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INTRODUCTION
1. Le nombre de pages dont nous avons disposédans ce numéro de notre Revue ne nous a pas
permis de faire figurer ici les réponses que nous avons faites aux Communications prépubliées
dans notre présentation orale au Congrès.
Rev. franc. Psychanal., 2/1982
190 J. et F. Bégoin
ne s'excluant pas forcément les uns les autres et nous permettant moins
d'expliquer notre expérience que de décrire sous différents angles et avec
une précision plus ou moins grande les faits auxquels nous sommes
confrontés. Comme vous le savez, et Jacques Cosnier nous le rappelait
dans une conférence récente à la Société sur l'éthologie, le passage
des théories explicatives à des modèles descriptifs est l'un des caractères
principaux de l'évolution actuelle des Sciences du vivant. Freud a
décrit la méthode analytique comme se basant essentiellement sur la
communication entre deux personnes. L'aménagement du cadre ana-
lytique comporte déjà en soi des facteurs thérapeutiques intrinsèques
liés notamment à la possibilité pour l'analysant d'utiliser les capacités
de réceptivité et d'empathie de l'appareil psychique de l'analyste. Mais
simultanément la situation analytiqueprésente des dangers inéluctables.
« Le psychanalyste sait bien qu'il manipule les matières les plus explo-
sives et qu'il doit opérer avec les mêmes précautions et la même cons-
cience que le chimiste » écrivait Freud en 1915. Et Bion à la fin de sa
vie y impliquait également l'analyste en évoquant le cyclone émotionnel
qui est déclenché aussi bien chez ce dernier que chez son analysant par
toute mise en route d'une analyse. Ainsi, tant du côté des aspects
potentiellement thérapeutiques que du côté des aspects potentiellement
dangereux de l'analyse, il semble que la dimension dramatique de
l'entreprise analytique n'ait fait que prendre davantage de relief et
d'acuité au cours des années. A quel viatique pouvons-nous donc avoir
recours en nous lançant dans une entreprise aussi hasardeuse ? Aujour-
d'hui comme en 1915 nous ne pouvons emporter qu'un seul bagage,
la méthode psychanalytique. Freud écrivait alors : « Mais c'est grande-
ment sous-estimer et l'origine et l'importance pratique des psycho-
névroses que de penser que ces affections peuvent être vaincues par des
opérations pratiquées à l'aide de remèdes inoffensifs. Non, dans la pra-
tique médicale il y aura toujours place pour le ferrum et l'ignis à côté de
la medicina et l'on ne pourra ainsi se passer d'une psychanalyse non
modifiée, méthodique, qui ne craint pas de manipuler les émois les
plus dangereux afin de les maîtriser dans l'intérêt du malade. » Quelle
confiance en l'application stricte, méthodique, rigoureuse de l'instru-
ment d'investigation et de traitement forgé par lui-même ! Il n'entre
certainement là nulle outrecuidance, mais uniquement l'intuition et la
conviction authentiques, confirmées par l'expérience, d'avoir découvert
dans l'utilisation et l'investigation psychanalytiques de la relation
interhumaine un moyen thérapeutique irremplaçable.
Les deux citations qui précèdent sont tirées de l'article de Freud
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horde sauvage, des victimes, celles qui ont payé ces nouvelles révolu-
tions de leur appartenance au Mouvement, de leur santé physique ou
mentale, ou de leur vie. Le ferrum et l'ignis se retournent aussi contre
ceux qui les utilisent, on ne peut être psychanalyste impunément. Le
cas d'homosexualité féminine décrit par Freud en 1920 nous a servi
d'illustration, moins de la technique à proprement parler de Freud
que de l'état d'esprit dans lequel il travaillait à cette époque qui se
situe juste avant l'une de ces révolutions, celle introduite par Au-delà
du principe de plaisir. Nous avons en particulier cru pouvoir montrer
comment le Freud théoricien préoccupé par certaines de ses idées sur
le rêve et la féminité par exemple, interférait avec le Freud clinicien
capable d'une profonde identification avec sa patiente, au point de
rompre brutalement la relation avec elle sans prendre en considération
les aspects très dépressifs qu'elle présentait et qu'il avait si finement
analysés. Nous sommes tout à fait conscients qu'aucun progrès ne
prend effet au-delà de la mesure où il correspond chez l'analyste à
de véritables identifications et à des changements dans le maniement
qu'il peut alors faire de son propre fonctionnement. C'est le vrai sens
de l'analyse de formation. Cependant, il nous paraît difficile de nier
que l'interprétation du transfert, par exemple, ne soit devenue un
instrument d'investigation et d'approfondissement du processus ana-
lytique à un point totalement inconnu de Freud dans sa pratique,
comme en témoigne le cas de 1920. Difficile aussi de nier qu'il ne
s'agisse là d'un progrès technique considérable car il offre la possibilité
à des débutants d'aujourd'hui d'éviter des bévues que pouvaient autre-
fois commettre les maîtres eux-mêmes. Bien entendu, cela ne veut pas
dire que l'analyse pratiquée par un débutant de 1981 serait supérieure
à celle d'un maître de 1900 ou de 1920. Le fait que le bagage technique
et théorique de la psychanalyse se soit considérablement enrichi depuis
ses origines n'implique en effet aucunement que les capacités d'inté-
gration de chacun d'entre nous en aient été automatiquement augmen-
tées. Ce sont des ordres de valeur différents et nous n'avons pas cherché
à distribuer des palmarès en indiquant nos conceptions et nos options
personnelles. Mais soutenir pour autant que les progrès techniques ne
seraient de nul poids quant au travail réel de l'analyste, nous semble
excessif, sauf à penser que n'aurait quelque poids que d'être Freud
lui-même.
L'un des axes de notre rapport a été de chercher à mettre en évi-
dence, à travers les travaux des grands pionniers de l'analyse, la conti-
nuité d'une recherche technique fondamentale, celle qui découle de la
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2. Dans le sens des basic assumptions décrits par W. R. BION dans Experiences in groups. V. plus
loin note 109, p. 285.
3. L'intervention écrite par R. Barande après le Congrès nous confirme malheureusement
dans cette opinion.
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vons de nos jours. Mais il est clair, dans cet article, que ce sont les
exigences de la situation analytique qui l'amènent à formuler, comme à
regret, cette recommandation : « Il ne convient presque jamais que le
but thérapeutique cède le pas à l'intérêt suscité par l'interprétation du
rêve » (ibid., p. 44). Nous ne pensons cependant pas qu'il soit pour
autant nécessaire de décourager les essais, forcément maladroits,
des candidats, par la recommandation de ne pas interpréter du tout les
rêves, extrapolation abusive des conseils de prudence et de modération
que Freud donnait en 1912 aux analystes débutants, et qui rappellent
la formule : « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais ! »
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler, à ce sujet, la lettre que Freud
écrivit en 1928 à Ferenczi et dans laquelle il s'exprime ainsi : « les
...
conseils sur la technique, que j'ai écrits il y a longtemps, ont essentielle-
ment un caractère négatif. J'ai considéré qu'il fallait avant tout souligner
ce que l'on ne devait pas faire (souligné dans le texte) et mettre en
évidence les tentatives capables de contrarier l'analyse. J'ai négligé
de parler de toutes les choses positives qu'il faudrait (souligné dans le
texte) faire et en ai laissé le soin au « tact » dont aujourd'hui vous
entreprenez l'étude. Il en résulta que les analystes dociles ne saisirent
pas l'élasticité des règles que j'avais formulées et qu'ils y obéissent comme
si elles étaient taboues (souligné par nous). Il convient de réviser tout
cela sans, toutefois, il est vrai, supprimer les obligations dont j'ai parlé ».
Malheureusement, Freud, déjà âgé et malade alors, ne put procéder
lui-même à la révision nécessaire.
