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Not a fuckin’ romance[1]

Ena L
Ce livre est une fiction. Toute référence à des évènements historiques, des comportements de
personnes ou des lieux réels serait utilisée de façon fictive. Les autres noms, personnages, lieux
et évènements sont issus de l’imagination de l’auteur, et toute ressemblance avec des
personnages vivants ou ayant existé serait totalement fortuite.
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est interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Une copie ou une reproduction par quelque
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protection du droit d’auteur.

AVERTISSEMENT AUX LECTEURS


Ce livre comporte des scènes érotiques explicites pouvant heurter la
sensibilité des jeunes lecteurs.

Âge minimum conseillé : 18 ans


Crédits photo : 123rtf
Couverture : ©Martine Provost
© 00066231-1 Ena L
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Prologue

Cette fois on peut dire que j’ai touché le fond.


Je me suis mise minable le jour de Noël. Mon livre ne se vendra jamais.
J’ai trompé mon mec — que je viens à peine de retrouver — en couchant
avec un de mes colocs sans même savoir lequel. Ajoutons que j’ai dû être
un si mauvais coup qu’il a fiché le camp avant que je me réveille…
Pourtant moi, enfin… je ne sais pas comment le dire… j’ai ressenti
quelque chose de différent : une symbiose, une évidence…
Oh la vache, c’est de la bave sur mon menton ? Erk.
De quoi je parlais déjà ? Ah oui, la tapisserie qui est en train de
dégringoler ! Il faut vraiment que j’en touche un mot au propriétaire et que
je lui demande d’effectuer les travaux nécessaires parce que ça ne peut
plus durer !

Je ne parlais pas de ça, hein ?
Oh la la en plus d’être un mauvais coup et un écrivain médiocre, j’ai
une gueule de bois qui me rend plus débile que je ne le suis d’habitude !
J’ajoute à la longue liste du pire Noël de l’année : j’ai épuisé toutes
mes chances avec l’homme de mes rêves, que je ne suis pas censée aimer,
mais que j’aime quand même parce que je suis une horrible perverse sans
morale. Je suis nulle.

J’abandonne.
Je balance tout, plus rien à foutre !
Allez tous vous faire voir !

Bon, on est d’accord que je suis encore un peu bourrée et que je n’ai pas
vraiment voulu vous insulter ? Pitié, restez encore un peu.
Je réalise que je suis en train de parler à des gens imaginaires, là… Nan
mais faut que j’arrête ! Ta vie c’est pas une fuckin’ romance, Aly !!!
Chapitre 1
Sept semaines plus tôt :

9 novembre

« Sa n s l’a u d a c e , l’im p o ssib le s’é te n d ra it p re sq u e p a rto u t. »

Be rn a rd Fo n te n e lle

Non Mademoiselle ! Non ! Vous nous vendez du rêve, de l’action, de la


détresse à son paroxysme, et puis boum, vous nous annoncez qu’on ne
saura ni pourquoi ni comment vous en êtes arrivée à cet état de déchet
humain avant la page finale !
Oui bon, « déchet humain », c’est peut-être un peu exagéré non ? (Non.)
Eh, n’oubliez pas que tous les bons livres commencent par un prologue
accrocheur ! Les mauvais, aussi, soit dit en passant… Dites-vous que ce
retour dans le passé est nécessaire si vous souhaitez comprendre les
évènements de ce 25 décembre 2020. Et puis, cela me permettra également
de me présenter sous un autre jour (plus reluisant).
Je m’appelle Aly, j’ai 25 ans, je suis ceinture Bisounours triple Arc-en-
ciel[2] et j’ai deux particularités : la première, c’est que je partage un
appartement à Bordeaux avec cinq garçons, tous plus beaux les uns que les
autres. La seconde c’est que je suis écrivain. Enfin, j’essaie. D’ailleurs,
avant de poursuivre, il est indispensable que je vous explique une petite
chose à propos de moi : je ne vis pas vraiment seule dans ma tête. Ne vous
inquiétez donc pas si ce récit est ponctué de réflexions en italique de telle
ou telle personne issue de mon imaginaire tordu. Sinon, je suis tout à fait
saine d’esprit.
Maintenant que les présentations sont faites, et que tout le monde a
bien signé le formulaire de consentement pour embarquer avec moi dans
cette histoire (je ne suis pas responsable des dommages collatéraux sur
votre propre cerveau), revenons dans le temps, le 9 novembre.

C’est un grand jour. Je l’attendais depuis exactement dix mois, quatre


jours et neuf heures.
Le 9 novembre 2020, mon premier roman est paru.
Je fais partie de ces idiotes qui ne réfléchissent pas au fait qu’un auteur
possède une remise sur ses propres bouquins, je l’ai commandé plein pot
et pour couronner le tout, j’en ai acheté cinq. Mais peu importe, quand j’ai
effleuré la couverture, je me suis sentie envahie par un sentiment
nouveau : la fierté. C’est moi qui ai rédigé ce pavé. Cette histoire est
extraite de mon imagination. J’ai travaillé d’arrache-pied pour parvenir à
ce magnifique résultat. Parce que oui, écrire un livre demande du boulot et
des sacrifices. Des heures de solitude avec son ordinateur et des dialogues
surréalistes avec soi-même.
Tu vas nous faire pleurer, Aly.
En réalité, le plus difficile n’est pas d’écrire le livre, mais de le faire
éditer ! Comme tous les auteurs qui croient avoir pondu le succès du
siècle[3], j’ai essayé d’envoyer mon manuscrit aux mastodontes des
maisons d’édition. 13 x 400 pages imprimées, 150 euros de timbres, et 4
cartouches d’encre plus tard, j’apprendrais que j’ai contribué à la pollution
de la planète pour rien. Les riches éditeurs ne vous répondent pas. Même
pas un petit mot pour dire « c’était à chier, je l’ai donné à mon fils en
guise de feuilles de brouillon », rien.
Dieu soit loué, je n’ai pas tout misé sur ces importantes structures (mon
compte en banque était à sec quoi qu’il en soit). Certains éditeurs ont le
bon goût d’accepter les soumissions de manuscrit par voie électronique.
Le seul souci avec les mails, c’est que chaque maison a ses exigences,
toutes plus farfelues les unes que les autres : marge de gauche de 4,65 cm,
interligne de 1,25, les trois premiers chapitres uniquement, police
TrucBidule taille 16, joindre un synopsis, un résumé (non non, ce n’est pas
la même chose), un pitch (pas le gâteau hein, ils n’ont pas d’humour),
voire les trois à la fois, une description des personnages, une note
d’intention, une présentation auteur de 4 lignes — pas une de plus sinon je
mets ton manuscrit dans la corbeille mouhahaha !!
C’était un genre de méchant dans les dessins animés ? Belle imitation.
Merci.
Bref, c’est un casse-tête chinois (ou pas chinois d’ailleurs). Et le pire
est encore à venir : l’attente. Le doute s’insinue alors tel un vilain petit
serpent : est-ce que mon roman est si original que ça ? Est-ce que j’aurais
dû utiliser moins de gros mots ? Est-ce que je suis condamnée à travailler
dans ce bar chelou toute ma vie ? (Quand vous le verrez, vous
comprendrez)
Et puis il y a les premières réponses :
Les plus rapides sont les fausses bonnes nouvelles, ces maisons
d’édition à compte d’auteur qui vous jettent des fleurs, mais qui n’ont pas
lu une ligne et qui vous demandent une énorme somme d’argent pour
publier le bouquin. Celles-là, on apprend rapidement à les reconnaître. Et
on fuit aussi vite que Rick dans « the Walking Dead » après une attaque de
zombies !
Et puis il y a l'atroce petit message, l'odieux casseur d'espoir : "Malgré
les qualités indéniables de votre manuscrit, nous ne sommes pas en
mesure de le publier à ce jour. Croyez bien blablabla formule de politesse
de merde blablabla cordialement." Signé : Maison d’édition moyenne
pleine de blé qui s’en bat l’œil de toi.
Bouhouhouhouuuuuuuu personne ne m’aime !
Eh oh un peu de dignité, Machine, on n’est pas au bureau des pleurs !!
Le refus, c'est le coup de massue de Laura sur Nikki Larson. (Pardon les
jeunes et les non otaku[4] pour cette référence.) Tu t'es tellement
enquiquiné à peaufiner ce bouquin, et en retour, tu obtiens une pauvre
phrase polie et impersonnelle pour te signifier que oui, tu peux le
remballer ton livre de merde, parce qu'il est naze, parce qu'il est mal écrit,
sans originalité aucune, et que l'auteur devrait penser à se pendre au lieu
de continuer à scribouiller des bouses pareilles. Ok là j'exagère
légèrement.
N'empêche que dans nos têtes de romanciers, même si on est le plus
optimiste du monde (genre moi, je vis au pays des Bisounours tous les
jours, et je peux vous dire que je m'y amuse comme une petite folle), on a
toujours cette légère angoisse à l'arrivée de ce type de mails.
Refus = t'as pas de talent, retourne vendre des glaces ! (Je vous ai dit
que j'avais travaillé chez un glacier un jour ? Ouais, ma vie est
passionnante !)
Ce refus-là n’est cependant pas le plus cruel. La palme revient à ces
éditeurs sadiques totalement inconnus qui, feignant vouloir t’aider,
prennent plaisir à démonter ton roman point par point, comme si ça les
excitait de faire du mal à travers un écran. Après ça, disons que tu te sens
comme quand ta tante Bernadette — si myope qu’elle triple les doses de
farine — te sert une troisième part de son gâteau étouffe-chrétien.
Heureusement, je ne me laisse jamais miner. (Pas Bernard… Minet[5].
OK j’arrête les blagues.)
Et j’ai bien fait puisque j’ai finalement reçu plusieurs réponses
positives. Après des semaines d’enquête à la maison des comptes, des
entrevues avec les responsables, etc, j’ai choisi l’éditeur qui me paraissait
le plus sérieux et le plus fiable.
Non je déconne, j’ai décidé à l’instinct et en tapant « avis maison
édition » sur Google.
Le pire c’est peut-être de l’avouer ?
C’est ainsi que j’ai signé un contrat avec les éditions Topie et qu’après
des mois d’attente entre corrections, relectures, élaboration de couverture,
je tiens enfin entre mes mains le saint Graal.
Et sinon, c’est quand qu’on parle cul ?
Bientôt bientôt.

Même si je suis heureuse, j’ai jusque-là préféré ne pas trop ébruiter la


nouvelle. Par crainte que mon livre ne se vende pas et de voir Mamie
Juliette, le regard désolé, me tendre un billet de cinq euros pour me
consoler ? Il y a de ça. Je ne me fais pas d’illusions, d’ici quelques jours,
ma mère aura prévenu toute la famille et les commerçants de son quartier.
Confortablement installée sur le lit, je laisse échapper un soupir de
plaisir lorsque j’effleure la première page : « Là où tu vivras, de Aly M. »,
l’histoire de cette fille déterminée qui bazarde sa vie parfaite pour aller
sauver son frère…
— Alyyyyy !! s’égosille une voix masculine familière.
Bien sûr, Hugo ne frappe pas, il entre.
— Il paraît que tu l’as reçu ? (Il me confisque le livre des mains.) La
vache, c’est une couverture sexy !
Le personnage féminin, de dos, n’a rien de très « hot », mais Hugo a
tendance à trouver excitant tout ce qui bouge. Pendant qu’il lit, à voix
haute, le quatrième de couverture, je patiente sagement, en tailleur. Soyons
honnêtes, même si mon livre est une œuvre d’art, il est difficile de se
concentrer sur autre chose que sur le physique d’Hugo. C’est une sorte de
canon, un grand blond hyper bien foutu, avec des yeux verts malicieux au
possible et des cheveux épais en bataille qu’il n’a jamais l’air d’avoir
coiffés une fois dans sa vie. Ajoutons à son sex-appeal qu’il pratique la
boxe depuis qu’il est gosse. Voilà, tout est dit.
— Il y a des scènes hardcore j’espère ?
Je me lève pour lui reprendre le bouquin des mains.
— Ça dépend ce que tu appelles hardcore… (je lui tends l’exemplaire
que je lui destinais.) Tu vérifieras par toi-même. Mais je te préviens, hein,
c’est plutôt un livre pour femmes, alors garde ça à l’esprit !
Il me donne un léger coup de coude assorti d’un clin d’œil rieur.
— Mmmmh Aly, je vais enfin connaitre tes fantasmes inavoués !
Je rougirais si ce n’était pas Hugo. Et si je ne vivais pas au sein de cette
coloc où on parle sexe matin, midi et soir.
— Ce serait bien que tu apprennes à frapper, Hugo, ma chambre, c’est
pas open-bar !
Bien sûr il ne m’écoute pas du tout, il est déjà en train de lire un
passage du livre, en adoptant une voix exagérément virile :
— « Shannon, tu as envie que je vienne te lécher ? »
Prise d’un doute, je vérifie en sautillant au-dessus de son épaule, puis je
lui assène un grand coup dans le dos (j’ai eu plus mal que lui).
— Arrêteuuuh ! J’ai pas écrit des trucs aussi horribles !
Il est plié de rire, tout seul.
C’est Hugo… Depuis deux ans que je le connais, j’ai n’ai jamais vu cet
homme manquer d’enthousiasme. Il en déborde. En revanche, c’est un
squatteur de première — il ne fait pas partie de mes colocataires officiels,
mais je pourrais aisément le compter dans le tas de beaux gosses qui vit
ici —, qui mange dans votre assiette et qui ne saisit pas où est le
problème.
— Cesse de ricaner avec cet air stupide et donne son exemplaire à
Jared, ronchonné-je, en plaquant le livre contre son torse — bien trop
ferme, c’est scandaleux d’être aussi bien bâti !
Je tente vainement de le pousser vers la sortie.
— T’as pas des trucs à faire, Hugo, au lieu d’embêter les braves gens de
cet appartement qui t’accueillent et te nourrissent bien trop souvent ?
— C’est parce que je vous aime !
Et le voilà en train de me soulever et de m’étreindre comme si j’étais
une poupée de chiffon. Grrrr je déteste ce genre de câlins. Lui trouve ça
tout à fait banal sûrement, mais moi ça ne m’arrive pas si souvent d’être
collée à un corps sexy, alors bon, forcément, ça m’émoustille.
Quand il a fini de se servir de moi comme doudou, il quitte ma chambre
dans un éclat de rire.
Hugo est un cas désespéré.
J’abandonne l’idée de lire. Il est 19h00, l’heure de bientôt aller
travailler. J’ai des horaires de soirée ou de nuit, qui me permettent de me
consacrer à ma passion la journée.
La lumière est si faible dans cette chambre que je peine à me
reconnaître dans le miroir ! Et ce papier peint en régulières chutes libres, à
cause de l’humidité… J’ai beau avoir arrangé cette pièce du mieux que je
le pouvais, ça n’en reste pas moins un taudis. Je file jusqu’à la salle de
bains. Occupée. Je frappe :
— Je dois aller bosser dans dix minutes !
Réponse de l’autre côté de la porte :
— Tant mieux pour toi.
Génial. C’est Také. Même pas la peine que j’insiste avec cet
emmerdeur professionnel. Je me dirige vers la seconde salle de bains, à
l’autre bout de l’appartement — que je ne suis pas censée utiliser, mais
bon, en cas de force majeure, tout est permis. Évidemment, je manque de
m’écrouler en me prenant les pieds dans un fichu fil qui provient de la
chambre de Kamran. Je râle toute seule pendant que ce dernier sort de son
antre, l’air désolé.
Kamran[6], d’origine pakistanaise, est le plus âgé de la colocation du
haut de ses 27 ans. Il est interne à l’hôpital universitaire. De taille
moyenne, il a la peau orangée, les yeux marron et les cheveux bruns
typiques de son pays. Heureusement pour lui, il ne ressemble pas à un de
ces acteurs Bollywood aux tenues criardes qui sautillent dans tous les sens
en prenant un air exagérément ravi, non, Kamran est très beau garçon avec
ses polos bon chic bon genre, ses pantalons à pince et sa barbe
parfaitement taillée. Je dirais que c’est un croisement entre Karan Singh
Grover (Google est votre meilleur ami si vous voulez voir à quoi il
ressemble[7]) et Kit Harrington (le premier qui insinue qu’il ne sait pas qui
il est, je l’oblige à regarder toutes les saisons de « Game of Thrones » en
une semaine ! Jon Snow est la plus belle invention depuis la cuillère à
glace), autant vous dire que Kamran a du potentiel.
— Tout va bien, ma puce ?
— Ouais ouais… c’est cette saleté de fil, et je vais être en retard à
cause de Také qui squatte la salle de bains !
— Utilise la nôtre, elle est libre.
J’observe la guirlande lumineuse qu’il tient à la main.
— C’est pas un peu tôt pour les décos de Noël ?
— C’est ta fête préférée pourtant !
— Oui enfin, c’est dans deux mois quand même…
Je marque un temps.
— Kamran, je suis tombée sur les genoux, pas la peine de me frotter le
bas du dos !
Il ôte sa main, sans se presser.
— Vas-y, je ne te retiens pas, ma puce.
Non, contrairement aux apparences, Kamran et moi on ne sort pas
ensemble. Et il n’est pas gay non plus. J’expliquerai plus tard.
Des clichés homophobes et des secrets inintéressants… mmmh tu nous
gâtes Aly !
Je m’enferme dans la salle de bains. Enfin, pas vraiment. La porte ne
ferme plus depuis des mois. Je me fige devant le miroir, sur la pointe des
pieds (les hommes de cet appartement n’ont pas estimé judicieux de me
consulter quand ils ont posé ces glaces au mur). Même si je n’applique
qu’un mascara et du crayon noir sous l’œil, mon maquillage coulera
indéniablement ! J’ai les yeux verts-panda. Et je brille comme une boule à
facettes chez Michou.
Grosse référence.
C’est moi ou les produits waterproof n’ont de waterproof que le nom
imprononçable ?
J’arrange ça vite fait à coup de coton-tige, tout en passant une main
maladroite dans ma longue tignasse blonde pas du tout emmêlée. Ah c’est
joli les ondulations naturelles, mais ça a son caractère, jamais réussi à les
dompter ! Quand j’ai opté pour cette coupe dégradée, cette raie à gauche et
ces quelques mèches roses uniquement sur le côté droit, je comptais bien
balayer l’aspect petite fille à barrettes[8] et me vieillir un peu. Gagné ! On
ne me donne plus 15 ans, mais 16. Il y a du progrès. Je suis presque
certaine que dans dix ans, le guichetier du cinéma cessera de me tutoyer.
— Tu devrais peut-être mettre un pantalon ? Il fait froid.
Bonjour l’intimité avec Kamran devant la porte éternellement
entrouverte !
— Je rencontre de nombreux cas de grippes à l’hôpital, ajoute-t-il, l’air
inquiet, sans cesser de me reluquer pour autant. Cette jupe est quand
même très courte…
Je suis une adepte de la manga attitude. Vous voyez les grandes
chaussettes des Japonaises ? Ce sont mes alliées du quotidien. Assorties à
un short ou à une jupe, c’est tellement kawaï[9]. Et puis je déteste les
pantalons, ça colle. Un peu comme Kamran qui attend une réponse qui ne
viendra jamais.
— Il arrive quand le nouveau coloc ? je demande.
— Také a parlé de la semaine prochaine.
— Tu l’as déjà rencontré ?
— Qui, Také ?
Et on prétend que Kamran est l’un des plus intelligents de cette
colocation ! Peut-être son QI cesserait-il de chuter s’il abandonnait mes
fesses en ligne de mire ?
— Non, pas Také, le nouveau !
— Oh. Oui oui. Pas toi ?
Ben non, pas moi ! Manifestement, je suis la seule personne à ne pas
avoir été conviée à l’entrevue des nouveaux colocataires potentiels !
Encore un coup de ce merdeux de Také. Et comme par hasard, ils ont
choisi un gars, alors que j’avais demandé une fille. J’espérais tant une fée
du logis qui nettoierait en souriant, une cuisinière hors pair qui nous
régalerait tous les soirs de petits plats, tout ce que je ne suis pas quoi !
Adieu le rêve d’un appartement propre et décoré par autres choses que des
boîtes de pizzas vides !
Le rideau de douche, à quelques centimètres du lavabo devant lequel je
me tiens, s’ouvre d’un coup. Un être humain normal aurait sursauté, moi
j’ai bondi. Une main sur le cœur, je regarde ce grand Black au crâne rasé,
complètement à poil, et encore ruisselant, enjamber la baignoire.
— Sérieux, tu pourrais pas prévenir, Charlie ?! grimacé-je.
Si je ne détourne pas les yeux de son intéressante et longue anatomie,
ce n’est pas parce que je suis perverse, mais parce que je suis habituée.
Tu t’enfonces Aly. Fais vite.
Ce que je veux dire, c’est que Charlie passe plus de temps nu qu’habillé
dans cet appartement. Au départ, j’avoue que ça m’a un peu choquée,
même beaucoup. Son imposante masse musculaire n’est pas désagréable,
loin de là, mais comment le regarder dans les yeux avec un machin pareil
entre les jambes ? L’engin, c’est un obus de la guerre 14 prêt à vous
exploser à la figure ! Ça fait un moment que j’ai arrêté de faire semblant
de ne pas zieuter, c’était contreproductif[10]. Et puis il s’en fiche, Charlie.
Il a l’air d’avoir bouffé de l’acier au petit-déj, mais il est super doux.
Je réfléchis :
— Tu peux m’expliquer pourquoi tu ne faisais pas de bruit dans cette
baignoire pendant tout ce temps ? L’eau ne coulait même pas !
— Oh ? s’écrie-t-il naturellement. Je me masturbais, je ne voulais pas
te choquer.
No comment[11].
Après s’être vaguement essuyé devant nous en chantonnant, il repart, sa
serviette sur l’épaule. Ne cherchez pas à savoir ce que fait Charlie dans la
vie, aucun de nous n’est au courant. On ne le voit jamais quitter
l’appartement, mais il paie toujours son loyer dans les temps,
contrairement à beaucoup d’entre nous. Hugo pense qu’il vend ses
charmes sur le net (« avec une queue pareille, on ne peut que faire
fortune » Fin de citation), Jared parie pour une maman laxiste qui lui
envoie du fric, et moi je continue de croire qu’il est joueur de poker. Tout
le monde a sa petite théorie sur le sujet Charlie.
Je m’attaque à mon deuxième œil panda, quand tout à coup, la panne de
courant !
C’est fréquent chez nous, on n’est même plus surpris. Les guirlandes
électriques ont dû provoquer un court-circuit. Je peste toute seule et tente
de me frayer un chemin vers le couloir. Je rentre évidemment dans
Kamran, toujours là. Je râle d’une manière très adulte, en agitant mes bras
devant moi :
— Raaah !
— Pardon ma puce, attends je me décale.
Il décide de m’accompagner jusqu’à ma chambre, armé de la lampe
torche de son téléphone portable. Je m’arrête net en voyant la porte de
l’autre salle de bains s’ouvrir en grand. Un peu plus et je me la prenais !
Také en sort, une serviette autour de la taille, furax.
— Kisama[12], je vais te les faire bouffer tes guirlandes électriques !
Takeomi Kirishima. Star montante d’un groupe de rock. Beau comme
un dieu, quoiqu’il fasse.
Vous pourriez imaginer qu’en tant qu’otaku, passionnée de culture
nippone, je craquerais littéralement pour ses yeux bridés, sa peau pâle, ses
cheveux bruns savamment coiffés pour paraître décoiffés, son corps ni
trop frêle ni trop musclé, ses tenues à la mode et son petit accent du
pays… Oui, mais non. On est loin de l’image du Japonais timide et
touchant qui n’ose pas s’exprimer, diffusée par les mangas. Také est :
insupportable, prétentieux, moqueur et il traite les femmes comme des
objets. Alors si par malheur, je me rends compte que je louche sur sa belle
gueule, je ravale aussitôt ma bave.
Dégueu.
— Mais c’est la joie de Noël, se défend mollement Kamran en agitant
sa guirlande devant Také.
Je ne m’étonnerais pas si je lis en gros titre demain : « il finit étranglé
par une guirlande de Noël ». Je les laisse régler ça tous les deux, j’ai autre
chose à faire.
Je récupère mon téléphone, histoire de me guider, puis je me penche à
mon balcon pour surveiller si un tramway est en approche. Nous avons la
chance de tous posséder des balcons dans nos chambres. Le mien donne à
la fois sur le Grand Théâtre et sur le cours de l’Intendance, les rues les
plus chics de Bordeaux. (Au Monopoly Bordeaux, vous feriez fortune avec
des hôtels sur ces cases !) Puisque le tramway est encore loin, j’ai un peu
de temps. Je me dirige vers l’entrée.
C’est une vraie porcherie cet appartement ! Je ne peux que tous nous
blâmer, nous sommes incapables d’organiser un simple planning de tâches
ménagères. Nous sommes faibles et sans volonté. Je plains le nouveau
colocataire.
Après avoir longuement cherché mes boots dans cet amas de chaussures
masculines, et mis la main sur mon manteau, je quitte mon chez moi pour
rejoindre le vieil ascenseur. En panne lui aussi évidemment. Nous sommes
les seuls à vivre à cet étage — le dernier —, et le moins qu’on puisse dire
c’est que nous ne sommes pas très populaires au sein de l’immeuble,
peuplé principalement de riches personnes âgées. Notre propriétaire reçoit
régulièrement des plaintes — dont il semble se ficher comme de l’an
40 — qu’il nous transmet quand il en a envie.
La vieille dame du 2ème étage m’arrête dans les escaliers. Je la
soupçonne de m’avoir attendue.
— Vous direz à l’individu noir qu’on n’est pas dans sa brousse de
bananiers ici, on ne laisse pas les poubelles devant les appartements
pendant des jours. L’odeur s’est répandue pendant une semaine dans tout
l’immeuble.
Oui parce qu’ils sont tous racistes aussi.
— Pourquoi ce serait Charlie ? m’étonné-je, naïve.
Elle balaie l’air de sa main en me faisant signe de partir. Ce que je me
hâte de faire. Le couple snob du 1er me passe à côté sans répondre à mon
bonjour. J’ai cru comprendre qu’ils me prenaient pour une sorte de
prostituée au service de mes colocataires. Quand je leur adresse un mot,
c’est limite s’ils ne font pas un bond pour se plaquer contre le mur le plus
éloigné de moi. Au bûcher sorcière !!!
Même si cet immeuble nous déteste et que l’appartement est dans un
sale état, j’adore cet endroit. Je suis au cœur de Bordeaux, je n’ai qu’à
faire quelques pas pour me rendre à mon arrêt de tramway. Si je pars plus
tôt, je peux même aller à mon travail à pieds. Et toutes ces boutiques de
luxe du cours de l’Intendance, tous ces touristes, toutes ces anciennes
ruelles qui s’entrecroisent… Bordeaux n’est pas la plus accueillante ville
de France mais c’est incontestablement la plus belle à mes yeux.

***

Le bar dans lequel je travaille s’appelle « le jardin d’Eden ». Joli nom


hein ? Poétique, romanesque… Pour un écrivain comme moi, c’est du rêve
qu’on vous promet !
J’ai commencé ici il y a deux ans. Après avoir obtenu ma licence de
lettres modernes, j’ai décidé de chercher un petit boulot et de me
consacrer à l’écriture. Ma mère n’était pas spécialement enchantée, mais
elle ne m’en a pas dissuadée tant que je me débrouillais financièrement. Je
n’ai pas atterri là par hasard. C’est Jared, mon demi-frère, et Hugo qui
m’ont pistonnée. Hugo y est barman à plein temps, Jared y travaille en
soirée, après ses cours (il est en dernière année de doctorat de chimie). La
première fois qu’on m’a parlé du « jardin d’Eden », je me suis tout de
suite imaginé un style joyeux, des fleurs, une patronne souriante, les
serveurs qui tourbillonnent sur des valses de Vienne… Oui bon, j’avais
peut-être un peu embelli la chose. Et trop regardé cette pub pour des
yaourts[13]. J’ai commencé à déchanter quand je me suis retrouvée devant
cette échoppe, au centre d’une ruelle sinistre. Il n’y avait pas un chat. En
fait, si, il y en avait un, mais même lui avait l’air bizarre, j’ai fait
semblant de ne pas le voir. Lui aussi. C’était flippant.
La surprise a été grande quand j’ai poussé la lourde porte du lieu.
C’était joli ! Et accueillant. Il y avait d’immenses plantes entre chaque
table, des fleurs, tout était éclairé à la fausse bougie intimiste. Le bar se
situait étonnamment au centre de la pièce, il formait un carré qui
permettait d’avoir toute la salle à l’œil. Et il clignotait gaiement. Tout au
fond, se trouvait une piste de danse. La patronne s’est chargée de briser le
rêve en me demandant poliment de retirer mes chaussures. Non, oubliez le
« poliment ». (« Pas de chaussures dans mon établissement, merde ! »)
Précisons que le sol est recouvert de moquette. Si si. La propriétaire du bar
est une expatriée américaine, prénommée Ryah[14]. Une grande et belle
liane, dont les longs cheveux châtains sont parfaitement lisses. Ne vous
fiez pas à son air avenant et à son sourire radieux, cette femme sait
inspirer le respect sans avoir à ouvrir la bouche. Moi, elle me fait toujours
un peu peur, même deux ans plus tard. Vous trouvez ce bar chelou ? Dites-
vous que vous n’êtes pas au bout de vos peines.
Oh ça suffit maintenant le suspense ! On s’emmerde !
Le plus simple, c’est encore de vous le faire vivre.
— Salut Ryah, m’écrié-je, en rangeant mes boots dans la salle attenante
réservée aux manteaux et chaussures.
Ryah, occupée à nettoyer les tables, m’accueille de son sourire le plus
tendre.
— Ah Aly, te voilà. Tu vas bien ?
Elle a l’air tout à fait charmante, qu’est-ce qui ne va pas chez vous ?
C’est un leurre… Méfiance !
On se sent un peu comme chez soi, en chaussettes, à s’enfoncer dans
une moquette douce et profonde, comme un nuage. Ici c’est une sorte de
croisement entre l’ambiance cosy et intime d’un salon de thé et le
modernisme et le dynamisme d’une boîte de nuit. À l’intérieur de mon
carré-bar, entourée de ces quatre comptoirs, j’ai l’impression d’être
protégée et cernée à la fois. Je consulte les cocktails du jour. Mince,
comment on fait un Chicago Fizz déjà ? Du rhum, du…
— Rhum paille, porto, jus de citron, blanc d’œuf, sucre en poudre, eau
gazeuse.
Je lève les yeux vers mon sauveur, et mon acolyte de ce soir : Jared.
Après un léger sourire, il se détourne pour ranger les bouteilles qu’il
vient de rapporter de la réserve. Je ne peux m’empêcher de l’admirer, l’air
béat. Jared est un géant, il doit avoisiner les 1 mètre 95, son corps est très
fin, très sec. Ses lunettes et son calme, presque de la froideur, accentuent
sa bouille sérieuse de premier de la classe. Il a des cheveux châtains qu’ils
coiffent vers l’arrière et un regard captivant au possible avec un œil bleu
et un œil vert. Je me perdrais dans ce regard…
Pop pop pop on arrête tout ! C’est pas ton demi-frère, ce gars ? Si ça
commence à devenir incestueux, je me barre !
Oui bon, j’ai dit demi-frère pas frère de sang ! Ma mère a quitté mon
père pour celui de Jared, il y a onze ans. Ils se sont croisés dans un
séminaire de pompes funèbres, et BAM, gros coup de foudre comme dans
les films au milieu des cercueils, ils ne se sont plus jamais quittés.
Apparemment, ils auraient un peu romancé la chose, dixit les deux cocus
de l’histoire. Je précise que ma mère est thanatopracteur (elle embellit les
morts quoi) et mon beau-père, Nathan, possède un magasin de pompes
funèbres. Hyper glamour. Bref, j’avais 14 ans, Jared 15 quand on s’est
retrouvés dans la même maison.
Malgré son petit côté rigide anglais (Nathan est originaire de Londres),
Jared s’est comporté en parfait grand frère pendant toutes ces années, il a
veillé sur moi, m’a défendue, m’a aidée à réviser, m’a accompagnée dans
ma vie d’étudiante, m’a trouvé un travail, ainsi qu’un appartement. Il était
le frère que j’avais toujours rêvé d’avoir. Au-delà du fantasme adolescent
qu’il représentait quand les hormones faisaient ébullition dans mon
cerveau, je crois que j’avais déjà des sentiments pour lui bien avant d’en
prendre conscience, quatre ans plus tôt. Il me semble que je n’ai jamais
aimé quelqu’un comme j’aime Jared.
Je reste uniquement parce que je n’ai rien d’autre à faire, pas dans
l’espoir d’assister à une scène sexuelle interdite, soyons clairs !
Croyez-moi, je sais à quel point ma situation est pathétique. Surtout
qu’il ne se passera jamais rien entre nous deux.
De la hargne, que diable ! De la passion !
Oh non, je ne dis pas ça par manque d’optimisme, c’est juste
impossible. Et pas uniquement à cause de notre lien demi-frère/demi-
sœur, qui est pourtant déjà un sacré obstacle à lui seul sachant que nos
parents nous ont élevés comme des frères de sang. L’autre vrai problème
c’est…
— J’ouvre, mes petites salopes, on se tient prêt !
Oui, Ryah a tendance à nous appeler ses « petites salopes », Jared et
moi. C’est assez bizarre, mais on s’y fait.
Les premiers clients, des habitués, se déchaussent tranquillement,
suspendent leurs vestes sur les cintres, puis ils se dirigent vers nous.
— Tu t’occupes d’eux pendant que je finis de ranger ? me demande
Jared.
— Pas de soucis.
J’offre mon plus beau sourire commercial à Martine, une quarantenaire
active, sans mari ni enfants. Je vérifie le registre d’un coup d’œil.
— Bonsoir Martine, vous pouvez vous installer à la table 4, Tom ne
devrait pas tarder. Que souhaitez-vous boire avec lui ?
— Sers-nous une bouteille de ton meilleur whisky, des glaçons, et un
plateau de tapas.
— C’est noté, je vous amène ça.
Pendant que Martine rejoint sa table, Robin, un ringard d’une vingtaine
d’années, au long manteau en cuir et au visage ingrat, pose son coude sur
le comptoir, l’air conquérant.
— Salut miss Aly, ça gaze ?
— Super bien et vous ?
Il renifle puis s’essuie le nez avec le dos de sa main.
— Grave. J’ai taffé comme un malade aujourd’hui, mais bon, j’ai
encore rapporté gros à la boîte, donc voilà quoi, yo !
Robin range les caddys dans un grand supermarché du centre-ville.
— Génial, dis-je en souriant. Ce sera quoi ce soir pour Kelly et vous ?
Plus ça va, et plus il s’étale sur le zinc.
— J’sais pas trop ce qui lui ferait plaisir à la demoiselle, bon allez,
amène-nous deux limonades.
Grand prince !
— OK, vous pouvez aller à la table 2, Kelly vous attend.
Il m’adresse un signe de frimeur et roule les mécaniques avec une
démarche ridiculement chaloupée jusqu’à une magnifique blonde aux
courbes généreuses (à ce stade de bonnet de soutien-gorge, ce n’est plus de
la générosité, c’est de la dévotion !) Il lui embrasse la main, de manière
romantique, avant de lui rouler une pelle bien écœurante. Kelly minaude,
sourit timidement, le regarde avec une totale admiration. Je ne m’y ferai
décidément jamais !
Jared dévie mon attention par une main sur mon épaule.
— Alors, t’es contente ?
Je dois avoir l’air stupide parce qu’il me précise aussitôt :
— Pour ton livre.
— Oh ça ? Oui, c’est génial ! J’ai du mal à réaliser en fait… et je me
demande si les gens vont l’aimer.
— Moi j’ai adoré.
Jared est l’une des rares personnes à qui j’ai fait lire mon manuscrit
avant de l’envoyer à des éditeurs. Chaque fois qu’il me fait des
compliments sur cette œuvre née de mes entrailles, j’ai l’impression que
mon cœur va exploser.
— Peut-être que tu n’es pas très objectif ? m’amusé-je.
— Bien sûr que si. Si je n’avais pas aimé, je ne l’aurais pas dit cash
pour ne pas te blesser, mais je t’aurais suggéré des modifications. Tu as un
réel talent pour l’écriture. Et tu as un style non conventionnel qui peut tout
à fait briser des codes.
Pluie de confettis multicolores. Pluie de confettis multicolores. Je
t’aiiiiiime Jared !!!!!
— Bonsoir Aly, bonsoir Jared. Hugo n’est pas là ce soir ?
Lui c’est Aymeric, un blondinet passe-partout, qui vient régulièrement.
— Non, c’est son jour de repos, expliqué-je. (Je consulte le registre.)
Vous êtes à la table 10. Et je vois que vous avez déjà passé commande,
donc je vous prépare tout ça.
Je me hâte de réunir toutes mes commandes, avec l’aide de Jared, puis
armée de mon plateau, je file jusqu’à la table de Martine. Tom est arrivé.
C’est un Italien, aux longs cheveux et à l’accent prononcé. Il tient Martine
comme si elle était son trophée de chasse, en bon macho. J’apporte ensuite
les limonades à Kelly et Robin, lequel est penché au-dessus de la table
pour lui murmurer des choses, une main sur ses seins. Elle, glousse
bêtement. Le rendez-vous d’Aymeric m’adresse un clin d’œil en
s’asseyant face à lui. C’est Sean, un beau brun farfelu, qui est capable
d’assurer des clients masculins comme féminins. Et de jouer tous les
rôles.
Vous l’aurez compris, ce bar ne sert pas que des cocktails, il sert des
rendez-vous galants. Ce ne sont pas des prostituées, ce n’est pas non plus
du speed dating, ce sont des acteurs qui jouent le rôle du prétendant ou de
la prétendante que le client commande pour la soirée. Il y a une carte,
comme pour la nourriture, disponible sur Internet ou directement ici, au
bar. On y accède uniquement après une vérification d’identité minutieuse,
un moyen de paiement, et une bonne dose de patience. Car le lieu est
victime de son succès et Ryah ne conçoit pas de surpeupler ce lieu ; elle
privilégie les habitués, place les autres sur liste d’attente.
La carte du jardin d’Eden s’ouvre sur deux pages de portraits, sur
lesquelles figurent entre autres Kelly, Sean et Tom. Lorsqu’on tourne la
page, le menu se dévoile : vous souhaitez un geek timide, brun avec des
lunettes, pour la soirée ? Un sportif bodybuildé ultra dominant ? Un
surfeur blond un peu à l’ouest ? Une femme d’affaires coincée ? Une fille
naïve ? Aucun souci ! Ici, vos désirs les plus fous sont exaucés.
La personne sélectionnée se grimera et jouera le rôle de qui vous voulez
qu’elle soit. Certains clients se contentent d’un rendez-vous galant avec
leur fantasme (par choix ou par manque d’argent pour cocher l’autre
option), d’autres sont là pour tout prendre. Derrière la piste de danse, se
trouve un escalier qui ne descend pas uniquement aux toilettes, mais à un
couloir de chambres souterraines — sous surveillance vidéo. Les clients
qui ont coché l’option hors de prix ont accès à ce lieu et à une nuit
complète avec leur partenaire d’un soir. Bien sûr, à la moindre violence
non permise par l’acteur, un simple signe de sa part déclenche l’arrivée
des gorilles de Ryah. Et croyez-moi, personne ne recommence jamais.
Là, ça devient déjà beaucoup plus intéressant que votre histoire
d’inceste !
Si je me suis déjà posé la question de la moralité de cet endroit ? Oui,
bien entendu. Si j’ai pensé à démissionner ? Non. Le salaire est trop
avantageux pour le peu d’heures que je suis amenée à faire. Ajoutons que
je peux passer du temps avec Jared derrière ce bar (oui, je sais, je suis
pathétique.)
J’allais le dire.
Et puis, je ne vois pas vraiment où est le mal. Ces gens sont des
individus lambdas, avec plus ou moins d’argent, qui n’aspirent qu’à un
peu de bonheur avec la personne de leur rêve. Et quand on connait le
salaire mirobolant des acteurs… ! Hollywood peut aller se rhabiller !
— Oh mes petites salopes, on bouge son joli p’tit cul !
Ryah a toujours quelques mots d’encouragements bien choisis.
Je m’active à accueillir les clients en attente. Que des nouvelles têtes !
Ils sont évidemment assez gênés, pensant peut-être qu’on les juge, alors je
redouble d’amabilité et de sourire pour les mettre à l’aise. Encore une fois,
je remarque beaucoup de jeunes femmes de ma catégorie d’âge, et chaque
fois la même demande star de l’établissement : le mauvais garçon, le
connard beau gosse qui finit par tomber amoureux à la fin du repas. Je ne
sais pas si ce phénomène est dû aux romans à succès de ce type,
reconnaissables par leurs couvertures identiques : un torse nu viril, parfois
sans tête — c’est vrai ça pourquoi s’embarrasser d’une tête quand on a un
corps pareil ? Rajoutez quelques poils de barbe, un blouson de motard et
des tatouages et vous aurez le prochain best-seller !
Je peux à peu près imaginer le pourquoi de ce fantasme, mais je ne
parviens toujours pas à adhérer. Qu’une héroïne de roman se retrouve à
subir par amour ou faiblesse la manipulation de sales types égocentriques,
si on veut, mais qu’en est-il d’une fille normale, de la vraie vie ?
Personnellement, je recherche chez un homme l’humour, le respect,
l’intelligence et la gentillesse. Et un physique intéressant, cela va de soi[15].
Il ne me viendrait pas à l’esprit de vouloir coucher avec le connard de mon
roman par exemple ! D’ailleurs, mon héroïne est elle-même une connasse,
comme ça on équilibre les chances.
Quand tout le monde est attablé, occupé, Jared et moi n’avons
généralement plus rien à faire avant un long moment. Lui est assis sur le
comptoir, un livre ouvert sur sa cuisse, je sens qu’il m’observe. Je mets un
certain temps à trouver le courage de me retourner sans avoir l’air de
baver d’amour. Parce que j’ai du mal à soutenir son regard, si pénétrant et
si tendre à la fois, je fais mine de ranger.
— Quand je suis partie tout à l’heure, il n’y avait plus de courant à
Benetton, annoncé-je.
Benetton, c’est comme ça que tous les propriétaires de notre immeuble
nous surnomment, on a fini par se l’approprier. Notre appartement
s’appelle désormais Benetton.
— Laisse-moi deviner, c’est le retour du sapin de Noël en novembre ?
sourit Jared.
J’acquiesce, l’air blasé.
— C’est Také qui devait être heureux, s’amuse mon demi-frère.
— J’ai du mal à comprendre comment tu peux être l’un de ses
meilleurs amis, ça me dépasse totalement.
Takeomi et Jared se sont connus pendant une soirée quelques années
plus tôt, ils sont devenus proches au point d’emménager ensemble. Ainsi
était née la colocation Benetton.
— Que veux-tu ? J’aime ce mec, il est nature. Tout ce qu’il pense, il le
dit. C’est assez reposant les gens comme lui, et tellement drôle.
Je ne vois pas franchement ce que Jared lui trouve d’amusant. D’autant
qu’ils sont deux opposés tous les deux. L’un balance tout ce qui lui passe
par la tête, l’autre réfléchit trop et nous oblige à interpréter ses silences.
— Dis-moi Aly…
Quand il commence ses phrases comme ça, j’ai toujours ce bête espoir
qu’il m’avoue ses sentiments. « Dis-moi Aly, sais-tu depuis combien de
temps je suis amoureux de toi ? », « Dis-moi Aly, ça te tenterait qu’on
aille plus loin dans ce truc de frère et sœur ? » Ouais, non, oubliez le
dernier, ça fait un peu perverse. Je suis pendue à ses lèvres qu’il aime si
souvent mordiller.
— … qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?
J’étais tellement perdue dans mes pensées moyennement avouables que
je ne sais pas vraiment à quoi il fait allusion. Je cligne des paupières à
plusieurs reprises, l’air benêt au possible :
— C’est-à-dire ?
Quand il sourit comme ça, avec cette petite étincelle rusée dans son œil
bleu, j’ai envie de faire valdinguer ses lunettes d’intello en mode
sauvageonne. (Je passe trop de temps dans ce lieu de débauche.)
— Pour ton livre. Tu dois forcément avoir des idées pour le
promouvoir ? Pour te faire connaître un peu plus ?
Ah oui oui, le livre. C’est moins excitant que lui ébouriffer les cheveux,
mais au moins il s’intéresse à ce que je fais. C’est tout Jared ça, adorable
et attentif.
— Bien sûr ! J’ai un plan ! me vanté-je, déterminée.
— Tant mieux. Mummy avait peur que tu joues les Aly-rêveuses et que
tu attendes que ça te tombe tout cuit dans la bouche.
Je déteste quand il nomme ma mère « Mummy », ça me rappelle à quel
point je suis tordue.
Et je hais aussi ma mère d’avoir vu juste. En réalité, je n’ai aucun plan,
j’ai simplement dit ça pour avoir l’air moins cruche devant Jared. Ce n’est
pas que je suis prétentieuse au point de croire que mon livre est si génial
qu’il va se vendre sans que j’aie besoin d’en faire de la pub, c’est juste que
je suis comme ça : un Bisounours débordant d’enthousiasme, qui vit au
jour le jour et qui se satisfait de la moindre victoire. Donc, là, qu’on soit
clair, je savoure. Dès demain, j’organiserai une réunion d’urgence avec
mes meilleures amies pour mettre au point un plan d’attaque.
— Quand tu réfléchis, rit Jared, tout se lit sur ton visage. Tu n’avais
rien prévu du tout, pas vrai ?
Je fais la moue en approuvant d’un signe de tête peu fier.
— Tu es une incorrigible optimiste.
Dans sa bouche, c’est un si joli compliment. Je calque mon sourire sur
le sien, tellement doux, et me déplace jusqu’à lui en mode automatique,
répondant machinalement à son signe de la main qui m’intime l’ordre de
m’approcher. Lorsque je me retrouve contre le comptoir, entre ses jambes
pendantes, je n’arrive pas à le quitter des yeux. Il me parait encore plus
grand que d’habitude, assis sur ce bar. Encore plus intimidant aussi. Je le
vois se pencher vers moi, je vois ses lèvres devenir accessibles… Si
seulement. Si seulement.
Si seulement j’avais droit à autre chose que ce pouce qui essuie le
crayon sous mon œil panda.
Et lui qui mouille son doigt dans sa bouche… J’ai chaud.
C’est une sorte de torture que d’être si près de lui, d’écouter son cœur
battre plus lentement que le mien, de sentir l’odeur musquée de sa peau, et
de ne rien pouvoir faire de plus. Je ne suis qu’une spectatrice. Je ne serai
jamais rien d’autre, semble-t-il me répéter par ces tendres attentions.
Et puis, si par hasard, je n’avais pas encore saisi le message, Jared se
charge de me faire une piqûre de rappel chaque jour. Comme cette nuit
après notre service. À peine avons-nous refermé les portes de nos
chambres voisines à Benetton, que résonnent les râles significatifs d’un
autre type d’étreinte.
Et je suis là, dans le noir, à fixer cette cloison qui nous sépare. Je me
maudis d’éprouver ces sentiments qui n’iront jamais que dans un sens. Les
murs sont si fins que je n’ai pas vraiment à tendre l’oreille pour
m’imaginer chaque acte comme si je m’y trouvais. Jared n’est pas bavard
pendant l’amour, mais je peux parfois l’entendre donner ses directives
avec un calme qui a tendance à m’exciter : « enlève tout », « tourne-toi »,
« suce ». Je pourrais très bien enfiler mon casque, faire jouer une chanson
douce sur mon Ipod, mais souvent, j’aime m’infliger cette punition. J’en
ai besoin pour me rappeler combien je suis stupide.
Alors j’écoute jusqu’à ses râles de plaisir quand il jouit. À l’unisson
avec celui qui le fait jouir, son petit-ami depuis deux ans : Hugo.
Quand je vous disais que c’était impossible.
Chapitre 2
14 novembre

« La v ie e st u n so n g e ; n o u s rê v o n s d e b o u t le jo u r, e t so mme s se u le me n t
mo in s e n d o rmis q u e la n u it. »

Pie rre -J u le s S ta h l

C’est aujourd’hui qu’arrive le nouveau colocataire. Selon Hugo, il


s’appelle Bernard, mais selon Jared, c’est Hunter. Je me demande s’il va
faire tâche parmi tous les canons de Benetton. Je me sentirais peut-être
moins seule si ce Hunter/Bernard a une tête de courgette… ?
Même si je ne travaille que certains soirs de la semaine, j’ai l’habitude
de me lever tôt pour profiter de la journée au maximum. Mon bonheur,
c’est de m’installer à mon bureau, face au Grand Théâtre, et d’écrire,
écrire jusqu’à ce que j’en aie la migraine. Je ne suis jamais plus heureuse
que lorsque je passe des heures, enfermée dans ma chambre ! Traitez-moi
d’asociale, de rêveuse ou d’idiote, rien ne m’atteint dans ma bulle.
Parce que je suis sympa (Il faut confirmer ?), je vais vous expliquer le
mode opératoire de l’auteur pour que vous me compreniez mieux.
1. L'écrivain a son monde à lui. Il s’invente des histoires, se créé
des personnages imaginaires avec qui il lui arrive de discuter
(à voix basse ou haute, selon le degré de cinglitude[16]), se fait
pleurer en écrivant des passages tristes, et se fait rire tout seul
aussi — comportement assez inquiétant quand on n'est pas
préparé.
2. L'écrivain peut passer par plusieurs phases : la phase de
grande fierté (il a réussi à rédiger 20 pages dans l'après-midi,
il a reçu un contrat, il a corrigé trois mots extrêmement
importants), la phase où il croit ne plus avoir de talent (refus
d'une maison d'édition, mauvaise critique, il n'a écrit que trois
points de suspension aujourd'hui et ils étaient nuls), et la
phase mesurée, pendant laquelle l'écrivain la joue "carpe
diem" : j'écris pour moi, je m'en fous des autres, je fais pas ça
pour le fric (MENSONGE !!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Qui ne fait pas ça,
même un peu, pour le fric ?!! Les gens riches.)
3. L'écrivain a besoin d'encouragements. Mais pas trop, sinon ça
lui met la pression.
4. L'écrivain aime le calme et qu'on lui fiche la paix. Merci aux
protagonistes qui partagent sa vie de bien vouloir cesser les
intrusions du style "qu'est-ce qu'on mange ce soir ?" ou "t’as
pas vu mes jumelles, j’ai envie de mater la voisine d’en face ?
". L'écrivain travaille. Il ne gagne pas d'argent, mais il
travaille.
Ne me remerciez pas pour ces précieuses informations, je suis
d’humeur généreuse.
Tu dois être au niveau le plus haut de la « cinglitude », non ?
La scène que je griffonne en ce moment est terriblement délicate. Il
s’agit de sexe. Je ne suis pas plus à l’aise avec les positions qu’avec les
termes crus — « coucougnettes » et « appareil génital » me
conviendraient, mais allez les caser dans une romance ! Si cela ne tenait
qu’à moi, je me contenterais d’un : « ils s’allongent sur le lit et couchent
ensemble. C’était super. Point. Chapitre suivant ». Or, le lecteur, lui, il
souhaite du détail croustillant, le petit polisson !
Donc je fais dans le suggestif, plus ou moins suggéré.
Ça ne veut rien dire.
Ouste petite voix issue de mon cerveau !
La seule scène sexuelle que j’ai en tête, c’est les ébats chauds
bouillants de Jared et Hugo, et ce n’est pas franchement le sujet.
J’entends encore leurs gémissements cette nuit, les respirations
entrecoupées, les baisers sonores. Oh la vache, qu’est-ce qu’ils sont sexy
tous les deux… C’est juste le plus beau couple gay de la planète ! Qui
aurait envie de les séparer ? Jared, le calme incarné, et Hugo,
l’excentrique, tous deux tellement virils, même quand ils s’embrassent !
Je fonds… et j’ai mal à mon petit cœur aussi.
Un message sur mon portable m’empêche d’écrire un truc bien sale qui
sort d’un endroit de mon cerveau dont j’ignorais l’existence.
C’est Také. Qu’est-ce qu’il veut encore celui-là ?

TAKEOMI
Ramène ton cul et récupère tes fringues dans ma chambre.
Comme il est agréable de si bon matin ! Je ne vois pas bien ce que
fabriquent mes vêtements dans sa chambre, mais il arrive que nos lessives
soient mal réparties — nous bâclons même la buanderie, oui, nous
sommes les pires locataires Bordelais.
Nouveau message entrant :

TAKEOMI
Magne-toi ou je balance tout par la fenêtre.

Je hais ce type. Mais comme je le sais capable de tout jeter, je me


dépêche un peu quand même. Quand j’ouvre ma porte, j’ai l’impression
que mes yeux vont exploser tellement il y a de guirlandes lumineuses aux
murs ! On se croirait à Las Vegas ! Je me demande si Kamran en rajoute
chaque jour… et s’il s’arrêtera.
Lorsque je pénètre dans le salon, c’est toujours la même histoire : un
nuage de fumée m’accueille, accompagné de son acolyte, l’odeur de
cigarette, bien écœurante. À part Jared et moi, tout le monde fume ici,
qu’il s’agisse de joints ou de clopes, et bien sûr, ils ne se donnent jamais la
peine d’aller sur le balcon : il fait trop froid, ou trop chaud, selon la
saison. Pauvres petites choses que sont ces mâles Benetton !
Si nos chambres sont minuscules, cette pièce à vivre est immense.
Derrière un long bar, toujours jonché de bouteilles vides et des prospectus
qui datent de l’année dernière, se trouve un grand espace cuisine et
buanderie. Le reste de la surface, tout en ancien parquet couinant, est
occupé par des canapés, des fauteuils, une table basse et un écran plat
géant avec toutes les consoles dernière génération dont les manettes
chargent en continu. Si on considère les nombreuses hautes fenêtres qui
accentuent la luminosité, déjà dégagée par la couleur vive des murs, le lieu
paraît assez chic. Bien sûr quand on lorgne de plus près, avec les détritus,
les couches de poussière, les cendriers pleins de mégots, et les trous dans
les cloisons, on déchante.
Hugo me passe à côté, l’air endormi, et les cheveux blonds plus
ébouriffés que jamais. Il est tellement attendrissant quand il se frotte les
yeux… Non, c’est faux, la seule chose qui m’émeut là, tout de suite, ce
sont ses abdominaux d’acier. Il n’y a décidément rien à jeter chez lui, je
comprendrais presque Jared.
— Il reste du café ? demande-t-il en se grattant les parties intimes de
manière très classe.
— Je n’en bois pas, comment veux-tu que je le sache ?
Il s’immobilise quelques secondes pour me dévisager. Je m’attends au
pire : qu’est-ce qu’il va encore me sortir comme bêtise ?
— Tu ne sers pas à grand-chose, Aly-nea.
J’ai beau lui donner une tape dans l’épaule, il rejoint la cuisine en
s’esclaffant, fier de lui. Si seulement je pouvais entendre plus de
ricanements la nuit, et moins de bruits de matelas !
Alors qu’Hugo règle la sono — beaucoup trop fort — sur la musique
pop et joyeuse de « Hands up[17] », mon portable se met à vibrer dans ma
poche arrière de short.

TAKEOMI
Il te reste dix secondes.

Je vais le tuer un jour.


La chambre de Také se trouve à l’entrée de l’appartement. Devant sa
porte, j’entends des sons étouffés. Peu importe ! Je frappe. Les bruits se
transforment en murmures. Mais qu’est-ce qu’il fiche encore ? Tant pis.
J’entre. Des fois qu’il aurait idée de balancer mes vêtements juste pour le
plaisir !
J’ouvre la bouche pour râler, avec une phrase spirituelle que j’ai mis
cinq bonnes minutes à trouver, mais la scène à laquelle j’assiste me fait
perdre ma voix. Také est assis dans son lit. Sous sa couette, au niveau de
son entrejambe, la forme d’une tête s’est soudain arrêtée de remuer au
moment où je suis apparue. Alors que son visage n’affiche aucune surprise
ni aucune gêne, il s’exclame d’une voix monocorde :
— Ah merde ! C’est pas ce que tu crois, Bébé.
Bébé ? Oh non c’est pas vrai, il recommence !
Il repousse sans ménagement la tête de la fille sous les draps. Je la vois
enfin apparaître : une petite rouquine sexy, tatouée de partout, dont le
soutien-gorge en dentelle déborde d’une opulente poitrine et dont la
bouche est encore pleine — de salive, je l’espère !
Quand elle croise mon regard, elle est saisie d’une telle panique qu’elle
avale tout rond. Erk.
Tandis qu’elle continue de me fixer, totalement paralysée, Také la
bouscule :
— Putain mais t’es conne ou quoi ? Tu vois pas que t’as foutu la merde
avec ma meuf ?! Prends tes fringues et casse-toi !
La fille n’essaie même pas de discuter, elle se penche d’emblée pour
ramasser ses affaires, qu’elle enfile à la va-vite. Elle pense sûrement que
mes bras croisés et mon expression mécontente signifient que je vais
bientôt piquer une crise.
Quel petit con ce Také, en plus il me sourit.
— Bébé, m’en veux pas s’te plaît, elle m’a carrément sauté dessus cette
allumeuse, se défend-il sans faire l’effort de la moindre intonation
désolée. Et puis de toute façon, elle était à chier au pieu, j’ai même eu du
mal à bander, il a fallu que je pense à toi.
La rouquine est sûrement aussi choquée que moi, voire plus. Puisqu’il
continue à l’ignorer, elle ravale sa fierté, réunit ses affaires, et me passe à
côté sans un mot pour quitter la chambre.
Také ricane.
— Tu es vraiment odieux ! m’emporté-je, furieuse, en le pointant du
doigt.
Il passe une main dans ses beaux cheveux, dont quelques longues
mèches retombent sur ses yeux sombres.
— Arrête de te servir de moi pour faire partir tes conquêtes d’un soir !
ajouté-je.
Ce n’est pas la première fois que Také me fait le coup. Mais il a atteint
un nouveau niveau de cruauté avec cette fille.
— Je n’ai aucune envie de gaspiller de la salive, dit-il en s’étirant. Elles
se barrent plus vite en voyant ta gueule de fausse copine traumatisée.
— Trouve-toi une autre excuse que moi, j’en ai ma claque !
Il incline lentement la tête sur le côté. Dieu que ce type est canon quand
il fait ça !
— Tu parles comme les vieilles, décoince-toi, Baka.
Vous apprendrez que Takeomi Kirishima ne m’appelle jamais par mon
prénom, il m’a trouvé un petit nom : Baka. C’est mignon hein ? Ça
signifie « idiote » en japonais.
Avant même que je réponde, il s’est levé, a réajusté l’élastique de son
boxer sur ses hanches étroites, mais non moins appétissantes, et m’a lancé
avec indifférence :
— Si tu t’es assez rincé l’œil, dégage.
J’aimerais pouvoir lui jeter quelque chose à la figure, mais je n’ai rien
trouvé dans mon sillage, et puis, comme souvent, j’ai manqué de réactivité
: c’est trop tard pour avoir l’air cool.
En désespoir de cause, je réponds :
— Ce n’est plus la peine de m’appeler à la rescousse dorénavant, je ne
viendrais plus, qu’on soit clairs !
Il s’approche de moi, sans me quitter des yeux. Také n’est pas le plus
impressionnant physiquement parlant : gabarit moyen, corps fin et
nerveux, musclé sec — pourquoi tous les gars de ma coloc ont ces traits
subtilement dessinés sur le torse ? Hein ? C’est proprement
révoltant — mais il possède un atout de taille : son charisme[18]. Chaque
regard de sa part nous écrase de sa toute-puissance. J’aimerais être capable
de lui faire ravaler sa prétention et son assurance, mais je n’ai jamais su
dire ce qu’il fallait quand il le fallait, alors je me contente de soutenir son
regard d’un air qui se veut déterminé. Pas question qu’il s’imagine avoir
du pouvoir sur moi !
Il s’arrête face à moi. Je suis si petite avec mon mètre soixante qu’il me
dépasse d’une tête. Je sens d’ici son odeur toute particulière et tellement
exquise : un savant mélange entre le Black XS et le sexe. Ne riez pas, Také
pue le sexe au point de vous faire basculer dans la perversité ! Il me
déshabille littéralement d’un regard que je veux croire appréciateur. Un
rictus moqueur soulève très légèrement ses lèvres fines. Juste avant que la
porte claque devant mon nez !
Le salaud ! Le salaud ! Le salaud !
Je suis tellement énervée que je manque de heurter Charlie, toujours à
poil, mais avec des lunettes noires et un joint à la main. Il me sourit
gentiment. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à m’agiter leur engin devant le
nez aujourd’hui ?!
— Tes copines viennent d’arriver, elles t’attendent dans ta chambre, me
prévient-il.
— Super, merci Charlie.
Je ne sais pas pourquoi il porte des lunettes noires et pas de slip, mais
ça ne fait rien, il est sympa lui au moins.
À l’intérieur de mon antre, mes meilleures amies sont déjà comme chez
elles, l’une vautrée sur le lit, l’autre tourne sur mon fauteuil de bureau.
Je connais ces deux-là depuis que j’ai débarqué à Bordeaux pour mes
études, elles sont mes rayons de soleil. Charlette et Cosette — et vous
trouviez que vos parents étaient cruels ? — sont jumelles, mais sans la
moindre ressemblance physique. Charlette est aussi petite que moi, toute
ronde, ses cheveux châtains sont entièrement teints en violet. Cosette, en
revanche, est longiligne et a coloré ses mèches en rouge. Toutes deux
arborent des lentilles de couleur différente chaque jour (jaunes
aujourd’hui).
Bien que nous soyons toutes les trois fans du Japon, les jumelles me
dépassent largement en termes d’excentricité ! Alors que je porte un pull
licorne avec une capuche à oreilles de lapin, un short noir et des
chaussettes en laine torsadée beige, Cosette et Charlette sont vêtus de la
même salopette nounours jaune fluo, de baskets qui clignotent et d’un haut
rose bonbon, sans parler de leurs longs manteaux à pois multicolores. Ces
filles osent et assument tout. Moi j’adore ça !
— Charlie ouvre toujours la porte, tout nu ? s’enquiert Charlette, l’air
rêveur.
— Ouep ! confirmé-je. Je te dis pas quand c’est un livreur ou un voisin.
On essaie d’arriver avant lui mais c’est un des seuls qui entend la sonnette
avec le boxon qui règne ici.
— J’ai l’impression qu’à chaque fois que je le vois, son pénis a encore
grossi ! fait remarquer sérieusement Cosette.
Je n’ai aucune envie de débattre sur le sexe de mon colocataire. Je
change de sujet :
— Vous avez fini de fabriquer vos costumes pour le festival ?
Les jumelles participent à toutes les réunions de cosplayers[19].
— On s’en fout du cosplay, Aly ! Parle-nous de ton livre ! s’excite
Charlette en sautant sur mon lit.
— Ouais ! l’appuie Cosette. Alors, notre plan d’action, il a fonctionné ?
Quelques jours plus tôt, je leur ai demandé conseil à propos de la mise
en avant de mon roman. Elles ont aussitôt déploré mon manque de
présence sur Facebook, Instagram et Twitter. Résultat : j’ai demandé en
amis un nombre incalculable d’auteurs, de blogueurs littéraires, de
lecteurs passionnés, etc. Je me retrouve donc avec 2000 « amis » au lieu de
200, et j’ai bien du mal à distinguer les actualités intéressantes de mes
vrais amis dans cette masse d’informations de gens que je ne connais ni
d’Eve ni d’Adam !
— Oh, je vous ai pas dit ? m’écrié-je, excitée. J’ai eu une nouvelle
chronique !
Je passe au-dessus de Cosette pour cliquer sur l’onglet de mon
ordinateur. La page d’une chroniqueuse littéraire s’ouvre sur la couverture
de mon livre, suivie d’un article plus qu’élogieux.
Je ne sais pas trop ce que ça me ferait de recevoir un retour
majoritairement négatif, comme j'ai pu en lire sur d'autres romances… En
tant que Bisounours, j’aurais tendance à prôner l'hypocrisie : pour vivre en
harmonie, il est préférable de garder pour soi certaines critiques. Ouiiii je
sais, la liberté d’expression blablabla… Eh ! Vous avez déjà salué votre
voisin en lui lançant : "tu peux arrêter de me mater, s'te plait, avec ta
tronche de branlomane végétatif !" ? Nan je ne crois pas. Comme tout le
monde, vous dites bonjour. Voilà, c’est le même principe avec les avis
livresques : si je n'aime pas, j’explique que je ne l'ai pas lu, je ne blesse
personne et je m'en sors sans passer pour la grande méchante qui toise les
autres du haut de son trône de fer[20].
Moralité : je croise les doigts pour que mes lecteurs soient aussi lâches
que moi !
En tout cas, la chronique de Mumu-Delphine a eu un effet euphorique
sur Cosette et Charlette, qui se mettent à pousser des cris de joie comme si
j’avais remporté le Goncourt, elles me serrent dans leurs bras à tour de
rôle, puis ensemble. Moi, je souris. Des amies comme elles, ça ne se
trouve pas à tous les coins de rue.
— Normal que tu sois son coup de cœur, s’exclame Charlette, ce livre
c’est le meilleur du monde !
— Mais grave, assure Cosette. Nous on te l’a dit dès le début que
c’était une bombe !
Le pire, c’est que je les crois. Cosette et Charlette sont incapables de
mensonges. Elles sont mes premières supportrices et me font une publicité
d’enfer. Même si c’est à la pharmacie du coin quand elles commandent
leur dentifrice — pourquoi ne l’achètent-elles pas au supermarché comme
tout le monde, me direz-vous ? Vaste question ![21] — Ou au McDonald’s
devant un employé qui n’en a rien à carrer de ce livre ! (« Sur place ou à
emporter ? »).
— Maintenant, déclare solennellement Charlette en secouant sa
tignasse violette, il faut que tu creuses le sujet Facebook. C’est l’endroit
idéal pour vendre ! Montre-toi.
Charlette marque un point. Avant, je ne me rendais sur ce réseau social
que pour surveiller mes anciens camarades de l’école primaire ou
secondaire et faire comme tout le monde : m’assurer qu’ils avaient une vie
plus pourrie que la mienne. Oh ne faites pas les innocents, on a tous eu
notre petit moment de bonheur en découvrant que la très populaire Patricia
de la 5ème B était devenue moche comme un pou !
Non Aly, la plupart des gens ont un cœur.
Merci, petite voix venue du Paradis.
— Il y a une chroniqueuse connue qu’on t’a fait demander en amie et
que tu dois absolument approcher, me dit Cosette. Elle s’appelle Sexy girl.
— Ça m’a tout l’air d’une grande intellectuelle ! ricané-je.
— Ne te fie pas à ce nom, tu serais surprise de découvrir ses
chroniques. C’est du haut niveau. Elle lit de tout, mais vraiment de tout, tu
as tes chances. Elle est partenaire de célèbres maisons d’édition, les gens
se l’arrachent. Si elle te fait de la pub, tu vas faire grimper tes ventes d’un
coup.
Je fais la moue.
— Elle ne voudra jamais chroniquer mon livre alors !
— Nous on pense que si, intervient Charlette. On la suit depuis
longtemps sur son blog et sur Facebook, on lui a déjà parlé de toi plein de
fois, et elle avait l’air intéressée par ton livre. Bon, par contre, c’est à
double tranchant parce que quand elle n’aime pas, elle descend le truc en
flèche et elle ne mâche pas ses mots !
Tout ça semble risqué. J’ai envie de me confiner à l’intérieur de ma
bulle arc-en-ciel et verrouiller la porte à triples tours, jusqu’à ce qu’on
m’oublie.
Très très adulte.
Cosette pose sa tête contre mon épaule.
— Essaie de l’approcher petit à petit, ça ne coûte rien.
Elle n’a pas tort. Commenter quelques-uns de ses posts ne m’engage à
rien.

***

Après le départ de mes amies et des heures de visionnage d’animes en


me goinfrant de sucreries — panne d’écriture oblige —, je décide d’aller
faire un tour sur le blog de cette fameuse Sexy girl.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette fille possède effectivement
un don littéraire : ses avis donnent presque mal à la tête tant elle emploie
des termes compliqués ! Je ne suis d’ailleurs pas très sûre d’avoir compris
si elle a aimé ou détesté le livre qu’elle chroniquait, mais elle est cash. Et
au nombre de partage et de réactions sur Facebook, il est évident qu’elle
pourrait me propulser vers une nouvelle sphère.
Allez, je glisse un petit mot en commentaire, un truc marrant pour pas
faire comme les autres lèche-bottes et pour attirer l’attention, l’air de rien.

ALY
J’ai des crampes à force de chercher la signification des mots dans le
dictionnaire, je crois que je vais retourner à mes Oui Oui.

Oh ! Elle répond aussitôt.

SEXY GIRL
Oui-oui c’est la base.

Incroyable ! Cette fille semble avoir un peu mon humour. Je retente.

ALY
*smiley qui rigole* Et sinon, tu as aimé le livre ou pas ? Je sens que ça
va m’empêcher de dormir cette nuit.

Je n’en ai rien à carrer de cette chronique ou de ce livre, mais elle n’est


pas censée le savoir.

SEXY GIRL
J’étais mitigée. Intrigue bien ficelée mais écriture simpliste, digne d’un
gosse de 12 ans.

ALY
Je ne te conseille pas mon livre alors, mon style te donnerait des
boutons ! mdr

Et voilà comment on glisse qu’on a écrit un bouquin en quelques


secondes ! Bien joué Aly ! Si je n’avais pas mon téléphone à la main, je
me serais fait un high five à moi-même.
Bon, en revanche, la réponse se fait attendre. Peut-être qu’elle s’en
fiche ? Ou qu’elle m’a vue venir à vingt kilomètres ?
Je consulte l’heure : bientôt 18 heures. Le nouveau colocataire ne va
pas tarder.
Mais qu’est-ce qu’elle fabrique cette Sexy girl de mes deux ? Ça ne
prend pas deux heures de répondre une phrase ! Puisque je n’ai que ça à
faire, je fouine sur son profil, tiens !
Je note qu’il n’y a aucune photo d’elle. Et pour cause, je suis sûre
qu’elle est affreuse !
J’espère que vous vous étranglerez avec votre méchanceté.
Oh voyons ! Une personne qui passe son temps devant son ordinateur
ou à dévorer des romans, et qui se fait appeler Sexy girl sans afficher sa
tête, ne peut pas être un top model ! D’ailleurs, écrire des chroniques
cruelles représente son moyen ultime de se venger de tous ceux qui se sont
moqués d’elle toute son adolescence !
Merci pour cette analyse, Docteur Freud.

SEXY GIRL
Tu écris sous quel pseudonyme ?

On peut dire qu’elle ne perd pas de temps en bavardage celle-là ! Tant


mieux.

ALY
Aly M. Mais je te préviens, c’est une histoire assez peu
recommandable. L’héroïne est spéciale…

En espérant lui avoir donné envie avec cette petite phrase.


Raaaah mes charmants colocataires ont un peu poussé sur la sono, je ne
m’entends plus penser !

SEXY GIRL
OK.

Quelle bêcheuse celle-là ! Comme si quelques mots lui arrachaient la


bouche ! Ça veut dire quoi « OK » ? OK c’est tentant ? OK ça a l’air naze ?
Ou OK je ne compte même pas regarder le résumé sur Amazon parce que
je m’en balance ? Je décide de répondre par des smileys souriants pour
montrer que je suis toujours de bonne composition. Qui sait ? Elle pourrait
changer d’avis et lire mon bouquin si je continue à lui parler de temps en
temps. Je ne vais pas lâcher le morceau.
Je commence à avoir faim. Il est temps de quitter ma grotte pour
rejoindre la lumière — trop de lumière, merci Kamran et ses guirlandes !
« Let’s all chant[22] », une vieille chanson disco, résonne dans
l’appartement. Je me dirige d’un pas décidé en direction de la sono, mais
la scène de Hugo en train de se trémousser avec application, me fait
oublier que le son est trop fort. Je ne peux m’empêcher de rire, et de
m’interroger : comment peut-on être aussi sexy en imitant les Bee Gees ?
Jared baisse le volume avant moi.
— T’as pas légèrement l’impression de faire saigner nos tympans ?
s’écrie-t-il, avec un rictus amusé.
— C’est le genre de musique qui ne s’écoute qu’à fond, rétorque Hugo,
comme moi quand je te l’enfonce !
Mon. Dieu.
Je n’ai aucune envie d’entendre ça. Et encore moins d’être témoin de
leurs sourires complices, voire carrément provocateurs. Je perçois
tellement d’électricité sexuelle dans l’air que je me demande s’ils ne vont
pas coucher ensemble sur le bar, là, maintenant. Heureusement pour moi,
cela se termine par une tape sur les fesses de Jared à Hugo.
Jared m’accorde enfin un peu d’intérêt, derrière le bar :
— Je te prépare un truc ?
Si seulement il pouvait se montrer moins gentil avec moi…
Je m’approche pour m’accouder au comptoir et le regarde distraitement
étaler de la mayonnaise sur des tranches de pain de mie.
— Je veux bien. Mais t’es sûr que le jambon n’est pas périmé ?
Jared se penche vers moi. Nos visages ne sont plus qu’à quelques
millimètres.
— Vivons dangereusement, souffle-t-il, ses prunelles envoûtantes
plantées dans les miennes.
Quand il recule, je sens mon cœur se déchaîner, comme s’il se réveillait
d’un arrêt. Je déglutis et détourne les yeux pour qu’il ne remarque pas mon
trouble. Voir Hugo remuer les fesses sur « The art of losing[23] » a
l’avantage de gommer le rouge sur mes joues pâles.
— Ah vous voilà enfin, les deux pédales ! s’exclame Také en entrant
dans la pièce.
J’ignore comment Jared peut supporter Také et ses réflexions plus que
limites. Mon demi-frère lui adresse un petit signe militaire de la main,
agrémenté d’un sourire espiègle. Hugo est trop occupé à danser pour
réagir. Také s’affale dans le canapé et zappe jusqu’à trouver un match de la
ligue anglaise. (Ici, sachez qu’on est branchés sur du foot anglais, des
séries violentes ou sur du porno.)
— C’est quoi ces musiques de merde ? s’agace Také.
Il se redresse d’un coup vers nous.
— Fais-moi un sandwich, Aniki.
Aniki, c’est le petit nom que Také donne à Jared. J’ai mis longtemps à
savoir ce que ça signifiait. À la base, c’est un titre de respect entre yakuzas
(les rebelles japonais), mais c’est aussi un surnom tendre qui pourrait
vouloir dire « grand frère ». J’ai beau détester Také, chaque fois que je
l’entends appeler Jared, Aniki, je trouve ça mignon.
— Je te préviens, l’emmerdeur, ce sera jambon/mayo, on n’a plus rien,
lui répond Jared.
Il hausse les épaules et retourne à son match Liverpool/Manchester
City, en allumant une cigarette.
Je réfléchis :
— Qui doit faire les courses cette semaine ?
— Aucune idée.
C’est bien ça notre problème. On ne sait jamais qui doit faire quoi. Du
coup, personne ne fait rien.
Jared pousse vers moi un gros sandwich appétissant. Mes yeux brillent
tant je suis affamée, je le remercie et me jette sur cette merveille, tandis
qu’il en prépare un autre pour Také.
— Il fait quoi dans la vie le nouveau ? m’informé-je.
Jared me fait signe qu’il n’est pas au courant. Alors je me tourne vers
Také, lequel s’est déplacé jusqu’au bar pour surveiller l’avancée de son
repas.
— Qu’est-ce que j’en sais, putain ? grogne-t-il, en soufflant sa fumée
sur moi.
Après avoir éventé mon espace avec un total désespoir, je m’exclame :
— Et vous l’avez recruté sur quels critères exactement ?
— Sur la taille de sa queue, répond sérieusement Také. On voulait pas
qu’il fasse baisser la moyenne, ça aurait fait tâche.
— Très spirituel, marmonné-je, avec une grimace.
Jared rigole, lui. Il tend le sandwich terminé à Také, qui le saisit
distraitement.
— Arigatô gozaimasu[24], Aniki.
OK, le japonais, ça me fait carrément de l’effet. Faut qu’il arrête !
Kamran débarque à son tour, vêtu de sa tenue verte d’interne, l’air
catastrophé. Je le vois chercher à droite et à gauche, puis s’indigner :
— Où est le sapin de Noël ?
— Dans ton… s’apprête à répondre Také.
Mais il est coupé exprès par Jared et son sourire de prince charmant :
— Quelqu’un l’a mis dans le couloir.
— Quoi ?! Mais pourquoi ? Et qui ?
Kamran semble tout secoué. Pendant qu’il disparait, Jared pivote en
direction de son meilleur ami :
— Také, vilain garçon.
Un rictus narquois flotte sur les lèvres de celui-ci.
— Tu me connais trop bien, Aniki !
— Pas aussi profondément que moi, clame Hugo, en m’entourant de
son bras.
Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer de me trouver dans cette
conversation, au milieu de la fumée, en train de manger un sandwich dont
la mayonnaise a un goût de tout sauf de mayonnaise.
Un immense sapin de Noël qui semble avancer tout seul vers nous me
fait réaliser qu’un jour, il faudra que je déménage. On entend Kamran
souffler comme un bœuf derrière, et râler :
— Ça fait deux fois cette semaine que vous cachez mon arbre, ça
devient lourd les gars !
J’ai un peu de peine pour Kamran. Il se donne tellement de mal pour
égayer cet appartement sinistre. Je ne sais pas ce qui me retient d’aller
l’aider à dresser le sapin à l’intérieur de son pot en fonte, près des portes-
fenêtres… La flemme sûrement. Heureusement que Jared est parfait (ou
bien son seuil de pitié était-il atteint ?) il déplace le socle afin que le pied
du sapin s’enfonce enfin à l’intérieur. Kamran est couvert d’aiguilles, de
guirlandes et il n’a pas l’air content du tout quand il nous regarde.
— Vous faites vraiment chier !
Il s’apprête à décamper, furieux. Avant de se retourner et de me
préciser, sur un ton beaucoup plus gentil :
— Sauf toi bien sûr.
Alors qu’Hugo est plié de rire, que Také semble s’en foutre royalement
et repart se vautrer dans le canapé, Jared se penche sur mon épaule :
— Tu es sûre de lui avoir dit que vous n’étiez plus en couple ?
Je soupire longuement.
— Je lui répète toutes les semaines, mais il faut croire que ça ne suffit
pas.
Kamran est mon ex. Nous sommes sortis ensemble il y a environ un an
et demi. Un scénario tout bête : j’avais fait tomber un pot de cornichons
dans un rayon, il m’a aidé à ramasser — j’ai conscience que c’est la
rencontre la plus pourrie de l’histoire, je ne veux aucun commentaire.
J’étais déjà séduite par son physique, alors quand il m’a appris qu’il était
interne à l’hôpital, je n’ai pas tellement hésité à lui confier mon numéro.
Le beau gosse médecin, c’est le genre de rencontre qui n’arrive pas tous
les jours !
On a vécu de bons moments lui et moi, il est gentil, attentionné,
intelligent, néanmoins la flamme que j’attendais n’a pas eu lieu. Ajoutons
que n’ai jamais cessé de penser à Jared pendant tout le temps que j’ai
passé avec lui. Je me suis rendu compte que je n’étais pas amoureuse dès
la première semaine, seulement voilà, j’ai un gros problème : la lâcheté.
Alors j’ai retardé l’annonce de la rupture durant des jours et des jours, en
me convainquant moi-même que peut-être j’allais l’aimer un jour… Euh
non. Mauvaise idée. Surtout avec Kamran, qui s’est montré très collant dès
le début. Mais ça c’est moi, je passe mon temps à ignorer ce qui me
dérange et toutes les vérités qui vont avec !
Quand il s’est mis à parler fiançailles (oui, au bout de deux mois) lors
d’un repas de famille, Jared m’a vivement conseillé de ne pas retarder
l’échéance. Alors j’ai pris mon courage à deux mains… et je lui ai envoyé
un mail de rupture — eh ! Avec un texto, il aurait pu m’appeler juste
après !
Bon, il m’a quand même harcelé au téléphone, puis il est venu squatter
devant chez moi jusqu’à ce que je lui parle. C’était une horrible
conversation pendant laquelle il pensait pouvoir me faire changer d’avis
en me déballant une liste d’arguments qu’il avait manifestement préparée
avec application. Et moi, j’essayais d’être sympa et ferme à la fois, tout en
rêvant de me débarrasser de lui.
Bref, je me sentais tellement coupable que j’ai accepté de le revoir en
ami, même si je n’en avais aucune envie. Et quand il cherchait
désespérément une colocation, j’ai proposé qu’il vienne dans la mienne,
puisqu’une place s’était libérée (Také avait encore fait fuir une pauvre
victime.) Après réflexion, je me suis demandé pourquoi je m’étais
embarquée dans cette galère, mais c’était déjà trop tard pour revenir sur la
décision : Kamran s’était installé. Et bien installé. D’ailleurs il n’a
toujours pas l’air de saisir qu’on n’est plus ensemble lui et moi. J’ai tout
essayé, en vain.
L’arrivée de Charlie, en slip ultra moulant, a le mérite de me faire
oublier Kamran.
— On a acheté quoi pour la teuf ce soir ? demande-t-il.
Un grand moment de flottement suivra cette question pertinente.
Chaque fois que nous accueillons un nouveau colocataire, nous donnons
une petite fête. En réalité, tout est toujours prétexte à faire la bringue ici :
le départ d’un voisin, la réparation de l’ascenseur, comme la cérémonie de
remise du Ballon d’or. Mais comme toujours, personne n’a pensé à
organiser quoi que ce soit. Les invités débarqueront dans un peu moins de
deux heures et il nous reste :
— Un œuf, du gruyère râpé, un vieux Babybel qui est là depuis
beaucoup trop longtemps, huit bières, du lait périmé et une brique de jus
d’ananas, liste Jared, la porte du frigo ouverte.
Quelques coups d’œil entre nous plus tard, Hugo se dévoue :
— Allez va, je vais les faire vos courses ! (Il tapote le comptoir du plat
de la main.) Balancez votre pognon !
Nous fouillons nos poches et portefeuilles afin d’en extraire quelques
billets et pièces, que nous réunissons sur le bar.
— Qui a mis cette vulgaire pièce de cinq centimes ? s’écrie Hugo,
faussement outré, en la balançant par-dessus son épaule.
Pendant qu’il compte son butin comme s’il était Picsou, Kamran
réapparaît dans le salon. Il est aussitôt alpagué par Také et son amabilité
habituelle :
— Fête. Ce soir. Argent.
Kamran ne cherche pas à comprendre, il sort un billet de 20 euros de
son pantalon. Hugo le lui confisque comme s’il craignait qu’on le vole,
puis il s’exclame :
— Ça devrait le faire, les loulous !
— Nous appelle pas comme ça, merde ! grogne Také.
Il se tourne vers moi, d’un air coquin :
— On dit merci qui ?
— Je dirais pas « Jacquie et Michel[25] », marmonné-je, en croisant les
bras.
Hugo s’appuie entièrement sur mon dos (et il pèse son poids !) pour me
tirer les joues comme si j’étais une enfant :
— J’étais pourtant sûr d’avoir réussi ton éducation, Aly-Baba !
Je n’ai pas le choix, il faut que j’attende qu’il ait terminé de jouer avec
mes pommettes douloureuses. Ensuite j’ai droit à un baiser sonore — et
bien trop appuyé — à moitié sur la bouche. Par chance, personne ne
remarquera mon malaise, Hugo étant un centre d’attention à lui seul.
Tandis qu’il se dirige vers l’entrée, Také s’exclame :
— On va laisser l’estropié porter nos bouteilles d’alcool ?!
Moi évidemment, ça me choque quand Také lance ce genre de phrases,
mais pas Hugo, qui soulève la patte gauche de son jean pour dévoiler sa
prothèse, l’air fier comme s’il avait gravi l’Everest.
— Avec cette merveille, je suis puissant, invincible et terriblement
sexy !
Hugo s’est fait renverser par une voiture, puis amputer quand il avait 8
ans.
Il se met à caresser la prothèse qui remplace toute la partie sous son
genou, en poussant des gémissements équivoques.
— Oh putain je me fais bander moi-même !
Také éclate de rire, toujours friand des plaisanteries d’Hugo — surtout
quand elles sont portées sur le cul. Jared, lui, secoue la tête d’un air
habitué, il attrape Hugo par sa poche arrière de jean (en prenant soin de le
peloter au passage), et l’entraîne en direction de l’entrée.
— Je t’accompagne, tu serais foutu de ne nous ramener que des bières,
s’amuse Jared.
Ils s’arrêtent un instant l’un face à l’autre, se souriant avec malice,
avant de s’embrasser avec la langue, sans aucune pudeur. Je détourne les
yeux, mais pas Také :
— Allez faire ça ailleurs, les tarlouzes !
Deux doigts d’honneur dans sa direction plus tard, les deux amoureux
ont quitté Benetton.
Je réfléchis à l’idée d’aller écrire un peu dans ma chambre, quand la
petite voix sournoise de Takeomi résonne :
— Tu comptes mettre autre chose qu’un pyjama pour la soirée, non ?
Je jette un coup d’œil à ma tenue.
— C’est pas un pyjama !
— Apprends à te fringuer, Baka, dit-il en me tournant le dos.
Je ne réplique même pas, ça ne sert à rien avec ce sale type.
— Moi je te trouve magnifique, me souffle Kamran, que je n’avais pas
repéré derrière moi.
Je me dégage avec méfiance d’un pas sur le côté. À lui non plus je ne
réponds pas, pour d’autres raisons.
— Au fait j’ai vu que tu avais beaucoup d’amis Facebook maintenant,
poursuit-il, l’air agacé. Il faut que tu fasses attention à tous ces types qui
vont tenter de te contacter, ils ne cherchent qu’à te mettre dans leur lit.
D’ailleurs, est-ce que certains t’ont déjà parlé sur Messenger ?
Je ne vois pas trop ce que ça peut lui foutre. Essayons d’être
diplomate :
— Je ne vois pas trop ce que ça peut te foutre ?
J’ai dit « essayons ».
Il prend son ton le plus pincé, celui que je déteste :
— Je fais ça pour toi, Aly. Tu es très naïve, tu penses que les gars n’ont
pas ce genre de mauvaises intentions, mais tu as tort. Quand ils jouent les
mecs sympas, c’est toujours pour une bonne raison.
— Toujours ! ricane Také, en levant sa bière au-dessus du canapé.
Je jette un regard noir vers cet enquiquineur qui ne me voit même pas
et reprends la conversation avec Kamran, plus sèchement :
— Je suis tout à fait capable de me débrouiller avec le monde virtuel,
merci beaucoup. Et quand bien même un gars viendrait me montrer une
photo de son engin, je le supprime et puis voilà !
Kamran devient tout pâle. Aussi pâle que puisse être un Pakistanais, je
veux dire.
— Tu as déjà reçu des photos de pénis ?! s’indigne-t-il comme si c’était
moi qui les avais réclamées.
— Nan ! grimacé-je. C’était une éventualité !
— Je t’enverrai le mien, t’inquiète, intervient Také. Fais-le encadrer.
Kamran est tellement choqué qu’il ne sait plus s’il doit fusiller Také du
regard ou moi. Cette conversation a assez duré :
— Sincèrement Kamran, même si j’avais envie qu’on m’en envoie, (je
vois sa tête déprimée, j’ai pitié) ce qui n’est pas le cas, ça me regarde, on
ne sort plus ensemble depuis des mois et des mois, je te signale !
Il lève les deux mains pour me stopper.
— Je ne me rappelle pas qu’on ait vraiment eu cette conversation, dit-
il, très sérieusement.
Je peux lui jeter le sapin dans la tête ?
— Mais qu’est-ce qui n’était pas assez clair dans « je ne veux plus
sortir avec toi » ?!
— Ah mais moi j’ai jamais dit que j’étais d’accord !
Les mots me manquent tout à coup. Cet homme est une cause perdue.
Par chance, notre sonnette cassée se met à résonner au milieu du silence, si
rare. Le bruit ressemble à une mouche coincée dans un verre, en plus
strident. Je me dépêche d’aller ouvrir pour fuir Kamran et je me retrouve
devant le nouveau colocataire, entouré de ses deux sacs.
Oh. My. God.
C’est qui ce canon ?
Il est grand, je dirais dans les 1 mètre 90, et bien bâti. Non, très bien
bâti ! Il porte un baggy sombre, une veste à capuche bleue et des baskets
de marque colorées. Ses cheveux, aussi noirs que ses yeux, sont regroupés
en une épaisse et imparfaite crête, balayée sur les côtés. Il a le visage
fermé, l’attitude impérieuse et le regard méfiant de ces gens qui n’ont
confiance en personne, mais qui sont sûrs de gagner les duels quoiqu’il
arrive. Le bad boy sexy de mes fantasmes.
Comment mes colocataires peuvent avoir déniché un autre spécimen
dans leur genre ? Je n’en croise même pas dans la rue !
— Salut, balbutié-je timidement. Bienvenue.
Il ne s’embarrasse pas d’amabilité et me déshabille du regard, en
affichant franchement son intérêt. Il semble bugger sur mes jambes et mes
chaussettes en laine.
Je me décale pour le laisser passer.
— Je m’appelle Aly au fait, et toi c’est Bernard… (Je te déteste Hugo !)
Non ! Hunter, c’est ça ?
Quand je suis intimidée, je dis vraiment n’importe quoi ! Et pourquoi je
ricane bêtement au juste ? Arrête ça tout de suite Aly !
— C’est ça, dit-il de sa voix grave, diablement virile.
Il ne me regarde pas du tout dans les yeux, mais c’est tout de même
flatteur émanant d’un morceau de choix pareil. Évidemment, Kamran
vient tout gâcher. Il tend sa main.
— Salut mec, bienvenue chez toi.
Après une poignée de main qui a semblé lui faire mal, mon ex tente un
bras sur mon épaule que je dégage plus vite que l’éclair, un sourire forcé
au visage.
Hunter pousse nonchalamment ses sacs de son pied à l’intérieur, puis il
retire sa veste pour la balancer sur le portemanteau déjà ultra encombré. Je
ne peux m’empêcher de rester plantée là à admirer ses épaules de
déménageurs et ses bras musclés, entièrement tatoués d’inscriptions en
langues étrangères, le tout mis en valeur par son débardeur blanc qui lui
colle à la peau. Cet homme est un aimant à nanas.
Puisque Také ne se donne pas la peine de venir dire bonjour et que
Kamran semble jauger le physique de notre nouveau locataire avec
beaucoup de perplexité, je prends les choses en mains :
— Ta chambre est par ici. Je t’accompagne.
J’ai la nette impression qu’il lorgne mes fesses sans même essayer de
se cacher. Kamran est dans tous ses états !
— Tu fais quoi dans la vie ? s’enquiert celui-ci, dans le but certain de
dévisser les yeux du nouveau de mon derrière.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? T’es de la police ? aboie Hunter.
Kamran ne sait pas quoi répondre, moi non plus.
Le chemin jusqu’à sa chambre, la toute dernière du couloir, voisine de
Kamran, se déroule dans le silence. La pièce n’est pas vaste, mais elle est
lumineuse quand la nuit ne commence pas à tomber comme maintenant, et
elle est déjà meublée. Hunter jette ses sacs sur le lit, puis il se tourne vers
moi, ses yeux de prédateurs plantés dans les miens.
— C’est ton mec ? demande-t-il, en désignant Kamran.
Je n’ai pas l’habitude qu’on soit si cash. Je me sens comme un sanglier
pris au piège dans les phares d’une voiture[26].
Kamran et moi répondons en même temps sans le vouloir :
— Oui.
— Non.
Je le fusille du regard, puis je répète, en tâchant d’avoir l’air détendue
(ce qui n’est pas du tout le cas) :
— Non.
Hunter ignore royalement Kamran et écourte la distance entre nous en
appuyant son bras droit contre la cloison, telle une barrière qui
m’empêcherait de m’échapper.
— T’as personne alors ?
— N… non.
Ce type me fait peur, mais paradoxalement, je n’ai aucune envie qu’il
arrête.
— Intéressant, dit-il, sans le moindre sourire, en me scannant à
nouveau de bas en haut, surtout en bas.
Kamran est scandalisé, sa mâchoire s’est décrochée dans une
expression hébétée. Il va faire une crise cardiaque si nous restons une
minute de plus. Heureusement, Hunter ôte son bras et s’enferme dans sa
chambre, sans un mot de plus.
Je me rends compte que mes membres sont parcourus de chair de poule.
Je ne sais pas si je suis terrorisée par son agressivité et son approche des
plus directes, ou si je suis juste littéralement sous le charme. Un peu des
deux, sans aucun doute.
Kamran ne s’en remet pas. Il a bien sûr attendu que nous soyons loin de
la bête, dans le salon, pour s’emporter. Le voilà qui effectue des allers-
retours en agitant les bras de manière théâtrale :
— Non mais pour qui il se prend ce mec ?! Il débarque à peine et il se
permet déjà de jouer les mâles alpha ! Tant qu’il y est, il aurait dû pisser
sur Aly, histoire de marquer son territoire !
Assise au bar, en train d’accomplir mon devoir Facebook — c’est-à-
dire commenter des publications qui ne me passionnent pas le moins du
monde — je grimace en imaginant la scène.
La tête de Také apparaît du canapé.
— On n’aurait jamais dû lui proposer la coloc, fait-il remarquer très
sérieusement.
Kamran tend son index vers lui, l’air victorieux.
— Ah ! Je savais que tu serais de mon côté, Také !
— C’est clair, vu les goûts de chiotte qu’il a en matière de meufs, il
risque pas de nous ramener grand-chose de consommable.
Je tourne mon visage tout droit sorti de l’Enfer vers ce morveux de
Takeomi. Il me décoche son sourire le plus méprisable, puis il retourne à
son match. Kamran n’a pas dû tout suivre, parce qu’il ajoute, en réajustant
d’une manière nerveuse les boules sur le sapin :
— Mais grave ! On devrait le foutre dehors ! Tout de suite.
L’arrivée des premiers invités, puis des ravitaillements par Jared et
Hugo, obligera mon ex à se calmer sur le délire Hunter. La fête peut
commencer.
Chapitre 3
Nuit du 14 au 15 novembre

