liberté de penser... de la bonne santé.
Jean Bergeret nous avait déjà appris ce que l'on pouvait entendre par état
limite. Un livre récent de René Roussillon — Paradoxes et situations limites de la
psychanalyse paru dans la même collection en 1991 — introduit la notion de
« situations limites » de l'analyse qui concernent des configurations transféro -
contre-transférentielles et qui « font toucher la limite de pertinence du dispositif
et des modèles qu'il implique ». René Roussillon ne sépare pas la structure du
patient de celle de sa rencontre avec la situation analytigue incluant le psychana-
lyste et son contre-transfert. Le corps de la cure nous amène à penser que
« l'épaisseur de la "chimère" (De M'Uzan) s'inscrit entre le mentalisable inter-
prétable et l'indicible, qui met en jeu le corps »... Celui du patient et celui de
l'analyste. Ne pourrait-on penser qu'il n'y ait de cure que singulière et d'indica-
tion que d'analyste! « Dans cette perspective on peut appeler état limite un
modèle de fonctionnement mental dont la cure serait le prototype » (p. 5).
Rémy Puyuelo
34, rue Monplaisir
31400 Toulouse
Revue des revues

Autour du thème

PSYCHOANALYTIC QUARTERLY, 3, 1994

Le troisième numéro du Psychoanalytic Quarterly 1994 consacre un long


article d'un philosophe, Kimberlyn Leary, à une réflexion très critique sur les
relations de la pensée psychanalytique américaine avec les théories postmo-
dernes. Cet article intitulé « "Problèmes" psychanalytiques et "solutions" post-
modernes » nous intéresse à deux titres : d'une part, il apporte un éclairage par-
ticulier au thème du Congrès international de juillet 1995 à San Francisco sur la
réalité psychique, d'autre part, il pose des questions importantes sur le hic et
nunc et le rôle de la temporalité dans le travail analytique.

Le postmodernisme

Leary présente tout d'abord le postmodernisme comme une critique radi-


cale des positions traditionnelles qui sous-tendent la compréhension de l'être
humain et de sa place dans la société. Le discours postmoderne naît avec la
Nouvelle Critique littéraire dans les années 30. La notion d'un texte qui se servi-
rait de mots pour véhiculer un sens voulu par l'auteur au lecteur disparaît
au profit de celle d'un texte sans cesse fluctuant car création conjointe de l'au-
teur et du lecteur. Le texte en lui-même n'aurait pas de réalité. La connaissance
objective n'existe pas, elle n'est que convention établie dans les structures du lan-
gage. Il n'est plus possible de parler de « vérités d'évidence » ni même de selfs
unifiés. L'identité personnelle est sans cesse fluctuante et liée au regard porté sur

Cette rubrique est issue du travail d'un groupe qui, sous la responsabilité d'Andrée Bauduin, réu-
*
nit : Dominique Arnoux, Jean-Louis Baldacci, Denise Bouchet-Kervella, Monique Cournut-Janin,
Marie-Claire Durieux, Christiane Guitard-Munnich, Diane Lheureux-Le Beuf, Chantai Lechartier-Atlan,
Ruth Menahem et Françoise Moreigne.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1296 Revue française de Psychanalyse

elle à un moment donné par un interlocuteur donné. Les théories postmodemes


sont étroitement liées à l'évolution politique, scientifique et technologique de ces
cinquante dernières années, qu'il s'agisse de la chute des idéologies, des progrès
de la science, la biologie en particulier, ou du développement de la communica-
tion qui fait de l'ubiquité une donnée de l'expérience liée aux téléphone, télévi-
sion et autres fax. L'individu n'est qu'une construction sociale dont la forme
dépendra de son interlocuteur et se multipliera en fonction de ses besoins, lais-
sant à chacun une grande marge de « jeu » entre ses diverses identités.

Psychanalysepostmoderne

Les champs de la psychanalyse et des théories postmodernes se recoupent et


se sont interpénétrés, notamment à propos de concepts tels que self, subjectivité
ou encore construction. Kimberlyn Leary s'appuie en particulier sur les posi-
tions théoriques de Roy Schafer et de Hoffman pour mesurer l'importance du
courant postmoderne dans la psychanalyse et la pertinence des réponses qu'il
propose.
Avec Schafer et son « langage d'action », tel qu'il le décrit dans « Un nou-
veau langage pour la psychanalyse »1, la psychanalyse devient « un acte narra-
tif » parmi de nombreux possibles au cours duquel analyste et analysant cons-
truisent, à travers le langage, une nouvelle histoire « non névrotique » pour le
futur du patient. Ces histoires que racontent les patients n'ont d'autre réalité que
celle d'être racontées et peuvent toujours être modifiées par un autre récit.
Corollairement, ce self que nous croyons unitaire est lui aussi une construction
narrative, « non essentiel » et il ne doit son existence qu'au fait d'être raconté à
quelqu'un. « Un self est une histoire qui fonctionne », écrit-il en 1992. Il dit
encore que tout récit qui implique une autocritique suppose deux selfs : par
exemple, celui qui commet un acte sadique et celui qui le désapprouve. Exit la
deuxième topique ! Il ajoute qu'une personne (mais alors de qui s'agit-il ?) doit
avoir plusieurs « selfs » en fonction de l'interlocuteur ou des situations. Il ne
s'agira plus de reconstruction mais de réinterprétations successives, et la repré-
sentation s'efface au profit de « présentations ». Roy Schafer ne brandit pas
l'étendard postmoderne mais sa théorie narrative décroche la psychanalyse de la
réalité externe qui, selon lui, ne surgit qu'à travers le langage. Leary ajoute qu'il
ne s'agit pas d'une « révision » de la psychanalyse (et l'on peut être d'accord)
mais d'une vision tout à fait nouvelle (de la psychanalyse ?) franchement située
dans la mouvance postmoderne.

1. Cf. à ce propos la Revue française de psychanalyse, XLIX, n° 5 : Une crise de la métapsychologie.


Revue des revues 1297

Hoffman, quant à lui, propose un nouveau modèle analytique, le « cons-


tructivisme social » qui met également en question la notion de réalité au profit
d'un champ analytique où se manifestent des réalités multiples qui abolissent la
distinction entre l'intrapsychique et l'interpersonnel. Ce nouveau modèle a pour
ambition majeure la déconstruction de l'autorité de l'analyste. En effet, c'est
l'échange à parts égales entre analysant et analyste (coparticipants, dit Hoffman)
qui crée le processus, aucun des deux partenaires n'étant qualifié pour donner un
sens à ce qui est dit. « Le sens n'est jamais qu'un instant dans le temps. » La
représentation inconsciente est abolie, n'existent plus que des « présentations »
dans le hic et nunc. Notre bonne vieille sorcière se retrouve bien nue dans cette
affaire et l'analyste « classique » se sent vaciller sur ses bases.

Critique

Les théories dont nous venons de parler, écrit Leary, visent à apporter des
solutions au questionnement actuel de la métapsychologie mais font bon marché
des fondements mêmes de la psychanalyse,de l'existence d'un inconscient et d'une
sexualité infantile. La pulsion, les défenses, le self et l'objet ne sont plus que des
points de vue sans validité particulière au sein d'une narration. Il s'agit d'une théo-
rie de la discontinuité difficile à critiquer car tout y est relatif et que les contradic-
tions y coexistent sans peine. Néanmoins, Leary choisit quelques angles d'at-
taque : le concept de self comme fondement de la subjectivité, par exemple. Les
postmodernes refusent de rester entravés par des catégories telles que le sexe, l'âge,
ou l'ethnie et affirment que la multiplicitéde selfs libère et permet l'accès à la créati-
vité comme les moyens modernes de communication abolissent les catégories d'es-
pace et de temps au profit d'images virtuelles. Leary s'interroge : ce self1 postmo-
derne ne serait-il pas proche parent de ceux qui peuplent les salles d'attente des
psychanalystes et qu'ils appellent états limites ou pathologies narcissiques? Il
appelle Kohut et Kernbergà la rescousse. Faut-il oublier la somme de souffrance
que représententces états pour ceux qui les vivent et leur entourage ? Quel progrès
y a-t-il à voir un self aimant juxtaposé à un selfhaineux remplacer un self unifié qui
intrique l'amour et la haine ? D'autre part, l'accent exclusifmis par le « constructi-
visme social », en particulier sur le hic et nunc, abolit toute référence à une conti-
nuité génératrice de mémoire et donc de temporalité. « Le postmodernismejuge la
situation analytique au besoin de se mesurer avec l'histoire, avec ce qui a existé et
produit un effet. » Enfin, last but non least, que devient le corps ?

1. Notons que le self semble la cible de bien des remises en question en ce moment. Lire, par exemple
l'article de E. Lowenstein paru dans le Quarterly, LXIII, n° 4, intitulé : « Dissolution du mythe du self
unifié : le destin du sujet dans l'analyse freudienne ».
1298 Revue française de Psychanalyse

Malgré toutes ces critiques, Leary considère que la psychanalyse peut néan-
moins utiliser la démarche de pensée postmoderne dans sa réflexion, en particu-
lier sur la place de l'analyste dans le processus. La question des selfs multiples
incite à s'interroger plus avant sur la notion de structure et ce qu'est vraiment le
changement en analyse. A partir de questions communes sur la dislocation du
self dans le monde actuel, la psychanalyse et les courants de pensée postmo-
dernes peuvent donc nouer un dialogue favorable à la recherche, conclut-il.
On peut se demander, au terme de cette lecture, s'il reste encore une psycha-
nalyse à confronter avec la pensée postmoderne. La réalité extérieure et l'histoire
du sujet (sans parler, bien sûr, de l'inconscient, du refoulement et de la sexualité
infantile) n'existent plus, évanouies au profit d'une « réalité psychique » labile au
gré des objets, sans continuité. Mais ça n'est pas bien grave car le sujet n'existe
plus non plus, éclaté en une multiplicité de selfs, multiplicité qui seule peut nous
permettre de survivre dans le monde contemporain.
Chantai Lechartier-Atlan.
Deux revues disparaissent

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE, n° 50, automne 1994


« L'inachèvement ».

J.-B. Pontalis rend compte, dans une introduction exceptionnelle à cet ultime
numéro, de sa surprenante décisionde mettre soudain un terme à cette publication
prestigieuse, dont la perspective d'ouverture, de mise en mouvement des concepts
et de mise en question des certitudes instituées a su attirer et fidéliser de nombreux
lecteurs pendant un quart de siècle. Ce choix n'est en rienjustifié par des difficultés
matérielles ou par une quelconque lassitude de l'équipe rédactionnelle, nous dit-il,
mais correspond au désir de « lutter contre la force de l'habitude » et à l'espoir de
trouver, après un temps d'arrêt, une formule différente susceptible d'assurer un
« nouveau commencement » à cet esprit si particulier qui a fait l'originalité de
la NRP et maintenu son intérêt jusqu'ici. On ne peut qu'attendre avec impatience
la réalisation d'un tel projet, car la disparition de cette revue de grande qualité lais-
sera, pour un temps que nous espérons court, un manque indiscutable dans la litté-
rature psychanalytique contemporaine.
L'ensemble de ce dernier recueil est donc consacré à la question de l'inachève-
ment, au pointage et à la dialectisation du paradoxe inhérent à toute recherche
inventive comme à tout mouvement libidinal, en ce qu'ils tendent à une plénitude
impossibleet sont en même temps soumis à la finitude et au manque. Sans négliger
l'inachèvement comme symptôme lorsque prévaut le préfixe négatif, comme c'est
le cas dans la procrastination obsessionnelle, J.-B. Pontalis, dans un article intitulé
« Le souffle de la vie », souligne le sens d'immobilisation mortelle que peut impli-
quer le terme d'achèvement, et défend brillamment l'intérêt, voire la nécessité,
d'éviter « la clôture du fini » et d'entretenir le « plaisir du mouvement », tant dans
le domaine de la création artistiqueque dans ceux de la cure et de la théorie psycha-
nalytique. Ces trois registres constitueront les trois grands thèmes abordés par les
différents auteurs, dont beaucoup se référeront à la pensée du fondateur de la
Revue, en hommage bien mérité à sa richesse et à sa fécondité.
1300 Revue française de Psychanalyse

1 / L'inachèvement dans le domaine culturel

Dans l'argument, on trouve l'idée que le culte de l'achevé, qui a prévalu


pendant les siècles précédents, laisserait place à notre époque à une culture de
l'inachèvement où l'impossibilité essentielle d'aboutir tendrait à s'inscrire dans
les productions elles-mêmes.
Ce mouvement est incontestable chez bien des artistes contemporains
comme Giacometti ou Picasso, et plus encore chez Georges Bataille, dont
l'esthétique tout entière est tournée vers la déconstruction, la dislocation des
formes et la volonté affirmée d'inachèvement. Deux articles lui sont consacrés
par J.-F. Lyotard et G. Didi-Huberman. Le travail de ce dernier, agrémenté de
reproductions de photographies de fragments de corps humain impres-
sionnantes de laideur et de disproportions, publiées par Bataille dans une
revue d'art en 1929, explicite avec clarté l' « exercice de cruauté » qui vise, par
le découpage des corps en morceaux, à ruiner l'esthétisation idéalisante de la
figure humaine pour mettre en avant son organicité animale et l' « ignoble »
des parties « basses » du corps. Ce texte très intéressant montre combien,
pour Bataille, « la tâche essentielle de l'art est de répercuter son mal d'être ».
Cependant, faut-il pour autant ériger cette conception en généralité à
laquelle serait vouée toute création contemporaine? Ce serait oublier, me
semble-t-il, ce qui fait la singularité de l'oeuvre de Bataille, à savoir l'omnipré-
sence de l'idéalisation fétichique de la castration et, plus généralement, la sen-
sation que donne sa lecture d'une tentative désespérée de liaison de la pulsion
de mort.
S'il est vrai que les idéaux esthétiques dominants changent selon les épo-
ques, on peut trouver dans l'article de R. Grenier, à la fois elliptique et très
érudit, de multiples exemples d'oeuvres anciennes inachevées volontairement ou
non (Michel-Ange, Schubert, Potocki, Tristan l'Hermite, etc., sans parler des
journaux intimes qui ne s'arrêtent qu'avec la mort de l'écrivain), dont l'auteur
fait l'éloge pour leur effet émouvant ou fulgurant, toujours stimulant pour
l'imagination, dû au mouvement resté en suspens. Et J.-C. Rolland étudie le
fragment, genre littéraire singulier issu du romantisme, à partir des interroga-
tions formulées par J.-B. Pontalis : s'agit-il là de déchet ou de pierre précieuse,
d'incapacité à lier rappelant les séances écourtées d'une analyse interminable,
ou de condensation dense et opaque, énigmatique comme un lambeau de rêve,
fondée sur une option délibérée pour un inachèvement de la pensée inscrit
dans une dynamique de la division et de la dispersion ? L'auteur rappelle l'idée
romantique selon laquelle l'esprit naît d'une exaltation de l'espace onirique
interne répudiant le monde extérieur et cherchant finalement la rencontre avec
Revue des revues 1301

