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Ena L
Ce livre est une fiction. Toute référence à des évènements historiques, des comportements de
personnes ou des lieux réels serait utilisée de façon fictive. Les autres noms, personnages, lieux
et évènements sont issus de l’imagination de l’auteur, et toute ressemblance avec des
personnages vivants ou ayant existé serait totalement fortuite.
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une utilisation collective. Tous droits réservés. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage
est interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Une copie ou une reproduction par quelque
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Prologue
J’abandonne.
Je balance tout, plus rien à foutre !
Allez tous vous faire voir !
Bon, on est d’accord que je suis encore un peu bourrée et que je n’ai pas
vraiment voulu vous insulter ? Pitié, restez encore un peu.
Je réalise que je suis en train de parler à des gens imaginaires, là… Nan
mais faut que j’arrête ! Ta vie c’est pas une fuckin’ romance, Aly !!!
Chapitre 1
Sept semaines plus tôt :
9 novembre
Be rn a rd Fo n te n e lle
***
« La v ie e st u n so n g e ; n o u s rê v o n s d e b o u t le jo u r, e t so mme s se u le me n t
mo in s e n d o rmis q u e la n u it. »
Pie rre -J u le s S ta h l
TAKEOMI
Ramène ton cul et récupère tes fringues dans ma chambre.
Comme il est agréable de si bon matin ! Je ne vois pas bien ce que
fabriquent mes vêtements dans sa chambre, mais il arrive que nos lessives
soient mal réparties — nous bâclons même la buanderie, oui, nous
sommes les pires locataires Bordelais.
Nouveau message entrant :
TAKEOMI
Magne-toi ou je balance tout par la fenêtre.
TAKEOMI
Il te reste dix secondes.
***
ALY
J’ai des crampes à force de chercher la signification des mots dans le
dictionnaire, je crois que je vais retourner à mes Oui Oui.
SEXY GIRL
Oui-oui c’est la base.
ALY
*smiley qui rigole* Et sinon, tu as aimé le livre ou pas ? Je sens que ça
va m’empêcher de dormir cette nuit.
SEXY GIRL
J’étais mitigée. Intrigue bien ficelée mais écriture simpliste, digne d’un
gosse de 12 ans.
ALY
Je ne te conseille pas mon livre alors, mon style te donnerait des
boutons ! mdr
SEXY GIRL
Tu écris sous quel pseudonyme ?
ALY
Aly M. Mais je te préviens, c’est une histoire assez peu
recommandable. L’héroïne est spéciale…
SEXY GIRL
OK.
S o Lu n e
***
Je me laisse tomber sur mon lit, à la fois fière de moi et déçue de ne pas
être aussi libérée sexuellement que l’héroïne de mon nouveau livre. Je
tourne les yeux vers la ville endormie. C’est tellement joli Bordeaux…
Jusqu’à ce que j’aperçoive la dame âgée d’en face, en train de se
déshabiller. Si seulement j’avais des volets ! J’éteins ma lampe de chevet
et fais glisser mon short par terre, ainsi que mon pull.
Mon téléphone illumine la pièce.
SEXY GIRL
J’ai acheté ton livre. Je le lis prochainement.
CHARLETTE
Faut absolument que tu t’inscrives sur les groupes de lecture de
Facebook.
COSETTE
Les plus gros, et surtout celui spécialisé en new romance : « New Ena
Romance[32] ». Il déchire sa race. Peace and love pauv’conne[33] !
ALY
Salut. Merci c’est gentil, le tien aussi a l’air sympa.
ALY
Je suis nouvelle moi aussi sur Instagram, mais pour l’instant, je trouve
que l’info se diffuse bien.
« Au bal masqué oh eh oh eh »
ALY
25 ans, et toi ?
ALY
Oui, on me donne toujours dix ans de moins, je sais.
ALY
*Smileys qui rigolent à la pelle, la réponse parfaite de ceux qui ne
savent pas quoi dire, mais qui passent pour des gens marrants et pleins
d’humour*
ALY
Normalement oui. Et toi ?
ALY
Pourquoi pas ? Mais pas d’huîtres pour moi, je déteste ça.
ALY
OK. Faut que je te laisse, je suis crevée. Bonne nuit collègue *smileys
qui montrent que je suis une gentille fille drôle*
TS Ellio t
***
***
Je suis allongée sur son lit, les bras en croix, je n’ai plus la moindre
force. Je le suis des yeux pendant qu’il jette le préservatif : ses muscles
bandés par l’effort se dessinent comme jamais et mettent en valeur ses
nombreux tatouages, Hunter est juste magnifique. Il enfile un boxer,
allume une cigarette. Puis il se tourne enfin vers moi et je me dis que le
charme va retomber. Je n’ai aucune envie d’entendre ce qui va suivre,
parce que je sais déjà que je ne vais pas aimer, même si je le pressentais
avant d’entrer.
Je préfère qu’il ne parle pas. Je me redresse, cherche mes affaires sur le
sol. J’abandonne mes dessous déchirés, revêts le reste. Il m’observe faire
sans un mot, tire de grandes bouffées de sa cigarette, dont l’odeur me
donne envie de vomir.
Quand j’avance vers la porte, je me demande quoi dire. « Merci pour la
baise, bonne nuit ! », « Bon ben c’était sympa, gutte nacht[48] ! » Si son
regard perçant ne me paralysait pas autant, je me serais probablement déjà
enfuie en courant.
Je pose ma main sur la poignée, en prenant une grande inspiration.
— Tu peux rester, dit-il.
« Il ne va quand même pas remettre ça ?? » est la première chose à
laquelle j’ai pensé. Soyons clairs, j’ai adoré nos ébats, mais les
courbatures et l’épuisement ne me permettront pas de recommencer tout
de suite.
Je suis surprise de le voir soulever la couette, s’y glisser, sa clope
toujours à la bouche.
Euuuh… je ne m’attendais pas à ce qu’il m’invite pour la nuit ! En
raison de son silence distant et de ses manières abruptes, j’étais persuadée
qu’il souhaiterait me laisser à ma place de partenaire de baise, point final.
On dirait que je me suis trompée.
Et il me le prouve quand il déclare, très sérieusement :
— T’es à moi maintenant, donc ici c’est chez toi.
Par chance, il s’est étendu, a replié son bras derrière sa nuque et s’est
remis à fumer, il n’a pas noté mon air ahuri et bête au possible.
Je ne sais pas du tout ce qui s’est passé cette nuit. J’ai voulu tenter
l’aventure de quelque chose qui me dépasse totalement, et je me retrouve,
vidée, comblée, dans le même lit qu’un bad boy sexy que je ne connais pas
du tout et avec qui je suis apparemment en couple, ou un genre de couple
dont j’ignore tout.
Mais dans quoi me suis-je lancée ?
Il éteint son mégot dans le cendrier de sa table de nuit, pivote vers moi.
(J’ai réussi à retrouver un visage moins débile entre-temps.)
— Personne t’avais jamais baisée, avoue ?
Je grimace.
— J’ai fait l’amour, mais en effet, je crois que j’avais jamais… hum.
— Baisé, termine-t-il avec un rictus joueur.
— Je ne pensais pas qu’il y avait une différence avant.
Je suppose un instant qu’il ne me répondra pas, tant il examine mes
lèvres avec gourmandise, puis il gronde :
— Arrête de faire ça, ça me rend dingue.
Je fronce les sourcils, sceptique, en me tournant franchement vers lui.
— Faire quoi ?
— Faire l’innocente, la pucelle qu’on a envie de tringler jusqu’à ce
qu’elle ait une dose suffisante de sperme dans la bouche pour la fermer.
Mes yeux adoptent la forme de soucoupes. Choquées, les soucoupes. Du
coup, je me remets sur le dos et évite de le regarder.
— Fais pas ta prude, ricane-t-il, j’ai jamais vu une fille mouiller
comme toi.
Cette fois, je suis définitivement gênée. Traumatisée. Et je pense
sincèrement à agir comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu.
Une retraite dans un couvent me ferait peut-être du bien ? Quand elle était
toute jeune, ma tata la plus rigolote a écrit un roman à propos d’une bonne
sœur qui se nommait Sœur Syphilis, je crois bien qu’elle serait ma
meilleure interlocutrice !
Je le sens se rapprocher. Il a une trique d’enfer. Mais c’est quoi ce mec,
un superhéros ? Il m’embrasse dans le cou, ah non pardon, c’est plutôt un
suçon.
— C’est du gâchis que personne n’ait jamais profité de toi, petite
blonde. Tant mieux pour moi.
Au lieu de me tourner le dos comme je le supposais, il dépose un baiser
(une morsure serait plus exacte) sur mon épaule et s’endort, à quelques
centimètres de moi.
J’étais si gênée la minute d’avant, et le voir là, ensommeillé à mes
côtés, me chamboule complètement. Je croyais venir chercher une
aventure sans lendemain, je pensais m’affranchir de mes peurs… Je
n’imaginais pas dépasser autant de limites, briser autant de morales, et
surtout je n’imaginais pas que des sentiments confus naîtraient aussi vite
pour cet homme inconnu…
Je suis dans la merde, quoi.
Chapitre 5
18 novembre
« De u x c a ra c tè re s o p p o sé s a rriv e n t q u e lq u e fo is a u mê me b u t p a r d e s ro u te s
d iffé re n te s. »
La Ro c h e fo u c a u ld -Do u d e a u v ille
SEXY GIRL
Je commence ton livre ce soir.
Il a posté une photo de lui avec mon livre. Je devrais être flattée qu’un
auteur connu me lise, mais en même temps, je sens que c’est peut-être
intéressé… Merci Kamran de m’avoir collé toutes ces idées dans le crâne !
Je soupire :
— C’est le journaliste dont je vous ai parlé.
— Celui qui t’envoie des messages tous les jours ? s’interroge Cosette,
la bouche pleine de frites.
Je hoche la tête en guise de confirmation, tout en examinant mon
portable.
Qu’est-ce que je fais ? Je la joue professionnelle (« bonne lecture »),
désagréable (« OK »), ou bien un peu familière pour qu’il ne croie pas que
j’ai la grosse tête ? Je choisis la dernière option, je déteste m’imaginer le
pire chez les gens, et je préfère supposer qu’il a réellement envie de
découvrir mes écrits par gentillesse et par curiosité. Mes amies seront
d’accord avec moi !
— Il veut te pé-cho, marmonne Cosette entre deux frites.
— Il croit qu’il a ses chances, l’appuie sa sœur, entre deux aspirations
bruyantes de Sprite.
Je balaie l’air de la main.
— Tsss vous voyez le mal partout ! On dirait Kamran !
— Toujours aussi mignon, la glue ? lance Cosette avec un clin d’œil
goguenard.
— Il ne s’est pas remis de cette histoire avec le journaliste, alors
imagine quand il apprendra que j’ai couché avec son voisin !
Les filles explosent de rire.
Je mords une bouchée de mon burger et me décide à répondre un
message simple et joyeux.
ALY
Oh génial ! J’espère qu’il te plaira ! *smiley smiley smiley smiley
smiley[49]*
***
***
Tous les mois, nous programmons une sorte de réunion entre
colocataires. En théorie, on doit parler du fonctionnement de la coloc,
l’organisation, qui fait quoi et comment, et mettre au point des plannings.
En pratique : on commande des pizzas, on écoute de la musique super fort
à faire trembler les murs, ils fument, et on cherche de nouveaux moyens
pour emmerder nos voisins.
Ce soir justement est un de ces fameux soirs — censés avoir lieu une
fois par mois, mais puisque personne ne note nulle part la date de ces
réunions, il arrive qu’elles soient organisées chaque semaine.
Les pizzas sont arrivées, Ace of base chante « it’s a beautiful life »
(j’avoue, cette chanson vient de ma playlist), nous sommes tous réunis
autour de la table basse, à picorer et à bavarder bruyamment. Tous sauf
Hunter. Il m’a dit tout à l’heure qu’il essaierait d’être présent, mais il n’est
toujours pas revenu de son rendez-vous mystère à l’extérieur. Du coup,
Také (qui ne compte qu’une qualité à son actif, celle d’être ponctuel) l’a
déjà dans le collimateur. Et croyez-moi, personne n’a envie d’être la
nouvelle tête de turc de ce casse-pieds. Même un bad ass comme Hunter.
— Pourquoi tu commandes toujours cette pizza de pédé ?! grimace
Také, en désignant la végétarienne que Kamran tient sur ses genoux.
Hugo pivote vers Jared, en s’esclaffant :
— Merde, c’est ça qu’on est censés manger, mon chéri ?!
Kamran se défend :
— Elle est délicieuse, tu n’as même pas goûté !
— Il y a des putains de légumes dessus !
— Essaie, tu verras…
Il tend une minuscule part vers Také, qui ne bouge pas d’un centimètre,
mais qui le fusille du regard.
— Approche cette saloperie de moi et je te l’enfonce dans le cul bien
profond.
Aaaah la douce poésie de ces soirées entre colocataires !
Kamran lève les yeux au ciel, il retourne à sa dégustation tout en
dardant sur moi quelques œillades furtives. Sûrement pour vérifier si sa
bouderie a un effet quelconque.
Désolée, mon vieux, mais non seulement ça ne me fait ni chaud ni
froid, mais en plus, entre temps, j’ai décidé de jouer les débauchées en
couchant avec un autre colocataire.
— Bon, on commence, tant pis pour le nouveau, il avait qu’à se pointer
à l’heure ce connard ! décrète Také, qui est certes ponctuel, mais pas du
tout patient.
— On devrait parler des cadeaux de Noël, propose Kamran.
— On est le 18 novembre, Kam, objecte Jared.
— Justement, ça nous laisse le temps de trouver la perle rare !
Tout le monde soupire. Nous passons tous Noël en famille, mais nous
consacrons le 25 au soir à une petite fête, un deuxième réveillon en
quelque sorte, version XXL, alcool à gogo et filles à moitié à poil (pardon
Jésus et père Noël). Pour les cadeaux, comme nous n’avons pas beaucoup
d’argent, chacun tire au sort un colocataire et lui déniche un présent.
Kamran a tout prévu : il tend le chapeau contenant nos noms (où a-t-il
trouvé ce chapeau d’ailleurs ?) Il me regarde à peine lorsque c’est mon
tour. Quel gamin !
Quand Kamran nous autorise à découvrir nos papiers, je fais une sale
tête. J’ai hérité du pire : Takeomi Kirishima, l’enfant gâté qui n’aime rien,
ne veut rien, et critique tout. L’année dernière, notre ancien colocataire lui
a offert un CD d’un groupe de rock qu’il appréciait ; Také ne s’est pas
gêné pour lui dire qu’il avait des goûts de chiottes et qu’il, je le cite :
préfèrerait baiser le cadavre d’Hitler plutôt que d’écouter cette bouse » Fin
de citation. Ah oui, et il a jeté le CD par la fenêtre ensuite. Ça s’est
transformé en baston, bref, joyeux Noël !!
Je remarque que je ne suis pas la seule à afficher une tête
d’enterrement. Il est interdit de révéler avant le jour J à qui nous devrons
offrir un cadeau et d’échanger. Kamran ne rigole pas avec les règles de
Noël !
Bien qu’il ait l’air déçu par son papier, il file allumer le sapin, ainsi que
toutes les guirlandes sur les murs qui font de cet endroit l’Atlantic City de
Bordeaux, toute la ville doit nous repérer à des kilomètres.
Quand il se rassoit, Hugo décide de nous chanter une chanson de Noël
de son cru, donc basée sur le sexe. Son enthousiasme et sa joie de vivre ont
au moins le mérite de nous dérider et de nous faire oublier les cadeaux à
venir. Charlie, toujours très sérieux dans son fauteuil, a porté une main à
son oreille, et il chante les basses de cet air pervers au possible. La scène
est vraiment drôle !
Après un tintement de bières entre nous tous — je n’aime pas trop ça,
mais j’en bois de temps en temps, ça aide à supporter les discours de
mecs —, Jared part chercher la bouteille de whisky qui clôture
habituellement la réunion. Ah ? C’est déjà fini ? Il nous sert un verre, puis
il se rassoit à mes côtés, son bras nonchalamment posé au-dessus de moi.
Notre proximité me trouble, comme toujours.
Au moment où « Street spirit[54] » résonne dans la pièce, Hunter fait son
entrée, le pas lourd, puissant, le regard fixé droit devant lui, presque trop
séduisant pour être réel. Sa capuche noire dissimule une partie de son
visage et fait ressortir ses yeux sombres, lesquels semblent étinceler d’une
lueur démoniaque.
Mon cœur ne sait plus pour qui battre tout à coup. Je me surprends à
espérer une attention de sa part, indiquant que nous partageons davantage
que des murs. Il ne fera rien, il se contentera d’affronter Také du regard,
lui qui s’est exclamé, dans un nuage de fumée :
— Bordel mec, t’es en retard !
Silence côté Hunter. Il ôte sa capuche d’un geste serein, pose sa ranger
noire sur le bord du canapé pour en desserrer les lacets.
— C’est quoi ton excuse ? insiste Také, sur un ton condescendant.
Hunter ne prend pas la peine de tourner la tête vers lui pour lui
répondre.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
La tension est à son comble, plus personne ne parle. J’ai envie de crier
à Také de lui ficher la paix, mais ce serait entrer dans un combat que je ne
maîtrise pas et ce serait aussi révéler un secret que je n’assume pas
vraiment non plus. Une petite voix me souffle que je ne souhaite pas
dévoiler ma relation naissante avec Hunter pour ne pas devoir tirer un trait
sur Jared.
Oui je sais, ce n’est pas seulement pathétique, c’est moche.
— T’es nouveau connard, mais ça empêche pas de suivre nos putains de
règles !
Quelles règles ? On doit en avoir deux : faire chier les voisins et
organiser une réunion inutile une fois par mois.
Hunter ôte son pied du rebord et se tourne franchement vers Také, qui
n’a pas daigné bouger ses fesses du canapé dans lequel il est
tranquillement assis, tel un pacha. Si on n’intervient pas, c’est qu’on sait
d’expérience que nos tentatives ne font qu’aggraver la situation.
— La prochaine fois, tu te pointes à l’heure ou tu te casses, conclut
Také d’un vague geste de la main.
Le silence d’Hunter est tellement inquiétant que Jared choisit de le
briser avec sa douceur habituelle. Lui, le seul, capable de faire taire Také.
— Bien, maintenant que Kirishima nous a fait son petit laïus, qu’est-ce
que tu dirais d’un whisky bas de gamme qui passe très bien avec du coca ?
Le sourire de Jared et sa voix de velours ont le don de calmer les
esprits. Hunter prend le verre et le remercie d’un mouvement de tête avant
de s’asseoir sur le bras du canapé, à mes côtés donc. Je remarque qu’il sent
déjà l’alcool à plein nez. Je jette quelques coups d’œil furtifs vers lui, un
peu excitée par sa présence, je dois dire. Entre Jared et lui, je ne pourrais
pas avoir la meilleure place.
Kamran tend un papier à Hunter en expliquant :
— C’est le colocataire à qui tu dois faire un cadeau secret pour Noël.
La clope à la bouche, Hunter semble ne pas savoir quoi faire de ce nom
ni de ce concept.
— Hein ?
— Fallait être là à l’heure si tu voulais une traduction, lance Také, avec
son sourire arrogant.
Je vois la mâchoire d’Hunter se tendre. Hugo prend heureusement la
relève :
— C’est une tradition, comme le chapon de Mamie, la cuite au
mousseux et le bain de minuit dans la piscine glacée : on pioche un nom et
on offre un cadeau le 25 au soir.
— Vous avez vraiment des traditions chelous dans ta famille, rigole
Jared, en passant une main affectueuse dans le dos de son petit-ami. (Il se
tourne vers moi.) Remarque, dans la nôtre, on parle enterrements, pierres
tombales, et coûts des cercueils entre deux cuillères de bûche.
Je ris et ajoute :
— Et n’oublions pas le karaoké pendant lequel Grand-mère Suzanne
nous déprime avec les chansons de Jacques Brel.
— Je préfère quand même Brel à mon père, éméché après deux verres
de vin, qui nous force à entonner du Michel Sardou et qui chante
horriblement faux en plus.
Contrairement à moi qui éclate d’un rire sonore, Jared sourit avec
complicité. Je remarque le regard curieux, intense, d’Hunter sur moi.
Comme s’il n’avait jamais vu quelqu’un rire avant moi.
— Tout le monde s’engueule chez moi, personne ne peut se piffrer de
toute façon, et moi encore moins, soupire Také en avalant le reste de sa
bière cul sec.
— La joie de Noël chez les Kirishima ! plaisante Hugo, en lui tapotant
l’épaule.
— Me touche pas, pédale.
— Je suis sûr que tu rêves de moi en secret la nuit.
— Je rêve surtout que tu paies ta part de loyer, espèce de squatteur de
merde !
Pendant qu’Hugo ricane gaiement, fier de lui, j’observe discrètement
Hunter à mes côtés. Il a l’air pensif. À l’instant où il dévie son regard vers
moi, Kamran gâche la magie en m’imposant sa présence.
— J’aimerais qu’on parle de ce journaliste qui te harcèle.
— À part toi, personne ne me harcèle, Kamran.
— Parce que tu trouves acceptable qu’il trompe sa femme pour toi ?
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?! Je ne fais que discuter bouquin
avec lui, et encore, je lui adresse deux mots pour être sympa ! Je n’ai pas à
me justifier d’ailleurs.
— C’est pour ton bien, Aly, tu es beaucoup trop naïve, je te protège.
J’ai honte qu’Hunter entende cette conversation. Je me retiens pour ne
pas coller ma bière dans la tête de mon ex.
— Je me débrouille très bien toute seule alors lâche-moi la grappe.
— Très bien, très bien… répète-t-il, vexé. Je t’aurais prévenu que ce
gars veut juste coucher avec toi.
C’est avec soulagement que je le vois quitter mon champ de vision.
Peut-être qu’Hunter n’a rien entendu, il est en pleine conversation avec
Charlie. Enfin, c’est surtout Charlie qui parle.
Mon téléphone se met à sonner sur le générique de Tokyo Ghoul, c’est
mon père. Il s’est encore séparé de sa dernière copine (une abominable
peste qui l’appelait « affectueusement » son petit caniche) et comme
chaque fois, il a tendance à croire que je suis le bureau des pleurs. Je
m’éclipse dans le couloir pour répondre.
Quand je reviens, quinze minutes plus tard, c’est le drame dans le
salon.
Même la musique s’est arrêtée.
Také et Hunter se font face, malgré la table basse qui les sépare.
Kamran n’est plus là. Hugo est défoncé, il a les yeux si rouges qu’il
ferait concurrence à la reinette des forêts tropicales (putains de
documentaires !) et Charlie est accoudé au bar, en train de bavarder de
toute autre chose au téléphone avec sa mère, haut-parleur compris (« Tu as
pensé à souhaiter l’anniversaire de ton cousin Quincy ? — Oui Mama.
Comment vont tes rhumatismes ? ») C’est très bizarre, mais Charlie
retrouve l’accent des îles quand il s’adresse à quelqu’un de sa famille
alors qu’il ne l’a pas du tout dans la vie de tous les jours !
Inquiète, je me range à côté de Jared, le seul suffisamment sobre pour
suivre la scène.
Hunter est plus grand, plus costaud, plus dangereux, mais ça n’a jamais
arrêté Takeomi dans sa bêtise. Je me doute qu’il est à l’origine de ce
combat de regards.
— T’as pas d’humour, Truc, ricane Také. Au lieu de desserrer tes
lacets, desserre ta paire de couilles !
Au son de la voix de Také, il est évident qu’il a abusé du whisky. Et
quand il a trop bu, il s’acharne.
Hugo est si stone qu’il applaudit à chaque réplique.
Et Charlie continue sa petite discussion : « Mama, tu devrais acheter du
vin blanc pour cette sauce »
— Je pense que t’as jamais reçu la branlée que tu méritais, petit con,
répond Hunter, froid comme la glace, avec un regard de tueur.
« Mais mon Charlie, c’est meilleur avec du rhum »
Applaudissements d’Hugo.
— Ben viens, bad boy de mes deux, montre ce que t’as dans le calbut’,
s’amuse Také en écartant les bras.
« J’ai envoyé de l’argent pour ce que tu sais, Mama »
Bravo. Bravo.
Hunter dégage brusquement la table d’un coup de pied. On sursaute
tous. Sauf Hugo et Charlie bien sûr.
— Kono kusottare[55], marmonne Také.
Hugo n’a pas le temps d’applaudir qu’Hunter a attrapé Také par les
cheveux et le penche en arrière en l’avertissant :
— Joue pas à ça avec moi, tu vas perdre.
C’est presque trop gentil de la part d’Hunter de le prévenir. Il ne
connait pas Také, nous si. Hunter ne s’attend donc pas à recevoir un
crachat en pleine figure et un coup de genou dans les parties ! J’ai mal
pour lui, sincèrement. Malgré la douleur, Hunter ne lâche pas sa prise — il
a de quoi faire avec l’épaisseur sur la tête de Také —, il le projette
violemment contre le mur. L’autre, groggy, après s’être tapé le crâne
contre le béton, est encore allongé par terre, à essayer de retrouver ses
esprits.
Hunter s’approche, menaçant. Son visage, dénué de toute émotion,
prouve qu’il est prêt à le réduire en miettes. Il le retourne sur le dos en le
faisant rouler à l’aide de son pied. Také et lui se défient du regard.
— Hidoina[56], tente d’articuler Také, un rictus insolent au visage.
Hunter ne réagit pas à la provocation. Il arme simplement son pied. Il y
a tellement d’habitude dans cette gestuelle, dans cette sérénité. On sent
qu’Hunter n’en est pas à son coup d’essai. Je sais que Také l’a mérité,
mais je ne peux me résoudre à regarder. Le pied va lui écraser la cage
thoracique ! Je me lève et m’apprête à l’arrêter quand…
— Stop.
Cette voix, c’est celle de Jared. Je ne l’avais même pas vu s’approcher
d’eux. Hunter et lui se dévisagent longuement. Jared est celui qui, après
Kamran, est le moins impressionnant niveau musculature, il est certes très
grand, mais sa silhouette est fine et élancée. Lui et Hunter savent
parfaitement qu’il n’a aucune chance de vaincre en corps à corps avec un
type habitué et charpenté comme Hunter. En revanche, Jared a quelque
chose en plus pour dissuader les gens : son regard, son assurance, et une
certaine autorité naturelle. Il s’est pris bien des coups dans la figure en
s’interposant dans les bagarres de Také qui dégénéraient, mais la plupart
du temps, son intervention suffit à apaiser le climat. Derrière ses lunettes
d’homme sérieux, il y a une lueur dominante, une facette de lui que j’ai
entraperçu lors de ce moment intime avec Hugo que je n’étais pas censée
voir.
Hunter n’insiste pas. Il tourne les talons et s’éloigne jusqu’au bar pour
se servir un autre verre.
« Ha ha ha Mama, tu as raison, on devrait penser à offrir ça à Pépé »
Pendant que Jared traîne Také sur le canapé, en ignorant ses
jacassements de mec bourré (« t’as vu ça Aniki comment j’ai cogné dans
ses burnes à cet enculé ! — Ta gueule, Kirishima, t’as failli y passer,
abruti. — Tope-la Aniki ! Mais vas-y topeuuuh ! ») Hugo appuie son bras
sur l’épaule d’Hunter. Celui-ci s’en débarrasse d’emblée.
— Si tu veux un conseil avec Také, évite de répondre à ses
provocations. Plus tu entres dans son jeu, plus il s’acharne, c’est gratuit
chez lui. T’es pas le premier et dis-toi qu’il en a fait fuir un paquet de cet
appart.
Hunter termine son verre, et rétorque, sans ciller :
— Si ça vous excite de vous laisser parler comme à des merdes, c’est
votre problème.
Après un regard en biais dans ma direction, il quitte la pièce.
Hugo, toujours défoncé, ricane :
— Je devrais lui dire que je suis handicapé, ça l’apitoiera peut-être.
Je secoue la tête en souriant et lui inflige un petit coup sur la main.
— Také est insupportable, ça ne lui ferait pas de mal de se faire
vraiment casser la gueule pour une fois, dis-je en guise de conclusion à
cette soirée.
Hugo acquiesce, mais je sais qu’il sera toujours du côté de Jared, et
donc de Také, même s’il n’est pas d’accord avec ses agissements. Je lance
un « bonne nuit » à la cantonade et me dirige vers ma chambre.
Une surprise m’attend à l’intérieur : un Hunter, chaud comme la braise,
qui me plaque aussitôt contre la porte.
Je crois que je peux m’habituer à ce genre de surprises…
Chapitre 6
27 novembre
Ch a rle s Ba u d e la ire
« Debout petite fleur, debout petite fleur, debout petite fleur, debout
petite fleur, debout petite fleur, debout petite fleur… »
Raaaah je n’en peux plus de ce réveil !! Je braille :
— Hugo !
Grand silence. Puis la voix de mon voisin qui résonne à travers la
cloison de ma chambre :
— Merci petite fleur !
Je grogne et me pelotonne à nouveau dans ma couette, en sachant très
bien que je ne pourrais jamais me rendormir. Surtout en ayant pour
compagnie le corps nu d’Hunter. Par chance, mon cri ne l’a pas réveillé. Il
est allongé sur le ventre, ses fesses d’acier à moitié recouvertes du drap,
son visage déjà sévère endurci par cette barbe de trois jours, le bras sous
l’oreiller, on dirait une photo clichée pour un parfum de luxe. « Démon du
sexe », de Benetton.
Je me demande encore par quel miracle je l’ai attiré ici.
Je suis tentée d’effleurer ses épaules carrées, recouvertes
d’inscriptions, mais je ne suis pas certaine de vouloir le réveiller. Hunter
est du genre endurant et à avoir toujours envie de « baiser », comme il dit.
Le rythme qu’il impose à nos ébats est épuisant, au point que j’en viens à
apprécier les nombreuses fois où il découche. En revanche, je dois
reconnaître que depuis qu’il partage mon lit, je me sens vivante comme
jamais.
J’ai toujours eu l’impression que ma tête fourmillait, étincelait, et que
mon corps était endormi. Hunter a réveillé ce corps qui ne me
correspondait pas du tout, il l’a mis en adéquation avec mon style
vestimentaire, il l’a révélé.
Il m’a révélée.
Je ne peux pas résister plus longtemps à cette peau bronzée. Je caresse
le tatouage le plus impressionnant de son anatomie, lequel s’étend d’une
omoplate à l’autre, en caractères gras : « Vulnerant omnes, ultima necat ».
Ça signifie : chaque heure nous meurtrit, la dernière tue ». Non, je ne suis
pas une spécialiste des langues mortes, j’ai cherché sur Internet ! Et je
trouve cette phrase magnifique, sombre comme lui. Il ne parle jamais
vraiment de lui, ni d’où il vient, mais ses silences révèlent la douleur d’un
passé difficile dont il ne cherche pas à se délivrer. Comme un rappel à
l’ordre.
Mes doigts descendent lentement sa colonne vertébrale, longée par un
autre tatouage, en français cette fois, mon préféré : « tu ne peux pas retenir
ce jour mais tu peux ne pas le perdre ». La seule chose qu’Hunter m’ait
confiée depuis qu’on se fréquente (à part des choses très intimes et
obscènes que je n’oserais jamais vous révéler), c’est qu’il nous reconnait
dans cette citation. Sachant qu’il s’agit d’une sorte d’hymne à
l’appréciation du moment présent — en plus désespéré —, je ne
comprends pas bien en quoi cela nous représente. Peut-être qu’Hunter est
plus complexe qu’il en a l’air… ?
Mes doigts ont déjà atteint le bas de ses reins, au centre de dessins plus
beaux les uns que les autres. La tentation est grande de poursuivre la
plongée en terre promise, là où aucun tatouage ne s’est encore risqué…
C’est alors que je sens sa main saisir la mienne et me guider jusqu’à son
entrejambe, tandis qu’il roule sur le côté. Il est si dur, dès le matin, ce type
aura ma mort ! Bon, je l’ai un peu cherché aussi. Il presse ma paume si
puissamment que je ne peux plus bouger. Il ouvre alors doucement les
paupières.
— Ma bite te manque déjà ?
Je lui adresse un franc sourire, les yeux brillants d’envie.
Ne vous méprenez pas, je suis toujours choquée quand il emploie un
mot aussi con que « bite » (je suis vieille France… ou coincée, selon ce
que vous préférez), mais c’est un de ceux qui constituent son vocabulaire
principal, alors j’ai appris à m’y habituer.
Il finit par relâcher la pression sur son érection et guide à nouveau ma
main derrière mon dos pour me rapprocher de lui. Je suis forcée de me
rallonger, face à lui. Hunter n’embrasse pas beaucoup, mais il me regarde
avec tellement d’intensité quand nous sommes l’un contre l’autre, comme
maintenant, qu’il s’agit presque d’un baiser indirect. Je ne voudrais être
nulle part ailleurs que plongée dans ses yeux.
La main qui retenait mon poignet empoigne à peine ma fesse que la
sonnerie de son téléphone brise la magie du moment. Hunter se redresse
tranquillement en soupirant, il prend même le temps d’allumer une
cigarette (je jure avoir essayé de lui préciser que je ne voulais pas qu’on
fume dans ma chambre… L’acte sexuel qui a suivi en guise de punition fut
mémorable et j’en ai oublié l’interdiction. Je suis faible.) il attendra le
deuxième appel pour décrocher.
— Ouais. (Silence) Ouais. (Re silence) Ouais. (Il souffle sa fumée)
J’arrive.
Même si j’ai tenté de me faire une idée de la conversation, l’absence de
mots m’a complètement mise sur la touche. Je regarde Hunter se rhabiller,
sa clope au bec, en me demandant si je suis légitime pour l’interroger à
propos de sa vie privée. On couche ensemble (pardon, on baise), c’est le
genre de choses qui ne peut pas être plus intime, alors qu’est-ce que deux
ou trois questions ?
— Ton travail est dangereux à quel point ?
Je ne suis pas stupide. Je vois ses mains, ses vêtements pleins de sang
quand il rentre parfois, j’ai aussi noté des hématomes sur son corps.
Il se tourne dans ma direction, en reboutonnant son pantalon, l’air
même pas étonné. Il hausse juste les épaules en guise de réponse.
— Ça veut dire qu’il l’est énormément ? insisté-je.
Il va me trouver lourde à force ! Après tout, on n’a jamais vraiment mis
de mots sur notre relation, je me la joue peut-être un peu trop « petite
copine officielle » ? Ne le fais pas fuir, Aly !
— Dangereux au point de t’en dire le moins possible, répond-il sur un
ton sec.
Je déteste ne pas savoir ce qu’il trafique. Ça m’est insupportable !
Je me lève à mon tour pour l’affronter. J’aimerais franchement
impressionner davantage, mais avec mon pyja-short en soie jaune, mes
cheveux en bataille et ma taille de naine, il est évident que je ne fais pas
illusion.
— OK, mais je peux au moins rencontrer tes amis ? Tu as rencontré les
miennes.
Charlette et Cosette s’en souviennent encore ! Passées les premières
minutes à le trouver, dans l’ordre : sexy, silencieux, flippant, flippant, très
flippant, sexy, le courant est assez bien passé. C’est la première fois qu’un
homme (séduisant de surcroît) ne considère pas mes amies comme des
faire-valoir ou des tâches colorées sans intérêt. La première fois aussi que
les jumelles peuvent être elles-mêmes (c’est-à-dire geeks et cinglées) sans
qu’on les dévisage bêtement. Hunter a marqué des points avec elle, mais
surtout avec moi. Il ne les a pas jugées, comme il ne me juge pas. J’aime
ça chez lui.
Il retire la cigarette de sa bouche et me regarde droit dans les yeux.
— T’as pas envie de rencontrer ces mecs-là.
— Et pourquoi pas ? Tu penses qu’ils me trouveront gamine et tarte ?
Ses traits se détendent en un vague sourire.
— Tu ES gamine. Qui d’autre emploie le mot « tarte » pour se désigner,
rougit en entendant « bite et chatte », et veut rencontrer des criminels pas
fréquentables ?
Je suis un peu vexée, mais il n’a pas tort sur ce coup-là. Hunter est dix
fois plus mature que moi, ça ne fait aucun doute.
Je joue ma carte sournoise :
— Alors je te fais honte, c’est ça ?
Il m’agrippe le coude d’un coup, comme s’il était nécessaire de
m’empêcher de fuir. Son visage s’est refermé dans une colère latente :
— Qu’est-ce qui va pas chez toi, petite blonde ?! C’est toi qui devrais
avoir honte de moi et me reléguer à un plan cul ! Ma vie c’est un paquet de
merdes à gérer, que des trucs bien moches que tu veux pas savoir. Tu
mérites mieux. Mieux que mes potes, mieux que moi.
Derrière cette rage, j’entrevois ce que je cherchais tant à comprendre
dans la phrase censée nous ressembler, tatouée sur sa peau. Je pose ma
main sur son bras à mon tour.
— Tu penses qu’il n’y a pas d’avenir pour nous deux ?
— Je ne reste jamais au même endroit très longtemps, de toute façon.
— Tu n’as pas répondu à ma question, dis-je en souriant pour ne pas
l’effrayer (même si j’ai conscience qu’il ne doit pas craindre grand-
chose.)
Il me lâche pour écraser sa cigarette. Je sens qu’il s’est apaisé quand il
se laisse tomber sur ma chaise de bureau. D’un tapotement sur ses cuisses,
il m’enjoint à prendre place sur ses genoux, ce que je fais. Une main en
bas de mon dos, une autre nonchalamment posée sur mon entrejambe (une
torture celle-ci), il semble prendre sur lui pour s’ouvrir un minimum :
— Je t’aime bien, petite blonde. T’es une sorte de lumière dans mon
univers sombre. Et t’es super bonne aussi, ce qui ne gâche rien. (Je souris
timidement.) Sauf que dans mon monde, on apprend que tout peut
disparaître du jour au lendemain, alors je profite de chaque moment avec
toi et je me pose pas de questions. OK ?
J’acquiesce, pensive. « Tu ne peux pas retenir ce jour, mais tu peux ne
pas le perdre » … Voilà pourquoi j’ai l’impression que c’est un adieu
chaque fois qu’il me quitte. Cela explique aussi sa manière de se donner
entièrement, comme de s’emparer de tout ce que je possède de plus
intime. Tout est décuplé : le plaisir, les actes, la violence. Comme si on
n’allait pas se revoir le lendemain. Hunter emmagasine les souvenirs et les
orgasmes pour les jours moins heureux.
Au lieu de me réjouir d’être si importante dans sa vie, cette réalité me
fait mal. Par cette révélation, il m’intime de ne pas m’attacher, de ne pas
croire qu’il y aura un futur possible pour nous. Il oppose nos deux mondes
comme s’il n’y avait aucun moyen de les rassembler un jour. Et c’est très
dur à entendre pour quelqu’un dont les sentiments grandissent peu à peu.
Je ravale salive et ressentiments pour lui sourire sans joie. Je ne compte
pas cesser de profiter de lui moi non plus, mais qu’adviendra-t-il de mon
petit cœur, à la fin ?
Il consulte l’heure à sa montre, au-dessus de mon épaule. Me claque le
fessier en me repoussant.
— Faut que j’y aille.
— Attends.
Il se retourne, la main sur la poignée.
— On se retrouve quand avec tes potes ? Je n’emploierai pas le mot
« tarte » devant eux, promis.
Mon clin d’œil le fait sourire. Un sourire léger comme j’en vois peu
chez Hunter.
— J’aurais dû savoir à la manière dont tu te comportes au pieu que t’es
têtue. (Je grimace.) Je t’aurais pourtant prévenue, mais OK, je t’enverrai
un message tout à l’heure pour que tu viennes nous rejoindre.
Victoire !!!!
Bon, peut-être pas tant que ça… Mais ils ne peuvent pas être si terribles
que ça, ses copains, si ?
J’ai déjà bien assez à m’occuper avec cette histoire de séances de
dédicaces, cette Sexy girl qui ne donne aucune nouvelle, ce concert débile
ce soir, et Hunter qui me demande de verrouiller mes sentiments alors
qu’il est évident que lui et moi on se plait… Pfffff. Et re pffff.
Belle conclusion.
Merci, j’avais pas mieux.
***
ALY
J’ai vu qu’il y avait un concours sur le groupe de lecture que tu diriges,
je peux proposer mon livre en lot si besoin ?
SEXY GIRL
Cool. Je te note dans la liste.
Quoi ? C’est tout ? Elle va se servir de moi sans même balancer une
petite info sur sa lecture ? Ah non, voilà un autre message.
SEXY GIRL
Tu le classes dans quelle catégorie ton livre ?
On dirait bien que Sexy girl n’a pas encore mis le nez dans mon
roman… Et si elle l’a fait, c’est pire.
ALY
C’est une romance contemporaine.
SEXY GIRL
OK.
JOURNALISTE COLLANT
Salut miss, quoi de neuf ? Je suis au chapitre 8 de ton roman, et c’est
chaud bouillant.
HUNTER
13h devant le kebab.
Voilà un message concis, qui pourrait laisser supposer que j’ai rêvé
notre conversation ce matin. Il m’indique tout de même l’adresse dans le
texto suivant. On est loin du feuilleton romantique !
Je confirme et file me préparer.
***
« On a to u jo u rs le c h o ix . On e st mê me la so mme d e se s c h o ix . »
J o se p h O’Co n n o r
Je suis déprimée.
Le Bisounours qui est en moi a envie d’oublier tout ce qui s’est passé et
faire comme si de rien n’était, mais je ne parviens pas à me mentir.
Pshhhhh Toutcâlin[64] !!!! Va faire des bisous à quelqu’un d’autre, je ne
suis pas d’humeur !
Est-ce que quelqu’un va se décider à appeler les urgences
psychiatriques ?
Hunter s’échine à ne me laisser aucun espoir quant à notre avenir
commun. Même à travers ses silences, je peux entendre l’avertissement :
« non, gentille fille, tu n’es pas adaptée pour ce monde, ça va mal finir. »
Et le pire, c’est qu’il a sûrement raison. Je suis bien trop gamine dans ma
tête pour admettre ce que lui-même a accepté depuis notre rencontre. Cette
étincelle qui m’incite toujours à y croire est la même qui m’a poussé à
aimer mon demi-frère. Je poursuis des rêves, des fantasmes, je ne parviens
pas à me tenir les deux pieds dans la réalité telle qu’elle apparaît à tout le
monde. C’est quasi maladif chez moi.
Deux choix s’offrent à moi : le plus sensé serait de rompre
immédiatement cette relation sans nom avec Hunter, avant que les
sentiments deviennent trop forts pour les contrôler. Je ne suis pas encore
amoureuse de lui, c’est donc le meilleur moment. Malheureusement, mon
cœur (et le petit démon pervers sur mon épaule) penche pour la seconde
option : garder Hunter, maîtriser mes émotions, et continuer à s’amuser
ensemble, jusqu’à ce que… jusqu’à ce que quoi d’ailleurs ? Qu’il aille en
prison ? Qu’il soit tué ? Qu’il en trouve une autre plus bad ass que moi ?
C’est stupide, j’en ai conscience. Mais je me sens si bien dans ses bras,
j’ai besoin qu’il me désire, qu’il me fasse l’amour à sa manière, j’espère
encore pouvoir le réparer.
Voilà. On touche le nœud du problème : je veux le réparer.
— Pourrais-tu, s’il te plaît Aly, cesser de faire cette tête
d’enterrement ?! C’est un simple concert ! s’écrie Hugo, en me désignant
le café-bar face à nous.
— Tu étais parfaitement au courant que je n’avais pas envie d’y aller,
grogné-je, de mauvais poil.
Hugo passe son bras autour de mon épaule, en adoptant son ton le plus
joyeux :
— Mais regarde toutes ces lumières ! C’est beauuuu !
Grrrr le sadique, il sait que je ne peux pas résister aux illuminations de
Noël ! Ça et les crêpes du petit chalet à notre droite. Hugo est doué, il
m’en achète une pour me faire taire.
Le café-bar de la place Gambetta est récent. Je n’y ai encore jamais mis
les pieds. La devanture est décorée à l’américaine : cascades de lumières,
énorme écriteau clignotant au nom du groupe qui se produit, hôtesses
d’accueil en tenues sexy qui doivent se geler les fesses, mais qui sourient
inlassablement en nous proposant le programme. La tête de Také a dû
gonfler plus qu’elle ne l’est déjà quand il a vu « Fuck Off » s’illuminer
ainsi dans le lieu le plus populaire de Bordeaux. (J’imagine aussi combien
les bobos coincés du postérieur ont dû grimacer devant ce nom
provocateur !)
J’ai froid avec mon short en jean, mes chaussettes noires et ma veste en
cuir rose, ornée d’un papillon bleu, je ne me suis pas beaucoup habillée
parce que le chauffage dans ces lieux est toujours monté au maximum.
J’aimerais bien entrer, mais je dois attendre qu’Hugo ait terminé de faire
rire l’hôtesse, sous son charme.
Laisse tomber, Machine, il est gay.
Elles se font toutes avoir avec sa belle gueule, son sourire magique et
ce corps d’athlète à vous damner.
