Vous êtes sur la page 1sur 22

Extrait de la publication

La passion

nrf

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE

Numéro 21, printemps 1980


© Éditions Gallimard, 1980.

Extrait de la publication
TABLE

André Green Passions et destins des passions. 5


Octave Mannoni Le passionné« ne veut rien savoir n. 43

Jean Starobinski Le passé de la passion. 51


Jürgen Hengelbrock
et Jakob Lanz Examen historique du concept de passion. 77
Charles Le Brun Conférence sur l'expression des passions. 93
Hubert Damisch L'alphabet des masques. 123

René Nelli Tirésias ou les métamorphoses de la passion. 133


Michel Schneider Persée, ou l'analyste au miroir. 143
Roger Lewinter Le genre aigu. 155

Didier Anzieu Une passion pour rire l'esprit. 161


Michel Deguy La passion réduite au langage. 181

Guy Rosolato Clérambault et les délires passionnels, suivi d'une


observation de Clérambault. 199
Masud Khan Meurtre, frénésie et folie. 225
Paul-C. Racamier De l'objet-non-objet. 235

Laurence Igoin Passionnément pas du tout. 243


Jean-Michel Labadie Comme derrière un masque. 253
François Gantheret Les miroirs de la passion. 267

Extrait de la publication
Extrait de la publication
André Green

PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS

SUR LES RAPPORTS ENTRE FOLIE ET PSYCHOSE

A J.-F.

Tout ce qui touche au domaine de ce premier lien


à la mère m'a paru si difficile à saisir analytiquement, si
blanchi par les ans, vague, à peine capable de revivre,
comme soumis à un refoulement particulièrement inexo-
rable. Mais peut-être n'ai-je cette impression que parce
que les femmes qui étaient analysées par moi pouvaient
conserver ce lien même au père dans lequel elles s'étaient
réfugiées depuis la phase de pré-Œdipe dont il est ques-
tion.

L'amour infantile est sans mesure, il réclame l'ex-


clusivité et ne se contente pas de fragments.
S. Freud. « Sur la sexualité féminine » (1931)

Folie et passion.

Il n'y a pas si longtemps, avant qu'il fût assez bien porté dans l'avant-garde de
se dire fou, la folie était interdite de séjour dans le vocabulaire. Dans le langage
ordinaire on n'était pas fou, mais « nerveux ». Les maladies des nerfs recouvraient
les états les plus divers, du mal du siècle à l'aliénation mentale. Dans le jargon pro-
fessionnel, la folie n'était pas moins bannie. Personne n'était fou; la science psy-
chiatrique triait et départageait. Elle traçait avec sûreté les frontières de la norma-
lité, de la névrose, de la perversion et de la psychose. Freud n'échappa pas à la
taxinomie et contribua même à l'enrichir'. La folie disparut donc de la nosographie

1. Rappelons qu'on lui doit un certain nombre d'étiquettes nosographiques, aussi bien pour
différencier des classes névroses actuelles, psycho-névroses de transfert, névroses narcissiques

Extrait de la publication
LA PASSION

comme une référence honteuse, témoignage du temps où la psychiatrie errait dans


les balbutiements de son enfance. Parler de folie, n'était-ce pas se référer à une ter-
minologie aussi peu scientifique que celle du vocabulaire de la possession? N'était-ce
pas sacraliser le symptôme avec tous ceux qui en étaient atteints et, par là même,
s'interdire de jeter un regard lucide un regard d'exorciste sur ce qui appelait au
contraire l'observation du zoologue ou, mieux encore, du botaniste? Longtemps
l'histoire de la psychiatrie témoigna de l'effort de ses meilleurs esprits pour se
conformer à l'idéal, non de la science médicale, encore très empirique, mais de celui
des sciences naturelles. Il fallait à la psychiatrie des naturalistes pour amener les
maladies de l'esprit dans l'enclos des désordres que la nature fait subir aux victimes
de ses caprices.
L'esprit scientifique, dont l'acte de naissance peut être approximativement
daté du xvme siècle, investit la psychiatrie. Elle conserve alors le vieux nom de
folie, mais procède à son démembrement. L'inspiration nosographique lui est bien
antérieure, il est vrai, mais, comme l'a montré Michel Foucault, la folie a changé
de statut. Au Moyen Age et à la Renaissance, avant l'âge classique, la folie se pare de
cette aura qui fait d'elle un mystère, en gardant à ce terme son sens religieux.
Non seulement parce que sa nature reste profondément cachée, mais aussi parce
qu'à travers elle transparaît quelque chose de l'ordre du divin, ou du démoniaque.
Elle a partie liée avec la passion. Parfois au sens strict qu'on pense à Perceval le
Gallois habité par la quête du Graal ou même à Tristan dont l'amour pour Isolde
reste entravé par ses obligations envers son seigneur non seulement Mark mais
le Christ lui-même. Amour-passion, amour-souffrance. Car la passion d'aimer est
celle du « pâtir », du « subir » subir les épreuves envoyées par Dieu, comme le
Christ, Dieu et fils de Dieu, eut lui-même à souffrir dans son âmeet dans sa chair.
Déjà se dessine l'idée qu'il ne saurait y avoir de passion heureuse autrement que
dans l'acceptation du calvaire ou dans son imitation. Les Saintes le comprendront
peut-être encore mieux que les Saints. Et Lacan n'aura pas de peine à lire sur les
traits de la Thérèse du Bernin les signes ou les symptômes de la jouissance'. Elle
souffre, donc elle est aimée, puisque le Christ lui fait vivre ce qu'il a lui-même vécu,
privilège qu'il n'accorde qu'aux élus de son coeur. Les psychiatres du XIXe et du
Xxe siècle eurent du fil à retordre avec les mystiques. Il leur faudra distinguer,
tout comme les gens d'Église, le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire séparer les mani-
festations du divin de celles du malin entendez la maladie. Nul doute que pour

qu'à l'intérieur de ces classes névrose d'angoisse, hystérie d'angoisse, névrose obsessionnelle, toute
cette terminologie étant de son invention. Dans un travail inédit, présenté devant la Société psycha-
nalytique de Paris en 1962, nous avons montré qu'une nosographie psychanalytique cohérente
c'est-à-dire étayée sur des différences métapsychologiques était tout à fait repérable dans l'œuvre
de Freud.
1. Séminaire XX, Encore, Le Seuil, 1975.
PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS

beaucoup d'entre eux mais pas pour tous le problème se situerait plutôt
du côté de la distinction entre hystérie et délire, plus précisément l'érotoma-
nie.

