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Lost

in connection
Camille Descimes

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À Sophie,

« J’avais répandu mon âme sur le sable en aimant un être mortel comme
s’il était immortel. »
Saint Augustin, Confessions

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Note de l’autrice

Ce récit n’est pas mon histoire ni celle de Sophie.


Tout a été romancé, hormis sa mort.
Elle avait 20 ans.
J’ai envoyé des fleurs à sa mère, récemment, 25 ans après.
J’imagine qu’elle a pleuré, elle aussi.

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Julie

« Personne ne peut vous enlever votre liberté de penser. Vous pouvez être
conseillé, éclairé par d’autres, mais ne laissez jamais quelqu’un penser pour
vous. »
Baruch Spinoza
« Raciste, moi raciste, Salomon ! Raciste ? En tout cas, ma fille épouse un
homme blanc, bien blanc ! … Il est riche comme moi et catholique comme tout le
monde. »
Louis de Funès, film Rabbi Jacob

Je n’avais pas vu Victoire depuis des mois. Elle rédigeait un article sur un
sujet brûlant « La condition de la femme à l’heure des réseaux sociaux ». Elle
avait sillonné la France pour rencontrer des influenceuses, des bloggeuses, des
youtubeuses, des podcasteuses…
Elle n’était pas spécialement féministe, à ma connaissance, mais son papier
l’accaparait complètement, j’étais sidérée. Je l’avais rencontrée à Normale sup,
aussi communément appelée l’ENS (pour citer Paul Nizan, un pote de Sartre, c’est
« l’école dite normale et prétendue supérieure »).
Nous avions 2 objectifs, à savoir ne pas finir prof, et trouver un mec, enfin
2, idéalement :
— Je ne partage pas, Julie, je te préviens, le polyamour, pour moi, c’est de la
foutaise, au mieux un concept abscons (Quand on sort de l’ENS, on utilise des
mots étranges, abscons en fait partie, trop peu usité, alors qu’il est mignon, et qu’il
permet de dire de façon presque incompréhensible justement « difficile à
comprendre », balèze). C’est chronophage, l’amour, je ne comprends pas
comment tu peux t’investir sincèrement et intensément dans plusieurs histoires en

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même temps. Sérieux, il faut être au chômage, ou rentier… Et puis, je n’ai aucune
envie de coucher avec toi, ni de te regarder avec mon mec, ni même avec le tien.
Même faire l’amour devant des témoins, je suis pas sûre d’accrocher…
— T’inquiète, moi non plus. Le dernier qui m’a parlé de ça, je l’ai quitté illico.
Il voulait juste se taper la voisine du dessous en toute impunité. Je pense que c’est
une façon de multiplier les partenaires insatisfaisants, de piocher les morceaux
intéressants en essayant de faire l’impasse sur le reste, sur tout ce qui fait qu’un
mec fait chier, au fond, celui qui mange la bouche ouverte, qui enquille trop de
bières, l’autre qui ne vide pas ses cendriers, ou qui ne sait pas se laver la bite et
qui voudrait que tu t’épiles la chatte. Pour moi c’est plus de la poly-amitié
sexuelle, ou une façon de collectionner les plans culs réguliers. On est vieux jeu,
on est l’arrière-garde du romantisme, des cisgenres binaires à fossiliser…
Nous avions suivi les cours du CFJ (centre de formation des journalistes),
en parallèle de l’ENS pour ne pas sombrer dans notre 2 ème écueil, finir prof,
comme 78% de nos comparses (soyons précis) :
— Julie, ma vieille, on s’est planté d’orientation. On est sur l’autoroute de
l’enseignement, mais à contre-sens, avec un gourdin et une côte de maille.
— Bah, moi, expliquer ce que je sais déjà m’ennuie considérablement. Je veux
apprendre, m’instruire, voire me construire, pas rabâcher tous les ans le même
programme à des boutonneux avec un appareil dentaire qui se fichent comme
d’une guigne de littérature, d’histoire et de philosophie. Et puis finalement, c’est
comme tout… Ce n’est pas parce qu’on sait nager qu’on peut apprendre aux
autres, c’est un vrai métier, de décortiquer ce qui ne va pas chez les autres. J’ai
déjà du mal avec ce qui ne va pas chez moi ! Alors en plus si les autres s’en
foutent, c’est démoralisant…
C’était déjà assez décevant, au détour d’une conversation où je pouvais
m’enflammer pour un sujet, par exemple défendre la poésie de Charles Bukowski
face à l’absence de style de certains contemporains à succès :

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« Ce n’est pas de la littérature, certains racontent des histoires, ce sont des
conteurs, c’est un autre talent, un autre métier. Leurs phrases se résument parfois
à sujet verbe complément. Les descriptions s’intéressent aux robes d’époque, ou
à des univers imaginaires, mais il n’y a pas de poésie, de recherche esthétique
dans la construction des phrases. Prenez Tolkien, Follett ou même les 50 nuances
de Grey, ce sont des succès colossaux, mais ce n’est pas de la littérature, et
d’ailleurs, ils ne le revendiquent pas. Alors que Bukowski, c’est la même trempe
que Gainsbourg, ce sont des émotions brutes, il sort ses tripes, il les étale, il exhibe
tout. Il y a une authentique richesse intérieure, une forme de poésie, si, si, je
t’assure. Il ne va pas te décrire les boutons de manchette du comte de
machinchouette, il envoie du lourd, il dézingue… Lui, c’est pas la philo, c’est la
littérature qu’il fait à coups de marteau. Pareil avec Louis Calaferte, son roman
« Septentrion », un monument de la littérature, iconoclaste, déroutant, absolument
génial ! Et Flaubert, qui cherche le mot exact pendant des heures, c’est de la
véritable orfèvrerie ! »
Généralement je perdais mon auditoire assez rapidement, tout le monde
s’en foutait éperdument. J’essayais d’exprimer en quoi la littérature est une forme
d’art, qu’il ne s’agit pas simplement d’empiler des mots les uns sur les autres dans
des centaines de pages, comme un Tetris géant, qu’il faut réussir à susciter des
émotions. Je comprenais amèrement les critiques culinaires capables de
s’enflammer contre la Junk Food à grands renforts de « mais c’est d’la merde ! »
(Jean-Pierre Coffe, si vous m’entendez !). La littérature, c’était la haute
gastronomie de l’écriture et à force de buter sur des murs d’indifférence, j’allais
en perdre mon enthousiasme, ma folie ordinaire. Je ne pouvais pas foncer dans
cette impasse. Et Victoire non plus.
Pour nos retrouvailles, nous nous étions donné rendez-vous sur la terrasse
d’un roof top, face à la mer, à l’heure de l’apéro :

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— Ah Julie, enfin ! Il faut que je te raconte, j’ai découvert un truc de malade,
le mec qui a inventé ça, je t’assure, il mérite un prix Nobel de la paix. Pour une
fois qu’un ingénieur invente un gadget ingénieux !
— Arrête de taper sur tes ex…
— Non, mais là je ne plaisante pas !
— Mais de quoi tu parles ?
— D’un sex-toy !
— Chut, pas si fort !
— Je t’assure, tu vas essayer, je t’en ai apporté un, cadeau d’anniversaire en
retard !
— Je rêve, tu es vraiment complètement barjo… Bon, mais merci, c’est
vraiment sympa de te préoccuper de mon désert sexuel… J’apprécie…
— Attends, ma chérie, j’ai enfin découvert à 30 piges comment stimuler
efficacement mon clitoris grâce à ce truc en plastique ! Jusque-là, je me croyais
désespérément et uniquement vaginale, mais absolument pas. Ce sont juste mes
ex qui ne savaient pas s’y prendre, et moi qui ne m’étais pas assez penchée sur la
question, persuadée d’être sous-dotée… Je te le dis, tu vas me bénir, et l’ingénieur
allemand qui a bien voulu plancher sur la condition féminine aussi. Mon fils, je
l’appellerai Mickael.
— Le pauvre… Non, mais tu es sérieuse, tu jouis avec ce bidule ? On dirait
un… thermomètre auriculaire, tu te fiches de moi ?
— Tu vas voir, c’est un truc de ouf, finis les plans foireux où tu regardes ton
mec s’endormir repus en te laissant sur le carreau, te persuadant que si, allez, ce
n’était pas trop mal, au fond… Terminé de simuler que monsieur sait s’y prendre,
qu’il est un amant hors pair, alors qu’il te laboure comme un pauvre type qui veut
taper gratos un snicker au distributeur et que tu te demandes combien de temps ça
va durer encore.
— Tu exagères, c’est rarement aussi catastrophique…

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— Avoue que parfois, ils ne se donnent pas beaucoup de mal pour nous. Tu as
lu « Jouissance club » de Jüne Pla ?
— Non, c’est quoi ce bouquin ?
— Je te le conseille, c’est une cartographie du plaisir, rien de dément, mais la
nana a de l’humour, elle explique bien les bases, c’est pétillant, léger, plein de
bonne humeur. Et surtout en préambule elle écrit cash : « Personne ne te baisera
jamais aussi bien que celui.celle qui prend du plaisir à te faire jouir ». C’est
tellement évident, et pourtant, combien passent à côté ?
— Oui, c’est bien vu.
— Il y aurait peut-être moins de migraineuses s’il y avait moins de mecs avec
deux mains gauches. On ne va pas se mentir, je suis binaire, essentiellement
hétéro, blanche, bourgeoise, occidentale, avec une montre connectée pour
m’engueuler tous les matins si je dors pas assez, un IPhone qui m’espionne (tiens
encore une pub de sex-toy, comment il a deviné ?), et même un « Monsieur
cuisine » parce que j’ai vraiment cru que ce robot à la con me préparerait des
soufflés au grand Marnier en jetant 3 ingrédients dans la cuve, un peu comme la
tente Decathlon 2 secondes que tu jettes en l’air et abracadabra, y a pas de tente,
voilà, tout pareil, il m’a juste explosé les tympans ! Je suis donc d’une banalité
affligeante, en définitive... Je n’ai pas des attentes démentes pour le sexe, avec des
plans tirés par les cheveux (surtout pas !), mais il y a un minimum syndical et
certains ne savent pas créer du rêve, émoustiller le désir, c’est pas une question
de créativité débridée, juste se mettre à la place de l’autre, encore une question
d’empathie. Ou alors, ils ont trop maté de films porno, et c’est du grand n’importe
quoi. J’ai eu un ex qui se vantait d’en avoir pas mal au compteur, et c’était
franchement lourdingue de coucher avec lui. J’avais l’impression qu’il suivait son
script de merde, scrupuleusement, sans se soucier du reste, de mon clitoris
notamment. D’ailleurs, savais-tu que 99% des films pornos sont constitués de
pénétrations rapides, d’éjaculations gratuites, 1% de narration et 0% de mention
du clitoris ? ZERO POURCENT ! Disparu, envolé, ce minuscule acteur

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fondamental de l’orgasme féminin ! Alors le porno, il y a sûrement de tout, peut-
être, mais globalement, ça reste de la fellation à gogo et de la sodomie de masse,
ponctuées de simulation outrancière, avec quelques variantes, fais pas cette tête,
j’exagère à peine. Mais honnêtement est-ce que tu penses que les petites dames
avec une chevalière à la table d’à côté se font régulièrement sodomiser par leurs
maris, non mais sincèrement ?
— Ah ben forcément, vu d’ici, peu de chances, y a pas photo !
— Ça, ma vieille, c’est un choix que toutes les femmes n’ont pas forcément
envie de faire, moi la 1ère, alors je ne leur jette pas la pierre, enfin pas pour la
sodomie, en tout cas. Alors c’est facile de clamer que nous avons des problèmes
de libido alors qu’ils se débrouillent comme des manches. Entre nous, n’as-tu pas
déjà consulté ta gynéco pour des problèmes de libido ?
— Humm, oui, il y a 2 ans, c’est vrai.
— Et ?
— Elle m’a dit que c’était sûrement la pilule.
— Et voilà, c’est la pilule. Moi, je ne suis pas médecin, mais il y a certainement
plein de problèmes de libido qui sont juste des problèmes de partenaire sexuel.
Arrêtons de nous culpabiliser, en tant que femme, d’avoir des problèmes de
libido ! Si nous prenions notre pied, nous en redemanderions plus souvent, enfin,
c’est digne d’un réflexe de Pavlov ! C’est basique, élémentaire mon cher Watson :
si c’est chouette, tu y retournes ! Tu ne me feras pas croire que tu es toujours
tombée sur des cadors. Cependant, avec l’âge, ils s’améliorent… (ça rime,
décidément l’ENS, quelle maîtrise de la langue !)
— Tiens, je viens de finir « Sexus » d’Henry Miller, tu sais ce qu’il écrit ?
« Plus on baise, plus on a envie de baiser, et mieux on baise. »
— Mais il a tout compris ! Après, c’est sûrement compliqué de comprendre
comment ça marche, le corps féminin. Les mecs, c’est plus sommaire, plus
basique, limite pas besoin de lire le mode d’emploi, et puis il n’y a rien de tabou,
tout le monde sait ce que c’est une pipe, même la vieille rabougrie avec son chariot
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qui passe là, en bas, et a priori comment s’y prendre, grosso modo, ça parait assez
logique.
— Arrête, on dirait Blanche Gardin, son sketch où elle compare les hommes
qui baisent à des singes avec un jeu d’éveil dans un labo ! Tu te souviens, quand
elle décrit un singe qui réussit enfin à enfoncer un cylindre dans la forme
correspondante, et à quel point il est fier de son exploit !
— Mais elle a totalement raison, il y a un peu de ça !
— Ouais, elle est quand même sacrément sévère avec les hommes. Et parfois
carrément trash. Nous, les femmes c’est plus compliqué, il vaut mieux lire le mode
d’emploi… Es-tu sûre de connaitre précisément le fonctionnement de ton clitoris,
toi, Victoire, qui justement viens de découvrir que tu n’es pas exclusivement
vaginale ? Et je te ferais remarquer que certains disent que c’est pipo ces concepts,
vaginale, clitoridienne, c’est has been.
— Oui, j’ai lu ça, aussi, t’as raison, on serait toutes clitoridiennes, la
stimulation vaginale n’étant finalement que celle des piliers du clito. Ça parait
plausible. Et non, je n’ai pas encore fait tout le tour de la question, du
fonctionnement précis. C’est pas comme une bagnole, suffit pas de mettre le
contact pour que ça démarre, plus subtile le bazar…
— Donc, d’une certaine façon, il faut s’intéresser un peu plus à l’anatomie !
Et quelques notions sur le sujet pourraient en aider quelques-uns et unes.
— Enfin, mater des pauvres planches anatomiques avec des bites bleues, des
couilles jaunes et des utérus roses, c’est de la théorie et encore, bien trop
rudimentaire, ça se saurait si tous les gynécos étaient des super coups…
— Leurs salles d’attente sont toujours bondées, mais ça ne veut rien dire… Tu
as déjà essayé ?
— Une copine, un carnage… Bref, c’est un grand pas pour la condition
féminine, voire la condition humaine (Malraux, jamais lu au-delà des cinquante
premières pages, je suis mal conditionnée, sûrement), un sujet de société

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captivant, essentiel, incontournable. Je vais écrire un papier dessus, et je compte
sur toi pour me donner ton retour…
— Tu déconnes ?
— Ah non, du tout, c’est très sérieux. Alors évidemment, ça va mettre les
hommes face à leurs insuffisances, leurs imperfections, en gros, ça va les faire
chier, mais la concurrence est toujours profitable au consommateur, pas vrai ?
Peut-être que certains vont se mettre à potasser le sujet, enfin ? Faire passer le
message que grâce aux prouesses d’un ingénieur (le plus beau métier du monde,
peut-être, finalement ?), les femmes vont, enfin pour certaines, découvrir
l’orgasme, et être en droit de bénéficier elles aussi de relations sexuelles
épanouissantes, c’est une vraie révolution. Fini de dire qu’avec leur migraine, les
femmes sont coincées, chiantes, frigides et j’en passe. Non, elles disent juste
« assez des relations sexuelles frustrantes », et c’est un droit. Tu imagines si
NOUS, les femmes, une fois qu’on a joui, on laissait les mecs sur le carreau en
leur disant, repues : « Merci pour ce moment », comme Valérie Trierweiller à
François Hollande, enfin ce serait sordide ! Ils se révolteraient ! Et c’est pourtant
ce qui se passe pour plein de femmes partout dans le monde tous les jours ! Le
sexe doit être un partage, une expérience bénéfique à 2, et pas une corvée pour
garder son mec ! C’est quand même d’une tristesse absolue, ce concept,
complètement suranné de “devoir conjugal”. Moi ça me révolte. Et de façon plus
générale, le machisme, le sexisme. Tiens une petite devinette que j’ai entendue
dans une émission suisse. Concentre-toi, c’est hyper compliqué. Un petit garçon
et son papa sont dans une voiture. Bam, un accident, le père meurt sur le coup. Le
petit garçon est emmené à l’hôpital. La personne qui doit l’opérer dit : « Je ne
peux pas l’opérer, c’est mon fils ! » Qui est-ce ?
— Mince, son père adoptif ?
Victoire m’a regardée en souriant. Elle a pris le temps de siroter son
cocktail, de renvoyer derrière son oreille une mèche brune rebelle, puis en
soupirant, elle m’a répondu :

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— Eh non, ma cocotte, sa mère !
— Ben oui, je suis con, putain…
— Non, tu es conditionnée par le sexisme ambiant depuis ta naissance, ma
chère Julie, comme nous tous… Bref, je m’emballe, ça m’énerve. Pour en revenir
à mon papier, avec une mention spéciale sex-toy, mon boss est OK. Ça doit
l’exciter un peu, si tu veux mon avis, ou il a flairé le filon tendance, le créneau
porteur. Et moi, j’imagine toutes ces femmes maquées avec des mecs nuls au pieu,
ou des impuissants, des paraplégiques, enfin, ça pourrait régler pas mal de conflits
aussi. Toutes ces mal-baisées qui font la gueule, toutes ces frustrées jalouses qui
lorgnent les bien-baisées…
— Honnêtement, sans vouloir faire preuve d’ultracrépidarianisme (un joli mot
à retenir, je vous le conseille, il fait son petit effet. Au passage, remercions Etienne
Klein de l’avoir remis au goût du jour. En gros, c’est le fait de donner son avis sur
un sujet pour lequel on n’a aucune compétence avérée, le coronavirus, au hasard,
par exemple. Les Belges l’ont élu mot de l’année 2021. Bref, poursuivons :) en la
matière, je me considère comme majoritairement bien-baisée, pas toi ? Enfin j’ai
peut-être eu vachement de bol.
— Ou tu connais mieux ton corps que la majorité des femmes. Mais tu n’en as
pas marre de toutes ces nanas qui transpirent la jalousie, ces Javottes et Anastasie
(référence au dessin animé de Cendrillon, souvenez-vous, les deux pimbêches
ridicules avec des grands pieds…) qui pullulent, de tous ces frustrés passifs
agressifs arrogants qui te balancent des petites remarques condescendantes sur un
ton péremptoire pour se donner l’air important ? Qui essaient de t’enfoncer pour
avoir l’impression d’exister ? Comme si rabaisser les autres, ça permettait de
grimper sur l’échelle de la réussite. Enfin, moi j’en ai ma claque ! Les jaloux, les
frustrés, les méprisants, les toxiques, ils me les brisent !
— Oui, je plussoie (verbe plussoyer, mettre un pouce bleu :). Cependant, à la
décharge des hommes, les femmes non plus ne sont pas toujours des surdouées.
Les étoiles de mer par exemple, ça ne doit pas être méga bandant… Et puis,

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certaines sont complètement coincées, ça ne les intéresse pas du tout, regarde
autour de toi ! C’est peut-être d’abord et avant tout une question de connexion
sexuelle mutuelle…
Deux jeunes femmes devant un PC sur une table en face ont ébauché un
petit sourire. Les deux autres, juste à côté, déjà prises à partie pour leurs ornements
d’auriculaire respectifs, ont commencé à froncer les sourcils de réprobation.
— Allez, sérieusement, Victoire, tu te souviens des bûcheuses en prépa ? Tu
les imagines s’éclater au pieu dans une partie de jambes en l’air ? Il y a tout de
même une proportion invraisemblable d’êtres humains avec un degré de
sensualité proche de zéro, incapables de lâcher prise, qui n’ont qu’un intérêt très
limité pour toute forme de plaisirs sains et exquis de la vie, que ce soit
gastronomique, sexuel, ou même l’ascension d’un sommet. Certains et certaines
préfèrent un Big Mac, une branlette et une partie de jeux vidéo.
— Oui, bien sûr, les torts sont probablement partagés, tu as raison. J’aime bien
ta formule de connexion sexuelle mutuelle. Bref, il ne faut pas avoir une vision
manichéenne et tomber dans les clichés simplistes. Nuançons, enfin pas en gris,
j’ai détesté ce torchon (50 nuances, un succès commercial pareil, ça ne se présente
plus).
— Bah, il faut voir le côté positif, il a émoustillé plein de femmes qui avaient
peut-être oublié jusqu’à l’idée même du désir sexuel...
— Mouais, moi, il m’a consternée, un scénario à hurler d’ennui, bourré de
stéréotypes, la pauvre femme qui tombe éperdument amoureuse du prince
charmant des temps modernes, version « Bad boy » sadique, des répliques
fadasses… Le sado-masochisme après, c’est une question de goût. Je ne peux pas
m’empêcher de trouver qu’il y a une part de ridicule à ces mises en scène. Mais
c’est vieux comme le monde, il y en a à qui ça plait, et chacun fait ce qu’il veut,
entre adultes consentants. Il y a des fétichistes de n’importe quoi, et tant que cela
ne nuit à personne, moi je m’en fous complètement. Bref, tu verras, à mon avis,
tu vas prendre une claque quand même avec mon joujou. Essaie-le toute seule la

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1ère fois, et puis une fois que tu as pigé, c’est carrément beaucoup plus chouette à
deux, évidemment… Vois cette expérience comme du développement personnel.
Après tout, il y a un peu de ça… Et aussi une forme d’amélioration sexuelle, en
anglais ça sonnerait mieux, « sexual improvement » !
— Je dirais même de la recherche fondamentale sur la condition féminine,
appliquée à son épanouissement sexuel, tout un programme…
— Tu feras moins la maligne quand tu l’auras essayé… Je t’appelle demain,
tu me raconteras… ?
— Allez chiche…
— Et puis, il faut arrêter de considérer que la masturbation, c’est un sujet
tabou ! Tous les mecs se masturbent, tous. Même Spinoza, je suis sûre qu’il
n’astiquait pas que des lentilles tout seul dans sa petite maison rouge. Et les
femmes devraient en faire autant, ou l’admettre, l’avouer, et surtout l’assumer !
Quand nous nous sommes levées pour partir, les deux dames de la table d’à
côté, le petit doigt levé, avec des airs de comtesses et visiblement fort mal baisées,
qui sait peut-être victimes des assauts compulsifs de leurs maris sodomites, nous
ont littéralement fusillées du regard. Victoire leur a fait un petit clin d’œil en
pouffant de rire. Spinoza a dû se marrer, lui aussi, tout dilué dans sa « substance
unique ».

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2

Victoire

« Ce qui caractérise toutes les perversions, c’est qu’elles méconnaissent le


but essentiel de la sexualité, c’est-à-dire la procréation. »
Sigmund Freud
(Incroyable, il a vraiment écrit ça, Sigmund, entre autres, ainsi que des
absurdités sur l’orgasme clitoridien qui serait immature, comparativement à
l’orgasme vaginal. J’en ai une bonne de Baudelaire aussi, qui n’a pas écrit que des
poèmes, malheureusement : « Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de
pédéraste. » Et aimer les hommes intelligents, c’est un plaisir de lesbienne,
alors ?)

Je piétinais pour mon papier, je ne me sentais pas légitime pour écrire sur
les femmes, au nom des femmes, ni pour les femmes. Qui étais-je, après tout,
qu’une petite bourgeoise de province, un peu échaudée par une « expérience
sexuelle non désirée » pendant mes études, quelques remarques désobligeantes
dans l’espace public, des coups d’éclats divers et variés de connards arrogants,
suffisants, pédants, tellement fiers d’avoir une bite qui leur pendait entre les
jambes. Tous des « violeurs ordinaires », comme le disait si justement Ovidie dans
une interview que j’avais visionnée récemment, car notre génération n’avait pas
été suffisamment sensibilisée à la question du consentement, qu’une fille qui dit
non, sur un malentendu, en insistant un peu, c’est juste pour se donner un genre,
pour attiser les pulsions masculines. Au fond, elle veut dire oui, alors ça peut
passer. Mais c’est faux. Archi faux. Non, ça ne passe pas.
Potentiellement, la plupart des potes que je côtoyais avaient pu, eux aussi,
dans un moment d’égarement, insister un peu lourdement, ou être un peu trop
directs. Je sentais que c’était un sujet vraiment brûlant, qui nécessitait de

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déconstruire les bases de nos relations fondées sur le patriarcat pour en imaginer
d’autres, plus égalitaires. Que cela ne pourrait pas aboutir pour notre génération,
probablement. Du coup avec le réchauffement climatique, c’était peut-être déjà
cuit, pour les prochaines qui grilleraient dans les futurs déserts arides, y compris
normands…
Malgré cet optimisme viscéral, j’avais de plus en plus d’admiration pour
tous ces jeunes mecs qui osaient affirmer leur part de féminité, leur sensibilité,
qui ne s’affichaient plus comme d’insupportables machos misogynes. Et toutes
les femmes un peu viriles qui ne se laissaient pas impressionner, marcher sur les
pieds. Je comprenais mieux toute la violence non contenue dans « Baise-moi » de
Virginie Despentes. Teintée de provocation certainement. De la rage brute. Elle
avait quelques similitudes avec Bukowski, nonobstant le fait que lui avait une bite,
infime détail de quelques centimètres à peine (13 en moyenne).
Cependant, il fallait dépasser cet appétit de destruction (un album des Guns,
que j’écoutais quand j’étais bien énervée, plus jeune), il fallait reconstruire,
ardemment (Another brick in the wall, rien à voir avec des flamants roses, au
passage). Amener les hommes à saisir tout l’intérêt qu’ils allaient pouvoir tirer -
ça, ils savent faire - à réellement s’unir à nous, sans chercher à nous posséder.
Revenir au fondamental « Connais-toi toi-même » de Socrate (la tarte à la crème
de la philo, ça fiche presque la honte de le citer). Leur expliquer qui nous sommes
(surtout s’ils s’en tapent), découvrir qui ils sont (sous la couche de vernis de la
brute épaisse), et réinventer nos relations, sexuelles, amoureuses, amicales et
sociales.
La tâche me paraissait titanesque. Rien que pour la pornographie. Les
chiffres étaient édifiants. Des millions de films visionnables gratuitement, des
millions de visiteurs chaque jour. Des pratiques de plus en plus extrêmes, des
pénétrations multiples, jusqu’à un nombre invraisemblable de bites dans une seule
femme, l’urolagnie, la scatophilie, les bukkakes, les fist-fucking, tout ce que ces
termes (découverts récemment pour certains !) laissaient entendre comme

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pratiques me donnait la nausée. Ou tout simplement la violence, voire le mépris,
et carrément la haine, qui s’immiscent dans les rapports sexuels, jusqu’à l’attrait
pour la culture du viol, comme si cela devait inévitablement y aboutir, comme si
cela revêtait un côté cool, un passage obligatoire pour pimenter la vie intime. Avec
la fréquentation des clubs échangistes. Enfin, j’étais décontenancée. Je n’avais
aucune envie de prendre ce train en marche. J’aimais le sexe, mais pas sous cet
angle.
Finalement, c’était comme la littérature. Il est possible d’être un lecteur
pantagruélique, de dévorer des pages et des pages. Sans aucune recherche
esthétique. Juste une forme de consommation, de surconsommation compulsive.
Pour se vider la tête, voyager dans le temps, l’espace, juste se détendre, ne plus
penser à rien d’autre qu’à cette intrigue un peu tarte entre une nunuche et un
bellâtre aux faux airs de poète, ou à se branler sur des scènes ultra-violentes et
explicites de sexe nouvelle génération. J’étais déjà has been, alors. Je ne lisais pas
pour me détendre. Je lisais pour vivre des émotions, secouer mon cerveau, rire,
pleurer, m’extasier, expérimenter le sublime, mais aussi l’horreur, le trash.
Apprendre de l’autre, essayer d’intégrer une vision différente de la mienne, de
blanche éduquée occidentale (avec sa montre, son IPhone et son robot mixeur de
tympans).
Alors quoi ? Nous serions devenus une minorité ? Les romantiques, les
vrais, les tourmentés, pas ceux qui fêtent la Saint-Valentin avec un resto et une
rose dans l’espoir de tirer un petit coup d’un quart d’heure en rentrant, avec une
pipe si possible, après tout c’est la Saint-Valentin, merde.
Ceux qui peuvent vivre des orages dévastateurs et des extases solaires. Je
pensais à Camus décrivant son Algérie dans son roman autobiographique « Le
premier homme », avec ce soleil aveuglant omniprésent, qui règne
« férocement », qui inonde son enfance. Il y avait sûrement une allégorie avec sa
vie sentimentale, multiple, dévorante. Il fallait vivre nos émotions pleinement,
avoir une existence solaire, ne pas se satisfaire de la tiédeur de la médiocrité. Ce

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n’était pas négociable. Il fallait réenchanter les jours, élaborer nos vies avec
poésie, construire des relations sublimes, orageuses et solaires.
Plus jeune, j’avais lu Sade, à peu près tout ce que j’avais pu trouver à la
bibliothèque municipale. Justine, tellement cruche et poissarde que
l’enchainement de ses viols perdait en crédibilité « C’est pas possible, elle va
encore se faire violer cette gourde ! », mais aussi la scatologie, le sado-
masochisme, la violence, la torture. J’en avais conclu que la littérature n’excuse
pas tout. La torture n’est pas une option. Jamais, même en temps de guerre, même
en Algérie. J’avais vomi avec « La question » d’Henri Alleg. Et abondé dans le
sens du philosophe Michel Terestchenko qui explique comment « les démocraties
justifient l’injustifiable » dans « Du bon usage de la torture ». Même
sexuellement, la justification de la torture sadienne était intolérable.
L’affaire Gabriel Matzneff, cet écrivain hautain et suffisant qui se vantait
de ses expériences sexuelles avec des mineurs, arguant que seules les très jeunes
femmes avaient conservé assez de fraicheur pour ne pas virer hystériques, m’avait
confortée dans mes positions. Il fallait se frotter à ses opposés, soit. Mais tout de
même.
Après « La vie sexuelle de Catherine M. », j’ai fait un burn-out. Je ne
voulais pas enchainer avec « Histoire d’O » de Pauline Réage, malgré son succès
fulgurant. L’amour tel qu’il était envisagé, sous l’œil de la soumission, de la
déchéance, de la négation de soi, je saturais. Finalement arpenter les égouts, se
vautrer dans le trash, cela finissait par ternir mon horizon.
J’avais dévoré le livre d’Alexandra Destais « Eros au féminin ». Une
analyse poussée de ce qui constitue l’érotisme littéraire féminin. Le plus instructif
se loge dans ses quelques dernières lignes, sorte d’apologie du trouble amoureux,
qu’elle qualifie très justement d’« essentiel humain » : « Le désir véritable se
passe bien des artifices, des rituels sophistiqués, des mises en scène
compliquées ». Car « l’amour est un moment de grâce et le désir, une ode à la vie
qui n’a rien à voir avec l’appétit brutal et la dépendance sexuelle ». MERCI !

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Je me sentais décidément moins seule en refermant son livre. Oui, je
désirais mon alter ego, oui je voulais me blottir dans ses bras, l’embrasser
tendrement, me fondre dans ses yeux, et non cela ne faisait pas de moi une femme
soumise et dépendante. Je vomissais le patriarcat. L’amour ne se mesurait pas à
l’aune de notre propension, de notre faculté à nous y soumettre. Le féminisme
n’était pas une menace pour les hommes, mais la promesse de relations
équilibrées, savoureuses, voluptueuses, plus abouties. Il était possible de vivre en
harmonie, d’aimer follement, et de respecter l’altérité. Le monde n’est pas un ring.
Le seul souci, c’est qu’avant cela, comme l’écrit Virginie Despentes, « il
ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des
hommes, mais bien de tout foutre en l’air ». Et là, forcément, ça se corse.
Quelques années auparavant, j’étais sortie plusieurs mois avec un jeune
homme bien comme il faut, le gendre idéal, le type de mec qu’on a envie de
présenter à sa grand-mère de Neuilly lors d’un déjeuner le dimanche avec
argenterie, assiettes en porcelaine garnies d’un fil d’or qui ne passent pas au lave-
vaisselle, porte-couteaux et verres en cristal. Où l’on décortique ses crevettes avec
ses couverts, où l’on ne coupe jamais le nez du brie de Meaux et où l’on remercie
en partant pour ce merveilleux déjeuner et non pas pour cette invitation à manger,
car ce sont les animaux qui mangent, nous humains déjeunons ou dînons. Bref,
c’était un bel homme, sportif, intelligent, charmant, poli et même amusant. Sur le
papier, il cochait pas mal de cases. Mais sexuellement, la situation s’est
rapidement dégradée. Des petites faiblesses d’érection, alors quand nous avions
la chance de pouvoir enfin profiter d’un regain de vigueur des bijoux familiaux,
monsieur se hâtait de peur qu’elle ne chutât. Le tout s’expédiait juste en quelques
minutes, suivi d’un : « Tu es une magicienne » et il me laissait lamentablement
sur le carreau. Je me suis raisonnée au départ, il fallait me réjouir de lui donner du
plaisir, en tant que femme. Mais non, ça ne peut pas suffire, ça ne doit pas suffire.
Servir de branloire, réaliser que les relations sexuelles sont à sens unique, qu’au
fond l’homme se masturbe sur toi, c’est juste révoltant. Je l’ai envoyé consulter

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un urologue, dans l’espoir que ses érections se stabilisant, il aurait plus la tête à
se préoccuper de l’autre, en l’occurrence, moi. Mais non, je demeurais la
magicienne, ou plutôt la fée clochette complètement tarte qui se faisait niquer la
gueule mais pas le reste. J’ai essayé d’amener le sujet, il m’a répondu faussement
surpris : « Oh mais tu n'as pas joui ? Ah bon, je croyais, c’est dommage ». Très.
J’ai suggéré de s’intéresser au sujet, mais visiblement le sexe n’était pas un thème
fondamental de société dont il est convenant de discuter. « Moi, tu sais, le sexe,
c’est très secondaire, une caresse sur l’épaule, c’est aussi important, voire
équivalent. » Donc, il aurait fallu que je me contente des caresses sur l’épaule sans
broncher ? C’était ça, le message ? J’ai décelé une pointe de patriarcat, seule la
jouissance masculine importe, la relation sexuelle commence avec l’érection et se
termine par l’éjaculation, ce qui n’était pas acceptable. J’ai constaté une bonne
dose d’égoïsme larvé qui s’immisçait dans les autres pans de notre relation, et
finalement de l’amour à la petite semaine, au rabais, une forme d’affection avec
un peu de cul, rien de foufou, et ça ira très bien comme ça, de quoi tu te plains
d’abord ? Y a des couples mariés qui baisent trois fois par an !
La magicienne a récupéré sa baguette, fermé la braguette, pris la poudre
d’escampette, ce n’était pas si chouette. J’étais furieuse d’avoir accepté si
longtemps un tel foutage de gueule. Les gendres idéaux, ce n’est pas forcément
un bon filon, finalement je déconseille. J’ai relu « King Kong théorie » et « Baise-
moi » dans la foulée. J’étais remontée comme une pendule, et c’est ainsi qu’a
germé l’idée d’un papier sur la condition des femmes. Plutôt que de tout péter, je
voulais mettre ma pierre au changement des mentalités, avec des mots.
J’ai écouté, fascinée, ceux de Victoire Tuaillon dans ses podcasts « Les
couilles sur la table ». Oreillettes pluggées dans mes conduits auditifs externes,
en poussant mon caddie dans les allées encombrées de Carrefour, je l’entendais
décrypter les différentes facettes de la masculinité, de la féminité, et évoquer une
révolution romantique, possible, tout en choisissant mes concombres et mes
tomates.

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Les bonshommes machos, les patriarches condescendants qui nous
prenaient pour des connes, des hystériques, des princesses stupides, manucurées,
épilées à la cire, chatte incluse, maquillées, pailletées, avec faux cils comme des
balais d’essuie-glace, haut perchées sur des talons si fins que je me demandais
pourquoi cela se vendait encore au rayon chaussures, vu qu’il était presque
impossible de marcher avec, sans parler de courir… Ces mecs, il fallait se les faire
sur leur terrain, calmement, posément, et leur assener la tirade finale qui les
laisserait pantelants, à terre. Une émasculation littéraire. Décisive. Radicale.
J’ai lu qu’on retirait les utérus et les ovaires à des jeunes ouvrières de 20
ans en Inde pour leur laisser la possibilité de travailler dans les champs de canne
à sucre. Le premier connard qui vient m’expliquer que le féminisme n’a plus lieu
d’être, je lui broie les testicules pour lui laisser le loisir de pédaler plus aisément
sur des pousse-pousse en Inde.
Et que dire de tous ces viols en temps de guerre, systématiquement
quasiment perpétrés, que ce soit dans nos guerres « modernes » ou antiques ?
Comment qualifier cette bassesse masculine envers des femmes, des petites
filles ? Commis par des hommes, des soldats ordinaires, endoctrinés, parfois ivres
ou drogués. Comment peuvent-ils ensuite rentrer chez eux, simuler une vie
normale, retrouver leur femme, attraper leur petite fille sur les genoux, la
chatouiller, la serrer contre eux tendrement, alors qu’ils viennent d’en violer une
autre, du même âge, avec des nattes, elle aussi, et une poupée similaire, devant sa
mère, en brandissant leur baïonnette ?
Daniel Jonah Goldhagen fournit des éléments de réponse dans son ouvrage
« Pire que la guerre » : « Le viol, en tant que cruauté excessive et reproduction
préventive, est un moyen éliminationniste primordial de nombreuses attaques
éliminationnistes, qui complète le meurtre de masse et l’expulsion ». Le but n’est
donc pas de prendre un plaisir bestial mais de détruire les femmes, de les
ensemencer en tant qu’appareil reproducteur, pour les avilir, prouver la
domination de leur peuple, imposer leur descendance raciale, poursuivre le

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nettoyage ethnique. Se débarrasser de la vermine, des parasites. Dès lors que
l’ennemi est qualifié de parasite, le dérapage éliminationniste est au tournant…
C’est une des notions fondamentales que j’avais retenue de mes cours de 3 ème,
avec un prof fabuleux (j’ai appris par la suite en le recherchant sur LinkedIn qu’il
avait eu une carrière fulgurante, 2 thèses et un poste au ministère de la culture). Il
nous avait aussi répété : « Seuls les morts ont vu la fin de la guerre », une citation
célèbre dont l’auteur demeure inconnu.
Un autre éclairage sur les viols de masse est donné dans le témoignage
« Une femme à Berlin », qu’il faut lire pour s’imprégner de l’horreur du sort
réservé aux femmes dans le camp des vaincus. En 6 mois, en 1945, il y aurait eu
deux millions d’Allemandes violées dans la zone d’occupation soviétique. Une
historienne allemande, Miriam Gebhardt (dans « Als die Soldaten kamen ») a
recensé 860 000 viols, dont 590 000 par l’armée rouge, 190 000 par les
Américains, 50 000 par les Français, et 30 000 par les Britanniques. Un
phénomène qui n’épargne aucune armée. Mais quel est le dysfonctionnement
psychologique qui pousse les hommes à s’affranchir du respect de l’autre, à
bafouer toutes ces femmes sur leur passage ? Est-ce ancré profondément sous les
sillons corticaux masculins ? Un désir insatiable de domination ? Un délire de
possession ? Une nécessité d’avilir ?
« Une femme à Berlin », c’est le journal de bord d’une proie, pourchassée
par des « Ivan » qui n’ont pas pu revoir leurs femmes depuis 4 ans, ce qui, selon
l’autrice, pourrait être une part d’explication, mais ce qui, à mes yeux, n’en est
pas une. Je ne vois pas le rapport entre ne pas voir sa femme et violer celles du
pays voisin. Les femmes en manque de sexe ne violent pas des hommes, à ma
connaissance.
Je monte le son sur ma Bose, Madonna entonne « Sorry » … Ses mots
résonnent dans mon crâne « I’ve heard it all before, I don’t wanna hear, I don’t
wanna know, please don’t say you’re sorry ». Moi non plus, je ne veux pas

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entendre, je ne veux pas savoir, j’ai déjà entendu tout ça avant, ne dis pas que tu
es désolé (de m’avoir violée).
N’y a-t-il pas inévitablement encore un long chemin à parcourir pour que
toutes ces atrocités soient bannies ? Faire disparaitre ce terme de « viol » de notre
vocabulaire… Que l’acte même ne soit plus concevable dans les centres
névralgiques des cerveaux de certains de nos alter egos masculins ! Que leur
putain de cortex préfrontal exerce une inhibition efficace de la boucle cortico-
thalamique, détruisant dans l’espace inter-synaptique toute velléité de viol en
germination !
N’est-ce pas un des fers de lance du féminisme ? Peut-on se permettre dans
ces conditions de qualifier le féminisme de mouvement obsolète, anecdotique ?
Un détail de l’histoire aussi, tant qu’on y est ?
Je me suis resservi une rasade de Jägermeister, une espèce de liqueur de
plantes à 35°, pour venir à bout de mes glaçons. Et de mon indignation. C’est un
peu étrange, ces saveurs végétales mélangées, je ne saurais recommander, bien
moins savoureux qu’un authentique Génépi fait maison avec des brins sauvages,
mais ça donne bonne conscience, un peu comme le Ricqlès, sur un malentendu,
ça passe pour un remontant, un bon prétexte pour tomber dans les vapes devant
son pharmacien préféré. Et hop t’as droit à un canard à l’alcool de menthe !
Gesundheit !
J’avais entendu des propos stupides sur le féminisme, qu’il s’agissait de
permettre aux jeunes filles de devenir chauffeur routier ou carreleur, car c’était un
droit, après tout. Franchement, pas la peine de descendre dans la rue pour des
objectifs aussi débiles. Le féminisme, ce n’est pas vouloir gommer, nier nos
différences avec les hommes. Les femmes ne sont tout de même pas si connes.
MERCI

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3

Julie

« Ne méprisez la sensibilité de personne ; la sensibilité de chacun, c’est son


génie »
Charles Baudelaire (qui se rattrape)
« Si vous voulez boiter toute votre vie, c'est votre problème, c'est pas le
mien. J'en ai rien à foutre moi.
— Non docteur, le prenez pas mal, il ne pense pas un mot de ce qu'il dit.
— Non mais c'est vrai, c'est toujours ceux qui ne foutent rien qui se permettent
de critiquer. »
Film « Les Sous-doués en vacances »

En rentrant chez moi, j’ai posé son cadeau d’anniversaire sur ma table de
chevet. J’étais à la fois curieuse, et un peu perplexe. Pour moi, c’était très cérébral,
le sexe, et assez peu mécanique. Il me fallait les conditions adéquates, l’ambiance
tamisée, les dispositions et positions favorables, le mec qui me faisait fantasmer,
c’était tout un savant cocktail, une alchimie et une connexion mutuelle, si
précieuse…
Elle avait sûrement exagéré, juste pour son article. Mais Victoire n’était pas
du genre à surenchérir, à vendre n’importe quoi avec des superlatifs
inconsidérés… Alors ce jouet me fascinait, j’ai presque eu hâte de le tester en me
répétant de me calmer, de souffler, d’arrêter de me faire des plans sur la comète,
que j’allais être déçue, pas moyen que ça marche avec moi, j’étais une putain
d’intello trop compliquée.
J’ai mis « Southern sun » de Paul Oakenfold, un morceau planant qui me
donnait l’impression d’écouter une nana en train de jouir, et je me suis glissée
dans mon lit, un peu fébrile, avec le mode d’emploi, succinct. Après tout, il n’y

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avait que 2 boutons, pas la peine de se lancer dans de vastes explications
métaphysiques, ce n’était pas un cours de finance sur le ratio de Sharpe non plus.
Je ne tape pas sur mes ex, le financier en question avait plus que 2 boutons
au compteur, et il se débrouillait fort bien. Peut-être que le ratio de Sharpe ouvre
l’esprit ?
Voyons voir, allez, c’est cadeau : « Le ratio de Sharpe mesure l'écart de
rentabilité d'un portefeuille d’actifs financiers, des actions par exemple, par
rapport au taux de rendement d'un placement sans risque, autrement dit la prime
de risque, positive ou négative, divisé par un indicateur de risque, l’écart type de
la rentabilité de ce portefeuille, autrement dit sa volatilité. » Comment ça, on n’y
comprend rien ? Ça ne donne pas forcément envie, immédiatement, de se taper un
financier, je vous l’accorde…
Bref, un plus et un moins, j’allais probablement m’en sortir, même sans le
financier en question ni la maîtrise du ratio de Sharpe. J’ai hésité, pris une grande
inspiration, allez go ! Et waw, en moins de 5 minutes, j’étais partie, pulvérisant
tous mes records.
J’étais scotchée, évidemment moins béate qu’avec le prince charmant, mais
merde, si Cendrillon avait pu en filer un à Javotte et Anastasie…
Le lendemain matin, 1ère heure, j’ai reçu un message WhatsApp de
Victoire :
— Alors ma belle, heureuse ?
— Elle est facile, sale macho, va… Mais oui, tu as raison, c’est du délire.
— As-tu essayé plusieurs fois de suite ? Je te préviens, pour certaines, c’est la
découverte totale de l’orgasme multiple !
— Je connaissais déjà, heureusement, enfin c’est pas du systématique quand
même. J’ai vu récemment une interview très intime de Raphaël Enthoven. Tu sais
ce qu’il dit ? « Jouir n’empêche pas de jouir » et « Tout homme devrait rechercher
comme un absolu presque… ou comme un viatique idéal pour l’existence, l’art
féminin de la jouissance. » A encadrer, avec des néons clignotants, tiens, devant

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polytechnique ! Nous avons, enfin j’imagine que la majorité des femmes ont
aussi, comme toi, comme moi, la capacité des orgasmes multiples, c’est une
chance inouïe, un don extraordinaire que n’ont pas les hommes… Cheh ! Cheh !
Comme disent les gamins maintenant !
— Et grâce à ce jouet ce sera peut-être plus simple pour celles qui ne
connaissent pas encore ce potentiel inestimable ! Qui sont encore en sommeil…
— En fait, moi ça m’a fait penser à l’époque où on fumait des joints, ça
t’envoie en l’air à une vitesse phénoménale, et ensuite ça te détend. Et tu peux
recommencer assez rapidement, enchainer les orgasmes. Mais bon, entre nous,
c’est toujours mieux à 2, il n’y a pas le plaisir infini de toucher l’autre tendrement,
de sentir son odeur, et de le ressentir, de le caresser, de l’embrasser, d’avoir des
frissons avec ses baisers dévorants dans le cou, de lui susurrer des mots doux,
d’écouter ses gémissements, de lui donner du plaisir en retour, de le voir jouir etc.
Enfin, c’est tout de même plus efficace qu’un joint, et incomparablement meilleur
pour les neurones ! Il va finir millionnaire Mickael :)
— Il l’est, ne t’inquiète pas. Son surnom, c’est Dr Clit ! Je me suis renseignée,
ça lui a pris 2 ans pour le mettre au point, et c’est sa femme qui a testé tous les
prototypes, tu imagines ?
— Et comment il a trouvé cette idée fabuleuse ?
— Une pompe d’aquarium…
— LOL !

