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Communications

Barthes juge de Roland


Françoise Gaillard

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Gaillard Françoise. Barthes juge de Roland. In: Communications, 36, 1982. Roland Barthes. pp. 75-83;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1539

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_36_1_1539

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Françoise Gaillard

Barthes juge de Roland

Je
d'exemple,
d'imitateur.
forme une
et dont
entreprise
l'exécution
quiJ.-J.
n'eut
n'aura
Rousseau
jamais
point

Le père — un nom inscrit au tableau noir, en ce début d'année


de troisième A, à l'occasion de la recension des parents tombés au
champ d'honneur. Gêne passagère de l'enfant distingué par ce
deuil... mais du pathos patriotique et familialiste qui l'empourpre
un instant, il ne veut garder que le souvenir emblématique de
l'effacement des origines. La craie du professeur a quelque chose
du bâton de l'aruspice qui découpait dans le ciel un espace de
concentration des significations qu'il savait pourtant voué à
l'abolition immédiate. On sait que « cette image lui a plu ». A
travers l'instabilité du référentiel elle dit l'arbitraire non du signe,
mais du sens, l'illégitimité de l'opération même de fichage,
d'assignation d'un signifiant à un signifié, d'un signifié à un
réfèrent, d'un fils à'un père.

Cependant, le tableau effacé, il ne restait rien de ce deuil proclamé —


sinon, dans la vie réelle qui, elle, est toujours silencieuse, la figure d'un
foyer sans ancrage social : pas de père à tuer, pas de famille à haïr, pas
de milieu à réprouver : grande frustration œdipéenne !

Avec le père, c'est le lieu du réactionnel qui vient à faire défaut.


Où se poser pour s'opposer ? Sur quelle utopie réactive prendre
pied pour affronter un absent ? Il y a un blanc dans l'initiation
familiale à la socialite : le stade des certitudes négatives. Pas non
plus d'apprentissage de la dialectique de l'opposition. Le deux
n'est pas pour lui source de conflit mais promesse de joies
intellectuelles. Les figures de la contradiction dont il use avec
passion jusque dans la structure de ses phrases (antithèse,
antinomie, couple sémiotique, paradoxe...) ne sont jamais
belliqueuses ni arrogantes, mais toujours ludiques. Il n'a d'ailleurs
cessé de rappeler son horreur de tout ce qui veut avoir le dernier

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mot, sa peur panique de toutes les formes d'intimidation


langagière, ses haut-le-cœur face à tous les relents paranoïdes des
théories totalisantes. Son jeu préféré : la main chaude, où le
recouvrement se fait caresse, où la position dominante s'inverse
aussitôt en position dominée ; sa mécanique de prédilection : le
tourniquet.
Il a vécu le dualisme de la pensée sémioticienne, et le binarisme
de sa méthode, non sur le mode agressif du duel, mais sur celui,
passionné, de l'intellection ; non comme l'expression d'un désir de
vérité, mais comme l'entrée dans le jeu infini du savoir.
En même temps que le père étaient symboliquement mortes les
figures de l'Autorité, les images de la Loi, l'exigence du Sens. La
bourgeoisie, elle-même, n'a pas été pour l'enfant une contrainte
mais bien plutôt un divertissement, presque un objet d'éveil, car
d'elle, qui n'était vraiment ni sa classe, ni la classe des autres, il ne
connaissait que le confort intellectuel et domestique de ses codes,
pas leur pouvoir d'intimidation, ni leur absolutisme :

Par la pauvreté, il a été un enfant désocialisé, mais non déclassé : il


n'appartenait à aucun milieu (à B..., lieu bourgeois, il n'allait que pour
les vacances : en visite, et comme à un spectacle) ; il ne participait pas
aux valeurs de la bourgeoisie, dont il ne pouvait s'indigner,
puisqu'elles n'étaient à ses yeux que des scènes de langage, relevant du
genre romanesque ; il participait seulement à son art de vivre.

L'indignation ne viendra que plus tard, à l'âge où l'on s'invente


des pères, plus à supprimer mais, au contraire, à imiter. Et encore
cette indignation aura-t-elle du mal à se frayer à travers le
sentiment de l'irréalité de l'idéologie — son caractère mythique —
un chemin jusqu'aux enjeux sociaux qui y sont en souffrance. La
bourgeoisie, pour le jeune Roland ? — tout juste l'occasion de
s'adonner au plaisir des effets de sens, sans se laisser prendre
d'affection pour leurs signifiés, sans donner dans l'affectation de
croire en leur vérité ; tout juste l'occasion de découvrir
intuitivement que les pratiques signifiantes ne sont que des semblants, pas
des faux- semblants, ce qui leur prêterait une hypocrisie
intentionnelle et une volonté de dissimulation, mais bien des simulacres de
sens qui finissent par se prendre à leur propre jeu. Et cette
révélation de l'absence d'assise des signes l'accompagnera tout au
long d'un parcours intellectuel qui croisera celui d'une science qui,
pensait-il, traitait du même phénomène : la sémiotique.
Pas « d'ancrage », conclut-il brusquement, comme pour mettre
un terme à l'impudeur de l'anecdote. Ce mot est, chez lui, le chef
de file d'une isotopie négative. On le sait hanté par la crainte