« Où v o n t-ils le s rê v e s ja ma is ré a lisé s ? Re jo ig n e n t-ils le s mo ts ja ma is


d its ? »

S o Lu n e

Il faut savoir une chose à propos des fêtes à Benetton : ce sont


quasiment des légendes.
L’appartement est bondé, et quand je dis « bondé », ce n’est pas une
vingtaine de personnes avec un verre de champagne à la main, qui
dodelinent de la tête en appréciant les décorations de Noël, non ! C’est
plus de cent individus moitié bourrés à la bière et au whisky bas de
gamme, entassés au point que certains sont encastrés dans le sapin ! La
fumée a tout envahi malgré nos fenêtres ouvertes, on a l’impression de
flotter dans un nuage (un nuage qui pue et fait tousser.) La musique
résonne plein pot. Sum 41 hurle sur « Fat lip ».
Nos voisins vont encore nous adorer.
Tandis que des étudiantes en médecine, vagues connaissances de
Kamran, se lancent dans un strip-tease très apprécié par les hormones
mâles, qu’un type en combinaison de ski vomit ses tripes au-dessus du
balcon (« désolée pour vos fleurs, Madame De Laboutonnnière », si si
l’une de nos voisines du dessous s’appelle vraiment comme ça), que Také
et ses meilleurs potes se défient dans un tournoi FIFA sur Playstation, et
qu’Hugo, assis à cheval sur le bar, est en train de plumer des pauvres gens
au poker, je suis piégée à l’intérieur d’un groupe de snobs qui s’évertuent
à prouver leur supériorité intellectuelle en étalant leur culture politique.
Quand l’un d’eux (venu en manteau de fourrure quand même) se met à
parler anglais à propos de relations diplomatiques en Russie, j’ai envie de
me pendre et je maudis mes parents de m’avoir inculqué cette foutue
politesse ! Je suis sûre que la moitié d’entre eux ne comprend pas un mot
d’anglais, mais ils hochent tous la tête d’un air approbateur chaque fois
que l’autre énergumène, un maigrichon sans charisme, émet de grandes
tirades. Moi ? Eh bien je pense tout plein de méchancetés, mais je suis
fucking polie, alors je souris et je hoche aussi la tête.
À vrai dire, même si j’avais voulu fuir, je crois que je n’aurais pas pu :
je suis compressée entre Manteau-de-Fourrure et Fille Bourrée au Teint
Vert, qui se trémousse contre mon dos depuis dix minutes en alternant cris
de joie et renvois senteur whisky/vomi. Je prie pour qu’elle ne me
dégobille pas dessus. J’ai de la chance, elle rendra finalement son déjeuner
sur sa copine d’en face.
Je décide de profiter de ce gain d’espace pour fuir. Mais avant, je dois
m’excuser auprès des snobinards.
But why ???[27]
Aucune idée.
— Euh, je vais aller voir où en sont les… euh… (J’aurais au moins pu
préparer quelque chose dans ma tête avant de me lancer !) surprises.
— Oh my god ! You prepare some surprises for us ? You’re amazing,
darling[28] !
Eh ! Darling toi-même, connard ! Bon OK, j’ai rien compris, j’ai pris
allemand en première langue. Mais je sais pas pourquoi, je sens que ce
n’était pas sympa.
Bref, je me faxe parmi la foule, les bras plaqués contre mon corps,
j’effectue de petits pas chassés complètement ridicules, quand je ne joue
pas les crabes avec ma démarche de côté. Enfin me voilà dans l’entrée !
C’est un endroit tranquille, car très éloigné des boissons. Je respire un peu.
On frappe encore à la porte. Je préfère ne pas ouvrir. Tout à l’heure, je
suis tombée sur notre voisin, Monsieur Célestin, une tête de con
intergalactique, qui a menacé d’appeler la police si on ne baissait pas le
son. Bien sûr, on n’a rien baissé du tout. La police ne se déplace jamais
dans le Bordeaux friqué.
Quelqu’un s’obstine derrière la porte. Il n’y a que moi que ça dérange
manifestement, parce que les trois couples qui sont en train de se peloter
dans l’entrée n’en ont absolument rien à cirer ! Moi j’ai l’impression
d’être une voyeuse tout à coup. Je fais mine de ne pas regarder. Mais je
regarde.
Perverse.
Také débarque, son téléphone à l’oreille, en gueulant :
— Les mecs, vous faites chier putain, vous avez gâché ma partie, je
menais 3-0 avec Tottenham !
Il ouvre la porte lui-même, que quelqu’un avait fermé à clé. Sûrement
Charlie, il craint toujours que quelqu’un s’introduise pour dérober ses
vêtements. (Oui c’est ironique venant de quelqu’un qui n’en porte
quasiment pas, je sais.)
En même temps, il jette un coup d’œil vers moi.
— Tu pouvais pas ouvrir au lieu de rien foutre, Baka ?!
— Je suis pas ta boniche, rétorqué-je.
Les quatre membres du groupe de musique de Také entrent,
accompagnés de quelques filles. Ils trainent souvent ici, mais je ne me
rappelle jamais leurs prénoms, je les reconnais par leur instrument de
prédilection : le bassiste, le guitariste, le batteur et le pianiste. Ils sont tous
caucasiens, avec un visage banal. Také sort forcément du lot avec sa belle
gueule et ses fringues de frimeur. Tous les cinq sont amis depuis le
collège, ils ont monté ce groupe quand ils avaient 14 ans.
— Salut mon pote !
Ils se serrent la main, bavardent un peu.
— Rends-toi utile, prends leurs vestes, Baka ! me lance Také, avec
autorité.
Je lui adresse un doigt d’honneur en guise de réponse. Ses potes sont
pliés de rire. Lui, sourit malicieusement, avant de se tourner vers eux :
— C’est plus ce que c’était le petit personnel… Foutez tout sur elle,
elle rangera.
Et c’est ainsi que je me retrouve avec une dizaine de manteaux sur la
tête, comme si j’étais un vulgaire portemanteau ! Et ils rigolent les
saligauds ! Je les hais. Tous.
J’aurais pu tout balancer dans l’entrée, mais ça aurait fait trébucher
tous les bourrés du coin, alors je me traîne lamentablement vers la salle de
bains — qui sert de vestiaires —,pour me secouer et me débarrasser de la
montagne de vestes.
J’hésite sincèrement à retourner à la fête. D’habitude, je me force à
faire acte de présence pendant deux heures, mais là, c’est au-dessus de
mes forces, j’ai envie de calme (relatif, considérant les murs en papier) et
de me plonger dans mon roman. J’ai beau me dire que je ne rencontrerais
jamais personne si je m’enferme loin du monde de cette manière, je ne
peux pas m’empêcher de me réfugier dans mon imaginaire. Parfois, c’est
vrai, je préfère écrire ma vie rêvée plutôt que de la vivre.
Tarée.
Et puis je suis intimement persuadée que mon prince charmant — pas
trop charmant sinon c’est une lavette et personne n’a envie d’une
lavette —, débarquera un jour par hasard. Je crois à ma bonne étoile.
Et ça t’arrange bien de ne pas avoir à bouger le petit doigt surtout !
Oui, ça aussi.
— T’es là ? Je te cherchais.
En voyant Jared me rejoindre devant ma porte de chambre, je me dis
que mon futur prince aura de sacrés efforts à faire pour surpasser celui-là.
J’adore quand il sent un peu l’alcool comme maintenant, que ses
cheveux mouillés par la transpiration se plaquent maladroitement en
arrière, et que sa chemise dont il a retroussé les manches, lui colle à la
peau au point de dévoiler le moindre de ses contours sexy. Il me donne le
vertige chaque fois que je lève la tête pour trouver son visage.
— Je vais bosser un peu, lui dis-je.
— Hugo voulait te présenter un pote à lui, je te conseille de te planquer.
— Pourquoi ? Il est flippant comme le gars de la dernière fois, le
pompier fétichiste des pieds ?
Jared éclate de rire. Moi je m’arrête totalement de respirer (je dois
imprimer cette image dans mon esprit.)
— Le pompier était gratiné, c’est vrai, mais celui-ci est pire, crois-moi.
Il parle de lui à la troisième personne et il s’est vanté d’avoir des
testicules de la taille du lampadaire.
— OK, je verrouille donc ma porte !
On échange un sourire complice, puis il se penche pour replacer
derrière mon oreille une mèche blonde qui a dû s’égarer à cause des
manteaux. Je n’ose absolument pas lever les yeux vers lui. Il est beaucoup
trop proche.
— Je retourne surveiller Hugo, dit-il en se redressant, il serait capable
de déclencher une troisième guerre mondiale à lui tout seul. Bonne nuit
Aly.
— Bonne nuit !
Je veux mouriiiiiiir ! Il est trop beau, trop adorable, troAAAAAAaah !!!
Hunter vient d’apparaître dans l’ombre et j’ai eu la trouille de ma vie !
J’arbore un air blasé pas du tout convaincant :
— Alors… la fête te plait ?
Il se plante à cinq centimètres de moi, me dominant de toute sa hauteur.
— La fête, j’m’en bats les couilles, mais toi tu me plais.
C’est normal que je n’arrive plus à refermer la bouche ?
— C’est ta chambre ? demande-t-il en jetant un coup d’œil vers la porte
contre laquelle je ne pourrais pas être davantage plaquée.
Sérieux, mais c’est quoi ce canon sorti d’un roman Harlequin ?! Elles
répondent quoi d’intelligent les héroïnes d’habitude ? Mais putain
réfléchis Aly, t’es écrivain oui ou merde ?
— Merde.
Merde ????????
OK, j’ai paniqué !
— Je veux dire oui, bégayé-je aussitôt. Ou… oui !
Je n’arrive pas à détacher mon regard des écritures tatouées sur ses bras
puissants. En plus de me croire bègue, il va s’imaginer que je louche.
— Tu me fais entrer ? s’enquiert-il, très naturellement.
— Euh… c’est super direct… je… Non… Merci, mais je ne suis pas ce
genre de filles en fait…
Bon sang que j’aimerais l’être !
Sa bouche s’étire en un sourire carnassier à tomber par terre.
— Et t’es quel genre de fille ?
Le genre débile qui repousse le plus beau gosse de la Terre et qui
continue de fantasmer sur son demi-frère gay.
— Je ne couche pas avec les inconnus, déjà… et j’ai besoin aussi d’un
minimum de sentiments pour le faire. Je dois te paraître très ennuyeuse ?
Grave. Remboursez !!!
Les mains fourrées dans les poches de son baggy, il s’incline pour que
nos visages soient au même niveau, puis je sens sa bouche effleurer mon
oreille quand il y murmure :
— Je suis sûr que t’es trempée, là, maintenant.
J’ai arrêté de respirer. Comment il sait ? Et qu’est ce qui ne va pas chez
moi, nom de Dieu ?!
Il agite sa main devant mon nez en ajoutant :
— Tu veux que je vérifie ?
Oui oui oui !!
— Non non non.
J’ai l’impression d’avoir des supporters pervers dans ma tête. Je les
entends m’encourager avec ferveur et chanter des hymnes de football
(Allez ! AL-LEZ ! Pooo poop pop pop) Note pour moi-même : arrêter de
regarder les matchs à la télé et pallier rapidement ce désert sexuel qu’est
le mien.
Eh ! Je connais ce mec depuis deux minutes, je ne vais pas le laisser
glisser sa main dans ma culotte ! Qu’est-ce qui ne va pas chez vous non
plus ?
Ooooh.
Il continue de me regarder avec ce petit sourire victorieux. Fucking bad
boy ! Ouais moi aussi je peux me la jouer bilingue ! Avouons-le, s’il avait
été moche, j’aurais été outrée et je lui aurais sûrement balancé une claque.
Le monde est injuste.
Je serre les cuisses et adopte mon air le plus détaché, genre ça m’arrive
tous les jours qu’un mauvais garçon sexy me fasse crument du rentre-
dedans.
— Dommage, souffle Hunter, sans me lâcher de son regard de
prédateur. Si tu veux pas que je te doigte, je peux toujours faire ça.
Il saisit mon menton avec autorité et abat brusquement ses lèvres sur
les miennes. Je suis tellement paralysée que je n’ai pas le réflexe de le
repousser. Et puis, je n’en ai pas spécialement envie non plus, et pour
cause : c’est le baiser le plus passionné (sale) que j’ai vécu jusque-là.
Hunter n’a pas demandé la permission pour fourrer sa langue dans ma
bouche, pas plus pour s’approprier mes fesses, qu’il caresse ou broie de
ses deux mains selon son degré d’excitation. D’ailleurs, je ne peux que la
sentir, son excitation, contre mon ventre, c’est une véritable barre d’acier
dans son pantalon !
Une petite voix dépravée me prie de le laisser aller jusqu’au bout.
Une autre, l’agaçante éduquée, me donne mille raisons de stopper cette
scène : il va penser que je suis une fille facile, il doit faire ça avec tout ce
qui porte un jupon, il me jettera une fois qu’il aura obtenu ce qu’il veut,
c’est mon colocataire et ça risque de gâcher toutes nos relations futures,
bla bla bla…
Bien sûr, malgré mon profond désir, c’est elle qui gagne. Je parviens à
m’extraire de son étreinte, en lui ôtant au passage les mains de mon
postérieur.
— Je ne peux pas, désolée, articulé-je, mal à l’aise.
— Pas encore, tu veux dire.
Est-ce qu’il a compris ce que je lui ai dit avant qu’il fourre sa langue
dans ma bouche ???
Il n’a pas l’air vexé. Pire : il semble confiant avec ses mains dans les
poches et son érection. Sa détermination forcerait presque le respect si je
n’étais pas hésitante quant à ses intentions à mon sujet.
Ce genre d’hommes est habitué à obtenir tout ce qu’il veut, comme
Také, et il est hors de question que je représente un défi quelconque ou une
excitation à combler.
— Si t’as envie de baiser, tu sais où me trouver, annonce-t-il sur un ton
badin, comme s’il m’invitait à jouer aux échecs.
Il se détourne rapidement et se dirige vers sa chambre, tout au bout du
couloir.
J’ignore quoi penser à propos d’Hunter. C’est la première fois qu’un
homme se jette sur moi. Un homme sorti tout droit d’une dark romance de
surcroît. Je n’ai pas l’habitude qu’on me bouscule, qu’on me parle
crument, ou qu’on se frotte contre moi à la première occasion. Et que
penser du fait que j’ai adoré ça ?
Je m’enferme dans ma pièce, en prenant soin de verrouiller à triples
tours (le double tour rouvre la porte, cet appartement est un gourbi). Non
pas que je craigne Hunter, mais les gens ivres morts de la soirée risquent
fort de partir en quête d’une chambre libre d’ici peu de temps.
Je suis tellement émoustillée par ce qui vient de se passer que je n’ai
pas beaucoup à réfléchir pour écrire cette fameuse scène ardente de mon
roman. Elle est parfaite. Sale et excitante, comme Hunter.

***

Je me laisse tomber sur mon lit, à la fois fière de moi et déçue de ne pas
être aussi libérée sexuellement que l’héroïne de mon nouveau livre. Je
tourne les yeux vers la ville endormie. C’est tellement joli Bordeaux…
Jusqu’à ce que j’aperçoive la dame âgée d’en face, en train de se
déshabiller. Si seulement j’avais des volets ! J’éteins ma lampe de chevet
et fais glisser mon short par terre, ainsi que mon pull.
Mon téléphone illumine la pièce.

SEXY GIRL
J’ai acheté ton livre. Je le lis prochainement.

J’ouvre des yeux ronds. Elle va chroniquer mon bébé !!!


C’est la meilleure nouvelle depuis… depuis jamais ! Je suis tellement
heureuse que j’entreprends une danse de la joie sur « Coconut Island[29] »,
qui en train de résonner à travers tout l’appartement.
Ensuite seulement, quand j’ai assez sautillé sur mon lit, en soutien-
gorge, culotte et chaussettes, je me dis qu’il serait pas mal de mettre un
pyjama. Parce qu’à part la vieille d’en face, je ne vois pas trop qui j’espère
faire fantasmer.
J’enfile donc mon tee-shirt Disney, avec l’énorme tête de Mr Jack le
squelette, véritable tue-l’amour, et vais vérifier si la porte mitoyenne entre
la chambre de Jared et la mienne est bien fermée elle aussi. Hugo a
tendance à débarquer à toute heure quand il a bu un coup de trop. Et quand
il n’a pas bu non plus d’ailleurs.
Je me guide avec mon téléphone jusqu’à la poignée sur laquelle
j’appuie distraitement. J’entrebâille, le temps de me rendre compte que ce
n’est pas verrouillé et m’apprête à aussitôt refermer, lorsqu’une légère
lumière à l’intérieur de la pièce attire mon attention. Surprise de ne pas
entendre de bruit, je jette un coup d’œil.
Et me fige.
Jared est torse nu, face à Hugo qui le dévore du regard. Quand ce
dernier ôte son propre tee-shirt, je me dis qu’il est temps de boucler cette
porte, mais c’est plus fort que moi, je garde mon œil dans l’entrebâillure
et j’observe cette scène que je me suis souvent imaginée.
Hugo possède le torse parfait d’un athlète, il est beaucoup plus musclé
que Jared, dont le corps est tout en longueur. Le beau blond passe une main
derrière la nuque de son petit-ami et l’attire férocement contre ses lèvres.
Ce n’est pas le baiser charmant auquel je m’attendais. C’est une
démonstration de force. Comme si Hugo prenait le dessus sur son
partenaire. Après avoir fait ce qu’il voulait de la bouche de Jared, Hugo le
repousse sans délicatesse. Il presse sa main sur la bosse qui s’est formée
dans le pantalon de mon demi-frère et se met à frotter avec vigueur cet
endroit sensible. Jared affronte Hugo dans un duel de regards, pimenté par
l’excitation. Après lui avoir retiré ses lunettes, Hugo arrache un nouveau
baiser, violent, à son amant, puis il ouvre son pantalon afin de glisser la
main dans son caleçon.
Je vois la tête de Jared basculer en arrière et fermer les yeux, il réprime
ses gémissements à travers des souffles saccadés. Parfois il grimace de
plaisir ou de douleur, je ne sais pas trop.
Je devrais partir.
Je ne devrais pas regarder.
Et surtout, je ne devrais pas être excitée.
Hugo observe son amant d’un œil amusé, un sourire machiavélique
plaqué sur son visage. La forme rebondie de son jean à moitié déboutonné
laisse entendre que le spectacle de Jared lui fait autant d’effet qu’à moi. Je
fixe cette main dissimulée à l’intérieur du caleçon de mon demi-frère,
aller et venir, j’ai l’impression de ressentir son trouble, je « souffre » avec
lui quand son masque sans expression se fissure dans un froncement de
sourcils et qu’il cherche des réponses dans le regard défiant d’Hugo. Je ne
veux pas plus que Jared que ça s’arrête. Même si mes dessous sont
trempés. Même si je sais combien c’est mal.
Tout à coup, Jared se fige. Sans la moindre tendresse, il saisit
l’épaisseur de cheveux blonds d’Hugo et appuie sur son crâne jusqu’à ce
que celui-ci se mette à genoux devant lui. Le geste est brutal, le visage est
fermé, je ne reconnais pas Jared. Il baisse son boxer d’une main, tandis
que de l’autre, il tire la nuque d’Hugo pour le plaquer contre son membre
dressé.
Après un regard joueur, Hugo entreprend de lentement lécher l’objet de
son désir, de bas en haut, méticuleusement. Sa langue parcourt chaque
terminaison nerveuse avec la même application. Jared et moi le
contemplons avec une similaire avidité. À la différence que j’aimerais être
à la place d’Hugo. Les picotis que je ressens dans mon bas ventre
deviennent infernaux. J’ai envie de glisser ma main entre mes jambes et
appuyer sur le feu qui me dévore de l’intérieur.
Quand la fellation prend une tournure plus brutale, je suis légèrement
choquée par l’attitude de mon demi-frère, si loin de celle qu’il incarne au
quotidien, pourtant je reste là, la bouche entrouverte, à l’admirer en train
de guider le crâne de son amant d’avant en arrière. Ma main descend
lentement jusqu’à mes dessous… Et soudain, tout s’arrête.
Jared a tourné la tête vers moi.
Il me regarde !
Je demeure paralysée quelques secondes, incapable de réagir. J’essaie
de décrypter son expression, mais il n’y a rien. Ni surprise, ni agacement,
ni amusement. Il continue de guider Hugo d’une main ferme, presque
mécanique, ignorant sa tentative de s’échapper pour reprendre son souffle.
J’entends Hugo toussoter, je le vois essuyer la salive qui coule de sa
bouche d’un revers de main, en riant à moitié. Et toujours ce regard de
Jared qui semble braqué sur moi. Je ne sais pas ce que je dois faire.
M’excuser ? Faire comme si de rien n’était ? Et pourquoi ne réagit-il pas
davantage ? Pourquoi me laisse-t-il assister à cette scène ?
Je n’ai pas l’audace de rester pour le découvrir, je referme la porte au
ralenti, puis je cours me cacher sous ma couette comme si cela pouvait
encore changer quelque chose.
J’ai tellement honte. Je crois que je n’ai jamais eu aussi honte de toute
ma vie. À côté, le jour où je me suis écrasée contre la vitre du
supermarché devant des centaines de gens fait figure de plaisanterie ! Je
n’oserais plus jamais regarder Jared en face après ça !
Et s’il décide de tout raconter à son père ? Non, je doute qu’il ait envie
d’évoquer ses parties de jambes en l’air ! Nathan a beau être très ouvert à
ce sujet, il n’en reste pas moins mal à l’aise, comme tous les parents,
quand ils songent à la sexualité de leurs enfants. La preuve, chaque fois
qu’il commence une blague un peu cochonne, ma mère lui fait les gros
yeux en nous désignant dans un geste qu’elle croit discret. Comme si on
était encore vierges et prudes. Comme si ça pouvait choquer Jared et ses
pratiques plus que libérées.
Entre nous, on ne perd rien, les blagues de deux spécialistes des pompes
funèbres, ce n’est pas non plus à se tordre de rire…
N’empêche que j’ai sûrement gâché toute l’amitié que Jared avait pour
moi. Qui voudrait avoir une demi-sœur qui vous observe en cachette
durant l’amour ? Je suis vraiment une horrible personne.
Et une perverse.
En effet. J’ai même pensé aller rejoindre Hunter dans sa chambre à un
moment donné.
Une grosse grosse perverse.
Je n’arrête pas de me repasser le film de Jared et Hugo. Leurs deux
corps splendides l’un contre l’autre, la langue d’Hugo sur Jared, leur désir
palpable, et ce regard sur moi… Était-ce une sorte d’invitation ? …
J’arrive encore à être excitée vingt minutes plus tard !
Là on est sur une perverse de compétition.
Tout à coup, l’évidence me frappe : si ça se trouve, il ne m’a pas vue, et
ce serait pour cela qu’il n’a rien dit ! Il faisait sombre, et j’étais moi-
même dans le noir. Il pouvait très bien fixer la porte comme il l’aurait fait
avec le plafond. Cela expliquerait son absence d’expression et surtout sa
détermination à poursuivre son acte. Connaissant Jared, s’il m’avait
aperçue, il se serait empressé d’interrompre son moment en s’excusant
maintes fois ! Mais oui, c’est tellement plus logique que toutes mes
suppositions bidon qui font passer Jared pour ce qu’il n’a jamais été !
Je me sens un peu plus soulagée déjà… Je ne veux surtout pas perdre la
relation que j’ai avec lui, même si elle n’est qu’amicale. Je m’en contente
pathétiquement, c’est vrai. Mais que celui qui n’a pas agi pathétiquement
par amour me jette la première pierre ! Ah mais !
Je décide de quitter mon bunker-couette pour récupérer mon ordinateur
portable et retranscrire tout ce que je viens de ressentir à travers mes
personnages. La scène était déjà très chaude, elle va le devenir bien
davantage ! C’est la première fois que je suis capable d’écrire de tels actes
sans qu’ils ne me paraissent forcés. Quelques jours plus tôt, j’insérais par
obligation (le héros et l’héroïne ne peuvent pas se tourner autour pendant
des pages et des pages, ça soule tout le monde, moi y compris) une scène à
demi érotique, une mascarade sans saveur qui n’exciterait pas le plus gros
puceau de la Terre. Je crois bien avoir été plus passionnée par le
documentaire sur l’accouplement des antechinus que par mes propres
écrits roses — pour ma défense, ce petit marsupial a une vie sexuelle
incroyable : pendant la saison des amours, la femelle se fait des sessions
d’une douzaine d’heures avec un grand nombre de partenaires différents
qui crèvent de fatigue. Le sexe est si intense que certains mâles perdent
leur fourrure ou font des hémorragies internes[30].
À une époque pas si lointaine, je sortais avec un garçon qui passait plus
de temps devant les chaînes « Découvertes » que devant les pornos,
comme un mec normal.
Les hommes ne regardent pas forcément de pornos, ma chère, sachez-
le ! C’est dégradant.
Ouais ouais, dites ça à vos chéries si vous voulez. Je ne juge pas, les
gars, ça ne me dérange même pas. Je n’ai d’ailleurs jamais compris les
femmes qui le prennent mal. Il vaut mieux qu’un homme s’excite sur des
vidéos que sur de la vraie chair, non ?
Dans mon cas, le petit-ami en question ne touchait ni à ma chair ni à la
sienne, et c’était limite s’il ne me traitait pas de salope chaque fois que je
tentais quelque chose.
Le suivant était déjà plus actif et plus âgé, il jouait de la trompette au
conservatoire. J’aurais préféré un instrument plus sexy mais y’avait pas.
Le souci avec lui, au-delà du manque de sex-appeal quand il soufflait dans
ce truc, c’est qu’il ne variait pas beaucoup les plaisirs. Dès le début de
notre relation, il m’a fait la démonstration de tout ce qu’il savait faire et
j’y ai eu droit jusqu’à la rupture commune : missionnaire, cuillère,
missionnaire, cuillère. Et pas de sexe oral bien sûr.
Le premier à m’avoir vraiment fait découvrir la chose, est le garçon
rencontré avant Kamran, celui avec lequel je suis restée le plus
longtemps : six mois quoi. Il était mignon, gentil, pas bête. Contrairement
au trompettiste très porté sur son plaisir, lui était d’une générosité sans
bornes au lit. C’était moi d’abord. Beaucoup de femmes verraient là le
parfait prince charmant, sauf que les préliminaires de deux heures, moi ça
m’ennuie. Je n’exagère qu’à moitié, j’avais quand même le temps de
dresser des listes de courses et de cadeaux de Noël pour les années à venir
! Je n’avais qu’une envie : qu’il me prenne rapido entre deux parties de
Yoshi’s island[31] et qu’on en finisse bordel ! C’est en partie à cause de cela
que cela n’a pas fonctionné entre nous, ça et sa passion soudaine pour une
autre fille que moi, bien sûr.
Puis est venu Kamran, sans aucun doute le plus beau garçon de ma vie
amoureuse, et de loin ! Ses prédécesseurs n’étaient pas moches, mais ils
ressemblaient à tous ces types que vous croisez tous les jours à la machine
à café : les gars normaux quoi. Ceux à qui je pouvais prétendre, en tant que
femme située dans la même moyenne. Kamran était parfait pour parader
dans la rue, il l’était aussi pour afficher mon bonheur sur Facebook et en
mettre plein la vue à toutes les pimbêches de mon lycée (« dans les dents,
les pétasses ! ») En revanche, en plus d’être collant, Kamran s’avérait de
la vieille école en matière sexuelle. Même si par chance, il couchait avant
le mariage, le respect de la femme était poussé à son paroxysme : on
demande la permission avant d’embrasser, on se la joue chevalier servant
et on ne fait pas de choses trop audacieuses à sa précieuse princesse. En
clair, j’avais droit à des baisers, quelques caresses et un coït très lent (il ne
fallait surtout pas risquer de me faire mal ! Flash info Kamran : non,
effectivement, je n’ai pas senti grand-chose !) C’était tout simplement du
gâchis de voir ce corps délicieux si peu servir.
Si on établit un bilan de mes expériences amoureuses, voici ce qu’il en
reste : de la tendresse, de l’attention et un paquet de frustration ! Est-ce
ma façon de m’habiller et de me comporter qui en est à l’origine ? Kamran
m’a dit un jour que je ressemblais à une poupée qu’on n’avait pas envie de
casser. Ben mince alors, je croyais pourtant qu’une poupée, c’était souple
et malléable !
Vous êtes répugnante, Aly. Trouvez-vous un vibromasseur.
Puisqu’on en est aux confidences, allez, je continue, tel Cristiano
Ronaldo qui poste une photo pas du tout bizarre de lui en slip. Je ne me
fais pas d’illusions : j’ai aussi ma part de responsabilités dans ce fiasco
qu’est ma vie sentimentale. J’ai tendance à laisser faire, à attendre, à me
contenter de ce qu’on me donne. Je me dis toujours que ce n’est pas si
mal. Et puis la routine a un goût de confort, je ne me sens pas en danger, je
maîtrise.
Voilà, le fond du problème est là : j’ai peur de perdre le contrôle et de
souffrir comme jamais je n’ai souffert dans ma petite vie tranquille. Un
psy dirait que j’entretiens cet amour désespéré pour mon demi-frère dans
ce but, ayant pleinement conscience de son caractère impossible. Par
chance, je n’ai pas de psy, je peux donc continuer de jouer les ignorantes et
vouer mon existence au monde des Bisounours !
Faisons les comptes : ça fait plus d’un an que je n’ai pas eu de petit-ami
et que je n’ai pas… hum hum… vous m’avez comprise. Je n’ai pas non
plus connu la passion. Et après je m’étonne de galérer sur les scènes
d’amour de mes romans !
Si cette nuit, je suis capable d’écrire quelque chose d’excitant, c’est
qu’il y a de l’espoir. C’est aussi qu’il faut que j’accepte de vivre ma vie
plutôt que de l’imaginer. Oh purée, je suis poète maintenant !
Sur ces bonnes résolutions, je décide de me coucher et de fermer les
yeux.
C’était sans compter ce fichu « bip » annonciateur d’un message. Qui
peut résister à ce bip ? Qui ? Et si c’était un message d’importance
nationale me prévenant de l’évacuation de la planète à la suite d’une
invasion extraterrestre ? Bref, je le lis.

CHARLETTE
Faut absolument que tu t’inscrives sur les groupes de lecture de
Facebook.

Vous avez senti l’urgence de ce message ? Qu’est-ce que je vous


disais !
ALY
Pourquoi pas ? Lesquels ?

COSETTE
Les plus gros, et surtout celui spécialisé en new romance : « New Ena
Romance[32] ». Il déchire sa race. Peace and love pauv’conne[33] !

Ce n’est pas comme s’il était 2 heures du matin, je m’exécute. Et puis


avec la musique métal qui résonne et les débiles qui beuglent dans le
couloir, je m’imagine mal trouver le sommeil. Jetons un coup d’œil à ces
fameux groupes tiens !
À première vue, ça a l’air simple comme ça, et sympa. Des gens
partagent leurs lectures, se donnent des conseils, échangent sur des sujets
légers… Chouette, les auteurs peuvent faire de la publicité pour leur
livre !
C’est là que tout se complique : sur le groupe des « mangeurs de
livres », on peut faire sa promo le lundi, sur celui des « vers-lisant » (gros
effort sur le nom du groupe) on fait sa promo une fois par mois,
uniquement sous un post dédié et pas ailleurs sinon on vous pend (je ne
sais pas si c’est de l’humour ou non, mais je vais m’abstenir), le groupe
des « romantiques-plato-niques » (la poésie est partout) refuse toute
publicité, celui des « fanatiques de bouquins » permet une promotion le
jeudi soir, et « New’s Ena Romance » tout le temps. Je n’ai pas cité tout le
monde et j’ai déjà la tête qui va exploser !
Je regarde distraitement ma poignée de porte qui s’agite avec frénésie.
— Ils sont où les chiottes ? s’égosille une fille bourrée.
Habituée, je reviens à mon téléphone. Je m’intéresse principalement à
ce groupe évoqué par Cosette. Allez hop, je balance ma pub. Oh que je
déteste faire ça, j’ai toujours l’impression de jouer les vendeurs de tapis
(pas cher mon livre pas cher). Je n’ai vraiment pas le sens du commerce.
Surtout que je ne peux jamais m’empêcher de faire une blague pourrie à
chaque fois.
Parce que je me sens un peu coupable de m’être imposée sans connaître
le lieu, je fais défiler les publications dans l’espoir d’en commenter et
d’avoir l’air experte. Oui sauf que voilà, je me rends compte de quelque
chose de terrible : toutes ces lectrices lisent !
Euh… ouais !
Ce que je veux dire, c’est qu’elles avalent des livres comme moi du
coca zero, par litres !
Non mais tu sais ce que contiennent toutes ces boissons industrielles
dégueulasses ?! Tu as regardé le documentaire qui te donne envie de te
suicider parce que tu ne peux plus rien manger de bon ???
Merci à vous, les frustrés.
Bref, moi je ne lis que des mangas, je n’ai aucune idée de quoi parle ce
« Dark vicieux » ou ce « le roman des sauvages » !
— Je vais pisser dans le couloir, ricane un gars derrière ma porte.
— Tu pisses dans mon putain de couloir, je te le fais éponger avec la
langue, espèce de…
Je reconnais la douce voix de Takeomi, qui termine sa phrase par ce qui
ressemble à un flot d’insultes en japonais.
Je reviens à mes moutons : les fous de lecture. Et pire : les auteurs fous
de lecture.
Eh ! Je commence sérieusement à culpabiliser là. Si les écrivains
bouquinent aussi, c’est la fin des haricots ! Preuve avec cette auteure
manifestement importante du groupe (elle a une magnifique petite tasse à
côté de son nom, avec la mention trop classe « moteur de conversation »,
waaaah la consécration quoi) : « je viens de terminer le livre de Machine,
je commence celui de ma copine Truc, merci de m’en conseiller quarante
autres pour la semaine prochaine, mais pas plus parce que j’ai beaucoup de
boulot ». Gloups.
Moi, fin de préface : « j’ai super bien avancé, je peux fermer ce livre à
la page 3 et m’endormir sereinement »
Re gloups.
Les livres, si j'entre dedans (pour les fans de Nabilla qui traîneraient
ici, c'est une image évidemment[34]), je n'en sors plus, et serais-je encore
capable d’écrire quand j’aurais découvert que les autres le font mieux que
moi ?
— Oh Charlie, waouh ! Elle mesure combien ? s’émerveille une femme
dans le couloir.
— Tu crois que tout rentre dans ma bouche ? s’interroge une autre.
Je me demande si je ne devrais pas mettre des boules Quiès.
Je prends une grande résolution : acheter une liseuse et dévorer tous les
bouquins phares du groupe.
— Aniki, viens m’aider à foutre une branlée à ce petit bâtard qui
cherche la merde !
— C’est notre voisin, Také. Il a 85 ans.
— Shiranee yo… Kuso kurae kusaterru oyaji[35] !
— Quand tu commences à parler en japonais, c’est que t’es
complètement bourré, rigole Jared, va te coucher, je m’en occupe.
Je cesse de tendre l’oreille maintenant que Jared s’est éloigné. Je
m’entends à peine respirer, ils ont poussé au maximum les décibels de la
sono.
Ce sera le défilé habituel du voisinage demain, j’en ai peur.

AUTEUR JOURNALISTE ÉDITÉ PAR UN GRAND NOM


Salut ma belle, il a l’air sympa ton livre.

ALY
Salut. Merci c’est gentil, le tien aussi a l’air sympa.

Fauuuuux !!!! Je ne sais même pas ce qu’il a écrit et je ne me suis pas


donné la peine d’aller voir.
Pourquoi notre sono passe-t-elle La Compagnie Créole à fond ?

JOURNALISTE QUI SE LA PÈTE AVEC SA TÊTE DE QUEUTARD


(oui c’est toujours le même)
Merci. J’ai déjà écrit un livre, mais là je me lance dans le grand bain.
Ça fonctionne bien Instagram côté pub pour faire sa promo ? Je n’y
connais rien du tout à ces nouveaux réseaux.

Je bâille sur une musique improbable.


« Ça fait rire les oiseaux et danser les écureuils, ça rajoute des couleurs
aux couleurs de l’arc-en-ciel, ça fait rire les oiseaux ohohohoh rire les
oiseaux »
Peut-être que ce gars me drague ? Peut-être que non ? Ça reste flatteur
que quelqu’un d’important dans le milieu m’approche, quelles que soient
ses raisons. Allez, je réponds poliment et j’évite d’entrer dans la sphère
personnelle pour qu’il ne se fasse pas d’idées.

ALY
Je suis nouvelle moi aussi sur Instagram, mais pour l’instant, je trouve
que l’info se diffuse bien.

« Au bal masqué oh eh oh eh »

JOURNALISTE TROP VIEUX POUR MOI ET PAS À MON GOÛT


Tu as quel âge ?

Je ne devrais pas répondre, me direz-vous ? Pas de sphère personnelle ?


Oui ben, il est tard et j’ai oublié !

ALY
25 ans, et toi ?

JOURNALISTE CHÂTAIN COIFFÉ À LA DJEUN’S POUR TROMPER


L’ENNEMI
Tu m’as donné un bon coup de vieux avec mes 40 balais. C’est toi sur
la photo ?

« Elle danse elle danse elle danse au bal masqué »

ALY
Oui, on me donne toujours dix ans de moins, je sais.

JOURNALISTE QUI DOIT MATER MA PHOTO DE PROFIL À LA


LOUPE
Carrément. Tu me fais penser à ces filles de dessins animés japonais du
Club Dorothée.

Je ne devrais pas connaître cette référence, mais il se trouve que je suis


fan du vintage. Je le prends donc comme un compliment. J’ai un doute le
concernant… Du coup, je zoome sur ma propre photo : grand sourire,
cheveux lâchés, ma tenue préférée : chaussettes multicolores et robe
salopette prune.

« Arlequin, Arlequin, Colombine, Colombine, Jules César[36] »


ALY
Grosse référence lol *plein de smileys souriants*

JOURNALISTE QUI EST SÛREMENT MARIÉ ET QUI SE CACHE


POUR ÉCRIRE
Rappelle-toi, je suis vieux.

ALY
*Smileys qui rigolent à la pelle, la réponse parfaite de ceux qui ne
savent pas quoi dire, mais qui passent pour des gens marrants et pleins
d’humour*

« Aujourd’hui je fais ce qu’il me plaît, me plaît, aujourd’huiiiiii tout est


permiiiiis »

JOURNALISTE EN CONFIANCE QUI NE LÂCHE PAS L’AFFAIRE


Tu viens au Salon du livre de Paris ?

ALY
Normalement oui. Et toi ?

JOURNALISTE QUI MET LONGTEMPS À ÉCRIRE SUR UN


PORTABLE
On s’y verra. C’est obligé, il faut qu’on s’organise un petit dîner :
huîtres et jambon de parme.

Je fais une sale tête en constatant la tournure que prend la conversation.


Sur son profil, il est indiqué qu’il est marié et qu’il a des enfants. Les
pauvres… Et comme toujours, je suis nulle quand il s’agit de me sortir
d’un guet-apens ! Au lieu de clairement dire non, je fais ce que je fais
toujours pour ne pas vexer les gens, l’autruche rigolote !

ALY
Pourquoi pas ? Mais pas d’huîtres pour moi, je déteste ça.

JOURNALISTE QUI CROIT QU’IL A SA CHANCE


Je te préparerais autre chose.
Je ne souhaite pas savoir s’il y a un sous-entendu pernicieux. Qu’il croit
ce qu’il veut à propos d’une rencontre qui n’aura jamais lieu, et qu’il me
laisse fuir !
« Au bal masqué oh eh oh eh »
Mais que quelqu’un change ce disque !!!!

ALY
OK. Faut que je te laisse, je suis crevée. Bonne nuit collègue *smileys
qui montrent que je suis une gentille fille drôle*

JOURNALISTE QUI ESPÈRE SERRER DE LA JEUNETTE


INNOCENTE AVEC SON STATUT POURRI
Moi aussi je dois me coucher, je suis à Berlin et je dois me lever tôt
pour un reportage. Bonne nuit petite bombe atomique !

J’éteins mon téléphone en me disant que peut-être, je me suis laissé


dépasser par cette histoire. Une chose qui m’arrive trop souvent. Je suis
obligée de faire la morte ensuite et je passe pour une allumeuse que je ne
suis pas. Il faut sérieusement que j’arrête de croire que tous les auteurs
sont des Bisounours comme moi.
Quand mon téléphone vibre, je me dis que ce gars est super lourd, mais
ce n’est pas lui, c’est un mail de mon éditrice, Madame Topie. C’est une
sacrée couche-tard pour une dame de 80 ans ! Je ne l’ai jamais rencontrée,
mais elle est l’archétype de la gentille tantine qu’on aimerait tous avoir,
avec le pull à grosses mailles, le chapeau, les lunettes et le petit sac à
main. On dirait une publicité vivante pour les confitures Bonne Maman,
ou comme dirait ma mère, pour une assurance obsèques.
Elle m’annonce qu’elle sera à Bordeaux cette semaine et qu’elle
souhaite me rencontrer. Je réponds aussitôt que j’en serais ravie, bien sûr.
Cette dame est aussi écrivain depuis longtemps, elle a beaucoup à
m’apprendre avec la trentaine d’auteurs qu’elle publie.
Je m’apprête enfin à dormir maintenant que le volume sonore de la
musique a considérablement baissé, c’est sans compter mon téléphone qui
vibre à nouveau.
Personne n’est couché dans cette ville ou quoi ?
HUGO
Faut qu’on parle demain.

Je suis pétrifiée. Je repose le téléphone avec précaution comme si


c’était une bombe à retardement. De quoi peut-il vouloir discuter à part de
ce qui s’est passé plus tôt dans la nuit ?
Je suis fichue.
Chapitre 4
15 novembre

« S e u ls c e u x q u i p re n d ro n t le risq u e d ’a lle r tro p lo in , d é c o u v riro n t ju sq u ’o ù


o n p e u t a lle r. »

TS Ellio t

Je me suis levée avec une boule au ventre. J’ai envisagé un temps de


rester cloîtrée dans ma chambre jusqu’à ce que tout le monde déménage,
se marie et ait des enfants, mais comme ça risque de prendre un moment
et que j’ai des doutes concernant Také, j’ai quand même fait l’effort
d’aller me doucher, puis de me rendre dans le salon.
Fait rarissime : il n’y a pas un bruit dans l’appartement. La fumée a
même fini par se dissiper, une première ! Quelqu’un a eu la bonne et
mauvaise idée de laisser toutes les fenêtres ouvertes malgré les
températures en dessous de zéro. Donc l’air est sain, mais il fait un froid
de canard. Et quel chantier ! Il y a des cadavres de bouteilles partout, des
gobelets, des décorations de Noël, quelques préservatifs sur le balcon
(vraiment les gens ? Vous êtes à ce point désespérés pour faire l’amour sur
une colonne de 40 cm de largeur par un froid polaire ??) des ballons de
baudruche devenus minuscules, des slips, des soutiens-gorges, des
cartes… Heureusement pour nous, il y a peu d’aliments étalés par
terre — notre budget nourriture se résume à quatre paquets de chips. Nous
sommes pauvres, rappelez-vous.
Le bon point de ce genre de soirée, c’est que tous les invités ont dégagé
au petit matin. Je ne sais jamais comment mes colocataires font et qui s’en
charge, mais c’est imparable, il ne reste même pas un ivrogne dans la
baignoire.
Je suis donc seule dans ce foutoir, à apprécier le calme et la vue sur
Bordeaux, tout en sirotant un verre de jus de fruits. Il fait si froid que je
suis obligée de cacher mes mains à l’intérieur des manches de mon pull
« Sailor Moon[37] », et de tirer sur ma jupe boule sombre. Mes chaussettes
rayées noir et jaune fluo ne parviennent pas à me garder totalement au
chaud. Si seulement j’avais pu déguster un bon chocolat fumant ! Mais il
n’y a plus de lait. Et plus de Nesquick non plus d’ailleurs.
Trois jeunes femmes débarquent du couloir en riant entre elles. Elles
adressent un signe à quelqu’un derrière elles, puis elles quittent
l’appartement. Charlie apparait, en tongs, sa robe de chambre ouverte sur
son anatomie généreuse. Il enjambe les détritus en bâillant, pas perturbé
plus que ça par la température de la pièce.
— Salut Aly, bien dormi ?
— À peu près, et toi ?
— Super bien.
Vu les trois filles qui sortent d’ici, Charlie a dû bien s’amuser cette
nuit. Pendant qu’il prépare sereinement son petit café, je détourne les yeux
afin d’éviter son pénis, secoué dans tous les sens. J’ai déjà bien assez de
soucis comme ça pour avoir joué les voyeuses !
Je suis tellement tendue que je suis incapable de faire la conversation
comme je le fais habituellement. Je crains l’entrée fracassante de Jared et
Hugo par cette double porte (éternellement ouverte depuis que Také et un
ancien colocataire l’ont cassée, lors d’une bagarre mémorable).
Kamran sera le suivant à nous rejoindre. Il parait avoir mal digéré
l’alcool d’hier. Et il semble très fâché aussi. Peut-être à cause de son arbre
de Noël, qui a pris cher ? Il ramasse les boules et les guirlandes qui
trainent avec agacement, les entasse près du sapin, puis il revient vers
nous, l’air pincé. Charlie lui tend une tasse de café, qu’il accepte en
marmonnant un vague merci. Je me demande bien ce qui lui arrive pour ne
pas m’avoir sauté dessus dès le matin. S’est-il enfin lassé ? Alléluia !!
— Il faut qu’on parle, me dit-il, raide comme un piquet dans son petit
polo Ralph Lauren (une imitation) et son pantalon beige à pinces.
Allons bon, lui aussi ! Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
Charlie s’installe sur le fauteuil face à nous, avec sa tasse de café, il
attend le spectacle. J’ai bien du mal à ne pas regarder quand il croise les
jambes. Mais qu’il enfile un slip !!!
— Je t’en prie, soupiré-je.
— C’est qui ce Patrice Martin ?
Je mets un certain temps à retrouver de qui il parle.
— Le journaliste ? C’est un auteur, comme moi.
— Oui enfin, il t’a quand même invité chez lui et t’a fait des
avances que tu n’as pas du tout refusées !
Tout à coup, je me demande comment Kamran peut savoir que j’ai
discuté avec ce type. Et ce que je lui ai dit. Je m’insurge :
— Attends t’as piraté ma messagerie Facebook ?!
— Je connais tes codes, c’est différent. Et je ne faisais que vérifier à
qui tu parlais, on ne sait jamais avec tous les types louches qui traînent.
Je reste bouche bée face à son culot.
— Tu n’as pas à faire ça, c’est ma vie privée !
Il balaie ma remarque d’un geste nonchalant de la main.
— Oh arrête d’en faire des tonnes. Heureusement que je suis là pour te
prévenir de ne pas faire n’importe quoi avec des soi-disant journalistes
mariés. Il veut simplement te mettre dans son lit, Aly, pas parler de livres
avec toi ! Et au passage, je suis très vexé que tu ne m’aies rien dit à propos
de ton roman.
J’ai envie de lui enfoncer mon poing dans la figure pour lui faire passer
la « vexation », je me retiens au bar à temps.
Pas de bol, le comptoir est recouvert d’une substance poisseuse dont je
ne veux surtout pas connaître l’origine, alors je retire vite mes mains, que
j’essuie au premier chiffon venu.
— Pour ta gouverne, je m’en fiche de ce mec. Et sincèrement, si j’avais
envie de me faire culbuter sur un plateau d’huîtres par un journaliste
marié, père de deux enfants, avec une gueule de con ou pas, c’est mon
problème !
Bien entendu, c’est à ce moment-là que Také, Jared et Hugo se pointent,
dans un grand nuage de fumée.
Un long silence s’installe. Comblé de temps en temps par le bruit de
bouche de Charlie qui sirote son café, les jambes toujours croisées vers
nous.
Také, les cheveux humides, le visage encore endormi par une sacrée
gueule de bois, une clope entre les lèvres, me passe à côté en me tapant sur
l’épaule d’un air appréciateur.
— Amen !
Je fixe Jared et Hugo, mal à l’aise. Ils parlent entre eux, je n’aime pas
ça.
— Non mais tu t’entends ?! s’offusque Kamran.
Je n’ai pas le temps de répondre, une jolie jeune femme brune avec
pour seul vêtement un long tee-shirt d’homme s’avance vers nous. Elle n’a
pas l’air gênée. Elle salue tout le monde avec bonne humeur, se penche
vers Také pour l’embrasser. Il recule comme si elle avait la peste.
— Pourquoi t’es encore là ? l’agresse-t-il avec une sincérité
désarmante.
Elle semble tout à coup bien moins confiante et nous regarde avec un
sourire figé.
— Ben… je me suis dit…
— J’en ai à rien à foutre de ce que tu t’es imaginé après avoir sucé ma
queue deux minutes chrono, barre-toi !
Même si nous sommes habitués au comportement de notre
« charmant » colocataire, je suis très embarrassée pour elle. La pauvre
semble profondément blessée, elle tourne les talons. On ne l’apercevra que
quelques minutes plus tard en train de claquer la porte.
Je pensais que quelqu’un relèverait l’attitude plus que discutable de
Také, mais pas du tout. Celui-ci a rejoint Charlie devant un épisode de
« Sense8 » et ils bavardent basket.
Kamran cherche toujours quoi me dire. En attendant l’inspiration, il a
allumé une cigarette et s’est réfugié à proximité de son précieux sapin.
J’aimerais bien fuir maintenant que Jared et Hugo approchent, mais je suis
en plein dans leur ligne de mire.
Dieu que Jared est beau quand il est mal rasé, avec ses yeux
ensommeillés et sa tenue décontractée. Hugo n’est pas mal non plus, je
rêverais de passer mes mains dans ses épais cheveux blonds, juste pour
voir l’effet que ça fait. Si seulement ces deux-là pouvaient me sourire
comme ils se sourient l’un à l’autre quand ils se bouffent littéralement du
regard.
Je devrais dire quelque chose pour briser la glace. Salut ? Ça va ? Bien
dormi ? La fellation était sympa ? J’ai raté quelque chose d’important ?
C’est une idée, Aly.
Finalement, je me contente d’être muette et d’afficher le plus crispé des
sourires.
Pendant qu’Hugo s’écrase sur le canapé telle une baleine dans l’océan,
provoquant à la fois l’agacement immédiat de Také et le rire du grand
blond, Jared me passe à côté en me frôlant de ses doigts délicats, puis il
m’embrasse sur le haut du crâne, comme il le fait souvent. Rien de bizarre
jusque-là. Il se sert une tasse de café, les yeux rivés sur Kamran dont
l’exaspération est palpable. Ce dernier me scrute d’un air mauvais, tout en
raccrochant maladroitement chaque boule sur le sapin. Ce serait presque
drôle si ce n’était pas aussi pathétique. Je pense que Jared a pitié quand il
apporte une nouvelle tasse à mon ex en colère.
Je jette un coup d’œil vers Hugo. Il n’a pas l’air pressé de venir me
parler. Peut-être que je me fais des films ? Mais pourquoi ce message
alors ?
— Aniki, aspirine ! braille Také.
Jared ne bouge pas d’un centimètre, il boit son café avec un sourire
canaille qui me fait craquer.
— Si je te dis d’aller te faire foutre, tu ne le prendras pas comme une
invitation ?
Také éclate de rire. Hugo gémit quant à lui, la tête dans un coussin :
— J’ai une horrible gueule de bois, j’ai envie de mourir… elle était
traître sa vodka à ce mec bizarre !
— Ça t’apprendra à boire n’importe quoi avec n’importe qui, s’amuse
Jared, en continuant d’observer Kamran, toujours plus nerveux sur
l’accrochage de guirlande.
Charlie propose à Hugo le joint qu’il vient de terminer de rouler.
Apparemment, à Benetton, c’est le remède au lendemain de cuites — je ne
comprendrais jamais bien pourquoi.
Dorénavant, l’appartement embaume l’herbe, le tabac et le café. Tout ce
que je déteste.
Je profite que quelqu’un frappe à notre porte pour m’échapper. Pas de
chance, c’est notre voisin. J’avais oublié que nous étions des vauriens qui
ne respections pas le bâtiment.
Le bonhomme doit avoir la cinquantaine, peut-être moins. Le genre
friqué avec de longs cheveux soyeux, qui essaie de rester jeune à tout prix.
Il pue l’eau de Cologne et la crème antirides.
— Monsieur Célestin… marmonné-je, épuisée d’avance. J’imagine que
vous ne venez pas vendre de calendriers ?
Il fait mine de rire à ma blague, avant de cracher son venin :
— En plus d’avoir provoqué un infernal tintamarre, vos amis ont uriné
sur mon balcon cette nuit ! C’est totalement inadmissible !
— Il paraît que c’est un chouette engrais pour les plantes, dis-je, blasée.
— Non mais vous vous fichez de moi en plus, espèce de petite peste ?!
Au moment où je levais les yeux au ciel, Jared me rejoint en renfort. Il
se plante devant moi, tel un bouclier. Mon cœur fait des bonds de dix
mètres.
— Je vous conseille à l’avenir de vous adresser à elle avec respect,
monsieur Célestin. Vous n’imaginez pas combien on est restés sages
jusque-là, ne nous forcez pas à faire des choses que vous regretteriez.
— C’est une menace ?
— Non, allons, c’est une simple suggestion.
Avec son calme et sa gentillesse apparente, Jared a le don de clouer le
bec à tous les locataires de l’immeuble. Quand il prend ma défense de
cette manière, je me sens importante, belle, forte. Que je t’aime Jared !
— C’est qui ? beugle Také, de loin.
— Notre adorable voisin, monsieur Célestin, répond Jared, sans lâcher
du regard notre interlocuteur mécontent.
— Dis-lui d’aller se faire enculer !
Jared et moi ne pouvons pas nous empêcher de sourire. Monsieur
Célestin s’indigne :
— Vous devriez avoir honte… Et après on nous reproche d’être
racistes ! Qu’il retourne dans son pays votre ami bridé !
Si ces gens n’étaient pas aussi cons, j’aurais des remords pour toutes
ces soirées qui dégénèrent, pour tout ce bruit, pour toutes ces insultes
gratuites, mais notre voisinage est décidément bien trop arriéré pour qu’on
cesse nos agissements d’adolescents. C’est notre petite vengeance à nous.
— Ce sera tout ? demande Jared, serein comme tout.
— Ça ne va pas se passer comme ça je vous préviens ! On va faire une
pétition et…
Mon demi-frère referme avant qu’il ait le temps de terminer sa phrase.
Les pétitions, on en a vu défiler une trentaine déjà, ça ne nous
impressionne pas spécialement. Même pas du tout.
Je louche vers Jared avec curiosité. Il n’a pas l’air de m’en vouloir. Il
n’a pas modifié son comportement à mon égard… Je suis un peu rassurée.
C’est signe qu’il ne m’a pas repérée hier soir en train de les mater.
Il passe son bras autour de mon épaule et me ramène avec lui dans le
salon. Je me fais ensuite une place à côté d’un Hugo complètement stone,
et change de chaîne puisque personne ne semble regarder. Ils sont tous trop
occupés à fumer pour se rendre compte que j’ai mis un dessin animé ultra
féminin.
C’est au tour de l’Interphone de résonner dans l’appartement. Jared
étant parti à la salle de bains, c’est Kamran qui se dévoue pour aller
répondre. Au passage, il me foudroie du regard, mais je fais semblant de
ne pas le voir. Il a un sacré culot ! Il se permet de pénétrer ma vie privée,
en plus de dévoiler à tous mes colocataires que j’écris des livres et c’est
lui qui est en colère !
Je suis perturbée par Hugo qui s’est allongé, la tête sur mes genoux. Il
joue avec ma barrette lapin. Si j’espérais regarder la télé tranquillement,
c’est raté.
— Tu voulais qu’on discute de quoi ? (Il a l’air tellement ahuri que je
précise.) Tu m’as dit dans ton message que tu devais me parler.
— Ah oui ? J’étais trop bourré, fais pas gaffe ! (Il accroche ma barrette
dans ses cheveux.) Je suis comment ?
Et dire que j’ai mal dormi à cause de son texto ! Je le maudis.
— Moche.
— C’est méchant ! s’offusque-t-il en riant à moitié.
Je décide de lui laisser ma barrette pour le punir. Mais même avec une
pince lapin dans les cheveux, Hugo est toujours aussi sexy, voire plus
encore. Le monde est injuste.
Quand il se relève pour insuffler une bouffée de ce joint qui empeste, je
me lève pour récupérer mon téléphone sur le comptoir. Je remarque que
Kamran est en pleine conversation avec le facteur. Qu’est-ce qu’il peut
bien lui raconter ? Je m’approche par curiosité.
— … ah vous êtes d’accord avec moi ? On n’appelle pas « bombe
atomique » la petite-amie d’un autre et encore moins quelqu’un qu’on ne
connait que depuis quelques heures ! C’est inapproprié !
Non mais j’hallucine ! Il est en train de raconter ma vie au facteur ! Et
il me fait passer pour sa copine, doublée d’une idiote infidèle ! C’est
définitif, mon existence craint.
Je décide de manger ce vieux biscuit qui traînait dans le placard. Le
sucre nous sauvera tous, les amis.
Quand je me retourne, Hunter est là, silencieux, imposant de charisme.
Le type dangereux par excellence. Il porte un débardeur noir, un jean large
qui nous confère une vue intéressante sur son boxer, et des rangers
délacées. À la lumière du jour, ses tatouages semblent plus
impressionnants encore, je les soupçonne de descendre jusqu’en bas de ses
reins (une pensée qui n’est pas pour me déplaire, moi, la fille en manque
qui s’excite devant les relations sexuelles gays de son demi-frère). Je
remarque aussi une profonde, sûrement ancienne, balafre qui scie son
sourcil droit en deux, et une autre qui forme un immense trait à travers ses
cheveux. Hunter a ce regard dur des gens qui n’ont pas eu la vie facile.
Après avoir allumé une cigarette, il me rejoint sans hésitation. Avec sa
belle gueule et son allure de mauvais garçon, je me demande combien de
filles il a ramené dans son lit cette nuit…
Jalouse, Aly ?
Il s’appuie au bar et me dévisage sans chercher à faire semblant d’être
discret.
— Tu sors avec aucun d’entre eux ? s’enquiert-il en désignant nos
colocataires de sa cigarette.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’en plus d’être direct, le garçon est
tenace ! Au fond de moi, je suis flattée. Ça me change de tous ces beaux
gosses qui vivent avec moi et qui me traitent comme si j’étais leur pote
rachitique sans le moindre sex-appeal.
— Non. Je suis leur bonne copine.
— Oh putain ouais, t’es bonne.
Il a balancé ça comme s’il m’avait dit : « oh oui, il est délicieux ce
café », sur un ton parfaitement naturel et décomplexé. Moi je suis figée, je
ne sais pas quoi répondre. Il semble prendre tout à coup conscience du
malaise et s’exclame, agacé :
— J’espère que t’es pas une de ces meufs subreptibles qui prennent tout
mal ?!
Je pense que le mot qu’il cherche, c’est « susceptible », mais je ne
corrige pas, c’est impoli. (Merci Papa et Maman… Et Nathan.)
— Je suppose que non, balbutié-je, un peu perdue.
Je n’ai décidément pas l’habitude qu’on me bouscule ainsi. Les
hommes ne sont pas forcément des gentlemen, mais ils se jettent rarement
dans le tas aussi vite et de manière aussi abrupte.
— Tant mieux, approuve-t-il.
Je tente de changer de sujet :
— Ça t’a plu la soirée d’hier ?
— Ouais. Ça manquait de mes potes.
— Tu peux les inviter. Ici, on fait venir qui on veut tant que ça ne
devient pas un squat.
Quand il me regarde, j’ai l’impression qu’il cherche la faille. Comme
s’il espérait me piéger. C’est déroutant et excitant à la fois.
— Vaut mieux pas.
Mon froncement de sourcils est dévié par la brusque apparition de son
front contre le mien.
— Je ne voudrais pas t’effrayer plus que je ne le fais déjà, petite
blonde.
Alerte canicule !!!!!! Amenez le tuyau d’arrosage[38] !!!
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai bloqué ma respiration et je me
retrouve à fixer ses lèvres, à quelques millimètres seulement des
miennes… J’ai envie qu’elles m’embrassent. Et en même temps, je crève
de trouille qu’elles le fassent.
— Je n’ai pas peur, dis-je pour reprendre contenance, en reculant mon
visage.
— Et ben tu devrais, parce que je suis pas un gentil garçon, et mes
potes non plus.
Il donne l’impression de vouloir m’avertir, sans pour autant me
repousser, ce qui n’a pas réellement de sens à mes yeux. Je crois de toute
façon que mes hormones ont pris le pas sur mon cerveau. Il aurait pu
m’annoncer qu’il avait tué sa mère hier avec le chandelier dans la
véranda[39], je l’aurais quand même trouvé séduisant.
Il se réappuie au bar, décontracté. Tire une bouffée de sa cigarette.
— Viens dans ma chambre ce soir.
Je ravale ma salive. J’ai chaud, très chaud.
— Euh… je travaille ce soir…
— Viens après, je m’en fous.
Je ne sais pas quoi penser de lui ni de sa façon de me parler avec
rudesse, sans jamais demander mon avis. Une partie de moi me hurle de
faire attention, et l’autre est complètement sous le charme, noyée sous
l’excitation.
— Je verrais si je peux, mais ce sera juste pour bavarder, hein ? On est
d’accord ?
Oh putain de bonne éducation trop prude !!
Il tourne un regard franc vers moi, presque étonné et me répond avec
une totale honnêteté :
— Non.
— Comment ça, non ?
— J’ai pas caché que j’avais envie de te prendre et c’est ce que je
compte faire.
Il m’arrache un baiser qui sent la nicotine, une main cramponnée à ma
fesse droite, puis il s’éloigne comme si de rien n’était pour aller se servir
un café.
Je suis encore toute retournée. Surtout qu’il m’a fait mal. Je devrais
être choquée ? Je ne le suis pas. Je frissonne de plaisir, pas de peur. Sa
réaction n’a fait que m’émoustiller davantage. Ça et la soudaine distance
qu’il impose entre nous en écoutant Charlie lui parler. Parfois, je le
surprends à me fixer tandis qu’un rictus conquérant détend ses traits si
sombres.
Je le veux. Voilà tout ce qui me vient.
Malheureusement, un message sur mon téléphone me rappelle que j’ai
autre chose à faire que de reluquer mon colocataire. Cosette et Charlette
sont sur le point d’arriver et nous devons nous rendre à la salle d’arcade
pour un tournoi de « Just dance ».
Ceci explique votre célibat, ma chère, n’en dites pas plus.
Riez riez, mais c’est sportif de sautiller sur une plateforme et
d’exécuter des mouvements synchronisés avec l’écran. Ce n’est pas pour
me vanter d’ailleurs, mais je suis assez douée.
Je me hâte d’aller enfiler mes boots fourrées et mon manteau bleu
marine avec une capuche à moumoute en forme de tête de panda[40].
Quelques minutes plus tard, mes amies aux tenues plus colorées que la
mienne m’attendent dans l’entrée. On s’étreint gaiement, puis Cosette se
penche en murmurant :
— C’est qui le brun ténébreux qui te mate comme si t’étais un bout de
viande, là-bas ?
Je jette un coup d’œil vers lui, timidement. C’est vrai qu’il ne me quitte
pas du regard… En fait, il louche surtout sur mes jambes, mais peu
importe !
— C’est Hunter, le nouveau coloc.
Charlette se rajoute à nos têtes collées.
— Il a une allure de bon gros salopard délinquant, miam !
Je ris de bon cœur, puis je les presse un peu en frappant dans mes
mains, recouvertes de mitaines aux couleurs d’un de mes mangas préférés.
— Allez, le tournoi Pikachu nous attend les filles !
OK, le nom du tournoi ne lui rend pas hommage, j’avoue. D’ailleurs, je
l’ai prononcé tout bas.
On se motive à coup de tapes dans le dos en rigolant, jusqu’à ce que
Také nous passe à côté et qu’il assène, d’un air dégoûté :
— Dégage-moi ces guenons d’ici, ça pique les yeux tellement c’est
moche !
Je hais ce type.
Heureusement, Charlette et Cosette sont habituées à ses phrases
assassines, elles lui adressent leurs plus beaux sourires hypocrites en
dressant chacune le majeur. En échange, elles ne recevront qu’une cruelle
indifférence de sa part. Il tend une main autoritaire vers moi :
— Et file du pognon, Baka, on doit faire les courses.
Je râle, mais j’ouvre mon porte-monnaie Nounours. Après avoir bâillé,
Také s’attarde sur ma tenue, puis sur l’objet qui renferme le billet de 20
euros que je lui confie :
— T’as conscience de pas avoir 4 ans ?!
Il m’arrache l’argent des mains pour le glisser dans sa poche de jean.
Même avec le teint grisâtre, une gueule de bois d’enfer, et tout un tas
d’insultes dans la bouche, Takeomi reste le canon qui vous fait sentir
ridiculement petit.
Je lui offre mon plus beau sourire sarcastique.
— T’as conscience que j’en ai rien à foutre de ce que tu dis ?
Il ricane en se détournant, insupportable d’arrogance. Il arrête Kamran
qui passait par là.
— Oh ! Le dépressif fétichiste de Noël ! Aboule le fric.
Le surnom m’amuse. Je prends toutefois garde à ce que ni Také ni
Kamran ne remarquent ce rictus rieur sur mon visage, je les boude tous les
deux.
Cosette et Charlette me saisissent chacune par une main, en se
dandinant sur une chanson japonaise que nous connaissons toutes les trois
par cœur. À nous le tournoi Pikachu !

***

C’était un après-midi parfait : des hamburgers, des frites, de la glace,


une communauté de geeks, des jeux vidéo, et JUST DANCE où j’ai fini
deuxième !!! Si Casselabaraque44 n’avait pas gagné le niveau bonus,
j’aurais pu prétendre à la première place.
Mes amies et moi avons ensuite déambulé dans le centre de Bordeaux
au gré des boutiques de mangas d’occasion, nous avons observé le
carrousel mythique des allées Tourny en mangeant des gaufres, nous nous
sommes réchauffées dans le magasin du disquaire, chez qui nous avons
écouté une multitude de vinyles, nous nous sommes émerveillées devant
les rayons jouets aux couleurs de Noël des grandes surfaces[41], puis les
filles m’ont accompagnée au Jardin d’Eden.
Comme je suis en avance, je décide de flâner sur Internet, comme toute
bonne personne du XXIème siècle, incapable de combler l’ennui sans
dégainer son précieux.
Assise sur le bar, je balance allègrement mes jambes, en faisant défiler
les publications. Ryah, l’acharnée de travail, occupe son temps à monter et
descendre les escaliers, elle s’arrête parfois à mon niveau pour m’adresser
un mot gentil :
— C’est bien bandant ce genre de jupette que tu portes. Mets-la plus
souvent.
Si, je vous assure, c’était un mot gentil.
Régulièrement, les acteurs du Jardin d’Eden s’accoudent à mon bar
pour prendre un verre. Certains sont imbuvables, ils se pavanent avec leurs
Ray-Ban sur le nez, m’adressent à peine deux mots comme si j’étais leur
domestique (OH ! T’ES UNE PROSTITUÉE DE LUXE !!
REDESCENDS !!) heureusement, il reste des personnes adorables, comme
Kelly, nymphomane mais charmante, ou Roméo, le préposé aux demandes
romantiques, qui consacre toujours une minute pour venir me saluer. Cette
fois c’est Sean, le brun extravagant, qui s’est affalé sur mon comptoir.
— Aly, dis-moi que je vais bouffer du minou aujourd’hui !
Sean a son langage à lui, j’ai l’habitude. Je jette un œil sur le planning
de la soirée.
— Désolée, ton rendez-vous est un homme. Un certain Dean qui
aimerait (je récite les indications du client) dîner et avoir une expérience
sexuelle avec un mauvais garçon non gay qui tomberait quand même sous
son charme.
— Encore un mec avec un faux prénom qui n’assume pas que je le
fourre !
Je ne peux pas m’empêcher de grimacer.
— Hugo est en retard… se lamente Sean (tous deux sont meilleurs
amis).
— Comme tous les jours, en fait.
Après le départ de Sean, je me retrouve à nouveau en tête à tête avec
mon Smartphone, en train de surveiller les retours de lecture de mon
roman.
Oui mais voilà, à part les proches, j’en ai très peu parce que forcément,
je ne suis pas connue du tout, et totalement noyée dans le flot d'autres
écrivains. Déjà, pour que quelqu’un décide d'acheter ton livre, le tien, pas
celui du voisin, c'est un peu le jeu de la chance. Et puis le lecteur, il n'a pas
que ça à faire, il a une PAL de dingue[42] ! Alors toi tu te dis, mince, ils ne
l'ont pas aimé ce bouquin ou quoi ? Ils font silence radio pour tromper
l'ennemi (en l'occurrence moi) ?!
Non, le lecteur lit autre chose qui patientait depuis plus longtemps. Le
lecteur est roi, ton ami, ton vénéré maître, et toi tu la boucles avec tes
envies de gloire, OK ?!!!! Quoi qu’il en soit, ne rêvons pas, les gens
laissent rarement des commentaires Amazon[43], Fnac, Booknode, Royal
Canin (un intrus s’est glissé dans la liste), etc.
À ce stade, j'ai obtenu quelques retours : les potes, la famille, et encore
tout le monde ne l'a pas lu (je pense sincèrement à en déshériter certains),
des connaissances des réseaux sociaux qui ont eu pitié de moi, bref pas
forcément des personnes très objectives non plus.
Donc, voilà, j'attends.
J'erre dans les rues, je vous observe.
Là tu fais flipper Aly !
La question à 1000 euros que doivent se poser tous les auteurs c’est :
comment faire pour avoir plus de retours ?? Y-a-t-il une méthode
miracle ? Pour l’instant, je n’ai pas la réponse à ce mystère. En revanche,
j’ai fait le truc le plus débile de la journée, après avoir demandé un gland
au mec de la brasserie tout à l’heure (je rappelle que le gland est un gâteau
fourré de crème absolument délicieux et qu’il faut arrêter de ricaner quand
on en commande un) : j’ai regardé le classement Amazon des meilleures
ventes de livres.
J’ai vu des bouquins vraiment mauvais dans le top 100 et ça fait... mal
au slip. Ronaldo sait de quoi je parle ! Ooooh pardon pour les fans du mec
et du Portugal, mais bon on peut se marrer, on est champions du monde !
Et puis il n’a qu’à pas passer sa vie à moitié nu non plus.
Oui, donc, qu'est-ce que je disais ?
Aly, ce roman est un vrai brouillon, je ne sais même plus quoi vous dire,
et par pitié, cessez tous ces points d'exclamation agaçants.
Ah oui, le top 100 !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! (Gnark gnark[44])
Que les grands noms de la littérature squattent le haut du tableau, OK,
pourquoi pas ? Ils ont sûrement un service communication du tonnerre. Il
y a aussi des pépites qui le méritent. Mais les autres, ils ont fait quoi ??
Parce que, excusez-moi, mais l’autobiographie de l’ancienne Miss-Je-ne-
sais-pas-trop-quelle-année-et-on-s’en-tape, c’est juste pas possible ! À 24
ans, elle va écrire quoi pour noircir toutes les pages ? "Conseil n°462 :
prendre un air à la fois amusé et condescendant chaque fois que quelqu'un
critiquera mon talent (oui cela se travaille)"
Oh c’est pas gentil ! Elle est tellement belle !
C'est là que je me dis... faites Seigneur (oui je suis croyante quand j'en
ai envie, je fais ce que je veux) que mes livres ne soient jamais des chefs
d'œuvre !!!!!
Je vous rassure tout de suite Aly, oui c'est Dieu qui parle, vous n'en
avez écrit aucun !
Merci Dieu.
Quitte à toucher le fond, j’ai cherché à quelle place pouvait bien se
trouver mon bouquin dans cette saleté de classement.
Il est exactement 33255ème.
1566ème de la catégorie romance contemporaine.
Et 144ème de la catégorie romans d’aventures à gros caractères, chouette
alors.
Bref, rappelez-moi de ne plus jamais consulter ce classement, c'est
complètement improductif et ce concours de qui aura la plus grosse (note)
ne me ressemble même pas. Comme tout Bisounours qui se respecte, je
préfère continuer à savourer chaque moment, des cœurs plein les yeux, et
ne pas écouter les vilaines choses qu'on pourrait me balancer
traîtreusement pour ternir mon petit monde tout rose avec des licornes
volantes !
La drogue, c'est mal.
— Pourquoi tu fais cette gueule ? me demande Hugo, à peine arrivé (en
retard).
— Peut-être parce que j’ai dû assurer le service toute seule ? grogné-je.
Ce n’est pas pour ça, mais pas question de jouer les pleurnicheuses. J’ai
ma fierté et je suis quand même 144ème en livres d’aventures gros
caractères, non mais oh !
Il éclate d’un rire innocent, puis il retire sa veste en venant se frotter à
moi comme un chat.
— Je t’ai manqué hein ? T’as du mal à te passer de moi !
Je le repousse en me forçant à ne pas sourire.
— T’exagères de débarquer si tard. Pourquoi Ryah ne te dit jamais rien
d’ailleurs ?
— Elle ne te dirait rien à toi non plus, mais comme t’es toujours en
avance, madame parfaite, tu ne risques pas de le savoir.
Après un clin d’œil complice, il soulève son tee-shirt blanc afin de
resserrer sa ceinture. Le spectacle de ses hanches saillantes et de son
ventre plat, parcouru de muscles que personne de normal ne possède, a le
mérite d’être agréable. Je n’arrête pas de penser à hier soir et à la scène
érotique qui s’est jouée devant moi.
— Sérieusement, tu n’as pas eu le temps de t’habiller non plus ?
m’exclamé-je, les bras croisés.
Il me lance un sourire coquin et je devine ce qu’il va me répondre avant
même qu’il ouvre la bouche :
— Jared et moi on avait des trucs à faire qui ne pouvaient pas attendre.
Je l’ai cherché, je ne peux m’en prendre qu’à moi.
Je promène mon regard sur le lieu : bien que la lumière soit tamisée,
j’ai une vue sur toute la salle. Deux couples sont enlacés sur la piste de
danse. Les autres discutent, mangent, rient… Ça ressemblerait presque à
un restaurant banal. D’ailleurs, des gens de passage font parfois leur
apparition pour demander une table. Je dégaine alors ma réponse toute
prête et mon sourire innocent : « je suis désolée, c’est sur réservation
uniquement ». C’est mieux que : « C’est un bar pour baiser des fantasmes,
je vous montre la carte ? ».
Alors qu’Hugo est lancé dans une blague à rallonge, la porte du
commerce s’ouvre sur une vieille dame penchée, engoncée dans un joli
manteau orange. Elle allait s’avancer vers le carré bar, quand Ryah est
apparue de nulle part pour la bloquer sur le tapis. Je crois qu’elle aime
plus sa moquette que nous.
— Nous ne recevons que sur réservation, Madame, aboie-t-elle.
La petite mamie toute ronde ôte son élégant chapeau et offre un sourire
à la fois chaleureux et désolé.
— Rassurez-vous, je ne suis pas là pour consommer, mais pour
rencontrer Aly. Elle travaille bien ici ?
Maintenant que je la vois de plus près, je reconnais mon éditrice. Mais
que vient-elle faire dans ce lieu de débauche ?! Je me précipite pour la
sortir des griffes acérées de Ryah.
— Madame Topie ! Je ne vous attendais pas ! Euh… Ryah, je peux
prendre ma pause ?
— Dix minutes, pas plus. Et loin de mes clients, les vieux ça donne pas
envie de niquer.
Pendant que ma sympathique employeuse s’éloigne, je fais mine de rire
comme s’il s’agissait d’une (mauvaise) plaisanterie. Madame Topie ne
semble pas dupe malgré tout. Je lui fais signe de prendre place à la
première table, près de l’entrée, celle qui est réservée aux serviettes en
papier et aux préservatifs. Je tourne discrètement le distributeur pour
qu’elle ne s’en aperçoive pas.
— Je suis ravie de vous rencontrer enfin, dis-je, tout sourire.
— Moi de même, ma chérie. C’est un bien bel endroit où vous
travaillez.
Elle observe, l’air admiratif.
— Je pensais qu’on devait se voir demain ? m’étonné-je.
— Je dois repartir plus tôt qu’annoncé, un imprévu avec mon petit-fils.
Je l’imagine tout à fait en mamie gâteau, qui fait passer les besoins de
sa famille avant ceux de la maison d’édition. Elle a raison.
— Rien de grave ? m’enquiers-je poliment.
— Oh non ! répond-elle en agitant sa main devant moi. Juste ce petit
trou du cul de 16 piges qui vient d’engrosser une gamine dont le QI lui
permet seulement d’écarter les cuisses à la demande !
Je suis choquée.
Elle sourit avec la même tendresse qu’avant et reprend :
— C’est possible d’avoir un verre d’eau, ma chérie ?
Je vois ma tête bouger de haut en bas, mais je ne suis pas certaine de
savoir ce que je fais. Au bar, je fais signe à Hugo.
— Un verre d’eau, s’il te plaît.
Il m’en fait glisser un sur le comptoir en me regardant bizarrement.
— Ça va ?
Je lève le pouce avec un sourire crispé. Puis je me rassois avec mon
éditrice.
— Merci. Bien, passons aux choses sérieuses avant que votre connasse
de boss vienne nous casser les couilles.
Mon Dieu… elle s’entendrait si bien avec Také ! On croirait une
contrefaçon de grand-mère…
— Vous avez un autre roman en cours, vous m’aviez dit ? poursuit-elle.
— Oui oui, balbutié-je. J’en suis à la moitié.
— Parfait. Il faut à tout prix que vous organisiez des séances de
dédicaces dans les librairies du coin, c’est une grande ville, il y a du
potentiel. Et je vous inscris d’office pour le Salon du livre de Paris.
J’acquiesce à tout. Madame Topie sait de quoi elle parle, je lui fais
confiance.
— Vous avez des questions ?
— Oui. Est-ce qu’il y a autre chose que je pourrais tenter pour
augmenter ma visibilité ?
Elle réfléchit.
— Eh bien… vous pourriez vous taper un éditeur bourré de tunes ou
bien tourner un film de boules avec votre collègue blond qui a l’air d’être
monté comme un étalon.
Je la fixe de mes yeux ronds, en me demandant si je suis bien sur la
bonne planète. Sa petite voix cassée et douce ne peut pas débiter autant
d’horreurs à la minute ! C’est comme si Mickey Mouse grimpait soudain
sur Minnie devant les enfants !
Elle me tapote la main avec un beau sourire.
— Sinon il y a les séances de dédicaces, mais avouons-le, ce sera moins
excitant.
Elle remet son chapeau, glisse à l’intérieur ses cheveux permanentés
d’une manière très distinguée.
— Allez, je file. (Une lueur machiavélique brille quand elle promène
son regard sur la salle) Intéressant cet endroit.
Je me rends compte que je suis toujours muette et que j’ai la bouche
ouverte alors je fais un effort et me lève pour la raccompagner à la porte.
— C’est gentil d’être passée en tout cas. Mais la prochaine fois, dites-
le-moi, que vous ne soyez pas obligée de traverser tout Bordeaux pour me
trouver.
Et accessoirement éviter d’entrer dans ce bar chelou.
— Oh ça ne me dérange pas, je ne suis pas une de ces vieilles biques
qui restent le derche planté dans leur fauteuil ! Je suis passée à votre
appartement avant ça, un charmant jeune homme tout nu m’a donné
l’adresse de votre travail.
Mon sourire se fige dans une expression crispée. Bon sang, Charlie,
mets un slip !!!
— Désolée pour ça… C’est mon colocataire, il est très… peu pudique.
— Ne vous excusez surtout pas, c’est la plus belle bite que j’aie vu
depuis longtemps. Bonne soirée Aly !
Cette fois c’est définitif, je suis choquée. Je lui adresse un signe à la
porte, l’air traumatisé comme si j’avais découvert mes parents en train de
faire l’amour.
— Elle est partie, la vioque ?!
La voix de Ryah me fait sursauter.
— Aly, tu diras à ta grand-mère de plus se pointer ici, c’est pas un
bordel pour troisième âge !
Je me défends aussitôt :
— C’est mon éditrice !
J’imagine ma pauvre mamie à sa place… Les mots « bite », « couilles »
et « trou du cul » employés dans une même conversation l’auraient fait
s’évanouir depuis longtemps. Déjà qu’elle s’offusque lorsque mon beau-
père évoque un fessier au détour d’une discussion nécrologique !
— Éditrice ou pas, pas de chatte ridée dans mon établissement ! conclut
Ryah.
Avant d’habiter en colocation et de travailler ici, j’étais une jeune
femme pure qui savait à peine ce que signifiaient les gros mots… Ça,
c’était avant.
Je regagne mon carré bar, où Hugo trépigne. Plus fouineur et curieux
que lui, il n’y a pas. Enfin si, il y a moi, qui les reluque dans l’intimité en
prenant du plaisir. Eurk, je me dégoûte un peu par moment.
— C’était qui ? demande-t-il, en passant aussitôt son bras autour de
moi.
— Mon éditrice. Elle voulait juste me rencontrer, et me conseiller…
(Quand je me remémore sa suggestion de coucher avec Hugo, je baisse les
yeux en rougissant) Bref, c’était… déstabilisant.
Pourquoi s’obstine-t-il à me tenir collée à lui ? Les filles n’ont certes
pas d’érection, mais elles sont capables de s’embraser d’une autre manière
au contact d’un corps parfait, Hugo !!!
— Elle avait l’air marrante, s’écrie-t-il. (Il trouve tous les gens drôles,
y compris les plus sinistres, je ne suis guère étonnée.) Aly-mentation, j’ai
un truc à te demander et tu dois me promettre de répondre oui !
Je crains le pire.
— C’est quoi ?
— Dis oui d’abord !
— Hugo !
Il se penche à mon oreille.
— Dis oui dis oui dis oui dis oui dis oui…
— Hugo ! tenté-je désespérément.
— Dis oui dis oui dis oui dis oui dis oui…
— Merde ! Oui !!!
Je suis faible.
Il éclate de joie, en me soulevant du sol. Je n’aime pas spécialement
sentir mes seins s’écraser contre son torse de fer ni ses mains si près de
mon postérieur. Alors je fais comme à mon habitude : le poids mort,
rattaché à la terre. Il finit inéluctablement par me poser — ça pèse lourd
un poids mort, même pour une athlète comme lui !
Je réajuste mon pull à l’intérieur de ma jupe et m’agace :
— Bon, c’est quoi le plan alors ?
— Tu m’accompagnes au prochain concert des FO !
FO = « Fuck Off[45] » = groupe de Také = hors de question que j’aille
jouer les groupies pour ce type.
— Y’a pas moyen ! m’écrié-je, en repoussant Hugo d’une main plaquée
sur son torse.
— Tu as dit oui ! s’indigne-t-il comme un enfant trahi.
— Je suis très très vilaine, je sais.
Un léger sourire pernicieux vient troubler son air mécontent. Je me
demande à quoi il pense… même si j’ai une vague idée. La seconde
d’après, il redevient un gamin capricieux :
— Allez Aly !!! Jared travaille ce soir-là, et tu sais que je déteste être
seul !
C’est si vrai. Je soupçonne Hugo d’avoir eu une enfance bien moins
heureuse qu’il semble le montrer. Il va finir par m’apitoyer cet idiot !
Je contre-attaque :
— Tu te fous de moi ?! T’as au moins cinquante potes à qui tu pourrais
demander !
Il prend son air de petit con.
— C’est vrai que j’ai plein d’amis. Je suis génial. (Il se souvient tout à
coup que je suis toujours là et qu’il a besoin de moi) Disons que j’ai du
mal à en trouver qui ne se sont pas frittés avec Také.
— Pourquoi ça ne m’étonne même pas ? soupiré-je.
— Cool ! On va passer une super soirée ! s’écrie-t-il en quittant le bar.
J’ouvre des yeux ronds.
— Eh ! J’ai pas dit que j’étais d’accord !
Trop tard. Hugo fait semblant de ne pas m’entendre. Et je sais d’avance
que même si je tente de me débiner, il trouvera un autre moyen de
m’emmener. Hugo a une force de persuasion du tonnerre, comme une
manière très agaçante d’insister, cela ne sert à rien d’essayer.

