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Le kulturopAt

blade runner
Du roman à l'écran

N° 7
22, allée du Bosquet – 49290 Chalonnes-s/Loire
lekulturopat@yahoo.fr – http://kulturopat.fr
Ont participé à ce numéro : Jubo, Jean-Hugues Villacampa, Robert Lafonte, Elliot
Press, Justin Hurle, Julien Chesneau, Fred Sochard et à la correction : Aédes Lagrippa.
Vous trouverez votre fanzine à la médiathèque Jean Carmet (Mûrs-Érigné) ; librairie Vent
de Galerne (Chalonnes-sur-Loire) ; Phénomène J, Contact et Les Nuits Bleues (Angers).
Changer de tête !
La Tête à l'Être n'est plus. Elle laisse
place au Kulturopat. Sortir de l'enfance
avec une nouvelle tête est, somme toute,
chose normale. L'identité se forge dans le
temps. Et le temps, les rides comme
l'embompoint. Aussi, les désespérés se
tournent vers la religion, s'accrochent aux
téléphones portables, au bilan de l'exercice
annuel ou autres stimulants émotionnels.
Normal donc, ce spécial Blade Runner.
Une question d'actualité que d'en causer
car, m'est avis que les traders sont de
véritables androïdes... La guerre contre les
machines se profileraient-elles ?
Il est de notoriété publique de dire que
Philip K. Dick souffrait de maladie
mentale. Bon... Et alors ? Les malades
SOMMAIRE
remplissent les sacro-saints marchés au
moins autant que mes bourses se vident
Chroniques
dans ma femme. Or, il n'en est rien ! Je ne K. Dick par K. Dick...
suis pas marié et K. Dick n'était pas fou. Le
Jean-Hugues Villacampa
Kulturopat peut le prouver, Jean-Hugues
vous la livre gratuitement tandis que
Robert Lafonte nous rappelle les propos
Du rejeton à Total Recall
Robert Lafonte
d'un véritable fou, lui : C'est Philip K. Dick
qu'on assassine !
Et Ridley Scott, d'avoir fait autant de
Blade Runner
versions pour un film qui n'a pas eu Elliot Press
l'audience espérée, n'y est-il pas un brin ?
Tant de cinglés en trois pages... un vrai
Alors, les androïdes rêvent-ils de moutons
Bal des Schizos. électriques ?
Autre vérité connue : Adolf n'aimait pas les Justin Hurle
étrangers. Bon... Sur la fin de sa vie, je dis
pas. Faut dire que se faire jeter, par deux Androïdes vs répliquants
fois, de l'École des Beaux-Arts de Vienne ne Justin Hurle
l'avait pas réconcilié avec le bel esprit
institutionnel. Or, là encore, la vérité n'est
pas celle que l'on sait. Son projet se
Texticules
concrétisa au troisième essai. Mais que, lui, Signé Dounia
Adolf, ait pû être inscrit dans cette grande
Julien Chesneau
Académie n'était pas acceptable. Autant le
rayer des listes. Donc, l'explication de sa
politique de la terre brûlée se trouve autre
part. Peut-être du côté de l'amour... S'être
fait plaquer par une « négresse » ivre de
liberté ne l'a surement pas laissé, comment
dire... indifférent. Et quoi de mieux que
d'uniformiser l'humain pour lutter contre
les différences ? Cette thèse est présentée
ici, par Julien Chesneau. Et c'est gratuit.
Justin Hurle
Chroniques
Bio
K. Dick par K. Dick, permet absolument pas d'authentifier la
véracité du document et vous excuserez les
via Jacques Sadoul, puis JHV maladresses de traduction.
J.-H. V.
Il y a quelques années, alors que je tenais le
Phénomène J du Quartier Latin à Paris, j'ai Je suis le sujet d'une expérience extra-
eu la chance de me lier d'amitié avec terrestre, tout comme la Terre est un vaste
Barbara Sadoul et, son compagnon de champ d'expérimentation. Je ne sais pas ce
l'époque, Didier qui bossait chez Fluide que ces entités souhaitaient que je fasse,
Glacial. Par rebond, je fis la connaissance de mais malgré tout, il semblerait que j'ai
Jacques Sadoul, grand prescripteur de la déjoué leurs plans. Bien entendu, je ne me
science-fiction en France. Il m'avait fait suis pas rendu compte tout de suite de cet
découvrir le « Neverwhere » de Neil état de fait, mais un faisceau de
Gaiman récemment, livre pour lequel il présomptions lié à des preuves accablantes
avait monté la collection Millenium, devenu prouvent ce que j'avance et je ne suis ni fou,
Millénaire ensuite, car les éditeurs de ni paranoïaque, ni sous l'influence de
Gaiman ne souhaitaient pas que le livre drogues.
sorte tout de suite en poche. J'ai réussi à remonter la chronologie des
événements qui ont ponctué mon existence.
J'ai donc eu le plaisir d'avoir de longues
conversations avec Jacques. Il me recevait En 1928, les entités ont placé mon fœtus
chez lui de temps à autre. Lors de l'une de obtenu par je ne sais quel moyen dans le
ces rencontres et alors que je prenais congé, ventre de ma « mère » déjà enceinte de ce
Jacques me tendit quelques livres comme il qui sera brièvement ma « sœur ».
le faisait souvent. Il paraissait cependant L'expérience tourne mal et la petite fille
troublé mais comme il était plus de minuit, décède quelques mois après sa naissance.
j'attribuais cela sur le compte de la fatigue. On accusera de négligence ma mère à la
Rentré chez moi, je triais rapidement les santé mentale fragile. Un lien s'était
opuscules, remarquant une version améri- cependant créé in-utero avec cette petite