la mort. L'écriture du fragment, « pensée brisée juste avant l'envol », lui paraît
témoigner de cette « filiation spéculaire » du romantisme à la mort, et en défi-
nitive du travail de déliaison de la pulsion de mort.
On est dès lors fondé à se demander si le choix de l'inachèvement comme
ligne de conduite esthétique est véritablement caractéristique d'une époque, ou
s'il ne serait pas plutôt le fait de certains créateurs habités plus que d'autres
par une angoisse majeure de voir leur capacité créatrice se tarir et « l'au-delà
du principe de plaisir » l'emporter dans leur fonctionnement mental. C'est ce
que suggère A. Green dans son très important article qui parcourt, avec sa
vigueur habituelle, les champs non seulement de la création, mais aussi de la
psychopathologie et des écrits théoriques en psychanalyse. Qu'il me pardonne
ici d'avoir pris le parti d'évoquer de manière fragmentaire ce qui m'a particu-
lièrement intéressée dans son texte, de toute manière trop riche pour être véri-
tablement résumable et dont il faut faire une lecture approfondie. Parmi ses
réflexions sur l'activité créatrice, il m'a paru essentiel de noter qu'il s'agit pour
lui d'une « tentative de mettre un certain ordre dans la confusion du monde et
de l'être », tâche dont par définition aucun achèvement n'est possible, et dont
les avatars doivent être mis en relation étroite avec les sources inconscientes
qui l'animent : c'est en fonction des conflits et résistances mis en jeu que la
dynamique pulsionnelle sous-jacente nourrira ou empoisonnera le travail cons-
cient d'accomplissement de l'ouvrage. Celui-ci, porté par une exigence interne
de satisfaction qui renvoie à l'illusoire quête de retrouvailles avec l'objet pri-
maire, toujours active dans l'inconscient, nécessite un travail psychique de
mise en forme, de « translation en un autre univers », dont l'aboutissement est
incertain. Il peut ainsi y avoir « contrainte à l'abandon » d'une oeuvre en
cours, par incapacité à trouver un compromis au conflit. Ce serait le cas chez
Léonard pour ses Cartons de Londres, demeurés inachevés et comme désa-
voués en raison de ce qu'ils laissent trop transparaître la théorie sexuelle infan-
tile de l'existence du pénis maternel : la représentation inconsciente trop pré-
sente serait venue ici parasiter l'oeuvre. De manière plus générale, pour
l'auteur, « la création n'est pas une activité dont la progression avance ou
s'arrête sans cause, elle est à tout moment une activité à risque, aléatoire, dont
chaque étape peut susciter une régression qui fait stagner le processus, voire
l'arrête ».
Il n'en reste pas moins bien sûr que, comme le rappelle J.-B. Pontalis à
propos du Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac, la recherche de perfection absolue
sans lacune ne peut qu'aboutir au fiasco, et que pour finir un travail, comme
le remarque de son côté P. Pachet, il faut pouvoir renoncer aux mille possi-
bilités qui s'ouvrent sans cesse et supporter ainsi une certaine division de
soi-même.
1302 Revue française de Psychanalyse

2 I L'inachèvement dans la cure

J.-B. Pontalis souligne que le travail de la cure lutte contre la folie d'accom-
plissementpulsionnelqui tend à s'incarner dans le transfert, pour la transformeren
espace de jeu et mobilité des expressions du désir. F. Gantheret partage avec lui et
développe l'idée qu'il n'y a pas de souvenirs refoulés à proprement parler, qu'on
n'assiste pas dans l'analyse à de fulgurants surgissements spectaculairesde visions
enfouies, mais bien plutôt à la relance de connexions associatives nouvelles confé-
rant à l'expérience perceptive originaire intellectuellementdéjà présente une nou-
velle qualité, un impact émotionnel qui en fait la chair et permet de l'habiter et de la
parcourir en un déploiement nouveau. Dans le processus de redécouvertedu passé
dans le présent, ce n'est pas le contenu qui est nouveau, mais le regard porté sur lui
par l'intermédiaire de l'analyste qui en déplace les éléments et s'attache, au-delà
des scènes représentées, à la « touche de peinture » portée par les mots. Les indices
pour la construction de l'oublié sont fournis par la substance de certains mots ou
par la forme de leur agencement, dont la déconstruction par l'analyste permet
d'apercevoir « au-delà du signifiant pur sa face énigmatique et sa chair ». Il s'agit
de « rendre la vie à un indice sec et mort » en rétablissant des connexions dans un
double registre, non seulement vertical entre représentations de chose et de mot,
mais aussi horizontal entre représentations. Ce travail, très lié au vécu affectifde
l'analyste, nécessite chez lui une réactivation de « la préoccupation maternellepri-
maire » winnicottienne, avec la tolérance à la porosité momentanée des espaces
psychiques des deux protagonisteset la dissolution temporaire des limites du moi
qu'elle implique : « Il nous faut, analystes hommes ou femmes, pouvoir accepter la
femme malade d'omnipotence en nous pour permettre, le temps de la surprise, le
surgissement des traces de l'autre qui habitent les mots qu'il nous a confiés. » Son
très bel article se termine sur une réflexion à propos du travail d'écriture, qui
« cherche ses mots » pour tenter de mettre en signes, pour l'autre, ce qui est confu-
sément ressenti dans le monde interne comme manquant par rapport à la séche-
resse des faits. Mais cette volonté de saturation de chaque signe, à la poursuite
d'une représentationde soi complète, est sans cesse mise en échec par la persistance
dans le présent du passé jamais achevé, qui pousse à la nécessité toujours renouve-
lée de mettre en forme ce qui en soi demeure en suspens d'existence.
E. Gomez Mango s'intéresse aux modalités de la temporalisation psychique
mise en oeuvre dans le transfert et souligne, se référant lui aussi à J.-B. Pontalis,
qu'elle ne peut être mise en forme dans une structure narrative. C'est le temps
ouvert de l'incidence et du fugitif, des pensées sans histoire apparente, qui conduit
au déploiement du transfert. Celui-ci se déroule en un processus situé entre l'éphé-
mère passage des mots et des représentations, qui ne peut ni se fixer ni s'achever, et
le roc indestructible du désir. Les traces du passé, toujours inachevées, sont mar-
Revue des revues 1303

quées par l'interaction réciproque des deux temps du traumatisme et les souvenirs
remémorables, eux-mêmes issus de traces d'événements psychiques innommables
et irreprésentables vécus au temps de la détresse originaire, émergent en îlots frag-
mentés selon une temporalisation psychique analogue à celle du rêve. La réalité
psychique apparaît par intermittence de manifestations et d'occultations, d'élans
et d'arrêts. De ce fait, l'analyste travaille à partir de fragments psychiques (souve-
nirs toujours en morceaux d'une scène, indices toujours partiels du transfert, récits
toujours incomplets de rêves), et sa méthode doit suivre le travail du fragment,
c'est-à-dire être à l'écoute du fugitifet du lacunaire, disponible à « l'impression du
moment », et ne pas viser à travers ses constructions une compréhensionsans reste.
M. Gribinski lui aussi insiste sur le caractère essentiellementinachevéde toute
construction, toujours à reprendre sous un angle différent à la faveur du matériel
nouveau qu'elle suscite. Mais au-delà de cette fonction de production d'hypo-
thèses nouvelles il met en relief une autre visée de la construction analytique, qui
consiste à placer le sujet dans la généralité des lois communes à l'espèce humaine,
« si grand homme soit-il », comme a osé le faire Freud à propos de Léonard. Il rap-
pelle que le fameux souvenir d'enfance avait pour celui-ci la valeur de présage d'un
« destin d'exception », et avance l'idée que la diversité de ses activités multiples a
pu tendre à construire un monde de maîtrise imaginaire comportant une infinité
d'images de soi, afin de désavouer l'événement traumatique de l'absence de pénis
maternel et l'inachèvement qu'il signifie. Dans cette perspective, l'importance des
recherches sur le vol des oiseaux aurait néanmoins gardé la trace de « la halte du
souvenir » décrite par Freud à propos du choix du fétiche. L'auteur vise à travers
cet exemple à montrer le nécessaire étayage des constructions sur les événements
vécus, critiquant ainsi la position de Viderman qui prétend construire le fantasme
dans le seul espace analytique, indépendamment de tout fondement historique, ce
qu'il rapporte à un « sentiment congénital d'être exceptionnel » pouvant, s'il existe
chez l'analyste, « barrer » l'histoire singulière du patient et faire obstacle à l'élabo-
ration de la castration.
Dans un article très dense, G. Rosolato décrit avec brio « la triade transféren-
tielle » qui organise toute thérapeutique psychologique sous le signe de la sugges-
tion en une relation où la soumission consentie à l'influence d'un pouvoir com-
porte la croyance inconsciente en un scénario de type « mort et résurrection », qui
rejoint le fantasme originaire de retour au sein maternel pour accéder à la régénéra-
tion. Le transfert est donc, selon lui, toujours inauguré par trois mécanismes fon-
damentaux : la « demande d'amour » qui, au-delà de l'érotique, implique la foi en
l'autre et l'adhésion de la conviction, prime alliance qui impulse un élan positif
nécessaire à l'amorcedu travail ; l'idéalisationd'un « objet de perspective » suscep-
tible de prendre en charge la relation d'inconnu et investi pour ce faire de force
invincible ; l'identification enfin, remarquablement bien différenciée ici de l'incor-
1304 Revue française de Psychanalyse

poration et de l'introjection, et dont toutes les formes même négatives établissent


un « lien de concordance » à l'autre. La psychanalyste si elle provoque ce type de
transfert où se mêlent séduction et sujétion, vise cependant à en mettre au jour les
mécanismessous-jacentsen cherchant pour chaque sujet le parcours unique qui les
a établis. Elle permet ainsi de concevoir un dégagement de cette dépendance, un
deuil de certaines des illusions infantiles, un « transfert de transfert » des idéaux
vers des investissements sublimés, et une saisie de la finitude de la castration et de la
mort. L'auteur souligne toutefois que « certaines techniques favorisentmoins que
d'autres » ce processus : les séances ultra-courtes, les paroles énigmatiques qui
fixent la « triade » sur la personne de l'analyste, enfin les interprétations doctri-
naires issues de l'éventuellesoumission de l'analyste lui-même à un système idéolo-
gique fermé renvoyant à un « complexe de croyance » en un maître... toutes mises
en garde révélant la distanceélaborative considérable prise par l'auteur vis-à-vis de
certaines dérives lacaniennes. Ce travail qui fourmille de notations cliniques, en
particulier à propos des cures interminables, se conclut sur l'inévitable réanima-
tion des mécanismes de la triade transférentielle dans tout engagement humain
impliquant une ouverture à la vie et une acceptation de l'inconnu.
D. Anzieu nous donne un très bel exemple clinique « d'attaque contre l'achève-
ment d'une oeuvre ». A partir d'un rêve dont les interprétations multiples parcou-
rent des registres de plus en plus approfondis, depuis le désir sexuel jusqu'aux
angoisses narcissiques, en passant par les avatars de l'analité et de la haine destruc-
tive pour l'objet détournée vers l'oeuvre, il nous montre « qu'on n'achève pas l'éche-
veau »... associatif, en raison de la nécessité de renouveler sans cesse une « enve-
loppe de pensée » défensive vis-à-vis du risque d'expérience du néant intérieur.
Dans la clinique de l'inhibition à mener une tâche à son terme, A. Green diffé-
rencie nettement la problématique de la névrose obsessionnelle, avec sa tendance à
frapper de paralysie toute satisfaction oedipienne ou narcissique comme trop char-
gée d'agressivité, et celle des pathologies narcissiques caractérisées par l' « analité
primaire », en proie à d'insurmontables angoisses de dépossession de leur produit
ou de constat de leurs propres limites par rapport à leur quête de perfection totali-
sante. Plus largement, il propose de considérer l'inachèvement comme une des
modalités du travail du négatif, donnée incontournable du psychisme en ce que
l'exigence de satisfaction pulsionnelle qui le fonde est toujours filtrée par des
défenses qui s'opposent aux revendications inacceptables. Deux voies opposées
peuvent alors s'ouvrir : soit le désir « se range du côté de la vie » et opte pour l'es-
poir de satisfaction, même incomplète, soit le négatif l'emporte et, seul ressenti
comme réel, refuse toute consolation jusqu'à l'éventualité du suicide comme
ultime illusion d'avoir prise sur l'immaîtrisable ou conjuration du retour d'expé-
riences d'effroi désastreuses. L'auteur développe ainsi une nouvelle ramification à
ses grandes idées maîtresses sur les destins pulsionnels de vie et de mort.
Revue des revues 1305

3 / L'inachèvement dans les écrits théoriques

J.-B. Pontalis invite avec vigueur à renoncerà la croyance en un « ordre de l'es-


prit » cohérentet sans fracture. Pour lui, l'appareilthéoriquedoit associer liaison et
déliaison de manière à être sans cesse remanié, tout en préservant ses fondements
essentiels (pulsions, OEdipe, refoulement). « Il gagne à ne pas fonctionner trop
bien » et à demeurer inachevé, lacunaire, s'il veut échapper à l'esprit de système et
pouvoir accueillir l'inopiné, les cas qui contredisentles convictions déjà établies.
A. Green renvoie dos à dos les écrits dogmatiques, systèmes clos « achevés »
destinés à nourrir une foi, et les mouvements antithéoriques qui, par défiance
vis-à-vis des idées hégémoniques, versent dans une phénoménologie ne relevant
plus ni de l'achèvement ni de l'inachèvement car situées à la fois hors du temps
et hors de toute critique. Il rappelle que l'avancée de la connaissance requiert
nécessairement l'organisation des idées en un ensemble cohérent, à la façon dont
l'enfant progresse à coups de théories sexuelles infantiles. A ses yeux, la réflexion
psychanalytique peut entretenir une perspective ouverte et échapper à la sclérose
en faisant coexister, tout en les pondérant, trois ordres de connaissance : la cons-
truction intellectuelle, l'écoute clinique et l'imagination créatrice. Il évoque le
travail de Freud lui-même qui, tout en se méfiant des systèmes trop globalisants,
a cherché inlassablement jusqu'à la fin de sa vie à mettre en ordre et rassembler
aussi complètement que possible ses découvertes toujours en mouvement,
« jamais achevées, toujours à achever ».
Si beaucoup d'auteurs soulignent le refus chez Freud de construire une vision
du monde totalisante, L. Kahn rappelle qu'il n'a pas toujours échappé à l'illusion
de complétude sans lacune, comme on peut le voir dans sa tentative de reconstitu-
tion à la fois synthétique et chronologique du puzzle de la névrose infantile de
« l'Homme aux loups », ce qui pour autant ne l'a pas empêché de remanier ulté-
rieurement sans cesse sa pensée. Elle s'intéresse aux mécanismesde la croissancede
la théorie. Celle-ci ne lui semble pas résulterdu seul accroissement de l'expérience
pratique, dont la lisibilité dépend de la théorie préalablequi l'organise, mais sur-
tout d'un « principe d'incomplétude » semblable à celui qui régit le développement
libidinal et les théories sexuelles infantiles, poussant sous les effetsde l'après-coupà
des substitutions successives de points de vue où demeurenttoutefoistoujours des
restes de la fixation antérieure. Elle insiste par ailleurs sur la diffraction de la pensée
qui s'impose spécifiquement au psychanalyste, du fait de sa double position d'ob-
servateur et d'objet du transfert, et de son double objectif de thérapeute et de théo-
ricien. Les incessants « conflits de point de vue » qui en découlent le laissent plus
que tout autre aux prises avec l'inachèvement, et lui imposent d'être particulière-
ment attentifau doubledanger permanent de modelagede l'écoute par la théorie et
d'orientation du transfert par la suggestion.
1306 Revue française de Psychanalyse

