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Q r n i c a r ?

Jacques LACAN Compte rendu de 1'Éthique

D. P. SCHREBER Rimes à sa mère

Louis WOLFSON Le Schizo et sa mère

Jacques-Alain MILLER D'UN autre Lacan

R. & R. LEFORT U E n f a n t au loup

Juan-G. INDART Un symptôme obsessionnel

Sol APARICIO La Forclusion

Paul LEMOINE L ' H o m m e au bic

Diana RABINOVICH Une hystérie « démélancolisée »

Stuart SCHNEIDERMAN Pandora

Michel SILVESTRE Limite de la fonction paternelle

Colette SOLER L'Objet cbez une phobique

Jean-Michel VAPPEREAU D ' u n calcul

Christian VEREECKEN Le Psychanalyste en paranoiaque

diffusion Seuil P r i x : 50 F.
QRNICAR?
Revue du Champ freudien 28
Publié avec le concours du Centre national des lettres

N A V A R I N ÉDITEUR DIFFUSION SEUIL


Direction
JACQUES-ALAIN MILLER

Rédaction
JEAN-MICHEL KIBETTES DANLÈLE SILVESTRE

Correspondance ; manuscrits, livres, périodigues


doivent être adressés à la rédactioa:
ORNICAR? revtie âu Champ freudien
3 1 , ruc dc Navarin 75009 Paris
T a 878 05 65

Note à Vintention des auteurs


et conditions de venle et d'dbonnement enfin de volume

ISSN 0336 - 223 X


© Navarin Éditeur, 1984.
Q r m c a r ?
JANVTER-MARS 1984
E
X ANNÉE NUMERO 28

5 Liminaire

Jacques LACAN 7 Compte rendu avec interpolations


âu Séminaire de 1'EthÍque

D. P. $CHREBER 19 Rimes a sa mère

Julíen QUACKELBEEN 32 Note sur les Rimes à sa mère

Louis WOLFSON 37 Le Schizo et sa mère

Jacques-AIain MILLER 49 D'un autre Lacan

Rosine & Robert LEFORT 59 Les Trois Premières Séances du traitement


de 1'Enfant au loup

Juan-Carlos INDART 69 Étude d'un symptôme obsessionnel

S o l APARICIO 83 La Forcíusion, préhistoire d'un concept

CAS

Paul LEMOINE 107 L'Homme au bic

Diana RABINOVICH 112 Une hystérie « démélancoíisée »

Stuart SCHNEIDERMAN 117 Pandora: une anorexique


qui ríen est pas une

Michel SILVESTRE 122 Limite de la fonction paternelle

Colette SOLER 127 L'Objet chez une phobique


TOPOLOGICA

Jean-Michel VAPPEREAU 133 D'un calcul dans les champs du nceud

LA GALERIE DES ANALYSTES

Christian VEREECKEN 145 Wilhelm Reich, 1897-1957:


portrait du psychanalyste en paranotaque

SOÜRCES ET RÉFÉREN CES

Aiphonse ALLAIS 151 Un drame bien parisien

LE CABINET DE LECTURE

Helena SCHULTZ-KIEL 157 La Standard: une apologie

ZLLUSTRATIONS HORS-TEXTE

D. P. Schreber avec safilk adopttve, vers 1905 (Communiqué par M. Han ISRAELS.)

Wilhelm Reich, 1948.


SOL APAR.ICIO

La forclusion, préhistoire cTun concept

Quel destin que celui du terme Verâràngung introduit dans la termi-


nologie psychanalytique à la fin du siècle dernier! Présent tout au long
de 1'oeuvre de Freud, ce concept est au cceur même de la théorie des
névroses. Appelé à rendre compte de Y origine des symptômes névro-
tiques, ce terme est maintenant d'un usage courant dans toutes les langues
oü Freud a été txaduit. Bien quil corresponde à une construction théo-
rique assez élaborée et se situe hors de toute possibilité de repérage dans
le monde des phénomènes, le refoulement ne semble recéler aucun mys-
tère pour personne.
Or, sa validité et 1'étendue de son application trouvent leurs limites
avec Fimmense domaine de ce qu'on appelle les psychoses. Qu'en dire ?
Comment se repérer dans ce champ de manifestations abruptes et extra-
vagantes oü 1'inconscient, refoulé dans les névroses, semble être là,
dévoilé, en surface? La question n'a pas cessé de revenir dans les textes
de Freud, depuis ses premiers écrits psychanalytiques jusqu'à YAbrégé de
psychanalyse, son ultime ouvrage (1938), oü elle surgit une fois encore,
sans trouver de réponse. Aussi peut-on affirmer, sans risques, que, si le
mécanisme, analogue au refoulement, par lequel le moi chez les psycho-
tiques se détache du monde extérieur1 nécessite la création d'un autre
concept, cette question n'est pas résolue dans 1'ceuvre de Freud. II est
toutefois manifeste que Freud a défriché le terraín en cernant ce point
resté vacant dans la théorie psychanalytique dont, par la suite, la notion
de forclusion forgée par Lacan ren^ra raison.

1. C f . S . FREUD, « Névrose et nsychose » (1924.), in Névrose, Psyckose et Perversíon, PUF,


p. 286, oü l'on voit Ia question íormulée exactement en ces termes.

Ornicar? revue du Ckamp freudien, janvier 1984, n° 28, p. 83-105.


84 Sol Aparicio •

Ce que celle-ci doit à 1'avancée freudienne principalement, mais


aussi à la langue et à la psychanalyse firançaises, c'est ce que nous essaierons
d'établir ici.

Freud: la Verwerfung et la Verleugnong

Si nous voulons faire 1'histoire des moments oü il est apparu nécessaire


à Freud de distinguer théoriquement le ressort de la névrose et de la
psychose, il fàut remonter aux tout premiers textes : la correspondance
avec Fliess et les deux articles consacrés à ce quil appelait alors les psycho-
névroses de défense2. Le concept de refoulement, élaboré après les
Études sur Thystérie, ne figure pas encore dans la terminologie de Freud:
c'est avec le terme de défense quil rend compte à ce moment-là du conflit
névrotique. Défense est ici entendue comme la tendance normale à éviter
tout investissement psychique d'oü pourrait résulter du déplaisir.
La défense, bien entendu, ne peut-être utilisée que contre des pensées
et des souvenirs — les perceptions extérieures demeurant hors de sa
portée3 — et, en termes généraux, elle consiste à mettre 1'idée qui est
à Torigine du conflit à l'écart de la conscience par le moyen d'une sépa-
ration entre 1'idée et TafiTect dont celle-ci était investie. Pour la psychose,
Freud conçoit donc à cette époque un moyen de défense plus intense et
plus réussi, dit-il, qui balaie à la fois 1'idée et 1'affect, de telle sorte que le
moi agit comme si 1'idée ne lui était jamais parvenue. Mais le prix payé
pour une telle réussite est une psychose, à 1'occasion une psychose hallu-
cinatoire aigué (cf par exemple, le cas de la mère dont 1'enfant est mort,
et qui berce inlassablement un morceau de bois).
Le refoulement étant três tôt devenu la pierre angulaire de la théorie
des névroses, il restait à établir ce qui occuperait cette place dans les
psychoses, voire même à faire une théorie des psychoses. Or, un certain
déplacement de la question aura lieu du fàit que le mécanisme « analogue »
mais « plus radical » que le refoulement ne sera pas toujours caractéris-
tique de la psychose: en effet, le regain d'intérêt pour le thème de la
castratíon à partir de la découverte du primat du phallus en 192^
s'accompagne de 1'introduction d'un terme nouveau, Verleugnung, pas