caine reliée de Do androïds dream of fille. Je tenterai de faire partager les
electric ship ?. Je connaissais déjà l'ouvrage sensations qu'induisent cette expérience
dans les deux langues et l'adaptation dans Dr Bloodmoney . Je ne sors pas
cinématographique Blade Runner était indemne non plus de cette expérimentation
sortie depuis longtemps déjà. ratée et serai victime toute ma jeunesse de
malaises, vertiges et autres symptômes qui
C'est au décès de Jacques que, parcourant ne sont que des tentatives de reprise de
les rayons de mes bibliothèques, je sortais contrôle par les entités. Mon père apeuré
l'ouvrage que j'ouvris pour la première fois. quitte la maison à mes cinq ans.
Une page de papier pelure griffonnée pliée
en quatre en tomba. Je l'attrapa avec une A 12 ans, je découvre que j'ai des facilités
curiosité voyeuriste. Immédiatement je crus anormales avec la musique que je décide
à un canular. Puis me souvenant de l'air rapidement de cacher. Le doute commence
troublé de Jacques Sadoul que rien d'autre à poindre. Les questions d'une partie de
ne pouvait expliquer, je me mis à rechercher mon entourage me perturbent. Une rapide
sur internet des textes manuscrits de enquête me fait comprendre que je suis le
l'auteur que je trouvais difficilement. La seul à qui l'on pose des questions précises
similarité graphique me stupéfia tellement sur des facultés anormales.
que je décidais de prendre le risque de Je me lance dans les études et décide de
publier dans une officine digne de fréquenter les milieux hippies, gauchistes,
confiance, le court texte que vous trouverez féministes. Non pas par conviction force-
ci-après. Attention, mon expertise ne me née mais parce que ces milieux sont ouverts
d'esprits et qu'on y trouve les substances succès. Mon corps et mon cerveau résistent
appropriées, essentiellement à base de manière quasi-miraculeuse, aux effets
d'amphétamines, qui empêchent les entités secondaires des drogues que j'absorbe en
de me contrôler. quantité et puissance de plus en plus
Je reste à cette époque, dans le milieu grandes.
musical, me marrie et constate que mon
En 1977, je profite d'un voyage en France
épouse profite de mon sommeil pour
pour livrer les conclusions de mes analyses
utiliser sur moi des appareils de conception
et révéler mon contact extra-terrestre. À
inconnue. Je divorce et me remarie avec
ma grande déception, les franchies me
Kleo. Nous sommes surveillés par le FBI.
regardent manifestement consternés. Le
De manière trop continue pour n'être que
monde n'était pas prêt, mes révélations,
du fait de l'agence gouvernementale. Je
trop sommaires.
garde malgré tout une assez bonne
Je me décide alors de réaliser la trans-
impression de cette époque que je tente
cription d'un dialogue entre les deux esprits
d'évoquer dans Radio libre Albemuth.
qui m'habitent : l'Exégèse.
Laissant la musique de coté, je décide de
Ce texte prouvera à qui veut bien l'entendre
révéler la dualité de notre monde au
la véracité de l'ensemble des affirmations
travers d'écrits qui me classeront immédia-
que l'on peut trouver dans mes ouvrages.
tement dans le genre de la science-fiction.
J'ai réussi à accumuler un nombre de
Les pressions des entités deviennent de plus
preuves matérielles suffisantes disséminées
en plus fortes et m'obligent à augmenter les
avec soin et qui prouveront l'exactitude de
doses de stimulants et de psychotropes.
mes assertions. Tout est dans ma tête.
Celles-ci me permettent de constater les
altérations que les entités font subir à notre
Philip K. Dick
monde, je les dénoncerai dans une partie
Le 18 février 1982, Santa-Ana.
de mes romans Les androïdes rêvent-il
de moutons électriques ?, La vérité
avant-dernière, Le dieu venu du
centaure, Ubik et Le maître du haut-
château.
Ma vie conjugale devient trouble. Je
rencontre le plus de drogués possibles et les
accueille chez moi afin de comparer nos
modes de perception des choses. Je
retrouve à plusieurs reprises mon apparte-
ment vandalisé. Les services secrets de
différentes nations ont constaté mes dons Crédit photo : Jacques Sadoul
hors-terrestres et tentent d’en savoir plus.
En 1974, alors que je suis sur le point de
déchirer le voile, mes créateurs prennent
contact avec moi. Pas de grandes
révélations, juste l'accréditation des faits
que j'ai constaté. Ils me demandent de
collaborer à l'expérience pour laquelle ils
ont créé de toutes pièces mon code
génétique. Je refuse. Je révèle une partie de
ce contact dans Siva.
Afin de me protéger d'une mise sous
contrôle de mon esprit, je demande à être
interné en service psychiatrique. Sans
Cinema
Du rejeton à
Total Recall
D'abord considéré dans le monde littéraire
anglo-saxon comme un diable de rejeton
alors qu'il se voulait être un écrivain, Philip
K. Dick n'était pas plus malheureux le jour
où un réalisateur dont le nom, hélas,
m'échappe, lui rendit une petite visite après
avoir mis une option sur Les androïdes
rêvent-ils de Moutons électriques ? et écrit
un mauvais script. Une fois sur le seuil,

Métal Hurlant n°79, sept. 1982.