Cette fois, c’est bon, j’en ai assez de me les geler, j’attrape le bras
d’Hugo et lance à la demoiselle qui ricane bêtement :
— Il a un mec, perdez pas votre temps.
J’ignore l’air dépité de la fille (moi aussi j’ai été dégoûtée la première
fois, Mademoiselle, moi aussi…) je tire Hugo par le bras jusqu’à
l’intérieur. Il est mort de rire, d’ailleurs.
— Je sens qu’on va passer une soirée géniale ! se réjouit-il. Regarde un
peu mon visage comme il rayonne ! Non mais regaaaarde Aly-verpool !
C’est impossible de bouder longtemps avec Hugo. Il a le don de nous
embrigader dans ses délires à la force d’un seul sourire. Je n’essaie même
pas de lui résister, j’ai bien besoin d’oublier Hunter ce soir.
Nous confions nos manteaux au vestiaire, puis nous pénétrons dans la
grande salle, un peu trop illuminée. Je remarque tout de suite la scène, tout
au fond, bien plus impressionnante que dans les autres cafés-concerts que
j’ai fréquentés. Je reconnais la guitare de Také dans le tas d’instruments. Il
ne laisse jamais personne y toucher. À notre gauche comme à notre droite,
sont installés les deux bars les plus longs que j’aie jamais connus. Il n’y a
aucun tabouret en revanche. Si on souhaite s’asseoir, c’est loupé, car c’est
à l’étage que se trouvent toutes les tables, et elles ont déjà été prises
d’assaut. Il faut dire que la vue sur la scène doit être agréable de là-haut.
Je vois beaucoup de gens accoudés à la rambarde, un verre à la main.
Hugo se penche à mon oreille :
— Faut que j’aille faire pleurer le colosse !
— Tu peux aussi dire « aller faire pipi », comme tout le monde,
grimacé-je.
Hugo prend un air choqué.
— Ce serait terriblement ennuyeux, voyons ! (Son visage redevient
guilleret en une demi-seconde, il me désigne le bar.) Tu vas nous chercher
à boire ? Un truc fort pour moi. Et pour toi aussi vu ta tronche.
— Merci Hugo.
Il rigole et s’éloigne en direction des toilettes. C’est tout lui ça de me
laisser les basses besognes.
J’hésite longuement entre le bar de droite et celui de gauche, en me
posant mille questions inutiles : est-ce que l’un d’eux est VIP ? Est- ce
qu’il y en a un qui coûte cher et l’autre non ? Est-ce que c’est réservé aux
membres ? (Membres de quoi ? Aucune idée ! Mon imagination a ses
limites.) Tout ça pour finir par faire « plouf plouf » et me diriger vers celui
de droite.
La musique résonne tellement fort que je ne m’entends pas penser à ce
que je vais commander. Et puis pour ça, il faudrait déjà qu’on me voie. Le
bar est étonnamment haut, je suis toute petite, il y a un monde fou qui fait
la queue n’importe où, bref, c’est pas gagné ! Ils pourraient au moins
installer des marchepieds pour les gens comme moi ! Je me hisse sur la
pointe des pieds pour que le barman me repère, je tente quelques signes de
la main, des sourires charmants, en vain. Bizarrement, la grande brune à
mes côtés — arrivée après moi —, est servie tout de suite. Son décolleté
doit y être pour quelque chose.
Note pour plus tard : mettre un décolleté.
Note pour encore plus tard : m’acheter des seins.
Jalouse, je la regarde cancaner avec le hipster qui fait office de barman.
Il a la même tête que tous ses collègues masculins, d’ailleurs : la barbe
fournie, ultra travaillée, le tatouage qui va bien, les gros bras sans force de
la salle de muscu du coin, et le tee-shirt en V qui dévoile les poils. Je n’ai
pas trop compris en quoi c’est sexy, mais pour toutes celles qui aiment, il
y a du choix, c’est la grande mode ces derniers temps.
Quand la femme s’en va, je pense naïvement que c’est mon tour, mais
pas du tout. Il interpelle un gars, ami ou habitué, le serre dans ses bras
(genre on est les meilleurs potes du monde !) lui demande ce qu’il veut
boire, et évidemment l’autre lui liste une commande pour trente
personnes. Trente cocktails différents bien sûr, sinon ce ne serait pas
drôle. Si je considère les choses de manière positive, voilà une bonne
occasion de me faire une idée de ce que le bar propose en matière de
boissons. Je note dans ma tête.
Quand Hugo revient, je suis toujours à la même place, le type vient de
partir vers l’étage avec son plateau et le barman semble me détester parce
qu’il m’a sciemment ignorée pour prendre la commande de quelqu’un
d’autre.
— Ils sont où nos verres ? demande Hugo.
— Il y a du monde, dis-je pour ne pas passer pour une buse qui ne sait
pas s’imposer et qui est détestée des hipsters.
J’hallucine quand je vois Hugo capter le regard de l'employé en même
pas deux secondes.
— Salut mec, tu veux boire quoi ? l’interroge le hipster.
— Mets-nous deux pina coladas s’te plaît. Charge un peu en rhum sur
la mienne hein ! précise Hugo avec un clin d’œil.
Le gars lui répond par un sourire séducteur. Non mais attends, ils sont
tous gays dans ce pays ?! Ou alors c’est Hugo qui plait à tout le monde ?
Le barman fait glisser deux immenses verres devant nous.
— Ta commande… c’est quoi ton nom ?
— Hugo. Je te dois combien ?
— C’est pour moi, reviens quand tu veux Hugo. Moi, c’est Eddy.
Un sourire un brin joueur s’épanouit sur le visage d’Hugo, il lève son
verre vers lui pour le remercier, puis il me tend le mien et nous nous
éloignons.
— Ça t’arrive souvent que des mecs te draguent ? m’écrié-je,
franchement vexée et dégoûtée d’avoir été mise sur le carreau.
— Grave ! (Il aspire à la paille le quart de son verre.) Et des meufs
aussi. (Il aspire un autre quart.) Bois, ça va refroidir !
Je lève les yeux au ciel et m’exécute. J’aime bien les cocktails, ça fait
passer le goût immonde de l’alcool. Barman-hipster-chaud du zguègue est
à chier pour choyer la clientèle, mais il sait confectionner des boissons
dignes de ce nom ! Je me sens presque mieux.
— Et toi aussi t’as une touche, regarde ! me signale Hugo, d’un coup de
coude moyennement discret.
— Où ça ?
Il me désigne deux hommes au bar. Pas des top models, mais pas
moches non plus. Mon niveau quoi.
— Pas de bol pour eux, ils doivent penser que je suis ton mec,
terriblement sexy, musclé et qui va leur péter la gueule s’ils osent
s’approcher !
Il illustre ses paroles en m’entourant de son bras et en leur décochant
un regard défiant. Je secoue la tête et explose de rire.
— Si tu fais fuir mes seuls prétendants, je vais définitivement finir
vieille fille, avec mes chats et mes mangas.
— Tu déconnes ou quoi ? T’es une des meufs les plus canon que je
connaisse, rétorque Hugo très sérieusement.
Hunter m’a fait cette réflexion pas plus tard qu’hier. Il ne l’a pas dit en
ces termes (« aucune chatte ne m’a fait autant bander ») mais le résultat
est le même. Je ne sais jamais quoi penser des compliments des gens sur
mon physique. J'ai conscience que je ne suis pas horrible à regarder : je
possède des jambes fines, de petites fesses rebondies, un 85C ferme, et une
bouille enfantine ; j’ai d’ailleurs mis le grappin sur deux adonis (Kamran,
et dans la catégorie encore au-dessus : Hunter), mais j’ai aussi conscience
que mon look court, coloré et original me place d’office, soit dans la case
des « bizarres », soit dans celle des « petites putes qui veulent provoquer
les regards » (dixit certaines femmes dans la rue, très désireuses de
m’aider : « et après ça se plaint d’être violée ! » Merci Mesdames).
En bref, j’attire les gars passionnés de hentai[65] en priorité, puis
viennent les pervers et ceux aux lubies aussi étranges que mes tenues. En
revanche, les hommes simples, ceux qui cherchent à se fondre dans la
masse, ou les types bien, me fuient comme la peste. Trop voyante, trop
clinquante, mon univers à base de hautes chaussettes les effraie. J’ai
longtemps halluciné que Kamran accepte de sortir avec moi. Il était
l’archétype des hommes qui ne veulent pas m’approcher. Bon, après, j’ai
compris qu’il était « légèrement » obsessionnel et j’ai regretté l’exception.
Je me rassure parfois en me disant que ma myopie m’empêche de
repérer le nombre de prétendants intéressés. Oui oui j’ai bien dit le
NOMBRE ! Genre plein de mecs ! Il ne faut jamais lésiner sur les
possibilités. Et puis, c’est tout à fait plausible, non ? Je ne porte mes
lunettes que devant mon ordinateur. Je peux très bien passer à côté d’une
multitude de beaux gosses !
Le nombre s’est transformé en multitude en très peu de temps, non ?
Eh ! Vous n’avez jamais écouté Joe Dassin ? Mon père est fan et je
peux vous dire que dans « le petit pain au chocolat[66] », la boulangère ne
pouvait pas voir le beau client qui lui souriait tous les jours parce qu’elle
était myope, voilà tout et il ne le savait pas (ya ya ya yaaaa[67])
Nous pourrions très bien rester là, pas trop loin du bar et de la sortie,
mais Hugo insiste pour que nous nous approchions au maximum de la
scène. Le voilà qui bouscule sur son passage environ… tout le monde ! La
carrure de boxeur ça aide à se faire une place et aussi à réprimer les
rébellions avant même qu’elles ne débutent ! Moi je me contente
d’agripper le dos de son tee-shirt et de suivre en sirotant mon cocktail.
Quand Hugo estime que nous sommes assez près (plus près, on était
avec les instruments), il s’accoude à la scène et observe le lointain plafond
avec émerveillement. C’est vrai que c’est beau. Des centaines de fausses
étoiles étincellent comme si nous nous trouvions dehors.
Malheureusement, la magie est souvent interrompue par les rayons
lumineux multicolores qu’ils ont cru bon de faire zigzaguer dans toute la
salle et qui ont surtout tendance à nous aveugler, comme si l’agent K de
« Men in Black » nous flashait la mémoire à chaque fois.
— Salut Hugo, ça gaze mon pote ?
Vingtième personne depuis que nous sommes arrivés qui salue Hugo. Je
ne sais pas comment il fait pour être aussi populaire. Même quand on fait
nos courses à Auchan, les petites vieilles l’embrassent comme s'il était de
la famille. Il faut dire qu’Hugo, c’est un rayon de soleil.
La salle est blindée de monde. J’entends par-ci par-là que le café a dû
refuser des clients. Les gens ont l’air de bien connaitre le groupe, ils ne
sont pas venus par hasard comme je le croyais.
À vrai dire, je n’ai aucune idée de la musique que peut bien jouer ce
groupe, Také ne chante jamais à Benetton, et j’ai toujours évité ses
concerts pour le punir d’être aussi désagréable au quotidien. Il s’en
balance bien sûr, mais c’était ma petite vengeance perso. Jusqu’à
aujourd’hui évidemment.
Fuck Off… Ce nom va vraiment comme un gant à Také. Il ne pourrait
pas davantage le représenter. Ses regards sont de continuels doigts
d’honneur !
Je me sens un peu écrasée contre cette scène et je maudis Hugo de nous
avoir coincés là. Surtout que la fille derrière moi n’arrête pas de me coller.
Personne n’a jamais entendu parler d’espace vital ?? Pas elle, en tout cas,
et elle me hurle dans les oreilles quand elle s’adresse à sa copine.
— J’ai trop hâte ! s’égosille-t-elle.
Waouh Fuck Off a des groupies, on dirait ! J’en ai repéré une flopée
autour de nous.
Je remarque le barman de tout à l’heure qui monte sur la scène. Tiens,
il est aussi présentateur ? Non non, il vient apporter les cocktails pour
Hugo et moi. Et récupérer nos verres vides au passage. Sourire et clin
d’œil en prime, s’il vous plaît.
— Comment tu as fait ça ? m’exclamé-je, abasourdie, quand le hipster
est reparti.
— Je suis un homme plein de surprises !
Pour le coup, j’acquiesce. On entrechoque nos deux verres en se
souriant, quand la lumière de la salle se tamise brusquement. Au même
moment, la scène se pare de mille couleurs. On a presque l’impression que
les instruments scintillent. Les gens poussent des exclamations
émerveillées, ils se mettent à frapper dans leurs mains d’excitation, des
filles crient le nom de Takeomi (si si).
Une voix résonne dans les enceintes :
— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, veuillez faire un triomphe
à… Fuck Off !!!
Les voilà enfin. Ils entrent sur scène avec une décontraction
difficilement croyable.
Les gens applaudissent chaleureusement, braillent le nom du groupe,
certains font les malins en montrant qu’ils savent siffler très fort. Une fille
derrière moi vient de me tuer les tympans avec sa voix de crécelle
(« Takeomiiiiiii ! »)
Quel accueil pour un petit groupe indépendant du coin ! Je suis au
courant que Také et ses amis tournent beaucoup dans la région, depuis
plusieurs années, et qu’ils sont populaires sur Youtube, mais je ne pensais
pas qu’ils s’étaient créé un tel public. (« Takeomiiiii ») Bon, ça va, on a
compris maintenant.
Les membres du groupe saluent l’assistance d’un sourire ou d’un signe
de la main avant de s’installer derrière leurs instruments. Tous, sauf Také
évidemment.
Envisagez tout ce qu’il y a de plus énervant, de plus détestable, de plus
horripilant sur cette planète et imaginez-le concentré en une seule
personne. Vous pourrez vous faire une petite idée de Takeomi Kirishima !
Il transpire la suffisance, pue le fric qu’il n’a pas et le sexe qu’il a
facilement. C’est simple, ce type est un serial baiseur ! Et dans tous les
sens du terme, croyez-moi. Deux cents personnes réunies pour le voir ne
méritent pas de changer quoi que ce soit à son attitude ! Néanmoins, même
s’il a l’air de nous prendre tous de haut et de se ficher pas mal qu’on soit
là, les filles hurlent son prénom et tout le monde l’applaudit comme s’il
était déjà une star. Il pourrait leur cracher dessus qu’ils se diraient : « oh
tiens, ça fait du bien d’être arrosé ! ».
Ce petit con est juste magnifique dans ce tee-shirt blanc ni trop moulant
ni trop large qu’il a rentré à moitié à l’intérieur de son pantalon slim
sombre, assorti à une fine ceinture positionnée bas sur ses hanches
étroites. Il porte des chaussures montantes, type Converse, délacées. Et
toujours ce même collier autour de son cou : un cordon noir duquel pend
une fausse plaque militaire en argent et une bague en or. Je ne l’ai jamais
vu sans. Tout est de marque chez Také. La totalité de son salaire doit
passer dans les jeans Diesel et les tee-shirts Hugo Boss, ses enseignes de
prédilection. Ça et les séances chez le coiffeur. Parce que ses cheveux
noirs — plus lisses que des baguettes — sont toujours impeccables. La
longue et irrégulière frange de côté qui balaie son front est savamment
travaillée afin de voiler ses yeux sans les dissimuler complètement. Je ne
vous mentirais pas : il n’y a rien à jeter chez Také. Il n’est pas gonflé de
muscles, mais il n’en est pas moins un gringalet, et son visage est parfait.
Forcément, à côté de lui, ses amis, qui sont pourtant loin d’être affreux,
paraissent bien fades. Ils sont tous de type caucasien, ont tous une bouille
passe-partout et une coupe courte, une neutralité renforcée par des tenues
simples, comme si le but était de mettre en avant le chanteur avant tout.
Le batteur vient de lancer le coup d’envoi. Le ton est tout de suite
donné : du rythme, du punch sans concession. Je n’en reviens pas combien
les musiciens sont en place, tous ont une énergie débordante qu’ils nous
transmettent comme un direct dans la figure. Je dirais qu’il s’agit d’un
mélange entre rock, pop et metal, le tout parsemé d’harmoniques presque
enchanteurs. Je n’ai jamais entendu quelque chose comme ça avant.
J’aimais déjà dès les premières notes. Je me surprends à remuer sur place,
à agiter la tête, comme tous les autres. Et quand Také, à la guitare,
s’approche du micro pour chanter, c’est la révélation.
Cette voix… Cette voix à la fois grave, éraillée et sensuelle suffit à
parcourir mon corps de frissons. On dirait un mix entre Brian Molko[68],
Yamapi[69] et TK[70]. Je suis hypnotisée par sa façon de nous raconter une
histoire, derrière cette musique sombre. Car il ne se contente pas de jouer
les interprètes, il chante avec ses tripes, il nous balance chaque mot
comme s’il le vivait, là, en ce moment, comme s’il n’y avait que lui sur
cette scène. Parfois, quand il n’a pas à gratter sa guitare, il presse le micro
entre ses deux mains, et il lui crache toute ses émotions. Ensuite, il se
remet à bouger en rythme, sexy en diable, puis à jouer de son instrument,
aussi adroit avec ces cordes-là qu’avec celles de sa voix.
Je n’arrive pas à détacher mon regard de lui. Je n’y arrive juste pas. Et
pourtant, je ne saisis pas un mot de la chanson, qui mêle anglais et
japonais.
Quand elle prend fin, je me sens presque triste. Les gens autour de moi
sont en transe, je comprends tout à fait ce qu’ils ressentent. Le deuxième
titre commence sur un air de piano, quelques notes douces et
mélancoliques qui calment aussitôt l’ardeur du public. Tous se mettent à
remuer la tête de droite à gauche, quasi fascinés. La voix de Také résonne
comme un murmure, en français cette fois. Les paroles sont trash, dures,
un conte pour adultes dans lequel l’homme est un loup pour la femme.
Jared m’a dit un jour que Také écrivait tous ses textes et la musique lui-
même. Je me rends compte maintenant qu’il avait raison en m’assurant
qu’il avait du talent, beaucoup de talent.
Quand la douce balade s’assombrit peu à peu par des notes qui
pourraient paraître fausses, le rythme s’accélère. Le batteur est excellent,
il nous fait ressentir les paroles de Také, il nous laisse imaginer que la fille
de la chanson court de plus en plus vite pour échapper à son agresseur.
Chaque pas qu’elle effectue est marqué par un battement. Jusqu’à ce que
le son se transforme pour le refrain en un hard rock bien gore, limite
jouissif. Et la voix grave de Také qui s’élève et qui assène le coup de
grâce :
Sa voix semble se briser de mélancolie, elle part dans des aiguës que je
n’imaginais pas possible avec le timbre qu’il possède. J’ai la chair de
poule.
« Watashi wa anata o kinjimasu[71] » répète-t-il inlassablement, pendant
que ses collègues se déchaînent sur leurs instruments.
Le visage baigné de larmes de ma voisine ne me surprend même pas.
L’émotion m’enserre tout entière. À la fin de la chanson, Hugo m’entoure
de son bras protecteur, comme s’il avait perçu la sensation de vertige qui
s’emparait de moi. Nous nous sourions avec complicité tandis que la foule
applaudit, hurle, réclame le titre suivant.
Moi aussi je veux la prochaine.
Huit chansons magiques et deux rappels plus tard, le groupe est debout,
aligné face à nous, il salue d’un même geste. C’est la folie dans le public.
Je n’avais jamais connu ça !
Bon, OK, je ne suis allée qu’à trois concerts dans ma vie. Quatre si on
compte celui de Chantal Goya, où ma mère, la nostalgique des années 80,
m’a traînée. J’aurais sûrement adoré si je n’avais pas eu 20 ans. J’ai
longtemps tenté de lui expliquer que porter des sweat-shirts lapin ne
signifiait pas que j’aimais regarder danser un mec déguisé en Jeannot
Lapin.
Les trois autres concerts étaient vraiment géniaux, des valeurs sûres :
Superbus, Ina Ich, Imagine dragons, mais aucun d’entre eux ne m’a remué
les tripes avec autant d’ardeur. Même si ça m’enquiquine de l’avouer, je
suis tombée amoureuse de ce groupe, de la voix de Také, ainsi que de sa
présence scénique. J’aurais vraiment pu être une de ses fans si je ne
connaissais pas l’homme en dehors, et c’est bien ça qui me fait mal.
Il est là, sur scène, transpirant, impérieux, sûr de son charme, pendant
que ses amis sourient. Et moi je me déteste d’aimer sa musique.
Quand ils disparaissent, j’ai encore le cœur qui bat au rythme de la
dernière chanson. Les spotlights multicolores balaient la salle en
mode boîte de nuit. Après nous avoir incités à aller nous rafraîchir au bar,
la voix off diffusée par les haut-parleurs annonce qu’un stand est mis à
disposition pour les personnes qui souhaiteraient acheter le CD de Fuck
Off. J’entends ma voisine ricaner qu’elle l’a déjà, en version dédicacée par
tous les membres du groupe. Sa copine la regarde se vanter avec envie.
— C’était bien hein ? s’écrie Hugo.
— Ouais, c’était pas mal, dis-je.
D’où je sors cet air blasé que je n’ai jamais eu de ma vie ?! Je suis
toujours enthousiaste et Bisounours, ça ne me ressemble pas, Hugo va tout
de suite démasquer l’imposture !
— Pas mal ça rime avec trou de balle !
J’accorde peut-être un peu trop d’intelligence à Hugo…
Il cesse soudain de ricaner bêtement en remarquant quelqu’un lui faire
signe à l’étage.
— Ah cool ! s’écrie-t-il. On va pouvoir s’asseoir !
Je suis obligée de placer ma main en visière pour tenter d’apercevoir
quelque chose parmi tous ces rayons de lumière. Effectivement, deux des
membres du groupe Fuck Off sont au sommet des escaliers et ils désignent
le coin le plus sombre de l’étage à Hugo. Je ne savais même pas qu’il y
avait des tables sur ce qui ressemble à un long balcon, duquel on a une vue
imprenable sur toute la salle.
Je décide de profiter de ce qu’Hugo monte les rejoindre pour trouver la
pire excuse du siècle :
— Je vais aux toilettes, j’arrive.
— Fais gaffe, il y a une dame pipi très méchante, elle m’a jeté mes cinq
centimes à la tête ! J’ai frôlé la commotion !
Je pouffe en imaginant la scène.
— Ne ris pas, c’était terrifiant. Maintenant, j’irai vidanger la pompe à
chaleur dehors.
— Tu es écœurant.
Il ne m’écoute pas du tout, il se faufile déjà parmi la foule en lançant
un joyeux « à tout à l’heure » que tout notre entourage a dû entendre. Je
me motive à mon tour pour entamer cette périlleuse traversée de la salle
bondée. Et il me faudra de la patience pour réussir à atteindre l’entrée de
l’établissement, et le stand de vente. Avant de me glisser dans la file
d’attente, je surveille pour être certaine que Také n’est pas dans le coin ni
un des membres de son groupe. Ils me connaissent de vue, je ne veux
surtout pas qu’ils s’imaginent que j’aime leur musique. Même si c’est le
cas. Oui, je sais, je suis pathétique. Mais il me faut ce CD !
Le stand est tenu par deux demoiselles. Parfait. Je me place dans la file,
derrière une femme d’un certain âge, bien trop maquillée. Je remarque que
les vendeuses sont habillées aux couleurs de Fuck Off… ils auraient quand
même pu leur offrir des vêtements à leur taille, leurs débardeurs risquent
de bientôt exploser !
Je suis forcée d’attendre un moment. Beaucoup de gens souhaitent
acheter le CD, et je ne peux que comprendre leur engouement. Quelque
part, ça me rassure de ne pas être la seule. Pendant un temps, j’ai craint
d’avoir eu ce coup de cœur uniquement en raison de mon obsession pour
les bridés !
Quand je sens un coude s'enfoncer dans mes côtes, je me tourne en
prenant un air qui se veut menaçant (un caniche pourrait avoir peur, je
vous assure). Hugo me sourit. Naaaaaan !!!!!!
La. Honte.
Il réitère le coup de coude, puis se penche pour me susurrer, sous le
sceau du secret :
— Promis, je ne dirais rien !
Hugo est la pire commère du quartier. Tu parles qu’il ne dira rien !
— Jared était sûr que tu adorerais ! Il te connait si bien, c’est fou non ?
— Mouais, c’est fou… marmonné-je, encore honteuse.
La vendeuse à la poitrine de destruction massive devant qui j’arrive
enfin, me lance son plus charmant sourire.
— Salut ! Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Vivre heureux et me venger. (Si vous reconnaissez cette citation de
film, vous êtes trop forts[72])
Là, à l’instant, ce qui me ferait plaisir, c’est de m’enterrer ou de faire
un retour dans le temps, mais comme on n’a pas toujours ce qu’on veut
dans la vie, je me contenterais d’un CD.
La fille me le vend contre la somme de 16 euros. Je me rends compte
qu’elle n’arrête pas de sourire à Hugo, qui continue de s’accouder à mon
épaule, comme si j’étais son porte-misère ou son duff[73]. Je file ranger vite
fait cette infamie au vestiaire, pendant qu’Hugo, toujours à ma suite avec
une bière qu’il sort d’on ne sait où, s’obstine à me parler du groupe :
— Il est pas hyper canon, Také, franchement ?! Moi j’ai envie de le
baiser chaque fois que je le vois sur scène !
Je serre les dents.
— On pourrait arrêter d’en discuter ?
Hugo hausse les épaules, l’air indifférent. Avec un peu de chance, il ne
se souviendra pas que j’ai acheté ce CD…
Nous montons une trentaine de marches, gardées par des videurs qui
empêchent tout individu de s’y asseoir. Chelou comme interdiction quand
même, ça ne plaisante pas dans ce café ! Nous nous faufilons parmi les
nombreuses tables, toutes occupées, jusqu’à bifurquer sur notre gauche en
direction du couloir privé, fermé au public par une chaîne. Un chargé de la
sécurité nous l’ouvre en reconnaissant Hugo. La vache, on se sent VIP
d’un coup ! Ça aurait sans doute paru plus cool aux yeux des gens qui nous
dévisagent si, au moment où je passais, l’homme n’avait pas placé sa main
en barrière, l’air soudain méfiant.
— Z’êtes pas mineure, j’espère ?
Je soupire.
— Non. Je peux vous montrer mes papiers si vous voulez ? Ils sont aux
vestiaires.
— Mouais, ça ira, dit-il comme s’il m’accordait une faveur, en lorgnant
longuement sur mes chaussettes, ou plutôt sur mes jambes.
Je passe outre les ricanements des greluches d'à côté (sales jalouses !)
et rejoins les deux tables circulaires qui ont été accolées. Hugo tapote le
siège près de lui. Je salue le bassiste et le batteur, dont les prénoms ne me
reviennent décidément pas (et pourtant ils sont de toutes les fêtes chez
nous !)
— Ça t’a plu, Aly ? m'interroge Bassiste[74].
Crotte. Il connait mon prénom. Ça veut dire que je ne peux plus lui
demander le sien, ce serait totalement impoli.
— C’était super ! (Trop d’enthousiasme, trop de sourire, trop de tout
Aly !!!! Je me racle la gorge et adopte cette moue blasée qui me fait
sûrement ressembler à ma tante Dominique, laquelle a tellement usé du
botox qu’elle n’a plus qu’une expression de visage, celle de Golum du
Seigneur des Anneaux.) Oui, c’était pas mal, pas mal…
Bassiste, avec ses cheveux coupés ras, ses grands yeux marron, ses
lèvres pulpeuses et ses tenues peu recherchées, est le moins mignon de
tous les membres, mais il compense en sourires, dont il n’est pas avare. Je
crois que c’est celui que je préfère, en toute honnêteté.
— Je suis content, me dit-il. C’était la première fois que tu nous voyais
sur scène, non ? Et que tu écoutais notre musique ?
Les remords que j’avais de ne pas connaitre son prénom et d’avoir
minimisé mon enthousiasme disparaissent en un quart de seconde : eh
mec, t’es de la police ?! Tu me suis ou quoi ?!
— C’était sa toute première ! m’interrompt Hugo, qui n’aime pas rester
en dehors des conversations, quelles qu’elles soient. Elle a kiffé sa race et
a acheté le CD direct !!
Manifestement, Hugo a totalement zappé notre discussion à ce propos.
Il me pince la joue comme si j’avais 4 ans et tape du poing sur la table, en
s’écriant :
— Où est mon serveur particulier ?! J’ai soif !
Ouais, il a du culot, je sais.
Batteur, un grand blond bien bâti à la coupe banale et aux yeux clairs,
plus séduisant de près, claque des doigts en riant :
— Regarde, je te montre comment on fait.
Aussitôt, une jeune femme moulée dans une robe rouge
scandaleusement sexy, débarque, son IPad à la main.
— Que puis-je vous offrir, Messieurs ?
Merci pour moi.
Pendant qu’Hugo et Batteur parlementent à propos de la commande,
Bassiste, face à moi, pose ses coudes sur la table, se rapprochant ainsi.
Réaction débile : je me plaque davantage à mon dossier.
— On n’a jamais eu l’occasion de discuter alors qu’on se voit souvent,
c’est dingue.
Hugo n’arrête pas de me dire que je sous-estime mon pouvoir
d’attraction, alors si ça se trouve, ce gars me drague. Je décide de
maintenir une certaine distance pour qu’il ne se fasse pas d’idées :
— Oui, enfin, il y a tellement de gens dans ces soirées qu’on ne peut
pas parler à tout le monde.
Qu’il arrête de se rapprocher, que diable ! Il va monter sur la table la
prochaine fois ou quoi ?!
Tandis que la serveuse rebrousse chemin, une autre femme est autorisée
à entrer : une magnifique rousse aux yeux bleus, roulée comme une
déesse. On se sent tout petit face à des gens comme ça, c’est moi qui vous
le dis. Pouvoir d’attraction, mon cul ouais !
Elle se penche vers Bassiste pour l’embrasser.
— Tu as été merveilleux comme toujours, mon chéri.
Sans commentaire.
Non seulement cette fille est belle, mais elle s’habille avec goût : jean
simple, joli débardeur, talons. Et je suis sûre qu’elle est intelligente avec
ça. La pire race.
Elle s’approche pour faire la bise à Hugo, puis à moi.
— On ne se connait pas, je crois ? Je suis la fiancée de Mike, Jessica.
Mike. Le mec banal qui sort avec une bombe et qui n’a jamais eu
l’intention de me draguer. Je retiens.
— Je m’appelle Aly, je suis…
— La coloc fille, sourit Jessica. J’ai déjà entendu parler de toi.
— Oh ?
En bien ou en mal ? Si je demande ça comme ça, elle va me prendre
pour une cruche. Essayons d’avoir l’air maligne :
— En bien ou en mal ?
J’ai dit « essayer ».
Elle s’installe sur les genoux de son amoureux en m’adressant un clin
d’œil complice :
— En bien.
Hugo et Jared ont dû se charger de redorer mon blason. Me voilà
rassurée.
Jessica et Bassiste (ça lui va dix fois mieux que… oui bon OK, j’ai déjà
oublié son prénom !) forment un couple mignon. J’envie leur connivence,
leur manière de se regarder… Je veux ça moi aussi !
Pourquoi j’ai pas çaaaa ???
Un peu de tenue, Aly.
Maintenant qu’Hugo et Batteur, aussi évolué que lui en matière
d’humour, en ont terminé avec les blagues lourdingues, mon colocataire se
tourne vers moi pour m’annoncer, de but en blanc :
— Ah au fait, je t’ai trouvé une séance de dédicaces dans la librairie
Bookbook du centre-ville.
— Quoi ?! Et c’est maintenant que tu me le dis ?!
— C’est pour dans deux semaines, ça presse pas.
— Deux semaines ?!
— Ouais, ils avaient un désistement, et comme j’ai fait ami-ami avec la
responsable, elle a accepté de te caser à sa place.
J’oscille entre l’envie d’embrasser Hugo et celle de faire une crise de
panique. Finalement, j’opte pour les deux.
— Tu es juste génial ! m’écrié-je, en le serrant dans mes bras.
— Je sais. C’est une grosse librairie ce truc-là, Bookbook, non ?
— Booktouk, rectifié-je en souriant. Et tu peux le dire, c’est LA grande
librairie de Bordeaux. Et en période de Fêtes en plus.
— Ils doivent t’envoyer un mail d’ailleurs.
L’excitation n’aura duré que quelques minutes. Ensuite, j’ai lu le
message sur mon téléphone.
J’ai deux semaines. Deux semaines pour acheter mon propre stock de
livres à emmener le jour de la séance de dédicaces. C’est faisable,
logistiquement parlant. L’imprimeur me les procurera en sept jours, sans
soucis. Oui, mais, je les paie comment moi tous ces livres ???
Même si en passant par mon éditrice, j’ai 30 % sur le prix d’achat, il
me reste à débourser, pour, disons 30 romans à 18 euros[75]… roulements
de tambours… 378 euros !
Aaaaargh. Appelez un médecin, je suis en train de faire un arrêt
cardiaque !
Cessez de vous lamenter Aly, vous êtes agaçante.
Mon compte en banque est actuellement bénéficiaire de 21 euros et 14
centimes. Je ne serai payée que le 10 du mois, donc trop tard pour passer
commande, et Ryah ne fait jamais d’avance sur salaires.
Je pleure tout de suite ou j’attends un peu ?
— T’écris des romans ? me demande Jessica, l’air intéressé.
— Oui, c’est tout nouveau, mon premier vient tout juste de sortir.
— C’est quel type d’histoire ?
— Eh bien… C’est une fille qui… euh… (Achevez-moi, je suis nulle
pour vendre mes livres !) cherche son frère, c’est une romance
contemporaine en fait.
La grande rousse et Bassiste paraissent impressionnés. Je ne sais pas
par quoi ni par qui. Je suis quand même rassurée de voir que Batteur s’en
tamponne littéralement le coquillard ! Il fume de l’herbe, accoudé à la
rambarde, et observe la salle d’un œil absent.
— Il est excellent son bouquin, ajoute Hugo. Moi je lis pas souvent…
— Même jamais, corrigé-je en souriant.
— N’empêche que j’ai kiffé ma race ! Bon, à part ce type-là, Stephen,
que je ne peux pas blairer, je ne sais pas pourquoi ! Les personnages sont
hyper drôles et hyper chauds !
— Je veux trop le lire, s’enthousiasme Jessica en saisissant son
Smartphone, comment il s’appelle ?
Pendant qu’Hugo se charge de lui épeler (avec des fautes) le titre, je
continue de flipper à propos de la séance de dédicaces.
Demander un prêt à ma mère ? Surtout pas. Elle me décochera son
regard de « je te l’avais bien dit qu’il fallait trouver un métier ». Mon
beau-père ? Il dira oui, ce n’est pas le problème, mais il ira tout répéter à
ma mère. Mon père ? Il est plus fauché que moi. Mon arrière grand-mère à
moitié sénile ? C’est une piste…
Oh Aly, honte à vous !
Non, c’est vrai, il ne faut pas. Elle risque de ne pas me reconnaître !
Il me reste la solution de Tata Dominique, riche comme Crésus depuis
qu’elle a épousé le patron de « Petites culottes et compagnie » (véridique),
mais là encore, pas sûre qu’elle tienne sa langue.
Cosette, Charlette ? Je tente. Elles savent que je suis réglo en matière
d'argent. J’envoie un SMS.
Réponse immédiate, pendant que la serveuse installe deux plateaux de
shots sur la table et que Batteur la complimente de manière extrêmement
classe (« Va falloir arrêter de me passer devant, je vais finir par tâcher
mon caleçon ») :
COSETTE
Impossible pour nous deux, désolée Aly. On a tout dépensé en cadeaux
de Noël et on touche notre bourse que le 12 du mois.
JARED
Désolé Aly, Hugo a déjà dû me prêter du fric pour finir le mois.
Demande-lui, on sait jamais. Sinon il te reste Také, c’est le seul qui
économise suffisamment.
Jamaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Je pivote vers Hugo, en train de remuer sur place sur « High hopes[76] »,
tout en grignotant un bout de citron. Il supporte bien l’alcool, parce que
Batteur et lui ont dû vider le premier plateau à eux seuls.
— Dis, tu crois que tu pourrais m’avancer l’argent pour mes livres ? Je
te rembourserai dès que j’ai ma paye.
— Peux pas, j’ai plus un coppec ! Nada ! J’ai utilisé mes derniers sous
pour acheter un string de Noël ! Il est très beau.
Je sens ma tête tomber sous le poids du désespoir. Hugo me redresse
par la peau du cou, comme si j’étais un bébé chat.
— Také a plein de blé, demande-lui.
Jamaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Je passe en revue toutes les possibilités qui s’offrent à moi pour gagner
de l’argent rapidement… le trottoir, ma mère ou Také. Je ne sais pas
laquelle est la pire.
Hugo, très loin de mes soucis, se lève en remuant le popotin.
— Tu viens danser ?
— Je te rejoins quand j’aurais terminé de me pendre.
— Ça marche ! J’écarterai les bras au cas où tu aurais mal serré.
Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire en le voyant mimer la scène.
Je l’observe quitter le balcon d’un œil distrait. J’adore danser, j’adore
Hugo, mais je ne parviendrais pas à me lâcher tant que je n’aurais pas
réglé ce problème de séance de dédicaces. Et mon principal espoir se
trouve devant moi, à jouer avec son téléphone.
Coup d’œil à gauche : Batteur et Minette n°1 se roulent des pelles
indécentes.
Coup d’œil à droite : Guitariste et Minette n°2 se lèvent pour suivre
Hugo sur la piste de danse. Pianiste rougit devant l’audace de n°3, dont la
main est nonchalamment posée sur son entrejambe pendant qu’elle lui
raconte sa vie.
C’est le moment ou jamais si je décide de passer à l’action.
Ce qui n’est toujours pas sûr. Ma fierté va en prendre un sérieux coup,
et s’il accepte (ce qui représente la probabilité la moins élevée étant donné
son rapport presque maniaque à l’argent), je lui devrai quelque chose. Je
n’aime pas ça du tout.
Je fais mine de regarder des trucs vachement importants sur mon
téléphone moi aussi, mais je passe mon temps à le surveiller. Quand il se
tait, il est juste… à tomber par terre. Je ne me lasse pas d’admirer ses
mèches de cheveux noirs caressant ses interminables cils. Il y a une grâce
chez Také qu’on trouve rarement chez les hommes. Chaque détail de son
visage est magnifique.
Je n’ai pas le temps de baisser les yeux quand il lève son regard vers
moi, l’air suspicieux, alors je fais semblant de chercher mon verre sur la
table (qui est juste devant moi, bien sûr, en évidence). Je bois la gorgée
qui n’existe que dans mon imaginaire, genre j’avais trop soif dis donc, et
je jette un coup d’œil innocent vers Také, comme si je rencontrais son
regard par un total hasard.
Je suis pathétique, j’en ai parfaitement conscience, rassurez-vous.
Ah ben ça va alors, si vous êtes au courant.
Je suis ravie de voir que Také est retourné à son dernier IPhone, et un
peu vexée aussi. Il finit par se lever, pour se déplacer vers Batteur et lui
balancer une claque dans la tête. Interrompu dans son roulage de pelle, ce
dernier s’énerve :
— Merde Také, tu fais chier ! Quoi ?
— Je t’évite sûrement des tas de MST alors remercie-moi, connard !
La fille secoue la tête, l’air paniqué. Batteur ne la regarde même pas, il
se sert un verre, en souriant avec désinvolture :
— Merci mon cher salopard de pote. Donc, tu voulais ?
— File-moi le numéro du producteur.
— Sûrement pas. Tu vas le faire fuir !
— Je t’emmerde.
— Moi aussi mon pote, répond l’autre, avec son éternel sourire.
J’ai du mal à comprendre le mécanisme de leur amitié, même en me
forçant un peu.
En revanche, Jared a évoqué cette histoire de producteur, celui qui leur
a rendu visite lors de leur dernier concert. Fuck Off l’intéresserait... Le
gars fait partie d’une grosse boîte à Paris qui a déjà lancé une flopée de
stars. Une signature de contrat serait en pourparlers depuis déjà plusieurs
mois.
— Pourquoi tu veux son numéro ? demande Pianiste, ravi de se dépêtrer
de Minette.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, tête de cul ?!
Pianiste ne semble pas mal le prendre, l’habitude sûrement.
— Parce que si c’est pour lui dire que tu souhaites supprimer la
dernière clause du contrat, tu sais qu’il va retirer son offre ?
Étant donné l'expression de Také (on peut lire tout ce qu’on veut sur le
visage de cet homme !) Pianiste a vu juste.
Batteur, plus rentre-dedans, s’écrie :
— On a dit qu’on en discuterait tous ensemble, alors nous casse pas les
couilles ce soir avec ça.
— Retourne fourrer la chatte de ta pute dégueulasse et laisse-nous
parler entre grandes personnes, connard.
Batteur se marre, la fille un peu moins.
Pianiste sourit gentiment à Také.
— On va régler ça. Et si ça le fait pas, on ne signera pas et puis voilà.
Je me demande quelle méchanceté va encore sortir de la bouche de mon
coloc. Il a l’air de faire à moitié la gueule (normal, cet air jamais satisfait
est sa marque de fabrique) mais finalement il ne répond pas, il allume une
cigarette et part s’isoler tout au bout du balcon.
Je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur moment pour lui demander du
fric, mais au point où j’en suis… Je n’ai rien à perdre, à part un reste de
dignité peut-être.
Je le rejoins au bout de quelques minutes à réviser mon discours. Il est
accoudé à la rambarde, il observe vaguement les gens, tout en bas.
J’aperçois d’ailleurs Hugo parmi eux. Mince ! Je ne devais pas aller le
retrouver ? Bon, quand je le vois danser avec toute cette bande de
nouvelles connaissances, je me dis qu’il s’est vite remis de mon absence
(ça rime).
Ce n’est pas tout ça, mais je fais comment maintenant ? Je m’accoude
aussi l’air de rien ? À quelle distance dois-je me placer pour ne paraître ni
trop intéressée ni trop indifférente ?
J’improvise. Je laisse un grand pas entre nous. J’imite sa position.
Bien sûr, il tourne son regard de serpent vers moi et crache aussitôt son
venin :
— T’as rien d’autre à foutre que de me coller aux basques, Baka ?!
Tel Bouddha, je reste droite, j’accueille la haine et le mépris avec
sérénité et sagesse. En vrai, je n’ai aucune idée de ce que ferait Bouddha,
mais la comparaison est plus flatteuse que de se dire que je me suis laissé
marcher dessus pour une poignée d’euros.
— J’ai un truc à te demander, commencé-je, la voix cassée par
l’amertume.
Il se tourne franchement vers moi cette fois. J’ai titillé sa curiosité, je
le vois bien à son rictus sadique.
— … Voilà, euh… J’ai une séance de dédicaces chez Booktouk dans
deux semaines et je dois acheter mon stock de livres rapidement. Sauf
que…
— T’as pas de blé.
Il a terminé ma phrase avec un sourire mauvais au possible. Ce type est
le Diable !
Il va m’envoyer bouler aussi vite que Sonic attrape des pièces[77] !
— C’est ça, confirmé-je, en serrant les dents.
Ce petit con a tout compris, il sait parfaitement que je vais lui
quémander du pognon, mais il ne ferait pas l’effort d’abréger mes
souffrances, naaan, il attend, il salive limite à l’idée que je le supplie !
— Oui, et ?
Je devrais réenvisager la possibilité de faire le trottoir.
— Et je me demandais si tu pouvais me prêter la somme de 378 euros,
que je rembourserais évidemment dès que j’aurais touché mon salaire, le
10 décembre. Voilà.
Il savoure son moment de gloire, le saligaud. Il m’écrase de son regard
impérieux, me piétine de son arrogance, et puis, comme si ce n’était pas
assez humiliant, il me fait patienter. Il insuffle une bouffée de sa cigarette,
s’accoude à nouveau, m’ignore complètement. Moi ? Je suis sur le point
d’exploser. Il me faudra une totale maîtrise et un nombre conséquent
d’insultes dans ma tête, pour reprendre la parole sur un ton poli :
— Tu peux ou pas ?
Ma voix a tremblé, on aurait dit une psychopathe prête à péter un câble.
Il ne daigne pas tourner les yeux vers moi, mais il répond, il y a du
progrès.
— Ouais, je peux.
J’arrête de respirer. Ça voudrait dire que je peux effectuer une danse de
la victoire ? Que je peux serrer les poings en hurlant (dans ma tête) :
« c’est qui le patron ?! » Je me remets à respirer (oui parce que sinon, on
meurt.)
Et puis, je remarque le sourire en coin qui le rendrait sexy s’il n’était
pas aussi énervant. Et je comprends que ce ne sera pas gratuit.
— La putain de question, c’est surtout : qu’est-ce que je gagne en
échange ?
Nous y voilà. Je tente de prendre la tête des négociations :
— Je te rembourse dans à peine deux semaines, c’est pas non plus la
lune que je te demande !
— Bon, si c’est pas si important, vois ça avec quelqu’un d’autre, dit-il,
sans me lâcher de son regard rusé.
OK, je peux dire adieu aux négociations selon mes règles. Je
marmonne :
— Dis tout de suite ce que tu veux, ça ira plus vite. Et rien de sexuel
hein !
