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Revue française de

psychanalyse : organe officiel


de la Société psychanalytique
de Paris

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte. Revue
française de psychanalyse : organe officiel de la Société
psychanalytique de Paris. 1982-03.

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LE TRAVAIL DU PSYCHANALYSTE
De la technique à l'éthique psychanalytique
par JEAN et FLORENCE BÉGOIN

INTRODUCTION

Le choix de notre thème, « Le travail du psychanalyste », nous a


été dicté essentiellement par un très grand besoin de clarification.
Tout au long de notre rapport, nous nous sommes efforcés de confronter
les concepts théoriques avec les exigences de notre travail clinique.
L'eussions-nous oublié, la lecture des communications prépubliées1
nous aurait rappelé que ces exigences varient d'un analyste à l'autre
et qu'il existe — ce que, naturellement, nous ne saurions regretter —
bien des façons de se considérer fidèle à la méthode analytique créée
par Freud et de faire siens son prodigieux courage et sa permanente
recherche de la vérité.
Certes, nous nous réjouissons que puisse se déployer au sein du
mouvement psychanalytique tout un éventail de tendances et d'axes
d'investigation, attirant une grande diversité de chercheurs dont les
échanges témoignent de la richesse et de la fécondité de la pensée psy-
chanalytique. Mais en tant qu'analystes, nous nous devons avant tout
d'être lucides, et nous sommes payés pour savoir que nous n'avons pas
en nous seulement l'amour de la vérité mais aussi la haine de la vérité.
Le don de la parole s'est élaboré tout autant afin de masquer la pensée
par dissimulation, par mensonge, qu'en vue de l'élucider ou de la
communiquer nous a rappelé W. R. Bion, qui proposait à New York,
en 1977, la formulation suivante : « Nous sommes tous de mauvais
analystes, mais tout mauvais analyste a en lui-même un bon analyste
qui lutte pour se libérer : c'est cela que nous haïssons. » Face à la

1. Le nombre de pages dont nous avons disposédans ce numéro de notre Revue ne nous a pas
permis de faire figurer ici les réponses que nous avons faites aux Communications prépubliées
dans notre présentation orale au Congrès.
Rev. franc. Psychanal., 2/1982
190 J. et F. Bégoin

résistance au changement et à la peur de l'angoisse catastrophique qu'il


peut déchaîner, face à la souffrance dépressive inhérente à l'accouche-
ment de la pensée, nous avons tous plus ou moins tendance à détruire
sans vergogne les liens fragiles et ténus qui transmutent les mots en
pensée et à dénaturer toute parcelle de vérité naissante pour en faire
un mensonge. Il faudrait pour nier cela être un bien grand menteur,
comme l'a dit avec son irréductible humour le même W. R. Bion.
Et il nous faut bien reconnaître que c'est très souvent notre façon de
traiter une vérité nouvelle lorsqu'elle nous vient des autres. Freud en a
fait la douloureuse expérience pendant de longues années au début de
sa carrière et son plus grand titre de gloire est sans doute d'avoir créé
la méthode psychanalytique comme l'instrument capable de nous per-
mettre de contrecarrer l'universelle tendance au mensonge incarnée
dans les mécanismes de défense.
En cette époque qui est la nôtre, nous assistons simultanément à
un accroissement considérable du nombre de ceux qui s'intéressent
à l'abord psychanalytique du fonctionnement psychique et à une
multiplication quelque peu vertigineuse des écoles et des groupes
qui se veulent tous fidèles aux découvertes freudiennes. On peut
se demander si, dans ce foisonnement, on sait toujours bien ce qu'est
l'analyse et en particulier ce qui spécifie le travail analytique... Nous
avons choisi de nous situer dans une perspective historique dont
nous reconnaissons très volontiers qu'elle est seulement la nôtre.
Ceux d'entre vous qui ont saisi l'esprit de notre rapport, ne s'étonne-
ront pas que nous ayons abordé notre sujet davantage sous l'angle
de l'histoire de la clinique que sous celui de l'histoire de la théorie.
Les théories psychanalytiques nous semblent éloigner de plus en
plus profondément les analystes les uns des autres au point que
l'on peut se demander si, tout au moins dans les discussions entre
analystes, elles ne servent pas essentiellement à cela. Déjà en 1911,
Freud écrivait à Pfister : « Tout débat psychanalytique est voué au
même insuccès que les disputes théologiques du temps de la Réforme. »
La clinique et l'exercice du travail analytique demeurent par contre
notre lot commun à tous. Nous avons en outre le sentiment qu'il existe
en France une inflation excessive de la théorie par rapport à la clinique.
Nous nous sommes donc efforcés tout au long de notre rapport de
confronter les concepts théoriques avec les exigences sans cesse plus
grandes du travail analytique. Pour nous la théorie analytique n'est pas
un corpus théorique, encore moins un dogme, mais plutôt une succes-
sion de modèles différents du fonctionnement de l'appareil psychique,
Le travail du psychanalyste 191

ne s'excluant pas forcément les uns les autres et nous permettant moins
d'expliquer notre expérience que de décrire sous différents angles et avec
une précision plus ou moins grande les faits auxquels nous sommes
confrontés. Comme vous le savez, et Jacques Cosnier nous le rappelait
dans une conférence récente à la Société sur l'éthologie, le passage
des théories explicatives à des modèles descriptifs est l'un des caractères
principaux de l'évolution actuelle des Sciences du vivant. Freud a
décrit la méthode analytique comme se basant essentiellement sur la
communication entre deux personnes. L'aménagement du cadre ana-
lytique comporte déjà en soi des facteurs thérapeutiques intrinsèques
liés notamment à la possibilité pour l'analysant d'utiliser les capacités
de réceptivité et d'empathie de l'appareil psychique de l'analyste. Mais
simultanément la situation analytiqueprésente des dangers inéluctables.
« Le psychanalyste sait bien qu'il manipule les matières les plus explo-
sives et qu'il doit opérer avec les mêmes précautions et la même cons-
cience que le chimiste » écrivait Freud en 1915. Et Bion à la fin de sa
vie y impliquait également l'analyste en évoquant le cyclone émotionnel
qui est déclenché aussi bien chez ce dernier que chez son analysant par
toute mise en route d'une analyse. Ainsi, tant du côté des aspects
potentiellement thérapeutiques que du côté des aspects potentiellement
dangereux de l'analyse, il semble que la dimension dramatique de
l'entreprise analytique n'ait fait que prendre davantage de relief et
d'acuité au cours des années. A quel viatique pouvons-nous donc avoir
recours en nous lançant dans une entreprise aussi hasardeuse ? Aujour-
d'hui comme en 1915 nous ne pouvons emporter qu'un seul bagage,
la méthode psychanalytique. Freud écrivait alors : « Mais c'est grande-
ment sous-estimer et l'origine et l'importance pratique des psycho-
névroses que de penser que ces affections peuvent être vaincues par des
opérations pratiquées à l'aide de remèdes inoffensifs. Non, dans la pra-
tique médicale il y aura toujours place pour le ferrum et l'ignis à côté de
la medicina et l'on ne pourra ainsi se passer d'une psychanalyse non
modifiée, méthodique, qui ne craint pas de manipuler les émois les
plus dangereux afin de les maîtriser dans l'intérêt du malade. » Quelle
confiance en l'application stricte, méthodique, rigoureuse de l'instru-
ment d'investigation et de traitement forgé par lui-même ! Il n'entre
certainement là nulle outrecuidance, mais uniquement l'intuition et la
conviction authentiques, confirmées par l'expérience, d'avoir découvert
dans l'utilisation et l'investigation psychanalytiques de la relation
interhumaine un moyen thérapeutique irremplaçable.
Les deux citations qui précèdent sont tirées de l'article de Freud
192 J. et F. Bégoin

sur « l'amour de transfert ». Nous soulignons dans notre rapport que


Freud ne fait alors aucune différence essentielle entre le transfert et
l'amour, hormis les origines infantiles du premier, non absentes d'ailleurs
du second. Mais qu'en est-il alors de la théorie psychanalytique et de la
théorie de la technique ? Les concepts psychanalytiques sont-ils tous
réellement adéquats au caractère spécifique de l'entreprise analytique
basée essentiellement sur la relation interhumaine ? Certes non. Si la
découverte de la sexualité infantile et la création des concepts de
complexe d'OEdipe, de transfert et de contre-transfert, pour ne citer
que ceux-là, sont bien des notions relationnelles, par contre, le modèle
général du fonctionnement psychique imaginé par Freud reste, avant
la deuxième topique et la théorie structurale, sous la dépendance de la
médecine et de la neurologie, et même de la chimie et de la physique,
sciences de l'inanimé. Le drame oedipien demeure alors prisonnier du
cadre de la théorie de la libido et du refoulement selon un modèle de
fonctionnement énergétique et hydraulique conçu comme un jeu de
forces, de tensions et de barrages, d'accumulations et de décharges ;
c'est le modèle neurophysiologique qui anime la théorie de l'économie
psychique.
Au dernier colloque de Deauville, Jean Starobinski avait souligné
que l'un des aspects essentiels de la révolution psychanalytique était
la réintroduction par Freud de la dramaturgie dans l'étude de la Psyché.
Cette proposition nous semble profondément vraie ; cependant, la réin-
troduction du drame humain dans la description du fonctionnement
psychique ne s'est pas faite selon un développement linéaire et continu,
mais par une suite de nouvelles révolutions, petites ou grandes, exigées
par la nécessité de rendre compte des faits cliniques nouveaux décou-
verts par Freud et ses collègues. En continuant à appliquer la méthode
analytique, ceux-ci découvrent en effet de nouveaux aspects aux phéno-
mènes observés. Ils s'aperçoivent du même coup qu'ils s'enferment
parfois dans une application rigide et défensive des règles techniques
énoncées avec tant de réticences par Freud. Ils veulent alors améliorer
la technique mais sans voir que c'est la méthode elle-même qui peut
alors être mise en péril aussi longtemps que de nouveaux concepts
n'ont pas été élaborés, pouvant contenir les faits nouveaux et fortifier
la méthode. Chaque fois que des champs encore inconnus sont explorés,
que de nouveaux points de vue apparaissent, que les descriptions clini-
ques et les élaborations théoriques partent dans des directions inatten-
dues, chaque fois le Mouvement psychanalytique tout entier est
ébranlé par de profondes secousses qui laissent derrière elles, dans la
Le travail du psychanalyste 193

horde sauvage, des victimes, celles qui ont payé ces nouvelles révolu-
tions de leur appartenance au Mouvement, de leur santé physique ou
mentale, ou de leur vie. Le ferrum et l'ignis se retournent aussi contre
ceux qui les utilisent, on ne peut être psychanalyste impunément. Le
cas d'homosexualité féminine décrit par Freud en 1920 nous a servi
d'illustration, moins de la technique à proprement parler de Freud
que de l'état d'esprit dans lequel il travaillait à cette époque qui se
situe juste avant l'une de ces révolutions, celle introduite par Au-delà
du principe de plaisir. Nous avons en particulier cru pouvoir montrer
comment le Freud théoricien préoccupé par certaines de ses idées sur
le rêve et la féminité par exemple, interférait avec le Freud clinicien
capable d'une profonde identification avec sa patiente, au point de
rompre brutalement la relation avec elle sans prendre en considération
les aspects très dépressifs qu'elle présentait et qu'il avait si finement
analysés. Nous sommes tout à fait conscients qu'aucun progrès ne
prend effet au-delà de la mesure où il correspond chez l'analyste à
de véritables identifications et à des changements dans le maniement
qu'il peut alors faire de son propre fonctionnement. C'est le vrai sens
de l'analyse de formation. Cependant, il nous paraît difficile de nier
que l'interprétation du transfert, par exemple, ne soit devenue un
instrument d'investigation et d'approfondissement du processus ana-
lytique à un point totalement inconnu de Freud dans sa pratique,
comme en témoigne le cas de 1920. Difficile aussi de nier qu'il ne
s'agisse là d'un progrès technique considérable car il offre la possibilité
à des débutants d'aujourd'hui d'éviter des bévues que pouvaient autre-
fois commettre les maîtres eux-mêmes. Bien entendu, cela ne veut pas
dire que l'analyse pratiquée par un débutant de 1981 serait supérieure
à celle d'un maître de 1900 ou de 1920. Le fait que le bagage technique
et théorique de la psychanalyse se soit considérablement enrichi depuis
ses origines n'implique en effet aucunement que les capacités d'inté-
gration de chacun d'entre nous en aient été automatiquement augmen-
tées. Ce sont des ordres de valeur différents et nous n'avons pas cherché
à distribuer des palmarès en indiquant nos conceptions et nos options
personnelles. Mais soutenir pour autant que les progrès techniques ne
seraient de nul poids quant au travail réel de l'analyste, nous semble
excessif, sauf à penser que n'aurait quelque poids que d'être Freud
lui-même.
L'un des axes de notre rapport a été de chercher à mettre en évi-
dence, à travers les travaux des grands pionniers de l'analyse, la conti-
nuité d'une recherche technique fondamentale, celle qui découle de la
194 J- et F- Bégoin

nécessité pour l'analyste d'élaborer des moyens de communications avec


les aspects inconscients de la psyché de son patient. Le premier, Ferenczi,
a mis en évidence la nécessité vitale pour les parties infantiles en détresse
chez le patient de trouver avec l'analyste un mode de communication
approprié. Nous en connaissons la difficulté et il n'est pas étonnant que
Ferenczi n'en soit pas sorti indemne. Notre idée est que les progrès
réalisés dans l'analyse des enfants ont joué un rôle capital dans l'élabo-
ration de la technique analytique, permettant de communiquer avec les
niveaux les plus infantiles chez le patient adulte. Mais Ferenczi s'était
trompé en croyant qu'il faisait comme l'analyste d'enfants lorsqu'il
introduisait par exemple une sorte de psychodrame entre son patient
et lui. En fait la technique de l'analyse d'enfants a été capable de
s'adapter suffisamment pour préserver l'essentiel de la méthode analy-
tique. Nous avons pensé être en mesure de montrer, dans ce rapport,
que Melanie Klein a élaboré une technique interprétative originale,
basée notamment sur l'analyse du point d'angoisse maximale dans la
séance et que, ce faisant, elle a fait faire un pas en avant considérableà la
technique analytique.
Mais le sujet de notre rapport n'était pas d'exposer les théories de
Melanie Klein, nous nous sommes contentés de situer dans une perspec-
tive historique les implications de certaines de ses découvertes et surtout
de sa technique pour le travail de l'analyste. Tout en se considérant
comme strictement freudienne, Melanie Klein a, en fait, introduit des
modifications très significatives au modèle freudien de l'appareil
psychique, en particulier sur les deux points que nous citerons seule-
ment ici, parce qu'ils intéressent tout spécialement notre sujet. Tout
d'abord, elle a donné au concept de fantasme inconscient un contenu
qui renouvelle les notions de pulsion et de représentation et qui nous
semble la véritable source de ses innovations techniques.
En second lieu, comme Meltzer l'a montré, d'une façon à notre
avis convaincante, Melanie Klein a implicitement décrit un nouveau
modèle de l'appareil psychique basé sur la notion d'espace psychique
et qui découle des théories infantiles sur l'intérieur du corps de la
mère. Les mécanismes de projection et d'introjection qu'elle décrit
comme mis en oeuvre très tôt après la naissance, impliquent en effet
la double notion d'un espace imaginaire à l'intérieur de l'objet et,
parallèlement, un espace à l'intérieur du sujet. Projections et introjec-
tions à partir de et dans ces espaces construisent le monde psychique
interne des relations du Moi et du Ça, ou du Self, avec les objets inté-
riorisés. Ces deux points que nous venons de citer très schématique-
Le travail du psychanalyste 195

ment, impliquent un changement considérable, car le monde psychique


interne n'est plus dès lors régi essentiellement par des rapports de
force comme dans la théorie énergétique. Ce sont les positions schizo-
paranoïde et dépressive qui deviennent, après Melanie Klein, les prin-
cipes économiques essentiels de la vie psychique basée sur une nouvelle
théorie des affects. Le monde psychique apparaît alors de plus en plus
comme une scène sur laquelle s'élabore la signification, la scène de la
recherche et de la création du sens. Le fantasme inconscient y joue le
rôle prédominant en conférant une structure aux relations d'objet et un
sens tant à la réalité intérieure qu'à la réalité extérieure par les liens
qu'il établit entre les deux. La tâche de l'analyste devient, avec Melanie
Klein, celle de s'efforcer de comprendre et d'interpréter le fantasme
inconscient particulier qui organise à tel moment cette situation.
L'interprétation du fantasme inconscient et de ses continuelles fluctua-
tions, sous l'influence de la relation analyste-analysant l'amène à inter-
préter pas à pas le transfert dans la séance avec une minutie et une préci-
sion encore jamais atteintes. Le fantasme n'est pas apporté par l'analysant
seul mais il se construit dans lintersubjectivité et il acquiert sa structure
dans le dialogue. C'est dans cette perspective résolument relationnelle
que nous avons évoqué quelques problèmes de technique analytique
dans notre rapport. Mais il n'est possible d'en discuter que si les pré-
supposés de base2 sur ce que fait réellement l'analyste travaillant selon
ce modèle ne pèsent pas trop lourdement sur la discussion3. Nous ne
croyons pas aux analysants qui font seuls leur analyse, il y a trop de
manières plus ou moins subtiles d'éviter les conflits et en particulier la
résolution du complexe d'OEdipe. Faire seul son analyse nous semble
incompatible avec le concept même de la psychanalyse comme évolu-
tion d'un lien interpersonnel. L'attitude de distance nécessaire de
l'analyste ne réside pas pour nous dans son silence mais dans la distance
qu'il doit conserver à l'intérieur de lui-même par rapport au vécu rela-
tionnel de façon à être capable de répondre par la pensée et par l'inter-
prétation et non dans l'acting-in d'une contre-identification projective
à son analysant. Bion a poussé cette conception à son point extrême
en soutenant que l'analyste devait être sans mémoire et sans désir.
Nous disons dans notre rapport que la systématisation du silence
répond à notre avis à une telle contre-identification projective et qu'elle

2. Dans le sens des basic assumptions décrits par W. R. BION dans Experiences in groups. V. plus
loin note 109, p. 285.
3. L'intervention écrite par R. Barande après le Congrès nous confirme malheureusement
dans cette opinion.
196 J. et F. Bégoin

s'accompagnefatalement d'une idéalisation de la situation analytique et


de l'analyste. En réalité, la technique dite classique n'est pas freudienne
mais postfreudienne, comme A. Green l'a fait remarquer, et la règle
d'or du silence, qui n'a jamais été formulée par Freud, nous semble
basée sur une confusion entre l'écoute et le silence. Elle a heureusement
perdu beaucoup de la rigueur qu'elle a pu avoir il y a quelques années.
Cependant, nous avons l'impression qu'elle a contribué à créer assez
durablement une image très faussée de l'analyse, représentée par la
boutade, prise parfois trop au sérieux, selon laquelle l'essence de la
technique serait de s'asseoir derrière le patient et de se taire... confon-
dant l'exigence de pensée avec le silence, l'abstinence avec la frustration,
la neutralité avec le mutisme (qui est en fait une forme d'acting-in) et
finalement la psychanalyse avec l'effet psychothérapique lié au soula-
gement apporté par la situation analytique elle-même et par le rôle
de contenant auquel serait strictement relégué l'analyste dans une telle
optique. La règle d'or du silence nous semble donc à écarter, non seule-
ment dans l'intérêt de l'analyse et de l'analysant, mais aussi dans celui
de l'analyste. Elle peut, sinon encourager, du moins laisser subsister
à un niveau psychotique une véritable haine de la parole et de la pensée
d'autant plus dangereuses qu'elles ne sont pas analysées. En vérité,
le silence dans lequel l'analyste doit laisser l'analysant faire seul le
travail d'élaboration ne nous semble nécessaire et fructueux qu'à
certains moments du processus analytique et où il n'est évidemment pas
question alors, ni à d'autres moments d'ailleurs, de l'interrompre;
ceci n'est pas une question de technique, mais de tact élémentaire. Mais
ces moments ne semblent pas si fréquents au cours d'une analyse, ils
apparaissent surtout quand on approche de la terminaison et qu'un
processus d'auto-analyse a véritablement commencé à être intériorisé
et à fonctionner chez l'analysant. La richesse de la communication
symbolique et verbale, lors de la phase de terminaison, apparaît comme
un accomplissement qui va aboutir pour l'analyste et son analysant à
prendre ensemble, c'est-à-dire chacun en soi-même et par rapport à
l'autre, la décision de se séparer définitivement. Le processus analy-
tique tout entier vise à cette fin. Les obstacles de toute nature qui s'y
opposent tout au long du processus se ramènent, en dernière analyse,
aux obstacles à la communication humaine qui apparaît ainsi comme la
véritable fin du processus analytique.
I - LA METHODE PSYCHANALYTIQUE
DE FREUD

I — AVANT 1920 : LES ÉCRITS TECHNIQUES DE FREUD

C'est le titre du premier article technique de Freud, publié en 1904,


que nous avons repris pour la partie de ce rapport où nous allons exa-
miner comment il a lui-même décrit la méthode de travail qu'il a
forgée, jusqu'à quel point il l'a menée et quelles ont été ses ultimes
appréciations sur elle. Les principes de la technique analytique ont été
exposés par Freud en quelques articles remarquables de pénétration
et de concision, dont les plus importants ont été écrits entre 1912
et 1915. Ils demeurent incontestablement aujourd'hui la base du travail
analytique. Nous aurons à nous demander si l'expérience ultérieure de
Freud et de ses continuateurs a permis sur cette base, de nouveaux
développements, si elle a enrichi et précisé notre compréhension du
travail analytique, ou bien si, au contraire, « aucun changement ou
progrès notable n'a été enregistré depuis dans la technique courante »,
comme l'a écrit R. Greenson4.
Nous savons que Freud est resté longtemps très réticent à l'idée
de formuler les principes de la technique. Il craignait qu'elle ne soit
utilisée par des gens incompétents, insuffisamment formés, et que cela
ne nuise au mouvement psychanalytique, non reconnu par les milieux
médicaux officiels, et qui était encore « la cause » (die Sache : la chose)
défendue par un groupe restreint d'initiés. Il semble bien que ce soit
seulement par la pression de l'augmentation numérique des nouveaux
analystes, et des problèmes de formation qu'ils posèrent, que Freud se
décida à entreprendre la rédaction d'écrits sur la technique. En 1908,

4. R. GREENSON (1967), Technique et pratique de l'analyse, PUF, 1977, p. 15.


198 J. et F. Bégoin

il arrête un projet de traité de technique analytique destiné aux nou-


veaux adhérents, dont il ne pouvait plus suffisamment à son gré contrôler
la valeur de la formation et la qualité de travail. Il écrit à ce sujet :
« Ce travail sera très utile aux praticiens analystes. Quant à ceux
qui ne
pratiquent pas l'analyse, ils n'en comprendront pas un traître mot. »
Il redoutait toujours, non sans raison, les malveillances dont l'analyse
risquait d'être l'objet de la part « des autres ». Les réticences, davantage
sans doute que le surcroît de travail — on sait quel travailleur infa-
tigable il était —, lui firent abandonner son projet, qui ne sera repris
qu'à partir de 1912, et sous la forme, non plus d'un traité, mais d'une
série de courts articles. Dans le tout premier article de 1904, écrit pour
un ouvrage publié par son ami Löwenfeld de Münich, Freud avait
parlé de L'interprétation des rêves comme d'un livre d'initiation à la
technique, car il pensait alors que la capacité d'analyser ses propres rêves
était la condition essentielle requise pour exercer l'analyse. Mais il
devait bientôt revenir sur cette notion trop optimiste et la supervision
du travail des nouveaux adhérents l'amena aussi à réfléchir plus profon-
dément à sa propre technique, à la préciser, voire à la modifier sur
certains points très importants, qu'il eut dès lors besoin de communi-
quer. Nous savons aussi que c'est à son expérience malheureuse avec
Dora — expérience heureuse sur le plan de l'investigation, mais
malheureuse sur le plan thérapeutique — que Freud doit la découverte
du rôle du transfert qui est devenu la pierre angulaire de la méthode
analytique. Quelques années plus tard, en 1910, année de la fondation
de l'API, à l'occasion du Congrès de Nüremberg, il complète cette notion
par celle de « contre-transfert » et en tire la conséquence logique, à
savoir la nécessité de l'analyse de l'analyste, suivie par une auto-analyse
permanente, car, dit-il, « maintenant qu'un plus grand nombre de
personnes pratiquent la psychanalyse et discutent entre elles de leurs
expériences, nous remarquons que l'analyste ne peut mener à bien ses
traitements qu'autant que ses propres complexes et ses propres résis-
tances le lui permettent ».
L'article de 1912 sur « Le maniement de l'interprétation des rêves
en psychanalyse » est explicitement basé sur l'expérience de la super-
vision et montre à quel point Freud a été alors amené à repenser sa
propre technique. Il renonce à l'interprétation des rêves « comme un art
en soi », tel qu'il l'avait exercé avec Dora, pour la soumettre « aux
règles techniques, auxquelles doit obéir tout l'ensemble du traitement »
(ibid., p. 45). Il ne précise pas que cette règle est l'analyse du transfert,
qui ne sera jamais au centre de sa technique au point où nous le conce-
Le travail du psychanalyste 199

vons de nos jours. Mais il est clair, dans cet article, que ce sont les
exigences de la situation analytique qui l'amènent à formuler, comme à
regret, cette recommandation : « Il ne convient presque jamais que le
but thérapeutique cède le pas à l'intérêt suscité par l'interprétation du
rêve » (ibid., p. 44). Nous ne pensons cependant pas qu'il soit pour
autant nécessaire de décourager les essais, forcément maladroits,
des candidats, par la recommandation de ne pas interpréter du tout les
rêves, extrapolation abusive des conseils de prudence et de modération
que Freud donnait en 1912 aux analystes débutants, et qui rappellent
la formule : « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais ! »
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler, à ce sujet, la lettre que Freud
écrivit en 1928 à Ferenczi et dans laquelle il s'exprime ainsi : « les
...
conseils sur la technique, que j'ai écrits il y a longtemps, ont essentielle-
ment un caractère négatif. J'ai considéré qu'il fallait avant tout souligner
ce que l'on ne devait pas faire (souligné dans le texte) et mettre en
évidence les tentatives capables de contrarier l'analyse. J'ai négligé
de parler de toutes les choses positives qu'il faudrait (souligné dans le
texte) faire et en ai laissé le soin au « tact » dont aujourd'hui vous
entreprenez l'étude. Il en résulta que les analystes dociles ne saisirent
pas l'élasticité des règles que j'avais formulées et qu'ils y obéissent comme
si elles étaient taboues (souligné par nous). Il convient de réviser tout
cela sans, toutefois, il est vrai, supprimer les obligations dont j'ai parlé ».
Malheureusement, Freud, déjà âgé et malade alors, ne put procéder
lui-même à la révision nécessaire.
Comme on l'a souvent fait remarquer, ce n'est qu'après avoir d'abord
posé en 1910 le problème du contre-transfert, que Freud écrit, deux
ans plus tard, La dynamique du transfert (1912). Là, Freud se demande
pourquoi le transfert se prête si bien au jeu de la résistance, alors qu'il
pourrait aussi bien « faciliter la confession ». Et sa réponse est claire,
elle « ne saurait être dictée par la seule réflexion (théorique). C'est
à l'expérience acquise en examinant, au cours du traitement, chaque
cas particulier de résistance de transfert que nous la devrons... Il faut,
en effet, distinguer deux sortes de transfert, l'un « positif », l'autre
« négatif », un transfert de sentiments tendres et un transfert de senti-
ments hostiles, et l'on se voit obligé de traiter séparément ces deux
variétés de sentiments qui ont pour objet le médecin » (ibid., p. 56-57).
Freud précise en outre que « le transfert sur la personne de l'analyste
ne joue le rôle d'une résistance que dans la mesure où il est un transfert
négatif ou bien un transfert positif composé d'éléments érotiques
refoulés ». Freud se dirige maintenant vers une tout autre conception de
200 J. et F. Bégoin

la résistance, lorsqu'il met en parallèle à ce sujet le transfert négatif


et le transfert érotique (dont nous savons combien il est infiltré d'an-
goisse et d'agressivité). Cependant, quand il reviendra plus en détail
sur ce dernier, dans son article sur « L'amour de transfert » (1915),
il n'en étudiera encore que l'aspect libidinal « utilisé » par la défense ;
l'aspect agressif n'est pas encore reconnu comme pulsionnel, la résis-
tance est seulement la résistance due au refoulement et non celle pro-
voquée par l'angoisse et par l'agression.
Dans les Conseils aux médecins... (1912), Freud complète sa descrip-
tion de la situation analytique en la définissant, cette fois du côté de
l'analyste, par l'état d'esprit nécessaire chez ce dernier : « l'attention
flottante », « le pendant (à l'usage du médecin) de la règle psychanaly-
tique fondamentale imposée au patient » (la règle de l'association libre).
Cet article contient aussi la célèbre formule décrivant un analyste qui
« doit demeurer impénétrable et, à la manière d'un miroir, ne faire
que refléter ce qu'on lui montre ». Mais les exemples donnés le prou-
vent, Freud n'a en vue ici que des erreurs très grossières de la part
d'un « jeune analyste zélé », comme de faire à son patient « des confi-
dences intimes » pour gagner sa confiance. Pris à la lettre, l'impénétra-
bilité et le rôle de miroir de l'analyste deviendront parfois ces tabous
dont Freud parlait à Ferenczi dans la correspondance citée plus haut,
considérant malgré tout essentiellement l'analyse comme une commu-
nication : « une conversation », ou un « entretien » entre deux personnes »
(ibid., p. 3). Freud avait donc prévu la probabilité d'une fétichisation
des règles qu'il proposait. Dans son article technique le plus prolixe,
sur « le début du traitement » (1913), il met en garde contre « une méca-
nisation de la technique » et il insiste sur le fait qu'il « vaut mieux
n'énoncer ces règles qu'à titre de « conseil », sans en exiger la stricte
observance ». Il indique ainsi qu'il ne reste relativement plus silencieux
qu'avec les patients qu'il prend en « analyse d'essai de une à deux
semaines », procédé qu'il préfère dorénavant aux entretiens prélimi-
naires, tout en précisant que « cet essai constitue pourtant déjà le début
d'une analyse et doit se conformer aux règles qui la régissent ». Freud
donne, dans cet article, de nombreuses indications qui restent toujours
valables sur la façon dont l'analyste, par son attitude dans différents
domaines, comme le temps et l'argent, établit et protège le cadre et la
situation analytiques. La position du patient, étendu sur un divan,
et de l'analyste assis derrière lui « de façon à ne pouvoir être regardé »,
est présentée par Freud comme le vestige de la méthode hypnotique dû
à ce qu'il ne supportait pas d'être regardé huit heures (ou davantage)
Le travail du psychanalyste 201

par jour, et permettant « d'isoler le transfert de telle sorte qu'on le voit


apparaître à l'état de résistance, à un moment donné ». Ainsi, un peu
d'empirisme, assorti de beaucoup de contre-transfert, a permis à Freud
d'instaurer une situation qui déjà en elle-même comporte des facteurs
thérapeutiques. Il nous paraît important de préciser que Freud n'a
confondu nulle part dans son oeuvre cet aménagement du cadre avec la
spécificité de la méthode analytique définie comme une communica-
tion entre deux personnes : les effets thérapeutiques de cet aménage-
ment peuvent s'épuiser ou se dégrader plus ou moins rapidement s'ils
ne sont constamment soutenus par l'application de la méthode. Freud
insiste sur la fréquence et la régularité des séances, six séances par
semaine... en règle, jamais moins en tout cas au début de l'analyse, et
ne parle de cinq séances par semaine que dans les « cas légers ou ceux
dont le traitement est déjà très avancé ». C'est cette régularité et cette
fréquence qui lui ont permis d'observer « la carapace du lundi », la
résistance « à la reprise du travail (analytique) après l'interruption du
dimanche » (ibid., p. 86). Il faut ici faire remarquer que la pratique de
trois séances par semaine ne permet pas d'observer avec précision
— ni, par conséquent, d'analyser — les fluctuations survenant dans
l'état d'esprit de l'analysant, en relation avec le rythme quotidien
de la semaine d'analyse suivie par la séparation du week-end, à
laquelle l'école anglaise donne une importance considérable. Beau-
coup d'analystes, aujourd'hui, ont oublié que Freud connaissait ce
phénomène qu'ils ont maintenant tendance à considérer comme
lié seulement au particularisme anglo-saxon. Par contre, la recom-
mandation de Freud de n'aborder le transfert que lorsque celui-ci
s'est mué en résistance (ibid., p. 99) est devenue discutable, étant donné
l'approfondissement de la connaissance que nous avons aujourd'hui
des modalités de ce transfert, et qui a abouti au remplacement de la
notion classique de névrose de transfert par celle, plus précise, de
phases du processus analytique. Freud donne ses raisons : il préfère
attendre « qu'un transfert sûr, un rapport favorable aient été établis
chez le patient. Le premier but de l'analyse est d'attacher l'analysé à
son traitement et à la personne du praticien ». Nous ne penserions pas
ainsi, aujourd'hui, d'une part ayant davantage de moyens pour ren-
forcer le transfert positif grâce à l'analyse de l'angoisse et du transfert
négatif, comme M. Klein, en particulier, l'a montré ; d'autre part, ne
cherchant pas à attacher l'analysant à notre personne, mais plutôt à
l'analyse elle-même, à la fonction analytique pour les bénéfices qu'elle
apporte au fonctionnement psychique de l'analysé. C'est, évidemment,
202 J. et F. Bégoin

la notion de transfert-résistance plutôt que de transfert-expression


actuelle des relations d'objet inconscientes de l'analysant, qui fait que,
pour Freud, il reste « le sujet le plus épineux de tous », alors que pour
nous, il est devenu le sujet même de notre investigation et de nos éla-
borations. Là encore, c'est essentiellement contre des erreurs qui seraient
aujourd'hui considérées comme des erreurs grossières (comme de
« jeter triomphalement à la tête du patient, dès la première séance,
les solutions de ses symptômes »), que Freud met en garde. Il parle d'or,
d'ailleurs, ayant longtemps utilisé lui-même autrefois ce procédé,
dérivé de l'hypnose (v. le rêve de l'injection faite à Irma, qui avait
«
refusé sa solution »). Et il tombe, en fait, dans l'excès inverse : « Attendre
qu'un puissant transfert soit établi pour donner ses premiers éclaircis-
sements et même, dirons-nous, que ce transfert ait cessé d'être perturbé
par toutes les résistances qui s'opposent à lui, les unes après les autres »
(ibid., p. 104) ; Freud redoute visiblement de se trouver face à un trans-
fert négatif soi-disant inanalysable, tel celui des patients « qui retardent
le début de leur traitement » (ou hâtent leur fin, comme Dora). Et
pourtant Freud note qu'il n'a plus, comme aux débuts de sa pratique
analytique, « la plus grande difficulté à persuader les malades de pour-
suivre leur analyse. Cette difficulté a depuis longtemps cessé d'exister »,
dit-il, « et maintenant je m'efforce anxieusement de les obliger à cesser
le traitement ». Les progrès de son expérience et de sa technique ont
diminué les acting-out de rupture, mais ont mis en évidence le pro-
blème le plus délicat : celui de la terminaison de l'analyse.
L'article de 1914, « Remémoration, répétition et élaboration »,
marque un tournant : le déclin de la notion de remémoration, au profit
des notions nouvelles d'automatisme de répétition — élevé en 1920 à
un statut instinctuel et antérieur au principe de plaisir — et de travail
(durcharbeiten, working through), ce dernier nous intéressant tout
particulièrement ici. Ce n'est pas sans raison que Freud commence cet
article en rappelant l'historique des modifications subies, depuis ses
débuts, par la technique psychanalytique : il veut ainsi souligner l'une
des différences essentielles entre l'hypnose, où la remémoration se
faisait immédiatement et sous une forme plus simple, sans confusion
avec la situation présente, et la technique analytique où, soit dans un
second temps, soit d'emblée, on peut observer que « le patient n'a
aucun souvenir de ce qu'il a oublié et refoulé et ne fait que le traduire
en actes... tant qu'il poursuivra son traitement, il ne parviendra pas à
se libérer de cette contrainte à la répétition ; l'on finit par comprendre
que c'est là sa manière de se souvenir » (ibid., p. 108-109). C'est une
Le travail du psychanalyste 203

toute nouvelle façon de comprendre le transfert qui s'amorce ici :