Philip K. Dick lui dit alors : « J'aimerais
vous mettre mon poing dans la figure pour
ce scénario ! » Et l'autre, de lui répondre : «
My god ! Vous avez vraiment pris ça au
sérieux ? ».
Pas étonnant que Dick ait fustigé l'industrie
hollywoodienne lors d'une interview menée
par Paul M. Sammon (1980) : « Disons ceci.
Je n'ai jamais reçu de bonnes nouvelles
venant d'Hollywood. Si je recevais une
lettre d'Hollywood avec un chèque, je
demanderai à un ami de l'ouvrir, de sortir
le chèque et de me le donner. Mais je ne
lirais pas la lettre. »
Depuis, chemin faisant, Philip K. Dick fait
aujourd'hui parti du Panthéon des écrivains
qui ont une importance immuable dans la
littérature outre-Atlantique - à l'instar de
Fitzgerald, Edgar Allan Poe, Herman
Melville et Hemingway, il a donné à la sf sa
véritable dimension littéraire.
Quant à sa valeur cinématographique, il lui
faudra attendre 1990 (il le prendra, le
chèque...) l'adaptation de l'une de ses
innombrables nouvelles, Souvenir à vendre.
C'est Paul Verhoeven qui s'y collera pour la
société de production Carolco Pictures cinq
ans avant de faire faillite. PiOuf ! Total
Recall aura tout juste le temps d'être
récompensé de deux Oscar et, à Londres,
pour le prix du meilleur effet visuel, d'un
Orange British Academy Films Awards.
Mais avant... L'un des plus grands films de
sf qui, malgré la virulence d'un Philippe
Manœuvre peu avisé (in Métal Hurlant : «
C'est Philip K. Dick qu'on assassine ! ») résistera
à l'épreuve du temps. Son nom : Blade
Runner.
Robert Lafonte
blade
runner
Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

Philip K. Dick (1928-1982) a de commun


avec Frank Herbert (1920-1986) de belles
études universitaires inachevées (voir Tête à
l'Être n°4). Et malgré ce que l'on qualifierait
aujourd'hui d'handicap, cette absence de
formation ne les ont pas empêchés de
devenir des écrivains reconnus - bien que
l'œuvre littéraire de Dick ait un style peu
flamboyant. Du reste, ce dernier expliquait
cet engouement français pour son œuvre
par le travail d'un excellent traducteur. Dès
lors, comment ne pas souligner cette
terrible lucidité ? Pas étonnant que, de ses
nombreuses nouvelles ou ouvrages de
littérature pop, il en résulte une nette
influence dans la grosse industrie du
cinématographe. Le début de la liste des
réalisateurs ferait rêver tous les auteurs de
SFFFF1 à coup sûr : Paul Verhoeven
(Total Recall, 1990), repris par Len
Wiseman (Totall Recall : Mémoires 1992, cet épilogue est coupé (ouf !) au profit
programmées, 2012) ; Steven Spielberg d'une scène de rêve suggérant au spectateur
(Minority report, 2002), John Woo que Deckard est un répliquant. D'où une fin
(Paycheck, 2003), Lee Tamahori (Next, à priori plus cohérente dans cette version
2007)... Et James Cameron ne se serait-il dite Director's cut. Or, tuer, il n'aime pas.
pas un inspiré du roman Les marteaux de Plutôt anormal chez un répliquant.
Vulcain pour réaliser Terminator ?
Même Audiard (pas Michel, Jacques !) a Éternel insatisfait et perfectionniste tenace,
contribué par ses dialogues, à Confession Ridley Scott approuve une version dite the
d'un Barjo, une réalisation de Michel Boivin Final cut en 2007. La meilleure selon lui, le
(1992). C'est dire la consécration ! Une négatif entièrement restauré (le film avait
consécration qui s'amorce en 1982, avec alors 25 ans...) et numérisé, la qualité de
Blade Runner, une somptueuse réalisation l'image apparaît plus nette, l'esthétisme du
de Ridley Scott. film prend une dimension insoupçonnée.
Quant à la bande son originale, elle a été
Deux versions coexistent en 1982 : l'une remixée de manière à coller davantage à la
internationale, l'autre, US. L'une diffère peu qualité de l'image. Un beau pied-de-nez à
de l'autre si ce n'est par l'ajout de quelques tous ceux qui auraient tenté l'aventure
scènes violentes pour la première. Deux d'une nouvelle réalisation hasardeuse. Mais
versions que je n'apprécie pas trop à cause comme le sépia de la version internationale
d'un happy-end par trop puéril. de 1982 me manque !
Elliot Press