Comme on l'a souvent fait remarquer, ce n'est qu'après avoir d'abord
posé en 1910 le problème du contre-transfert, que Freud écrit, deux
ans plus tard, La dynamique du transfert (1912). Là, Freud se demande
pourquoi le transfert se prête si bien au jeu de la résistance, alors qu'il
pourrait aussi bien « faciliter la confession ». Et sa réponse est claire,
elle « ne saurait être dictée par la seule réflexion (théorique). C'est
à l'expérience acquise en examinant, au cours du traitement, chaque
cas particulier de résistance de transfert que nous la devrons... Il faut,
en effet, distinguer deux sortes de transfert, l'un « positif », l'autre
« négatif », un transfert de sentiments tendres et un transfert de senti-
ments hostiles, et l'on se voit obligé de traiter séparément ces deux
variétés de sentiments qui ont pour objet le médecin » (ibid., p. 56-57).
Freud précise en outre que « le transfert sur la personne de l'analyste
ne joue le rôle d'une résistance que dans la mesure où il est un transfert
négatif ou bien un transfert positif composé d'éléments érotiques
refoulés ». Freud se dirige maintenant vers une tout autre conception de
200 J. et F. Bégoin
II — FREUD EN I920 : «
PSYCHOGENÈSE
D'UN CAS D'HOMOSEXUALITÉ FÉMININE »
un homme et avec une femme ». « Un jour, dit Freud, je lui dis que je ne
croyais pas ses rêves, que je les considérais comme faux et hypocrites,
et qu'elle avait l'intention de me tromper comme elle le faisait avec son
père. J'avais raison ; après cette explication, ce genre de rêves disparut. »
Cependant, en même temps, Freud considère que les rêves exprimaient
aussi un désir de gagner ses faveurs... peut-être pour mieux le tromper
par la suite ! Nous ne chercherons pas à savoir si, comme cela est pro-
bable, Freud avait raison de considérer ces rêves comme des « rêves
de mensonge », d'ailleurs il ne nous en donne pas le contenu (nous
sommes loin, maintenant, de Dora) ; nous pouvons le croire sur parole
étant donné son immense expérience de l'interprétation des rêves et
d'autant plus que nous savons à quel point il était sensible au fait de ne
pas se sentir aimé5. Il dit ici qu'il s'était senti « averti par je ne sais
quelle impression légère », manière d'évoquer un sentiment contre-
transférentiel. Mais nous retiendrons les commentaires dont Freud
fait suivre ce récit, et dans lesquels il nous confesse sa stupéfaction de
constater à quel point les êtres humains, pas seulement les névrosés,
mais aussi les personnes de la vie courante, peuvent traverser des
moments si intenses et si importants de leur vie amoureuse, presque sans
leur accorder d'attention ou bien en se trompant très grossièrement dans
leur jugement à leur sujet ; tels les dépressions graves après la rupture
d'une amourette, les résultats imprévus d'un avortement provoqué,
décidé sans remords ni hésitation, etc. Ce sont sans doute de telles
constatations qui amèneront, beaucoup plus tard, Freud à s'interroger
sur ce qui permet au Moi de sauvegarder sa santé psychique, face aux
parties malades de la personnalité et à apporter une solution au pro-
blème de la santé mentale, sur lequel il ne s'était jamais vraiment inter-
rogé auparavant, dans ses articles sur « Le Fétichisme » (1927) et « Le
clivage du Moi dans les processus défensifs » (1938) : le Moi protège sa
propre santé en se clivant, et en étant capable de maintenir simulta-
nément deux attitudes psychiquesdifférentes, opposées et indépendantes
l'une de l'autre.
Ce cas montre bien comment travaillait Freud en 1920, à la fois
quelle maîtrise il avait atteinte dans ses capacités d'insight et de recons-
truction, mais également combien il était partagé entre ses fulgurantes
intuitions cliniques et ce que l'on pourrait appeler ses résistances
théoriques. Nous avons à ce sujet noté deux des points d'achoppement
de sa technique : la sous-estimation de l'angoisse dépressive latente de
Il n'est pas possible, faute de place, de faire ici une revue générale
de l'évolution de la pensée de Freud, aussi nous limiterons-nous à
évoquer ceux de ses écrits ayant un lien assez direct avec le travail
analytique. Le commentaire que nous venons de faire d'un cas d'homo-
sexualité féminine nous a montré l'écart grandissant entre, d'une part,
la théorie du rêve comme accomplissement de désir d'où a découlé la
6. Comme on le sait, Freud attribuait certaines de ses angoisses somatiques à « son hérédité
paternelle chargée » (S. NACHT, Traité de psychanalyse,t.1, p. 24).
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théorie de la libido et, d'autre part, les nouveaux concepts que Freud est
amené à élaborer progressivement face aux difficultés rencontrées dans
son travail clinique, en particulier la réaction thérapeutique négative.
Freud s'est trouvé confronté à des phénomènes beaucoup plus com-
plexes que les « névroses classiques » auxquelles il a par ailleurs conseillé
de restreindre les indications de l'analyse. Comme tout praticien, il ne
peut éviter de traiter des cas très difficiles, borderline comme l'Homme
aux loups (devenu le cas princeps de la psychanalyse), mélancoliques,
homosexuels, paranoïaques, etc. Nous pensons comme D. Braunschweig
dans son rapport de 1971, que les concepts nouveaux de narcissisme
et de pulsion de mort sont indispensables à toute clarification de la
technique analytique après 1920. Ils permettent de distinguer des
orientations très différentes de la pratique analytique selon que celle-ci
reste attachée aux premières théories de Freud (comme dans la première
interprétation qu'il donne à la tentative de suicide de la patiente précé-
dente) ou qu'elle intègre les notions nouvelles de narcissisme et de
pulsions destructrices (comme dans sa deuxième interprétation), notions
qui concourent à une conception beaucoup plus complexe du transfert
positif et négatif, ainsi que du développement du Moi à travers les
processus d'identification.
Un autre facteur décisif va intervenir aussi à ce moment dans le
développement de la technique analytique, constitué par les résultats
des analyses d'enfants. Il est d'autant plus frappant de remarquer
qu'après le cas du petit Hans, c'est également l'observation d'un
enfant — mais cette fois âgé seulement de dix-huit mois, encore dans
les tout premiers balbutiements de la verbalisation et à un âge antérieur
à celui que Freud a assigné au complexe d'OEdipe — qui sera l'une des
sources de la réflexion de Freud dans Au-delà du principe de plaisir,
point de départ de la deuxième révolution psychanalytique. Nous
rappellerons que ce n'est qu'après avoir vu son petit-fils faire réapparaître
la bobine que Freud comprend soudain le sens du premier temps de ce
jeu, qui consistait d'abord uniquement à jeter tous les objets au loin 7 :
il reproduisait la scène de la disparition de sa mère. Dès le chapitre
de l'Introduction à la psychanalyse (1917) consacré à l'anxiété, Freud
7. Nous précisons ce point, car beaucoup de commentateurs ont négligé cet aspect en deux
temps du jeu de l'enfant à la bobine et de son observation, comme M. Fain dans son intervention
à propos du rapport de D. Braunschweig : il affirme dans ce texte, que « le double sens du Fort-Da
existe pratiquement d'emblée » (Rev.fr. de Psychanal., 1971, 5-6, p. 878) et en tire un certain
nombre de conclusions qui vont, à notre avis, à rencontre des faits, car les modalités du premier
temps du jeu (expulsion-projection)précèdent et conditionnent celles du deuxième temps (réin-
trojection), dont seule l'apparitionpermit à Freud de comprendre le jeu de son petit-fils.