***

Quand je rentre à Benetton, il est déjà 1 heure du matin. Hugo m’a


raccompagnée devant l’immeuble (Jared et lui détestent que je déambule
seule la nuit dans les rues de Bordeaux, une attention qui renforce mon
admiration pour ce couple), il n’entre pas cependant, il est attendu dans
une soirée.
Vous imaginez un bâtiment tranquille, plongé dans l’obscurité ? Raté.
À chaque palier que j’atteins, j’ai droit à une « haie d’honneur » de
voisins :
— On est dimanche soir, dites-leur de baisser cette musique ou on
appelle la police !
— Quelqu’un a encore uriné dans mes bégonias !
— Ça sent la drogue dans tout l’escalier !
— J’ai prévenu les forces de l’ordre, ma chère.
— Si ces étrangers ne comprennent pas notre langue, vous oui, alors
faites quelque chose !
Je suis blasée. Ça arrive à peu près tous les jours. Je ne réponds plus à
force, je continue mon ascension. Ça pue effectivement la beuh dans
l’escalier et la musique résonne jusqu’au rez-de-chaussée, je ne peux pas
nier.
Quand j’entre enfin chez moi, il fait plus sombre que dans la cage
d’escaliers, pourtant peu illuminée. Quelques bougies sont allumées dans
le salon enfumé, Také et Jared sont en pleine partie (bruyante) de jeu
vidéo, Charlie remue la tête de haut en bas sur le son d’IAM, « elle donne
son corps avant son nom ». Il me fait penser à ces parrains de la mafia, sur
son précieux fauteuil, en robe de chambre, avec un pétard à la bouche. S’il
n’était pas complètement à poil, il ferait un super mafioso !
Je balance ma veste en haut de la montagne qui fait régulièrement
chuter le portemanteau, pose mes boots en équilibre sur le tas de
chaussures. Ils ne m’ont toujours pas remarquée. Si un voleur entrait, ce
serait pareil.
De prime abord, j’ai pensé que nous avions une coupure
d’électricité — ça arrive environ tous les deux jours —, mais la télé est
allumée et le sapin aussi. Je me place derrière le canapé.
— Pourquoi vous restez dans le noir ? demandé-je, perplexe.
Charlie me gratifie d’un rictus à la De Niro, sans répondre. Je suis
obligée d’attirer l’attention de Jared en passant ma main dans ses cheveux.
Il relève la tête en me souriant avec tendresse.
— Les plombs n’arrêtent pas de sauter avec toutes les guirlandes de
Kamran. Et comme lui-même pète un câble depuis cette histoire avec le
journaliste, je me suis dit que ce serait bien de lui laisser son sapin pour
aujourd’hui.
Je lève les yeux au ciel.
— Non, mais sérieusement, il a raconté cette histoire débile à tout le
monde ou quoi ?!
— Oh oui, à tout le monde, confirme Jared, amusé.
— Je vais le tuer…
— Aniki putain, tu joues ou quoi ?! s’énerve Také.
Je vis avec des enquiquineurs. Jared me décoche un sourire
énigmatique, puis il se tourne à nouveau vers la télé, en répliquant
calmement :
— Oui mon amour, je suis là.
Regard mauvais en coin de Také. Si ça avait été n’importe qui d’autre,
il aurait déjà piqué une crise et se serait lancé dans une bagarre dont il a le
secret pour bien gâcher l’ambiance. Néanmoins, avec Jared-Aniki, c’est
différent, je n’ai jamais compris ce qui les lie autant l’un et l’autre.
— Je vais te défoncer, se vante Také. (Temps d’arrêt. Regard en biais.)
Et me fais pas tes putains d’allusions de pédé !
Vraiment, leur amitié me dépasse… Je lance un « bonne nuit » à la
cantonade, puis je me dirige avec précaution dans le couloir obscur.
Non, je n’ai pas Alzheimer, je me souviens parfaitement de l’invitation
que m’a faite Hunter plus tôt dans la journée. À vrai dire, je n’ai pensé
qu’à ça pendant tout l’après-midi et même ce soir. Je fais juste semblant
de m’en ficher pour ne pas paraître plus pathétique que je ne le suis déjà.
Et me voilà dans une situation délicate : dois-je aller frapper à sa
porte ? Risquer de passer pour une fille facile ou en manque (voire les
deux) ? La décision serait peut-être plus simple s’il n’y avait pas la
chanson de Max Boublil[46] en fond sonore.
« J’ai vu ta mère sur Chatroulette, entre deux quéquètes quètes j’ai
flashé sur sa tête, j’ai vu ta mère sur Chatroulette »
Niveau de romantisme et de sérieux : zéro.
De toute façon, ce que je m’apprête à faire n’est pas spécialement
romantique…
Je suis statufiée dans ce couloir depuis bien trop longtemps. Une
décision s’impose. Soit je vais me coucher, je dors comme un bébé, et je
me maudis toute ma vie de ne pas avoir tenté ma chance avec le bad boy le
plus sexy de la planète. Soit je me la joue audacieuse comme jamais et
j’essaie de creuser un peu le personnage (ceci n’est pas une allusion
perverse, je précise). Me voilà en train de danser d’un pied sur l’autre,
complètement perdue dans mes pensées.
— Si t’as envie de pisser, il y a des chiottes là-bas, bouge ton cul,
Baka !
Le charmant Také ne se gêne pas, lui, pour uriner la porte ouverte. On
ne peut pas dire qu’il m’aide à prendre la bonne décision. Pour ne pas
avoir à le croiser une deuxième fois, je me planque dans ma chambre.
Maintenant que j’y suis, pourquoi ne pas succomber à l’appel de la
raison et de mon lit ? Voilà qui me parait bien plus convenable. Je ferme
mes rideaux — pas assez épais toutefois pour me dissimuler totalement
aux yeux du monde extérieur —, je me débarrasse de mes mitaines, puis je
soulève ma couette pour récupérer mon pyjama.
C’est mieux comme ça, me répète une petite voix. Tu n’es pas une
héroïne de roman. Tu es une fille normale. Tu n’es pas de taille à affronter
ce genre d’hommes.
En passant près de mon bureau, j’effleure sans le vouloir la souris qui
rallume aussitôt l’écran. Mon manuscrit est là, devant moi. Je le scrute
durant plusieurs longues secondes, avant de réaliser : je ne pourrais pas
écrire la suite si je ne vis pas moi-même quelque chose de fort et de
différent.
Je ne sais pas quelle mouche me pique. Je quitte ma chambre et frappe
à la porte d’Hunter.
Si je veux faire demi-tour, trop tard : il ouvre rapidement. Il n’est vêtu
que d’un jean troué, qu’il porte bas sur ses hanches. D’autres cicatrices
zèbrent son torse viril, parfaitement dessiné. Son bras tatoué appuyé en
haut de la porte, il m’offre un sourire amusé, mais pas surpris. Comme s’il
avait toujours su que je viendrais. Suis-je si prévisible ? Est-il à ce point
sûr de son pouvoir de séduction ? Ça ne fait aucun doute. Mais qui pourrait
dire le contraire ?
J’ai le cœur qui bat la chamade quand il s’écarte pour me laisser entrer.
Je n’ose pas le regarder et cherche à m’échapper en visitant cette pièce que
j’ai déjà vue mille fois. Je le sens derrière moi qui me suit. J’ai envie de
fuir en courant. Qu’est-ce qui m’a pris de venir ?!
— Il est tard, désolée, dis-je, pour combler le silence, pesant.
Quand je m’immobilise devant l’une des fenêtres qui donnent sur le
cour de l’Intendance, je suis à bout de souffle. Il est là, dans mon dos, tout
près, je peux entendre sa respiration, je peux sentir son cœur battre
lentement. Je déglutis.
— Avant, il y avait des rideaux, mais le précédent locataire est parti
avec. Ça ne s’est pas très bien terminé avec lui…
Son torse est désormais plaqué contre mon dos. Son odeur, brute, virile,
comme lui, possède un pouvoir hypnotique. Ses doigts écartent mes
cheveux de mon cou. Je frissonne. Je tremble. Je suis pétrifiée. Et comme
chaque fois que j’ai peur, je parle :
— … je crois qu’il y a une paire qui traîne dans un placard. Ils sont un
peu courts, mais c’est bien pour se protéger des regards extérieurs…
Il ne fait même pas semblant d’écouter pour calmer mes angoisses,
non, il n’en a rien à foutre ! Ses doigts se baladent sur ma nuque, jusque
dans le creux de mon cou.
Je tente un pas en avant pour attraper un CD sur l’étagère dans le coin
de la pièce (et dissiper mon malaise) :
— Oh, toi aussi, tu aimes System of a down ?
Je ne connais pas tant que ça mais ça fera l’affaire. Ou pas. Il me retient
avant que j’aie pu avancer et me maintient avec autorité, mon dos contre
ses pectoraux, en soufflant :
— Où tu comptes aller comme ça ?
Je ravale amèrement ma salive. Je ne suis pas certaine d’être prête pour
une telle aventure, avec un homme si différent de ceux que je fréquente
habituellement. Il ne parle pas, il ne me met pas à l’aise, je ne sais rien sur
lui, et il a l’air d’être un nid à problèmes avec toutes ses cicatrices, ses
cannettes de bière vides dans tous les coins et son corps de rêve.
Quand il glisse une main sur mes fesses, je sursaute. Il me pétrit la
droite avec une ardeur qui s’avère douloureuse et me murmure à l’oreille :
— Tu es venue pour ça, non ?
Bien sûr que je suis venue pour ça. En revanche, je ne pensais pas que
ce serait si rapide, si dénué de sentiments… J’espérais une discussion, une
rencontre, un baiser tendre ! Le bad boy qui tombe amoureux et qui
s’adoucit pour sa belle, comme dans les livres, comme dans les fantasmes
les plus demandés du Jardin d’Eden… Je ne suis finalement pas si
différente de toutes ces femmes qui paient pour un peu de rêve.
Il enroule mes cheveux dans sa main, avec application. Je trouve son
geste agréable jusqu’à ce qu’il me les tire en arrière, d’une manière
brutale, et ancre son regard démoniaque au mien, paniqué.
— Dis-le.
Je suis prête à tout avouer si ça me permet de rester en vie !
Je ne sais pas quelle raison me pousse à vouloir éclater en sanglots : la
totale terreur qu’il m’inspire, ou le fait d’être excitée sans en comprendre
la logique.
Réagis, débile !!! crie mon moi rationnel.
— Dis pourquoi tu es venue, répète-t-il.
Sa voix est suave, grave, profonde comme si elle était issue du fin fond
des ténèbres. Il ne sourit pas. Il parle sèchement, presque froidement. Je
me sens un jouet capricieux entre ses doigts qu’il ne craint pas de dompter.
Il tire plus fort ma tête en arrière. Cette fois, j’ose affronter ses yeux,
tellement sombres et implacables.
— DIS. LE.
Je sais bien que je n’ai aucune obligation, que j’ai des alliés prêts à me
sauver si je hurle, que je peux mettre un terme quand je veux à toute cette
peur qui m’oppresse, mais je reste là, à le fixer, la respiration rapide, le
cœur battant.
— Je suis venue pour toi… murmuré-je d’une voix fluette, timide au
possible.
— Ça je sais.
Il me tourne vers lui sans délicatesse, sa main sur ma joue. Celle-ci est
si grande que j’ai l’impression qu’elle me recouvre tout entière. Son pouce
glisse vers ma bouche, descend sur mes lèvres.
Je suis incapable de lâcher son regard, je m’y accroche comme si
c’était une bouée de survie. Merde, qu’est-ce qu’il est canon ! Il me
contemple, impérieux, insolent, et tellement excitant.
Il force le barrage de mes lèvres de son pouce et l’enfonce lentement
dans ma bouche. J’ai l’impression qu’il se délecte de ma moue innocente.
— Ce que je veux savoir, c’est ce que tu es venue chercher avec moi,
ajoute-t-il.
Afin que je puisse répondre, il ôte son doigt, mais il continue de le faire
glisser, d’abord sur la lèvre supérieure, puis inférieure.
Mon Dieu, je suis dans tous mes états. Et pas seulement physiques. Je
m’aperçois que je suis aussi peu capable d’écrire des scènes crues que de
les vivre. Impossible de me détendre, je suis raide comme un piquet, pas
fichue de trouver le mot juste ou même de me sortir de ses griffes.
— On va pas y passer la nuit, alors soit tu ouvres ta jolie bouche pour
parler, soit tu t’en sers utilement.
Il illustre ses paroles en enfonçant à nouveau son index entre mes
lèvres, et orchestre des allées et venues, sans me lâcher de son regard de
prédateur. Je trouve ça humiliant sur le moment, je recule par réflexe.
Malheureusement, la chambre est minuscule, mon dos bute contre la
porte-fenêtre au bout d’un pas. Son corps épouse presque le mien à
présent. Il semble me dire : « tu es à ma merci ». Il colle son sexe en
érection de manière décomplexée contre mon ventre tandis qu’il enfonce
profondément ses doigts dans ma gorge. Bien que je ne sois pas très
sensible de ce côté-là, il va finir par me faire vomir.
Je devrais détester ça.
Je devrais m’en aller. Le gifler.
Non seulement je reste, mais j’aime ce qu’il fait. Mon corps est
parcouru de sensations encore jamais expérimentées, des sortes de
chatouillis dans le bas ventre, des frissons continuels.
— Tu vas vraiment la jouer vierge effarouchée ? demande-t-il, en
retirant ses doigts et en me toisant de son regard méprisant.
Il fait un pas en arrière.
Je panique. Non ! Je n’ai pas envie que ça s’arrête ! En a-t-il déjà marre
de moi ? Ça aurait du sens puisque je ne parle pas, que je reste plantée
sans rien faire… Zéro excitation ! Pourtant, la bosse dans son pantalon
sous-entend le contraire…
Il attrape son téléphone dont l’écran est fissuré de partout, le consulte
en silence, comme si je n’étais pas là et qu’il n’avait jamais enfoncé ses
doigts dans ma bouche !
Il faut que je fasse quelque chose. Les mots sortent si facilement pour
les personnages de mes romans : mon héroïne est une battante qui ne se
laisse jamais dicter ce qu’elle doit faire et qui assume tout, qu’il s’agisse
de sexe ou de paroles. Et moi, je dois me faire violence pour exprimer
cette pitoyable phrase qui peine à être articulée :
— Je suis venue pour… faire l’amour.
Pendant un temps, je me suis demandé s’il avait entendu, parce qu’il
n’a rien répondu et parce qu’il n’a pas levé la tête de son portable une
seule seconde. Il continue de pianoter un texto. C’est terriblement vexant.
Je devrais décamper, mais là encore, je manque de courage. Alors même si
j’ai conscience du ridicule de ma situation, je reste plantée contre le mur,
à attendre que Monsieur accepte de m’accorder de l’attention. Je suis sous
son emprise, je ne vois pas d’autres explications à ma faiblesse.
J’ai l’impression que le silence dure une éternité avant qu’il ouvre la
bouche, sans toutefois lever les yeux de son téléphone :
— Tu veux sûrement dire « baiser » ? Parce que je fais pas l’amour,
moi, je baise.
Est-ce qu’il attend que je confirme ? Je ne peux pas trouver la réponse
dans son regard parce qu’il est trop occupé avec son Smartphone. C’est la
première fois de toute ma vie que je me sens aussi gauche : je ne sais pas
quoi faire de mes bras, de mes jambes (que je croise, telle une barrière
inconsciente, une croix qui voudrait dire à Hunter : on n’entre pas sans
permission), de mes pensées confuses et de ma bouche, muette,
cruellement muette. Je ne suis ni peureuse ni vierge, qu’est-ce qui
m’arrive ?
Quand il relève les yeux vers moi, c’est pour me signifier clairement
qu’il attend une confirmation.
— Oui, euh… baiser.
Ce mot est sorti comme un murmure inavouable, moi qui l’emploie à
tout bout de champ dans mes romans.
En réaction, il retourne à son téléphone. Son visage n’exprime ni
amusement ni agacement ni satisfaction de m’avoir fait dire quelque chose
qui manifestement me coûtait. Sa conversation sms semble bien plus
importante que moi.
Serait-ce un jeu de se faire désirer ? J’aimerais assez, mais je n’y crois
pas. Hunter n’est pas un calculateur, plutôt un instinctif. Les plus
dangereux qui soient.
Il est encore temps de fuir, me chuchote la petite voix dans ma tête.
Il balance tout à coup son téléphone sur le lit. Considérant le « soin »
qu’il accorde à ses affaires, je me demande s’il entretient les femmes de la
même façon… Quoi qu’il en soit, le moment n’est pas à la réflexion, car il
me fait signe d’approcher d’un geste paresseux de la main. Il me traite
vraiment comme son esclave, il va falloir que je lui dise que je ne suis pas
fan du BDSM. Pitié, faites qu’il ne sorte pas le fouet ! (Fucking Cinquante
nuances de Grey !)
Étant donné que j’ai des fourmis dans les jambes, je m’exécute.
(Laissez-moi croire que c’est à cause des fourmis)
Il incline la tête, me contemple avec intérêt, des pieds à la tête.
— Où on en était ?
La question, il la pose surtout pour lui-même. En tout état de cause, j’ai
déjà eu du mal à articuler le mot « baiser », je ne me vois pas disserter sur
le sujet.
Cela semble lui revenir. Il aplatit sa paume bouillante contre ma joue.
Je suis impatiente à l’idée qu’il réitère la scène des doigts dans ma
bouche, un acte incroyablement érotique que personne ne m’avait jamais
fait expérimenter. Il caresse mes lèvres de son pouce. Je ferme presque les
yeux. Avant de les rouvrir aussitôt, quasi exorbités, en réalisant que son
autre main plonge tout au sud de mon anatomie.
Je n’étais pas préparée !
Et surtout, j’ai honte parce qu’il a dû se rendre compte que j’étais...
— Trempée, confirme-t-il, une lueur taquine dans le regard. Un peu
salope la vierge effarouchée, non ?
Je sens mes joues s’empourprer comme jamais. Je suis pétrifiée. Lui
continue à me gratifier de ce rictus provocateur et à me dévorer des yeux.
Comme si je lui appartenais. Il écarte ma culotte et me pénètre d’un doigt
assuré, puis de deux, qu’il enfonce brutalement, profondément. Ça fait mal
tellement c’est bon, tellement c’est brusque. Ma tête bascule en arrière, je
me tortille contre sa main sans savoir comment me placer pour atténuer
l’extase qui brûle de l’intérieur. Je ne veux pas le regarder parce que j’ai
un peu honte de ce qu’il verra sur mon visage…
De sa langue délicieuse, il remonte ma gorge jusqu’à mes lèvres. Elle
force ensuite l’entrée de ma bouche et il m’embrasse comme on ne m’a
jamais embrassé avant. C’est transcendant, violent. Pas un de ces roulages
de pelle adolescents, baveux à souhait, mécanique, qui m’ont laissé un
goût amer à l’époque du lycée. Hunter a l’art de rendre ce baiser
sexuellement magique. Y compris lorsqu’il mord ma lèvre inférieure
jusqu’au sang.
Il semble tout à coup pressé. Il tire sur mon pull, le jette derrière lui,
m’ôte ma jupe, mon soutien-gorge, puis ouvre son pantalon de ses deux
mains. Vêtue de mes longues chaussettes rayées et de ma culotte blanche,
je me sens au bord d’un gouffre, à la fois terrorisée et libérée de quelque
chose que je ne pourrais pas nommer.
C’est un rêve, me murmure la petite voix, profite de ce rêve tant que tu
le peux.
J’ai à peine le temps de le voir enfiler un préservatif qu’il me retourne
et me prend. Rudement. Mon cri s’apparente davantage à de la douleur
qu’à du plaisir. Alors il se met à aller et venir, avec férocité, en me
maintenant par les épaules, parfois les hanches. Pas de caresses, pas de
baisers, il se comporte comme une bête sauvage, avide de sexe et de
pouvoir. J’aurais toutes les raisons d’avoir peur de lui, voire de bloquer
toute possibilité de plaisir, mais au contraire, je me sens libre d’être moi-
même. Comme si sa personnalité entière et brute me révélait.
Ce que je ressens là, maintenant, ne laisse aucun doute : je simulais
autrefois. La jouissance, la vraie, celle qui me fait trembler en ce moment
même, qui me fait transpirer, gémir, vibrer au rythme de ses à-coups,
m’était inconnue. Je ne sais plus où je suis et je m’en fiche complètement.
Quand il s’écarte, je suis rassasiée, un peu démolie aussi, j’ai la marque
de ses mains tatouée sur mes hanches. Je me sens encore sur une autre
planète, je ne pense qu’à respirer et me reposer.
Or, Hunter n’a pas fini. Il s’assoit sur la chaise et tapote ses cuisses
musclées.
— Viens mettre ton joli petit cul ici, dit-il, toujours sans le moindre
sourire.
Je tremble d’épuisement, mais, fascinée par son aura ténébreuse,
magnétique, j’obéis.
— Maintenant, tu me regardes et tu me fais jouir.
Je suis incapable de détourner mon attention de son expression
autoritaire. Il me trouble à un tel point que ma voix ne parvient jamais à
passer le cap de ma gorge. Alors je commence doucement à me mouvoir
au-dessus de lui, en prenant appui sur mes genoux, situés de part et d’autre
de lui. Je suis intimidée par son regard sur moi. Il se met à gronder :
— Plus vite.
Je fais de mon mieux. Mes jambes n’ont pas fait autant d’exercice
depuis des années ! (Pourquoi j’ai refusé de m’inscrire à cette salle de
sport avec Hugo ? Pourquoi ?! … Parce que Také y va et que je n’ai aucune
envie qu’il se moque de mes abdos tout flasques, voilà pourquoi ! Je te
maudis Takeomi Kirishima[47].)
— PLUS. VITE.
Son regard furieux m’impressionne. Je tente d’accélérer encore. Je suis
essoufflée.
— C’est ce que t’appelles aller plus vite ?
La claque qu’il inflige à ma fesse me fait sursauter. Je m’arrête pour
l’interroger du regard, un peu perdue. Il attire subitement mon front contre
le sien en murmurant, avec un sourire en coin qui m’aurait presque donné
un orgasme à lui tout seul :
— Je vais finir par croire que t’en veux une autre…
Je suis sûrement rouge comme une pivoine et je ne peux éviter la
deuxième claque.
Il a frappé plus fort.
Au-delà de mes réflexions de jeune femme bien-pensante pour qui la
fessée est réservée aux pervers masochistes, il y a une lueur qui fait son
chemin dans mon esprit. Quand il me malmène, je ressens du plaisir. Voilà
une logique totalement abracadabrante pour moi.
Parce que j’ai ralenti la cadence, il prend les choses en main, en
m’agrippant les hanches et en guidant mes mouvements avec frénésie. À
trop le regarder, il me prend l’envie d’embrasser cette mâchoire carrée,
virile, recouverte d’une barbe de trois jours, mais encore une fois, je n’ose
pas, de peur qu’il me repousse…
Car ce n’est pas un acte tendre entre nous, je l’ai bien saisi. Je ne
voudrais surtout pas tout gâcher. Alors je le laisse s’offrir à moi,
entièrement, comme personne ne s’est jamais donné, je me nourris de son
regard satisfait, de ses râles et de ses gestes brusques sous ma peau. Je
prends conscience de mon corps, de ses ressentis que je ne lui avais jamais
permis d’éprouver. Je profite de chaque moment d’extase… Jusqu’à ce
qu’il obtienne ce qu’il était venu chercher et qu’il jouisse en moi.
Ce n’était pas ma première fois, mais c’est tout comme.

Je suis allongée sur son lit, les bras en croix, je n’ai plus la moindre
force. Je le suis des yeux pendant qu’il jette le préservatif : ses muscles
bandés par l’effort se dessinent comme jamais et mettent en valeur ses
nombreux tatouages, Hunter est juste magnifique. Il enfile un boxer,
allume une cigarette. Puis il se tourne enfin vers moi et je me dis que le
charme va retomber. Je n’ai aucune envie d’entendre ce qui va suivre,
parce que je sais déjà que je ne vais pas aimer, même si je le pressentais
avant d’entrer.
Je préfère qu’il ne parle pas. Je me redresse, cherche mes affaires sur le
sol. J’abandonne mes dessous déchirés, revêts le reste. Il m’observe faire
sans un mot, tire de grandes bouffées de sa cigarette, dont l’odeur me
donne envie de vomir.
Quand j’avance vers la porte, je me demande quoi dire. « Merci pour la
baise, bonne nuit ! », « Bon ben c’était sympa, gutte nacht[48] ! » Si son
regard perçant ne me paralysait pas autant, je me serais probablement déjà
enfuie en courant.
Je pose ma main sur la poignée, en prenant une grande inspiration.
— Tu peux rester, dit-il.
« Il ne va quand même pas remettre ça ?? » est la première chose à
laquelle j’ai pensé. Soyons clairs, j’ai adoré nos ébats, mais les
courbatures et l’épuisement ne me permettront pas de recommencer tout
de suite.
Je suis surprise de le voir soulever la couette, s’y glisser, sa clope
toujours à la bouche.
Euuuh… je ne m’attendais pas à ce qu’il m’invite pour la nuit ! En
raison de son silence distant et de ses manières abruptes, j’étais persuadée
qu’il souhaiterait me laisser à ma place de partenaire de baise, point final.
On dirait que je me suis trompée.
Et il me le prouve quand il déclare, très sérieusement :
— T’es à moi maintenant, donc ici c’est chez toi.
Par chance, il s’est étendu, a replié son bras derrière sa nuque et s’est
remis à fumer, il n’a pas noté mon air ahuri et bête au possible.
Je ne sais pas du tout ce qui s’est passé cette nuit. J’ai voulu tenter
l’aventure de quelque chose qui me dépasse totalement, et je me retrouve,
vidée, comblée, dans le même lit qu’un bad boy sexy que je ne connais pas
du tout et avec qui je suis apparemment en couple, ou un genre de couple
dont j’ignore tout.
Mais dans quoi me suis-je lancée ?
Il éteint son mégot dans le cendrier de sa table de nuit, pivote vers moi.
(J’ai réussi à retrouver un visage moins débile entre-temps.)
— Personne t’avais jamais baisée, avoue ?
Je grimace.
— J’ai fait l’amour, mais en effet, je crois que j’avais jamais… hum.
— Baisé, termine-t-il avec un rictus joueur.
— Je ne pensais pas qu’il y avait une différence avant.
Je suppose un instant qu’il ne me répondra pas, tant il examine mes
lèvres avec gourmandise, puis il gronde :
— Arrête de faire ça, ça me rend dingue.
Je fronce les sourcils, sceptique, en me tournant franchement vers lui.
— Faire quoi ?
— Faire l’innocente, la pucelle qu’on a envie de tringler jusqu’à ce
qu’elle ait une dose suffisante de sperme dans la bouche pour la fermer.
Mes yeux adoptent la forme de soucoupes. Choquées, les soucoupes. Du
coup, je me remets sur le dos et évite de le regarder.
— Fais pas ta prude, ricane-t-il, j’ai jamais vu une fille mouiller
comme toi.
Cette fois, je suis définitivement gênée. Traumatisée. Et je pense
sincèrement à agir comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu.
Une retraite dans un couvent me ferait peut-être du bien ? Quand elle était
toute jeune, ma tata la plus rigolote a écrit un roman à propos d’une bonne
sœur qui se nommait Sœur Syphilis, je crois bien qu’elle serait ma
meilleure interlocutrice !
Je le sens se rapprocher. Il a une trique d’enfer. Mais c’est quoi ce mec,
un superhéros ? Il m’embrasse dans le cou, ah non pardon, c’est plutôt un
suçon.
— C’est du gâchis que personne n’ait jamais profité de toi, petite
blonde. Tant mieux pour moi.
Au lieu de me tourner le dos comme je le supposais, il dépose un baiser
(une morsure serait plus exacte) sur mon épaule et s’endort, à quelques
centimètres de moi.
J’étais si gênée la minute d’avant, et le voir là, ensommeillé à mes
côtés, me chamboule complètement. Je croyais venir chercher une
aventure sans lendemain, je pensais m’affranchir de mes peurs… Je
n’imaginais pas dépasser autant de limites, briser autant de morales, et
surtout je n’imaginais pas que des sentiments confus naîtraient aussi vite
pour cet homme inconnu…
Je suis dans la merde, quoi.
Chapitre 5
18 novembre

« De u x c a ra c tè re s o p p o sé s a rriv e n t q u e lq u e fo is a u mê me b u t p a r d e s ro u te s
d iffé re n te s. »

La Ro c h e fo u c a u ld -Do u d e a u v ille

SEXY GIRL
Je commence ton livre ce soir.

Je tressaute en lisant ce message et interromps aussitôt Cosette et


Charlette pour le leur montrer. Elles affichent toutes les deux une
expression perplexe (tiens, c’est la première fois qu’elles se ressemblent
ces deux-là !) puis se mettent à pouffer de rire.
Je fronce les sourcils.
— Quoi ? m’écrié-je.
— Il a l’air en manque le gars, me fait remarquer Charlette, sur un ton
sérieux, avant de récupérer la paille de son Sprite.
Je ne comprends pas. Je lâche mon burger et reregarde mon téléphone.

PATRICE MARTIN (alias journaliste qui se la pète)


Salut ma belle, comment tu me trouves ?

Il a posté une photo de lui avec mon livre. Je devrais être flattée qu’un
auteur connu me lise, mais en même temps, je sens que c’est peut-être
intéressé… Merci Kamran de m’avoir collé toutes ces idées dans le crâne !
Je soupire :
— C’est le journaliste dont je vous ai parlé.
— Celui qui t’envoie des messages tous les jours ? s’interroge Cosette,
la bouche pleine de frites.
Je hoche la tête en guise de confirmation, tout en examinant mon
portable.
Qu’est-ce que je fais ? Je la joue professionnelle (« bonne lecture »),
désagréable (« OK »), ou bien un peu familière pour qu’il ne croie pas que
j’ai la grosse tête ? Je choisis la dernière option, je déteste m’imaginer le
pire chez les gens, et je préfère supposer qu’il a réellement envie de
découvrir mes écrits par gentillesse et par curiosité. Mes amies seront
d’accord avec moi !
— Il veut te pé-cho, marmonne Cosette entre deux frites.
— Il croit qu’il a ses chances, l’appuie sa sœur, entre deux aspirations
bruyantes de Sprite.
Je balaie l’air de la main.
— Tsss vous voyez le mal partout ! On dirait Kamran !
— Toujours aussi mignon, la glue ? lance Cosette avec un clin d’œil
goguenard.
— Il ne s’est pas remis de cette histoire avec le journaliste, alors
imagine quand il apprendra que j’ai couché avec son voisin !
Les filles explosent de rire.
Je mords une bouchée de mon burger et me décide à répondre un
message simple et joyeux.

ALY
Oh génial ! J’espère qu’il te plaira ! *smiley smiley smiley smiley
smiley[49]*

— Quand ce mec va lire la scène de cul du bouquin, il va se masturber


comme un malade en t’imaginant ! ricane Charlette.
Je grimace. La dame à la table voisine, entourée de ses trois enfants,
aussi. J’ébauche un sourire crispé, tandis que Cosette enfonce le clou :
— Je peux te dire que même si le bouquin l’a soulé, il va vite te
recontacter, le journaliste !
Ma tête d’enterrement les fait s’esclaffer trois fois plus. Personne n’a
décidément pitié de moi. En même temps, elles n’ont pas tort… Quand
mon beau-père a lu mon livre, j’ai bien senti qu’il tiquait et n’osait pas
aborder certains passages, comme si j’avais raconté mes expériences
personnelles. Et que dire d’Hugo, avec ses coups de coude complices et
ses allusions foireuses ? Les gens, surtout les hommes, ont cette manie de
m’identifier à mon héroïne, qui ne me ressemble pourtant absolument
pas : c’est un genre de peste sans foi ni loi qui sème la terreur partout où
elle passe, et qui a une grande maîtrise de sa sexualité. Pas moi quoi.
— Mangez vos burgers et bouclez-la !
Je leur montre le message de Sexy Girl, bien plus intéressant.
— Elle n’était pas censée le lire il y a quelques jours ? s’interroge
Cosette, la lèvre pleine de ketchup.
Je lui tends une serviette.
— Si, mais elle n’a pas dû avoir le temps, c’est déjà sympa de sa part
de me prévenir.
Cosette pose la serviette sans l’utiliser. Charlette reprend :
— Il va falloir réviser ta définition du mot « sympa », parce que Sexy
Girl écrit des chroniques du tonnerre, mais elle est tout sauf sympa. Tu
verrais comment elle répond à ses détracteurs, elle y va fort.
Je suis obnubilée par le ketchup qui dégouline sous la bouche de
Cosette. L’un des enfants de la table d’à côté souffle son papier de paille
dans mon dos pour la sixième fois. Sale gosse.
Charlette tape du poing sur son plateau, comme si c’était le moment
charnière de ce repas au Quick.
— Bon, et on en parle du méga canon que tu te serres toutes les nuits ?!
Coup d’œil à la mère de famille de la table voisine qui me regarde avec
une expression intéressée. Je me rapproche des filles afin de ne pas
ébruiter la nouvelle dans tout Bordeaux :
— J’ai couché avec lui qu’une seule fois !
— Il t’a pas redemandé les autres soirs ? s’inquiète Cosette.
— Raaah pour l’amour du ciel, Cosette, essuie cette bouche !
Je lui colle littéralement la serviette sur les lèvres, pendant que
Charlette s’esclaffe sans retenue. Tout le monde doit l’entendre, elle ne
sait pas faire dans le rire tranquille. On dirait un marteau-piqueur
bégayant.
— Non, il n’a pas redemandé, mais c’est surtout qu’il n’était pas là. Je
l’ai à peine vu le lendemain, et le jour suivant.
— Dur… commente Charlette, comme si je venais de perdre mon ticket
de loto gagnant.
J’avoue que je me suis posé beaucoup de questions. Quand je me suis
réveillée, le matin après notre folle nuit de sexe pas du tout racontable, il
était là, en train de s’habiller, encore humide de la douche qu’il venait de
prendre. J’étais tellement dans le pâté que je n’ai pas su marmonner autre
chose que salut. Il a à peine souri, puis il est parti. Je ne l’ai pas revu ce
jour-là. Je me suis dit qu’il avait des choses à faire, sûrement un travail…
Ça m’a quand même un peu surprise qu’il ne rentre pas de la nuit. Le jour
suivant, il s’est pointé à l’appartement vers midi, alors que je mangeais
avec Jared et Hugo devant la télé. Je n’espérais pas qu’il crie notre pseudo
relation (d’ailleurs, est-ce que c’en était bien une ?) mais je pensais qu’il
m’accorderait au moins un regard. Tu parles ! Il semblait pressé, énervé, il
nous a ignorés et s’est enfermé dans sa chambre pour en ressortir une
heure après et quitter Benetton.
Dans ma tête, c’est clair : il s’est bien amusé avec moi, fin de l’histoire.
Je ne sais pas trop ce que je me suis imaginé, mais j’avais tout faux.
Sûrement un des effets secondaires de l’orgasme.
Euh… ???
Ne dites pas que ça n’existe pas, vous n’en savez rien !
Je crois que je m’y attendais depuis le moment où il a posé les yeux sur
moi. Nous ne sommes pas compatibles, c’est un prédateur, je suis une
proie facile, mon innocence n’est drôle et exploitable qu’un temps, ensuite
je ne suis plus qu’inexpérience sans intérêt.
C’est sans regret que j’ai tiré un trait sur lui. Même s’il était vraiment
incroyable au lit, tellement sexy, un dieu du plaisir, un fantasme sur
pattes… je m’égare ! J’ai donc tiré un trait.

Après le fast-food, Cosette et Charlette m’ont abandonnée pour se


rendre chez le dentiste (elles prennent tous leurs rendez-vous ensemble, y
compris les détartrages), je suis par conséquent rentrée à l’appartement.
Ça sent le poisson pas frais, la transpiration et la cigarette. Rien
d’anormal donc, bienvenue chez moi.
Charlie se trouve dans son précieux fauteuil de mafioso, un joint à la
bouche, nu comme un ver sous sa robe de chambre à carreaux. Hugo,
avachi dans le canapé, réajuste sa prothèse, la demi-jambe en l’air.
— Salut Aly-gnement ! me salue-t-il joyeusement.
Je passe une main tendre dans ses cheveux. J’ai déjà croisé Charlie ce
matin, accompagné d’une femme d’un certain âge.
Le sapin brille de mille feux. On sent que Kamran s’est vengé en
entassant des guirlandes. Le temps est grisâtre, l’appartement enfumé n’en
parait que plus sinistre. Je m’installe à côté d’Hugo, qui me fait aussitôt
une place. Sa prothèse est posée sur la table basse et j’ai du mal à
détourner les yeux de sa jambe incomplète. Il ne s’agit ni de curiosité
déplacée ni de pitié, mais plutôt d’admiration. Je me demande comment il
peut être aussi épanoui sans cette part de lui. Il blottit sa tête contre mon
épaule et je ressens une bouffée d’amour pour ce grand sportif attachant.
Le côté mignon et touchant de la scène disparait à l’instant même où je me
rends compte qu’ils ont laissé la chaîne porno en fond sonore.
— Sérieusement, les gars ? m’écrié-je en grimaçant.
— Tu as raison, dit Hugo en se frottant la barbe qu’il n’a pas. Je trouve
que le jeu des acteurs manque de naturel.
Je soupire, blasée, puis me relève. Il y a des limites à ma
compréhension des hommes. Si encore c’était dans le but de se masturber,
je dirais « pourquoi pas »[50] ? Mais même pas ! C’est une sorte de fond
d’écran avec des individus tout nus en train de faire des choses pas
catholiques !
Je fais un passage dans la cuisine pour récupérer un verre de quelque
chose. Bière, bière ou bière. Je ne suis pas fan d’alcool en général, alors ce
sera de l’eau avec un trait de grenadine — que je regretterais plus tard en y
trempant mes lèvres.
Jared et Také rentrent à leur tour. La scène ultra chaude sur notre
immense écran plat ne semble pas les interpeller plus que ça. Jared
embrasse son amoureux avec douceur.
À chaque fois, j’ai un pincement au cœur. Peut-être que je rêve
davantage leur relation que Jared après tout ? Pourtant, quand mon demi-
frère me regarde, c’est comme si j’oubliais tout ce qu’il y avait autour de
moi.
Il vient m’embrasser sur le front, comme un grand frère avec sa petite
sœur.
— Je te préviens, Kamran a du dossier sur toi, s’amuse-t-il.
Je lève les yeux au plafond.
— Il faut vraiment qu’il se trouve une meuf !
— On a essayé à la soirée médecine, mais il a vomi sur sa prétendante.
Contempler le sourire de Jared, ça revient à apprécier un arc-en-ciel,
c’est magique, rare, puissant. Un simple regard de sa part vous fait sentir
privilégiée. Quand il s’adresse à vous, il est entièrement à ce qu’il fait,
entièrement à moi.
Takeomi me bouscule pour s’imposer devant le frigo. Pas la peine de
lui demander de s’excuser, ce mec ne connait pas la politesse. Il tend une
bière à Jared, puis ouvre la sienne, en s’accoudant à mon épaule.
— Alors Baka, « Là où tu te perdras », c’est ça ?
— « Là où tu vivras », le corrigé-je sur un ton chafouin, en repoussant
son bras.
Je hais Kamran d’avoir vendu la mèche à propos de mon livre. Je
comptais rester discrète et les voilà tous tournés vers moi, à attendre je-
ne-sais-quelle-explication, comme si je devais me justifier d’une terrible
addiction que j’aurais cachée pendant des années ! Bonjour, je m’appelle
Aly et je suis écrivain.
Bonjour Aly !
— Ça parle de quoi ? demande Charlie, intéressé, les mains
nonchalamment posées sur son sexe.
Je fais au moins semblant de ne pas avoir regardé et leur raconte le
résumé, en gros. Je déteste disserter à propos de mon livre, c’est très
paradoxal pour quelqu’un qui balance des phrases et des phrases dans un
roman et qui met toute son âme à l’intérieur, mais je ne suis pas à l’aise
quand j’en discute. D’une part, ça me donne l’impression de me la péter,
et puis je manque de talent dans la catégorie rhétorique, je ne rends pas
service à mon roman, je crois même que je le massacre à l’instant où
j’essaie de le vendre.
Grand silence après mon discours. Je sens que j’ai « passionné » mon
auditoire.
— Ouais, donc, t’écris des livres de cul, conclut Také, avant de boire
une nouvelle gorgée.
Je réagis tout de suite pour ne pas laisser planer le doute :
— Hein ? Non ! Ça s’appelle de la new romance, ce sont des histoires
d’amour plus ou moins tendres, avec du suspense.
— Et ils baisent jamais les amoureux ?
— Si évidemment, mais c’est rapide, le roman n’est pas basé que sur
cet aspect.
Nouveau silence. Avant que Také ne reprenne la parole, l’air d’avoir
tout compris :
— OK. Donc t’écris des livres de cul avec des éjaculateurs précoces.
— NON !!!
Il lève les yeux vers moi avec un sourire de petit con.
— Restreint comme public, non ? C’est autobiographique ?
— Mais non !
— Ça explique quand même bien des choses à ton sujet, Baka.
Je m’offusque :
— Vas-y, dis que je suis coincée ?!
— Nan nan juste mal baisée.
Je lui aurais bien mis une claque, mais il en a déjà reçu des centaines et
ça n’a pas l’air d’avoir grande incidence sur son comportement. Je préfère
conclure sur du concret, qui traduit bien ma pensée du moment :
— Je t’emmerde.
Il rigole, comme si c’était la meilleure blague du siècle, puis il me
contourne pour aller s’asseoir dans le canapé.
Jared place une main réconfortante dans mon dos (frisson frisson
frisson) tandis qu’il soupire :
— Takeomi Kirishima et son incroyable délicatesse des mots.
Le majeur de Také apparait subrepticement derrière le canapé.
— Pour toi Aniki, ricane-t-il.
Charlie, qui semble passionné par cette histoire de livres, me demande :
— Et tu en as vendu combien jusque-là ?
Voilà exactement la question que tout le monde me pose et qui
m’énerve le plus.
Une bonne fois pour toutes : JE. N'EN. SAIS. RIEN.
Les éditeurs ne font pas de compte-rendu toutes les semaines. Et puis
j'en ai marre de répondre avec le sourire que ce n'est pas grave, que je
préfère ne pas savoir, genre je suis modeste, je ne m'attends pas à avoir
vendu beaucoup, mais tant pis, je suis déjà contente d'avoir été lue par
trois personnes. Évidemment que j'ai envie d'en vendre autant que Stephen
King ! Tssss ! Et évidemment que j’ai conscience que je n’en vendrai pas
autant que Stephen King ! Re tssssss !
Mollo Aly, tu vas encore faire fuir ton (maigre) lectorat.
— Aucune idée, dis-je pour abréger mes souffrances.
— Si ça se trouve, t’en vendras des millions ! s’enthousiasme Hugo en
boitillant jusqu’à nous.
Il a manifestement des difficultés à remettre sa prothèse. La douleur
fantôme du membre manquant n’est pas qu’un mythe, j’ai souvent repéré
la souffrance, même furtive, tirer les traits d’Hugo. Jared le rejoint pour
l’aider à l’enfiler, puis il masse doucement sa cuisse. Ces deux-là n’ont
décidément pas besoin de se parler pour se comprendre.
Bouhouuuhou je veux ça. (Pas une prothèse hein, mon Dieu quelle
blague pourrie !) Je veux un couple comme celui-ci !
— Ou bien elle en vendra 4, raille Také de sa voix grinçante.
Je ne lui accorde pas le plaisir de répondre. En revanche, Jared le défie :
— T’as qu’à le lire, Kirishima.
— Je lis que la vraie littérature.
Je vais lui faire bouffer ses romans de « grande littérature », moi !
— Beaucoup de personnes ont adoré mon bouquin, m’agacé-je.
— Des incultes et des gentils.
Le pire, c’est que Také soulève un point relativement répandu dans le
milieu du livre. La « new romance », la « bit-lit[51] », la « chick-lit[52] »,
sont des genres extrêmement populaires, très lus, mais aussi décriés par
les critiques et par les gens bien-pensants, convaincus qu’il s’agit d’un
sous-genre de la littérature, uniquement destiné aux personnes limitées. En
gros, si on n’écrit pas du pompeux, des grandes phrases dithyrambiques (et
ouaiiiis je connais ce mot ! Dans vos dents, les snobs !) ou du thriller noir
qui s’adapte bien à la télévision, on est un auteur raté qui écrit de la merde
pour des nazes. J’ai bien résumé je crois.
Même si je sais que ces gens qui nous prennent de haut sont aussi les
moins ouverts au monde et les moins intelligents, cela reste bien triste.
Pour moi, la littérature, c’est avant tout du divertissement, du rêve. Et le
rêve n’a pas de formats ni de cadres.
Il y a malgré tout un point positif dans toute cette histoire : Také ne lira
jamais mon livre et tant mieux.
Je décide de les laisser à leur porno et filer travailler sur mon nouveau
roman. Quand je passe par l’entrée, j’entends qu’on essaie de sonner. Les
cris excités de la nana à la télé ont tendance à masquer le moindre son.
J’hésite à ouvrir, au cas où je me retrouverais face à un voisin mécontent.
Or, on se met soudain à frapper fort, de manière répétée contre la porte.
Elle est tellement secouée que je me demande si elle ne va pas s’écrouler.
Là, je sais que ce n’est pas un voisin, ils sont tous maigrichons ou gras ou
vieux. J’ouvre.
Un grand gaillard de presque deux mètres, les muscles gonflés aux
hormones, fait des efforts pour contenir sa colère.
— Je cherche ce petit con de Takeomi Kishirima ou je sais pas quoi !
— Qui est le trou duc qui écorche mon précieux nom ?! braille Také du
salon.
Je vois la mâchoire du monstre se crisper en une expression de rage
absolue. Ses yeux vont bientôt lui sortir des orbites.
Je m’écarte prudemment. On apprend vite, avec des énergumènes
comme Také, à ne pas s’interposer entre les ennemis qu’il se fait tous les
jours et lui.
— Je vais te massacrer, sale petite merde ! hurle Goliath, arrivé en
trombe dans la pièce à vivre.
Také est peut-être un connard de première, mais il est rapide quand il
s’agit de se planquer. Il a bondi sur ses jambes et s’est placé derrière le
fauteuil de Charlie (qui d’ailleurs n’a pas bougé d’un pouce et qui
continue de remuer son café d’un air serein en fixant le nouveau venu).
Goliath a paru décontenancé en voyant le type à poil face à lui, mais il
s’est vite repris :
— Ramène-toi que je te cogne !
Také ricane, avec cet air hautain bien détestable.
— T’es qui, petite bite ?!
Non, Také n’apaise jamais les confrontations, c’est une règle qu’il s’est
donnée manifestement.
— Je suis le mec qui vient te briser les dents une par une pour avoir
peloté ma meuf après ton concert de merde !
Ceci explique donc cela. Personne n’est surpris dans l’appartement.
Je reste dans l’entrée pour être sûre de ne rien rater du spectacle quand
Goliath s’énervera un bon coup.
— Tu peux me rappeler son petit nom parce que j’en défonce
tellement ! se renseigne sereinement Také.
Je crois que son agresseur ne va pas tarder à péter un câble vu comment
il serre ses poings.
— Daniella, marmonne-t-il comme si cela lui demandait un effort
considérable.
Grand moment de réflexion de Také.
— Ah elle ? Elle m’a supplié pour quelques doigts, je suis pas un
connard, je l’ai fait gémir.
C’était à prévoir, le monstre s’est jeté sur Také, qui attendait avec son
sourire en coin de bâtard. On a entendu deux chocs frontaux bien
douloureux, poing contre visage, puis un corps qui s’écroule sur le sol.
Outch. Il a beau être une ordure de première, j’ai mal pour lui.
Jared, Hugo et Charlie se chargent à présent de repousser l’assaillant, et
ils galèrent les pauvres, parce que Goliath est dans tous ses états, un vrai
hystérique. On croirait qu’il veut manger Také avec ses râles de zombie
(« Aaaaarh breeuuuuu ») et ses bras tendus. Flippant.
— Je vais te faire regretter d’avoir touché ma meuf !
— Mais putain j’en ai rien à battre de ta traînée, s’agace Také, toujours
assis par terre, à essuyer le sang qui dégouline de sa bouche. J’ai même
pas voulu qu’elle me suce tellement elle m’indifférait, une branlette vite
fait et elle avait dégagé !
— JE VAIS TE TUEEEEEER !!!!!!
En un coup de coude, Goliath a viré Jared et Charlie de son espace et il
se lance à nouveau sur Také, qui par mesure de prudence, s’est redressé
pour faire quelques pas en arrière.
— Ça nous arrangerait assez que tu fermes ta gueule, Také, râle Jared,
en frottant son plexus.
Také a placé le fauteuil entre lui et Goliath. Il s’est pris tellement de
branlées depuis que je le connais qu’il est passé maître dans l’art de
l’esquive. Mais quel petit con avec son sourire ensanglanté, sa coiffure
impeccable et son allure de beau gosse, digne d’un magazine de mode. Il
me ferait presque rire tellement il est culotté.
Cette fois-ci, Také ne doit son salut qu’à Hugo. Il n’est peut-être pas
aussi grand que Goliath le zombie, mais ses muscles à lui ne sont pas que
de la gonflette. Une bonne droite plus tard, il reconduit l’intrus dehors et
revient s’assurer que Jared va bien. Quand il lui ouvre sa chemise pour
vérifier qu’il n’a pas de marques, j’avoue, je fuis. C’est trop dur de voir
Hugo effleurer le torse nu de l’amour de ma vie… Je laisse Jared gronder
Také — qui de toute façon, n’en aura rien à foutre, et qui doit déjà être en
train de fumer en se marrant — et m’enferme dans ma chambre pour
travailler.

***

Je n’ai pas rédigé une ligne valable. Pas une.


Je sais que demain, je devrais tout effacer et recommencer. Le drame de
l’écrivain.
C’est la faute d’Hunter, de sa détermination à me coller dans son lit,
puis à me fuir. Même si je me convaincs du contraire, je suis perturbée par
ce silence radio. Et terriblement vexée.
Et puis il y a cette histoire de séances de dédicaces qui me trottent dans
la tête. Madame Topie m’a conseillé d’en faire, oui, d’accord, mais si
personne n’a envie de m’accueillir dans son magasin ? J’inonde les boîtes
mail de propositions, Fnac, Cultura, Mollah, Auchan, Leclerc, la petite
libraire du quartier et je n’ai pas reçu une seule réponse. Ah si, pardon,
l’un des commerces ci-dessus que je ne citerai pas, m’a signifié qu’il
n’organisait aucune dédicace. J’aurais peut-être dû lui avouer que je
venais de voir une pub sur Facebook indiquant la future présence d’un
auteur même pas célèbre dans leur boutique de merde ! Bref, en plus de
me trouver inintéressante, ils me prennent pour une andouille. C’est mal
barré pour me faire connaitre ! Také a peut-être raison quand il dit que je
vendrais 4 romans ?
Je dois à tout prix me remotiver. Quoi de mieux dans des cas extrêmes
comme celui-ci que me prélasser dans un bon bain ? Je dois déjà
m’assurer que la salle de bains est libre et que Charlie n’est pas caché
derrière le rideau de douche.
Puisque je n’ai aucune intention de ressortir aujourd’hui, j’embarque
mon pyjama et je me rends dans la salle de bains où j’ai mes habitudes (et
mes affaires, même si tout le monde a tendance à se servir de mon
dentifrice ou de mon shampoing, pas grave, je pique le gel douche de Jared
pour sentir comme lui et j’utilise le rasoir de Také, juste pour
l’emmerder… d’ailleurs, maintenant que j’y réfléchis, il est imberbe, je ne
vois pas bien ce qu’il a à raser… J’espère sincèrement que ce n’est pas ce
à quoi je pense. Fin de cette parenthèse d’un siècle.)
J’entends résonner les rires et « Haemoglobin[53] » dans le couloir.
J’adore cette chanson.
La porte est ouverte, pas de lumière allumée à l’intérieur, super.
Je franchis le seuil avec la délicatesse d’un rhinocéros prêt à charger,
j’appuie sur l’interrupteur avec le coude… et découvre une haute
silhouette devant le lavabo ! Je me retiens de pousser un cri mais c’était
moins une.
Hunter ne prend même pas la peine de se tourner vers moi. C’est
tellement vexant que je pense fuir sans un mot.
— Désolée, dis-je finalement pour combler cet insupportable silence
entre nous, je croyais qu’il n’y avait personne.
Justification totalement inutile, mais quand on n’a rien d’autre à dire…
Pas de réaction. Je me détourne pour partir quand sa voix grave
marmonne :
— Bouge pas, j’ai presque fini.
Je me statufie donc devant la porte, en étreignant mon pyjama de toutes
mes forces, et en me demandant pourquoi je reste exactement. À part pour
mater bien sûr… Parce que le spectacle de ce gars, même de dos, est un
plaisir des yeux.
Il porte un tee-shirt blanc, lequel épouse parfaitement ses courbes
viriles et dévoile ses nombreux tatouages sur ses bras puissants, ainsi
qu’un baggy noir dont la ceinture ne retient pas grand-chose et qui semble
vouloir glisser à chaque seconde qui passe. Le boxer qui dépasse me
rappelle combien ce qu’il y a à l’intérieur est tout aussi intéressant que le
reste.
Petite dévergondée.
Même si ses cheveux sont courts au niveau de sa nuque et sur les côtés,
j’aperçois sa crête épaisse indisciplinée et sa cicatrice. Cet homme me fait
défaillir sans rien faire de particulier, y compris de dos.
Et puis, à force de l’admirer, je me rends compte que son vêtement
blanc n’est plus aussi immaculé. On dirait des traces de boue au niveau de
ses hanches… Je me décale d’un pas sur le côté pour obtenir une meilleure
vue. Et fixe le lavabo dans lequel l’eau coule abondamment. C’est du sang
qui se mêle au savon ? Et pas qu’un peu mon neveu ! (Ouais pardon, quand
je suis stressée, j’ai tendance à ressortir des expressions ringardes)
Il tourne le robinet, essuie ses mains sans se presser, puis il pivote dans
ma direction, en appuyant ses bras tendus sur le lavabo derrière lui. Vu de
face, son tee-shirt est recouvert de sang. C’est quoi exactement son job ?
— Ferme la porte, dit-il.
Le ton de sa voix n’indique pas une suggestion, mais un ordre. Son
regard est si perçant que je préfère saisir l’occasion qu’il me donne de
détourner mon attention de lui en poussant la porte.
— À clé, précise-t-il.
OK… je devrais peut-être m’inquiéter de me retrouver seule avec cet
inconnu dont les vêtements sont tâchés de sang (et quelque chose me dit
qu’il ne s’agit pas du sien) et dont les manières à mon égard sont
franchement moyennes.
Bien que j’aie verrouillé la porte, je reste plantée devant, au cas où.
Instinct de survie.
— Tu es blessé ? demandé-je en désignant son tee-shirt.
Je sais très bien que non, mais je veux voir ce qu’il va répondre. Il
continue de me regarder, sans baisser les yeux une seule fois.
— C’est pas mon sang.
Sans. Déconner.
Je crois que je ne tirerai rien de plus à Hunter sur ce qui s’est passé
alors je change de sujet :
— Je comptais prendre en bain, en fait.
Euh… ça fait un peu invitation coquine, non ?
Oublie ce que j’ai dit. Oublie ce que j’ai dit. Oublie ce que j’ai dit.
Son ébauche de sourire me laisse croire qu’il a pensé à la même chose.
Ce sourire (qui n’en est d’ailleurs pas un et qui ressemble davantage à un
rictus sadique) est juste à tomber.
N’oublie pas ce que j’ai dit. N’oublie pas ce que j’ai dit. N’oublie pas
ce que j’ai dit.
— T’en auras besoin, je pense, s’amuse-t-il, en descendant sa braguette.
J’écarquille les yeux. Je devrais pourtant savoir qu’il est cash, mais
j’avais cru comprendre qu’il s’en fichait de moi… ça n’a aucune logique.
Ou bien compte-t-il tirer un coup chaque fois qu’il me croise pour combler
l’ennui ? Quelle horreur !
— Allez viens, me presse-t-il, en déboutonnant maintenant son
pantalon.
Dire que je n’ai pas envie d’obéir et de me laisser aller entre ses mains
expertes serait mentir, mais j’ai encore un peu de fierté.
— Je suis quoi exactement pour toi ? m’écrié-je en affrontant son
regard. Parce que, si ce n’était pas clair la première fois, je te le redis : je
ne cherche ni une aventure d’un soir ni un enseignant en éducation
sexuelle. Et je ne suis pas une poupée qu’on utilise au gré des pulsions
masculines !
Il semble un peu surpris par mon discours. Il ne reboutonne pas son
pantalon malgré tout.
— C’est pas flagrant vu la façon dont tu t’habilles, mais j’avais
compris, petite blonde.
— Qu’est-ce qu’elle a ma façon de m’habiller ?
Je scrute mon combishort prune à tête de lapin, mon gilet noir à
capuche panda et mes longues chaussettes roses.
— On dirait que tu portes une étiquette « violez-moi » sur le front.
On me répète que j’ai l’air d’une enfant, pas d’une allumeuse !
Remarquez, c’est le genre de choses qu’on avoue rarement à quelqu’un…
— N’importe quoi, protesté-je, vexée.
— Tiens, tu vois, la moue que tu fais là, maintenant, c’est pareil, ça
donne juste envie de te baiser la bouche.
Voilà voilà… À partir de demain, j’investis dans le botox pour ne plus
avoir d’expression faciale, et je m’habille tout en noir.
— Ne change pas de sujet, le contré-je mollement. J’ai besoin de savoir
ce qu’il en est de ton côté.
C’est difficile de se concentrer sur autre chose que son corps, ses bras
si tendus que ses tatouages paraissent plus importants encore, et son
érection qui me nargue. Je me focalise malgré tout sur le visage, et
j’attends mon explication. Je ne partirai pas sans.
— Je t’ai déjà dit que t’étais à moi l’autre nuit, non ?
Apparemment, cette justification semble lui convenir, parce que j’ai
beau attendre, il n’ajoutera rien de plus.
— Oui enfin… c’est pas vraiment pareil que sortir ensemble.
— Sérieux, tu me fais chier avec tes questions, je baise que toi et tu
baises que moi, c’est clair ?
J’ai envie de lui dire que c’est un peu ça, le concept de sortir ensemble,
toutefois étant donné son impatience, je me la boucle. Surtout que ça a un
petit goût de victoire appréciable… S’il ne me mène pas en bateau (je n’y
crois pas de toute façon, je le soupçonne de ne pas savoir mentir), ça
signifie que j’ai un mec, et pas n’importe lequel : le bad boy super sexy,
dieu du sexe ! Accessoirement, j’ignore tout de lui et il a des passe-temps
sanglants, mais ne nous gâchons pas la vie avec des détails !
— Maintenant, suce-moi.
Cette dernière phrase m’a quand même remise à ma place. J’ai cessé de
jubiler dans ma tête. C’est tellement rude et sorti de son contexte… Eh
Hunter, on parlait il y a trois secondes !
— Si je dois venir te chercher, ce sera violent, me prévient-il sur un ton
dangereusement calme.
Pourquoi il me fait de l’effet comme ça chaque fois qu’il joue les
dominants ? Je me maudis. Je veux être une femme forte, qui tient tête,
qui ne laisse personne lui dire ce qu’elle a à faire !
— Mais, poursuit-il, on sait tous les deux que c’est exactement ce que
t’attends. Que je te fasse mal. Pas vrai Aly ?
C’est la première fois qu’il m’appelle par mon prénom. Pourtant, ce
n’est pas ça qui me fait vibrer à ce point. Il a raison. J’ai envie qu’il soit
violent et je ne sais même pas pourquoi. J’aime tellement la douceur, la
tendresse… Je suis une demoiselle Bisounours putain, et une demoiselle
Bisounours ne tape pas dans ses mains chaque fois qu’on lui annonce
qu’elle va se faire prendre violemment !
Il avance à pas lents vers moi. Dominant. Impérieux. Écœurant de
virilité.
Je me mords la lèvre et me force à ignorer que c’est l’attitude typique
de toutes les héroïnes de livres érotiques pour exciter le héros. Nan moi,
c’est parce que j’ai les lèvres gercées. Glamouritude quand tu nous
tiens… !
Quand il se trouve face à moi, je n’ose même pas lever les yeux jusqu’à
son visage. Je regarde la bosse sous son boxer, le sang sur son tee-shirt.
J’imagine qu’il va appuyer sur ma tête d’un coup pour me mettre à
genoux, ou bien continuer à jouer à ce petit jeu du chat et de la souris…
Pas du tout. Après m’avoir toisée et recouverte de son ombre pendant de
longues secondes, sans rien dire, à seulement écouter les battements de
son cœur, il saisit le pyjama que je serrais toujours contre moi tel un gilet
de sauvetage, le projette contre un mur, puis il m’entraîne avec lui
jusqu’au lavabo.
Cette fois, il est hors de question que je me laisse surprendre par un
nouvel ordre de sa part. Je vais faire preuve d’audace, je vais surtout
suivre mes propres envies, et tant pis pour la petite voix prude qui
s’offusque. Je m’agenouille sur le sol carrelé, glacé.
— T’as déjà taillé des pipes, rassure-moi ? demande-t-il, sceptique.
— Bien sûr ! m’indigné-je en vieille habituée.
Si si, devant des documentaires animaliers, pendant que mon partenaire
passait son temps à décaler ma tête qui l’empêchait de regarder la télé,
ponctuant l’acte de quelques phrases très encourageantes : « incroyable
tout de même l’intelligence de ces bonobos, non mais tu as vu ces bonobos
Aly ?! ». Quant à mon chevalier servant, Rémi, il était tellement
préoccupé par mon plaisir personnel que si j’approchais ma langue de son
engin, il tressautait en prenant un air coupable et moche (imaginez la
bouche en cul de poule, les yeux révulsés, et le petit gémissement
libérateur) qui me coupait tous mes moyens. Le trompettiste était trop
rapide pour qu’on tente un jour ce genre de gâteries, et Kamran trouvait
l’acte dégradant pour la femme. Ça limite mon degré d’expérience,
forcément.
Mais t’as vu plein de pornos quand même !
Pas faux.
Hunter émet un grognement qui me laisse à penser qu’il apprécie ce
que je lui fais et que je ne suis pas totalement incompétente. Je n’ose pas
le regarder dans les yeux, je trouve ma position bêtement humiliante.
C’est paradoxal parce que j’aime ce que je fais, je me sens maîtresse de sa
jouissance, une vraie reine ! Même quand il donne de brusques
impulsions, c’est toujours moi qui décide. Son plaisir ne dépend que de
moi et de ce que je voudrais bien lui faire. D’ailleurs, il semble proche de
l’extase, ses traits sont tirés, ses lèvres plissées, ses pupilles dilatées… Il
arrive à être magnifique dans un moment pareil.
Bien que j’adore l’acte, ma bouche souffre. Je réussis à m’extirper. Je
masse mes joues de mes dix doigts.
— On peut arrêter ? demandé-je. J’ai super mal.
Il soupire, mais n’insiste pas. Il se penche pour ramasser quelque chose
dans la poche de son pantalon : un paquet de cigarettes et un briquet. Il en
met une dans sa bouche, l’allume. Il me fait penser à ces héros de films
sombres où le gars finit toujours par mourir, il irradie d’obscurité. Il
souffle sa fumée sur le côté, puis il me dit :
— Profite bien de cette pause, ce sera la dernière.
Comment ça la dernière ?
— Tu m’as bien compris ? ajoute-t-il en me regardant droit dans les
yeux.
On va recommencer ? Ou bien parle-t-il de faire l’amour cette fois ?
C’est impossible de lire sur son visage, il n’a que très peu d’expressions et
quand il en a, on préférerait ne pas les avoir captées.
Il se penche et je suis étonnée de sentir ses lèvres contre les miennes.
Un baiser que j’imagine tendre… terni rapidement par la fumée qu’il
souffle pendant que sa langue cherche la mienne. Je ne peux pas tenir, je
tousse comme une perdue. Il ricane avant de se redresser.
— Donc, ça, c’était la version soft. Mais je suis sûr que c’est pas assez
pour toi. Ouvre grand la bouche.
Il tire une taf, jette la cigarette dans la baignoire. Subjuguée, j’observe
son ombre me recouvrir, il me toise du haut de son mètre quatre-vingt-dix,
beau comme un mauvais dieu. Il saisit mon menton avec une délicatesse
contradictoire.
— Regarde-moi. Si tu baisses les yeux, je te jure que tu vas pas aimer.
Je le crois sur parole. J’ancre mon regard dans le sien, autoritaire. Il y a
quelque chose de malsain chez lui, quelque chose de si diabolique que je
suis tentée de piquer un sprint. Pourtant, je ne veux pas vraiment m’en
aller. Non, j’ai envie qu’il termine ce qu’il a commencé. Et quand il me
toise comme il le fait, avec un désir sans limites, je me sens une
privilégiée de son monde fermé. C’est la première fois que quelqu’un a
l’audace de me traiter comme une adulte capable de gérer autre chose que
des passions d’enfants. Une adulte apte à découvrir ce qui lui plait ou pas
dans l’obscène.
Et oui, j’aime l’impur et la brutalité, venant d’Hunter en tout cas.
Alors je me laisse aller, je fais ce qu’il me demande. Je savoure. Je
m’écarte quand je n’apprécie pas. J’apprends à connaitre mes limites.
Enfin.
Si je ne baisse pas les yeux, ce n’est pas parce qu’il m’en a intimé
l’ordre, mais parce que j’aime l’admirer. Il incarne à lui seul la virilité à
l’état brut, le danger et la souveraineté. Il est au-delà du simple fantasme,
il est l’interdit, l’inavouable, un péché capital. Je suis tellement
hypnotisée que je me rends à peine compte quand survient l’explosion.
Hunter me contemple pendant un moment, l’air beaucoup plus détendu,
il finit par se pencher pour ramener quelques gouttes de sperme de mon
menton jusqu’à mes lèvres. Avec une tendresse inhabituelle. Il attend que
j’avale puis il m’embrasse furieusement, la paume plaquée contre ma
joue.
— Lève-toi, me souffle-t-il à l’oreille.
J’ai tellement de crampes aux genoux que je ne suis pas mécontente de
saisir sa main tendue. Il aurait presque l’air d’un gentleman… si on fait
abstraction de tout ce qui a précédé ce geste, bien entendu.
Il ne me demande pas si ça m’a plu, ça ne semble pas être sa marque de
fabrique que de faire dans la psychologie féminine. Il soulève ma robe
pour envelopper mes fesses entre ses mains et me rapproche de lui au
maximum. Bon Dieu, ce mec ne débande jamais ou quoi ?!
J’aimerais dire que je ne ressens rien quand il me touche, ou quand je le
regarde, mais c’est faux. Ce n’est pas le même sentiment qu’avec Jared,
c’est encore différent. C’est déroutant, palpitant, exaltant.
Malgré mes courbatures, je meurs d’envie qu’il me prenne, là,
maintenant.
Il enfile pourtant son boxer et son pantalon. Il semble se tâter à
rallumer une cigarette, jette un vague coup d’œil à son briquet, avant de
s’en désintéresser totalement en se perdant dans mon regard. Il me saisit
par les pans de mon gilet et me fait tourner sur moi-même pour me coller
au mur de la salle de bains. Le baiser qu’il dépose sur mes lèvres est tout
sauf romantique, il brûlerait s’il en avait été capable. Je le conçois comme
une marque d’appartenance.
— T’es là Aly ?
Kamran a vraiment décidé de gâcher ma vie ! Je pense lui répondre
d’aller se faire foutre, mais Hunter m’en empêche d’une main plaquée sur
ma bouche.
De l’autre côté de la porte, Kamran ajoute :
— Parce que faut qu’on parle et…
— Tu vas fermer ta gueule, Machin, le coupe sèchement Hunter.
Grand silence.
— Pardon mec.
Les pas s’éloignent. Hunter allume une cigarette pendant que j’essaie
de me remettre de ce baiser charnel.
— Il te fait chier ? se renseigne-t-il.
— Kamran ? (Je note une lueur si sombre dans son regard que je ravale
les mots que j’avais prévus au départ.) Non, pas vraiment. Il n’est pas
méchant, il est juste lourdingue quand il s’y met.
Hunter n’insiste pas. Je me demande ce qu’il aurait fait si j’avais dit
oui.
— D’ailleurs, ce serait cool si on gardait notre relation secrète, précisé-
je. Tous ces mecs sont des commères, je n’ai aucune envie de déballer ma
vie privée plus qu’il ne la connaisse déjà.
Peut-on vraiment parler de « relation » ?
Hunter ne semble pas désapprouver, il tire une bouffée de sa cigarette
sans arborer la moindre expression reconnaissable.
Vilain mauvais garçon avec ton attitude de mauvais garçon, tu me rends
folle et je sais déjà, en franchissant cette porte, que je vais regretter de
m’être impliquée.