Sa grimace me va droit au cœur.
— Si j’ai envie d’une fente dans laquelle glisser ma queue, j’ai qu’à
claquer des doigts, Baka !
— Tu n’étais pas obligé de me décrire l’image précisément, mais on est
d’accord donc. Pas sur les fentes évidemment (mais qu’est-ce que je
raconte ?!), sur le deal, quoi… (je bafouille maintenant, bravo) Bref,
balance la sauce !
À la lueur taquine qui s’illumine dans son regard, je saisis combien les
derniers mots étaient mal choisis, après avoir parlé « fentes ».
— Tu vas m’accompagner au mariage de ma sœur, le 19 décembre, et
tu te feras passer pour ma meuf.
OK, là, je ne m’attendais pas à ça.
— Mes parents sont des coincés du cul qui occupent leur putain de
temps à me casser les couilles parce que j’ai pas de meuf fixe, alors tu
seras cette meuf.
Incroyable faculté qu’il a de placer autant de gros mots dans une même
phrase ! Je suis épatée.
— Pourquoi tu ne demandes pas à un de tes coups d’un soir qui t’obéit
au doigt et à l’œil ? grogné-je.
— Nan, elles sont pas assez banales.
— Merci beaucoup.
— Et interdiction de te fringuer à la japonaise, y’en aura déjà trop à
cette connerie.
C’est terriblement xénophobe, mais comme il insulte son propre
peuple, je ne sais pas trop comment on doit le voir.
Je suis loin d’être emballée par l’idée, mais bon, un mariage, ça me
paraît faisable et il n’y a rien de mal là-dedans. Il faudra juste supporter
Také pendant toute une cérémonie, je peux le faire pour 378 euros.
— On a un deal ? s’enquiert-il.
— Je suppose que oui.
S’en suit un échange de regards curieux entre nous, entre intérêt et
doutes, le tout additionné d’une tension que je ne m’explique pas
vraiment. Dieu que ses yeux sont perçants, on croirait qu’il s'introduit en
moi. Bon sang, j’ai le cœur qui bat un peu vite. Je suis troubl…
— Bon ben casse-toi alors ! s’agace-t-il, agressif.
Pendant un bref instant, j’ai pensé que Takeomi Kirishima était humain,
qu’il éprouvait des sentiments, et puis il a aboyé en balayant l’air de la
main avec sa cigarette, comme s’il fallait m’aider à comprendre qu’il était
temps de partir.
Note pour moi-même : ne plus jamais faire cette erreur.
Chapitre 8
12 décembre
« M o n c œu r n e se rè g le su r c e lu i d e p e rso n n e , su rto u t p a s su r le c œu r d e
c e u x q u e j'a ime , d u mo me n t q u e j'a ime . »
M a rc e l J o u h a n d e a u
***
Les mémés de l’aquagym avaient raison sur un point. Pas sur le fait que
le chou rouge soit moins digeste que le blanc, je n’en sais foutre rien, mais
que les gens sortent et achètent plus facilement l’après-midi. J’ai regretté
de n’avoir apporté que trente exemplaires, car j’avais tout vendu à 16
heures.
Dites-vous bien que j’en suis la première étonnée.
Parce que j’ai eu de tout : des gens qui s’en fichaient comme de l’an 40
et qui se barraient pendant que j’expliquais de quoi parlait le livre, une
tonne de clients qui se donnaient un mal fou pour m’ignorer (« je suis
invisible, cette auteure ne me verra pas si je ne tourne jamais la tête vers
elle »), il y a eu ceux qui me tenaient la jambe pendant vingt ans pour me
parler de leur cousin/ami/arrière filleul par alliance qui a lui aussi écrit un
livre (je m’en bats les reins de ton cousin ! Achète !), il y a les sournois
qui font mine de vouloir l’acheter et qui reposent le roman dédicacé dans
les rayons plus tard (j’ai ton prénom, Marc, je te retrouverai !), et
heureusement il y a eu aussi de belles rencontres, de grandes discussions,
et mon petit cœur a bondi de joie en voyant tous mes livres s’écouler.
Je suis repartie de Booktouk, gonflée à bloc. Et un peu plus riche.
Je comptais célébrer ça avec Cosette et Charlette, mais je me suis
rappelé qu’elles se trouvaient à leur apéro poterie. Oui, c’est un concept
intéressant. Je me décide donc à rentrer à Benetton fêter ça devant un
porno/pizza/bière, entourée d’hommes.
C’est alors qu’un bruit de moteur attire mon attention. Il s’agit d’une
rue piétonne, par conséquent, en dehors de quelques vélos relou et des
pétrolettes en manque de sensations fortes, il est rare d’entendre un
véritable vrombissement, viril. Les gens sont comme moi, ils observent
cette moto, lancée droit sur nous.
— Y’en a qui exagèrent quand même, s’écrie une dame à proximité.
— Encore des p’tits gitans, soupire son amie.
Le prix de la ville la plus raciste est décerné à… ! Non, sérieusement,
Bordeaux compte aussi des gens bien, essayez de vous en souvenir pour la
suite.
Je fais abstraction de leur conversation et me concentre sur une autre,
derrière moi : une femme est en train de s’extasier sur la Ducati. Et là, je
réagis.
Tu as mis le temps !
Oui je sais.
La moto ralentit, son conducteur semble chercher quelque chose ou
quelqu’un dans la foule. Bien sûr, je pourrais agiter le bras pour me
manifester, mais nous avons tous connu ce moment gênant où finalement
ce n’était pas nous que cette personne cherchait.
Il pleut de plus en plus fort, les gens se sont réfugiés sous les
devantures des magasins ou sous des parapluies. Je suis une des seules à
rester plantée sans abri au-dessus de ma tête.
La moto se gare juste devant moi. Cette fois, pas de doutes, c’est
Hunter. Même grimé en Daft Punk, je reconnaîtrais sa musculature
impressionnante et son charisme entre mille. Sans rien dire, il me tend un
casque.
Ça chuchote autour de moi, les gens me dévisagent. Je n’y prête pas
attention tant je suis excitée par son apparition.
Tu n’étais pas censée instaurer une distance entre vous deux ?
Si si. J’y travaille encore.
Pour ma défense, Hunter est l’incarnation de la tentation. Chaque fois
qu’il débarque, c’est plus fort que moi, j’oublie mes résolutions et fonce,
tête baissée, droit dans la merde.
Je ne me pose même pas la question de comment il m’a trouvée,
j’enfile le casque, le blouson, et monte en m’accrochant fermement à sa
taille. Je me bénis d’avoir choisi un short et des chaussettes aujourd’hui
sinon tout le monde aurait eu une vue intéressante sur ma petite culotte
blanche ornée de pastèques. Hunter redémarre si rapidement que le pneu
arrière dérape un peu dans une flaque.
Vitesse, slalom, avenue piétonne et pluie, sont des mots qui ne
s’associent définitivement pas. J’ai cru que nous allions quitter la rue
Sainte-Catherine avec une vingtaine de cadavres à notre actif ! Quel
soulagement d’apercevoir enfin la route, la vraie. Hunter conduit trop vite,
mais au moins il ne grille aucun feu (les trois derniers étaient oranges très
mûrs).
J’essaie de lui demander où il m’emmène, puisque ce n’est pas le
chemin de l’appartement, mais soit il ne m’a pas entendu, soit il a décidé
qu’il n’était pas nécessaire de me répondre.
OK, on entre sur la rocade… on prend la direction de la route des
plages… on s’éloigne encore par une petite nationale qui paraît déjà
plongée dans la nuit avec ce brouillard de pluie opaque. Je suis trempée,
gelée, j’ai envie de rentrer chez moi. Et j’ajouterais que j’ai la trouille
aussi vu comment Hunter dirige son engin de mort. (Si c’est bien Hunter
d’ailleurs, parce qu’il m’est venu une multitude de réflexions terrifiantes
pendant le trajet !) Ce mec conduit comme il pratique le sexe :
violemment, imprudemment. Moralité : je préfère largement quand il
manie son pénis.
Une heure et quelques plus tard, nous arrivons enfin. Où ? Je n’en ai pas
la moindre idée. Nous avons traversé un nombre incalculable de petits
villages et de routes boisées typiques du paysage océanique, mais je n’ai
jamais vraiment su me repérer. Sans parler de cette pluie qui s’est amusée
à créer une buée sur ma visière, me donnant l’impression de vivre dans un
bocal-sauna. Tu parles d’une scène glamour ! Quand il est descendu de
moto, j’ai bien vu que la condensation avait attiré son attention, il a fait
une drôle de tête. Pourquoi il n’en a pas lui, de buée ??
Je me débarrasse du casque et m’intéresse enfin à notre destination.
Nous nous trouvons sur un terrain vague boueux à souhait, traversé par une
étroite passerelle en bois. De nombreuses voitures et motos de toutes
sortes sont garées là. Nous ne serons pas seuls. Tout autour de nous, il n’y
a que des forêts de pins, et cet étrange bâtiment dont j’aperçois les murs,
plus bas. De la musique, style hardtek[79], résonne.
— On est où ?
Hunter récupère mon équipement, m’attrape le poignet et m’entraîne
avec lui en direction de la passerelle. Mes pauvres boots n’ont pas aimé la
pluie ni la boue. J’ai les pieds gelés.
— On est où, merde ?! m’agacé-je, en obligeant Hunter à s’arrêter.
Il paraît surpris que je me rebiffe. Il s’attendait ce que je sois docile à
quel point, franchement ? Mon Dieu, mais quelle image je lui ai donnée de
moi jusque-là… ?!
— On va faire la fête dans un endroit spécial.
Comme d’habitude, Hunter est avare de mots. Il tire à nouveau sur mon
bras, comme s’il me tenait en laisse. Je finis par le lui faire lâcher, rien
que par amour propre. Il ne réagit pas.
Sur la passerelle, plus la musique devient forte, plus nous rencontrons
du peuple, Hunter les connait presque tous. Sincèrement, je me fiche d’à
peu près tout à ce moment précis, j’ai juste envie d’être au sec. Il fait
quasiment nuit et je suis toujours sous la flotte, les cheveux trempés, dans
le froid polaire de décembre, au milieu de nulle part.
La passerelle s’achève sur des escaliers qui descendent vers une plage
privée. J’entends le ronflement sonore des vagues d’ici. Le paysage quasi
apocalyptique est certes magnifique, mais je suis incapable d’apprécier ce
qui m’aurait pourtant inspirée pour l’écriture. Je me dirige tel un automate
vers le bâtiment que j’ai aperçu tout à l’heure. Je suis Hunter ainsi que
tous ceux qui nous précèdent. Derrière nous, une trentaine de personnes
complètent la file. Je me demande bien ce qui peut attirer autant de monde
dans un endroit aussi paumé.
Je continue de me poser la question lorsque nous pénétrons à l’intérieur
du bâtiment. Enfin, de la ruine, pour être plus exacte. Il ne reste que les
murs et le plancher. En guise de toit, ce sont des bâches en plastique, à
moitié arrachées par endroits. C’est immense, bondé de monde, pollué par
une musique électro assourdissante et par la fumée. L'unique point fort de
ce lieu reste la vue directe sur l’océan et la plage de sable mouillé. Des
idiots dansent ou se bécotent sous la pluie. Il y a du spectacle si par hasard
on s’ennuyait.
Je fais moins la difficile quand Hunter saisit ma main afin de me
guider. Cette fois, je reste collée à lui. Les gens sont bizarres, on dirait
qu’ils ont pris de l’acide, ils n’arrêtent pas de me dévisager.
Hello amis extraterrestres, je viens en paix !
Hunter me tend un gobelet sur lequel je louche un moment. Lui a déjà
bu cul sec depuis longtemps.
— Quoi ? demande-t-il, agressif.
— J’ai pas soif, marmonné-je, boudeuse.
Soit. Il prend mon verre et le descend d’une traite.
Nous nous enfonçons dans la fumée et la foule qui se trémousse sur un
son abominable. J’arrive à peine à distinguer mes propres pas, je tousse,
j’ai les yeux qui me brûlent et j’ai l’impression d’être coincée dans un de
ces cauchemars dérangeants où tu es la seule à ne pas t’amuser et à ne pas
comprendre ce qui est drôle. Je n’ose pas frotter mes yeux, mon mascara
n’apprécierait pas, alors je bats bêtement des paupières toutes les demi-
secondes en espérant quitter un jour cet enfumoir.
Le bâtiment est immense, on croirait qu’il ne possède pas de fin. Il
n’existe plus aucune porte, mais nous pénétrons à l’intérieur d’une autre
« salle », davantage protégée des bâches. Un feu au centre de la pièce
m’attire aussitôt, je me précipite pour m’y réchauffer. Je tends mes mains
ridées par l’humidité sur les flammes. La sensation de chaleur qui caresse
ma peau m’apaise d'emblée. Je garde les yeux clos quelques secondes, un
rictus niais plaqué sur le visage.
Lorsque je me décide à revenir à la réalité, j’aperçois Hunter avec
Crâne Rasé et Nique Sa Sœur. Ses amis plaisantent, rient, quand Hunter
sourit vaguement — il faut être au courant qu’il s’agit d’un sourire ! Je me
demande s’il s’est déjà laissé aller au bonheur une seule fois dans sa vie.
J’aimerais tant le lui faire découvrir...
Encore cette fichue partie de moi qui désire à tout prix le réparer, alors
qu’il a été clair à ce sujet : il ne veut pas l’être !
Ça suffit Bisounours Aly !
Ces deux dernières semaines, Hunter n’a pas été très présent, j’aurais
pu en profiter pour prendre mes distances comme j’aurais dû le faire, mais
non, quand je l’entendais rentrer, je me faufilais dans sa chambre. Parfois,
c’est lui qui venait. Je n’ai pas réussi à me raisonner. Je me suis nourrie de
ce qu’il me donnait, comme une pauvre addict en manque. Et puis Hunter
semble si bien avec moi… Apaisé… Je sais qu’il m’aime bien, je le sais
au fond de moi. C’est d’ailleurs ce qui rend la situation compliquée. S’il
ne m’avait considéré que comme un bouche-trou (sans jeu de mots
pervers), je n’aurais eu aucune difficulté à le virer de ma vie et de mon lit.
Une femme s’accroche soudain au cou d’Hunter, par-derrière. Je me
raidis, oubliant d’un coup, froid, peur, faim. Taille mannequin, des
cheveux bruns qui descendent en baguettes jusqu’à ses reins, de grands
yeux maquillés, une bouche immense, son corps pulpeux est sculpté autour
d’une robe bandeau particulièrement moulante. Elle embrasse Hunter sur
la joue, un peu trop près de ses lèvres. Je n’aime pas sa façon de le toucher.
Il y a trop d’habitude entre eux… Je décide de me mêler à l’histoire
maintenant que mes pieds ont regagné des sensations.
Je ne peux même pas me dresser à côté d’Hunter, elle a déjà pris la
place. Du coup, je reste plantée entre Crâne Rasé et une fille vulgaire au
possible. J’attends qu’on me présente, mais apparemment, ce n’est pas à
l’ordre du jour.
Ma voisine me fixe avec le regard aussi expressif qu’un poulpe décédé.
— T’es qui ? me demande-t-elle, la bouche ouverte.
— Aly, je suis la… (mince, je suis qui pour lui ?!) l’amie d’Hunter.
Elle ferme enfin la bouche, me tapote l’épaule avec sa main à vingt
bagouses.
— Moi c’est Marine hihihi, j’ai 19 ans, je suis née à Bordeaux, je suis
du signe du Poisson hihihi et j’ai deux petites sœurs trop mignonnes.
Mais pourquoi elle se présente comme si on était à l’émission Miss
France ?! Je cherche Hunter du regard pour qu’il me sauve de cette étrange
fille qui tourne inlassablement sa mèche de cheveux châtains autour de
son doigt, en mâchouillant un chewing-gum.
— OK, super, dis-je gentiment.
— Et même que ma sœur elle a un appareil dentaire depuis un mois, et
tu vois, hihihi, c’est trop bizarre quand elle parle, ça fait des zozotements
hihihi, et moi ben j’arrête pas de me foutre de sa gueule hihihi… (Elle
cesse de ricaner d’un coup, me dévisage longuement.) T’as envie que je te
lèche la chatte ?
Mon regard s’agrandit avec la panique. Elle colle son chewing-gum sur
le mur et se gratte les fesses peu élégamment en attendant ma réponse.
— Euh… non merci.
— Je lèche super bien.
— Non, mais ça ira quand même. Je ne suis pas branchée filles.
— C’est pas grave, moi aussi je préfère les garçons. T’es épilée ?
Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que cette conversation surréaliste ?! Il y
a quelques heures, je parlais littérature anglaise avec une dame distinguée
et me voilà avec cette énergumène en train de débattre sur mon intimité.
— Je… (ne sais plus quoi dire) non merci, vraiment.
— T’en fais pas, hihihi j’aime bien les chattes avec des poils.
Au secours !
— Je n’ai pas dit que je n’étais pas épilée, j’ai dit que je ne voulais pas
qu’on me… bref.
— Ah t’es rasée ? Moi aussi, c’est plus pratique pour se mettre des
doigts.
J’ai bloqué ma respiration, je crois. Je tente désespérément d’accrocher
le regard d’Hunter, mais il discute avec ses potes et avec cette brune
insupportable qui rigole trop fort et qui a sa main scotchée sur le bras de
mon amant !
Qu’elle arrête de le tripoter, nom de nom !!
— Viens, on va aller se lécher dans ma voiture, continue Marine, en me
saisissant le poignet.
Je lui fais lâcher, de manière un peu trop brusque sûrement.
— J’ai dit non ! m’agacé-je, en haussant le ton.
— Tu préfères qu’on fasse ça ici ? D’accord, hihihi.
Il apparaît évident que cette fille est limitée. Je tente de rassembler tout
mon sang-froid et ma douceur pour lui expliquer :
— Je n’ai pas envie qu’on fasse quoi que ce soit ensemble, compris ?
Elle semble enfin saisir.
— Hihihi t’es une coquine toi.
Je ne sais pas ce qu’elle a saisi, mais ce n’est pas ce que je lui ai dit en
tout cas. Cette fois, je choisis la fuite, je fais le tour du groupe pour me
coincer à côté d’Hunter, même si pour ça j’ai dû pousser Nique Sa Sœur
d’un coup de fesses.
La brune me considère avec dédain.
— C’est toi, Aly ? demande-t-elle.
Ah aaaah ! Au moins Hunter lui a parlé de moi ! Dans ta face, pétasse !
Malheureusement, je ne sais pas jouer les distantes ou les pas sympas
alors je souris poliment.
— Oui, et toi, tu es… ?
— Lola.
Même son nom est à connotation bombe sexuelle. Pas bon signe…
— La vache, t’as pris un bain avant de venir ? se moque-t-elle, en
pouffant derrière sa main manucurée.
Marine éclate bêtement de rire, ainsi que Crâne Rasé et une autre fille
superficielle que je n’avais pas remarquée jusque-là.
Je suis vexée, mais j’ai appris qu’il ne fallait pas le montrer, alors je
réponds par un sourire.
— La moto c’est sympa, mais effectivement, ça trempe un peu.
Implicitement, je lui envoie dans la tête que j’étais avec Hunter, et pas
elle. Oui, je sais, c’est puéril, mais c’est elle qui a commencé !
Très loin de notre conversation, Nique Sa Sœur et Hunter échangent un
regard complice, puis ils se dirigent tout à coup d’un même pas en
direction de la seule table (une table de jardin avec ses quelques chaises en
plastique) du lieu. Je n’entends pas bien ce qui se passe avec cette musique
infernale, mais les occupants commencent à râler. L’un d’eux se lève pour
faire face à Nique Sa Sœur, je perçois des insultes… interrompues par
Hunter, qui le plaque ardemment contre le mur avant de lui balancer deux
droites musclées dans la tronche. Le gars s’écroule, sonné, le nez en sang.
Les autres occupants s’enfuient de la table. Nique Sa Sœur s’y installe en
nous faisant signe :
— Venez poser vos culs ici, c’est confortable !
Je jette un coup d’œil à Hunter. C’est effrayant non, cette absence
d’expression de visage, y compris quand il frappait ce type ?! En réalité, je
ne suis pas tant choquée par la violence dont il fait preuve, mais par le
naturel qu’il a de résoudre les choses de cette façon. Ses amis lui tapent
dans le dos, comme si son acte était à la fois banal et utile, tout en migrant
jusqu’à la table, les bras chargés de bouteilles d’alcool et de paquets de
clopes.
Je suis la dernière à les rejoindre. J’oublie toutes mes appréhensions en
deux secondes et jubile en constatant qu’Hunter m’a gardé une place à ses
côtés. Lola a tout de même réussi à se caser de l’autre côté, la peste.
Quand je surprends sa main sur la cuisse de MON mec, je lève des yeux
furibonds vers lui.
Réagis Hunter, merde !
Non, mon petit-ami ne fera strictement rien. Il continue de boire et
fumer en écoutant les inepties de ses deux potes. Mais c’est qui cette fille
pour lui ?! Il serait temps que je pose la question directement à
l’intéressé :
— Vous vous connaissez depuis longtemps ?
Hunter hausse les épaules, indifférent. Lola, en revanche, est ravie de
me répondre :
— Depuis des années ! Hunter et moi on est presque un vieux couple
tellement on se pratique.
« Hunter et moi » … Elle me fait bien sentir que je suis de trop. Je
déteste ça. Je n’arrive même pas à faire semblant de sourire cette fois.
Hunter va-t-il enfin se sortir les doigts et montrer que je suis sa nana ?!
Non. C’est à peine s’il me prête attention. Ah si, il a son bras autour de
ma chaise. Mais est-ce que cela fait une différence ? Ce n’est pas ma main
sur sa cuisse !
Nique Sa Sœur fait tourner une bouteille de whisky. Chacun boit
dedans. Sauf moi évidemment, qui la confie directement à Hunter. Je dois
passer pour la prude de service, tant pis.
— T’es auteure à ce qu’il paraît ? me dit-elle, en ôtant la cigarette de la
bouche d’Hunter pour la porter à ses lèvres.
Putain, mais je la hais !
— Je confirme.
— T’écris quoi ?
Tu comprendrais pas, ai-je envie de répondre. Mais comme toujours, la
fille bien éduquée qui ne fait pas d’histoires reprend le dessus :
— De la romance.
— Ah ouais j’vois le genre… ricane-t-elle, en levant les yeux au ciel.
Je rêverais d’être mon héroïne et de lui casser les dents, là, maintenant.
— Elle est épilée, fait remarquer Marine, brusquement.
Tout le monde s’arrête de parler, avant d’exploser de rire. Je suis
horriblement gênée, je ne sais plus où me mettre. Marine n’a pas l’air de
saisir ce qu’il y a de drôle, cette cruche, elle continue de me contempler
avec un sourire aguicheur.
Lola, hilare, me donne le coup de grâce :
— C’est bien, Hunter déteste les chattes poilues.
Re-crise de fou rire dans l’assistance. Je regarde fixement Hunter, qui
semble plus intéressé par son verre que par la conversation.
Défends mon honneur ! Dis quelque chose !!
— Personne n’aime les chattes poilues ! rigole Crâne Rasé.
— Non, mais je déconne pas, ajoute Lola, en caressant de plus belle la
cuisse d’Hunter. Un jour, il a viré une de mes amies avec qui on faisait un
plan à trois, parce qu’elle avait oublié de s’épiler. La pauvre, elle a eu la
honte de sa vie !
— Si je me rappelle bien, elle était dégueu ta copine, précise Hunter.
— C’est toi qui voulais un trio, j’ai pris ce que je trouvais.
Heureusement, la fois suivante, tu as été comblé, non ?
Il approuve d’un signe de tête, un léger sourire en coin.
La jalousie me bouffe comme jamais. C’est la première fois que je sens
mon cœur se déchaîner de haine. Là, tout de suite, j’ai juste envie de
hurler. Une sensation que j’aurais aimé ne jamais connaître et qui suscite
en moi une totale insécurité.
Je veux retrouver mon arc-en-ciel Bisounours.
Hunter a-t-il compris que j’étais à bout ? Toujours est-il qu’il me
rapproche de lui et qu’il dirige mes lèvres contre les siennes pour un
baiser enflammé. Je ne parviens même pas à l’apprécier. Je suis obnubilée
par le regard des autres. Pourtant, ils parlent, boivent, ils se fichent
éperdument de nos agissements. Lola a retiré sa main de la cuisse de mon
amant. Je devrais pouvoir m’apaiser… Mais non. Je reste tendue, crispée,
les bras ballants, alors que l’étreinte est passionnée. Quand je sens ses
phalanges descendre dans mon dos, je me raidis tellement qu’il s’arrête de
m’embrasser pour me dévisager.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Je devrais lui dire tout ce que j’ai sur le cœur, mais c’est coincé
quelque part au fond de moi. Ses silences me murent dans ma propre
solitude.
— Rien, j’ai juste froid, marmonné-je, avec l’espoir qu’il comprendra à
ma petite voix que quelque chose me tracasse.
Il ôte ses doigts de mes hanches.
— Bois, ça te réchauffera.
C’est tout ? « Bois et ça te réchauffera ? » Pourquoi il ne me prête pas
son blouson comme dans les livres romantiques ? Pourquoi il ne me serre
pas dans ses bras comme n’importe quel petit-copain en début de relation
ferait… ? La déception est immense. Et elle est bien pire quand il se laisse
entraîner par Lola pour aller danser.
Il ne m’a jamais fait danser, moi.
Hunter n’est pas un grand danseur, mais il n’a pas besoin de bouger
beaucoup pour être sexy, virilement sexy (comme chaque fois qu’il fait un
mouvement, quel qu’il soit.) Ses cheveux humides qu’il ramène sans cesse
en arrière ne font pas d’effet qu’à moi, Lola est littéralement sous le
charme. Elle le couve du regard, et elle ondule autour de lui comme une
chienne en chaleur, frottant à tout va son derrière rebondi contre lui. Le
spectacle est indécent et douloureux pour moi.
Crâne Rasé discute avec un gars, Marine me contemple amoureusement
en cherchant quelque chose dans sa narine (je sais, c’est horrible), Nique
Sa Sœur et la copine de Lola sont limite en train de s’accoupler sur la
table. Je me sens seule.
Quand Hunter revient pour me demander si je veux danser avec eux, je
suis dans une colère si noire que je me referme comme une huître :
— Non.
— T’es sûre ?
Ce n’est pas son genre d’insister. Je saisis à son regard appuyé qu’il a
noté mon mal-être. Mais le comprend-il seulement ?
— Oui, c’est bon, grondé-je, sur un ton agressif que je ne me connais
pas.
Malgré la perplexité qui a modifié ses traits, il abandonne et retourne
danser avec Lola. Elle colle son postérieur à son entrejambe et remue
lascivement en me défiant du regard.
Cette fois, c’en est trop. Je me lève et quitte la table.
Je ne sais même pas où je pars d’ailleurs, mais j’ai besoin de fuir cet
endroit, de fuir ce que je suis incapable de maîtriser et qui obscurcit toute
ma lumière. Soudain, une main saisit la mienne et me fait faire volte-face.
— Où tu vas ?
Hunter m’a suivie. Je devrais en être flattée, mais je suis trop
malheureuse, trop énervée pour essayer d’arranger les choses, alors je
m’évertue à les empirer :
— Fous-moi la paix et va retrouver ta copine !
Il semble agacé par moi, tout comme je le suis par lui. Après de longs
échanges de regards, chargés d’animosité autant que d’incompréhension, il
explose :
— C’est quoi ton problème, bordel ?!
— Mon problème, c’est que je suis trempée jusqu’aux os, j’ai froid, j’ai
faim, et je me retrouve dans un trou perdu avec des cinglés, des filles
faciles et des drogués ! Quand ils ne sont pas juste totalement débiles. J’en
ai ma claque de ces gens, de toi, de ton monde de racailles, de tout !
Grand silence. Enfin… sans compter la hardtek qui continue de pulser
dans les baffles.
Hunter s’est figé. S’il a l’air sombre naturellement, ce n’est rien en
comparaison de maintenant. Je me sens minuscule sous son regard, il
m’écrase, il m’enterre.
Je ne suis pas quelqu’un qui reste en colère longtemps. Je ne sais pas
faire ça. Une fois que j’ai balancé ce que j’avais sur le cœur, je reprends
pied et je me mets à craindre d’avoir blessé l’autre, comme à cet instant
avec Hunter. Je n’aime pas son silence. Je n’aime pas la façon dont il me
considère : comme une ennemie.
J’attrape les pans de sa veste pour me rapprocher de lui.
— Écoute, je ne voulais pas dire que…
Il me dégage brutalement, une main plaquée entre mes deux seins et me
coupe la parole et le souffle en même temps :
— C’est ça ma vie, Aly ! C’est ça ma putain de vie. Tu voulais y
entrer ? Tu voulais voir ? Eh bien la voilà. Si c’était que pour le cul, fallait
le dire, j’aurais continué à venir te culbuter dans ta chambre tous les soirs,
mais tu as voulu plus. Quand je t’ai expliqué que ma vie c’était de la
merde et que t’y avais pas ta place, tu as insisté pour qu’on continue ce
petit jeu, alors ferme ta gueule maintenant et apprécie le spectacle !
Il me tourne le dos et disparaît dans la foule, non sans avoir bousculé et
fait valser des types pourtant costauds sur son passage.
Je demeure tétanisée un moment, comme si je venais de recevoir un
uppercut. Bon sang, il n’a pas tort. C’est moi qui lui ai demandé
explicitement de poursuivre notre relation. C’est moi qui ai insisté pour
que ce soit davantage que du sexe entre nous. Tout en sachant que je me
trompais.
Et merde.
Je file à sa suite. Je dois à tout prix le retrouver. Déjà parce que j’ai
peur ici, et parce que je dois m’excuser. Je viens d’insulter son monde, et
tout ce qu’il est par la même occasion.
J’essaie de me faufiler contre les murs pour éviter la masse compacte
qui danse, ou plutôt qui sautille gaiement sur un son inaudible pour tout
être humain qui n’aurait pas pris une bonne dose d’ecstasy.
Malheureusement, le long de ce mur, je rencontre une orgie, filmée par un
individu louche qui est en train de se masturber. Me retrouver au milieu de
la vidéo est assez étrange. Le gars, main sur son pénis, téléphone au bout
du bras, me fait signe de dégager :
— Casse-toi grognasse ! T’es dans le champ !
J’obéis à toute vitesse. Je cours même.
Mais qu’est-ce que je fais là ?
Oh une tête familière. Je ne sais pas si ça me soulage en réalité.
— Je te connais toi, non ? lance Metal Oreilles, en reniflant
bruyamment.
À constater la poudre blanche qu’il a sous le nez, Metal Oreilles ne
consomme pas que du sucre. Il a l’air à l'ouest et encore moins rassurant
que la dernière fois où je l’ai vu.
— Je suis la copine d’Hunter. (Enfin, j’étais.)
Il me déshabille du regard, s’attarde un peu trop sur mes jambes.
— Ah ouais, la petite poupée aux chaussettes. Je voulais te dire… (Il
s’approche beaucoup trop, son haleine est chargée, je tente de me dépêtrer
de son bras sur mon épaule.) T’es hyper bandante, alors si t'as envie de me
sucer, me branler, ou quoi, t’hésites pas ma belle, surtout que j’ai un
piercing au bout de la bite.
Euh… je peux vomir ?
Si je n’avais pas été aussi crispée par son bras qui m’entoure toujours,
j’aurais sûrement déjà crié. Quitte à passer pour une hystérique.
— Eh eh eh, ricane-t-il en louchant sur mes seins.
Je bondis si fort loin de lui qu’il manque de perdre l’équilibre. Je ne me
retourne pas, je fonce à la recherche d’Hunter.
C’est une sacrée punition que de me laisser seule parmi tous ces gens
pas nets, qu’est-ce qui lui a pris ?! Je lui en veux à nouveau. Il demeure
introuvable. Il y a tellement de monde, tellement de pièces différentes,
tellement de fumée par endroits. Et puis il fait nuit maintenant, les
quelques lampes ne suffisent pas à tout éclairer.
Pour la première fois depuis longtemps, je me sens perdue, triste, seule,
j’ai envie de me rouler en boule quelque part et ne plus bouger. Je suis là,
immobile contre cette paroi en pierres, je regarde les gens s’agiter comme
si un autre mur, invisible celui-ci, mais tellement plus puissant, me
séparait de ce monde. Du monde d’Hunter. J’ai mal au cœur parce que je
sais que je ne peux plus ignorer cette barrière entre nous.
C’était pourtant une bonne journée, avant qu’Hunter ne la gâche.
Je sens les larmes rouler sur mes joues. J’ai honte de pleurer devant
tout le monde. Ça ne m’était pas arrivé depuis que Jeremy Parmentier
m’avait fait tomber dans la cour quand j’avais 6 ans et qu’il m’avait
traitée de « pas belle qui pue ». Mais là, c’est trop…
Un type défoncé vient se planter face à moi pour me regarder sangloter.
Je suis obligée de le pousser avec mon pied pour qu’il s’en aille. Et ça fait
redoubler mes larmes.
J’ai trop peur, j’ai trop mal. Je veux rentrer chez moi. Je me laisse
glisser contre le mur pour m’accroupir, j’enserre mes genoux entre mes
bras et cache mon visage à l’intérieur pour pleurer.
Je souhaitais seulement qu’il m'enlace, qu’il repousse cette fille, qu’il
me défende, qu’il agisse comme un vrai petit-ami ! Je ne devrais pas avoir
à lui souffler tout ça !
Deux ombres me recouvrent, m’obligeant à lever le crâne. Ils me
paraissent immenses, vus d’en bas. On dirait deux frères tant ils se
ressemblent, tous les deux métis, avec de petits yeux sournois et un sourire
sadique aux lèvres. Leurs muscles de bodybuildés rendent leurs têtes
minuscules en comparaison. Je les trouve assez repoussants, pour être
honnête.
— Ben alors ma jolie, tu pleures ?
— Viens, on va te consoler.
Je secoue la tête. Je ne suis vraiment pas d’humeur à réagir à leurs
bêtises.
— Laissez-moi tranquille !
— Ouuuh j’ai peur, s'amuse le premier.
— C’est qu’elle mordrait, la pute, ricane le second.
Quand ils me relèvent de force, je sens qu’on est passé à un autre stade.
Le stade où je dois m’alarmer. Je tente la fuite, mais ils me retiennent
chacun d’un côté. Avec le bruit, personne n’entendra mes cris. D’ailleurs,
même quand je m’agite, les gens me regardent sans réagir. C’est horrible
cette sensation d’être invisible…
— Pitié, laissez-moi, dis-je d’une toute petite voix.
Je ne parviens même pas à contrôler mes larmes et mes tremblements.
Moi qui pensais être forte et pouvoir gérer n’importe quelle situation. Je
me découvre victime. Une pauvre victime sans défense, paralysée par la
peur, incapable de hurler.
Ils rigolent, ils me traînent en direction de la plage en se vantant de ce
qu’ils vont me faire. Je n’entends pas tout. Je suis terrorisée. J’avance tel
un pantin, sans logique, mou et désarticulé. Seuls mes réflexes me font
parfois me débattre, mais dans ma tête, j’ai déjà abandonné. Une
victime…
— Lâchez-la. Maintenant.
La voix autoritaire d’Hunter derrière nous me paraît irréelle. J’ai les
pieds dans le sable humide, je regarde l’océan rugir dans la nuit, je me
demande si ce sont ces vagues ou la pluie qui inonde mes joues à ce point.
— Elle est à toi ? râle mon bourreau, en me lâchant de suite.
— Si je vous reprends ne serait-ce qu’à la regarder, je vous noie dans
cet océan.
— OK Hunt, désolé, on savait pas, s’excuse l’autre en gardant ses
distances.
Tout à coup, je suis seule dans ce sable, face à l’eau. Je n’ai même pas
osé me retourner, de peur qu’Hunter ne soit qu’un mirage, une création de
mon esprit imaginatif. Et puis mes yeux sont tellement embués de larmes
que je ne distingue plus grand-chose.
Je perçois sa main ferme et chaude sur mon épaule, il me contourne
pour se dresser entre l’océan et moi. Son visage me rassure aussitôt, j’ai
l’impression de retrouver mes esprits en même temps que mes battements
de cœur. Je me mets à respirer plus lentement, je me cherche dans ses
yeux, pendant qu’il passe sa main sur mes joues ravagées de pluie et de
larmes.
— Tout va bien, me répète-t-il à plusieurs reprises.
Son calme ramène peu à peu le mien à la surface. Je ne crains plus rien.
Hunter est là.
Je cherche un moment à comprendre pourquoi il ne m’étreint pas
comme je souhaiterais qu’il le fasse, puis je cesse de réfléchir et me jette
littéralement contre son torse pour m’y blottir. Je sens ses bras puissants
se refermer sur moi, sans réellement me serrer. Alors je peux clore les
paupières.
— Je te demande pardon de t’avoir dit toutes ces choses, sangloté-je.
J’étais triste que tu laisses Lola te toucher comme ça, et de ne pas trouver
la porte pour entrer dans ton monde… Je te demande pardon si je t’ai
blessé…
Son soupir est un souffle chaud et rassurant sur ma nuque. Il me
repousse délicatement pour m’obliger à le regarder en face. Je le sens
troublé par mes yeux rougis, et par les larmes qui continuent de slalomer
sur ma peau froide. J’ai l’impression qu’il n’ose pas les toucher.
— Ne pleure pas, dit-il sur un ton un peu sec.
J’aimerais bien, mais quand la fontaine est partie, difficile de l’arrêter !
Ses deux mains sont accrochées à mes épaules, bras tendus, il se mord
la lèvre inférieure, l’air ennuyé.
— Voilà exactement pourquoi il ne faut pas que tu sois avec moi. Je ne
le fais pas exprès, et regarde ce que je te fais.
— Tu m’as sauvée, rétorqué-je immédiatement pour le rassurer.
— Et qu’est-ce qui se serait passé si je ne t’avais pas trouvée à temps,
hein ?
Je baisse les yeux. L’angoisse qui m’a saisie pendant que ces types me
traînaient me revient telle une violente bourrasque.
— Ne pleure pas, répète-t-il, en crispant un peu plus mes épaules et en
regardant ailleurs.
Il ne supporte pas mes larmes, c’est évident. Et moi j’attends seulement
qu’il m’étreigne, qu’il retire ces vilaines traces de tristesse avec ses
doigts, qu’il me rassure à propos de l’avenir, de Lola, de tout. Nous
sommes là, face à face, débordant de sentiments puissants, et pourtant si
loin l’un de l’autre, comme si nos émotions se confrontaient sans jamais
parvenir à se toucher.
Il saisit ma main et m’annonce, sans oser me regarder :
— Je te ramène.
Nous n’échangerons pas un mot pendant tout le trajet jusqu’à sa moto.
Ni après, sur la route. Pas moins quand nous montons les marches de notre
appartement.
Devant ma chambre, j’ai quand même attendu qu’il fasse un pas vers
moi. Je l’ai supplié dans ma tête.
Serre-moi dans tes bras ! Console-moi ! Reste près de moi cette nuit !
Il m’a juste contemplée avec intensité, approchant ses doigts de mes
lèvres, comme attirés par une force surnaturelle. Il a semblé se raviser de
quelque chose que je ne saurais jamais. Il a suspendu son geste, a enfoncé
sa main dans sa poche. S’est éloigné d’un pas.
— Bonne nuit Aly.
— Bonne nuit Hunter.
Il est parti. J’ai entendu sa porte de chambre claquer.
Il m’a laissé là avec mes anges déprimés pendant qu’il verrouillait
l’accès aux démons que je croyais pouvoir apprivoiser.
Je ne lui en veux même pas de manquer de tact.
Hunter ne sait pas faire. Il n’a sûrement jamais appris à consoler
quelqu’un. Il est issu d’un milieu où on se fait sa place par la force et il ne
lui viendrait sans doute pas à l’idée que j’aie besoin d’être défendue
parfois, même par les mots. Je ne peux pas blâmer Hunter pour des actes
manqués dont il n’a pas conscience. Je ne peux pas lui en vouloir pour une
veste qu’il n’a pas mise sur mes épaules, ou pour une main sur sa cuisse
qu’il n’a pas imaginée blessante à mon égard. En revanche, je pourrais lui
apprendre, lui expliquer qu’on doit étreindre quelqu’un qui pleure, qu’on
doit protéger une personne isolée dont les autres se moquent…
Pourtant, je ne l’ai pas fait.
Je ne sais pas pourquoi.
Peut-être parce qu’il m’a prévenue qu’il ne souhaitait pas changer.
Peut-être parce qu’égoïstement, j’ai envie d’un compagnon qui saurait
m’aimer sans avoir besoin de lui souffler quoi faire pour me rendre
heureuse ?
Demain est un autre jour, Aly. C’est ce que dirait mon inépuisable
héroïne.
Chapitre 9
17 décembre
Ev a riste Bo u la y -Pa ty
On ne peut pas être apprécié de tous, et je n'ai peut-être pas non plus
pondu le chef-d'œuvre du siècle, donc le maître-mot sera : RELATIVISER.
Cela étant dit, une séance shopping avec mes copines m’attend. Je dois
à tout prix trouver une tenue correcte pour le mariage de la sœur de Také,
et aussi son cadeau de Noël par la même occasion. J’ai pensé à lui
confectionner une œuvre très laide en coquilles Saint-Jacques, mais en fin
de compte, je n’ai pas eu envie de me séparer des coquillages.
J’enfile mon manteau, mon écharpe, mon bonnet à oreilles de chat, mes
boots fourrées, et je descends les escaliers. Pas de chance, je croise une
voisine BCBG avec son fils tête à claques, qui ressemble à une publicité
pour le catéchisme.
— Ah Mademoiselle, il faut qu’on parle, m’interpelle-t-elle, alors que
je tentais de fuir au plus vite.
— Je n’ai pas le temps, Madame de Matussin.
— C’est Maturin, corrige-t-elle, mécontente.
Ah oui, c’est vrai, Hugo l’appelle comme ça à cause de son énorme
paire de seins.
— Votre ami basané a encore garé son scooter devant ma voiture !
Le seul à posséder un scooter ici c’est Kamran, mais comme il le prête
à tout le monde, difficile de savoir qui a joué les gêneurs. Et puis je m’en
fiche complètement.
— Vous lui direz vous-même.
Je lui décoche un sourire hypocrite, et m’enfuis pendant qu’elle
m’insulte à la bourgeoise (« petite sotte », « gourgandine »).
J’évite habilement le concierge — un bonhomme sinistre qui a toujours
quelque chose à nous reprocher lui aussi — en passant par le garage.
Mon Dieu qu’il fait froid. Un décembre à 1 ou 2 degrés, c’est rare à
Bordeaux. Je frotte mes mains l’une contre l’autre, tout en traversant ce
lieu rempli de voitures de luxe. La crise n’est pas la même pour tout le
monde, n’est-ce pas ?
— Tu vas chercher à me fuir encore longtemps ?
Cette voix.
Je me raidis à quelques mètres de la sortie.
J’entends les pas d’Hunter résonner derrière moi et je sais que je ne
peux plus faire semblant de l’ignorer. J’adopte mon air le plus naturel, et
me retourne comme si de rien n’était.
— Je ne cherche pas du tout à t’éviter, je… (pour le naturel on
repassera, je bafouille maintenant.) Voilà, je… c’est… (raté) Il fait sombre
ici et je suis myope, donc je ne t’avais pas vu.
C’est vrai pour cette fois, mais j’ai conscience que le fait de me
justifier rend mon excuse bidon.
Son casque à la main, il s’avance encore. Le prédateur approche,
impressionnant, séduisant, dominant. Tout ce qu’une femme normale
crève de posséder sans se l’avouer. Ses cheveux sont ébouriffés, j’ai
presque envie de le recoiffer.
— Je ne suis peut-être pas très intelligent et tout ça, mais je comprends
Aly.
Je me sens horrible tout à coup. Au lieu de lui expliquer, d’affronter,
j’ai fait comme à mon habitude : j’ai ignoré le souci, j’ai fui. Or, je ne
peux pas faire ça à Hunter, qui a toujours été honnête avec moi. Il ne m’a
rien promis, il m’a montré qui il était dès le début. Je lui dois au moins la
vérité.
— Je suis désolée, dis-je en baissant la tête. Je ne savais pas comment
me comporter avec toi, alors j’ai préféré t’éviter. C’est super nul de ma
part, et je n’en suis pas fière du tout.
La main tendre qu’il passe dans mes cheveux me surprend.
— Je t’ai dit que je comprenais.
Hunter est tellement persuadé qu’il ne me mérite pas, qu’il trouve
naturelle ma réaction. Cela me révolte qu’il croie n’avoir droit qu’à des
filles comme Lola et à une vie pourrie. J’aurais dû me battre au lieu
d’accepter ce qu’il m’a indument enfoncé dans le crâne. J’aurais dû lui
prouver qu’il avait tort.
Ses traits se tendent quand mes yeux se mettent à scintiller de larmes.
— Ne laisse pas des types comme moi te faire pleurer, Aly, tu mérites
quelqu’un de bien.
Je n’ai pas envie de quelqu’un de bien. Je le veux lui.