Le travail du psychanalyste 217
avait indiqué l'angoisse de l'étranger comme le prototype de l'angoisse
de l'enfant répétant l'angoisse de la séparation d'avec la mère à la
naissance. Mais ici il signale que son petit-fils était un enfant très
gentil, ne pleurant jamais pendant les absences de sa mère et acceptant
toutes les interdictions8. A cette observation princeps d'un enfant à
l'âge préverbal, à laquelle nous sommes aujourd'hui familiarisés par
l'observation des nourrissons, Freud donne deux interprétations : un
« penchant à la domination » et une « impulsion de vengeance ». Mais
surtout il en déduit un nouveau principe économique : la compulsion
de répétition, située au-delà du principe de plaisir. Jeter les objets pour
les faire disparaître serait donc le prototype de re-jeter (verwerfen) ou
de pro-jeter l'expérience émotionnelle déplaisante sur le mode de
l'expulsion anale9. Ce n'est plus seulement l'aspect libidinal mais aussi
l'aspect de déplaisir et l'angoisse qui deviennent un objet d'élaboration
psychique.
Pour mieux décrire le premier temps du jeu, Freud signale que c'était
tout un travail de rechercher ensuite et de réunir les objets jetés par
l'enfant. Ce travail, celui de la mère (ou de tout adulte s'occupant de
l'enfant) a trouvé son équivalent psychique dans les concepts de handling
et de holding de Winnicott, et dans celui de « contenant » de Bion. C'est
aussi le travail de l'analyste que de rassembler dans son fonctionnement
psychique et de remettre, par l'interprétation, à la disposition du
patient les parties de son Self et de ses objets avec lesquelles il perd
contact en les projetant. Un enfant à qui on ne ramènerait jamais ses
jouets qu'il lance au loin serait peut-être un enfant docile et soumis,
mais morcelé. Chez le tout petit enfant, c'est avant tout la cohérence du
Self corporel qui est en cause, ce qui peut donner lieu à des impressions
de modifications de l'image du corps, comparables à celles que décrit
L. Carroll dans Alice aux pays des merveilles, lorsque Alice a tellement
grandi qu'elle ne voit plus ses pieds10. Dans le jeu de l'enfant à la bobine,
8. Cette extrême obéissance de l'enfant et son absence de réaction émotionnelle aux absences
prolongées de sa mère évoquent l'existence d'un Surmoi précoce sévère. Il ne nous semble pas
certain que le jeu de cet enfant, souvent décrit comme parfaitement normal, ne soit pas, en réalité,
un indice d'une organisation narcissique très défensive et de difficultés importantes de son déve-
loppement. Freud ajoute en note que quatre ans plus tard l'enfant perdra celle qui était dans ce
jeu l'objet central de sa préoccupation, sa mère, « sans manifester le moindre chagrin. Entre-temps,
un autre enfant était né, qui l'avaitrendu excessivementjaloux » (S. FREUD, Essais de Psychanalyse,
Petite Bibliothèque Payot, n° 44, note 1, p. 18).
9. Le successeur, l'héritier de l'expulsion sera, au niveau du Moi plus évolué, la négation,
appartenantelle aussi à l'instinct de destruction (S. FREUD, La Négation, 1925).
10. On se souvient qu'elle organise alors un lien réparateur en fantasmant qu'elle enverra des
cadeaux de Noël à ses pieds, avec comme adresse : « A Monsieur le Pied Droit d'Alice, sur le tapis,
près du garde-feu, avec les amitiés d'Alice. »
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aurait été atteinte et resterait stable, « comme si, peut-être, nous avions
réussi à résoudre chacun des refoulements du patient et à combler
toutes les lacunes de son souvenir » ; il constate que « tout analyste
a trouvé quelques cas ayant eu cette issue gratifiante ». Voilà qui n'est
guère pessimiste et qui nous donne plutôt le sentiment d'une certaine
idéalisation de l'analyse et de ses résultats.
A l'opposé des cas idéaux, ou faciles, sur lesquels nous conservons
quelques doutes, Freud envisage ensuite ceux qui sont caractérisés
par « une force constitutionnelle de l'instinct et une altération défa-
vorable du Moi acquise dans sa lutte défensive, dans le sens d'un Moi
disloqué et appauvri : tels sont les facteurs préjudiciables à l'efficacité de
l'analyse et qui la rendent interminable ». Le problème étant ainsi posé,
Freud cite immédiatement deux exemples. D'abord, celui de cet
analyste (où tous ont reconnu Ferenczi) qui a reproché à son analyste,
Freud, de ne pas avoir, bien des années auparavant, analysé son trans-
fert négatif. Le reproche était-il justifié ? En tout cas, nous avons, évi-
demment, bien du mal à imaginer, aujourd'hui, que le transfert tout
court, tant positif que négatif, ait pu être « analysé » en une période
de trois semaines, fût-elle répétée. Ce dont nous serions plutôt assurés,
évidemment, c'est du transfert immanquablement négatif provoqué
par l'intensité de la déception d'une analyse aussi brève et morcelée,
compliquée entre autres, par les relations d'amitié et de maître à
disciple préexistantes entre les deux hommes. Freud en est tout à
fait conscient, puisqu'il parle de « l'horizon limité de l'analyse en ces
premiers jours ». Cependant, en même temps, il ne semble pas pouvoir
accepter de reconnaître que, de ce fait, l'analyse a forcément été incom-
plète et il cherche, contre toute évidence, à se justifier alors qu'il a été
lui-même, dans sa position d'analyste, prisonnier de ces circonstances.
Le contre-transfert, pas plus que le transfert, n'avait été liquidé. En
fait, nous mesurons bien là l'énorme différence, pour ne pas dire le
Le travail du psychanalyste 223
15. En fait, les hommes sont eux aussi, bien entendu, vulnérables à l'approche de la vieillesse
et de la mort. L'analyse des sujets âgés a montré que, quel que soit leur sexe, ils réagissent très
intensément à la situation analytique, contrairement à l'opinion habituelle qu'ils étaient inana-
lysables. L'analyse des personnes âgées ressemble à celle des jeunes enfants. Le transfert y est
extrêmement intense, au point que le véritable danger est au niveau de la résistance somatique
qui risque de ne plus être suffisante pour contenir la vivacité des affects. Mais, faite très prudem-
ment (c'est-à-dire, avant tout, en respectant de très près les règles de la méthode analytique)
l'analyse des personnes âgées est susceptible de leur faire retrouver une grande créativité, même
sur le plan erotique (Colloque de la Société britannique sur l'analyse des personnes âgées, com-
munication personnelle par H. ROSENFELD).
224 J- et F. Bégoin
dispose pas de l'expérience clinique qui découlera de l'utilisation de sa
nouvelle théorie des pulsions et de sa théorie structurale. Bien qu'évo-
quant par ailleurs l'intrication et la désintrication des pulsions, ici,
en dépit de ses références à Empédocle, il parle de « dompter » et de
« contrôler » l'instinct, davantage que de travailler à favoriser une meil-
leure intégration des pulsions de vie et des pulsions de mort au sein de
la personnalité. Il reconnaît que l'importance du facteur économique
n'a pas été suffisamment étudiée, par rapport aux aspects dynamique et
topographique, mais il ne dispose pas des concepts nouveaux nécessaires
pour aborder l'économie du changement psychique. Aussi, quand il
appelle à l'aide « la sorcière métapsychologie », doit-il se rabattre sur
l'opposition entre processus primaires et processus secondaires, et sur
les facteurs économiques de l'ancienne théorie de la libido.
Est-il possible et souhaitable dans un but prophylactique, se
demande Freud, d'éveiller un conflit qui n'est pas actuellement mani-
feste dans l'analyse ? C'est le problème du transfert négatif latent. Il
ne trouve pas de réponse satisfaisante à cette question. On ne peut ni
se contenter de signaler quelque chose que le patient ne ressent pas,
ni créer artificiellement une situation destinée à provoquer une réponse
négative du patient ; heureusement d'ailleurs, l'analyse n'en a pas les
moyens et le patient ne se prêterait pas à des « expérimentations cruelles ».