1 Science-fiction, fantasy, fantastique, francophone.


romans
Alors... Les androïdes rêvent- Dans Le bal des schizos, c'est Pris, la fille
ils de moutons électriques ? de l'associé de Louis Rosen, Maury Rock,
lequel n'est d'ailleurs pas son véritable
Rédigé en 1966 et publié chez Doubleday en nom..., qui réalise, en partie du moins, les
1968, Les androïdes rêvent-ils de moutons premiers androïdes. La créativité dont elle
électriques ? prend racines dans La petite fait preuve relève de la thérapie, elle est
boîte noire (1964), une nouvelle dans schizo sur les bords et aux entournures. Du
laquelle le mercerisme, une religion de coup, son comportement est un tantinet
l'empathie, est évoqué pour la première fois. décalé. Passer dans la seconde d'un coq fier
à l'âne triste fait partie de son caractère. La
garce est capable d'injurier, d'humilier
Louis Rosen puis, juste après, de vouloir
coucher avec lui. Chez elle, l'autre n'est
visiblement qu'un jouet, il n'existe que pour
son bon plaisir. Or, il n'en est rien. Cette
Illustration de couverture : Je'an-Michel Nicollet

ambivalence dans les sentiments - je te hais,


comme je t'aime ! - cette diffluence2 de la
pensée qui caractérisent Pris - j'ai tué mon
père, je te souhaite une bonne et heureuse
année maman ! - sont des symptômes de la
schizophrénie. Aussi, ce qui pourrait passer
pour un manque d'empathie relève de la
maladie. D'où le dépistage incessant dans
Le bal des schizos (le test des Proverbes de
Benjamin et celui de Vigotsky-Luria) rendu
possible par la loi McHeston.

Paru en France dès 1975, dans la collection


Chute libre des Éditions Champ libre, puis
chez Lattès (Coll. Titres SF, 1979), Le bal
des schizos (écrit en 1962) aurait pu se
targuer du sous-titre Prélude à Blade
Runner tant il s'inscrit dans l'univers des
Androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ? Comment ne pas voir en Pris, l'incarnation de la folie, un furieux avatar.
Eldon Rosen (le pédégé de la puissante
Dans Les androïdes rêvent-ils de moutons
fondation Rosen, des Androïdes rêvent-ils
électriques ?, Pris Frauenzimmer (son nom
de moutons électriques ?), le p'tit p'tit fillot
véritable) laisse place à une Rachael Rosen
de Louis Rosen, du Bal des schizos ? Ainsi,
tout aussi manipulatrice, ambivalente et, du
ce dernier nous plongerait dans la genèse de
coup, fait si peu preuve d'empathie qu'elle
la fondation Rosen et, par là, achever un
ne passe pas le Voigt-Kampff. Normal, c'est
diptyque d'autant plus audacieux qu'il
du Moulinex ! Comment ne pas en conclure
dévoile l'intime secret de fabrication des
que la schizophrénie de Pris Frauenzimmer
androïdes : le déplacement de la schizo vers
la machine.
2 - Relâchement dans l'association des idées.
ait été transférée dans la machine ? Comme grains. C'est du métal, de la ferraille qu'il
pour souligner ce glissement ingénieux, Pris faut nourrir quand même. Un tamagotchi
Straton n'est-elle pas le premier Nexus-6 avant l'heure (trop lucide, Dick !). L'animal
que rencontre John R. Isidore ? Du Bal des vivant est devenu - encore que... ne l'est-il
schizos aux Androïdes rêvent-ils de pas déjà ? - l'objet d'une nette distinction
moutons électriques ?, le lecteur passe sociale. Il y a Bill Barbour (son voisin) qui
d'une Pris à l'autre, de la schizophrénie à la possède un canasson et lui, un mouton
machine, d'un test à l'autre non sans cet électrique. Le voilà donc le leitmotiv de
humour digne du Pince-sans-rire qu'était K. Deckard : acquérir un plus haut statut social
Dick (le simulacre du Lincoln lisant Winnie en touchant les primes des « andros » qu'il
l'ourson par exemple). « retire » - un euphémisme pour ne pas dire
tuer.