***
Tous les mois, nous programmons une sorte de réunion entre
colocataires. En théorie, on doit parler du fonctionnement de la coloc,
l’organisation, qui fait quoi et comment, et mettre au point des plannings.
En pratique : on commande des pizzas, on écoute de la musique super fort
à faire trembler les murs, ils fument, et on cherche de nouveaux moyens
pour emmerder nos voisins.
Ce soir justement est un de ces fameux soirs — censés avoir lieu une
fois par mois, mais puisque personne ne note nulle part la date de ces
réunions, il arrive qu’elles soient organisées chaque semaine.
Les pizzas sont arrivées, Ace of base chante « it’s a beautiful life »
(j’avoue, cette chanson vient de ma playlist), nous sommes tous réunis
autour de la table basse, à picorer et à bavarder bruyamment. Tous sauf
Hunter. Il m’a dit tout à l’heure qu’il essaierait d’être présent, mais il n’est
toujours pas revenu de son rendez-vous mystère à l’extérieur. Du coup,
Také (qui ne compte qu’une qualité à son actif, celle d’être ponctuel) l’a
déjà dans le collimateur. Et croyez-moi, personne n’a envie d’être la
nouvelle tête de turc de ce casse-pieds. Même un bad ass comme Hunter.
— Pourquoi tu commandes toujours cette pizza de pédé ?! grimace
Také, en désignant la végétarienne que Kamran tient sur ses genoux.
Hugo pivote vers Jared, en s’esclaffant :
— Merde, c’est ça qu’on est censés manger, mon chéri ?!
Kamran se défend :
— Elle est délicieuse, tu n’as même pas goûté !
— Il y a des putains de légumes dessus !
— Essaie, tu verras…
Il tend une minuscule part vers Také, qui ne bouge pas d’un centimètre,
mais qui le fusille du regard.
— Approche cette saloperie de moi et je te l’enfonce dans le cul bien
profond.
Aaaah la douce poésie de ces soirées entre colocataires !
Kamran lève les yeux au ciel, il retourne à sa dégustation tout en
dardant sur moi quelques œillades furtives. Sûrement pour vérifier si sa
bouderie a un effet quelconque.
Désolée, mon vieux, mais non seulement ça ne me fait ni chaud ni
froid, mais en plus, entre temps, j’ai décidé de jouer les débauchées en
couchant avec un autre colocataire.
— Bon, on commence, tant pis pour le nouveau, il avait qu’à se pointer
à l’heure ce connard ! décrète Také, qui est certes ponctuel, mais pas du
tout patient.
— On devrait parler des cadeaux de Noël, propose Kamran.
— On est le 18 novembre, Kam, objecte Jared.
— Justement, ça nous laisse le temps de trouver la perle rare !
Tout le monde soupire. Nous passons tous Noël en famille, mais nous
consacrons le 25 au soir à une petite fête, un deuxième réveillon en
quelque sorte, version XXL, alcool à gogo et filles à moitié à poil (pardon
Jésus et père Noël). Pour les cadeaux, comme nous n’avons pas beaucoup
d’argent, chacun tire au sort un colocataire et lui déniche un présent.
Kamran a tout prévu : il tend le chapeau contenant nos noms (où a-t-il
trouvé ce chapeau d’ailleurs ?) Il me regarde à peine lorsque c’est mon
tour. Quel gamin !
Quand Kamran nous autorise à découvrir nos papiers, je fais une sale
tête. J’ai hérité du pire : Takeomi Kirishima, l’enfant gâté qui n’aime rien,
ne veut rien, et critique tout. L’année dernière, notre ancien colocataire lui
a offert un CD d’un groupe de rock qu’il appréciait ; Také ne s’est pas
gêné pour lui dire qu’il avait des goûts de chiottes et qu’il, je le cite :
préfèrerait baiser le cadavre d’Hitler plutôt que d’écouter cette bouse » Fin
de citation. Ah oui, et il a jeté le CD par la fenêtre ensuite. Ça s’est
transformé en baston, bref, joyeux Noël !!
Je remarque que je ne suis pas la seule à afficher une tête
d’enterrement. Il est interdit de révéler avant le jour J à qui nous devrons
offrir un cadeau et d’échanger. Kamran ne rigole pas avec les règles de
Noël !
Bien qu’il ait l’air déçu par son papier, il file allumer le sapin, ainsi que
toutes les guirlandes sur les murs qui font de cet endroit l’Atlantic City de
Bordeaux, toute la ville doit nous repérer à des kilomètres.
Quand il se rassoit, Hugo décide de nous chanter une chanson de Noël
de son cru, donc basée sur le sexe. Son enthousiasme et sa joie de vivre ont
au moins le mérite de nous dérider et de nous faire oublier les cadeaux à
venir. Charlie, toujours très sérieux dans son fauteuil, a porté une main à
son oreille, et il chante les basses de cet air pervers au possible. La scène
est vraiment drôle !
Après un tintement de bières entre nous tous — je n’aime pas trop ça,
mais j’en bois de temps en temps, ça aide à supporter les discours de
mecs —, Jared part chercher la bouteille de whisky qui clôture
habituellement la réunion. Ah ? C’est déjà fini ? Il nous sert un verre, puis
il se rassoit à mes côtés, son bras nonchalamment posé au-dessus de moi.
Notre proximité me trouble, comme toujours.
Au moment où « Street spirit[54] » résonne dans la pièce, Hunter fait son
entrée, le pas lourd, puissant, le regard fixé droit devant lui, presque trop
séduisant pour être réel. Sa capuche noire dissimule une partie de son
visage et fait ressortir ses yeux sombres, lesquels semblent étinceler d’une
lueur démoniaque.
Mon cœur ne sait plus pour qui battre tout à coup. Je me surprends à
espérer une attention de sa part, indiquant que nous partageons davantage
que des murs. Il ne fera rien, il se contentera d’affronter Také du regard,
lui qui s’est exclamé, dans un nuage de fumée :
— Bordel mec, t’es en retard !
Silence côté Hunter. Il ôte sa capuche d’un geste serein, pose sa ranger
noire sur le bord du canapé pour en desserrer les lacets.
— C’est quoi ton excuse ? insiste Také, sur un ton condescendant.
Hunter ne prend pas la peine de tourner la tête vers lui pour lui
répondre.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
La tension est à son comble, plus personne ne parle. J’ai envie de crier
à Také de lui ficher la paix, mais ce serait entrer dans un combat que je ne
maîtrise pas et ce serait aussi révéler un secret que je n’assume pas
vraiment non plus. Une petite voix me souffle que je ne souhaite pas
dévoiler ma relation naissante avec Hunter pour ne pas devoir tirer un trait
sur Jared.
Oui je sais, ce n’est pas seulement pathétique, c’est moche.
— T’es nouveau connard, mais ça empêche pas de suivre nos putains de
règles !
Quelles règles ? On doit en avoir deux : faire chier les voisins et
organiser une réunion inutile une fois par mois.
Hunter ôte son pied du rebord et se tourne franchement vers Také, qui
n’a pas daigné bouger ses fesses du canapé dans lequel il est
tranquillement assis, tel un pacha. Si on n’intervient pas, c’est qu’on sait
d’expérience que nos tentatives ne font qu’aggraver la situation.
— La prochaine fois, tu te pointes à l’heure ou tu te casses, conclut
Také d’un vague geste de la main.
Le silence d’Hunter est tellement inquiétant que Jared choisit de le
briser avec sa douceur habituelle. Lui, le seul, capable de faire taire Také.
— Bien, maintenant que Kirishima nous a fait son petit laïus, qu’est-ce
que tu dirais d’un whisky bas de gamme qui passe très bien avec du coca ?
Le sourire de Jared et sa voix de velours ont le don de calmer les
esprits. Hunter prend le verre et le remercie d’un mouvement de tête avant
de s’asseoir sur le bras du canapé, à mes côtés donc. Je remarque qu’il sent
déjà l’alcool à plein nez. Je jette quelques coups d’œil furtifs vers lui, un
peu excitée par sa présence, je dois dire. Entre Jared et lui, je ne pourrais
pas avoir la meilleure place.
Kamran tend un papier à Hunter en expliquant :
— C’est le colocataire à qui tu dois faire un cadeau secret pour Noël.
La clope à la bouche, Hunter semble ne pas savoir quoi faire de ce nom
ni de ce concept.
— Hein ?
— Fallait être là à l’heure si tu voulais une traduction, lance Také, avec
son sourire arrogant.
Je vois la mâchoire d’Hunter se tendre. Hugo prend heureusement la
relève :
— C’est une tradition, comme le chapon de Mamie, la cuite au
mousseux et le bain de minuit dans la piscine glacée : on pioche un nom et
on offre un cadeau le 25 au soir.
— Vous avez vraiment des traditions chelous dans ta famille, rigole
Jared, en passant une main affectueuse dans le dos de son petit-ami. (Il se
tourne vers moi.) Remarque, dans la nôtre, on parle enterrements, pierres
tombales, et coûts des cercueils entre deux cuillères de bûche.
Je ris et ajoute :
— Et n’oublions pas le karaoké pendant lequel Grand-mère Suzanne
nous déprime avec les chansons de Jacques Brel.
— Je préfère quand même Brel à mon père, éméché après deux verres
de vin, qui nous force à entonner du Michel Sardou et qui chante
horriblement faux en plus.
Contrairement à moi qui éclate d’un rire sonore, Jared sourit avec
complicité. Je remarque le regard curieux, intense, d’Hunter sur moi.
Comme s’il n’avait jamais vu quelqu’un rire avant moi.
— Tout le monde s’engueule chez moi, personne ne peut se piffrer de
toute façon, et moi encore moins, soupire Také en avalant le reste de sa
bière cul sec.
— La joie de Noël chez les Kirishima ! plaisante Hugo, en lui tapotant
l’épaule.
— Me touche pas, pédale.
— Je suis sûr que tu rêves de moi en secret la nuit.
— Je rêve surtout que tu paies ta part de loyer, espèce de squatteur de
merde !
Pendant qu’Hugo ricane gaiement, fier de lui, j’observe discrètement
Hunter à mes côtés. Il a l’air pensif. À l’instant où il dévie son regard vers
moi, Kamran gâche la magie en m’imposant sa présence.
— J’aimerais qu’on parle de ce journaliste qui te harcèle.
— À part toi, personne ne me harcèle, Kamran.
— Parce que tu trouves acceptable qu’il trompe sa femme pour toi ?
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?! Je ne fais que discuter bouquin
avec lui, et encore, je lui adresse deux mots pour être sympa ! Je n’ai pas à
me justifier d’ailleurs.
— C’est pour ton bien, Aly, tu es beaucoup trop naïve, je te protège.
J’ai honte qu’Hunter entende cette conversation. Je me retiens pour ne
pas coller ma bière dans la tête de mon ex.
— Je me débrouille très bien toute seule alors lâche-moi la grappe.
— Très bien, très bien… répète-t-il, vexé. Je t’aurais prévenu que ce
gars veut juste coucher avec toi.
C’est avec soulagement que je le vois quitter mon champ de vision.
Peut-être qu’Hunter n’a rien entendu, il est en pleine conversation avec
Charlie. Enfin, c’est surtout Charlie qui parle.
Mon téléphone se met à sonner sur le générique de Tokyo Ghoul, c’est
mon père. Il s’est encore séparé de sa dernière copine (une abominable
peste qui l’appelait « affectueusement » son petit caniche) et comme
chaque fois, il a tendance à croire que je suis le bureau des pleurs. Je
m’éclipse dans le couloir pour répondre.
Quand je reviens, quinze minutes plus tard, c’est le drame dans le
salon.
Même la musique s’est arrêtée.
Také et Hunter se font face, malgré la table basse qui les sépare.
Kamran n’est plus là. Hugo est défoncé, il a les yeux si rouges qu’il
ferait concurrence à la reinette des forêts tropicales (putains de
documentaires !) et Charlie est accoudé au bar, en train de bavarder de
toute autre chose au téléphone avec sa mère, haut-parleur compris (« Tu as
pensé à souhaiter l’anniversaire de ton cousin Quincy ? — Oui Mama.
Comment vont tes rhumatismes ? ») C’est très bizarre, mais Charlie
retrouve l’accent des îles quand il s’adresse à quelqu’un de sa famille
alors qu’il ne l’a pas du tout dans la vie de tous les jours !
Inquiète, je me range à côté de Jared, le seul suffisamment sobre pour
suivre la scène.
Hunter est plus grand, plus costaud, plus dangereux, mais ça n’a jamais
arrêté Takeomi dans sa bêtise. Je me doute qu’il est à l’origine de ce
combat de regards.
— T’as pas d’humour, Truc, ricane Také. Au lieu de desserrer tes
lacets, desserre ta paire de couilles !
Au son de la voix de Také, il est évident qu’il a abusé du whisky. Et
quand il a trop bu, il s’acharne.
Hugo est si stone qu’il applaudit à chaque réplique.
Et Charlie continue sa petite discussion : « Mama, tu devrais acheter du
vin blanc pour cette sauce »
— Je pense que t’as jamais reçu la branlée que tu méritais, petit con,
répond Hunter, froid comme la glace, avec un regard de tueur.
« Mais mon Charlie, c’est meilleur avec du rhum »
Applaudissements d’Hugo.
— Ben viens, bad boy de mes deux, montre ce que t’as dans le calbut’,
s’amuse Také en écartant les bras.
« J’ai envoyé de l’argent pour ce que tu sais, Mama »
Bravo. Bravo.
Hunter dégage brusquement la table d’un coup de pied. On sursaute
tous. Sauf Hugo et Charlie bien sûr.
— Kono kusottare[55], marmonne Také.
Hugo n’a pas le temps d’applaudir qu’Hunter a attrapé Také par les
cheveux et le penche en arrière en l’avertissant :
— Joue pas à ça avec moi, tu vas perdre.
C’est presque trop gentil de la part d’Hunter de le prévenir. Il ne
connait pas Také, nous si. Hunter ne s’attend donc pas à recevoir un
crachat en pleine figure et un coup de genou dans les parties ! J’ai mal
pour lui, sincèrement. Malgré la douleur, Hunter ne lâche pas sa prise — il
a de quoi faire avec l’épaisseur sur la tête de Také —, il le projette
violemment contre le mur. L’autre, groggy, après s’être tapé le crâne
contre le béton, est encore allongé par terre, à essayer de retrouver ses
esprits.
Hunter s’approche, menaçant. Son visage, dénué de toute émotion,
prouve qu’il est prêt à le réduire en miettes. Il le retourne sur le dos en le
faisant rouler à l’aide de son pied. Také et lui se défient du regard.
— Hidoina[56], tente d’articuler Také, un rictus insolent au visage.
Hunter ne réagit pas à la provocation. Il arme simplement son pied. Il y
a tellement d’habitude dans cette gestuelle, dans cette sérénité. On sent
qu’Hunter n’en est pas à son coup d’essai. Je sais que Také l’a mérité,
mais je ne peux me résoudre à regarder. Le pied va lui écraser la cage
thoracique ! Je me lève et m’apprête à l’arrêter quand…
— Stop.
Cette voix, c’est celle de Jared. Je ne l’avais même pas vu s’approcher
d’eux. Hunter et lui se dévisagent longuement. Jared est celui qui, après
Kamran, est le moins impressionnant niveau musculature, il est certes très
grand, mais sa silhouette est fine et élancée. Lui et Hunter savent
parfaitement qu’il n’a aucune chance de vaincre en corps à corps avec un
type habitué et charpenté comme Hunter. En revanche, Jared a quelque
chose en plus pour dissuader les gens : son regard, son assurance, et une
certaine autorité naturelle. Il s’est pris bien des coups dans la figure en
s’interposant dans les bagarres de Také qui dégénéraient, mais la plupart
du temps, son intervention suffit à apaiser le climat. Derrière ses lunettes
d’homme sérieux, il y a une lueur dominante, une facette de lui que j’ai
entraperçu lors de ce moment intime avec Hugo que je n’étais pas censée
voir.
Hunter n’insiste pas. Il tourne les talons et s’éloigne jusqu’au bar pour
se servir un autre verre.
« Ha ha ha Mama, tu as raison, on devrait penser à offrir ça à Pépé »
Pendant que Jared traîne Také sur le canapé, en ignorant ses
jacassements de mec bourré (« t’as vu ça Aniki comment j’ai cogné dans
ses burnes à cet enculé ! — Ta gueule, Kirishima, t’as failli y passer,
abruti. — Tope-la Aniki ! Mais vas-y topeuuuh ! ») Hugo appuie son bras
sur l’épaule d’Hunter. Celui-ci s’en débarrasse d’emblée.
— Si tu veux un conseil avec Také, évite de répondre à ses
provocations. Plus tu entres dans son jeu, plus il s’acharne, c’est gratuit
chez lui. T’es pas le premier et dis-toi qu’il en a fait fuir un paquet de cet
appart.
Hunter termine son verre, et rétorque, sans ciller :
— Si ça vous excite de vous laisser parler comme à des merdes, c’est
votre problème.
Après un regard en biais dans ma direction, il quitte la pièce.
Hugo, toujours défoncé, ricane :
— Je devrais lui dire que je suis handicapé, ça l’apitoiera peut-être.
Je secoue la tête en souriant et lui inflige un petit coup sur la main.
— Také est insupportable, ça ne lui ferait pas de mal de se faire
vraiment casser la gueule pour une fois, dis-je en guise de conclusion à
cette soirée.
Hugo acquiesce, mais je sais qu’il sera toujours du côté de Jared, et
donc de Také, même s’il n’est pas d’accord avec ses agissements. Je lance
un « bonne nuit » à la cantonade et me dirige vers ma chambre.
Une surprise m’attend à l’intérieur : un Hunter, chaud comme la braise,
qui me plaque aussitôt contre la porte.
Je crois que je peux m’habituer à ce genre de surprises…
Chapitre 6
27 novembre

« L’a mo u r e st u n e ro se , c h a q u e p é ta le u n e illu sio n , c h a q u e é p in e u n e


ré a lité . »

Ch a rle s Ba u d e la ire

« Debout petite fleur, debout petite fleur, debout petite fleur, debout
petite fleur, debout petite fleur, debout petite fleur… »
Raaaah je n’en peux plus de ce réveil !! Je braille :
— Hugo !
Grand silence. Puis la voix de mon voisin qui résonne à travers la
cloison de ma chambre :
— Merci petite fleur !
Je grogne et me pelotonne à nouveau dans ma couette, en sachant très
bien que je ne pourrais jamais me rendormir. Surtout en ayant pour
compagnie le corps nu d’Hunter. Par chance, mon cri ne l’a pas réveillé. Il
est allongé sur le ventre, ses fesses d’acier à moitié recouvertes du drap,
son visage déjà sévère endurci par cette barbe de trois jours, le bras sous
l’oreiller, on dirait une photo clichée pour un parfum de luxe. « Démon du
sexe », de Benetton.
Je me demande encore par quel miracle je l’ai attiré ici.
Je suis tentée d’effleurer ses épaules carrées, recouvertes
d’inscriptions, mais je ne suis pas certaine de vouloir le réveiller. Hunter
est du genre endurant et à avoir toujours envie de « baiser », comme il dit.
Le rythme qu’il impose à nos ébats est épuisant, au point que j’en viens à
apprécier les nombreuses fois où il découche. En revanche, je dois
reconnaître que depuis qu’il partage mon lit, je me sens vivante comme
jamais.
J’ai toujours eu l’impression que ma tête fourmillait, étincelait, et que
mon corps était endormi. Hunter a réveillé ce corps qui ne me
correspondait pas du tout, il l’a mis en adéquation avec mon style
vestimentaire, il l’a révélé.
Il m’a révélée.
Je ne peux pas résister plus longtemps à cette peau bronzée. Je caresse
le tatouage le plus impressionnant de son anatomie, lequel s’étend d’une
omoplate à l’autre, en caractères gras : « Vulnerant omnes, ultima necat ».
Ça signifie : chaque heure nous meurtrit, la dernière tue ». Non, je ne suis
pas une spécialiste des langues mortes, j’ai cherché sur Internet ! Et je
trouve cette phrase magnifique, sombre comme lui. Il ne parle jamais
vraiment de lui, ni d’où il vient, mais ses silences révèlent la douleur d’un
passé difficile dont il ne cherche pas à se délivrer. Comme un rappel à
l’ordre.
Mes doigts descendent lentement sa colonne vertébrale, longée par un
autre tatouage, en français cette fois, mon préféré : « tu ne peux pas retenir
ce jour mais tu peux ne pas le perdre ». La seule chose qu’Hunter m’ait
confiée depuis qu’on se fréquente (à part des choses très intimes et
obscènes que je n’oserais jamais vous révéler), c’est qu’il nous reconnait
dans cette citation. Sachant qu’il s’agit d’une sorte d’hymne à
l’appréciation du moment présent — en plus désespéré —, je ne
comprends pas bien en quoi cela nous représente. Peut-être qu’Hunter est
plus complexe qu’il en a l’air… ?
Mes doigts ont déjà atteint le bas de ses reins, au centre de dessins plus
beaux les uns que les autres. La tentation est grande de poursuivre la
plongée en terre promise, là où aucun tatouage ne s’est encore risqué…
C’est alors que je sens sa main saisir la mienne et me guider jusqu’à son
entrejambe, tandis qu’il roule sur le côté. Il est si dur, dès le matin, ce type
aura ma mort ! Bon, je l’ai un peu cherché aussi. Il presse ma paume si
puissamment que je ne peux plus bouger. Il ouvre alors doucement les
paupières.
— Ma bite te manque déjà ?
Je lui adresse un franc sourire, les yeux brillants d’envie.
Ne vous méprenez pas, je suis toujours choquée quand il emploie un
mot aussi con que « bite » (je suis vieille France… ou coincée, selon ce
que vous préférez), mais c’est un de ceux qui constituent son vocabulaire
principal, alors j’ai appris à m’y habituer.
Il finit par relâcher la pression sur son érection et guide à nouveau ma
main derrière mon dos pour me rapprocher de lui. Je suis forcée de me
rallonger, face à lui. Hunter n’embrasse pas beaucoup, mais il me regarde
avec tellement d’intensité quand nous sommes l’un contre l’autre, comme
maintenant, qu’il s’agit presque d’un baiser indirect. Je ne voudrais être
nulle part ailleurs que plongée dans ses yeux.
La main qui retenait mon poignet empoigne à peine ma fesse que la
sonnerie de son téléphone brise la magie du moment. Hunter se redresse
tranquillement en soupirant, il prend même le temps d’allumer une
cigarette (je jure avoir essayé de lui préciser que je ne voulais pas qu’on
fume dans ma chambre… L’acte sexuel qui a suivi en guise de punition fut
mémorable et j’en ai oublié l’interdiction. Je suis faible.) il attendra le
deuxième appel pour décrocher.
— Ouais. (Silence) Ouais. (Re silence) Ouais. (Il souffle sa fumée)
J’arrive.
Même si j’ai tenté de me faire une idée de la conversation, l’absence de
mots m’a complètement mise sur la touche. Je regarde Hunter se rhabiller,
sa clope au bec, en me demandant si je suis légitime pour l’interroger à
propos de sa vie privée. On couche ensemble (pardon, on baise), c’est le
genre de choses qui ne peut pas être plus intime, alors qu’est-ce que deux
ou trois questions ?
— Ton travail est dangereux à quel point ?
Je ne suis pas stupide. Je vois ses mains, ses vêtements pleins de sang
quand il rentre parfois, j’ai aussi noté des hématomes sur son corps.
Il se tourne dans ma direction, en reboutonnant son pantalon, l’air
même pas étonné. Il hausse juste les épaules en guise de réponse.
— Ça veut dire qu’il l’est énormément ? insisté-je.
Il va me trouver lourde à force ! Après tout, on n’a jamais vraiment mis
de mots sur notre relation, je me la joue peut-être un peu trop « petite
copine officielle » ? Ne le fais pas fuir, Aly !
— Dangereux au point de t’en dire le moins possible, répond-il sur un
ton sec.
Je déteste ne pas savoir ce qu’il trafique. Ça m’est insupportable !
Je me lève à mon tour pour l’affronter. J’aimerais franchement
impressionner davantage, mais avec mon pyja-short en soie jaune, mes
cheveux en bataille et ma taille de naine, il est évident que je ne fais pas
illusion.
— OK, mais je peux au moins rencontrer tes amis ? Tu as rencontré les
miennes.
Charlette et Cosette s’en souviennent encore ! Passées les premières
minutes à le trouver, dans l’ordre : sexy, silencieux, flippant, flippant, très
flippant, sexy, le courant est assez bien passé. C’est la première fois qu’un
homme (séduisant de surcroît) ne considère pas mes amies comme des
faire-valoir ou des tâches colorées sans intérêt. La première fois aussi que
les jumelles peuvent être elles-mêmes (c’est-à-dire geeks et cinglées) sans
qu’on les dévisage bêtement. Hunter a marqué des points avec elle, mais
surtout avec moi. Il ne les a pas jugées, comme il ne me juge pas. J’aime
ça chez lui.
Il retire la cigarette de sa bouche et me regarde droit dans les yeux.
— T’as pas envie de rencontrer ces mecs-là.
— Et pourquoi pas ? Tu penses qu’ils me trouveront gamine et tarte ?
Ses traits se détendent en un vague sourire.
— Tu ES gamine. Qui d’autre emploie le mot « tarte » pour se désigner,
rougit en entendant « bite et chatte », et veut rencontrer des criminels pas
fréquentables ?
Je suis un peu vexée, mais il n’a pas tort sur ce coup-là. Hunter est dix
fois plus mature que moi, ça ne fait aucun doute.
Je joue ma carte sournoise :
— Alors je te fais honte, c’est ça ?
Il m’agrippe le coude d’un coup, comme s’il était nécessaire de
m’empêcher de fuir. Son visage s’est refermé dans une colère latente :
— Qu’est-ce qui va pas chez toi, petite blonde ?! C’est toi qui devrais
avoir honte de moi et me reléguer à un plan cul ! Ma vie c’est un paquet de
merdes à gérer, que des trucs bien moches que tu veux pas savoir. Tu
mérites mieux. Mieux que mes potes, mieux que moi.
Derrière cette rage, j’entrevois ce que je cherchais tant à comprendre
dans la phrase censée nous ressembler, tatouée sur sa peau. Je pose ma
main sur son bras à mon tour.
— Tu penses qu’il n’y a pas d’avenir pour nous deux ?
— Je ne reste jamais au même endroit très longtemps, de toute façon.
— Tu n’as pas répondu à ma question, dis-je en souriant pour ne pas
l’effrayer (même si j’ai conscience qu’il ne doit pas craindre grand-
chose.)
Il me lâche pour écraser sa cigarette. Je sens qu’il s’est apaisé quand il
se laisse tomber sur ma chaise de bureau. D’un tapotement sur ses cuisses,
il m’enjoint à prendre place sur ses genoux, ce que je fais. Une main en
bas de mon dos, une autre nonchalamment posée sur mon entrejambe (une
torture celle-ci), il semble prendre sur lui pour s’ouvrir un minimum :
— Je t’aime bien, petite blonde. T’es une sorte de lumière dans mon
univers sombre. Et t’es super bonne aussi, ce qui ne gâche rien. (Je souris
timidement.) Sauf que dans mon monde, on apprend que tout peut
disparaître du jour au lendemain, alors je profite de chaque moment avec
toi et je me pose pas de questions. OK ?
J’acquiesce, pensive. « Tu ne peux pas retenir ce jour, mais tu peux ne
pas le perdre » … Voilà pourquoi j’ai l’impression que c’est un adieu
chaque fois qu’il me quitte. Cela explique aussi sa manière de se donner
entièrement, comme de s’emparer de tout ce que je possède de plus
intime. Tout est décuplé : le plaisir, les actes, la violence. Comme si on
n’allait pas se revoir le lendemain. Hunter emmagasine les souvenirs et les
orgasmes pour les jours moins heureux.
Au lieu de me réjouir d’être si importante dans sa vie, cette réalité me
fait mal. Par cette révélation, il m’intime de ne pas m’attacher, de ne pas
croire qu’il y aura un futur possible pour nous. Il oppose nos deux mondes
comme s’il n’y avait aucun moyen de les rassembler un jour. Et c’est très
dur à entendre pour quelqu’un dont les sentiments grandissent peu à peu.
Je ravale salive et ressentiments pour lui sourire sans joie. Je ne compte
pas cesser de profiter de lui moi non plus, mais qu’adviendra-t-il de mon
petit cœur, à la fin ?
Il consulte l’heure à sa montre, au-dessus de mon épaule. Me claque le
fessier en me repoussant.
— Faut que j’y aille.
— Attends.
Il se retourne, la main sur la poignée.
— On se retrouve quand avec tes potes ? Je n’emploierai pas le mot
« tarte » devant eux, promis.
Mon clin d’œil le fait sourire. Un sourire léger comme j’en vois peu
chez Hunter.
— J’aurais dû savoir à la manière dont tu te comportes au pieu que t’es
têtue. (Je grimace.) Je t’aurais pourtant prévenue, mais OK, je t’enverrai
un message tout à l’heure pour que tu viennes nous rejoindre.
Victoire !!!!
Bon, peut-être pas tant que ça… Mais ils ne peuvent pas être si terribles
que ça, ses copains, si ?
J’ai déjà bien assez à m’occuper avec cette histoire de séances de
dédicaces, cette Sexy girl qui ne donne aucune nouvelle, ce concert débile
ce soir, et Hunter qui me demande de verrouiller mes sentiments alors
qu’il est évident que lui et moi on se plait… Pfffff. Et re pffff.
Belle conclusion.
Merci, j’avais pas mieux.

***

ALY
J’ai vu qu’il y avait un concours sur le groupe de lecture que tu diriges,
je peux proposer mon livre en lot si besoin ?

Je suis désespérée à ce point, oui. Pour attirer l’attention de Sexy girl,


je me traîne pathétiquement à ses pieds. De cette manière, elle sera
contrainte de me répondre. Et de me dire si elle l’a lu ou pas, mon
bouquin.

SEXY GIRL
Cool. Je te note dans la liste.

Quoi ? C’est tout ? Elle va se servir de moi sans même balancer une
petite info sur sa lecture ? Ah non, voilà un autre message.

SEXY GIRL
Tu le classes dans quelle catégorie ton livre ?

On dirait bien que Sexy girl n’a pas encore mis le nez dans mon
roman… Et si elle l’a fait, c’est pire.

ALY
C’est une romance contemporaine.

SEXY GIRL
OK.

Ça lui arracherait la gueule de me répondre plus de deux mots ? Elle


pourrait au moins rajouter des smileys, c’est vexant à la fin ! Et même pas
de merci… Je la maudis. Et puis qui se fait appeler « sexy girl » sur le net,
hein ? On sent l’intello pas laubiche[57] qui s’est créé un personnage de
beauté fatale et qui se la joue hautaine pour nous laisser croire qu’elle est
vraiment ce qu’elle dit être ! Sauf que moi, des canons amateurs de
lecture, capables d’écrire des chroniques comme des agrégés de philo, je
n’en connais pas des tonnes. Tout simplement parce que ça n’existe pas,
voilà tout. Si elle était si sensationnelle que ça, elle ne se cacherait pas
derrière un ordinateur et elle aurait collé son visage sur cette photo de
profil !
Ça y est, vous avez fini ?
Oui. Ça fait un bien fou de dire tous ces trucs que je n’avouerais jamais
en face !
Tiens, jetons un coup d’œil au site Internet de Sexy girl.
Le slogan est évocateur : « blog littéraire d’une bombe sexuelle ».
Au-delà de ça et de son narcissisme poussé à l’extrême, ses chroniques
relèvent quasiment de l’œuvre d’art. Cette fille sait manier la langue
française avec un talent qui force le respect. Elle est capable de vous
déballer des mots que vous croyiez décédés depuis deux siècles et vous les
vendre comme s’ils avaient toujours été là. Bien que je sorte d’un cursus
littéraire, je dois consulter mon dictionnaire pour comprendre le sens des
phrases, c’est dire si c’est pointu ! Et on ne peut pas dire qu’elle lésine sur
les commentaires : ses chroniques ont la particularité de creuser la
moindre facette de votre livre, qu’il s’agisse de couverture, rythme, style,
vocabulaire, intrigue… Rien n’est laissé au hasard, tout est
consciencieusement analysé.
J’admire aussi Sexy girl pour une autre raison : elle lit de tout. Elle
pourrait se permettre d’être élitiste, comme tous ces cornichons[58] qui
nous prennent de haut avec notre « littérature de divertissement », mais
non, elle puise dans toutes les catégories de lecture : de Proust à Anna
Todd, en passant par Chattam ou Vian. C’est un exploit à souligner.
Puisque Sexy girl a décidé de m’ignorer (et peut-être que c’est une
bonne chose si elle n’a pas aimé), je me concentre sur mon nouvel ami
Facebook. Kamran n’a d’ailleurs pas manqué de me faire remarquer — à
moi ainsi qu’à la boulangère et à tous les commerçants du quartier — que
je passe beaucoup trop de temps sur les réseaux sociaux depuis que mon
livre est publié. Sous-entendu : tu as pris la grosse tête en plus d’avoir
l’esprit ailleurs. Merci mec.
Comme tout bon auteur qui ne lit pas ou peu, je surveille incognito les
retours sur mon roman et sur mes concurrents... pas vraiment incognito
puisqu'il y a mon nom, mais enfin bref, vous comprenez !!
Nan.
Les groupes de lecture regorgent de passionnés attachants, d’auteurs
qui ont la pêche, d’administrateurs funky… Je me suis créé de nombreuses
amitiés virtuelles.
Malheureusement, tout n’est pas rose sur la planète Facebook, on
assiste parfois à des scènes d'une violence inouïe (attention ce qui va
suivre est interdit aux moins de 18 ans) :

Les rebelles : "Ouaiiiis c'est n'importe quoi ce groupe, pourquoi


Machin a été éjecté ? C'est quoi cette dictature ? Puisque c'est comme ça,
je me casse !"
Les nazis de la grammaire : "Excusez-moi Monsieur, mais avant
d'écrire un post, assurez-vous de vous être corrigé, c'est tout de même
ironique dans un groupe de lecture !"
Ceux qui ne pigent jamais rien, mais qui la ramènent : "J'ai pas
suivi, qu'est-ce qui se passe ?"
Les choqués : "j'ai vu apparaître une photo d’homme tout nu, mon Dieu
!"
Les jamais contents : "le livre était mauvais, comme tout ce que cet
auteur écrit, c'est de la grosse daube"
Les condescendants : "La new romance c'est de la sous-littérature,
c'est aussi intellectuel que les pages de France Dimanche"
Les gens qui se sont plantés de groupes : "À vendre une voiture
Mercedes classe A, à débattre"
Les nazes qui ne sont pas fichus de télécharger
discrètement : "cherche pdf de ce livre, merci à tous les couillons qui
auront l'amabilité de me le refiler pour éviter de me faire dépenser 3 euros
en ebook."

Et il y en a tant d'autres !! Franchement, qu'est-ce qu'on se marre !!


Le groupe que j’apprécie le plus et sur lequel je suis la plus active est :
New’s Ena Romance. Elles sont plus de 10000 à interagir sur la romance
en général, et je m’y sens un peu chez moi. Les filles[59] n’hésitent pas à
partager leurs avis et à discuter avec nous, les auteurs. C’est tellement
agréable de lire : « ce livre est un coup de cœur, je n’ai pas pu le refermer
avant la dernière page, quel suspense et quels personnages. » Agréable ?
Non, c’est limite orgasmique.
Quand j’ai terminé mon petit tour virtuel, j’en viens au sujet qui fâche :
les séances de dédicaces. Je n’ai obtenu aucune réponse. Je suis SDF (sans
dédicaces fixes). Il y a bien un tabac presse qui m’a proposé un créneau…
Mais en tant que poule mouillée professionnelle, me retrouver dans un
magasin minuscule au milieu des joueurs de loto et des fumeurs qui me
regardent comme si j’étais une anomalie dans le décor, c’était un peu trop
audacieux, alors j’ai gentiment refusé cette proposition. (En vrai, j’ai fait
la morte.)
Il faut que je remédie à ça, et vite ! Si écrire est mon but dans la vie, je
vais devoir faire preuve d’un peu d’acharnement. J’ai besoin d’un
professionnel qui ne me conseille pas, comme Hugo, de me dénuder pour
réussir (Jingle. « à chaque millier de livres vendus, Aly enlève un
vêtement ! »), ou de me lancer dans un concept abracadabrant de galette
des rois littéraire (« un Louis d’Or est caché dans l’un des romans ! »),
comme Charlette et Cosette. Il me faut Jared.
Ça tombe bien, il révise dans le salon, en écoutant Into the west[60].
Je me plante à ses côtés et arbore ma mine la plus tristounette.
— Oui, Aly ? demande-t-il, sans même lever les yeux de son cahier.
— Je n’arrive pas à trouver une séance de dédicaces. Personne n’est
intéressé.
Il pose ses lunettes sur le bar, l’air pensif. J’adore quand il fait cette
tête… Depuis que je sors avec Hunter, mes sentiments pour Jared n’ont
pas franchement faibli, ils ont comme qui dirait été étouffés. Ils sont là, à
attendre leur tour. Peut-être parce qu’Hunter me donne l’impression qu’il
ne restera pas et que mon cœur se prépare à devoir revenir à ses premières
amours pour ne pas trop souffrir du manque ?
— Va directement les voir, fais du forcing. C’est plus difficile de
refuser en face à face, et surtout à toi, qui est toute mimi.
« Toute mimi » … c’est pitoyable de ma part, mais je me gonfle
d’orgueil pour un simple compliment (qui n’en est pas forcément un
d’ailleurs… Un bébé est « tout mimi ». Un castor aussi.). Dans l’absolu,
son idée est bonne. Il m’a déjà poussé dans ce sens pour vendre mes livres.
Oui, sauf que… Je déteste les face à face, c’est bien pour ça que je me
cache derrière des mails !
Et puis, vous me voyez ?
Oooh une librairie !!!! Monsieur le libraire que je ne connais pas, parce
que je commande uniquement chez les gros vilains d'Internet qui font
fermer tous les petits commerces honorables, achetez mon roman et
présentez-le dans votre vitrine, OK ? J'habite cette ville alors faites un
effort !
Oooh une médiathèque !!! Madame la bibliothécaire, que je ne connais
pas parce que je n'ai jamais mis un pied ici, commandez mon livre, placez-
le en avant, je suis du coin, faites ma promo !
Oooh un Leclerc !! Hep vous, qui rangez très mal ce rayon, demandez à
votre patron de se procurer mon bouquin, je fais mes courses chez Géant
Casino, mais ils ont déjà dit non, alors il faut bien que quelqu'un se dévoue
!
Vous touchez le fond.
— Je n’oserais jamais et tu le sais ! me lamenté-je, en laissant chuter
ma tête contre son épaule.
Oui, bon, on a le droit d’exagérer un peu.
Jared n’est pas dupe de mon petit cinéma pour l’attendrir, mais il passe
son bras dans mon dos (frisson frisson frisson) en disant :
— J’ai commandé un livre dans une des plus grandes librairies de
Bordeaux, Hugo doit passer le chercher cet après-midi, je vais lui
demander de glisser un mot pour toi, OK ?
— Merci Jared… je ne sais pas ce que je ferai sans toi. Et Hugo.
Il effleure ma moue de petite fille d’une main tendre, puis il retire son
bras, en me prévenant :
— Il faut que je termine ça.
Message compris : je dégage.
De toute façon, qu’est-ce que j’attends de plus de sa part ? Je sors avec
Hunter, nom de nom !
Mon téléphone se met à vibrer.

JOURNALISTE COLLANT
Salut miss, quoi de neuf ? Je suis au chapitre 8 de ton roman, et c’est
chaud bouillant.

Je grimace. Je n’ai aucune envie qu’il m’imagine à la place de l’héroïne


et encore moins qu’il voie là mes fantasmes inavoués ! J’entends d’ici les
insinuations de Kamran… Sors de ma tête toi !
Je répondrai plus tard, car un nouveau SMS me parvient.

HUNTER
13h devant le kebab.

Voilà un message concis, qui pourrait laisser supposer que j’ai rêvé
notre conversation ce matin. Il m’indique tout de même l’adresse dans le
texto suivant. On est loin du feuilleton romantique !
Je confirme et file me préparer.

***

Je suis perplexe en bifurquant dans la rue indiquée par Hunter : des


grappes entières de petits « wesh wesh » squattent les devantures de
magasins (tous des lieux louches, entre nous soit dit). Ils me dévisagent
comme s’ils n’avaient jamais vu de femmes dans le coin, et je regrette de
ne pas avoir apporté ma bombe lacrymogène. J’ai droit à quelques sifflets,
à des compliments qui viennent du cœur (« Putain t’es trop bonne ! ») et à
d’autres réflexions que je ne sais pas trop comment prendre, mais qui me
font aussitôt accélérer (« eh Mademoiselle, tu t’es perdue, tu veux que je
te montre le chemin ? »)
Heureusement, Hunter n’est pas loin. Il est même carrément au milieu
de la route, et je me rends compte qu’il doit ainsi me surveiller depuis que
j’ai bifurqué dans cette rue. À côté de lui, les petites racailles peuvent aller
se rhabiller, je suis sûre qu’il peut éjecter tout le groupe d’un revers de
bras.
Sa présence me rassure d’emblée. Je lui souris comme s’il était le
Messie. (Pas Lionel Messi hein ![61]) Lui, en revanche, ne desserre pas les
dents, il continue de soutenir le regard d’un groupe de jeunes à proximité.
Quand les gamins, au milieu de leur nuage de marijuana, se détournent en
bons perdants, Hunter me tire par le bras pour m’entraîner à l’intérieur du
kebab.
Il se contente d’un signe de tête entendu avec le gérant, tandis que je
salue poliment. L’individu, un Arabe à la barbe fournie et au regard
mauvais, me considère comme si je venais de l’insulter. Je suis passée au
rayon X par tous les clients soudainement silencieux. Curieuse cette
sensation d’incarner une totale intruse quand on dit juste bonjour !
Hunter m’entraîne à sa suite jusqu’à une porte, derrière le comptoir.
Nous pénétrons à l’intérieur d’une salle étroite, comportant deux canapés
orientaux qui se font face, une table au milieu, et un poste de télévision.
Ça plairait à Charlie ce côté mafieux kitch.
J’ôte ma cape courte bleu-marine à capuche, mon écharpe, et m’installe
sur un canapé.
Quand Hunter ouvre enfin la bouche, c’est pour s’écrier :
— Tu pouvais vraiment pas t’habiller autrement ?
Si je lui dis que j’ai longtemps cherché mes vêtements les plus passe-
partout et sobres, il ne me croira jamais, mais c’est le cas. Cette jupe
blanche à froufrous est la plus longue que je possède : elle arrive mi-
cuisses ! Mes chaussettes sont noires ! Et j’ai enfoncé le clou avec un pull
citron sans motif !
— J’ai fait soft, pourtant.
Il hausse les épaules, puis retire son propre blouson, dévoilant un tee-
shirt sombre simple.
— Où sont tes amis ? demandé-je, impatiente et excitée.
— On les rejoindra après. J’ai la dalle.
Le patron, toujours aussi peu aimable, débarquera deux minutes plus
tard pour nous servir deux kebabs à l’assiette. Lorsqu’il quitte la pièce, je
m’interroge en goûtant mon sandwich :
— Tu as le droit à un traitement spécial ?
— On va dire ça.
Je n’obtiendrai pas davantage d’informations sur cet endroit. Mais
autant le gérant semble me trouver inutile, autant il respecte (craint ?)
Hunter.
— Allez, tu peux au moins me dire si tu fais dans le trafic de drogue ou
d’arme ? insisté-je. Tu me connais, je ne vais pas aller te dénoncer.
Il mord dans son kebab sans me lâcher du regard. Dieu qu’il est sexy !
Pour un peu, je pourrais croire que c’est moi qu’il croque.
Mon téléphone sur la table se met à vibrer. Quand je vois apparaître le
nom de Patrice Martin, j’ignore aussitôt pour insister auprès d’Hunter :
— T’es pas forcé de tout me dire, juste…
Je m’interromps en observant Hunter déposer son kebab, puis saisir
mon Smartphone.
— Euh… ? balbutié-je.
Il tapote longuement sur le clavier tactile. Est-ce qu’il préfère m’écrire
ce qu’il fait plutôt que de me le dire ? Sommes-nous surveillés par la
CIA ? (Bon OK, peut-être pas)
Quand il remet le téléphone à sa place et reprend tranquillement son
sandwich, une lueur machiavélique brille dans ses yeux.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demandé-je, incrédule.
Dans le même temps, je vérifie mon écran. Messenger est ouvert sur la
conversation avec le journaliste. Et on dirait bien qu’Hunter s’est chargé
de lui répondre à ma place… J’écarquille les pupilles au maximum en
lisant la fin du message à voix haute :
— « … je t’enfoncerai ton téléphone de merde si profondément que
t’auras l’impression qu’on t’encule pendant des années.
Je relève les yeux vers Hunter, toujours serein.
— T’étais obligé de lui dire que tu savais où il habitait ?
— Je sais où il habite.
— Comment ça ?
— Ça fait un moment que je surveille.
Je suis bouche bée. J’ignorais qu’il était au courant à propos de ce type
sans importance !
— Le pauvre… il n’était pas méchant.
— Non, il voulait juste te baiser. Ce que je comprends d’ailleurs, mais
je suis pas très partageur.
Kamran lui décernerait une palme (avant d’apprendre qu’il a été
doublé).
D’un côté, je ne suis pas très à l’aise à l’idée de menacer des gens qui
ne m’ont rien fait de mal, et de l’autre, je suis terriblement excitée par ce
comportement de mâle dominant ultra érotique. Je n’ai qu’une envie
totalement inavouable : qu’il me prenne sur cette table.
Je ne sais pas si ça s’est vu, mais Hunter a glissé son pied (sans
chaussure) sous ma jupe, directement entre mes jambes. Un rictus sadique
s’est affiché sur ses traits au moment où j’ai sursauté de surprise.
Impossible de tenir plus longtemps ce kebab, je le pose dans l’assiette
pour me cramponner à la table. C’est tellement bon que je me laisse faire,
tant pis pour la peur d’être pris sur le fait par le gérant.
Et puis ce dernier a fait son entrée.
Je me redresse comme jamais, les lèvres scellées, l’air coupable
comme si mes sentiments transparaissaient sur mon minois.
— Hunt, il faut que tu parles à Momo, il ne veut rien entendre et…
Tandis qu’Hunter écoute, sérieux et fermé comme il sait l’être 99% du
temps, la tête tournée vers le gérant, je sens son pied poursuivre son
mouvement entre mes jambes.
Non… il ne va pas faire ça…
Je suis tellement choquée et honteuse que je le supplie du regard. Or, il
ne m’accorde pas la moindre attention, et le commerçant non plus
d’ailleurs.
Je me tortille pour m’en débarrasser. Je glisse mes mains là-dessous
pour pousser cette jambe, mais elle revient tel un boomerang. Alors à
moins de reculer le canapé loin de la table (impossible à réaliser
considérant le poids du meuble, quasiment accroché au sol), je suis prise
au piège. L’interdit a quelque chose de profondément tentant. Voir Hunter
agir comme si rien d’anormal ne se passait, écouter sagement son
interlocuteur, c’est à la fois déconcertant et électrisant.
— … tu comprends, je n’y peux rien et il va encore me dire que je lui
dois de l’argent… poursuit le gérant, avec un accent à couper au couteau.
Le plus dur pour moi, c’est de ne pas gémir. Je pâlis, je tressaute, mes
jambes se mettent à trembloter. C’est de la torture à ce niveau. Je le
supplie de me libérer.
Fais quelque chose. Fais quelque chose.
Hunter tourne finalement un vague regard indifférent vers moi, avant
de revenir aussitôt à l’homme pour lui couper la parole :
— Je verrais. Maintenant barre-toi.
Le gérant s’incline, et moi je le remercie de mettre les voiles.
Dès qu’Hunter a ôté son pied, je lui assène un regard meurtrier.
— Ne refais plus jamais ça !
— Pourquoi ? T’as aimé, non ?
— Il aurait pu s’en apercevoir !
Hunter se lève et me tend la main pour m’inciter à faire de même.
— Et qu’est-ce que ça aurait changé ? Je comptais pas lui offrir tes
services.
— Je suis ravie de l’apprendre, marmonné-je, encore un peu vexée
d’avoir été si excitée par un moment qui devrait me révolter.
J’ignore sa main pour me lever à mon tour et enfiler ma cape. Il se
positionne à mes côtés en allumant une cigarette, sans cesser de reluquer
mes fesses.
On traverse le magasin dans le sens inverse, Hunter n’adresse pas un
mot au gérant, moi je lance un petit « au revoir » pour la forme, qui restera
sans réponse. En fin de compte, je ne sais pas trop si Hunter est un allié ou
un ennemi de cet homme.
— On ne paie pas ? demandé-je, quand nous nous retrouvons dans la
rue.
Il me considère avec amusement, comme si mon innocence avait
quelque chose de drôle. Je n’insiste donc pas.
Les mini « wesh wesh » se sont encore multipliés, c’est fou ! Personne
ne me dévisage maintenant qu’Hunter me tient la main. C’est sûrement
idiot, mais je me sens une reine, protégée et puissante. Aucun de ces
mômes n’ose m’adresser un regard.
Plus nous descendons dans cette rue sale et malfamée, plus nous
croisons des bandes plus adultes. La plupart saluent Hunter, les autres
l’ignorent. Certains ont l’air de jeunes gens banals, tandis que d’autres
ressemblent à des ex-détenus sur pattes. Ils n’essaient même pas de cacher
le trafic de drogue qui règne dans cette rue, je vois des clients de toutes les
catégories sociales échanger des billets contre de minuscules sachets
divers. Chaque bande a sa spécialité, on dirait. Je me demande quelle est
celle d’Hunter, et en même temps je ne sais plus trop si j’ai envie de le
découvrir. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir à tout prix entrer dans son
monde ? J’aurais pu me contenter de notre relation confortable, à
l’appartement. Inconsciemment, peut-être que je souhaite me confronter à
la réalité pour briser mes espoirs d’avenir avec Hunter… ?
— Hunter c’est ton vrai prénom ? me renseigné-je, histoire de mettre
fin au silence.
— Ma mère était trop conne et trop défoncée pour me filer un nom
aussi cool.
C’est la première fois qu’il me parle de sa famille. J’imaginais quelque
chose de laid, mais je crois que c’est bien pire.
— Hunter, ça signifie « chasseur », c’est ça ? Qui te l’a donné ?
— Mes potes.
C’est étrange qu’il garde ma main dans la sienne alors qu’il semble si
détaché de moi par son attitude.
— Tu les connais depuis longtemps ?
Il hoche seulement la tête en guise de réponse. Je n’insiste pas dans
mon interrogatoire, même si des centaines de questions me brûlent les
lèvres. Ses amis seront sûrement plus bavards !
Les voici, justement.
Je ne m’attendais pas à les trouver devant un tel bâtiment. Ils sont trois,
installés sur les marches de l’église Saint Paul. On est pourtant loin
d’avoir affaire à des enfants de chœur !
Nous croisons une vieille dame, traînant son chariot de courses, qui
nous regarde comme si nous étions les pires criminels de cette Terre. Elle
ne doit pas apprécier qu’ils squattent l’entrée d’un monument
catholique… Je ne suis pas non plus très à l’aise avec cette idée.
J’offre mon plus beau sourire aux amis d’Hunter. Et le fais disparaître
peu à peu en ne remarquant aucune réaction amicale sur leurs visages.
— C’est Aly, me présente brièvement Hunter, en me désignant de la
tête.
Pas de bonjour, pas de « ravi de faire ta connaissance », que dalle. Ils
ont tous repris leur conversation là où ils l’avaient arrêtée, en incluant
immédiatement Hunter.
— Tu fais chier, gueule Crâne Rasé[62] (son crâne est entièrement
recouvert de dessins sataniques flippants, qui siéent à la perfection avec
son look gothique et ses pupilles tatouées), je t’avais dit de pas niquer ma
sœur !
Celui qui a manifestement « niquer sa sœur », un séduisant Black,
coiffé de tresses couchées, ricane en tirant sur son joint.
— C’est une pute ta sœur, jamais vu des trous aussi écartés !
J’ai envie de me racler la gorge pour rappeler ma présence, mais je
crois que ça n’aurait rien changé. Nique Sa Sœur ajoute :
— J’ai dû mettre deux capotes tellement j’avais peur qu’elle me refile
des saloperies.
Crâne Rasé soupire.
— Quelle sale pute…
Ouh ouh je suis là ! Et je suis choquée !
Le seul qui m’accorde un minimum d’intérêt, c’est le gars aux longs
cheveux raides et aux extensions immondes d’oreilles (ça fait peur ces
trucs, non ???) avec une dégaine de fan de métal. C’est le plus maigrichon
de tous, le plus pâle aussi, mais quelque chose me dit qu’il ne faut pas s’y
fier. Après m’avoir examinée de long en large et en travers, il s’adresse à
Hunter :
— Tu partages ?
J’ai comme l’impression qu’il parle de moi et c’est juste horrible. Je
n’ose même pas l'affronter. Ça arrive souvent qu’ils « partagent » leurs
copines ?
— Nan, répond mon compagnon sur un ton autoritaire.
L’autre hausse les épaules et s'avachit sur les marches. Je me rapproche
un peu plus de Hunter sans vraiment m’en rendre compte. Je n’aime pas le
regard de Metal Oreilles sur moi, il ne me considère pas comme une
personne, mais comme un bout de viande.
— Il est en retard, déclare Hunter, en entendant la cloche de l’église
sonner.
Crâne Rasé secoue la tête :
— Il me fait attendre une minute de plus, ce gland, je le mets minable.
Heureusement pour la personne concernée, elle arrive. C’est un
quarantenaire bien portant, en costume cravate, l’air distingué. Je me
demande s’il s’est perdu. À voir son regard, il pense la même chose à mon
sujet.
— Désolé, dit-il, essoufflé. Il y avait de la circulation.
— On n’en a rien à foutre, gros lard, file l'oseille, lance Metal Oreilles,
sans prendre la peine de se redresser.
Qu’est-ce que je fais là ?
L’homme obéit. Il extrait de sa mallette une liasse de billets que Nique
Sa Sœur lui arrache des mains.
Pendant qu’il vérifie l’argent, l’individu, tremblant, explique :
— Vous ne touchez pas à sa mère, OK ? C’est une amie de la mienne.
Mais on est où là ??? Dans un remake du Parrain ?
Nique Sa Sœur confirme que le compte est bon. Crâne Rasé répond :
— Tu nous prends pour qui exactement ?! Le contrat c’est le contrat, on
est des pros.
L’homme s’apprête à fuir, quand il se retourne, pris de remords peut-
être :
— Vous n’allez pas le tuer, hein ?
Hunter lui décoche un regard de dédain.
— T’as pas payé assez pour ça.
Rassuré, le client part presque gaiement.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? chuchoté-je à l’oreille de mon petit-
ami.
— On est des hommes de main, blondinette. On refait des portraits, on
menace à la place de gros nazes qui ont pas les couilles de le faire eux-
mêmes, on récupère du pognon pour d’autres. C’est ça notre job.
Je commence à comprendre pourquoi il revient souvent avec des bleus
et avec du sang sur les mains. J’ai toujours cru qu’il était mêlé à des
trafics quelconques, mais jamais je ne me serais doutée qu’il réglait leur
compte à des gens pour de l’argent. C’est si loin de ma morale et de ce que
je peux accepter… Je ne sais même pas quoi dire.
Le prêtre de l’église émerge soudain de l’édifice. Il se tient
prudemment devant la lourde porte. Tout le monde pivote dans sa
direction.
— Messieurs, plusieurs familles doivent arriver pour la préparation du
baptême de leur enfant, je vous serais reconnaissant si vous pouviez
laisser les marches libres.
Le pauvre semble avoir l’habitude. Je le plains sincèrement. Dans cette
situation inconfortable, je sens la main d’Hunter serrer davantage la
mienne et son regard empli de désir sur moi. Clairement, il n’en a rien à
cirer de ce qui se passe avec le prêtre !
— T’as qu’à demander à Jésus de nous faire dégager ! ricane Crâne
Rasé.
— Ces marches sont à tout le monde, Père Machin, ajoute Metal
Oreilles, en se grattant les parties de manière extrêmement classe, les
cuisses écartées. Et puis, peut-être qu’une des mères aura envie de
s’arrêter pour me sucer ?
Le prêtre est outré. Moi aussi. Il fait demi-tour et claque la porte de son
église.
Les trois amis sont pliés de rire, ils se déplacent vers la seule voiture du
coin, mal garée. Une sublime Mercedes noire qui, je le devine, ne doit pas
être très en règle avec la loi.
— Hunt, tu t’occupes du gars de Gros lard ce soir ? demande Nique Sa
Sœur, en s’installant sur le siège conducteur.
Hunter m’entoure de son bras. On dirait un de ces gestes machistes
signifiant : « elle est à moi ». Je devrais détester ça. J’adore ça.
— Ouais, confirme-t-il.
— Nous, on se fait la bande de petits caïds qui squattent le secteur de
Bob.
— Bob doit payer avant, prévient Hunter.
— Il se pisse dessus chaque fois qu’il te voit débarquer, tu crois
vraiment qu’il va oublier de nous filer le fric comme le mois dernier ?
Metal Oreilles s’esclaffe :
— Tu pourras toujours lui montrer les dents que tu lui as cassées l’autre
jour pour le faire réfléchir.
Hunter semble accepter l’accord. Difficile de savoir ce qu’il pense, de
toute façon, ses yeux ne trahissent jamais rien.
Crâne Rasé et Metal Oreilles montent à leur tour avec Nique Sa Sœur,
lequel me remarque enfin après tout ce temps. Il me reluque des pieds à la
tête, avant de se tourner vers Metal Oreilles :
— Il partage ?
— Non mec, c’est con.
Si je n’avais pas eu si peur d’eux, j’aurais grimacé. À la place, j’adopte
un comportement adulte… Je me cache à moitié derrière Hunter.
La voiture démarre, tout le monde salue Hunter, Nique Sa Sœur
klaxonne à tout va (les gens du quartier doivent les adorer !) Moi, je suis
bien contente qu’ils aient disparu. Je peux enfin récupérer une respiration
normale et cesser de me planquer par la même occasion, tiens.
Sans ouvrir la bouche, Hunter m’entraîne en direction d’autres ruelles.
Je connais bien Bordeaux, mais pas aussi bien que lui, on dirait. Il me fait
passer par des endroits étonnants, des propriétés que nous n’avons
sûrement pas le droit de traverser, puis nous rejoignons enfin un lieu
connu : la place de la Bourse. LE coin touristique par excellence. Face aux
quais de la Garonne et au miroir d’eau, c’est un monument de beauté et de
luxe. La population est soudain bien différente de celle qu’on a croisée
tout à l’heure. Ici, il n’y a que des familles, des touristes, des étudiants.
— Tes amis sont… spéciaux, dis-je finalement.
— Maintenant tu sais.
Pourquoi j’ai l’impression qu’Hunter a fait exprès de me montrer le
pire ? Je sens au fond de moi qu’il n’a pas cherché à me préserver, dans le
but de décourager ma détermination à pénétrer son univers. Une manière
de me protéger et aussi de me convaincre que nous n’avons aucun avenir
possible ensemble.
Ou bien je me fais des idées. Après tout, Hunter n’est pas un
calculateur.
Arrivés devant la porte qui mène au parking souterrain, il me fait signe
de m’arrêter. Deux policiers nous rejoignent.
— Hunter Parker, comme on se retrouve, s’écrie l’un d’eux.
Parker ? C’est son vrai nom de famille ? En tout cas ces deux-là
semblent bien le connaitre.
Hunter fourre ses mains dans ses poches, l’air peu intéressé. Il ne baisse
pas les yeux.
— La demoiselle n’est pas là contre son gré, j’espère ? reprend le flic
dégarni, en me considérant avec méfiance.
Je secoue la tête :
— Non, bien sûr que non.
— Vous devriez revoir vos fréquentations, Mademoiselle, conseil
d’ami.
Je n’apprécie pas spécialement qu’on me dise qui je dois fréquenter.
— Vous n’êtes pas mon père que je sache, marmonné-je, maussade.
Hunter semble surpris que je réplique, un léger sourire fend son masque
glacial.
— Vous êtes mineure, Mademoiselle ? Papiers d’identité.
Et c’est reparti ! Même si j’ai conscience que ça ne me vieillit pas, je
prends mon air le plus boudeur en tendant ma carte. Le premier l'examine
longuement, comme s’il avait des doutes sur sa véracité, pendant que
l’autre flic s’adresse à Hunter :
— On va vous choper, toi et tes potes, on sait que vous êtes
responsables du bordel à Saint-Pierre.
— J’ai besoin d’un avocat ? demande Hunter, en vieil habitué, une
lueur insolente dans le regard.
— Continue à te marrer, tu vas voir quand on te bouclera ! La Juge sera
moins clémente cette fois, tu retourneras moisir dans ta cellule.
Hunter a fait de la prison ? Ben mince alors.
Il me saisit la main, amorce un pas.
— C’est bon, vous avez fini votre petit spectacle ? Parce que je m’en
bats les couilles de vos menaces à deux balles.
Le policier lui barre la route. Ils sont presque collés l’un à l’autre, et
moi, je suis derrière, limite traumatisée.
— Méfie-toi, gronde l'homme, tu frôles la mise en examen.
La voix d’Hunter devient grave et sombre comme elle ne l’a jamais été
avant. Il me fait mal au poignet en le serrant si fort.
— Vous n’avez aucun motif valable pour m’arrêter, alors bougez votre
gros cul de mon passage et allez faire votre boulot d’esclave.
Pendant un temps, j’ai craint que les policiers l’embarquent pour avoir
mal parlé, mais ils finissent par s’écarter de notre chemin.
— On se reverra, Hunt.
Un doigt d’honneur plus tard, nous montons dans l’ascenseur qui nous
mène jusqu’au parking souterrain.
— Ils avaient l’air de bien te connaitre, dis-je avec prudence.
— Le commissariat c’est comme une deuxième maison.
Je ne sais pas quoi répondre. D’ailleurs, il n’y a rien à dire.
Mon Dieu, j’ai l’impression que mon univers s’ébrèche à mesure
qu’Hunter me dévoile le sien ! Je déteste cette sensation. Dans mon monde
des Bisounours, on se donne tous la main, on sait sourire, il n’y a pas de
vrais méchants, juste des gens perdus qu’on peut remettre sur le droit
chemin après une bonne discussion devant un chocolat chaud avec de la
chantilly, beaucoup de chantilly. Dans ma bulle toute rose, c’est la joie au
quotidien et des câlins par milliers !
La drogue c’est mal. Répétons-le.
Hunter s’immobilise près d’une magnifique moto, une Ducati noire qui
doit coûter très cher.
— C’est la tienne ? m'enquiers-je naïvement.
Il ne prend pas la peine de répondre à ça.
— Attends ici, m’ordonne-t-il.
Je le regarde entrer dans le local du personnel. Il revient avec son
blouson de moto sur lui, deux casques noirs et une veste pour moi. Inutile
de lui demander pourquoi il peut laisser ses petites affaires dans un local
de parking, je m’extasie devant le blouson féminin qu’il me tend. J’ai
toujours rêvé d’en porter un jour, et de monter sur une moto. Je dois
abandonner ma cape pour l’enfiler tant il est serré. Sur Hunter, le vêtement
apparaît comme une seconde peau, le rendant plus sexy qu’il n’est déjà. Il
m’aide à attacher le casque, puis met le sien.
Assise derrière lui, j’entoure sa taille avec force.
— T’es prête ? demande-t-il.
Non, je ne le suis pas. Comme pour tout ce qui concerne Hunter.
Je commence à saisir, avec amertume, que nos deux mondes ne
fusionneront sûrement jamais. Maintenant, je comprends ce qu’Hunter a
tenté de m’enseigner cet après-midi. Et je réalise précisément ce que cela
sous-entend : une relation aussi éphémère que puissante. C’est comme ce
voyage en moto : terrifiant et excitant à la fois.
Agrippée à Hunter, à cent soixante à l’heure sur la rocade bordelaise, je
me sens libre. Je me sens femme. Je me sens triste.
Alors ce serait ça grandir ?
Chapitre 7
27 novembre (bis)[63]

« On a to u jo u rs le c h o ix . On e st mê me la so mme d e se s c h o ix . »

J o se p h O’Co n n o r

Je suis déprimée.
Le Bisounours qui est en moi a envie d’oublier tout ce qui s’est passé et
faire comme si de rien n’était, mais je ne parviens pas à me mentir.
Pshhhhh Toutcâlin[64] !!!! Va faire des bisous à quelqu’un d’autre, je ne
suis pas d’humeur !
Est-ce que quelqu’un va se décider à appeler les urgences
psychiatriques ?
Hunter s’échine à ne me laisser aucun espoir quant à notre avenir
commun. Même à travers ses silences, je peux entendre l’avertissement :
« non, gentille fille, tu n’es pas adaptée pour ce monde, ça va mal finir. »
Et le pire, c’est qu’il a sûrement raison. Je suis bien trop gamine dans ma
tête pour admettre ce que lui-même a accepté depuis notre rencontre. Cette
étincelle qui m’incite toujours à y croire est la même qui m’a poussé à
aimer mon demi-frère. Je poursuis des rêves, des fantasmes, je ne parviens
pas à me tenir les deux pieds dans la réalité telle qu’elle apparaît à tout le
monde. C’est quasi maladif chez moi.
Deux choix s’offrent à moi : le plus sensé serait de rompre
immédiatement cette relation sans nom avec Hunter, avant que les
sentiments deviennent trop forts pour les contrôler. Je ne suis pas encore
amoureuse de lui, c’est donc le meilleur moment. Malheureusement, mon
cœur (et le petit démon pervers sur mon épaule) penche pour la seconde
option : garder Hunter, maîtriser mes émotions, et continuer à s’amuser
ensemble, jusqu’à ce que… jusqu’à ce que quoi d’ailleurs ? Qu’il aille en
prison ? Qu’il soit tué ? Qu’il en trouve une autre plus bad ass que moi ?
C’est stupide, j’en ai conscience. Mais je me sens si bien dans ses bras,
j’ai besoin qu’il me désire, qu’il me fasse l’amour à sa manière, j’espère
encore pouvoir le réparer.
Voilà. On touche le nœud du problème : je veux le réparer.
— Pourrais-tu, s’il te plaît Aly, cesser de faire cette tête
d’enterrement ?! C’est un simple concert ! s’écrie Hugo, en me désignant
le café-bar face à nous.
— Tu étais parfaitement au courant que je n’avais pas envie d’y aller,
grogné-je, de mauvais poil.
Hugo passe son bras autour de mon épaule, en adoptant son ton le plus
joyeux :
— Mais regarde toutes ces lumières ! C’est beauuuu !
Grrrr le sadique, il sait que je ne peux pas résister aux illuminations de
Noël ! Ça et les crêpes du petit chalet à notre droite. Hugo est doué, il
m’en achète une pour me faire taire.
Le café-bar de la place Gambetta est récent. Je n’y ai encore jamais mis
les pieds. La devanture est décorée à l’américaine : cascades de lumières,
énorme écriteau clignotant au nom du groupe qui se produit, hôtesses
d’accueil en tenues sexy qui doivent se geler les fesses, mais qui sourient
inlassablement en nous proposant le programme. La tête de Také a dû
gonfler plus qu’elle ne l’est déjà quand il a vu « Fuck Off » s’illuminer
ainsi dans le lieu le plus populaire de Bordeaux. (J’imagine aussi combien
les bobos coincés du postérieur ont dû grimacer devant ce nom
provocateur !)
J’ai froid avec mon short en jean, mes chaussettes noires et ma veste en
cuir rose, ornée d’un papillon bleu, je ne me suis pas beaucoup habillée
parce que le chauffage dans ces lieux est toujours monté au maximum.
J’aimerais bien entrer, mais je dois attendre qu’Hugo ait terminé de faire
rire l’hôtesse, sous son charme.
Laisse tomber, Machine, il est gay.
Elles se font toutes avoir avec sa belle gueule, son sourire magique et
ce corps d’athlète à vous damner.
Cette fois, c’est bon, j’en ai assez de me les geler, j’attrape le bras
d’Hugo et lance à la demoiselle qui ricane bêtement :
— Il a un mec, perdez pas votre temps.
J’ignore l’air dépité de la fille (moi aussi j’ai été dégoûtée la première
fois, Mademoiselle, moi aussi…) je tire Hugo par le bras jusqu’à
l’intérieur. Il est mort de rire, d’ailleurs.
— Je sens qu’on va passer une soirée géniale ! se réjouit-il. Regarde un
peu mon visage comme il rayonne ! Non mais regaaaarde Aly-verpool !
C’est impossible de bouder longtemps avec Hugo. Il a le don de nous
embrigader dans ses délires à la force d’un seul sourire. Je n’essaie même
pas de lui résister, j’ai bien besoin d’oublier Hunter ce soir.
Nous confions nos manteaux au vestiaire, puis nous pénétrons dans la
grande salle, un peu trop illuminée. Je remarque tout de suite la scène, tout
au fond, bien plus impressionnante que dans les autres cafés-concerts que
j’ai fréquentés. Je reconnais la guitare de Také dans le tas d’instruments. Il
ne laisse jamais personne y toucher. À notre gauche comme à notre droite,
sont installés les deux bars les plus longs que j’aie jamais connus. Il n’y a
aucun tabouret en revanche. Si on souhaite s’asseoir, c’est loupé, car c’est
à l’étage que se trouvent toutes les tables, et elles ont déjà été prises
d’assaut. Il faut dire que la vue sur la scène doit être agréable de là-haut.
Je vois beaucoup de gens accoudés à la rambarde, un verre à la main.
Hugo se penche à mon oreille :
— Faut que j’aille faire pleurer le colosse !
— Tu peux aussi dire « aller faire pipi », comme tout le monde,
grimacé-je.
Hugo prend un air choqué.
— Ce serait terriblement ennuyeux, voyons ! (Son visage redevient
guilleret en une demi-seconde, il me désigne le bar.) Tu vas nous chercher
à boire ? Un truc fort pour moi. Et pour toi aussi vu ta tronche.
— Merci Hugo.
Il rigole et s’éloigne en direction des toilettes. C’est tout lui ça de me
laisser les basses besognes.
J’hésite longuement entre le bar de droite et celui de gauche, en me
posant mille questions inutiles : est-ce que l’un d’eux est VIP ? Est- ce
qu’il y en a un qui coûte cher et l’autre non ? Est-ce que c’est réservé aux
membres ? (Membres de quoi ? Aucune idée ! Mon imagination a ses
limites.) Tout ça pour finir par faire « plouf plouf » et me diriger vers celui
de droite.
La musique résonne tellement fort que je ne m’entends pas penser à ce
que je vais commander. Et puis pour ça, il faudrait déjà qu’on me voie. Le
bar est étonnamment haut, je suis toute petite, il y a un monde fou qui fait
la queue n’importe où, bref, c’est pas gagné ! Ils pourraient au moins
installer des marchepieds pour les gens comme moi ! Je me hisse sur la
pointe des pieds pour que le barman me repère, je tente quelques signes de
la main, des sourires charmants, en vain. Bizarrement, la grande brune à
mes côtés — arrivée après moi —, est servie tout de suite. Son décolleté
doit y être pour quelque chose.
Note pour plus tard : mettre un décolleté.
Note pour encore plus tard : m’acheter des seins.
Jalouse, je la regarde cancaner avec le hipster qui fait office de barman.
Il a la même tête que tous ses collègues masculins, d’ailleurs : la barbe
fournie, ultra travaillée, le tatouage qui va bien, les gros bras sans force de
la salle de muscu du coin, et le tee-shirt en V qui dévoile les poils. Je n’ai
pas trop compris en quoi c’est sexy, mais pour toutes celles qui aiment, il
y a du choix, c’est la grande mode ces derniers temps.
Quand la femme s’en va, je pense naïvement que c’est mon tour, mais
pas du tout. Il interpelle un gars, ami ou habitué, le serre dans ses bras
(genre on est les meilleurs potes du monde !) lui demande ce qu’il veut
boire, et évidemment l’autre lui liste une commande pour trente
personnes. Trente cocktails différents bien sûr, sinon ce ne serait pas
drôle. Si je considère les choses de manière positive, voilà une bonne
occasion de me faire une idée de ce que le bar propose en matière de
boissons. Je note dans ma tête.
Quand Hugo revient, je suis toujours à la même place, le type vient de
partir vers l’étage avec son plateau et le barman semble me détester parce
qu’il m’a sciemment ignorée pour prendre la commande de quelqu’un
d’autre.
— Ils sont où nos verres ? demande Hugo.
— Il y a du monde, dis-je pour ne pas passer pour une buse qui ne sait
pas s’imposer et qui est détestée des hipsters.
J’hallucine quand je vois Hugo capter le regard de l'employé en même
pas deux secondes.
— Salut mec, tu veux boire quoi ? l’interroge le hipster.
— Mets-nous deux pina coladas s’te plaît. Charge un peu en rhum sur
la mienne hein ! précise Hugo avec un clin d’œil.
Le gars lui répond par un sourire séducteur. Non mais attends, ils sont
tous gays dans ce pays ?! Ou alors c’est Hugo qui plait à tout le monde ?
Le barman fait glisser deux immenses verres devant nous.
— Ta commande… c’est quoi ton nom ?
— Hugo. Je te dois combien ?
— C’est pour moi, reviens quand tu veux Hugo. Moi, c’est Eddy.
Un sourire un brin joueur s’épanouit sur le visage d’Hugo, il lève son
verre vers lui pour le remercier, puis il me tend le mien et nous nous
éloignons.
— Ça t’arrive souvent que des mecs te draguent ? m’écrié-je,
franchement vexée et dégoûtée d’avoir été mise sur le carreau.
— Grave ! (Il aspire à la paille le quart de son verre.) Et des meufs
aussi. (Il aspire un autre quart.) Bois, ça va refroidir !
Je lève les yeux au ciel et m’exécute. J’aime bien les cocktails, ça fait
passer le goût immonde de l’alcool. Barman-hipster-chaud du zguègue est
à chier pour choyer la clientèle, mais il sait confectionner des boissons
dignes de ce nom ! Je me sens presque mieux.
— Et toi aussi t’as une touche, regarde ! me signale Hugo, d’un coup de
coude moyennement discret.
— Où ça ?
Il me désigne deux hommes au bar. Pas des top models, mais pas
moches non plus. Mon niveau quoi.
— Pas de bol pour eux, ils doivent penser que je suis ton mec,
terriblement sexy, musclé et qui va leur péter la gueule s’ils osent
s’approcher !
Il illustre ses paroles en m’entourant de son bras et en leur décochant
un regard défiant. Je secoue la tête et explose de rire.
— Si tu fais fuir mes seuls prétendants, je vais définitivement finir
vieille fille, avec mes chats et mes mangas.
— Tu déconnes ou quoi ? T’es une des meufs les plus canon que je
connaisse, rétorque Hugo très sérieusement.
Hunter m’a fait cette réflexion pas plus tard qu’hier. Il ne l’a pas dit en
ces termes (« aucune chatte ne m’a fait autant bander ») mais le résultat
est le même. Je ne sais jamais quoi penser des compliments des gens sur
mon physique. J'ai conscience que je ne suis pas horrible à regarder : je
possède des jambes fines, de petites fesses rebondies, un 85C ferme, et une
bouille enfantine ; j’ai d’ailleurs mis le grappin sur deux adonis (Kamran,
et dans la catégorie encore au-dessus : Hunter), mais j’ai aussi conscience
que mon look court, coloré et original me place d’office, soit dans la case
des « bizarres », soit dans celle des « petites putes qui veulent provoquer
les regards » (dixit certaines femmes dans la rue, très désireuses de
m’aider : « et après ça se plaint d’être violée ! » Merci Mesdames).
En bref, j’attire les gars passionnés de hentai[65] en priorité, puis
viennent les pervers et ceux aux lubies aussi étranges que mes tenues. En
revanche, les hommes simples, ceux qui cherchent à se fondre dans la
masse, ou les types bien, me fuient comme la peste. Trop voyante, trop
clinquante, mon univers à base de hautes chaussettes les effraie. J’ai
longtemps halluciné que Kamran accepte de sortir avec moi. Il était
l’archétype des hommes qui ne veulent pas m’approcher. Bon, après, j’ai
compris qu’il était « légèrement » obsessionnel et j’ai regretté l’exception.
Je me rassure parfois en me disant que ma myopie m’empêche de
repérer le nombre de prétendants intéressés. Oui oui j’ai bien dit le
NOMBRE ! Genre plein de mecs ! Il ne faut jamais lésiner sur les
possibilités. Et puis, c’est tout à fait plausible, non ? Je ne porte mes
lunettes que devant mon ordinateur. Je peux très bien passer à côté d’une
multitude de beaux gosses !
Le nombre s’est transformé en multitude en très peu de temps, non ?
Eh ! Vous n’avez jamais écouté Joe Dassin ? Mon père est fan et je
peux vous dire que dans « le petit pain au chocolat[66] », la boulangère ne
pouvait pas voir le beau client qui lui souriait tous les jours parce qu’elle
était myope, voilà tout et il ne le savait pas (ya ya ya yaaaa[67])
Nous pourrions très bien rester là, pas trop loin du bar et de la sortie,
mais Hugo insiste pour que nous nous approchions au maximum de la
scène. Le voilà qui bouscule sur son passage environ… tout le monde ! La
carrure de boxeur ça aide à se faire une place et aussi à réprimer les
rébellions avant même qu’elles ne débutent ! Moi je me contente
d’agripper le dos de son tee-shirt et de suivre en sirotant mon cocktail.
Quand Hugo estime que nous sommes assez près (plus près, on était
avec les instruments), il s’accoude à la scène et observe le lointain plafond
avec émerveillement. C’est vrai que c’est beau. Des centaines de fausses
étoiles étincellent comme si nous nous trouvions dehors.
Malheureusement, la magie est souvent interrompue par les rayons
lumineux multicolores qu’ils ont cru bon de faire zigzaguer dans toute la
salle et qui ont surtout tendance à nous aveugler, comme si l’agent K de
« Men in Black » nous flashait la mémoire à chaque fois.
— Salut Hugo, ça gaze mon pote ?
Vingtième personne depuis que nous sommes arrivés qui salue Hugo. Je
ne sais pas comment il fait pour être aussi populaire. Même quand on fait
nos courses à Auchan, les petites vieilles l’embrassent comme s'il était de
la famille. Il faut dire qu’Hugo, c’est un rayon de soleil.
La salle est blindée de monde. J’entends par-ci par-là que le café a dû
refuser des clients. Les gens ont l’air de bien connaitre le groupe, ils ne
sont pas venus par hasard comme je le croyais.
À vrai dire, je n’ai aucune idée de la musique que peut bien jouer ce
groupe, Také ne chante jamais à Benetton, et j’ai toujours évité ses
concerts pour le punir d’être aussi désagréable au quotidien. Il s’en
balance bien sûr, mais c’était ma petite vengeance perso. Jusqu’à
aujourd’hui évidemment.
Fuck Off… Ce nom va vraiment comme un gant à Také. Il ne pourrait
pas davantage le représenter. Ses regards sont de continuels doigts
d’honneur !
Je me sens un peu écrasée contre cette scène et je maudis Hugo de nous
avoir coincés là. Surtout que la fille derrière moi n’arrête pas de me coller.
Personne n’a jamais entendu parler d’espace vital ?? Pas elle, en tout cas,
et elle me hurle dans les oreilles quand elle s’adresse à sa copine.
— J’ai trop hâte ! s’égosille-t-elle.
Waouh Fuck Off a des groupies, on dirait ! J’en ai repéré une flopée
autour de nous.
Je remarque le barman de tout à l’heure qui monte sur la scène. Tiens,
il est aussi présentateur ? Non non, il vient apporter les cocktails pour
Hugo et moi. Et récupérer nos verres vides au passage. Sourire et clin
d’œil en prime, s’il vous plaît.
— Comment tu as fait ça ? m’exclamé-je, abasourdie, quand le hipster
est reparti.
— Je suis un homme plein de surprises !
Pour le coup, j’acquiesce. On entrechoque nos deux verres en se
souriant, quand la lumière de la salle se tamise brusquement. Au même
moment, la scène se pare de mille couleurs. On a presque l’impression que
les instruments scintillent. Les gens poussent des exclamations
émerveillées, ils se mettent à frapper dans leurs mains d’excitation, des
filles crient le nom de Takeomi (si si).
Une voix résonne dans les enceintes :
— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, veuillez faire un triomphe
à… Fuck Off !!!
Les voilà enfin. Ils entrent sur scène avec une décontraction
difficilement croyable.
Les gens applaudissent chaleureusement, braillent le nom du groupe,
certains font les malins en montrant qu’ils savent siffler très fort. Une fille
derrière moi vient de me tuer les tympans avec sa voix de crécelle
(« Takeomiiiiiii ! »)
Quel accueil pour un petit groupe indépendant du coin ! Je suis au
courant que Také et ses amis tournent beaucoup dans la région, depuis
plusieurs années, et qu’ils sont populaires sur Youtube, mais je ne pensais
pas qu’ils s’étaient créé un tel public. (« Takeomiiiii ») Bon, ça va, on a
compris maintenant.
Les membres du groupe saluent l’assistance d’un sourire ou d’un signe
de la main avant de s’installer derrière leurs instruments. Tous, sauf Také
évidemment.
Envisagez tout ce qu’il y a de plus énervant, de plus détestable, de plus
horripilant sur cette planète et imaginez-le concentré en une seule
personne. Vous pourrez vous faire une petite idée de Takeomi Kirishima !
Il transpire la suffisance, pue le fric qu’il n’a pas et le sexe qu’il a
facilement. C’est simple, ce type est un serial baiseur ! Et dans tous les
sens du terme, croyez-moi. Deux cents personnes réunies pour le voir ne
méritent pas de changer quoi que ce soit à son attitude ! Néanmoins, même
s’il a l’air de nous prendre tous de haut et de se ficher pas mal qu’on soit
là, les filles hurlent son prénom et tout le monde l’applaudit comme s’il
était déjà une star. Il pourrait leur cracher dessus qu’ils se diraient : « oh
tiens, ça fait du bien d’être arrosé ! ».
Ce petit con est juste magnifique dans ce tee-shirt blanc ni trop moulant
ni trop large qu’il a rentré à moitié à l’intérieur de son pantalon slim
sombre, assorti à une fine ceinture positionnée bas sur ses hanches
étroites. Il porte des chaussures montantes, type Converse, délacées. Et
toujours ce même collier autour de son cou : un cordon noir duquel pend
une fausse plaque militaire en argent et une bague en or. Je ne l’ai jamais
vu sans. Tout est de marque chez Také. La totalité de son salaire doit
passer dans les jeans Diesel et les tee-shirts Hugo Boss, ses enseignes de
prédilection. Ça et les séances chez le coiffeur. Parce que ses cheveux
noirs — plus lisses que des baguettes — sont toujours impeccables. La
longue et irrégulière frange de côté qui balaie son front est savamment
travaillée afin de voiler ses yeux sans les dissimuler complètement. Je ne
vous mentirais pas : il n’y a rien à jeter chez Také. Il n’est pas gonflé de
muscles, mais il n’en est pas moins un gringalet, et son visage est parfait.
Forcément, à côté de lui, ses amis, qui sont pourtant loin d’être affreux,
paraissent bien fades. Ils sont tous de type caucasien, ont tous une bouille
passe-partout et une coupe courte, une neutralité renforcée par des tenues
simples, comme si le but était de mettre en avant le chanteur avant tout.
Le batteur vient de lancer le coup d’envoi. Le ton est tout de suite
donné : du rythme, du punch sans concession. Je n’en reviens pas combien
les musiciens sont en place, tous ont une énergie débordante qu’ils nous
transmettent comme un direct dans la figure. Je dirais qu’il s’agit d’un
mélange entre rock, pop et metal, le tout parsemé d’harmoniques presque
enchanteurs. Je n’ai jamais entendu quelque chose comme ça avant.
J’aimais déjà dès les premières notes. Je me surprends à remuer sur place,
à agiter la tête, comme tous les autres. Et quand Také, à la guitare,
s’approche du micro pour chanter, c’est la révélation.
Cette voix… Cette voix à la fois grave, éraillée et sensuelle suffit à
parcourir mon corps de frissons. On dirait un mix entre Brian Molko[68],
Yamapi[69] et TK[70]. Je suis hypnotisée par sa façon de nous raconter une
histoire, derrière cette musique sombre. Car il ne se contente pas de jouer
les interprètes, il chante avec ses tripes, il nous balance chaque mot
comme s’il le vivait, là, en ce moment, comme s’il n’y avait que lui sur
cette scène. Parfois, quand il n’a pas à gratter sa guitare, il presse le micro
entre ses deux mains, et il lui crache toute ses émotions. Ensuite, il se
remet à bouger en rythme, sexy en diable, puis à jouer de son instrument,
aussi adroit avec ces cordes-là qu’avec celles de sa voix.
Je n’arrive pas à détacher mon regard de lui. Je n’y arrive juste pas. Et
pourtant, je ne saisis pas un mot de la chanson, qui mêle anglais et
japonais.
Quand elle prend fin, je me sens presque triste. Les gens autour de moi
sont en transe, je comprends tout à fait ce qu’ils ressentent. Le deuxième
titre commence sur un air de piano, quelques notes douces et
mélancoliques qui calment aussitôt l’ardeur du public. Tous se mettent à
remuer la tête de droite à gauche, quasi fascinés. La voix de Také résonne
comme un murmure, en français cette fois. Les paroles sont trash, dures,
un conte pour adultes dans lequel l’homme est un loup pour la femme.

« C’était une erreur de croire que tu pouvais me fuir,


Toi, l’objet de mes désirs, ma marionnette qui respire,
Tu t’es toujours entourée des plus mauvais,
Ne sois pas étonnée de me voir entre tes cuisses, tu l’as bien cherché. »

Jared m’a dit un jour que Také écrivait tous ses textes et la musique lui-
même. Je me rends compte maintenant qu’il avait raison en m’assurant
qu’il avait du talent, beaucoup de talent.
Quand la douce balade s’assombrit peu à peu par des notes qui
pourraient paraître fausses, le rythme s’accélère. Le batteur est excellent,
il nous fait ressentir les paroles de Také, il nous laisse imaginer que la fille
de la chanson court de plus en plus vite pour échapper à son agresseur.
Chaque pas qu’elle effectue est marqué par un battement. Jusqu’à ce que
le son se transforme pour le refrain en un hard rock bien gore, limite
jouissif. Et la voix grave de Také qui s’élève et qui assène le coup de
grâce :

« Tu m’avais dit, allongée nue dans les draps :


Tu sais, pour moi, c’est la première fois,
Quelques mois plus tard, à cheval sur ton corps froid,
Je reformule : tu sais, pour toi, ce sera la dernière fois. »

Le refrain est électrisant, je suis littéralement emportée, je danse, je


reprends les paroles, j’oublie tout, jusqu’aux gens qui me bousculent,
jusqu’aux groupies qui hurlent, j’ai presque envie de fermer les yeux et de
profiter de l’instant comme si j’étais seule au monde. Hugo aussi s’éclate,
il connait les paroles par cœur, je le vois copiner avec des filles et des gars
tout en sautant sur place. Cette musique est libératrice !
Také chante encore et encore, en hurlant presque :

« Je t’interdis de m’oublier dans la mort »

Sa voix semble se briser de mélancolie, elle part dans des aiguës que je
n’imaginais pas possible avec le timbre qu’il possède. J’ai la chair de
poule.
« Watashi wa anata o kinjimasu[71] » répète-t-il inlassablement, pendant
que ses collègues se déchaînent sur leurs instruments.
Le visage baigné de larmes de ma voisine ne me surprend même pas.
L’émotion m’enserre tout entière. À la fin de la chanson, Hugo m’entoure
de son bras protecteur, comme s’il avait perçu la sensation de vertige qui
s’emparait de moi. Nous nous sourions avec complicité tandis que la foule
applaudit, hurle, réclame le titre suivant.
Moi aussi je veux la prochaine.