M. Dorra démontre l'isomorphismedes théories et des groupes qui, soumis à


la même illusion de complétude et de cohérence, tendent à se transformeren idéo-
logies sectaires, à figer les idées et les rôles de manière à en exclure tout jugement
critique, et à imposer une « langue d'intimidation » dont l'insidieuse violence est
caractérisée par un maximum de code associé à un minimum de sens. Il développe
un « plaidoyer pour une théorie inachevée », dont le véritable esprit scientifique
consisterait à ne jamais considérer les hypothèses comme définitives et à soumettre
celles-ci, selon le conseil de Claude Bernard, à la méthode expérimentale plutôt
qu'à la logique, afin d'échapper au risque de construction de « théories-écrans »
incapablesd'assimiler le moindrefait nouveau ou la plus minime contradiction.
J.-C. Lavie pousse à l'extrême l'influence sur la pensée individuelle des ensem-
bles conceptuels légués ou inculqués par l'environnement, systèmes de croyances
qui modèlent à notre insu notre perception du monde, infléchissentnos opinionset
jusqu'à notre esprit critique, et font plus souvent de nos pensées des actes de foi que
de réflexion. S'il est salutaire de garder à l'esprit, pour se préserver des certitudes,
cette dépendance issue d'alliances transférentielles inconscientes toujours actives,
il est peut-être excessif d'en conclure pour autant qu'elle nous vouerait à rester à
jamais « des enfants inachevés » dont les idées ne sauraient être qu'empruntéesou
subies. Car alors on verrait mal comment des pensées authentiquementnovatrices,
comme celle de Freud, parviendraientjamais à voir le jour.
EN GUISE DE CONCLUSION, je reviendrai une fois encore à A. Green, pour qui
on ne peut opposer un inachèvement salutaire prometteur d'ouverture à un ina-
chèvement symptôme de stérilité, ni à un achèvement fermant systématiquement
à la fécondité. Il invite à considérer achèvement et inachèvement dans leurs rap-
ports réciproques non pas sur le modèle des paires contrastées mais simultané-
ment, car leur nature lui paraît intrinsèquement complémentaire. Tous deux
étant indissociables de l'idée d'un but à atteindre, ils ne peuvent être évalués que
dans leur relation au temps, et à la conflictualité bidirectionnellequi divise celui-
ci entre d'un côté la propension consciente à tendre linéairement vers une fin et
de l'autre les mouvements de progression-régression, de répétition et d'après-
coup caractéristiques du fonctionnement de l'inconscient. Dans ce qu'il appelle
« le couple achèvement-inachèvement », il incite à ne pas confondre l'acte avec
le mouvement qui le porte, où s'expriment en définitive les rapports entre liaison
et déliaison, création et destruction. Malgré les différences dans le cheminement
de pensée, cette façon de voir n'est pas sans résonance avec le mot en forme de
devise sur lequel J.-B. Pontalis a choisi de terminer son article : « Entre l'achè-
vement et l'inachèvement, ce que Pessoa a nommé l'intranquillité. »
Denise Bouchet-Kervella.
Revue des revues 1307

PSYCHANALYSE A L'UNIVERSITE, 19, n° 76, octobre 1994.

Psychanalyse à l'Université va cesser de paraître. J. Laplanche en fait l'an-


nonce dans le dernier numéro d'octobre 1994, mettant fin pour des raisons éco-
nomiques à dix-neuf ans d'une collaboration fructueuse entre l'Université et la
Psychanalyse.

Cette revue avait été créée en 1975, au moment de l'essor de l'enseignement


de la psychanalyse à l'Université, pour être principalement l'organe de publica-
tion des recherches du laboratoire de psychanalyse et de psychopathologie à
Paris VII. Dans son éditorial du premier numéro de 1975, J. Laplanche rappe-
lait que « Freud, dans son écrit de 1919, "Faut-il enseigner la psychanalyse dans
les Universités ?", examinait les rapports de ces dernières en termes des bénéfices
que chaque partie pouvait en retirer. L'avantage était au profit de l'Université,
la psychanalyse s'étant organisée par nécessité pour se passer d'un enseignement
en des lieux officiels... ».
La conviction que la psychanalyse peut y trouver un certain regain présidait
à la naissance de cette revue. J. Laplanche avait pour ambition de lui donner
une rigueur qu'il ne trouvait pas ailleurs, s'insurgeant contre l'emprise de la
mode, contre « l'insolente complicité de l'air du temps » qui amenait à une cer-
taine superficialité dans l'argumentation et la démarche intellectuelle. On peut
dire que ce but a été atteint dans la mesure où l'exigence de pensée et de l'argu-
mentation psychanalytique a toujours marqué le style de cette revue.
L'absence délibérée de thème central propre à chaque numéro permettait un
certain éclectisme et créaitparfois la surprise du lecteur, ce qui fait partie du plaisir
de lire. Notons que si le n° 1 contenait quelques arguments de J. Laplanche sur
« Pulsions de vie », le dernier numéro nous élève par l'intermédiaired'Y. Brès dans
la mélancolieaugustinienne et nous ramène au deuil chez Stendhal (« Deuil et sym-
bolisation » chez Stendhal-A. Hage), achevant ainsi la vie de cette revue.
A la disparition de Psychanalyse à l'Université fera suite la naissance d'une
nouvelle revue, La Recherche psychanalytique, qui sera, semble-t-il, animée par
des universitaires, mais ouverte à des non-universitaires.
Souhaitons-lui la « tenue » de Psychanalyse à l'Université !
Christiane Guitard-Munnich.
Les revues

LES CAHIERS DU CENTRE DE PSYCHANALYSE


ET DE PSYCHOTHÉRAPIE, n° 28, printemps 1994 : La Douleur.

Je ne puis trouver meilleure introduction au bref compte rendu de ce


numéro sur La Douleur qu'en empruntant à A. Jeanneau quelques lignes du
début de son article « Une infinie douleur ».
« Il y a comme une crainte sacrée à parler de la douleur... C'est un sentiment
d'irrespect, qui se tient moins du côté du blasphème que près de l'abîme où la pen-
sée s'entretient de l'impensable, sans fascination ni vertige, au plus près de soi-
même et de l'impossible... l'excès ici dépasse tout, mais sans jamais être ailleurs
qu'au plus intime de soi. Car la douleur s'en prend à l'être, dans une emprise totali-
taire, générale et aussi bien localisée, elle s'y installe et ne lâche plus. »
Après l'avoir située par rapport aux autres grandes problématiques de la
souffrance humaine, l'auteur place la douleur au carrefour du monde pulsionnel
interne et d'un monde pulsionnel lié à l'infini.
B. Caruso nous fait remonter aux sources de la philosophie, « à la parole
d'Anaximandre », nous permettant de méditer sur le sens de l'homme et de la
douleur.
Le monde d'Anaximandre est engendré, il doit périr, c'est ce que veut la Jus-
tice. Les hommes sont comme les autres êtres, éphémères. « Etre c'est être fini,
après il faut sombrer et disparaître, laisser la place. La douleur pourrait être cette
révolte constitutive des êtres, celle qui les anime contre la Mort et le Temps. »
Il y aurait une douleur tragique dans le fait d'être né dont le héros tragique
serait le témoin. Freud a repris cette idée dans Totem et tabou.
C'est enfin Nietzsche qu'il nous faut relire pour comprendre le monde à par-
tir de la souffrance qui constitue l'essence du tragique dans la tragédie.
Dans Questions au deuil, J. Gillibert part de l'ambiguïté « qui dévore » l'ar-
ticle de Freud « Deuil et mélancolie », pour développer les réflexions qu'il sus-
cite en lui. Et ce questionnement donne le sentiment de voir se dessiner sous nos
1310 Revue française de Psychanalyse

yeux un arbre aux riches frondaisons. Je ne résumerai pas ce texte qu'il faut lire,
j'en tronquerais l'essentiel en n'en présentant que quelques éléments artificielle-
ment extraits de l'ensemble.
Pour R. Cahn, le savoir par la souffrance est peut-être la condition même du
processus de subjectivation « s'avérant seul en mesure de retrouver ou de par-
courir le chemin de l'intériorité conjuguant une véritable appréhension de soi et
de la relation au monde, le mouvement de la pensée et celui de l'affect ».
A contrario il nous présente deux exemples cliniques où la douleur est radi-
calement méconnue, où tout ce qui pourrait entrer en résonance avec elle est
banni par des dispositifs défensifs rigides, entraînant la disparition de toute iden-
tité, un vide interne, excluant tout le processus de subjectivation, et donc fonc-
tionnant dans le déni du Temps.
En contrepoint il nous propose le récit d'une cure, singulièrement périlleuse,
où la douleur sera finalement re-connue alors que, comme dans les autres exem-
ples, il semblait y avoir impossibilité d'affronter la souffrance, à l'origine du mal-
être du patient.
R. Cahn enfin souligne les obstacles auxquels se heurte l'analyste lorsqu'un
projet d'analyse peut être envisagé pour ce type de patients.
Le récit de la cure où nous entraîne A. Laquerrière ne peut nous laisser
indifférents. Il suscite de violentes réactions, entre autres nous conduit, me
semble-t-il, à la question suivante : jusqu'où peut-on supporter de se désespérer
de la prise en charge d'un patient ? Il s'agit d'une psychothérapie menée depuis
de longues années avec une jeune femme qui se dit toute douleur, exhibe sa souf-
france dans un vide mental qui ne créera jamais rien que la douleur, semble n'in-
vestir que l'anéantissement de son être. « Douleur totale, venue de nulle part,
sans âge, sans histoire, pour rien sinon capter mon identité sans fin dans un
délire d'immortalité à deux », écrit A. Laquerrière. Hors du temps et de l'hu-
main, elle ne vit pas et ne peut plus mourir.
A. Gauvain-Piquard,à partir de son expérience hospitalière s'interroge sur la
nature de la douleur physique et son impact sur la vie psychique. Elle s'attache au
vécu de la douleur chez le jeune enfant dont la psyché est moins capable d'élabora-
tion défensive secondaire que l'adulte. Au-delà d'un certain seuil d'intensité et de
durée de la douleur, l'enfant présente un tableau d' « atonie psychomotrice »,
c'est-à-dire un désinvestissementde la zone douloureuse, un retrait de la relation
objectale, donnant l'impression de se vivre dans une globalité de la douleur et un
temps arrêté. Il semble être hypersaturé d'une excitation psychique et par son
retrait, son désinvestissement,mettre en place un système de pare-excitation.
A. Gauvain-Piquard s'interroge alors sur la nature de cette excitation qui ne
lui paraît pas d'ordre libidinal. Les modifications psychiques engendrées par la
douleur physique évoquent le modèle prototypique du Traumatisme.
Revue des revues 1311

N. Khoury nous invite à l'accompagner dans sa description des comporte-


ments d'une mère maronite, interminablement endeuillée par la mort de ses deux
fils, et à le suivre dans son effort de compréhension des mécanismes à l'oeuvre ren-
dant le deuil impossible lorsqu'il s'inscrit dans une pathologie narcissique sévère.
C. Galland, psychanalyste à la Tavistock Clinic, propose une réflexion
interprétative (selon le modèle kleinien) des mouvements psychiques qui sur-
viennent chez des survivants adultes de catastrophes extérieures importantes.
Elle reprend la notion de traumatisme psychique et en dégage son impact dans
trois directions :
— l'effondrement de l'organisation interne et de la structure défensive établie ;
— la résurgence des angoisses persécutrices les plus primitives ;
— le rattachement d'événements présents à des événements passés et ce de
façon durable.
L'illustration clinique se déploie selon ces axes et débouche sur la confiance
perdue dans le bon objet et la difficultéà la restaurer, limitant les possibilitésde res-
tructuration d'un patient après une catastrophe majeure.
Françoise Moreigne.

THE INTERNATIONAL JOURNAL OF PSYCHOANALYSIS, April 1994,


Vol. 75, Part 2.

Pour se diriger plus aisément dans la conceptualisation actuelle des auteurs


de langue anglaise, on ne peut se passer de prendre en compte ce moment de
l'histoire de la psychanalyse, qui s'est déroulé à Londres, en plein Blitz.
Une série d'articles, dans ce volume, consacrés aux controverses Freud-
Klein des années 1941 à 1945, donne à plusieurs auteurs l'occasion de faire cha-
cun à sa manière le point actuel sur certains concepts essentiels.
P. King replace les débats dans leur contexte institutionnel, avec ses enjeux
de pouvoir et de formation, et rappelle le gentlemen agreement final qui permet,
actuellement encore, à la « British » de « maintenir son unité en dépit de sa
diversité ». Elle ne s'en demande pas moins, à la fin de son article, si ne restent
pas incompatibles deux approches théoriques, l'une classiquement freudienne,
l'autre théorisant le travail analytique en termes « d'analyse des vicissitudes de
la relation d'objet actuelle entre le patient et l'analyste, sans guère de références
(précise-t-elle) aux vicissitudes pulsionnelles ».
1312 Revue française de Psychanalyse

A. Hayman, pour sa part, note que ressort clairement la différence des sens
donnés à certains concepts par les différents protagonistes de la controverse ; par
exemple : « fantasme inconscient » et « conflit inconscient ».
Ainsi, la définition kleinienne finale du « fantasme inconscient » était
devenue très extensive par rapport à celle de Freud, si extensive qu'elle en per-
dait tout sens. « Le fait que les psychanalystes soient quotidiennement clinique-
ment accoutumés à détecter, et à comprendre, les multiples significations affec-
tives d'histoires personnelles qui émergent et s'expriment à l'aide de processus
primaires illogiques et contradictoires, [...] les porte à retrouver ce mode-là de
fonctionnement quand ils théorisent. Il y a là un problème, si de tels processus
ne sont pas reconnus comme inadéquats à la théorisation. »
De même, A. Hayman remarque que pour le « conflit inconscient »
l'acceptation différait selon qu'il était question de « concept » ou de
« description ».
F. Baudry, de New York, insiste sur le « considérable intérêt des "Contro-
versial discussions", au-delà de la controverse elle-même » ; il suggère d'inclure
le livre 1 dans tout programme de cursus comme un moyen, pour les élèves, d'ap-
procher les principes d'une méthodologie scientifique.
Le texte de J. et A.-M. Sandler, « Le fantasme et ses transformations : une
approche freudienne contemporaine » mérite particulièrement d'être commenté.
Ces auteurs y poursuivent leur propre élaboration théorique, qui implique, selon
eux, des applications techniques importantes.
C'est autour du terme « inconscient » qu'ils centrent leur texte, reprenant la
distinction qu'ils ont proposée entre Inconscient passé et Inconscient présent. Ils
s'intéressent surtout à la censure entre la conscience et l' « inconscient pré-
sent »2. Cette création sémantique paraît bien être liée à leur intention de faire
porter surtout, et, semble-t-il, en début de cure uniquement, l'analyse sur ce qui
se passe dans la relation transférentielle, dans le « ici et maintenant ». Ils distin-
guent, d'une part, un fantasme inconscient, référé à la sexualité infantile, fonc-
tionnant en processus primaires, et qu'on ne peut approcher que par des cons-
tructions, d'autre part, un fantasme inconscient pouvant être préconscient, donc
secondarisé et tenant partiellement compte de la réalité.
Il est évident que, dans un environnement anglo-saxon, où l'ego-psychology
était hégémonique, cet accent mis par eux sur la différence entre inconscient et
préconscient, même s'ils lui ont donné un autre nom, redonnait à la première
topique une importance qu'avaient délaissé les tenants d'une approche stricte-
ment structurale, d'après 1920.