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4

Gaspard

« L’intelligence artificielle ne fait pas le poids face à la stupidité


naturelle. »
Albert Einstein
« La majorité des gens pensent être plus populaires, agréables, équitables
et intelligents que la moyenne. Ils s’estiment aussi plus logiques et plus drôles. Le
problème est que, par définition, la majorité des gens ne peut pas être au-dessus
de la moyenne. Et, pour couronner le tout, la plupart pensent que leur capacité
de se juger objectivement est, elle aussi, supérieure à la normale ! »
Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme
« Viens me le dire de profil si t’es un homme. »
Film « Astérix et Obélix : mission Cléopâtre »

Non mais ce n’est pas possible, je rêve, ils sont insupportables avec leurs
urgences…
« Oui, allo, c’est le radiologue du scanner, Gaspard Delattre. Je voudrais
parler au Dr Bastro, à propos de la patiente qu’il vient de nous envoyer pour des
douleurs abdominales, un bilan avant hystérectomie, prévue demain. Ah il est
parti ? Alors vous lui direz que sa patiente est enceinte, 6 mois à peu près ! Oui,
c’est balo pour Bastro, je ne vous le fais pas dire. Bonne soirée ! »
J’ai poussé un profond soupir. Ce chirurgien avait exigé son scanner avant
son opération : « Non, je n’ai pas besoin d’échographie, je veux un scanner, et ce
soir ! »
Et il m’avait raccroché au nez ! Voilà le travail : une irradiation d’embryon,
plein pot (et non, on ne fait pas de scanner aux femmes enceintes, si les rayons X
faisaient pousser les bébés, ça se saurait ! Et bien sûr, enlever l’utérus d’une

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femme enceinte, même sans être un grand docteur, on comprend bien que ce n’est
pas une idée très judicieuse…)
Tous ces demi-dieux qui arpentaient nos couloirs, qui nous faisaient
l’immense honneur de nous aboyer dessus, de descendre de leurs hautes sphères
pour nous irradier de leur savoir, je saturais.
Ces rapports conflictuels itératifs avec des prix Nobel non encore décernés,
ces génies ignorés de tous sauf d’eux-mêmes, la coupe était pleine. Alors c’était
ça le merveilleux exercice de la médecine ?
La veille encore, mon chef de service m’avait convoqué dans son bureau :
« Arrête de vérifier les demandes d’IRM, Gaspard, fais tous les examens, qu’est-
ce que ça peut te faire ? »
En réalité il a plutôt dit : « Bon Dieu, qu’est-ce que tu en as à foutre ? »,
mais les chefs de service, c’est comme les présidents, ils ne sont pas toujours un
exemple à suivre, en matière de vocabulaire…
— Et pour le service, c’est mieux, avec le fonctionnement actuel, plus on fait
de chiffre, plus on aura de budget. Alors tu vas faire du chiffre !
— Non mais, si je vérifie, c’est pour éviter les examens inutiles, ou pour en
proposer un meilleur, plus adapté, ce n’est pas JUSTE parce que je me fais chier
entre 2 piles de scanners (arrête de me prendre pour un con).
— Mais non, tu n’y comprends rien (pauv’con, idem supra, les anciens
présidents non plus), l’IRM ça côte bien, on s’en fiche (contrefout). Arrête (tes
conneries), tu perds ton temps, et le service des budgets (Et moi, si tu savais tout
ce que je perds comme bakchiche avec des connards d’empêcheurs de tourner en
rond comme toi).
Ça n’avait pas loupé, le patient suivant, adressé par le chef de service de
chirurgie (alias Zeus), pour une IRM du rachis était porteur d’un pacemaker non
désactivable, contre-indication formelle à toute IRM, en raison du risque de
dysfonctionnement avec le champ magnétique de la machine (maintenant vous le
saurez, et vous pourrez faire les malins devant Zeus).

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Les demandes, je ne les vise pas, bien d’accord, j’enfourne tout le monde
dans la rôtissoire et c’est parti, je les grille aux rayons ou aux spins ? Faudrait
savoir, on fait du chiffre ou de la médecine ?
La manipulatrice était aussi consternée que moi : « Parfois, j’ai
l’impression d’enfourner des poulets dans un four, il y a un tel sous-effectif que
je n’ai pas le temps d’être humaine et de répondre à leurs questions. Ce n’est pas
l’idée que je me faisais de mon métier. »
Du coup, j’ai quitté les couloirs de l’hôpital, laissant la rôtissoire avec ses
poulets rôtis à d’autres.

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5

Gaspard

« On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;


Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit : « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »
Victor Hugo, La conscience
« Si quelqu'un te frappe la joue gauche, prends des leçons de karaté. »
Quino, Mafalda

Quand j’étais tout petit, je ne parlais pas. J’ai attendu d’avoir bien 30 mois
pour regarder ma mère, et lui débiter d’une traite : « Maman reviendra du travail
tout à l’heure. »
Voilà, c’était dit, elle pouvait y aller, inutile de m’enfumer, je le savais
qu’elle partait bosser. Ma mère m’a raconté combien ça l’avait laissé sans voix.
C’est très curieux car je me souviens de discussions entre elle et ma sœur alors
que j’étais encore édenté dans ma chaise haute à taper avec ma cuillère. Une
histoire de bouillie de banane pourrie infecte. Ma sœur était jalouse car ma mère

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me l’avait écrasée avec du sucre : « Mais enfin, Gaspard n’a pas de dents et ton
père veut que vous les terminiez, elles sont en train de pourrir. »
Ecrabouillée avec du sucre ou pas, une banane pourrie reste une banane
pourrie, et je déteste les bananes depuis (Ça rime encore, cependant, Gaspard ne
sort pas de l’ENS, mais il est très fort).
A l’école, je n’avais pas envie de parler. Je m’asseyais et j’attendais que ces
fichues journées se terminent. Plus tard, j’ai compris qu’en discutant, le temps
passait bien plus vite. Du coup je suis devenu Gaspard le bavard.
Avec un peu d’imagination, il y a mille et une manières de s’amuser en
classe.
Les petits papiers qui circulent, les avions, les cartouches d’encre au
plafond, tout ça c’est du classique, totalement périmé, démodé, has been. A
présent, tout le monde s’envoie des SMS à deux pouces et écrit à l’encre effaçable
(plus moyen de collectionner les petites billes en plastique...)
Il y avait encore les tableaux noirs avec des craies. On planquait les craies,
ou la brosse, ou celle-ci était enduite de diverses matières, voire de quelques
chewing-gums. Je m’amusais à repérer les tics de langage des profs, à ressortir
des « j’ai envie de dire » (mon préféré, mais alors dis-le si tu as envie de le dire,
par pitié, qu’on en finisse !), « en fin de compte », « de facto », « in fine », « d’une
certaine façon », à tout bout de champ. J’essayais de trouver la faille, le contre-
exemple qui fichait en l’air toute la théorie.
Je me souviens d’un cours de catéchisme en primaire où la religieuse de
l’époque nous avait expliqué avec un air contrit et une certaine gravité teintée de
condescendance que la théorie de l’évolution, la sélection naturelle de Darwin, ce
n’était que « balivernes et billevesées ».
J’avais pressenti le potentiel sous la sombre chasuble et saisi la balle au
bond : « Mais alors, puisque Caïn a tué Abel, il a donc dû faire des enfants avec
sa mère Eve, et leurs enfants ont ensuite fait des enfants entre frères et
sœurs ? Logiquement ? »

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Le tout avec un grand sourire lourd de sous-entendus : « C’est bien
répugnant ce que vous nous racontez là, ma sœur. Je préférais autant l’histoire des
singes. Si j’étais vous, j’irais me confesser. » Heureusement pour elle, la cloche a
sonné. Je n’ai jamais eu la réponse à cette épineuse question.
Je me disais qu’avec les histoires de bon dieu, de père Noël, de petite souris
et tous ces contes pour s’endormir qui ne m’avaient jamais assoupi, les adultes
nous prenaient vraiment pour des quiches.

33
6

Gaspard

« BERNARD KOUCHNER : Oui ben c'est ça polémiquons, et pendant ce


temps, au moment où je vous parle, au Darfour, des enfants meurent à chaque
seconde.
PPD : Oui mais nous, c'est une soirée politique française hein, on se
concentre sur la France.
KOUCHNER : Peut-être, mais savez-vous que pendant le temps que vous
avez pris pour prononcer cette phrase, 4 enfants sont morts au Darfour.
PPD : Oui, on sait, c'est terrible.
KOUCHNER : Et pendant que moi je parlais, à l'instant même, 13 enfants
sont morts.
PPD : Oui ben essayez de vous taire alors. Pénible ce Kouchner, toujours
là, à mettre une sale ambiance sur le plateau. »
Les Guignols de l’info

Ensuite, j’ai opté pour médecine. Sans aucune velléité de sauver


l’humanité, je ne me faisais pas beaucoup d’illusions, nous allions tous finir
desséchés, comprimés entre des centrales nucléaires. Vu le dernier rapport du
GIEC, c’était vraiment mal parti. Comme l’assénait ma grand-mère à feu mon
grand-père quand il se resservait d’andouillette, malgré ses multiples problèmes
cardiaques : « Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. » Nous
nous resservions tous d’andouillette, avec des frites, ketchup et mayonnaise, et ça
allait finir en queue de boudin.
Je voulais exercer un métier un peu prise de tête, parce que pointer à 8h
pour se précipiter à la machine à café en écoutant le résumé du dernier Closer,
vaguement classer des déclarations de contribuables :

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— La famille Du Pont Du Quesnay, c’est à D, P ou Q ?
— Bah, ça dépend, c’est toi qui vois, mets-les tous au Q, ça leur fera les pieds,
à ces aristos. Et ça fera brailler Josette quand elle reviendra de ses vacances
sécurité sociale en cure thermale, ça foutera un peu de bordel, mais organisé, bah
oui c’est l’administration tout de même, faut pas déconner.
Pointer ou tailler des crayons, faire semblant de bosser, je serais devenu
dingue. Et puis avec du sens, un minimum. Je n’étais pas commercial. Incapable
de vendre n’importe quoi à des gens qui n’en avaient pas besoin : « Une bouilloire
électrique ? Mais c’est plus qu’une simple bouilloire, celle-ci change de lumière,
vous pouvez programmer l’heure, et la température, l’eau ne doit plus simplement
bouillir, elle peut frémir à 70 degrés, palpiter à 65 ! Pour transporter les bananes,
il y a cette boîte dédiée, incurvée, en promo, aussi ! » En gros, il s’agissait de
réinventer l’eau chaude et la fameuse boîte à courber les bananes… Elaborer des
business plans, des stratégies marketing, ça sonnait faux dans ma tête. Soigner les
autres, c’était un objectif qui serait capable de me motiver jusqu’à la fin de ma
vie, enfin c’était l’idée de base.
Alors je n’ai pas compté les années, et je me suis lancé. Et puis j’aimais
bien la perspective de devenir un étudiant attardé, au fond. La vie à la fac me
paraissait légère, insouciante. J’allais vite déchanter. C’était métro-boulot-métro-
pas-dodo-boulot. Les 2 dernières années étaient les pires, du bachotage intensif
en vue du concours de l’internat. Et tous les matins, il fallait se rendre dans son
service à l’hôpital. Se frotter à la pratique, aux odeurs de couloirs aseptisés, de
vomi aux urgences, de merde dans le bloc opératoire de viscéral, de putréfaction
en ORL, tassées à grand renfort d’antifongiques, sortir le nez des bouquins, humer
la vraie vie à pleins poumons, palper des clochards bourrés, ou des vieillards en
couches, échoués sur un fauteuil avec des miettes de biscotte sur le menton et des
tâches de café sur leur superbe chemise de nuit d’hôpital.
Nous nous retrouvions en blouse blanche, munis d’un stéthoscope dans la
poche, et un badge glorieusement épinglé sur la poitrine avec le titre d’

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« externe ». Soit dit en passant, terme affreusement mal choisi (par quel brillant
énarque ? ou plaisantin bureaucrate ?) puisqu’aucun patient n’avait la moindre
idée de ce que cela pouvait bien signifier : « Ça veut dire que vous n’êtes pas en
pension complète ? Vous en avez de la chance... ». Ensuite quand vous passez au
grade d’« interne », c’est que vous dormez sur place (Et là ce n’est pas de bol, car
c’est pas le chant du coq qui va vous tirer du lit le matin, mais celui de l’aide-
soignante avec son thermomètre, son chariot qui couine et sa collègue qui hurle
au bout du couloir : « Marie-Thérèse, y a la chambre 106 qui s’allume, c’est pour
toi ! »).
Enfin, chef de clinique, c’est le pompon de Mickey : « C’est quoi le nom
de votre clinique, déjà ? » Vous voilà à la tête d’un établissement réputé, recouvert
de marbre, le Taj Mahal des soins hospitaliers, la clinique de la forêt noire, avec
des infirmières pulpeuses en porte-jarretelles, soutien-gorge push-up sous leurs
blouses trop courtes et des chirurgiens bronzés, bodybuildés, au sourire Colgate
éclatant…
Bref, pour l’externe, c’est tous les jours mardis gras, sans les crêpes, le
principe à la blanchisserie de l’hôpital étant de prévoir trop grand (Encore une
idée d’énarque ?). J’étais donc, comme les autres, affublé de mon immense
casaque, les poches bourrées d’anti-sèches (Il n’y avait pas Google à l’époque, la
vie était vachement plus complexe). Je n’étais même pas un embryon de médecin,
je me faisais l’effet d’être un imposteur déguisé en docteur, le guignol de service.
Et avec cet accoutrement ridicule, il fallait affronter le regard interloqué des
patients qui n’en finissaient plus de se faire examiner par des hordes de postulants
hésitants. Notre nullité patentée rendait ces examens cliniques loufoques, cocasses
et superfétatoires. Nous examinions avec minutie tous les réflexes ostéotendineux
des insuffisants respiratoires :
— On va recommencer, je ne l’ai pas bien vu celui du genou gauche, il faut
vraiment vous laisser faire, relâcher les muscles, voilà, formidable, ah là il était
beau, bravo, vous avez vu, pendulaire !

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— Et ça a un rapport avec ma pneumonie ?
— Du tout, c’est un check-up global, on fait le tour du propriétaire, si vous
voulez.
— Ah…
Nous recherchions un potentiel souffle cardiaque chez des déments (« Vous
entendez des gens parler dans ma poitrine avec vos écouteurs ? »), ou des troubles
de l’équilibre chez des dépressifs (« Bah, OK, je vais marcher dans le couloir sans
me casser la gueule, mais moi vous savez, sortir de mon lit, ça me fait chier,
d’ailleurs tout me fait chier alors un peu plus un peu moins, vous me faites pas
trop chier, vous encore, donc je vais le faire, OK »), ce qui était au-delà du concept
de l’absurde, Ionesco lui-même n’aurait pas osé, Molière se serait roulé par terre...
Lors de mon premier stage en pédiatrie, la donne a changé, les enfants,
vous ne leur faites pas avaler des âneries pareilles. Un peu de sérieux. Ils sont bien
plus malins, et ils vous remballent vite fait avec vos examens cliniques pourris et
vos faux airs de docteurs.
C’est là que j’ai fait la connaissance d’Harmony. Un bout de petite fille de
10 ans, toute blonde avec de grands yeux bleus, elle me faisait penser à ma petite
sœur, qui avait à peu près son âge, mais pas la même étoile.
Harmony était gravement malade. Ses poumons, son pancréas, étaient
englués dans un mucus visqueux : elle avait la mucoviscidose. Elle devait passer
3 semaines à l’hôpital, tous les 3 mois environ, pour des cures d’antibiothérapie,
afin d’essayer de nettoyer un peu tous ces microbes qui l’empêchaient de respirer,
qui détruisaient ses poumons en grignotant ses alvéoles. Je n’étais pas radiologue
à l’époque. En staff (terme un peu branché pour désigner des réunions informelles
et avouons-le souvent soporifiques entre médecins, de préférence pendant la pause
déjeuner, et parfois aussi une occasion en or pour certains chefs pervers de clouer
au pilori l’externe qui piquait du nez, en pleine hypoglycémie : « Rappelle-moi,
Jean-Grégoire, pourquoi l’aspirine est-elle contre-indiquée chez Mme Michu ?
Mais qu’est-ce qu’on vous apprend à la fac, c’est insensé, c’est facile pourtant !

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Non, toujours pas, tu ne vois pas ? Elle a un déficit en G6PD, voyons ! » Ben oui,
enfin !), l’interne (qui ne dort pas sur place, rappelons-le, ce n’est pas anodin)
nous avait montré son scanner thoracique, et même moi (qui ne piquais pas du nez
à ce moment-là, exceptionnel… J’avais développé des techniques pour tuer
l’ennui, là aussi) j’avais compris. Qu’elle n’allait pas bien du tout. Qu’elle aurait
une vie très courte, et pleine de séjours à l’hôpital.
Je suis devenu un peu comme son grand frère, parce que sa maman habitait
trop loin pour lui rendre visite, et 3 semaines loin de sa famille, c’est beaucoup,
surtout quand on n’a que 10 ans. On s’est apprivoisé, tel le petit prince et le renard.
Quand elle avait des examens médicaux, j’étais préposé pour l’accompagner. Je
me souviens d’un matin où elle devait se faire installer un petit tuyau dans
l’estomac pour vérifier qu’elle n’avait pas un reflux susceptible d’aggraver ses
problèmes respiratoires (une pH-métrie, mais oubliez ce mot, aucun intérêt en
société). Elle avait peur, je l’ai prise dans mes bras parce qu’elle pleurait. Je lui ai
dit que ça allait très bien se passer, que j’étais là, qu’il ne fallait pas qu’elle
s’inquiète, qu’après on ferait un jeu tous les deux etc. Elle m’a serré la main très
fort pendant que la petite sonde descendait dans son œsophage. Un autre matin,
nous sommes sortis de l’hôpital pour une densitométrie osseuse (dans son cas,
pour vérifier qu’elle avait encore assez de gras, qu’elle n’était pas trop maigre-
elle était déjà très maigre). Nous avions l’impression de nous sauver du service,
de fuguer ensemble. J’essayais de la motiver pour sa kiné respiratoire quotidienne,
qui devait l’aider à dégager ses poumons. Elle était épuisée par tous ces
traitements. Parfois, elle pleurait avec moi dans sa chambre. Elle voulait juste
vivre comme les autres petites filles de son âge. Pas survivre. Vivre. C’était dur
de la voir si petite avec déjà plein de questionnements sur le sens de sa vie.
J’ai eu des cadeaux magnifiques, un collage avec un dauphin scintillant que
j’ai gardé longtemps. J’ai quitté le service à la fin de mon stage le cœur lourd. Je
n’ai pas osé m’immiscer dans son existence, j’ai craint de paraitre étrange, de
dépasser mon rôle de soignant, de m’imposer, de la déranger. Peut-être aussi que

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j’ai eu peur de souffrir, que je ne me sentais pas encore capable d’affronter sa
mort, inéluctable. Que ma compassion me dévorait, tout simplement. Souvent, le
soir, en rentrant chez moi, je pleurais pour évacuer toute cette tristesse. J’ai
longtemps pensé à elle, sans oser prendre de ses nouvelles. J’espérais la croiser
dans l’hôpital, avoir une occasion de raviver ce lien entre nous, peut-être de la
revoir adulte. Je ne savais pas, ou plutôt je ne voulais pas réaliser qu’elle était déjà
en fin de vie.
En écrivant ces quelques lignes, j’ai cherché à la retrouver.
Harmony est décédée à l’hôpital. Elle avait 15 ans. En découvrant son faire-
part de décès sur internet, je suis resté hébété devant mon ordinateur. J’étais
bouleversé, j’en avais les larmes aux yeux. Je me doutais qu’elle aurait une vie
courte, mais à ce point-là, qu’elle mourrait seulement quelques années après notre
rencontre…
J’espérais tellement... une greffe, un traitement miracle, une issue heureuse,
un coup de baguette magique. Mais on n’est pas chez Disney ! Autour de moi, les
patients tombent malades, pleurent, meurent.
Parfois, certains me disent qu’ils ont peur du cancer parce qu’ils
connaissent un paquet de gens autour d’eux qui en ont chopé un. Et moi donc, je
suis cerné.
Je me souviens aussi d’une petite patiente de 4 ans avec des grosses
lunettes, des nattes africaines, et un immense sourire qui se transformait en pleurs
quand les crises arrivaient. Géniphère, je n’ai jamais su si cette orthographe
étrange était volontaire. Elle avait une forme grave de drépanocytose. Quand les
médicaments avaient un peu agi, je venais lui raconter des histoires. Et comme
nous n’avions pas beaucoup de livres à l’hôpital et que je n’en pouvais plus de
petit ours brun (et de sa mère, une bobonne en puissance qui doit faire hurler les
féministes, toujours en charentaises, pendant que papa ours lit son journal,
peinard… Si, si, je vous assure, relisez vos classiques, c’est incroyable),
j’inventais n’importe quoi, ce qui la faisait hurler de rire :

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— Mais docteur Gaspard, tu ne sais pas lire ou quoi ?
— Non mais, petit ours brun, il nous casse les oreilles (il faut rester poli avec
les enfants ;), elles ne sont même pas drôles ses histoires !
— Tu as raison, et il est un peu débile sur les bords…
— Au milieu aussi.
— Allez, raconte encore docteur Gaspard !
— Bon, petit ours brun va à l’hôpital avec la moto de sa maman…
— Elle a une moto, sa maman ?
— Ben pourquoi pas, ça lui changera de ses chaussons et de ses robes
affreuses. Regarde, tu voudrais la mettre celle-là ?
— Ah non, on dirait un rideau de chez ma grand-mère ou un vieux drap
d’hôpital… Et il fait quoi alors, petit ours brun ?
— Il fait des blagues aux infirmières, il se cache sous son lit.
— Et il ne veut pas manger sa purée à midi, ils ne savent pas faire la purée ici,
elle est dégoûtante, pleine de grumeaux, c’est même pas des vraies pommes de
terre !
— Alors il fait un bonhomme de purée ! Moi, je déteste les bananes, alors petit
ours brun, il mange toutes mes bananes.
— Moi, je lui donne mes haricots verts, enfin ici, ils sont kaki comme du caca
bouda, et après il est tellement malade que l’infirmière, elle lui fait une piqûre
dans ses fesses !
Bill Watterson a raison : « De même que les architectes devraient être
forcés de vivre dans les bâtiments qu’ils dessinent, les auteurs de livres pour
enfants devraient être forcés de lire leurs histoires tout haut chaque soir de leur
foutue vie. »
Tous ces enfants sont nés malades, alors d’une certaine façon, le corps
médical se comporte comme s’il y avait deux mondes, l’un en face de l’autre,
celui des bien portants, et les autres, plus poissards, les malades, les paratonnerres
à merde, qui ont intégré leur condition, qui vivent et acceptent ce fardeau, qui sont
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nés pour. Des mecs sympas qui s’en prennent plein la gueule pour soulager les
autres. Comme s’ils avaient toujours été malades, comme si cela faisait partie
d’eux, de la poisse incrustée jusqu’à la moëlle, que c’était leur job, leur taff à eux
sur notre Terre en passe de cramer.
C’est un peu pareil avec les vieux. Intuitivement, ils donnent l’impression
d’avoir toujours été vieux, avec toutes leurs infirmités, leurs maladies de vieux,
leurs rides, leurs corps abîmés, la démence de papi, l’arthrose de mamie, la
prostate qui coince, la vessie qui fuit, les couches, les déambulateurs... Comme
s’ils étaient nés vieux, ridés, tremblants, incontinents, au garde à vous devant leur
cercueil, prêts à sauter dedans, après un dernier salto arrière. Digne de la pub
Evian, avec tous ces vieux qui pratiquent l’aquagym synchronisée…
Mais stop, c’est de la foutaise. Même en fin de vie, il y a toujours une lueur
d’espoir lancinante, parfois extrêmement ténue. L’être humain n’avance pas
résigné face à la mort. Aucun n’accepte avec fatalisme cette condition de mal
portant, comme une évidence. Aucun n’accueille avec une indifférence crasse la
progression de ses métastases, l’avancée inéluctable de sa pathologie.
J’ai rencontré une jeune femme de 27 ans qui m’a littéralement inondé sous
une logorrhée masquant son angoisse existentielle, me détaillant froidement avec
des précisions de spécialistes l’évolution de son cancer. Une interne en médecine,
condamnée à brève échéance car selon ses termes « la chimiothérapie n’a qu’une
efficacité très limitée dans ces tumeurs rarissimes ». Aucun affect, aucun pathos,
ou presque, en débitant mécaniquement ces derniers mots, comme si elle résumait
le dossier clinique du dernier entrant de la veille à son chef pendant une de ces
mémorables visites chronophages et abrutissantes, le fameux one man show du
professeur devant l’aréopage médusé d’étudiants ignares. Mais avec une angoisse
larvée de ne plus exister derrière cette frénésie à remplir le silence. J’étais abattu
en la quittant.
Quelques jours plus tard, j’ai croisé le destin d’une jeune femme de 43 ans.
Jamais fumé. Cancer du poumon, lié à une mutation génétique. Déjà métastatique.

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« Je n’ai jamais rien eu, je ne fume pas, je ne bois pas, je mange bio, et j’ai appris
il n’y a même pas 6 mois que j’ai un cancer du poumon inopérable,
métastatique. Je vais tenter la chimio, et si elle échoue, on m’a proposé des
thérapies ciblées. Je suis un peu sous le choc. » Evidemment. Comment ne pas
l’être ? Comment accepter que la vie se réduise comme une peau de chagrin, à
toute allure ?
Et moi, et moi, comment réagirais-je si je devais franchir cette frontière,
rejoindre les condamnés à mort à brève échéance, encaisser le regard éploré des
autres, ou pire leur indifférence ? Comment vivre quand le compte à rebours s’est
emballé ? Que les projets ne peuvent se faire que dans l’immédiateté ?
Quand je croise des destins aussi effroyables, le retour à la réalité est d’une
violence inouïe (mais rien à voir avec le TGV), difficilement imaginable. Retirer
mes gants, dire au revoir au patient en essayant de lui donner toute l’humanité
qu’il mérite, malgré le choc que sa situation crée en moi, aussi, retourner dans
mon bureau, puis troquer mon pyjama jetable contre des vêtements civils,
descendre dans la rue, mon baluchon de désespoir sur le dos, avec toute cette
agitation frénétique, vaine, alors que la mort rode… Parfois, il m’est tout
simplement impossible de prendre part à des conversations, comme si un drame
intérieur me rongeait.
Je me demande ce qui est pire, découvrir horrifié un cancer sous sa sonde
d’écho chez un patient qui ne vient pas pour ça et qui ne m’a rien demandé, lui
annoncer, le voir décliner, ou l’aider à partir le plus dignement possible. Chaque
étape est un choc différent, chaque étape me plonge dans une tristesse
incommensurable.
En définitive, notre temps, qu’il nous est impossible d’acheter, même avec
les milliards de Bernard, Elon, Jeffrey, Bill, et les autres, demeure notre bien le
plus précieux. Ne plus accepter de se laisser spolier par des armées de casse-
couilles en tous genres. Refuser les contraintes inutiles. Ne plus le dépenser en

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vain. Savoir le savourer à sa juste valeur, inestimable… Et l’offrir généreusement
à toutes les personnes extraordinaires qui peuplent nos existences.

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7

Julie

« HOMER : Alors, ça docteur, ça me dépasse... Mon fils un génie ? Mais


comment c'est arrivé ?
PRYOR : Eh bien, en général un tel niveau d'intelligence résulte à la fois de
l'hérédité et de l'environnement... [Voyant Homer le fixant avec des yeux
vides.] Bien que dans certains cas ce soit un mystère total. »
Les Simpson
« L'animateur : Allez une question de littérature : Qui a écrit les fables de
La Fontaine ?
Véronique : La Fontaine.
L'animateur : Qui a écrit Les Lettres de Mon Moulin ?
Mamadou : Mon Moulin
L'animateur : Allez une question sur le sport. Tennis : Qui a perdu…
Véronique : Yannick Noah
L'animateur : Bravo !
Mamadou : C'était facile. »
Les Inconnus, Télémagouille

A 10 ans, j’ai passé un test de QI, c’est très à la mode, dorénavant. Je me


souviens seulement des dominos à trouver. Ensuite, un psychologue nous a
expliqué à mes parents et moi que je faisais partie des je-ne-sais-combien-de-
pour-cent sur la droite de la courbe de Gauss, il avait l’air ravi de cette bonne
nouvelle. Je me suis dit que j’étais plutôt balèze en dominos. J’ai lu dans une BD
de Calvin & Hobbes : « Les filles c’est comme les limaces, ça doit servir à quelque
chose, mais à quoi ? », et c’était à peu près ma conclusion concernant ce test, je
ne voyais pas bien en quoi c’était une si chouette nouvelle et comment cela allait

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pouvoir m’aider dans la vie. A part dans son fichu cabinet, jamais je n’avais passé
autant de temps sur des idioties pareilles, et tant mieux d’ailleurs, parce que ça
m’avait vraiment assommée.
Ma mère m’a demandé si j’avais envie de sauter une classe. Comme j’avais
des copines dans celle du dessus, j’ai accepté. Je suis devenue pour toute ma
scolarité la plus jeune de la classe, la bête curieuse. Parfois, il y avait des
redoublantes qui voulaient devenir mes amies, juste pour loucher un peu par-
dessus mon épaule pendant les interros.
Au lycée, j’ai bien usé les bancs du fond, je cachais un bouquin sur mes
genoux. J’avais fini par devenir aussi grande que les autres, je passais
presqu’inaperçue.
En philo, le prof était subclaquant, il fumait ses cigarettes en 2 tafs. Je n’ai
pas pris de notes. Il parlait en fixant des points imaginaires ou le bout de ses
chaussures, sans se soucier le moins du monde que quiconque ne l’écoute, c’était
affligeant. Du reste personne ne l’écoutait, ce qui devait le rassurer. La plupart
s’improvisaient ébénistes voire architectes d’intérieur en taguant leur bureau.
Alors j’ai lu pas mal de bouquins de Nietzsche, pendant que le prof se
cognait violemment contre nos tables, ce qui nous faisait sursauter tous en chœur
(et arrachait un : « M’enfin ! » à l’artiste de la table brutalisée, obligé de rectifier
son œuvre) en essayant de suivre le fil de ses pensées tortueuses et
vraisemblablement stériles.
En fait, je ne me suis jamais considérée comme exceptionnelle.
Franchement, déterminer la valeur de l’intelligence de quelqu’un sur des tests
soporifiques. Est-ce vraiment une preuve fondamentale d’intelligence formelle
d’accepter de perdre un temps considérable à deviner des suites de dominos, non
mais sans blague ? Au bout de 10 minutes, je serais plutôt tentée de me poser des
questions sur la réelle capacité d’analyse et de sens critique de tous ces types prêts
à payer plusieurs centaines d’euros pour obtenir un chiffre.

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Persévérer à trouver le prochain domino, en soi, c’est déjà montrer une
bonne dose de patience, mais aussi de conformisme, et finalement accepter d’être
compartimenté.
Et puis, il y a tellement de formes d’intelligence. Tiens, pour le sexe, j’en
parlais avec Victoire récemment, il faut une certaine configuration mentale, qui
est aussi une preuve incontestable d’intelligence et de créativité. Je doute
fortement que les HPI et THPI (hauts voire très hauts potentiels intellectuels, tout
un programme) soient tous des bombes sexuelles. Si l’intelligence logico-
mathématique permettait de s’envoyer au 7ème ciel avec des dominos, ça se saurait
(Mickael dans sa Bavière n’est pas référencé dans le bastion des HPI, à ma
connaissance, et je vous le rappelle, c’est une pompe d’aquarium. Il a fait du
recyclage, en quelque sorte, finalement il n’a pas inventé la fameuse machine à
courber les bananes !).
En définitive, c’est toujours un peu glissant de compartimenter les êtres
humains, de distribuer des bonnes cartes ou pas, enfin moi ce que j’en dis… Si
c’était à refaire, j’enverrais tout valser. La véritable intelligence, c’est de refuser
d’être étalonné par des dominos. Et la seule qui soit vraiment fondamentale, c’est
celle qui permet d’aimer intensément, les autres, la vie, celle qui nous donne la
capacité de vibrer, d’éprouver des émotions si fort qu’elles débordent, que notre
petit être dépasse ses limites, et frôle le sublime.
Bref, j’avais mon chiffre, ce qui ne me servait à rien.
Plus tard, j’ai entendu parler des termites, une cohorte de 1500 surdoués
suivis par le Pr Terman. Apparemment, le plus doué d’entre eux serait devenu un
abominable criminel, avec torture et mutilation des cadavres, un truc de mec bien
barré. Et aucun des 1500 petits êtres d’exception n’a jamais rien fait de notable
pour l’humanité, zéro prix Nobel. Rien, nada, pas un seul génie. 2 recalés au test
(autrement dit, des ratés standards) ont réussi à obtenir des prix Nobel de
physique, eux, en revanche. Pas si mal pour des idiots lambda.

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Le seul de la cohorte dont le monde se souvienne, finalement, c’est le Pr
Terman.
Je me suis longtemps demandé si derrière tout cela, il n’y avait pas tout de
même du marketing bien orchestré par des psychologues avisés, profitant d’une
certaine jouissance vaniteuse des parents, une déviance de notre époque, où les
enfants deviennent des êtres d’exception… Et des narcisses en puissance en
grandissant, après des années à se gargariser de leur intelligence hors norme. La
glissade vers le statut de surhomme avec tout ce qu’un petit moustachu avait déjà
fourni à l’histoire n’était pas si improbable. Cela me révulsait d’horreur.
Ma conclusion, c’était qu’au lieu d’empiler des dominos devant des
psychologues, tous ces petits malins feraient bien de plancher sur le
réchauffement climatique.
J’avais lu avec anxiété « Effondrement » de Jared Diamond. Depuis, une
phrase me hantait quand je constatais l’étalage de luxe de notre société et
l’insouciance de nos gouvernements : « Les riches qui règnent sur une société en
voie d’effondrement s’achètent seulement le privilège d’être les derniers à mourir
de faim. »
J’avais visionné un reportage sur les incendies terrifiants en Australie,
parcouru des expositions de photos de Yann Arthus Bertrand, épluché le site
WWF, calculé mon empreinte carbone et constaté avec consternation que si tout
le monde suivait mon exemple, il nous faudrait au moins 2 planètes. Toutes les
COP m’avaient dépitée. Je voulais agir, je suis devenue presque végétarienne, et
un peu éco-anxieuse sur les bords.

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8

Julie

« Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans


cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle
public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus
languissant. »
Michel de Montaigne, Essais
« On peut lutter contre le mal ; contre la sottise, on est désarmés. »
Henry Miller, Virage à 80°

A 12 ans, je voulais devenir pédopsychiatre. J’avais lu des livres de Torey


L. Hayden. J’étais tombée dessus par hasard, ma mère achetait des livres, il y en
avait un peu partout, enfin pas que des livres, il y avait un peu de tout partout, tout
le temps, à tel point que mes amies me demandaient parfois si nous étions en plein
déménagement : « Oh non, qu’est-ce qui te fait dire ça ? »
Ma mère disposait des nappes sur les tas constitués inamovibles pour
masquer un peu l’étendue des dégâts. Pour les livres, ce n’était pas forcément de
la grande littérature. Comme le reste, il y avait de tout partout, y compris des
Arlequins que ma mère emballait dans du papier cadeau pour que je ne puisse pas
lui dire d’arrêter de lire ces conneries.
Bref, Torey, elle était vraiment forte avec les autistes.
Mais 10 ans d’études, quand même, ça refroidit…
Un prof de français, en 1ère, qui s’avérait aussi être pasteur, à l’allure plutôt
rigoriste, nous avait asséné après un long silence cette remarque glaçante : « C’est
un vrai sacerdoce », et je pense qu’il en connaissait un rayon, question sacerdoce.
Alors j’ai opté pour un cursus plus fun, hypokhâgne.

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Je m’imaginais côtoyer des poètes, des mordus de littérature un peu fêlés,
de doux rêveurs, des philosophes illuminés, avec Robin Williams déclamant du
Walt Whitman, dans son cercle des poètes disparus : « Ô moi ! Ô vie !... Ces
questions qui me hantent, ces cortèges sans fin d'incrédules, ces villes peuplées
de fous. Quoi de bon parmi tout cela ? »
En somme, j’étais en plein délire extatique.
Le 1er jour avait été bien orchestré, nous étions conviés avec nos acolytes
matheux supérieurs à nous retrouver dans le gymnase pour la grand-messe du
directeur. Il avait un faux air de Ned Flanders, le voisin d’Homer Simpson. A
défaut de « coucou les voisinous ! », il a tenté de chauffer la salle avec un vaillant :
« Vous êtes l’élite de la nation, la fierté de la France ! »
J’étais pétrifiée. J’avais envie de lui suggérer : « Va te faire shampouiner,
Ned ».
Victoire m’avait raconté la même débâcle dans son lycée parisien. Nous
étions les électrons libres de l’ENS, et certains électrons, par quelques aberrations
physiques, s’attirent, tout de même. Je l’ai remarquée dès le premier jour. Elle
avait une tête de plus que moi, et ne paraissait pas du tout impressionnée de
débouler dans ce sanctuaire de la connaissance.
Nous n’étions ni l’une ni l’autre livides à force de parcourir fiévreusement
des pavés sous les liseuses vertes de la bibliothèque, à déclamer des passages de
« l’être et le néant » de Sartre qui nous faisait office de cale porte (j’ai appris
récemment qu’il avait aussi servi de poids d’un kilo pour les pèse-bébés pendant
la guerre, pratique pour remplacer ceux en cuivre réquisitionnés... et un beau
tirage de plus de 100 000 exemplaires à la clé !).
Un aperçu ?
« Le corps d'autrui ne doit pas être confondu avec son objectivité.
L'objectivité d'autrui est sa transcendance comme transcendée. Le corps est la
facticité de cette transcendance. Mais corporéité et objectivité d'autrui sont
rigoureusement inséparables. »

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Voilà, un petit effort, il y en a 722 pages. Rien à dire, pour moi, c’est
imbittable, et je pèse mon mot (un kilo).

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Julie

« Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui que l’on veut
humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. »
Etty Hillesum, Journaux et lettres
« Un autre ne t’offensera, ne te blessera jamais si tu ne veux et tu ne seras
blessé que lorsque tu croiras l’être. »
Epictète

« Salut Victoire,
Je voudrais te raconter une histoire dont je ne t’ai jamais parlé auparavant,
pour ton article. C’est plus facile pour moi de l’écrire que d’en discuter. Par
certains aspects, je suis assez pudique, alors voilà, j’ai essayé de résumer, sans
tomber dans le pathos, ce n’est pas le but…
Au lycée, je n’étais pas exactement ce qu’on pourrait qualifier de bombe
sexuelle (j’ai bien changé, n’est-ce pas ? :)
J’étais invariablement la plus petite, la plus plate, et la 1 ère de la classe. Et
franchement, c’est carrément répulsif. J’avais beau me scotcher au fond près du
radiateur en arborant un air détaché, je trainais un boulet phénoménal. En fait, j’en
tenais une sacrée couche.
Ce qui ne m’empêchait pas de fantasmer sur quelques énergumènes
masculins, espérant qu’un miracle se produirait à la Saint-Valentin, qu’un
admirateur secret jaillirait du néant pour me poster une missive enflammée.
Evidemment, la littérature est rarement la préoccupation majeure des boutonneux
de 16 ans. Je restais donc, solitaire, à me noyer avec ardeur dans Baudelaire,
Victor Hugo et Flaubert.

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Je m’étais imaginé qu’un garçon qui parle peu, c’est forcément parce qu’il
élabore des concepts tellement abstraits qu’il ne parvient pas à les formuler. Tel
le penseur de Rodin, il analyse avec avidité des problématiques existentielles.
Alors qu’en fait, un mec qui parle peu, c’est souvent tout simplement qu’il n’a
strictement rien à dire, ou qu’il se pose des questions brûlantes comme :
— Je vais reprendre une bière ou je pisse d’abord ?
— Je me taperais bien Barbara, elle a vraiment de gros seins.
— A qui je pourrais bien taxer une clope ?
Je voyais des poètes et des philosophes incompris dans chaque indécis
notoire.
J’ai fini par m’enticher d’un muet au regard sombre, qui avait le défaut de
rire bêtement, mais après tout, Mozart avait aussi un rire stupide. Ses amis
l’avaient surnommé Teddy, par dérision, car Marc-Aurèle, décidément, c’était
mal choisi. Comme il me dévisageait sans arrêt, j’en ai conclu qu’il était
complètement raide dingue de moi. Avec du recul, je crois qu’il ne comprenait
rien à ce que je lui racontais, et ne sachant que répondre, il avait opté pour un
regard profond qu’il avait dû étudier minutieusement devant son miroir. Le soir
de mon anniversaire, il s’est rendu compte qu’il avait oublié les clefs de chez lui,
il m’a demandé de l’héberger. Mes parents n’étaient pas là, j’ai accepté.
Quand tout le monde est parti, j’avais beaucoup trop bu. J’ose espérer que
lui aussi. Il s’est glissé dans ma chambre, il m’a dit que je ne devrais pas dormir
en jean et il m’a déshabillée.
Ensuite, il a abusé de moi. J’étais vierge, je venais d’avoir 15 ans, j’étais
presque inconsciente, et pour que ce soit très clair d’emblée, en aucun cas
consentante, du début à la fin. C’était un bon ami, j’avais eu à une période de
l’année un petit béguin pour lui qui nous avait rapprochés, rien de plus. Il ne s’était
rien passé entre nous, et cela me convenait parfaitement. Je ne voulais rien d’autre.
J’étais ivre certes, c’est mon unique erreur, mais l’absence de réaction, le fameux

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adage « qui ne dit rien consent » est totalement inapproprié, faux, mensonger,
insultant.
Les seuls mots qu’il a prononcés, à la fin, furent :
« On ne dira rien à personne, je n’ai pas envie que ça se sache, ils diraient
quoi les autres ? Et puis moi, je ne sais pas quoi te dire, je n’arrive pas à aimer les
gens. C’est comme ça, tu es gentille, les autres aussi, mais au fond, je m’en tape
des gens. Pas toi ? »
Ben non, pas moi. Je l’ai flanqué dehors à 3 heures du matin, j’ai pleuré
dans les bras d’une amie le lendemain. Je n’en ai parlé à personne d’autre, j’avais
honte. J’ai refusé de le voir pendant tout l’été. Je lui ai juste asséné qu’il était un
petit con irresponsable, que j’aurais pu tomber enceinte, que je n’avais jamais
voulu de cette expérience pourrie, qu’il avait profité de la situation, qu’il avait
abusé de moi, et qu’il ne méritait plus que je lui adresse la parole. Quelques mois
plus tard, il a commencé à avoir des hallucinations. Il parait qu’il voyait des
requins dans la rue, il entendait des voix, il se mettait à donner des ordres aux
pigeons. Ses parents nous ont appris qu’il était schizophrène. Il n’est plus revenu
au lycée.
Quatre ans plus tard, j’ai appelé chez lui, proposé à sa mère de le voir :
« C’est tellement gentil de ta part, il n’a plus aucun ami, tu sais. »
Je voulais me rendre compte de ce qu’il était devenu, pour tourner la page,
colmater la brèche, cicatriser, réparer cette blessure qu’il m’avait faite. Peut-être
aussi que j’attendais qu’il me demande pardon. Ce qu’il n’a pas fait,
naturellement. Complètement illusoire. Nous n’avons pas reparlé de cette soirée
abominable, d’ailleurs. Comme s’il ne s’était rien passé, au juste. Comme si
j’avais rêvé, en somme.
J’ai découvert un jeune homme apathique, incapable de suivre une
conversation, un naufragé. Je lui ai payé un soda sur une terrasse, on s’est baladé
et je l’ai ramené chez lui :
— Bonne chance Marc-Aurèle !