De colère, de désespoir, ma bouche s’abat sur la sienne. J'ai besoin de
fusionner avec lui encore une fois. Juste une fois. Mes doigts se perdent
dans sa chevelure pendant que les siens glissent rapidement sur ma jupe.
Bien que ma langue soit impliquée dans une joute sensuelle avec sa
consœur, je laisse échapper un soupir de satisfaction. J’aime qu’il ne
demande jamais la permission. Et j’aime plus encore quand il me traite
d’égale à égale et qu’il s'autorise la brutalité que je n’ai jamais osé
envisager. Les marques qu’il me laisse sont autant d’amour qu’il ne
m’exprimera jamais.
Nous nous écartons de quelques millimètres. Aucun de nous deux ne
détourne le regard de l’autre. Peut-être parce que nous savons tous les
deux que ce sera notre dernier baiser… ?
J’ai le cœur qui bat fort. Quand je caresse le sien à travers son tee-shirt,
je réalise que je ne suis pas la seule. Je ne veux pas déjà le quitter, pas
encore, je ne suis pas prête. Je sens les larmes revenir, mais avant même
qu’elles coulent, Hunter m’embrasse à nouveau, sa main pressée derrière
ma nuque. Je ferme les paupières. Je savoure le goût salé de sa salive, la
férocité de sa langue et la douceur de ses lèvres. Il me rend dingue. Tout
chez lui me galvanise.
J’ai l’impression que l’air s’est chargé en électricité, c’en est presque
suffocant. Au moment où ses doigts s’aventurent sous ma jupe, le bruit
d’un moteur me provoque un sursaut. Hunter nous fait reculer contre le
mur du garage. Nous nous retrouvons entre une ancienne Mustang et une
Mini flambant neuve, moi plaquée contre la paroi. Notre voisin, monsieur
Célestin, claque la portière de sa voiture tout en discutant bruyamment
avec son épouse, Ernestine, une vieille peau aussi acariâtre que lui.
— Non, mais regarde comment cette moto est garée ! Ces gamins sont
des plaies ! D’ailleurs, la prochaine fois qu’ils glisseront un magazine
pornographique sous notre porte, ils auront affaire à moi ! fulmine
monsieur Célestin, en déchargeant ses courses.
Je me fiche que les voisins soient dans le coin. Je me jette
maladroitement sur Hunter, qui recule sous l’étonnement et la puissance
de mes baisers, et bute contre la voiture.
— C’était quoi ça encore ? Tu crois qu’ils vont nous emmerder jusque
dans le garage maintenant, ces bougnoules ? s’agace Ernestine.
Les voisins disparaissent heureusement assez vite. J’ai l’impression de
pouvoir davantage me laisser aller. Hunter, lui, n’a rien modifié. Ce n’est
pas quelqu’un qui fait des concessions. Il m’a coincée contre le mur du
fond et il se régale de mes lèvres comme je me repais des siennes. J’ai
envie de plus. Je sais que je ne devrais pas, mais je veux plus. Et puis j’ai
appris avec Hunter que le sexe n’est jamais aussi exaltant que lorsqu’il
transgresse des interdits. Pas besoin de trip BDSM dans la chambre rouge
de Mister Grey pour apprécier la douleur d’une bonne claque sur les fesses
ou un acte un peu brutal.
Bien sûr, j’ai parfois rêvé de rapports plus tendres entre nous, faits de
baisers, de doux effleurements, mais Hunter n’est pas comme ça, c’est le
deal avec lui. Je pouvais partir à tout moment. En revanche, si j’acceptais
le sauvage en lui, il se donnait à moi sans rechigner. Et il n’aura jamais
rechigné à me combler de plaisir.
Je ne tiens plus. Je plaque ses hanches contre mon ventre.
Il ne m’embrasse pas, mais ses yeux le font. Je suis si troublée que je
crains de voir rejaillir les larmes. Je note une pointe de doute dans ses
pupilles tout à coup. Je sens qu’il s’écarte. Je ne lui connais pas du tout
cette expression qu’il arbore : un mélange de confusion et de déception. À
ses traits tendus et sa mâchoire crispée, on dirait qu’il se fait violence pour
ne pas céder à des pulsions. Il ne cherche pas à fuir mon regard non plus.
— C’est mieux comme ça, dit-il.
Je comprends ce qu’il veut dire. Ce serait encore plus difficile de se
séparer si on couchait une nouvelle fois ensemble. Je baisse les yeux. Il y a
cette petite voix triste en moi qui n’admet pas d’être loin de lui.
Je n’aurais pas droit à une main sur ma joue. Pas de baiser, pas
d'étreinte, mais des mots, sincères, plus puissants que tous les câlins du
monde :
— Si tu as besoin de moi pour péter la gueule de quelqu’un, ou même
juste pour t’amuser parce que tu te sens seule, n’hésite jamais à m’appeler.
Tu n’as pas à me fuir, Aly, je ne te collerais jamais.
Mes yeux s’embuent de larmes trop puissantes pour être réprimées. Je
m’agrippe à ses bras comme si je devais m’empêcher de me noyer.
— Merci Hunter… pour tout.
— Les gens spéciaux comme toi sont rares et je leur garde toujours une
place.
Les larmes coulent abondamment sur mon sourire empli de tendresse.
Je ne cherche même pas à les essuyer. Je veux qu’il les voie. Je veux qu’il
sache combien lui aussi est spécial à mon cœur et combien c’est
douloureux de le laisser partir.
La petite voix me hurle de le retenir.
Une autre me confirme que c’est la bonne décision que d’écouter
Hunter. Que d’écouter la raison.
Tout ce que je sais, là, tout de suite, c’est que j’ai mal.
— Maintenant, fais ce que tu as à faire, petite blonde. On se verra à
l’appart.
Ça sonne comme un adieu. Et pourtant nous nous recroiserons tous les
jours, comme si rien ne s’était passé entre nous. Je trouve cette situation
plus cruelle encore que si nous avions été séparés par des milliers de
kilomètres.
Reste près de moi, Hunter. Je peux te réparer. Ma lumière est assez
puissante pour deux.
Il se baisse pour ramasser son casque, puis il prend la direction du
bâtiment.
Je devrais le retenir, comme dans les films. Je devrais le supplier de
nous donner une chance.
Je demeure sur ce parking, les bras ballants, les yeux larmoyants, je
l'observe disparaître sans un regard pour moi. Peut-être que s’il s’était
retourné, j’aurais couru me jeter dans ses bras. Mais Hunter est toujours le
même homme qui ne sait pas consoler et qui ne souhaite pas être
responsable de ma peine.
Je dois l’accepter parce qu’il s’est montré assez clair : il n’en veut pas
de ma lumière, il préfère ses ténèbres.
***
Une fois mes chaussures et mon attirail antifroid ôtés, je suis accueillie
par la douce ambiance tamisée du lieu, ainsi que par la voix enivrante de
Ryah :
— Bouge-toi le fion avant que les clients arrivent !
Sa poésie la perdra.
Je suis impressionnée par ce qu’elle a fait de cet endroit. Un sapin
gigantesque comme on en voit dans les films américains, orné de sucres
d’orge et d’une étoile qui scintille de mille feux, trône dans l’entrée, près
du distributeur à préservatifs. Des guirlandes aux leds rouges et dorées
clignotent en pluie tout autour de la salle. Il y a même une crèche. Si si.
Dans un bar-bordel. Ça ne saute pas aux yeux, mais Ryah est très
pratiquante.
Le concept de Noël du Jardin d’Eden revu par notre patronne est
assez… déconcertant.
Elle a fait installer des vitrines tout autour de la salle, dans lesquelles
sont présentés les « biens » à acquérir pour une nuit de folie. D’un côté :
les femmes, avec la geek (qui porte des chaussettes quasi identiques aux
miennes, d’ailleurs), l’intello, ses lunettes et sa tenue sage, la cheerleader
ultra sexy, l’infirmière, la prof sévère, la secrétaire, et j’en passe. De
l’autre côté, il y a aussi du choix dans la vitrine : le mécano recouvert de
cambouis, le sportif torse nu avec son ballon, le pilote en uniforme, le
militaire, le bad boy tatoué, le hipster barbu, le milliardaire et son beau
costume, etc. Ils sont tous mis aux enchères pour une nuit entière avec
eux.
Joyeux Noël !
Il y a déjà foule devant la porte. Incroyable comme cet évènement a du
succès.
Je me réfugie derrière le bar, après avoir remonté une caisse de
champagne millésimé de la cave. Ryah a prévu ce qu’il y a de meilleur
pour ses clients : foie gras, toasts de saumon, grands crus, verrines…
— Impressionnant, hein ? s’exclame Jared.
Je sursaute et envoie le bouchon de champagne droit sur le distributeur
de préservatifs ! Je n’avais pas vu Jared arriver derrière moi. Hugo, qui
traîne dans le coin, lève les bras en criant :
— Waaaah, quel tir !!
Heureusement, Ryah ne s’est aperçue de rien. Je pivote en direction de
Jared, occupé à étaler du caviar sur des tranches de pain.
— Tu crois que les enchères vont monter haut ? lui demandé-je, pour
faire la conversation.
Il hausse les épaules en se léchant le pouce.
Ne fais pas ça, flûteuuuuh, Jared.
— Sûrement. Ryah ne dépenserait pas autant dans le cas contraire.
Je n’ai rien écouté, trop occupée à observer ce pouce dans sa bouche.
— Aly ?
Je secoue la tête. Encore un peu et je devais essuyer la bave sur mon
menton !
— Oui ?
— Ça n’a pas l’air d’aller ?
Jared a un œil de lynx. Déjà quand j’étais au lycée, il devinait rien
qu’en me regardant si j’avais eu une mauvaise note.
— Je suis un peu fatiguée, c’est tout.
Je souris de toutes mes dents pour lui prouver qu’il a tort, mais je sais
qu’il n’est pas dupe. Il fait gentiment mine d’y croire. Je meurs d’envie de
lui parler de cette dinde qui est sortie de sa chambre ce matin, mais
j'ignore comment lancer le sujet sans passer pour une fouineuse et une
jalouse.
— Arrête de glander Aly ! gueule Ryah, de si loin que je ne sais même
pas où elle se trouve (je suis sûre qu’elle a installé des caméras un peu
partout).
Je me remets donc à servir des coupes de champagne pendant qu’Hugo
est accoudé au bar et nous raconte comment il a galéré pour faire enfiler à
Sean son costume de pilote. Lui n’en fout pas une, mais bizarrement, Ryah
ne le rappelle pas à l’ordre. Quand je disais qu’il était le chouchou !
Plus tard, c’est le coup d’envoi. Les clients débarquent dans le calme. Il
ne s’agit que d’habitués, ils connaissent les règles : ils se déchaussent et se
déshabillent dans les vestiaires, puis ils sont guidés par Ryah vers le bar
pour trinquer, avant d’être invités à faire du lèche-vitrine.
Les gens se dispersent dans la salle. Ils sont une bonne cinquantaine,
tous sur leur trente-et-un, tous appréciant le spectacle de ces individus en
représentation derrière des vitres en verre. Le pianiste joue des airs de
Noël tantôt mélancoliques tantôt guillerets. Plusieurs personnes se sont
installées pour le regarder. On croirait presque une soirée de réveillon
banale chez les bourgeois.
Puisque Jared fait le service, et que nous n’avons plus personne au bar,
je me penche vers Hugo pour lui poser la question qui me taraude :
— C’était qui la fille ce matin avec vous ?
Hugo siffle une flûte en cachette.
— Gina ?
— Qu’est-ce que j’en sais ?! Il y en a beaucoup d’autres ??
Oublié le visage ingénu, Hugo affiche désormais un sourire
énigmatique.
— Tu croyais qu’on était juste gays ?
Je tombe des nues en effet. Ça doit se voir parce qu’Hugo ajoute :
— Jared et moi on est bi. On intègre parfois des femmes à notre
merveilleux duo.
Pourquoi personne ne me l’a jamais dit ???? J’avais mes chances avec
Jared et je ne le savais même pas !
— Je n’étais pas au courant, dis-je, en surjouant le naturel.
Il se penche à son tour pour me donner un coup d’épaule affectif.
— Tu devrais essayer de mater quand on est avec une fille, ça te plairait
sûrement.
Euuuuuh… pardon ?
Qu’a-t-il insinué exactement ?
J’ose à peine me confronter à son regard rusé au possible et préfère
jouer la carte de l’incompréhension :
— Quoi ?
— Ça ne me dérange pas du tout que tu observes, Aly, ne te méprends
pas. J’ai trouvé ça dommage que tu fermes la porte au meilleur moment.
Mes yeux ne pourraient pas s’écarquiller davantage, je crois. Je suis
horrifiée. Honteuse. Humiliée. Je ne sais pas si je suis rouge, ou livide,
mais j’ai l’impression de m’enfoncer dans la moquette.
— Je… je… non, c’est… j’ai rien vu de spécial…
Sa bouche s’incurve en un sourire audacieux. Il passe son bras autour
de mon épaule, en chuchotant :
— J’ai trouvé ça grave excitant. Je te proposerais bien de te joindre à
nous, mais je sais que ce n’est pas possible, alors on va se contenter de
mater toi et moi.
Je déglutis avec difficulté en fixant droit devant moi. D’ailleurs,
l’homme que je suis en train de dévisager sans le vouloir va penser que je
suis intéressée.
Mon Dieu… je suis tétanisée. Et troublée. J’ai les yeux rivés sur les
muscles de son bras libre, lesquels roulent dans une gracieuse mécanique
chaque fois qu’il lève le verre à sa bouche. Et il sent tellement bon… S’il
reste collé à moi comme ça, il sera difficile de m’ôter le souvenir de Jared
et lui, ce fameux soir.
Ouf, il s’écarte enfin. Pour déposer un bref baiser sur ma bouche.
Ensuite il m’abandonne comme si de rien n’était.
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!!!!!!!
C’était quoi ça ??? Qu’on éteigne le feu ! Qu’on éteigne le feu !!
J’effleure mes lèvres en tremblotant. Je suis limite en état de choc alors
je pose ce couteau à beurre, avec lequel je serais fichue de me crever un
oeil, et me concentre sur ma respiration. Mon beau-père dit que ça fait
retomber la pression. En revanche, il n’a pas précisé que son fils était
bisexuel et que son mec m’avait vu en train de les mater pendant qu’ils se
faisaient des gâteries !!
Pourquoi Hugo a-t-il sous-entendu que ce ne serait pas possible que
j’intègre leur couple, si lui n’est pas contre ? Sûrement à cause de ce lien
demi-frère/demi-sœur… Quelle idée ont eu nos parents de se
marier aussi ! Et pourquoi je m’inquiète d’entrer ou pas dans leur duo
alors que je viens d’être chopée en tant que voyeuse professionnelle ?!
Réveille-toi Aly !
Faites que Jared ne le sache pas.
Je jette un coup d’œil à ce couple détonant : Hugo, le sportif populaire
et souriant, Jared, l’intello réservé mystérieux, ils sont aussi différents
qu’ils vont bien ensemble. Quelle femme ne fantasmerait pas sur ces
deux-là, franchement ?
Tu essaies de te rassurer, sale perverse.
Mon téléphone n’arrête pas de vibrer, ce n’est vraiment pas le moment.
Je lorgne dessus. C’est encore mon père. Il commence à m’inquiéter alors
j’écoute son message sur le répondeur.
« Ma chérie, je suis devant l’endroit où tu travailles, mais un gros
malabar… Si Monsieur, vous êtes un gros malabar ! … m’empêche
d’entrer. Fais vite mon amour. »
Je soupire. Il fallait qu’il se pointe ici aujourd’hui évidemment.
Je préviens Jared que je prends ma pause, attrape manteau et
chaussures, et sors du magasin.
Mon père est là, à moitié frigorifié dans sa veste de costume en toile
légère, il a le doigt pointé vers le videur et continue de le menacer de mots
invraisemblables. Il doit bien faire la moitié de Jo, notre agent de sécurité,
pas du tout impressionné forcément.
J’emmène mon père à part, en râlant :
— Papa, je suis en train de bosser là !
Mon géniteur est assez petit, et pas bien gros, mais il a un visage
magnifique et très peu marqué par les rides. Ma mère dit que c’est parce
qu’il ne fout rien de sa vie, mais ça, c’est une autre histoire.
— Ma chérie, mon amour, j’avais tellement besoin de te serrer dans
mes bras !
Oui, mon père est très tactile aussi. Et collant.
Je le laisse me câliner quelques instants, puis je m’écarte gentiment.
— Il faut que j’y aille, Papa. Ma patronne va râler.
Il jette un coup d’œil à mes chaussettes, à la devanture, à Jo, puis il
demande, sceptique :
— C’est quel genre de boulot que tu fais, déjà ?
— Je suis serveuse.
— Avec cette tenue ?
— Je suis derrière un bar, Papa.
Sa moue laisse entendre qu’il m’imagine toute nue tournant autour
d’une barre de pole dance.
— Comment va ta mère ?
Nous y voilà ! Il faut toujours qu’il me pose cette question. Soit il
espère secrètement la reconquérir, soit il rêve de la voir écrasée par une
météorite.
— Merveilleusement bien, elle est très occupée avec son club, les
préparatifs de Noël, tout ça.
— Et son… mari ?
Dieu que c’est puéril de marquer un temps avant de prononcer ce mot !
— Nathan va bien aussi. Navrée de t’apprendre qu’il n’est pas encore
mort.
— Je posais seulement la question par courtoisie, voyons !
— Mmh mmh… bon, je dois y aller.
Je me dirige vers la boutique, mais il m’attrape le bras. Le videur est
prêt à charger alors je lui fais signe que tout est sous contrôle.
— Mon amour, tu sais que ça ne va pas fort avec ma dernière chérie…
C’est reparti pour le bureau des pleurs ! Mon père est un homme gentil,
trop gentil, qui se fait dépouiller matériellement ou émotionnellement par
toutes les femmes qu’il croise. Et ensuite, c’est moi qui ramasse les
morceaux.
— Tu me l’as dit l'autre jour, Papa, et je t’ai conseillé de la larguer.
— Elle m’a déjà quitté… avant Noël en plus !
Le voilà qui s’effondre en larmes dans mes bras. C’est bien ma veine. Il
me ferait sûrement plus de peine s’il ne pleurait pas chaque fois que je le
vois. Je tapote son dos, lui offre un kleenex, puis je lui sors des banalités
rassurantes que j’aurais aimé entendre d’Hunter tout à l’heure.
— Heureusement que tu es là, ma belle étoile des montagnes.
Ne demandez pas d’où viennent tous ces petits noms, je n’en sais rien.
— Je dois aller travailler, Papa. Et avant que tu me poses la question,
non, je ne peux pas t’inviter au repas de Noël chez Nathan et Maman.
Il essaie tous les ans, je le connais. Et là, il va me jouer la victime au
comble du désespoir.
— Ne t’inquiète pas, ma chouquette des îles, je resterais seul pour
pleurer de toute façon, c’est mieux comme ça…
Comme tous les ans, j’appellerai donc son frère pour qu’il l’embarque
de force chez lui, fêter Noël.
— Bonne nuit Papa.
Je l’embrasse sur la joue, lui adresse un sourire de réconfort, et
retourne à l’intérieur.
Flûte, les enchères ont commencé.
Je me précipite derrière le bar, avec Hugo et Jared.
— C’était ton père ? me demande Jared.
— Il s’est encore fait jeter, soupiré-je.
— Triste période pour les cocus.
Nous échangeons un regard complice et un sourire chaleureux. Jared
sait de quoi il parle, sa mère enchaîne les mecs plus vite que les rouleaux
de PQ.
Hallucinant : l’infirmière Kelly vient d’être adjugée à l’un de nos
habitués pour 3500 euros ! C’est au tour du mécano, qui prend place sur
l’estrade, pendant que Ryah joue les commissaires-priseurs avec un
indéniable talent.
Ne lso n Ma n d e la
***
Le déjeuner s’est déroulé dans un silence quasi religieux après que Také
ait expressément prié son frère, je cite : d’aller se faire mettre et de niquer
un bon coup au lieu de l'emmerder. Fin de citation.
Pourtant, madame Kirishima s’est donné du mal pour préparer toutes
ces délicieuses choses. C’était un déjeuner typiquement japonais comme
j’en rêvais, autour d’une table basse, nous tous installés sur des futons à
même le sol, avec des plats savoureux, faits de mille couleurs et de mille
textures. Pendant un instant, j’ai eu l’impression de me trouver au Japon.
L’instant d’après, Také apprenait à sa nièce à adresser un doigt d’honneur à
son père et tous les trois quittaient la table.
Plus tard, quand madame Kirishima eut terminé de s’éventer avec une
serviette en papier, au bord de l’asphyxie, j’ai fait connaissance avec le
père de Také, tout juste rentré de son travail à ce que j’ai compris (les
Kirishima s’expriment en japonais la plupart du temps). C’est un bel
homme aux cheveux courts grisonnants, au regard perçant et à la peau
moins pâle que son épouse. Je ne sais pas si c’est son côté rigide, ses
sourcils constamment froncés comme s’il s’attendait toujours au pire, ou
le sérieux de son costume-cravate, mais il inspire aussitôt le respect.
Intimidée, j’ai d’abord tendu la main, avant de me rappeler qu’il fallait
que je salue à la japonaise, alors je me suis penchée au moment où il
tendait lui aussi la main vers moi. En bref, je lui ai baisé la main. D’une
manière plus que brusque. Que Také pouffe de rire derrière nous n’a rien
arrangé à mon sentiment de honte. J’ai d’ailleurs remercié le Ciel qu’il ne
s’agisse pas réellement de ma belle-famille, parce que la première
impression était vraiment ratée.
Après un long moment de gêne entre son père et moi (il se comportait
comme si je lui avais roulé de force une pelle bien dégoulinante), il s’est
adressé à Také, en japonais. J’avais le pressentiment qu’il parlait de moi,
mais je peux me tromper étant donné que mon niveau dans cette langue se
résume à quelques mots propres aux animés. Je n’avais jamais entendu
Také discuter aussi longtemps dans sa langue natale. Il a fait deux
phrases !
Pourquoi faut-il que je trouve cette langue sexy ?
Vous êtes un cas désespéré, Aly.
Bon, les deux phrases en question avaient l’air peu sympathiques, mais
son père n’est pas non plus un joyeux drille. Madame Kirishima s’est
interposée entre leurs deux regards hostiles par un murmure suppliant. Son
mari s’est rangé de son côté puis il s’est éclairci la voix pour s’adresser à
moi :
— Nous sommes ravis de vous accueillir dans notre humble demeure.
Vous êtes ici chez vous, Aly.
J’ai remercié vingt fois, je me suis inclinée autant que j’ai pu,
impressionnée par tant de politesse et d’autorité dans un même faciès.
Také m’a ensuite attrapé par le poignet pour me faire monter à l’étage et
m’a gentiment demandé d’aller me préparer (« va t’habiller, grouille-
toi »).
Také a la chance d’avoir une salle de bains personnelle, j’ai pu prendre
mon temps pour une douche, avant d’enfiler ma tenue pour le mariage,
puis de me maquiller légèrement. Du mascara, un trait noir sous l’œil, un
soupçon de gloss fruité. Je décide de laisser mes longueurs asymétriques
blondes onduler dans mon dos et me contente d’une barrette à plume
violette sur le côté gauche.
Je porte une robe bustier couleur lavande, un ruban de soie clair marque
ma taille étroite et laisse le tissu fluide s’évaser jusqu’à mi-cuisses.
Évidemment, mes chaussettes sont assorties : blanches, simples, avec pour
seule fantaisie un lacet de la même couleur que la robe, qui resserre la
base au-dessus de mes genoux. Parce que nous sommes en décembre, j’ai
opté pour un gilet en laine que je n’attache pas.
Quand je sors de la salle de bains, Také est de dos, les coudes appuyés à
sa fenêtre ouverte, dans un nuage de fumée. Bon sang, il est magnifique. Il
porte un costume noir parfaitement ajusté, une fine cravate bleue qu’il a
desserrée au maximum sur une chemise blanche dont il a ouvert plusieurs
boutons. Cet air de mauvais garçon nonchalant, le regard perdu vers le
lointain, me laisse rêveuse.
— Comment tu me trouves ? demandé-je, en écartant les bras.
Il se retourne, sa cigarette à la main. Je m’attends à une vacherie sur les
chaussettes ou sur ma barrette, comme il aime si bien le faire, mais plus
les secondes passent, et plus je me rends compte qu’il n’a toujours pas
ouvert la bouche. Pourtant, il a bien pris son temps pour me détailler.
— C’est trop court ? m’inquiété-je.
— Juste assez pour faire bander tous les frustrés et mal baisés du
mariage, c’est-à-dire tous.
J’écarquille des yeux angoissés.
— Tu plaisantes, hein ?
La froideur de son visage s’estompe pour un sourire énigmatique,
presque enjôleur. Dieu que ce mec est canon.
— Takeomi-kun, ikimasu[88] ! appelle sa mère.
Il écrase sa cigarette dans un cendrier sur son bureau et jette le mégot
par la fenêtre. Les voisins doivent l’adorer.
— C’est l’heure de la putain de mise en scène, s’écrie Také.
On a l’impression qu’il part assister à sa propre condamnation à mort.
J’enfile mon manteau bleu roi pendant que Také glisse dans sa poche un
paquet de cigarettes. Je me rends compte qu’à côté de lui et de son
manteau sombre, très classe, j’ai l’air de sortir d’Alice au Pays des
Merveilles. Ça ne me changera pas de la vie de tous les jours.
***
« Le v ra i p ro b lè me a v e c le mo n d e , c ’e st q u e tro p d e g e n s g ra n d isse n t. »
Wa lt Disn e y
Chez les parents de Také, tout est silencieux et plongé dans l’obscurité.
Také n’est pas plus loquace, mais il semble plus détendu depuis que
Sobo lui a parlé.
Quand nous nous retrouvons dans sa chambre, il se débarrasse de sa
ceinture, puis s’appuie à sa fenêtre pour allumer une cigarette. J’en profite
pour aller me changer dans la salle de bains.
À mon retour, Také est allongé sur son lit, sa guitare plaquée contre son
ventre, il joue une mélodie envoûtante que je ne connais pas encore, en
fredonnant.
Je ne m’en rends pas compte tout de suite, mais je suis figée devant la
porte, à l’écouter chanter. Pourquoi sa voix déclenche-t-elle tant
d’émotions en moi ? Pourquoi lui ?
Quand il se redresse et qu’il m’aperçoit, je fais mine d’être en
mouvement, je file ranger mes affaires dans ma valise.
— C’est une nouvelle chanson ? je demande, comme si ça m’intéressait
vaguement, accroupie devant mon sac.
Comme il ne répond pas, je finis par me tourner vers lui. Il est
désormais assis, son visage s’est fendu d’un atroce sourire arrogant.
— Tu connais toutes mes chansons par cœur, pas vrai ?
Je me referme comme une huître, vexée qu’il soit au courant de mes
penchants pour sa musique (s’il avait conscience à quel point je suis
amoureuse de sa voix !)
— Pas du tout ! objecté-je. Je me rappelle seulement quelques trucs
entendus à ton concert la dernière fois qu’Hugo m’y a traînée.
Le sourire de Také n’a pas diminué, au contraire. Il sait parfaitement
que je mens.
— T’as le droit d’être folle de moi, Baka, je t’en veux pas.
— De ta musique, pas de toi !
— Ah tu vois !
Et merde, je me suis fait avoir comme une bleue ! J’ignore son regard
rieur et me concentre sur mes rangements.
Mais ça c’était avant le drame.
Avant que Také ne se déshabille. Ici même, sous mes yeux.
Mais… mais pourquoi le destin m’inflige-t-il tout ça ? Est-ce parce que
j’ai été un vilain Bisounours dans une autre vie ???
Ce n’est pas humain d’être aussi beau ! Il est là, torse nu, son pantalon
ouvert sur un boxer sombre Armani. Il a l’audace de faire comme si cette
situation était banale, il fume, il textote sur son téléphone… Non, mais
flûteuuuh, le suspense est intolérable, qu’il le retire ce foutu pantalon !
J’ai déjà vu Také torse nu à de nombreuses reprises, je ne compte pas
les fois où je l’ai vu en boxer, mais ce n’était pas dans sa chambre et pas
dans ce contexte chelou non plus. Là, tout de suite, admirer ses petites
fesses moulées dans des sous-vêtements plus chers que ma garde-robe, ses
jambes musclées, son torse ultra sexy, c’est le fantasme assuré. Il faut que
j’arrête de faire une fixette sur cette bosse impressionnante dans son
boxer, mais comme tout ce qui n’est pas permis, c’est tentant et mes yeux
ont tendance à dévier tous seuls, les pervers !
Quand il pivote enfin dans ma direction, je me force tellement à le
regarder dans les yeux que je dois être effrayante à ne pas cligner des
paupières !
— Putain, mais tu fais quoi depuis tout à l’heure dans cette valise ?!
Eh bien, je fais semblant de ranger pour te mater, ça ne se voit pas ?
Je râle un peu pour la forme et me décide à me relever pour
m’approcher du lit. Et là, je réalise :
— On va dormir ensemble ?!
— Tu peux coucher par terre si t’es pas contente.
— Bonjour le gentleman…
— Ta gueule et couche-toi.
J’assois une demi-fesse au bord du matelas. Lui est déjà allongé de son
côté, et évidemment aucun drap ne le recouvre. On dirait une pub pour de
la lingerie masculine, en plus sexy !
Il y a du progrès, la deuxième demi-fesse a entamé l’ascension du Mont
Lit.
— Bon, tu te grouilles, bordel ?! s’agace-t-il.
Je prends une grande inspiration pour m’assoir en tailleur sur ce lit,
comme si de rien n'était.
Il pose son Smartphone sur sa table de nuit et ne se gêne pas pour me
déshabiller du regard. Contrairement à moi, qui bave devant sa plastique,
lui grimace.
— C’est quoi ce pyjama ?
Je louche sur mon legging et son tee-shirt assorti.
— C’est Tic et Tac.
— Ouais je vois ça, c’est trop moche.
— Eh ! m’écrié-je, vexée comme un pou. Un pyjama n’a pas pour
vocation d’être classe, c’est censé être confortable.
— C’est un putain de tue-l’amour surtout.
— Peut-être que certains mecs aiment ça, comme les culottes en coton !
— Cite-m’en un seul.
— Mon ex adorait.
— Il ne devait pas beaucoup te baiser, je me trompe ?
Jamais je n’avouerais qu’il a raison ! Jamais !
— Bon, t’as fini de me souler ? Je croyais que tu voulais dormir !
— Moi, je dors pas à côté de Tic et Tac, dit-il, en pinçant entre ses
doigts un bout de tissu de mon tee-shirt, comme s’il s’agissait d’un truc
écœurant.
— Tu peux toujours coucher par terre, marmonné-je.
— Ou alors tu peux l’enlever.
— Enlever quoi ?
— Le pyjama, Baka !
Non seulement il me traite comme si j’étais une demeurée profonde,
mais en plus il veut que je me déshabille !
— Et puis quoi encore ?!
— T’es à moitié à poil tous les jours, mais quand vient la nuit, tu portes
un pantalon Tic et Tac complètement à chier !
— Je ne suis pas à moitié à poil tous les jours ! Et puis tu t’en fiches de
savoir ce que je mets pour dormir, puisqu’on ne fait que dormir justement.
— C’est sûr qu’avec ça, je ne risque pas de te toucher.
Je me tourne de mon côté en râlant. Pourquoi ça m’embête qu’il n’ait
pas envie de me toucher ?
Non, Aly, tu ne retireras pas ce legging, ce serait se soumettre !
— Dis bonne nuit à Tic et Tac ! ricané-je en savourant ma victoire.
— Je les emmerde tes écureuils !
On va dire que c’était un « bonne nuit » empli d’originalité.
Je remonte la couette sur moi telle une barrière entre son corps moitié
nu et moi. Je me félicite intérieurement d’être forte et de ne pas
succomber au charme de ce petit con qui doit avoir l’habitude de claquer
des doigts pour faire s’agenouiller une fille devant lui. Mouahahaha je suis
la meilleure ! (C’était encore un rire de méchant de dessin animé pour
ceux qui se poseraient la question)
Pour oublier les fesses de Také, quoi de mieux qu’un point réseaux
sociaux, tiens ?
Pas de nouveaux commentaires Amazon (pourquoi cette auteure pas
connue en a déjà une centaine et moi quatre ?! J’ai vu huit fautes
d’orthographe dans un de ses extraits en plus ! … Je vais liker
généreusement son cent dixième avis, pour faire genre je suis sympa,
j’applaudis mes concurrentes. Vous n’avez pas envie de savoir ce que je
pense vraiment, là, tout de suite.)
Un petit mot de madame Topie indique que nous avons été repêchés
pour participer au Salon du livre romantique de Paris, un évènement qui
n’a encore jamais eu lieu dans la capitale et qui regroupe toutes les
maisons d’édition les plus prestigieuses. Waouh la classe. Oui, mais c’est
à Paris, et c’est le 1er janvier. Je dis OK, on avisera pour le reste.
Instagram continue de faire défiler des bouquins qui ne sont pas le
mien. Facebook m’ignore totalement. J’ai sérieusement besoin d’un coup
de pouce si je souhaite un jour vivre de ma passion.
Quand j’éteins et pose mon téléphone, je me rends compte que nous
sommes désormais dans le noir. Seule la fenêtre nous renvoie la lumière
de la lune. Je pivote sur le dos pour jeter un œil à Také. Il s’est endormi. Si
la couette n’était pas coincée sous ses jambes, je l’aurais recouvert… Non
pas par bonté d’âme, mais parce que, malgré l’obscurité, je peux
distinguer ses abdominaux un peu trop parfaits. Cache-moi tout ça, Satan
!!
Dans ce silence, je peux entendre résonner la musique qui provient des
écouteurs dissimulés à l’intérieur de ses oreilles. Také ne peut vivre sans
musique, et je ne comprends que trop bien. Je souris toute seule, puis je
ferme les yeux.
***
He n ri d e Ré g n ie r
— Mais non, ma chérie, tante Muriel va adorer ton livre ! Vas-y vas-y,
dédicace, je l’emballe avec les autres.
Tante Muriel : 85 ans, acariâtre petite bonne femme qui sème la terreur
dans sa maison de retraite. Sa dernière frasque : faire croire à tous les
pensionnaires qu’elle était morte pour ensuite venir les hanter pendant la
nuit (y compris, et principalement les cardiaques). Quand je suis allée lui
rendre visite l‘an passé, elle m’a accueillie comme il se doit par un : « Si
c’est pour me demander de l’oseille, tu peux te gratter Aly ! », elle a
ensuite enchaîné sur mon avenir pourri, le fait que je n’avais toujours pas
de fiancé, et que j’allais certainement finir seule comme elle. Voilà voilà.
Je ne peux pas en vouloir à ma mère d’essayer de caser mes romans,
mais elle a légèrement abusé en offrant à TOUS les membres de la famille
un exemplaire dédicacé.
— Tu es sûre pour Mélodie ? Elle a 13 ans quand même, et la scène de
viol, en plus de tous les gros mots, va peut-être la refroidir… ou ses
parents.
Ma mère lève les yeux au ciel.
— Oh la la si on commence à faire des histoires !
Je n’insiste pas. Je termine les dédicaces et pars m’installer sur le
canapé. Mon beau-père est en train de regarder une émission passionnante
sur les volcans, qui fait aussitôt dévier mon attention sur mon téléphone.
Je me sens comme dans un cocon ici, dans cette jolie demeure de
Dordogne, au cœur d’une ville que j’ai toujours connue. Quand mes
parents ont divorcé, Nathan a racheté la part de mon père pour permettre à
ma mère de conserver la maison à laquelle nous sommes toutes les deux
très attachées.
Trois jours déjà que je squatte. Le jour suivant le mariage de la sœur de
Také, nous avons tous deux pris des directions différentes, comme c’était
prévu initialement : lui est rentré à Bordeaux pour un concert, et moi je
suis directement venue ici, avec mon aimable covoitureur, un drôle de
bonhomme qui ressemblait au père Noël (Jésus et le père Noël en si peu de
temps, je sais, c’est louche. J’aurais dû me douter que quelque chose se
préparait.)
— Tu as vu ces volcans, Aly ? C’est formidable ! s’émerveille Nathan.
Je feins l’enthousiasme et me replonge dans Facebook.
Je manque de lectrices, c’est un fait avéré. Et je ne trouve pas de moyen
miracle pour en gagner. Peut-être que ce Salon du livre romantique à Paris
me donnera un coup de pouce ? C’est apparemment une chance unique que
madame Topie ait pu nous avoir une place. J’ai encore un petit pécule qui
me permettra de payer l’hôtel là-bas, mais pour le trajet, il faudra que je
me débrouille.
Facebook me déprimerait s’il n’y avait pas cette formidable
communauté d’auteurs. Car qui de mieux qu'un écrivain pour en
comprendre un autre ? On se soutient, on s’aide, on se fait de la
publicité… De vraies amitiés se nouent au fil des jours.
Bon, évidemment, tout n’est pas toujours rose au pays des auteurs. Il
n’y a qu’à lire mon fil d’actualité :
« J'ai eu une super idée de roman hier pendant que je mettais du vernis
rose poudré, c'est l'histoire d'un gars qui... blablaba *idée pas intéressante
et déjà vue* ... Vous en pensez quoi ? »
Ben Machine, écris-la d'abord et après on verra, hein !
« Comment je dois faire pour me faire publier par une maison d'édition
?»
Ben là, j'ai envie de dire, tu fais comme tout le monde, tu te débrouilles
! Les gens passent des heures sur le net mais ils ne sont pas fichus de
chercher sur Google comment on envoie des manuscrits.
Une heure plus tard, il ne reste qu’Hugo, Jared et moi, en train de faire
voler le drone que Jared a offert à son petit-ami. On veut absolument qu’il
filme les deux grands-pères toujours endormis sur la table et qui ronflent
allègrement.
— Je sens que je maîtrise de mieux en mieux l’engin, se vante Hugo. Et
pas que celui-là !
Ma grimace se transforme en sourire quand Jared plaque ses lèvres sur
celles d’Hugo. Et puis le baiser a vite tourné au roulage de pelle alors j’ai
arrêté de regarder.
Je me concentre sur le sac poubelle à l’intérieur duquel j’enferme tous
les déchets de papier cadeau. Ensuite, je réunis mes présents, tous
magnifiques : de nouvelles chaussettes, des boots, une liseuse (parce que
je lis mes copines auteures maintenant, j’évolue !) un collier, des produits
de beauté, un service à thé (ma grand-mère a vraiment envie que je me
marie, je crois) …
Je jette un coup d’œil vers les deux amoureux. Ils dansent un slow sans
musique, la main de Jared retient Hugo par la nuque, lui a son front sur
l’épaule de Jared. Ils semblent plus proches que jamais. Plus beaux que
jamais. Je ne peux m’empêcher de les prendre en photo avec mon
téléphone.
C’est exactement ça que je veux. Je veux qu’on m’aime comme ça.
— Je vais me coucher les gars, ne faites pas de bêtises, dis-je en
souriant.
J’allais partir en direction des escaliers quand je sens qu’on m’agrippe
la main et qu’on me tire brusquement en arrière. Je me retrouve avec Hugo
et Jared, à danser lentement sur un air imaginaire. Je suis là, contre leurs
deux cœurs qui battent, bien au chaud, entourée de leurs bras, invitée à
l’intérieur de quelque chose d’intime que j’envie depuis toujours. Jared a
sa main dans mes cheveux, Hugo a la sienne sur ma chute de reins.
Quelque chose m’échappe dans cette scène étrange. Ce n’est pas juste
un geste d’amitié… C’est autre chose de bien plus fort. Il y a une tension
que je ne m’explique pas.
Il se joue plus qu’une danse entre nous trois.
Je n’ose pas bouger mes bras qui les entourent. Je n’ose pas les
affronter non plus. J’ai peur de ce que je vais lire dans ces regards. Je
crains aussi de ne rien y trouver et de me faire des illusions.
Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ?
Je sens Hugo se déplacer derrière moi. Je me retrouve prise en
sandwich, quasi prisonnière face à mon demi-frère que je suis toujours
incapable d’affronter. J’ai posé mon front contre sa chemise blanche et je
fixe le sol en me laissant bercer par la mesure que tous les deux
m’imposent. Mon corps est parcouru de frissons depuis que la main
d’Hugo se promène le long de ma colonne vertébrale. J’ai le souffle court.
Je n’ai pas envie de partir, mais je suis terrorisée par ce que cela signifie.
Mon esprit ne veut pas l’admettre, il se braque sur l’amitié, sur l’alcool
dont aucun de nous n’a abusé, sur mon imagination un peu trop
débordante.
Ce n’est qu’une danse, Aly, rien qu’une danse…
Les baisers sur mes épaules nues ne sont que des manifestations
d’affection, voyons.
Le visage tendu par l’excitation de mon demi-frère ne m’est pas destiné
non plus. La preuve, il garde les bras le long de son corps comme s’il
craignait de me toucher.
La langue d’Hugo a dû se tromper de destinataire, c’est pour ça qu’elle
caresse ma nuque d’une manière aussi incroyable. Il m’a mordu le lobe de
l’oreille pour rigoler, c’est un tel plaisantin ce Hugo ! Mon sens de
l’humour est légèrement pétrifié pour le moment, mais j’ai compris la
blague, c’est le principal.
— Hugo.
La voix de Jared sonne comme un avertissement. Ça manque quand
même un peu de conviction. Et ça n’arrête pas Hugo dans son exploration
corporelle. Je déglutis, en espérant ne pas rêver le visage de mon demi-
frère qui s’approche du mien, inexorablement. Ses lèvres me frôlent…
— Suzanne ??
Mon grand-père vient de gâcher le meilleur moment de l’année. Il
titube vers nous, l’air rieur.
— Faut que j’aille pisser, les enfants.
Autant dire que cette phrase achève toute excitation.
Après un instant assez gênant entre nous trois, on décide de monter se
coucher, sans se concerter. Je me serais passée d’être dans la même
chambre qu’eux cette nuit, mais j’ai dû laisser la mienne à mes grands-
parents. Avant ça, cela ne m’a jamais posé de problème de dormir avec
Jared — mon imagination tournait seulement à plein régime —, je dois me
persuader que rien n’a changé. Et que cette danse sensuelle que nous avons
vécue est déjà oubliée.
Sitôt ma chemise de nuit enfilée (dans la salle de bains attenante), je
me précipite dans le lit pour me réchauffer sous la couette bien épaisse.
J’entends Hugo et Jared chuchoter devant le lavabo. Impossible de
décrypter.
Mmmh… j’avais oublié à quel point j’aimais être dans cette chambre !
Elle possède le parfum ambré de Jared, sa personnalité carrée, tout en
discipline, plongée dans une lumière intime. Il m’a toujours laissé venir
ici, j’écoutais de la musique pendant qu’il lisait ou travaillait. Je faisais un
peu partie du décor et cela semblait lui convenir.
Quand tous deux reviennent, je fais mine d’être absorbée par le pliage
de la couette au-dessus de moi. Hugo se jette sans la moindre grâce à mes
côtés, manquant de m’écraser au passage. Je râle pour la forme, mais
quand un pareil corps vous tombe dessus, je peux vous dire qu’il est tout
excusé.
Je ne comprends pas pourquoi Jared reste planté près du lit au lieu de se
coucher. Jusqu’à ce que je voie Hugo s’asseoir au bord du matelas, en
appui sur ses deux bras. Jared pose un genou à terre face à lui afin de lui
ôter sa prothèse, avec une douceur proportionnelle à ses sentiments. J’en
frissonne rien que d’imaginer la caresse de ses doigts sur l’extrémité de
son membre amputé, et cette pluie tendre de baisers qu’il dépose, telle une
déclaration d’amour à ce qu’Hugo représente, jusqu’à son handicap. C’est
si touchant que j’en ai les larmes aux yeux.
Lorsqu’Hugo est installé entre Jared et moi, il me sourit.
— Tu vas me servir de doudou cette nuit, Aly Potter !
Je repense à la prédiction débile de Granny. Harry Potter n’était pas si
loin…
Hugo me claque une bise mouillée sur la joue, puis il m’adresse un clin
d’œil avant de se pelotonner contre Jared et de lui murmurer à l’oreille :
— Allez Jared !
— Non, gronde celui-ci.
Pourquoi j’ai l’impression que ça me concerne ?
— On n’a qu’à lui demander.
— J’ai dit non, Hugo.
Cette fois, il m’a semblé percevoir de la colère dans la voix de Jared.
Lui qui ne hausse jamais le ton… Je me fais toute petite et roule vers le
bord du lit pour leur laisser l’illusion que je ne suis pas vraiment là.
Hugo se remet sur le dos, les bras écartés. Clairement, il prend toute la
place et ça n’a pas l’air de le déranger. Il reste silencieux un moment alors
j’éteins la lampe de chevet en me disant que tout le monde est prêt à
dormir.
— C’est ton dernier mot ? insiste Hugo.
— Hugo, tu me fais chier.
Ambiance…
Dans un pareil silence, je pourrais facilement m’abandonner dans les
bras de Morphée, mais Hugo n’arrête pas de remuer et on ne peut pas dire
qu’il fasse dans la discrétion. Quand il se tourne, on dirait qu’une bombe a
été larguée et chaque fois je rebondis.