2. C f . ID., spécialement le Manuscrit H (24janv. 1895), et le Manuscrit K (I'R janv. 1896),


in la Naissance de la psychanalyse, P U F ; — «Les psychonévroses de défense» (1894), et
« Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense» (1896), in Névrose, Psychose et
Per ver sicm, P U R
3. C f . ID., Manuscrit K, in la Naissance..., p. 98 sq.
4. ID., « L'organisation génitale iníantile» (1923), in la Vie sexuelle, PUF, p. 1 1 3 sq.
íha forclusioii 85
toujours distinct de Verwerfung, bien quassimilé depuis au champ de la
perversion.
Ainsi sommes-nous amenés à prendre en considération la définition
de l'un et 1'autre terme. Tout d'abord parce que — nous venons de le
dire — une ambiguíté demeure quant à leur usage puisqu'à un moment
donné5, Freud rapporte la Verleugnung au cas spécifique de la psychose.
Ensuite, parce que 1'usage du mot Verwerfung est beaucoup moins fré-
quent et plus difficile à suivre au long du texte freudien (on ne le trouve
répertorié ni dans l'index de la Standard Edition ni dans celui des Gesam-
melte Werke6); lui aussi est rapporté tantôt à la castration, tantôt à la
psychose, de telle sorte quil y a une espèce de chassé-croisé des deux
notions. Finalement, la notion de « scission du moi », qui semble d'abord
correspondre exclusivement au champ des psychoses mais qui est mise
aussi en rapport avec le refoulement, est introduite en connexion avec la
Verleugnung.
Habituellement traduite en français par « déni de la réalité », la Ver-
leugnung désigne la réaction de 1'enfant mâle à l'égard d'un fait: celui
d'avoir vu que le pénis est absent chez les femmes. Introduite en 1924, ce
concept prend toute son importance dans le cadre d'une reconsidération
de la sexualité infantile révélant la primauté non pas des organes génitaux,
mais du phallus et, à partir de là, la signification du complexe de castration
qui y trouve son origine7. Ce processus étant applicable aux deux sexes,
le « déni » est bientôt mis en rapport également avec les réactions qui
suivent la découverte par la petite filie de la diíférence anatomique qui la
sépare du garçon, 1'acceptation du fait de sa « castration » étant, insiste
Freud, par elle refusée. Ce « refus d'accepter un fait » est alors proposé
comme une première définition générale de la Verleugnung, processus
supposé habituei dans la vie mentale des enfants, et sans danger mais
pouvant, chez 1'adulte, signifier le début d'une psychose8.
C'est sans doute dans son texte sur « Le fétichisme9 » que Freud intro-
duit véritablement la Verleugnung dans la théorie, en montrant d'une
façon plus précise la portée du processus quelle désigne: elle consisterait
en un « refus de prendre connaissance » d'un fait attesté par la réalité

5. ID., « La per te de la réalité dans la névrose et dans la psychose» (1924), in Névrose...,


p. 300.
6. On ne trouve qu'une seule allusion à la Verwerfung dans l'index de la S.E. (à 1'entrée
«castration»): rejection of castration; — dans l'index des G.W., on trouve 1'occurrence
suivante: Verwerfungsurteil.
7. C f . ID., « L'organisation génitale infantile », in la Vie sexuelle, op. cit.
8. C f . ro„ « Quelques conséquences psychiques de Ia diíférence anatomique entre les
sexes»(1925), in ibid., p. 123 sq.
9. C f . ro., « Le fétichisme » (1927), in ibid., p. 133 sq.
86 Sol Aparicio

— réaction du fétichiste, en 1'occasion, face à l'absence de pénis chez les


femmes.
Mais Freud avait isolé cette même réaction de refus (de prendre
connaissance d'un fait réel) dans un cas concernant un fait tout autre: ia
mort du père de deux enfants, de deux et dix ans. S'agissant ici du refus
d'une partie de la réalité extérieure, le mécanisme est considéré par Freud
comme psychotique: puisqu*on peut tout aussi bien considérer le « fait»
de 1'absence de pénis comme faisant partie de la réalité, il reste à voir oü
se situe la différence. Freud avait déjà proposé un exemple de la réponse
psychotique à un con£it libidinal par oppositíon à 1'issue hystérique: au
lieu du refoulement de la motion pulsionnelle, de la méconnaissance
d'une partie de la réalité psychique, on a afíaire au déni du fait qui s'est
déroulé dans la réalité extérieure10.
Après avoir en quelque sorte répondu, par le biais de cette distinction
entre « refoulement » et « déni », à la question qu'il avait formulée dans
« Névrose et psychose » (« Quel peut être le mécanisme, analogue à un
refoulement, par lequel le moi se détache du monde extérieur? »), Freud
affirme que ce qu'il importe de considérer — aussi bien dans la psychose
que dans la névrose — ce n'est pas seulement le mécanisme en soi auquel
le jet a eu recours, mais ce qui s'ensuit. Dans le cas de la psychose, il
s'agit de savoir ce qui vient se substituer au morceau de réalité perdue,
ce qui vient occuper la place de ce qui a été « dénié ».
Cette même idée du peu d'importance ou de 1'importance relative
du mécanisme en lui-même, nous la rencontrons dans 1'article sur « Le
fétichisme » quand Freud — poursuivant une discussion à propos de ce
qu'il avait lui-même avancé dans les deux textes cites plus haut — se
demande comment il est possible que le déni de la mort du père n'ait pas
abouti à une psychose et remarque de nouveau que de tels dénis ne sont
pas rares dans la vie infantile. Cest ce qui le conduít à élaborer la notion
de Ichspaltung: il y aurait dans la vie psychique deux « courants », l'un
tenant compte de ce qui s'est passé dans la réalité et fautre pas (on se
rappelle que 1'existence de plusieurs « courants» separes et même contra-
dictoires était apparue dix ans plus tôt dans YHomme aux loups). La
gravité, si l'on peut dire, du mécanisme de Verleugnung tiendrait alors
au fait quil entrainerait une rupture, une faille, une « scission du moi».
Le thème de la scission du moi demeure présent dans les écrits posté-
rieurs oü son lien avec le registre structural devient plus évident. Nous

ro. C f . ID-, « La perte de Ia réalité dans la névrose et dans la psychose (1924), in Névrose...,
p. 300 sq.
La forclusion 87

uvons d'abord une três belle comparaison entre le malade mental et


é cristal dont la fragmentation ne peut avoir lieu que selon des lignes de
"vage qui, invisibles, préexistaient dans sa structuré11. L'idée d'une telle
gmentation était déjà devenue familière par de simples observations
cliniques qui rendaient par exemple manifeste Fopposition entre le moi
ét son instance critique. Elle est, fmalement, cohérente aussi avec la
conception freudienne d'un appareil psychique constitué par stratifica-
üon, par différenciation progressive de ses parties. Cest ainsi que la
« scission du moi » qui était supposée être une conséquence directe du
€ déni » apparait ensuite (cf YAbrégé.,.) comme une notion valable aussi
pour les névroses. La Verleugnung — qui semblait aller à Tencontre de la
vicille idée dc « défense » limitée aux pensées et souvenirs — se révèle
nêtre qu une demi-mesure: la perception désavouée ne demeure cepen-
dant pas totalement inopérante. Même si le fétichiste ne reconnaxt pas
avoir perçu que le pénis est absent du corps féminin, il n'affirme pas non
plus Tavoir vu; bien au contraire, il s'en crée un substitut, avouant par là
d'une certaine façon qu'il sait le pénis manquant (à cela s'ajoute le fait,
repéré dans la clinique, que le fétichiste continue d'éprouver 1'angoisse
de castration). Cest ici seulement quune différence nette apparait entre
Verleugnung fétichiste et Verleugnung « psychotique »: dans ce cas-ci, la
portée du processus serait telle que 1'hallucination serait possible de ce
phallus désiré que la réalité refuse12. Nous rencontrons ainsi une nou-
velle fois Tidée que c'est dans les suites du processus défensif que la
différence entre psychose et perversion s'établit.
Mais pourquoi ce qui s'ensuit est—il si différent dans un cas et dans un
autre? Comment comprendre que la Verleugnung peut être inoffensive
chez 1'enfant, source de la création d'un fétiche chez le pervers, et anté-
cédent d'une hallucination chez le psychotique? En fait, le terme, d'un
usage courant en allemand, ne parait pas être un concept spécifique à la
théorie psychanalytique, peut-être 1'éíément différenciateur est-il à
chercher ailleurs, dans la référence au registre topique de la métapsycho-
logie freudienne: « Il convíent de dire qu'en pareü cas [celui du clivage
névrotique de 1'attitude psychique], l'une des attitudes est le fait du moi
tandis que l'attitude opposée, celle qui est refoulée, émane du ça. La
différence entre les deux cas est essentiellement d'ordre topique ou struc-
tural et il n'est pas toujours facile de décider à laquelle des deux éventua-

1 1 . C f . ID., «Les diverses instances de la personnaüté psychique» (1932), ia Nouvelles