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d'être fiché, assigné à une place, consigné dans un lieu, bref


ramené dans les frontières d'une géographie sociale et idéologique
qu'il n'a cessé de démystifier. Et cette peur traverse ses écrits, à
peine couverte du masque de la dénégation.
Pour qui entre dans le mirage séduisant de ce petit roman des
origines (absentes), le voilà par le fait de l'ingérence malheureuse
de l'Histoire dans son histoire voué au non-lieu : juridiquement
parlant : à V innocence — on aimerait pouvoir entendre dans ce
mot toute l'attitude inoffensive à l'égard du sens qui en sera
comme la conséquence : « pas de père à tuer » ; socialement
parlant : à Yatypie ; imaginairement parlant : à Yatopie, au
nomadisme... Une rature dans la filiation est, dans les légendes,
annonce d'un destin ou d'une mission exceptionnelle. Celle de
Roland Barthes aura été de porter partout sa différence native,
pour faire lever au sein du même, une science de la différence. Son
aventure, comme l'entendent les romans de chevalerie, n'est pas
sans rapport avec celle de l'ange de Pasolini venu de nulle part,
dont l'indépendance élective est la pierre de touche des habitudes
mentales, des évidences collectives, des tabous sociaux. A son
contact elles implosent ou se désagrègent..., se défont, ne devant
leur compacité qu'à la créance en leur caractère naturel. La
nature ! Roland Barthes n'a cessé de stigmatiser ce fondement
mythique de la légitimité bourgeoise. Est-ce cependant à elle qu'il
s'en prenait alors, ou à sa fonction de légitimation ?
Sans doute n'y avait-il que l'enfant désoriginé qui pût devenir à
ses yeux, comme à ceux de la collectivité, le « légitime »
questionneur de la légitimité, et l'on comprend mieux pourquoi, dans un
texte qui ne sacrifie que par l'image à l'imagerie analytique du
roman familial, s'est glissée cette anecdote symboliquement
signifiante. Ce désenracinement conjoncturel lui vaudrait une
lucidité comparable à celle du surhomme nietzschéen que
n'aveugle pas la paranoïa, fille du ressentiment. Pas de père à tuer !
toutes les postures ou les figures de Yagôn, à travers lesquelles se
pensent aujourd'hui les rapports sociaux, lui sont restées
étrangères, comme fermées par la disparition prématurée de celui qui
aurait dû nourrir, en lui donnant un objet, l'imaginaire de
l'opposition. Sa rébellion contre la force des choses se choisira des
armes en conséquence : pas le bélier de l'attaque frontale, mais le
cheval de Troie qui assure de l'intérieur le travail de la
déstabilisation. Elle empruntera des voies alors peu explorées
politiquement, celles de la décomposition et non de la destruction.
L'essentiel, pour lui, consiste à déjouer des stratégies et non à
réagir par la dénonciation.

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Admettons, écrit-il, que la tâche historique de l'intellectuel (ou de


l'écrivain), ce soit aujourd'hui d'entretenir et d'accentuer la
décomposition de la conscience bourgeoise. Il faut alors garder à l'image toute
sa précision ; cela veut dire qu'on feint volontairement de rester à
l'intérieur de cette conscience et qu'on va la délabrer, l'affaisser,
l'effondrer sur place, comme on ferait d'un morceau de sucre en
l'imbibant d'eau. La décomposition s'oppose donc ici à la destruction :
pour détruire la conscience bourgeoise, il faut s'en absenter, et cette
extériorité n'est possible que dans une situation révolutionnaire...