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— Ouais, je vais essayer de m’en sortir, merci pour le soda, c’était cool.
J’étais triste pour lui, mais j’avais mes réponses. Son acte n’était pas le fruit
d’une volonté délibérée de me nuire, enfin, je ne pense pas. Il n’y avait pas de
mépris affiché de sa part. C’était plus de la bêtise, des connexions cérébrales
aberrantes. Un manque total de synchronisation dans les rapports humains, une
absence d’empathie, qui faisaient de lui une personne potentiellement blessante et
finalement dangereuse.
Longtemps, j’ai enfoui cette histoire au fond de moi. Je n’en ai parlé qu’à
quelques-uns de mes petits copains, surtout pas à ma famille, ni à toi d’ailleurs, et
toujours en employant le terme d’abus sexuel. Pour minimiser inconsciemment,
parce qu’un viol, c’est plus atroce, dans les esprits. Il faut de la violence, des
coups, du sang, dans une ruelle malfamée, en pleine nuit, avec des types bien
dégueulasses. Et puis être une femme violée, c’est tabou, c’est endosser le rôle de
la femme souillée. Il y a malgré tout une forme de culpabilité, de honte. Le fardeau
déguisé en abus sexuel est moins lourd à porter sur les épaules, surtout à 15 ans.
Pendant des années, je n’ai plus voulu ni écouter ni danser sur « Sweet
dreams » de Eurythmics à cause du refrain (tu ne l’entendras plus jamais avec la
même insouciance) : « Some of them want to use you, some of them want to get
used by you, some of them want to abuse you, some of them want to be abused »
(« Certains d'entre eux veulent vous utiliser, certains d'entre eux veulent s'habituer
à vous, certains d'entre eux veulent vous abuser, certains d'entre eux veulent être
abusés »).
Eurythmics a tort, ces paroles sont complètement merdiques, PERSONNE
NE VEUT ETRE ABUSÉ !
Un soir, j’ai regardé par hasard un reportage sur Arte : « Elle l’a bien
cherché », traitant du viol avec des mots justes. La seule note d’un goût douteux
se trouvait dans le choix de décoration intérieure de la brigade de policiers en
charge de recueillir les dépositions de victimes de viol, à savoir une affiche du
film “50 nuances de Grey” (que je n’affectionne pas pour de multiples raisons,

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mais toi non plus...). Les jeunes femmes doivent par conséquent décrire le viol
qu’elles viennent de subir face à une affiche occupant tout un mur sur un film dont
un des messages est tout de même à visée érotique tendance sadomasochiste. Pas
forcément très judicieux, on a vu mieux dans la délicatesse. Merci messieurs les
policiers... (Regarde-le, tu te feras ton idée)
Pour le reste, un reportage éclairant où une jeune fille d’une vingtaine
d’années, notamment, y racontait MON histoire. Elle était hyper stressée, tapotant
frénétiquement ses doigts en comptant. Une femme médecin, fantastique, le genre
de médecins que nous voudrions toutes rencontrer, lui assène, en insistant avec
bienveillance : « Tout cela ne vous serait pas arrivé si vous n’étiez pas tombée sur
la mauvaise personne. Heureusement qu’on a le droit de boire dans une soirée,
dans les bars. Une personne bienveillante, quand elle voit quelqu’un qui est mal,
elle la met dans un taxi, direction la maison, elle ne l’agresse pas. La personne qui
a commis l’erreur, ce n’est pas vous. Ce n’est pas vous en buvant trop. Il ne faut
pas inverser les rôles. Il ne faut pas perdre de vue que ce qui va rester longtemps,
c’est le moral, pas terrible. Le but, ce n’est pas d’oublier. Le but, c’est de vivre
normalement et sereinement et d’être bien dans votre esprit avec cette histoire-là.
On ne peut pas faire reset, ça c’est impossible. »
Ensuite, la journaliste nous apprend que trois quarts des plaintes déposées
n’auront pas de suite judiciaire, et que seule une plainte sur 10 arrive en cours
d’assise pour être jugée ! Une avocate s’adresse à sa cliente à propos du viol que
son agresseur minimise :
— Pour lui, ce n’est pas du viol. Je pense qu’il ne comprend pas. Cette façon
de ne pas réaliser, ce n’est pas seulement de minimiser les faits, cette façon de ne
pas réaliser rencontre un point aveugle de la conscience dans la société aussi.
— Il y a ce point aveugle et aussi pour soi-même. Le lendemain, j’ai fait
comme si c’était une soirée de beuverie qui a un peu mal tourné, mais bon, il ne
t’a pas tapée, allez, tu arriveras à faire comme si c’était une soirée, allez bon… et
ça, je n’ai pas réussi, à faire comme si…

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— On va lutter contre une espèce d’ennemi invisible, fantomatique. Ce sont
les représentations de certains jurés. Est-ce qu’on est légitime à boire de l’alcool
sur la voie publique ? La réponse instinctive est non.
— Ça, c’est un des trucs qui m’angoisse le plus.
— C’est le procès de la victime. Ce qui est intéressant, c’est l’intensité du
sentiment de culpabilité. C’est sans doute la seule infraction criminelle en plus,
dans laquelle la victime se sent systématiquement coupable, avec un sentiment de
culpabilité intense. A côté, un auteur qui n’éprouve pas de sentiment de
culpabilité. On parle d’inversion du sentiment de culpabilité. Et c’est majeur dans
tous les dossiers. Ce qui est sûr, c’est que ce sentiment de culpabilité, il est
entretenu socialement, ça c’est une évidence. Et donc qui dit socialement, dit
jurés.
La plaidoirie finale de l’avocate raisonnera longtemps en moi tant elle
exprime avec exactitude ce qu’il se produit en nous, victimes :
« Elle perd contact avec son corps, elle se dédouble. Elle se dissocie, sans
comprendre ce mécanisme de survie pour faire face à quelque chose qui est si
insupportable qu’il vous met en contact directement avec une expérience de
mort. »
Suivent des mots terribles « Laver la souillure », « Jamais ce crime ne
s’effacera, ni de son corps, ni de sa mémoire, elle devra vivre avec. »
Une question me taraude : « Mais combien sommes-nous à vivre avec, bon
sang ? » Mais qu’est-ce qui leur prend à ces mecs, bordel ? Jamais, même bien
bourrée, je n’ai eu envie de sauter sur un mec contre son gré pour me le taper,
jamais, jamais, jamais ! Et si je sentais qu’il ne voulait pas poursuivre, ça me
couperait toute envie, je n’insisterais pas. Ça m’est arrivé une fois d’ailleurs.
Me concernant, ce qui est sûr, c’est que cela a teinté à jamais mon rapport
à mon corps, et au corps de l’autre. Il ne peut être question de chosification, de se
servir d’autrui comme d’un objet. C’est une notion à laquelle je suis

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particulièrement sensible. Et puis, j’ai probablement acquis une forme de révolte
interne, de douleur sourde, d’envie de tout foutre en l’air.
Une certaine prise de conscience de la gravité de notre existence, aussi. Et
la nécessité, pour survivre, d’y apporter de la légèreté, et de l’embellir avec de la
poésie ! Peut-être que sombrer dans la fange impose ensuite de se laver en
recherchant le sublime. Mon attrait pour la poésie, la littérature et la philosophie
n’est certainement pas fortuit. S’élever pour ne plus se noyer dans ce marasme de
médiocrité humaine, quasi bestiale…
Dans un autre magnifique reportage : « Consentement sexuel », très sobre,
avec des témoignages de jeunes femmes éprouvées, et de quelques hommes ne
percevant pas pour la plupart la gravité de ces atteintes à la dignité des femmes,
de ce qui s’appelle des viols, et pas un petit coup d’un soir, j’ai appris que 22%
des hommes et 17% des femmes considèrent que lorsqu’une femme dit « Non »,
elle veut dire « Oui ». C’est ahurissant. Il y a encore des progrès à faire…
Je ne sais pas si cela peut s’intégrer dans tes réflexions sur la condition des
femmes actuellement, ou si c’est juste un pavé dans une mare sèche, et que tout
le monde sature avec les #MeToo. De mon point de vue, ce n’est pas un déballage
malsain, la société doit affronter ses déboires. Comme le scandale de l’église avec
la pédophilie. Toutes ces formes de maltraitance sur des personnes vulnérables
n’ont plus lieu d’être. Le respect, la considération de l’autre doivent être érigées
comme des valeurs fondamentales de notre société, à tous les échelons. »
J’ai cliqué sur envoyer. J’ai pleuré.
Une heure plus tard, je recevais la réponse de Victoire :
« Ton témoignage m’a bouleversée, Julie, c’est terrible ce qui t’est arrivé.
Je te promets de l’insérer dans mon article. C’est révoltant que des histoires
pareilles puissent se produire. Il faut que les mentalités évoluent. Schizophrène
ou pas, il n’a aucune excuse, ça n’a peut-être rien à voir avec sa maladie d’ailleurs,
et les hommes n’ont pas le droit de se comporter de cette façon, quelles que soient
les pulsions sexuelles dont on peut essayer de les affubler. Nous ne sommes pas

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des objets, tu n’es pas un objet. Et les hommes ne sont pas des chasseurs en quête
d’une proie.
Cela me fait penser au fameux discours de Churchill : « Je n’ai rien d’autre
à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur. (…) Vous demandez
quel est notre but ? La victoire, la victoire à tout prix. (…) Car sans victoire, il n’y
a pas de survie. » Mes parents m’ont donné mon prénom en mémoire de ce
discours, et c’est vrai qu’il traverse l’histoire, qu’il peut s’adapter à tous les
combats, y compris celui-ci.
J’ai regardé il y a quelques jours un reportage sur « le viol du 36 », tu dois
te souvenir de cette histoire, une touriste canadienne qui affirme avoir été violée
par au moins deux policiers de la BRI au 36 quai des orfèvres, en 2014. Ils ont été
acquittés en avril 2022. Je ne connais pas tous les éléments du dossier, bien
évidemment. Mais tout de même, j’ai été très choquée. Certains ont osé sous-
entendre que cette jeune femme était trop moche pour être violée, qu’elle l’avait
bien cherché en étant court vêtue dans un bar, à boire. Enfin, tout de même, une
jeune femme a le droit de s’habiller sexy, dans l’espoir de rencontrer un mec,
peut-être, de boire dans un bar, cela ne signifie pas qu’elle a envie de se faire
défoncer par 3 flics dans leur bureau en face ! Et eux, comment étaient-ils
habillés ? Sont-ils baisables ? Pourquoi personne n’a osé dire que vu leurs
tronches, il était assez peu vraisemblable qu’elle ait bien pu avoir envie de se les
taper ? Et que dire de leur comportement face à une personne vulnérable
alcoolisée ? Vraiment est-ce bien de la protection de nos concitoyens de les
emmener dans leur bureau pour des relations sexuelles avec plus de 2 grammes
d’alcoolémie ? Une personne vraiment responsable n’aurait-elle pas plutôt
ramenée cette jeune femme à son hôtel, au lieu d’envoyer un SMS à des copains
pour les prévenir qu’ils avaient coincés une touzeuse ? Et que dire des policiers
qui applaudissent lors de l’acquittement ? Vraiment, j’ai eu honte de notre pays,
viscéralement, profondément, de sa justice, de cette manière abominable de
remettre en cause les victimes de viol, d’applaudir un comportement qui de toute

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façon n’avait absolument rien de glorieux. On applaudit des héros, pas des mecs
qui défoncent une pauvre femme bourrée dans un bureau sordide.
Leur avocate m’a horrifiée, quand elle affirme calmement qu’ils ont ramené
une jeune femme à la BRI pour avoir des relations sexuelles « la belle affaire,
comme si c’était la première fois… » La belle affaire ? Enfin, où sommes-nous ?
Je ne ramène pas des mecs dans mon bureau pour me les taper entre 2 dossiers !!
La belle affaire, oui la belle affaire, ce sont des fonctionnaires, et on devrait
trouver normal que ces messieurs se tapent des concitoyennes sur leur lieu de
travail ? Ce n’est pas tout à fait l’idée que je me fais des missions de la police.
J’étais outrée de sa suffisance, j’avais envie de lui demander si elle aussi, elle se
tapait ses clients sur son bureau, ou si elle préférait se taper un flic à la BRI
directement, et combien de fois par semaine elle se faisait défoncer sur des tables
en formica, en sortant de chez le coiffeur peut-être ? Elle aussi, elle en
collectionne des belles affaires ? Non mais de quoi elle parle, se rend-elle
seulement compte de l’énormité, de l’atrocité de ce qu’elle balance, sur un ton
qu’elle essaie de rendre totalement indifférent, neutre ? Alors la belle affaire, non,
c’est inqualifiable, et si c’est admis, rentré dans les mœurs, il est urgent de faire
le ménage ! La belle affaire, j’hallucine… Quelle honte… Ce n’est pas parce que
des mecs font n’importe quoi depuis des lustres qu’il faut l’admettre, passer
l’éponge.
Et les journalistes qui cherchent à susciter notre empathie pour de présumés
violeurs, décrivant l’un comme « courageux et très expérimenté », l’autre « élevé
dans le respect de la femme », alors que leur « rêve a été brutalement interrompu
en 2014 », après cette abominable soirée. Et la victime, on en parle de son rêve,
de sa vie ?
Oui, il y a une culture du viol en France, oui les violeurs dans 99% des cas
ne seront pas condamnés. Et c’est atroce, c’est un véritable scandale.
N’oublie jamais que je t’aime ma chérie ! Je t’invite à déjeuner demain, si
t’es dispo, il faut qu’on parle, je t’embrasse fort ! »

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Sur YouTube, j’écoutais, décontenancée « Stupid girl » de Garbage :
« Stupid girl, all you had you wasted. »
(Fille stupide, tout ce que tu avais, tu l'as gaspillé.)
J’étais dévorée par une intense et abrutissante culpabilité persistante.

« Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout


acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur
par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. »
Article 222-23 du code pénal.
Traduit en termes compréhensibles, toute pénétration du sexe de la victime,
tout rapport sexuel oral non consenti, et même toute pénétration imposée de
l’agresseur par la victime (l’agresseur vous force à le sodomiser avec des
courgettes, par exemple), par la violence, la contrainte (y compris la soumission
chimique, avec des médocs), menace ou surprise est un viol, c’est-à-dire un crime
passible de 15 ans de prison ferme, voire à perpétuité, en cas de récidive ou de
torture. Il faut noter que la notion de consentement ne fait pas partie de la
définition. Il n’est pas nécessaire que la victime ait expressément signifié son
refus. Le consentement éventuel est d’ailleurs considéré comme invalide quand il
a été obtenu par la force, la menace, ou chez une personne n’ayant pas atteint la
maturité sexuelle (fixée à 15 ans en France), ou si la victime est intoxiquée par
l’alcool ou des drogues, ou si elle présente une déficience mentale.
En France, au cours de leur vie, 3,26% des femmes sont victimes de viol.
Dans 48% des cas, ce viol est commis par le conjoint ou l’ex-conjoint, et
dans 43% par un membre de la famille ou un proche de la victime.
14,47% des femmes de 20 à 69 ans sont victimes d’une forme d’agression
sexuelle au cours de leur vie (viol, attouchements, pelotage, baiser forcé…)
Par comparaison, en France, au cours de leur vie, 0,47% des hommes sont
victimes de viol et 3,94% d’une forme d’agression sexuelle.
(Source INED, enquête VIRAGE 2015, disponible sur le site www.ined.fr)

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La probabilité pour les victimes de viol de souffrir de stress post-
traumatique est de 80% en l’absence de soins adaptés.
Je n’ai pas de statistiques sur la prise en charge adaptée des victimes de
viol. Celle-ci reste marginale, de toute évidence.

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10

Victoire

« J'apprends d'ici que ma vie ne sera pas facile, chez les gens. Je serai trop
différent pour leur vie si tranquille, pour ces gens, (…) j'aime pourtant tout leur
beau monde, mais leur monde ne m'aime pas, c'est comme ça. »
Indochine, College boy
« Celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit. »
Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre

Je ne suis pas une croqueuse d’hommes, ni de femmes… Pourquoi se


limiter aux hommes, ignorer la moitié de la population mondiale ? Mais j’apprécie
énormément le sexe. Essentiellement avec les hommes. Les femmes, pour moi,
c’est plus compliqué d’avoir une attirance sexuelle, c’est même très rare,
exceptionnel, peut-être car je suis encore plus exigeante qu’avec les hommes et
qu’il faut que ce soient des femmes autonomes, responsables, entières, libres,
volontaires, pourquoi pas un peu viriles ! Cela m’a pris au dépourvu, une fois à
l’adolescence, et puis récemment. Une histoire magnifique avec une femme un
peu plus âgée que moi. Plutôt androgyne, avec des mains de pianiste et d’une
intelligence que je qualifierais de raffinée. Je l’ai rencontrée pour mon article sur
la condition des femmes. Une sexologue, ça ne s’invente pas. Je devais
l’interviewer sur le clitoris, ce qui m’impressionnait, évidemment. Elle m’a
accueillie dans son bureau, sobre, à son image. Elle avait un regard troublant, je
me noyais littéralement dans ses pupilles. Elle ne ressemblait pas à toutes les
copines d’enfance que j’ai pu avoir, elle était posée, sans aucun artifice. Elle
s’appelait Arielle, un prénom mixte. Je sentais sa force psychologique, sa sérénité,
sa façon d’être au monde, calme, indépendante, assumant pleinement sa
différence qui, pour moi, se révélait comme une évidence. Elle m’a expliqué le

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fonctionnement du clitoris, avec une froideur et une rigueur toute professionnelle.
Et puis nous avons évoqué ses patientes. Elle m’a raconté qu’elle avait eu
récemment une patiente de 78 ans qui lui avait offert des chocolats pour la
remercier de lui avoir permis, à son âge, « d’accéder à nouveau à une sexualité
pleinement épanouie, peut-être même plus qu’à 20 ans. »
J’étais abasourdie :
— A 78 ans ? Mais comment est-ce possible ? Il n’y a pas davantage de
difficultés, avec des problèmes de sécheresse vaginale, de baisse de la libido et
tout le reste ?
— Si, mais ce sont de faux problèmes, il y a de multiples solutions, si le désir
est là, si on l’entretient. Cette femme est venue me voir car elle commençait à se
poser des questions sur son identité sexuelle. Elle venait de quitter son mari. Elle
culpabilisait car elle était amoureuse d’une femme. Elle pensait que j’allais la
guérir de cette homosexualité tardive. Ce que je n’ai pas fait, évidemment, car ce
n’est pas une maladie, ni une tare. C’est juste une variante de la normale ! Et il
faut arrêter de croire que les femmes attirées par les femmes, qu’elles soient
lesbiennes ou bisexuelles, sont des femmes traumatisées par la pénétration, ou un
viol. Il y en a, bien sûr, mais ce n’est pas un passage obligatoire. Certaines
recherchent juste une autre forme d’échange, une complicité différente. Peut-être
plus de sensualité. Je l’ai aidée à ne pas s’enfermer dans un carcan sociologique.
Et maintenant, elle vit une histoire d’amour intense et épanouissante, avec une
femme. J’ai aussi des couples hétérosexuels de son âge. La sexualité ne s’arrête
pas avec la ménopause ni l’andropause.
— C’est magnifique !
— Parfois, j’aide des femmes qui ont eu un cancer, du sein ou des ovaires.
C’est encore d’autres problématiques, se réapproprier un corps abîmé par le
bistouri, les rayons, retrouver la capacité d’abandon, alors qu’elles ont frôlé la
mort. J’ai aussi des femmes excisées, des femmes violées, la panoplie des
traumatismes est immense, malheureusement !

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Je l’ai invitée à dîner, je ne pouvais pas la quitter si vite, je buvais ses
paroles. Je l’ai emmenée dans un resto du marais, une petite devanture qui ne paie
pas de mine, avec des trésors culinaires à l’intérieur. Elle a retracé son parcours
dans les grandes lignes, la souffrance engendrée par cette différence, et puis la
volonté d’en faire une force, de l’utiliser pour se mettre à l’écoute des autres dans
leurs propres difficultés, et de les guider vers une sexualité apaisée, assumée.
En sortant du resto, je lui ai pris la main et je l’ai embrassée. C’est ainsi
qu’a commencé une de mes plus belles histoires d’amour. J’ai fait des allers-
retours à Paris pendant des mois pour la voir, délaissant Julie, ma famille, les
copains… Officiellement, j’étais débordée de travail, pour mon article. Je n’ai pas
osé revendiquer notre histoire, pleine de tendresse, de sensualité, de complicité et
d’une incroyable intensité. Elle savait caresser mon corps, guider mes mains,
chuchoter des mots doux avant de jouir avec moi. J’aimais nous voir nues, l’une
contre l’autre, après l’amour, j’aimais m’endormir dans ses bras, sentir son souffle
chaud, ses mains délicates, sa peau si douce, j’aimais l’écouter s’enflammer pour
le respect des femmes dans notre société, la tolérance pour la cause LGBT, et
finalement toutes les sources de décalage. C’était une fan d’Ovidie, cette écrivaine
engagée, notamment dans la cause des femmes au sens large, et dans le domaine
sexuel en particulier, docteure en lettres, trop souvent réduite à sa carrière dans le
porno. Sa bibliothèque hétéroclite rassemblait bien sûr Virginia Wolf, Simone de
Beauvoir, Marguerite Yourcenar, Virginie Despentes, Manon Garcia, mais aussi
de la littérature américaine, William S. Burroughs, Allen Ginsberg, Jack Kerouac,
Charles Bukowski. J’aimais me perdre dans ses rayonnages, choisir un livre au
hasard, découvrir les passages qu’elle avait annotés, comme : « Au début, on croit
mourir à chaque blessure, on met un point d’honneur à souffrir tout son soûl. Et
puis on s’habitue à endurer n’importe quoi et à survivre à tout prix. » (Virginie
Despentes, Baise-moi)
Elle m’a fait connaitre l’artiste Sophia Wallace et ses gigantesques
représentations du clitoris, dont j’ignorais complètement l’anatomie. Ce n’est pas

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qu’un petit bourgeon de quelques millimètres cubes. Il y a 4 ramifications
entourant les parois du vagin. Finalement, les 9/10èmes sont internes, invisibles,
délaissés et pourtant très actifs dans le plaisir féminin, l’orgasme. Mais le clitoris
n’intéresse pas les scientifiques. Son anatomie n’a été déterminée qu’en 1998,
avec la 1ère extraction par une femme, le Dr Helen O’connell. Autant dire que la
majorité des médecins ne la connaissent pas du tout… D’ailleurs, il est absent de
la table des matières dans les livres d’anatomie de référence qu’elle s’est procurés
lors de ses études. A la différence du pénis, évidemment, saucissonné dans tous
les plans imaginables.
Sophia Wallace a élaboré une sorte de manifeste du clitoris, avec son
exposition « Cliteracy », où elle imagine les 100 lois du clitoris. Par
exemple : « Democracy without cliteracy ? Phallusy » ou « the hole is not
whole », « all bodies are entitled to experience the pleasure they are capable of »
et la meilleure « Masturbating inside women is not sex » (Démocratie sans
clitologie ? Phallucieux. Le trou n’est pas tout. Tous les corps ont le droit
d’éprouver le plaisir dont ils sont capables. Se masturber à l’intérieur des femmes
n’est pas du sexe).
Je l’ai quittée par erreur probablement, par peur aussi sûrement.
Grâce à elle, j’ai fait une immersion dans un univers encore trop méconnu
et pourtant si riche, LGBT Queer, et c’est aussi grâce à elle que j’ai expérimenté
les sex-toys ;)
En me baladant dans Paris, un dimanche 1er mai où je me rendais gare Saint-
Lazare, j’ai traversé les jardins du Luxembourg, encore déserts, silencieux,
envahis des seules odeurs du printemps, puis j’ai admiré, sur la façade des Beaux-
Arts, quai Voltaire, une immense inscription aux couleurs de l’arc-en-ciel : « WE
ARE POEMS ».

65
11

Victoire

« Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit. »


Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger
« Il n’y a pas de femmes frigides. Il n’y a que de mauvaises langues. »
Coluche

Peu de temps après avoir débuté mes recherches, j’ai été inondée de
messages haineux de la part d’un groupuscule de masculinistes, dont j’ignorais
jusqu’alors l’existence. Mouvance misogyne Incel, comprendre involuntary
celibate, célibataire involontaire. Par la faute des femmes, évidemment, ces garces
qui les rejettent. Alors qu’une femme célibataire, involontaire, c’est parce qu’elle
est moche, avec un gros cul.
Eux non, le sexe est un dû et les femmes des salopes car elles le leur
refusent. Bon. D’où leur recours à la violence, aux tueries de masse, et dans le
meilleur des cas à quelques Dick Pic (Photo de bites en érection, avec la variante
vidéo, format GIF…). Depuis mars 2022, les Anglais et les Gallois ont décidé de
punir de 2 ans d’emprisonnement ce genre de posts d’un goût plus que douteux.
MERCI, vraiment.
La plupart de ces hommes ne sont pas des monstres. Ce sont juste des types
ordinaires qui se sentent pousser des ailes avec le très relatif anonymat que leur
procure internet. Un peu comme les conducteurs de voiture qui se permettent un
déchainement de haine, couverts par leur carrosserie.
Le masculinisme, d’après moi, ne vaut guère mieux, qui prône une
suprématie évidente des hommes sur les femmes, pour cause de virilité, et
d’intelligence supérieure apportée par le chromosome Y. Éric Fassin, un
sociologue, parle d’un refus de la « démocratie sexuelle ». Il invoque que « le

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masculinisme est à la fois une affirmation d’omnipotence et une très grande
inquiétude d’impuissance. » Finalement, ces hommes revendiquent le droit
d’opprimer les femmes, de les maintenir sous leur joug, par peur d’un risque
théorique de perte de ce qui, d’après eux, est fondateur de leur virilité. Dans cette
conception, la moitié de l’humanité se retrouve donc sous la domination de
l’autre, pour le bien-être exclusif des hommes.
La noirceur de l’âme humaine commence par l’acceptation du mépris, par
sa normalisation. Considérer le mépris comme une valeur acceptable des rapports
humains, c’est laisser s’immiscer le pire en soi.
C’est la trop fameuse « banalité du mal ».
Je ne savais pas trop quoi penser d’Hannah Arendt et de sa théorie de
l’homme ordinaire incarné par Adolf Eichmann. Cette ligne de défense lors de
son procès, le fonctionnaire scrupuleux obéissant à sa hiérarchie, ne m’a pas
convaincue, surtout à la lumière des enregistrements récents, ressortis, montrant
un homme manipulateur sans aucun remord, pétri de convictions antisémites.
C’est un peu facile de prétendre que les enfoirés ne l’ont pas fait exprès parce
qu’ils sont trop cons. Virer les gens de chez eux, leur voler tout ce qu’ils ont ou
presque, les flanquer dans des wagons à bestiaux direction des camps sordides
avec option chambre à gaz, si tu ne te rends pas compte que ça pue, soit t’es déjà
perdu dans le Métavers soit tu prends les juges pour des imbéciles. Eichmann
n’était pas une lumière, certes, mais même avec un QI standard, ça suffit pour
saisir l’horreur de ce qu’il mettait en place.
J’approuve Daniel Jonah Goldhagen : « On ne peut qu’être frappé par
l’invraisemblance totale du postulat selon lequel des gens se sentiraient liés par le
devoir, autrement dit par une nécessité morale absolue, à tuer leurs voisins, à
massacrer des enfants, du seul fait qu’un gouvernement leur dit de le faire. Il est
difficile de comprendre – en dehors des intérêts politiques et personnels des
individus à exonérer les bourreaux et à réhabiliter l’Allemagne – comment cette
idée a pu gagner un tel crédit. »

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Alors, ensuite, il faut creuser la question et se pencher sur des expériences
psychologiques pour mieux comprendre à quel point nous sommes tous, d’une
certaine façon, faillibles. Celle de Asch qui met en évidence la puissance du
conformisme dans nos décisions individuelles au sein d’un groupe (un sujet
« naïf » au milieu de complices qui donnent tous la mauvaise réponse à des
questions très simples de taille de lignes noires va se laisser influencer et répondre
aussi à côté). Puis la fameuse expérience de Milgram, tristement célèbre, montrant
que des individus soumis à une autorité (l’expérimentateur qui intime de
poursuivre en cas d’hésitation) sont capables d’infliger des décharges électriques
visiblement très douloureuses et potentiellement létales à des acteurs recrutés dans
la pièce voisine. Au moins 65% des sujets vont se soumettre à l’autorité, malgré
les problèmes éthiques qu’ils rencontrent. Terrifiant.
L’histoire leur donne raison, que ce soit avec les commandos
d’Einsatzgruppen, des « hommes ordinaires » comme l’écrira Christopher
Browning, qui tuèrent des milliers de juifs, ou encore le massacre de My Lai, au
Viêt-Nam, commis par des soldats américains.
Mais alors, comment certains réussissent-ils, héroïquement, à désobéir, à
sortir du lot, à dire non ? Et n’est-ce pas primordial d’apprendre à désobéir, surtout
aux jeunes générations, aux enfants ?
Michel Terestchenko, dans son livre « Un si fragile vernis d’humanité »,
essaie de déterminer les fondements de cette personnalité altruiste, qui se
distingue « par une puissante autonomie personnelle, la capacité à agir en accord
avec ses propres principes indépendamment des valeurs sociales en vigueur et de
tout désir de reconnaissance. »
« La présence à soi » lui permet « de se dresser contre l’ordre établi du
monde et de se poser comme une conscience bienveillante. » C’est la belle âme
du philosophe Schiller « qui ne se contente pas de vivre, mais recherche
l’intensification de la vie », une « individualité riche » dont l’action altruiste est
« accomplissement, réalisation de soi dans la pleine intégration de toutes les

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facultés qui la constituent comme une personnalité unique, irremplaçable ». Les
convictions morales ou religieuses, l’empathie ne sont pas « suffisants pour passer
à l’action », pour refuser l’inacceptable. « Certaines dispositions de la
personnalité constituent l’élément essentiel dans ce passage », « fait de personnes
qui ont une forte autonomie personnelle et s’estiment tenues de mettre en pratique
les valeurs auxquelles elles croient. » Finalement, « c’est ce sentiment de
responsabilité, ajouté au respect de soi, qui distinguait fortement les sauveteurs
du reste de la population. »
Plutôt que de décrire en détails la noirceur de l’âme humaine à travers toutes
ses casseroles, je préfère m’acharner à découvrir ce qui constitue ces 1% de la
population, garde-fous indispensables contre un monde de suprémacistes, envers
toutes les formes de vulnérabilités, que ce soient les femmes, les juifs, les
homosexuels, les noirs, les jaunes, les gris… Réfléchir par le haut et non par le
bas.
Terestchenko indique bien également l’importance de ne pas céder au 1 er
dérapage, au 1er acte vil : « l’importance décisive du refus d’obéir dès le début, de
ne pas céder à la moindre exigence. Seul ce refus inaugural, premier, permet de
préserver l’intégrité morale et psychologique de l’individu en même temps que sa
liberté. A défaut, le processus d’asservissement a toutes les chances de se
poursuivre inexorablement. »
Ce qui contredit plutôt la vision de Sartre, pour qui, finalement l’idée d’une
petite compromission dans un but louable, ça passe. L’éternel débat, la fin justifie-
t-elle les moyens ? Sartre n’a pas commis que « L’être et le néant », il a osé « Huis
clos » et « Les mains sales », il a balancé : « Moi j’ai les mains sales. Jusqu’aux
coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? »
Ben après, en voiture Simone ! Ça, c’est du Guy Lux, Intervilles, les
vachettes, Simone Garnier, de grands moments inoubliables de télé poubelle
comme on les aime… D’ailleurs, Guy Lux s’est aussi fendu d’un aveu : « Quand
je vois ce que l’on accepte aujourd’hui à la télévision, j’ai plutôt l’impression

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d’avoir été un esthète. » Soit, mais on s’est bien marré quand même. Tiens, le
SAV des émissions, allez, un effort, souvenez-vous, Omar et Fred : « Bah alors,
tu viens plus aux soirées ? On a fait une soirée code de la route, c’était super, il y
a eu quelques dérapages et moi j’ai plus de frein du coup il y en a une qui a l’arrière
défoncé. » Ça se mange sans fin (ou pas :)
Dans ma quête de l’esthétisme, plutôt que zapper, j’ai parcouru l’ouvrage
d’Emily Nagoski « Je jouis comme je suis » (en Anglais « Come as you are », un
petit relent de Nirvana, que n’offre pas la traduction !). Pour résumer, car son livre
tire un peu en longueur, il est question de rassurer les femmes sur leur normalité
en matière de désir, de sexe, malgré notre cher ami Sigmund (le sexe et la
procréation, rappelez-vous), malgré les injonctions à jouir sur commande, de
préférence par la pénétration exclusive, avec un appétit insatiable. Des objectifs
démesurés conduisent invariablement à des déceptions, de la frustration, un
désespoir infini. Elle développe aussi les résultats des dernières recherches en
termes d’expériences sexuelles sublimes, l’esthétisme sexuel finalement, ce qui
fédère les partenaires sexuellement épanouis. Avant tout la connexion mutuelle
(merci Julie, belle formule), la communication intime, l’empathie, la
bienveillance l’un envers l’autre, réciproquement. « Les personnes qui ont un
attachement sécure ont la vie sexuelle la plus saine et la plus agréable qui soit. »
Et leurs orgasmes sont plus élevés.
Conclusion, les casse-couilles jouissent mal, si tant est qu’ils y parviennent,
et ça aussi, je le caserai dans mon papier. They come as they are !

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12

Fabrice

« Si vous parlez à Dieu, vous êtes croyant. Si Dieu vous répond, vous êtes
schizophrène. »
Hugh Laurie
« Il se croit noyé. Mais c’est un noyé de terre. Vos recettes pour noyé d’eau
n’y peuvent rien. »
Jean Giraudoux, La folle de Chaillot

Cela faisait plus d’un an qu’elle l’avait quitté. Elle lui avait reproché de
l’étouffer avec toutes ses accusations.
Il l’avait vécu comme une trahison. Ses angoisses s’étaient amplifiées.
Parfois il était terrorisé, des êtres lui hurlaient des ordres, il fallait qu’il obéisse,
sinon, il le sentait, cela pourrait être terrible, mais il ne pouvait pas. Alors il mettait
la musique à fond, Rammstein ou Marilyn Manson, c’est ce qui marchait le mieux,
pour les empêcher de prendre le contrôle de ses pensées. Il pouvait passer des
nuits blanches à se concentrer pour envoyer des messages par télépathie. Ou à
garder le contrôle.
Au lieu de cela, des complices avaient débarqué hier matin chez lui. Un
jour, il réussirait à le prouver. Pour le moment, l’un d’eux était parvenu à le
neutraliser, et sa mission avait failli échouer. Dans les couloirs, ils parlaient de lui
constamment, ils l’insultaient en chuchotant.
Il avait pris du retard. Il devait rester prudent. Il savait qu’il était sur écoute.
Plus jeune, il avait dévoré 1984 de George Orwell, et il comprenait à présent cette
citation limpide qui lui était adressée : « Celui qui a le contrôle du passé a le
contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. »

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Hier soir, une infirmière s’était présentée avec des comprimés pour le
détendre. Il avait essayé de l’avertir, mais il avait vite compris qu’elle ne captait
rien, alors il voulait accumuler les preuves, pour les confondre, le moment venu.
Il savait qu’ils finiraient tous par être démasqués. Ce serait un scandale, pire que
ceux de Julien Assange ou Edward Snowden. Grâce à lui seul et à sa perspicacité,
le pire serait évité.
Parfois, il était épuisé par toutes les informations qu’il devait traiter. Il
inscrivait tout dans son cerveau, en crypté. Car il était porteur d’une puce
cérébrale. Il l’avait deviné en palpant une petite cicatrice sur son sourcil gauche,
qu’il avait eu à la suite d’une de leur visite récente chez lui. Et puis, il avait bien
pigé que le chien qui aboyait la nuit, c’était un message codé. C’était comme les
tourterelles sur sa fenêtre ce matin. Leur regard rouge transperçant n’était pas
normal. Elles venaient toujours par deux. Il était traqué. Tout était tellement
évident. Tout se recoupait.
Il ne pouvait pas les laisser faire. Il fallait qu’il trouve une solution pour les
empêcher d’y arriver. Il devait contacter le ministère de la santé de toute urgence,
et ensuite l’OTAN.
Aujourd’hui, il était trop fatigué pour rédiger un courrier. Alors il s’était
allongé sur son lit en attendant la jeune femme avec sa blouse blanche trop grande
qui lui avait dit hier soir qu’elle allait revenir discuter un peu avec lui ce matin.
Elle avait plein de cheveux frisés sur la tête, elle devait avoir du mal à se les
démêler. Ou alors elle le faisait exprès, pour se donner un style. Elle lui faisait
penser à Marge Simpson, en moins bleu ou à Lisa qui se serait pris un plat de
fusillis au fromage sur la tête, grâce à Bart. Il avait remarqué son vernis à ongle
bleu marine, impeccable, et son pendentif, une croix nacrée. Elle n’avait sûrement
pas plus de 30 ans.
Ce type sous la douche qui hurlait du AC/DC commençait à l’énerver. Cela
faisait bien une heure qu’il jouait avec l’eau chaude en ricanant. Cette pièce était
vraiment insupportable. Il allait demander à repartir avec la camionnette

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aménagée d’hier, au moins le type savait conduire et se faire respecter dans les
embouteillages, ça lui avait plu de doubler tout le monde.
Ah tiens, la dame d’hier était justement devant lui, avec 2 autres types. Elle
avait changé de vernis à ongle, un rouge sanglant, quelle idée étrange, avec des
chaussures à talon vernies qui faisaient un bruit épouvantable. Elle a commencé à
lui parler avec plein de miel dans la voix, ça dégoulinait. Et comment vous vous
sentez ce matin ? Le type sous la douche ? Ça n’avait pas l’air de lui poser de
soucis. Elle s’en fichait même complètement. Bizarre, vraiment, cette fille, aucune
conscience écologique. Elle lui a expliqué ce qu’ils allaient faire ces prochains
jours avec lui, elle lui a parlé d’un service (il n’a pas osé lui demander si c’était
pour prendre le thé), d’un traitement (pour l’acné peut-être ? ou alors le traitement
des parties communes ?). Elle avait l’air sympa, il aurait bien voulu l’inviter à
dîner, ou alors un cinéma, pour commencer. Il fallait qu’il jette un œil à ce qui
passait en ce moment. Elle avait de jolies dents bien alignées, mais aucun goût
pour ses bijoux. Des créoles, c’était vraiment ringard. Tiens l’ampoule clignotait,
étrange. Elle a tapoté sur son carnet à spirale avec son Bic, décidément
complètement ringarde, en ajoutant :
— Je vais vous laisser, c’est bientôt l’heure du déjeuner. Avez-vous des
questions ?
— Euh, vous avez vu le dernier David Lynch ?

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13

Gaspard

« Dans les ténèbres qui m’enserrent,


Noires comme un puits où l’on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu’ils soient,
Pour mon âme invincible et fière.

Dans de cruelles circonstances,


Je n’ai ni gémi ni pleuré,
Meurtri par cette existence,
Je suis debout bien que blessé.

En ce lieu de colère et de pleurs,


Se profile l’ombre de la mort,
Je ne sais ce que me réserve le sort,
Mais je suis et je resterai sans peur.

Aussi étroit soit le chemin,


Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme. »
William Ernest Henley, Invictus

Quand j’ai quitté l’hôpital, j’ai décidé de faire une pause, de prendre mon
sac à dos et de partir seul dans la forêt. Je voulais me vider la tête et la remplir
d’air pur. Moi aussi j’avais lu, vu, adoré « Into the wild ». Je m’étais passionné
pour Christopher Mac Candless, ce jeune homme qui avait tout plaqué pour

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essayer de survivre dans un bus abandonné au beau milieu de l’Alaska, et surtout
pour John Krakauer, l’écrivain. J’avais ensuite dévoré son autre ouvrage
« Everest », où il relatait une tragique expédition à laquelle il avait pris part.
J’avais éclaté de rire en écoutant ses interviews. Ce type avait un humour
décapant, il avait réalisé des exploits en montagne, notamment en Alaska, seul, à
escalader des sommets inexplorés, il avait lui aussi bien failli y laisser sa peau, et
c’était un champion de l’auto-dérision. Un grand bonhomme. Un écrivain
talentueux. Un grimpeur hors pair et un alpiniste d’exception.
Alors c’était décidé, mon Alaska à moi, ma thébaïde (même sans l’ENS,
Gaspard se défend, avec les mots étranges), ce serait le Mercantour !
Je ressentais un besoin physique de prendre du recul par rapport à tout ce
monde qui m’entourait, sans pour autant finir isolé dans un bus, et conclure avant
de mourir que le bonheur ne vaut que partagé (dernière phrase de Christopher Mac
Candless, retrouvée sur le lieu de sa mort, dans ce fameux bus abandonné, seul au
milieu de l’Alaska sauvage : « Happiness is only real when shared »). Ce serait
une simple parenthèse au milieu des montagnes.
Je venais de rompre après quelques mois d’une relation décevante, une
jeune femme qui m’avait laissé perplexe. Tous les matins, je recevais un lapidaire
SMS :
« Bonjour Gaspard. »
Je m’interrogeais sur la signification, l’utilité de ce point final, j’ai essayé
diverses réponses :
« Oh coucou ma puce ! », « Coucou poulette :x », « Coucou ma chérie :) »,
« Ah que coucou ! »
Je me transformais en Johnny la marionnette des Guignols de l’info avec sa
boîte à coucou ! Nous n’avions pas les mêmes référentiels de communication, ses
sempiternels « Bonjour Gaspard. » avec la déclinaison vespérale « Bonsoir
Gaspard. » m’exaspéraient. Parfois, elle me gratifiait d’un « Bon appétit ! » à
l’heure du repas, ou d’un « J’espère que tu as passé une bonne journée » à l’heure

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de l’apéro. Je n’ai rien contre la platitude affligeante de ces petites phrases,
probablement des marques d’affection, ou du moins une tentative maladroite.
J’attendais la suite, pas forcément que des mots percutants, déstabilisants, ni des
blagues de cul, enfin n’importe quoi, mais pas ça, invariablement, inlassablement.
Sexuellement parlant, l’expérience était à l’image de ses points finaux, une
répétition continuelle. J’essayais d’y mettre de la fantaisie, mais l’imprévu la
laissait de marbre, pas moyen d’atteindre des rivages inexplorés, il fallait s’en
tenir au strict minimum, version étoile de mer, chronométré, entre 22h et 22h20.
C’est vraiment désopilant, de s’apercevoir que finalement, les êtres humains
chiants dans la vie peuvent aussi l’être au lit. Voire le sont probablement
indubitablement… J’ai fini par craquer.
Nous étions à la fin de l’été, je me sentais pousser des ailes.
J’avais en mémoire un autre récit magnifique « Wild » de Cheryl Strayed,
son périple de plus de 1000 km sur le Pacific Crest Trail, un sentier de randonnée
de la côte ouest américaine, s’étendant du Canada au Mexique sur 4240 km. Elle
y relate toutes ses boulettes, son sac qui pesait une tonne, qu’elle appelait le
monstre, son réchaud avec la bonbonne inadaptée, les chaussures de randonnée
trop petites….
Bref, tout cela ne m’arriverait pas, je me pensais suffisamment aguerri pour
réussir mon road trip de quelques semaines… Une simple balade champêtre, une
promenade dans les bois !
Et malin comme j’étais, j’avais tout de même préparé mon périple, en
élaborant une stratégie imparable...

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14

Gaspard

« La seule vraie chose précieuse est l’intuition. »


Albert Einstein
« Parce qu’au bout du compte, tu ne te souviendras pas du temps passé au
bureau ou à tondre la pelouse. Va grimper cette foutue montagne. »
Jack Kerouac
« Quand j’entends dire que pour des raisons d’économie d’énergie ou
d’écologie, il faut que les gens limitent leurs voyages, je bondis. Je préfère que
les supertankers chargés de cochonneries arrêtent de naviguer et que les hommes
continuent à voyager. Un peu plus pour les hommes, un peu moins pour les biens,
parce que c’est une expérience irremplaçable, le voyage. »
Jean-Didier Urbain

J’ai donc décidé de ne surtout pas avoir de stratégie, de partir sur la route
sans rien prévoir ou presque en dehors de mon sac à dos sur lequel j’avais inscrit :
« L’aventure, c’est d’accepter l’imprévu ». Je collectionne les citations de
philosophes, comme d’autres les montres ou les sacs de luxe… Celle-ci, j’en étais
fier, je venais de l’inventer pour l’occasion.
Le premier jour, j’avais opté pour le mode paléolithique intégral.
J’ambitionnais de me nourrir uniquement de baies sauvages, une erreur de
néophyte. Passés 2000 mètres d’altitude, les chamois pouvaient le confirmer, à
moins de ruminer ou de copiner avec les marmottes… Bref, ils ont tous bien rigolé
derrière leurs rochers en me voyant me carapater dans la vallée à la recherche d’un
humain perdu (j’aurais vendu mon corps pour une madeleine !).
Deux randonneurs m’ont fait l’aumône de quelques raisins secs, une vieille
femme dans un hameau déserté m’a jeté une poignée de riz que j’ai tenté de faire

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gonfler dans ma gourde avec un peu d’eau froide toute une nuit. Inutile de réitérer
l’expérience chez vous, le riz NE GONFLE PAS à froid, même en attendant des
heures. Je me suis donc concocté une bouillasse blanchâtre croquante et gluante,
une variante du gloubi-boulga. Pour le temps des rires et des chants, des enfants
heureux et des monstres gentils, j’avais connu mieux (référence subtile à Casimir,
un peu de culture, c’est toujours plaisant, n’est-ce pas).
Dépité, j’ai échoué dans une minuscule épicerie que j’ai dévalisée. J’ai
même subitement craqué pour un poulet rôti (en souvenir de l’hôpital !), afin
d’enterrer mon échec cuisant du riz mariné… J’ai mis le reste de mon butin au
fond de mon sac, et je suis retourné dans la forêt, pour écouter le silence, sentir
les arbres m’encercler, deviner toutes ces paires d’yeux me scruter, depuis la cime
des arbres, le fond d’un terrier, le sommet des rochers, et leur dire que j’étais de
retour, fini de rire ! J’étais sur écoute, et en caméra cachée…
Je voulais faire le vide de toutes nos pollutions citadines, me concentrer sur
l’essentiel, retrouver ma sérénité, mon calme atavique.
Avoir la félicité de la simplicité. Je suivais mes sentiers, je dormais à la
belle étoile, dans des granges abandonnées, ou dans ma tente monoplace.
Je me noyais dans les étoiles avant de sombrer dans le sommeil.
J’ai rencontré des randonneurs épatants, comme ce pompier qui courait
avec sa caméra de sommet en sommet : « C’est pour ma chaine YouTube, je veux
inciter les gens à enfiler leurs baskets », et puis des illuminés en tongs,
inconscients des dangers de la haute montagne… J’ai bu des verres de gnôle aux
arômes indescriptibles, je n’aurais pas été étonné de découvrir une patte de
grenouille au fond de mon quart.
Comme tous ceux qui partent, qui marchent, qui courent, qui arpentent la
terre, ce que j’ai surtout trouvé au bout de mon chemin, c’est moi-même, mes
insuffisances, mes doutes, et aussi mes rêves, mes valeurs, mes aspirations, ce qui
donne du sens à ce que j’accomplis sur ce petit morceau de planète.

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J’ai parlé aux arbres, aux oiseaux, aux chamois, aux mouflons, aux
marmottes…
En haut du Gélas, à 3143m, les cheveux balayés par le vent, j’ai hurlé à
Marine en sanglotant qu’elle nous manquait, qu’elle restait dans nos cœurs sur
chaque sommet. C’était une guide de haute montagne qui m’avait initié à
l’alpinisme et qui était décédée récemment, à 35 ans, sur une falaise, fauchée par
des blocs rocheux.
J’ai réappris à contempler, à observer le temps qui passe, les jours qui
s’étirent, la forêt qui bruisse. J’ai eu peur la nuit, moi aussi j’ai allumé ma lampe
en sursaut, j’ai cru à un ours, un loup, voire un psychopathe échevelé des
montagnes, j’ai sorti mon opinel, pour tomber nez à nez avec un renard flairant
les restes de mon dîner.
Bref, j’ai eu mes doses de dopamine, d’endorphines et d’adrénaline, j’étais
regonflé à bloc.
Au bout d’une dizaine de jours, poilu, puant, les cheveux luisants, avec un
faux air de prophète en perdition, j’ai pensé qu’il était temps de songer au
retour….
Devant la glace de ma salle de bain, j’ai éclaté de rire, je me faisais l’effet
de sortir du film « La vie de Brian » des Monty Python, cette parodie de la vie de
Jésus, avec tous ces habitants de Judée complètement déjantés, cheveux longs,
sales, et la mère de Brian, hirsute, édentée, crasseuse, glapissant :
« Maintenant écoutez-moi, ce n’est pas le messie, c’est un très vilain
garçon ! Maintenant fichez-moi le camp ! »
Et le générique inoubliable de la fin, absolument délirant, avec des crucifiés
chantant en chœur :
« Always look on the bright side of life ! » (Regarde toujours le bon côté
de la vie)
J’étais Brian, descendu de sa montagne !

