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La passion
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André Green
A J.-F.
Folie et passion.
Il n'y a pas si longtemps, avant qu'il fût assez bien porté dans l'avant-garde de
se dire fou, la folie était interdite de séjour dans le vocabulaire. Dans le langage
ordinaire on n'était pas fou, mais « nerveux ». Les maladies des nerfs recouvraient
les états les plus divers, du mal du siècle à l'aliénation mentale. Dans le jargon pro-
fessionnel, la folie n'était pas moins bannie. Personne n'était fou; la science psy-
chiatrique triait et départageait. Elle traçait avec sûreté les frontières de la norma-
lité, de la névrose, de la perversion et de la psychose. Freud n'échappa pas à la
taxinomie et contribua même à l'enrichir'. La folie disparut donc de la nosographie
1. Rappelons qu'on lui doit un certain nombre d'étiquettes nosographiques, aussi bien pour
différencier des classes névroses actuelles, psycho-névroses de transfert, névroses narcissiques
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qu'à l'intérieur de ces classes névrose d'angoisse, hystérie d'angoisse, névrose obsessionnelle, toute
cette terminologie étant de son invention. Dans un travail inédit, présenté devant la Société psycha-
nalytique de Paris en 1962, nous avons montré qu'une nosographie psychanalytique cohérente
c'est-à-dire étayée sur des différences métapsychologiques était tout à fait repérable dans l'œuvre
de Freud.
1. Séminaire XX, Encore, Le Seuil, 1975.
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beaucoup d'entre eux mais pas pour tous le problème se situerait plutôt
du côté de la distinction entre hystérie et délire, plus précisément l'érotoma-
nie.
Et c'est encore l'amour que nous trouverons plus tard, à la Renaissance, dans
les aventures des figures héroïques Le Quichotte autre avatar de l'érotomanie
dont Freud recommande vivement la lecture à sa fiancée. Voilà qui pourrait en dire
long sur l'amour passionné qu'il lui portait, comme s'il cherchait à lui faire lire
entre les lignes de la volumineuse correspondance qu'il lui adressait « Ma Dulcinée,
je t'aime, mais je sais que mon amour est pure folie. »
Parler de la référence constante à la folie chez Shakespeare est un cliché, tout
comme redire son lien à la passidn. Ce rappel est pourtant nécessaire. Polonius
n'est pas si fou (en un autre sens) de dire tout à la fois que ce noble fils est fou et
que la cause en est l'amour qu'il porte à Ophélie. Il ne se.trompe que de peu refou-
lement oblige c'est Gertrude qu'il aurait dû nommer.
La folie jalouse d'Othello est manifestement de cause passionnelle. Simplement,
ici encore, il y a erreur sur la personne'. A côté des passions érotiques, les passions
narcissiques entraînent des effets aussi aliénants Richard III, Jules César, Macbeth
meurent de leur inassouvissable ambition.
Mais tous les cas que nous venons de citer sont sujets à caution on peut dis-
cuter de la validité du diagnostic. La folie de Lear, elle, est incontestable. Si, dans
les cas précédents, la passion était aussi certaine que la folie était douteuse, ici c'est
le contraire la folie n'est pas douteuse, c'est la passion qui l'est. Lear est-il la proie
d'une passion? Freud, encore lui, reconnut qu'il n'avait abordé dans le « Thème
des trois coffrets » qu'un des angles sous lequel la psychanalyse avait son mot à dire
dans cette affaire. Il s'intéresse davantage à la mort qu'à l'amour. La déception
infligée par l'objet de son amour incestueux, Cordélia, n'est-elle pas la cause médiate
et lointaine, puisque ce sera plutôt l'ingratitude de ses deux autres filles plus « déna-
turées »2 qui précipitera Lear dans la folie?
Le lien entre folie et passion est attesté dans les écrits. L'idéal de la Renaissance
reconnaît cette conjonction qui lui inspire à la fois fascination, respect et frayeur.
Cette reconnaissance des puissances obscures de l'homme permettait de renouer avec
le fil antique de la tragédie qui inspire horreur et pitié. Folie et passion deux
affluents du même fleuve dont la source est hybris.