Et c'est encore l'amour que nous trouverons plus tard, à la Renaissance, dans
les aventures des figures héroïques Le Quichotte autre avatar de l'érotomanie
dont Freud recommande vivement la lecture à sa fiancée. Voilà qui pourrait en dire
long sur l'amour passionné qu'il lui portait, comme s'il cherchait à lui faire lire
entre les lignes de la volumineuse correspondance qu'il lui adressait « Ma Dulcinée,
je t'aime, mais je sais que mon amour est pure folie. »
Parler de la référence constante à la folie chez Shakespeare est un cliché, tout
comme redire son lien à la passidn. Ce rappel est pourtant nécessaire. Polonius
n'est pas si fou (en un autre sens) de dire tout à la fois que ce noble fils est fou et
que la cause en est l'amour qu'il porte à Ophélie. Il ne se.trompe que de peu refou-
lement oblige c'est Gertrude qu'il aurait dû nommer.
La folie jalouse d'Othello est manifestement de cause passionnelle. Simplement,
ici encore, il y a erreur sur la personne'. A côté des passions érotiques, les passions
narcissiques entraînent des effets aussi aliénants Richard III, Jules César, Macbeth
meurent de leur inassouvissable ambition.
Mais tous les cas que nous venons de citer sont sujets à caution on peut dis-
cuter de la validité du diagnostic. La folie de Lear, elle, est incontestable. Si, dans
les cas précédents, la passion était aussi certaine que la folie était douteuse, ici c'est
le contraire la folie n'est pas douteuse, c'est la passion qui l'est. Lear est-il la proie
d'une passion? Freud, encore lui, reconnut qu'il n'avait abordé dans le « Thème
des trois coffrets » qu'un des angles sous lequel la psychanalyse avait son mot à dire
dans cette affaire. Il s'intéresse davantage à la mort qu'à l'amour. La déception
infligée par l'objet de son amour incestueux, Cordélia, n'est-elle pas la cause médiate
et lointaine, puisque ce sera plutôt l'ingratitude de ses deux autres filles plus « déna-
turées »2 qui précipitera Lear dans la folie?
Le lien entre folie et passion est attesté dans les écrits. L'idéal de la Renaissance
reconnaît cette conjonction qui lui inspire à la fois fascination, respect et frayeur.
Cette reconnaissance des puissances obscures de l'homme permettait de renouer avec
le fil antique de la tragédie qui inspire horreur et pitié. Folie et passion deux
affluents du même fleuve dont la source est hybris.
Le triomphe de la raison eut pour conséquence je répète ici l'argument de
l'Histoire de la Folie le refoulement non seulement de la déraison mais de la
passion. Encore admise au théâtre, mais avec des limites qu'on songe aux discus-

1. Cf. notre Œil en trop (Éd. de Minuit, 1969) où nous mettons en lumière l'amour homosexuel
inconscient d'Othello pour Cassio.
2. Cf. notre article « Lear ou les voi(es)x de la Nature », Critique, 1971, n° 284.
LA PASSION

sions sur les rapports de Phèdre à la grâce le grand rationalisme chasse la pas-
sion de la philosophie.
Descartes a bien du mal avec le Traité des Passions qui est son œuvre la plus
faible. Spinoza qui sut mieux reconnaître l'essence du Désir aura la partie belle
contre lui. Pascal ne trouve d'autre moyen pour défendre sa passion religieuse
qu'un pari qui doit s'appuyer sur une démonstration logique. D'un côté l'angoisse
du vide, de l'autre les mathématiques. Quoi entre les deux?
Lorsque enfin arrive le xvme siècle, le concept de Nature a déjà commencé son
travail de sape contre Dieu et la passion religieuse. Et la psychiatrie naît de cette
mutation. Non qu'elle ne reste parfois sans le savoir profondément religieuse
voir la théorie de la dégénérescence de Morel. Mais c'est l'optique qui change. L'œil
se veut objectif, c'est-à-dire non passionné. Il essaie de faire bonne mesure entre les
causes physiques et les causes morales de la folie. Et parmi celles-ci les passions
joueront un rôle majeur.
Suivant la pensée cartésienne, les écrits se centreront sur l'idée princeps
que les passions sont à situer (nosographiquement, mais sans doute aussi anatomi-
quement) à l'entrelacs de l'âme et du corps. Rien d'étonnant à cela. Que l'âme soit
affectée, c'est l'évidence ce dérèglement de l'esprit est constatable par tout indi-
vidu qui a son bon sens. Mais le corps est ici manifestement ébranlé il suffit
d'observer les signes de l'éréthisme de l'humeur, ou au contraire son extrême abat-
tement. Remarquons que la science psychiatrique récente ne variera que peu sur le
siège des passions un petit écart par rapport à Descartes. La physiologie du
xxe siècle remplacera l'épiphyse par l'hypothalamus en relation étroite avec l'hypo-
physe, « chef d'orchestre du concert endocrinien », selon une formule encore en
honneur au temps où je faisais mes études médicales. Ce qui est inféré ici est qu'entre
le système nerveux de la vie de relation et le milieu intérieur subissant les varia-
tions des humeurs, ou des hormones, un pont est jeté qui établit le lien entre l'âme
et le corps.
Ce substratum organique de la passion, nul ne l'a plus passionnément cherché
en psychiatrie que de Clérambault qui a isolé dans le grand herbier de la nosographie
psychiatrique la classe des « Psychoses passionnelles », nommément l'Érotomanie,
le Délire de Jalousie, le Délire de Revendication. Les majuscules s'imposent ici.
Mais la théorie de Clérambault est à la fois organiciste et intellectualiste. Au fond