1. The Freud-Klein Controversies 1941-1945, P. King et Steiner. Londres/New York, Routledge.


2. Ce terme correspond en fait au préconscient freudien.
Revue des revues 1313

On retrouve aussi dans ce texte l'insistance des auteurs à propos du narcis-


sisme. Pour eux, la seconde censure (entre préconscient et conscient) est « beau-
coup plus narcissique que la première, mais le narcissisme en question tend sou-
vent à se centrer autour de peurs d'être moqué, d'être trouvé stupide, fou,
ridicule ou infantile, donc essentiellement des craintes d'être humilié ». A ce
moment de leur texte, J. et A.-M. Sandler proposent un exemple clinique... et là,
on ne peut s'empêcher de penser qu'effectivement, ici, de l'autre côté du « Chan-
nel », l'interprétation ne se serait pas limitée au here and now... Il y est question
de la mauvaise humeur d'un patient, qui se plaint de son employeur, mais aussi
du chauffeur de taxi qui conduisait mal, et de la petite amie qui l'avait empêché
de mettre le réveil : il était arrivé en retard chez son psychanalyste... L'interpré-
tation donnée par J. Sandler au patient est que celui-ci est furieux contre son
analyste qui l'avait prévenu la veille de ses dates de vacances... Certes... mais il
s'agit là d'une interprétation à deux termes... la petite amie avec qui le patient se
trouvait encore, alors que son analyste allait devoir l'attendre, n'est pas men-
tionnée, qui aurait pu permettre une interprétation oedipienne... J. Sandler pré-
cise que, plus tard, il a été possible avec ce patient de « reconstruire ce qui s'était
passé dans le transfert en termes d'interaction avec son père pendant la période
oedipienne et, après quelques mois, nous pûmes ramener ce schéma à un aspect
précoce significatifde sa relation avec sa mère »... Ces temps successifs pour l'in-
terprétation, si l'on considère que ce qui est proche de la conscience doit être
interprété en premier, ne choquent pas l'oreille française..., mais cette propen-
sion à ne pas « mélanger » la sexualité infantile et le présent semble aller à ren-
contre du but poursuivi par le psychanalyste quand il interprète — et qui est
précisément de remettre en circulation, grâce à la névrose de transfert, la problé-
matique de la névrose infantile et de la sexualité infantile.
Quelques questions ne peuvent manquer de surgir...
Les psychanalystes anglais travaillent avec un setting de cinq séances par
semaine. Dans un tel cadre, le « traumatisme » du week-end est bien souvent
analysé en écho de la première séparation d'avec l'objet en une problématique
duelle. Le cadre analytique tel que nous le pratiquons, à 3 ou 4 séances hebdo-
madaires, implique une activité de rêves nocturnes où les restes diurnes ne sont
pas nécessairement liés à la séance de la veille.
Une autre remarque tient à l'importance, dans notre approche théorique, de
l'après-coup : celui-ci implique, entre passé et présent, une intrication telle
qu'une interprétation transférentielle, ne portant que sur la situation actuelle
nous paraît insuffisante : c'est du lien entre la relation actuelle et la répétition du
passé que l'analyste attend un effet réellement interprétatif.
Les Sandler citent un de leurs articles, datant de 1984. « Alors que l'incons-
cient passé agit et réagit en accord avec le passé, l'inconscient présent se donne
1314 Revue française de Psychanalyse

pour tâche de maintenir l'équilibre présent. » Ne parlerions-nous pas là de


l'activité du Moi ? mais peut-être l'ego-psychology est-elle suffisamment loin de
nos préoccupations, pour que l'utilisation de la seconde topique ne nous effraie
pas... A propos de la Controverse, J. et A.-M. Sandler proposent de qualifier
d' « élastiques » les concepts dont le sens a été élargi au-delà de leur sens origi-
nel. Selon eux, jusqu'à un éventuel point de « rupture », une telle élasticité peut
servir utilement au progrès de la pensée psychanalytique.
L'article d'H. Segal « Fantasme et réalité » cite, sur ce point, les concepts élas-
tiques des Sandler. Elle reprend sa distinction entre symbole et équation symbo-
lique. Les deux exemples cliniques qu'elle propose l'amènent à citer Melanie Klein
et Bion, autant que Freud. Cela dit, son approche du patient, et les interprétations
données résonnent à nos oreilles avec une très grande familiarité...
Monique Cournut-Janin.
Résumés

René DIATKINE.
— Intemporalité et coordonnées temporelles

Résumé — Le concept d'intemporalité entre dans la distinction des systèmes inconscients et


préconscients ; il permet aussi de décrire des processus défensifs organisés contre l'angoisse de
mort. L'intemporalité s'applique à un aspect des contradictions psychiques propres à l'être
humain et non comme spécifique de tel ou tel aspect du fonctionnement de celui-ci. Le
concept « d'intemporalité » n'a de valeur heuristique que dans son opposition avec la capacité
du psychisme à repérer dans le temps ses expériences successives.

Mots clés — Atemporalité. Angoisse de mort. Analyse interminable. Inconscient. Rêve.


Transfert.

Summary — The concept on non-temporality cornes under the distinction made between
unconscious and preconscious systems. It also enables us to describe the défensive processes
set up against death anxiety. The terme of non-temporality applies to an aspect of psychic
contradictions that are characteristic of the human being, and not of such and such aspect of
the latter's functionning. The concept of « non-temporality » only has a heuristic value in
contrast with the psyche's ability to identify its successive expériences in time.

Key-words — Atemporality. Death anxiety. Unending analysis. Unconscious. Dream. Trans-


ference.

Ûbersicht
— Der Konzept der Zeitlosigkeit gehôrt zur Unterscheidung der Système des Unbe-
wussten und des Vorbewussten ; er erlaubt auch die Beschreibung der Abwehrprozesse gegen
die Todesangst. Die Zeitlosigkeit entsprich einem Aspekt der psychischen Widersprùche des
Menschen und ist kein spezifischer Aspekt des psychischen Geschehens. Der Konzept der
« Zeitlosigkeit » hat einen heuristischen Wert nur in seinem Widerspruch zur Fähigkeit der
Psyche, ihre aufeinanderfolgenden Erfahurungen im Zeitablauf zu erkennen.

Schlùsselworte— Zeitlosigkeit. Todesangst. Unendliche Analyse. Unbewusst. Traum. Über-


tragung.
Rev. franç. Psychanal, 4/1995
1316 Revue française de Psychanalyse

Resumen — El concepto de intemporalidad atane a la distincion de los sistemas inconscientes


y preconscientes ; también permite la descripciôn de los procesos de defensivos organizados
contra la angustia de muerte. La intemporalidad se aplica a un aspecto de las contradicciones
psiquicas propias del ser humano y no como especificidad de uno u otro aspecto del funciona-
miento de éste. El concepto de « intemporalidad » solo tiene valor heuristico en su oposiciôn
con la capacidad del psiquismo para localizar en el tiempo sus experiencias sucesivas.

Palabras claves — Atemporalidad. Angustia de muerte. Anàlisis interminable. Inconsciente.


Suerïo. Transferencia.

Riassunto — concetto d'intemporale entra nella distinzione del sistema inconscio e pre-
Il
conscio ; permette anche di descrivere i processi defensivi organizzati contro l'angoscia di
morte. L'intemporalità è adatta ad un aspetto delle contraddizioni psichiche dell'essere umano,
e non come specifica a questo e quell'altro aspetto del suo funzionamento. Il concetto « d'in-
temporalità » non ha valore euristico che per opposizione alla capacità psichica a reperire nel
tempo il susseguirsi delle sue esperienze.

Parole chiavi — Atemporalità. Angoscia di morte. Analisi interminabile. Inconscio. Sogno.


Transfert.

Jean GILLIBERT.
— Intemporalité et a-temporalité

Résumé — A-temporalité et in-temporalité se distinguent par la sémantique et par le sens. Le


temps humain n'est pas le temps du monde qui est, lui, même et autre dans son devenir.
Le rêve de Maury, de la Guillotine, faisant valoir la coïncidence entre fait extérieur et fan-
tasme intérieur, entre hasard et nécessité, a été expliqué différemment par les surréalistes et par
Freud.
Il y a là une aporie du temps lui-même. Il faut perdre le temps chronologique,faire un saut
hors du temps, pour demeurer dans l'in-temporel, là où succession et intemporalité ne sont pas
contradictoires.

Mots clés — In-temporel. A-temporel. Un. Conscient. Originaire. Temps. Rêve. Névrose
obsessionnelle. Rite.
Summary — A-temporality and in-temporality can be distinguished in
semantics and meaning. Human time is not the same as world time, which is
both the same and other in its progression.
Maury's dream of the Guillotine, which highlights the convergence both external fact and
interiour fantasy, and of chance and necessity, was explained differently by the surrealists and
by Freud.
There is an aporia of time itself. Chronological time must be lost, a leap outside time must
Résumés 1317

be made in order to reside in the non-temporal dimension, where succession and non-tempo-
rality are no longer contradictory.

Key-words — A-temporal. One. Conscious. Original. Time. Dream. Obsessional neurosis.


Ritual.

Übersicht — Un-zeitslichkeit und Zeit-losigkeit unterscheiden sich in der Semantik und im


Sinn. Die menschlicheZeit ist nicht die Zeit det Welt ; letztere ist gleich und anders in ihrem
Werden.
Der Traum von Maury, von der Guillotine, welcher das Zusammentreffenvon äusserer Tat-
sache und innerer Phantasie, von Zufall und Notwendigkeit geltend macht, wurde von der Sur-
realisten und von Freud unterschiedlich erklärt.
Es existiert da eine Aporie der Zeit selbst. Man muss die chronologische Zeit verlieren,
einen Sprung aus der Zeit hinaus machen, um im Zeitlosen zu bleiben, da wo Folge und Zeit-
losigkeit sich nicht widersprechen.

Schlüsselworte — Zeit-los. Un-zeitlich. Eins. Bewusst. Ur-. Zeit. Traum. Zwangsneurose.


Ritus.

Resumen — A-temporalidad e in-temporalidad se diferencian por la semântica y por el sen-


tido. El tiempo humano es otro que el tiempo del mundo, quien es al mismo tiempo uno y otro
en su devenir.
El sueno de Maury, de la Guillotina, al privilegiar la coincidencia entre hecho exterior y
fantasia interior, entre azar y necesidad, ha sido explicado diferentementepor los surrealistas y
por Freud.
Hay enfonces una aporia del tiempo mismo. Es menester perder el tiempo cronolôgico, dar
un salto fuera del tiempo, a fin de permanecer en lo intemporal, ahi donde sucesiôn e intempo-
ralidad no se contradicen.

Palabras claves — In-temporal. A-temporal. Uno. Consciente. Originario. Tiempo. Sueno.


Neurosis obsesiva. Rito.

Riassunto — L'a-temporalità et l'in-temporalità sono differenti sia semanticamente che per il


senso. Il tempo umano non è il tempo del mondo che, nel suo divenire, è stesso ed altro. I sur-
realisti e Freud hanno dato spiegazioni differenti del sogno di Maury, de la Guillotine, facendo
valere la coincidenza tra il fatto esterno ed il fantasma interno, tra necessita e caso. C'è li' una
aporia del tempo stesso. Per poter partire nell'intempole bisogna prendere il tempo cronologico,
fare un stalto fuori dal tempo, là dove successione e tempo non sono contraddittori.

Parole chiavi — In-temporale. A-temporale. Uno. Conscio. Originario. Tempo. Sogno.


Nevrosi ossessiva. Rito.
1318 Revue française de Psychanalyse

Pierre SULLIVAN.
— Clinique de l'intemporalité

Résumé — Que serait une clinique de l'intemporalité ? A travers une séance d'investigation
psychodramatique s'exprime le vécu d'une figure extrême du temps. Comme la psychanalyse,
avec ses moyens actuels, peut-elle rencontrer de telles souffrances, de telles pathologies ?
Mots clés — Intemporalité. Psychodrame. Image.

Summary — How can we define a clinic of non-temporality ? The experience of an extreme


form of time is expressed in a session of psychodramatic investigation. How can psychoanaly-
sis, with its current means, approach such suffering and pathologies as this ?
Key-words — Non-temporality. Psychodrama. Image.

Übersicht
— Was wäre eine Klinik der Zeitlosigkeit ? Im Verlauf einer Psychodramasitzung
wird das Erlebnis einer extremen Zeitfigur ausgedrückt. Wie kann die Psychoanalyse heutzu-
tage solchem Leiden, solchen Pathologien begegnen ?
Schlüsselworte— Zeitlosigkeit. Psychodrama. Bild.

Resumen — i Qué seria una clinica de la intemporalidad A través de una sesiôn de investi-
?

i
gaciôn psicodramâtica se expresa la vivencia de una figura extrema del tiempo. Cômo el psi-
choanâlis con los medios actuales, puede encotrar taies sufrimientos, tales patologias ?
Palabras claves — Intemporalidad. Psicodrama. Imagen.

Riassunto — Quale sarebbe una clinica dell'intemporalità ? In una seduta d'investigazione


psicodrammatica viene expresso un vissuo d'una figura di tempo estrema. Con i mezzi attuali,
corne la psicoanalisi puo' incontrare simili sofferenze, simili patologie ?
Paroles chiavi — Intemporale. Psichodramma. Immagine.

Julia KRISTEVA.
— Le scandale du hors-temps

Résumé — Loin d'être un dialogue entre deux psychismes comme le prétendent certaines ten-
dances objectivistes, la psychanalyse est fondée sur l'hétérogénéité pulsion/sens ou énergé-
tique/herméneutique. Dès lors, elle ouvre un nouveau rapport de l'être parlant au temps que
Résumés 1319

Freud a formulé par ce qu'il faut appeler « le scandale du Zeitlos ». Après le temps cosmogo-
nique des Grecs, la philosophie pense le temps comme coextensif à la conscience : depuis saint
Augustin jusqu'aux linguistes contemporains, le temps est un temps conscientiel. Même la
« durée » de Bergson lui est redevable, même le temps coextensif à l'Etre chez Heidegger est un
temps qui « tempore ». Seul Freud a pensé une suspension de la temporalité (Zeitlos) due au
principe de plaisir d'abord, à la pulsion de mort pour finir. L'actualité psychanalytique est
conduite à entendre et interpréter différentes figures du hors-temps, parmi lesquelles l'auteur
interroge la répétition, la perlaboration et la dissolution du lien transférentiel à partir de trois
exemples cliniques. L'accès au hors-temps qu'aménage l'expérience analytique laisse supposer
qu'une subjectivité nouvelle est en train d'émerger, dont nous avons du mal à penser la nou-
veauté, et qui met en cause l'homme religieux et sa conscience aussi éprise de vitalisme que
soucieuse de sa mort.

Mots clés — Archaïque. Conscience, temps conscientiel. Dasein. Hallucination. Herméneu-


tique. Hétérogénéité. Intention/Distensio amini. Intersubjectivité. Objectivisme. Perlaboration.
Thanatologie. Transfert.

Summary — Far from being a dialogue between two psyches such as certain objectivist ten-
dancies daim, psychoanalysis is founded on the opposition between instinctual drive/mea-
ning, or energetics/hermeneutics.It thus introduces a new relation of the speaking being to
time, that Freud formulated by what we should call « the scandal of the zeitlos ». After the cos-
mogonic time of the Greeks, philosophy considered time as related to conscience. Since saint
Augustin and up till the contemporary linguists, time has become determined by conscience.
Even Bergson's « duration » goes back to Augustin, and even Heidegger's conception of time
as related to being is a time that « temporises ». Only Freud could imagine a suspension of tem-
porality (zeitlos) due first to the pleasure principle, and then to the death instinct. Present-day
psychoanalysis is led to detect and interpret different figures of timelessness, amongst which
the author chooses to investigate repetition, working-through and the dissolution of the trans-
ferential link with reference to three clinical examples. The access outside time provided by the
psychoanalvticexperience implies the emergeance of a new subjectivity, the novelty of which
is hard to imagine, putting into question religious men and their consciences, as preoccupied
with living as much as they are worried about death.