Au moment où je m’apprête à l’enguirlander, j’entends Jared
chuchoter, sur un ton calme :
— Tu peux arrêter de bouder, s’il te plaît ?
— Ah c’est pas trop tôt ! J’ai cru que tu ne le remarquerais jamais !
s’écrie Hugo, avec culot.
Mon demi-frère s’esclaffe, et je sens qu’il pivote à son tour vers Hugo.
Aux bruits de bouche qui suivent, je saisis aisément qu’ils ne sont pas
fâchés.
Quand je comprends qu’ils ne s’arrêteront pas tout de suite et qu’ils ont
peut-être envie d’aller plus loin, je me redresse brusquement et m’écrie :
— Je n’arrive pas à dormir, je vais aller regarder un peu la télé en bas.
C’est à peine si Hugo laisse Jared me répondre, tant il s’occupe de sa
bouche. Je préfère ne pas trop être témoin, je fuis.
Dans ma hâte, j’ai oublié que je portais une chemise de nuit légère.
Mon beau-père est assez radin en chauffage, il fait un froid polaire, la nuit,
dans cette maison. Je descends les marches en espérant trouver un plaid,
ou n’importe quoi d’autre dans le salon. Grandpa est toujours en train de
ronfler, Patoche a dû retourner auprès de ma grand-mère, ou ailleurs, s’il
ne se rappelait plus où il était.
Pas de couverture, pas de manteaux qui traînent… ma mère est trop
maniaque pour laisser quoi que ce soit, j’aurais dû m’en douter ! Je tente
de frictionner mes jambes sur le canapé, mais je suis gelée, je ne peux
penser qu’à ça. Je vais attraper la mort si je reste ici.
Tant pis, je remonte. J’ouvre lentement la porte de la chambre de Jared,
suffisamment pour passer la tête. Je ne vois rien et n’entends rien non
plus. Parfait. Je cours jusqu’au matelas… avant de m’arrêter net en
percevant un long soupir, puis un râle de plaisir.
Immobile, je ne sais plus si je dois m’en aller ou retourner dans le lit
l’air de rien. Je fixe cette couette qui s’anime étrangement et de laquelle je
ne vois émerger qu’une seule tête. Manifestement, Hugo est là-dessous et
je pense deviner ce qu’il est en train de faire à Jared…
Et mince ! Je suis gelée, je tremble, mais pas que de froid.
Je décide de retourner en arrière, sur la pointe des pieds, en espérant
que personne ne m’ait vu…
— Reste.
La voix d’Hugo m’a prise de court. Et la lampe de chevet qu’il a
allumée aussi. Je suis figée devant la porte, faite comme un rat.
Le sourire qu’il m’adresse, tout en essuyant la substance visqueuse
qu’il a encore au coin de la bouche, fait cogner mon cœur si fort que j’ai
l’impression que tout le monde ici peut l’entendre. Je cherche le regard de
Jared, pour qu’il le raisonne, comme chaque fois, mais il semble pensif.
Quand il finit par lever les yeux vers moi, c’est pour m'adresser cette
phrase totalement inattendue :
— Tu veux coucher avec nous ?
Elle fibrille… Bradycardie… Vite, appelez le docteur Carter !!![104] On
l’a perdue !
— Mais… mais…
Voilà tout ce qui sortira de ma bouche.
— Tu as le droit de dire non, me précise Jared.
— Mais mais…
Heure du décès : 2h15.
Hugo tend le bras vers moi.
— Viens.
Son sourire est carnassier, son ton imposant. Étrangement excitant.
Aimantée par son regard, j’avance vers le lit sans m’en rendre compte. J’ai
carrément oublié que j’avais froid. Quand ma main effleure celle d’Hugo,
il resserre aussitôt son emprise pour me guider sur cette minuscule place
qu’ils m’ont réservée, entre eux. Je me recroqueville en tailleur, mes pieds
gelés contre mes cuisses me font frissonner. Ou bien c’est autre chose…
Hugo ne me laisse pas le temps de réfléchir, il a déjà tourné mon visage
vers lui et forcé mes lèvres de sa langue appétissante. Il glisse ses mains
sous ma-chemise trop large et m’en débarrasse, avant de faire pivoter ma
tête en direction de Jared. Je suis un peu paumée, comme si j’étais dans la
quatrième dimension, comme si ce n’était pas réel. Alors je les laisse
faire, et je me laisse embrasser par Jared.
C’est un festival dans mon cœur. J’ai peur qu’il me lâche tant il bondit.
Je rêve que Jared fasse ce geste depuis des années… C’est juste parfait. Le
baiser est parfait. Il est parfait.
La présence d’Hugo aurait pu gâcher cet instant magique, mais au
contraire, je ne l’imagine plus sans lui. J’aime sentir les traits puissants de
ses muscles contre ma peau nue, autant que j’apprécie la sensation de la
main immense de Jared recouvrant ma nuque. Quand ils se mettent tous
les deux à remonter ma gorge de baisers, ma tête bascule d’elle-même en
arrière tandis qu’un gémissement m’échappe. Je vois clairement cette
scène comme si j’en étais spectatrice, son érotisme dépasse toutes les
limites. Leurs baisers sont presque de la torture, surtout quand leurs lèvres
se rejoignent au détour de ma peau. Chaque fois qu’ils s’embrassent, je
suis comme fascinée, presque aussi excitée que s’il s’agissait de moi.
Il y a un moment où toute la partie sensée de mon cerveau a cessé de
fonctionner.
Je vois trouble, je frissonne, je suis complètement à l’ouest.
— Mwaaaaaaaaaaaa !!!! hurle le chat bizarre dans sa cage.
— Ouais, je suis d’accord avec le chat, dit Relou, en secouant la tête.
Vous n’allez pas très bien ensemble vous trois.
— Peace and love ma sœur, sourit Jésus. D’ailleurs, puisque t’es ma
sœur et que ça n'a pas l’air de te déranger, tu peux me sucer aussi ?
J’ouvre les paupières à la hâte, traumatisée par l’apparition de Jésus, ou
plutôt du haricot de Jésus.
Je suis essoufflée, en sueur, mais ce n’est pas du tout dû à une relation
sexuelle intense, non, c’est la conséquence d'un rêve érotique et du corps
bien chaud d’Hugo qui occupe toute la place et dont le bras tendu est posé
à travers mon visage ! Je le repousse avec agacement, mais le bras me
revient tel un boomerang.
— Aïeuuuuh !!!
Il s’en fiche pas mal, il ricane à moitié dans son sommeil et s’étend
encore davantage entre Jared et moi. Il était carrément plus sexy dans mon
rêve !
La vache, ça paraissait tellement réel… jusqu’au passage avec le chat et
Jésus, bien entendu.
C’est le genre de songe dont on ne se vante pas, mais qui nous fait
ricaner de plaisir. Je jette un coup d’œil au corps attrayant de mon
voisin… Le rendu de mon rêve était plutôt réussi. Je devrais m’inquiéter
de connaître aussi bien les lignes dessinées sur ce torse…
Son poignet me chatouille le nez, raaaaah ! J’envoie valser le bras
d’Hugo loin de mon visage, et m’assure qu’il ne revienne pas cette fois,
quitte à m’asseoir dessus !
Mince, le voilà qui se réveille. Il se tourne vers moi, en battant à
plusieurs reprises des paupières.
— Tu prends toute la place, chuchoté-je.
D’une main, il désordonne encore davantage ses épais cheveux blonds,
puis il jette un coup d’œil vers Jared, endormi, avant de me dire, tout bas :
— Jared m’a demandé de m’excuser, alors pardon, Aly Bi.
Je sais de quoi il veut parler, mais j’ai besoin de m’en assurer :
— Pardon pour quoi ?
— Pour la danse. Tu me connais, je m’excite vite, et j’ai un peu trop bu
de cette liqueur que m’a filée ton grand-père !
Je hausse les épaules, en feignant de ne pas être plus déçue que ça.
Sincèrement, j’aurais préféré que l’alcool n’ait rien à voir avec tout ça et
qu’il ait simplement été attiré par moi.
— Pas grave. C’est oublié.
Tu parles !
Il se rapproche encore de moi et je ne peux pas reculer parce que
derrière moi, il y a le vide. Son nez est presque collé au mien, quand il
reprend la parole :
— Tu sais, si Jared avait été d’accord, j’aurais vraiment adoré que ce
soit toi la fille de notre trio.
Heureusement qu’il fait sombre, mes joues ont viré rouge tomate.
— Vous formez un duo bien trop soudé pour qu’une nana soit
indispensable, balbutié-je.
— On s’aime comme des fous, Jared et moi, mais une femme ne sera
jamais de trop. Et toi, tu ne serais pas n’importe laquelle.
J’essaie de digérer les informations. Ce qu’il dit est flatteur, mais d’un
autre côté, j’ai du mal à croire que je pourrais faire le poids au milieu d’un
amour si puissant.
— De toute façon, Jared ne veut pas, soupire-t-il en se laissant rouler
sur le dos.
— Ben oui, on est demi-frère et sœur, je te rappelle.
— Nan ! Il s’en tape de ça, vous n’avez pas le même sang !
Je me raidis. Comment ça, ce n’est pas notre lien familial qui
l’empêche de craquer pour moi ?! Je ne réfléchis pas vraiment à mes mots
et cherche une explication :
— C’est parce qu’il me trouve trop gamine ? Ou moche ?
Je devine un sourire sur le visage d’Hugo.
— Tu t’es regardée dans un miroir ces derniers temps ? demande-t-il.
Je ne connais pas un mec qui ne voudrait pas de toi. Mais je comprends
hein, moi aussi parfois je me sens un être ordinaire, j’oublie presque
combien je suis magnifique !
— Et modeste.
— Tout à fait !
On se sourit avec complicité lui et moi, puis je reviens au point qui me
tracasse :
— Donc, ce n’est pas un problème de lien familial ni d’attirance… ?
— Eh non !
Manifestement, Hugo ne dévoilera rien. Je ne comprends pas pourquoi
le sujet est tellement secret. Peut-être qu’il ne souhaite pas me faire de la
peine en m'avouant que je ne plais pas à Jared ? Pourtant, j’ai vraiment
l’impression que ce n’est pas ça. J’ai perçu le désir dans le regard de Jared
pendant cette fameuse danse. Et en effet, quelque chose le retenait, il
gardait ses bras crispés le long de son corps pour ne pas commettre
l’irréparable. Il se contenait. Mais pourquoi, si son statut de demi-frère ne
le dérange pas ?
— De toute façon, tu t’en fous, tu ne voulais pas faire partie de notre
trio, conclut Hugo, en se tournant vers Jared. Bonne nuit Aly !
S’il savait… !
Je me redresse légèrement pour contempler ces deux hommes virils,
l’un contre l’autre. Ils sont tellement beaux… Hugo a glissé sa tête au
creux de son cou, sa main est appuyée sur son torse nu, ses cuisses
emprisonnent entre elles celle de Jared. Au contact de son petit-ami, Jared
semble s’éveiller quelques secondes. Il dépose un tendre baiser sur le front
d’Hugo, resserre l’étreinte entre eux, et se rendort tout de suite.
Quand je m’allonge à nouveau, seule de mon côté, je prends conscience
de combien j’ai envie, et besoin, de vivre un amour comme celui qu’ils
partagent. Moi aussi je désire pouvoir me blottir contre quelqu’un sans
qu’il me repousse, je veux connaitre des disputes, faire des compromis,
tout en me sachant rassurée sur l’issue, je veux qu’on m’aime autant que
ces deux-là s’aiment. Et en retour, je me donnerais toute entière à celui qui
m’accueillera.
Ce n’est pas une question d’horloge biologique. Le mariage et les
enfants ne m’intéressent pas pour le moment. J’ai juste besoin d’aimer,
follement, et d’être aimée en retour.
La dernière personne qui m’a donné envie de tout abandonner pour lui,
c’est Hunter. Et je l’ai laissé partir parce que j’étais trop lâche pour
affronter nos différences. Hunter méritait que je me batte davantage.
Il mérite que je réessaie.
Chapitre 13
25 décembre
J a c q u e s d e Bo u rb o n Bu sse t
***
BATRACIENDELALECTURE5000
Aly, je suis super désolé pour toi.
JAIMELESSAUCISSES[106]
La vache, elle t’a pas ratée !
LECTRICEDELALUNEETDELAGALAXIEIMPERIALE
Je ne suis pas d’accord avec elle, je tiens à te le dire, moi j’ai adoré ton
livre !
Je suis figée devant cet écran depuis au moins dix minutes, sans mentir.
Je lis et relis chaque mot, en espérant que par enchantement, ils se
transforment ou que j’en découvre un double-sens. Sauf que non, il n’y a
rien d’autre qui permettrait de sauver mon livre de cette ignoble critique.
Sexy girl ne s’est pas contentée de baver sur certains aspects de l’histoire,
ce qui aurait déjà été catastrophique, non elle a littéralement démoli le
livre tout entier !
Et ses chroniques sont lues par plusieurs milliers de personnes !
— Ça va Aly, t’es toute pâle ? s’inquiète Jared.
Je me redresse et mime un sourire trop joyeux.
— Ouais ouais, ça va, j’ai juste un peu trop bu.
Je suis contente qu’il y ait si peu d’éclairage dans cette pièce, cela me
permet de dissimuler les larmes qui coulent sur mes joues. Je devrais être
en colère contre cette fichue chroniqueuse, mais la tristesse a tout décimé
sur son passage.
Peut-être devrais-je aussi me blâmer pour avoir écrit un texte pas assez
abouti ? Non. J’aime mon livre, je l’aime de tout mon cœur. J’ai
conscience de ses lacunes, je ne suis pas parfaite, je continue de
m’améliorer tous les jours, mais il ne méritait pas un tel déchaînement de
haine. J’ai de la peine pour lui, de la peine pour moi qui ai mis tant de
cœur dans chacune de ces phrases. Je n’écris pas de la haute littérature,
j’écris des aventures pour faire rêver, avec des dialogues de la vie de tous
les jours, sans grands mots, j’assume tout ça. J’assume tout dans mon
livre.
Plus personne ne souhaitera laisser sa chance à mon roman
maintenant… Il sera catalogué parmi les mauvais, puis il tombera dans
l’oubli. Si je dois m’en vouloir pour quelque chose, c’est de n’avoir pas su
mieux le protéger.
Je n’arrive pas à m’arrêter de sangloter. Pour ne pas attirer l’attention
d’Hugo et Jared, je suis forcée de ne pas essuyer les larmes, je les laisse
glisser dans mon cou. Je me maudis d’avoir vidé toutes ces bières, ça me
rend encore plus pleurnicheuse que je ne le suis.
Pourquoi cette fille a fait ça ? Pourquoi elle ne m’en a pas parlé avant,
au moins ? Qu’est-ce que ça lui apporte à elle d’être aussi méchante ?! Je
ne suis pas connue, je viens à peine d’être publiée, c’est tellement cruel
que je continue de croire que c’est une erreur.
Les critiques n’ont pas l’habitude de me toucher. J’ai toujours eu
conscience de ne pas pouvoir plaire à tout le monde. Je me suis blindée
depuis que je suis gamine et que j’assume des tenues que personne n’ose
porter dans la rue. Je ne suis pas une excentrique, je ne cherche pas à
provoquer, je suis moi, fan de mangas, fan du Japon, fan d’écriture, et fan
de ma quiétude. Pourtant, cette chronique-ci ébranle tout ce pour quoi je
vis. Pas parce qu’elle a égratigné mon profil d’auteur, mais parce que son
public, si important, associera mon nom à la médiocrité. Et qui a envie
d’acheter un écrivain inconnu médiocre ?
Tous mes rêves viennent de voler en éclats en quelques mots étalés sur
un écran.
Pour atténuer la douleur, je décide de descendre ce verre que je ne
comptais pas toucher. Je le bois presque cul sec, pour que le goût âpre du
whisky me fasse oublier celui amer de l’humiliation. Après avoir en plus
avalé le verre de Kamran, j’abandonne mon fichu téléphone dans un coin
du canapé et je décide de me laisser aller à l’ivresse en participant à leur
jeu débile.
— Je joue aussi ! m’écrié-je.
Jared est surpris, Hugo ravi. Il place un shot devant moi, comme devant
chacun des autres participants.
— Je réexplique la règle pour notre petite Aly-Minium. Bon d’accord,
ça marche pas, Alyminium, mais on s’en fout, je suis un peu bourré !
Donc, je dis un truc, et si vous avez déjà fait ce truc, vous buvez cul sec.
Capish ?
Il n’a pas attendu que j’acquiesce pour relancer le jeu :
— J’ai déjà… utilisé un gode ?
Je pensais vider mon verre, mais là, c’est fichu.
Forcément, Hugo boit, mais que Charlie boive aussi, ça nous laisse tous
perplexes. Aucune envie d’approfondir le sujet…
— J’ai déjà… tagué un mur !
Comme toujours, Hugo avale son shot, suivi de Také.
— Tu pourrais poser des questions qui me feront boire ? prié-je Hugo.
Oui bon, je suis un peu pompette, avouons-le. Ce verre de whisky était
vraiment immense, sans compter toutes les bières vidées avant…
— Question spéciale Aly : qui a déjà sucé ?
J’adresse un regard noir à Hugo, merci pour l’association ! Jared et lui
font tinter leurs verres avant de les descendre cul sec. Je suppose que c’est
le moment où je dois boire moi aussi.
— Qui tu as sucé ? s’indigne Kamran.
— Pas toi on dirait, ricane Hugo, en refaisant tinter son verre avec celui
de Jared.
— Non mais sérieusement, Aly !
Il ne manquait plus que ça à mon excellente soirée : une crise de
jalousie de Kamran ! Il me regarde comme si j’avais couché avec Jésus (le
vrai hein, pas celui du covoiturage) dans une église au milieu d’une
célébration de Noël !
— Les meufs sont toutes des salopes, grogne Také.
Je ne peux pas laisser passer ça ! Je suis trop déchirée pour me taire de
toute façon :
— Va te faire foutre ! Tu peux parler toi, tu couches avec tout ce qui a
des seins !
Un doigt d’honneur plus tard de sa part, Hugo reprend, tout guilleret,
sourd à tout ce qui se joue autour de lui :
— J’ai déjà… essayé un plug anal !
Flûte, c’est quoi ça, un plug anal ? Je ne voudrais pas passer pour une
quiche. Bon sang, même Hugo n’a jamais essayé, ça doit vraiment être
cochon !
— Tu pourrais ne pas tout axer sur le cul, s’il te plaît ? se plaint
Kamran, qui n’a toujours pas bu une goutte.
— C’est pas ma faute si ta vie est ennuyeuse !
— Ma vie n’est pas ennuyeuse.
— Si mec, elle craint ta vie, confirme Také. Chaque fois que je te vois,
je débande direct.
Jared pouffe de rire :
— Merci Také, pour cette belle image.
— De rien, Aniki.
Kamran décide de bouder et de ne plus participer. De toute façon, ce jeu
devient rapidement n’importe quoi : je ne me rappelle même plus quand
nous avons arrêté pour commencer à danser.
L’alcool a un effet très étrange sur les gens. Aucun n’y réagit de
manière similaire, c’est fascinant. Nous sommes à un stade où le froid n’a
plus d’impact sur nos corps, on crève même de chaud à force de sautiller
et de boire. La plupart du temps, je ne pense à rien du tout, juste à chanter
et à rigoler bêtement. C’est mieux que tout à l’heure, quand je me suis
écroulée dans les bras d’Hugo pour pleurnicher que personne n’aimait
mon livre et que j’allais brûler toutes les librairies de la ville. L’alcool
triste confronté à l’enthousiasme démesuré d’un Hugo monté sur ressorts,
c’était un peu spécial, ça m’a donné l’impression d’être encore plus
pathétique, alors je suis allée pleurer auprès de Charlie. Comme il s’est
contenté de ponctuer mes lamentations de sérieux « mmh mmh », je me
suis sentie vachement mieux. Jusqu’à ce que je sente son pénis à travers sa
robe de chambre. J’ai soudain réalisé que j’avais fait un câlin de dix
minutes à un gars à poil.
La phase de l’alcool triste étant passée, je suis revigorée, libre, prête à
tout déchirer ! Je ne sais pas trop comment je danse, mais ça me plait. Je
n’ai pas assez de jugeote pour ne pas fixer Jared et Hugo, enlacés, se
frottant l’un contre l’autre, miam ce spectacle vaut vraiment le détour !
Kamran vient de vomir par-dessus le balcon pour la troisième fois.
Après avoir maladroitement refermé la porte-fenêtre, il allume une
cigarette qu’il s’obstine à fumer contre la vitre, comme si celle-ci était
ouverte.
— Salope ! beugle-t-il, en me fixant méchamment.
Je ne fais même plus attention, il le répète assez régulièrement depuis
un temps incertain.
Také vient de casser son sixième verre (il a épuisé tous les gobelets en
les écrasant sur le crâne de Kamran tout à l’heure pour une raison que j’ai
totalement zappée) et évidemment il s’énerve. L’alcool rend Také
vraiment vraiment connard, y’a pas à dire. Il est à son maximum.
— Sale pute ! continue Kamran, là-bas, tout seul.
Marrant comme nos voix de bourrés sont lancinantes et
particulièrement moches.
Je suis passionnée par la façon de danser de Charlie : c’est
considérablement la même pour toutes les chansons. Si vous avez déjà vu
« je danse le mia » d’IAM, et ben, ça donne ça avec la robe de chambre
léopard ouverte sur un immense pénis et la chaîne en or qui pèse une
tonne.
Forcément, à côté, Také, c’est de l’orgasme visuel. Je suis hypnotisée
par sa façon de danser. J’ai cessé tout mouvement (je suis trop bourrée
pour faire deux choses à la fois). Je ne veux surtout pas manquer le
spectacle de Takeomi Kirishima en train de bouger, comme s’il était seul
au monde. Il a l’air tellement sombre. Les ténèbres doivent être carrément
plus éclairées que son visage à lui. Parfois, il regarde le plafond comme
s’il y voyait à travers, sa cigarette à la bouche. J’ai l’impression de
retrouver ce que j’ai tant aimé chez le chanteur de Fuck Off et je suis
subjuguée.
— Saloooope !! gueule Kamran.
Je sors de ma léthargie quand Faded[107] se lance sur le téléphone, je me
remets à onduler (j’imagine que ce ne doit pas être gracieusement). Je
m’applique à effectuer de grands moulinets avec mes bras, eeeeh j’ai le
rythme dans la peau ! Un verre de vodka pour faire passer la chips, petit
déhanchement sexy, pas sur le côté, on se cambre pour se la jouer souple,
oh yeah !
Boum.
Cinq têtes se tournent en même temps vers la porte-fenêtre que Kamran
vient de se prendre. Du coup il s’est dégobillé à moitié dessus, et à moitié
sur les rosiers de monsieur Célestin — quand il a enfin réussi à ouvrir et à
passer la tête au-dessus du balcon.
— Bande de vauriens écœurants ! Mes plantes ! hurle le voisin.
On recommence à danser comme si de rien n’était.
Tiens, j’ai perdu de vue Jared et Hugo ! Ah non, ils sont allongés sous
la couverture du canapé, ils devaient avoir froid, ça doit d’ailleurs être
pour ça qu’ils remuent autant sous cette couverture… Oh qu’il est beau ce
verre ! A-t-on déjà connu un verre aussi merveilleux ? Nan, parce qu’il
n’en existe pas. Mince, j’ai encore oublié de danser !
— Salope !
Je me fais la réflexion que Charlie n’a pas l’air ivre… Ou alors il est
bourré tout le temps, c’est pour ça qu’on ne peut pas faire la différence !
Hin hin hin je me bidonne toute seule en voyant remuer son membre. Oh
j’ai une super idée !! Faut que je la dise aux autres avant d’oublier !
— Eh les gars ! Si vous veniez avec moi à Paris pour le Nouvel An ? Ce
serait pas trop giga méga cool ?!
Houla, j’ai mis un peu trop d’engouement dans le secouement de tête,
rattrapons-nous à la télé !
Hugo émerge de la couverture :
— Oh ouais, trop bien, je réserve l’hôtel !
— C’est une bonne idée ça, marmonne Jared, endormi.
Charlie lève le pouce en approuvant. Také continue à mal me regarder :
— J’ai un putain de concert à Paris ce jour-là, de toute façon.
— On prendra la voiture de Jared et j’emprunterais celle de ma grande
tante Huberte, on va se faire un super road trip ! s’extasie Hugo. Hop, un
hôtel pour 6, vu que monsieur le bridé fait bande à part !
— Il t’emmerde, le bridé !
Hugo louche sur son Smartphone.
— Assurance annulation ? … Pour quoi faire ? Allez c’est réservé !
Je saute de joie sans vraiment savoir pourquoi. Je n’ai pas trop percuté
sur les dernières phrases.
— Cette bonne nouvelle me donne envie de faire des choses pas du tout
catholiques ! ajoute Hugo, en disparaissant à nouveau sous la couverture.
Mon chéri, ne t’endors paaaas, j’ai pas fini ma pipe !!
Immobile devant eux, je bats plusieurs fois des paupières. Qu’est-ce
que je regardais déjà ? Et de quoi on parlait avant ? Pfff aucune
importance… ah oups j’ai postillonné, pardon madame la télé. Je
m’échine à l’essuyer avec mon coude, mais j’ai du mal à viser. Houla c’est
un peu flou tout à coup… prudence est mère de sûreté, dit Mamie
Suzanne, alors je vais m’agripper au mur pour revenir sur mes pas.
Voilààà ! Petit pas par petit pas. Mince, le sapin me bloque. Le problème
est épineux, c’est le cas de le dire ! Ho ho ho la blague est excellente, je
vais la noter dans mon téléphone.
« Le… prooo-blèèèème… est… »
L’écran doit être sale parce que j’y vois pas très bien. Crachons dessus
et essuyons.
Riiiiiiick Puuuu
Eurk, j’en ai plein la main.
Oh un sapin ! Il est magnifique ! Et si je montais dedans ?
***
Oc ta v e Fe u ille t
***
CHARLETTE
J’ai essayé de demander à Sexy Conne d’enlever sa chronique, mais
elle refuse cette pétasse.
COSETTE
J’ai demandé à un pote hacker de pirater son blog, on va bien voir ce
que ça donne.
Oui, comme dans tous les téléfilms de l’après-midi sur TF1, Cosette a
un ami hacker/informaticien que personne n’a pourtant jamais dans la
vraie vie. Eh ! Qu’est-ce que j’y peux si elle en connait réellement un !
Bref, mes amies sont les plus formidables au monde. Je ne sais pas ce
que j’ai fait dans une autre existence pour avoir la chance de les connaître.
Quelque part, ça me rassure de me sentir épaulée. Je suis une fille plutôt
sereine et optimiste, mais je le suis parce que j’ai de belles personnes
derrière moi pour me dire « je t’aime », y compris quand je n’en ai pas
besoin. Je remercie les jumelles par message, puis je cache vite fait mon
téléphone dans ma poche.
— On ouvre ! braille Ryah. Sean et Hugo, je vais finir par vous coller
ce truc dans les fesses, on va voir si vous continuerez toujours à me
frapper avec !
— Ouaiiiiiis !!! crient les deux cinglés, enthousiastes, en pointant leurs
derrières vers Ryah.
Elle fait mine de ne pas les entendre et file ouvrir la porte. La Ryah
charmante fait son apparition dès que le premier client surgit, c’est
toujours impressionnant à voir. Je dégaine mon plus chaleureux sourire à
mon tour pour accueillir les gens.
COSETTE
Mon pote n’a pas pu virer la chronique, le blog est ultra protégé, mais il
a trouvé l’adresse IP de Sexy Girl, et j’ai pas une bonne nouvelle ma
poule : c’est ton adresse IP. Sexy Girl, c’est forcément un de tes colocs.
Chapitre 15
30 décembre
***
Fré d é ric Be ig b e d e r
***
On a tous déjà vu dans les films ou les bouquins cette scène incroyable
où le héros cesse d’avoir peur de ses sentiments, et se précipite sans
réfléchir crier son amour à l’autre. Et il ne balance pas des mots au hasard,
non, il te fait un vrai discours émouvant, tout droit sorti de son cœur, ça lui
vient presque naturellement.
Eh bien, je peux vous dire d’ores et déjà que vous n’assisterez pas à ce
genre de scène ici. Désolée. Sincèrement désolée.
Dans le taxi, j’ai pourtant eu le temps de réfléchir à ce que j’allais dire,
mais je ne sais pas pourquoi, mon attention a été détournée et je me suis
mise à décompter les personnes portant des bonnets sur les trottoirs.
L’émotion sûrement.
Bref, quand je suis parvenue devant l’hôtel où réside Také, j’ai
sérieusement commencé à paniquer et à me demander ce que je fabriquais
ici. Il ne m’a jamais invitée à le rejoindre, et son attitude ne prouve en
aucun cas qu’il souhaite davantage qu’une partie de jambes en l’air ! Je ne
sais pas trop ce que j’ai imaginé en me pointant ici, sans prévenir.
— Are you looking for your way, Miss[113] ?
Je pivote vers l’homme en costume chic qui s’est adressé à moi. C’est
un des portiers du palace qui m’abrite de la neige de son immense
parapluie.
Je n’ai évidemment pas compris un mot de son charabia et fronce les
sourcils avec tant de force que je dois avoir l’air d’une Chinoise.
— Euh… no comprendo.
Pourquoi j’ai parlé dans une autre langue, moi ?! L’émotion sûrement.
— Oh usted es español[114] ? reprend-il.
J’ai compris « espagnol », c’est un bon début ! Mais je suis dans quel
pays au juste ?? Je commence sérieusement à me demander si ce taxi n’a
pas conduit au-delà des océans !
Obligé qu’elle fume la moquette cette Aly.
— Je parle français en fait, avoué-je, confuse.
Perplexe, il me dévisage longuement, avant de retrouver sa neutralité
professionnelle.
— Vous cherchez votre chemin ? Vous semblez perdue.
Oh non je ne suis pas perdue, je suis totalement à l’ouest, mon gars ! Je
viens de traverser Paris et dépenser mes derniers sous (enfin
accessoirement ceux d’Hunter) pour retrouver une petite starlette qui n’a
sûrement pas envie de me voir autant que moi j’en ai envie.
— Je… cherche un ami qui loge ici, mais je ne sais pas trop s’il est
là…
— Suivez-moi jusqu’au comptoir, je vous en prie.
Mon Dieu quel gentleman ! Difficile de lui dire non maintenant, alors
je lui emboîte le pas jusqu'à l’intérieur.
Il y fait déjà bien meilleur que sous cette neige et ce vent glacial. Je
déblaie rapidement les flocons sur mes manches et sur mon nez pour ne
pas avoir l’air de ressembler à Olaf[115] et me retrouve bientôt face à
l’immense accueil de l’hôtel, où le portier m’abandonne. Pour le coup, je
me croirais vraiment dans un film ! Je me sens minuscule devant tout ce
marbre austère et ces réceptionnistes à l’allure impeccable.
Pas de regards désapprobateurs sur mon look, nada. Tous me saluent
chaleureusement, avec un sourire poli.
— Que puis-je pour vous, Mademoiselle ? s’enquiert la très belle
employée.
— Je… j’ai… (Grouille-toi de parler avant qu’on te prenne pour une
terroriste ou pour une échappée de l’asile !) Je viens voir un ami.
Elle se penche aussitôt sur son ordinateur.
— Quel est son nom ?
— Takeomi Kirishima.
— Je le préviens tout de suite.
Son combiné coincé entre l’épaule et l’oreille, la grande brune me
sourit gentiment.
— Qui dois-je annoncer ?
Je suis tentée de répondre « Aniki » pour être certaine qu’il me laissera
monter, mais à la réflexion, il vaut mieux savoir tout de suite s’il souhaite
me voir ou pas.
— Aly Mayer.
Nous attendons comme ça un moment. Comme je suis un peu gênée par
le silence du lieu, je tapote mes genoux, j’admire le luxe des plafonds.
— Je suis navrée, il ne répond pas.
Et zut. Soit il dort, soit il est déjà occupé avec quelqu’un d’autre…
Cette pensée me tord l'estomac, mais c’est le fait d’avoir mal qui
m’effraie le plus. Je suis en train de tomber amoureuse de lui, si je ne le
suis pas déjà.
Bon, je n’ai plus qu’à rentrer en bus comme une crétine. Si je réunis
suffisamment de monnaie dans ma poche.
— Aly ?
Cette voix m’est familière. Je pivote sur moi-même et me retrouve face
à Bassiste et sa magnifique petite-amie Jessica. Je n’ai jamais été aussi
heureuse de les revoir ces deux-là, ils vont pouvoir me filer du cash pour
le bus !
— Salut, dis-je, un peu gênée quand même qu’ils me trouvent ici.
— Tu es venue voir Také ? demande Bassiste, sans arrière-pensée.
Je baragouine un truc qui peut signifier non ou oui, selon ce qu’on veut
entendre.
— Je ne sais pas s’il est rentré, enchaîne-t-il. Il nous a lâchés au dernier
moment pour une soirée je ne sais où.
Oui, avec moi.
Batteur et une fille plutôt vulgaire débarquent à leur tour. La pauvre
galère à le faire marcher droit. Gros soupir de Jessica :
— Non seulement il est encore bourré, mais en plus, je suis sûre qu’il
nous a ramené une pute.
Bassiste fait signe à sa petite-amie de baisser le ton. Trop tard, je crois
que la fille a entendu de toute façon. Batteur me passe à côté sans me voir
et tape sur le comptoir pour réclamer sa carte. La prostituée potentielle la
récupère pour lui et l’aide à se rendre jusqu’aux ascenseurs.
— Au moins, c’est pas un trans’ comme la dernière fois, s'esclaffe
Bassiste.
Jessica me donne un léger coup de coude complice.
— C’était à mourir de rire, je te jure ! On a entendu crier dans la
chambre, et pendant qu’on rappliquait avec la sécurité, on a vu un gars en
robe/talons sortir en courant !
Je souris en imaginant la scène.
C’est le moment ou jamais de quémander du fric.
Pas de chance, Pianiste et Guitariste débarquent. Ils me saluent, un peu
surpris de me trouver là. Pianiste, le grunge, demande :
— T’étais avec Také ?
— Oui, enfin une partie de la soirée.
— C’est pour toi qu’il a filé aussi vite ? ricane Pianiste, avec un clin
d’œil.
Mes joues s’empourprent aussitôt.
— Non mais… c’était juste pour une soirée d’inauguration, un Salon du
livre, tout ça tout ça. On est rentrés chacun de notre côté ensuite.
Je les vois échanger des regards complices et amusés. Je n’ai dupé
personne !
— Pourquoi t’es là alors ? demande Jessica, avec un sourire jusqu’aux
oreilles.
Merde. Très bonne question !
— Je… il y a une fuite d’eau dans ma chambre d’hôtel, et… je n’avais
nulle part où aller. (Ils ne me croient pas du tout.) De toute façon, Také ne
répond pas au téléphone, il doit déjà dormir. Je vais prendre un bus et…
(excellent moment pour demander du fric) tiens au fait, est-ce que
quelqu’un aurait… ?
— Il ne répond jamais au téléphone dans les hôtels, me coupe Pianiste.
Juste pour faire chier le monde, comme d’hab ! Viens, on t’accompagne à
sa chambre.
Naaaaaaaaaan !!!!!!Je regrette déjà et je veux partiiiiiiiir !!!!
Les gars récupèrent leur carte, indiquent à la réceptionniste qu’ils me
connaissent, et me voilà embarquée dans l’ascenseur avec tout ce petit
monde.
Jessica et Bassiste n’arrêtent pas de se rouler des pelles en ricanant,
alors je suis forcée de me tourner vers les deux autres membres du groupe,
qui me dévisagent littéralement.
— Je savais que c’était louche son histoire à Také, s’écrie Pianiste.
— Ouais, et sa façon de s’énerver d’un coup quand on lui a demandé
pourquoi il se barrait, ajoute Guitariste.
— Oh putain, il a pété un câble dans le bar ! rigole Pianiste.
J’ai envie de leur dire : « eh oh je suis toujours là », mais apparemment
tout le monde s’en fout.
L’ascenseur a fait vite pour accéder à l’avant-dernier étage, je suis tout
étonnée de devoir déjà sortir. Jessica et Bassiste nous saluent vaguement,
tout en s’embrassant, puis je les vois disparaître dans une chambre.
Guitariste, le timide, me désigne une porte.
— C’est là.
— Oh. Merci.
Je reste devant comme une idiote. J’ai bien l’intention de fuir quand les
deux gars seront rentrés dans leur propre chambre. Or, c’est sans compter
ce traître de Pianiste qui frappe à ma place en riant et qui disparaît ensuite
dans son antre.
Et merde, et merde, je fais quoi ? Je cours ? Je me planque ?
Mon cerveau cogite dans tous les sens, mais mon corps reste
exactement à la même place, complètement figé devant la porte. Idiot !
Boum boum boum, fait mon cœur quand la porte s’ouvre.
Et s’il était avec une fille ? Et s’il n’avait pas envie de me voir ? Et s’il
regrettait ?
— Qu’est-ce que tu fous là, Baka ?
Il a l’air seul, c’est déjà un bon point pour moi. Le voilà qui s’appuie
paresseusement au chambranle, le bras tendu, dans une position digne d’un
mannequin beaucoup trop sexy.
Je suis tellement tendue que même ma bouche grince quand je décide
de l’ouvrir, on dirait un vieil automate bien flippant venant d’une
brocante !
— Je… j’ai… je… (oh putain c’est mal barré !)
— Tu ?
— Il y a une fuite.
— Hein ? (Il me regarde avec méfiance.) T’es bourrée ou quoi ?
— Dans ma chambre d’hôtel, il y a une fuite.
— Et qu’est-ce que ça peut me foutre ?!
J’avais oublié à quel point ce mec était sympathique… Je regrette
vraiment d’être venue.
— Ce n’est pas que ça… c’est… Est-ce que je peux entrer ?
Il a dû percevoir le désespoir dans ma voix parce qu’il m’a laissé passer
sans rien dire.
Sa chambre est immense, elle fait bien dix fois celle de mon hôtel
miteux. Et quel confort, sans parler de la vue qu’il a sur la tour Eiffel. Je
ne sais pas trop où me mettre, je me plante sur le tapis, dans un petit coin,
près de la fenêtre. La chanson de Serj Tankian, « the unthinking
majority », résonne en fond sonore (purée, j’adore cette chanson !)
Také est incroyablement beau dans ce jean noir décontracté, troué de
partout, et ce tee-shirt blanc orné d’un dessin sombre du chat du Cheshire,
illustré de cette citation d’Alice au Pays des Merveilles : « nous sommes
tous fous ici ». J’ai envie de lui dire que j’adore ce dessin animé, mais je
suis tétanisée par son regard sur moi.
C’est bête, je connais Také depuis longtemps, je vis avec lui, depuis
quand je n’arrive plus à soutenir rien qu’un regard de sa part ?!
Je me laisse choir sur la banquette cosy qui se trouve sur le rebord de la
fenêtre et je continue à triturer mes doigts, sans oser l’affronter. Je
remarque qu’il reste loin de moi, appuyé contre le mur, une cigarette à la
bouche.
— J’ai un concert important demain, faut que je dorme, alors si t’as un
truc à dire, dis-le, déclare-t-il sur un ton distant et abrupt.
Il ne m’aide vraiment pas. Mais j’attendais quoi exactement de
Takeomi Kirishima ?
— Je ne vais pas te déranger longtemps, rassure-toi, grogné-je, déçue
par sa réaction. Je viens de me séparer d’Hunter, Jared était occupé, et ma
chambre est juste horrible et effrayante… Je ne savais pas où aller.
Je ne dis pas tout évidemment, mais je ne crois pas que Také ait envie
de l’entendre.
Bien qu’il garde le silence, il a ancré son regard chargé de curiosité au
mien. Je vais me liquéfier sur place s’il continue de me torturer comme
ça !
— C’est juste pour cette nuit, pour ne pas être seule… (Je désigne le
canapé en face du lit king size.) Je dormirais sur cette banquette, ça m’ira
très bien ! Enfin, si t’es d’accord… ?
Mais pourquoi il ne dit rien, bordel ?! Ce n’est pas son genre de jouer
les silencieux !
Il prend son temps pour souffler la fumée, puis il pousse un profond
soupir, avant de tirer cette conclusion, avec un naturel désarmant :
— T’es venu pour baiser quoi !
— Quoi ?! Non ! Pas du tout !
Un peu quand même, Aly.
— T’as pas fait tout ce chemin pour me raconter ta vie, Baka, assume !
Mes yeux doivent être exorbités, en supplément de mes narines
saillantes et de mes poings serrés. La vache, je dois être canon !
— N’importe quoi ! Je n’ai jamais dit une chose pareille !
— C’est toi qui vois. Tu peux dormir sur ce putain de canapé, ou bien
faire dans ce lit ce que t’es venue chercher. Je ne suis pas contre.
Il me tourne le dos pour se diriger vers sa salle de bains, une main dans
la poche, parfaitement détendu.
— Tu es odieux, Kirishima. Je ne sais même pas pourquoi j’ai cru que
tu pouvais être différent.
Pour le coup, j’ai arrêté d’être intimidée, j’ai les bras croisés, et je
mitraille son dos de mon regard le plus noir.
— Une meuf qui rejoint un gars dans sa chambre d’hôtel en pleine nuit,
c’est pas pour pioncer sur son canapé, Baka. C’est juste qu’elle a envie de
se faire défoncer.
Ma bouche s’est ouverte toute seule, impossible de la refermer. Surtout
pas maintenant qu’il me laisse libre vue sur son effeuillement dans la salle
de bains qu’il n’a évidemment pas verrouillée.
Je te déteste Takeomi Kirishima.
Je détourne la tête quand il ôte son boxer. Je ne suis pas perverse à ce
point !
Menteuse…
J’ai à peine regardé !!! Juste le temps de m’assurer qu’il était bien entré
dans la douche. Ce n’est qu’une paire de fesses en plus. Très fermes on
dirait. Raaaah stop, cerveau dégoûtant !
Také n’a pas tout à fait tort sur mes intentions, mais quand même, il
aurait pu être plus délicat, ça m’aurait évité de me braquer. J’imaginais
qu’on aurait repris là où on s’était arrêté tout à l’heure, quand nos lèvres
ont failli se toucher, je pensais qu’on aurait discuté, puis qu’on se serait
couché l’un contre l’autre, chastement… Gros gros foutage de gueule.
J’aperçois sa silhouette à travers la paroi de douche. Même en tant
qu’ombre, il arrive à être sexy. Il faut sérieusement que je cesse de
fantasmer ! Je ne suis qu’un plan cul de plus pour Také, et même si je
crève d’envie d’accepter sa « touchante » proposition, ma fierté en
prendrait un coup, déjà qu’elle n’est pas au mieux. Hors de question que je
me brade pour quelqu’un qui n’a pas le moindre tact et qui m’a bernée
comme une bleue avec son attitude de chevalier pendant la soirée.
Afin de ne pas faire face à la salle de bains quand il sortira de la
douche, je me déplace jusqu’à l’autre bout de la pièce, sur le fameux
canapé qui va me servir de couchette cette nuit. Je triture l’ipod de Také
pour trouver une chanson qui me convient (j’ai pensé mettre l’une des
siennes, mais son égo est déjà bien assez démesuré comme ça). C’est
dingue comme nos goûts sont similaires en matière de musique… Ah
voilà : « Popular », de Nada surf. J'extrais de mon sac ma mini trousse de
toilette improvisée, ma tenue de rechange pour demain, puis je fais mine
d’être très absorbée par mon téléphone tandis que Také ressort.
Regard en biais vers la bête… Oh saperlipopette (oui j’assume le mot),
quel canon. Je le maudis avec son boxer CK, ses cheveux encore humides
qui retombent sur ses yeux chaque fois qu’il se penche, comme maintenant
quand il repousse les draps pour s’y installer.
Je me lève avant qu’il ne me prenne en flagrant délit de reluquage[116] et
demande, pour la forme :
— Je peux utiliser ta salle de bains ?
— Fais-toi plaisir, marmonne-t-il, sans daigner me regarder.
Mais quel petit trou du cul ! Je viens de rompre avec Hunter, en partie à
cause de lui d’ailleurs, je suis complètement chamboulée (et ça, c’est
totalement sa faute !) et lui, il me la joue distant parce que je ne veux pas
coucher avec lui !
Je disparais à l’intérieur de la salle de bains, en claquant la porte. C’est
une réaction très gamine, mais ça fait du bien.
Prendre une douche dans ce paradis du cocooning, ce n’est pas vraiment
se laver comme tous les jours : je n’ai jamais vu un pommeau avec autant
de fonctionnalités ! Et que dire des lumières et de la radio ? On se croirait
dans une cabine de karaoké ! J’avoue, j’ai eu envie de danser. Je me suis
retenue, il n’y a pas de loquet sur la porte. Et j’avais l’infime crainte
(espoir) que Také essaie de me mater. En revanche, je ne me suis pas gênée
pour chanter sur « Man, I feel like a woman » de Shania Twain.
