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comprendre

la psychanalyse
© Pascale Marson, 2003.
isbn : 2-84 784-057-5.
Pascale Marson

comprendre
la psychanalyse
– 25 livres clés –

Le Publieur
sommaire

introduction 9

Freud, le grand ancêtre

Études sur l’hystérie, J. Breuer et S. Freud. 13


L’Interprétation des rêves, S. Freud. 31
Psychopathologie de la vie quotidienne, S. Freud. 51
Trois essais sur la théorie sexuelle, S. Freud. 67
Totem et tabou, S. Freud. 85
Introduction à la psychanalyse, S. Freud. 103
Inhibition, symptôme, angoisse, S. Freud. 119
Cinq psychanalyses, S. Freud. 133

Disciples et dissidents du freudisme

Thalassa, S. Ferenczi 165


Le traumatisme de la naissance, O. Rank 177
Connaissance de l’homme, A. Adler 191
Dialectique du Moi et de l’Inconscient, C.G. Jung 207

7
Courant anglais

Le Traitement psychanalytique des enfants, A. Freud. 227


Envie et gratitude, M. Klein. 241
De la pédiatrie à la psychanalyse, D.W. Winnicott. 257
Les Voies de la régression, M. Balint. 271

Courant Américain

Psychanalyse des contes de fées, B. Bettelheim. 287


L’Auto-analyse, K. Homey. 299

Divers

Le Livre du Ça, G. Groddeck. 317


La Révolution sexuelle, W. Reich. 333

Courant Français

Fantasme originaire, fantasme des origines,


origine des fantasmes, J. Laplanche et J.-B. Pontalis. 353
La Folie privée, A. Green. 361
Les Écrits, J. Lacan. 375
Psychanalyse et pédiatrie, F. Dolto. 397
On tue un enfant, S. Leclaire. 411

index des matières 421


introduction

Cet ouvrage regroupe les résumés de 25 livres de psycha-


nalyse qui comptent parmi les œuvres fondamentales de
cette discipline.
L’objectif de ce panorama consiste à rendre accessibles
au plus grand nombre des livres clés de la psychanalyse
qui peuvent rebuter le non-spécialiste. Non seulement la
terminologie, mais encore un certain nombre de concepts
majeurs ont été clarifiés et explicités afin de faciliter la lec-
ture de chacune des œuvres sélectionnées.
Le choix des titres peut paraître subjectif, et il l’est par-
tiellement. Toutefois, il répond à une certaine logique.
En effet, Freud, le père incontesté de la psychanalyse, se
devait d’avoir ici un éventail représentatif de l’ensemble
de sa démarche et des multiples concepts qu’il a su abor-
der et qui allaient ouvrir un certain nombre de voies.
Pour cette raison, huit de ses œuvres ont été passées en
revue. Elles constituent l’un des socles possibles, à partir
duquel des livres clés d’autres psychanalystes ont été rete-
nus puis traités.

9
introduction

On trouvera donc rassemblés ici des résumés d’ouvrages


fondamentaux écrits aussi bien par des élèves, par des sui-
veurs que par des dissidents de la pensée freudienne.
Dans ces 25 livres clés de la psychanalyse sont représentés
différents courants qui vont des précurseurs aux contem-
porains. Il s’agit, avant tout, d’une invitation à la lecture
avec des éclairages qui permettent, à celui qui souhaite en
connaître plus sur les grands fondements et l’évolution de
la pensée psychanalytique, d’entrer de plain-pied dans
l’un des secteurs les plus importants de la pensée et de la
culture contemporaine.

Vocabulaire
La lecture préalable de notre ouvrage précédent, 25 Mots
clés de la psychologie et de la psychanalyse (Marabout) facilite-
rait évidemment l’accès à cette découverte de la psychana-
lyse au travers des grands textes. Cependant, elle n’est pas
indispensable. Nous avons, en effet, pris soin d’expliquer
les mots pouvant poser question au fur et à mesure de leur
apparition dans l’exposé. Par ailleurs, le recours à l’index des
matières, en fin d’ouvrage, pourra permettre d’obtenir
rapidement des informations complémentaires sur telle
ou telle notion.

Code pour les références


Dans l’entrée de chaque article, nous indiquons la date
de l’édition originale. L’éditeur choisi est celui où, aujourd’hui,
le livre est le plus facilement accessible en langue fran-
çaise. Quand le cas se présentait, nous avons systémati-
quement renvoyé à la collection de poche concernée.
freud, le grand ancêtre

1 – Études sur l’hystérie, J. Breuer et S. Freud.


2 – L’Interprétation des rêves, S. Freud.
3 – Psychopathologie de la vie quotidienne, S. Freud.
4 – Trois essais sur la théorie sexuelle, S. Freud.
5 – Totem et tabou, S. Freud.
6 – Introduction à la psychanalyse, S. Freud.
7 – Inhibition, symptôme, angoisse, S. Freud.
8 – Cinq psychanalyses, S. Freud.
Sigmund Freud et Joseph Breuer,
études sur l ’ hystérie.
Puf, 1956.

Avec les Études sur l’hystérie, Breuer et Freud guident


le lecteur, d’une façon théorique puis pratique, à l’aide
d’observations et de leur expérience clinique, dans les
méandres de l’hystérie traumatique.
Généralement due à un choc psychologique, la plupart
du temps d’ordre sexuel, l’hystérie se manifeste par la
conversion d’un conflit psychique en symptômes corpo-
rels. Dire ses souffrances, c’est un peu les guérir.
Le traitement par l’hypnose, puis par confidences favo-
risées par la suggestion du thérapeute, permet de remonter
aux souvenirs et de se décharger, c’est-à-dire de se libérer de
l’affect pathogène, entraînant un ou plusieurs symptômes.
Avec les Études sur l’hystérie, on voit poindre les prémices
des grandes découvertes de la psychanalyse et se forger la
méthode thérapeutique de Freud.

13
s. freud et j. breuer

autour des études sur l’hystérie

La première édition des Études sur l’hystérie parut à


Vienne en 1895, sous le titre Studien über Hystérie, après
les « communications préliminaires » faites en 1893. La
seconde édition allemande vit le jour en 1908. C’est cet
ensemble qui fut traduit en français par Anne Berman
(Presses Universitaires de France, 1956).
Freud rencontra Breuer (1842-1925) en 1880 et l’amitié
entre les deux médecins se développa rapidement. En
1885, Freud, alors nommé privatdozent (chargé de cours
auprès des universités et des grandes écoles), entreprit un
voyage d’études à Paris dans le service du docteur Charcot
(1825-1893), à la Salpêtrière. C’est là qu’il découvrit la
technique de l’hypnose (sommeil provoqué par sugges-
tion) et celle de la suggestion appliquée sur les cas d’hysté-
rie. Puis il alla consolider son savoir, en 1889, à Nancy,
dans le service de Bernheim (1840-1919) qui fut l’un des
premiers à abandonner l’hypnose pour la suggestion à
l’état de veille. Il nomma cette technique «psychothérapie ».
Riche de cette nouvelle moisson de connaissances qui
allaient porter leurs fruits dans sa pratique et dans les
Études sur l’hystérie, Freud rentra à Vienne où il devint le
collaborateur de Breuer. Son enthousiasme pour les orien-
tations adoptées par l’école française n’eut que peu d’écho
auprès des médecins allemands.

14
études sur l ’ hystérie

l’essentiel des études sur l’hystérie

Les Études sur l’hystérie ont été écrites par Joseph Breuer,
médecin et psychologue autrichien (1842-1925), en collabo-
ration avec Freud. Cet ouvrage comprend quatre chapitres,
dont trois réservés à la théorie (Ch. i écrit en commun par
Freud et Breuer ; iii écrit par Breuer et iv rédigé par Freud)
et un à la pratique (Ch. ii), portant sur des cas désormais
célèbres : celui d’Anna O., traitée par Breuer, et ceux de
Emmy V.N. et Luci ; Katharina et Elisabeth V.R., analysées
par Freud. Le texte s’articule autour de deux grands axes : les
considérations sur l’hystérie et le traitement de cette maladie.

Considérations sur l’hystérie

En général, on appelle “hystérie” une névrose, maladie du


psychisme, qui se caractérise par une traduction en symp-
tômes corporels, soit paroxystiques (crise de nerfs, crise
convulsive), soit fixes (paralysie, contractures, trouble de la
sensibilité ou encore des fonctions sensorielles), et cela en
l’absence de lésion du système nerveux.
Dans les Études sur l’hystérie, les auteurs évoquent en
particulier l’hystérie traumatique, qui survient à la suite
d’un choc, d’une émotion très vive, ayant eu lieu dans
l’enfance la plupart du temps. Parfois, également, l’hystérie
provient de plusieurs traumatismes partiels, plusieurs
motifs groupés. Ceux-ci ne deviennent nuisibles, propres à
susciter la maladie, qu’en s’additionnant, par accumulation.

15
s. freud et j. breuer

Le traumatisme psychique, selon les auteurs, n’agit pas à la


manière d’un détonateur de la maladie, mais plutôt comme
un « corps étranger » qui, longtemps « après son irruption,
continue à jouer un rôle actif ».

L’hystérie et son mécanisme


L’hystérie appartient donc à l’éventail des névroses (mala-
dies du psychisme, moins graves que les psychoses). Elle se
caractérise par une prédisposition très particulière à
exprimer, par des manifestations corporelles souvent specta-
culaires, des conflits psychiques, affectifs, en général incons-
cients. C’est pourquoi l’on a beaucoup parlé, à propos de
l’hystérie, de maladie des représentations, concernant ce que
le malade se représente en esprit, ses actes de pensée.
Mais Breuer précise dans le chapitre iii. que tous les
phénomènes hystériques ne sont pas « idéogènes » (c’est-à-
dire déterminés par des représentations). Il émet donc une
réserve par rapport à ce que certains médecins, notam-
ment Möbius (1853-1907), affirment. Pour Breuer : « Une
partie seulement des manifestations est idéogène. »
Afin d’étayer sa thèse, il prend l’exemple des douleurs
hystériques. Certes, elles sont bien le fruit d’hallucina-
tions mais pour que le malade les ressente avec une grande
acuité comme c’est le cas dans l’hystérie, cela nécessite
également une capacité toute particulière de la sensibilité
nerveuse à réagir à une atteinte organique minime, sans
commune mesure avec le tableau clinique présenté.
Avec sa théorie de l’affect, c’est-à-dire de la résonance
psychologique produite par un choc émotionnel, Breuer
montre encore un autre mécanisme de l’hystérie : certains

16
études sur l ’ hystérie

phénomènes, certains événements de la vie provoquent


chez le malade une réaction « inadéquate », irrationnelle et
parfois sans aucun lien logique avec ce qui la suscite.
« C’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique. »
Cette phrase célèbre introduit le point essentiel autour
duquel se forge la maladie : la conversion. Mais quels phé-
nomènes sont à l’origine de la transposition des problèmes
psychiques en manifestations corporelles ? Une personne
non malade peut, contrairement à l’hystérique, évoquer
une douleur sans la ressentir dans son propre corps :
« L’excitation de l’appareil des représentations ne se trans-
met pas à l’appareil percepteur et aucune hallucination ne
se produit. »
Pourquoi ? Parce que certaines résistances séparent le
monde psychique du système nerveux, à la manière d’iso-
lants placés dans les installations électriques. Mais, chez
l’hystérique, certaines résistances sont anormalement fai-
bles ; elles cèdent à l’excitation émotionnelle et « une mani-
festation anormale de l’émoi se produit ». Cela correspond à
une réaction anormale des affects (ou état affectif), apparte-
nant en propre à l’hystérie, à condition qu’elle se produise
« spontanément », sans raison objective bien enracinée dans
le réel. Ces réactions morbides, maladives « ravivent l’affect
originel », réactivent l’état affectif à l’origine de la maladie.
Lorsque, dans l’esprit, une représentation liée à l’affect ori-
ginel surgit, celui-ci se ravive d’autant plus facilement qu’il
n’a pas été abréagi (c’est-à-dire quand il ne s’est pas
déchargé ou libéré). Dans la vie courante, on sait très bien
que « l’affect de colère » se rallume facilement au souvenir de
l’offense lorsque celle-ci n’a pas été vengée. Ainsi Freud pré-

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s. freud et j. breuer

cise-t-il : « Quand l’affect a pu se décharger par un réflexe


non point normal mais « anormal », c’est ce dernier que
déclenchera aussi le souvenir, l’excitation de la représenta-
tion affective se convertit en un phénomène somatique. »
D’où la dénomination hystérie de conversion. Lorsqu’une
émotion originelle a été accompagnée d’une vive douleur,
celle-ci se reproduit, sous forme d’hallucination, à chaque
émotion nouvelle. Pour faire comprendre ce phénomène,
Breuer prend un exemple simple. Si une femme subit une
violente émotion alors qu’elle souffre d’une rage de dents,
elle éprouvera une douleur névralgique à chaque renou-
vellement de cette émotion.
Parmi les conflits psychiques pouvant entraîner l’hysté-
rie, ceux d’ordre sexuel se situent au premier plan et « assez
souvent même, la première apparition de sensations et de
pensées d’ordre sexuel suffit déjà à créer un état d’agita-
tion dû à quelque conflit avec la notion fortement enraci-
née de pureté morale. »
Et Breuer n’hésite pas à accuser les « secrets d’alcôve ».
En effet, les idées ayant trait à la sexualité peuvent paraître
intolérables. Refoulées, expulsées de la conscience, elles
n’en restent pas moins dans l’esprit sous forme de repré-
sentations qui deviennent la cause des symptômes de la
maladie. On parle alors d’hystérie de défense. Les besoins
sexuels ont rendu les hystériques malades en grande partie
parce qu’ils les ont combattus. Mais, à côté de l’hystérie
sexuelle, il « existe une hystérie de frayeur, une hystérie
véritablement traumatique ».
Freud et Breuer précisent : « Nous qualifions de trauma-
tismes psychiques les incidents qui ont déclenché l’affect ori-

18
études sur l ’ hystérie

ginel et dont la charge en excitation s’est ensuite convertie en


phénomènes somatiques.»
Ainsi, les chocs émotionnels peuvent-ils entraîner une
maladie du psychisme, ici l’hystérie, dont les symptômes
psychologiques s’extériorisent en prenant la forme de
phénomènes corporels.
Mais, dans la vie, presque tout le monde subit des chocs
et les surmonte. Ceci amène à penser que devenir hysté-
rique suppose des prédispositions particulières du sujet.

Les prédispositions
Le fondement, « la condition nécessaire de l’hystérie est
la présence d’états hypnoïdes […] » que l’on peut définir
comme des états de conscience anormaux. Il s’agit, en fait,
d’états analogues à celui de l’hypnose, dans lequel les repré-
sentations qui surgissent, « tout en étant fort intenses, n’ont
aucune corrélation avec le reste du contenu conscient ».
Selon les auteurs, ces états hypnoïdes se développent
vraisemblablement à partir de « rêveries diurnes », qui
sont si fréquentes, y compris chez les personnes bien por-
tantes. Toutefois, chez le malade, elles prennent une
importance considérable, au point d’envahir toute son
existence dans l’accès hystérique. Parmi les états hypnoï-
des, il faut ranger les autohypnoses réelles qui se distin-
guent, à cause de leur apparition spontanée, des hypnoses
artificielles. Les représentations traversant alors l’esprit
du malade ne sont soumises à aucune critique ni à aucun
contrôle, l’une et l’autre se trouvant alors fortement
diminuées, et « les idées délirantes les plus folles se main-
tiennent longtemps intactes. »

19
s. freud et j. breuer

Puis les auteurs remarquent : « Le sujet aura dès lors


trois états mentaux au lieu de deux normaux : état de
veille, sommeil et, en plus, état hypnoïde. »
La conversion hystérique s’effectue plus facilement dans
l’autohypnose qu’à l’état de veille, un peu à la manière d’une
suggestion. Le maintien, dans l’esprit, des représentations
propres à l’état hypnoïde permet de postuler une dissocia-
tion du psychisme ou encore une double conscience, « un
morcellement du psychisme en deux parties relativement
indépendantes».
On peut aisément comparer la dissociation hystérique du
psychisme à l’état double de l’être “normal” en train de
rêvasser, à la différence près que le malade ne se souvient pas
des représentations qui meublent l’état hypnoïde, alors que
la personne saine d’esprit se rappelle parfaitement le sujet de
sa rêverie:
Les “représentations inconscientes” n’apparaissent pas
(ou ne surgissent que difficilement et rarement) dans la
conscience claire et pourtant elles exercent une action sur
celle-ci.
Cela se produit quand une hallucination incompréhensible,
à la manière des rêves nocturnes, vient tourmenter le malade.
Enfin, dans ses considérations théoriques, Breuer brosse,
mais en restant prudent, le portrait de l’hystérique. Intelligent,
vif, d’une volonté ferme, il s’agit d’un sujet dont le système
nerveux libère un excédent d’énergie qui demande à être
utilisé. Lorsqu’à cette excitation particulière vient s’ajouter
la poussée d’excitation que provoque la sexualité naissante,
la quantité excessive d’excitation nerveuse prend la forme

20
études sur l ’ hystérie

de manifestations hystériques, sorte de fuite de la monotonie


et de l’ordinaire de l’existence. À cela, il convient d’ajouter
une sensibilité physique anormale renforcée par un besoin
de maladie. « Mais que nous sommes loin encore de la pos-
sibilité d’une compréhension parfaite de l’hystérie ! »

Le traitement

À peine ébauchée par Breuer dans ses considérations


sur l’hystérie, c’est à la plume de Freud, essentiellement,
qu’incombe cette partie du livre dans le chapitre iv.
Pour soigner ses malades, Breuer puis, plus tard, Freud,
ont utilisé la méthode cathartique. La catharsis (du grec
katharsis, purification) est un moyen thérapeutique visant,
par l’intermédiaire de l’hypnose, à libérer un malade de ses
symptômes hystériques en reproduisant l’émotion, le trau-
matisme qui les avait provoqués.
Or, il se trouve que cette méthode s’attaque aux symp-
tômes mais pas à la cause : ainsi, le cours de la maladie
risque-t-il de se modifier faiblement. Si Freud reconnaît
que l’hypnose permet de mieux comprendre la maladie
dans tous ses méandres et de mieux diriger ses recherches,
il se voit contraint de l’abandonner peu à peu, notamment
parce qu’il a des difficultés à endormir ses patients :
« J’invitais les malades à s’allonger, à fermer volontaire-
ment les yeux et à se concentrer. »
Cette nouvelle façon d’opérer ne s’appelle pas encore
“l’association libre”. Toutefois, elle favorise l’apparition, avec
le concours d’une insistance fort voisine de la suggestion,

21
s. freud et j. breuer

des représentations pathogènes (c’est-à-dire provoquant


les maladies). Une pression de la main sur le front du
patient en augmente encore l’effet.
Mais Freud ne tarde pas à se heurter à une force psy-
chique qui s’oppose à la prise de conscience. Il nommera
lui-même cette sorte de réaction de défense du moi devant
des situations pénibles ou entraînant un sentiment de
honte : résistance. D’ailleurs, il a dû surmonter lui-même
les siennes lorsqu’il fallut bien admettre l’origine sexuelle
de l’hystérie : « À peine sorti de l’école de Charcot, je rou-
gissais de la connexion entre l’hystérie et le thème de la
sexualité, à peu près comme les patientes elles-mêmes le
font en général. »
Ce nouveau procédé est donc riche en enseignement.
Outre les résistances, il permet de découvrir les chaînes
d’association des représentations, de retrouver des réminis-
cences depuis longtemps remisées hors de la conscience,
dont le malade ne se souvient pas ou qu’il refuse de recon-
naître comme siennes, car l’essentiel surgit en dernier. Il
faut une infinie patience pour extirper l’affect ayant
entraîné la maladie, pour le rendre conscient.
Tout l’art du psychanalyste consiste à dépouiller à
rebours les strates de l’hystérie, qui sont des sortes de
thèmes concentriques allant des plus récents, pour les
couches superficielles, aux plus anciens, pour les couches
profondes. Et elles sont disposées autour d’un noyau de
souvenirs traumatisants ou encore propres à provoquer la
maladie. À mesure que l’on pénètre dans les couches pro-
fondes, l’émergence des souvenirs devient plus difficile
car, souvent, le patient persiste à nier les éléments du

22
études sur l ’ hystérie

noyau central. De plus, le système de résistance, notam-


ment pour protéger le moi (la personnalité) d’une pensée
dérangeante, ferme les voies d’accès à la conscience et « il
faut absolument renoncer à pénétrer directement jusqu’au
cœur de l’organisation pathogène. »
En admettant que le psychanalyste devine les sources
de la maladie, il ne doit pas les révéler rapidement au
patient mais laisser celui-ci effectuer le “travail” d’analyse
afin d’accepter les réminiscences.
Ainsi, laisser le malade faire son exposé, en dévoiler les
lacunes – car chez l’hystérique les chaînes d’associations
semblent souvent disloquées parce que les vrais motifs
sont cachés –, c’est résoudre progressivement les énigmes
pour découvrir le grand secret du mal, car jamais une
réminiscence liquidée, dont on s’est libéré par la parole,
ne réapparaît une seconde fois.

que penser des Études sur l’hystérie ?

Lorsque Freud commence à s’intéresser à l’hystérie, il


marche sur la voie tracée par ses prédécesseurs Charcot,
Bernheim et Breuer.
Longtemps, l’hystérie a été envisagée comme une simu-
lation, une maladie de l’imagination. L’étymologie du
mot hystérie tirée du nom grec “hysteron” signifiant
“utérus” confère à cette névrose, d’une façon arbitraire,
son caractère féminin. Traitée le plus souvent par l’hydro-
thérapie, l’électricité et même parfois l’ablation du clitoris,
l’hystérique a été l’objet d’incompréhension, voire de

23
s. freud et j. breuer

méfiance. Ne voyait-on pas en elle, au Moyen Âge, souffler


le grand vent de la possession ?
Avec Charcot, l’hystérie prend le statut de maladie du
système nerveux. Ce neurologue, qui avait transformé son
service de la Salpêtrière en centre mondial de l’étude des
névroses, marque un tournant dans l’histoire de l’hystérie.
Il adopte, face à cette maladie mystérieuse, une attitude
scientifique, même s’il pense – à tort – que cette affection
présente quelque trait de dégénérescence congénitale du
cerveau. Néanmoins, sa description de la maladie facilite,
dès lors, le diagnostic.
Il démontre que les hommes peuvent être sujets à cette
névrose. Il prouve que certains symptômes, attribués
jusque-là à des affections diverses, ne sont autres qu’hysté-
riques. Enfin, c’est avec Charcot que l’hypnotisme va se
combiner à l’hystérie. En effet, pour le neurologue français,
le « grand hypnotique » ne peut se voir que chez les hysté-
riques. À l’inverse, Bernheim et l’école de Nancy refusent
d’assimiler ce « grand hypnotique » à la névrose hystérique,
mais tiennent l’hypnose comme un sommeil produit par
suggestion et dont on peut obtenir des effets thérapeu-
tiques. Et l’histoire leur donne raison.
Le séjour de Freud dans le service de Charcot détermine
l’orientation médicale du maître, qui délaisse ses études
d’anatomie pour se consacrer entièrement à la clinique, à
l’aspect pratique de la médecine. Il entreprend la lourde
tâche de traduire en allemand Charcot et Bernheim, s’enri-
chit de leur savoir et compagnonne avec Breuer, qui reste
dans la lignée des médecins français, par un premier article
consacré à l’hystérie, écrit en 1893.

24
études sur l ’ hystérie

Mais c’est avec les Études sur l’hystérie que Freud com-
mence à se démarquer de ses prédécesseurs en posant, à
partir de la méthode cathartique, les premiers jalons de la
psychanalyse. Car c’est toute cette expérience qui consti-
tue le point de départ de la pensée de Freud.

Les cas concrets

Chacune des jeunes femmes dont l’analyse a été rapportée


dans le livre a permis à Freud de tirer quelque enseignement
et de faire progresser la psychanalyse. Elles lui donnèrent
toutes une leçon dont il sut tirer profit.
Avec Bertha Pappenheim, plus connue sous le nom
d’Anna O., la méthode cathartique prend le nom de « tal-
king cure », cure par la parole qui, par un trait d’humour,
devient « ramonage de cheminée ». L’hystérie dont elle
souffrait débuta après la mort de son père qu’elle avait
soigné avec beaucoup de dévouement, au détriment de sa
propre santé. Les symptômes hystériques d’Anna O. revê-
tirent un aspect des plus complexes et conjuguaient les
hallucinations avec des troubles de l’humeur, de la parole,
de la vision, des paralysies, un état aigu de confusion men-
tale dans laquelle deux personnalités distinctes s’entrecho-
quaient. Breuer soigna Anna par l’hypnose qui était un
moyen de raviver par la parole des souvenirs traumati-
sants, d’importants affects, et de libérer la jeune femme
des symptômes. C’était une véritable catharsis. Breuer
confia sa malade à Freud le jour où Anna se mit à souffrir
d’une grossesse nerveuse, qui témoignait de l’évolution de
ses sentiments à l’égard de son médecin.

25
s. freud et j. breuer

Avec Emmy V.N., écouter devient le maître mot de la


méthode quand la patiente, dans un mouvement d’humeur,
demande à Freud de cesser de l’interroger, et de la laisser
raconter elle-même son histoire. Grâce à Emmy, Freud
découvre la résistance psychique, cet obstacle à la réappari-
tion dans la conscience d’un souvenir, cet oubli volontaire
d’une émotion à l’origine de la conversion.
Freud apprend, avec Elisabeth V.R., toute l’importance
du travail psychanalytique, car évoquer le souvenir d’emblée
ne suffit pas.
Miss Lucy confirme le rôle de la résistance. En rejetant
de sa conscience le véritable motif de sa maladie, son amour
pour son patron, parce qu’elle juge ce sentiment inavouable,
Lucy révèle à Freud combien le patient conserve son esprit
critique dans le jeu des associations d’idées qui, normale-
ment, doit répondre à la règle de la spontanéité.
Quant à Katherina, elle grave le rôle de la sexualité dans
l’hystérie. Cette névrose s’est déclarée chez elle à la suite
de tentatives de séduction par son oncle qu’elle surprend,
quelque temps plus tard, au lit avec sa cousine. Freud
révélera par la suite que c’est du père de la jeune fille dont
il s’agit en réalité. Dans les Études sur l’hystérie, on voit
poindre la méthode de l’association libre, dérivée de la
technique de la concentration ; les phénomènes de résis-
tance, dissimulés selon Freud par l’hypnose risquant ainsi
d’échapper au praticien ; et le transfert, c’est-à-dire le
déplacement sur la personne du psychothérapeute d’un
désir inconscient et qui s’actualise grâce à ce phénomène.

26
études sur l ’ hystérie

L’accueil de ces thèses

Les visions novatrices sur l’hystérie sont durement criti-


quées par l’école allemande qui se campe sur ses certitudes
et élève bien des réticences à l’égard des théories venues de
France. De plus, peu de médecins prennent l’hypnose au
sérieux :
L’hypnotisme dégrade l’être humain en en faisant
une créature privée de volonté et de raison et il ne peut
que hâter sa dégénérescence nerveuse et mentale…
C’est ce que proclame Meynert, un illustre médecin vien-
nois qui doit sa réputation à ses recherches sur l’anatomie du
système nerveux. Voilà une belle preuve d’ouverture d’esprit
sur la névrose et la nouvelle thérapeutique mise en place !
Mais en 1956, dans les Annales médico-psychologiques, on
trouve ces mots à propos des Études sur l’hystérie: «La lecture
de ce livre déjà ancien n’a pas perdu de son intérêt et inspire
encore maintes méditations.»

l’hypnose aujourd’hui refait parler d’elle

Depuis qu’elle a été révélée sous le nom de « magnétisme


animal » dans les années 1770, par le médecin viennois
Franz Mesmer (1734-1815), l’hypnose a fait couler beaucoup
d’encre. Ce phénomène, encore mal défini, est aujourd’hui
au cœur de bien des préoccupations. Les uns misent, à la
manière de Charcot, sur une plus grande connaissance du

27
s. freud et j. breuer

psychisme. Les autres s’interrogent sur les modifications du


traitement de l’information ou encore sur les pouvoirs de
la suggestion dans cet état particulier, à mi-chemin entre la
vigilance de la veille et le sommeil. Les profanes se deman-
dent si l’on peut assassiner son conjoint ou cambrioler une
banque lorsqu’on en a reçu l’ordre sous hypnose.
Aujourd’hui, les amateurs de surnaturel perçoivent l’hyp-
nose comme un moyen de communiquer avec un monde
occulte, parfois avec les morts. Elle sert aussi, selon ces adep-
tes, à renouer des liens avec sa vie antérieure, ce qui éclaire-
rait nombre de nos inquiétudes, de nos goûts, de nos
attirances enracinées dans notre existence de vivant. Celui
qui aime particulièrement l’Angleterre, qui s’y sentirait
«comme chez lui», comprendrait son inclination en appre-
nant, sous hypnose, qu’il a vécu dans ce pays quelques siècles
plus tôt!
Aujourd’hui, l’hypnose a dépassé le cadre de la psycho-
logie et on la retrouve, notamment, dans les spectacles.
Aux États-Unis, elle fait fureur dans les bureaux de la
police. Là, on fait appel à des souvenirs sincères, mais sou-
vent faux. Il arrive alors que des enfants intentent des
procès à leurs parents pour des crimes qu’ils auraient
commis à leur encontre lorsqu’ils étaient petits. Car il faut
bien admettre que les révélations sous hypnose méritent la
méfiance, et par la même occasion, que leur peu de fiabi-
lité en dénonce les limites. En effet, le policier et le témoin,
comme le thérapeute et son patient, risquent de fabriquer
de toutes pièces la vérité qu’ils recherchent.
Utilisée aujourd’hui en médecine dans certains traite-
ments douloureux, ou même pour pratiquer des inter-

28
études sur l ’ hystérie

ventions chirurgicales sans anesthésie, l’hypnose reste


néanmoins une arme à double tranchant avec les risques
de personnalités multiples, phénomène pathologique qui
se caractérise par la cohabitation, dans un même corps, de
plusieurs personnes distinctes ayant chacune sa mémoire,
son caractère, sa façon de ressentir les choses de la vie. Elle
n’a plus guère d’indication que dans le domaine des thérapies
des troubles de la sexualité.
Mais les tenants de la “nouvelle hypnose” se montrent
rassurants dans leur volonté à la démythifier. Elle ne ferait
plus courir les risques d’autrefois. Quoi qu’il en soit,
Freud a préféré se débarrasser de cette forme de pratique
en choisissant la liberté contre la soumission, c’est-à-dire
un déconditionnement-reconditionnement.
Sigmund Freud,
l ’ interprétation des rêves.
Puf, 1967.

L’interprétation des rêves démontre que le songe figure


la continuité de la vie éveillée. Produit du psychisme, il est
l’expression des frustrations ressenties pendant la veille. Il
représente l’accomplissement des désirs. Mais ces derniers,
lorsqu’ils sont de nature à heurter notre moi, à choquer la
morale individuelle ou collective, subissent des transfor-
mations, le “travail du rêve”, pour accéder au conscient
sans être rejeté par la “censure”.
Le rêve puise ses sources dans l’expérience, les « restes
diurnes » ou des éléments du passé lointain, de l’enfance.
Souvent incohérent, embrouillé, il cache en réalité un sens
que seule l’analyse, soumise à la règle de l’association libre
des idées, peut révéler.

31
sigmund freud

la petite histoire de l’Interprétation des rêves

Les biographes de Freud, en particulier Jones (1879-1958),


dans La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, ou Marthe Robert
(1914), dans La Révolution psychanalytique, rapportent que le
médecin viennois s’est intéressé au rêve bien avant la rédac-
tion de son ouvrage. Il aurait commencé à consigner ses
songes dès sa jeunesse, étant lui-même un grand rêveur.
La réalisation de L’Interprétation des rêves représenta un
immense travail. Freud, toujours très scrupuleux, s’est
astreint à la lecture des ouvrages concernant le sujet. Et
contrairement à ce qu’il pensait au départ, les livres sur les
rêves sont nombreux ! Or, dépouiller des ouvrages que l’on
juge superficiels devient vite fastidieux, et Freud se plaint de
l’indigence dans le fond de cette abondante littérature.
Mais il se réjouit de constater que, dans cette jungle de
théories, aucun auteur ne partage sa vision du rêve. Il se
trouve bien sur la voie d’une grande découverte, ainsi que
le confirme la retranscription, le 24 juillet 1895, dans un
établissement de la banlieue de Vienne, le restaurant
Bellevue, du célèbre rêve dit de l’injection faite à Irma.
Freud a prétendu avoir volontairement retardé la parution
de son livre pendant quelques années, afin d’accumuler le
plus de preuves possibles pour étayer sa thèse du rêve en
tant que production psychique et accomplissement d’un
désir. Mais, en réalité, des lettres écrites à son ami Fliess,
médecin et biologiste berlinois (1858-1928), attestent
que Freud n’envisage pas la rédaction de L’Interprétation

32
l ’ interprétation des rêves

des rêves avant 1897. À cette époque, il entame tout juste


son auto-analyse, car il surmonte très mal le chagrin que lui
a causé la mort de son père Jakob.
Si Freud commence à s’intéresser, d’une façon « scienti-
fique », aux rêves, grâce à ses malades qui, respectant la
règle d’or des associations d’idées, livrent spontanément
les scènes nocturnes traversant leur esprit, il tient égale-
ment, dans un souci d’universalité, à utiliser de préférence
pour son livre les songes de personnes dont le mental n’est
pas atteint. C’est pourquoi l’ouvrage est jalonné de rêves
personnels de Freud comme de ceux de ses amis ou de ses
enfants. Mais Freud résiste mal à la tentation d’égrener, ça
et là, quelques songes de ses patients.
Le livre est finalement en vente le 4 novembre 1899,
mais l’éditeur préfère le dater de 1900. L’Interprétation des
rêves compte huit éditions du vivant de Freud, en presque
30 ans. Au fil du temps, Freud l’enrichit de plusieurs
rêves, d’observations, ou en développe certains exposés.
Selon Jones, l’ouvrage est traduit en russe (1913), en espa-
gnol (1922), en français (1926), en suédois (1927), en japo-
nais (1930), en hongrois (1934) et en tchèque (1938). La
traduction française de Traumdeutung, réalisée par
Meyerson, paraît aux Presses Universitaires de France en
1926, sous le titre La Science des rêves dans la Bibliothèque
de philosophie contemporaine.
Une nouvelle édition de 1967 révisée par Denise Berger,
tout en gardant la traduction du Professeur Meyerson,
apporte des modifications interprétatives qui procurent
au livre une plus grande unité et enrichit le texte de notes
explicatives. Elle lui donne également son nouveau titre

33
sigmund freud

éloquent, L’Interprétation des rêves, qui rend à l’œuvre son


envolée, sa liberté, son ouverture.
Car Freud, loin de s’enfermer dans un dogmatisme scien-
tifique, a cherché, au contraire, à ébranler les certitudes
d’une époque. En 1901, Freud tire de son ouvrage complexe
et vaste un petit livre de vulgarisation qui contient l’essentiel
de sa méthode et s’adresse à un public moins initié: Le Rêve
et son interprétation (Gallimard-Folio).

parcourons l’Interprétation des rêves

L’Interprétation des rêves est un ouvrage très labyrinthique


en apparence, parce que très dense et très détaillé. Il appar-
tient sans aucun doute aux œuvres majeures concernant la
psychanalyse. Dans ce livre de 7 chapitres, Freud se propose
d’étudier le songe tant sur le plan de sa formation que sur
celui de l’imagerie, de ses rapports avec la psychologie du
rêveur, ou encore de l’interprétation. En effet, le message
essentiel que Freud veut faire passer dans cette œuvre tient
en ces quelques mots : le rêve, malgré son apparente absur-
dité ou incohérence, qui lui confère souvent un aspect
étrange, voire fantastique, possède un sens que seul le travail
d’analyse peut mettre à jour.
Cet ouvrage comprend plusieurs directions. Les chapitres
1, 3, 4 et 5 portent sur la théorie du rêve. Ils constituent une
sorte d’inventaire des diverses catégories de rêve, donnent
leurs sources, leur origine, les matériaux sur lesquels s’éla-
borent les images nocturnes. Le chapitre vi, l’un des plus
importants, est axé sur le « travail du rêve ».

34
l ’ interprétation des rêves

Quant au chapitre vii, le plus technique de tous,


il reprend la «psychologie des processus du rêve». Freud y
analyse le rôle du doute dans les récits de rêves, mais aussi
l’oubli des rêves comme l’affaiblissement de la censure pen-
dant le sommeil et la régression de la pensée dans le rêve et
dans une maladie du psychisme, l’hystérie.
Pour bien comprendre L’Interprétation des rêves, nous
suivrons une progression qui va de la définition du rêve
selon Freud à l’interprétation du songe (Ch. ii), en pas-
sant par ses diverses caractéristiques.

Qu’est-ce qu’un rêve ?

Nous dormons lorsque nous rêvons, tel est le premier


caractère du songe. Les images qui se présentent sur
l’écran de nos nuits ne sont pas une production du hasard
tantôt terrifiante, tantôt insolite ou absurde, comme on
serait d’abord tenté de le croire. Les scènes nocturnes, au
contraire, viennent des fonds abyssaux de notre esprit.
Elles représentent des manifestations de notre vie psychique
qui s’exprime pendant notre sommeil.
Tout le monde rêve. En plaçant sa lunette de savant sur le
songe, Freud s’est attaqué au grand monde de l’universel, car
le rêve fait partie du bagage initial de l’homme. Mais, en
même temps, le rêve a quelque chose d’unique, car il appar-
tient en propre au rêveur. Freud distingue 3 catégories de rêve:
– Les rêves clairs, sans mystère et que l’on comprend
aisément car l’on retrouve les éléments de la vie. Ces rêves-
là sont fréquents. Ils ne présentent pas grand intérêt et le

35
sigmund freud

rêveur lui-même s’y attarde peu. Il s’agit la plupart du


temps de rêves enfantins.
– Les rêves raisonnables, souvent dotés d’une cer-
taine cohérence, d’une certaine logique. Mais ils présentent
quelque chose de stupéfiant qui, au réveil, nous arrache
des réflexions comme: «Mais où ai-je bien pu aller chercher
tout ça ? »
– Les rêves obscurs, incohérents, embrouillés ou
absurdes, en apparence vides de sens, et qui frappent parfois
l’imagination. Sorte de rebut de l’imaginaire, ils cachent,
derrière le scénario, la pensée véritable qui est à l’origine
de cette métaphore onirique (c’est-à-dire des images
constituant le rêve).
C’est ce dernier type de songe qui a conduit Freud à
distinguer le contenu manifeste du rêve, c’est-à-dire la
scène, l’histoire dont le rêveur se souvient et qu’il raconte
à son réveil, du contenu latent soit la force obscure, la vie
psychique qui s’exprime sous forme d’images dans le théâtre
intérieur de notre sommeil.

Les caractéristiques du rêve

Le rêve étant une manifestation de la vie psychique, il


transforme en images des pensées que l’on puise dans un
passé plus ou moins proche, selon les cas.

Avec quels matériaux se construit le rêve ?


Freud a constaté, après les multiples analyses de rêves aux-
quelles il s’est livré, les siens, ceux de ses amis ou ceux de ses

36
l ’ interprétation des rêves

patients, que le songe est constitué, presque toujours, de


matériaux récents nommés les restes diurnes. Le rêveur les
identifie facilement.
Il s’agit, la plupart du temps, de préoccupations qui lui
ont traversé l’esprit au cours de la journée précédant le rêve.
Mais, d’une façon paradoxale, on retrouve dans le songe des
éléments de la vie qui, pourtant, laissent le rêveur indiffé-
rent. Toutefois, au terme de l’analyse d’un rêve, on s’aper-
çoit que celui-ci renvoie à un passé lointain, à des questions
d’une grande importance pour le rêveur, d’où la remarque
de Freud : « II n’y a pas, à mon avis, de sources de rêves
indifférentes, donc pas de rêve innocent. »
C’est souvent l’enfance qui émerge dans les rêves. Il s’agit
fréquemment d’événements parcellaires de la petite enfance
(lieux, paysages, détails…), enfouis dans un oubli apparent,
recouverts par une quantité d’impressions de souvenirs
accumulés en strates successives au cours des années, qui
s’expriment dans les rêves et en sont les instigateurs.
Freud illustre sa thèse par de nombreux exemples, parmi
lesquels le rêve d’un ami qui voyait toujours en songe, sans
saisir pourquoi, un lion jaune dont il donnait une description
précise. « Il découvrit un jour le lion de son rêve : c’était un
bibelot de porcelaine, mis de côté depuis longtemps; sa mère
lui dit alors que c’était là le jouet qu’il aimait le plus dans sa
petite enfance. Lui-même ne se rappelait pas ce détail.»
Parfois, le songe de l’adulte accomplit un souhait qui
était resté en suspens pendant l’enfance et l’on retrouve
« dans le rêve l’enfant qui survit, avec ses impulsions ».
Ces impressions de l’enfance, que nous ne pouvons pas
évoquer lorsque nous sommes éveillés parce que nous

37
sigmund freud

semblons les avoir oubliées, se manifestent donc pendant le


sommeil. Au réveil, on ne peut pas reconnaître les éléments
du rêve parce qu’ils ne font plus partie de notre conscient.
C’est donc à l’aide de l’analyse que l’on parvient à retrouver
« les motifs qui ont poussé le rêveur à retrouver ces impres-
sions d’enfance» et à les comprendre.
Ainsi, Freud peut conclure que le rêve fait appel à notre
mémoire. Il prouve que l’on n’oublie pas les éléments,
récolte de notre expérience engrangée dans le fond de
notre esprit, dans notre inconscient. Parmi ces éléments, il
en est un qui joue un rôle capital dans la vie de l’enfant,
c’est le complexe d’Œdipe.
Non encore nommé dans L’Interprétation des rêves, on
le reconnaît à travers les songes mettant en scène la mort
des personnes chères. Ce complexe d’Œdipe se caractérise
par l’attirance de l’enfant vers le parent de sexe opposé et
le rejet du parent du même sexe.
Il se manifeste dans la vie par un conflit psychique qui
se traduit, dans le grand théâtre de nos nuits, par des
désirs de mort concernant des proches. Refoulé, rejeté
dans l’inconscient, ce moment critique, délicat du déve-
loppement de l’enfant peut réapparaître en songe. De
cette manière, Freud élucide ces étranges rêves meurtriers
qui parfois peuplent les nuits.

Que deviennent les matériaux utilisés


ou le travail du rêve ?
L’idée, la pensée instigatrice du rêve doit, pour faire partie
du songe, se transformer en images, en scènes plus ou moins
complexes, plus ou moins obscures. Plus le rêve est obscur,

38
l ’ interprétation des rêves

plus grande est la différence entre son contenu manifeste et


son contenu latent. Dans ce cas, le rêve devient une énigme.
Mais quels sont les processus qui rendent le songe comme
embrouillé, qui lui donnent l’aspect d’un puzzle dont les
pièces restent à assembler?
– la condensation
Le rêve condense. Il exerce une sorte de compression.
Un personnage, dans un songe, peut en représenter plu-
sieurs de la vie réelle. C’est le cas notamment dans un
célèbre rêve de Freud, dit de l’injection à Irma (parce que
Freud a fait, en songe, une piqûre à cette jeune femme) :
La manière dont Irma se tient près de la fenêtre me
rappelle brusquement un autre événement. Irma a une
amie intime pour qui j’ai une très vive estime. Un soir
où j’étais allé lui rendre visite, je l’ai trouvée, comme
dans mon rêve, debout près de la fenêtre… Restent
encore quelques traits que je ne peux rapporter ni à
Irma ni à son amie : pâle, bouffie, fausses dents. Les
fausses dents me rappellent la gouvernante…
Irma a donc représenté dans le rêve de Freud trois person-
nages, le sien, celui de son amie, celui de la gouvernante, un
exemple typique de condensation, d’image générique.
Ce phénomène s’explique parce que les pensées du rêveur
sont, dans la réalité, infiniment plus riches qu’en songe. En
d’autres termes, le contenu manifeste, par sa brièveté, tasse
plusieurs éléments en un seul, les amalgame, les superpose
en créations composites.
– le déplacement : le rêve déplace. Ainsi, les pensées
importantes du rêveur peuvent-t-elles revêtir dans le songe

39
sigmund freud

l’aspect d’éléments insignifiants. Les souhaits réels, insti-


gateurs du rêve, peuvent ne pas y figurer, ou de manière
mutilée, ce qui les rend bien souvent méconnaissables.
– la déformation : le rêve déforme – Freud souligne la
différence entre le film dont le rêveur est le spectateur et
les pensées réelles qui, du même coup, se retrouvent dissi-
mulées derrière le scénario nocturne.
Aussi les souhaits, surtout s’ils ne sont pas avouables,
vont-ils se déguiser, se déformer afin de pouvoir se projeter
sans opposition, sans objection de la part du moi, du sujet,
sur l’écran mental de ses nuits. De là vient le décalage entre
le contenu manifeste et le contenu latent du rêve.
– la figuration : le rêve ignore les principes de l’état
de veille. Le matériel du rêve doit subir des transforma-
tions pour l’élaboration du songe. Il perd les relations qui
existent entre les éléments à l’état de veille : les pensées
doivent se muer en images ; les éléments abstraits doivent
devenir concrets : « La pensée du rêve, inutilisable sous sa
forme abstraite, a été transformée en langage pictural… »
Quoi qu’il en soit : « La figuration dans le rêve, qui n’est
certes pas faite pour être comprise, n’est pas plus difficile à
saisir que les hiéroglyphes pour leurs lecteurs. »
– la symbolisation
II s’agit de figurations purement analogiques de per-
sonnes ou de situations :
Le rêve utilise les symboles tout préparés dans
l’inconscient ; ce sont eux qui satisfont le mieux aux exi-
gences de la formation du rêve grâce à leur figurabilité
et leur liberté à l’égard de la censure.

40
l ’ interprétation des rêves

Le rêve emploie les symboles pour déguiser par des


images les pensées latentes. Freud dresse toute une liste de
symboles dont il donne la signification. Tous les objets
allongés : bâtons, troncs d’arbres, parapluies, armes lon-
gues, etc., représentent le membre viril. Les boîtes, les cof-
frets, les caisses, mais aussi les cavernes, les navires, etc.,
figurent le corps de la femme.
Les sentiers escarpés, les échelles, les escaliers, etc., sont
des représentations symboliques de l’acte sexuel. Les murs
unis, les façades le long desquels on grimpe ou on se laisse
glisser sont des images du corps de l’homme. Les petits ani-
maux, la vermine représentent les enfants. Le serpent symbo-
lise le membre viril. Certains vêtements ont également des
significations dans les rêves : le chapeau, la cravate peuvent
être interprétés comme l’organe génital de l’homme…
Freud donne, à l’appui de cette thèse, de nombreux
exemples de rêves. Mais il met bien en garde contre la tenta-
tion d’établir une nouvelle clé des songes, sous peine de faus-
ser, par un déchiffrement systématique, l’enquête sur le
songe énigme. Comme toute interprétation, le rêve prend
son sens dans un ensemble clinique dont seul celui qui rêve
détient la clé cachée à sa conscience. C’est le travail analy-
tique qui permet l’émergence de l’énigme à la conscience.

L’élaboration secondaire
Si le rêve est le produit d’une activité inconsciente, il est
très proche également de l’activité mentale à l’état de
veille, dans la mesure où il s’efforce de donner, par l’élabo-
ration secondaire, un semblant de logique, de vraisem-
blance au théâtre nocturne.

41
sigmund freud

Tous ces processus du travail du rêve visent à donner aux


songes une apparence d’absurdité, d’incohérence qui ont
pour rôle de dissimuler le sens réel, le contenu latent. Mais
pourquoi le rêve d’adulte se soumet-il à une élaboration
aussi complexe ?

Quel est le motif du travail du rêve ?

En fait, le rêve met en œuvre bien des stratagèmes parce


qu’il représente l’accomplissement d’un désir.
C’est un rêve de paresse qui mit Freud sur la voie de
l’interprétation. Un jeune médecin, dénommé Pepi, se
fait réveiller par la logeuse dans le but d’être à l’heure à
l’hôpital. Lorsque la femme frappe à la porte, le dormeur
réagit en rêvant qu’il est déjà à l’hôpital. Il n’a donc plus
besoin de se lever et se rendort tranquillement.
Les rêves d’enfants prouvent encore que le songe repré-
sente l’accomplissement d’un désir. C’est ainsi que Freud
relate le rêve de sa petite fille Anna qui, privée de fraises
pour des raisons d’indigestion, dévore en rêve les fruits si
appétissants.
Parmi ces rêves de désir clair, on trouve les songes de
« commodité » où le dormeur assoiffé, par exemple, se
voit, dans son film nocturne, en train de se désaltérer.
Après un nombre considérable d’exemples, Freud souligne
que le rêve est bien l’accomplissement d’un désir, même
lorsque cela ne semble pas le cas. À chaque fois, l’analyse
paraît corroborer sa thèse. Mais pourquoi tant de dissimu-
lation dans le rêve d’adulte ? Le désir doit se déguiser pour

42
l ’ interprétation des rêves

ne pas heurter l’instance surmoïque du moi (c’est-à-dire la


partie de la personnalité qui filtre les éléments de la
pensée). De cette manière, le désir parvient à franchir le
seuil de la conscience bien gardé par la censure, un peu à la
manière des journalistes qui sont obligés, malgré eux,
d’édulcorer les informations pour pouvoir les publier.
Car bien souvent, dans les rêves, les pulsions sexuelles
cherchent à s’exprimer, à s’assouvir. Elles rencontrent des
oppositions. Il se produit alors un conflit et le contenu
latent se déguise par le travail du rêve. Il se transforme et
se déroule sur l’écran de la nuit sous un autre aspect, le
contenu manifeste.
Les désirs les plus sévèrement rejetés par la censure sont
ceux-là même que la morale collective et individuelle, qui
prendra plus tard le nom de surmoi, réprime vigoureusement.
Les désirs érotiques sont les plus censurés car ils pro-
viennent généralement du monde de l’enfance dont le
désir d’inceste, issu du complexe d’Œdipe, est le plus
signifiant. Ainsi déguisé, le désir érotique parvient malgré
tout à s’accomplir, mais sous un masque qui lui donne
une apparente neutralité, qui le transforme : « Le rêve est
l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé) »
Paradoxalement, les rêves pénibles, propices à l’angoisse,
représentent la réalisation d’un désir. Il s’agit bien souvent
de « rêve à contenu sexuel dont la libido s’est transformée
en angoisse ».
Parmi les rêves de déplaisir, Freud évoque les « rêves de
châtiment ». Si, en règle générale, le rêve tente d’accomplir
des désirs inconscients appartenant au domaine du
refoulé, le rêve de châtiment est aussi l’expression du désir

43
sigmund freud

inconscient, mais qui, seulement sous cette forme, peut


appartenir au domaine du moi. Ainsi, les pensées interdites,
non avouables, viennent du moi qui réagit par un désir de
châtiment.
Si le rêve est l’accomplissement d’un désir, il a aussi le
rôle de gardien du sommeil. On a, au cours de la nuit,
bien des motifs de se réveiller : troubles organiques, bruits,
et même, parfois, angoisse… Pourtant, l’on continue à
dormir. Le rêve transforme ce qui peut perturber le som-
meil en faisant dérouler dans l’esprit une sorte de film.
Ainsi, le scénario nocturne peut-il figurer, comme nous
venons de le voir, l’accomplissement d’un désir inassouvi.
Mais il peut aussi modifier, par exemple, une perception
visuelle, comme celle de la lumière d’une bougie à travers
un papier rouge, en rêve d’orage.

La méthode d’interprétation des rêves


Interpréter un rêve signifie indiquer son sens. L’humanité
a toujours tenté d’interpréter les rêves selon deux méthodes
essentielles. Tantôt, c’est l’interprétation symbolique qui
l’a emporté avec la fameuse clé des songes, équivalent
d’une traduction arbitraire des symboles. Tantôt, l’homme
a donné au songe une valeur prophétique, divinatoire,
ayant trait à l’avenir du rêveur.
Ces deux méthodes sont, pour Freud, impropres à la
recherche scientifique. De plus, elles n’expliquent pas
pourquoi certaines images apparaissent dans le rêve plutôt
que d’autres. C’est par son expérience clinique (c’est-à-
dire son expérience de praticien) que Freud a été amené à
s’occuper de l’interprétation des rêves. Les malades, selon

44
l ’ interprétation des rêves

la règle d’or de l’analyse, devaient communiquer tout ce


qui leur passait par la tête. Ils se mirent spontanément à
raconter leurs rêves.
Ils m’ont appris ainsi, révèle Freud, que l’on pouvait
insérer le rêve dans la suite des états psychiques que l’on
retrouve dans nos souvenirs en partant de l’idée
pathologique.
Freud décida donc de traiter le rêve comme les symp-
tômes des maladies et d’appliquer pour le songe la même
méthode que pour l’analyse, c’est-à-dire l’association libre.
Il fut également encouragé dans cette démarche par le fait
d’avoir remarqué une analogie entre le rêve et les états hal-
lucinatoires propres à certaines maladies mentales.
Dès lors, Freud s’aperçoit que, pour appliquer correcte-
ment cette méthode, il ne convient pas de considérer le
rêve comme un tout, une globalité, car “l’enquête” ne mène
nulle part. En revanche, il faut prendre le rêve élément par
élément, fragment par fragment, et appliquer la règle des
associations d’idées à travers lesquelles on trouve ce que
l’on pourrait appeler les “arrière-pensées” de cette partie
du rêve.
Son intuition se trouva confirmée par l’analyse d’un de
ses propres rêves, celui dit de l’injection à Irma. Ainsi, le
songe représente pour Freud non seulement un objet
digne d’un intérêt scientifique, mais il est encore un
moyen d’approfondir la connaissance de soi-même et des
autres en retrouvant le contenu latent qui se dissimule
derrière le contenu manifeste. Car, pour Freud, il n’y a pas
de doute, le rêve est bien un fait psychologique.

45
sigmund freud

Cette méthode d’interprétation repose sur la description


que donne, à cette époque, Freud, de l’appareil psychique
comportant trois “lieux”, l’inconscient, le préconscient et
le conscient.
Ces trois systèmes ou instances sont séparés par une
première censure située entre l’inconscient, ce gouffre
insondable, et le préconscient (dont les contenus restent
disponibles à la conscience). Une seconde censure se
trouve entre le préconscient et le conscient, empêchant
l’accès à la conscience de tout ce qui peut la perturber,
d’où les divers déguisements, les différentes transforma-
tions que le désir doit subir, ce désir souhaitant s’accomplir.
Freud s’oppose radicalement aux tendances de l’époque
dans sa façon d’envisager le rêve. En effet, de nombreux
auteurs, avant lui, avaient étudié les stimulations instigatrices
du rêve, notamment d’une manière expérimentale. Selon
eux, une excitation sensorielle donnée externe (bruit, coup
de sonnette…), ou interne (organique, venant de la position
d’un membre, d’un besoin d’uriner…) entraînerait le rêve.
Ainsi le célèbre songe de Maury dont les images à péripéties
multiples amenèrent le rêveur jusque sous le couperet de la
guillotine parce que, dans la réalité, le ciel de lit était tombé
sur son cou.
Si Freud concède à ces théories quelque part de vérité, il
en relève l’indigence parce qu’elles n’expliquent pas pour-
quoi des images, plutôt que d’autres, viennent peupler la
nuit des rêveurs. Car, pour lui, le songe prend sa source
dans les souvenirs, et : « L’interprétation des rêves est la voie
royale qui mène à la connaissance de l’inconscient dans la
vie psychique. »

46
l ’ interprétation des rêves

la lumière sur nos nuits

Lorsque Freud rédige L’Interprétation des rêves, il passe de


l’enthousiasme que lui procure la découverte du rêve,
expression nocturne de nos frustrations diurnes, à la lassi-
tude des lectures portant sur le sujet, dont il établit un rap-
port circonstancié dans le premier chapitre. Une fois le livre
achevé, Freud admet que la lecture s’avère ardue. De plus, il
s’avoue mécontent de la forme : « C’est le style qui me
déplaît, car il m’a été impossible de découvrir des expressions
élégantes et simples et je me suis égaré dans des descriptions
pittoresques en me servant de circonlocutions.»
Au moment où le livre va paraître, Freud lui prédit un
avenir « prometteur ». Il croit en sa recherche et s’attend à
ce que ses idées provoquent des remous. Il n’en est rien !
L’Interprétation des rêves franchit le seuil des librairies dans
la plus belle indifférence. Jones précise que les six cents
exemplaires imprimés du livre mirent huit ans à s’écouler.
Seules quelques remarques acerbes tombent ça et là sous
la plume de rares critiques qui reprochent à Freud ses inter-
prétations érotiques, fruit, affirment-ils, d’une imagination
trop débordante.
Dans cette Vienne du début du siècle, où l’on combat
impitoyablement pour sa carrière, où l’antisémitisme gagne
la société telle une maladie contagieuse, on est prêt à tout
pour barrer la route aux idées novatrices et dérangeantes.
La mode est aux théories expérimentales fondées essentiel-
lement sur les excitations sensorielles et Freud propose de

47
sigmund freud

prendre des distances par rapport à cette vision éclairée


par le “petit bout de la lorgnette” pour projeter le songe
sous le grand angle de la psychologie ! Ce n’est même pas
digne d’un scandale !
Dans L’Interprétation des rêves comme dans ses autres
ouvrages, Freud déploie avec talent son art de l’argumenta-
tion. Il instaure une sorte de dialogue avec un contradic-
teur imaginaire, dont il réfute les objections d’une manière
brillante et avec des exemples probants. Son entreprise se
veut avant tout rationnelle.
Lorsque le livre connut quelque succès, dix ans après sa
parution, on se précipita, comme sous l’effet d’une mode
nouvelle, sur les symboles et leur signification, malgré les
multiples mises en garde de l’auteur. Aujourd’hui, les
psychologues amateurs sont encore friands de ces symboles et
les magazines de vulgarisation, de manière épisodique, pré-
sentent les rêves et leurs signes, plus ou moins comme des
tests de personnalité, détournant ainsi le système freudien.
Pourtant, il est indéniable que, depuis Freud, le rêve
n’est plus considéré comme quelque chose d’obscur, étran-
ger à l’homme. Le maître viennois a apporté une science
neuve, reconnue depuis, même si, au cours du temps, et
selon les auteurs, elle a été plus ou moins controversée,
plus ou moins modifiée.
Le psychiatre Eugène Minkowski (1885-1972) déclarait
en 1926, à propos de La Science des rêves, qu’il s’agit d’une
« des œuvres les plus importantes, si ce n’est pas la plus
importante de Freud… elle marque une véritable étape
dans l’évolution de l’illustre psychiatre viennois… C’est en
même temps l’œuvre qui a exercé la plus grande influence

48
l ’ interprétation des rêves

sur la psychiatrie clinique en faisant admettre, par analogie


avec le contenu latent du rêve, la notion de contenu de la
psychose.» En 1950, le psychiatre René Charpentier écrivait:
« Cette œuvre du maître de Vienne restera assurément une
des grandes dates de la psychiatrie. »
Depuis Freud, il est certain, pour les profanes comme
pour les professionnels, que le rêve a un sens. D’ailleurs, il ne
viendrait à l’esprit d’aucun psychanalyste de négliger le rêve
d’un patient, même si l’essentiel de l’analyse est ailleurs.
Avec la psychanalyse, le rêve se trouve démystifié. Il
n’appartient plus au domaine de l’inutile ou du maladif. Il
a gagné son statut de phénomène psychologique ainsi que
le prouve la définition que le Grand dictionnaire encyclo-
pédique Larousse (1993) donne du rêve : « Production psy-
chique survenant pendant le sommeil et pouvant être
partiellement mémorisée. » N’est-ce pas là une des plus
belles preuves de la grande victoire de Freud ?
Sigmund Freud,
psychopathologie
de la vie quotidienne.
Payot, 1901.

Dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud


démontre que ce qu’il nomme les actes manqués, c’est-à-dire
les erreurs, les troubles de la parole, les maladresses, etc., ne
sont pas le fruit du hasard, mais des manifestations de
l’inconscient.
En effet, pour Freud, ces petites « glissades » de la vie de
tous les jours ont un sens souvent caché et qu’on ne soup-
çonne pas. La plupart du temps d’apparence incohérente,
les actes manqués surprennent et on les comprend mal, car
les désirs ou les pensées, généralement refoulés, inavouables,
qu’ils expriment, subissent des transformations.
Enfin, les actes manqués, et en particulier les lapsus,
dévoilent nos pensées intimes, trahissent notre manque
de sincérité, constituent le miroir de notre vie intérieure,
de notre univers affectif. Et, sous des dehors de sponta-
néité, les actes manqués sont déterminés. On retrouve ici,
comme pour le rêve, le refus de l’explication par le
hasard.

51
sigmund freud

la genèse de l’ouvrage

La Psychopathologie de la vie quotidienne est un ouvrage


constitué d’un ensemble d’essais parus en 1901 dans un
périodique. Mais l’œuvre franchit le seuil des librairies
viennoises sous forme de livre en 1904.
Dans cet ouvrage de douze chapitres que l’on peut,
dans une certaine mesure, lire séparément, Freud tente de
tendre un pont entre deux mondes qui, jusque-là, se trou-
vaient hermétiquement cloisonnés : celui des malades et
celui des hommes “sains”.
Le titre à lui tout seul contient ces deux aspects en
conciliant d’une part la notion de trouble du psychisme
représenté par le terme « Psychopathologie » à, d’autre
part, la notion de banalité, de normalité avec les mots « de
la vie quotidienne ».
D’ailleurs, lorsque l’on commet un acte manqué, ne bas-
cule-t-on pas, l’espace d’un instant, dans l’univers de l’autre,
du malade ? La frontière qui sépare les deux mondes est
ténue : « Entre l’état nerveux normal et le fonctionnement
nerveux anormal, il n’existe pas de limite nette et tranchée
et nous sommes tous plus ou moins névrosés. »
Si la Psychopathologie de la vie quotidienne fut achevée en
1901, des lettres adressées à Fliess, médecin berlinois (1858-
1928) ami de Freud, attestent que le maître de la psychana-
lyse s’est intéressé au sujet bien plus tôt, à l’occasion de ses
propres oublis, de ses propres lapsus. Dans l’une d’elles, il
raconte comment il a oublié le nom du poète Mosen qu’il

52
psychophatologie de la vie quotidienne

connaissait pourtant parfaitement. Il explique comment


cet oubli était motivé par des raisons personnelles de refouler
ce nom, le rôle des éléments infantiles dans ce refoulement
et le recours à des noms de substitution dans lesquels
s’entrechoquent la volonté de refoulement et celle des idées
refoulées de se manifester.
Freud recueille, pour cet ouvrage, de multiples exemples
tirés de sa propre expérience, fruit notamment de son auto-
analyse, ainsi que toute une moisson d’exemples fournis par
ses élèves. Il se refuse à puiser dans les matériaux offerts par
ses patients, car il ne veut pas que la Psychopathologie de la vie
quotidienne soit le livre de la névrose.
Sur le plan de la vie privée, l’écriture du livre se situe au
moment où l’amitié entre Freud et Fliess commence à
s’effilocher. Coïncidence que certains auteurs, comme
Jones, ne manquent pas de relever, si l’on s’en rapporte à
la théorie freudienne et au rôle de la vie affective dans les
actes manqués.
Cette coïncidence est confirmée par ces mots tirés
d’une lettre de Freud à Fliess :
II est impossible de nous dissimuler que, toi et moi,
nous nous sommes éloignés l’un de l’autre ; toutes sortes de
petites choses me le font voir… Tu atteins là les limites de
ta perspicacité. Tu prends parti contre moi en disant que
“celui qui lit dans la pensée des autres n’y trouve que ses
propres pensées”, ce qui ôte toute valeur à mes recherches.
S’il en est ainsi, jette sans la lire ma Psychopathologie
dans la corbeille à papiers. Il y a dans ce livre des choses
qui te concernent, des choses manifestes pour lesquelles tu

53
sigmund freud

m’as fourni des matériaux, et des choses cachées dont la


motivation t’est due…

Comme bien des fois, avant la parution d’un de ses


ouvrages, Freud sombre dans une sorte de doute qu’aggrave
sa déception vis-à-vis de Fliess. Mais il a la consolation de
voir que la Psychopathologie de la vie quotidienne reçoit un
accueil plus favorable, de la part de la critique, que ses
autres ouvrages. Parue en douze langues, Psychopathologie
de la vie quotidienne fut traduite en français par Jankélévitch,
en 1922, pour les éditions Payot. Cet ouvrage connut onze
éditions du vivant de Freud.

ce qu’il faut comprendre de l’ouvrage

Avec sa Psychopathologie de la vie quotidienne, l’auteur


étudie les effets de l’inconscient dans la vie de tous les jours.
Selon Freud, dans l’inconscient figurent les éléments
psychiques, les représentations qui ne font pas partie de
la conscience. L’inconscient est le siège des désirs refou-
lés, c’est-à-dire rejetés, repoussés au plus profond de
l’esprit. Mais ces actes, ces pensées, ces désirs séjournant
dans l’inconscient, on les croit à tort définitivement
oubliés. En effet, ils cherchent parfois à s’exprimer, à
remonter à la surface par leur tendance spontanée à se
manifester. Comme, la plupart du temps, ces désirs sont
inavouables, ils se transforment, prennent un costume
pour se déguiser et franchir la censure ou les résistances
qui pourraient s’opposer à eux.

54
psychophatologie de la vie quotidienne

C’est le cas des rêves, ces images du sommeil dont on ne


comprend pas le sens parce qu’il est caché sous un maquil-
lage qui le rend méconnaissable. C’est aussi le cas des actes
manqués. Sous cette appellation, Freud comprend les
troubles de la parole qui ne proviennent pas d’une maladie
comme les oublis de noms, de mots, les lapsus, mais
également les erreurs de lecture, d’écriture aussi bien que
les méprises, les maladresses, les actes symptomatiques et
accidentels.
Ainsi les actes manqués concernent-t-ils tout le monde.
Ces petites « glissades » de la vie quotidienne ne sont pas,
pour Freud, le fruit d’un pur hasard ou d’une baisse
momentanée de l’attention. Elles ont un sens, que l’on est
parfois loin de soupçonner et que seule une analyse bien
menée peut révéler.

Les motifs des actes manqués

Les actes manqués en général et les troubles de la parole


en particulier : les oublis, les lapsus, c’est-à-dire le fait de
prononcer un mot pour un autre, proviennent d’un refou-
lement, d’une pensée que l’on souhaite rejeter au fond de
l’inconscient. Freud y consacre ses chapitres i, ii, iii et v.
Parfois, au cours d’une discussion, on se retient de dire
quelque chose, d’exprimer une idée que l’on juge inutile
ou mal venue dans la conversation, voire dans certains cas
indécente. À ce moment-là, on refoule cette pensée, avec
la ferme intention de la taire. Mais cette idée va, malgré
soi, tenter de remonter à la surface, à la conscience. Dans

55
sigmund freud

ce cas, il arrive qu’elle vienne perturber le discours. C’est


alors qu’intervient l’oubli d’un mot. Le vocable échappe
obstinément. Et, malgré tous les efforts fournis en pro-
nonçant notamment des termes d’une sonorité proche de
celui que l’on recherche, on ne le retrouve pas toujours.
Le cas est fréquent et Freud donne un exemple personnel.
Il recherchait en vain le nom d’un artiste italien, Signorelli.
D’autres noms lui venaient aux lèvres, se «substituaient» au
premier : Botticelli et Boltraffio, comme si la reproduction
du nom avait subi un déplacement. Juste avant cette pertur-
bation, Freud venait de refouler une pensée qu’il ne souhai-
tait pas communiquer à son interlocuteur. Les troubles de la
parole surviennent lorsqu’un « processus de refoulement a
lieu peu de temps auparavant». L’oubli est «déterminé par le
refoulement».
Quant au lapsus (un mot pour un autre), il peut être
occasionné par des éléments qu’on n’a nullement l’intention
d’énoncer et dont l’action se manifeste à la conscience sous
la forme d’un mot que l’on ne veut pas prononcer.
Ainsi, existe-t-il des pensées que l’on souhaite conserver
par-devers soi et pour lesquelles on tend des résistances
comme des digues retiennent l’océan. On peut oublier un
mot, non pas parce qu’on l’a mal retenu, mais parce que sa
consonance ou sa composition se rapproche d’un nom
contre lequel les résistances sont dirigées.
Dans certains cas, sous l’effet d’une condensation, le
lapsus peut, par sa tournure, par une sorte de contraction de
plusieurs idées, remplacer une longue explication, comme le
prouve l’anecdote suivante. Une dame autoritaire et éner-
gique, parlant de son mari souffrant, rapporte quelques

56
psychophatologie de la vie quotidienne

paroles adressées par le médecin au malade pendant la


consultation : « Le médecin lui a dit qu’il n’y avait pas de
régime spécial à suivre, il peut manger et boire ce que je
veux» au lieu de ce qu’il veut.
Parfois, on oublie un mot tout simplement parce que
l’on est en proie à un conflit intérieur entre des idées qui
s’opposent. En d’autres termes, on peut tout à la fois sou-
haiter un événement et le redouter. L’exemple portait sur
le cas d’un homme qui, dans l’éventualité d’une grossesse
de sa compagne, balançait entre la joie d’avoir un bébé et
la crainte de la postérité symbolisée par l’enfant.
L’oubli, le trouble du langage peut également provenir
d’un effet de prudence. On oublie ce que l’on voulait dire,
ce qui nous évite de nous plonger dans une situation embar-
rassante, de “commettre une gaffe”. Dans ce cas, l’incons-
cient réalise ce qu’il ne doit pas faire. C’est un peu comme
s’il poussait à l’oubli.
Il est également des troubles de la parole qui peuvent
être occasionnés par “l’action anticipée ou rétroactive”
d’une partie du discours. On dit trop vite un mot, la
parole devance l’ordre de la pensée ou réciproquement. Il
en est de même pour les erreurs d’écriture ; la main, ayant
quelque retard par rapport à la pensée, tente de remonter
le courant en omettant d’inscrire sur le papier quelques
mots ou quelques lettres.
Un sentiment désagréable peut également se trouver
à l’origine d’un acte manqué, notamment des oublis
d’impressions, de connaissances. Freud oublia l’adresse
d’un magasin parce qu’il se situait dans une rue où habitait
quelqu’un pour qui il éprouvait de l’antipathie. Ces cas

57
sigmund freud

d’oubli mettent l’accent sur le rôle important que jouent


les facteurs affectifs sur notre mémoire. Il en va ainsi de
l’oubli des noms comme de la perte d’un objet.
Généralement, les idées perturbatrices viennent de
tendances comme l’égoïsme, l’hostilité ou la jalousie,
c’est-à-dire de sentiments ou d’impulsions réprimés par
l’éducation. Ces sentiments utilisent l’acte manqué pour
manifester leur puissance.
Freud note que plus le motif de l’acte manqué est
anodin, plus il est facile à la personne de l’interpréter. Plus
l’acte manqué provient de tendances réellement refoulées –
car certaines motivations peuvent être éloignées ou compli-
quées –, plus une analyse approfondie devient nécessaire
pour l’élucider. Mais, comme pour rassurer son lecteur,
Freud constate que les actes manqués, en particulier, les
oublis de mots ou les lapsus, sont terriblement contagieux.
Enfin, le maître de la psychanalyse précise que cette
liberté accordée d’une façon tacite à l’acte manqué cor-
respond en quelque sorte à une « tolérance commode à
l’égard de ce qui est immoral », car, somme toute, on ne le
fait pas exprès !

Le mécanisme des actes manqués

Les profanes en matière de psychanalyse ou ceux qui


n’adhèrent pas à cette discipline considèrent l’acte manqué
comme négligeable, tout juste le résultat d’une baisse de
l’attention, d’une étourderie due au hasard. Pour Freud,
cette explication s’avère simpliste. D’ailleurs, objecte-t-il,

58
psychophatologie de la vie quotidienne

les actions que nous réalisons de façon automatique, nous


les réussissons avec la plus grande des précisions.
Tous les actes manqués analysés par Freud dans son
ouvrage, et ils sont nombreux, renvoient à des matériaux
refoulés par la conscience, mais qui n’ont pas perdu la
possibilité de se manifester ou de s’exprimer. Les actes
manqués procèdent de mécanismes inconscients.
Ils sont en fait une opération psychique qui permet à
l’élément inconscient, refoulé, oublié en apparence,
d’entrer dans « la sphère de la conscience », malgré la
volonté du sujet. Ce qui nous échappe malgré nous, dans
le cas du lapsus, résulte d’une contre-volonté qui s’oppose
à celle du sujet, entraînant un conflit dans son psychisme,
une contradiction interne. Alors, cette impulsion profite
de l’occasion pour se manifester et troubler le discours.
Ainsi, le mécanisme de l’acte manqué se caractérise-t-il
par un « relâchement de l’action inhibitrice de l’attention »,
un peu comme si l’on avait supprimé une partie des digues
servant à retenir l’océan, laissant, de cette manière, s’infil-
trer ça et là l’eau de mer.
L’acte manqué possède un commun dénominateur avec
le rêve. À l’image des films de nos nuits, il peut paraître
étrange, incohérent, surprenant. Aussi, selon Freud, il
exerce le même « travail » que le rêve : la substitution, le
déplacement, la déformation, la condensation.
Ainsi, dans les troubles du langage, un mot se substitue
à un autre, se présentant à nos lèvres comme un faux sou-
venir : Botticelli à la place de Signorelli. L’antipathie de
Freud à l’égard d’une personne se déplace sur le commer-
çant dont il avait oublié l’adresse du magasin.