Conférences sur la psyckanalyse, Gallimard (Idées), p. 80.
12. Cf ID., le Clivage du moi dans le processus de défense (1938), in Nouuelle Revue de psy-
ckanalyse, Gallimard, 1970, n° 2, p. 25-28.
88 Sol Aparicio •

lités on a affaire 13 .» Ce texte renvoie à la structure des névroses. Freud


avait souligné dans son travail sur « Le refoulement14 » que ce mécanisme
ne pouvait opérer qu a la suite d'un profond clivage séparant l'activité
psychique consciente de 1'inconsciente; cela le conduisit à établir le pos-
tulat du refoulement originaire. La Verleugnung peut-elle sans doute être
alors conçue comme «inoffensive » dans la mesure oü elle a lieu avant ce
stade de Torganisation psychique, mais la question reste de savoir quels
sont ses effets quand elle intervient plus tardivement. Le problème semble
aboutir, dans les derniers écrits de Freud, à celui de la Spaltung.
Si nous nous référons maintenant aux occurrences du terme Verwer-
fung, il n'y a, à vrai dite, qu'un seul texte oü cette notion est discutée et
comparée à celle de Verdrãngung. Il s'agit de 1'Homme aux loups, dont
1'analyse de Lacan est bien connue. On peut en repérer la forme verbale,
verwirft, dans le passage des « Psychonévroses de défense » auquel nous
avons déjà fait allusion: le contexte est précisément celui de la psychose
et ce qui est à définir est un mécanisme de défense propre à celle-ci par
opposition à la névrose15.
Avec 1'Homme aux loups, nous nous trouvons devant un cas que Freud
nous présente comme une névrose obsessionnelle. Ce cas semble néan-
moins échapper à toute classification, procurant à Freud des éléments
pour illustrer bien d'autres points: les mécanismes en jeu dans une phobie
d'animaux comme le chemin menant au choix d'un objet fériche. Mais
c'est l'étude des symptômes obsessionnels de ce cas de névrose infantile
qui permet d'entamer la discussion concernant les particularités du
complexe de castration chez ce sujet. C'est là que Freud avance quil y
a eu une Verwerfung de la castration. Quil s'agisse de quelque chose qu'Íl
conçoit comme distinct de la Verdrãngung, Freud le dit deux fois. íl
indique aussi qu'il n'y a eu aucun jugement concernant la castration, que
c'est simplement comme si elle n'existait pas... pour un des courants de
la vie psychique du sujet16. L'analyse de ce cas avait déjà permis à Freud
de repérer la Spaltung dont il allait s'occuper beaucoup plus tard.

13. ID., Abrégê âe psychanalyse (1938), PUF, P. 80.


14. Cf ID., «Le refoulement» (1915), in Métapsychologie, Gallimard (Idées), p. 44 à 63.
15. « Le moi rejette [verwirft] Ia représentation insupportable en même temps que soo
affect et se comporte comme si la représentation n'était jamais parvenue jusqu'au moi.»
(ID., «Les psychonévroses de défense », in Névrose..., p. 12.)
16. «Nous trouvons ultérieurement des preuves de ce quil avait reconnu la castration
comme un fait réel. [...] Après avoir d'abord résisté, il avait cédé, mais une de ces réactions
n'avait pas éliminé l'autre. En fin de compte, deux courants contraires existaient en lui
côte à côte, dont I'un abominait la castration tandis que 1'autre était tout prêt à 1'accepter
[...]. Mais sans aucun doute le txoisième courant, le plus ancien et le plus profond, qui
avait tout simplement rejeté la castration, celui pour lequel il ne pouvait encore être ques-
La forclusion 89

On remarque, d'autre part, que le paragraphe qui se termine sur la


distinction entre Verdrãngung et Verwerfung, introduit cette dernière
notion sous la forme du verbe verwarf17 pour indiquer que le rejet par
l'enfànt de la nouvelle informadon concernant l'acte sexuel correspond
à Ia « forme habituelle [de se comporter] des enfants, quand on leur
donne une explication qui leur est désagréable »: il apparait ainsi que, en
1914, Freud avait déjà en tête ce quil élaborera dans ses textes de 1923-
1938 sous la dénomination de Verleugnung, à savoir un mécanisme de
défense fréquent chez les enfants, distinct du refoulement, repéré surtout
à partir des réactions provoquées chez eux par la découverte de la diífé-
rence anatomique des sexes mais aussi dans des cas de psychose, et fina-
lement rattachable à YIchspaltung.
Dans un texte antérieur, celui sur le Président Schreber, cette même
question avait été abordée, bien que sous un angle diíférent. Citons le
passage, relevé par Lacan, ou Freud est en train de discuter du mécanisme
dont se caractérise la paranóia: «Il n'était pas juste de dire que le sentiment
réprimé [unterdrückt] au-dedans fut projeté au-dehors; on devrait plutôt
dire, nous le voyons à présent, que ce qui a été aboli [das aufgehobene]
au-dedans revient du dehors. » Quelle diíférence entre cette rêpression
d'un sentiment au-dedans et Yabolition, au-dedans également, de quelque
chose qui revient ? Il semblerait que le fait quelle soit suivie d'un retour
du dehors marque précisément la spécificité de Yabolition par rapport à
la rêpression qui, elle, précède une « projection ». Mais de quoi s'agit-il
dans ce « revenir du dehors » à distinguer du « projeté au-dehors » ?
Tout d'abord, la notion de projection représente un mécanisme que
l'on peut trouver dans toute névrose. C'est pour cette raison qu « il
n'étaít pas juste de dire » qu il caractérise la paranóia. D'autre part, quand
Freud parle de « projection » dans ce cas, c'est par rapport au désir homo-
sexuel inconscient du Président Schreber, point relevé aussi chez l'Homme
aux loups. Freud établit lui-même la comparaison entre les deux cas en
montrant que ce qui chez le patient russe n'apparait que profondément
« déguisé » sous le symptôme d'avarice (lors de la mort de sa sccur) se
trouve exprimé « sans ambiguité » dans le délire du Président. On peut
voir alors que le dehors du retour n'est pas le même dans les deux cas et
qu'il faut supposer, en conséquence, des opérations différentes. C'est
sans doute une telle distinction que pointe le terme d'abolÍtion; il est

tion D'un jugemcnt rclatif à sa réalité, demeurait capable d'entrer en activité. » (ID., Extrait
de Vhistoire d'une névrose infantile (PHomme aux loups) (1914), in Cinq psychanalyses, PUF,
p. 389.)
17. ID., ibid., p. 384.
93 Sol Aparicio •

d'ailleurs rapporté à la « catastrophe intérieure » vécue par Schreber, au


fantasme de fin du monde, élément bien plus spécífique de la psychose
que l'homosexualité inconsciente.
Ce parcours des textes de Freud traitant du problème de la différence
névrose/psychose à partir de la tentative de cerner ce qui serait le « refou-
lement psychotique » nous semble mettre en évidence la superposition
des termes Verwerfung et Verleugnung et Timpossibilité, en partant de là,
d'établir un partage psychose/perversion. Ce qui conduit à la question
de savoir ce quest 1 'Ichspalíung et quel rapport elle a avec le refoulement
originaire que Freud pose à 1'origine de la division entre conscient et
inconscient.
Mais il nous permet également de dégager deux idées fondamentales.
Premièrement, celle d'un « mécanisme » par lequel le sujet refuse de
prendre connaissance d'un fait réel. Deuxièmement, celle d'un « au-
dehors » distinct du lieu de retour du refoulé.
Voyons à présent, en gardant ces thèses freudiennes pour toile de
fond, ce que par son étude Lacan fait apparaítre.

La Verwerfung comme abolition symbolique

L'introduction par Lacan de Ia notion de forclusion a lieu d'une façon


Progressive. Il est possible de distinguer deux étapes, qui nous permettront
de mettre en relief qu'il s'agit non seulement de la traduction de la
Verwerfung freudienne, mais de la naissance véritable d'un concept neuf,
bien que tributaire de l'héritage freudien18.
A la première étape, le terme « forclusion » n'ayant pas encore été
proposé, Lacan donne à la notion de Verwerfung — alors traduite par
« retranchement» ou « rejet» — un contenu plus plein, un sens plus précis
que celui que Freud lui avait assigné. S'appuyant sur l'usage freudien
du mot dans 1'Homme aux loups et sur la notion d' « abolition » esquissée
dans le cas Schreber d'un côté, et de l'autre, sur la nouvelle lecture de Die
Verneinung accomplie avec Hyppolite, Lacan arrive à une première
définition de la Verwerfung comme « abolition symbolique » en la situant
aux débuts de la vie psychique, c'est-à-dire dans un temps logiquement
premier du processus de structuration du sujet, et en 1'identifiant aussi
au moment â'expulsion constitutif du « réel », ce domaine demeuré
étranger à la symbolisation.

