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L'AMOUR
ET LA MORT
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GEORGES GARGAM

L'AMOUR
ET LA MORT

É D I T I O N S D U SEUIL
2 7, rue Jacob, Paris V I
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Tous droits de reproduction, d'adaptation


et de traduction réservés pour tous les pays.
© 1959, Editions du Seuil.
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INTRODUCTION

L'amour, la mort, sont sans doute les événements majeurs


qui affectent la condition humaine. D ' o r d r e différent, sont-ils
pour autant étrangers l'un à l ' a u t r e ? Une rencontre quotidienne,
qui est un conflit, les empêche déjà de s'ignorer : la rupture,
ou la transformation que la mort impose à l'amour et qui s'o-
père dans la douleur. L'observation ajoutera que l'antagonisme
n'est pas la seule forme de leur dialogue; que celui-ci peut se
muer en complicité s'il se transporte dans les régions de la pas-
sion — en alliance, dans celles de l'héroïsme.
Romans, théâtre, journaux, la fiction et la vie réunissent
plus d'une fois l'amour et la mort en un couple mystérieux de
réalités qui se repoussent et s'attirent à la fois, s'enlacent dans
une étreinte dont le regard superficiel ne distinguera pas tou-
jours si elle est d ' u n étonnant mariage ou d ' u n combat sans
merci.
Nous ne disposons pas d'une véritable métaphysique de la
mort. Et la métaphysique de l'amour, malgré une littérature
philosophique abondante, se cherche encore. Dans ces condi-
tions, une réflexion sur les relations de l'amour et de la mort
paraît vouée à l'échec : elle supposerait explorés, dans une assez
large mesure du moins, leurs domaines respectifs. Mais la ten-
tative peut être risquée, si elle est peu ambitieuse, et s'il n'est
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pas inadmissible que l'expérience de la mort et l'expérience de


l'amour s'apportent mutuellement quelque clarté.
La méditation sur la mort s"est généralement développée
sans égard pour des valeurs, comme l'amour, dont la mort sem-
blait dénoncer la fragilité. De son côté, la littérature qui traite
de l'amour ne se soucie guère de la mort. Elle l'oublie le plus
souvent; ou bien elle en fait l'occasion de développements sin-
cères, mais faciles, sur une mort-obstacle à l'amour et à la-
quelle celui-ci oppose la violence impuissante ou la dolente
résignation. Quelquefois aussi, l'amour et la mort lui paraîtront
nourrir une secrète amitié, une amitié qui pourra conduire les
amants dans l'abîme d'un commun anéantissement, — mais de
cette paradoxale liaison du vouloir d'éternité qui est au cœur de
l'amour et du vouloir mourir qui en contredit le projet, elle est
peu soucieuse de rendre compte.
Les commentaires sont donc relativement rares, et se rédui-
sent souvent à l'allusion. Mais, autour de thèmes si profondé-
ment humains, les témoignages littéraires ne sauraient, de toutes
façons, suffire. Il a fallu recueillir les faits vécus. Leur leçon
n'a pas été différente de celle que nous avions retirée ailleurs,
et nous nous sommes trouvés devant une convergence d'attes-
tations remarquable. Si bien qu'avec un peu de recul, les réfé-
rences aux Lettres, qui sonnent fâcheusement pour certains,
perdent tout caractère inquiétant et se confondent avec l'expé-
rience réelle, de laquelle elle aide à dégager des types.
Le problème, d'accès délicat, est rendu plus malaisé par la
diversité de l'expérience évoquée : celle-ci peut aller de la con-
science généreuse à la conscience criminelle, pour ne citer que
des extrêmes. Philosophie, psychopathologie, morale, théologie
même y sont tour à tour intéressées.
Car la religion est également concernée. Pourquoi Dieu est-
il mort ? Y a-t-il un sens, humainement recevable, à la mort de
Dieu ? Dieu est mort par amour : cela explique sans doute,
mais cela aussi a besoin d'être expliqué. De l'amour et de la
mort, le mystère chrétien propose une dialectique originale,
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dont les implications anthropologiques sont offertes à l'inven-


taire prudent.
L'espérance d'être intimement éprouvée par la conscience
aimante témoigne d'une structure ontologique fondamentale, qui
semble subordonner la perpétuité de nous-même à notre affir-
mation d'autrui. Cette formule, dont la généralité paraît conve-
nir aux divers types d'amour, se révèle critique pour ceux qui
relèvent du désir et de la possession. Mais l'aspiration à survi-
vre, qui est son indestructible instinct, l'empire sur la mort, son
souhait ardent, l'amour les verra réalisés. Un autre amour, le-
quel est vœu de l'être, non dans l'acquisition mais dans la dif-
férence consentie et le renoncement à l'être propre en faveur
de l'être d'autrui. Désistement absolu pour être sincère et par
là même transitoire, au bout duquel ce qui était perdu est re-
trouvé et sauve tout avec soi...
Notre réflexion n'a peut-être guère dépassé le seuil de domai-
nes, tantôt sans grandeur et tantôt admirables, toujours diffi-
ciles. La méthode s'efforce d'être assez souple pour s'adapter à
des objets si variés. Toutes les pensées ni toutes les attitudes
ne seront sans doute examinées : le but poursuivi n'est pas
d'établir une recension, mais de faciliter une compréhension.
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PREMIÈRE PARTIE
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AMOUR ET PRÉSENCE :
L ' A M O U R M U T U E L E T LE V ΠU
D E LA M O R T

Heureux dans la présence, malheureux dans l'absence, tel est,


pour le sens commun, le sort de l'homme qui aime.
La conscience est capable d'un rapport moins simple entre les
choses et le sentiment. L'amour comblé peut se détourner de la
présence et de la durée, l'amour privé de son objet peut inventer
un secret bonheur.
Est-ce là des attitudes que leur raffinement, leur aspect contre
nature condamnent à l'extrême rareté ou confinent dans les rê-
veries littéraires ? Cela n'est pas sûr, et on les rencontrera sans
trop de peine si l'on sait retrouver les traits plus accusés de la
situation-limite dans les prudents mélanges de l'expérience
moyenne.
L'amour heureux peut-il appeler la mort ? Tristan et Iseut
meurent de joie, ou de tristesse, selon les récits, mais ils meu-
rent par amour. Hors les légendes, on ne décède point si spon-
tanément, il y faut mettre la main. Mais d'autres, justement,
ont fait le geste, qui n'étaient pas personnages imaginaires.
Et sans vouloir l'acte fatal, sans même le désirer vraiment, quels
amoureux sincères ne se sont pas dit, exaltés ou sereins : nous
pourrions mourir aujourd'hui ?
Il faut donc regarder les types, qui bravent le paradoxe et
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instruisent en amplifiant. Le type est ici donné dans l'histoire


de Tristan. Sur cette histoire on a beaucoup écrit, et le lecteur
est tenté de lassitude. Cependant il reste à dire, pour l'analyse
psychologique. La genèse historique du conte ne nous intéresse
pas : devant un thème aux éternelles résonances, elle s'efface
au profit de la genèse dans l'esprit. L'immortalité du mythe
suffit, qui atteste son accord avec une constante de l'âme.
Pour expliquer le mythe et la solidité de son attrait, il ne
suffirait pas de dire que l'ardente sympathie de la poésie trans-
figure les péripéties dangereuses d'un amour adultère qui, trai-
tées dans un autre style, pourraient faire le sujet d'un vaude-
ville. Ni qu'elle permet, dans le rêve qui flotte autour de la
fiction, les évasions qu'on se refuse dans la vie hors des condi-
tions habituelles, « bourgeoises » de l'amour. Ce qui a donné
au roman de Tristan et Iseut sa physionomie particulière, l'a
mis à part et comme au-delà des jugements moraux, c'est que
les héros meurent, d'une certaine mort. Cette mort les justifie.
Elle est la preuve, décisive, qu'ils n'ont pas joué. Elle les situe
dans un monde autre que celui de l'expérience commune, où l'on
ne meurt pas d'avoir aimé.
Bien d'autres amants connaissent une mort tragique. Eux ne
se tuent pas. On ne les tue pas. Leur mort est au bout de leur
amour comme au terme d'une nécessité intérieure; elle naît de
leur seul amour, dans la douleur sans doute mais comme un
accomplissement, puisqu'elle fait leur mystérieuse grandeur.
Au récit médiéval, nous préférerons l'opéra de Wagner. Dans
la légende, les héros sont discrets; sur la scène, ils sont bavards,
déclament leurs confidences et se révèlent mieux.
En s'expliquant au long du livret, ils amènent à distinguer
des perspectives dont la confusion pose un piège pour l'analyse.
Avant la création de Tristan et Isolde, Wagner s'était rappro-
ché de Schopenhauer. Il confiait par exemple à Liszt quel repos
il trouvait dans la pensée du philosophe et sa négation du
vouloir-vivre ; libératrice lui paraissait la mort, conçue comme
pleine inconscience, non-être absolu, évanouissement de l'individu
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dans le T o u t Ces formules, qui prêtent aux sonorités amples