« Nous devons traiter sa maladie non comme un événement du passé
mais comme une force actuellement agissante » (ibid., p. 110). C'est le
début de notre conception du transfert ; Freud rompt plus profondé-
ment avec la notion de traumatisme sexuel restée sous-jacente au but de
remémoration fixé au traitement, pour commencer à y substituer
le concept complètement différent de réalité psychique actualisée et
explorée dans l'analyse. Mais son orientation reste encore essentielle-
ment psychopathologique, les manifestations soumises à l'automatisme
de répétition sont seulement des « manifestations morbides » : l'analysé
« répète tout ce qui, émané des sources du refoulé, imprègne déjà
toute sa personnalité : ses inhibitions, ses attitudes inadéquates, ses
traits de caractère pathologique... tous ses symptômes » ; et si la maladie
ne « doit plus être considéréecomme quelque chose de méprisable » par le
patient, elle reste « un adversaire digne d'estime ». Le médecin « entre-
prend contre le patient une lutte perpétuelle et quand il arrive, grâce
au travail de la remémoration à liquider les pulsions, il considère ce
résultat comme un triomphe du traitement » (ibid., p. 112). Freud ne
s'est pas aperçu que la modification de sa méthode lui permettait en
fait de découvrir un nouveau matériel qui a toujours été inconscient
mais auquel il veut cependant passer à toute force les rênes de la remé-
moration, comme « aux instincts sauvages les rênes du transfert », d'où
cet excès de métaphores guerrières et la comparaison répétée avec un
acte chirurgical. Alors que le matériel obtenu est davantage une pro-
duction de la situation analytique qu'une pure et simple reproduction
d'événements passés. C'est dans ce contexte qu'il mentionne pour la
première fois le concept de « névrose de transfert », « maladie artificielle
pourtant accessible à nos interventions », dont le travail thérapeutique
va guérir le patient — mais dont l'existence même signe bien ce qu'elle
doit au travail analytique. Deux conceptions du transfert et du travail
analytique se profilent déjà à ce moment, selon que l'accent est porté
sur la remémoration ou sur l'élaboration nouvelle : l'une, s'attachant
davantage à la lettre freudienne et considérant la névrose de transfert
avant tout comme une reproduction, une réactualisation de la névrose
infantile (illustrée par exemple dans le rapport de S. Lebovici, au précé-
dent Congrès de Paris), l'autre mettant l'accent sur le caractère nouveau
du travail et de l'élaboration psychiques dans l'analyse (soulignée par
exemple par I. Macalpine (1950) : Le développement du transfert et
par S. Viderman (1970) : La construction de l'espace analytique).
C'est d'ailleurs sur cette élaboration psychique que Freud conclut
204 J- et F- Bégoin

son article. L'élaboration interprétative des résistances, le durcharbeiten,


« tâche ardue » pour
l'analysé et « épreuve de patience » pour l'analyste,
est ce qui « différencie le traitement analytique de tous les genres de
traitement par suggestion » : « Il faut laisser au malade le temps de
bien connaître cette résistance qu'il ignorait, de l'élaborer interpréta-
tivement, de la vaincre et de poursuivre, malgré elle et en obéissant à
la règle analytique fondamentale, le travail commencé » (ibid., p. 114).
Avec ce nouveau concept, celui de travail analytique, élaboration tant
de la part du patient que de celle de l'analyste naît véritablement la tech-
nique analytique telle que nous la pratiquons aujourd'hui.
Cette trop rapide revue des écrits techniques de Freud se terminera
par l'évocation de son article de 1915, « L'amour de transfert », qui nous
semble couronner cette série d'articles et compléter la révolution
psychanalytique (Marthe Robert), avec l'affirmation fondamentale et
sans équivoque : « Rien ne nous permet de dénier à l'état amoureux qui
apparaît au cours de l'analyse, le caractère d'un amour véritable »
(ibid., p. 127). Il n'est donc, en définitive, pour Freud, aucune différence
essentielle entre le transfert et l'amour, sauf les origines infantiles du
premier, non absentes d'ailleurs du second car, ajoute-t-il, « tout état
amoureux, même en dehors de la situation analytique, rappelle plutôt
les phénomènes psychiques anormaux que les états normaux ». Mais
cette orientation encore très psychopathologique de Freud sur l'amour,
de même que son attitude très ambivalente, à la fois courtoise et sarcas-
tique, envers le prototype féminin de l'amour de transfert, ne peuvent
nous masquer le caractère foncièrement novateur et si audacieux de sa
démarche. Jamais plus la « technique » analytique ne pourra, sans
dommages, sous-estimer cette dimension de l'amour dans le transfert,
qui désigne à la psychanalyse une place unique dans le domaine scien-
tifique et qui implique des considérations éthiques essentielles. Freud
les évoque en soulignant la nature très particulière de la responsabilité
que nous assumons en prenant quelqu'un en analyse, en même temps
que les dangers inéluctables de la thérapeutique analytique. Il conclut
en écrivant : « Le psychanalyste sait bien qu'il manipule les matières
les plus explosives et qu'il doit opérer avec les mêmes précautions et la
même conscience que le chimiste... Mais c'est grandement sous-estimer
et l'origine et l'importance pratique des psychonévroses que de penser
que ces affections peuvent être vaincues par des opérations pratiquées
à l'aide de remèdes inoffensifs. Non, dans la pratique médicale, il y aura
toujours place pour le ferrum et l'ignis à côté de la medicina et l'on ne
pourra ainsi se passer d'une psychanalyse non modifiée, méthodique, qui
Le travail du psychanalyste 205
ne craint pas de manipuler les émois psychiques les plus dangereux, afin
de les maîtriser dans l'intérêt du malade » (souligné par nous).
Les écrits techniques de Freud, publiés juste avant la première
guerre mondiale, sont complétés par sa communicationfaite au Congrès
de Budapest de 1918, peu avant la fin de cette guerre, Congrès où
Ferenczi fut élu président de l'Association internationale ; l'article est
en effet destiné à soutenir les débuts de la « technique active » de
Ferenczi, en rappelant un principe essentiel, déjà indiqué dans les
articles précédents : ne pas prendre de décisions importantes pendant
le traitement (in : « Remémorer, répéter et élaborer », p. 112), celui-ci
devant être pratiqué dans l'abstinence (« Amour de transfert », p. 122).
Mais ici Freud identifie abstinence à frustration, quand il écrit : « Le
traitement psychanalytique doit autant que possible s'effectuer dans
un état de frustration, d'abstinence » (ibid., p. 135), ce qui est en
complète contradiction avec le concept précédent d'une cure d'amour,
d'où les confusions prolongées qui en résulteront dans la technique.
Ces concepts, tant celui de « l'activité » de l'analyste, que celui de la
« frustration analytique », restent encore beaucoup trop imprécis, comme
le montreront la diversité et la disparité des interprétations qui leur
seront successivement données.

II — FREUD EN I920 : «
PSYCHOGENÈSE
D'UN CAS D'HOMOSEXUALITÉ FÉMININE »

Nous venons de passer très rapidement en revue les travaux de


Freud sur la technique analytique. Ils sont tous antérieurs à 1920,
c'est-à-dire à Au-delà du principe de plaisir qui introduit la nouvelle
dualité Instinct de vie / Instinct de mort remplaçant l'ancienne oppo-
sition Instincts sexuels / Instincts du Moi, et antérieurs à la théorie
structurale, ou deuxième topique qui, avec Le Moi et le Ça (1923) établit
le concept d'appareil psychique constitué de ses trois instances — Ça,
Moi et Surmoi — la première topique étant ramenée à une description
des « qualités des processus psychiques » (conscients, préconscients ou
inconscients), « distinction qui n'est ni absolue ni permanente » comme
le rappelle encore Freud en 1938 dans l'Abrégé (p. 23). Ces deux pas
en avant introduisent une nouvelle révolution psychanalytique, presque
aussi importante que la première.
Or, ainsi que D. Braunschweig l'avait constaté dans son rapport
il y a dix ans, « la dernière théorie des pulsions » (non plus, ajouterions-
206 J. et F. Bégoin

nous, que la théorie structurale) « n'est pas venue contribuer à une


véritable réélaboration de la théorie de la technique ». En effet, les
intérêts de Freud, après le début de sa maladie en 1923, à l'âge de
soixante-sept ans, ont subi, comme il le déclare dans le post-scriptum
écrit en 1935 pour l'édition américaine de son autobiographie, un chan-
gement considérable. Il écrit, dans ce post-scriptum : « ... il serait
exact de dire que, depuis que j'ai avancé l'hypothèse de l'existence de
deux catégories d'instinct (Eros et l'instinct de mort) et depuis que
j'ai proposé une division de la personnalité psychique entre un Moi,
un Surmoi et un Ça, je n'ai apporté aucune autre contribution décisive
à l'analyse : ce que j'ai écrit depuis sur le sujet n'était pas essentiel ou
aurait été rapidement ajouté par quelqu'un d'autre » (Standard Edition,
vol. XX, p. 71-72). Il n'a cependant cessé ni son travail analytique,
ni sa réflexion, malgré les souffrances qu'il a supportées avec le courage
que l'on sait, mais ses intérêts, depuis sa maladie, ont subi une transfor-
mation considérable, qu'il décrit ainsi : « Cet état de choses (le fait de
n'avoir plus apporté de contribution décisive à l'analyse) est lié à une
altération en moi, qui pourrait être décrite comme une phase de dévelop-
pement régressif. Mon intérêt, après un long détour de toute une vie
dédiée aux sciences naturelles, à la médecine et à la psychothérapie, est
revenu aux problèmes culturels qui m'avaient fasciné longtemps aupa-
ravant, lorsque j'étais un jeune homme à peine assez âgé pour penser »
(ibid.). Il le précise, ces problèmes culturels sont ceux des « origines
de la religion et de la morale », qu'il avait déjà abordés dans Totem et
Tabou « en 1912, à l'apogée », dit-il, « de mon travail psychanalytique »,
et auxquels il a maintenant fait retour avec L'Avenir d'une illusion
et Malaise dans la civilisation, comme il le fera encore, plus tard, avec
Moïse et le monothéisme. Ces remarques faites par Freud sur lui-même
nous semblent extrêmement importantes (l'édition française de Ma
vie et la psychanalyse ne comporte malheureusement pas ce post-
scriptum de 1935) pour situer ces derniers travaux par rapport à
l'ensemble de son oeuvre. Certes, Analyse terminée et interminable et
Constructions en analyse sont des réflexions importantes sur la technique,
et nous aurons à les évoquer, mais Freud n'y reformule pas vraiment les
bases de la technique analytique dans les termes et avec les concepts de
la deuxième topique qu'il avait découverte.
Or, les faits nouveaux que, grâce à ces concepts, la méthode psycha-
nalytique a révélés, ont profondément modifié le travail psychanalytique
et la technique analytique a évolué en conséquence, mais dans des
directions extrêmement divergentes, au point de compromettre, à
Le travail du psychanalyste 207

plusieurs reprises, l'unité du mouvement psychanalytique. Pourtant,


avant de nous lancer dans la tâche difficile — sinon impossible — de
retracer l'évolution de la technique depuis Freud, nous avons encore
besoin de préciser bien des points importants sur l'oeuvre qu'il nous a
léguée. C'est, sans aucun doute, dans ses écrits cliniques qu'il est le plus
intéressant d'étudier la technique de Freud. Parmi ceux-ci, nous avons
dû nous limiter, faute de temps et de place, et renoncer à une étude
approfondie des deux cas sur lesquels nous possédons des documents
complémentaires,l'Homme aux rats et l'Homme aux loups ; d'ailleurs
beaucoup a déjà été écrit à leur sujet. Nous avons donc choisi La Psycho-
genèse d'un cas d'homosexualitéféminine et Le petit Hans, nous centrant
sur la technique quant au premier texte, et sur les problèmes de com-
munication que pose le psychisme de l'enfant, quant au deuxième.
La Psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine est le dernier cas
clinique assez complet que Freud nous ait laissé ; il comporte maintes
remarques techniques qui nous permettent de nous faire une idée, non
pas de l'ensemble de la technique de Freud à ce moment-là, ce qui est
impossible sur un seul cas, mais du moins de l'état d'esprit dans lequel
il travaillait vingt ans après Dora.
« Une jeune fille de 18 ans, belle et intelligente, de bonne famille,
mécontentait et inquiétait ses parents à cause de l'adoration éperdue
qu'elle vouait à une certaine « femme du monde », de dix ans environ
son aînée. Ses parents soutenaient qu'en dépit de son nom distingué,
cette dame n'était rien d'autre qu'une cocotte. » Ainsi commence
l'exposé de cette analyse publiée en 1920 par Freud, et écrite, comme
il en avait l'habitude, dans un style littéraire remarquable. La jeune fille
ne niait pas la mauvaise réputation de sa dame, mais rien ne pouvait
l'empêcher de s'adonner à sa passion, qui l'occupait entièrement. Un
jour, le père rencontra sa fille en compagnie de la dame, il lui lança
un regard furieux et, immédiatement après cette rencontre, la jeune fille
enjamba un mur et se précipita sur une voie de chemin de fer qui se
trouvait en contrebas. Cette sérieuse tentative de suicide l'obligea à
garder le lit assez longtemps et décida les parents, six mois plus tard,
à consulter pour leur fille.
Freud commente les difficultés d'un tel cas : analyse non demandée
par l'intéressée, qui « n'était en aucune façon malade » (entendant par là
qu'elle ne se plaignait de rien), donc il ne s'agissait pas de résoudre un
conflit névrotique, mais de convertir un mode d'organisation génitale
en un autre. L'auteur indique que ceci n'est possible, dans son expé-
rience, que dans des circonstances particulièrement favorables et que,
208 J. et F. Bégoin
même alors, le succès consiste à rétablir les fonctions bisexuelles, le
sujet ayant « ensuite à choisir s'il désire abandonner la voie rejetée par
la société, ce qui s'est dans quelques cas produit ». Mais, en règle, dit
Freud, l'homosexuel n'est pas capable d'abandonner l'objet qui lui
procure du plaisir et, même s'il vient au traitement, c'est avec le « plan
secret » de démontrer qu'il a fait tout ce qui était possible, pour pouvoir
ensuite se résigner, la conscience tranquille, à son anormalité.
Freud promet donc seulement aux parents d'étudier soigneusement
la jeune fille pendant quelques semaines ou quelques mois, pour savoir
si la poursuite de l'analyse sera susceptible ou non de l'influencer.
Il remarque que, très souvent, l'analyse se déroule en deux phases
distinctes : dans la première, après que le patient se soit « familiarisé
avec les prémices et les postulats de l'analyse, le médecin lui dévoile la
reconstruction de la genèse de ses troubles telle qu'il l'a déduite du
matériel apporté dans l'analyse ». La seconde phase est celle du dur-
charbeiten : « Le patient se saisit du matériel mis devant lui; il y travaille,
remémore ce qu'il peut des souvenirs apparemment refoulés, et essaie
de répéter le reste comme s'il le vivait en quelque sorte à nouveau.
De cette façon, il peut confirmer, compléter et rectifier les thèses du
médecin. C'est seulement pendant ce travail qu'il ressent, en surmon-
tant les résistances, le changement intérieur désiré, et acquiert par lui-
même les convictions qui le rendent indépendant de l'autorité médi-
cale » (ibid., p. 250). Freud compare ces deux phases aux deux étapes
d'un voyage en chemin de fer, métaphore qui lui est familière : en
premier lieu, les préparatifs jusqu'à l'installation dans le wagon, puis
en second lieu le voyage lui-même d'une station à l'autre, métaphore
toujours valable.
Dans le cas de cette jeune fille, le voyage ne s'est pas poursuivi
au-delà du début de la secondephase, mais il a été suffisant pour obtenir,
écrit Freud, « la complète confirmation de mes constructions, et une
compréhension suffisante des grandes lignes du développement de
son inversion ». Une série de rêves estimés faciles à interpréter permet à
Freud la reconstruction suivante sur laquelle il n'a aucun doute : « Ce
fut juste au moment où elle revivait à la puberté son complexe d'OEdipe
qu'elle subit sa plus grande déception. Elle devint vivement consciente
du désir d'avoir un enfant, un garçon ; qu'elle désirât un enfant de
son père et qui fût à son image, son conscient ne fut pas autorisé à le
savoir. Et qu'advint-il alors ? Ce ne fut pas elle qui porta l'enfant, mais
sa rivale inconsciemment haïe, sa mère. Furieuse de ressentiment et
d'aigreur, elle se détourna de son père et des hommes en général.
Le travail du psychanalyste 209
Après ce premier grand revers, elle renonça à sa féminité et rechercha
un autre objectif pour sa libido. Ainsi, elle se conduisait comme tant
d'hommes qui, après une première expérience malheureuse, tournent
le dos pour toujours à l'inconstant sexe féminin et deviennent des enne-
mis de la femme » (ibid., p. 256). Bien entendu, ajoute Freud, quand ce
tournant est soudain et irréversible, on soupçonne toujours la présence
d'un facteur qui n'a peut-être attendu qu'une occasion de se révéler.
Ainsi, la jeune fille « se transforma en homme et prit sa mère au lieu de
son père comme objet d'amour » ; ce que Freud indique comme une
identification à l'objet perdu équivalente à un mode de régression au
narcissisme. En même temps, la patiente abandonnait ainsi les hommes
à sa mère, renonçant à quelque chose qui avait été en partie responsable
de la dureté que lui manifestait sa mère, encore très sensible aux
hommages et à l'admiration des hommes. Freud souligne là l'existence
d'un facteur non encore mentionné parmi les causes d'homosexualité,
ou en général dans le mécanisme de la fixation libidinale : le « désiste-
ment en faveur de quelqu'un d'autre ». Ce facteur implique, en effet,
une plus grande complexité que les mécanismes qu'il a décrits en 1915
dans Les pulsions et leur destin : le renversement en son contraire (de
l'amour en haine) et le retournement contre soi (retour au narcissisme),
dont la seule théorie de la libido ne peut donner une description suffi-
sante. Il y manque, en effet, l'élément dépressif sous-jacent (qui éclate
sous forme d'acting suicidaire après la rencontre avec le père, incons-
ciemment, semble-t-il, provoqué par la jeune fille : défi et appel au
secours) ; il y manque aussi le mode narcissique d'identification à
l'autre qui accompagne le désistement en sa faveur, et qui sera décrit
par M. Klein sous le nom d'identification projective. Dans ce cas,
l'identification projective peut être décrite de la façon suivante : une
partie coupable de soi (cocotte) est projetée sur l'autre, où elle peut être
idéalisée à travers l'amour porté à l'autre ; dès lors, cette partie a le
droit d'être satisfaite — chez l'autre, avec lequel est maintenue une
relation d'identification projective ; celle-ci permet, en somme, de ne
pas perdre les bénéfices de l'opération défensive très puissante ainsi
réalisée contre l'angoisse, en particulier contre l'angoisse dépressive.
Un tel mécanisme peut être à l'oeuvre dans la « défense altruiste »
décrite par A. Freud. Freud signale que la relation à la mère avait
certainement été ambivalente dès le début et qu'il fut facile à la jeune
fille de raviver son amour pour la mère, en « surcompensation » de son
hostilité oedipienne envers elle : cette remarque va aussi dans le sens
d'un mouvement dépressif et masochique, après l'échec de ses désirs
RFP 8
210 J. et F. Bégoin

oedipiens d'avoir un enfant du père, échec ressenti comme une punition


infligée sous la forme d'un retrait d'amour de la mère en faveur d'un
nouveau bébé, garçon qui plus est. En ce sens la dite « homosexualité »
de la jeune fille apparaît basée sur une très intense rivalité avec le nou-
veau bébé-garçon, dont elle envie la place qu'il a prise au sein de la mère
et qu'elle veut à tout prix — même à celui de sa féminité — lui reprendre.
C'est, sans doute, sur de tels exemples que Freud, dans son article sur
la sexualité féminine de 1931, parlera du long attachement de la fille
à la mère : mais s'agit-il alors, comme il le dira, d'un attachement
« préoedipien » sur lequel il se base dans cet article, pour repousser
l'idée de M. Klein de stade précoce du complexe d'OEdipe ? On peut
en douter. En effet, un peu plus loin, Freud fait remarquer que la
« mauvaise
réputation » sexuelle de l'objet d'amour apparaît comme une
condition nécessaire à son choix, et que dès que la jeune fille sut que sa
dame vivait de prostitution, elle fut prise d'une immense compassion,
faisant toutes sortes de plans pour la « sauver » de cette ignoble condi-
tion. Là Freud est tout près de donner toute son importance à l'aspect
dépressif et au besoin immense de réparation de l'objet primitif décrit
par M. Klein — besoin qui se relie aux fantasmes de coït réparateur
des parents, où le pénis du père répare les dégâts (le vol du bébé)
accomplis dans le corps de la mère par l'enfant jalouse et envieuse.
C'est là l'une des sources du besoin éprouvé par la fille de posséder un
pénis pour réparer — à l'instar du père ou en prenant sa place — le
corps maternel.
Mais Freud ne fait pas le lien avec la tentative de suicide, car la
jeune fille lui dit qu'après la rencontre, elle expliqua à la dame que le
monsieur qui leur avait lancé un tel regard de colère était son père, et
celle-ci sur-le-champ lui intima l'ordre de cesser ses relations avec elle :
le désespoir la poussa immédiatement au suicide. Ce que Freud inter-
prète très brillamment à deux niveaux : d'une part, comme accomplisse-
ment de désir, elle « chute » à cause de son père, réalisant le souhait
inconscient de lui donner un enfant, après que la dame lui ait parlé
comme lui parlait son père ; d'autre part, elle se punit de ses souhaits
de mort contre son père et surtout contre sa mère enceinte, en les
retournant contre elle-même. A propos de cette dernière interprétation,
Freud souligne que les mécanismes à l'oeuvre dans la tentative de suicide
sont avant tout des mécanismes d'identification : « Personne, probable-
ment, ne trouve l'énergie psychique nécessaire pour se tuer, s'il ne
tue du même coup un objet auquel il s'est identifié et s'il ne retourne
contre lui-même un souhait de mort qui a été dirigé contre quelqu'un
Le travail du psychanalyste 211
d'autre » (ibid., p. 261). Donc, avant tout, confusions d'identité, liées,
dirions-nous, au caractère massif de l'identification projective narcis-
sique à l'oeuvre dans ce lien amoureux ressenti comme vital : face à la
menace de rupture de ce lien, le Moi et l'objet peuvent, envers et
contre tout, rester unis dans la mort. La lourde signification oedipienne
et la violence des mécanismes régressifs d'identification projective qui
pèsent sur les premières relations sexuelles à l'adolescence, peuvent
mener à une impasse telle que le suicide apparaisse comme la seule
issue possible (Roméo et Juliette). On ne peut ici qu'admirer l'empathie
et les capacités d'identification de Freud lui-même; mais les deux
interprétations ont-elles la même valeur ? Freud cherche aussitôt à
ramener la seconde comme la première à un simple accomplissement
de désir, conformément à sa théorie du rêve ; cela nous semble très en
retrait sur les commentaires précédents, en réduisant à un brillant jeu
de l'esprit cette deuxième interprétation — basée sur les mécanismes
de projection et d'identification — alors qu'elle retient tout le drame
de la situation et en rend de toute évidence beaucoup plus profon-
dément compte. La première interprétation ramène la tentative de
suicide à une sorte de lapsus — à un jeu de mots mis en acte, qui
élimine l'intensité du conflit émotionnel. La deuxième exprime le
drame qui se joue et l'intensité intolérable de la douleur psychique. Il y
a, en fait, un monde entre ces deux interprétations : c'est celui, entre
autres, de « Deuil et mélancolie », qui a introduit le problème de la
souffrance psychique et celui de l'identification (qui souffre ? qui est
attaqué ?), et qui inspirera plus tard la « Contribution à l'étude de la
psychogenèse des états maniaco-dépressifs » où M. Klein décrira la
position dépressive. Il est clair ici que Freud, tout en restant attaché à sa
première théorie de la libido et du rêve comme accomplissement de
désir, a évolué considérablement depuis lors ; en effet, il a déjà, au
moment de cette observation, écrit Au-delà du principe de plaisir qui
va sonner le glas de la théorie de la libido et de l'opposition Instincts
sexuels / Instincts du Moi, pour faire place au concept structural du
Moi comme le résultat des identifications introjectives d'objet. On peut
aussi voir dans ces deux types d'interprétation, un exemple du clivage
signalé par D. Meltzer entre deux attitudes contre-transférentielles
très différentes : celle du Freud théoricien, intellectuel et distant et celle
du Freud clinicien, en identification profonde avec le drame émotionnel.
La patiente le sent bien et le fait sentir au Freud théoricien : lors-
qu'il lui « expose une partie particulièrement importante de la théorie
la touchant de près, elle répondit », écrit-il, « sur un ton inimitable :
212 J. et F. Bégoin

Oh ! très intéressant !, comme une « grande dame » (en français dans le


texte) à qui on ferait visiter un musée et qui regarderait à travers son
lorgnon, des objets auxquels elle serait complètement indifférente » !
Cependant, dit-il, l'analyse se poursuivait sans aucun signe de résis-
tance, la patiente participant activement avec son intelligncee tout en
restant parfaitement tranquille émotionnellement, comme si rien d'ap-
prochant à un transfert sur le médecin ne se produisait. « En fait »,
ajoute-t-il, « elle transférait sur moi la répudiation radicale des hommes
qui s'était emparée d'elle depuis la déception subie de la part de son
père ». Et là, nous lisons avec quelque stupeur : « Dès que je décelai
l'attitude de la jeune fille envers son père, j'arrêtai le traitement et
avisai ses parents que s'ils pensaient utile de continuer le traitement,
celui-ci devrait être poursuivi par une femme médecin » (Freud ne sut
pas si son avis avait été suivi). On ne peut s'empêcher de penser que
Freud ne voulut pas risquer de se faire congédier, comme par Dora,
et qu'il prit cette fois les devants. Il est clair qu'il estimait aider mieux
la jeune fille en ne la laissant pas s'enferrer dans un transfert négatif,
voire dans une réaction thérapeutique négative, l'une de ses préoccupa-
tions majeures pendant de nombreuses années. L'analyse du transfert
négatif reste donc encore, à cette époque, entièrement à découvrir.
Elle sera l'une des bases de la technique que M. Klein aura à inventer
pour pouvoir analyser les enfants, étant donné le caractère immédiat
du double aspect, positif et négatif, du transfert, en analyse d'enfants.
Nous savons aussi que Freud a reconnu, par ailleurs, sa répugnance à
assumer le transfert maternel, aspect de la personnalité de Freud qui a
eu un retentissement difficile à mesurer avec précision mais certaine-
ment très important sur l'évolution de la technique et même de la
théorie analytiques, notamment en ce qui concerne la sexualité féminine.
Il y avait eu, cependant, ajoute-t-il aussitôt après, un élément
unique qu'il aurait pu considérer comme un transfert positif et qui lui
permet de soulever « un intéressant problème de technique analytique ».
C'est une série de rêves faits peu après le début du traitement, qui
«
anticipaient la guérison de l'inversion grâce au traitement, exprimaient
sa joie quant aux perspectives de vie qui s'ouvraient alors devant elle,
et reconnaissaient sa nostalgie de l'amour d'un homme et de son désir
d'avoir des enfants ». Par ailleurs, écrit Freud, « elle n'avait pas caché
à l'analyste qu'elle avait l'intention de se marier, mais uniquement
pour échapper à la tyrannie de son père et pouvoir suivre sans gêne
sa véritable inclination ; ce n'était pas son mari qui la gênerait pour cela,
d'ailleurs on pouvait avoir des relations sexuelles en même temps avec
Le travail du psychanalyste 213

un homme et avec une femme ». « Un jour, dit Freud, je lui dis que je ne
croyais pas ses rêves, que je les considérais comme faux et hypocrites,
et qu'elle avait l'intention de me tromper comme elle le faisait avec son
père. J'avais raison ; après cette explication, ce genre de rêves disparut. »
Cependant, en même temps, Freud considère que les rêves exprimaient
aussi un désir de gagner ses faveurs... peut-être pour mieux le tromper
par la suite ! Nous ne chercherons pas à savoir si, comme cela est pro-
bable, Freud avait raison de considérer ces rêves comme des « rêves
de mensonge », d'ailleurs il ne nous en donne pas le contenu (nous
sommes loin, maintenant, de Dora) ; nous pouvons le croire sur parole
étant donné son immense expérience de l'interprétation des rêves et
d'autant plus que nous savons à quel point il était sensible au fait de ne
pas se sentir aimé5. Il dit ici qu'il s'était senti « averti par je ne sais
quelle impression légère », manière d'évoquer un sentiment contre-
transférentiel. Mais nous retiendrons les commentaires dont Freud
fait suivre ce récit, et dans lesquels il nous confesse sa stupéfaction de
constater à quel point les êtres humains, pas seulement les névrosés,
mais aussi les personnes de la vie courante, peuvent traverser des
moments si intenses et si importants de leur vie amoureuse, presque sans
leur accorder d'attention ou bien en se trompant très grossièrement dans
leur jugement à leur sujet ; tels les dépressions graves après la rupture
d'une amourette, les résultats imprévus d'un avortement provoqué,
décidé sans remords ni hésitation, etc. Ce sont sans doute de telles
constatations qui amèneront, beaucoup plus tard, Freud à s'interroger
sur ce qui permet au Moi de sauvegarder sa santé psychique, face aux
parties malades de la personnalité et à apporter une solution au pro-
blème de la santé mentale, sur lequel il ne s'était jamais vraiment inter-
rogé auparavant, dans ses articles sur « Le Fétichisme » (1927) et « Le
clivage du Moi dans les processus défensifs » (1938) : le Moi protège sa
propre santé en se clivant, et en étant capable de maintenir simulta-
nément deux attitudes psychiquesdifférentes, opposées et indépendantes
l'une de l'autre.
Ce cas montre bien comment travaillait Freud en 1920, à la fois
quelle maîtrise il avait atteinte dans ses capacités d'insight et de recons-
truction, mais également combien il était partagé entre ses fulgurantes
intuitions cliniques et ce que l'on pourrait appeler ses résistances
théoriques. Nous avons à ce sujet noté deux des points d'achoppement
de sa technique : la sous-estimation de l'angoisse dépressive latente de

5. Voir H. DOOLITTLE, Visage de Freud, Ed. Denoël, 1977, p. 65 et p. 129-130.


214 J. et F. Bégoin

sa patiente, et la difficulté de faire face au transfert négatif — deux pro-


blèmes cruciaux que K. Abraham abordera avec davantage de succès —
mais dont la solution ne pourra se dessiner que lorsque sera mieux connu
le développement des premières relations d'objet et des mécanismes
précoces d'identification.
En ce qui concerne la patiente, il nous est difficile de savoir s'il
s'agissait d'une structure homosexuelle perverse ou bien, plus vraisem-
blablement, d'une ambisexualité dans laquelle le polymorphisme et la
bisexualité infantiles avaient été fortement réinvestis à la puberté sous
l'influence de divers facteurs. La violence de la déception oedipienne de
la jeune fille, confrontée à la quatrième grossesse de sa mère, à un âge
où elle-même a probablement ses règles depuis peu, et la facilité très
«
hystérique » du renversement de la position hétérosexuelle à la posi-
tion homosexuelle, nous font penser qu'elle régresse alors à un niveau
où les relations d'objet partiel sont prédominantes et s'accompagnent
de violents mécanismes de défense de clivage-et-idéalisation. D'une
part, elle traite sa mère de putain, mais par ailleurs elle l'idéalise
éperdument : elle la plaint et elle la console avec tout son amour d'avoir
à subir tant d'assauts de la part du pénis devenu, à ses yeux, exécrable.
La violence de la haine envers le pénis peut avoir été terrifiante, ce qui
permettrait de comprendre que Freud n'a pas « cru » aux rêves de cette
patiente et qu'il s'est senti « refroidi » au point d'interrompre le traite-
ment. Cependant, d'autre part, l'intensité de la déception infligée à la
fille par le père montre que le pénis de celui-ci possédait des qualités
créatrices et réparatrices intensément désirées par elle, et qu'elle en
reste inconsolable.
Il n'est pas exclu que Freud ait, par ses explications « sur des aspects
importants de la théorie », fait basculer le transfert du côté du « mauvais-
pénis-qui-fait-des-cochonneries-avec-la-mère-cocotte », tandis qu'elle,
avec ses airs de grande dame, réplique en s'identifiant à un pénis
omnipotent et idéalisé, qui traite la sexualité et les bébés des parents
de « pièces de musée », réalisant ainsi son besoin de supprimer cette
intolérable scène primitive. Nous voyons ici Freud pris au piège même
qu'il dénonce, et qui nous guette tous et toutes chaque fois que nous
passons à côté d'un élément du transfert, surtout lorsque cet élément
nous touche à un point vulnérable : il donne des explications théoriques
en lieu et place d'une interprétation de transfert. Il est évident qu'il
s'agissait d'un cas très difficile, et dont la haine était pénible à supporter
— ce qui l'a fait se jeter tête baissée dans la situation qui le rendait le
plus haïssable à la patiente, en parlant de la sexualité — et de la psycha-
Le travail du psychanalyste 215
nalyse — comme d'une chose toute naturelle. Le cas est encore inté-
ressant par les aperçus qu'il donne sur les conceptions de Freud au sujet
de la sexualité féminine : peut-être est-ce l'impossibilité dans laquelle
il s'est trouvé de concevoir le clivage du Moi comme s'appliquant
également et avant tout au Moi sexué qui l'a maintenu aveugle devant
le continent féminin, projetant sur ce continent le noir dans lequel il
se trouvait. En effet, Freud ne s'est jamais départi de son idéalisation
pour l'image maternelle, ce qui implique que le grand responsable de la
prostitution maternelle, c'est le pénis6. D'ailleurs n'a-t-il pas toujours
affirmé que la libido était d'essence mâle ?
Il ne faut pas se cacher que cette répartition économique a des
avantages pour les deux sexes : 1) Elle valorise le narcissisme de l'homme,
ce qui permet de neutraliser sa culpabilité face à ses désirs oedipiens et
place la problématique de la castration à un niveau phallique pseudo-
génital : en avoir ou pas. Or, les mousquetaires d'aujourd'hui sont aussi
sensibles au défi que l'étaient d'Artagnan et ses compagnons sous
Louis XIII. 2) Cette répartition économique a, malgré les apparences,
des avantages également pour la femme : être soutenue par la vision
phallique de l'homme dans le déni qu'elle fait de l'existence d'organes
et de désirs sexuels qui lui sont propres, donne à la femme un puissant
appui défensif contre ses désirs oedipiens et contre la menace d'une
rivalité trop éprouvante avec la mère, menace dont on sait depuis
M. Klein, qu'elle peut grever tout son potentiel de maternité. C'est
pourquoi nous ne nous étonnerons pas de trouver, encore aujourd'hui,
des femmes psychanalystes qui conçoivent la sexualité féminine sous
le primat du phallus.