18. Ce qui suit sappuie pour 1'essentiel sur la lecture de J. LACAN, le Séminaire, livre III,
les Psychoses (1955-1956), Seuil, 1981.
La forclusion 91

Ce que l'analyse du mécanisme défensif de la Vemeinung (dénégation)


met en lumière, cest que le refoulé inconscient appartient déjà à 1'univers
symbolique du sujet: cest pour autant que ça existe que ça peut appa-
raitre sous forme de dénégation dans le discours. Si le « n'en rien vouloir
savoir » auquel le refoulement se résume est possible, ce n'est que dans la
mesure oü un monde symbolique est déjà constitué (le sujet en sachant
déjà quelque chose). D*oü la nécessité de concevoir un procès primaire
d'affirmation, d'admission, la Bejahung, qui représente selon Freud, au
niveau des pulsions premières Eros et Thanatos qui gouvernent la vie
psychique, 1* « équivalent de l'uni£cation ». Corrélative de cette intro-
duction ou introjection, 1'expulsion hors du moi (Austossung aus dem ich)
identifie le mauvais et Tétranger, c'est-à-dire que le moi exclut ce qui est
étranger. Un champ est ainsi constitué — ou plutôt deux: celui de ce qui
advient pour le sujet grâce à la Bejahung, et celui de ce qui reste hors cette
symbolisation, le « réel » clairement distinct dorénavant de la « réalité ».
La Verwerfung devient alors beaucoup plus, en tout cas autre chose,
quun mécanisme de défense. Disons que du moment oü elle est située
au niveau de cette Bejahung primordiale inaugurant Tavènement même
du monde pour Têtre humain et pouvant faire défaut, il paraít plus adé-
quat d'essayer de la penser en d'autres termes, puisqu'elle acquiert une
foncáon quon peut dire « constitutive ».
Sans doute le refoulement, mécanisme de défense type, a-t-il aussi
une valeur « constitutive » ou structurante. Mais c'est en tant que « refou-
lement originaire », concept que Freud a bien distingué des refoulements
« défensifs » ultérieurs. Notons que, tout en déterminant un premier
noyau du refoulé autour duquel s'organisent les refoulements successifs
et marquant la division Cs/Ics, 1' Urverâràngung se situe du côté de la
Bejahung (puisque ce n'est qu'à partir de là que pourront être « appelés »
les refoulements futurs et que le retour du refoulé au sein du symbolique
est possible). Pour ce qui concerne Ia Verwerfung, dès lors qu'il la fàit
coíncíder avec YAustossung, Lacan semble vouloir indiquer qu'il s'agit
d'autre chose. Il creuse ainsi la diíférence qui sépare ce mécanisme de la
Verdrãngung: là oü, pour la névrose, un processus se met en branle au
moment du retour du refoulé pour aboutir à la révélation de 1'inconscient
par le moyen de la dénégation, Fapparition du Verworfen dans le réel
trouve le sujet psychotique « absolument démuni, íncapable de faire
réussir la Vemeinung à fégard de 1'événement19». Il est donc sensible que
tout en accomplissant des « fonctions défensives », ces deux mécanismes

19. ÍD., ibid., p. 100.


92 Sol Apariào

doivent être pris en considération au-delà de celles-cí et qu'ils se situent


chacun à des niveaux différents. Lacan aborde cette question par Toppo.
sition de la localisation subjective de la Verârãngung et de la Verwerfung,
nous renvoyant à ce que Freud avait amorcé: ce qui, dans la névrose, se
passe entre instances a lieu, dans la psychose, à 1'intérieur du moi. II est
par conséquent indispensable de s'y référer en termes de diíFérence
« topique ou structurale ».
Dès lors que 1'opposition entre le réel et le symbolique remplace
celle entre l'íntérieur et 1'extérieur, entre le dehors et le dedans (ce qui
ne veut pas dire, bien entendu, que ces oppositions se recouvrent), le
passage oü Freud précisait sa description du mécanisme caractérisant la
paranóia peut être en quelque sorte re-traduit. Le « ce qui a été aboli
au-dedans revient du dehors » s'explicite par cette formulation: « ce qui
est pris dans la Verwerfung, soit ce qui est mis hors de la symbolisation
générale structurant le sujet20» revient du dehors dans le réel, sous forme
de I'hallucination.
Mais c'est surtout le cas de 1'Homme aux loups qui fournit à Lacan
matière à illustrer sa conception de la Verwerfung. Freud avait en effet
noté, d'une fàçon précise et détaillée, ce qu*il considérait comme un
mécanisme distinct du refoulement et d'une portée bien plus grande. Il
avait clairement écrit qu'en ce qui concerne la castration, 1'Homme aux
loups ne voulut rien en savoir « au sens du refoulement », qu'aucun
« jugement» nétait porté sur la question de son existence mais que «les
choses se passaient comme si elle n'existait pas », quil « rejeta » la signi-
fication génitale pour s'en tenir à sa vieille théorie (sexuelle) anale — cela
après avoir énoncé: « Un refoulement est autre chose qu'une Verwerfung ».
Ainsi apparaissait-il indispensable de concevoir un mécanisme autre
que le refoulement, antérieur à tout jugement et qui exclurait la chose du
champ de Fexistam même. Lacan y situe la Verwerfung, par laquelle le
sujet « refuse laccession, à son monde symbolique, de quelque chose que
pourtant il a expérimenté21», en 1'occasion la menace de castration (c'est
pour autant que ce Verworfen, non existant pour le sujet mais ayant fait
partie de « sa » réalité à un moment donné, bien qu'expulsé, demeure là,
dans le réel). Il y est donc question d'une absence dans le registre symbo-
lique, d'une non-admission, une non-Bejahung qui se trouve en quelque
sorte attestée par ce qui s*ensuit: Thallucination de la coupure du doigt
qui submerge le sujet dans une frayeur paralisante. Une signification

20. ID., ibid., p. $8.


2 1 . I d . , F&ÍI., p . 2 1 .
La forclusion 93

jusqu'alors totalement inconnue s'impose au sujet au sein du réel, en


<Tautres termes, dans une extériorité absolue. En effet, si la névrose est« une
parole qui s'articule » et les symptômes névrotiques une langue qui dévoile
ce dont le névrosé ne voudrait rien savoir, là oü une Verwerfung s'opère,
par contre, le sujet riy est pas et reste en dehors du champ de la parole.
Une sorte de re-défmition des notions d'extériorité et d'inconscient
a lieu. Le refoulement est situé « au plus intérieur de ce que le sujet peut
éprouver du langage sans le savoir » (c'est un inconscient qui en une
certaine mesure lui appartient, qui a été admis, au sens de la Bejahung).
Pour ía Verwerfung, il est aussi question d'un signifiant inconscient, mais
cet inconscient est extérieur au sujet, cette extériorité étant toutefois
« une autre que celle quon evoque quand on nous présente 1'hallucina-
tion et le délire comme étant une perturbation de 1a réalité, car le sujet
lui reste attaché par une fixation érotique22». Faut-il alors tenter de se
représenter un certain rapport du sujet avec ce qui est exclu de son uni-
vers symbolique, un rapport du sujet avec ce qui pour lui d'une certame
manière n'existe pas (quel paradoxe!), en même temps que, d'autre part,
une rupture s'opère avec la réalité, avec le monde dans lequel le sujet
était jusque-là inséré ? Voici peut-être une indication par laquelle Lacan
anticipe sur ce quil développera dans la dernière partie de ce séminaire
sous le titre de V « appel
La référence à « La dénégation » est fondamentale puisque c'est à
partir delle que Lacan parle de la «localisation » subjective de la Verwer-
fung. Le fait quelle ait une localisation différente de la Verdrãngung
explique que la Verwerfung puisse provoquer un total renversement de
Torganisation psychique. Ce renvoi au « mythe des origines » de 1a sub-
jectivité devient incontournable dès quon se pose la question du fonc-
tionnement du langage. Lacan montre que dans Die Verneinung, Freud
n'est préoccupé que par ce sujet, abordé dès sa correspondance avec
Fliess et sous-jacent à toute son ceuvre. Les deux topiques n'ont-elles pas
ieur origine dans 1'étude des systèmes de la mémoire ?

La Verwerfung, processus d'excltíSÍon d'un signifiant primordial

On en vient ainsi à considérer la double question de la constitution


de 1a réalité pour 1'homme, de í'entrée de 1'être humain au monde de la
réalité, et des diverses façons dont ces rapports s'organisent dans la
névrose et dans la psychose.