J’ai d’abord envisagé d’utiliser les échantillons offerts par l’hôtel, mais
les produits de Také étaient bien plus tentants. Que des marques de luxe
évidemment. En me savonnant avec son gel douche et son shampoing,
c’est comme si j’avais un peu de lui sur moi, et c’est terriblement excitant.
(Je sais oui, je touche le fond.)
Après m’être séchée, je m'aperçois d’une chose essentielle : je n’ai pas
emmené de pyjama ! Mais quelle cruche ! Je ne vais quand même pas
garder ma robe, ou mettre le pull trop chaud que je compte porter demain !
Il ne me reste qu’une solution… qui me désespère d’avance.
J’éteins la radio et passe ma tête dans l’entrebâillure de la porte. Je
m’arrête net avant d’interpeller Také.
Il est dos à moi, assis sur le lit, sa guitare dans les bras, et il chantonne,
tout doucement. Cette chanson-ci je ne la connais pas, elle est
mélancolique, et en japonais. Je regrette vraiment de ne pas comprendre
cette langue. Je suis figée, envoûtée par cette voix magique, grave et
rocailleuse à la fois.
Il va bien falloir que je me fasse à cette idée : je ressens quelque chose
pour Takeomi, quelque chose qui me dépasse complètement.
J’attends qu’il ait terminé pour faire entendre ma voix, l’air de rien :
— Euh… je peux t’emprunter un tee-shirt ? J’ai oublié mon pyjama.
Il ne dit rien. Je me demande même s’il m’a entendu. Puis je le vois se
pencher, avant de pivoter vers moi pour me lancer un vêtement. Douée
comme je suis, il atterrit directement sur le carrelage. Je le ramasse,
marmonne un petit remerciement en évitant son regard, et referme
immédiatement.
OK. Donc il y a pire qu’avoir l’odeur de son gel douche sur soi. Son
tee-shirt noir et blanc Tommy Hilfiger en tant que deuxième peau, me
provoque une sensation particulièrement troublante. Je suis déjà bien trop
atteinte, c'est terrifiant. J’en suis quand même à vénérer un bout de tissu !
Il me faut insuffler beaucoup d’air avant d’être capable de sortir. Le
tee-shirt a beau m’arriver mi-cuisses, je ne porte qu’une culotte dessous,
et je ne voudrais pas véhiculer de fausses impressions.
Quand je quitte enfin la salle de bains, Také se trouve toujours dos à
moi, l’épaule appuyée contre le renfoncement de la fenêtre, il fume. Je
cours presque jusqu’au canapé pour m’y jeter sans la moindre grâce. Sauf
que… je n’ai pas de draps ! Et crotte ! Je me relève en soupirant.
— Ça a carrément plus de gueule que ton horrible pyjama avec les
écureuils ! s’écrie-t-il, sans même faire semblant de ne pas me zieuter
sous toutes les coutures.
Bien que le compliment m’amuse, je conserve mon air renfrogné.
— J’adore mon pyjama Tic et Tac, dis-je en tirant machinalement sur le
tee-shirt. Je peux avoir une couverture ?
— Je suis pas ton putain de majordome. Si t’en veux une, tu viens la
chercher.
Je. Le. Hais.
Je me déplace donc vers le placard qu’il m’a désigné et me hisse sur la
pointe des pieds pour tenter d’extirper une lourde couverture. Raaah je
suis trop petite ! Quand je me tourne pour demander son aide à la star de
service, il est toujours planté près de la fenêtre en train de me mater. Note
pour plus tard : ne jamais lever les bras quand on ne porte rien qu’un tee-
shirt et une culotte. Je tire brusquement le tissu vers le bas, rouge comme
une pivoine, et m’exclame :
— Surtout ne viens pas me donner un coup de main, hein !
— Nan nan rassure-toi, Baka.
Je me retiens de l’insulter, lui et son sourire en coin.
— Tu ne vas vraiment pas m’aider ? grondé-je.
Enfin, il se déplace jusqu’au placard ! J’étais satisfaite jusqu’à ce qu’il
assène une grande claque sur ma main.
— Arrête de tirer sur ce tee-shirt, tu vas me l’abîmer, putain !
Sur ce, il attrape la couverture, me la colle en pleine tête et retourne
récupérer sa clope dans le cendrier.
Hashtag : #planètedesgroscons.
Je file installer mon lit (en prenant soin de ne pas me pencher dans sa
direction). Tout à coup, il se rapproche, l’air suspicieux. Je me redresse
pour l’affronter.
— Quoi ? demandé-je, étonnée par son regard inquisiteur.
— C’est lui qui t’a fait ça ?
Je prends conscience qu’il parle de mon écorchure à la tempe. Mes
cheveux humides ne la dissimulent plus.
— Non, pas du tout.
Je ne parviens pas à décrypter tous les sentiments qui traversent le
visage de Také à cet instant. En tout cas, j’y perçois de la colère.
Qu’aurait-il fait si j’avais répondu oui ?
— Je me suis juste cogné bêtement contre un cadre, expliqué-je pour
atténuer la tension qui règne entre nous.
Il ne réplique pas, il va éteindre la lumière principale pour ne conserver
que celle, intimiste, de chevet. Nous nous couchons chacun de notre côté.
Quel gâchis… cet homme pour lequel j’ai des sentiments troubles se
trouve à quelques mètres de moi ! Si j’avais simplement fait taire cette
fichue dignité à la con quand il m’a proposé de coucher avec lui, je serais
avec lui en ce moment et on s’amuserait sûrement beaucoup plus que
maintenant.
Oui, mais voilà, je suis une fille bien sous tous rapports, voyez-vous. Je
ne couche pas pour coucher, moi. (Oubliez la fois où j’étais bourrée.) Je
veux plus. Je veux des sentiments.
Je me ficherais des claques, tiens !
***
Minuit.
Des bips répétitifs ont raison de mon sommeil. Je me penche pour
attraper mon téléphone, pensant qu’il s’agit de SMS, mais il est sur
silencieux et je n’ai rien reçu d’autre qu’un message vidéo de Cosette et
Charlette, m’informant qu’elles ont trouvé des jumeaux ouverts à toutes
leurs propositions. Je suis ravie de l’apprendre.
Quand je dépose le portable par terre, j’entends le bip résonner à
nouveau. Ça semble venir du téléphone de Také sur la table de chevet. De
la lumière s’en dégage. Je n’hésite pas longtemps avant de me lever pour
aller voir. Après tout, c’est peut-être grave ? Ou alors c’est juste que j’ai
besoin de satisfaire ma curiosité ? Allez savoir !
Je louche vers Také. Il est tourné vers moi, il dort profondément. Je
saisis le téléphone et profite d’un message entrant pour le lire :
« S i le M o n d e n ’a a b so lu me n t a u c u n se n s, q u i n o u s e mp ê c h e d ’e n in v e n te r
un ? »
Le wis Ca rro ll
***
« Il e st d e s mo me n ts o ù il fa u t c h o isir e n tre v iv re sa p ro p re v ie , p le in e me n t,
e n tiè re me n t, c o mp lè te me n t, o u tra în e r l’e x iste n c e d é g ra d a n te , c re u se e t fa u sse
q u e le mo n d e , d a n s so n h y p o c risie , n o u s imp o se . »
Osc a r W ild e
Un de mes ex (je vous laisse deviner lequel) m’a dit un jour que je
ressemblais à une loutre de mer quand je dormais. Passée la vexation
d’être comparée à un animal poilu en forme de saucisse, j’ai compris que
les loutres de mer avaient la particularité de sommeiller en se tenant la
patte entre elles. Apparemment, je serais du genre à m’accrocher
fermement à tous ceux qui partageraient mon lit, et je peux d’ores et déjà
affirmer que ce n’est pas par peur de partir à la dérive, comme les loutres.
Autant dire que ce matin, je ne suis pas franchement étonnée de me
retrouver blottie contre des pectoraux tout pâles. En revanche, ce qui me
surprend, c’est de ne pas être la seule à m’accrocher à l’autre. Také est
même bien plus tenace que moi en la matière, ses deux mains sont
agrippées à mon tee-shirt (le sien, en réalité) et l’une de ses jambes
entoure mes cuisses, me retenant prisonnière de son étreinte. Je crois que
lui et moi ne pourrions pas être plus imbriqués. C’est bien la première fois
que quelqu’un ne me trouve pas trop collante la nuit. Et que je rencontre
pire que moi !
Je ne comprends pas les gens qui n’apprécient pas les étreintes, quelles
qu’elles soient. Moi je pourrais passer ma vie entière à câliner, je ne
refuse d’ailleurs aucuns bras tendus, Bisounours power ! C’est pourquoi il
ne me viendrait pas à l’idée de tenter de me dégager. Un câlin, même
inconscient, issu de l’homme dont je suis amoureuse, c’est un cadeau du
ciel. Surtout quand on connait la bête.
Je dois dire que je suis un peu perdue. En si peu de temps, j’ai passé les
moments les plus merveilleux et les plus intenses de toute ma vie avec
Také. Je suis folle de lui au point d’avoir envie de lui crier que je l’aime
chaque fois qu’il me regarde. Mais je sais aussi pertinemment qu’il part
bientôt vivre d’autres aventures, loin de moi. Tout comme je suis
consciente d'ignorer ses intentions à mon égard.
Même s’il est différent avec moi, plus attentionné que je ne l’ai jamais
vu avec personne, qui me dit qu’il n’agit pas toujours de la sorte avec ses
conquêtes ? Après tout, je ne l’ai connu qu’en condition de « rupture »
avec des femmes (les virer de l’appartement en les traitant de putes n’est
pas spécialement considéré comme une rupture, mais je n’ai pas d’autres
termes qui me viennent, là, maintenant.) peut-être sait-il se montrer
attachant avant de renfiler le masque odieux ?
Je me tourne comme je peux en direction de la table de chevet,
emportant avec moi mon homme-koala, toujours fermement accroché.
Mon téléphone indique 11 heures. Le Salon du livre commence à 13
heures, j’ai encore le temps. Je devrais être stressée par un tel évènement
au lieu de réfléchir à la personnalité complexe de Takeomi Kirishima,
mais c’est plus fort que moi. Il a envahi mon cerveau. Je caresse ses
cheveux bruns à la coiffure si particulière, j’effleure les traits de son
visage parfait, de sa bouche délicate… Je me nourris de son odeur sucrée à
m’en dégoûter s’il le faut.
Si tu savais comme je t’aime, tu fuirais peut-être rapidement…
Quand il se réveille, j’évite que sa première image soit celle d’une
personne en gros plan, en train de le regarder amoureusement — ça ferait
flipper n’importe qui à part moi —, je me contente de garder la tête contre
son buste, là où il ne pourra pas noter la lueur d’espoir dans mes iris.
Je sens qu’il remue, lâche mon tee-shirt, roule lentement sur le côté,
s’étire. J’allais me redresser pour éviter de jouer les pots de colle, mais
son bras se réenroule dans mon dos pour me maintenir proche de lui. Bon
sang, mon cœur pulse bien trop vite.
Ne surtout pas se faire de films. Ne surtout pas se faire de films.
Trop tard, la marche nuptiale s’est enclenchée. Taaaa da dadada
dadadaaa ! Je commence à chercher le prénom de nos trois futurs enfants.
Deux garçons, une fille.
Il se redresse un peu contre son oreiller puis il allume la télévision sur
une chaîne musicale. Je le sens se contracter en entendant certains
morceaux, qu’il zappe aussitôt. J’aurais dû lui dire tout de suite que j’étais
réveillée, maintenant je vois bien qu’il réduit ses mouvements pour
préserver mon sommeil. Je peux toujours faire semblant d’émerger, mais
je suis nulle comme actrice. Il se penche pour allumer une cigarette.
Eeeerk l’odeur du tabac le matin, ce n’est vraiment pas ce que je préfère.
J’entends qu’il décroche le combiné.
— Chambre 256. Formule brunch pour deux… Ouais, c’est ce que j’ai
dit putain, vous êtes sourd ?! (Il raccroche.)
Quelle amabilité, Také, les employés doivent t’adorer partout où tu
passes !
Je choisis ce moment pour quitter mon cocon et m’asseoir en tailleur.
— On a parlé de manger ? m’écrié-je gaiement.
Il me rend mon sourire, mais son regard dévie rapidement sur ma
silhouette, qu’il ne se gêne absolument pas pour reluquer.
— J’ose espérer que tu seras très gentil avec le monsieur qui apportera
le brunch, ajouté-je en me levant.
— Où tu vas ?
— Faire pipi si c’est pas interdit ?
Apparemment non, puisqu’il se détourne pour changer encore de
chaîne. Je profite de ma pause salle de bains pour arranger ma tignasse
blonde, complètement en pagaille (je suis certaine que des fantômes
s’amusent à me décoiffer pendant la nuit, je ne vois que cette explication),
clipser une barrette rose à étoiles pour éviter d’avoir les cheveux dans mon
œil droit, et passer un peu d’eau sur mon visage.
Quand je suis de retour, Také se trouve devant la porte, le bras appuyé
contre l’encadrement, mais il ne réceptionne pas de plateaux comme je le
croyais, il discute avec quelqu’un. Je le vois tendre une clé USB. Je
reconnais la voix de Batteur, à la fois impressionnée et railleuse :
— T’as écrit ça cette nuit, sérieux ? Je pensais que t’étais allé tirer un
coup moi, tu me déçois, mec.
— Je t’emmerde.
— T’as fait la musique ou les paroles ?
Také lève deux doigts.
— T’étais inspiré putain ! s’exclame Batteur. (Il place sa main sur son
épaule) T’es un grand malade toi.
— Vire ta main dégueulasse de là.
— Moi aussi je t’aime mon pote.
Je ne peux m’empêcher de sourire face à cette conversation surréaliste.
Je pensais que la porte qu’il a seulement entrouverte me cacherait
jusqu’à ce qu’il la referme, que je pouvais tranquillement m’installer en
tailleur sur le lit et zapper à mon tour. Eh bien non. La porte s’est soudain
ouverte en grand. La faute à une employée qui doit faire rouler son chariot
à l’intérieur pour déposer notre brunch. Je me retrouve donc à découvert,
seulement vêtue de ce débardeur trop large et de mes chaussettes, face à
Batteur, le sourire fendu jusqu’aux oreilles.
— Ah ben je suis rassuré, t’as quand même niqué cette nuit !
Très classe, Batteur.
— Arrête de mater, bâtard, et va te branler ailleurs !
Voilà voilà.
Pendant que Batteur est plié de rire, je jette un coup d’œil à la serveuse,
toute pomponnée, toute jolie, qui installe le brunch sans broncher. Elle n’a
même pas l’air choquée. Je suppose qu’elle doit en voir de toutes les
couleurs dans ce genre d’hôtel.
— On s’écoute ça tout à l’heure ? reprend Batteur, en agitant la clé
USB.
— Ouais, à 14 heures ici. Préviens les autres.
— Amuse-toi bien, p’tit con ! crie Batteur en disparaissant dans le
couloir.
Také amorce quelques pas, le nez sur son portable, avant de
s’immobiliser devant l’écran de la télé, sur lequel une chanteuse est en
train de danser de manière éloquente tout en s'égosillant sur des paroles
sans queue ni tête.
— Change-moi ça, putain !
Je m’exécute, sans rechigner.
Je remarque que l’employée de l’hôtel semble séduite par le physique
de mon partenaire, qu’elle ne cesse de reluquer du coin de l’œil. Le
tatouage de Také a l’air de lui plaire… ou bien ce sont ses abdominaux…
ou son attitude de petit con… Maintenant que j’y pense, ça doit être pour
ça qu’elle se penche autant, les fesses en arrière. Je jubile presque quand
Také lui passe à côté en jetant vers elle un bref coup d’œil, même pas
intéressé.
Elle recharge ses plateaux sur le chariot, puis s’adresse à Také, comme
si je n’existais pas :
— Vous désirez autre chose, Monsieur ?
— Nan, marmonne-t-il en levant enfin les yeux vers elle.
Petit sourire aguicheur de la demoiselle. On va voir si elle sourit encore
quand je lui aurais envoyé la lampe de chevet dans la tronche !
— N’hésitez pas à demander Mylène si vous avez besoin de quoi que ce
soit.
Non mais j’hallucine !!! Eh oh je suis dans la pièce ! À moitié à poil
avec son tee-shirt sur le dos !
Il baisse à nouveau les yeux sur son portable, signe qu’il s’en tamponne
le coquillard, et moi je me fais un plaisir de lui répondre à sa place :
— C’est très gentil, on s’en souviendra !
Elle me lance un regard condescendant au possible — je suis presque
sûre d’avoir noté une grimace sur le visage de cette gourgandine, oui,
gourgandine n’ayons pas peur des vieux mots que plus personne de ce
siècle n’emploie — avant de disparaître.
Ne reviens jamaiiiiiiiis !!!! Houla, je me fais peur à moi-même.
Au moins tu auras effrayé quelqu’un.
Je récupère une chocolatine et un croissant dans la corbeille de
viennoiseries, et demande, l’air de rien :
— Ça arrive souvent que les employées d’hôtel te fassent du rentre-
dedans comme ça ?
— Ouais. J’suis un putain de canon, c’est normal.
— Et tellement modeste ! ricané-je.
Il relève les yeux l’espace de quelques secondes, la tête toujours
baissée et me sourit avec provocation. Grrrr je vais le dévorer tout cru, le
prétentieux ! Puisque je soutiens son regard, il balance son portable sur le
lit et se déplace vers moi, les mains négligemment enfouies dans son bas
de pyjama, l’air impérieux, désinvolte et puissant au possible.
— J’suis pas un putain de beau gosse ? Ose nier.
Il me donne chaud. Ce ne serait pas seulement malhonnête, mais
honteux de nier !!
En revanche, je peux m’en sortir avec une pirouette. Pas une vraie, bien
sûr, vous m’imaginez rouler sur la moquette tout à coup ? Je lui enfonce
donc un croissant dans la bouche, histoire de désacraliser l’image du dieu
vivant.
Mmmh intéressant… je ne sais pas si c’est le croissant aux amandes ou
lui, mais même dans cette situation, il titille mon appétit.
— Je déteste les amandes, râle-t-il en recrachant.
— Il y a quelque chose que tu aimes à part toi ? ironisé-je.
Il répond par un rictus énigmatique, avant de se positionner juste en
face de ma chaise, me dominant entièrement.
— Pour commencer, j’adore les mèches roses dans tes cheveux, tes
yeux qui me bouffent littéralement…
Il force nonchalamment l’écartement de mes cuisses avec son genou.
— … ton cul, tes lèvres qui glissent sur ma queue…
J’avale tout rond le morceau de chocolatine que j’avais oublié dans ma
bouche, paralysée par sa voix suave et par son regard transperçant.
Il s’accroupit entre mes jambes, les yeux rivés sur mon intimité.
— … et cette jolie petite chatte, si étroite, qui mouille dès qu’on parle
d’elle.
J’humidifie mes lèvres, la respiration saccadée. C’est horriblement
gênant de savoir qu’il fixe cette partie de moi, mais c’est aussi
incroyablement excitant.
Il dépose un chaste baiser à travers le tissu du string, puis il se relève
comme si rien ne s’était passé, et s’éloigne de quelques pas.
Je n’ai presque rien sur le dos, mais je transpire ! Raaah je le maudis de
me mettre dans cet état !
« J’adore les mèches roses dans tes cheveux » … Inconsciemment, je
porte ma main sur la couleur vive qui maquille une infime partie de mes
ondulations. Je tressaille en repensant à toutes les autres choses qu’il aime
chez moi, et qui ne sont pas tout public. S’il souhaite me bercer d’illusions
au sujet de l’importance que j’ai à ses yeux, le pari est réussi. Je suis sous
le charme.
Je consulte l’heure et me lève.
— Il faut que j’y aille. Je dois retourner à mon hôtel pour me changer
avant le Salon.
Il fronce les sourcils, comme si j’avais dit une bêtise, avant de me
désigner un sac, MON sac, près de la penderie.
— Pas besoin. J’ai fait ramener tes affaires ici.
Mais… ? Ah bon ?
— J’ai prévenu Aniki que t’étais avec moi, enchaîne-t-il.
Il a réfléchi à tout ! Je suis touchée par son geste, même s’il n’est sans
doute pas désintéressé. Que va penser Jared de tout ça ? J’aimerais
vraiment le savoir, lui qui connait si bien Také.
— OK… balbutié-je, prise de court, en me dirigeant machinalement
vers ma valise. Si t’avais pu me prévenir aussi, ça aurait été cool.
— C’est pas toi qui m’as dit que ta chambre était pourrie ?! rétorque-t-
il, agressif.
— Si, mais… enfin, tu aurais juste pu me le dire avant d’en informer
Jared.
— Bordel, t’es jamais contente ! Dis-le si tu veux te barrer, je remets
ton putain de sac dans un taxi et tu pourras retourner dans ton trou à
cafards !
Je ne sais pas pourquoi il s’est mis en colère tout à coup. Il est monté
tout seul en puissance.
— Eh c’est bon, pas la peine de t’exciter. Bien sûr que je préfère être
ici !
« Avec toi », j’aurais voulu rajouter.
Mon calme semble l’apaiser, il rallume une cigarette qu’il coince entre
ses lèvres. Incroyable comme il est sur la défensive ! Je ne sais pas trop
sur quel pied danser avec lui.
Pendant qu’il déguste un étrange mélange de nicotine et de brioche, je
m’accroupis près de la valise pour choisir ma tenue du jour. Je sens qu’il
m’observe d’ailleurs. Quand j’ai trouvé, je file me préparer dans la salle
de bains.
Je suis presque déçue qu’il ne me rejoigne pas. Je me suis faite à sa
présence dans cette cabine de douche, à ses manières totalement
impudiques et sensuelles. Je suis stupide. Nous ne sommes séparés que
depuis quelques minutes, par une porte de surcroît, et il me manque déjà !
***
Après leur départ, une heure sera nécessaire pour que j’écoule tous mes
exemplaires. Une seule. Et je ne suis pas un cas isolé, toutes mes collègues
ont vidé leur stock. Elles n’avaient jamais connu cet engouement et m’ont
d’ailleurs beaucoup remerciée. Je ne suis pas sûre d’être celle qu’il faut
remercier, mais quel pied c’était de signer tous ces livres, de discuter avec
toutes ces personnes passionnées, de parler de mes inspirations, d’évoquer
mes projets… Je me suis sentie écrivain à part entière. Comblée. J’aurais
voulu que ça ne s’arrête jamais.
Le partage avec les lecteurs est quelque chose que j’avais clairement
sous-estimé. Il donne tout son sens à ces heures d’enfermement, à mes
écrits, autant qu’à mes personnages. J’ai même vendu plusieurs de mes
livres à des auteurs extrêmement connus ! L’idée que toutes ces personnes
passent la porte de mon imaginaire afin d’y découvrir ce que j’y cache
depuis toujours me rend heureuse.
Ce Salon était magique.
À 18 heures, je rentre à l’hôtel de Také, des rêves plein la tête, des rêves
à l’intérieur desquels il tient le rôle principal.
Quand je pénètre dans la chambre, Také n’est pas seul. Guitariste se
trouve sur le canapé où j’étais censée dormir à la base, son instrument de
prédilection sur les genoux, concentré au maximum sur les partitions à ses
côtés. Mon colocataire et lui jouent un morceau particulièrement doux,
empreint de mélancolie.
Také, assis sur une chaise près de la porte-fenêtre, jette un coup d’œil
en biais dans ma direction, puis il se reconcentre sur sa propre guitare, une
folk électroacoustique Gibson que je ne connaissais pas encore. J’ai peine
à avancer tant je suis happée par le son qui semble directement se
réverbérer dans mon cœur.
Je finis par m’asseoir sur le lit, bloquant presque ma respiration, de
peur de les déranger et de couper le fil de leur talent. Guitariste me
remarque malgré tout et me sourit gentiment. Lui, si effacé que j’en oublie
souvent son existence, me paraît soudain tellement charismatique avec son
instrument entre les mains. Ses doigts glissent sur les cordes avec la même
facilité et souplesse que Také, face à lui. Leur mélodie me rappelle le
clapotis des gouttes de pluie sur les vitres.
À l’instant où Také se met à chanter, mon cœur se bloque sur pause. Je
frissonne. Je ne comprends pas un mot d’anglais, mais ça n’a aucune
importance, parce que je peux sentir la gravité de ce qu’il exprime à cet
instant.
Paradise… le seul mot que je comprends dans cet air. Pourquoi j’ai
l’impression que ça fait référence à moi ? Je prends clairement mes désirs
pour des réalités… Comme s’il allait m’écrire une chanson après avoir
couché quelques fois avec moi !
La mélodie s’interrompt.
— Elle est géniale celle-ci, siffle Guitariste. C’est ma préférée.
— Il faut encore l’améliorer, rétorque Také.
Je ne l’imaginais pas si perfectionniste, mais ça colle avec son
insatisfaction chronique.
— Qu’est-ce que t’en penses, Aly ? demande Guitariste.
Merde, lui aussi connait mon prénom. Et moi toujours pas le sien.
— Euh… (coup d’œil vers Také, qui semble étrangement fermé et
tendu) J’ai adoré. Je n’ai rien compris aux paroles, mais c’était incroyable,
tellement tendre et suave… (je suis en train de me griller !) Voilà quoi.
Ça faisait longtemps.
— Je t’avais dit que la chanson était parfaite, s’écrie Guitariste à
l’adresse de son pote.
Také soupire. Lui qui aime tant se congratuler ne paraît pas
spécialement fier cette fois-ci. Je souhaiterais assez comprendre pourquoi.
Je me trompe ou il évite mon regard ?
Peut-être qu’il est dérangé par ma présence ? Peut-être qu’il ne sait plus
comment me dire de virer d’ici ? Peut-être qu’il regrette ?
Oh non, si ça se trouve, son attitude froide et distante, c’est pour me
préparer à la mauvaise nouvelle qui suivra le départ de Guitariste !
Je cherche vainement son regard. Il s’obstine à garder les yeux sur sa
Gibson. Et la vache, il a l’air de mauvais poil en plus !
Je commence sérieusement à angoisser.
— Bon, je vais vous laisser, dit son ami, en se levant.
J’ai presque envie de le retenir pour que Také ne puisse pas rompre
avec moi. « Rompre » … euh Aly, fallait peut-être déjà qu’il sorte avec toi,
tête d’olive !
Trop tard, c’est limite si Také ne le fiche pas dehors de toute façon.
— Mec, ajoute Guitariste, à la porte, t’imagines, on a quasi tous nos
titres pour le prochain album, t’as assuré, franchement.
— Arrête de me sucer la bite putain, on dirait une meuf !
Guitariste fronce les sourcils, l’air à moitié paniqué.
— Merde Také, arrête de dire ça !
— Bon allez casse-toi !
J’ai cru qu’il allait refermer la porte sur les doigts de ce pauvre
Guitariste. Il a du mérite de supporter Také depuis si longtemps. Rien que
pour ça, on devrait lui décerner une palme, tiens.
Je me raidis en voyant Také revenir dans la pièce, une cigarette à la
bouche. Il ne sait sûrement pas comment me dire qu’il veut que je dégage
d’ici au plus vite… Il ne nous reste qu’une nuit avant notre départ, peut-
être qu’il a des plans plus intéressants que moi… ? Après tout, Také peut
obtenir toutes les filles qu’il désire en un claquement de doigts. Même pas
besoin d’être aimable ! C’est peut-être cette Mylène qu’il a envie de
tester ?
Reprenons vite contenance. Je cherche ce que je pourrais bien observer
avec passion. Lampe… lit… pieds… tableau… Ou bien, encore mieux,
fuyons !!!
He he he je suis enfermée dans la salle de bains, va me virer de là, petit
merdeux sexy !!
Attitude totalement adulte, Aly. Tu progresses.
Bon, maintenant, je dois décider de ce que je ferai ensuite : le prendre
de court et annoncer que je retourne à mon hôtel miteux ? Ma fierté serait
sauve, mais pas mon cœur malheureusement.
Si j’étais une héroïne de roman, j’userais d’une technique qui a fait ses
preuves (toujours dans les livres hein, parce qu’on ne peut pas dire que je
sois une spécialiste) : le rendre jaloux en mentionnant la présence d’un
autre homme que je dois voir absolument. Je crois que ça ne fonctionne
que sur les garçons amoureux, mais c’est ça ou je campe dans cette salle
de bains jusqu’à demain matin !
Comment pourrait bien s’appeler ce garçon imaginaire ? Un nom sexy
et guerrier comme… Maddox… ou Crixus (j’ai trop regardé la série
Spartacus). Ou alors je ressors Jed.
Trois coups portés à la porte me font sursauter.
— Qu’est-ce que tu fous là-dedans ? demande Také, de l’autre côté.
C’est sûr que ça doit bien faire dix minutes que je suis enfermée sans
faire de bruit.
Je jette des regards éperdus autour de moi. Avant de courir tourner les
robinets.
— Je prends une douche, dis-je un peu plus fort pour couvrir le bruit de
l’eau.
Silence.
Mouahahahahaaa je suis géniale !
Ou vraiment désespérée.
Et au passage, il n’y a pas de loquet.
La porte s’ouvre d’un coup.
Meeeeeeerde !!!!!
Také me regarde bizarrement, plantée devant le lavabo.
— J’allais entrer dans la douche justement, balbutié-je avec l’air
coupable de quelqu’un qui aurait enterré un corps sous les toilettes.
— Tout habillée ?
Je baisse bêtement la tête pour lorgner mes vêtements.
— Oui, enfin non, j’allais les retirer, mais… tu es entré et… voilà quoi.
Mais flûteuuuh, arrête avec ce « voilà quoi » !!!!!
Tandis que je me maudis d’être aussi débile, et de gaspiller toute cette
eau, encore — surtout après avoir fait un sermon là-dessus —, Také se
rapproche. Son corps ferme me bloque littéralement contre le lavabo,
devant lequel je me tiens toujours depuis qu’il est entré. Le contact de son
torse contre mon dos fait d’emblée monter ma température de plusieurs
degrés.
Je fixe le miroir face à nous, lequel me renvoie l’image de ce brun
ténébreux, plus grand d’une tête, et collé à moi de manière outrageuse. Je
vois son visage magnifique se pencher jusqu’à mon oreille, sans lâcher
mon reflet des yeux.
— Pourquoi t’es nerveuse ?
Son souffle chaud dans mon cou, mêlé à ce parfum de tabac qu’il
dégage me donnent déjà envie de le déshabiller.
— Je ne le suis pas, contesté-je, la voix peu assurée.
Ses paumes délicates glissent lentement le long de mes bras, jusqu’à
enserrer fermement ma taille et plaquer mes fesses d’un coup sec contre
son entrejambe.
— Et maintenant ? demande-t-il à mon reflet, avec désinvolture.
J’offre un sourire sincère à son double dans le miroir. Ses lèvres dans
mon cou vont me rendre folle.
Je me suis trompée, on dirait. Il n’a pas l’air de souhaiter que je parte.
Il s’écarte brusquement, me laissant un peu sur ma faim.
— Déshabille-toi, souffle-t-il.
Voyant qu’il recule et s’adosse contre la porte, sans me lâcher de son
regard brûlant de désir, je reste pantoise.
— Tu voulais te doucher, non ? Alors déshabille-toi. (Il ajoute avec un
sourire carnassier.) Laisse la porte de la douche ouverte.
Je sais bien qu’il m’a vue nue à plusieurs reprises et que nous avons
partagé bien plus, mais ce striptease improvisé m’intimide terriblement.
Quelle idiote j’ai été d’inventer cette histoire de douche !
J’évite son regard, bien trop scrutateur, je passe mon pull par-dessus
ma tête. Je fais ensuite glisser la fermeture éclair de ma jupe, qui chute
aussitôt sur le sol. Me voilà en chaussettes et sous-vêtements — dont le
soutien-gorge très décolleté en dentelle noire que m’a offert Také.
Mon cœur palpite comme si j’allais faire un discours devant une
assemblée. J’ose un coup d’œil vers l’homme silencieux. Son regard
appréciateur va et vient sur mes courbes. Il m’incite d’un signe de tête à
poursuivre.
J’insuffle suffisamment d’air, puis je me décide à tout retirer. D’abord
les chaussettes, le soutien-gorge, puis le tanga. Je ne pousse toutefois pas
l’audace à rester plantée devant lui plus longtemps, je cours presque me
plonger sous le jet d’eau chaude.
Aaaaaaaargh !!!
Carrément trop chaud ! Je brûle ! Robinet d’eau froide, vite !!
Le petit cri que j’ai émis a eu le mérite de faire éclater de rire Také.
— Bordel, toujours aussi douée, Baka.
S’il espérait une scène torride, c’est raté.
Tandis que je soulage mon bras rouge écrevisse sous l’eau tiède,
j’allume la radio de mon autre main, afin de combler ce silence qui
accentue mon malaise d’être la seule toute nue ici.
« Another love » de Tom Odell. Parfait pour calmer mes nerfs.
Je décide de faire abstraction de sa présence. Je ferme les yeux et
penche la tête en arrière pour mouiller mes cheveux, je les frictionne
légèrement de mes doigts avec le shampoing de Také. Je rince. Il n’y a que
lorsque je m’attaque à mon corps avec le gel douche que je ressens le
besoin de reporter mon attention sur mon amant. Juste pour savoir s’il me
regarde toujours.
Parce qu’évidemment, bien sûr que cette scène m’excite.
Oh oui il me regarde. Et je vois d’ici combien il est dur sous ce jean.
J’étale d’abord timidement la lotion sur mes bras, je passe vite fait sur
ma poitrine. Les jambes ne posent pas de problème, mais j’ai quelques
appréhensions à nettoyer la zone qui se situe là-dessous.
Allez, tu fais ça tous les jours, et des vagins il en a déjà vu des
milliers ! Eeerk. Cette pensée a au moins l’intérêt d’atténuer ma fébrilité.
Je prends mon courage à deux mains. Enfin, dans ce cas précis, d’une
main seulement.
Je tremble limite en approchant de ma propre intimité, c’est pathétique.
Je ne devrais pas, mais j’observe la réaction de Také lorsque je pose
cette main sur mon pubis. Ses lèvres se sont entrouvertes dans une
expression adorative. Il ne lèvera d’ailleurs jamais les yeux jusqu’aux
miens, il restera fixé sur cette partie de moi. Sa paume appuie
rageusement sur la bosse qui s’est formée dans son pantalon.
Sa bouffée de désir me redonne confiance comme jamais. Je poursuis
donc le grand nettoyage, lentement, très lentement. Il ne tient plus, je le
sais. Il a ce tic nerveux, cette lèvre qu’il mord, chaque fois qu’il est sur le
point de jouir. Voilà qui me donne encore plus envie de jouer. Je pivote
afin qu’il ait une vue dégagée sur mon postérieur, appuie une main contre
la paroi, et me penche tout en me « nettoyant ».
Je n’ai jamais été aussi excitée par la perspective de faire jouir un
homme. C’est presque un défi. Une manière de le posséder. Quand le
nettoyage vire aux caresses sensuelles, je l’entends grogner :
— Oh putain.
Bien que je ne puisse pas le voir dans cette position, je souris de toutes
mes dents. Et je continue mon manège, en fantasmant ses propres doigts,
le souffle court, au bord de l’extase que je m’inflige à moi-même.
— Bordel, je l’entends marmonner, la voix oppressée.
Je ne peux m’empêcher de pivoter pour comprendre ce qui se passe
derrière moi.
Také est en train de retirer son pantalon. Je réalise la situation cocasse
en identifiant les tâches qui constellent son boxer, et je pouffe de rire. Il a
éjaculé sur lui comme un collégien !
— Ça, tu vas me le payer, me dit-il, en me pointant du doigt.
Tout en m'esclaffant, je stoppe les robinets et sors de la douche pour me
pelotonner à l’intérieur d’une immense serviette chaude.
— Tu voulais que je me lave, non ?
Son sourire est à la fois mauvais et provocant. Je sens
qu’effectivement, il va me rendre la monnaie de ma pièce.
Quand il a finalement tout retiré, y compris son tee-shirt, il se dresse
face à moi. Il passe une main dans mes cheveux humides pour les rabattre
en arrière, puis il attrape les deux pans de ma serviette que je serrais
contre moi. Je pensais qu’il allait me l’ôter pour me faire l’amour, mais
Také est plus vicieux que ça. Il se met à m’essuyer avec application,
glissant la douce serviette contre ma peau, insistant longuement sur les
zones érogènes.
Il joue, et il joue bien. Sachant que son corps nu face à moi me perturbe
et me donne des envies peu religieuses.
Je le regarde droit dans les yeux afin de lui démontrer que je ne suis pas
dupe sur sa vengeance, mais lui m’offre seulement son rictus le plus
arrogant.
— Cet endroit-là est carrément humide, non ?
Je ne réponds que par un sourire de bonne perdante tandis qu’il
s’approche de la zone sensible. Il s’applique alors à tamponner la serviette
sur mon intimité, déjà gonflée par le désir. Le sourire ne dure pas, je suis
vite en émoi. Et lui, me dominant de toute sa hauteur, qui continue de me
dévorer du regard avec son expression de petit con insolent collé au
visage ! J’ai envie de le bouffer de baisers, de l’avaler tout entier pour le
faire taire.
Quand ses doigts me frôlent accidentellement ou non, au lieu de la
serviette, c’est comme une décharge électrique qu’il inflige à mon corps.
— Hallucinant, souffle-t-il sur un ton impertinent, quoique je fasse ça
reste trempé.
Ma moue boudeuse l'amuse. Son sourire n’a rien d’innocent, il me toise
effrontément de son piédestal, sur lequel il semble prendre un pied
monumental à me rendre esclave de ses doigts.
Il laisse glisser la serviette sur le sol et me passe au scanner. Ce
moment érotique me paraît durer une éternité. J’alterne entre son regard
enflammé, ses abdominaux qui me supplient presque de les toucher et ce
membre érigé entre nous, magnifique.
Je ne sais pas du tout ce qu’il veut faire de moi, et je m’en contrefiche.
Qu’il fasse ce qu’il souhaite de mon corps et de mon âme. Je suis à lui.
Sa main se cramponne à l’intérieur de ma crinière humide, me faisant
frissonner. Avec douceur, il m’incite à basculer la tête et à ancrer mon
regard troublé au sien, impérieux, jusqu’à ce que ses lèvres s’emparent
sauvagement des miennes.
C’est le genre de baiser sans pudeur qui fait papillonner votre bas
ventre. Sa langue ne se contente pas de caresses, elle accapare ma bouche,
impose sa cadence et dicte mon plaisir au rythme des mouvements de ce
piercing qui va définitivement me rendre marteau. Je ne sais plus où
mettre mes mains tant j’aimerais recouvrir chaque partie de ce corps.
C’est en partie la faute de Také, qui m’encourage avec ses râles étouffés
dans ma bouche lorsque mes doigts atteignent des zones sensibles.
Il interrompt soudain notre échange de salive pour me saisir la main et
m’entraîner dans la chambre. Il m’abandonne près du lit. Je ne comprends
pas trop ce qu’il fabrique dans sa valise, jusqu’à ce qu’il se redresse avec
un tee-shirt à lui.
— Tu trembles, mets ça.
Je ne m’étais pas rendu compte que je frissonnais, sincèrement. Mais
maintenant qu’il le dit, c’est vrai.
— J’ai mon sac, je peux prendre mon propre vêtement, si tu veux, je
l’avertis.
— Tu m’as traumatisé avec ton truc Tic et Tac, putain, alors non.
Je rigole en me remémorant ce pyjama devenu mythique. On en parlera
à notre discours de mariage. (Ouais, je sais, mes pensées déclinent.)
Au lieu de me jeter le vêtement de créateur, il se plante à quelques
centimètres de moi pour me l’enfiler. Et pas comme Charlette, quand elle
s’acharnait à passer ma tête dans un bout de tissu de sa confection — trop
étroit — pour me faire soi-disant ressembler à Hatsune Miku[129] (souvenir
amer, le costume étant trop petit, j’ai dû me rabattre sur celui de Ryô
Saeba[130] pour me rendre au plus grand Salon dédié à la culture nippone,
j’ai passé toute la journée à poser avec des touristes qui me prenaient pour
l’Inspecteur Gadget !) Non, Také m’habille en douceur, contrastant avec la
froideur qu’il dégage quotidiennement. Les frissons sont davantage dus à
la sensation de ses doigts contre ma peau qu’à la température.
Ses mains se referment autour de ma taille tandis que son front appuie à
peine contre ma poitrine, comme s’il me respirait. Son nez remonte
ensuite jusqu’à ma gorge.
— J’aime ça quand tu sens comme moi, souffle-t-il presque dans un
gémissement de plaisir.
S’il savait à quel point moi aussi. J’ai l’impression de ne faire qu’un
avec lui.
J'ignorais que l’oreille était une zone érogène avant que Také ne se
mette à la mordiller et à la suçoter.
Si je reste inactive, je ne pourrais pas maîtriser cet orgasme latent, je
profite donc de cette vue dégagée sur son cou pour le dévorer de baisers.
Je sens qu’il se raidit quand j’aspire sa peau dans un suçon, mais son
sourire provocant me prouve qu’il apprécie.
— Arai desu ne[131] ?
Il n’aurait pas dû me parler en japonais. Je me fiche complètement de
ce que ça veut dire, mon excitation est montée de deux crans d’un coup !
Cette fois, c’est moi qui lui vole un baiser passionné, mes deux paumes
plaquées contre son beau visage.
— T’aimes ça quand je te parle japonais, on dirait.
— Parle encore, le supplié-je, tandis que ma langue glisse le long de ses
pectoraux.
— Kimi to yaritai[132], Aly-chan.
Bon sang, un piercing et du japonais et me voilà au septième ciel.
Také me dirige vers le lit, sur lequel il me fait m’allonger. Il me domine
pour m’embrasser, puis il disparaît plus bas, écartant mes cuisses d’un
rapide geste de la main.
À l’instant où son piercing explore la zone dangereuse, j’explose. Mon
Dieu, quel pied. Je l’entends pousser des soupirs de satisfaction, comme
s’il se nourrissait de ma jouissance. C’est incroyablement sensuel. Quant à
moi, j’ai bien du mal à retrouver un rythme cardiaque normal.
Désireuse de lui apporter autant de plaisir qu’à moi, je compte changer
de position… avant de m’arrêter en plein mouvement.
Je rêve ou il a passé sa langue sur cet endroit où personne n’est jamais
allé ?
Merde alors, il recommence.
Je ne sais pas trop ce que ça me fait ressentir. Je crois que j’aime bien.
C’est juste étonnant, et inhabituel.
Je me dévisse limite la tête pour chercher son regard et pour vérifier ce
qu’il fait. Quand il me remarque, les commissures de ses lèvres s’étirent
en un rictus canaille. Sans jamais me quitter des yeux, il ôte ses doigts de
mon intimité et se met à les sucer en une seule fois. Je suis bouche bée et
étonnamment excitée par ce geste.
Il mouille son majeur à plusieurs reprises, puis je sens qu’il le place
minutieusement contre ce minuscule orifice aux airs d’interdit. Je me
contracte par réflexe au moment où il tente de le pénétrer.
— Détends-toi, OK ?
Il est marrant, lui, personne n’est en train d’essayer de mettre un doigt
dans son… Hum. Même là je n’arrive pas à le dire !
— Tu veux que j’arrête ? demande-t-il.
Je pourrais dire oui, bien sûr, mais je n’ai pas réellement envie de
refuser cette expérience non plus. Je suis curieuse. Je souhaite découvrir
quel effet ça produit.
— Non… Essaie encore s’il te plaît.
— « S’il te plaît » ? ricane Také. Évite de dire ce genre de trucs ou je
vais péter un câble.
Le désir qui scintille dans son regard me confirme qu’il ne ment pas.
Alors qu’il ricane encore, son doigt glisse en moi avant de remonter
jusqu’à la zone qui m’angoisse un peu. Une fois que son majeur est appuyé
contre la paroi verrouillée à triples tours par mon inconscient, Také se
remet à titiller de son piercing l’endroit qu’il sait le plus sensible chez
moi. Mon corps se détend aussitôt. Son doigt pénètre tout seul, sans
douleur. Je n’imaginais pas que ce serait si facile. Quand il est allé
jusqu’au bout, il ressort lentement, dépose un tendre baiser sur le haut de
ma cuisse.
— Ça te plait ou j’arrête ?
J’apprécie réellement qu’il me pose la question. Je me sens libre de
tout avec Také. Je sais qu’il ne m’en voudra pas.
— Continue, le prié-je.
Il pousse un grognement de satisfaction puis il réinsère son doigt qu’il
fait aller et venir à plusieurs reprises. J'ignore si c’est dû à l’interdit que la
société m’a inconsciemment inculqué, ou à une réaction de mon corps
brûlant, mais j’y prends un plaisir sincère. Mes gémissements ne sont pas
feints, d’ailleurs ils ne le sont jamais avec Také. En outre, il continue de
me narguer avec cette langue qu’il manie avec un talent scandaleux.