Le triomphe de la raison eut pour conséquence je répète ici l'argument de
l'Histoire de la Folie le refoulement non seulement de la déraison mais de la
passion. Encore admise au théâtre, mais avec des limites qu'on songe aux discus-
1. Cf. notre Œil en trop (Éd. de Minuit, 1969) où nous mettons en lumière l'amour homosexuel
inconscient d'Othello pour Cassio.
2. Cf. notre article « Lear ou les voi(es)x de la Nature », Critique, 1971, n° 284.
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sions sur les rapports de Phèdre à la grâce le grand rationalisme chasse la pas-
sion de la philosophie.
Descartes a bien du mal avec le Traité des Passions qui est son œuvre la plus
faible. Spinoza qui sut mieux reconnaître l'essence du Désir aura la partie belle
contre lui. Pascal ne trouve d'autre moyen pour défendre sa passion religieuse
qu'un pari qui doit s'appuyer sur une démonstration logique. D'un côté l'angoisse
du vide, de l'autre les mathématiques. Quoi entre les deux?
Lorsque enfin arrive le xvme siècle, le concept de Nature a déjà commencé son
travail de sape contre Dieu et la passion religieuse. Et la psychiatrie naît de cette
mutation. Non qu'elle ne reste parfois sans le savoir profondément religieuse
voir la théorie de la dégénérescence de Morel. Mais c'est l'optique qui change. L'œil
se veut objectif, c'est-à-dire non passionné. Il essaie de faire bonne mesure entre les
causes physiques et les causes morales de la folie. Et parmi celles-ci les passions
joueront un rôle majeur.
Suivant la pensée cartésienne, les écrits se centreront sur l'idée princeps
que les passions sont à situer (nosographiquement, mais sans doute aussi anatomi-
quement) à l'entrelacs de l'âme et du corps. Rien d'étonnant à cela. Que l'âme soit
affectée, c'est l'évidence ce dérèglement de l'esprit est constatable par tout indi-
vidu qui a son bon sens. Mais le corps est ici manifestement ébranlé il suffit
d'observer les signes de l'éréthisme de l'humeur, ou au contraire son extrême abat-
tement. Remarquons que la science psychiatrique récente ne variera que peu sur le
siège des passions un petit écart par rapport à Descartes. La physiologie du
xxe siècle remplacera l'épiphyse par l'hypothalamus en relation étroite avec l'hypo-
physe, « chef d'orchestre du concert endocrinien », selon une formule encore en
honneur au temps où je faisais mes études médicales. Ce qui est inféré ici est qu'entre
le système nerveux de la vie de relation et le milieu intérieur subissant les varia-
tions des humeurs, ou des hormones, un pont est jeté qui établit le lien entre l'âme
et le corps.
Ce substratum organique de la passion, nul ne l'a plus passionnément cherché
en psychiatrie que de Clérambault qui a isolé dans le grand herbier de la nosographie
psychiatrique la classe des « Psychoses passionnelles », nommément l'Érotomanie,
le Délire de Jalousie, le Délire de Revendication. Les majuscules s'imposent ici.
Mais la théorie de Clérambault est à la fois organiciste et intellectualiste. Au fond
1. Dans la tragédie, comme dans la comédie, car Molière n'est pas moins que Racine peintre
des passions. Ce seront celles du bourgeois, plus aisément rencontrées dans le quotidien. La para-
noïa d'Alceste, depuis Lacan, est fait admis. Mais il n'y a pas qu'elle. La jalousie d'Arnolphe, le
collectionnisme sexuel de Dom Juan, la bigoterie d'Oronte, la quête sociale de Monsieur Jourdain,
l'avarice d'Harpagon, l'hypocondrie d'Argante, sont des 'passions au même titre que celles qui
peuplent l'univers de la tragédie. Elles ne sont pas moins tragiques. Elles montrent que la passion
n'est pas l'apanage des figures de légende.
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la passion, c'est-à-dire le phénomène affectif, n'y joue que peu de rôle. Jacques
Borel, élève de Clérambault, y postulera, avec d'autres, le rôle « basal » des troubles
de l'humeur, liés à des désordres hypothalamo-hypophysaires.