1. Dans la tragédie, comme dans la comédie, car Molière n'est pas moins que Racine peintre
des passions. Ce seront celles du bourgeois, plus aisément rencontrées dans le quotidien. La para-
noïa d'Alceste, depuis Lacan, est fait admis. Mais il n'y a pas qu'elle. La jalousie d'Arnolphe, le
collectionnisme sexuel de Dom Juan, la bigoterie d'Oronte, la quête sociale de Monsieur Jourdain,
l'avarice d'Harpagon, l'hypocondrie d'Argante, sont des 'passions au même titre que celles qui
peuplent l'univers de la tragédie. Elles ne sont pas moins tragiques. Elles montrent que la passion
n'est pas l'apanage des figures de légende.
PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS

la passion, c'est-à-dire le phénomène affectif, n'y joue que peu de rôle. Jacques
Borel, élève de Clérambault, y postulera, avec d'autres, le rôle « basal » des troubles
de l'humeur, liés à des désordres hypothalamo-hypophysaires.
Aujourd'hui on parle peu de la passion en psychiatrie, et pas du tout ou presque
dans la psychanalyse'. En ce qui concerne la classe des psychoses passionnelles,
cela n'est pas étonnant. L'œuvre de Clérambault, contemporaine de celle de Freud,
n'a pas atteint la pensée psychanalytique, sauf celle de Lacan, pour des raisons
qu'il serait trop long d'analyser ici, mais sans doute parce que l'un et l'autre s'étayent
sur une commune adhésion à une combinatoire quasi mathématique. Qu'il s'agisse
d'une combinatoire de neurones chez Clérambault ou de signifiants chez Lacan,
crée moins de différence, je crois, qu'entre Clérambault et Freud. Et si la pensée
psychanalytique n'a pas cru devoir attacher un intérêt particulier aux psychoses
passionnelles, c'est sans doute parce qu'il est implicite pour elle que tout délire et
pas seulement les trois formes canonisées par Clérambault, est le fruit d'une pas-
sion refoulée. Mais c'est trop vite se débarrasser du problème. Car il est vrai que
Freud a bien scotomisé la folie de son regard, et à un double titre.
D'une part, son oeuvre naît de la névrose (principalement hystérique) et se
construit à partir de cette référence, n'envisageant la psychose (la folie au sens
traditionnel) que du point de vue de celle-ci et de façon bien moins approfondie.
Pour cause, puisque Freud tenait les névroses narcissiques (c'est-à-dire les psychoses
de la psychiatrie traditionnelle) pour inanalysables. On ne saurait donc en dire
grand-chose de bien précis. Ou bien c'est en passant par-dessus la personne du psy-
chotique, comme le cas des Mémoires de Schreber le prouvent analyse d'un écrit,
non d'un patient en analyse. Mais l'écrit ne passe pas seulement par-dessus la per-
sonne du psychotique, il passe également le mur de l'asile où Schreber était enfermé.
Autant dire qu'il passe par-dessus sa folie, fût-il un écrit fou.
D'autre part, Freud a abordé la névrose de telle manière qu'il l'a purgée à la
fois de la passion et de la folie qu'elle continuait pourtant de contenir. Que la théorie
psychanalytique elle-même ait porté la marque de ce refoulement, ou de cette
répression, n'est pas de peu de conséquence. C'est ce qu'il va s'agir d'examiner
maintenant.

Psychose ou folie?

Quand un analyste se trouve en situation analytique aujourd'hui, deux cas


peuvent se présenter. Dans la première des deux éventualités, l'organisation des
symptômes, le style associatif, la nature des conflits, le type des mécanismes de

1. A l'exception de Daniel Lagache dont le travail sur la jalousie amoureuse est resté classique.

Extrait de la publication
LA PASSION

défense, le développement du transfert lui donnent l'impression d'être en pays de