Il s’interrompt de manière assez brusque, puis se redresse d’un bond. Je
l’imite, nous nous faisons face, à genoux sur le lit. Il me rapproche de lui
de sorte que rien ne puisse nous séparer. Il sent tellement bon… Il caresse
mes cheveux vers l’arrière de ses deux mains, sans cesser de me regarder,
comme si j’étais la plus belle chose en ce monde.
Aussi fébriles l’un que l’autre, nous nous embrassons avec avidité. Je
tremble, et lui frissonne. Nous sommes dans une sphère à part. Il y a
quelque chose de plus fort entre nous.
— J’ai envie de te sentir en moi, lui murmuré-je à l’oreille. Prends-moi
fort… (j’insiste sur les mots suivants) S’il. Te. Plaît.
Bien que je sache qu’il apprécierait la demande, la flamme dans les iris
de Také me prend au dépourvu. Sa réaction aussi. Il me fait basculer avec
lui contre le matelas. Ses deux mains bloquent mes poignets pendant qu’il
me dévore la bouche.
À peine me fait-il rouler sur le côté, pour que je lui tourne le dos, qu’il
me pénètre profondément. Je me contracte et m’arc-boute pour l’inciter à
aller plus loin. Nous haletons au même rythme, nous sommes en phase. Il
couvre mes omoplates de baisers à la fois doux et sulfureux. Je me
retourne pour m’approprier ses lèvres lorsque le manque de lui se fait trop
douloureux. Ce n’est pas qu’un acte sexuel entre nous, c’est de l’amour.
Ça ne peut être que de l’amour quand on se regarde aussi intensément.
— Tu veux qu’on essaie par ici ? me demande-t-il, essoufflé, en frottant
doucement son membre contre l’orifice situé plus haut.
J’écarquille des yeux ronds. La première chose que j’ai envie de
répondre, c’est NON ! Jamais ! Vade retro suppôt de Satan ! (Bizarre de
parler suppos quand on évoque la sodomie) La deuxième chose est celle
qui a sottement passé la barrière de ma bouche :
— Mais… ça ne rentrera jamais !
J’ai conscience de la bêtise de ma réflexion au moment où Také pouffe
de rire. Il dirige mes lèvres vers les siennes pour un baiser chaste.
— Je sais que ma queue est énorme, mais crois-moi, ça rentre.
Je lève les yeux au ciel face à cette « modestie » qui continue de me
surprendre chaque jour. En même temps, il n’a pas tout à fait tort quant à
la taille de son pénis.
— Je sais pas trop… ça risque de faire mal, non ?
Il continue de me gratifier de baisers dans la nuque, tout en caressant
fermement la base de mon cuir chevelu. Je me demande s’il a conscience à
quel point ce geste anodin m’excite.
— Ça fera mal si tu n'es pas préparée.
J’ai peur de passer encore pour une buse si je pose des questions sur ce
que signifie « être préparée ». Il veut dire « psychologiquement parlant » ?
— Je te force pas, pas de panique.
Comme toujours, quand il faut faire un choix, je suis nulle : burger ou
nuggets ? Panda ou chat ? Baptiste Lecaplain ou Florence Foresti ?
Sodomie or not sodomie ??
J’ai l’impression que Také est déjà passé à autre chose, il me gratifie à
nouveau de ses coups de reins savoureux.
— J'aimerais bien essayer, mais tout doucement hein ?
Interruption des coups de boutoir.
— Tu veux que je t’encule ?
Je pique un fard et agite la main devant mon visage.
— Raaah dis pas ça comme ça, c’est hyper gênant !
— Si ça te dérange déjà quand je le dis, pas sûr que t’apprécies quand
j’y serai.
Je m’abstiens de demander où. Ce serait la pire blague au monde dans
ma situation.
— Alors ? me presse Také. J’ai un peu envie de te baiser là, ce serait
cool de ne pas me faire attendre des putains de minutes supplémentaires !
T’es pas obligée, je t’ai dit.
— J’ai déjà répondu, marmonné-je. Mais si ça ne me plait pas, on
arrête OK ?
— Tu me prends pour qui sérieux ? Évidemment qu’on arrêtera.
Sa réaction sincère me rassure immédiatement. Je me tourne pour
déposer un tendre baiser sur ses lèvres en guise de gage de confiance, puis
je m’enquiers, déterminée :
— Et maintenant, il faut que je fasse quoi exactement ?
Il me positionne à quatre pattes, les genoux au bord du lit. Il se place
ensuite debout derrière moi.
— Toi, tu ne bouges pas de là, et surtout tu te détends.
Compris. Je dois être détendue. Dé-ten-due.
Outch ! C’était quoi ça ?!
— C’est juste mon doigt, relax.
Le doigt, ça va, j’ai déjà fait. DÉ-TEN-DUE.
Comment font les yogis ? Ils insufflent en gonflant le ventre, puis ils
soufflent tout l’air en le rentrant. On va essayer ça. Ça fait un peu femme
enceinte en fin de travail, mais si ça peut m’aider à me libérer des mes
angoisses, pourquoi pas ?
Ça semble fonctionner, j’ai à peine réalisé que son doigt était entré. Je
reprends confiance du coup. Merci à vous les bouddhistes ! (Remercier la
religion pour une sodomie, ça reste moyen, oubliez ça…) Comme tout à
l’heure, c’est plutôt agréable, surtout qu’il prend soin de stimuler mon
point G en même temps de son autre main.
Waouh je commence vraiment à ressentir du plaisir. Je laisse échapper
un gémissement ténu qui encourage Také à approfondir son geste. Quand
un deuxième doigt force l’entrée, j’ai tout de même le réflexe de me
contracter entre son index et son majeur.
— Ça va ? demande Také, en cessant tout mouvement.
— Ça va, confirmé-je.
En effet, aucune douleur à déplorer. Ses doigts poursuivent leur danse à
la fois lente et sensuelle. Manifestement, je ne suis pas la seule à ressentir
du bien-être : Také est dur comme l’acier, je sens son sexe chaud se
planter contre ma fesse. Chaque fois que je gémis, j’ai l’impression qu’il
gonfle. À se demander jusqu’où il est capable d’aller… Pas trop loin,
j’espère, étant donné ce que nous avons l’intention de faire avec !
Také doit sentir que je suis nerveuse, car il redouble de tendresse avec
ses baisers qui m’effleurent du bas des reins jusqu’aux épaules. Il ne se
doute pas à quel point cela m’apaise. À quel point son odeur me
réconforte.
Si on m’avait dit que Takeomi Kirishima serait un jour dans un lit avec
moi, dans cette étrange position, et qu’il serait plus tendre qu’aucun
homme ne l’a jamais été avec moi…
— Ça devrait le faire, dit-il soudain, en ôtant ses doigts. T’es toujours
partante ?
J’approuve d’un vif signe de la tête.
Jusqu’à ce que je sente un monstre de testostérone se dresser contre ce
minuscule petit trou de rien du tout. Je me raidis de suite, oubliant toutes
mes motivations précédentes.
C’est physiquement impossible ! Allons !
— Tu as le droit de dire non, tu le sais ?
Son inquiétude me rappelle combien j’aime cet homme derrière moi.
— Je sais, acquiescé-je avec un sourire crispé. J’en ai envie.
Et c’est le cas. Je ne le fais pas pour lui. C’est une chose qui m’a
toujours fascinée de loin et s’il y a bien quelqu’un en qui j’ai
suffisamment confiance pour l’expérimenter, c’est bien Také. C’est avec
lui que je veux essayer.
Après un bref baiser sur mon crâne, il m’assure :
— Ça va bien se passer.
Mon Dieu, j’ai l’impression d’être sur le billard, avant mon opération
des dents de sagesse. L’anesthésiste au sourire flippant avait dit : « tout va
bien se passer, mademoiselle », et je me suis réveillée avec des joues de
hamster qui aurait fait le plein pour l’hiver !
En entendant un crachat, je me retourne brusquement. J’observe alors,
dubitative, sa main humide de sa salive remonter sur son pénis.
— Euh… tu fais quoi ?
— J’ai pas de lubrifiant, alors je fais avec ce que j’ai. Retourne-toi.
Je m’exécute, toujours aussi perplexe. Deux secondes plus tard, c’est
moi qu’il humidifie, ou plutôt ce qu’il compte pénétrer. Je trouve ça assez
excitant de savoir qu’il a mis sa salive à cet endroit.
Cette fois, il n’y a aucun doute, c’est le moment. Son membre se presse
contre mes fesses dans un geste maîtrisé, presque au ralenti. Mes mains
cramponnent le drap. Ça n’entre toujours pas, j’ai l’impression qu’il doit
forcer le passage, ce qui n’est pas pour me rassurer.
— Arrête de bouger, me souffle-t-il d’une voix extrêmement douce, en
caressant mes cheveux.
Je prends une grande inspiration et m’immobilise enfin.
Je sens qu’il lubrifie encore. Son gland fait désormais pression contre
mon orifice. Et entre. D’un coup.
Je tressaute d’abord, puis je me fige. C’est atrocement douloureux. J’ai
l’impression que le passage a craqué, que quelque chose étire mes parois
de façon anormale.
— J’y suis, mais si tu veux qu’on arrête, on laisse tomber pour
aujourd’hui.
Mon corps hurle de le faire sortir de là, mais ma tête désire aller
jusqu’au bout. Que je sache vraiment si j’aime ou pas. Si je déteste, je ne
recommencerais pas, voilà tout. Mais si par hasard, je ratais quelque chose
d’intense ?
— Continue, murmuré-je d’une petite voix, mais doucement.
À vrai dire, il ne pourrait pas se mouvoir davantage au ralenti, il est
même carrément à l’arrêt là-dedans.
Il m’obéit. Il s’enfonce millimètre après millimètre. Et moi je ne sais
pas quoi crisper de plus entre mes mains pour oblitérer la douleur que ça
provoque. J’espère qu’il ne voit pas cette grimace que je ne peux réprimer.
Euh… c’est censé être agréable à quel moment ?
— Putain Aly, grogne-t-il, t’es super étroite, essaie de te détendre.
Impossible que je me décontracte maintenant. Ça fait bien trop mal et il
n’est même pas encore jusqu’au bout !
Je sens bien qu’il galère à bouger, mais je suis complètement paralysée
et angoissée. Oh mon Dieu et si on restait coincés dans cette position ?
Obligés d’appeler le chasseur de l’hôtel ! D’ailleurs pourquoi on
l’appellerait ? Il ne va pas aller nous chercher de l’huile ! Non, on devra
prévenir les pompiers ! Et on débarquera comme ça aux urgences devant
tout un tas d’internes qui se marreront et qui raconteront cette histoire
trente ans plus tard à leurs petits-enfants ! Quelle horreur !
— Détends-toi, je l’entends souffler contre mon oreille. Rirakkusu Aly-
chan[133].
Le japonais a un effet étonnant. Presque envoûtant. Je sais combien
Také évite de le parler au quotidien, ça lui échappe seulement dans des
moments de beuverie ou de grande colère. Qu’il me le susurre parce qu’il
sait combien j’aime l’entendre, me touche en plein cœur. Je pivote
légèrement pour lui sourire.
Maintenant que je me sens mieux, je perçois ce que la douleur avait
occulté : le plaisir de sa main, qui me caresse au niveau de l’autre entrée.
L’excitation me revient de manière subite. Je ferme les yeux. J’essaie
d’oublier toutes mes peurs.
Lorsque Také sent ses doigts mouillés, il réitère son mouvement de
bassin tout en jouant avec mon clitoris. La douleur est toujours là quand il
remue en moi, mais elle est atténuée par le plaisir qu’il me donne ailleurs.
J’abandonne le silence pour des gémissements ténus. Peu à peu, le va-et-
vient adopte un rythme plus régulier. Son membre s’enfonce davantage.
— Bordel, ce que c’est bon, grogne Také.
Il se penche pour embrasser ma clavicule, étouffant son râle dans le
même temps contre ma peau.
J’ai l’impression que plus rien n’entrave sa présence en moi. Comme si
le conduit avait été huilé par un étrange miracle. La douleur n’est plus. Je
suis capable de me mouvoir à nouveau. Je n’ai plus peur de chercher son
regard, j’ai envie de le voir quand il prend du plaisir, comme maintenant.
Et moi aussi j’en prends, ses profonds coups de reins font naître des
sensations nouvelles, je ne peux pas y mettre de mots, parce que je ne les
connais pas. C’est un autre plaisir, différent.
— Ça te plait, Aly-chan ?
Il ne devrait pas m’appeler comme ça. C’est une piqûre d’extase à
chaque fois. J’ai toujours rêvé d’entendre ce mot, prononcé par un vrai
Japonais, qui aurait de vrais sentiments pour moi, comme dans les mangas
que je vénère. Bon, il n’est pas tout à fait aussi poli et réservé que les
héros, mais je ne l’échangerais pour rien au monde.
J’ai du mal à articuler une réponse dans mon état actuel, un oui haletant
fera l’affaire. Je suis au bord de l’orgasme. Je sens mon bas ventre
chauffer et ces décharges électriques qui font vibrer mon intimité. Purée,
la main de Také est magique ! Euh… sa main ? Je réalise tout à coup qu’il
accroche mes hanches de part et d’autre, et que ses doigts ne se trouvent
plus ici depuis un moment. La jouissance si puissante qui me dévore de
l’intérieur ne serait due qu’à… la sodomie ? Je n’en reviens pas moi-
même. Force est de constater que l’effet est aussi fou que lorsqu’il me fait
l’amour de manière conventionnelle.
Je brûle, je suis en nage sous ce tee-shirt qu’il a pourtant remonté
jusque sous ma poitrine. Nos peaux glissent l’une contre l’autre tant nous
transpirons. Je ne pourrai pas me contenir plus longtemps. Mon corps se
cambre, je ferme les yeux. Je me contracte alors entièrement. Un cri de
plaisir pur s’échappe de mes lèvres sans que je fasse le moindre effort
pour le retenir. C’est la première fois que je hurle son nom. Et ça a dû lui
faire de l’effet parce qu’il a brutalement resserré son étreinte autour de
mes hanches, avant de se retirer et de jouir à son tour, dans un râle à la fois
douloureux et bestial.
Pendant qu’il grogne des mots japonais dont je ne comprends pas le
moindre sens, ma respiration se bloque au rythme de la vague qui termine
de me submerger. C’était l’orgasme le plus long que j’ai vécu jusque-là.
Lorsque mon corps se détend enfin, je rejoins Také, qui s’est allongé
sur le lit et m’appuie de tout mon poids contre son abdomen. Je cherche
mon souffle. Je cherche à retrouver mes esprits. Mon buste se soulève au
rythme des inspirations et expirations de mon partenaire. Nous fixons tous
deux le plafond en silence. Il ne pense pas à me repousser, il a écarté les
jambes pour je puisse y loger les miennes. Il ne doit pas être au mieux de
son confort pourtant.
Alors que je m'apprête à le libérer, je sens ses bras m’entourer. Il
réajuste le tee-shirt sur mon ventre, puis il marmonne, l’air encore
ailleurs :
— C’était la meilleure baise de toute ma putain de vie…
J’entrelace mes doigts entre les siens, interpellée par sa réflexion. J’ai
du mal à y croire sachant le nombre de conquêtes que j’ai vues défiler (et
toutes celles que je n’ai pas vues.) Pourtant, il a l’air tellement sincère. Je
ne peux être que flattée.
— Pour moi aussi, murmuré-je.
Je sens un baiser caresser mon cou. Il promène ses doigts le long de
mon bras nu, calmement, avant de s’écrier :
— Bordel, il me faut une clope.
Il palpe les draps à la recherche de son paquet.
— Attends, je bouge, dis-je en essayant de m’écarter.
— Non ! proteste-t-il. (Il me maintient fermement contre son torse.)
T’as qu’à juste me les attraper.
Je n’ai effectivement qu’à tendre le bras pour les récupérer. Il en allume
une, puis place la main non occupée autour de ma taille. Il a sans arrêt
cette manie de me garder contre lui. Une manie qui fait battre mon cœur
comme jamais. Je me sens aimée alors même que les mots n’ont jamais
été prononcés.
Si je me trompe, je risque de vraiment beaucoup souffrir.
Je décide de me retourner pour affronter son regard. J’appuie mes
coudes contre ses pectoraux, et ne peux m’empêcher de sourire en le
voyant avec sa cigarette à la bouche. Il la retire, souffle la fumée loin de
moi, et dégage les cheveux devant mes yeux en disant, avec un sourire
taquin :
— Tu vois que ça rentrait.
Je pouffe de rire.
— C’était… vraiment bizarre. J’ai cru détester au début, et puis je ne
sais pas ce qui s’est passé, c’est devenu… hallucinant.
Il me dévore du regard. Bon Dieu, personne ne m’a jamais regardée
ainsi.
— Ouais, putain, ça l’était, confirme-t-il, pensif.
— On recommencera ?
— Bordel Baka, dis pas ce genre de trucs avec cet air joyeux, j’suis un
mec, ça me fait bander.
Je ne peux m’empêcher de m’esclaffer face à son visage sérieux au
possible.
Il relève mon menton vers lui.
— On recommencera autant de fois que tu voudras.
Cette fois je fonds. J’ai envie de lui dire que je l’aime, que je désire
rester avec lui toute ma vie, et je m’en fous complètement de savoir que
c’est un début de relation, que je m’emballe trop vite, que ce sera différent
quand on se connaitra mieux… Tout ça, je m’en tape. Je ne veux pas être
rationnelle. Je veux juste écouter ce que je ressens.
J’aime cet homme qui ne fuit pas mon regard en ce moment même. Je
l’aime plus que tout.
Il attrape le menu de l’hôtel qu’il me tend.
— Choisis ce que tu veux.
Je me redresse, permettant au passage à Také de se libérer. Il se lève, le
temps d’enfiler un boxer et d’allumer la musique, puis il se réinstalle
confortablement, assis contre son oreiller.
— Viens là, me dit-il, en tapotant le matelas près de lui.
Lorsque je m’y glisse, il nous couvre tous les deux du drap, puis passe
son bras autour de mon épaule pour me rapprocher encore. J’aime les
câlins, ça ne me choque pas. Mais peut-être que ça devrait venant de Také.
— C’est trop difficile de se décider, soupiré-je, en me grattant la tête
devant ce menu bien trop alléchant.
Také ôte le dépliant de mes mains.
— Pourquoi t’arrives jamais à choisir ?! Faut toujours que tu nous
fasses galérer quand on commande.
Il me connait si bien…
— T’as qu’à choisir pour moi.
— Tu vas pas te plaindre après ?!
— Est-ce que j’ai eu l’air de me plaindre jusque-là ? soufflé-je, en
insistant sur le sous-entendu sexuel par un clin d’œil. J’en ai même
redemandé, mais tu as fait la sourde oreille…
Il me fixe sans le moindre sourire.
— Fais pas ça.
— Fais pas quoi ? répété-je avec méfiance.
— Ne me provoque pas putain, je pourrais te baiser pendant des heures
et je suis sûr que tu regretteras quand je t’aurai épuisé au point que tu
pourras plus bouger.
Mon sourire ne faiblit pas, au contraire. C’est tellement réjouissant
d’être désiré de la sorte par l’être qui nous fait chavirer.
Je détourne les yeux et reprends, sur un ton badin :
— J’ai fait mon choix au fait, ça y est.
Il soupire, puis me tend le combiné. Je le porte à mon oreille et fais
semblant de parler à un interlocuteur :
— Oui, je pourrais parler à Mylène ?
Air dubitatif de Také.
— J’ai finalement opté pour une fellation bien fraîche, une levrette
brûlante, et une sodomie bien serrée. Ce sera tout, merci beaucoup. (Je
tends le combiné à un Také, bouche bée, et lui souris de manière explicite.)
Ça te va ?
Vu comment Také me retourne contre le matelas, je crois que oui, la
commande lui plait.
Chapitre 20
2 janvier
An d ré e Asma r
***
Il aura bien fallu attendre une demi-heure dans le hall de l’hôtel avant
que les voitures de Jared et Hugo arrivent. OK, il neige de plus en plus,
mais, connaissant Hugo, je le soupçonne surtout d’avoir traîné. J’ai passé
le quart d’heure précédent à écouter jaspiner Také, qui ne supporte pas
d’attendre.
Le portier a fait une drôle de tête en voyant se garer la vieille voiture
d’Hugo. Surtout qu’elle semble entourée d’un nuage de pollution à elle
seule. Také a refusé que les employés embarquent nos valises, sous
prétexte qu’ils les abîmeraient, il me surprend néanmoins en
m’annonçant :
— Reste ici. Tiens. (Il penche vers moi son étui à guitare, que je
m’occupe de garder à sa place.)
Et le voilà qui porte mon sac et les siens jusqu’aux voitures.
Le genre d’attention qui fait de Také un être vraiment étonnant.
Je l’observe ranger nos affaires dans le coffre de Jared, discuter avec
lui quelques secondes, puis revenir jusqu’au hall. Son manteau est
recouvert de flocons de neige. Il récupère la guitare, qu’il passe en
bandoulière, puis amorce un geste auquel je ne m’attendais pas du tout : il
me tend la main.
J’ai un temps d’arrêt. Je louche longuement sur cette main, en me
posant mille questions : si on arrive main dans la main, tous nos
colocataires seront au courant que nous sommes ensemble ! Veut-il qu’ils
le sachent ? Souhaite-t-il qu’on forme un vrai couple ?
— Bon, tu fais quoi, bordel ?!
Je saisis cette main avec un sourire que je peine à dissimuler. S’il ne me
cache pas, c’est peut-être qu’il m’aime un peu lui aussi ?
Je suis la seule à dire au revoir aux portiers bien entendu. Nous
rejoignons rapidement les véhicules. Je remarque la tête choquée de
Kamran en voyant nos mains jointes. J’ai cru qu’il allait faire un arrêt
cardiaque à travers cette vitre, contre laquelle il est étrangement collé
d’ailleurs. Effrayant… Je suis ravie de monter dans la voiture de Jared et
non avec lui.
— Je suis trop déçue que tu ne viennes pas avec moi, Aly Age ! crie
Hugo, en se penchant à sa vitre ouverte. Qui va dérégler le GPS ???
Je m’esclaffe pendant que Také installe précautionneusement sa guitare
dans le coffre. Je m’assois sur la banquette arrière, puis embrasse Jared
sur la joue en souriant.
— Prêt pour le grand retour sous la neige ? lui demandé-je.
— On va espérer passer avant la tempête, me dit-il en croisant les
doigts.
— Si ton mec s’était un peu pressé, on aurait eu plus de chance,
marmonne Také, en me rejoignant à l’arrière.
Je note qu’il ne s’est pas installé près de Jared.
Clin d’œil de notre conducteur à son pote dans le rétroviseur. Il
enclenche la première et s’apprête à rouler quand je m’écrie brusquement :
— Attends, j’ai oublié mon téléphone dans la valise !
Gros soupir de la part des deux hommes. Je me hâte d’ouvrir le coffre
pour chercher mon portable. Je galère avec la guitare de Také sur le
dessus.
— Fais gaffe à ma Gibson, bordel ! râle-t-il sans même voir ce que je
fais.
— C’est bon, je l’ai à peine touchée, marmonné-je après l’avoir
littéralement cognée contre le bord. J’aurais besoin d’une lampe, les gars.
J'aperçois Také se pencher au-dessus de la plage arrière pour me tendre
son téléphone, en mode torche.
— Merci !
— Le fais pas tomber, Baka. Il vaut plus cher que toi.
Merci beaucoup Také.
Oh la la quelle galère pour dénicher une si petite chose dans un si grand
sac, pas très bien rangé de surcroît.
— Tu n’es pas décédée dans ce coffre, rassure-moi, demande Jared.
— J’arrive, j’y suis presque !
Aussitôt après avoir bluffé, je mets la main sur ce fichu téléphone !
Yes ! Je replace vaguement tout ce que j’ai dérangé, en accordant une
attention particulière à la guitare de Také.
J’allais refermer le coffre quand le portable vibre entre mes doigts. Je
regarde par réflexe ce qui s’affiche, sans en comprendre le sens… avant de
réaliser qu’il ne s’agit pas de mon téléphone, mais de celui de Také.
Je me remets à lire ce message, en panique.
Je tremble. Ça ne peut pas être ce que je crois… C’est impossible. Il y a
forcément une explication.
J’appuie pour afficher le message en totalité, la peur au ventre.
Mais plus je lis, et moins le doute n’est permis.
Plus je lis, plus mon cœur se fige d’horreur.
Il n’a pas pu me faire ça… Il n’a pas pu… Dites-moi qu’il n’a pas pu…
— Aly ? m’interpelle Jared.
Je sursaute, comme si je m’éveillais d’un cauchemar. Je me rends
compte que je tremble de tout mon corps et que je pleure. Merde, je
pleure. Je lâche le téléphone de Také sur la plage arrière, j’essuie les
larmes d’un revers de main, puis je referme le coffre d’un coup sec.
Sans un regard, je me retourne pour rejoindre la voiture d’Hugo, qui
patiente derrière. J’ouvre la portière arrière, là où se trouve Kamran et lui
lance, sur un ton mauvais qui ne me ressemble pas du tout :
— On échange. Tu montes avec Jared.
Hugo, au volant, comprend qu’il se passe quelque chose, mais il
n’ouvre pas la bouche.
— Pourquoi ? demande Kamran.
— Fais pas chier et vas-y ! crié-je presque, en me surprenant moi-
même.
Il n’insiste pas. Il me laisse la place et rejoint l’autre véhicule.
Je referme la portière, ignore le regard inquiet de Charlie, et ordonne à
Hugo :
— Démarre, ils nous rattraperont.
Il a un moment de réflexion, mais il actionne finalement son clignotant
et dépasse la voiture de Jared pour prendre la route. Évidemment, mon
demi-frère nous suit de près. Il ne doit pas comprendre ce qui se passe.
Také non plus.
***
Yv e s Be rg e r
Après une heure passée avec lui, nous quittons la prison pour rentrer
chez nous.
J’ai refait ma vie depuis deux ans. J’habite désormais une jolie maison,
située dans l’agglomération de Bordeaux. Lou se ramasse à trois reprises
dans l’allée, trop pressée d’aller jouer.
— Tes chaussures, Lou !
Si je ne répète pas au moins quinze fois, l’ordre n’est pas entendu,
comme si je parlais dans le vide.
Quand je me suis débarrassée de mes propres affaires, je monte vérifier
que Lou n'est pas en train d’organiser un nouveau suicide collectif de
Barbie depuis sa fenêtre (pourquoi je n’ai pas une enfant normale ?) Je
suis rassurée, elle oblige seulement son poupon à aller sur le pot d’une
manière, disons… impérative (si les services sociaux voient ça, je suis
foutue !) Je la laisse martyriser son bébé et me dirige jusqu’à la buanderie
pour récupérer le linge.
Kamran en sort, un panier sous le bras.
— Oh tu es rentrée ? s’exclame-t-il, le visage réjoui.
— Comme tu vois. (Je jette un coup d’œil au linge. Mon linge.) T’es
pas obligé de le faire, Kam.
— Hors de question que tu te fatigues !
— Je ne suis pas en sucre hein, je peux plier trois tee-shirts.
Kamran me regarde, outré, comme si je lui avais annoncé que j’allais
dévaler la piste noire la plus dangereuse, avec un seul ski et sans bâton.
— Non non et non. Je vais le faire.
Je lui demanderais bien s'il a l’intention de se trouver un appart et
d’arrêter de squatter notre chambre d’amis, mais je ne pense pas que le
moment soit bien choisi. Et puis je suis un peu lâche dans mon genre, je
préfère que ce soit quelqu’un d’autre qui lui dise. D’un autre côté, avoir
depuis un an, un médecin à domicile qui ne rechigne pas aux tâches
ménagères (même si je le soupçonne de me voler des petites culottes) et
qui joue la nounou quand on en a besoin, c’est plutôt pratique.
Je lui abandonne donc « royalement » mon linge. Je m’immobilise
avant d’entrer dans ma chambre en entendant la sonnerie de mon
téléphone. Le nom qui s’affiche ne me donne pas spécialement envie de
répondre.
— Salut Maman.
Ma mère et moi sommes en froid. À vrai dire, je suis en froid avec
quasiment toute ma famille.
Je déteste cette situation, mais elle n’est malheureusement pas de mon
ressort.
Après m’avoir rappelé que mon beau-père organisait sa fête
d’anniversaire ce week-end et que nous étions invités — ça signifie
surtout qu’on est obligés de venir sous peine d’être éliminés du
testament —, elle raccroche.
Ma chambre est un havre de paix, parfaitement rangé et décoré, avec
une grande salle de bains attenante. J’entends la musique qui en provient.
Je reconnais le dernier tube de Fuck Off et j’ai un pincement au cœur en
pensant à Takeomi, que je n’ai plus jamais revu. Il est devenu une star de
la chanson, et la bête noire des médias qui le qualifie de mauvais garçon à
tout va. Ouais, je suppose que c’est ce qu’il est. En plus d’être mon plus
gros regret.
Je me fige dans l’entrée de la salle de bains en voyant mon compagnon,
Jared, entièrement nu, en train de faire l’amour à un autre garçon. Il
interrompt ses coups de reins pour me demander :
— Tu veux venir ?
Hugo se redresse en souriant.
— Allez, dis oui.
— Je suis morte, les gars, je vais plutôt aller m’échouer sur le canapé.
Jared me lance un clin d’œil, puis il reprend son activité, sous les râles
d’un Hugo très excité. Je referme la porte en soupirant.
En allant vivre avec eux, après ma rupture avec Hunter, je n’avais pas
imaginé le tournant qu’aurait pris cette relation. Nous avons réinventé le
couple à nous trois. Deux hommes et une femme. D’où cet immense lit qui
trône, dans lequel nous dormons. L’enfant que j’attends est le fils de Jared
ou d’Hugo, ils ne veulent pas le savoir de toute façon. Le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’ils prennent soin de moi et de Lou.
C’est toutefois cette relation qui a créé des tensions au sein de notre
famille. Ma mère et le père de Jared ont pété les plombs quand ils ont su
pour nous. Mais le pire, c’était peut-être qu’on était trois dans l’histoire.
On passe limite pour des pervers ! Et je ne vous raconte pas la galère pour
expliquer à l’école que Lou a un papa en prison, et deux autres papas qui
ont l’autorisation d’aller la chercher (et accessoirement un tonton collant).
J’aime Hugo et Jared. De tout mon cœur.
Mais parfois, malgré tous leurs efforts, je me sens moins aimée qu’ils
ne s’aiment eux. Je ne peux pas rivaliser avec la force de leur lien. Quoi
que je fasse, ils s’aimeront toujours plus.
J’essaie de ne pas avoir mal, mais le poison de la jalousie s’insinue peu
à peu dans mes veines, et quand je les vois comme ça, entre eux, je me dis
qu’ils n’ont pas besoin de moi, qu’un jour ils décideront de me laisser sur
la touche.
Ce n’est pas la vie que j’avais imaginée pour moi.
Je ne regrette pas. Je pense seulement que j’aurais pu choisir un autre
chemin où j’aurais été la seule dans le cœur de quelqu’un. Juste moi.
Je vois la tête d’Hugo apparaître au-dessus du canapé, sur lequel je suis
affalée.
— Comment va Hugo Junior ?
— On ne l’appellera pas comme ça, soupire Jared, dans la cuisine.
Hugo vient s’agenouiller près de moi pour caresser mon ventre et coller
son oreille dessus.
— Toi et moi, mon pote, on sait exactement comment tu t’appelles,
mais laissons-les dire !
Je pouffe de rire.
— Il a donné un coup de pied ! s’extasie Hugo.
— Ouais, il t’a répondu à propos du prénom ! m’esclaffé-je.
Hugo me sourit, la paume toujours posée sur mon ventre. Puis il se
redresse pour embrasser mes lèvres, son autre main fermement accrochée
à ma nuque. Nous restons front contre front un long moment, jusqu’à ce
que je sente son érection contre moi.
— Sérieux, Hugo ? m’écrié-je. Encore ?
— C’est toi qui me fais bander, j’y peux rien !
— Je signale que je suis là, intervient Kamran, toujours en train de plier
des chaussettes sur la table.
— D’accord, Kam, tu seras le prochain à passer, lui lance Hugo, avec
un sourire coquin. Et puis faut bien que tu paies ta part de loyer.
— Euh…
J’éclate de rire avec Hugo, pendant que Kamran se tourne vers Jared :
— C’était pour rire hein ?
Jared acquiesce avec un regard de pitié.
— Papa ??
— Oui ? répondent en chœur Jared et Hugo.
— Je veux que mon petit frère, il s’appelle Plouc.
— Excellente idée ! s’écrie Hugo, en lui tapant dans la main.
— Ouais enfin, on va y réfléchir, ma puce, lui dit gentiment Jared,
avant de la prendre dans ses bras.
— J'aimerais un nom japonais, affirmé-je pour la énième fois.
— Fallait te marier avec un Japonais, ricane Hugo.
— Pourquoi vous ne l’appelleriez pas comme moi ? demande Kamran.
Grand silence dans la maison. Avant qu’on change de sujet, comme s’il
n’avait pas parlé.
C’est ça ma vie.
Vivre avec deux hommes, un squatteur et mes enfants.
Je continue à écrire pour mon petit public. Je ne serais jamais connue,
je le sais bien, mais je poursuis mon rêve.
Mon existence a finalement tourné en putain de romance insolite. Un
roman MM en grande partie.
Mon téléphone vibre. Je reçois un message que je cache aussitôt.
Ah oui, parce que j’ai omis de préciser que j’avais un amant depuis peu.
Flûte, il m’annonce qu’il est devant chez moi.
Je fais mine d’avoir oublié quelque chose dans la voiture, mais de toute
façon personne ne me prête vraiment attention dans tout ce bazar.
Je passe le portail de la maison, en surveillant les alentours.
Quelle n’est pas ma surprise quand je découvre mon amant, genou à
terre, entouré de toute sa famille.
— Aly, veux-tu m’épouser ?
Je crois que je me suis décroché la mâchoire.
Charlie se lève, vêtu de son peignoir léopard dont les pans ouverts
prouvent qu’il ne porte rien en dessous, puis il fait signe à quelqu’un de
venir. Je regarde, choquée, trois chameaux débarquer de nulle part. Et la
famille de Charlie qui hurle « hip hip hip hourra ». Et Cosette et Charlette
qui grimpent sur les chameaux. Et Charlie qui lève son whisky vers moi
avec un clin d’œil pervers, en écartant les jambes sur son gigantesque
engin.
Ouais, non.
« Do n n e z à c e u x q u e v o u s a ime z d e s a ile s p o u r v o le r, d e s ra c in e s p o u r
re v e n ir, e t d e s ra iso n s d e re ste r. »
Da la ï La ma
Ça y est.
Après des heures et des heures de travail acharné, j’ai mis le point final
à mon deuxième roman.
Je me sens fière comme jamais. Je souris toute seule à mon écran, je
l’embrasserais s’il n’était pas aussi poussiéreux (tiens, un peu de ménage
s’impose). Ce livre me paraît tellement plus abouti, plus mature. Malgré
l’étape de corrections qui m’attend, le principal est fait.
Je m’étire longuement sur ma chaise, observe le paysage blanc par ma
fenêtre. Ce n’est pas tous les jours que Bordeaux se couvre de neige. La
musique résonne plein pot dans l’appartement depuis trois bonnes heures.
Monsieur Célestin est déjà venu se plaindre quatre fois, et je l’ai entendu
hurler de son balcon à huit reprises. La fête semble réussie… Il n’est
cependant pas question que j’y mette un pied.
On frappe à ma porte.
Fichtre[136] ! Pourquoi je continue d’espérer que ce soit Také ?! Il ne m’a
pas adressé la parole depuis qu’on est rentrés. De toute façon, je crois que
je ne l’aurais pas laissé faire, même s’il avait voulu essayer. Je l’ai
royalement ignoré quand je n’avais pas le choix, et l’ai évité le reste du
temps. C’était trop douloureux de partager une pièce en sa compagnie. Je
me suis contentée de l’observer de loin préparer ses cartons, je me suis
concentrée sur mon roman et sur des choses positives. (Et j’ai pleuré
comme une madeleine quasi toutes les nuits, en serrant son tee-shirt contre
moi… merci d’oublier ce détail pathétique.)
— Entrez.
Je dois dire que je ne m’attendais pas à cette apparition.
— Hunter ?
Je ne l’ai pas revu depuis Paris. Bien que ce ne soit pas si lointain, j’ai
l’impression que ça fait une éternité. Tant de choses se sont produites en si
peu de temps.
Je me lève pour l’accueillir. Je ne sais pas si je suis censée lui faire la
bise, ou le prendre dans mes bras. Alors je reste plantée devant lui en
agitant la main. Ouais, c’est nul, je suis au courant.
— Tu es de retour ?
— Je suis venu chercher le reste de mes affaires.
— Oh. Tu as trouvé un appart ?
— Ouais.
Comme toujours avec Hunter, je n’en saurais pas davantage. Le désir
que je ressentais pour lui s’est étrangement transformé en affection. Také a
fait des dégâts sur son passage, il a emporté avec lui tous les sentiments
que j’éprouvais pour Hunter et Jared.
— Tu vas me manquer, avoué-je en toute sincérité.
Un léger sourire flotte sur ses lèvres, puis il change de sujet :
— Ton autre coloc se barre aussi ?
Je n’ai aucune envie de prononcer son prénom, ça tombe bien.
— Oui, ça va nous faire des vacances.
Même dit comme ça, ça sonne faux.
— Tu participes pas à sa fête d’adieu ?
— Non… on n’est pas très proches de toute façon.
J’ai cru qu’on l’avait été, un temps.
J’ajoute aussitôt, pour m’éviter d’y réfléchir :
— Hunter, je suis désolée pour tout le reste…
Si Také ne connait pas le mot « excuses », il n’en est rien de mon côté.
Je m’en veux toujours de l’avoir critiqué et de l’avoir inconsciemment
forcé à quitter Benetton.
Il passe une main affectueuse dans mes cheveux en dardant sur moi un
regard tendre.
— Prends soin de toi, petite blonde.
Quand la porte se referme sur ce grand personnage sombre, je suis
certaine que je ne le reverrais jamais. Ce serait mentir de dire que son
départ ne me fait rien. Or, Také occupe mes pensées 24 heures sur 24
depuis qu’il a forcé l’entrée. C’est son départ à lui qui me donne envie de
pleurer.
Quand j’étais sûre qu’il ne me voyait pas, je le contemplais. Il y avait
quelque chose de réconfortant à entendre sa voix. Même si je me déteste
de le penser, je continue à le trouver magnifique et à imaginer ses lèvres
sur les miennes.
Plus pathétique, tu meurs, Aly.
Heureusement que Cosette et Charlette ont débarqué pour me changer
les idées. Rien que la couleur clinquante de leurs cheveux me redonne le
sourire. Nous parlons de tout et de rien, avachies sur le lit, vêtues de nos
pyjamas arc-en-ciel. Je leur ai lu le premier chapitre de mon nouveau livre
(Cosette : « je le veux. » Charlette : « il y a deux hommes qui couchent
ensemble, je signe où ? ») Puis le sujet est arrivé, je ne sais comment, à
mon colocataire qui fête en ce moment même son départ.
— Je ne me serais pas doutée que Sexy Girl était un mec,
franchement… lance Cosette.
— Moi, j’avais des soupçons, intervient sa sœur, en se grattant le
menton. Il y avait des chroniques sur des livres trop intellos.
Cosette et moi la considérons bizarrement.
— T’es en train de dire que les femmes ne lisent pas de choses
intelligentes ? m’écrié-je en riant.
— Raaaah vous ne comprenez rien ! C’était des lectures de mec, c’est
tout !
— Et les chroniques sur les romances ? rétorque Cosette.
— Ben c’est un mec qui aime les scènes de cul, normal quoi !
Je coupe court à ce débat stérile en agitant mes petits bras.
— De toute façon, c’est pas le problème. Il lit ce qu’il veut, on s’en
tape.
Je n’ai pas avoué aux filles que j’avais eu (que j’ai) des sentiments pour
lui. Je me suis contentée de préciser qu’on avait couché ensemble. Inutile
d’avoir l’air plus naïve que je ne le suis.
— N’empêche, pourquoi il a pris un pseudo féminin ? s’interroge
Cosette.
— Parce que c’est un sadique, un connard et un traître ? grondé-je.
Les jumelles me fixent avec perplexité, avant que Charlette réponde, en
toute logique :
— Ou alors c’était juste parce qu’il ne voulait pas qu’on le reconnaisse.
Élémentaire mon cher Watson.
Je préfère ne pas répliquer. Elles soupçonneraient que ma fureur révèle
autre chose.
— Tu ne vas vraiment pas lui dire au revoir ? renchérit Cosette.
— Et puis quoi encore ?! Je vous rappelle qu’il a écrit une chronique
qui aurait pu foutre mon début de carrière en l’air et qu’en plus il s’est
permis de coucher avec moi !
— Ouais bon, c’est vrai qu’il a merdé, approuve-t-elle.
— Dommage quand même, c’était un connard, mais il était canon ce
mec, soupire Charlette, en s’allongeant sur le lit, l’air rêveur.
— Il n’est pas mort, ne parle pas de lui au passé, râle sa sœur.
— Ben on ne risque pas de revoir son joli p’tit cul, surtout maintenant
qu’il va devenir une vedette.
Oh non, je n’ai pas envie d’entendre ça.
— On ne le regrettera pas, c’était un sale con, pas vrai Aly ?
Je pensais que ça me ferait du bien d’écouter mes amies l’insulter et
aller dans mon sens, mais tout ce que ça me fait, c’est du mal. Je secoue la
tête et tâche de me redonner du courage :
— Et si on regardait un super animé ? Un yaoi ???
Les filles poussent un cri de joie. J'étais certaine que ça leur plairait
autant qu’à moi. Voir deux gars sous forme d’animation en train de tomber
amoureux, c’est tout à fait ce qu’il me faut. S’ils couchent ensemble, c’est
encore mieux.
Personne n'a dit que je n'étais pas bizarre.
***
Après une nuit passée à trois sur un lit, nous sommes réveillées par le
doux bruit d’une perceuse électrique. Contrairement à mes amies
paniquées, je soupire. Ils sont encore en train de réparer l’ascenseur. Il
retombera en panne dans environ… 48 heures, comme d’habitude.
Nous nous préparons tranquillement, puis je raccompagne les jumelles
jusqu’à la porte. Je ne les salue pas longtemps, le bruit de la perceuse
m’oblige à vite refermer. Quand je fais demi-tour, je remarque que la
chambre de Také est ouverte. Et vide.
Il est parti.
Je ne sais pas pourquoi ça me bouleverse autant. Après tout, j’étais au
courant qu’il s'en allait aujourd’hui. Bon débarras, non ? Ce type était
infect. Il ne s’est pas excusé. Il s’est acharné sur mon livre sans raison. Et
il m’a utilisée. Je ne devrais rien éprouver d’autre que de la répulsion à
son égard.
Také est un vrai salaud de compétition. Même absent, même après tout
ce qu’il a fait, j’en arrive à m’en vouloir de ne pas lui avoir dit au revoir.
Sors de ma tête, connard.
Pour m’éviter de cogiter, je me rends dans la cuisine, en quête de
nourriture. Je remarque que le salon a retrouvé forme humaine, en
revanche, j’ai plus de chance de trouver à manger en creusant le sol qu’en
ouvrant les placards. Encore une fois, on a dû oublier de faire les courses.
Charlie me salue. À poil bien évidemment.
Je le revois avec ses chameaux et son peignoir dans cette scène
complètement dingue de mon esprit et ne peux réprimer un sourire. Il se
sert du café, ses fesses rebondies juste à côté de moi.
Kamran fait son apparition à son tour. Il a l’air à moitié mourant,
comme après chaque soirée de beuverie.
— C’est la dernière fois que je bois autant, se lamente-t-il, la tête
contre le bar.
Cette phrase, on l’a tous entendue des milliers de fois. Charlie lui glisse
un verre avec une aspirine, puis il reprend sa place de mafieux dans son
précieux fauteuil. Ce serait plus impressionnant s’il ne regardait pas la
trois-cent-quatre-vingt-troisième rediffusion d’une Nounou d’enfer à la
télé.
— Il va sérieusement falloir recruter d’autres colocs, me fait remarquer
Kamran, à l’agonie. Si Hugo et Jared s’en vont, on ne pourra plus payer le
loyer.
Je me suis fait la même réflexion.
— On devrait prendre des filles pour changer ? tenté-je en essayant
d’attirer l’attention de Charlie.
Il marmonne quelque chose. Kamran pousse son dernier soupir.
OK, laissez tomber les mecs.
Jared et Hugo sauvent mon estomac de la famine lorsqu’ils débarquent
de l’extérieur avec une poche remplie de viennoiseries. Je me jette
littéralement dessus.
— Vous étiez sortis ? demandé-je, surprise de les voir si bien habillés et
coiffés (enfin, pour Hugo la coiffure parfaite, c’est des cheveux dans tous
les sens) de si bonne heure (midi) après une soirée.
— On est allés accompagner Také à la gare, explique Jared.
— J’ai beaucoup pleuré, affirme Hugo. C’était la dernière fois que je
lui pelotais les fesses !
— Oui et il a failli te jeter sur les rails.