59
sigmund freud

Les désirs inconscients inavouables, surtout ceux ayant


trait à la sexualité, se déguisent donc, se transforment pour
ne pas subir la censure et pouvoir s’exprimer. Quant à la
condensation, elle est parfaitement illustrée par l’exemple de
la dame dont le mari peut manger ce que « je veux ». L’acte
manqué s’exprime par « l’interférence de deux ou plusieurs
actes corrects» qui se superposent.
Dans le mécanisme de l’acte manqué, Freud intercale
les souvenirs-écrans auxquels il consacre son chapitre iv. Il
s’agit de souvenirs qui reviennent à la mémoire pour en
cacher d’autres ayant subi un refoulement, mais auxquels
ils sont intimement associés.
Les actes manqués n’obéissent pas à la loi du hasard,
mais à celle du déterminisme. En d’autres termes, ils sont
liés à la personnalité du sujet et surtout aux actes, aux faits
qui se sont accumulés au fil de son existence, constituant
ainsi son expérience. Freud aborda, dans le dernier cha-
pitre de l’ouvrage, le problème du libre arbitre, de la
volonté libre du sujet et du déterminisme. Il démontre
comment les actes manqués, mais aussi les décisions : choix
d’un nom, d’un nombre, qui ont toutes les apparences de
la spontanéité, sont en fait déterminés par des motivations
dont le sujet n’est pas conscient la plupart du temps.
Aussi, les coïncidences que, dans son ignorance, le pro-
fane attribue à des causes externes, à des hasards, à des
effets de la superstition, Freud les interprète comme des
actes psychiques, des manifestations de l’inconscient. Il
raisonne en savant, estimant que dans ce domaine,
comme dans les autres champs de la science, il n’y a pas de
hasard. Mais quel est le sens des actes manqués ?

60
psychophatologie de la vie quotidienne

Que cachent les actes manqués ?

À l’image des symptômes qui constituent les signes


extérieurs d’une maladie, les actes manqués sont des
manifestations de notre inconscient. Ils sont tous, selon
Freud, liés à des intentions. Ils sont des signes ; ils sont
signifiants, mais il faut chercher de quoi.
Les actes manqués sont en quelque sorte le miroir de
nous-mêmes, l’impression en négatif de ce que l’on sou-
haite garder pour soi, de notre univers latent, effectif, qui
s’exprime par ces signes apparents. L’oubli d’un nom peut
se trouver lié à un souvenir douloureux ou à une chose
susceptible de provoquer un sentiment désagréable.
L’oubli représente alors un moyen utilisé par l’incons-
cient, une sorte d’échappatoire servant à éviter de raviver
une sensation pénible.
L’oubli d’un nom peut, dans certains cas, être le prétexte
à réaliser un acte désiré. Un jeune homme, discutant avec
une jeune fille attirante, oublie, au cours de la conversa-
tion, le mot “or” (gold). Il ne trouve qu’un moyen pour
désigner le métal précieux, celui de prendre la main de la
demoiselle qui portait justement une bague en or.
Les lapsus dévoilent souvent au grand jour une absence
de sincérité en exprimant, comme par dérapage, ce que
l’on ne souhaite pas dire. Ces aveux involontaires trahissent
la pensée et provoquent des révélations inattendues : une
femme divorcée a signé, longtemps avant la séparation
d’avec son mari, les papiers ayant trait à l’administration

61
sigmund freud

de ses biens, de son nom de jeune fille. Parfois, on commet


un lapsus lorsqu’on s’efforce de réprimer un mot injurieux.
Pour Freud, la déformation d’un nom « exprime sans
doute le mépris d’une personne vis-à-vis d’une autre ». À
l’inverse, l’appropriation d’un nom, l’identification à
autrui indiquent l’usurpation d’un honneur. Le lapsus
peut encore être l’expression d’un souhait : le Président de
la Chambre autrichienne des Députés a, un jour, ouvert la
séance par ces mots : « Messieurs, je constate la présence de
tant de députés et déclare, par conséquent, la séance
close. » Il trahit par là son impatience à en terminer avec
cette séance.
Les erreurs sont tout aussi instructives et révèlent
comme les autres actes manqués des intentions que l’on
ne souhaite pas voir étaler au grand jour : une dame voulant
demander des nouvelles d’une amie appelle celle-ci, par
erreur, de son nom de jeune fille. Se rendant compte de
sa méprise, elle dut avouer qu’elle n’avait jamais apprécié
le mari de son amie.
Les erreurs de lecture (Ch. vi) trahissent souvent les
préoccupations du lecteur qui introduit dans le texte, sans le
vouloir, ce qui l’intéresse. Ce sont parfois la profession ou la
situation du moment qui déterminent la nature de l’erreur
de lecture. Ce fut le cas d’un homme qui, pris subitement
dans la rue d’un besoin naturel pressant, lit “Kloset haus”
(wc) pour “Korsethaus” (maison de corsets). On imagine son
désappointement.
L’erreur d’écriture ou le lapsus calami est souvent le
résultat d’une tendance négative. Dans une lettre adressée
à un parent, Freud engage ce dernier à aller consulter un

62
psychophatologie de la vie quotidienne

éminent professeur dont il vante les compétences médicales.


Mais Freud nourrit à l’égard de cet homme une petite ran-
cune, car le professeur a refusé un certificat précieux pour
le psychanalyste. Aussi il écrit : « Je te conseille d’aller sans
tarder insulter le professeur » pour « consulter. »
L’oubli de projet (Ch. viii) autorise également à conclure
à l’existence de motifs inavoués. On omet de prêter un livre
lorsque l’on n’en a pas vraiment envie.
Les maladresses (Ch. vii), tomber, faire un faux pas,
glisser, ne constituent pas forcément la preuve d’un fonc-
tionnement défectueux de nos membres. Il s’agit souvent
de l’expression d’idées à contenu sexuel. Ainsi, un homme
qui en tendant « de façon innocente » sa main à une dame
pour la saluer, dénoua, sans le vouloir, la ceinture de sa
robe de chambre.
De même, les actes symptomatiques (ch. ix), les petites
manies du quotidien, comme rouler entre ses doigts de la
mie de pain, faire tinter dans sa poche des pièces de mon-
naie ou jouer avec son alliance, sont autant de moyens
utilisés par l’inconscient pour s’exprimer. Parfois, d’une
façon plus grave, les blessures ou les chutes, les accidents
représentent un châtiment inconscient que l’on s’inflige à
propos d’une pensée inavouable ou d’une action que l’on
se reproche.
Ainsi tous les actes manqués, les plus insignifiants, les
plus naturels en apparence, ont un sens et se prêtent à la
même explication que les plus frappants car ce que l’on croit
oublié, en réalité, ne l’est pas.

63
sigmund freud

l ’ éclairage de
La Psychopathologie de la vie quotidienne

Chacun d’entre nous a, dans la vie de tous les jours,


rencontré des expériences telles que les a décrites Freud
dans son ouvrage. Qui n’a pas oublié un mot, qui n’a pas
prononcé par erreur une parole à la place d’une autre, qui
n’a pas laissé glisser sous sa plume une lettre parasite, qui
ne s’est jamais trompé en lisant… ? Personne !
L’expérience la plus récente qui m’a été rapportée est celle
d’une dame habitant à la campagne. Un matin, elle compte
les coups de l’horloge de l’église. Mais elle se trompe. Elle
entend sept coups au lieu de huit. Elle aurait volontiers
dormi une heure de plus!
Un exemple tout aussi réel de lapsus, sorti d’une salle des
professeurs d’un lycée. L’enseignant de français explique à
l’un de ses collègues ce que l’on entend par « hypothèse de
lecture » : « On prend connaissance du titre de l’extrait, du
titre de l’œuvre dont il est tiré, de la date de parution, du
nom de l’auteur, de la première phrase et l’on formule des
hypothèses sans s’occuper du sens du sexe. » Il est bien évi-
dent que l’enseignant en question voulait parler du sens du
texte ! Récemment, à l’Assemblée nationale française, un
député commença sa réponse au ministre concerné par
« Monsieur le minable » (pour « Monsieur le Ministre »). On
ne fera pas de commentaire ! Voilà des lapsus qui ne
manquent pas de comique et Freud lui-même compare ce
trouble de la parole aux mots d’esprit. Les actes manqués ne
font-ils pas partie intégrante des vaudevilles ?

64
psychophatologie de la vie quotidienne

La Psychopathologie de la vie quotidienne découle de la


théorie du rêve. Elle n’ajoute rien à la structure théorique
de la psychanalyse. Elle est là comme pour confirmer la
valeur des recherches de Freud. Elle est bâtie, comme
L’Interprétation des rêves, sur une foule d’exemples. Mais,
incontestablement, elle s’avère beaucoup plus accessible
grâce à un langage clair, rarement technique, et des anec-
dotes souvent amusantes.
La Psychopathologie de la vie quotidienne figure sans doute
parmi les œuvres les plus connues de Freud. Son succès
témoigne d’un tournant dans les mentalités, un peu à l’image
des grands bouleversements intellectuels, car sa théorie est
aussi séduisante que convaincante. Même ceux qui n’ont pas
lu le livre connaissent l’approche de Freud sur le lapsus.
Aujourd’hui, malheureusement, on tend à réduire la
portée de l’œuvre au simple lapsus, sauf naturellement le
public initié. Les profanes en matière de psychanalyse ont
tendance, quand un individu s’embrouille dans son dis-
cours, à tirer des conclusions un peu trop hâtives sur celui
dont la « langue a fourché ».
Or, Freud lui-même est resté prudent, car il différencie
les cas simples d’erreurs de langage, telles que les ont
décrites les psychologues de son temps, comme Wundt ou
Meringer et Mayer, plusieurs fois cités (analogie des sons,
baisse de l’attention, fatigue…), des cas « déterminés par
le refoulement ».
Si Freud alimente sa démonstration d’exemples faciles à
comprendre et aisément interprétables par le sujet lui-
même, il ne faut pas pour autant tomber dans la systémati-
sation. En réduisant la théorie freudienne des actes manqués

65
sigmund freud

à sa plus simple expression, c’est-à-dire au « lapsus révéla-


teur », on lui enlève, sans le savoir, l’essentiel de sa valeur
en la muant en un système superficiel plus proche de la
galéjade que de la science. On détourne la Psychopa-
thologie de la vie quotidienne de sa vocation d’origine, la
rendant ainsi victime de sa trop grande popularité comme
en témoigne une chanson, récemment passée sur les
ondes, intitulée Les actes manqués.
Sigmund Freud,
trois essais sur la théorie sexuelle
Gallimard, 1905.

Les Trois essais sur la théorie sexuelle, souvent appelés Trois


essais sur la théorie de la sexualité, sont parus en 1905. Le
premier essai traite des perversions sexuelles, que Freud
nomme aberrations, parmi lesquelles l’homosexualité, le
fétichisme, le sadisme et le masochisme… En fait, il s’agit
d’une ouverture à la théorie de la libido (énergie, désir sexuel).
De là, Freud enchaîne sur le fait que la sexualité n’appa-
raît pas avec la maturité physique. Elle existe pendant
l’enfance sous des formes variées, en fonction du dévelop-
pement de l’organisme. Elle passe par les stades oral, quand
le plaisir éprouvé par l’enfant se situe au niveau de la
bouche, anal, lorsque la zone érogène devient l’anus, et
phallique, lorsque le plaisir génital prime.
L’enfant traverse également l’inévitable complexe
d’Œdipe quand le parent du sexe opposé devient objet
d’amour. Cette étape est la pierre angulaire du développe-
ment sexuel. De sa résolution harmonieuse dépend tout
l’équilibre de l’adulte de demain.

67
sigmund freud

Enfin, Freud achève par les transformations de la puberté,


la différenciation des sexes et la découverte de l’objet qui
fait passer le jeune de l’autoérotisme à des rapports sexuels
avec un partenaire.

quand parurent les trois essais ?

C’est en 1905 que parurent les Drei Abhandlungen zur


Sexualtheorie (Trois essais sur la théorie sexuelle), livre qui
devait figurer parmi les œuvres majeures de Freud. La pre-
mière édition, en langue allemande, n’excéda pas mille
exemplaires, qui trouvèrent difficilement acquéreur, si
bien qu’il fallut quatre ans pour les écouler. Les deux édi-
tions suivantes, en 1905 et 1910, connurent sensiblement
les mêmes destinées.
À sa parution, l’ouvrage comptait environ 80 pages.
C’est sans doute à ce livre que Freud apporta le plus de
notes, d’ajouts et de modifications, pour élargir le champ
des pulsions libidinales au fil du temps, si l’on exclut, bien
sûr, L’Interprétation des rêves.
Les traductions des Trois essais sur la théorie de la sexua-
lité furent multiples, en neuf langues parmi lesquelles le
hongrois et le japonais comme naturellement l’anglais et le
français (1923) sous la plume de Philippe Koppel pour la
collection Folio. La théorie de la sexualité succède à celle
des rêves (1900). Toutefois, dès la fin du siècle, Freud avait
déjà mis en lumière les phases essentielles de l’évolution
sexuelle. Mais il attendra 1905 pour les dévoiler au public.

68
trois essais sur la théorie sexuelle

Comment soigne-t-on les maladies nerveuses


au temps de Freud ?
À la fin du xix e siècle et au début du xx e siècle, l’arsenal
psychiatrique se réduit à des méthodes barbares comme
l’électrothérapie – soins par l’électricité –, l’hydrothérapie
– terme élégant pour parler des douches froides – et, dans
le meilleur des cas, l’hypnose. Freud a découvert cette der-
nière en 1886 dans le service de la Salpêtrière, dirigé par le
Docteur Charcot, qu’il tient en haute estime.
À cette époque, la médecine est désemparée devant les
maladies nerveuses et les thérapeutes s’enferment dans
leur impuissance, ligotés qu’ils sont par la chaîne du dog-
matisme et des certitudes. Lorsque Freud rentre de la
Salpêtrière, il est bouleversé. Enfin, on va pouvoir s’inté-
resser scientifiquement à ces malades.
Certains médecins, avant Freud, voyaient déjà une ori-
gine sexuelle aux troubles nerveux, notamment à l’hysté-
rie. Aussi, pour traiter les jeunes filles atteintes de cette
maladie, ils procédaient à l’ablation des ovaires. C’est ainsi
que nombre de femmes ont subi cette mutilation, tant en
France qu’aux États-Unis. Ce « traitement » scandalisa des
médecins comme Charcot ou Freud notamment. Il fallait
faire cesser cela !
C’est dans un tel contexte que Freud donne la parole au
malade car, à ses yeux, c’est en lui que réside son drame.
Pour cela, il va se servir de l’association libre, le malade dit
tout ce qui lui passe par la tête. D’acteur, le thérapeute
devient une sorte de détective discret qui relève les indices
afin d’aider le patient dans sa quête de guérison et à trou-
ver le nœud de la maladie dans sa sexualité.

69
sigmund freud

Le médecin troque sa place de héros contre un second


rôle. Il suit le malade dans ses pérégrinations mentales,
sans avoir recours à la suggestion. C’est de cette manière
que Freud commence le premier chapitre de la longue his-
toire de la psychanalyse, terme qu’il utilisa pour la pre-
mière fois en 1896.

panorama du livre

Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, on retrouve


les thèses essentielles de Freud, celles pour lesquelles il a
tant combattu : la théorie de la libido, le refoulement et
ses manifestations tout comme l’évolution de la sexualité.
Le livre comprend trois parties : « Les aberrations sexuelles »,
« La sexualité infantile » et « Les transformations de la
puberté ».

L’importance de la libido

Le terme de libido, aujourd’hui encore, reste quelque


chose de délicat à interpréter. En effet, Freud lui-même
n’en a pas donné une définition précise. Tantôt, la libido
nous apparaît comme l’instinct sexuel — aussi bien dans
ses manifestations psychologiques que physiques ; tantôt
Freud la qualifie, dans un passage ajouté en 1925, de
« force » par laquelle s’exprime l’instinct sexuel.
Freud met volontiers en parallèle deux instincts de
survie : celui de la nutrition et celui de la sexualité. Ainsi, la

70
trois essais sur la théorie sexuelle

libido est à la sexualité ce que la faim est à la nutrition. La


libido, comme la faim, exerce des tensions. L’une comme
l’autre cherchent alors à se satisfaire d’une façon impé-
rieuse. Ne dit-on pas d’ailleurs « j’ai faim de toi » ; un
« amour à croquer » (qui signifie en réalité « à dessiner », « à
faire un croquis ») ; un « appétit sexuel ».
La satisfaction de la libido entraîne la suppression de la
tension, une sorte de décharge, de soulagement, un plaisir.
Cette satisfaction calme la libido momentanément jusqu’à
ce que s’expriment de nouveaux besoins, aussi exigeants
que les premiers. De la même manière, après un bon
repas, nous nous sentons repus en attendant les prochai-
nes crampes d’estomac.
Freud accorde à la libido une importance considérable.
Il ne manque pas de le souligner chaque fois que l’occa-
sion se présente. Destinée, à partir de l’adolescence (c’est-
à-dire quand il y a maturation des organes sexuels et
même avant), à un objet extérieur — libido d’objet — ou
encore à une personne qui exerce une attirance sexuelle, la
libido peut régresser si elle se heurte à des oppositions de
la personnalité, du moi.
Ainsi, elle risque de vouloir retrouver des satisfactions
propres à une étape passée, de l’enfance. Le sujet redevient
alors lui-même le moyen de satisfaire cette libido. Freud
parle alors de libido du moi, de narcissisme :
La libido du moi ou narcissique nous apparaît
comme formant le grand réservoir d’où partent les
investissements d’objet et vers lequel ils sont ensuite
ramenés.

71
sigmund freud

Mais qu’entend Freud par sexualité ? Le maître de la


psychanalyse donne au mot sexualité le sens habituel de
rapports, d’union génitale tendant vers la reproduction.
Toutefois, son expérience professionnelle l’a amené à
englober sous ce vocable toute satisfaction d’ordre éro-
tique, tout plaisir que peuvent donner certaines parties du
corps (peau, bouche, anus…) ou zones érogènes. Partisan
d’appeler les choses par leur nom, il lève le voile sur ce que
l’on voulait ignorer, oublier, occulter. Pas de compromis
ou de mot couvert pour Freud, même si certains préfèrent
les mots d’« amour » ou de « désir d’union » qui leur
paraissent plus idéalisés, plus poétiques…
Tout le livre tend à prouver l’une des affirmations
majeures de la théorie freudienne : la puissance de la
libido. Car, selon le psychanalyste viennois, elle joue un
rôle prépondérant dans la vie de chacun d’entre nous. Elle
existe dès la petite enfance. Elle évolue et s’exprime de
manières différentes selon les âges et les individus.
Elle peut se manifester sous forme de perversion ou,
quand il y a conflit avec le moi, elle risque d’entraîner des
troubles du psychisme. C’est sur ce clavier aux résonances
particulières que Freud nous invite à le suivre dans cet
ouvrage.
Le livre s’articule autour de deux grands axes, celui des
aberrations sexuelles et celui du développement sexuel de
l’enfant puis de l’adolescent avec l’ensemble des transfor-
mations que chacun d’entre nous subit au cours de ce pas-
sage transitoire entre le monde de l’enfance et celui de
l’adulte.

72
trois essais sur la théorie sexuelle

Les aberrations sexuelles

Pour comprendre les Trois essais sur la théorie sexuelle,


Freud explique deux termes qui ont une valeur essentielle
dans l’ouvrage. Il désigne sous le nom d’objet sexuel la per-
sonne qui exerce un attrait sur une autre personne. Il appelle
but sexuel l’acte que la pulsion, la poussée, cherche à réaliser.
Puis Freud passe en revue tout un éventail de perver-
sions qu’il classe en deux catégories : celles concernant
l’objet et celles qui intéressent le but.
Ainsi que chacun le sait, l’homme est naturellement attiré
par la femme et la femme par l’homme. Or, il existe des per-
sonnes pour qui ce n’est pas le cas. Certains choisissent pour
objet sexuel des individus du même sexe qu’eux. Freud parle
alors d’inversion ; d’autres abandonnent l’espèce humaine
pour les animaux.
En ce qui concerne l’homosexualité, Freud démontre
les limites des thèses les plus couramment admises et qu’il
fait apparaître comme dépassées : l’inversion n’est pas d’ori-
gine congénitale puisqu’il existe des homosexuels occa-
sionnels. Elle n’est pas non plus acquise puisque l’on peut
avoir eu des rapports, au cours de l’adolescence par exemple,
avec une personne du même sexe, sans pour autant deve-
nir homosexuel. Enfin, Freud admet même l’hypothèse
d’une bisexualité. Ainsi, l’homosexuel qui a un côté fémi-
nin en lui serait attiré par les qualités viriles aussi bien
morales que physiques de son partenaire : « Il se sent femme
et recherche l’homme. »

73
sigmund freud

Ces hommes se seraient, dans l’enfance, identifiés à leur


mère. Ils chercheraient, au moment où s’exprime leur libido
d’objet, une satisfaction qui ressemblât à celle qu’ils auraient
souhaitée de la part de leur mère. Dans ce cas, l’homosexua-
lité serait comme une sorte d’expression narcissique, tournée
vers soi-même. Toutefois, Freud note bien que certains
homosexuels (hommes ou femmes) ne perdent pas, malgré
ce penchant, leurs qualités de virilité ou de féminité.
Longtemps mise à l’index, l’inversion passait, y compris
dans le monde médical, pour un signe de dégénérescence.
L’homosexualité apparaît, grâce à la psychanalyse, sous un
éclairage plus nuancé. D’ailleurs, Freud rappelle que les
aberrations sexuelles ne sont pas forcément le propre des
personnes dont le psychisme serait ébranlé par une quel-
conque maladie. En effet, elles se manifestent également
chez des êtres dotés de toutes leurs facultés mentales.
En ce qui concerne les déviations quant au but, Freud les
divise également en deux groupes qu’il nomme respective-
ment les transgressions anatomiques et les fixations quant
au but sexuel.
Dans la première catégorie, Freud évoque l’importance
que peuvent prendre diverses parties du corps comme la
bouche, la peau, l’anus, le pied ou les cheveux dans le plai-
sir sexuel. Elles remplacent, en quelque sorte, les organes
génitaux. Il est ainsi des personnes, les fétichistes, pour
qui des objets, comme certains vêtements, deviennent
indispensables au plaisir sexuel.
Dans les deux cas, on parle de trouble lorsqu’il y a sures-
timation de l’objet, quand la personne finit par renoncer
au but sexuel normal au profit de l’objet fétiche.

74
trois essais sur la théorie sexuelle

Dans la seconde catégorie, Freud développe une autre


particularité de l’instinct sexuel : des personnes choisissent
comme facteur de plaisir les gestes dits «actes préliminaires»
qui, normalement, conduisent aux rapports sexuels tels
qu’on les conçoit habituellement. Ils s’attardent à des stades
précédant l’acte sexuel génital, et qui constituent parfois
pour eux l’acte total: ils ne dépassent pas l’acte préliminaire
qui suffit à les combler.
C’est le cas du voyeuriste et de son corollaire l’exhibi-
tionniste qui trouvent leur satisfaction, l’un en regardant
les organes génitaux ou tout spectacle lié à la sexualité,
l’autre en montrant ses organes sexuels.
Enfin, si la sexualité contient souvent des éléments d’agres-
sion contre le partenaire, cette tendance trouve son expression
dans le sadisme qui se caractérise par l’impossibilité d’accéder
à la satisfaction sexuelle sans infliger une souffrance à son par-
tenaire. Parallèlement, le masochisme, ou l’impossibilité
d’accéder au plaisir sexuel sans éprouver une douleur, constitue
avec le sadisme un couple où les acteurs se complètent.
Pour clore ce chapitre sur les perversions, Freud conduit
son lecteur sur le terrain de la pulsion sexuelle des indivi-
dus souffrant d’un trouble du psychisme : les névrosés.
Dans ce passage, le psychanalyste viennois insiste, comme
il le fera plus tard à maintes reprises, notamment dans son
Introduction à la psychanalyse, sur le rôle de la sexualité
dans les problèmes nerveux.
Ainsi, les symptômes deviennent-ils des manifestations
sexuelles déguisées. Ils sont le fruit des exigences de la libido
qui, cherchant à s’exprimer, se heurte aux résistances du
moi. Il se produit alors un refoulement, un rejet de ce besoin

75
sigmund freud

sexuel qui resurgit transformé en symptôme. Ces pulsions


sexuelles rencontrent d’ailleurs l’opposition du moi parce
qu’elles sont choquantes, dérangeantes pour la personnalité.
C’est pour cette raison que Freud déclare : « Les névroses
sont le négatif des pulsions.»
Enfin, Freud distingue les instincts selon leur source ou
leur but. La source du besoin sexuel est toujours une exci-
tation provenant d’une partie du corps : la zone érogène,
propre aux sensations érotiques. Le but est l’apaisement
de cette excitation, de cette tension dans le plaisir. La
maladie apparaît lorsque la libido ne parvient pas à trou-
ver son apaisement normal.

Le développement sexuel

C’est grâce à son expérience professionnelle que Freud a


pu élaborer sa théorie de la pulsion sexuelle chez l’enfant.

L’enfant a une sexualité


«Aucun auteur, à ma connaissance, n’a aperçu que la pul-
sion sexuelle chez l’enfant apparaissait régulièrement. » Et
voilà le pavé dans la mare des principes! De quoi faire frémir
tous les sectaires de l’époque. L’enfant a une sexualité !
Personne n’en parle. Ce voile épais jeté sur ce sujet vient,
d’une part, de l’oubli que nous avons de ces manifestations
sexuelles de la petite enfance, d’autre part, du scandale que
cela provoque chez tous les esprits bien pensants.
Les premières manifestations de la sexualité coïncident
avec les fonctions vitales comme l’alimentation ou la

76
trois essais sur la théorie sexuelle

défécation. La tétée est le premier plaisir du nourrisson.


Très vite, sa sexualité se manifeste par le suçotement ou
« mouvement rythmique et répété des lèvres qui n’a pas
pour but l’absorption des aliments ». Ce suçotement peut
concerner également une partie de la peau ou le gros orteil.
En fait, l’enfant trouve les satisfactions à partir de son
propre corps, ce que Freud nomme auto-érotisme. C’est
ainsi qu’il s’adonne à la masturbation, activité que Freud
divise en trois phases : celle de la petite enfance, celle des
petits de 3 à 4 ans, et celle de l’adolescence. Cette mastur-
bation est d’ailleurs à l’origine d’un sentiment de culpabi-
lité qui s’exprime sous forme de complexe de castration.
Le petit garçon a peur d’être puni pour cet acte.
Vers 3 ou 4 ans, la sexualité change de registre et concerne
la zone anale. L’enfant goûte le plaisir de la défécation et
peut en retarder le moment volontairement, en se retenant.
Mais le plaisir du corps n’est pas l’unique manifestation
de la sexualité de l’enfant, qui s’exprime également dans une
curiosité instinctive, un désir de savoir comment naissent les
bébés, quelle est l’apparence de l’autre sexe, car l’enfant
s’intéresse très tôt à tout ce qui touche la sexualité. Ainsi, il
élabore de nombreuses théories sur les rapports sexuels, qu’il
perçoit comme violents, et sur la naissance des bébés.
La sexualité de l’enfant se traduit encore par l’attirance
qu’il éprouve à l’égard, notamment, du parent de sexe
opposé, dans le fameux complexe d’Œdipe.
Puis survient la période de latence pendant laquelle la
sexualité se met en sourdine. C’est le moment où se cons-
truisent les forces psychiques qui, plus tard, s’opposeront
aux pulsions sexuelles. C’est un peu comme si un système

77
sigmund freud

de la sexualité s’élaborait à ce moment-là. La sexualité de


l’enfant est comme canalisée, orientée vers des buts nou-
veaux : c’est la sublimation.
Ainsi, le développement sexuel se fait-il par vagues
successives à l’image de la marée montante ou descen-
dante. Mais quel est le but de la sexualité du petit ? Pour
l’enfant, « c’est la qualité de l’excitation, bien plus que les
propriétés de la région du corps excitée, qui importe à la
sensation de plaisir. »
Dans tout ce chapitre, Freud s’attarde sur l’action que
peuvent avoir, l’un sur l’autre, les processus sexuels.
Aussi, puisque la bouche, par exemple, est à la fois un
moyen de manger et d’éprouver du plaisir, lorsqu’il y a
refoulement, lorsque la personne refuse de reconnaître
cette zone comme érotique, il peut s’ensuivre des troubles
de l’alimentation.

La sexualité à l’adolescence
Nombreuses sont les transformations qui se produisent
à la puberté. À cette étape de la vie, le jeune va passer du
monde de l’auto-érotisme à celui d’une sexualité d’objet.
Il va désirer d’autres personnes. Ses « zones érogènes se
subordonnent au primat de la zone génitale ». Ainsi, sa
pulsion sexuelle « se met au service de la reproduction ».
Certains gestes, comme les baisers, le fait de toucher
l’autre de sa main, de l’approcher, etc., offrent toute une
gamme de plaisirs préliminaires qui provoquent une ten-
sion entraînant une sensation à la fois agréable et désa-
gréable et le besoin impérieux de trouver une satisfaction,
un apaisement dans l’acte final.

78
trois essais sur la théorie sexuelle

Mais les plaisirs préliminaires ne sont pas les seules


sources d’excitation. La vue, qui nous donne le sentiment
de beauté, et des facteurs physiques ou chimiques auraient
leur rôle à jouer dans ce processus complexe.
Enfin, Freud évoque la différence qui existe entre les
sexes. Certains caractères masculins et féminins se mani-
festent très tôt dans l’enfance et constituent les différences
entre les garçons et les filles. Ces dernières sont plus
pudiques que leurs homologues masculins.
Si le penchant au refoulement est plus fort chez les filles,
l’activité auto-érotique est la même pour les deux sexes. Les
manifestations auto-érotiques de la fille ont, pour Freud,
un caractère masculin parce qu’elles se portent sur le clito-
ris, symbole du pénis. Il en est de même de la libido.
Pour achever la comparaison, Freud souligne que l’évo-
lution de la sexualité chez la femme est plus complexe que
chez l’homme. Si, chez l’homme, l’organe sexuel, un des
sièges du plaisir, reste le même, chez la femme, il se pro-
duit un passage du clitoris au vagin qui peut mal se réali-
ser, voire pas du tout, d’où une prédominance féminine
des maladies nerveuses.
Freud clôt le chapitre sur les répercussions, à l’âge adulte,
que peuvent entraîner certaines attitudes des parents éveillant
trop précocement la sexualité de leur enfant par des cajole-
ries excessives. L’enfant risque alors de devenir «incapable de
renoncer pendant un temps à l’amour ou de se satisfaire
d’un amour plus mesuré».
Le livre s’achève par un récapitulatif des points essentiels.

79
sigmund freud

la sexualité
sous la lorgnette du début du xx e siècle

Contrairement aux idées reçues, Freud n’est pas le seul à


parler de sexualité au début du xx e siècle. En effet, depuis
la fin du xix e siècle, la sexologie (étude des problèmes rela-
tifs à la sexualité) fait fureur sous l’impulsion du psychiatre
allemand Krafft-Ebing (1840-1902) et du médecin anglais
Have-lock Ellis (1859-1939). Ils avaient couché sous leur
plume des histoires qui figureraient tout aussi bien dans le
registre des plaisanteries les plus douteuses ou dans la
bouche des plus affranchis ou tout simplement des moins
raffinés. Et leur succès de librairie ne se compare pas avec
les ventes chaotiques des Trois essais sur la théorie sexuelle.
Les sexologues avaient tendance à considérer les problèmes
de perversion ou de frigidité comme des anomalies physiques
ou comme des conduites infantiles. Avec Freud, la sexualité
prend un tout autre visage et les aberrations deviennent, en
quelque sorte, des accidents dans le développement affectif.
Tous les êtres humains portent en eux les germes de perver-
sion, c’est-à-dire d’une recherche de satisfaction en dehors
de l’acte sexuel « normal ». Pour Freud, la vie érotique
concerne chacun de nous, quelle que soit sa culture.

Le mécanisme de la découverte freudienne

Avec ses théories sur la sexualité, Freud a troublé les


eaux calmes des certitudes. Il a su tendre l’oreille à quelque

80
trois essais sur la théorie sexuelle

chose qui crie en nous, mais auquel les médecins de cette


époque voulaient rester sourds. Il a écouté la sexualité parler
par l’intermédiaire des malades et il a su en comprendre la
grammaire. Il a jeté les amarres sur l’île déserte de la sexua-
lité, qu’il a explorée, décrite et inscrite dans la cartographie
de la psychologie.
Freud commence son livre par un essai sur les aberrations
sexuelles. Ce passage est un peu comme la première maille
sur laquelle il va tirer pour défaire le tricot de la vie éro-
tique. Le lecteur va donc découvrir la pulsion sexuelle par le
biais de sa déviation.
Car la démarche de Freud consiste, à partir d’un trouble,
en remontant à sa source, à dégager une loi universelle.
Donc, de la fausse route de la pulsion, on va remonter à son
aspect biologique, concernant tout le monde, dans un rai-
sonnement à rebours de ceux empruntés dans les manuels
de pathologie.
Par un tel procédé, il devient « logique » d’aborder dans
un second temps les manifestations de la sexualité infan-
tile. Elle s’oriente dans une trajectoire orale – avec la tétée,
le suçotement expliqué déjà par Lindner et s’ouvrant sur
l’auto-érotisme – ; puis anale – quand la zone érogène
devient l’anus jouant sur la rétention et l’expulsion des
matières fécales – ; enfin phallique, ayant pour primat les
organes génitaux.
De façon concomitante survient le complexe d’Œdipe
(désir pour le parent du sexe opposé) suivi d’un sentiment
de culpabilité qui se traduit par le complexe de castration,
menace souvent imaginaire du petit garçon d’être castré,
c’est-à-dire privé de sa source de plaisir par le père ou la

81
sigmund freud

mère. Puis, succède la période de latence qui s’achève


quand débute la sexualité génitale.
Ainsi, avec Freud, la sexualité n’est pas synonyme de géni-
talité, car la phase génitale est l’étape ultime de toute une
série de stades. Freud introduit dans la sexualité une fonc-
tion symbolique et la notion de libido dont le «destin» com-
mande l’équilibre de l’individu. Il y a névrose quand se
produit un conflit inconscient non résolu entraînant une
régression, c’est-à-dire une fixation, à un stade antérieur de
la sexualité infantile.
En effet, la croissance psychique rencontre des obstacles,
des heurts, des frustrations, que l’on nommera plus tard
«traumatismes», provoquant des régressions ou des blocages
à l’origine des névroses. Cela signifie qu’il existe bien une
organisation de la libido avant la phase génitale. Ainsi se
trouve fondée la sexualité infantile.

Sur le clavier des perceptions de la théorie de la sexualité

En 1905, la parution des Trois essais sur la théorie sexuelle


entraîne un véritable scandale. Les réprobations succèdent
aux critiques, les passions se déchaînent et l’on traite la
théorie freudienne comme un tissu d’absurdités. Il n’y a
pas de doute, l’Université est furieuse.
Un sexologue de renom, Albert Moll, publie un ouvrage,
La Vie sexuelle de l’enfant, dans lequel il défend des thèses
opposées à celles de Freud. Cette vive opposition accentue
l’isolement du psychanalyste qui, décidément, est voué à
se battre seul contre ce que le temps nous permet d’appeler

82
trois essais sur la théorie sexuelle

l’obscurantisme. Rares sont les quelques proches qui le


soutiennent.
Aujourd’hui, la preuve de la sexualité infantile n’est
plus à faire et personne ne songe à la remettre en question.
Quant aux détracteurs du maître viennois, on s’empressa
de les enfermer dans la boîte à oubli.
Nombre d’émissions de radios ou de télévision ont,
depuis, été enregistrées pour informer les parents, pour les
aider à comprendre que la sexualité de l’enfant fait partie
des choses normales. Les enseignants, les puéricultrices et
les jardinières d’enfants reçoivent une formation appropriée
afin de ne pas être effrayés ou offensés par la vie érotique
des petits dont ils ont la charge.
Par ailleurs, le complexe d’Œdipe est actuellement uni-
versellement admis. Il représente sans doute l’un des piliers
principaux de l’édifice de la psychanalyse, même si certains
auteurs lui ont apporté quelques variantes, et l’antipsycha-
nalyse se trouve parfois nommée « la mort d’Œdipe ». Seuls
quelques anthropologues, parmi lesquels Malinowski
(1884-1942), ont remis en question l’universalité du com-
plexe d’Œdipe. Enfin, on a fini de penser que les théories
freudiennes incitent à la perversion, et les accusations de ce
type sont bien dépassées aujourd’hui.
En effet, Freud, qui a toujours voulu que la psychanalyse
soit reconnue comme une science, adopte dans les Trois
essais sur la théorie sexuelle le ton neutre du chercheur. En
aucun cas il ne condamne ou n’encourage. Il n’émet pas de
critique, car il veut avant tout comprendre et expliquer. La
sobriété de son style rend la lecture facile. Accessible à tous,
ce livre s’adresse à un large public. Freud sait où il conduit

83
son lecteur, qui n’a plus qu’à surmonter son étonnement et
ses préjugés. Il va à l’essentiel, sans se perdre dans des détails
inutiles, et sa rhétorique garde, tout au long du texte, une
logique implacable.
Sigmund Freud,
totem et tabou.
Payot, 1925.

Dans Totem et Tabou, Freud retrace l’histoire des origines


de l’humanité, la construction des structures collectives
anciennes, sur lesquelles il fonde celle de l’individu.
Freud s’attache à montrer l’analogie qui existe entre le
tabou et la névrose en passant en revue l’ensemble des
tabous concernant les ennemis, les chefs, les morts. À cet
effet, Freud se penche sur l’ambivalence des sentiments,
qui se traduit par des marques d’hostilité et de tendresse à
l’égard d’une même personne ou d’un même objet. Elle
constituerait le dénominateur commun entre l’homme
primitif et le névrosé, car une même lutte, opposant ten-
dresse et hostilité, se livre dans leur esprit.
Enfin, le système totémique serait né du complexe
d’Œdipe auquel il faut adjoindre deux prescriptions
tabou : celle de tuer le totem (le père) et celle d’épouser
une femme appartenant au même totem. Car, à la base
des prohibitions totémiques, se trouve celle de l’inceste.
On retrouve dans le complexe d’Œdipe les fondements de
la religion, de la morale, mais aussi de l’art.

85
sigmund freud

la publication de totem et tabou

Le premier essai de Totem et Tabou a été publié en


mars 1917 dans la revue Imago, périodique créé par Freud
en 1911. En mars 1927 paraît le premier essai consacré à la
« peur de l’inceste » alors que Freud, en fait, l’avait terminé
en janvier de cette même année. Quelque temps plus tard,
il écrit à Ferenczi ces mots qui nous éclairent encore sur le
destin de ce premier chapitre : « Mon essai, paru dans
Imago, a déjà été réimprimé deux fois dans Pan et dans le
Neues Wiener Journal. »
Freud avait déjà fait connaître son deuxième chapitre, «Le
tabou et l’ambivalence des sentiments», par une longue lec-
ture de trois heures à la Société de psychanalyse, le 15 mai
1912. Au cours du mois d’octobre et jusqu’à la fin de cette
même année, il s’était consacré à la rédaction de son troi-
sième chapitre « Animisme, magie et toute-puissance des
idées ». À partir d’avril 1913, Freud entame la rédaction de
son quatrième chapitre: «Le retour infantile du totémisme».
Totem et Tabou, auquel Freud met le point final en
mai 1913, est finalement publié en juin 1913 en langue alle-
mande (Totem und Tabu). Ainsi, Ernest Jones précise-t-il
dans La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud que Freud et ses
amis fêtèrent l’événement au cours d’un « dîner que nous
qualifiâmes de totémique »
L’ouvrage paraît en français en 1924 aux éditions Payot.
C’est le docteur Jankélévitch qui se charge de la traduction.

86
totem et tabou

On en trouve des échos dans les Annales médico-psycholo-


giques de 1925 sous la plume du psychiatre René Charpentier.

Dans quel contexte Freud a-t-il écrit Totem et Tabou ?


Lorsque Freud écrit Totem et Tabou, il a alors 57 ans. Il
jouit à cette époque d’une certaine notoriété, qu’il doit à
une remarquable volonté, à sa force de travail, mais aussi à
un long combat. Alors qu’il se trouve dans une période
calme de sa vie, il reprend les armes au risque de remettre
en question tout l’édifice de sa carrière qu’il a lentement
construit et solidifié.
Pourquoi Totem et Tabou ? Même s’il affiche un athéisme
réel, c’est-à-dire qu’il nie l’existence de Dieu, peut-être
d’ailleurs par réaction à l’éducation religieuse que lui a
donnée son père Jakob, Freud s’est toujours intéressé à la
religion. Il a été élevé, rappelons-le, dans l’observance de la
religion juive et il a toujours conservé, à l’égard des reli-
gions, une curiosité et un intérêt tout intellectuel.
Mené par le désir de transmettre son message, Freud ne
se préoccupe guère des tendances de l’époque. C’est un
peu comme s’il ignorait que le sujet avait déjà séduit le
monde de la psychanalyse quand il se lance dans l’élabora-
tion de son ouvrage. Il ignore également le fait que certaines
théories avaient été sujettes à caution, à discorde. De plus,
on se situe à une époque où la biologie en est à ses balbu-
tiements et où l’on pensait que certains acquis pouvaient
se transmettre, par hérédité, d’une génération à l’autre,
thème développé par le médecin Claude Bernard (1813-
1878) et repris par l’écrivain Zola (1840-1902) dans Les
Rougon-Macquart.

87
sigmund freud

Enfin, il faut bien reconnaître que l’enthousiasme de


Freud trouve également son élan dans une querelle qui le
sépare de son disciple Jung (1875-1961). En effet, Jung,
tout comme Freud, s’est penché sur les mythologies. Mais
Freud n’approuve pas la démarche de son ancien élève.
Jung, selon Freud, explique le caractère de certaines mala-
dies à partir de données incertaines. Freud, à l’inverse,
partait de l’expérience psychanalytique pour expliquer la
grande histoire de l’humanité.
En d’autres termes, on peut dire que les découvertes
faites en psychanalyse (méthode thérapeutique visant à
soulager les souffrances psychiques qui, bien souvent,
entravent la vie de l’individu), éclairent de leur lumière
notre passé lointain, celui où l’homme a posé les premières
pierres de la civilisation.
C’est ainsi qu’avec le totémisme, Freud marche sur
un terrain de connaissance, celui des peurs irraisonnées
qu’éprouvent certains enfants à l’égard d’un animal.

Un travail considérable
Comme à chaque fois qu’il se lançait dans une étude,
Freud déployait une énergie considérable. Pour écrire son
Totem et Tabou, il se plongea dans une impressionnante
documentation, dont surtout l’œuvre de James Frazer (1854-
1941), encyclopédiste.
Celui-ci publia, en 1910, Totémisme et Exogamie, en
quatre volumes importants qui firent très vite autorité.
Puis Freud reprend de Robertson Smith (1846-1894) son
interprétation du repas totémique dans la religion des
Sémites. Il cite également Darwin (1809-1882) et la façon

88
totem et tabou

dont celui-ci présente l’organisation sociale de l’homme


primitif vivant en hordes à la tête desquelles se trouverait
un mâle puissant et jaloux.
Il puise également dans la Psychologie des peuples de Wundt
(1832-1920) et, s’il marque quelque inclination en faveur des
idées de Frazer, il se range du côté de Wundt quand il écrit
que les animaux, figures totémiques, « étaient considérés
comme les ancêtres des tribus». Mais Freud étudia également
Edward Burnet Tylor (anthropologue britannique, 1832-
1917), ainsi que certains textes venant de l’école de Zurich.

Du doute à l’enthousiasme
L’homme qui décrit l’ambivalence des sentiments balance
lui-même entre le doute et l’enthousiasme.
Il entame son œuvre avec passion et se jette à corps
perdu dans la lecture d’œuvres spécialisées. D’ailleurs,
dans son impatience à écrire son livre, il trouve que le tra-
vail préliminaire de recherche auquel il doit se livrer prend
trop de temps, même s’il admet en tirer les ferments de
son texte. Son cerveau fourmille d’idées et il a du mal à
tempérer son humeur pour aller jusqu’au bout de ses lec-
tures. En novembre 1911, il écrit ces mots à Jones : « Une
grande quantité de choses bouillonnent dans ma tête,
mais elles n’en sortent que très lentement et je continue à
trouver dur de me conformer aux pensées d’autrui… »
Freud n’est pas personnage à se fondre dans la pensée
des autres. Pour lui, le moule est toujours trop étroit. Son
esprit fertile a besoin d’espace pour s’ébattre. Et la lecture,
qu’il s’impose, se meut en punition. Mais la foi en son
œuvre domine.

89
sigmund freud

En effet, Freud connaît le même état d’esprit que lors


de la rédaction de L’Interprétation des rêves. Il sait qu’il
joue une aventure dangereuse et que son Totem et Tabou
risque de l’entraîner dans un tourbillon de réactions, de
critiques et de polémiques. Or, Freud tient bon. Il est sûr
de la valeur de son ouvrage :
Depuis L’Interprétation des rêves, je n’ai jamais
travaillé à rien avec autant de conviction et de joie.
L’accueil sera le même, une tempête d’indignation,
excepté de la part de mes proches.
tabou est un terme polynésien désignant quelqu’un ou
quelque chose de sacré, mais aussi d’inquiétant, de dange-
reux, voire d’impur ou d’interdit. Ainsi, le tabou est-il
fondé sur les restrictions, les interdictions. Enfreindre le
tabou, c’est s’exposer à des punitions, à des sanctions et,
dans certains cas, à la mort.
totem, terme tiré de l’algonquin (famille de langues
indiennes d’Amérique du Nord) ototeman, est à la fois
l’animal considéré comme l’ancêtre protecteur d’une collec-
tivité ou d’un individu et la représentation de cet animal.

pour comprendre Totem et Tabou

Totem et Tabou, ouvrage auquel Freud était particulière-


ment attaché parce qu’il y avait mis beaucoup de lui-
même et parce qu’il s’était investi dans cette réflexion avec
une profonde sincérité, tente d’éclairer, à la lumière de la
psychanalyse, certaines tendances sociales et certains

90
totem et tabou

aspects de la « psychologie collective ». D’ailleurs, le sous-


titre : « De certaines concordances entre la vie mentale des
sauvages et celle des névrosés », transformé dans l’édition
française par : « Interprétation par la psychanalyse de la vie
sociale des peuples primitifs », donne d’emblée l’orienta-
tion de l’œuvre.
Totem et Tabou met l’accent sur deux idées clés : d’une
part les civilisations primitives, (mais aussi, par analogie,
la société), naissent du complexe d’Œdipe ; d’autre part, le
sentiment d’ambivalence (à savoir l’amour, mais aussi
l’hostilité que l’on peut éprouver à l’égard d’une même
personne ou d’un même objet). Ces deux lois, selon
Freud, régissent les rapports humains.

Composition du livre

Totem et Tabou se compose de quatre essais d’inégale


longueur dont le dernier, le plus important, semble repré-
senter l’aboutissement des trois autres.

Le premier essai : La peur de l’inceste


Après une vaste trajectoire à travers les civilisations pri-
mitives, Freud relate les multiples précautions prises par
les tribus primitives pour éviter l’inceste, c’est-à-dire toute
relation sexuelle entre proches parents. Ces peuples ont
même élargi l’interdiction de rapports sexuels entre les
membres plus éloignés de la famille comme par exemple
« une femme et son beau-père » ou « un gendre et une
belle-mère ».

91
sigmund freud

Cet interdit se trouve ancré d’une façon si forte dans ces


sociétés que les individus appartenant à un même clan ne
peuvent pas se marier. Il en résulte une véritable phobie de
l’inceste, une peur maladive augmentée par le fait que toute
infraction à ce tabou est généralement punie de mort.
Freud en conclut que la tentation de l’inceste devait
être bien plus grande chez les peuples primitifs que chez
les peuples civilisés. Ces derniers, du moins, qui portent
encore le lourd fardeau de cette prohibition, procèdent à
des refoulements, c’est-à-dire rejettent cette idée de l’inceste,
parce qu’elle ne s’inscrit pas dans leur code moral et culturel,
dans la cave, dans les profondeurs de leur psychisme, dans
l’inconscient.
Freud compare alors les interdictions, les tabous que
s’imposent les peuples primitifs à ceux que se construisent,
dans leur esprit, « les névrosés », ceux dont le psychisme est
atteint.
la crainte de l’inceste constitue un trait essentielle-
ment infantile et s’accorde d’une façon étonnante avec
ce que nous savons de la vie psychique des névrosés.
Puis Freud ne tarde pas à étendre sa comparaison aux
enfants de son époque. C’est ainsi qu’il introduit la phase
œdipienne, soit le moment où le jeune garçon se sent attiré
par sa mère et éprouve par là même des sentiments hostiles
à l’égard de son père devenu en quelque sorte son rival :
La psychanalyse nous a montré que le premier objet
sur lequel se porte le choix sexuel du jeune garçon est de
nature incestueuse, condamnable puisque cet objet est

92
totem et tabou

représenté par sa mère ou par sa sœur, et elle nous a


montré la voie que le garçon suit à mesure qu’il grandit,
pour se soustraire à l’attrait de l’inceste.

Mais Freud remarque une grande différence entre le


malade et le garçon qui évolue sans problème : chez le
névrosé, le complexe d’Œdipe n’est pas réglé. En effet
résident encore dans son psychisme des traces d’une
sexualité propre à l’enfance.

Le second essai : Le tabou


et l’ambivalence des sentiments
Le second essai est nettement plus important que le
premier. L’ambivalence se caractérise par des sentiments à
la fois tendres et hostiles à l’égard d’une même personne
ou d’un même objet.
Dans ce chapitre, Freud retrace l’éventail des tabous,
des interdictions. La principale d’entre elles est sans doute
celle du contact. Quiconque touche une personne ou un
objet tabou devient tabou lui-même.
Pour rétablir le lien entre cette conception des choses et
la psychanalyse, Freud compare cette interdiction au
délire du toucher qui habite certains obsédés. Ces malades
imaginent qu’enfreindre les interdictions expose aux plus
grands malheurs.
Qu’en est-il des tabous primitifs ? Leur motivation est
inconsciente (non voulue, non décidée consciemment).
Les prohibitions, sans doute très anciennes, se maintiennent
de génération en génération. Il en résulte un désir incons-
cient, dissimulé, de transgresser le tabou, l’interdiction.

93
sigmund freud

Mais la crainte l’emporte la plupart du temps sur le désir.


« Le tabou est un acte prohibé vers lequel l’inconscient est
poussé par une tendance très forte. »
Celui qui a cédé au désir d’enfreindre le tabou est mis à
l’écart. Il devient tabou parce que contagieux. En effet, son
exemple peut provoquer la jalousie ou l’envie chez les autres
de faire comme lui, de l’imiter, de l’inciter à enfreindre à
leur tour le tabou.
Dans la névrose, on retrouve quelques-uns de ces points,
et Freud ose encore l’analogie. L’ambivalence des senti-
ments serait, selon Freud, le dénominateur commun entre
le névrosé et l’homme primitif, car un même combat se
livre dans leur esprit, entre l’hostilité et la tendresse.
Puis Freud analyse brillamment le sentiment d’ambiva-
lence, notamment par la façon dont les sociétés primitives
traitent les chefs. D’une part, on les respecte parce qu’ils
possèdent d’importants pouvoirs. Par conséquent, on met
tout en œuvre pour assurer leur sécurité. D’autre part, ils
sont soumis à des règles très sévères, d’une extrême rigueur,
qui leur rendent la vie difficile et peu enviable au point que,
chez certains peuples primitifs, on refuse de devenir roi.
Freud démontre alors facilement qu’il existe chez les
individus un sentiment caché d’ambivalence. Les hommes
civilisés parviennent à trouver un compromis entre les
sentiments contradictoires et à les concilier. Mais ce n’est
pas le cas du névrosé éclairé sous le phare du primitif.
Quant aux pulsions, ces forces inconscientes qui poussent
l’homme à certaines actions, elles restent de caractère
sexuel chez le malade, mais sont de caractère antisocial
chez le primitif.

94
totem et tabou

Toucher un cadavre est un acte tabou. Parfois, les esprits


des morts, même des défunts tendrement aimés et regret-
tés, se métamorphosent en démons redoutés. Encore une
preuve de l’ambivalence des sentiments révélée par la psy-
chanalyse où se mêlent la douleur de la perte de l’être cher
et les sentiments d’hostilité que l’on justifie sous prétexte
que l’esprit est devenu malfaisant.
Nous constatons une fois de plus que le tabou est né
sur le sol d’une ambivalence affective, qu’il est le produit
d’une opposition entre la douleur consciente et la satis-
faction inconsciente.

Le troisième essai : Animisme, magie


et toute-puissance de la pensée
L’animisme est « la théorie des représentations concer-
nant l’âme, au sens large du terme, la théorie des êtres spi-
rituels en général ». L’animisme est couramment envisagé
comme le stade précédant celui de la religion. Freud dis-
tingue, dans ce chapitre, une phase pré-animiste, « anirna-
tiste », ainsi la nomme-t-il. Il s’agit d’une « doctrine de la
vivification de la nature ». Avec l’animisme, le monde se
trouvait peuplé d’esprits aussi bien maléfiques que bien-
faisants et l’homme pouvait ainsi transmettre ses désirs
aux esprits qui l’entouraient. Freud analyse dans ce cha-
pitre les rapports qui peuvent exister entre l’animisme
ainsi envisagé et la pensée magique capable d’exercer une
influence sur autrui. Pour Freud, l’esprit magique est très
proche de celui de l’enfant qui croit à la toute-puissance
des idées. L’homme primitif, comme l’enfant, a « une

95
sigmund freud

confiance démesurée dans la puissance de ses désirs. Au


fond, tout ce qu’il cherche à obtenir par des moyens
magiques ne doit arriver que parce qu’il le veut ».
L’enfant, selon Freud, se trouve dans des conditions
psychiques presque identiques à celles des primitifs. Ainsi
est-il capable d’un plaisir hallucinatoire, irréel, remplaçant
le plaisir réel. Le cas le plus connu, évoqué dans d’autres
ouvrages mais que nous reprendrons ici en guise d’exemple,
est celui de la succion. Le bébé tète une tétine imaginaire
en remuant ses lèvres et provoque par là le plaisir de la
succion d’une façon artificielle.
Cette croyance en la « toute-puissance de la pensée » –
ainsi nomme-t-il ce phénomène dans « L’homme aux
rats », l’une des Cinq psychanalyses – serait le fondement
des pensées religieuses. Elle existe chez le primitif comme
chez l’enfant et se retrouve également chez le névrosé.
En effet, il faut comprendre par « toute-puissance de la
pensée » l’idée qu’une chose intensément désirée va se
réaliser, passera du virtuel à l’accompli. Nous sommes
dans le domaine du magique. Mais ne lire ici qu’une cor-
respondance entre la pensée du primitif et celle du
névrosé donnerait une vision réductrice de l’œuvre.
En effet, pour Freud, découvrir la pensée primitive
constitue un éclairage sur la pensée « normale », celle de
l’homme en général. Dans ce chapitre, Freud en profite
pour évoquer la notion de narcissisme, amour, désir
tourné vers sa propre personne : « La phase animiste cor-
respond au narcissisme. »

96
totem et tabou

Le quatrième essai : Retour infantile du totémisme


Le quatrième essai, de loin le plus important, met l’accent
sur les origines de l’humanité à partir des conceptions
de Charles Darwin (1809-1882) et de Robertson Smith
(1846-1894).
Rappelons également que les totems furent surtout des
animaux, parfois des plantes. Il était formellement inter-
dit aux membres du clan de tuer l’animal représentant le
totem. En échange, celui-ci les assurait de sa protection.
De même étaient prohibées toutes relations sexuelles
entre les membres d’un même clan, c’est-à-dire ayant le
même totem ou portant le même nom totémique. C’est
ce qu’on appelle l’exogamie (exo, parce qu’on doit se
marier à l’extérieur du clan, s’opposant à « endogamie »),
qui représente encore une peur de l’inceste.
Pour Darwin, l’homme préhistorique vivait en hordes.
À la tête de chacune régnait un chef puissant, violent et
qui possédait toutes les femelles du clan. Quant à Smith,
il accorde une importance capitale au repas totémique au
cours duquel on sacrifie et l’on mange l’animal totem.
À partir de ces données, Freud recourt encore à la com-
paraison. Il tend des passerelles entre ces théories non
fondées, non démontrées scientifiquement, et certains
éléments émanant de sa pratique. Il crée ainsi un parallé-
lisme entre la terreur sacrée des primitifs à l’égard du
totem, symbole du père (mais dont on a vu qu’il s’agit
généralement d’un animal), et les phobies infantiles, c’est-
à-dire les peurs maladives dont certains enfants sont
atteints.

97
sigmund freud

Freud relate alors l’histoire du petit Hans, cet enfant de


cinq ans qui éprouvait la peur d’être mordu par un cheval.
Hans, à cette époque, traverse la crise œdipienne. Attiré
par sa mère, il craint son père tout en ne cessant pas de
l’aimer. Pour étayer sa thèse, Freud fait intervenir deux
autres cas, celui de la phobie des chiens, mais surtout celui
du petit Arpad, analysé par Ferenczi (1873-1933). Cet
enfant qui s’identifiait aux poules se réjouissait tout aussi
bien de leur mort : « C’était pour lui une joie et une fête
d’assister aux combats que se livraient les volatiles. »
Arpad figure un exemple criant du sentiment d’ambiva-
lence qui anime les êtres, tout comme Hans d’ailleurs.
Mais quel lien y a-t-il entre les enfants souffrant de phobies
d’animaux et l’animal totémique ? Freud voit dans ce der-
nier l’image du père. Le système totémique viendrait des
mêmes conditions que celles du complexe d’Œdipe, tout
comme la phobie des animaux, avec pour toile de fond
l’ambivalence des sentiments.
Enfin, le père puissant de la horde, pour en revenir aux
théorie de Darwin, déclenche la haine des fils qui le tuent et
le mangent. De ce meurtre naît le sentiment d’ambivalence
qui anime les fils et qui se manifeste encore chez chacun
des enfants d’aujourd’hui sous forme de sentiments
contradictoires à l’égard de leur père.
II suffit d’admettre que la bande fraternelle, en état
de rébellion, était animée à l’égard du père des senti-
ments contradictoires qui, d’après ce que nous savons,
forment le contenu ambivalent du complexe paternel
chez chacun de nos enfants et de nos névrosés.

98
totem et tabou

Or, le père mort devient paradoxalement encore plus


puissant: «Ce que le père avait empêché autrefois, les fils se
l’interdisent désormais » par une sorte d’obéissance quasi
religieuse. « Ils désavouaient leur acte » par l’interdiction de
la mise à mort du totem, symbole du père, et se refusaient les
rapports avec les femmes du clan jadis convoitées. « C’est
ainsi que le sentiment de culpabilité du fils a engendré les
deux tabous fondamentaux du totémisme qui, pour cette
raison, devaient se confondre avec les deux désirs réprimés
du complexe d’Œdipe », le désir pour la mère et l’élimina-
tion du père. Ainsi l’amour de la mère et la haine du père
constituent-ils la charpente primordiale des civilisations.
Avec le temps, le totem se meut en Dieu. Le meurtre par
le fils laisse des traces indélébiles dans l’histoire de l’huma-
nité, dans la religion comme dans l’expression artistique, à
condition d’admettre l’existence d’une âme collective pour
que le sentiment d’ambivalence, datant des temps les plus
lointains, ait pu se transmettre de génération en génération.
Héritage douloureux qui incombe à l’homme moderne
d’un crime qu’il n’a pas commis mais dont il porte encore la
responsabilité, écrasé sous le poids de la culpabilité.
Ainsi, l’on retrouve dans le complexe d’Œdipe « les
commencements à la fois de la religion, de la morale, de la
société et de l’art et cela en pleine conformité avec les don-
nées de la psychanalyse qui voit dans ce complexe le
noyau de toutes les névroses ».
Enfin, si Freud compare souvent le comportement dans
les sociétés primitives avec celui que l’on observe dans les
névroses, c’est parce que le névrosé (celui dont le psy-
chisme est atteint), comme le primitif, donne la primauté

99
sigmund freud

à l’action, à l’image de l’enfant pour qui désir et action se


superposent. D’où la phrase finale empruntée à Goethe :
« Au commencement était l’action » qui est une allusion à
la première phrase de l’Évangile de Jean : « Au commence-
ment était le Verbe. »
En résumé, Freud, pour étayer sa théorie, a pris comme
schéma de base du complexe d’Œdipe le comportement
des hommes des sociétés primitives ; il l’a étendu à celui des
« névrosés » contemporains.

un regard sur Totem et tabou

Ainsi que Freud l’avait prévu, Totem et Tabou ne


déclencha pas l’enthousiasme lors de sa parution. Il reçut
un succès d’estime auprès des proches et du cercle psycha-
nalytique. Des adversaires, Freud en a, surtout parmi les
anthropologues. Ces spécialistes de l’étude des hommes,
de leurs croyances et de leur société reprochent à Freud ses
méthodes peu scientifiquement fondées. D’ailleurs, les
spécialistes eux-mêmes n’étaient pas d’accord entre eux.
Mais en 1925, quand René Charpentier annonce la
sortie du livre en français, il conclura par ces mots :
« Hypothèses ingénieuses exposées avec beaucoup de
talent dans un livre d’une lecture attachante par la variété,
l’abondance et l’intérêt des problèmes qu’il pose et des
solutions qu’il offre au lecteur. »
Aujourd’hui Totem et Tabou, contestable par certains
aspects non scientifiques, reste néanmoins une œuvre
majeure de Freud, notamment en ce qui concerne le

100
totem et tabou

brillant exposé sur l’ambivalence des sentiments, phéno-


mène fondamental de notre vie affective.
Comme il l’a énoncé maintes fois, Freud appuie ses
réflexions sur l’observation clinique et les nourrit des
connaissances scientifiques, philosophiques de l’époque.
Mais il ne cache pas qu’il procède par analogie, par déduc-
tion et par interprétations « comme si… ».
En cela, Ferenczi, plus tard, se rapprochera du maître,
l’un et l’autre puisant dans les sciences naturelles, les théo-
ries évolutionnistes, l’anthropologie ou l’ethnologie, des
éléments susceptibles d’étayer leurs hypothèses. En parti-
culier se retrouvent ainsi éclairées les notions de rapports
entre le plaisir et l’intérêt et d’évolution adaptative (décrite
par Lamarck) aidant le devenir des relations du petit
d’homme avec ses parents ; relations fondées sur le désir,
l’intérêt, l’identification, et mettant en évidence les senti-
ments de culpabilité, d’ambivalence à l’égard de l’objet à la
fois désiré, aimé et maudit.
Sigmund Freud,
introduction à la psychanalyse.
Payot, 1922.

L’Introduction à la psychanalyse constitue un vaste


ensemble de leçons dispensées par Freud à des médecins
néophytes en psychologie.
Elle reprend l’essentiel de la théorie freudienne concer-
nant l’inconscient et ses manifestations dans la vie de tous
les jours soit par les actes manqués, soit par le rêve, et déve-
loppe largement ces deux aspects en reprenant les éléments
principaux de deux ouvrages majeurs : la Psychopathologie
de la vie quotidienne et L’Interprétation des rêves.
Avec l’étude des névroses, Freud dénoue les liens qui unis-
sent les maladies du psychisme, la sexualité et l’inconscient.

103
sigmund freud

la publication de
L’Introduction à la psychanalyse

L’Introduction à la psychanalyse est un ouvrage assez


long, dépassant les 400 pages. Il s’agit de la reproduction
d’une série de cours que Freud dispensa pendant les
semestres d’hiver des années 1915-1916 et 1916-1917 à des
médecins profanes dans cette discipline. Cet ouvrage est
publié en allemand en 1917 sous le titre Vorlesungen zur
Einfiïrung in die Psychoanalyse.
En 1919, l’Introduction à la psychanalyse prend sa vitesse de
croisière. Cette année-là, le neveu de Freud, Edward, se
trouve à Paris. Il envoie, à cette occasion, une boîte de cigares
à son oncle. Dans Vienne où règne la misère, Freud reçoit le
colis avec une joie extrême. En échange, Freud expédie à son
neveu l’Introduction à la psychanalyse. Edward, qui s’occupe
des intérêts de son oncle en Amérique, propose aussitôt de
faire traduire le livre. Il reçoit l’approbation de Freud. C’est
ainsi que l’ouvrage est publié aux États-Unis sous le titre: A
General Introduction to psychoanalysis, au printemps 1920,
chez Boni & Liveright.
Cette publication américaine devient très vite un obstacle
pour trouver un éditeur anglais. Et malgré l’apport financier
que représente la sortie du livre en Amérique, Freud est
déçu. En effet, la traduction ne le satisfait pas et il regrette sa
précipitation. Le livre connaît un meilleur destin sous la
plume du traducteur Joan Rivière en 1922. Il reparaît sous le

104
introduction à la psychanalyse

titre : Introductory Lectures on Psychoanalysis. La troisième


traduction anglaise, de James Strachey, sort dans la Standard
Edition of the Complète Psychological Works of Sigmund Freud.
C’est Jankélévitch qui traduit en français l’Introduction à la
psychanalyse pour les éditions Payot (1922).

L’Introduction à la psychanalyse
et les années de guerre
Ces années de guerre sont particulièrement difficiles
pour Freud. À cette époque, la misère règne chez les Freud
et le psychanalyste connaît bien des difficultés pour trouver
des patients. De plus, il s’inquiète au sujet de son fils qui se
trouve sur le front.
Pour Freud, la guerre est une épreuve longue et pénible à
laquelle il ne voit pas d’issue. Il suit les événements de près et
croit, un temps, au moment de la “guerre sous-marine à
outrance”, à la victoire de l’Allemagne. Pourtant, rares sont
les remarques sur les événements dans l’Introduction à la
psychanalyse. Seules des allusions à la cruauté de la guerre
ou aux traumatismes qu’elle engendre rappellent au lecteur
qu’à l’époque des cours, on est en pleine Première Guerre
mondiale.
En 1919, Freud affronte d’autres épreuves. Sa femme,
Martha, tombe malade pendant plusieurs mois. Elle est
atteinte d’une grave pneumonie grippale. La même
année, sa deuxième fille, Sophie, meurt de cette même
maladie. Le quitte aussi un ami très cher, Toni von
Freund, docteur en philosophie hongrois. Freud l’avait
traité avec succès pour une névrose. Et Freund fut séduit
par la psychanalyse.

105
sigmund freud

Quand les assauts d’un cancer du testicule ravagea la


jeunesse de Freund, ce dernier décida de mettre sa fortune
au service de la psychanalyse. C’est grâce à cet appui que
Freud put lancer le projet de monter une maison d’édition,
le futur Verlag. Mais la politique fait encore obstacle.
En effet, à cette époque se concrétise la séparation de
l’Autriche et de la Hongrie où Freud envisageait de créer sa
maison d’édition et de fonder un centre de psychanalyse à
l’avenir prometteur. D’ailleurs, tout espoir était définitive-
ment perdu avec la révolution bolchevik après la prise du
pouvoir en Hongrie par le communiste Bêla Kun en
mars 1919. Ernest Jones, psychanalyste britannique (1879-
1958) précise dans La Vie et l’œuvre de Freud :
Puis les Bolcheviks, qui n’avaient pas encore découvert
que la psychanalyse était une déviation bourgeoise et que
les capitalistes opposaient Freud à Marx, soutinrent en
quelque sorte cette discipline.
Mille neuf cent dix-neuf est aussi l’année où Freud
retisse les liens d’amitié avec Karl Abraham (1877-1925),
fidèle disciple du maître, Sandor Ferenczi (1873-1933) et
Otto Rank (1884-1939) dont il a été séparé par la guerre.

Les conceptions de Freud au moment de


l’Introduction à la psychanalyse
Dès les premières pages, Freud rappelle deux principes
qui ont beaucoup choqué les contemporains lorsqu’il les a
exposés. Le premier s’est heurté à un préjugé d’ordre
moral, c’est l’existence de l’inconscient. Le deuxième,
“esthético-moral”, est l’affirmation que les impulsions

106
introduction à la psychanalyse

sexuelles jouent un rôle déterminant dans les maladies ner-


veuses ou psychiques.
Pour comprendre l’Introduction à la psychanalyse, il
convient de rappeler comment Freud concevait l’appareil
psychique à l’époque où il a fait ces cours.
Selon Freud, l’appareil psychique est composé de trois
systèmes allant du plus profond au plus superficiel :
l’inconscient, le préconscient, le conscient.
Ces “lieux” psychiques n’existent pas dans la réalité. Ce
sont des outils théoriques qui ne servent qu’à mieux com-
prendre le fonctionnement de l’appareil psychique.
La conscience se situe à la périphérie de l’appareil. Elle
constitue donc une sorte de charnière entre le monde
extérieur et la vie intérieure. La conscience est le siège des
processus de la pensée, mais les éléments psychiques n’y
séjournent pas longtemps.
Le préconscient, situé entre le conscient et l’incons-
cient, est séparé de ce dernier par la censure. Ses conte-
nus, momentanément inconscients, restent disponibles
à la conscience qui les sollicitent quand elle en a besoin.
Depuis la découverte de l’inconscient, l’homme doit
admettre qu’il ne commande pas tout. Les désirs lui
sont insufflés sans même qu’il sache comment ni d’où
ils proviennent.
L’inconscient figure la face cachée de l’individu, mais
aussi la plus importante. Il représente le siège des pensées
inaccessibles à la conscience qui sont, d’ailleurs, étroite-
ment liées à la sexualité. Ces pensées exercent une force,
une poussée qui va des profondeurs de l’insondable à la
surface, en direction de la conscience. Mais elles sont, la

107
sigmund freud

plupart du temps, refoulées, rejetées, et subissent une


pression inverse allant de la surface vers les profondeurs
du psychisme.
Enfin, le refoulement demeure inconscient. On n’ordonne
pas à la censure de s’opposer au passage d’un acte psy-
chique. C’est la partie inconsciente de notre personnalité
qui écarte les pressions, elles-mêmes inconscientes mais
pouvant déranger.

les grandes idées


de l’Introduction à la psychanalyse

Les premières pages du livre constituent une sorte d’aver-


tissement adressé à l’apprenti psychanalyste. La tâche du
futur praticien ne sera pas des plus aisées puisqu’il doit
affronter les préjugés d’une société choquée par cette
méthode de soin et qui n’est pas prête à reconnaître l’exis-
tence de l’inconscient ni les pouvoirs de la sexualité.
Or, en reprenant lui-même les objections de ses adver-
saires, Freud, dans un discours des plus adroits, attire le
lecteur sur la scène de son théâtre mental. Il esquive aussi,
de la plus belle manière, le reproche qu’on pourrait lui
faire de la subjectivité de sa méthode.
L’ouvrage comprend trois parties intitulées respective-
ment « Les actes manqués » ; « Le rêve » ; « La théorie géné-
rale des névroses ». Il tourne autour de deux axes : la
démonstration de l’existence de l’inconscient et les rapports
établis par la psychanalyse entre les troubles psychiques, la
sexualité et l’inconscient.

108
introduction à la psychanalyse

Les actes manqués

Cette partie de l’ouvrage est directement inspirée de la


Psychopathologie de la vie quotidienne, parue en 1904, dans
laquelle Freud développe comment les petites erreurs de
tous les jours constituent le miroir de l’inconscient. Pour
cette raison, nous nous contenterons ici d’aller à l’essentiel,
l’ensemble étant largement consigné dans le chapitre
réservé à ce livre.
Pour prouver que l’inconscient existe, Freud part de cer-
taines de ses manifestations connues de tous comme le
lapsus, prononcer un mot pour un autre, ou les erreurs
d’écriture. Loin d’attribuer au simple fait de la fatigue ou de
l’étourderie ces actes manques, Freud détecte en eux des
petits signes qui mettent sur la voie de choses plus impor-
tantes. Qu’en déduit le maître de la psychanalyse ? « Ce ne
sont pas des accidents, mais des actes psychiques sérieux,
ayant un sens, produits par le concours ou, plutôt, par
l’opposition de deux intentions différentes. »
Pour Freud, le lapsus appartient, comme les autres actes
manqués, à la palette des symptômes, de l’activité incons-
ciente. Ils sont le reflet de la pensée profonde des personnes
qui les commettent et représentent, à cet effet, des vérités
révélées involontairement.
D’ailleurs, les actes manqués échappent au contrôle de la
pensée consciente. Leur mécanisme résulte de l’interférence
de deux tendances : celle du refoulement pour la partie
inconsciente et celle de la conscience claire qui veut éviter

109
sigmund freud

de dire quelque chose. Pas de lapsus sans refoulement, soit


sans force exercée sur une idée pour qu’elle ne se manifeste
pas. Mais cette pensée se cabre, resurgit malgré la volonté
de l’individu. C’est le retour du refoulé et l’inavouable se
manifeste envers et contre tout par le lapsus.