Illustration de couverture : Barclay Shaw


K. Dick. a créé un second personnage
essentiel : John R. Isidore. C'est par lui que
le contexte se dévoile au lecteur. La dernière
guerre mondiale a eu lieu et, du reste, a été
plus coûteuse que les belles prédictions du
Pentagone. Les immeubles gigantesques
sont délabrés, purgés de leurs occupants car
tués ou émigrés sur un des mondes
coloniaux. Le vide, le silence et l'écho
règnent en maîtres absolus. L'écho d'une
télé qui braille « son boniment » à tout va ;
le vide, lorsque John l'éteint, ne soulignant
que davantage le silence du gratte-ciel quasi
inoccupé. Ici, on ne connait pas la crise du
logement ; le mètre-carré se compte non
pas au Voigt-Kampff mais en fonction de
l'angoisse du locataire. La guerre a dépeuplé
la terre à mesure que l'humanité a déserté
l'humain. D'ailleurs, John R. Isidore ne l'est
plus, humain. Il a été déclassé car ses
capacités cognitives ont été suffisamment
Les androïdes rêvent-ils de moutons
altérées par les radiation pour se faire
électriques ? n'est assurément pas qu'une
appeler « tête de piaf ». En plus du vide, du
simple intrigue dans laquelle Rick Deckard,
silence et de l'écho, la mort rode. Elle
chasseur de primes, honore difficilement un
consume ce qui reste de la civilisation pour
contrat dans le seul but de s'acheter un
laisser place nette à la « tropie » - une loi
animal vivant. Oui, un animal vivant. Dans
aussi universelle que « la loi de Gresham à
cette ère post-apocalyptique, l'animal étant
propos de la mauvaise monnaie », elle
quasi rayé de la terre, les survivants sont
chasse la non-tropie - autrement dit, la vie.
autant de valeurs refuges cotées non pas sur
C'est ainsi que la tête de piaf définit
le guide Duchemin à l'image des restaurants
l'inanimé. « La tropie, ce sont les objets
dans L'Aile ou la Cuisse - film de Claude
inutiles, les imprimés publicitaires, les
Zidi (1976) - mais sur « le Catalogue
boîtes d'allumettes vides, les papiers de
Animalier Sidney » dont un supplément
chewin-gum ou les journaux de la veilles.
sort chaque mois.
Quand il n'y a personne dans le coin (...) ».
Toutefois, si vos disponibilités financières
Un roman si noir que l'être humain n'a plus
font défauts, vous pouvez toujours acheter
d'espoir. Même la colonisation des autres
une copie, un ersatz - autrement dit : un
mondes est un échec cuisant. Si vivre sur
robot. Mais ce n'est pas de l'élevé aux
terre n'a pas marché, pourquoi cela
réussirait-il sur Mars ? Pas étonnant que Or, Rachael est, certes, physiquement très
des androïdes conçus par la fondation intelligente, mais c'est un androïde de type
Rosen se retournent contre lui pour exister. Nexus-6 ! Une bécane du genre Moulinex !
« Plus de cinquante androïdes T-14 étaient Machiavélique, le Rosen ! Si jamais Deckard
parvenus d'une manière ou d'une autre à la classe Electrolux, cela prouvera que le
s'introduire sur terre, et certains d'entre Voigt-Kampff ne fonctionne pas sur un être
eux avaient tenu une année entière avant humain qui ne fait pas preuve d'empathie -
qu'on les repère ». À se demander pourquoi soit les schizoïdes, les schizophrènes et les
une action en justice n'avait capitalistes. Pourquoi les
pas été à l'ordre du jour ! Ah capitalistes ? Parce que, nous
oui... Le siège de l'entreprise dit K. Dick, « la faculté
se situait sur Mars, hors de empathique requ[ière] un
la juridiction terrienne. instinct grégaire intact ; un
Mais ça, c'étaient avant la organisme solitaire, comme
conception du fameux test celui de l'araignée, n'en
d'empathie Voigt par - notez aurait eu aucun besoin ; en
le clin d'œil de circonstance fait, l'empathie aurait même
- l'Institut Pavlov, en Union eu tendance à diminuer ses
Soviétique. chances de survie. Ça
Le T-14 désormais dépassé, l'aurait rendue consciente du
place au Nexus-6. « ... deux désir de vivre de sa proie.
billions de constituants » le Tous les prédateurs, y
place, en capacité cognitive, compris les mammifères les
au-dessus de la plupart des plus évolués comme les
têtes de piaf. Autrement dit félins, mourraient de faim
- et là s'exprime l'incroyable ainsi pourvus d'une telle
génie de Dick - à mesure faculté ».
que l'humanité se dégrade, Aussi, Rosen, en faisant
se consume, l'androïde, peu passé son Moulinex pour sa
à peu, inexorablement, le nièce, souhaite berner
surpasse. Bel héritage de Deckard et, par la même
l'humanité : la mécanique occasion, invalider le test
humanoïde. Ici, le film d'identification. Un coup
s'éloigne du roman. Les double diabolique. Mais c'est
répliquants seraient peut- sous-estimer un tantinet le
être capables d'accéder à un statut humain vieux chasseur de prime... Ou surestimer la
s'ils leurs vies n'avaient pas une durée Vedette Arthur Martin. C'est elle, la nièce
limitée à quatre ans, elle-même restreinte qui commet une gaffe - aussitôt saisie par
par la seule bonne volonté industrielle. Deckard. Une chouette ne peut s'envoyer
Dans le livre, les Nexus-6 sont à l'image du par colis... Une dernière question du Voigt-
svelte et sémillant PDG Eldon Rosen : Kampff s'impose : Ma mallette. Jolie, pas
froids, menteurs, manipulateurs. Et on peut vrai ? Propriété du service. C'est de la peau
le comprendre... Si l'unité cérébrale du de nourrisson. Cent pour cent peau de bébé
Nexus-6 a été conçue en respectant le cahier humain véritable. Les aiguilles ont bien
des charges - à savoir, l'Echelle du Voigt- fluctuées. Mais trop tardivement... La