— Ha ha ha qu’est-ce qu’on se marre ! Il m’adore !
J’ai un peu moins faim tout à coup. Je me force à changer de sujet :
— Vous déménagez quand, vous deux ?
— Dans un mois.
— Ça nous laisse un peu de temps pour trouver d’autres locataires… (je
hausse le ton exprès) Des colocs filles pour innover !
Jared place son bras autour de mon épaule en souriant.
— Ne t’inquiète pas pour ça, on a déjà recruté.
— Sérieux ? (Mon air impressionné devient rapidement désabusé.) Et
encore une fois, je n’ai pas été mise au courant…
— Tu travaillais ce jour-là, précise mon demi-frère. Kamran aussi.
Je jette un regard de reproche vers Charlie, qui était au courant, mais
qui n’a pas trouvé utile de m’en informer tout à l’heure.
— Ils sont sexy les mecs en plus, tu vas t’éclater ! s’extasie Hugo, en
enfournant un nouveau croissant.
— C’est encore des gars ?
— Non non, rectifie Hugo, c’est pas juste des « gars », c’est des
bombes.
Génial, je vais encore me sentir la plus moche de cet appart…
Je me console avec un pain suisse, tiens. Ma bouchée dévie de mes
lèvres quand Hugo me gratifie d’un coup de coude.
— Peut-être que tu trouveras l’homme de ta vie ? Perso, je mise tout
sur le surfeur avec les cheveux longs.
J’essuie ma joue bariolée de chocolat en maugréant.
— J’ai beaucoup hésité entre lui et le jeune chef d’entreprise, toujours
en costard, il me faisait bien bander lui aussi, mais j’sais pas, le surfeur est
plus… malléable.
— Tu as conscience que ce n’est pas des mecs pour toi ? lui demandé-
je, ironique.
Nouveau coup de coude qui me fait rater ma cible.
— Si tu te maries avec l’un d’eux, je pourrais mater !
Je souris en secouant la tête.
S’ils savaient tous à quel point je me fiche de tous ces mecs séduisants
qui vont débarquer ici ! Oui, bien sûr, je ne dirais sûrement pas ça quand je
les rencontrerais, et surtout quand j’aurais oublié celui qui est déjà parti…
Or, pour le moment, la seule personne que j’ai envie de voir, c’est pourtant
bien Také. Son absence dans cette pièce me rappelle à quel point je suis
mordue. Je le cherche inconsciemment. J’imagine quel gros mot il aurait
employé. Je sens ses mains entourer ma taille.
Arrête ça, Aly. Il n’est pas l’homme de ta vie. Il ne t’a jamais aimée.
— Bon, s’écrie Hugo en se redressant, c’est pas tout ça, mais j’ai
entraînement.
Hugo se hisse sur la pointe des pieds pour embrasser Jared, puis il
disparaît dans un éclat de rire. Hugo, quoi.
Kamran semble se réveiller d’entre les morts. Il marmonne qu’il a
envie de dégueuler, puis se traîne à deux à l’heure vers la salle de bains.
Charlie nous abandonne aussi pour d’autres affaires dans sa chambre. Je
ne veux surtout pas savoir quoi.
Jared grimpe sur le bar pour s’y asseoir. Il choisit une viennoiserie dans
le sachet, puis me dis, l’air de rien :
— T’es pas venue hier soir… ?
Je secoue la tête, en ignorant volontairement son regard. Nous n’avons
jamais reparlé de ce qui s’était passé cette nuit-là, sur l’autoroute. Je sens
que c’est le moment.
— Tu lui en veux à ce point ?
Je n’ai pas envie d'évoquer Také parce que c’est trop frais, trop
douloureux. Mais à Jared, je ne peux pas mentir éternellement.
— Ouais. Et plus que ça encore. Il m’a trahie avec cette saleté de
chronique.
— C’est sûr qu’elle n’était pas tendre…
— Tu le savais ? Que c’était lui, Sexy Girl ?
— J’étais au courant qu’il écrivait des chroniques littéraires, mais pas
sous un pseudo, et j’ignorais qu’il avait chroniqué ton roman. Je l’ai appris
ce jour-là, quand on était bloqués sur l’autoroute, parce qu’il me l’a dit. Et
qu’il m’a montré la première qu’il avait rédigée sur ton bouquin.
Quelque part, ça me rassure de savoir que Také est le seul à m’avoir
caché des choses.
Puis je tilte à retardement sur ce que vient d’expliquer mon demi-frère :
— La première ?
— Oui, la première chronique.
— Comment ça, il y en a une autre ?
Jared fronce les sourcils, un peu perdu.
— Tu ne l’as pas lue ?
— Non.
— Tu devrais alors.
J’extrais mon téléphone de mon short noir et me connecte au blog de
Sexy Girl.
Ses deux dernières chroniques sont en ligne, mais elles ne me
concernent pas : un livre fantastique et un bouquin intello pour mecs,
comme dirait Charlette. Je fais défiler les rubriques. Ah, voilà la
couverture de mon roman. Je clique dessus.
Et là, mon cœur s’arrête. Il a modifié sa chronique.
Et il avoue avoir massacré le roman pour de mauvaises raisons.
***
Même si je n’ai répondu à ce gars que par des phrases toutes faites, les
conditions n’étaient guère favorables à me concentrer sur ce que j’allais
dire à Také. Résultat, je descends du bus avec un courant d’air dans le
cerveau.
— Tu prends quel train ? me demande l’autre collant, toujours là.
Je rassemble mes esprits et regarde l’heure. Plus qu’un quart d’heure.
Par chance, les trains ne sont jamais en avance ni à l’heure non plus
d’ailleurs, je devrais pouvoir y arriver.
— Désolée, je dois y aller, salut !
Je le plante avec son pote muet et me précipite jusqu’à l’entrée
principale de la gare.
Il y a un monde fou. Je joue des coudes pour me frayer un passage
jusqu’au panneau d’affichage. Le train pour Paris est annoncé sur la voie
5. Sans hésiter, je dégaine mon téléphone et achète un billet sur
l’application SNCF.
Non, les gars, c’est fini le temps où on s’élançait sur les quais pour
clamer son amour à l’homme de sa vie ! Maintenant, si on veut approcher
un train à Bordeaux, il faut avoir un billet. (La SNCF ne facilite pas les
histoires de cœur, c’est moi qui vous le dis !)
Quand j’ai payé le plein tarif (aaargh 80 euros !) je cours en direction
des portes menant aux rails. Qu’est-ce que je vais lui raconter ? Qu’est-ce
que je vais faire quand je serais devant lui ? Je panique totalement.
Et s’il me détestait ?
Et s’il ne m’avait jamais plus apprécié que ça et que Jared se trompait ?
Je ralentis le rythme lorsque je monte les marches jusqu’à la voie 5. Si
j’avance plus doucement, je m’arrête. Je pense d’ailleurs sérieusement à
faire demi-tour. Les gens me trouvent gonflante et me passent devant en
râlant. Je sais je sais, moi aussi je me gonfle.
Le train approche. Tous les voyageurs patientant sur le quai
abandonnent leurs téléphones portables pour saisir leurs sacs et se préparer
à monter.
Bon ben voilà, je suis arrivée trop tard, c’est con. Au revoir !
Honte à vous, Aly.
Je me voyais courir au ralenti jusqu’à Také, lui qui lâche ses valises
pour me serrer dans ses bras… « Je t’aime, je t’ai toujours aimé, lui
aurais-je dit, les larmes aux yeux (des larmes sexy on est d’accord !) » Il
m’aurait embrassé, les yeux brillants. « Moi aussi, je t’aime depuis la
première fois que je t’ai vue. » (Peut-être pas la première fois, j’avais un
gros rhume, je parlais avec la voix de Jeanne Moreau et j’avais le nez
rouge) « Moi aussi, je t’aime depuis la deuxième fois que je t’ai vue. » Et
là, le baiser de cinéma, il me soulève, il me fait tournoyer dans les airs.
« Je ne pars plus pour Paris, je reste avec toi pour toujours. » Yeah, voilà
une scène qui déchire !
J’ai des doutes quant aux répliques du garçon.
La réalité est malheureusement beaucoup moins romantique. Les gens
sont dans le passage, je patiente derrière une file pour présenter mon billet
électronique au contrôleur afin qu’il daigne me laisser avancer, je dois
ensuite slalomer, ça caille, et quand j’aperçois enfin Také, il a la tête
tournée dans l’autre sens. C’est moins cool si je viens lui tapoter sur
l’épaule pour me faire remarquer, mais tant pis. Ce sera l’effet de surprise.
Plus j’approche, plus j’ai la trouille. Mon estomac n’est plus qu’une
boule douloureuse.
Il est tellement beau, tellement parfait… et moi, je suis tellement…
moi.
Même de dos, il me fait de l’effet. Et pas qu’à moi, étant donné les
regards des femmes autour de lui. Avec son jean clair de couturier à
l’intérieur duquel il a fourré sa main droite, ses baskets chic et sa veste en
cuir d’où dépasse la capuche de son sweat-shirt Guess, il irradie là où tout
le monde se fond dans le paysage. Comme toujours, il fume. Comme
toujours, il porte des écouteurs à ses oreilles. Je suis pétrifiée.
J’y suis presque.
Je déglutis. Mon ventre émet un grognement contrarié. Ne t’avise pas
de te manifester quand je serais en train de lui parler à cœur ouvert, hein !
Je m’immobilise à quelques pas. J’espère qu’il va tourner les yeux vers
moi.
Je prends une grande inspiration. Il est temps.
Et puis il se penche pour attraper le poignet d’un gamin qui n’arrête pas
de courir depuis tout à l’heure.
— Tu marches encore une fois sur la bride de mon sac, petit con, je
t’étrangle avec.
Air choqué de l'enfant. Air horrifié de la mère.
— Non mais ça va pas ?! crie-t-elle.
Il ôte un de ses écouteurs et pivote vers elle, complètement indifférent.
— Surveille ton gosse et ferme ta gueule.
La femme est au bord de l’asphyxie, mais je crois qu’elle a trop peur de
lui pour riposter, alors elle emmène son enfant loin du monstre.
Allez parler d’amour après ça tiens !
J’hésite à faire demi-tour et à revenir légèrement plus tard, histoire que
la scène devienne un peu plus romantique.
Or, c’est évidemment à cet instant qu’il me repère.
Il paraît surpris de prime abord, il me fixe, le visage figé dans une
expression impénétrable. Je ne me débine pas, j’avance jusqu’à lui.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demande-t-il, peu aimable.
J’avais imaginé autre chose pour nos retrouvailles qu’une réflexion
acerbe.
— Je… J’ai… je… (Raaaah mais dis quelque chose !) Il faudrait qu’on
parle.
— De quoi ?
Il ne me facilite vraiment pas la tâche.
De toi et moi, connard ! Pourquoi je me serais pointée ici sinon ?
— De…
Les portes de tous les wagons s’ouvrent. Et merde !
— De nous, de ce qui s’est passé…
Je vois bien qu’il ne me prête qu’à moitié attention et qu’il est perturbé
par tous les gens qui montent dans le train.
— Je t’aime !
Ah. Cette fois, j’ai toute son attention.
Il me dévisage avec méfiance, comme si je venais de proférer quelque
chose de malveillant. À se demander si j’ai employé les bons mots.
— Je suis désolée pour les choses que j’ai dites ce jour-là sur
l’autoroute, j’étais fâchée, je me sentais trahie, et je ne savais pas que tu
avais changé la chronique. Je pensais vraiment que tu te fichais de moi…
Et ça m’a fait mal parce que j’avais des sentiments pour toi. J’ai des
sentiments pour toi.
Il inhale une nouvelle bouffée de tabac et tourne son visage en direction
des voyageurs derrière lui. Encore une fois, je ne peux rien lire sur ses
traits fermés. Néanmoins, je ne m’attendais sûrement pas à cette réaction :
— Tu t’es crue dans une putain de romance ou quoi ?! Je dois monter
dans le train.
Il me passe à côté pour rejoindre son wagon.
J’ai l’impression que le monde s’écroule autour de moi.
Je reste plantée quelques secondes, assimilant ses mots et son attitude
glaciale. Je ne me retourne même pas pour le regarder une dernière fois, je
pars en courant. Comme dans les romans, oui, encore. Je fuis, parce que je
ne veux pas qu’il sache que je pleure. Je me suis déjà assez ridiculisée
comme ça.
Je me maudis d’être venue. Je maudis Jared de m’avoir fait croire qu’il
pouvait m’aimer aussi.
Mais rien n’a changé. Je suis toujours cette pauvre fille amoureuse et
lui la star qui n’en a rien à foutre de rien.
J’arpente le tunnel sous les rails à toute vitesse, les yeux gonflés d’un
chagrin que je croyais derrière moi. Je ralentis par la force des choses
lorsque je me retrouve dans le hall de la gare, parmi la foule. Je me sens si
bête. Si inutile. Je suis là à renifler et à contenir tous ces sanglots avec un
kleenex, pendant qu’il est bien assis dans son wagon, à rêver de gloire et
de femmes faciles.
J’ai l’impression d’être un fantôme. Les gens sont aveugles à mes
larmes, insensibles à ma détresse. J’erre à travers leur stress. Jusqu’à
m’écrouler devant la gare, à quelques mètres de la porte principale. Je ne
me sens pas capable de reprendre le bus tout de suite. D’affronter les
visages curieux des gens. J’ai envie de laisser les larmes couler encore un
peu.
Je suis stupide.
C’est à moi que j’en veux le plus.
Také ne m’a rien promis, jamais. Jared n’a émis qu’une hypothèse à
laquelle j’ai tout de suite souhaité croire. Si Také a modifié la chronique,
c’était forcément pour une autre raison… Il avait peut-être des remords ?
Et puis qu’est-ce que ça change ? Il ne m’a pas déclaré sa flamme, il a
juste écrit un avis sur mon livre ! C’est moi qui me fais des films depuis le
début. Ben oui, c’est le fantasme de toutes les femmes : le connard
insaisissable, star de la chanson, qui tombe amoureux de la fille banale.
La désillusion aurait été moins terrible si je n’avais pas développé tous
ces sentiments encombrants pour lui. Il n’a suffi que de quelques secondes
à le regarder pour que mon cœur vibre à nouveau. Il n’a fallu qu’un regard
froid pour que Také le brise, encore.
Je plaque mon poing sur ma bouche pour m’empêcher de dévoiler les
sanglots qui me secouent de l’intérieur. Fichues larmes qui glacent mes
joues. Fichue moi. Même le sans-abri à mes côtés a pitié.
— T’es pas sérieuse, Baka ? Tu vas pas chialer devant tout le monde
parce que tu t’es fait jeter ?
L’espace d’un instant, j’ai cru que la voix venait de ma tête. Puis je l’ai
vu face à moi, l’air mécontent.
— Pourquoi tu t’es tirée ? On n’avait pas terminé.
— Tu as dit que…
— Que je devais monter dans le train, pas que tu devais te barrer,
bordel. Mon train va partir alors grouille-toi.
Je scrute sa main tendue avec ahurissement. Il l’agite, manifestement
pressé. Je suis tellement stupéfaite que je ne réfléchis pas vraiment, je la
saisis et me relève. Il m’entraîne sur un pas rapide à travers le hall, sans
rien dire. Sa main est chaude, ferme, rassurante. Je ne comprends pas
vraiment ce qui se passe, je me laisse mener. Je ne sais pas si c’est réel et
si je dois espérer. Mon cœur est sur pause. Il attend que le maître décide de
son sort.
Après un nouveau contrôle des billets, nous arrivons devant son wagon,
là où je l’ai laissé quelques minutes plus tôt. Et maintenant, il va se passer
quoi de plus ?
J’entends le sifflet du chef de gare. Le départ est imminent. C’est trop
tard.
Il se glisse dans le wagon, sans lâcher ma main, m’obligeant à le suivre
à l’intérieur.
— Mais… je ne suis pas censée être dans ce wagon, dis-je, un peu
perdue.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ? On s’en bat les couilles ! s’écrie Také,
que ce détail de placement n’a pas l’air d’ébranler le moins du monde.
Nous nous tenons debout devant cette porte close. Seuls quelques
centimètres séparent nos deux corps. Je me sens fébrile. Excitée. Terrifiée.
Je n’ose plus amorcer un mouvement. Je n’ose plus ouvrir la bouche non
plus. Také me regarde avec intensité. Je n’ai aucune idée de ce à quoi il
peut bien penser en ce moment même. J’observe sa main approcher de
mon visage sans y croire. Puis alors qu’il essuie mes larmes, je le vois
détourner la tête. Comme s’il s’en voulait de réagir ainsi.
— Pourquoi faut toujours que t’aies l’air de sortir d’un manga, Baka ?
grogne-t-il.
Je pouffe de rire. Le contact de ses doigts sur mes joues me fait
frissonner. J’ai l’impression qu’il est en train de réveiller mon corps
courbaturé d’un long sommeil.
— C’était quoi ta prochaine étape ? Te jeter sous un train ? … Tu vaux
mieux que ça.
— Je n’aurais pas été jusque-là, marmonné-je, pas forcément fière.
— Non, tu allais juste chialer devant tout le monde.
— Tu n’étais pas censé le savoir…
Dans un soupir, il accentue l’espace entre nous en s’adossant à la paroi,
avec une vue directe sur le couloir du wagon.
Le train est en train de quitter la gare. Je suis bonne pour un sermon
concernant ma place et un billet retour. Sans certitude de ne pas souffrir.
Il me sonde. Il cherche la vérité. Je n’ai pas la sensation qu’il est
heureux d’être avec moi, ce qui rend les choses plus compliquées.
— Tu voulais parler, alors parlons, dit-il. Tant qu’à payer un billet de
train, autant en avoir pour ton argent.
S’il arborait un visage moins sévère, peut-être que j’aurais moins de
mal à articuler. Je ne parviens qu’à laisser s’échapper un brin de voix
misérable :
— Je t’ai déjà tout dit.
— Ouais, mais t’es pas très claire, tu vois. T’avances d’un pas, tu
recules d’un autre, puis tu reviens.
C’est comme ça qu’il perçoit notre relation ??
— Tu n’as pas fait grand-chose pour me rassurer, je te rappelle. Cette
chronique, c’était vraiment bas. Comment tu voulais que je te fasse
confiance après ça ?
— Je l’ai modifiée.
— Mais je ne l’ai su qu’aujourd’hui parce que Jared me l’a dit. Imagine
ce que j’ai ressenti quand j’ai compris que tu étais la personne cachée
derrière cette chroniqueuse qui avait descendu en flèche mon roman.
Il lève les yeux jusqu’au plafond. Je sens qu’il cherche ses mots.
— J’ai merdé, OK ? J’étais furax ce jour-là.
— Parce que… ?
Je veux qu’il le dise à voix haute. Il n’est pas question que je sois la
seule à me dévoiler.
— Parce que tu m’as laissé croire des choses pour finalement aller avec
un autre mec, putain !
Alors Také a ressenti la même chose que moi le jour du mariage de sa
sœur ? Je ne m’étais donc pas fourvoyé en constatant le trouble entre nous.
C’est bon à savoir. Et rassurant. Je me détends un peu. Sa version des faits
coïncide avec les suppositions de Jared.
— Comprends-moi, j’ai assisté au défilé permanent des filles dans ton
lit, j’ai cru que je ne serais qu’une de plus. Pourquoi tu ne m’as juste pas
clairement fait savoir ce que tu voulais ? T’as pas trop de mal à t’exprimer
d’habitude.
Il secoue la tête.
— Tu voulais que je fasse quoi ? Tu ne m'as laissé aucune place. T’étais
avec un autre gars, non ? Après le mariage de ma sœur, je t’ai entendu dire
clairement que tu souhaitais réessayer avec le psychopathe de mes deux.
Tout prend un sens maintenant. Il a écrit son horrible chronique après
avoir entendu de ma propre bouche que je voulais ressortir avec Hunter.
C’était donc… ?
— Tu étais jaloux ? demandé-je, stupéfaite.
— Va te faire foutre !
Je vais prendre ça pour un oui.
— Je pensais que toi et moi c’était impossible, expliqué-je timidement,
en baissant les yeux. Jusqu’à cette soirée d’inauguration, où je ne sais pas,
quelque chose a changé…
Euuuuh… j’apprécierais qu’il se montre davantage expressif quand je
lui ouvre mon cœur. Mais Také reste le petit connard au visage froid dont
l’attitude hautaine instaure une distance entre nous. J'ignore quoi penser.
J'oscille constamment entre l’espoir à la désillusion totale avec lui. Mon
palpitant va mourir à force de faire le grand écart.
Qu’il me dise enfin les choses. Qu’on en finisse.
— Tu n’as pas l’air de m’aimer autant que moi… murmuré-je
tristement.
Il se raidit. Je note une lueur colérique assombrir ses iris.
— Et qu’est-ce que t’en connais de mes putains de sentiments ?! D’où
tu peux affirmer des conneries pareilles ? Tu crois que je me serais fait
chier à te suivre dans la gare si j’avais eu envie que tu te casses ?! Tu
penses que je t’aurais écrit des chansons ?!
Oh. Mon. Dieu. Il a écrit ses nouvelles chansons pour moi ???
C’est la première fois qu’il exprime ce qu’il ressent. À sa manière bien
sûr, mais ces quelques mots brandis avec agacement réchauffent
instantanément mon cœur. Je ne peux m’empêcher de sourire, sûrement
niaisement.
— La seule personne ici à avoir affiché son dégoût de l’autre, c’est toi,
ajoute-t-il sèchement.
Mon rictus heureux s’efface d’emblée. Je n’ai pas été tendre avec lui,
c’est vrai.
— Je suis désolée pour ça. Les mots ont dépassé mes pensées. Je
voulais seulement te faire mal.
— C’était réussi.
L’amertume dans sa voix et son regard fixé sur moi me perturbent. Je
me demande s’il va me pardonner en fin de compte… Ou s’il n’est pas
juste passé à autre chose.
Maintenant, je me souviens de son visage blessé quand ces mots que je
ne pensais pas traversaient ma bouche. Il était réellement meurtri.
— Je te jure que je m’en veux. Même quand je l’ai dit, je me sentais
horrible. Je n’étais plus moi-même, tu m’avais brisé le cœur et je croyais
que tu te moquais de moi… c’était une sorte de réaction d’autodéfense.
Son regard est si perçant que j’ai peur de l’affronter. Je crains aussi d’y
voir ce que je redoute tant. Pourquoi ne détourne-t-il jamais les yeux,
comme les gens normaux ?
J’ai envie de lui expliquer qu’il ne peut pas me blâmer, qu’il a commis
ses propres erreurs, mais je ne veux pas le braquer davantage. J’ai
l’impression qu’une once de rancœur le fera basculer du côté obscur. Také
est bien trop imprévisible.
— Dis quelque chose… le supplié-je d’une toute petite voix.
Non, il ne dira rien. Pendant des secondes qui me sembleront des
minutes, il n’ouvrira pas la bouche.
Il me paraît si grand tout à coup, si impressionnant… Inaccessible. J’ai
le sentiment qu’il n’agit pas ainsi pour me torturer, c’est peut-être pire. Il
réfléchit.
Je suis suspendue à ses lèvres, ma respiration est saccadée, mes yeux
brillent entre espérance et désenchantement. Tant qu’il ne m’aura pas
délivrée, je serais en veille.
S’il te plaît, parle-moi.
Je le vois amorcer un brusque pas dans ma direction. C’est tellement
soudain que je me plaque instinctivement contre la paroi derrière moi.
L’arrière de mon crâne en a d’ailleurs souffert. Le temps que j’esquisse
une grimace, Také se trouve presque collé à moi et s’empare avidement de
ma bouche. Sa main crispe ma taille, tandis qu’une paume s’aplatit en bas
de mes reins, m’enjoignant à me rapprocher de son corps séduisant.
Je me laisse complètement faire au début, telle une spectatrice. Je n’y
crois pas. Je garde les lèvres entrouvertes, je savoure le goût de sa langue
qui s’infiltre, j’hume son parfum hypnotisant. Mais je n’agis pas. Je
conserve mes bras le long de mon buste. J’observe son genou écarter mes
cuisses pour s’y insinuer, et son corps fusionner au mien, comme deux
pièces de puzzle contiguës.
Il enfouit son visage dans mon cou, sous mes cheveux, le caresse de
baisers, pendant que ses mains se rejoignent dans mon dos pour
m’étreindre.
Je sens son cœur battre contre moi, comme dans un rêve.
Quand il écarte son visage, c’est pour ancrer son regard au mien. Et
c’est à cet instant que je m’éveille. Que je comprends ce que signifie ce
rapprochement. Alors je l’embrasse, de manière trop brusque, maladroite.
Je l’entoure puissamment de mes bras et plaque ma joue contre ses
pectoraux. Me revoilà les larmes aux yeux, mais de joie cette fois. Je
souhaite rester contre lui pour toujours.
Il caresse lentement mes cheveux. Je dois l’étouffer, mais il ne me
repousse pas. Comme lorsque nous dormions ensemble.
— Me dis pas que tu pleures encore, Baka ?
Retrouver mon petit surnom me donne le sourire.
— C’est parce que je suis heureuse…
— Arrête putain, on dirait un de ces films pourris pour meufs.
Son ton profondément dégoûté me fait pouffer de rire. La voix toujours
étouffée contre son torse, je m’écrie :
— Dans les films dont tu parles, l’héroïne n’a pas à acheter un billet de
retour !
— Pourquoi un billet de retour ?
Je redresse la tête, en appuyant mon menton contre sa poitrine.
— Ben, pour rentrer.
— Si tu dois revenir chez les bouffeurs de chocolatines, ce sera pour
déménager tes putains d’affaires dans mon appart.
Je fronce les sourcils.
— Euh… pardon ?
— T’as très bien compris.
Oui, j’ai compris, mais c’est soudain… et totalement dément !
— Tu veux qu’on emménage tous les deux à Paris ?
— T’es longue à la détente, bordel.
— Mais… j’ai un travail à Bordeaux…
— Dans cette maison close chelou où il y a des putes sur les menus ?!
— Oui, bon, je peux trouver un autre job, mais j’ai mes amies aussi…
— Cosette et Bernadette n’auront qu’une heure de train pour venir te
voir.
— Charlette, marmonné-je avec un sourire.
Il balaie cette réflexion d’un revers de main. Je secoue la tête en le
contemplant avec tendresse. Comment je peux expliquer que j’aime ça ?
Son air prétentieux, ses mots fleuris, son attitude insolente… Tout ce qui
m’agace chez lui est devenu prétexte à l’aimer encore plus. Je suis foutue.
Non mais regardez-le, je n’avais aucune chance contre lui de toute façon.
— Et je compte bien à ce qu’Aniki et l’emmerdeur qui lui sert de mec
se pointent chez nous régulièrement.
« Chez nous » … Il m’avait conquise à l’instant où il avait posé ses
lèvres sur les miennes, mais là, c’est l’embrasement dans ma tête. Mon
cerveau est en train de danser le twerk avec ses potes les neurones et ça
risque de finir en orgie (j’ai un cerveau de détraquée).
— Mais… et tes obligations professionnelles, les tournées prévues à
ton contrat ? Je vais te gêner…
— Tu dis vraiment trop de conneries.
Ça vient du cœur au moins. Je lui lance un regard entendu, en cognant
doucement mon poing contre son pectoral. Mmmmh c’est ferme. (Chut le
cerveau, continue ton orgie !)
— Je veux être sûre que tu connais les enjeux. Imagine que d’ici
quelques semaines, tu te rendes compte que tu préférerais être libre.
— T'es ma meuf, pas mon boulet.
— J’aime te l’entendre dire, dis-je avec un sourire.
— Tu pourras écrire autant que tu voudras, venir aux tournées avec
moi, et puis tu ne seras pas la seule, il y aura Jess.
Mon Dieu, mais il a tout prévu. Certaines femmes paniquent à l’idée
que leur compagnon ait déjà tracé leur futur, moi au contraire, ça me
rassure.
— Tu n’as pas besoin de me convaincre davantage, Také. J’ai vraiment
envie d’être avec toi. Je ne sais pas trop ce que tu m’as fait pendant ce
mariage où tu as été terriblement odieux avec tous les invités, mais il faut
croire que je suis un cas désespéré.
Il glisse ses deux mains sur mon postérieur, en me lançant un sourire
des plus sexy.
Mon cerveau : « C’est la salsa du démon tut tut tut salsaaaaa du
démon »
Mes neurones : « À poil ! À poil ! »
Je comprends mieux certaines réactions.
Je jette un coup d’œil vers une dame outrée, qui assiste à tout de là où
elle est assise.
— Tout le monde nous voit, murmuré-je pendant que ses lèvres
dérivent jusqu’à ma nuque.
— Ouais et je m’en branle.
Je m’esclaffe en apercevant la même dame bondir sur son siège face à
tant de vulgarité.
— Oh, l’interpelle Také, allez mater un porno si vous voulez vous
rincer l’œil !
Cette fois je crois qu’elle a fait une crise cardiaque. Sa voisine est pliée
de rire, en revanche.
— T’abuses, râlé-je, un peu gênée quand même.
— Arrête, t’adores ça !
Je n’ai pas le temps de le traiter de vantard qu’il a embrassé mon
sourire.
Il a raison, j’adore ça.
Je suis raide dingue de lui. Je veux entrer dans sa vie et ne jamais en
sortir.
Je suis prête à devenir adulte. À sauter le pas. Je peux rejoindre le
groupe fermé des couples.
Také m’a fait grandir. Il m’a révélée. Portée. Fait souffrir aussi par
incompréhensions mutuelles. Il m’a ouvert le cœur et appris ce qu’était le
véritable amour.
Je sais qu’il est l’homme de ma vie, je n’ai pas le moindre doute sur
notre avenir malgré son statut de future rock star. Také possède la force
d’un regard et l’honnêteté du cœur. Il sait ce qu’il veut. Et par chance,
c’est moi qu’il veut.
Bienvenue dans ta nouvelle vie, Aly.
« Salsaaaaa du démon… » Oh la ferme, toi ! J’essaie de conclure en
beauté ce roman ! « Salsaaaaa du démon » OK laissez tomber. Y’a rien à
en tirer.
Dans un futur proche, lointain, que sais-je ?
Dans une autre galaxie, où les licornes sont
reines…
Non, je déconne, c’est l’épilogue (le vrai, cette fois)
À la fin d’un concert, j’ai toujours mal aux zygomatiques tant j’ai
souri. Une groupie, je vous dis. Hugo, Jared et leur fille (endormie dans les
bras de celui-ci) me raccompagnent jusqu’à chez moi.
Také et moi vivons en plein Paris, au dernier étage d’un immeuble
rénové. Notre appartement s’étend sur tout l’étage et comprend une
incroyable terrasse avec vue sur Montmartre. Také gagne beaucoup
d’argent, nous n’avons pas vraiment à nous soucier du coût. Il a lui-même
décoré et agencé la moindre pièce. Cet endroit est un paradis dans lequel
je me sens bien. Je ne parle même pas du bureau qu’il m’a réservé : j’ai
écrit un nombre incalculable de romans au sein de cet antre.
Car oui, je continue à écrire. J’ai ma petite notoriété dans le milieu de
la romance, je vis ma passion à fond. Sans regret. Také me relit, me
corrige, il est d’excellents conseils et a énormément fait évoluer mon style
d’écriture. Cet homme possède bien des facettes…
Je m’attendais à trouver le calme, mais la baby-sitter a visiblement eu
bien du mal à garder les enfants au lit. Elle est désolée, je lui assure que ce
n’est rien et la laisse repartir, pendant que Jared et Hugo se voient
accueillis avec enthousiasme par trois petits garçons aux yeux bridés, de 6,
4 et 2 ans, totales copies de Také.
Ils parlent tous en même temps, alors je m’écrie :
— Vous ne devriez pas être au lit tous les trois ?
Grand silence coupable.
— Kei wa watashi o me ga samemashita[137], lance l’aîné, Ayato.
— Watashi wa nani mo shimasen deshita[138], se défend Kei, l’enfant du
milieu.
Avant que ça ne dégénère, j’interviens :
— Kinishinai[139].
Ça a le mérite de les faire taire. Pour l’instant.
J’ai appris le japonais au début de ma relation avec Také, et nous avons
naturellement inculqué le bilinguisme à nos enfants. À la maison, nous
parlons japonais, et français à l’extérieur. Je crois que je connais plus de
mots familiers que les Japonais eux-mêmes… Je m’en rends compte à
chacun de nos voyages annuels au Japon.
— Cette langue est extrêmement sexy, fait remarquer Hugo, très
sérieusement.
J’allais enfin mettre les enfants au lit quand Také rentre à son tour. Les
petits lui sautent littéralement dessus. Il a la même réaction que moi :
— Dôshite anatachi wa mada koko ni imasuka[140] ?
Après s’être longuement rejeté la faute les uns les autres, Ayato, Kei et
Hiro se voient renvoyer plus fermement que moi par leur père dans leurs
chambres. Ils s’y rendent sans broncher.
Je suis encore tout émoustillée après ce concert, alors contempler Také
dans sa tenue de scène me donne envie de me débarrasser de nos invités au
plus vite.
Také et Jared se serrent dans les bras l’un de l’autre.
— Alors Aniki, ça t’a plu ?
— T’étais génial, confirme Jared, avec sincérité.
Hugo se charge de les séparer pour s’imposer à Také.
— Je t’ai manqué, avoue !!
— Je t’ai vu hier, avant-hier, et tous les jours avant ça, marmonne Také
en l’écartant de lui.
— Évidemment ! Tu as fait en sorte de t’installer près de chez nous,
parce que tu ne pouvais pas te passer de moi ! Ce que je peux totalement
comprendre…
Regard noir de Také, qui manque parfois de second degré, avouons-le.
Et Hugo se fait un malin plaisir à le provoquer.
Jared et Hugo sont nos voisins du dessous depuis des années. Il y a un
lien indéfectible entre Také et son Aniki, ils sont presque malheureux l’un
sans l’autre. Hugo donne des cours de boxe, tandis que Jared gagne bien sa
vie en tant que chimiste.
Ma mère et mon beau-père sont ravis de faire d’une pierre deux coups
lorsqu'ils viennent sur Paris nous rendre visite. Ma mère a toujours un peu
de mal avec Také, comme la plupart des gens (non, pardon, tous les gens),
mais nous sommes proches de ma famille. Také s’est aussi rapproché de la
sienne quand nous nous sommes mariés. Ses parents sont toujours ultras
coincés et choqués par ce qui sort de la bouche de leur fils, mais ils ont
fini par accepter son style de vie, et j’ai entendu son père lui avouer qu’il
était fier de lui.
Vous vous demandez ce que sont devenus nos bons vieux colocataires ?
Kamran a récemment divorcé pour la deuxième fois, il est médecin au
CHU de Bordeaux. Charlie vit encore à Benetton, avec d’autres personnes,
nous ne savons toujours pas exactement ce qu’il fait pour gagner sa vie.
Quant à Hunter, je n’ai plus jamais entendu parler de lui…
Cosette et Charlette sont mariées à des jumeaux aussi sérieux qu’elles
sont loufoques, ils vivent tous dans la même maison à Bordeaux, avec
leurs enfants respectifs. Nous nous retrouvons avec plaisir une fois par an.
Je sens la main de Také se poser sur ma taille tandis que Jared et Hugo
annoncent qu’ils rentrent pour mettre au lit leur petite puce.
— C’est pas trop tôt putain, j’ai envie de baiser, souffle Také.
Heureusement que nos deux voisins ont l’habitude et qu’Hugo n’est pas
vraiment mieux :
— Je sais ce que c’est, moi aussi j’ai du mal à me retenir en voyant le
petit cul de l'homme de ma vie…
Je soupire :
— Pitié, épargnez-nous les détails.
Mon frère (le « demi » n’a plus aucun sens depuis longtemps !) me
décoche un sourire complice. Après deux baisers sur mes joues, les voilà
tous les deux repartis chez eux.
Je suis seule avec la bombe sexuelle qui me sert de mari. Il referme à
clé derrière eux et m’attire brusquement contre son corps.
— On en était où tout à l’heure, Aly-chan ? demande-t-il, en
humidifiant ses lèvres.
— Si tu commences à parler japonais, tu sais ce que tu risques ?
— J’suis un putain d’aventurier !
Quand il se la pète comme ça, il est encore plus sexy, c’est injuste.
Je lui dévore la bouche, tout en déboutonnant son jean et en le faisant
reculer vers notre chambre.
— Je vais te montrer comment je suis fan de toi, lui susurré-je à
l’oreille, en glissant ma main dans son boxer.
Au râle de désir qu’il pousse et à la réaction physique qui se presse
contre moi, je sais que j’ai dorénavant toute son attention. D’un coup de
pied, je referme donc la porte derrière nous.
Tout comme je referme ce chapitre de mon existence.
Finalement, ma vie est bien une putain de romance. La meilleure que
j’ai jamais écrite.
Voilà une fin poétique et très jolie, Aly, je suis impressionné.
« Salsaaaaaa du démon tut tut tut tut salsaaaaa du démon ! »
Quel gâchis…
Et merde.
Merci tout d’abord à mon mari, mes trois garçons, mes parents, mes
frangins et leur jolie famille, ma meilleure amie, sans qui mon âme
bisounours n’existerait pas (si vous avez des plaintes, tournez-vous vers
eux)
Merci aussi à Marie HJ, une autre de mes auteures préférées, qui a eu la
patience et l’extrême gentillesse de me conseiller.
Merci à tous mes lecteurs, vos petits mots me vont droit au cœur (si
vous n’en avez pas encore écrit, sachez que je les attends ! Emmerdeuse
jusqu’au bout celle-là.)
Bien sûr, je ne peux pas conclure sans remercier Aly du groupe New’s
Aly Romance, qui m’a prêté son nom et ceux de son équipe de choc, et qui
œuvre dans l’ombre pour mettre en avant tous les auteurs français. Merci à
toutes les filles du groupe, merci aux modératrices, merci Aly d’être qui tu
es.
Facebook :
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[63] Non mais c’est quoi ce manque d’imagination en matière de noms de chapitres, Aly ?? Vous vous êtes contentée de rajouter un « bis »,
c’est un gros foutage de gueule !
Euh… ouais.
[64]
Toutcâlin… Allez quoi, vous savez forcément de qui je parle ! Le Bisounours avec un arc-en-ciel sur le ventre, qui guérit tous les maux par
des câlinous !
[65]
Dessins animés pornographiques japonais
[66]
Pardon pour les moins de 60 ans qui me liraient.
[67]
Je vous présente à nouveau mes excuses pour ce gros pétage de câble sur le pain au chocolat de Joe Dassin (qui, précisons-le, a quand
même commis une impardonnable faute : on dit chocolatine, Joe. J’avoue, les rimes en « ine » c’était moins facile.)
[68]
Chanteur de Placebo
[69]
Nom d’artiste de Yamashita Tomohisa, chanteur et acteur japonais
[70]
Chanteur du groupe Ling Tosite Sigure
[71]
Je t’interdis (en japonais)
[72]
Réplique du film Sex Academy (si vous ne l’avez jamais vu, honte à vous !)
[73]
Mot anglais signifiant faire-valoir (qu’est-ce que je vous apprends comme trucs !)
[74]
Oui, bon, oh ! Je fais ce que je peux pour que vous suiviez avec les moyens du bord !
[75]
C’est la minute mathématiques. On révise aujourd’hui les pourcentages.
[76]
De Panic ! at the disco
[77]
Pardon pour la référence geek, Sonic est un jeu vidéo mettant en scène un hérisson qui va très très vite. C’est phénoménal non ?
[78]
Ah aaaaah !!!!
— Merde.
— Oh Aly !
[79]
La hardtechno est un genre de musique électronique, entre hardcore et techno. Si vous vous demandez à quoi ça ressemble, c’est des boum
boum et un son horrible. N’essayez pas d’en écouter sans drogue et alcool. (C’était… le bon conseil de l’auteure !!)
[80]
De Twenty One Pilots
[81]
De 5 seconds of summer
[82]
Loser
[83]
Bienvenue à la maison, Takeomi. (le suffixe « kun », à prononcer « koun », est une marque d’affection)
[84]
Mangas consacrés aux relations gays entre hommes
[85]
Maman en japonais
[86]
Se prononce Massaki
[87]
Se prononce Shizouka
[88]
Takeomi, on y va.
[89]
Mot affectif signifiant « petit frère »
[90]
Se prononce « Youmi »
[91]
Se prononce Assouna
[92]
Se prononce Hidé
[93]
Mamie en japonais
[94]
Manga Tokyo Ghoul, de Sui Ishida
[95]
Se no et Yoisho : cris d’encouragement
[96]
Boisson alcoolisée produite à partir d’un mélange d’eau et de riz (À consommer avec modération, sinon on va me coller un procès aux
fesses pour incitation à la débauche !)
[97]
De Céline Dion (BO Titanic)
[98]
De Emile et Images (ils m’entraînent jusqu’au bout de la nuit, les démons de minuit !!! Pardon. Je suis un peu déchirée, je le rappelle)
[99]
Référence au manga Tokyo Ghoul (toujours déchirée !!!)
[100]
De Maroon 5
[101]
De Thérapie Taxi
[102]
Aucune allusion perverse
[103]
De Harry Belafonte
[104]
J’ai trop regardé la série Urgences, veuillez m’excuser
[105]
De Linkin Park
[106]
Oui, bon, on choisit pas ses potes internet !
[107]
D’Alan Walker
[108]
Je sais, cette indication est extrêmement précise ! Eh plaignez-vous à monsieur Google hein !
[109]
Merveilleux ! Formidable ! (que des adjectifs qui me vont comme un gant… non ?)
[110]
Annette !!! La petite blonde aux nattes avec une voix nasillarde, folle amoureuse de monsieur Girard ! Premiers Baisers, AB production,
Dorothée, non mais sérieux, cette série c’est un classique ! (À ne jamais regarder après une série américaine moderne sous peine d’être choqué)
[111]
Toujours pas jalouse !!!
[112]
Le petit bonhomme en mousseuuuh…
[113]
Est-ce que vous cherchez votre direction, Mademoiselle ?
[114]
Oh vous êtes Espagnole ?
[115]
Olaf de la reine des neiges, voyons !! Libérééééée délivréééée !!! Non ? Toujours pas ? Laissez tomber. Si quelqu’un me cherche, je serai
au pays de Mickey.
[116]
Oui oui, je suis au courant, ce mot n’existe pas ! Il est pourtant hyper sympa, alors je le garde, na !
[117]
Mot typiquement bordelais, qui signifie « trop », « beaucoup ». Exemple : j’ai mangé gavé de chocolatines, ça daille ! (ça daille = ça craint
du boudin. Oui, les Bordelais ont aussi leur langage)
[118]
J’adore me parler à moi-même, ne faites pas attention !
[119]
What the fuck (Qu’est-ce que c’est que ce chantier ?!)
[120]
On peut aimer les mangas, les chaussettes, les connards, et le foot ! Eh ouais !
[121]
Je signale que j’ai déjà indiqué ce que signifiait ce mot, alors j’espère que vous avez retenu parce que je vous prépare une interro surprise
(plus si surprise puisque je viens de le dire) à la fin du roman !
[122]
Aucune connotation sexuelle, je précise. C’est pas sa faute si elle s’appelle comme ça, la pauvre.
[123]
Nous sommes navrés pour cette interruption du programme. Le CSA a estimé cette scène bien trop vulgaire pour être diffusée dans son
intégralité.
[124]
Je m’excuse encore pour cette référence geek de vieille : Pacman est un jeu vidéo qui met en scène un gros bonhomme qui engloutit tout
ce qui passe. J’ajouterais qu’une super chanson a été écrite à ce sujet « gentil p’tit bonhomme poursuivi par des fantômes c’est Pacman,
Pacmaaaan ». C’est moche que je m’en rappelle encore hein ?
[125]
C’est ainsi que les Asiatiques appellent ce qu’on nomme chez nous « séries ».
[126]
Un manga/animé relativement ancien mettant en scène une préado chasseuse de cartes. Un peu cucul mais mignon tout plein ! (On ne rit
pas !)
[127]
Là où tu te perdras, c’est dans les profondes ténèbres de mon cœur, dans mon enfer. Et je ne te laisserai pas sortir. Ton paradis est le mien
maintenant.
[128]
Ton paradis sera rempli de moi. Juste moi.
[129]
Héroïne kawaï (ça fait beaucoup de trémas, non ?) du manga Vocaloid
[130]
Héros de City Hunter (Ryô Saeba, rebaptisé Nikki Larson chez nous)
[131]
Sauvage, hein ?
[132]
J’ai envie de toi, Aly-chan (se prononce « tchane », même signification que le suffixe « kun », mais celui-ci est destiné aux filles)
[133]
Relax, Aly-chan.
[134]
Un équivalent en japonais de « va te faire foutre »
[135]
Cette référence prouve à quel point je suis désespérée.
[136]
Quel dommage qu’on ne l’utilise pas plus souvent celui-ci hein ? Fichtre ! J’ai oublié mon parapluie ! (ça a de la gueule, non ?)
[137]
Kei (se prononce Kéï) m’a réveillé.
[138]
Je n’ai rien fait !
[139]
Je ne veux pas le savoir.
[140]
Pourquoi vous êtes encore là ?