Aujourd'hui on parle peu de la passion en psychiatrie, et pas du tout ou presque
dans la psychanalyse'. En ce qui concerne la classe des psychoses passionnelles,
cela n'est pas étonnant. L'œuvre de Clérambault, contemporaine de celle de Freud,
n'a pas atteint la pensée psychanalytique, sauf celle de Lacan, pour des raisons
qu'il serait trop long d'analyser ici, mais sans doute parce que l'un et l'autre s'étayent
sur une commune adhésion à une combinatoire quasi mathématique. Qu'il s'agisse
d'une combinatoire de neurones chez Clérambault ou de signifiants chez Lacan,
crée moins de différence, je crois, qu'entre Clérambault et Freud. Et si la pensée
psychanalytique n'a pas cru devoir attacher un intérêt particulier aux psychoses
passionnelles, c'est sans doute parce qu'il est implicite pour elle que tout délire et
pas seulement les trois formes canonisées par Clérambault, est le fruit d'une pas-
sion refoulée. Mais c'est trop vite se débarrasser du problème. Car il est vrai que
Freud a bien scotomisé la folie de son regard, et à un double titre.
D'une part, son oeuvre naît de la névrose (principalement hystérique) et se
construit à partir de cette référence, n'envisageant la psychose (la folie au sens
traditionnel) que du point de vue de celle-ci et de façon bien moins approfondie.
Pour cause, puisque Freud tenait les névroses narcissiques (c'est-à-dire les psychoses
de la psychiatrie traditionnelle) pour inanalysables. On ne saurait donc en dire
grand-chose de bien précis. Ou bien c'est en passant par-dessus la personne du psy-
chotique, comme le cas des Mémoires de Schreber le prouvent analyse d'un écrit,
non d'un patient en analyse. Mais l'écrit ne passe pas seulement par-dessus la per-
sonne du psychotique, il passe également le mur de l'asile où Schreber était enfermé.
Autant dire qu'il passe par-dessus sa folie, fût-il un écrit fou.
D'autre part, Freud a abordé la névrose de telle manière qu'il l'a purgée à la
fois de la passion et de la folie qu'elle continuait pourtant de contenir. Que la théorie
psychanalytique elle-même ait porté la marque de ce refoulement, ou de cette
répression, n'est pas de peu de conséquence. C'est ce qu'il va s'agir d'examiner
maintenant.
Psychose ou folie?
1. A l'exception de Daniel Lagache dont le travail sur la jalousie amoureuse est resté classique.
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que comme des conséquences d'états hypnoïdes ce que croyait Breuer l'amena à
une théorie de l'Inconscient comme territoire séparé de la conscience, noyau psy-
chique ségrégué obéissant à une causalité particulière. Breuer disait déjà d'Anna 0
« Elle se livrait systématiquement à des rêveries qu'elle appelait son théâtre
privé » Freud qualifiera l'Inconscient d'une manière à peine différente dans
l'Interprétation des Rêves une « autre scène ». Sans doute cette conception devait-
elle permettre de mieux comprendre ce qu'il en était du système de représentations
inconscientes sous-jacent aux symptômes. Mais, en s'attachant exclusivement à
cette fantasmatique théâtrale de l'hystérie, Freud, du même coup, en évacuait le
pôle de passion ce qu'on appelait la folie hystérique dont la « crise » portait les
traces. En fait ces hystériques n'étaient pas plus névrosées qu'on ne peut les dire
psychotiques. Elles étaient « folles ».
On a toujours voulu voir dans la crise hystérique une manifestation de théâ-
tralité, l'expression dans les pires cas d'une simulation, d'une comédie. Freud, lui,
prit la chose au sérieux, il mit fin à la condamnation morale dont les hystériques
étaient victimes, mais il ne fit que déplacer cette théâtralité dans le monde intérieur
de la réalité psychique. L'hypothèse de l'Inconscient déculpabilisait ces patientes
du soupçon qui avait été jeté sur elles. Mais en disant les hystériques victimes de
leur théâtre privé, ou des effets indirects de cette « autre scène », il ne faisait que
transplanter l'espace théâtral, il ne le supprimait pas. Il suffit d'avoir assisté à une
crise d'hystérie pour être saisi par le débordement de toutes les capacités du Moi, et
pour être sensible à travers l'agitation qui s'empare du sujet, du degré de folie qui
s'exprime alors ouvertement, par l'énergie qui se déploie à cette occasion, par le
sentiment que le sujet est à ce moment littéralement « hors de lui », habité par
une violence dont personne, lui-même compris, ne soupçonnait l'existence.