Key-words — Archaic. Conscience, time determined by conscience. Dasein. Hallucination.


Hermeneutic. Heterogeneity. Intention/distensio animi. Intersubjectivity. Objectivism. Wor-
king-through. Thanatology. Transference.

Übersicht — Die Psychoanalyse ist keineswegs, wie gewisse objektivistische Tendenzen es


behaupten, ein Dialog zwischen zwei Psychen ; sie begründet sich auf der Heterogenität
Trieb/Sinn oder energetisch/hermeneutisch.Somit eröffnet sie eine neue Beziehung des Seins
zur Zeit, von Freud als das was wir den « Skandal des Zeitlosen » nennen müssen formuliert.
Nach der kosmogonischen Zeit der Griechen betrachtet die Philosophie dit Zeit als Ausdeh-
nung des Bewusstseins : seit dem heiligen Augustinus bis zu den zeitgenössischen Linguisten
ist die Zeit eine zum Bewusstsein gehörende Zeit. Sogar die « Dauer » von Bergson ist ihr zum
1320 Revue française de Psychanalyse

Dank verpflichtet, sogar die bis zum Wesen ausgedehnte Zeit bei Heidegger ist eine Zeit,
welche « Zeit gewinnen will ». Nur Freud hat eine Unterbrechung der Zeitlichkeit in Betracht
gezogen (Zeitlos), zuerst anhand des Lustprinzips und zuletzt anhand des Todestriebes. Oie
psychoanalytischeAktualitätwird dazu geführt, verschiedene Figuren der Zeitlosigkeit zu hören
und zu deuten : die Autorin stellt die Wiederholung,die Durcharbeit und die Auflösung der
Übertragungsbeziehungin Frage, anhand von drei klinischen Beispielen. Der im analytischen
Rahmen erlebte Zugang zur Zeitlosigkeit lässt die Idee aufkommen, dass eine neue Subjekti-
vität am Auftauchen ist und dass es uns schwerfällt, deren Neuigkeit in Betracht zu ziehen ; sie
stellt den religiösen Menschen und sein Bewusstsein in Frage, welches sowohl vom Vitalismus
eingenommen als auch mit seinem Tod beschäftig ist.

Schlüsselworte — Archaisch. Bewusstsein, bewusstseinshafteZeit. Dasein. Halluzination.


Hermeneutik. Heterogenität. Intention/Distensio animi. Intersubjektivität. Objektivismus. Dur-
charbeit. Thanatologie. Übertragung.

Resumen — Lejos de ser un diàlogo entre dos psiquismoscomo lo pretenden algunas tenden-
cias objetivistas, el psicoanélisis se basa en la heterogeneidad pulsiôn/sentidos o energé-
tica/hermenéutica. Desde enfonces, ha abierto una nueva relaciôn del ser hablante con el
tiempo, que Freud ha formulado a través de lo que hay que llamar « el escàndalo del Zeitlos ».
Luego del tiempo cosmogônico de los Griegos, la filosofîa piensa el tiempo como coexten-
sivo a la conciencia : desde San Augustin hasta los lingüistascontemporâneos,el tiempo es un
tiempo consciencial. Incluso la « duraciôn » de Bergson le concierne, incluso el tiempo
coextensivo al Ser en Heidegger es un tiempo que « tempora ». Sôlamente Freud pensé una
suspension de la temporalidad (Zeitlos) debida primeramenteal principio de placer, y en ûltimo
término a la pulsion de muerte. La actualidad psicoanalîtica esta confrontada a escuchar e
interpretar diferentes figuras, fuera del tiempo, entre las cuales el autor interroga la repeticiôn,
el trabajo elaborativo y la disoluciôn del vinculo transferencial partiendo de tres ejemplos clini-
cos. El acceso al fuera del tiempo acondiciona la experiencia analitica dejando suponer que
asistimos a la emergencia de una subjetividad nueva, que nos plantea dificultades para enten-
der la novedad, y que cuestiona al hombre religioso y su conciencia tan plena de vitalismo
como preocupada por su muerte.

Palabras claves — Arcaico. Conciencia, tiempo consciencial. Dasein. Alucinaciôn. Herme-


néutico. Heterogeneidad. Intenciôn/Distensio animi. Intersubjetividad. Objetivismo. Trabajo
elaborativo. Tanatologia. Transferencia.

Riassunto — Lungi dall'essere, corne al considerano certe tendenze oggettivistiche, un dia-


logo fra due psiche, la psicoanalisi si basa sull'eterogeneità pulsion/senso o energetico/erme-
neutico. Per questa ragione essa apre un nuovo rapporto al tempo dell'essere parlante, che
Freud ha formulato con quello che bisogna chiamare « lo scandalo di Zeitlos ». Dopo il tempo
cosmogonico dei Greci, la filosofia pensa il tempo coesteso alla coscienza : da sant'Agostino
fino ai linguisti contemporanei, il tempo è un tempo della coscienza. Anche la « durata » di
Bergson gli è debitrice ; anche il tempo coesteso all'Essere in Heidegger è un tempo che « tem-
pora ». Solo Freud ha pensato una sospensione della temporalità (Zeitlos) in primo luogo
Résumés 1321

dovuta al principio di piacere e per finire, alla pulsione di morte. L'attualità psicoanalitica è por-
tata ad intendere ed interpretare diverse forme del fuori-dal-tempo, tra cui l'autore questions la
ripetizione, la rielaborazione, ed il dissorversi del legame transferenziale, partendo da tre esempi
clinici. L'ingresso nel fuori dal tempo che viene governato dall'esperienza analitica, lascia sup-
porre che stia emergendo una nuova soggettività che mette in causa l'uomo religioso e la sua
coscienza tanto impregnata di vitalismo, che preoccupata dalla sua morte.

Parole chiavi — Arcaico. Coscienza, tempo della coscienza. Desein. Allucinazione. Ermeneu-
tica. Intensione/DistensioAnimi. Intersoggettività. Oggettivismo. Rielaborazione. Tanatologia.
Transfert.

P. DENIS.
— La belle actualité

Résumé — L'opposition proposée par Freud entre inconscientintemporel et temporalité orga-


nisée du système perception conscience doit être réenvisagée. Il existe des modalités intempo-
relles du fonctionnement psychique liées au système perception conscience, d'autre part l'in-
conscient comporte des éléments temporellement « indexés ». L'auteur souligne le rôle de
l'affect dans l'organisation de la temporalité.

Mots clés — Atemporalité. Temporalité. Actualité. Affect. Analyse interminable. Diachronie.


Synchronie. Fugue.

Summary — The opposition Freud makes between the non-temporal unconscious and the
organized temporality of the perception-consciousness System must be reexamined. There are
non-temporal modes of psychic functionning that are linked of the perception-consciousness
System. On the other hand, the unconscious comprises elements that are temporally
« indexed ». The author underlines the role of affect in the organization of temporality.

Key-words — Atemporality. Temporality. Present day. Affect. Unending analysis. Diachrony.


Synchrony. Fugue.

Übersicht
— Die von Freud vorgeschlageneOpposition zwischen einem zeitlosen Unbewus-
sten und der organisierten Zeitlichkeit des Wahrnehmung-Bewusstheit-Systemsmuss neu
überdenkt werden. Es existieren zeitlose Modalitäten des psychischen Geschehens, welche an
das Wahrnehmung-Bewusstheit-Systemgebunden sind ; andererseits enthält das Unbewusste
Zeitlich « indexierte » Elemente. Der Autor unterstreicht die Rolle des Affekts in der Organisa-
tion der Zeitlichkeit.

Schlüsselworte— Zeitlosigkeit. Zeitlichkeit. Aktualität. Affekt. UnendlicheAnalyse. Diachro-


nie. Synchronie. Fugue.
1322 Revue française de Psychanalyse

Resumen — La oposiciôn propuesta por Freud entre inconsciente intemporal y temporalida-


dad organizada del sistema percepcion conciencia debe ser repensado. Existen modalidades
intemporales del funcionamiento psiquico vinculadas al sistema percepciôn conciencia, por
otro lado el inconsciente comporta elementos temporalmente « ajustados ». El autor resalta el
papel del afecto en la organizacion de la temporalidad.

Palabras claves — Atemporalidad. Temporalidad. Actualidad. Afecto. Analisis interminable.


Diacronia. Sincronia. Fuga.

Riassunto — L'opposizione proposta da Freud fra l'inconscio intemporale e la temporalità


organizzata dal sistema percezione coscienza, deve essere riesaminata. Esistono modalità
intemporali legate al sistema percezione coscienza, e d'altro canto, l'inconscio comporta ele-
menti che sono temporalmente « indicizzati ». L'autore sottolinea il ruolo dell'affetto nell'orga-
nizzazione della temporalità.

Parole chiavi — Atemporalità. Temporalità. Attualità. Affeto. Analisi interminabile. Diacronia.


Sincronia. Fuga.

Jacques ANGELERGUES.
— L'intemporel du psychanalyste

Résumé — Grâce au cadre de la cure, le psychanalyste n'aurait-il pas le privilège de s'adresser


au hors du temps » — et non à l'invariable — de la psyché ? C'est le registre de l'hallucina-
«
tion matériau principal de l'onirisme, du rêve au conte.
L'effet thérapeutique de nos entreprises trouve peut-être ici sa source.

Mots clés — Hors du temps. Hallucination.Interprétation. Liberté.

Summary — Could we not say that due to the psychoanalytic setting, the psychoanalyst
addresses the « timeless rather than the invariable aspect of the psyche ?
»
The therapeutic effect of our work stems perhaps from this fact.

Key-words — Timeless. Hallucination.Interpretation. Liberty.

Übersicht
— Hat der Analytiker nicht, dank des Rahmens, das Privileg, sich an ein « ausser-
halb der Zeit » — und nicht an das Unveränderliche— der Psyche zu wenden ? Es geht um das
Halluzinationsregister, Hauptmaterial der Traumwelt, vom Traum zum Märchen.
Der therapeutischeEffekt unserer Unternehmungen findet vielleicht da seine Quelle.

Schlüsselworte— Ausserhalb der Zeit. Halluzination. Deutung. Freiheit.


Résumés 1323

Resumen — Gracias al marco de la cura, i No contaria el psicoanalista con el privilegio de


dirigirse al « — y no a lo invariable — de la psiquis ? Es el registro de la
mas alla del tiempo »
alucinacion material principal del onirismo, desde el sueno hasta el cuento.
El efecto terapéutico de nuestras acciones quizàs encuentre ahi su fuente.

Palabras claves — Mas alla del tiempo. Alucinacion. Interpretacion. Libertad.

Riassunto — Lo psicoanalista, grazie al quadro della cura, avrebbe il privileggio d'indirizzarsi


al fuori dal tempo », e non al l'invariavile della psiche ? Dal sogno al racconto, il principale
«
materiale dell'onirico appartiene al registro dell'allucinazione. E'forse qui la fonte dell'effetto
terapeutico delle nostre imprese.

Parole chiavi — Fuori dal tempo. Allucinazione.Interpretazione.Libertà.

Marie BONNAFÉ. — Le passage au temporel : d'un « arrêt sur image » à une


trajectoire de conte

Résumé — Le repérage dans un matériel associatif de certains aspects formels combinés entre
eux représentants plastiques - images de plan - formes narratives - conte populaire, peut
:
venir animer un processus stagnant sans déroulementtemporel, dominé par les affects négatifs
douloureux. Ainsi a pu être très amélioré par un tel travail un état dépressifsévère avec des épi-
sodes polymorphes, associé à une rectocolite hémorragique.
Ce type de matériel doit être absorbé en tant que phénomène transitionnel, c'est-à-dire en
faisant la part d'un indécidable du sujet.

Mots clés — Affect douloureux. Bouffée polymorphe. Conte populaire. Espace transitionnel.
Images oniriques du plan. Prémisses de la représentation. Rectocolite hémorragique.

Summary — The identification, in associative material, of certain formai aspects that are com-
bined together : plastic representatives, framework images, narrative forms, folk-tales, can set
going a stagnant process devoid of temporal progression, which is dominated by painful nega-
tive affects. In this way it was possible to improve a severe depressive condition with polymor-
phous episodes, linked to a haemorrhagic rectocolitis.
This kind of material should be integrated as transitional phenomena, that is to say, as part
of the undecidable dimension of the subject.

Key-words — Painful affect. Polymorphous episode. Folk-tale. Transitional space. Dream


images of framework. Premisses of the representation. Haemorrhagic rectocolitis.
1324 Revue française de Psychanalyse

Übersicht — Die Erkennung von gewissen untereinander kombinierten Aspekten in einem


assoziativen Material : plastische Repräsentanten - Flächenbilder - erzählende Formen -
Volksmärchen, kann dazu führen, einen stagnierenden, von negativen schmerzlichen Affekten
dominierten Prozess ohne zeitlichen Ablauf zu beleben. Dank einer solchen Arbeit konnte ein
schwer depressiver Zustand mit polymorphen Episoden, assoziert mit einer Kolitis ulcerosa,
sehr verbessert werden.
Diese Art von Material muss als Übergangsphänomen aufgenommen werden, d.h. man
muss eine Unentschiedenheitdes Subjekts berücksichtigen.

Schlüsselworte — Schmerzlicher Affekt. Polymorphe Wallung. Volksmärchen. Übergangs-


raum. Flächentraumbilder. Voraussetzungender Vorstellung. Kolitis ulcerosa.

Resumen — Los puntos de referencia en un material associativo de ciertos aspectos formales


combinados entre si : representantes plasticos - imagenes de piano - formas narrativas -
cuento popular, pueden animar un proceso estancado sin desarrollo temporal, dominado por
los afectos negativos dolorosos. Asi pudo ser sensiblemente mejorado a través de tal trabajo un
estado depresivo severo con episodios polimorfos, asociado a una rectocolitis hemmorragica.
Este tipo de material debe ser absorbido en tanto que fenomeno transicional, o sea diferen-
ciando algo indecidible en el sujeto.

Palabras claves — Afecto doloroso. Bacanada poliforme. Cuento popular. Espacio transicio-
nal. Imàgenes oniricas del plano. Premisas de la representacion. Rectocolitis hamorragica.

Riassunto — L'individuazione nel associativo di certi aspetti formali combinati tra loro : rap-
presentazioni plastiche - immagini di piani - forme narrative - racconti popolari, puo' venire ad
animare un processo stagnante senza svolgimentotemporale, dominato da affeti dolorosi. Con
questo tipo di lavoro si è potuto migliore di molto uno stato depressivo severo ad espisodi poli-
morfi, associato ad una retto-colite emoraggica. Questo genere di materiale deve essere preso
corne fenomeno transizionale, cioè tenendo conto d'un indicibile del soggetto.

Parole chiavi — Affeti dolorosi. Bouffée polimorfa. Racconto popolare. Spazio transizionale.
Immagini oniriche di piano. Premesse della rappresentazione. Rettocolite emorragica.

Pierre CHAUVEL.
— L'être et le temps : chaos, syncopes, castration

Résumé — Chaos et intemporalité constituent le fond de la vie psychique où les diverses


modalités de la discontinuité, sous le signe de la castration, permettent une organisation tem-
porelle diphasique,essentielle à la conception du préconscient-conscient.Le sommeil, le rêve,
Résumés 1325

mais aussi les accidents tels que les syncopes, comparables à un rêve typique, montrent la fra-
gilité de ces formations et la contingence de la temporalité.