et graves, on les retrouve dans la musique et dans le dialogue.
Elles permettent d'identifier et de situer certaines déclarations
des amants : « Nuit de l'amour, donne l'oubli éternel. Dans le
souffle du monde, dans la respiration du Tout, disparaître
sans conscience, volupté suprême! »
Ces phrases pourraient justifier l'interprétation du mythe
comme celui de la volonté auto-destructrice aveugle de la pas-
sion. C'est, peut-être, impressionné par des passages de ce
genre, que Denis de Rougemont voyait dans le Tristan l'image
du masochisme qui ronge — et ravit — l'Occident. L'amour,
avide d'empêchements et de dangers, se précipite vers la mort,
fin désirée pour elle-même, obstacle suprême, contre quoi les
héros éprouvent une joie voluptueuse à s'écraser. Cette voie était
ouverte à Wagner par une conception pessimiste de l'existence,
qui intégrait l'amour à sa vision en lui donnant pour rôle de
favoriser le renoncement à la vie mauvaise. Semblable concep-
tion, qui traverse passagèrement l'opéra, deviendra constante
et fondamentale chez Leopardi. L'amour et la mort sont frères,
écrit Leopardi dans ses poèmes sombres ; l'amour est de conni-
vence avec la mort pour conduire l'homme au néant.
Mais l'intuition profonde que Wagner a du mythe de Tristan
superpose à l'exégèse schopenhauerienne un thème optimiste qui
la déborde, l'éclipsé, comme une « vérité éternelle » submerge
un point de vue particulier. L'ambition de l'amour dans sa
course à la mort, ce n'est pas, en définitive, l'anéantissement
de la conscience (unbewusst) et donc de l'amour, c'est l'épa-
nouissement éternel de l'amour dans l'union intime des con-
sciences (ein-bewusst/höchste Liebeslust).
Il ne s'agit donc pas d'une tragédie, de type racinien par
exemple. La mort communément tragique survient comme l'ex-
plosion de forces accumulées, la résolution violente d'une ten-

1. Lettres à Liszt, Leipzig, 1887, II, p. 45.


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s i o n d é m e s u r é e . C ' e s t le défi f a n t a s t i q u e a u x d i e u x , a u x h o m -
m e s et à s o i - m ê m e ; le h é r o s e s t s a n s d o u t e é c r a s é s o u s ce défi,
m a i s s a g r a n d e u r a u r a é t é j u s t e m e n t d e l ' é l e v e r s a n s r i s q u e de
s u c c è s . L a p a s s i o n , l a s s e de n e s ' é p r o u v e r q u e d a n s d e s diffi-
c u l t é s s u r m o n t a b l e s et d e s s o u f f r a n c e s l i m i t é e s , v e u t p r e n d r e
u n e m e s u r e d ' e l l e - m ê m e a g r a n d i e à l ' i n f i n i , m ê m e si c e t infini
coïncide avec sa propre perte.
P r o m é t h é e n , le m y t h e d e T r i s t a n l ' e s t a u s s i , m a i s d a n s u n
s e n s d i f f é r e n t ; il l ' e s t en ce q u e les a m a n t s c h e r c h e n t d a n s la
p a s s i o n u n a b s o l u ; c e t a b s o l u , ils s e le d e m a n d e n t l ' u n à l ' a u t r e .
Ils a t t e n d e n t l ' u n de l ' a u t r e le s a l u t . M a i s c h a c u n s e h e u r t e à
s e s l i m i t e s e t a u x l i m i t e s d e l ' a i m é , a u x l i m i t e s d e l ' a i m é qui le
renvoient aux siennes propres. L a finitude des partenaires, voilà
l ' o b s t a c l e qui r é c u s e l ' e n t r e p r i s e .
L e p h i l t r e , c ' e s t t r o p clair, t r a n s p o s e en f a t a l i t é e x t é r i e u r e
u n e l i b e r t é a l i é n é e . C o m m e n t n e p a s v o i r q u e les f a m e u x o b s t a -
cles (le roi M a r c , les b a r o n s f é l o n s , e t c . ) r e l è v e n t de la m ê m e
t r a n s p o s i t i o n , q u ' i l s s o n t la p r o j e c t i o n d ' u n e r é a l i t é i n t e r n e ?
Ils s y m b o l i s e n t l ' e m p ê c h e m e n t p l u t ô t q u ' i l s ne le c r é e n t . Ils le
v o i l e n t en l ' i n c a r n a n t s o u s d e f a u x v i s a g e s . Ils s o n t l ' a l i b i q u e
la p a s s i o n s e d o n n e , p o u r c a c h e r l ' é c h e c i n é v i t a b l e d e s o n a m -
b i t i o n : u n e f u s i o n d e s ê t r e s qui s o i t t o t a l e . L a p a s s i o n s a n s
c o n t r a r i é t é s , la p a s s i o n livrée à s a p r o p r e d i a l e c t i q u e s e r a i t
infailliblement conduite à l'aveu de son impuissance à réaliser
s a fin. Elle a b e s o i n d e s écueils, n o n p o u r s o u f f r i r d é l e c t a b l e -
m e n t , m a i s p a r c e q u ' i l s la r e t i e n n e n t d e f a i r e v é r i t a b l e m e n t l ' e x -
p é r i e n c e d ' e l l e - m ê m e ; c h a c u n d ' e u x lui a p p o r t e c o m m e u n s u r -
sis d e v é r i f i c a t i o n . P l u s i e u r s v e r s i o n s p r e s c r i v e n t u n e e f f i c a c i t é
l i m i t é e a u b r e u v a g e m a g i q u e : t r o i s a n n é e s , qui c o r r e s p o n d e n t
j u s t e m e n t a u x t r o i s a n s p a s s é s d a n s le M o r r o i s ; c e l a v e u t d i r e
q u e T r i s t a n et I s e u t s e r e j e t t e n t à t e m p s d a n s les e m b a r r a s de
l'illégalité.
L e s é p r e u v e s , p l u s o u m o i n s v o l o n t a i r e s , ne p r o v i e n n e n t p a s
s e u l e m e n t , e n c o r e u n e fois, d u g o û t p o u r la vie d a n g e r e u s e ,
m e n a c é e , l a q u e l l e a i g u i l l o n n e la s e n s u a l i t é , a g g r a v e le d é s i r .
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Elles n e c o n s t i t u e n t p a s en e l l e s - m ê m e s un d é s i r a b l e i m p o s s i b l e ,
elles ne f o n t q u e m a t é r i a l i s e r u n I m p o s s i b l e p l u s r a d i c a l et, p a r
là, m a s q u e r à la c o n s c i e n c e la v a n i t é de s a p o u r s u i t e . L a p a s -
s i o n s e j e t t e d a n s les o b s t a c l e s , p a r h o r r e u r de l ' O b s t a c l e qui
la nie.
P a r c e q u e l ' e m p ê c h e m e n t fini e s t c h a q u e fois d é p a s s é et q u e
l'infini d e m e u r e i n a c c e s s i b l e , la m o r t i n t e r v i e n t c o m m e u n e né-
c e s s i t é . C e t t e m o r t , il f a u t la d é f i n i r a v e c s o i n p o u r n e p a s
affaiblir l'originalité du mythe. Elle n ' e s t pas appelée p a r une
d é c e p t i o n qui v o u d r a i t é t e i n d r e s o n a m e r t u m e d a n s le n é a n t ,
le p o i n t f i n a l m i s à la r e c h e r c h e a r d e n t e — qui c a p i t u l e .
Elle n ' e s t p a s u n e f a ç o n de c o n s e n t i r à l ' é c h e c , m a i s en l a i s s a n t
d e s r u i n e s h a u t e s . L ' a m a n t n ' e n t r e p a s d a n s la m o r t p o u r s i m -
p l e m e n t s o r t i r de s c è n e a v e c d i g n i t é . S a m o r t n ' e s t p a s la s u -
blime et c h è r e c a t a s t r o p h e o ù s ' a b î m e , c o m m e p e n s e d e R o u g e -
m o n t , « t o u t e s p o i r h u m a i n , t o u t a m o u r p o s s i b l e ».
Elle n ' e s t p a s p o u r lui u n o b s t a c l e , et p l u s a b r u p t e t p l u s
g r a n d i o s e q u e t o u s les a u t r e s : elle e s t la levée d e l ' O b s t a c l e .
N o n p o i n t u n a c t e d e d é s e s p o i r , m a i s le g e s t e d ' u n e e x t r a o r d i -
naire espérance. Succédant aux tentatives vaines pour échapper
a u x limites q u e ce m o n d e i m p o s e à l ' a m o u r , elle b o n d i t h o r s
d u m o n d e d e s limites. L e m y t h e de T r i s t a n s i g n i f i e q u e la v i e
n ' e s t p a s u n e s o l u t i o n e x a c t e a u p r o b l è m e d ' a i m e r ; le d é p a r t
v e r s un a u t r e m o n d e , loin de c o n s o m m e r le d é p i t qui r e n o n c e
a u m é d i o c r e p o s s i b l e , s e d é c i d e d a n s la c e r t i t u d e q u e l ' a m o u r
t i e n d r a a i l l e u r s la r é a l i s a t i o n d e s e s p r o m e s s e s .
L e s d i f f i c u l t é s e x t é r i e u r e s , il f a l l a i t les c o n n a î t r e , e t les s u r -
m o n t e r , p o u r c o n s t a t e r , a p r è s c h a q u e v i c t o i r e inutile, q u e l ' i n -
fini d é s i r é s e t e n a i t à la m ê m e d i s t a n c e , h o r s d ' a t t e i n t e : s a n s
q u o i , la vie a u r a i t o b j e c t é q u e l ' e x p é r i e n c e d e l ' i m p o s s i b l e
n ' a v a i t p a s é t é faite. L o r s q u e T r i s t a n a v é r i f i é l ' i n s u f f i s a n c e
h u m a i n e , la m o r t se p r é s e n t e c o m m e ce qui d o i t ê t r e m a i n t e -
n a n t t r a v e r s é pour d o n n e r à l ' a m o u r sa condition véritable, s a
patrie.
E n c o r e la d e s c r i p t i o n s e r a i t - e l l e f a u t i v e si l ' o n e n t e n d a i t q u e
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la mort est, pour une union absolue, la tentative qui reste,