Aujourd'hui l'hystérie est plus discrète. Elle n'a pas disparu, mais elle se
cache 2. Par contre, le caractère hystérique, les états phobiques de toutes sortes
demeurent nombreux et présents dans la pratique analytique. Le caractère hysté-
rique, s'il ne fait plus de crises, continue cependant à faire des scènes, parfois dans
le cabinet de l'analyste, mais le plus souvent dans l'espace privé de la chambre à
coucher. Dans ce qui se manifeste alors, on retrouve la même transformation subite
du personnage, la même fébrilité, le raidissement soudain, le flux de paroles portées
par un ton inconnu, accusatrices, parfois meurtrières, suivies de la « crise ner-
veuse », de l'effondrement où le sujet ne se possède plus. Qu'en reste-t-il dans la
séance? Un récit qui expurge l'événement de sa folie passagère. L'analyste n'assiste
pas non plus à la crise phobique. Le plus souvent il n'est, là aussi, que l'auditeur
d'un récit. Attentif au discours du patient et à ses associations, il perd de vue
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PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS
1. Sur tout ce qui concerne l'état amoureux je renvoie à l'excellent livre de Christian David sur la
question. Il a eu le grand mérite de mettre en question l'interprétation économique de Freud qui
voyait les rapports entre amour d'objet et amour de soi selon un modèle de vases communicants. Il
a justement fait observer que l'amour d'objet exalte le narcissisme et mis en lumière les rapports
entre amour et deuil. La perversion affective décrite par lui tout comme ses travaux sur la bisexualité
me paraissent s'inscrire dans la même ligne. Quant à la folie érotique, elle ne me paraît nulle part
mieux illustrée que dans sa belle analyse de la Penthésilée de Kleist.
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folie. » II faut aller jusqu'au bout de ce raisonnement si Éros, les pulsions de vie,
englobent la sexualité et l'amour au point de les identifier à la vie même, et si l'on
reconnaît que l'amour comporte nécessairement cette dimension folle, alors toutes les
vicissitudes de l'Éros sont entachées d'un potentiel de folie qui est au cœur de leur
manifestation, dans tous les aspects qui en dérivent, jusque dans la sexualité la
plus normale et jusque dans les racines infantiles de celle-ci.
Qu'en est-il de la folie? Au lieu de la caractériser comme un désordre de la
raison, il faut au contraire marquer l'élément affectif, passionnel, qui modifie la
relation du sujet à la réalité, élit un objet partiel ou total, s'attache à lui plus ou
moins exclusivement, réorganise la perception du monde autour de lui, l'entoure
d'une aura qui fait de lui l'unique ou l'irremplaçable, captive le Moi et l'aliène,
s'en forme une représentation intérieure obsédante et surinvestie et constitue la
logique qui justifie son état intérieur. Et ceci me paraît vrai de toutes les formes de
l'amour que Freud unifia sous un seul chef.
De tous temps, les hommes ont su qu'ils étaient fous. Les philosophes l'ont dit
de diverses manières, mais la philosophie a échoué dans sa recherche de la sagesse
et de la vérité parce qu'elle n'a pas su reconnaître les racines originaires de cette
folie. Freud, lui, a bien reconnu dans la sexualité, puis dans l'Éros de la dernière
théorie des pulsions le rôle fondamental qu'ils jouent dans la structuration du
psychisme humain normal et pathologique. En revanche il a minimisé leur essence
intrinsèquement folle qui subsistera chez le sujet normal, comme chez le sujet
névrosé ou pervers.
Et c'est encore cette même folie que l'on verra surgir dans les structures anti-
érotiques obsessionnelles, dépressives, narcissiques. L'isolation obsessionnelle
n'est si puissante que parce que son absence donnerait libre cours à une jouissance
haineuse agie. La perte d'objet du déprimé peut conduire à des comportements
qui ne sont pas si éloignés de ceux de la perversion où le désir de retrouver à tout
prix un objet-substitut peut conduire à la toxicomanie compulsive, et de là, au
suicide accidentel. Quant au narcissique menacé par les demandes des autres qui
troublent son besoin d'autosuffisance et d'autonomie, il peut être saisi d'impulsions
meurtrières ressenties comme folles pour se défendre contre le sentiment d'empié-
tement d'un espace intérieur violé comme par une pénétration anale délabrante.