connaissance. Ce que l'analyste a appris de sa lecture de l'oeuvre de Freud et de
l'enseignement classique qu'il a reçu lui permet de se retrouver dans l'analyse et il a
le sentiment, le temps aidant, que l'interprétation des conflits dans le cadre du trans-
fert et la résolution de celui-ci permettront à l'analyse de se terminer favorable-
ment. On ne peut plus dire que ces cas représentent la majorité aujourd'hui, mais
ils confortent l'analyste dans le sentiment d'une adéquation entre la théorie et la
pratique et ils lui donnent l'impression d'une activité cohérente. Dans la seconde
éventualité il en va tout autrement. L'analyste a le sentiment que rien de ce qu'il a
appris, et en particulier de la clinique et de la psychopathologie des névroses, n'a
cours ici. Il ne retrouve que peu de traces de ce qui lui a été enseigné, il est dérouté
par le cours zigzaguant de la cure, il ne repère plus les mécanismes de défense clas-
siques, il est en butte à des résistances dont il n'a jamais lu la description et l'ana-
lyse se déroule en pays inconnu. Essaie-t-il d'appliquer l'enseignement tiré de la
clinique des névroses qu'il a plutôt le sentiment d'un placage, où il n'obtient du
sens qu'en forçant les interprétations à coller avec le matériel. Il est alors fréquent,
dans ces cas, qui ne sont pas. loin de représenter le principal d'une pratique, d'in-
férer l'existence d'un noyau psychotique, ou de parler de structure psychotique
latente. Fausse solution pour résoudre un vrai problème.
La psychanalyse paie peut-être aujourd'hui le prix d'une erreur qui remonte-
rait à Freud. Pour corriger cette erreur, elle tombe à mon avis dans d'autres erreurs.
La première tient à la conjoncture qui régnait au temps de Freud et qui l'incita à
privilégier le champ de la névrose et à bâtir toute la construction métapsycholo-
gique de 'a psychanalyse à partir d'elle. La deuxième erreur est aujourd'hui d'étendre
symétriquement le champ de la psychose, en abusant de ce terme au point de réunir
sous le même vocable les malades psychiatriques internés et les patients qui sont
sur nos divans.
Lorsque nous remontons aux sources de la psychanalyse, c'est-à-dire aux
Études sur l'Hystérie, la lecture des observations soulève en nous des interrogations
auxquelles nous avons du mal à répondre. Ces patientes hystériques, qui présentent
des symptômes inquiétants, avec des désorganisations du langage, des états seconds,
des troubles de la conscience, des phénomènes hallucinatoires, méritent-elles l'appel-
lation de névrotiques? On a tendance alors à les dire psychotiques, ce qui paraît
tout aussi douteux. Le problème est sans doute que nous n'ayons le choix qu'entre
ces deux possibilités. Dire de ces patientes que ce sont des cas-limites n'est qu'un
cache-misère.
Freud, pour voir clair dans l'univers chaotique et protéiforme de l'hystérie, et
pour y jeter une lumière sans laquelle nous continuerions à errer dans le noir, a
« névrotisé » l'hystérie, selon les catégories cliniques de son temps. L'intérêt qu'il
portait aux fantasmes qu'il concevait comme des productions de l'inconscient plus

Extrait de la publication
PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS

que comme des conséquences d'états hypnoïdes ce que croyait Breuer l'amena à
une théorie de l'Inconscient comme territoire séparé de la conscience, noyau psy-
chique ségrégué obéissant à une causalité particulière. Breuer disait déjà d'Anna 0
« Elle se livrait systématiquement à des rêveries qu'elle appelait son théâtre
privé » Freud qualifiera l'Inconscient d'une manière à peine différente dans
l'Interprétation des Rêves une « autre scène ». Sans doute cette conception devait-
elle permettre de mieux comprendre ce qu'il en était du système de représentations
inconscientes sous-jacent aux symptômes. Mais, en s'attachant exclusivement à
cette fantasmatique théâtrale de l'hystérie, Freud, du même coup, en évacuait le
pôle de passion ce qu'on appelait la folie hystérique dont la « crise » portait les
traces. En fait ces hystériques n'étaient pas plus névrosées qu'on ne peut les dire
psychotiques. Elles étaient « folles ».
On a toujours voulu voir dans la crise hystérique une manifestation de théâ-
tralité, l'expression dans les pires cas d'une simulation, d'une comédie. Freud, lui,
prit la chose au sérieux, il mit fin à la condamnation morale dont les hystériques
étaient victimes, mais il ne fit que déplacer cette théâtralité dans le monde intérieur
de la réalité psychique. L'hypothèse de l'Inconscient déculpabilisait ces patientes
du soupçon qui avait été jeté sur elles. Mais en disant les hystériques victimes de
leur théâtre privé, ou des effets indirects de cette « autre scène », il ne faisait que
transplanter l'espace théâtral, il ne le supprimait pas. Il suffit d'avoir assisté à une
crise d'hystérie pour être saisi par le débordement de toutes les capacités du Moi, et
pour être sensible à travers l'agitation qui s'empare du sujet, du degré de folie qui
s'exprime alors ouvertement, par l'énergie qui se déploie à cette occasion, par le
sentiment que le sujet est à ce moment littéralement « hors de lui », habité par
une violence dont personne, lui-même compris, ne soupçonnait l'existence.
Aujourd'hui l'hystérie est plus discrète. Elle n'a pas disparu, mais elle se
cache 2. Par contre, le caractère hystérique, les états phobiques de toutes sortes
demeurent nombreux et présents dans la pratique analytique. Le caractère hysté-
rique, s'il ne fait plus de crises, continue cependant à faire des scènes, parfois dans
le cabinet de l'analyste, mais le plus souvent dans l'espace privé de la chambre à
coucher. Dans ce qui se manifeste alors, on retrouve la même transformation subite
du personnage, la même fébrilité, le raidissement soudain, le flux de paroles portées
par un ton inconnu, accusatrices, parfois meurtrières, suivies de la « crise ner-
veuse », de l'effondrement où le sujet ne se possède plus. Qu'en reste-t-il dans la
séance? Un récit qui expurge l'événement de sa folie passagère. L'analyste n'assiste
pas non plus à la crise phobique. Le plus souvent il n'est, là aussi, que l'auditeur
d'un récit. Attentif au discours du patient et à ses associations, il perd de vue

1. Études sur l'Hystérie, trad. A. Berman, P.U.F. p. 15.