Mots clés — Temporalité diphasique. Syncope. Chaos. Castration. Temps de la cure.

Summary — Chaos and non-temporality constitute the basis of psychic life whereby the dif-
ferent forms of discontinuity, related to castration, enable a diphasic temporal organization,
essential to the conception of the preconscious-conscious. Sleep, dreams, but also such acci-
dents as fainting fits, comparable to a typical dream, reveal the fragility of these formations and
the contingency of temporality.

Key-words — Diphasic temporality. Temporality. Fainting fit. Chaos. Castration. Time of the
treatment.

Übersicht
— Chaos und Zeitlosigkeit bilden den Hintergrund des psychischen Lebens, wo die
verschiedenen Modalitäten der Diskontinuität,im Zeichen der Kastration, eine zweiphasige Zei-
torganisation erlauben, wesentlich für die Konzeption des Vorbewussten-Bewussten. Der Sch-
laf, der Traum, aber auch die Unfälle wie die Synkopen, mit den typischen Träumen verglei-
chbar, zeigen die Unbeständigkeitdieser Bindungen und die Kontingenz der Zeitlichkeit.

Schlüsselworte— ZweiphasigeZeitlichkeit. Synkope. Chaos. Kastration. Zeit der Kur.

Resumen — Caos e intemporalidad constituyen el fondo de la vida psiquica en donde las


diversas modalidades de la discontinuidad, bajo el signo de la castraciôn, posibilitan una
organizacion temporal difasica, sumamente importante en la concepcion del preconsciente-
consciente. El dormir y el sueno, pero también accidentes tales como los sincopes, compara-
bles a un sueno tipico, muestran la fragilidad de estas formaciones y la contingencia de la
temporalidad.

Palabras claves — Temporalidad difasica. Sincope. Caos. Castracion. Tiempos de la cura.

Riassunto — Il fondo della vita psichica è costutito dal caos e dall'intemporalità. In esso le
diverse modalità della discontinuità, che sono sotto il segno della castrazione, permettono
un'organizzazione temporale difasica, essenziale per la concezione del preconscio-conscio. Il
sonno, il sogno, ma anche gli incidenti come le sincopi, paragonaliblead un tipico sogno, mos-
trano la fragilità di queste formanzioni e la contingenza della temporalità.

Parole chiavi — Temporalità difasica. Sincope. Caos. Castrazione. Tempo della cura.
1326 Revue française de Psychanalyse

Anne DENIS.
— Le présent

Résumé — La temporalité psychique, distincte de la représentation du temps, s'organise grâce


aux représentants psychiques de la pulsion présentés par les pré-objets. L'atemporalité patho-
logique est une configuration où le sens du langage est perdu en même temps que l'auto-per-
ception subjectale.

Mots clés — Temporalité. Sens. Rythme. Narrativité. Mise au monde psychique.

Summary — Psychic temporality, as distinct from the representation of time, is organized


according to the psychic representatives of the instinctual drive offered by the preobjects.
Pathological atemporality is a configuration whereby the meaning of language is lost together
with subjective autoperception.

Key-words — Temporality. Meaning. Rhythm. Narrative. Psychic entry into the world.

Übersicht
— Die psychische Zeitlichkeit, von der Vorstellung der Zeit zu unterscheiden, orga-
nisiert sich auf Grund der psychischen, von den Vor-Objekten präsentierten Triebrepräsentan-
ten. Die pathologischeZeitlosigkeit ist eine Konfiguration, in welcher der Sinn der Sprache ver-
loren ist, sowie auch gleichzeitig die subjektale Selbstwahrnehmung.

Schlüsselworte — Zeitlichkeit. Sinn. Rythmus. Erzählen. Psychische Geburt.

Resumen — La temporalidad psiquica, distinta de la representacion del tiempo, se organiza


gracias a los representantes psiquicos de la pulsion puestos en contacto por los preobjetos. La
atemporalidad patologica es una configuration en la cual el sentido del lenguaje desaparece al
mismo tiempo que la autopercepcion subjetal.

Palabras claves — Temporalidad. Sentido. Ritmo. Narratividad. Puesta al mundo psiquico.

Riassunto — La temporalità psichica, distinta dalla rappresentazione del tempo, s'organizza


grazie ai rappresentanti psichici della pulsione, presentati dai preoggeti. L'atemporalità patolo-
gica è una configurazione in cui il senso del linguaggio è perduto allo stesso tempo che la
autopercezionesoggettale.

Parole chiavi — Temporalità. Senso. Ritmo. Narratività. Nascita al mondo psichico.


Résumés 1327

François DUPARC.
— Les contempteurs du temps

Résumé — Les mystiques, les poètes et les philosophes ont vanté certaines formes d'atempo-
ralité. Mais celle dont ils parlent est une atemporalitétemporaine, que rend possible la régres-
sion. Le clivage du vécu temporel et la fixation d'expériences traumatiques, irreprésentables, où
le plaisir et la douleur sont confondus, a par contre une grande incidence pathologique : la dis-
crimination du plaisir et de la douleur sont un des moyens d'organiser le sens du temps dans sa
dimension linéaire. L'exemple clinique d'un état limite avec de fortes perturbations du vécu
temporel en fournit une illustration.

Mots clés — Atemporalité. Régression. Discrimination plaisir-douleur. Figures du temps. Cli-


vage et temporalité.

Summary — Mystics, poets and philosophers have proclaimedthe existence of certain formes
of atemporality. But theirs is a temporary atemporality rendered possible by regression. The
cleavage between temporal life and the fixation of traumatic and unrepresentable experiences,
wherein pleasure and pain are confounded, on the other hand, has serious pathological impli-
cations. The discrimination of pleasure and pain is one of the means of organizing time in its
linear dimension. The clinical example of a limit-state with intensive perturbations of temporal
life provides us with an illustration.

Key-words — Atemporality. Regression. Discrimination of pleasure. Pain. Figures of time.


Cleavage and temporality.

Übersicht
— Die Mystiker, Dichter und Philosophen haben gewisse Formen von Zeitlosigkeit
gepreist. Sie reden jedoch von einer zeitlich begrenzten Zeitlosigkeit, durch die Regression
ermöglicht. Die Spaltung des Zeiterlebnisses und die Fixierung von traumatischen unvorstell-
baren Erfahrungen, in welchen Lust und Schmerz verwechselt werden, haben jedoch eine
grosse pathologische Auswirkung : die Unterscheidung von Lust und Schmerz ist eines der
Mittel, um den Zeitsinn in seiner linearen Dimension zu organisieren. Das klinische Beispiel
eines Grenzfalles mit schweren Störungen des Zeiterlebnisses wird zur lllustrierung vorgeführt.

Schlüsselworte— Zeitlosigkeit. Regression. Unterscheidungvon Lust-Schmerz. Zeitfiguren.


Spaltung und Zeitlichkeit.

Resumen — Los misticos, los poetas y los filosofos han alabado ciertas formas de atempora-
lidad. Pero ellos hablan de una atemporalidad temporaria, que vuelve posible la regresion. La
escision de la vivencia temporal y la fijacion de experiencias traumaticas, irrepresentables, en
1328 Revue française de Psychanalyse

donde el placer y el dolor se entremezclan, tiene como contrapartida una gran incidencia pato-
logica : la discriminaciôn del placer y del dolor es uno de los medios para organlzar el sentido
del tiempo en su dimension lineal. El ejemplo clinico de un caso-limite con intensas perturba-
ciones de la vivencia temporal ilustra el articulo.

Palabras claves — Atemporalidad. Regresion. Discriminacion placer-dolor. Figuras del


tiempo. Escinsion y temporalidad.

Riassunto — Certe forme d'intemporalità sono state esaltate da mistici, poeti, filosofi. Ma
quella di cui parlano è un'atemporalità temporanea, che rende possibile la regressione. Invece
la scissione del vissuto del tempo e la fissazione d'esperienze traomatiche, non rappresentabili,
in cui si confondono piacere e dolore, ha una grande incidenza patologica : discriminare pia-
cere e dolore è uno dei mezzi per organizzare il tempo nella dimensiones lineare. L'esempio cli-
nico d'un caso limite con forti pertubazioni del vissuto del tempo, ne da un'illustrazione.

Parole chiavi — Atemporalità. Regressione. Discriminazione piacere-dolore. Figure del


tempo. Scissione e temporalità.

Jacques LE BEUF.
— Au nom du sens : de la prématurité à l'intemporalité

Résumé — L'interprétation des rêves est le premier grand exposé freudien sur l'intemporalité
des désirs sexuels inconscients. Pour discuter de cette composante essentielle de sa métapsy-
chologie, Sigmund Freud semble préférer des formules descriptives ou métaphoriques plutôt
que le terme d'intemporalité peu mentionné dans son oeuvre.

Mots clés — Prématurité. Etat de détresse. Désirs sexuels inconscients. Sens du rêve. Intem-
poralité.

Summary — The Interpretation of Dreams is the first major Freudian treatise on the non-tem-
porality of unconscious sexual desires. In order to discuss this fundamental component of his
metapsychology,Sigmund Freud seems to prefer descriptive or metaphorical formulae to the
term of non-temporality, little mentionned in his work.

Key-words — Prematurity. State of distress. Unconscious sexual desires. Meaning of the


dream.

Übersicht
— Die Traumdeutung ist die erste Darlegung Freuds über die Zeitlosigkeit der
unbewussten Sexualwünsche. Um diese wesentliche Komponente seiner Metapsychologiezu
Résumés 1329

diskutieren, scheint Sigmund Freud die deskriptiven Formulierungen und Metaphern dem Aus-
druck der Zeitlosigkeit, in seinem Werk wening erwähnt, vorzuziehen.

Schlüsselworte — Frühreife. Hilflosigkeit. Unbewusste Sexualwünsche. Sinn des Traumes.


Zeitlosigkeit.

Resumen — La interpretation de los suenos es el primer gran planteo freudiano sobre la


intemporalidad de los deseos sexuales inconscientes. Para tratar dicha componente essencial
de su metapsicologia, Sigmund Freud parece preferir las formulas descriptivas o metaforicas en
lugar del término de intemporalidad poco mencionado en su obra.

Palabras claves — Prematuridad. Estado de desamparo. Deseos sexuales inconscientes. Sen-


tido del sueno. Intemporalidad.

Riassunto — L'interpretazione dei sogni è la prima grande lezione freudianasull'intemporalità


dei desideri sessuali inconsci. Per discutere questa componenteessenziale della sua metapsico-
logia, S. Freud sembra preferire formulazioni descrittive o metaforiche, piuttosto che il termine
d'intemporalità, che nella sua opera è poco menzionata.

Parole chiavi — Prematurità. Stato di sconforto. Desideri sessuali inconsci. Senso del sogno.
Intemporale.

Roger PERRON.
— La fin de l'éternité

Résumé — La cure analytique ne suspend pas le temps, elle n'est pas intemporelle ; elle ouvre
un autre temps, celui d'un présent indéfini où peuvent s'explorer tous les passés, se construire
tous les avenirs. Ce temps est celui de l'être, en deçà du temps du faire, en deçà du temps
sécable des horloges, le temps des événements et des actions, le temps irréversible de la vie et
de la mort. La séance inscrit ce temps de l'être entre deux parenthèses, celle de son début et
celle de sa fin ; l'analyse elle-même s'inscrit dans un vaste système de parenthèses au sein de
la temporalité ordinaire. C'est ainsi qu'un fantasme d'immortalité peut s'installer au sein même
de la cure, et que se risque l'analyse interminable. Le propos est illustré par la référence à une
oeuvre de science-fiction d'Isaac Asimov.

Mots clés — Temps. Intemporalité. Cure analytique. Science-fiction.

Summary — The analytic treatment does not suspend time ; it is not non-temporal. It opens
up another kind of time, that of an indefinite present where all the different pasts can be explo-
red and all the different futures constructed. This time is that of « being », prior to the time of
doing, prior to the divisible time of clocks, the time of events, actions, the irreversibletime of life
1330 Revue française de Psychanalyse

and death. The session places this time of being between two parentheses, that of its beginning
and that of its end. Analysis itself lies within a vast system of parentheses inside ordinary tem-
porality. Thus, a fantasy of immortality can arise within the very treatment, carrying the risk of
the latter never ending. This is illustrated by a reference to a work of science-fiction by Isaac
Asimov.

Key-words — Time. Non-temporality. Analytic treatment. Science-Fiction.

Übersicht
— Die analytische Kur hebt die Zeit nicht auf, sie ist nicht zeitlos ; sie eröffnet eine
andere Zeit, die Zeit einer undefinierten Gegenwart, in welcher alle Vergangenheiten erforscht
und alle Zukünfte konstruiert werden können. Es ist die Zeit des Seins, diesseits der Zeit der
Ereignisse und Aktionen, die nicht rückgängig zu machende Zeit des Lebens und des Todes.
Die Sitzung klammert diese Zeit des Seins ein, zwischen den Klammern des Anfangs und des
Endes ; die Analyse selbst läuft in einem vielseitigen System von Klammern ab, innerhalb der
alltäglichen Zeitlichkeit. Somit kann sich eine Unsterblichkeitsphantasieund das Risiko einer
unendlichen Analyse in der Kur einnisten. Diese Überlegungenwerden anhand eines Science-
fiction Werkes von Isaac Asimov illustriert.

Schlüsselworte— Zeit. Zeitlosigkeit. Analytische Kur. Science-fiction.

Riassunto — La cura analitica non sospende il tempo, non è intemporale ; apre ad un altro
tempo in cui è possibile esplorare tutti i passati, costruirsi tutti gli avvenire. Questo tempo è quello
dell'altro, al di quà del tempo secabile degli orologi, il tempo degli eventi e delle azioni, il tempo
irreversible della vita e della morte. La seduta iscrive questo tempo dell'essere tra due parentesi,
quello del suo inizio a quello della sua fine ; è la stessa analisi che s'iscrive in un vasto sistema di
parentesi al centra della temporalità ordinaria. In questo modo un fantasma d'immortalià puo'
allora piazzarsi al centra delta cura medesima, rischiando un'analisi interminabile. Queste idee
vengono illustrate fecendo riferimento ad un'opera di fantascienza d'Isaac Asinov.

Parole chiavi — Intemporalità. Cura analitica. Fantascienza.

Denys RIBAS.
— Note brève sur l'éternité

Résumé — Il est intéressant de différencier une atemporalité de la poussée pulsionnelle, une


autre atemporalité de la trace — sa permanence — d'avec du temps figé de ce qui est repré-
senté comme éternel, ressortant du collage adhésif du moi-idéal, potentiellement dangereux
pour la vie psychique de par la désintrication dont il est issu.

Mots clés — Intemporel. Eternel. Adhésivité. Désintrication pulsionnelle. Moi-iéal. Suicide.


Trace.
Résumés 1331

Summary — It is interesting to differentiate the atemporality of the instinctual drive and the
atemporality of the trace (i.e. its permanence), from the still time of whatever is represented as
eternal, and that results from the adhesif collage of the ego-ideal, potentially dangerous for
psychic life with regard to the disorganization from which it arises.

Key-words — Atemporal. Eternal. Adhesive nature. Instinctual disorganization. Ideal-ego.


Suicide. Trace.

Übersicht interessant eine Unterscheidung einzuführen zwischen einerseits einer


— Es its
Zeitlosigkeit des Triebdrangs, einer andern Zeitlosigkeit der Spur — ihre Permanenz — und
andererseits der erstarrten Zeit einer Ewigkeitsvorstellung,welche aus dem Kleben des Ideal-
Ichs hervorgeht und potentiel fur das psychische Leben eine Gefahr bedeutet, als Folge der
Entmischung.