Pour une oreille exercée, même dans la plus banale des structures névrotiques,
même avec le plus ordinaire des symptômes, il arrive un moment où se manifeste
dans le contre-transfert de l'analyste le sentiment qu'il a affaire à un fonctionne-
ment mental fou; ce moment est passager, mais il est crucial. La névrose nous
leurre, parce que le Moi a conservé sa relation à la réalité, parce que la pensée
rationnelle y est intacte, parce que les fantasmes y sont contenus dans un territoire
limité. Mais on peut se demander si les mécanismes de défense classiques et le refou-
lement en premier lieu, ainsi que les inhibitions de toutes sortes, dont on comprend
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mal la cause tant elles ne concernent que l'exercice normal d'une fonction la
sexualité, l'alimentation, le travail, etc. sont uniquement mises en œuvre du fait
d'un risque de conflit avec le surmoi et si la désapprobation de l'autorité parentale
intérieure suffit à expliquer le caractère drastique de ces prohibitions. Ne faut-il
pas penser plutôt que c'est le risque de voir apparaître cette folie potentielle dans
l'exercice de ces fonctions qui rend leur accomplissement si dangereux et si impli-
citement désorganisant pour le Moi?
Si l'on évoque enfin le destin le plus évolué possible que Freud envisage pour la
pulsion, la sublimation, celle-ci est loin de conduire à la sagesse ou à la sérénité
la vie des artistes nous les montre en proie à la même folie. Je ne parle pas ici seule-
ment de leur vie privée, mais de leur relation à leur oeuvre. Les savants, quoi qu'en
dise Freud, ne sont pas mieux nantis l'histoire de la science abonde 'd'exemples,
où le corps de savoir officiel a été expurgé de toutes les aberrations qui lient les
scientifiques à leur science. Ainsi, à côté des accomplissements sublimés de l'évolu-
tion pulsionnelle subsiste le pôle de passion aveugle sur lequel la vertu scientifique
fait silence.
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Les analystes connaissent bien cette histoire du transfert qui fit de ce phénomène
d'abord un artefact et une nuisance (« notre croix ») pour devenir enfin le moteur de
la cure. Ce qu'ils ont moins aperçu, c'est que cette prise de position initiale de Freud
découle en droite ligne de ses options théoriques. En choisissant les représentations
inconscientes plutôt que les affects, en centrant la cure sur l'analyse prédominante
des représentations (cf. le rêve), Freud se devait de tenir le transfert hors de l'ana-
lyse, parce qu'avec lui réapparaissait la primauté de l'affect sur les représentations.
Et, puisque le transfert est d'abord reconnu comme transfert amoureux et ceci
depuis les Études Freud n'a de cesse que de défaire le transfert il y a « mésal-
liance », « fausse liaison » (« Je ne suis pas celui que vous croyez ») parce qu'avec
le transfert réapparaît la passion amoureuse. Freud était plus à l'aise dans l'analyse
de la sexualité infantile qui appartenait à un passé refoulé et aux rêveries qui en
prenaient le relais que devant l'actualisation de l'amour dans la situation psychana-
lytique. Cette Dora est vraiment « folle », elle est capable de tout puisque ses émois
amoureux la poussent non seulement à transférer, mais aussi à « mettre en acte ».
Acte de vengeance, on le sait. Plus d'une hystérique a compromis ses médecins de
la sorte. Il faut donc se rendre maître du transfert, ce qui veut dire, le refroidir.
Freud ne peut avoir oublié, même devant une « petite hystérie », le pandémonium
de la Salpêtrière, où la silhouette prestigieuse de Charcot observait de sa hauteur
la passion hystérique. Bien entendu, alors que Freud n'en a pas encore conscience,
le danger du transfert, c'est le contre-transfert. M. K paya sa passion pour Dora
d'un accident de la circulation probablement parce qu'il était tout yeux pour la
jeune fille au point de méconnaître le danger des voitures qui roulaient sur la chaus-
sée. Et Freud d'ajouter en note « Intéressante contribution aux cas de suicides
indirects dont j'ai parlé dans ma Psychopathologie de la vie quotidienne'. » Voilà
où conduit la passion! Maîtriser le transfert, c'est prévenir les orages passionnels et
leurs avalanches de conséquences. Aborder la signification inconsciente par le
moyen des rêves, c'est se servir d'une médiation distanciatrice. Non seulement parce
que l'interprétation du rêve est la voie royale qui mène à l'inconscient, mais aussi
parce que cette voie est bien gardée contre les fausses liaisons dangereuses. Que
Dora ne ressemblât point à cette jeune fille somme toute assez sympathique, nous
en avons la preuve grâce à Felix Deutsch. Que Freud n'en laisse rien paraître vient
sans doute du contre-transfert qui l'habita et qui le poussa à donner de la passion
une version édulcorée.