2. Ou trouve asile dans les services de neurologie.

Extrait de la publication
LA PASSION

manquerait-il d'imagination ? ce qu'implique le vécu du patient. Une mesure


contre-phobique refusée, une contrainte extérieure obligeant à faire face à la situa-
tion phobogène déclenchent une angoisse vive avec agitation, crises de larmes,
supplications, qui montrent la persistance, derrière des manifestations apparem-
ment limitées, de ce pôle de folie passionnelle exprimée ici dans ses aspects négatifs.
L'agoraphobe qui a besoin de se faire accompagner pour sortir dans la rue, pour
se protéger d'une impulsion sexuelle de séduction ou d'exhibitionnisme ou d'un
désir de se faire agresser sexuellement, nous permet de reconnaître ces désirs der-
rière son symptôme. Ce qu'il révèle lorsque cette protection lui fait défaut, à travers
l'angoisse qui permet de couvrir ces désirs, ce ne sont pas que des représentations
inconscientes interdites, mais quelque chose qui fait plutôt penser à la possession
démoniaque dont nous avons perdu le souvenir et dont la crise hystérique était
un rappel.
Que Freud ait découvert l'inconscient à partir de l'hystérie qui restera toujours
liée à la problématique de l'Éros n'est pas un hasard. Le continent immense de la
sexualité était ouvert. Mais fallait-il pour autant lier la sexualité à la névrose? Dire
que celle-ci est le négatif de la perversion, soutenir que la perversion trouve sa source
dans la perversité polymorphe de l'enfant était sans doute une découverte d'un
grand courage. Mais on peut faire la même observation que pour l'hystérie à propos
de la perversion. Quand Freud aborde celle-ci dans Les Trois Essais sur la théorie
de la sexualité, on sent bien que l'audace de s'attaquer à ce domaine réprouvé par la
morale afin d'essayer d'en comprendre la genèse et les mécanismes l'oblige en
retour à adopter un regard froid, lucide, objectif et à considérer ses sujets d'étude
avec l'œil de l'entomologiste. Lorsque nous comparons ses descriptions avec ce que
nous apprend l'analyse d'un pervers, nous y retrouvons bien les mécanismes décrits,
mais il manque quelque chose à la description. En vain, cherchons-nous cet élé-
ment d'égarement passionnel, lié au surgissement des pulsions, qui pousse le
pervers à des actes pouvant compromettre sa vie entière, à des comportements
insensés où il est soumis à l'empire d'une force aveugle, compulsionnelle. Nous
expliquerons ces actes par la culpabilité ou le besoin d'autopunition, ce qui n'explique
pas tout.
Pensons à l'homosexuel qui, devant toute situation où il est confronté à l'an-
goisse, que celle-ci soit de castration, ou de destruction, éprouve le besoin impé-
rieux, urgent, de faire disparaître celle-ci par la réassurance provoquée par le cons-
tat de la persistance du pénis, d'un pénis quel qu'il soit, sur le corps d'un autre être
humain et ceci dans une recherche effrénée, lancinante, qui doit aboutir à la réali-
sation d'un acte immédiat, dans des conditions souvent dommageables à tout le
reste de sa personnalité, aux accomplissements de son Moi. Là encore on est frappé
par l'envahissement soudain de ce qui semble bien être un « dérèglement des sens
ou du sens ».

Extrait de la publication
PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS

Il faut ici se souvenir de ce que Freud dit de la prise de conscience de la cas-


tration féminine ou plus précisément maternelle par le petit garçon. Un évé-
nement comparable, affirme-t-il, à la chute du trône ou de l'autel. Il s'agit bien ici
d'angoisse, mais plus encore de la perte d'une référence essentielle.
Lorsque le trône ou l'autel sont jetés à bas, il arrive qu'on se suicide à cette
occasion. La chute du symbole montre que le symbolique s'attache à l'existence
même du sujet, qu'il est non seulement sa raison de vivre, mais sa passion d'être.
Autrement dit, que la présence des emblèmes est le prix de la vie. Autrement dit
encore, que tout l'amour de la vie leur est consubstantiel.
L'angoisse de castration et l'angoisse de la perte de l'objet ne sont pas seu-
lement dans un rapport de partie à tout, ni de contenu à contenant. Elles se réflé-
chissent mutuellement dans l'Éros qui les tient ensemble. Mais déjà une relation se
dessine, l'une et l'autre concernant la Mère.
Cette folie érotique, pour celui qui n'y est pas en proie, a une dimension
comique, dérisoire, comme ce qui suscite la torture du jaloux, sa surestimation de
l'objet sexuel, son glissement insensible vers le délire, le plus souvent heureusement
passager quand cette jalousie n'est pas paranoïaque.
Quand, à la fin de son œuvre, Freud fera jouer un rôle de plus en plus impor-
tant au clivage dans le fétichisme et dans la psychose, on sera tenté de rapprocher
la perversion de la psychose. Ce rapprochement est peu justifié si l'on s'attache à
l'essence de la perversion proprement dite. Par contre, il faut faire la part de cette
folie érotique qui est à l'œuvre dans la perversion comme dans l'hystérie, mais dif-
féremment.
Freud a commencé par découvrir le rôle de la sexualité dans les névroses et dans
la structuration du psychisme humain. Dans un second temps il en arriva presque à
opposer la sexualité et l'amour, en particulier dans « Pulsions et destins des pul-
sions ». Plus tard, il proposa une théorie unifiée de l'amour, rassemblant les formes,
jusque-là distinctes, de la relation amoureuse de deux adultes, de l'amour parental
ou filial, de l'amitié, de l'amour de la patrie ou même de l'humanité. Mais ce n'est
qu'avec la dernière théorie des pulsions que la sexualité et l'amour seront englobés
sous l'Éros des pulsions de vie. Autant dire que l'Éros est la vie même.
Lorsqu'il pense à l'état amoureux', à la passion amoureuse, Freud, suivant en
cela le jugement commun, répétera après tant d'autres « L'amour est une courte

1. Sur tout ce qui concerne l'état amoureux je renvoie à l'excellent livre de Christian David sur la
question. Il a eu le grand mérite de mettre en question l'interprétation économique de Freud qui
voyait les rapports entre amour d'objet et amour de soi selon un modèle de vases communicants. Il
a justement fait observer que l'amour d'objet exalte le narcissisme et mis en lumière les rapports
entre amour et deuil. La perversion affective décrite par lui tout comme ses travaux sur la bisexualité
me paraissent s'inscrire dans la même ligne. Quant à la folie érotique, elle ne me paraît nulle part
mieux illustrée que dans sa belle analyse de la Penthésilée de Kleist.