Kampff - la production martienne se Rachael, c'est du Bosch ! Le test fonctionne,
maintiendra. Dans le cas contraire, c'est « la chasse aux six Nexus-6 est ouverte.
la mort économique », car il devra le retirer
du marché. Voilà pourquoi Deckard doit Justin Hurle
essayer ce test sur un premier sujet qui n'est
autre que Rachael Rosen, la nièce d'Eldon.
adaptation
Androïdes vs répliquants disparue du script. Mais force est de
constater que le roman combiné au film
offre une vision si complète de l'œuvre K.
dickienne que l'on peut se demander si
celle-ci n'est pas schizophrène par essence.
Les répliquants s'humanisent là où les
androïdes se robotisent... Deckard et Baty
dépendent l'un de l'autre sur l'écran alors
qu'ils ne se rencontrent qu'une seule fois
sur le papier... Certes, adapter un livre à
« J'ai vu tant de choses que vous humain ne l'écran reste un exercice particulièrement
pourriez pas croire. De grands navires en difficile. Bien évidement, dépendent de la
feu surgissant de l'épaule d'Orion. J'ai vu consistance des personnages romanesques
des rayons fabuleux briller dans l'ombre de les limites mêmes du jeu des acteurs. Dans
la Porte de Tannhäuser. Tous ces moments la première version du script écrit par
se perdront dans l'oubli... comme les Hampton Fancher (alors intitulé Jour
larmes... dans la pluie. Il est temps de dangereux), les dialogues impartis à
mourir. » Ce sont les derniers mots de Roy Deckard avait été écrit pour - tenez-vous
Baty, l'une des scènes les plus émouvantes - bien - Robert Mitchum. Puis, Dustin
si ce n'est la plus désarmante du film. Après Hoffman a été pressenti pour ce rôle
avoir veillé toute la nuit précédant le (Harrison Ford enchaînait Indiana Jones
tournage, Rutger Hauer les a composées après Star Wars...). Ô comme ces Deckard
car, faut-il le dire ?, le script de cette scène auraient été différents ! Ô comme celui de
ne lui plaisait pas. Trop... mécanique. Blade Runner diffère du Rick K. dickien du
Dès lors que Ridley Scott lui avait fait part bouquin ! Car le roman est bien plus noir
de l'univers d'Enki Bilal comme influence encore.
majeure sur l'esthétisme du film, Rutger n'a Rachael, un personnage K. dickien par
cessé d'apporter poésie, humour, sensualité excellence, se pense humaine, mais (merci
- de l'enfance aussi - dans le personnage de Rick) découvre qu'elle ne l'est pas. Dès lors,
Roy Baty. Ajoutant par-là, un paradoxe non sa quête d'humanité ne la rend-elle pas plus
dénoué de sens : tandis que les androïdes humaine ? Comment saisir davantage la
tendent à s'humaniser, Rick Deckard, lui, dimension empathique du film lorsqu'elle
s'interroge... Serait-il un répliquant conçu apprend son formatage ?
pour éliminer ces congénères ? Quant à la Rachael des Androïdes rêvent-ils
Après avoir vu (et revu) Blade Runner, cette de moutons électriques ?, elle se range du
question demeure. Rick Deckard est-il un côté de ses congénères sans le moindre
répliquant ? La réponse se trouve dans le remord. C'est, du reste, ce que nous dit
roman - à supposer que l'on ne tienne pas Philip K. Dick : « La principale différence
compte du dégout croissant pour la tuerie entre la vision de Ridley et la mienne était
dont fait preuve le Deckard du film et, de la suivante : selon moi, les répliquants ou
fait, le place définitivement du côté des les androïdes, sont des êtres sans cœur,
humains. totalement narcissiques, qui ne se soucient
Le chasseur de prime se fait duper en allant pas des autres êtres vivants. Pour moi, ce
dans un faux commissariat de police. Il se ne sont donc pas des êtres humains. Ridley
fait arrêter parce que suspecté d'être... un les voyait comme des superman qui ne
androïde. En garde à vue, il découvrira que pouvaient pas voler. Selon lui, ils étaient
dans son entier, le commissariat est dirigé plus intelligents, plus forts et plus réactifs
par ces boîtes de conserves. Et la véritable que les humains. ... on passe d'une
police n'a jamais entendu parlé - on se simulation de l'authentique être humain à
demande bien comment ? Pas Big Brother un être supra-humain. Le thème du livre
pour le coup, la flicaille. Cette scène a est le suivant : Deckard perd sa dimension
humaine en essayant de retrouver les d'église et d'autel, les adeptes ne manquent
répliquants et de les tuer. En d'autres pas. La boîte à empathie est leur moyen de
termes, il finit par devenir ce qu'ils sont. » communier. Une fois branchés, chacun
La lutte éternelle entre l'authentique être d'eux ressent les émotions de leur martyr
humain et la machine, l'androïde, le sans Wilbur Mercer, lorsqu'il s'est jadis fait
émotions, le dépourvu d'empathie, le tout lapider au sommet d'une colline.
automatique. Pas d'église ? Humm... M'est avis qu'une
Le livre, plus noir encore... entreprise les fabrique bien, ces boîtes à
John R. Isidore possède de piètres facultés empathie. Un marché juteux. Tout comme
mentales dues aux retombées radioactives. cet orgue à humeur. Du désespoir naissent
Bien moins simplet qu'innocent, il voit le religions, babioles technologiques et divers
monde avec le regard d'un gamin et le stimulants émotionnels artificiels.
relaye aux autres comme tel. Or, J.F. Les Androïdes rêvent-ils de moutons
Sébastien (le John R. Isidore du livre) est électriques ?, est une belle anticipation non
véritablement un génie de la génétique. pas sur un futur probable, mais sur un
Loin d'être un gniard, disons-le. présent bien contemporain, lui. Voilà que