Le rêve

L’étude du rêve est ici calquée sur L’Interprétation des


rêves, éditée en 1900. La théorie freudienne du songe est
donc largement développée dans les pages consacrées à
ce livre. Nous n’en brosserons, pour cette raison, qu’un
panorama.
Pour Freud, ce phénomène banal qu’est le rêve révèle
l’existence d’une vie psychique intense remisée dans les
profondeurs de l’esprit.
Analyser un rêve signifie que, par-delà le scénario noc-
turne, c’est-à-dire l’histoire racontée par le rêveur ou
encore le contenu manifeste, on retrouve la vérité incons-
ciente, déformée, celle qui se dissimule au fond de chaque
songe, soit : le contenu latent.
Plus le rêve est embrouillé, plus ce qu’il cache a d’impor-
tance pour le rêveur. C’est un peu comme s’il se déposait
sur les véritables motifs du rêve un voile épais, phénomène
que l’on nomme, en langage psychanalytique, les résistances.
Ces dernières se manifestent également lorsque le rêveur
refuse violemment l’interprétation que l’on propose des
images nocturnes qui peuplent son esprit. Par les résistan-
ces, l’inconscient élève des barrières pour se protéger. Il

110
introduction à la psychanalyse

place une censure qui le sépare du monde conscient, omet,


rend flou ou déforme les idées dérangeantes.
Le rêve sert à exprimer les désirs inavouables, notam-
ment par l’intermédiaire de symboles qui sont, en quelque
sorte, des déguisements. Chez l’enfant, les différences
entre le contenu manifeste et le contenu latent sont moin-
drement marquées. Le déguisement rend les pensées
inavouables acceptables, ce qui leur permet de franchir la
surveillance de la censure.
Le message du rêve constitue un des grands mystères.
On ne comprend pas ce qui s’est produit, la nuit, dans son
esprit. C’est le travail du rêve qui le rend incompréhensible,
car il condense, regroupe, concentre plusieurs éléments en
un seul ; il déplace, transforme quelque chose d’important
dans la réalité en un phénomène insignifiant dans le
songe ; il transforme les idées en images. Si le travail du
rêve ne réussit pas dans son entreprise de réalisation d’un
désir, il se produit une angoisse chez le rêveur, qui se tra-
duit par un cauchemar.
Enfin le rêve symbolise. Il déguise par l’intermédiaire
de symboles les pensées latentes, souvent inacceptables,
qui, grâce à ce subterfuge, franchissent la censure.
Le rêve est un mode d’expression dont les sources se
situent très loin dans les débuts de l’humanité. Il consti-
tuerait une des traces remontant à la préhistoire, ce que
Freud nomme les traits archaïques du rêve.
Les rêves de mort de personnes chères figurent parmi les
plus impressionnants. Pour Freud, ils résultent de l’infanti-
lisme du rêve, c’est-à-dire du comportement de l’enfant
qui consiste à n’aimer les personnes de son entourage qu’en

111
sigmund freud

fonction de ce qu’elles lui apportent et à éprouver de l’hos-


tilité pour les autres.
Quant aux rêves licencieux, ils rappellent que la vie
sexuelle de l’enfant ne connaissait pas de limites puisque ces
dernières se construisent au fur et à mesure de l’éducation.
Les rêves d’adultes, passant outre les barrières sociales,
signent une régression infantile du rêve, un retour en
arrière, un passage du monde adulte à celui de l’enfance.
La vie psychique des enfants avec toutes ses particu-
larités, avec son égoïsme, avec ses tendances incestueuses,
survit dans l’inconscient pour se révéler dans le rêve et
celui-ci nous ramène chaque nuit à la vie infantile.

La théorie générale des névroses

Cette partie étudie les rapports entre les névroses,


l’inconscient et la sexualité.
Les névroses sont des maladies du psychisme. Leurs
manifestations peuvent être physiques, mais elles résistent
au traitement médical. La personne malade obéit à une
conduite inadaptée, en décalage avec les exigences ordi-
naires de la vie.
Les symptômes, c’est-à-dire les manifestations extérieures
de ces atteintes du psychisme, sont fondés sur les mêmes
processus inconscients que les actes manqués ou les rêves.
La névrose résulte d’une « altération des rapports exis-
tant normalement entre les différentes forces de la vie
psychique ».

112
introduction à la psychanalyse

Deux cas d’obsession nous conduisent sur la voie clé du


livre : les symptômes d’une névrose ont un sens. Ils tradui-
sent la vie sexuelle du malade et confirment l’existence de
l’inconscient.
Mettre à jour, faire accéder, à la conscience les processus
qui cachaient le sens des symptômes équivaut à la guérison.
Autrement dit, l’analyste agit en transformant l’inconscient
en conscient.

Pourquoi les névroses ?


Pour trouver le sens des névroses, il faut remonter jus-
qu’aux tendances primordiales enfouies dans l’inconscient.
Là, Freud fait émerger la sexualité de l’enfant si long-
temps décriée. Cela l’amène à distinguer la sexualité de la
procréation, et le sexuel du génital. La libido ou énergie
motrice de la sexualité se développe du stade oral à l’anal
et au phallique, avec le passage successif des zones érogènes
(propres à donner du plaisir) de la bouche, à l’anus et aux
organes génitaux. Elle aboutit à un choix d’objet : l’enfant
passe de l’amour tourné vers lui-même, le narcissisme
orienté vers son propre corps par l’auto-érotisme, à
l’amour sensuel porté aux parents pour se tourner vers
l’autre : c’est la libido objective ou d’objet.
Parallèlement, le moi (la personnalité) se développe aussi.
Il intègre peu à peu les règles sociales, les interdits nécessaires
pour que la vie en société soit possible.
Alors, qu’est-ce qui peut rendre une personne malade ?
L’origine des névroses s’explique par plusieurs facteurs.
Lors de son développement, la libido peut se bloquer à
une certaine étape de son évolution et se fixer.

113
sigmund freud

Elle peut également gravir normalement les degrés de son


évolution et exercer un retour en arrière, une régression. Elle
reprend, pour se procurer du plaisir, ses premiers objets.
On peut devenir également névrosé quand on ne par-
vient pas à satisfaire sa libido.
Enfin, on risque de tomber malade lorsque les désirs
sexuels ne conviennent pas au moi. Il se produit alors une
opposition, un conflit, entre la poussée exercée par l’éner-
gie sexuelle qu’est la libido et la désapprobation du moi
raisonnable, moulé par les principes de l’éducation, qui se
traduit par des symptômes. À moins que la privation ne
soit sublimée, c’est-à-dire orientée vers des buts reconnus
socialement plus nobles.

Comment se manifestent les névroses


Les névroses se manifestent par des symptômes, des actes
qui nuisent à la personne dont le psychisme est atteint.
Souvent, l’accomplissement de ces actes est réalisé à contre-
cœur et s’accompagne de souffrances exacerbées par le fait
que la personne fournit des efforts sur elle-même d’une part
pour les exécuter, et d’autre part pour les combattre.
Le symptôme naît du conflit entre la libido et la sévé-
rité du moi. Il faut que la libido cherche dans d’autres
voies les moyens de se satisfaire. Elle veut échapper aux
contraintes exercées par le moi et réduire les tensions, les
exigences de réalisation dont elle est l’objet. La libido se
dirige vers des représentations qui résident dans l’incons-
cient et elle va choisir un mode d’expression acceptable
pour le moi. Ainsi se forment les symptômes, à la manière
du rêve, avec condensation et déplacement. Ils sont les

114
introduction à la psychanalyse

produits ambigus et déformés du désir inconscient. Ils


satisfont la censure et le moi ainsi que les pulsions, pous-
sées sexuelles.
Parfois, certains névrosés trouvent un refuge dans la
maladie qui leur permet d’échapper aux difficultés de la vie.
Mais la maladie n’en est pas moins pénible pour autant.
La névrose est la manifestation du refoulement. Le
malade ignore ce qu’il refoule, il ne connaît pas les désirs
cachés de son inconscient. Il ne sait pas non plus quel sens
donner à ses symptômes, et n’en comprend pas la valeur
symbolique.
Le complexe d’Œdipe reste déterminant dans les
névroses. Normalement, l’enfant doit progressivement se
détacher de sa mère pour le fils, et de son père pour la fille,
et porter ses désirs vers d’autres personnes. Le névrosé est
celui qui échoue dans cette tâche. Il cherchera plus ou
moins à retrouver dans ses rapports amoureux d’adulte les
relations qu’il avait avec ses parents.

La cure psychanalytique
À partir du chapitre xxvii, Freud rappelle les points
essentiels de la cure psychanalytique. Car la psychanalyse,
plus qu’une théorie, est une méthode de soin, une pratique.
La règle repose sur un échange entre le patient et le thé-
rapeute. Le malade doit dire à l’analyste tout ce qui lui
vient à l’esprit. Le rapport entre les deux personnes est
fondé sur la sincérité.
Pour trouver ce qui a pu amener une personne à devenir
malade, il faut remonter jusque dans son enfance. C’est
pourquoi le traitement est souvent de longue haleine.

115
sigmund freud

Puis, Freud s’élève contre les a priori que l’on peut avoir
à l’égard de la psychanalyse :
– La psychanalyse n’encourage pas le patient à se pro-
curer une satisfaction sexuelle qui outrepasse le cadre de
la morale ainsi que certaines personnes malveillantes
peuvent le prétendre.
– Le psychanalyste n’est pas un « mentor », un guide qui
dicte sa conduite au malade. Il souhaite, au contraire, que
ce dernier jouisse d’une parfaite autonomie.
La raison d’être de la psychanalyse consiste à rendre
conscient ce qui est inconscient. Cela constitue la clé de la
guérison. Ainsi, le psychanalyste ne doit-il pas se conten-
ter de révéler son interprétation à son patient comme on
lui mettrait un miroir sous les yeux.
Pour rendre l’inconscient conscient, il faut que le patient
vienne à bout de ses refoulements, c’est-à-dire cesse de ren-
voyer certaines pensées dans l’inconscient. Mais il ne peut
prendre conscience de son refoulement qu’à condition de
supprimer la résistance qui le maintient : la résistance est
une sorte de force cachée. Elle s’oppose à la remontée dans
la conscience du souvenir obsédant et “freine” l’analyse.
Enfin, il faut que le patient passe l’étape du transfert
qui est le phénomène essentiel de la cure. À ce moment-là,
le malade commence à s’intéresser à l’analyste. Il lui mani-
feste son admiration, sa confiance. Il veut lui plaire et le
séduire. Ces sentiments affectueux font progresser l’ana-
lyse d’une façon étonnante.
Le patient déplace sur l’analyste un désir inconscient,
une attitude, un sentiment refaisant surface lors de l’ana-
lyse. Positif ou négatif, le transfert modifie la névrose. La

116
introduction à la psychanalyse

maladie cède le pas à une « névrose artificielle » dite “névrose


de transfert”, engendrée par le traitement et qu’il faudra en
dernier lieu supprimer pour parvenir à la guérison.

L’ouvrage hier et aujourd’hui


Après la Première Guerre mondiale, les théories de
Freud animent les conversations des intellectuels viennois
et anglais. Les idées de Freud que les psychiatres, dans un
premier temps, ont si durement critiquées commencent à
se vérifier. Les comportements des soldats traumatisés par
la guerre donnent raison aux théories freudiennes.
Mais les opposants restent encore sévères et les attaques
continuent. Certains confrères tiennent même des propos
violents à l’égard des réunions au cours desquelles se retrouvent
les psychanalystes. Elles ne sont, selon eux, que des «efforts
mystiques inadmissibles sous un voile scientifique».
Le doute sur la théorie freudienne persiste, comme en
témoigne cet extrait du Grand Larousse de 1930 :
Freud a publié un grand nombre de mémoires et de
livres où il développa sa doctrine et qui répandirent sa
réputation dans le monde germanique et anglo-saxon.
Mais ses théories, par ce qu’elles ont d’outré, d’hypothé-
tique et de dangereux dans l’application thérapeutique,
ont provoqué de vives et justes critiques, et l’obsession des
choses sexuelles, qui apparaît dans sa doctrine, a semblé
être elle-même un phénomène d’origine morbide.
À côté de cela, dans les cafés viennois, on utilisait dans les
conversations, plus ou moins à propos, des termes issus de
la théorie psychanalytique.

117
sigmund freud

Aujourd’hui encore, les mots : complexes, refoulement,


inconscient, libido, sont presque sur toutes les bouches.
Mais, souvent mal utilisés, ils perdent en partie leur sens
réel, alors qu’ils constituent les fondements de la théorie
psychanalytique.
L’Introduction à la psychanalyse est un excellent moyen
de redécouvrir le sens exact de ces termes.
Cet ouvrage, écrit dans un langage clair et agréable, est
indispensable à tous ceux qui veulent découvrir la pensée
de Freud.
Le ton de la conversation pris dans ce livre rend la lecture
facile et vivante. L’ouvrage, clair et pédagogique, s’apparente
à un texte de vulgarisation. Car le but de Freud est bien de
faire comprendre ici les éléments de base de sa théorie.
L’art du discours de Freud réside dans le fait qu’il guide
le lecteur dans sa réflexion, dont les résultats s’imposent
d’eux-mêmes, comme allant de soi.
Si la conception de l’appareil psychique a subi des modi-
fications en passant de la première topique : inconscient,
préconscient, conscient, à la deuxième topique : ça-moi-
surmoi, la plupart des thèmes abordés n’ont pas vieilli.
Le transfert, par exemple, est toujours admis; le complexe
d’Œdipe n’est pas remis en question, même si certains
auteurs lui ont apporté quelques compléments ou quelques
nuances. Quant à la sexualité de l’enfant, elle fait maintenant
partie des vérités admises. Enfin le rêve, dont l’interprétation
était tant décriée à l’époque de Freud, est reconnu avec sa
dimension inconsciente. Plus personne ne s’en tiendrait seu-
lement à la théorie pré-freudienne d’un simple tourbillonne-
ment plus ou moins aléatoire et simplement physiologique.
Sigmund Freud,
inhibition, symptôme et angoisse.
Puf, 1926.

Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud définit le


symptôme comme le signe extérieur d’une maladie du psy-
chisme. En règle générale, le symptôme se constitue lors-
qu’une pulsion, un désir instinctuel venant du ça reste
inassouvi. Le plaisir, qui normalement devait suivre la satis-
faction du désir, se transforme en déplaisir puisque cette
satisfaction n’a pas eu lieu. Le symptôme se forme et rem-
place la satisfaction pulsionnelle qui ne s’est pas produite.
L’inhibition peut se définir comme une limite que le
moi s’impose pour éviter le symptôme.
L’angoisse résulte de besoins, de désirs que l’enfant sou-
haite satisfaire et qui lui sont refusés pour une raison quel-
conque. Les angoisses se constituent au cours de la vie et
se superposent en couches successives dans l’inconscient
sans jamais disparaître. Elles peuvent donc se raviver sous
l’effet de certaines situations, telles des étincelles qui
relancent le feu grâce à un souffle d’air. Le traumatisme de
la naissance figure l’angoisse type.

119
sigmund freud

Pris en tenaille entra les exigences du ça et celles du


surmoi, le moi peut réagir par une angoisse. Aussi, pour se
protéger, il va utiliser des armes défensives comme le refou-
lement, la régression, l’annulation rétroactive, l’isolation.

la parution du livre

Inhibition, symptôme et angoisse parut en langue alle-


mande sous le titre Hemmung, Symptom und Angst, en 1926.
Il s’agit d’un essai comprenant dix chapitres sans titre, suivis
d’un addendum relatant les modifications apportées aux
vues précédentes, un complément sur l’angoisse et un regard
sur les différences entre l’angoisse, la douleur et le deuil.
L’ouvrage fut traduit en français par Michel Tort et
enrichi de notes dans la « Bibliothèque de psychanalyse et
de psychologie clinique », aux Presses Universitaires de
France, en 1951, soit vingt-cinq ans après sa parution.
Freud écrit Inhibition, symptôme et angoisse à la suite d’un
épisode pénible : la rupture avec Rank. Otto Rank (1884-
1939) fut d’abord un fidèle disciple de Freud. Le maître de
la psychanalyse nourrissait pour ce jeune homme un senti-
ment d’amitié profond, un peu paternel. Il avait une
confiance absolue en Rank. Et avec toute la délicatesse dont
il était coutumier, il aida Rank en lui payant ses études et en
lui allouant différentes responsabilités rémunérées qui, de
plus, installèrent son protégé dans le cercle de ses amis.
Rank, il faut le dire, fournit un travail acharné pour
marquer sa reconnaissance. La publication, en 1924, du
Développement de la psychanalyse, qu’il écrivit en collabo-

120
inhibition, symptôme et angoisse

ration avec Ferenczi, autre disciple de Freud, marqua la


première brèche dans l’amitié des deux hommes.
Rank soutenait qu’il n’était pas utile, dans le cadre de
l’analyse, de remonter à des souvenirs lointains, refoulés de
l’enfance, ce qui permettait d’abréger le traitement. Cette
conception de l’analyse était diamétralement opposée à
celle de Freud.
Mais la rupture idéologique entre Freud et Rank fut
consommée avec la parution du Traumatisme de la naissance.
Selon Rank, l’angoisse de la naissance figure le prototype des
angoisses qu’il sera donné à l’individu d’éprouver.
Cette opposition devient cruciale si l’on se souvient que,
pour Freud, c’est la non-résolution du complexe d’Œdipe
qui se trouve à la source de l’angoisse névrotique. En faisant
partir la névrose de la gravité du traumatisme de la nais-
sance, Rank donne au trouble du psychisme une origine
biologique.
Cette vision n’avait plus rien de commun avec la psy-
chanalyse. Échanges de lettres, visites, rapprochements,
éloignements ponctuèrent l’orageuse séparation entre le
maître et le disciple. Et l’on comprend pourquoi, en 1926,
Freud donna la réponse à la thèse de l’angoisse soutenue
par Rank, de la manière la plus noble et la plus innovante
qui soit, avec Inhibition, symptôme et angoisse.

Inhibition, symptôme et angoisse


dans les grandes lignes
Lorsque paraît Inhibition, symptôme et angoisse, Freud a
révisé depuis trois ans sa conception de l’appareil psy-
chique. D’abord formé de l’inconscient, du préconscient

121
sigmund freud

et du conscient selon la première topique, l’appareil psy-


chique de la seconde topique, développée dans Le Moi et le
Ça en 1923, comprend : le ça, le moi, le surmoi.
Pour Freud, le ça représente le pôle des pulsions. Celui-
ci contient les désirs, les pensées refoulées, rejetées hors de
la conscience mais qui tentent malgré cela de s’exprimer,
de se satisfaire sans tenir compte des règles de la morale. Il
est la partie inconsciente de l’esprit.
– Le moi représente la personnalité qui se constitue aux
prises avec le ça et le surmoi. Il subit les contraintes du ça
et les exigences de la morale surmoïque. Il est le média-
teur, chargé de sauvegarder la stabilité du sujet en trou-
vant un compromis entre les forces provenant du ça, pôle
des passions, et celles issues du surmoi, le juge, d’où le rôle
défensif du moi.
– Le surmoi figure l’ensemble des interdits moraux. Il
se construit à partir des premières interdictions, des pre-
miers principes d’éducation. Un surmoi trop sévère peut
avoir des effets néfastes sur la personnalité en la muselant,
en l’enfermant dans un corset moral trop rigide. Mais le
surmoi offre également toute une palette de repères, de
valeurs indispensables pour une vie équilibrée au sein de
la société.
Avec Inhibition, symptôme et angoisse, Freud tente de dis-
tinguer les différentes formes d’angoisse, d’analyser leurs
conditions d’apparition et d’expliquer les processus de
défense face au danger. Ce panorama du livre suivra trois
grands axes: le symptôme et l’inhibition, l’angoisse ainsi que
les processus de défense et leurs rapports avec l’angoisse.

122
inhibition, symptôme et angoisse

Symptôme et inhibition

Dès les premières pages, Freud établit la distinction


entre le symptôme et l’inhibition.
Le symptôme est, ici, le signe extérieur d’une « maladie
du psychisme ». Il est, selon la théorie psychanalytique,
l’effet d’un processus de refoulement, d’un rejet venant du
moi qui refuse, éventuellement sur l’ordre du surmoi, une
satisfaction pulsionnelle.
L’inhibition signifie une limitation des fonctions du
moi comme la fonction sexuelle, alimentaire (avec baisse
ou au contraire augmentation de l’appétit découlant de
l’angoisse), locomotrice (avec notamment la paralysie hys-
térique), ou la perturbation dans le travail (avec une dimi-
nution du plaisir ou de l’intérêt au labeur).
Pour Freud, il y a inhibition, limitation d’une fonction
du moi, lorsque l’individu lui a donné, d’une façon sym-
bolique, une signification sexuelle. Si écrire, c’est-à-dire
faire couler de l’encre sur « une feuille de papier blanc a
pris la signification symbolique du coït », le moi renonce à
cette activité qui reviendrait à exécuter l’acte sexuel inter-
dit. Il évite, de cette manière, un conflit avec le ça.
De la même manière, il existe des inhibitions prove-
nant d’une autopunition. Le moi se refuse, de lui-même,
une satisfaction susceptible de déplaire au surmoi. Il évite
ainsi un conflit avec lui. Mais il est des inhibitions plus
simples, résultant d’une diminution de l’énergie psy-
chique, à la suite d’une difficulté particulière, ou d’un
deuil, par exemple.

123
sigmund freud

Généralement, le symptôme se forme lorsqu’une pulsion


instinctuelle, issue du ça, est restée inassouvie. Le plaisir
attendu de la satisfaction de cette pulsion se transforme en
déplaisir par le biais du refoulement. De cette mutation se
constitue le symptôme, véritable « substitut d’une satisfac-
tion pulsionnelle qui n’a pas eu lieu ».
Ainsi se recrée une sorte d’équilibre. Le moi se trouve
comme lié au symptôme, car il jouit des avantages que ce
dernier lui procure. Cette notion porte le nom, dans le lan-
gage psychanalytique, de bénéfice secondaire à la névrose.
À l’aide de deux observations tirées des Cinq psychana-
lyses, le cas du petit Hans et celui de l’homme aux loups,
Freud étudie la formation du symptôme. Le petit Hans
souffre d’une phobie qui se traduit par un symptôme : la
peur d’être mordu par un cheval. Dès lors, il ne peut plus
aller dans la rue : c’est une inhibition, une limitation que
le moi s’impose pour éviter d’éveiller le symptôme, l’angoisse
du cheval.
Lorsque survient la maladie, Hans traverse la période du
complexe d’Œdipe. Il désire la mère et éprouve à cet égard
de la jalousie, de l’hostilité envers son père qu’il aime
cependant. Il traverse donc un conflit psychique provenant
de l’ambivalence de ses sentiments pour son père.
Dans sa névrose, il substitue le cheval au père. « Ce
déplacement produit ce qu’on a le droit d’appeler un
symptôme. » Hans a refoulé son hostilité à l’égard de son
père en la déformant en son contraire « à la place de
l’agression contre le père apparaît l’agression – la ven-
geance – du père contre la personne propre », l’angoisse de
castration symbolisée par la morsure du cheval.

124
inhibition, symptôme et angoisse

C’est aussi à cause de l’angoisse de castration que l’homme


aux loups renonce à devenir l’objet d’amour de son père car il
sait qu’une telle relation suppose « le sacrifice de ses parties
génitales, de ce qui le distingue de la femme».
Dans le cas de l’hystérie, les symptômes les plus fréquents
sont la paralysie motrice, les contractures, l’action involon-
taire, la douleur. Permanents ou intermittents, ces symptômes
représentent un mécanisme de défense contre une action qui
normalement aurait dû être accomplie.
Dans la névrose obsessionnelle, le symptôme revêt
l’aspect soit d’interdiction, de mesures excessives de pré-
cautions, soit de satisfactions cachées sous un déguise-
ment symbolique. « La formation de symptôme triomphe
lorsque l’interdiction parvient à être amalgamée à la satis-
faction », ce qui révèle une tendance du moi à la synthèse.
De cette tendance à la synthèse, c’est-à-dire à trouver un
compromis entre la satisfaction et la frustration, il résulte
que le moi, progressivement, ne peut plus engager de lutte
contre les pulsions issues du ça et, peu à peu, la volonté de
se défendre l’abandonne.
Enfin, dans tous les cas, c’est le moi qui est le théâtre de
la formation des symptômes.

L’angoisse

L’angoisse est tout d’abord quelque chose de ressenti.


Cette sensation a un caractère de déplaisir. Laissant de côté
l’aspect physiologique, les réactions de l’organisme ayant
peu d’importance ici, Freud rappelle que l’angoisse n’est pas

125
sigmund freud

seulement un signal d’alarme face au danger. Elle serait,


selon la théorie défendue par Rank dans le Traumatisme de
la naissance, une reproduction de ce traumatisme.
Le traumatisme de la naissance figurerait donc, en
quelque sorte, le prototype de toutes les angoisses à venir,
et une fonction biologiquement indispensable comme
réaction à l’état de danger.
Mais Freud s’éloigne de Rank en soulignant que les
angoisses dont souffrent les enfants comme la peur du
noir, la peur d’être abandonné, ne présentent aucun
commun dénominateur avec la naissance. Elles résultent
bien souvent d’envies, de besoins que le petit enfant sou-
haite satisfaire sans le pouvoir.
Freud délimite à cet effet des phases, des stades, sans
donner pour autant une échelle d’âges. Selon le maître de
la psychanalyse, à chaque étape du développement psy-
chique semble correspondre un type d’angoisse. Ainsi, le
traumatisme de la naissance s’accompagne d’une angoisse
de séparation. Plus tard, c’est la perte d’amour de l’objet,
la mère, qui suscite l’angoisse. Puis survient l’angoisse liée
au complexe de castration, à la culpabilité liée en général
à la pratique de la masturbation. Enfin intervient la peur
de la mort et les angoisses en relation avec les exigences
du surmoi.
Mais si les angoisses se succèdent au cours de la vie, en
empruntant des formes différentes, elles ne s’effacent pas
définitivement pour autant. Elles s’entassent, comme des
strates successives, dans l’inconscient et peuvent, sous l’effet
de situations particulières, être ravivées. Elles sommeillent
mais ne meurent pas.

126
inhibition, symptôme et angoisse

Le siège de l’angoisse est le moi. Sur le terrain des mala-


dies psychiques, le moi déploie bien des efforts pour épar-
gner l’angoisse qu’il avait maintenue en suspens. Les efforts
se traduisent par la formation de symptômes qui se produit
pour échapper à l’angoisse et « réduire à néant la situation
dangereuse ».
Toutes les angoisses, celles de l’enfant comme celles de
l’adulte, se manifestent par une sensation de douleur.
Quand l’angoisse surgit directement, avec une incapacité à
maîtriser « l’afflux d’excitations, terreurs, vertiges, émo-
tions», c’est l’angoisse automatique.
Mais les origines de l’angoisse sont diverses. Généralement
liée à la libido, à l’énergie sexuelle, l’angoisse ne provient
pas, contrairement aux premières conceptions de Freud, du
refoulement. La théorie venait de franchir un tournant
majeur. L’angoisse n’est plus une simple réaction passive
face à un danger. Devenue active, elle possède une finalité,
prévoir le danger, et on l’envisage dès lors comme un travail
psychique.

Les processus de défense


et leurs rapports avec l’angoisse
Pour Freud, il existe une étroite parenté entre l’angoisse
et les mécanismes de défense. Le moi, pris en tenaille entre
les exigences contradictoires du ça et du surmoi ou les sol-
licitations du monde extérieur, est le siège de l’angoisse.
Ainsi, recourt-il à divers moyens pour s’en protéger.
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud revient à la
notion de défense qu’il avait eu tendance à abandonner au
profit du refoulement en amalgamant en quelque sorte les

127
sigmund freud

deux termes. Les mécanismes de défense désignent tous


les moyens utilisés par le moi dans la lutte, dans les
conflits dont il est le siège. Et le refoulement est une arme
défensive qui prend place dans une panoplie variée de
mécanismes de défense.
En effet, si tous les mécanismes de défense s’assignent
pour tâche, à l’image du refoulement, de rejeter hors de la
conscience une pulsion inacceptable pour le moi, ils
adoptent, en revanche, une stratégie différente. Ainsi, le
refoulement, par son processus de rejet, de fixation dans les
profondeurs de l’esprit d’une pensée ou d’un désir inaccep-
table représente-t-il une tentative de fuite.
La projection remplace un danger pulsionnel intérieur
par un danger extérieur comme en témoigne la phobie du
petit Hans.
La régression est un retour à un stade antérieur où les
désirs, les pulsions qui s’imposent au moi étaient alors
acceptables.
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud ajoute
deux nouveaux mécanismes de défense : l’annulation
rétroactive et l’isolation.
L’annulation rétroactive « vise à l’effacer en soufflant
dessus », par un symbolisme moteur, non pas les suites
d’un événement (impression, expérience vécue) mais cet
événement lui-même, un peu de façon magique.
Dans la vie “normale”, l’effort d’annulation rétroactive se
traduit par la décision de traiter un événement comme s’il
n’était pas arrivé. C’est la protection de l’oubli, par exemple.
Quant à l’isolation que l’on retrouve plus particulièrement
dans les névroses obsessionnelles, elle consiste en une pause

128
inhibition, symptôme et angoisse

au cours de laquelle le malade élève des séparations pour se


mettre à l’abri de ses fantasmes, de ses représentations,
comme dans une bulle ou une enveloppe protectrice.
Dans la vie courante, le processus d’isolation se traduit
par la concentration de l’esprit, sur une tâche par exemple,
au cours de laquelle on rejette toute autre pensée et toute
activité perturbatrices. C’est une manière de s’enfermer,
comme pour se protéger.
Le dernier chapitre reprend les questions soulevées par
l’ouvrage ainsi que les rapports entre l’angoisse, la douleur
et le deuil.

une nouveauté dans le monde


de la psychologie

Pour comprendre l’aspect novateur de Inhibition, symp-


tôme et angoisse, il suffit de se replonger au cœur des inté-
rêts de la psychologie de l’époque. Il faut bien admettre
que l’on accordait peu de place à l’angoisse. Les rares
auteurs qui l’évoquaient, l’envisageaient sur le plan
physiologique, mal connu d’ailleurs. Quant à la psychia-
trie, elle orientait tous ses efforts sur les maladies comme
l’hystérie, la schizophrénie, aidée en cela par des sciences
annexes, notamment l’anatomie pathologique, mais aussi
la biologie et la bactériologie.
Parallèlement se répandaient les travaux de Pavlov
(1849-1936) qui, à partir de ses découvertes sur l’activité
nerveuse supérieure de l’animal, élabore une doctrine lui
permettant d’interpréter le comportement humain. Il doit

129
sigmund freud

sa célébrité à sa mise en évidence du réflexe conditionnel,


prouvé par le fameux exemple du chien qui, “condi-
tionné”, salivait au tintement d’une clochette à la suite
duquel Pavlov présentait de la poudre de viande.
C’est aussi l’époque où le psychologue américain Watson
(1878-1958), ardent acteur de la psychologie expérimentale,
rapportait sa célèbre observation de phobie provoquée chez
un nourrisson. Watson et sa femme Rayner ont condi-
tionné Albert, âgé de onze mois, à avoir peur des rats
blancs. Ils lui présentaient l’animal tout en déclenchant un
bruit effrayant. La phobie de la fourrure blanche ne tarde
pas à se déclarer. Mais il n’est pas question de laisser Albert
malade. Alors, Watson et Rayner le “guérissent” par un
conditionnement à rebours, en associant la vue du rat blanc
à une stimulation agréable. C’est la base, entre autres, des
thérapies comportementales.
Enfin, en psychologie, la mesure de l’intelligence qui avait
pris, pendant la Première Guerre mondiale, une importance
considérable, du fait, entre autres, de son utilisation systé-
matique par l’armée américaine, connaît dans les années
vingt une énorme extension avec le développement des tests.
C’est au cœur de toutes ces tendances que Freud publie
Inhibition, symptôme et angoisse. Dès lors, on en comprend
l’originalité. Personne avant lui n’avait abordé l’angoisse sous
cet aspect psychologique. Cette idée de l’angoisse permet-
tant au moi d’anticiper, de prévoir le danger provoqué par
la manifestation d’une pulsion, à la manière d’une son-
nette d’alarme, pour que se déclenchent les processus de
défense, fait figure de détonateur dans le monde scienti-
fique régi par les chiffres et l’objectivité.

130
inhibition, symptôme et angoisse

Cette deuxième théorie freudienne de l’angoisse, inti-


mement liée aux trois instances du ça, du moi, du surmoi,
donne beaucoup plus à penser que l’angoisse définie dans
les livres de médecine comme un état d’agitation de sensa-
tion ou d’oppression.
D’ailleurs, la médecine d’aujourd’hui la conçoit en
termes de sensations psychiques et de symptômes soma-
tiques de l’organisme avec, notamment, ses troubles
cardio-vasculaires mettant à part, sans toutefois la rejeter
totalement, la théorie psychanalytique de l’angoisse.
La psychiatrie clinique distingue traditionnellement
l’anxiété de l’angoisse réservant à cette dernière des origines
somatiques, soit de maladies de l’organisme comme l’angine
de poitrine, l’asthme… Elle envisage tout au plus la crise
anxieuse liée aux névroses, d’où le succès des anxiolytiques.
Plus humaine, plus proche de nous, même dans sa
complexité, la théorie de Freud séduit. L’ouvrage dépasse
en cela la dimension de simple riposte vengeresse à la
déception qu’a infligé Rank au maître de la psychanalyse.
Certes, le livre est d’une lecture plus difficile que bien
d’autres œuvres de Freud, car les idées semblent juxtapo-
sées, comme jetées sur le papier au fur et à mesure de la
réflexion, sans ordonnancement logique.
Pourtant, cela n’enlève rien à la force de l’ouvrage qui,
sans aucun doute, a apporté sa contribution à la pensée
psychanalytique non seulement par la vision personnelle
de Freud sur l’angoisse, mais aussi par sa perception des
mécanismes de défense et du refoulement en particulier.
De plus, les arguments en faveur d’une origine organique
de l’angoisse (comme de l’anxiété d’ailleurs) la rendent

131
sigmund freud

veuve de la dimension psychique, dont elle ne peut faire


l’économie, et que chacun ressent comme quelque chose
de capital.
Lorsqu’une personne parle de l’angoisse, elle évoque
naturellement la souffrance physique qu’elle éprouve, mais
elle sait, sans être spécialiste en la matière, que l’angoisse se
situe avant tout « dans la tête ». L’angoisse fait mal dans le
corps comme au moral et l’on met tout en œuvre pour ne
pas éprouver cette sensation. Alors, soit on accepte la pul-
sion à l’origine de l’angoisse, soit on la fuit, on la refoule.
Si le symptôme est la métaphore de l’angoisse qu’il
atténue en quelque sorte (“Si seulement je savais de quoi
je souffre” soupirent les patients), l’inhibition est comme
une défense au même titre que le refoulement. On
comprend alors que symptôme et inhibition aient été trai-
tés par Freud à partir de l’angoisse, manifestation psy-
chique et physiologique d’un conflit entre plaisir et déplaisir.
Sigmund Freud,
cinq psychanalyses.
Puf, 1954.

L’ensemble des Cinq psychanalyses regroupe des obser-


vations pratiques de maladies du psychisme : l’hystérie,
une phobie, un cas de névrose obsessionnelle, de paranoïa
et l’histoire d’une névrose infantile.
Ces cinq cas, aussi instructifs les uns que les autres, se
prêtent à l’investigation profonde de l’analyse. Tout en
visant, à l’aide de ces exemples cliniques, à développer la
connaissance des processus psychiques inconscients,
Freud confirme en quelque sorte sa théorie des névroses
dont les fondements se situent dans la sexualité infantile.
De ces cas, de ces particularités, l’auteur tire adroite-
ment des remarques d’ordre général qui, pour la plupart
d’entre elles, sont encore d’un grand intérêt.

133
sigmund freud

dora

Pourquoi Dora ?

À la fin de l’année 1899 commence l’analyse de Dora.


Le traitement s’étend sur environ trois mois, d’où le terme
Fragment utilisé dans le titre de ce cas. Dans son avant-
propos, Freud précise : « Le traitement fut interrompu le
31 décembre 1899, l’exposé en fut écrit dans les deux
semaines qui suivirent, mais je ne l’ai publié qu’en 1905. »
En effet, compte tenu des échanges, des confidences,
des révélations les plus intimes, des détails sur la vie
sexuelle de la malade qui sont nécessairement relatés dans
le texte, Freud s’entoure de maintes précautions pour
conserver l’anonymat de Dora ainsi que des autres acteurs
de l’histoire. Mais, pris en tenaille entre les devoirs du
secret professionnel et le désir d’apporter sa contribution à
la science, il surmonte les oppositions, les difficultés de la
rédaction, et les interdits, car Dora est l’hystérique type.
Paru en allemand sous le titre Bruchstiïck einer Hystérie-
analyse dans la revue Monatschrift fur Psychiatrie und
Neurologie, ce Fragment d’une analyse d’hystérie fut tra-
duit par Marie Bonaparte (1882-1962, psychanalyste, fille
du prince Roland Bonaparte) pour la Revue française de
psychanalyse (t. ii, fascicule I, 1 928) et parut aux Presses
Universitaires de France en 1954.

134
cinq psychanalyses

L’histoire de Dora

Lorsque Dora commence le traitement analytique, en


octobre 1899, elle a dix-huit ans. Toutefois, elle avait
consulté le psychanalyste deux ans plus tôt dans le courant
de l’été 1898. Cette jeune fille florissante souffre de troubles
divers qui incitent son père à la conduire chez Freud. Il
avait été lui-même suivi, quelque temps auparavant, par le
médecin viennois pour soigner les restes d’une syphilis,
maladie qu’il avait contractée avant le mariage.
Issue d’un milieu bourgeois apparemment sans histoire,
Dora vécut en réalité au cœur d’une comédie humaine
dont les protagonistes étaient deux familles : la sienne et
les K. Le père de la jeune fille, homme d’affaires, était sou-
vent malade et Dora, bien que très jeune, l’avait soigné. Il
s’établit alors des liens très étroits entre elle et son père au
point qu’elle devint sa confidente.
La mère, insignifiante, orientait toutes ses forces vives
dans le ménage. Lorsque des disputes éclataient entre ses
parents, le frère de la jeune fille prenait parti pour la mère
et Dora pour le père. Quand la famille K. se lia d’amitié
avec les parents de Dora, la jeune fille les accepta très bien
et se prit d’affection pour le couple. Mme K. soignait le
père, Dora s’occupait des enfants.
Ces deux familles respectables, prêtes à s’entraider,
cachaient leurs passions amoureuses sous une convenance
affichée: le père de Dora et Mme K. entretenaient une liaison

135
sigmund freud

suivie et M. K. fit à la jeune fille de pressantes avances lors


d’une promenade au bord du lac. Elle l’avait alors giflé.
Quand elle raconta l’affaire à ses parents, on ne la crut
pas. M. K., de son côté, nia l’affaire, alléguant que cette
histoire était le fruit de l’imagination d’une jeune fille
ne pensant qu’au sexe et friande de lectures libertines.
Franchement meurtrie, Dora imagina bientôt que l’attitude
de son père n’obéissait qu’à un seul objet : la livrer à M. K.
pour pouvoir poursuivre sa liaison avec Mme K. Et Dora
sombra dans la maladie : crise de toux, aphonie (extinction
de voix), migraines… ; ces symptômes devenaient des
moyens de pression pour détourner son père de Mme K.
Les manifestations hystériques avaient fait leur appari-
tion bien avant la tentative de séduction de M. K.
D’ailleurs, celui-ci avait déjà attiré la jeune fille dans un
coin de son magasin pour l’embrasser sur la bouche. Dora
avait alors quatorze ans. Elle en avait éprouvé un vif
dégoût. Selon Freud, elle aurait senti contre son corps le
membre en érection de l’homme et aurait déplacé cette
sensation vers le haut, la gorge, signant une réaction hys-
térique. C’est pourquoi Freud interpréta le refus de céder
aux avances de M. K. qu’elle semblait par ailleurs aimer,
en terme de défense névrotique.
De plus Dora, enfant, avait longtemps sucé son pouce et
en avait éprouvé un assouvissement complet qu’elle ne
retrouva pas lors du baiser. La fixation du symptôme hysté-
rique à la gorge vint également d’un fantasme, d’une mise
en scène se déroulant dans son imagination. Elle prétendait
son père impuissant et annula la liaison qui, de la sorte,
devenait paradoxale avec Mme K. en évoquant d’autres

136
cinq psychanalyses

moyens d’assouvissement sexuel : « Elle devait penser aux


organes qui, chez elle, se trouvaient en état d’irritation : la
gorge et la cavité buccale », zone fortement érogène, propre
à donner du plaisir, témoin le suçotement infantile.
Deux rêves de Dora éclairèrent Freud sur sa patiente.
Dans le premier, un incendie se déclare. Son père, au pied
du lit, la réveille, soucieux de sauver les enfants des flammes.
Sa mère, quant à elle, pense à son coffret de bijoux. Lorsque
Freud demande à Dora à quoi lui fait penser le rêve, elle se
souvient que M. K. lui a offert un coffret à bijoux. Freud lui
réplique que le coffret à bijoux désigne les organes génitaux
féminins ; « vous vous disiez : “Cet homme me poursuit, il
veut pénétrer dans ma chambre, ma boîte à bijoux est en
danger…” Vous êtes donc prête à donner à M. K. ce que sa
femme lui refuse… Vous réveillez votre ancien amour pour
votre père pour vous défendre de votre amour pour M. K.»
Un véritable torrent d’interprétations s’abat sur Dora.
L’autre rêve révèle encore les préoccupations sexuelles de la
jeune fille. D’ailleurs, Dora est en proie à des sentiments
complexes. Elle s’identifie à sa mère en éprouvant de la
jalousie à l’égard de Mme K. qui lui a pris sa place auprès
de son père et montre ainsi son amour pour ce dernier.
Déçue par Mme K. pour qui elle avait une profonde
amitié, sa blessure révèle pour Freud ses tendances homo-
sexuelles : « Le sentiment de jalousie féminine était accou-
plé, dans l’inconscient, à une jalousie analogue à celle
qu’aurait éprouvée un homme. »
Elle désirait M. K. sans se l’avouer, mais ses sentiments
les plus cachés pour cet homme se sont exprimés dans un
second rêve.

137
sigmund freud

Puis Dora mit un terme à l’analyse à la fin décembre


1900. Freud interpréta l’attitude de la jeune fille comme
une tendance névrotique à se nuire à elle-même. Il y perçut
également une vengeance à l’image de celle qu’elle souhai-
tait infliger à M. K. Lorsqu’elle revint voir Freud le 1er avril
1902, elle dit qu’elle se sentait beaucoup mieux. Elle avait
confronté Mme K. et son père et avait obtenu d’eux des
aveux. Quand elle déclara souffrir depuis deux semaines de
névralgie faciale, Freud sourit en pensant à une autopuni-
tion qu’elle s’infligeait pour avoir giflé M. K.

Le cas Dora, un échec digne d’intérêt

La lecture de Fragment d’une analyse d’hystérie ne pose


aucun problème particulier. Certes, depuis l’histoire de
Dora, les connaissances scientifiques ont fait bien des pro-
grès. La psychanalyse elle-même a évolué et l’attitude de
Freud à l’égard de la jeune fille n’aurait pas été celle-ci
quelques années plus tard.
En effet, avec Dora, il proposait des interprétations
immédiates, un peu abruptes même parfois, méthode à
laquelle il apportera par la suite beaucoup de nuances. De
plus, à l’époque de Dora, Freud était encore peu soucieux
du transfert qui suppose un déplacement sur la personne
du psychothérapeute d’un désir inconscient, d’un senti-
ment vécu par le malade, souvent dans l’enfance, et qui
l’actualise dans la relation thérapeutique.
Or, Dora avait fait un transfert en reportant sur Freud
les sentiments qu’elle éprouvait pour M. K. Freud a négligé

138
cinq psychanalyses

cette étape fondamentale de l’analyse car il ne savait pas


encore combien le transfert fait progresser l’analyse ainsi
qu’il l’écrira plus tard dans son Introduction à la psychana-
lyse : « Aussi l’analyse fait-elle dans ces conditions des pro-
grès remarquables. »
Là réside l’échec du travail avec Dora, Freud le comprit
bien. En arrêtant la cure, Dora « mit en action une impor-
tante partie de ses souvenirs et de ses fantasmes au lieu de
les reproduire dans la cure ».
Mais le cas Dora demeure à tous égards d’une contribu-
tion certaine pour la psychanalyse malgré les évolutions qui
s’ensuivront. Jones précise dans La Vie et l’Œuvre de
Sigmund Freud que «cette première observation de Freud a,
bien longtemps, servi de modèle aux étudiants en psychana-
lyse… ». Dans ce que l’on peut nommer un témoignage,
Freud met l’accent sur le déterminisme des paroles de sa
malade. Il montre combien la corrélation entre les phéno-
mènes physiques et mentaux doit être prise au sérieux.
L’intérêt pour la « grande névrose » a dépassé le stade de
l’hypnotisme. Avec Fragment d’une analyse d’hystérie, Freud
veut également démontrer la place centrale du rêve : « Cet
ouvrage fut primitivement appelé Rêve et Hystérie, parce
qu’il me semblait particulièrement propre à montrer de
quelle manière l’interprétation des rêves s’entrelace à l’his-
toire du traitement, et comment, grâce à elle, peuvent se
combler les amnésies et s’élucider les symptômes.»
Le cas Dora peut être encore considéré comme une
introduction à la psychanalyse. Malgré les découvertes
biologiques et les progrès dans le domaine psychosoma-
tique, l’analyse de Dora est exemplaire dans le cortège des

139
sigmund freud

névroses, même si certains auteurs reprochent à Freud,


dans les années soixante, de ne pas avoir donné l’origine
précise de tous les symptômes ou d’avoir réduit ce tableau
clinique fort bigarré à d’uniques causes sexuelles.

le petit hans

L’édition

L’analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans a


été éditée en langue allemande en 1909. Elle inaugure la
revue Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologis-
che For-schungen. Elle sera reprise dans le Sammlung klei-
ner Schriften zur Neurosenlehre (Recueil de petits essais sur
les névroses) de Sigmund Freud (1918) sous le titre Analyse
der Phobie eines fünfjährigen Knaben. Traduite en français
par Marie Bonaparte, elle a paru dans la Revue française de
psychanalyse (t. ii, fascicule III, 1 928) et aux Presses Univer-
sitaires de France en 1954.
La publication du cas fut autorisée par le père ; toute-
fois, par respect pour la famille, Freud changea le nom de
son « petit héros » et Herbert Graf devint, pour la circons-
tance, le petit Hans. Jones (1879-1958), médecin et bio-
graphe de Freud, précise que le psychanalyste viennois, à
partir du cas du petit Hans, avait déjà fait deux exposés :
l’un portant sur la curiosité sexuelle infantile, l’autre « sur
le cas d’un petit garçon de trois ans qui avait deviné
l’exacte vérité sur la naissance des enfants après avoir observé
la grossesse de sa mère ».

140
cinq psychanalyses

L’histoire du petit Hans

Herbert Graf, appelé Hans pour la circonstance, avait


cinq ans lorsqu’il devint le «petit héros» de cette analyse. Né
dans un milieu cultivé et bourgeois, fils d’un musicologue, le
petit Hans fut élevé avec le minimum de contraintes. En
effet, ses parents étaient très favorables à la psychanalyse.
Son père assistait régulièrement aux séances du mercredi ;
quant à sa «jolie maman», elle avait été, avant son mariage,
une patiente de Freud.
Aussi, bien avant la lettre, les parents de l’enfant restaient
très à l’écoute des paroles du petit et attentifs à ses moindres
faits et gestes. Seuls quelques résurgences d’anciens principes
intervenaient dans l’éducation de Hans. Lorsque la mère vit
Hans, à l’âge de trois ans, jouer avec son pénis, son « fait
pipi», elle le menaça d’appeler le docteur pour qu’il lui soit
coupé. Au sujet des mystères de la naissance Hans reçut, en
guise d’explication, l’histoire de la cigogne.
La phobie de Hans apparut alors qu’il avait quatre ans
et neuf mois, quelque temps après la naissance de sa
petite sœur. Sa maladie se manifesta par une peur incontrô-
lable qu’un cheval ne tombe ou bien ne le morde. Aussi,
refusait-il d’aller dans la rue. Par ailleurs, Hans montrait
une vive curiosité à l’égard des organes génitaux de son
père, de sa mère, de sa petite sœur et des animaux, qui
tournait presque à l’obsession. Lorsqu’il vit sa sœur dans
son bain, il constata que son « fait-pipi » était tout petit
mais il pensa qu’il pousserait.

141
sigmund freud

Enfin, Hans était au cœur du complexe d’Œdipe et sa


passion amoureuse pour sa mère avait pour corollaire un
sentiment d’hostilité à l’égard du père devenu un rival. Le
conflit psychique dans lequel se débattait le petit garçon le
troublait d’autant plus qu’il aimait son père.
Lorsque Max Graf commença l’analyse de la phobie de
son fils, il représentait aux yeux de Hans le père, le rival et
le thérapeute. Il adopta la méthode du questionnement et
Hans collabora de bonne grâce aux investigations. Parfois
le père intervenait en aidant l’enfant à formuler ce que son
jeune âge l’empêchait d’exprimer. Mais, en aucun cas,
contrairement à ce que prétendaient les opposants de
Freud, le père ne suggéra ses réponses au fils.
Si Max Graf avait tendance à imputer la maladie de
Hans à un éveil sexuel précoce favorisé, notamment, par les
tendres soins de la mère, il pensait également que l’angoisse
du petit pouvait être en relation avec la masturbation à
laquelle il s’adonnait.
« L’intérêt qu’il porte au “fait-pipi” n’est cependant pas
purement théorique ; comme on pouvait le supposer, cet
intérêt le pousse à des attouchements du membre. »
Mais Freud, à qui le père faisait régulièrement un compte
rendu circonstancié des progrès de l’analyse, proposa une
interprétation toute différente. Le maître de la psychanalyse
a appris, auprès de ses patients névrosés, que les angoisses
provenaient d’une aspiration refoulée de la sensualité. Il
étendit cette théorie au cas du petit Hans qui, au moment
des faits, était vivement attiré par sa mère.
Sachant parfaitement que son désir pour sa mère était
inacceptable, l’enfant le refoulait. Et sous l’effet du refou-

142
cinq psychanalyses

lement, ses pulsions érotiques, tout comme ses pulsions


agressives se transformaient en une angoisse qui se tradui-
sait par la phobie.
Mais pourquoi les chevaux ? Le jeu innocent du “dada”
qui donnait tant de plaisir à Hans constitua en quelque
sorte la rampe de lancement du choix de l’animal redouté.
Pour Freud, le cheval qui mord représentait le père en
colère contre les tentatives de séduction adressées par
Hans à sa mère. D’où la naissance de l’angoisse de castra-
tion : Hans avait peur que son père ne le punisse en le cas-
trant. Le cheval tombé figurait le père mort, le rival que
l’on désire évincer.
Ainsi, la phobie constituait-t-elle pour Hans un moyen
d’échapper au conflit psychique, au combat que des senti-
ments contradictoires se livraient dans son esprit. L’enfant
avait maquillé ses pensées inavouables. Elles s’exprimaient
dès lors sous forme de symptômes et cette transposition
les rendait acceptables.
Lorsqu’on livra à Hans, avec une infinie douceur, les
révélations de l’analyse, ses symptômes se mirent à régres-
ser progressivement. L’analyse avait parfaitement réussi et
Hans fut définitivement délivré de sa phobie.

Qu’apporte l’analyse du petit Hans ?

L’analyse du petit Hans, aussi peu conventionnelle soit-


elle, n’en constitue pas moins un véritable ferment de
réflexions propres à enrichir la théorie psychanalytique.
L’éclairage de ce cas porte, notamment, sur les mécanismes

143
sigmund freud

de défense qui entrent en jeu dans le processus de refoule-


ment au moment du complexe d’Œdipe.
Si Freud en avait fait depuis plusieurs années l’objet de
ses recherches, la limpidité, la simplicité de ce cas rendent
indiscutables ses découvertes. C’est encore l’occasion,
pour Freud, de combattre pour la franchise en matière de
sexualité, ce que la majorité des parents d’aujourd’hui
appliquent aisément passant le relais plus tard à l’institu-
tion scolaire. La tolérance actuelle à l’égard de la sexualité
infantile témoigne de l’impact de la pensée de l’auteur.
L’analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans
montre également la spontanéité avec laquelle les petits
comprennent ce qui se passe dans leur esprit, révélation
importante pour la psychanalyse des enfants. Elle permet
aussi à Freud d’illustrer le complexe de castration qui
existe, précise-t-il, même si l’enfant n’a reçu aucune
menace à ce sujet. Mais ce complexe entraîne une angoisse
maladive qui prend ici ses racines dans les tendances hos-
tiles à l’égard du père et le sadisme à l’égard de la mère.
Enfin le petit Hans permet d’étudier les répercussions
que peut avoir, chez un enfant, la prise de conscience des
complexes refoulés. Si le monde médical offusqué s’atten-
dait à un démantèlement complet de l’équilibre psychique
du petit, l’histoire prouva le contraire. En effet, quatorze
ans plus tard, Freud eut la surprise de recevoir la visite d’un
« beau jeune homme de dix-neuf ans » qui se présenta
ainsi : « C’est moi le petit Hans ». Loin d’être un garçon
déséquilibré, Herbert Graf entamait une belle carrière de
directeur et de metteur en scène d’opéra. Il avait, par
ailleurs, très bien surmonté le divorce de ses parents qui,

144
cinq psychanalyses

chacun de son côté, avaient refait leur vie. Il ne conservait


aucun souvenir de son analyse, mais il s’était reconnu dans
le texte de Freud.
Un succès, le petit Hans ? C’est certain ! Mais Freud eut
la prudence de ne pas généraliser les conclusions qu’il en
tira. En fait, le cas du petit Hans s’inscrit parfaitement
dans sa théorie qu’elle illustre à merveille car les indices du
mécanisme inconscient sont beaucoup plus faciles à
détecter chez un enfant que chez un adulte. Aujourd’hui
L’analyse d’une phobie chez un petit garçon de cinq ans
figure parmi les œuvres les plus lues de Freud car son
enseignement illustre, d’une façon pratique, la pensée de
l’auteur qui trouve son prolongement dans l’éducation de
nos enfants.
Le souci d’accorder une attention bienveillante à ce
qu’ils disent, de participer à la vie de la famille, de leur
demander leur avis, de les informer, de ne pas les brus-
quer, bref de limiter les contraintes, vient en droite ligne
des principes de Freud. Le temps de se taire à table est
bien révolu et l’enfant, grâce à Freud puis, plus tard, à
bien d’autres psychanalystes, a gagné la liberté et le
respect. Hans et les enfants d’aujourd’hui sont des “petites
personnes” à part entière avec leurs aspirations, leurs
désirs, leurs plaisirs, leurs sentiments et leurs tourments…
et on n’est pas prêt de l’oublier !
Mais il n’en reste pas moins « qu’au-delà du principe de
plaisir» l’enfant demande à être accompagné dans la prise de
conscience de la réalité, ce qu’a su faire le père du petit Hans
aidé par celui que l’enfant appelait “Le Professeur”.

145
sigmund freud

l’homme aux rats

La publication

Les Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle,


plus connues sous le titre de L’homme aux rats –
Rattenmann – furent publiées en 1909 dans le premier
tome de la revue Jahrbuch für psychoanalytische und psycho-
pathologische Forschungen puis dans le Sammlung kleiner
Schriften zur Neurosenlehre (Recueil de petits essais sur les
névroses) en 1913, et en 1921 L’homme aux rats fut traduit
par Marie Bonaparte et R. Loewenstein et parut dans la
Revue française de psychanalyse en 1932 puis aux Presses
Universitaires de France en 1954.
La cure, décrite dans l’article, commença le 1er octobre
1907 et dura onze mois, laps de temps extrêmement court
pour un tel traitement. Freud avait déjà évoqué à plusieurs
reprises le cas de l’homme aux rats à la Société de psycha-
nalyse. Le 30 octobre et le 6 novembre, il relate les débuts
de l’analyse. Le 8 avril 1908, il expose l’obsession des rats.
Et, le 27 avril 1908, alors que le traitement est achevé
depuis 6 mois, Freud le communique dans son ensemble
au Congrès de Salzbourg. Le patronyme de l’homme aux
rats, Ernst Lanzer, ne fut pas révélé par Freud mais par
Patrick J. Mahony en 1986 dans son livre : Freud and the
Rat Man.

146
cinq psychanalyses

L’histoire de l’homme aux rats

Lorsque Ernst Lanzer vient consulter Freud pour la


première fois, il est âgé de vingt-neuf ans. Ce brillant
juriste se plaint d’idées obsédantes : il vit dans la crainte
permanente qu’il n’arrive un malheur à son père ou à la
jeune femme qu’il aime. Il éprouve également parfois une
violente envie de se trancher la gorge avec un rasoir ou de
tuer et évoque son amitié avec un jeune homme qui sait
l’aider dans ces moments difficiles. Il s’est constitué, pour
les choses les plus insignifiantes de la vie, toute une trame
d’interdictions ou d’exigences qui l’obligent à élaborer un
stratagème pour rembourser une dette.
Puis Ernst Lanzer enchaîne sur ses expériences sexuelles.
Ses confidences révèlent à ce sujet un éveil précoce. Il se sou-
vient notamment des libertés qu’il a prises avec les jeunes
gouvernantes entre cinq et six ans, ainsi que des érections
dont il souffrait. Il manifeste très tôt une envie obsédante de
voir des femmes nues, signe d’un voyeurisme évident.
Mais bientôt va naître un sentiment étrange. Il se dit
qu’il fallait rejeter de telles pensées de son esprit au risque
de porter malheur à son père et d’entraîner sa mort. Or,
son père est mort depuis quelques années. Par une bizarre
alchimie, l’homme aux rats venait de tendre un pont entre
le présent et le passé.
Ensuite, l’homme aux rats explique l’histoire pour laquelle
Freud lui donna ce surnom. Alors qu’il participait à des
manœuvres en tant qu’officier de réserve, un capitaine, au
cours d’une halte, avait rapporté cet étonnant supplice

147
sigmund freud

pratiqué en Orient : on renverse sur les fesses du supplicié


un pot dans lequel on a placé des rats. Les animaux s’enfon-
cent dans l’anus. Quand Ernst Lanzer raconte cette his-
toire, il est très agité. En proie à une vive émotion, il a du
mal à s’expliquer. Freud décèle sur son visage « l’horreur
d’une jouissance par lui-même ignorée. » De plus, il ima-
gine son père et sa bien-aimée soumis à ce supplice.
L’homme aux rats poursuit ses révélations par une
confuse histoire d’argent qu’il doit à un officier ou bien à
une employée des postes pour la réception d’un colis conte-
nant un lorgnon. Enfin, dans un retour à son enfance, il
évoque une fillette qu’il avait aimée lorsqu’il avait douze
ans. Une idée avait alors germé dans son esprit. S’il lui arri-
vait quelque malheur à lui, la petite lui rendrait sûrement
son amour. En d’autres termes, si son père venait à mourir,
elle l’aimerait
Cette attitude mentale révèle les sentiments conflictuels
qu’il éprouve pour son père. Lorsque pour la première fois
il a découvert le plaisir du coït il aurait formulé ces vœux
inconscients : « Mais c’est magnifique ; pour éprouver cela
on serait capable d’assassiner son père ! ». Il se souvient
avoir été corrigé par son père, à trois ans, pour une vague
histoire de masturbation et il s’était mis à hurler des mots
qui, dans sa bouche, représentaient des insultes : « Toi
lampe ! Toi serviette ! Toi assiette ! » à la suite de quoi son
père ne l’avait plus jamais battu. En dépit de ces réactions,
il l’aimait ce père. Et un sentiment d’ambivalence devait
dominer sa vie. Ainsi, il se croyait capable d’aimer parce
qu’il ressentait tout aussitôt, un sentiment contraire.
Freud interprète cette ambivalence des sentiments comme

148
cinq psychanalyses

l’un des traits principaux de la névrose. L’homme devint


l’objet de toute une série de compulsions, c’est-à-dire qu’il
se sent poussé, par une force intérieure, à diverses actions :
protéger la dame qu’il aime ; comprendre en faisant répé-
ter chaque phrase ; compter pendant l’orage, douter de ce
qu’il entend: «Le doute, dans sa compulsion à comprendre,
signifie qu’il doute de l’amour de son amie. »
Mais, en réalité, « La pensée consciente se méprend,
bien entendu, sur le sens de ces compulsions et leur attri-
bue des motifs secondaires, elle les rationalise. »
Le récit du supplice aux rats, par le jeu de l’association
libre des idées, fit progresser l’analyse. Il avait réveillé l’éro-
tisme anal. Les rats avaient pris dans son imagination une
signification relative à l’argent : « Tant de florins, tant de
rats ». Associé à l’héritage de son père, cela devint : quote-
part-rats. L’idée de propagation d’infection était transposée,
dans l’esprit du malade en syphilis qui conduit à l’évocation
du pénis… Le récit avait également ressuscité « toutes les
tendances à la cruauté égoïste et sensuelle réprimées précoce-
ment, voilà qui est prouvé dans sa propre description et sa
mimique au moment où il me le racontait».
L’idée que les rats mordent et sont persécutés par les
hommes pour cela lui rappelle une scène de son enfance
où il avait été puni pour avoir mordu. Ainsi, les rats
devinrent des enfants, ceux que son amie ne pouvait pas
avoir. Le capitaine qui se faisait l’avocat du supplice prit,
dans l’esprit du malade, la place du père. C’est alors que
s’imposa la pensée : « C’est à toi que l’on devrait faire ça. »
La lutte contre son père s’était rallumée. Dès qu’il eut
accepté l’interprétation de Freud, son obsession disparut.

149
sigmund freud

L’homme aux rats par-delà l’analyse

Entre 1901 et la Première Guerre mondiale, on assiste à


un développement considérable de l’étude des névroses en
dehors du cadre psychiatrique proprement dit. En effet, le
Traité de pathologie mentale (1903) du neurologue français
Gilbert Ballet (1853-1916) évoque essentiellement sous son
chapitre intitulé « Névroses » la maladie de Parkinson, l’épi-
lepsie ou les chorées c’est-à-dire les mouvements brusques
et involontaires dus à une atteinte du système nerveux.
On est bien loin des troubles du psychisme auxquels
s’intéresse Freud. Gilbert Ballet leur accorde très peu de
place, réservant quelques pages aux phobies et une seule
aux obsessions. À la même époque, le psychiatre allemand
Kraepelin (1856-1926) accorde, quant à lui 130 pages sur
les 1 370 de son Traité, aux « névroses psychogènes ». Ces
quelques considérations sur le milieu de la psychiatrie per-
mettent de mieux comprendre l’aspect novateur de l’ana-
lyse de « L’homme aux rats » qui est devenu depuis un
classique de la névrose obsessionnelle.
Il convient de rappeler qu’à l’époque de la rédaction des
Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, le mouve-
ment psychanalytique est désormais constitué autour du
maître viennois qui, nommé Professeur à titre honorifique
en 1902, réunit depuis cette année-là, chez lui ses premiers
disciples le mercredi soir.
En 1909, date de la parution de L’homme aux rats,
l’influence de Freud est déjà fort étendue puisque le psy-
chiatre suisse Jung (1875-1961) ainsi que d’autres disciples
étrangers diffusent son enseignement depuis 1907. Mille

150
cinq psychanalyses

neuf cent neuf est aussi l’année du premier Congrès inter-


national de Psychanalyse et des premiers cours dispensés
par Freud aux États-Unis.
Qu’apporte l’analyse de l’homme aux rats à la pensée psy-
chanalytique et à la psychiatrie? De cette longue psychana-
lyse, Freud tire des remarques d’ordre général sur la névrose
obsessionnelle. Il éclaire pleinement les mécanismes typiques
de cette anomalie du psychisme telle les formations compul-
sionnelles: pensées, actes, paroles obsédantes, propension au
doute, ou à l’omission d’une pensée importante rendant le
discours disloqué ; c’est-à-dire une tendance à obéir à une
force intérieure obligeant le malade à exécuter une action ;
prémonition et superstition, peur de voir ses pensées se réali-
ser nommée par Freud la «toute-puissance de la pensée»; ou
encore l’ambivalence de sentiments; défense enfin contre les
compulsions par des rites compensatoires : « Si je fais ceci,
cela n’arrivera pas…»
Par ailleurs, il est intéressant de noter que le moyen
d’appréhender tous les éléments qui ont été dévoilés dans
l’interprétation de l’obsession de Ernst Lanzer, parmi les-
quels l’argent, le pénis, la mort et l’ambivalence des senti-
ments, soit le rat. Ce constat montre combien cet animal
est fédérateur de pensées et d’actions portant sur des thèmes
négatifs ou tabous. À l’époque où Freud retranscrit cette
psychanalyse, le rat appartient, pour le plus grand nombre,
à une réalité physique, matérielle, éloignée de toute charge
symbolique. Or, en mettant au premier plan ce rongeur au
point de surnommer Ernst Lanzer “l’homme aux rats”, le
maître de la psychanalyse entame une démarche novatrice
qui préfigure les interprétations du futur.

151
sigmund freud

En effet, aujourd’hui, le rat, dans l’inconscient collec-


tif, véhicule tout le cortège des interprétations de Freud à
son sujet. Cela peut s’expliquer par le fait que ce rongeur,
du moins en Occident, est vécu, en général, comme un
pur produit fantasmatique de l’imaginaire alors que l’on
est de plus en plus rarement confronté avec l’animal pro-
prement dit.

le cas schreber

La publication du texte

Freud publie ses Remarques psychanalytiques sur l’auto-


biographie d’un cas de paranoïa en 1911, en langue alle-
mande, dans la revue Jahrbuch fur psychoanalytische und
psychopathologische Forschungen, sous le titre: Psychoanalytische
Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen
Fall von Paranoïa. Cet ouvrage en trois parties, traduit en
français par Marie Bonaparte et R. Loewenstein parut
dans la Revue française de psychanalyse (1932, t. v) et aux
Presses Universitaires de France en 1954. Il retrace le cas
du Président Schreber qui a été traité pour paranoïa
de 1893 à 1902.
Daniel-Paul Schreber a consigné dans ses Mémoires d’un
névropathe (1903) (Denkwûrdigkeiten eines Nervenkranken)
avec une lucidité prodigieuse, les assauts de sa maladie. Il
n’a jamais consulté Freud et le maître de la psychanalyse a
fondé son interprétation et sa théorie de la paranoïa à
partir de ce seul document.

152
cinq psychanalyses

Lorsque Freud se livre à ce travail, il s’était intéressé à


cette maladie depuis quelques années. C’est aussi le
moment où la lutte entre son disciple Adler (1870-1937) et
lui culmine. En effet, Adler s’oppose à la psychanalyse
sexuelle de Freud pour en privilégier une autre fondée sur
les notions de caractère, de complexe d’infériorité et de
conflit entre la position réelle de l’individu et ses aspira-
tions. L’étude du cas Schreber marque également les pré-
misses d’une rupture entre Jung (1875-1961) et Freud. Jung
interprétera certains passages de l’essai d’une manière qui
outrepasse la pensée du maître et le disciple ne cessera
d’exprimer ses réserves à l’égard de la théorie de la libido
que Freud souhaite voir confirmer dans ce texte.

L’histoire de Schreber

Daniel-Paul Schreber naît en 1842. Fils d’un illustre


médecin orthopédiste, il choisit, quant à lui, les études de
droit. Il fait une brillante carrière de juriste et en 1893,
lorsque se déclare sa maladie, il vient d’être nommé à la
présidence de la cour d’appel de Saxe, son pays.
En fait, les premiers assauts d’une maladie nerveuse se
déclarent en 1884 après un épisode de surmenage. Il entre
alors dans une clinique psychiatrique de Leipzig où il reçoit
les soins du célèbre Professeur Flechsig qui diagnostique une
hypocondrie, maladie se caractérisant notamment par une
inquiétude concernant l’état de son corps et de ses organes
doublée d’un sentiment d’être le siège de quelque chose de
mauvais. Schreber ressort quelque temps après avoir été

153
sigmund freud

complètement guéri et voue à l’égard de Flechsig une grande


reconnaissance.
Il vit neuf ans sans le moindre problème jusqu’au jour
où il commence à souffrir d’insomnies et des idées suici-
daires lui traversent l’esprit, prémisses d’une grave rechute
qui dure jusqu’en 1902.
Dans les méandres de son monde hallucinant, Schreber
se sent investi d’une mission : sauver l’humanité, et lui
rendre sa félicité perdue. Mais Dieu, avec qui il s’entretient
régulièrement, émet une condition. Pour mener à bien sa
mission salvatrice, Schreber doit d’abord « être changé en
femme ».
Commence alors pour Schreber une longue période
pendant laquelle il se trouve en proie à des délires de per-
sécution les plus pénibles. Une souffrance physique le
tenaille sans relâche : hallucinations auditives, des voix
venues d’ailleurs le nomment ironiquement Miss Schreber,
ou douleurs corporelles intenses. Mais le plus terrible est,
sans doute, la souffrance mentale. Angoisse devant la
mort ; complot ourdi par Dieu lui-même qui, tout en
croyant Schreber idiot, lui inflige la plus pénible des obli-
gations, celle de penser sans cesse : « Toutes les fois que ma
pensée vient à s’arrêter, Dieu juge éteintes mes facultés
spirituelles. »
Enfin Schreber, dans son délire de persécution, se sent
harcelé par le Docteur Flechsig qu’il associe à ses fantasmes,
à ses imageries homosexuelles : « Flechsig aurait “assassiné
l’âme du malade, ou tenté de le faire”. » Les démêlés de
Schreber avec ce Dieu qui prend part à toutes les conspi-
rations sont ambigus. Il accuse Dieu de ne pas com-

154
cinq psychanalyses

prendre les vivants. Il accepte mal l’obligation quoti-


dienne d’évacuer les matières.
Puis il se produit un tournant dans la maladie. Schreber
semble se réconcilier avec son idée délirante d’être changé en
femme, et le sentiment de honte qui l’avait habité à la pensée
de son émasculation «ressentie d’abord comme une persécu-
tion et une injure grave » se meut en volupté. L’attitude de
Schreber envers l’érotisme se modifie. « Ce n’était plus la
liberté sexuelle d’un homme mais la sensibilité sexuelle
d’une femme…»; «II a acquis la conviction que c’était Dieu
lui-même qui, pour sa propre satisfaction, réclamait de lui la
féminité. » Schreber est prêt à engendrer une nouvelle race
d’hommes supérieurs. Ces idées de “grandeurs” ont germé à
partir d’hallucinantes considérations religieuses.