Les quatre autres psychanalyses montreraient sans doute la même inclination
chez Freud. La violence des affects qui habitent le petit Hans, son amour pour sa
mère, sa jalousie à l'égard de son père le rendent « fou ». Au sens où un amoureux
se dit « fou » de son objet d'amour. Que font les fantasmes en ce cas? ils déguisent,
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ils déplacent, ils transforment. Mais surtout ils créent un deuxième théâtre d'opé-
rations où passe tout ce qui peut passer d'une libido activée; ils la lient aux repré-
sentations. S'attacher préférentiellement à ces représentations, c'est analyser, mais
ce n'est peut-être qu'analyser à demi, si n'est pas reconnue la souffrance de cet
amour impossible. C'est se fixer sur les « Théories sexuelles » des enfants en
méconnaissant que la solution qu'elles apportent n'est que partielle par rapport à
toute la libido qu'elles ne réussissent pas ainsi à lier et qui demeure une charge pour
l'enfant. Sans doute faut-il l'expérience des enfants psychotiques ou pré-psychotiques
pour s'en émouvoir suffisamment. Un cheval d'angoisse n'y suffit pas. L'adulte
manque d'empathie. Quand il voit le cheval, il se figure déjà cavalier maître de sa
monture. Il ne le voit pas avec les yeux du petit enfant, écrasé par cette masse
susceptible'de s'animer, de s'emballer, de piétiner, de mordre. Sans doute avons-nous
affaire aux projections de l'enfant. Mais ce qui est alors projeté, ce sont des émois,
des mouvements, des forces. Des pulsions.
Mais Dora est une femme et Hans n'est qu'un enfant. Et on sait que les
femmes et les enfants sont plus facilement la proie de leurs émotions. Le tableau
changera-t-il lorsque Freud aura affaire à un homme de formation universitaire
souffrant d'obsessions « intellectuelles » l'Homme aux Rats, « homme intelligent
à l'esprit clair »? C'est pire encore! Car le transfert des symptômes sur le plan de
l'intellect non seulement fait apparaître l'horreur d'une jouissance par lui-même
ignorée provoquée par le fantasme des rats qui s'enfoncent tout ceci est souligné
par Freud lui-même qui complète « dans le rectum » témoignant d'un désir de
sodomiser la dame de ses pensées. Qu'est-ce qui sera responsable de l'intense refou-
lement et des défenses multiples qui le renforcent le fantasme ou la jouissance? Et
si l'on répond le fantasme, c'est bien parce qu'il provoque la jouissance. C'est donc
elle qu'en fin de compte on rencontre comme rapport à l'objet d'amour. Ici ce n'est
pas l'amour pour la dame qui rend fou, ce sont les défenses dont le désir devient
l'objet, transférant la perversion qui le connote sur le symptôme révélateur d'une
perversion de la pensée. L'hystérique était « folle de son corps » comme on dit.
L'obsessionnel devient fou de son esprit ce qui est logique puisque la régression
de l'acte à la pensée sexualise celle-ci.
Si la psychanalyse mérite bien le nom d'analyse des passions, puisqu'elle aussi
situe celles-ci à l'union de l'âme et du corps, à s'installer dans ce chiasme elle
constate entre hystérie et obsession que chacun de ces deux extrêmes tire la
libido de son côté lorsque celle-ci ne peut mettre en œuvre l'action spécifique, celle
qui lèverait la tension pulsionnelle par l'expérience de la satisfaction. L'hystérique
convertit dans le somatique, l'obsessionnel dans la pensée. Et le phobique entre les
deux s'angoisse. La libido est partout, mais surtout elle est « entre ».
Que la pensée ici succombe sous le poids de la charge libidinale, qu'elle devienne
la caricature d'elle-même puisque Freud reconnaît dans le doute obsessionnel
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