Cet « admettons » qui, sous sa plume, perd de la rigidité du


postulat, pour se vouloir le succédané d'une modalité du discours
ignorée de notre langue, le problématique, est néanmoins ambigu.
En appelle-t-il à une nouvelle doxa, communément reçue ? ou
signale-t-il le ralliement contraint de l'homme sans lieu à une
position idéologique (un savoir sur la fonction des intellectuels) et
à une posture sociale (la marginalité dans l'intégration) ? L'aveu
de ce qui serait alors une soumission aux impératifs actuels de
l'Histoire, entrerait en contradiction avec la liberté (supposée)
dont il feint de devoir le triste privilège à une généalogie
mutilée.
Une lecture enchaînée des deux fragments, suprême violence
faite à la volonté de déconcaténation de l'écriture fragmentaire,
vient lever l'apparente inconséquence. C'est par les hasards de la
biographie que Roland Barthes rejoint sa mission historique,
mieux, la découvre. Le récit « innocent » de ce souvenir scolaire a,
en effet, une double fonction légitimante : il légitime un rôle, celui
dévolu à la génération des intellectuels brutalement privés de leurs
pères théoriques ; il autorise une personne à le révéler et à le tenir,
celui chez qui l'expérience symbolique de tous a d'abord été vécue
comme une irrécusable réalité privée. La responsabilité de
l'Histoire, dans les deux cas, explique le télescopage dans l'imaginaire
de cette double et similaire épreuve. Le rôle en question c'est celui
de décomposeur de la légitimité qui succède à celui hérité des
lumières, de destructeur des dogmes légitimés par le seul exercice
du pouvoir ; cette personne c'est celle dont la quasi-bâtardise
questionne la légitimité, pas la légitimation cependant, puisque
cette petite histoire qui nous fait entrer dans les méandres des
déterminations (certes négatives ! ) et dans les ruses de la
causalité ne remet justement pas en cause le principe de l'autorisation.
Paradoxalement c'est en effet l'expérience de l'absence d'autorité
qui autorise l'intellectuel (ou l'écrivain ?) qu'est devenu le petit
Roland orphelin, à être le descelleur de toutes les statues de
l'Autorité, l'ébranleur de toutes les figures de la norme. Ce qui

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dans l'enfance était ressenti comme une frustration s'inverse dans


le savoir de l'après-coup en prédestination. Il était marqué,
désigné par ce deuil qu'il croit avoir intellectuellement surmonté,
pour restaurer hors de toute identification à un sujet négatif
objectif (prolétariat, femmes ou fous) une place au sujet critique.
C'est cette place qui, aujourd'hui, est devenue hautement
problématique, moins du fait de la disparition des pères qui l'avaient
conquise, que de l'effondrement des derniers bastions des
certitudes qu'ils avaient transmises avec elles, et dont la défense a été de
tout temps trop liée à leur personne, au détriment de la réflexion
sur leur héritage.
Avec Roland Barthes c'est une autre figure de l'intellectuel qui
s'esquisse, celle de l'intellectuel dissolvant et non opposant ; c'est
un autre modèle de contestation qui s'ébauche, celui du dissident
du dedans, et non de l'attaquant du dehors. Cette souveraine
négativité, qui, ayant comme tiré la leçon de la mise en doute des
fondements sociologiques de la contradiction, ne cherche à
prendre appui sur aucun contrefort socialement identifiable,
était-elle (est-elle) une attitude tenable ? Même si l'on néglige le
problème de l'usure ou de la lassitude de l'intellectuel qui doit
trouver en lui-même la force de se maintenir dans ce rôle de
ferment du social, reste celui de l'assiette théorique de cette
fonction négative. Il est incontournable. C'est là que l'apologue de
l'émancipation originaire, et comme constitutive, rencontre ses
limites. Si, comme toutes les fictions rousseauistes, il sert à
installer un homme libre — dans la vérité humaine de la nature —
à une place stratégique pour la mise à la question de la société, il
s'avère insuffisant pour en justifier sociologiquement le maintien.
Dès lors que le rôle trans-social de l'intellectuel ne s'accompagne
plus de l'évidence du caractère sacré de sa mission, il devient une
simple concession qui lui est faite par la collectivité. Or Roland
Barthes n'a pas voulu entrer dans ce contrat de légitimité qui
oblige en liant aux institutions sociales. Il a voulu enraciner dans
une vérité propre, et non octroyée au sujet, cette fonction négative
qui devait, à ses yeux, rester celle de l'intellectuel. Mais il fallait
pour postuler une forme authentique de la négativité quelque
assise supplémentaire. Serait-ce celle du savoir ? Le nouveau sujet
critique serait-il le sujet savant ? savant de quel savoir ? de la
sémiotique, cette science des signes émis par une société, qu'on a
eu de plus en plus tendance à confondre avec eux ? Elle l'a tenté,
elle l'a séduit, car elle retournait en exercice gratuit de
l'intelligence le dogmatisme des politiques de l'alternative. Mais le
sentiment de liberté conféré un temps par ce jeu excitant et