III — ASPECTS DE L'ÉVOLUTION


DES IDÉES DE FREUD APRES I920

Il n'est pas possible, faute de place, de faire ici une revue générale
de l'évolution de la pensée de Freud, aussi nous limiterons-nous à
évoquer ceux de ses écrits ayant un lien assez direct avec le travail
analytique. Le commentaire que nous venons de faire d'un cas d'homo-
sexualité féminine nous a montré l'écart grandissant entre, d'une part,
la théorie du rêve comme accomplissement de désir d'où a découlé la

6. Comme on le sait, Freud attribuait certaines de ses angoisses somatiques à « son hérédité
paternelle chargée » (S. NACHT, Traité de psychanalyse,t.1, p. 24).
216 J. et F. Bégoin

théorie de la libido et, d'autre part, les nouveaux concepts que Freud est
amené à élaborer progressivement face aux difficultés rencontrées dans
son travail clinique, en particulier la réaction thérapeutique négative.
Freud s'est trouvé confronté à des phénomènes beaucoup plus com-
plexes que les « névroses classiques » auxquelles il a par ailleurs conseillé
de restreindre les indications de l'analyse. Comme tout praticien, il ne
peut éviter de traiter des cas très difficiles, borderline comme l'Homme
aux loups (devenu le cas princeps de la psychanalyse), mélancoliques,
homosexuels, paranoïaques, etc. Nous pensons comme D. Braunschweig
dans son rapport de 1971, que les concepts nouveaux de narcissisme
et de pulsion de mort sont indispensables à toute clarification de la
technique analytique après 1920. Ils permettent de distinguer des
orientations très différentes de la pratique analytique selon que celle-ci
reste attachée aux premières théories de Freud (comme dans la première
interprétation qu'il donne à la tentative de suicide de la patiente précé-
dente) ou qu'elle intègre les notions nouvelles de narcissisme et de
pulsions destructrices (comme dans sa deuxième interprétation), notions
qui concourent à une conception beaucoup plus complexe du transfert
positif et négatif, ainsi que du développement du Moi à travers les
processus d'identification.
Un autre facteur décisif va intervenir aussi à ce moment dans le
développement de la technique analytique, constitué par les résultats
des analyses d'enfants. Il est d'autant plus frappant de remarquer
qu'après le cas du petit Hans, c'est également l'observation d'un
enfant — mais cette fois âgé seulement de dix-huit mois, encore dans
les tout premiers balbutiements de la verbalisation et à un âge antérieur
à celui que Freud a assigné au complexe d'OEdipe — qui sera l'une des
sources de la réflexion de Freud dans Au-delà du principe de plaisir,
point de départ de la deuxième révolution psychanalytique. Nous
rappellerons que ce n'est qu'après avoir vu son petit-fils faire réapparaître
la bobine que Freud comprend soudain le sens du premier temps de ce
jeu, qui consistait d'abord uniquement à jeter tous les objets au loin 7 :
il reproduisait la scène de la disparition de sa mère. Dès le chapitre
de l'Introduction à la psychanalyse (1917) consacré à l'anxiété, Freud

7. Nous précisons ce point, car beaucoup de commentateurs ont négligé cet aspect en deux
temps du jeu de l'enfant à la bobine et de son observation, comme M. Fain dans son intervention
à propos du rapport de D. Braunschweig : il affirme dans ce texte, que « le double sens du Fort-Da
existe pratiquement d'emblée » (Rev.fr. de Psychanal., 1971, 5-6, p. 878) et en tire un certain
nombre de conclusions qui vont, à notre avis, à rencontre des faits, car les modalités du premier
temps du jeu (expulsion-projection)précèdent et conditionnent celles du deuxième temps (réin-
trojection), dont seule l'apparitionpermit à Freud de comprendre le jeu de son petit-fils.
Le travail du psychanalyste 217
avait indiqué l'angoisse de l'étranger comme le prototype de l'angoisse
de l'enfant répétant l'angoisse de la séparation d'avec la mère à la
naissance. Mais ici il signale que son petit-fils était un enfant très
gentil, ne pleurant jamais pendant les absences de sa mère et acceptant
toutes les interdictions8. A cette observation princeps d'un enfant à
l'âge préverbal, à laquelle nous sommes aujourd'hui familiarisés par
l'observation des nourrissons, Freud donne deux interprétations : un
« penchant à la domination » et une « impulsion de vengeance ». Mais
surtout il en déduit un nouveau principe économique : la compulsion
de répétition, située au-delà du principe de plaisir. Jeter les objets pour
les faire disparaître serait donc le prototype de re-jeter (verwerfen) ou
de pro-jeter l'expérience émotionnelle déplaisante sur le mode de
l'expulsion anale9. Ce n'est plus seulement l'aspect libidinal mais aussi
l'aspect de déplaisir et l'angoisse qui deviennent un objet d'élaboration
psychique.
Pour mieux décrire le premier temps du jeu, Freud signale que c'était
tout un travail de rechercher ensuite et de réunir les objets jetés par
l'enfant. Ce travail, celui de la mère (ou de tout adulte s'occupant de
l'enfant) a trouvé son équivalent psychique dans les concepts de handling
et de holding de Winnicott, et dans celui de « contenant » de Bion. C'est
aussi le travail de l'analyste que de rassembler dans son fonctionnement
psychique et de remettre, par l'interprétation, à la disposition du
patient les parties de son Self et de ses objets avec lesquelles il perd
contact en les projetant. Un enfant à qui on ne ramènerait jamais ses
jouets qu'il lance au loin serait peut-être un enfant docile et soumis,
mais morcelé. Chez le tout petit enfant, c'est avant tout la cohérence du
Self corporel qui est en cause, ce qui peut donner lieu à des impressions
de modifications de l'image du corps, comparables à celles que décrit
L. Carroll dans Alice aux pays des merveilles, lorsque Alice a tellement
grandi qu'elle ne voit plus ses pieds10. Dans le jeu de l'enfant à la bobine,

8. Cette extrême obéissance de l'enfant et son absence de réaction émotionnelle aux absences
prolongées de sa mère évoquent l'existence d'un Surmoi précoce sévère. Il ne nous semble pas
certain que le jeu de cet enfant, souvent décrit comme parfaitement normal, ne soit pas, en réalité,
un indice d'une organisation narcissique très défensive et de difficultés importantes de son déve-
loppement. Freud ajoute en note que quatre ans plus tard l'enfant perdra celle qui était dans ce
jeu l'objet central de sa préoccupation, sa mère, « sans manifester le moindre chagrin. Entre-temps,
un autre enfant était né, qui l'avaitrendu excessivementjaloux » (S. FREUD, Essais de Psychanalyse,
Petite Bibliothèque Payot, n° 44, note 1, p. 18).
9. Le successeur, l'héritier de l'expulsion sera, au niveau du Moi plus évolué, la négation,
appartenantelle aussi à l'instinct de destruction (S. FREUD, La Négation, 1925).
10. On se souvient qu'elle organise alors un lien réparateur en fantasmant qu'elle enverra des
cadeaux de Noël à ses pieds, avec comme adresse : « A Monsieur le Pied Droit d'Alice, sur le tapis,
près du garde-feu, avec les amitiés d'Alice. »
218 J. et F. Bégoin

on peut aussi se demander si c'est simplement l'enfant qui expulse


la mère, ou bien en même temps l'enfant-identifié-à-la-mère-absente-
qui-rejette-le-bébé,mode primitif d'identification à l'agresseur, destinée
à expulser l'angoisse ; avec elle c'est tout une part de l'expérience
émotionnelle qui est expulsée et qui peut parfaitement rester très
longtemps clivée du Da de retour de l'objet (l'enfant exécutant beaucoup
plus souvent la disparition que la réapparition de l'objet) et n'être
réintrojectée que partiellement, ou beaucoup plus tard... ou même
jamais. D'où la complexité du fonctionnement psychique sous-tendant
déjà très précocement le jeu de l'enfant qui externalise, en fait, des
relations d'objets internes alors que phénoménologiquement on pourrait
décrire son jeu comme un narcissisme auto-érotique. Freud prévoit ces
développements possibles, mis en évidence plus tard par M. Klein
dans l'analyse des enfants par la technique du jeu, quand il écrit : «... il
n'en reste pas moins possible que les instincts qui, à une phase ultérieure
deviennent sexuels, aient existé dès le début11 et aient dès l'origine11
manifesté une activité en opposition avec le jeu des « instincts du Moi »12.
Freud a tiré aussi de ses réflexions sur le jeu préverbal de l'enfant et
sur la névrose traumatique des conclusions très neuves sur le rêve,
qu'il ne développera pas par la suite mais qui remettent en cause le
caractère primaire de la fonction de gardien du sommeil qu'il avait
attribuée au rêve (ibid., p. 40). Il reste donc à découvrir au rêve des
fonctions plus primitives, antérieures à la réalisation de désirs et à la
protection du sommeil, et qui se situeraient alors aux origines mêmes
de la pensée.

En décrivant, dans le Moi et le Ça, le Moi et le Surmoi comme résul-


tant des processus d'identification, Freud établit le fondement d'une
nouvelle description des phénomènes psychiques, qui deviendra de plus
en plus concrète en termes d'objets internes et de relations d'objets
internes. Il reste cependant perplexe, depuis Psychologie de groupe et
analyse du Moi, sur la nature des processus d'identification et, en parti-
culier, sur le problème central des modalités de l'assimilation de l'objet
dans le Moi. Ses descriptions, dans Le Moi et le Ça ne peuvent donc
que rester très marquées par les concepts énergétiques précédents.
C'est la raison pour laquelle, à notre avis, il recourt ici, à plusieurs

11. Souligné par nous.


12. S. FREUD, Essais de psychanalyse,ibid., p. 52.
Le travail du psychanalyste 219

reprises, au concept de « désexualisation » que dans un article récent13


nous avons critiqué conjointement à celui de sublimation, au profit de la
connaissance meilleure que nous avons aujourd'hui des mécanismes de
l'identification introjective, assimilatrice de l'objet dans le Moi 14, et
que nous sommes maintenant en mesure de distinguer des mécanismes
d'identification projective, ossature principale des défenses narcissiques
contre l'angoisse dépressive et contre le développement intégratif
du Moi.

Jusqu'à Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Freud avait toujours


maintenu ses premières conceptions physiologiques sur l'angoisse.
En 1926, il abandonne totalement cette conception physiologique;
l'angoisse devient un affect, vécu par le Moi, en tant que signal d'alarme
d'un danger, celui de se trouver submergé par l'accroissement des
tensions, de ne pas pouvoir « contenir » la situation émotionnelle,
dirions-nous aujourd'hui. Le prototype de cette situation de danger
est l'absence de la personne aimée, en premier lieu la mère. Cette
nouvelle conception freudienne de l'angoisse, basée sur l'angoisse de
séparation d'avec un objet remplissant des fonctions essentielles pour la
sécurité du Moi, ne pourra manquer d'avoir des implications très
importantes pour le travail analytique — qui n'apparaîtront plus claire-
ment que lorsque ces fonctions de l'objet auront été précisées. Notons
aussi l'abandon de la première théorie du refoulement à laquelle sa
révision du problème de l'angoisse a amené Freud; ce n'est plus le
refoulement qui crée l'angoisse, mais le contraire : l'angoisse de castra-
tion, par exemple, est aussi bien dans le cas du petit Hans que dans
celui de l'Homme aux loups, le mobile du refoulement. L'économie de
la vie psychique est dorénavant subordonnée à la nature et à l'intensité
des affects.
D'autres modifications de ses points de vue précédents sont encore
indiquées par Freud dans les « suppléments » ou addenda de son ouvrage.
C'est ainsi que le refoulement n'est plus qu'un mécanisme de défense
parmi d'autres, et Freud prévoit que d'autres mécanismes de défense
seront sans doute découverts : « Il est très possible qu'avant son

13. F. et J. BÉGOIN (1979). Pour une resexualisationde la sublimation, Rev.fr. de Psychanal.,


1979, n° 5-6, p. 923.
14. Voir le rapport de P. LUQUET, Les identifications précoces dans la structuration et la
restructuration du Moi au Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, Paris, 1961, Rev. fr.
de Psychanal., 1962, numéro spécial.
220 J. et F. Bégoin

clivage net entre un Moi et un Ça, et avant la formation d'un Surmoi,


l'appareil psychique utilise des mécanismes de défense différents de
ceux qu'il emploie après être parvenu à ces stades d'organisation. »
C'est cette phrase de Freud que citera M. Klein en 1930, dans « l'Impor-
tance de la formation du symbole dans le développement du Moi »,
pour introduire sa description des premiers moyens de défense du Moi
sous l'influence de l'angoisse. Mais ce sont surtout les réflexions nou-
velles de Freud sur la résistance et le contre-investissement, au début
des addenda d'Inhibition, symptôme et angoisse qui nous intéressent ici.
Freud précise là, du point de vue théorique, les deux phases du proces-
sus analytique qu'il avait décrites dans Psychogenèse d'un cas d'homo-
sexualité féminine. La résistance dans l'analyse provient du « Moi qui
se cramponne à ses investissements ». C'est la résistance du Moi,
« il n'y a pas de doute ni rien à rectifier à ce sujet ». Mais, se demande
Freud, « c'est une question de savoir si elle explique à elle seule le
contenu des faits qui se présentent à nous dans l'analyse : nous faisons
l'expérience que, même après qu'il a pris la détermination d'abandonner
ses résistances, le Moi trouve toujours des difficultés à annuler le
refoulement, et nous avons désigné la phase des efforts pénibles qui suit
cette louable résolution, comme l'effort de perlaboration (durchar-
beiten) » (ibid., p. 94). C'est la deuxième phase indiquée précédemment
par Freud ; il la nomme « résistance de l'inconscient », ou « résistance
du Ça », et il la rapporte à la force de la compulsion de répétition. Et il
est clair que ce sont des difficultés comme celles qu'il a rencontrées dans
le cas de la jeune fille cité plus haut, qui l'amènent à faire cette différen-
ciation plus structurale entre la résistance du Moi et la résistance, plus
redoutable, du Ça. D. Meltzer, dans son livre sur Le Processus psycha-
nalytique, indique une autre différenciation structurale : pour lui, la
« décision d'abandonner les résistances » dépend de l'insight et de
l'adhésion à la responsabilité pour la réalité psychique au niveau des
structures qu'il appelle « adultes » de la personnalité (celles qui sont
régies par l'identification introjective), tandis que la « liquidation des
refoulements » dépend d'une modification des structures « infantiles »
(celles qui restent régies par l'identification projective) obtenue par la
modification de l'angoisse à ce niveau. Il est clair, en effet, que si,
comme Freud l'a indiqué, c'est l'angoisse du Moi qui provoque le
refoulement (et non le contraire), celui-ci ne sera levé que si l'angoisse,
au niveau correspondant, peut subir une modification suffisante pour
qu'une évolution dynamique, économique et structurale puisse s'opérer
dans le fonctionnement psychique inconscient. La résistance est donc
Le travail du psychanalyste 221
toujours une résistancedu Moi, à ses différentsniveauxdefonctionnement,
en rapport avec le Ça, avec le Surmoi et avec le monde extérieur. Dès
lors, la notion de résistance perd beaucoup de son intérêt opérationnel
en faveur de celle de l'angoisse du Moi, qui accède à une positionméta-
psychologiquecentrale. La nature et l'intensité de l'angoisse vont devenir
le critère essentiel de la nature et de l'intensité du travail et de l'élaboration
analytiques à effectuer.

Il nous reste à rappeler les deux derniers travaux strictement psycha-


nalytiques publiés, de son vivant, par Freud, sinon son testament sur
la pratique analytique, du moins ses ultimes réflexions, publiées en 1937
— la dernière année qu'il devait vivre à Vienne avant l'invasion nazie.
Dans Analyse terminée et analyse interminable, Freud se pose, pour
la première fois en tant que tel dans son oeuvre, le problème de la
terminaison de l'analyse. Il y a un aspect dramatique évident à ce bilan,
dressé à l'âge de quatre-vingt-un ans par l'inventeur de la psychanalyse
resté, malgré les terribles épreuves de la maladie, en pleine possession
de la force de sa pensée et de ses capacités littéraires d'expression. Ce
texte est très généralement considéré comme un bilan pessimiste, mais
cela ne nous paraît vrai qu'en fonction du recul que nous avons aujour-
d'hui grâce aux progrès considérables qu'a continué à faire la technique
analytique depuis plus de quarante ans. Nous y voyons plutôt le désir
de relever encore une fois le défi, défi à la mort contre laquelle il lutte
jusqu'à l'extrême limite de ses forces : le vieux lion blessé rugit encore,
ce lion dont il dit, à la fin de la première partie de l'article, qu'il ne
« bondit qu'une seule fois » (allusion au terme fixé à l'analyse de l'Homme
aux loups). Le pessimisme ne nous semble pas, en tout cas, faire partie
de l'attitude manifeste de Freud, qui veut, de toute évidence, faire un
bilan courageux et lucide de la thérapeutique analytique. Un seul point
cependant pourrait être envisagé comme du pessimisme de sa part :
il semble considérer la technique analytique d'alors comme très avancée
ou même entièrement achevée, alors qu'elle n'est peut-être encore que
dans son enfance ; on a l'impression qu'il sous-estime singulièrement les
progrès que la méthode et la technique peuvent encore accomplir,
peut-être ne leur faisant pas, par rapport à la théorie, une confiance
assez grande pour le progrès scientifique.
Freud se demande s'il existe une « fin naturelle » du traitement
analytique, selon l'expression qu'il cite un peu plus loin de Ferenczi,
et que reprendra D. Meltzer dans sa description du processus analy-
222 J. et F. Bégoin

tique comme « histoire naturelle » de ce processus. Les critères cliniques


cités par Freud sont essentiellement symptomatiques et quantitatifs :
« 1) le patient ne doit plus souffrir de ses symptômes et doit avoir sur-
monté ses angoisses et ses inhibitions ; 2) l'analyste doit estimer qu'assez
de matériel refoulé a été rendu conscient, qu'assez d'inintelligible a
été expliqué et qu'assez de résistance intérieure a été surmontée pour
qu'il n'y ait pas lieu de craindre la répétition des processus patholo-
giques en cause ». Et il se demande alors s'il existe des cas idéaux, en
quelque sorte, tels qu'aucun changement ultérieur ne serait plus attendu
de la poursuite de l'analyse », qu'une « normalité psychique absolue »

aurait été atteinte et resterait stable, « comme si, peut-être, nous avions
réussi à résoudre chacun des refoulements du patient et à combler
toutes les lacunes de son souvenir » ; il constate que « tout analyste
a trouvé quelques cas ayant eu cette issue gratifiante ». Voilà qui n'est
guère pessimiste et qui nous donne plutôt le sentiment d'une certaine
idéalisation de l'analyse et de ses résultats.
A l'opposé des cas idéaux, ou faciles, sur lesquels nous conservons
quelques doutes, Freud envisage ensuite ceux qui sont caractérisés
par « une force constitutionnelle de l'instinct et une altération défa-
vorable du Moi acquise dans sa lutte défensive, dans le sens d'un Moi
disloqué et appauvri : tels sont les facteurs préjudiciables à l'efficacité de
l'analyse et qui la rendent interminable ». Le problème étant ainsi posé,
Freud cite immédiatement deux exemples. D'abord, celui de cet
analyste (où tous ont reconnu Ferenczi) qui a reproché à son analyste,
Freud, de ne pas avoir, bien des années auparavant, analysé son trans-
fert négatif. Le reproche était-il justifié ? En tout cas, nous avons, évi-
demment, bien du mal à imaginer, aujourd'hui, que le transfert tout
court, tant positif que négatif, ait pu être « analysé » en une période
de trois semaines, fût-elle répétée. Ce dont nous serions plutôt assurés,
évidemment, c'est du transfert immanquablement négatif provoqué
par l'intensité de la déception d'une analyse aussi brève et morcelée,
compliquée entre autres, par les relations d'amitié et de maître à
disciple préexistantes entre les deux hommes. Freud en est tout à
fait conscient, puisqu'il parle de « l'horizon limité de l'analyse en ces
premiers jours ». Cependant, en même temps, il ne semble pas pouvoir
accepter de reconnaître que, de ce fait, l'analyse a forcément été incom-
plète et il cherche, contre toute évidence, à se justifier alors qu'il a été
lui-même, dans sa position d'analyste, prisonnier de ces circonstances.
Le contre-transfert, pas plus que le transfert, n'avait été liquidé. En
fait, nous mesurons bien là l'énorme différence, pour ne pas dire le
Le travail du psychanalyste 223

gouffre, qui sépare les conceptions du transfert dans les débuts de


l'analyse, de nos conceptions actuelles, alors même que les bases de la
méthode analytique posées par Freud sont restées pratiquement
inchangées. Il nous semble amplement démontré que c'est « la cause »
(die Sache : la chose) unissant Freud et ses disciples-analysants qui a
faussé toute sa perspective de transfert. Cette « cause » ou cette « chose »
— la psychanalyse — a justifié, pour Freud, toutes les « constructions »,
toutes les « explications de la théorie » qu'il communiquait, semble-t-il,
abondamment à ses patients. Bien qu'il n'ait sans doute pas cherché
délibérément à imposer un pouvoir personnel sur ses analysants, il
ne pouvait qu'être satisfait de sa réussite lorsqu'il parvenait à les
convaincre de l'aspect passionnant de ses découvertes, en fait géniales.
Il n'est que de relire l'histoire du mouvement psychanalytique, la
biographie de Freud par E. Jones ou l'autobiographie de Jung, par
exemple, pour s'en rendre compte. Il y a un abîme entre le Freud
découvreur intrépide, dans son auto-analyse, de ses souhaits de mort
contre son père, et le Freud soupçonneux tombant en syncope devant
l'intérêt suspect de Jung pour les « cadavres des marais » et les momies
des plombières de Brême. Freud pouvait-il concevoir qu'il puisse
représenter pour ses analysants un autre père que le père de la psycha-
nalyse ? Ne nous y trompons pas : ce danger nous guette tous, quoti-
diennement, et pas seulement dans les analyses de candidats-analystes,
même si c'est là qu'il devient le plus aigu. Toute croyance et toute
filiation entraînent avec elles le désir de convaincre et l'esprit de horde.
Freud, dans sa correspondance avec Groddeck, appelait précisément
le groupe des premiers analystes une « horde sauvage ». L'esprit de
horde ne peut favoriser l'analyse du transfert négatif.
Passant alors à l'examen théorique du problème, Freud examine
le rôle de la « force constitutionnelle des instincts ». Il oppose celle-ci
à la force du Moi qui doit « dompter » l'instinct, et qui peut se trouver
débordé en cas de renforcement de l'instinct, comme ceux se produisant
à la puberté et, chez les femmes, à la ménopause15. Mais Freud ne

15. En fait, les hommes sont eux aussi, bien entendu, vulnérables à l'approche de la vieillesse
et de la mort. L'analyse des sujets âgés a montré que, quel que soit leur sexe, ils réagissent très
intensément à la situation analytique, contrairement à l'opinion habituelle qu'ils étaient inana-
lysables. L'analyse des personnes âgées ressemble à celle des jeunes enfants. Le transfert y est
extrêmement intense, au point que le véritable danger est au niveau de la résistance somatique
qui risque de ne plus être suffisante pour contenir la vivacité des affects. Mais, faite très prudem-
ment (c'est-à-dire, avant tout, en respectant de très près les règles de la méthode analytique)
l'analyse des personnes âgées est susceptible de leur faire retrouver une grande créativité, même
sur le plan erotique (Colloque de la Société britannique sur l'analyse des personnes âgées, com-
munication personnelle par H. ROSENFELD).
224 J- et F. Bégoin
dispose pas de l'expérience clinique qui découlera de l'utilisation de sa
nouvelle théorie des pulsions et de sa théorie structurale. Bien qu'évo-
quant par ailleurs l'intrication et la désintrication des pulsions, ici,
en dépit de ses références à Empédocle, il parle de « dompter » et de
« contrôler » l'instinct, davantage que de travailler à favoriser une meil-
leure intégration des pulsions de vie et des pulsions de mort au sein de
la personnalité. Il reconnaît que l'importance du facteur économique
n'a pas été suffisamment étudiée, par rapport aux aspects dynamique et
topographique, mais il ne dispose pas des concepts nouveaux nécessaires
pour aborder l'économie du changement psychique. Aussi, quand il
appelle à l'aide « la sorcière métapsychologie », doit-il se rabattre sur
l'opposition entre processus primaires et processus secondaires, et sur
les facteurs économiques de l'ancienne théorie de la libido.
Est-il possible et souhaitable dans un but prophylactique, se
demande Freud, d'éveiller un conflit qui n'est pas actuellement mani-
feste dans l'analyse ? C'est le problème du transfert négatif latent. Il
ne trouve pas de réponse satisfaisante à cette question. On ne peut ni
se contenter de signaler quelque chose que le patient ne ressent pas,
ni créer artificiellement une situation destinée à provoquer une réponse
négative du patient ; heureusement d'ailleurs, l'analyse n'en a pas les
moyens et le patient ne se prêterait pas à des « expérimentations cruelles ».
On peut douter que ce dernier point soit aussi assuré que cela : la force
du transfert est telle, et le besoin de punition, mis en relief par Freud,
parfois si puissant, que l'on sait qu'il est en réalité tout à fait possible
que des analysants subissent, pendant un temps parfois très long,
une situation d'humiliation (par exemple, silence total de l'analyste)
ou de persécution (interprétations agressives de l'analyste) sans être
capables de rompre une relation devenue cependant de toute évidence
sadomasochique. Mais le véritable problème posé par Freud nous
semble ailleurs : doit-on attendre que la névrose de transfert soit
totalement constituée, de façon que le patient ne puisse pas nier l'exis-
tence de sentiments négatifs massifs envers l'analyste, ou bien est-il
possible de reconnaître plus rapidement des signes moins évidents
mais cependant réels de transfert négatif et de les interpréter au fur
et à mesure de leur apparition, évitant ainsi une régression trop brutale
ou trop massive ?
Abordant ensuite le problème des « altérations du Moi », Freud
tente une approche nouvelle ; il reprend la formulation précédente :
« La situation analytique consiste à nous allier au Moi de la personne
en traitement, dans le but de soumettre les parties incontrôlées du Ça »
Le travail du psychanalyste 225
et, changeant son fusil d'épaule, il la traduit en termes de théorie
structurale : «... c'est-à-dire de les inclure dans la synthèse de son Moi. »
Il s'appuie sur le fait qu'habituellement une telle coopération fait
défaut dans le traitement des psychotiques pour confirmer cette optique :
« Pour que nous puissions établir une alliance avec lui, le Moi doit
être normal », mais il ajoute aussitôt que la normalité du Moi n'est
qu'une fiction et « que chez toute personne normale, le Moi ressemble à
celui du psychotique dans tous ou tel de ses aspects et à un degré plus
ou moins grand. Son emplacement entre les deux extrêmes de l'échelle,
le Moi « normal » fictif et le Moi psychotique, donne la mesure approxi-
mative de ce qu'il appelle une « altération du Moi ». Poursuivant l'explo-
ration de cette voie nouvelle Freud insiste sur le fait que « le Moi a,
dès l'origine, à remplir la tâche d'établir une médiation entre son Ça
et le monde extérieur au service du principe de plaisir et de protéger le
Ça contre les dangers du monde extérieur ». Il s'agit d'un « combat
sur deux fronts, avant l'établissement du troisième front » (représenté
par le Surmoi) : il est donc clair, ici, que Freud cherche à décrire en
termes structuraux les rapports entre le Moi naissant et le Ça, avant la
mise en place du Surmoi oedipien définitif, dans les stades les plus
précoces du développement du Moi, et alors que celui-ci est encore
plus ou moins proche du Moi psychotique, qu'il est « faible et imma-
ture », ou « disloqué et appauvri », comme il l'a décrit plus haut. Un peu
plus loin, il revient sur les conditions de l'origine du Moi en écrivant :
« Mais nous ne devons pas négliger le fait qu'à l'origine le Ça et le Moi
ne font qu'un ; et cela n'implique pas davantage de surestimation
mystique de l'hérédité lorsque nous estimons vraisemblable que, même
avant la constitution du Moi, les lignes de développement, les tendances
et les réactions dont le Moi fera preuve par la suite sont déjà là, à sa
disposition. »
Toutes ces nouvelles formulations de Freud ont un accent extrême-
ment moderne, en net contraste avec le retour précédent à la théorie
de la libido et du refoulement ; elles annoncent une indépendance plus
grande de l'analyse à l'égard de la nosologie psychiatrique et la recherche,
au niveau de la structure du Moi, d'une conception de son développe-
ment qui fait incontestablement penser aux hypothèses de M. Klein
sur la névrose infantile comme produit de l'élaboration des mécanismes
« psychotiques » plus précoces. C'est, en effet, à l'étude de ces méca-
nismes de défense, distincts et antérieurs au refoulement, comme il en a
fait l'hypothèse dans Inhibition, symptôme et angoisse, que Freud
encourage la recherche à se consacrer, citant en exemple le livre que
226 J. et F. Bégoin

vient de faire paraître Anna Freud, Le Moi et les mécanismesde défense


(1936). La prise en compte par Freud des mécanismes de défense dans
le travail analytique demeure boiteuse : « Durant toute l'analyse, notre
travail thérapeutique oscille constamment d'avant en arrière tel un
pendule, entre un bout d'analyse du Ça et un bout d'analyse du Moi. »
Ainsi, il laisse coexister la levée du refoulement (première topique)
et l'analyse du Moi (deuxième topique) comme buts du travail ana-
lytique, alors que la théorie structurale implique que le Ça n'est attei-
gnable qu'à travers le Moi. Mais Freud ne s'attarde pas sur ce point
de conflit, préoccupé qu'il est par la réaction thérapeutique négative.
Dans Le Moi et le Ça il la rattachait à la culpabilité vis-à-vis d'un Surmoi
trop sévère, ainsi qu'à l'autopunition. Maintenant, il souligne les
résistances à la guérison vécue comme un nouveau danger par le Moi et
il fait de la réaction thérapeutique négative l'une des « indications indis-
cutables de la présence dans la vie psychique, d'un instinct de destruc-
tion ». Décrivant les mécanismes de défense utilisés par le Moi contre
l'instinct de mort avant la mise en place du Surmoi (génital), il attribue
maintenant la réaction thérapeutique négative à des sources bien plus
précoces, ouvrant ainsi la voie à des recherches ultérieures et, notam-
ment, à M. Klein qui rattachera la réaction thérapeutique négative à
l'envie, expression directe et cliniquement observable de l'instinct de
mort16.
Le problème de la réaction thérapeutique négative évoque inévita-
blement celui, plus général, du transfert négatif, signalé très tôt par
Freud sans qu'il ait pu parvenir à en donner nulle part dans son oeuvre
une conceptualisation aussi précise que celle du transfert positif.
Beaucoup d'auteurs l'ont remarqué avant nous. Cette lacune est évidem-
ment liée pour une part à la découverte relativement tardive de l'ins-
tinct de mort, mais également, nous a-t-il semblé, à la difficulté de
parvenir à penser à propos de la non-pensée, de réussir à créer des liens
associatifs à propos de la non-liaison — en un mot, de parvenir à vivre
la mort. Non seulement Freud supportait mal de ne pas se sentir aimé,
mais il se sentait annihilé par le transfert négatif, lui et sa raison de

16. Parmi les causes de résistance insuffisammentélucidées, FREUD indique une « adhésivité
particulière de la libido » (Adhesiveness, dans la St. Ed., p. 241, moins bien traduite en français
par « viscosité », p. 393). Nous voyons là l'une des extraordinaires intuitions cliniques de Freud,
qui évoque pour nous les mécanismes très primitifs « d'identificationadhésive » décrits récemment
par E. Bick et D. Meltzer et à la rupture brutale desquels nous avons attribué certaines réactions
catastrophiques s'accompagnant de relation thérapeutique négative (J. et F. BÉGOIN, Réaction
thérapeutique négative, Envie et Angoisse catastrophique, IIIe Conférence de la Fédération euro-
péenne de Psychanalyse, Wembley, 1979.)
Le travail du psychanalyste 227
vivre :la découverte de la psychanalyse. La solitude du génie doit
rendre d'autant plus vulnérable à l'envie d'autrui. Nous ne doutons
pas que chacun d'entre nous, analystes d'aujourd'hui, porte en soi une
identification secrète et douloureuse à ce Freud-là, et que cette identi-
fication nous conduit, qui à redouter les innovations techniques, qui à
exiger de soi-même la perfection dans le silence ou dans l'interprétation,
qui encore à exiger de l'analysant qu'il « fasse son analyse tout seul »
— comme Freud. Pour nous tous, cette identification à la solitude de
Freud face à l'envie de nos propres objets internes nous apparaît
comme la pierre d'achoppement à la communication, communication
entre nous, communication avec nos analysants, communication avec
soi-même.
Nous ne discuterons pas ici le fameux « roc du biologique » sur
lequel Freud conclut son article, étant donné les nombreux commen-
taires qui en ont été faits. Il nous suffit, pour ce qui nous intéresse ici,
de souligner l'accent mis par Freud sur ce qu'il nomme « la répudiation
de la féminité » (ou plutôt de la maternité, comme l'a très justement
fait remarquer A. Green) dans les deux problèmes qu'il signale comme
les ultimes et indépassables bastions de la résistance : l'envie du pénis
chez la femme et le refus de l'attitude passive ou féminine de l'homme
envers un autre homme. Cette remarque, à notre avis capitale, de
Freud ouvre en effet la voie d'une part à une révision de son point
de vue si controversé sur la sexualité féminine, d'autre part une diffé-
renciation plus nette entre féminité et homosexualité, différenciation
qu'il n'a jamais véritablement faite, faute, en particulier, d'un concept
assez approfondi de la notion de perversion dont la structure se révélera
infiniment plus complexe que celle indiquée par le clivage du Moi
dans le fétichisme.