Huit chansons magiques et deux rappels plus tard, le groupe est debout,
aligné face à nous, il salue d’un même geste. C’est la folie dans le public.
Je n’avais jamais connu ça !
Bon, OK, je ne suis allée qu’à trois concerts dans ma vie. Quatre si on
compte celui de Chantal Goya, où ma mère, la nostalgique des années 80,
m’a traînée. J’aurais sûrement adoré si je n’avais pas eu 20 ans. J’ai
longtemps tenté de lui expliquer que porter des sweat-shirts lapin ne
signifiait pas que j’aimais regarder danser un mec déguisé en Jeannot
Lapin.
Les trois autres concerts étaient vraiment géniaux, des valeurs sûres :
Superbus, Ina Ich, Imagine dragons, mais aucun d’entre eux ne m’a remué
les tripes avec autant d’ardeur. Même si ça m’enquiquine de l’avouer, je
suis tombée amoureuse de ce groupe, de la voix de Také, ainsi que de sa
présence scénique. J’aurais vraiment pu être une de ses fans si je ne
connaissais pas l’homme en dehors, et c’est bien ça qui me fait mal.
Il est là, sur scène, transpirant, impérieux, sûr de son charme, pendant
que ses amis sourient. Et moi je me déteste d’aimer sa musique.
Quand ils disparaissent, j’ai encore le cœur qui bat au rythme de la
dernière chanson. Les spotlights multicolores balaient la salle en
mode boîte de nuit. Après nous avoir incités à aller nous rafraîchir au bar,
la voix off diffusée par les haut-parleurs annonce qu’un stand est mis à
disposition pour les personnes qui souhaiteraient acheter le CD de Fuck
Off. J’entends ma voisine ricaner qu’elle l’a déjà, en version dédicacée par
tous les membres du groupe. Sa copine la regarde se vanter avec envie.
— C’était bien hein ? s’écrie Hugo.
— Ouais, c’était pas mal, dis-je.
D’où je sors cet air blasé que je n’ai jamais eu de ma vie ?! Je suis
toujours enthousiaste et Bisounours, ça ne me ressemble pas, Hugo va tout
de suite démasquer l’imposture !
— Pas mal ça rime avec trou de balle !
J’accorde peut-être un peu trop d’intelligence à Hugo…
Il cesse soudain de ricaner bêtement en remarquant quelqu’un lui faire
signe à l’étage.
— Ah cool ! s’écrie-t-il. On va pouvoir s’asseoir !
Je suis obligée de placer ma main en visière pour tenter d’apercevoir
quelque chose parmi tous ces rayons de lumière. Effectivement, deux des
membres du groupe Fuck Off sont au sommet des escaliers et ils désignent
le coin le plus sombre de l’étage à Hugo. Je ne savais même pas qu’il y
avait des tables sur ce qui ressemble à un long balcon, duquel on a une vue
imprenable sur toute la salle.
Je décide de profiter de ce qu’Hugo monte les rejoindre pour trouver la
pire excuse du siècle :
— Je vais aux toilettes, j’arrive.
— Fais gaffe, il y a une dame pipi très méchante, elle m’a jeté mes cinq
centimes à la tête ! J’ai frôlé la commotion !
Je pouffe en imaginant la scène.
— Ne ris pas, c’était terrifiant. Maintenant, j’irai vidanger la pompe à
chaleur dehors.
— Tu es écœurant.
Il ne m’écoute pas du tout, il se faufile déjà parmi la foule en lançant
un joyeux « à tout à l’heure » que tout notre entourage a dû entendre. Je
me motive à mon tour pour entamer cette périlleuse traversée de la salle
bondée. Et il me faudra de la patience pour réussir à atteindre l’entrée de
l’établissement, et le stand de vente. Avant de me glisser dans la file
d’attente, je surveille pour être certaine que Také n’est pas dans le coin ni
un des membres de son groupe. Ils me connaissent de vue, je ne veux
surtout pas qu’ils s’imaginent que j’aime leur musique. Même si c’est le
cas. Oui, je sais, je suis pathétique. Mais il me faut ce CD !
Le stand est tenu par deux demoiselles. Parfait. Je me place dans la file,
derrière une femme d’un certain âge, bien trop maquillée. Je remarque que
les vendeuses sont habillées aux couleurs de Fuck Off… ils auraient quand
même pu leur offrir des vêtements à leur taille, leurs débardeurs risquent
de bientôt exploser !
Je suis forcée d’attendre un moment. Beaucoup de gens souhaitent
acheter le CD, et je ne peux que comprendre leur engouement. Quelque
part, ça me rassure de ne pas être la seule. Pendant un temps, j’ai craint
d’avoir eu ce coup de cœur uniquement en raison de mon obsession pour
les bridés !
Quand je sens un coude s'enfoncer dans mes côtes, je me tourne en
prenant un air qui se veut menaçant (un caniche pourrait avoir peur, je
vous assure). Hugo me sourit. Naaaaaan !!!!!!
La. Honte.
Il réitère le coup de coude, puis se penche pour me susurrer, sous le
sceau du secret :
— Promis, je ne dirais rien !
Hugo est la pire commère du quartier. Tu parles qu’il ne dira rien !
— Jared était sûr que tu adorerais ! Il te connait si bien, c’est fou non ?
— Mouais, c’est fou… marmonné-je, encore honteuse.
La vendeuse à la poitrine de destruction massive devant qui j’arrive
enfin, me lance son plus charmant sourire.
— Salut ! Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Vivre heureux et me venger. (Si vous reconnaissez cette citation de
film, vous êtes trop forts[72])
Là, à l’instant, ce qui me ferait plaisir, c’est de m’enterrer ou de faire
un retour dans le temps, mais comme on n’a pas toujours ce qu’on veut
dans la vie, je me contenterais d’un CD.
La fille me le vend contre la somme de 16 euros. Je me rends compte
qu’elle n’arrête pas de sourire à Hugo, qui continue de s’accouder à mon
épaule, comme si j’étais son porte-misère ou son duff[73]. Je file ranger vite
fait cette infamie au vestiaire, pendant qu’Hugo, toujours à ma suite avec
une bière qu’il sort d’on ne sait où, s’obstine à me parler du groupe :
— Il est pas hyper canon, Také, franchement ?! Moi j’ai envie de le
baiser chaque fois que je le vois sur scène !
Je serre les dents.
— On pourrait arrêter d’en discuter ?
Hugo hausse les épaules, l’air indifférent. Avec un peu de chance, il ne
se souviendra pas que j’ai acheté ce CD…
Nous montons une trentaine de marches, gardées par des videurs qui
empêchent tout individu de s’y asseoir. Chelou comme interdiction quand
même, ça ne plaisante pas dans ce café ! Nous nous faufilons parmi les
nombreuses tables, toutes occupées, jusqu’à bifurquer sur notre gauche en
direction du couloir privé, fermé au public par une chaîne. Un chargé de la
sécurité nous l’ouvre en reconnaissant Hugo. La vache, on se sent VIP
d’un coup ! Ça aurait sans doute paru plus cool aux yeux des gens qui nous
dévisagent si, au moment où je passais, l’homme n’avait pas placé sa main
en barrière, l’air soudain méfiant.
— Z’êtes pas mineure, j’espère ?
Je soupire.
— Non. Je peux vous montrer mes papiers si vous voulez ? Ils sont aux
vestiaires.
— Mouais, ça ira, dit-il comme s’il m’accordait une faveur, en lorgnant
longuement sur mes chaussettes, ou plutôt sur mes jambes.
Je passe outre les ricanements des greluches d'à côté (sales jalouses !)
et rejoins les deux tables circulaires qui ont été accolées. Hugo tapote le
siège près de lui. Je salue le bassiste et le batteur, dont les prénoms ne me
reviennent décidément pas (et pourtant ils sont de toutes les fêtes chez
nous !)
— Ça t’a plu, Aly ? m'interroge Bassiste[74].
Crotte. Il connait mon prénom. Ça veut dire que je ne peux plus lui
demander le sien, ce serait totalement impoli.
— C’était super ! (Trop d’enthousiasme, trop de sourire, trop de tout
Aly !!!! Je me racle la gorge et adopte cette moue blasée qui me fait
sûrement ressembler à ma tante Dominique, laquelle a tellement usé du
botox qu’elle n’a plus qu’une expression de visage, celle de Golum du
Seigneur des Anneaux.) Oui, c’était pas mal, pas mal…
Bassiste, avec ses cheveux coupés ras, ses grands yeux marron, ses
lèvres pulpeuses et ses tenues peu recherchées, est le moins mignon de
tous les membres, mais il compense en sourires, dont il n’est pas avare. Je
crois que c’est celui que je préfère, en toute honnêteté.
— Je suis content, me dit-il. C’était la première fois que tu nous voyais
sur scène, non ? Et que tu écoutais notre musique ?
Les remords que j’avais de ne pas connaitre son prénom et d’avoir
minimisé mon enthousiasme disparaissent en un quart de seconde : eh
mec, t’es de la police ?! Tu me suis ou quoi ?!
— C’était sa toute première ! m’interrompt Hugo, qui n’aime pas rester
en dehors des conversations, quelles qu’elles soient. Elle a kiffé sa race et
a acheté le CD direct !!
Manifestement, Hugo a totalement zappé notre discussion à ce propos.
Il me pince la joue comme si j’avais 4 ans et tape du poing sur la table, en
s’écriant :
— Où est mon serveur particulier ?! J’ai soif !
Ouais, il a du culot, je sais.
Batteur, un grand blond bien bâti à la coupe banale et aux yeux clairs,
plus séduisant de près, claque des doigts en riant :
— Regarde, je te montre comment on fait.
Aussitôt, une jeune femme moulée dans une robe rouge
scandaleusement sexy, débarque, son IPad à la main.
— Que puis-je vous offrir, Messieurs ?
Merci pour moi.
Pendant qu’Hugo et Batteur parlementent à propos de la commande,
Bassiste, face à moi, pose ses coudes sur la table, se rapprochant ainsi.
Réaction débile : je me plaque davantage à mon dossier.
— On n’a jamais eu l’occasion de discuter alors qu’on se voit souvent,
c’est dingue.
Hugo n’arrête pas de me dire que je sous-estime mon pouvoir
d’attraction, alors si ça se trouve, ce gars me drague. Je décide de
maintenir une certaine distance pour qu’il ne se fasse pas d’idées :
— Oui, enfin, il y a tellement de gens dans ces soirées qu’on ne peut
pas parler à tout le monde.
Qu’il arrête de se rapprocher, que diable ! Il va monter sur la table la
prochaine fois ou quoi ?!
Tandis que la serveuse rebrousse chemin, une autre femme est autorisée
à entrer : une magnifique rousse aux yeux bleus, roulée comme une
déesse. On se sent tout petit face à des gens comme ça, c’est moi qui vous
le dis. Pouvoir d’attraction, mon cul ouais !
Elle se penche vers Bassiste pour l’embrasser.
— Tu as été merveilleux comme toujours, mon chéri.
Sans commentaire.
Non seulement cette fille est belle, mais elle s’habille avec goût : jean
simple, joli débardeur, talons. Et je suis sûre qu’elle est intelligente avec
ça. La pire race.
Elle s’approche pour faire la bise à Hugo, puis à moi.
— On ne se connait pas, je crois ? Je suis la fiancée de Mike, Jessica.
Mike. Le mec banal qui sort avec une bombe et qui n’a jamais eu
l’intention de me draguer. Je retiens.
— Je m’appelle Aly, je suis…
— La coloc fille, sourit Jessica. J’ai déjà entendu parler de toi.
— Oh ?
En bien ou en mal ? Si je demande ça comme ça, elle va me prendre
pour une cruche. Essayons d’avoir l’air maligne :
— En bien ou en mal ?
J’ai dit « essayer ».
Elle s’installe sur les genoux de son amoureux en m’adressant un clin
d’œil complice :
— En bien.
Hugo et Jared ont dû se charger de redorer mon blason. Me voilà
rassurée.
Jessica et Bassiste (ça lui va dix fois mieux que… oui bon OK, j’ai déjà
oublié son prénom !) forment un couple mignon. J’envie leur connivence,
leur manière de se regarder… Je veux ça moi aussi !
Pourquoi j’ai pas çaaaa ???
Un peu de tenue, Aly.
Maintenant qu’Hugo et Batteur, aussi évolué que lui en matière
d’humour, en ont terminé avec les blagues lourdingues, mon colocataire se
tourne vers moi pour m’annoncer, de but en blanc :
— Ah au fait, je t’ai trouvé une séance de dédicaces dans la librairie
Bookbook du centre-ville.
— Quoi ?! Et c’est maintenant que tu me le dis ?!
— C’est pour dans deux semaines, ça presse pas.
— Deux semaines ?!
— Ouais, ils avaient un désistement, et comme j’ai fait ami-ami avec la
responsable, elle a accepté de te caser à sa place.
J’oscille entre l’envie d’embrasser Hugo et celle de faire une crise de
panique. Finalement, j’opte pour les deux.
— Tu es juste génial ! m’écrié-je, en le serrant dans mes bras.
— Je sais. C’est une grosse librairie ce truc-là, Bookbook, non ?
— Booktouk, rectifié-je en souriant. Et tu peux le dire, c’est LA grande
librairie de Bordeaux. Et en période de Fêtes en plus.
— Ils doivent t’envoyer un mail d’ailleurs.
L’excitation n’aura duré que quelques minutes. Ensuite, j’ai lu le
message sur mon téléphone.
J’ai deux semaines. Deux semaines pour acheter mon propre stock de
livres à emmener le jour de la séance de dédicaces. C’est faisable,
logistiquement parlant. L’imprimeur me les procurera en sept jours, sans
soucis. Oui, mais, je les paie comment moi tous ces livres ???
Même si en passant par mon éditrice, j’ai 30 % sur le prix d’achat, il
me reste à débourser, pour, disons 30 romans à 18 euros[75]… roulements
de tambours… 378 euros !
Aaaaargh. Appelez un médecin, je suis en train de faire un arrêt
cardiaque !
Cessez de vous lamenter Aly, vous êtes agaçante.
Mon compte en banque est actuellement bénéficiaire de 21 euros et 14
centimes. Je ne serai payée que le 10 du mois, donc trop tard pour passer
commande, et Ryah ne fait jamais d’avance sur salaires.
Je pleure tout de suite ou j’attends un peu ?
— T’écris des romans ? me demande Jessica, l’air intéressé.
— Oui, c’est tout nouveau, mon premier vient tout juste de sortir.
— C’est quel type d’histoire ?
— Eh bien… C’est une fille qui… euh… (Achevez-moi, je suis nulle
pour vendre mes livres !) cherche son frère, c’est une romance
contemporaine en fait.
La grande rousse et Bassiste paraissent impressionnés. Je ne sais pas
par quoi ni par qui. Je suis quand même rassurée de voir que Batteur s’en
tamponne littéralement le coquillard ! Il fume de l’herbe, accoudé à la
rambarde, et observe la salle d’un œil absent.
— Il est excellent son bouquin, ajoute Hugo. Moi je lis pas souvent…
— Même jamais, corrigé-je en souriant.
— N’empêche que j’ai kiffé ma race ! Bon, à part ce type-là, Stephen,
que je ne peux pas blairer, je ne sais pas pourquoi ! Les personnages sont
hyper drôles et hyper chauds !
— Je veux trop le lire, s’enthousiasme Jessica en saisissant son
Smartphone, comment il s’appelle ?
Pendant qu’Hugo se charge de lui épeler (avec des fautes) le titre, je
continue de flipper à propos de la séance de dédicaces.
Demander un prêt à ma mère ? Surtout pas. Elle me décochera son
regard de « je te l’avais bien dit qu’il fallait trouver un métier ». Mon
beau-père ? Il dira oui, ce n’est pas le problème, mais il ira tout répéter à
ma mère. Mon père ? Il est plus fauché que moi. Mon arrière grand-mère à
moitié sénile ? C’est une piste…
Oh Aly, honte à vous !
Non, c’est vrai, il ne faut pas. Elle risque de ne pas me reconnaître !
Il me reste la solution de Tata Dominique, riche comme Crésus depuis
qu’elle a épousé le patron de « Petites culottes et compagnie » (véridique),
mais là encore, pas sûre qu’elle tienne sa langue.
Cosette, Charlette ? Je tente. Elles savent que je suis réglo en matière
d'argent. J’envoie un SMS.
Réponse immédiate, pendant que la serveuse installe deux plateaux de
shots sur la table et que Batteur la complimente de manière extrêmement
classe (« Va falloir arrêter de me passer devant, je vais finir par tâcher
mon caleçon ») :

COSETTE
Impossible pour nous deux, désolée Aly. On a tout dépensé en cadeaux
de Noël et on touche notre bourse que le 12 du mois.

Je me lamente tellement que je saisis machinalement le shot que me


tend Bassiste. Je trinque avec eux, bois cul sec, mords dans une rondelle
de citron et… grimace.
Dégueulasse.
Je préfère refuser le suivant, quitte à passer pour la rabat-joie de
service.
Alors que j’écris un texto à Jared, qui incarne mon ultime espoir, Také
et les deux derniers membres du groupe débarquent à leur tour. Trois
minettes les accompagnent, elles sont soit complètement saoules, soit
complètement connes, mais c’est l’un des deux. Elles ricanent tellement
fort que je ne m’entends plus réfléchir à mon message !
Je relève la tête de mon téléphone quelques secondes pour jeter un coup
d’œil à Také, assis à proximité de Bassiste, donc en face de moi. Et dire
que j’ai limite fantasmé sur lui pendant qu’il chantait ! Heureusement, il
se charge lui-même de briser le mythe en ouvrant la bouche :
— D’où tu t’installes à côté de moi, pétasse ?! Je t’ai invitée ?
La pauvre. Elle a beau être stupide, je la plains quand même. Minette
numéro 1 s’empresse de rejoindre n°2 et n°3 tout au bout de la tablée. Ça a
jeté un froid.
Au moins elles ont arrêté de glousser. Pianiste et Guitariste (le second
du groupe) sont pliés de rire quant à eux.
— T’es pas cool Také, rigole Pianiste, en s’appropriant Minette n°2.
Pianiste ressemble à un cube : petit et carré. Il porte une barbe de
hipster, sûrement pour vieillir son visage de minot (je sais ce que c’est,
mec, je compatis), et des fringues soi-disant grunge.
— Ouais t’es pas cool, répète Minette n°3, en minaudant.
Réaction immédiate de Také, en train d’allumer une cigarette :
— Ta gueule toi !
Ses potes pouffent de rire de plus belle. Les filles n’osent pas cette fois.
Elles le surveillent du coin de l’œil avec méfiance.
Guitariste est celui qui parle le moins. Pas pour les mêmes raisons qui
poussent souvent Také à bouder, mais plutôt par timidité, je crois. Il est
chaleureux, mais ne s’impose pas dans les conversations. Je respecte ça.
Guitariste a les cheveux châtains courts, des yeux pistache, une bonne
bouille, un corps intéressant, il pourrait aisément prétendre à la deuxième
place sur le podium des plus beaux du groupe s’il n’était pas aussi discret.
Minette n°3 se l’accapare, ayant sûrement flairé le gros poisson pas à
l’aise avec les filles. En dix minutes, elle l’a ferré et dégusté !
— Mec, j’ai joui quand t’as chanté pour moi, lance Hugo à Také, avec
son minois de provocateur professionnel.
Také lui adresse son majeur, l’air indifférent.
— J’écris aucune chanson pour les pédés.
Minette n°1, qui s’est retrouvée on ne sait comment sur les genoux de
Batteur, semble choquée.
— Promets-nous de ne jamais sortir ça le jour où on fera une
interview ! se marre Pianiste.
— Il vaudrait mieux qu’il ne parle pas, de toute façon, ajoute Batteur en
riant.
Také a sa mine sombre des mauvais jours. Je ne sais pas comment il fait
pour avoir l’air aussi antipathique, c’est presque un don chez lui. Il semble
enfin remarquer ma présence et me fixe sans retenue.
— Qu’est-ce que t’as, Baka ?!
— Rien, marmonné-je.
« Oh Aly, tu as fait le déplacement pour me voir ? Tu as aimé le
concert ? », « Aly, ça me fait plaisir ! », non, j’ai le droit à un regard noir
comme si j’étais venue ici exprès pour le souler !
Jessica et Bassiste sont les premiers à nous abandonner. Ils ont
sûrement mieux à faire que de rester avec une tablée de célibataires.
Quoique… j’étais persuadée que Pianiste avait une copine, mais vu
comment il pelote les seins de n°2, je ne suis pas certaine que leur relation
soit très sérieuse. Pas de son côté en tout cas.
Je fais mine d’ignorer la scène classée X qui se joue à mes côtés (elle a
des seins énormes ! Comme toutes les femmes jalouses, je me dis qu’ils
sont faux) et lis la réponse de Jared sur mon téléphone.

JARED
Désolé Aly, Hugo a déjà dû me prêter du fric pour finir le mois.
Demande-lui, on sait jamais. Sinon il te reste Také, c’est le seul qui
économise suffisamment.

Jamaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Je pivote vers Hugo, en train de remuer sur place sur « High hopes[76] »,
tout en grignotant un bout de citron. Il supporte bien l’alcool, parce que
Batteur et lui ont dû vider le premier plateau à eux seuls.
— Dis, tu crois que tu pourrais m’avancer l’argent pour mes livres ? Je
te rembourserai dès que j’ai ma paye.
— Peux pas, j’ai plus un coppec ! Nada ! J’ai utilisé mes derniers sous
pour acheter un string de Noël ! Il est très beau.
Je sens ma tête tomber sous le poids du désespoir. Hugo me redresse
par la peau du cou, comme si j’étais un bébé chat.
— Také a plein de blé, demande-lui.
Jamaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Je passe en revue toutes les possibilités qui s’offrent à moi pour gagner
de l’argent rapidement… le trottoir, ma mère ou Také. Je ne sais pas
laquelle est la pire.
Hugo, très loin de mes soucis, se lève en remuant le popotin.
— Tu viens danser ?
— Je te rejoins quand j’aurais terminé de me pendre.
— Ça marche ! J’écarterai les bras au cas où tu aurais mal serré.
Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire en le voyant mimer la scène.
Je l’observe quitter le balcon d’un œil distrait. J’adore danser, j’adore
Hugo, mais je ne parviendrais pas à me lâcher tant que je n’aurais pas
réglé ce problème de séance de dédicaces. Et mon principal espoir se
trouve devant moi, à jouer avec son téléphone.
Coup d’œil à gauche : Batteur et Minette n°1 se roulent des pelles
indécentes.
Coup d’œil à droite : Guitariste et Minette n°2 se lèvent pour suivre
Hugo sur la piste de danse. Pianiste rougit devant l’audace de n°3, dont la
main est nonchalamment posée sur son entrejambe pendant qu’elle lui
raconte sa vie.
C’est le moment ou jamais si je décide de passer à l’action.
Ce qui n’est toujours pas sûr. Ma fierté va en prendre un sérieux coup,
et s’il accepte (ce qui représente la probabilité la moins élevée étant donné
son rapport presque maniaque à l’argent), je lui devrai quelque chose. Je
n’aime pas ça du tout.
Je fais mine de regarder des trucs vachement importants sur mon
téléphone moi aussi, mais je passe mon temps à le surveiller. Quand il se
tait, il est juste… à tomber par terre. Je ne me lasse pas d’admirer ses
mèches de cheveux noirs caressant ses interminables cils. Il y a une grâce
chez Také qu’on trouve rarement chez les hommes. Chaque détail de son
visage est magnifique.
Je n’ai pas le temps de baisser les yeux quand il lève son regard vers
moi, l’air suspicieux, alors je fais semblant de chercher mon verre sur la
table (qui est juste devant moi, bien sûr, en évidence). Je bois la gorgée
qui n’existe que dans mon imaginaire, genre j’avais trop soif dis donc, et
je jette un coup d’œil innocent vers Také, comme si je rencontrais son
regard par un total hasard.
Je suis pathétique, j’en ai parfaitement conscience, rassurez-vous.
Ah ben ça va alors, si vous êtes au courant.
Je suis ravie de voir que Také est retourné à son dernier IPhone, et un
peu vexée aussi. Il finit par se lever, pour se déplacer vers Batteur et lui
balancer une claque dans la tête. Interrompu dans son roulage de pelle, ce
dernier s’énerve :
— Merde Také, tu fais chier ! Quoi ?
— Je t’évite sûrement des tas de MST alors remercie-moi, connard !
La fille secoue la tête, l’air paniqué. Batteur ne la regarde même pas, il
se sert un verre, en souriant avec désinvolture :
— Merci mon cher salopard de pote. Donc, tu voulais ?
— File-moi le numéro du producteur.
— Sûrement pas. Tu vas le faire fuir !
— Je t’emmerde.
— Moi aussi mon pote, répond l’autre, avec son éternel sourire.
J’ai du mal à comprendre le mécanisme de leur amitié, même en me
forçant un peu.
En revanche, Jared a évoqué cette histoire de producteur, celui qui leur
a rendu visite lors de leur dernier concert. Fuck Off l’intéresserait... Le
gars fait partie d’une grosse boîte à Paris qui a déjà lancé une flopée de
stars. Une signature de contrat serait en pourparlers depuis déjà plusieurs
mois.
— Pourquoi tu veux son numéro ? demande Pianiste, ravi de se dépêtrer
de Minette.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, tête de cul ?!
Pianiste ne semble pas mal le prendre, l’habitude sûrement.
— Parce que si c’est pour lui dire que tu souhaites supprimer la
dernière clause du contrat, tu sais qu’il va retirer son offre ?
Étant donné l'expression de Také (on peut lire tout ce qu’on veut sur le
visage de cet homme !) Pianiste a vu juste.
Batteur, plus rentre-dedans, s’écrie :
— On a dit qu’on en discuterait tous ensemble, alors nous casse pas les
couilles ce soir avec ça.
— Retourne fourrer la chatte de ta pute dégueulasse et laisse-nous
parler entre grandes personnes, connard.
Batteur se marre, la fille un peu moins.
Pianiste sourit gentiment à Také.
— On va régler ça. Et si ça le fait pas, on ne signera pas et puis voilà.
Je me demande quelle méchanceté va encore sortir de la bouche de mon
coloc. Il a l’air de faire à moitié la gueule (normal, cet air jamais satisfait
est sa marque de fabrique) mais finalement il ne répond pas, il allume une
cigarette et part s’isoler tout au bout du balcon.
Je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur moment pour lui demander du
fric, mais au point où j’en suis… Je n’ai rien à perdre, à part un reste de
dignité peut-être.
Je le rejoins au bout de quelques minutes à réviser mon discours. Il est
accoudé à la rambarde, il observe vaguement les gens, tout en bas.
J’aperçois d’ailleurs Hugo parmi eux. Mince ! Je ne devais pas aller le
retrouver ? Bon, quand je le vois danser avec toute cette bande de
nouvelles connaissances, je me dis qu’il s’est vite remis de mon absence
(ça rime).
Ce n’est pas tout ça, mais je fais comment maintenant ? Je m’accoude
aussi l’air de rien ? À quelle distance dois-je me placer pour ne paraître ni
trop intéressée ni trop indifférente ?
J’improvise. Je laisse un grand pas entre nous. J’imite sa position.
Bien sûr, il tourne son regard de serpent vers moi et crache aussitôt son
venin :
— T’as rien d’autre à foutre que de me coller aux basques, Baka ?!
Tel Bouddha, je reste droite, j’accueille la haine et le mépris avec
sérénité et sagesse. En vrai, je n’ai aucune idée de ce que ferait Bouddha,
mais la comparaison est plus flatteuse que de se dire que je me suis laissé
marcher dessus pour une poignée d’euros.
— J’ai un truc à te demander, commencé-je, la voix cassée par
l’amertume.
Il se tourne franchement vers moi cette fois. J’ai titillé sa curiosité, je
le vois bien à son rictus sadique.
— … Voilà, euh… J’ai une séance de dédicaces chez Booktouk dans
deux semaines et je dois acheter mon stock de livres rapidement. Sauf
que…
— T’as pas de blé.
Il a terminé ma phrase avec un sourire mauvais au possible. Ce type est
le Diable !
Il va m’envoyer bouler aussi vite que Sonic attrape des pièces[77] !
— C’est ça, confirmé-je, en serrant les dents.
Ce petit con a tout compris, il sait parfaitement que je vais lui
quémander du pognon, mais il ne ferait pas l’effort d’abréger mes
souffrances, naaan, il attend, il salive limite à l’idée que je le supplie !
— Oui, et ?
Je devrais réenvisager la possibilité de faire le trottoir.
— Et je me demandais si tu pouvais me prêter la somme de 378 euros,
que je rembourserais évidemment dès que j’aurais touché mon salaire, le
10 décembre. Voilà.
Il savoure son moment de gloire, le saligaud. Il m’écrase de son regard
impérieux, me piétine de son arrogance, et puis, comme si ce n’était pas
assez humiliant, il me fait patienter. Il insuffle une bouffée de sa cigarette,
s’accoude à nouveau, m’ignore complètement. Moi ? Je suis sur le point
d’exploser. Il me faudra une totale maîtrise et un nombre conséquent
d’insultes dans ma tête, pour reprendre la parole sur un ton poli :
— Tu peux ou pas ?
Ma voix a tremblé, on aurait dit une psychopathe prête à péter un câble.
Il ne daigne pas tourner les yeux vers moi, mais il répond, il y a du
progrès.
— Ouais, je peux.
J’arrête de respirer. Ça voudrait dire que je peux effectuer une danse de
la victoire ? Que je peux serrer les poings en hurlant (dans ma tête) :
« c’est qui le patron ?! » Je me remets à respirer (oui parce que sinon, on
meurt.)
Et puis, je remarque le sourire en coin qui le rendrait sexy s’il n’était
pas aussi énervant. Et je comprends que ce ne sera pas gratuit.
— La putain de question, c’est surtout : qu’est-ce que je gagne en
échange ?
Nous y voilà. Je tente de prendre la tête des négociations :
— Je te rembourse dans à peine deux semaines, c’est pas non plus la
lune que je te demande !
— Bon, si c’est pas si important, vois ça avec quelqu’un d’autre, dit-il,
sans me lâcher de son regard rusé.
OK, je peux dire adieu aux négociations selon mes règles. Je
marmonne :
— Dis tout de suite ce que tu veux, ça ira plus vite. Et rien de sexuel
hein !
Sa grimace me va droit au cœur.
— Si j’ai envie d’une fente dans laquelle glisser ma queue, j’ai qu’à
claquer des doigts, Baka !
— Tu n’étais pas obligé de me décrire l’image précisément, mais on est
d’accord donc. Pas sur les fentes évidemment (mais qu’est-ce que je
raconte ?!), sur le deal, quoi… (je bafouille maintenant, bravo) Bref,
balance la sauce !
À la lueur taquine qui s’illumine dans son regard, je saisis combien les
derniers mots étaient mal choisis, après avoir parlé « fentes ».
— Tu vas m’accompagner au mariage de ma sœur, le 19 décembre, et
tu te feras passer pour ma meuf.
OK, là, je ne m’attendais pas à ça.
— Mes parents sont des coincés du cul qui occupent leur putain de
temps à me casser les couilles parce que j’ai pas de meuf fixe, alors tu
seras cette meuf.
Incroyable faculté qu’il a de placer autant de gros mots dans une même
phrase ! Je suis épatée.
— Pourquoi tu ne demandes pas à un de tes coups d’un soir qui t’obéit
au doigt et à l’œil ? grogné-je.
— Nan, elles sont pas assez banales.
— Merci beaucoup.
— Et interdiction de te fringuer à la japonaise, y’en aura déjà trop à
cette connerie.
C’est terriblement xénophobe, mais comme il insulte son propre
peuple, je ne sais pas trop comment on doit le voir.
Je suis loin d’être emballée par l’idée, mais bon, un mariage, ça me
paraît faisable et il n’y a rien de mal là-dedans. Il faudra juste supporter
Také pendant toute une cérémonie, je peux le faire pour 378 euros.
— On a un deal ? s’enquiert-il.
— Je suppose que oui.
S’en suit un échange de regards curieux entre nous, entre intérêt et
doutes, le tout additionné d’une tension que je ne m’explique pas
vraiment. Dieu que ses yeux sont perçants, on croirait qu’il s'introduit en
moi. Bon sang, j’ai le cœur qui bat un peu vite. Je suis troubl…
— Bon ben casse-toi alors ! s’agace-t-il, agressif.
Pendant un bref instant, j’ai pensé que Takeomi Kirishima était humain,
qu’il éprouvait des sentiments, et puis il a aboyé en balayant l’air de la
main avec sa cigarette, comme s’il fallait m’aider à comprendre qu’il était
temps de partir.
Note pour moi-même : ne plus jamais faire cette erreur.
Chapitre 8
12 décembre

« M o n c œu r n e se rè g le su r c e lu i d e p e rso n n e , su rto u t p a s su r le c œu r d e
c e u x q u e j'a ime , d u mo me n t q u e j'a ime . »

M a rc e l J o u h a n d e a u

C’est le grand jour.


À proximité de l’entrée du magasin et du rayon romance, je trône
fièrement à ma minuscule table rectangulaire, derrière une vingtaine
d’exemplaires de mon livre parfaitement rangés ou posés sur un
présentoir.
Quand l’employé mou du genou m’a accueilli à l’heure d’ouverture de
la boutique et m’a dirigée vers mon stand (sans m’aider à porter les
cartons de bouquins bien sûr !) je me suis dit, ça y est : je suis
officiellement une auteure.
Autrice !!!
Soyons clairs, je n’entrerai pas dans ce débat stérile qu’est : doit-on
employer le mot autrice ou auteure ? Euh… comment vous dire ? On n’en
a rien à foutre.
Bref, même si le livre du présentoir a tendance à me cacher un peu, je
me sens importante à côté de cette grande affiche avec ma tête en gros
plan (une journée entière passée avec Cosette et Charlette à dénicher LA
parfaite photo : pas trop de sourire pour ne pas paraître niaise, ne pas faire
la gueule non plus, être coiffée, maquillée c’est mieux, pas d’oreilles de
lapin de petits farceurs… Autant vous dire qu’il a fallu ratisser large juste
pour trier les quelques clichés où je ne souriais pas de toutes mes dents,
avec des yeux de Chinoise — oui, parce que je ne conçois pas une pose
photo sans étirer les lèvres au maximum !)

ALY M. AUTRICE[78] CHEZ TOPIE ÉDITIONS,


EN DÉDICACES CHEZ BOOKTOUK
POUR SON LIVRE LÀ OU TU VIVRAS.
L’employé qui s’est (vaguement) occupé de moi à l’arrivée m’a dit que
certains auteurs pas connus (merci beaucoup) pleuraient devant leur
affiche. J’ai bien senti qu’il attendait le moment pour sortir les mouchoirs,
néanmoins quand il a compris que ça ne venait pas, il est reparti en me
regardant de travers, comme si j’étais sans cœur.
Je ne vous cache pas que la première heure fut longue, très longue.
Peu de clients, et donc un pourcentage très faible d’intéressés (aucun) à
mon stand.
C’est le moment de solitude où on voudrait rentrer chez soi, se planquer
sous la couette et dévorer un pot de Haagen Daz vanille. Parce que c’est
très long une heure, plantée derrière sa table. Au début, on sourit
chaleureusement à chaque nouvel arrivant, puis le sourire se fait crispé,
jusqu’à devenir carrément flippant, limite suppliant. Il y a quand même
une employée de mon âge qui a eu pitié et qui est venue discuter avec moi.
Je ne sais pas si c’est le fait de n’avoir rien vendu ou si je l’ai convaincue,
mais elle m’a fait dédicacer le bouquin et est repartie avec.
Il est 10h30. La clientèle commence à augmenter dans cette immense
librairie. Quand je dis « immense », je suis sérieuse. Cet endroit compte
deux étages, dont un réservé aux livres anciens et d’occasion. Chaque
catégorie de romans possède son espace. Celui devant lequel je me trouve
est incroyable : de la romance sur toutes les étagères, dans une ambiance
feutrée, rose-pastel. Deux jeunes femmes, qui ont fait semblant de ne pas
me voir et qui ont fait le tour pour ne pas avoir à passer devant moi (je
vous ai repérées !!!) sont en train de parcourir le rayon romance érotique
en s'esclaffant.
Je sais bien ce que vous vous dites (et même si vous ne vous le dites
pas, faites comme si) : je devrais venir à leur rencontre pour parler de mon
livre, leur offrir un de ces affreux marque-pages que j’ai imprimés à la va-
vite, mais je suis incapable d’aller au-devant des gens. L’impression de les
embêter…
Alors j’attends. J’ai l’air désespérée, mais j’attends.
Ma mère a choisi le pire moment pour faire son entrée. Comme si ce
n’était pas déjà assez humiliant de me trouver toute seule à ma table, au
milieu de cette grande boutique, à me taper le courant d’air chaque fois
que cette fichue porte automatique s’ouvre (d’ailleurs je soupçonne
l’employé chelou de faire exprès de passer régulièrement trop près de
l'entrée !) elle a rameuté sa bande de copines de son club d’aquagym du
petit patelin de Dordogne où elles vivent !
Les plus jeunes, fringantes, coquettes, ont l’âge de ma mère, les autres
ont l’air d’avoir assisté à l’extinction des dinosaures. L’une d’elles est si
essoufflée que je me demande si elle ne va pas clamser devant ma table. Je
te raconte pas la mauvaise pub ! Ce serait plus « Là où tu vivras », mais
« là où tu crèveras » !
— Ma chérie ! s’enthousiasme ma mère, tout excitée. (Elle tend son
téléphone vers moi.) Je te prends en photo, souris !
Je m'exécute. Raide comme un piquet. Les autres se mettent à me
photographier aussi, comme si j’étais une méga star. Tout à coup, ça me
semble plus flatteur et je me prête volontiers à ce petit jeu.
— Alors, tu en as vendu beaucoup ? demande ma mère.
Je me doutais que ce serait sa première question. J’ai honte de
répondre : un seul, donc je noie le poisson :
— Un peu. Ça commence seulement à se remplir.
FAUX !
— Tu vas voir, tu auras beaucoup de monde après, tente-t-elle de me
rassurer.
Ma mère me connait trop bien, c’est triste.
— Oh oui, rajoute une petite vieille, il y a toujours plus de peuple
l’après-midi.
— Oui, les gens sortent plus volontiers le samedi après-midi, j’ai
remarqué aussi, poursuit sa voisine.
Une conversation surréaliste s’est engagée à propos des horaires
préférés des clients, et chacune y va de sa petite expérience (« oui, moi
quand je vais commander mes pieds de porc du dimanche chez le boucher,
j’y vais à telle heure blablabla »). Je jette un coup d’œil vers la
sympathique employée de la caisse, elle semble perplexe quant à mon
nouveau groupe de fans. Moi aussi.
Une amie proche de ma mère saisit un des livres pour étudier le
quatrième de couverture, puis elle lève un sourcil en se tournant vers moi.
— Il a l’air vraiment bien.
Voilà un petit mot qui fait toujours plaisir.
— Je vais en prendre un.
Pendant que je le lui dédicace, ravie, quatre autres se jettent sur les
exemplaires en criant « moi aussi ». Chouette alors. Merci Maman.
Quand je tends le livre à la doyenne du groupe, presque 90 ans au
compteur, j’ai un doute quand même. Je ne voudrais pas qu’elle s’étouffe
avec sa tisane en lisant les scènes olé olé du bouquin alors je précise :
— C'est assez cru parfois, hein !
La voilà qui éclate de rire en serrant le livre contre elle :
— Ah mais moi j’aime ça !
OK… C’est moi ou les mamies sont de plus en plus rock’n roll ?
Ma mère est légèrement envahissante, un peu trop bavarde, mais elle
m’aura permis de vendre dix romans d’un coup. Quelque part, c’est aussi
grâce à l’attroupement qui s’est formé autour de moi que quatre autres
clients m’en ont acheté un, car j’ai remarqué que plus il y avait de monde
à mon stand, plus les gens se montraient curieux.
Bon, au bout d’une demi-heure, j’ai craint que ma mère et l’aquagym
club ne squattent toute la journée, mais heureusement, mon beau-père,
Nathan, a débarqué avec Jared pour me sauver.
— Mon amour, la prévient-il, on doit rentrer tu te rappelles ? On a de la
route à faire en plus.
— Ah oui c’est vrai ! s’exclame ma mère.
Nathan et Jared se ressemblent énormément. Je ne peux donc nier que
mon beau-père est bel homme, d'ailleurs toutes les amies de ma mère sont
sous son charme. Comme Jared, il porte des lunettes, arbore cette bouille
un peu sérieuse, et fait presque deux mètres de long. Habillé de son long
manteau noir, de sa petite écharpe bleue, il est aussi classe que ma mère,
toujours impeccable. Honnêtement, ils forment un couple assorti et
magnifique. Et ils s’aiment comme je rêverais qu’on m’aime un jour.
Elle m’embrasse sur les deux joues.
— Ma chérie, on doit déjà y aller.
— Merci d’être passée, Maman, ça m’a fait super plaisir, dis-je en
souriant. (Je m’adresse à son groupe avant d’étreindre Nathan.) Et merci à
toutes.
— De toute façon, on vous voit Jared et toi pour Noël, s’exclame
Nathan. (J’acquiesce vigoureusement.) Tache de bien vendre Aly !
Pendant que je signe le V de la victoire avec mes doigts en riant, ma
mère repart dans une deuxième salve de bisous, pour Jared et moi cette
fois-ci.
— À bientôt les enfants.
Quand elle nous assimile ainsi à de vrais frère et sœur, j’ai l’impression
d’être la pire vicieuse en ce monde. Nathan réussit finalement à la virer du
magasin avant qu’elle se mette à pleurer d’émotion.
Il n’y a plus que Jared et moi au stand. Il a posé une fesse sur la table,
de sorte d’être tourné dans ma direction.
— J’avais prévenu mon père qu’il faudrait vite venir rechercher
Mummy, s’amuse-t-il.
J’éclate de rire.
— Je n’ai jamais été aussi heureuse de le voir, je te jure ! Merci Jared !
La discrétion de son sourire me donne envie d’embrasser ses lèvres, de
me jeter à son cou, d’exprimer moi-même tout ce que lui n’exprime pas !
— Tout se passe bien ? me demande-t-il, en désignant mon tas de
livres.
— J’ai déjà vendu la moitié, c’est génial ! J'ignore comment Hugo a
fait pour me trouver cette opportunité, mais il a tout déchiré ! Je lui dois
une reconnaissance éternelle, et à toi aussi pour l’avoir envoyé à ma place.
— C’est bon à savoir, dit-il, la tête inclinée sur le côté, les yeux
brillants d’espièglerie.
Je me sens rougir tellement fort que je suis obligée de me pencher pour
ramasser un truc imaginaire par terre. Maintenant que ma tête est vers le
bas, loin de son regard malicieux, je peux respirer. J’ai sûrement très mal
interprété sa réflexion et j’ai forcément dû fantasmer l’expression coquine
sur son visage, mais il n’empêche que j’ai eu un coup de chaud.
— Ça va là-dessous ? s’enquiert-il.
Je me mets rapidement en quête d'une chose à ramasser, puis je me
relève, trop vite, en me prenant un coin de table. Ouille.
— Oui oui, je cherchais mon mouchoir en papier, dis-je en lui montrant
le kleenex en boule dans ma main.
— Il n’est pas déjà sur ta table ?
Euuuuuuh… si. Donc j’ai ramassé un vieux mouchoir dégueu qui n’est
pas à moi.
Je fais mine de rien, je le pose sur le carton de livres par terre, en
m’essuyant discrètement sur mes cuisses.
— J’en avais deux.
Il se redresse.
— Je vais faire quelques courses dans le magasin. Také doit me
rejoindre ici donc, si tu le vois, tu peux lui dire que je suis au premier
étage ?
L’idée que Takeomi me visualise seule derrière ma table me rend
malade. J’imagine d’avance ses réflexions acerbes et son petit sourire
narquois. Au moins, il ne pourra pas réclamer son dû, je l’ai déjà
remboursé pour les livres.
— Je peux aussi lui dire d’aller se faire foutre ? demandé-je à Jared.
Un rictus amusé se dessine sur son visage si sévère.
— Je t’en prie.
On se fait signe, je mate un peu ses fesses, normal quoi, et je reviens à
mes moutons. Ou plutôt à mon absence de moutons. C’est de nouveau
calme, et pourtant les gens n’arrêtent pas d’entrer et sortir. Je le sais, je me
caille à chaque fois.
Je surveille du coin de l’œil cette dame qui a passé une demi-heure tout
à l’heure à me raconter sa vie, tout ça pour ne rien acheter du tout, prions
pour qu’elle ne revienne pas !
— Bonjour, me salue une petite voix de jeune fille.
— Salut !
Elle est toute jolie, toute pomponnée. Elle ne doit pas avoir plus de 16
ans. Et… Oh. Mon. Dieu. Elle a amené mon roman avec elle et elle
souhaite que je le lui dédicace ! Sincèrement, j’aurais pu en pleurer si je
n’avais pas été aussi peu sensible. (J’ai quand même hurlé à la mort quand
le papa de Simba est décédé dans le Roi Lion)
— J’ai adoré votre livre, je l’ai conseillé à toutes mes copines.
Je suis tellement flattée, heureuse, reconnaissante, que je perds mes
mots. Vendre un bouquin ne me procure aucune émotion, mais se
confronter au lecteur et recevoir ce genre de compliments, c’est magique !
Cela rend l’histoire que j’ai écrite réelle. Quelqu’un l’aime autant que
moi. Quelqu’un s’est approprié mes précieux personnages et leur a fait une
place dans son propre imaginaire.
Ça va vous paraître bête, mais quand la jeune lectrice et moi discutons
d’eux comme s’ils étaient des acteurs connus à travers des scènes culte du
livre, je me sens complète comme jamais. La véritable réussite, c’est
maintenant, dans les yeux brillants de cette lectrice.
Je la remercie mille fois, puis elle repart toute fière avec son roman.
Moi, je suis béate de bonheur.
Je ne me suis pas trompée en choisissant l’écriture.
— Les gens vont te filer des pièces si tu continues à faire pitié, Baka !
Je soupire d’avance. Non seulement il a créé un courant d’air en
débarquant, mais en plus il se paie ma tête ! Il ne pouvait pas arriver
quand la petite fan était là à m’admirer ??! Nan évidemment, fallait qu’il
se pointe maintenant.
Le voilà qui s’approche, tel un requin sûr de pouvoir grignoter sa proie
(putains de documentaires animaliers !), magnifique dans son jean, sa
veste en cuir ultra sexy et sa capuche de sweat-shirt qu’il descend
précautionneusement de sa parfaite chevelure brune. Non mais je rêve, il
se la joue célébrité, il n’ôte même pas ses Ray-Ban ! D’ailleurs, je ne sais
pas trop pourquoi il en a besoin à l’extérieur non plus : il pluviote et il fait
un froid de canard.
Ce type est le Diable en personne, il a hypnotisé toutes les femmes à la
ronde. Et le pire, c’est qu’il n’en regarde aucune. Enfin, si, moi, mais je ne
lui ferais jamais l’honneur de le mater comme s’il me plaisait.
Il se penche pour poser ses deux mains à plat sur mon stand. Genre
c’est moi le patron.
— Alors Baka, t’en as vendu combien ? Deux ?
— T’as fait tout ce chemin pour te foutre de ma gueule, j’hallucine !
Il se redresse, regarde ailleurs en ôtant ses lunettes.
— Tu te donnes trop d’importance.
— Tu avais peur d’être ébloui par mon talent, c’est ça ? ricané-je en lui
désignant ses lunettes noires, fière de ma petite vanne.
C’est limite s’il daigne tourner les yeux vers moi. Sans se départir de
son arrogance, il lâche :
— Il est arrivé Aniki ?
J’ai bien envie de ne pas lui préciser où il est, il le cherchera.
La sympathique employée s’est précipitée vers nous pour saluer Také.
— Takeoni Kishirima ?
Je n’ai pas pu me retenir de pouffer de rire. La fille m’aime beaucoup
moins, je sens qu’elle va me rendre mon livre.
Regard condescendant de Také.
— Takeomi Kirishima, putain, c’est pas dur !
Finalement, elle doit m’aimer un peu plus que Také maintenant.
— Euh, pardon, enchaîne-t-elle, déstabilisée. Mon patron va vous
recevoir d’ici cinq minutes, je viens de le prévenir.
Il ne prend même pas la peine de répondre. Il lui tourne le dos.
Elle est bouche bée. Je la vois retourner à sa caisse, l’air sonné.
Oui, ma chère, ça fait ça à tout le monde au début.
— Qu’est-ce que tu viens faire dans une librairie, tu sais à peine lire ?
sifflé-je, forte de ma nouvelle popularité. (J’ai vendu 15 livres !)
Il ne réagit pas à ma pique. C’est encore plus vexant.
— On organise un concert ici. Ils nous ont limite sucé la bite ces
bouffons.
— Faut toujours que tu te vantes, c’est moche.
Il me décoche un de ses sourires de petit merdeux.
Je. Le. Hais.
Deux jeunes femmes s’approchent de mon stand alors je parle bien fort
exprès, en m’adressant à Také :
— Voilà Monsieur, le rayon mangas porno-gay est bien de ce côté, au
revoir ! (Je pivote vers les deux intéressées, armée de mon plus grand
sourire.) Que puis-je pour vous, Mesdemoiselles ?
Les clientes dévisagent Také bizarrement. Lui ne regarde que moi et il
affiche le sourire le plus énigmatique qu’il m’ait été donné de voir.
Je ricane intérieurement de lui avoir bien cloué le bec, mais je ne
parviens pas pour autant à cesser de jeter des regards en coin vers lui alors
que je parle à ces femmes de mon roman. Sa réaction m’a un peu prise de
court. J’imaginais qu’il s’énerverait, pas qu’il me fixe aussi longtemps, le
visage illuminé d’un franc sourire… On dirait presque qu’il apprécie ma
vengeance.
Heureusement, l’arrivée de Jared par les escalators fait voler en éclat
ces pensées qui me donnent la nausée. J’entends Také et son amabilité
naturelle :
— Putain Aniki, t’étais où, bordel ?!
Aniki soupire. Aniki l’emmène avec lui, non sans m’adresser un dernier
petit signe. Mon Aniki tout craché. Pardon, Jared. Sors de ma tête,
Kirishima !

***

Les mémés de l’aquagym avaient raison sur un point. Pas sur le fait que
le chou rouge soit moins digeste que le blanc, je n’en sais foutre rien, mais
que les gens sortent et achètent plus facilement l’après-midi. J’ai regretté
de n’avoir apporté que trente exemplaires, car j’avais tout vendu à 16
heures.
Dites-vous bien que j’en suis la première étonnée.
Parce que j’ai eu de tout : des gens qui s’en fichaient comme de l’an 40
et qui se barraient pendant que j’expliquais de quoi parlait le livre, une
tonne de clients qui se donnaient un mal fou pour m’ignorer (« je suis
invisible, cette auteure ne me verra pas si je ne tourne jamais la tête vers
elle »), il y a eu ceux qui me tenaient la jambe pendant vingt ans pour me
parler de leur cousin/ami/arrière filleul par alliance qui a lui aussi écrit un
livre (je m’en bats les reins de ton cousin ! Achète !), il y a les sournois
qui font mine de vouloir l’acheter et qui reposent le roman dédicacé dans
les rayons plus tard (j’ai ton prénom, Marc, je te retrouverai !), et
heureusement il y a eu aussi de belles rencontres, de grandes discussions,
et mon petit cœur a bondi de joie en voyant tous mes livres s’écouler.
Je suis repartie de Booktouk, gonflée à bloc. Et un peu plus riche.
Je comptais célébrer ça avec Cosette et Charlette, mais je me suis
rappelé qu’elles se trouvaient à leur apéro poterie. Oui, c’est un concept
intéressant. Je me décide donc à rentrer à Benetton fêter ça devant un
porno/pizza/bière, entourée d’hommes.
C’est alors qu’un bruit de moteur attire mon attention. Il s’agit d’une
rue piétonne, par conséquent, en dehors de quelques vélos relou et des
pétrolettes en manque de sensations fortes, il est rare d’entendre un
véritable vrombissement, viril. Les gens sont comme moi, ils observent
cette moto, lancée droit sur nous.
— Y’en a qui exagèrent quand même, s’écrie une dame à proximité.
— Encore des p’tits gitans, soupire son amie.
Le prix de la ville la plus raciste est décerné à… ! Non, sérieusement,
Bordeaux compte aussi des gens bien, essayez de vous en souvenir pour la
suite.
Je fais abstraction de leur conversation et me concentre sur une autre,
derrière moi : une femme est en train de s’extasier sur la Ducati. Et là, je
réagis.
Tu as mis le temps !
Oui je sais.
La moto ralentit, son conducteur semble chercher quelque chose ou
quelqu’un dans la foule. Bien sûr, je pourrais agiter le bras pour me
manifester, mais nous avons tous connu ce moment gênant où finalement
ce n’était pas nous que cette personne cherchait.
Il pleut de plus en plus fort, les gens se sont réfugiés sous les
devantures des magasins ou sous des parapluies. Je suis une des seules à
rester plantée sans abri au-dessus de ma tête.
La moto se gare juste devant moi. Cette fois, pas de doutes, c’est
Hunter. Même grimé en Daft Punk, je reconnaîtrais sa musculature
impressionnante et son charisme entre mille. Sans rien dire, il me tend un
casque.
Ça chuchote autour de moi, les gens me dévisagent. Je n’y prête pas
attention tant je suis excitée par son apparition.
Tu n’étais pas censée instaurer une distance entre vous deux ?
Si si. J’y travaille encore.
Pour ma défense, Hunter est l’incarnation de la tentation. Chaque fois
qu’il débarque, c’est plus fort que moi, j’oublie mes résolutions et fonce,
tête baissée, droit dans la merde.
Je ne me pose même pas la question de comment il m’a trouvée,
j’enfile le casque, le blouson, et monte en m’accrochant fermement à sa
taille. Je me bénis d’avoir choisi un short et des chaussettes aujourd’hui
sinon tout le monde aurait eu une vue intéressante sur ma petite culotte
blanche ornée de pastèques. Hunter redémarre si rapidement que le pneu
arrière dérape un peu dans une flaque.
Vitesse, slalom, avenue piétonne et pluie, sont des mots qui ne
s’associent définitivement pas. J’ai cru que nous allions quitter la rue
Sainte-Catherine avec une vingtaine de cadavres à notre actif ! Quel
soulagement d’apercevoir enfin la route, la vraie. Hunter conduit trop vite,
mais au moins il ne grille aucun feu (les trois derniers étaient oranges très
mûrs).
J’essaie de lui demander où il m’emmène, puisque ce n’est pas le
chemin de l’appartement, mais soit il ne m’a pas entendu, soit il a décidé
qu’il n’était pas nécessaire de me répondre.
OK, on entre sur la rocade… on prend la direction de la route des
plages… on s’éloigne encore par une petite nationale qui paraît déjà
plongée dans la nuit avec ce brouillard de pluie opaque. Je suis trempée,
gelée, j’ai envie de rentrer chez moi. Et j’ajouterais que j’ai la trouille
aussi vu comment Hunter dirige son engin de mort. (Si c’est bien Hunter
d’ailleurs, parce qu’il m’est venu une multitude de réflexions terrifiantes
pendant le trajet !) Ce mec conduit comme il pratique le sexe :
violemment, imprudemment. Moralité : je préfère largement quand il
manie son pénis.

Une heure et quelques plus tard, nous arrivons enfin. Où ? Je n’en ai pas
la moindre idée. Nous avons traversé un nombre incalculable de petits
villages et de routes boisées typiques du paysage océanique, mais je n’ai
jamais vraiment su me repérer. Sans parler de cette pluie qui s’est amusée
à créer une buée sur ma visière, me donnant l’impression de vivre dans un
bocal-sauna. Tu parles d’une scène glamour ! Quand il est descendu de
moto, j’ai bien vu que la condensation avait attiré son attention, il a fait
une drôle de tête. Pourquoi il n’en a pas lui, de buée ??
Je me débarrasse du casque et m’intéresse enfin à notre destination.
Nous nous trouvons sur un terrain vague boueux à souhait, traversé par une
étroite passerelle en bois. De nombreuses voitures et motos de toutes
sortes sont garées là. Nous ne serons pas seuls. Tout autour de nous, il n’y
a que des forêts de pins, et cet étrange bâtiment dont j’aperçois les murs,
plus bas. De la musique, style hardtek[79], résonne.
— On est où ?
Hunter récupère mon équipement, m’attrape le poignet et m’entraîne
avec lui en direction de la passerelle. Mes pauvres boots n’ont pas aimé la
pluie ni la boue. J’ai les pieds gelés.
— On est où, merde ?! m’agacé-je, en obligeant Hunter à s’arrêter.
Il paraît surpris que je me rebiffe. Il s’attendait ce que je sois docile à
quel point, franchement ? Mon Dieu, mais quelle image je lui ai donnée de
moi jusque-là… ?!
— On va faire la fête dans un endroit spécial.
Comme d’habitude, Hunter est avare de mots. Il tire à nouveau sur mon
bras, comme s’il me tenait en laisse. Je finis par le lui faire lâcher, rien
que par amour propre. Il ne réagit pas.
Sur la passerelle, plus la musique devient forte, plus nous rencontrons
du peuple, Hunter les connait presque tous. Sincèrement, je me fiche d’à
peu près tout à ce moment précis, j’ai juste envie d’être au sec. Il fait
quasiment nuit et je suis toujours sous la flotte, les cheveux trempés, dans
le froid polaire de décembre, au milieu de nulle part.
La passerelle s’achève sur des escaliers qui descendent vers une plage
privée. J’entends le ronflement sonore des vagues d’ici. Le paysage quasi
apocalyptique est certes magnifique, mais je suis incapable d’apprécier ce
qui m’aurait pourtant inspirée pour l’écriture. Je me dirige tel un automate
vers le bâtiment que j’ai aperçu tout à l’heure. Je suis Hunter ainsi que
tous ceux qui nous précèdent. Derrière nous, une trentaine de personnes
complètent la file. Je me demande bien ce qui peut attirer autant de monde
dans un endroit aussi paumé.
Je continue de me poser la question lorsque nous pénétrons à l’intérieur
du bâtiment. Enfin, de la ruine, pour être plus exacte. Il ne reste que les
murs et le plancher. En guise de toit, ce sont des bâches en plastique, à
moitié arrachées par endroits. C’est immense, bondé de monde, pollué par
une musique électro assourdissante et par la fumée. L'unique point fort de
ce lieu reste la vue directe sur l’océan et la plage de sable mouillé. Des
idiots dansent ou se bécotent sous la pluie. Il y a du spectacle si par hasard
on s’ennuyait.
Je fais moins la difficile quand Hunter saisit ma main afin de me
guider. Cette fois, je reste collée à lui. Les gens sont bizarres, on dirait
qu’ils ont pris de l’acide, ils n’arrêtent pas de me dévisager.
Hello amis extraterrestres, je viens en paix !
Hunter me tend un gobelet sur lequel je louche un moment. Lui a déjà
bu cul sec depuis longtemps.
— Quoi ? demande-t-il, agressif.
— J’ai pas soif, marmonné-je, boudeuse.
Soit. Il prend mon verre et le descend d’une traite.
Nous nous enfonçons dans la fumée et la foule qui se trémousse sur un
son abominable. J’arrive à peine à distinguer mes propres pas, je tousse,
j’ai les yeux qui me brûlent et j’ai l’impression d’être coincée dans un de
ces cauchemars dérangeants où tu es la seule à ne pas t’amuser et à ne pas
comprendre ce qui est drôle. Je n’ose pas frotter mes yeux, mon mascara
n’apprécierait pas, alors je bats bêtement des paupières toutes les demi-
secondes en espérant quitter un jour cet enfumoir.
Le bâtiment est immense, on croirait qu’il ne possède pas de fin. Il
n’existe plus aucune porte, mais nous pénétrons à l’intérieur d’une autre
« salle », davantage protégée des bâches. Un feu au centre de la pièce
m’attire aussitôt, je me précipite pour m’y réchauffer. Je tends mes mains
ridées par l’humidité sur les flammes. La sensation de chaleur qui caresse
ma peau m’apaise d'emblée. Je garde les yeux clos quelques secondes, un
rictus niais plaqué sur le visage.
Lorsque je me décide à revenir à la réalité, j’aperçois Hunter avec
Crâne Rasé et Nique Sa Sœur. Ses amis plaisantent, rient, quand Hunter
sourit vaguement — il faut être au courant qu’il s’agit d’un sourire ! Je me
demande s’il s’est déjà laissé aller au bonheur une seule fois dans sa vie.
J’aimerais tant le lui faire découvrir...
Encore cette fichue partie de moi qui désire à tout prix le réparer, alors
qu’il a été clair à ce sujet : il ne veut pas l’être !
Ça suffit Bisounours Aly !
Ces deux dernières semaines, Hunter n’a pas été très présent, j’aurais
pu en profiter pour prendre mes distances comme j’aurais dû le faire, mais
non, quand je l’entendais rentrer, je me faufilais dans sa chambre. Parfois,
c’est lui qui venait. Je n’ai pas réussi à me raisonner. Je me suis nourrie de
ce qu’il me donnait, comme une pauvre addict en manque. Et puis Hunter
semble si bien avec moi… Apaisé… Je sais qu’il m’aime bien, je le sais
au fond de moi. C’est d’ailleurs ce qui rend la situation compliquée. S’il
ne m’avait considéré que comme un bouche-trou (sans jeu de mots
pervers), je n’aurais eu aucune difficulté à le virer de ma vie et de mon lit.
Une femme s’accroche soudain au cou d’Hunter, par-derrière. Je me
raidis, oubliant d’un coup, froid, peur, faim. Taille mannequin, des
cheveux bruns qui descendent en baguettes jusqu’à ses reins, de grands
yeux maquillés, une bouche immense, son corps pulpeux est sculpté autour
d’une robe bandeau particulièrement moulante. Elle embrasse Hunter sur
la joue, un peu trop près de ses lèvres. Je n’aime pas sa façon de le toucher.
Il y a trop d’habitude entre eux… Je décide de me mêler à l’histoire
maintenant que mes pieds ont regagné des sensations.
Je ne peux même pas me dresser à côté d’Hunter, elle a déjà pris la
place. Du coup, je reste plantée entre Crâne Rasé et une fille vulgaire au
possible. J’attends qu’on me présente, mais apparemment, ce n’est pas à
l’ordre du jour.
Ma voisine me fixe avec le regard aussi expressif qu’un poulpe décédé.
— T’es qui ? me demande-t-elle, la bouche ouverte.
— Aly, je suis la… (mince, je suis qui pour lui ?!) l’amie d’Hunter.
Elle ferme enfin la bouche, me tapote l’épaule avec sa main à vingt
bagouses.
— Moi c’est Marine hihihi, j’ai 19 ans, je suis née à Bordeaux, je suis
du signe du Poisson hihihi et j’ai deux petites sœurs trop mignonnes.
Mais pourquoi elle se présente comme si on était à l’émission Miss
France ?! Je cherche Hunter du regard pour qu’il me sauve de cette étrange
fille qui tourne inlassablement sa mèche de cheveux châtains autour de
son doigt, en mâchouillant un chewing-gum.
— OK, super, dis-je gentiment.
— Et même que ma sœur elle a un appareil dentaire depuis un mois, et
tu vois, hihihi, c’est trop bizarre quand elle parle, ça fait des zozotements
hihihi, et moi ben j’arrête pas de me foutre de sa gueule hihihi… (Elle
cesse de ricaner d’un coup, me dévisage longuement.) T’as envie que je te
lèche la chatte ?
Mon regard s’agrandit avec la panique. Elle colle son chewing-gum sur
le mur et se gratte les fesses peu élégamment en attendant ma réponse.
— Euh… non merci.
— Je lèche super bien.
— Non, mais ça ira quand même. Je ne suis pas branchée filles.
— C’est pas grave, moi aussi je préfère les garçons. T’es épilée ?
Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que cette conversation surréaliste ?! Il y
a quelques heures, je parlais littérature anglaise avec une dame distinguée
et me voilà avec cette énergumène en train de débattre sur mon intimité.
— Je… (ne sais plus quoi dire) non merci, vraiment.
— T’en fais pas, hihihi j’aime bien les chattes avec des poils.
Au secours !
— Je n’ai pas dit que je n’étais pas épilée, j’ai dit que je ne voulais pas
qu’on me… bref.
— Ah t’es rasée ? Moi aussi, c’est plus pratique pour se mettre des
doigts.
J’ai bloqué ma respiration, je crois. Je tente désespérément d’accrocher
le regard d’Hunter, mais il discute avec ses potes et avec cette brune
insupportable qui rigole trop fort et qui a sa main scotchée sur le bras de
mon amant !
Qu’elle arrête de le tripoter, nom de nom !!
— Viens, on va aller se lécher dans ma voiture, continue Marine, en me
saisissant le poignet.
Je lui fais lâcher, de manière un peu trop brusque sûrement.
— J’ai dit non ! m’agacé-je, en haussant le ton.
— Tu préfères qu’on fasse ça ici ? D’accord, hihihi.
Il apparaît évident que cette fille est limitée. Je tente de rassembler tout
mon sang-froid et ma douceur pour lui expliquer :
— Je n’ai pas envie qu’on fasse quoi que ce soit ensemble, compris ?
Elle semble enfin saisir.
— Hihihi t’es une coquine toi.
Je ne sais pas ce qu’elle a saisi, mais ce n’est pas ce que je lui ai dit en
tout cas. Cette fois, je choisis la fuite, je fais le tour du groupe pour me
coincer à côté d’Hunter, même si pour ça j’ai dû pousser Nique Sa Sœur
d’un coup de fesses.
La brune me considère avec dédain.
— C’est toi, Aly ? demande-t-elle.
Ah aaaah ! Au moins Hunter lui a parlé de moi ! Dans ta face, pétasse !
Malheureusement, je ne sais pas jouer les distantes ou les pas sympas
alors je souris poliment.
— Oui, et toi, tu es… ?
— Lola.
Même son nom est à connotation bombe sexuelle. Pas bon signe…
— La vache, t’as pris un bain avant de venir ? se moque-t-elle, en
pouffant derrière sa main manucurée.
Marine éclate bêtement de rire, ainsi que Crâne Rasé et une autre fille
superficielle que je n’avais pas remarquée jusque-là.
Je suis vexée, mais j’ai appris qu’il ne fallait pas le montrer, alors je
réponds par un sourire.
— La moto c’est sympa, mais effectivement, ça trempe un peu.
Implicitement, je lui envoie dans la tête que j’étais avec Hunter, et pas
elle. Oui, je sais, c’est puéril, mais c’est elle qui a commencé !
Très loin de notre conversation, Nique Sa Sœur et Hunter échangent un
regard complice, puis ils se dirigent tout à coup d’un même pas en
direction de la seule table (une table de jardin avec ses quelques chaises en
plastique) du lieu. Je n’entends pas bien ce qui se passe avec cette musique
infernale, mais les occupants commencent à râler. L’un d’eux se lève pour
faire face à Nique Sa Sœur, je perçois des insultes… interrompues par
Hunter, qui le plaque ardemment contre le mur avant de lui balancer deux
droites musclées dans la tronche. Le gars s’écroule, sonné, le nez en sang.
Les autres occupants s’enfuient de la table. Nique Sa Sœur s’y installe en
nous faisant signe :
— Venez poser vos culs ici, c’est confortable !
Je jette un coup d’œil à Hunter. C’est effrayant non, cette absence
d’expression de visage, y compris quand il frappait ce type ?! En réalité, je
ne suis pas tant choquée par la violence dont il fait preuve, mais par le
naturel qu’il a de résoudre les choses de cette façon. Ses amis lui tapent
dans le dos, comme si son acte était à la fois banal et utile, tout en migrant
jusqu’à la table, les bras chargés de bouteilles d’alcool et de paquets de
clopes.
Je suis la dernière à les rejoindre. J’oublie toutes mes appréhensions en
deux secondes et jubile en constatant qu’Hunter m’a gardé une place à ses
côtés. Lola a tout de même réussi à se caser de l’autre côté, la peste.
Quand je surprends sa main sur la cuisse de MON mec, je lève des yeux
furibonds vers lui.
Réagis Hunter, merde !
Non, mon petit-ami ne fera strictement rien. Il continue de boire et
fumer en écoutant les inepties de ses deux potes. Mais c’est qui cette fille
pour lui ?! Il serait temps que je pose la question directement à
l’intéressé :
— Vous vous connaissez depuis longtemps ?
Hunter hausse les épaules, indifférent. Lola, en revanche, est ravie de
me répondre :
— Depuis des années ! Hunter et moi on est presque un vieux couple
tellement on se pratique.
« Hunter et moi » … Elle me fait bien sentir que je suis de trop. Je
déteste ça. Je n’arrive même pas à faire semblant de sourire cette fois.
Hunter va-t-il enfin se sortir les doigts et montrer que je suis sa nana ?!
Non. C’est à peine s’il me prête attention. Ah si, il a son bras autour de
ma chaise. Mais est-ce que cela fait une différence ? Ce n’est pas ma main
sur sa cuisse !
Nique Sa Sœur fait tourner une bouteille de whisky. Chacun boit
dedans. Sauf moi évidemment, qui la confie directement à Hunter. Je dois
passer pour la prude de service, tant pis.
— T’es auteure à ce qu’il paraît ? me dit-elle, en ôtant la cigarette de la
bouche d’Hunter pour la porter à ses lèvres.
Putain, mais je la hais !
— Je confirme.
— T’écris quoi ?
Tu comprendrais pas, ai-je envie de répondre. Mais comme toujours, la
fille bien éduquée qui ne fait pas d’histoires reprend le dessus :
— De la romance.
— Ah ouais j’vois le genre… ricane-t-elle, en levant les yeux au ciel.
Je rêverais d’être mon héroïne et de lui casser les dents, là, maintenant.
— Elle est épilée, fait remarquer Marine, brusquement.
Tout le monde s’arrête de parler, avant d’exploser de rire. Je suis
horriblement gênée, je ne sais plus où me mettre. Marine n’a pas l’air de
saisir ce qu’il y a de drôle, cette cruche, elle continue de me contempler
avec un sourire aguicheur.
Lola, hilare, me donne le coup de grâce :
— C’est bien, Hunter déteste les chattes poilues.
Re-crise de fou rire dans l’assistance. Je regarde fixement Hunter, qui
semble plus intéressé par son verre que par la conversation.
Défends mon honneur ! Dis quelque chose !!
— Personne n’aime les chattes poilues ! rigole Crâne Rasé.
— Non, mais je déconne pas, ajoute Lola, en caressant de plus belle la
cuisse d’Hunter. Un jour, il a viré une de mes amies avec qui on faisait un
plan à trois, parce qu’elle avait oublié de s’épiler. La pauvre, elle a eu la
honte de sa vie !
— Si je me rappelle bien, elle était dégueu ta copine, précise Hunter.
— C’est toi qui voulais un trio, j’ai pris ce que je trouvais.
Heureusement, la fois suivante, tu as été comblé, non ?
Il approuve d’un signe de tête, un léger sourire en coin.
La jalousie me bouffe comme jamais. C’est la première fois que je sens
mon cœur se déchaîner de haine. Là, tout de suite, j’ai juste envie de
hurler. Une sensation que j’aurais aimé ne jamais connaître et qui suscite
en moi une totale insécurité.
Je veux retrouver mon arc-en-ciel Bisounours.
Hunter a-t-il compris que j’étais à bout ? Toujours est-il qu’il me
rapproche de lui et qu’il dirige mes lèvres contre les siennes pour un
baiser enflammé. Je ne parviens même pas à l’apprécier. Je suis obnubilée
par le regard des autres. Pourtant, ils parlent, boivent, ils se fichent
éperdument de nos agissements. Lola a retiré sa main de la cuisse de mon
amant. Je devrais pouvoir m’apaiser… Mais non. Je reste tendue, crispée,
les bras ballants, alors que l’étreinte est passionnée. Quand je sens ses
phalanges descendre dans mon dos, je me raidis tellement qu’il s’arrête de
m’embrasser pour me dévisager.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Je devrais lui dire tout ce que j’ai sur le cœur, mais c’est coincé
quelque part au fond de moi. Ses silences me murent dans ma propre
solitude.
— Rien, j’ai juste froid, marmonné-je, avec l’espoir qu’il comprendra à
ma petite voix que quelque chose me tracasse.
Il ôte ses doigts de mes hanches.
— Bois, ça te réchauffera.
C’est tout ? « Bois et ça te réchauffera ? » Pourquoi il ne me prête pas
son blouson comme dans les livres romantiques ? Pourquoi il ne me serre
pas dans ses bras comme n’importe quel petit-copain en début de relation
ferait… ? La déception est immense. Et elle est bien pire quand il se laisse
entraîner par Lola pour aller danser.
Il ne m’a jamais fait danser, moi.
Hunter n’est pas un grand danseur, mais il n’a pas besoin de bouger
beaucoup pour être sexy, virilement sexy (comme chaque fois qu’il fait un
mouvement, quel qu’il soit.) Ses cheveux humides qu’il ramène sans cesse
en arrière ne font pas d’effet qu’à moi, Lola est littéralement sous le
charme. Elle le couve du regard, et elle ondule autour de lui comme une
chienne en chaleur, frottant à tout va son derrière rebondi contre lui. Le
spectacle est indécent et douloureux pour moi.
Crâne Rasé discute avec un gars, Marine me contemple amoureusement
en cherchant quelque chose dans sa narine (je sais, c’est horrible), Nique
Sa Sœur et la copine de Lola sont limite en train de s’accoupler sur la
table. Je me sens seule.
Quand Hunter revient pour me demander si je veux danser avec eux, je
suis dans une colère si noire que je me referme comme une huître :
— Non.
— T’es sûre ?
Ce n’est pas son genre d’insister. Je saisis à son regard appuyé qu’il a
noté mon mal-être. Mais le comprend-il seulement ?
— Oui, c’est bon, grondé-je, sur un ton agressif que je ne me connais
pas.
Malgré la perplexité qui a modifié ses traits, il abandonne et retourne
danser avec Lola. Elle colle son postérieur à son entrejambe et remue
lascivement en me défiant du regard.
Cette fois, c’en est trop. Je me lève et quitte la table.
Je ne sais même pas où je pars d’ailleurs, mais j’ai besoin de fuir cet
endroit, de fuir ce que je suis incapable de maîtriser et qui obscurcit toute
ma lumière. Soudain, une main saisit la mienne et me fait faire volte-face.
— Où tu vas ?
Hunter m’a suivie. Je devrais en être flattée, mais je suis trop
malheureuse, trop énervée pour essayer d’arranger les choses, alors je
m’évertue à les empirer :
— Fous-moi la paix et va retrouver ta copine !
Il semble agacé par moi, tout comme je le suis par lui. Après de longs
échanges de regards, chargés d’animosité autant que d’incompréhension, il
explose :
— C’est quoi ton problème, bordel ?!
— Mon problème, c’est que je suis trempée jusqu’aux os, j’ai froid, j’ai
faim, et je me retrouve dans un trou perdu avec des cinglés, des filles
faciles et des drogués ! Quand ils ne sont pas juste totalement débiles. J’en
ai ma claque de ces gens, de toi, de ton monde de racailles, de tout !
Grand silence. Enfin… sans compter la hardtek qui continue de pulser
dans les baffles.
Hunter s’est figé. S’il a l’air sombre naturellement, ce n’est rien en
comparaison de maintenant. Je me sens minuscule sous son regard, il
m’écrase, il m’enterre.
Je ne suis pas quelqu’un qui reste en colère longtemps. Je ne sais pas
faire ça. Une fois que j’ai balancé ce que j’avais sur le cœur, je reprends
pied et je me mets à craindre d’avoir blessé l’autre, comme à cet instant
avec Hunter. Je n’aime pas son silence. Je n’aime pas la façon dont il me
considère : comme une ennemie.
J’attrape les pans de sa veste pour me rapprocher de lui.
— Écoute, je ne voulais pas dire que…
Il me dégage brutalement, une main plaquée entre mes deux seins et me
coupe la parole et le souffle en même temps :
— C’est ça ma vie, Aly ! C’est ça ma putain de vie. Tu voulais y
entrer ? Tu voulais voir ? Eh bien la voilà. Si c’était que pour le cul, fallait
le dire, j’aurais continué à venir te culbuter dans ta chambre tous les soirs,
mais tu as voulu plus. Quand je t’ai expliqué que ma vie c’était de la
merde et que t’y avais pas ta place, tu as insisté pour qu’on continue ce
petit jeu, alors ferme ta gueule maintenant et apprécie le spectacle !
Il me tourne le dos et disparaît dans la foule, non sans avoir bousculé et
fait valser des types pourtant costauds sur son passage.
Je demeure tétanisée un moment, comme si je venais de recevoir un
uppercut. Bon sang, il n’a pas tort. C’est moi qui lui ai demandé
explicitement de poursuivre notre relation. C’est moi qui ai insisté pour
que ce soit davantage que du sexe entre nous. Tout en sachant que je me
trompais.
Et merde.
Je file à sa suite. Je dois à tout prix le retrouver. Déjà parce que j’ai
peur ici, et parce que je dois m’excuser. Je viens d’insulter son monde, et
tout ce qu’il est par la même occasion.
J’essaie de me faufiler contre les murs pour éviter la masse compacte
qui danse, ou plutôt qui sautille gaiement sur un son inaudible pour tout
être humain qui n’aurait pas pris une bonne dose d’ecstasy.
Malheureusement, le long de ce mur, je rencontre une orgie, filmée par un
individu louche qui est en train de se masturber. Me retrouver au milieu de
la vidéo est assez étrange. Le gars, main sur son pénis, téléphone au bout
du bras, me fait signe de dégager :
— Casse-toi grognasse ! T’es dans le champ !
J’obéis à toute vitesse. Je cours même.
Mais qu’est-ce que je fais là ?
Oh une tête familière. Je ne sais pas si ça me soulage en réalité.
— Je te connais toi, non ? lance Metal Oreilles, en reniflant
bruyamment.
À constater la poudre blanche qu’il a sous le nez, Metal Oreilles ne
consomme pas que du sucre. Il a l’air à l'ouest et encore moins rassurant
que la dernière fois où je l’ai vu.
— Je suis la copine d’Hunter. (Enfin, j’étais.)
Il me déshabille du regard, s’attarde un peu trop sur mes jambes.
— Ah ouais, la petite poupée aux chaussettes. Je voulais te dire… (Il
s’approche beaucoup trop, son haleine est chargée, je tente de me dépêtrer
de son bras sur mon épaule.) T’es hyper bandante, alors si t'as envie de me
sucer, me branler, ou quoi, t’hésites pas ma belle, surtout que j’ai un
piercing au bout de la bite.
Euh… je peux vomir ?
Si je n’avais pas été aussi crispée par son bras qui m’entoure toujours,
j’aurais sûrement déjà crié. Quitte à passer pour une hystérique.
— Eh eh eh, ricane-t-il en louchant sur mes seins.
Je bondis si fort loin de lui qu’il manque de perdre l’équilibre. Je ne me
retourne pas, je fonce à la recherche d’Hunter.
C’est une sacrée punition que de me laisser seule parmi tous ces gens
pas nets, qu’est-ce qui lui a pris ?! Je lui en veux à nouveau. Il demeure
introuvable. Il y a tellement de monde, tellement de pièces différentes,
tellement de fumée par endroits. Et puis il fait nuit maintenant, les
quelques lampes ne suffisent pas à tout éclairer.
Pour la première fois depuis longtemps, je me sens perdue, triste, seule,
j’ai envie de me rouler en boule quelque part et ne plus bouger. Je suis là,
immobile contre cette paroi en pierres, je regarde les gens s’agiter comme
si un autre mur, invisible celui-ci, mais tellement plus puissant, me
séparait de ce monde. Du monde d’Hunter. J’ai mal au cœur parce que je
sais que je ne peux plus ignorer cette barrière entre nous.
C’était pourtant une bonne journée, avant qu’Hunter ne la gâche.
Je sens les larmes rouler sur mes joues. J’ai honte de pleurer devant
tout le monde. Ça ne m’était pas arrivé depuis que Jeremy Parmentier
m’avait fait tomber dans la cour quand j’avais 6 ans et qu’il m’avait
traitée de « pas belle qui pue ». Mais là, c’est trop…
Un type défoncé vient se planter face à moi pour me regarder sangloter.
Je suis obligée de le pousser avec mon pied pour qu’il s’en aille. Et ça fait
redoubler mes larmes.
J’ai trop peur, j’ai trop mal. Je veux rentrer chez moi. Je me laisse
glisser contre le mur pour m’accroupir, j’enserre mes genoux entre mes
bras et cache mon visage à l’intérieur pour pleurer.
Je souhaitais seulement qu’il m'enlace, qu’il repousse cette fille, qu’il
me défende, qu’il agisse comme un vrai petit-ami ! Je ne devrais pas avoir
à lui souffler tout ça !
Deux ombres me recouvrent, m’obligeant à lever le crâne. Ils me
paraissent immenses, vus d’en bas. On dirait deux frères tant ils se
ressemblent, tous les deux métis, avec de petits yeux sournois et un sourire
sadique aux lèvres. Leurs muscles de bodybuildés rendent leurs têtes
minuscules en comparaison. Je les trouve assez repoussants, pour être
honnête.
— Ben alors ma jolie, tu pleures ?
— Viens, on va te consoler.
Je secoue la tête. Je ne suis vraiment pas d’humeur à réagir à leurs
bêtises.
— Laissez-moi tranquille !
— Ouuuh j’ai peur, s'amuse le premier.
— C’est qu’elle mordrait, la pute, ricane le second.
Quand ils me relèvent de force, je sens qu’on est passé à un autre stade.
Le stade où je dois m’alarmer. Je tente la fuite, mais ils me retiennent
chacun d’un côté. Avec le bruit, personne n’entendra mes cris. D’ailleurs,
même quand je m’agite, les gens me regardent sans réagir. C’est horrible
cette sensation d’être invisible…
— Pitié, laissez-moi, dis-je d’une toute petite voix.
Je ne parviens même pas à contrôler mes larmes et mes tremblements.
Moi qui pensais être forte et pouvoir gérer n’importe quelle situation. Je
me découvre victime. Une pauvre victime sans défense, paralysée par la
peur, incapable de hurler.
Ils rigolent, ils me traînent en direction de la plage en se vantant de ce
qu’ils vont me faire. Je n’entends pas tout. Je suis terrorisée. J’avance tel
un pantin, sans logique, mou et désarticulé. Seuls mes réflexes me font
parfois me débattre, mais dans ma tête, j’ai déjà abandonné. Une
victime…
— Lâchez-la. Maintenant.
La voix autoritaire d’Hunter derrière nous me paraît irréelle. J’ai les
pieds dans le sable humide, je regarde l’océan rugir dans la nuit, je me
demande si ce sont ces vagues ou la pluie qui inonde mes joues à ce point.
— Elle est à toi ? râle mon bourreau, en me lâchant de suite.
— Si je vous reprends ne serait-ce qu’à la regarder, je vous noie dans
cet océan.
— OK Hunt, désolé, on savait pas, s’excuse l’autre en gardant ses
distances.
Tout à coup, je suis seule dans ce sable, face à l’eau. Je n’ai même pas
osé me retourner, de peur qu’Hunter ne soit qu’un mirage, une création de
mon esprit imaginatif. Et puis mes yeux sont tellement embués de larmes
que je ne distingue plus grand-chose.
Je perçois sa main ferme et chaude sur mon épaule, il me contourne
pour se dresser entre l’océan et moi. Son visage me rassure aussitôt, j’ai
l’impression de retrouver mes esprits en même temps que mes battements
de cœur. Je me mets à respirer plus lentement, je me cherche dans ses
yeux, pendant qu’il passe sa main sur mes joues ravagées de pluie et de
larmes.
— Tout va bien, me répète-t-il à plusieurs reprises.
Son calme ramène peu à peu le mien à la surface. Je ne crains plus rien.
Hunter est là.
Je cherche un moment à comprendre pourquoi il ne m’étreint pas
comme je souhaiterais qu’il le fasse, puis je cesse de réfléchir et me jette
littéralement contre son torse pour m’y blottir. Je sens ses bras puissants
se refermer sur moi, sans réellement me serrer. Alors je peux clore les
paupières.
— Je te demande pardon de t’avoir dit toutes ces choses, sangloté-je.
J’étais triste que tu laisses Lola te toucher comme ça, et de ne pas trouver
la porte pour entrer dans ton monde… Je te demande pardon si je t’ai
blessé…
Son soupir est un souffle chaud et rassurant sur ma nuque. Il me
repousse délicatement pour m’obliger à le regarder en face. Je le sens
troublé par mes yeux rougis, et par les larmes qui continuent de slalomer
sur ma peau froide. J’ai l’impression qu’il n’ose pas les toucher.
— Ne pleure pas, dit-il sur un ton un peu sec.
J’aimerais bien, mais quand la fontaine est partie, difficile de l’arrêter !
Ses deux mains sont accrochées à mes épaules, bras tendus, il se mord
la lèvre inférieure, l’air ennuyé.
— Voilà exactement pourquoi il ne faut pas que tu sois avec moi. Je ne
le fais pas exprès, et regarde ce que je te fais.
— Tu m’as sauvée, rétorqué-je immédiatement pour le rassurer.
— Et qu’est-ce qui se serait passé si je ne t’avais pas trouvée à temps,
hein ?
Je baisse les yeux. L’angoisse qui m’a saisie pendant que ces types me
traînaient me revient telle une violente bourrasque.
— Ne pleure pas, répète-t-il, en crispant un peu plus mes épaules et en
regardant ailleurs.
Il ne supporte pas mes larmes, c’est évident. Et moi j’attends seulement
qu’il m’étreigne, qu’il retire ces vilaines traces de tristesse avec ses
doigts, qu’il me rassure à propos de l’avenir, de Lola, de tout. Nous
sommes là, face à face, débordant de sentiments puissants, et pourtant si
loin l’un de l’autre, comme si nos émotions se confrontaient sans jamais
parvenir à se toucher.
Il saisit ma main et m’annonce, sans oser me regarder :
— Je te ramène.
Nous n’échangerons pas un mot pendant tout le trajet jusqu’à sa moto.
Ni après, sur la route. Pas moins quand nous montons les marches de notre
appartement.
Devant ma chambre, j’ai quand même attendu qu’il fasse un pas vers
moi. Je l’ai supplié dans ma tête.
Serre-moi dans tes bras ! Console-moi ! Reste près de moi cette nuit !
Il m’a juste contemplée avec intensité, approchant ses doigts de mes
lèvres, comme attirés par une force surnaturelle. Il a semblé se raviser de
quelque chose que je ne saurais jamais. Il a suspendu son geste, a enfoncé
sa main dans sa poche. S’est éloigné d’un pas.
— Bonne nuit Aly.
— Bonne nuit Hunter.
Il est parti. J’ai entendu sa porte de chambre claquer.
Il m’a laissé là avec mes anges déprimés pendant qu’il verrouillait
l’accès aux démons que je croyais pouvoir apprivoiser.
Je ne lui en veux même pas de manquer de tact.
Hunter ne sait pas faire. Il n’a sûrement jamais appris à consoler
quelqu’un. Il est issu d’un milieu où on se fait sa place par la force et il ne
lui viendrait sans doute pas à l’idée que j’aie besoin d’être défendue
parfois, même par les mots. Je ne peux pas blâmer Hunter pour des actes
manqués dont il n’a pas conscience. Je ne peux pas lui en vouloir pour une
veste qu’il n’a pas mise sur mes épaules, ou pour une main sur sa cuisse
qu’il n’a pas imaginée blessante à mon égard. En revanche, je pourrais lui
apprendre, lui expliquer qu’on doit étreindre quelqu’un qui pleure, qu’on
doit protéger une personne isolée dont les autres se moquent…
Pourtant, je ne l’ai pas fait.
Je ne sais pas pourquoi.
Peut-être parce qu’il m’a prévenue qu’il ne souhaitait pas changer.
Peut-être parce qu’égoïstement, j’ai envie d’un compagnon qui saurait
m’aimer sans avoir besoin de lui souffler quoi faire pour me rendre
heureuse ?
Demain est un autre jour, Aly. C’est ce que dirait mon inépuisable
héroïne.
Chapitre 9
17 décembre

« Il e st d e s c œu rs te n d re s e t p a lp ita n ts, q u i d é c h iré s, sa ig n e n t lo n g te mp s,


lo n g te mp s. »

Ev a riste Bo u la y -Pa ty

L’oreille collée à la porte de la salle de bains, à surveiller les allées et


venues, je me fais pitié. Pas assez toutefois pour cesser ce petit jeu qui
dure quand même depuis une semaine. Chaque fois, le même rituel après
ma douche : j’écoute attentivement les bruits de couloir, puis j’entrebâille
la porte, glisse mon gros œil dans l’ouverture, scrute les environs, et si
Hunter n’est pas dans le coin, je fonce jusqu’à ma chambre.
Tu vires au pathétique, non ?
Pathétique, pitoyable, stupide, tellement de qualificatifs pourraient me
correspondre à ce niveau ! Pourtant, même si j’ai conscience qu’il me
faudra l’affronter un jour, je continue de l’éviter. Par chance, il n’est pas
souvent présent, et quand il l’est, je fais exprès de m’entourer d’un
maximum de colocataires. Je suis désespérée au point d’avoir accepté de
faire une partie d’échecs avec Kamran, hier soir, c’est vous dire ! (Échec
et mat en dix coups, il paraît que c’est la première fois qu’il voit ça.)
Je ne sais pas trop ce que je cherche à faire. Je crois que j’ai peur de
voir rejaillir des sentiments que j’ai tant de difficultés à étouffer. Alors je
porte des œillères, et j’attends que le problème s’évapore, comme si rien
ne s’était passé.
C’est nul, je suis au courant.
Vêtue d’un pull fin couleur fraise, rentré à l’intérieur d’une jupe
patineuse violette, dont la ceinture forme un large ruban de soie, et de
chaussettes rayées noires et prune, je m’apprête à poursuivre l’écriture de
mon roman, quand j’entends le bruit d’un matelas qui couine légèrement.
J’éteins ma radio. Ça vient d’une des chambres voisines. J’élimine
d'emblée Kamran, et me concentre sur celle de mon demi-frère. C’est
curieux, ce ne sont pas les mêmes gémissements que d’habitude. On dirait
des sons… féminins ? Choquée, je me rapproche de la porte qui nous
sépare. C’est impossible !
Le bruit de matelas se poursuit, quelques soupirs virils me parviennent,
suivis aussitôt d’un petit cri. C’est bien une femme, j’en suis certaine ! Et
ce n’est sûrement pas Hugo ! Une main sur la bouche, je m’écarte de la
porte, comme si j’avais découvert un cadavre. Le fait que Jared trompe
Hugo est déjà atroce en soit — qui voudrait tromper un type aussi génial et
aussi canon ?! — mais il y a pire : il le cocufie avec une fille ! Alors que
j’ai toujours été persuadée qu’il n’aimait que les garçons ! Je me sens
trahie encore plus qu’Hugo. C’est moi qu’il aurait dû choisir s’il voulait
une femme !
Votre moralité vous perdra, Aly.
Je ne supporte pas d’entendre ces ridicules cris de plaisir, j’enfonce
mes écouteurs dans mes oreilles, monte le son de Stressed Out[80], et tente
de faire abstraction de ce brusque revirement de sexualité pour écrire
quelque chose de valable.
Tu parles ! Comment se concentrer sachant que de l’autre côté de la
paroi, se trouve mon Jared, mon fantasme, la perfection incarnée, en train
de tromper son dieu vivant de mec avec une fille ?! J'ignore contre qui je
suis la plus furieuse : lui, ou moi, incapable de tourner la page avec Hunter
comme avec lui, avec qui il ne se passera jamais rien !
Pourquoi il faut toujours que je m’entiche d’hommes qui ne sont pas
faits pour moi ? Pourquoi c’est justement ceux-là parmi tous les autres
dont je tombe amoureuse ? Je ne pouvais pas avoir un coup de foudre pour
Dylan, mon premier petit-ami ? Nan, tout bien réfléchi, pas Dylan. Mais
pourquoi pas Jean-Matthieu ? Outre son prénom et sa passion pour les
documentaires animaliers, il était chouette ! Ou Luc ? (Oui je sais, je me
suis fait tous les Apôtres) J’aurais pu apprendre à apprécier les longs
préliminaires ! Mais non, évidemment, ce serait trop simple, je n’ai rien
éprouvé de fort pour ces garçons-là, mon cœur se met uniquement à battre
pour l’impossible.
Fichu cœur.
Prodigieusement énervée, j’abandonne mes écouteurs sur mon bureau
et quitte mon antre. Je vais passer ma frustration sur la nourriture.
La porte voisine s’ouvre avant que j’aie totalement refermé la mienne.
Je m’immobilise en voyant cette dinde embrasser Jared sur la joue. Alors
c’est pour ÇA qu’il a viré sa cuti ? Pour une fausse blonde peroxydée qui
n’a aucun goût en matière de chaussures ? Oh attendez, avant qu’on
m’accuse de manquer d’objectivité, je vous signale qu’elle porte des
ballerines grises de mamie !
— Au revoir, Jared, glousse-t-elle bêtement. (OK, là je ne suis pas
objective.)
Il lui adresse un signe discret, avant de replacer ses lunettes sur son nez
aquilin. Je lui réserve un chien de ma chienne à celui-ci ! Il va
m’entendre ! À propos de sa tromperie évidemment, je ne vais pas lui
reprocher de ne pas m’avoir choisi à la place de Dindonneau Première.
J’étais déjà en pleine préparation de mots cinglants, quand la poule
s’écrie :
— Au revoir, Hugo !
Comment ça « au revoir Hugo » ???
— À plus ma biche ! répond sa voix, de l’intérieur de la chambre.
Bon, là, il faut qu’on m’explique. Je regarde la blondasse (je ne suis
toujours pas objective) quitter notre appartement sur ses horribles
ballerines qui ont l’audace de couiner, telle une ultime provocation, puis je
me fige devant la porte de chambre de Jared. Tout à coup, je ne suis plus
très sûre que ce soit une bonne idée de quémander des informations qui ne
me regardent absolument pas. Je laisse tomber, pour le moment.
Le salon ressemble de plus en plus à la décharge municipale, avec un
petit côté Las Vegas pour les lumières ! Je ne sais pas depuis combien de
temps nous n’avons pas fait le ménage. Sûrement plus de deux mois à en
juger les moutons derrière les portes, radiateurs, et la poussière qui règne
en maître. Heureusement, le sapin et les milliers de décorations
clignotantes dissimulent la misère. Un bon point pour Kamran.
Je croise Charlie, complètement nu, un plateau entre les mains.
— Salut Aly ! Bien dormi ?
— Super et toi ?
— Tranquille, tranquille…
L’avantage du plateau de petit-déjeuner, c’est que ça cache son pénis. Je
lorgne sur les crêpes et la pâte à tartiner, l’air gourmand.
— Kamran et Hugo ont fait de la pâtisserie cette nuit, tout est sur le
bar, sers-toi.
Il s’éloigne en direction de sa chambre, ses magnifiques fesses chocolat
ondulant au rythme de sa démarche sereine. Difficile de ne pas regarder,
franchement.
Je fonce sur la nourriture. Il arrive très souvent que quelqu’un cuisine
en pleine nuit, l’alcool et l’herbe ont ce genre de pouvoirs magiques.
Je m’installe sur le canapé avec mon assiette, dégage un vieux morceau
de pain rassis de sous mes fesses, puis un tube de lubrifiant vide, avant de
dégainer mon téléphone portable. Les réseaux sociaux m’attendent. Et je
ne peux vraiment pas me permettre de me faire oublier étant donné l’état
de ma popularité. Pour l’instant, je suis l’auteure dont certaines ont
vaguement entendu parler. J’ai eu quelques retours positifs
supplémentaires, glanés ici et là, mais il faut les chercher. Pas de nouvelles
de Sexy Girl. Elle a récemment posté une chronique sur une romance
fantastique, donc elle n’est pas décédée. Chronique absolument
catastrophique d’ailleurs, je n’aimerais pas être l’auteur de ce truc. Elle
s’est lâché la Sexy Girl — peut-être qu’elle avait mangé des sushis pas
frais, comme nous autres deux jours plus tôt ? —, son argumentation a
beau être pertinente (pour les phrases dont j’ai réussi à saisir le sens), c’est
dur quand même.
Jusque-là, les gens n’ont rien dit de négatif sur mon livre (s’ils n’ont
pas aimé, ils ont au moins gardé le silence et je les en remercie). Ah si, il y
a bien eu cette fille qui a trouvé des incohérences dans mon roman, mais
comme elle se vantait de lire deux livres par jour, de parfaitement
connaître le maniement des armes, je la soupçonne d’être légèrement
mythomane !
Comment je réagirais en cas de chronique négative par exemple ?
Zen attitude et souffle du dragon recommandés.
Vous ne connaissez pas le souffle du dragon ??
Tu dis trop de conneries, Aly, on fait même plus attention.
On inspire profondément et on lâche un tas de flammes d'insultes, tout
d'un coup !
Technique à maîtriser avec prudence, attention. Et à ne surtout pas
pratiquer devant un public. Ça pourrait être mal pris.
Imaginons un commentaire potentiellement probable sur mon bouquin :
"L'auteur a employé beaucoup trop de gros mots à mon goût, ce n'était
pas nécessaire. J'ai trouvé le style enfantin, pas assez travaillé. Et toutes
ces notes de bas de page ridicules ! J'ajouterais que le sujet a déjà été
traité à maintes reprises, et que le personnage principal est détestable au
point que je n'ai pas souhaité poursuivre ma lecture. Première fois que ça
m'arrive en vingt ans, pardon à l'auteur ! " puis petites phrases polies pour
se rattraper, genre ce n'est que mon avis, le grain de papier du livre était
quand même agréable, blablabla, ça plaira à d'autres blablabla.
Voilà voilà ! Euh... qui veut cinq euros pour aller m'acheter une corde
??
Non sérieusement, ça peut arriver ! (ce genre de commentaires, pas de
se pendre hein !)