On peut douter que ce dernier point soit aussi assuré que cela : la force
du transfert est telle, et le besoin de punition, mis en relief par Freud,
parfois si puissant, que l'on sait qu'il est en réalité tout à fait possible
que des analysants subissent, pendant un temps parfois très long,
une situation d'humiliation (par exemple, silence total de l'analyste)
ou de persécution (interprétations agressives de l'analyste) sans être
capables de rompre une relation devenue cependant de toute évidence
sadomasochique. Mais le véritable problème posé par Freud nous
semble ailleurs : doit-on attendre que la névrose de transfert soit
totalement constituée, de façon que le patient ne puisse pas nier l'exis-
tence de sentiments négatifs massifs envers l'analyste, ou bien est-il
possible de reconnaître plus rapidement des signes moins évidents
mais cependant réels de transfert négatif et de les interpréter au fur
et à mesure de leur apparition, évitant ainsi une régression trop brutale
ou trop massive ?
Abordant ensuite le problème des « altérations du Moi », Freud
tente une approche nouvelle ; il reprend la formulation précédente :
« La situation analytique consiste à nous allier au Moi de la personne
en traitement, dans le but de soumettre les parties incontrôlées du Ça »
Le travail du psychanalyste 225
et, changeant son fusil d'épaule, il la traduit en termes de théorie
structurale : «... c'est-à-dire de les inclure dans la synthèse de son Moi. »
Il s'appuie sur le fait qu'habituellement une telle coopération fait
défaut dans le traitement des psychotiques pour confirmer cette optique :
« Pour que nous puissions établir une alliance avec lui, le Moi doit
être normal », mais il ajoute aussitôt que la normalité du Moi n'est
qu'une fiction et « que chez toute personne normale, le Moi ressemble à
celui du psychotique dans tous ou tel de ses aspects et à un degré plus
ou moins grand. Son emplacement entre les deux extrêmes de l'échelle,
le Moi « normal » fictif et le Moi psychotique, donne la mesure approxi-
mative de ce qu'il appelle une « altération du Moi ». Poursuivant l'explo-
ration de cette voie nouvelle Freud insiste sur le fait que « le Moi a,
dès l'origine, à remplir la tâche d'établir une médiation entre son Ça
et le monde extérieur au service du principe de plaisir et de protéger le
Ça contre les dangers du monde extérieur ». Il s'agit d'un « combat
sur deux fronts, avant l'établissement du troisième front » (représenté
par le Surmoi) : il est donc clair, ici, que Freud cherche à décrire en
termes structuraux les rapports entre le Moi naissant et le Ça, avant la
mise en place du Surmoi oedipien définitif, dans les stades les plus
précoces du développement du Moi, et alors que celui-ci est encore
plus ou moins proche du Moi psychotique, qu'il est « faible et imma-
ture », ou « disloqué et appauvri », comme il l'a décrit plus haut. Un peu
plus loin, il revient sur les conditions de l'origine du Moi en écrivant :
« Mais nous ne devons pas négliger le fait qu'à l'origine le Ça et le Moi
ne font qu'un ; et cela n'implique pas davantage de surestimation
mystique de l'hérédité lorsque nous estimons vraisemblable que, même
avant la constitution du Moi, les lignes de développement, les tendances
et les réactions dont le Moi fera preuve par la suite sont déjà là, à sa
disposition. »
Toutes ces nouvelles formulations de Freud ont un accent extrême-
ment moderne, en net contraste avec le retour précédent à la théorie
de la libido et du refoulement ; elles annoncent une indépendance plus
grande de l'analyse à l'égard de la nosologie psychiatrique et la recherche,
au niveau de la structure du Moi, d'une conception de son développe-
ment qui fait incontestablement penser aux hypothèses de M. Klein
sur la névrose infantile comme produit de l'élaboration des mécanismes
« psychotiques » plus précoces. C'est, en effet, à l'étude de ces méca-
nismes de défense, distincts et antérieurs au refoulement, comme il en a
fait l'hypothèse dans Inhibition, symptôme et angoisse, que Freud
encourage la recherche à se consacrer, citant en exemple le livre que
226 J. et F. Bégoin
16. Parmi les causes de résistance insuffisammentélucidées, FREUD indique une « adhésivité
particulière de la libido » (Adhesiveness, dans la St. Ed., p. 241, moins bien traduite en français
par « viscosité », p. 393). Nous voyons là l'une des extraordinaires intuitions cliniques de Freud,
qui évoque pour nous les mécanismes très primitifs « d'identificationadhésive » décrits récemment
par E. Bick et D. Meltzer et à la rupture brutale desquels nous avons attribué certaines réactions
catastrophiques s'accompagnant de relation thérapeutique négative (J. et F. BÉGOIN, Réaction
thérapeutique négative, Envie et Angoisse catastrophique, IIIe Conférence de la Fédération euro-
péenne de Psychanalyse, Wembley, 1979.)
Le travail du psychanalyste 227
vivre :la découverte de la psychanalyse. La solitude du génie doit
rendre d'autant plus vulnérable à l'envie d'autrui. Nous ne doutons
pas que chacun d'entre nous, analystes d'aujourd'hui, porte en soi une
identification secrète et douloureuse à ce Freud-là, et que cette identi-
fication nous conduit, qui à redouter les innovations techniques, qui à
exiger de soi-même la perfection dans le silence ou dans l'interprétation,
qui encore à exiger de l'analysant qu'il « fasse son analyse tout seul »
— comme Freud. Pour nous tous, cette identification à la solitude de
Freud face à l'envie de nos propres objets internes nous apparaît
comme la pierre d'achoppement à la communication, communication
entre nous, communication avec nos analysants, communication avec
soi-même.
Nous ne discuterons pas ici le fameux « roc du biologique » sur
lequel Freud conclut son article, étant donné les nombreux commen-
taires qui en ont été faits. Il nous suffit, pour ce qui nous intéresse ici,
de souligner l'accent mis par Freud sur ce qu'il nomme « la répudiation
de la féminité » (ou plutôt de la maternité, comme l'a très justement
fait remarquer A. Green) dans les deux problèmes qu'il signale comme
les ultimes et indépassables bastions de la résistance : l'envie du pénis
chez la femme et le refus de l'attitude passive ou féminine de l'homme
envers un autre homme. Cette remarque, à notre avis capitale, de
Freud ouvre en effet la voie d'une part à une révision de son point
de vue si controversé sur la sexualité féminine, d'autre part une diffé-
renciation plus nette entre féminité et homosexualité, différenciation
qu'il n'a jamais véritablement faite, faute, en particulier, d'un concept
assez approfondi de la notion de perversion dont la structure se révélera
infiniment plus complexe que celle indiquée par le clivage du Moi
dans le fétichisme.
rieures, et nous voyons dans cet article l'une de ses orientations les
plus fécondes, celle du clinicien qui était capable d'une liberté de pensée,
d'une audace et d'une imagination exceptionnelles. Ainsi commence-t-il
par mettre l'accent sur le fait que « le travail de l'analyse comporte
deux portions très différentes, il est effectué dans deux lieux distincts,
il implique deux personnes, à chacune desquelles il incombe une tâche
particulière ». Nous tentons précisément, dans ce Rapport, de nous
centrer sur cette notion de « travail », constamment présente dans
l'article de Freud, et qui exprime le lien créé par une expérience
vécue conjointement par l'analyste et l'analysant.
Freud poursuit en utilisant des métaphores qui éveillent tout un
halo d'associations à un niveau plus profond — celui du « langage
métaprimaire », dirait Pierre Luquet. « De même que l'archéologue
construit les murs du bâtiment d'après les fondations qui sont restées
en place, détermine le nombre et la position des colonnes d'après les
dépressions sur le sol et reconstruit les décorations murales et les pein-
tures d'après les restes trouvés dans les débris, de même l'analyste
procède-t-il quand il tire ses inductions d'après les fragments de sou-
venirs, d'après les associations et d'après le comportement du sujet
en analyse. » Il ne dépend, nous dit Freud, que de la technique analytique17
de réussir ou non à amener complètement au jour ce qui est caché :
quel contraste avec la position précédente de Freud, qui semblait
rejeter à peu près entièrement la responsabilité de l'échec de l'analyse
sur le patient ! Ici, c'est — retour du pendule — la technique analytique
qui porte toute la responsabilité du succès de la reconstruction. Si l'on
y ajoute la responsabilité technique partagée par le patient dans le
durcharbeiten, et non pas la « solution » imposée au patient, nous abou-
tissons à une conception équilibrée du travail analytique, dans laquelle
les deux partenaires simplement réussissent ensemble ou échouent
ensemble. Certes, l'exemple de construction qu'il nous propose souffre
de l'absence de références au transfert qui, seul, peut entraîner la
conviction du patient. Mais on peut considérer que la revue des risques
d'erreurs et des infirmations ou confirmations données par les associa-
tions et la suite de l'analyse comportent obligatoirement la prise en
considération du facteur transférentiel. Ces éléments restent, pour nous,
le seul critère de la validité de nos interprétations ou de nos cons-
tructions.