éliminées les autres. Ainsi comprise, elle participerait à la na-
ture des autres, et ne pourrait être embrassée, comme elles, que
dans le risque de l'insuccès, dans l'incertitude du résultat. Or
ce qui caractérise aussi la mort par amour dans le mythe, c'est
qu'elle n'est pas un essai plus grave, comme elle n'est pas un
obstacle plus résistant. Une conviction intime affirme qu'elle
détient la solution au problème d'aimer. Le breuvage magique
est un breuvage de mort en même temps que d'amour : W a g n e r
symbolise avec insistance cette ambiguïté. Ressentie avec la pas-
sion, l'exigence de mourir fait partie des évidences qui l'accom-
pagnent. L'amour est vocation à échanger contre d'autres les
conditions auxquelles l'existence terrestre l'astreint. Le temps
qui s'écoule, du philtre au dénouement, concède un sursis, une
attente au cours de laquelle se fortifie la volonté de répondre à
l'appel. Le mythe de Tristan n'est pas le mythe de l'amour
comme promotion aveugle à la mort, mais celui de la foi en la
destinée de l'amour au-delà de la m o r t ; foi absolue, contractée
au sein même de l'expérience amoureuse.
Ces conclusions ne dépassent-elles pas la portée du roman
breton ? Il semble, si l'on s'en tient par exemple au poème de
Thomas, qu'il ait moins d'ambitions métaphysiques; et on peut
le lire, en effet, en le ramenant à des données plus simples. A
l'agonie déjà, Tristan achève de mourir en apprenant qu'Iseut
ne vient pas, qu'elle est restée indifférente à sa détresse. Iseut
meurt sur le corps de son amant, bouleversée par la méprise,
brisée de désespoir...
Cette lecture, cependant, serait superficielle, parce qu'elle
oublie cette sorte de logique ou de déterminisme, si l'on veut,
qui pousse les héros vers la mort, inexorablement. Au point
que les mots qui rapportent le dénouement, les circonstances
précises parmi lesquelles il survient, deviennent négligeables
pour en traduire les raisons. Dans le drame de W a g n e r , Tris-
tan meurt, non de ne pas voir Isolde, mais de l'avoir revue. Les
causes immédiates et apparentes sont secondaires, interchangea-
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bles et leur mobilité souligne que les mobiles réels sont ailleurs.
Ce qui demeure, même s'il reste à en déterminer la nature,
c'est le lien affirmé entre cet amour et cette mort :

Tristan murut pur sue amur,


E la bele Ysolt pur tendrur.

Le philtre a fait passer Tristan et Isolde au Monde de la Nuit.


Le Jour, c'est le monde du fini, des apparences décevantes, de
l'illusion — cette illusion que l'amour absolu y puisse être vécu.
C'est le monde où complote le traître Mélot. Le monde des
corps, où la dualité charnelle s'oppose à la désirable unité. La
Nuit est, au contraire, le monde de la possibilité infinie. L'obs-
curité crée un univers sans profondeur perceptible, dans lequel
les objets perdent les contours qui les bornaient. Elle symbolise
un autre univers, où rien ne sera mesuré par le regard, où au-
cune consistance ne viendra mêler sa matière étrangère à la
mutuelle confusion.
La pensée des amants court de la nuit à la Nuit, de l'ombre
temporelle aux ténèbres mortelles. Tristan ne peut rejoindre
Isolde que la nuit venue et lorsque la torche de Brangaine,
image du Jour, s'est éteinte, — signe des obstacles écartés, de
la possibilité ouverte. La nuit permet de rencontrer le bien-
aimé ; pour un temps trop court. La Nuit dispensera la pré-
sence sans fin. Elle dissoudra ce qui résiste en eux-mêmes à
l'aspiration vers l'unité. Elle n'apportera pas une perte de con-
science qui serait la perte de la conscience d'être irréductible-
ment deux. Non; à la mort succédera l'éveil d'une conscience
nouvelle (neue Erkennen), celle de l'union achevée : « Qu'est-ce
qui mourrait dans la mort, sinon ce qui nous sépare, ce qui
empêche Tristan d'aimer Isolde toujours, d'éternellement vivre
pour elle seule ? »
La mort est la mort de l'obstacle (die Wehr). Elle lève les
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interdits posés par le jour, elle ouvre sur une existence délivrée.
La nuit de l'amour est un lieu où même les noms des amants
ont disparu, parce qu'ils dénonceraient encore une distinction
(nicht mehr Tristan, nicht mehr Isolde, ohne Nennen), où la
communauté est forte de son immortalité, où vivre coïncide
avec aimer.
La fusion totale et éternelle des consciences (ewig-ein-be-
wusst) est réalisée, aspiration ardente de la passion. Le temps
éparpille un élan qui voudrait être acte pur ; l'espace maintient à
distance deux êtres désireux d'abolir leur différence. La mort
introduit dans un monde qui a congédié le temps et l'espace,
et où l'amour connaîtra donc l'accomplissement de ses rêves.
Le mythe de Tristan est un optimisme transcendant, à la fois de
l'amour et de la mort, il est un mythe de l'espérance.

Tristan malheureux dans l'absence, la situation serait banale.


Et suspect, l'espoir d'idéale réunion qui naîtrait d'un insuppor-
table éloignement.
Tristan et Isolde gémissent dans le temps qu'ils sont face à
face. De l'entretien, non du monologue, s'exhale l'incantation
mortelle. C'est dans la nuit de leurs rencontres qu'ils invoquent
la Nuit. Là est le vrai problème.
Mais, d'abord, là se trouve garantie la pureté de l'espérance.
Les certitudes sur l'au-delà ne sont pas produites par la priva-
tion qui se transposerait, ni construites comme une solution de
refuge. Les amants choisissent la mort, non par évasion mais
par vocation. On le voit bien dans Axel, ce prolongement du
Tristan dans l'œuvre de Villiers de l'Isle-Adam.
Ami de Baudelaire et de Mallarmé, Villiers, sans être un in-
connu, est un romantique que l'on ne fréquente plus guère. Son
style a vieilli, son goût du fantastique déconcerte. Axel, écrit
après que Villiers eût assisté aux représentations de Bayreuth,
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nous intéresse pour des raisons indépendantes de la valeur lit-


téraire : à travers un appareil désuet transparaît le thème éter-
nel, et l'action est conduite jusqu'au point où elle en achève
clairement les intentions.
En cette nuit unique où ils se reconnaissent et s'aiment,
Axel et Sara décident de mourir. « La qualité de notre espoir ne
nous permet plus terre2. » La fidélité à leur amour commande
aux amants de se tuer, dans un enthousiasme sacré, « sûrs du
ciel de leurs êtres », sûrs de l'éternité dont ils ont la soudaine
révélation. Dédaigneux de contrôler, par le désenchantement
des jours, que la condition terrestre n'est plus leur, ils franchis-
sent d'un bond l'étape qui sépare de la mort la passion. Axel
est un Tristan lucide qui, sachant où le jeu mène, se porte dans
un élan là où il conduit.
Quelle est cette éternité en la possession de laquelle entrent
Tristan et Iseut, Axel et Sara ?
L'évocation du paradis des amants hante les poètes. Dante
rencontre dans l'Enfer les ombres nombreuses à qui l'amour
fit quitter notre vie. Il y aperçoit des amants célèbres, qui souf-
frent, mais ensemble : il n'est pas possible qu'ils soient séparés.
L'Enfer autorise encore quelque joie : celle d'un amour persis-
tant. Amor ... come vedi, ancor non m'abbandona. Lorsque
Francesca déclare que l'amour les a conduits à une même mort,
elle ne parle point du coup d'épée de Gianciotto, mais d'une
mort qui scelle leur indivision et permet enfin à Francesca
l'union que contestaient le mari et le monde avec celui-là che
mai de me non fia diviso. Dante n'a-t-il pas fait, à son insu sans
doute, de cet Enfer indulgent aux amants, le paradis qu'ils
souhaitaient ?
Les descriptions, la plupart encombrées de réminiscences my-
thologiques, ne peuvent que s'écarter d'une expérience indicible.