Nous évoquerons enfin Constructions en analyse, où Freud examine


de plus près la nature du travail interprétatif de l'analyste. Peut-être
s'agit-il là d'une des oeuvres de Freud qui suscite le plus de divergences
dans la façon de comprendre sa pensée, si riche, dense et dialectique à la
fois. On peut en retenir, comme l'a fait S. Lebovici (1979, XXXIXe Con-
grès de Langue française), que Freud maintient l'ancien concept de
remémoration, et que la construction en analyse, c'est la reconstruction
historique de la névrose infantile de l'analysant. On peut y repérer
également — et ce sera notre choix — les points qui ouvrent des pers-
pectives nouvelles vers des développements et des découvertes ulté-
228 J. et F. Bégoin

rieures, et nous voyons dans cet article l'une de ses orientations les
plus fécondes, celle du clinicien qui était capable d'une liberté de pensée,
d'une audace et d'une imagination exceptionnelles. Ainsi commence-t-il
par mettre l'accent sur le fait que « le travail de l'analyse comporte
deux portions très différentes, il est effectué dans deux lieux distincts,
il implique deux personnes, à chacune desquelles il incombe une tâche
particulière ». Nous tentons précisément, dans ce Rapport, de nous
centrer sur cette notion de « travail », constamment présente dans
l'article de Freud, et qui exprime le lien créé par une expérience
vécue conjointement par l'analyste et l'analysant.
Freud poursuit en utilisant des métaphores qui éveillent tout un
halo d'associations à un niveau plus profond — celui du « langage
métaprimaire », dirait Pierre Luquet. « De même que l'archéologue
construit les murs du bâtiment d'après les fondations qui sont restées
en place, détermine le nombre et la position des colonnes d'après les
dépressions sur le sol et reconstruit les décorations murales et les pein-
tures d'après les restes trouvés dans les débris, de même l'analyste
procède-t-il quand il tire ses inductions d'après les fragments de sou-
venirs, d'après les associations et d'après le comportement du sujet
en analyse. » Il ne dépend, nous dit Freud, que de la technique analytique17
de réussir ou non à amener complètement au jour ce qui est caché :
quel contraste avec la position précédente de Freud, qui semblait
rejeter à peu près entièrement la responsabilité de l'échec de l'analyse
sur le patient ! Ici, c'est — retour du pendule — la technique analytique
qui porte toute la responsabilité du succès de la reconstruction. Si l'on
y ajoute la responsabilité technique partagée par le patient dans le
durcharbeiten, et non pas la « solution » imposée au patient, nous abou-
tissons à une conception équilibrée du travail analytique, dans laquelle
les deux partenaires simplement réussissent ensemble ou échouent
ensemble. Certes, l'exemple de construction qu'il nous propose souffre
de l'absence de références au transfert qui, seul, peut entraîner la
conviction du patient. Mais on peut considérer que la revue des risques
d'erreurs et des infirmations ou confirmations données par les associa-
tions et la suite de l'analyse comportent obligatoirement la prise en
considération du facteur transférentiel. Ces éléments restent, pour nous,
le seul critère de la validité de nos interprétations ou de nos cons-
tructions.
Les remarques plus générales par lesquelles Freud conclut cet

17. Souligné par nous.


Le travail du psychanalyste 229
article laissent largement la place à l'exercice de son extraordinaire
intuition de la nature des phénomènes psychiques. Nous n'en citerons
qu'un exemple, dont W. R. Bion a trouvé la confirmation dans son
travail clinique d'analyse des schizophrènes (Second Thoughts, p. 82) :
la comparaison que Freud établit entre les constructions de l'analyste
et les idées délirantes : celles-ci sont aussi des « essais d'explication et
de guérison », mais qui restent inefficaces dans le cadre des troubles
psychotiques de la pensée.

Il nous apparaît clairement après cette réflexion sur les travaux de


Freud étudiés plus haut, que celui-ci n'a pu qu'ébaucher les profonds
remaniements théoriques, et surtout techniques, impliqués par la
seconde théorie des instincts et par la théorie structurale. Il a explicite-
ment laissé à ses continuateurs la charge de ces développements fon-
damentalement nouveaux. Ainsi, nous l'avons vu, ses réflexions sur les
mécanismes de défense s'arrêtent au point où commence l'analyse
d'enfants. Si nous travaillons encore aujourd'hui avec sa deuxième
théorie de l'angoisse, la différenciation entre les nombreuses modalités
de la dite angoisse selon son niveau, son intensité et sa nature restait
alors entièrement à faire. Le principe de plaisir/déplaisir demeure une
catégorie générale du fonctionnement psychique, mais ne nous dit
rien quant aux multiples aspects de la douleur auxquels nous devons
faire face dans la clinique analytique. La différenciation essentielle
établie par M. Klein entre angoisses persécutrices et angoisses dépres-
sives, ainsi que l'étude qu'elle a faite des relations existant entre ces
deux modes d'angoisse nous ont fait franchir un pas considérable. La
différenciation et les liens existant entre les angoisses névrotiques, gra-
vitant autour de l'angoisse de castration, et les angoisses psychotiques,
gravitant autour de l'angoisse de mort permettent de sortir du réduction-
nisme hydraulique du premier modèle neurophysiologique de l'appareil
psychique. Inversement, l'amour, dont Freud, nous l'avons vu, souli-
gnait les aspects psychopathologiques, ne peut être ramené à une pure
recherche de satisfaction sans une perte de signification et de richesse
psychologiques. En dépit de l'effort fait par André Green dans son
remarquable Rapport de 1970 sur l'Affect pour nous en persuader,
nous ne pensons pas que Freud disposait d'une théorie des affects
répondant réellement aux besoins de la clinique, sauf à devoir restreindre
strictement l'application de la méthode analytique au traitement des
névroses de transfert dites « classiques ».
230 J. et F. Bégoin

Ce n'est nullement manquer de respect ou de reconnaissance pour


l'oeuvre d'un génie exceptionnel comme Freud, que de ne pas exiger
de lui qu'il ait tout découvert. « Juché sur les épaules d'un géant, un
nain peut voir plus loin que lui » aimait à nous dire Michel Gressot.
La fidélité à la lettre, utilisée pour ignorer ou refuser les développements
que permet une fidélité à l'esprit de l'oeuvre de Freud nous paraît bien
davantage une manière de l'ensevelir sous les honneurs plutôt que de le
maintenir vivant en nous. Il nous semble nécessaire, pour conserver
sa fécondité à la méthode inestimable qu'il nous a léguée, de savoir
reconnaître jusqu'où il en a porté l'application et avec quelles limitations
il nous l'a confiée pour la développer plus avant.
L'analyse du transfert reste, sans doute possible, la pierre de touche
du travail analytique. Avec l'analyse des rêves et l'analyse des résis-
tances, elle constitue le trépied de la méthode analytique. Nous avons
vu que la reconnaissance du transfert par Freud n'est pas forcément
synonyme de l'analyse de ce transfert, surtout s'il s'agit d'un transfert
maternel ou d'un transfert négatif. Il est resté jusqu'au bout attaché
à certains reliquats de la méthode hypnotique, contribuant à quelque
autoritarisme dans son attitude envers ses analysés comme envers ses
élèves ; sa misanthropie certaine recouvrait l'universelle difficulté à
tolérer de ne pas se sentir aimé, à laquelle il devait certains aspects de la
fragilité narcissique d'une personnalité qui avait, par ailleurs, porté
à un point encore jamais atteint le courage de l'auto-analyse ; les aspects
féminins de sa personnalité n'étaient sans doute pas assez intégrés
puisqu'ils ne lui permettaient pas de supporter d'être placé dans le
rôle de la mère. Les développements ultérieurs de la technique permet-
tront que même des analystes non dotés de qualités personnelles excep-
tionnelles soient capables d'une tolérance beaucoup plus grande envers
l'expression, par l'analysant, des multiples modalités positives et néga-
tives du transfert, et ainsi de mieux les explorer.
La notion de résistance était liée, au début, à celle de refoulement.
Toutes les deux n'ont pas été véritablement modifiées par Freud, à la
suite de l'introduction de la théorie structurale et du concept élargi
de mécanismes de défense, ainsi que de la nouvelle théorie de l'angoisse.
Le refoulement reste, pour Freud, surtout celui des aspects dangereux
et pour cela interdits de la personnalité, davantage qu'un fonctionne-
ment normal lié à la structure même de l'appareil psychique. Le concept
de résistance a subi une évolution semblable à celle du transfert :
d'abord vue comme un obstacle à l'autorité du médecin, et aux solu-
tions présentées par celui-ci, elle est devenue ensuite l'un des ressorts
Le travail du psychanalyste 231
essentiels de l'analyse. Cependant, les liens entre résistance et angoisse
n'ont pas encore été suffisamment mis en relief, et le concept de « résis-
tance du Ça », « résistance de l'inconscient », n'est pas encore suffisam-
ment modifié par la notion nouvelle de résistance du Moi. Le matériel
apporté par le patient est vu, sous un angle psychopathologique, comme
le résultat d'une « distorsion » provoquée par le passé et « illégitime »,
davantage que comme l'expression des relations d'objet inconscientes
se déroulant dans l'actualité immédiate de la situation analytique.
De même, l'accent reste porté sur la remémoration du passé, en
dépit de tout ce que Freud a constaté de la mise en acte dans le transfert,
et de la répétition comme une forme ou un substitut de la remémoration,
pour les expériences émotionnelles précédant, chez l'enfant, l'époque
de la verbalisation. Son concept de « vérité » reste lié à celui de vérité
historique événementielle, de faits survenus dans la réalité extérieure
aux dépens de l'exploration de la réalité psychique proprement dite.
L'analyse des rêves est certainement l'un des principaux titres de
gloire de Freud et a été l'occasion de ses intuitions les plus brillantes
et de ses écrits les plus remarquables. Il est d'autant plus frappant de
lire, dans Quelques notes additionnelles sur le problème général de l'inter-
prétation des rêves (1925), que « le rêve est une activité de second ordre »,
qu'il « n'est pas concerné par les tâches de la vie » et qu'il n'a « qu'une
seule fonction, celle de gardien du sommeil »18. Dans son livre sur
Freud, D. Meltzer19 souligne que c'est l'un des aspects où apparaît
le plus nettement le clivage entre le Freud clinicien, qui a étudié et
utilisé les rêves comme exploration de toute la richesse et la complexité
du monde psychique, et le Freud théoricien qui assigne au rêve une
fonction triviale et secondaire, plutôt que la fonction cruciale d'établir
un lien entre le passé et le présent à travers le fantasme inconscient
et la symbolisation. Le rêve de l'Homme aux loups n'a-t-il pas été
pourtant l'événement crucial de la vie de ce patient, et pas seulement
parce qu'il échoua à être le gardien de son sommeil enfantin ?
Comme nous l'avons vu, Analyse terminée et analyse interminable
n'a pas répondu au problème de la fin de l'analyse. Freud y a mis en
relief l'importance des facteurs économiques, mais il ne disposait pas
des concepts nécessaires pour éclaircir ni le problème étudié ni les
facteurs en cause, c'est-à-dire les modalités d'identification et les nou-

18. FREUD a oublié ses remarques dans Au-delà du principe de plaisir sur les fonctions plus
primitives et plus essentielles du rêve.
19. D. MELTZER, The Kleinian Development. Part. I : « Freud's Clinical Development», Clunie
Press, 1978.
232 J. et F. Bégoin

veaux principes économiques découverts par M. Klein et décrits sous


le nom de position schizo-paranoïde et dépressive.
Enfin, les conceptions de Freud sur la sexualité féminine sont restées
très en arrière de ses découvertes sur le garçon, et marquées du « sceau
de l'arrogance masculine », comme le souligne D. Meltzer : le mépris
envers la femme, considérée comme un mâle châtré.
Tels sont quelques-uns des principaux points, nous semble-t-il,
que le génie et la vie de travail acharné, entièrement consacré à l'analyse,
de Freud n'ont pas encore suffisamment élucidés et qui handicapent
encore la pratique analytique telle que l'on peut la déduire de ses
travaux. Beaucoup de ces aspects nous semblent liés aux reliquats des
premières conceptions énergétiques de Freud, qui ne put concevoir la
concrétude du monde psychique des objets internes au point où le
révéla la psychanalyse des enfants.
II - DE LA PSYCHANALYSE DES ADULTES
LA PSYCHANALYSE DES ENFANTS
A

I — SANDOR FERENCZI :
A LA RECHERCHE DE LA LANGUE DE L'ENFANT

Parmi les pionniers les plus proches de Freud et les plus influents
sur les débuts du mouvement analytique, c'est S. Ferenczi qui apparaît
immédiatement lorsque l'on pense aux problèmes de technique. « L'en-
fant terrible de la psychanalyse », comme il se plaisait à se désigner lui-
même, va nous amener d'emblée dans le vif de notre sujet, à un point
qui est manifeste à travers les remous que son oeuvre ne cesse d'entre-
tenir parmi nos contemporains. Pour les uns, comme pour Freud
— mais pas pour les mêmes raisons ! — il est le vrai « paladin » de la
psychanalyse, pour les autres un « déviant » ou même « le martyr de la
psychanalyse », chaque parti honnissant l'autre au nom de son idéal
psychanalytique. Nous essaierons d'éviter ces querelles d'autant moins
facilement éteintes que manquent beaucoup de documents qui seraient
nécessaires pour mieux établir les faits, en particulier le journal de
Ferenczi et son énorme correspondance avec Freud, encore en majeure
partie inédits.
Ferenczi s'était fait, dès le début de sa carrière, une réputation de
remarquable thérapeute et de brillant clinicien. L'un de ses premiers
titres de gloire les moins contestés provient de l'introduction qu'il fit
du terme et du concept d'introjection, dans l'un de ses premiers articles,
« Transfert et introjection », publié en 1909, l'année qui suivit sa
première rencontre avec Freud et le début de son activité psychana-
lytique. D'emblée, Ferenczi manifeste ici son intérêt prédominant pour
234 J. et F. Bégoin

l'examen minutieux du transfert. Parmi les pionniers, il est sans doute


l'un de ceux qui a le plus contribué, par ses multiples écrits cliniques,
culminant dans son article de 1912 « Symptômes transitoires au cours
d'une psychanalyse »20, à établir la notion de transfert tel que nous
l'entendons aujourd'hui. Lorsqu'on relit ces articles de Ferenczi,
comme ceux, à la même époque, de Freud, d'Abraham et de Jones, on
voit comment, article après article, sont passés au crible de l'investi-
gation analytique les habitudes et le comportement quotidiens dans les
domaines les plus divers de l'humaine comédie, tous révélant leurs
sources infantiles cachées : l'enfant, peu à peu, émerge à l'intérieur
de l'homme, de manière telle que se trouve irrésistiblement modifié
le champ de la psychanalyse, comme méthode de recherche et encore
davantage comme thérapeutique : partie du champ psychopathologique
des névroses, l'analyse se dirige de plus en plus vers le champ dévelop-
pemental de l'enfance.
En ce sens, l'article de Ferenczi « Transfert et introjection » marque
également un tournant en mettant l'accent sur la relation d'objet, que
K. Abraham conceptualisera et situera par rapport aux stades d'évolu-
tion de la libido décrits par Freud. Ferenczi écrit alors : « Le névrosé
est en quête perpétuelle d'objets d'identification, de transfert ; cela
signifie qu'il attire tout ce qu'il peut dans sa sphère d'intérêts, il les
« introjecte » » (S. Ferenczi, OEuvres complètes, Payot, t. I, p. 100). Le
mot est lancé, choisi par Ferenczi en antithèse à l'attitude du paranoïaque
qui projette, mais, ajoute-t-il, « la projection paranoïaque et l'intro-
jection névrotique ne sont que des exagérations de processus mentaux
dont les éléments se retrouvent chez tout homme « normal » (ibid.,
p. 100-101). Ce mot aura la fortune que l'on sait, même si le concept
ferenczien d'introjection reste très incertain. Il est pratiquement
confondu avec celui d'identification, non sans raison, bien entendu,
mais ceci donnera lieu à beaucoup de confusions théoriques aussi
longtemps que les liens entre identification, introjection et projection
ne seront pas mieux établis. C'est ainsi que la quête, par le névrosé,
d'objets d'identification ou d'objets de transfert à introjecter est loin
d'être exempte de mécanismes projectifs, comme le croit Ferenczi et
comme il le soutient à tort contre le psychiatre zurichois Maeder,
dans son article court de 1912 « Le concept d'introjection ». C'est
même plutôt le contraire qui est vrai : cette quête, menée par l'inves-
tissement des objets externes sur le mode de « l'identification hysté-

20. Cet article contient également la première mention de la notion d' « espace psychique ».
Le travail du psychanalyste 235
rique » ou de « l'identification infantile », comme le dit Ferenczi,
constitue en réalité un mode projectif d'investissement (une identifi-
cation projective, dans le sens de Klein modifié par Bion). En effet,
si le « transfert excessif des névrosés » est « une sorte de maladie intro-
jective », selon les termes de Ferenczi, c'est en raison même de la diffi-
culté qu'ont ceux-ci à réaliser une introjection vraie, processus qui,
contrairement à l'identification hystérique, n'est ni immédiat ni magique,
mais long et difficile car impliquant la reconnaissance de la perte de
l'objet et la douleur dépressive du deuil, comme le montreront Freud
et Abraham. Ce n'est peut-être que par l'une de ces malices de l'histoire,
que s'est finalement complètement retournée la définition ferenczienne
de l'introjection. A moins qu'il n'y ait eu, dès le départ, un vice bien
caché, un ver dans le fruit...
Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur la technique dite active
de Ferenczi, beaucoup trop selon M. Balint qui estimait que l'expres-
sion était malheureuse et que le problème en cause avait excessivement
effacé les autres contributions de Ferenczi à la technique, en y mêlant
en outre beaucoup de confusion. On sait que Freud avait longtemps
défendu les idées de Ferenczi qui, à ce sujet, s'était tout d'abord référé
à son maître et ami soutenant d'une part l'importance de la règle
d'abstinence et, d'autre part, préconisant lui-même une certaine
« activité » de l'analyste face, par exemple, aux inhibitions persistantes
des agoraphobes ou aux compulsions des névrosés obsessionnels. Les
techniques actives de Ferenczi ont pour point de départ la découverte
de la résistance par la pratique dissimulée de la masturbation(D. Meltzer
montrera ses liens avec les fantasmes d'intrusion anale à l'intérieur de
l'objet). Elles sont passées par deux étapes : dans la première, il recher-
chait, par des ordres ou des interdictions, à provoquer une intensifica-
tion de la tension chez son analysant (terme qu'il a été le premier à
utiliser) ; puis, devant les échecs de cette méthode, il se rabattit sur le
procédé inverse, la recherche de la détente et de la relaxation. A. Green21
a interprété cette fluctuation dans l'orientation de la technique de
Ferenczi (réservée il faut le rappeler à certains seulement des cas
difficiles qui lui valaient sa réputation de thérapeute acharné) comme
une expression du transfert non liquidé de Ferenczi sur Freud :
A. Green suggère que Ferenczi aurait reporté ce transfert sur ses
propres patients, dans un premier temps en cherchant, par son attitude

21. A. GREEN, présentation de l'article de Ferenczi, Principe de relaxation et néocatharsis


(1929))publié dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1974, n° 10, p. 19-20.
236 J. et F. Bégoin

dirigiste et coercitive, à induire chez eux un transfert négatif, puis,


dans un deuxième temps, en adoptant à l'inverse une attitude maternelle
réparatrice (que Freud semble avoir considérée comme une séduction
sexuelle paternelle). M. Balint22 souligne le changementprofond survenu
chez Ferenczi après son analyse avec Freud, et B. Grunberger23 estime,
à ce sujet, que « dans son analyse tardive et grâce à une technique que
nous devinons abrupte et qui se voulait expéditive, il (Ferenczi) fut
plongé dans une régression profonde et un transfert dont l'intensité
dépassait ses capacités d'intégration ».
Nous voudrions moins défendre ou critiquer les tentatives plutôt
pathétiques de Ferenczi, qu'essayer de saisir la nature des problèmes
auxquels il s'est heurté dans sa pratique, puisqu'il apparaît à la lumière
des polémiques qu'il continue de soulever, que ces problèmes restent
aujourd'hui encore au centre des préoccupations des psychanalystes.
Il est clair que l'erreur foncière de Ferenczi a été de confondre la méthode
et la technique analytiques et, pour venir à bout de ces cas difficiles qui
étaient presque devenus sa spécialité, de modifier la technique au point
de mettre en cause la méthode elle-même. Il a pourtant vu que ses
changements trop radicaux de technique l'amenaient à des changements
théoriques qui l'entraîneraient certainement plus loin qu'il ne l'avait
voulu : par exemple, à remettre en honneur la théorie de la séduction
et du traumatisme, ainsi que la thérapeutique cathartique, ce qui, même
avec le vocable de « néo-catharsis », constituait autant de régressions
caractérisées de la pensée et la méthode analytiques. Nous croyons qu'il
était parfaitement conscient de cela et qu'il a lutté avec acharnement
jusqu'au bout pour tenter de concilier l'inconciliable. Notre sentiment
est que Ferenczi avait des raisons extrêmement puissantes pour se
comporter de cette façon clivée et paradoxale, des raisons tenant certai-
nement à son histoire et à son organisation psychique particulière24,
mais aussi à la conviction profonde que quelque chose n'allait pas dans
la technique généralement appliquée alors, c'est-à-dire dans les
années 20 et 30. Cette conviction venait d'une intuition, basée sur ses
exceptionnelles capacités d'empathie (trop exceptionnelles pour n'être
pas à double tranchant) et concernant la nature même du processus
analytique. Il ne put malheureusement, faute des concepts nouveaux

22. M. BALINT, Techniquespsychanalytiques, Basic Books, 1967.


23. B. GRUNBERGER,De la « technique active » à la confusion des langues. Etude sur la dévia-
tion ferenczienne, Rev.fr. de Psychanal., 1974, n° 4, p. 542.
24. J. CHASSEGUET-SMIRGELen a souligné les éléments maniaco-dépressifs dans son travail
A propos de la technique active de Ferenczi, in Pour une psychanalyse de l'art et de la créativité,
Payot, 1971, p. 165.
Le travail du psychanalyste 237
qui auraient été nécessaires pour cela, élaborer suffisamment son intui-
tion, mais, avec l'honnêteté et la sincérité absolues qui lui sont à peu
près unanimementreconnues, il lui est resté totalement fidèle, même au
prix de son amitié avec Freud.
Sans pouvoir entrer ici dans une discussion suffisamment appro-
fondie de son oeuvre, il est possible d'y trouver quelques points de
repère permettant de saisir la nature de l'intuition de Ferenczi, qui
concerne essentiellement le niveau auquel se situe réellement le travail
analytique.
Dans « Analyse d'enfants avec des adultes » (1931), Ferenczi écrit :
« Une sorte de croyance fanatique dans les possibilités de succès de la
psychologie des profondeurs m'a fait considérer les échecs éventuels
moins comme la conséquence d'une « incurabilité » que de notre propre
maladresse, hypothèse qui m'a nécessairement conduit à modifier la
technique dans les cas difficiles dont il était impossible de venir à bout
avec la technique habituelle. » Ferenczi cite les formules restées pour
lui « inadmissibles » et par lesquelles le narcissisme de l'analyste fait
retomber la responsabilité de l'échec sur le patient : « La résistance du
patient est insurmontable » ou « Le narcissisme ne permet pas d'appro-
fondir plus avant ce cas ». Ferenczi estime, à juste titre, que l'un des
aspects fondamentaux de l'éthique psychanalytique est de considérer
tout échec thérapeutique comme un échec de l'analyste, un échec scien-
tifique et technique. Freenczi avait déjà souligné dans La technique
psychanalytique (1919) que le contrôle insuffisant du contre-transfert
pouvait mettre le patient dans une situation sans issue et l'amener
à interrompre l'analyse : « Résignons-nous, écrivait-il, à ce que l'appren-
tissage de cette règle technique de la psychanalyse coûte un patient
au médecin. » Et il décrivait les trois étapes de cet apprentissage :
après avoir appris à ses dépens le rôle de son contre-transfert, l'analyste
« court alors le danger de tomber dans l'autre extrême,
de devenir
trop dur et rejetant avec le patient ». Il appelle ce deuxième stade
« phase de résistance au contre-transfert ». « Une anxiété démesurée
à cet égard n'est pas l'attitude correcte, et ce n'est qu'après avoir dépassé
ce stade que le médecin peut atteindre le troisième : celui de la maîtrise
du contre-transfert. » Durant le reste de sa vie, Ferenczi s'emploiera
à rechercher empiriquement la forme correcte du contre-transfert,
c'est-à-dire celle qui soit la plus thérapeutique. En 1924, dans son
travail fait en commun avec O. Rank, Voies de développement de la
psychanalyse (entreprise après le Congrès de Berlin en 1922, où Freud
avait proposé l'attribution d'un prix à un essai sur la relation entre la
238 J. et F. Bégoin

technique et la théorie analytiques), Ferenczi avait fait une critique


courageuse mais beaucoup trop dure des techniques alors prédomi-
nantes, au point qu'il avait déchaîné des orages de protestations. Mais
il avait aussi apporté deux idées nouvelles, devenues aujourd'hui fami-
lières : 1) que tout ce qui se passe dans l'analyse doit être considéré
comme transférentiel, et comme une combinaison du passé et des
réactions à la situation présente ; 2) que, dans la compréhension du
transfert, beaucoup plus d'attention devait être accordée aux fantasmes
de relations très précoces, en particulier des relations mère-enfant.
Les critiques de Ferenczi à la technique déjà nommée « classique »
étaient condensées dans la formule par laquelle il dénonçait « l'hypo-
crisie professionnelle » de l'analyste. Son « attente froide et muette »,
son « absence de réation » lui paraissent (dans « Analyse d'enfants avec
des adultes ») perturber la liberté d'association du patient, qui devient
impossible quand, dit Ferenczi, « il me sait tranquillement assis derrière
lui, fumant une cigarette, et réagissant tout au plus, indifférent et froid,
par la question stéréotypée : « A quoi cela vous fait-il penser ?» ». Après
avoir tenté des modifications diverses et contradictoires de technique
et après avoir échoué, Ferenczi réalise maintenant pleinement que le
caractère extrêmement concret de l'inconscient entraîne l'analyste
d'adultes dans une communication avec des aspects infantiles en action
de la personnalité du patient. L'analyse, à ce niveau, est beaucoup plus
qu'une découverte de l'inconscient, c'est une situation d'urgence où
l'on doit « porter rapidement secours à un enfant presque mortellement
blessé ». Faute de quoi, le réveil dans l'analyse des parties infantiles en
détresse ne fait que renouveler les traumatismes infantiles anciens et
peut les aggraver au point de précipiter une évolution psychotique25.
Dans « Confusion de langue entre les adultes et l'enfant » (1932),
Ferenczi ajoute « qu'il n'existe pas de choc ni de peur sans début de
dissociation de la personnalité » et que, « si les chocs se succèdent au
cours du développement, le nombre et la variété des fragments disso-
ciés s'accroissent... » ce qui « peut finalement déterminer un état que l'on
est en droit d'appeler atomisation, si l'on veut poursuivre l'image de la
fragmentation... ». L'analyse des adultes se rencontre donc avec l'analyse
des enfants : « Les forces réunies de l'analyse et de l'observation des
enfants se trouvent encore là devant des tâches colossales, des interro-
gations auxquelles nous amènent essentiellement les points communs
aux analyses d'enfants et d'adultes » (« Analyse d'enfants avec des

25. Ou encore, ajouterions-nous,une somatisation.


Le travail du psychanalyste 239
adultes »). Ces constatations « atténuent considérablement l'opposition
si vive jusqu'à présent entre l'analyse des enfants et l'analyse des
adultes » (ibid.).
Ferenczi met en évidence la nécessité vitale, pour les parties infan-
tiles en détresse de la personnalité, de trouver avec l'analyste un mode
de communication adéquat. Mais nous en savons l'extrême difficulté.
Il n'est pas étonnant que Ferenczi n'en soit pas sorti indemne. Seuls
les progrès réalisés dans l'analyse des enfants permettront ultérieure-
ment d'élaborer les moyens analytiques de communiquer avec les
niveaux les plus infantiles chez les patients adultes. Et cela ne sera,
malgré tout, pas facile ; nous pensons que l'une des principales raisons
aux résistances rencontrées dans ce domaine réside dans cette difficulté.
C'est ainsi, par exemple, que nous savons que l'application des décou-
vertes de M. Klein à l'analyse des adultes s'est heurtée au début, en
France, à des échecs thérapeutiques, sous forme de décompensations
psychotiques qui ont pu décourager certains analystes et contribuer
à leur faire adopter une attitude très réservée dans ce domaine — et
peut-être plus généralement, pour toute innovation technique...
Le drame de Ferenczi fut celui de son identification excessive
...
avec son patient : pour celui-ci, dans les moments de transfert intense,
l'analyste ne représente plus ses objets internes, il devient l'objet interne
lui-même. Mais, avec le jeu dramatique, Ferenczi assume qu'il est bien
cet objet et bloque le processus de symbolisation du patient, qui
n'a plus comme recours que l'acting-in, sans véritable élaboration :
il évacue ses objets internes et il se vide ainsi de sa réalité psychique :
la différenciation entre l'objet interne et l'objet externe est abolie.
L'analyse provoque une régression massive du patient, dont il lui sera
difficile de se relever. C'est la critique, très sérieuse, qui peut aussi être
faite à d'autres techniques analytiques, comme celles de M. Balint,
et aussi, à un moindre degré, de Winnicott : elles visent à obtenir une
régression profonde du patient, qui devient totalement dépendant de
l'analyste, ce qui ne nous semble nullement souhaitable. L'analyse,
à notre sens, ne peut être menée sans danger jusqu'à un tel niveau
de profondeur si elle ne maintient pas, grâce à un travail interprétatif
suffisamment présent et efficace, une constante communication entre
l'analyste et les structures adultes de la personnalité du patient, évitant
à ces dernières d'être totalement submergées par l'omnipotence des
aspects les plus infantiles.
240 J. et F. Bégoin

II — KARL ABRAHAM ET WILHELM REICH :

LA DÉPRESSION, LA RELATION D'OBJET ET LE CARACTÈRE

Aux côtés du paladin de la psychanalyse, son « chevalier sans peur


et sans reproche » (E. Jones), dans l'épopée de la découverte de la
psychanalyse : Karl Abraham. Si celui-ci n'a pas apporté directement
de modifications techniques à proprement parler, il a été l'un des
premiers, avec Jung et avec Maeder de Zurich, à analyser des patients
schizophrènes et maniaco-dépressifs et les réflexions théoriques que ces
traitements l'ont amené à élaborer ont contribué de façon décisive à la
naissance de la nouvelle ère psychanalytique inaugurée par Freud avec
Au-delà du principe de plaisir. La description par K. Abraham d'un
modèle infantile de la dépression mélancolique, de l'amour partiel et
du développement de la relation d'objet seront les bases des découvertes
de M. Klein sur les débuts du développement psychique, avec les
relations d'objet partiel de la position schizo-paranoïde se transformant
au sein de la position dépressive en relations d'objet total, point de départ
des stades précoces du complexe d'OEdipe.
K. Abraham n'a pas été analysé mais sa fille Hilda Abraham suggère
que ses travaux sur Rêve et mythe et surtout le Segantini et Amenho-
tep IV ont plus ou moins joué pour lui, dans la première partie de sa
carrière, le rôle d'une auto-analyse. Sa sérieuse formation psychiatrique
l'amena rapidement à se préoccuper des états dépressifs jusqu'alors
négligés au profit de l'angoisse névrotique, dans la littérature psychana-
lytique : K. Abraham 26 fait remarquer, dès 1912, que « la dépression
est aussi répandue dans toutes les formes de névrose et de psychose que
l'angoisse. Souvent ces deux états émotionnels existent simultanément
ou se succèdent chez le même sujet. Celui qui souffre de névrose
d'angoisse est soumis à des humeurs dépressives, le mélancolique pro-
fondément atteint se plaint d'angoisse ». Un point de vue dynamique,
libéré des catégories de la nosographie psychiatrique, s'est vite mani-
festé chez Abraham qui établit immédiatement la relation entre la
dépression et le deuil, reprise par Freud en 1915 et par M. Klein en 1940.
Il pose très simplement en termes de relation d'objet le problème du
névrosé déprimé : « Il se sent incapable d'aimer et d'être aimé ; c'est
pourquoi il doute de la vie et de son avenir » et il découvre dans ses

26. K. ABRAHAM (1912), Préliminairesà l'investigation et au traitement psychanalytique de la


folie maniaco-dépressive et des états voisins, OEuvres complètes, Payot, t.1, p. 99.
Le travail du psychanalyste 241

analyses de patients cyclothymiques et maniaco-dépressifs la source de


leur dépression dans la force inhabituelle du sadisme, refoulé dans la
phase dépressive mais directement observable dans la phase maniaque.
Il remarque aussi une parenté de structure entre les états maniaco-
dépressifs et la névrose obsessionnelle (M. Klein mettra en évidence
l'élément maniaque existant dans les mécanismes obsessionnels), ainsi
que le rôle de la projection paranoïaque. L'exploration analytique
bouleverse en les éclairant les catégories nosologiques. Si la « disposi-
tion hostile excessive de la libido » du déprimé peut s'exprimer par la
formule « Je ne peux pas aimer les autres, je suis obligé de les détester »,
la projection de la haine aboutit à une deuxième formule : « Les autres
ne m'aiment pas, ils me détestent... car je suis haïssable : c'est pourquoi
je suis malheureux, déprimé » — fatalement suivie d'une troisième
étape : « Ce qui me donne le droit de haïr » (désirs de vengeance et
réintrojection avec renforcement du sadisme). Par ces formulations
K. Abraham décrit déjà implicitement les mécanismes de projection et
d'introjection que Freud définira en 1915 dans « Les pulsions et leurs
destins » et auxquels M. Klein et P. Heimann27 feront jouer un rôle
essentiel dans les premières relations d'objet. Ce sont aussi les méca-
nismes de base du processus analytique.
Au lien de la mélancolie avec le deuil, signalé par Abraham, Freud
ajoute en 1915, dans Deuil et mélancolie, la définition du caractère de
l'identification qui suit le processus d'introjection mélancolique : c'est
une identification narcissique. Ce qui implique, comme O. Rank
l'avait suggéré, que le choix objectai, la nature de la relation antérieure
avec l'objet perdu par le mélancolique, ait en lui-même un fondement
narcissique. Lorsque Abraham reprend en 1924 dans une synthèse
magistrale ses recherches sur les états maniaco-dépressifs, on peut
considérer que c'est essentiellement ce mode narcissique de relation
d'objet qu'il explore. En ce sens, « Deuil et mélancolie » (1915) nous
apparaît comme le complément de « Pour introduire le narcissisme »
(1914), dans lequel manquait totalement le problème de la dépression,
raison pour laquelle Freud n'a pas distingué entre les formes patholo-
giques et normales du narcissisme selon que celui-ci est plus ou moins
l'expression des défenses contre la dépression — et surtout contre la
position dépressive d'où émerge l'amour pour l'objet.
Quand il reprend, en 1924, l'étude des états maniaco-dépressifs,

27. P. HELMANN (1952), Certaines fonctions de l'introjection et de la projection dans la pre-


mière enfance, in Développements de la psychanalyse, PUF, 1966, p. 115.
RFP — 9
242 J. et F. Bégoin