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A peine rentré, j’ai foncé chez le coiffeur qui a poussé un cri strident en me
voyant :
« Vous revenez d’une mission lunaire ? Ou votre petite copine vous a trop
tiré les cheveux, hein, vous êtes une bête de sexe vous ! »
Et vaillamment, je me suis glissé à nouveau dans ma blouse blanche de
travailleur de l’ombre, derrière mes consoles et autres échographes, les pupilles
encore dilatées par les ciels étoilés des cimes lointaines, les pieds enchâssés sur
une arrête sommitale…

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15

Gaspard

« Rêver magnifiquement n’est pas un don accordé à tous les hommes. »


Charles Baudelaire, Les paradis artificiels
« A mon avis, c’est ça qui déglingue les gens, de ne pas changer de vie
assez souvent. »
Charles Bukowski, Contes de la folie ordinaire

Un dimanche, en fin d’après-midi, j’ai pensé qu’il était temps de me prendre


en main.
La solitude commençait à me peser. C’était bien joli, ces escapades dans
les bois, mais dialoguer avec les mouflons, ce n’était tout de même pas une fin en
soi, pour l’homme que j’étais. L’ascétisme avait ses limites.
J’étais sûrement un type exigeant. Cependant, dans mon entourage
immédiat, il me semblait difficile de dénicher mon alter ego. Je n’avais aucune
envie d’aller lever le coude dans des bars branchés ni de racoler dans les boîtes.
Paul, mon meilleur copain, un pharmacien désopilant, capable de se déguiser en
sapin de Noël clignotant derrière son comptoir le 25 décembre, m’avait parlé de
cours de danse latino :
« Je t’assure, c’est un vivier à minettes. Ces danses, c’est encore plus sexy
qu’un massage avec Tabatha Cash en string, enfin… presque… »
Je n’étais pas forcément très motivé par la perspective hasardeuse de
recruter une minette en string pour mon canapé, ni par l’éventualité improbable
de me lancer sur la piste en dansant furieusement la bachata. Et puis, il fallait se
rendre à l’évidence, grand blond aux yeux bleus, je n’avais rien du beau gosse
latino, je ne savais pas « emballer » en roulant les « r ». J’allais faire tache, chtimi
égaré, Jean-Claude Dusse oublié sur son télésiège.

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Un autre pote de première année de médecine, reconverti par la force de
l’échec en droit, Raphaël, m’avait recommandé d’adopter un chien :
— Pour attraper une minette ?
— Mais oui, un petit chien, ça les fait craquer, tu le promènes, tu fais des
rencontres, vous parlez chiens, et hop, c’est dans la poche.
Primo, je ne savais pas parler chiens, et deuxio, en scrutant les promeneurs
de chiens de mon quartier, je n’ai croisé qu’une vieille dame vacillante et un
énorme type en short-claquettes, crasseux. Je n’avais pas le courage de me lancer
dans le ramassage intensif d’excréments canins pour trouver une perle rare.
Alors j’ai décidé de sauter le pas. Je suis allé sur ces fameux sites de
rencontre, dont tout le monde parle pour surtout prétendre ne jamais y avoir mis
les pieds. Parfois je rigolais en écoutant les histoires invraisemblables de Paul sur
ses pseudo-rencontres dans la vie réelle : « Laurence, je l’ai rencontrée par des
amis communs, ils habitent loin, tu ne les connais pas… »
Nous avons eu ensuite : « Marguerite, c’était au mariage d’un cousin, dans
le Gers. » Et enfin la meilleure : « Ah Louise, je l’ai fait rire dans ma pharmacie.
Elle cherchait un somnifère rapide, efficace, léger, sans dépendance. Je lui en ai
proposé un tout nouveau, en suppositoire. Mais oui, ma blague préférée, je vous
l’ai déjà faite… »
Paul avait pris une profonde inspiration et de son ton le plus professionnel
nous avait débité, imperturbable :
« Dépêchez-vous car il agit très vite, et certains se réveillent avec un doigt
dans le cul… Oui ben n’empêche, les mecs, le résultat est là, elle a fini dans mon
lit. » (Et lui dans son cul, mais chut, chut, chut, c’est méga naze, j’ai honte.)
Et Raphaël, notre avocat, philosophe et poète visiblement à ses heures, lui,
était donc arrivé un soir, sourire aux lèvres, heureux amant d’une Nathalie,
supposément rencontrée dans une librairie :

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— Vous vouliez tous les deux le même bouquin ? Laisse-moi deviner, Sartre,
« L’être et le néant », et du coup, vous êtes allés le lire ensemble ? Plus de 700
pages de bonheur ?
— Mais non, il faut juste se mettre dans le coin stratégique, littérature
étrangère, tu fais semblant de lire de la poésie américaine, Emily Dickinson ou
Walt Whitman par exemple, et ça marche à tous les coups…
— Tu t’y connais en poésie américaine, toi maintenant ?
— Ben, à force, un peu, enfin surtout les pages de couverture… Il faut être un
minimum inventif, mon vieux, sinon tu vas devoir te rabattre sur ce qui reste !
L’amour, c’est comme un bac à chaussettes, quand on a fait toutes les paires, y a
plus que les dépareillées, les trouées, les orphelines… Bref, les cas sociaux !
— Merde, je ne voyais pas ça de cette façon ! Tu me fiches la trouille, je ne
vais pas me taper que des chaussettes trouées, moi !
Soucieux de rester dans la course, quelques clics plus tard, je m’étais
concocté un profil un peu loufoque. Je lisais des bouquins d’astrophysique à ce
moment-là, alors j’avais opté pour une constellation, Centaure. C’était stellaire et
viril, ça les ferait toutes craquer. Je n’avais pas envie de me vendre, je n’étais pas
doué pour cet exercice, alors par dérision, j’avais mis une citation d’une BD de
Bill Watterson que j’avais lue, ado : « Les filles, c’est comme les limaces, ça doit
servir à quelque chose, mais à quoi ? »
Dans mon imaginaire, une fille capable d’entamer une conversation après
une provocation pareille serait forcément hors du commun. C’était ce que je
cherchais.
J’étais à côté de la plaque, personne ne lit les profils. Les gens « swipent »
sur des photos, c’est-à-dire que votre cas est réglé en un quart de seconde, inutile
de se casser la nénette à écrire des poèmes de primaire, mièvres et ridicules, à faire
rougir Apollinaire.
J’ai donc eu des jeunes femmes russes et africaines qui m’ont fait des
propositions immédiates, des promesses d’amour comme je n’en avais jamais

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connues auparavant, avec un mariage magnifique à la clé. Il y avait aussi des
femmes plus âgées, approximativement trois décennies supplémentaires, soit la
soixantaine bien avancée, qui visiblement souhaitaient profiter activement de leur
retraite. J’ai bien sûr eu droit à mon lot de professionnelles particulièrement
aguicheuses, et probablement quelques robots. J’ai appris ensuite avec
consternation qu’il existe pléthore de sociétés, notamment en Europe de l’est et
en Afrique dont le job consiste à faire de « l’animation » sur ces sites, c’est-à-dire
à créer des profils fantômes pour vous inciter à payer un abonnement afin de
répondre aux doux messages de la belle Sophia5738, qui n’est autre que Greta, 55
ans, 90 kg, arrondissant ses fins de mois à 4€ de l’heure pour des réponses
basiques et 5€ pour des allusions sexuelles…
J’ai changé de tactique, j’ai décidé de passer à l’offensive et de recruter
moi-même, en sélectionnant les CV. Je pouvais filtrer par taille, loisirs, régime
alimentaire, niveau d’études, fumeuse ou non, enfants ou pas, bref, c’était le
supermarché. En somme j’allais choisir ma copine comme une paire de skis, la
taille, le rayon de courbure, la largeur au patin, l’usage expert, intermédiaire,
débutant… Il suffisait de déterminer les critères pertinents pour repartir avec la
bonne occasion. D’ailleurs, c’était forcément le marché de l’occasion, nous étions
tous des secondes mains… Problème : avec tous mes critères, plus personne ne se
bousculait au portillon… Je m’enferrais, cette quête débouchait sur un cul-de-sac
(sans jeu de mots).
Je restais éberlué par certaines photos, les femmes prenaient des poses
lascives, des mous explicites. Claudia Schoufleur, alias José Garcia, l’acolyte
d’Antoine de Caunes, pouvait retourner au vestiaire avec la Cicciolina et toute sa
devanture. Certains pseudos ne laissaient vraiment aucune place au doute. Je
commençais à paniquer, à me demander ce que je foutais là. Je me sentais comme
un puceau au milieu d’une meute de cougars.
Une jeune femme avec une photo en noir et blanc, un peu mode gothique,
a fini par s’échouer sur mon profil. Elle m’a déversé une logorrhée d’insanités sur

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la gent masculine, nous étions des lâches, des escrocs des relations humaines, plus
jamais elle ne pourrait faire confiance à un chromosome Y. Je n’avais aucune
velléité de me lancer dans de la psychothérapie par écrans interposés, j’ai
raccroché. Je n’étais pas le sauveur escompté.
J’ai essayé, comme l’application me le suggérait, d’élargir mes critères de
recherche : « Bon, le ski après tout, elle peut aussi bien me suivre en raquettes…
Les yeux, clairement, je m’en cogne, les cheveux idem, les loisirs… Est-ce que je
pourrais cocher « pas de shopping » et « pas de télé » quelque part, non parce que
je n’appelle pas ça des loisirs ! »
Je commençais à développer une aversion épidermique pour les sacs de
luxe, accessoire indispensable sur les photos. Je ne comprenais pas qu’une femme
puisse dépenser grosso modo un mois de salaire médian pour un sac marron kaki
plutôt moche avec des initiales, et se transformer du même coup en femme
sandwich, sans compter que ces marques ne véhiculaient, à ma connaissance,
absolument aucune valeur humaniste. J’ai même découvert qu’il existait des
pendentifs aux initiales de ces fichus sacs (ou alors la jeune fille répondait au doux
prénom improbable de Louisette-Violette ? Et Yvonne-Solange-Lucienne, on en
parle ?).
Je préférais de loin les marques de sport écolos, engagées pour la planète,
la nature, avec de vrais idéaux. Faire de la pub pour des milliardaires, fantasmer
sur le concept d’intégrer un club prisé de nantis, enfin j’avais raté une marche. Ou
alors il y avait un message subliminal…
J’ai essayé l’approche utilitaire :
« Je t’invite à prendre un verre, faisons connaissance réellement plutôt que
d’imaginer n’importe quoi sur la toile ! »
Une gageure. Au 1er RDV, la jeune femme m’a avoué que les photos sur
le site étaient celles de sa copine :
« Elle est bien plus mignonne que moi… »
J’ai hoché la tête, pour le coup, c’était vrai.

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Au 2ème, l’âge n’était pas le bon, les photos avaient clairement 20 ans de
moins :
« Les types de mon âge sont impuissants. »
Je n’avais malheureusement aucune vocation de dépanneur (même si
j’avais l’outil adéquat en parfait état de marche, bien sûr ;).
Au 3ème, je me suis demandé si finalement un bon bouquin ou une petite
série, ce ne serait pas une meilleure idée, plutôt que tous ces apéros ratés. Je ne
savais plus comment me dépêtrer de cette jeune fille qui voulait me raconter par
le menu ses dernières vacances à Miami, un vrai guide de tous les fast-foods de la
côte est… J’ai fini par lui avouer que je détestais la Junk Food, l’ultra-transformé
etc.
« Ultra qui ? Mais non, je te parle de Big Mac, qu’est-ce qu’il vient foutre
ton ultra-transformer ? Tu ne m’écoutes pas trop, on dirait… »
J’avais l’impression de participer à la parodie « Tournez ménages » des
Inconnus, sauf que je n’avais aucune envie de lui demander à la fin : « Ingrid, est-
ce que tu baises ? »
J’ai abandonné l’idée des rendez-vous précoces, une perte de temps
considérable, qui faisait de moi un chasseur de tête poissard enchainant les
entretiens d’embauche calamiteux.
Certaines voulaient absolument me téléphoner. Je me sentais piégé,
enchainé à cet engin de communication diabolique. Je trouvais le téléphone
intrusif, j’avais du mal à le décrocher quand je l’entendais sonner, je manquais
d’inspiration, je ne savais pas comment combler ces fichus blancs, ni mettre un
terme à des discussions sans queue ni tête (sans mauvais jeu de mots ;), comment
prendre congé, dire au revoir, au plaisir, même s’il n’y en aurait pas. J’ai aussi eu
des scènes d’anthologie, notamment avec une nymphomane qui s’est de toute
évidence activement stimulé lors de notre entretien. Je n’en croyais pas mes
oreilles. J’étais dans un univers parallèle, en Absurdistan, où les codes de la
séduction étaient faussés, biaisés, falsifiés, périmés.

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Après plusieurs mois sans aucun résultat probant, j’en étais arrivé à la
conclusion amère que j’avais certainement un sérieux trouble du spectre de
l’autisme, ou autre pathologie socio-phobique.

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16

Gaspard

« Le saviez-vous ? Venir sur Meetic au quotidien maximise vos chances de


rencontrer quelqu’un ! »
Slogan publicitaire du site Meetic
« Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie. »
Chanson de soldats en honneur à M. de la Palice
« Vous aurez beau faire Monsieur, dit la jolie marquise, vous n’aurez
jamais mon cœur.
— Je ne visais pas si haut, Madame. »
Citation attribuée à Molière (mais ce n’est pas sûr, sûr, alors à éviter au bac
français, à mon avis…)

Fort de cette conclusion, j’ai déboulé chez Paul pour l’emmener prendre un
verre avec moi dans un bar branché face à la mer. Raphaël nous a rejoints, l’air
dépité.
— Salut les mecs !
— Salut Raphaël, alors, quoi de neuf ?
— J’ai largué Nathalie la semaine dernière.
— Oh merde, c’était la nana que t’avais rencontrée dans une librairie, c’est
ça ?
— Euh oui…
— Ben qu’est-ce qui s’est passé ? Vous avez terminé le bouquin ?
— Arrête de déconner. Non, elle avait une relation étrange avec son fils de 20
ans.
— Elle avait un fils de 20 ans ?

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— Oui, elle était plus âgée, mais bon, va pas me raconter que je cherche à
soigner mon Œdipe, j’aime bien les femmes plus âgées, elles sont plus
attentionnées, peut-être. Enfin sauf quand elles ont des rapports ambigus avec leur
fils.
— Comment ça ? Elle voulait se taper son fils ?
— Non, bien sûr que non, mais, elle l’emmenait prendre des apéros dans des
hôtels de luxe, parfois elle ne pouvait pas me voir parce qu’elle dinait avec lui en
tête à tête, elle lui envoyait des photos d’elle en maillot de bain push-up léopard
au bord d’une piscine. Lui, il me détestait, il ne me calculait pas ou il m’envoyait
des piques et elle le laissait faire. Elle me disait que c’était de l’humour, qu’il me
balançait des crasses pour rigoler. Tu parles, un vrai comique son fils, il aurait dû
faire fortune sur TikTok avec tout ce talent. Quand il était chez elle, je n’avais
même plus envie de venir, je n’en pouvais plus de tout ce mépris et ça ne semblait
pas la déranger. A la fin, il ne me disait même plus bonjour. Enfin c’était dingue.
J’avais l’impression d’être en trop et de les déranger. J’étais insignifiant,
transparent, ignoré, relégué dans un coin. C’était vraiment humiliant, malsain. Ça
ne pouvait plus durer. J’ai essayé d’encaisser pendant des mois, et puis c’est
destructeur, il valait mieux que je parte. Arriver chez ta nana, tomber sur son fils
qui te fait bien sentir que s’il pouvait, il te flanquerait dehors avec un coup de pied
au cul, et voir ta copine qui fait semblant de ne rien capter et qui badine avec lui
en te laissant sur la touche, le nez dans ta détresse… J’avais l’impression d’être
son petit mec bouche-trou.
— Waw, c’est dingue.
— Oui, l’amour, ce n’est pas ça. On n’est pas des petits mecs qu’on sort de
leur boîte pour baiser ou passer un bon week-end et qu’on range ensuite quand on
n’a plus besoin d’eux. Je me sentais méprisé. C’est très déstabilisant. Un peu
comme le stagiaire dont personne ne veut s’occuper. Tu ne sais plus où te mettre,
tu voudrais disparaitre, rentrer chez toi.

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— C’est fou, cette histoire. Dis donc, docteur, là pour le coup, il n’y a pas un
méga Œdipe pathologique ?
— Alors moi les mecs, je vous rappelle que je ne suis que radiologue, comme
certains ne se gênent pas pour me le balancer, une espèce de technicien bac+12
en perdition, ça fait toujours plaisir et que je n’ai aucune compétence
psychiatrique autre que celle que pourrait avoir un médecin généraliste (Au
passage, vous pourrez remarquer que Gaspard, c’est un chouette type qui ne joue
pas dans l’ultracrépidarianisme. Le mot de l’année chez les Belges, souvenez-
vous). Mais oui, Raphaël, en un mot comme en mille, ça puait cette histoire, tu as
bien fait de te barrer. Certains parents ont des rapports presque fusionnels avec
leurs enfants, j’ai déjà entendu des histoires dingues avec mes patients, ou d’autres
projettent trop leurs propres fantasmes narcissiques. Ils idéalisent leur progéniture
qui, se sentant adulée, vénérée, va devenir arrogante et se permettre de mépriser
un ou une éventuelle rivale, qu’il va falloir éliminer à tout prix. C’est un grand
classique, malheureusement. Soit le parent ouvre les yeux, soit il finit célibataire
ad vitam aeternam, ou maqué avec une nana ou un mec un peu minable, qui ne
puisse pas être considéré comme un ou une rivale. C’est assez simple. S’il ne se
passe rien, il faut prendre ses jambes à son cou, parce que c’est un triangle
destructeur.
— Ouais, trianguler, c’est bon pour l’escalade, pas en couple. Enfin, c’était dur
de partir. Je l’aimais. Elle me disait qu’elle m’aimait aussi.
— Raphaël, elle t’aimait juste un peu, pour s’occuper, ne pas rester seule.
Quand tu aimes réellement quelqu’un, avec tes tripes, tu ne le laisses pas souffrir
en niant les problèmes. Tu cherches à les comprendre et à les résoudre.
— Oui, c’est plein de bon sens ce que tu dis. Parfois, je me demande si tu ne
serais pas un peu philosophe sur les bords aussi, en plus de psychologue et de
sexologue, je veux dire ?

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— Je suis surement plus sexologue que philosophe, et d’ailleurs Platon me fait
suer. Les questions pour un champion, ça va 5 minutes. Bon, donc tu réintègres le
groupe des célibataires avertis ?
— Eh ouais les mecs, ça me fait bien chier… C’est vraiment douloureux, une
rupture. C’est comme un deuil, parfois. Tout s’écroule, les projets à court et long
terme… Il faut recommencer, chercher, attendre, essayer de ne pas se décourager
de la nature humaine, se remettre en question, douter… D’après vous, c’est qui le
prochain à sortir ? Paul, tu es sur un coup, après le départ de Louise avec ses
suppos ?
— Ne te fous pas de moi… Pas exactement, j’ai fait le tour des mariages, des
cours de salsa. Reste le club de sport, mais je suis mitigé, y a surtout des vieilles
affamées… Et toi Gaspard ?
— Moi ? C’est le néant sans l’être, le désert des Tartares, l’infini du célibat à
portée de main ! J’ai même essayé les sites de rencontres, c’est dire l’étendue de
mon désespoir !
— Sans déconner, toi aussi ? Enfin, je veux dire, tu as osé ?
— Arrête Paul, on dirait une gélule de Dafalgan, blanc du cul et rouge de la
face… Tu vois ce que je veux dire avec ton doctorat de pharmacie, mon coco ?
— Ouais, c’est ça, fais le mariol… Ben, tu vois, y a pas de mal…
— Bon allez, les mecs, moi aussi, et Nathalie, c’était sur un site, jamais de la
vie ça n’a marché le plan foireux de la librairie ! Du coup, si je comprends bien,
nous sommes tous les 3 en concurrence sur ces sites pourris, vous faites chier, et
comme pour le concours de première année de médecine, il n’y a que Gaspard, ce
salaud, qui va encore tirer le gros lot !
— Legrolo, à ma connaissance, ce n’est pas un prénom ?
— Tu es vraiment trop con ! a ricané Paul en dérougissant. Au moins, si tu en
dégotes une, elle sera trop tarée pour moi, pas de regret !
— Au fond, Paul, les nanas s’imaginent que nous parlons de cul non-stop, mais
nous, les mecs, nous discutons avant tout d’amour…
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— Arrête ton char Gaspard, tu ne vas pas nous recycler en club des
romantiques de la côte d’usure…
— Cela dit, il n’a pas tort, a ajouté Raphaël. Une collègue de boulot m’a
raconté qu’elle prenait un verre avec une avocate parisienne et qu’à côté d’elle,
deux nanas n’ont pas arrêté de se marrer en échangeant sur les sex-toys. Un peu
gênant quand tu essaies de discuter management d’équipes.
— Ben non, c’est une chouette idée, ça, un team building avec des sex-toys !
C’est toujours plus cool qu’un bowling avec des types qui ne peuvent pas
s’encadrer, et qui se demandent si le casse-couille de service peut faire office de
quille. C’est une autre façon de jouer aux boules, finalement, rien de plus. Il faut
creuser l’idée. Elle a pensé à prendre leurs 06 ?
— Gaspard, ferme-la, bon sang !

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17

Gaspard

« On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitude qu’il


peut supporter. »
Emmanuel Kant
« Faire l’amour, c’est quelque chose, y a une sacralisation pour moi. Ce
n’est pas s’envoyer en l’air. »
Jeanne Moreau
« Vous voulez un whisky ?
— Oh ! juste un doigt.
— Vous ne voulez pas un whisky d’abord ? »
Les Nuls, La cité de la peur

Un peu plus tard dans la soirée, Paul a croisé un de ses collègues de boulot,
un fournisseur d’étuis péniens (pour les incontinents, rien de bien glamour,
calmez-vous les filles…), entre autres, d’après ce qu’il nous a raconté hilare par
la suite :
« Tiens Oscar ! Tu viens prendre un verre avec nous ? Je te présente
Gaspard et Raphaël, on parlait de nanas justement ! »
Se retournant vers nous, il a ajouté :
— Et les nanas, Oscar, il en connait un rayon… Alors combien cette semaine ?
— Oh, je tiens ma moyenne, trois par semaine, grosso modo, sans compter les
week-ends.
Je l’ai regardé, éberlué, incrédule, un mec blond assez costaud, bien bronzé
aux UV, avec des cheveux longs jusqu’aux épaules, tout bouclés, une chemise
hawaïenne rouge aux airs de faux touriste, et un sourire très sûr de lui, le genre de

93
mec tête à claque persuadé d’être un beau gosse, capable de passer des heures
devant son miroir pour peaufiner son meilleur profil :
— Comment ça trois par semaine ? Depuis combien de temps tu tiens cette
cadence ?
— C’est une moyenne, parfois j’en ai 3 dans la journée, et rarement une seule
dans la semaine, quand je suis un peu naze, je ralentis. Et ça doit faire cinq bonnes
années, je dirais. C’est super simple les mecs, il suffit de s’inscrire sur Tinder, et
« En marche », comme dirait Emmanuel ! Quand tu as un match, tu files un
rancard, et en général, c’est vraiment rapide. Dans la soirée, je conclus chez une
nana. C’est ce qu’elles attendent aussi, il ne faut pas croire. Après tout,
« qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! » (Un peu d’Alfred de Musset
pour relever le niveau…)
— Tu veux dire que toutes les nanas que tu rencontres ne cherchent que des
plans cul ?
— Non, il y en a quelques-unes qui cherchent à se caser, je m’adapte, je leur
dis ce qu’elles veulent entendre, je ne suis pas contrariant, tu vois. Ce que je veux
éviter, ce sont les emmerdes, tous les inconvénients de l’attachement, toutes les
attentes et les contraintes qui vont avec, alors, il y a une règle fondamentale à
toujours respecter, les mecs…
— Dis toujours, tu nous intéresses…
— C’est l’exfiltration !
— L’exfiltration ?
— Après avoir tiré ton coup, tu te casses. Ne jamais dormir sur place, sinon tu
risques de leur faire miroiter ce foutu attachement, avec le rituel du petit déjeuner,
et la terrible question : « On se revoit quand ? ». Tous les hommes à femmes vous
le diront. Le secret, c’est l’exfiltration. Ah, je dois vous laisser, j’ai justement mon
rancard de ce soir qui vient d’arriver. Allez, bonne soirée les gars ! Et n’oubliez
pas, l’EXFILTRATION !

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Nous nous sommes regardés tous les trois, un peu consternés. J’ai brisé le
silence :
— Paul, ton pote, il me flanque le cafard, je t’assure, c’est dingue. Je ne suis
pas de la même planète. Et puis c’est un bel enfoiré avec certaines nanas tout de
même…
— Je ne sais pas quoi te dire, j’ignorais qu’il procédait ainsi. Celles qui
s’imaginent que ça va déboucher sur une relation de plus d’un soir, ce n’est pas
cool, je te l’accorde. En revanche, s’il y en a dans le lot qui cherchent juste à baiser
comme lui, après tout pourquoi pas ?
— Tu vois, Paul, j’aime bien blaguer cul, mais là, ça me la coupe. Le mec, il
enquille les minettes les unes après les autres, un peu comme un kleenex ou des
clopes, il jette le mégot et il passe à la suivante. C’est de la vidange, une forme de
masturbation améliorée ! Ça me fait penser aux obèses avec la Junk Food aux
Etats-Unis. Ces applications font consommer de la merde aux gens. Pour faire du
fric, certains sont vraiment prêts à tout, à faire croire aux célibataires qu’il faut
enchainer, multiplier les coups d’un soir pour être heureux, libres. Alors qu’ils
deviennent juste accros au sexe sans engagement, sans saveur. C’est du « Junk
sex », rien d’autre. Ils perdent le côté fragile et incertain de la rencontre, le plaisir
du doute, de la séduction, de la découverte de l’Autre, dans les méandres de son
intimité… Et puis il n’y pas d’apprentissage possible sur la durée, tu n’as pas le
temps d’approfondir les relations sexuelles, de développer ton imaginaire avec
une autre, puisqu’elle change tout le temps. Aussi bien, tu peux te contenter du
même scénario tous les soirs, personne n’y verra que du feu. Pour moi, le cerveau
est le premier organe sexuel ! Je suis un créatif, un artiste ès sexe, un poète du cul,
un sybarite !
— Un quoi ? (Paul m’a regardé, circonspect) C’est quoi encore ce nouveau
truc sexuel ?
— Mais non, je ne pense pas qu’au cul, Paul, c’est la recherche des plaisirs de
la vie, dans leur ensemble, avec raffinement. Je ne joue pas dans la même cour de

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récréation. Je privilégie la qualité à la quantité. Je prône la lenteur, le slow sex, je
défends un véritable art de jouir ! J’aime peaufiner, améliorer, imaginer, élaborer
à 2. Désolé, mec, pour moi, c’est naze, c’est des plans de branleurs, d’ados
boutonneux, ou de vieux pervers. Je ne serais pas étonné que dans quelques
années, cela fasse de terribles ravages, il y a tout de même une forme de
déshumanisation, de plaisir purement individuel, égocentré. Tu ne me feras pas
croire que pour un coup d’un soir, tu vas te casser le cul à faire grimper la nana
au rideau, et vice versa, chacun court après son petit orgasme. Ça peut durer 10
minutes seulement…
— Gaspard a raison, Paul, a renchéri Raphaël, c’est le degré zéro des relations
humaines, c’est prendre l’autre pour un objet, c’est purement utilitaire. Alors,
c’est une part de lui-même qu’il détruit aussi. Philosophiquement (Raphaël adorait
se la jouer philosophe, en plus du pseudo poète américain, et du petit mec à
cougars), je dirais qu’il démolit sa capacité intrinsèque à s’émerveiller pour autrui
et indubitablement à tomber amoureux. Finalement, c’est comme si tu te branlais
sur des nanas, tu as raison, Gaspard, vraiment. Et quand tu te branles trop, ça n’a
plus aucun intérêt, tu t’anesthésies la bite, c’est tout. Une fois de temps en temps,
je ne dis pas, ça peut être fun, on ne va pas se mentir, mais merde, toutes les
semaines ! Tu imagines, en 5 ans, il en est déjà à presque 800, et sans compter les
week-ends ! C’est de l’abattage, de la surproduction, du low cost ! Et il ne doit
pas toujours taper dans les meilleurs morceaux de viande…
— Ouais, forcément, avec un tel rendement, il ne peut pas être trop regardant
sur la qualité du produit… Enfin les gars, je suis d’accord avec vous, mais si ce
sont des adultes consentants, je ne vois pas où est le problème. Tiens, j’ai un
cousin qui va dans des clubs libertins. Il fait de l’échangisme depuis 10 ans. La
dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il avait au bas mot 5000 nanas au
compteur.
— Tu déconnes ?

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— Mais non, il s’en tape plein tous les week-ends. Il habite à Paris, alors là-
bas, ça débite, c’est le cas de le dire. Remarque, ici aussi, certainement. Bref,
parfois il me raconte de ces histoires, 2 nanas en même temps, ou la femme devant
le mari, ou avec le mari, enfin toutes les combinaisons imaginables, il les a faites.
Et je pense qu’il édulcore. Moi, je ne dis pas, un soir, par curiosité, je comprends
que ça puisse tenter…
— Ouais… (Raphaël faisait la moue.) Peut-être juste pour savoir de quoi on
parle, pas mourir idiot.
— Bah, arrête, plein de meufs à poil qui veulent juste baiser, c’est un sacré
fantasme pour plein de mecs, merde ! lui a lancé Paul.
— A mon avis, elles ne sont pas toutes open, et puis moi désolé, faire ça en
public, ça me bloquerait. Des cougars pas trop vieilles, d’accord mais de là à me
taper des nanas de 60 balais, faut pas déconner, et puis il n’y a certainement pas
que des bombes !
— Ouais, je n’en sais rien, à la réflexion, bander pour une nana qui pourrait
être ma mère, ça peut être compliqué, faudrait vraiment qu’elle ait des arguments
béton dans sa devanture. Bref, mon cousin, il me dit que grâce à toutes ses
expériences, il a énormément progressé sur le plan sexuel, qu’il est devenu un pro,
qu’il a breveté le cunnilingus suprême ou supérieur, je ne sais plus, enfin tu vois
le genre…
— Oui, enfin, merci, il est gentil, ai-je répondu aussi sec, j’ai le sentiment
d’avoir toujours fait jouir mes copines, sans son foutu cunni magique. Le mien
fonctionne à merveille, voire leur a fait atteindre certains sommets dont il ne
soupçonne même pas l’existence ! Et je n’éprouve ni le besoin ni l’envie de
m’initier à l’échangisme pour améliorer ma technique. Pour moi, le sexe, c’est un
échange à 2. Ce n’est pas puritain, ma remarque. C’est chacun son truc. Pour être
un bon amant, la case club libertin n’est pas indispensable, il ne faut pas déconner.
Ce n’est pas parce que ces clubs ne nous branchent pas qu’on est des coincés, des
ramollis de la teub ! Je suis un fervent passionné du sexe, mais il y a plein de

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bouquins, les mecs, et puis vous avez des cerveaux, il faut s’en servir, observer
votre partenaire, échanger, essayer, varier, imaginer. En fait, le sexe, pour moi,
c’est tout un art. Cela peut nous transporter d’extase et frôler le sublime…
— Ou le sordide, aussi, a rajouté Raphaël.
Quelques jours plus tard, j’ai lu (enfin dévoré) le livre de Camille
Emmanuelle, Sexpowerment. Je n’ai pas pu m’empêcher d’envoyer un extrait à
Paul et Raphaël :
« Mais c’est pourri, les clubs libertins ! Ça pue le produit ménager, le
sperme séché et le mauvais mojito ! La musique, c’est Chérie FM ou Fun Radio,
les mecs se rasent les boules et les meufs sont surbronzées. Les filles bi sont
welcome mais les mecs gays ou bi sont virés à coups de pied au cul. Donc arrêtez
de fantasmer sur ces lieux soi-disant orgiaques et libres ! »
CQFD, bordel de merde.

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18

Raphaël

« La vie, telle que la plupart des gens la vivent, m’a toujours laissé
insatisfait. Je veux une vie plus intense, plus riche. »
Jon Krakauer, Into the wild
« Hier, il y a eu une panne de Wi-Fi. Les enfants sont sortis de leur
chambre. On a discuté. Ils ont l’air sympas. »
Citation humoristique, Pinterest

Gaspard et Paul, c’est vraiment des grandes gueules. C’est mes potes, mais
souvent, je me dis qu’à côté d’eux, je fais pâle figure, ce qui est peu dire, vu ma
gueule enfarinée, blanc comme un linceul, heureusement ponctuée de multiples
taches de rousseur. Petit, j’étais déjà un solitaire méfiant. Je refusais d’aller sur
les toboggans dès qu’il y avait des enfants. Alors ma mère sortait à 8h pour que
je puisse en profiter tant que la voie était libre. Du haut de mes 2 ans, je lui faisais
comprendre sur le coup des 9h qu’il était temps de rentrer, trop de monde, trop de
bruit, infréquentables ces jardins d’enfants, décidément, regarde-moi ce gros
zonard avec son téléphone à roulettes, tu peux pas t’acheter un iPhone comme
tout le monde, non ?
Je pouvais passer des heures à ramasser des bâtons de toutes les tailles dans
un immense parc sur les hauteurs de la ville, pour un pharaonique projet de
cabane.
Alors les filles, je les ai étudiées de loin avant de m’en approcher. A 12 ans,
je me souviens d’une copine de classe, gothique, qui frimait en me racontant des
histoires invraisemblables. Elle travaillait soi-disant comme serveuse, fréquentait
des boîtes de nuit, sortait avec des vieux du lycée en m’expliquant qu’elle avait
l’impression de sucer des limaces en les embrassant (à l’époque, j’étais persuadé

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qu’elle parlait de leur langue, mais à la réflexion, c’était peut-être aussi de leur
bite). Plutôt ragoûtant, je n’avais aucune envie de l’accompagner dans les toilettes
où elle offrait ses services. Elle regardait des films sur son téléphone pendant les
cours. Elle voulait devenir tatoueuse plus tard. C’était une autre planète. Elle avait
un côté fascinant, mais un peu effrayant aussi. Je la soupçonnais d’avoir des idées
suicidaires. Elle a quitté le collège du jour au lendemain pour harcèlement. Je suis
resté bête, je n’avais rien remarqué.
Par la suite, j’ai sympathisé avec une fille très sexy, Barbara. Elle avait l’art
de regarder les garçons par en-dessous en clignant des yeux avec une petite moue
faussement naïve. Elle donnait l’impression de demander sans arrêt la permission
de sucer, elle, sans équivoque, c’était déroutant, surtout à 16 ans. Elle n’était pas
mon genre et je ne voulais pas gâcher nos fous rires pour une pipe. Je sais, c’est
incompréhensible pour plein de mecs, mais moi je suis comme ça. Un samedi, je
suis allé déjeuner chez elle. Elle avait une collection de capotes déroulées
encadrées sur les murs de sa chambre : « Je trouve ça trop délire, pas toi ? » Je
nageais la brasse coulée avec un tuba.
Ma première copine, j’ai complètement merdé. A 17 ans, j’ai rencontré une
cousine au 3ème degré, nous avions un arrière-grand-père en commun. Je la croisais
sur la plage, on essayait de faire un peu de voile ensemble, mais j’étais tout de
même très mauvais. Avec mes grandes jambes, équilibrer un rafiot de 4m20, je
me prenais les pieds dans les écoutes, je me cognais au puits de dérive, j’étais un
éléphant dans un magasin de porcelaine. Ça la faisait rire. L’été suivant, nous nous
sommes retrouvés tous les 2 à bosser à Paris pour des jobs étudiants. Un soir, dans
son studio minuscule, je l’ai embrassée. J’étais complètement paniqué. J’ai tout
de même voulu jouer au mec sûr de lui, au grand cousin qui assure. Et j’ai essuyé
ma première panne retentissante. J’étais cramoisi par la honte. Elle
m’impressionnait trop. Et notre arrière-grand-père me hantait, avec sa redingote
et sa montre à gousset. Perdu, au bout de 2 semaines, je lui ai proposé qu’on en
reste là. J’étais dépité, un vrai loser. J’entrevoyais ma vie sentimentale comme un

100
long calvaire. Elle m’en a voulu. Beaucoup. Elle avait raison. C’était un départ en
pétard mouillé et une fin à chier. J’étais trop jeune, trop con, mal à l’aise,
maladroit, malhabile. Je me rendais compte aussi que j’avais une hantise peu
commune dans la gent masculine qui m’entourait, à savoir que je flippais de faire
quoi que ce soit à une fille sans son consentement, de me prendre un méga râteau.
Par la suite, cela n’a fait que s’accentuer. Je trouvais ça naze de demander la
permission, j’avais peur de passer pour un type super lourdingue. Alors je guettais
avec anxiété les moindres gestes de mes partenaires, j’analysais chaque
déplacement d’orteil, ce qui rendait nos expériences assez complexes. Il fallait
que je me détende, que je prenne confiance en moi.
Je me suis mis à l’escalade. Si je pouvais grimper des falaises de 100 mètres
de haut sur des petits grattons ridicules, des filles d’1m70, je finirais par m’en
sortir… Je me suis investi à fond. J’ai peaufiné mon équilibre sur des slacklines,
enchainé les pompes, les squats, le gainage, jusqu’à parvenir à dompter des voies
dans du 7. J’aimais prendre mon sac à corde, retrouver des potes un peu
marginaux, et filer au pied des falaises les week-ends. Je me concentrais, seul face
au rocher, les doigts couverts de magnésie, luttant contre mes angoisses,
maitrisant le vide sous mes pieds.
Et j’ai enfin compris que les femmes qui m’intéressent ne cherchent pas
que la performance mais l’authenticité, la confiance, et bien sûr une connexion
cérébrale en Wi-Fi ou minimum de la 5G en montagne, et ça, c’est balèze…

101
19

Victoire

« Il était normand par sa mère, et breton par un ami de son père. »


Alphonse Allais, Les pensées
« Ta ville, Bayeux, c’est une merveille : ces maisons du Bessin, c’est
tellement plus beau que ces colombages, que cette épouvantable Normandie pour
Parisiens, tout ce pays d’Auge frelaté avec ses pommes rouges cirées comme des
Mocassins. »
Adrien Goetz, Intrigue à l’anglaise
« L’été : les vieux cons sont à Deauville, les putes à Saint-Tropez et les
autres sont en voiture un peu partout. »
Michel Audiard

Un samedi après-midi, sur la plage de Deauville. J’avais donné rendez-vous


à un contact, une ancienne escort-girl qui souhaitait témoigner. Elle avait refait sa
vie, d’après son dernier mail.
J’ai déambulé sur les planches, en l’attendant, face à cette plage incongrue,
d’une platitude extrême, une absence de relief presque oppressante. Au loin, je
devinais les cheminées de la raffinerie du Havre. Je peinais à débusquer la poésie
de ce cadre. Pas la moindre odeur d’iode. Au loin, j’apercevais la mer, un trait
verdâtre, écrasé sous des nuages gris. Des drapeaux violets plantés au milieu du
sable délimitaient une aire de pique-nique. Parqués, les touristes venaient se ruer
l’été pour y avaler un sandwich et des chips. Un décor aplati comme une crêpe
industrielle entre des rouleaux, ou comprimé dans un moule à gaufres avec option
croque-monsieur. Je fermais les yeux, je revoyais les landes de Fréhel, la houle
qui agitait l’horizon, j’entendais les vagues se fracasser sur les rochers, je sentais
les embruns me piquer le visage, je suivais les mouettes qui planaient dans le

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vent… La Normandie épurée me paraissait bien sage face aux côtes bretonnes
déchiquetées de mon enfance. Je cherchais des voiliers, en vain. Autour de moi
des Parisiens versant ouest trainaient, tirés par leur labrador d’appartement en
laisse. Ciré jaune Guy Cotten, pull marin Armor-Lux, chaussures bateau Sebago,
ils avaient tous sorti la panoplie ad hoc, uniforme impeccable comme aux scouts.
Je repensais aux mains de Léo, calleuses à force de border les écoutes de
spi en J80, à nos surfs sur les vagues au grand largue, aux brassées de mer qui
nous giclaient dessus, inondaient le pont, à la violence du face à face, de la
confrontation avec l’univers marin hostile, impétueux, fougueux… Que ces
planches et tout le reste me paraissaient fades…
Enfin, j’ai aperçu Coralie surgissant entre deux marées de cirés jaunes, une
jeune femme de mon âge, toute de noir vêtue, jean moulant et veste cintrée, sobre,
un sourire rouge étincelant, des ongles noirs en résine, et sa chevelure blonde aux
boucles disciplinées qui sautait sur ses épaules. Elle tranchait un peu dans le décor
« Auteuil-Neuilly-Passy, tel est notre ghetto ». Je voyais bien à son air détaché
qu’elle s’en tapait autant que moi, avec mon t-shirt savoyard où j’arborais des
paires de ski.
Elle m’a proposé de déjeuner près du port, c’était touristique, propre, avec
vue sur des bateaux à moteur, à mille lieues de mes marmites de moules
marinières fraiches dégustées avec les doigts. Un minuscule panier de frites avec
un ridicule morceau de viande inondé de sauce. Je n’étais pas venue pour la côte
normande ni ses exploits gastronomiques. Coralie m’a décrit les conditions qui
l’avaient amenée à monnayer son corps. A Paris, des études de droit, les logements
hors de prix, des parents présents mais pas suffisamment et l’attrait de l’argent
facile. « En une soirée je me faisais plus qu’en un mois de job étudiant. Les
hommes pouvaient avoir l’âge de mon père. Ils arrivaient en costard, ils
m’emmenaient dîner dans des restaurants étoilés, où le serveur tire ta chaise,
t’apporte du pain avec une pince, tu vois le genre. Ça m’impressionnait. Après on
allait dans des hôtels, avec peignoir et chaussons. C’étaient quelques soirées par

103
semaine. Quand j’ai fini mes études, j’ai dû me résigner à gagner nettement moins
avec mon premier salaire. »
Elle m’a décrit sa solitude, qui l’avait poussée à adopter un chat. Elle
n’avait quasiment pas d’amis, encore moins de petit copain : « Comment veux-tu
que je concilie un mec avec ce taf ? »
L’isolement, et puis un jour le dégoût : « Vraiment, ce type était repoussant,
un gros bide, une face toute rouge, posée sur ses épaules, pas de cou, que des plis
de gras, et ses mains sur mon corps, ça m’a dégoûtée. Je me suis sentie salie. Il
avait un rire lubrique, il me bouffait les seins à pleine bouche en les malaxant et
en me pénétrant comme un dingue. Je voyais son cul poilu qui s’agitait dans le
miroir en face. Quand il a fini par jouir, c’était un grognement bestial, j’avais sa
transpiration partout sur ma peau. Il a continué à me tirer sur les tétons avec un
regard salasse, c’était trop, je suis partie m’enfermer dans les toilettes, j’ai vomi,
et j’ai décidé d’arrêter. »
Elle m’a parlé de quelques-uns des clients qu’elle avait vu passer, certains
plutôt pas repoussants, des jeunes mariés avec des enfants en bas âge et une
femme éreintée, indisponible mais, la plupart, des hommes mariés de plus de 45
ans, nettement moins attirants. De l’un d’eux qui s’était présenté avec un énorme
bouquet de roses rouges, pour sa femme. « Il m’a baisé devant ce bouquet,
quelques heures avant de l’offrir à sa femme. Evidemment que je pense à toutes
ces femmes… »
« Si je n’avais pas eu de problèmes de fric, ce satané fric, je n’aurais jamais
fait ça. D’une certaine façon, je n’ai pas eu vraiment le choix. Alors je mets du
fric de côté tous les mois pour ma fille. Pas question qu’elle fasse ça. Avec
internet, maintenant, y a trop de jeunes filles qui se jettent là-dedans, sans se
rendre compte. Moi ça m’a laissé des traces, indélébiles. Peut-être que certaines
le vivent très bien. Je pense que ça doit être possible. Mais pas pour tout le monde.
J’avais une copine qui gérait ça comme un boulot lambda. D’une certaine façon,
je l’admire, et je pense que c’est un boulot indispensable. Peut-être que certains

104
hommes n’auraient jamais l’occasion d’avoir des rapports sexuels autrement. J’ai
croisé des mecs à problème, t’es presque contente de leur rendre service. Des
types tellement complexés. Ou des puceaux, oui des puceaux de plus de 40 ans ça
existe. Bon, c’est rare. »
Elle a commencé à rire, puis elle a avalé son café d’une traite. Un
témoignage anonyme, évidemment.
« Mais je serais contente que ça fasse réfléchir des filles qui hésitent à sauter
le pas. C’est pas anodin. C’est pour cela que je veux témoigner. Toutes ces petites
nanas à moitié à poil sur les réseaux sociaux, ou qui cherchent de l’argent facile,
en s’imaginant qu’elles vont percer dans le mannequinat. C’est des proies, c’est
juste des proies. Un dérapage, elles finissent putes, en se cachant derrière
l’escorting, ça reste de la prostitution, même avec des mecs en costard et par
écrans interposés. A la fin, le mec te file de la thune après t’avoir baisée, et on
peut appeler ça n’importe comment, se voiler la face derrière des call-girls,
escorts, michetonneuses, demi-mondaines, courtisanes, c’est toutes ni plus ni
moins que des putes comme moi, malgré leurs grands airs. C’est bien le plus vieux
métier du monde, non ? »

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20

Victoire

« J’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration. »


Philippe Pétain, annonce aux Français le 30 octobre 1940
« Les grandes lignes politiques que je défends sont celles qui sont défendues
par Mr Trump et Mr Poutine. »
Marine Le Pen, mars 2017
« Le facteur critique, ce sont les dirigeants politiques : certains incitent
l’Etat ou des groupes à commettre le meurtre de masse. »
Daniel Jonah Goldhagen, Pire que la guerre

Après la pute, en toute logique, il me fallait l’avis d’une femme aux


antipodes, une femme respectable, qui n’ait pas mené une vie de bâton de chaise.
J’ai tenté d’infiltrer une messe en latin, ce que les catholiques concernés appellent
« messes traditionnelles, selon la forme extraordinaire du rite romain ». Tout un
programme de réjouissances, donc.
Je suis arrivée un peu en avance, j’ai feuilleté un missel (en latin) et je me
suis assise à côté d’une femme d’une soixantaine d’années, des cheveux tout
blancs, avec un gilet bleu ciel et une jupe bleu marine jusqu’aux mollets.
Impossible de discuter dans ce sanctuaire, alors j’ai joué à la bonne élève. Debout,
assis, à genoux, debout, assis, j’en avais le tournis.
Je n’ai rien compris au charabia en latin, malgré mes années assidues de
latiniste. Le vocabulaire religieux n’avait rien à voir avec la rhétorique de Cicéron
ni le « De natura rerum » de Lucrèce. La prononciation n’était pas celle du latin
scolaire, ni universitaire. Comme il s’agit d’une langue morte, il est probablement
hasardeux de chercher à trancher, et quelque part, je m’en foutais pas mal. Je
saturais des « Amen ». Et je n’avais pas de voile en dentelle à disposer sur ma

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chevelure. J’étais prise la main dans le sac, démasquée, ostracisée. Mon
immersion en toute discrétion allait couper court.
J’ai ouvert toutes grandes mes écoutilles pour le sermon, sur la nature
décadente de la société. Les divorcés, les transgenres, les homos, en passant par
les suicidés, tous des excommuniés, un ramassis d’exclus, allez, poubelle. Pour le
paradis, la sélection était sans pitié. Le Rock n’Roll était diabolisé. Je voulais du
respectable, j’étais servie.
Nous avons eu droit à quelques incursions sur le complot du réchauffement
climatique, ourdi par des communistes déguisés en écolos. (Des pastèques, en
somme ? avais-je envie de demander.) Puis un vaste programme antivaccin. La
boucle était bouclée, je me noyais dans l’obscurantisme à peu de frais.
Evidemment, pour la quête, je n’avais pas un rond, et impossible de payer
en carte, même sans contact ! J’ai donc mimé le geste, cramoisie et sans trop de
conviction.
Quelques Amen plus loin, je suis enfin ressortie à l’air libre, j’ai attrapé des
brochures sur le présentoir afin de creuser le sujet. J’ai ainsi appris l’existence de
la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, avec Monseigneur Lefebvre, et son fief à
Ecône, en Suisse, ainsi que du Sédévacantisme (il faut s’entrainer un peu pour le
dire d’une traite… La première fois, ça coince !), une branche qui me paraissait
encore plus ultra, affirmant que le siège du pape était vacant depuis 1958, et que
tous les papes n’étaient que des usurpateurs. (Là, je n’étais pas absolument contre,
mais pour d’autres raisons.) Le programme paraissait grisant, de ce que j’ai pu en
trouver sur internet, avec une conspiration planétaire, depuis les téléphones
portables, le cinéma, la télévision, jusqu’aux panneaux solaires, en passant par le
coronavirus.
Inutile de préciser la place de la femme dans une telle société. La maison,
ou le couvent, la question ne se posait guère. Il y avait des relents du trop célèbre
« travail, famille, patrie » de Vichy, ou encore des « trois K » en Allemagne

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(Kinder, Küche, Kirsche, à savoir enfants, cuisine, église), prônant des valeurs
traditionnelles de l’empire allemand, reprises par le troisième Reich.
Voilà, voilà… Je n’avais plus rien d’autre à ajouter.