Cependant, l'admirable William Sanderson me revient à l'esprit une réplique signée
réussit à faire un pont entre le personnage Pascal Rabaté et illustre (peut-être) la patte
du livre et celui du film. Du gamin, dans littéraire dickienne : « Le présent n'existe
J.F. Sébastien, il y en a. pas, seul le futur passe ! »
De nombreux parallèles se chevauchent Philip K. Dick, en écrivain génial qu'il était,
ainsi : le San Francisco du livre est déserté, tournait le dos à la sf pour se plonger dans
dépeuplé, les survivants s'activent parmi les une littérature de l'angoisse existentielle, du
décombres, les débris et la cendre ; le Los métaphysique inextricable car, la question
Angeles de Ridley Scott présente davantage soulevée dans son œuvre n'étant pas celle
un futur lointain et par trop peuplé qu'un de l'avenir de l'homme mais de la condition
monde post-apocalyptique. Pourtant, çà et humaine. L'homme ne se déshumanise-t-il
là, des explosions - de quoi ? - des nains pas lorsque, en plaçant comme seul objectif
vandalisant les alentours, de la pluie, de la le profit financier, il ne se met à la place de
fumée, des vaisseaux publicitaires invitent celui qui subira les conséquences de cette
les gens fort désireux d'avoir des gniards à idéologie ?
tenter l'aventure coloniale. Assurément, Blade Runner est un film noir.
Plus noir encore... Moins noir cependant, que Les androïdes
La fin de la vie animale et de sa signification rêvent-ils de moutons électriques ?. Ne vous
ne sont pas dans le film mais demeure dans y trompez pas, les androïdes gouvernent le
la trame de l'histoire (la scène du hibou et monde. La schizophrénie conduit les
de l'écaille de serpent artificiel en sont de hommes et femmes de pouvoirs. Que les
charmants clins d'œil). peuples se révoltent en Europe ou ailleurs
Plus noir... ne les font même pas changer d'avis. L'autre
Les gens sont tellement désespérés dans le n'existe pas. Ce qui compte, c'est d'acheter
monde dépeuplé décrit dans le bouquin, un hippodrome, son groupe d'Édition et la
qu'ils se connectent sans cesse à un Orgue à toute dernière Ferrari. Oui, cher Philip K.
humeur absent dans le film, mais déjà Dick, aujourd'hui les androïdes rêvent de
présent dans Le bal des schizos. La moutons électriques.
femme de Deckard y est complètement Justin Hurle
accro. Il n'y a rien de mieux pour ressentir
des émotions. Enfin... L'Orgue humeur ET
la religion.
Le Mercerisme - totalement absent du film -
est la religion en vigueur dans le monde de
Deckard. Quoique dépourvu de clergé,
« Un robot humanoïde ne diffère en
rien des autres machines, fit Rick. Il
peut passer en un clin d'œil de bienfait
à danger. Tant qu'il reste un bienfait,
ce n'est pas de notre ressort. »
Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de
moutons électriques ?, 1968.
Texticules
Signé Dounia par Julien Chesneau
Mon cher Adolf,
Si tu savais combien de feuilles j’ai froissé, roulé en boule, déchiré et balancé sur le
carrelage avant de les piétiner… Tout ce papier que j’ai serré entre mes mains moites
jusqu’à en imprégner la moindre petite fibre de ma sueur. Toute cette frustration que j’ai
éprouvée parce que je ne parvenais pas à coucher sur le papier tous les sentiments qui se
bousculaient dans mon cœur. Si tu savais tout ça, tu saurais que tu ne tiens pas entre tes
doigts de simples bouts de papier ! Ce que je t’envoie (d’ailleurs, aurai-je enfin le courage
de te l’envoyer ?), ce sont des centaines d’heures passées au-dessus d’un bureau à
m’arracher les cheveux à la recherche de la bonne tournure de phrase ; des litres de larmes
amères et salées qui roulèrent le long de mes joues avant de se mélanger à l’encre et aux
mots ; des tonnes de sanglots qui semblaient ne pas pouvoir prendre fin et parfois, même si
ce fut rare, de quelques sourires. Ce que tu as entre les mains, c’est un courrier maudit qui
semble destiné à ne jamais être envoyé, et il m’en faudra du courage si je veux glisser cette
missive dans la fente d’une boite aux lettres.
À présent, si je pose le stylo et que j’essaie de t’imaginer, je devine immédiatement la
réaction que tu auras après avoir survolé ces quelques lignes. Tu dois avoir un léger sourire
au coin des lèvres, tandis qu’au fond de toi tu te dis : « Décidemment elle n’a pas changé.
Toujours aussi excessive cette pauvre Dounia. » Me suis-je trompée ? Je sais très bien que
non. Je te devine derrière tes lunettes en cul de bouteille en train de lire calmement ces
quelques lignes que je t’envoie. Tu as toujours été posé et réfléchi tandis que j’étais une fille
turbulente, maladroite et parfois si bavarde que mon entourage finissait irrémédiablement
par me trouver insupportable. Ils me voyaient tous comme une excentrique qui prenait
plaisir à se faire remarquer. Seul toi, mon cher Adolf, tu as su percer cette carapace pour
voir ce qui se cachait derrière. Une petite fille si peu sûre d’elle et complexée, qu’elle était
obligée de se donner en spectacle pour dissimuler sa timidité. Toi qui me connais si bien,
comment se fait-il alors que tu n’aies pas su anticiper ce qui allait arriver. Pourquoi m’as-tu
laissé faire la plus grosse erreur de toute ma vie ?
On formait un drôle de couple tout de même. Plus mal assorti tu meurs ! Moi la grande
zigue noire habillée de vêtements insolites aux couleurs vives et toi, petit, discret, toujours
vêtu de manière sobre… Un peu à la manière d’un croque-mort. Mais toujours très beau !