2. VILLIERS DE L'ISLE-ADAM, Œuvres complètes, Mercure de France, t. IV,


1923, p. 261.
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C e t t e e x p é r i e n c e , l o r s q u ' e l l e t e n t e de s e t r a d u i r e , p a r l e d ' é t e r n i t é
p l u s s o u v e n t q u e d ' i m m o r t a l i t é ; indice q u ' o n e n t r e v o i t l ' i n t e n -
s i t é p r o m i s e à l ' a c t e d ' e x i s t e r , p l u t ô t q u e le c o n t e n u d ' u n e d u r é e .
E n vérité, une a f f i r m a t i o n revient, dont on ne s ' é c a r t e g u è r e :
d a n s l ' i n s t a n t d e la c o m m u n i o n a m o u r e u s e , l ' a m a n t p e r ç o i t ,
d o u é e de q u a l i t é s infinies d a n s u n a u t r e m o n d e , la c o m m u n i o n
i n f i r m e en ce m o n d e - c i . U n s e n t i m e n t s ' i m p o s e a v e c u n e f o r c e
e x t r a o r d i n a i r e : l ' a b s o l u de l ' a m o u r e s t là, il f r a p p e à la p o r t e ;
s ' o u v r i r à lui p a r la m o r t , c ' e s t a t t e i n d r e le b u t d o n t l ' a m o u r
t e r r e s t r e f o r m e le p r o j e t : w i r s i n d a m Z i e l , c o n s t a t e I s o l d e . L e
v o y a g e e x c l u t le r i s q u e , il s e p r o p o s e s o u s le s i g n e d e l ' é v i d e n c e
i r r é c u s a b l e ; m o n é t e r n i t é , n o t r e é t e r n i t é , je la s e n s s o u r d r e en
moi, elle t r o u e la c h a i r , elle a f f l e u r e le t e m p s .
Il s e r a i t facile de m u l t i p l i e r les t e x t e s r o m a n t i q u e s qui
v i e n d r a i e n t t é m o i g n e r ici d ' u n e v é r i t é g é n é r a l e . N o u s r e t r o u -
v e r o n s p l u s t a r d N o v a l i s . V o i c i le l a n g a g e q u ' i l f a i t t e n i r a u x
h é r o s d ' O f t e r d i n g e n : « 0 M a t h i l d e m i e n n e , je s a i s p o u r l a p r e -
m i è r e fois ce q u ' e s t v r a i m e n t l ' i m m o r t a l i t é . L a m o r t ne n o u s sé-
p a r e r a p a s . O ù tu s e r a i s , M a t h i l d e , je s e r a i é t e r n e l l e m e n t . — J e
c r o i s , r é p o n d la j e u n e fille, q u e l ' é t e r n i t é , c ' e s t ce q u e je res-
s e n s l o r s q u e je p e n s e à toi. — O u i , M a t h i l d e , n o u s s o m m e s é t e r -
nels p a r c e q u e n o u s n o u s a i m o n s » L ' a m o u r s é c r è t e l ' é t e r n i t é ,
qui p e u t a u s s i ê t r e c o n s i d é r é e c o m m e u n d o n de l ' a i m é , q u e
l ' a m a n t c é l é b r e r a d a n s la r e c o n n a i s s a n c e . « M o n é t e r n i t é , m a i s
elle e s t t o n œ u v r e ! » G i n n i s t a n , p e r s o n n a g e m y t h i q u e d u m ê m e
o u v r a g e , p r o c l a m e q u e ce s o n t les h e u r e s p a s s é e s d a n s les b r a s
d ' E r o s qui l ' o n t r e n d u e i m m o r t e l l e .
L ' e s p é r a n c e d e s u r v i e r e p o s e d o n c s u r le s e n s i n t i m e , s u r
l'expérience d'une pérennité commencée. Cette expérimentation
est a c c o r d é e d a n s l ' i n s t a n t de l ' a m o u r , si bien q u ' u n e p a r e n t é
u n i t le p a t h é t i q u e a m o u r e u x et la m o r t à la f a ç o n d e d e u x e x t a -
ses, d o n t l ' u n e s e r a i t s e u l e m e n t p l u s d é c i s i v e q u e l ' a u t r e .

3. Œuvres, éd. Kluckhohn, Leipzig, 1928, I, p. 192.


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Le rêve du ravissement mortel, du raptus si violent qu'il


libère de la vie, o b s è d e les r o m a n t i q u e s . « J e s e n s en m o i le
feu d ' u n e f l a m m e m y s t é r i e u s e : qui s a i t si elle n ' œ u v r e p a s p o u r
n o u s t r a n s f i g u r e r et d é n o u e r p e u à p e u n o s liens à la t e r r e ? »
Si l ' é m o t i o n a m o u r e u s e n ' e n t r a î n e p a s la m o r t , elle la f a i t d u
m o i n s d e v i n e r . U n e c e r t a i n e i d e n t i t é de n a t u r e p e r m e t de c o n -
c l u r e d e l ' u n e à l ' a u t r e . L e s e n t i m e n t de l ' a m o u r et le p r e s s e n -
t i m e n t d e la m o r t se m ê l e n t é t r o i t e m e n t , les s e n s a t i o n s s o n t
réversibles. T o u t e c o m p a r a i s o n va du mieux au moins connu ?
O n s ' a t t e n d r a i t q u e les a m a n t s r e c o u r e n t à c e t t e e x t a s e d o n t ils
éprouvent l'actuel e n v a h i s s e m e n t p o u r expliquer l ' e x t a s e plus
l o i n t a i n e d e la m o r t . Il a r r i v e a u c o n t r a i r e q u ' i l s i n t e r p r è t e n t
l ' a m o u r en le c o m p a r a n t à la m o r t , c o m m e o n s ' a d r e s s e à u n e
n o t i o n p l u s f a m i l i è r e , p l u s c o n c r è t e . Ainsi « l ' é v a n o u i s s e m e n t
de joie p r o f o n d e t m u e t » o ù L a o n et C y t h n a , h é r o s d e Shel-
ley, m ê l e n t l e u r s vies, c h e r c h e - t - i l s o n e x p r e s s i o n d a n s l ' é l a n d e
la r e n c o n t r e qui s u i t « l ' o b s c u r et f u g i t i f s o m m e i l d e c e t t e
t e r r e ».

... T h e n I felt t h e blood t h a t burned.


W i t h i n h e r f r a m e , m i n g l e w i t h m i n e , a n d fall
A r o u n d m y h e a r t like fire : a n d o v e r all
A m i s t w a s s p r e a d , t h e s i c k n e s s of a d e e p
A n d s p e e c h l e s s s w o o n of j o y , a s m i g h t befall
Two disunited spirits w h e n they leap
I n u n i o n f r o m this e a r t h ' s o b s c u r e a n d f a d i n g s l e e p .

L'intuition d'une essence éternelle est donnée dans l'expé-

4. Ibid., p. 193.
5. SHELLEY, The Revolt of I s l a m , VI. 2634-2640, Complete poetical Works,
Oxford, 1921, p. 101.
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rience amoureuse, liée à une certaine qualité ou intensité de


cette expérience. Q u e vaut-elle ?
C'est aux amants que Rilke incertain demande le secret de
nous-même, puisqu'ils donnent le spectacle de certitudes qui
semblent le d é t e n i r . N o u s n o u s interrogeons si n o u s s o m m e s
vraiment : ils o n t l a c o n v i c t i o n d'être. Nous nous écoulons :
ils s e s e n t e n t a u - d e s s u s d e l a d u r é e . L e c o r p s g l i s s e v e r s la dis-
solution, l e u r c a r e s s e le r e t i e n t . M a i s le s a i s i s s e m e n t d e l ' u n p a r
l ' a u t r e , d e l ' u n d a n s l ' a u t r e , qui est la s o u r c e d e la p r e u v e , a-t-il
lui-même sa preuve ? Mes mains s'assurent l'une de l'autre en
s e j o i g n a n t ; l o r s q u e m o n v i s a g e f a t i g u é se r e p o s e en elles, une
c e r t a i n e c o n s c i e n c e d e m o i naît de ce t o u c h e r — qui n'est pour-
t a n t q u e c o n t a c t c h a r n e l et m a r e n c o n t r e a v e c m o i - m ê m e . Quelle
garantie d'exister vaudrait d'en être c o n c l u e
A t t e i n d r e l ' U n s e r a i t en effet p a r v e n i r à l ' E t r e ; nos êtres p a r -
tiels perdraient leur incomplétude en le c o n s t i t u a n t . Mais l'U-
nité qui sauve de l ' e m m u r e m e n t d a n s la limite, l ' E t r e qui élève
a u - d e s s u s de la d é g r a d a t i o n à t r a v e r s la durée, s ' é v a n o u i s s e n t à
mesure qu'on les approche. Tristan et Iseut, malheureux dans
la p r é s e n c e , rapprochés mais infranchissables. Enlacés, ils m a u -
dissent la distance ennemie. L'étreinte leur apporte plus dou-
l o u r e u s e m e n t q u e l ' a b s e n c e la s e n s a t i o n d ' ê t r e séparés. Lorsque
le j o u r les éloigne, du m o i n s il u n i t l e u r s volontés tendues. La
proximité révèle un intervalle qui ne se laisse pas réduire. « Si
l o i n , si p r è s ! Si p r è s e t si l o i n ! W i e weit so n a h , So nah wie
weit ! »

Avec l'espace, le temps est hostile, parce qu'il oppose des


temps faibles aux temps forts de l'Instant. Ces moments vides
de possession s o n t le l i e u d e l a s o u f f r a n c e : nostalgie de l'ins-
tant qui a fui, fièvre de l'instant à venir. L'amour veut être
vécu d a n s un perpétuel présent.
Si M e s a aime Ysé, c ' e s t t o u t e n lui q u i d e m a n d e t o u t en une