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Julie

« Est-ce que, par hasard, on m'aurait changée au cours de la nuit ?


Réfléchissons : étais-je identique à moi-même lorsque je me suis levée ce matin ?
Je crois bien me rappeler m'être sentie un peu différente de l'Alice d'hier. Mais,
si je ne suis pas la même, il faut se demander alors qui je peux bien être ? Ah,
c'est là le grand problème ! »
« La Reine avait une seule méthode pour résoudre toutes les difficultés,
petites ou grosses :
— Qu'on lui coupe la tête ! dit-elle sans même lever les yeux. »
Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles

Un matin, en ouvrant les yeux, j’ai tout de suite compris que je n’irai pas
bosser, pas ce jour-là. Toute la pièce tournait, j’étais Alice au pays des merveilles,
mais pas de trace du lapin pressé ni du chat moqueur. Cependant, ma bibliothèque
n’en finissait plus de se fracasser vers la droite. Je devais faire une de ces têtes…
pire que celle de la copine de Michael Youn quand il la réveille à 4h du matin en
hurlant dans un mégaphone pour une de ses premières émissions franchement à
mourir de rire, le Morning live (de 7h à 9h, l’émission qui réveille vos voisins,
mais si, souvenez-vous, à revoir sur YouTube, un grand moment…). C’est un peu
de l’humour à la Rémi Gaillard, qui met des pin-up devant les radars des flics, se
déguise en kangourou sauteur, s’incruste en plein match de foot pour marquer un
but, saute dans une piscine avec des skis aux pieds, conduit une 205 avec une
canne blanche : « C’est en faisant n’importe quoi, qu’on devient n’importe qui. »
Bref, moi ça me fait toujours rire, mais là je rigolais beaucoup moins.
J’ai fermé les yeux. Oh, c’est bon, un shutdown, j’éteins tout, je
recommence, c’était qu’un petit bug. Attention, j’ouvre les yeux !

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OK, il y a un vrai bug, une panne aléatoire persistante comme disent les
informaticiens quand ils n’ont pas trouvé d’où venait le problème. Dans ces cas,
le remède miracle, imparable, qu’ils vous servent à toutes les sauces : éteindre le
PC, attendre 10 secondes (pas 15, sinon ça ne marche pas), faire quelques
incantations à Bill Gates, et rallumer. « Voilà, c’était le processeur, je le savais,
ça remarche, fallait juste rebooter le système, c’est normal. » Impossible de
rebooter mon processeur, je suis donc allée attraper mon téléphone à 4 pattes :
« Allo Victoire ? Non, je ne viendrai pas aujourd’hui, je ne sais pas ce qui
se passe, une panne aléatoire, sans doute, je vais redémarrer le système… Comme
une cuite monumentale sauf que je viens de me lever et que je suis à jeun… Oui
je te tiens au courant. Désolée, je te laisse, j’ai une gerbe incroyable. »
J’ai dormi 24 heures, avec une micro-journée de 10 minutes au milieu.
La bibliothèque dansait un peu moins le jerk sur de la musique pop sous les
éclairs des stroboscopes, et moi j’avais redécouvert tous les avantages des
déplacements primitifs du 1er âge, à 4 pattes.
L’ORL que j’ai réussi à consulter 2 jours plus tard m’a parlé de névrite
vestibulaire, due à un virus :
« Quand on ne sait pas, c’est viral, c’est comme ça en médecine (et si on te
demande pourquoi, tu diras que tu n’en sais rien, aurait ajouté mon père), et voilà,
vous irez faire une petite IRM, on ne sait jamais, déjà qu’on ne sait pas grand-
chose, et que finalement personne n’y comprend rien, entre nous. Surtout pas moi,
les vertiges, en fait, je n’y connais rien. »
Je l’avais bien choisi.
Ensuite, j’ai failli dévaler ses escaliers en mode Candide Thovex sans les
skis.
Une fois sortie, à mi-chemin sur ce terrain escarpé, j’ai entendu mon expert
ès vertiges me héler : « Et surtout faites bien attention en conduisant ! »
En me retournant pour le remercier de son conseil avisé, ça n’a pas loupé,
je me suis étalée.

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« Ah zut, je suis navré, j’aurais dû me douter que vous alliez vous casser la
figure. »
Oui, pour un ORL, franchement, il aurait pu anticiper.
J’ai pris rendez-vous pour ma petite IRM d’on ne sait jamais, justement car
je préférais tout de même être fixée.
Evidemment, il y avait du retard, évidemment je flippais, parce qu’on ne
sait jamais, moi je sais ce que ça signifie, grosso modo du : « a priori, c’est pas
une grosse patate qui vous pousse dans le cerveau, mais après, parfois, en
médecine, on est surpris, même vachement surpris » et j’ai beau avoir une date de
naissance de fou (8/8/88, à 8h08, ça ne s’invente pas, mais bon les chiffres, encore
une fois, ça ne sert pas à grand-chose, et en l’occurrence, ça ne protège de rien,
aucune vertu chamanique), j’angoisse, comme tous les patients dans cette fichue
salle d’attente bondée, qui transpire l’angoisse (et la peinture se décolle de partout,
soit dit en passant, appelez-moi le directeur !).
L’examen en lui-même, rien de terrible, quelques bruits un peu stressants,
comme si ton voisin prenait des cours débutants de mixage techno, du David
Ghetta à ses premiers essais de DJ : « Il y a du rythme David, ça c’est un point
positif, en revanche c’est un peu comment dire, c’est un peu répétitif, ne le prends
pas personnellement. »
Et ensuite, l’apothéose, je suis devenue rouge écarlate :
« Oh dis donc, vous avez une belle allergie cutanée, je vais appeler le
médecin, quand même, on ne sait jamais… »
Oui, je sais, on ne sait jamais…
Il m’a vue, et j’ai bien compris que je le faisais marrer avec ma grosse tête
écarlate.
Il m’a un peu enfumée aussi :
« Oh vous faites une petite réaction allergique, ce n’est rien du tout. »
Il était également adepte du désormais célébrissime adage :
« On ne sait jamais, vous allez rester un petit quart d’heure avec nous. »

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De retour chez moi, je l’ai reconnu, aucun doute possible, c’était Centaure,
le type qui osait écrire en description : « Les filles, c’est comme les limaces, ça
doit servir à quelque chose, mais à quoi ? »
J’étais proche du degré zéro du sex-appeal ce jour-là, avec ma face
rougeaude et ma démarche déhanchée d’alcoolique. J’étais dépitée, parce qu’il
était tout à fait baisable. Et je me suis lamentablement ramassée avec une blague
stupide à la fin qui m’a définitivement reléguée dans les bas-fonds de la drague
graveleuse.
Je repensais à cette réplique de Thierry Lhermitte dans le père Noël est une
ordure : « Figurez-vous que Thérèse n’est pas moche, elle n’a pas un physique
facile… C’est différent. »
Cependant, malgré les apparences faussées par quelques éosinophiles
indésirables, je n’étais pas décidée à partager le destin funeste de Thérèse, à savoir
me taper des thons, des moches, ni à chercher l’amour improbable dans un pré au
fin fond de la Creuse.
Enfin, dissipons un malentendu, nous aussi, les femmes, dans nos têtes,
nous établissons un score de « baisabilité », absolument, surtout après des mois
de célibat. Arrêtez, messieurs, de croire à la belle au bois dormant. Le monde
entier parle de la candeur féminine, de notre naïveté ancestrale à nous gargariser
de romans d’une débilité affligeante avec notre prince charmant. Cependant, vous
ne valez pas beaucoup mieux, avec vos belles endormies car en vous attendant (si
tant est que nous vous attendions), nous n’hibernons pas.

112
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Gaspard

« Le chef de service à la caméra :


— Bon, ben, il est certain que quand les clients... les patients viennent nous
voir pour des maladies connues, c'est moins intéressant pour nous. On préfère les
maladies graves, mais on ne peut pas trop leur en vouloir...
Le chef de service à un patient :
— Comment ça va-t-y, ce matin ? Hum ? Comment il va... (il lit son nom sur
la fiche accrochée au lit) ... Monsieur Corticoïdes ? Pardon, monsieur Galibert...
On a pris ses corticoïdes ce matin ? Hmmm ? La fo-forme ? Il a fait un gros
dodo ?
Le chef de service à l’interne :
— Il a bien dormi ?
L’interne :
— Il dort mal. Pourtant, il est sous antibios sulfamidés.
L’interne au patient :
— Vous êtes sous an... ?
Le chef de service le coupe et dit au patient :
— Il a pris ses cachets ro-roses et bleu-bleus ? Il faut les prendre ! Sinon
comment il va faire pour faire dodo et être en pleine foforme ? Bon, ce n'est pas
grave....
Le chef de service à l’interne, montrant l'assiette du patient avec une
bouillie infâme (note de l’auteur : possiblement du riz mariné semi-croquant) :
— Par contre, il faudrait enlever ça... Il a vomi ?
L’interne :
— Non, il n'y a pas touché. »
Les Inconnus
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« Bonjour madame, enfin mademoiselle, euh Julie Chalvet ? Je suis le
radiologue. »
Avec mon uniforme jean-T-Shirt-baskets, j’aurais aussi bien pu être le
réparateur de la clim, ou un livreur de pizza égaré. Du coup, elle m’a dévisagé,
l’air dubitatif.
— Bonjour monsieur, euh docteur, pardon.
— Pas de problème… Alors visiblement vous faites une petite réaction
allergique, d’après ce que me dit la manipulatrice ?
Cette impression stupide d’infantiliser les patients : « Oulla mais c’est un
gros bobo que vous avez là… »
J’arrête de tout minimiser, on dirait un sketch des Inconnus, que plus
personne de moins de 30 ans ne connait d’ailleurs, ils portent bien leur nom.
« Bon, ce n’est rien du tout. »
Elle doit me prendre pour un imbécile, elle est rouge, pleine de plaques, une
vraie tomate.
« Et donc au départ, c’est une histoire de vertiges ? »
Mais pourquoi je pense à ce sketch des inconnus, ce médecin ridicule qui
s’adresse aux patients comme à de sombres abrutis, c’est malin, ça me fait rire.
— Oui, j’ai passé 24 heures à tourner sur un manège (Gaspard étouffe un fou
rire, « Tournez ménages », évidemment, « Ingrid est-ce que tu baises ?»,
souvenez-vous…), et maintenant je me casse la figure, j’ai l’impression d’être
complètement bourrée. L’ORL m’a parlé de névrite vestibulaire.
— C’est sûrement ça, enfin, je veux dire, vous n’êtes pas bourrée, ou pas
trop… Excusez-moi, c’est une mauvaise blague… Bon, c’est un virus qui s’est
attaqué à un nerf. L’IRM est rassurante d’ailleurs. Les lésions sont trop
minuscules pour être visibles, c’est à l’échelle cellulaire.
Je repars dans le monde des petits bobos, bravo…

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C’est étrange, son visage me dit quelque chose… Non, c’est incroyable,
mais oui bien sûr, évidemment, c’est cette fille avec un pseudo cosmique,
Proxima. Elle n’est pas mal du tout, sortie du virtuel.
— On ne sait jamais, vous allez rester un petit quart d’heure avec nous, le
temps que ça passe, mais ce n’est rien du tout, rassurez-vous.
— J’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part ?
— Possible, je travaille dans un cabinet du centre-ville. Et puis je suis très
connu, je passe sans arrêt à la télé, avec Adriana Karembeu.
— Vraiment ?
— Non, je vous fais marcher, c’est n’importe quoi, et vous courez, enfin de
travers en ce moment, forcément, comme un crabe, en somme. Heureusement,
vous pouvez difficilement rougir davantage.
— Oh, mais j’y suis, je vous ai vendu un sex-toy hier, je tiens le sexshop d’à
côté.
— Pardon ??
— Non, je vous fais marcher, c’est n’importe quoi, et vous courez, tout droit,
en revanche, vous foncez, c’est du kilomètre lancé !
— Elle n’est pas mal, bravo, sincèrement. Je m’incline, belle répartie.
— Je ne fais que m’adapter mais je n’aurais pas dû, enfin je veux dire, pas avec
vous. C’est une mauvaise habitude. Désolée.
— J’aurais dû la faire avant vous. Vous permettez que je vous la pique ?
— Avec plaisir… Mais, avec ou sans sex-toy, je vous ai quand même déjà vu
quelque part, ça va me revenir...
Mince, elle m’a capté, elle aussi…

115
23

Julie

« Tu vois Bernard, toi et moi, on a un peu le même problème. On peut pas


tout miser sur notre physique, enfin surtout toi. Alors si j’ai un bon conseil à te
donner, oublie que t’as aucune chance, vas-y, fonce. On sait jamais, sur un
malentendu, ça peut marcher. »
Film « Les bronzés font du ski », Michel Blanc à Gérard Jugnot

En rentrant chez moi, j’ai regardé mon PC, cette petite fenêtre sur le monde
virtuel, et je me suis dit que j’avais l’air maligne. Comment l’accoster désormais ?
Il fallait que je relise nos échanges, que j’arrête de me poser dix milliards
de questions comme d’habitude, que je cesse d’essayer d’anticiper tout ce qui
pourrait arriver, en pariant que la loi de Murphy se réaliserait
indubitablement : « S’il y a une probabilité pour que quelque chose échoue, alors
ça échouera. »
J’étais sûre de lui avoir raconté n’importe quoi, des banalités insipides.
J’avais encore raté de bonnes occasions de me taire, c’était couru d’avance.
C’était d’ailleurs certainement pour cette raison, assurément, qu’il avait fait
semblant de ne pas me reconnaitre. Ou alors il me trouvait terne, quelconque. Oui,
sans aucun doute.
Pourquoi un type comme lui s’intéresserait-il à une fille comme moi ?
Franchement ?
Et puis, les médecins, c’est bien connu, ils se tapent toutes les infirmières,
ou alors les secrétaires, voire tout l’hôpital, ils peuvent aussi coucher entre eux, et
avec leurs patientes. Le champ des possibles s’étendait sous mes yeux, à l’infini,
un vrai cauchemar.
Enfin, bref, il a de quoi boire et manger.

116
Je ferais sûrement mieux de ne pas trop fantasmer, je risquerais bien d’être
déçue. Je vais quand même relire mes inepties…
— Hello Centaure, je passais par-là, j’ai lu ta présentation, je connais cette
citation, évidemment, c’est Calvin & Hobbes. Moi, mon truc, ce sont plutôt les
répliques de films, j’en collectionne un paquet. Cela dit, Calvin & Hobbes, je suis
incollable aussi. Voilà, alors je voulais juste te féliciter car « Les filles, c’est
comme les limaces, ça doit servir à quelque chose, mais à quoi ? », c’est assez
gonflé de la caser dans ton CV sentimental. J’avoue que j’ai bien rigolé, ce que
ne font pas les limaces, à ma connaissance. Différence majeure avec les filles.
Pour le reste, nous sommes assez semblables.
— Hello Proxima, je te réponds parce que je vois bien qu’entre nous, ça peut
graviter. Je te remercie pour cette intéressante précision sur les filles, c’est très
instructif. Je ne savais pas trop quoi mettre, tout le monde raconte un peu
n’importe quoi, j’ai l’impression, et du coup, je ne suis pas sûr d’aimer le virtuel.
— Mais alors qu’est-ce que tu fous là ?
— Une étude sociologique, probablement, tu es mon premier sujet,
félicitation !
— Chouette ! Moi, comme profession, j’ai hésité à mettre que je bosse dans
un abattoir.
— Ah, tu bosses dans un … ?
— Non, bien sûr que non, je suis journaliste, et accessoirement végétarienne,
enfin j’essaie, mais j’en ai marre de tous les petits mecs qui veulent juste tirer un
coup, c’est un peu comme un filtre antispam.
— Tu es vraiment fêlée. Moi je palpe des seins toute la journée.
— Oh ! tu fais du porno ?
— Non, je cherche des cancers, et c’est mieux qu’un antispam, c’est un vrai
repousse minettes.
— J’adore les repousse minettes.
— Ah oui madame l’étoile, et pourquoi donc ?
117
— Je ne suis pas une minette, moi, monsieur le rigolo. Et en ce moment, je me
couche avec les poules, je suis peut-être une poulette, qui sait, alors je vais te
souhaiter une bonne nuit, et à très vite pour la suite.
— Bonne nuit poulette…
Oh my god, je l’ai traité de rigolo, je lui ai demandé s’il faisait du porno, et
il m’a gratifiée d’un « bonne nuit poulette »… Après tout, je ne risque plus rien,
je ne vois pas trop ce que je pourrais imaginer de pire.

118
24

Proxima du centaure

« I’ll be back. »
(Je reviendrai.)
Terminator

— Dis donc Centaure, tu ne fais pas que palper des seins, on dirait ?
— Très juste, madame la tomate, il me semble bien vous avoir vue cet après-
midi aussi, mais la décence de mes fonctions ne me permettait pas, vous le
comprendrez aisément, de vous accoster séance tenante pour vous extorquer votre
06 (que j’ai d’ailleurs à présent dans mon fichier patient, donc en plus, cela aurait
été un effort totalement superflu ;) Permettez-moi tout de même cette réflexion,
votre pseudo est assez mal choisi, vous n’aviez de naine rouge que la couleur, et
encore, fugace !
— Bravo, félicitations, c’est du joli, vraiment, de se moquer de vos malades….
— Dis donc, avec votre blague sur le sexshop, vous vous êtes bien payé ma
tête aussi, Proxima (enfin maintenant, je connais ton prénom, Julie :)
— Allez, ça va Gaspard, de toute façon, toi avec ton Centaure, le lien est assez
ténu, enfin je veux dire la moitié de cheval m’a échappé.
— Mais tu n’y es pas du tout ma petite Julie, voyons, c’est pour la constellation
du ciel austral, l’une des plus vastes, regroupant des étoiles d’une brillance
extrême !
— Oui, c’est sûr que Centaure ça passe mieux que Grande Ourse, Vierge,
Cancer ou Girafe….
— Epargne-moi ta palanquée de noms d’oiseaux :) Bon, ça va mieux toi
sinon ?
— Oh oui, je suis redevenue toute pâlotte.
119
— Je parlais des vertiges, tartouille, la petite allergie, c’est rien !
— Ben non, tartouille, ça ne passe pas en quelques heures, tu devrais le savoir,
t’es médecin oui ou non ?
— Un partout, d’accord, ex aequo. Et sinon, tu crois qu’éventuellement, sur
un malentendu… ?
— Oh, je pense que ça peut se négocier.
— Ben attends, j’ai pas fini ma phrase, je voulais juste te proposer de participer
à un essai clinique, je trouve que tu marches super bien en crabe. OK, c’est pas
drôle… Je peux t’envoyer un message sur WhatsApp ?
— Oui, sortons de ce monde du marketing de la rencontre… Dis donc, c’est
pas fréquent, Gaspard comme prénom, ils pensaient à quelqu’un en particulier tes
parents ?
— Bah, je sais pas ce qui leur a pris, ma sœur s’appelle Emilienne, alors tu
sais, ils ont un peu déconné. Cela dit, depuis que je suis né, il y en a de plus en
plus, je ne suis pas certain qu’il y ait un lien de cause à effet. Mais, on ne peut pas
l’écarter ;) Allez, cassons-nous de ce sanctuaire de l’amour et de ses relents de
baisodrome putride…
Je me suis déconnecté de ce site gavant, avec un logiciel de messagerie
rédhibitoire à rafraichissement arriéré qui me rappelait le modem antique de mes
parents et j’ai attrapé mon smartphone :
— Bonsoir Julie, je te reprends sur cette messagerie, ce qui ne veut pas dire
que je te fais encore l’amour sur une boite aux lettres, car pour des raisons
évidentes de géométrie dans l’espace, d’analyse vectorielle (vivent les champs
scalaires et les espaces euclidiens, n’est-ce pas) et enfin de gravité, ce serait une
entreprise fort périlleuse. De plus, pour le refaire, encore faudrait-il l’avoir déjà
fait, ce qui, de toute évidence, n’est pas (encore) le cas. Bref, ce n’était qu’une
parenthèse, une précision factuelle, des considérations banales en somme, et donc,
toi qui es incollable en répliques de films, tu dois connaitre celle-là : « Les cons,
ça ose tout. C’est même à cela qu’on les reconnait. » de Lino Ventura dans les
120
tontons flingueurs. Du coup, je n’hésite pas, je me lance : je serais le plus heureux
des Centaures si tu acceptais de me revoir ce week-end, promis je ne te ferai pas
tourner la tête, et tu pourras te suspendre à mon bras, que j’ai fort vigoureux, pour
te mouvoir plus aisément dans ton univers bancal, où les portes se fondent dans
les murs, comme ces dessins fantastiques d’Escher. Connais-tu le principe
d’incertitude d’Heisenberg ? Au fond, tu restes une particule quantique, avec une
vitesse et une position impossibles à déterminer simultanément, et j’avoue que la
perspective de me promener avec une femme quantique n’est pas pour me
déplaire. (Laissez tomber ce principe d’incertitude, Gaspard est à fond dans
l’astrophysique à ce moment-là. Heisenberg a démontré qu’on ne pouvait
déterminer simultanément la position et la vitesse d’une particule. En soi, ça n’a
aucun rapport avec la choucroute, il s’égare, comme souvent, ce Gaspard...)
— Bonsoir Gaspard, ô toi initiateur de la vénérable communauté des Gaspards,
j’accepte avec joie de consulter à nouveau le médecin fêlé passionné de limaces
que tu es, je ne doute pas que tu sauras m’éblouir avec tes multiples théories et
démonstrations douteuses sur mes capacités quantiques. Tout du moins pourras-
tu certainement être fort utile dans ma rééducation, ta compagnie étant par ailleurs
plus discrète et plus maniable qu’un déambulateur.
— Mince, c’est la 1ère fois que quelqu’un me compare à un déambulateur !
— Il faudra t’y résoudre, j’ai un humour décapant… Mais là, c’était une simple
considération utilitaire et technique mon poussin, je suis certaine que tes aptitudes,
ton potentiel et tes performances vis-à-vis du sexe faible vont bien au-delà du
simple déambulateur à roulettes…
— A n’en pas douter, je ne manquerai pas de te donner un aperçu de l’éventail
de mes possibilités…
— Gaspard…
— Julie….
— Arrête tes insinuations…
— Moi, des insinuations ?
121
— Je sais très bien que tu penses aux mêmes que moi, et attention, je te
préviens, je suis assez forte en blagues de cul. C’est même un peu mon humour
de prédilection, c’est le seul terrain neutre qui ne soit pas glissant.
— Je ne suis pas de ton avis, bien au contraire, mais c’est purement
anatomique et physiologique.
— Elle était facile, je te tends des perches énormes.
— Et tu continues, saperlipopette, mais je ne me permettrai pas de rebondir sur
celle-ci, un peu de décence tout de même.
— Oui, restons courtois, les blagues sont d’autant plus jouissives qu’elles
restent subtiles.
— Parfaitement, ma chère, mais ce n’est pas moi qui ai commencé à déraper.
D’un point de vue purement factuel et pratique, si je puis me permettre, je ne t’ai
pas encore fait jouir, cependant. Un peu de retenue, je te prie.
— J’hallucine… Tu n’as peur de rien :)
— Non, et tu n’as encore rien vu. Bref, j’ai un humour aussi pourri que le tien,
on dirait… Ça gravite, je te le disais… J’ai hâte de te voir, je t’embrasse,
chastement.
— Moi aussi, mais pas chastement, fais de beaux rêves !
— Toi non plus, tu n’as peur de rien… J’adore !

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Fabrice

Cela faisait des mois que les voix ne s’exprimaient plus, désormais, il se
sentait guéri. Il avait enfin un peu de répit. Il était à nouveau seul dans sa chambre,
et dans sa tête. Il avait sympathisé avec l’infirmier de l’équipe du matin, un
homosexuel au crâne rasé, en léger surpoids, avec des piercings aux oreilles, et un
diamant dans le nez, qui enchainait les blagues de cul. Parfois, il jouait une partie
d’échecs avec lui, si les autres patients étaient calmes. Ils se marraient bien tous
les deux. Le mec avait l’art de remballer les nouveaux internes un peu trop zélés
à les lui briser menu.
Malgré tout, il était épuisé par les derniers événements. Il espérait que cela
ne serait pas qu’une accalmie. Cependant, personne d’autre que lui, ici, ne se
doutait de ce qui allait se passer s’il ne faisait rien. Il était le seul encore assez
clairvoyant pour s’en apercevoir. Personne ne prenait garde aux indices qu’il avait
relevés. Leur insouciance était fascinante.
Lui seul était capable de comprendre ce dessein machiavélique qui se
préparait à l’extérieur de cet univers de blancheur, lui seul était suffisamment
intelligent pour déjouer ce complot planétaire. Contre lui.
Hier matin, au petit déjeuner, il s’était retrouvé en face d’une nouvelle qui
avait essayé de lui voler son café et son jus d’orange. L’infirmière s’était tellement
fâchée contre elle qu’il avait bien compris qu’ils devaient mettre des substances
dedans. Alors maintenant il faisait en sorte d’intervertir les verres. Il restait
vigilant. Finalement, il ne pouvait jamais vraiment leur faire confiance, à aucun
d’entre eux. C’était terrifiant de se rendre compte que le monde entier se liguait
contre lui, toujours, imperceptiblement. Heureux les insouciants que vous êtes !
Loin de vous douter de ces forces occultes…

123
Parfois même les arbres étaient hostiles avec lui. Les racines se soulevaient,
les branches s’inclinaient, les feuilles le fouettaient. Il avait relu « le Horla » de
Guy de Maupassant la semaine dernière. C’était peut-être le seul qui aurait pu le
comprendre, qui savait, lui qui écrivait : « Mes cauchemars anciens reviennent.
Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi et qui, sa bouche sur la mienne,
buvait ma vie entre mes lèvres. » ou encore : « En ce monde l’on n’est sûr de rien,
puisque la lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion. »
Il se sentait terriblement désespéré, avec toutes ses angoisses qui peuplaient
ses déserts de solitude. Quand il était dans sa chambre, parfois, il se blottissait
dans un coin, par terre, la tête entre les genoux, il aimerait tellement que tout cela
cesse. Il aimerait tellement ne plus souffrir. Parfois il voudrait mourir, pour de
bon. Il avait déjà fait une tentative de suicide chez lui. Il s’était tailladé les
poignets. Il avait frôlé l’abîme.
Sur Deezer, il entendait la fin de November rain des Guns « Don’t you think
that you need someone ? Everybody needs somebody, you’re not the only one ! »
Les solos guitare de Slash lui flanquaient la chair de poule.
Lui, qui pouvait bien l’aider ? Elle ?

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26

Gaspard

« Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel


l’homme s’efforce de persévérer dans son être. »
Baruch Spinoza, L’éthique
« Faut jamais dire « ma » femme. On ne les possède pas, on ne fait que les
emprunter pour quelques temps. »
Charles Bukowski, Je t’aime Albert

Pour notre premier rendez-vous, je ne pouvais pas risquer de tomber dans


la banalité, cette femme, c’était de la dynamite (et là, évidemment, comme vous,
je repense à cette publicité stupide pour une barre Ovomaltine, rien à voir,
Gaspard, tu t’égares…).
Il me fallait un concept original, mais suffisamment balisé pour qu’elle
puisse l’accepter.
Un verre, un resto, ce n’est pas l’aventure… !
— Hello Julie, de mon avis de professionnel éclairé, je suis certain que la
meilleure façon de te rééduquer, c’est encore de te secouer (n’y vois aucune
ambiguïté, je suis tout de même un professionnel avant tout). J’ai pu admirer tes
pieds magnifiques quand tu vibrais avec les spins dans mon IRM, et je suis sûr
qu’avec deux extrémités pareilles, tu es une fantastique skieuse, ce qui tombe fort
bien, car je te propose de me suivre à la montagne, que j’affectionne
particulièrement (au moins autant que les limaces).
— Hello Gaspard, ton diagnostic est fort précis, et je t’en félicite. J’ai tout le
matos à la maison, skis, chaussures, casque… Je serai donc ravie de
t’accompagner. Il faudra sûrement être un peu indulgent avec mon équilibre sur
les premières pistes…

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— Bien sûr ma poulette, nous irons tester ton vestibule sur l’autoroute des
débutants. Cependant, j’ai bon espoir. Entre les bâtons et la proprioception, tu
devrais réussir à compenser. Promis, ce n’est pas une étude clinique ;) Je
m’occupe de tout, je passe te prendre samedi matin au saut du lit, vers 8h ?
— Oui, vers 8h08 s’il te plaît, j’ai un truc avec les 8.
— Ta date de naissance, j’ai vu, figure-toi. Tu as raison, soyons précis, je serai
ponctuel (inutile de me donner ton adresse, je l’ai déjà, aussi, n’oublie pas que je
suis ton médecin).
— Je n’oublie pas, et j’espère que ton programme de rééducation sera à la
hauteur de tes brillants diagnostics.

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27

Gaspard

« J’ai toujours adoré ce qui m’est étranger. J’aime ce qui me stimule, me


heurte, m’étonne. »
Henry Miller, Virage à 80°

Je voulais lui faire goûter au plaisir de l’ouverture des pistes, écraser les
stries de dameuses encore fraiches, sentir le crissement des carres sur les lignes
tracées, apprécier la solitude du domaine, faire sa trace sur des pistes encore
vierges, entamer la poudreuse sur les bordures et sous les sapins… Une petite
tranche de bonheur, une incursion existentialiste (parfaitement, révisez vos
classiques, Sartre a bien écrit une apologie du ski. Visiblement, certains n’ont pas
lu « L’être et le néant » jusqu’au bout, en pleine conscience et avec toute la
concentration requise, étonnant :).
Un soleil radieux, très peu de lève-tôt, et une compagne épatante. Julie m’a
bluffé. Elle s’est étonnée elle-même :
— C’est formidable, sur les skis, je ne titube pas du tout, j’ai l’impression
d’être guérie !
— Tu as fini par désaouler, c’est tout… On va y aller mollo tout de même, ne
te scratche pas dans les débutants, même une jolie poulette, ça peut faire mal, alors
je te surveille dans mon rétroviseur…
C’était vraiment surprenant, elle skiait avec une facilité déconcertante
malgré son handicap, ce qui l’a rendu euphorique. Nous avons carvé sur les pistes
désertes et godillé sur les bords de celles encombrées de débutants qui se cassaient
les pattes arrière dans des chasse-neiges vertigineux.

127
Je l’ai invitée à déjeuner dans un resto de piste montagnard où nous avons
englouti des pizzas maison délicieuses, dans un décor plutôt authentique, au
milieu des sommets, avec des stalactites scintillantes aux fenêtres.
Ensuite, je lui ai proposé de me suivre sur des hors-pistes en bordure de la
station.
J’étais dans un état second, nébuleux, elle était fantastique. Nous avons
glissé sur le manteau neigeux, de la poudre cotonneuse, nous flottions, en
contournant les sapins.
Je lui ai réexpliqué quelques détails techniques :
— Dans la poudre pour freiner, tu tournes vers le haut. Tu te tiens droite, un
peu en arrière, mais pas assise, les bras écartés. Pour tourner, toujours pareil,
flexion, extension. Evidemment, tu me suis, tu évites les sapins, mais tu peux me
foncer dessus, je me ferai un plaisir…
— Je m’en doute, mais n’y compte pas.
— Oh, non, c’était purement altruiste.
Finalement, je sentais bien que ça gravitait sacrément entre nous, et je me
suis lancé, comme Michel Blanc, m’a-t-elle dit ensuite en se marrant.
Entre deux virages, au milieu des sapins, je l’ai regardée, je lui ai fait le
coup de la tâche (pistache) sur le masque, je me suis penché, je lui ai dit que son
équilibre avait l’air précaire, je l’ai à peine poussée du bout des doigts et je l’ai
prise dans mes bras avant qu’elle ne se ramasse dans la neige. C’est elle qui m’a
embrassé, pas un petit bisou timide, non, non. Cette fille, c’était une fonceuse.
Elle m’a attrapé par le cou, et elle m’a embrassé d’une façon si sensuelle, que
j’avais envie de lui sauter dessus, comme un sauvage !
— Va quand même falloir qu’on descende, ma Julie…
— Oui, mais maintenant, je peux te tomber dans les bras, alors nous voilà
tranquilles.
— Ça te dirait de rester dormir ici ?
— Ici, là, sous les mélèzes ?

128
— Tu m’amuses… dans le village, à côté. En fait, j’avais tout prémédité, tu
sais.
— Oh moi aussi, je me doutais bien, tu penses, que tu ne pourrais pas me
résister, une nana gaulée comme moi, tu ne dois pas en palper tous les jours.
— Tu es vraiment folle, et puis je ne t’ai pas du tout palpée encore, alors, j’en
sais fichtre rien… Allez suis-moi ou je te saute dessus dans la neige.
Contrairement à tous les clichés, à tous ceux qui prétendent que la première
fois, « c’est la cata », j’aurais voulu la revivre, encore et encore.
J’ai adoré découvrir son corps, admirer sa nudité, initier une complicité
physique avec elle, sentir ses mains sur moi, avec ses gestes sensuels et délicats
qui m’excitaient follement, ses caresses, ses gémissements sublimes, ses
étirements de chatte qui sait savourer voluptueusement nos échanges délicieux,
s’entrelaçant autour de mes reins… Enfin pouvoir me fondre dans ses yeux, en
elle… Nous nous sommes délectés l’un de l’autre, doucement, longtemps, un
instant d’éternité, un merveilleux shoot d’extase, une symbiose magique. C’était
à son image, intense, épatant, dément, unique. J’étais fou d’elle, déjà.
Cette nuit-là, dans un demi-sommeil, je l’ai attirée tout contre moi et je lui
ai fait l’amour, encore et encore, en douceur, je l’ai sortie de sa torpeur, j’ai glissé
en elle, écoutant sa respiration s’accélérer, caressant son dos, son sexe, glissant
ma main sur ses seins, ses tétons tendus, dressés sous mes doigts fébriles. Je
sentais son cou, ses cheveux, sa peau, notre sueur mêlée. Quand elle a commencé
à jouir, elle a tourné sa tête vers moi pour m’embrasser, serrant mes mains dans
les siennes, se crispant sous cette décharge de plaisir partagé. C’était si délicieux
de prolonger notre plaisir.
Le matin, elle m’a gratifié d’un :
— Tu sais qui a dit « Jusqu’à 40 ans, j’ai cru que c’était un os ? »
— Euh… André Malraux !
— Mais non, Henri IV, tu es totalement ignare, c’est incroyable…

129
— Et toi, tu es une grande malade, heureusement, je suis médecin et j’ai moins
de 40 ans…

130
28

Julie

« Lorsque vous dites : « Le droit à la vie privée ne me préoccupe pas, parce


que je n'ai rien à cacher », cela ne fait aucune différence avec le fait de dire « Je
me moque du droit à la liberté d'expression parce que je n'ai rien à dire », ou «
de la liberté de la presse parce que je n'ai rien à écrire. »
Edward Snowden, Permanent record

Il fallait que je raconte ce scoop à Victoire :


— Quoi, qu’est-ce que tu racontes ? Tu as trouvé un mec sur Meetic ? Tu te
fous de moi, c’est un repère de loosers, un ramassis de baiseurs, ces sites. J’ai
essayé l’an dernier, bonjour l’angoisse, de vieilles techniques de dragues insipides
ou des discussions d’une platitude lénifiante. Enfin, excuse-moi, je ne dis pas que
ton nouveau mec est un looser, je suis juste super étonnée. Il est comment, alors ?
— Tu as toujours ton sex-toy, tu ne vas pas faire ta Javotte ?
— Ah oui, tu m’énerves, vas-y, raconte ! Je suis aussi sur un coup, alors,
t’inquiète…
— C’est un grand blond, mais ça tu t’en fous.
— Complètement, je confirme.
— Il s’appelle Gaspard, et il est bien déjanté, c’est un peu toi, mais en mec.
N’en conclus pas que j’ai envie de coucher avec toi, cela dit.
— Tu es charmante ! Bon, alors vous devez bien rigoler… Tu me le
présenteras, quand vous aurez un peu plus de kilomètres au compteur, je ne vais
pas vous tenir la chandelle tout de suite… Il t’a emmenée où ce week-end ?
— Au 7ème ciel, tu en as de ces questions ! OK, on est allé skier, c’était génial.
— Avec tes vertiges ? ça va mieux d’ailleurs ?

131
— Ecoute, oui, sur les skis, ça allait nickel. Au fait, il est médecin. Il m’a
conseillé de bouger pour récupérer plus vite, sans trop forcer non plus.
— Du coup il te fait bien bouger sous la couette ?
— Tu es bête…
— Sans déconner, il assure ? Ce n’est pas un manchot ?
— Ah non, ce n’est pas un manchot, j’ai vérifié…
— Veinarde, je suis super contente pour toi.
— Et toi, tu me disais que tu étais sur un coup ?
— Ouais, j’ai déjeuné avec un mec mignon, tout à fait baisable, hier.
— Laisse-moi deviner… Encore un ingénieur ?
— Ah non, mon conseiller financier, enfin le gars qui gère l’héritage de mes
parents.
— Méfie-toi des conseillers financiers, ce sont des bêtes de sexe…
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien, des conneries, comme d’habitude… Je me demande s’il est possible
d’établir un profil type des manchots et des mecs qui ne gardent pas leurs mains
dans les poches.
— Grosso modo, je dirais que les mecs un peu inventifs et créatifs doivent
mieux s’en sortir. C’est probablement corrélé au degré d’empathie. Il faudrait
qu’on lance une étude à grande échelle, avec une cohorte, un essai clinique en
double aveugle… On mettrait au point le ratio de « sex-habilité ».
— Eh, Victoire, il faut qu’on arrête de parler cul, sans arrêt, tu te rends compte
si Snowden a raison, que les mecs de la NSA nous écoutent…
— Ils doivent prendre leur pied, les cochons !! Tu crois que c’est ça, tous les
numéros masqués qui essaient de me joindre ??? Moi qui pensais que c’étaient
des spams… Merde, je perds peut-être des occaz en or !!

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Victoire

« J’avais vécu un des pires drames de ma vie, j’avais été victime d’un des
pires actes dont peut être victime une femme dans sa vie, et c’était lié au sexe ; il
m’est alors devenu d’autant plus essentiel de défendre une vision positive de la
sexualité, d’écrire sur les plaisirs, la liberté des corps, le respect, le dialogue
hommes-femmes et le féminisme. J’avais vécu le côté violent et traumatisant de la
sexualité contrainte : il me fallait d’autant plus célébrer le sexe consentant et
vivre Eros dans ce qu’il a de magnifique, de libérateur, d’émancipateur et de
joyeux. Sinon, mon violeur avait gagné. Sinon, la peur et la douleur triomphaient.
Et puis quoi encore ? »
Camille Emmanuelle, Sexpowerment
« Chacun de nous a sa blessure : j’ai la mienne, toujours vive, elle est là,
cette blessure ancienne. Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant, où on peut
voir encore des larmes et du sang ! »
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac

Julie me fascinait par sa force psychologique, sa résilience. Elle avait réussi


à surmonter seule ou presque l’épreuve terriblement traumatisante d’un viol, qui
plus est à 15 ans, et vierge de surcroit. Nous en avions reparlé, le lendemain, après
l’envoi de son mail. Je n’avais pas voulu lui raconter ma propre casserole, pour
ne pas lui donner le sentiment que cela arrivait à tout le monde. Je lui avais juste
avoué que j’avais aussi un vécu sordide, qu’on en parlerait une autre fois, ou
qu’elle lirait mon témoignage quand j’aurai terminé mon papier.
Je venais de finir le livre bouleversant de Camille Emmanuelle
« Sexpowerment ». Sans m’y attendre, j’ai appris dans un des derniers chapitres
« On ne dira rien à ton copain… » qu’elle avait été violée, elle aussi, à New York,

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sous contrainte/soumission chimique, après avoir bu un verre de rhum offert par
un type rencontré quelques heures plus tôt. A la lecture de son récit, j’ai pris une
claque. Je voulais crier, non pas toi, pas toi, aussi… Je comprenais mieux
pourquoi tout son livre résonnait tant en moi. J’étais dans la même démarche, je
suivais son sillage.
Il y a 10 ans environ, alors que j’étais encore étudiante en prépa, j’ai
accompagné un ami à une soirée pharma. Le principe est le même qu’en
médecine, open bar, musique à fond, un hangar, plein de mecs partout qui dansent,
sautent, hurlent et finissent souvent à poil. Je connaissais déjà les soirées
médecine grâce à un de mes ex, je n’étais pas dépaysée. On devait théoriquement
retrouver des copains sur place.
Je suis allée prendre un verre au bar, servi par un étudiant, dont je n’ai aucun
souvenir. Le seul et unique verre que j’ai bu de la soirée, dans un gobelet en
plastique blanc, un rhum-coca. Quelques pas sur la piste puis le black-out total.
Jusqu’à ce que je reprenne conscience, allongée sur l’herbe dehors, mon ami sur
moi, les doigts enfoncés dans mon vagin. Et le hurlement qui a suivi. Nouveau
blanc. Dernier flash chez lui où il essaie de me sodomiser. Echec cuisant. Il veut
se rabattre sur une pénétration vaginale que j’ai la lucidité de repousser
violemment avec un argument imparable sur les risques infectieux. J’entends sa
réponse agacée : « Tu aurais pu me prévenir ! »
Je me suis endormie, par miracle, et je me suis sauvée le matin. Je lui ai
signifié que son comportement était inacceptable, intolérable, inconcevable.
J’ai coupé les ponts brutalement, du jour au lendemain. C’était un de mes
meilleurs amis à l’époque. La descente a été rude. Moi non plus, comme d’autres,
je n’en ai pas parlé. A personne. J’ai définitivement arrêté les soirées étudiantes.
J’ai perdu une partie de mon insouciance. Je n’ai jamais su ce qu’il s’était passé.
Ce que j’avais bu. Qui me l’avait mis dans mon verre. J’ai traversé mon désert,
seule, à mon bureau, en préparant mes examens. Que j’ai réussis. J’ai enterré tout
cela au fond de moi, avec de la techno et quelques Lexomil. Et puis, quand

134
l’occasion s’est présentée, j’ai sauté sur l’opportunité d’écrire un papier sur la
condition des femmes. C’est ma façon d’évacuer, de cicatriser.
Je n’ai bien sûr pas tenté ni même songé à porter plainte. Contre un ami ?
Sans aucune preuve ? Raconter à des inconnus, des flics condescendants, qu’un
pote m’avait sauté dessus à une soirée pharma ? « C’est une blague,
mademoiselle ? »
Non, c’est un cauchemar. Les étudiantes qui vont danser ne signent pas un
chèque en blanc pour se faire violer, le consentement n’est pas une option, mais
une obligation. J’ai réalisé que je n’avais jamais eu aucun cours de sensibilisation
par rapport à cette notion fondamentale durant toute ma scolarité. Alors pour nous
apprendre des théorèmes à la con qui ne nous serviront jamais à rien, ou nous
débiter des cours d’éducation civique et morale sans morale, là y a du monde. Ça
se bouscule. Mais dès qu’il s’agit d’aborder les questions essentielles et
existentielles des rapports humains, de mettre des mots sur ce qui devrait être des
évidences, de protéger la moitié de la population, d’insuffler des notions de
respect de la personne humaine dans toute sa vulnérabilité… Pschitt, il n’y a plus
personne. Le néant, un silence assourdissant.
J’ai découvert par hasard une série « Normal people », d’après le roman de
Sally Rooney. J’ai un avis nuancé, en tout cas nettement plus réservé que les
critiques qui l’ont encensée. Je n’ai pas cru en ses personnages, les dialogues me
paraissaient artificiels. Les émotions complexifiées à loisir, avec des héros qui en
un mot comme en mille ne savent pas ce qu’ils veulent, bon sang ! A croire qu’ils
avaient décidé de se pourrir la vie consciemment. Le seul intérêt que j’y ai trouvé
c’est d’aborder la question du consentement, et du respect de l’autre. Si cela peut
aider certains à intégrer ou à découvrir cette problématique, pourquoi pas. Mais
je crains que cela fasse plutôt rigoler les machos.
Julie avait raison. J’ai revu mon conseiller financier, hier. Je n’avais jamais
fait l’amour avec un homme aussi prévenant. Des gestes doux, délicats, un
immense désir de me faire plaisir, une volonté assumée de partager ce moment

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d’exception avec moi, de le graver dans nos mémoires, comme un socle pour le
début de notre histoire. Longtemps, nous sommes restés enlacés après avoir joui
chacun, assouvis, heureux, épanouis, comblés. J’avais trouvé l’homme avenant et
attentionné qui saurait m’aider à reconstruire ce qu’un autre avait détruit en moi…

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30

Victoire

« Au lieu d’instinct, ne vaudrait-il pas mieux parler d’une fabuleuse


pression sociale pour que les femmes ne puissent s’accomplir que dans la
maternité ? »
Elisabeth Badinter, L’Amour en plus
« Ceux qui disent dormir comme un bébé, en général, n’en ont pas. »
« Les bonnes mamans te laissent lécher le batteur, les meilleures
l’éteignent d’abord. »
Citations humoristiques, Pinterest

N’ayant pas, moi-même, expérimenté les joies de la grossesse et de la


maternité, je me suis tournée vers une vieille copine de lycée, Manon, pour qui le
sujet était déjà bien entamé, avec 2 enfants à son actif. J’imaginais une jolie
maison à l’écart de la ville, avec le garage sur le côté, des rideaux au fenêtres, la
cheminée sur le toit, la balançoire au fond du jardin, le labrador posté devant la
grille du jardin, et les 2 chérubins rangés sagement dans leur chambre, plongés
dans des dessins, dans un calme olympien. C’est donc pleine de petits cœurs et de
poutous dans les yeux que je l’ai retrouvée un mercredi après-midi « vers 16h, j’ai
un créneau si tu veux, Justine est à la danse, et Louis au judo ».
Elle est arrivée en courant, un peu hirsute, sur la terrasse du bar où je
l’attendais, en visionnant une vidéo de Guillaume Meurice, un mec bien barré de
France Inter, toujours prêt à dégoter des vrais gens dans la rue avec des opinions
qui sentent bon le Français de pure souche, bien obtus. Désopilant, mais effrayant,
aussi.