La paranoïa sous la lorgnette de Freud


La paranoïa est une maladie du psychisme qui se caracté-
rise par un délire marqué par un sentiment de persécution et
une surestimation de soi. Le président Schreber nous en
donne un tableau aussi vrai que passionnant. À partir de ce
cas, Freud jette les fondements de sa théorie sur la paranoïa
et bien des affirmations du maître de la psychanalyse sont ici
d’une grande portée. En effet, il a considérablement enrichi
la vision assez réduite que les psychiatres de l’époque avaient
de cette maladie. Kraepelin, auquel Freud fait parfois allu-
sion, figurait parmi les plus grands spécialistes en maladies
mentales, et la psychiatrie était considérée comme une branche
des “sciences de la nature” à l’image de la botanique.
En fait Kraepelin (1856-1926) s’est contenté de classifier
les manifestations pathologiques et de les définir d’une

155
sigmund freud

façon cohérente. Sous les qualifications de “dégénéres-


cence” ou de “métabolisme”, il donne aux troubles mentaux
des origines bien vagues et incertaines, préférant “l’histoire
naturelle” de la maladie. Prolixe et besogneux, il rassemble
des documents et rédige ses considérations qui s’inscrivent à
merveille dans le courant psychiatrique de l’époque. Mais il
s’agit là de théoriciens “descripteurs” qui pratiquent la “psy-
chiatrie sans psychologie”.
On ne peut pas adresser le même reproche à Freud,
même s’il ne comptait pas Schreber au nombre de ses
patients. C’est donc à partir de l’observation de ce cas que
Freud va jeter les fondements de sa théorie sur la paranoïa
avec tout ce qu’elle contient de novateur dans un tel
contexte scientifique.
La paranoïa met en exergue les mécanismes de défense
du psychisme. Celle de Schreber se souche sur une homo-
sexualité et le malade cherche “à se défendre” contre une
telle forme de désir et la refoule, la repousse hors de sa
conscience : « Nous considérons donc que ce fantasme de
désir homosexuel, aimer un homme, constitue le noyau
du conflit dans la paranoïa de l’homme. »
Le malade va « contredire » ses sentiments par le délire
de persécution. On se rappelle des souffrances de Schreber
dans la première phase de sa maladie. « Je ne l’aime pas, je
le hais. » Puis, le paranoïaque attribue ses sentiments de
haine à une personne et « Je le hais » se transforme par pro-
jection en « II me hait » donc me persécute : « Le persécu-
teur n’est jamais qu’un homme auparavant aimé ». Il peut
s’ensuivre comme par réaction ce que Freud désigne sous le
nom d’érotomanie : une fixation hétérosexuelle exagérée

156
cinq psychanalyses

« C’est elle ; que j’aime ». Ce n’était pas le cas de Schreber


bien rivé à son délire religieux.
Enfin, toujours par transformation, le malade arrive à
penser « ce n’est pas moi qui aime l’homme – c’est elle qui
l’aime » d’où jaillit la jalousie pour s’achever en « Je n’aime
personne » qui est la voie toute tracée pour une « suresti-
mation sexuelle du moi ».
Ce dernier aspect est plus connu sous le nom de narcis-
sisme tiré du dieu grec Narcisse qui, en s’observant dans
l’eau d’une fontaine, tomba amoureux de sa propre image.
Et Schreber recréant le monde implique ce retour en
arrière de sa sensualité, cette régression au stade où, comme
dans l’enfance, il se suffisait à lui-même pour assouvir les
exigences de la sexualité.
Lorsque Schreber, le plus naturellement du monde
s’adonne à une sensualité anale, se livre à une sexualité
débridée et se réconcilie, en quelque sorte, avec l’homo-
sexualité et la perte de sa virilité pour la « bonne cause
divine », Freud détecte ici un mécanisme tout à fait nou-
veau, celui de la rationalisation. L’éducation sexuelle
stricte de Schreber et l’impossibilité d’avoir des enfants,
pourtant désirés, posent des problèmes au patient, à la
fois moraux et physiologiques. Il élabore toute une cons-
truction intellectuelle de son impuissance qu’il trans-
forme en surpuissance compensatrice, par le biais d’une
mission. Ce patient, remarquablement doué intellectuel-
lement, a tout perdu sauf l’art de raisonner. Le malade
transforme, dans sa logique, ce qui lui était odieux en
quelque chose d’acceptable. Ses symptômes sont des ten-
tatives de guérison.

157
sigmund freud

Enfin, Freud se range du côté de Kraepelin et admet avec lui


que la paranoïa figure une des formes de la démence précoce.
Certes, la description de la paranoïa a subi, avec le
temps, quelques modifications. Mais l’approche de Freud, à
quelques variantes près, demeure pour l’essentiel reconnue
aujourd’hui. Dans un style sobre, vivant et d’une grande
clarté, Freud conduit son lecteur dans les méandres mentaux
d’un personnage dont on n’a jamais cessé de lire l’histoire.

l ’ homme aux loups

Les péripéties de la publication

Cet Extrait d’une névrose infantile parut en allemand au


cours de l’année 1918 sous le titre : Aus der Geschiclite einer
infantilen Nevrose dans le Sammlung kleinet Schriften zur
Neurosenlehre (Recueil de petits essais sur les, névroses). Il parut
en 1924 en brochure séparée. Inclus ensuite dans le xii e
volume des Œuvres complètes de Freud, il a été traduit en
français par Marie Bonaparte et R. Loewenstein, traduction
révisée par Anne Berman. Il parut enfin en français dans
Essais de psychanalyse, traduits par Jankélévitch pour les édi-
tions Payot en 1927.
En réalité, l’histoire de l’homme aux loups a été rédi-
gée par Freud aussitôt le traitement achevé, c’est-à-dire
au cours de l’hiver 1914-1915. Mais elle ne sortit qu’en
1918 en raison de la Première Guerre mondiale qui
entraîna dans son chaos une paralysie sur le plan des
publications.

158
cinq psychanalyses

La névrose de l’adulte fut momentanément délaissée par


Freud au profit de la névrose infantile En effet, lorsque
l’homme aux loups vient le consulter, Adler (1870-1937) et
Jung (1875-1961), tous deux disciples du maître, venaient de
remettre en question les réminiscences de la sexualité infan-
tile en tant que source réelle des maladies du psychisme.
Pour Jung, ces pseudo-souvenirs tirés de la vie sexuelle
de l’enfant sont des fantasmes, des imageries nées dans
l’esprit de l’adulte, mais qu’il renvoie dans son passé. Pour
Adler, les pulsions précoces ne sont sexuelles qu’en appa-
rence ; il les perçoit plutôt comme des manifestations
agressives. Au moment où les deux disciples consomment
leur dissidence, Freud fournit la confirmation de sa thèse
en traitant les troubles de l’adulte par l’interprétation de
ceux de l’enfant.

L’histoire de l’homme aux loups

Lorsque Serge Pankejeff, un jeune aristocrate ukrainien se


présente au cabinet de Freud, il souffre de graves troubles qui
le rendent dépendant des autres et «désadapté à la vie». Son
état physique provient d’une blennorragie (infection d’ori-
gine vénérienne) qu’il avait contractée à l’âge de seize ans.
L’histoire de la névrose de l’homme aux loups adulte se greffe
sur une véritable mosaïque de troubles infantiles à partir des-
quels va se construire l’analyse qui dura quatre ans et demi.
Les premières manifestations extérieures de ses troubles
d’enfant se traduisirent par un changement d’humeur.
Généralement doux, il devint irritable et ses colères se

159
sigmund freud

tournaient contre ceux qu’il aimait ; son père et sa nour-


rice Nania.
Son évolution sexuelle se déroula en ligne brisée. À 3 ans
et 3 mois, sa sœur, intelligente et volontaire, tenta de le
séduire en jouant avec le pénis de l’enfant. Le petit garçon
la repoussa, mais son refus concerna la personne et non pas
l’acte. Cette tentative de séduction le mit, d’emblée, dans
un état de passivité. Il se tourna vers Nania et tenta à son
tour de la séduire en se masturbant devant elle. Cette
action le remettait dans une situation active. Il reçut alors
la première menace de castration : « Les enfants qui fai-
saient ça, il leur venait à cet endroit une blessure ».
Plus tard, il constata de ses yeux cette blessure en regar-
dant sa sœur et une de ses amies uriner : le « panpan de
devant » des petites filles était démuni de pénis. C’est là que
commença la hantise de la castration. Cette terreur entraîna
alors une régression de son développement sexuel qui, du
stade génital alors atteint, retourna au stade sadique-anal
(voir les Trois essais sur la théorie sexuelle). Sa maladie prit un
nouveau tournant qui se solda par une phobie en même
temps qu’une cruauté effrénée envers les animaux comme
envers lui-même, mais par l’intermédiaire de fantasmes,
d’imageries mentales. Son sadisme avait naturellement
pour corollaire un masochisme tout aussi impérieux : il sou-
haitait que ses rages soient le détonateur d’une correction
que son père lui aurait infligée. Satisfaction sexuelle qui le
mettait encore dans un état de passivité.
À 4 ans et demi, on l’initia à la religion. Il témoigna
d’une foi profonde mais entachée d’un sentiment ambigu :
il observait un rituel obsessionnel, embrassant notamment

160
cinq psychanalyses

les icônes, et paradoxalement il ne pouvait s’empêcher de


blasphémer Dieu.
Tout comme pour Dora, c’est encore un songe qui jeta
la lumière sur la névrose du jeune homme. À quatre ans, il
vit en rêve la fenêtre de sa chambre s’ouvrir, et, sur le noyer
de la propriété, se trouvaient assis six ou sept loups qui le
regardaient. C’est à cause de ce rêve que le jeune Ukrainien
fut baptisé par Freud “L’homme aux loups”.
L’interprétation qu’en donne Freud est très longue et
fort complexe. Toutefois il en ressort que la vision oni-
rique des loups est le fait d’un amalgame de plusieurs
contes sur lesquels s’est juxtaposée une image montrant
l’un de ces animaux debout, à l’origine de sa phobie. Là-
dessus se surajoute l’angoisse de la castration. En effet, le
rêve fut également déclencheur d’un souvenir qui doit
remonter à l’âge de’un an et demi, celui du coït de ses
parents « par-derrière ». Cette posture lui aurait donné la
possibilité de découvrir les organes génitaux des parents,
notamment la “blessure” de la mère. L’image du père
dressé se superposa, dans l’esprit du petit, à celle du loup
représenté sur le livre.
On comprend, dès lors, l’angoisse de castration survenue
à la suite de deux événements : les tendres réprimandes du
père, « Je vais te manger », et la révélation que pour devenir
l’objet de ce dernier, il fallait être castré. Cette révélation
témoignait également des tendances homosexuelles de
l’enfant et elle eut des échos sur le choix de ses amours :
femmes aux grosses fesses avec qui il aimait avoir des rela-
tions « par-derrière » et son goût pour les servantes dans
un besoin d’humilier ses partenaires.

161
sigmund freud

Vraie ou imaginée – Freud ne tranche pas – la vision de


la scène primitive, produit le même traumatisme sur un
esprit immature et son écho retentit d’une façon incontes-
table dans la vie émotionnelle de l’adulte. Et c’est là que
réside le message de Freud. Il démontre, par l’observation
de l’homme aux loups, que les névroses de l’adulte ont
leurs racines profondément incrustées dans l’enfance.

L’homme aux loups, un cas à part

Cette longue analyse montre combien est difficile


l’approche d’une personnalité complexe, de culture diffé-
rente (ukrainien) et douée d’une vive intelligence, mais
habituée de longue date, à des comportements instinc-
tuels auxquels « aucun frein n’était mis ». Certes, ce jeune
homme de dix-huit ans avait toujours été apparemment
normal, mais une crise, qu’on peut qualifier d’existen-
tielle, intervenait après un traumatisme somatique, phy-
sique : la blennorragie. C’est ce qui peut se produire dans
toute “crise” de la post-adolescence dont nous sommes le
témoin quotidiennement.
À ce propos, Freud invite à une description clinique
approfondie de la situation et à une analyse nécessairement
longue des phénomènes présents dans leur relation avec
l’évolution sexuelle du patient depuis son enfance.
disciples et dissidents
du freudisme

Thalassa, S. Ferenczi.
Le Traumatisme de la naissance, O. Rank.
Connaissance de l’homme, A. Adler.
Dialectique du Moi et de l’Inconscient, C. G. Jung.
Sandor Ferenczi,
thalassa.
Payot, 1924.

Avec Thalassa, Ferenczi ouvre des voies à des techniques


analytiques pour le moins audacieuses. En effet, il s’appuie
sur les connaissances de la biologie et de la génétique de
son époque pour développer une théorie selon laquelle
tout se passe initialement à l’intérieur du corps maternel.
Tout se joue sur l’ambivalence de la mer et de la mère mais
aussi sur les différentes interprétations de l’acte sexuel.
Dans cette œuvre majeure, le rapport entre sommeil et
coït mais aussi entre érotisme et éjaculation constitue la
poutre maîtresse de la relation enfant-mère, mère-enfant.
D’où l’importance du rôle joué par la mère et le milieu
thalassique, c’est-à-dire liquide, dans l’évolution physiolo-
gique et psychologique de l’homme.

165
sandor ferenczi

la publication de thalassa

C’est à Vienne, en 1924, sous le label Int. PS A. Vlg.,


que paraît la première fois Versuch einer Genitaltheorie
(Essai sur la théorie de la génitalité).
Cinq ans plus tard, en 1929, ce livre paraît en Hongrie, le
pays d’origine du médecin et psychanalyste Sandor Ferenczi
(1873-1933). Le titre hongrois Katasztrôfàk a nemi müködés
fejlödésében, qui figure sur le catalogue de Panthéon Kiodàs, à
Budapest, est plus nuancé que le titre allemand. En fran-
çais, il se traduit par Catastrophe dans l’évolution de la vie
sexuelle, ce qui semble conforme à la pensée de l’auteur
quand il écrit, dans son chapitre vi, intitulé “Le parallèle
phylogénétique”, que « le pénis ne représente pas seulement
le mode d’existence natale et prénatale de l’homme, mais
aussi les luttes de l’ancêtre animal qui a vécu la grande
catastrophe de l’assèchement ».
La troisième édition sera américaine. Tout d’abord en
plusieurs livraisons in The Psychoanalytic Quarterly Press,
New York, 1933-34 (ii, p. 361-403 ; iii, p. 1-29 et 200-222).
Le titre en est Thalassa : A Theory of Genitality (Thalassa :
une théorie de la génitalité). Ce texte paraît avec le même
titre et chez le même éditeur en 1938.
Les éditions françaises seront bien plus tardives. En effet,
ce n’est qu’en 1962 que la Petite Bibliothèque Payot publie,
d’après une traduction de Nicolas Abraham, Thalassa,
Psychanalyse de la vie sexuelle. Ce livre sera réédité en 1974
dans le troisième et dernier volume des Œuvres complètes, en

166
thalassa

1977, en 1982 et en 1992 avec une présentation de Nicolas


Abraham et une traduction de Judith Dupont et de Myriam
Viliker. Toutes ces rééditions se feront sous le label Payot qui
a offert au public français L’Œuvre complète de Ferenczi
(Psychanalyse i, 1968; ii, 1970; iii, 1974).
Ferenczi appartient à la petite famille des fondateurs de la
psychanalyse. Dès 1906 il se lie avec Freud et deviendra son
ami. Mais la relation qui existe entre eux est assez complexe.
En effet, si le père de la psychanalyse fait figure, et à juste
titre, de maître incontesté, il faut bien dire que Ferenczi n’est
pas un disciple ordinaire. S’il est vrai qu’il ait contracté une
dette envers Freud, il se démarque de lui par une démarche
originale et audacieuse de créateur. Dans sa présentation de
Thalassa, Nicolas Abraham affirme bien qu’il « va tenter
avant tout ce que Freud n’eût jamais osé entreprendre, l’inté-
gration de la biologie à la psychanalyse».
Ferenczi a fondé avec Freud la Société internationale de
psychanalyse.

thalassa : une vision biologique

Parmi d’autres axes possibles, nous avons privilégié


dans Thalassa une thématique en cinq points.
1. Les érotismes dans l’éjaculation.
2. Les stades de toute évolution sexuelle.
3. L’interprétation des diverses phases de l’acte sexuel.
4. Sommeil et coït.
5. Régression et observation relative à l’espèce.

167
sandor ferenczi

Les érotismes dans l’éjaculation

En s’appuyant sur l’observation de certains malades qui


souffrent d’impuissance ou d’éjaculation précoce, Ferenczi
pressent les relations physiologiques qui existent dans le
psychisme, entre le sperme, l’urine et les matières fécales.
Certaines données se transfèrent inconsciemment et
reproduisent par là même les différents types de rapports
joués dans la petite enfance vis-à-vis des parents.
L’hypothèse d’interactions coexistantes entre plaisir
anal, plaisir utéral, et tous les deux passibles des différentes
fonctions des uns sur les autres, est émise.
Soucieux de trouver l’évolution physiologique de l’indi-
vidu, Ferenczi observe que l’apparition du pénis est fort tar-
dive dans l’histoire de la formation de l’espèce. Il proviendrait
de l’intestin et chez certains mammifères serait un orifice
unique: génital et urinaire.
De là, la déduction de la fusion d’érotisme de différentes
natures, de leurs déplacements, y compris l’érotisme anal.

Les stades de toute évolution sexuelle

Selon son expérience psychanalytique, Ferenczi observe


que, dans l’acte sexuel, les manifestations de l’énergie
(libido) s’équilibrent avec succès.
Alors que, chez l’enfant, la satisfaction est obtenue par des
conduites érotiques partielles, chez l’adulte, le coït réalise
symboliquement une régression temporaire. Cela se passe

168
thalassa

comme si une identification momentanée au sperme ne


trouvait son antidote à la tension créée qu’auprès du sein
maternel retrouvé. Dans un précédent travail, Ferenczi déve-
loppe l’hypothèse selon laquelle l’homme recherche perpé-
tuellement ce paradis perdu.
Sommeil, rêve, vie fantasmatique, autant de prothèses
bienfaitrices à la douloureuse amputation primitive. Chaleur,
obscurité, calme prolongent la vie intra-utérine tandis que
le nourrisson découvre, grâce à la tétée, que la bouche sert à
se nourrir mais aussi à procurer du plaisir. Rassasié, il conti-
nuera néanmoins son activité orale. Mieux, cette phase ne
va pas tarder à déboucher sur une période de dévoration
extrême au moment où la mère devra le sevrer.
L’énergie sexuelle s’affirme. Les traits de caractère se
remarquent, l’enfant répond d’une manière toute person-
nelle aux exigences et aux contraintes du monde des adultes.
Il utilisera la gestion de ses matières fécales, par exemple,
comme moyen de pression sur son entourage. Cette étape
du “faire” ou “ne pas faire”, qui correspond au stade anal
déjà développé par Freud, précède la période masturba-
toire. D’une façon autre se manifeste le développement de
la sexualité féminine. En effet, érotisme anal et oral se
déplacent sur le vagin tandis que les mamelons ont, eux,
une aptitude à l’érection.

Linterprétation des différentes phases de l’acte sexuel

On peut supposer que l’enveloppement permanent du


gland dans une membrane est une imitation de l’état

169
sandor ferenczi

intra-utérin. Dans l’acte sexuel humain, l’éjaculation est


précédée par une friction plus ou moins prolongée. Chez
certains animaux, des comportements étranges se remar-
quent. Qui n’a pas entendu parler des mutilations réflexes
d’une partie du corps des lézards pour leur permettre
d’échapper au danger lorsque certains organes sont
soumis à une excitation douloureuse trop forte ? L’érection
serait-elle donc une tendance à détacher du corps l’organe
génital chargé d’énergie de qualité douloureuse ? L’acte
sexuel, par la suite, se contenterait d’évacuer uniquement
la sécrétion produite.
La tension éprouvée par les partenaires au cours de la
durée de l’acte sexuel vécu, parfois, comme pénible,
pourrait être assimilée au traumatisme de la naissance.
Ces tensions quelquefois douloureuses ressemblent à
bien des égards à celles de l’angoisse. C’est pourquoi, au
cours de l’étreinte amoureuse, l’attirance mutuelle, le
désir de ne faire qu’un avec l’autre, n’est qu’une réali-
sation partielle de retour vers le sein maternel. Il est
frappant de constater que le rythme respiratoire et la
circulation sanguine se calquent sur les émotions. Le
retour au calme, à la “norme”, ne revient, en effet, qu’après
l’orgasme. Cette analogie des différents modes d’adapta-
tion en ce qui concerne la vie intra et extra-utérine est
remarquable.
Que penser, enfin, des rapports étroits qui existent
entre l’accouplement, l’union des deux partenaires et le
sommeil ? En fait, qu’il s’agisse de l’homme ou de l’ani-
mal, le constat est évident : tous deux s’abandonnent
volontiers à un repos extrêmement profond après le coït.

170
thalassa

II semblerait qu’accouplement et sommeil, dans leur


processus, reproduisent, par des moyens et à des degrés
différents, leur vie antérieure intra-utérine.

Sommeil et coït

II existe, selon Ferenczi, un rapport étroit entre le som-


meil et le coït.
Il s’agit du début et de la fin d’une réalité érotique où
l’individu jouit d’une paix incomparable. Cependant, ce
dernier se protège dans le coït, car une seule partie de son
corps lui sert à sa satisfaction immédiate. Dans ces deux
processus, l’absence de toute vie relationnelle, la réduction
de la sensibilité aux excitations seules, l’omission de tout
acte volontaire – exceptés ceux qui servent à la satisfaction
du désir – constituent une réplique, une imitation de la
vie intra-utérine.
Une autre caractéristique est troublante, le fait que la
recherche d’une position confortable s’obtienne, durant le
sommeil, dans le recroquevillement du corps en fœtus,
avec les épaules enroulées, les genoux repliés vers le plexus.
Cette forme de régression provisoire (comparable, par cer-
tains côtés, à la régression définitive qu’est la mort) préci-
pite l’individu dans une recherche d’absence de tout
contact d’avec la réalité.
En fait, cette régression permet de renouer des liens
avec une réalité retrouvée. D’autres signes sont très signi-
ficatifs : les paupières se ferment volontairement, les
globes oculaires sont tournés vers le haut, comme ceux des

171
sandor ferenczi

poissons par exemple. Enfin, la température baisse. L’indi-


vidu se “tient au chaud”.
Chez les animaux, l’attitude est différente. Ils se regroupent
et se tassent les uns sur les autres. Chez certaines femmes
des tribus nordiques, on observe que l’appétit devient
presque inexistant et que les règles cessent pendant les
mois d’hibernation.
On peut dire que la sensation de bien-être sans désir
chez un être vivant ne se retrouve que dans la vie intra-
utérine. L’organisme, devenu presque inapte à la vie, lutte
contre la mort, comme celui du nouveau-né qui luttait
péniblement contre ses manifestations instinctuelles.

Régression et observation relative de l’espèce

II faut savoir que c’est le discours du malade névrosé


qui alimente les recherches et les hypothèses du psychana-
lyste. Ferenczi n’affirme rien. Il constate simplement. Il
émet certains avis concernant les ressemblances qui appa-
raissent avec le milieu aquatique :
– le pénis dans le vagin ;
– le poisson dans l’eau ;
– l’odeur de la sécrétion vaginale, qui est produite par
la même substance que le pourrissement du poisson ;
– l’identité symbolique de l’utérus maternel avec l’océan ;
celle de la verge avec l’enfant et le poisson ;
– les animaux qui déversent leurs ovules et leur sperme
directement dans l’eau n’ont aucun comportement sexuel
qui rappelle les actes préliminaires à l’accouplement. Il faut

172
thalassa

préciser que, compte tenu de l’évolution de l’espèce, des ani-


maux à double existence, aquatique et terrestre, peuvent
choisir entre la fécondation externe et interne – dans l’eau
ou dans le corps de la femelle; des cycles de 28 jours s’obser-
vent: ils sont en relation avec les changements de lune, donc
avec l’influence de l’attraction de cet astre sur les marées.
Dans le chapitre vii de la partie B, Ferenczi énumère
ces arguments qui « paraissent plaider en faveur de l’attrait
de la régression thalassale, c’est-à-dire la notion d’un désir
de retourner à l’océan abandonné aux temps primitifs ».

de la mer à la mère

Freud considérait Thalassa comme l’œuvre « la plus


brillante et la plus profonde de Ferenczi… on y trouve la
plus hardie, peut-être, des applications de la psychanalyse
qui aient jamais été tentées ». Bien que le père de la psy-
chanalyse n’ait pas toujours approuvé les méthodes péda-
gogiques de l’auteur de Thalassa, une réelle amitié et une
estime réciproque liaient les deux hommes.
Ferenczi appartient à la famille des grands pionniers de
la psychanalyse. D’ailleurs, sa relation avec Freud n’était
pas celle d’un disciple à l’égard d’un maître, mais plutôt
celle d’un précurseur d’une discipline, qui n’avait pas
encore droit de cité, avec un autre précurseur.
L’une des grandes originalités de Ferenczi est d’avoir eu
recours aux connaissances limitées de son époque dans le
domaine de la biologie et de la génétique pour étayer sa
technique analytique. Pour lui,

173
sandor ferenczi

la possession de véritables organes génitaux, le dévelop-


pement à l’intérieur du corps maternel et la survie à la
grande catastrophe d’assèchement constituent donc une
entité biologique inséparable ; on pourrait y voir la
cause dernière de l’identité symbolique qui existe entre
le ventre maternel, l’océan et la terre d’une part et par
ailleurs entre la verge, l’enfant et le poisson.

Cette étude symbolique de la “mer”, forme annoncia-


trice de toute vie, d’une part, et la “mère”, corps maternel,
d’autre part, fait de Thalassa une œuvre novatrice, même
si certaines données paraissent aujourd’hui dépassées du
fait, notamment, de l’énorme progrès scientifique. Mais,
comme l’affirmait Goethe : « Une théorie inexacte vaut
mieux qu’une théorie inexistante. »
Le grand mérite de Ferenczi consiste à s’être attardé sur
trois observations majeures :
– Le rôle joué par la mère dans l’évolution physiolo-
gique et psychologique de l’homme.
– La ressemblance des comportements adoptés après la
naissance avec ceux vécus in utero.
– Les interprétations variées des phénomènes régressifs
comparés avec ceux du milieu aquatique.

Tout ceci concourt à faciliter la compréhension du pro-


blème biologique et celui de la conservation de l’espèce.
Thalassa est une œuvre de base. Elle a servi de référence et
de relais à tout un courant qui s’est spécialisé dans la relation
enfant-mère, mère-enfant. On rapprochera le contenu de
cette œuvre de la compréhension actuelle de la relation

174
thalassa

homme-femme, tant sur l’identité de genre que dans la rela-


tion amoureuse, ou du succès d’annonce de films tels que
Les Dents de la mer et plus encore Le Grand bleu, œuvres tha-
lassales, où se retrouve toute la symbolique psychanalytique
attachée au mot “mer”, pris dans sa double acception de mer
océane, source de vie, et de mère.
Otto Rank,
le traumatisme de la naissance.
Payot, 1924.

Dans Le Traumatisme de la naissance, Rank oppose le


bien-être paradisiaque de la vie intra-utérine à l’acte de
naître qui suppose un choc important aussi bien sur le
plan physique que psychologique.
Ce traumatisme primitif, que l’individu s’empresse de
refouler, est la clé de voûte de bien des réactions humaines.
On le retrouve également dans toutes les gammes de la
création.
Pendant toute son enfance, l’homme tente de surmonter
le traumatisme de la naissance. Il y parvient plus tard, grâce
à une sexualité épanouie. En revanche, le traumatisme de la
naissance non résolu entraîne des troubles du psychisme.
La cure, selon Rank, consiste à se débarrasser de ce choc
primitif, en rompant violemment avec le refoulement
initial grâce à un traitement de courte durée.

177
otto rank

qui était otto rank ?

Otto Rank (1884-1939) a d’abord été un disciple de


Freud. On présente souvent ce jeune Viennois, né
Rosenfeld, comme le fils spirituel du maître de la psycha-
nalyse. S’il change de nom à 17 ans, c’est pour se démar-
quer de sa famille et notamment d’un père alcoolique.
Grâce à Freud, Rank s’associe aux membres du mouve-
ment psychanalytique. Il ne tarde pas, à force d’un travail
sans relâche, à devenir secrétaire de la Société de psycha-
nalyse (1910 à 1915), docteur en philosophie (1912), et à
publier ses premières œuvres.
Son ouvrage le plus célèbre reste sans doute Le Trauma
tisme de la naissance qui sort en 1924 sous le titre alle-
mand : Das Trauma der Geburt. Ce texte marque les pre-
miers pas d’une dissidence avec Freud qui n’ira qu’en se
confirmant malgré des épisodes de réconciliation. La
brouille est scandée par le rythme de la grave dépression
dont Rank fut victime. C’est à cette époque qu’il se rendit
aux États-Unis. Le Traumatisme de la naissance fut publié
en 1928 dans la Bibliothèque scientifique. Traduit par
Jankélévitch, ce livre fut repris en 1976 par la Petite
Bibliothèque Payot et les éditions actuelles reproduisent
celle de 1976. Cet ouvrage compte 240 pages réparties en
11 chapitres.

178
le traumatisme de la naissance

les principaux thèmes du


Traumatisme de la naissance

Dans Le Traumatisme de la naissance, Rank récuse la


fonction centrale accordée par Freud au complexe d’Œdipe
au profit de l’angoisse de la naissance. Notre découverte de
l’œuvre de Rank passera par les points suivants : la défini-
tion du traumatisme de la naissance ; les réactivations de
l’angoisse de la naissance dans le développement de l’enfant-
; les expressions de ce choc primitif au sein de la civilisa-
tion ; le traitement psychanalytique vu par Rank.

Définir le traumatisme de la naissance


Rank décrit le séjour prénatal comme une sorte de para-
dis. L’embryon puis le fœtus et enfin l’enfant se trouvent
alors dans un bien-être parfait, dans une totale sécurité, à
l’abri de toute tension et avec des besoins réduits à leur
minimum et satisfaits à mesure.
La naissance, quant à elle, est un véritable traumatisme,
un choc primitif. Arriver au monde représente la première
situation de danger. En effet, non seulement il faut affron-
ter les difficultés du passage utérin et celles de la respira-
tion, mais il faut encore vivre la séparation d’avec la mère,
autrement dit la perte de l’objet (le premier objet d’amour
étant la mère). La naissance imprime donc chez l’individu
la première angoisse, qui sera le sédiment de bien d’autres
susceptibles de survenir au cours de la vie.

179
otto rank

Quelles sont les preuves concrètes de l’existence de cette


angoisse ? Selon Rank, l’homme passe la quasi-totalité de
son enfance à surmonter ce premier traumatisme. Du
reste, tous les petits sont sujets à l’angoisse. Notamment
lorsqu’on les laisse seuls dans une chambre obscure car :
Cette situation rappelle à l’enfant, qui est encore sous
l’impression (inconsciente) du traumatisme primitif, sa
situation intra-utérine, à la différence près que cette fois
sa séparation d’avec la mère est intentionnelle, qu’il s’en
rend compte.
En effet : « l’utérus est remplacé symboliquement par la
pièce obscure ou par le lit chaud. »
Par ailleurs, l’enfant tente, grâce à certains gestes, cer-
taines attitudes, de retrouver le bien-être intra-utérin, de
renouer les liens rompus en reprenant des positions qu’il
avait dans le ventre de la mère : c’est le cas, par exemple,
quand il suce son talon ou lorsque, adulte, il adopte la
position dite en « chien de fusil ».
Ce lien récent avec le corps maternel motive les curio-
sités sexuelles de l’enfant. Plus que l’acte de reproduc-
tion lui-même, c’est la façon dont le bébé a pénétré dans
le corps de la mère qui intéresse le petit : « La question
qu’il pose exprime sa tendance à retourner là où il était
auparavant. »
Le petit marie les réponses des adultes, à propos de la
conception des bébés, avec ses propres théories : celles de
la cigogne ou encore celles de la pénétration des enfants
dans le ventre par l’absorption d’aliments… De cette
manière, il se procure l’illusion d’un retour possible à la

180
le traumatisme de la naissance

vie intra-utérine car il est encore fort attaché à ce qu’il


vient de perdre.

Les réactivations de l’angoisse de la naissance


dans le développement de l’enfant
L’angoisse éprouvée au cours de la naissance va se trou-
ver réactivée, selon Rank, lors d’expériences ultérieures de
séparation. Tel est le cas du sevrage, quand la mère cesse
de donner le sein à son enfant. Mais c’est encore vrai au
moment de l’angoisse de castration, qui se caractérise par
la peur du petit garçon de perdre son pénis, consécutive,
bien souvent, au sentiment de culpabilité accompagnant
la masturbation. Pour Rank, si le petit garçon attribue un
pénis à tous les êtres humains, aussi bien les hommes que
les femmes, ce n’est pas par une surestimation de cet
organe, comme l’avait prétendu Freud, mais par une
négation de l’appareil génital féminin, « parce qu’il veut à
tout prix étouffer le souvenir de la frayeur qu’il avait
éprouvée lors de son passage à travers ces organes et dont
son corps se ressent encore ».
Le mépris de la petite fille pour les organes génitaux
féminins, car elle pense avoir été privée du pénis, répond
au même principe. Quant au complexe d’Œdipe, ce désir
de l’enfant pour le parent du sexe opposé, il se serait déve-
loppé sous l’empire de l’angoisse de la naissance. Il serait le
fruit de créations de l’imaginaire dans lesquelles s’exprime
et se déguise l’angoisse éprouvée lors de l’acte de naissance.
Il est également une tentative de surmonter le trauma-
tisme primitif en transformant l’angoisse relative à l’appa-
reil génital féminin en objet de libido, d’attirance sexuelle,

181
otto rank

en source de volupté rappelant l’ancien séjour paradisiaque


dans l’utérus maternel. Cette tentative naturellement
vouée à l’échec, puisque l’enfant devra abandonner cet
objet sexuel, en l’occurrence la mère, pour un autre, renou-
velle le traumatisme primitif de la séparation. Il ne reste
plus à l’individu qu’à s’épanouir dans une sexualité équili-
brée, car l’amour sexuel « apparaît comme une remarquable
tentative de rétablir partiellement la situation primitive
entre la mère et l’enfant, ce rétablissement ne devenant
complet que lorsque le fœtus s’est formé dans l’utérus
maternel. »

Les réactivations de l’angoisse de la naissance


dans le développement humain
La naissance, constituée selon Rank d’épreuves physio-
logiques et psychologiques, imprime la première angoisse
dans l’inconscient de l’homme. Cette angoisse est si forte
que l’individu la rejette, la refoule d’une façon violente
afin de l’oublier. Dès lors, l’être humain fera tout ce qui
est en son pouvoir pour fuir cette angoisse, pour la main-
tenir hors de sa conscience.
C’est ainsi que les théories enfantines de la reproduc-
tion, reposant sur l’absorption d’aliments suivie de la nais-
sance par l’anus à l’image de la défécation, supposent une
naissance excluant tout traumatisme. De même, l’imagi-
naire naissance par incision du ventre sous-entend que les
douleurs sont connues de la mère seule. Dans les deux cas,
il y a négation de l’organe féminin.
Par ailleurs, bien des jeux impliquent l’exclusion du trau-
matisme de la naissance : le jeu de cache-cache représente la

182
le traumatisme de la naissance

situation de la séparation et de la découverte consécutive


de manière dédramatisée ; les jeux de balançoire, comme
tous ceux qui comportent des mouvements rythmiques,
reproduisent le « rythme embryonnaire »
C’est encore le traumatisme de la naissance qui explique
la vision de la mort chez l’enfant. Pour le petit, le décès
d’une personne signifie son absence, c’est-à-dire une sépa-
ration à l’image du traumatisme primitif. C’est pourquoi,
bien souvent, l’enfant rattache l’idée de mort à un senti-
ment agréable qui correspond au désir de retourner à la
vie intra-utérine. Mais, pour l’adulte, la perte d’une per-
sonne réveille le souvenir de la séparation initiale, répète le
traumatisme de la naissance et la même douleur.
Le sentiment d’angoisse qui accompagne la naissance
reste actif toute la vie durant. Certes, il est la manifesta-
tion de préjudices physiologiques et psychologiques subis
par le nouveau-né. Il serait même la première perception
dans le sens où cette angoisse est éprouvée, ressentie, et
s’oppose telle une barrière à la reconstitution de la situa-
tion voluptueuse primitive. Elle est également le premier
refoulement. Mais, paradoxalement, cette angoisse primi-
tive représente l’une des conditions de la survie. En effet,
si l’homme n’était pas retenu par la menace de la répéti-
tion de cette terrible angoisse, il se trouverait dans l’inca-
pacité de surmonter la séparation douloureuse d’avec la
mère, il ne pourrait pas réaliser son adaptation au monde
extérieur. Aussi « le moi reculant devant la barrière formée
par l’angoisse, se sent de plus en plus poussé en avant,
cherchant le paradis, non plus dans le passé, mais dans le
monde représenté à l’image de la mère. »

183
otto rank

Toutefois, les choses ne sont pas si simples. Elles se


teintent d’ambivalence car, si le traumatisme de la nais-
sance s’oppose au souvenir de la volupté primitive, le sou-
venir de cette volupté efface à son tour le douloureux
traumatisme : « C’est dans cette ambivalence primordiale
du psychisme que se trouve enfermée l’énigme du déve-
loppement de l’humanité. »
Toute sa vie, l’homme tente de surmonter le traumatisme
de la naissance. Il y parvient la plupart du temps grâce à
l’acte sexuel, qui reproduit symboliquement une réunion
à la mère ardemment souhaitée.
Lorsque, pour des raisons diverses, il ne parvient pas à
surmonter le traumatisme de la naissance, c’est la voie
ouverte aux névroses, aux psychoses, c’est-à-dire aux mala-
dies du psychisme voire aux perversions sexuelles.
Parmi les maladies du psychisme, Rank évoque l’hystérie
dont la caractéristique est de «convenir» le traumatisme psy-
chique en symptômes corporels, somatiques. La cyclothymie
(accès brusques de mélancolie) se rattache à des états affectifs
antérieurs (volupté) et postérieurs (douleurs de la séparation)
de la naissance. La mélancolie rappelle la tristesse de la situa-
tion après la naissance et la nostalgie de la vie intra-utérine.
Quant aux liens entre les perversions sexuelles et le
traumatisme de la naissance, ils peuvent s’expliquer par
plusieurs comportements.
L’exhibitionnisme cherche à retrouver l’état paradisiaque
de la nudité. Le fétichisme nie les organes génitaux mater-
nels, source d’angoisse, en les remplaçant par l’intérêt porté
à d’autres parties du corps ou à des accessoires. Le maso-
chisme transforme la douleur de la naissance en sensations

184
le traumatisme de la naissance

voluptueuses. Le sadisme a une prédilection pour le sang.


Ce sadisme peut, par ailleurs, laisser libre cours à sa curio-
sité de voir ce qui se passe à l’intérieur du corps, comme le
font les éventreurs. L’homosexualité nie l’appareil génital de
l’individu du sexe opposé. Mais elle identifie cet appareil
génital à la reproduction et non pas au plaisir.

Les expressions du traumatisme de la naissance


dans la civilisation
Selon Rank, les diverses expressions artistiques ont un
rapport direct avec le traumatisme de la naissance. Qu’il
s’agisse des personnages de la mythologie grecque, des
êtres de fables ou de légendes, des héros, ils semblent tous
« refléter la douleur et la souffrance qui accompagnent cet
effort pour se dégager de la mère, effort ayant abouti aux
corps de leurs statues aux formes si nobles, si détachées de
tout ce qui est humain, mais, en même temps, si profon-
dément humaines ».
Si l’art égyptien est le premier à avoir représenté le
corps, dans l’art grec celui-ci apparaît dans toute sa
beauté, dénué de tout mélange animal et « débarrassé litté-
ralement des scories de la naissance ».
Rank, dans son chapitre viii, « L’idéalisation artistique »,
soutient sa thèse en évoquant plusieurs légendes dont il
donne une interprétation en rapport avec le traumatisme de
la naissance. Le Minotaure, ce monstre fabuleux à corps
d’homme et à tête de taureau, enfermé dans un labyrinthe, se
trouve, selon la théorie de Rank, dans la cavité abdominale,
« prison dans laquelle est enfermé un monstre (embryon)
incapable de trouver une issue».

185
otto rank

Quant au fil d’Ariane qui libère Thésée, le héros venu


tuer le monstre, il représente le cordon ombilical.
L’arrivée au monde des héros de légendes vise aussi à nous
faire comprendre l’importance du traumatisme de la nais-
sance. En effet, nombre d’entre eux sont en butte aux persé-
cutions du père alors qu’ils se trouvent encore dans le ventre
de la mère. Le traumatisme de leur naissance est particulière-
ment grave et le héros doit, pour le surmonter, réaliser des
exploits dont certains servent à reconquérir la mère.
Dans le mythe, en effet, comme dans la névrose et
toutes les autres créations de l’inconscient, ces exploits,
qualifiés d’héroïques, ne servent qu’à assurer au héros le
retour à la situation intra-utérine.
Mais le héros est exempt d’angoisse grâce à la répétition
compensatrice d’exploits. Par ailleurs, Rank interprète
l’invulnérabilité du héros, qui vient souvent d’une enve-
loppe protectrice (un casque, une cuirasse…) comme le
prolongement de l’utérus.
Les contes de fées relèvent également d’une réaction au
traumatisme de la naissance. Les obstacles, qui s’élèvent
contre l’enfant ou l’adolescent héros, ou encore contre le
prince charmant venu délivrer la princesse, évoquent les
dangers des difficultés de la naissance.
Les religions sont à leur tour une expression du trauma-
tisme de la naissance. Elles tendent à créer un être
suprême et secourable auprès duquel l’homme se réfugie
s’il est malheureux ou en danger. Cet être suprême, qui
assure à l’individu une vie dans l’au-delà, représente « une
image fortement sublimée du paradis perdu ».

186
le traumatisme de la naissance

C’est ainsi que le yoga, par exemple, vise le Nirvana, « le


néant voluptueux, la situation intra-utérine ».
Enfin, les valeurs sociales sont également le miroir du
traumatisme de la naissance. La domination patriarcale de
la société et l’existence de systèmes politiques masculinisés
représenteraient en quelque sorte « un prolongement du
refoulement primitif qui vise, en raison du pénible souve-
nir laissé par le traumatisme de la naissance, à l’élimina-
tion de plus en plus complète de la femme ».

Le traitement psychanalytique selon Rank

Rank envisage une forme de traitement différente de


celle préconisée par Freud et qu’il nomme : « thérapie de la
volonté ». Au centre de sa psychanalyse se trouve le trau-
matisme de la naissance dont il convient de se débarrasser.
En effet, les maladies du psychisme, qu’il s’agisse des
névroses ou des psychoses, se caractérisent, d’après Rank,
par des symptômes, des signes exprimant une tendance à
une régression de la phase sexuelle acquise vers « l’état pri-
mitif et prénatal et, conséquemment, vers le traumatisme
de la naissance dont le souvenir doit, à cette occasion, être
surmonté ».
Puisque le traumatisme de la naissance figure le trau-
matisme initial, le patient doit parvenir, pendant la cure, à
reconnaître, dans ce qui a provoqué son trouble ou son
inadaptation à la vie, la reproduction du choc infantile et
souvent même la fixation à ce choc infantile. Le patient
doit prendre conscience de cet état de fait. Ainsi, la cure

187
otto rank

débute-t-elle par « la mise au jour du traumatisme primitif


au lieu de laisser au patient le temps de le reproduire auto-
matiquement à la fin de l’analyse ».
Dans cette perspective, la cure se voit fortement réduite :
« On se trouve ainsi à même de rompre violemment avec le
nœud gordien du refoulement initial, au lieu de s’imposer
le travail, de s’attarder à le dénouer péniblement… »

que penser du Traumatisme de la naissance ?

Lorsque Rank publie son livre, il s’inscrit dans une ten-


dance qui consiste à jeter un pont entre le biologique et le
psychologique, à la manière de Ferenczi dans Thalassa. Ce
tournant s’accorde mal avec la théorie freudienne.

Les oppositions entre Freud et Rank

Au moment où Rank écrit Le Traumatisme de la naissance,


un fossé est un train de se creuser au sein du mouvement
psychanalytique. En effet, certains psychanalystes tentent de
se démarquer du maître, et Rank les rejoint.
Le Traumatisme de la naissance s’oppose aux idées de Freud
en divers points. Certes, le maître de la psychanalyse a évoqué
la notion de traumatisme primitif. Mais il ne le reconnaît pas
comme un choc psychologique source de souffrance. Il
accorde, en revanche, davantage de poids au processus phy-
sique de la naissance, qui laisserait des traces dans notre
mémoire profonde. Il se reproduirait dans des situations de

188
le traumatisme de la naissance

danger et fonctionnerait comme des signaux d’alarme, capa-


bles de mettre en activité des attitudes protectrices.
Freud, il est vrai, a marqué de l’intérêt pour le livre de
Rank. Mais il n’adhère pas au rôle de second ordre, accordé
par son disciple, au complexe d’Œdipe. Freud refuse de
reconnaître le traumatisme de la naissance comme source
des névroses. Il refuse de voir dans la naissance la préfigura-
tion du complexe de castration qui se transforme plus tard
en sentiment de danger de séparation de mort comme sup-
port du travail de deuil.
Rank prend encore ses distances d’avec Freud à propos
de l’inceste. Pour Rank, l’idée de l’inceste provoque une
angoisse qui serait en quelque sorte la répétition de celle du
traumatisme de la naissance et empêcherait, à cet effet,
l’homme de concrétiser son désir pour sa mère. Pour Freud,
la barrière à l’inceste fut élevée par le père de la famille pri-
mordiale ainsi qu’il l’a développé dans Totem et tabou.
Enfin, Freud décrit l’individu pris en tenaille entre la
vie instinctuelle, le ça et une partie du surmoi le « gen-
darme » qui exerce une haute surveillance provoquant le
processus de refoulement. Avec Rank, c’est la volonté
retrouvée. Elle préside à l’intégration du moi, d’où la
« thérapie de la volonté » qui, contrairement à la concep-
tion de Freud, doit être une thérapie de courte durée.

L’accueil réservé au Traumatisme de la naissance

À la sortie du Traumatisme de la naissance, la thèse de


Rank connaît un effet de mode. Mais la psychanalyse

189
otto rank

semble s’écarter peu à peu de cette vision des choses, ce qui


jette le discrédit sur l’ensemble de l’œuvre de l’auteur.
Toutefois, il faut reconnaître à Rank le mérite d’avoir su
mettre en valeur le rôle de la naissance en tant que première
expérience et surtout première angoisse. Il défend sa thèse en
s’appuyant sur toute une gamme d’exemples artistiques, reli-
gieux, philosophiques et même ethnologiques rappelant, de
près ou de loin, concrètement ou symboliquement, la sépa-
ration d’avec la mère. N’utilise-t-on pas, dans le langage
courant, l’expression « accoucher » d’un livre, d’une œuvre ?
Le terme «enfant» est une métaphore fréquemment reprise
à propos de la création artistique. Le langage courant ne
donne-t-il pas raison à Rank?
Le Traumatisme de la naissance fait figure de précurseur
car il est l’un des premiers ouvrages consacrés à la relation
mère-enfant. Il fera, à cet effet, école, notamment avec les
conceptions de bonne et de mauvaise mère et dans le cor-
tège des fantasmes intra-utérins et du premier âge que l’on
retrouve dans l’œuvre de Mélanie Klein (1882-1960).
Enfin, n’assiste-t-on pas, d’une certaine manière, à un pro-
longement de la théorie de Rank par le biais des méthodes
d’accouchement en milieu aquatique (visant à atténuer la
différence entre l’univers intra-utérin et le monde exté-
rieur) ou en développant le nombre des bébés nageurs,
tout comme par la vogue accordée à la thérapie par le « cri
primal » conçue par Janov ? Ce cri est en quelque sorte
l’écho de l’intensité de la douleur de la naissance, bien
qu’elle soit inconsciente.
Alfred Adler,
connaissance de l ’ homme.
Payot, 1926.

Dans Connaissance de l’homme, Adler souligne l’impor-


tance des impressions reçues dès le plus jeune âge car elles
déterminent le comportement de l’homme adulte.
Le sentiment d’infériorité est inhérent à la nature
humaine et accentué par l’éducation, les rapports entre les
sexes, la place au sein de la famille et les habitudes sociales.
Il provoque, par effet de compensation, une hypertro-
phie de l’ambition, du besoin de supériorité, et cela au
détriment du sentiment de la communauté humaine,
indispensable au développement du psychisme et à la qua-
lité des relations entre les individus.
Ainsi, il convient de réviser les principes éducatifs, qui
favorisent la vanité, en préservant le sentiment de com-
munauté, en mettant en œuvre des moyens propices au
développement du psychisme et au progrès de l’individu.

191
alfred adler

Connaissance de l’homme
dans la vie d’un médecin
à la brillante carrière

Alfred Adler est né en Autriche à Vienne en 1870.


Neurologue (spécialiste des maladies du système nerveux)
et psychologue, il s’inscrit dans le mouvement freudien en
devenant disciple du célèbre psychanalyste. Mais, en 1911,
il s’éloigne du maître viennois et fonde sa propre école
qu’il baptise d’abord « Société de psychanalyse libre » puis
« École de psychologie comparée et individuelle ».
Par psychologie individuelle, Adler entend préciser le
caractère indivisible de la personnalité. Par psychologie com-
parée, il exprime la relation de l’individu avec son milieu.
Adler mène une brillante carrière et réunit de nombreux
disciples. Agrégé à l’Institut de pédagogie de Vienne en
1924, il entame une série de voyages en Amérique, devient
titulaire d’une chaire de psychologie médicale à la
Columbia University de New York en 1927, avant d’obtenir
un poste de professeur au Long Island Médical College de
New York en 1932. Il meurt d’une crise cardiaque en 1937 à
Aberdeen, en Écosse.
Connaissance de l’homme paraît en 1926, en langue alle-
mande, sous le titre Menschenkenntnis. Cet ouvrage est le
fruit d’une série de conférences qui eurent lieu après la
Première Guerre mondiale à l’Université populaire de
Vienne. Il comprend 250 pages divisées en 2 parties. La
première, intitulée « Partie générale », présente 8 chapitres.
La deuxième, consacrée à la « caractérologie », compte 5

192
connaissance de l ’ homme

chapitres. Traduit en français par Jacques Marty pour


les éditions Payot dans la Bibliothèque scientifique,
Connaissance de l’homme sort pour la première fois en
France en 1949, douze ans après la dernière visite de son
auteur à Paris, au cercle Laennec. L’ouvrage a été repris en
1966, par les éditions Payot.

LA Connaissance de l’homme en résumé

Connaissance de l’homme vise à conduire le lecteur à tra-


vers la caractérologie (étude des types de caractères) indi-
viduelle afin de le placer sur le chemin de la
compréhension des êtres. La théorie d’Adler repose sur le
sentiment d’infériorité qui se rattache tantôt à des réalités,
tantôt à des facteurs fictifs. De ce sentiment d’infériorité
naît la loi de la dominance. Elle s’oppose au sentiment de
communion qui, normalement, anime chaque individu.
Comme le sentiment d’infériorité prend racine dans
l’enfance, Adler propose, dans ce livre, quelques principes
d’éducation. En fait, c’est toute l’histoire de l’individu qui
permet de connaître l’homme.

Le sentiment d’infériorité se rattache à des réalités

L’enfant, en général, est en proie au sentiment d’infé-


riorité. Il vit dans un monde d’adultes au milieu duquel il
se sent “petit”, “faible”, “inférieur”. Les grands accusent invo-
lontairement, par un effet de contraste, les “insuffisances”

193
alfred adler

du petit qui n’aspire plus qu’à grandir pour devenir égal


sinon supérieur aux autres.
Le développement de l’enfant suit une ligne brisée,
accidentée en fonction des difficultés qu’il rencontre. La
première d’entre elles, envisagée par Adler, est sans doute
l’infériorité organique. La déficience d’un organe du corps
pousse l’enfant à penser que la vie lui est hostile car le
monde extérieur semble conçu uniquement pour les bien-
portants. Ainsi, « on peut poser en principe que tous les
enfants dont les organes sont inférieurs s’engagent facile-
ment dans une lutte avec la vie qui les entraîne à défigurer
leur sentiment de communion humaine… »
Mais la vie des petits en bonne santé n’est pas exempte de
difficultés. Si l’enfant ne reçoit pas son lot de tendresse, il
ne connaît pas l’amour et à son tour ne sait pas, une fois
adulte, « en faire usage ». À l’inverse, si les parents gâtent
trop leur rejeton, s’ils aplanissent tous les obstacles qui
jalonnent sa route, ils ne le préparent pas à la vie et exposent
le petit qui sort du nid à des contrecoups et à des échecs.
L’éducation peut aussi faire du mal à l’enfant, si on le
regarde comme une propriété, si on lui demande des choses
qui dépassent ses capacités, si on lui fait sentir qu’il est là
« pour satisfaire ou mécontenter les adultes », si on le tourne
en dérision… Toutes ces attitudes envers l’enfant portent
préjudice à son développement. Le sentiment d’infériorité
prend alors racine en lui et persiste la vie entière.
À partir du sentiment d’infériorité s’organise tout un
ensemble de conduites chez l’individu qui se dirige vers un
but. Adler rappelle, dans le premier chapitre, que l’âme
humaine est intimement liée à la notion de mouvement.

194
connaissance de l ’ homme

Mais ce mouvement ne s’effectue pas n’importe comment.


Il est soumis à l’impulsion d’un objectif.
« Donc, la vie de l’âme humaine est déterminée par un
but. » Puis Adler précise : « Aucun homme ne peut penser,
sentir, vouloir, ou même rêver, sans que tout cela soit déter-
miné, conditionné, imité, dirigé par un but placé devant lui.»
Pour Adler, la vie psychique ne peut pas se développer
sans dessein. Il figure ici comme un élément moteur, mais
il n’est pas immuable. Alors d’où vient ce but ? Il naît des
influences et des impressions « causées à l’enfant par le
monde extérieur », et cela dès les premiers mois de la vie.
L’enfant peut se donner pour but de surmonter les bar-
rières dressées par l’existence pour assurer l’accomplisse-
ment de son plaisir. Mais il peut, tout aussi bien, chercher
à fuir les difficultés. Cette attitude génère des adultes qui
reculent devant les responsabilités. Quoi qu’il en soit, « les
réactions de l’âme humaine ne possèdent nullement un
caractère définitif ».

Les autres facteurs à l’origine du sentiment d’infériorité


ou l’apparition du style de vie

La conduite de l’individu provient de son appréciation


personnelle des événements qui remontent à son enfance.

La ligne d’orientation
Adler définit la ligne d’orientation comme la ligne « sur
laquelle la vie de l’individu depuis son enfance se dessine
schématiquement ».

195
alfred adler

Cette ligne reste sensiblement la même tout au long de


l’existence. Elle provient des impressions reçues par le
petit datant de « l’époque où il était à la mamelle ». Or, les
impressions « placent l’enfant dans une certaine direction
et le disposent à répondre d’une manière déterminée aux
questions que la vie lui posera ».
Aussi, Adler déclare : « Les hommes ne changent pas
beaucoup d’attitude envers la vie depuis le berceau. »
La ligne d’orientation n’est pas obligatoirement cons-
ciente. En effet, tous les comportements de l’homme ne
s’expliquent pas par le conscient ; un homme peut être
enclin à la vanité sans le savoir ou sans se l’expliquer : « C’est
ainsi que beaucoup d’hommes possèdent en eux des forces
qui agissent sans qu’ils en sachent rien. »
Puis Adler ajoute : « Ces forces qui résident dans
l’inconscient exercent de l’influence sur l’existence de
l’individu ; non repérées, elles risquent d’entraîner de
lourdes conséquences. »
Parmi les manifestations de l’inconscient il y a, bien
sûr, le rêve. Mais, pour Adler, le songe a un rôle secondaire
dans la psychologie individuelle. En effet, il ne sert qu’à
illustrer ou à confirmer une interprétation, même si « à la
base du rêve se trouve une prise de position envers la vie ».

Le rôle du sexe
La vie de l’homme et ses devoirs capitaux, c’est-à-dire
l’amour, la profession, la société, mettent à contribution
son sentiment de communion humaine. Seulement,
hommes et femmes n’ont pas les mêmes rôles dans la vie ;
de cela dépend leur attitude.

196
connaissance de l ’ homme

La division du travail se situe à la base même de la


société. Or, les hommes et les femmes ne se voient pas
attribuer les mêmes fonctions, d’une part à cause de leurs
différences physiques (les travaux lourds étant réservés aux
hommes), mais d’autre part parce que les tâches valorisantes
reviennent aux hommes alors que les plus subalternes sont
allouées aux femmes.
Comment l’expliquer, sinon par le fait que l’homme
tient, dans la société, une place prépondérante ? Cela se
manifeste jusque dans la manière de traiter les enfants.
L’arrivée d’un petit garçon dans une famille est mieux
accueillie que celle d’une fille. Par ailleurs, l’enfant reçoit
très tôt l’idée de la supériorité masculine (par le biais du
père) et de l’infériorité féminine.
Ces deux images sont véhiculées en réalité par la divi-
sion du travail. Alors, on élève les petits dans l’esprit de la
supériorité de l’homme sur la femme. Cette dernière ou
bien fléchit sous le poids de son infériorité ou bien laisse
échapper, par réaction, un sentiment de révolte qui peut
se traduire par une volonté de soumettre à sa loi les êtres
qui l’entourent.
Cette attitude équivaut d’emblée à une seconde nature.
Mais Adler ne manque pas de souligner que l’infériorité de
la femme résulte d’un préjugé social. De cette opposition
entre infériorité féminine et supériorité masculine naissent
des tensions entre les êtres, qui menacent le couple.
L’inspiration à se rebeller, le désir de dominer et la défiance
qui règne entre les sexes entraînent la souffrance de l’huma-
nité entière parce que ces attitudes s’interposent aux condi-
tions naturelles de la vie commune entre les êtres humains».

197
alfred adler

Les rapports entre les frères et les sœurs


La place qu’occupe l’enfant auprès de ses frères et sœurs
est un moyen, parmi tous ceux que nous avons cités, de
connaître l’individu. Le plus jeune des enfants grandit
dans une atmosphère plus chaude, notamment parce qu’il
est le petit de la famille, donc celui qui a le plus de
besoins. Il ressent alors un cruel sentiment d’infériorité
qui peut l’amener, par compensation, à se surpasser ou, à
l’inverse, à perdre courage devant la vie. L’aîné, lui, se sent
investi de la confiance familiale. Élevé dans l’esprit d’être
le plus grand, le plus fort, la puissance est pour lui
« quelque chose qui va de soi ».
On imagine les déconvenues qu’une telle personne
peut rencontrer dans la vie. Le cadet « se sent fortement
aiguillonné par le fait qu’un autre le devance et se fait
valoir ». Un peu à l’image des classes non possédantes « il
peut avoir placé son but si haut qu’il en souffrira durant sa
vie entière et que son harmonie intime sera ruinée… »
Quant à l’enfant unique, il est aux prises, à lui tout seul,
avec « les entreprises éducatives », « d’où, pour lui, défaut de
spontanéité, d’indépendance ; il attend toujours que quel-
qu’un lui montre la marche à suivre… »

La hiérarchie ou la règle de la domination

Certaines personnes éprouvent le besoin de dominer,


d’imposer leur volonté tandis qu’à d’autres, la soumission
suffit. Déjà le jeu, dans l’enfance, dévoile ces tendances:

198
connaissance de l ’ homme

On voit toujours aussi dans le jeu comment est carac-


térisé le rapport de l’enfant avec son milieu, comment il se
situe envers autrui, soit amicalement, soit avec inimitié,
et, en particulier, si la tendance à dominer s’affirme
prépondérante.

Ainsi le jeu, outre son rôle important dans le dévelop-


pement psychique, figure parmi les voies qui acheminent
vers la connaissance de l’homme.
Le sentiment d’infériorité a pour corollaire le désir de
puissance, une tendance à se faire valoir comme par com-
pensation. Cela se traduit dans l’enfance, dès les premières
années de la vie, par le besoin d’attirer sur soi l’attention
des parents, de se fixer un but propre à apparaître supé-
rieur à ceux de son entourage.
Mais cela ne doit pas exclure pour autant le sentiment de
communion humaine. Parfois, le sentiment d’infériorité est
si gravement ressenti qu’il ne peut s’apaiser que par une
compensation exagérée ou surcompensation, toujours
dans l’espoir de devenir, sinon supérieur, du moins égal à
son entourage.
Dans la loi du dominant et du dominé se dessinent
deux tendances que l’auteur nomme les « traits de caractère
de nature agressive » et les « traits de caractère de nature
non agressive ». Les traits de caractère, sont, selon Adler :
« des phénomènes présentant des moyens de mettre la per-
sonnalité en valeur, des procédés qui se combinent en une
méthode d’existence ».
Pour l’auteur, les traits de caractères sont acquis, ce qui
exclut toute signification de transmission héréditaire.

199
alfred adler

Parmi les « traits de caractères de nature agressive », Adler


propose la vanité, la jalousie, l’envie, l’avarice, la haine.
Tous ces aspects de la psychologie humaine se traduisent
par des artifices multiples et variés, mais tous entachés
d’animosité. Ils obéissent à une même stratégie, celle de
maintenir intact le sentiment de supériorité, envers de la
médaille de l’impression d’infériorité.
Fausse bonté, fausse compréhension, fausse sollicitude,
fausse maladie qui trahissent un intense appétit de domi-
nation, et cela quel qu’en soit le prix à payer.
Parmi les « traits de caractère de nature non agressive »,
Adler range l’isolement, l’angoisse, la pusillanimité (fai-
blesse, manque d’audace) et les instincts indomptés expri-
mant une adaptation amoindrie comme l’habitude de se
ronger les ongles en public, la malpropreté ou tout autre
manière malséante d’agir en société.
L’ensemble de ces attitudes représente, en réalité, autant
de moyens de se tenir à l’écart des autres, de jouer de sa fai-
blesse pour attirer la sollicitude de l’entourage afin de domi-
ner les personnes de son environnement.
Ainsi, que les traits de caractère soient de nature agressive
ou non agressive, ils expriment tous une absence de senti-
ment de communion humaine, laquelle est une condition
sine qua non du développement du psychisme.

Le sentiment de communion humaine

L’homme est contraint à la vie en commun et cela depuis


la nuit des temps.

200
connaissance de l ’ homme

Car la collectivité préexistait à la vie individuelle des


hommes. Il n’y a dans l’histoire de la culture humaine
aucune forme de vie qui ne serait menée socialement. Nulle
part des hommes n’ont paru autrement qu’en société.

Le sentiment de communion humaine se traduit, dans


l’enfance, par des marques de tendresse, par une recherche
de contacts. Ce sentiment joue un rôle important dans le
développement du caractère : « Nous ne pouvons apprécier
un individu autrement qu’en rapprochant de la notion de
ce sentiment toute son attitude, sa pensée et ses actes, et en
les mesurant. »
Sans le sentiment de communion humaine, les rela-
tions avec les autres se trouvent compromises. Il repré-
sente une sorte de guide de la vie car il a une « validité
universelle » et personne ne peut entreprendre une action
sans se référer au sentiment de communion humaine :
« De là vient que, dans la vie humaine, pour tout ce qu’on
pense et fait, on apporte des motifs… »
Puis Adler complète sa pensée par ces mots : « La tech-
nique de la vie, de la pensée et de l’action résulte de ce que
nous voulons rester toujours associés à ce sentiment de
communion humaine… »
En revanche, chez les personnes atteintes de « maladie
nerveuse», il y a rupture avec ce sentiment. Ainsi, la psycho-
thérapie d’Adler consiste-t-elle, entre autres, à éveiller le sens
de la communauté, à retisser des liens entre le malade et ce
sentiment perdu. Retrouver le sentiment de communauté
humaine constitue le moyen de se libérer de sa maladie.

201
alfred adler

Les précautions à prendre pour une bonne éducation


Comme le comportement de l’adulte est gouverné par
les impressions reçues dans l’enfance qui conditionnent
les relations avec les autres, il convient de « placer déjà le
nourrisson dans des conditions ne permettant pas aisé-
ment de donner essor à une fausse conception de la vie ».
En effet, il faut avant tout que l’individu conserve le
sentiment de la communauté car de lui dépendent l’har-
monie des relations avec les autres et le développement du
psychisme. Or, l’enfant est élevé par ses parents. Adler
remarque à bien des égards les avantages que représente la
famille pour l’enfant : « II n’est guère possible de concevoir
une institution où les enfants, soumis à une juste direc-
tion, seraient mieux élevés qu’au sein de la famille. »
Mais l’auteur déplore que l’éducation dispensée dans la
famille stimule, en tout premier lieu, le développement de
la vanité. Il relève d’autres types d’erreurs éducatives
comme l’égoïsme familial, le modèle de la supériorité
masculine incarnée par le pouvoir paternel, le manque ou
l’excès d’affection maternelle :
Ainsi, de nos jours et dans notre société, l’éducation
familiale n’est pas propre à produire ce que nous atten-
dons d’un membre pleinement qualifié pour jouer son
rôle de bon camarade, de collaborateur utile dans la
collectivité humaine.
En revanche, la famille joue un rôle important dans le
développement du sentiment de communauté, par les
échanges de tendresse. Mais il faut chercher ailleurs le moyen

202
connaissance de l ’ homme

de combler les lacunes éducatives. L’école serait en mesure de


prendre le relais, si elle-même ne pratiquait ni erreurs ni abus
d’autorité notamment. « À quoi servira une autorité dont
nous avons reconnu combien elle a été nocive?»
Car, à l’école, l’autorité reste mal acceptée et risque d’entraî-
ner des conséquences fâcheuses sur le développement du
psychisme. Une bonne école fait reposer l’autorité sur le
sentiment de communauté, offre toutes les conditions favo-
rables au développement de l’organisme psychique.« Seule
une telle école pourra être appelée école sociale… »
Ainsi, connaître l’homme signifie comprendre son histoire
en remontant aux racines de son enfance. L’être humain, de
façon spontanée, éprouve un sentiment d’infériorité. « J’ai
depuis longtemps insisté sur le fait qu’être homme c’est se
sentir inférieur», affirme Adler dans Le Sens de la vie. Or, il
faut tout faire pour maintenir en soi le sentiment de commu-
nauté. Se laisser aller à la vanité signifie se fermer aux autres.
Développer à l’excès son ambition constitue une entrave au
développement du psychisme, au progrès individuel.

adler, un auteur moderne

Adler n’est pas né dans un milieu bourgeois. Son enfance


dans le faubourg de Vienne puis, plus tard, son adhésion
au socialisme, expliquent sans doute l’intérêt qu’il porte
au sentiment de communauté.
Connaissance de l’homme s’inscrit, comme le reste de
son œuvre dans la psychologie contemporaine, en particu-
lier éthologie (étude du comportement des animaux dans

203
alfred adler

leur environnement naturel), domaine dont les constata-


tions ont été extrapolées, souvent abusivement, aux socié-
tés humaines. Adler a fait des études de biologie et ses
références à Darwin (naturaliste anglais, 1809-1882) sont
nombreuses. Il le cite notamment dans le chapitre ii de
Connaissance de l’homme.
À la manière des ethologues, Adler étudie le comporte-
ment de l’homme de la surface. Il observe les comporte-
ments en société. Ainsi, les règles de la dominance et de la
soumission dont il parle dans l’ouvrage qui nous intéresse
ont été vérifiées par les observations éthologiques sur diver-
ses espèces d’animaux, comme par exemple les oiseaux ou les
babouins dont l’étude revient à Konrad Lorenz (éthologiste
autrichien, 1903-1989).
Or, ces règles de la dominance et de la soumission étu-
diées chez les animaux, dont la vie en société répond à une
organisation, seraient en tout point comparables à celles
qu’observent les hommes entre eux et dans l’établissement
d’une hiérarchie. L’homme qui manifeste son désir de
paraître, de dominer l’autre par des gestes, par une attitude,
par son regard, rappellerait par certains côtés le comporte-
ment des animaux qui veulent s’imposer auprès de leurs
congénères. Ainsi le chien ne grogne-t-il pas, le chat ne se
met-il pas en position de combat dans le but de démon-
trer ses forces, de dominer l’autre ?
Or, tout comme chez les animaux, ce n’est pas que sur
l’intelligence ou que sur la compétence que se construit la
hiérarchie au sein de la société humaine. À cet effet, des
enquêtes ont révélé qu’il existait un rapport entre la taille et
l’aspect extérieur d’une personne et sa réussite sociale, même

204
connaissance de l ’ homme

s’il faut envisager cela avec toutes les nuances qui s’imposent.
Les règles de dominance ou de soumission sont-elles
innées (de naissance) ou acquises ? Une réponse tranchée
est difficile. Mais Adler, dans Connaissance de l’homme, ne
manque pas de rappeler combien l’éducation favorise
l’aptitude à dominer. À cet effet, on peut remarquer que
ses tentatives d’expliquer l’homme ne recourent pas ou
très peu à l’inconscient. C’est donc un éclairage nouveau
sur l’individu que nous apporte cet ouvrage.
La psychologie d’Adler a pour principe de base l’unité de
la personne. Il conçoit la personnalité comme une entité
dynamique mue par un but. Cette notion de but figure
parmi les concepts clés de la théorie d’Adler. En effet, la
personne se réalise, consciemment ou inconsciemment, en
fonction de ce but.

L’opposition à Freud

Adler rencontre Freud en 1902. Mais au fil des années,


malgré une participation active à la Société de psychana-
lyse, les idées d’Adler s’affirment dans leur différence
d’avec celles du maître viennois. La rupture entre les deux
hommes a lieu en 1911 après la publication par Adler de la
Critique de la théorie sexuelle du psychisme.
En effet, Adler ne suit pas Freud dans sa théorie de la
libido. Pour Adler, la sexualité prend la tonalité d’un instinct
d’agressivité, d’une volonté de puissance. Il reproche égale-
ment à la doctrine de Freud d’appliquer à tous les hommes
les mêmes lois.

205
alfred adler

Sur le plan de la psychothérapie, il accorde moins


d’importance que Freud au transfert (qui suppose un dépla-
cement sur le psychothérapeute d’un désir inconscient,
d’un sentiment), il néglige le complexe d’Œdipe (qui se tra-
duit par l’attirance de l’enfant pour le parent du sexe
opposé et l’hostilité à l’égard du parent du même sexe) et
préfère voir l’origine des névroses dans les relations inter-
personnelles.
En revanche, à l’exemple du maître viennois, il attache
une importance considérable à l’enfance, car connaître un
individu consiste à le saisir dans sa globalité, avec son his-
toire. La psychologie individuelle d’Adler cherche à s’éloi-
gner du symptôme et à comprendre l’être dans sa totalité. Il
y a guérison quand le malade prend conscience de son sen-
timent de domination et renoue avec le sentiment de
communauté afin de retrouver un système de vie plus en
harmonie avec les réalités de l’existence.
Carl Gustav Jung,
dialectique du moi
et de l ’ inconscient.
Gallimard, 1933.

Dans Dialectique du Moi et de l’Inconscient, Jung différen-


cie l’inconscient personnel, dont les contenus proviennent
de l’expérience, de l’inconscient collectif avec ses archétypes
ou images originelles.
Parmi ces archétypes se trouvent l’anima, ou complément
féminin de l’homme, et l’animus, ou complément masculin
de la femme. Quant à la persona, Jung la décrit comme le
masque social. La partie consciente de la psyché est le moi.
Or, pour se réaliser, s’individualiser ou encore parvenir
au processus d’individuation, l’homme doit exercer un
retrait par rapport aux éléments constituant son incons-
cient. En effet, il s’agit de personnalités parcellaires capables
d’autonomie et pouvant, si l’on n’y prend pas garde, exer-
cer une influence néfaste sur la personne.
Ainsi l’individuation, clé de la psychologie de Jung, est
indispensable pour que le sujet s’individualise, réalise son
Soi et se différencie des autres.

207
carl gustav jung

dans quel contexte est apparue l ’ œuvre ?

De 1913 à 1917, Jung attache un grand intérêt à ses pro-


pres phantasmes. Dans Ma Vie il confie à leur propos :
« Ce ne fut que lorsqu’ils s’apaisèrent et que je ne demeu-
rai plus captif de la montagne magique que je pus prendre
une position à leur égard… »
Puis le maître de Zurich poursuit: «La première question
que je me posai alors fut: “Que faire avec l’inconscient?” En
réponse naquit la Dialectique du Moi et de l’Inconscient».
Ce livre est divisé en deux parties. La première, intitulée
« Des effets de l’inconscient », comprend quatre chapitres.
La deuxième, intitulée « L’individuation », est constituée de
quatre chapitres également.
Carl Gustav Jung (1875-1961), psychiatre suisse, travaille
dès 1900 avec Bleuler (1857-1939), qui s’est illustré notam-
ment par ses travaux sur la démence précoce et par l’intro-
duction, dans le domaine psychiatrique, du terme de
schizophrénie (en grec « esprit clivé ») dont la principale
manifestation est une dissociation de la pensée.
Jung découvre les travaux de Freud grâce à Bleuler. Il ren-
contre le maître viennois en 1907 et leur amitié durera sept
ans. Mille-neuf-cent-douze est l’année de la publication par
Jung des Métamorphoses et Symboles de la libido qui marquent
les premières divergences entre les deux hommes.
Si, pour Freud, la libido s’affirme en tant qu’énergie
sexuelle, pour Jung, elle figure l’expression psychique
d’une énergie vitale qui dépasse le cadre étroit de la sexua-
lité. De critiques en controverses, le désaccord opposant les

208
dialectique du moi et de l’inconscient

deux psychanalystes se solde par une séparation en 1913 et


par la naissance d’un mouvement dissident dont la concré-
tisation sera la fondation, à Zurich, de “l’École de psycho-
logie analytique”.
La Dialectique du Moi et de l’Inconscient est publiée en
1933 à Zurich, chez Rascher, sous le titre allemand : Die
Beziehungen Zwischen Dem Ich und Dem Unbewussten. En
1938, cet ouvrage est paru en France aux éditions Gallimard,
dans la collection “Psychologie”, sous le titre Le Moi et
l’Inconscient. Cette version, établie par Adamov, a été réédi-
tée en 1964 toujours chez Gallimard. La Dialectique du Moi
et de l’Inconscient est sortie dans la collection “Folio-Essais”
en 1973. Elle est traduite de l’allemand et annotée par
Roland Cahen. Dans la préface datée d’octobre 1934, Jung
précise: «Ce livre est né d’une conférence que j’ai publiée en
1916 sous le titre: La structure de l’inconscient.»
Devant la complexité du sujet, Jung décide, 12 ans plus
tard, de se remettre à l’ouvrage, et de « remettre sur le
métier mes constatations et mes descriptions de 1916. Le
résultat de ces efforts est le présent ouvrage. »
Dans ce texte, Jung cherche avant tout à « décrire les
rapports existant entre la conscience du Moi et les proces-
sus inconscients ».
Enfin l’auteur précise : « Ainsi, ce sont vingt-huit années
d’expérience psychologique et psychiatrique que je me suis
efforcé de condenser et de résumer : c’est pourquoi mon
petit livre peut prétendre à ce qu’on le prenne au sérieux. »
C’est en écho à ce message que nous avons consacré à
Dialectique du Moi et de l’Inconscient les pages qui suivent.