Extrait de la publication
LA PASSION

folie. » II faut aller jusqu'au bout de ce raisonnement si Éros, les pulsions de vie,
englobent la sexualité et l'amour au point de les identifier à la vie même, et si l'on
reconnaît que l'amour comporte nécessairement cette dimension folle, alors toutes les
vicissitudes de l'Éros sont entachées d'un potentiel de folie qui est au cœur de leur
manifestation, dans tous les aspects qui en dérivent, jusque dans la sexualité la
plus normale et jusque dans les racines infantiles de celle-ci.
Qu'en est-il de la folie? Au lieu de la caractériser comme un désordre de la
raison, il faut au contraire marquer l'élément affectif, passionnel, qui modifie la
relation du sujet à la réalité, élit un objet partiel ou total, s'attache à lui plus ou
moins exclusivement, réorganise la perception du monde autour de lui, l'entoure
d'une aura qui fait de lui l'unique ou l'irremplaçable, captive le Moi et l'aliène,
s'en forme une représentation intérieure obsédante et surinvestie et constitue la
logique qui justifie son état intérieur. Et ceci me paraît vrai de toutes les formes de
l'amour que Freud unifia sous un seul chef.
De tous temps, les hommes ont su qu'ils étaient fous. Les philosophes l'ont dit
de diverses manières, mais la philosophie a échoué dans sa recherche de la sagesse
et de la vérité parce qu'elle n'a pas su reconnaître les racines originaires de cette
folie. Freud, lui, a bien reconnu dans la sexualité, puis dans l'Éros de la dernière
théorie des pulsions le rôle fondamental qu'ils jouent dans la structuration du
psychisme humain normal et pathologique. En revanche il a minimisé leur essence
intrinsèquement folle qui subsistera chez le sujet normal, comme chez le sujet
névrosé ou pervers.
Et c'est encore cette même folie que l'on verra surgir dans les structures anti-
érotiques obsessionnelles, dépressives, narcissiques. L'isolation obsessionnelle
n'est si puissante que parce que son absence donnerait libre cours à une jouissance
haineuse agie. La perte d'objet du déprimé peut conduire à des comportements
qui ne sont pas si éloignés de ceux de la perversion où le désir de retrouver à tout
prix un objet-substitut peut conduire à la toxicomanie compulsive, et de là, au
suicide accidentel. Quant au narcissique menacé par les demandes des autres qui
troublent son besoin d'autosuffisance et d'autonomie, il peut être saisi d'impulsions
meurtrières ressenties comme folles pour se défendre contre le sentiment d'empié-
tement d'un espace intérieur violé comme par une pénétration anale délabrante.
Pour une oreille exercée, même dans la plus banale des structures névrotiques,
même avec le plus ordinaire des symptômes, il arrive un moment où se manifeste
dans le contre-transfert de l'analyste le sentiment qu'il a affaire à un fonctionne-
ment mental fou; ce moment est passager, mais il est crucial. La névrose nous
leurre, parce que le Moi a conservé sa relation à la réalité, parce que la pensée
rationnelle y est intacte, parce que les fantasmes y sont contenus dans un territoire
limité. Mais on peut se demander si les mécanismes de défense classiques et le refou-
lement en premier lieu, ainsi que les inhibitions de toutes sortes, dont on comprend

Extrait de la publication
PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS

mal la cause tant elles ne concernent que l'exercice normal d'une fonction la
sexualité, l'alimentation, le travail, etc. sont uniquement mises en œuvre du fait
d'un risque de conflit avec le surmoi et si la désapprobation de l'autorité parentale
intérieure suffit à expliquer le caractère drastique de ces prohibitions. Ne faut-il
pas penser plutôt que c'est le risque de voir apparaître cette folie potentielle dans
l'exercice de ces fonctions qui rend leur accomplissement si dangereux et si impli-
citement désorganisant pour le Moi?
Si l'on évoque enfin le destin le plus évolué possible que Freud envisage pour la
pulsion, la sublimation, celle-ci est loin de conduire à la sagesse ou à la sérénité
la vie des artistes nous les montre en proie à la même folie. Je ne parle pas ici seule-
ment de leur vie privée, mais de leur relation à leur oeuvre. Les savants, quoi qu'en
dise Freud, ne sont pas mieux nantis l'histoire de la science abonde 'd'exemples,
où le corps de savoir officiel a été expurgé de toutes les aberrations qui lient les
scientifiques à leur science. Ainsi, à côté des accomplissements sublimés de l'évolu-
tion pulsionnelle subsiste le pôle de passion aveugle sur lequel la vertu scientifique
fait silence.

Cinq psychanalyses névroses, psychose, cas-limite.