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— Salut Vic, t’as de la chance, t’as le temps de trainer sur YouTube. J’en peux
plus, c’est la course. Ça me fait plaisir de te revoir, et de me poser 2 minutes avec
toi, le mercredi je fais taxi. Ah ça fait du bien de souffler…
— Salut Manon, oui, moi aussi, ça me fait vachement plaisir, c’est super
sympa d’avoir accepté !
— Bon, je vais prendre un café, je suis naze, Justine m’a réveillée à 4h cette
nuit, un pipi au lit, impossible de me rendormir après…
— Mince…
— T’inquiète, j’ai l’habitude… Tu voulais que je te parle de la maternité ? Par
où je commence ? Bon, t’es pas enceinte ? Je voudrais pas te démotiver !!
— Non, c’est pas à l’ordre du jour !
— OK, alors j’adore mes enfants, je me couperais un bras pour eux MAIS faut
arrêter de se mentir, c’est pas du bonheur en barre, c’est pas l’autoroute du kif. La
grossesse, bon, c’est un peu de stress, j’ai mangé un truc qui va lui bousiller la
moitié du cerveau, j’ai pris une cuite la 1ère semaine, je suis trop stressée, je n’ai
pas fait ci, j’ai trop fait ça… Je garde pas un souvenir fantasmatique de mes
grossesses, pas mal de culpabilisation, pour finir. Les accouchements,
visiblement, j’ai eu de la chance, aucune violence obstétricale. Un gynéco au top,
quasi pas de douleur. Après, pour l’allaitement, ça s’est corsé. Les puéricultrices
de 20 ans qui te prodiguent des conseils… les pauvres… évidemment elles n’ont
jamais allaité, alors bref, je ne vais pas m’étendre sur le sujet. Les histoires de
femmes qui n’ont pas de lait, juste invraisemblable. Comme si un mammifère
pouvait ne pas avoir de lait. Heureusement, je n’ai pas écouté les conseils farfelus
de laisser pleurer le bébé, d’espacer les tétées, de le dresser.
— Dresser un bébé ???
— Ah oui, certains pensent qu’il faut les dresser, je t’assure. Les enfants, ça
s’élève, ça ne se dresse pas, d’après moi, mais bon. Ensuite, pour rentrer dans le
vif du sujet, en résumé, comment dire… Tu sais, je ne suis peut-être pas la
meilleure mère à interviewer…
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— Je ne cherche pas la mère parfaite ! Elle n’existe pas ! Mais du vécu.
— OK, enfin moi j’ai frisé le burn-out, quand même, pas sûre qu’il soit trop
loin non plus actuellement… Un bébé, c’est la dictature. Impossible de négocier.
Il se réveille, il a faim, il hurle, je n’ai pas eu forcément des enfants très
représentatifs. D’après moi, ils étaient plutôt du genre anxieux, à vouloir rester
dans les bras en permanence. Mes grossesses ont duré 18 mois, finalement,
chacune et j’ai allaité plus de 5 ans, en cumulé…
— Quoi ? C’est énorme !
— Pas en exclusif, il y avait quelques biberons par ci par là, et à partir de 6
mois quelques purées. Mais ça reste épuisant. C’est un investissement à long
terme, d’après moi, cela crée des liens, de l’attachement, de la confiance, et de
sacrées défenses immunitaires. Mais tu en ressors vidée, dans tous les sens du
terme. Alors les bonnes consciences qui te clament « profite ça grandit si vite ! »,
ça me rendait dingue. Je n’avais qu’une hâte, c’était justement qu’ils grandissent
vite. Je n’en pouvais plus d’enchainer une petite sieste d’une heure dans les bras,
une tétée, changer la couche, encore une petite tétée, dodo dans les bras, couche,
tétée, couche… C’est le degré zéro de l’épanouissement, tu ne fais plus que ça. Et
tu dors en pointillés, ce qui te met HS. Au cas où tu aurais encore un peu d’énergie.
Après le premier, je me suis dit qu’il y avait forcément autre chose, que ce n'était
pas possible, sinon plus personne ne ferait de gamins !! Tu sais, j’étais limite
contente de retourner bosser, je me suis vraiment emmerdée pendant ce que la
société appelle pompeusement un congé maternité. Un congé ??? Ben merde
alors, je me suis fait rouler. Alors après, évidemment, c’est fantastique d’assister
à tous les progrès, les premiers sourires, les premiers pas, les premiers mots, les
premiers bisous… Non mais sans blague, heureusement que c’est mignon les
bébés, parce que vraiment ça te bouffe.
— Mais je croyais que ça dormait 20h par jour ?!
— En pointillés ma cocotte, et de préférence dans tes bras. Va prendre une
douche avec un bébé dans les bras, c’est du sport… Je te dresse un tableau

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abominable, je sais, mais bien plus réaliste que toutes les fadaises qu’on peut te
raconter. C’est chacun son truc, peut-être. Ou alors il faut avoir beaucoup d’aide,
une logistique bien huilée. J’avais pas tout ça. J’ai bien profité, tout pour moi.
Julien croulait sous le boulot, et changer les couches d’une petite fille,
visiblement, c’était tabou.
— Tabou ?
— Il faut respecter la pudeur du bébé fille tu comprends.
— Non mais c’est n’importe quoi !
— Je trouve aussi, mais il me disait que ça le gênait. Qu’est-ce que tu veux
répondre ? Bon, maintenant qu’ils ont grandi, c’est là que je profite.
— Ils ont quel âge ?
— 10 ans pour Louis, 8 ans pour Justine.
— C’est fou comme le temps passe vite, je te revois encore enceinte…
— On les a eus jeunes aussi. L’avantage c’est que maintenant, on peut leur
faire découvrir plein d’activités. Cet été, on part faire du canyoning dans le
Verdon, on va camper. C’est bien plus cool, moi, je revis. A une période, j’étais
vraiment en mode survie. Jamais de temps pour moi. Des journées non-stop à 100
à l’heure. Pour le partage des tâches, la société a encore des progrès à faire, mais
c’est un autre sujet. Bref, je suis admirative d’avance de toutes les femmes qui
vont t’expliquer qu’elles se sont épanouies avec la maternité, que c’est tellement
enrichissant, qu’elles auraient voulu en avoir plus, qui managent toute leur petite
famille à la perfection, avec des enfants nickel, sortis tout droits du catalogue
Cyrillus, ou de la vitrine de Bon point, toujours propres, bien coiffés, sans morve
qui coule, polis, jamais de poux, impatients de prêter leurs jouets en plastique à
tous les copains sans brailler… Moi, j’ai une hypothèse, elles les shootent, leurs
gosses, je sais pas encore avec quoi, mais y a pas moyen autrement. Ou alors je
suis un paratonnerre à couches qui débordent, rots qui jaillissent, nez qui coulent,
dents qui poussent, et du coup ça en fait moins pour les autres ? Ma grand-mère
mettait des suppos de glycérine à mon père et tous ses frères le matin pour
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expédier les affaires courantes. Tu vois le truc, c’est sûrement pas la seule à avoir
eu ce genre d’idée lumineuse…
— Mais c’est horrible !
— C’était une autre époque, on laissait pleurer les bébés dans leur lit pour
qu’ils s’endorment. Le dressage, tu te souviens ? C’est pas ma vision de la
parentalité. Je parle, je parle, l’heure tourne, va déjà falloir que je retourne les
chercher… Et toi ça va, tu m’as écoutée religieusement, je n’ai même pas pris de
tes nouvelles !
— Oui, oui, ne t’inquiète pas, je suis un peu à fond dans le boulot, mais j’arrive
au bout de mon papier, je devrais avoir plus de temps…
— Bon, je ne voudrais pas te quitter avec une vision cata de la maternité. C’est
une expérience éblouissante et enrichissante. Mais c’est sûrement aussi éprouvant
moralement que n’importe quelle épreuve d’endurance. Tu te demandes ce que tu
fous là, à des moments, t’en chies à fond, mais t’es drôlement content de l’avoir
fait. Ça en vaut la peine, même si quand ils se chamaillent, j’ai envie de les
bâillonner avec du scotch marron, ou d’en choper un pour taper sur l’autre…
D’ailleurs, il ne faut pas taper ses enfants, j’en suis convaincue. Mais
malheureusement, je n’ai pas toujours réussi à m’y tenir, j’avoue. Parfois, juste,
tu n’en peux plus, tu es à bout, tu sais qu’il ne faut pas le faire. Je m’en suis voulu
de craquer. Je te l’ai dit, je ne suis pas parfaite…
— Non, mais je comprends, parfois, les enfants sont juste insupportables.
— Allez, faut vraiment que je file, la prof de danse va me regarder de travers
si j’arrive encore en retard… Faut que je t’invite à dîner à la maison un samedi,
ça fera plaisir à Julien de te revoir, lui aussi ! Tiens, tu serais libre dans 15 jours ?
— Allez, ça roule, il me racontera sa parentalité à lui…
— Oh, ce sera vite fait !

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31

Le monde avec Julie

Gaspard

« Merci, car c’est à toi que je dois toute la part de ciel que j’ai eue dans
ma vie. »
Rodin, à Camille Claudel
« Plus haut je monterai, plus je plongerai mon regard dans les profondeurs
de mon être. »
Reinhold Messner, Everest sans oxygène

Nous sommes partis hiberner à Rabuons, dans un refuge au bord d’un lac,
perché sur un rocher, au beau milieu des montagnes.
Le sentier d’accès était raide, traversait une forêt de mélèzes, et se
prolongeait par un chemin à flanc de falaise, cerné par les chamois et les mouflons
que notre caravane divertissait, visiblement. Nous avons emprunté des tunnels
dans la roche, couverts de stalactites, puis nous avons traversé quelques névés
restants, crampons aux pieds.
Et enfin, nous avons poussé la porte de notre refuge, un ultime abri
réconfortant avec des tables et des bancs de bois, un poêle acharné contre les
températures négatives, et des couchettes à l’étage. C’était là tous les ingrédients
de notre bonheur.
Le silence de cet univers majestueux nous enveloppait. Parfois, la glace du
lac craquait quand les rayons du soleil étaient trop ardents. Au loin, le mont
Ténibre, un des 3000 mètres de la région, se dressait face à nous.
Le vent sifflait dans la fissure de la porte.

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Nous avons déniché un placard débordant de riz et de pâtes, comme si des
amis bienveillants nous avaient laissé de quoi survivre, « on ne sait jamais » se
propageait partout décidément. J’ai repensé à ce conte pour enfants « Les bons
amis », le fameux best-seller du père Castor où le petit lapin gris court donner sa
carotte à son voisin, le petit cheval qui galope avec chez le gros mouton qui trotte
ensuite chez le chevreuil roux et qui finit par revenir chez le lapin… Les
bisounours peuvent aller se rhabiller, ce sacré père Castor avait déjà tout écrit en
1959. Quand je vous disais que je les avais épluchés, les livres pour enfants avec
Géniphère à l’hôpital… Par cœur ! Ce qui me fait penser à cette blague :
— Que dit un ingénieur à qui l’on demande d’apprendre l’annuaire ?
— Pour quoi faire ?
— Et un étudiant en médecine ?
— Jusqu’où ? ...
Voilà, voilà… Ce qui en dit long sur les capacités intellectuelles
démesurées de l’univers médical dont je fais partie…
Le premier soir, nous avons trinqué à notre retraite hors du monde, à ces
quelques jours face à nous-mêmes et à la démesure de ces paysages. Sur la
terrasse, en pleine nuit, toutes lumières éteintes, nous avons découvert avec un
ravissement non contenu l’incroyable densité de ces milliards de constellations
qui nous entouraient (Centaure compris, quelque part !), le monde dans son
immensité s’offrait à nous.
Chaque jour, nous avions des hôtes pour la nuit, quelques skieurs,
raquetteurs, des loups solitaires, ou de joyeuses bandes de fous furieux de la
montagne, le teint basané, les mains calleuses.
Certains étaient suréquipés, avec drone, caméra de time-lapse, jumelles,
chaussons, lave-mains. Nous nous sommes extasiés avec eux sur leurs prises de
vue. La montagne, le lac, à plusieurs mètres d’altitude, c’est encore une
expérience différente, cela donne un petit aperçu des sensations que peuvent
éprouver les aigles planant dans le ciel : les reliefs deviennent plus escarpés,

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l’horizon plus lointain, le sol défile à toute vitesse. Les time-lapse nous ont permis
d’admirer le ballet étoilé qui se déroulait chaque nuit au-dessus de nos têtes.
Et puis un soir, nous n’avons pas eu d’hôtes, nous avons fait l’amour,
longtemps, intensément, avec une extrême douceur. J’ai contemplé son corps
magnifique qu’elle m’offrait dans les lueurs pâles de la lune, dessinant les courbes
de ses petits seins blancs dressés vers moi lorsqu’elle se cambrait sous mes
caresses intimes. Je l’écoutais gémir voluptueusement, languir avec ravissement,
j’embrassais son ventre tendu devant moi, je suçais délicatement ses mamelons
en érection, j’aimais la voir dans cet état second, haleter des supplications pour
que je fasse durer notre plaisir.
Elle était incroyablement irrésistible, alors j’ai glissé en elle,
imperceptiblement, sans lui laisser le temps de s’échapper, je l’ai embrassée
longuement, doucement, je caressais sa langue, je me perdais dans ses yeux... Elle
a joui plusieurs fois contre moi, se délectant de toutes les sensations qui la
submergeaient, me susurrant des « je t’aime » langoureusement.
Nous étions partis, dans notre galaxie, inondés de tout ce que la chimie
humaine orgasmique pouvait nous offrir.
Les lumières du poêle dansaient devant nous, elle s’est blottie contre moi
et nous nous sommes endormis, lovés l’un contre l’autre, dans nos duvets
raccordés.
« Moi aussi, je t’aime, Julie, je t’aime, je t’aime »
La vie paraissait si simple…

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Julie

« Décidément les hommes étaient à ce point imbus d’eux-mêmes qu’ils


étaient absolument incapables de comprendre que quelqu’un pût en avoir assez
d’eux, de leur vue, et de leur odeur, et décider d’aller vivre parmi les éléphants
parce qu’il n’y avait pas au monde de plus belle compagnie. »
Romain Gary, Les racines du ciel
« J’ai la nostalgie d’une de ces vieilles routes sinueuses et inhabitées qui
mènent hors des villes… Une route qui conduise aux confins de la terre… Où
l’esprit est libre… »
Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois

Le jour de notre retour est finalement arrivé, nous sommes redescendus


dans la vallée, le cœur un peu lourd de quitter notre paradis sauvage, mais les yeux
remplis de sommets, les cheveux gonflés de vent, les oreilles assourdies par le
silence de ces lieux reculés.
Nous avons retraversé les 2 tunnels, longé le chemin de l’énergie, croisé
des chamois toujours aussi perplexes, bu l’eau claire de la source, et dévalé les
derniers lacets jusqu’au village de Saint-Etienne, où il y avait un cerf sauvage
réfugié dans l’enclos des chasseurs, incongru et magnifique avec ses bois dressés,
son regard perçant d’animal de la forêt, qui dégageait une certaine fierté, comme
pour nous dire qu’il n’avait rien perdu de sa superbe, que d’une certaine manière,
c’était bien lui qui nous honorait de sa présence. Une dignité un peu royale
l’entourait.
Je n’ai pas voulu affronter la salle du restaurant de la place. Nous avons
englouti nos pizzas en plein soleil, face à la petite église avec son clocher de
pierre.

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Ces villages de montagne respirent encore une sérénité joyeuse, le bonheur
simple du temps qui s’égrène dans un décor majestueux. Pas de luxe inutile, de
superflu de notre société de consommation. Peu de société, d’ailleurs. De
l’authentique avec de la gentillesse non feinte. Gaspard m’a raconté qu’une
patiente d’un de ces villages reculés lui avait offert des œufs, une autre de la
confiture de myrtilles, qu’une troisième lui avait dit en sanglotant : « Je vous aime
tellement mon petit docteur ».
C’est ce que j’appelle du bonheur brut, viser l’essentiel pour accéder aux
fondamentaux. Puiser le bonheur à la source, de façon minimaliste, épurée.
Et peut-être finalement transformer sa vie en un long fleuve tranquille,
serein, avec quelques turbulences pour conserver un trajet sinueux, jalonné
d’imprévus.
— Je me verrais bien passer une partie de l’année dans un de ces villages, ou
un petit bourg de montagne, à écrire des bouquins, loin de tout. Alterner la vie
urbaine et le calme de la vie reculée dans les montagnes…
— On trouvera un moyen pour s’évader, pour ne pas devenir dingue ma chérie.
Moi aussi, j’ai besoin de silence, de nature, de pouvoir me remplir de vide !
— Les gens comblent leurs vies avec trop de rien, d’occupations qui n’ont
aucun sens. Ils se détournent de l’essentiel, ils se perdent dans des futilités, des
mondanités. Ils courent après leur vie, des rendez-vous, des obligations, des
impératifs. Pour moi, c’est une course effrénée qui n’a aucun sens. Il faut savoir
trier. Quand je rencontre de nouvelles personnes, je crois que je leur fais peur, je
n’arrive pas à discuter de petits sujets légers, j’ai mes gros dossiers qui moulinent,
je n’arrive pas à me connecter à leur wagon. Pas forcément la peine de se flageller
sans arrêt sur la faim dans le monde, ni même la fin du monde ! Moi aussi je
raconte des tonnes de conneries. Mais derrière ce clown de façade, au fond, il y a
une immense gravité, une certaine tristesse. Enfin, je ne sais pas comment
l’expliquer, j’ai souvent l’impression de ne pas venir de la même planète, de ne
pas être câblée comme tout le monde.

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— Mais tu ne l’es pas, et c’est pour cela que je t’aime ! Je vois ce que tu veux
dire, je crois. Une façon différente d’être au monde, de ne pas comprendre
pourquoi les autres se prennent la tête pour des problèmes sans intérêt, ou
inversement, comment ils peuvent se passionner pour des échanges superficiels,
pourquoi ils n’attendent pas plus de leurs rapports aux autres, pourquoi ils ne
s’investissent pas davantage, voire pourquoi ils ne prennent pas le temps de se
connaitre, de chercher en eux le bonheur qu’ils cherchent compulsivement à
l’extérieur.
— C’est du Confucius, tes histoires, mon chéri : « Le plus grand voyageur est
celui qui a su faire une fois le tour de lui-même ».
— C’est tellement vrai… J’espère ne jamais avoir fini de te tourner autour,
mon amour...

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Gaspard

« Les montagnes sont le paysage de mon âme, j’ai la montagne en moi. »


Reinhold Messner, Ma voie
« J’arrive à Paris à l’aéroport, je prends le train… C’est pas possible.
Pourquoi ? J’arrive à Paris à l’aéroport, je prends le bus… C’est pas possible.
Pourquoi ? Tout le monde me dit : « Aujourd’hui c’est la grève » … C’est quoi la
grève ? Petit cheminot où es-tu ? Petit cheminot que fais-tu ? Petit cheminot
pense à moi ! Besoin de toi… Petit cheminot I love you, petit cheminot I need
you »
La chanson du dimanche, Petit cheminot

Nous avions prévu de rejoindre la civilisation en bus. Et bien sûr, nous


n’avions pas pu anticiper qu’une grève inopinée viendrait nous cueillir à notre
arrivée.
Julie s’est mise à rire :
« Formidable, c’est l’aventure ! »
Je l’ai regardé en souriant :
« On va surtout devoir faire du stop. »
Au bout d’une demi-heure, une vieille Clio avec un parechoc arrière
rafistolé s’est arrêtée, un fringuant moniteur de l’ESF à l’intérieur :
« Allez, montez, je vous descends mais faudra me raconter des blagues et
me payer une bière à l’arrivée avec une part de socca ! »
Il s’appelait Alex, il nous a parlé de son métier, les heures à tourner, les
grands, les très grands virages, interminables, avec les enfants, les journées
harassantes à former les futurs pisteurs, sur des hors-pistes, ou des noires pleines
de bosses, l’impression d’être au zoo avec les pioupious et les parents derrière la

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barrière, pas loin de lancer des cacahuètes. Et les hurluberlus qui prennent une
heure de cours un matin et qui pensent qu’ils pourront skier comme des dieux
l’après-midi… « Mais moi, je ne suis pas Harry Potter ! »
Nous avons passé deux heures à rire avec lui.
« Non mais sans déconner, regarde-les, ces skieurs du dimanche, des troncs
d’arbre, des robots, aucune dissociation entre le buste et les jambes, tu as
l’impression qu’ils pratiquent la boxe quand ils entament un virage. Cela étant, il
y en a aussi qui font de la pagaie, c’est au choix. Ah, mais c’est rigolo, ce n’est
pas méchant, on est tous passé par là, plus ou moins longtemps. Moi, les enfants,
je les adore, qu’est-ce qu’on se marre. Je me fiche un peu d’eux, j’imite les
princesses, les papillons qui battent des bras prêts à s’envoler, ou les petits gars
avec leurs mains dans les poches qui fixent leurs spatules. Je les appelle les Kinder
Schokobons, car ils se gavent tous de ces cochonneries dans les télécabines. Un
jour une petite fille m’a demandé très sérieusement à quoi servait le lac toxique
dans la station, et là, j’ai réussi à lui faire croire que la neige artificielle, c’est super
méga dangereux, que ça fait des trous dans les combinaisons, qu’il ne faut surtout
pas tomber dedans, attention, vu que c’est élaboré avec l’eau du lac toxique plein
de crocodiles à qui on balance de la barbaque depuis les télésièges. Je leur raconte
que les bâtons, ça pousse sous les télésièges comme des champignons… Enfin
c’est drôle… C’est un univers à part, là-haut, on se connait tous, il y a une
ambiance, c’est la famille, ce sont les potes, c’est la montagne… »
Nous l’avons emmené dans le vieux Nice, une petite brasserie qui nous a
servi de la bière du comté.
Il connaissait tous les refuges de montagne des alentours, il nous a fait rêver
en nous racontant ses expéditions. Grâce à lui, nous étions encore un pied dans
les montagnes, arpentant les vastes espaces enneigés et immaculés…
— Je ne comprends pas les gens qui passent leur week-end à explorer les
centres commerciaux. Non mais c’est vrai, regarde, les parkings sont toujours
pleins, ils font quoi les gens ? Alors que la nature est là, à portée de pieds ! Un sac

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à dos, un casse-croûte, et en route ! Il est où le bonheur d’engloutir un big Mac
dans un endroit bondé ? De déambuler dans des artères climatisées, avec de la
lumière artificielle et de la musique d’ambiance à gogo ?
— Les gens sont malheureux et ils consomment pour se donner l’impression
que quelqu’un les aime et leur offre des cadeaux… Ils aiment le bruit,
l’agitation… J’ai de l’hyperacousie, alors le bruit et moi…
— De l’hyperacousie ? C’est quoi cette histoire, Gaspard ? C’est une maladie
de vieux ?
— Du tout, j’ai ça depuis tout petit. Certaines fréquences, et les sons trop forts,
me font réellement mal, ce n’est pas juste désagréable, c’est une douleur, un peu
comme une otite, ça lance, c’est insupportable. Dans la rue, parfois, je mets des
oreillettes pour atténuer les sons des scooters, des ambulances, etc. En
contrepartie, j’entends des sons que vous n’entendez pas, ou presque.
— Ben dis donc, tu es vraiment bizarre, mon chéri. Remarque, tu devrais
pouvoir nous servir en stage de survie en Alaska. Promis, je ne t’emmènerai pas
dans les centres commerciaux…
— Non, et du coup, tu me suivras dans les montagnes, ma pauvre, tu vas
découvrir les bruits imperceptibles de la marmotte qui grignote et du chamois aux
abois !

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Gaspard

« Cela surprendra sans doute ceux qui m'ont affublé de la réputation


inexacte d'ours, de taciturne, de catastrophe médiatique. C'est mal me connaître.
Sans être un bavard, je ne suis pas un silencieux. Au contraire, j'aime bien parler
et lorsque le sujet m'intéresse il m’arrive d'être intarissable. Mais si la
conversation s'enlise dans des sujets qui m'indiffèrent, alors je m'absente
mentalement, je me tais, et parfois même je m'endors. »
Éric Tabarly, Mémoires du large

Je lui ai proposé de venir s’installer chez moi. J’aimais m’endormir en la


serrant dans mes bras, deviner son visage sur l’oreiller quand j’ouvrais un œil le
matin, entendre son souffle léger à mes côtés, sentir ses petits pieds froids qui se
réchauffaient tout contre les miens. Sa présence était discrète, une nuisette en
boule et une minuscule trousse de toilette. Julie se maquillait très peu : « C’est des
trucs de filles, ça ne m’intéresse pas. C’est comme les Louboutin, moi, ça me fait
pas fantasmer. J’ai peut-être tort, mais je suis assez peu solidaire dans ce
domaine. »
Elle oubliait souvent quelques vêtements, me rapportait des livres. Elle ne
voulait pas s’imposer, envahir mon univers. Parfois, elle restait chez elle pour
boucler un article. Nous avions trouvé un équilibre afin de respecter nos
tempéraments de solitaires respectifs.
Nous avions besoin de nous ressourcer dans notre bulle. Nous n’appréciions
pas les mondanités, les soirées cocktail où chacun s’engage dans des discussions
futiles, en papillonnant autour du buffet, butinant un petit four par ci, une coupe
de champagne par là. Moi, j’aimais refaire le monde en fixant l’horizon, je voulais
des échanges polémiques, des débats, que les autres sortent leurs tripes, ou

151
m’apportent un éclairage différent, me nourrissent de leur étrangeté. Plus d’une
fois, j’ai eu le sentiment de mettre mes interlocuteurs mal à l’aise, car je pouvais
m’enflammer sur un sujet, et en venir à confier sans détour et avec beaucoup
d’intensité des éléments intimes de ma vie. Pour moi, les conversations se
devaient d’être aussi intenses que le rythme que je souhaitais imprimer à ma vie.
Alors j’étais capable d’arriver avec ce que j’appelais, avec Julie, « nos gros
dossiers », des sujets de conversation sur lesquels j’ai pu réfléchir seul pendant
des heures, sans vraiment m’en apercevoir, et qui par les détours d’une soirée
propice allaient s’étayer.
Julie commençait à être vraiment branchée sur des questions féministes
mais dans le bon sens du terme, le féminisme sexe-positif. De toute évidence, elle
avait considérablement échangé avec Victoire à ce sujet dernièrement. Elle
écoutait des podcasts que Victoire lui avait conseillés « Les couilles sur la table ».
J’avais suivi avec elle celui de Manon Garcia, une jeune philosophe, une tronche.
Une interview passionnante sur la soumission féminine qui m’avait décidé à me
procurer son livre « On ne nait pas soumise, on le devient ». De ce que j’en avais
compris en l’écoutant, les femmes se soumettaient pour cadrer avec ce que la
société attendait d’elles. Et tous les hommes n’en étaient pas forcément ravis, car
le sacrifice de leur vie, de leur carrière, leur faisait peser sur les épaules le poids
énorme d’avoir une vie qui ait du sens pour deux, une douloureuse utopie. Je
n’avais jamais perçu le problème sous cet angle.
Un soir, nous nous étions arrêtés sur des chaises bleues pour profiter du
soleil déclinant, face à la mer qui s’étendait face à nous comme un miroir. Elle
m’a dit tout bas en fixant l’horizon :
« Tu sais, il faut que je te le dise, tout de même, j’ai été violée à 15 ans.
C’était ma première expérience sexuelle, mon premier contact avec un homme.
Je n’avais jamais eu d’amoureux, de petit copain. »
Je l’ai écoutée sans l’interrompre. J’étais atterré. Je l’ai serrée fort dans mes
bras, longtemps. Je crois qu’il n’y avait rien à dire d’autre à part « Je t’aime » ?

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Je n’ai aucune solidarité avec les hommes dans ce domaine, moi non plus.

153
35

Fabrice

« Je vous en supplie, faites quelque chose, apprenez un pas, une danse,


quelque chose qui vous justifie, qui vous donne le droit d’être habillées de votre
peau et de votre poil, apprenez à marcher et à rire, parce que ce serait trop bête
à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie. »
Charlotte Delbo, Auschwitz et après
« Le problème n’est pas de savoir si la vie a un sens, mais ce qui dans la
vie est susceptible d’en donner. »
André Comte-Sponville, Le sens de la vie
« J’ai trouvé le sens de ma vie en aidant les autres à trouver un sens à leur
vie. »
Viktor E. Frankl

Aujourd’hui, il avait eu la permission de lui téléphoner. Ça lui avait rappelé


le bon vieux temps, la nostalgie des jours ensoleillés passés avec elle. Cet amour
presque fusionnel qui les avait unis, alors. Leurs fous rires, son regard bleu cobalt
qui le transperçait, ses magnifiques cheveux dorés, sa petite manie de masquer
l’imperfection de ses dents quand elle riait, derrière le bout de ses doigts. Il avait
envie de la revoir. Ils s’étaient aimés, et tout s’était effondré. Depuis, il oscillait
dans son monde peuplé d’angoisses. Il sombrait, il ne voulait plus voir personne.
Il avait perdu sa légèreté de vivre. Il se sentait menacé, surveillé, épié en
permanence. Même par sa propre famille. Il ne comprenait pas comment les gens
qu’il avait aimés le plus au monde étaient capables de lui infliger autant de
souffrance. Non, il ne les verrait plus, il était mieux tout seul, plus en sécurité.
Des forces occultes lui dérobaient ses pensées. L’infirmier homo l’avait imploré
de varier un peu, après des jours entiers à se défoncer les oreilles sur Rammstein

154
et Marilyn Manson : « Fabrice, change de disque, j’en peux plus de ce boche, et
puis bonjour les paroles… Tu m’as demandé et je n’ai rien dit, punaise, ça vole
pas haut ! » Alors il écoutait Jimi Hendrix, en boucle, dorénavant, « Voodoo
Child » pendant des heures : « I didn’t mean to take your sweet time, I’ll give it
back right one of these days. If I don’t meet you no more in this world then I’ll
meet you in the next one… »
Hier encore, des tourterelles étaient venues sur le rebord de sa fenêtre pour
écouter son entretien avec la jeune femme médecin aux ongles vernis avec tant de
soin. Ils étaient gris cette fois, comme son âme, peut-être, ou alors comme les
tourterelles qui devaient l’informer de tous ses faits et gestes ? Ses boucles
d’oreille pendaient lugubrement, avec une croix minuscule, symbole de son
appartenance. Et ces fichus piafs avec leurs yeux rouges l’effrayaient par ce
roucoulement répétitif insistant, exaspérant, entêtant, qui le suivait même la nuit.
Il sentait leurs ailes sur sa joue quand il essayait de s’endormir, ou leurs griffes
sur son cou quand il se réveillait en sursaut. Parfois elles le traquaient dans la
douche. Mais heureusement, elles s’étaient tues.
Avant, il était aussi poursuivi par des ricanements de petits garçons
mesquins, terrifiants. Il avait souvent hurlé de terreur en les entendant dans la rue.
Ils le traitaient de bolloss, de raté, de minable. Ils lui donnaient des ordres, il fallait
qu’il rattrape cet enfoiré qui avait osé lui faire une queue de poisson et qu’il lui
fasse comprendre, qu’il ne se laisse pas faire par ce petit connard, sinon tout le
monde saurait qu’il n’était qu’un faible, un paillasson, une raclure de chiotte.
Alors il fonçait, il appuyait sur le champignon, il grillait des feux rouges, des
priorités pour choper ce salopard et lui prouver qui était le plus fort, qu’on ne
pouvait pas impunément se payer sa tronche sans en assumer les conséquences.
Le diable l’avait menacé de l’emmener avec lui, il y a quelques mois, avant
d’arriver ici. Il avait dû courir, se cacher dans les toilettes d’un restaurant. Il avait
tiré la chasse d’eau sans discontinuer pour l’éloigner. Il hurlait qu’il ne se laisserait

155
pas embarquer, qu’il ne voulait pas cramer en enfer. Il avait failli s’évanouir
tellement l’angoisse le submergeait.
Il repensait au passé, il voulait la revoir. Il fallait juste qu’il arrête de
prendre ses comprimés quelques jours avant parce que sinon, elle risquait de le
trouver repoussant, avec toute cette salive qui coulait de sa bouche. Depuis qu’il
prenait ces cachets, il bavait. Il avait grossi, il s’était empâté. Et puis il sentait bien
que les médicaments l’ensuquaient un peu, il avait de plus en plus de mal à se
concentrer quand il discutait avec l’ancienne camée dépressive de la chambre d’à
côté. Elle n’était pas spécialement attirante. Elle avait un tatouage sur tout le torse
avec un rat et des têtes de mort, des cheveux bleus et un piercing dans le
nez. « Pourquoi tu mets cet anneau ? ça te donne un air bovin ! » lui avait-il
demandé en la voyant le premier jour. Elle l’avait rembarré vite fait : « Toi le
prince Charles avec tes mocassins à gland, t’as pas de leçons de look à me donner,
pigé ? »
Par la suite, elle lui avait raconté que sa copine s’était défenestrée devant
elle du 4ème étage à Londres. Une histoire de délire aigu. Depuis, elle avait pété
les plombs en plein vol, tentatives de suicide, automutilations, la totale.
Mais c’était toujours mieux que le vieux dément dépressif qui montrait sa
bite dans la chambre au fond du couloir. L’infirmier l’appelait le père Fougasse :
« C’est un dessin animé, les Kassos, une parodie du père Fouras, Fort Boyard, tu
peux pas comprendre, ses devinettes se terminent par : « Perdu, c’est ma bite ! »,
c’est complètement débile, j’adore ! »
De toute façon, Fabrice préférait encore leur compagnie à celle du Malin…

156
36

Gaspard

« Ouais ! Serait-ce bien moi qui me tromperais, et serais-je devenu médecin


sans m'en être aperçu ? »
Molière, Le médecin malgré lui

Il a bien fallu retourner entre 4 murs, mettre mon nez derrière des écrans,
enfiler des gants, biopsier, échographier, interpréter, redevenir un docteur.
J’ai retrouvé mon équipe, mon personnel souriant et efficace, des
collaborateurs précieux et indispensables.
A force, avec certains, une réelle complicité avait fini par s’instaurer, nous
passions tellement de temps ensemble, à affronter la maladie, la mort, les casse-
pieds en tout genre, les déséquilibrés, les complètement barjos, mais aussi une
immense majorité de patients incroyablement attachants, avec lesquels nous
avions sincèrement beaucoup de plaisir à discuter, qui nous enrichissaient
indubitablement par leurs témoignages.
J’essayais comme je le pouvais d’établir des relations professionnelles
harmonieuses, un management bienveillant, respectueux de chacun. Pour moi,
c’était la solution la plus efficace pour atteindre nos objectifs, vers laquelle il
fallait tendre pour obtenir une coopération efficiente.
Je travaillais souvent avec les mêmes manipulateurs, nous avions nos
petites manies, comme les vieux couples. Alors ma manipulatrice attitrée, Jeanne,
a vite remarqué mon sourire radieux et mon enthousiasme débordant :
— Vous, docteur, il s’est passé quelque chose pendant vos vacances ! Vous
étiez où ?
— Dans un refuge paumé au milieu de nulle part, pas d’eau ni d’électricité.
Juste un poêle, des tables, des chaises et des matelas. Et les montagnes autour !

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— Tout seul ???
— Non, très bien accompagné...
— Hmmm, veinard ! Elle s’appelle comment ?
— Julie, ne cherchez pas, vous ne la connaissez pas !
— Dommage ! Bon, allez, courage, je vous ai installé la première patiente. Elle
est un peu spéciale, vous allez voir. Elle m’a cassé les oreilles : « Vous allez
m’écrabouiller les seins, c’est de la torture !!! ». J’ai eu du mal à faire les clichés
obliques, elle n’arrêtait pas de bouger.
— Youpi, j’ai hâte…
J’ai ouvert la porte de la salle d’échographie, la dame était sur le dos, les
jambes en l’air :
— Je fais du yoga en vous attendant, j’essaie de me détendre après tout ce que
je viens d’endurer avec votre collègue, franchement.
— Bonjour madame, mais vous avez tout à fait raison de vous détendre. La
mammo est parfaite, je vais vous faire l’écho. Mettez les bras au-dessus de la tête
s’il vous plaît. Rien de particulier pour vous, tout va bien depuis la dernière fois ?
— Alors non, tout va très mal, j’ai des hémorroïdes, mon chat est mort, et mon
mari est insupportable. En vieillissant, il est devenu chiant, vous n’avez pas idée.
En fait, je préférais mon chat, mais il est mort, je vous l’ai dit, je crois. Ça me fait
du bien de venir chez vous, je souffle un peu. Je peux rester en salle d’attente
jusqu’à ce soir, ça ne vous dérange pas ?
— Oh non, faites comme vous voulez, moi vous savez… C’est triste tout ce
que vous me racontez, vous avez essayé de discuter avec votre mari ?
— Ben non, il a fait un AVC, alors il parle plus mais alors qu’est-ce qu’il
m’emmerde !
— Aïe, ça ne doit être pas facile pour lui non plus…
— Non, il me prend pour son infirmière, c’est l’enfer.
— Il faut vous faire aider, parlez-en à votre médecin traitant, il y a des
solutions, des aides gouvernementales, des associations…
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— Vous avez raison, je ne peux pas continuer comme ça, je deviens dingue. Il
me fait tourner en bourrique, et je ne peux quand même pas le quitter, à nos âges,
j’irais où ? Et lui ?
— Je ne sais pas, madame, peut-être qu’il faut réfléchir au moins à améliorer
votre cohabitation, et prendre du temps pour vous ? Je vous laisse vous essuyer,
vous rhabiller, et on vous rend tout en salle d’attente. Et bien sûr, vous pouvez
rester prendre un café.
— Merci docteur, ça m’a fait du bien de discuter, je n’ai plus personne à qui
parler depuis longtemps.
— Il ne faut pas vous enfermer, il y a toujours des solutions. Courage,
madame, à bientôt.
La solitude, l’isolement social des personnes âgées, parfois c’est tragique.
Jeanne a posé le dossier suivant sur mon bureau, avec une grimace. « Vous
allez voir, ce n’est pas terrible. »
Et non, c’était même carrément mauvais, une image typique de cancer, une
lésion spiculée d’environ un centimètre dans le sein droit.
« Préparez le matos pour la biopsie, elle habite loin, je vais lui proposer de
faire le prélèvement aujourd’hui. »
En entrant dans la salle d’échographie, j’ai eu un petit pincement au cœur,
une dame charmante, d’environ 70 ans, qui aurait pu être ma mère, m’a accueilli
avec un touchant :
— Bonjour mon petit docteur, comment allez-vous depuis la dernière fois ?
— Bonjour madame, très bien, je vous remercie, et vous ? Oh, mais oui, je me
souviens, vous m’aviez apporté des œufs l’an dernier ? Ils étaient délicieux !
Installez-vous, je vais vous faire l’échographie.
Evidemment, il y avait un cancer, évidemment, je ne pouvais pas le lui
annoncer cash.
— Vous avez une lésion dans le sein droit sur laquelle je voudrais faire une
biopsie.

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— C’est grave, vous pensez ?
— C’est suspect, il faut faire un prélèvement pour en avoir la certitude. Si vous
êtes d’accord, comme vous habitez loin, je peux vous le faire tout à l’heure. Vous
avez un peu de temps ?
— Oh oui, ça m’arrangerait beaucoup. Ça fait mal ?
— Je vais vous faire une anesthésie locale, comme cela vous ne sentirez rien.
J’attrape des petits morceaux et je les envoie à l’analyse. Et dans une semaine,
j’aurai les résultats. Vous pourrez revenir ?
— Oui, avec ma fille, c’est possible ?
— Bien sûr, c’est une bonne idée.
Je suis sorti chercher Jeanne :
« La dame est OK. »
J’aimais bien faire mes biopsies avec Jeanne, nous avions des petits codes
pour détendre l’atmosphère, essayer de faire rire les patientes.
— Levez-moi ces petites mains pleines de microbes au-dessus de la tête, c’est
l’heure de la douche. Je suis désolée, ça va être un peu froid.
— Elle dit ça, mais elle n’est pas désolée du tout, vous savez…
— Quand le docteur fera les prélèvements, vous entendrez ce bruit, ça fait clac,
il ne faut pas sursauter, d’accord ?
— Pareil, d’accord ou pas, elle vous pose la question, mais bon, vous m’avez
compris…
Un clin d’œil à la patiente…
— Vous pouvez fermer les yeux si vous voulez, ne regardez pas trop...
— Le principal, c’est que moi je regarde, je ne vais pas me vexer si vous n’avez
pas d’yeux pour moi… Jeanne, c’est bon, on y va.
— Clac, ça va, ça a été madame ?
— Je n’ai rien senti, c’est fini ?
— Ah non, ce n’est que le début, vous ne suivez pas, c’est incroyable, j’en fais
encore deux puisqu’on en fait trois, enfin, ce sont les anapaths, vous savez, si on
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leur en donne pas assez, ils ne sont pas contents, c’est comme les impôts, et nous,
on veut leur faire plaisir, on les aime bien… Les anapaths, pas les impôts, vous
m’aviez compris…
— Ah je suis désolée, je vais devoir appuyer pour que ça ne saigne pas trop,
c’est moi la méchante.
— Je vous l’avais dit dès le début, madame, vous avez vu, elle n’est jamais
vraiment désolée, elle dit ça, mais on sait à quoi s’en tenir. Et de deux, ça va
toujours ?
— Oh oui, vous pouvez y aller, je ne sens rien du tout !
— Bon après, on ne va pas vous transformer en passoire, vous risqueriez de
prendre l’eau sous la douche, ce serait gênant…
— Le docteur vous fait marcher madame…
— Ah, ouf, je me disais aussi… Vous êtes sympa tous les deux, vous racontez
n’importe quoi, du coup, ça détend…
— Ben du coup c’est fini ! Hop, un pansement, vous le gardez 24h, et on se
revoit dans une semaine, avec votre fille.
— Je vous apporterai des œufs.
— Vous êtes adorable madame, bon retour !
— Au revoir docteur.
En dictant son compte rendu, j’ai réalisé qu’elle s’appelait Chalvet, comme
Julie.
J’ai attrapé mon téléphone pour lui envoyer un message :
— Coucou ma chérie, tu as de la famille à Saint-Martin-Vésubie ?
— Oui, ma mère, pourquoi ?

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37

Gaspard

« Il ne s’agit pas d’être bon ou de faire le bien, mais de mener une vie qui
ait de la signification et qui porte une responsabilité, ce qui n’est pas tout à fait
la même chose. Cela conduit à choisir la difficulté plutôt que l’épicurisme. »
Stéphane Hessel, Citoyen sans frontières
« We fuck the children, We fuck the world, the forest and the sea, so let us
doing, We make our own business, just for the USA, and we swear destroying your
planet to make money. »
(Nous nous foutons des enfants, nous nous foutons du monde, de la forêt et
de la mer, alors laissez-nous faire, nous faisons notre propre business, juste pour
les Etats-Unis, et nous jurons de détruire votre planète pour faire de l’argent.)
Mr Sylvestre, les Guignols de l’info (sur l’air de « We are the world », USA
for Africa)

C’est un étrange super pouvoir, celui d’avoir un temps d’avance, de savoir


avant le patient, de poser sa sonde et de comprendre que plus rien ne sera jamais
pareil. Alors il faut avancer à petits pas, trouver des mots qui ne font pas trop peur,
pour essayer de prendre son patient par la main…
Annoncer une mauvaise nouvelle c’est dire quelque chose qu’on n’a pas
envie de dire à quelqu’un qui n’a pas envie de l’entendre. Le mot cancer
m’écorche toujours un peu la mâchoire.
Alors je leur dis la vérité, mais par petits bouts. Je morcelle.
Parfois quand je reçois des résultats, j’arrête tout, je souffle, parfois, c’est
vraiment trop terrible.
Un jour, j’ai reçu un courrier d’un oncologue pour m’annoncer qu’une de
mes patientes de 22 ans avait des métastases cérébrales. Je ne peux pas ranger ce

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genre de lettres dans un tiroir et enchainer la journée, je bug, je m’assieds dans
mon bureau, et j’ai des torrents de larmes qui coulent au fond de moi. On ne peut
pas sauver tout le monde, ni moi ni personne, mais j’aimerais vraiment beaucoup.
En fait je me sens complètement nul et impuissant. La phrase génialissime,
la citation du vieux yogi, c’est dans les films.
Moi, je peux juste m’asseoir, serrer l’épaule, dire qu’on fera tout ce qu’on
peut pour que ça se passe bien, qu’on sait soigner ce cancer maintenant etc.
Mais finalement, je sais très bien que la personne en face, elle ne m’écoute
plus, elle est dévastée, tétanisée, tout ce qu’elle veut, c’est sortir de ce labyrinthe
de souffrance.
Et moi, je voudrais la prendre dans mes bras, pleurer avec elle, mais ça ne
se passe pas de cette façon, bien sûr.
Parfois, je ne vois pas comment donner de l’espoir, quand ce qu’il faut
annoncer est trop lourd, un triple négatif grade III, ultra agressif avec des
envahissements ganglionnaires à 40 ans, comment rester positif sans se
transformer en super menteur ?
J’ai lu plein de livres de psychologie sur le sujet, mais tout de même, c’est
un exercice périlleux. A chaque annonce, j’ai l’impression de me jeter sans filet.
Dans ma carrière même modeste, j’ai assisté à des annonces
catastrophiques.
Je me souviens d’un chef d’ORL déclarant à une jeune femme à qui il venait
de diagnostiquer une maladie de Ménière (en gros une maladie qui donne plein de
vertiges et qui rend sourd), dans un couloir avec 2 externes pouffant de rire
derrière :
« Oui, bon, ça va, vous n’avez pas un cancer du cerveau non plus. »
Non, ce n’est pas un cancer, c’est juste une maladie chronique invalidante,
qui détruit progressivement l’audition et l’équilibre. Alors évidemment, on n’en
meurt pas, sauf si on se lance dans une carrière de funambule sur une slackline
sans assurage au-dessus d’un précipice.