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quelque peu pervers, n'a pas résisté à l'évidence de son caractère


programmé. La sémiotique n'a pu être longtemps, pour lui, un
savoir critique puisqu'elle est un savoir intégré et intégrateur, au
point de l'intégrer lui-même en le situant, au moment où, en
réaction inavouée contre sa filiation sartrienne, il proclame son
absence de situation. Le voici fiché, étiqueté comme dénonciateur
de mythes. Le voici enfermé dans le mythe de la dénonciation !
L'institution se venge : « il s'est créé une doxa mythologique : la
dénonciation, la démystification (ou démythification) est devenue
elle-même discours, corpus de phrases, énoncé catéchistique... »
Pour déjouer le piège qui se referme, il essaie la feinte, la course en
zigzag, les sauts de côté. Sa défense : n'être jamais là où on
l'attend, n'être jamais à la même place. Cela oblige à une fuite
permanente, à une constante sortie hors de soi-même. Mais il
arrive un jour où les asiles occasionnels, les abris de fortune,
viennent à leur tour à faire défaut. Où aller ? « J'en suis là »,
avouait un des fragments du Roland Barthes par Roland Barthes,
on aurait envie d'écrire : j'en suis las. L'erreur était peut-être de
croire que le travail de la décomposition passait par la dissolution
de soi-même, celui de la négativité par la négation de soi. La
Chambre claire met un terme à cette errance théorisée, met fin à
cette conception nomadique du sujet critique. Pour être le
dissident de la société, et non son furet, pour occuper légitimement
la place désormais vacante de la négativité, Roland Barthes a senti
qu'il convenait d'en appeler à des certitudes plus originaires que
celles fournies par tous les savoirs, fussent-ils sémiotiques, plus
fondamentales que celles tirées des leçons mensongères de
l'Histoire. Leur quête exigeait un dénuement théorique ; il fallait au
préalable se dépouiller de tous les outils de la culture ; le deuil des
pères était une étape de ce procès, celui des mères devait en être
l'accomplissement : « Me voici donc moi-même mesure du "
savoir " photographique. » L'adjectif qui restreint à ce seul champ,
l'enjeu de cette ascèse de l'esprit, pourrait tomber. La portée
philosophique de ce nouveau départ serait plus « claire » encore.
Cette fiction de la nécessaire nudité intellectuelle qui permet au
sujet de remettre à sa taille le vêtement des certitudes héritées, ne
va pas, dans sa radicalité aimable, sans rappeler la « tabula rasa »
de Descartes. Sans doute l'amabilité a-t-elle eu raison du caractère
radical de l'entreprise, car le livre fut rarement perçu comme
l'aboutissement d'une démarche qui cherchait, par les chemins
buissonniers du plaisir, un fondement à la fonction critique,
quelque chose qui soit moins un lieu d'où dire, une sorte de place
sociologiquement redéfinie, qu'un lieu d'où se sentir, à ses propres

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yeux, autorisé à dire. Il l'a trouvé dans la conviction la plus intime


qui reste au sujet mis à nu : la conscience de son humanité. Ces
termes sont, de nos jours, tombés en désuétude... et Roland
Barthes s'est exposé en toute lucidité au risque de naïveté qu'ils
font encourir, pour nous dire que lorsque l'on fait le vide en soi, on
entend l'appel de Vémotion, généralement étouffé par le trop-plein
des discours savants. Est-ce cette révélation qu'il essayait
d'approcher à l'aide de ce mot mana qui lui servait à désigner l'autre
de la raison : le corps ? Toujours est-il que l'expérience du contact
personnel avec la photographie a révélé que c'était elle, l'émotion,
qui était la pulsion la plus primitive. C'était donc elle qui devait
servir de fondement dans la reconstruction des nouvelles
évidences, dans l'érection d'une axiologie neuve. Le plus « sûr », c'est ce
qui me point, ce qui m'émeut... tel est le premier pas fait dans la
reconquête du certain. Que l'émotion ne soit pas la voie d'accès à
ce que le savoir entend généralement par « vrai », qu'importe
puisqu'elle conduit au « juste » ! Or n'est-il pas temps de
renverser l'ordre de nos habitudes mentales, ainsi que de nos schemes de
pensée, et de commencer, au lieu de toujours politiser l'éthique, à
moraliser le politique ? Ce renversement était son utopie.
Il y a finalement pris pied à l'issue d'une sorte de voyage
initiatique entrepris sous le signe de la mort. Mais cette descente
au plus profond de soi-même, peut aussi être lue comme l'anam-
nèse de la philosophie qui remonterait son histoire jusqu'à la
rencontre de cette fourche imaginaire où le chemin de l'humanité
a bifurqué : à gauche la voie royale tracée par les Lumières, à
droite la piste à peine signalée par Jean-Jacques Rousseau ; avec
d'un côté la raison pour solide infra- structure, de l'autre, lapidé.
C'est la dernière que la Chambre claire invite implicitement à
emprunter pour sortir des apories actuelles de la pensée du
politique :

C'est une pensée simple, qui me revient souvent, mais que je ne vois
jamais formuler (c'est peut-être une pensée bête) : n'y a-t-il pas
toujours de l'éthique dans le politique ? Ce qui fonde le politique,
ordre du réel, science pure du réel social, n'est-ce pas la valeur ?...