Mauvaise réaction : jouer les victimes, pleurnicher sur mon


sort, "personne ne m'aime, bouhouhou je vais tout laisser
tomber puisque c'est comme ça et vous serez tous bien
contents !" ou pire : m'excuser : " je sais que je ne suis pas
aussi douée que certains, mais c'est mon premier roman, je
vais m'améliorer, pardon !"
La bonne réaction ? Après le souffle du dragon, bien sûr, je
joue à fond sur le côté rebelle : « c'est un bouquin original et
non conventionnel qui ne plait pas à tout le monde et tant
mieux, j'assume tout, je n'écris pas de la prose, ce n'est pas un
livre pour les chochottes ! » Forcément, ça fait déjà plus
envie, non ?

On ne peut pas être apprécié de tous, et je n'ai peut-être pas non plus
pondu le chef-d'œuvre du siècle, donc le maître-mot sera : RELATIVISER.
Cela étant dit, une séance shopping avec mes copines m’attend. Je dois
à tout prix trouver une tenue correcte pour le mariage de la sœur de Také,
et aussi son cadeau de Noël par la même occasion. J’ai pensé à lui
confectionner une œuvre très laide en coquilles Saint-Jacques, mais en fin
de compte, je n’ai pas eu envie de me séparer des coquillages.
J’enfile mon manteau, mon écharpe, mon bonnet à oreilles de chat, mes
boots fourrées, et je descends les escaliers. Pas de chance, je croise une
voisine BCBG avec son fils tête à claques, qui ressemble à une publicité
pour le catéchisme.
— Ah Mademoiselle, il faut qu’on parle, m’interpelle-t-elle, alors que
je tentais de fuir au plus vite.
— Je n’ai pas le temps, Madame de Matussin.
— C’est Maturin, corrige-t-elle, mécontente.
Ah oui, c’est vrai, Hugo l’appelle comme ça à cause de son énorme
paire de seins.
— Votre ami basané a encore garé son scooter devant ma voiture !
Le seul à posséder un scooter ici c’est Kamran, mais comme il le prête
à tout le monde, difficile de savoir qui a joué les gêneurs. Et puis je m’en
fiche complètement.
— Vous lui direz vous-même.
Je lui décoche un sourire hypocrite, et m’enfuis pendant qu’elle
m’insulte à la bourgeoise (« petite sotte », « gourgandine »).
J’évite habilement le concierge — un bonhomme sinistre qui a toujours
quelque chose à nous reprocher lui aussi — en passant par le garage.
Mon Dieu qu’il fait froid. Un décembre à 1 ou 2 degrés, c’est rare à
Bordeaux. Je frotte mes mains l’une contre l’autre, tout en traversant ce
lieu rempli de voitures de luxe. La crise n’est pas la même pour tout le
monde, n’est-ce pas ?
— Tu vas chercher à me fuir encore longtemps ?
Cette voix.
Je me raidis à quelques mètres de la sortie.
J’entends les pas d’Hunter résonner derrière moi et je sais que je ne
peux plus faire semblant de l’ignorer. J’adopte mon air le plus naturel, et
me retourne comme si de rien n’était.
— Je ne cherche pas du tout à t’éviter, je… (pour le naturel on
repassera, je bafouille maintenant.) Voilà, je… c’est… (raté) Il fait sombre
ici et je suis myope, donc je ne t’avais pas vu.
C’est vrai pour cette fois, mais j’ai conscience que le fait de me
justifier rend mon excuse bidon.
Son casque à la main, il s’avance encore. Le prédateur approche,
impressionnant, séduisant, dominant. Tout ce qu’une femme normale
crève de posséder sans se l’avouer. Ses cheveux sont ébouriffés, j’ai
presque envie de le recoiffer.
— Je ne suis peut-être pas très intelligent et tout ça, mais je comprends
Aly.
Je me sens horrible tout à coup. Au lieu de lui expliquer, d’affronter,
j’ai fait comme à mon habitude : j’ai ignoré le souci, j’ai fui. Or, je ne
peux pas faire ça à Hunter, qui a toujours été honnête avec moi. Il ne m’a
rien promis, il m’a montré qui il était dès le début. Je lui dois au moins la
vérité.
— Je suis désolée, dis-je en baissant la tête. Je ne savais pas comment
me comporter avec toi, alors j’ai préféré t’éviter. C’est super nul de ma
part, et je n’en suis pas fière du tout.
La main tendre qu’il passe dans mes cheveux me surprend.
— Je t’ai dit que je comprenais.
Hunter est tellement persuadé qu’il ne me mérite pas, qu’il trouve
naturelle ma réaction. Cela me révolte qu’il croie n’avoir droit qu’à des
filles comme Lola et à une vie pourrie. J’aurais dû me battre au lieu
d’accepter ce qu’il m’a indument enfoncé dans le crâne. J’aurais dû lui
prouver qu’il avait tort.
Ses traits se tendent quand mes yeux se mettent à scintiller de larmes.
— Ne laisse pas des types comme moi te faire pleurer, Aly, tu mérites
quelqu’un de bien.
Je n’ai pas envie de quelqu’un de bien. Je le veux lui.
De colère, de désespoir, ma bouche s’abat sur la sienne. J'ai besoin de
fusionner avec lui encore une fois. Juste une fois. Mes doigts se perdent
dans sa chevelure pendant que les siens glissent rapidement sur ma jupe.
Bien que ma langue soit impliquée dans une joute sensuelle avec sa
consœur, je laisse échapper un soupir de satisfaction. J’aime qu’il ne
demande jamais la permission. Et j’aime plus encore quand il me traite
d’égale à égale et qu’il s'autorise la brutalité que je n’ai jamais osé
envisager. Les marques qu’il me laisse sont autant d’amour qu’il ne
m’exprimera jamais.
Nous nous écartons de quelques millimètres. Aucun de nous deux ne
détourne le regard de l’autre. Peut-être parce que nous savons tous les
deux que ce sera notre dernier baiser… ?
J’ai le cœur qui bat fort. Quand je caresse le sien à travers son tee-shirt,
je réalise que je ne suis pas la seule. Je ne veux pas déjà le quitter, pas
encore, je ne suis pas prête. Je sens les larmes revenir, mais avant même
qu’elles coulent, Hunter m’embrasse à nouveau, sa main pressée derrière
ma nuque. Je ferme les paupières. Je savoure le goût salé de sa salive, la
férocité de sa langue et la douceur de ses lèvres. Il me rend dingue. Tout
chez lui me galvanise.
J’ai l’impression que l’air s’est chargé en électricité, c’en est presque
suffocant. Au moment où ses doigts s’aventurent sous ma jupe, le bruit
d’un moteur me provoque un sursaut. Hunter nous fait reculer contre le
mur du garage. Nous nous retrouvons entre une ancienne Mustang et une
Mini flambant neuve, moi plaquée contre la paroi. Notre voisin, monsieur
Célestin, claque la portière de sa voiture tout en discutant bruyamment
avec son épouse, Ernestine, une vieille peau aussi acariâtre que lui.
— Non, mais regarde comment cette moto est garée ! Ces gamins sont
des plaies ! D’ailleurs, la prochaine fois qu’ils glisseront un magazine
pornographique sous notre porte, ils auront affaire à moi ! fulmine
monsieur Célestin, en déchargeant ses courses.
Je me fiche que les voisins soient dans le coin. Je me jette
maladroitement sur Hunter, qui recule sous l’étonnement et la puissance
de mes baisers, et bute contre la voiture.
— C’était quoi ça encore ? Tu crois qu’ils vont nous emmerder jusque
dans le garage maintenant, ces bougnoules ? s’agace Ernestine.
Les voisins disparaissent heureusement assez vite. J’ai l’impression de
pouvoir davantage me laisser aller. Hunter, lui, n’a rien modifié. Ce n’est
pas quelqu’un qui fait des concessions. Il m’a coincée contre le mur du
fond et il se régale de mes lèvres comme je me repais des siennes. J’ai
envie de plus. Je sais que je ne devrais pas, mais je veux plus. Et puis j’ai
appris avec Hunter que le sexe n’est jamais aussi exaltant que lorsqu’il
transgresse des interdits. Pas besoin de trip BDSM dans la chambre rouge
de Mister Grey pour apprécier la douleur d’une bonne claque sur les fesses
ou un acte un peu brutal.
Bien sûr, j’ai parfois rêvé de rapports plus tendres entre nous, faits de
baisers, de doux effleurements, mais Hunter n’est pas comme ça, c’est le
deal avec lui. Je pouvais partir à tout moment. En revanche, si j’acceptais
le sauvage en lui, il se donnait à moi sans rechigner. Et il n’aura jamais
rechigné à me combler de plaisir.
Je ne tiens plus. Je plaque ses hanches contre mon ventre.
Il ne m’embrasse pas, mais ses yeux le font. Je suis si troublée que je
crains de voir rejaillir les larmes. Je note une pointe de doute dans ses
pupilles tout à coup. Je sens qu’il s’écarte. Je ne lui connais pas du tout
cette expression qu’il arbore : un mélange de confusion et de déception. À
ses traits tendus et sa mâchoire crispée, on dirait qu’il se fait violence pour
ne pas céder à des pulsions. Il ne cherche pas à fuir mon regard non plus.
— C’est mieux comme ça, dit-il.
Je comprends ce qu’il veut dire. Ce serait encore plus difficile de se
séparer si on couchait une nouvelle fois ensemble. Je baisse les yeux. Il y a
cette petite voix triste en moi qui n’admet pas d’être loin de lui.
Je n’aurais pas droit à une main sur ma joue. Pas de baiser, pas
d'étreinte, mais des mots, sincères, plus puissants que tous les câlins du
monde :
— Si tu as besoin de moi pour péter la gueule de quelqu’un, ou même
juste pour t’amuser parce que tu te sens seule, n’hésite jamais à m’appeler.
Tu n’as pas à me fuir, Aly, je ne te collerais jamais.
Mes yeux s’embuent de larmes trop puissantes pour être réprimées. Je
m’agrippe à ses bras comme si je devais m’empêcher de me noyer.
— Merci Hunter… pour tout.
— Les gens spéciaux comme toi sont rares et je leur garde toujours une
place.
Les larmes coulent abondamment sur mon sourire empli de tendresse.
Je ne cherche même pas à les essuyer. Je veux qu’il les voie. Je veux qu’il
sache combien lui aussi est spécial à mon cœur et combien c’est
douloureux de le laisser partir.
La petite voix me hurle de le retenir.
Une autre me confirme que c’est la bonne décision que d’écouter
Hunter. Que d’écouter la raison.
Tout ce que je sais, là, tout de suite, c’est que j’ai mal.
— Maintenant, fais ce que tu as à faire, petite blonde. On se verra à
l’appart.
Ça sonne comme un adieu. Et pourtant nous nous recroiserons tous les
jours, comme si rien ne s’était passé entre nous. Je trouve cette situation
plus cruelle encore que si nous avions été séparés par des milliers de
kilomètres.
Reste près de moi, Hunter. Je peux te réparer. Ma lumière est assez
puissante pour deux.
Il se baisse pour ramasser son casque, puis il prend la direction du
bâtiment.
Je devrais le retenir, comme dans les films. Je devrais le supplier de
nous donner une chance.
Je demeure sur ce parking, les bras ballants, les yeux larmoyants, je
l'observe disparaître sans un regard pour moi. Peut-être que s’il s’était
retourné, j’aurais couru me jeter dans ses bras. Mais Hunter est toujours le
même homme qui ne sait pas consoler et qui ne souhaite pas être
responsable de ma peine.
Je dois l’accepter parce qu’il s’est montré assez clair : il n’en veut pas
de ma lumière, il préfère ses ténèbres.

***

J’ai passé la première partie de l’après-midi à m’apitoyer sur mon sort,


à écouter en boucle l’album de Fuck Off (difficile de l’avouer, mais je suis
fan), à noyer mon chagrin dans un énorme hamburger et une crème glacée,
puis dans des achats de mangas. Pendant la seconde partie, mon côté
Bisounours a repris le dessus, je me suis persuadée avoir opté pour la
bonne décision avec Hunter. Cette relation était vouée à l’échec, n’est-ce
pas ? Je n’étais pas encore complètement amoureuse de lui, n’est-ce pas ?
Il ne comptait rien changer à sa vie pour moi, n’est-ce pas ?
Peut-être qu’il ne savait pas comment faire, Aly, tu aurais pu lui
expliquer et…
Chut chut chut, petite voix d’un personnage imaginaire que j’ai créé
dans ma tête et que je peux très bien tuer quand je veux si elle continue !
Bref, j’ai adopté la décision la plus sensée.
J’ai acheté une très belle robe, mais j’ai fait l’impasse sur le cadeau de
Také, trop prise de tête pour un jour comme celui-ci. Ça attendra. J’ai
ensuite passé trois heures à jouer à Just Dance à la salle d’arcade avec
Cosette et Charlette, qui me sont toujours utiles en matière de bons
conseils (« Hunter allait finir en taule, c’est pas plus mal » ; « tu devrais
sortir avec Igor, il est raide dingue de toi ») Point info : Igor est une
grande asperge, si timide que dès qu’il ose me parler — sa phrase la plus
longue a été : « bonjour, ça… », il n’a jamais pu aller plus loin — ses
oreilles tournent au rouge vif. Et je ne veux pas savoir non plus pourquoi il
cache ses parties avec ses mains. Point info numéro 2 : si j’avais confié à
Cosette et Charlette que je désirais garder Hunter dans ma vie, voici ce
qu’elles auraient dit : « Hunter est génial, ne le laisse pas filer, t’as
raison » ; « tu as fait le bon choix. Imagine, sinon j’aurais dû te proposer
de sortir avec Igor ! »
Voilà voilà. Mes copines sont de vraies amies, toujours d’accord avec
moi, quoiqu’il arrive.
Si j’espère un avis objectif, c’est plutôt vers Jared qu’il faudra me
tourner. Or, je n’ai aucune envie de lui parler de ma relation avec Hunter.
Et encore moins maintenant qu’il a dévoilé son intérêt pour la gent
féminine qui n’est pas moi.
J’aurais volontiers poursuivi la nuit en compagnie de mes folles, mais
néanmoins merveilleuses amies, malheureusement j’ai besoin de payer
mes factures, j’ai rejoint le Jardin d’Eden, qui s’apprête à fêter Noël, à sa
manière.

Une fois mes chaussures et mon attirail antifroid ôtés, je suis accueillie
par la douce ambiance tamisée du lieu, ainsi que par la voix enivrante de
Ryah :
— Bouge-toi le fion avant que les clients arrivent !
Sa poésie la perdra.
Je suis impressionnée par ce qu’elle a fait de cet endroit. Un sapin
gigantesque comme on en voit dans les films américains, orné de sucres
d’orge et d’une étoile qui scintille de mille feux, trône dans l’entrée, près
du distributeur à préservatifs. Des guirlandes aux leds rouges et dorées
clignotent en pluie tout autour de la salle. Il y a même une crèche. Si si.
Dans un bar-bordel. Ça ne saute pas aux yeux, mais Ryah est très
pratiquante.
Le concept de Noël du Jardin d’Eden revu par notre patronne est
assez… déconcertant.
Elle a fait installer des vitrines tout autour de la salle, dans lesquelles
sont présentés les « biens » à acquérir pour une nuit de folie. D’un côté :
les femmes, avec la geek (qui porte des chaussettes quasi identiques aux
miennes, d’ailleurs), l’intello, ses lunettes et sa tenue sage, la cheerleader
ultra sexy, l’infirmière, la prof sévère, la secrétaire, et j’en passe. De
l’autre côté, il y a aussi du choix dans la vitrine : le mécano recouvert de
cambouis, le sportif torse nu avec son ballon, le pilote en uniforme, le
militaire, le bad boy tatoué, le hipster barbu, le milliardaire et son beau
costume, etc. Ils sont tous mis aux enchères pour une nuit entière avec
eux.
Joyeux Noël !
Il y a déjà foule devant la porte. Incroyable comme cet évènement a du
succès.
Je me réfugie derrière le bar, après avoir remonté une caisse de
champagne millésimé de la cave. Ryah a prévu ce qu’il y a de meilleur
pour ses clients : foie gras, toasts de saumon, grands crus, verrines…
— Impressionnant, hein ? s’exclame Jared.
Je sursaute et envoie le bouchon de champagne droit sur le distributeur
de préservatifs ! Je n’avais pas vu Jared arriver derrière moi. Hugo, qui
traîne dans le coin, lève les bras en criant :
— Waaaah, quel tir !!
Heureusement, Ryah ne s’est aperçue de rien. Je pivote en direction de
Jared, occupé à étaler du caviar sur des tranches de pain.
— Tu crois que les enchères vont monter haut ? lui demandé-je, pour
faire la conversation.
Il hausse les épaules en se léchant le pouce.
Ne fais pas ça, flûteuuuuh, Jared.
— Sûrement. Ryah ne dépenserait pas autant dans le cas contraire.
Je n’ai rien écouté, trop occupée à observer ce pouce dans sa bouche.
— Aly ?
Je secoue la tête. Encore un peu et je devais essuyer la bave sur mon
menton !
— Oui ?
— Ça n’a pas l’air d’aller ?
Jared a un œil de lynx. Déjà quand j’étais au lycée, il devinait rien
qu’en me regardant si j’avais eu une mauvaise note.
— Je suis un peu fatiguée, c’est tout.
Je souris de toutes mes dents pour lui prouver qu’il a tort, mais je sais
qu’il n’est pas dupe. Il fait gentiment mine d’y croire. Je meurs d’envie de
lui parler de cette dinde qui est sortie de sa chambre ce matin, mais
j'ignore comment lancer le sujet sans passer pour une fouineuse et une
jalouse.
— Arrête de glander Aly ! gueule Ryah, de si loin que je ne sais même
pas où elle se trouve (je suis sûre qu’elle a installé des caméras un peu
partout).
Je me remets donc à servir des coupes de champagne pendant qu’Hugo
est accoudé au bar et nous raconte comment il a galéré pour faire enfiler à
Sean son costume de pilote. Lui n’en fout pas une, mais bizarrement, Ryah
ne le rappelle pas à l’ordre. Quand je disais qu’il était le chouchou !
Plus tard, c’est le coup d’envoi. Les clients débarquent dans le calme. Il
ne s’agit que d’habitués, ils connaissent les règles : ils se déchaussent et se
déshabillent dans les vestiaires, puis ils sont guidés par Ryah vers le bar
pour trinquer, avant d’être invités à faire du lèche-vitrine.
Les gens se dispersent dans la salle. Ils sont une bonne cinquantaine,
tous sur leur trente-et-un, tous appréciant le spectacle de ces individus en
représentation derrière des vitres en verre. Le pianiste joue des airs de
Noël tantôt mélancoliques tantôt guillerets. Plusieurs personnes se sont
installées pour le regarder. On croirait presque une soirée de réveillon
banale chez les bourgeois.
Puisque Jared fait le service, et que nous n’avons plus personne au bar,
je me penche vers Hugo pour lui poser la question qui me taraude :
— C’était qui la fille ce matin avec vous ?
Hugo siffle une flûte en cachette.
— Gina ?
— Qu’est-ce que j’en sais ?! Il y en a beaucoup d’autres ??
Oublié le visage ingénu, Hugo affiche désormais un sourire
énigmatique.
— Tu croyais qu’on était juste gays ?
Je tombe des nues en effet. Ça doit se voir parce qu’Hugo ajoute :
— Jared et moi on est bi. On intègre parfois des femmes à notre
merveilleux duo.
Pourquoi personne ne me l’a jamais dit ???? J’avais mes chances avec
Jared et je ne le savais même pas !
— Je n’étais pas au courant, dis-je, en surjouant le naturel.
Il se penche à son tour pour me donner un coup d’épaule affectif.
— Tu devrais essayer de mater quand on est avec une fille, ça te plairait
sûrement.
Euuuuuh… pardon ?
Qu’a-t-il insinué exactement ?
J’ose à peine me confronter à son regard rusé au possible et préfère
jouer la carte de l’incompréhension :
— Quoi ?
— Ça ne me dérange pas du tout que tu observes, Aly, ne te méprends
pas. J’ai trouvé ça dommage que tu fermes la porte au meilleur moment.
Mes yeux ne pourraient pas s’écarquiller davantage, je crois. Je suis
horrifiée. Honteuse. Humiliée. Je ne sais pas si je suis rouge, ou livide,
mais j’ai l’impression de m’enfoncer dans la moquette.
— Je… je… non, c’est… j’ai rien vu de spécial…
Sa bouche s’incurve en un sourire audacieux. Il passe son bras autour
de mon épaule, en chuchotant :
— J’ai trouvé ça grave excitant. Je te proposerais bien de te joindre à
nous, mais je sais que ce n’est pas possible, alors on va se contenter de
mater toi et moi.
Je déglutis avec difficulté en fixant droit devant moi. D’ailleurs,
l’homme que je suis en train de dévisager sans le vouloir va penser que je
suis intéressée.
Mon Dieu… je suis tétanisée. Et troublée. J’ai les yeux rivés sur les
muscles de son bras libre, lesquels roulent dans une gracieuse mécanique
chaque fois qu’il lève le verre à sa bouche. Et il sent tellement bon… S’il
reste collé à moi comme ça, il sera difficile de m’ôter le souvenir de Jared
et lui, ce fameux soir.
Ouf, il s’écarte enfin. Pour déposer un bref baiser sur ma bouche.
Ensuite il m’abandonne comme si de rien n’était.
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!!!!!!!
C’était quoi ça ??? Qu’on éteigne le feu ! Qu’on éteigne le feu !!
J’effleure mes lèvres en tremblotant. Je suis limite en état de choc alors
je pose ce couteau à beurre, avec lequel je serais fichue de me crever un
oeil, et me concentre sur ma respiration. Mon beau-père dit que ça fait
retomber la pression. En revanche, il n’a pas précisé que son fils était
bisexuel et que son mec m’avait vu en train de les mater pendant qu’ils se
faisaient des gâteries !!
Pourquoi Hugo a-t-il sous-entendu que ce ne serait pas possible que
j’intègre leur couple, si lui n’est pas contre ? Sûrement à cause de ce lien
demi-frère/demi-sœur… Quelle idée ont eu nos parents de se
marier aussi ! Et pourquoi je m’inquiète d’entrer ou pas dans leur duo
alors que je viens d’être chopée en tant que voyeuse professionnelle ?!
Réveille-toi Aly !
Faites que Jared ne le sache pas.
Je jette un coup d’œil à ce couple détonant : Hugo, le sportif populaire
et souriant, Jared, l’intello réservé mystérieux, ils sont aussi différents
qu’ils vont bien ensemble. Quelle femme ne fantasmerait pas sur ces
deux-là, franchement ?
Tu essaies de te rassurer, sale perverse.
Mon téléphone n’arrête pas de vibrer, ce n’est vraiment pas le moment.
Je lorgne dessus. C’est encore mon père. Il commence à m’inquiéter alors
j’écoute son message sur le répondeur.
« Ma chérie, je suis devant l’endroit où tu travailles, mais un gros
malabar… Si Monsieur, vous êtes un gros malabar ! … m’empêche
d’entrer. Fais vite mon amour. »
Je soupire. Il fallait qu’il se pointe ici aujourd’hui évidemment.
Je préviens Jared que je prends ma pause, attrape manteau et
chaussures, et sors du magasin.
Mon père est là, à moitié frigorifié dans sa veste de costume en toile
légère, il a le doigt pointé vers le videur et continue de le menacer de mots
invraisemblables. Il doit bien faire la moitié de Jo, notre agent de sécurité,
pas du tout impressionné forcément.
J’emmène mon père à part, en râlant :
— Papa, je suis en train de bosser là !
Mon géniteur est assez petit, et pas bien gros, mais il a un visage
magnifique et très peu marqué par les rides. Ma mère dit que c’est parce
qu’il ne fout rien de sa vie, mais ça, c’est une autre histoire.
— Ma chérie, mon amour, j’avais tellement besoin de te serrer dans
mes bras !
Oui, mon père est très tactile aussi. Et collant.
Je le laisse me câliner quelques instants, puis je m’écarte gentiment.
— Il faut que j’y aille, Papa. Ma patronne va râler.
Il jette un coup d’œil à mes chaussettes, à la devanture, à Jo, puis il
demande, sceptique :
— C’est quel genre de boulot que tu fais, déjà ?
— Je suis serveuse.
— Avec cette tenue ?
— Je suis derrière un bar, Papa.
Sa moue laisse entendre qu’il m’imagine toute nue tournant autour
d’une barre de pole dance.
— Comment va ta mère ?
Nous y voilà ! Il faut toujours qu’il me pose cette question. Soit il
espère secrètement la reconquérir, soit il rêve de la voir écrasée par une
météorite.
— Merveilleusement bien, elle est très occupée avec son club, les
préparatifs de Noël, tout ça.
— Et son… mari ?
Dieu que c’est puéril de marquer un temps avant de prononcer ce mot !
— Nathan va bien aussi. Navrée de t’apprendre qu’il n’est pas encore
mort.
— Je posais seulement la question par courtoisie, voyons !
— Mmh mmh… bon, je dois y aller.
Je me dirige vers la boutique, mais il m’attrape le bras. Le videur est
prêt à charger alors je lui fais signe que tout est sous contrôle.
— Mon amour, tu sais que ça ne va pas fort avec ma dernière chérie…
C’est reparti pour le bureau des pleurs ! Mon père est un homme gentil,
trop gentil, qui se fait dépouiller matériellement ou émotionnellement par
toutes les femmes qu’il croise. Et ensuite, c’est moi qui ramasse les
morceaux.
— Tu me l’as dit l'autre jour, Papa, et je t’ai conseillé de la larguer.
— Elle m’a déjà quitté… avant Noël en plus !
Le voilà qui s’effondre en larmes dans mes bras. C’est bien ma veine. Il
me ferait sûrement plus de peine s’il ne pleurait pas chaque fois que je le
vois. Je tapote son dos, lui offre un kleenex, puis je lui sors des banalités
rassurantes que j’aurais aimé entendre d’Hunter tout à l’heure.
— Heureusement que tu es là, ma belle étoile des montagnes.
Ne demandez pas d’où viennent tous ces petits noms, je n’en sais rien.
— Je dois aller travailler, Papa. Et avant que tu me poses la question,
non, je ne peux pas t’inviter au repas de Noël chez Nathan et Maman.
Il essaie tous les ans, je le connais. Et là, il va me jouer la victime au
comble du désespoir.
— Ne t’inquiète pas, ma chouquette des îles, je resterais seul pour
pleurer de toute façon, c’est mieux comme ça…
Comme tous les ans, j’appellerai donc son frère pour qu’il l’embarque
de force chez lui, fêter Noël.
— Bonne nuit Papa.
Je l’embrasse sur la joue, lui adresse un sourire de réconfort, et
retourne à l’intérieur.
Flûte, les enchères ont commencé.
Je me précipite derrière le bar, avec Hugo et Jared.
— C’était ton père ? me demande Jared.
— Il s’est encore fait jeter, soupiré-je.
— Triste période pour les cocus.
Nous échangeons un regard complice et un sourire chaleureux. Jared
sait de quoi il parle, sa mère enchaîne les mecs plus vite que les rouleaux
de PQ.
Hallucinant : l’infirmière Kelly vient d’être adjugée à l’un de nos
habitués pour 3500 euros ! C’est au tour du mécano, qui prend place sur
l’estrade, pendant que Ryah joue les commissaires-priseurs avec un
indéniable talent.

Quand tout le monde a trouvé chaussure à son pied (car personne ne


reste seul bien entendu), et que Ryah a récupéré la montagne de billets
qu’elle vient de se faire en une soirée, tous les couples sont invités à
rejoindre leur chambre personnelle, au sous-sol. Nous y avons
précédemment porté un plateau rempli de bonnes choses et d’une bouteille
de champagne.
La salle est désormais vide. À nous rangements et nettoyage.
Je n’arrête pas de réfléchir au fait que j’aurais dû retenir Hunter. Et puis
il y a Jared et Hugo qui me trottent dans la tête. Je ne sais pas quoi penser
de l’attitude d’Hugo à mon égard non plus… J’ai l’impression d’avoir mal
interprété ses paroles tout à l’heure et d’avoir manqué un élément
important…
Je sens une présence derrière moi. De cette hauteur, cela ne peut être
que Jared.
— Tu vas enfin me dire ce qui te tracasse ?
Je soupire. Il aura droit à une demi-vérité. J’ai trop besoin d’en parler à
quelqu’un.
Je m’appuie à mon balai et lui demande :
— Tu aurais un truc à boire avant ?
Hugo glisse jusqu’à moi avec un cocktail. Il a des oreilles partout celui-
ci ! Je ne peux m’empêcher de sourire en le remerciant. Le voilà reparti,
en remuant le bassin sur un air vieillot diffusé à la radio.
— Je suis sortie avec Hunter pendant quelque temps.
— J’étais au courant, oui.
— Comment ça tu étais au courant ?!
— Les murs sont fins, Aly.
Je me racle la gorge et passe vite à autre chose, gênée qu’il ait pu
entendre nos parties de jambes en l’air :
— On a décidé d’arrêter de se voir d’un commun accord. Nos mondes
sont opposés, et Hunter a beaucoup de démons qu’il n’est pas prêt à
chasser.
Jared semble réfléchir.
— Tu penses que vous avez eu tort de rompre ?
— Un peu. Je ne sais pas trop en fait.
— Il faut faire beaucoup de concessions quand on est avec quelqu’un à
qui on tient. Si l’un ou l’autre n’est pas prêt à en faire, alors c’est
compliqué.
Je hoche la tête, pensive.
— Je crois que nous n’étions prêts ni l’un ni l’autre.
Jared me rapproche de lui, pose son crâne contre le mien, et nous
restons là sans rien dire pendant de longues minutes.
Voilà ce que je voulais qu’Hunter fasse. Exactement ça. Avec des mots
en plus, ça aurait été la perfection.
Jared a le don pour me réconforter. J’ai retrouvé le sourire en moins de
deux. Quand Hugo se met à tripoter la radio pour diffuser ce titre que
j’adore, « she looks so perfect[81] », je ne résiste pas à l’envie d’aller
danser avec lui. J’oublie tout. Je saute avec lui, j’utilise mon balai en guise
de micro, je chante fort sans m’inquiéter de savoir si c’est faux ou non, et
je ris, je ris avec Hugo, à en perdre l’équilibre.
Jared nous observe en souriant. Dans ses yeux, il y a la même tendresse
que lorsque des parents admirent leurs enfants dans leur innocence. Et je
ne me lasserai jamais de contempler cette image de moi dans son regard.
Je me sens vivante, je me sens belle, je me sens libre dans ses yeux.
Si seulement tu pouvais m’aimer comme tu aimes Hugo, j’arrêterais de
chercher la perle rare…
Hugo et moi n’en avons pas fini avec le délire. Nous enchaînons les
chansons, les danses débiles, les verres de soda, les poses selfies, et les
éclats de rire. Parfois, une sonnette nous interrompt. L’un de nous se
précipite jusqu’à la chambre en question et apporte au client ce qu’il
désire : préservatifs, verres d’alcool, nourriture, fouet, jouets bizarres, tout
est possible. Puis nous revenons à notre poste et à notre danse.
Hugo est infatigable ! Et tellement sexy quand il porte ce simple tee-
shirt blanc à travers lequel je peux voir les dessins de ses abdominaux en
transparence. Nous sommes si proches l’un de l’autre par moments, que je
me demande si Jared pourrait être jaloux. Il ne semble pas, non. Il effleure
de ses doigts délicats le clavier du magnifique piano qui trône près de la
piste de danse. Jared peut tout faire… même jouer un air de Chopin.
Hugo décide de me faire valser. Et il est doué le bougre !
— Comment tu sais danser ça ? lui demandé-je en virevoltant.
— J’accompagne régulièrement ma grand-mère dans les thés dansants,
je fais valser toutes les petites vieilles, elles adorent ça !
J’éclate de rire en imaginant la scène. En effet, elles doivent prendre
leur pied toutes ces dames, dans les bras d’un tel dieu vivant.
Ma jupe patineuse tourne si fort que je suis certaine qu’on doit
apercevoir ma culotte. Cela ne me préoccupe pas tant que ça. Après tout,
Jared n’est pas intéressé, et Hugo ne peut pas la voir d’ici.
À force de tourbillonner, je perds l’équilibre, on dirait mon oncle Hervé
à chaque fin de mariage. Heureusement, Hugo supporte tout mon poids et
m’empêche de m’étaler sur le sol. J’ai la tête qui tourne, je resserre mes
bras autour de mon partenaire de valse, nos visages se touchent presque,
j’ai dû mal calculer les distances. Bien que Jared nous voie, Hugo ne
semble pas gêné le moins du monde par cette proximité, plutôt réservée
aux couples. Au contraire, il approche son nez du mien jusqu’à l’effleurer,
me gratifiant du baiser-esquimau le plus sexy de l’univers, avant de
dériver en direction de mon oreille et d’y chuchoter :
— Dommage que tu sois déjà à quelqu’un d’autre, Aly.
— À quelqu’un d’autre… ? répété-je, en déglutissant.
Il se baisse brusquement. Je sens son bras puissant passer sous mes
genoux, tandis que son autre bras entoure mon dos. Il me soulève alors
comme si j’étais faite de papier et je laisse échapper un cri étouffé, puis un
rire.
— Qu’est-ce que tu fais ? le grondé-je en plaisantant.
— Je vous ramène en lieu sûr, Princesse !
Hugo a adopté la voix traînante et snob des majordomes dans les vieux
films et je me tords de rire. Jared tapote le banc du piano, pour qu’Hugo
m’installe à ses côtés. Une fois assise près de mon demi-frère, j’époussette
gracieusement ma jupe, en me tenant bien droite.
— Vous pouvez disposer, Edgar.
Hugo se lance dans une révérence ridicule, avant de repartir danser tout
seul. Ce garçon n’a donc aucune limite physique comme nous autres,
humains ? Je pourrais le regarder s’amuser pendant des heures tant il
déborde d’une joie innocente et sincère que même moi, le Bisounours, je
ne parviens pas à atteindre. Son aura est magnétique, comme son regard
émeraude, capable de nous transpercer. Personne ne ressemble à Hugo.
Personne n’est aussi libre qu’il l’est. Et chaque minute passée avec lui est
une leçon de vie.
Je m’esclaffe en le voyant faire danser le balai et me penche vers Jared,
dont les doigts ont cessé de caresser les touches du piano.
— Est-ce qu’il y a des moments où Hugo n’est pas heureux,
franchement ?
Jared se tourne et observe son petit-ami en silence. Nous sommes tous
les deux captivés par son aura lumineuse.
— Il y en a, oui, m’avoue Jared, presque tristement.
Je perds mon sourire et me rappelle avec amertume qu’un accident a
volé la jambe d’Hugo quand il était encore jeune. Souvent, j’oublie qu’il
est handicapé. Je ne me sens pas coupable, parce que c’est comme ça
qu’Hugo souhaite qu’on le considère, mais ce soir, j’ai quelques remords.
— Il est tellement moins handicapé que nous tous réunis que j’oublie,
murmuré-je.
— Ça m’arrive aussi. Hugo sait faire oublier ce qu’il ne veut pas voir
lui-même.
— Il t’en parle parfois… de son accident ?
— On se dit tout lui et moi, vraiment tout.
J’ai du mal à imaginer Jared se confier à quelqu’un. Il paraît tellement
secret… Je ressens une pointe de jalousie de réaliser qu’il parle plus
volontiers à Hugo qu’à moi.
— C’est bien qu’il puisse en discuter à quelqu’un, approuvé-je. C’est
sûrement pour cette raison qu’il arrive à être si épanoui.
— Hugo est plus complexe que tout le monde l’imagine. Il est malin, il
ne vous montrera pas les failles. Tu sais ce qu’on dit sur les clowns ?
— Qu’ils sont très effrayants ?
Jared pouffe de rire.
— J’aurais dû deviner que tu répondrais ça, mais non. Je ne voulais pas
parler des clowns made by Stephen King, mais des clowns tristes.
Pensive, je fixe à nouveau Hugo. Je le regarde avec d’autres yeux tout à
coup. Le sourire, l’envie de liberté, le besoin de s’agiter dans tous les
sens… c’est une sorte de leurre. Vivre plus fort, plus vite, plus
intensément que n’importe qui pour contrer le destin qui lui a fait mal et
qui l’a amputé d’une part de lui-même. C’est sa manière à lui de ne pas
s’effondrer. De tout prendre avant qu’on lui prenne encore.
Maintenant je la vois, l’infime touche de désespoir dans ses yeux et j’ai
le cœur qui saigne de n’avoir jamais su la remarquer, alors qu’elle était là,
devant moi, depuis tout ce temps. Il m’a trompée comme les autres avec
ses beaux sourires et ses gestes trop vifs.
Jared me saisit doucement la main.
— Il n’a pas besoin qu’on le plaigne, Aly, ce serait ce qui pourrait lui
arriver de pire.
J’opine de la tête, comprenant parfaitement où Jared veut en venir. Il
faut continuer à regarder le masque heureux pour que celui-ci ne se fende
jamais.
Pendant que Jared joue à nouveau quelques notes mélancoliques de
piano, je repense à ce qu’Hugo m’a dit tout à l’heure… « Dommage que tu
sois déjà à quelqu’un » … Évoquait-il Hunter ? Il n’est certainement pas
encore au courant de notre rupture… Sinon, de qui parlerait-il ? De Jared ?
Pourrait-il avoir saisi mon attirance pour mon demi-frère ?
Hugo me pousse soudain d’un coup de fesses afin de prendre place sur
le banc. Je suis obligée de me serrer contre Jared et lui. C’est… troublant.
Ne rougis pas. Ne rougis pas. Ne rougis pas.
Il s’incline vers le piano pour saisir la nuque de Jared et l’embrasser
passionnément. J’ai heureusement écarté mon visage vers l’arrière. Mais
je suis au premier plan pour le baiser. Un baiser pas vraiment chaste si on
considère leurs langues qui s’entremêlent dans une sorte de plaisir rageux.
Je ne sais plus où me mettre. Je pense sérieusement à m’en aller
discrètement, mais ils s’écartent l’un de l’autre. Hugo s’essuie la lèvre
avec la langue, puis il me sourit avec effronterie.
— Tu veux essayer, Aly ?
Je suis sûrement rouge pivoine à cet instant. Je m’attendais à tout, sauf
à cette question.
— Qu… Quoi ?
— Tu veux m’embrasser ? demande naturellement Hugo.
Je jette un regard paniqué vers Jared pour connaître son avis. Il n’a pas
l’air fâché ni choqué. Sérieusement ??? Ils ont trop bu ou quoi ? Je choisis
la plaisanterie et le sarcasme :
— Je ne vais pas t’embrasser alors que ton mec est juste à côté de moi !
Mais Hugo ne rit pas du tout cette fois. Je ne l’ai jamais vu aussi
perfide et ça m’embarrasse encore davantage. Jared avait raison : Hugo
n’est pas ce qu’il semble être, et derrière ce masque, il y a quelqu’un que
je ne connais pas du tout.
— Demandons à Jared s’il est d’accord, décrète-t-il.
Je me tourne vers mon demi-frère, confiante. Je m’écrie, avec une
désinvolture qui sonne faux :
— Allons-y ! Jared, Hugo a-t-il le droit de m’embrasser ?
Je surprends un échange de regards entendus entre eux qui me paralyse.
À cet instant, je sais qu’il va répondre oui, et je n’ai aucune idée de
pourquoi.
— Bien sûr.
Mon assurance a disparu dès que Jared a prononcé ces mots. Je le
dévisage avec incompréhension, j’attends qu’il dévoile la blague, mais il
n’y a rien à extirper d’un tel regard. Son visage est dénué d’expression. Je
ne peux même pas dire s’il est en colère ou s’il est satisfait.
Alors je me tourne vers Hugo, à la recherche d’une réponse. Ah ça, lui
est expressif pour le coup ! Il a l’air tout à fait ravi, il se mouille déjà les
lèvres en se penchant vers moi. Je recule bêtement et me retrouve coincée,
le dos contre le torse de Jared, dont les jambes sont disposées de chaque
côté du banc, comme Hugo. Je me sens prise au piège. Pourtant, c’est
Jared, la personne en qui j’ai le plus confiance après ma mère ! Je sais que
je n’ai rien à craindre, que j’ai le choix, mais je suis paumée, je ne
comprends pas du tout ce qui se passe entre nous trois.
— Je répète donc maintenant que nous avons l’aval de Jared : tu veux
m’embrasser, Aly ?
Bien sûr que je veux l’embrasser ! Quelle fille ne voudrait pas
l’embrasser ?! Je viens de perdre un mec dont je me sentais proche et qui
ne souhaitait pas se battre pour moi, je piétine dans cette carrière
d’auteure, j’ai un père pleurnicheur dont il faut s’occuper, un boulot dans
un café chelou, un demi-frère comme fantasme, forcément que j’ai envie
d’embrasser un homme comme Hugo, maintenant ! Allo, je suis
désespérée, j’écris des romans avec des personnages qui ont une vie plus
intéressante que la mienne !
Je n’ose pas dire oui, mais je ne dis pas non. On verra bien.
Il y a chez Hugo un pouvoir d’attraction que je ne soupçonnais pas
avant de me trouver sous son emprise. Quand il s’approche de vous, il ne
vous hypnotise pas seulement, il vous écrase de son charisme pour que
vous n’ayez plus de libre arbitre. Je me sens comme une poupée de
chiffon, trop molle pour réagir.
— Je prends ça pour un oui.
Sa voix est à l’image de son expression faciale : elle semble s’être
assombrie. Et moi je ne suis plus qu’une toute petite chose fragile qui
attend sa délivrance.
Quand il m’embrasse, c’est avec une certaine douceur. Il a un goût
agréable de fruits et d’alcool. Le baiser paraît presque trop court. Il me
sourit, les yeux brillants, puis son regard dévie derrière moi. Je sais que
Jared et lui se parlent en ce moment même, sans ouvrir la bouche.
Au moment où je tente de décrypter quelque chose en me tournant vers
Jared, Hugo saisit mon visage entre ses deux mains pour m’embrasser à
nouveau. Prise de court, j’ai dû paraître un peu gauche et pas très douée.
En outre, de la salive coule le long de mon menton… l’horreur. Hugo se
redresse, me contemple un instant.
La. Honte.
Le coin de sa bouche s’étire en un rictus joueur. Il se met alors à lécher
le filet de salive de mon menton jusqu’à ma lèvre inférieure, qu’il mord
délicatement. Son sourire fait bondir mon palpitant comme jamais.
Oh non. Je suis excitée.
Lui aussi manifestement.
Tout à coup, le torse de Jared se presse davantage contre mon dos. Je
peux sentir son cœur battre.
Le mien s’est quasi arrêté. Je ne respire presque plus.
Jared et moi sommes désormais joue contre joue, Hugo glisse sa langue
dans la bouche de son petit-ami, leurs lèvres touchent presque les miennes,
je suis figée. C’est à mon tour d’être embrassée. Jared n’a pas reculé. Il
regarde la scène comme j’ai été spectatrice la sienne. C’est un baiser
indirect entre nous et j’en suis tout émoustillée…
Au moment où Hugo s’apprête à toucher mes cuisses, Jared saisit ses
mains.
Je mets du temps à comprendre que cette scène bizarre entre nous trois
vient de s’achever… Je regarde d’abord Hugo, qui, après un soupir,
retrouve le sourire joyeux que je lui connais tant, puis Jared, qui est déjà
debout, l’air désolé, sans plus.
— On a carrément trop bu, Aly, excuse-nous.
Pourquoi j’ai l’impression qu’il ment ? Ils n’ont pas tant bu que ça et je
sais parfaitement, grâce à toutes nos petites fêtes à Benetton, qu’ils
tiennent tous les deux très bien l’alcool, surtout Jared. Hugo s’étire
comme un enfant en bâillant :
— Je t’ai pris pour mon doudou, ne m’en veux pas.
Il illustre sa soudaine indifférence en m’ébouriffant les cheveux
comme si j’étais une gamine. La sonnette retentit. Il se lève en s’écriant :
— C’est mon tour ! De quoi peut bien avoir besoin la chambre 22 ? Je
parie pour un bon vibromasseur tiens !
Il disparaît dans les escaliers, gai comme un pinson. Une minute plus
tôt, il m’embrassait avec une érection du tonnerre ! Jared n’a pas l’air plus
troublé.
Euh… je n’ai pas inventé ce qui vient de se produire, bon sang !!
Je me lève à mon tour et rejoins Jared au bar. J’ai envie de l’assommer
de questions, de le forcer à avouer ce qu’il s’est vraiment passé entre nous
trois. Néanmoins, rien ne parvient à passer le stade de la pensée. Si ce
n’était qu’un jeu qu’ils regrettent déjà tous les deux, ou si ce n’était
qu’une expérience rapide pour booster leur libido, j’aurais l’air bien bête
d’insister. Je ne peux pas non plus risquer de dévoiler mes cartes.
Alors je me la boucle. Et je fais comme eux.
Il ne s’est rien passé.
C’était pour rire.
Je n’ai rien ressenti.
Chapitre 10
19 décembre

« En fa isa n t sc in tille r n o tre lu m iè re , n o u s o ffro n s a u x a u tre s la p o ssib ilité


d ’e n fa ire a u ta n t. »

Ne lso n Ma n d e la

J’aimerais assez m’assoupir, laisser mes paupières papillonner jusqu’à


leur fermeture complète… Le réveil à 5 heures du matin pique un peu.
Assise sur la banquette arrière d’une petite C3, entre le panier d’un chat
qui passe son temps à miauler au désespoir et ma valise rose bonbon, je
suis brinqueballée au gré des anfractuosités des routes de campagne. Je
pourrais quand même dormir malgré les virages, les ralentissements, les
trous dans la chaussée (je ne suis pas certaine que cet itinéraire existe sur
les cartes routières) si ce mec n’était pas aussi bavard. Je ne parle pas du
conducteur, un trentenaire hippie aux cheveux longs et gras, qui porte une
chemise hawaïenne en plein mois de décembre et qui ne fume sûrement
pas que du tabac, non, je parle de son voisin, un autre covoitureur qui n’a
pas cessé de bavasser depuis qu’on est montés dans le véhicule du hippie.
J’envie Také, de l’autre côté de la cage du chat, qui semble réussir à
dormir. Il vaut sûrement mieux connaissant l’humeur de la bête. Mais zut,
ce chat a une voix chelou quand même, on croirait un dernier adieu,
plaintif, rauque. Je n’arrête pas de vérifier s’il ne va pas mourir.
— … c’est pour ça que je ne retourne pas souvent à Vesoul, conclut
Covoitureur Relou.
Je n’ai pas tout écouté de son histoire, mais en résumé : il va chez son
meilleur pote en Haute-Saône pour un enterrement de vie de garçon qu’il
organise, et il est très occupé par la boîte qu’il a montée à Toulouse.
Comme il s’adresse principalement à moi, en se tordant régulièrement le
cou, j’acquiesce en souriant poliment. (Putain de politesse !)
Nous avons déjà parcouru plusieurs centaines de kilomètres, je constate
aux panneaux que nous ne sommes plus qu’à 80 km de notre destination :
Vichy, où se déroule le mariage de la sœur de Také. Voilà qui est
réconfortant.
— C’est ton mec ? me demande Relou, en désignant Také de la tête.
J’ai bien envie de répondre par l’affirmative pour qu’il me fiche la
paix. Après tout, c’est le rôle que je suis censée jouer aujourd’hui. Je
vérifie que mon voisin soit toujours endormi, et je confirme :
— Oui.
— Oh ?
Pourquoi il a l’air déçu ? Il a dit qu’il avait une petite-amie ! Les
hommes sont des porcs.
— Jamais je l’aurais cru, poursuit-il, amusé. Ne te vexe pas, mais vous
n’allez pas ensemble.
Je me demande si sa réflexion est raciste ou non, et si c’est le cas,
comment je suis censée réagir.
Un miaulement sinistre me permet de changer de sujet :
— Ton chat va bien ?
Le conducteur, que nous baptiserons Jésus tant la ressemblance est
frappante (sans le joint), m’assure avec un peu trop d’enthousiasme :
— Carrément bien.
Il s’est trop attardé dans le rétroviseur, j’ai cru qu’on allait partir dans
le fossé ! Note pour plus tard : ne plus jamais lui poser de questions.
— Vous êtes ensemble depuis longtemps ? continue Relou, pas prêt à
lâcher le morceau.
Ce sont mes jambes qu’il est en train de mater ? Oui, on dirait. Je les
dirige vers la portière pour les dissimuler, et invente :
— Houla, un bail !
— Ma meuf et moi on est en couple depuis six mois, mais bon, elle
commence à parler mariage et tout, ça devient un peu lourd, tu
comprends ? Je suis encore jeune, je veux profiter de la life, de mes potes,
il y a plein de choses à faire avant d’avoir la bague au doigt.
Il s'exprime comme tous ces bobos qui se croient moins ringards que
nous. S’il n’était pas aussi soulant, je ne le trouverais pas trop mal
physiquement, avec ses cheveux en arrière, son costume et ses yeux gris.
Ce type pue le macho et l’infidèle à des kilomètres.
Mwaaaaaaaaaaaaa
Cri du désespoir de ce pauvre animal à mes côtés. Je suis un peu
d’accord avec lui.
— Tu fais quoi dans la vie, Beauté ?
Je ne peux pas m’empêcher de penser à Hunter. Le journaliste qui m’a
appelée comme ça sur un message a dû amèrement le regretter.
— Je suis écrivain. J’essaie.
— Nan ? Tu sais que moi aussi j’écris…
Et c’est parti. Pourquoi les gens font ça ? On leur dit qu’on est auteur,
et immédiatement ils te balancent qu’eux aussi ont griffonné quand ils
avaient 8/20/50 ans, des poèmes/romans pas finis/autobiographies !
Comme s’ils voulaient diminuer mon talent en prouvant que tout le monde
peut le faire. C’est ultra vexant.
À tous ceux qui ne le sauraient pas, lorsque quelqu’un vous dit qu’il
écrit des livres, demandez-lui quel est son genre de prédilection, s’il est
publié, où il puise son imagination, tant de questions que personne ne pose
jamais !
— … c’était des petits textes comme ça pour m’amuser, mais mes
profs trouvaient que j’avais grave du talent…
J’en ai rien à foutre. J’en ai rien à foutre. J’en ai rien à foutre.
Et si Jésus n’arrête pas de nous passer Bob Marley, je sens que je vais
exploser.
Mwaaaaaaaaaaaaaaaa
Bien dit, le chat !
— Oh Machin, enlève-moi cette musique de merde !
Aaaah ! La bête est réveillée, attention les yeux !
— Pas de soucis, mon frère, répond Jésus, en allumant la radio.
Také pousse avec agacement la cage vers moi et se redresse, les
cheveux en bataille, l’air passablement énervé. Il doit regretter comme
moi de ne pas avoir de permis de conduire ni de voiture. Après avoir caché
son regard ensommeillé derrière ses lunettes noires, et replié son genou
pour appuyer son pied sur la banquette, sans gêne, il se concentre sur son
téléphone.
J’avais bon espoir que Relou ferme la bouche, mais je suis trop
optimiste.
— J’adore ce son ! Y’a pas à dire Dadju, c’est trop de la bonne cam’ !
S’il commence à partir sur le sujet de la musique, ça va mal finir.
Boucle-la, Relou !
J’aperçois le regard mauvais de Také se lever au-dessus de ses lunettes
pour fixer celui qui a osé proférer de telles bêtises.
— J’ai des super sons sur ma clé USB, je vous fais écouter. Vous
connaissez Jul ?
Také s’est redressé en moins d’une seconde chrono.
— Si cette grosse daube vient polluer mes oreilles, je te fourre ta putain
de clé dans le cul jusqu’à ce que tu me la chantes en si bémol de la
sixième octave !
Jésus et moi affichons une expression ahurie similaire. Bon, pas sûr que
ce soit provoqué par la même chose, il fume quand même beaucoup, Jésus
! Relou ne l’a pas vu venir celle-là, il ne sait pas quoi dire. Pour sa
défense, personne ne s’attend jamais à ce qu’on lui parle de cette manière.
Také s’est réavachi sur la banquette, il fait défiler Instagram sur son
téléphone. Relou range la clé dans sa poche, en marmonnant :
— Pas la peine de t’exciter, mon pote, suffisait de dire non merci.
— J’suis pas ton pote, blaireau, rétorque Také, sans même lever les
yeux.
Voyant la tension monter, Jésus s’écrie :
— Cool les mecs, on est tous des frères !
— Putain de Bob Marley de mes deux, arrête de lâcher ce volant et
regarde devant toi, makeinu[82].
Il n’a pas tout à fait tort à ce propos.
Mwaaaaaaouuuuuuuu
Také et moi avons le même réflexe de loucher vers le chat, puis de nous
regarder. Je ne peux m’empêcher de pouffer de rire en voyant la tête
sceptique de mon voisin. Il détourne les yeux en râlant :
— Ferme-la, Baka.
— Oh comment tu causes à ta meuf toi ?! intervient Relou en jouant les
mecs virils. Eh faut les traiter avec respect, d’accord ?!
Je cesse de rire et me lamente d’avance. Quel abruti ce Relou ! En plus,
il a dévoilé mon mensonge.
— D’où tu me parles, connard ?! Tourne cette tête de cul vers la route
et reviens quand t’auras acheté des couilles.
Mwaaaaaaaaaaaaaaaaa
— Oh ta gueule toi aussi ! s’énerve Také.
Incroyable, le chat s’est tu. Pas Relou, en revanche :
— C’est quoi ton problème, bouffon ?! Tu crois que je vais me laisser
insulter, mais tu me connais pas, mec, tu sais pas de quoi je suis capable !
Regard totalement méprisant de Také.
— Qu’est-ce que t’attends, petite bite, montre-moi.
Relou vient de détacher sa ceinture, il bondit au-dessus du pommeau de
vitesse, pendant que Jésus pousse un cri de détresse pas du tout masculin
et que le chat miaule en écho. La scène serait presque drôle si la voiture
n’avait pas slalomé d’une manière inquiétante. L’un des coups de volant
de Jésus finit par envoyer Relou contre sa propre portière. Et il s’est bien
cogné la tête au passage. Avec un peu de chance, il va dormir…
— Frère, ça va ? demande Jésus, tout désolé.
Relou est sonné. Il baragouine, penaud :
— Ouais… ouais…
Loin d’avoir pitié, Také ricane, le nez sur son portable :
— Quelle tâche…
Il est dur, mais avouons-le (au moins à moi-même) : c'est un
soulagement. Relou ne dira plus un mot jusqu’à notre arrivée à Vichy.
Je remercie Jésus en me promettant de ne jamais remonter avec lui,
récupère ma valise que Také ne s’est pas donné la peine de sortir avec la
sienne, et nous nous dirigeons à l’intérieur d’un joli quartier résidentiel.
Heureusement que mon bagage est à roulettes, parce qu’il pèse son poids.
Také se tient devant, il porte son sac Lacoste, la main nonchalamment
appuyée contre son épaule. Il a l’air d’une petite star avec ses Ray-Ban, sa
belle tenue de marque façon streetwear et ses Converses. On dirait une
anomalie dans cette rue tranquille, peuplée de jolies maisons modestes, au
milieu des cris d’enfants et des aboiements de chiens.
Maintenant que j’y pense, je dois aussi avoir l’air de venir d’une autre
planète avec mes chaussettes rayées noires et rouges, mon short sombre,
ma cape couleur carmin et mon bonnet oreilles de chat. Un gamin à vélo
n’arrête pas de me fixer, son père aussi d’ailleurs.
— Bonjour Takeomi, ça fait longtemps, dit l’homme.
Plus mal élevé que Také, il n’y a pas. Il n’a même pas adressé un signe.
Gênée, je salue à sa place et me hâte de le rejoindre avant qu’il me perde
dans ces rues qui se ressemblent toutes.
Notre périple s’arrête dans une voie sans issue, à la toute dernière
maison. Il s’agit d’une demeure moderne, relativement vaste, j’aperçois
un jardin de taille honorable et des portiques d’enfants. Manifestement,
Také a grandi comme moi, dans un univers confortable, ni très riche ni très
pauvre.
Devant le portail, décoré de ballons blancs et roses, Také m’arrête.
— Pas de putains de gaffes, OK ?
La journée va être très longue… Je hoche la tête en soupirant.
— Ça va le faire, détends-toi un peu, dis-je pour le rassurer.
— Je t’emmerde.
Très très longue journée…
On ne sonne pas, on entre directement. Je m’attendais à trouver une
foule de voitures et d’invités au niveau de l’avancée qui fait office de
garage, mais il n’y a qu’une Nissan. Le chemin jusqu’à la maison, située
légèrement en hauteur, est décoré de pétales, de ballons, et de symboles
dont je ne comprends pas forcément le sens. La pelouse est tondue de près,
les haies sont taillées, les arbres savamment disposés, on sent l’ordre, le
calcul, la discipline… rien à voir avec la personnalité de Také, qui a
tendance à partir dans tous les sens.
La porte de la maison s’ouvre sur une petite dame toute mince dont le
sourire illumine toute la rue.
— Tadaima Takeomi-kun[83].
Sa voix, fluette, semble presque s’excuser d’exister. Même si leurs
yeux bridés sont leur seul point commun physique, je devine aisément
qu’il s’agit de la mère de Také quand elle embrasse son fils sur la joue
avec une tendresse infinie, quoique légèrement distante. Je note qu’il lui
rend son baiser malgré son air toujours maussade. Première fois que je
vois Také faire un geste gentil et gratuit. Waouh !
La mère de Také, qui doit faire ma taille, pivote vers moi et se penche
avec respect. Le fameux salut japonais. Par chance, je suis fan de mangas
et de cette culture, je suis capable de répondre de la même façon.
— Takeomi-kun, tu ne me présentes pas ton amie ? demande-t-elle.
— Elle sait parler, aboie Také.
Je lève les yeux au ciel. Bonjour le mufle ! Heureusement que je ne suis
pas vraiment sa petite-amie, sinon je lui aurais mis la tête au carré ! Sa
mère paraît tellement gênée par son attitude envers moi que je préfère
prendre les devants :
— Je suis enchantée, madame Kirishima, je m’appelle Aly.
Je note le soulagement dans ses jolis yeux chaleureux que je ne sois pas
aussi insupportable que son fils. Elle se penche à nouveau pour me le
signifier. Je ne sais pas trop si je dois l’imiter.
— Moi de même, Aly.
Comment une femme si adorable, avec son chignon strict, sa robe
droite sans plis, a-t-elle pu enfanter un tel monstre ? Il va falloir
m’expliquer.
— Bon, on rentre, putain ?! Je vais pas rester là à me geler les couilles
pendant trois plombes !
— Takeomi-kun, marmonne sa mère, en jetant un regard contrit vers
moi.
Il s’en balance pas mal, il entre. Je l’imite en affichant un sourire
compréhensif et en tirant ma valise à l’intérieur.
Cette maison est juste incroyable. C’est limite si elle n’étincelle pas
comme dans les dessins animés ! On pourrait envisager de manger sur le
sol carrelé de noir et blanc tant il est impeccable, et je n’exagère pas.
Évidemment, aucun grain de poussière ne traîne. Chaque pièce possède
une couleur spécifique, en adéquation avec les meubles résolument
modernes et une touche japonaise qui apporte un charme particulier. Je
suis pressée d’observer Také sur les photos de famille encadrées un peu
partout (clichés pour la plupart très protocolaires) dans le but sadique de
me moquer, mais quelle déception en voyant qu’il a toujours été si
mignon. Même ado, il m’aurait fait craquer. Je remarque qu’il a deux
sœurs et un frère aînés. Le petit dernier… ceci explique peut-être qu’on lui
ait tout passé.
Také n’attend ni sa mère ni moi, il grimpe les escaliers menant à
l’étage. J’hésite à faire pareil, et me retrouve un peu bête face à madame
Kirishima.
— T’attends quoi pour monter, Baka ?!
Bien qu’elle ait dissimulé son sourire derrière ses mains, je vois aux
rides gracieuses de ses yeux qui s’étirent qu’elle éprouve une sorte
d’euphorie. Comme si Také venait d’avouer publiquement son amour pour
moi. La pauvre devait vraiment être désespérée de ne pas réussir à caser
son fils, je ne vois que ça… Je lui souris gentiment, puis je me hâte de
monter.
Essoufflée, je tire presque la langue quand Také m’accueille en haut des
marches.
— Qu’est-ce que tu foutais ? s’agace-t-il.
— Ce serait pas mal que tu sois un peu galant et que tu portes mes
affaires, non ? rétorqué-je, en soufflant peu élégamment sur les cheveux
qui retombent sur mes yeux.
C’est un rictus d’amusement que je lis sur son visage ?
— Ramène ton cul, conclut-il.
L’étage comprend cinq chambres, toutes ouvertes, toutes décorées avec
goût et bien rangées. On se croirait dans un catalogue d’ameublement.
Celle de Také est située tout au bout. Elle ressemble à toutes les autres à la
différence qu’elle compte de nombreux détails rock’n roll : une guitare
folk, un poster d’un groupe japonais que je ne connais pas, des milliers de
CD, des jeux vidéo à l’ancienne et des mangas. Mes yeux brillent en les
voyant. DES MANGAS !!!!!!
— Laisse tomber, y’a pas de yaoi[84], lance-t-il en ricanant.
Je ne devrais pas l’encourager dans son arrogance, mais c’est plus fort
que moi, j’éclate de rire.
— Dommage !
Je pose ma valise pendant que Také est au téléphone :
— Ouais Aniki, on est arrivés, fais pas chier.
Je souris toute seule. Jared était inquiet… il veut toujours prendre soin
de ceux qu’il aime. Je sais qu’il tient à moi, mais je sais aussi combien il
aime Také comme un frère.
— Ta gueule, je te rapporterais pas tes pastilles à la con ! (Il raccroche.)
Vichy de merde…
Il me fait signe de venir, comme si j’étais un chien. Je ne bouge pas du
coup, je continue de loucher sur ses mangas.
— Takeomi-kun, tu es arrivé ?
Un homme est planté à la porte, face à un Také sur la défensive. Ils ont
le même visage juvénile, la même forme d’yeux, même stature plutôt
sèche, même taille moyenne, et pourtant tout semble les différencier, qu’il
s’agisse de leur coiffure aux antipodes (l’homme a les cheveux très courts,
sans fantaisie), de leur façon de s’habiller (il est en costume noir, très
sobre) ou de leur attitude : l’un est droit comme un i, austère, calme,
l’autre est hostile, avachi contre le mur.
— Ben nan Ducon, j’suis un putain de fantôme ça se voit pas ?!
— Toujours aussi drôle Také, soupire l’homme, sans desserrer les dents.
Comme il me fixe, je m’avance pour me présenter en tendant la main :
— Bonjour, je suis Aly, la… petite-amie.
J’ai eu du mal à le sortir, mais ça y est.
Il paraît réellement étonné et me dévisage longuement en serrant ma
main. Pour le coup, il a vraiment l’air d’avoir croisé un fantôme !
— Ainsi donc Haha[85] ne se trompait pas. Takeomi a fini par trouver
quelqu’un qui accepte de le supporter… Je vous tire mon chapeau, Aly. Je
suis son grand frère, au fait : Masaki[86].
— Je suis ravie de te rencontrer.
Il semble tiquer sur le tutoiement. Oups. J’oubliais que les Japonais
étaient très à cheval sur l’ordre hiérarchique familial. Tant pis.
Une trentenaire, plus typée encore que les deux hommes avec ses yeux
très étirés, son nez en trompette, et une peau diaphane, se positionne près
de Masaki. Elle porte une petite fille de 4 ou 5 ans dans les bras qui lui
ressemble trait pour trait.
— Aly, voici ma femme, Shizuka[87] et notre fille, Minako.
— Oh comme dans Sailor Moon ! m’écrié-je, toute fière. (Grand
silence. Tout le monde me regarde avec gêne. Je décide de préciser,
histoire de m’enfoncer un peu plus dans ma solitude.) Minako, c’est Sailor
Vénus dans le manga.
Nouveau silence. Même la petite me toise comme si j’étais débile. Ou
raciste au point d’imaginer que toute leur culture se résume aux mangas.
Pourquoi je ne ferme pas ma gueule plus souvent, déjà ? Seul Také sourit.
Pas un de ses rictus moqueurs, non, un sourire sincère qui me désarçonne
parce qu’il m’est adressé.
— Laisse tomber, Masaki et sa famille de coincés du cul connaissent
que dalle aux mangas.
Je suis choquée, mais pas autant que Shizuka, qui ne parvient pas à
refermer la bouche.
— Ça veut dire quoi coincé du cul ? demande Minako à ses parents, le
plus sérieusement du monde.
— Takeomi ! gronde son frère. Décidément, tu ne changes pas et c’est
bien dommage. (Il passe une main dans le dos de son épouse.) Venez, on
va aller se préparer pour le mariage.
Pendant qu’ils s’éloignent vers leur chambre, on entend résonner la
voix de la petite :
— Mais c’est quoi coincé du cul ?
Je pivote en direction de Také, qui est en train d’allumer une cigarette,
toujours appuyé contre le mur.
— T’exagères ! Ils vont me détester alors que je ne les connais même
pas !
— Masaki te détestait déjà à la seconde où tu t’es présentée.
— Comment ça ? (Je réfléchis.) À cause du tutoiement, c’est ça ?
— Nan, Baka. Tes fringues.
Je suis son regard jusqu’à mes vêtements colorés.
— Quoi, mes fringues ?
— T’es un genre de pute pour Masaki.
— Quoi ?!! N’importe quoi !
— Il s’est choisi la meuf la plus ennuyeuse de la Terre, la Jap typique
qui ferme sa gueule et qui obéit au doigt et à l’œil de son mari. (Il souffle
sa fumée vers le couloir.) Ils doivent baiser une fois par an en
missionnaire, avec un drap entre eux. Lui il doit s’astiquer comme un
malade dans son bureau tous les jours en rêvant à des meufs comme toi.
— Eurk.
Je n’ai aucune envie d’imaginer cette scène. Také se marre tout seul. Et
même si son rire est grinçant, je le trouve communicatif.
— C’est interdit de fumer à l’intérieur, Takeomi. Qu’est-ce qui ne va
pas chez toi ?
Masaki vient de confisquer la cigarette directement de la bouche de son
frère. Také ne cherche pas à la récupérer, il le laisse partir avant d’en
rallumer une, l’air parfaitement serein.
La voix de la maîtresse de maison résonne d’en bas :
— Takeomi-kun, Masaki-kun, le repas est servi !
— C’est pas trop tôt, j’ai la dalle putain, s’écrie Také.
Qu’il est charmant… J’espère ne jamais avoir un fils comme lui.

***

Le déjeuner s’est déroulé dans un silence quasi religieux après que Také
ait expressément prié son frère, je cite : d’aller se faire mettre et de niquer
un bon coup au lieu de l'emmerder. Fin de citation.
Pourtant, madame Kirishima s’est donné du mal pour préparer toutes
ces délicieuses choses. C’était un déjeuner typiquement japonais comme
j’en rêvais, autour d’une table basse, nous tous installés sur des futons à
même le sol, avec des plats savoureux, faits de mille couleurs et de mille
textures. Pendant un instant, j’ai eu l’impression de me trouver au Japon.
L’instant d’après, Také apprenait à sa nièce à adresser un doigt d’honneur à
son père et tous les trois quittaient la table.
Plus tard, quand madame Kirishima eut terminé de s’éventer avec une
serviette en papier, au bord de l’asphyxie, j’ai fait connaissance avec le
père de Také, tout juste rentré de son travail à ce que j’ai compris (les
Kirishima s’expriment en japonais la plupart du temps). C’est un bel
homme aux cheveux courts grisonnants, au regard perçant et à la peau
moins pâle que son épouse. Je ne sais pas si c’est son côté rigide, ses
sourcils constamment froncés comme s’il s’attendait toujours au pire, ou
le sérieux de son costume-cravate, mais il inspire aussitôt le respect.
Intimidée, j’ai d’abord tendu la main, avant de me rappeler qu’il fallait
que je salue à la japonaise, alors je me suis penchée au moment où il
tendait lui aussi la main vers moi. En bref, je lui ai baisé la main. D’une
manière plus que brusque. Que Také pouffe de rire derrière nous n’a rien
arrangé à mon sentiment de honte. J’ai d’ailleurs remercié le Ciel qu’il ne
s’agisse pas réellement de ma belle-famille, parce que la première
impression était vraiment ratée.
Après un long moment de gêne entre son père et moi (il se comportait
comme si je lui avais roulé de force une pelle bien dégoulinante), il s’est
adressé à Také, en japonais. J’avais le pressentiment qu’il parlait de moi,
mais je peux me tromper étant donné que mon niveau dans cette langue se
résume à quelques mots propres aux animés. Je n’avais jamais entendu
Také discuter aussi longtemps dans sa langue natale. Il a fait deux
phrases !
Pourquoi faut-il que je trouve cette langue sexy ?
Vous êtes un cas désespéré, Aly.
Bon, les deux phrases en question avaient l’air peu sympathiques, mais
son père n’est pas non plus un joyeux drille. Madame Kirishima s’est
interposée entre leurs deux regards hostiles par un murmure suppliant. Son
mari s’est rangé de son côté puis il s’est éclairci la voix pour s’adresser à
moi :
— Nous sommes ravis de vous accueillir dans notre humble demeure.
Vous êtes ici chez vous, Aly.
J’ai remercié vingt fois, je me suis inclinée autant que j’ai pu,
impressionnée par tant de politesse et d’autorité dans un même faciès.
Také m’a ensuite attrapé par le poignet pour me faire monter à l’étage et
m’a gentiment demandé d’aller me préparer (« va t’habiller, grouille-
toi »).
Také a la chance d’avoir une salle de bains personnelle, j’ai pu prendre
mon temps pour une douche, avant d’enfiler ma tenue pour le mariage,
puis de me maquiller légèrement. Du mascara, un trait noir sous l’œil, un
soupçon de gloss fruité. Je décide de laisser mes longueurs asymétriques
blondes onduler dans mon dos et me contente d’une barrette à plume
violette sur le côté gauche.
Je porte une robe bustier couleur lavande, un ruban de soie clair marque
ma taille étroite et laisse le tissu fluide s’évaser jusqu’à mi-cuisses.
Évidemment, mes chaussettes sont assorties : blanches, simples, avec pour
seule fantaisie un lacet de la même couleur que la robe, qui resserre la
base au-dessus de mes genoux. Parce que nous sommes en décembre, j’ai
opté pour un gilet en laine que je n’attache pas.
Quand je sors de la salle de bains, Také est de dos, les coudes appuyés à
sa fenêtre ouverte, dans un nuage de fumée. Bon sang, il est magnifique. Il
porte un costume noir parfaitement ajusté, une fine cravate bleue qu’il a
desserrée au maximum sur une chemise blanche dont il a ouvert plusieurs
boutons. Cet air de mauvais garçon nonchalant, le regard perdu vers le
lointain, me laisse rêveuse.
— Comment tu me trouves ? demandé-je, en écartant les bras.
Il se retourne, sa cigarette à la main. Je m’attends à une vacherie sur les
chaussettes ou sur ma barrette, comme il aime si bien le faire, mais plus
les secondes passent, et plus je me rends compte qu’il n’a toujours pas
ouvert la bouche. Pourtant, il a bien pris son temps pour me détailler.
— C’est trop court ? m’inquiété-je.
— Juste assez pour faire bander tous les frustrés et mal baisés du
mariage, c’est-à-dire tous.
J’écarquille des yeux angoissés.
— Tu plaisantes, hein ?
La froideur de son visage s’estompe pour un sourire énigmatique,
presque enjôleur. Dieu que ce mec est canon.
— Takeomi-kun, ikimasu[88] ! appelle sa mère.
Il écrase sa cigarette dans un cendrier sur son bureau et jette le mégot
par la fenêtre. Les voisins doivent l’adorer.
— C’est l’heure de la putain de mise en scène, s’écrie Také.
On a l’impression qu’il part assister à sa propre condamnation à mort.
J’enfile mon manteau bleu roi pendant que Také glisse dans sa poche un
paquet de cigarettes. Je me rends compte qu’à côté de lui et de son
manteau sombre, très classe, j’ai l’air de sortir d’Alice au Pays des
Merveilles. Ça ne me changera pas de la vie de tous les jours.

Le trajet jusqu’à la mairie, dans la voiture de ses parents, a lieu dans un


silence étouffant.
C’est un enterrement ou un mariage ?
Nous rejoignons ensuite la soixantaine d’invités qui attendent sur le
parvis. Un sentiment de malaise m’étreint quand je m’aperçois qu’il n’y a
autour de moi QUE des yeux bridés. C’est très étrange d’incarner
l’anomalie que tout le monde observe comme s’ils jouaient à « Où est
Charlie » ? (Pas mon colocataire à poil hein, le livre où on doit chercher
Charlie.)
Et en effet, en comparaison des robes que portent toutes les femmes, la
mienne paraît extrêmement courte. Deuxième point gênant de l’après-
midi.
Heureusement, je prends vite mon parti de toutes les situations. Je ne
peux certes pas me fondre dans la masse, mais je peux offrir mon plus joli
sourire à ces gens que j’observe avec une sorte de plaisir béat. Je ne
pourrais sûrement jamais me rendre au Japon, mon rêve, mais aujourd’hui,
c’est le Japon qui vient à moi. J’admire leur discipline, leur retenue même
dans leur façon de dire bonjour, la main qu’ils portent devant leur bouche
pour se parler entre eux, comme s’ils craignaient d’offenser quelqu’un,
j’adore l’uniformité de leurs cheveux noirs, de leurs beaux yeux étirés
comme s’ils souriaient du regard en permanence, j’aime aussi la
différence qu’ils affichent par leurs vêtements sobres, mais colorés. Je me
sens privilégiée parmi eux.
Une jeune femme, pas beaucoup plus âgée que moi, vient à notre
rencontre. Elle est la première, car personne n’a osé jusque-là — est-ce
Také ou moi qui les faisons fuir ?
— Otôto[89], tu croyais pouvoir m’ignorer longtemps, sale morveux ?!
s’écrie-t-elle en étreignant Také.
Il la repousse gentiment.
— Tu froisses mon costard à 3000 boules.
Elle éclate d’un rire sonore, puis se tourne vers moi pour me serrer
aussi dans ses bras.
— Tu dois être Aly ? Je suis Yumi[90], la grande sœur de ce sale gosse.
Depuis que ma mère sait que tu existes, elle ne parle que de toi ! Faut dire
qu’on pensait que Také finirait seul avec des chats.
Son rire aigu, désinhibé, me fait du bien. Také lève les yeux au ciel, en
allumant une cigarette.
— Ta gueule ! T’as pas emmené ton débile de mec ?
— Je l’ai largué, il était trop mou. Même au pieu.
Elle pivote à nouveau vers moi. Qu’elle est jolie Yumi, aussi fine
qu’une danseuse classique, les cheveux attachés en un chignon flou, bien
maquillée, avec une robe jaune longue, très moulante. Elle arrache la
cigarette de la main de son frère pour la porter à sa bouche, et s’exclame :
— Enfin quelqu’un qui détonne dans cet univers de coincés ! Tu es
magnifique ! Tu es une bénédiction du ciel, Aly, tu es au courant ?
J’éclate de rire. J’adore déjà cette fille.
— Merci. Ça me rassure un peu parce que jusque-là, j’ai eu surtout
l’impression de faire des gaffes.
— Fais pas attention à tous ces nazes, ils se sont trompés de pays et
passent leur temps à se marier entre eux. Vraiment débile…
Také récupère sa cigarette, tout en enfonçant son autre main dans sa
poche de pantalon. La gravure de mode est de retour.
Double flûte, il continue de me faire de l’effet.
J’ai l’impression que sa sœur m’a cramé en train de le mater. Mais bon,
nous sommes un faux couple, ça passe. Elle me lance un clin d’œil
goguenard :
— Tu te rends compte qu’il t’a cachée à la famille pendant deux ans ?
Je coule un regard surpris vers Také et j’écope en retour une totale
absence d’expression.
Deux ans ????? Je suis censée être sa petite-amie depuis deux ans ?!
Je me reprends comme je peux :
— Euh… ah bon ? (Sourire forcé) On aime la discrétion, Také et moi.
— Ouais, je comprends ça, surtout avec mes parents qui sont du genre à
poser plein de questions dès qu’on ramène quelqu’un chez eux.
Je change vite de sujet :
— Tu fais quoi dans la vie ?
— Je suis graphiste dans la pub, j’habite la capitale.
— C’est une vraie connasse parisienne, ricane Také.
Elle tend le majeur vers lui en souriant, puis réplique :
— Tu vas bientôt en devenir un si tu signes avec le label.
Alors cette histoire de label et de signature de contrat est toujours
d’actualité ? Je ne le savais même pas.
Nous sommes interrompus par l’arrivée des mariés dans une limousine
blanche. Tout le monde applaudit. La mariée est magnifique dans sa robe
très classique avec un boléro persan. En revanche, le marié, habillé en gris,
est loin d’être aussi beau qu’elle.
— Asuna[91] réussit à être splendide avec sa robe meringue, mais Hide[92]
est toujours aussi moche, commente Yumi, sans filtres.
— Leurs gosses auront tous une tête de con, ajoute Také.
Ils ne pèsent pas leurs mots ces deux-là !
Les futurs mariés avancent côte à côte jusqu’à la mairie. Ils ne se
touchent pas, c’est étrange. En même temps, je remarque qu’aucun des
couples autour de nous ne se tient la main. Les Japonais sont décidément
très discrets et très peu démonstratifs. Le point positif, c’est qu’ils ne
verront que du feu à mon duo avec Také.
Les parents respectifs des futurs époux les embrassent, il y a tout un
rituel qui me fascine et dont je ne perds pas une miette.
C’est l’heure, tout le monde les suit à l’intérieur du bâtiment.