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C’est tout de même une maladie réputée pour entrainer des états anxieux
chroniques et des dépressions, une broutille en somme.
J’ai assisté à des examens neurologiques où les patients hémiplégiques se
faisaient gronder :
« Mais faites un petit effort, enfin ! »
J’ai failli vomir en comprenant qu’un interne de chirurgie s’entrainait à une
dissection artérielle sur le membre supérieur arraché d’une femme dans un
accident de voiture, dans la même pièce, à quelques mètres d’elle, a priori
inconsciente, mais à quel point ?
Face à toutes ces dérives, j’ai aussi vu des médecins tenir la main à des
patients mourants, en regarder d’autres dans les yeux, et pleurer au fond d’eux-
mêmes, j’en ai écouté qui prenaient le temps d’apaiser leurs angoisses, qui
cherchaient réellement des mots réconfortants, qui se creusaient la tête pour
essayer de leur offrir une petite blague, pour créer un moment de complicité
humaine, par-delà leur dédale de souffrance.
J’ai découvert des trésors de patience et de bienveillance chez des
infirmières, des aides-soignantes, des manipulatrices, des secrétaires…
J’ai admiré des kinés qui chaque jour, inlassablement, tentaient de ramener
un peu de mobilité dans ces corps disloqués, mesurant avec précision des progrès
infimes, prodiguant des encouragements, avec un optimisme contagieux.
J’ai eu envie de décerner des légions d’honneur à des malades dont la
beauté d’âme me laissait sans voix, comme cette femme à qui je venais d’annoncer
un cancer :
« Mon pauvre docteur, ça ne doit pas être facile pour vous d’annoncer des
nouvelles pareilles tous les jours… »
Ou toutes celles qui trouvent encore la force de nous remercier.
Il y a réellement des personnalités éblouissantes d’empathie, capables de se
nourrir de tous ces sourires sincères échangés. Et finalement, c’est ce qu’il faut

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retenir de nos vies, ce qu’il faut collecter dans les coffres-forts de nos existences,
sans s’attarder sur les médiocrités qui jalonnent nos parcours.

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38

Gaspard

« Ce qui révolte à vrai dire contre la douleur, ce n’est pas la douleur en


soi, mais le non-sens de la douleur. »
Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale
« La médecine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu’au bout pour
empêcher que la volonté de Dieu soit faite. »
Romain Gary (Emile Ajar), La vie devant soi

Les résultats sont tombés, sans suspens, c’était bien sûr un cancer.
Un bon pronostic, avec une taille de moins d’un centimètre, pas agressif,
sensible à des médicaments antihormonaux. C’était une tuile, mais dans la palette
de tuiles, c’était la moins pire. C’est le petit lot de consolation que j’ai servi à
Julie.
Elle est venue me voir avec sa mère, car évidemment c’était à moi
qu’incombait la lourde tâche d’annoncer cette tuile. Julie lui a expliqué avant
notre rendez-vous qu’elle me connaissait, vraiment bien :
« Ah bon, mais c’est fantastique ma chérie, si tu savais comme ça me fait
plaisir, je l’adore mon docteur, tu l’as bien choisi ton amoureux, quelle chance tu
as, enfin c’est lui qui a de la chance, une jeune fille magnifique comme toi… Alors
tu viendras avec moi, ça ne te dérange pas ? »
Je les ai reçues dans mon bureau, j’appréhendais, comme toujours.
— Bonjour madame, bonjour Julie !
— Bonjour Docteur, alors vous connaissez bien ma fille, elle m’a tout raconté,
vous savez !
— Oh maman, tu exagères…

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— Non, ce n’est pas vrai, mais vous me raconterez ça tous les 2, j’adore les
histoires d’amour…
— Je vous le promets, madame. Enfin, pas tous les détails quand même…
— Oui, je vous taquine, mon petit docteur… Bon, je sais que vous allez me
donner une nouvelle que vous n’avez pas envie d’annoncer, et que moi je n’ai pas
envie d’entendre. Ne vous cassez pas la tête, allons, c’est un cancer, n’est-ce pas ?
— Oui madame, c’est un cancer.
— Je vais m’en sortir d’après vous ?
— Oui, c’est un cancer qu’on sait très bien soigner, car il est petit et pas
agressif. Il faudra qu’un chirurgien vous opère pour enlever la zone, ensuite vous
aurez de la radiothérapie et des médicaments.
— Et de la chimiothérapie ?
— Non, pas dans votre cas.
— OK. Mon gynécologue m’a déjà parlé du centre anti-cancéreux à Nice.
Vous les connaissez, c’est bien ?
— Oui, je les connais, vous serez très bien soignée là-bas, ça va bien se passer,
vous verrez.
— Et je pourrais revenir chez vous pour les contrôles ?
— Avec plaisir, madame, bien sûr !
— Et je peux vous inviter à dîner aussi, avec ma fille ? ça me ferait tellement
plaisir, vous savez… Vous en discutez tous les 2, et vous venez me voir, quand
vous pouvez, je vous ferai une omelette aux champignons avec mes œufs et mes
champignons, vous verrez… Je peux vous embrasser ?
— Evidemment ! Au revoir madame, et à très bientôt, sans faute !
— Au revoir mon petit docteur, je compte sur vous !

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39

Gaspard

« Notre unique obligation morale, c'est de défricher en nous-mêmes de


vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu'à ce que
cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en
aura aussi dans ce monde en ébullition. »
Etty Hillesum, Journaux et lettres
« Ma mère avait pour nom Gwendoline, elle est morte dévorée par les
loups… parce que notre père qu’était parti pour boire à la taverne de Duchenot
a crevé gelé dans l’étang à cause de son pied bot. C’est dingue nan ? »
Film « Les visiteurs »

Sa maman nous a accueillis dans une toute petite maison de montagne, à


côté de Saint-Martin-Vésubie. Elle avait préparé un festin, bien plus qu’une
simple omelette comme annoncé. Julie m’avait prévenu que sa mère mettait
toujours les petits plats dans les grands :
— Elle est tellement contente de nous voir, tu sais, c’est le rayon de soleil de
sa semaine, et peut-être plus encore. Alors, elle a dû passer des heures en cuisine,
enfin ne t’attends pas à la cuisine de Maïté non plus, avec un canard fraichement
égorgé qui grille dans la cheminée...
— Dommage, j’aurais adoré te voir déguster un ortolan.
— Toi aussi tu l’as vu cette vidéo cultissime sur YouTube ? De toute façon,
c’est une espèce protégée maintenant.
— Maïté ?
— Non, l’ortolan, banane…
(Note de l’auteur : l’ortolan est un oiseau minuscule de 25 grammes qui fait
fantasmer les gastronomes, et certains hommes politiques, dont François

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Mitterrand et Alain Juppé. Maïté dans une vidéo devenue culte en déguste un avec
délectation, de façon quasi érotique, si tant est que Maïté puisse inspirer un tel
engouement…)
Sa maman avait disposé des photos de Julie dans le coin de ses miroirs, elle
avait tout un pêle-mêle avec des souvenirs heureux. Il y avait un petit garçon à
côté de Julie et un tableau avec des dessins d’enfant. J’ai eu un pressentiment :
— Tu as un frère ?
— Oui, mais il est mort à 10 ans, un accident de rafting dans le Verdon. Maman
a conservé ses derniers dessins.
— Ça a dû être terrible.
— Oui, je pense que ça l’est encore, surtout pour elle.
— Tu as raison, je ne sais pas s’il est possible de se remettre réellement de la
perte d’un enfant.
Sa maman est revenue de la cuisine avec l’apéro.
— Vous discutez de Charles… Non, on ne s’en remet jamais réellement, c’est
une blessure sourde. Perdre un être que l’on aime, c’est comme une amputation,
c’est du vol. C’était le petit frère de Julie, un petit garçon si mignon… Il m’attend
là-haut, avec ton père. Enfin, je ne crois plus en Dieu depuis longtemps…
— Papa est parti l’an dernier, un cancer du rein foudroyant. Mais bon, on ne
va pas déterrer tous les morts de la famille ce soir, maman, Gaspard n’est pas venu
pour une enquête nécrologique.
— Non, sûrement pas, je vous ai sorti une bouteille de champagne. Vous
voulez bien la déboucher, Gaspard ?
Tous ces mots auraient une résonnance totalement différente, après. Mais
nous ne le savions pas alors et nous avons passé une soirée mémorable. Sa mère
nous a raconté son adolescence dans un pensionnat de la banlieue chic de Paris,
avec uniforme, bonnes sœurs et tout le folklore inhérent.
— Tous les matins, il y avait l’inspection, nous devions avoir fait nos lits sans
un pli, et pas un cheveu sur nos brosses. C’était un peu militaire, en somme. Et un
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peu stupide, aussi, il faut être honnête. Je suis d’accord avec Michel Serres, ce
n’était pas mieux avant. Vous savez Gaspard, d’une certaine manière, je viens
d’une autre planète. Julie m’a dit que vous étiez assez branché planète ?
— L’infiniment grand, c’est fascinant, mais après soyons clairs, sorti de la
grande ourse et de la petite ourse, je ne reconnais rien la nuit. Alors je fais le malin
en pointant du doigt n’importe quoi avec un air inspiré, genre regarde, voilà la
constellation du cygne, mais c’est juste pour frimer, et je me marre parce que
personne n’y connait rien en fait… Mais vous m’intéressez, pourquoi viendriez-
vous d’une autre planète ?
— Eh bien, pour mon époque, j’étais une rebelle. Mon père, c’était un sacré
stéréotype du patriarcat à lui tout seul.
— Victoire lui aurait cassé la gueule, s’est exclamée Julie, rayonnante.
— Oui, je pense que les jeunes de maintenant diraient tout simplement que
« c’est un putain de casse-couille », excusez-moi l’expression.
— Ah oui ? Et pourquoi donc ? lui ai-je demandé, intéressé…
— Eh bien, il partait du principe qu’une femme n’a pas besoin de faire
d’études. Alors il a accepté de financer une formation de secrétariat, mais après,
terminé, il fallait que je trouve un mari. Et pas n’importe lequel. Moi, je suis
tombée amoureuse de ton père, un magistrat. Pour lui, j’allais crever de faim,
c’était inconcevable. Il m’a dit que si je l’épousais, il ne fallait pas compter sur
lui.
— Et ?
— Je l’ai épousé, bien sûr. Il a serré les dents de rage. Mon père était
autodidacte, ses parents étaient agriculteurs et il a fini major de polytechnique.
C’était un homme brillant avec un caractère de cochon, il était épuisant. Bref,
c’était une autre époque. Je fais partie des premières féministes, d’une certaine
façon, j’ai osé défier mon illustre père !
J’étais admiratif. Elle avait raison, c’était une autre planète. Ensuite, nous
lui avons fait part de nos projets de voyage en Italie, elle rayonnait, elle paraissait
170
revivre ses propres voyages d’antan, ses escapades avec son mari conspué par son
père. Le lien d’amour inconditionnel était visible, évident, entre Julie et sa mère.
C’en était émouvant. Sa maman semblait toujours préoccupée de ne pas déranger,
elle ne voulait surtout pas gêner qui que ce soit, se sentir de trop, ni s’imposer par
ses soucis :
— Tu es sûre, cela ne te dérangera pas de venir avec moi voir le chirurgien ?
Je peux y aller seule, ou avec une amie sinon. Je ne veux pas t’embêter, ma petite
chérie, avec mes problèmes de vieille dame.
— Tu n’es pas vieille et tu ne m’embêtes pas, maman. Je suis contente de
t’accompagner.
En partant, elle m’a remercié pour tout le bonheur que j’apportais à sa fille,
et à elle-même :
« C’est tellement précieux, il faudrait pouvoir étirer le bonheur comme un
élastique pour qu’il dure le plus longtemps possible. Merci mes enfants, pour tout
ce que vous m’apportez, rentrez bien, soyez prudent, un petit SMS à l’arrivée pour
me dire que tout s’est bien passé sur la route ? »
J’aurais tellement voulu lui en apporter encore plus du bonheur, à cette
femme adorable. Au lieu de cela, nous affronterions ensemble un long calvaire…

171
40

Julie

« Chacun cherche à faire de sa vie une œuvre d’art. Nous désirons que
l’amour dure et nous savons qu’il ne dure pas ; même si, par miracle, il devait
durer toute une vie, il serait encore inachevé. »
Albert Camus, L’homme révolté
« Je voulais vivre intensément et sucer la moëlle de la vie. Et ne pas, quand
je viendrai à mourir, découvrir que je n’aurai pas vécu. »
Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois

Nous voulions de la vie, de l’action, que chaque jour passé ensemble puisse
être inoubliable. Le printemps est arrivé, nous avons déchaussé nos skis.
Il était temps d’explorer l’Italie. Je l’ai emmené sur la côte toute proche, à
vélo, puis vers un village dans les terres, Dolce aqua. Il y avait encore des ponts
de pierre et des ruelles pavées. Nous avons déniché un minuscule resto
authentique et typique, au bord de la rivière, avec l’ancien moulin à huile, les
meules en pierre taillée et le pressoir conservés à l’intérieur.
Par la suite, nous avons arpenté Florence, où je lui ai fait découvrir mon
autre coup de foudre, la chapelle des Mages, un cycle de fresques de Benozzo
Gozzoli, datant du 15ème siècle, au premier étage du palais Médici-Riccardi. Sur
la face est de cette minuscule pièce sans fenêtre, au sol recouvert de marqueterie,
nous avons admiré un Gaspard illustre, le plus jeune des mages, aux traits fins, le
visage bordé de boucles blondes, presqu’angélique. L’ensemble regorgeait de
détails d’une précision incroyable, des mésanges, des éperviers, des canards
sauvages, un faisan, un paon, dont les plumes paraissaient peintes une à une, le
tout dans une opulence d’or et de lapis-lazuli. Les visages étaient étonnamment
expressifs, actuels, nous fixant directement, nous simples visiteurs. Evidemment,

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Gaspard a aussitôt remarqué la monture chevaline du Mage adulte, splendide,
toute en muscles… et dotée d’un appendice sexuel avantageux…
Près de Côme, nous avons déniché la splendide villa Balbianello, posée au
bord du lac, sur les pentes abruptes d’une presqu’île, renfermant les luxueuses
collections du comte et explorateur Guido Monzino, dont les multiples
expéditions au pôle Nord, sur l’Everest, en Patagonie, au Pakistan, lui ont permis
de rapporter d’innombrables objets insolites chargés de souvenirs, comme ces
minuscules sculptures en ivoire taillées par des Inuits.
Gaspard était presqu’aussi déluré que moi. Un soir, sur les rives du lac, nous
nous promenions main dans la main, comme d’autres couples, partout, dans le
monde. Nous n’avions pas pu nous voir depuis 2 semaines, nous attendions
impatiemment ces quelques jours d’escapade ensemble.
Nous nous sommes assis sur les chaises d’une terrasse d’un restaurant
fermé. Il m’a regardée en souriant, j’avais terriblement envie de plus. J’aimais
beaucoup l’exciter, c’était un jeu entre nous. J’ai fait glisser ma culotte sous ma
grande robe ample et je suis venue m’asseoir sur ses genoux, face à lui.
— Tu es folle, ce n’est pas raisonnable…
— Chut, tu vas voir, personne ne saura notre secret… Laisse-toi faire, je
m’occupe de tout…
Je l’ai glissé en moi sans peine, j’étais terriblement excitée de lui faire
l’amour au bord de ce lac désert, aux prémices de l’été. Je me suis blottie contre
lui, et puis j’ai louvoyé doucement, imperceptiblement. Il m’a embrassée
longuement pour étouffer mes gémissements en m’agrippant les hanches :
« Ne t’arrête pas ma chérie, surtout pas. »
Je l’ai fait jouir, presque en silence, avec moi, dans cette nuit calme et
sereine.
Nous sommes restés serrés l’un contre l’autre, abrutis de bonheur.
— J’adore tes secrets, mon amour, mon grand amour... Tu m’en feras
d’autres ?

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— Oh oui, tu verras, je remplirai nos vies de plein de secrets …

174
41

Gaspard

« Aucun amour, sauf l’amour intellectuel, n’est éternel. »


Baruch Spinoza, L’éthique

Mais l’amour, ce n’est pas que des tubes de guimauve roses. Nous aussi, on
en a chié, rassurez-vous.
Comme pas mal de mecs, j’ai mon côté « sur un malentendu, ça peut
passer ». J’avais prévu depuis longtemps des vacances de célibataires avec Paul
au Maroc, pour surfer. Et je n’allais tout de même pas tout annuler, même si sur
le papier, l’ensemble pouvait paraitre assez douteux. Avec moult précautions de
sioux, j’ai amené le sujet : « T’inquiète, quelques jours avec Paul, on va juste faire
un peu de sport, c’est prévu depuis des lustres. »
Mais forcément, deux mecs qui se barrent au soleil, même avec un casier
judiciaire vierge, ça fait tiquer. Julie a fait la gueule, mais elle m’a laissé partir. Je
me faisais l’effet d’être comme tous ces merdeux qui revendiquent des histoires
« sans prise de tête ». Une formulation pourrie pour dire « si tu me fais chier, je
me barre ». Parce que je savais pertinemment que l’amour sans prise de tête, ça
n’existe pas. Si tu veux vraiment prendre ton pied, exploser le compteur des
sentiments, il faut accepter une certaine dose d’inconvénients. C’est comme si un
mec en ski t’expliquait qu’il veut se défoncer, se griser, exploser le compteur
vitesse (mon record : 103 km/h, bon espoir encore de le battre ;), mais hors de
question de se casser la gueule. Jamais. Impossible, mec. Il faut mettre un casque,
faire super gaffe, mais le risque zéro n’existe pas, et il faut en être conscient,
l’accepter.
Donc Julie a fait la gueule la veille du départ. Et le jour du départ. Et
probablement pendant les 8 jours qui ont suivi. Je lui ai envoyé quelques messages

175
sur place, mais je n’osais pas trop m’étendre sur nos exploits en surf, entre Pamela
et Roxanne, ni sur les soirées au bar où Paul était déchainé. Les petites nanas du
groupe (rares) ne provoquaient que très peu de réaction sur mon corps d’athlète
déjà maqué, mais bon, il est évident que la distance aussi bien physique que
temporelle est toxique pour n’importe quel couple. Je n’allais pas me mentir,
j’étais moins accro, j’ai moins pensé à elle durant cette semaine, j’étais dans mon
délire avec mon pote. Même si personnellement, je n’avais aucune velléité de me
taper qui que ce soit, ce n’était pas le cas de Paul qui m’entrainait donc chaque
soir au bar de l’hôtel, au cas où « Non mais regarde, elle est 100 fois trop bonne,
mille fois trop sexe, ici tout le monde déraille, je continue à danser sur des hit
sales… »
Difficile de téléphoner à Julie avec un emploi du temps pareil, j’ai merdé,
complètement merdé. J’ai joué à l’ado attardé, j’ai bien failli griller mes ailes, la
perdre. A mon retour, elle s’était enfermée dans sa tour, son donjon, sans rien dire,
en silence. J’ai dû l’apprivoiser à nouveau. Je constatais avec horreur que rien
n’était plus comme avant, il y avait toujours de l’amour, une forme d’amour, mais
avec un éclat de tristesse au fond de ses pupilles : « La peine, tu sais, c’est corrosif
sur l’amour ».
Je ne me rendais pas compte à quel point ces petites griffures anodines
pouvaient éroder un amour qui m’était pourtant si précieux. Finalement, je me
disais qu’on était tous d’incroyables connards. Les femmes nous offraient des
perspectives d’amour pur, des diamants et nous avec nos maladresses de bolloss,
on foutait tout en l’air. Allez, un bouquet, un resto, un câlin, on oublie, ça passe.
Mais en fait, non, ça ne passe pas. La pommade cicatrisante laisse toujours une
trace. Puis une autre, et encore une autre, et la confiance n’existe plus. Un peu
comme si l’amour était à crédit. Quand tu as tout grillé, tu te fais larguer. Mais
c’est pas la peine de chialer, c’est de ta faute. Une copine lesbienne m’a dit un
jour qu’en 2050, si le féminisme continuait à progresser, la majorité des femmes

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seraient lesbiennes, et que peut-être alors, on se remettrait enfin en question. Je
n'ai pas voulu en arriver là. J’ai revu mes positions de macho égoïste.

177
42

Julie

« Une femme qui n’a pas peur des hommes leur fait peur. »
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe

« Je prends ma corde, tu te charges des dégaines ? Je suis chez toi dans 10


minutes, OK ? »
Victoire voulait grimper quelques voies sur les falaises de la Turbie en
sortant du boulot. Plutôt que de trainer dans des bars ou dans des boutiques de
fringues, nous filions sur les rochers pendant les longues soirées de juin. Notre
niveau de presque débutantes nous autorisait tout de même quelques belles sorties
grimpe, avec un panorama splendide sur toute la baie au-dessus de Monaco. Les
départs de voies étaient assez patinés, alors parfois nous nous prenions de sacrées
gamelles, ce qui nous permettait d’entretenir un dégradé d’ecchymoses sur nos
genoux. Un atout charme indéniable avec une robe d’été.
Sans parler des ongles, qu’il était tout simplement hautement incongru de
vernir, et encore plus d’agrémenter de postiches en résine, surtout au-delà de
certaines longueurs extravagantes.
« Bah, de toute façon, ce n’est pas pratique du tout pour écrire sur
WhatsApp, je ne sais pas comment elles font d’ailleurs, mystère… »
J’ai donc attrapé mon sac de rando, une pomme, un morceau de pain, une
tablette de chocolat noir aux amandes (une tuerie achetée chez le meilleur
chocolatier de Nice, des gros carrés avec des amandes entières torréfiées, à peine
sucrées. J’avais initié Gaspard à ce vice, et j’en avais profité pour le dévorer de
baisers dans la foulée. Je recommande, succès garanti), mes chaussons, mon
casque, mon baudrier, le sac à pof, l’assureur, les mousquetons, la vache (rien à
voir avec le bovin, il s’agit une corde avec un mousqueton pour s’accrocher au

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relais, en haut des voies. Inutile de guetter des vaches violettes productrices de
chocolat au lait pour les marmottes), et les dégaines.
Victoire était déjà en double file devant chez moi.
— Salut Julie, ça va ? T’as bien pensé aux dégaines ? Cool !
— Salut Victoire ! C’est quoi ce que tu écoutes ? (J’entendais une nana
s’insurger contre « le fantasme des orgasmes multiples » en fond sonore dans sa
voiture.)
— Un podcast sur le plaisir féminin. Pour mon article. Nan, mais ça me fait
marrer aussi. La nénette ne croit absolument pas à la réalité des orgasmes
multiples.
— Mince, la pauvre. T’en as déjà eu toi aussi ?
— Heureusement qu’oui ! J’éjacule même parfois, figure-toi…
— Tu quoi ?
— J’éjacule, tu sais, le concept de femme fontaine. C’est un peu réducteur
cette appellation, limite méprisante, ça me donne l’impression d’être une bête
curieuse, un animal de foire, franchement... Je vois d’ici la femme à barbe avec
son clito démesuré, qui pisse de la cyprine. De qui se moque-t-on ?
— Ah oui, j’en ai entendu parler, donc tu en fais partie ? Sans la barbe,
évidemment !
— Oui ma chère. Pendant longtemps, j’ai cru que c’était du sperme, ou de la
transpiration, et puis au bout d’un moment, tu dois te rendre à l’évidence. Surtout
quand ça t’arrive toute seule.
— Avec le joujou de Mickaël ?
— Eh oui, là tu ne peux plus te dire que c’est le mec. Et il ne faut pas croire
toutes les âneries que tu as pu lire. C’est clair comme de l’eau de roche, limpide,
inodore. Enfin pour moi, en tout cas. Il y a peut-être des nanas qui se font passer
pour des fontaines alors qu’elles sont incontinentes, je n’en sais rien. Bref,
l’éjaculation féminine, ça ne tâche pas les draps, j’irai même jusqu’à dire que c’est
plus clean que le sperme, désolée les mecs. Ça m’est arrivé après avoir bu du café.
179
Pas d’odeur de café. Et pourtant l’urine ensuite, ça sent fort le café. En tout cas,
chez moi, c’est un signe caractéristique et indéniable que j’ai atteint le pic de
l’orgasme. C’est pas ma vessie qui fuit, je ne souffre pas d’incontinence, merci
messieurs les scientifiques. Je pense que c’est des études réalisées par des machos.
Ça les fait suer qu’on puisse éjaculer comme eux. Les gros bâtards. Est-ce que
quelqu’un a déjà osé comparer le sperme et l’urine, non mais sans blague ! Les
mecs voient leur sperme comme une semence quasi divine, et nous tout ce qui
sort, ce serait de la pisse ! J’hallucine !
— Tu me fais rire, sérieux !!! Victoire, s’il te plait, ne change jamais !
— Cela dit, mon nouveau copain adore. Il me dit que c’est hyper gratifiant,
qu’il voit que je prends autant mon pied que lui. En fait, ça nous excite tous les
deux.
— Ah oui, d’ailleurs, il s’appelle comment ?
— Antonin, je vous le présente bientôt si tu veux, il est top, je suis accro déjà.
— Génial, on dîne tous ensemble samedi si ça te va ?
— Impec. Allez, je ne suis pas trop mal garée, c’est parti !
Victoire a attrapé son sac à corde et je l’ai suivi sur le sentier d’approche.
L’air embaumait le thym, le romarin, la douceur de l’été qui débutait. Nous avons
coupé à travers les arbustes pour atteindre le pied de la falaise, avec des noms de
voies toujours assez étudiés, parfois sobres comme dans « La dalle à l’oiseau » où
nous avons évolué ce soir-là. Mais non loin, il y avait « Orgasmatron », « Monte
queue » et tant d’autres. En Belgique, ils ont carrément un secteur « Sexeshop »,
avec « La fleur sacrée » et « With or without Viagra ». Oui, les grimpeurs ont de
l’humour et ne grimpent pas qu’aux falaises…
— T’imagines, Julie, qu’on pourrait être dans le métro parisien, à lutter pour
une place assise, en ce moment ? Rentrer dans notre banlieue toute grise, acheter
des raviolis au fromage au Franprix du coin, vider des bières en regardant le 20
heures, et fumer des clopes roulées ?

180
— Bonjour l’angoisse… Au lieu de cela, on se casse les genoux, les doigts, les
pieds sur des parois, en pleine nature, on profite du soleil qui décline, on se fait
quelques sueurs froides aussi. Mais par où tu es passée pour franchir ce devers,
bordel ?
— Monte tes pieds, souffle un coup, regarde, tu as une prise à droite.
— Ça ? Mais c’est tout patiné, je vais me ramasser !
— Mais non, je te dis que ça tient, un peu d’adhérence, fais-moi confiance.
— Qu’est-ce que je fous là ?
— Tu veux qu’on reparle du métro parisien ?
— Non, non, c’est bon. Prends-moi sec, je vais tenter ta prise.
— Allez, Julie, dynamise, vas-y !
— Ah fais chier, équilibre de merde !
Je devais me rendre à l’évidence que je n’avais pas complètement récupéré,
même si les progrès étaient notables. Il y avait encore besoin de quelques
ajustements, de finitions… et de patience. Ce qui n’était pas mon fort. Je venais
de basculer en cherchant à attraper sa fichue prise du bout des doigts. Quelques
écorchures supplémentaires. Victoire m’encourageait d’en bas :
« Allez ma chérie, ne te décourage pas, comme disait Simone de Beauvoir,
on ne nait pas femme, on le devient ! »
J’ai quand même réussi à finir cette voie. Du sommet, vachée (pas de bovin
violet à l’horizon, donc), je me suis retournée pour admirer le panorama. Tout de
même, nous étions bien loties. La mer à perte de vue, Monaco à mes pieds,
Roquebrune-Cap-Martin d’un côté, et Saint-Jean-Cap-Ferrat de l’autre. Quelques
voiliers au loin.
« Prends-moi sec ! OK, tu peux me descendre ! »
J’ai rebondi rapidement contre la paroi, impatiente de retirer ces chaussons
qui me comprimaient affreusement les orteils.
— Tu sais, Victoire, je réfléchissais à Simone, en redescendant. Je ne sais pas
si je suis féministe. Enfin, je ne sais pas ce qu’il y a, à vrai dire, derrière ce mot,
181
ou peut-être qu’il y a trop de concepts différents, que c’est un fourre-tout
hétéroclite. Moi, j’aime les hommes, enfin le mien. Comme une dingue, je suis
passionnée par mon mec. Quand il me téléphone, j’arrête tout pour lui parler. Si
on ne se voit pas, je compte les jours avant de le retrouver. J’adore faire l’amour
avec lui, je n’ai aucune envie de le dominer, encore moins de le sodomiser ni de
le fist-fucker comme j’ai pu lire dans certains articles. J’aime la pénétration, me
blottir dans ses bras, me sentir à l’abri contre lui, je ne vis pas cela comme une
expérience avilissante ni dégradante. Enfin, je suis romantique à pleurer, je n’ai
aucune envie de me lancer dans des pratiques sexuelles exotiques, je n’ai pas de
fantasmes exubérants, je cherche surtout à partager des sentiments authentiques,
forts, à éprouver des émotions avec mes tripes, à ressentir des vibrations intenses
avec lui, le manque, l’attachement, l’amour avec un grand A, aimer si
profondément que j’ai envie de lui courir dans les bras quand je l’aperçois,
l’embrasser follement sur le quai de la gare, me plonger dans ses yeux, sentir son
cœur battre la chamade quand je me glisse contre lui sous la couette, le serrer fort
contre moi, l’épauler quand il souffre, qu’il stresse, qu’il s’arrache les petites
peaux autour des ongles, et poser ma tête dans le creux de ses bras aussi, quand le
monde m’épuise. Moi ce qui m’intéresse, c’est de nous sentir vivre, l’un pour
l’autre. Ce n’est pas de la révolte, ni de la provocation, ni de la contestation pour
le plaisir.
— Moi non plus, tu sais. Je pense même que le véritable féminisme, c’est
essentiellement d’oser s’affirmer en tant qu’être humain. Ce n’est pas forcément
de sombrer dans une originalité de façade. Mais toi comme moi, nous avons un
statut privilégié, certainement. Nous avons pu faire des études supérieures, gravir
les échelons, occuper des postes à responsabilités… Nous ne sommes pas
confrontées à un métier sous payé, nous ne sommes pas des mères célibataires qui
doivent gérer seules toute une ribambelle d’enfants, ni des travailleuses du sexe
exploitées. Je t’enverrai un lien pour que tu regardes une interview d’Ovidie sur
Médiapart, hyper intéressante. J’admire énormément cette femme. Elle a un

182
parcours hors du commun, et des réflexions très abouties. J’aime sa façon de se
définir, en tant que « féministe non excluante », c’est-à-dire que sa ligne de
conduite ne doit pas servir pour taper sur d’autres femmes, par exemple ne doit
pas être une récupération par les islamophobes pour discriminer les femmes en
burkini. Tu verras, son point de vue est très éclairant. À mille lieues des clichés
sur le féminisme. Ce n’est pas une lutte des femmes contre les hommes. C’est
juste une volonté de respecter la femme dans son intégralité, revendiquer le droit
d’être un humain comme les autres. Moi, plus prosaïquement, dans notre société
occidentale, le vieux schéma traditionnaliste et conservateur de la mère au foyer,
cuisinière, intendante, animatrice de la messe des familles, vendeuse sur un stand
à la kermesse de l’école… Non, ce n’est pas moi, je ne peux pas. Et quand bien
même, je ne suis pas Mary Poppins. Je m’éclate avec mes petits neveux et nièces
quand je les vois, mais je suis lucide. Les enfants, c’est pas du bonheur en barre.
Je ne pense pas que je serai capable de me fondre dans le moule que la société
exige assez sournoisement comme l’immense majorité des femmes. Je n’ai plus
cet attrait pour l’insouciance du jeu, ni pour le standard sécuritaire familial, la
routine lénifiante. C’est peut-être des clichés, mais j’angoisse un peu. Je sens bien
que cela ne me correspond pas. En fait, j’ai parfois bien peur que la vie de famille
classique bourgeoise comme la société nous la vend, ce que cette société attend
des femmes, la maman taxi le samedi pour la danse de Clémentine et le judo de
Maxime, grenouille de bénitier le dimanche matin et les repas de famille avec la
belle-famille dans la foulée, suivi de la promenade digestive… Je n’aurai pas le
courage. Je ne souhaite pas cette vie. Quand je vois les mères assises pendant des
heures sur les bancs dans les jardins d’enfants, ça me flanque le cafard. Le vrai
féminisme, la vraie liberté, c’est d’oser l’amour fou, peut-être, de le revendiquer,
et d’inventer la suite, de manière iconoclaste, sans tomber dans les stéréotypes de
genre, avec des femmes cantonnées dans des tâches routinières et des hommes qui
partent chasser.

183
— Il faut juste trouver des mecs aussi éclairés que nous, mais je pense qu’on
est sur la bonne voie.
— Oui, et ils ne sont pas trop patinés, eux, on risque moins de se vautrer que
sur ces rochers !
— Je suis bien accrochée au mien, il a de bonnes prises ! Je comprends ce que
tu veux dire pour la vie de famille, je ne sais pas s’il y a une solution miracle. J’ai
du mal à me projeter pour l’instant. Mais j’imagine que nous aussi, nous serons
rattrapées par l’instinct maternel. Tôt ou tard.
— S’il existe, si ce n’est pas une construction de nos sociétés patriarcales,
l’instinct paternel, on en parle ? Après tout, qui sait où débute le
conditionnement ? Est-ce que cela implique de renoncer à une part de soi-même,
à devenir des jeunes filles rangées ? Je ne veux pas dire que j’ai une vie débridée,
je veux juste signifier que je ne me reconnais pas dans la vie que mènent les mères
que je connais. Tu ne trouves pas que la plupart des couples mariés ont l’air
asexués ? Souvent, je me demande s’ils font encore vraiment l’amour. Je ne veux
pas parler du petit coup merdique en 20 minutes du samedi soir 22h quand les
enfants sont couchés. Est-ce qu’ils prennent encore le temps de se savourer, de se
regarder dans les yeux, de se caresser, d’admirer le corps de l’autre, d’écouter
leurs murmures, le rythme de leurs respirations, de sentir leurs odeurs au creux du
cou ?
— Tu as lu André Breton, « Nadja » et « L’amour fou » ?
— Je ne sais plus, ma Juju, toi comme moi on a tellement lu de bouquins…
— Il termine « L’amour fou » par ce doux conseil à sa fille, Aube : « Je vous
souhaite d’être follement aimée ». C’est ce que je nous souhaite, aussi.
— Ça me fait penser à « La vie devant soi » de Romain Gary, cette véritable
histoire d’amour entre un petit garçon, Momo, et une ancienne prostituée devenue
sa nounou. Ah, il faut que tu le lises, c’est hyper émouvant. Il termine simplement
par « il faut aimer ». C’est aussi simple que cela, tout est dit, rien à ajouter.

184
— Oui, il faut aimer réellement, avec ses tripes, intensément. Pas juste se caser
pour combler un vide existentiel, ni occuper ses week-ends. Je crois que Gaspard
est le premier homme avec lequel je fasse l’amour si entièrement, ce n’est pas
juste sexuel. Nous arrivons à nous connecter par nos 5 sens, c’est peut-être un peu
tantrique. Le temps s’arrête, je ne sais pas, c’est magique, j’ai l’impression de
fusionner avec lui. Et enfin, c’est un peu comme l’orgasme, finalement l’amour.
Le premier orgasme, on se dit que c’est chouette, on sait ce que c’est maintenant,
enfin on l’a expérimenté, découvert. En réalité, non, il y a une myriade
d’orgasmes, de jouissances, et leur intensité, leur durée peuvent atteindre des
sommets insoupçonnés. La première fois que je suis tombée amoureuse, je ne me
doutais pas qu’il y avait aussi des paliers, et bien sûr des durées différentes. J’ai
toujours été amoureuse de mes partenaires avec lesquels j’ai CHOISI de faire
l’amour. Mais à présent, je m’aperçois qu’il y a différents stades, comme pour les
orgasmes. Je crois que je n'ai jamais autant aimé un homme, pour tout ce qu’il est,
authentiquement, foncièrement. C’est un amour qui me nourrit.
— On ferait bien de manger un morceau d’ailleurs… Avec Antonin c’est le
tout début, je ne sais pas encore où nous en sommes. J’espère pouvoir en dire
autant bientôt. Mais bon, être féministe n’implique pas de renoncer à tomber
amoureuse, à mon avis, c’est évident, bien au contraire ! En disant ça, j’ai
l’impression d’avoir inventé l’eau chaude…
— D’ailleurs, pour en revenir aux clichés machistes, tu as remarqué qu’une
femme qui s’insurge, c’est une hystérique, surtout dans le monde professionnel,
alors qu’un homme, lui, il a du caractère. Ça m’exaspère, du coup je dois passer
pour une hystérique en permanence.
— Il ne faut pas se laisser emmerder par les phallocrates, règle numéro 2.
— C’est quoi la règle numéro 1 ?
— J’ai toujours raison.
— Ah oui, ça permet de simplifier les problèmes.

185
— Absolument. De toute façon, s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas
de problème, pas vrai ?
— Tu en as encore beaucoup dans ton sac à pof ?
— Quoi, de la pof ?
— Non, des phrases à la con ?
— Des kilos, ma vieille, suffisamment pour étouffer tous les caractériels qui
s’aviseraient de me traiter d’hystérique ! Bon, allez, en piste, à moi, tu es prête à
m’assurer ?
— Prends un carré de chocolat avant, c’est aphrodisiaque.
— Waw, il est bandant ton chocolat !!!
— Ah non, c’est les mecs qui sont bandants. D’ailleurs, je trouve Gaspard
super sexy. Avant, les mecs, je pouvais les trouver mignons, lui, je ne sais pas,
c’est différent, il n’est pas juste mignon, pour moi c’est un aimant. Il doit avoir
des phéromones hyper accordées avec les miennes, c’est limite déstabilisant.
— Enlève tes lunettes roses à double foyer et viens m’assurer, plutôt, ma
cocotte. Tu l’as dans la peau ton mec, mais en attendant, comme il n’est pas là, tu
vas me faire grimper, pigé ?
— Oui, cheffe !
Quelques voies plus tard, les doigts de pieds endoloris, et les ongles limés
par le rocher, nous avons rangé tout le matos, retour au bercail, sur le sentier, à la
lumière de nos téléphones. Avant de me quitter, dans la voiture, Victoire m’a
glissé :
— Tu sais, je pense que Sartre ne m’en tiendra pas rigueur… Pour moi, le
féminisme est un humanisme, bien avant et bien au-delà de son existentialisme
trivial.
— Sûrement, sûrement, je ne suis pas à fond sur l’existentialisme, ni sur Sartre,
à vrai dire, mais on en reparle, ou pas d’ailleurs, samedi ? Bonne nuit, ma cocotte,
arrête de réfléchir !
— Bisous, dors bien, fais de beaux rêves de ton Gaspard !
186
— Ça va virer porno, je vais encore empêcher ma voisine de dormir…
— Qu’elle baise, elle aussi, bordel, plutôt que d’écouter ses voisins !
— Je vais lui offrir « Baise moi » de Virginie Despentes, ça va la réveiller pour
de bon.
— Ouai, c’est une sacrée claque ce bouquin. Le côté ultra violent me dérange,
mais j’imagine que c’est le but.
— Tu sais qu’elle a été violée, elle aussi, à 17 ans ?
— Oui, il y en a toujours plus qu’on ne le croit, ma chérie, sans que cela n’ôte
rien à toute l’horreur de chaque viol et à ses répercutions traumatisantes.

187
43

Gaspard

« Vous n’avez besoin que d’un seul ami, mais un vrai, pour vous défendre
contre les coups de l’outrageuse fortune. »
Henry Miller
« Les folies sont les seules choses qu’on ne regrette jamais. »
Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray

Elle a voulu me présenter son amie Victoire, alias Pétunia.


— C’est une blague entre nous. Pendant le confinement, elle est devenue
mysophobe, elle lavait tout à la Javel.
— J’en connais d’autres… J’ai une consœur qui vit avec des gants, c’est
écœurant finalement. Elle n’a rien compris, elle touche tout avec, elle répand les
germes et les microbes massèrent sous le latex. Elle doit avoir les mains qui
sentent les pieds. Ou le Saint-nectaire, merci les Auvergnats... Le pire, c’est
qu’elle « lave » les gants au gel hydroalcoolique, alors ils se désintègrent et tout
ce qu’elle touche en fin de journée devient collant. Ce n’est plus Spiderman, c’est
« Spidercrade » … Bref, mais pourquoi Pétunia ?
— Tu ne connais pas le dessin animé des Happy Tree Friends ? Cette petite
série avec des animaux tout mignons qui s’entre-tuent ? C’est à mourir de rire,
c’est complètement idiot. Pétunia, c’est une mouflette bleue qui pète les plombs
dès que c’est un peu sale, et du coup elle provoque des carnages.
— Ah oui, je me souviens d’un lapin jaune, et d’une espèce d’écureuil vert, un
vrai psychopathe. OK, on va essayer de ne pas s’entre-tuer quand même, je vais
rester propre !
Nous avons donc emmené Pétunia, escortée par son nouveau boy-friend,
Antonin, dans la meilleure pizzeria de Nice, tenue par des Italiens, évidemment.

188
— Ce n’est pas très fréquent comme prénom, Antonin, lui ai-je dit pour briser
la glace.
— Pas plus que Gaspard, il me semble ?
— Ah mais depuis que je suis né, il y en a de plus en plus !
— Moi aussi, coïncidence ? Je ne crois pas…
— Tu regardes trop le site « complots faciles pour briller en société », toi !
— Oui, ils sont vraiment forts. Tu as vu la dernière trouvaille ? La tasse à café
pour gauchers !
— J’avais adoré le puzzle Peppa pig pour Noël, tu te souviens, le paquet de
lardons !
— Et le type qui demande sur Facebook « Vous croivez qu’on nous
observe ? » et qui se fait instantanément corriger par la CIA « croyez ». Les mecs,
on se demande où ils vont chercher des idées pareilles…
J’ai sympathisé avec Antonin ce soir-là, et puis, quand ma vie s’est
effondrée, il est resté là et nous sommes devenus amis. C’est un conseiller en
investissements financiers, alors il m’a aussi filé un coup de main pour la
composition de mon portefeuille. Et il nous a beaucoup soutenus, après, avec
Victoire.
Alors que nous discutions de l’inefficacité du stock-picking et autre market
timing, c’est-à-dire de l’incapacité que nous avons à anticiper le cours de la bourse
et à choisir judicieusement les quelques rares bonnes actions susceptibles de battre
le marché, Victoire s’est exclamée :
— Vous savez ce que j’ai lu sur son blog ?
— Oh, tu as un blog, Antonin ?
— Oui, un blog de finance, ce n’est pas méga fun, ça reste du boulot, je ne
raconte pas mes dernières vacances !
— Ni des blagues de cul. Mais parfois il s’égare, il nous pond des articles sur
la convexité des obligations et en fouillant bien, il arrive à glisser quelques

189
pépites. Ecoutez, c’est grandiose : « la taille est l’ennemie de la performance. »
Fabuleux, non ?
— Tu me fais rire, tu sors la citation de son contexte, alors évidemment…
Allez, OK, c’est marrant. Plus sérieusement, c’est dans un bouquin d’un
gestionnaire de fonds, David Swensen. Il a écrit ça à propos des sociétés de gestion
de portefeuilles institutionnels, pas de la taille de sa bite !
— Il y pensait peut-être aussi, tu n’en sais rien, mon chéri !
— Et du coup, c’est tout ce que tu as retenu de mon blog… Bravo !
— Oui, c’est un axiome qui résume assez bien la quintessence de l’ensemble !
Enfin, mon chéri, je t’ai laissé plein de commentaires, et tu ne les as même pas
publiés !
— Attendez, je vais vous lire les commentaires, c’est gratiné, j’ai tout sur mon
smartphone, j’ai gardé des preuves, parce qu’elle serait fichue de m’accuser de
censurer mais il faut les lire pour le croire. Voilà, j’ai trouvé : « Bonjour monsieur,
de bon matin, je m'amuse à lire vos articles et une phrase m'interpelle : "Un Bêta
de 0 indique une absence totale de corrélation avec le marché". En imaginant un
actif dont la croissance est nulle (un actif théorique, avec une croissance
totalement nulle), le béta sera forcément nul. Si on imagine que le marché à cette
période théorique abominable a aussi une croissance totalement nulle, son béta ne
peut pas être de 1, il sera aussi de 0 (eh oui, zéro multiplié par zéro, divisé par
zéro, ça ne fait pas la tête à toto, ça fait 0). Du coup, notre actif et notre marché
sont à 0 et corrélés ou pas, on n'en sait rien ! Et finalement le béta du marché peut
ne pas être égal à 1. Ce n'est pas une remarque absolument fondamentale, c'était
juste pour embrouiller tout le monde. » Impubliable, n’est-ce pas ?
— C’est marrant, j’aurais pu écrire exactement le même genre de débilités...
— Ça ne m’étonne pas de toi, Julie, ma chérie. Allez, Antonin, tu en as un
autre, qu’on rigole ?
— Oh, ce n’est pas mieux. Le 1er était signé Calvin, donc forcément un certain
Hobbes s’en mêle, logique (note de l’auteur : Calvin et Hobbes sont les héros
190
d’une BD. Calvin est un petit garçon désopilant et Hobbes, son tigre en peluche.
Tous les 2 tournent en dérision avec humour le monde des adultes. A lire
d’urgence. Avant l’être et le néant. Vous y retrouverez la citation sur les limaces) :
« Bonjour monsieur, merci pour votre excellent article. Je voudrais rebondir (ce
qui est assez fréquent chez moi) sur la remarque très intéressante de Calvin et
ajouter un commentaire sur le ratio de Treynor. Il est écrit que "ce ratio ne peut
pas être calculé lorsque le Bêta est négatif." Entre nous, maintenant que tout le
monde est en surchauffe, on peut se l'avouer, ce n'est pas quand le béta est négatif
qu'on ne peut pas le calculer, mais surtout quand le béta est égal à zéro !
Pour clôturer ce débat, je voudrais vous confier une jolie citation à méditer d'un
de mes copains “La preuve qu'il y a des êtres intelligents ailleurs que sur Terre est
qu'ils n'ont pas essayé de nous contacter.” Bonne journée ». C’est n’importe quoi,
on est d’accord ? (Note de l’auteur : la citation est bien sûr tirée d’une de leurs
BD.)
— Cela dit, Victoire a raison, on ne peut pas diviser par zéro, et la citation est
rigolote !
— Mais ça n’a rien à foutre sur un blog de finance, Gaspard, m’enfin !
— Arrête, on dirait Gaston Lagaffe ! Non, mais ça peut faire rire tes clients, et
un client qui rit…
— Finit dans mon lit ? Non merci ! Ce ne sont pas que des bombes sexuelles,
à part toi ma chérie, hein.
— Antonin, en tant qu’amie de très longue date de Vic, je peux te le confirmer,
tu n’as pas fini d’être surpris, et tant mieux, tu ne vas pas t’ennuyer…
— Ah non, ça, je ne suis pas inquiet ! D’ailleurs j’oubliais, le 1er avril, je te
connaissais à peine à l’époque. Tu t’es fait passer pour une certaine Barbara qui
captait un chou et qui voulait absolument un appel gratuit pour poser plein de
questions stupides sur des placements hyper risqués, genre le trading sur forex, ou
vider son livret A pour acheter du Bitcoin, enfin un calvaire… et j’ai failli tomber
dans le panneau ! Elle est barjo, vous le saviez ?