Schlüsselworte — Zeitlos. Ewig. Adhäsionsvermögen.Triebentmischung. Idealich. Selbst-


mord. Spur.

Resumen — Es interesante diferenciar cierta atemporalidad del empuje pulsional y otra atem-
poralidad de la huella — su permanencia — del tiempo inmovil de lo representado como
eterno, fruto del collage adhesivo del yô-ideal, potencialmente peligroso para la vida psfquica a
causa de la desintricacion de la cual ha surgido.

Palabras claves — Intemporal. Eterno. Adhesividad. Desintricacion pulsional. Yô-ideal. Sui-


cidio. Huella.

Riassunto — E' interessante di differenziaretra una atemporalità della spinta pulsionale, un'al-
tra della traccia — il suo permanere — dal tempo irrigidito di cio' che è rappresentato corne
eterno che risulta dall'attaccamentoadesivo dell'io-ideale, potenzialmentepericoloso per la vita
psichica, in conseguenza della disintegrazione da cui è nato.

Parole chiavi — Intemporale. Adesività. Disintegrazione pulsionale. Lo-ideale. Suicidio-


Traccia.

Pérel WILGOWICZ. — Les bornes de la temporalité

Résumé — La temporalité et les deux énigmes de la Sphynge : les trois âges de l'être humain
(le matin, le midi, le soir) dans la première, la circularité (soeur/soeur, mère/fille, nuit/jour) dans
la deuxième. Envahissement in(a)temporel et emprise de l'histoire de la génération antérieure.
1332 Revue française de Psychanalyse

Déni de la mort et voeux matricides ou parenticides. Traumatisme, défaillance narcissique, vam-


pirisme et subjectivation. OEdipe-roi et La Gradiva.

Mots clés — OEdipe-roi. ln(a)temporel. Vampirisme. Infanticide. Matricide et Parenticide.


Subjectivation.

Summary — Temporality and the two riddles of the Sphinx, that is to say, the three ages of
the human being (morning, noon and night) in the first riddle, and circularity (sister/sister,
mother/daughter, night/day) in the second. Non-(a)temporal intrusion and the hold of the his-
tory of the preceding generation. Denial of death and matricidal or patricidal wishes. Trauma,
narcissisticfailure, vampirism and subjectivation. OEdipus Rex and La Gradiva.

Key-words — OEdipus Rex. In (a)temporal. Vampirism. Infanticide. Matricide and patricide.


Subjectivation.

Übersicht
— Die Zeitlichkeit und die zwei Rätsel der Sphinx : die drei Alter des Menschen
(der Morgen, der Mittag, der Abend) im ersten, die Kreisbewegung (Schwester/Schwester,
Mutter/Tochter, Nacht/Tag) im zweiten. Zeitloses Eindringen und Bemächtigung der
Geschichte der vorigen Generation. Verleugnung des Todes und muttermörderische und
elternmörderische Wünsche. Trauma, narzisstische Schwäche, Vampirismus und Subjektivie-
rung. OEdipus Rex und Die Gradiva.

Schlüsselworte — OEdipus Rex. Zeitlos. Vampirismus. Kindesmord.Muttermord. Elternmord.


Subjektivierung.

Resumen — La temporalidady los dos enigmas de la Esfinge : las tres edades del ser humano
(la manana, el mediodia, la noche) en la primera, la circularidad (hermana/hermana,
madre/hija, Noche/Dia) en la segunda. Invasion in(a)temporal y dominio de la historia de la
generacion anterior. Renegacion de la muerte y votos matricidas o parenticidas. Traumatismo,
desfallecimiento narcisista vampirismo y subjetivizacion. Edipo rey y La Gradiva.

Palabrasclaves — Edipo-rey. ln(a)temporal. Vampirismo. Infanticidio. Matricidio y Parentici-


dio. Subjetivizacion.

Riassunto — La temporalità e i due enigmi della Sfinge : le tre età dell'essere umano (il mat-
tino, il mezzogiorno, la sera) nella prima ; nella seconda la circolarità (sorella/sorella,
madre/figlia, notte/giorno). L'invasione in(a)temporale e l'influenza della storia della genera-
zione precedente. Traoma, debolezza narcisistica, vampirismo e soggettivazione. Edipo re e La
Gradiva.

Parole chiavi — Edipo-Re. ln(a)temporalità. Vampirismo. Infaticidio. Matricidio e Parricidio.


Soggettivazione.
Résumés 1333

Haydée FAIMBERG et Antoine COREL.


— Le temps de la construction : répéti-
tion et surprise

Résumé — L'analyse d'un rêve a révélé, à la surprise du patient comme à celle de l'analyste,
des identifications correspondant à des temps et des lieux différents. La (re)construction a
conduit à la découverte de conflits qui impliquaient trois générations. Nous explorons les
conditions cliniques de cette découverte, et nous développons les liens entre les concepts
d' « historicité » et de « reconstruction ».
Le concept de (re)construction,dans sa structure même, comporte un paradoxe fertile : en
étant par définition rétroactif, il est en même temps anticipatoire, en ce sens qu'il établit une
condition préalable d'accès aux vérités psychiques. La révélation d'identifications inconscientes
(télescopage des générations) dans la construction permet à l'analyste d'obtenir une compré-
hension après coup de la manière dont le patient a saisi ses interprétations. L'analyste obtient
ainsi les moyens de comprendre aussi après coup la valeur et les limites de ses interprétations.

Summary—Theanalysis of a dream revealed, to the surpriseof both patient and analyst, identi-
fications correspondingto different times and places. The (re)constructionled to the discovery of
conflicts involving three generations. We explore the clinical conditions for this discovery, and
we develop the links between the concepts of« historicity » and « (re)construction ».
The concept of (re)construction,in its very structure, implies a very fertile paradox : being
by definition retroactive, it is at the same time anticipatory, in the sense that it establishes a pre-
condition for access to psychical truths. The revelation of unconsciousidentifications (telesco-
ping of generations) through construction enables the analyst to gain a retroactive understan-
ding of how the patient has understood the interpretations.The analyst obtains thus the means
to understand (also in a retroactive way) the value and the limits of his interpretations.

Übersicht
— Die Analyse eines Traumes zeigte, zum gemeinsamen Erstaunen von Patient und
Analytiker, Identifizierungen,die sich auf unterschiedlicheZeitmomente und Orte bezogen. Die
(Re-)Konstruktion deckte Konflikte auf, die drei Generationen einbezieht. Wir diskutieren die
klinischen Gegebenheiten, die zu dieser Entdeckung führten, und wir entwickeln die Verbin-
dungen zwischen den Begriffen der « Geschichtlichkeit » und der « (Re-)Konstruktion».
Der Begriff der (Re-)Konstruktion beinhaltet schon von seiner eigenen Struktur her ein
sehr fruchtbares Paradoxon : Während er von Definition aus retroaktiv ist, so ist er doch zur
gleichen Zeit auch vorgreifend, im Sinne, dass er die Voraussetzungen schafft, die psychische
Wahrheit zu finden. Die Enthüllung von unbewussten Identifizierungen (das sich Ineinander-
schieben von Generationen) mittels der Konstruktion,befähigt den Analytiker ein retroaktives
Verständnis davon zu erhalten, wie der Patient die Interpretationen verstanden hat. Dadurch
erhällt der Analytiker die Mittel, um den Wert und die Grenzen seiner Interpretationen (auch auf
einem retroaktiven Wege) zu verstehen.
1334 Revue française de Psychanalyse

Resumen — El anàlisis de un sueno revelo, para sorpresa del paciente y del analista, identifi-
caciones correspondientesa épocas y lugares diferentes. La (re)construccion permitio descu-
brir conflictos relacionados con tres generaciones. Examinamos las condiciones clinicas de este
descubrimiento y relacionamos los conceptos de « historicidad » y « (re)construccion ».
El concepto de (re)construccion implica, en su estructura, una paradoja muy fértil : siendo
por definicion retroactiva, es al mismo tiempo anticipatoria, en el sentido de establecer una pre-
condicion para el acceso a verdades psiquicas. La revelacion de identificaciones inconscientes
(telescopaje de generaciones) por medio de la construccion permite que el analista entienda de
qué manera el paciente ha comprendido las interpretaciones. De este modo, el analista puede
entender, también en forma retroactiva, el valor y los limites de sus interpretaciones.

Riassunto — L'analisi d'un sogno, con sorpresa sia del paziente che dell'analista, ha rivelato
identificazioni corrispondenti a tempi e luoghi differenti. La (ri)costruzione ha portato alla sco-
perta di conflitti in cui erano coinvolte tre generazioni. Esploriamo le condizionicliniche di questa
scoperta e sviluppiamo i legami tra i concetti di « storicità » e « ricostruzione ». Il concetto di
(ri)costruzione comporta, nella struttura stessa, un fertile paradosso : essendo retroattivo per
definizione è, nello stesso tempo, anticipatore, nel senso che stabilisce una condizione prelimi-
nare per accederealle verità psichiche. La rivelazioned'identificazioni inconsce (scontro di gene-
razioni) nella costruzione, permette all'analista d'otterne una comprensione a posteriori della
materia di cui il paziente ha colto le sue interpretazioni. Cosi' l'analista ottiene i mezzi per
comprendere, sempre a posteriori, il valore ed i limiti delle propie interpretazioni.

Bernard LEMAIGRE. — L'ébranlement du temps

Résumé — Si le temps est un pare-excitations, le trauma sera lié à un ébranlement du temps


(Freud). Une comparaison entre vécu traumatique et vécu sublime (Kant) met en lumière com-
ment par cet ébranlement le trauma produit une inhibition du pouvoir d'imaginer et de figurer
et partant de la capacité de percevoir.

Mots clés — Après-coup. Fantasme. Figuration. Imagination. Inhibition. Pare-excitations.


Perception. Sublime. Temps. Traumatisme.

Summary — Whilst time is acounter-excitation, trauma is linked to a distrubance of time


(Freud). A comparison between the traumatic experience and the sublime experience (Kant),
highlights how the trauma, via this disturbance, produces an inhibition of the power of imagi-
nation and representation following on from the capacity to perceive.

Key-words — Retroactive. Fantasy. Representation. Imagination. Inhibition. Counter-excita-


tion. Perception. Sublime. Time. Trauma.
Résumés 1335

Übersicht
— Wenn die Zeit ein Reizschutz ist, ist das Trauma an eine Erchütterung der Zeit
gebunden (Freud). Ein Vergleich zwischen traumatischem Erleben und sublimem Erleben
(Kant) hebt hervor, wie durch diese Erschütterung das Trauma eine Hemmung der Einbildung-
skraft und des Darstellungsvermögens hervorruft, von der Wahrnehmungsfähigkeitausgehend.

Schlüsselworte — Nachträglich. Phantasie. Darstellung. Einbildungskraft. Hemmung. Reiz-


schutz. Wahrnehmung.Sublim. Zeit. Trauma.

Resumen — Si el tiempo es un protector contra las excitaciones, el trauma estara ligado a una
sacudida del tiempo (Freud). Una comparacion entre vivencia traumatica y vivencia sublime
(Kant) explica como a través de la sacudida el trauma produce una inhibicion del poder de
imaginar y de figurar y por lo tanto de la capacidad de percibir.

Palabras claves — Posterioridad. Fantasia. Figuracion. Protector contra las excitaciones. Per-
cepcion. Sublime. Tiempo. Traumatismo.

Riassunto — Se il tempo è un para-eccitazioni, il traoma serà legato al vacillare del tempo


(Freud). Un confronto fra vissuto traomatico e vissuto sublime (Kant) mette in evidenza corne,
con un tale vacillamento, il traoma produce un'inibizione del potere immaginativo e figurativo,
e che esso parte dalla capacità percettiva.

Parole chiavi — Après-coup. Fantasma. Figurazione. Immaginazione. Inhibizione. Para-ecci-


tazioni. Percezione. Sublime. Tempo. Traoma.

Nicos NICOLAIDIS.
— Temps cyclique et temps linéaire

Résumé — L'intemporalité chronologique chez Freud. Le vécu du temps dans l'inconscient.


Chronos (le temps) ne fait pas partie des divinités chez Hésiode. Le temps (Chronos) n'est né
de personne. Le temps est cyclique chez les Grecs pour les hommes et pour les dieux eux-
mêmes. L'éternité est impensable. La compulsion de répétition et la punition de Sisyphe. Le
destin (accomplissement) des pulsions chez les Grecs. Les positions d'Heraclite.L'ambivalence
de M. Heidegger pour la métaphysique transcendantale et pour la signification temporelle de
l'être. Le fantasme transcende la chronologie événementielle.

Mots clés — Chronos. Temps cyclique et linéaire. L'éternité impensable. Sisyphe. Compulsion
de répétition. Heraclite. Heidegger.

Summary — Chronological non-temporality according to Freud. The experience of time in the


unconscious. According to Hesiodos, Chronos (time) is not included amongst the gods. Time
1336 Revue française de Psychanalyse

(Chronos) is born of no one. Time, according to the Greeks, is cyclical both for men and for the
gods themselves. Eternity is unthinkable. The repetition compuision and Sisyphys' punishment.
The fate (finality) of the instincts according to the Greeks. The opinions of Heraclitis. M. Hei-
degger's ambivalence regarding transcendental metaphysics and the temporal signification of
being. The fantasy of transcending the chronology of events.

Key-words — Chronos. Cyclical and linear time. Unthinkable eternity. Repetition compuision.
Heraclitis. Heidegger.

Übersicht — Die chronologische Zeitlosigkeit bei Freud. Das Zeiterlebnis im Unbewussten.


Chronos (die Zeit) gehört nicht zu den Göttlichkeiten bei Hesiod. Die Zeit (Chronos) stammt
von niemandem ab. Die Zeit bei den Griechen ist zyklisch sowohl für die Menschen wie auch
fur die Götter. Die Ewigkeit ist undenkbar. Der Wiederholungszwang und die Bestrafung von
Sisyphos. Das Triebschicksal (Erfüllung) bei den Griechen. Die Positionen von Heraklit. Die
Ambivalenz von M. Heidegger fur die transzendentaleMetaphysik und für die zeitliche Bedeu-
tung des Seins. Die Phantasie transzendiert die Chronologie, welche lediglich die Ereignisse
schildert.

Schlüsselworte — Chronos. Zyklische und lineare Zeit. Undenkbare Ewigkeit. Sisyphos.


Wiederholungszwang.Heraklit. Heidegger.

Resumen — La intemporalidad cronologica en Freud. La vivencia del tiempo en el Incons-


ciente. Cronos (el tiempo) no forma parte de las divinidades para Hesiodo. El tiempo (Cronos)
no naciô de nadie. En los Griegos el tiempo es ciclico para los hombres y también para los
dioses. La eternidad es impensable. La compuision a la repeticion y la punicion de Sisifo. El
destino (realizacion) de las pulsiones en los Griegos. Las posiciones de Heraclito. La ambiva-
lencia de M. Heidegger para con la metafisica transcendental y para con la significacion tem-
poral del ser. La fantasia trasciende la cronologia de los acontecimientos.

Palabras claves — Cronos. Tiempo ciclico y lineal. La eternidad impensable. Sisifo. Compui-
sion a la repeticion. Heraclito. Heidegger.