Ne rougis pas, sinon j’ai bien peur qu’il ne te reste plus assez de sang pour irriguer le reste
de ton corps. Un petit gnome comme toi ça doit se ménager… Je te taquine, et ça aussi c’est
quelque chose qui me manque terriblement. C’est vrai qu’on était différent, pourtant c’est
bien cette altérité qui a fait notre force durant toutes ces années… Ça, et notre solidarité à
toute épreuve. Contre les inquiétudes de ta famille quand ils apprirent que leur fils chéri
allait s’installer avec une "négresse", et malgré les préjugés racistes de mes proches. On a
fait front ensemble et on les a obligé à accepter notre amour.
Si tu savais combien ton souvenir me hante, et comme il m’est impossible de tourner
définitivement la page sur notre histoire. C’est simple, je ne peux pas m’imaginer un avenir
si tu n’en fais pas partie. J’angoisse à l’idée qu’une autre ait pu prendre ma place et qu’avec
elle tu ais tiré définitivement un trait sur les sentiments qui nous liaient. Pour moi, il ne
peut y avoir que toi et moi contre le reste du monde. Adolf et Dounia qui bravèrent
ensemble toutes les forces telluriques qui se dressaient devant eux. Et que reste-t-il de tout
ça aujourd’hui dans ta petite caboche légèrement dégarnie ? Des réminiscences de notre
amour qui te font encore souffrir ? Des souvenirs que tu essaies d’écarter de ta mémoire
dès qu’ils se présentent, ou une nostalgie à laquelle (comme c’est mon cas) tu t’accroches
désespérément ?
Je me souviens de notre première rencontre. C’était dans l’amphithéâtre de l’académie,
nous étions tout les deux assis au dernier rang (comme le faisaient tous les cancres de la
promotion), et tu m’avais demandé timidement si j’avais un stylo à te prêter. C’était M.
Kpoton qui enseignait ce jour-là, je me souviens même parfaitement que le cours traitait
des liaisons ioniques. Sacré Kpoton ! Avec sa tête toute noire qui faisait la moitié de son
corps et ses yeux tellement jaunes qu’ils ressemblaient presque à deux phares qui brillaient
dans la nuit, il faut dire qu’il nous faisait tous beaucoup rire : « Bon… Les liaisons
ioniques… n’est-ce pas… correspondent à un certain type de liaison chimique qui nait
entre deux atomes possédant une grande différence de charge. À partir de là… on peut
considérer qu’un ion chargé positivement… n’est-ce pas… aura toujours tendance à
s’attacher à un autre ion de charge contraire. »
Tiens, tiens, ça ne te rappelle pas autre chose cette histoire d’attirance entre deux
entités radicalement opposées ? Mais sous tes airs de petit homme inoffensif, tu m’as tout
de même offert un beau jour le plus fougueux des baisers. C’était troublant. Ce fut une
embrassade enfiévrée à travers laquelle je découvris que sous tes airs de jeune homme
flegmatique se cachait un volcan qui ne demandait qu’à entrer en éruption pour faire gicler
toute sa passion comme des milliers postillons !
Ensuite l’histoire nous la connaissons tous les deux, nous avons passé de nombreuses
années au cours desquelles nous partageâmes les mêmes rêves… Jusqu’à ce fameux jour…
Ce jour maudit où la terre s’est dérobée sous mes pieds pour m’entrainer vers ses entrailles.
Ce jour où une horde d’insectes s’est mise à me grignoter de l’intérieur tandis qu’un souffle
glacial me tétanisait. Je ne pouvais plus réfléchir, j’étais comme spectatrice de mon propre
dérapage. Mais tu n’étais pas tout à fait innocent non plus. Tu savais comme j’étais
farouchement attaché à ma liberté comme si la crainte de me retrouver enchaînée à
quelqu’un coulait dans mes veines. Pourquoi alors m’avoir fait ta demande en mariage ?
Autant proposer de mettre un boulet au pied d’une ancienne esclave ! Désolé, l’image n’est
pas flatteuse et j’ai conscience que ta proposition tu la faisais avec tout ton amour… Mais
moi ça m’a effrayé et pour m’assurer que je gardais un contrôle absolu sur ma vie il m’aura
fallu faire la plus terrible des erreurs. J’ai croisé ce garçon qui ne me plaisait même pas,
mais je devais me prouver que je n’étais pas ta chose et que je pouvais très bien reprendre
le contrôle de ma vie. Sauf que je me suis sentie si sale, si triste, si indigne de toi après ça
que je ne pouvais désormais plus te regarder en face. Il ne me restait donc plus qu’à te fuir,
toi qui m’avais tant donné et que je ne méritais plus. Tu n’en savais rien évidemment, et
j’imagine que ça doit te faire un choc d’apprendre ce que je te dis d’une manière aussi
brutale. Mais je n’en connais pas d’autre pour annoncer de telles révélations ! Maintenant,
cela fait peut-être trois ans que je me sens meurtrie et inconsolable de te savoir si loin de
moi. Un ion ne peut pas rester éternellement seul, sinon il sera toujours instable. C’est
scientifique. Il n’arrivera à un état d’équilibre qu’au moment où il aura retrouvé son autre
moitié, et cette autre moitié c’était toi ! C’est donc sans doute égoïste, surtout si ça ouvre
chez toi d’anciennes blessures et que ça en créé de nouvelles, mais je ressens le besoin de
savoir ce que tu deviens.
Je t’en prie, réponds-moi. Donne moi de tes nouvelles ou allons boire un café tout les
deux. Ce que tu veux, mais ne me laisse pas dans l’attente… je ne le supporterai pas ! Je sais
que j’aurai une boule au ventre tous les matins en allant relever mon courrier, mais ça en
vaudra la peine. Je ne veux pas vivre avec le regret de n’avoir rien tenté pour te retrouver !
Tendrement.

Ta Dounia

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