191
Comme l’a bien précisé le fameux Calvin à la fin de son commentaire, sa
démonstration n’est d’aucun intérêt, je vous fais donc grâce de l’explication de
son charabia, ce qui donnera aux pros de la finance la satisfaction de se
comprendre entre eux ou de griller quelques neurones pour essayer de faire
semblant ;)
Avant de quitter Antonin, je lui ai transféré par WhatsApp un exemplaire
d’ordonnance que Paul, mon ami pharmacien m’avait procuré :
« Pour une relation harmonieuse, l’homme doit prendre 3 fois par jour ces
4 médicaments :
DIKOMMEL 40mg
FAICOMMMEL 50 mg
PENSECOMMEL 100mg
PIFERMELA 500 mg
Si vous ne trouvez pas le DIKOMMEL, il existe le générique
DIKELARAISON »
Il a pouffé de rire en me tapant dans le dos : « Vous êtes vraiment une sacrée
bande de cinglés tous les 3. » Antonin était adopté, à l’unanimité.

192
44

Gaspard

« Et puisque désormais libre, je ne veux plus rien posséder, tout


m’appartient et ma richesse intérieure est immense. »
Etty Hillesum, Journaux et lettres
« Naviguer, c'est frôler sans cesse le corps onctueux d'une déesse qui,
alors, est interminable. La mer lamée de mauve, c'est sa peau où la coque
s'introduit. C'est d'un érotisme subtil, onirique, étrange et secret. »
Olivier de Kersauson, Le monde comme il me parle

Pour les 30 ans de Paul, mon ami pharmacien aux suppositoires


improbables, shooté au DIKOMMEL, je voulais lui offrir une expérience de vie
mémorable, plutôt qu’une montre ou un pull. Paul était trop désopilant pour
recevoir un pull marin avec un col rond et des boutons sur le côté. Nous nous
offrions surtout l’un à l’autre des articles de sport, le masque de ski polarisé
dernier cri, les crampons-piolets pour atteindre tous les sommets, la caméra time
lapse pour filmer les étoiles et nous mettions un point d’honneur à inaugurer ces
gadgets ensemble, ce qui nous avait permis de réaliser plein d’expéditions dans
l’arrière-pays et au-delà.
Cette fois-ci, je voulais innover. J’ai hésité à lui offrir une entrée dans un
club libertin, juste pour voir sa tête. Mais je n’avais aucune envie qu’il me saoule
pour que je l’accompagne. Je risquais d’avoir un retour de boomerang.
J’ai donc opté pour une option plus soft. Nous n’étions pas que
montagnards dans l’âme, nous étions aussi un peu marins sur les bords. J’ai
déniché mon graal après quelques recherches sur internet : une journée en mer sur
une formule 1, un trimaran Ultime, comme ceux de François Gabart et Thomas
Coville. Naviguer en survolant la mer sur foils, j’en rêvais. Dépasser la vitesse du

193
vent grâce à une prouesse technologique, c’était un exploit fabuleux. J’ai réservé
3 places, je voulais que Julie puisse s’envoyer en l’air dans le vent avec nous ! Ce
serait une première pour nous trois.
Nous avons embarqué à Sète sur un maxi-trimaran de la Gitana team, de
près de 60 pieds.
— Il faudra revoir avec Vic, ai-je annoncé à la vue de ce géant des mers, je
pense qu’on ne peut pas appliquer son axiome : « la taille est l’ennemie de la
performance ».
— Tu as raison mon chéri, c’est énorme, je crois que je n’avais jamais vu un
voilier aussi démesuré, non mais regarde ce mât !
Paul était ébahi également. J’avais réussi à le scotcher. En mer, nous avons
vu les nœuds défiler, jusqu’à 30, environ 55 km/h, juste à la force du vent. Nous
frôlions à peine la mer. La surface de l’eau disparaissait sous nos yeux, à travers
le trampoline. Nous avons pu barrer, chacun à notre tour, le visage inondé de vent,
de soleil, d’embruns. Nous domptions ce monstre marin à la force du bras. Les
sensations étaient démentes, exacerbées. Les étraves des trois flotteurs fendaient
la mer, laissant des vagues de poupe colossales derrière nous. Paul était heureux
comme un gosse qui découvre ses cadeaux de Noël.
— Tu vois, Gaspard, pour moi, c’est une expérience inoubliable, quasiment
autant que de faire l’amour avec une femme sublime dont je serais profondément
amoureux. C’est le pied…
— Moi qui hésitais avec une entrée dans un club libertin, alors je ne regrette
pas…
— Bah, ce pote, Oscar, je ne le vois pas beaucoup. Je faisais l’avocat du diable,
la dernière fois. Au fond, je suis très fleur bleue moi aussi, et je vous envie tous
les deux, Julie et toi. Vous avez une chance incroyable.
— La chance, mon vieux, ça se provoque. Je ne dirais pas que c’est une
question de chance. Le bonheur, ce n’est pas passif, bien au contraire. Nous avons
cherché tous les deux, nous nous sommes mis dans les dispositions favorables.

194
Tomber amoureux, c’est aussi être en paix avec soi-même. Et ne pas se perdre
dans des histoires médiocres qui n’ont pas de sens, et qui t’occultent la faculté de
cibler l’essentiel, de trouver quelqu’un susceptible de te correspondre. Tous ces
couples qui restent ensemble par habitude, ennui, peur, facilité… C’est renoncer
à l’éventualité de trouver l’amour finalement. Sois un célibataire épanoui, mon
vieux, provoque la chance… Si j’étais une femme, je serais folle de toi. Tu es mon
meilleur pote, tu me fais marrer, avec toi je croque la vie à pleines dents, tu mérites
de trouver.
— Merci Gaspard, c’est un chouette compliment que tu me fais là… Je suis
patient, mais bon, si elle pouvait surgir sans trop tarder, ça m’arrangerait…
Paul était ému. Sous sa carapace de pharmacien rigolo, je découvrais,
attendri, un sentimental.
Ce furent de mémorables moments de liberté. Le monde nous appartenait,
nous étions jeunes, heureux, avides de vivre, impatients d’exister.
Et pourtant, tout cela ne durerait pas. Les jours s’égrenaient.
Ils étaient déjà comptés.

195
45

Paul

« L’amour… il y a ceux qui en parlent et il y a ceux qui le font, à partir de


quoi il m’apparait urgent de me taire. »
Pierre Desproges
« Les mecs pouvaient coucher direct sans être catalogués de « garçon
facile » ? Eh bien, même si j’étais une fille, j’allais faire comme eux. J’allais
baiser comme un mec. J’allais suivre ma libido, mes envies, mon désir, et fuck les
stéréotypes de genre. »
Camille Emmanuelle, Sexpowerment

Pour tous, je suis le bon pote un peu dingue, voire carrément déjanté. Le
pharmacien assez taré pour se déguiser en sapin de Noël avec boules et guirlandes
clignotantes le 24 décembre. J’aime bien provoquer un peu, je fais souvent
l’avocat du diable car polémiquer nous fait tous avancer. Je me donne des faux
airs de grand costaud. Mais finalement, je suis certainement le plus sentimental
de nous tous. Simplement, j’ai bien conscience que dans notre société actuelle, un
homme trop sensible, c’est très suspect. Ce n’est pas viril, c’est donc
probablement un homosexuel, ou un non-binaire, un gender fluid, voire une
femme transgenre. Je suis peut-être même un peu queer dans mon style, dans mon
fonctionnement, au sens décalé du terme (et s’il vous faut un dictionnaire ou
Wikipédia pour tous ces termes techniques… Bonjour le coup de vieux… Je
plaisante ;)
Il y a quelques semaines, exactement trois avant de la rencontrer, j’ai
commencé à chatter avec une fille à 1000 bornes, Camille, au fin fond de sa
Bretagne. Elle était de garde à l’hôpital de Rennes. Je zonais dans mon officine,
de garde aussi, dans l’attente d’un Microlax à délivrer d’urgence (efficace contre

196
la constipation passagère d’un touriste en perdition, à 2h du matin, les urgences
revêtent des aspects parfois très subjectifs… Moi, à part le Viagra, je ne vois
pas…). Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai vu sur son profil qu’elle avait traversé
tout le Mercantour, qu’elle avait aussi ce petit je ne sais quoi qui vous pousse à
oser des plans un peu fous. Elle m’a remballé gentiment quand je l’ai contactée :
« Chouette profil, Paul (si c’est bien ton prénom), mais tout de même, 1000
bornes, c’est ambitieux. »
Je m’en foutais pas mal des 1000 bornes, je cherchais juste à échanger avec
quelqu’un d’un peu déjanté, qui me ressemble, qui me comprenne, quitte à ce que
cela demeure platonique. Et ça ne court pas les rues. En fait dans un rayon de
moins de 100 km, je m’étais toujours vautré et j’en avais marre des profils sans
saveur. Je lui ai dit de ne pas s’en faire, que la distance ne nous empêchait pas de
discuter, que tout ce que nous risquions, c’était de découvrir peut-être des gens
intéressants, que j’avais déjà noué des amitiés par internet, et que je pensais
déménager en Bretagne, pas loin de chez elle, dans les 6 mois, pour m’adonner
plus à la voile. En fait son profil m’intéressait vraiment, je ne saurais pas dire
pourquoi. Des points communs, un élan vital, un petit rien qui donne envie d’aller
regarder de plus près. Ou alors j’ai simplement du flair ?
J’ai commencé par papoter montagne, rando, ski, sans aucune idée précise
ni franche arrière-pensée (quoi que…). Je lui ai raconté mes blagues de comptoir :
« Les clients qui viennent se faire tester car ils sont cas contacts, je leur dis qu’ils
fréquentent vraiment n’importe qui… » Elle m’a raconté des blagues de cul de
salles de garde (que je ne peux décemment pas retranscrire, secret médical ;) Je
lui ai parlé de ma dernière séparation, assez houleuse, avec une perverse
narcissique. C’est un concept à la mode, mais ce n’est pas qu’un concept, j’en ai
fait les frais, la manipulation, la culpabilisation, une forme de destruction
insidieuse, sournoise, insupportable. J’ai commencé à me confier à cette
inconnue, à lui raconter ma vie, mes objectifs. Je l’ai sûrement mise en confiance,
c’est le côté confraternel, fort pratique ;) Et puis je l’ai fait rire avec ma fameuse

197
blague du somnifère en suppositoire (qui endort si vite qu’on peut se réveiller avec
un doigt dans le cul, c’est complètement crétin, mais plus c’est con, plus c’est
énorme, plus ça marche), c’est l’humour bien potache de ma bande de potes
pharmaciens. Finalement, c’est devenu presqu’addictif, j’avais sans arrêt envie de
lui écrire, j’attendais ses réponses fébrilement, je rigolais tout seul en les lisant. Je
lui ai expliqué que de toute façon je voulais prendre le temps de connaitre les
personnes avant de les rencontrer, que je ne voulais surtout pas aller trop vite,
donc qu’il ne fallait pas se prendre la tête, qu’on verrait bien, que son profil me
plaisait. J’aimais nos soirées à chatter jusqu’à 1h du matin, elle me faisait
tellement marrer. Elle me disait qu’elle en avait ras-le-bol des mecs sur ce site,
certains lui posaient des questions complètement stupides, du style : « Au fait, tu
aimes les voyages ? » Non, je déteste. Mon kif à moi, c’est de rester en slip avec
mes pantoufles sur mon canapé à mater un film de boules en buvant des bières.
Elle dérapait sans arrêt avec des allusions au cul, ce qui entretenait une forme
d’ambiguïté, on flirtait comme des fous sous des faux airs de : « Mais non, t’es
trop loin, on est juste potes. » Au bout de 7 jours de messages quotidiens itératifs
du matin au soir, elle m’a écrit :
« Je vais à Marseille dans 2 semaines pour un congrès bidon, tu serais
dispo ? »
Ça me paraissait trop dingue, je ne m’attendais pas à la voir, c’était
inespéré. Si vite. Et mes bonnes résolutions de papoter chastement pendant des
plombes, on en fait quoi ? Je les ai mises dans le dossier « Pharma : Déchets
d’Activité de Soins à Risques Infectieux alias DASRI, poubelle jaune », avec le
couvercle hermétique qui va bien et je me suis libéré, j’ai foncé. Plus les jours
défilaient, plus je comprenais que je tombais raide amoureux. Après lui avoir écrit
des méga-octets de messages allant du classique « La cigarette tue, la pipe
détend » ou « Mieux vaut être comme toi, belle et rebelle, que moche et
remoche », j’ai fini par lui avouer que je dormais mal, mais que c’était chouette
car je la trouvais dans mes rêves et surtout que je n’avais pas ressenti toutes ces

198
émotions depuis fort longtemps. Au bout de 2 semaines, en me souhaitant bonne
nuit, elle a ajouté :
— J’ai hâte de dormir avec toi, c’est chouette, ça, le peau à peau, j’adore…
— J’ai hâte aussi, tu imagines bien. Enfin… dormir ?
— Après… voyons, c’était implicite… Alors bonne nuit ?
— Toi aussi. Je t’aime.
Je m’étais jeté à l’eau, pas vraiment sans filet, car je percevais dans ses
messages que le désir montait aussi de son côté. Avec mes petites blagues du
style : « Je suis à prendre ou à lécher », je n’étais tout de même pas vraiment
subtile… Mais toute cette histoire me paraissait complètement inimaginable, 15
jours avant. Je me couchais le soir avec une envie irrésistible de la serrer contre
moi, de l’embrasser et de faire l’amour avec elle pendant des heures. C’était
dément, je ne l’avais jamais vue ! Alors évidemment, on s’envoyait des selfies,
au boulot, dans la rue, avant de nous coucher, à poil sous nos couettes…
Elle a fini par m’annoncer qu’elle avait mis une option sur une chambre
dans un hôtel de luxe, à prix cassé : « Un clic et j’annule tout, si tu me casses les
pieds. » J’ai répondu que c’était une idée alléchante, forcément :)
J’étais admiratif qu’elle ait osé. Les nanas, c’est épatant. Enfin, elle. Les
autres, je m’en tape. Tous les soirs, on faisait le décompte ensemble des jours qui
nous restaient, puis des quelques heures, tels des ados attardés… Nous avons fini
par nous résoudre à une tragique évidence : nous n’aurions pas le temps de nous
dire bonjour avant de nous embrasser.
— Ou alors je me mettrai à genoux ? lui ai-je proposé, chevaleresque.
— Pour quoi faire ?
— Un baise main ?
— Excuse-moi, je voyais autre chose, MDR !!! Là, c’était un peu trop quand
même d’emblée, j’en pleure de rire !!
— T’es trop con, j’en ai mal aux joues à force de me marrer avec toi !!

199
Elle est venue me chercher à la gare, sur le quai, comme dans les films. Je
l’ai aperçue de loin, elle courait presque. Je venais de mâcher un chewing-gum à
la menthe pour assurer mes arrières. Je l’ai serrée dans mes bras, simulant que
nous étions déjà ensemble depuis des lustres, et comme nous nous l’étions promis,
nous nous sommes embrassés longuement sur le quai. J’étais tellement impatient.
Je voulais la garder dans mes bras, serrée contre moi, pendant ces quelques petites
heures volées à deux. On s’arrêtait tous les 100 mètres pour s’embrasser. Ces 15
jours nous avaient mis dans un état de manque terrifiant. Nous avons fini par nous
asseoir à califourchon sur un banc, près du port. Je l’ai pressée contre moi, je
sentais son sexe sur le mien, à travers les quelques épaisseurs de nos jeans. Je lui
ai défait son soutien-gorge pour lui caresser les seins. J’ai dû arrêter, elle me
léchait l’oreille, j’étais en train de partir. Nous sommes allés déjeuner dans un
resto sans prétention, qui nous a servi du poisson cuit à merveille, avec un petit
chablis insipide, à côté d’elle. On se dévorait des yeux, je l’embrassais entre les
plats. Nous avions tous les 2 terriblement envie d’actionner l’option qu’elle avait
prévue ensuite, et qui me ravissait.
A 14h, nous avons détalé directement devant l’hôtel de luxe où elle avait
réservé une chambre pour l’après-midi. Elle a tenu à s’adresser elle-même au
concierge :
« Bonjour monsieur, j’ai pris une chambre pour cet après-midi… »
C’était un petit jeu, une forme de provocation, une façon de briser les
codes : « Oui, monsieur le réceptionniste, c’est moi qui voulais le baiser, ça pose
un problème ? »
Une fois dans notre alcôve, face au lit King size, sous un lustre magnifique,
comme des branches d’arbre doré, une lumière tamisée, le silence feutré de cet
hôtel désert, je l’ai embrassée avidement en lui retirant son T-shirt, elle a défait
tous les boutons de ma chemise, qui s’est coincée à mes poignets, ce qui nous a
fait rire, un peu nerveusement. Je l’ai portée sur le lit, toute légère, elle s’est
empressée de retirer son jean, ses chaussettes, sa culotte. Tout a disparu d’un petit

200
coup de pied par terre. J’ai gardé pudiquement mon boxer en me glissant près
d’elle. Quelques minutes supplémentaires. Seulement. Histoire de ne pas faire
genre le mec trop pressé. Mais bon… De toute façon, je voulais savourer, j’avais
compilé un dossier « compta pharma » à dégainer d’urgence si je montais trop
vite.
Les mots me manquent pour décrire ces 3 heures que nous avons passées,
non pas à « faire l’amour », mais à nous donner mutuellement tendrement du
plaisir, à nous fondre l’un dans l’autre, à nous délecter de chaque minute passée
lovés ensemble. Je n’avais jamais réussi à atteindre cette intensité de symbiose
avec mes précédentes partenaires. Tout s’enchainait comme une évidence,
naturellement. Je me noyais dans ses yeux, je sentais toute la force de notre
attachement réciproque dans nos étreintes. Elle a dû jouir une dizaine de fois,
j’étais subjugué. Je craignais tellement de ne pas être à la hauteur pour cette
première fois que j’espérais magique, et qui fut plus qu’extatique. Les
préliminaires avaient duré 15 jours pour tous les deux, aussi, alors… Cependant,
je pense qu’il faut être câblé pareil pour parvenir à ce degré de fusion. Peu de gens
sont réellement et profondément capables d’empathie, peu de gens peuvent
ressentir avec intensité la violence des sentiments. Beaucoup trop sont blasés,
dépités, méfiants, sur la réserve, ou dans des calculs de probabilité, de
compatibilité, à cocher des cases. Nous étions en dehors de toutes ces
considérations. Notre histoire était tellement improbable qu’elle nous a
submergés, littéralement. Nous nous sommes laissés porter, nous avons lâché
prise, un peu comme la montée en jouissance pendant l’orgasme. Nous savions
intuitivement que nous avions tous les deux cette capacité créatrice, cette espèce
de formatage cérébral qui donne un relief, un contraste plus marqué, plus coloré,
plus vivant, à toutes les émotions. Alors nous sommes devenus complètement
accros. Chaque caresse, chaque étreinte était plus intense. Je m’enivrais de son
odeur, du contact de son corps contre le mien, de la douceur de sa peau, de son
sexe si réceptif. Chacun de ses orgasmes me rendait fou, je la sentais se raidir, se

201
serrer délicieusement autour de moi, je l’entendais gémir contre mon oreille. Elle
m’a dit de jouir, de ne plus me contrôler, de me laisser aller, alors j’ai fini par
succomber, et par fondre de plaisir dans ses bras. Notre amour était si sensuel et
doux. Je n’en revenais pas, j’avais l’impression de l’avoir toujours attendue… et
elle était à 1000 bornes.
Je l’ai accompagnée jusqu’à son bus pour l’aéroport, je sentais le chagrin
monter, teinté du bonheur de l’avoir enfin trouvée, elle. Nous étions comme des
extra-terrestres, imbriqués l’un dans l’autre jusqu’à la dernière minute. Même les
ados avec leurs smartphones nous regardaient de travers.
J’imprimais son image dans mon cerveau, pour m’en souvenir encore et
encore, pendant tous ces longs jours qui nous tiendraient loin l’un de l’autre, exit
le gros dossier « compta pharma ». Une sensation de plénitude immense
m’envahissait simultanément. La certitude de l’aimer, la sérénité de lire son
amour réciproque, la promesse d’un bonheur immense à venir.
Les autres ne pouvaient pas comprendre, nous étions deux câblés
étrangement dans un monde où les interactions sociales, les connexions humaines,
n’avaient parfois, de mon point de vue, plus aucun sens.
Je n’ai pas osé parler d’elle à Gaspard et Julie lors de notre virée en Ultim,
une semaine plus tard. Pourtant, je pense qu’ils auraient pu comprendre. Mais je
voulais garder cette parcelle de mon jardin secret encore quelques jours, rien qu’à
moi. Je craignais qu’un regard extérieur ne ternisse la magie de tout ce que je
vivais avec elle.
J-30. Vivement que je ne compte plus que les heures avant de la voir…

202
46

Fabrice

Tout était prêt, son sac, sa permission de sortie. Ils allaient pique-niquer
ensemble sur l’île Sainte-Marguerite, comme avant. Il avait hâte de la revoir, il
espérait qu’elle serait ponctuelle. Il était un peu fébrile. Ce matin, il s’était réveillé
heureux. Cela faisait tellement longtemps que cela ne lui était plus arrivé. Gladys,
l’infirmière qu’il préférait, l’avait félicité pour sa belle chemise repassée la veille.
Il avait compté les heures. Et il était rassuré car il ne bavait plus et son cerveau
fonctionnait à nouveau à toute vitesse, depuis qu’il recrachait ses médicaments en
cachette. Les voix avaient recommencé à chuchoter, mais c’était à peine un
murmure, il ne les écoutait pas.
Il l’a tout de suite vue, elle lui tournait le dos. Elle avait toujours ses longs
cheveux blonds magnifiquement coiffés, étincelants, jusqu’au bas des reins. Ils
l’avaient sûrement protégée de ses messages de télépathie, leur texture était si
épaisse.
« Bonjour Julie, comme tu es belle, tu n’as pas changé ! Et quelle chance,
tu nous as apporté le soleil aujourd’hui ! Tu m’as tellement manqué… »
Il s’est tu, glacé. Un gamin ricanait en criant distinctement : « T’es vraiment
qu’un bolloss, mec, et tout le monde le sait ! Tu lui fais juste pitié à Julie !
Regarde, elle s’en tape de toi, elle a une nouvelle bague, elle a un autre mec, elle
s’en fout de toi et de ta vie de taré ! »

203
47

Gaspard

« Seul ce qui ne cesse de nous faire souffrir reste dans la mémoire. »


Friedrich Nietzsche
« Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait
bien aimé vivre. »
Jean Anouilh, Antigone

Quelques jours avant, elle m’avait raconté qui était ce type qui lui
téléphonait de temps en temps :
— Fabrice, c’est un pauvre mec, il me fait un peu pitié, plus personne ne va le
voir. Je crois qu’il a eu des délires paranoïaques. Nous avons été ensemble
pendant quelques mois, il y a un an. Il était assez psychorigide et mégalo, donc
j’ai fini par le larguer. Surtout qu’il a commencé à me parler de télépathie. Il
voulait buter le 1er ministre australien, Scott Morrison, parce que c’est un
climatosceptique. Bref, il passait des nuits blanches avec Rammstein ou Marilyn
Manson à fond en imaginant toutes les façons de le buter. Les voisins ont fini par
craquer et ça s’est terminé en psychiatrie. Je l’ai quitté quand il a commencé à
m’accuser d’être un espion de la CIA.
— Waw, ça devait être chaud !
— Oui, j’ai eu vraiment peur. Maintenant, il va beaucoup mieux. Enfin, dans
certaines limites, ce n’est pas la grande forme non plus. Il m’a demandé de l’aide
récemment pour se sortir de ce trou noir, alors voilà, je l’extirpe de son univers de
tarés une fois de temps en temps. Il va obtenir un appartement thérapeutique. Je
lui ai promis de l’emmener à la plage, il a envie d’aller sur l’île Sainte-Marguerite.
Je peux faire ça quand même. Je serai de retour le soir, c’est ma petite contribution
à rendre le monde un peu moins moche.

204
Ce matin-là, quand elle est partie, je l’ai embrassée longuement, sans savoir
que ce serait la dernière fois. Elle m’a dit « On en garde pour ce soir ? » et elle
s’est évaporée.
Je venais de terminer le chapitre d’un bouquin d’astrophysique de
Christophe Galfard qui disait à peu près ceci : « Dans le monde quantique, quand
quelque chose est possible, cela se produit. »
Alors ça s’est produit.
Quand les flics sont arrivés, le SAMU venait de jeter l’éponge, ou plutôt
l’Ambu.
Il l’avait poignardée à l’opinel, ces petits canifs de scout, 13 coups. Elle
avait réussi à se sauver derrière un rocher, en hurlant à l’aide mais bien sûr ça
n’avait pas suffi.
Ensuite il l’avait recouverte avec sa serviette, il s’était mis à genoux à côté
d’elle et il avait pleuré.
C’est un père de famille qui a donné l’alerte, en entendant les cris, tous ces
cris...
Je l’ai appris à la radio le soir « crime passionnel à Sainte-Marguerite »,
mais comme je ne suis pas complètement quantique, je n’ai pas perçu le lien
gravitationnel.
Sa mère m’a appelé, avec sa voix toute douce et chevrotante :
« Gaspard, Gaspard, ce soir c’est moi qui dois vous dire quelque chose que
je n’ai pas envie de dire et que vous n’avez pas envie d’entendre. »
Elle s’est effondrée.
Alors j’ai su. J’étais perdu. Dans un état second. Incapable de réaliser.
Il fallait que je prévienne Victoire. J’ai composé son numéro, comme un
robot, je n’avais aucune idée de ce que j’allais lui dire, je savais juste qu’il fallait
que je me raccroche à quelqu’un pour ne pas sombrer irrémédiablement. Elle était
encore en réunion à la rédaction quand je l’ai appelée.
« Vic, Vic, je peux passer te voir ? »

205
J’ai éclaté en sanglots, je n’arrivais plus à parler.
— Mais oui, Gaspard, enfin, qu’est-ce qui se passe ?
— C’est Julie, c’est Julie… Elle est morte, il l’a poignardée, Fabrice, il l’a
tuée !
Je l’ai entendu me répondre dans un souffle :
« Ce n’est pas possible… »
Ensuite, j’ai perçu des bruits confus, et des voix qui s’affolaient :
— Vic, Vic, merde qu’est-ce qui se passe ? Va chercher un verre d’eau, je vais
l’allonger sur le canapé.
— Allo ? Allo ?
— Oui ? Victoire vient de faire un malaise, je lui dis de vous rappeler ? Vous
êtes… ?
— Gaspard. Je vais venir la chercher, il faut que je la voie. Je suis le copain de
Julie. Elle, elle… Elle est morte tout à l’heure…
Les astrophysiciens ont raison, dans le vide quantique, il n’y a jamais rien.
Il me restait la souffrance, incommensurable, dans ce vide abyssal de
l’absence.
J’étais un drogué en manque qui ne voulait pas se sevrer.

206
48

Le monde sans Julie

Gaspard

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,


Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,


Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,


Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Victor Hugo

Ce poème a une résonnance particulière. Il est, pour moi, le plus magnifique


de toute la poésie française, sur le deuil. Il y a le rythme saccadé des pas du
marcheur, le monologue intérieur avec l’absente, les jeux de lumière, la solitude
et la détresse, évoquées avec sobriété, et toute la pudeur requise. Julie me disait
que c’était du gâchis de le faire réciter par cœur à des élèves qui le tronçonnaient
de « euh… ». La souffrance, ça ne se débite pas en morceaux…

207
Et moi, je ne l’avais pas envisagé, alors j’ai dû improviser. Le monde sans
elle.
Finalement, j’ai eu l’impression d’expérimenter un voyage en immersion
dans un trou noir. Je me suis fait happer. J’ai erré pendant des jours dans un vide
sidéral, où comme les particules et antiparticules, elle était partout et nulle part à
la fois.
J’ai appelé son téléphone, juste pour entendre sa voix. C’était comme un
voyage dans le passé, comme si sa voix allait pouvoir résonner dans mes oreilles
pour l’éternité. Je lui ai parlé, beaucoup, je lui ai demandé de revenir, de me
donner juste un signe de là où elle était, de ne pas me laisser tout seul, perdu, sans
elle. J’ai enfoui ma tête dans son oreiller pour sentir encore son odeur… S’il te
plait, ne me laisse pas tomber, je ne suis rien sans toi…
Sa mère est venue récupérer toutes ses affaires chez moi : « pour ne pas
vous encombrer ». Je lui ai demandé si je pouvais m’encombrer avec son dernier
flacon de parfum, c’est tout ce qu’il me reste, quelques notes florales de « My
Burberry », des souvenirs dilués dans mon cerveau, et des photos sur un cloud.
J’ai pleuré comme un enfant devant ma console d’interprétation.
Ma manipulatrice, Jeanne, s’est inquiétée :
« Ce sera dur, mais vous y arriverez, marche par marche, docteur, et vous
n’êtes pas seul, on pense tous à vous. On tient à vous, vous savez ? »
Tous ces mots, je les avais dits tant de fois, à d’autres, en me traitant d’idiot,
de perroquet avec un discours remâché, je m’en suis voulu de ne pas en avoir
trouvé des plus personnels, des plus rassurants, de ne pas avoir eu la bonne
intonation réconfortante, et pourtant…
Paul et Raphaël se sont relayés pour prendre des bières le soir chez moi, j’ai
fini par leur dire qu’il fallait tout de même que mon foie fasse une pause. A ce
rythme…

208
Le soutien humain n’est pas impuissant, inefficace, sans impact. Parfois
quelques mots très banals, une phrase un peu bancale, une intonation hésitante,
sont des antidépresseurs qui vous portent littéralement, des baumes cicatrisants.
J’ai pensé au psychiatre qui avait signé l’autorisation de sortie. Je ne l’ai
jamais contacté, pour dire quoi ? Je n’étais ni capable d’entendre ses explications,
ni de porter avec lui son baluchon de souffrance.
Longtemps après, une jeune femme m’a accosté sur la promenade des
Anglais, un après-midi, baigné d’un soleil aveuglant, un sourire radieux aux
lèvres, en me tendant un crayon et une plaquette :
« Vous voulez bien signer notre pétition ? C’est contre le maintien des
patients internés en psychiatrie, il y a plein d’abus, il faut se mobiliser. »
Je ne sais pas si elle a lu la détresse dans mes yeux, si elle s’est plongée
suffisamment profondément dans le trou noir de mes pupilles, mais elle s’est
désintégrée, et j’ai continué à avancer face au vent, hagard… « Je marcherai les
yeux fixés sur mes pensées… », ces vers magnifiques me suivaient dans ma
fuite… « Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe ni les voiles au loin… »
Je gardais en mémoire, comme un trésor inestimable, la dernière fois que
nous avions fait l’amour, la veille de sa mort. Nous étions allés prendre un verre
sur une plage de la promenade des Anglais, avec des canapés capitonnés face à la
mer, je l’avais fait jouir en toute discrétion en glissant ma main sous sa robe
légère. Nous adorions ces moments volés. En rentrant, je lui avais enlevé sa
culotte quand elle cherchait les clés dans son sac et nous avions fait l’amour dans
l’entrée, debout. C’était infiniment sensuel. Je l’avais portée sur le lit quand
j’avais senti que j’allais jouir à mon tour pour prolonger notre plaisir. Je m’étais
retiré tout doucement, je l’avais embrassée longuement, je lui avais dit d’être
patiente… J’aimais la rendre haletante, j’aimais exacerber la tension sexuelle pour
rendre ce moment ultime plus intense encore. Elle avait gémi dans mon oreille en
jouissant à nouveau quand j’étais revenu en elle. C’était… indescriptible…
Elle me manque tant…

209
J’ai refusé de sombrer, j’ai voulu continuer à vivre pour nous deux, en
portant son souvenir au fond de moi-même. Je me suis noyé dans le travail, et j’ai
essayé d’écrire le livre qu’elle aurait voulu publier, avec notre histoire.
J’ai revu sa mère, souvent. Nous avons développé une vraie complicité. Son
opération s’est déroulée comme prévu, sans complication. Je connaissais bien le
chirurgien qui s’est occupé d’elle, un vrai grand monsieur, qui a pris le temps de
lui expliquer toutes les étapes, de venir la voir après l’intervention, qui l’a aussi
rassurée quant au pronostic. Grâce à lui, elle a réussi à traverser toutes les étapes
sans flancher.
Je suis allé la retrouver à Saint-Martin-Vésubie, nous nous sommes
promenés dans la forêt, en partageant des souvenirs. Je l’ai serrée dans mes bras,
très fort, quand elle a pleuré. Je lui ai dit qu’on allait s’en sortir, que ce serait dur,
marche par marche, et que je serai là pour elle, quand il faudrait. Elle me rappelait
ma grand-mère, que j’avais tant aimée, avec son sourire radieux quand j’arrivais
à la gare et ses bras toujours immensément ouverts qui se refermaient sur moi, en
s’exclamant « mon chéri ! ».
Victoire a été formidable, avec Antonin. Tous les deux ont décidé de faire
des apéros heureux en son souvenir, chaque 8 du mois, des « Happy tree Friends
appetizer ». Nous devions tous apporter une blague, n’importe quoi de marrant et
un aliment nouveau. J’ai réussi à trouver des criquets séchés au piment. Innovant,
mais dégoûtant, à servir dans une pièce très sombre. Et des bonbons au durion, un
fruit exotique. Indescriptible, un savant mélange entre des saveurs piquantes et un
subtil arrière-goût de moisi. J’ai réconcilié tout le monde avec une bouteille de
Ruinart rosé et des petits fours à la truffe. Heureusement, ils ne sont pas
rancuniers… Paul nous a présenté Camille, « sa » Camille de Normandie, ils
étaient si beaux tous les deux. Leur bonheur a débordé sur nous tous, la vie allait
continuer, belle malgré tout...
Julie était la joie de vivre, son souvenir devait nous porter. Il nous a soudés.

210
Nos vies sont des palimpsestes, nous grattons la souffrance pour tenter de
réécrire par-dessus et l’atténuer…
« Tu dois devenir l’homme que tu es. Fais ce que toi seul peux faire.
Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même. »
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
« J'ai en moi une immense confiance. Non pas la certitude de voir la vie
extérieure tourner bien pour moi, mais celle de continuer à accepter la vie et à la
trouver bonne, même dans les pires moments. »
Etty Hillesum, Journaux et lettres

211
Épilogue

Camille Descimes

Sophie est morte en juin 1996, la veille de mes épreuves du concours de 1 ère
année de médecine. J’ai entendu le lendemain matin à la radio « crime
passionnel à… ». Une connaissance qui faisait un stage dans un journal local a
informé ma colocataire qu’il s’agissait d’elle. Ce n’était pas un crime passionnel,
ce n’était pas de l’amour, c’était de la folie : les médias prennent des raccourcis.
Celui qui l’a tuée était certainement schizophrène, avec une forme paranoïde,
c’est-à-dire souffrant de délires de persécution, mais sans la logique implacable
d’un authentique paranoïaque. Je l’ai compris des années plus tard, quand j’ai
étudié le module de psychiatrie.
J’ai appris son décès vers 13 heures, juste une heure avant le début des
épreuves. Le soir-même, j’ai informé toutes nos amies communes d’hypokhâgne
(avant médecine, j’avais pris un peu de bon temps en hypokhâgne ;).
Je n’ai aucune idée de ce que je leur ai dit, de la façon dont j’ai bien pu leur
annoncer une nouvelle pareille. Le traumatisme était inimaginable, inconcevable.
Nous nous sommes retrouvées, dans le petit studio de l’une d’elles, abasourdies,
dévastées.
Je me suis dit que j’avais 2 options : soit je prenais la plus évidente, je me
laissais couler, j’arrêtais tout, je me noyais dans le chagrin, ce qui ne la ramènerait
pas, soit je rangeais cette tragédie dans une boite hermétique, je terminais mes
épreuves, et je réservais mon chagrin pour après, ce qui ne la ramènerait pas non
plus, mais éviterait de rajouter un échec à ma douleur. J’avais déjà décliné ma
place en khâgne une année auparavant, je voulais en terminer avec les premières
années. Alors j’ai choisi la 2ème option. J’ai pris des post-it sur lesquels j’ai inscrit
« ce n’est pas vrai », « Sophie est toujours en vie », « ce n’est pas possible »,
« arrête d’y penser, travaille ». Ensuite j’ai acheté quelques conserves, des

212
cigarettes, des Pall Mall rouges que j’ai fumées jusqu’à 2 paquets par jour. J’ai
révisé de 7h à minuit. Je me suis murée dans ma solitude jusqu’à la fin des
épreuves, en m’interdisant de pleurer, de réfléchir. J’ai bâillonné ma petite voix
intérieure en gommant les silences avec l’album “Mellon collie and infinite
sadness” des Smashing pumpkins, les accords déstructurés de Sonic Youth, les
salutations des Béruriers noirs, les textes surréalistes des Pixies, les dernières
éclaboussures des Breeders et les incantations des Sex pistols. Je devenais un
drunken butterfly, un rebelle afghan, une broken face, un cannonball et une
anarchiste britannique, « No future for you, no future for me ! » J’étais révoltée,
anéantie par cette mort. Je ne pouvais pas faire de pauses, mon cerveau finissait
toujours par penser à elle. J’étais perdue. La vie même n’avait plus aucun sens,
« et le jour sera pour moi comme la nuit » …
A la fin de la dernière épreuve, après avoir rendu l’ultime copie, je ne suis
pas sortie en boîte avec les autres. Je suis rentrée chez moi, et j’ai laissé libre cours
à toute cette détresse accumulée, enfin. Ma première sortie a été son enterrement.
« Vois-tu, je sais que tu m’attends… »
J’ai vu sa mère littéralement déchirée de tristesse, brisée, dévastée,
anéantie… C’était terrible, de suivre ce cercueil blanc qui descendait en terre. « Je
ne puis demeurer loin de toi plus longtemps… »
Quelques jours plus tard, j’ai acheté 20 roses blanches magnifiques dans le
magasin de décoration le plus classe de la ville. Je n’aime pas les fleurs coupées,
elles fanent trop vite.
Je voulais un bouquet immarcescible qui puisse resplendir sur sa tombe plus
que quelques jours, qui symbolise toute sa jeunesse disparue, anéantie, pulvérisée.
« Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe… »
Sa mère m’a dit qu’elle l’avait emporté chez elle « il était trop beau,
quelqu’un aurait fini par le voler ». Il était à l’image de Sophie, et j’étais soulagée
qu’il puisse embellir un peu son quotidien…

213
Il n’y a pas de terme pour désigner un parent qui perd son enfant. Autant il
existe des orphelins, des veuves, des veufs. Un parent amputé n’a pas de statut.
« Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées, triste … »
L’année suivante, David Lynch a sorti un film désormais culte « Lost
Highway », traitant entre autres, de la paranoïa. Je l’ai vu au moins 3 fois au
cinéma, j’étais fascinée par les prises de vue, le rythme, la volonté délibérée
d’égarer le spectateur dans des superpositions, avec des sons, des musiques
parfaitement calibrées et complètement psychédéliques. J’étais subjuguée par
Patricia Arquette, la double femme fatale, côté pile et côté face, brune glamour et
blonde diaphane dans les lumières aveuglantes des phares, quelque part, en plein
désert, au bord d’une route sans fin. Féminine et déterminée, haut perchée sur des
chaussures compensées. Elle avait été assassinée, mais elle demeurait,
insaisissable, envoûtante, dominante, triomphante. J’ai acheté la bande originale,
que j’ai fini par connaitre par cœur.
J’ai hurlé intérieurement avec Rammstein, Marilyn Manson et Nine Inch
Nails…
Je me suis bercée des sons mélodieux d’Eye des Smashing pumpkins et des
accords apaisants, aux accents brésiliens, irradiant de soleil, toujours ce soleil
omniprésent, d’Insensatez d’Antonio Carlos Jobim…
Ma colère et mon désespoir se sont peu à peu estompés… sans faire place
à l’oubli.
Quand j’étais adolescente, je voulais gommer mes émotions, les supprimer,
devenir comme les hommes que je percevais insensibles, indifférents. Je pensais
qu’ils étaient d’autant mieux armés contre les revers de la vie que tout leur glissait
dessus comme sur les plumes d’un canard. Cela n’a pas fonctionné, heureusement.
Nos émotions sont une force qui nous transporte. C’est peut-être tout ce qui
fait l’attrait, le sel de nos existences à multiples facettes.
Un matin de désœuvrement à Paris, je me suis rendue au musée Marmottan.
J’y ai redécouvert une toile de Claude Monet « Impression, soleil levant »,

214
tellement connue que c’est à peine si nous prenons encore le temps de l’apprécier.
Je suis restée une heure, hypnotisée par ce disque orange, ses reflets, le contraste
avec les teintes froides du reste de l’œuvre. C’était fascinant, déroutant et
grandiose à la fois. C’est peut-être l’art aussi, sous toutes ses formes, qui pourra
nous réconcilier et nous maintenir en vie.

215
Fabrice (le prénom a été modifié)

Le meurtrier de Sophie a été déclaré irresponsable pour son acte et interné


en psychiatrie.
A l’heure actuelle, il est peut-être sorti depuis longtemps.
Je pense qu’au plus profond de lui-même, il est également meurtri par ce
crime, qu’il est sûrement rongé par une culpabilité atroce, d’autant plus
insoutenable qu’il a certainement perdu ses moyens dans une bouffée délirante,
qu’il s’est senti menacé et qu’il a cherché à se défendre, de ses voix, d’un ennemi
imaginaire, alors qu’il avait profondément aimé Sophie par le passé, et qu’il
l’aimait peut-être encore.
Je lui souhaite d’avoir réussi à trouver une forme d’apaisement et de
pouvoir œuvrer à sa façon pour rendre ce monde un peu moins moche, un peu
plus solaire, comme Sophie l’ambitionnait.

« A lutter avec les mêmes armes que ton ennemi, tu deviendras comme lui. »
Friedrich Nietzsche
« Si la haine vous anime, être heureux est impossible, quelles que soient les
richesses qui vous entourent. »
Tenzin Gyatso, 14ème Dalaï-Lama

216
POSTFACE

Pour écrire ce livre, je me suis repenchée sur la réalité de ce qu’est la


schizophrénie dans notre société. C’est une maladie psychiatrique qui concerne
environ 600 000 personnes en France, soit 1% de la population. Ce n’est pas une
proportion « négligeable ». Nous en connaissons ou en avons tous connus, de
facto, peut-être sans le savoir. Ce sont des malades en souffrance, dont un sur
deux fera au moins une tentative de suicide, et dont 10% décèderont.
C’est une pathologie complexe, avec à la fois des symptômes positifs (des
délires, des hallucinations), des symptômes négatifs (appauvrissement affectif et
relationnel, mise en retrait, isolement, pouvant faire croire à tort à une
dépression), et des symptômes dissociatifs (désorganisation de la pensée, des
émotions, des paroles…)
L’usage régulier du cannabis avant 18 ans multiplie par 2 le risque de
schizophrénie. Ces drogues dites douces dont l’usage est banalisé ont un impact
indéniable sur le cerveau, modifient probablement les connexions de certaines
zones cérébrales, favorisant l’émergence de ces dysfonctionnements. Nous
sommes encore largement ignorants des processus impliqués dans cette maladie.
Les neurosciences me passionnent, elles nous prouvent les limites de notre
connaissance, l’étendue de ce qu’il nous reste à découvrir.
La vie de ces patients, et de leurs proches, basculent bien souvent à
l’annonce du diagnostic. C’est un véritable traumatisme, une étiquette collée à
vie, à l’encre indélébile. Plus rien ne sera jamais plus comme avant.
Malgré l’histoire tragique de Sophie, il faut garder à l’esprit que les
patients schizophrènes dangereux pour la société restent une minorité. Leur
violence est majoritairement dirigée contre eux.
Se sentir dépossédé de ses propres pensées, manipulé, subir l’opprobre de
l’ensemble de la société, avoir honte finalement d’avouer sa maladie, peur de soi-

217
même aussi, certainement… devoir suivre un traitement lourd à vie sans espoir
de guérison… rester en marge.
Toutes ces considérations m’ont amenée à modifier mon regard sur ces
centaines de milliers de patients qui eux aussi doivent apprendre à « vivre avec »,
qui doivent accepter un cerveau qui ne fonctionne pas comme ceux des autres, et
qui ont aussi droit à notre considération, à notre humanité et à leur place au sein
de notre société. Les actes effroyables qu’une infime minorité d’entre eux ont pu
commettre ne doivent pas masquer la beauté de tous les autres. Que serait le
monde sans Vincent Van Gogh, Jack Kerouac, Isaac Newton ? Et tous les poètes,
les artistes non étiquetés en tant que tels mais qui nous offrent une vision décalée,
éclairante, différente ?
Notre monde, nos vies, ont besoin de pluralité pour progresser, ne pas
s’embourber dans un modèle stérile de pensée unique.
Toujours garder à l’esprit ces quelques mots de Saint-Exupéry : « Celui qui
diffère de moi loin de me léser m’enrichit » …
S’il n’est pas possible, envisageable, concevable « d’oublier », il est
néanmoins très certainement possible d’accéder à une forme de sérénité par un
processus d’acceptation qui s’apparente au pardon.
Le pardon est une démarche active, volontaire, qui n’excuse pas les faits,
qui ne les minimise pas. Il ne nécessite pas le repentir de l’agresseur, du violeur,
du criminel, ni même la confrontation. C’est finalement une décision unilatérale
de la victime (ou de ses proches) qui concède à l’agresseur cette capacité de
l’avoir blessée, mais qui réussit à s’affirmer, à comprendre la médiocrité de cette
agression, à ne pas vouloir subir la punition éternelle de porter ce fardeau et qui
donc décide de s’en délester, de se laver de la haine, de la rancune, du souvenir
traumatisant.
Le pardon n’est pas l’absolution. Le pardon, c’est refuser de porter la haine
à perpétuité. Il faut apprendre à pardonner, pour soi car c’est ouvrir une porte,
monter une marche, avancer… revivre ?

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