Riassunto — L'intemporalità cronologica per Freud. Il vissuto del tempo nell'inconscio. Chro-
nos (il tempo) non appartiene a nessuno. Per i Greci il tempo è ciclico, sia per gli uomini che
per gli dei. L'eternità è impensabile. La coazione a ripetere e la punizione di Sisife. Il destino
(realizzazione) delle pulsini per i Greci. Le posizioni di Eraclito. L'ambivalenza di M. Heidegger
rispetto alla metafisica transcendentale ed al significato temporale dell'essere. Il fantasma tras-
cenede la cronologia degli eventi.

Parole chiavi — Cronos. Tempo ciclico e lineare. L'impensabile eternità. Coazione a ripetere.
Eraclito. Heidegger.
Résumés 1337

Roger DUFRESNE.
— A l'écoute de Narcisse

Résumé — Dans le mythe de Narcisse qui le fonde, le narcissisme n'est pas simple passion
amoureuse envers l'image de soi, mais d'emblée peur et retrait devant le pouvoir, l'emprise et le
désir appréhendés de l'autre. Lors de l'analyse d'un survivant de l'holocauste, après un temps
très long de silence transférentiel, émerge ultimement un transfert archaïque et violent où l'ef-
froi absolu devant les risques de la passivité et de l'asservissement fait obstacle à une recherche
désespérée de l'objet. Pour éviter l'impasse, l'analyste doit accepter de s'engager dans une
écoute plus active et des interprétations par anticipation. L'analyse de la douleur narcissique
nécessite que l'on n'isole pas dans le temps et la théorie les perspectives narcissique et objec-
ta le, mais que l'on perçoive et interprète leur étroite intrication.
Mots clés — Mythe de Narcisse. Retraitdevant le désir de l'autre. Douleur narcissique. Ecoute
active. Interprétation par anticipation. Intrication des perspectives narcissique et objectale.

Summary — In the myth of Narcissus on which it is based, narcissism is not a mere infatua-
tion with one's self-image, but at once the fear of and the withdrawal from the apprehended
power, possession and desire of the other. In the course of the analysis of a survivor of the
holocaust, after a very long period of unspoken transference, an archaic and violent transfe-
rence ultimately emerges, in which the absolute fright before the risks of passivity and enslave-
ment hinders the desperate search for the object. In order to avoid an impasse, the analyst must
accept to engage into a more active listening and into interpretations by anticipation. The ana-
lysis of the narcissistic pain requires that the narcissistic and the object-relation perspectives be
not isolated from one another neither in time nor in theory, but that their close intrication be
perceived and interpreted.

Key-words — Myth of Narcissus. Withdrawal from the desire of the other. Narcissistic pain.
Active listening. Interpretation by anticipation. Intrication of the narcissistic and object-relation
perspectives.

Übersicht
— Im Mythos von Narziss ist der Narzissmus nicht einfache leidenschaftliche Ver-
liebtheit in das Selbstbild, sondern von Anfang an Angst und Rückzug vor der Macht, der
Bemächtigung und dem gefürchteten Wunsch des Andern. In der Analyse eines Überlebenden
des Holokaustum, nach einer langen Zeitspanne von Sweigen der Übertragung, kommt zuletzt
eine archaische und gewaltsame Übertragung zum Vorschein, in welcher das absolute Grauen
vor der Passivität und der Unterwerfung das verzweifelte Suchen nach dem Objekt verhindert.
Um die Sackgasse zu vermeiden, muss der Analytiker akzeptieren, sich in ein aktiveres Zuhören
und in Antizipationsdeutungen einzulassen. Die Analyse des narzisstischen Schmerzes ver-
langt, dass die narzisstischen und die Objektperspektiven nicht in der Zeit und in der Theorie
isoliert werden, sondern dass ihre enge Verflechtungwahrgenommen und interpretiert wird.
Schlüsselworte — Mythos von Narziss. Rückzug vor dem Wunsch des Andern. Narzisstis-
cher Schmerz. Aktives Zuhören. Antizipationsdeutung.Verflechtung der narzisstischen und der
Objektperspektiven.
1338 Revue française de Psychanalyse

Resumen — En el mito fundador de Narciso, el narcisismo no es simple pasion amorosa para


con la imagen de si mismo, sino ante todo miedo y ensimismamientoen relacion con el poder,
dominio y deseo tomados del otro. En el analisis de un sobreviviente del holocausto, luego de
un largo silencio transferencial, emerge posteriormente una transferencia arcaica y violenta
donde el pavor absoluto trente al riesgo de pasividad y de humillacion bloquea la busqueda
desesperada del objeto. Para evitar el impase, el analista tiene que comprometersea una escu-
cha mas activa, con interpretacionespor adelantado.
El analisis del dolor narcisista demanda el no aislamiento en el tiempo y en la teoria de las
perspectivas narcisista y objetal, y que se perciva e interprete su estrecha.

Palabras claves — Mito de Narciso. Ensimismamientoante el deseo del otro. Dolor narcisista.
Escucha activa. Interpretacionpor adelantado. Intricaciôn de las perspectivas narcisista y objetal.

Riassunto — Nel mito di Narciso, il narcisismo che lo fonda non è una semplice passione
amorosa verso la propria immagine, ma immediatamente è paura e ritiro davanti al potere, all'in-
fluenza ed al desiderio paventati dall'altro. In un'analisi di un soprawissuto dell'olocaosto,
dopo un lunghissimo silenzio transferenziale, alla fine emerge un transfert arcaico e violento in
cui la paura assoluta di fronte i rischi della passività e dell'assoggetamento,ostacolano la dis-
perata ricerca dell'oggetto. Per evitare l'impasse, l'analista deve accettare d'impegnarsi in un
ascolto più attivo ed in interpretazioni anticipative. L'analisi del dolore narcisistico richiede che
le prospettive narcisitiche e d'oggetto non vengano isolate nel tempo e nella teoria, ma che se
ne percepisca ed interpreti il loro stretto intreccio.

Parole chiavi — Mitto di Narciso. Ritiro di fronte al desiderio altrui. Dolore narcisistico.
Ascolto attivo. Interpretazione anticipativa. Intreccio della prospettiva narcisistica e d'oggeto.

Catherine PARAT.
— Le phallique féminin

Résumé — L'habituelleconfusion entre phallus et pénis est regrettable. L'analyse de l'envie du


pénis et de la revendication phallique montre qu'elles s'inscrivent dans des secteurs différents.
Les échanges relationnels avec la mère, pendant la période anale ont une grande influence
sur l'avenir des investissements narcissiques de la fille. Le phallique féminin se constitue diffé-
remment du phallique masculin qui, lui, garde l'empreinte du complexe de castration. Chez la
fille, les identifications féminines et viriles qui utilisent la bisexualité psychique contibuent à la
création de sublimations où peut se lire l'expansion phallique féminine.

Mots clés — Phallus. Pénis. Analité. Bisexualité. Sublimations.

Summary — The usual confusion between phallus and penis is regrettable. The analysis of
penis envy and phallic demand shows that they are related to different fields.
Relational exchanges with the mother during the anal period have a major influence on the
future of the narcissistic cathexis of the little girl. Feminine phallicism is constituted differently
Résumés 1339

to masculine phallicism which retains the mark of the castration complex. In the case of the
little girl, the feminine and virile identifications that draw on psychical bisexuality contribute to
the creation of sublimations that point to the development of feminine phallicism.
Key-words — Phallus. Penis. Anality. Bisexuality. Sublimations.

Übersicht
— Die übliche Verweschslung zwischen Phallus und Penis ist bedauerlich. Die
Analyse des Penisneids und des Phallusanspruchs zeigt auf, dass sie sich in verschiedenen
Gebieten abspielen.
Der Beziehungsaustausch mit der Mutter in der analen Phase hat einen grossen Einfluss
auf die Zunkunft der narzisstischen Besetzungen der Tochter. Das weiblich Phallische kons-
truiert sich anders als das männlich Phallische, welches die Prägung des Kastrationskomplexes
beibehält. Bei dem Mädchen tragen die weiblichen und männlichen Identifizierungen, welche
die Bisexualität ausnützen, zur Schöpfung von Sublimierungen bei, in welchen sich die phal-
lische weibliche Expansion sehen lässt.

Schlüsselworte— Phallus. Penis. Analität. Bisexualität. Sublimierungen.

Resumen — Es de lamentar la habituai confusion entre falo y pene. El analisis de la envidia del
pene y de la reivindicacion falica muestra su inscripcion en sectores diferentes.
Los intercambios relacionales con la madre, durante el periodo anal tienen una gran
influencia en el futuro de las cargas narcisistas de la nina. Lo fâlico femenino se constituye dife-
rentemente de lo falico masculino, que conserva la huella del complejo de castracion. En la
nina, las identificacionesfemeninas y viriles que utilizan la bisexualidad psiquica contribuyen a
la creacion de sublimacionesen la cuales puede leerse la expansion falica femenina.

Palabras claves — Falo. Pene. Analidad. Bisexualidad. Sublimaciones.

Riassunto — C'è da dolersi per la confusione che abitualmente viene fatta tra fallo e pene.
L'analisi dell'invidia del pene e della rivendicazione fallica mostra che la loro iscrizione awiene
in settori che sono differenti. Durante il periodo anale gli scambi realzionali con la madre
influiscono molto sui futuri investimenti narcisistici della figlia. Il fallo femminile si costituisce
diversamente da quello maschile che conserva l'impronta del complesso di castrazione. Nella
giovane le identificazioni femminili e virili che utilizzano la bisessualità psichica, contribuiscono
al crearsi di sublimazioni in cui è possible leggere l'espansione fallica femminile.

Parole chiavi — Fallo. Pene. Analità. Bisessualità. Sublimazioni.

Le Directeur de la Publication : Claude Le Guen


Imprimé en France, à Vendôme
Imprimerie des Presses Universitaires de France
ISBN 2 13 046959 0 ISSN n° 0035-2942 Imp. n° 42 044
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CPPAP n° 54 219
Dépôt légal : Janvier 1996
© Presses Universitaires de France, 1996
Numéros à paraître :
Numéro spécial Congrès 1995 :
MÉTAPSYCHOLOGIE :
ÉCOUTE ET TRANSITIONNALITÉ
N° 1
— 1996
LA MORT DANS LA VIE PSYCHIQUE
N°2— 1996
LA PATHOLOGIE PSYCHIATRIQUE DE L'ADULTE
ET LA PSYCHANALYSE
N° 3
— 1996
L'AMOUR

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LA PSYCHANALYSE, QUESTIONS POUR DEMAIN
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LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE
LE DEUIL
PSYCHANALYSE ET PRÉHISTOIRE
SURMOI (2 volumes)
LE DOUBLE
FERENCZI
L'HYPOCONDRIE

A paraître
SCENES ORIGINAIRES
ANGOISSES (2 volumes)
PSYCHANALYSE ET HISTOIRE
LA PSYCHOSOMATIQUE
ART, CRÉATION - PSYCHANALYSE
NON-TEMPORALITY
Editors : Pierre CHAUVEL and Paul DENIS

Argument, 989
René DIATKINE — Non-temporalityand temporal coordinates, 993
Jean GILLIBERT — Non-temporalityand a-temporality, 999
Pierre SULLIVAN — The clinic of non-temporality, 1017
Julia KRISTEVA — The scandal of timelessness, 1029
Paul DENIS — The greatness of the present day, 1045
Jacques ANGELERGUES— The non-temporalityof the psychoanalyst, 1059
Marie BONNAFÉ — The passage to temporality, 1063
Pierre CHAUVEL — Being and time : chaos, syncope, castration, 1071
Anne DENIS — The present, 1083
François DUPARC — The denigrators of time, 1093
Jacques LE BEUF — In the naine of meaning : from prematurity to non-tempo-
rality, 1101
Roger PERRON
Denys RIBAS —
-Brief
The end of eternity, 1109
note eternity, 1115
on
Pérel WILGOWICZ — The bounds of temporality, 1123
POINTS OF VIEW
Technicalperspective
Mesine HALEVI SPERO
— The temporal framework and Lacan's concept of the umixed
Psychoanalytic bour,
1131
Hardée FAIMBERGand Antonio COREL — Repetition and surprise : a clinical app oach
to the necessity o construction and its validation, 1159
The cretical perspecti
Bernard LEMAIGRE — The trauma, disturbance of time, 1173
Nicos NICOLAIDIS — Cyclical time and linear time, 1189
The time of history
Paul ROAZEN — Freud and the history of psychoanalysis, 1197
the eternalfeminine
Out of time : Narcissusand
Roger DUFRESNE — Listening to Narcissus, 1215
Catherine PARAT — The phallic feminine, 1239
BOOK REVIEW
Florence GUIGNARD— L'enfant dans René Diatkine ou l'étemelle capacité de jouer. 1259
Louise de URTUBEY — The Freud-Jones Correspondance, 1271
Rémy PUYUELO — Le corps de la cure by Anne-Marie Merle-Béral, 1283
JOURNAL REVIEW
Chantal LECHARTIER-ATLAN— Psychoanalytic Quarterly, 1295
Denise BOUCHET-KERVELLA
— Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1299
-
Christiane GUITARD-MUNNICH Psychanalyse à l'Université, 1307
Françoise MOREIGNE
— Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie 308
Monique COURNUT -JANIN - The International Journal of Psychoanalysis, 1310
L'INTEMPOREL
Rédacteurs : Pierre CHAUVEL et Paul DENIS

Argument, 989
René DIATKINE — Intemporalité et coordonnées temporelles, 993
Jean GILLIBERT — Intemporalité et a-temporalité, 999
Pierre SULLIVAN — Clinique de l'intemporalité, 1017
Julia KRISTEVA — Le scandale du hors-temps, 1029
Paul DENIS — La belle actualité, 1045
Jacques ANGELERGUES— L'intemporeldu psychanalyste, 1059
Marie BONNAFÉ — Le passage au temporel : d'un « arrêt sur image » à une trajectoire de
conte, 1063
Pierre CHAUVEL — L'être et le temps : chaos, syncope, castration, 1071
Anne DENIS — Le présent, 1083
François DUPARC — Les contempteurs du temps, 1093
Jacques LE BEUF — Au nom du sens : de la prématurité à l'intemporalité, 1101
Roger PERRON — La fin de l'éternité, 1109
Denys RIBAS — Note brève sur l'éternité, 1115
Pérel WILGOWICZ bornes de la temporalité, 1123
— Les
POINTS DE VUE
Point technique
Moshe HALÉVI SPERO
— Le cadre temporel et la notion lacanienne de séance
variable, 1131
Haydée FAIMBERG et Antonio COREL — Le temps de la construction : répétition et sur-
prise, 1159
Point théorique
Bernard LEMAIGRE — Le trauma, ébranlement du temps, 1173
Nicos NICOLAIDIS — Temps cyclique et temps linéaire, 1189
Le temps de l'histoire
Paul ROAZEN — Les patients de Freud : intemporels ?, 1197
Hors du temps : Narcisse et l'éternelféminin...
Roger DUFRESNE — A l'écoute de Narcisse, 1215
Catherine PARAT — Le phallique féminin, 1239
CRITIQUE DE LIVRES
Florence GUIGNARD
— L'enfant dans René Diatkine ou l'étemelle capacité de
jouer, 1259
Louise de URTUBEY — La Correspondance Freud-Jones. 1271
Rémy PUYUELO — Le corps de la cure de Anne-Marie Merle-Béral, 1283
REVUE DES REVUES
Chantai LECHARTIER-ATLAN— Psychoanalytic Quarterly, 1295
Denise BOUCHET-KERVELLA — Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1299
Christiane GUITARD-MUNNICH— Psychanalyse à l'Université, 1307
Françoise MOREIGNE — Les Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psycho-
thérapie, 1309
Monique COURNUT-JANIN — The International Joumal of Psychoanalysis, 1310

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