Ce que j'avance ici, du bannissement de la passion, et du même coup de la


folie dans la névrose, est attesté dans l'œuvre de Freud à divers points de vue; dans
ses analyses, dans sa technique aussi bien que dans sa théorie.
Dora prolonge l'Interprétation des Rêves. Freud, on le sait, échoue et l'avoue.
Pourquoi? Parce qu'il méconnaît l'homosexualité de Dora sans doute; mais n'est-ce
pas aussi parce qu'il mobilisait tout son intérêt sur les rêves de la patiente autre-
ment dit sur ses représentations inconscientes en minimisant ses affects. Dora
demeure deux heures (c'est Freud qui souligne) en admiration devant la Madone
Sixtine. Freud renvoie l'événement à un rêve, ce qui n'est pas critiquable. Mais si,
comme il l'a écrit, dans les rêves, les affects sont réprimés, comment retrouver dans
l'analyse du rêve l'état de recueillement de Dora dans la galerie de Dresde où elle
préfère aller seule, refusant la compagnie d'un sien cousin. De même, lorsque Freud
interprète la prétendue appendicite de Dora comme un fantasme d'accouchement,
le sens qu'il lui reconnaît oublie la fièvre qui accompagnait le symptôme. Dora,
c'est aussi la première élaboration psychanalytique du (ou des) transfert(s), si l'on
considère que les Études sur l'Hystérie appartiennent à la préhistoire de la psycha-
nalyse. On se souvient qu'alors Freud est gêné par l'apparition de cet indésirable.
« On se rend à l'évidence qu'on ne peut éviter le transfert par aucun moyen et qu'il
faut combattre cette nouvelle création de la maladie comme toutes les précédentes »
1. Cinq psychanalyses, P.U.F., 2e éd., p. 87.

Extrait de la publication
LA PASSION

Les analystes connaissent bien cette histoire du transfert qui fit de ce phénomène
d'abord un artefact et une nuisance (« notre croix ») pour devenir enfin le moteur de
la cure. Ce qu'ils ont moins aperçu, c'est que cette prise de position initiale de Freud
découle en droite ligne de ses options théoriques. En choisissant les représentations
inconscientes plutôt que les affects, en centrant la cure sur l'analyse prédominante
des représentations (cf. le rêve), Freud se devait de tenir le transfert hors de l'ana-
lyse, parce qu'avec lui réapparaissait la primauté de l'affect sur les représentations.
Et, puisque le transfert est d'abord reconnu comme transfert amoureux et ceci
depuis les Études Freud n'a de cesse que de défaire le transfert il y a « mésal-
liance », « fausse liaison » (« Je ne suis pas celui que vous croyez ») parce qu'avec
le transfert réapparaît la passion amoureuse. Freud était plus à l'aise dans l'analyse
de la sexualité infantile qui appartenait à un passé refoulé et aux rêveries qui en
prenaient le relais que devant l'actualisation de l'amour dans la situation psychana-
lytique. Cette Dora est vraiment « folle », elle est capable de tout puisque ses émois
amoureux la poussent non seulement à transférer, mais aussi à « mettre en acte ».
Acte de vengeance, on le sait. Plus d'une hystérique a compromis ses médecins de
la sorte. Il faut donc se rendre maître du transfert, ce qui veut dire, le refroidir.
Freud ne peut avoir oublié, même devant une « petite hystérie », le pandémonium
de la Salpêtrière, où la silhouette prestigieuse de Charcot observait de sa hauteur
la passion hystérique. Bien entendu, alors que Freud n'en a pas encore conscience,
le danger du transfert, c'est le contre-transfert. M. K paya sa passion pour Dora
d'un accident de la circulation probablement parce qu'il était tout yeux pour la
jeune fille au point de méconnaître le danger des voitures qui roulaient sur la chaus-
sée. Et Freud d'ajouter en note « Intéressante contribution aux cas de suicides
indirects dont j'ai parlé dans ma Psychopathologie de la vie quotidienne'. » Voilà
où conduit la passion! Maîtriser le transfert, c'est prévenir les orages passionnels et
leurs avalanches de conséquences. Aborder la signification inconsciente par le
moyen des rêves, c'est se servir d'une médiation distanciatrice. Non seulement parce
que l'interprétation du rêve est la voie royale qui mène à l'inconscient, mais aussi
parce que cette voie est bien gardée contre les fausses liaisons dangereuses. Que
Dora ne ressemblât point à cette jeune fille somme toute assez sympathique, nous
en avons la preuve grâce à Felix Deutsch. Que Freud n'en laisse rien paraître vient
sans doute du contre-transfert qui l'habita et qui le poussa à donner de la passion
une version édulcorée.
Les quatre autres psychanalyses montreraient sans doute la même inclination
chez Freud. La violence des affects qui habitent le petit Hans, son amour pour sa
mère, sa jalousie à l'égard de son père le rendent « fou ». Au sens où un amoureux
se dit « fou » de son objet d'amour. Que font les fantasmes en ce cas? ils déguisent,