6. RILKE, Elégies de Duino, II.


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autre. Ysé doit alors prévenir : « Je suis l ' i m p o s s i b l e » Pareil-


l e m e n t , si Y s é a i m e M e s a , il f a u d r a i t se d o n n e r à elle t o u t en-
tier ; « et il n ' y a a b s o l u m e n t p a s m o y e n . . . il n ' y a p a s m o y e n
de vous donner mon âme, Ysé. »
Ainsi, les a m a n t s passionnés ne r é v è l e n t j a m a i s leur projet
s a n s a v o u e r q u ' i l e s t le t o u r m e n t d ' u n e c h o s e i n a c c e s s i b l e . La
r é c i p r o c i t é n e suffit-elle d o n c p a s à c o m b l e r ? Elle c o m m e n c e ,
a u c o n t r a i r e , le m a l h e u r de l ' a m o u r . P a r c e q u e , a f f r a n c h i e d e s
t r a v a u x a b s o r b a n t s de la c o n q u ê t e , la p a s s i o n doit d é s o r m a i s
p o u r s u i v r e s o n i m p o s s i b l e fin : la p o s s e s s i o n c o m p l è t e de l ' a u -
tre, l ' i r r é a l i s a b l e u n i t é des p e r s o n n e s .
L a m a g i e e s t l a s a i s i e de l ' i n s a i s i s s a b l e . Elle r e p r é s e n t e d a n s
s a d é f i n i t i o n la p l u s g é n é r a l e , le p r o c é d é p a r lequel l ' h o m m e ,
r e b u t é p a r u n m o n d e qui r é s i s t e à ses d é s i r s , se t r a n s p o r t e
d a n s un u n i v e r s t o u t - p u i s s a n t e t docile d o n t il c a p t e les f o r c e s
b i e n f a i s a n t e s . L e p r i m i t i f , d a n s s a l u t t e c o n t r e les h o m m e s o u
c o n t r e les d i e u x , t e n t e de m o b i l i s e r à son p r o f i t les é n e r g i e s
divines ; il les s é d u i t d a n s l ' i n c a n t a t i o n , les m e t en œ u v r e d a n s
le s o r t i l è g e . L ' o b s e r v a t i o n m o n t r e q u e les m é c a n i s m e s de la
m a g i e , à d é f a u t d ' a u t r e r e c o u r s d e v a n t l ' h o s t i l i t é du m o n d e ,
p e u v e n t i n v e s t i r a u s s i la c o n s c i e n c e évoluée, s o u s u n e f o r m e
s p o n t a n é e qui l ' a f f e c t e à s o n i n s u .
Cela est rappelé pour d o n n e r tout son sens à une confidence
de N o v a l i s : « L ' a m o u r e s t le p r i n c i p e qui r e n d la m a g i e p o s -
sible. L ' a m o u r a g i t m a g i q u e m e n t . T o u t ê t r e d o i t s e m é t a m o r -
p h o s e r en a v o i r . E t r e est u n i l a t é r a l , a v o i r est s y n t h é t i q u e »
Il n ' e s t p a s p o s s i b l e de d é f i n i r p l u s n e t t e m e n t l ' i n t e n t i o n de
l ' a m o u r c a p t a t i f , ni ses p r o c é d é s . E t r e est u n i l a t é r a l ; la l i b e r t é
d ' a u t r u i d e m e u r e i n a s s i m i l a b l e p a r moi ; le p o s e r c o m m e ê t r e ,
c ' e s t m a i n t e n i r s o n a l t é r i t é . M o n p r o j e t ne p e u t a b o u t i r q u e si
l ' a u t r e e s t placé s o u s le s i g n e s y n t h é t i q u e de l ' a v o i r , s ' i l d e v i e n t

7. P . CLAUDEL, P a r t a g e de Midi, Gallimard, 36 éd., 1949, p . 70.


8. Πu v r e s , I I , p . 3 5 2 .
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capable d'être possédé. Ce passage de l'être à l'avoir, Novalis


l'appelle une métamorphose et il en fait l'œuvre de l'amour,
œuvre essentiellement magique. Si bien que l'axiome est réversi-
ble : l'amour est le principe qui rend la magie possible, mais
aussi la magie est l'opération qui rend possible l'amour.
Si quelqu'un trouve incroyables les effets d ' u n simple contact,
d'une parole, qu'il se rappelle le premier serrement de la main
de l'aimée, qu'il se souvienne du premier baiser, du premier
mot d ' a m o u r et se demande si « l'enchantement, la magie de
ces moments-là n'est pas étrange et prodigieux, indestructible
et éternel ». Novalis commente, en prenant exemple dans les
émotions de l'amour naissant. Il aurait pu, aussi bien, citer les
émotions de la passion déjà ardente.
L'amour-passion est un phénomène émotionnel. Il se pré-
sente comme une transformation irréfléchie de la conscience de-
vant l'impossible transformation effective de l'objet du désir.
Cette transmutation de la conscience confère à l'objet un mode
d'être imaginaire qui en permet la préhension. Vous la voulez
tendre, ironisait Stendhal, elle est tendre ; vous la voulez fière,
elle paraît à l'instant avec une âme romaine : les réalités se
modèlent sur les désirs. Et il s'agit, non des seules qualités,
mais de l'être aussi qui se tient derrière elles.
Le projet fondamental de la passion échoue. Une adaptation
s'ensuit, laquelle est l'exaltation amoureuse et singulièrement le
pathos inscrit dans le mythe de Tristan. Il est aisé de reconnaî-
tre dans ce processus, imbriqués dans l'instantanéité de la ré-
ponse à la situation, les temps qui composent toute émotion :
le constat d'un chemin bouché, le transfert dans le monde ma-
gique du possible.
Les théories de l'émotion sont unanimes à la reconnaître dans
un affaiblissement des barrières entre le réel et l'irréel, dans
une simplification structurale du monde auquel elle impose un
nouveau visage. Si l'amour relève de l'émotion et de la magie, il
sera vécu sur fond de monde changé.
L ' a m o u r heureux projette sa joie alentour, dépose sur l'uni-
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vers le trop-plein de son contentement. Ecoutons ce vieux texte,


extrait du Cligès, de Chrétien de Troyes :

A l'un et a l'autre sanble,


Quant li uns l'autre acole et baise,
Que de lor joie et de lor aise
Soit toz li mondes amandez (embelli). (V. 6.338-6.342.)

L'émotion de la réussite, qui n'est que la réussite de l'émotion,


s'approprie le monde à travers l'objet : les événements compli-
ces, la coloration riante des choses renvoient le consentement de
l'univers à l'universelle communion.
C'est que les amants ne s ' e n g a g e n t pas encore vers l'Un assez
entièrement pour sentir ce déploiement de l'Autre, ce fond d'op-
position dont parle Rilke. La progression dans cette voie, le
renchérissement de la passion modifient la vision du monde en
même temps qu'ils tournent le bonheur en souffrance inquiète.
Le monde réel devient « impossible » parce qu'il est le monde
où se situe l'être réfractaire à la possession. L'objet du désir
réfléchit sur lui sa qualité de chose insaisissable. Il apparaît
sur paysage impénétrable, fermé à la communion. Les empêche-
ments sociaux de la passion, s'il y en a, accentuent par catalyse
la qualification du monde comme impraticable. En des mani-
festations mineures, telles la fierté ou la timidité des amoureux
sous le regard d'autrui, un obscur pressentiment de l'hostilité
du monde ne gît-il pas déjà ? Qu'elle défie les autres ou qu'elle
les fuie, leur attitude revient à dire insupportable la coexis-
tence des conduites par lesquelles l'amour entend réaliser son
projet et des tiers qui, en objectivant ces conduites, dénoncent
leur inadaptation.
Au monde réel qui tend à détruire l'amour en relativisant ce
qui prétend à l'absolu, l'amour répond en détruisant le monde.
De deux façons : en lui refusant la valeur ou, plus radicale-
ment, en lui déniant la réalité.
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E t voilà le monde répudié...


et il n'y a plus de famille et d'enfants, et de mari et d'amis.
E t tout l'univers autour de nous
Vidé de nous comme une chose incapable de comprendre et qui
demande la raison .

La raison, c'est le moi aimant qui la prononce. Dans la mu-


tation de l'apparence et de la réalité, de la subjectivité en objec-
tivité ; dans le jeu du jour qui devient la nuit, de la Nuit trans-
figurée dans le Jour. « Je suis la raison entre tes bras, dit Ysé.
Qu'est-ce qui est bien ou mal que ce qui nous empêche ou nous
permet de nous aimer. »
Se portant à la limite de l'affirmation, la conscience amou-
reuse ne déclare plus seulement où réside le monde « réel » :
elle le constitue. Au second acte de l'opéra, Tristan et Isolde,
parlant à la fois : « C'est moi-même qui suis le monde, selbst
dann bin ich die Welt. » Nous voici à grande distance d ' u n sim-
ple rejet des normes sociales, du divorce d'avec un univers mo-
ral. L'affirmation ambitionne le plan ontologique. Plus loin que
la découverte de lois supérieures, c'est l'invention de l'être véri-
table. « Il est donc vrai, Mesa, que j'existe seule. — Ysé, il n'y
a plus personne au monde. Personne que toi et moi. » Le
monde est désert ; les amants sont seuls.
Seuls dans l'espace et isolés dans le temps. L'émotion amou-
reuse se vit dans l'instant, elle est arrachement à la durée. Elle
transcende la durée en renvoyant le passé : la vie commence
avec l'amour. « Je date d'une heure, assure S a r a ; ce qui précéda
cette heure n'est plus. » Pareillement, l'avenir est exclu. L'ins-
tant est un instant plein, suffisant. « L'avenir, nous venons de
l'épuiser. » Le prolongement dans le temps marque la condi-
tion infirme de ce qui ne sait se réunir dans une totalité.

9. P a r t a g e de Midi, p. 144.
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Deux âmes humaines dans le n é a n t qui sont capables de se


donner l'une à l'autre,
Et en une seule seconde, pareille à la détonation du temps
qui s'anéantit, de r e m p l a c e r en t o u t e s c h o s e s l ' u n p a r l ' a u t r e . . .
Il n ' y a que toi a v e c m o i a u m o n d e , il n ' y a q u e c e m o m e n t
seul enfin où n o u s nous serons aperçus face à face !