K. Abraham cherche à mettre en évidence un modèle infantile de la


dépression mélancolique. Il y parvient à propos d'un patient adulte
qui lui avait apporté avec précision un rêve répétitif de scène primitive
sadique fait vers l'âge de cinq ans et dont l'analyse absorba toutes les
séances pendant plusieurs semaines. Ce rêve28 avait été remémoré dans
une période où le patient était menacé d'une perte d'amour. A partir
de ce cas, ainsi que d'autres, il souligne la gravité exceptionnelle que
revêt la déception oedipienne chez les sujets présentant des traits de
fixation orale très marqués, liés à des facteurs constitutionnels et histo-
riques, en particulier la jalousie provoquée par la naissance et l'allaite-
ment d'un enfant plus jeune. L'échec de la relation avec la mère handi-
cape la tentative de se retourner alors vers le père, qui se solde elle aussi
par un échec. L'enfant éprouve alors un sentiment d'abandon total et
d'échec des investissements libidinaux, source de tendances dépressives
précoces. K. Abraham souligne que cette situation survient alors que
le refoulement n'a pas encore maîtrisé les pulsions oedipiennes. En
reliant le complexe d'OEdipe aux pulsions sadiques-orales, il pose les
bases de ce que M. Klein sera amenée à décrire dans l'étude directe de
l'enfant comme les stades précoces du conflit oedipien. Dans une lettre
à Freud, datée du 7 octobre 1923, il écrivait : « J'ai une belle chose
...
à raconter sur le plan scientifique. Dans mon ouvrage sur la mélancolie
dont le manuscrit est chez Rank, j'ai fait l'hypothèse d'une contrariété
originaire dans l'enfance, qui servirait de modèle à la mélancolie ulté-
rieure. Mme Klein vient de mener à bien, ces derniers mois, avec adresse
et succès thérapeutique, la psychanalyse d'un enfant de trois ans. Cet
enfant offrait l'image fidèle de la mélancolie originaire dont j'ai fait
l'hypothèse, et ce en étroite connexion avec l'érotisme oral. D'une
manière générale, ce cas donne des aperçus étonnants sur la vie pul-
sionnelle infantile » 29.
Les origines infantiles de la dépression reconnues par K. Abraham,
avec le rôle prévalent des mécanismes de projection et d'introjection,
et le caractère narcissique de l'introjection dans le Moi, de l'objet
perdu, décrit par Freud, constitueront le premier point de départ de
M. Klein pour explorer les stades précodes du complexe d'OEdipe. Son

28. K. ABRAHAM, OEuvres complètes, Payot, t. II, p. 287.


29. S. FREUD, K. ABRAHAM, Correspondance 1907-1926, NRF, Gallimard, 1969, p. 344. Nous
ne savons pas qui était cet enfant, mais à l'examen des premiers cas rapportés par M. KLEIN dans
La psychanalyse des enfants, il est très probable qu'il s'agissait de la petite Rita, âgée de 2 ans et
9 mois au début de son traitement, et qui présentait, écrit M. Klein, « des troubles intermittents
de l'humeur avec tous les caractères de la dépressionmélancolique », avec " en outre, une angoisse
extrême, une forte inhibition au jeu et une incapacité totale à supporter la frustration ».
Le travail du psychanalyste 243
deuxième point de départ est la description par K. Abraham de l'amour
partiel, clé de la deuxième partie de son ouvrage de 1924 consacrée
aux débuts et au développement de l'amour objectai. L'étude par
K. Abraham de la relation d'objet, qui sera plus tard l'axe des travaux
de M. Bouvet, en France, inaugure une nouvelle conception de l'ana-
lyse en introduisant la dimension qualitative qui manquait jusqu'alors
aux théories essentiellement énergétiques et quantitatives des stades de
développement de la libido. La pensée psychanalytique commence à
être suffisamment sûre d'elle-même pour s'affranchir du modèle
neurophysiologique qui, pour Freud, jouait le rôle d'un garant du
caractère scientifique de ses théories, en contraignant celles-ci à rester
« contenues » (dans le sens de la relation contenant-contenu, décrite
par Bion) dans un cadre très strictement limité et à ne pas s'évader sans
contrôle dans la littérature ou dans le délire, dans l'art ou dans la folie
— comme les théories de l'homme sur lui-même tendent de façon
naturelle à le faire.
Ce sont les problèmes rencontrés par K. Abraham dans l'analyse
des patients maniaco-dépressifs qui l'on amené à franchir cette nouvelle
étape. Dans ses conclusions de 1924 sur la thérapeutique psychanaly-
tique de ces états, il écrit que le critère évolutif le plus important lui
semble l'apparition de nouveaux symptômes, phobiques ou hystériques,
c'est-à-dire dans la série névrotique. Le caractère nouveau de sa
démarche est de s'intéresser non plus seulement aux stades de déve-
loppement de la libido, mais aux modes de passage d'un stade à un autre,
qui vont constituer l'objet essentiel des investigations ultérieures, et
auxquels M. Klein apportera une réponse avec les concepts nouveaux
de « positions » qui compléteront, au niveau de l'évolution de la relation
d'objet, les principes économiques du fonctionnement psychique décrits
par Freud au niveau instinctuel (principe plaisir-déplaisir, principe de
réalité, et compulsion de répétition).
Freud avait, en 1913, introduit le narcissisme comme étape inter-
médiaire du développement de la libido, entre le premier stade auto-
érotique et le stade terminal d'amour objectai. Pour Freud, le stade
narcissique intermédiaire est celui de l'unification des pulsions partielles
dans lequel le sujet est aussi son propre objet d'amour.
Entre le deuxième stade narcissique et l'amour objectai, K. Abraham
introduit à son tour un autre stade intermédiaire, l'amour partiel,
comme étape préalable au développement complet de l'amour pour
l'objet. La description de l'amour partiel permet à K. Abraham de
dresser son fameux tableau des étapes du développement de l'amour
244 J. et F. Bégoin

objectai en regard des stades zonaux d'organisation de la libido. Sous


le nom d'inhibitions pulsionnelles, Abraham note la nature des affects
principaux qui accompagnent les différentes étapes du développement
ou leur dépassement. Par exemple, au stade du narcissisme à but sexuel
cannibalique, apparaît la peur, c'est la première inhibition pulsionnelle
repérable. Puis le dépassement de ce stade est, pour Abraham, étroite-
ment lié à la constitution de sentiments de culpabilité, c'est le premier
stade de l'amour partiel. Ces deux stades correspondent au point de
fixation des psychoses. On peut y reconnaître facilement les deux types
d'angoisse décrits par M. Klein : l'angoisse persécutrice et l'angoisse
dépressive.
Dans son rapport de 1970 sur l'Affect, A. Green notait que les
travaux kleiniens avaient beaucoup contribué à notre connaissance des
affects — et que la plupart des auteurs prenaient comme point de départ
de leurs travaux sur l'affect l'article de Jones « Crainte, culpabilité,
haine » (1929), inspiré par les conceptions de M. Klein sur « les affects
primaires ». Il nous semble important d'ajouter que c'est K. Abraham
qui, en introduisant l'étude du développement de la relation d'objet,
de l'amour partiel et des modes de passage d'un stade à un autre,
a inauguré la théorie des affects qui manquait encore dans la conception
freudienne et qui sera développée en grande partie par l'école anglaise
avec M. Klein, E. Jones, J. Strachey et bien d'autres. Une psycho-
genèse de l'affect ne pouvait en effet être élaborée que par rapport
aux modalités du développement de la relation d'objet et, inversement, il
est frappant de constater que la répulsion radicale éprouvée par J. Lacan
envers cette notion de relation d'objet s'accompagne, comme A. Green
le fait également remarquer, d'une évacuation de l'affect qui, dit-il,
« est explicitement interdit de séjour dans son oeuvre », au nom de la
fidélité à la démarche freudienne. Si, par ailleurs, nous avons le senti-
ment que la distinction lacanienne entre l'imaginaire et le symbolique
peut correspondre, à certains égards, à ce que nous entendons par rela-
tion d'objet partiel et relation d'objet total, nous préférons évidemment
cette dernière conceptualisation correspondant mieux à notre technique
qui se passerait difficilement d'une théorie des affects.
A l'opposé, M. Bouvet a donné à la relation d'objet et à l'affect une
place centrale dans sa clinique et sa technique sous la forme de la notion
de « distance ». A la résistance au transfert, il a opposé la résistance par
le transfert : le « trop ressentir », ou le transfert d'affects peut lui-même
être utilisé comme défense. En outre, cette opposition se recoupe, pour
lui comme pour nous, avec la distinction entre les structures prégéni-
Le travail du psychanalyste 245
taies (dominées par les relations d'objet partiel) et les structures génitales
(où les relations d'objet total restent prédominantes sur les relations
d'objet partiel).
K. Abraham a été un remarquable clinicien, il rapportait toujours
ses observations et ses interprétations avec le minimum de construction
théorique nécessaire, d'où la clarté de ses travaux portant cependant
sur les aspects les plus profonds et les plus complexesde la viepsychique.
Il a aussi été un thérapeute d'une valeur très exceptionnelle, tout en
restant d'une fidélité absolue à la méthode analytique freudienne.
L'exemple peut-être le plus frappant de ces qualités cliniques et théra-
peutiques est son article de 1919 « Une forme particulière de résistance
névrotique à la méthode psychanalytique ». Il décrit dans ce travail
les difficultés rencontrées dans l'analyse de certains patients à carac-
tère narcissique, qui développent une violente résistance au transfert,
grâce à leur identification (projective) à l'analyste, dont ils prennent
la place et auquel ils dérobent son rôle. K. Abraham signale l'attitude
envieuse de ces patients qui manifestent un mépris évident envers
l'analyste et prétendent faire eux-mêmes et tout seuls leur traitement,
transformé en pseudo-analyse par remplacement de leur narcissisme.
Cet article de K. Abraham possède une profondeur et une modernité
étonnantes, qui évoquent les travaux ultérieurs de M. Klein sur l'envie,
ceux de H. Rosenfeld sur le narcissisme pathologiqueou de J. McDougall
sur « l'anti-analysant ».

Les dernières réflexions de K. Abraham portent, en 1924 et 1925,


sur la formation du caractère — anal, oral et génital.
« L'analyse du
caractère », esquissée par Freud et développée par
K. Abraham, deviendra la préoccupation dominante de W. Reich30,
pendant toute la période où il dirigea le séminaire de technique ana-
lytique, à Vienne, de 1924 à 1930. Celui-ci reprit l'idée de Ferenczi
que les échecs thérapeutiques, jusqu'ici attribués à l'inexpérience ou à
des erreurs individuelles, étaient plutôt dus à des limitations assez
générales de la technique alors en vigueur. Nous ne discuterons pas
ici en détail, faute de place, la technique reichienne de l'analyse du
caractère, très différente, nous semble-t-il,de l'approche de K. Abraham.
W. Reich fait du caractère un type particulier de résistance : la résis-
tance de caractère. Pour lui, la névrose de caractère est toujours la base

30. W. REICH, L'analyse caractérielle, trad. fr., Payot, 1971.


246 J. et F. Bégoin

sous-jacente de la névrose symptomatique, et l'amène à décrire une


« armure caractérielle ». D'autre part, toute défense devant finalement
selon lui entraîner un transfert négatif, ce dernier prend pour la première
fois dans l'histoire de la technique analytique une place qui était
jusqu'alors occupée quasi totalement par le transfert positif. W. Reich,
qui se base essentiellement sur les travaux de Freud et de Ferenczi,
s'en prend à une tendance qui lui semble très dangereuse techniquement,
c'est « l'opinion la plus extrême — et en même temps la plus aberrante —
qu'il suffit de se taire pour que tout s'arrange ». Il dénonce sans ména-
gement ce qu'il nomme la « confusion entre le concept de la passivité
analytique et l'art de l'attente infinie ». Il adopte, au contraire, et
préconise une attitude très combative, visant à « réduire » les manifes-
tations de transfert positif et négatif. Il insiste sur les dangers du trans-
fert négatif, en particulier du transfert négatif latent, qui est présent,
« sans exception aucune », dans toute analyse qui « débute toujours
par une attitude de méfiance ou de critique de la part du malade, attitude
qui reste dans la plupart des cas latente ». L'analyste doit donc entre-
prendre « une élimination systématique et détaillée des défenses du
Moi », sinon, estime-t-il, l'interprétation prématurée de la signification
des symptômes et des symboles, et de matériaux dans l'ordre de leur
apparition et avant la réduction des principales résistances, aboutit à
une situation chaotique. L'analyste ne doit faire aucune interprétation
de fond tant qu'il y a des résistances à interpréter. Il préconise une
tactique systématique d'interventions, résumées par les 3 préceptes :
1) la mise en oeuvre de quelques rares interprétations pertinentes et
systématiques ;
2) l'établissement d'un contact permanent entre la situation actuelle
et la situation infantile ;
3) le choix du point d'attaque :

— attaquer la défense essentielle du Moi ;


— élargir ensuite systématiquement la brèche ainsi ouverte ;
— découvrir les fixations infantiles les plus chargées.

Il écrit : « L'erreur commune consiste à attaquer d'abord le centre


pathogène de la névrose qui se manifeste souvent dès le début du traite-
ment. En réalité, il faut attaquer en premier lieu les positions actuelles
qui, pour peu qu'on procède de manière systématique, conduisent
nécessairement à la situation pathogène centrale. Le succès final dépend
souvent — parfois même d'une manière décisive — du point de départ
Le travail du psychanalyste 247
et du moment de l'attaque du centre de la névrose, ainsi que de la
tactique mise en oeuvre »31.
Il est certain que W. Reich a justement dénoncé certains travers
ou certaines facilités dans lesquels tombaient les praticiens de l'analyse,
à son époque : le recours systématique au silence et l'art de l'attente
infinie, par exemple. Mais certaines conceptions, pour être plus récentes,
du silence comme « la règle d'or » de l'analyse, sont-elles pour autant
si éloignées de ces travers et de ces facilités ? Nous n'en sommespas sûrs.
Leur systématisation comme règle d'or nous ferait plutôt craindre le
contraire. D'autre part, l'importance nouvelle accordée au transfert
négatif nous semble toujours justifiée dans la technique actuelle.
W. Reich donne « l'exemple concret d'un malade qui extériorise sa
résistance homosexuelle du début par un silence obstiné ; le médecin
pourrait prendre pour première cible l'impulsion du Ça en expliquant
au malade qu'il s'attarde à des pensées amoureuses dont il est l'objet :
ce faisant, il interprète le transfert positif » (en fait, non : un transfert
érotisé, comportant une forte charge de résistance et d'agressivité).
« Si le malade ne prend pas la
fuite à la suite de cette révélation, il lui
faudra — en mettant les choses aux mieux — un long laps de temps
pour se familiariser avec cette idée prohibée. Mieux vaut donc aborder
pour commencer la défense du Moi qui se trouve être plus intimement
liée au Moi conscient. Le médecin ne touchera donc pas à l'impulsion
du Ça et se contentera d'expliquer au malade que — pour une raison
ou pour une autre — il se braque contre l'analyse qui, à ses yeux, com-
porte des dangers. Dans la première hypothèse, l'analyste s'attache à
l'aspect du Ça, dans la seconde à celui de la résistance, de la « défense ».
En procédant ainsi, nous comprenons aussi bien le transfert négatif,
aboutissementde chaque défense, que le caractère, la cuirasse du Moi »32.
Nous sommes tout à fait d'accord avec cette « tactique », mais pas
avec la théorisation qui en est faite par W. Reich, ni avec l'attitude
contre-transférentiellequi nous semble sous-jacente à beaucoup de ses
métaphores militaires d'attaques et de brèches à ouvrir. L'interpréta-
tion ci-dessus, par exemple, avec laquelle nous sommes pleinement
d'accord, nous semble davantage à comprendre en termes d'angoisse
ou d'affect qu'uniquement en termes de résistance ou de défense. Elle
vise plutôt à établir, dans un début d'analyse, la situation analytique,
nouvelle et inconnue pour le patient, en lui montrant que l'individu qui

31. Ibid., p. 74-75-


32. Ibid., p. 75.
248 J. et F. Bégoin

se trouve derrière lui peut recevoir et comprendre l'angoisse suscitée


par cette situation et que ce sont de telles manifestations qui vont
faire l'objet du travail analytique, partagé par le patient et l'analyste.
Nous sommes bien loin, avec W. Reich, des efforts pathétiques de
Ferenczi pour découvrir et parler avec lui la langue de l'enfant à l'inté-
rieur de l'adulte ! Si M. Klein est amenée, dans ses analyses d'enfants,
à utiliser très largement l'interprétation, tant du transfert négatif
que du transfert positif, c'est qu'elle a constaté que l'effet principal
de l'interprétation est de soulager l'angoisse, manifeste ou latente, soula-
gement qui est nécessaire à la poursuite du processus analytique. La
position générale de W. Reich est celle d'une épreuve de force engagée
contre les résistances du patient et de l'art et de la manière d'en venir à
bout, plutôt que d'attendre de la relation et de la communication
analysant-analyste un renforcement du transfert positif permettant
d'affronter et d'élaborer en commun les conflits intrapsychiques.
D'ailleurs, il le dit avec un certain cynisme, « si le patient ne supporte
pas l'analyse caractérielle, mieux vaut pour lui qu'il s'en rende compte
au bout de quelques mois que de quelques années ! »...
Nous ne savons pas exactement quelle a été l'influence de la
...
technique reichienne parmi nous. Plutôt une influence théorique que
pratique, nous semble-t-il, d'après ce que nous avons pu apprendre.
Cependant, certains préceptes de W. Reich n'ont pas été sans éveiller
en nous des échos de déjà entendu : par exemple, ses mises en garde
répétées contre le danger de l'interprétation prématurée, contre le
danger des interprétations de contenus et de fantasmes, contre le
danger de l'interprétation du matériel dans l'ordre de son apparition
(mise en garde assez stupéfiante, pourtant), et contre le danger de situa-
tion chaotique pouvant résulter de ces interprétations. Il nous semble
que le problème est ainsi mal posé : si certaines interprétations se révè-
lent dangereuses c'est qu'elles sont en effet mauvaises, mais nous ne
sommes pas sûrs que ce soit pour les raisons indiquées par W. Reich.
M. Klein aurait peut-être dit que l'interprétation est mauvaise quand
elle est « inexacte », c'est-à-dire par exemple quand elle ne correspond
pas à la situation d'angoisse effectivement vécue par le patient, ou que
sa formulation n'a pas été adéquate au niveau du fonctionnement
psychique auquel elle était censée s'adresser. Nous serons cependant
plus prudents, connaissant la rareté des interprétations mutatives
(J. Strachey) et aussi les effets positifs de l'interprétation inexacte
(E. Glover).
Nous ajouterons seulement que la conception de l'analyse du carac-
Le travail du psychanalyste 249
tère et des défenses de caractère, de W. Reich, nous semble très loin
de l'esprit des travaux de Freud et d'Abraham sur le caractère, et nous
donnent aujourd'hui presque l'impression d'une caricature de la théorie
psychanalytique de la résistance, aboutissant à une technique agressive
à l'égard du patient. La résistance, pour faire, comme le transfert,
intrinsèquement partie du processus analytique, n'en est pas moins
un concept dangereux pour l'attitude contre-transférentielle de l'ana-
lyste, s'il n'est pas lié à celui de la nature de l'angoisse, manifeste ou
latente, contre laquelle sont érigées résistances et défenses, et à la
technique d'interprétation de cette angoisse, ainsi qu'à une conception
structurale du fonctionnement et du développement de l'appareil
psychique incluant les premières relation objectales.

III — MELANIE KLEIN ET ANNA FREUD :


LE TRAVAIL DU PSYCHANALYSTE AVEC LES ENFANTS

Il a fallu à peu près le temps d'une génération avant que les premiers
psychanalystes s'enhardissent à appliquer directement à l'enfant les
connaissances nouvelles résultant des découvertes de Freud. Le cas
du petit Hans ne suscita guère d'émules connus, à part celui de la
petite Hilda Abraham. Quand, après la Première guerre mondiale,
M. Klein commença à analyser des enfants, elle se rendit immédiatement
compte qu'une simple action pédagogique, consistant à permettre à
l'enfant de discuter librement avec elle des nombreuses questions qu'il
se posait sur les relations sexuelles, la naissance, la provenance des
enfants, le rôle du père, etc., était utile mais insuffisante. Elle eut la
lucidité et le courage de comprendre que, pour obtenir davantage
qu'un soulagement passager des angoisses précoces de l'enfant, elle
devait recourir à la méthode analytique elle-même, et consacrer à
l'enfant des séances, c'est-à-dire des moments réservés chaque jour,
à heure fixe, à ce travail si particulier entre deux personnes qui seul
mérite le nom de psychanalyse que Freud lui a donné. Dès sa première
analyse d'enfant, M. Klein fut amenée à adopter une technique diffé-
rente de celle utilisée habituellement avec les adultes, et consistant à
interpréter dans le matériel de l'enfant ce qu'elle jugeait le plus urgent
en fonction de l'angoisse. Si bien que, d'emblée, elle eut recours à
l'essentiel de la méthode d'interprétation qui devait devenir caracté-
ristique de sa technique et lui permettre déjà de commencer à recueillir
le matériel très neuf qui allait être la source de ses découvertesultérieures.
250 J. et F. Bégoin
Les trois premiers articles publies par M. Klein33 forment un
ensemble déjà très élaboré, le premier décrivant l'enfant à la maison,
le second l'enfant à l'école, et le troisième faisant le lien entre l'enfance
et la vie adulte à travers les relations de l'angoisse (trois ans avant
Inhibition, symptôme et angoisse de Freud) avec les symptômes, l'inhi-
bition et le développement de la symbolisation et de la sublimation.
L'enfant « réel », vivant, commence dès lors à émerger de l'enfant
« psychanalytique », abstrait des théories.
L'orientation du travail de M. Klein, indiquée dès son premier
article, s'affirme ensuite de plus en plus clairement ; en relation avec la
nature de son objet de recherche, M. Klein se préoccupe avant tout du
développement de l'enfant et de tous les facteurs susceptibles de l'entra-
ver ou de le favoriser. Cet accent porté sur les problèmes de développe-
ment ouvre des perspectives très nouvelles par rapport à l'orientation
des travaux de Freud, tournée essentiellement vers le passé et la recons-
truction de celui-ci à partir de la psychopathologie de l'adulte.
Par ailleurs, ce qui caractérise aussi l'approche de M. Klein, c'est
l'application rigoureuse de la méthode psychanalytique à l'enfant,
grâce à l'introduction de la technique d'analyse par le jeu34. En 1925
et en 1926, après six ou sept ans de pratique de l'analyse d'enfants, elle
est en mesure d'affirmer que la situation analytique et l'approche théra-
peutique restent foncièrement les mêmes chez l'enfant que dans l'analyse
des adultes, ils sont seulement adaptés aux modes particuliers de la
communication de l'enfant. Dans « Les principes psychologiques de
l'analyse des jeunes enfants » (1926) 35, elle soutient, étant donné la
précocité et l'intensité de l'angoisse qu'elle a constatée chez l'enfant,
que non seulement l'analyse n'est pas dangereuse ou impossible pour
lui (Freud pensait que, seuls, des parents semblaient pouvoir être en
mesure de soigner leur enfant comme ce fut le cas pour le petit Hans),
mais qu'au contraire l'enfant se révèle particulièrement apte à l'approche
analytique. L'enfant, en effet, externalise spontanément, dans le jeu

33. M. KLEIN (1921), Le développement de l'enfant ; (1923) Le rôle de l'école dans le déve-
loppement libidinal de l'enfant; (1923) L'analyse des jeunes enfants, in Essais de psychanalyse,
Payot, 1967.
34. Nous verrons se dégager peu à peu plus clairement la différenciation — que Ferenczi,
par exemple, n'avait pas faite — entre, d'une part, la méthode analytique, essentiellement basée
sur le fonctionnement psychique analysant de l'analyste, et son expression par l'interprétation, et
d'autre part, la technique analytique, faite d'un certain nombre de procédés utilisés dans le cadre
et au service de la méthode et qui peuvent rester souples dans leurs modalités comme dans leur
application, en fonction, par exemple, des conditions dans lesquelles se présente le matériel à
analyser.
35. In M. KLEIN, Essais de psychanalyse, Payot, 1967, p. 166.
Le travail du psychanalyste 251
et dans ses relations avec les adultes, ses relations d'objets internes,
celles-ci encore très fluctuantes, le dedans et le dehors n'étant pas encore
nettement différenciés. Si le jeu de l'enfant est l'expression de la
recherche d'une élaboration de ses conflits internes, la technique par le
jeu peut être considérée comme l'équivalent de la technique associative
utilisée chez l'adulte. L'enfant est plus directement en contact avec son
inconscient que l'adulte, chez lequel les mécanismes de défense sont
devenus plus stables et plus rigides. L'enfant montre, dans l'analyse,
la rapidité étonnante de sa réponse aux interprétations qui soulagent
son angoisse. Les règles analytiques sont, chez l'enfant, les mêmes que
celles utilisées avec l'adulte, à l'exclusion de toute influencepédagogique.
Cependant, l'angoisse de l'enfant se manifestant plus directement et
plus massivement que chez l'adulte, il est nécessaire, dans les traitements
d'enfants, d'établir rapidement la situation analytique au moyen de
l'interprétation.
Ces résultats et conclusions de M. Klein auxquels elle parvient
dès les premières années de son activité analytique furent diversement
accueillis. Ils suscitèrent l'enthousiasme de certains, comme K. Abraham
qui, après la communication de M. Klein sur l'analyse de la petite Erna
(rapportée dans le chapitre III de La Psychanalyse des enfants), déclara
en 1924, au Ier Congrès des psychanalystes allemands de Wurtzbourg :
« L'avenir de la psychanalyse est dans l'analyse par le jeu. » E. Jones
l'invita à venir s'installer et travailler à Londres ; par la suite il lui
accorda toujours son soutien, et il défendit ses travaux devant Freud
lorsque celui-ci s'inquiéta de la polémique qui s'instaura bientôt entre
sa fille Anna et M. Klein.
En effet, à la suite de M. Hug-Hellmuth, A. Freud commença
vers 1924 à analyser des enfants et prononça en 1926 à l'Institut psycha-
nalytique de Vienne, quatre conférences d'Introduction à la technique
psychanalytique des enfants36 dans lesquelles elle critiquait les positions
de M. Klein, qui lui répondit à l'occasion d'un Colloque de la Société
britannique37 en 1927. Lors de ce colloque, M. Klein se déclara avec
rigueur et vigueur plus freudienne que la fille de l'inventeur de la
psychanalyse et E. Jones ayant publié dans l'International Journal les
rapport de ce Colloque38, il se trouva accusé par Freud « de mener une

36. A. FREUD, Le traitement psychanalytique des enfants, PUF, 1951.


37. M. KLEIN, Colloque sur l'analyse des enfants, in Essais de Psychanalyse, Payot, 1967, p. 178.
38. Cette publicationpar E. JONES dans l'International Journal comporte, outre l'intervention
de M. KLEIN (indiquée note 4), celles de J. RIVIÈRE, M. N. SEARL, Ella F. SHARPE, E. GLOVER et
E. JONES lui-même.
252 J. et F. Bégoin

campagne publique contre sa fille Anna et peut-être par conséquent


contre lui-même »39. La réponse « calme et circonstanciée » de E. Jones
apaisa Freud mais celui-ci refusa toujours d'accorder une quelconque
reconnaissance aux travaux de M. Klein, en se retranchant derrière
son manque d'expérience personnelle des analyses précoces. Plus tard,
d'autres divergences de vues survinrent entre l'école viennoise et l'école
anglaise, en particulier sur le stade phallique et la psychologie féminine.
E. Jones soutint devant Freud, en 1935, ses propres opinions et celles
de M. Klein, sans succès : « On ne pouvait s'attendre, écrit E. Jones 40,
à ce qu'il fût absolument ouvert à la critique alors qu'il dépendait telle-
ment des soins et de l'affection de sa fille. » Par la suite, les divergences,
en particulier techniques, s'atténueront sur beaucoup de points entre
l'école de M. Klein et celle d'A. Freud41, mais sans que celle-ci ait
jamais explicitement rendu hommage à la première de l'avoir devancée.
Bien que l'histoire de ces discussions soit bien connue, il nous semble utile
d'en relever certains points cruciaux, très pertinents pour notre propos.
En discutant le livre et les idées d'A. Freud, M. Klein est amenée à
préciser la nature de la méthode analytique comme cela n'avait encore
jamais été fait. Seule parmi les pionniers de l'analyse à n'être pas une
élève directe de Freud, n'étant ni médecin ni psychiatre, l'indépendance
de sa pensée est plus grande mais l'oblige du même coup, envers
l'esprit de la méthode freudienne, à une fidélité supérieure à celle de la
propre fille de son inventeur. Encore fallait-il qu'elle en fût capable.
Elle pose d'emblée cette question fondamentale de la fidélité à la
méthode psychanalytique : « Je voudrais affirmer que c'est l'attitude,
la conviction intérieure qui trouve la technique nécessaire », ajoutant :
« Une véritable situation analytique ne peut s'établir que par des
moyens analytiques ». Mais elle montre aussitôt que l'analyste a des
responsabilités particulières (qui n'existent à ce point dans aucun autre
métier) ; elles découlent de la nature même du travail analytique, centré
sur l'inconscient, et elles impliquent une éthique professionnelle insé-
parable de l'attitude et de la conviction intérieures de l'analyste. Il
est logique que l'analyse d'enfants ait reposé les problèmes d'éthique
psychanalytique, déjà en partie explicitée par Freud, notamment dans
son article sur « L'amour de transfert », mais dont les fondements
n'avaient pas encore été mis à jour. M. Klein remarque tout d'abord que

39. E. JONES, La vie et l'oeuvre de S. Freud, PUF, t. 3, 1958, p. 156.


40. E. JONES, ibid., p. 225.
41. Cf. la Préface par A. FREUD de la nouvelle édition de son livre, ainsi que le post-scriptum
écrit par M. KLEIN en 1947 à l'article cité ci-dessus.
Le travail du psychanalyste 253
la technique préconisée par A. Freud et qui vise à ce que l'enfant adopte
à l'égard del'analyse la même attitude que celle des adultes, c'est-à-dire
« une reconnaissancede sa
maladie ou de sa méchanceté », une conscience
morbide, est basée sur l'angoisse que cette technique mobilise : la peur de
castration et le sentiment de culpabilité.Même chez les adultes, le désir
raisonnable et conscient de retrouver la santé n'est, dans une certaine
mesure, qu'un simple écran qui dissimule cette angoisse. « Nous ne
pouvons fonder durablement notre travail analytique sur un projet
conscient qui, nous le savons, ne reste pas longtemps le seul support
de l'analyse, fût-ce chez les adultes. » M. Klein estime que, chaque fois
qu'A. Freud fait appel à ce projet conscient, « elle a recours en réalité
à l'angoisse de l'enfant et à sa culpabilité. Il n'y aurait là rien de contes-
table en soi, car les sentiments d'angoisse et de culpabilité font certaine-
ment partie des facteurs dont dépend notre travail. Je pense seulement
que nous devons connaître clairement la nature des supports sur lesquels
nous nous appuyons et la manière dont nous les utilisons ». Et voici
maintenant les phrases par lesquelles M. Klein formule l'un des prin-
cipes fondamentaux de notre travail et de notre éthique : « L'analyse
n'est pas en elle-même une méthode pleine de douceur : elle ne peut
pas éviter toute souffrance au patient, à l'adulte aussi bien qu'à l'enfant.
En fait, elle doit forcer la souffrance à se manifester à la conscience et
provoquer son abréaction, afin d'épargner au patient une souffrance
ultérieure permanente et plus fatale. Mes critiques ne portent donc pas
sur le fait qu'Anna Freud active l'angoisse et la culpabilité, mais au
contraire sur le fait qu'elle ne les dissipe pas suffisamment. Il me semble
qu'elle fait preuve d'une dureté inutile en amenant à la conscience d'un
enfant sa peur de devenir fou, comme elle le décrit par exemple p. 942,
sans attaquer aussitôt cette angoisse à sa racine inconsciente, et sans la
soulager à son tour, dans toute la mesure du possible » 43.
M. Klein complète ici, par rapport à l'angoisse, les principes de
technique et d'éthique psychanalytiques posés par Freud par rapport à
l'amour. Reportons-nous en arrière pour nous rappeler l'attitude que
préconisait Freud devant le transfert amoureux. Après avoir souligné

42. A. FREUD, ibid., p. 9 dans l'édition originale et p. 22 dans l'édition française : « Je m'in-
formai en quelle mesure il était en somme encore maître de ses actes dans de tels moments, et
comparai sa colère à celle d'un fou pour lequel mon aide pouvaità peine être prise en considération.
Il en fut surpris et déconcerté, car il ne convenaitplus à son amour-propred'être considéré comme
fou. Il chercha alors de lui-même à dominer ses accès, il commença de s'opposer à eux, au lieu
de les surestimer comme précédemment, et, constatant sa réelle impuissance à les réprimer, il
éprouva une aggravation de sa souffrance et de son mécontentementde lui-même... »
43. M. KLEIN, ibid., p. 184.
254 J. et F. Bégoin

qu'il n'écrivait pas « pour la clientèle mais pour les médecins aux prises
avec de graves difficultés » ; il s'affirmait « bien placé pour remplacer
les décrets de la morale par les égards dus à la technique analytique ».
Inviter la patiente « à étouffer sa passion, à renoncer et à sublimer,
ne serait pas agir suivant le mode analytique, mais se comporter de
façon insensée. Tout se passerait alors comme si, après avoir à l'aide
de certaines habiles conjurations, contraint un esprit à sortir des enfers,
nous l'y laissions ensuite redescendre sans l'avoir interrogé ». Il récuse
aussi « le moyen terme » entre la répression et la collusion, et qui consis-
terait à « prétendre partager les tendres sentiments de la patiente, mais
en évitant toutes les manifestations physiques de ceux-ci, jusqu'au
moment où l'on sera parvenu à ramener la situation dans des voies plus
calmes et à les porter à un niveau plus élevé ». Il ajoute : « J'allègue
contre ce procédé le fait que le traitement psychanalytique repose sur
la véracitéa 44, c'est même à cela qu'est due une grande partie de son
influence éducative et de sa valeur éthiquea. » Et, un peu plus loin, il
n'hésite pas à écrire : « En résumé, rien ne nous permet de dénier à
l'état amoureux, qui apparaît au cours de l'analyse, le caractère d'un
amour « véritable ». Il ne reste qu'une seule voie, l'analyse, qui trouve
ici la marque de sa spécificité : « La voie où doit s'engager l'analyse est
tout autre et la vie réelle n'en comporte pas d'analogue. Il doit se garder
d'ignorer le transfert amoureux, de l'effaroucher ou d'en dégoûter la
malade, mais également, et avec autant de fermeté, d'y répondre...
Sa patiente... va elle-même trouver une voie vers les fondements
infantiles de son amour. »
Le premier principe éthique a donc été énoncé par Freud, en rela-
tion avec le problèmede l'amour et du plaisir ; il « repose sur la véracité »,
c'est-à-dire sur la recherche et le respect de la vérité : ici, véritéde la réalité
psychique. M. Klein y ajoute un second principe, en relation avec le
problème de « l'angoisse et de la culpabilité » et analogue au primum
non nocere médical : la responsabilitépour la souffrance psychique qui est
inhérente à la situation analytique créée par l'analyste avec les seuls
moyens analytiques (à l'exclusion de la séduction et de l'intimidation) ;
l'analyste est, du même coup, placé dans la position d'avoir à soulager
cette souffrance par le moyen de la compréhension et de l'interprétation,
pour maintenir la situation analytique elle-même. Le respect de la vérité
et la responsabilité pour la souffrance psychique confèrent à la méthode
analytique sa rigueur et désignent à la technique ses règles.

44. a : Souligné par nous.