***

Après la mairie, une cérémonie a été organisée à l’intérieur d’un


château. Un prêtre shinto, venu tout droit du Japon, a célébré le mariage
dans un mélange traditionaliste et occidental étonnant. En trente minutes,
Asuna et Hide étaient mari et femme.
Nous n’avons pas eu à reprendre la route, car la fête se déroule dans le
même château, à l’intérieur d’une immense salle, dotée de chandeliers en
or, de larges miroirs et de lustres majestueux. Une vingtaine de tables
rondes sont éparpillées sur la première moitié de la pièce, l’autre moitié
est réservée à la piste de danse. Pas de DJ, mais une sono digne des
meilleurs concerts. Le lieu a dû coûter très cher si on prend en compte le
nombre de serveurs, la décoration impeccable, les fleurs par milliers, la
porcelaine sur les tables, les couverts en argent, les flûtes en cristal… Je
reste bouche bée.
— Ils en font toujours des caisses pour les mariages, soupire Yumi, en
posant son coude sur mon épaule, tout en prenant une photo de la salle
avec son téléphone.
— C’est magnifique ! dis-je.
— Mouais… (elle envoie le cliché sur son Instagram, annotée d’un
#mariageringarddujour) T’as regardé le plan de table ? J’espère qu’on est
ensemble.
Nous nous avançons vers le plan. Také, Yumi et moi sommes à la table
de Masaki et de leurs parents. Mon Dieu, je sens qu’on va s’amuser…
Yumi a l’air de s’en ficher comme de l’an 40, elle fait signe à quelqu’un
d’approcher.
Une petite dame toute voutée se penche pour me saluer.
— Aly, je te présente notre grand-mère, tu peux l’appeler Sobo[93]
comme nous.
— Enchantée, Sobo.
La mamie n’est que sourire et douceur.
— Sobo, c’est la chérie de Takeomi, lui glisse Yumi.
— Il a fait un très bon choix, approuve Sobo.
J’aimerais leur dire à tous combien ils se trompent, ça me fait de la
peine de leur mentir tant ils sont adorables. Yumi ne cesse ensuite de me
présenter à tous les gens qu’elle croise, la plupart me dévisagent comme si
j’étais venue toute nue, mais tous restent extrêmement cordiaux.
Quand ils apprennent que je suis avec Také, tous semblent saisir enfin
le sens de ma présence. Il y a toujours cette pointe de mépris lorsqu'ils
parlent de lui, et chaque fois, je me sens l’envie de le défendre, même si
personne ne l’attaque de front. Moi aussi je suis une sorte d’incomprise en
raison de mes vêtements, des mangas que j’aime plus que de raison, de
mon choix de carrière, je sais mieux que personne ce qu’est de devoir sans
cesse justifier sa passion et sa différence.
Je finis par rejoindre Také, dans le parc qui donne sur la salle de
réception. Des systèmes de chauffage ont été installés un peu partout et
confèrent l’illusion d’une fête estivale, j’ai presque chaud. Také a
évidemment un verre dans la main et une clope de l’autre. Plus la soirée
avance, plus mon cavalier est débraillé. Son manteau a disparu. Sa
chemise est sortie de son pantalon sur un côté, sa précieuse chaîne autour
de son cou est dévoilée, et Dieu seul sait où est passée sa cravate. Il
observe d’un œil distrait les mariés en train de poser pour le photographe,
au milieu des plantes.
— C’était une belle cérémonie, commenté-je.
Comme il ne répond pas, j’ajoute :
— Tu aurais pu me dire que nous étions ensemble depuis deux ans ! J’ai
failli gaffer ! Pourquoi t’as dit autant d’années ?
— Je devais être bourré.
— Super…
Au moment où il ouvre la bouche pour boire, je remarque un petit éclat
brillant à l’intérieur et m’exclame :
— Tu as un piercing sur la langue ?!
Son regard dévie brièvement vers moi. Son expression est
impénétrable.
— Depuis quand ?!
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, Baka ? (Il soupire.) Je le mets que
pour faire chier mes parents et offrir des cunnis d’enfer.
Je grimace.
— C’est un diamant ?
Le sourire provocant qui flotte sur ses lèvres me laisse supposer que oui
et qu’il est grand temps de cesser cette discussion à propos de sa langue.
Mais je dois reconnaître que ce détail ne me laisse pas indifférente… Je
trouve ça même très sexy.
Sa mère nous interrompt pour souffler à son fils, lequel fait presque
deux têtes de plus qu’elle (comme moi, la naine de service) :
— Takeomi-kun, ne bois pas autant, s’il te plaît. Ne gâche pas la fête de
ta sœur.
— Si je ne bois pas, je risque de me retrouver, au pire : coupable
d’homicides sur des trous du cul bridés, au mieux : d’un putain d’ennui
mortel.
Il illustre son discours en descendant cul sec sa flûte de champagne
rosé.
— Fais un effort, le supplie-t-elle. Tu es adulte. Les adultes ne se
comportent pas comme des voyous.
— Et les licornes ne chient toujours pas de billets de banque, c’est la
vie !
Sa mère semble outrée comme chaque fois qu’il ouvre la bouche, alors
elle se tourne vers moi, en désespoir de cause.
— Aly, je vous en prie, essayez de lui faire entendre raison. Il vous
écoutera, vous.
— Euuuuh… je vais essayer.
Tandis qu’elle rejoint les mariés, je jette un coup d’œil vers Také, que je
surprends à me sourire malicieusement, comme s’il me mettait au défi,
avant de porter sa cigarette à sa bouche et de redevenir indifférent.
Je ne devrais pas être troublée par ce sombre connard. Non, je ne
devrais vraiment pas.
Tout ça c’est la faute d’Hunter qui ne veut pas de moi, et de Jared et
Hugo qui m’ont attirée pour me jeter aussitôt.
On va dire ça.
Le photographe se tourne vers les invités, lesquels profitent du vin
d’honneur dans une ambiance incroyablement calme :
— Parents, frères et sœurs du marié, venez nous rejoindre s’il vous
plaît.
Tandis que la famille d’Hide pose autour des nouveaux époux sur des
marches fleuries, un couple de notre âge s'approche pour nous saluer.
— Salut Také, ça fait longtemps, dit le jeune homme. (Il désigne la
femme qui l’accompagne, une gracieuse et grande Asiatique) Voici ma
fiancée, Rine. (Il tend la main vers moi.) Je suis le cousin de Také, Kotaro.
Cette fois, je referme la bouche avant d’annoncer gaiement que Kotaro
est un personnage de Tokyo Ghoul[94] que j’adore. Je me contente de
sourire et de me présenter à mon tour.
Même si Také n’a pas desserré les dents une seule fois, le couple
s’avère charmant. Nous discutons du mariage quelques instants, du lieu,
puis Kotaro nous explique que sa fiancée et lui reviennent d’un raid en
Afrique. Je m’extasie sur leurs souvenirs épatants.
— Rine et moi partageons la passion du voyage et de la découverte du
monde. C’est tellement enrichissant et nous avons la chance d’être sur la
même longueur d’onde.
Je trouve mignonne la façon qu’ils ont de se regarder sans oser se
toucher en public, seules leurs mains s’effleurent par moments.
— Et vous, vous avez une passion commune ? m’interroge Kotaro.
J’allais répondre quand Také entoure mes épaules de son bras en
s’écriant :
— Ouais, la baise. On baise partout, tout le temps, c’est une putain de
passion qui prend aux tripes.
Je tente de ricaner entre deux moments de honte pour faire croire à une
plaisanterie, mais ils sont figés et ne regardent que Také, qui les fixe tout
pareil, l’air arrogant au possible.
— Oh, on dirait que ma mère m’appelle là-bas, s’excuse Kotaro, gêné.
— Ouais ouais bouge, Aly et moi on n’a pas encore testé les chiottes et
ça presse, si tu vois ce que je veux dire.
Je crois qu’on a perdu Rine au mot « baise » tout à l’heure. Kotaro est
obligé de la pousser pour qu’elle suive le mouvement.
Quand ils se sont éloignés, je donne un grand coup dans l’épaule de
Také.
— Tu es dégoûtant !
Il me souffle la fumée en pleine figure et je me fige, blasée, en
toussant.
— Je te hais.
— La soirée ne fait que commencer, Baka.
La claque sur les fesses me surprend, mais je n’ai pas le temps de lui
faire la leçon car le photographe appelle la famille de la mariée à présent.
Bien que je déteste le champagne, je décide de faire une exception. J’ai
besoin d’un remontant, quel qu’il soit. Je grimace à chaque gorgée tout en
observant les poses très cérémoniales que le professionnel est en train de
photographier. Tous sourient joyeusement, sans exagération. Y compris
monsieur Kirishima, que je n’imaginais pas pouvoir arborer un visage
aussi tendre. En revanche, Také, mains dans les poches, a l’air de
s’ennuyer à mourir et ne fait pas le moindre effort pour étirer ses lèvres.
J’ai envie de m’esclaffer tellement c’est lui dans toute sa splendeur, si
hautain, si agaçant, si beau…
Tu craques pour lui ou quoi ?!
Absolument pas ! Que cette voix soit décapitée au plus vite.
— Un petit sourire, le frère de la mariée ? tente le photographe.
Pas de réaction. Je pouffe de rire.
— Souriez, frère de la mariée, insiste le professionnel.
— Je t’emmerde, enculé. Fais ton putain de taf et me fais pas chier !
Grand silence gêné dans la famille Kirishima. Yumi est la seule à
éclater de rire.
Regard mauvais de leur père, puis une phrase en japonais à l’adresse de
son fils fuse. Celui-ci la reçoit en balayant l’air de sa main, feignant
indifférence.
Le photographe ne demandera plus à Také de sourire et les clichés
seront rapidement expédiés.
J’ai l’impression que Také a droit à un sermon de la part de son père,
jusqu’à ce que sa mère débarque à la rescousse. Také en profite pour me
rejoindre.
Il a fait comme s’il s’en fichait quand son père lui chuchotait des
choses, mais je sens bien qu’il est en colère. Ses traits sont tendus à
l’extrême et il a cette lueur démoniaque, presque douloureuse, dans le
regard. Je ne sais pas ce que son père lui a dit, mais il n’a pas apprécié.
Il fume en silence, face à moi, pendant une longue minute. Il est
évident qu’il passe ses nerfs sur cette cigarette. Puis je le vois jeter un
coup d’œil vers ses parents, à quelques mètres de nous. Tous deux
discutent avec les parents d’Hide. Il y a alors un échange de regards entre
Monsieur Kirishima et Také. Je ne saurais pas dire ce qu’ils signifient,
mais il n’y a rien d’amical ni de tendre. Ce serait plutôt un duel de
pouvoirs.
Také envoie rageusement sa cigarette par terre, sans lâcher son père du
regard. Je cherche les mots pour détendre l’atmosphère, en vain. Je suis
décidément très nulle quand il s’agit de parler. En revanche, j’ai une idée
qui pourrait lui plaire, je lui tends ma flûte de champagne à moitié pleine.
— Tiens, pour toi.
Il oublie quelques secondes son père pour observer la flûte, l’air
méfiant. Quand il décide que ça ne va pas lui sauter au visage, il me
l’arrache des mains pour la boire cul sec. Comme le remerciement ne
vient pas, je m’écrie, agacée :
— De rien !
Il relève un sourcil et m’adresse un regard qui signifie qu’il n’a aucune
intention de faire dans la politesse. Mais j’ai dû mal décoder ce regard en
fin de compte… Parce qu’il a brusquement écrasé ses lèvres sur les
miennes, en attirant mes hanches contre lui. Et ce n’est pas un baiser
chaste comme je le croyais au début, la langue de Také a tout de suite
forcé le barrage de mes lèvres pour mêler sa salive à la mienne.
Je suis terriblement mal à l'aise qu’il m’embrasse ainsi devant tout le
monde, tout autant qu’intimidée par son audace. Je me tiens raide comme
un piquet et n’ose même pas l’effleurer, alors que lui ne se gêne pas : son
bras droit entoure le bas de mes reins et sa main gauche est plaquée
derrière mon crâne, comme s’il voulait me maintenir à sa merci.
Il me perturbe complètement. Je devrais le repousser discrètement. Je
devrais dire non.
Bon sang, ce baiser est quasiment parfait. Que dis-je, il est parfait !
Comme si sa langue et la mienne se connaissaient déjà et savaient quel
rythme adopter pour satisfaire l’autre. En outre, ce goût salé/sucré me
donne envie de le dévorer. Et ce piercing qui titille ma langue avec
délice… Mon Dieu, mais c’est le meilleur baiser de ma vie ou quoi ?! Je
n’en ai plus rien à faire que les gens nous regardent, j'en veux encore !
J’entends la flûte tomber par terre et le verre qui se brise derrière moi,
mais ça n’a aucune importance. Sa langue continue de m’explorer avec
délicatesse, parfois avec fougue, puis elle se retire, me donnant un
sentiment de manque immédiat, alors il mord ma lèvre supérieure, la
caresse de sa langue, puis il revient dans ma bouche…
Lorsqu’une onde de chaleur se répand dans mon bas ventre, mon
cerveau a soudain une pointe de discernement en comprenant ce que cela
signifie.
Je suis attirée par le plus connard des connards.
Et merde.
Quand Také décide enfin de me lâcher, tous les regards sont tournés
vers nous. Dans un mariage classique, ça aurait déjà été mal vu, mais dans
celui-ci, où s’effleurer la main est le comble de l’effronterie, on peut dire
que notre réputation de dépravés est faite.
J’ai comme l’impression que Také fait bien exprès de se montrer sous
son pire jour, ses provocations sont comme des crachats à la figure de la
société prude qu’il rejette. Même s’il le fait maladroitement, Také affirme
sa différence, il leur hurle à tous qu’il ne veut pas de cette vie-là.
Je ne suis pas ravie qu’il se soit servi de mes lèvres pour ternir un peu
plus son image aux yeux de sa famille, mais je comprends aussi pourquoi
il l’a fait. En puis, ça m’arrange de croire que ce baiser est un échange de
bons procédés, et d’oublier que j’ai éprouvé quelque chose pendant
quelques instants.
Pendant qu’un serveur ramasse les morceaux de verre derrière nous, je
profite d’être toujours contre le torse de Také pour me hisser sur la pointe
des pieds et lui murmurer :
— La prochaine fois que tu veux énerver ton père, préviens-moi
d’abord et évite de mettre la langue.
Un sourire amusé détend ses traits.
— Tu rêves, Baka. Je fais pas dans le tout public. (Il m’attrape par la
main et me tire subitement en direction du château.) Que le spectacle
commence !
Oh mon Dieu. Je n’aime pas du tout la façon dont il a dit ça.
Chapitre 11
19 décembre (suite)

« Le v ra i p ro b lè me a v e c le mo n d e , c ’e st q u e tro p d e g e n s g ra n d isse n t. »

Wa lt Disn e y

C’est le moment tant attendu de la pièce montée.


Enfin… « tant attendu », par moi. Parce que personne dans cette salle
n’exprime réellement son enthousiasme. À moins que leurs sourires
timides et leurs battements de mains silencieux représentent le comble de
la joie. On croirait que quelqu’un leur a collé un flingue sur la tempe en
leur interdisant de s’amuser ou de montrer leurs dents ! Grand moment de
solitude quand j’ai applaudi le discours du marié. J’y réfléchis à deux fois
avant de manifester mon envie de manger des choux et me contente de
calquer mon sourire sur tous les protagonistes de ma table (hormis Také,
bien sûr, qui fait la gueule depuis le début du repas).
Les mariés coupent ensemble la traditionnelle pièce montée en forme
de château, se font manger un chou en dissimulant au mieux leurs rires
gênés derrière leurs mains, posent pour les milliers de paparazzis de leur
famille… Ils ont l’air heureux malgré leurs sourires pincés. Je me tourne
vers mon voisin de gauche, Masaki, et tente une énième fois de lui faire la
conversation :
— La pièce montée est magnifique !
Il hoche la tête avec un rictus poli, mais il ne me répondra jamais.
Mon Dieu que je m’ennuie entre lui qui ne m’adresse pas la parole et
jette des regards outrés vers mes cuisses chaque fois que je remue sur ma
chaise — comme si je faisais exprès de lui agiter l’objet de la tentation
sous le nez —, et Také, avachi sur son fauteuil, qui occupe son temps à
boire, jouer avec son téléphone, et mal regarder les gens derrière les
longues mèches qui dissimulent en partie ses yeux.
Les parents des mariés discutent entre eux, de manière très formelle,
comme s’ils craignaient d’en dire trop ou pas assez. Impossible de savoir
s’ils s’entendent ou pas. La plupart du temps, ils parlent japonais de toute
façon. Yumi n’est jamais vraiment à table, elle va et vient parmi les
invités. Quant à Masaki, Shizuka et Minako, ils semblent entretenir un
véritable lien d’amitié avec les jeunes mariés. Ils échangent énormément à
propos d’enfants, d’immobilier et de choses très ennuyeuses qui m’ont
vite fait cesser de jouer les curieuses.
Maintenant que les choux (délicieux) reposent dans mon estomac et
qu’une musique jazzy soporifique sonne le moment de la sieste, je décide
de checker mes mails, puisque Také ne se gêne pas. J’ai à peine le temps
d’attraper mon téléphone que la mariée se précipite pour me parler :
— Je suis désolée de ne pas m’être présentée plus tôt. Je suis la grande
sœur de Takeomi, Asuna. Je suis enchantée de faire ta connaissance, Aly.
Dans mon empressement à me lever pour lui faire face, je fais crisser
ma chaise dans un atroce grincement. Les visages se crispent autour de
moi.
— C’est moi qui suis désolée, je réponds, enfin debout. (Regard
désapprobateur de Masaki sur mes chaussettes.) J’aurais dû venir vous
féliciter plus tôt, mais j’avais peur de vous déranger, vous étiez tellement
occupés. En tout cas, ce mariage est magnifique… et vous êtes
magnifique. (Arrêtez-moi !!! Je vais finir par dire une connerie !) Votre
mari aussi, ça va de soi. (Regard en biais vers Masaki, toujours choqué.)
Enfin, je ne voulais pas dire que je trouvais votre mari à mon goût, ce
serait totalement déplacé… (Au secours !) Il est juste très bien… pour
vous. Et pour tous les autres qui ne sont pas moi. Voilà.
J’entends Také pouffer de rire derrière moi. Je fais mine de ne pas le
calculer.
J’avais un bon feeling avec Asuna au début de mon discours, je sens
bien maintenant qu’elle a des doutes sur mon niveau d’alcool dans le sang
ou de neurones. Elle reste polie toutefois et s’incline.
— Merci beaucoup, c’est très gentil.
Son mari nous rejoint à son tour pour se présenter et me saluer avec
respect.
— Nous avons tous eu du mal à croire que Takeomi s’était enfin posé
avec quelqu’un, m’avoue Hide.
Asuna approuve d’un signe de tête. J’ai remarqué que lorsque les
hommes s’expriment, les femmes se taisent et appuient toujours
silencieusement leur époux par des gestes ou des réactions discrètes.
— À quand le mariage, Takeomi ? le taquine Hide.
Le doigt d’honneur de Také a mis fin à la discussion plus vite que
prévu. Pas un de ces majeurs levés qui signifient avec humour : « laisse-
moi tranquille », non, c’était bien un « va te faire foutre » appuyé, sec,
sans appel.
Moment de gêne entre nous trois. Je souris bêtement.
— C’est pas pour tout de suite, confirmé-je.
Asuna s’excuse en japonais auprès de son mari, comme si c’était elle
qui avait effectué ce geste injurieux. Hide ne semble pas lui en tenir
rigueur (et d’ailleurs pourquoi le ferait-il ?) Il courbe son dos pour me
saluer.
— J’ai été ravi de vous rencontrer. Nous nous reverrons certainement à
la prochaine fête de famille.
Asuna approuve en s’inclinant à son tour.
— Ce sera avec plaisir, dis-je.
Ils s’enfuient rapidement vers la table des plus anciens.
Je me rassois, dépitée. Autre mauvais regard de Masaki au passage. Je
me rapproche de Také en faisant sautiller ma chaise jusqu’à lui de manière
peu distinguée.
— Si tu espères que les gens croient à notre couple, ce serait assez cool
que tu cesses de m’ignorer !
Il relève les yeux de son portable. Sa tête toujours légèrement penchée
oblige ses mèches de cheveux inégales à caresser ses cils.
— Et tu veux que je fasse quoi, Baka ? demande-t-il, avec curiosité.
— Me parler de temps en temps serait déjà un progrès.
Il range son téléphone dans sa poche et se redresse d’un coup. Je ne sais
pas pourquoi, mais je devine que je vais regretter ce que je viens de dire.
J’écarquille des yeux ronds quand je sens sa main sur ma cuisse, à la
vue de tous et qu’elle glisse lentement sous ma robe. J’arrête
heureusement ses doigts à temps.
— Mais qu’est-ce que tu fous ?! murmuré-je, raide comme un piquet.
Il m’arrache un baiser furieux, puis il chuchote à mon oreille :
— Tu voulais qu’on y croie, non ? C’était pas ta putain d’idée ?
— C’est pour toi que je disais ça. Et aussi parce que je m’ennuyais,
j’avoue.
Il recule en retirant cette main qui me faisait l’effet d’un feu d’artifice
dans le bas des reins.
Je me rends compte que tout le monde nous observe plus ou moins.
Masaki et son père échangent d’ailleurs un regard qui en dit long sur leur
mécontentement. Le frère aîné se fait son émissaire en s’adressant
discrètement à son cadet :
— Tu pourrais arrêter de boire, Také ?!
Ce dernier lève son verre dans la direction de Masaki, et le descend
d’une traite.
— Tu n’en as pas assez de faire l’enfant et de provoquer à tout bout de
champ ? poursuit le grand frère, agacé.
— Il va m’en falloir bien plus si je dois supporter ta sale gueule toute la
soirée. Me casse pas les couilles, et garde ta morale de petite pute pour ta
soumise de meuf.
Le reste de la discussion s’est déroulé en japonais. Je n’ai rien compris,
mais c’était clairement tendu. Dans ma tête, ça a donné une traduction de
ce genre (pardon pour les libertés que j’ai prises, mais ça aurait été refusé
par l’éditeur sinon) :
Masaki : retire tout de suite ce que tu viens de dire.
Také : Je t’enquiquine.
Masaki : Excuse-toi auprès de ma femme et moi.
Také : Je n’ai que faire de tes jérémiades.
Masaki : Je suis très en colère contre toi, je ne te regarde plus.
Také : Ça tombe bien, moi non plus.
La conclusion c’est que Také m’a tiré par le bras pour m’obliger à le
suivre hors de la salle. Nous nous sommes retrouvés dans le parc, où il a
allumé une cigarette.
J’ai très envie de lui demander ce qui vient de se passer, mais étant
donné le regard orageux qu’il affiche et ses mâchoires serrées pendant
qu’il tire frénétiquement sur sa cigarette, je laisse tomber et me concentre
sur la chair de poule qui me recouvre entièrement. Nous sommes sortis
sans nos manteaux, et même si le parc est partiellement chauffé, il fait
quand même trop froid pour se promener les épaules et les bras nus. Une
considération qui ne doit pas effleurer Také, qui a remonté les manches de
sa chemise — avec tout l’alcool qu’il a ingurgité, ça n’a rien d’étonnant !
Trois jeunes femmes apprêtées, elles-mêmes en train de fumer, nous
rejoignent, tout sourire.
— Salut Takeomi, lance la première. (Elle se tourne vers les deux
autres, de vraies copies d’elle.) Takeomi est mon cousin par alliance, c’est
le chanteur du groupe dont je vous ai parlé.
Les amies de la première, déjà sous le charme de Také avant de
connaitre son métier, se mettent à battre des mains et des cils, l’air
impressionné, en poussant de petites exclamations ridicules. Suivent les
regards langoureux, les moues séductrices. Eh c’est moi sa fausse copine !
Je ne suis pas jalouse, mais faudrait pas marcher sur mes plates-bandes et
faire comme si je n’existais pas.
Redis-le pour t’en persuader.
Je. Ne. Suis. Pas. Jalouse.
— Il paraît que tu as été approché par un grand producteur, c’est vrai ?
poursuit la cousine que le « par alliance » semble bien arranger quand elle
caresse le bras de Také.
Durant tout ce temps, Také a gardé le même air inexpressif et sévère. Je
n’ai aucune idée de ce à quoi il pense quand il ôte enfin sa cigarette :
— Si je dis oui, l’une de vous me taillera une pipe ? Ou les trois ?
Je n’ai jamais vu trois femmes ouvrir la bouche dans un mouvement
aussi similaire. Leurs lèvres forment un O parfait.
— Oh, parvient à articuler la cousine, choquée.
Toutes les trois nous tournent le dos et s’éloignent à toutes jambes
comme si elles avaient vu le Diable en personne.
— J’ai bien fait de pas répondre, soupire Také, absolument pas
perturbé.
Je râle :
— Tu es désespérant ! Tu te rends compte que je suis juste à côté de toi,
et que je suis censée être ta petite-amie ?!
— Donc c’est à toi de me tailler une pipe. Je t’en prie, Baka, fais-toi
plaisir.
Je le repousse du bras, en grimaçant.
— Tu es un porc.
Il ricane.
— Genre, t’es prude ! Les murs sont fins, Baka.
— De quoi tu parles ?
— De toi et le psychopathe en train de baiser.
Je suis horrifiée.
— Depuis quand tu le sais ?
— Tu veux sûrement dire : depuis quand tout le monde le sait ? Tu
pousses des cris de chatte en chaleur, on est tous au courant depuis qu’il a
commencé à te défoncer. À part cette tâche de Kamran évidemment.
Je ne suis pas horrifiée, je suis au bord de l’explosion nerveuse !
Pourquoi tout dans la bouche de Také devient écœurant, dégradant et
humiliant ??
Je me sens obligée de me justifier alors que ce n’est pas utile :
— On n’est plus vraiment ensemble de toute façon, et je ne pousse pas
de cris de… enfin bref.
— Oh que si. Charlie se branlait régulièrement sur cette bande-son.
La grimace que je réprimais prend forme et ne veut plus quitter mon
visage.
Il jette son mégot n’importe où et se dirige vers le château en s’écriant :
— Les chattes en chaleur, c’est de ce côté.
J’ai envie de le tuer, mais ça ferait moche dans mon CV alors je me
retiens et je le suis.

Bon, OK, ma robe est courte et je porte de longues chaussettes,


cependant est-ce une raison valable pour me dévisager de cette manière
chaque fois que je traverse cette maudite salle ? Je tiens à dire que c’est la
faute des Japonais si j’ai adopté la « chaussette attitude », en outre.
Apparemment, je ne pourrais pas tout de suite cacher mes jambes sous
la table, Yumi m’entraîne jusqu’à un tonneau, autour duquel les mariés et
leur famille proche sont alignés.
— C’est une tradition typiquement de chez nous, me glisse-t-elle.
J’observe avec curiosité cet immense tonneau, véritable star de la fête.
Tout le monde y va de son petit commentaire bienveillant à propos des
mariés, puis tout un texte en japonais est déclamé par le père de Také.
Le marié s’adresse soudain à la foule pendant l’ouverture du tonneau :
— Se no !
Les invités répondent aussitôt joyeusement :
— Yoisho yoisho yoisho[95] !
Puis le saké[96] coule à flots, et je sens que c’est le moment que Také
préfère dans cet étrange cérémonial, il est l’un des premiers à se servir.
Inutile d’attendre qu’il joue les gentlemen, je me procure mon propre
verre.
Je n’ai jamais goûté le fameux saké dont les Japonais sont si friands.
Mmmh pas mal. On dirait une vodka avec un arrière-goût de litchi et de
terre mouillée. C’est à la fois doux et très alcoolisé.
Pendant que je joue les expertes en dégustation, Také me rejoint pour
imposer un autre verre entre mes mains.
— Mais ! Je n’ai pas encore fini celui-ci !
— Ben grouille-toi, putain !
— Tu permets que je savoure ? (Vu sa tête, non.) Et pourquoi tu tiens
tant à me souler, on peut savoir ?
— Tu me remercieras après.
Je n’aime pas tellement le sourire empli de mauvaises promesses qui se
dessine sur son fichu beau visage. Je décide de suivre son conseil et bois
rapidement le deuxième verre, puis les deux suivants qu’il me refile, on
n’est jamais trop prudent !

J’aurais dû commencer par là, je me sens carrément plus détendue.


Même pas pompette !
Si j’ai un peu titubé jusqu’à ma chaise, c’est parce que je dansais sur
une musique imaginaire.
Tiens, les tables ont été débarrassées, il ne reste plus que des verres
pleins, des cafés, des mignardises. Mmmh des gâteaux… j’en prends un.
Ou six. La salle se fond désormais dans une ambiance plus intime, avec un
éclairage feutré, signe qu’on entre dans la deuxième partie de soirée. Les
projecteurs sont braqués sur les mariés, qui entame un slow sur « my heart
will go on[97] ».
Autant j’ai beaucoup pleuré devant ce film et adoré la bande originale,
autant je me verrais mal vivre ma première danse de mariage sur ce son.
C’est pas un peu triste ? Nooooon Jack, ne meurs pas, vire Rose de cette
stupide porte !!!!
Pas sûr que le saké ait été une grande idée…
Je me penche vers Yumi pour lui faire part de mes passionnantes
réflexions :
— Moi, à mon mariage, je choisirais une chanson bien joyeuse, un truc
qui donne pas envie de se suicider !
— Faudrait déjà que quelqu’un veuille t’épouser, Baka.
Mince. Yumi était de l’autre côté ! Mauvaise perception visuelle.
Putain de saké !
Je me balance dans l’autre sens de manière précaire pour répéter ma
pensée à Yumi :
— J’ai envie de me suicider !
Regard étonné de Yumi. Oups, j’ai dû oublier une partie de la phrase
qui rendait l’instant moins pathétique. Je voudrais bien faire cesser le
gloussement stupide qui sort de ma bouche, j’aimerais vraiment, mais il
ira jusqu’au bout de la honte.
— Attends un peu avant de nous quitter, Aly, rigole Yumi, en me
saisissant par les épaules. Tu viens à peine de découvrir la magie du saké !
Putain de saké.
Apparemment, la danse des nouveaux époux est terminée depuis un
bail. Il y a désormais un monde fou sur la piste : que des couples qui
valsent de manière distinguée sur de vieux airs pompeux à souhait. On se
croirait aux 70 ans de mariage de mes grands-parents. Et encore, j’ai au
moins pu sautiller sur les Démons de Minuit[98].
J’ai envie de remuer dans tous les sens, mais je ne me vois vraiment
pas tournoyer sur la piste avec tout l’alcool que j’ai dans le sang. Déjà que
je connais des difficultés à m’accrocher au dossier de cette chaise !
Také me surveille du coin de l’œil en écumant les fonds de verres. Il a
une expression si sombre que je m’attends à tout moment à le voir se
transformer en goule de feu[99] ! J’aurais eu l’air moins bourré si j’avais pu
garder ça pour moi…
— Une goule de feu, c’est une goule qui a plusieurs capacités et qui
souvent, a dévoré ses congénères, expliqué-je à un Také totalement
inattentif.
— Me fais pas chier avec tes conneries, s’agace-t-il, la tête toujours
baissée sur son téléphone.
Le chuchotement du "moi-pas-bourré" m’incitant à me taire ne parvient
que faiblement à mes oreilles, mais il y a du progrès, je ferme la bouche.
Puis une chanson a réveillé mes démons de la danse (Émile et Images
ne sont jamais loin !) Je ne peux pas résister à Sugar[100]. Par chance, Yumi
et sa cousine m’accompagnent. Les vieux de la valse ont quasiment tous
déguerpi, la moyenne d’âge de la piste de danse a grandement chuté.
Je note tout de suite que personne ne s’excite, comme dans les mariages
auxquels j’ai participé, alors je me retiens de sautiller et de balancer les
bras au gré de ma joie saké (saké-sacrée, marrant le jeu de mots hein ?)
Ici, on se contente de se dandiner, sans remuer les fesses si possible, et de
chanter les paroles. Je me contiens comme je peux, j’imite Yumi qui
ondule gracieusement les épaules, en faisant un pas d’un côté, puis de
l’autre, inlassablement. Si je continue à tanguer comme ça, je vais vomir !
Il y a un point positif à ces danses retenues sur lesquelles on ne bouge
presque pas : l’effet de l’alcool semble se dissiper plus vite. Je ne dis pas
que je n’ai pas envie de ricaner à tout bout de champ, ce que je fais dès
que la cousine de Yumi me parle, ou que je n’ai pas levé le doigt pour
participer à l’activité karaoké, mais il y a du mieux.
C’est ainsi que je me retrouve, un micro à la main, devant tout le
monde, à choisir une chanson.
Je suis inspirée par le saké, je jette mon dévolu sur un titre japonais que
je connais par cœur : « the Saints » de People in the box. Un rock très
rythmé. Je ne me démonte pas une seconde, je me lance en vivant la
chanson dès les premières notes.
L'alcool n’y est pas pour grand-chose, cette fois, je le crains : le
karaoké a cet effet dévastateur sur mon cerveau. Charlette, Cosette et moi
sommes des amatrices de ces lieux désuets. C’est un peu notre boîte de
nuit à nous.
Pendant les quelques minutes où je suis seule avec le micro, je me fiche
de leurs regards — perplexes, choqués, interloqués, émoustillés,
amusés — rien n’est capable de freiner mon enthousiasme. Et je ne me
refuse rien. Ni déhanchements ni larges sourires. Je ne suis pas la
meilleure interprète du monde, mais je chante juste et j’aime à croire que
mon aura Bisounours parvient parfois à amuser le plus triste des
spectateurs.
Quand la chanson s’achève, je cherche le regard de Také par réflexe.
Seul un chanteur comme lui peut comprendre ce que la musique me fait
ressentir. Ses yeux semblent rivés sur moi, comme s’il n’avait pas
détourné son attention de moi une minute. Son visage est toutefois
difficile à sonder, il n’y a rien à saisir, rien à interpréter.
Puis j’ai manqué de glisser sur le fil du micro (quel micro a encore un
fil ?! Eh on est au XXIème siècle les gars !) et il a bien fallu que je regarde
mes pieds histoire de ne pas me vautrer.
Et comme un malheur n’arrive jamais seul, j’ai souhaité enchaîner avec
un second titre. Et je n’ai rien trouvé de mieux que « Fuckin’ dark
romance » de Fuck Off.
Ouais. La chanson de Takeomi Kirishima.
Sur le moment, ça m’a paru une grande idée, et puis vers la fin de l'air,
j’ai croisé son regard interloqué, et j’ai compris que j’étais grillée.
Putain de saké.
Je devrais réfléchir à une future justification (Hugo m’a forcé à
apprendre tous les titres de son album par cœur sous peine de me jeter
toute nue à Kamran ? Je n’avais aucune idée que c’était sa chanson ? Je
suis un génie qui retient automatiquement tout ce qu’elle entend ?)
Malheureusement, tout ce qui me vient, c’est que Také n’a jamais été aussi
beau que maintenant, la bouche à peine entrouverte, animée d’un rictus à
la fois contemplatif et amusé.
La chanson n’a pas duré assez longtemps à mon goût.
En revenant parmi la foule de danseurs, j’ai l’impression qu’ils sont
exactement à la même place que quand je les ai quittés, comme s’ils
s’étaient mis sur pause. Le saké n’y est toujours pour rien : ils ne changent
jamais de position ni de façon de danser. Un slow ? On se dandine de
gauche à droite, lentement. De la pop ? On se dandine de droite à gauche,
moins lentement.
J’ai du mal à faire redescendre toute cette adrénaline en moi,
heureusement que les prochaines chansons du karaoké sont douces… et
pourries.
Après avoir entendu une dame interpréter l’aigle noir de Barbara avec
une voix haut perchée bien flippante, je repense à cette idée d’aller me
suicider… Néanmoins, les organisateurs du mariage ont dû sentir que
l’autre avait plombé l’ambiance avec sa chanson sur l’inceste, ils ont
abandonné le karaoké et ont relancé la sono avec de la bonne musique
cette fois.
Oh non… c’est encore un des titres de Také. J’adore cette chanson. Le
mot est trop faible en fait, je ne l’adore pas, je la vénère ! Elle est à la fois
sombre et mélancolique, et tellement rythmée.
Je ne peux pas faire autrement que de la murmurer et de basculer dans
un déhanchement plus cadencé.
— Il est trop génial mon frangin ! s’extasie Yumi.
Elle aussi connait les paroles par cœur. Je me sens moins seule. Il y a
trop de monde sur cette piste pour que Také puisse me voir entonner
gaiement le refrain de toute façon…
À force de remuer, et sous le poids du saké, mon dos bute contre le
torse d’un homme pour la troisième fois depuis que la chanson a démarré.
Masaki a failli appeler la brigade des mœurs tout à l’heure, alors je prie
pour que ce ne soit pas lui, ni le vieux pervers d’avant qui a un peu trop
attardé ses mains sur mes hanches au moment de me reculer.
— Désolée, dis-je vaguement en me retournant.
Je n’ai pas de temps à perdre en politesse, la chanson est bientôt
terminée, je veux en profiter un maximum !
— Ce n’est pas grave, me rassure un jeune homme plutôt agréable à
regarder.
Asiatique + coupe de cheveux sympa = intérêt immédiat.
Il a dû prendre mon sourire pour une invitation, parce qu’il s’approche
pour danser face à moi. Il a le même balai dans le popotin que tous les
autres, mais son visage aimable me fait oublier qu’il est raide comme un
piquet. Il se penche régulièrement à mon oreille pour me parler. Je n’ai pas
bien compris son prénom ni ce qu’il a tenté de me raconter, mais je lève le
pouce, ça marche toujours.
Il aurait été chouette s’il n’avait pas gâché la fin de ma chanson avec
son insistance à vouloir discuter.
— Je te rapporte un verre ? me demande-t-il.
La vache, il a quasi collé sa bouche à mon oreille cette fois. Je souris
timidement.
— Non merci, j’ai un peu abusé sur le saké tout à l’heure, j’essaie de
redescendre.
— Les mariages, c’est fait pour planer, me dit-il avec un clin d’œil.
J’allais répondre, mais une voix caverneuse le fait à ma place :
— Vire ta gueule de suce-boules d’ici.
Le garçon se tourne vers Také en souriant.
— Takeomi, toujours aussi sympathique à ce que je vois ? Sois pas
jaloux, cousin, on faisait que discuter avec ta charmante petite-amie.
Také ne plaisante pas du tout, lui. Il a avancé d’un pas et écrase
désormais son adversaire de son charisme. Je pensais qu’il allait lui
décocher une petite insulte dont il a le secret, pas qu’il appuierait ses deux
paumes contre la poitrine du cousin pour le pousser brutalement. Ce
dernier recule maladroitement d’un mètre, ne s’y attendant pas.
— Quand je t’ordonne de dégager, tu dégages, connard.
Tout le monde autour de nous s’est arrêté de danser pour nous observer.
Je suis hyper gênée.
Il y a quelque chose d’inquiétant dans le regard de Také, une touche
d’imprévisible à vous faire frissonner. Son cousin a dû la percevoir, parce
qu’il n’insiste pas.
Les spectateurs se détournent, l’air aussi confus que moi. Je sens les
doigts de Také se refermer sur mon poignet et m’attirer vers lui quand
« Hit sale[101] » amorce ses premières notes. Je m’écrase contre son torse et
relève lentement les yeux vers lui, en me demandant ce que je suis censée
faire. Lorsque ses mains s’ancrent à mes hanches, et que son bassin se met
à remuer contre mon ventre au rythme de la musique, je comprends déjà
un peu mieux. Une danse, ça me va.
Enfin… ça aurait été s’il n’avait pas été si collé à moi. Et s’il avait
dansé comme tous nos voisins. Parce que Také est juste le meilleur
partenaire que j’ai jamais eu. Sa manière de bouger reflète son assurance
démesurée. Il danse comme il balancerait des doigts d’honneur aux
visages des gens, sans limites, sans pudeur, diablement viril. Il guide mes
hanches selon sa propre cadence, et quand je tente de m’éloigner de
quelques centimètres parce que mon cerveau me rappelle à l’ordre, il me
maintient d’autorité contre sa peau.
Je suis trop troublée pour réfléchir. Trop excitée par notre proximité
pour prendre du recul. Et c’est encore pire quand j’affronte ce regard qui
me fixe depuis tout à l’heure et que je faisais mine d’ignorer.
Non mais c’est pas permis d’avoir une si belle gueule !
J’essaie de détourner mon trouble en balançant la première chose qui
me passe par la tête :
— Je n’imaginais pas que les mariés aimaient Thérapie Taxi, c’est
assez chaud comme chanson non ?
Quand je dis « chaud », je pense à ma propre température corporelle,
qui doit avoisiner les 180 degrés.
— C’est ma clé USB, répond-il, sans me lâcher de son regard
conquérant. Le temps qu’ils s’en aperçoivent, on pourra écouter autre
chose que de la merde.
Je ne suis pas certaine d’avoir tout compris. J’étais perturbée par sa
bouche si proche de mon visage.
Oh non, je ne vais pas commencer à fantasmer sur lui ! Pas
maintenant !
Dis quelque chose, Aly, n’importe quoi !
Pas bon signe de se parler à soi-même…
Oh ferme-la toi, le personnage imaginaire !
— Ce n’était pas la peine d’être aussi agressif avec ton cousin au fait…
Je ne vois pas du tout pourquoi je remets cette histoire sur le tapis, mais
je n’avais que ça en stock !
Les doigts de Také se plantent littéralement dans mes hanches. Je sens
que je l’ai contrarié. Il ne cesse pas pour autant de m’entraîner dans sa
danse effrénée qui semble choquer à peu près toute la salle, quand ça n’en
excite pas certains, j’en suis certaine.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu comptais pas lui sucer la queue
de toute façon ?!
Quel poète. Ça m’agacerait sûrement si une autre partie de mon corps
n’avait pas traîtreusement pris le contrôle. Parce que pour le moment, tout
ce que je sais, c’est que sa cuisse qui se frotte régulièrement contre mon
entrejambe est en train de me rendre folle. C’est subtil, c’est rapide, mais
c’est impossible à ignorer. Un concentré de frissons me parcourt le bas
ventre et je suis à la limite de le supplier de m’embrasser, je mords mes
lèvres constamment pour tenter de capter mon attention ailleurs.
J’essaie de trouver une échappatoire. Raté : les regards outrés autour de
nous me renvoient en pleine tête ce que je suis en train d’éprouver. Bon,
c’est sûr, dans ce contexte rigide, on est à la limite de la décence lui et
moi, mais ça aurait l’apparence d’une simple danse lascive dans n’importe
quelle soirée.
Pardon, c’ÉTAIT une danse lascive.
Quand Také a décidé d’imposer sa langue dans ma bouche, c’est devenu
un peu moins acceptable pour nos camarades du mariage.
Je suis sûre qu’il l’a fait exprès pour enquiquiner le monde ! Et je lui en
veux de m’utiliser à cette fin. Non pas que je souhaiterais qu’il
m’embrasse pour une autre raison évidemment…
Bien entendu… tu n’aimerais pas du tout qu’il te roule une pelle juste
parce qu’il en a envie…
On est d’accord !
C’était de l’ironie, abrutie.
Je n’entends rien !!
Také ne se contente pas de caresser ma langue avec la sienne, il a
descendu ses mains d’un étage, et les presse entre mes fesses et ma chute
de reins. Ce simple contact m’électrifie de l’intérieur. Il faut qu’il arrête
ça !
Je réalise que c’est mal parti lorsque sa bouche glisse le long de mon
cou, jusque sous mon lobe d’oreille… Ses baisers sensuels, presque des
caresses parfaitement dosées en salive, ont raison de toute ma volonté, ma
tête bascule littéralement en arrière, j’accroche son cuir chevelu que je
rêve de posséder entre mes doigts, en poussant un léger soupir que lui seul
est capable d’entendre. Ce mec embrasse comme un dieu, je suis
complètement à sa merci… et je ne veux surtout pas qu’il arrête. Je veux
continuer à contempler ce rictus malicieux lorsque ses yeux reviennent
aux miens et qu’il y lit tout le désir que j’ai pour lui.
Je joue avec le feu et je n’en ai strictement rien à foutre. Après tout, ce
n’est pas ma famille, je ne reverrai jamais ces gens, et même si ses baisers
ont un goût de sexe, nous ne dépassons pas les limites.
Aucun homme avant lui ne m’a jamais embrassé devant tout le monde.
Personne n’a semblé me désirer au point de ne pas pouvoir se retenir en
public. Cette sensation est grisante. Elle me donne confiance en moi
comme jamais. Je ne joue d’ailleurs pas les spectatrices : les bras tendus
en appui sur ses épaules, mes deux mains jointes derrière sa tête, j’enroule
ma langue autour de la sienne, si savoureusement « diamantée », je ne lui
rends pas ses baisers, je lui dévore la bouche autant qu’il me la dévore. Le
bas de mon corps remue sensuellement sur la musique, totalement dirigé
par le marionnettiste qui se trouve face à moi. À mesure que son sexe se
dresse, dur comme du béton, je me sens défaillir.
J’en veux plus. Toujours plus.
Je baisse les yeux jusqu’à son pantalon comme si j’avais le pouvoir de
m’en rassasier par la pensée. Quand il passe son index sous mon menton
pour me relever la tête, j’ai le cœur qui bat à cent à l’heure, j’ai du mal à
soutenir son regard enjôleur et ce petit sourire que je rêve de bouffer. Il
sait que j’ai envie de lui. Il le sait parfaitement et ça ne le rend que plus
attractif encore.
Et puis la musique s’arrête. Et la magie se dissout à l’instant où on
annonce un jeu au micro.
Les danseurs s’éparpillent en bavardant. Také et moi nous écartons l’un
de l’autre, légèrement essoufflés.
Je me sens stupide, je n’ose pas relever les yeux vers lui ni vers les
invités. Pour quel genre de personne doivent-ils me prendre maintenant ?!
Je rejoins notre table, tête basse.
Také tire une cigarette du paquet qu’il avait posé sur sa chaise pour la
serrer entre ses lèvres. Il n’a pas le temps de se diriger vers l’extérieur,
Masaki lui barre le chemin. Je remarque Také, silencieux, me fixer par-
dessus l’épaule de son aîné pendant que ce dernier lui parle en japonais.
J’aimerais vraiment savoir ce que signifie cette expression lointaine,
pensive, sur son faciès. Puis il m’abandonne pour affronter son frère et son
regard se voile immédiatement d’une colère noire. Des mots fusent, des
mots que je soupçonne ne pas être charmants. Alors qu’un jeu un peu
débile commence derrière nous, leur mère est obligée d’intervenir. Elle a
davantage de prise sur Masaki, qui se détourne rapidement pour retrouver
son épouse. Elle tente à présent de raisonner son second fils, mais je vois à
son air tendu que Také s’est braqué, il regarde à peine sa mère, il crispe ses
poings, sûrement pour l’épargner.
Yumi me coupe dans mon observation :
— T’en fais pas pour ça, c'est fréquent ce genre de disputes entre
Masaki et Také ! Je dirais même que si ça n’arrivait pas, on serait inquiets.
(Elle rigole) Dis donc, c’est sacrément hot entre mon frère et toi, je vous
ai enviés sur cette piste.
Mes joues s’empourprent aussitôt.
— On ne faisait que danser…
— La vache, j’aimerais bien juste « danser » plus souvent, moi !
— C’était trop, c’est ça ? m’inquiété-je avec un air traumatisé.
Elle éclate de rire.
— Mais non ! Dans une boîte à Paris, on n’aurait rien remarqué
d’ailleurs, mais ici, c’est la java des culs coincés !
— Tes parents n’ont rien aperçu, j’espère ?
— Crois-moi, ils sont tellement heureux de voir Také avec une fille
polie qu’ils détourneront les yeux sur ce qu’ils ne veulent pas voir. Ils ont
l’habitude avec Také. Et puis, mon frère a l’air de beaucoup tenir à toi,
c’est ultra touchant.
Les pauvres, ils sont tellement désespérés à l’idée que Také finisse seul
ou avec une fille comme lui qu’ils se font des films à propos de notre
couple. Inutile de briser ses illusions, je lui offre un sourire qu’elle pourra
interpréter à sa guise.
Také a terminé avec sa mère. Il s’échappe par les doubles-portes de la
salle. Je décide de lui emboîter le pas, sans vraiment réfléchir. C’est ce
qu’une bonne petite-amie ferait, non ?
Je le trouve dans un coin sombre du parc en train de tirer sur cette
malheureuse cigarette. Cette fois-ci, j’ai mieux joué mon coup, j’ai
emporté mon manteau. Je me blottis à l’intérieur en grelottant, puis je me
plante à ses côtés. Je ne sais pas trop quoi lui dire. Surtout après s’être
excités mutuellement l’un contre l’autre.
Il ne me regarde pas. Il fixe le ciel étoilé, crachant la fumée comme il
aimerait sûrement cracher ses mots. Je n’ai pas envie de parler, de peur
qu’il brise l’envoûtement entre nous en m’envoyant balader ou en me
traitant comme il traite les femmes habituellement. Je sais qu’il est cette
personne, mais j’ai besoin de l’ignorer encore quelques minutes.
— Takeomi-kun.
La voix est sévère. Sans appel.
Nous nous retournons en même temps, Také et moi. Son père l’attend,
quelques mètres plus loin. Son visage glacial ne laisse aucun doute sur
l’issue de la conversation. Také le rejoint tout de suite. Et même s’il ne
baisse pas les yeux, je sens combien le patriarche mène sa famille à la
baguette quand il le faut.
Je devrais rentrer. Je devrais, mais je reste là dans la pénombre, à
observer la scène. Je me dis que Také aura peut-être besoin de moi…
Son père assène des phrases courtes, prononcées sèchement. Des
phrases qui ne demandent pas de réponse. Také est furieux, mais son père
l'est plus encore. Quand Také ose l’interrompre, le regard de son
interlocuteur lui interdit de poursuivre dans cette voie. Také écoutera
jusqu’au bout et il devra se taire. Il ravalera sa haine avec sa salive,
détruira les insultes entre ses poings serrés, il sera un fils bien élevé pour
cette fois.
La dernière phrase que son père lui jette à la figure est la seule en
français. Comme si elle m’était adressée pour que Také soit humilié
devant moi :
— Tu es la honte de cette famille, Takeomi. J’aimerais être fier de toi
comme je le suis de Masaki, mais je commence à croire que ça n’arrivera
jamais.
Je ne parviens pas à lâcher Také du regard pendant que son père
disparaît à l’intérieur du château. J’ai l’impression de ressentir la gifle que
ces mots ont formée, je me sens blessée pour lui comme jamais.
Je réalise que j’ai beaucoup de chance de posséder une famille qui ne
juge pas ma différence, même si elle ne la comprend pas toujours.
Il place une nouvelle cigarette à sa bouche, sans l’allumer, il semble
réfléchir, puis la jette par terre, de rage, avant de me crier :
— Ramène-toi, on se tire.
On part ? Déjà ?
Je le rejoins en courant et fais remarquer :
— Tu as laissé ta veste dans la salle.
— Rien à foutre de cette putain de veste, je retournerais pas là-bas.
La douleur qui a envahi son regard me brise le cœur. Littéralement.
J’aimerais savoir quoi faire. Avec un ami, je le prendrais dans mes bras, je
le rassurerais sur sa valeur, mais avec Také, je suis complètement perdue.
J’ai peur qu’il me repousse, qu’il croie à de la pitié…
Quand nous sommes arrivés au parking, un taxi attend. Je fronce les
sourcils.
— C’est toi qui l’a appelé ?
— C’est pour ma grand-mère.
Quelques minutes plus tard, Sobo apparaît, Také lui ouvre la portière
côté passager. Quand elle est installée, je lui demande :
— Tu l’aides à rentrer chez elle, c’est ça ?
— Ouais, je dois la porter à cause des escaliers, ensuite je lui donnerai
un coup de main pour se mettre au pieu, comme je le fais toujours…
Je le regarde avec admiration.
— C’est vrai ?
— Nan Baka ! T’es conne ou quoi ?! On n’est pas dans tes putains de
livres romantiques ! Le taxi la dépose et on rentre.
C’est un peu décevant, je l’avoue, mais j’ai quand même envie de
sourire. Je préfère quand il se moque de moi plutôt que d’observer ce
regard envahi par la peine.
Nous passons le trajet de retour dans un silence absolu. Jusqu’à ce que
le taxi se gare devant la petite maison de Sobo. Elle se tourne alors vers
Také pour lui sourire avec tendresse.
— Tu as toujours été mon préféré, à moi. N’en veux pas à ton père, il a
été élevé en croyant que la passion était impossible. Prouve-lui qu’il a tort,
Takeomi-kun.
J’ai les larmes aux yeux quand elle me sourit. J’avais vraiment envie
que quelqu’un dise toutes ces choses à Také, je n’aurais pas pu rêver
mieux qu’une grand-mère bienveillante et compréhensive pour les
exprimer.

Chez les parents de Také, tout est silencieux et plongé dans l’obscurité.
Také n’est pas plus loquace, mais il semble plus détendu depuis que
Sobo lui a parlé.
Quand nous nous retrouvons dans sa chambre, il se débarrasse de sa
ceinture, puis s’appuie à sa fenêtre pour allumer une cigarette. J’en profite
pour aller me changer dans la salle de bains.
À mon retour, Také est allongé sur son lit, sa guitare plaquée contre son
ventre, il joue une mélodie envoûtante que je ne connais pas encore, en
fredonnant.
Je ne m’en rends pas compte tout de suite, mais je suis figée devant la
porte, à l’écouter chanter. Pourquoi sa voix déclenche-t-elle tant
d’émotions en moi ? Pourquoi lui ?
Quand il se redresse et qu’il m’aperçoit, je fais mine d’être en
mouvement, je file ranger mes affaires dans ma valise.
— C’est une nouvelle chanson ? je demande, comme si ça m’intéressait
vaguement, accroupie devant mon sac.
Comme il ne répond pas, je finis par me tourner vers lui. Il est
désormais assis, son visage s’est fendu d’un atroce sourire arrogant.
— Tu connais toutes mes chansons par cœur, pas vrai ?
Je me referme comme une huître, vexée qu’il soit au courant de mes
penchants pour sa musique (s’il avait conscience à quel point je suis
amoureuse de sa voix !)
— Pas du tout ! objecté-je. Je me rappelle seulement quelques trucs
entendus à ton concert la dernière fois qu’Hugo m’y a traînée.
Le sourire de Také n’a pas diminué, au contraire. Il sait parfaitement
que je mens.
— T’as le droit d’être folle de moi, Baka, je t’en veux pas.
— De ta musique, pas de toi !
— Ah tu vois !
Et merde, je me suis fait avoir comme une bleue ! J’ignore son regard
rieur et me concentre sur mes rangements.
Mais ça c’était avant le drame.
Avant que Také ne se déshabille. Ici même, sous mes yeux.
Mais… mais pourquoi le destin m’inflige-t-il tout ça ? Est-ce parce que
j’ai été un vilain Bisounours dans une autre vie ???
Ce n’est pas humain d’être aussi beau ! Il est là, torse nu, son pantalon
ouvert sur un boxer sombre Armani. Il a l’audace de faire comme si cette
situation était banale, il fume, il textote sur son téléphone… Non, mais
flûteuuuh, le suspense est intolérable, qu’il le retire ce foutu pantalon !
J’ai déjà vu Také torse nu à de nombreuses reprises, je ne compte pas
les fois où je l’ai vu en boxer, mais ce n’était pas dans sa chambre et pas
dans ce contexte chelou non plus. Là, tout de suite, admirer ses petites
fesses moulées dans des sous-vêtements plus chers que ma garde-robe, ses
jambes musclées, son torse ultra sexy, c’est le fantasme assuré. Il faut que
j’arrête de faire une fixette sur cette bosse impressionnante dans son
boxer, mais comme tout ce qui n’est pas permis, c’est tentant et mes yeux
ont tendance à dévier tous seuls, les pervers !
Quand il pivote enfin dans ma direction, je me force tellement à le
regarder dans les yeux que je dois être effrayante à ne pas cligner des
paupières !
— Putain, mais tu fais quoi depuis tout à l’heure dans cette valise ?!
Eh bien, je fais semblant de ranger pour te mater, ça ne se voit pas ?
Je râle un peu pour la forme et me décide à me relever pour
m’approcher du lit. Et là, je réalise :
— On va dormir ensemble ?!
— Tu peux coucher par terre si t’es pas contente.
— Bonjour le gentleman…
— Ta gueule et couche-toi.
J’assois une demi-fesse au bord du matelas. Lui est déjà allongé de son
côté, et évidemment aucun drap ne le recouvre. On dirait une pub pour de
la lingerie masculine, en plus sexy !
Il y a du progrès, la deuxième demi-fesse a entamé l’ascension du Mont
Lit.
— Bon, tu te grouilles, bordel ?! s’agace-t-il.
Je prends une grande inspiration pour m’assoir en tailleur sur ce lit,
comme si de rien n'était.
Il pose son Smartphone sur sa table de nuit et ne se gêne pas pour me
déshabiller du regard. Contrairement à moi, qui bave devant sa plastique,
lui grimace.
— C’est quoi ce pyjama ?
Je louche sur mon legging et son tee-shirt assorti.
— C’est Tic et Tac.
— Ouais je vois ça, c’est trop moche.
— Eh ! m’écrié-je, vexée comme un pou. Un pyjama n’a pas pour
vocation d’être classe, c’est censé être confortable.
— C’est un putain de tue-l’amour surtout.
— Peut-être que certains mecs aiment ça, comme les culottes en coton !
— Cite-m’en un seul.
— Mon ex adorait.
— Il ne devait pas beaucoup te baiser, je me trompe ?
Jamais je n’avouerais qu’il a raison ! Jamais !
— Bon, t’as fini de me souler ? Je croyais que tu voulais dormir !
— Moi, je dors pas à côté de Tic et Tac, dit-il, en pinçant entre ses
doigts un bout de tissu de mon tee-shirt, comme s’il s’agissait d’un truc
écœurant.
— Tu peux toujours coucher par terre, marmonné-je.
— Ou alors tu peux l’enlever.
— Enlever quoi ?
— Le pyjama, Baka !
Non seulement il me traite comme si j’étais une demeurée profonde,
mais en plus il veut que je me déshabille !
— Et puis quoi encore ?!
— T’es à moitié à poil tous les jours, mais quand vient la nuit, tu portes
un pantalon Tic et Tac complètement à chier !
— Je ne suis pas à moitié à poil tous les jours ! Et puis tu t’en fiches de
savoir ce que je mets pour dormir, puisqu’on ne fait que dormir justement.
— C’est sûr qu’avec ça, je ne risque pas de te toucher.
Je me tourne de mon côté en râlant. Pourquoi ça m’embête qu’il n’ait
pas envie de me toucher ?
Non, Aly, tu ne retireras pas ce legging, ce serait se soumettre !
— Dis bonne nuit à Tic et Tac ! ricané-je en savourant ma victoire.
— Je les emmerde tes écureuils !
On va dire que c’était un « bonne nuit » empli d’originalité.
Je remonte la couette sur moi telle une barrière entre son corps moitié
nu et moi. Je me félicite intérieurement d’être forte et de ne pas
succomber au charme de ce petit con qui doit avoir l’habitude de claquer
des doigts pour faire s’agenouiller une fille devant lui. Mouahahaha je suis
la meilleure ! (C’était encore un rire de méchant de dessin animé pour
ceux qui se poseraient la question)
Pour oublier les fesses de Také, quoi de mieux qu’un point réseaux
sociaux, tiens ?
Pas de nouveaux commentaires Amazon (pourquoi cette auteure pas
connue en a déjà une centaine et moi quatre ?! J’ai vu huit fautes
d’orthographe dans un de ses extraits en plus ! … Je vais liker
généreusement son cent dixième avis, pour faire genre je suis sympa,
j’applaudis mes concurrentes. Vous n’avez pas envie de savoir ce que je
pense vraiment, là, tout de suite.)
Un petit mot de madame Topie indique que nous avons été repêchés
pour participer au Salon du livre romantique de Paris, un évènement qui
n’a encore jamais eu lieu dans la capitale et qui regroupe toutes les
maisons d’édition les plus prestigieuses. Waouh la classe. Oui, mais c’est
à Paris, et c’est le 1er janvier. Je dis OK, on avisera pour le reste.
Instagram continue de faire défiler des bouquins qui ne sont pas le
mien. Facebook m’ignore totalement. J’ai sérieusement besoin d’un coup
de pouce si je souhaite un jour vivre de ma passion.
Quand j’éteins et pose mon téléphone, je me rends compte que nous
sommes désormais dans le noir. Seule la fenêtre nous renvoie la lumière
de la lune. Je pivote sur le dos pour jeter un œil à Také. Il s’est endormi. Si
la couette n’était pas coincée sous ses jambes, je l’aurais recouvert… Non
pas par bonté d’âme, mais parce que, malgré l’obscurité, je peux
distinguer ses abdominaux un peu trop parfaits. Cache-moi tout ça, Satan
!!
Dans ce silence, je peux entendre résonner la musique qui provient des
écouteurs dissimulés à l’intérieur de ses oreilles. Také ne peut vivre sans
musique, et je ne comprends que trop bien. Je souris toute seule, puis je
ferme les yeux.

***

Je descends de la licorne violette sur laquelle j’explorais le royaume


enchanteur des bananas splits[102] et ouvre lentement les paupières,
perturbée par la sensation de chaleur qui m’oppresse. J’ai l’impression de
m’être endormie il y a peu de temps, je suis encore dans le gaz.
Je tends la main vers mon téléphone, en espérant qu’il m’annonce que
le réveil n’est pas pour tout de suite. Je ne l’atteindrai finalement jamais.
Le grognement émis presque à l’intérieur de mon oreille m’a figée.
Maintenant que j'émerge, je me rends compte que Také est plaqué
contre mon dos et que son bras droit entoure mon ventre. Son front est
appuyé contre ma nuque. Ses lèvres dans mon cou, sous mon oreille droite,
me chatouillent. Mon cœur cesse de battre chaque fois que je sens son
souffle chaud sur mon épaule à demi nue.
OK. Situation pas du tout gênante.
Puisque mes bras sont privés de mouvements, tant il m’emprisonne de
son étreinte, je tente maladroitement de le repousser avec ce qu’il me
reste : un coup de fesses et hop, ni vu ni connu ! Note pour plus tard : ne
jamais refaire ça avec un homme quand son sexe se trouve derrière votre
postérieur. La réaction masculine est immédiate.
Mes yeux se sont agrandis d’horreur en comprenant ce qui se dressait
derrière moi. Je me hâte d’agripper le bord du lit pour me hisser loin de
lui. Nouveau râle de la part de Také, qui resserre tout de suite sa prise et
me plaque d’un geste brusque contre son torse.
Non mais qui est aussi terrifiant dans son sommeil ?!
Il a de la force le bougre ! Comme quoi, ses séances bihebdomadaires
de musculation doivent effectivement servir à quelque chose. Impossible
pour moi de me défaire et j’avoue que j’ai abandonné. J’ai chaud, je suis
fatiguée, et il y a pire que de sentir le parfum enivrant de la peau d’un mec
sexy collé à vous. Je remercie tout de même le Ciel de m’avoir fait porter
un pyjama !
J’essaie de me rendormir comme je peux, en me disant qu’il va bien
finir par changer de position, mais il est accroché depuis un moment
maintenant et profondément assoupi. Si mon corps pouvait cesser de
frissonner au rythme des pulsations du cœur de Také, ça m’aiderait
sûrement. Si ce pic dur derrière mes reins pouvait ramollir aussi, je ne
dirais pas non. Le problème, c’est que j’ai tendance à remuer et que
chaque mouvement réveille la bête.
Essayons de penser à autre chose de moins excitant : mon arrière-
grand-mère et son dentier, monsieur Célestin, les plantes vertes arrosées à
l’urine de monsieur Célestin, le paillasson lui aussi arrosé de monsieur
Célestin…
Nouveau grognement. Je me fige en sentant Také bouger un peu. Mais
au lieu de me relâcher, sa main jusque-là accrochée à ma hanche, est
descendue sur ma cuisse. Autant dire que monsieur Célestin a vite viré de
mon esprit !
Flûte. Flûte. Triple flûte. Je fais quoi moi maintenant ?
Si je le réveille, il va hurler. Si je le repousse encore, Dieu seul sait où
sa main va se retrouver.
Je pense sincèrement à faire un saut de l’ange dans le vide, mais même
là, il serait capable de me retenir.
Fichu tee-shirt Tic et Tac qui adhère à mon dos et qui est quasi
entièrement relevé. Le torse glabre de Také directement contre ma peau,
c’est un peu beaucoup pour une nature sensible comme moi.
Je crois que ce mec, c’est la onzième plaie d'Égypte. Même endormi, il
réussit à me casser les pieds !
Ouf, sa main remonte sur ma hanche. Pardon, non, elle caresse ma peau
jusque ma hanche, et prend une direction inattendue sous mon tee-shirt…
Non non non.
Pourquoi tu ne vires pas son bras au juste ? T’es pas manchote !
Demandez ça à mes hormones de dévergondée, pas à moi ! Tout ce que
je sais, moi, c’est que j’ai bloqué ma respiration et que je regarde avec un
mélange de stupéfaction et d’excitation cette main délicieuse glisser sur
ma peau.
Bon sang, ce qu’il est tendre, personne ne m’a jamais touchée de cette
manière.
Hunter était plutôt brutal au contraire et pas trop porté sur la
délicatesse. Také, lui, parcourt ma chair sur un rythme lancinent,
effleurant mes formes plus qu’il ne les caresse. Je me mords les lèvres
quand il approche dangereusement de ma poitrine. Je resserre les cuisses
quand ses doigts ondulent le long de la courbe. Au moment où il enferme
mon sein dans sa grande main, je suis forcée de me contorsionner sous la
puissance du désir qu’il m’inspire, et bien évidemment, son érection a
suivi le mouvement. Je la sens, dure, féroce, derrière moi. Il ne bouge pas
d’un pouce et je sais à sa respiration lente, toujours sur la même cadence,
qu’il ne fait pas semblant de dormir. Au fond, je préfère ça.
En revanche, quand sa fichue main quitte mon sein pour tomber inerte
contre mon entrejambe, le contact a été fatal. Impossible de réprimer tous
ces frissons qui me secouent. Je suis dans tous mes états.
— Mmmh… qu’est-ce que tu fous ?
Je tourne un regard effrayé vers Také. Par pitié, faites qu’il ait dormi
pendant tout ce temps !
Tandis que je joue les momies avec talent, il remue contre moi, pousse
plusieurs soupirs, marmonne des choses incompréhensibles, puis je sens sa
main, toujours au mauvais endroit, tâtonner, comme pour chercher son
chemin.
Oh. Mon. Dieu.
Il l’ôte enfin. Gros soulagement !
Jusqu’à ce que sa voix ensommeillée résonne dans le silence :
— Tu veux peut-être que je remette mes doigts ?
Si quelqu’un désire venir m’enterrer vivante, c’est le moment !
Je suis morte de honte. D’ailleurs, je fais mine d’être morte, ça peut
fonctionner sur un malentendu.
— Je sais que tu dors pas, Baka.
Non je ne dors pas, je suis morte. Adieu monde cruel.
Je sens qu’il s’écarte pour se redresser. Sûrement pour mieux me voir.
— T’es hyper nulle pour faire semblant de dormir en plus.
Évidemment puisque je suis morte. Quel talent.
Je l’entends soupirer et je me dis que la partie est gagnée. En fait, pas
tout à fait. C’était un coup bas de sa part de remettre sa main entre mes
jambes. J’ai bondi pour me soustraire !
Il éclate de rire alors je me retourne pour l’affronter, furieuse.
Heureusement que la pièce est dans la pénombre, sinon il aurait noté
combien mes joues me brûlaient.
— J’essaie de dormir si ça t’avait échappé !
— Tu dois faire des putains de rêves de cul alors, vu comment t’es
trempée.
Je rectifie : c’est maintenant le moment le plus gênant de ma vie.
— Tu n’étais pas obligé de mettre ta main à cet endroit non plus ! (Son
sourire de petit con me donne envie de l’assommer avec une pelle) Et je te
signale que c’est toi qui étais collé à moi, j’ai eu toutes les peines du
monde à te repousser !
— C’est ça qui t’a excité, sérieux ?
— Non ! Tu m’as touchée et… (je réfléchis) et ça ne m’a pas du tout
excitée d’ailleurs !
Il appuie son coude contre le matelas et pose sa tête contre sa paume. Je
sens que je m’enfonce dans mes explications. Boucle-la Aly !
— À ce stade, je me demande si ce n’est pas toi qui as guidé ma main,
sale perverse.
Ma bouche grande ouverte a parlé pour moi. Il frotte sa chevelure folle
en ricanant :
— Remets-toi Baka, ce n’était qu’une maigre partie de mon talent.
Quel prétentieux ! Quel petit merdeux ! Je ne peux pas le laisser s’en
sortir comme ça :
— Je n’étais pas excitée !
— Mais t’es quand même à moitié à poil.
Je réalise seulement maintenant que j’avais écarté la couette, que mon
legging descend, et que mon tee-shirt est toujours relevé sous mes seins.
Choquée, je me hâte de remonter le drap sur moi, en râlant :
— C’est toi qui m’as déshabillée !
— La vache, je fais des trucs de ouf quand je pionce, dit-il, sur un ton
bourré d’ironie.
— Tu es un pervers.
— Et toi une putain d’allumeuse. Si tu veux ma queue, dis-le ! T’as
qu’à juste retirer cette merde qui te sert de pyjama, je bande déjà de toute
façon.
Pourquoi je réfléchis au juste ? J’aurais dû répondre du tac au tac. Mais
qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?!
— Pervers et écœurant, marmonné-je.
Je lui tourne le dos pour afficher mon dégoût. Y faire croire en tout cas.
— Fais pas ta coincée, Baka, je sais que t’en as envie.
Pourquoi je réfléchis encore au juste ? Bien sûr que j’en ai envie, ce
mec est trop canon, je fantasme sur sa voix depuis que je l’ai vu en
concert, et il m’a tellement chauffé toute la soirée et une partie de la nuit
que forcément, je suis à la limite de l’explosion nucléaire.
Mayday mayday crash de dignité en approche.
Heureusement, j’ai encore un morceau de mon cerveau qui fonctionne.
Et je me rappelle que Také est le pire mec qui existe sur Terre en matière
de relations. Combien de fois ai-je été témoin et même actrice
parfois — contre ma volonté — de ses mauvais comportements avec les
femmes au réveil ? Il les baise puis les jette, sans remords. Et il en fait une
consommation édifiante — consommateur numéro un de notre
appartement —, alors non, je ne le laisserais pas ajouter mon nom à sa
sordide liste de conquêtes.
— J’ai dit non, t’es sourd ?! lancé-je sur un ton sec.
— Putain d’hypocrite, souffle-t-il, en me tournant lui aussi le dos.
J’ai cru percevoir une note de colère dans sa voix. Il ne doit pas
apprécier d’être repoussé, lui qui obtient toutes les filles sur un plateau.
Voilà une bonne leçon pour Takeomi Kirishima : aussi beau sois-tu,
certaines femmes échapperont à ton contrôle.
Chapitre 12
24 décembre

« L’a mo u r p ro fite so u v e n t d e s h a sa rd s d u d é sir : o n a ime a u ta n t p a r


re n c o n tre , p a r o c c a sio n , p a r e rre u r, q u e p a r c h o ix . »

He n ri d e Ré g n ie r

— Mais non, ma chérie, tante Muriel va adorer ton livre ! Vas-y vas-y,
dédicace, je l’emballe avec les autres.
Tante Muriel : 85 ans, acariâtre petite bonne femme qui sème la terreur
dans sa maison de retraite. Sa dernière frasque : faire croire à tous les
pensionnaires qu’elle était morte pour ensuite venir les hanter pendant la
nuit (y compris, et principalement les cardiaques). Quand je suis allée lui
rendre visite l‘an passé, elle m’a accueillie comme il se doit par un : « Si
c’est pour me demander de l’oseille, tu peux te gratter Aly ! », elle a
ensuite enchaîné sur mon avenir pourri, le fait que je n’avais toujours pas
de fiancé, et que j’allais certainement finir seule comme elle. Voilà voilà.
Je ne peux pas en vouloir à ma mère d’essayer de caser mes romans,
mais elle a légèrement abusé en offrant à TOUS les membres de la famille
un exemplaire dédicacé.
— Tu es sûre pour Mélodie ? Elle a 13 ans quand même, et la scène de
viol, en plus de tous les gros mots, va peut-être la refroidir… ou ses
parents.
Ma mère lève les yeux au ciel.
— Oh la la si on commence à faire des histoires !
Je n’insiste pas. Je termine les dédicaces et pars m’installer sur le
canapé. Mon beau-père est en train de regarder une émission passionnante
sur les volcans, qui fait aussitôt dévier mon attention sur mon téléphone.
Je me sens comme dans un cocon ici, dans cette jolie demeure de
Dordogne, au cœur d’une ville que j’ai toujours connue. Quand mes
parents ont divorcé, Nathan a racheté la part de mon père pour permettre à
ma mère de conserver la maison à laquelle nous sommes toutes les deux
très attachées.
Trois jours déjà que je squatte. Le jour suivant le mariage de la sœur de
Také, nous avons tous deux pris des directions différentes, comme c’était
prévu initialement : lui est rentré à Bordeaux pour un concert, et moi je
suis directement venue ici, avec mon aimable covoitureur, un drôle de
bonhomme qui ressemblait au père Noël (Jésus et le père Noël en si peu de
temps, je sais, c’est louche. J’aurais dû me douter que quelque chose se
préparait.)
— Tu as vu ces volcans, Aly ? C’est formidable ! s’émerveille Nathan.
Je feins l’enthousiasme et me replonge dans Facebook.
Je manque de lectrices, c’est un fait avéré. Et je ne trouve pas de moyen
miracle pour en gagner. Peut-être que ce Salon du livre romantique à Paris
me donnera un coup de pouce ? C’est apparemment une chance unique que
madame Topie ait pu nous avoir une place. J’ai encore un petit pécule qui
me permettra de payer l’hôtel là-bas, mais pour le trajet, il faudra que je
me débrouille.
Facebook me déprimerait s’il n’y avait pas cette formidable
communauté d’auteurs. Car qui de mieux qu'un écrivain pour en
comprendre un autre ? On se soutient, on s’aide, on se fait de la
publicité… De vraies amitiés se nouent au fil des jours.
Bon, évidemment, tout n’est pas toujours rose au pays des auteurs. Il
n’y a qu’à lire mon fil d’actualité :

« J'ai eu une super idée de roman hier pendant que je mettais du vernis
rose poudré, c'est l'histoire d'un gars qui... blablaba *idée pas intéressante
et déjà vue* ... Vous en pensez quoi ? »
Ben Machine, écris-la d'abord et après on verra, hein !

« Je suis au bout de ma vie. C'est fini. »


Oui mais non. C'est interdit de sortir des trucs pareils juste pour que les
gens vous demandent ce qui se passe. Soit tu déballes tout de suite ce que
tu as à dire, soit tu la fermes.

« Quelqu'un accepterait de corriger mes 800 pages gratuitement ? »


Évidemment ! Les lecteurs et autres auteurs sont là pour ça ! Eh achète-
toi un correcteur, comme tout le monde !
*photo d'un beau gosse dans une pose tout à fait naturelle, avec le torse
ruisselant de je ne sais pas quoi et je ne veux pas savoir* « Je vous
présente le personnage principal de mon roman »
Eh ! On a le droit de s'imaginer ton héros avec la tête qu'on veut, c'est
quoi cette dictature ?!

« Pourquoi personne ne lit mon livre ? »


Ne riez pas, c’est véridique. Et vous savez quoi ? De nombreuses
lectrices ont acheté son bouquin pour la rassurer ! Celle-ci a marqué un
point avec sa tirade de pleurnicheuse. Mais quand même, la fierté en prend
un coup, non ? Si on doit en arriver à sangloter et supplier sur la toile pour
vendre, c'est la mort du livre, les amis !

« Comment je dois faire pour me faire publier par une maison d'édition

Ben là, j'ai envie de dire, tu fais comme tout le monde, tu te débrouilles
! Les gens passent des heures sur le net mais ils ne sont pas fichus de
chercher sur Google comment on envoie des manuscrits.

Vous allez encore me traiter de méchante après tout ça…


Oh non Aly, vous êtes juste très malade, personne ne se moque des
handicapés.
Et flûte, c’est Noël, ma fête préférée, hors de question que j’encombre
ma tête avec le virtuel ! Je rejoins ma mère dans la cuisine. Ses deux
maniques levées vers le four, elle attend la sonnerie sans bouger d’un
pouce.
— Je peux t’aider ?
— Non merci, ma chérie, tu as déjà fait beaucoup.
J’ai déroulé trois rouleaux de pâte feuilletée et épluché une pomme et
demi.
Ma mère en a encore fait pour un régiment. Des plats aux fumets
délicats sont entassés sur le plan de travail. Je m’approche pour goûter ce
petit four appétissant, quand je me rends compte que Nathan a eu la même
idée que moi. Pris en flagrant délit, on se lance un sourire complice avant
d’éclater de rire. Ma mère fait mine de le frapper avec un torchon.
— Dite donc, vous deux, je vous y prends ! Ouste !
Après avoir dégusté le petit four, Nathan l’embrasse tendrement sur les
lèvres.
— C’est délicieux mon amour, comme toujours, dit-il avec son accent
british.
Ils sont tellement mignons tous les deux… Chaque fois, ça me donne
envie d’être en couple.
Quand Nathan a quitté la cuisine, je m’exclame :
— Il doit avoir un sacré succès au boulot, Nathan, avec son accent (et
ses petites fesses…)
— Oh tu sais, nos clients sont ou décédés ou tristes, alors on ne peut
pas vraiment dire ça.
Hum. Merci Maman pour cette précision.
En entendant la sonnette, je me précipite, dans l’espoir de retrouver
Jared. Il a dû repousser son arrivée à cause d’un souci par rapport à Hugo,
je n’ai malheureusement pas su quoi. J’espère qu’ils ne se sont pas
séparés…
— Bonjour ma petite Alyson.
Non ce n’est pas Jared, mais Grand-Mère Suzanne, qui me broie la joue
entre son pouce et son index. Grand-Père Patrick, surnommé Patoche, la
suit de près.
— Oh bonjour Liliane, me dit-il, sûr de lui en me claquant une bise
bien bruyante.
Je n’ose pas lui avouer qu’il m’a prise pour ma mère. Grand-Père
Patoche est assez âgé, ils ont eu leurs deux filles tardivement, et outre des
soucis d’audition, il a quelques difficultés à se rappeler certaines choses.
— Alyson, tu es déjà en pyjama ? s’étonne ma grand-mère.
— Ce n’est pas un pyjama.
Si j’avais porté la tenue Tic et Tac chère à Také, Mamie Suzanne
m'aurait sans doute complimentée. En revanche, avec mes chaussettes
rouges et blanches et ma robe rose, j’ai, selon ses critères, davantage l’air
d’aller aguicher mon futur mari pour la nuit de noces.
Très vite arrivent les parents de Nathan, beaucoup plus jeunes que mes
grands-parents, et très actifs, que je considère comme ma propre famille
(je les appelle comme Jared : Granny et Grandpa), suivis par le frère cadet
de mon beau-père : Matthew, divorcé lui aussi, mais venu avec ses deux
filles : Erin et Meryl.
Tout le monde s’installe, tout le monde papote joyeusement. Ma mère
s'occupe de ravitailler la famille en verres de vin blanc.
Erin, ma cousine par alliance, une grande brune apprêtée, s’empresse de
venir prendre de mes nouvelles. Nous avons le même âge elle et moi, à la
différence qu’elle est déjà à la tête d’une entreprise de couture, qu’elle a
un mari et qu’elle attend un enfant pour l’année prochaine. Erin est la pire
personne qui soit sur cette planète, et je n’exagère pas : elle n’est pas
seulement belle à en crever, intelligente, drôle et talentueuse, non, elle est
aussi gentille et attentionnée. À côté d’elle, j’ai l’impression d’être une
grosse crotte. Pardon, non, une petite crotte ridicule.
— C’est génial ce qui t’arrive avec ton livre. Je veux à tout prix le lire !
Son mari, un grand gaillard pas trop mal physiquement, approuve d’un
signe de tête.
— Merci, c’est adorable… Bon, c’est un peu violent, je préviens.
J’ai presque envie qu’elle ne le lise jamais.
— Ça m’est égal. C’est pas tous les jours qu’on a un écrivain dans la
famille !
Cette fille est vraiment trop parfaite… c’est déprimant. Je vais noyer
mon imperfection dans un verre de vin blanc… si Grandpa et Patoche
n’ont pas déjà tout liquidé, connaissant leur aptitude à lever le coude.
Je remarque Meryl, la plus jeune ici du haut de ses 16 ans, en train de
poser pour des selfies devant le sapin. Bizarre cette manie de se prendre en
photo, la bouche en cul de poule ! Je passe à côté comme si de rien n'était.
Avant de retrouver le sourire en voyant apparaître ma lumière : Jared.
Et il n’est pas seul…
— Aloaaah la compagnie ! s’exclame Hugo, les bras chargés de
cadeaux.
Ce n’était pas du tout prévu qu’il soit là, je cherche le regard de Jared
pour qu’il m’explique, mais il est en train de saluer toute la famille.
Même si je me trouve au milieu de tout ce monde, mon demi-frère me
gratifie d’une tendresse particulière qu’il n’aura qu’avec moi : un baiser
sur le haut du crâne agrémenté de ce sourire retenu que j’aime tant chez
lui. Ce geste n’a l’air de rien, mais il compte énormément à mes yeux :
Jared ne me considère pas comme n’importe qui et il prend toujours le
temps de me le prouver.
Et voilà, il suffit qu’il débarque et je me sens heureuse !
Hugo, très à l’aise, embrasse tous ceux qu’il croise, dont une Meryl
rougissante qui le mitraillera de photos en cachette pendant le reste de la
soirée. Et puis vient le moment de la question gênante de Grand-Mère
Suzanne :
— Vous êtes un ami de Jared ?
Hugo esquisse un léger sourire, il attend toutefois que Jared réponde :
— C’est mon petit-ami, Suzanne. On est ensemble, en couple.
Bien que les préférences sexuelles de Jared n’aient jamais été taboues
dans sa famille, ma mère a toujours évité le sujet avec ses propres parents,
très prudes et vieille France.
Dans le silence, les rires enregistrés du bêtisier qui passe en ce moment
à la télé font tache. Heureusement, il y a aussi le clic régulier de Meryl, en
pleine pose devant les apericubes.
— Comment ça en couple ? s’étonne Grand-Mère Suzanne, qui peine à
comprendre.
— Ils sont amoureux, précise Nathan en souriant, la main sur l’épaule
de son fils.
Ma grand-mère est en arrêt sur image depuis au moins une minute.
— Moi aussi j’ai eu des dettes de jeux… compatit Patoche, qui n’a rien
compris, mais qui décide de fêter ça par un autre verre de vin.
— Ils sont AMOUREUX, lui crie Grandpa.
Clic clic clic. (Pose de Meryl qui fait mine de croquer une mini-
saucisse.)
— On devrait peut-être s’embrasser pour lui montrer ? souffle Hugo.
Jared pouffe de rire.
— Il faut savoir vivre avec son temps, réplique Granny.
Tête traumatisée de Mamie Suzanne. Patoche rigole :
— Oh et puis, qu’on soit homme ou femme, une bonne bit…
— Qui reprend des petits fours ??? hurle ma mère, pour couvrir la voix
de Patoche.
— … ça fait toujours du bien.
Tous les plus jeunes sont pliés de rire. Moi avec.