22. ID., ibid., p. 160.


94 Sol Aparicio •

La réalité constitue, pourrait-on dire, le lieu oü se nouent le désir et


le langage qui sont, eux-mêmes, les voies par lesquelles le sujet accède à
cette réalité. Né de la béance ouverte entre le pur besoin et la demande
adressée à 1'Autre — demande inséparable du besoin chez Fhomme, dans
la mesure oü ce besoin doit être verbalement articulé pour pouvoir être
satisfait —, le désir marque d'un sceau tout particulier la réalité humaine
en la distinguant de celle de 1'animal que nulle distance semble séparer
de son Umwelt, la constitution du désir étant contemporaine de 1'accès
de 1'enfant au langage, autrement dit «le moment oü le désir s'humanise
est aussi celui oü 1'enfànt nait au langage23 ». L'examen des relations du
sujet avec la réalité devient de ce fait celui de ses deux versants: le désir
qui se determine et s'organise au sein de cette expérience symbolique
quest le complexe d'GEdipe, et le langage déjà là avant que le sujet n y
advienne et qui, imposant sa structuré et ses lois à tout ce qui concerne le
sujet, tranche la distinction entre les sociétés naturelles et la société
humaine. Versants qui composent également les trois ordres de rapports
que l'homme peut entretenir avec le monde — imaginaire, réel et
symbolique.
L^bservation du phénomène psychotique rend manifeste que si le
psychotique dispose du même langage que tout un chacun, 1'usage quil
en fait n'est point identique. Le langage est, nous le savons, defini par
1'absence de relation biunivoque entre le signifiant et le signifié: toute
signification renvoie toujours à une autre — ce qui donne à la parole sa
valeur évocatrice —, 1'ensemble du réseau langagier recouvrant ainsi
toute 1'étendue de la réalité. Dans la psychose, ce perpétuel glissement
métonymique se trouve stoppé, tout comme le mouvement de substitu-
tion métaphorique, seul à permettre que 1'usage de la langue aboutísse
à des significations (la métaphore « arrachant », comme le dit Lacan, le
signifiant à ses connexions lexical es). Tantôt le sujet psychotique est
soudainement confronté à une signification qui surgit dans le réel, « une
signification énorme [...] quon ne peut relier à rien, puisquelle n'est
jamais entrée dans le système de la symbolisation24», tantôt celui qui
1'écoute semble buter contre des mots dont la signification ne renvoie à
rien qu'à elle-même. (On peut y reconnaítre le fameux « ils traitent les
mots comme des choses » avec lequel Freud décrivait le parler schizo-
phrénique dans lequel le lien des « représentations de mot » avec les
« représentations de chose » est rompu. N'y a-t-il pas un parallèle à établir

_ 23. ID., «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse» (1953), in


Éaits, Seuil, 1966, p. 319.
24. ID., Sétninaire III, p. 99.
La forclusion 95

avec le couple signifiant-signifié dont les moments d'accrochage man-


queraient dans la psychose ?)
Sous-jacente à tous ces développements est Tidée de la « précession »
du signifiant, à savoir l'idée que le signifiant précède toujours le phéno-
mène. Aussi 1'appréhension du concret (de l'expérience) n'est-elle pas
suivie du recours au signifiant qui viendrait nommer la chose; c'est
1'inverse: le signifiant est toujours déjà là et 1'empirique nest appréhendé
qu'après, devenant alors son « corrélatif imaginaire ». Ainsi, par exemple,
«le jour et la nuit sont três tôt codes signifiants25 ». Ce ne sont pas des
phénomènes mais quelque chose qui implique une connotation symbo-
lique (celle de la présence et de Yabsence relevée par Freud dans le jeu
de son petit-fils avec la bobine et qualifico de moment inaugural dans la
relation de 1'enfant au monde du langage). Thèse déjà présente dans le
« Discours de Rome » que cet énoncé résume d'une façon particulière-
ment riche: « Le concept, sauvant la durée de ce qui se passe, engendre
la chose. » La question de 1'accès primordial de 1'homme à la réalité est
ainsi tranchée par la conception de la « néantisation » symbolique mar-
quant d'emblée la réalité. En même temps, du moins à ce stade de la
pensée de Lacan, les signifiants possèdent un caractère, un poids onto-
logiques. Aussi en fait-il des « registres de 1'être », faisant s'équivaloir le
plan du signifiant et de 1'être du sujet26.
Or, si le signifiant est premier, la question ne se trouve que déplacée
d'un cran, puisque par cette sorte de « nécessité de représentation » on
peut encore s'interroger sur 1'origme des premiers signifiants. Un moment
est alors conçu qui correspondraít à 1' « apparition primitive du signi-
fiant », celui précisément que Freud situe avant le refoulement, oü les
premiers « nosuds de signification»sont constitués. Cest à 1'intérieur de ce
« premier choix de signifiants », nous dit Lacan, que Freud suppose la
constitution du monde de la réalité: il faut concevoir la séparation par
lui décrite du bon et du mauvais27 comme le rejet d'un signifiant primor-
dial. La définition un peu sommaire de la Verwerfung en tant que « non-
Bejahung » ou « abolition symbolique » reçoit maintenant une formulacion
plus achevée : elle consiste en un «processus primordial d'exclusion d'un
dedans primitif qui n'est pas le dedans du corps, mais celui d'un premier
corps de signifiant28».
Quelque chose est donc exclu au moment oü a lieu 1'organisation

25. ID., ibid., p. 169.


26. ID., ibid., p. 189 et p. 224.
27. C f . S. FREUD, la Dénégation (1925), le Coq Héroti, N° 52, 1975.
28. J. LACAN, Séminaire III, p. 171.
96 Sol Aparicio •

primordiale (c'est-à-dire logiquement et structuralement première,


fondatrice) de Tordre symbolique. L'hypothèse se trouve ainsi ébauchée
d'un manque rapporté à la Verwerfung au niveau de ce premier noyau de
signifiant. On aboutira ainsi à une formule décrivant la psychose comme
«un trou, un manque au niveau du signifiant89», et conséquemment, àla
nécessité d'examiner quelle est la structure du signifiant comme tel dans
la psychose et de concevoir le déclenchement psychotique comme
quelque chose qui se manifeste un jour dans les relations du sujet au
signifiant comme tel.
Mais, qu'est-ce qu'un « signifiant comme tel» ? Dififrcile à appréhender
au premier abord. Il s'agirait de se représenter le signifiant à l'état pur,
distinct et détaché de toute signification, ne renvoyant à aucun objet,
indice d'une absence, ne signifiant rien: le signifiant, précise Lacan,
marque d'une façon essentielle tout ce qui est de 1'ordre de 1'inconscient.
Ce signifiant ne signifiant rien, polarise les significations: il crée le champ
des significations, dit Lacan, en poursuivant 1'analogie avec la physique.
C'est lui qui « tient debout » l'être humain dans le monde, il constitue
la base sans laquelle « l'ordre des significations humaines ne saurait
s'établir30 ». Nous rapprochons à nouveau par ce biais, la conception laca-
nienne de la réalité en tant qu'elle serait « soutenue, tramée, constituée
par une tresse de signifiants31 ». L'examen des structures dites complexes
de l'alliance découvre en effet 1'existence d'une loi qui, tout comme le
langage, est « impérative en ses formes, mais inconsciente en sa struc-
ture32 »: cette loi ne se fait connaítre que par Tintermédiaire des nominations.
C'est un des points sur lesquels Lacan met 1'accent avec une insistance
toute particulière: le langage a un role de support dans le monde de
1'homme — et ceci jusquau point de pouvoir remarquer que la relation
de 1'homme au signifiant représente les « amarres de son être33 ». Or, le
langage en est aussi la limite, dans la mesure oü rien de ce qui concerne
sa réalisation comme sujet « ne peut échapper à être soumis aux lois de
la parole34». Cela devient sensible si l'on considere la fonetion patemelle