L'instant a les q u a l i t é s de l'éternité. Le monde du possible,


c'est-à-dire de l'amour absolu devenu réalisable, est vécu ou
plutôt pré-vécu dans l'instant, lequel constitue une anticipation
à la fois certaine et précaire de l'éternité. Il est vu derrière
l'instant, comme éternité o u v e r t e p a r la m o r t . Il f a u d r a revenir
u n p e u p l u s loin s u r ces f o r m u l e s ; p r é s e n t e m e n t , elles décri-
v e n t la relation d e l ' i n s t a n t et d e l ' é t e r n i t é c o m m e la v o i e n t les
amants. S'ils expliquent leur m o r t , ils l a donnent pour le p a s -
sage de l'instant à l'éternité.
Que l'appréhension, à l'intérieur de l'instant, prétende bien
a t t e i n d r e u n i n f i n i , o n e n a la p r e u v e d a n s le l a n g a g e p a s s i o n n é .
Les grands romantiques utilisent volontiers le v o c a b u l a i r e reli-
g i e u x , p a r c e q u ' i l e s t le l a n g a g e d e l ' a b s o l u . C e t u s a g e e s t c o n s -
tant dans la passion fatale. L'expression la plus modérée du
t r a n s f e r t a u p l a n religieux fait intervenir la divinité c o m m e ori-
gine et explication transcendantes de l'amour. A la limite, le
m o n d e religieux se vide d e son c o n t e n u et la p a s s i o n se substi-
t u e à lui c o m m e d o n n é s u r n a t u r e l . Le monde privé des amants,
affecté des épithètes attribuées à la divinité, devient propre-
ment le ciel ou, ce qui revient au même, le ciel c'est l'aimé.
« Les cieux sont là où Juliette habite », proclame Roméo et
N o v a l i s lui f a i t é c h o : « Tu es le ciel q u i me soulève et m ' a t -
tire. »

La divinisation ou l'immortalisation mutuelle par l'amour

10. P. CLAUDEL, Le Pain dur, N.R.F., 1918, p. 165.


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e s t u n des a s p e c t s de la m a g i e p a s s i o n n e l l e . P a r c e q u e la con-
s c i e n c e é m u e s ' a c c o r d e n é c e s s a i r e m e n t la p e r c e p t i o n d e l ' i n f i n i ;
elle s e l ' a c c o r d e en v i v a n t la q u a l i t é q u ' e l l e d é c e r n e à l ' o b j e t
é m o u v a n t , la q u a l i t é é t a n t t o u j o u r s c o n f é r é e à u n o b j e t p a r un
p a s s a g e à l ' i n f i n i . Ainsi la q u a l i t é d ' a i m a b l e est-elle d e v e n u e
constitutive de l'aimé, sa substance est substance possédée. La
qualité m a g i q u e , p e r ç u e c o m m e essence, se d o n n e donc c o m m e
d é f i n i t i v e : s a p e r p é t u i t é e m p o r t e l ' i m m o r t a l i t é d e l ' ê t r e qui la
s o u t i e n t . N é c e s s a i r e m e n t , elle e m p o r t e a u s s i l ' i m m o r t a l i t é d e
l ' ê t r e q u i « p e r ç o i t » c e t t e q u a l i t é — c ' e s t - à - d i r e qui la c r é e :
elle c e s s e r a i t d ' e x i s t e r , ce qui e s t i m p o s s i b l e , si elle c e s s a i t d ' ê t r e
« vue » — c'est-à-dire d'être attribuée.
Il f a u t e n f i n r e m a r q u e r q u e la t r a n s f o r m a t i o n d u m o n d e p a r
la c o n s c i e n c e a m o u r e u s e , c ' e s t - à - d i r e la m é t a m o r p h o s e de la
c o n s c i e n c e a m o u r e u s e e l l e - m ê m e , s ' e f f e c t u e à l ' i n t é r i e u r d u phé-
n o m è n e de c r o y a n c e p r o p r e à t o u t e é m o t i o n . L e s a f f i r m a t i o n s
recueillies o n t é t é p r o f é r é e s d a n s la s i n c é r i t é . L o i n d e p e n s e r
q u ' i l se l e u r r e , le p a s s i o n n é e s t c o n v a i n c u de n ' a v o i r j a m a i s été
a u s s i lucide, a u s s i p r o c h e d u v r a i : je n e r ê v e p a s ; en a p p r o -
c h a n t d e la t o m b e , m e s y e u x s ' i l l u m i n e n t , dit W e r t h e r . E t Axel,
loin d e d é l i r e r , c o n s i d è r e q u e le m o n d e d é l i r e et q u e la s e u l e
f i è v r e d o n t il faille n o u s g u é r i r e s t celle d ' e x i s t e r . L a c r o y a n c e
s e f o r t i f i e d a n s la m e s u r e o ù la c o n s c i e n c e a m o u r e u s e s ' é m e u t —
qui e s t a u s s i la m e s u r e o ù elle s ' a p p r o c h e d e la m o r t .

Il e s t m a i n t e n a n t p o s s i b l e de d é d u i r e la s i g n i f i c a t i o n p s y c h o -
l o g i q u e d u m y t h e d e T r i s t a n . A qui le l y r i s m e d e l ' a m o u r m o r -
tel p a r a î t r a i t e x a g é r é m e n t irréel, r a p p e l o n s les i n s t a n c e s f a t a l e s ,
m ê m e f u r t i v e s , en m a i n t e c o n s c i e n c e a m o u r e u s e , et c o m b i e n
elles é m e r v e i l l e n t c e u x - l à qui les é p r o u v e n t , t r o p r é a l i s t e s p a r
a i l l e u r s p o u r en f a i r e a u t r e c h o s e q u ' u n e c o n f i d e n c e d é l i c i e u s e
a u p a r t e n a i r e ravi. L e p l u s m o n t r e r a ce qui s ' a b r i t e d a n s le
m o i n s . E t p u i s , si m ê m e l ' a m o u r j u s q u ' à la m o r t n ' é t a i t q u ' u n
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t h è m e p o é t i q u e , u n e c a t é g o r i e idéale, s o n i m m o r t e l c r é d i t a u p r è s
de la s e n s i b i l i t é r e n d non n é g l i g e a b l e ce q u e l ' e s p r i t h u m a i n
tient, d ' u n e c e r t a i n e f a ç o n o u j u s q u ' à u n c e r t a i n p o i n t , p o u r le
meilleur.
L e s a m a n t s s e j e t t e n t d a n s la m o r t . Q u e s i g n i f i e c e t t e m o r t ?
C ' e s t ici q u ' i l f a u t r e v i s e r l ' e x p r e s s i o n q u e n o u s d o n n i o n s p r o -
v i s o i r e m e n t à la r e l a t i o n de l ' i n s t a n t et de l ' é t e r n i t é , la f o n d a n t
s u r les a p p r é h e n s i o n s d e l ' é m o t i o n a m o u r e u s e . L ' é t e r n i t é n ' e s t
p a s , selon ce q u e dit le p a t h o s é r o t i q u e , d e r r i è r e l ' i n s t a n t , c o m m e
u n m o d e d ' e x i s t e n c e voilé d a n s la c o n d i t i o n t e r r e s t r e et p a r
elle, d é g a g é a p r è s elle, et d o n t l ' i n s t a n t r e p r é s e n t e r a i t u n e r a p i d e
i n c u r s i o n t r o u a n t le t e m p s , p o i n t de r e p è r e et p r é m i c e s , i n v i t a -
tion au voyage. La sensation d ' a b s o l u n ' e s t q u ' u n e sensation
a b s o l u e : l ' é t e r n i t é se c o n f o n d a v e c l ' i n s t a n t . D ' o ù v i e n t q u e les
a m a n t s m e u r e n t , c o m m e s ' i l s les d i s t i n g u a i e n t ? — L e u r m o r t
e s t l ' u l t i m e d é m a r c h e m a g i q u e c o m m a n d é e p a r la c o n s c i e n c e
p a s s i o n n é e . Q u o i q u ' i l s p e n s e n t et v e u i l l e n t , ils ne m e u r e n t p a s
p o u r p a s s e r de l ' i n s t a n t à l ' é t e r n i t é , m a i s p o u r é t e r n i s e r m a g i -
quement l'instant — déjà magique.
L a m o r t des a m a n t s e s t la c o n c l u s i o n l o g i q u e de la c o n d u i t e
émotionnelle qu'ils vivent. N e p o u v a n t s u p p r i m e r effectivement
les b a r r i è r e s q u e r e n c o n t r e le p r o j e t d ' i n f i n i , ils o n t é v a c u é
l ' o b s t a c l e i n f r a n c h i s s a b l e , d é t r u i t m a g i q u e m e n t le m o n d e d u
fini. A s a p l a c e , u n m o n d e f a v o r a b l e a é t é c r é é d a n s l e q u e l e s t
s y m b o l i q u e m e n t r é a l i s é e la p o s s e s s i o n d ' u n a u t r e i d é a l e m e n t
t r a n s f o r m é e t d e v e n u p r é h e n s i b l e ; l ' i n c a n t a t i o n l i v r e l ' a i m é en
s a t o t a l i t é . M a i s le r e t o u r a g r e s s i f d u m o n d e de la f i n i t u d e et
de l ' a l t é r i t é d e m e u r e p o s s i b l e ; la c o n s c i e n c e a b e a u le r e f u s e r , il
r e s t e l ' e n n e m i c a c h é d a n s l ' o m b r e , d o n t le r e s s u r g i s s e m e n t o b j e c -
t i v a n t , r e l a t i v i s a n t , p e u t r u i n e r à s o n t o u r le m o n d e de l ' a m a n t .
E n t e n d o n s q u e la c o n s c i e n c e é m u e r e s t e m e n a c é e p a r le re-
t o u r o f f e n s i f d e la c o n s c i e n c e d u réel. P o u r se p e r p é t u e r , l ' é m o -
tion a m o u r e u s e t e n d d o n c , c o m m e t o u t e é m o t i o n , à r e n c h é r i r
s u r elle-même.