Les remarques plus générales par lesquelles Freud conclut cet
18. FREUD a oublié ses remarques dans Au-delà du principe de plaisir sur les fonctions plus
primitives et plus essentielles du rêve.
19. D. MELTZER, The Kleinian Development. Part. I : « Freud's Clinical Development», Clunie
Press, 1978.
232 J. et F. Bégoin
I — SANDOR FERENCZI :
A LA RECHERCHE DE LA LANGUE DE L'ENFANT
Parmi les pionniers les plus proches de Freud et les plus influents
sur les débuts du mouvement analytique, c'est S. Ferenczi qui apparaît
immédiatement lorsque l'on pense aux problèmes de technique. « L'en-
fant terrible de la psychanalyse », comme il se plaisait à se désigner lui-
même, va nous amener d'emblée dans le vif de notre sujet, à un point
qui est manifeste à travers les remous que son oeuvre ne cesse d'entre-
tenir parmi nos contemporains. Pour les uns, comme pour Freud
— mais pas pour les mêmes raisons ! — il est le vrai « paladin » de la
psychanalyse, pour les autres un « déviant » ou même « le martyr de la
psychanalyse », chaque parti honnissant l'autre au nom de son idéal
psychanalytique. Nous essaierons d'éviter ces querelles d'autant moins
facilement éteintes que manquent beaucoup de documents qui seraient
nécessaires pour mieux établir les faits, en particulier le journal de
Ferenczi et son énorme correspondance avec Freud, encore en majeure
partie inédits.
Ferenczi s'était fait, dès le début de sa carrière, une réputation de
remarquable thérapeute et de brillant clinicien. L'un de ses premiers
titres de gloire les moins contestés provient de l'introduction qu'il fit
du terme et du concept d'introjection, dans l'un de ses premiers articles,
« Transfert et introjection », publié en 1909, l'année qui suivit sa
première rencontre avec Freud et le début de son activité psychana-
lytique. D'emblée, Ferenczi manifeste ici son intérêt prédominant pour
234 J. et F. Bégoin
20. Cet article contient également la première mention de la notion d' « espace psychique ».
Le travail du psychanalyste 235
rique » ou de « l'identification infantile », comme le dit Ferenczi,
constitue en réalité un mode projectif d'investissement (une identifi-
cation projective, dans le sens de Klein modifié par Bion). En effet,
si le « transfert excessif des névrosés » est « une sorte de maladie intro-
jective », selon les termes de Ferenczi, c'est en raison même de la diffi-
culté qu'ont ceux-ci à réaliser une introjection vraie, processus qui,
contrairement à l'identification hystérique, n'est ni immédiat ni magique,
mais long et difficile car impliquant la reconnaissance de la perte de
l'objet et la douleur dépressive du deuil, comme le montreront Freud
et Abraham. Ce n'est peut-être que par l'une de ces malices de l'histoire,
que s'est finalement complètement retournée la définition ferenczienne
de l'introjection. A moins qu'il n'y ait eu, dès le départ, un vice bien
caché, un ver dans le fruit...
Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur la technique dite active
de Ferenczi, beaucoup trop selon M. Balint qui estimait que l'expres-
sion était malheureuse et que le problème en cause avait excessivement
effacé les autres contributions de Ferenczi à la technique, en y mêlant
en outre beaucoup de confusion. On sait que Freud avait longtemps
défendu les idées de Ferenczi qui, à ce sujet, s'était tout d'abord référé
à son maître et ami soutenant d'une part l'importance de la règle
d'abstinence et, d'autre part, préconisant lui-même une certaine
« activité » de l'analyste face, par exemple, aux inhibitions persistantes
des agoraphobes ou aux compulsions des névrosés obsessionnels. Les
techniques actives de Ferenczi ont pour point de départ la découverte
de la résistance par la pratique dissimulée de la masturbation(D. Meltzer
montrera ses liens avec les fantasmes d'intrusion anale à l'intérieur de
l'objet). Elles sont passées par deux étapes : dans la première, il recher-
chait, par des ordres ou des interdictions, à provoquer une intensifica-
tion de la tension chez son analysant (terme qu'il a été le premier à
utiliser) ; puis, devant les échecs de cette méthode, il se rabattit sur le
procédé inverse, la recherche de la détente et de la relaxation. A. Green21
a interprété cette fluctuation dans l'orientation de la technique de
Ferenczi (réservée il faut le rappeler à certains seulement des cas
difficiles qui lui valaient sa réputation de thérapeute acharné) comme
une expression du transfert non liquidé de Ferenczi sur Freud :
A. Green suggère que Ferenczi aurait reporté ce transfert sur ses
propres patients, dans un premier temps en cherchant, par son attitude
Il a fallu à peu près le temps d'une génération avant que les premiers
psychanalystes s'enhardissent à appliquer directement à l'enfant les
connaissances nouvelles résultant des découvertes de Freud. Le cas
du petit Hans ne suscita guère d'émules connus, à part celui de la
petite Hilda Abraham. Quand, après la Première guerre mondiale,
M. Klein commença à analyser des enfants, elle se rendit immédiatement
compte qu'une simple action pédagogique, consistant à permettre à
l'enfant de discuter librement avec elle des nombreuses questions qu'il
se posait sur les relations sexuelles, la naissance, la provenance des
enfants, le rôle du père, etc., était utile mais insuffisante. Elle eut la
lucidité et le courage de comprendre que, pour obtenir davantage
qu'un soulagement passager des angoisses précoces de l'enfant, elle
devait recourir à la méthode analytique elle-même, et consacrer à
l'enfant des séances, c'est-à-dire des moments réservés chaque jour,
à heure fixe, à ce travail si particulier entre deux personnes qui seul
mérite le nom de psychanalyse que Freud lui a donné. Dès sa première
analyse d'enfant, M. Klein fut amenée à adopter une technique diffé-
rente de celle utilisée habituellement avec les adultes, et consistant à
interpréter dans le matériel de l'enfant ce qu'elle jugeait le plus urgent
en fonction de l'angoisse. Si bien que, d'emblée, elle eut recours à
l'essentiel de la méthode d'interprétation qui devait devenir caracté-
ristique de sa technique et lui permettre déjà de commencer à recueillir
le matériel très neuf qui allait être la source de ses découvertesultérieures.
250 J. et F. Bégoin
Les trois premiers articles publies par M. Klein33 forment un
ensemble déjà très élaboré, le premier décrivant l'enfant à la maison,
le second l'enfant à l'école, et le troisième faisant le lien entre l'enfance
et la vie adulte à travers les relations de l'angoisse (trois ans avant
Inhibition, symptôme et angoisse de Freud) avec les symptômes, l'inhi-
bition et le développement de la symbolisation et de la sublimation.
L'enfant « réel », vivant, commence dès lors à émerger de l'enfant
« psychanalytique », abstrait des théories.
L'orientation du travail de M. Klein, indiquée dès son premier
article, s'affirme ensuite de plus en plus clairement ; en relation avec la
nature de son objet de recherche, M. Klein se préoccupe avant tout du
développement de l'enfant et de tous les facteurs susceptibles de l'entra-
ver ou de le favoriser. Cet accent porté sur les problèmes de développe-
ment ouvre des perspectives très nouvelles par rapport à l'orientation
des travaux de Freud, tournée essentiellement vers le passé et la recons-
truction de celui-ci à partir de la psychopathologie de l'adulte.