29. ID., ibid., p. 227.


30. ID., ibid., p. 225.
3 1 . ID., ibid., p. 283. Cette image «textile», plusieurs fois reprise dans cc séminaire,
pourrait être à 1'origine de la notion de « chaine» signifiante — 1'entrecroisement de la
trame des signifiés avec Ia chaine des signifiants constituant le tissu de la réalité, la notion
de chaine étant posée ultérieurement comme le sufcstrat topologique nécessaire à Ia struc-
ture même du signifiant ( c f . ID., « L'instance de K lettre dans 1'inconscient ou Ia raison
depuis Freud » ( 1 9 5 7 ) , in Ecrits, p. 4 9 3 sq.)
32. ID., «Fonetion et champ...», in Écrits, p. 276.
33. ID., « L'instance... », in Écrits, p. 527.
34. ID., Séminaire III, p. 96.
La forclusion 97

sur son versant symbolique: mis à part son incarnation dans un person-
nage réel et les relations imaginaires que le sujet peut établir avec lui, elle
se révèle supportée par le nom du père. Le père, souligne Lacan, n'esí pas,
il syappeüe le père. Et tout un ordre est fondé sur 1'existence de ce nom:
il établit l'ordre des générations et instaure la loi, dès lors identifiée à la
personne du père. A Torigine du système symbolique à 1'intérieur duquel
se situe toute vie liumaine le nom est donc « superposé » à chaque sujet
vivant et subsiste hors de lui. Ainsi le nom mani£este-t-il sa totale indé-
pendance par rapport à 1'existence concrète du sujet quand celle-ci arrive
à sa fin (cf. 1'exemple du sépulcre oü le nom, détaché de 1'individu, se
révèle être quelque chose qui se perpétue par rapport à 1'existence
vivante39).
Le nom, existant avant, après, au-delà et en dehors du sujet auquel il
accordera une individualité particulière, voilà une des formes du signi-
fiant, une des façons sous lesquelles il pénètre le signifié et ordonne les
significations. Parmi ces signifiants, celui du Nom-du-Père: formulation
lacanienne condensant Tenseignement de Freud qui découvrit au cceur
de ce quil avait lui-même désigné comme 1'inconscient, une structure,
celle du complexe d'CEdipe, dont dépendent les lois organisant le réseau
de relations qui constituem les sociétés humaines.

Le forclusif dans la grammaire française

Avant de voir comment la « forclusion » sera déduite par Lacan de la


théorie de 1'CEdipe, arrêtons-nous sur 1'élément sans aucun doute déter-
minant pour ce qui concerne le choix de ce terme qui représente nous
1'avons dit — plus qu'unesimple traduction dumot allemand Verwerfung36.
Cette définition de Lacan: « La psychose consiste en un manque au
níveau du signifiant comme tel » est tout entière commandée par le fait
d'avoir introduit dans le champ analytique la notion de signifiant. Toute
Fanalyse lacanienne du phénomène psychotique gravite autour de la
conception de la réalité comme fait de langage, essentiellement soumise
par conséquent à la disjonction entre signifiant et signifié. Littéralement
tissêe de langage, la réalité humaine a pour substrat fondamental le signi-
fiant. Le sujet ne se constitue que dans son rapport au signifiant, et seul le

35. ID., ibid., p. n i .


36. Cela peut être vérifié en cônsul tant simplement le dictionnaire. Le Langenscheídt,
par exemple, traduit Verwerfeti par: rejeter, repousser, désavouer..., tandis qu'3 propose
ausschliessen pour «forclore ».
98 Sol Aparicio •
signifiant fait tenir l'organisation psychique, ce que Lacan illustre avec
Tanalogie du tabouret: tous les tabourets n'ont pas quatre pieds, il y en
a qui se tiennent debout avec trois, mais dès lors, il n'est pas question
qu'il en manque un seul37.
L'opposition signifiant/signifié va de pair avec la distinction des
registres réel, symbolique et imaginaire. La différenciation du « réel >
comme tel est la conséquence de la défmition de la réalité comme
domaine imaginaire traversé par le langage. De même, seul le fait d'isoler
la fonction du signifiant permet d'en distinguer la dimension purement
symbolique. De là découle un renouvcllement de la notion d'inconscient,
ainsi formulé: «L'inconscient est structuré comme un langage. » Il nest
pas étonnant que ce soit dans une Grammaire de la langue française que
Lacan soit allé chercher le nom — de ce concept nouveau —forclusion,
d'autant que les auteurs de cette Grammaire — dont l'un était psychana-
lyste, membre fondateur de la Société psychanalytique de Paris — pen-
saient que le langage « est pour celui qui sait en déchiffrer les images un
merveilleux miroir des profondeurs de 1'inconscient38 ».
Cest dans le chapitre consacré à « la négation » que Damourette et
Pichon introduisent la notion de « forclusif», quils opposent au « discor-
dantiel » dans leur analyse de la fonction de la négation en firançais.
Le lecteur non averti sera étonné de trouver dans ces pages une défi-
nition de ce mode de la négation française qui semble directement tirée
d'une page de Lacan: ce mode de négation « s'applique aux faits que le
locuteur nenvisage pas comme faisant partie de la réalité. Ces faits sont
en quelque sorte forclos, aussi donnons-nous à ce second morceau de la
négation le nom de forclusif». Plusieurs exemples de phrases sont donnés
dans lesquelles « le fait subordonné dépend d'un fait phrastique central
pleinement me39». La phrase principale étant aífectée du ne discordantiel,
la subordonnée contient 1'élément forclusif jamais, rien, jamais plus
« On s'aperçoit aisément que les idées touchées par jamais, rien sont comme
expulsées du champ de possibilités apcrçues par le locuteur. » lei l'on
pense inévitablement à YAustossung dont Freud parlait dans Die Vernei-
nung. Et, lorsque les auteurs affirmem que la « notion même de négation
qui semble être à la base de toutes les logiques [...] n est pourtant pas, au
moins sous la forme simpliste oü on le conçoit consciemment d'ordinaire,
un facteur réel de la pensée40», comment ne pas songer à la formulation

37. C f . J. LACAN, Séminaire III, p. 228-229.


38. J. DAMOURETTE 8C E. PICHON, Des mots ,) la pensée, 1.1, p. 116.
39. C'esí nous qui soulignons.
40. ID., ibid., p. H4-
La forclusion 99

freudienne: « on ne trouve aucun non venu de Finconscient» ? Mais là oü


le forclusif de Damourette et Pichon est le plus proche de la Verwerjung
freudienne telle que Lacan 1'interprète, c'est avec 1'exemple du verbe se
repentir: « " L'aíFaire Dreyfus, dit—il, c'est pour moi un livre qui est désor-
mais cios. " Il dut se repentir jusqu a sa dernière heure de Favoir jamais
ouvert. »
Alors que les autres exemples cités montrent que le fait nié se trouve
forclos du « monde probable », des « possibilités futures » ou de la « réalité »
aperçue par celui qui parle, dans le cas du verbe se repentir le forclusif
exprime « le désir quune chose passée, donc irréparable, nait jamais
existé ». Si d'autres exemples montrent comment le forclusif « exclut
le fait subordonné des possibilités futures », ici, « la langue connaít un
tour plus hardi encore »: « Cest du passé quunjait qui a réellement existé
est ajjectivement exclu41. »
« Forclusion » et« forclore », nous le voyons, sont utilisés par Damou-
rette et Pichon comme synonymes d'exclure, dans un sens un peu
archaiique. D'autre part, il est évident quils désignent ce que Freud
cherche a cerner avec Ia Verwerjung et la Verleugnung: 1'expulsion ou
exclusion d'un fait réel. Les auteurs connaissaient-ils Farticle de Freud sur
la dénégation à Fheure oü Íls rédigeaient leur chapitre sur la négation ?
Cela paraít improbable étant donné que Des mots à la pensée fut rédigé
entre 1 9 1 1 et 1927, et que le texte freudien date de 1925. Nous connais-
sons en tout cas leur intérêt pour la psychanalyse, dont ils défendaient
le « droit de cité en psychiatrie42», et leur conviction selon laquelle 1'étude
de la langue represente une méthode privilégiée pour la connaissance de
Finconscient.
Pichon était co-auteur avec Laforgue d'un texte sur « La névrose et
le rêve: la notion de schizonoia » (1926), oü avait été introduite la notion
de « scotomisation » (d'une façon, il faut bien dire, assez confuse : on ne
saisít pas ce qui la distingue du refoulement, ce concept lui-même parais-
sant ici bien imprécis). En 1927, Laforgue avait proposé dans l'Interna-
tional Journal 1'Íntroduction de ce terme dans le vocabulaire analytique.
Damourette et Pichon 1'utílisent dans Fun de leurs exemples: le sujet
refuse d'envisager le fait forclos comme possible « parce quil lui déplaIt»,
il « en scotomise la possibilité ».
Il est à noter que la scotomisation apparalt inridemment sous la plume

41. ID., ibid., p. 116; c'est nous qui soulignons.


4 2 . C f . E . PICHON, « De 1'extension legitime du domaine de la psychanalyse», in l'Évo~
lution psychiatrique, 2 - 1 9 2 7 ; — J . DAMOURETTE & E . PICHON, « La Grammaire en tant que
mode d exploration de 1'inconscient», in ibid., Z - 1 9 2 S .
100 Sol Aparicio •

de Freud, dans « Le fétíchisme », texte clé pour ce qui concerne la Verleug-


nung. Bien que Freud ne 1'évoque que pour 1'écarter, cette référence
démontre 1'appartenance des ces deux notions à un contexte voisin, la
scotomisation se trouvant ainsi liée à ce quon pourrait appeler la pré-
histoire du concept de forclusion, dont nous préciserons maintenant le
contexte proprement psychanalytique.