209
carl gustav jung

à travers
La dialectique du moi et de l’inconscient

Les éléments du psychisme

Dans la Dialectique du Moi et de l’Inconscient, Jung ne


procède pas à une description à proprement parler du psy-
chisme tel qu’il le conçoit. Cet ouvrage, volontairement
synthétique – Jung en déplore à plusieurs reprises le cadre
étroit – va à l’essentiel et se penche davantage sur la dyna-
mique qui existe entre les éléments du psychisme. Ainsi,
pour une meilleure compréhension, il nous a paru judi-
cieux de rappeler comment l’auteur envisage le psychisme.
Si l’on explore les mystères de l’âme humaine dans
une progression allant du dehors vers le dedans, ou
encore de l’extérieur vers l’intérieur, on s’aperçoit que
Jung donne un ordre précis à cette investigation, une
sorte de topographie qui comprend des couches supé-
rieures, moyennes et profondes. C’est donc cet ordre-là
que nous nous proposons de suivre, d’une part parce
qu’il est logique, d’autre part parce qu’il épouse bien le
processus d’individuation qui se trouve au cœur de la
psychologie de Jung.

La persona
Ainsi le premier élément que l’on rencontre est la per-
sona. C’est la façade sociale, la personnalité apparente :

210
dialectique du moi et de l’inconscient

« Ce terme de persona exprime très heureusement ce qu’il


doit signifier, puisque, originairement, la persona dési-
gnait le masque que portait le comédien et qui indiquait
le rôle dans lequel il apparaissait. »
La persona est, en quelque sorte, le paraître. En prise
directe avec le monde extérieur, elle se fond à lui, elle
constitue un compromis entre l’être et ce qui l’environne.
Elle est l’image que l’individu affiche au sein de la collec-
tivité, le « personnage qu’il joue ». Elle est donc bien un
masque derrière lequel se dissimule la personnalité réelle
de l’être, mais elle est aussi le moyen par lequel l’individu
peut s’adapter au monde extérieur.
« Elle est une formation de compromis entre l’individu
et la société en réponse à la question de savoir sous quel
jour le premier doit apparaître au sein de la seconde. »
Le danger pour l’homme est de s’identifier à sa persona,
de se perdre en elle au point de n’être plus, derrière la
façade sociale, qu’une personnalité déliquescente. Les per-
sonnes qui se laissent absorber par leur persona épousent
leur paraître, c’est-à-dire leur profession, leur titre, et
n’existent plus qu’en fonction de cela.
Elles confondent leur personnalité réelle avec celle
d’apparat et troquent le vrai pour le faux. Mais ici s’im-
pose une nuance. Dans le choix que l’individu fait de sa
persona, il y insère obligatoirement de lui-même, du sub-
jectif : « Dans le choix singulier de sa persona, et dans sa
délimitation, telle que l’élit un sujet, réside déjà quelque
chose d’individuel… »
Si Jung éprouve le besoin d’apporter cette précision,
c’est parce qu’il définit la persona comme un élément

211
carl gustav jung

appartenant à la grande panoplie du collectif, puisqu’elle


reflète une image sociale bien souvent stéréotypée.

Le moi
Avec le moi, on aborde l’univers de l’être. Chez Jung, le
moi ne se trouve pas le lieu d’instances contraignantes
s’apparentant aux instincts et à la morale sociale, comme
c’est le cas dans la théorie de Freud. En effet, pour le psy-
chanalyste suisse, le moi s’entremêle avec la conscience et
l’expression le « moi conscient » apparaît à maintes reprises
dans son œuvre, y compris naturellement dans la Dialectique
du Moi et de l’Inconscient où, d’emblée, dans le titre même
de l’œuvre, l’un semble s’opposer à l’autre.
Dans le moi se trouvent tous les contenus de la cons-
cience. Pour Jung, l’âme humaine est constituée d’un fais-
ceau de complexes, qu’il considère bien souvent comme
des personnalités parcellaires, car il leur accorde une cer-
taine autonomie. Parmi elles s’inscrit le moi. Dans Types
psychologiques, il précise :
« J’entends par Moi un complexe de représentations for-
mant, pour moi-même, le centre du champ conscienciel. »
Puis il ajoute plus loin : « Mais le Moi, n’étant que le
centre du champ conscienciel, ne se confond pas avec la tota-
lité de la psyché ; ce n’est qu’un complexe parmi d’autres. »
C’est donc de cette manière qu’il convient de comprendre
le moi dans l’œuvre qui nous intéresse.

L’inconscient personnel
Jung entend par inconscient personnel l’ensemble des
contenus issus du vécu individuel. Certes, le psychanalyste

212
dialectique du moi et de l’inconscient

suisse se range du côté de Freud quand il admet avec lui


que l’inconscient comprend des éléments refoulés, rejetés
hors de la conscience, en particulier certaines tendances
infantiles. Mais il va plus loin que le maître de Vienne en
donnant à l’inconscient d’autres dimensions. En effet,
selon Jung s’inscrivent dans l’inconscient « tous les maté-
riaux qui n’ont pas atteint, quoique existant, la valeur,
l’intensité qui leur permettrait de franchir le seuil du
conscient ».
De plus s’emmagasinent dans l’inconscient « les maté-
riaux psychologiques qui n’ont pas encore acquis le niveau
et la dignité du conscient : ce sont les germes de contenus
dont certains seront ultérieurement conscients ».
Enfin, Jung envisage l’inconscient sous un angle dyna-
mique : « L’inconscient ne se cantonne en aucune façon
dans l’immobilisme, le repos, synonymes d’inactivité ; au
contraire, il y a lieu de penser qu’il est sans cesse à brasser
ses contenus, à les grouper et à les regrouper. »

L’inconscient collectif
Dans Dialectique du Moi et de l’Inconscient, Jung met
en relief l’existence de l’inconscient collectif, notamment
par l’analyse de rêves. Il pose l’hypothèse que, si l’analyse
se bornait à faire resurgir des profondeurs les éléments
refoulés dans l’inconscient, ce dernier n’aurait plus rien à
produire, serait comme stérilisé. Or, l’expérience prouve
tout le contraire. Même lorsque les contenus mentaux
refoulés ont été réintroduits dans la conscience, l’incon-
scient n’en cesse pas pour autant de s’exprimer notam-
ment dans les rêves et les fantasmes, ces films qui se

213
carl gustav jung

déroulent sur l’écran de notre imagination alors que nous


sommes éveillés :
L’inconscient continue imperturbablement à créer ses
rêves et ses fantasmes alors que ceux-ci, a en croire la
théorie fondamentale de Freud, devraient tarir
puisqu’ils sont censés provenir de refoulements person-
nels, qui ont déjà été défoulés.
Par cette judicieuse remarque, Jung conduit son lecteur sur
deux voies, celle de l’autonomie de l’inconscient et celle de
l’inconscient collectif. Car, en suivant son raisonnement, Jung
prouve, de façon pertinente, que l’inconscient s’exprime cette
fois grâce à « des matériaux qui, certes, ressemblent pour ce
qui est de la forme aux contenus personnels précédemment
rencontrés, mais paraissent aussi receler des allusions qui
dépassent les plans personnels».
Ainsi les rêves insistent-ils, par exemple, sur des
images archaïques de Dieu, de sorcière, etc., qui repré-
sentent des « évocations primitives ». Avec l’inconscient
collectif s’impose la notion d’archétype. On peut les pré-
senter comme des images originelles, comme un com-
plexe inné existant dans l’inconscient. L’inconscient
collectif est comme une trace subsistant en chacun du
passé lointain de l’humanité.
Les archétypes remplacent dans l’œuvre de Jung la
notion d’imago ou image qui a une existence autonome
chez l’individu. Toutefois, l’imago apparaît encore dans la
Dialectique du Moi et de l’Inconscient sous forme d’imago
parentale et imago de la femme.

214
dialectique du moi et de l’inconscient

L’anima et l’animus
L’anima et l’animus, auxquels Jung consacre tout le cha-
pitre ii de la deuxième partie de son livre, sont deux arché-
types. Personnalités parcellaires de l’inconscient collectif,
ils se situent dans les profondeurs de la psyché (ce système
dynamique qui recouvre tout à la fois la conscience et
l’inconscient) et sont les plus difficiles à atteindre pour
l’individu qui cherche à explorer les méandres de son âme.
L’anima assure la présence du féminin chez l’homme et
l’animus assure la présence du masculin chez la femme.
Chez les individus de sexe masculin, l’action de l’anima se
traduit par un idéal de la femme plus ou moins en rapport
avec l’image de la mère. Un homme, sous l’influence de
l’anima, aura, sous des dehors de personnalité forte, des
mouvements d’humeur, des caprices qui viennent en
quelque sorte en compensation à sa persona. La femme,
sous le poids de son animus, émet des jugements raisonna-
bles qui se veulent inattaquables, qui sont en fait des opi-
nions et des mots « accumulés dans l’esprit de la petite fille,
puis de l’adolescente depuis l’enfance, et qui, recueillis,
choisis et collectionnés peut-être inconsciemment, finis-
sent par former un canon, une espèce de code de vérités
banales, de raisons et de choses “comme il faut” ».
L’animus et l’anima, archétypes complémentaires de
l’homme comme de la femme, sont projetés sur des êtres du
monde extérieur, qu’on perçoit dès lors à travers un écran.
La projection la plus courante et la plus criante est celle
opérée sur la personne aimée, que l’on perçoit à travers un
voile d’illusions.

215
carl gustav jung

La dialectique du moi et de l’inconscient


et le processus d’individuation

Le mot dialectique signifie raisonnement, argumenta-


tion, ce qui sous-entend une volonté de convaincre. Le
moi et l’inconscient représentent donc deux personnalités
qui s’affrontent cherchant chacune à influencer l’autre.
L’individuation, processus auquel Jung consacre la
deuxième partie de son livre, consiste en un retrait, en un
recul, par rapport à tous les éléments inconscients de la
psyché. En effet, ces éléments, en tant que personnalités par-
cellaires, jouissent d’une certaine autonomie et s’expriment
car «les facteurs inconscients sont des données qui exercent
des pouvoirs tout aussi conditionnant que les forces et les
grandeurs qui régularisent la vie de la société…»
En fait, l’individuation suppose une libération de l’être
par rapport aux éléments de l’inconscient. Et cette libéra-
tion passe par une prise de conscience. L’homme doit incor-
porer les dispositions inconscientes à sa conscience. Pour
cela, l’individu prend du recul par rapport aux symboles,
par rapport à la projection, à l’anima et à l’animus, donc à
l’inconscient collectif. Ce retrait implique alors un passage
de la multitude à l’unité, car la voie de l’individuation sup-
pose « tendre à devenir un être réellement individuel ».
Cela signifie que l’homme doit retrouver son « unicité
la plus intime ». Pour Jung, il s’agit surtout de « la réalisa-
tion de son Soi, dans ce qu’il a de plus personnel, de plus
rebelle à toute comparaison ».

216
dialectique du moi et de l’inconscient

Puis il ajoute, dans un souci de clarté : « On pourrait


donc traduire le mot “d’individuation” par réalisation de
soi-même, réalisation de son Soi. »
Si l’on se souvient de ce que Jung entend par “soi”, à
savoir la totalité de la psyché puisqu’il englobe le conscient
et l’inconscient, on comprend toute l’importance que revêt
le processus d’individuation. Il s’agit de quelque chose de
vital pour l’individu, la libéralisation du moi.
Derrière la dialectique du moi et de l’inconscient se pro-
file celle de Jung. En fait, tout en consacrant la deuxième
partie de son ouvrage à l’individuation, le lecteur doit se
rendre à l’évidence qu’après avoir été défini, le terme, para-
doxalement, ne réapparaît plus dans le texte. Néanmoins,
l’individuation est partout présente car, derrière tous les
dangers encourus par le moi face à l’inconscient, auxquels
Jung accorde une ample description, subsiste en filigrane
l’argumentation de l’auteur. En effet, s’il décrit les périls de
l’âme humaine, c’est pour mieux convaincre de l’impor-
tance, de la nécessité de l’individuation qui s’impose dans
toute sa force comme le thème clé de la psychologie jun-
gienne. Mais le cheminement vers l’individuation n’est pas
exempt de dangers car, à l’image du périple initiatique, il
est jalonné d’embûches.

À quels périls s’expose l’individu ?

L’inconscient collectif est un capital de représentations


innées, constituées de toutes les strates culturelles de l’huma-
nité, que l’on porte en soi dès la naissance. Or, l’individu

217
carl gustav jung

risque de se laisser fasciner par les images qui constituent le


bagage de sa vie, au point de prendre le faux pour le vrai.
Il peut notamment se laisser absorber par sa persona et
se fondre dans son rôle social au point de n’être plus lui-
même. La persona donne l’illusion de l’individualité, alors
qu’au fond elle n’est rien qu’un rôle dans lequel la person-
nalité s’égare si elle se laisse tromper.
Parfois, la prise de conscience des contenus de l’incons-
cient tend à ouvrir à l’individu les grandes portes de la
tolérance. Mais il existe également des cas, ainsi que Jung
le développe dans le chapitre II de son livre, où certains
sujets se gonflent de leur savoir tout neuf. C’est ce que
l’auteur traduit par l’inflation psychique.
On retrouve cette extension de la personnalité, dans la vie
courante, chez les hommes qui s’identifient à leur profession
ou à leur titre. L’homme, dans la fascination qu’il risque
d’éprouver pour les images peuplant son esprit, peut envisa-
ger le monde et les êtres de son entourage sans discrimina-
tion en attribuant aux autres des pensées qui sont les siennes.
Ce phénomène s’appelle la projection. Cette remarque nous
conduit à évoquer l’anima. Elle représente la partie fémi-
nine, compensatrice de l’image de l’homme idéal que tout
être du sexe masculin se construit. Mais c’est aussi l’anima
qui fait «passer le héros sous la pantoufle de sa femme».
L’anima, dans l’esprit de l’homme, apparaît sous les
traits d’une femme unique tandis que l’animus, dans
l’esprit de la femme, apparaît sous les traits d’une plura-
lité, l’un et l’autre étant tout aussi fréquemment projetés.
Par ailleurs, la femme dominée par son animus risque de
perdre sa féminité. Enfin, si l’inconscient collectif gagne

218
dialectique du moi et de l’inconscient

de l’influence sur le conscient, ce dernier peut perdre sa


position dominante : « Insensiblement, de celui qui gui-
dait, il devient celui qui est guidé. »
Or, pour Jung, la libération de l’être, la conquête de
l’individualité passe par une « différenciation rigoureuse
d’avec la psyché collective ».

Comment parvenir à cette différenciation ?

Pour parvenir à la différenciation, Jung précise, en par-


ticulier dans le dernier chapitre, qu’il convient avant tout
d’accepter, de reconnaître les signes émis par l’incons-
cient, par les “personnalités” qui le constituent afin de
prendre “le dessus” sur elles.
Pour cela il faut, notamment, déclencher le déroulement de
processus inconscients qui émergent sous forme de fantasmes,
ces “petits films” peuplant l’écran de notre imaginaire.
En effet, pour Jung, l’essentiel est de vivre ces fantasmes
en y participant activement, plutôt que de les comprendre
intellectuellement. La différenciation passe également,
entre autres, par le démantèlement de l’anima et de l’ani-
mus, ce qui devient possible quand on prend conscience de
l’existence de ces “personnalités” et de leur rôle. Ainsi, elles
perdent leur pouvoir, se voient réduites et ne sont plus res-
senties que comme de simples fonctions sans autonomie.
L’individu qui ne se différencie pas des contenus collec-
tifs demeure « empêtré dans leurs mille liens, qui le ratta-
chent aux autres individus chez qui ils sont également
inconscients… »

219
carl gustav jung

C’est alors que le sujet ne se différencie pas des autres, il


demeure «dans une condition de mélange, de confusion avec
autrui», et, plus grave: «Dans cet état, il accomplit des actions
qui le placent en désaccord et en conflit avec lui-même.»
D’où l’affirmation de Jung pour qui s’individualiser est
« absolument indispensable ».
Il avoue que la tâche est « harassante » mais nécessaire,
car les contenus inconscients entraînent : « mainte illusion
et maint mirage, qui faussent non seulement nous-mêmes,
mais aussi nos interrelations avec nos proches, donnant à
l’ensemble un cachet d’irréalité et de fantasmagorie ».
Mais une nouvelle figure collective apparaît une fois
l’anima surmontée. C’est la personnalité mana, autre arché-
type. Elle doit son nom à la puissance potentielle occulte
qui la caractérise et qui lui confère « des forces et des
connaissances magiques ».
«On est obligé – comme auparavant dans le cas de l’anima
– de prendre conscience des contenus inconscients qui
étaient spécifiquement inhérents à la personnalité mana.»
Cette prise de conscience signifie pour l’homme : « La
seconde libération, en vérité cette fois décisive, du père
(pour la femme, de la mère) et ainsi la première affirma-
tion vécue de sa propre individualité. »

le prolongement de l’œuvre

Quand paraît Dialectique du Moi et de l’Inconscient, en


1933, la psychologie allemande, qui rayonnait jusque-là,
connaît un coup fatal avec l’organisation de la fonction

220
dialectique du moi et de l’inconscient

publique. Plusieurs médecins illustres sont expulsés pour des


raisons diverses, qui n’ont rien à voir avec leur compétence
professionnelle. Quant à la psychanalyse, elle est particuliè-
rement frappée par les événements, car les livres de Freud, en
mai de cette même année, sont brûlés publiquement.
Par ailleurs, les autorités ne manquent pas de mettre au
pas la Société allemande de psychothérapie, d’où le rem-
placement de son Président, Kretschmer, par Jung. Dans
cette période troublée de l’arrivée de Hitler au pouvoir,
Jung devient rédacteur en chef de la revue de la Société de
psychanalyse qui bénéficia de la “protection” du psycho-
thérapeute Göring, le neveu du maréchal.
Ainsi, la Société de psychanalyse continue de fonctionner,
mais après l’exclusion de tous ses anciens membres juifs.
Dans le déchaînement des passions et des idéologies qui tra-
versent cette douloureuse période, le rôle de Jung a suscité
de nombreuses polémiques. Selon certains, Jung prend la
présidence parce que, en tant que non-juif, il espère avoir
une assez grande liberté de manœuvre. Il souhaite également
soutenir de cette manière ses collègues sémites.
Mais le travail qu’il partage avec Göring et la publication
d’un manifeste invitant les praticiens à adopter les idées
développées dans Mein Kampf (ouvrage de Hitler) comme
base de leur activité, a placé Jung dans une position des plus
difficiles, malgré les contestations les plus vives de l’auteur.
Plus tard, dans les années soixante-dix, on lui fera “porter le
chapeau” d’une droite nouvelle qui s’oppose à la pensée
freudienne, mariée par quelques-uns au marxisme et au
judaïsme. Mais notre propos n’est pas ici de relancer la
polémique, pas plus que d’en tirer des conclusions.

221
carl gustav jung

L’originalité de la Dialectique du Moi et de l’Inconscient


réside dans la volonté d’éclairer l’âme humaine, d’insister sur
les échanges qui existent entre les différentes instances consti-
tuant la psyché. La distinction entre l’inconscient personnel
et l’inconscient collectif en fait sans doute une œuvre
majeure, bien que cet aspect ait déjà été abordé, mais d’une
façon beaucoup plus modeste, dans Totem et Tabou de Freud.
Jung tire cette notion des études d’anthropologie et de
ses recherches sur les mentalités primitives qu’il mène en
Afrique, en Amérique du Sud et en Inde. De plus, le dia-
logue qui s’instaure entre le moi et l’inconscient prend
incontestablement une dimension universelle. Il est le
fondement même de la vie mentale.
Enfin, n’oublions pas que le processus d’individuation
par lequel l’homme parvient à la “réalisation de son Soi”,
notamment parce que la psyché est avant tout dynamique
et en éternel devenir, en transformation permanente, cons-
titue l’un des pivots de la psychologie de Jung.
Le “moi névrosé”, en proie aux éléments de l’inconscient,
se métamorphose en “soi libéré” ce qui introduit ici une
dimension sacrée : un soi qui est un peu à l’image de Dieu.
Comprendre la dialectique est un moyen de dépasser les
contradictions et les contraintes intérieures pour accéder à
une dimension cosmique, le résultat final étant la mandala,
c’est-à-dire la figure universelle du Soi dans lequel toutes les
forces parviennent à s’équilibrer.
Jung n’a cessé de revendiquer son originalité et baptise
sa méthode thérapeutique « psychologie analytique », puis
« psychologie complexe ». Il puise ses sources notamment
chez le philosophe Bergson (1859-1941), chez le neurologue

222
dialectique du moi et de l’inconscient

et psychologue Janet (1859-1947), en particulier avec


L’Automatisme psychologique, où l’auteur met en relief une
psychologie énergétique. Jung reprend notamment la
notion d’abaissement du niveau mental, qu’il cite en fran-
çais dans Dialectique du Moi et de l’Inconscient, dans le cha-
pitre portant sur « Les techniques de la différenciation ».
L’œuvre de Jung a laissé une empreinte indélébile dans
le mouvement psychanalytique par, notamment, la créa-
tion de l’École de Zurich, par son influence dans l’œuvre
de Charles Baudouin (1893-1963) qui, après des études de
lettres, de philosophie et de médecine, s’inscrit dans le
courant de la pensée jungienne et écrit une brillante ana-
lyse de l’œuvre du maître de Zurich.
Les idées de Jung, ayant moins trait à la sexualité que
celles de Freud, ont séduit un large public parce qu’elles
n’ont pas choqué. Le succès de Jung ne cesse de s’affirmer
avec l’organisation de séminaires annuels sur la pensée du
psychanalyste suisse (1948), avec la constitution d’une
société professionnelle : la Société suisse de psychologie
analytique (1957), puis celle d’une Société internationale
de psychologie analytique (1958). Néanmoins, le mouve-
ment jungien demeure timide, en France, car il s’est
heurté longtemps au freudisme solidement implanté chez
nous avec des défenseurs comme Lagache ou Lacan.
Aujourd’hui se dessinent deux tendances parmi les disciples
de Jung : ceux qui s’intéressent à la méthode thérapeutique
de la psychologie analytique que, dans le cadre de cet
ouvrage, nous ne pouvons développer, ceux qui préfèrent sa
philosophie teintée d’orientalisme. L’un et l’autre des deux
aspects témoignent de l’importance de la pensée de l’auteur.
courant anglais

1 – Le Traitement psychanalytique des enfants, A. Freud.


2 – Envie et gratitude, M. Klein.
3 – De la pédiatrie à la psychanalyse, D.W. Winnicott.
4 – Les Voies de la régression, M. Balint.
Anna Freud,
le traitement
psychanalytique des enfants.
Puf, 1951.

Dans le Traitement psychanalytique des enfants, Anna


Freud montre la nécessité de ne pas appliquer aux petits
patients, êtres en voie de formation, les mêmes méthodes
qu’aux adultes, individus achevés et indépendants.
L’auteur insiste sur l’importance de la phase prépara-
toire au cours de laquelle l’analyste s’applique à « faire
prendre conscience » à l’enfant de la maladie, à gagner sa
confiance afin de lui faire accepter le traitement.
L’analyste d’enfants a recours aux rêves, à la rêverie et au
dessin, afin de sonder l’inconscient des petits qu’il doit trai-
ter. Mais il se heurte à leur incapacité d’associer. Or, l’asso-
ciation demeure la règle d’or de la technique analytique.
Avec l’enfant, le transfert positif s’impose pour la bonne
marche du traitement qui, outre son action sur la santé
mentale du petit patient, doit exercer un rôle pédagogique
en intervenant sur le système de valeurs morales, le sur-moi.
Enfin, le traitement devient une nécessité absolue dès
que la névrose représente une entrave au développement
normal du moi, de la personnalité de l’enfant.

227
anna freud

Anna Freud et
Le traitement psychanalytique des enfants

Anna Freud, fille de Sigmund Freud, est née à Vienne le


3 décembre 1895. Dernière venue d’une famille de six
enfants, elle est la seule à avoir emboîté le pas de la psycha-
nalyse. Gardienne vigilante de la doctrine de son père, elle
n’en commence pas moins une carrière de jardinière d’enfants
et se voue, avec toute la sensibilité qui résonne en elle, aux
petits déshérités. Elle suit les cours de son père, devient psy-
chanalyste elle-même et déploie, en «Antigone fidèle», ainsi
que la nommait Freud, une grande activité pour la psycha-
nalyse, son cheval de bataille. Elle devient membre de la
Société de psychanalyse de Vienne (1922), de son comité de
coordination (1925-1926) comme de l’International Psycho-
Analytical Association (i.p.a.) dès 1922-1923.
Arrêtée par les nazis en 1938, Anna Freud est relâchée
après le règlement, par Marie Bonaparte, de la rançon
exigée par Hitler. Elle quitte alors Vienne pour Londres
où elle soigne son père qui vit dans les douleurs désormais
incessantes de son cancer de la mâchoire. Elle ouvre avec
son amie Dorothy Burlingham un centre de recherches
psychanalytiques, le Hampstead Child Therapy Clinic où,
de façon originale, elle travaille en collaboration étroite
avec les parents des petits malades, en les intégrant en
quelque sorte au traitement de l’enfant.
Elle a beaucoup contribué à la théorie freudienne en
publiant les œuvres inédites de son père, en rendant la

228
le traitement psychanalytique des enfants

doctrine accessible à tous, en particulier aux parents et aux


pédagogues, par une écriture libérée de l’obstacle du
jargon avec L’Initiation à la psychanalyse pour éducateurs,
texte de quatre conférences qu’elle prononça devant des
éducateurs de crèches et de jardins d’enfants à la demande
de l’administration de la ville de Vienne, en accentuant le
rôle de l’ego, du moi dans la personnalité. Elle mourut à
Londres le 9 octobre 1982, à son domicile.
Le Traitement psychanalytique des enfants comprend trois
parties. La première est constituée de quatre conférences
faites par Anna Freud à l’Institut psychanalytique de Vienne
en 1926 sous le titre d’Introduction à la technique psychanaly-
tique des enfants ; la deuxième reproduit un rapport lu par
l’auteur en 1927 au x e Congrès international de psychanalyse
tenu à Innsbruck ; la troisième reprend un article d’Anna
Freud paru en 1946 dans une publication de New York: The
Psychoanalytic Study of the Child. Conférences et rapport ont
été traduits de l’allemand par Elisabeth Rochat, tandis que
l’article, en anglais à l’origine, a pris sa forme française sous
la plume d’Anne Berman, l’ensemble étant destiné aux
Presses Universitaires de France (1951).

à travers
Le Traitement psychanalytique des enfants

L’ouvrage d’Anna Freud porte sur le traitement des


névroses infantiles par la psychanalyse. Cette méthode, des-
tinée dans un premier temps aux adultes, nécessite une série
d’adaptations que le psychanalyste se doit de connaître afin

229
anna freud

de prodiguer les meilleurs soins à son jeune patient. Car on


ne s’approche pas de l’inconscient d’un enfant de la même
façon que de celui d’un adulte. Le texte d’Anna Freud est
régi par trois grandes idées : la nécessité d’une méthode de
soins appropriée aux petits, les effets de l’analyse chez l’enfant
et les cas où le traitement s’avère indispensable.

L’analyse de l’enfant n’est pas la même


que celle de l’adulte

Par une comparaison constante entre l’adulte et l’enfant,


tel un balancier qui rythme la progression de l’ouvrage,
Anna Freud, dans une rhétorique ponctuée par un solide
savoir, campe dans la première conférence les caractéris-
tiques de ses petits patients à l’aide d’exemples tirés de son
expérience pratique. L’enfant, cet être inachevé, en voie de
formation, ne peut se voir soumis au même traitement que
l’adulte, individu achevé et indépendant. Aussi, la première
tâche qui incombe au praticien est de rendre l’enfant analy-
sable à la façon de l’adulte. Trois moyens se présentent :
montrer à l’enfant qu’il est malade; gagner sa confiance; lui
faire accepter le traitement, le tout au cours d’une phase pré-
paratoire indispensable au bon déroulement de l’analyse.

Montrer à l’enfant qu’il est malade


L’attitude primitive de l’enfant ne remplit pas les condi-
tions nécessaires, idéales de l’analyse qui, chez les adultes,
est motivée par la souffrance. L’enfant n’a pas conscience
de son état. Il ne possède pas les capacités de se comparer

230
le traitement psychanalytique des enfants

aux autres, de percevoir les particularités qui caractérisent


son comportement et le différencient de celui de ses petits
camarades. Or, c’est justement cette différence, à condi-
tion qu’il la vive comme un handicap, et non pas comme
un faire-valoir, qui crée le besoin de s’en libérer, de s’en
guérir et donc de recourir à l’analyse.

Gagner la confiance de l’enfant


Anna Freud explique, par de multiples exemples tirés de
son expérience professionnelle, comment, bien avant de
commencer le traitement analytique, elle cherche à gagner
la confiance de l’enfant. Il s’agit là d’un des maillons essen-
tiels de la grande chaîne constituée par l’analyse, car de lui
dépend la réussite du traitement : il faut toujours établir
entre l’analyste et le petit patient un lien affectif très net.
Aussi Anna Freud n’hésite-t-elle pas à consacrer le
temps nécessaire pour y parvenir en se livrant avec l’enfant
à de multiples activités comme le jeu, le tricot, le crochet,
constituant toute une panoplie de moyens d’intéresser le
petit, mais aussi de se rendre à ses yeux « utile », « indis-
pensable », même si ces préoccupations ne s’avèrent pas
vraiment propres à l’analyse elle-même.

Faire accepter le traitement


Pour faire accepter le traitement, Anna Freud amène l’enfant
à remarquer «qu’être analysé offrait de gros avantages». Elle
fait réfléchir le petit sur ses actions blâmables et à cause des-
quelles il éprouve de l’angoisse. Elle lui montre que, si l’ana-
lyste les apprend le premier, c’est-à-dire avant les personnes
chargées de son éducation, cela devient moins pénible pour lui.

231
anna freud

Cet aspect de la phase préparatoire ouvre les voies de la


confidence. Il s’agit d’une alliance où l’analyste prend le
parti de l’enfant. Dans cette situation particulière, il est
important que l’entourage adulte accepte la présence du
thérapeute.
Enfin, l’enfant inconscient de sa névrose, mais qui joue
de ses symptômes comme moyen d’action sur son entou-
rage, doit comprendre combien ces manifestations exté-
rieures de la maladie, comme les accès de méchanceté
auxquels se livrait un petit garçon de dix ans, ne consti-
tuent pas un avantage mais bien plutôt un défaut gênant.
Cette prise de conscience doit conduire l’enfant à aspirer
de lui-même à un changement d’état, car il n’a pas spon-
tanément la volonté de guérir.

Utiliser des moyens techniques appropriés


L’analyse de l’adulte repose sur ses révélations, sur les
recherches qu’il effectue dans son passé. L’enfant, par défi-
nition, ne possède pas ou peu de passé. À situation nou-
velle, moyens nouveaux, tels sont les aspects de la deuxième
conférence.
Le recours à la mémoire de l’enfant n’offre pas les
mêmes ressources que chez l’adulte. Néanmoins, Anna
Freud fait appel aux souvenirs de l’enfant, autant que pos-
sible, afin de reconstituer l’histoire de la maladie. Mais
une des grandes différences d’avec l’adulte consiste en un
contact obligatoire de l’analyste avec la famille du petit car
l’enfant, en réalité, ne peut pas dire grand-chose de sa
maladie. Tout absorbé qu’il est par le présent, il ne par-
vient pas à la source de son histoire.

232
le traitement psychanalytique des enfants

L’analyste recourt beaucoup aux rêves dont l’interpréta-


tion est bien plus aisée que pour ceux des adultes: on y trouve
«toutes les déformations de la réalisation des désirs qui cor-
respond à l’organisation névrotique du petit patient».
De plus, l’enfant comprend très bien la règle de l’inter-
prétation des rêves et «il s’amuse à cette recherche des diffé-
rents éléments d’un rêve comme à un jeu de construction…,
il est fier d’avoir réussi… »
La rêverie est également riche d’enseignements pour
l’analyste, qu’elle se produise en réaction directe à un événe-
ment ou bien qu’elle se poursuive chaque jour comme un
feuilleton “continued stories” : « Avec ces récits journaliers,
on arrive à se rendre compte de l’état intérieur de l’enfant.»
Enfin, le dessin reproduit les préoccupations profondes
de l’enfant, ses désirs, son monde intérieur, ce qu’il aurait
voulu être. Il exprime également, d’une façon symbolique,
les sentiments du petit à l’égard de son entourage.
Mais il existe une pierre d’achoppement à l’analyse de
l’enfant, son refus d’associer. Or, l’association libre des idées,
qui constitue le moyen par excellence sur lequel repose la
technique de l’analyse, demeure d’un secours occasionnel
chez l’enfant pour qui l’action l’emporte sur la parole.

Les effets de l’analyse chez l’enfant

Anna Freud aborde les effets de l’analyse dans la troi-


sième conférence, avec le transfert, puis elle prolonge cette
étude dans la quatrième conférence et dans la deuxième
partie de l’œuvre.

233
anna freud

Le rôle du transfert
Chez l’enfant, le langage est lacunaire du fait qu’il n’a
pas encore atteint son développement normal. Aussi, le
jeu apporte bien des éclaircissements qui ne peuvent être
donnés par la parole. Cette approche, introduite par
Mélanie Klein (1882-1960), est reprise par Anna Freud
qui, au demeurant, l’envisage sous un autre angle. En
effet, la fille du maître de la psychanalyse refuse de com-
parer le jeu à l’association libre et, selon elle, les activités
ludiques ne relèvent pas uniquement de l’inconscient.
De plus, si l’adulte a conscience qu’il est en analyse, l’en-
fant, lui, ne le sait pas. Or, « si les impulsions de l’enfant
qui joue ne sont pas dominées par la même représenta-
tion du but que celles des adultes, nous n’avons peut-
être aucun droit de les utiliser de la même manière que
celles-ci. »
Par ailleurs, si les agissements de l’analyste ont une
réelle importance, la question se pose de savoir si l’enfant
se trouve effectivement dans la même situation de trans-
fert que l’adulte, c’est-à-dire lui permettant de revivre avec
l’analyste, sur le plan symbolique, les événements qui
l’ont amené à devenir ce qu’il est.
Sans doute est-ce impossible en raison de la très grande
dépendance de l’enfant vis-à-vis de ses parents. Toutefois,
Anna Freud précise que, si le lien affectif qui unit l’enfant
à son thérapeute est positif, « l’enfant va encore plus loin
que l’adulte en ce qu’il croit seulement la personne qu’il
aime et ne fait quelque chose de bon que lorsqu’il peut
agir par amour pour quelqu’un. »

234
le traitement psychanalytique des enfants

À l’inverse, le transfert négatif est gênant pour l’analyse


qui ne peut s’accomplir qu’à la faveur d’un transfert positif.
Mais, contrairement à l’adulte, l’enfant ne développe pas
de névrose de transfert, c’est-à-dire qu’il ne transforme pas
le trouble qui l’a conduit à la consultation en « une maladie
engendrée par le traitement qui fait revivre le conflit à
l’origine des problèmes. »
Ainsi, l’enfant-t-il continue à reproduire ses réactions
normales, non pas dans le cadre de l’analyse comme l’adulte,
mais « là où il les a produites jusqu’à présent, c’est-à-dire
dans sa famille ».
C’est alors que le psychanalyste doit se tourner vers le
milieu de l’enfant, établir des liens avec la famille, donc par-
tager le travail avec les éducateurs et éventuellement avoir
recours à des institutions appropriées prêtes à prendre le
relais. L’éloignement de la maison familiale paraît, au théra-
peute, la solution la plus pratique. Mais cela risque de poser
au petit patient des problèmes d’adaptation sociale lors du
retour à la maison.

L’action de l’analyse
L’éventail des effets de l’analyse sur l’enfant est large. Le
changement de caractère s’avère plus aisé et surtout plus radi-
cal chez l’enfant que chez l’adulte, car il n’a pas encore bâti sa
vie sur l’édifice de sa névrose. Par ailleurs, comme le surmoi
de l’enfant (l’aspect moralisateur de son moi, le gendarme de
sa personnalité) n’est pas encore rivé d’une façon définitive à
ses modèles constitués par les parents, avec toute la charge
affective que cela suppose, l’analyste peut encore agir sur lui.
D’où l’action pédagogique. En ayant une action sur le

235
anna freud

surmoi, instance de la morale, le thérapeute intervient sur le


système de valeurs. Alors, «l’action sur le surmoi de l’enfant
est double : analytique d’abord dans la recherche biogra-
phique intime et détaillée, des éléments qui l’ont constitué,
pour autant que le surmoi est devenu autonome».
Puis, « éducative, d’autre part, et agissant sur l’enfant
du dehors, par diverses modifications dans ses relations
avec les éducateurs, par la création d’impressions nouvel-
les et la révision des exigences imposées à l’enfant par le
monde extérieur ».
Ainsi, l’analyste d’enfants n’a pas la tâche facile, car il a
besoin de connaissances aussi bien théoriques que pratiques
et pédagogiques.

Quand le traitement devient-il nécessaire ?

Après avoir fait état de l’existence de la sexualité infan-


tile et de son rôle dans les névroses des petits patients,
Anna Freud s’élève contre quelques préjugés. Certains
pensaient que le traitement analytique pouvait engendrer
l’immoralité. Or, « on constate à diverses reprises que si le
moi et le surmoi d’un enfant étaient assez fermes et assez
sévères pour produire une névrose, ils seraient également
capables, avec un peu d’aide, d’enseigner la maîtrise des
pulsions sexuelles et agressives défoulées une fois la
névrose analysée avec succès ».
Puis, Anna Freud passe en revue les controverses ayant
trait à la technique de l’analyse infantile. Les analystes anglais
défendent l’analyse pratiquée très tôt, alors que l’école de

236
le traitement psychanalytique des enfants

Vienne «soutient que l’analyse des enfants doit être réservée


aux cas les plus graves de névrose infantile…»
Une des premières raisons d’entamer un traitement
réside dans la présence ou l’absence de souffrance et dans
la gravité des symptômes, déterminée notamment par les
parents. Anna Freud reprend les étapes du développement
de la sexualité de l’enfant, passant du stade oral avec la
bouche pour zone érogène, propre à donner du plaisir, au
stade anal puis phallique, inaugurant la génitalité. Or,
toute grande perturbation dans l’ordre de ces événements
dénote de sérieux troubles névrotiques, justiciables de
traitement si les symptômes persistent.
Enfin, le traitement analytique s’impose comme une
évidence quand la névrose entrave le développement du
moi, de la personnalité. Tout moi affaibli risque de se
trouver dépassé par les forces instinctuelles. Si les pulsions
issues du ça dominent les forces du moi, l’individu
demeure à un stade infantile, sacrifiant tout au principe
du plaisir. Or, la personnalité de l’enfant ne peut conti-
nuer à se développer que si les forces instinctuelles et celles
du moi se disputent la suprématie : « La personnalité de
l’enfant se développera tant que les relations entre le moi
et le ça resteront mobiles et changeantes. »
Pour réduire la puissance du moi, outre la domination des
forces instinctuelles, la névrose utilise la régression libidinale,
c’est-à-dire le retour en arrière d’un stade de développement
sexuel à une phase antérieure. Cette régression «s’accompagne
toujours d’un certain degré de régression du moi».
En guise de conclusion, Anna Freud précise que ce ne
sont pas les manifestations névrotiques qui conditionnent la

237
anna freud

nécessité d’un traitement, mais bien plutôt les répercussions


de ces manifestations sur le développement de l’enfant, sur
son «processus de maturation». Car c’est la normalité de ce
développement qui importe avant tout!

une modernité au service des petits patients

L’originalité d’Anna Freud réside dans sa conception de


l’ego, du moi de l’enfant. Il représente pour elle un « sys-
tème ouvert », en développement, et sur lequel on peut
exercer une action. Mais pour connaître ce moi, la person-
nalité de l’enfant, l’analyste ne doit pas se contenter du rôle
de spectateur attentif des jeux du petit patient. Anna Freud
s’oppose en cela vigoureusement à la tendance de Mélanie
Klein qui lit dans les activités de l’enfant ses conflits
inconscients. Pour la fille de Freud, le jeu, pas plus que le
dessin d’ailleurs, ne reflètent les seules représentations de
l’inconscient. Elle se refuse à une systématisation des sym-
boles, plus proche d’une clé des songes que de la réalité.
C’est sur l’image de son entrée dans la vie professionnelle,
où l’éducatrice était indissociable de la psychanalyste,
qu’Anna Freud fonde sa théorie. Cet aspect marque encore,
sans conteste, l’originalité de la conception de la fille du
maître viennois. Ainsi, en associant la psychanalyse et la
pédagogie, Anna Freud tisse pour l’enfant un réseau harmo-
nieux, complémentaire, propice à la guérison de la névrose ou
tout simplement au bon développement de sa personnalité.
D’ailleurs, Anna Freud estimait, surtout au début de sa
carrière, qu’avant d’entreprendre une analyse d’enfant, il

238
le traitement psychanalytique des enfants

fallait s’assurer de l’aptitude des parents à la supporter,


parce qu’ils représentaient l’un des maillons de la trilogie :
enfant, psychanalyste, éducateurs.
Pour Anna Freud, le développement et l’adaptation
sont les maîtres mots de sa théorie, car elle perçoit l’enfant
dans son évolution, sa progression, c’est-à-dire dans son
fonctionnement psychique et dans son insertion familiale.
Enfin, elle envisage la névrose sous l’angle de la seconde
topique (deuxième conception de Freud de l’appareil psy-
chique) où le ça (pôle des pulsions) s’oppose au moi (la
personnalité) comme au surmoi (garant de la morale).
Mais elle s’intéresse surtout au moment où les représenta-
tions inconscientes s’organisent en conflit. La théorie
d’Anna Freud part de son expérience d’analyste auprès
d’adultes, qui lui permet de souligner, par le jeu des diffé-
rences, les caractéristiques de l’enfant, et d’une observa-
tion directe. Sa conception analytique a donné une œuvre
écrite abondante, d’une plume simple mais condensée, où
chaque terme est important.

La Seconde Guerre mondiale et la psychanalyse

Si la Première Guerre mondiale avait eu peu d’influence


sur la psychiatrie et sur la psychanalyse, ce ne fut pas le cas
de la Seconde. La connaissance de la langue allemande
était indispensable à tout médecin désireux de se tenir au
fait des découvertes et des recherches. La guerre de 1939-
1945 mit entre parenthèses, d’une façon dramatique, les
progrès de la psychiatrie allemande. Sous l’impulsion d’un

239
anna freud

racisme pseudo-biologique, le national-socialisme entreprit


d’appliquer sa brutalité criminelle, par la stérilisation des
malades mentaux, par une propagande en faveur de l’eutha-
nasie pour tout nouveau-né mal formé. L’“Action enfants”
allait s’étendre aux malades mentaux adultes. Elle avait
pour corollaire l’“Action invalides”. Par ailleurs, le mouve-
ment psychanalytique fut particulièrement touché. Les
livres de Freud furent brûlés publiquement en 1933. Le
psychothérapeute Göring, neveu du maréchal, protégea
un temps la Société de psychanalyse, mais après en avoir
expulsé tous les membres juifs. Ainsi, l’anéantissement
final du mouvement psychanalytique en Allemagne, puis
en Autriche après l’Anschluss, fut symbolisé par le départ
de Freud à Londres et l’arrestation d’Anna. L’émigration
se fit également en direction des États-Unis, ce qui orienta
la psychiatrie américaine vers de nouvelles tendances.
L’histoire marqua un tournant dans la psychanalyse et le
déclin de l’école allemande eut pour écho la montée de la
psychiatrie américaine.
Mélanie Klein,
envie et gratitude.
Gallimard, 1957.

Dans Envie et Gratitude, Mélanie Klein insiste sur


l’importance de la relation du nourrisson avec le sein
maternel. Le bébé, selon que le sein parvient à satisfaire
ses besoins ou au contraire le frustre, procède à un clivage
entre le bon et le mauvais objet
Son développement harmonieux est lié à l’introjection
du bon objet. Si celle-ci n’a pas lieu, le moi, en train de se
constituer et qui déjà est sollicité très tôt par de multiples
angoisses, se trouve comme éclaté, morcelé.
L’analyse doit alors parvenir à ce que le patient puisse
s’appréhender comme une « personne globale ». Pour cela,
il faut retrouver la vie psychique du patient lorsqu’il était
nouveau-né et surtout le mettre face à l’envie primordiale.
À cette condition, l’intégration peut avoir lieu. Le patient
vit alors sa relation avec le monde dans un sentiment de
sécurité retrouvée et qu’il avait connu in utero.

241
mélanie klein

pour connaître mélanie klein

Mélanie Klein naît à Vienne en 1882. Elle s’appelle alors


Mélanie Reize. Mais elle choisit de signer toute son œuvre
sous son nom marital.
Mélanie Klein aborde la psychanalyse en 1914 en tant
que patiente de Ferenczi (1873-1933), disciple de Freud.
Mais la guerre interrompt son analyse et elle la reprendra
dix années plus tard avec un autre disciple de Freud, Karl
Abraham (1877-1925), qui meurt l’année suivante. Mélanie
Klein termine son analyse avec C.R. Payne, de Rochester, et
elle s’installe à Londres en 1927.
Elle fait ses premiers pas en tant que praticienne en
analysant l’un de ses fils. De cette expérience, elle tire plu-
sieurs conférences entre 1919 et 1926. À partir de 1927,
Jones (1879-1958) l’invite à exposer sa théorie à la Société
britannique de psychanalyse.
Elle rencontre une vive opposition de la part d’Anna
Freud. La fille du maître viennois ne perçoit pas l’envie ni
la gratitude, notamment, comme psychanalytiques. Les
deux thérapeutes pour enfants ne trouvent pas de terrain
d’entente. Cette divergence aboutit en 1955 à la naissance
de deux groupes différents de formation de psychanalystes
et à la fondation du Mélanie Klein Trust, où paraît Envie
et Gratitude en 1957, en langue anglaise, sous le titre Envy
and Gratitude.
Ce texte, traduit par Victor Smirnoff, avec la collabora-
tion de S. Aghion et de Marguerite Derrida, paraît aux

242
envie et gratitude

éditions Gallimard en 1968, collection “Connaissance de


l’inconscient”, dans un recueil où s’adjoignent : Les Racines
infantiles du monde adulte ; Se sentir seul ; À propos de l’iden-
tification ; Réflexions sur l’Orestie.
Aujourd’hui, on trouve ce recueil dans la collection
“Tel”. Envie et Gratitude, qui compte 93 pages, divisées en
sept chapitres et une conclusion, se situe à la fin de la vie
de Mélanie Klein, qui meurt à Londres en 1960.

deux sentiments fondamentaux :


l ’ envie et la gratitude

Envie et Gratitude figure parmi les essais les plus impor-


tants de Mélanie Klein dans la mesure où il réunit, condense,
reproduit les idées principales de l’auteur, celles qui lui per-
mettent de traduire par écrit son expérience professionnelle.
L’ouvrage s’articule autour de deux axes: l’univers psychique
du nourrisson et la relation d’objet, qui nous permettront de
comprendre ce que représentent l’envie et la gratitude, et la
cure psychanalytique.

L’univers psychique du nourrisson et la relation d’objet

Avec la psychanalyse, le nourrisson n’apparaît plus


comme un petit être à part, “un tube digestif ” dénué de
sensibilité et dont la vie ne dépend que du rythme des
biberons. Déjà Freud avait attribué à l’enfant, au petit de
l’homme, une vie psychique tiraillée entre l’instinct de vie

243
mélanie klein

et l’instinct de mort, scandée par une sexualité qui a tant


choqué ses contemporains.
Chez Mélanie Klein, le bébé semble déjà doté d’un
appareil psychique, car son univers mental est étonnam-
ment riche et traversé par des éléments pour le moins sur-
prenants, si ce n’est inquiétants. Certes, on retrouve en
partie, dans la pensée de Mélanie Klein, la théorie freu-
dienne de l’inconscient. Mais, dans Envie et Gratitude, le
nourrisson est en proie à des conflits internes à peine
arrivé au monde. Il éprouve de vives angoisses dont les
racines se trouvent en particulier dans l’envie et qui cor-
respondent à des manifestations sadiques-orales (de sadique,
qui prend plaisir à faire souffrir, et oral, venant de os/oris la
bouche) et sadiques-anales (quand la zone érogène ou
propre à donner du plaisir se situe au niveau de l’anus).
Ainsi, ces manifestations font-elles partie intégrante des
pulsions (ou poussées) destructrices.
De la vie affective du très jeune enfant dépend la santé
mentale de l’adulte. Pour Mélanie Klein, le psychisme du
bébé se trouve soumis à la dynamique de deux sentiments :
l’envie et la gratitude. Dans cet ouvrage, l’auteur tente,
entre autres, d’élucider les effets produits par l’envie.

Qu’est-ce que l’envie ?

Chez l’homme, l’envie apparaît avec la vie. Il s’agit donc


d’un sentiment inné, un des facteurs constitutifs de la vie,
si ce n’est la vie elle-même.

244
envie et gratitude

L’envie est le sentiment de colère qu’éprouve un sujet


quand il craint qu’un autre ne possède quelque chose de
désirable et n’en jouisse ; l’impulsion envieuse tend à
s’emparer de cet objet ou à l’endommager.

Puis Mélanie Klein différencie l’envie de l’avidité :


« L’avidité est la marque d’un désir impérieux et insatiable,
qui va à la fois au-delà de ce dont le sujet a besoin et au-
delà de ce que l’objet peut ou veut lui accorder. »
C’est pourquoi, à cause de l’avidité, le bébé cherche à
“dévorer”, à “vider” le sein maternel alors que, sous l’effet de
l’envie, le nourrisson cherche à « introduire » dans la mère
et dans son sein « tout ce qui est mauvais et d’abord les
mauvais excréments et les mauvaises parties du soi, afin de
la détériorer et de la détruire ».
Quant à la jalousie, elle suppose une relation avec deux
personnes au moins. Elle concerne l’amour que le sujet
estime lui être dû et qui lui aurait été dérobé par quel-
qu’un d’autre, un rival, alors que « l’envie implique une
relation du sujet à une seule personne et remonte à la
toute première relation exclusive avec la mère ».
Ainsi établies, ces différences entre ces sentiments que,
par maladresse, il nous arrive de confondre, Mélanie Klein
envisage les conséquences de l’envie.

L’envie et ses conséquences


L’envie, qui suppose endommagement ou destruction
de l’objet, en particulier du sein, peut engendrer des
inquiétudes risquant d’entraîner des retombées importantes
sur l’équilibre, car le sujet se met à douter « de sa sincérité

245
mélanie klein

dans ses relations ultérieures, de sa capacité d’aimer et


d’éprouver la bonté ». Pour le bébé, le rapport au sein est
fondamental. Il distingue très tôt le sein gratifiant, celui
qui soulage sa faim, qui la calme, du sein “mauvais”, celui
qui le frustre en ne comblant pas ses besoins. Cette distinc-
tion constitue le “clivage” entre le bon et le mauvais objet.
Or, le moi du bébé ne reste pas passif devant l’angoisse
suscitée par l’envie. Il élève tout un système de défenses
qui peut se traduire par le fait d’idéaliser le bon objet et de
lui opposer un objet originel très mauvais. À l’inverse, il
peut se produire une confusion entre le bon et le mauvais
objet, à l’origine de tout état de confusion plus tard.
Il peut se produire également une dévalorisation de
l’objet, car un objet dévalorisé ne suscite plus l’envie.
Les défenses contre l’envie risquent également d’abou-
tir à une dévalorisation du soi ; dans ce cas, plus tard, le
sujet se trouve dans l’incapacité “d’exploiter” ou de “culti-
ver” ses dons.
Pour neutraliser l’envie, l’enfant peut encore s’approprier
en imagination le sein maternel. L’envieux peut aussi se
défendre contre ce sentiment qui lui empoisonne la vie en
suscitant l’envie chez les autres, c’est-à-dire en renversant la
situation. Mélanie Klein précise que cette réaction est rare-
ment satisfaisante. Intensifier la haine et réprimer l’amour
est encore un moyen de lutter contre l’envie, car la haine
s’avère plus supportable que le sentiment de culpabilité
engendré par l’envie. Enfin, pour se libérer des pulsions
destructrices, le sujet peut avoir recours à d’autres moyens
comme « le besoin impérieux de réparation et la nécessité
d’aider l’objet envié ».

246
envie et gratitude

Qu’appelle-t-on gratitude ?

La gratitude est un sentiment de reconnaissance. Chez


Mélanie Klein, elle naît de la jouissance. La gratitude est
liée également au bonheur et « au moment de ne faire
qu’un avec l’autre ».
Chez le bébé, le premier plaisir est celui de l’allaite-
ment. S’il a été nourri au sein et qu’il en a été pleinement
satisfait, alors Mélanie Klein discerne là « le fondement de
toute gratitude ».
La relation au sein maternel s’inscrit dans un complexe.
Celui-ci se traduit en « source d’aliment, source de la vie »,
mais aussi en termes d’intimité physique comme psychique
rappelant l’unité prénatale, celle qui existait quand l’enfant
se trouvait dans le ventre de sa mère.
À cette croyance au bon sein capable de sécuriser, d’aimer
et de protéger se trouve liée « la croyance du sujet en sa
propre “bonté”».
De la gratitude dépendent la capacité à la “réparation”
(c’est-à-dire à réparer un tout – et aussi à la sublimation,
détournement de pulsions vers des buts admis socialement).
La gratitude favorise également la générosité. L’individu
partage plus facilement ses dons avec les autres, le monde
extérieur lui paraît moins hostile. Il acquiert un sentiment
de force intérieure, car il n’éprouve pas l’angoisse d’avoir
été dépouillé de quelque chose comme celui qui est en
proie à l’envie. Mais, dans ce tableau optimiste, Mélanie
Klein apporte une note plus grise en constatant que la gra-
titude peut être une réaction à un sentiment de culpabilité.

247
mélanie klein

Le moi du nourrisson

Le moi (la personnalité du nourrisson) est immédiatement


sollicité par les fonctions vitales. Il est confronté dès le début
de la vie aux angoisses, notamment celles suscitées par l’envie.
Il réagit en “clivant” les objets entre bons et mauvais, en éle-
vant toute une panoplie de défenses dont nous avons déjà
envisagé les aspects: «Le moi cherche constamment à se pro-
téger contre la souffrance et la tension que suscite l’angoisse.»
D’ailleurs, pour Mélanie Klein, « la fonction première
et prédominante du moi est d’affronter l’angoisse ».
Enfin, il est confronté dès les premiers mois au com-
plexe d’Œdipe, cette relation triangulaire qui se caracté-
rise par l’attirance pour le parent du sexe opposé et
l’hostilité pour le parent du même sexe. Mélanie Klein lui
donne une autre teinte. Pour elle, ce n’est pas l’amour de
la petite fille, par exemple pour le père, qui serait le fac-
teur déclenchant du complexe d’Œdipe, mais « l’envie à
l’égard de la mère possédant à la fois le sein et le pénis ».
Car, précise l’auteur, « le père (ou son pénis) est devenu
une dépendance de la mère, et c’est pour cette raison que
la fille entend le lui ravir ».
Aussi, Mélanie Klein accorde une importance fonda-
mentale à la toute première relation d’objet de l’enfant.
De la relation au sein maternel dépend le développement
du petit et son équilibre. Le développement est satisfai-
sant si cet objet primordial, le sein, se trouve introjecté,
c’est-à-dire « réussit à s’enraciner dans le moi avec un cer-
tain sentiment de sécurité ».

248
envie et gratitude

Mais, pour bien saisir la pensée de Mélanie Klein, il


convient de comprendre ceci : le clivage entre bon et mau-
vais sein, l’idée du sein inépuisable ainsi que les pulsions
destructrices, se situent sur les versants de l’inconscient du
bébé, plus riche et plus complexe que celui, envisagé par
Freud, quelques années plus tôt.

La cure

La théorie de Mélanie Klein sur l’enfant et sa relation


avec l’objet prend ses racines dans l’expérience clinique de
la psychanalyste. Pour Mélanie Klein, on ne peut saisir la
complexité mentale de l’individu parvenu à maturité que
si l’on parvient à comprendre le psychisme du nourrisson.
L’épanouissement de la personnalité dépend de l’intro-
jection de son objet, propre à favoriser la gratitude. Un
moi fort est source d’équilibre. Il est capable de tolérer la
culpabilité, d’endosser les responsabilités vis-à-vis de la
relation avec l’objet, quelle que soit la manière dont elle
s’est déroulée…
Or, le malade est souvent une personne qui n’a pas
introjecté le bon objet. Il vit cette situation comme un
manque. Si le développement normal dépend de la capa-
cité à “réunir” les parties clivées de la personnalité, celle du
malade demeure comme éclatée, morcelée. Ainsi, l’analyse
vise à l’intégration, c’est-à-dire à ce que l’individu puisse
s’appréhender comme une “personne globale”.
Pour cela, l’analyse consiste à retrouver la vie psychique
du patient lorsqu’il était nouveau-né, à lui faire affronter

249
mélanie klein

son envie primordiale. Ce chemin long et difficile ravive


les sentiments infantiles notamment d’envie ou de grati-
tude que le malade déplace sur la personne de l’analyste.
C’est le transfert.
Tout en se heurtant à de nombreuses résistances, dont la
plus importante concerne celle que l’on rencontre à l’égard
de l’envie et de la haine envers le sein maternel, l’analyse doit
progresser vers la réduction du clivage entre bon et mauvais
objet et entre les parties morcelées de la personnalité.
Lorsque le malade parvient à l’intégration, bien qu’elle
ne soit ni complète, ni définitive selon l’auteur, il éprouve
un intense soulagement. Il revit sa relation avec le monde
dans un sentiment nouveau de sécurité, sentiment qu’il
avait éprouvé in utero, c’est-à-dire dans l’unicité la plus
parfaite, quand il ne faisait qu’un avec l’Autre, d’où la gra-
titude, point de départ de son épanouissement.

l ’ originalité de mélanie klein

Avec Envie et Gratitude, Mélanie Klein donne une


vision originale de l’inconscient du nourrisson dont elle a
exploré les fantasmes et dont elle a cherché à traduire les
mécanismes mentaux.
Le clivage sur lequel se fonde le bon et le mauvais objet
ne provient pas d’une instance psychique capable de juger
ce qui est bien ou mal à la manière du surmoi décrit par
Freud. Mais ce clivage est bien plutôt le fruit de processus
vitaux ressentis comme bénéfiques ou maléfiques et
dépend, de ce fait, de la satisfaction.

250
envie et gratitude

Si le bébé perçu par Mélanie Klein est en proie, dès les


premiers mois de sa vie, à des fantasmes et à des pulsions
sadiques, tout se focalise sur le sein maternel. La vie inté-
rieure du nourrisson est un véritable théâtre où s’ébattent
l’amour, la haine, l’envie, la gratitude, le sadisme et la
crainte d’être détruit, l’agressivité et le sentiment de culpa-
bilité, le clivage et la nécessité d’intérioriser l’objet. Sur de
telles fondations se bâtit l’individu. On comprend pour-
quoi, avec une semblable conception de l’être, l’essentiel
pour Mélanie Klein est d’identifier la nature du conflit et de
remonter aux angoisses les plus profondes.
Avec Envie et Gratitude, le monde interne du nourris-
son l’emporte sur la réalité extérieure qui est perçue à tra-
vers le voile des fantasmes. L’œuvre est centrée sur le
psychisme du bébé. La mère tient un rôle capital parce
qu’elle est le premier objet, la première relation avec le
monde externe, du moins par l’intermédiaire du sein.
Mais elle est en même temps secondaire.
En effet, dans Envie et Gratitude, la mère réelle s’efface
derrière la mère fantasmée. Toutefois, le “maternage” reste
important car c’est de lui et de l’allaitement que dépend la
capacité d’accepter le lait avec plaisir et d’introjecter le
bon objet.

mélanie klein et anna freud

Pour Mélanie Klein, c’est l’activité mentale du nourris-


son qui permet de comprendre les maladies pouvant sur-
venir chez un individu.

251
mélanie klein

Avec Sigmund Freud, l’analyse et l’éducation n’étaient


pas vraiment séparables. On se souvient du petit Hans
analysé par lui. Anna Freud reste dans cette lignée. Pour
elle, l’enfant très attaché à ses parents ne peut transférer,
c’est-à-dire déplacer ses sentiments sur l’analyste.
Mélanie Klein estime le transfert possible. L’envie et la
gratitude, notamment, sont reportées sur le psychanalyste.
Pour Anna Freud, l’enfant est un être en devenir, très
dépendant de ses parents. Elle conçoit donc l’analyse en
relation avec le père et la mère de l’enfant, établit une
phase préparatoire pour rendre le petit analysable, favorise
le transfert positif car l’analyste aura à partager avec les
parents l’affection, mais aussi la haine de l’enfant.
Avec Mélanie Klein, pas de phase préparatoire. L’enfant se
rend dans un lieu qu’elle a aménagé, où le jouet est partout
présent. Elle reproche à Anna Freud de trop s’occuper du
conscient, des relations extérieures. Elle fait intervenir le jeu
à travers lequel elle interprète, un peu comme Freud le faisait
avec le rêve, les fantasmes, les angoisses, les résistances du
patient.
Ainsi, pour Mélanie Klein, la situation analytique s’éta-
blit vite. Pour elle, la neutralité est de règle et le transfert
doit être interprété comme chez l’adulte. D’ailleurs, elle
ne s’en prive pas et le fait souvent, toujours à l’aide de sa
théorie sur le nourrisson.
Cette attitude a déclenché de sévères critiques. Certains
reprochent à Mélanie Klein de laisser peu de place au hasard,
à l’inattendu, et de procéder à des interprétations forcées.
Pour Anna Freud, la relation de l’enfant avec ses parents
appartient au domaine du réel. Mélanie Klein, quant à elle,

252
envie et gratitude

place cette relation sur le plan du fantasme. Ainsi, le transfert


n’est pas le déplacement de la relation avec les parents réels
sur le psychanalyste, car parents réels et parents introjectés se
mêlent constamment dans l’esprit du petit. Le psychanalyste
doit donc démêler ces représentations. II ne répond pas aux
sollicitations de l’enfant, il interprète.
Pour Anna Freud, le surmoi, l’instance gendarme du
psychisme, est faible. Sur ce point, Anna Freud se situe dans
la ligne de son père. En revanche, pour Mélanie Klein, le
surmoi est déjà fort, sadique. Il se forme par introjection
des bons et des mauvais objets de la phase orale, donc dans
la toute petite enfance. Il est donc fantasmatique.
Sa précocité est liée au complexe d’Œdipe, qui se déroule
au deuxième semestre de la vie alors que chez Freud il se
situait vers trois ans.
Ainsi, pour Mélanie Klein, l’ennemi du moi est le
surmoi, alors que pour Anna Freud, c’est le ça, le pôle des
pulsions, des instincts. Dès lors, Anna Freud centre son
étude sur le moi. La personnalité est pour elle suffisamment
forte pour faire face aux exigences instinctuelles, pour assu-
rer la fonction de régulation du désir, car elle voit le déve-
loppement harmonieux quand il y a équilibre entre les
forces du ça et du moi, tandis que Mélanie Klein le situe
dans l’introjection du bon objet.
Comme en témoigne la préface du Traitement psychanaly-
tique des enfants, Anna Freud a rejoint peu à peu le point de vue
de Mélanie Klein. Elle est moins affirmative sur la nécessité de
la phase préparatoire ou sur le rôle éducatif du psychanalyste.
Mais Anna Freud reste encore réservée sur l’interprétation des
jeux comme sur la névrose de transfert de l’enfant.

253
mélanie klein

Il convient de reconnaître l’apport capital de Mélanie


Klein dans la compréhension des fantasmes archaïques du
petit enfant. Sa technique clinique repose sur l’observa-
tion des jeux de l’enfant qu’elle considère comme le lan-
gage de l’inconscient. Le psychothérapeute interprète les
jeux. Il libère le petit patient de ses fantasmes en expri-
mant lui-même, grâce à son intuition, ce que l’enfant ne
peut encore formuler, mais qui reçoit son adhésion.
Elle découvre ainsi l’ambivalence affective, qui réside
dans le psychisme de l’enfant, et la séparation entre les
objets pulsionnels. Elle dénomme “bons objets” ceux qui
sont satisfaisants et “mauvais objets” ceux qui s’opposent
aux satisfactions instinctuelles primitives, à l’image du sein
dont la valeur est, entre autres, affective. Ce sein permet au
bébé de projeter ses sentiments de haine ou d’amour en
fonction de sa réponse aux désirs.
Mélanie Klein saisit les phases agressives réactionnelles
selon le moment du développement de l’enfant où s’est
opposé à sa satisfaction le “surmoi” environnant. Les posi-
tions “schizoparanoïdes” où l’on assiste au clivage, à la disso-
ciation (schizo) de la personnalité et au sentiment de
persécution (paranoïde) et les positions dépressives (consé-
quences de la première où s’élabore les réactions défensives
contre la peur de perdre la mère, objet d’amour) correspon-
dent à des replis du moi naissant de l’enfant aux prises avec
les réalités extérieures s’affrontant à ses exigences pulsionnelles
L’échec des exigences sadiques orales, puis urétrales, puis
anales, sont à l’origine, en partie, des pulsions de mort, de
l’agressivité exacerbée jusqu’à la rage et la violence. Plus
tard, la perception de ces pulsions retournées contre soi

254
envie et gratitude

génère la crainte du talion, des représailles. Grâce à la


libido, mais aussi grâce à son objet introjecté, sadisme et
angoisse peuvent être dépassés ainsi que les dangers que
font encourir les positions dépressives et schizoparanoïdes.
Alors s’annonce, avec la phase génitale, une décrue du
sadisme actif dont apparaissent les traces chez l’adolescent
puis, chez l’adulte, sous forme de fantasmes. Se rejouent
ainsi, dans la comédie humaine, par le biais de créations
imaginaires ou concrètes, les débats archaïques mère-
enfant-père.
Les apports théoriques de Mélanie Klein ont donné
naissance à une nouvelle psychanalyse qu’aucun clinicien
d’aujourd’hui ne peut ni ne doit ignorer, car elle est deve-
nue l’une des spécialités de la psychologie infantile.
Donald Woods Winnicot,
de la pédiatrie à la psychanalyse.
Payot, 1959.

Dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Winnicott met


l’accent sur le couple mère-enfant. Il insiste particulière-
ment sur le fait que la santé mentale dépend de la qualité
des soins, de la création d’un environnement « suffisam-
ment bon » pour le nourrisson.
Parmi les différentes étapes traversées par l’enfant au
cours de son évolution, la plus importante semble le pas-
sage des jeux avec son propre corps, ou avec celui de sa
mère, aux divertissements avec des jouets. À ce moment-
là, le petit choisit un objet doux (mouchoir, oreiller, ours
en peluche…) sur lequel il reporte son affection : c’est
l’objet transitionnel.
Puis, partant du postulat qu’une bonne santé mentale
dépend des soins accordés par la mère à son bébé, Winnicott
en vient à distinguer le vrai self « vecteur de la croissance
vitale» du faux self révélateur d’un trouble, d’une pathologie.
La thérapeutique de Winnicott repose sur une transposi-
tion de la relation parents-enfants au cœur de la psychana-

257
donald woods winnicot

lyse. Le malade guérit lorsqu’il la reconstruit en la vivant la


situation de carence ayant entraîné le faux self. La cure aura
sur le patient les mêmes effets que l’objet transitionnel sur le
petit enfant.

winnicott, un pédiatre,
un psychanalyste, un auteur

Donald Woods Winnicott (1896-1971) naît à Plymouth,


en Angleterre. Il exerce la pédiatrie pendant une quaran-
taine d’années au Paddington Green Children’s Hospital à
Londres. C’est aux alentours de 1930 qu’il se tourne vers la
psychanalyse. Il aborde cette discipline en tant qu’analysé.
Puis, en 1935, il devient membre de la Société britannique
de psychanalyse et tient le rôle de président pendant deux
périodes qui s’étendent de 1956 à 1959 et de 1965 à 1968.
L’œuvre de Winnicott a pour maîtres mots le dévelop-
pement de l’enfant et la formation de sa personnalité. Le
pédiatre britannique reconnaît le travail de ses prédéces-
seurs et c’est sur certaines idées de Freud, puis de Mélanie
Klein, dont il se sépare néanmoins en bien des points, qu’il
construit sa réflexion orientée sur le couple mère-enfant.
C’est grâce à son expérience professionnelle avec des
enfants atteints de troubles psychiques ou ayant des diffi-
cultés à s’intégrer socialement que Winnicott parvient à
reconstituer l’histoire du nourrisson. Car, pour Winnicott,
la santé mentale dépend de la façon harmonieuse dont
s’est déroulé le développement affectif de l’individu au
cours de la première année de sa vie.

258
de la pédiatrie à la psychannalyse

De la pédiatrie à la psychanalyse a été édité en Angleterre


en 1957 sous le titre : Through Pediatrics to Psycho-Analysis.
Traduit en français pour les éditions Payot (1969) par
Jeannine Kalmanovitch, l’œuvre de Winnicott, qui ras-
semble trente articles s’échelonnant entre 1935 et 1963, a
été enrichie de notes et d’articles ultérieurs à la première
édition ainsi que de la préface du Docteur Henri Saugnet.

de la pédiatrie à la psychanalyse
dans les grandes lignes

La pensée de Winnicott se centre essentiellement sur le


duo constitué, à l’aube de la vie, par la mère et l’enfant ou
le nursing couple. C’est donc à travers le développement
affectif du nourrisson au sein du couple mère-enfant et à
travers l’approche psychanalytique de Winnicott que sera
tracé le profil de cette œuvre.

Le développement affectif du nourrisson


au sein du couple mère-enfant.

Le petit enfant
Lors des premiers mois de la vie, la mère se doit d’appor-
ter à son bébé un environnement « suffisamment bon ».
C’est en ce sens que son rôle devient décisif pour le dévelop-
pement affectif du nourrisson, l’adulte de demain. Car cet
environnement figure la clé de voûte de la santé mentale.

259
donald woods winnicot

En effet, selon Winnicott, le couple “nourrice-nourrisson”


(ou structure environnement-individu) est déterminant pour
l’être, ainsi que le confirme cette phrase prononcée en guise
de preuve à la Société britannique de psychanalyse: «Mais un
bébé, cela n 'existe pas» (il n’existe pas en soi, mais seulement
comme élément dans un réseau de relations).
D’où viennent les capacités de la mère à s’occuper de
son bébé ? On ne peut pas parler de connaissance. Il s’agit
plutôt d’un sentiment de dévotion, d’un amour primaire
qui n’est autre que le prolongement psychologique d’un
état biologique de symbiose, celui de la grossesse.
La mère répond aux besoins de son enfant, elle pallie ainsi
la situation de totale dépendance dans laquelle se trouve le
bébé tant à l’égard du milieu physique que sur le plan affectif.
Lorsque l’adaptation est réussie, ou encore si certaines
conditions du milieu se trouvent remplies grâce aux soins
maternels ou nursing, le nourrisson “comprend” son état de
dépendance. Mais, peu à peu, naît en lui le besoin d’indé-
pendance. L’intégration de la personnalité a lieu vers un an.
Le repos du bébé, sans forcer la comparaison, ressemble
à l’état primaire de non-intégration. Cet état peut donc
coexister avec celui d’intégration. Aussi la mère, tout
comme la personne qui la remplace, doit sécuriser le bébé,
notamment par sa façon de le tenir, appelée holding. De
son côté, l’enfant doit, malgré les progrès de sa maturité,
pouvoir conserver en lui l’impression d’un lien continu
avec la mère. C’est elle qui entretient ce sentiment
en croyant à l’enfant, comme à un être humain
ayant son droit propre, elle se garde de précipiter son

260
de la pédiatrie à la psychannalyse

développement et lui permet ainsi de saisir la valeur du


temps (catch hold of time), d’acquérir le sentiment d’un
cours (going along) personnel qui se déroule à l’intérieur
de lui.