Par ailleurs, ce qui caractérise aussi l'approche de M. Klein, c'est
l'application rigoureuse de la méthode psychanalytique à l'enfant,
grâce à l'introduction de la technique d'analyse par le jeu34. En 1925
et en 1926, après six ou sept ans de pratique de l'analyse d'enfants, elle
est en mesure d'affirmer que la situation analytique et l'approche théra-
peutique restent foncièrement les mêmes chez l'enfant que dans l'analyse
des adultes, ils sont seulement adaptés aux modes particuliers de la
communication de l'enfant. Dans « Les principes psychologiques de
l'analyse des jeunes enfants » (1926) 35, elle soutient, étant donné la
précocité et l'intensité de l'angoisse qu'elle a constatée chez l'enfant,
que non seulement l'analyse n'est pas dangereuse ou impossible pour
lui (Freud pensait que, seuls, des parents semblaient pouvoir être en
mesure de soigner leur enfant comme ce fut le cas pour le petit Hans),
mais qu'au contraire l'enfant se révèle particulièrement apte à l'approche
analytique. L'enfant, en effet, externalise spontanément, dans le jeu
33. M. KLEIN (1921), Le développement de l'enfant ; (1923) Le rôle de l'école dans le déve-
loppement libidinal de l'enfant; (1923) L'analyse des jeunes enfants, in Essais de psychanalyse,
Payot, 1967.
34. Nous verrons se dégager peu à peu plus clairement la différenciation — que Ferenczi,
par exemple, n'avait pas faite — entre, d'une part, la méthode analytique, essentiellement basée
sur le fonctionnement psychique analysant de l'analyste, et son expression par l'interprétation, et
d'autre part, la technique analytique, faite d'un certain nombre de procédés utilisés dans le cadre
et au service de la méthode et qui peuvent rester souples dans leurs modalités comme dans leur
application, en fonction, par exemple, des conditions dans lesquelles se présente le matériel à
analyser.
35. In M. KLEIN, Essais de psychanalyse, Payot, 1967, p. 166.
Le travail du psychanalyste 251
et dans ses relations avec les adultes, ses relations d'objets internes,
celles-ci encore très fluctuantes, le dedans et le dehors n'étant pas encore
nettement différenciés. Si le jeu de l'enfant est l'expression de la
recherche d'une élaboration de ses conflits internes, la technique par le
jeu peut être considérée comme l'équivalent de la technique associative
utilisée chez l'adulte. L'enfant est plus directement en contact avec son
inconscient que l'adulte, chez lequel les mécanismes de défense sont
devenus plus stables et plus rigides. L'enfant montre, dans l'analyse,
la rapidité étonnante de sa réponse aux interprétations qui soulagent
son angoisse. Les règles analytiques sont, chez l'enfant, les mêmes que
celles utilisées avec l'adulte, à l'exclusion de toute influencepédagogique.
Cependant, l'angoisse de l'enfant se manifestant plus directement et
plus massivement que chez l'adulte, il est nécessaire, dans les traitements
d'enfants, d'établir rapidement la situation analytique au moyen de
l'interprétation.
Ces résultats et conclusions de M. Klein auxquels elle parvient
dès les premières années de son activité analytique furent diversement
accueillis. Ils suscitèrent l'enthousiasme de certains, comme K. Abraham
qui, après la communication de M. Klein sur l'analyse de la petite Erna
(rapportée dans le chapitre III de La Psychanalyse des enfants), déclara
en 1924, au Ier Congrès des psychanalystes allemands de Wurtzbourg :
« L'avenir de la psychanalyse est dans l'analyse par le jeu. » E. Jones
l'invita à venir s'installer et travailler à Londres ; par la suite il lui
accorda toujours son soutien, et il défendit ses travaux devant Freud
lorsque celui-ci s'inquiéta de la polémique qui s'instaura bientôt entre
sa fille Anna et M. Klein.
En effet, à la suite de M. Hug-Hellmuth, A. Freud commença
vers 1924 à analyser des enfants et prononça en 1926 à l'Institut psycha-
nalytique de Vienne, quatre conférences d'Introduction à la technique
psychanalytique des enfants36 dans lesquelles elle critiquait les positions
de M. Klein, qui lui répondit à l'occasion d'un Colloque de la Société
britannique37 en 1927. Lors de ce colloque, M. Klein se déclara avec
rigueur et vigueur plus freudienne que la fille de l'inventeur de la
psychanalyse et E. Jones ayant publié dans l'International Journal les
rapport de ce Colloque38, il se trouva accusé par Freud « de mener une
42. A. FREUD, ibid., p. 9 dans l'édition originale et p. 22 dans l'édition française : « Je m'in-
formai en quelle mesure il était en somme encore maître de ses actes dans de tels moments, et
comparai sa colère à celle d'un fou pour lequel mon aide pouvaità peine être prise en considération.
Il en fut surpris et déconcerté, car il ne convenaitplus à son amour-propred'être considéré comme
fou. Il chercha alors de lui-même à dominer ses accès, il commença de s'opposer à eux, au lieu
de les surestimer comme précédemment, et, constatant sa réelle impuissance à les réprimer, il
éprouva une aggravation de sa souffrance et de son mécontentementde lui-même... »
43. M. KLEIN, ibid., p. 184.
254 J. et F. Bégoin
qu'il n'écrivait pas « pour la clientèle mais pour les médecins aux prises
avec de graves difficultés » ; il s'affirmait « bien placé pour remplacer
les décrets de la morale par les égards dus à la technique analytique ».
Inviter la patiente « à étouffer sa passion, à renoncer et à sublimer,
ne serait pas agir suivant le mode analytique, mais se comporter de
façon insensée. Tout se passerait alors comme si, après avoir à l'aide
de certaines habiles conjurations, contraint un esprit à sortir des enfers,
nous l'y laissions ensuite redescendre sans l'avoir interrogé ». Il récuse
aussi « le moyen terme » entre la répression et la collusion, et qui consis-
terait à « prétendre partager les tendres sentiments de la patiente, mais
en évitant toutes les manifestations physiques de ceux-ci, jusqu'au
moment où l'on sera parvenu à ramener la situation dans des voies plus
calmes et à les porter à un niveau plus élevé ». Il ajoute : « J'allègue
contre ce procédé le fait que le traitement psychanalytique repose sur
la véracitéa 44, c'est même à cela qu'est due une grande partie de son
influence éducative et de sa valeur éthiquea. » Et, un peu plus loin, il
n'hésite pas à écrire : « En résumé, rien ne nous permet de dénier à
l'état amoureux, qui apparaît au cours de l'analyse, le caractère d'un
amour « véritable ». Il ne reste qu'une seule voie, l'analyse, qui trouve
ici la marque de sa spécificité : « La voie où doit s'engager l'analyse est
tout autre et la vie réelle n'en comporte pas d'analogue. Il doit se garder
d'ignorer le transfert amoureux, de l'effaroucher ou d'en dégoûter la
malade, mais également, et avec autant de fermeté, d'y répondre...
Sa patiente... va elle-même trouver une voie vers les fondements
infantiles de son amour. »
Le premier principe éthique a donc été énoncé par Freud, en rela-
tion avec le problèmede l'amour et du plaisir ; il « repose sur la véracité »,
c'est-à-dire sur la recherche et le respect de la vérité : ici, véritéde la réalité
psychique. M. Klein y ajoute un second principe, en relation avec le
problème de « l'angoisse et de la culpabilité » et analogue au primum
non nocere médical : la responsabilitépour la souffrance psychique qui est
inhérente à la situation analytique créée par l'analyste avec les seuls
moyens analytiques (à l'exclusion de la séduction et de l'intimidation) ;
l'analyste est, du même coup, placé dans la position d'avoir à soulager
cette souffrance par le moyen de la compréhension et de l'interprétation,
pour maintenir la situation analytique elle-même. Le respect de la vérité
et la responsabilité pour la souffrance psychique confèrent à la méthode
analytique sa rigueur et désignent à la technique ses règles.