Le complexe d'(JBdipe, structuré signijiante essentielle

Cest un des mérites les plus manifestes de 1'enseignement de Lacan que


d'avoir mis en évidence l'importance, la complexité et 1'immense portée
de TOEdipe freudien, en indroduisant nettemment la distinction, préa-
lable à toute avancée psychanalytique, des trois registres symbolique, réel
et imaginaire, ainsi que 1'oppositíon signifiant/signifié sans laquelle
1'CEdipe et la castration se trouvent réduits à une pure anecdote. La
référence à la « signification » du phallus en est un exemple. Ainsi ces
nouvelles notions sont-elles devenues les repères d'une lecture nouvelle
de Freud.
Le complexe d'CEdipe représente le prix payé par l'homme à Tordre
symbolique pour son entrée au royaume de la civilisation. Condition de
possibilité de tout sujet parlant, il en constitue en même temps les limites.
Il nous suffit de tourner les yeux vers les chefs-d'ceuvre de la littérature
pour rencontrer au cceur de toute histoire la structuré essentielle du drame
cedipien. (Cest sans doute ce qui fait que la psychanalyse ne puisse se
passer de références littéraires.) Lacan ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que
« les créations poétiques engendrent, plus qu'elles ne reflètent, les créa-
tions psychologiques43 »?
C'est effectivement au sein du réseau inter- et intrasubjectif de 1'CEdipe
que se fait le premier choix d'objet, objet du premier, du plus grand
amour, celui qui aura les conséquences les plus lourdes dans la vie du
sujet. Cest là aussi qu'a lieu te premier et le plus difficile des renoncements
par la mise en opposition du narcissisme et du désir sous la pression de la
menace de castration; de ce processus s'insritue le surmoi auquel sont
attribuables les plus hauts progrès de la civilisation. Ce moment histo-
rique — repérable dans 1'enfance de chaque individu — représente essen-
tiellement le grand mythe qui soutient 1'ensemble de la théorie psychana-

4 3 - Qf. J. LACAN, íe Séminaire, livre VI, le Désir et son interprétation (1958-1959), in


Ornicar? n° 24, p. 17.
La forclusion IOI

lytique, le mythe étant le révélateur d'une vérité qui ne saorait comme


telle se dire44. Tout ce que la dimension de l'imaginaire rassemble (la
constitution du moi dans une relation foncièrement narcissique avec
l'autre, le caractère narcissique spéculaire de toute relation érotique ou de
rivalité), tout ce qui a trait à 1'insertion du sujet dans le symbolique
(Taccès au langage et à sa loi, Tassomption des idéaux et des fonctions
corrélatives au sexe propre), comme ce qui touche au réel (dont se situe
l'objet cause du désir), a TCEdipe pour point de départ.
De cette expérience incontournable que tout enfant est conâamé à
vivre, selon le dire de Freud, deux points étroitement liés sont à souligner:
le complexe de castration, qui en constitue le corrélat, et la dissymétrie de
1'CEdipe selon les sexes, autrement dit la prévalence du symbole phallique.
Ce que Freud a découvert dans la vie sexuelle infantile comme étant
le « trauma le plus sévère » et qu'Íl a appelé le complexe de castration ne
correspond pas, bien entendu, à un épisode biographique oü le sujet
aurait été menacé de la perte réelle du pénis. Freud le dit clairement, les
menaces énoncées par les personnes de son entourage, destinées à lui
interdire Tonanisme, n'ont, en général, aucun effet sur 1'enfant avant
qu*elles ne soient rapportées à ce que la vision de la zone génitale fémi-
nine révèle: la possibilité d'absence du pénis. C'est alors seulement que
1'enfant prend la menace au sérieux. Avec la vue de 1'organe génital
féminin, 1'enfant est confronté au problème de sa propre castration, en
d'áutres termes — selon la «traduction » éclairante de Lacan—au manquei&
et, par conséquent, à la tâche de devoir. appréhender ce que, sous sa forme
imaginaire, la réalité lui présente.
Par la même occasion, on voit que ia question du manque se pose,
tout d'abord, comme manque dans 1'Autre. Nous savons quune bonne
partie de la vie infantile est dominée par la croyance que la mère est por-
teuse d'un phallus, et que cette croyance est difiicilement abandonnée
icf le cas rapporté par Freud oü la petite filie imagine que le pénis n'est
absent que chez des femmes «inférieures »46). Aussi est-ce par rapport à cet

44. Cf ID., le Mythe inâividuel du névrosè (1953), ia Omicar? n° 17/18, p. 291-307.


4S- La notion ae manque vient, d'une certaine façon, rcmplaccr celle de castration,
devenue un peu floue. Rappelons ici que sous le « manque d'objet» Lacan regroupe — et,
par là, distingue — castration, frustration et privation. La castration porte sur le phallus
en tant qu'objet imaginaire et doit être conçue au niveau de 1'interdit de 1'in.ceste. La
privation concerne le manque réel de pénis (chez les femmes), mais puisque «le réel est
toujours plein », l'objet manquant est symbolique. « La castration peut prendre appuí sur
la privation, à savoir l'appréhension dans le réel [...] de 1'absence dc pénis chez la femme;
mais elle n'y est en aucun cas réductible.» (ID., le Séminaire, livre IV, la Relation d'objet
(1956-1957), in Bulletin de psychologie, vol. X , p. 852.)
46. S. FREUD, « L'organisation génitale infantile» (1923), in la Vie sexuelle, p. 1 1 3 - 1 1 6 ;
— le Moi et le Ça (1923), in Essais de psychanalyse, Payot, chap. ra.
102 Sol Aparicio •

Autre primordial, la Mère, que le problème du manque est en premier


posé. La relation mère/enfant peut masquer ce manque dans une « com-
mune illusion de phallisation reciproque », comme le dit Lacan à la fin
du séminaire sur les Psychoses. Identifié au phallus manquant et désiré,
1'enfãnt comblera la mère: en ètant le phallus, il échappera au danger de
perdre ce quil a47.
Rompre cette dialectique imaginaire mortifère n'est possible que par
Tintervention du Père en tant que porteur du phallus; que ce soit le père
qui ait le phallus constitue l'obstacle grâce auquel le sujet se voit en
quelque sorte contraint d'accepter un ordre et une loi qui le dépassent,
qui le précèdent et auxquels il a à se soumettre.
Cela ne s'éclaire que de 1'examen de ce que le phallus représente dans
le complexe cedipien. La question a été soulevée par Freud quand il s'est
rendu compte que, contrairement à ce quil avait cru auparavant, l*évo-
lution sexuelle de la petite filie est loin d'être parallèle à celle du garçon.
Dans « L'organisation génitale infantile », il met en évidence 1'existence
d'une phase phallique, c'est-à-dire d'une primauté du phallus dans la
sexualité infantile des deux sexes, montrant par ailleurs que la découverte
du vagin comme organe sexuel ne se fait que tardivement.
Comment entendre cette primauté du phallus? Est ici essentielle la
distinction des registres imaginaire et symbolique. Si le symbolique est
bien 1'armature du monde, 1'imaginaire n'en est pas moins aussi impor-
tant, voire déterminant, dans la constitution du sujet. Lacan met déjà
ce fait en relief avec le stade du miroir oit cette prise de 1'être humain
dans Timaginaire, cette capture dans 1'image de 1'autre constituent une
ahénation, une béance, qui lui est consubstantielle. Comment alors
s'étonner de la valeur de pivot, acquise dans l'imaginaire par ce «symbole
três prévalent» alors que, chez les femmes, on ne trouve qu'une absence ?
Cette absence qui n'en est une que par rapport à la Gestalt phallique rend
précisément possible la prévalence de celle-ci. L'opposition inhérente
au symbolique ainsi établie, une dissymétrie de 1'CEdipe est introduite
au niveau des signifiants des deux sexes — pour Phomme, 1'identification
au parent du même sexe est ce qui constitue l'issue à 1'impasse cedipienne,