Une nuance s’impose ici : le mouvement à rebours vers


l’état de non-intégration, par l’intermédiaire du repos
notamment, ne correspond pas au phénomène maladif de
la désintégration, d’éclatement de la personnalité issu
d’une carence en matière de soins.
En effet, ce dernier se traduit, quant à lui, par un aban-
don mal vécu aux pulsions, aux poussées non contrôlées
pouvant parfois être dirigées contre l’enfant lui-même.
Or, dans les cas où tout se passe bien, le développement
du contrôle de ces pulsions instinctuelles constitue le fon-
dement de la moralité.
Ces pulsions fonctionnent sur le mode alimentaire avec
le stade oral, et sur le mode excrémentiel avec le stade
anal. Il faudra attendre le cinquième mois avant que le
nourrisson établisse un lien entre la nourriture et l’excré-
tion. Ces pulsions instinctuelles sont d’une grande exi-
gence. Leur satisfaction relative revêt une immense
importance pour l’enfant, mais, progressivement, le petit
deviendra capable d’attendre, de supporter qu’il s’écoule
du temps entre ses besoins et le moment où ils seront
satisfaits.
C’est de cette façon que le monde personnel, interne, du
nourrisson se constitue en se localisant d’abord sur le ventre
avant de s’étendre à tout le système corporel. Il s’établit
alors une relation de la psyché, du mental, avec le corps,

261
donald woods winnicot

ou expérience psycho-soma qui tend vers un mode har-


monieux d’organisation.
À l’âge d’un an, c’est la personnalisation. Cela signifie
que le tonus corporel de l’enfant, tout comme la coordi-
nation des mouvements, sont satisfaisants, selon un déve-
loppement “normal”.

L’évolution des sentiments


La seconde moitié de la première année marque un
tournant dans l’évolution de l’enfant lorsque commence à
se manifester la capacité de sollicitude. Celle-ci appartient
au monde affectif du petit. Ce stade correspond, chez
Winnicott, à ce que Mélanie Klein (1882-1960) envisage
sous le terme de position dépressive.
C’est à ce moment-là que l’enfant se trouve pris en tenaille
entre son besoin d’agir de façon constructive et l’apparition
de la capacité à éprouver des sentiments de culpabilité, issus
notamment de la peur de perdre la mère, objet d’amour. Il en
résulte qu’une partie de l’agressivité propre à l’effort de cons-
truction peut parfois se métamorphoser en chagrin.
La capacité de sollicitude suit l’état de cruauté primitive.
Au cours de cet état, tout se passe comme si l’enfant, mû
par ses actes au service du but à atteindre, ne tenait pas
compte de leurs conséquences. Cet état de cruauté primi-
tive succède lui-même à l’état pré-cruel caractérisé par
l’expression d’un élément de nature destructrice : la pous-
sée libidinale (ayant trait à la sexualité) primitive ou encore
ce que Winnicott appelle le ça. Le tout petit enfant, pour
assurer le passage entre le pouce et l’ours, entre l’érotisme
oral (plaisir ayant pour zone érogène la bouche) et la rela-

262
de la pédiatrie à la psychannalyse

tion avec un objet vrai, entre l’activité créatrice et ce qu’il a


intériorisé, entre la subjectivité et l’objectivité, entre la
dette et la reconnaissance de la dette (à force de “Dis
merci”), utilise des objets doux, moelleux : mouchoirs,
oreiller… Ils ne sont pas encore des jouets, mais ils repré-
sentent déjà une « première possession de quelque chose
qui n’est pas lui ».
Ils représentent des défenses contre l’angoisse de type
dépressif. À ce moment-là, l’enfant intègre sa séparation
d’avec le monde extérieur. Il acquiert alors l’aptitude à
réfléchir à propos d’un objet. Dès lors, l’enfant symbolise.
Ces objets doux prennent en quelque sorte la suite de la
succion. Ils assurent une transition fantasmatique, imagi-
naire, entre les premiers jeux érotiques du petit avec son
corps ou avec celui de sa mère par l’intermédiaire du sein et
la constitution d’une véritable relation d’objet ou relation
objectale. Ces objets doux, pour cette raison, se nomment
objets transitionnels et l’enfant, comme le nourrisson, s’en
sert souvent lorsqu’il s’endort. Mais ils n’excluent pas
d’autres phénomènes comme les babillements ou les
gazouillis, par exemple, qui ont une fonction identique
d’où leur dénomination de phénomènes transitionnels.

La relation avec le monde


La véritable relation avec le monde objectif ou relation
objectale s’établit lorsque l’objet partiel, comme le sein
notamment, est ramené, dans l’esprit de l’enfant, à la
mère en tant que personne. L’enfant crée, plutôt qu’il ne
trouve, la réalité extérieure, le monde qui l’entoure. C’est
l’activité créatrice.

263
donald woods winnicot

L’enfant “hallucine”, perçoit l’objet absent, élabore en ima-


gination ou fantasme: il voit de façon subjective le monde. Ce
point de contact entre l’enfant et le monde caractérise les
moments d’illusion qui, chez Winnicott, constituent les fon-
dements, les soubassements de l’expérience vécue.
C’est ce même phénomène que l’on retrouve, dans l’uni-
vers de l’adulte, à travers l’art ou la religion. La capacité de
l’enfant à apprécier les caractères propres de la réalité, puis
ceux du temps et de l’espace, survient après les phases d’inté-
gration et de personnalisation. Cette capacité constitue le
processus de réalisation.

Le rapport entre les soins et la santé mentale


Grâce au “couple de soins” qu’il forme avec sa mère,
l’enfant prend possession de la fonction du milieu dans
lequel il se trouve. De façon concomitante, il prend pos-
session de lui-même et acquiert la capacité d’être seul.
Mais cela lui demande du temps.
En effet, une différenciation ou une séparation préma-
turée d’avec la mère peut entraîner ultérieurement des
troubles du psychisme, psychose ou réactions psycho-
tiques, ou encore une individuation (autonomie de sa per-
sonnalité) trop précoce.
Ainsi, la santé mentale est-elle liée aux soins que la mère
donne à son bébé. À partir de là, Winnicott établit une dis-
tinction entre le vrai self et le faux self.
Dans le vrai self, la personnalité de l’individu est épa-
nouie dans sa forme corporelle, biologique et psycholo-
gique, c’est-à-dire dans son unité. C’est le cas lorsqu’au
cours du développement de l’enfant, le milieu humain,

264
de la pédiatrie à la psychannalyse

l’entourage, se comporte suffisamment bien (well enough),


ce qui est “vecteur de la croissance vitale”.
Dans le faux self, l’état est défectueux. Cela provient des
insuffisances du milieu, quand il ne se comporte pas bien,
du moins d’une façon qui comble l’enfant (not well enough).
Le vrai self abrite ce qui est vivant chez le sujet, son
potentiel de vie psychique créative et spontanée. Le faux
self, lorsque son organisation devient pathologique, c’est-
à-dire quand l’unité individu-environnement n’est pas
bonne, entraîne des “empiétements” de l’environnement
sur le soma-psyché : le monde extérieur empiète sur le
nourrisson lui-même.
Si celui-ci réagit de manière trop puissante ou demeure
de façon trop prolongée à un stade précoce de son déve-
loppement affectif, il peut se produire une rupture ou gap.
L’enfant a alors le sentiment qu’il se produit une brèche
dans son existence.
Cette rupture, ou traumatisme, entraîne un clivage
entre les vrai et faux self. Ce dernier investit la psyché de
défenses destinées à maintenir son intégrité, à lutter
contre l’envahissement de l’environnement au détriment
de la relation avec le corps. L’enfant est alors habité par un
sentiment dominant, la futilité : il n’a pas le sens de la
réalité, du vécu, il a perdu les repères qui séparent le
monde imaginaire de celui de la réalité.
Dans ces cas-là, l’application d’un traitement permet
de rétablir des expériences intermédiaires entre la “réalité
du dedans” et la “réalité du dehors”. La cure psychanaly-
tique, pour l’enfant, doit alors avoir les mêmes effets que
l’objet transitionnel pour le bébé.

265
donald woods winnicot

la psychanalyse vue par winnicott

L’importance de la relation

Winnicott a construit sa technique thérapeutique en


transposant ses observations des relations mère-enfant
dans le domaine psychanalytique. Ainsi, le cadre, ou set-
ting, dans lequel doit se dérouler l’analyse, devient un
véritable champ d’observation, bâti sur le modèle de la
relation parents-enfant, à cette différence près que le
contact physique entre l’analyste et le patient n’existe pas.
Cette absence de contact est soigneusement remplacée
par un décor sécurisant et accueillant, par le confort du
divan et la chaleur douce des lieux notamment.
Ainsi, les conditions de l’analyse prennent chez Winnicott
une importance considérable et la thérapie ne repose plus,
comme c’était le cas chez ses prédécesseurs, uniquement sur
le verbal, sur le récit du patient. Aussi, pour aider le malade
à modifier son état, il convient d’adapter en permanence la
situation au patient en aménageant les lieux, en disposant
certains objets plutôt que d’autres, en recréant, par le biais
de la sécurisation, une situation de maternage : c’est le
management.
Enfin, pour reconstituer un espace transitionnel propice
à la communication entre le jeune patient et son analyste,
Winnicott se sert du “squiggle”. Il s’agit d’un jeu inventé
par l’auteur. Il consiste à esquisser des traits, des dessins
que chacun complète à tour de rôle afin de leur donner un

266
de la pédiatrie à la psychannalyse

sens. Il s’établit alors, entre l’enfant et le thérapeute, un


échange indispensable au bon déroulement de l’analyse.
La création d’une telle analogie avec le monde de la
petite enfance demande, de la part de l’analyste, des quali-
tés particulières d’attention, de disponibilité, de maîtrise
de soi, de lucidité vis-à-vis de ses propres faiblesses, de ses
propres carences en tenant compte, paradoxalement, de ce
qu’elles peuvent apporter au malade. Chez Winnicott,
l’intuition est de la partie ; la psychanalyse n’est-elle pas,
selon lui, un art ?
La thérapeutique de Winnicott comprend, comme
nous venons de le voir, des moyens très diversifiés qui
peuvent aller jusqu’à dépasser les limites du cadre cli-
nique, chaque fois que cela s’impose. La méthode de
Winnicott met parfois à contribution l’entourage du petit
patient, aussi bien sa famille que ses enseignants, son
médecin traitant, voire les autorités, afin de tisser autour
du malade un canevas favorable à la guérison spontanée.

La guérison

Pour guérir, il faut retourner à la situation de carence


qui se trouve à l’origine du faux-self et donc du trouble. Ce
mouvement à rebours, cette régression ne correspond pas,
comme chez Freud, à un retour à des satisfactions passées.
Au contraire, « on y retrouve l’espoir d’une occasion de
dégel de la situation gelée et d’une chance que l’environne-
ment – celui de la situation d’aujourd’hui – accomplisse
une adaptation convenable quoique retardée. »

267
donald woods winnicot

C’est ce même espoir que l’on retrouve dans les com-


portements de déprivation, terme par lequel Winnicott
désigne la carence affective subie par l’enfant « antisocial »,
« la perte de quelque chose de bon qui a été positif dans
l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date, et lui a
été retiré » lorsque le jeune manifeste son besoin d’être
aidé, de retrouver l’équilibre perdu.
Winnicott distingue trois catégories de cas. La première
représente les patients « qui agissent en tant que personne
totale et dont les difficultés appartiennent au domaine des
relations interpersonnelles ».
L’analyse, telle que l’a pratiquée Freud, est réservée à ces
personnes pour qui aucune guérison spontanée ne peut
être envisagée.
La seconde catégorie est constituée par les malades
pour lesquels l’analyse du stade de la sollicitude ou de la
position dépressive est nécessaire.
La troisième catégorie est celle des patients « dont les
analyses doivent aborder les premiers stades du dévelop-
pement affectif avant et jusqu’à l’établissement de la per-
sonnalité en tant qu’entité, antérieurement à l’acquisition
de l’espace-temps ».
Il arrive parfois, avec ces malades, que, « pendant de
longues périodes, le travail analytique ordinaire reste en
suspens pour céder le pas à l’attitude de management ».
Ces deux derniers types de patients peuvent être traités
par la thérapeutique selon Winnicott.
Si Freud, dans sa théorie de la sexualité, s’occupe peu de
la situation de maternage qu’il estime comme acquise, c’est
parce qu’il perçoit le complexe d’Œdipe (c’est-à-dire la

268
de la pédiatrie à la psychannalyse

relation triangulaire qui oppose l’enfant de 2 ans environ à


son parent du même sexe parce qu’il est attiré par le
parent du sexe opposé) comme le détonateur des troubles
psychiques.
En revanche, Winnicott s’intéresse au nourrisson. Grâce à
ses observations de l’adulte malade et du petit enfant, il a pu
établir des similitudes, d’une part, entre les états schizoïdes
(qui supposent la dissociation des idées) et les défenses orga-
nisées contre la dépression et la non-intégration; d’autre part,
entre les phénomènes relatifs au développement affectif.
De ce fait, Winnicott a permis l’extension de la psycha-
nalyse aux cas limites psychotiques ou antisociaux, à qui
De la pédiatrie à la psychanalyse accorde une place relative-
ment importante.

les contributions de winnicott


à la psychanalyse

Si Winnicott est un novateur, il ne cache pas s’être


inspiré de ses prédécesseurs, comme Freud dont il utilise
une grande partie de la terminologie avec le moi, le ça, le
surmoi, la censure, le processus de régression ; comme
Ferenczi pour l’étude de la psychose, ou comme Mélanie
Klein ou Anna Freud, toutes deux psychanalystes pour
enfants. Toutefois, il défend sa spécificité et ne se fond pas
dans les moules des courants de l’époque.
Le nom de Winnicott reste désormais lié à la notion
d’objet transitionnel dont il a lui-même introduit l’expres-
sion. L’importance de l’objet transitionnel vient de l’atta-

269
donald woods winnicot

chement tout particulier que l’enfant lui voue. Il représente


sa première possession de quelque chose qui n’est pas lui.
De plus, les parents complices autorisent, et même
voient d’un bon œil, cette prise de possession par où
s’exprime l’amour. Un bon objet transitionnel ne fait ni
partie du corps de l’enfant ni partie du corps de la mère.
C’est le bébé qui le découvre ou le crée. Il ne doit pas chan-
ger, à moins que l’enfant ne le souhaite, ce qui est rare.
La consistance est de préférence souple, douce, car il subit
aussi bien les marques d’amour que les assauts de l’agressivité.
Il dégage souvent une chaleur rassurante. L’enfant s’éloigne
progressivement de l’objet transitionnel en grandissant.
Winnicott décrit également l’espace transitionnel, ou
encore intermédiaire, ainsi que les phénomènes transition-
nels qu’il tire de l’observation du couple mère-enfant.
Winnicott écrit dans un style relativement simple,
dépouillé de jargon, car il ne souhaite pas concevoir des
textes obscurs. Au contraire, son souci a toujours été la
formation de “professionnels”. Ainsi rédige-t-il aussi bien
pour les pédiatres non psychanalystes, qu’il essaie de sensi-
biliser à l’aspect psychologique des troubles infantiles, que
pour les éducateurs ou lesmères de familles.
Enfin, la contribution de Winnicott à la psychanalyse
n’est plus à prouver, car nombre de théoriciens se sont inspi-
rés de lui, tantôt pour élaborer leurs propres idées, tantôt
pour réviser leur approche thérapeutique. De plus, la science
n’est pas restée indifférente au travail de l’auteur de De la
pédiatrie à la psychanalyse, car des recherches expérimentales
ont été entreprises afin d’apporter un éclairage teinté de
rigueur sur cette étape du développement de l’enfant.
Michael Balint,
les voies de la régression.
Payot, 1959.

Dans Les Voies de la régression, Balint dégage deux notions


originales des relations des individus avec l’environnement:
l’ocnophilie et le philobatisme.
L’ocnophile s’accroche à l’objet dont il a besoin et auquel
il tient pour sa sécurité. Il éprouve un sentiment d’angoisse
quand il se trouve dans un espace séparant deux objets.
À l’inverse, le philobate tire du plaisir dans l’abandon
des objets. Il aime se mouvoir dans les espaces amis, géné-
rateurs de “frissons” où se mêlent l’angoisse et le plaisir.
À partir du “frisson” que l’on peut observer dans les
divertissements humains (jeux d’enfants, fêtes foraines),
Balint définit deux types de régression, d’attitude primi-
tive qu’il situe à la prime enfance, à la période préverbale.
Enfin, Balint envisage le rôle de l’ocnophilie et du phi-
lobatisme dans la cure analytique.

271
michael balint

un regard sur michael balint

Michael Balint (1896-1970) naît en Hongrie, à Budapest.


Il y exerce ses fonctions de psychiatre de 1926 à 1939. À
partir de 1935, il devient directeur de l’Institut de psychana-
lyse, après s’être initié à cette discipline à l’Institut de Berlin
aux côtés de Mélanie Klein (1882-1960).
La rencontre avec Ferenczi (1873-1933) sera déterminante
pour lui: d’une part, parce que l’auteur de Thalassa deviendra
son analyste, d’autre part, parce qu’il influencera l’œuvre de
Balint, notamment à propos de l’amour primaire dont il est
largement question dans Les Voies de la régression.
Les travaux de Balint reposent encore sur la médecine
psychosomatique et sur la notion de « défaut fondamental »
qui provient de la « disproportion entre les besoins psycho-
physiologiques » du petit enfant et la réponse affective et
matérielle qu’il a reçue alors.
Balint publie Les Voies de la régression (1959) en anglais, sous
le titre Thrills and Régressions avec la participation de sa
femme, Enid, pour le chapitre ix. Ce texte, traduit en français
par Myriam Viliker et Judith Dupont, a été publié en 1972
aux éditions Payot dans la collection “Science de l’homme”.

Les Voies de la régression en résumé

Dans Les Voies de la régression, Balint définit deux notions


nouvelles à partir de deux façons différentes d’envisager le

272
les voies de la régression

monde environnant : l’ocnophilie et le philobatisme.


L’auteur constate également que ces deux «comportements»
s’apparentent en quelque sorte à deux formes de régression.
Après avoir étudié ce que Balint entend par ocnophilie
et par philobatisme, nous verrons en quoi ces deux façons
d’agir interviennent dans la cure analytique.

L’origine de l’ocnophilie et du philobatisme

C’est Balint lui-même qui a créé les termes d’ocnophi-


lie et de philobatisme. Le premier est formé du mot grec
okneo qui signifie : “se dérober, hésiter, se cramponner”.
Ainsi, l’ocnophile est-il un individu qui aime et surtout
qui a besoin de s’accrocher à quelque chose de solide pour
se sentir en sécurité. Puis, s’inspirant du terme “acrobate”
signifiant “celui qui marche sur les extrémités”, c’est-à-
dire “loin de la terre ferme”, Balint a appelé philobate
“celui qui prend du plaisir à ce genre de frisson”.
L’ocnophilie comme le philobatisme sont des états
secondaires issus “à partir de la phase archaïque d’amour
primaire, en réaction à la découverte traumatique de
l’existence séparée des objets”.
L’ocnophilie comme le philobatisme supposent donc
que l’enfant ait réalisé l’existence d’un monde extérieur,
séparé de lui et avec lequel il établit des relations nommées
relations d’objet. Il faut comprendre par objet aussi bien
les idées que les personnes.

273
michael balint

L’ocnophilie et ses particularités

Quelles relations l’ocnophile a-t-il avec l’environnement?


Pour déterminer les relations de l’ocnophile avec l’environ-
nement, Balint a observé les jeux d’enfants. Il a constaté
dans les divertissements des petits l’existence d’une zone de
sécurité appelée “camp” ou plus simplement “chez nous”.
Cette zone de sécurité représente symboliquement la
mère qui rassure. Lorsque l’enfant quitte le “camp”, il éprouve
une sorte d’angoisse. Ce sentiment se calme dès qu’il réin-
tègre la zone de sécurité. Il fait place au plaisir. Ce mélange
d’angoisse et de plaisir définit ce que Balint appelle le « fris-
son » ou « thrill ». Bien des jeux enfantins sont construits sur
ce modèle comme cache-cache ou le chat.
À la faveur de ces jeux, Balint constate que « le monde
ocnophile se compose donc d’objets et ces objets sont
séparés par des espaces vides effrayants ».
Ainsi, l’ocnophile se dirige d’un objet à l’autre, dimi-
nue le plus possible le temps passé dans les espaces vides,
générateurs d’une peur qui s’apaise à l’instant même où il
saisit un nouvel objet. Aussi, l’ocnophile vit en perma-
nence dans la crainte de se voir abandonné par son objet
rassurant. C’est pourquoi il s’y accroche désespérément.
Mais « plusieurs traits inhérents à la relation d’objet ocno-
phile rendent la frustration inévitable ».
En effet, l’ocnophile devra tôt ou tard admettre l’auto-
nomie et la liberté de l’objet. De plus, le but réel de la
relation ne peut jamais être atteint, car « le but réel est
d’être tenu par l’objet ». Et surtout « le vœu le plus cher de

274
les voies de la régression

chacun d’entre nous, c’est bien de voir notre environne-


ment aller au devant de nos désirs de sécurité – sans même
que nous ayons à le demander ». Car demander la sécurité
a toujours quelque chose d’humiliant.
Or, on peut dire que l’ocnophile, en s’accrochant à son
objet, vit dans l’illusion de la sécurité. En fait, l’ocnophile
se sent obligé de s’accrocher à son objet pour ne pas le
perdre. Il ne lui accorde donc qu’une confiance relative.
Et la sécurité qu’il en attend prend une teinte artificielle :
« Les objets sont simplement acceptés et il n’est pas ques-
tion de s’y fier ; ils sont nécessaires mais ils ne doivent pas
échapper au contrôle. »

L’ocnophile aime-t-il les objets qui le rassurent ?


L’ocnophile a besoin de l’objet pour calmer sa peur.
Mais, comme il a honte, comme il se méprise pour sa fai-
blesse, il peut déplacer ce sentiment sur son objet et, du
même coup, le haïr tout en continuant à l’aimer, car il
conserve sa confiance en lui. L’ocnophile entretient donc
une relation ambivalente avec son objet.

Les erreurs de l’ocnophilie


Les erreurs de l’ocnophile reposent sur la conviction
que les objets dont il a besoin sont sûrs, puissants, et aptes
à lui procurer la sécurité recherchée. Il mêle, sans le vou-
loir, sa réalité subjective, interne, sa propre vision des
choses, au monde externe, d’où ses illusions.
« S’il n’en était pas ainsi, chacun éprouverait la même
joie – ou la même horreur – aux mêmes plaisirs et aux
mêmes frissons. »

275
michael balint

Ocnophilie et attitude primitive


L’ocnophilie revêt une certaine ambiguïté puisqu’elle se
situe au carrefour du progrès (en tant que secondaire à la
découverte de l’objet) et de la régression.
Pour le comprendre, prenons l’exemple du petit enfant.
Dans l’apprentissage de la marche, le bébé se jette d’un
objet à l’autre. Il tente, de cette manière toute ocnophile
d’abord, de réduire le trajet qui les sépare. Les objets qu’il
tient le rassurent. En revanche, les espaces qui les séparent
angoissent le bébé. C’est seulement lorsqu’il a acquis plus
d’adresse que le petit enfant va commencer d’une façon
plus philobatique à goûter les plaisirs des espaces « c’est-à-
dire régresser par progression ».
Régresser signifie retourner en arrière. Alors, à quel état
primitif retourne l’ocnophile ? Balint constate que « nous
entretenons tous le fantasme d’une harmonie primaire qui
nous reviendrait de droit ».
Or, l’expérience analytique montre qu’il est impossible
de décrire cette harmonie primaire. Elle se situerait donc
dans la période préverbale. Elle se caractérise par le fait
que « tous nos désirs y seront automatiquement satisfaits ;
plus encore, nous ne sentirons aucun manque ».
Et cette harmonie « semble la visée ultime de toute aspi-
ration humaine ».

Le philobatisme et ses particularités

Quelles relations le philobate a-t-il avec son environne-


ment ? Le philobate, contrairement à l’ocnophile, trouve

276
les voies de la régression

du plaisir à se mouvoir. Les espaces qui séparent les objets


sont pour lui des espaces amis. Le philobate éprouve un
frisson à se déplacer, c’est-à-dire un plaisir à lâcher les
anciens objets pour les nouveaux. Il se sent sûr de lui et de
ses capacités (skills) physiques ou mentales.
Il éprouve un sentiment de sécurité au sein même des
espaces amis et ne fait qu’un avec eux. Il redoute donc
davantage les objets indépendants, ceux sur lesquels il
n’exerce pas son pouvoir. Décidé, fier de ses ressources, le
philobate est « un homme puissant et d’une prodigieuse
adresse ». En effet « il produit par lui-même une puissante
érection qui l’enlève loin de la sécurité, exécute à ces hau-
teurs d’incroyables actes d’audace et de vaillance ».
Puis, « en dépit de dangers inouïs, il regagne, sain et
sauf, la terre mère dispensatrice de sécurité ».
Le philobate incarne souvent le héros sans peur, solide
et triomphant. Mais est-il étranger aux sentiments ?

Les sentiments qui animent le philobate


L’attitude héroïque qui caractérise le philobate traduit
une certaine agressivité. De plus « l’héroïsme philobatique
est dans un sens de l’héroïsme narcissique-phallique,
extrêmement viril et en même temps très puéril – jamais
pleinement adulte ».
En effet, les frissons philobatiques demeurent très proches
de l’autoérotisme avec lequel on peut les comparer. Les acti-
vités auto-érotiques et les frissons « reposent sur le même
schéma en trois actes».
On retrouve dans les deux cas un état initial de quiétude
et de sécurité, suivi d’une tension animée pour le frisson «du

277
michael balint

ferme espoir que tout finira bien » et d’une décharge de la


tension, voire de plaisir. Il s’agit d’un mouvement à rebours,
d’un retour à «l’état d’amour primaire, à l’harmonie imper-
turbée, à l’identité parfaite du sujet et de l’objet».
Ces deux états de régression, ocnophilie et philobatisme,
peuvent expliquer certains de nos comportements dans la vie
de tous les jours. Pour le prouver, Balint prend l’exemple des
fêtes foraines. Dans ces divertissements, on peut lire, par
exemple, un retour aux plaisirs primaires, à des attitudes pri-
mitives qui se trahissent par l’absorption des aliments sucrés;
l’expression de l’agressivité (par le biais de jeux) contre un
environnement qui, loin de résister, offre des «récompenses
pour sa destruction»; les plaisirs associés au vertige (manèges,
montagnes russes) appréciés des uns, les philobates, redoutés
des autres, les ocnophiles.

Vaut-il mieux être ocnophile ou philobate ?

Les deux attitudes, à l’état pur, sont excessives et plus


ou moins maladives. En réalité, chaque individu repré-
sente un compromis des deux. « La santé ne dépend pas
des ingrédients, mais plutôt de leur combinaison adéquate
dans des proportions convenables. »
D’ailleurs, il serait vain d’opposer catégoriquement
ocnophilie et philobatisme car « ce sont deux attitudes dif-
férentes qui très probablement naissent ou dérivent pour-
rait-on dire, d’un même tronc ».

278
les voies de la régression

Rôle de l’ocnophile et du philobate dans la cure

Pour expliquer ce qui se produit au cours de la cure,


Balint compare l’état du patient à celui du tout petit enfant.
La régression du patient est profonde. Elle fait écho aux
périodes préverbales de la vie.

Points communs entre la régression


dans la situation analytique et la prime enfance
L’enfant est dépendant de l’environnement tout comme
le patient de son observateur. Plus le nourrisson est jeune,
plus son environnement a d’importance pour lui. Ainsi,
plus le patient a régressé, plus l’influence du psychanalyste
est grande.
L’état préverbal de la régression entraîne une participa-
tion active du psychanalyste qui, d’une part, interprète,
d’autre part traduit en mots d’adulte « les expressions émo-
tionnelles qui n’ont pas été coulées dans un vocabulaire
conventionnel et une grammaire facile à reconnaître ».
Car la communication du psychanalyste avec son patient,
dans ce cas, se déroule dans un tissu d’émotions à l’image de
celles du bébé face à son environnement. Cela rend la tâche
excessivement délicate dans la mesure où rien n’a jamais été
exprimé dans une langue d’adulte:
Le nourrisson comme le patient régressé n’ont finalement
d’autre choix que d’apprendre à parler la langue – vocabu-
laire et grammaire – de l’adulte dont ils dépendent : le
nourrisson pour vivre, le patient régressé pour se rétablir.

279
michael balint

Ainsi, la tâche du psychanalyste et celle de l’éducateur


se superposent, car nourrisson comme patient doivent
apprendre, de celui qui s’occupe d’eux, « comment s’expri-
mer pour être compris, d’abord par nous, puis par eux-
mêmes et enfin par leurs semblables ».

Les conséquences de l’ocnophilie et du philobatisme


dans l’expérience clinique

Balint présente la cure analytique sous l’éclairage de


l’ocnophilie et du philobatisme. L’une et l’autre de ces
deux notions se retrouvent à maintes reprises au cours de
l’analyse tant du côté du patient que de celui du thérapeute.

Du côté du patient
Nous ne prendrons, pour illustrer ce sujet, que quelques
attitudes émotionnelles primitives observées par Balint.
Il arrive que des patients quittent brusquement le divan et
se réfugient dans un coin de la pièce. Pour diverses raisons,
ils s’éloignent de l’objet dangereux, l’analyste. Leur attitude
rappelle celle du philobate par l’abandon d’un état de sécu-
rité (le divan), non sans frisson, tout en surveillant l’objet
dangereux et par la réintégration de la sécurité du divan.
Balint a également observé le comportement du
patient allongé. D’abord il garde les yeux ouverts, fixés à
un objet ou à un coin de la pièce dans une attitude ocno-
phile. Puis il ferme les yeux pour se créer une sorte « d’en-
veloppe protectrice ». Dans un troisième temps, il ouvre à
nouveau les yeux, mais le monde ne lui paraît plus hostile.

280
les voies de la régression

Il redécouvre alors « la possibilité de trouver des espaces


amis dans le monde, où son destin le mène ».
Il en va de même dans la position adoptée par le patient
sur le divan. D’abord crispé, il évite le contact avec l’objet
douteux. Puis sa méfiance se transforme en « accrochage
ocnophile anxieux au divan ». Enfin le divan devient « un
lieu excitant qui convie le patient à des voyages philoba-
tiques aventureux par le moyen d’associations libres ».
Toutes ces attitudes émotionnelles ne se produisent pas
d’une façon aussi caractérisée, pas plus d’ailleurs qu’elles
ne suivent un ordre bien établi.

Du côté du psychanalyste
Le psychanalyste est généralement influencé par l’ocno-
philie. D’ailleurs, le cadre analytique traditionnel est bâti sur
ce modèle: la position du patient allongé sur le dos «modi-
fie immanquablement sa vision effective du monde».
De plus, le patient ne peut plus, dans une telle pos-
ture, observer l’objet le plus important pour lui au cours
de l’analyse, à savoir, le thérapeute. Or, ce changement
« contribue dans une grande mesure à activer le processus
régressif ».
Comme la technique analytique envisagée par Balint
exige d’interpréter tout ce qui se passe au cours des séan-
ces et cela en terme de transfert (déplacement sur la per-
sonne du thérapeute d’un sentiment d’une situation
appartenant à l’enfance), il s’ensuit que l’analyste « est
ainsi amené, bon gré mal gré, à s’offrir sans cesse comme
objet à son patient, à demander pratiquement qu’on
s’accroche à lui ».

281
michael balint

D’ailleurs, le thérapeute est conduit à « interpréter tout


ce qui est contraire à cet accrochage comme une tentative
d’échapper au travail analytique proprement dit ».
Ainsi, quand le patient, grâce au progrès de l’analyse, se
trouve sur le point de se libérer de ses objets «opprimants»,
ceux qui ont entraîné la maladie, c’est-à-dire lorsqu’il est
prêt à redécouvrir des espaces amis du monde philobatique,
le psychanalyste imprudent peut, sous l’influence de l’ocno-
philie, freiner l’évolution du malade. En effet, il risque d’in-
terpréter les progrès de la guérison comme une tentative de
fuite, ou de se débarrasser du thérapeute, voire de le détruire.
En revanche, une technique trop imprégnée de philo-
batisme peut « laisser une charge trop lourde au patient et
l’obliger trop tôt à beaucoup trop d’indépendance ».
La méthode philobatique a tendance à donner au patient
l’image d’un analyste qui assiste “en témoin” à ses progrès.
Mais le malade peut très bien ressentir cette attitude «comme
une demande inconditionnelle et l’introjecte en tant que per-
sonnage exigeant qui attend de lui des normes héroïques ».
En conclusion, les régressions qui ont lieu dans la situa-
tion analytique sont un compromis entre l’ocnophilie et le
philobatisme, derrière lesquels se profile l’amour primaire.
Il est important, pour la bonne marche de la guérison, que
le thérapeute les connaisse et en tienne compte.

les prolongements des travaux de balint

À l’époque où Balint écrit Les Voies de la régression, la phar-


macologie s’impose en force dans les services psychiatriques.

282
les voies de la régression

Des drogues diverses et variées s’attaquent à la dépression, à


l’anxiété névrotique, aux psychoses… L’hôpital psychia-
trique troque la camisole de force contre la camisole chi-
mique. Mais, grâce à ces produits, on voit également
régresser le nombre des électrochocs et des lobotomies, et ce
à partir de 1955. Ces interventions chirurgicales, consistant à
sectionner des fibres nerveuses dans le cerveau, ce qui avait
pour effet d’amoindrir considérablement les patients, attei-
gnirent le chiffre impressionnant de 10 000 entre 1942
et 1954 en Grande-Bretagne.
Parallèlement, la psychologie de l’environnement pour-
suit sa progression. La psychiatrie sociale se développe ainsi
que la psychologie comportementale (fondée en particulier
sur le conditionnement) qui critique sévèrement la notion
de “refoulé”, un des piliers de la psychanalyse. Pourtant, à
cette époque, la psychanalyse a le vent en poupe.
Dans ce tournant particulier de la thérapie mentale,
Balint propose sa psychanalyse du “frisson”, des sensations,
des atmosphères, mais aussi des goûts et des odeurs, miroir
des “attitudes primitives”. Les relations entre l’individu et
l’environnement, entre le microcosme et le macrocosme
sont des relations d’identité. D’ailleurs, dans Les Voies de la
régression se dessine l’ébauche d’une caractérologie à deux
directions : l’ocnophilie et le philobatisme.
L’intérêt des travaux de l’auteur se confirme par la créa-
tion de groupes médicaux dits groupes Balint, où l’on traite
aussi bien de la relation du malade avec le médecin que de
la dimension psychologique dans les affections organiques.
courant américain

1 – Psychanalyse des contes de fées, B. Bettelheim.


2 – L’Auto-analyse, K. Horney.
Bruno Bettelheim,
psychanalyse des contes de fées.
Laffont, 1973.

Dans Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim


appréhende les contes de fées d’une manière originale.
Pour lui, ces histoires merveilleuses, qui font les délices
des petits, jouent un rôle important dans la construction
de leur personnalité.
Elles développent l’imagination, élaborent l’univers
affectif des jeunes auditeurs en s’adressant aussi bien à leur
conscient qu’à leur inconscient. Elles proposent égale-
ment des solutions à leurs difficultés et leur apprennent la
vie par le jeu de l’identification et celui des analogies. Elles
interviennent donc dans l’équilibre psychologique et
même psychosocial de l’individu.
Bruno Bettelheim lit les contes de fées à travers le filtre
de la pensée freudienne car, pour lui, leur valeur éducative
voire thérapeutique l’emporte de loin sur le divertissement.

287
bruno bettelheim

pour approcher l’œuvre


de bruno bettelheim

Bruno Bettelheim (1903-1990) est né à Vienne. En


1938, il est interné dans un camp de concentration et
rapporte cette expérience dans un ouvrage intitulé Cœur
inconscient. Cet épisode tragique de sa vie va être comme
l’impulsion donnée à ses recherches. Bruno Bettelheim
émigre aux États-Unis en 1939, où il enseigne la psycho-
logie de l’éducation puis la psychiatrie à l’université de
Chicago.
Les travaux de Bettelheim représentent un compromis
entre la méthode de l’école viennoise et sa propre expé-
rience dans les camps nazis. Il a connu l’extrême de la
souffrance et il a su en tirer des leçons de psychologie sur
les aptitudes de l’homme à surmonter ou non des situa-
tions au bord de la survie.
Bruno Bettelheim est surtout connu pour les résultats
qu’il a obtenus dans le traitement des enfants autistes,
c’est-à-dire souffrant d’un complet repli sur soi et n’ayant
aucun contact avec l’extérieur. Il leur consacre son célèbre
ouvrage La Forteresse vide.
Bruno Bettelheim appartient au courant « antipsychia-
trique », c’est-à-dire à la génération des thérapeutes
comme F. Dolto, M. Mannoni ou F. Deligny pour ne citer
que ceux-là. Ces thérapeutes se sont fixé pour tâche de
soigner les enfants dont le psychisme est atteint en les pla-
çant dans un milieu favorable. Ils refusent de les condam-

288
psychanalyse des contes de fées

ner, de les classer dans la catégorie des incurables, des lais-


sés-pour-compte de la psychiatrie.
Le second grand succès de Bruno Bettelheim est la
Psychanalyse des contes de fées. L’auteur a longuement réfléchi
sur la littérature enfantine. Il constate que les textes proposés
au jeune public servent tantôt à enseigner la lecture, tantôt à
distraire. Dans l’introduction de cet ouvrage, Bruno Bettelheim
remarque : « Rien ne peut être plus enrichissant et plus
satisfaisant dans la littérature enfantine (à de très rares
exceptions près) que les contes de fées. »
En effet, ces contes de fées « accrochent l’attention »,
« éveillent la curiosité », tout en stimulant l’imagination.
Par conséquent, cette littérature « aide » l’enfant à « déve-
lopper son intelligence et à voir clair dans ses émotions ».
C’est sur un tel terreau que va germer la Psychanalyse des
contes de fées. Cet ouvrage est publié, en 1973, par Alfred
A. Knopf à New York aux États-Unis, sous le titre améri-
cain The Uses of Enchantement. Traduit en français par
Théo Carlier, il paraît aux éditions Robert Laffont en
1976. On le trouve actuellement en livre de poche, dans la
collection “Pluriel”.

rôle formateur des contes de fées

La construction de la personnalité se fait progressivement.


La tâche la plus importante de l’éducation est d’aider
l’enfant à donner un sens à sa vie.
Apprendre à mieux se connaître pour être à même de
comprendre les autres et d’établir avec eux des relations

289
bruno bettelheim

satisfaisantes. La lecture des contes de fées peut jouer un


rôle déterminant dans ce processus.

Stimuler l’imagination

Pour qu’une histoire accroche l’attention de l’enfant, il


faut qu’elle le divertisse, éveille sa curiosité, stimule son
imagination. L’enfant a besoin de cohérence, d’idées afin
de « mettre de l’ordre dans sa maison intérieure », pour
parler comme Bruno Bettelheim.
Les contes lui font donc comprendre par l’exemple
qu’il existe des solutions momentanées ou permanentes à
ses difficultés psychologiques. Chacun des personnages
des histoires d’Andersen, Grimm, Maeterlinck ou Perrault
présente des solutions que l’enfant parvient à saisir.
Petit Poucet, Cendrillon ou le Petit Chaperon Rouge
peuvent s’aventurer tout seuls dans le monde, pleins de
confiance, même s’ils ne savent pas comment leur aven-
ture va évoluer. En découvrant l’autre, ils vivront heureux,
sans connaître l’angoisse de la séparation. Sous une forme
imaginaire, les contes favorisent le développement de la
personnalité de l’enfant. Il a besoin de transposer ses sen-
timents sur des héros, il peut sans danger déverser son
agressivité sur la méchante marâtre.
Les parents devront percevoir avec subtilité les désirs de
l’enfant. Ils ne se laisseront pas aller à des interprétations
trop hâtives. Ils devront respecter l’évolution intérieure de
leur petit. C’est là le seul secret caché derrière Blanche-
Neige, le Chat Botté ou Peter Pan : l’enfant seul donnera pro-

290
psychanalyse des contes de fées

gressivement un sens à sa vie dont il maîtrisera peu à peu le


développement. C’est en comprenant et en résolvant seuls
nos problèmes que nous évoluons. Ainsi s’acquiert, petit à
petit, la sécurité intérieure, et non en écoutant les explica-
tions des autres.
Bettelheim a écrit ce livre pour aider les adultes à réaliser
l’importance des histoires dans l’éducation, et à découvrir
l’art de les conter. En effet, l’enfant se fera lire, relire, racon-
ter à nouveau les récits. Il les écoutera, les entendra, les digé-
rera progressivement. Il ne faudra jamais être avare de mots.

Message thérapeutique

Les vertus des contes de fées proviennent du fait que l’enfant


découvre seul la solution à son problème. L’histoire rassure,
fait espérer en l’avenir, prévoit une fin heureuse, car il y a tou-
jours un moyen d’être en paix avec soi ou avec les autres. Dans
Le Pêcheur et le génie, l’enfant brode ses fantasmes autour de
l’histoire. Ce génie, plus fort que l’enfant à un moment, sera
néanmoins perdant parce que l’enfant a été plus rusé que lui.
Le petit auditeur apprendra que son père peut-être faible,
comme le chasseur dans Blanche-Neige; il peut même avoir
des angoisses lui aussi, mais il l’apprendra progressivement,
par le jeu des ressemblances et des analogies.
Il percevra l’amour et la haine, la création et la destruc-
tion, l’angoisse, la souffrance, et même la mort.
Mieux qu’une fable, il apprendra la fantaisie certes,
mais aussi la réalité grâce à une initiation progressive, au
passage et à l’apprentissage de la vraie vie.

291
bruno bettelheim

Dans les Trois petits cochons, comme dans bien d’autres


contes, la décision finale n’appartient qu’à l’enfant, contraire-
ment à la fable où la morale en dicte la conclusion: la cigale
devrait penser et agir comme la fourmi; elle n’a pas le choix.
Dans le conte, tout au long de l’histoire, l’enfant est
conduit à s’identifier tour à tour à l’un ou à l’autre des petits
cochons: du plus infantile au plus adulte. Ce même enfant
réalisera également qu’un personnage différent, voire
repoussant, pourra se transformer magiquement en véritable
ami. Cet exemple lui apprendra la prudence face à ses pul-
sions et le contrôle de sa première impression.

Valeur éducative

Les vertus apportées par le conte sont immenses. Quand


l’adulte raconte l’histoire en prenant son temps, quand il
laisse à l’enfant la possibilité de réfléchir, il observe chez le
petit un enrichissement important sur le plan intellectuel
et affectif. L’enfant n’a aucunement besoin d’illustrations
pour laisser aller son imagination.
Les personnages auxquels il s’identifie tour à tour lui per-
mettent de se sentir moins submergé par ses problèmes
intérieurs. Ces transformations successives, loin d’être un
artifice, donnent à l’enfant le moyen de résoudre momenta-
nément ses difficultés. Les histoires dédramatisent les pen-
sées négatives, elles lui démontrent que tout finit par rentrer
dans l’ordre grâce à des efforts et à de la bonne volonté.
Dans Les Sept Corbeaux, l’enfant observera que les domma-
ges causés par des sentiments inadéquats peuvent le faire souf-

292
psychanalyse des contes de fées

frir: des parents colériques se comportent quelquefois comme


des porcs-épics ou des hérissons, mais cela peut s’arranger.
Déjà présent dans l’ancienne Egypte, le conte Des Deux
frères a souvent changé de forme. Le thème central reste
néanmoins la nature destructrice des liens affectifs trop
intenses au sein de la cellule familiale. Pour son propre
bien et pour se protéger des siens, le jeune doit coûte que
coûte voler de ses propres ailes. Ce thème est abordé de
différentes manières.

Encourager l’enchantement
À partir d’exemples divers, Bettelheim montre que les
contes ont pour fonction essentielle l’éducation psycho-affec-
tive de l’enfant. Ils sont innombrables; chacun d’eux aborde
un conflit différent que nous sommes amenés à surmonter
les uns après les autres, jusqu’à ce que nous parvenions à trou-
ver notre propre chemin, notre véritable identité.
Avant de faire les premiers pas vers sa véritable autono-
mie, l’enfant observera le monde, aidé par ses parents dans
ses découvertes, au moment où lui seul le jugera opportun.
Les contes expriment des choses qui se passent dans la
tête des enfants. Ces derniers ont besoin d’entendre des his-
toires où, grâce à leur imagination, leur génie, ils se débar-
rassent de ces personnages, purs produits de leurs rêves. Les
opérations magiques se succèdent. Utiles et nécessaires, elles
vont enrichir leur expérience.
Inventer l’éducation pour aider les petits hommes à com-
prendre la vie, telle est la clef de voûte de tout équilibre
psycho-social. Il faut alors accepter de modifier l’optique
de ses valeurs pour en voir évoluer le projet. Les épreuves

293
bruno bettelheim

rencontrées par l’enfant lui apprennent à lutter pour se


trouver, devenir lui-même, et s’adapter.

Dépasser les difficultés


La Gardienne d’oies relate les problèmes rencontrés dans
la vie quotidienne, mais elle apporte également l’assurance
qu’en restant fidèle à son propre système de valeurs, tout
finira bien par s’arranger.
Le Petit Chaperon rouge parle des passions humaines, de
l’agressivité, des désirs sexuels.
Jack et la perche à haricots aborde l’affirmation et la maî-
trise de soi.
Ce conte est aussi bien apprécié des petits garçons que
des petites filles. La fin de l’enfance est proche, les rêves
enfantins s’estompent, il est temps d’aller à la découverte
du monde. L’enfant entreprend un long voyage où la
dépendance orale se transformera. Il va devoir prendre des
risques mais il ne le fera qu’à partir du moment où seule la
confiance en sa sexualité naissante s’affirmera.
Le conte de fées s’adresse autant à notre conscient qu’à
notre inconscient, même si les difficultés œdipiennes ne
sont pas toujours traitées avec objectivité. Aussi, malgré la
jalousie de sa marâtre, Blanche-Neige est heureuse. Par
ailleurs, la longue nuit qui précède son réveil fait com-
prendre à l’auditeur que cette re-naissance a exigé un long
travail sur soi.
De même, la Belle est aimée de son père et récipro-
quement. Cet attachement mutuel n’est pas vécu d’une
manière négative car, plus tard, il sera transféré sur son
amant.

294
psychanalyse des contes de fées

Changer, c’est devoir abandonner quelque chose dont


on jouissait auparavant, mais pour un même être, une
existence plus riche en amour et en joies.
La Belle au Bois dormant fait comprendre aux enfants
que des événements douloureux peuvent avoir parfois des
effets heureux lorsqu’on arrive à ne plus en avoir peur :
c’est le cas par exemple des règles ou des saignements lors
du premier rapport sexuel. De même, Cendrillon évoque
la rivalité fraternelle, l’humiliation provoquée gratuite-
ment par les demi-sœurs ; mais cette frustration, causée
par la jalousie, va devenir un grand bonheur plus tard.
Certains récits n’apportent aucune suggestion de solu-
tion. Ainsi, une belle histoire, telle Boucle d’Or, n’aide en
rien l’enfant à grandir dans sa maturité affective. En
pleine difficulté psychologique, la recherche de sa propre
identité va lui sembler ardue : doit-elle être à l’image de
son père ou de sa mère ? Ou devra-t-elle au contraire s’en
écarter et suivre un chemin différent ?

Développer l’esprit de solidarité


Comme toutes les transformations touchent à notre être
le plus profond, pour les résoudre, il faut affronter les dan-
gers avec courage. Affection et dévouement sont souvent à
la base des solutions suggérées. L’affection permet épanouis-
sement et amour différent. L’enfant grandira en apportant
paix et bonheur à ceux qui ont du malheur, tout en étant
conscient qu’il n’est pas dénué d’angoisse et d’égoïsme.
Dans le conte, il retrouve des personnages comme lui.
Lors des explorations nombreuses qu’il fera en forêt, il
rencontrera des personnages avec qui il apprendra à vivre.

295
bruno bettelheim

Bettelheim dit même que la rencontre du véritable amour


évite de désirer l’éternité, car il est infini.

il était une fois


ou le pouvoir des contes

D’où viennent-ils, ces contes de partout et ceux de tou-


jours ? Mythologues, ethnologues, anthropologues, et
même psychanalystes, chacun y est allé de sa plume. Tous
ont ravivé l’intérêt que nous y apportons.
Bruno Bettelheim, grâce à ces contes, a tout particuliè-
rement décrit le côté révélateur de nos conduites les plus
secrètes et cachées.
La question se pose à propos de leur existence, de leur
survie et même de leur renaissance contemporaine.
La pratique la plus simple, conseille Bettelheim, est de
raconter, de conter à nouveau, mais de ne pas lire. « Lisez
plutôt en vous-même », aurait-il pu dire, décryptez la
trame de votre conte intérieur pour mieux pouvoir l’expri-
mer, permettez-vous toutes les audaces.
Le pouvoir des contes consiste à éveiller l’imagination
des auditeurs, à les inciter à vivre le temps du récit des
aventures simples de héros merveilleux qui essaient
d’inventer le réel pour mieux l’affronter. Pour certains, les
contes fonctionnent d’une manière cohérente, littéraire.
B. Bettelheim les lit à travers le filtre de la pensée freu-
dienne qui est, selon lui, plus importante sur le plan édu-
catif, voire thérapeutique. Le plan du divertissement et du
loisir devient alors secondaire.

296
psychanalyse des contes de fées

L’enfant est pris très au sérieux. Il est appréhendé dans


sa totalité car le ça, le moi et le surmoi se retrouvent dans
bien des récits.
Les contes véhiculent des messages qui s’adressent donc
directement à nos inconscients ; ils restaurent par l’inter-
médiaire du merveilleux ce qui a été blessé en nous et ils le
réparent parfois. Ces contes restent le plus souvent à l’état
de rêve, mais il peut arriver néanmoins que se produisent
des correspondances entre eux et le monde de la réalité.
Karen Horney,
l ’ auto-analyse.
Stock, 1942.

Dans L’Auto-analyse, Karen Horney souligne combien la


volonté de se réaliser est naturelle chez l’homme. Elle fait
de cette particularité le pivot de la thérapie en solitaire.
L’Auto-analyse est accessible à tous, du profane au pro-
fessionnel. Très proche de l’analyse à proprement parler
par certains aspects, elle recourt aux associations libres, à
l’interprétation des rêves. Elle se soumet à la règle de la
continuité et de la régularité.
Toutefois l’itinéraire n’est pas simple. L’Auto-analyse se
heurte à la gamme des facteurs émotionnels, au cortège
des résistances, à la panoplie des limites.
Mais L’Auto-analyse, fondée sur la philosophie du
“Connais-toi toi-même”, est en général constructive pour
l’individu et exempte de danger.
karen horney

qui est karen horney ?

Karen Horney naît en 1885 à Hambourg. Elle suit des


études de médecine et passe son doctorat en 1913. Attirée
par la psychiatrie, elle aborde cette spécialité en 1920.
Elle part pour les États-Unis en 1932. À cette occasion,
elle quitte la Société psychanalytique de Berlin où elle
était secrétaire. Mais elle devient directrice associée de
l’Institut de psychanalyse de Chicago de 1932 à 1934. C’est
en 1941 qu’elle fonde l’Institut américain de psychanalyse.
Elle meurt à New York en 1952.
L’Auto-analyse est éditée pour la première fois à New
York, en 1942 chez W.W. Norton and C° sous le titre : Self-
Analysis. L’ouvrage est traduit en français par Dominique
Maroger et paraît chez Stock en 1953. Il est réédité en 1978
puis en 1993.

vers l ’ auto-analyse

Karen Horney a emprunté la voie inattendue de L’Auto-


analyse en s’appuyant d’abord sur des exemples cliniques
(quand certains sujets ont mené d’eux-mêmes une partie
de l’itinéraire de la réflexion analytique), puis sur des élé-
ments du quotidien. Ainsi, elle souligne que le fait de
comprendre quelque chose à retardement prouve la portée
de l’activité mentale qui se poursuit à l’insu de la per-
sonne. C’est pourquoi il arrive que, dans un laps de temps

300
l ’ auto-analyse

passé sans analyse, on constate néanmoins une améliora-


tion de l’état du patient.
Après avoir envisagé les conditions nécessaires, selon
Karen Horney, à l’auto-analyse, nous essaierons de cerner
à qui convient cette méthode de soin, pour enfin aborder
les procédés de cette thérapie en solitaire.

Les conditions nécessaires à l’auto-analyse.

« L’auto-analyse est un processus ardu, lent, parfois dou-


loureux et bouleversant, qui exige le concours de toutes les
énergies constructives du sujet. »
Selon Karen Horney, et contrairement à la vision freu-
dienne, le moi, la personnalité cherche d’une façon naturelle
à se réaliser. Il y a, en chacun de nous, une volonté d’épa-
nouissement de la personnalité, une aspiration à devenir un
être humain fort, bien intégré. Cela signifie être un individu
libre de toute tendance compulsionnelle, c’est-à-dire non
soumis au besoin de répéter le même comportement névro-
tique (maladif) sans pour autant éprouver de l’angoisse.
Ainsi, le sujet qui traverse des troubles psychologiques
doit, s’il veut procéder à une auto-analyse, avoir envie de se
libérer des chaînes de la névrose pour parvenir à développer
toutes les capacités qui existent en lui à l’état virtuel. Mais le
simple désir de briser les chaînes intérieures devient insuffi-
sant s’il n’est pas secondé par “un ressort” assez puissant qui
pousse l’individu à se réaliser en fortifiant ses dons, en sti-
mulant toute la panoplie des potentialités restées muettes
sous l’emprise de la névrose (maladie du psychisme).

301
karen horney

Qui peut accéder à l’auto-analyse ?


Il est bien évident que l’on n’éprouve pas le besoin
d’entamer une auto-analyse si l’on ne ressent pas quelque
trouble, quelque malaise, quelque mal-être qui dérange
dans la vie quotidienne, entrave les projets, fausse les
désirs, la vision du monde, des autres ou de soi-même.
Car celui qui va bien, qui se sent bien dans sa tête
comme dans son corps ne recourt ni à l’auto-analyse, ni
au savoir d’un professionnel.
C’est donc l’individu souffrant d’une névrose légère ou
grave qui aura recourt à une thérapeutique, et pourquoi
pas à une thérapeutique en solitaire.
Selon Karen Horney, les tendances névrotiques sont
avant tout le résultat de conditions de vie défavorables.
Ainsi, « l’enfant se voit obligé de les développer pour sur-
monter son insécurité, ses craintes, son isolement ».
S’il ne survient pas, dans la vie de l’enfant, des faits, des
situations qui fassent contrepoids à ces tendances névro-
tiques, celles-ci s’installent alors de façon durable. Peu à peu
elles gagnent en puissance et influencent la personnalité :
L’enfant grandissant dans des conditions difficiles
développe, à l’égard de la vie, un jeu d’attitudes qui sont
des tendances névrotiques et il ne peut pas les changer de
son plein gré mais est obligé de s’y tenir.
Aussi, de façon paradoxale, les tendances névrotiques
procurent un sentiment de sécurité. Elles représentent, en
quelque sorte, une barrière qui sépare l’être des difficultés
de la vie et derrière laquelle il se protège. Et c’est cette

302
l ’ auto-analyse

apparente sécurité qui se trouve responsable du caractère


compulsionnel de la névrose. Ces tendances névrotiques,
quand elles s’installent, deviennent comme un filtre à tra-
vers lequel l’individu voit le monde, le comprend, voit les
autres et lui-même. Dès lors, toute la vie du sujet et toutes
ses pensées sont comme en porte à faux. Voilà comment
apparaît la sensation de mal-être. Elle devient l’élan qui
pousse vers le traitement. D’ailleurs : « Toute tendance
névrotique porte en elle le germe d’un conflit ».
Dans ce cas, l’individu ne sait plus où il en est : « Sa
situation est alors comparable à celle du valet servant deux
maîtres qui lui donnent chacun des ordres contradictoires
et attendent tous deux une obéissance aveugle. »
L’auto-analyse, comme méthode thérapeutique, n’est pas
l’apanage de ceux qui possèdent d’importantes connaissances
en matière de psychologie.
« Le profane qui n’a ni le savoir, ni l’entraînement, ni
l’expérience nécessaires, est capable de l’entreprendre. »
Elle convient également à celui qui a déjà, de près ou de
loin, abordé les chemins tortueux de la psychologie. Mais c’est
surtout dans une volonté calquée sur la philosophie du
“Connais-toi toi-même” qu’il faut comprendre l’auto-analyse.
En effet, celui qui s’analyse tout seul n’est pas étranger à
lui-même. Il peut, par ailleurs, se livrer à de multiples
observations pertinentes plus facilement que ne le ferait
un étranger, aussi compétent soit-il.
Toutefois, si Karen Horney fait figure ici d’avocat plaidant
avec talent la cause de l’auto-analyse, en aucun cas elle ne
néglige l’aide efficace du thérapeute dont elle brosse le por-
trait, par qualités interposées, dans le chapitre v de l’ouvrage.

303
karen horney

L’auto-analyse ne s’érige pas en concurrent déloyal de


l’analyse pratiquée dans le cabinet du professionnel, mais
en complément nécessaire, ou du moins utile.

Faire son auto-analyse

Avant de poursuivre notre étude, il convient de distin-


guer ce que Karen Horney entend par auto-analyse non
systématique et auto-analyse systématique.
L’auto-analyse non systématique est celle que toute per-
sonne peut pratiquer d’elle-même, spontanément, lorsqu’elle
cherche à s’expliquer les motivations réelles qui se dissimu-
lent derrière ses façons d’agir, de penser ou de ressentir. Elle
s’intéresse, de manière ponctuelle, à un désordre quelconque,
concret et qui interpelle la curiosité de l’individu.
En revanche, l’auto-analyse systématique ne se borne
pas à expliquer des événements fortuits. Elle suppose un
travail suivi parce que le sujet veut se débarrasser de
quelque chose qui entrave sa liberté, qui le fait souffrir.
C’est à l’auto-analyse systématique que Karen Horney
consacre l’essentiel de son ouvrage ; par ricochet, c’est aussi
à celle-ci que nous consacrerons les lignes qui suivent.

Les apports de l’auto-analyse


L’auto-analyse permet de libérer l’être. Elle l’aide à
développer les potentialités qui germent en lui mais qui
ne parviennent pas à éclore sous les contraintes de la
névrose. Ce besoin d’auto-développement fait pourtant
partie des désirs profonds de l’homme.

304
l ’ auto-analyse

L’auto-analyse représente sans doute le moyen le plus


libre de traiter ces problèmes. Elle ne pose pas de contrainte
horaire : on lui accorde le temps qu’on veut quand on le
veut. Elle peut remplir le vide laissé par l’interruption,
même momentanée, d’une analyse entamée avec un théra-
peute. L’introspection, c’est-à-dire l’observation de ce qui se
passe à l’intérieur de son esprit est une opération construc-
tive dans la mesure où « elle sert un désir de devenir un être
meilleur, plus riche et plus fort ».
C’est le cas, d’une façon naturelle, sous l’impulsion du
moi. Ainsi l’auto-analyse, contrairement à ce que préten-
dent certains, met à l’abri des “ruminations” sans but. De
plus, l’auto-analyse ne présente pas de danger ou de
risques particuliers : « Les cas d’auto-analyse que j’ai obser-
vés n’ont jamais comporté de conséquences fâcheuses. »
Certes, il existe parfois des troubles transitoires, comme
dans toute analyse, parce que « toute découverte de maté-
riel refoulé doit raviver l’angoisse précédemment allégée
par des mesures de défense ».
II arrive même parfois que l’analyse « ramène à la lumière
des états affectifs tels que colère et rage, jusque-là rejetés
de la conscience ».
Ces “chocs” compromettent momentanément un équi-
libre à l’origine précaire. Mais le patient parvient assez
rapidement à surmonter ces épreuves inévitables.
Enfin, l’auto-analyse présente encore un avantage non
négligeable : « Le patient connaît intuitivement ce qu’il lui
faut éviter. »
Aussi, il se mettra spontanément à l’abri de toute obser-
vation ou de toute interprétation qui lui paraissent encore

305
karen horney

intolérables et qu’il n’est pas encore prêt à recevoir « tandis


que l’analyste, si sensible soit-il, peut se tromper et pré-
senter au patient une solution prématurée ».

Le déroulement de l’auto-analyse

L’auto-analyse comprend trois étapes. La première, la


reconnaissance d’une tendance névrotique, suppose de
« reconnaître une ligne de force dans les multiples élé-
ments de la personnalité, et cette prise de conscience pos-
sède elle-même une certaine valeur thérapeutique ».
La deuxième étape correspond à la compréhension des
implications de cette tendance névrotique, c’est-à-dire de
ses influences : le patient s’aperçoit « de mieux en mieux à
quel point elle paralyse sa vie ».
Ainsi, la valeur thérapeutique de cette seconde étape est
-elle avant tout de « fortifier chez le sujet la volonté de
dominer sa pulsion perturbatrice ».
La troisième étape consiste à découvrir les interactions
de la tendance névrotique en question avec d’autres ten-
dances névrotiques. Cela conduit à « comprendre des
conflits plus profonds ». De même, cette étape suppose « la
compréhension des efforts de solution et comment ceux-
ci n’ont abouti qu’à embouteiller de plus en plus profon-
dément les choses ».
La valeur thérapeutique de cette étape réside dans le fait
de « démêler les cercles vicieux des différentes tendances
névrotiques, c’est-à-dire de comprendre comment elles se
renforcent l’une l’autre et entrent en conflit ».

306
l ’ auto-analyse

Mais comment procède-t-on à son auto-analyse ?

Dans l’auto-analyse, on retrouve bien des points com-


muns avec l’analyse auprès d’un professionnel.

L’association libre
Elle consiste bien entendu à exprimer tout ce qui passe
par la tête, sans souci de morale ou de cohérence. Le but
étant de comprendre comment fonctionne l’esprit.
L’association libre dans l’auto-analyse est en apparence un
exercice plus simple puisqu’on se trouve face à soi-même,
sans témoin. En effet, on n’a pas besoin de composer. On
n’éprouve pas de honte. On ne risque pas d’être mal com-
pris. Mais, en réalité « les obstacles à la libre expression
sont toujours à l’intérieur de nous-mêmes ».
Quoi qu’il en soit, il faut essayer d’exprimer ce que l’on
sent réellement et de donner libre cours à ses sentiments.

Le rêve
Bien que l’interprétation de ses propres rêves soit jalon-
née de difficultés (risques de dérivation en devinettes,
fausses routes, mauvais tri de ce qui est essentiel, interpré-
tations erronées…), les songes restent néanmoins une
source d’informations non négligeable.
L’erreur consisterait à se concentrer exclusivement sur leur
analyse et à laisser de côté d’autres observations. N’oublions
pas que les rêves sont issus de nos désirs. Mais ceux-ci
s’expriment d’une façon cachée, déguisée, dissimulant le
sens profond du songe, c’est-à-dire son contenu latent.

307
karen horney

Ainsi, un rêve ne doit pas être pris au premier degré. Ce


n’est pas une “photographie” de la réalité. Il faut donc se
méfier de ses apparences, c’est-à-dire du scénario qui s’est
déroulé sur le grand écran de la nuit, ou encore du
contenu manifeste du rêve.

Pas de “guerre-éclair”
II ne faut pas s’attaquer brutalement au problème,
c’est-à-dire aux forces inconscientes qui empêchent le
sujet de s’épanouir. Une lutte trop vive ou trop rapide
s’avère inefficace : « Une guerre-éclair n’est jamais une
bonne méthode en matière psychologique. »

Un maître mot : la régularité


Comme dans tout travail, la régularité compte pour
beaucoup dans l’auto-analyse. Elle sert à « sauvegarder la
continuité et à combattre les résistances ».
Mais cette régularité est plus difficile à appliquer tout seul.
En effet, « il est beaucoup plus facile pour quiconque
d’observer un rendez-vous avec l’analyste qu’avec lui-même».
L’auto-analyse, en revanche, n’oblige pas à des horaires
rigides. Elle répond à la spontanéité : « élément le plus pré-
cieux et le plus indispensable » car le patient procède à son
analyse quand il en éprouve le besoin, quand son esprit est
disponible.

La prise de notes
Le patient écrit ses associations libres, ses pensées. Les
notes permettent de retenir les choses, de les revoir après
coup, de remarquer les évolutions de la pensée.

308
l ’ auto-analyse

Dans quel état d’esprit doit-on faire son auto-analyse ?


Tout d’abord, on est passif. On inscrit tout ce qui passe par
la tête dans le cadre des associations libres par exemple.
Puis, on passe à la phase active, en raisonnant sur le sens de
ces associations ou encore sur celui des rêves. Toutefois, il
faut prendre garde de ne pas faire du raisonnement un
usage exclusif, car il serait stérile que l’analyse dégénère « en
un simple exercice intellectuel ».
L’autre extrême consisterait à ne se préoccuper que de
l’univers des émotions. Cette méthode suivie avec excès
« ne représente pas l’idéal non plus, parce qu’elle laisse
échapper nombre de voies d’accès significatives qui ne
sont pas encore tout à fait claires ».
Enfin n’oublions pas que « ce qui compte, ce ne sont
pas les règles, c’est l’esprit ».

Les difficultés de l’auto-analyse


La première difficulté importante à laquelle se heurte
l’auto-analyse se situe dans les facteurs émotionnels car « ils
nous aveuglent devant les forces inconscientes ». C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle « quand un analyste s’ana-
lyse lui-même, il n’a pas, sur le profane, la grande avance
qu’on pourrait penser».
La deuxième difficulté est représentée par les résistances.
Il s’agit des forces inconscientes qui s’opposent à la libération
de l’individu et bloquent en quelque sorte les progrès. En
effet, le sujet veut se débarrasser de sa névrose, mais, en
même temps : « Certains aspects de celle-ci ont pris une
immense valeur subjective pour lui et, à ses yeux, sont
garants de sécurité et de récompenses futures. »

309
karen horney

Comment doit-on traiter les résistances ?


Si les résistances se manifestent sous forme de trous de
mémoire, il faut poursuivre coûte que coûte le travail ana-
lytique car « souvent les trous de mémoire disparaîtront si
on persévère dans le travail ».
S’il s’agit d’un découragement, il faut simplement le consi-
dérer comme une réaction à l’analyse. Quand il y a blocage:
« Le sujet doit abandonner la recherche analytique dans
laquelle il est engagé pour s’attaquer à la résistance comme le
problème le plus urgent.» Enfin, quand il y a résistance, il faut
«essayer de faire des associations d’idées à partir de celle-ci».
L’existence des résistances au cours de l’analyse n’a rien
de honteux pour le sujet, qui doit les reconnaître comme
faisant partie de lui-même ; et s’il les traite « de la manière
que nous avons indiquée, il y a de bonnes chances pour
que le sujet les comprenne et les surmonte, pourvu qu’elles
ne soient pas plus fortes que sa volonté constructive ».
La troisième difficulté à surmonter pour celui qui s’ana-
lyse en solitaire est représentée par quelques limites. Parmi
elles, on trouve le sentiment de résignation qui rend le sujet
passif. À ce sentiment de résignation, on peut ajouter l’affir-
mation trop forte d’une tendance névrotique ou affirmation
“réussie”. Dans le cortège des limites à l’auto-analyse, on ne
doit pas manquer d’évoquer la « prévalence des tendances
destructives » qui s’expriment tantôt sous forme d’hostilité
ou de mépris, tantôt sous forme de négativisme. Il faut éga-
lement évoquer le “centre psychique” auquel fait appel le tra-
vail analytique et qui se trouve au cœur de la dynamique
entre « ce que je sens vraiment, ce que je veux vraiment, ce
que je crois vraiment, ce que je décide vraiment».

310
l ’ auto-analyse

Enfin, l’une des limites à l’auto-analyse se situe dans un


développement trop important des défenses secondaires.
Cela signifie que « Si l’ensemble de la névrose est sauve-
gardé par la conviction rigide que tout est bien, juste et
inamovible, on ne peut guère compter sur une impulsion
tendant à changer quoi que ce soit. »
Malgré cela, les tentatives d’auto-analyse sont, selon
Karen Horney, en général constructives pour l’individu
qui trouve, grâce à ce travail, la possibilité de se réaliser, de
développer ses dons, de cultiver le jardin parfois trop
secret de ses potentialités voilées par la névrose. L’auto-
analyse aide l’individu à réaliser l’être qui existe en puis-
sance au fond de lui.

l ’ originalité de karen horney

Karen Homey, d’abord disciple de Freud, va se mettre


en marge du courant du maître de la psychanalyse. Elle
tente d’expliquer les névroses, non pas par des troubles
libidinaux, ayant trait à la sexualité, mais par le biais de
conflits entre l’individu et son milieu social.
Pour Karen Horney, c’est le besoin de sécurité qui est à
l’origine des maladies du psychisme. Elle tire cette
conclusion des faits suivants : l’enfant souffre, d’une
façon naturelle, d’une sorte d’angoisse existentielle face au
monde à la fois hostile et tout-puissant. Il a peur.
Plus ses conditions de vie sont difficiles, plus son
angoisse augmente, plus son besoin de sécurité s’accentue,
et plus les risques de maladies du psychisme se multiplient.

311
karen horney

Souvent, l’enfant cherche des solutions pour récupérer


la sécurité qui lui manque de façon si aiguë. Il les trouve
alors dans la névrose.
Karen Horney divise en trois principes fondamentaux
la quête de sécurité du petit. Elle distingue le « mouve-
ment vers » ou « moving toward » qui se traduit par une
recherche d’affection issue du sentiment d’impuissance.
Chez le névrosé, cette attitude prend l’aspect d’une
demande incessante de preuves d’amour qui dissimule,
entre autres, une peur d’abandon.
Le « mouvement contre » ou « moving against » se mani-
feste par un comportement agressif, voire combatif. Le
sujet névrosé cache sa faiblesse sous une attitude tyran-
nique à l’égard de l’entourage.
Enfin, le « mouvement hors de » ou « moving away from »
correspond à une attitude de fuite ou de repliement que
l’on rencontre normalement dans la méditation ou la créa-
tion. Mais, chez le névrosé, elle témoigne d’un renferme-
ment, d’un isolement dans une totale indifférence à l’égard
de ce qui se passe autour de soi.
À la lumière de ces remarques, il ressort que la névrose est
liée à des facteurs sociaux et culturels. Cela signifie que les
comportements inadaptés varient d’une société à l’autre :
une réponse, une attitude face à une situation peut paraître
normale dans une société et anormale dans une autre.
Ainsi, Karen Horney pense qu’il faut chercher la source
des névroses dans le besoin de sécurité, certes, mais aussi
dans les facteurs sociaux et environnementaux.
Avec L’Auto-analyse, c’est un autre aspect de l’œuvre de
Karen Horney que l’on aborde ici. Là encore, elle s’oppose

312
l ’ auto-analyse

à la doctrine freudienne. Contrairement au maître viennois,


elle accorde une grande confiance en l’homme car il peut se
libérer de ses troubles sans l’intervention du psychanalyste.
La notion de transfert disparaît alors puisque le malade
n’a plus personne sur qui transposer des sentiments, des
attitudes qu’il aurait vécus dans son enfance et qui auraient
entraîné ses troubles psychiques.
D’ailleurs, dans L’Auto-analyse, Karen Horney n’aborde
pas cette question, qui reste en suspens dans l’esprit du
lecteur, et c’est peut-être là un point faible de l’ouvrage.
Toutefois, L’Auto-analyse demeure un livre en marge
des autres. L’auteur combat pour la liberté du malade.
Cela devient possible grâce à la nature particulière du moi
qui tente toujours de se sortir de l’ornière de la maladie.
L’écriture simple, qui ne s’enferme pas dans un jargon her-
métique, rend l’ouvrage vivant et facile d’accès. Karen
Horney nous présente sa théorie sans prétention et avec
l’élan d’un optimisme rassurant.
divers

1 – Le Livre du Ça, G. Groddeck.


2 – La Révolution sexuelle, W. Reich.
Georg Groddeck,
le livre du ça.
Gallimard, 1923.

Dans Le Livre du Ça, Groddeck développe sa théorie


du ça sous forme de lettres à une amie. Cette force, capable
d’exercer son action sur tous les phénomènes, tient le gou-
vernail de l’existence.
Le ça englobe la totalité de l’être humain et se situe aussi
bien dans son physique que dans son psychisme. Il s’exprime
dans tous les actes instinctifs y compris la vie sexuelle (dont la
clé de voûte est l’onanisme, qui fait partie intégrante de
l’homme), dans les maladies, dans les rêves, dans la religion…
Groddeck ne dissocie pas l’âme du corps puisque l’un
comme l’autre représentent des apparences diverses du ça.
C’est pourquoi il se produit des interactions permanentes
de l’un sur l’autre. Ainsi un problème psychique se conver-
tit en symptôme, en maladie-symbole, expression du ça.
On ne guérit que si l’on parvient à saisir la démarche du
ça, son message. En effet, tout ce qui se passe dans l’homme
« est l’œuvre du ça » : telle est la règle d’or de la psychosoma-
tique groddeckienne.