Le travail du psychanalyste 255

Tout l'article de M. Klein reproduisant son intervention au Col-


loque de 1927 sur l'analyse des enfants est, en fait, consacré à montrer
que ces deux principes fondamentaux de la méthode analytique décou-
lent des découvertes acquises sur le fonctionnement psychique et la
nature des relations d'objet inconscientes mises en jeu dans le processus
analytique. M. Klein peut dès lors préciser son attitude face au trans-
fert tant positif que négatif : « Ma méthode suppose que j'aie accepté
dès le début d'attirer sur moi le transfert négatif aussi bien que le
transfert positif, et d'examiner ceux-ci jusqu'aux racines qu'ils plongent
dans la situation oedipienne »45. De là découle la responsabilité de
l'analyste : il accepte d'être pris comme objet de transfert, et en cela
il accepte de représenter un rôle parental pour l'enfant. Mais ce qui
différencie son rôle de celui des parents, c'est qu'il n'agit pas le rôle
qui lui est donné, mais qu'il le pense et l'interprète en tant que représen-
tation, c'est-à-dire en tant que remplissant une certaine fonction dans
l'activité psychique de l'enfant qui le lui propose46. Il est facile alors à
M. Klein de distinguer l'attitude analytique d'une attitude éducative
(l'éducateur accepte aussi implicitement d'être un représentant des
parents internes). « Je pense donc que la différence radicale qui sépare
nos attitudes devant l'angoisse et la culpabilité des enfants est celle-ci :
Anna Freud utilise ces sentiments pour s'attacher l'enfant, tandis que
je les fais entrer dès le début au service de l'analyse » (ibid.). Cette
définition du travail de l'analyste avec des enfants nous semble tout
aussi valable dans le cas de l'analyste avec des adultes.
M. Klein montre qu'en analysant le transfert, tant positif que négatif,
« une situation analytique a été établie »,
qui permet souvent de se
passer d'information sur l'entourage de l'enfant, en trouvant chez
celui-ci même la base sur laquelle l'analyse peut s'appuyer. Dès lors,
elle peut affirmer : « Bref, nous avons réuni les conditions nécessaires
d'une analyse, et si nous évitons les mesures pénibles, difficiles et peu
sûres décrites par A. Freud, nous assurons à notre travail (et ceci me
semble encore plus important) la pleine valeur et le succès d'une analyse
en tous points équivalente à l'analyse d'un adulte »47. Nous pouvons
aujourd'hui poser le problème dans l'autre sens, et nous demander si

45. Ibid., p. 185.


46. Dans les analyses où apparaît une maladie psychosomatique, l'analyste a une responsabi-
lité plus grande, car il n'est plus seulement, pour le Moi psychique du patient, un représentant
des objets primaires, mais il est devenu l'objet primaire lui-même pour les parties du Moi corporel
qui, pour élaborer les premières symbolisations,ont de l'analyste le même besoin qu'a le nourrisson
du fonctionnement psychique d'une mère.
47. M. KLEIN, ibid., p. 186.
256 J. et F. Bégoin

les conditions exigées en 1927 par M. Klein pour l'établissement de la


situation analytique étaient alors aussi rigoureuses pour l'adulte qu'elle
le réclamait pour l'enfant. Il nous semble plutôt qu'à ce moment M. Klein
porte la théorie de la technique à un point plus avancé qu'elle ne l'était
encore pour l'adulte. Et que là réside la source réelle des résistances que
son oeuvre rencontrera et qu'illustrent bien les premières positions
d'A. Freud. Nous voudrions soutenir l'idée que l'analyse d'enfants n'a
pas fini de mettre la technique d'analyse d'adultes à l'épreuve et de
nous permettre de comprendre plus profondément ce qui, dans cette
technique, est vraiment analytique et ce qui ne l'est pas encore suffisam-
ment et devrait être amélioré.
Dans son article « La technique psychanalytique du jeu : son histoire
et sa signification » 48, publié en 1955, M. Klein, jetant un regard en
arrière sur son oeuvre, constate que tout son travail avec les enfants et
avec les adultes ainsi que ses contributions à la théorie psychanalytique
« sont issus, en dernière analyse, de la
technique du jeu telle qu'elle a
été élaborée avec les tout jeunes enfants ». Elle montre à quel point
l'interprétation est nécessaire à la poursuite de l'expression de sa vie
fantasmatique par l'enfant à travers le jeu qui, sinon, peut être bloqué
par l'angoisse. Tout analyste débutant découvre avec étonnement les
capacités d'insight des jeunes enfants, souvent beaucoup plus grandes
que celles des adultes, et qui lui permettent de comprendre les interpré-
tations analytiques exprimées dans un langage approprié. M. Klein
souligne le changement radical dans la techniquea49 qu'elle a ainsi opéré :
« A l'époque où je commençai à travailler c'était un principe établi que
les interprétations devaient être prodiguées fort parcimonieusement. »
D'autre part, l'importance particulière qu'elle a été obligée de donner
à l'angoisse, chez ses petits patients, « allait à l'encontre du point de vue
psychanalytique selon lequel on ne devrait pas donner d'interprétations
trop profondes ni trop fréquentes ». Mais, dit-elle, « j'ai persévéré dans
ma façon de procéder... Cette approche m'amena dans un champ
nouveau, car elle ouvrait à la compréhension des fantasmes, des
angoisses et des défenses de la toute petite enfance, qui étaient encore à
ce moment-là presque inexplorés... C'est en abordant le jeu de l'enfant
de la même façon que Freud avait interprété le rêve que je découvris

48. Cet article introduit le volume New Directions in Psycho-Analysis. The Significance O
Infant Conflict in the Pattern of AduIt Behaviour. Edited by M. KLEIN, P. HEIMANN, R. E. MONEY-
KYRLE, préface by E. JONES, TavistockPublications, 1955. Il est également publié dans le vol. III
de The Writings of Melanie Klein, et sa traduction française, que l'un de nous en avait faite pour
l'Institut, vient de paraître dans La Psychiatrie de l'Enfant.
49. a : Souligné par nous.
Le travail du psychanalyste 257
que je pouvais accéder à l'inconscient de l'enfant ». Contrairement aux
tentatives de Ferenczi auxquelles se ralliait A. Freud50, le « changement
radical de la technique » introduit par M. Klein ne remettait pas en
cause la méthode analytique elle-même, basée sur l'interprétation du
transfert, mais en confirmait le bien-fondé en l'approfondissant et en
lui ouvrant de nouveaux champs de recherche. Nulle part davantage
qu'en analyse d'enfants l'idée de Freud selon laquelle, en analyse,
traitement et investigation sont inséparables, ne reçoit une confirmation
plus éclatante. M. Klein a montré qu'il existe toujours une forte culpa-
bilité inconsciente et un profond état dépressif, même chez les enfants
dits « normaux », le comportementde ces derniers demeurant plus assuré
et plus actif que celui des enfants névrosés, en raison de la meilleure
qualité et de la plus grande sécurité de leurs relations avec leurs objets
intériorisés.
Nous ne pouvons ici évoquer, même brièvement, les principales
découvertes de M. Klein51, qui sont bien (ou mal) connues et dont
beaucoup sont devenues partie intégrante du fonds commun des
connaissances analytiques : les stades précoces du complexe d'OEdipe,
sujet du rapport de Eulalia Torras de Beà au précédent Congrès, la
sévérité du Surmoi prégénital, les notions de positions schizo-paranoïde
et dépressive, d'identification projective et de relation avec l'intérieur
du corps de la mère, le rôle des pulsions destructrices et en particulier
de l'envie, etc. Nous voudrions seulement souligner un point découvert
par M. Klein et dont la description pose souvent des problèmes au
lecteur : la complexité extrême et très précoce de la vie psychique de
l'enfant, l'un des caractères principaux de l'organisation adulte étant
la simplification et l'harmonisation du monde psychique interne, à
travers les processus d'identification52. Dès 1932, dans la seconde partie
de La psychanalyse des enfants, M. Klein s'est sentie en mesure de
retracer les répercussions des angoisses précoces de la fille et du garçon
sur les phases de leur développement sexuel. Les descriptions qu'elle
en donne alors ont atteint une complexité considérable, du fait des

50. A. FREUD, Le traitementpsychanalytique des enfants, PUF, p. 71, note 1 : Le pouvoir éducatif
apporte à l'analyste encore d'autres avantages. Il rend possible l'emploi de la « thérapeutique
active » de Ferenczi, avec répression de symptômes isolés, ce qui doit augmenter l'accumulation
de libido non déversée, et amener de cette manière à l'analyse du matériel plus riche ».
51. Cf. à ce sujet : H. SEGAL, Introduction à l'oeuvre de M. Klein, PUF, 1969 ; D. MELTZER,
The Kleinian Development,Part II : « Richard week by week » (A critique of the « Narrative of a
child analysis and a review of Melanie Klein's Work), Clunie Press, 1978 ; H. SEGAL, Klein,
Fontana Moderne Masters, Fontana/Collins, London, 1979.
52. Voir le rapport de P. LUQUET au Congrès de Paris 1961 : « Les identifications précoces dans
la structuration et la restructuration du Moi .
258 J. et F. Bégoin

multiples fluctuations des relations d'objet par rapport au sein, au


pénis, aux parents combinés, aux innombrables modalités de la scène
primitive, aux objets externes et aux objets internes, aux positions
tantôt homosexuelles tantôt hétérosexuelles successivement traversées,
abandonnées, reprises, aux modalités des angoisses persécutrices et
dépressives, aux pressions du Surmoi et du Ça, aux pulsions libidinales
et destructrices ainsi qu'aux pulsions épistémophiliques, aux besoins
de restitution et de réparation, etc. Le monde psychique interne de
l'enfant, et tout spécialement du jeune enfant, est complexe, instable
et fluctuant, c'est un monde où rien n'est acquis définitivement, où tout
progrès peut se trouver brusquement remis en question, où la sécurité
un instant conquise se trouve à nouveau ébranlée. Le lecteur de ces
descriptions kleiniennes se sent souvent surpris, parfois dérouté,
choqué, tiraillé, voire confus et désorienté, d'autant que M. Klein suit
tous ces mouvements et toutes ces oscillations avec une minutie stupé-
fiante, sans être apparemment déconcertée par ce kaléidoscope, semblant
avoir réponse à tout et pouvoir s'identifier aux situations les plus inima-
ginables. Elle accepte imperturbablement cette complexité, elle reconnaît
que les stades classiques se recouvrent largement les uns les autres,
que les sensations et les tendances génitales apparaissent extrêmement
tôt et se mêlent dès lors aux désirs et fantasmes urétraux et anaux,
que la culpabilité naît dès la petite enfance sous le poids du Surmoi
précoce et qu'elle dirige l'évolution du complexe d'OEdipe, plutôt
qu'elle n'en émerge à son achèvement ; elle découvre que les petits
enfants des deux sexes ont très tôt une connaissance inconsciente du
vagin et que la phase dite « phallique » dans laquelle l'organe mâle
entrerait seul en ligne de compte est une simplification défensive d'une
génitalité infantile en réalité beaucoup plus compliquée, l'amour du
garçon pour le père et la peur de priver la mère du père venant compli-
quer le complexe de castration décrit par Freud, tandis que la petite
fille désire très tôt intérioriser le pénis du père, bien avant de vouloir
posséder un organe mâle.
Tout cela amène des modifications très significatives dans le tableau
de la névrose infantile classique. Certes, M. Klein en est encore à ce
moment (en 1932) à rechercher des points de repère nouveaux qui
permettraient de mettre davantage d'ordre dans les multiples confusions,
géographiques et zonales (D. Meltzer) caractéristiques de la mentalité
enfantine : ce seront, essentiellement, les notions de positions et la
description de l'identification projective. Il n'en reste pas moins que
c'est sur ce matériel que l'analyste, aussi bien d'adulte que d'enfant,
Le travail du psychanalyste 259

doit travailler et que c'est aussi, après le petit Hans, le matériel dont
Freud a rencontré certains aspects chez l'Homme aux loups. M. Klein
le montre bien quand elle compare ces deux célèbres cas de « névrose
infantile »53. Sous l'influence de la psychanalyse des enfants, la « confu-
sion des langues » dénoncée par S. Ferenczi va commencer à diminuer.
Et cela est tout particulièrement vrai en ce qui concerne M. Klein
qui, comme le fait remarquer D. Meltzer, décrivant le processus analy-
tique à partir de son déroulement dans l'analyse des enfants, souligne
que « l'une des vertus particulières du travail de Melanie Klein est
qu'elle parlait le même langage à ses patients et à ses collègues »54 55.

53. M. KLEIN, La psychanalysedes enfants, PUF, p. 172-176.


54. D. MELTZER, Le processus psychanalytique,Payot, 1971, p. 35.
55. Sauf, bien entendu, pour des termes comme « position schizo-paranoïde » et « position
dépressive » appartenant à un métalangage.
III PROBLÈMES DE COMMUNICATION

AVEC LES PARTIES INFANTILES DU SELF

DU PETIT HANS A L'HOMME AUX LOUPS :


NOTES DE RELECTURE

Faute de place, nous renonçons à publier ici ce chapitre, qui tentait


d'expliciter certains écueils rencontrés dans la communication avec les
parties infantiles du Self du fait que l'amnésie infantile fait de l'enfant
un étranger pour l'adulte et un interlocuteur dangereux pour sa propre
omnipotence infantile. Nous reprenions l'analyse détaillée de quelques
avatars du transfert et du contre-transfert observables dans le cas du
« Petit Hans » et, nous appuyant sur une brève comparaison entre le
Petit Hans et l'Homme aux loups, nous abordions le problème de la
différenciation entre l'identification projective normale et l'identifica-
tion projective pathologique.
IV — DISCUSSION :
PARAMÈTRES DU TRAVAIL ANALYTIQUE

I — RÉSISTANCE ET TRAVAIL EN ANALYSE

La résistance se définit comme ce qui fait obstacle au travail ana-


lytique, il y a donc un intérêt évident à rapprocher les deux concepts
qui, en général, sont étudiés séparément. L'analyse des résistances a
longtemps été considérée avec l'analyse des rêves et l'analyse du trans-
fert, comme l'une des pierres angulaires de la technique analytique.
Nous avons assez souvent rencontré cette question jusqu'ici pour n'avoir
pas à y revenir trop longuement maintenant. Dans un article récent,
G. Rosolato56 rappelle les trois « règles d'or » de l'analyse classique des
résistances : analyser les résistances avant le contenu ; analyser les
résistances du Moi avant celles du Ça ; procéder de la « surface » à la
« profondeur ». L'auteur note aussitôt que ces règles instituent spéci-
fiquement un écart (sinon un clivage) entre résistance et contenu, d'où
découleraient deux courants psychanalytiques qu'il nomme « technolo-
giques » : l'un, classique, préconisant une telle analyse des résistances ;
et l'autre, dit « kleinien », allant soi-disant directement à « l'analyse des
contenus archaïques, profonds ».
Ce n'est pas ce second courant qui intéresse ici G. Rosolato, qui lui
reconnaît seulement au passage de procéder en fait à une analyse indi-
recte des défenses. L'auteur veut surtout écarter deux positions
extrêmes : d'une part, la systématisation de l'analyse des résistances,
très en faveur surtout aux Etats-Unis, par exemple chez R. Greenson57,
et d'autre part tout un courant de la psychanalyse française qui, sous

56. G. ROSOLATO, L'analyse des résistances, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1979, n° 20,
p. 183-214.
57. R. R. GREENSON, Technique et pratique de la psychanalyse, trad. par F. ROBERT, PUF 1977,.
262 J. et F. Bégoirt

l'influence de J. Lacan, « s'est engagé à ne jamais pratiquer l'analyse


des résistances ». Nous partageons en grande partie les critiques de
G. Rosolato envers ces deux tendances opposées. Comme lui, nous
pensons que la technique de R. Greenson donne à l'analyse « une tour-
nure sado-masochiste » et peut induire un mode de transfert « qui
exploite le masochisme de l'analysant », comme nous l'avons indiqué
plus haut à propos de W. Reich. Par ailleurs, l'absence totale d'analyse
des résistances nous semble aboutir au même résultat en favorisant,
comme l'indique Rosolato, une idéalisation excessive de l'analyste par
son patient.
G. Rosolato fait remarquer que Freud, bien qu'ayant toujours utilisé
des procédés comme « l'explication, l'injonction et l'absolution »
destinés à abattre les résistances de façon plus ou moins autoritaire a,
par ailleurs, donné maints exemples d'une technique beaucoup plus
souple. C'est à une telle « analyse indirecte et souple des résistances en
fonction du contenu fourni par l'analysant » que se rallie Rosolato, qui
voit se glisser par les deux voies précédentes une résistance à la psycha-
nalyse. Cependant, nous ne sommes pas certains que la souplesse, pour
souhaitable qu'elle soit, apporte une solution suffisamment approfondie
au problème de l'analyse des résistances. Au fond, G. Rosolato demeure
fidèle au concept classique de résistance, qui reste pour lui « capital
dans la conduite de la cure ». Pourtant, si la technique que M. Klein
a été amené à utiliser d'abord avec les enfants, puis à adapter aux
adultes, a marqué un changement radical par rapport à la technique
très silencieuse généralement en cours à son époque, c'est précisément
dans la mesure où elle a abordé le problème de la résistance d'une façon
qui en a renouvelé la signification en même temps que l'abord technique.
Si la résistance se définit par ce qui fait obstacle au travail analytique,
il importe d'ajouter qu'il ne peut y avoir de travail analytique sans
résistance, ce que J.-L. Donnet58 a appelé l'antinomie de la résistance.
Les deux concepts de résistance et de travail ne peuvent donc être dis-
joints sans fausser le sens de la situation analytique. G. Rosolato
n'évoque qu'une seule fois l'angoisse, dans la deuxième partie de son
article consacrée aux résistances à la « psychanalyse en général », à
propos de « la résistance comme refus de la relation d'inconnu, à
l'origine même de l'angoisse ». Or, c'est chez l'enfant que la résistance
se manifeste le plus directement par ce qui la sous-tend : l'angoisse.
La technique de M. Klein a été élaborée pour répondre à cette résistance

58. J.-L. DONNET, L'antinomie de la résistance, L'Inconscient, PUF, 1967, n° 4, p. 55-82.


Le travail du psychanalyste 263
dont l'analyse, ne pouvant ici être éludée, devient de ce fait, pour la
première fois explicitement, partie intégrante de l'instauration de la
situation analytique elle-même. C'est là, à notre sens, un changement
aussi capital pour la technique analytique que celui qui est survenu
lorsque Freud a réalisé que le transfert, loin d'être un obstacle à l'action
analytique, en était le meilleur allié. En 1932, M. Klein définit l'inter-
prétation comme « devant porter, pour livrer accès à l'inconscient de
l'enfant, sur un élément du matériel inconscient qui exige une interven-
tion urgente59. Elle repère deux indices de cette « urgence » de l'inter-
prétation : « la répétition, sous des formes multiples et variées, du
même thème ludique » et, « en second lieu, l'intensité de l'émotion liée
à ces diverses représentations ». Dans la Préface de Narrative of a
Child Analysis60, écrite à la fin de sa vie, elle reste fidèle à cette définition
qui, pour elle, est devenue celle de la méthode psychanalytique elle-même.
Il ne s'ensuit nullement que la technique préconisée par M. Klein ne
vise à interpréter que des « contenus archaïques et profonds », comme il
est souvent dit trop schématiquement. Tout dépend de la nature et du
niveau de l'angoisse « principale » en cause dans le matériel exprimé
hic et nunc par le patient, matériel évidemment susceptible de porter
sur n'importe quel point de la gamme entière des angoisses et des
défenses, des plus superficielles aux plus profondes.
Nous ne suivrons plus G. Rosolato lorsqu'il étend sa critique de
R. Greenson au concept d'alliance de travail développé par ce dernier.
Comme l'a fait remarquer F. Lévy61 dans une étude philosophique et
linguistique consacrée à cette notion, le durcharbeiten est la quote-part
du travail qui incombe à l'analysé par opposition aux séances d'hypnose
où « seul le médecin se fatigue », et il constitue un authentique travail
d'élaboration psychique des résistances. Freud en a montré la nécessité,
confirmée par l'expérience quotidienne de l'analyste qui doit, jour
après jour, combattre la tendance du patient à récuser à la séance sui-
vante ce dont il avait la veille pris conscience, ou même à oublier
qu'il en ait jamais pris conscience. La perlaboration ne se situe, en fait,
pas seulement du côté du patient : elle fait aussi partie du travail de

59. M. KLEIN, La Psychanalysedes enfants, PUF, p. 36.


60. The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis, London, 1961. Trad. fr. :
Psychanalyse d'un enfant, Paris, Tchou, 1975. Cette traduction comporte malheureusement un
grand nombre d'erreurs, d'omissions et même de contresens. Nous recommandons très vivement
d'étudier de préférencele texte anglais publié maintenant comme tome IV de l'édition complète
chronologique des oeuvres de M. KLEIN par HogarthPress and the Institute of Psycho-Analysis,
London.
61. F. LÉVY, La notion de travail chez Freud à l'endroit de la civilisation et de la cure ana-
lytique (Kulturarbeit et Durcharbeiten). Rev. fr. de Psychanal., 1975, n. 3, p. 459-479.
264 J. et F. Bégoin

l'analyste qui doit constamment, tel Pénélope, retisser au jour de l'ana-


lyse ce qui a été défait à la faveur de la nuit des intervalles entre les
séances62. C'est là le deuxième aspect du travail interprétatif, celui qui
facilite la perlaboration des résistances (le premier étant, comme nous
l'avons dit plus haut, celui qui permet à l'analyste d'établir la situation
analytique et de lutter pour son maintien, face aux multiples tentations
du patient pour la briser et entraîner l'analyste dans un acting-in
mutuel).
En ce sens, une lutte est donc bel et bien en cours pour instaurer
entre l'analyste et l'analysant, une collaboration que nous ne voyons
aucun inconvénient à appeler, comme R. Greenson, une alliance de
travail. Cet auteur a développé sous ce nom les concepts d' « alliance
thérapeutique » d'E. Zetzel63, et de « transfert adulte » de L. Stone64.
Pour R. Greenson, l'alliance de travail constitue une deuxième catégo-
rie de réactions du patient, distincte de la névrose de transfert, et
centrée sur l'aptitude du patient à travailler dans la situation analytique.
L'alliance de travail dérive, pour lui, de la relation réelle avec l'analyste,
plutôt que du transfert. Nous pensons cependant que cette distinc-
tion trop tranchée justifie en partie la méfiance que suscite la notion
chez certains, comme G. Rosolato, car elle évoque un clivage défensif
qui peut, évidemment, être mis en oeuvre dans certains cas, par exemple
sous la forme d'une défense obsessionnelle par l'intellectualisation
(défense très redoutée autrefois par les analystes, sans doute aujourd'hui
mieux armés en eux-mêmes contre elle). Pour Greenson, l'interpréta-
tion de l'analyste ne peut être efficace que s'il existe une alliance de
travail, qu'il considère comme une condition préalable d'analysabilité.
L'alliance de travail est pour lui la contrepartie nécessaire de la névrose
de transfert ; elle n'existe pas chez le patient essentiellement narcissique.
Nous préférons, quant à nous, une conception dans laquelle la confiance

62. Nous pensons, évidemment, en écrivant cette métaphore, au livre de D. BRAUNSCHWEIG


et M. FAIN, La nuit, le jour (PUF, 1975). Nous faisons, quant à nous, allusion ici à la constatation
clinique sans cesse répétée que, dans l'analyse,l'aspect « réparateur » du sommeil est lié à la reprise
imaginaire dans le rêve, de la relation « diurne » avec les capacités réparatrices de l'objet combiné,
instaurée par la communication et l'interprétation analytiques ; cet aspect réparateur peut contre-
balancer plus ou moins efficacement l'effet des intervalles entre les séances, ressentis très long-
temps comme des « nuits » de cauchemars remplis de fantasmes masturbatoires générateurs de
scènes primitives dangereuses et destructrices. Ce n'est que vers la fin du processus analytique,
et cela en signale l'approche, que l'analysant, surmontant enfin la régression analytique, peut
refaire le deuil de l'objet combiné primitifd'une façon plus complète et mieux intégrée, au niveau
génital,lui permettant de maintenir une prédominanceplus stable des aspects réparateurs du rêve
sur ses aspects masturbatoires et régressifs.
63. E. R. ZETZEL(1956),Current concepts of transference,Int. J. Psycho-Anal., 37,p. 369-376
64. L. STONE (1961), The psychoanalyticsituation, New York, Int. Univ. Press.
Le travail du psychanalyste 265
envers la méthode analytique n'est pas exigée à l'avance mais se déve-
loppe au fur et à mesure du déroulement du traitement et en relation
avec celui-ci, comme l'indiquent J. Sandler, C. Dare et A. Holder65.
D. Meltzer a montré de façon convaincante que l'alliance de travail se
produit au niveau de ce qu'il nomme « la partie adulte de la person-
nalité » (cf. le transfert adulte de Leo Stone), caractérisée par l'identifica-
tion introjective (par opposition aux « parties infantiles », où prédomine
l'identification projective). L'alliance de travail, en ce sens, dépend de
« l'adhésion à la
responsabilité pour la réalité psychique de la part de la
partie adulte de la personnalité ». Elle n'est donc pas exigible d'emblée,
mais elle se développe parallèlement au progrès du transfert positif,
pouvant être remise en question, comme le signale R. Greenson, à
chaque nouveau développement de la névrose de transfert qui amène
de nouvelles résistances. Si c'est, comme le pense D. Meltzer, « l'ana-
lyse d'enfants qui nous révèle le processus analytique dans sa forme la
plus pure », il n'est pas possible, pendant très longtemps, de parler de
collaboration dans l'analyse des enfants. Mais « il n'est pas possible de
parler non plus de leur manque de collaboration aussi longtemps qu'une
alliance véritable ne s'est pas développée dans la partie « adulte » de
leur personnalité, de façon à ce que les fluctuations de cette alliance
au cours du travail puissent être étudiées ». Chez l'adulte, la situation
est, mutatis mutandis, la même au niveau des aspects adultes et infan-
tiles du Moi inconscient.
Parmi les fluctuations de l'alliance de travail, certaines sont inhé-
rentes au rythme même du processus analytique, comme les réactions
à la séparation du week-end, que R. Greenson décrit en détail dans son
livre sur la technique, qui contient, à côté de certaines attitudes assez
rigides ou dogmatiques, beaucoup de notations cliniques très justes et
très utiles. Il se flatte cependant à tort d'être le premier à souligner
l'importance décisive de la situation transférentielle dans les réactions
du patient au week-end, car l'école anglaise (après Freud et la « cara-
pace du lundi ») y insiste aussi beaucoup et depuis fort longtemps;
mais peut-être est-il en effet le premier à en avoir donné une description
systématique, avec laquelle nous sommes en grande partie d'accord66

65. J. SANDLER, C. DARE, A. HOLDER (1975), Le patient et le psychanalyste. Chap. III : « L'al-
liance de traitement », trad. fr. par D. BERGER, PUF, 1975.
66. Nous n'apporterons qu'une correction à cette description. Comme E. Bick l'avait fait
remarquer à l'un d'entre nous, au cours d'une supervision d'analyse d'enfant, les réactions à la
séparationdu week-endapparaissenten général dans le matériel de la séance du jeudi, et non dans
celle du vendredi, où la séparation est vécue comme étant déjà accomplie. C'est dans la séance
du jeudi, dans les associations ou dans un rêve, que l'on trouvera par exemple les modes mastur-
266 J. et F. Bégoin

et dont nous recommandons vivement la lecture à tous les jeunes ana-


lystes. Nous sommes particulièrement sensibles à la souplesse d'atti-
tude dont il fait preuve lorsqu'il indique, par exemple, la nécessité
pour certains patients et à certains moments de l'analyse, de garder
avec l'analyste une possibilité de contact pendant le week-end, cette
possibilité pouvant à elle seule être suffisante à éviter une détérioration
trop intense; nous apprécions aussi qu'il souligne le danger d'une
attitude trop rigide de miroir et d'abstinence ; qu'il note que le silence
de l'analyste encourage la névrose de transfert aux dépens de l'alliance
de travail ; qu'il recommande de ne jamais renvoyer un patient sans
un mot ; qu'il indique que le cadre de la psychanalyse laisse place à
beaucoup de variantes, si elles restent guidées par le souci de favoriser
le développement du processus analytique; et, en particulier, qu'il
recommande d'éviter tout malentendu grâce aux mots, au langage, au
ton de la voix qui établissent « le pont qui comblera la distance entre le
patient et l'analyste, tout comme ils l'ont déjà fait entre la mère et
l'enfant, après la séparation corporelle » ; — qu'il souligne aussi la
prudence avec laquelle l'analyste doit faire usage du silence, interven-
tion à la fois active et passive car, si elle laisse du temps au patient, cette
intervention est aussi un très puissant moyen de pression sur lui ;
qu'il insiste également sur la responsabilité de l'analyste envers les
droits du patient à protéger, car ils concernent « des besoins essentiels
qui demandent à être sauvegardés, et non des désirs qui laisseraient
place au choix », etc.
Tous ces aspects du travail de l'analyste décrits par R. Greenson
nous semblent d'autant plus nécessaires à souligner que celui-ci s'est
livré par la suite en 1973, au Congrès international de Paris67 à une
violente et systématique attaque de la technique kleinienne, grossière-
ment caricaturée, attaque qui reprenait certaines des anciennes cri-
tiques de E. Glover, et à laquelle H. Rosenfeld68 a répondu avec autant
de pertinence que de modération. Ce n'est un secret pour personne
que cette attaque était liée à l'installation à Los Angeles d'un groupe
d'analystes anglais, dont W. R. Bion, et que des rivalités violentes
s'étaient alors élevées entre certains d'entre eux et les Instituts locaux
de Psychanalyse. Sans entrer dans ces controverses, nous avons été

batoires d'intrusion à l'intérieur de l'objet (identification projective) qui dénient la séparation


imminente, tandis que le matériel du vendredi sera fait du mélange des angoisses dépressives et
persécutoires résultant des fantasmes et défenses de la veille.
67. R. R. GREENDON, Transference : Freud or Klein, Int. J. Psycho-Anal, 1974, n° 1, p. 37-48.
68. H. ROSENFELD, Discussion of the paper by R. R. Greenson, ibid., p. 49-51.
Le travail du psychanalyste 267
frappés, dans le livre de R. Greenson, de la fréquence avec laquelle
il cite des cas dont le traitement avec un autre psychanalyste avait
échoué et qui sont pour lui l'occasion d'afficher son triomphe sur
l'analyste précédent. Au point qu'il semble que la confrontation avec
des analystes kleiniens, avec lesquels il avait tenu à discuter de cas
personnels, a peut-être été ressentie par lui comme une blessure nar-
cissique intolérable, comme s'il s'était senti, à son tour, menacé d'être
surclassé alors que d'habitude c'était lui qui se considérait comme sur-
classant ses collègues et rivaux. Dans sa communication à Paris, il
avait en effet projeté une « omniscience » et une omnipotence extra-
ordinaires sur les analystes kleiniens, qui se présentaient, selon lui,
comme si leurs patients faisaient « une névrose de transfert immédiate »,
comme s'ils étaient « capables d'avoir un accès immédiat aux couches
les plus profondes de l'inconscient », ou de reconstituer l'histoire d'un
patient inconnu d'eux en écoutant seulement sa dernière séance
d'analyse, etc.
Cette anecdote, plutôt attristante, nous amène à penser que la
nouveauté de la technique introduite par M. Klein est susceptible de
continuer à faire scandale, en raison du niveau indiscutablement plus
profond qu'elle peut éventuellement atteindre. Une telle nouveauté
provoque même parfois une réaction catastrophique, dans le sens de
Bion : un sentiment de changement tel que les limites habituelles de la
théorie analytique semblent menacées d'écroulement. Comme l'un de
nous l'a déjà suggéré69, c'est aussi le sens profond que l'on peut attribuer
à l'exclamation de Freud arrivant à New York en 1909 avec l'impression
« d'apporter
la peste » en introduisant la psychanalyse dans le Nouveau
Monde. E. Jones a maintes fois fait observer la similitude des critiques
faites à M. Klein et de celles subies par Freud au début de sa carrière.
Une nuance très importante a été apportée par D. Meltzer à la
compréhension de la technique de M. Klein. Dans son commentaire de
Narrative of a Child Analysis, il écrit70 à propos de la deuxième semaine
de l'analyse de Richard : « On peut voir qu'elle corrige constamment
ses interprétations, sans aucune honte. Si son interprétation se révèle
inutile, elle la met de côté et la remplace ou la reconstruit. Elle rassemble
constamment le matériel, énumérant les phénomènes qui se relient
entre eux... Maintenant qu'elle a commencé à établir une grande quan-

69. J. BÉGOIN, Elaboration,intrusion et communication,in L'élaborationpsychique, XXe Sémi-


naire de Perfectionnementde l'Institut de Psychanalyse, 1978, p. 9-13.
70. D. MELTZER (1978), The Kleinian Development, part. II : « Richard week by week », Clunie
Press, p. 15.
268 J. et F. Bégoin

tité de liens, remettant les morceaux ensemble, on commence vraiment


à voir M. Klein au travail et à constater, dans cette seconde semaine
d'analyse, quelle analyste diligente elle était, combien elle travaillait
dur pour les enfants, la richesse de son imagination, sa capacité d'utiliser
le matériel et de mener l'expérimentation au niveau de la pensée. Elle
pouvait rejeter certaines choses et en essayer de nouvelles pour voir
si elles convenaient mieux. » M. Klein estimait que l'un des critères de
l'interprétation analytiqueétait son « exactitude » et elle pensait certaine-
ment que la plupart de ses interprétations étaient exactes dans le sens
de refléter fidèlement l'état d'esprit inconscient du patient dans le
moment, reconstruit d'après le matériel de la séance. Mais, comme nous
le montre D. Meltzer, en examinant de plus près sa technique on voit
apparaître une tout autre configuration : une grande partie de ses
interprétations est, en réalité, constamment modifiée et corrigée par
les interventions suivantes ; il s'en dégage l'impression qu'elle créait
et maintenait une atmosphère d'hypothèses constamment remaniées,
de pensées à l'état naissant, tel un « nuage d'incertitude » au sein
duquel peut émerger, de temps à autre, une véritable interprétation,
complète, reconstruite, reliant le présent et le passé et donnant alors
une assise solide et structurante à la situation transférentielle. L'activité
interprétative de l'analyste, ainsi comprise, se différencie en deux aspects
complémentaires : le premier constitue l'aspect exploratoire du processus
interprétatif, jouant en partie un rôle de contenant et contribuant à
l'établissement et au maintien de la situation analytique ; le second
représente l'activité interprétante proprement dite, où la notion d'inter-
prétation mutative, de J. Strachey71, reprend alors tout son poids.
Cette distinction nous semble rendre compte beaucoup plus préci-
cément de la dynamique réelle du travail de l'analyste. Elle réfute
l'aspect appelé « technologique » par G. Rosolato, de la technique klei-
nienne d'interprétation, technique parfois encore assimilée à un « déco-
dage » qui enfermerait soi-disant l'analysant dans un système clos ne
laissant aucune place à son élaboration personnelle. Les critiques à
l'égard du « système clos kleinien » ont récemment été étendues au
système psychanalytique d'interprétation en général, sous les attaques
radicales de Deleuze et Guattari72 qui le réduisent à « un code injecté
par le psychanalyste dans l'inconscient ». La légitimité, l'extension ou

71. J. STRACHEY (1934), La nature de l'action thérapeutique de la psychanalyse, traduit de


l'anglais par C. DAVID, Rev.fr. de Psychnal., 1970, n° 2, p. 255-284.
72. G. DELEUZE et F. GUATTARI (1972),L'Anti-OEdipe, Payot. Cf. aussi les réponses, dont celle
de l'un de nous, publiées par J. CHASSEGUET, Les chemins de l'Anti-OEdipe,Privat, 1974.
Le travail du psychanalyste 269
les limites du droit de l'analyste à interpréter soulèvent, en fait, essen-
tiellement des problèmes de transfert et de contre-transfert, que nous
examinerons un peu plus loin. Rappelons que, pour M. Klein, l'inter-
prétation fait partie intégrante de l'établissement et du maintien de la
situation analytique, dans la mesure où elle est tenue de soulager l'excès
de la souffrance induite par la situation analytique elle-même.
Notre propre expérience de l'interprétation s'est développée dans
le sens introduit par M. Klein et modifié par D. Meltzer73. Dans un
premier temps, nous cherchons en interprétant à reprendre, en restant
au plus près des modes d'expression utilisés par notre analysant, le
matériel qu'il a exprimé, nous efforçant de le clarifier et de le préciser.
Nous avons le sentiment de partager ainsi plus complètement avec lui
l'expérience émotionnelle qu'il est en train de vivre et, en même temps,
de lui montrer que nous l'avons reçue et la façon dont nous l'avons
entendue (qui doit rester révisable). Nous pouvons parfois établir
déjà certains liens entre les différents éléments du matériel que nous
cherchons à rassembler et à ordonner, tant en vue de faciliter la pour-
suite de l'expression chez l'analysant que de préparer le terrain d'une
interprétation éventuelle. L'utilité de ce travail de communication et
d'exploration du matériel nous semble confirmée par l'expérience que
nous avons faite assez souvent qu'une interprétation ou un début
d'interprétation à laquelle nous n'avions pas pensé consciemment en
commençant à parler peut apparaître spontanémentdans notre discours ;
nous nous entendons alors la formuler à notre patient dans le temps
même où elle se présente à nous. Inutile de le dire, c'est alors une hypo-
thèse sujette à révision, mais elle se révèle souvent comme une base
utile pour la recherche et l'élaboration d'une interprétation complète,
qui doit impliquer l'élucidation et la verbalisation des aspects géné-
tique, dynamique, structural et économique de la situation transfé-
férentielle. La plupart des interprétations ne touchent que l'un ou
l'autre de ces aspects, et les interprétations véritablement complètes ne
sont donc données qu'à d'assez rares occasions au cours d'une analyse.
Cette technique nous semble avoir, entre autres avantages, celui de ne
pas inviter implicitement le patient à croire, comme il en a une forte
tendance naturelle, à l'omniscience de l'analyste. Nous estimons que
cette technique est le contraire d'une attitude omnipotente car, en
donnant à l'interaction des fonctionnements psychiques analyste-

73. D. MELTZER (1976), Température et distance comme dimensions techniques de la cure,


Ire Conférence de la Fédération européenne de Psychanalyse, Aix-en-Provence 1976, Bulletin
de la Fédération européenne de Psychanalyse, n° 9, p. 32-39.
270 J. et F. Bégoin

analysant une assise dans la verbalisation, les hypothèses formulées


par l'analyste sont réellement offertes à la critique que l'analysant peut
en faire. La sensibilité et le tact, qui doivent évidemment toujours
présider à la technique et au style personnel de l'analyste, sont les deux
facteurs qui, augmentés et affinés par l'expérience, permettent de déve-
lopper la communication analytique tout en évitant les écueils d'un
éventuel acting-in contre-transférentiel. Par ailleurs, l'activité interpré-
tative de l'analyste témoigne du fait que celui-ci est capable de recevoir
les projections du patient sans être contrôlé ni dominé par elles, car il
reste en mesure de lui communiquer ses pensées.