47. II ne faut pas oublier néanmoins qu'il s'agit déjà d'une structure triangulaire, Ia
relation « à deux», mère/enfant, étant en. quelque sorte « ouverte » par la fonction phal-
lique qui signifié 1'objet du désir, mais aussi ce qui manque à la mère.
La fonction symbolique du père, dit Lacan, introduit un écart entre ces trois termes
— mère, enfant, phallus — et insère le manque d'objet dans une nouvelle dialectique, au
plan symbolique, celui de Ia castration au sens propre. (Cf. J. LACAN, Séminaire IV, in
op. citvol. X , p. 429.) On remarquera ici 1'ébauche de ce que Lacan développera en 1964:
Ia métaphore du père est au príncipe de la séparation, opération oü s'achève la constitution
du sujet.
La forclusion 103

tandis que pour la femme, le détour nécessaire passe par 1'identification


au parent du sexe opposé.
II y a là, nous le voyons, un passage, nous pourrions presque dire une
voie d'accès, de rimaginaire au symbolique. C'est sur le plan imaginaire
que le phallus d'abord devient prévalent: c'est Timportance de sa fone-
tion imaginaire qui introduit 1'enfant au complexe de castration. Freud
avait insisté sur ce point en soulignant que le complexe de castration n'a
de signification que de trouver son origine dans la phase phallique.
D'autre part, la dimension symbolique est impliquée d'emblée: c'est
sur ce plan-là que 1'enfant doit « résoudre » la question en assumant «..le
phallus en tant que signifiant, ce qui suppose une confrontation à la
fonetion du père48». Autrement dit, le complexe d'CEdipe, c'est 1' «intro-
duetion du signifiant?9».
Or, la castration ne saurait être « vécue » sans 1'intervention de l'ins-
tance paternelle comme coupure de la relation phallicisée mère/enfant.
En d'autres termes, le phallus ne pourra être évoqué que lorsque le signi-
fiant du Nom-du-Père vient occuper la place ou se tenait le désir de la
mère (désir désiré par 1'enfànt et identifié à son objet imaginaire, le
phallus). C'est cette opération de substitution signifiante découverte par
Freud dans la relation cedipierme inconsciente, que Lacan appelle la méta-
phorepaternelle: substitution du Nom-du-Père à la place déjà symbolisée
par 1'absence de la mère50.
Le phallus est défmi ici comme la signification introduite par la méta-
phore paternelle, selon la formule générale du sens: « Il n'y a de sens
sinon métaphorique, tout sens ne surgissant que de la substitution d'un
signifiant à un signifiant dans la chaine symbolique51. » Mais, en même
temps, ü signifie 1'objet du désir de 1'Autre. Aussi est-ce en tant que signi-
fiant que Lacan en fait ensuite la théorie, signifiant « privilégié » de la
marque oü, chez le sujet, « la part du logos se conjoint à 1'avènement
du désir52 ».
Ce détour par le complexe d'(Edipe nous permet de saisir sa fonetion
de strueture signifiante essentielle, isolée par Lacan, De là, ce qui distingue
la psychose de la névrose, au plan structural, peut être énoncé de Ia
manière suivante: la névrose met en jeu « la relation du sujet à un lien
signifié à l'intérieur des struetures signifiantes existantes », tandis que la

48. ID., ibid.


49. ID., Séminaire III, p. 214.
50. Cf. ID., «D'une question préliminaire à tout traiternent possible de Ia psychose»
(1958), in Écrits, p. 557.
51. ID., le Séminaire, livre V, les Formations de 1'inconscient (1957-1958), inédit.
$2. ID., «La signification du phallus» (1958), in Écrits, p. 692.
107
Sol Aparicio •

psychose met en jeu « sa rencontre, dans des conditions électives, avec le


signifiant comme tel53 ».

La Jorclusion

Le déclenchement du délire psychotique chez le Président Schreber


survient justement au moment oü, par « un appel exprès des ministres »
— fait souligné par Lacan34 —, il est nommé président de chambre à la
cour d'appel: il est appelé à exercer une fonction non plus législative
mais lêgislatrice, aux côtés d'hommes de vingt ans ses aínés.
Vimpossibilité de « 1'abord par le sujet d'un signifiant comme tel »
constitué, comme le montre Lacan, l'appel d'un nouveau signifiant qui
impose au sujet une exigence à laquelle il ne peut pas répondre, ce qui
déclenche le processus psychotique. Cest autour de cette «impossibilité »
qu'il faut situer la Verwerjung, que Lacan traduit maintenant parJorclusion.
Que le signifiant forclos soit primordial — comme chacun des trois
pieds du tabouret — conduit le sujet à un remaniement de la fonction du
signifiant dans son ensemble: d'oü Yenvahissement, Yintrusion psycholo-
gique du signifiant comme tel en quoi consiste une psychose.
Le processus de la forclusion nous porte au coeur de 1'épineuse question
de la création du symbole, de Taccession du sujet au symbole dans son
role signifiant. Reprenant les vers du Faust cités par Freud — « C e que
tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder. » —, Lacan affirme
que pour ce qui concerne 1'ordre du signifiant, « il faut que le sujet le
conquiert, 1'acquiert, soit mis à 1'endroit du signifiant dans un rapport
d'implication qui touche à son être55 ». La psychanalyse pose ce « rapport
d'implication » qui touche à 1'être en ces termes: il s'agit de « la façon
dont la vérité entre dans la vie de 1'homme ».

53. ID., Séminaire III, p. 360.


54. ID., ibid., p. 360. — A propos de 1 'appel, Lacan fait une comparaison entre le délire
schrébérien et l'expérience mystique de saint Jean de la Croix. Bien que concernes par le
même objet, Dieu, les deux discours s'avèrent tout à fait difíerents, le délire étant un «témoi-
gnage objectivé » dans lequel le sujet n'apparait jamais comme étant lui-même « pris et
inclus». (J. LACAN, Séminaire III, p. 90.) La comparaison est reprise dans les Écrits avec une
allusion à la diiférence fondée sur la totale absence du tu (qui est aussi, en anglais, le Thou
par lequel on appelle Dieu) dans le discours schrébérien (ID., «D'une question...», in
Écrits, p. 576.) Le délire se présente comme une relation close, un univers constitué par une
relation duelie; le discours mystique, -par contre, est un lien ouvert, constitué par un « che-
minement vers». Dans la forme d'adresse que prend son discours, il apparait que le sujet
du mysticisme est appelé... par un signifiant qui ordonne son discours, qui lui donne son
sens et sa consisrance. A u sujet psychotique, il manque ce avec quoi et à partir de quoi le
mystique répond: la notion de forclusion du signifiant s'avère ici logiquement indispcn-
sable (thème développé par J . - A . Miller dans son cours du 3 juin 1981.)
55- J. LACAN, Séminaire III, p. 214.
La forclusion IOS

Pour quelle y entre «d'une façon vivante », Freud situait le père


comme « vérité spirituelle » en posant le mythe du meurtre du père à
1'origine de 1'liumanité (nous retrouvons ici 1'intime connexion entre
mythe et vérité). Lacan montre que dans la pensée freudienne, la mort du
père représente « la dramatisation essentielle par laquelle entre dans la
vie un dépassement intérieur de 1'être humain — le symbole du père56».
Nous trouvons là les deux aspects constitutifs de la relation du sujet au
signifiant: d'un côté, le nécessaire rapport d'implication et, de 1'autre,
ce dépassement de l'être qui seul, rend possible le symbole, voire la
métaphore créatrice des significations qui donnent vie à la langue.
La phénoménologie de la psychose nous révèle, comme Freud récri-
vait à Fliess, que les psychotiques « aiment leurs délires comme ils s'aiment
eux-mêmes ». Quelle relation peut-il y avoir entre cet intense attachement
narcissique du sujet à son délire et le rapport d'implicatÍon/dépassement
que nous venons de souligner? Si 1'accès de 1'être humain au symbole
nécessite le « meurtre » du père, on pourrait s'aventurer à dire que dans la
psychose, il n'y a pas de père mort, ni, par conséquent, de signifiant du
père. A cette carence symbolique qui marque 1'absence de rapport entre
1'ordre de la loi représenté par le Nom-du-Père, il est suppléé sur le plan
imaginaire. Faute d'être avec le signifiant dans un rapport d'implication
qui touche à son être, le psychotique tient ferme à ce jeu de signifiants vidés
de signifié que constitue son délire,
Le moment oü une psychose se déclenche peut être formulé comme
le résultat de la forclusion â\m signifiant primordial quand le sujet est
confronté à une skuation qui exige plus que les « béquilles imaginaires »
qui lui permettaient jusqu'alors de compenser cette absence. La forclusion
dont il s'agit dans la psychose, telle que Lacan 1'élabore, est celle de ce
signifiant majeur, le Nom-du-Père, qui n'est jamais venu à la place de
l Autre.

56. ID., ibiâ., p. 244.

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