317
georg groddeck

Le livre du Ça et groddeck

Georg Groddeck (1866-1934), médecin allemand d’ori-


gine polonaise, naît à Bad Käsen. Il est le dernier d’une
famille de cinq enfants. Il suit l’enseignement du docteur
Schweninger, qui tire sa renommée de ses soins dispensés
au chancelier Bismarck (1815-1889).
Groddeck voue à son maître autant d’admiration que
d’amitié. Aussi n’hésite-t-il pas à adopter sa méthode de
traitement, bien personnelle, fondée sur l’autorité absolue
du médecin sur son malade, afin de mobiliser chez ce der-
nier tous les mécanismes pouvant le conduire à la guérison.
Groddeck consolide sa pratique par des régimes appropriés
comme l’hydrothérapie et les massages, et il obtient d’incon-
testables succès, en particulier sur les malades en proie à des
affections chroniques résistant au traitement traditionnel.
Alors, tout pétri de ce savoir qui vaut à sa clinique de
Baden-Baden une réelle célébrité, Groddeck se trouve
dans un état d’esprit propre à refuser la psychanalyse et, en
1913, dans son œuvre Nasamecu (Natura sanat, medicus
curat), qui est une reprise de douze exposés de l’auteur, il
met le lecteur en garde contre cette discipline.
Mais, à partir de 1917, commence une longue correspon-
dance entre Freud et Groddeck qui, dès lors, se prend d’une
admiration profonde pour le maître viennois. Cet échange
de lettres équivaut à une expérience analytique où, d’emblée,
Groddeck se pose comme l’analysé. La rencontre entre les
deux hommes s’effectue en 1920, lors du sixième Congrès
international de psychanalyse à La Haye. Groddeck y fait

318
le livre du ça

une prestation intéressante: Sur la psychanalyse de l’organique


en l’être humain, qui trouve des échos favorables chez des
analystes comme Otto Rank (1884-1939), Ernst Simmel
(mort en 1947), Lou Andréas-Salomé (1861-1937) et Sandor
Ferenczi (1873-1933), même si le reste de l’auditoire se
montre plus réservé.
C’est en 1923 que Groddeck publie Le Livre du Ça, dans
lequel il se propose de populariser la théorie freudienne.
Mais, en réalité, l’œuvre s’écarte de son objectif. Elle est
en fait l’occasion pour Groddeck d’exposer sa théorie sur
la psychosomatique : il montre comment les maladies
organiques sont déterminées par des facteurs psychiques.
Il part, toutefois, de certains concepts de Freud. Car
Groddeck, loin de se calquer sur le maître, se réclame d’idées
qui lui sont propres. Cela témoigne de l’éloignement des
deux hommes. Le Livre du Ça, Lettres psychanalytiques à
une amie (Das Buch vom Es. Psychoanalytische Brief an eine
Freundin) connaît une deuxième édition à Vienne en 1926.
En 1928, l’ouvrage paraît aux États-Unis sous le titre The
Book of the it, où il est réédité en 1949 sous l’impulsion du
romancier anglais Lawrence Durrell (1912).
Il franchit les frontières britanniques en 1950 sous le
même titre et la France ne l’accueille qu’en 1963, grâce à la
traduction de Lily Jumel pour les éditions Gallimard sous
le titre Au fond de l’homme cela.
En 1973, Gallimard procède à la deuxième édition
française, alors intitulée Le Livre du Ça, qui s’enrichit de
l’introduction de Roger Lewinter et de la préface de
Lawrence Durrell. La troisième édition, de 1977, fait
entrer le texte de Groddeck dans la collection « Tel ».

319
georg groddeck

les particularités du Livre du Ça

Le Livre du Ça se présente sous la forme de lettres ; il en


compte trente-trois, écrites à une amie par le personnage
Patrick Trolb. En réalité, le destinataire n’est autre que
Freud à qui Groddeck adresse son texte afin de le lui sou-
mettre. Ainsi, les réticences, les réserves émises par l’amie
imaginaire représentent les remarques du maître viennois
que Groddeck intègre dans ses réponses.
Compte tenu de la composition de l’ouvrage, il n’est
pas question ici d’en réaliser un résumé tel qu’on le
conçoit à l’accoutumée, mais bien plutôt de s’attarder sur
les grandes idées, sur les concepts qui régissent le texte, à
savoir « Le ça ; l’homme, la femme et l’enfant ; la maladie
comme symbole ou la psychosomatique ».

Le ça

La théorie de Groddeck dépend étroitement du Dieu-


Nature, notion tirée chez son écrivain préféré, Goethe
(1749-1832), et qui correspond au principe organisateur de
la vie. Ce Dieu-Nature donne à l’univers sa cohésion,
réunit la partie au tout et réciproquement, décide de la vie
ou de la mort… Ce Dieu-Nature se meut, dans la pers-
pective de Groddeck, en ça, terme emprunté au philo-
sophe allemand Nietzsche (1844-1900).

320
le livre du ça

Le ça peut se définir comme une force capable d’exercer


son action sur tous les phénomènes de la vie, humains
comme naturels. Impalpable, vague, impersonnel, il gou-
verne l’existence entière, trace le chemin que doit suivre l’indi-
vidu, s’exprime pour lui, avec lui, malgré lui. Car le ça pèse
sur l’homme du poids de sa puissance, de son omniprésence.
Il se révèle dans toutes les manifestations de la vie: dans les
goûts, les rejets, la mode… Il réside également dans
l’authenticité des sentiments, car le ça ne ment pas, il ne joue
pas la comédie humaine, il ne sacrifie pas à la vanité ni aux
convenances sociales : « L’être humain ne pleure pas ses
morts, ce n’est pas vrai. Quand il a vraiment du chagrin, il
ne le montre pas.» Puis l’auteur ajoute, au risque de choquer:
Mais alors on ne sait pas très bien si sa douleur
s’adresse au mort ou si le Ça est attristé pour une raison
toute différente et ne se sert de cette mort que comme
prétexte, pour rationaliser ce deuil, le motiver aux yeux
de Dame Morale. En pleurant un mort, on a l’impres-
sion d’être meilleur.
Le ça se manifeste dans le choix entre une vie rayon-
nante de santé ou une vie frappée par la maladie, aspirant
tantôt à l’une, tantôt à l’autre selon les moments de l’exis-
tence ou lorsqu’il l’estime utile.
Le ça englobe la totalité de l’être humain. Il se situe dans
ses cellules, dans ses organes, dans ses muscles, ses ongles, ses
cheveux, mais aussi dans sa pensée et même avant sa pensée
puisqu’il l’a créée. À la fois corps et âme, il régit le physiolo-
gique comme le psychologique par un jeu d’écho ou de
miroir réfléchissant:

321
georg groddeck

Je pense que l’homme est vécu par quelque chose


d’inconnu. Il existe en lui un Ça, une sorte de phénomène
qui préside à tout ce qu’il fait et à tout ce qui lui arrive…
l’être humain est vécu par le Ça.

Et l’homme, la personnalité, son moi, que deviennent-ils?


Le moi ne dirige la vie qu’en apparence. Il est le paraître
et le ça l’être. En fait, le moi reste un mode d’expression du
ça car il demeure passif devant lui et ne lui offre que peu de
résistance. L’être humain vit donc dans l’illusion d’une
autonomie ; c’est pourquoi, parfois, il se surprend à faire le
contraire de ce qu’il voudrait. Mais le moi, chez Groddeck,
est également le représentant du système de valeurs, des exi-
gences sociales, et rappelle, de ce fait, le surmoi de Freud.
Alors, qu’en est-il du conscient ? Loin de s’opposer au
ça, il en fait partie. En effet, le ça exerce sa toute-puissance
sur les manifestations conscientes comme inconscientes,
sur le psychologique comme sur le biologique, dans une
combinatoire où l’esprit et le corps, loin de s’opposer, se
complètent, se calquent l’un sur l’autre, se font écho : « Le
Ça vit l’homme ; c’est la force qui le fait agir, penser, gran-
dir, être bien portant et malade, en un mot, qui le vit. »

L’homme, la femme et l’enfant

Pour Groddeck, l’enfance figure une sorte de paradis, de


sensations notamment. Le petit découvre la plénitude du
giron maternel puis la joie de vivre, de marcher. Il reste en
rapport étroit avec son environnement humain comme

322
le livre du ça

naturel et traite les objets qui l’entourent de façon sponta-


née. Il se livre en toute liberté à une infinité de jeux qui sont
perçus par le monde adulte, passé au moule social, comme
des perversions : ainsi, il s’amuse avec ses « excréments », sa
« petite queue », goûte les plaisirs de l’auto-érotisme et
impose son pouvoir en « faisant » ou en ne « faisant pas ». Et
c’est la mère elle-même qui éduque son enfant aux plaisirs
sensuels en le lavant : « Elle ne sait pas qu’elle procure à
l’enfant des plaisirs sexuels, qu’elle enseigne à l’enfant l’auto-
satisfaction, mais le Ça le sent et le sait. »
Dès lors, toute la vie de l’individu est réglée par l’ona-
nisme (masturbation), terme qui tire son nom du person-
nage biblique Onan. À la mort de son frère, il a dû,
comme la loi juive lui en fait obligation, épouser sa belle-
sœur. Mais il refusa de lui donner un fils, préférant, en
signe de rébellion contre cette loi, laisser couler sa semence
sur le sol. Sa mort prématurée est considérée comme une
punition infligée par Dieu pour avoir désobéi à la loi.
La nécessité inéluctable par laquelle la vie com-
mande à l’auto-satisfaction en situant la saleté et la
puanteur des fèces et de l’urine au même endroit que les
jouissances sexuelles prouve que la divinité a doté l’être
humain de cet acte réprouvé, de ce soi-disant vice pour
certaines raisons et qu’il fait partie de son destin.
Les jeux, certains actes, le rythme qui scande et domine
la vie consciente comme inconsciente sont ainsi des
expressions de l’onanisme, sexualité par excellence. Quant
aux relations sexuelles, Groddeck les perçoit comme un
onanisme pratiqué à deux.

323
georg groddeck

Ainsi, l’auteur donne la primauté aux deux premiers


stades freudiens du développement sexuel car ils sont ceux
de l’autosatisfaction.
Si Groddeck évoque le complexe de castration et le
complexe d’Œdipe, il insiste moins que Freud sur l’hosti-
lité à l’égard du père et souligne surtout l’amour pour la
mère. D’ailleurs, l’enfance est le temps de la passion,
comme le traduisent la rougeole ou la scarlatine : « Je
brûle, je brûle, raconte la fièvre, et j’ai tellement honte !
Vois, je suis devenu rouge par tout le corps. »
Ainsi, l’enfance est avant tout l’intégrité de soi, l’har-
monie avec la nature et l’acceptation de la nature humaine
dans ce qu’elle a de plus monstrueux au regard de la
grande personne.
Devenir adulte, c’est entrer par effraction dans le
monde de la désillusion. Les yeux se dessillent. La mère si
aimante devient hostile. Son amour provenait du plaisir
sexuel de la conception, de celui de l’accouchement, puis
de celui des échanges corporels dans son initiation invo-
lontaire à la volupté. Sa haine vient des désagréments de la
grossesse, de son enlaidissement. Elle se traduit par des
nausées. Elle provient également des sacrifices, car l’enfant
« oblige à renoncer à mille choses qui donnent de la valeur
à la vie ». Enfin, elle provoque l’accouchement.
Devenir adulte, c’est aussi apprendre les exigences sociales
qui passent par les contraintes sexuelles. Naturellement
bisexuel, «l’être humain se compose à la fois de l’homme et
de la femme, c’est une vérité scientifiquement reconnue…»
L’individu choisit son partenaire de sexe opposé par
une sorte d’assujettissement, de soumission à la sugges-

324
le livre du ça

tion sociale. Mais cela n’empêche pas les hommes les plus
virils de parler “d’accouchement difficile” à propos d’une
tâche ardue ou de souffrir de coliques hépatiques pour
éprouver les douleurs de l’enfantement.
Enfin, devenir adulte équivaut à réduire la gamme des
sensations, le plus sacrifié étant l’odorat. On oublie l’odeur
du sang de l’accouchement. C’est pourtant la première sen-
teur de la vie. C’est de là qu’inconsciemment, chez l’homme,
les hémorragies menstruelles représentent un «appât». Le ça
tisse les fils de l’amour et l’hémorragie, preuve de fidélité ou
tentative naturelle de séduction, est remisée au fond de
l’inconscient-ça car les coutumes humaines « interdisent les
rapports sexuels pendant l’hémorragie».
Tous les interdits auxquels on se plie au cours de l’exis-
tence sont refoulés : « Je me suis déshabitué de bonne
heure d’exprimer mes opinions ; je les ai refoulées. »
Car : « Le refoulement est la principale occupation de la
vie. » Ainsi, l’adulte est l’œuvre de la morale, un travestis-
sement social, le négatif de l’enfant.

La maladie comme symbole et la psychosomatique

Dans Le Livre du Ça, Groddeck ne se pose pas en


psychologue. Médecin avant tout, avec ses prescriptions de
massages, de diète, de bains chauds, son aide psycholo-
gique repose essentiellement sur son autorité à l’égard du
malade. Mais lorsqu’il découvre la psychanalyse, il essaie de
tendre un pont entre le mental et le physique, pour obtenir
de meilleurs résultats sur les maladies organiques.

325
georg groddeck

La maladie, sous l’éclairage groddeckien, devient le sym-


bole d’un processus intérieur. Elle représente du dehors ce
que le ça veut dire en dedans. Il s’agit d’une sorte de mise en
scène du ça, qui annonce de cette manière ce qu’il n’ose pas
dire ouvertement : « Toute maladie, qu’on la qualifie de ner-
veuse ou d’organique, et la mort […] transmettent un mes-
sage du Ça. »
Car ce ça, cette force capable d’accomplissements aussi
stupéfiants que la création d’un être humain, est certaine-
ment en mesure de « faire surgir des maux de tête, une
diarrhée ou une gorge rouge ; mieux, je ne considère pas
comme fou de penser qu’elle peut aussi bien fabriquer une
pleurésie, une attaque de goutte ou un cancer ».
La maladie est bien une expression du ça ; ceci explique
que parfois le malade se complaît dans son état : « Un
malade veut être malade et il se débat contre la guérison
comme une petite fille gâtée. »
En effet, la maladie est un recours affectif, un retour à
l’âge tendre, quand une personne attentionnée s’occupait
de nous : « Toute maladie est un renouvellement du stade
de nourrisson, trouve son origine dans la nostalgie de la
mère ; tout malade est un enfant ; toute personne qui se
consacre aux soins des malades devient une mère. »
De plus, il y a une jouissance à la maladie ou plus
exactement à la douleur. Lorsqu’il tombe malade, l’indi-
vidu « le fait toujours dans l’intention d’en éprouver une
jouissance… »
II est dans la nature humaine « de prendre du plaisir à la
souffrance… de se sentir coupable et de vouloir écarter ce
sentiment de culpabilité par l’auto-punition ».

326
le livre du ça

Cette souffrance-plaisir, paradoxe du sadisme et du maso-


chisme, se comprend si l’on conçoit, comme Groddeck, la
maladie tel un compromis, une forme de l’auto-satisfaction.
Et le malade se guérit lui-même, lorsque son ça y est
disposé. Quant au médecin, son rôle consiste à deviner la
ruse du ça pour entretenir la maladie, et à la déjouer.
Groddeck, en tant que praticien, refuse la dichotomie
corps-esprit. Le psychisme et l’organisme représentent :
« une seule et même chose ».
Pour lui, le corps et l’âme représentent des apparences
diverses du ça. Dès lors, il conçoit l’existence d’interac-
tions de l’un sur l’autre et réciproquement.
Les maladies viennent de l’intérieur. Elles résultent du
refoulement, du rejet de certaines pensées non reconnues
socialement qui entraînent « toutes sortes de misères
physiques ».
Car, lorsque l’on refoule, on soumet son ventre, sa poi-
trine, ses reins, son cœur, son cerveau à des surprises et à
des empoisonnements chimiques. En conséquence, le
traitement consiste à dénouer les refoulements malgré les
résistances et à parvenir au transfert, c’est-à-dire à “trans-
porter” les sentiments que l’on éprouvait pour quelqu’un
sur une autre personne.
La maladie est donc avant tout un symbole, puisqu’elle
convertit un problème intérieur en signes organiques. C’est
une manifestation de l’organisme vivant. Il ne s’agit donc
plus de la combattre mais de saisir la démarche du ça, de
comprendre ce qu’il a voulu dire. Groddeck s’est intéressé à
l’universalité des symboles dans sa pratique professionnelle
car la vie psychique est une constante symbolisation. Ce

327
georg groddeck

médecin du corps a cherché, par l’intermédiaire des orga-


nes malades, la trace de l’effet produit par la révélation des
symboles:
Outre l’inconscient de la pensée cérébrale, il existe
des inconscients analogues dans d’autres organes, cel-
lules, tissus, etc., et que, grâce à l’union intime de ces
inconscients de l’organisme, on obtient une influence
curative sur chacun d’eux en analysant l’inconscient
cérébral.
Puis Groddeck dévoile sa fascination à l’égard de la psy-
chanalyse en affirmant: «II n’existe pas de maladie de l’orga-
nisme, qu’elle soit physique ou psychique, qui résiste à
l’influence de l’analyse. »
Enfin, le symbole est présent non seulement dans les
symptômes mais encore dans tous les modes d’expression
humains conscients ou inconscients, tels les jeux avec la
bague ou l’alliance. Cet anneau, symbole féminin par
excellence, se glisse dans un doigt, image du membre viril.
Le jeu avec la bague « est une représentation visuelle de
l’acte sexuel ».
Ainsi, le ça est partout dans les rêves, dans les symptômes,
dans les gestes, dans les mythes, dans la religion, bref, dans
l’être humain. Et Groddeck nous démontre que tout ce
qui se passe dans l’homme « est l’œuvre du ça », une loi
qu’il a inscrite en lettres d’or au fronton de sa médecine
psychosomatique.

328
le livre du ça

groddeck, ce maître sans disciple

Malgré sa conception médicale fort originale, Groddeck


n’a pas fait école. Il reçut quelques échos favorables de la
part de Ferenczi (1873-1933), de Freud lui-même (1856-
1939) et de Balint (1896-1970). D’ailleurs, en marque de
confiance, Ferenczi deviendra le patient de Groddeck et il
lui empruntera quelques notions comme celle de la
bisexualité que l’on retrouve dans Thalassa.
Balint, dans sa psychologie médicale, où il développe à
l’intention des praticiens les rapports qui unissent le méde-
cin et le malade, s’inspire parfois à son tour de Groddeck.
Balint, entre autres, rangeait Le Livre du Ça parmi les
œuvres qu’il préférait.
Quant aux relations entre Freud et Groddeck, elles
s’effilochent à partir du Livre du Ça car, pour Groddeck,
l’inconscient est somatique. Toutefois, elles reposent sur
une estime réciproque, Groddeck ayant eu besoin un
moment de la théorie du maître viennois pour servir de
fondation à la sienne.
Si Freud appliquait la méthode psychanalytique exclu-
sivement aux maladies mentales, Groddeck en élargit le
champ d’action à toutes les affections. Car Groddeck,
malgré toute l’admiration qu’il portait au maître, a tou-
jours su s’en démarquer en gravant son originalité dans
une thématique personnelle, mais en reconnaissant la
grande utilité des idées freudiennes lorsqu’il s’agit de venir
en aide à l’être humain souffrant.

329
georg groddeck

Le ça de Freud ne ressemble en rien à celui de Groddeck.


Le maître viennois admet avoir emprunté le terme à
Groddeck, mais il le teinte d’autres nuances. Freud introduit
le ça dans sa deuxième topique, ou conception de l’appareil
psychique, élaborée dans les années 1920-1923. Le ça freudien
possède de multiples points communs avec le système
inconscient de la première version de l’appareil psychique.
Tout comme Groddeck, Freud pense qu’il existe en
nous des forces inconscientes aveugles exerçant leur action
sur l’individu. Le père de la psychanalyse voit le ça comme
le pôle des pulsions des poussées prêtes à se décharger. Le
ça freudien s’assimile à l’inconscient parce qu’il contient
des éléments refoulés. Mais il détient également des élé-
ments refoulants puisés dans le moi, cette instance mettant
en mouvement, de façon inconsciente, des mécanismes de
défense, des résistances.
Le ça freudien est dominé par les passions et fonctionne
en terme de plaisir. Il est le grand réservoir de la libido
(énergie, pulsion sexuelle) et, s’il se trouve lié au corps
comme le ça de Groddeck, c’est uniquement par l’inter-
médiaire des pulsions érotiques. Il est donc instinct de vie
mais aussi instinct de mort.
Le corps médical a affiché une telle méfiance à l’égard
de l’œuvre de Groddeck qu’elle a été censurée. Peut-être
reprochait-on à l’auteur du Livre du Ça ses liens avec
Freud contre lequel la psychiatrie balbutiante, mais déjà
bien campée sur ses certitudes, avait lancé des regards
obliques quelques années auparavant.
Peut-être lui reprochait-on le tableau humain qu’il a su
brosser d’une main de maître dans les couleurs de la

330
le livre du ça

réalité la plus crue, voire la plus monstrueuse. Sous la


plume de Groddeck, l’humain devient presque inhumain,
mais tellement lui-même.
Peut-être lui reprochait-on également d’imposer une
trop grande modestie au médecin et d’interpréter la
maladie comme une source de plaisir liée plus ou moins
à l’onanisme.
Quoi qu’il en soit, ses ouvrages virent le jour sous l’im-
pulsion d’anciens patients ou grâce à l’admiration de
quelques-uns. Le Livre du Ça figure parmi les plus lus de
Groddeck. Aujourd’hui, on reconnaît enfin, quoique
encore un peu timidement, son œuvre qui, sous des
dehors de fantaisie et d’humour avec, pour toile de fond,
une poésie faisant écho à celle de Rabelais, vibre d’un
souffle véritablement humain.
Wilhem. Reich,
la révolution sexuelle.
Christian Bourgois, 1945.

Dans La Révolution sexuelle, Reich accuse la morale tra-


ditionnelle fondée sur le mariage, la famille tels qu’on les
conçoit dans les pays capitalistes, de pervertir le sens de la
sexualité de l’individu. Il en résulte des comportements
antisociaux et des troubles psychiques.
Pour parvenir à une réorganisation de la vie sexuelle,
avec pour clé de voûte la liberté et l’hédonisme, il faut non
seulement bouleverser les édifices sociaux réactionnaires,
mais encore changer la mentalité des individus.
Si les hommes ne sont pas prêts à suivre, s’ils restent
accrochés au parapet des valeurs bourgeoises sur le plan de
la sexualité, c’est l’échec de la Révolution sexuelle. La
Révolution culturelle et la Révolution sexuelle sont indis-
sociables.

333
wilhem reich

qui était wilhelm reich ?

Wilhelm Reich est né à Dobrzeynica, ville de Galicie autri-


chienne, en 1897. D’une famille juive aisée de propriétaires
terriens, il devient médecin après la guerre de 1914-1918. Il
fait partie de la Société de psychanalyse de Vienne, où il ne
tarde pas à attirer l’attention en s’engageant dans le parti
communiste autrichien. Toutefois, il exerce ses talents de
1922 à 1930 à la polyclinique de Vienne fondée par Freud.
Ses idées marxistes le rendent populaire auprès de la
jeunesse ouvrière allemande quand il se rend à Berlin en
1930. Soucieux de conjuguer ses tendances politiques à
l’intérêt qu’il porte à la sexualité dans la vie de l’homme, il
fonde, entre autres, la Société socialiste d’information et
de recherche sexuelle, et l’Association allemande pour une
politique sexuelle prolétarienne, nommée Sexpol.
En 1933, le nazisme triomphe et les œuvres de Reich
sont détruites. Obligé de se réfugier au Danemark, il est
exclu du parti communiste comme de l’Association psy-
chanalytique internationale. L’Angleterre, la Suède et
ensuite la Norvège le rejettent successivement et Reich
s’installe aux États-Unis. C’est là qu’il commence à s’inté-
resser à l’orgone ou énergie vitale cosmique qui, en sta-
gnant dans l’organisme, déclencherait des maladies.
Mais Reich ne tarde pas à être accusé d’escroquerie lors-
qu’il commence la commercialisation de ses accumula-
teurs d’orgone. Il est incarcéré et meurt au pénitencier de
Lewisburg, en Pennsylvanie, en 1957.

334
la révolution sexuelle

La Révolution sexuelle, ouvrage comprenant 14 chapitres,


publiée en 1945 par l’Orgone Institute Press sous le titre
The Sexual Révolution. Toward a self governing character
structure, est le résultat de précédentes publications comme
Geschlechtsreife, Enthaltsamkeit, Ehemoral (Maturité sexuelle,
continence, morales conjugales) à Vienne en 1930, texte tra-
duit en 1934 aux Éditions Sociales Internationales sous le
titre La Crise sexuelle ; ou comme Die Sexualität im
Kulturkampf. Zur Zozialistichen Umstrukturierung des
Menschen (La sexualité dans le combat culturel) au Sexpol
Verlag, à Copenhague, en 1936.
Traduite en différentes langues, La Révolution sexuelle,
quant à elle, paraît à Londres en 1952, à New York en 1962,
à Milan en 1963 notamment. On trouve actuellement le
texte (traduction de l’édition américaine de 1945, de
Constantin Sinelnikoff ) aux éditions Christian Bourgois
(1982) dans la collection " Choix-Essais ".

La révolution sexuelle en question

Dans La Révolution sexuelle, Reich dénonce une certaine


famille et une certaine morale conjugale comme responsa-
bles de la misère sexuelle des jeunes. L’adhésion politique
de Reich aux idées marxistes le conduit à accuser toute
tendance autoritaire ou conservatrice d’engendrer des
troubles psychiques. Enfin, il envisage le bonheur sexuel
sous l’angle thérapeutique et collectiviste. C’est autour de
ces trois axes que va s’articuler notre approche de ce livre.

335
wilhem reich

Morale conjugale et misère sexuelle

La puberté et ses exigences


La sexualité de l’individu s’exprime dès la petite enfance.
Reich évoque quelques impulsions sexuelles infantiles
comme « l’observation et l’exposition des régions génitale »
ou la tendance naturelle à l’onanisme, c’est-à-dire à la mas-
turbation. Partisan d’une éducation sexuelle libre, Reich
précise qu’une répression à l’égard de ces expressions natu-
relles de la sexualité engendrerait plus de mal que de bien.
En ce qui concerne l’adolescent, auquel l’auteur accorde
dans cet ouvrage une plus large part, Reich remarque
d’emblée l’existence d’un conflit entre la maturité sexuelle
du jeune entraînant un besoin physiologique de rapports
sexuels et l’impossibilité de les satisfaire, même d’une
manière des plus légales à savoir par le mariage. La puberté
entraîne avec elle des exigences sexuelles qui se traduisent
souvent par la masturbation : « l’expression la plus précise
de la misère sexuelle de l’adolescent ».
Cette masturbation, qui concerne la presque totalité des
adolescents, provient, selon Reich, d’une excitation sexuelle
accrue par l’augmentation d’activité de l’appareil génital.
L’auteur, en cela, s’oppose à certaines données psychanaly-
tiques qui interprètent l’onanisme comme des fantasmes
d’inceste, c’est-à-dire de représentations d’actes sexuels avec
le parent le plus proche (père, mère, frère, sœur…).
Mais comment la famille, et par conséquent la société,
vont-elles faire face à ces réalités ?

336
la révolution sexuelle

La société “réactionnaire” condamne la sexualité de


l’adolescent avant le mariage et le contraint à la chasteté
absolue. Elle jette l’anathème aussi bien sur la masturba-
tion que sur les rapports sexuels. Elle favorise ainsi, chez
tout adolescent qui s’adonne aux plaisirs solitaires, un sen-
timent de culpabilité profond, alors que : « on peut sans
cesse constater que les relations sexuelles satisfaisantes
soulagent les sentiments de culpabilité ».
La science se fait complice de la morale “réactionnaire” en
formulant des thèses destinées à servir cette idéologie : « La
moralité se trouve ainsi scientifiquement rationalisée. » Elle
affirme, par exemple, que «la continence des adolescents est
indispensable à l’activité sociale et culturelle».
On retrouve là une dure critique de la sublimation
envisagée par Freud et qui se caractérise par un détourne-
ment de l’énergie sexuelle vers un but supérieur.
En réalité, la morale réactionnaire ne parvient pas à
imposer ses règles, en dépit de toute la rigueur dont elle
fait preuve, car la continence sexuelle, chez l’adolescent, est
extrêmement rare. En effet, il s’adonne à toutes sortes de
pratiques sexuelles qui n’ont de la chasteté que l’apparence.
La jeunesse ouvrière ponctue ses conversations de propos
ou de jurons permettant d’exprimer les choses sexuelles.
Certains adolescents ont des relations à partir de 13 ans,
phénomène que l’on retrouve dans le monde paysan.
Nombre de jeunes pratiquent les activités sexuelles prélimi-
naires et s’arrêtent à l’acte sexuel proprement dit. C’est le
cas des jeunes des milieux bourgeois. Tous souffrent cruelle-
ment de l’absence de locaux, de lieux où ils pourraient se
retrouver pour une vie sexuelle tranquille et harmonieuse.

337
wilhem reich

Enfin, si l’on y regarde de plus près, cette morale réac-


tionnaire imposée par la famille, la société, l’école, l’Église
entraîne des inhibitions mais aboutit à des contradictions
qui se traduisent par le déclin de la moralité conservatrice,
tout en ne parvenant pas à se libérer de « l’idéologie du
mariage monogamique coercitif et de l’exigence de chasteté
pour la jeune fille ».

La morale conjugale
Pour Reich, le mariage ainsi dépeint, et avec lui la
morale conjugale, représente une institution conservatrice
qui repose sur des intérêts économiques.
Le lien qui unit le mariage et la moralité conjugale est :
« la valeur accordée à la chasteté prénuptiale et à la fidélité
de l’épouse. »
En conséquence, les individus éprouvent une certaine
peur devant la sexualité, ce qui donne encore plus de force
à l’intuition et à la famille autoritaire. Mais le résultat est
en réalité désastreux car : « Le mariage monogamique
donne naissance à l’adultère, la chasteté donne naissance à
la prostitution… ». Les deux se redoublent en « phénomè-
nes sociaux grotesques : la perversion sexuelle d’une part
et la sexualité mercenaire… »
Cette dernière ruine toute nécessité de tendresse et
conduit le jeune homme à dissocier amour et plaisir, réser-
vant l’un pour sa femme et l’autre pour les relations extra-
conjugales avec leur cortège de dangers, y compris celui de
contracter des maladies vénériennes.
Par ailleurs, la morale conjugale étouffe toute tentative
de réforme sexuelle, car la liberté sexuelle est incompatible

338
la révolution sexuelle

avec le mariage monogamique : « La misère sexuelle fait


partie intégrante de la structure sociale actuelle. »
En réalité, le mariage « n’est qu’un permis de pratiquer
les rapports sexuels ».
Ici, Reich distingue le mariage légal, celui qui est conçu
par le juriste, du mariage sur parole, sans registre d’état
civil, celui conçu par le psychiatre.
Qu’il s’agisse d’une union officielle ou officieuse, toute
liaison sexuelle qui s’étend dans le temps est menacée d’un
amoindrissement du désir pour le partenaire. Cela est
aussi vrai chez l’homme que chez la femme. L’individu,
malgré une moralité que certains considèrent comme
innée, et qui est coercitive, se tournera, non sans diffi-
culté, vers d’autres personnes. Il s’ensuit des sentiments de
jalousie, de culpabilité « qui entreront en conflit avec la
compréhension du destin du partenaire ».
Cela peut aller jusqu’à la haine pour le partenaire.
Reich présente cet affaiblissement du désir comme une loi
immuable du mariage ou de la relation suivie, résultant de
la morale conjugale : « Cependant, cet affaiblissement
peut ne pas être définitif. D’état passager, il devient facile-
ment durable si les partenaires sont incapables de prendre
conscience de leur haine mutuelle et s’ils repoussent
comme inconvenants et immoraux les désirs qu’ils ressen-
tent pour d’autres objets. »
L’auteur poursuit : « Il s’ensuit en général un refoulement
de toutes ces impulsions, avec tout le cortège de misère que
le refoulement d’impulsions puissantes engendre inévita-
blement dans les relations entre deux êtres. »

339
wilhem reich

La morale familiale
C’est la famille, avec son triangle père, mère, enfant qui
est « le principal lieu d’incubation de l’atmosphère idéolo-
gique du conservatisme ». La famille patriarcale forme
l’enfant à l’idéologie réactionnaire avec un père adjudant-
chef, maître chez lui mais subordonné à l’extérieur.
L’éducation familiale consiste à contraindre l’enfant à
reproduire le même modèle, avec sa misère sexuelle telle
qu’on vient de la décrire, mais en affichant les images clichés
de bonheur, de “havre de paix” bien loin de la réalité. En
effet, les rapports familiaux sont faits de haine, de tensions,
de répression. Et Reich dit de la famille: « Elle se reproduit
elle-même en mutilant sexuellement les individus. En se
perpétuant, la famille patriarcale perpétue la répression
sexuelle et tout ce qui en dérive : troubles sexuels, névroses,
démence et crimes sexuels. »

Le bonheur sexuel et le collectivisme

La Révolution sexuelle est fortement influencée par la


pensée marxiste et Reich se livre à une analyse approfondie
des liens entre la sexualité et le collectivisme en s’appuyant
sur des situations historiques précises.

L’aspect socio-économique
et les troubles psychiques
Dans les sociétés conservatrices, dont les membres ont
reçu une éducation autoritaire, la femme dépend financiè-

340
la révolution sexuelle

rement de son mari. Le mariage a donc un rôle écono-


mique et il le gardera tant qu’existera la propriété privée.
Le maintien du mariage sert la société patriarcale. En
outre, si le nombre des unions s’accroît régulièrement, le
nombre des divorces augmente, quant à lui, bien plus rapi-
dement, surtout en Amérique, où l’économie capitaliste,
avec son haut degré de développement, rend ses contradic-
tions encore plus aiguës dans le domaine de l’économie
sexuelle : « Puritanisme rigoureux d’une part et effondre-
ment de la moralité réactionnaire d’autre part. »
Le mariage, avec sa moralité, contraint les époux à être
« malheureux », « démoralisés », et ceux qui apparaissent
« sereins » cachent, en réalité, des conflits qui ne s’extério-
risent pas. Ils dissimulent encore une résignation muette,
ou bien une haine inconsciente réprimée mais qui, néan-
moins, s’est accumulée et a fini par se manifester sous la
forme d’un trouble psychique.
Pour éviter ces névroses, qui sont dues notamment aux
contradictions résidant entre les impulsions de l’économie
sexuelle et les règles d’une société autoritaire, il faut chan-
ger les structures psychiques. L’individu doit admettre que
ses pulsions sexuelles sont normales, il doit les libérer du
corset de la moralité et « ce qui subsiste d’impulsions anti-
sociales est aisément contrôlable, dès lors que les besoins
génitaux de base sont satisfaits ».
Ainsi Reich précise que : « le principe de la régulation
morale s’oppose à celui de l’auto-régulation par l’écono-
mie sexuelle ».
Dans cette politique capitaliste qui impose ses règles, sa
morale et ses interdictions, l’enfant n’est pas spontané-

341
wilhem reich

ment en adéquation avec la société. Il doit refouler ses


pulsions pour devenir capable d’adaptation culturelle.
Freud voyait là le processus de sublimation. Mais Reich
nous dit de l’enfant qu’il « acquiert par ce processus même
une névrose qui le rend derechef incapable de développe-
ment culturel et d’adaptation, et finalement antisocial ».
Facilement manipulable, il se complaira dans un régime
de type totalitaire. L’autoritarisme politique relaie celui de
la famille.
Ainsi, pour garantir la satisfaction instinctuelle, il faut libé-
rer les pulsions: «C’est la première condition de la guérison.»
D’ailleurs Reich précise que les perversions sexuelles sont
le fruit d’une société capitaliste autoritaire qui réprime la
sexualité. Aussi : « Un pervers sexuel ou un meurtrier sexuel
ne peut être guéri de ses impulsions pathologiques que s’il
trouve un accès à la vie sexuelle biologiquement normale. »
Ainsi, on peut dire que la satisfaction génitale entre
dans la prévention des névroses, favorise l’aptitude à l’acti-
vité sociale (car un individu qui ne connaît pas de plaisir
sexuel n’a plus envie de travailler). Mais elle est « en
contradiction, à tous égards, avec les lois actuelles et avec
toute religion patriarcale ».
D’ailleurs, pour Reich, la réforme sexuelle, favorable à
une bonne santé psychique, ne peut exister que si l’on éli-
mine « des conditions de vie sexuelle qui, en dernière ana-
lyse, s’enracinent dans les situations économiques et
s’expriment en maladies psychiques ».
La réforme sexuelle doit pouvoir endiguer les problèmes
de « la prostitution, du mal vénérien, de la misère sexuelle,
de l’avortement, des crimes sexuels, des névroses… »

342
la révolution sexuelle

Les causes de l’échec de la Révolution sexuelle


Dès l’instant où Reich marie la notion de sexualité avec
celle de Révolution, il tourne ses regards vers ce que nous
nommons aujourd’hui l’ex-urss. En effet, dans une
société capitaliste, aux valeurs conservatrices, qui, par un
jeu de complicités selon l’auteur, entretiennent le pouvoir
et servent ses intérêts, la notion de Révolution sexuelle ne
peut exister. Cela revient à dire que la Révolution sexuelle
ne peut qu’être intimement unie à une Révolution cultu-
relle où les principes, les idéaux, les modes de pensée ont
subi un bouleversement. Or ce couplage des deux révolu-
tions n’a pas eu lieu en urss.
Alors pourquoi la sexualité n’a-t-elle pas emboîté le pas
à la nouvelle forme de vie, favorable, notamment, aux
contacts entre les individus ?
En théorie, tout devait se passer simplement. La nou-
velle idéologie, avec son cortège de modifications sociales
comme l’abolition de la propriété privée, devait entraîner
dans son sillage des comportements différents de ceux qui
avaient existé jusque-là. On s’attendait, par exemple, à ce
que le mariage perde son rôle économique. On pensait que
les unions malheureuses, construites sur un amour non
partagé, n’auraient, tout naturellement, plus de raison
d’être. C’était compter sans les réalités psychologiques.
En effet, les structures mentales et sexuelles des individus
restent, malgré le grand bouleversement politique, autono-
mes, et conservent même une influence sur la société.
En fait, la Révolution sexuelle ne pouvait pas réussir
dans la mesure où les réformateurs eux-mêmes restaient

343
wilhem reich

attachés, du moins sur ce plan, aux anciens principes. On


s’était trompé en pensant que le renversement de la bour-
geoisie et l’établissement de la législation soviétique suffi-
raient à changer le comportement sexuel des hommes. Les
intellectuels, bien qu’animés par le grand souffle de la
Révolution sociale, restaient, par leur forme de pensée,
hostiles à la Révolution sexuelle.
Quant à l’éducation sexuelle destinée aux jeunes, elle
était “antisexuelle” car portant, pour l’essentiel, sur l’expli-
cation des maladies vénériennes et gommant sournoise-
ment les grandes questions qui habitent le cœur des
adolescents, à savoir le désir, le plaisir et les mystères de la
masturbation.
En conséquence, on en revint à prôner l’abstinence chez
les jeunes parce qu’on ne savait quelle attitude adopter face à
cette tâche difficile, au moment où l’on reconstruisait la
vieille Russie, où l’on n’envisageait aucune théorie sur le plan
de la Révolution sexuelle, et où la morale antisexuelle se per-
pétuait envers et contre toute attente. La sexualité fait peur
et ceux qui ont tenté de s’insurger contre les idées passéistes,
d’exprimer les premiers points d’une vie nouvelle et saine,
ont été perçus comme les instigateurs d’un “chaos sexuel”.
Pourtant, des mesures ont été prises comme la libérali-
sation de l’avortement, dans le but de lutter contre les
charlatans et d’éviter les maladies infectieuses. Mais les
démographes alarmistes, derrière leurs menaces de dimi-
nution des naissances, cachaient des idées réactionnaires :
il faut des enfants pour défendre la patrie !
Il est étonnant de remarquer que cet “étouffement”
de la sexualité a existé au sein même des communautés

344
la révolution sexuelle

d’adolescents. Les jeunes gens qui ont décidé de vivre


ensemble, de tout partager, ne tardent pas à imposer leurs
lois sur la question sexuelle. Les filles et les garçons dorment
séparément. Lorsqu’un couple décide de se marier, cela
pose un problème à la communauté.
Les jeunes mariés souffrent du manque d’intimité et le
couple résiste mal au manque de chambres indépendantes.
Les relations sexuelles deviennent indésirables au sein de la
communauté. Cela réintroduit la notion de rapports clan-
destins et avec eux l’ancien monde réactionnaire, frein
important aux bons principes de la communauté, fondés sur
la franchise et la simplicité en matière sexuelle.

Comment mener à bien la révolution sexuelle.

Une des premières conditions de la Révolution sexuelle


est de détruire la famille traditionnelle pour construire
une nouvelle forme de famille, constituée par la collecti-
vité, afin de favoriser les liens entre les individus et d’évi-
ter que ne se reproduise le modèle réactionnaire.
Il faut laisser l’enfant exprimer sa sexualité ouverte-
ment, afin que plus tard il ait un comportement libre, non
craintif, remplaçant avantageusement celui de l’obéissance
ou de la dépendance. En effet, l’adaptation à la vie collec-
tive ne peut se réaliser sans l’affirmation de la sexualité
infantile : « Un enfant dont la motricité est parfaitement
libre et dont la sexualité s’exerce naturellement résistera
énergiquement à l’influence des idéologies ascétiques et
autoritaires. »

345
wilhem reich

Mais, pour cela, il faut former des pédagogues et des édu-


cateurs capables de comprendre la vie sexuelle de l’enfant et
de surmonter leurs propres résistances à cet égard, pour
éviter d’importants dégâts.
La réorganisation de sa vie sexuelle ne peut réussir que si
les chefs politiques et les mouvements ouvriers ne traitent
plus ce problème à la légère et changent eux-mêmes leur
mentalité en considérant la sexualité par le grand angle,
celui de l’épanouissement de l’individu.
Il convient également de proscrire toute littérature
génératrice d’anxiété sexuelle comme, selon Reich, les
romans policiers, les histoires d’épouvante… On les rem-
placera par des textes qui décrivent « le sentiment authen-
tique procuré par les multiples sources et formes de joie
naturelle dans la vie ».
Il faut protéger la vie sexuelle de l’adolescent en ouvrant
des établissements d’éducation sexuelle digne de ce nom et
« reconnaître que la vie sexuelle n’est pas une affaire privée ».
Il est souhaitable de fabriquer des produits anticoncep-
tionnels de qualité, de résoudre les problèmes de loge-
ment des adolescents ou des personnes non mariées que la
société autoritaire montre du doigt.
Une sexualité épanouie amène à travailler dans la joie et
non plus dans la contrainte. Elle est donc d’utilité sociale.
Alors pourquoi ne pas incorporer des jeunes femmes dans
l’armée ou dans la marine ?
Enfin, la nouvelle organisation de la vie sexuelle: «ne devra
pas être soumise aux décrets de quelque agence centrale».
Et il faut combattre la religion et relever les conditions
économiques afin que ne soit plus niée la sexualité, ni la vie.

346
la révolution sexuelle

un ouvrage révolutionnaire ?

Incontestablement, Wilhelm Reich est un héritier du


freudisme. C’est dans la théorie du maître qu’il prend les
premières pierres servant à bâtir son édifice. Cependant, on
a, avec Freud et avec Reich, deux visions différentes du fait
social qui correspondent à deux champs différents de pra-
tique (l’un bourgeois de la société viennoise de la fin du xix e
siècle, l’autre populiste appartenant à la société allemande de
1930) mais aussi à deux générations et à deux cultures.
Aussi, Reich se démarque-t-il très vite du maître,
notamment au sujet de la libido, cette énergie ou pulsion
sexuelle. Il la présente comme étant de nature « neuro-
végétative » puis bioélectrique et axée sur la génitalité.
Chez Reich, on n’envisage pas la notion de refoulement
à la manière de Freud. On parle plutôt de répression
sexuelle (c’est-à-dire des interdits concernant le domaine
de la génitalité), imposée, notamment, par la famille auto-
ritaire. Il en résulte une stase sexuelle qui, en ne se déchar-
geant pas en totalité dans l’orgasme comme il se doit,
entraîne une névrose.
Reich bouscule encore l’architecture freudienne en criti-
quant la sublimation, c’est-à-dire selon le maître viennois, le
détournement de cette énergie sexuelle vers des buts plus
nobles, en particulier artistiques. Pour Reich, refouler ses
pulsions entraîne un comportement anti-social, à l’opposé
de la sublimation. Nature opposée à culture reste l’éternel

347
wilhem reich

débat : « L’alternative n’est donc pas entre le renoncement à


l’instinct ou à la libération de l’instinct, mais entre le renon-
cement à telles pulsions, et la satisfaction de telles pulsions.»
L’originalité de Reich dans La Révolution sexuelle réside
dans la rencontre entre le marxisme et la psychanalyse. Pour
l’auteur, une société nouvelle envisagée uniquement en
termes de réformes économiques est veuve de quelque chose
d’essentiel à savoir la dimension du subjectif, du psychique.
Par sa thèse sur l’économie sexuelle, Reich pense combler
le manque. En effet, il crée une relation entre la production
et la satisfaction sexuelle qui préserve la société d’un com-
portement névrotique, porte ouverte au totalitarisme. De
ces conceptions résultent les premiers souffles d’une psycha-
nalyse sociale qui est encore à l’état embryonnaire. Les écrits
de Reich connurent des moments de vogue au sein du mou-
vement étudiant dans les années 1960. Sa thèse prônant la
libération sexuelle avant tout, notamment dans l’éducation
des enfants, fut combattue avec une vigueur de plus en plus
accrue, y compris au sein du mouvement communiste.
Aujourd’hui, les idées de Reich ne connaissent pas ou
peu de suite. Certains auteurs toutefois, classent l’œuvre
de ce pionnier, qui oscille entre le génial et l’étrange,
dans un courant dit “ergonomique”. Ce dernier doit son
nom au mot orgone par lequel Reich a baptisén l’énergie
cosmique, omniprésente dans l’ensemble de l’univers
ainsi que dans notre corps où elle circulerait et se mani-
festerait, en particulier pendant l’acte sexuel. Reich dit
lui-même, au cours d’une interview accordée en 1952
(cinq ans avant sa mort) :

348
la révolution sexuelle

En forgeant vers 1930 le terme de “révolution sexuelle”


j’avais en vue un changement fondamental consistant à
remplacer l’actuel mépris de la vie et de l’amour par une
mise en œuvre rationnelle favorable à la vie et au bon-
heur de la fonction sexuelle du genre humain. (1952,
archives de l’Orgone Institute, citation tirée de Reich
parle de Freud, Payot, Paris 1972, p. 60.)

Il semble, malgré tout, que l’évolution des idées donne


raison au fondement de la pensée de Reich, et ce, en dépit
de la caricature qui en a été faite. En effet, la démarche de
l’auteur de La Révolution sexuelle, dont la personnalité à la
fois géniale et fragile pouvait inquiéter, suscita bien des
préjugés. C’est précisément cette démarche qui fait de lui
l’un des hommes les plus fascinants et les plus controversés
de l’histoire de la psychanalyse.
courant français

1 – Fantasme originaire, fantasme des origines,


origine des fantasmes, J. Laplanche et J.-B. Pontalis.
2 – La Folie privée, A. Green.
3 – Les Écrits, J. Lacan.
4 – Psychanalyse et pédiatrie, F. Dolto.
5 – On tue un enfant, S. Leclaire.
Jean Laplanche et jean-baptiste Pontalis
fantasme originaire,
fantasme des origines,
origine du fantasme.
Hachette, 1965.

Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du


fantasme est une analyse fouillée de la notion de fantasme,
un élément parmi les plus importants de la psychanalyse.
Ce texte expose les différentes conceptions de Freud sur le
fantasme au fur et à mesure de l’évolution de la pensée du
maître viennois. Il tente de souligner l’ambiguïté de cette
notion, sa complexité, ses processus et ses origines.
Difficile à appréhender, le fantasme est loin d’avoir
dévoilé tous ses mystères.

353
l ’ essai dans son contexte

Bien qu’ayant mené des carrières séparées, Jean


Laplanche, médecin et psychanalyste (1924) et Jean-Baptiste
Pontalis, agrégé de philosophie, docteur en psychologie et
psychanalyste (1924) forment un duo depuis la parution du
Vocabulaire de la Psychanalyse aux Presses Universitaires de
France en 1967 sous la direction du Docteur Lagache.
Laplanche est membre fondateur et titulaire de
l’Association psychanalytique de France en 1963 et il en
assure la présidence de 1969 à 1971. Il crée en 1970 un
laboratoire de psychanalyse et de psychothérapie à
l’Université de Paris vii (1970). C’est aussi lui qui fonde la
revue Psychanalyse à l’Université en 1975.
Quant à Pontalis, il devient membre titulaire de
l’Association psychanalytique de France. Il est également
fondateur et directeur de la Nouvelle revue de psychanalyse
et de la collection « Connaissance de l’inconscient » aux
éditions Gallimard.
Dans leur post-scriptum, les auteurs précisent que
Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fan-
tasme vit le jour après leur rupture avec l’école de Lacan
(1901-1981) et leur retour à Freud. Le texte parut en 1965
chez Hachette. Il fut réédité en 1985, enrichi de son post-
scriptum et, en 1990, toujours chez Hachette, dans la col-
lection « Textes du xx e siècle ». Il s’agit d’un essai de 87
pages divisé en six parties.

354
une histoire du fantasme

Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du


fantasme est un essai essentiellement consacré à la pensée
freudienne, même si les auteurs évoquent de temps à autre
quelques grands noms de la psychanalyse.
Dans ce texte, Laplanche et Pontalis donnent un éclai-
rage sur la notion de fantasme, une idée clé de la psycha-
nalyse. Ils s’appliquent à la restituer dans le temps, dans la
dynamique et l’évolution de la théorie de Freud. Après
avoir balayé les différents aspects du fantasme, notam-
ment ses rapports avec la sexualité, nous tenterons d’en
cerner les origines et le rôle dans la psychanalyse.

Tentative de définition du fantasme

Définir le fantasme n’est pas quelque chose d’aisé. Tiré


du mot allemand phantasie, ce terme désigne l’imagina-
tion. Le fantasme serait donc une scène imaginaire que le
sujet raconte, ou se raconte, et dans laquelle il est acteur.
La Phantasie recouvre deux réalités l’une inconsciente
et l’autre consciente comme la rêverie diurne par exemple.
Le fantasme peut être l’expression d’un désir inconscient.
Il peut avoir ses fondations bien ancrées dans le réel. Mais
il est bien souvent le pur fruit de l’imagination, une hallu-
cination et peut devenir un traumatisme qui risque
d’engendrer une maladie du psychisme, une névrose.

355
jean laplanchet et jean baptiste pontalis

Par ailleurs, le fantasme possède un caractère ambigu. Il


accuse une opposition entre le subjectif et l’objectif ou
encore entre le monde intérieur et le monde extérieur, par
conséquent entre le principe de plaisir qui règle l’univers
interne de l’être et le principe de réalité régissant l’univers
extérieur, l’environnement. De cette ambiguïté risque de
jaillir un conflit qui fait perdre à l’individu ses repères et
peut l’entraîner vers la névrose.

Fantasme et sexualité
Bien des fantasmes ont trait à la sexualité. Parmi les
types de fantasmes, c’est-à-dire les imageries, les scènes du
théâtre intérieur envisagées dans cet essai, on distingue
quelques catégories majeures.

Le fantasme de séduction
II se traduit par le fait qu’un adulte, de façon réelle ou
imaginaire tente de séduire un enfant. Cet épisode, vécu
ou fantasmé révèle, chez l’enfant qui le traverse, le surgis-
sement de la sexualité. Il réapparaît dans l’esprit du sujet
devenu à son tour adulte.
C’est la réminiscence de cette scène qui entraîne le trau-
matisme, le choc psychologique. Elle signifierait que la
première approche de la sexualité viendrait de l’extérieur,
de l’autre. Mais il est intéressant de noter que la séduction
apparaît comme une « donnée quasi universelle ». C’est en
cela qu’elle outrepasse les frontières de la réalité. Dans ce
cas, la découverte de la sexualité n’est plus le fait de l’action
d’un autre, mais " pousse " à l’intérieur même de l’indi-

356
fantasme originaire, fantasme des origines…

vidu, véritable germination de graines posées dans le ter-


reau de l’imaginaire. Puisque la séduction représente sou-
vent une fiction, Freud renoncera à sa théorie pour
chercher, par-delà la fiction, ce qui l’a engendrée.

Le fantasme de la scène primitive


ou fantasme des origines
II se traduit par la vision, réelle ou imaginaire, des rela-
tions sexuelles entre les parents. Ce fantasme des origines,
au cours duquel l’origine de l’être se voit figurée, prend une
signification après-coup, quand il est évoqué des années
plus tard comme c’était le cas de l’homme aux loups dans les
Cinq psychanalyses. D’abord incomprise, la scène primitive
serait reprise plus tard par l’adulte, reconstruite, comprise et
choquante d’une manière rétroactive.

Les fantasmes originaires


Ce sont des fantasmes inconscients qui se trouvent en
chacun de nous. Ils font partie de notre bagage initial. Ils
précèdent, en l’enrichissant, notre inconscient personnel,
l’expérience c’est-à-dire le vécu individuel et même ima-
giné. Les fantasmes originaires figurent en quelque sorte
l’héritage de l’histoire de l’humanité. Cela suppose des
structures, c’est-à-dire des fondations, des constructions
toutes faites pour ce type de fantasmes, mais inaccessibles
à l’individu et indépendantes de lui.

Le complexe d’Œdipe
II se traduit par l’attirance de l’enfant vers le parent du
sexe opposé et le rejet à l’égard du parent du même sexe.

357
jean laplanchet et jean baptiste pontalis

Dans la théorie freudienne, le complexe d’Œdipe, cette


étape inéluctable que chacun rencontre et doit surmonter,
côtoie le fantasme originaire, sans véritable articulation
entre les deux. Quant au fantasme de castration, il figure
« l’origine de la différence des sexes ».

Exploration du fantasme

La psychanalyse explore les fantasmes dans leurs


variantes, dans leurs différentes formes, dans leurs struc-
tures, dans leurs façons de se manifester. Elle les consi-
dère comme des miroirs de l’inconscient. Mais, si elle
reconnaît l’efficacité du fantasme, si elle admet son
action notamment dans l’origine d’une névrose, d’une
maladie du psychisme, elle répond mal à la question de
ses origines. Reste encore la question de ses contenus,
« de ses détails les plus concrets », véritable impasse de la
psychanalyse.
Le fantasme, en effet, reste difficile à identifier. Si l’on
prend l’exemple des rêves qui, bien souvent, repassent sur
l’écran nocturne des scènes de l’enfance, on constate que
le fantasme, le désir qui provoque le songe est remanié,
déformé, remodelé. Il présente donc un contenu latent
réel, inconscient, et un contenu manifeste conscient, rap-
porté par le sujet.
Les fantasmes conscients, ceux qui peuplent les rêves
diurnes peuvent être intentionnellement oubliés, rejetés
dans l’inconscient, refoulés. Mais ils peuvent également
revenir à la conscience, c’est le retour du refoulé que

358
fantasme originaire, fantasme des origines…

Freud explique selon un déplacement topique, c’est-à-dire


“géographique” mais pas du point de vue des origines.
Une large place est accordée dans ce texte aux rapports
des fantasmes avec l’auto-érotisme. Dans l’auto-érotisme,
le besoin physiologique, par exemple l’alimentation, cède
le pas au plaisir buccal donc à la fonction sexuelle, quand
l’objet, ici le sein, est perdu par le sevrage. De ce fait,
l’auto-érotisme ne serait pas antérieur à la relation d’objet.
Il la suivrait, il surviendrait lorsque l’objet n’est plus pré-
sent. Dès lors, la sexualité « se voit livrée au fantasme et
par là même se crée comme sexualité ».
Mais, on peut envisager les choses d’une manière inver-
sée en affirmant alors que le fantasme provoque le divorce
entre le besoin physiologique (alimentaire par exemple) et
la sexualité.

Fantasme et analyse

Sur le plan thérapeutique, la découverte du fantasme a


entraîné plusieurs attitudes. Breuer, avec qui Freud a écrit les
Études sur l’hystérie, envisage la verbalisation du fantasme,
c’est-à-dire sa révélation par le discours comme une cathar-
sis, une libération, une purification de l’individu. Confier
ses fantasmes équivaut en quelque sorte à s’en délivrer.
Freud, à cet égard observe une position moins tranchée.
Il hésite entre deux attitudes. La première consisterait à
révéler au patient la part prise par l’imaginaire dans ses pro-
blèmes. Mais c’est en même temps risquer de voir le malade
interrompre son analyse car il ne discerne plus la raison de

359
jean laplanchet et jean baptiste pontalis

poursuivre son traitement. La seconde consisterait à taire la


part de l’imaginaire. Mais, dans ce cas, le thérapeute court
le risque de se voir reprocher d’avoir encouragé le patient à
prendre ses fantasmes pour des réalités.
Les psychanalystes proches de la théorie de Mélanie
Klein (1882-1960), optent pour une interprétation du fan-
tasme pendant la séance. Pour eux, la cure suppose l’inté-
gration par le patient, du fantasme au fur et à mesure qu’il
se dévoile.

l ’ originalité de l ’ essai

Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines du fan-


tasme analyse la vision de Freud sur l’un des concepts clés de
la psychanalyse : le fantasme. Ce texte ouvre la voie de la
réflexion. Il met l’accent sur le fait qu’une lecture un peu
rapide voire simpliste du maître viennois pourrait entraîner
des contresens propres à dénaturer la pensée de Freud, bref,
une compréhension partielle. L’essai de Laplanche et
Pontalis accuse les paradoxes du fantasme, interroge plus
qu’il ne donne de réponse, insiste sur les coins d’ombre. À la
fin de la lecture, le fantasme apparaît toujours comme une
énigme qui fera encore couler beaucoup d’encre. Enfin, le
vocabulaire spécialisé, le style condensé de ce texte rendent
la lecture difficile pour le néophyte mais n’entament ni la
rigueur de l’analyse, ni la réflexion.
André Green,
la folie privée.
Gallimard, 1990.

Dans La Folie privée, André Green se consacre essentiel-


lement aux cas limites, c’est-à-dire aux limites de l’analy-
sable. Pour l’auteur, la folie existe en chacun d’entre nous.
Il évoque à cet effet la folie primitive du nourrisson et la
folie maternelle. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas
confondre folie et psychose. Cette dernière se caractérise
par un basculement dans la maladie quand, chez un indi-
vidu, les pulsions de mort l’emportent sur l’Éros et
lorsque le moi, en pleine confusion, ne peut plus remplir
son rôle de liaison. La Folie privée quant à elle est réservée
à l’analyse et se dévoile dans le transfert.
Devant la complexité des manifestations du psychisme,
la tâche du psychanalyste s’avère difficile. Il doit restituer
un équilibre entre les forces destructrices et l’Éros. Il doit
comprendre les mots mais aussi les non-dits, concilier le
silence et l’interprétation, subir la folie privée et composer
avec l’affect.

361
andré green

l ’ édition de La Folie privée

André Green est né en 1927. Ce docteur en médecine et


chef de clinique des maladies mentales est également un
ancien président de la Société psychanalytique de Paris. Il
a enseigné à la Freud Mémorial Chair à University Collège
de Londres.
La Folie privée, publiée en 1990 aux éditions Gallimard
dans la collection “Connaissance de l’inconscient”, réunit
onze études qui dépassent le cadre des états-limites sur les-
quels porte essentiellement ce travail. Ce livre, fruit de l’expé-
rience clinique de Green, tente d’établir une synthèse entre
les grands courants de la psychanalyse d’aujourd’hui,
comme en témoignent les nombreuses références à Lacan,
à Mélanie Klein, à Winnicot…
Cependant, André Green ne néglige pas pour autant la
théorie freudienne, qu’il dénonce à certains égards, mais
qui reste, malgré tout, le fondement sur lequel s’est élevé
l’édifice de la psychanalyse contemporaine.

pour élucider La Folie privée

Avec La Folie privée on pense, a priori, avoir affaire à un


vaste ensemble théorique. Pourtant, André Green tire ses
réflexions de sa riche expérience clinique qui constitue les
fondations de cet ouvrage.
Dans La Folie privée, André Green se consacre essentielle-
ment à la psychanalyse des cas limites. En effet, le praticien

362
la folie privée

œuvre aujourd’hui sur un terrain peu sûr, car plus ou moins


connu, avec des patients aux «limites de l’analysable».
L’auteur propose de réhabiliter le terme de folie que les
profanes comme les professionnels chassent pudiquement
de leur vocabulaire. Puis, André Green distingue la folie de
la psychose et jette un éclairage sur les mécanismes qui
régissent le psychisme. Il tente également d’attirer l’atten-
tion sur les affects, sur les sentiments et sur leurs enjeux
dans l’analyse.

La folie privée est-t-elle une maladie


comme la psychose ?

La folie n’est pas une découverte de la médecine contem-


poraine, ni même de celle du xix e siècle. Les hommes l’ont
toujours reconnue et elle a fait couler beaucoup d’encre,
chez les philosophes notamment.
Selon André Green, la folie existe chez tout homme :
« La folie est constitutive de l’être humain. »
Pour justifier cette vue, l’auteur rappelle que la folie est
en relation avec les pulsions, ces poussées existant en
chacun d’entre nous et qui cherchent à s’exprimer. Ainsi, la
folie se trouve « au cœur du désir humain », et plus précisé-
ment « dans la nature même de la sexualité humaine ».
Cela s’explique par le fait que ces pulsions ont couleur
sexuelle. Freud a d’ailleurs reconnu le rôle fondamental que
jouaient, dans la structuration du psychisme, les pulsions
sexuelles ou Eros (terme qui désignait le dieu grec de l’amour
et qui, chez Freud, a pris la signification de pulsion de vie).

363
andré green

Or, on sait qu’il se livre en nous un combat entre les


pulsions de vie et les pulsions de mort. Quand l’Éros sort
vainqueur, il ne se produit pas de chute dans la psychose,
c’est-à-dire dans la maladie mentale. En revanche, si les
pulsions destructrices dominent, c’est la voie ouverte à la
psychose.
Ainsi, selon Green, la folie n’est pas pathologique. Pour
soutenir sa thèse, l’auteur choisit d’exposer la relation mère-
enfant. Il souligne d’ailleurs l’existence d’une folie originelle,
c’est-à-dire d’une folie qui apparaît chez le nourrisson.
Il propose en complément la folie maternelle. Celle-ci
se caractérise par une réorganisation, en esprit, de la vie de
la mère. Déjà au cours de la grossesse, elle se polarise sur
l’enfant à qui tout est dû et pour qui tout doit être sacrifié.
Il n’y a rien de choquant dans cette attitude dont l’absence,
au contraire, ne manquerait pas d’inquiéter l’entourage.
De son côté, le bébé vit sa première expérience de séduc-
tion par le plaisir que lui procurent les soins maternels
dont les relations amoureuses du futur seront l’écho.
La mère contrebalance alors sa folie, en acceptant ses pro-
pres pulsions afin de les rendre tolérables à son enfant et de
favoriser l’éclosion de sa vie pulsionnelle qu’elle éveille en lui.

Qu’est-ce qui protège de la psychose ?


Le moi, la personnalité permet d’éviter le grand bond
dans la psychose. Pour cela, il faut qu’il puisse maintenir
une certaine stabilité en luttant contre les assauts livrés par
les pulsions internes qui sont « porteuses de folie en germe »
Mais le moi, n’est pas fiable. Il n’est pas conscient à
l’état pur. Il vogue aux confins de l’inconscient puisqu’il

364
la folie privée

prend ses racines dans le ça (le pôle des pulsions) donc, il


n’a qu’une relative indépendance par rapport à lui. Il est
également aveuglé par le surmoi (le gendarme) qui prend,
comme lui, ses racines dans le ça et naît parallèlement au
moi dont il reste, d’une certaine manière, inséparable.

Qu’est-ce qui entraîne la bascule dans la psychose ?


Si le moi, tout en subissant les assauts des pulsions
internes, doit en plus livrer un combat à des pressions
venant de l’extérieur, celles de la mère par exemple, alors,
par réaction, le moi mobilise les aspects destructeurs des
pulsions, il s’affole et “ne sait plus où donner de la tête”.
Il tombe dans la confusion la plus totale puisque le moi
auxiliaire (celui de la mère) ne représente plus pour lui un
miroir en référence auquel se construit l’enfant, mais au
contraire une source de lutte, un deuxième front de combat.
Le moi de l’enfant ne peut plus exercer son rôle de liaison
car il doit négocier avec la folie interne et la folie externe. Il
se morcelle, se désorganise et n’hésite pas à se «saborder» s’il
le faut: «Je dirais alors que tout se passe comme si l’ordre du
monde n’apparaissait pas. Et tout est chaos, au chaos répon-
dent la désorganisation et la destruction.»
Le père, quant à lui, représente l’élément de contention
de cette folie. Il tient le rôle de médiateur entre la mère et
l’enfant. En effet, il satisfait la mère sexuellement et oblige
l’enfant à prendre conscience de ses limites, à réaliser qu’il
n’est pas tout pour la mère.
Enfin, si Green différencie la folie de la psychose, il met
néanmoins en garde contre une vision manichéenne avec
d’un côté la bonne folie et de l’autre la mauvaise psychose

365
andré green

comme en témoignent ces remarques : « On ne saurait dire


que la folie névrotique la plus pure ne comporte aucun
élément psychotique. » De même : « II reste de la folie
dans la psychose la plus avérée. »

Qu’en est-il alors de la folie privée ?


La folie existe aussi dans le cadre de l’analyse. Elle se
dévoile dans le transfert (qui suppose un déplacement sur
le psychothérapeute, d’un désir inconscient, d’une atti-
tude, d’un sentiment ayant meublé l’enfance du patient).
Cette folie ne se manifeste pas dans la vie de tous les jours
où le patient remplit ses responsabilités. Elle est comme
un secret livré au psychanalyste et qui montre un fonc-
tionnement du psychisme en décalage

Les mécanismes mis en oeuvre dans le psychisme


et les particularités des cas limites

Dans ce passage, nous ne reviendrons pas sur la théorie


freudienne du ça, du moi, du surmoi, largement dévelop-
pée dans les pages réservées à cet auteur. Nous réserverons
donc ce qui suit au concept des cas limites. Mais, avant cela,
rappelons ce que sont les pulsions.
Les pulsions sont des poussées, plus ou moins conscientes,
qui proviennent du corps et plus précisément de sa partie
libidinale (en rapport avec la sexualité). Ces pulsions entraî-
nent une tension qui cherche à se décharger. Elles se dirigent
vers un objet extérieur par quoi elles s’expriment: c’est pour-
quoi elles «sont vouées à la projection».

366
la folie privée

Plus tard, dans la théorie freudienne, elles se chargent


d’une énergie, appelée l’affect, qui stimule la poussée.

Le clivage
Avec les cas limites apparaît la notion de clivage c’est-à-
dire de division, de séparation. Or, le psychisme de l’enfant,
pour ne parler que de lui, se trouve pris sous une double
influence : d’une part celle de la pulsion qui cherche à se
satisfaire, comme la faim par exemple, d’autre part l’absence
de l’objet pouvant satisfaire ces pulsions. Il oscille donc
entre la frustration et le bien-être, le déplaisir et le plaisir.
Il se trouve dans une situation telle qu’il commence à dis-
tinguer « le soi et l’objet, le dedans et le dehors, le soma et la
psyché, le fantasme et la réalité ».
Or, précise André Green : « Toutes ces opérations
entraînent le clivage chez le cas limite. »
Les parties clivées se caractérisent par d’éternelles tenta-
tives de “réassocier” les éléments dissociés. C’est pourquoi,
le clivage est bien souvent comparé au retour du refoulé,
c’est-à-dire à la réapparition à la conscience d’un élément
précédemment rejeté dans l’inconscient. En fait, il n’en est
rien. Et André Green insiste, au contraire, sur la différence
entre clivage et refoulement. En effet : « Le retour du
refoulé donne naissance au signal d’angoisse. Le retour des
éléments clivés s’accompagne de sentiments de grave
menace : détresse. »

Qu’est-ce qui caractérise le clivage ?


Le clivage, dans les cas limites, se développe à deux
niveaux :

367
andré green

– d’abord entre le psychique et le non-psychique.


Green entend par non psychique le soma (le corps) et le
monde extérieur ;
– puis à l’intérieur même de la « sphère psychique ». Le
clivage aboutit alors « à créer des noyaux isolés, relative-
ment structurés, mais sans communication entre eux ».
Ils sont comme « les îles d’un archipel qui n’ont pas de
relation entre elles » selon la métaphore utilisée par l’auteur.
Dès lors, le moi apparaît « sans cohésion ni cohérence ».
Mais, comme rien n’est simple en matière de psy-
chisme, on se trouve encore face à un paradoxe. Si la
psyché tend vers une séparation, elle cherche également à
rétablir un lien, une communication entre les éléments
clivés : c’est l’individuation, notion déjà rencontrée chez
Jung dans la Dialectique du moi et de l’inconscient. Pour
parvenir à cette individuation, selon Green, l’esprit met
en jeu le travail de symbolisation qui « nécessite le clivage
de deux éléments, puis leur re-combinaison pour créer un
troisième élément ».

La dépression primaire et la psychose blanche


Par dépression primaire, il faut comprendre un « désin-
vestissement radical qui engendre des états de blanc de la
pensée sans aucune composante affective, comme la dou-
leur ou la souffrance ».
Le patient se plaint d’une sensation de « tête vide »,
d’une « incapacité de penser ».
Comment se traduit cette dépression primaire ?
Pour comprendre comment se traduit cette dépression
primaire chez le cas limite, il faut rappeler une précision

368
la folie privée

que donne André Green sur l’appareil psychique. Pour


l’auteur, il convient de « prendre en considération deux
aires limites dans l’appareil psychique ».
Ainsi, André Green propose “l’aire intermédiaire du
dedans” située entre l’inconscient et le conscient-pré-
conscient. Elle est productrice du rêve. Puis l’auteur
évoque l’aire intermédiaire entre le dehors et le dedans,
qui correspond à l’aire de jeu décrite par Winnicott
(1896-1971). Mais les cas limites manifestent « une incapa-
cité fonctionnelle à créer des dérivés de l’espace potentiel ;
au lieu de phénomènes transitionnels, ils créent des
symptômes ».
Toutefois, précise Green, cela ne signifie pas que ces
patients soient totalement incapables de créer des objets
transitionnels (qui assurent une transition entre le premier
objet d’amour, la mère, et la constitution d’une véritable
relation d’objet). On en veut pour preuve le nombre
important d’artistes qui entrent dans la sphère des cas
limites.
Par psychose blanche, Green entend la relation enfant,
père, mère qui se traduit, non pas par un sentiment
d’ambivalence c’est-à-dire d’amour et de haine pour les
parents comme on le voit chez Freud, mais par un clivage
entre le bon et le mauvais parent, entre le persécuteur et
celui qu’on idéalise.
La tentative de fuir l’influence du mauvais parent mêlée
à la peur de le perdre d’une part et l’impossibilité d’atteindre
le parent idéalisé trop éloigné par conséquent indisponible
d’autre part, conduit le cas limite dans l’impasse de la
psychose blanche.

369
andré green

Portrait d’un analyste

Ce portrait que, dans les limites de cet ouvrage, nous


serons obligé de brosser dans les grandes lignes, met l’accent
sur les difficultés auxquelles se heurte le thérapeute.

Le cadre analytique
Selon Green, le cadre, dans lequel se déroule l’analyse,
équivaut aux conditions du rêve. Ainsi, quand le sujet dort,
il y a fermeture du pôle perceptif, c’est-à-dire que la personne
a les yeux fermés et ne distingue plus l’environnement.
Le sommeil entraîne la clôture du pôle moteur, la per-
sonne ne se déplace plus. Lorsqu’on dort, le psychisme
continue à s’exprimer, mais son expression subit une réor-
ganisation, un déguisement sous l’effet du rêve.
Or, que se passe-t-il au cours de l’analyse ? Certes, le
patient ne dort pas, il ne ferme pas les yeux. Mais son
regard perçoit toujours le même angle restreint de la pièce
dans laquelle il se trouve. Il n’est pas paralysé par le som-
meil, mais sa motricité diminue fortement par le fait qu’il
se trouve allongé sur un divan. Il produit son discours
sous forme d’associations libres et, comme dans le rêve, la
censure doit être atténuée.
L’analyse se déroule au sein d’un couple qui comprend
l’analysant c’est-à-dire le patient, et l’analyste, le thérapeute.
« On peut la ramener à la dyade enfant-mère, à condi-
tion de situer le père dans l’absence de ce rapport. »
Dans ce couple, l’analysant (le patient) s’en remet à son
analyste (le thérapeute) avec une attitude de passivisation qui

370
la folie privée

se traduit par une absolue confiance sans laquelle l’analyse


s’avère impossible.