II — TRANSFERT ET RÉGRESSION

Les résistances et les angoisses associées au travail analytique


jalonnent les étapes du processus analytique et ne trouvent, en fait,
leur définition clinique que par rapport à celui-ci. L'expérience répétée
au cours de toute analyse montre que la résistance ne peut céder que
dans la mesure où diminue la souffrance psychique qui interfère avec
le développement des pulsions libidinales et des capacités d'amour.
Les points de fixation signalent les positions qui n'ont pu être sur-
montées au cours de ce développement. Ils sont retrouvés et retra-
vaillés au cours du processus analytique auquel ils concourent à
conférer son caractère particulier pour chaque analysant, selon sa
structure et son histoire propres. Cependant le processus analytique
semble obéir en même temps à des lois plus générales, découlant de la
nature et de la structure de l'appareil psychique lui-même, à un point
tel que D. Meltzer a pu en décrire une « histoire naturelle » dont chaque
phase se trouverait sous la dépendance métapsychologiqueabsolue d'une
élaboration suffisante de la phase précédente. Il semble que des concep-
tions différentes du travail analytique peuvent se faire jour selon que
l'analyste met un accent particulier sur les phénomènes spécifiques
à chaque analyse, avec ses points de fixation et sa névrose de transfert,
ou bien sur les lois plus générales de l'évolution du processus analytique,
dans la mesure où elles nous sont aujourd'hui mieux connues. C'est
ainsi que, dans le premier cas, l'accent mis sur la névrose de transfert
et les points de fixation pourra faire pencher la technique analytique
vers la recherche d'une régression permettant d'atteindre les zones du
psychisme restées trop conflictuelles et non élaborées. Dans le second
cas, l'analyste recherchera d'autant moins cette régression en tant que
Le travail du psychanalyste 271
telle qu'il veillera, dans toute la mesure du possible, à ce que le déroule-
ment du processus analytique n'amène pas au premier plan des parties
très clivées et dangereuses du patient, difficiles à réintégrer, d'une façon
prématurée, c'est-à-dire avant que la structure psychique de l'analysant
ait acquis une force et une cohésion (une santé de base) suffisantes
pour lui permettre d'affronter ces dangers (au premier rang desquels
il convient de mettre l'échec de l'analyse).
C'est peut-être là un aspect que M. Fain74 avait sous-estimé lorsque,
dans la revue critique qu'il avait consacrée au livre de D. Meltzer,
Le processus analytique, il s'était distancé de celui-ci sur ce point précis :
à la rigueur certaine à ses yeux de Meltzer, il opposait la « valorisation
de l'individualisme » chez les « freudiens ». Au point de préférer un
« clivage au sens kleinien du terme » entre la terminologie kleinienne et
la terminologie freudienne, en particulier celle d'avant 1920. Et M. Fain
de se ranger parmi « les psychanalystes plus attachés à l'histoire per-
sonnelle de leurs patients qu'à la souffrance manifeste ou déguisée
que ces patients montrent ». Il nous semble qu'une telle opposition
(ou un tel clivage) devraient cependant pouvoir être assez facilement
dépassés. Mais sans doute répondent-ils, malgré tout, à des divergences
assez profondes, notamment sur le plan technique puisque M. Fain
note aussi dans son article : « Le « kleinien » n'accepte pas que cette
séparation (entre l'analysant et l'objet transférentiel) soit provoquée
par le silence de l'analyste ».
Les divergences techniques reposent, en partie, sur des divergences
conceptuelles, concernant en particulier le transfert et la régression en
analyse. Dès 1950, l'article d'Ida Macalpine75 sur le transfert avait dû
une bonne part de son retentissement à l'accent nouveau mis sur le rôle
de la situation analytique et sur sa responsabilité dans l'éclosion et le
déroulement de la névrose de transfert, en opposition à la spontanéité
du transfert en tant que phénomène. Dans un travail précédent, l'un
de nous 76 avait, en discutant la distinction établie par M. Neyraut77
entre transfert « direct » et « indirect », souligné que le transfert était
toujours vécu comme « direct » au niveau des structures infantiles (celles-ci
étant essentiellement régies par l'identification projéctive narcissique

74. M. FAIN (1971). A propos du Processus psychanalytique par D. MELTZER, Rev. fr. de
Psychanal., 1971, n° 5-6, p. 1087-1095.
75. I. MACALPINE (1950), The development of the transference, Psycho-anal. Quarterly, 1950,
n° 4, P-501.
76. J. BÉGOIN (1978), Aimer et se sentir aimé : Notes sur l'amour dans le transfert, Rev.fr.
Psychan., 1978, n°4, p. 723.
77. M. NEYRAUT (1974), Le transfert, PUF.
272 J. et F. Bégoin

et l'omnipotence), même lorsqu'il s'exprime « indirectement » par


l'intermédiaire des structures adultes, régies par l'identification intro-
jective et possédant les capacités plus évoluées de déplacement et de
symbolisation78. Ce sont d'ailleurs ces caractéristiques structurales qui
font qu'il y a transfert, sinon il pourrait y avoir entre l'objet interne et
l'analyste ressemblance, analogie, remémoration, etc., mais pas « qui-
proquo » au sens de M. Neyraut. Il ne s'agit donc nullement d'une
simple question de terminologie, mais du problème central du transfert,
dont les conséquences sont de la plus extrême importance sur le plan
technique. C'est là ce que Freud a souligné en affirmant que « rien ne
permet de dénier à l'état amoureux, qui apparaît au cours de l'analyse,
le caractère d'un amour « véritable » ». Amour infantile mais véritable :
direct au niveau des parties infantiles inconscientes du Self. La technique
analytique, dans tous ses aspects, doit être examinée sous cet angle.
Le caractère « indirect » du transfert confère, certes, une sécurité
beaucoup plus grande à la situation analytique, mais cette sécurité peut
devenir, à certains moments illusoire, et elle risque de l'être en perma-
nence si les parties du Self au niveau desquelles se déroule l'événement
du transfert ne trouvent pas à entrer en communication meilleure
avec leur objet d'investissement qu'elles n'ont pu y réussir dans le
passé. Nous savons qu'il y a des cas où la présence silencieuse de l'ana-
lyste, par exemple, n'est pas suffisante à assurer cette communication.
L'existence de ces cas doit faire que l'on se pose la question de savoir
s'il n'en est pas toujours plus ou moins ainsi dans les parties infantiles
du Self, même dans les cas qui sembleraient faire leur analyse tout seuls.
Par ailleurs, quand le transfert est de type « direct », pour conserver la
terminologie de M. Neyraut, s'agit-il pour autant de sujets qui ne
pourraient développer une véritable névrose de transfert et qui devraient,
en conséquence, ne pas avoir accès au divan ? Nous n'en sommes pas
certains et, en tout état de cause, ces sujets trouvent de plus en plus,
avec l'accord avoué ou non des analystes, accès au divan. Comme l'un
de nous l'a exprimé dans l'article cité plus haut, les aspects infantiles
du Self ne sont pas toujours très bien élevés et s'expriment parfois par
un transfert direct qui court-circuite le Surmoi et les bonnes manières,
sans pour autant être forcément schizophréniques ou inintégrables au

78. Cf. la définition métapsychologique donnée par D. Meltzer à la différenciation entre


sexualité adulte et sexualité infantile « 1) dans le cas de la sexualité infantile, les états psychiques
sont le reflet d'une relation directe du Moi et du Ça ; 2) dans les états psychosexuelsadultes existe
une relation indirecte ayant comme intermédiairel'identification introjective avec l'union sexuelle
de l'objet combiné interne (sur-moi-idéal) » (Les structures sexuelles de la vie psychique,Payot,1977,
p. 25).
Le travail du psychanalyste 273
reste de la personnalité : elles peuvent n'être « psychotiques » que dans
le sens de très immatures, confuses, ne distiguant pas l'amour de la
haine, le père de la mère, le devant du derrière ni le haut du bas... Ce
sont elles que l'on décrit, en général, sous le nom plus respectable (seule-
ment depuis que Sigmund Freud s'est intéressé à elles) d' « hystériques ».
Deux conceptions du transfert, et donc de l'analyse, peuvent être
distinguées à partir de là. Dans la première, la conceptiondite classique,
l'analyse ne peut être menée qu'avec des patients dits eux-mêmes
« classiques » (R. Greenson), c'est-à-dire susceptibles de développer
la non moins classique névrose de transfert. Mais une deuxième
conception est possible, dans laquelle le développement des processus
de symbolisation fait partie intégrante du processus analytique, à travers
la perlaboration de la position dépressive aux différents niveaux et aux
différentes étapes du développement psychosexuel. Dans la première
conception, l'analyse vise essentiellement une exploration de l'incons-
cient et une reconstruction de l'histoire du sujet. Dans la seconde, elle
comporte, en outre, une tentative de réintégration des parties infantiles
du Self non intégrées et en détresse, restées plus ou moins mal rattachées
aux objets primitifs, par différentes formes d'identification narcissique.
La brutale fin de non-recevoir adressée par Leo Rangell et Anna Freud
au remarquable et courageux rapport présenté par André Green79 au
Congrès international de Londres ne semble pas indiquer que cette
ligne de clivage, dans le mouvement psychanalytique,soit proche d'une
possibilité d'intégration. En France, le travail de S. Viderman80 très
discuté dans certains de ses aspects, nous a semblé avoir un retentisse-
ment très positif en mettant l'accent sur l'importance de l'interprétation
et la responsabilité de l'analyste dans le maniement et le développement
du transfert81. Dans un article récent, M. de M'Uzan82 qui était jus-
qu'alors partisan de la première conception du transfert, écrit : « Je
suis donc porté maintenant à considérer la névrose de transfert sous
un autre angle. Je ne la verrais plus seulement comme une reprise
ordonnée des conflits infantiles et comme substitut de la névrose clinique
mais en tant que construction édifiée, en partie, sur, et à partir de la

79. A. GREEN, L'analyste, la symbolisation et l'absence dans le cadre analytique. A propos


des changementsdans la pratique et l'expérienceanalytiques,Rev. fr. de Psychanal., 1974, n° 5-6,
p. 1191-1230 et Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1974, n° 10, p. 225-258. Cf. la discussion sur ce
rapport, in Int. J. Psycho-Anal., 1976, n° 3, p. 257-274.
80. S. VIDERMAN (1970), La construction de l'espaceanalytique, Denoël.
81. Voir les discussions du Colloque de la Société Psychanalytique de Paris sur ce livre,
Rev.fr. de Psychanal., 1974, n° 2-3.
82. M. de M'UZAN, La bouche de l'inconscient, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1978, n° 17,
p. 89-97.
RFP — 10
274 J. et F. Bégoin

« chimère », là où s'interpénètrent et se mêlent les inconscients de


l'analysé et de l'analyste. L'analyste n'est donc pas uniquement le
dédicataire et l'agent provocateur de la névrose de transfert, mais un
élément organique de son élaboration, puisque c'est chez lui, comme
s'il était l'analysé même, que s'effectue une part importante du travail. »
Il semble que la découverte du rôle de l'analyste dans la mise en
route et l'évolution du processus analytique ait provoqué un certain
effet de choc parmi les analystes qui, dans un premier temps, paraissent
avoir été quelque peu effrayés par l'énormité de cette responsabilité
apparemment nouvelle. Déjà, l'article d'I. Macalpine pouvait faire
apparaître le transfert comme une infantilisation à laquelle la technique
soumet le patient, en le contraignant, nolens volens, à régresser. L'éta-
blissement de la situation analytique apparut alors comme dépendant
de « conditions draconiennes » (S. Viderman)83 ou d'un « contrat
léonin » (C. Stein), visant à une « sollicitation machiavélique des pro-
cessus primaires » (M. Fain). Cependant, une autre tendance se faisait
jour avec Grunberger84 qui décrivit, à côté du transfert et indépendante de
celui-ci, une régression narcissique, dans le sens d'un narcissisme pri-
maire non objectai et aconflictuel. Le rôle de l'analyste pouvait donc
être décrit, tantôt comme celui d'un tyran impitoyable obligeant le
patient à une régression infantilisante, tantôt comme une puissance
tutélaire permettant à l'analysé de vivre une élation narcissique en
relation, non avec l'analyste en tant qu'objet transférentiel, mais avec
la situation analytique elle-même. Il nous semble que l'intérêt de cette
dernière conception est de mettre en relief le rôle de « contenant » de ce
que l'on nomme maintenant le « cadre analytique ». Mais relation
narcissique de B. Grunberger relève-t-elle vraiment du narcissisme
primaire, que l'on ne peut observer en clinique que dans des états
extrêmement régressifs, tel l'autisme ? La situation analytique, pour la
majorité des patients, est celle qui est produite par l'attitude analy-
tique fondamentale de l'analyste, son état d'esprit réceptif et interpré-
tatif (cf. Attention et Interprétation de Bion)85 et l'élation nous semble le
plus souvent résulter d'un fantasme omnipotent d'être totalement
accepté et totalement aimé (cf. « l'amour primaire » de M. Balint) ;
ce qui implique l'existence d'un lien relationnel, marqué par une idéali-

83. S. VIDERMAN(1966). Régression et situation analytique. Colloque de la Société psychana-


lytique de Paris sur la régression, Rev.fr. de Psychanal., 1966, n° 4, p. 473-482.
84. B. GRUNBERGER (1956), Essai sur la situation analytique et le processus de guérison,
Rapport au Congrès des Psychanalystes de Langues romanes de Paris, Rev. fr. de Psychanal.,
1957, n° 3, p. 373-421, et Le narcissisme,Payot, 1975, p. 53-113.
85. W. R. BION (1970), Attention et Interprétation, trad. par J. KALMANOVITCH, Payot, 1974.
Le travail du psychanalyste 275
sation massive de soi-même et de la situation, analyste compris. C'est
bien ce qu'exprime cette patiente, citée par B. Grunberger : « C'est
donc moi-même que j'aime à travers vous. » Cependant le syndrome de
vertige de fin de séance élationnelle signe le caractère parfois traumatique
de la rupture d'une telle relation, qui apparaît alors comme pouvant
être basée sur un lien très primitif de type contenant-contenu (Bion),
dont la rupture est susceptible d'entraîner un sentiment catastrophique
de perte des liens intégratifs primaires au niveau du Moi corporel86.
Nous sommes sans doute là à un niveau très proche d'un narcissisme
primaire dont l'existence semble asymptotique, en clinique. D'ailleurs
B. Grunberger87 a décrit une « triade narcissique », qui n'est plus du tout
anobjectale puisque là le but est « d'être aimé par les deux parents à la
fois, sur un mode narcissique, absolu, fusionnel et aconflictuel ». Si les
enfants cherchent à séparer les parents (complexe d'OEdipe), ils cher-
chent aussi à les maintenir ensemble ou à les réunir : « Ils font cela non
seulement pour nier le mouvement oedipien, mais pour retrouver cette
position narcissique à trois qui est le fondement même de leur Moi.
Malgré la prédominance du rôle que joue la mère dans cette fusion,
se confondant apparemment avec le maternage, dans le fantasme
archaïque correspondant de l'enfant, le père a toujours sa place. »
Il semble que cette hypothèse de B. Grunberger puisse trouver confir-
mation dans les résultats de l'observation psychanalytique des nourris-
sons, comme N. Abellô et M. Perez-Sanchez88 l'ont indiqué au dernier
Congrès de Barcelone (bien entendu, en clinique, une distinction doit
être faite avec les stades plus évolués du complexe d'OEdipe et, en
particulier, le fantasme d'objet combiné).
La situation analytique est-elle quelque chose qui n'a jamais
existé dans l'enfance, comme le propose R. Diatkine ? Plutôt qu'une
situation absolument nouvelle, nous la voyons davantage comme carac-
térisée par la reviviscence de modes relationnels passés (au niveau le

86. Il semble que c'était le cas de la patiente décrite par D. W. WINNICOTT dans son article :
L'état de dépendancedans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique
(1964) (in Processus de maturation chez l'enfant, PB Payot, p. 243-256). Cette patiente avait, dans
un rêve, « une tortue dont la carapace émit molle, si bien que l'animal n'était pas protégé et
souffrirait certainement.Pour éviter cette douleur insupportable, elle la tuait ». Après ce rêve de
suicide ou plutôt de meurtre qui avait eu lieu avant une absencede l'analyste, survenant peu après
le début de l'analyse,la patiente tomba malade physiquement.
87. B. GRUNBERGER, Considérations sur le clivage entre le narcissisme et la maturation pul-
sionnelle, Rev.fr. de Psychanal., 1962, n° 2-3, p. 179-209, et in Le Narcisisme, PB Payot, 1975,
p. 197-223-
88. N. ABELLÔ et M. PEREZ-SANCHEZ, L'unité originaire, XLe Congrès des Psychanalystes de
Langue française, Barcelone, 1980, Rev. fr. de Psychanal., t. XLV, 1981, n° 4.
276 J. et F. Bégoin

plus profond, la relation mère-enfant, ou l'unité originaire), réactualisés


avec plus ou moins de brutalité et de violence pour le reste de l'organi-
sation psychique. W. R. Bion avait, non sans doute sans quelque
malice, intitulé l'une de ses dernières sinon la dernière de ses conférences
à la Société britannique « Making the best of a bad job ». Tirer le
meilleur d'un sale boulot (la psychanalyse), dans le sens où, pour lui,
la mise en place de la situation analytique déclenche un ouragan émo-
tionnel, dans l'analysant et aussi dans l'analyste — ouragan dont aucun
des deux ne sait ce qu'il adviendra. Dans les cas extrêmes, cet ouragan
peut tout balayer et provoquer la situation que Bion a décrite sous le
nom de changement catastrophique (catastrophic change). C'est là que
l'on peut voir les régressions cataclysmiques décrites par E. Kestemberg.
On peut imaginer que, dans tous les cas, cela se produit peu ou prou.
Sans doute n'en avons-nous jamais tout à fait terminé avec un processus
de désidéalisation de l'analyse, désidéalisation contre laquelle le terme
de « cure » ou « La » cure (avec un grand L) constitue peut-être une
tenace résistance.
La notion de régression clinique est donc très ambiguë. Dans son
rapport au Colloque de la Société psychanalytique de Paris sur le sujet
en 1965, R. Barande89 avait systématiquement pris position contre
toute implication pathologique de la régression, ce qui est certainement
excessif et suppose une idéalisation narcissique de la situation ana-
lytique, mais il avait insisté constamment pour lier l'étude des phéno-
mènes régressifs à celle du transfert et du processus analytique. En
rapprochant la séance d'analyse de la régression onirique, M. Fain
et C. David90 ont souligné que l'un des buts essentiels de l'analyse reste
la réconciliation entre les processus primaire et secondaire. Mais les
moyens d'une telle réconciliation peuvent diverger considérablement.
C'est là, surtout, que l'on peut voir deux écoles, selon que certains,
comme Winnicott ou Balint, cherchent à provoquer la régression en
favorisant un état de dépendance réelle du patient à leur égard, ou que
d'autres estiment, au contraire, qu'une telle régression et une telle
dépendance mettent le patient dans une situation trop pathologique et
dangereuse. Nous pensons que le seul moyen d'éviter une régression
massive consiste à ne pas favoriser le caractère « machiavélique » ou

89. R. BARANDE (1966), Le problème de la régression, Rev. fr. de Psychanal., 1966, n° 4,


p. 351-406.
90. M. FAIN et C. DAVID (1963),Aspects fonctionnels de la vie onirique. Rapport au Congrès
des Psychanalystes de Langues romanes, Barcelone, 1962, Rev.fr. de Psychanal., 1963, numéro
spécial, p. 241-343.
Le travail du psychanalyste 277

« draconien » de la situation analytique et, dans ce but, de maintenir


par l'interprétation une communication verbale avec les aspects plus
conscients de la personnalité du patient. On a ainsi davantage de
chances pour que les aspects les plus infantiles ou les plus psychotiques
de la personnalité n'envahissent pas la totalité de l'espace psychique du
patient et de l'espace analytique. Au contraire, le silence de l'analyste
favorise non seulement une idéalisation mais aussi une érotisation
intense de la situation.
De nos jours, l'analyse apparaît moins comme l'analyse du refoulé
et de l'inconscient en tant que tels, que comme l'analyse des liens et
de la nature des liens existant entre les différents niveaux du fonction-
nement psychique. Dans cette perspective, il est possible de différencier,
en clinique, entre les régressions modérées basées sur les progrès du
processus analytique et les régressions massives ou cataclysmiques.
Les premières s'opèrent dans la sphère des bons objets et, grâce à
l'augmentation de la confiance en eux, elles traduisent des capacités
nouvelles de l'ensemble de la structure psychique à tolérer des parties
du Self jusqu'alors refoulées ou clivées (problèmes d'intégration
— voir
plus loin). Plutôt que de régressions, il s'agit d'une augmentation
des capacités d'intégration du Moi et de la tolérance du Surmoi. Les
régressions massives sont gouvernées par les pulsions destructrices qui
créent ou plutôt recréent les états confusionnels qui avaient été surmontés
un par un, laborieusement, lors du développement réalisé sous l'égide des
bons objets externes et internes. D. Meltzer91 a décrit les étapes succes-
sives du processus régressif, dont la méthode fondamentale est la créa-
tion de la confusion : « Tout d'abord, la confiance se relâche en raison
de l'aggravation des angoisses dépressives provoquée par la jalousie,
jusqu'à ce que celles-ci deviennent difficiles à distinguer des persé-
cutions. Puis la sensualité est nourrie par les confusions de zones jusqu'à
ce que le polymorphisme infantile et la perversité soient devenus
impossibles à distinguer l'une de l'autre. En troisième lieu, l'abandon
des frontières du temps et de l'identité est alimenté par la confusion
entre le dedans et le dehors engendrée par l'identification projective ;
le déni maniaque de la réalité psychique est alors affirmé et la scène
est prête pour le cinquième et dernier assaut, qui s'effectue sur la diffé-
renciation entre bon et mauvais, grâce à quoi « la liberté c'est l'escla-
vage » et « la haine c'est l'amour » font irruption dans le monde de « Big

91. D. MELTZER (1972), Les structures sexuelles de la vie psychique, Trad. fr. Payot, p. 145-
146.
278 J. et F. Bégoin

Brother ». La victime de la régression n'a plus alors qu'un désir, c'est


de cesser le combat, de s'abandonner à la volupté du désespoir et
d'accueillir le « monde nouveau » du délire avec des larmes de gratitude. »
Il y aurait peut-être avantage à réserver le terme de régression pour
décrire ses aspects pathologiques de déstructuration du fonctionnement
psychique, les dits aspects positifs de la régression étant plutôt à mettre
sur le compte d'une plus grande souplesse de ce fonctionnement. Le
seul véritable rempart contre la régression (pathologique) réside dans
l'équilibre structural de l'appareil psychique et tout spécialement dans
l'établissement d'une différenciation stable entre les aspects adultes et
infantiles de la personnalité avec leurs modes prévalents respectifs
d'identification.

III — LE CONTRE-TRANSFERT ET LE CADRE ANALYTIQUE

Le travail de pionniers de P. Bofill et P. Folch-Mateu92 sur le


contre-transfert avait, dès 1962, souligné que la valeur structurante de
l'expérience analytique ne pouvait pas être basée sur la prédominance
du silence. « Pour nous, écrivaient-ils, il n'existe pas une opposition
entre silence et activité interprétative. Une exclusion trop marquée de
l'un pour l'autre peut indiquer des défenses de contre-transfert. »
Dans un travail antérieur, l'un de nous93 a relevé la confusion sou-
vent faite entre l'attitude réceptive d'écoute de l'analyste et son silence,
qui sont deux éléments tout à fait différents, car l'écoute est une réponse
tandis que silence signifie absence de réponse. Une telle confusion
sémantique est répandue au point que, dans le public94, faire une analyse
est très souvent assimilé à aller voir un certain nombre de fois par
semaine un monsieur ou une dame à qui l'on doit parler mais qui ne
vous répond jamais. Cette notion « sauvage » de l'analyse (sauvage dans
la direction opposée et complémentaire de celle dénoncée par Freud)
a peut-être l'avantage d'en écarter un certain nombre de cas difficiles
pour lesquels cette seule perspective est terrifiante, mais l'avantage nous
en semble restreint par rapport à ses inconvénients. Un certain nombre
de régressions pathologiques peuvent, à coup sûr, être mises sur le

92. P. BOFILL et P. FOLCH-MATEU(1962),Problèmes cliniques et techniques posés par le contre-


transfert, XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, Barcelone 1962. Rev. fr. de
Psychanal., 1963, numéro spécial, p. 31-129.
93. J. BÉGOIN (1978), Aimer et se sentir aimé, Notes sur l'amour dans le transfert, op. cit.
94. Cf. par exemple : C. CLÉMENT (1978), Les fils de Freud sont fatigués, Grasset.
Le travail du psychanalyste 279
compte d'un silence excessif de l'analyste. Au dernier Congrès de Paris,
H. Segal avait relaté un tel cas, celui de l'une de ses patientes venue
chez elle dans un état de confusion paranoïde qui s'était développé
dans une analyse avec un analyste très silencieux ; cet état s'est dissipé
assez rapidement quand elle eut repris elle-même en traitement cette
patiente qui, ensuite, a fait une analyse tout à fait ordinaire. Le silence
systématique de l'analyste peut être l'équivalent d'une expérience trau-
matique de désafférentation. Dans le travail cité ci-dessus, nous avons
suggéré que le maintien excessif de la communication avec le patient
au niveau préverbal (le silence de l'analyste) correspond à une identi-
fication narcissique de celui-ci avec son patient. Une telle identification
nous a paru pouvoir correspondre au désir de l'analyste d'être aimé à
la manière dont les aspects infantiles du Self du patient le veulent
(élation narcissique). Il s'agit alors d'une contre-identification projec-
tive (H. Racket) de l'analyste. Son corollaire est la conception selon
laquelle toute interprétation constituerait une blessure narcissique
infligée par l'analyste au patient : « la parole sépare », ce qui est, en effet,
ressenti très violemment par certains patients qui recherchent une
relation fusionnelle ou une élation narcissique, ou qui sont envieux
des capacités de penser de l'analyste. Mais ces situations peuvent et
doivent être interprétées... par la parole qui, en même temps qu'elle
sépare, réunit et symbolise.
Dans un travail récent, A. Green95 remet en question « la règle d'or »
du silence de l'analyste, dont il rappelle qu'elle n'a jamais été énoncée
par Freud, qui était lui-même très peu silencieux. La réserve silen-
cieuse n'est guère possible avec l'enfant. Nous avons déjà suggéré qu'elle
peut être vue, avec l'adulte, comme un moyen d'attacher par l'idéalisa-
tion le patient à la personne de l'analyste (S. Ferenczi) à la manière
de la phase préliminaire préconisée autrefois par A. Freud avec l'enfant.
Nous estimons, quant à nous, que l'analyste n'a en réalité pas le choix :
nous ne pensons pas que nous puissions mettre quelqu'un en situation
d'analyse sans interpréter l'impact de cette situation sur le fonction-
nement psychique de l'analysé, sinon nous manquerions tant au prin-
cipe de véracité de Freud qu'au principe d'éviter la souffrance inutile
ou dangereuse de Klein96. La nouveauté révolutionnaire de la situation

95. A. GREEN (1979), Le silence du psychanalyste, Topique, n° 23, p. 5-25.


96. Comme dans toute investigation scientifique, les donnéesrecueillies dans l'analyse doivent
être évaluées en fonction de l'altération apportée dans le système originel (l'appareil psychique
de l'analysant) par l'introduction de l'instrument d'observation (l'appareil psychique de l'ana-
lyste). Dans la situation analytique, le transfert a été repéré immédiatement par Freud comme
280 J. et F. Bégoin

analytique ne peut, en aucun cas, consister à « mettre quelqu'un sur un


divan, s'asseoir derrière lui et rester silencieux » comme on l'entend dire
parfois : cela ne serait en rien nouveau, car c'est ce que l'enfant a toujours
eu le sentiment de connaître. La nouveauté révolutionnaire est de
rencontrer quelqu'un qui écoute et qui parle de ce qui n'a jamais été
écouté et encore moins parlé. « Le silence de l'analyste est un silence
laborieux, où son appareil psychique est mis à contribution », écrit
A. Green, mais en faire un paramètre du travail analytique est une
tentation qui, en pratique, recèle de sérieux dangers portés à leur comble
chez certains représentants de l'école lacanienne, ainsi que J. Chasse-
guet97 et C. Castoriadis98 l'ont souligné avec vigueur. Nous souscrivons
entièrement à la mise en garde de C. David99 en réponse au Rapport
de D. Braunschweig en 1971, contre une tendance à transformer la
méthode thérapeutique de Freud en une « expérience ascétique ».
Nous avons entendu dire, récemment, par J. Favreau que le psychana-
lyste devait « revendiquer le droit au silence » 100, dans le sens du droit de
rester lui-même silencieux. Nous connaissons tous très bien la situation
à laquelle cette revendication fait allusion, celle de l'analyste aux prises
avec un patient qui ne tolère pas l'absence de réponse de son analyste
et réclame de façon plus ou moins violente et répétitive une intervention
de sa part. La formulation de J. Favreau risque de créer beaucoup de
confusion, car elle répond en miroir à une revendication (explicite ou
implicite, justifiée ou non) de la part de l'analysant. Elle a le mérite
de signer la souffrance de l'analyste, corollaire de celle du patient, mais il
ne peut être question de donner raison à l'un ou à l'autre des deux prota-
gonistes de cette revendication mutuelle qui est, typiquement, le genre
de conflit ne pouvant se résoudre que d'une façon analytique — sauf à
entériner une position schizo-paranoïde partagée et insoluble. Certes,
le patient doit idéalement pouvoir tolérer que l'analyste se taise si
celui-ci a de bonnes raisons de le faire — à condition, toutefois, que la
situation psychique inconsciente du patient pour laquelle il vient en

une " alter-ation », qui est par la suite devenue l'objet central de l'investigation. Cela implique, à
notre sens, que l'altération transférentielle doive immédiatementêtre interprétée,sauf à déformer,
voire à pervertir, la nature même de l'investigation.
97. J. CHASSEGUET-SMIRGEL(1975), Freud mis à nu par ses disciples mêmes, Rev. fr. de
Psychanal., 1975, n° 1-2, p. 147-193.
98. C. CASTORIADIS (1977), La psychanalyse, projet et élucidation. « Destin » de l'analyse et
responsabilité des analystes, Topique, n° 19, p. 25-75.
99. C. DAVID (1971), Permanence,impact et valeur d'un en deça du principe de réalité en
psychanalyse ou les limites d'une attitude négative de l'analyste au cours de la cure, Rev. fr. de
Psychanal., 1971, n° 5-6, p. 835-839.
100. J. FAVREAU, Exposé sur les séances préliminaires, séance scientifique de la Société psychana-
lytique de Paris, du 3 décembre 1980.
Le travail du psychanalyste 281
analyse ne soit pas telle qu'elle ne puisse se résoudre sans une élabo-
ration et un travail interprétatif plus ou moins intensif de la part de
l'analyste, ce qui est en général le cas. Mais si ce dernier « revendique »
le droit au silence, il suppose d'avance résolu le problème pour lequel
le patient vient le voir et qui est celui d'une dépendance excessive et
pathologique envers un objet extérieur soumis à son contrôle omnipo-
tent, en raison des capacités irremplaçables et enviées de pensée que
possède cet objet et qui manquent si cruellement au patient pour
comprendre et élaborer ce dont il souffre.
Dans un article de 1966101, José Bleger distingue, à l'intérieur de la
situation psychanalytique, un processus, objet d'étude, d'analyse et
d'interprétation, et un non-processus qu'il appelle le cadre, constitué
par « l'ensemble des constantes à l'intérieur des limites duquel le
processus lui-même se produit (p. 273) ». De ce cadre, véritable insti-
tution qui constitue le « non-Moi » du patient, il voit l'origine dans « la
fusion la plus primitive avec le corps de la mère »102. Pour lui, le cadre de
l'analyse « doit permettre de rétablir la symbiose originelle afin de
pouvoir la modifier ». Il existe en réalité deux cadres " 103, celui qui est
proposé et maintenu par l'analyste et consciemment accepté par le
patient et celui du « monde fantôme » sur lequel le patient « projette »
et qui « représente la compulsion de répétition la plus parfaite, puisqu'il
en est l'exemple le plus complet, le moins connu et le moins facilement
décelable ». Comme toute institution sociale, le cadre peut être le récep-
tacle de la partie psychotique de la personnalité, « c'est-à-dire de la partie
non différenciée et non dissoute des liens symbiotiques primitifs ». Mais,
ajoute Bleger, « au cours de toute analyse, y compris celle dont le cadre
est idéalement maintenu, il faut que celui-ci devienne un objet d'analyse.
La désymbiotisation de la relation analyste-patient est seulement
atteinte à travers l'analyse systématique du cadre au bon moment ».
Ce travail rencontrera les résistances les plus fortes, en relation avec le
caractère " clivé et jamais différencié » du cadre et suscitera des réactions

101. J. BLEGER (1966), Psychanalyse du cadre psychanalytique, Int. J. Psycho-anal., 1966,


vol. 48. Trad. fr. HUTCHINSON, KAËS et ANZIEU, in Crise, Rupture et Dépassement, Ed. Dunod,
1979.
102. D. W. WINNICOTT a décrit l'objet transitionnel comme « une possession du non-Moi »
(not me possession). Nous n'avons pas la place ici, de discuter cette notion, ni celles d'espace ou
de champ transitionnel qui en sont dérivées et qui ont trouvé une large audience en France.
Quel que soit l'intérêt clinique et descriptif de ces notions, il nous semble qu'elles peuvent aussi
être utilisées (comme peut l'être l'objet transitionnel lui-même dont le devenir est incertain et
qui peut par exemple, comme l'a indiqué Winnicott, se dégrader en fétiche) pour éluder les aspects
les plus difficiles des problèmes d'identification et d'intégration.
103. a : Souligné par nous.
282 J. et F. Bégoin

de l'ordre de la persécution et de la réaction thérapeutique négative.