48. Cet article introduit le volume New Directions in Psycho-Analysis. The Significance O
Infant Conflict in the Pattern of AduIt Behaviour. Edited by M. KLEIN, P. HEIMANN, R. E. MONEY-
KYRLE, préface by E. JONES, TavistockPublications, 1955. Il est également publié dans le vol. III
de The Writings of Melanie Klein, et sa traduction française, que l'un de nous en avait faite pour
l'Institut, vient de paraître dans La Psychiatrie de l'Enfant.
49. a : Souligné par nous.
Le travail du psychanalyste 257
que je pouvais accéder à l'inconscient de l'enfant ». Contrairement aux
tentatives de Ferenczi auxquelles se ralliait A. Freud50, le « changement
radical de la technique » introduit par M. Klein ne remettait pas en
cause la méthode analytique elle-même, basée sur l'interprétation du
transfert, mais en confirmait le bien-fondé en l'approfondissant et en
lui ouvrant de nouveaux champs de recherche. Nulle part davantage
qu'en analyse d'enfants l'idée de Freud selon laquelle, en analyse,
traitement et investigation sont inséparables, ne reçoit une confirmation
plus éclatante. M. Klein a montré qu'il existe toujours une forte culpa-
bilité inconsciente et un profond état dépressif, même chez les enfants
dits « normaux », le comportementde ces derniers demeurant plus assuré
et plus actif que celui des enfants névrosés, en raison de la meilleure
qualité et de la plus grande sécurité de leurs relations avec leurs objets
intériorisés.
Nous ne pouvons ici évoquer, même brièvement, les principales
découvertes de M. Klein51, qui sont bien (ou mal) connues et dont
beaucoup sont devenues partie intégrante du fonds commun des
connaissances analytiques : les stades précoces du complexe d'OEdipe,
sujet du rapport de Eulalia Torras de Beà au précédent Congrès, la
sévérité du Surmoi prégénital, les notions de positions schizo-paranoïde
et dépressive, d'identification projective et de relation avec l'intérieur
du corps de la mère, le rôle des pulsions destructrices et en particulier
de l'envie, etc. Nous voudrions seulement souligner un point découvert
par M. Klein et dont la description pose souvent des problèmes au
lecteur : la complexité extrême et très précoce de la vie psychique de
l'enfant, l'un des caractères principaux de l'organisation adulte étant
la simplification et l'harmonisation du monde psychique interne, à
travers les processus d'identification52. Dès 1932, dans la seconde partie
de La psychanalyse des enfants, M. Klein s'est sentie en mesure de
retracer les répercussions des angoisses précoces de la fille et du garçon
sur les phases de leur développement sexuel. Les descriptions qu'elle
en donne alors ont atteint une complexité considérable, du fait des
50. A. FREUD, Le traitementpsychanalytique des enfants, PUF, p. 71, note 1 : Le pouvoir éducatif
apporte à l'analyste encore d'autres avantages. Il rend possible l'emploi de la « thérapeutique
active » de Ferenczi, avec répression de symptômes isolés, ce qui doit augmenter l'accumulation
de libido non déversée, et amener de cette manière à l'analyse du matériel plus riche ».
51. Cf. à ce sujet : H. SEGAL, Introduction à l'oeuvre de M. Klein, PUF, 1969 ; D. MELTZER,
The Kleinian Development,Part II : « Richard week by week » (A critique of the « Narrative of a
child analysis and a review of Melanie Klein's Work), Clunie Press, 1978 ; H. SEGAL, Klein,
Fontana Moderne Masters, Fontana/Collins, London, 1979.
52. Voir le rapport de P. LUQUET au Congrès de Paris 1961 : « Les identifications précoces dans
la structuration et la restructuration du Moi .
258 J. et F. Bégoin
doit travailler et que c'est aussi, après le petit Hans, le matériel dont
Freud a rencontré certains aspects chez l'Homme aux loups. M. Klein
le montre bien quand elle compare ces deux célèbres cas de « névrose
infantile »53. Sous l'influence de la psychanalyse des enfants, la « confu-
sion des langues » dénoncée par S. Ferenczi va commencer à diminuer.
Et cela est tout particulièrement vrai en ce qui concerne M. Klein
qui, comme le fait remarquer D. Meltzer, décrivant le processus analy-
tique à partir de son déroulement dans l'analyse des enfants, souligne
que « l'une des vertus particulières du travail de Melanie Klein est
qu'elle parlait le même langage à ses patients et à ses collègues »54 55.
56. G. ROSOLATO, L'analyse des résistances, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1979, n° 20,
p. 183-214.
57. R. R. GREENSON, Technique et pratique de la psychanalyse, trad. par F. ROBERT, PUF 1977,.
262 J. et F. Bégoirt
65. J. SANDLER, C. DARE, A. HOLDER (1975), Le patient et le psychanalyste. Chap. III : « L'al-
liance de traitement », trad. fr. par D. BERGER, PUF, 1975.
66. Nous n'apporterons qu'une correction à cette description. Comme E. Bick l'avait fait
remarquer à l'un d'entre nous, au cours d'une supervision d'analyse d'enfant, les réactions à la
séparationdu week-endapparaissenten général dans le matériel de la séance du jeudi, et non dans
celle du vendredi, où la séparation est vécue comme étant déjà accomplie. C'est dans la séance
du jeudi, dans les associations ou dans un rêve, que l'on trouvera par exemple les modes mastur-
266 J. et F. Bégoin
II — TRANSFERT ET RÉGRESSION
74. M. FAIN (1971). A propos du Processus psychanalytique par D. MELTZER, Rev. fr. de
Psychanal., 1971, n° 5-6, p. 1087-1095.
75. I. MACALPINE (1950), The development of the transference, Psycho-anal. Quarterly, 1950,
n° 4, P-501.
76. J. BÉGOIN (1978), Aimer et se sentir aimé : Notes sur l'amour dans le transfert, Rev.fr.
Psychan., 1978, n°4, p. 723.
77. M. NEYRAUT (1974), Le transfert, PUF.
272 J. et F. Bégoin
86. Il semble que c'était le cas de la patiente décrite par D. W. WINNICOTT dans son article :
L'état de dépendancedans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique
(1964) (in Processus de maturation chez l'enfant, PB Payot, p. 243-256). Cette patiente avait, dans
un rêve, « une tortue dont la carapace émit molle, si bien que l'animal n'était pas protégé et
souffrirait certainement.Pour éviter cette douleur insupportable, elle la tuait ». Après ce rêve de
suicide ou plutôt de meurtre qui avait eu lieu avant une absencede l'analyste, survenant peu après
le début de l'analyse,la patiente tomba malade physiquement.
87. B. GRUNBERGER, Considérations sur le clivage entre le narcissisme et la maturation pul-
sionnelle, Rev.fr. de Psychanal., 1962, n° 2-3, p. 179-209, et in Le Narcisisme, PB Payot, 1975,
p. 197-223-
88. N. ABELLÔ et M. PEREZ-SANCHEZ, L'unité originaire, XLe Congrès des Psychanalystes de
Langue française, Barcelone, 1980, Rev. fr. de Psychanal., t. XLV, 1981, n° 4.
276 J. et F. Bégoin
91. D. MELTZER (1972), Les structures sexuelles de la vie psychique, Trad. fr. Payot, p. 145-
146.
278 J. et F. Bégoin
une " alter-ation », qui est par la suite devenue l'objet central de l'investigation. Cela implique, à
notre sens, que l'altération transférentielle doive immédiatementêtre interprétée,sauf à déformer,
voire à pervertir, la nature même de l'investigation.
97. J. CHASSEGUET-SMIRGEL(1975), Freud mis à nu par ses disciples mêmes, Rev. fr. de
Psychanal., 1975, n° 1-2, p. 147-193.