Analyste : un travail difficile


Longtemps, on a présenté le silence comme la règle d’or
de la psychanalyse. Le thérapeute ne devait pas intervenir,
ou du moins seulement au moment de l’interprétation,
laissant tout le travail au patient. Il faudrait toutefois ne
pas se ranger inconsidérément derrière ce qu’il convient
d’appeler un cliché. En effet, si l’on se reporte aux analyses
de Freud lui-même, on s’aperçoit que le maître de la psy-
chanalyse rompt fréquemment le silence.
Comment faut-il considérer le silence au cours d’une ana-
lyse? Il ne sert à rien de le prescrire comme une règle à suivre.
D’ailleurs, toute la difficulté vient de savoir à quel moment il
est propice à la progression de l’analyse et à quel moment il
risque de conduire la cure dans une impasse. Dans ce cas le
silence peut devenir une sorte de paravent derrière lequel se
dissimule l’ennui de l’analyste comme celui de l’analysant.
En réalité, le silence de l’analyste correspond à une
écoute attentive. Il est « l’équivalent vigile du sommeil de
l’analyste ».
Il s’agit d’un silence laborieux au cours duquel le psy-
chanalyste fait intervenir toutes les ressources de son psy-
chisme car il prête une vive attention à tout ce qui se passe
au cours de la séance. Derrière les mots, les phrases, les
hésitations, les non-dits de l’analysant, il cherche à com-
prendre la véritable pensée, le contenu manifeste derrière
le contenu latent : « Le silence est le lieu de l’effacement du
manifeste pour que se révèle le latent. »

371
andré green

Mais pour Green il faut rompre avec le silence : « J’ai


décidé de mettre en question la règle d’or du silence. »

Le travail de l’analyste
« L’analyste est polyglotte, il entend le langage du rêve,
du fantasme, du lapsus, de l’acte manqué, ou de tout ce
dont le style inconscient se nourrit. » L’analyste doit faire
preuve d’“imagination psychanalytique” c’est-à-dire qu’il
doit être capable : « de traduire des contenus, d’utiliser les
restes des lambeaux du discours du patient, laissés pour
compte dans la séance ».
Il réunit les éléments dans un “espace potentiel”, un
“champ transitionnel” selon Winnicott, celui de l’analyse
au cours de laquelle doit se rétablir l’équilibre entre les
pulsions destructrices et l’Éros.
Ainsi, le travail psychanalytique est un travail de
pensée, de « liaison » et de « reliaison » entre les éléments
séparés. Mais il doit se dérouler en surface, au ras des asso-
ciations car il ne faut pas risquer, par une interprétation
trop brutale ou maladroite, de renforcer le clivage.
L’analyste doit également savoir composer avec l’af-
fect et reconnaître toute l’importance de son rôle dans
la cure. C’est ainsi qu’il subit « la charge de la passion
du transfert ». Cette charge est présentée par Green
comme « le prix à payer par l’analyste pour la marche
de l’analyse ».
En d’autres termes, l’analyste accueille la folie privée :
« Cette folie peut être un langage fou, une sexualité folle. »
Car « le succès de l’analyse dépend, et dépend surtout
de la tolérance de l’analyste à cette folie privée. »

372
la folie privée

Enfin, l’analyste se voit confronté aux aléas de l’interpré-


tation. Cette fois, c’est l’affect de l’analyste qui se trouve en
jeu. Grâce à lui, le thérapeute parvient à saisir la pièce que
jouent les différents discours de l’analysant, la toile que
construisent les représentations du patient à qui il faudra
donner «un autre système représentatif».
Ainsi, le travail de l’analyste est « conflictuel » puisque
« II est le produit d’une lutte constante entre l’entendre, le
malentendu, le non-entendu, l’inouï, l’inaudible, soit
parce que non perceptible, soit en raison de l’horreur pro-
curée par l’audition. »
Quand l’analyste intervient, il ne se contente pas d’élu-
cider les raisons du mal-être de son patient. Il représente
un « élément tiers » à l’image du père dans la relation mère-
enfant. Il accomplit une fonction de miroir sur lequel se
reflètent les projections du patient dans ce théâtre de l’ana-
lyse où la scène se joue néanmoins à deux.

l ’ aspect novateur de La Folie privée

Avec cet ouvrage, le lecteur pénètre dans l’un des secrets


les plus intimes de l’analyse, celui de la folie privée. André
Green met également l’accent sur un aspect de l’analyse qu’il
dénonce comme occulté, à savoir le jeu des affects, ceux du
patient comme ceux de l’analyste. Il remet en question la
théorie freudienne, et il en dénonce les insuffisances en ce
qui concerne l’analyse des cas limites.
Ainsi, André Green donne-t-il l’impulsion nécessaire à
un nouveau type de traitement. En effet, aujourd’hui, les

373
andré green

psychanalystes ne se trouvent plus, selon l’auteur, confrontés


aux névroses telles qu’elles étaient décrites du temps de
Freud. Le monde de la maladie a évolué. Il serait vain de
vouloir appliquer les traitements d’hier, même s’ils ont fait
leurs preuves. Cela témoignerait d’une attitude statique
impropre à l’esprit qui doit animer la médecine.
Jacques Lacan,
les écrits.
Seuil, 1966.

Les Écrits représentent l’essentiel de l’enseignement oral de


Lacan. On trouve, dans cet important ouvrage, les concepts
d’imaginaire et la théorie du symbolique notamment.
La théorie de l’Imaginaire, tirée de son expérience cli-
nique, renvoie à la notion freudienne de narcissisme. Mais,
pour Lacan, on aime puis on déteste sa propre image
retrouvée en miroir dans l’image offerte par quelqu’un d’autre.
Cela peut conduire au crime, comme Lacan le souligne par
l’étude sur des femmes meurtrières.
Très proche de la linguistique, c’est dans Les Écrits que
Lacan présente l’inconscient « structuré comme un lan-
gage » ; les souvenirs refoulés, emmagasinés dans l’incons-
cient, deviennent des signifiants. Lacan emprunte
également à la rhétorique les termes de métaphore ou de
métonymie pour parler des phénomènes inconscients.
Enfin, pour Lacan, le matériel refoulé ne revient jamais tel
quel à la conscience : c’est la forclusion.

375
jacques lacan

un regard sur jacques lacan

Jacques Marie Lacan (1901-1981) est né 44 ans après


Freud. Non seulement les deux hommes ne se sont jamais
rencontrés, mais encore tout semble opposer le Juif vien-
nois au jeune Français profondément imprégné de l’édu-
cation catholique et bourgeoise la plus traditionnelle.
Jacques Lacan est issu d’une famille de vinaigriers aisés.
Originaires d’Orléans, ils vivent néanmoins à Paris depuis
plusieurs générations. Aussi, Lacan fait ses humanités au
collège Stanislas, chez les pères maristes. Élève brillant, on
le remarque bientôt, car il sait captiver et montre un réel
talent en exposant de nouvelles perspectives sur nombre
d’idées.
Il emprunte la voie de la médecine, se spécialise en psy-
chiatrie et soutient sa thèse, De la psychose paranoïaque et
ses rapports avec la personnalité, en 1932. Il est l’élève de
Clérambault (1872-1934), célèbre pour ses études sur les
délires paranoïaques et l’automatisme mental. Clérambault
barra à son élève le chemin de l’agrégation, tout comme
Flechsig s’était opposé à la titularisation de Freud à la
chaire de neurophysiologie.
Les Écrits, auxquels nous allons consacrer ces quelques
pages, ont été édités en 1966. Cette œuvre clé de Lacan est
un recueil d’articles datant de diverses époques et dont on
doit la publication à l’importante collaboration de Jacques
Alain Miller.
les écrits

introduction aux écrits de lacan

Les Écrits représentent l’essentiel de l’enseignement oral


que Lacan dispense pendant de nombreuses années. C’est
pourquoi ces textes ne s’articulent pas autour d’un axe net,
ne s’enchaînent pas avec homogénéité comme un ouvrage
traditionnel de psychanalyse. Pour cette raison, nous avons
choisi d’éclairer les principaux concepts développés par
l’auteur en les répartissant en trois périodes. En ce qui
concerne la première, celle qui précède la Seconde Guerre
mondiale, nous tenterons d’étudier l’imaginaire selon Lacan.
Pour la seconde période, qui se situe de la fin de la
guerre de 1940 jusqu’au milieu des années 1960, nous
nous intéresserons au structuralisme et au symbolique. La
troisième période, qui s’étend de 1965 jusqu’à la mort de
Lacan, est celle du Réel et du Semblant dont il découvre
l’importance dans les années 1970.

L’imaginaire

Lacan tira sa théorie sur l’Imaginaire de son expérience


professionnelle. Il traita une jeune femme paranoïaque qui
avait tenté de tuer une actrice célèbre. La paranoïa est une
maladie du psychisme qui se traduit notamment par le fait
de se croire victime d’une conjuration, d’une persécution.
Cet état provoque des tumultes dans l’esprit et la personne
atteinte livre une guerre imaginaire pour essayer de se pro-
téger de ce qui n’est, en réalité, que son propre délire. La

377
jacques lacan

malade expliqua que sa tentative de meurtre avait pour but


de protéger son enfant. Pourtant, la patiente de Lacan
n’avait aucun lien avec l’actrice.
Lacan s’intéressa à d’autres cas de femmes meurtrières
dont les sœurs Papin. La théorie qu’il fut amené alors à éla-
borer renouvelle le célèbre concept freudien de narcissisme.
Le maître de Vienne avait défini le narcissisme comme
une situation où toute l’énergie amoureuse était utilisée à
s’aimer soi-même et à négliger, du même coup, les autres.
L’apport que fit Lacan à cette théorie est le suivant : il
constata que ces femmes meurtrières n’étaient pas amoureuses
de n’importe quoi en elles-mêmes, mais de leur propre
image retrouvée en miroir dans l’image offerte par une autre
femme qui devient, dès lors, un objet de haine absolue.
En fait, cet objet d’amour, c’est-à-dire l’image idéalisée
de l’autre femme, devient un objet de haine poussant au
meurtre à cause de la paranoïa. Cette maladie transforme
l’objet d’amour en objet de haine, dans une espèce de
rivalité extrême que Lacan reformula à l’exemple de la
théorie de Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) lutte de
pur prestige.
Les femmes aimées puis détestées par la malade para-
noïaque ont toujours un statut social apte à attirer sur leur
image les attributs nécessaires à la constitution de l’objet
prestigieux. L’actrice était une femme célèbre.
Lacan nomma la patiente dont il tira la théorie de l’amour
en miroir : Aimée. Puis, il baptisa la période où l’enfant est
amoureux de sa propre image : le stade du miroir. Pour
l’anecdote, on notera que Lacan eut à cette époque une fille
qu’il appela, en troisième prénom il est vrai, Image.

378
les écrits

Ce premier tiers de l’enseignement de Lacan, consacré à


l’imaginaire, fut suivi, après la guerre, par la découverte du
symbolique, qui a donné à l’auteur la réputation d’inven-
teur du structuralisme (courant de pensée des années
soixante qui vise à privilégier les réseaux de relations dans
l’analyse des faits humains). Le structuralisme est issu de la
linguistique qui considère la langue comme un système,
c’est-à-dire un ensemble d’éléments agencés selon des
règles et toujours en interrelations.

Le structuralisme ou le symbolique

Cette seconde étape dans la recherche de Lacan, tout


comme la première, lui fut également dictée par son travail
clinique. Toutefois, elle marqua un tournant dans sa pensée
puisque, pour orienter sa pratique de psychanalyste, Lacan
a tourné le dos à la psychiatrie traditionnelle au profit d’une
voie différente, celle de l’anthropologie (étude de l’homme
comme des groupes humains), de la linguistique (étude
scientifique de la langue) et des mathématiques. Il se rap-
proche donc des sciences exactes.
Avant de pénétrer à pas timides dans les travaux de
Lacan menés entre 1950 et 1965, il faut revenir un instant à
la théorie freudienne de l’inconscient. Cet insondable,
pressenti par Freud, emmagasine certains souvenirs, parti-
culièrement désagréables, parce qu’ils ont été expulsés de
la conscience ou encore refoulés. Cela signifie qu’on est
incapable de s’en souvenir mais, en même temps, on ne
peut pas les oublier. Un événement refoulé ne disparaît
pas et il ne laisse jamais en paix.

379
jacques lacan

Ainsi, ce matériel enfoui dans l’inconscient provoque-


t-il des symptômes : phobies, obsessions, troubles sexuels
comme l’impuissance ou la frigidité, contre lesquels la vic-
time ne peut rien ainsi que nous l’avons vu dans les pages
portant sur l’œuvre de Freud.
Ces désagréments finissent par transformer la vie de la
personne en une existence de plus en plus limitée, vouée
toute à obéir aux symptômes.
La théorie psychanalytique pose en principe qu’il suffit
de ramener à la conscience ces souvenirs refoulés pour
guérir les symptômes.
Revenons à Lacan. Ce qu’il allait renouveler par la
théorie du structuralisme était le mode de compréhension
du refoulé. Il allait, pour ce faire, produire une théorie du
symbolique.
On se rappelle que l’imaginaire était l’aptitude à
tomber amoureux de sa propre image, et, par projection,
de l’image de femmes idéalisées, reflets de sa propre
image. Le symbolique s’occupe non pas de la façon d’aimer
des images, mais de la façon de craindre ce qui est refoulé
et qui reste inconscient.
Que se passe-t-il alors avec ce matériau refoulé qui figure
maintenant dans l’inconscient, sous forme à la fois inutili-
sable et impossible à oublier définitivement ? Eh bien, ce
matériel «travaille», et travaille bien entendu à nuire à sa vic-
time. Il travaille, nous l’avons vu, à produire des symptômes,
mais il travaille aussi à se travailler lui-même.
Les souvenirs refoulés se stockent, mais pas en vrac.
Comme dans un entrepôt bien organisé, ils prennent une
forme de stockage qui est celle du mot. L’inconscient

380
les écrits

obéit à des lois strictes qui sont celles de la linguistique,


assorties de quelques autres lois propres.
La chose essentielle à saisir est que ce matériel refoulé se
stocke sous forme de mots qui représentent les souvenirs.
On ne peut pas stocker un souvenir sans lui donner un
nom. Comme pour un livre dans une bibliothèque, il lui
faut un titre si l’on veut pouvoir le consulter.
Le structuralisme s’est constitué par la rencontre de
Lévi-Strauss avec le linguiste Jakobson. Lévi-Strauss avait
démontré l’existence de lois, qu’il appelait structures, lois
qui servent à régler l’échange des femmes dans les mariages
de certaines tribus d’Amérique du Sud. Par ces lois, on
savait qu’Untel n’épousait Unetelle que selon des règles
préétablies, dont les intéressés ne connaissaient pas l’exis-
tence, et pourtant ces lois étaient incontournables. Lacan,
par analogie, proposa une conception structuraliste de la
circulation du refoulé dans l’inconscient.
La théorie structuraliste du refoulement est la suivante,
selon le slogan célèbre de l’époque, et que les anti-laca-
niens combattirent avec une rage aussi désespérée qu’inu-
tile : « L’inconscient est structuré comme un langage. » Ce
qui veut dire que les souvenirs refoulés se combinent et se
télescopent entre eux, produisent des symptômes et autres
désagréments, de l’angoisse, de l’inhibition, des troubles
sexuels, de l’éjaculation précoce, de la phobie… selon des
lois langagières.
C’est une sorte de grammaire où un mot se substitue à
un autre, ou bien encore où à un mot se voit substitué un
symptôme, selon un ordre qui sera celui de la métaphore
(un mot pour un autre) ou de la métonymie (une partie

381
jacques lacan

pour le tout). Au lieu de se servir du terme de mot, Lacan


décida d’appeler ces termes signifiants. On parle donc
d’un signifiant refoulé et non pas d’un mot refoulé. Un
signifiant représente donc le nom de quelque chose dont
le souvenir est refoulé.
Voici les exemples de métaphore et de métonymie qui
furent ceux de Lacan dans Les Écrits. Pour la métaphore, il
se servit du vers de Victor Hugo tiré du poème Booz
endormi : « Sa gerbe n’était ni avare ni haineuse », le terme
de gerbe se substituant à l’action de faire un enfant à sa
fille. Pour la métonymie, l’exemple est celui d’une flotte
de bateaux dont on dit : “Je vois trente voiles à l’horizon” à
la place de “Je vois trente bateaux à voile”.
Avec ces deux figures de rhétorique, celle de la métaphore
(le mot remplaçant a un rapport de ressemblance avec le
mot remplacé) et celle de la métonymie (le mot remplaçant
a un rapport autre qu’un rapport de ressemblance avec le
mot remplacé), Lacan pouvait rendre compte de l’ensemble
du processus inconscient.
Ayant ainsi posé les règles de la circulation du refoulé,
Lacan se servit de ce qu’il venait d’élaborer pour tenter à
nouveau, mais cette fois-ci à partir d’une tout autre
approche, de résoudre l’énigme de la folie. Le résultat fut
absolument extraordinaire et consista, à partir du concept
de refoulement, à trancher de façon définitive entre le
processus psychotique, c’est-à-dire le processus dans la
folie, et le processus normal.
Voici l’idée : dans la non-folie, il y a refoulement, et, au
prix d’une psychanalyse, le matériel refoulé consent à reve-
nir à la conscience, assurant du même coup la guérison.

382
les écrits

La psychose, c’est-à-dire la folie, est exactement le cas


contraire. Quoi qu’on fasse, le matériel refoulé ne revien-
dra jamais. Lacan en conclut que cette expérience signi-
fiait que le matériel refoulé avait un statut particulier.
C’est pourquoi il lui donna le nom de forclusion.
Au lieu de refoulement, dans la psychose, on parle de for-
clusion. La forclusion, pour les juristes, est un état qui signi-
fie qu’un droit dont on ne fait pas usage finit par disparaître.
Le droit lui-même n’a pas disparu, mais la capacité de s’en
servir est éteinte et le droit devenu inapplicable: un droit de
passage dans le champ du voisin, au bout de trente ans par
exemple, devient inapplicable. Au bout de tant d’années, on
ne pourra plus jamais passer dans le champ du voisin.
Ce concept de forclusion, appliqué à un terme particu-
lier, le Nom du Père, était devenu la nouvelle façon d’éla-
borer la conceptualisation de la folie. Bien entendu, le
concept de schizophrénie n’avait pas disparu, mais le cœur
même de l’organisation mentale était organisé autour du
concept de forclusion.
Ayant à sa disposition le terme de signifiant représen-
tant le nom d’une chose qui figure dans la conscience
comme dans l’inconscient, Lacan pouvait formuler une
théorie du sujet. Le terme de sujet était emprunté au phi-
losophe Descartes (1596-1650) et son célèbre « Je pense
donc je suis ». Ce “je”, est un sujet pour Descartes. Lacan,
se référant à sa théorie du signifiant, pouvait maintenant
considérer le sujet non plus comme un état stable, même si
cet état stable est fondé sur le doute, mais comme un état
instable, le terme de sujet étant seulement indicatif d’un
moment qui sert de point d’origine au moment suivant,

383
jacques lacan

fidèle en cela à la doctrine freudienne de l’association


d’idées. Une idée en appelle une autre et ainsi de suite.
D’où la définition du sujet que Lacan donne dans Les
Écrits : « Un signifiant, c’est ce qui représente un sujet
pour un autre signifiant. »
La définition du sujet n’ayant alors de sens qu’à partir de
l’idée d’une succession permanente des associations d’idées.
Le terme de signifiant n’est pas de Lacan. Il l’a puisé dans
la linguistique (étude du langage, chez Ferdinand de
Saussure, célèbre linguiste, 1857-1913, et qui en est l’inven-
teur). Si l’auteur des Écrits a travaillé fort étroitement avec
les linguistes de son temps, notamment Jakobson (1896-
1982), il a toutefois donné au terme signifiant un sens tout
personnel, comme il l’a fait avec le terme de sujet emprunté
à Descartes.
L’opposition entre le signifiant et ce qui ne l’est pas fut
présentée par Lacan sous la forme de l’opposition entre le
signifiant et le signifié. Le signifié, c’est ce qui se dit, et
qu’on peut enregistrer au magnétophone, alors que le
signifiant, lui, ne se dit pas forcément, mais organise, tout
particulièrement quand il est refoulé, le signifié qui n’est
que la conséquence du signifiant.
À la même époque, Lacan travaillait la théorie mathé-
matique des graphes, pour tenter de donner de l’incons-
cient une représentation graphique. Il y réussit, au moins
pour l’époque, puisqu’il put produire un « graphe du
désir » qui figure dans Les Écrits. Il montre la circulation
des associations d’idées selon que le sujet est dans la posi-
tion imaginaire décrite précédemment, dans la paranoïa,
ou selon qu’il est, au contraire, un “sujet normal”.

384
les écrits

Cette théorie du désir, restée célèbre, avait pour point


de départ l’utilisation du terme désir au singulier et non
pas au pluriel. Pour Lacan le désir était à comprendre
comme toujours organisé selon le même modèle, quel que
soit le désir particulier dont on avait à s’occuper. Il n’était
donc plus question de parler des désirs, mais du désir.
L’évidence contenue dans cette conceptualisation était
que, bien entendu, aucune satisfaction du désir n’est pos-
sible, puisque, quelle que soit la satisfaction obtenue, le
sujet se met immédiatement à désirer autre chose.
Avec la théorie du désir, on arrive aux années soixante
et l’ouvrage que nous tentons de résumer ne contient pas
ce qui va suivre.

Le réel

La dernière partie de l’œuvre de Lacan est centrée


autour de l’idée de réel. Le concept organisateur de cette
notion est celui de jouissance. Comme il l’avait fait pour
le désir, Lacan a créé le concept en mettant le terme au
singulier. Non pas les désirs mais le désir, non pas les
jouissances, mais la jouissance.
C’est avec ce terme que Lacan reformule, dans une ver-
sion post-structuraliste, la théorie du masochisme.
L’individu masochiste travaille à sa propre perte et il y
trouve du plaisir. Un plaisir tel que la douleur ne compte
plus. La jouissance est donc faite d’un mélange de plaisir
et de douleur, alors que le plaisir devrait, normalement,
s’arrêter là où commence la douleur.

385
jacques lacan

On voit tout de suite comment cette utilisation groupe


dans un même ensemble des choses aussi dissemblables
que trop manger, jouer du piano ou encore se droguer,
attaquer une banque ou insulter son semblable.
Nous reviendrons sur le rapport entre jouissance et réel,
parce que, si ces deux concepts ont des liens très étroits, ils
ne sont pas pour autant superposables.
En quoi l’importance nouvelle et très forte accordée par
Lacan au concept de réel modifie-t-elle l’abord des phéno-
mènes de la vie inconsciente ? Quels sont les grands chan-
gements ? Le bouleversement s’observe en tenant compte
de la répartition qui sert de coupure organisatrice dans
l’œuvre de Lacan : réel, symbolique, imaginaire.
Le réel se définit donc comme ce qui n’est ni imagi-
naire, ni symbolique. Un terme refoulé est dit symbo-
lique, alors qu’un combat paranoïaque contre une actrice
qui n’a rien fait à son agresseur montre, comme dans le cas
“Aimée”, la puissance de l’imaginaire.
Mais tous ces phénomènes ont aussi bien une part de
réel : le coup de couteau entraîne une jouissance bien
réelle, jouissance de l’acte, tout comme est bien réelle la
souffrance entremêlée de plaisir du symptôme, c’est-à-dire
de la manifestation extérieure d’une maladie.
Dans le symptôme, la part de plaisir est moins évi-
dente. Mais, à y regarder de plus près, on voit comment le
plaisir reste partie intégrante de l’expérience. Prenons
l’exemple de l’éjaculation précoce. Certes, il s’agit d’un
trouble grave qui trouve son origine dans l’inconscient,
un trouble de jouissance au sens propre. Mais un trouble
de jouissance ne veut pas dire absence de plaisir.

386
les écrits

Par contre, le mode de jouissance et celui de la partenaire


sont absolument et radicalement concernés par ce symp-
tôme, lui-même conséquence du refoulé. Il ne faut pas
croire que l’éjaculation précoce soit sans plaisir. Il y a même
un plaisir extrême, mais concentré dans un très court
espace de temps. L’un des traitements (non psychanaly-
tique) de ce trouble consiste à anesthésier le gland pour
éviter l’excès de plaisir et réduire l’éjaculation précoce. Cela
montre bien que la part du plaisir n’est pas le moins du
monde abandonnée. Ici, la souffrance est surtout mentale,
humiliante, alors que le plaisir est violemment orgasmique.
Le réel, donc, peut être fort correctement abordé sous
l’angle de la jouissance. L’orgasme fournissant un exemple
évident de jouissance dont le surgissement n’est ni imagi-
naire ni symbolique. C’est un effet de cet ordre que le
concept de jouissance met en évidence, quelle que soit la
nature de cette jouissance. Il n’est bien sûr pas question de
réduire le réel à la jouissance. Mais le concept de réel ne
peut pas se détacher de sa part, de son organisation, de
son impact reçu de la jouissance.
Une autre acception du terme de jouissance trouve son
origine dans la profonde connaissance qu’avait Lacan de
l’hallucination. L’hallucination n’est pas la même chose
que le délire. Pourtant, hallucination et délire ont des
points communs : il s’agit dans les deux cas de phénomènes
prenant une importance considérable dans la vie des per-
sonnes qui en sont les victimes. Elles ne tiennent plus
compte de ce qui se passe dans la réalité. Délires et hallu-
cinations abusent leurs victimes. Que, sous l’effet du
délire un homme se prenne pour Napoléon, voire pour

387
jacques lacan

Joséphine, cela entraîne une considérable modification de


l’approche de la vie du délirant.
Mais l’hallucination est différente du délire, dans la
mesure où l’on réserve ce terme aux anomalies de la percep-
tion, et non pas aux convictions du délire. Entendre des
voix n’est pas du même registre que de se croire victime
d’une conjuration imaginaire. C’est tout ce syndrome
d’automatisme mental, d’hallucination, que Lacan allait
rattacher au concept de réel, en l’opposant, du même coup,
à la réalité courante, celle qu’on perçoit normalement.
Pour affiner et étoffer ce concept de réel, disons un mot
de la dernière théorie de Lacan concernant la psychose.
On se souvient de la théorie de la psychose fondée sur le
symbolique, sur le concept de forclusion. Avec l’utilisa-
tion du réel, Lacan propose une formulation à 4 termes,
qu’il représente par des anneaux noués de façon boro-
méenne. Un nouage boroméen suppose que, si l’on coupe
un seul des anneaux, tous les anneaux sont libérés.
Utilisant ce modèle pour la psychose, Lacan, vers 1975,
étudiant le cas de l’écrivain Joyce (1882-1941), propose de
considérer les trois anneaux comme étant le réel, le symbo-
lique et l’imaginaire, et de donner au symptôme la fonction
de quatrième anneau, qui fait tenir les quatre ensemble.
Le symptôme de Joyce, selon Lacan, c’est son écriture.
C’est elle qui fait tenir les choses. On voit, par contre-
coup, que dans la théorie de la psychose, le réel, le symbo-
lique et l’imaginaire ne sont plus reliés entre eux. Cette
intervention du symptôme pour faire tenir ensemble
porte dans l’œuvre de Lacan le nom de suppléance.
Mais le travail de Lacan, à partir de 1965, ne comportait

388
les écrits

pas que la recherche sur la psychose. Lacan, fort sensible


en particulier aux événements politiques de 1968, se mit à
chercher un modèle pour rendre compte du déchaîne-
ment dont la société venait d’être l’objet. Reprenant ici les
recherches de Freud qui avait écrit dans les années 30,
époque de la montée du nazisme, deux livres célèbres sur
l’organisation de la vie collective et le déchaînement de la
violence politique, L’Avenir d’une illusion et Le Malaise
dans la civilisation, Lacan, à partir de la jouissance, allait
produire une version renouvelée du Malaise.
Il découvrit qu’une forme toute particulière de jouis-
sance, d’attaque masochiste, consiste à s’en prendre aux
semblants. Le semblant, qui fut développé par Lacan
autour des années soixante-dix, trouve son origine dans
l’enfance. L’enfant qui joue “pour de vrai” ou pour “faire
semblant”. Le semblant, concept nouveau, allait trouver à
compléter la répartition maintenant classique entre imagi-
naire, symbolique et réel. Il allait falloir maintenant le
plus souvent quatre termes, c’est-à-dire ajouter la prise en
compte du semblant, pour définir le phénomène.
Lacan montra comment l’atteinte, le non-respect des
semblants peut être une forme de masochisme, car les
réactions du semblant, lorsqu’il est attaqué, sont générale-
ment d’une violence extrême. Il peut aussi arriver que
l’attaque vise un semblant sans que pour autant le com-
portement soit du masochisme. Il faut, pour en décider,
savoir comment l’attaque est voulue, choisie, et pour
quelles raisons la décision d’attaque est prise. Mais quelle
que soit la raison qui pousse à s’en prendre au semblant, il
faut savoir, comme on le sait avec Lacan, que la réponse

389
jacques lacan

sera des plus violentes. On n’attaque pas impunément les


semblants.
Les exemples de la violence avec laquelle les semblants se
défendent abondent, expliquant ainsi d’extraordinaires
déchaînements de passion pour des causes qui paraissent
modestes et en tout cas non justifiées. Qu’on juge par exemple
du tollé que soulève toute réforme de l’orthographe.
Il semblerait que le terme de tollé soit tout spécialement
adapté à la catégorie du semblant. Les semblants sont évi-
demment aussi nombreux que l’imagination humaine.
Toute cérémonie, toute médaille, toute convention, tout
rite peut être envisagé sous l’angle du semblant. Le sem-
blant se rattache, d’une façon générale, à un comportement
civilisé par opposition à un comportement sauvage qui, lui,
ne fait pas semblant. Si l’attaque visant un semblant pro-
voque un tollé, le comportement exigé par les semblants
s’articule essentiellement autour de la notion de respect.
Une autre tentative de Lacan allait connaître un déve-
loppement fort connu maintenant. Il s’agit de ce que
Lacan a appelé « les quatre discours ». L’idée est de classer
tous les phénomènes selon quatre modes d’inscription et
de s’en tenir à ces quatre pour tout envisager. Chacune
de ces inscriptions porte le nom de Discours. Cette divi-
sion à quatre comporte un plan de réflexion politique
très essentielle. Il s’agit du Discours du maître, du
Discours de l’hystérique, du Discours de l’analyste et du
Discours de l’université.
L’intérêt de cette classification se juge surtout si l’on
garde en mémoire que le but premier d’une cure analy-
tique est de produire quelque chose. Freud insistait pour

390
les écrits

dire que la psychanalyse ne guérit que « par surcroît ».


Lacan maintient la même idée, assignant à la psychanalyse
comme but premier la levée du refoulement, levée qui
entraîne la levée des symptômes. Ce qui est refoulé est
donc un savoir ignoré du conscient. Ce qui revient à dire
que le but d’une analyse est de produire du savoir.
Les quatre Discours permettent de situer clairement
cette production de savoir et surtout de déterminer à qui
elle profite. Au moyen des quatre Discours, Lacan a montré,
dès 1969, que la science travaille pour le maître, que l’ensei-
gnement travaille pour l’université, elle-même soumise au
maître, et que seul l’hystérique refuse de travailler pour le
maître.
Cette dernière partie de la théorie lacanienne, consa-
crée au réel, reste encore mal connue, ne figure pas dans
Les Écrits, ou seulement à l’état d’ébauche, et n’a pas été
publiée. Il faut, pour retrouver les constructions de
Lacan, lire ses séminaires entre 1965 et 1981, année de sa
mort. Le Séminaire est un recueil de ce qu’il a énoncé
publiquement lors de ses séminaires, qui avaient lieu
deux fois par mois.
Il peut paraître abusif, concernant une présentation des
Écrits, de parler de l’œuvre de Lacan après la publication
des Écrits, mais ceci est lié au fait qu’il n’y a pas trace de
cette partie de la recherche de Lacan, alors que Les Écrits
ont été choisis comme livre clé. La clé ouvre une serrure
plus complète que la simple lecture des Écrits ne pourrait
le laisser croire.

391
jacques lacan

lacan dans le contexte


psychanalytique

Dans les années vingt, la psychiatrie était fort avancée et


l’hôpital Sainte-Anne, où Lacan reçut de longues années
de formation, comportait nombre d’esprits brillants. La
salle de garde, où les internes digéraient tout ce savoir fort
complexe, constituait donc un creuset où le groupe des
jeunes intégrait tout un savoir qu’aucun d’entre eux tout
seul n’aurait pu saisir.
En gros, les données qui furent mises à la disposition de
Lacan s’orientent autour de trois axes.
Le premier axe était celui de la psychiatrie classique.
Représenté par Claude, brillant psychiatre de l’époque, la
pensée traditionnelle autour de la schizophrénie, concept
mis au point à Zurich autour de Bleuler qui avait lui-même
reçu l’influence de la psychanalyse, permettait d’avoir une
conception nouvelle de la maladie mentale, c’est-à-dire de
sortir de l’ornière dans laquelle la fin du xix e siècle l’avait
mise et qui était la suivante : on expliquait tout par la dégé-
nérescence et l’hérédité.
Alors que le début de la psychiatrie, avec Pinel (1745-
1826) et Esquirol (disciple de Pinel, 1772-1840) avait pro-
duit le magnifique concept de monomanie qui expliquait
la folie par ce qu’on appelait la manie, la fin du xix e et le
début du xx e siècle ramenaient tout à une conception
dégénérative des choses, évoquant, bien entendu, les
grandes plaies sociales elles-mêmes liées à l’industrialisa-
tion. Avec cette conception toute idéologique, alcoo-

392
les écrits

lisme, tuberculose, syphilis et folie se trouvaient fort dif-


ficiles à démêler.
La manie, au contraire, invention des générations pas-
sées, s’était contentée de faire correspondre le trouble aux
égarements du comportement. Qu’un incendiaire soit
soumis au jugement des psychiatres et il était déclaré mono-
maniaque incendiaire ; un meurtrier, monomaniaque
homicide ; la mélancolie, appelée lypémanie à l’époque,
était la manie de la tristesse ; l’excitation, celle de la manie
excitante, et ainsi de suite. Cette conception fort élégante
avait permis à Esquirol de guérir le philosophe Auguste
Comte (1798-1857), et surtout de ne pas porter un jugement
de dégénérescence sur la folie.
Lacan reçut donc une formation classique sur la schizo-
phrénie, elle-même imprégnée de la dynamique du conflit
inconscient tel que Freud l’avait mis au point.
Le second axe de pensée était celui d’un psychiatre
génial que Lacan considéra comme l’un de ses maîtres.
Ce psychiatre auquel Lacan rendit hommage était
Clérembault, grand clinicien et grand observateur. Il
avait l’habitude, comme Esquirol, de représenter par le
dessin les traits saillants de ses patients. Il est l’inventeur
d’un concept extraordinaire qui n’a jamais été contesté
par qui que ce soit depuis. Il s’agit de l’automatisme
mental. Ce concept explique tout le système hallucina-
toire du patient par l’existence de quelque chose contre
lequel il ne peut rien. Ce serait comme un parasite pure-
ment mécanique en lui et auquel le malade serait soumis.
L’hallucination auditive est faite de voix qui insultent,
commentent les actes, entraînent des actes, menacent,

393
jacques lacan

terrorisent et s’imposent au sujet, quelle que soit l’inten-


sité de la lutte, d’où le nom d’automatisme mental.
Il en va de même pour les hallucinations qui affectent
les quatre autres sens que l’audition : le goût, l’odorat, le
toucher et la vue. L’idée de Clérembault était que cet
automatisme correspondait à la présence dans le mental
de quelque chose d’organique, une espèce de machine
mentale que rien ne pouvait combattre.
Le troisième axe de formation que reçut Lacan était lié à
l’existence, à Sainte-Anne, d’un groupe de psychanalystes
constitué à vrai dire d’une dizaine de personnes au maxi-
mum, mais dont l’influence intellectuelle, due tout entière
à la pensée de Freud, allait au contraire à une conception
psychogénétique de la maladie mentale. Pour Clérembault,
tout était organique, pour ces psychanalystes, la maladie
mentale était tout entière résultante du conflit inconscient,
conséquence des pulsions sexuelles. On verra que le mérite
de Lacan fut de faire une admirable synthèse entre ces
diverses écoles de pensée, utilisant toutes ces découvertes
dans un système qui ne négligeait rien.
Avant de laisser le lecteur au plaisir d’assister au combat
extraordinaire que Lacan allait livrer à la maladie mentale
et à la névrose banale, conséquence de l’inconscient, il
faut ajouter une quatrième influence intellectuelle et artis-
tique qui fut celle du mouvement surréaliste. Lacan qui
était lié à ce mouvement, rencontra notamment le peintre
Salvador Dali (1904-1989), l’écrivain André Breton (1896-
1966), le poète René Crevel (1900-1935).
Il reçut de ces artistes passionnés par la découverte freu-
dienne un accueil et un encouragement qui sont eux aussi

394
les écrits

à mettre au compte de sa formation. En particulier, les


premières trouvailles de Lacan, unanimement reconnues
aujourd’hui pour être absolument géniales, ne furent per-
çues au début que par les surréalistes, alors que la commu-
nauté psychiatrique et psychanalytique mit de longues
années avant même de savoir que Lacan avait trouvé
quelque chose.
Voilà donc avec quelles armes conceptuelles le jeune
psychiatre de 30 ans entama dans les années 30 une œuvre
d’un abord extraordinairement difficile, mais qui allait
produire en cinquante ans de travail acharné un mouve-
ment de psychanalyse dont le succès est tel que son
« Association mondiale » regroupe actuellement environ
cinq mille praticiens, soit à peu près autant que l’I.P.A.
(International Psychoanalytic Association) qui est le mou-
vement traditionnel anti-lacanien, d’obédience freu-
dienne lui aussi.
Françoise Dolto,
psychanalyse et pédiatrie.
Seuil, 1971.

Dans Psychanalyse et Pédiatrie, Françoise Dolto part de


la théorie freudienne du développement de l’enfant
qu’elle reprend dans les grandes lignes. Elle l’émaille de
données personnelles comme la notion d’aimance ou
d’angoisse viscéro-vaginale.
Thérapeute avant tout, Françoise Dolto envisage les
divers obstacles qui peuvent entraver le développement du
petit comme: la mère castratrice, l’interdiction de la mastur-
bation, l’énurésie. Elle accorde également une place impor-
tante à la méthode thérapeutique qui vise à « résoudre le
complexe de castration», à «liquider le complexe d’Œdipe»,
donc à présenter à l’enfant ses pensées inconscientes afin
qu’il récupère un équilibre psycho-affectif.
Cette méthode exclut la suggestion. Elle utilise des
moyens adaptés à l’enfant comme le jeu, le dessin, la
conversation.

397
un mot sur l’auteur

Françoise Dolto, psychiatre et psychanalyste française


(1908-1988), n’est pas à proprement parler une théori-
cienne. Elle utilise des éléments de la théorie de Freud et
de celle de Lacan, avec qui elle se lie d’amitié, et elle les
émaille de quelques concepts personnels.
Car Françoise Dolto reste avant tout une praticienne.
Elle devient très vite un personnage médiatique grâce aux
émissions de radio qui la rendront célèbre.
Françoise Dolto est toute dévouée aux enfants. Elle
essaie de venir en aide aux parents comme aux éducateurs
et, pourquoi pas, aux pédiatres, car c’est à ces trois catégo-
ries de personnes que s’adresse Psychanalyse et Pédiatrie, sa
thèse de médecine (1939) publiée en 1971 aux éditions du
Seuil et reprise dans la collection “Point” en 1976. Cet
ouvrage de 282 pages comprend une partie théorique de 5
chapitres et une partie clinique de deux chapitres.

les données essentielles


de Psychanalyse et Pédiatrie

Dans Psychanalyse et Pédiatrie, Françoise Dolto cherche à


attirer l’attention des parents, des éducateurs et des pédiatres
sur le rôle du complexe d’Œdipe dans l’origine des troubles
physiologiques comme psychologiques de l’enfant.
Très proche de Freud, Françoise Dolto rappelle la descrip-
tion de l’appareil psychique ainsi que les stades de dévelop-

398
pement de l’individu. Puis elle envisage les problèmes ren-
contrés par les petits malades et elle donne un éclairage sur la
méthode analytique.
Dans le cadre de cet ouvrage, nous ne reprendrons pas la
description de l’appareil psychique dans le détail, ni celle
des divers stades de développement, directement inspirés de
la théorie freudienne à laquelle nous avons consacré un
grand nombre de pages. Nous nous contenterons donc de
les évoquer et de préciser à cet effet les apports de Françoise
Dolto. Nous envisagerons plus particulièrement les pro-
blèmes que rencontrent certains enfants et la méthode de
traitement utilisée par l’auteur.

Apports de Françoise Dolto


dans les divers stades de développement

Françoise Dolto se range du côté de la théorie freu-


dienne et admet, avec le maître de la psychanalyse, un
stade oral, un stade anal, un stade phallique.
Toutefois, sur le stade oral, cette période de la vie où la
zone érogène (c’est-à-dire propre à donner du plaisir) se
situe au niveau de la bouche, Françoise Dolto donne une
note nouvelle. L’univers du bébé est constitué de la mère
(ou de la nourrice) qui se trouve liée au plaisir de la tétée.
Ainsi, se développe un “intérêt affectif ” que Françoise
Dolto nomme : aimance.
L’enfant s’identifie à la mère grâce à cette relation d’aimance.
C’est le stade oral passif que l’auteur distingue de la période
orale active pendant laquelle le bébé mord. Aussi, Françoise

399
françoise dolto

Dolto conseille de ne pas sevrer le bébé avant la fin de cette


période afin que le nourrisson ne vive pas l’arrêt de l’allaite-
ment comme une agression. Il faut également laisser à sa
portée des objets qu’il peut mordre : « C’est au stade oral
que se rapporte la formation des caractères égoïstes, à type
captatif. »
Au stade oral, la pensée prend la forme onirique (rela-
tive au rêve) proche du mode hallucinatoire. Ainsi, par
exemple, le bébé qui a faim pleure et étire sa bouche de
côté, comme pour attraper le sein : « Cela semble une hal-
lucination tactile. »
Françoise Dolto enrichit la description freudienne du
stade anal, période où la zone érogène concerne essentiel-
lement l’anus, de la notion de plaisir masochique. Elle
entend par masochique « le plaisir de ressentir des applica-
tions passives »
Tel est le cas lors de la progression du boudin fécal.
C’est aussi la période où apparaissent les sentiments ambi-
valents : l’enfant sale est grondé, mais en même temps, il
goûte les plaisirs de la toilette. Avec ces sentiments ambi-
valents, le monde apparaît à l’enfant sous le mode “gentil-
méchant” : « C’est la morale du Beau et du Laid. »
Au stade phallique, quand l’intérêt de l’enfant se
déplace sur la zone érogène phallique, survient la mastur-
bation secondaire. Elle suit, en réalité, un premier éveil
phallique propre au stade oral et qui se manifestait par des
jeux de mains ou le frottement des cuisses caractéristiques
de la masturbation primaire.
À cette période, l’enfant pose beaucoup de questions :
d’où viennent les bébés ? Quelle différence y a-t-il entre

400
psychanalyse et pédiatrie

un garçon et une fille ? De plus, comme l’enfant grandit,


la mère s’occupe moins de lui. Il comble ce manque par
des fantasmes, c’est-à-dire des imageries dans lesquelles la
mère est présente. Ces fantasmes « accompagnent toutes
les manifestations de l’activité de l’enfant, et entre autres,
la masturbation ».
Si l’enfant découvre le temps quand on le renvoie à “tout
à l’heure”, il fait aussi connaissance avec la mort. Mais
Françoise Dolto précise que pour le petit : « Tuer, c’est
immobiliser. » C’est-à-dire : « Réduire ce qui est animé à
l’état de chose inanimée, tel est le sens du donner la mort. »
La phase de latence proposée par l’auteur ne diffère en
rien de celle décrite par Freud.
En revanche, Françoise Dolto insiste sur la phase géni-
tale, qui se caractérise par l’éclosion de la sexualité, par la
possibilité de transmettre la vie. La sexualité est normale
ou perverse selon l’évolution des stades antérieurs. C’est la
période de la masturbation tertiaire. Mais les fantasmes
qui l’accompagnent ne concernent plus les membres de la
famille. La pensée se met « au service de la sexualité obla-
tive, c’est-à-dire dépassant la recherche de satisfactions
narcissiques sans les infirmer cependant ».
La façon dont Françoise Dolto envisage le complexe
d’Œdipe et l’angoisse de castration reste très proche de
celle de Freud. Toutefois, elle précise que l’angoisse de cas-
tration chez la fille ne se résume pas à l’envie du pénis.
Elle comprend une seconde phase : l’angoisse viscéro-vagi-
nale qui survient lorsque la petite fille découvre les mystè-
res de la procréation : « Elle s’inquiète des souffrances que
cela doit apporter et elle a peur. »

401
françoise dolto

Des problèmes possibles


au cours du développement

« C’est l’énergie libidinale, dérivée de ses buts sexuels


qui anime toutes les activités de l’individu. » Ainsi, la
bonne santé mentale et le développement de la personna-
lité de l’enfant dépendent, non pas des intérêts qu’on
impose à sa libido, mais de l’aide qu’on lui apporte grâce à
« des compensations libidinales et sentimentales ».
L’évolution de la sexualité selon les stades est une néces-
sité. Elle permet à l’enfant une adaptation normale à la vie
sociale, « qui demande l’épanouissement physiologique et
sentimental de l’individu, c’est-à-dire son épanouissement
libidinal ».
Mais qu’est-ce qui peut entraver ce développement ?

La mère castratrice
La mère castratrice s’oppose à tout ce qui caractérise
le garçon tant sur le plan vestimentaire (elle peut aller
jusqu’à coudre les braguettes de pantalon) que sur le
plan des comportements masculins. Elle brime les jeux
de peur que le petit ne se fasse mal, elle valorise les com-
portements passifs : « Regarde comme ton camarade est
sage. »
Dès lors, le garçonnet se sent fautif des activités « déri-
vées de sa sexualité phallique » et naturellement de la mas-
turbation. L’enfant, par amour pour sa mère, se soumet à
la mutilation de sa libido. Il peut s’ensuivre une régression

402
psychanalyse et pédiatrie

de la libido sur des zones érogènes du passé et des pro-


blèmes scolaires.

Interdiction de la masturbation
Souvent, pour interdire la masturbation, l’adulte a
recours à des moyens autoritaires. L’interdiction pure et
simple, la remarque : “C’est sale, c’est laid” ou la menace
de maladie, voire de châtiment divin, sont autant de men-
songes, plus ou moins traumatisants. Certes, il n’est pas
question de laisser l’enfant se masturber en public. Alors,
pour Françoise Dolto « le seul argument valable qu’il soit
rationnel d’employer, c’est la pudeur ».
Le plus difficile pour les parents qui ont un surmoi, le
gendarme du psychisme, fort développé, est d’admettre la
masturbation comme normale, de convenir que la libido
(énergie sexuelle) de l’enfant est différente de la leur.
L’auteur conseille de ne pas attacher à la masturbation
trop d’importance, les choses rentrant dans l’ordre d’elles-
mêmes. Et si l’on constate que l’enfant se masturbe vrai-
ment beaucoup, il ne faut pas le punir, mais bien plutôt
l’amener en consultation.
De toute façon, la masturbation existe, elle est inévitable,
elle fait partie du développement de l’enfant. Cachée ou
ostensible, l’important, « c’est que l’adulte ne s’y oppose ni
totalement ni au nom de principes faux, pour que soit
préservé l’avenir affectif de l’enfant ».
En d’autres termes, il convient de laisser au petit une
liberté intime : « Le respect de cette évolution normale est
la seule attitude favorable que puisse avoir l’éducateur. »

403
françoise dolto

Le retour du pipi au lit : l’énurésie


Quand un enfant se remet à faire pipi au lit, cela signi-
fie un retour au stade sadique urétral.
Ce symptôme signifie soit que l’enfant refuse incons-
ciemment de grandir, soit un complexe de castration,
quand des adultes ont proféré des menaces de mutilation
sexuelle, ou encore un refus de se comporter comme le
font les autres individus de son sexe, un refus d’identifica-
tion à l’adulte parent du même sexe.

L’analyse selon Françoise Dolto

Pour Françoise Dolto, on n’analyse pas un enfant


comme un adulte. Tout d’abord, l’enfant ne peut pas être
isolé de la famille à laquelle il appartient. Il ne vient pas
seul à la consultation. Ainsi, le premier contact avec le
psychanalyste a lieu en présence du père ou de la mère. Il
convient que parents et enfants fassent confiance au théra-
peute. Les adultes ne sont pas exclus du traitement dans la
mesure où, selon les cas, le psychanalyste leur donne des
conseils.
Pour Françoise Dolto, la confiance que l’enfant accorde
à son psychanalyste constitue la base de l’action thérapeu-
tique. C’est la situation de transfert, c’est-à-dire la « situa-
tion d’adhésion affective au psychanalyste qui devient un
personnage, et des plus importants, du monde intérieur
de l’enfant pendant la durée du traitement ».

404
psychanalyse et pédiatrie

En quoi consiste l’analyse de l’enfant ?


Pour Françoise Dolto, l’analyse ne consiste pas à suggé-
rer à l’enfant les règles du comportement “normal”. Elle
vise plutôt à “lui présenter ses propres pensées inconscien-
tes sous leur aspect réel”.
Comment s’y prendre pour cela ? Avec les enfants, la
méthode de l’association libre n’est pas concevable. Aussi,
pour sonder leur inconscient, le psychanalyste utilise le
jeu, les dessins, interprète les rêves, tente par divers
moyens de provoquer chez les petits des propos variés,
adapte son langage à celui des enfants : « Nos propos ne
sont pas tels que nous les tiendrions à des adultes. » En
effet : « Nous ne parlons pas un langage logique, visant à
frapper l’intelligence de l’enfant, qui n’est pas logique
encore. » Car : « Nous voulons parler à son inconscient –
qui n’est jamais logique chez personne. »

À quoi sert l’analyse des enfants ?


L’analyse dévoile, aussi bien chez les sujets sains que
malades, leurs composantes affectives et permet de com-
prendre “la logique subjective” de leur comportement.
Grâce au transfert, l’analyse permet d’étudier « les
mécanismes inconscients du sujet, son comportement vis-
à-vis du thérapeute ».
Le sujet parvient à comprendre les mécanismes qui
avaient provoqué sa non-adaptation à la réalité. Il reconsti-
tue en quelque sorte sa personnalité de façon mieux adaptée.
Ainsi, le patient fait un travail de synthèse personnelle
qui vise à retrouver un épanouissement psycho-affectif.

405
françoise dolto

Mais, précise Dolto, la psychanalyse n’a « jamais rendu


un être plus sain qu’avant ». La guérison reste donc vir-
tuelle et elle est assurée lorsque l’analysé « vit intérieure-
ment en paix ».
Cela signifie que le sujet « réagit aux difficultés réelles
de la vie sans angoisse, par une attitude spontanée adaptée
aux exigences d’une éthique en accord avec le milieu dans
lequel il choisit de vivre et aux siennes propres ».
Aussi, Françoise Dolto reconnaît une valeur éducative à
la psychanalyse. Mais tout traitement, toute action éduca-
tive dépendent de la personnalité du thérapeute. Pour
parvenir à l’objectivité, le psychanalyste doit se connaître
lui-même parfaitement. Le médecin ne doit se placer vis-
à-vis de son patient ni du point de vue moral ni culturel.
Il ne doit pas non plus porter de jugement de valeur car :
« Son but doit être la discrimination des éléments qui sont
à la base des réactions apparemment normales et anorma-
les du sujet qu’il examine. »
Or, selon l’auteur, il n’y a qu’un moyen d’y parvenir :
« C’est de ne faire de la psychanalyse que lorsque nous
avons été nous-mêmes psychanalysés et le plus profondé-
ment et le plus longtemps possible. »
Enfin, Françoise Dolto tient particulièrement ici à «prou-
ver que le traitement agit en aidant l’enfant à résoudre heu-
reusement son complexe de castration et à liquider son
complexe d’Œdipe, et non grâce à une “influence person-
nelle suggestive”».

406
psychanalyse et pédiatrie

plaidoyer pour les enfants

Dans l’œuvre de Françoise Dolto, on sent incontesta-


blement l’amour pour les enfants.
Françoise Dolto allie les connaissances théoriques et
l’intuition, c’est-à-dire qu’elle possède une connaissance
spontanée de l’enfant. Elle reste convaincue que le fait
d’informer les éducateurs et les parents de la nature et du
développement des petits permettrait de leur donner le
bien-être qu’ils méritent. Son combat vise à faire accepter
aux adultes l’enfant tel qu’il est et non pas tel qu’on vou-
drait qu’il soit.
Le monde du nourrisson décrit par Françoise Dolto est
un monde charnel où le corps est le siège des échanges. Elle
va rechercher ce qui, dans la vie du sujet, a enrayé le cours
normal de son évolution. Dans Psychanalyse et Pédiatrie,
l’activité psychique du nourrisson est peu décrite. Le bébé
est fait de repères sensoriels, viscéraux, et sa relation à la
mère ou à la nourrice est constituée d’émois, de plaisir et
de désir de communiquer. On est loin du psychisme souf-
frant, torturé et torturant envisagé par Mélanie Klein. Avec
Dolto, la vie du nourrisson se rythme à deux. L’enfant tète,
mord, entend, comprend et les premières assimilations de
la langue datent du sevrage.
Si, au cours de l’analyse, Mélanie Klein ne « s’embarras-
sait pas » de parents, avec Françoise Dolto, on retrouve un
peu ce que nous avons entrevu chez Anna Freud. Mais les
rapports avec les parents gênaient encore la fille du maître
viennois.

407
françoise dolto

Avec Françoise Dolto, tout est clair. Elle ne conçoit pas


l’analyse d’un enfant sans un travail préparatoire avec les
parents, car elle ne sépare pas le petit de la dynamique
familiale. Aucune analyse n’est entamée si l’un des prota-
gonistes s’y oppose.
Elle est très attentive au fait que l’enfant soit conscient
de sa souffrance et demande à être aidé. Le cadre a peu
d’importance pour Françoise Dolto ; ce qui compte avant
tout, c’est la réceptivité du thérapeute. L’enfant “repré-
sente”, le thérapeute prend des notes. Elle préconise plu-
sieurs séances par semaine.
Françoise Dolto accorde une part importante à l’imagi-
naire de la mère à l’égard du fœtus puis du nourrisson, du
petit à l’égard de la mère. Le père n’est pas exclu, car le
traitement vise à rétablir une communication entre la
mère, le père, l’enfant.
Dans son travail thérapeutique, Françoise Dolto ne
s’appesantit pas sur les résistances. Elle s’adapte aux situa-
tions d’une façon spontanée, quasi sensitive. Certains lui
reprochent d’être brouillonne, de manquer de méthode.
Nous voyons plutôt en elle une formidable capacité d’adap-
tation, d’invention, qui ne peut pas se sangler dans le corset
rigide d’une méthodologie stérilisante à certains égards.
Elle a le mérite d’approcher cliniquement l’enfant très
jeune, dans son contexte à la fois physiologique et social
(parental éducatif). Le rapprochement qu’elle fait de l’appa-
rition du langage au moment du sevrage inaugure les liens
entre le corps et la parole, l’un étant, par rapport à l’autre,
dans une relation symétrique.
Quand on n’a pas la possibilité de parler, c’est le corps qui

408
psychanalyse et pédiatrie

s’exprime et réciproquement : « langage métaphore du


corps» et «corps support du langage» et parfois, pathologi-
quement, « conversion du traumatisme psychique » par le
symptôme corporel.
Serge Leclaire,
on tue un enfant.
Seuil, 1975.

Le meurtre de l’enfant, ce fantasme originaire profon-


dément enfoui dans l’inconscient de l’individu, fait l’objet
de l’essai de Serge Leclaire On tue un enfant.
Pour vivre, il faut tuer l’infans, l’enfant idéal, fruit de
l’imagination et des désirs des parents. Pour cela, il faut
rompre avec le représentant narcissique primaire dont
l’enfant conçu est le représentant et ce, notamment, grâce
à la pulsion de mort.
La psychanalyse s’avère le moyen le plus efficace de se
libérer de cet enfant idéalisé qui risque de présider au
destin de l’enfant réel, de chair. En effet, elle seule peut
briser quelque chose qui a le statut d’inconscient.
C’est ainsi que se recrée, grâce au discours de l’incons-
cient et du refoulé, grâce à la transparence des mots lais-
sant filtrer ce qu’ils cachaient, un espace où renaît la
parole, où se fait entendre la voix du désir.

411
serge leclaire

les thèmes principaux de On tue un enfant

Serge Leclaire est né le 6 juillet 1924. Médecin psychiatre


et psychanalyste, ancien chef de clinique, il fait partie des
élèves de Lacan. Il fut successivement Secrétaire de la
Société française de psychanalyse (1959-1963), chargé de
cours à l’École Normale Supérieure (1965-1968), maître de
conférences (1969-1971) et fondateur du Département de
psychanalyse à Paris VIII, Université de Saint-Denis, dans
la banlieue parisienne.
Dans On tue un enfant, Serge Leclaire aborde sans
détour le meurtre de l’enfant qui appartient à la panoplie
des fantasmes originels, c’est-à-dire des produits de l’ima-
gination apparaissant avec l’homme.
Mais quel est cet enfant à tuer, en quoi ce meurtre
nécessite-t-il une rupture avec le narcissisme primaire et
comment apparaissent la psychanalyse et le psychanalyste
sous la plume de Serge Leclaire ? Tels sont les axes autour
desquels s’articulent les pages qui suivent.

Tuer un enfant

L’enfant-roi, tyran, est la représentation idéale, même


si elle demeure inconsciente, du petit qui habite le cœur
de toutes les mères en particulier, des parents en général.
C’est l’enfant de leurs espoirs, de leurs rêves, de leurs
désirs les plus profonds : « L’enfant merveilleux, c’est cette

412
on tue un enfant

représentation inconsciente, primordiale où se nouent,


plus dense qu’en tout autre, les vœux, nostalgies et
espoirs de chacun. »
Puis Serge Leclaire ajoute, à propos de cette représenta-
tion : « Dans la transparente réalité de l’enfant, elle donne
à voir, presque sans voile, le réel de tous nos désirs. »
Renoncer à cette représentation signifie perdre toute
raison de vivre, mais : « Feindre de s’y tenir, c’est se condam-
ner à ne point vivre. »
Pourtant, il y a quelque chose d’horrible dans ce fan-
tasme originel, d’inacceptable, voire de monstrueux. La
sensibilité se révolte à cette idée que l’on s’épuise en vain à
rejeter, d’une part à cause de son côté repoussant, d’autre
part parce qu’elle subit un refoulement originaire. Car le
fantasme portant sur le meurtre de l’enfant appartient au
domaine de l’inconscient. Il est rejeté au plus profond de
notre esprit qui a du mal à le concevoir. En effet, outre la
répugnance qu’il suscite en nous, tout représentant incons-
cient, produit du refoulement originaire, « […] ressemble
toujours de quelque façon aux incertaines photographies
d’ovnis (soucoupes volantes), témoignant par là de l’ina-
daptation foncière et insurmontable de nos modes d’enre-
gistrement conscients pour saisir les éléments du système
inconscient en leur radicale étrangeté ».
Le meurtre symbolique de l’enfant est inéluctable,
sinon, la représentation présiderait au destin du bambin
de chair, de l’enfant réel. Personne ne peut y échapper.
« Nous avons à vivre chaque jour cette mort à l’enfant
merveilleux ou terrifiant que nous avons été dans les rêves
de ceux qui nous ont faits ou vus naître. »

413
serge leclaire

La disparition de cet enfant est obligatoire, car d’elle


dépend la vie.
« Y renoncer, c’est mourir, ne plus avoir de raison de
vivre.»
Ainsi, la mort de l’enfant est la plus importante
contrainte qui nous régit car « qui ne fait et ne refait ce deuil
de l’enfant merveilleux qu’il aurait été, reste dans les limbes
et la clarté laiteuse d’une atteinte sans ombre et sans
espoir ».
Puis Serge Leclaire précise : « Qui croit avoir, une fois
pour toutes, réglé son compte à la figure du tyran, s’exile
des sources de son génie, et se tient pour un esprit fort
devant le règne de la jouissance. »
Mais qu’entend-on par vie? Ceux qui exercent une profes-
sion, se marient, ont des enfants à leur tour, ne vivent-ils pas?
Pour Serge Leclaire, vivre, c’est se construire. L’auteur
évoque à ce propos le cas de Pierre-Marie. Ce jeune garçon,
second de la famille, remplace, dans le cœur de sa mère, le
frère aîné, Pierre, décédé. Or la représentation de Pierre-
Marie, enfant consolateur, est différente du Pierre-Marie
être vivant. Il faudra tuer l’enfant consolateur pour parvenir
à la construction du sujet Pierre-Marie, enfant de chair. La
psychanalyse tient ici tout son rôle.
Mais vivre, c’est aussi s’ouvrir à l’amour. C’est le passage
à la jouissance qui « est l’expérience du rapport au phallus ».
Cette jouissance ne s’atteint « pour chacun, homme ou
femme, que par l’autre ». C’est ainsi que « s’ouvre l’espace de
l’amour » et que l’on rencontre le phallus. Il symbolise
l’amour et se différencie de l’organe pénis. Il est « le chiffre
d’or qui ordonne la vérité de l’inconscient ».

414
on tue un enfant

Réfèrent de l’ordre inconscient, le phallus ne se traduit ni


par un texte ni par une image. Il ne se rencontre que par la
jouissance des corps et « l’orgasme témoigne de l’extraordi-
naire de cette rencontre ».

Rompre avec le représentant narcissique primaire


Serge Leclaire différencie le représentant narcissique
primaire de la représentation du représentant narcissique
que l’on peut comprendre, d’une façon imagée, comme la
subdivision du premier. C’est ainsi que l’on parvient à
appréhender les différentes figures de l’enfant : « l’enfant à
glorifier », « l’enfant tout-puissant », « l’enfant tyran »,
« l’enfant terrifiant »
Tuer cette représentation narcissique primaire, c’est-à-
dire l’infans, c’est provoquer l’éveil du sujet.
« C’est dans l’exacte mesure où l’on commence à la tuer
qu’on commence à parler ; dans la mesure où l’on conti-
nue à la tuer, qu’on continue à parler vraiment, à désirer. »
Ainsi, tuer un enfant signifie détruire cette représenta-
tion narcissique primaire, l’enfant qui est en nous.
Le moteur de cette rupture avec cette représentation nar-
cissique primaire est la pulsion de mort. Si la pulsion de vie
se joue sur le théâtre de nos désirs, de notre sexualité, de la
quête du phallus, la pulsion de mort travaille en négatif.
Certes, il est difficile de la saisir en tant que concept, on ne
peut pas bien se la représenter mentalement, mais nous en
faisons l’expérience, notamment dans l’angoisse. La pulsion
de mort s’en prend à l’enfant immortel de nos rêves.
Ainsi, rompre avec le représentant narcissique primaire,
c’est briser la figure de l’enfant imaginé, idéalisé, qui règne

415
serge leclaire

sur le destin de l’enfant de chair. Cette guerre déclarée aux


représentants inconscients constitue une relation obligée
que nous entretenons avec eux.
« “Tuer” ces figures consiste à rendre au représentant
inconscient son véritable statut et à prendre en compte la
dette insolvable qui nous lie au référent phallique. »

La psychanalyse et le psychanalyste

Pour Tuer un enfant, les armes des rêves, voire celles de


l’association libre, se soldant par une interprétation bien
conforme aux sillons tracés par la psychanalyse classique,
ne semblent pas suffire. Si les symptômes persistent, si le
psychisme reste malade ou tout simplement dans un état
de mal être, il faut utiliser d’autres armes.
Certes, la psychanalyse est le seul moyen de défaire, de
briser quelque chose qui a le statut d’inconscient, ici le fan-
tasme originaire de tuer l’enfant. En effet, cette méthode
thérapeutique, d’après Serge Leclaire, consiste à faire parler
cet inconscient, constitué d’un nombre indéfini de repré-
sentations ou signifiants, à faire en sorte que derrière l’his-
toire apparente, l’autre histoire, celle qui est dissimulée,
puisse s’exprimer.
Or, le représentant inconscient produit des rejetons
dont l’individu est plus ou moins conscient, même s’ils
sont refoulés après coup, c’est-à-dire qu’ils font l’objet
d’un refoulement secondaire cette fois. C’est donc par le
biais de ces rejetons du représentant inconscient que s’éla-
bore la démarche psychanalytique, car ils offrent une

416
on tue un enfant

prise. Mais le traitement ne s’en tient pas là, ce serait un


travail trop superficiel. Son but est « la prise en compte du
processus primaire comme tel ».
La psychanalyse dévoile le fantasme du meurtre de l’enfant.
Elle est l’un des moyens d’échapper aux symptômes, de se
sortir de l’ornière du discours du refoulement, de recréer
un espace où renaît la parole, où résonnent de nouveau les
voix du désir. Pour cela, il faut passer par le transfert : « La
cheville ouvrière de la psychanalyse impose que soit inter-
rogé le fantasme secret qui pousse l’analyste à faire profes-
sion de chasseur de démons. »
Puis Serge Leclaire brosse avec franchise le portrait du
psychanalyste avec ses forces, mais aussi avec ses faiblesses.
Il doit lui-même être passé par l’analyse et par le transfert
pour savoir ce qui se joue entre lui et son patient. Présent,
neutre, ce qui « est absolument exigible d’un psychana-
lyste, c’est qu’il ait l’expérience de ce que parler veut dire,
de ce que les mots cachent d’ombres décisives, de ce qu’ils
présentent du sujet traversant leur trame ».
Car : « En avoir l’expérience, c’est la répétition des fan-
tasmes, découvrir leurs toujours nouveaux grains d’ori-
gine ; dans notre savoir, dégager ce qu’il enferme ; dans ce
qui se passe avec nos analysants, reconnaître sans réserve
ce qui touche au vif. »
Le psychanalyste est doté d’une insatiable curiosité simi-
laire à celle de l’enfant. Cette curiosité représente le moteur
de la démarche thérapeutique qui s’oppose à l’apparente
immobilité du fauteuil. Certes l’analyste, tout en cherchant
la neutralité, ne peut effacer ni sa personnalité, ni ses propres
fantasmes, qui se retrouvent notamment dans sa pratique,

417
serge leclaire

voire dans ses écrits. Si certains l’assimilent à une oreille vide,


attentive, curieuse, ce que ne contredit pas Serge Leclaire, le
psychanalyste n’en est pas moins homme. Être sexué, il
prend le risque d’aimer sa patiente qui tient son discours de
femme, qui aborde librement le thème de la jouissance et
veut «être reconnue dans son Identité sexuelle».
Mais l’aventure de la psychanalyse mène « habituelle-
ment plus loin » que le simple « acte de chair » et, pour-
quoi pas, à l’amour véritable.
Enfin, Serge Leclaire refuse à la psychanalyse un dis-
cours universel qui ne peut exister du fait, déjà, de la dif-
férence des sexes. À chaque expérience son langage, sa
logique, celle de l’inconscient. Ainsi, le psychanalyste
écoute et cherche, derrière les mots qui deviennent
transparents, les zones d’ombres ou de lumière.

une version originale

La pensée de Serge Leclaire s’est construite, comme le


texte semble en témoigner par ses nombreuses références,
dans le moule de la théorie freudienne puis de la théorie
lacanienne.
L’originalité de son texte consiste à dévoiler un fan-
tasme nié, rejeté parce qu’il fait peur et parce qu’il a été
l’objet d’un intense refoulement : le meurtre de l’enfant.
Serge Leclaire le décrit, le prouve, même si cela choque
ou tout simplement dérange. Dans ce texte, Œdipe n’est
plus le parricide. Il n’est plus l’acteur qui tue le père ou qui
met en pièces la mère. Il devient la victime. Ainsi, Serge

418
on tue un enfant

Leclaire se distingue de Freud car pour lui, les meurtres du


père ou de la mère apparaissent comme secondaires,
« satellites » par rapport à celui de l’enfant qui prime, car il
est la condition de vie.
index des matières

Aberration, 73.
Acte manqué, 51, 55 et svtes.
Adolescence, 78, 79.
Agressivité, 205, 251, 262, 270.
Ambivalence (des sentiments) 85, 93, 94.
Anal (Stade), 77, 81, 237.
Angoisse, 125, 127.
Anima, 215, 216.
Animisme, 75-77.
Animus, 215, 216.
Archétype, 214.
Association libre, 69, 307.
Auto-analyse, 299 et svtes.
Auto-érotisme, 77, 78, 113.

Bisexualité, 73.

Ça, 118, 122, 239, 317 et svtes.


Castration (Complexe de), 81, 189.

421
index des matières

Cathartique (Méthode), 21.


Censure (voir aussi Ça et Sur-moi), 35, 111.
Clivage, 249 et svtes, 367, 368.
Coït, 171.
Complexe d’Œdipe : voir Œdipe.
Condensation, 39, 56, 114.
Conscient, 46, 107.
Conte de fées, 287 et svtes.
Contenu latent, 36, 41 et svtes.
Contenu manifeste, 36,40 et svtes.
Cruauté primitive, 262.
Culpabilité (Sentiment de), 77, 81, 251.
Cyclothymie, 184.

Déformation, 40.
Délire, 74, 387.
Déplacement, 39, 59, 114.
Désir, 342, 385, 115.
Déterminisme, 60.
Dora (Cas d’hystérie), 134 et svtes.

Éjaculation, 168, 386.


Éjaculation précoce, 386-387.
Élaboration secondaire, 41.
Électrothérapie, 73.
Enfant, 411 et svtes.
Envie, 243 et svtes.
Énurésie, 404.
Éthologie, 203.
Exhibitionniste, 75.

422
index des matières

Fantasme, 353 et svtes.


Fée, 240, 248.
Fétichisme, 74.
Figuration, 33.
Folie, 303 et svtes.
Forclusion, 383.

Gratitude, 243 et svtes.

Hallucination, 387.
Hans (Le petit -, cas de phobie), 140 et svtes.
Homme aux loups (L') : voir Loup.
Homme aux rats (L') : voir Rat.
Homosexualité, 73, 74.
Hydrothérapie, 69.
Hypnose, 27 et svtes.
Hystérie, 69, 184.

Imaginaire (Lacan), 377.


Inceste, 91 et svtes.
Inconscient, 107.
Inconscient collectif, 213, 214.
Inconscient personnel, 212, 213.
Individuation, 220.
Infériorité (Sentiment d'), 154, 163.
Inhibition, 121 et svtes.
Intégration, 250.
Introjection, 249.
Inversion, 73.

423
index des matières

Isolation, 128, 129.


Irma (Injection à), 39, 44, 45.

Lapsus, 55 et svtes.
Lapsus calami, 62.
Latence, 77.
Libido, 70 et svtes.
Libre arbitre, 60.
Loup, 158 et svtes.

Magie, 95.
Masochisme, 76.
Masturbation, 77, 403.
Mer (et mère), 173, 174.
Miroir (Stade du), 378.
Moi, 113, 122, 238.
Monomanie, 392.

Narcissisme, 71.
Névrose, 112 et svtes.
Névrose infantile, 271 et svtes.

Objet transitionnel, 263, 270.


Obsession, 380.
Ocnophilie, 271 et svtes.
Œdipe (complexe d'), 77, 81, 83, 357.
Oral (Stade), 81.
Oubli, 61.

Paranoïa, 155 et svtes.

424
index des matières

Pédiatrie, 263 et svtes..


Persécution, 155.
Persona, 210, 211, 218.
Perversion, 184.
Phallique, 81.
Philobatisme, 271 et svtes.
Phobie, 140 et svtes.
Préconscient, 46, 107.
Psychosomatique, 319, 325 et svtes..

Rat, 146 et svtes.


Réel (Lacan), 385 et svtes.
Refoulement, 109, 115, 128.
Retour du refoulé, 110.
Régression, 128, 272.
Résistances, 23, 26, 27, 116.
Rêve, 31 et svtes, 110 et svtes, 307.
Révolution sexuelle (et culturelle), 333 et svtes.

Sadisme, 76, 211.


Scène primitive, 357.
Schizophrénie, 392.
Schreber (Cas), 152 et svtes.
Self (Vrai, faux), 264, 265.
Semblant (Lacan), 389. Sexualité infantile, 76 et svtes.
Sexologie, 80.
Signifiant (Lacan), 384.
Signifié, 384.
Société primitive, 97, 98.
Sollicitude, 262.

425
index des matières

Sommeil, 171.
Souvenir écran, 35.
Structuralisme, 279, 380.
Sublimation, 78, 247.
Surmoi, 122, 238.
Surréalisme. 395.
Symbolique, 379.
Symbolisation, 33.
Symptôme, 95 et svtes.

Tabou, 85 et svtes.
Talking cure, 25.
Topique, 118.
Totem, 85 et svtes.
Transfert, 116, 234.
Traumatisme de la naissance, 177 et svtes.

Voyeuriste, 75.

Zones érogènes, 53, 76, 78.

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