Est-ce un hasard, au moment où l'humanisme fait retour, si


c'est par le détour du plus privé, par le biais de l'expérience la plus
singulière, que Roland Barthes a trouvé la (une) réponse à cette
question taraudante pour la collectivité ?
Sort-on pour autant de l'espace de la fiction ?
Le grand récit — grand par sa valeur mythique, mais petit eu

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égard à ses dimensions littérales — de l'absence de paternité qui


dessine l'image d'un sujet rendu à sa tâche objectivement critique
par les hasards de la vie, qui sont en fait ceux de la mort, tait
l'autre « leçon » — comme on dit des textes saints — de cette
même histoire lorsqu'elle est racontée par le Degré zéro de
Vécriture. L'homme bourgeois y est dépeint comme arraché, par
les secousses de l'Histoire, de la position légitimante qu'il devait à
sa fonction de porte-parole de l'universel. Certains, comme le dit
amèrement Flaubert, en restèrent idiots pour toute leur vie ;
d'autres ont cherché à retrouver quelque chose de cette ancienne
légitimation, en se faisant sacrer par cette même Histoire qui les
avait dépossédés ; n'ayant plus l'apanage de l'Universel, ils se sont
identifiés à toutes les figures qui vinrent successivement à
l'incarner, jusqu'à ce que la légitimité de ces incarnations
devienne à son tour suspecte. Roland Barthes est l'héritier lucide
de la perte des illusions sur les fondements sociologiques de la
contradiction, et de la frustration qui s'ensuit, même s'il veut, par
une pulsion dénégative, en inverser le signe et la transformer en
expérience positive, c'est-à-dire en liberté absolue : « pas
d'ancrage »! Il y a quelque chose de cette même fanfaronnade dans le
retournement de son emprisonnement dans une idéologie qu'il sait
désormais sans dehors, en ruse suprême : « on feint
volontairement de rester à l'intérieur de cette conscience... »
Ainsi, il n'a pas eu à souffrir d'un manque d'héritage, mais à
assumer l'héritage d'un manque.
Pas d'ancrage ! quel est le statut de cette conclusion hâtive ? —
une explication ? — la clef d'un itinéraire sinueux marqué par la
seule volonté intellectuelle de déstabiliser les évidences en
remuant le sol où elles prennent racine : le langage ?
— Une justification ? une façon de déguiser une errance en
destin, en la plaçant sous le signe de l'élection ?
Quoi qu'il en soit, l'aveu de cet affranchissement est trop haut
clamé pour ne pas toucher à la zone sensible de ses inquiétudes. Il
n'a pas toujours été sûr que ce désancrage, d'où il voulait tirer sa
légitimité critique, n'ait été un largage, quelque chose comme un •
lâchage objectif... Que ce ne fut pas une lâcheté, cela il en avait la
conviction intime, mais comment la faire partager aux censeurs
politiques prêts à stigmatiser sous l'accusation de démission, cette
nouvelle mission de l'intellectuel, si peu conforme au modèle
canonique de l'engagement ? Roland Barthes est souvent mu par
la peur qu'on ne s'y méprenne, manière d'imputer à
l'incompréhension d'autrui ce qui nourrit ses propres doutes. Son
autobiographie (terme dont le manque à la place dans la succession des

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Barthes juge de Roland

fragments, est précisément compensé par l'anecdotique « au


tableau noir ») prend parfois les résonances d'un plaidoyer. Le
tribunal alors convoqué par l'imaginaire est celui de tous les pères
dont l'ascendant culpabilisant survit dans le surmoi politique :

Toute ma vie, politiquement, je me suis fait de la bile. J'en induis que


le seul Père que j'ai connu (que je me suis donné) a été le Père
politique.

Le ton serein de la Chambre claire témoigne d'une


réconciliation avec lui-même. A défaut d'ancrage, terme qui appartient au
vocabulaire des pères (politiques et autres), il a trouvé un
mouillage...

Françoise GAILLARD

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