S e j e t e r d a n s la m o r t r e v i e n t a l o r s à se l a n c e r j u s q u ' a u b o u t
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d a n s l ' u n i v e r s m a g i q u e , à p o u r s u i v r e j u s q u ' à s o n t e r m e le
c o m p o r t e m e n t a m o r c é dans l'isolement dé-réalisant. La mort est
a i n s i la f a ç o n e x t r ê m e d e p e r d r e c o n s c i e n c e d e la limite. L e s
a m a n t s ne m e u r e n t p a s pour vraiment m o u r i r mais p o u r que,
d a n s la s u b j e c t i v i t é , m e u r e le m o n d e .
C e t t e c o n d u i t e n ' e s t p a s s a i s i e p o u r ce q u ' e l l e est, u n e éva-
s i o n : elle a l l è g u e u n e e s p é r a n c e p o s i t i v e . Elle n ' e s t p a s v é c u e
c o m m e u n é c h e c : elle a d h è r e à s a p r o p r e v a l e u r . Il n ' e n de-
m e u r e p a s m o i n s m a n i f e s t e q u e le m o n d e fini, le m o n d e a u t r e
n ' a p u ê t r e s u p p r i m é c o m m e o b j e t de c o n s c i e n c e q u e p a r la s u p -
p r e s s i o n d e la c o n s c i e n c e e l l e - m ê m e ; l ' e n t r e p r i s e a m o u r e u s e n ' a
p u ê t r e s a u v é e d e l ' i m p o s s i b l e q u e p a r la d e s t r u c t i o n d e la
c o n s c i e n c e qui s e h e u r t a i t à l ' i m p o s s i b i l i t é . O r , c ' é t a i t cette
m ê m e c o n s c i e n c e q u i p o r t a i t le p r o j e t d e l ' a m o u r .
« C ' e s t seulement pour quelques instants que nous sommes
devenus immortels, pour quelques heures parfumées », c h a n t e
T a g o r e . Il y a u n e d u p e r i e à c r o i r e l ' é t e r n i t é d i s t i n c t e de l ' i n s -
t a n t ; c ' e s t à c a u s e d e c e t t e d u p e r i e q u e les a m a n t s m e u r e n t .
Elle n ' e x p r i m e q u e l ' a p p e l de l ' é m o t i o n à i n v e s t i r c o m p l è t e m e n t
la c o n s c i e n c e , le v œ u de la c o n s c i e n c e é m u e à p a s s e r d e l ' a m o u r
c o m m e n ç a n t à l ' a m o u r a b s o l u , c ' e s t - à - d i r e d e la r e p r é s e n t a t i o n
de l ' é v a n o u i s s e m e n t partiel du monde réel à s o n é v a n o u i s s e -
m e n t total.

N o u s l ' a v o n s d é j à dit, l o r s q u e l ' i n v e n t i o n l i t t é r a i r e r e s p e c t e


la p u r e e x p r e s s i o n de la p a s s i o n f a t a l e , les l o n g u e s délices d ' u n
paradis mythologique sont délaissées pour l'avènement d ' u n e
éternité brève, ponctuelle, c'est-à-dire encore d ' u n instant, mais
d ' u n i n s t a n t s o u v e r a i n , p l u s d é c i s i f q u e t o u s les a u t r e s , d o n t
o n n e r e v i e n t p a s p o u r c o n n a î t r e à n o u v e a u la t e r r e et le
temps.

Ce q u e n o u s d é s i r o n s , ce n ' e s t p o i n t de c r é e r , m a i s de dé-
truire, et que ah!
I l n ' y a i t p l u s r i e n d ' a u t r e q u e toi et moi, et en toi q u e moi,
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et e n m o i q u e t a p o s s e s s i o n , et la r a g e et la t e n d r e s s e , et de te
d é t r u i r e et de n ' ê t r e p l u s g ê n é
d é t e s t a b l e m e n t p a r ces v ê t e m e n t s de c h a i r , et ces c r u e l l e s
dents dans m o n cœur,
N o n p o i n t cruelles!
Ah! ce n ' e s t p o i n t le b o n h e u r q u e je t ' a p p o r t e , m a i s t a m o r t ,
et la m i e n n e a v e c elle,
M a i s q u ' e s t - c e q u e cela m e f a i t à m o i q u e je te f a s s e m o u -
rir,
E t m o i , et t o u t , et t a n t pis! p o u r v u q u ' à ce p r i x q u i e s t toi
et m o i
donnés, jetés, arrachés, lacérés, c o n s u m é s ,
J e s e n t e t o n â m e , u n m o m e n t q u i est t o u t e l ' é t e r n i t é , t o u c h e r ,
Prendre
L a m i e n n e c o m m e la c h a u x a s t r e i n t le s a b l e e n b r û l a n t et
en s i f f l a n t !

T r a d u i t d a n s s a p u r e t é , le m y t h e n e f o u r n i t p a s des d e s c r i p -
t i o n s l u x u r i a n t e s s u r u n r o y a u m e f u t u r ; il dit la s e u l e v o l o n t é
d e d é p o u i l l e r la c o n d i t i o n h u m a i n e . L e m o m e n t p r é c i s o ù se-
r o n t d é t r u i t s les d é t e s t a b l e s v ê t e m e n t s d e c h a i r s e d o n n e p o u r
c o ï n c i d e r a v e c u n m o m e n t o ù les c o n s c i e n c e s s e t o u c h e r o n t d a n s
l e u r n u d i t é , o ù elles s e m ê l e r o n t c o m m e la c h a u x et le s a b l e . . .
M a i s elles n e s e r o n t p l u s , é v a n o u i e s en m ê m e t e m p s q u e l e u r
s u p p o r t c h a r n e l ? — C e « m o m e n t » i n t e r m é d i a i r e e n t r e le
c o r p s et le c a d a v r e , c e t t e l i g n e de p a r t a g e v é c u e e n t r e l a vie et
la m o r t , c e t t e i n c o n c e v a b l e e x p é r i e n c e q u e le v i v a n t a u r a i t de s a
m o r t l i b é r a n t e n ' e x i s t e n t q u e « v u s » p a r la c o n s c i e n c e f a t a l e .
Ils se p r o f i l e n t d a n s la l i g n e de f u i t e d e l ' é m o t i o n . L a c o n -
s c i e n c e p a s s i o n n e l l e s e p a r f a i t d a n s la m e s u r e o ù le m o n d e s e
d é f a i t ; elle p e r ç o i t s o n p o i n t d ' a c h è v e m e n t d a n s la m o r t d u

II. Partage de Midi, p. 145.


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m o n d e , elle v e u t c e t t e m o r t f i g u r a t i v e du m o n d e qui a p o u r p r i x
la s i e n n e p r o p r e , e f f e c t i v e celle-là.
L e s v a r i a n t e s p r é s e n t é e s p a r la f i n a l e d u d r a m e s o n t s a n s
i m p o r t a n c e , c o m m e n o u s l ' a v i o n s n o t é . L e T r i s t a n de la l é g e n d e
b r e t o n n e m e u r t de n e p a s r e v o i r I s e u t : s a m o r t a b o l i t m a g i q u e -
m e n t la d i s t a n c e d ' I s e u t à lui et l ' i m p o s s i b l e r e v o i r . L e T r i s -
t a n de W a g n e r m e u r t de revoir Isolde. Abritée d a n s l'alibi de
l ' é l o i g n e m e n t s p a t i a l , l ' i m p o s s i b i l i t é de la p o s s e s s i o n é t a i t s u p -
p o r t a b l e : le r e t o u r s o u d a i n de l ' a i m é e r a m è n e b r u t a l e m e n t le
s e n t i m e n t de l'invincible altérité, rendue plus a b r u p t e m ê m e p a r
les i l l u s o i r e s p r o m e s s e s d e l ' a t t e n t e : la m o r t de joie j o u e le
m ê m e rôle q u e la m o r t de d é t r e s s e , elle « m e u r t le m o n d e »
p o u r s ' e m p a r e r d e l ' a i m é e c o m m e u n e t o t a l i t é i n s t a n t a n é e . Axel
e t S a r a se t u e n t p o u r t u e r le m o n d e .
Il ne f a u t d o n c p a s p a r l e r d ' u n a p p é t i t de m o r t , d a n s la
p a s s i o n f a t a l e , qui s e r a i t u n e t é n é b r e u s e m a i s s i m p l e v o l o n t é
d ' a u t o - d e s t r u c t i o n , un « instinct de m o r t » alimenté p a r l'éros,
l ' é c l a t e m e n t d e f o r c e s e x a s p é r é e s . Il ne s ' a g i t p a s d ' u n g o û t
m o r b i d e p o u r la c a t a s t r o p h e , d ' u n a m o u r p e r v e r t i d e l ' o b s t a -
cle : a u p l a n s u b j e c t i f , c ' e s t le rêve d ' u n a c c o m p l i s s e m e n t qui
c o n d u i t . S a n s d o u t e le v e r d i c t d u m o r a l i s t e s o n n e - t - i l j u s t e ,
m a i s il e s t p l u s s a t i s f a i s a n t p o u r l ' e s p r i t q u ' i l f a s s e p r é a l a b l e -
m e n t la p r e u v e de s a c o m p r é h e n s i o n d u d r a m e , a u n i v e a u p s y -
chologique.
C ' e s t d ' a i l l e u r s l ' a n a l y s e qui f o u r n i t , de la p a s s i o n f a t a l e , la
m e i l l e u r e c r i t i q u e . O n ne c r i t i q u e p a s u n e é m o t i o n , on la dé-
c r i t . L ' é m o t i o n a m o u r e u s e dit q u ' e l l e e s t échec, a v a n t m ê m e
q u ' e l l e n ' a i t p o r t é les f r u i t s r u i n e u x s u r l e s q u e l s le m o r a l i s t e
la j u g e r a . E l l e dit la faillite d e l ' a m o u r p a r c e q u e s a m i s s i o n ,
d ' e n g a g e r la c o n s c i e n c e d a n s l ' i m a g i n a i r e et l ' y e m m u r e r ,
d é n o n c e le c a r a c t è r e c h i m é r i q u e d e s fins de l ' a m o u r p o s s e s s i f .
C ' e s t dès s a n a i s s a n c e q u ' e l l e e s t é v a s i o n , d é m i s s i o n d e v a n t la
t â c h e i r r é a l i s a b l e et q u ' e l l e s ' o r i e n t e d o n c v e r s la m o r t , f u i t e
ultime. Elle n ' e s t pas une réussite é m o u v a n t e , c o m m e l'individu
en a le s e n t i m e n t e x a l t a n t , elle est la r é u s s i t e d e l ' é m o t i o n en-
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traînant la croyance à la réussite de l'amour. La mort désirée,