Dans son rapport de Londres déjà cité, André Green104 décrit
de façon extrêmement claire et éloquente ce qui se passe lorsque le
cadre fait sentir sa présence dans le cours de l'analyse. « Le sentiment
est que quelque chose se passe contre lui » (p. 239). Ce sentiment,
présent essentiellement chez l'analyste, agit comme une « pression
intérieure » qui pousse celui-ci à d'intenses efforts d'imagination pour
préserver la situation analytique, qu'il sent menacée. Il est amené à
entrer ainsi « dans un monde qu'il ne fait qu'entrevoir », où le « champ
objectai » est « mal défini » et où les représentations, pour vives qu'elles
puissent être parfois, émergent d'un « flou... aux limites de la figura-
bilité ». L'analyste ressent alors des impressions qu'il ne peut rattacher
à des images, pas plus qu'à des souvenirs de moments antérieurs de
l'analyse. A. Green voit dans ces mouvements internes la reproduction
de « certaines trajectoires de notions pulsionnelles, donnant des sensa-
tions d'enveloppement et de développementa ». « Un travail intense se fait
sur ces mouvements, qui parvient enfin à les rendre communicables
à la conscience de l'analyste, avant qu'il puisse transformera, comme
par une mutation interne a, ces contenus en séquences de mots par la
verbalisation qui va servir à en faire part au patient le moment venu ».
A. Green note très pertinemment le changement affectif qui se produit
dans l'analyste lorsqu'il parvient à cette « sorte de mise au point inté-
rieure », même avant sa verbalisation, et qu'il considère comme une
construction théorique ayant la même valeur que les « théories sexuelles »
des enfants, à savoir que, « vraie ou fausse — il sera toujours temps de la
rectifier ultérieurement a 105 à la lumière d'autres expériences —, ce qui
compte c'est d'avoir à lier l'informel a et à le retenir dans une forme »...
« Si c'est à l'analyste de se livrer à ce travail d'élaboration, c'est bien
parce que le patient n'arrive, lui, qu'à une forme de structurationmini-
male, insuffisamment liée pour faire sens, mais juste assez pour que
toutes les formes de pensée de l'analyste, des plus élémentaires aux
plus évoluées, se mobilisent et effectuent le travail de symbolisation a
— toujours entrepris et jamais conclu — fût-ce provisoirement »
(p. 240). A. Green se centre ici sur l'aspect maïeutique du travail du
psychanalyste : le rôle que joue celui-ci dans la naissance d'une pensée
fécondant la relation analytique. Il se montre très proche de la concep-

104. A. GREEN (1974), L'analyste, la symbolisation et l'absence dans le cadre analytique,


op. cit.
105. a : souligné par nous.
Le travail du psychanalyste 283
tion de Bion, dont il a une connaissance approfondie. En effet, Bion106
met l'accent sur la nécessité d'expériences émotionnelles suffisamment
congruentes pour qu'adviennent les « pensées du rêve », à partir d'une
série de « préconceptions » auxquelles la « fonction alpha » de l'analyste,
équivalente à la « capacité de rêverie » de la mère, va servir de contenant.
Le travail du psychanalyste évoqué par Green lorsqu'il parle de « mise
au point intérieure » entraînant une satisfaction avant même qu'en
advienne une construction théorique verbalisable, nous paraît illustrer
très précisément le rôle et l'intervention dans le processus analytique de
ces « pensées du rêve » décrites par Bion. Le fait que, dans les cas ou
dans les moments difficiles décrits par Green, ces pensées du rêve se
produisent chez l'analyste, n'implique en aucune façon qu'elles ne se
produisent pas, dans d'autres cas ou à d'autres moments, chez l'analy-
sant. Mais dans ce dernier cas, l'observation de la pensée in statu
nascendi échappe pour une part à l'analyste, sauf lorsque l'analysant
est suffisamment doué pour exprimer verbalement son insight de cet
aspect premier de la pensée et de la symbolisation. En tout état de
cause, nous pensons que ce travail d'identification de l'analyste aux
prémices de la pensée humaine est nécessaire à partir d'un certain niveau
d'approfondissement du travail analytique, et notamment à tous les
moments où le processus analytique suscite un mouvement de réinté-
gration des aspects les plus infantiles — donc aussi les plus riches en
potentiel de vie et de mort — du Self du patient.
C'est à travers la relation contenant-contenu ($ <î) opérant sur le
flux progrédient et régrédient des valences persécutrices et dépressives
(SP <-> D) que les pensées du rêve peuvent croître en complexité, en
nuances et en degré d'abstraction jusqu'à constituer un système hypo-
thético-déductif d'ordre scientifique, et ce, dit Bion, sous la dominance
de l'amour de la vérité et de l'intuition esthétique.
C'est dans cette optique et à ce niveau des processus de la naissance
de la pensée qu'il faut entendre cette recommandation de Bion, sur
l'importance pour l'analyste de se détourner de toute mémoire et de
tout désir — nouvelle formulation de l' « attention flottante » de Freud.
Il considère ce mouvement contre-transférentiel asymptotique comme
essentiel pour affermir la transformation progressive du praticien en
un psychanalyste. Dans son intervention sur le rapport de P. Bofill
et P. Folch-Mateu sur le contre-transfert, Luquet107 rejoint ce point

106. W. R. BION (1970),L'attention et l'interprétation,trad. fr. J. KALMANOVITCH,Payot, 1974.


107. P. LUQUET (1962), A propos du contre-transfert, de l'intégration secondaire, de l'auto-
analyse et de l'attention flottante, Rev.fr. de Psychanal., 1963, numéro spécial, p. 177-184.
284 J. et F. Bégoin

de vue lorsqu'il écrit : « lorsque l'analyse est « en panne » dans la


...
perception de la résistance, la voie royale souvent consiste en un débrayage
de la concentration a 108 permettant l'envahissement par son propre
processus primaire; bref, de laisser faire l'inconscient » (p. 180).
Bion considère cette attitude intérieure de l'analyste comme indis-
pensable :
1) pour pouvoir effectuer une observation clinique correcte;
2) pour éviter au patient de se sentir dominé par le sentiment qu'il est
possédé et emprisonné dans l'état d'esprit de l'analyste ;
3) pour éviter que le travail analytique ne devienne un puissant stimu-
lant à l'envie ;
4) pour ne pas renforcer les résistances du patient, qui est capable
de provoquer les résistances de l'analyste face à l'émergence d'une
expérience totalement inconnue dont il aurait à être le témoin.
Ainsi, l'accent mis sur l'expérience émotionnelle et sur la découverte
que sa vérité constitue l'aliment même du développement psychique
est le garant de l'intensité de l'expérience dans le hic et nunc et de sa
perception par le couple analytique. De ce fait, c'est le point précis
sur lequel la résistance au changement concentrera ses attaques du
processus analytique. Pour Bion, la haine du désir de connaître (-K),
la haine du désir d'aimer (-L) et la menace d'un changement vécu
comme catastrophique constituent les trois sources de la haine du
développement, haine qui se manifestera toujours peu ou prou, au cours
d'une analyse.
Tout analyste a senti peser sur son contre-transfertle poids écrasant
de cette haine envieuse et meurtrière contre la vie qu'il cherche à pré-
server et à développer envers et contre tout. Pot de terre contre pot de
fer, il se trouve alors dans une situation comparable à celle du prison-
nier qui, tout heureux de montrer à son compagnon de cellule les allées
et venues d'une araignée apprivoisée, voit celui-ci écraser du pied
cette seule forme de vie et de relation encore accessible en s'exclamant :
« Eh bien quoi ? C'est une araignée ! » Mutatis mutandis, remarquons
que c'est le même danger qui guette le patient et que signale Bion sous
le point 2, par exemple en cas d'interprétation intellectualisée ou ora-
culaire, ou en cas d'impavidité silencieuse de l'analyste dans les moments
d'expérience émotionnelle vraie qui constituent le tissu même de la
cure analytique. Lorsqu'il définit la matrice du contenant par les " actions »

108. a : Souligné par nous.


Le travail du psychanalyste 285

habituelles et stables du patient et de l'analyste dans l'analyse, Bion


dépasse la notion de cadre analytique de Bleger, en précisant que cette
« matrice du contenant » devrait être suffisamment souple et forte à la
fois, pour que s'y développe un contenant psychique d'abord embryon-
naire, chez le patient et, à l'intérieur de ce contenant, les divers modes
de relations d'objet décrites par Bion comme symbiotique, commensale
et parasitique. Patience et sécurité chez l'analyste sont des aspects
contre-transférentiels qui ont pour objet de potentialiser les mouvements
progrédients et régrédients des valences persécutrices et dépressives
(SP<->D). C'est contre l'heureuse conjonction du contenant et du
contenu dans la relation symbiotique que se déchaîneront les attaques
envieuses désignées par Bion comme attaques contre les liens. Les parties
trop malades du Self, incarcérées dans le ghetto de l'envie par l'ostra-
cisme de la compulsion de répétition ressentent une haine torturante
envers les liens qui unissent les parties du Self capables de développe-
ment à l'objet qui stimule ce développement.
Selon nous, lorsque le processus analytique aborde ces niveaux
extrêmement archaïques du fonctionnement psychique, l'on peut
s'apercevoir que le cadre analytique a un avers et un revers. L'avers est
constitué par le mode de relations naissantes propres à l'Unité originaire
(Abellô et Perez-Sanchez) et par la rencontre des préconceptions (Bion)
du patient avec la fonction alpha - capacité de rêverie (Bion) de l'ana-
lyste. Le revers est à la frange du niveau protomental (Bion) et contient
les présupposés de base (Bion) de la mentalité de groupe109 110.
Sur l'avers du cadre, l'amour et le désir des parents l'un pour l'autre
et pour l'enfant, fruit et symbole de cet amour et de ce désir. Sur le
revers, la mère vide, psychiquement absente (absent-minded) tant de
l'enfant que du géniteur de celui-ci, géniteur objet partiel, psychique-

109. La thèse de Bion est que l'homme est un animal de horde et que sa mentalité la plus pri-
mitive est avant tout préoccupée par sa participation à cette horde. Les composantes émotion-
nelles de ce niveau de fonctionnement sont liées à des présupposés de base ( = basic assumptions) et
se trouvent dans un état de totale fusion et confusion, parce qu'elles se situentà la limite inférieure
des phénomènes psychiques observables, à un niveau proto-mental où événements physiques et
événements psychiques ne sont pas différenciés. Tout en ayant des liens évidents avec le concept
freudien de « narcissisme primaire », en tant que niveau où relation d'objet et identification sont
indifférenciés et où le Moi est encore purement un Moi corporel, le concept de « niveau proto-
mental » ne lui est pas superposable, car Bion le relie spécifiquement aux préoccupations de
l'animal membre de la horde — l'homme membre d'un groupe régi par des présupposésde base, des
préjugés, des non-relations et de la non-pensée — tandis qu'il fait dériver les relations inter-
individuelles de la relation de groupe « couple ». Le groupefondé sur des présupposés de base produit
donc des phénomènes radicalement différents de ceux que l'on peut observer dans le groupe
familial.
110. Notre description des concepts de BION s'est très largement inspirée de l'exposé fait
par D. MELTZER de la pensée de cet auteur dans The Kleinian Development,part. III, op. cit.
286 J. et F. Bégoin

ment absent lui aussi de cet enfant qui sera dès lors enfermé par ces
non-parents dans un monde purement matériel, concret, in-animé, où
préjugés, principes et conformité à la collectivité font la loi qui tient
lieu d'amour. Sur l'avers, la matrice du monde des objets, externes et
internes, partiels et totaux, bons et mauvais, mais demeurant toujours
sous l'égide du désir de vérité et du souci esthétique qui fondent la
pensée et la symbolisation. Sur le revers, la non-matrice du non-sein
et de la non-pensée — aspect particulièrement perceptible dans le
contact avec les patients autistiques111.
L'inquiétude ressentie par l'analyste quant aux attaques contre le
cadre nous semble survenir toutes les fois où c'est le revers de celui-ci
qui tend à prendre la place de l'avers ; tout le tableau se trouve alors
menacé, la perspective s'inverse, le processus analytique se délite,
l'hallucination négative engloutit les représentations, le transfert et le
contre-transfert se désagrègent, laissant la place à un revers de cadre,
vide.
Si le concept de « construction » en analyse a un sens, c'est bien,
nous semble-t-il, à ces confins de la mort psychique où les capacités
de penser de l'analyste se retrouvent seules avec la charge et la respon-
sabilité de reconstituer le tableau, en commençant par rétablir l'avers
du cadre : le contenant de la situation analytique. Comme le suggère
D. Meltzer112, il est vraisemblable que chez tout être humain des
parties du Self échappent pour toujours à la sphère d'attraction des
bons objets, au cours du développement psychique et sont donc
définitivement perdues pour lui. La menace qui pèse sur le cadre est
probablement ressentie toutes les fois où, au cours de l'analyse, le
mouvement du processus analytique conduit le couple analytique aux
confins de cette sphère d'attraction (
border-line). Ceci expliquerait
que cette menace demeure imperceptible dans la majeure partie du
déroulement de l'analyse de patients névrotiques — du moins tant que
les seules parties névrotiques entrent dans le champ analytique — alors
qu'elle est presque constamment présente, comme l'observe A. Green,
dans le traitement des patients qui, pour diverses raisons, ont été
amputés définitivement de parties importantes de leur Self.
Ces patients au narcissisme « refroidi » — autistes, psychotiques,
personnalités schizoïdes, patients border-line dans le sens évoqué plus

111. Cf. l'étude de D. MELTZER sur les divers aspects des mécanismes obsessionnels, in
Explorations dans le monde de l'autisme, op. cit.
112. D. MELTZER et M. HARRIS, Les deux modèles du fonctionnement psychique selon
M. Klein et selon W. R. Bion, in Rev.fr. de Psychanal., 1980, vol. 44.
Le travail du psychanalyste 287
haut — mettent à rude épreuve le contre-transfert de l'analyste en
escamotant des parties de son Self par la projection sur lui de leur Self
amputé — l'amputation première étant, bien entendu, celle du sexe.
Ce faisant, ils abandonnent le travail analytique, demeuré en quelque
sorte orphelin et désanimé. Car si l'enfant ne peut se concevoir hors
d'une relation triangulaire, si primitive soit-elle, l'identité sexuée — et
donc, toute la problématique de la castration — ne peut se concevoir
sans référence à l'enfant né de la rencontre du couple analytique.

IV — LA CLINIQUE DE L'INTÉGRATION

Après un long et patient travail quotidien visant, tout d'abord, à


l'établissement de la situation analytique, puis à l'interprétation plus
détaillée des résistances et des angoisses sous-jacentes,à l'interprétation
du transfert sous ses multiples aspects, ainsi que de la nature des
régressions y afférentes — en contrepoint permanent avec l'auto-analyse
par l'analyste de son contre-transfert et de l'utilisation qu'il en fait,
voici l'analyste et l'analysant parvenus à un point du processus analy-
tique où les formes les plus primitives et les plus projectives de la
relation d'objet et des identifications perdent de leur imperturbable
prévalence, laissant aux modes de fonctionnement plus intégrés davan-
tage d'occasions de se manifester. Les relations de l'analysant avec le
monde extérieur s'améliorent notablement, les inhibitions ont beaucoup
perdu de leur importance, voire même ont été totalement dépassées
en apparence. De nouveaux investissements, d'allure moins névrotique,
semblent élargir le monde relationnel du patient, qui y trouve apparem-
ment des satisfactions où l'agressivité s'intègre plus heureusement
qu'auparavant, sous l'égide de pulsions libidinales raffermies et rééqui-
librées. Dans la relation analytique, les capacités de reconnaître et de
participer activement au travail analytique se sont développées de façon
appréciable, les pulsions épistémophiliques prennent le pas sur les
pulsions sadiques. Le temps et l'espace déploient toutes leurs dimen-
sions et toutes leurs qualités. L'analysant évoque même — histoire de
causer — la possibilité que l'analyse ait une fin un jour... Mais le
couple analytique n'a pas le temps de se réjouir de ce mieux-être indis-
cutable, que survient, tel un coup de tonnerre dans un ciel serein,
un matériel qui évoque la catastrophe. L'annonce de cette nouvelle et
brutale modification structurale se fait en général dans l'activité onirique
qui donne de précieuses indications aux deux protagonistes de l'aventure
288 J. et F. Bégoin

analytique quant aux difficultés qu'ils vont avoir à surmonter lors de la


phase qui commence et qui concerne l'établissement authentique et
profond de la dépendance introjective des parties infantiles du Self
aux bons objets internes primaires — entendons par là, essentielle-
ment à l'objet combiné : « sein » + « mamelon-pénis ».
Dans notre expérience, il s'agit très souvent de rêves ou de fan-
tasmes mettant en scène des animaux, pacifiques et inoffensifs, voire
domestiques et compagnons de l'enfance dans la réalité, mais qui
apparaissent dans le rêve sous une forme terrifiante, soit parce qu'ils
s'agrippent violemment113 au rêveur, soit parce qu'ils se présentent dans
un état de morts-vivants, soit encore parce qu'ils échappent à tout
contrôle, s'esquivant lorsqu'on croit les saisir. De la qualité plus ou
moins paranoïde de la scène, l'analyste peut inférer l'intensité plus ou
moins grande des sentiments de persécution réveillés par l'établissement
profond de la relation introjective à l'objet. Le paradoxe n'est qu'appa-
rent, qui mobilise si violemment les défenses persécutoires au moment
où une bonne relation est enfin introjectée par les parties infantiles du
Self. En effet, le rêve montre aussi, et peut-être avant tout, pourquoi
celles-ci doivent se mobiliser si violemment contre la dépendance
introjective : c'est dans l'espoir de n'avoir pas à revivre et à élaborer
les affres de l'impuissance infantile face à l'insaisissabilité du sein et
aux attaques projetées sur lui en son absence. Le réflexe d'agrippement
est projeté sur le sein — ce qui rappelle le fantasme, évoqué par Susan
Isaacs 114 de la petite fille qui, à l'âge de un an et huit mois, hurle de
terreur en voyant un soulier de sa mère dont la semelle s'était décousue
et baîllait, et qui, quinze mois plus tard, demande d'un ton effrayé :
« Où sont les souliers cassés de maman ? », ajoutant : « Ils auraient bien
pu me manger. » Le sein peut apparaître comme si violemment attaqué
par le sadisme oral associé aux désirs d'introjection, qu'il en meurt,
ce qui mobilise des angoisses dépressives considérables et une culpa-
bilité insoutenable, en raison de l'amour primitif vital des parties
infantiles du Self pour l'objet. Le sein qui échappe et qui nargue le
Self infantile, laisse celui-ci dans un état de totale détresse face au
fantasme du « sein-qui-se-nourrit-lui-même », fantasme générateur
d'envie et de désespérance.
Dès lors, tout sera mis en oeuvre par l'analysant pour s'éviter de

113. Cf. le concept de Violencefondamentalede J. BERGERET, Conférence du 18 novembre 1980


à la SPP.
114. S. ISAACS, Nature et fonction du fantasme (1943), in Développements de la psychanalyse,
trad. fr. W. BARANGER, PUF, 1966.
Le travail du psychanalyste 289
revivre, dans la relation transférentielle, les tortures du premier renon-
cement à l'omnipotente possession de l'objet. C'est comme si tous les
relais, vrais ou faux, établis à partir de cette première brèche — matrice
du développement psychique — « lâchaient » une nouvelle fois, tous
presque simultanément, et non plus l'un après l'autre, comme dans les
mouvements de réorganisations circonscrites qui s'étaient produits
jusqu'alors au cours du processus analytique.
Nous entrons là dans la phase la plus difficile et la plus dangereuse
du processus analytique, celle où nous enregistrons le plus d'échecs,
parfois irrémédiables. Inutile de le préciser, le risque de suicide est
ici à son plus haut degré, pour les analysants que nous n'avons pas pu
aider à établir, quelque part en eux-mêmes, une confiance minimale
dans une relation « suffisamment bonne »115 avec un objet-contenant
relativement solide et bienveillant. Les risques de suicide sont souvent
annoncés par des rêves où quelqu'un est attaqué sauvagement et par
surprise, sous les yeux horrifiés du patient qui, pourtant, se trouve lui-
même participer à l'attaque. Il nous paraît absolument essentiel et
urgent de ramener ce type de rêve à la situation transférentielle et aux
attaques incoercibles que le Self infantile mène contre l'objet, en raison
des frustrations infligées par ce dernier. En effet, si la « mort du sein »
devient un fantasme inéluctable, le processus involutif mélancolique
peut atteindre un point de non-retour. Communiquer au patient les
risques qu'il encourt, lui permet de se ressaisir à temps en puisant momen-
tanément dans la préoccupation de l'analyste à son sujet les ressources
libidinales qui le fuient. Jamais autant que dans cette phase-là, la
vigilance inlassable de l'analyste ne sera aussi indispensable; jamais
autant, non plus, ses dons de communication avec les aspects les plus
silencieux et les plus terrifiés du Self infantile ; jamais autant sa réso-
lution intérieure d'accompagner son analysant de ses capacités de
penser, jusqu'à l'issue de ce véritable combat, quelle que soit cette issue.
Nous n'avons pas encore vécu d'expérience analytique où nous n'ayons
pas été confrontés, à un moment où à un autre, à la nécessité interne
de regarder la mort en face — c'est-à-dire à l'impossible...
Certains patients ne nous laissent pas la possibilité de les accom-
pagner dans cette voie, et rompent plus ou moins brutalement les
liens analytiques en développant une réaction thérapeutique négative
dont nous avons dit ailleurs116 qu'elle constituait souvent l'ultime

115. Cf. WINNICOTT, The " good-enough " mother.


116. J. et F. BÉGOIN, Réaction thérapeutiquenégative, Envie et Angoisse catastrophique,op. cit.
290 J. et F. Bégoin

défense contre « l'angoisse catastrophique »117 résultant de l'incapacité


à lier par des liens libidinaux suffisants les angoisses d'anéantissement
resurgissant dans le cours de l'analyse.
L'envie à l'égard des capacités de penser de l'analyste constitue,
à ce moment-là, une défense aussi efficace que destructrice contre les
angoisse dépressives liées aux attaques meurtrières contre l'objet.
L'analyste se sent littéralement incarcéré, muselé et décervelé par les
parties envieuses d'un Self qui cherche à imposer la dictature solide-
ment aveugle de l'évidence inerte à la démocratie fragilement éclairée
de la pensée vivante.
Parmi les acting-out liés à la recrudescence, parfois indépassable,
de l'envie à cette phase de l'analyse, on observe aussi la reprise en force
de relations d'objet perverses ou perverties, dont le cynisme apparaît
à l'analysant le plus sûr garant possible contre les angoisses liées à la
perte de l'objet. La fascination exercée par la perversion est soeur de
la fascination exercée par la mort : la force du non-objet apparaît plus
sécurisante que la vulnérabilité inévitable de l'objet bon, vivant, et
donc mortel : « La vie est peu de chose, disait Freud, mais nous n'avons
qu'elle. » Ce « peu de chose » n'a pas de quoi satisfaire l'omnipotence
infantile.
Certains patients utilisent les progrès acquis grâce à l'analyse pour
constituer, contre les angoisses d'intégration, des remparts difficiles
à discerner des réinvestissements personnels ou professionnels qui
pourraient être considérés comme des succès thérapeutiques. Cautionner
l'espacement des séances, voire l'interruption de l'analyse en deçà de
cette élaboration de base de la position dépressive ressemble à un
gambit : tout être humain a le droit de poursuivre son évolution à son
propre rythme, et nous outrepasserions notre rôle et nos propres droits
en forçant autrui à accélérer son mouvement naturel. Et pourtant,
que faisons-nous d'autre, lorsque nous acceptons d'être objet de
transfert ? La question ne serait-elle pas plutôt : jusqu'où avons-nous
le droit et le devoir d'aller trop loin ? Car si d'aucuns,parmi ces patients,
se sortiront d'une analyse tronquée sans autres dommages que ceux
d'un Moi « étriqué » — et comment, à long terme, prévoir l'importance
de ces dommages ? — d'autres sont en danger réel et immédiat de
mort psychique, voire même de mort tout court, pas seulement par le
suicide, mais aussi et surtout par la somatisation.
Nous ne pouvons d'ailleurs parler de cette « clinique de l'intégra-

117. J. BÉGOIN, L'angoisse catastrophique,op. cit.


Le travail du psychanalyste 291

tion » sans évoquer — trop rapidement, faute de place — tout l'éventail


des manifestations somatiques qui peut se déployer, plus particulière-
ment durant cette phase de l'analyse. Cet éventail va des manifestations
de conversion hystérique à l'éclosion de tumeurs malignes, en passant
par tous les troubles fonctionnels et psychosomatiques imaginables.
Il serait vain d'espérer qu'un jour la psychanalyse puisse vaincre le
destin des mortels que nous sommes. Mais nous pensons du moins
avoir beaucoup à apprendre encore sur les processus de liaison et de
déliaison entre le psychique et le somatique, à travers le travail minu-
tieux, prudent et acharnéauquel nous confrontent les avatars somatiques
de nos patients. Le devenir de ces affections nous est toujours apparu
lié à l'état tant physique que mental des objets internes du malade
et ce, de façon parfois extrêmement impressionnante.
Pour revenir plus précisément au matériel analytique fourni par les
patients durant cette phase cruciale, nous soulignerons la recrudescence
des fantasmes et des angoisses persécutoires, voire paranoïdes, qui peut
rendre difficilement soutenable le climat des séances, parfois durant
des semaines, voire des mois. Ces fantasmes peuvent aller jusqu'à des
idées pseudo-délirantes, et jamais le danger d'éclosion de la psychose
n'est à la fois aussi grand et aussi susceptible d'être réellement analysé
dans ses moindres détails. En effet, la verbalisation des aspects restés
jusqu'alors les plus clivés révèle en plein jour les attaques envieuses
les plus secrètes, qui proviennent des parties du Self trop malades pour
avoir gardé ou pu développer jusqu'alors l'espoir ni même la simple
notion d'un changement possible. Ces parties-là, qui ne peuvent en
quelque sorte s'exprimer qu'à condition de s'en empêcher simultané-
ment — prisonnières et geôlières d'elles-mêmes à la fois — ces parties-là
ne peuvent échapper à l'engloutissement dans la confusion ou la mort
psychique qu'à condition de se réorganiser instantanément sous une
forme délirante, comme le remarquait Freud à propos de Schreber.
Il peut alors s'engager une lutte contre les tentatives de prosélytisme,
analogues au prosélytisme pervers, entreprises par les parties délirantes
qui tentent de séduire et d'entraîner à leur suite tant les parties saines
du patient que celles de l'analyste lui-même. La sauvegarde de la santé
mentale des deux protagonistes ne peut être obtenue que par l'alliance
des parties non délirantes du Self avec les bons objets internes, et au
prix du renoncement à l'omnipotence du délire et de son abandon au
« nulle part » (no-where) du monde de l'autisme et de l'anti-pensée,
tant les aspects délirants ou schizophréniques semblent par leur nature
même inintégrables au reste de la personnalité. Cette lutte évoque la
292 J. et F. Bégoin

saga des Hobbits de Tolkien118, et notamment leur relation très parti-


culière avec cet autre chercheur de trésor qu'est le Gollum. Certaines
formes du génie semblent témoigner de la force surhumaine qui doit
être déployée par les aspects libidinaux et créateurs pour créer un
contenant qui permette une expression esthétique à une telle lutte, où
les forces de destruction de l'esprit et du corps finissent parfois par
emporter malgré tout la bataille finale (nous pensons, par exemple, à
Nietzsche, Van Gogh, Proust, etc.).
Si de telles évocations nous viennent ainsi à l'esprit, c'est bien
parce que cette phase de l'analyse pose de façon tout à fait décisive
le problème des différents niveaux de symbolisation, et notamment de la
régression, fulgurante dans le cas des idées délirantes, plus discrète dans
d'autres cas, à un niveau d'équation symbolique (H. Segal)119 où la
personne de l'analyste n'est plus distinguée de l'objet interne persé-
cutoire qu'il incarne. La « présence » chère à Nacht120 est alors parti-
culièrement indispensable, présence qui aura intérêt à se manifester
à travers des interventions centrées sur l'évocation des pulsions libidi-
nales, des relations entre les bonnes parties du Self et les bons objets,
toile de fond sur laquelle l'hallucination persécutoire pourra à nouveau
se dessiner, se distinguer, et, finalement, se différencier en tant que partie
contournable et cernable, donc aussi nommable, évocable à un niveau
de « symbole vrai ».
Aucune autre phase du processus analytique, chez les patients
adultes névrotiques du moins, ne nous permet d'aborder de si près la
découverte effectuée par M. Klein de ce qu'elle appelle « les relations
d'objet partiel » ; en effet, ces relations ne peuvent plus, à ce stade,
demeurer confondues, indiscernables ou superposées aux relations
d'objet total, mais elles entrent avec ces dernières dans une dialectique
parfois vertigineuse. C'est ainsi que l'on verra, dans un même rêve,
apparaître simultanément l'analysant et l'analyste représentés comme
deux personnes entretenant une relation interpersonnelle d'objet total,
éventuellement sous une forme de relations sexuelles harmonieuses et,
dans un autre coin du tableau, une scène de dévoration cannibalique ;
ailleurs encore, une scène de défécation, etc., scènes à la Jérôme Bosch
où l'analyste est réduit à l'état d'objet partiel — ou, inversement,
l'analysant, représenté comme l'objet sexuel partiel de l'analyste-parent.

118. J. R. R. TOLKIEN, Le Seigneur des Anneaux, 1966, trad. fr. F. LEDOUX,Ed. Chr. Bourgois,
1973.
119. H. SEGAL, Notes sur la formation du symbole, op. cit.
120. S. NACHT, La présence du psychanalyste, PUF, 1963.
Le travail du psychanalyste 293

Parallèlement, les produits du corps — lait, sperme, urine, faecès,


salive, sang, larmes, etc. — vont commener à se différencier les uns des
autres, à trouver, dans le fantasme, leurs attributions de façon un peu
plus stable, après que leurs équivalences aient été découvertes et ana-
lysées avec précision et doigté. Ici, les connaissancesthéoriques que nous
possédons concernant certaines « équations » — dont la plus célèbre est
celle de Freud : pénis = faecès = bébé — nous semblent devoir être
toujours soumises à l'expérience clinique dans le hic et nunc, où l'on
découvre souvent d'autres paramètres, tel ce patient, ancien énurétique
qui, en fait, n'avait trouvé que ce moyen-là pour pleurer...
Lorsque ce que nous pouvons percevoir du monde psychiqueinterne
de nos patients commence à s'organiser comme un tableau vivant
qui pourrait rappeler « La Danse des Paysans » de Breughel l'Ancien,
la tempête catastrophique que nous venons d'évoquer tant bien que mal
laisse la place à une nouvelle édition, plus fondamentalement génitale
enfin, de la rivalité oedipienne et des identifications authentiquement
introjectives aux deux parents qui en découlent. La fin de l'analyse
peut être envisagée avec davantage de cohérence, les capacités d'aimer
de l'analysant s'étant développées à « l'épreuve du feu » que constitue
cette étape qui, pour certains, dure quelques mois, pour d'autres, des
années, mais qui, en dernière analyse, ne se termine véritablement pour
chacun d'entre nous qu'avec notre mort.
COMMUNICATIONS

ILSE BARANDE
(Paris, SPP)

FLUCTUAT

Le mode d'exposition de leur sujet par J. et F. Bégoin entraîne


le lecteur de façon efficace et agréable, de bout en bout, sans lassitude,
l'intérêt étant soutenu par des approches vives et souvent originales,
par des biais qui leur sont propres. Leurs discussions incidentes avec
d'autres auteurs animent le texte et lui confèrent une actualité très
datée pour envisager les questions et les réponses qu'ils nous proposent.
Je les ai volontiers suivis et pourtant ils ont induit une lecture à
rebours de leur travail, anticipant sur mon impressionde regarder—non
point de face, mais selon une perspective en fuite, s'amenuisant jusqu'à
nos origines — l'état de nos connaissances et de nos conduites. C'est
avouer qu'il m'est difficile d'entendre l'oeuvre de Freud, celle des
pionniers par eux commentés, à partir d'un 1981 qui aurait « intégré »
tant d'autres dimensions, tant d'autres possibilités de sentir, penser,
théoriser. Ma difficulté tient à deux raisons :
— Toute lecture approfondie suppose une identification au mouvement
de l'auteur en tant que tel.
— Je crois aussi que, s'agissant d'un mode de connaissance tel que la
psychanalyse où le sujet et l'objet coïncident, chaque découverte,
chaque perception du secret de son organisation modifie la substance
vivante du psychisme et sollicite des appréhensions nouvelles. Ceci
me semble se vérifier tant intra-cure que pour l'histoire de notre
pratique et de nos idées. L'appréciation de nos changements et de
nos éventuelles acquisitions, si prisées par les auteurs, s'en trouve
relativisée.
Ces considérations n'auraient pas une portée critique importante
si elles ne me semblaient pas devoir s'appliquer à la manière dont se
Rev. franc. Psychanal., 2/1982

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