98. C. CASTORIADIS (1977), La psychanalyse, projet et élucidation. « Destin » de l'analyse et
responsabilité des analystes, Topique, n° 19, p. 25-75.
99. C. DAVID (1971), Permanence,impact et valeur d'un en deça du principe de réalité en
psychanalyse ou les limites d'une attitude négative de l'analyste au cours de la cure, Rev. fr. de
Psychanal., 1971, n° 5-6, p. 835-839.
100. J. FAVREAU, Exposé sur les séances préliminaires, séance scientifique de la Société psychana-
lytique de Paris, du 3 décembre 1980.
Le travail du psychanalyste 281
analyse ne soit pas telle qu'elle ne puisse se résoudre sans une élabo-
ration et un travail interprétatif plus ou moins intensif de la part de
l'analyste, ce qui est en général le cas. Mais si ce dernier « revendique »
le droit au silence, il suppose d'avance résolu le problème pour lequel
le patient vient le voir et qui est celui d'une dépendance excessive et
pathologique envers un objet extérieur soumis à son contrôle omnipo-
tent, en raison des capacités irremplaçables et enviées de pensée que
possède cet objet et qui manquent si cruellement au patient pour
comprendre et élaborer ce dont il souffre.
Dans un article de 1966101, José Bleger distingue, à l'intérieur de la
situation psychanalytique, un processus, objet d'étude, d'analyse et
d'interprétation, et un non-processus qu'il appelle le cadre, constitué
par « l'ensemble des constantes à l'intérieur des limites duquel le
processus lui-même se produit (p. 273) ». De ce cadre, véritable insti-
tution qui constitue le « non-Moi » du patient, il voit l'origine dans « la
fusion la plus primitive avec le corps de la mère »102. Pour lui, le cadre de
l'analyse « doit permettre de rétablir la symbiose originelle afin de
pouvoir la modifier ». Il existe en réalité deux cadres " 103, celui qui est
proposé et maintenu par l'analyste et consciemment accepté par le
patient et celui du « monde fantôme » sur lequel le patient « projette »
et qui « représente la compulsion de répétition la plus parfaite, puisqu'il
en est l'exemple le plus complet, le moins connu et le moins facilement
décelable ». Comme toute institution sociale, le cadre peut être le récep-
tacle de la partie psychotique de la personnalité, « c'est-à-dire de la partie
non différenciée et non dissoute des liens symbiotiques primitifs ». Mais,
ajoute Bleger, « au cours de toute analyse, y compris celle dont le cadre
est idéalement maintenu, il faut que celui-ci devienne un objet d'analyse.
La désymbiotisation de la relation analyste-patient est seulement
atteinte à travers l'analyse systématique du cadre au bon moment ».
Ce travail rencontrera les résistances les plus fortes, en relation avec le
caractère " clivé et jamais différencié » du cadre et suscitera des réactions
109. La thèse de Bion est que l'homme est un animal de horde et que sa mentalité la plus pri-
mitive est avant tout préoccupée par sa participation à cette horde. Les composantes émotion-
nelles de ce niveau de fonctionnement sont liées à des présupposés de base ( = basic assumptions) et
se trouvent dans un état de totale fusion et confusion, parce qu'elles se situentà la limite inférieure
des phénomènes psychiques observables, à un niveau proto-mental où événements physiques et
événements psychiques ne sont pas différenciés. Tout en ayant des liens évidents avec le concept
freudien de « narcissisme primaire », en tant que niveau où relation d'objet et identification sont
indifférenciés et où le Moi est encore purement un Moi corporel, le concept de « niveau proto-
mental » ne lui est pas superposable, car Bion le relie spécifiquement aux préoccupations de
l'animal membre de la horde — l'homme membre d'un groupe régi par des présupposésde base, des
préjugés, des non-relations et de la non-pensée — tandis qu'il fait dériver les relations inter-
individuelles de la relation de groupe « couple ». Le groupefondé sur des présupposés de base produit
donc des phénomènes radicalement différents de ceux que l'on peut observer dans le groupe
familial.
110. Notre description des concepts de BION s'est très largement inspirée de l'exposé fait
par D. MELTZER de la pensée de cet auteur dans The Kleinian Development,part. III, op. cit.
286 J. et F. Bégoin
ment absent lui aussi de cet enfant qui sera dès lors enfermé par ces
non-parents dans un monde purement matériel, concret, in-animé, où
préjugés, principes et conformité à la collectivité font la loi qui tient
lieu d'amour. Sur l'avers, la matrice du monde des objets, externes et
internes, partiels et totaux, bons et mauvais, mais demeurant toujours
sous l'égide du désir de vérité et du souci esthétique qui fondent la
pensée et la symbolisation. Sur le revers, la non-matrice du non-sein
et de la non-pensée — aspect particulièrement perceptible dans le
contact avec les patients autistiques111.
L'inquiétude ressentie par l'analyste quant aux attaques contre le
cadre nous semble survenir toutes les fois où c'est le revers de celui-ci
qui tend à prendre la place de l'avers ; tout le tableau se trouve alors
menacé, la perspective s'inverse, le processus analytique se délite,
l'hallucination négative engloutit les représentations, le transfert et le
contre-transfert se désagrègent, laissant la place à un revers de cadre,
vide.
Si le concept de « construction » en analyse a un sens, c'est bien,
nous semble-t-il, à ces confins de la mort psychique où les capacités
de penser de l'analyste se retrouvent seules avec la charge et la respon-
sabilité de reconstituer le tableau, en commençant par rétablir l'avers
du cadre : le contenant de la situation analytique. Comme le suggère
D. Meltzer112, il est vraisemblable que chez tout être humain des
parties du Self échappent pour toujours à la sphère d'attraction des
bons objets, au cours du développement psychique et sont donc
définitivement perdues pour lui. La menace qui pèse sur le cadre est
probablement ressentie toutes les fois où, au cours de l'analyse, le
mouvement du processus analytique conduit le couple analytique aux
confins de cette sphère d'attraction (
border-line). Ceci expliquerait
que cette menace demeure imperceptible dans la majeure partie du
déroulement de l'analyse de patients névrotiques — du moins tant que
les seules parties névrotiques entrent dans le champ analytique — alors
qu'elle est presque constamment présente, comme l'observe A. Green,
dans le traitement des patients qui, pour diverses raisons, ont été
amputés définitivement de parties importantes de leur Self.
Ces patients au narcissisme « refroidi » — autistes, psychotiques,
personnalités schizoïdes, patients border-line dans le sens évoqué plus
111. Cf. l'étude de D. MELTZER sur les divers aspects des mécanismes obsessionnels, in
Explorations dans le monde de l'autisme, op. cit.
112. D. MELTZER et M. HARRIS, Les deux modèles du fonctionnement psychique selon
M. Klein et selon W. R. Bion, in Rev.fr. de Psychanal., 1980, vol. 44.
Le travail du psychanalyste 287
haut — mettent à rude épreuve le contre-transfert de l'analyste en
escamotant des parties de son Self par la projection sur lui de leur Self
amputé — l'amputation première étant, bien entendu, celle du sexe.
Ce faisant, ils abandonnent le travail analytique, demeuré en quelque
sorte orphelin et désanimé. Car si l'enfant ne peut se concevoir hors
d'une relation triangulaire, si primitive soit-elle, l'identité sexuée — et
donc, toute la problématique de la castration — ne peut se concevoir
sans référence à l'enfant né de la rencontre du couple analytique.
IV — LA CLINIQUE DE L'INTÉGRATION
118. J. R. R. TOLKIEN, Le Seigneur des Anneaux, 1966, trad. fr. F. LEDOUX,Ed. Chr. Bourgois,
1973.
119. H. SEGAL, Notes sur la formation du symbole, op. cit.
120. S. NACHT, La présence du psychanalyste, PUF, 1963.
Le travail du psychanalyste 293
ILSE BARANDE
(Paris, SPP)
FLUCTUAT