ou provoquée, confirme l'effondrement de l'amour réciproque
insatiable : non pas à la façon dont un dénouement malheu-
reux stigmatise les voies imprudentes qui ont amené à lui,
mais d'abord en dénonçant définitivement la conscience passion-
née comme conscience dé-réelle.

S o l i t u d e et réciprocité d a n s l ' é m o t i o n .

S'il fallait chercher des démentis à l'ambition d'éternité de


l'amour romantique, en dehors de ceux que met au jour l'ana-
lyse de la conduite passionnelle et sans quitter pour autant le
monde où celle-ci évolue, on les trouverait dans des directions
dont nous indiquerons quelques-unes.
L'amant repoussé ne pourrait évidemment élaborer, dans sa
solitude malheureuse, le mythe d ' u n paradis dans lequel serait
partagé ce que l'indifférent refuse ici-bas. Cependant, un amour
peut être unilatéral : s'il a l'illusion de la réciprocité, la magie
opérera, elle engendrera les mêmes certitudes et les mêmes pro-
messes — faisant ainsi la preuve qu'elle est pure subjectivité.
Ne parlons pas de la séduction, dont les techniques calquent
si aisément le vrai que la victime peut passer pour excusée de
son erreur. Sans attestations fallacieuses venues du dehors, il
arrive à la conscience de se méprendre et de s'émouvoir au
mirage d'une communauté qui existe seulement dans son désir.
Il suffit que l'amant rêve la communion pour que le travail de
l'émotion se fasse. Au hasard : dans l'un des romans d'amour
et de mort de Charles Morgan, Rupert Narwitz aime Julie, qui
ne l'aime pas ; les paroles insignifiantes sont pour Rupert signi-
ficatives. Si Julie propose : nous nous promènerons un peu
ensemble, il est bouleversé : « Comment lui faire sentir le
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bonheur qui l'avait pénétré à ce mot de « nous » ? Elle admet-


tait donc une union d'où il faisait dépendre son propre cou-
rage et son espoir. Narwitz ne pouvait exprimer cela, mais il
prit la main de sa femme : « Oui, nous nous promènerons en-
semble, Julie » ; et elle le regarda surprise, un peu effrayée
qu'une promesse si légère pût l'émouvoir a u t a n t » L'expé-
rience du « nous » a dans la subjectivité ses tenants et ses abou-
tissants. Elle ne dit rien de l'autre, elle ne dit que le moi. Autrui
est un facteur négligeable dans la construction de mon émotion ;
je lui demande seulement de ne pas m'opposer de contradiction
ouverte ; sa passivité suffit à rendre possibles les artifices de
mon affectivité.
La passion dialogue avec un être imaginaire, elle est solitude
à l'égard du monde réel, de l'autre réel. C'est pourquoi il ne
manque rien à sa perception erronée du « nous » pour être,
effectivement, conscience d'une réciprocité. L'esprit est-il ja-
mais plus solitaire que lorsqu'il s'est enfermé en lui-même au
point de concevoir une union éternelle ?

A b s o l u d a n s le s e n t i m e n t et conitingence d a n s le fait.

Le caractère absolu de leurs liens postule une prédestination


des amants. Le dieu de l'amour les avait faits l'un pour l'au-
tre, en prévision de leur rencontre, comme ils le découvrent avec
émerveillement. Les caprices du hasard voilaient un détermi-
nisme bienveillant, une infaillible providence. L'idée de la con-
tingence de leur réunion est insupportable à ceux qui s'aiment,
elle sape la base de l'édifice. Quel est pourtant le symbole du
philtre bu par Tristan et Iseut ? — Il ne signifie pas seulement

12. Ch. MORGAN, Fontaine, trad. Germaine Delamain, Paris, Stock, 1942,
p. 331.
la liberté annulée par une force irrationnelle. Le charme a
p e u t - ê t r e p o u r b u t , d a n s l ' o p é r a d e W a g n e r , de r é v é l e r et d ' a c -
c r o î t r e ce qui p r é e x i s t e ; d a n s la l é g e n d e , il f a i t n a î t r e l ' a m o u r
et il le f a i t n a î t r e p a r h a s a r d , p l u s : p a r e r r e u r . I m a g e d ' u n e
r e n c o n t r e , u n j o u r , qui s ' e s t p r o d u i t e et a u r a i t t r è s b i e n p u ne
p a s s e p r o d u i r e . L e p h i l t r e n e dit-il p a s q u e t o u t h o m m e e û t
p u ê t r e T r i s t a n p o u r I s e u t , et t o u t e f e m m e I s e u t p o u r T r i s t a n ?
Il e s t l ' i m a g e de l ' a r b i t r a i r e s u b s t i t u é à la p r é d e s t i n a t i o n .
T o u t a u t r e q u e l ' a m a n t , s ' i l n e p a r t a g e p a s les p r é j u g é s q u e
le r o m a n t i s m e a f a i t a c c r é d i t e r , s e r a s e n s i b l e a u c a r a c t è r e h a -
s a r d e u x de la f i x a t i o n a m o u r e u s e . C e t a u t r e p e u t m ê m e ê t r e
l ' a i m é m o i n s é p r i s , p l u s lucide, c o m m e la C h a r l o t t e d e Goethe :
« P o u r q u o i moi, W e r t h e r , p r é c i s é m e n t moi qui a p p a r t i e n s à
u n a u t r e ; oui, p r é c i s é m e n t m o i ? » C h a r l o t t e c r o i t p o u v o i r o r i e n -
t e r la r é p o n s e , en d e m a n d a n t si ce n ' e s t p a s l ' i m p o s s i b i l i t é de
l ' o b t e n i r qui la f a i t d é s i r e r a v e c t a n t d ' a r d e u r . Il y a ici p l u s
d e c l a i r v o y a n c e q u ' i l n ' e s t loisible, p e u t - ê t r e , à la v a n i t é d ' u n e
f e m m e c o u r t i s é e ; m a i s il i m p o r t e p e u q u e l ' a u t e u r f a s s e i r r u p -
t i o n d a n s l ' a c t e u r , q u e la l u c i d i t é de L o t t e ne s o i t q u e celle de
G œ t h e . « N ' y a u r a i t - i l d o n c d a n s le m o n d e a u c u n e a u t r e f e m m e
qui p û t s a t i s f a i r e les v œ u x de v o t r e coeur ? P r e n e z s u r v o u s de la
c h e r c h e r et, je v o u s le j u r e , v o u s la t r o u v e r e z . » Si W e r t h e r
accepte de chercher, Charlotte peut sans risque e n g a g e r l'avenir.
« P o u r A l b e r t i n e , je n ' a v a i s m ê m e p l u s de d o u t e , j ' é t a i s s û r
q u e ç ' a u r a i t p u n e p a s ê t r e elle q u e j ' e u s s e a i m é e , q u e c ' e û t p u
ê t r e u n e a u t r e . Il e û t suffi p o u r cela q u e Mlle d e S t e r m a r i a , le
s o i r o ù je d e v a i s d î n e r a v e c elle d a n s l'île d u Bois, n e s e f û t
p a s d é c o m m a n d é e . Il é t a i t e n c o r e t e m p s a l o r s , et c ' e û t é t é p o u r
Mlle d e S t e r m a r i a q u e s e f û t e x e r c é e c e t t e a c t i v i t é d e l ' i m a g i -
n a t i o n qui n o u s f a i t e x t r a i r e d ' u n e f e m m e u n e telle n o t i o n de
l ' i n d i v i d u e l , q u ' e l l e n o u s p a r a î t u n i q u e en soi et p o u r n o u s p r é -
d e s t i n é e et n é c e s s a i r e » L ' u n i c i t é de la f e m m e a i m é e s ' i m p o s e

13. M . PROUST, A l a r e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u , t. V I I , Albertine disparue,


vol. 1, 1925, p . 137.

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