1. Loc. cit., p. 91, n. 1.

Extrait de la publication
PASSIONS ET DESTINS DES PASSIONS

ils déplacent, ils transforment. Mais surtout ils créent un deuxième théâtre d'opé-
rations où passe tout ce qui peut passer d'une libido activée; ils la lient aux repré-
sentations. S'attacher préférentiellement à ces représentations, c'est analyser, mais
ce n'est peut-être qu'analyser à demi, si n'est pas reconnue la souffrance de cet
amour impossible. C'est se fixer sur les « Théories sexuelles » des enfants en
méconnaissant que la solution qu'elles apportent n'est que partielle par rapport à
toute la libido qu'elles ne réussissent pas ainsi à lier et qui demeure une charge pour
l'enfant. Sans doute faut-il l'expérience des enfants psychotiques ou pré-psychotiques
pour s'en émouvoir suffisamment. Un cheval d'angoisse n'y suffit pas. L'adulte
manque d'empathie. Quand il voit le cheval, il se figure déjà cavalier maître de sa
monture. Il ne le voit pas avec les yeux du petit enfant, écrasé par cette masse
susceptible'de s'animer, de s'emballer, de piétiner, de mordre. Sans doute avons-nous
affaire aux projections de l'enfant. Mais ce qui est alors projeté, ce sont des émois,
des mouvements, des forces. Des pulsions.
Mais Dora est une femme et Hans n'est qu'un enfant. Et on sait que les
femmes et les enfants sont plus facilement la proie de leurs émotions. Le tableau
changera-t-il lorsque Freud aura affaire à un homme de formation universitaire
souffrant d'obsessions « intellectuelles » l'Homme aux Rats, « homme intelligent
à l'esprit clair »? C'est pire encore! Car le transfert des symptômes sur le plan de
l'intellect non seulement fait apparaître l'horreur d'une jouissance par lui-même
ignorée provoquée par le fantasme des rats qui s'enfoncent tout ceci est souligné
par Freud lui-même qui complète « dans le rectum » témoignant d'un désir de
sodomiser la dame de ses pensées. Qu'est-ce qui sera responsable de l'intense refou-
lement et des défenses multiples qui le renforcent le fantasme ou la jouissance? Et
si l'on répond le fantasme, c'est bien parce qu'il provoque la jouissance. C'est donc
elle qu'en fin de compte on rencontre comme rapport à l'objet d'amour. Ici ce n'est
pas l'amour pour la dame qui rend fou, ce sont les défenses dont le désir devient
l'objet, transférant la perversion qui le connote sur le symptôme révélateur d'une
perversion de la pensée. L'hystérique était « folle de son corps » comme on dit.
L'obsessionnel devient fou de son esprit ce qui est logique puisque la régression
de l'acte à la pensée sexualise celle-ci.
Si la psychanalyse mérite bien le nom d'analyse des passions, puisqu'elle aussi
situe celles-ci à l'union de l'âme et du corps, à s'installer dans ce chiasme elle
constate entre hystérie et obsession que chacun de ces deux extrêmes tire la
libido de son côté lorsque celle-ci ne peut mettre en œuvre l'action spécifique, celle
qui lèverait la tension pulsionnelle par l'expérience de la satisfaction. L'hystérique
convertit dans le somatique, l'obsessionnel dans la pensée. Et le phobique entre les
deux s'angoisse. La libido est partout, mais surtout elle est « entre ».
Que la pensée ici succombe sous le poids de la charge libidinale, qu'elle devienne
la caricature d'elle-même puisque Freud reconnaît dans le doute obsessionnel
LA PASSION

une forme de la compulsion à comprendre montre du même coup les sources


de l'épistémophilie et sans doute des théories sexuelles. Il s'agit de lier par le sens la
tension libidinale inassouvissable. La contrainte interprétative naît de la contrainte
libidinale.
Si loin va la pensée dans ce travail de transformation qu'elle avoisine le délire,
secondairement rationalisé. Il faut ici citer l'Homme aux Rats lui-même, lorsqu'il
connaît pour la première fois le plaisir du rapport sexuel. « Mais c'est magnifique,
pense-t-il, pour éprouver cela, on serait capable d'assassiner son père! » Ce qui
n'est évidemment pas dit, c'est cela « avec ma mère ». Mais qui parle ici? l'enfant
amoureux. L'adulte, lui, devant le retour du refoulé, sera assiégé, obsédé.
Freud, pour une fois, reconnaîtra l'insuffisance de la nosographie, lui qui
donna aux obsessions la dénomination de névrose obsessionnelle. Parlant de la
pensée morbide de son patient, il écrit « Je crois que de pareils phénomènes méritent
le nom de délires 1. » Or, il est remarquable que c'est dans ce travail que Freud,
ayant à évaluer le rapport idée-affect, donne raison à l'affect et cherche la déforma-
tion du côté de l'idée. Ainsi, si l'affect est vrai, la folie se déplace du côté de l'idée.
Le cas suivant, Schreber, montrerait la folie à l'oeil nu. Il n'en est rien. Si
Schreber est fou, au sens de la psychiatrie traditionnelle, il ne l'est pas au sens que
je désire donner à ce mot dans ce travail. Schreber est psychotique, ce qui est bien
différent. Certes, c'est sa passion homosexuelle pour son père, via Flechsig, qui
sous-tend le délire. Mais il s'y ajoute autre chose que Freud avait bien vu non
seulement la référence au narcissisme, pierre de touche de la psychose, mais l'idée
délirante de fin du monde qui implique la destruction de la réalité d'où la
nécessité pour survivre de la construction de la néo-réalité délirante. « L'univers
est anéanti et survit le Moi seul », dit Freud mais à quel prix? Le prix de la jouis-
sance, dira Lacan. Nous avons montré ailleurs que c'était faire bon marché des
hurlements de Schreber, du cri qui s'entend au-delà de la construction du délire.
Car la belle construction du délirant au sens où l'on parle de la « belle indif-
férence » de l'hystérique est le système d'étayage nécessaire pour soutenir le
Moi qui ne survit qu'à attacher sa vie à la défense de son délire. L'aliénation est ici,
à la lettre, qui tient Schreber à l'écart de la vie des hommes. La jouissance en est
sans doute un important bénéfice. Primaire, elle est d'essence masochique. Secon-
daire, elle est de nature narcissique. La psychose n'est pas la folie. On la confond
aujourd'hui où de partout refleurissent des ( Éloges de la Folie » qui n'ont rien à
voir avec la psychose. La folie aujourd'hui est notre hystérie2.

1. Et les traducteurs signalent au passage la discordance entre cette appellation et ce que la


psychiatrie française dénomme ainsi.
2. Voir le dernier chapitre de L'Enfant de Ça par J.-L. Donnet et A. Green. Éd. de Minuit,
1973.

Extrait de la publication
Extrait de la publication
Extrait de la publication

Vous aimerez peut-être aussi