Plus tard, nous nous retrouvons autour de la grande table familiale à


grignoter toutes les bonnes choses que ma mère a préparées. Entre Hugo et
Jared, je ne pourrais pas être mieux. Sociable et drôle comme il est, Hugo
est déjà adopté par tout le monde. Pendant qu’il fait rire l’assemblée avec
ses blagues potaches, je me penche vers Jared :
— Pourquoi Hugo n’est pas dans sa famille pour Noël ?
— Il a eu quelques galères de santé liées à sa jambe, je n’avais pas
envie qu’on soit séparés après ça. On ira passer deux jours avec ses
grands-parents pour équilibrer les choses.
Bien qu’ils ne soient pas décédés, j’ai remarqué qu’Hugo ne
mentionnait jamais ses parents. Une seule fois, quand il était ivre, il a
lancé cette petite phrase que je ne parviens pas à oublier : « j’ai eu du bol
de me faire renverser par cette voiture ; si mon père m’avait attrapé cette
fois-là, il m’aurait sûrement tué ».
— Ce n’était pas trop grave ? m’inquiété-je.
— Ça va mieux maintenant.
Le sourire rassurant de Jared me permet de reprendre mon souffle.
Hugo compte beaucoup pour moi. Quand il a mal, j'ai mal aussi.
À le voir ainsi bavarder, en effectuant de grands gestes avec ses bras, et
faire rire toute la famille, j’ai des difficultés à imaginer la souffrance
quelque part en lui. Et je n’aime pas me dire que je pourrais la manquer.
Jared change de sujet :
— Et toi, ça s’est bien passé le mariage ?
Je grimace en repensant à ce que Také m’a fait vivre.
— Je hais ce type.
— Qu’est-ce qu’il a fait encore ? ricane mon demi-frère, en portant la
coupe de champagne à ses lèvres.
Je ne peux pas raconter à Jared ce qu’il s’est réellement passé. J’ai un
peu honte d’avoir si facilement succombé à son charme et de m’être laissé
faire quand il introduisait sa langue dans ma bouche. Et dire que si je
n’avais pas tenu bon, j’aurais sûrement couché avec lui pour ensuite me
faire jeter comme une malpropre !
— Tu le connais… dis-je vaguement. Comment tu peux être pote avec
ce gars ?!
— L’amitié c’est comme l’amour, ça ne se commande pas. Comment
est sa famille ? Sympa ?
— Très traditionnelle, mais accueillante. Ils ont des valeurs auxquelles
ils tiennent, je respecte ça. Par contre, Také fait beaucoup d’efforts pour
déplaire à sa famille. C’était tendu avec son père.
— Oui, il m’en a déjà parlé.
Je suis surprise que Také se confie à quelqu’un. Mais bon, pourquoi
pas ? C'est Jared, tout le monde ouvre son cœur à Jared !
— Le lendemain matin, quand on est repartis, toute sa famille m’a
remercié longuement, comme si mon sacrifice était honorable. Je te jure,
même son grand frère qui ne pouvait pas me saquer a été gentil avec moi.
On aurait dit qu’ils voulaient me retenir pour que je ne quitte pas leur fils !
Jared sourit.
— Peut-être qu’ils t’ont aussi appréciée pour ce que tu es ?
— Ouais, ça tombe sous le sens ! plaisanté-je, en lui donnant un petit
coup de coude.
Au brouhaha qui règne, je comprends qu’il est l’heure des chants de
Noël. Chez Nathan, c’est une tradition. Alors Jared se place au piano, qui
trône royalement dans notre salon, et tout le monde entonne des airs
anglais et français.
Même si Meryl immortalise cet instant d’un selfie avec un doigt
enfoncé dans la gorge, nous apprécions de nous retrouver les uns contre les
autres et de chanter joyeusement. C’était guilleret en tout cas, avant que
Mamie Suzanne se lance dans le registre de Jacques Brel. Meryl nous
ignore désormais, tels les « has-been » que nous sommes. Grandpa et
Patoche ricanent bêtement ensemble, déjà ronds comme des queues de
pelle. Comme tous les ans, ils ronfleront au moment de l’ouverture des
cadeaux.
— Liliane, il reste encore de cette excellente eau-de-vie ? me demande
Patoche.
— Ouais Papy, mais j’sais pas si…
Trop tard, les deux grands-pères m’ont arraché la bouteille des mains
en riant. Ils se lancent désormais dans une étonnante partie de belote,
ponctuée par les exclamations de Patoche :
— Brelan de trois !!
— On joue à la belote, espèce de vieux fou.
— Liliane, apporte-moi un autre verre s’il te plaît, j’ai la gorge sèche.
— Meryl, prends une photo de nous !
Regard de dédain de Meryl.
— Bataille !
— On joue à la belote !
Je décide d’abandonner cet échange improbable pour me concentrer sur
Granny et Mamie Suzanne, en train de se disputer à propos d’un truc
complètement débile : faut-il mettre ou pas de la bière dans la pâte à
gaufres ? Je tente de m’échapper vers Erin, son mari, Jared et Hugo, avant
qu’elles me prennent à parti.
— Ah Alyson, viens nous dire un peu ce que tu en penses, m’interpelle
Mamie.
Et merde.
Je la joue fine en m’adressant à Granny :
— Tu me tires les cartes ?
Granny ne rate jamais une occasion de lire l’avenir dans le tarot ! Elle
abandonne aussi sec l’histoire de la bière pour se jeter sur ses cartes.
— Tous ces trucs de voyance, c’est de l’arnaque, marmonne Mamie.
Granny l’ignore pour me faire tirer plusieurs cartes.
— Oh ma chérie, tu vas trouver un homme avec une cicatrice en forme
d’éclair !
Génial. Espérons qu’Harry Potter soit encore libre.
— Je vois aussi de l’argent, beaucoup d’argent…
— Où ça ? demande Suzanne, en ricanant.
— Vous voulez vous taire ? Bref, je vois de l’argent et un bébé à venir.
— Quelle blague !
— Vous n’y connaissez rien, vous.
— Les voyants sont des charlatans.
— Vous êtes jalouse, voilà tout…
Bon, elles m’ont totalement zappée. Je retourne auprès de la jeune
génération. Hugo me prend immédiatement dans ses bras, comme si j’étais
son ours en peluche.
— Alors, ce tirage de tarot ?
— En conclusion, je vais avoir un enfant avec Harry Potter.
Après un fou-rire mémorable entre nous deux, Nathan, qui comme
prévu, est pompette après deux verres de vin, lance la sono et déclare le
moment de danser ouvert. Ma mère et lui se collent l’un à l’autre, seuls au
monde, et se balancent maladroitement sur « Try to remember[103] », plus
amoureux que jamais. Tandis qu’Hugo invite Meryl, curieusement
souriante, je reçois un appel que je suis forcée de prendre.
— Joyeux Noël Papa… Non Papa, on ne s’éclate pas vraiment, c’est
sympa voilà tout… Dis pas ça, tu es chez ton frère, ça doit être cool… Oui
moi aussi je t’aime. On s’offrira nos cadeaux à mon retour, OK ?
Comme d’habitude, la conversation durera finalement une demi-heure.
Et je me serais abstenue d’apprendre que son ex portait des strings
panthère. Quand je reviens, Grandpa et Patoche dorment, le front plaqué
sur la table. C’est déjà l’heure des cadeaux ! Ils ne tiennent presque plus
autour du sapin tant ils sont nombreux.
Au milieu d’un joyeux bazar, nous déballons nos paquets, nous
remercions les uns et les autres, essayons nos derniers joujoux… Et puis
nous buvons à nouveau pour fêter ça.

Une heure plus tard, il ne reste qu’Hugo, Jared et moi, en train de faire
voler le drone que Jared a offert à son petit-ami. On veut absolument qu’il
filme les deux grands-pères toujours endormis sur la table et qui ronflent
allègrement.
— Je sens que je maîtrise de mieux en mieux l’engin, se vante Hugo. Et
pas que celui-là !
Ma grimace se transforme en sourire quand Jared plaque ses lèvres sur
celles d’Hugo. Et puis le baiser a vite tourné au roulage de pelle alors j’ai
arrêté de regarder.
Je me concentre sur le sac poubelle à l’intérieur duquel j’enferme tous
les déchets de papier cadeau. Ensuite, je réunis mes présents, tous
magnifiques : de nouvelles chaussettes, des boots, une liseuse (parce que
je lis mes copines auteures maintenant, j’évolue !) un collier, des produits
de beauté, un service à thé (ma grand-mère a vraiment envie que je me
marie, je crois) …
Je jette un coup d’œil vers les deux amoureux. Ils dansent un slow sans
musique, la main de Jared retient Hugo par la nuque, lui a son front sur
l’épaule de Jared. Ils semblent plus proches que jamais. Plus beaux que
jamais. Je ne peux m’empêcher de les prendre en photo avec mon
téléphone.
C’est exactement ça que je veux. Je veux qu’on m’aime comme ça.
— Je vais me coucher les gars, ne faites pas de bêtises, dis-je en
souriant.
J’allais partir en direction des escaliers quand je sens qu’on m’agrippe
la main et qu’on me tire brusquement en arrière. Je me retrouve avec Hugo
et Jared, à danser lentement sur un air imaginaire. Je suis là, contre leurs
deux cœurs qui battent, bien au chaud, entourée de leurs bras, invitée à
l’intérieur de quelque chose d’intime que j’envie depuis toujours. Jared a
sa main dans mes cheveux, Hugo a la sienne sur ma chute de reins.
Quelque chose m’échappe dans cette scène étrange. Ce n’est pas juste
un geste d’amitié… C’est autre chose de bien plus fort. Il y a une tension
que je ne m’explique pas.
Il se joue plus qu’une danse entre nous trois.
Je n’ose pas bouger mes bras qui les entourent. Je n’ose pas les
affronter non plus. J’ai peur de ce que je vais lire dans ces regards. Je
crains aussi de ne rien y trouver et de me faire des illusions.
Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ?
Je sens Hugo se déplacer derrière moi. Je me retrouve prise en
sandwich, quasi prisonnière face à mon demi-frère que je suis toujours
incapable d’affronter. J’ai posé mon front contre sa chemise blanche et je
fixe le sol en me laissant bercer par la mesure que tous les deux
m’imposent. Mon corps est parcouru de frissons depuis que la main
d’Hugo se promène le long de ma colonne vertébrale. J’ai le souffle court.
Je n’ai pas envie de partir, mais je suis terrorisée par ce que cela signifie.
Mon esprit ne veut pas l’admettre, il se braque sur l’amitié, sur l’alcool
dont aucun de nous n’a abusé, sur mon imagination un peu trop
débordante.
Ce n’est qu’une danse, Aly, rien qu’une danse…
Les baisers sur mes épaules nues ne sont que des manifestations
d’affection, voyons.
Le visage tendu par l’excitation de mon demi-frère ne m’est pas destiné
non plus. La preuve, il garde les bras le long de son corps comme s’il
craignait de me toucher.
La langue d’Hugo a dû se tromper de destinataire, c’est pour ça qu’elle
caresse ma nuque d’une manière aussi incroyable. Il m’a mordu le lobe de
l’oreille pour rigoler, c’est un tel plaisantin ce Hugo ! Mon sens de
l’humour est légèrement pétrifié pour le moment, mais j’ai compris la
blague, c’est le principal.
— Hugo.
La voix de Jared sonne comme un avertissement. Ça manque quand
même un peu de conviction. Et ça n’arrête pas Hugo dans son exploration
corporelle. Je déglutis, en espérant ne pas rêver le visage de mon demi-
frère qui s’approche du mien, inexorablement. Ses lèvres me frôlent…
— Suzanne ??
Mon grand-père vient de gâcher le meilleur moment de l’année. Il
titube vers nous, l’air rieur.
— Faut que j’aille pisser, les enfants.
Autant dire que cette phrase achève toute excitation.
Après un instant assez gênant entre nous trois, on décide de monter se
coucher, sans se concerter. Je me serais passée d’être dans la même
chambre qu’eux cette nuit, mais j’ai dû laisser la mienne à mes grands-
parents. Avant ça, cela ne m’a jamais posé de problème de dormir avec
Jared — mon imagination tournait seulement à plein régime —, je dois me
persuader que rien n’a changé. Et que cette danse sensuelle que nous avons
vécue est déjà oubliée.
Sitôt ma chemise de nuit enfilée (dans la salle de bains attenante), je
me précipite dans le lit pour me réchauffer sous la couette bien épaisse.
J’entends Hugo et Jared chuchoter devant le lavabo. Impossible de
décrypter.
Mmmh… j’avais oublié à quel point j’aimais être dans cette chambre !
Elle possède le parfum ambré de Jared, sa personnalité carrée, tout en
discipline, plongée dans une lumière intime. Il m’a toujours laissé venir
ici, j’écoutais de la musique pendant qu’il lisait ou travaillait. Je faisais un
peu partie du décor et cela semblait lui convenir.
Quand tous deux reviennent, je fais mine d’être absorbée par le pliage
de la couette au-dessus de moi. Hugo se jette sans la moindre grâce à mes
côtés, manquant de m’écraser au passage. Je râle pour la forme, mais
quand un pareil corps vous tombe dessus, je peux vous dire qu’il est tout
excusé.
Je ne comprends pas pourquoi Jared reste planté près du lit au lieu de se
coucher. Jusqu’à ce que je voie Hugo s’asseoir au bord du matelas, en
appui sur ses deux bras. Jared pose un genou à terre face à lui afin de lui
ôter sa prothèse, avec une douceur proportionnelle à ses sentiments. J’en
frissonne rien que d’imaginer la caresse de ses doigts sur l’extrémité de
son membre amputé, et cette pluie tendre de baisers qu’il dépose, telle une
déclaration d’amour à ce qu’Hugo représente, jusqu’à son handicap. C’est
si touchant que j’en ai les larmes aux yeux.
Lorsqu’Hugo est installé entre Jared et moi, il me sourit.
— Tu vas me servir de doudou cette nuit, Aly Potter !
Je repense à la prédiction débile de Granny. Harry Potter n’était pas si
loin…
Hugo me claque une bise mouillée sur la joue, puis il m’adresse un clin
d’œil avant de se pelotonner contre Jared et de lui murmurer à l’oreille :
— Allez Jared !
— Non, gronde celui-ci.
Pourquoi j’ai l’impression que ça me concerne ?
— On n’a qu’à lui demander.
— J’ai dit non, Hugo.
Cette fois, il m’a semblé percevoir de la colère dans la voix de Jared.
Lui qui ne hausse jamais le ton… Je me fais toute petite et roule vers le
bord du lit pour leur laisser l’illusion que je ne suis pas vraiment là.
Hugo se remet sur le dos, les bras écartés. Clairement, il prend toute la
place et ça n’a pas l’air de le déranger. Il reste silencieux un moment alors
j’éteins la lampe de chevet en me disant que tout le monde est prêt à
dormir.
— C’est ton dernier mot ? insiste Hugo.
— Hugo, tu me fais chier.
Ambiance…
Dans un pareil silence, je pourrais facilement m’abandonner dans les
bras de Morphée, mais Hugo n’arrête pas de remuer et on ne peut pas dire
qu’il fasse dans la discrétion. Quand il se tourne, on dirait qu’une bombe a
été larguée et chaque fois je rebondis.
Au moment où je m’apprête à l’enguirlander, j’entends Jared
chuchoter, sur un ton calme :
— Tu peux arrêter de bouder, s’il te plaît ?
— Ah c’est pas trop tôt ! J’ai cru que tu ne le remarquerais jamais !
s’écrie Hugo, avec culot.
Mon demi-frère s’esclaffe, et je sens qu’il pivote à son tour vers Hugo.
Aux bruits de bouche qui suivent, je saisis aisément qu’ils ne sont pas
fâchés.
Quand je comprends qu’ils ne s’arrêteront pas tout de suite et qu’ils ont
peut-être envie d’aller plus loin, je me redresse brusquement et m’écrie :
— Je n’arrive pas à dormir, je vais aller regarder un peu la télé en bas.
C’est à peine si Hugo laisse Jared me répondre, tant il s’occupe de sa
bouche. Je préfère ne pas trop être témoin, je fuis.
Dans ma hâte, j’ai oublié que je portais une chemise de nuit légère.
Mon beau-père est assez radin en chauffage, il fait un froid polaire, la nuit,
dans cette maison. Je descends les marches en espérant trouver un plaid,
ou n’importe quoi d’autre dans le salon. Grandpa est toujours en train de
ronfler, Patoche a dû retourner auprès de ma grand-mère, ou ailleurs, s’il
ne se rappelait plus où il était.
Pas de couverture, pas de manteaux qui traînent… ma mère est trop
maniaque pour laisser quoi que ce soit, j’aurais dû m’en douter ! Je tente
de frictionner mes jambes sur le canapé, mais je suis gelée, je ne peux
penser qu’à ça. Je vais attraper la mort si je reste ici.
Tant pis, je remonte. J’ouvre lentement la porte de la chambre de Jared,
suffisamment pour passer la tête. Je ne vois rien et n’entends rien non
plus. Parfait. Je cours jusqu’au matelas… avant de m’arrêter net en
percevant un long soupir, puis un râle de plaisir.
Immobile, je ne sais plus si je dois m’en aller ou retourner dans le lit
l’air de rien. Je fixe cette couette qui s’anime étrangement et de laquelle je
ne vois émerger qu’une seule tête. Manifestement, Hugo est là-dessous et
je pense deviner ce qu’il est en train de faire à Jared…
Et mince ! Je suis gelée, je tremble, mais pas que de froid.
Je décide de retourner en arrière, sur la pointe des pieds, en espérant
que personne ne m’ait vu…
— Reste.
La voix d’Hugo m’a prise de court. Et la lampe de chevet qu’il a
allumée aussi. Je suis figée devant la porte, faite comme un rat.
Le sourire qu’il m’adresse, tout en essuyant la substance visqueuse
qu’il a encore au coin de la bouche, fait cogner mon cœur si fort que j’ai
l’impression que tout le monde ici peut l’entendre. Je cherche le regard de
Jared, pour qu’il le raisonne, comme chaque fois, mais il semble pensif.
Quand il finit par lever les yeux vers moi, c’est pour m'adresser cette
phrase totalement inattendue :
— Tu veux coucher avec nous ?
Elle fibrille… Bradycardie… Vite, appelez le docteur Carter !!![104] On
l’a perdue !
— Mais… mais…
Voilà tout ce qui sortira de ma bouche.
— Tu as le droit de dire non, me précise Jared.
— Mais mais…
Heure du décès : 2h15.
Hugo tend le bras vers moi.
— Viens.
Son sourire est carnassier, son ton imposant. Étrangement excitant.
Aimantée par son regard, j’avance vers le lit sans m’en rendre compte. J’ai
carrément oublié que j’avais froid. Quand ma main effleure celle d’Hugo,
il resserre aussitôt son emprise pour me guider sur cette minuscule place
qu’ils m’ont réservée, entre eux. Je me recroqueville en tailleur, mes pieds
gelés contre mes cuisses me font frissonner. Ou bien c’est autre chose…
Hugo ne me laisse pas le temps de réfléchir, il a déjà tourné mon visage
vers lui et forcé mes lèvres de sa langue appétissante. Il glisse ses mains
sous ma-chemise trop large et m’en débarrasse, avant de faire pivoter ma
tête en direction de Jared. Je suis un peu paumée, comme si j’étais dans la
quatrième dimension, comme si ce n’était pas réel. Alors je les laisse
faire, et je me laisse embrasser par Jared.
C’est un festival dans mon cœur. J’ai peur qu’il me lâche tant il bondit.
Je rêve que Jared fasse ce geste depuis des années… C’est juste parfait. Le
baiser est parfait. Il est parfait.
La présence d’Hugo aurait pu gâcher cet instant magique, mais au
contraire, je ne l’imagine plus sans lui. J’aime sentir les traits puissants de
ses muscles contre ma peau nue, autant que j’apprécie la sensation de la
main immense de Jared recouvrant ma nuque. Quand ils se mettent tous
les deux à remonter ma gorge de baisers, ma tête bascule d’elle-même en
arrière tandis qu’un gémissement m’échappe. Je vois clairement cette
scène comme si j’en étais spectatrice, son érotisme dépasse toutes les
limites. Leurs baisers sont presque de la torture, surtout quand leurs lèvres
se rejoignent au détour de ma peau. Chaque fois qu’ils s’embrassent, je
suis comme fascinée, presque aussi excitée que s’il s’agissait de moi.
Il y a un moment où toute la partie sensée de mon cerveau a cessé de
fonctionner.
Je vois trouble, je frissonne, je suis complètement à l’ouest.
— Mwaaaaaaaaaaaa !!!! hurle le chat bizarre dans sa cage.
— Ouais, je suis d’accord avec le chat, dit Relou, en secouant la tête.
Vous n’allez pas très bien ensemble vous trois.
— Peace and love ma sœur, sourit Jésus. D’ailleurs, puisque t’es ma
sœur et que ça n'a pas l’air de te déranger, tu peux me sucer aussi ?
J’ouvre les paupières à la hâte, traumatisée par l’apparition de Jésus, ou
plutôt du haricot de Jésus.
Je suis essoufflée, en sueur, mais ce n’est pas du tout dû à une relation
sexuelle intense, non, c’est la conséquence d'un rêve érotique et du corps
bien chaud d’Hugo qui occupe toute la place et dont le bras tendu est posé
à travers mon visage ! Je le repousse avec agacement, mais le bras me
revient tel un boomerang.
— Aïeuuuuh !!!
Il s’en fiche pas mal, il ricane à moitié dans son sommeil et s’étend
encore davantage entre Jared et moi. Il était carrément plus sexy dans mon
rêve !
La vache, ça paraissait tellement réel… jusqu’au passage avec le chat et
Jésus, bien entendu.
C’est le genre de songe dont on ne se vante pas, mais qui nous fait
ricaner de plaisir. Je jette un coup d’œil au corps attrayant de mon
voisin… Le rendu de mon rêve était plutôt réussi. Je devrais m’inquiéter
de connaître aussi bien les lignes dessinées sur ce torse…
Son poignet me chatouille le nez, raaaaah ! J’envoie valser le bras
d’Hugo loin de mon visage, et m’assure qu’il ne revienne pas cette fois,
quitte à m’asseoir dessus !
Mince, le voilà qui se réveille. Il se tourne vers moi, en battant à
plusieurs reprises des paupières.
— Tu prends toute la place, chuchoté-je.
D’une main, il désordonne encore davantage ses épais cheveux blonds,
puis il jette un coup d’œil vers Jared, endormi, avant de me dire, tout bas :
— Jared m’a demandé de m’excuser, alors pardon, Aly Bi.
Je sais de quoi il veut parler, mais j’ai besoin de m’en assurer :
— Pardon pour quoi ?
— Pour la danse. Tu me connais, je m’excite vite, et j’ai un peu trop bu
de cette liqueur que m’a filée ton grand-père !
Je hausse les épaules, en feignant de ne pas être plus déçue que ça.
Sincèrement, j’aurais préféré que l’alcool n’ait rien à voir avec tout ça et
qu’il ait simplement été attiré par moi.
— Pas grave. C’est oublié.
Tu parles !
Il se rapproche encore de moi et je ne peux pas reculer parce que
derrière moi, il y a le vide. Son nez est presque collé au mien, quand il
reprend la parole :
— Tu sais, si Jared avait été d’accord, j’aurais vraiment adoré que ce
soit toi la fille de notre trio.
Heureusement qu’il fait sombre, mes joues ont viré rouge tomate.
— Vous formez un duo bien trop soudé pour qu’une nana soit
indispensable, balbutié-je.
— On s’aime comme des fous, Jared et moi, mais une femme ne sera
jamais de trop. Et toi, tu ne serais pas n’importe laquelle.
J’essaie de digérer les informations. Ce qu’il dit est flatteur, mais d’un
autre côté, j’ai du mal à croire que je pourrais faire le poids au milieu d’un
amour si puissant.
— De toute façon, Jared ne veut pas, soupire-t-il en se laissant rouler
sur le dos.
— Ben oui, on est demi-frère et sœur, je te rappelle.
— Nan ! Il s’en tape de ça, vous n’avez pas le même sang !
Je me raidis. Comment ça, ce n’est pas notre lien familial qui
l’empêche de craquer pour moi ?! Je ne réfléchis pas vraiment à mes mots
et cherche une explication :
— C’est parce qu’il me trouve trop gamine ? Ou moche ?
Je devine un sourire sur le visage d’Hugo.
— Tu t’es regardée dans un miroir ces derniers temps ? demande-t-il.
Je ne connais pas un mec qui ne voudrait pas de toi. Mais je comprends
hein, moi aussi parfois je me sens un être ordinaire, j’oublie presque
combien je suis magnifique !
— Et modeste.
— Tout à fait !
On se sourit avec complicité lui et moi, puis je reviens au point qui me
tracasse :
— Donc, ce n’est pas un problème de lien familial ni d’attirance… ?
— Eh non !
Manifestement, Hugo ne dévoilera rien. Je ne comprends pas pourquoi
le sujet est tellement secret. Peut-être qu’il ne souhaite pas me faire de la
peine en m'avouant que je ne plais pas à Jared ? Pourtant, j’ai vraiment
l’impression que ce n’est pas ça. J’ai perçu le désir dans le regard de Jared
pendant cette fameuse danse. Et en effet, quelque chose le retenait, il
gardait ses bras crispés le long de son corps pour ne pas commettre
l’irréparable. Il se contenait. Mais pourquoi, si son statut de demi-frère ne
le dérange pas ?
— De toute façon, tu t’en fous, tu ne voulais pas faire partie de notre
trio, conclut Hugo, en se tournant vers Jared. Bonne nuit Aly !
S’il savait… !
Je me redresse légèrement pour contempler ces deux hommes virils,
l’un contre l’autre. Ils sont tellement beaux… Hugo a glissé sa tête au
creux de son cou, sa main est appuyée sur son torse nu, ses cuisses
emprisonnent entre elles celle de Jared. Au contact de son petit-ami, Jared
semble s’éveiller quelques secondes. Il dépose un tendre baiser sur le front
d’Hugo, resserre l’étreinte entre eux, et se rendort tout de suite.
Quand je m’allonge à nouveau, seule de mon côté, je prends conscience
de combien j’ai envie, et besoin, de vivre un amour comme celui qu’ils
partagent. Moi aussi je désire pouvoir me blottir contre quelqu’un sans
qu’il me repousse, je veux connaitre des disputes, faire des compromis,
tout en me sachant rassurée sur l’issue, je veux qu’on m’aime autant que
ces deux-là s’aiment. Et en retour, je me donnerais toute entière à celui qui
m’accueillera.
Ce n’est pas une question d’horloge biologique. Le mariage et les
enfants ne m’intéressent pas pour le moment. J’ai juste besoin d’aimer,
follement, et d’être aimée en retour.
La dernière personne qui m’a donné envie de tout abandonner pour lui,
c’est Hunter. Et je l’ai laissé partir parce que j’étais trop lâche pour
affronter nos différences. Hunter méritait que je me batte davantage.
Il mérite que je réessaie.
Chapitre 13
25 décembre

« L’a mo u r e st l’u n io n d e d e u x fa ib le sse s, ma is l’u n e d e s d e u x p re n d la


re sp o n sa b ilité d u d e stin c o mmu n . »

J a c q u e s d e Bo u rb o n Bu sse t

Après un déjeuner de Noël pendant lequel la condition animale n’était


pas à la fête (et que je te suçote des escargots, et que je te décortique des
crevettes, et que je te dévore des cuisses de chapon, et que je t’étale du
foie gras de canard innocent !) et pendant lequel ma grand-mère a failli
faire une syncope en voyant un couple de garçons s’embrasser, Hugo,
Jared et moi avons repris la route jusqu’à Bordeaux dans la voiture de mon
demi-frère.
Pas de malaise entre nous trois. Nous avons ri comme des gosses en
chantant des airs dépassés et en reproduisant les selfies de Meryl. J’ai un
pincement au cœur de me dire que jamais je n’aurais ma chance avec
Jared, mais dans le même temps, je n’ai pas envie de modifier notre
relation si précieuse, alors je me persuade que c’est mieux ainsi. Peut-être
que Jared a raison de placer cette barrière entre nous deux… ?
Lorsque nous arrivons devant notre porte, nous sommes accueillis par
monsieur Célestin, son froncement de monosourcil, et sa lampe
torche — je me demande depuis combien de temps il patiente ici…
— Joyeux Noël, monsieur Célestin ! s’écrie gaiement Hugo, en lui
serrant la main de force.
Jared et moi pouffons de rire en voyant le voisin secouer en tout sens
par cette puissante poignée de main. Il finit par récupérer son bras et tend
un doigt accusateur vers nous trois.
— Ne jouez pas les innocents, je sais très bien que c’est vous qui avez
créé ce court-circuit dans le bâtiment !
Je comprends mieux pourquoi l’escalier est plongé dans le noir. On a
tellement l’habitude de voir les plombs sauter qu’on ne réagit plus.
— On n’était même pas là, soupire Jared.
— Vous pourriez éclairer plus à gauche, s’il vous plaît ? demande
Hugo, au comble du culot, en désignant notre porte. Jared a du mal à
trouver la serrure.
— Et puis quoi encore ?! s’énerve le voisin.
Même dans l’obscurité, on peut voir son visage clignoter de colère
comme une guirlande de Noël, c’est fou !
— Plus à droite maintenant, précise Hugo en suivant des yeux le
faisceau lumineux.
Je n’essaie pas de dissimuler mon rire qui résonne dans la cage
d’escalier. Monsieur Célestin m’assène un regard affligé, comme si tout
était ma faute.
— Le réparateur ne pourra venir que demain, vous avez gâché Noël,
j’espère que vous êtes contente ?!
— Je suis très contente, répond Hugo très sérieusement. Plus à gauche
maintenant.
— Allez vous faire voir, sales gosses !
— Partez pas, on n’a pas encore trouvé la serrure !
J’ai mal au ventre tellement je ris. Bon, évidemment, quand on est
rentrés, j’ai tout de suite arrêté de m’esclaffer.
On se croirait au Pôle Nord, la neige en moins (la poussière cumulée
aux miettes pourrait faire illusion). C’est quoi ce froid ?! La température
était presque plus agréable dehors !
Personne n’ôte son manteau, on pénètre dans le salon en se guidant à
l’aide du Smartphone de Jared. Quatre pauvres bougies éclairent
faiblement le bar et la table basse. Charlie est installé sur son fauteuil,
recouvert d’un plaid, il nous salue en levant sa tasse de café, comme dans
une pub pour Nespresso. What else ? Kamran, sur un coin de canapé,
semble frigorifié dans sa doudoune de ski, même sa voix est tremblante :
— Joyeux Noël les gars, joyeux Noël Aly !
Notre joyeux Noël collectif est coupé par le grognement de Také, lui-
même installé sur le second canapé :
— Noël de merde ouais ! On se gèle les couilles et on n’a pas de
courant !
— Joyeux Noël à toi aussi, rayon de soleil ! s’extasie Hugo, en lui
frottant les cheveux.
— Me touche pas, la pédale !
Pendant qu’Hugo rit tout seul et que Také se recoiffe, Jared soupire :
— On a intérêt à bien faire la fête cette nuit si on veut se réchauffer. On
a ce qu’il faut ?
Je précise que « ce qu’il faut » est synonyme d’alcool dans cet
appartement. On pourrait crever de faim, mais jamais de soif !
— On est allés tout acheter avec Také et Charlie, répond Kamran.
— Au fait, qu’est-ce qui s’est passé pour créer un tel blackout ?
demande Jared.
— Kamran a voulu rajouter une énième putain de guirlande et bam, râle
Také en le fusillant du regard.
— Je ne sais pas comment c’est possible, franchement, se défend
Kamran. (Il change vite de sujet.) Aly, tu peux venir te serrer contre moi si
tu veux, on se tiendra chaud.
L’invitation est généreuse, mais pas gratuite, alors je secoue la tête,
sans cesser de frotter mes mitaines l’une contre l’autre.
— Non merci, en plus je dois aller ranger mes affaires.
La réalité : j’ai ouvert ma porte, j’ai jeté mes deux sacs à l’intérieur, et
je suis retournée dans le salon, qui est sans doute la pièce la plus polluée
olfactivement parlant, mais la moins glaciale de l’appartement.
Puisque Jared et Hugo ont occupé les places à côté de Také, il ne me
reste que le canapé de Kamran ! Je darde sur le couple un regard venu de
l’Enfer tandis qu’ils se marrent.
— Aniki putain, dis à ton mec d’arrêter de me peloter ou je lui pète le
nez ! s’énerve Také.
— Trop de tentation ce petit cul contre moi ! se défend Hugo, pas du
tout désolé.
— Bon, on va changer de place, décide Jared, avant que ça dégénère.
J’aurais bien profité de leur jeu de chaises musicales pour m’incruster
parmi eux, l’air de rien, mais Kamran a déjà soulevé son plaid en guise
d’invitation à le rejoindre. Tant pis. J’ai trop besoin de chaleur humaine.
— C’était bien vos fêtes de Noël ? s’enquiert Jared, pour détendre
l’atmosphère.
Charlie approuve d’un signe de tête entendu. Personne ne saura jamais
ce qu’il signifie. Un jour on va voir débarquer les flics et on va apprendre
que c’est un proxénète ou un tueur en série, c’est moi qui vous le dis !
— Super, on est allés skier et on a fait une grande fête en famille,
s’enthousiasme Kamran.
Jared tourne la tête vers Také.
— Et toi ?
— J’étais trop déchiré au saké, je m’en rappelle pas et tant mieux.
Pourquoi ça ne m’étonne pas ?
— Hunter n’est pas là ? m’interrogé-je.
— Il est passé ce matin, explique Charlie, il a dit qu’il rentrerait peut-
être pour la fête.
— Il nous a filé un gros paquet de billets pour les courses, ajoute
Kamran. Je me demande ce qu’il fait dans la vie…
— À ton avis, Ducon ?! assène Také.
— Bon, on s’offre nos cadeaux ? intervient Hugo, tout excité.
— Ouais, autant le faire avant que tout le monde se ramène, confirme
Jared.
— Mais il manque Hunter, plaidé-je.
— Il avait qu’à être là, putain !
Také aura le dernier mot. Kamran s’est empressé de se lever pour aller
chercher les paquets que nous avons entassés au pied du sapin et de les
distribuer.
J’aurais vraiment aimé qu’Hunter partage ce moment avec nous. Je ne
suis pas certaine que son Noël ait été des plus joyeux. Et puis j’ai besoin
de le voir. De lui parler. Je ressens cela comme une urgence.
Je secoue mon cadeau sous mon oreille. Mon Dieu qu’il est mal
emballé !
— Pourquoi le mien a des trous ? me lamenté-je en observant les jolis
paquets des autres.
— Si t’es pas contente, tu peux toujours te le foutre au cul !
Bon, c’est définitif : je sais qui a tiré mon nom. Je grimace d’avance à
l’idée de ce que Také a pu m’acheter. Et je crains aussi sa réaction par
rapport à mon cadeau pour lui. D’ailleurs, il a déjà arraché le papier que je
me suis cassé les pieds à peaufiner.
— Oh magnifique ce mug ! s’extasie Kamran. Qu’est-ce qui est écrit
dessus ?
— C’est du créole, répond Charlie, ça signifie : « ma résolution pour
cette nouvelle année : encore plus de chattes ».
Le sourire de Kamran s’est figé.
— Très poétique, plaisante Jared alors que son pote Také rigole avec
lui.
Dans l’ensemble, les présents sont très réussis cette année : Charlie a
reçu un très bel agenda, Hugo, des places pour un match de hockey, Jared a
tout de suite compris que son petit-ami s’était chargé de son cadeau quand
il a découvert des huiles de massage intime. Il ne reste que Také et moi.
Quand je le vois observer fixement le manga, je me dis qu’il va me le
jeter à la figure ou allumer un feu. J’explique, au cas où :
— J’ai remarqué qu’il te manquait ce numéro chez toi, l’autre jour.
Comme ça tu auras la collection complète.
Il lance un coup d’œil dans ma direction, mais je ne saurais pas dire s’il
est content ou pas. Je pencherais même pour de l’agacement. Je décide
d’ouvrir le sien pour combler le silence entre nous.
Je n’ai pas à faire grand-chose pour qu’il apparaisse, un pauvre bout de
scotch retenait le tout. En revanche, je suis bouche bée, je ne m’attendais
pas à un si joli cadeau : un serre-tête argenté avec des oreilles de chat. Je
relève les yeux vers lui, étonnée par ce choix.
— Il est magnifique… je l’adore.
Le visage toujours fermé, il me regarde installer le serre-tête sur mon
crâne.
— J’imagine tellement Takeomi Kirishima se balader dans une
boutique de barrettes ! s’esclaffe Hugo. Tu m’as pas ramené des boucles
d’oreilles, ma chérie ?
— Va te faire foutre toi !
— C’est justement ma résolution pour 2021, comment le sais-tu ?
— Fais quelque chose putain Aniki, gronde Také, au bord de la crise de
nerfs.
Petit sourire complice de Jared à Hugo. Ces deux-là peuvent se
comprendre sans parler.
Mes yeux reviennent au paquet restant sur la table basse. J’ai hâte
qu’Hunter rentre et de démêler le fichu sac de nœuds dans mon estomac.
En attendant, je me plonge dans un échange endiablé de SMS avec
Cosette et Charlette, ces filles me feraient oublier de respirer tant elles
m'amusent !
Dans le même temps, j’essaie d’organiser mon séjour à Paris pour le
Nouvel An. Les billets de train sont définitivement hors de portée de mon
portefeuille, il me faudra dénicher un covoiturage et pour le moment,
aucun n’est disponible. Quant à l’hôtel, je manque de m’étouffer en
découvrant qu’une chambre avec salle de bains commune est déjà à 80
euros ! Si je m’éloigne de l’endroit prestigieux où aura lieu le Salon, je
peux baisser le prix de moitié… ouais, enfin, si je m’éloigne dans le
département d’à côté ! Je sens que je vais galérer, mais je me suis déjà
engagée auprès de madame Topie (qui m’a envoyé mon invitation au
Salon, à l’intérieur d’une très jolie carte de Noël où un homme en string
chantait « mon beau sapin »), je ne peux donc pas faire marche arrière, et
puis c’est l’occasion que j’attendais pour me montrer.
— Tu as le droit de te rapprocher, me dit Kamran en étalant son bras
derrière moi, l’air de rien.
— Ça va aller, marmonné-je.
— Au fait, c’est bientôt qu’on pourra lire ton deuxième roman ?
— Oh oui tiens, se réveille Charlie, que je croyais en arrêt temporel. Il
m’a bien plu ton premier, les scènes de sexe en particulier. C’était très
intéressant.
Essayons de voir ça comme un compliment et de ne pas considérer son
air sérieux comme de la pure perversion.
— Aly a beaucoup de talent, confirme Jared en me souriant.
Voilà une réflexion qui me touche en plein cœur. Surtout venant de lui.
— Je ne l’ai pas terminé, mais ce sera sûrement pour 2021, je…
Je suis interrompue par le claquement de notre porte d’entrée. Enfin,
Hunter est là ! Je me précipite, bravant le froid polaire. Et tant pis pour ce
que vont penser les autres, de toute façon ils sont tous au courant (à part
Kamran, mais ça ne lui fera pas de mal).
J’aurais dû emporter mon téléphone pour m’éclairer, parce que c’est le
deuxième mur que je me prends. Je tâtonne telle une aveugle, les bras
tendus devant moi, jusqu’à ce que la lumière d’un écran attire mon
attention et me guide dans le couloir. J’aperçois la silhouette d’Hunter
avant que le téléphone s’éteigne à nouveau. Je l’interpelle :
— Attends ! Est-ce qu’on peut discuter tous les deux ?
Je distingue son ombre et sais qu’il s’est immobilisé face à moi. Je
déglutis, puis j'inspire une immense bouffée d'air. C’est le moment de
vérité.
— Voilà, tu me manques Hunter, j’ai vraiment envie qu’on réessaie
tous les deux…
Grand silence. Je vais me liquéfier sur place. Mais je crois que je
préférais le silence à cette réponse :
— J’ai une gueule à m’appeler comme un putain de clébard ?! Bouge,
Baka !
Také me vire si loin de son chemin que je m’écrase, la joue contre le
mur.
OK… ça fout un peu la honte d’avoir ouvert mon cœur à la mauvaise
personne, mais je ne suis plus à une humiliation près. Dès que j’entends la
porte de la chambre de Také claquer, je progresse dans le couloir, en
espérant m’arrêter devant la bonne pièce. Je suis presque certaine d’avoir
emporté une toile d’araignée avec ma tête et d’avoir marché sur un bout de
sandwich, mais rien ne me déviera de mon objectif. Oh yeah Aly, tu
déchires grave !
C’est à ce point ?
Ouais, toutes les motivations sont bonnes à prendre !
Je frappe à une première porte. Pas de réponses. J’effectue de
magnifiques pas chassés vers la droite. Je cogne à nouveau. Ah, la porte
s’ouvre ! Cette fois, j’attends un peu avant la déclaration d’amour, on ne
sait jamais !
— Aly ?
C’est la bonne voix. Ouf.
Il me fait entrer. La bougie qui se consume sur son bureau me permet
de retrouver ce visage qui m’a tant manqué. Un visage maquillé d’un
cocard impressionnant et d’une lèvre bien fendue. Sans réfléchir, je me
mets à effleurer ses blessures, en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu sais ce qui s’est passé, me dit-il.
En s’appuyant à son bureau, il oblige ma main à quitter sa peau. Je me
demande s’il l’a fait exprès. J’ai tout à coup des doutes sur ses intentions.
Peut-être qu’il a tiré un trait sur moi ? Peut-être que je me fais des films ?
Pas question que je joue encore les lâches.
— Je… j’avais besoin de te parler.
Je crève de froid, mais il ne lui vient toujours pas à l’idée de me donner
une couverture ou un vêtement.
— Vas-y, lance-t-il simplement.
C’est difficile de se déclarer quand la personne en face de vous ne
semble pas réceptive, et pour couronner le tout, agite son genou comme si
elle était pressée.
— Tu me manques, Hunter. Je crois que j’ai fait une erreur en te
laissant partir et je voudrais qu’on se donne une autre chance.
Pas de réaction. L’obscurité ne m’aide pas à lire sur ses traits non plus.
Pitié, dis quelque chose !
— Tu as le droit de me renvoyer balader, précisé-je.
Hunter, si tu ne parles pas, je vais commencer à dire n’importe quoi,
sauve-moi de moi-même !
— Je veux dire, si t’as une autre copine ou un copain, oui parce qu’on
ne sait jamais, les gens peuvent aimer les deux sexes, ce qui n’est pas un
problème en soi…
Achevez-moi, maintenant.
— … d’ailleurs je connais des personnes qui le sont, tu vois ce que je
veux dire, et… je ne sais pas du tout pourquoi je parle de ça mais enfin,
voilà, tu vois ce que je veux dire. Je me répète, non ?
Oui, et ta gueule, Aly.
Hunter se redresse. Il doit me trouver complètement débile, lui qui est
habitué à des gens plus matures, avec des passifs douloureux…
— Si tu veux.
Je peine à comprendre ce qu’il vient de répondre. Alors je reformule :
— Tu veux dire que tu es d’accord ?
— Ouais.
Ce n’est pas un bavard, je suis au courant, mais à cet instant, j’avoue
que j’aurais aimé un infime développement avec introduction et
conclusion.
— Tu ne te sens pas obligé, hein ? demandé-je, soucieuse.
Enfin, un sourire léger (très léger) vient flotter sur ses lèvres
splendides. J’ai très envie de les embrasser.
— T’es pas hyper impressionnante comme fille, alors non.
Mon éclat de rire sincère et soulagé s’interrompt quand il agrippe mes
hanches de ses deux mains et me rapproche au maximum de lui. C’est si
brusque que mon souffle s’est coupé en tamponnant son torse de plein
fouet. Bon sang, il est toujours aussi sexy ! Lorsque je lève la tête vers lui
pour pouvoir contempler son visage, je me sens minuscule et tellement en
sécurité à la fois. J’espérais me réchauffer contre lui, mais c’est sans
compter son téléphone qui se met à sonner. Il ne répond pas. Il m’écarte
seulement de lui.
— J’ai un truc à faire qui n’était pas prévu. Je rentrerai que demain, au
mieux.
— Oh ? Tu ne seras pas là pour notre fête ?
— Non.
— Tu viendrais avec moi à Paris pour le Nouvel An ? Je dois m'y
rendre pour un Salon du livre et j’aimerais vraiment que tu
m’accompagnes.
Il réfléchit. Pas longtemps heureusement.
— OK. Je dois y aller, je suis en retard.
Je reste les lèvres en cul de poule pendant quelques secondes en pensant
qu’il va m’embrasser, mais il récupère juste son blouson et quitte la
chambre sans un mot de plus.
Bon ben, le bilan est plutôt positif malgré le vent que ma bouche vient
de prendre : nous ressortons ensemble Hunter et moi ! Cette fois, je ne
gâcherais pas tout, je m’en fais la promesse.

***

— Il est 21h30 et il n’y a toujours pas le moindre invité. C'est bizarre,


non ? je fais remarquer.
— Vous croyez qu’une attaque de zombies a eu lieu ? s’écrie Hugo avec
un peu trop d’enthousiasme, en se plaquant à la vitre embuée.
— En cas d’invasion, ils s’en prendront d’abord aux étages du dessous,
on a le temps de picoler, sourit Jared.
Parce qu’aucun de nous n’a envie de quitter sa couverture sur ces
canapés où nos fesses semblent scotchées (à part Hugo qui continue de
dessiner des pénis sur les fenêtres), nous avons entreposé les caisses de
bouteille à nos pieds, et étalé chips, pizzas et gobelets sur la table basse.
On a déjà largement commencé à se servir.
— Vous leur avez demandé de venir à quelle heure ? se renseigne
Charlie, qui a revêtu sa plus belle robe de chambre panthère, associée à
des bottes de ski.
Také et Jared haussent les épaules et attendent que quelqu’un réponde.
Oui, mais voilà, personne n’a la réponse.
— Nan ? Me dites pas qu’on a oublié de prévenir les gens ? réalise
Kamran.
Eh bien si. Aucun de nous n’a pensé à lancer les invitations cette année.
— Ça ne nous empêchera pas de nous biturer, bordel ! annonce Také, en
se resservant un verre de whisky à ras bord.
— Bien dit ! s’exclame Hugo.
Celui-ci réapparaît sous le plaid que je partage avec Jared et prend
évidemment toute la place. Il nous tend ensuite à chacun une cannette de
bière pour qu’on trinque ensemble. Kamran a installé son téléphone
dernier cri et son enceinte en guise de sono. « Pushing me away[105] » se
met à résonner si fort qu’on se croirait tout à coup dans une boîte de nuit,
on en oublierait presque qu'on est avachis comme des crêpes dans des
canapés. Finalement, on semble tous apprécier le côté tranquille de cette
soirée.
Je m’amusais bien moi aussi, entre jeux de cartes et quizz débiles
trouvés sur le net. Je ne buvais pas autant qu’eux, mais c’était super
sympa, oui. Et puis il y a eu cette connaissance des réseaux sociaux qui
m’a envoyé un message privé :

BATRACIENDELALECTURE5000
Aly, je suis super désolé pour toi.

Hein ? J’essaie de lui demander pourquoi, mais cette andouille au profil


de grenouille ne répond pas. Très vite, je reçois un autre message :

JAIMELESSAUCISSES[106]
La vache, elle t’a pas ratée !

Je ne comprends rien. De quoi ils parlent ?

LECTRICEDELALUNEETDELAGALAXIEIMPERIALE
Je ne suis pas d’accord avec elle, je tiens à te le dire, moi j’ai adoré ton
livre !

Houla, ça prend une mauvaise tournure. Je le sens très mal.


Cette fois, je ne pose aucune question, je fais directement apparaître le
blog de Sexy Girl, j’ai l’intime conviction que je trouverais ma réponse ici
même.
J’ai le souffle court, je ne réfléchis plus à rien, je n’entends pas les rires
alcoolisés. La boule dans mon ventre grandit à mesure que le site apparaît
sur mon écran de Smartphone.
Mes yeux s’écarquillent au fil de la lecture.
Non… Pas ça.

Chronique de Là où tu vivras de Aly M.


Il y a des romans qu’on regrette de ne pas avoir lus avant. Vous savez,
ces bouquins qui ouvrent nos mirettes à d’autres dimensions livresques et
qui nous arrachent des exclamations ébaubies.
Je vous annonce d’ores et déjà que celui-ci n’en fait pas partie.
Le résumé, bien que peu original, promettait de la tension, de la
jouissance à vous faire mouiller le string, de l’intensité : la très sexy
héroïne complètement mégalo qui choit de son piédestal afin de chercher
son azimuté de frère jumeau au sein d’un camp militaire, c’est vendeur à
défaut d’être exaltant, mais il faut croire que l’auteure aurait dû s’arrêter
là, limoger son stylo et se dégoter un autre passe-temps.
Ce livre en quelques mots lapidaires : un scénario chimérique, des
enchaînements décousus, un univers mal exploité, une héroïne gonflante à
souhait qu’on désirerait voir se faire boxer la trombine, un triangle
amoureux gnangnan au possible avec le bad boy-lieutenant super connard
qui s’amourache patemment de la demoiselle, et le fiancé le plus parfait
de la galaxie dont la personnalité est proche de celle de la limace.
Tout dans ce récit s’apparente à une galéjade. À commencer par les
clichés. L’auteure n’a pas hésité à nous servir de la cheerleader
américaine, super populaire, super odieuse et super sportive. Je vous fais
grâce des prénoms dignes des Feux de l’Amour. Et bonjour le réalisme ! Je
ne sais pas trop où Aly M. va pêcher ses références, mais il me semble
essentiel de lui enseigner quelque chose en matière de relations sexuelles :
un homme, même si c’est Rocco Sifredi, aura du mal à jouir dix fois
consécutives.
Et si on en venait à la morale de l’histoire, tiens ? La fille peut tout se
permettre parce que vous comprenez, elle cherche son frère, donc elle peut
bien incarner la pire connasse en ce monde, on lui pardonne. C’est même
légitime qu’elle cocufie son mec, le gazier débonnaire qui n’aspire qu’à
son bonheur ! T’avais qu’à pas être aussi gentil, mon pote.
Je cherche un compliment à adresser à ce livre, je cherche, je vous le
promets.
Certains personnages ne sont pas complètement nuls, l’humour n’est
pas totalement stérile. Je suis à mon maximum.
En conclusion, je qualifierais cet ouvrage de sympathique. Pourquoi me
direz-vous ?
Selon un apophtegme d’Anatole France, la sympathie est le doux
privilège de la médiocrité.
Médiocre ou sympathique, même résultat.
Sexy girl

Je suis figée devant cet écran depuis au moins dix minutes, sans mentir.
Je lis et relis chaque mot, en espérant que par enchantement, ils se
transforment ou que j’en découvre un double-sens. Sauf que non, il n’y a
rien d’autre qui permettrait de sauver mon livre de cette ignoble critique.
Sexy girl ne s’est pas contentée de baver sur certains aspects de l’histoire,
ce qui aurait déjà été catastrophique, non elle a littéralement démoli le
livre tout entier !
Et ses chroniques sont lues par plusieurs milliers de personnes !
— Ça va Aly, t’es toute pâle ? s’inquiète Jared.
Je me redresse et mime un sourire trop joyeux.
— Ouais ouais, ça va, j’ai juste un peu trop bu.
Je suis contente qu’il y ait si peu d’éclairage dans cette pièce, cela me
permet de dissimuler les larmes qui coulent sur mes joues. Je devrais être
en colère contre cette fichue chroniqueuse, mais la tristesse a tout décimé
sur son passage.
Peut-être devrais-je aussi me blâmer pour avoir écrit un texte pas assez
abouti ? Non. J’aime mon livre, je l’aime de tout mon cœur. J’ai
conscience de ses lacunes, je ne suis pas parfaite, je continue de
m’améliorer tous les jours, mais il ne méritait pas un tel déchaînement de
haine. J’ai de la peine pour lui, de la peine pour moi qui ai mis tant de
cœur dans chacune de ces phrases. Je n’écris pas de la haute littérature,
j’écris des aventures pour faire rêver, avec des dialogues de la vie de tous
les jours, sans grands mots, j’assume tout ça. J’assume tout dans mon
livre.
Plus personne ne souhaitera laisser sa chance à mon roman
maintenant… Il sera catalogué parmi les mauvais, puis il tombera dans
l’oubli. Si je dois m’en vouloir pour quelque chose, c’est de n’avoir pas su
mieux le protéger.
Je n’arrive pas à m’arrêter de sangloter. Pour ne pas attirer l’attention
d’Hugo et Jared, je suis forcée de ne pas essuyer les larmes, je les laisse
glisser dans mon cou. Je me maudis d’avoir vidé toutes ces bières, ça me
rend encore plus pleurnicheuse que je ne le suis.
Pourquoi cette fille a fait ça ? Pourquoi elle ne m’en a pas parlé avant,
au moins ? Qu’est-ce que ça lui apporte à elle d’être aussi méchante ?! Je
ne suis pas connue, je viens à peine d’être publiée, c’est tellement cruel
que je continue de croire que c’est une erreur.
Les critiques n’ont pas l’habitude de me toucher. J’ai toujours eu
conscience de ne pas pouvoir plaire à tout le monde. Je me suis blindée
depuis que je suis gamine et que j’assume des tenues que personne n’ose
porter dans la rue. Je ne suis pas une excentrique, je ne cherche pas à
provoquer, je suis moi, fan de mangas, fan du Japon, fan d’écriture, et fan
de ma quiétude. Pourtant, cette chronique-ci ébranle tout ce pour quoi je
vis. Pas parce qu’elle a égratigné mon profil d’auteur, mais parce que son
public, si important, associera mon nom à la médiocrité. Et qui a envie
d’acheter un écrivain inconnu médiocre ?
Tous mes rêves viennent de voler en éclats en quelques mots étalés sur
un écran.
Pour atténuer la douleur, je décide de descendre ce verre que je ne
comptais pas toucher. Je le bois presque cul sec, pour que le goût âpre du
whisky me fasse oublier celui amer de l’humiliation. Après avoir en plus
avalé le verre de Kamran, j’abandonne mon fichu téléphone dans un coin
du canapé et je décide de me laisser aller à l’ivresse en participant à leur
jeu débile.
— Je joue aussi ! m’écrié-je.
Jared est surpris, Hugo ravi. Il place un shot devant moi, comme devant
chacun des autres participants.
— Je réexplique la règle pour notre petite Aly-Minium. Bon d’accord,
ça marche pas, Alyminium, mais on s’en fout, je suis un peu bourré !
Donc, je dis un truc, et si vous avez déjà fait ce truc, vous buvez cul sec.
Capish ?
Il n’a pas attendu que j’acquiesce pour relancer le jeu :
— J’ai déjà… utilisé un gode ?
Je pensais vider mon verre, mais là, c’est fichu.
Forcément, Hugo boit, mais que Charlie boive aussi, ça nous laisse tous
perplexes. Aucune envie d’approfondir le sujet…
— J’ai déjà… tagué un mur !
Comme toujours, Hugo avale son shot, suivi de Také.
— Tu pourrais poser des questions qui me feront boire ? prié-je Hugo.
Oui bon, je suis un peu pompette, avouons-le. Ce verre de whisky était
vraiment immense, sans compter toutes les bières vidées avant…
— Question spéciale Aly : qui a déjà sucé ?
J’adresse un regard noir à Hugo, merci pour l’association ! Jared et lui
font tinter leurs verres avant de les descendre cul sec. Je suppose que c’est
le moment où je dois boire moi aussi.
— Qui tu as sucé ? s’indigne Kamran.
— Pas toi on dirait, ricane Hugo, en refaisant tinter son verre avec celui
de Jared.
— Non mais sérieusement, Aly !
Il ne manquait plus que ça à mon excellente soirée : une crise de
jalousie de Kamran ! Il me regarde comme si j’avais couché avec Jésus (le
vrai hein, pas celui du covoiturage) dans une église au milieu d’une
célébration de Noël !
— Les meufs sont toutes des salopes, grogne Také.
Je ne peux pas laisser passer ça ! Je suis trop déchirée pour me taire de
toute façon :
— Va te faire foutre ! Tu peux parler toi, tu couches avec tout ce qui a
des seins !
Un doigt d’honneur plus tard de sa part, Hugo reprend, tout guilleret,
sourd à tout ce qui se joue autour de lui :
— J’ai déjà… essayé un plug anal !
Flûte, c’est quoi ça, un plug anal ? Je ne voudrais pas passer pour une
quiche. Bon sang, même Hugo n’a jamais essayé, ça doit vraiment être
cochon !
— Tu pourrais ne pas tout axer sur le cul, s’il te plaît ? se plaint
Kamran, qui n’a toujours pas bu une goutte.
— C’est pas ma faute si ta vie est ennuyeuse !
— Ma vie n’est pas ennuyeuse.
— Si mec, elle craint ta vie, confirme Také. Chaque fois que je te vois,
je débande direct.
Jared pouffe de rire :
— Merci Také, pour cette belle image.
— De rien, Aniki.
Kamran décide de bouder et de ne plus participer. De toute façon, ce jeu
devient rapidement n’importe quoi : je ne me rappelle même plus quand
nous avons arrêté pour commencer à danser.

L’alcool a un effet très étrange sur les gens. Aucun n’y réagit de
manière similaire, c’est fascinant. Nous sommes à un stade où le froid n’a
plus d’impact sur nos corps, on crève même de chaud à force de sautiller
et de boire. La plupart du temps, je ne pense à rien du tout, juste à chanter
et à rigoler bêtement. C’est mieux que tout à l’heure, quand je me suis
écroulée dans les bras d’Hugo pour pleurnicher que personne n’aimait
mon livre et que j’allais brûler toutes les librairies de la ville. L’alcool
triste confronté à l’enthousiasme démesuré d’un Hugo monté sur ressorts,
c’était un peu spécial, ça m’a donné l’impression d’être encore plus
pathétique, alors je suis allée pleurer auprès de Charlie. Comme il s’est
contenté de ponctuer mes lamentations de sérieux « mmh mmh », je me
suis sentie vachement mieux. Jusqu’à ce que je sente son pénis à travers sa
robe de chambre. J’ai soudain réalisé que j’avais fait un câlin de dix
minutes à un gars à poil.
La phase de l’alcool triste étant passée, je suis revigorée, libre, prête à
tout déchirer ! Je ne sais pas trop comment je danse, mais ça me plait. Je
n’ai pas assez de jugeote pour ne pas fixer Jared et Hugo, enlacés, se
frottant l’un contre l’autre, miam ce spectacle vaut vraiment le détour !
Kamran vient de vomir par-dessus le balcon pour la troisième fois.
Après avoir maladroitement refermé la porte-fenêtre, il allume une
cigarette qu’il s’obstine à fumer contre la vitre, comme si celle-ci était
ouverte.
— Salope ! beugle-t-il, en me fixant méchamment.
Je ne fais même plus attention, il le répète assez régulièrement depuis
un temps incertain.
Také vient de casser son sixième verre (il a épuisé tous les gobelets en
les écrasant sur le crâne de Kamran tout à l’heure pour une raison que j’ai
totalement zappée) et évidemment il s’énerve. L’alcool rend Také
vraiment vraiment connard, y’a pas à dire. Il est à son maximum.
— Sale pute ! continue Kamran, là-bas, tout seul.
Marrant comme nos voix de bourrés sont lancinantes et
particulièrement moches.
Je suis passionnée par la façon de danser de Charlie : c’est
considérablement la même pour toutes les chansons. Si vous avez déjà vu
« je danse le mia » d’IAM, et ben, ça donne ça avec la robe de chambre
léopard ouverte sur un immense pénis et la chaîne en or qui pèse une
tonne.
Forcément, à côté, Také, c’est de l’orgasme visuel. Je suis hypnotisée
par sa façon de danser. J’ai cessé tout mouvement (je suis trop bourrée
pour faire deux choses à la fois). Je ne veux surtout pas manquer le
spectacle de Takeomi Kirishima en train de bouger, comme s’il était seul
au monde. Il a l’air tellement sombre. Les ténèbres doivent être carrément
plus éclairées que son visage à lui. Parfois, il regarde le plafond comme
s’il y voyait à travers, sa cigarette à la bouche. J’ai l’impression de
retrouver ce que j’ai tant aimé chez le chanteur de Fuck Off et je suis
subjuguée.
— Saloooope !! gueule Kamran.
Je sors de ma léthargie quand Faded[107] se lance sur le téléphone, je me
remets à onduler (j’imagine que ce ne doit pas être gracieusement). Je
m’applique à effectuer de grands moulinets avec mes bras, eeeeh j’ai le
rythme dans la peau ! Un verre de vodka pour faire passer la chips, petit
déhanchement sexy, pas sur le côté, on se cambre pour se la jouer souple,
oh yeah !
Boum.
Cinq têtes se tournent en même temps vers la porte-fenêtre que Kamran
vient de se prendre. Du coup il s’est dégobillé à moitié dessus, et à moitié
sur les rosiers de monsieur Célestin — quand il a enfin réussi à ouvrir et à
passer la tête au-dessus du balcon.
— Bande de vauriens écœurants ! Mes plantes ! hurle le voisin.
On recommence à danser comme si de rien n’était.
Tiens, j’ai perdu de vue Jared et Hugo ! Ah non, ils sont allongés sous
la couverture du canapé, ils devaient avoir froid, ça doit d’ailleurs être
pour ça qu’ils remuent autant sous cette couverture… Oh qu’il est beau ce
verre ! A-t-on déjà connu un verre aussi merveilleux ? Nan, parce qu’il
n’en existe pas. Mince, j’ai encore oublié de danser !
— Salope !
Je me fais la réflexion que Charlie n’a pas l’air ivre… Ou alors il est
bourré tout le temps, c’est pour ça qu’on ne peut pas faire la différence !
Hin hin hin je me bidonne toute seule en voyant remuer son membre. Oh
j’ai une super idée !! Faut que je la dise aux autres avant d’oublier !
— Eh les gars ! Si vous veniez avec moi à Paris pour le Nouvel An ? Ce
serait pas trop giga méga cool ?!
Houla, j’ai mis un peu trop d’engouement dans le secouement de tête,
rattrapons-nous à la télé !
Hugo émerge de la couverture :
— Oh ouais, trop bien, je réserve l’hôtel !
— C’est une bonne idée ça, marmonne Jared, endormi.
Charlie lève le pouce en approuvant. Také continue à mal me regarder :
— J’ai un putain de concert à Paris ce jour-là, de toute façon.
— On prendra la voiture de Jared et j’emprunterais celle de ma grande
tante Huberte, on va se faire un super road trip ! s’extasie Hugo. Hop, un
hôtel pour 6, vu que monsieur le bridé fait bande à part !
— Il t’emmerde, le bridé !
Hugo louche sur son Smartphone.
— Assurance annulation ? … Pour quoi faire ? Allez c’est réservé !
Je saute de joie sans vraiment savoir pourquoi. Je n’ai pas trop percuté
sur les dernières phrases.
— Cette bonne nouvelle me donne envie de faire des choses pas du tout
catholiques ! ajoute Hugo, en disparaissant à nouveau sous la couverture.
Mon chéri, ne t’endors paaaas, j’ai pas fini ma pipe !!
Immobile devant eux, je bats plusieurs fois des paupières. Qu’est-ce
que je regardais déjà ? Et de quoi on parlait avant ? Pfff aucune
importance… ah oups j’ai postillonné, pardon madame la télé. Je
m’échine à l’essuyer avec mon coude, mais j’ai du mal à viser. Houla c’est
un peu flou tout à coup… prudence est mère de sûreté, dit Mamie
Suzanne, alors je vais m’agripper au mur pour revenir sur mes pas.
Voilààà ! Petit pas par petit pas. Mince, le sapin me bloque. Le problème
est épineux, c’est le cas de le dire ! Ho ho ho la blague est excellente, je
vais la noter dans mon téléphone.
« Le… prooo-blèèèème… est… »
L’écran doit être sale parce que j’y vois pas très bien. Crachons dessus
et essuyons.
Riiiiiiick Puuuu
Eurk, j’en ai plein la main.
Oh un sapin ! Il est magnifique ! Et si je montais dedans ?
***

La vache, il fait tout noir ici. Comment je me suis retrouvée là


d’ailleurs ? J’étais pas à côté d’un sapin ?
Hin hin j’aime bien quand on m’embrasse dans le cou. Et j’adore aussi
qu'on me caresse les fesses. Qu’est-ce qu’il sent bon ce mec, ça me
rappelle un parfum familier, mais je n’arrive pas à mettre le doigt
dessus… par contre, je réussis très bien à mettre mes doigts sur ce qu’il a
dans le caleçon. Je ne vois rien du tout, mais je peux déjà affirmer à force
d’aller et venir sur la chose : ce mec est super bien monté. Il est même
carrément énorme ce truc ! Je suis tellement fascinée que j’ai du mal à
m’en détacher. Peut-être que si je continue à l’astiquer aussi fort, elle va
s’illuminer et enfin m’apparaître, qui sait ? Ouais, comme le génie dans la
lampe d’Aladin !
Pas de génie cette fois, mais un préservatif est apparu comme par
magie, je vous jure !
Je sens qu’on recule tout à coup, alors je m’accroche à lui comme à une
corde d’escalade. Nous arrivons sains et saufs sur la montagne, le lit quoi.
Surtout lui, parce que moi je me suis assise à côté. Je rigole, il rigole, bref
c’est la fête. Il essaie sûrement de m’agripper, mais pour le moment il ne
tire que mes cheveux. Si je ne veux pas me retrouver chauve, il faut vite
que je le rejoigne. Ho hisse ! Ça tangue un peu sur ce bateau, mais je n’ai
pas le mal de mer donc tout va bien.
— Je t’ai dit que j’avais été championne de canoé au tournoi de la colo
des Quatre Sapins ? Et j’ai bouaaaaa…
J’éprouve des difficultés à finir ma phrase avec cette deuxième langue
dans ma bouche. Tant pis pour le canoé — même si j’avais quand même eu
une chouette médaille argentée —, je m’amuse beaucoup plus avec ce
roulage de pelle.
Je sens qu’il me hisse à califourchon sur lui, puis qu’il s’allonge. Je
palpe ce qui se trouve devant moi… mmmh un torse bien musclé comme
je les aime… et sans poils en prime, j’adore ça. Je me penche pour glisser
ma langue le long de ses abdominaux, je perçois nettement le sursaut de
son érection sous moi.
— Tremblement de teeeeerre !!! je m’exclame en ricanant.
Mon Dieu. C’est de pire en pire non ?
— Ta gueule toi !
— À qui tu parles ?
— À la petite voix dans ma tête, fais pas gaffe.
— Ah OK.
Je me penche pour l’embrasser, mais la gravité est trop forte, je
m’écrase sur sa poitrine. Et puis je ne parviens pas à trouver sa bouche,
alors je laisse tomber, tant pis. Lui doit posséder une vision laser, parce
qu’il s’est débrouillé pour dénicher mes seins du premier coup ! Purée, il
est doué avec sa langue, le garçon…
J’ai trop envie de lui, à mort les préliminaires ! Je me redresse et
cherche sous mes fesses l’arme de destruction massive. Pas difficile à
trouver, l’engin. Je le débarrasse du tissu qui l’emprisonnait et m’assois
dessus. J’ai été un peu présomptueuse sur ce coup-là, c’est plus gros que
ce que j’ai déjà chevauché dans ma vie, le cri que j’ai lâché se situe entre
« ça fait super mal, comment un truc aussi énorme pourrait entrer ici ? » et
« oh mon Dieu, c’est incroyable, fantastique, l’extase à son paroxysme ! »
Il tient fermement mes hanches et me guide là où il souhaite que j’aille.
Les râles virils qu’il pousse m’excitent comme une dingue. Parfois, je
réalise que je ne retiens aucun gémissement, mais franchement ça m’est
égal, c’est trop bon pour ne pas être partagé avec le monde.
Il me fait basculer sur le lit sur lequel je m’étale comme une baleine.
Nous sommes désormais couchés sur le flanc lui et moi, son torse musclé
contre mon dos me donne des envies de grrrrrr !
Il semble tout à coup galérer, je l’entends râler :
— T’es hyper serrée.
— Merci, toi aussi.
Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai répondu ça. L’émotion sûrement.
Parce qu’il y a de quoi être troublée, je vous jure, chaque coup de reins
c’est limite l’orgasme, je suis obligée de mordre les draps et de penser
parfois à un blobfish (poisson le plus laid de l’océan… putains de
documentaires animaliers !) pour calmer mes ardeurs. Je ne sais pas si
c’est la taille de son truc qui en est la cause, ou l’alcool, mais j’ai envie de
me taper la tête contre les murs tellement c’est bon, je tremble de partout,
et je crie comme jamais je n’ai crié dans ma vie, même quand j’ai gagné la
finale de Just Dance il y a deux ans !
— Putain c’est trop bon… gémit-il.
Je ne pouvais pas dire mieux.
De toute façon, je suis incapable de parler pendant qu’il me gratifie de
ces incroyables coups de bassin. J’ai arrêté de compter les orgasmes,
c’était trop compliqué de me souvenir ce qu’il y avait après trois.
Sa langue me chatouille la nuque, je pivote ma tête comme je peux pour
m’accaparer ses lèvres. Chaque fois que mes cris s’étouffent dans sa
bouche, je sens la commissure de ses lèvres se relever.
Submergée par une vague de plaisir, je me cambre, sa main saisit alors
ma nuque et j’entends qu’il grogne de plaisir, avant de jouir.
Je suis essoufflée, épuisée. Heureuse.
Meilleur coup du siècle ce mec.
Impossible de relever ma tête, écrasée lamentablement contre le
matelas. Je frissonne encore un peu. Si je fermais les yeux, tiens ? Juste
pour les reposer…
Chapitre 14
26 décembre

« L’e sp o ir e st c o mme le c ie l d e s n u its : il n ’e st p a s c o in si so mb re o ù l’œil q u i


s’o b stin e n e fin isse p a r d é c o u v rir u n e é to ile . »

Oc ta v e Fe u ille t

Voilà. On est revenus au prologue.


Au revoir à tous !
Je tiens à me remercier moi-même pour avoir écrit cette merde que
personne ne lira. Merci à ma famille, mes amis, qui ont toujours cru en
moi. Merci à Sexy Girl d’avoir ruiné ma carrière. Merci au coloc qui s’est
lâchement barré au petit matin d’avoir fait de moi la pire petite-amie du
monde, et le pire coup de l’année.
Adieu, je pars me terrer quelque part, loin sous ma couette et je ne
reviendrai jamais !!!!
Ce n’est pas un peu exagéré, Aly ?
Naaan !!! Je suis au trente-sixième dessous là et j’aimerais assez que
mes personnages imaginaires ne viennent pas m’y déranger.
Profitons-en pour fuir, j’en peux plus d’elle !
Il est déjà treize heures… Le soleil me nargue à travers les baies
vitrées. Oui, monsieur le soleil, je sais bien que je vais devoir affronter
mes colocataires à un moment ou un autre, je gagne juste un peu de temps,
histoire de m’entraîner à paraître tout à fait naturelle quand quelqu’un me
lancera : « eh au fait, c’est avec moi que tu as couché ! »
Raah j’ai beau me creuser la cervelle, je ne parviens pas à y extirper des
détails qui me permettraient d’identifier l’homme en question. En
revanche, je me rappelle avoir pris un pied d’enfer et ressenti une
incroyable alchimie sexuelle entre nous. Même si manifestement, c’était à
sens unique. Quand j’y repense, c’est simple, mon corps en frissonne.
Il faut sérieusement que je me douche. Je pue l’alcool, la transpiration
et autre chose d’encore moins agréable. Le chauffage semble
refonctionner, raison de plus pour poser un pied sur le sol.
Sploutch.
En plein dans une flaque de vomi. Youhou !
Je manque de réflexe, je garde le pied dedans en me faisant la réflexion
que peut-être ce n’est pas mon vomi et qu’en envoyant un échantillon à la
police scientifique, je pourrais connaître l’auteur du crime !
Une douche froide c’est bien aussi.
Va pour la douche ! Je me traîne jusqu’à mon placard pour chercher une
tenue en adéquation avec mon humeur : un short bleu, des chaussettes
roses, un pull rose, génial !
Quoi ? On a le droit de porter des vêtements colorés quand on est
déprimé !
Pendant que le jet d’eau tiède apaise mes courbatures, je réfléchis aux
suspects potentiels : il ne peut s’agir que de Jared, Hugo, Také, Charlie ou
Kamran. Je peux d’ores et déjà éliminer mon ex, il n’avait pas un gourdin
entre les jambes. Charlie semble le plus probable si on s’en tient à ce seul
critère. Je pourrais peut-être lui demander de ne rien dire ? Si ce n’est pas
lui, en revanche, je vais me cramer.
L’heure est grave. Il me faut l’avis d’expertes.

Cosette et Charlette ont rappliqué en un quart d’heure à peine — peut-


être parce que j’ai parlé d’urgence vitale, mais c’en est quasi une, je ne
peux pas bouger de ma chambre sans avoir un plan !
— OK, résume Cosette, on a deux problèmes graves à régler : faire
ravaler sa chronique à Sexy Girl et trouver l’amant mystère !
Nous trois avons formé un cercle sur mon lit. C’est très sérieux comme
réunion. Si un « croc croc croc » de biscuits ne résonnait pas
régulièrement entre les mâchoires de Charlette, on se croirait dans un vrai
brainstorming d’entreprise.
— On pourrait buter Sexy Girl ? propose Charlette.
— Ça va être compliqué, mais on retient l’idée, approuve sa sœur. Pour
ce qui est de l’étalon qui t’a ramoné la cheminée…
— Tu pourrais éviter les images gênantes ? grimacé-je en me cachant
derrière un coussin.
— Et ça joue les prudes maintenant ! rigole Charlette.
— … je continue, si vous voulez bien, reprend Cosette. Tu ne te
rappelles vraiment rien d’autre de cette nuit ? Une voix ? Un parfum ?
Je réfléchis longuement.
— C’est très confus, le parfum sentait bon, mais je ne saurais pas le
retrouver, et sa voix c’est pareil.
— Il nous reste donc l’indice du pénis !
Cosette a pris cette enquête très au sérieux, on dirait Sherlock Holmes !
(version porno)
— Facile, s’exclame Charlette. Aly, t’as juste à les épier chaque fois
qu’ils se changent, et tu sauras qui a la plus grosse !
Après l’avoir dévisagé de mes yeux ronds, je me suis laissé tomber sur
le lit, mon oreiller sur la tête.
— Si tu fais la difficile aussi, râle Cosette.
— Hors de question que j’aille comparer leurs… trucs. Tant qu’on y
est, demandez-moi de les aligner dans le salon et de baisser leurs
caleçons !
Le silence m’oblige à jeter un coup d’œil vers mes deux amies
perverses. Je réalise à leur air goguenard qu’elles adorent l’idée.
— Sinon, soupire Cosette, tu attends que l’un d’eux vienne te voir, ce
qui est fort probable.
Je fais la moue. Je déteste ne pas maîtriser la situation. Si j’avais su qui
c’était, j’aurais pu réfléchir à une réponse adaptée. Quand j’improvise, je
suis une buse !
— Et pour cette histoire de Sexy Girl, on va trouver un moyen de lui
faire retirer sa chronique, t’inquiète ! On s’en occupe avec Charlette, on va
la cyberharceler s’il le faut !
— Merci les filles, vous êtes trop géniales… marmonné-je avec ma tête
de cocker.
Après un temps de câlin collectif, Charlette tente de me remonter le
moral :
— La bonne nouvelle c’est qu’Hunter accepte de ressortir avec toi !
Ah oui, le mec que j’ai récupéré hier et que j’ai déjà trompé ! Je me
laisse à nouveau tomber du coup.
— Je veux mourir !
— Mais non ! dit Cosette en me tapotant le genou.
— Si ! Et en plus je vais devoir faire comme si tout allait bien…
— Mais tu nous as nous, intervient Charlette, et avec nous tu peux te
plaindre et être bien casse-couilles comme maintenant !
— Merci Charlette… grogné-je, en me redressant.
OK, elle n’a pas tort. Ce n’est pas la fin du monde. Il est temps que je
retrouve un soupçon de dignité.
Je raccompagne les filles à la porte de l’appartement, les serre dans
mes bras, les remercie encore mille fois. Bon, la vérité, c’est que je n’ai
pas tellement envie qu’elles me laissent seule avec les mâles du coin, alors
je m’accroche.
— Je veux un nom dès ce soir, me lance Charlette, avec un clin d’œil
intéressé.
Elle a gagné, je les laisse partir.

Dans le salon, la télé fonctionne, signe que l’électricité est bien


revenue. Charlie se trouve derrière le bar, il remue sa cuillère dans sa tasse
de café, un joint à la bouche.
— Bonjour Aly.
Euh… c’est un « bonjour Aly » sous-entendu « petite cochonne, je t’ai
bien défoncé cette nuit », ou un « bonjour Aly, bien dormi ? ».
— Salut Charlie.
Je fais mine de chercher quelque chose dans le frigo tout en surveillant
le moindre changement d’expression sur son visage. Il a dû remarquer
mon attitude bizarre, parce qu’il pivote soudain vers moi en demandant :
— Tout va bien ?
Je plisse les yeux, à la recherche de la signification cachée derrière
cette phrase.
— Ah tu es constipée, s’exclame-t-il, ça m’arrive quand je mange trop
de haricots mungo. Je te conseille les pruneaux.
Autant dire que j’ai cessé de plisser les yeux de cette manière et
d’arborer cet air qui ne me rend manifestement pas justice.
— Non non, je suis pas… non non.
— Pruneaux, Aly, pruneaux.
Il tapote mon épaule, puis se penche sur le bar au-dessus duquel il lit le
journal. Depuis quand on reçoit le journal, tiens ? Malgré tout, je m’en
fiche un peu de « Sud-Ouest » quand le postérieur bien en chair de Charlie
est dans ma direction. Puisqu’il est dos à moi, ou plutôt fesses à moi, je
peux bien jeter un coup d’œil à la longue chose qui pend entre ses
jambes… Difficile de deviner, au repos, si c’est bien la bête que j’ai
côtoyée hier soir… Et puis Charlie se comporte comme tous les jours.
Je me redresse immédiatement en apercevant Hugo débarquer, en
caleçon. Il bâille allègrement en se grattant les coucougnettes de manière
hyper distinguée. Il m’embrasse sur le front, attrape un gâteau en sachet et
s’affale sur le canapé. Lui aussi agit comme si rien ne s’était passé. Jared
le suit. Contrairement à son petit-ami, il est rasé de près, il sent bon, et est
habillé (est-il humain ???) Il me sourit gentiment, m’embrasse sur la joue.
— Pas trop la gueule de bois ? me demande-t-il.
Je ne peux pas m’empêcher de me faire des films chaque fois que
quelqu’un m’adresse la parole ! Et si c’était Jared, l’amant mystère ?
Bizarrement, je l’espèrerais presque.
— Un peu, avoué-je, les joues rouges. Je n’aurais pas dû boire autant.
— Faut s’amuser dans la vie, me sourit mon demi-frère.
Sens caché ou pas sens caché ? Je vais finir par devenir folle !
Je le regarde se servir du café puis s’installer près d’Hugo, qu’il
entoure de son bras protecteur.
Také et Kamran font leur apparition à peu près en même temps, mais
pas dans le même état : comme chaque fois qu’il participe à une soirée,
Kamran est blanc comme un linge et il se traîne lamentablement, les yeux
vitreux. Charlie lui tend gentiment une aspirine. En revanche, Také est en
pleine forme, il a le regard vif, les mâchoires crispées, déjà prêtes à
mordre. C’est aussi celui d’entre nous qui porte la tenue la plus chère et la
plus classe. Je prie pour ne pas avoir couché avec lui et je vais tout de
suite le savoir vu qu’il a tendance à balancer tout ce qu’il a sur le cœur. Il
bouscule Kamran, en pleine contemplation de son verre effervescent.
— Mais bouge, putain ! Et apprends à boire !
Je crois qu’il lui répète cette phrase à chaque lendemain de cuite.
— C’est la dernière fois que je bois autant.
Même réponse de Kamran à chaque lendemain de cuite.
Je suis figée non loin du frigo, je crispe cette brique de lait comme si
elle allait me protéger de l’ouragan Takeomi Kirishima. Je fais tellement
bien partie du décor que Také ne m’a pas vue, et maintenant qu’il a ouvert
le frigo, je suis cachée derrière la porte. En revanche, quand il la referme,
mon apparition le fait sursauter.
— Mais merde Baka, t’es conne ou quoi ?! Tu fais quoi planquée
derrière la porte ?! Barre-toi putain !
Après un énième regard noir, il part déguster son brunch devant la télé.
Bon, lui aussi agit comme si de rien n’était, ce qui rend la situation plus
démente encore. Il y a forcément un de ces mecs avec qui j’ai couché,
mais aucun ne se dénonce ! Soit le gars en question a détesté, soit il n’a
pas envie que ça se sache non plus. Dans les deux cas, ça m’arrange un
peu, personne n’ira baver à Hunter. Mais quand même, la curiosité me
dévore…
— C’est quoi cette confirmation de réservation d’hôtel pour le Nouvel
An ? s’étonne Hugo, en checkant ses mails.
Je décide de quitter mon fief et ma brique pour aller constater ça de
plus près. Accoudée au canapé, derrière Hugo, je louche sur son téléphone
en même temps que Jared.
— Aucune idée, soupire mon demi-frère.
Je désigne le courrier électronique du doigt.
— Eh c’est à Paris !
— Pourquoi t’as réservé un hôtel à Paris, abruti ? demande Také.
Hugo se gratte la tête.
— Je ne m’en souviens pas.
Jared lui prend le téléphone des mains en commentant :
— Et évidemment, ce n’est pas possible d’annuler… Attends, tu as
réservé cinq chambres pour trois nuits ?!
Je viens de tilter.
— Oh mince, je crois que j’ai lancé une idée débile hier pour que tout
le monde m'accompagne au Salon de la romance à Paris ! Désolée…
Jared pouffe de rire en secouant la tête.
— Franchement, je préfère ça.
— C’est trop bien, on va s’éclater ! s’enthousiasme aussitôt Hugo. Mais
pourquoi cinq chambres, il en manque une ?
— Parce que Také a déjà son hôtel, il a un concert à Paris en même
temps, explique Charlie, très naturellement.
On le regarde tous avec stupéfaction. Ce gars a-t-il vraiment bu hier ??
Pendant que tout le monde fait des plans pour le Nouvel An, je réalise
que j’avais demandé à Hunter de m’accompagner à Paris… et qu’au lieu
d’un tête-à-tête romantique avec lui, j’aurais droit à toute la clique
Benetton dans toute sa splendeur ! Je me maudis. Ça ne fera que la quatre-
vingt-dix-huitième fois aujourd’hui.
— Ta tante Huberte pourra te prêter sa voiture ? demande Charlie, en
sirotant bruyamment son café.
— Incroyable, tu connais ma tata ! s’extasie Hugo.
— C’est celle qui a une moustache ? s’enquiert Jared, très
sérieusement.
— Oui ! Elle est formidable, la moustache n’est qu’une infime partie de
ses atouts !
Je ne peux m’empêcher de pouffer de rire. Je suis sûre qu’Hugo est
sincère en plus !
— Elle pourra prêter sa caisse, oui ou merde ?! s’agace Také.
Il s’énerve tellement après la télécommande qu’il va finir par : soit la
broyer, soit la jeter. Ah, gagné, elle a volé contre le mur !
— Oui mon chéri, ne t’inquiète pas, répond Hugo, mielleux.
Double doigt d’honneur du délicieux Takeomi Kirishima.
— Avec deux voitures, c’est bon, on peut faire le voyage tous ensemble,
approuve Jared. (Il s’adresse à Také.) Tu viendras avec nous, même si tu
crèches dans un autre hôtel ?
Grognement.
— Ça veut donc dire oui, confirme Jared, en souriant. On passe un peu
trop de temps ensemble, non ?
Enfin, le visage de Také se détend en un rictus complice.
— C’est jamais assez, Aniki.
— Vous êtes tellement mignons tous les deux, baragouine Hugo, la
bouche pleine de gâteau, on devrait vraiment penser à inviter notre ami
bridé dans notre lit !
La grimace et le regard noir de Také n’appellent aucune autre réponse.
Moi j’écoute tout ça d’une oreille distraite, je suis préoccupée par ce
que j’ai fait cette nuit et par mon impossibilité à trouver mon partenaire de
débauche. Chaque fois que l’un d’eux ouvre la bouche, je le fixe en
espérant que son regard le trahira, mais pour le moment, rien du tout. Il
n’y a rien d’inhabituel dans leurs réactions envers moi. Je n’ai quand
même pas rêvé ?! Je vous passe les détails retrouvés sur mes sous-
vêtements, mais non, je n’ai pas rêvé.
Quand la porte de l’appartement s’ouvre sur Hunter, je retiens ma
respiration. OK, il n’est au courant de rien, mais j’ai l’impression d’avoir
l’odeur d’un autre tatoué sur le corps, sans parler de mon air coupable qui
risque de me trahir !
Il salue vaguement de la tête, serre la main de Charlie (depuis quand se
connaissent-ils si bien ces deux-là ?) puis il se dirige vers la cuisine, pile
où je me situe.
— Salut, dis-je.
Décrispe-moi ce sourire Aly ! Tu pues la trahison à trente mètres !
Il ne répond pas, il se sert une bière (au petit-déj ??? Bon, il est 14h,
mais quand même…) et vient s’appuyer contre le bar pour me faire face.
— C’était bien la fête ? demande-t-il.
Pourquoi mes yeux s’écarquillent autant ? Et pourquoi mes joues
s’empourprent-elles ? Sales traîtresses !
— Oui, enfin non. Normal quoi. On a oublié d’inviter des gens, alors on
est juste restés entre nous, normal quoi.
Tu l’as déjà dit Aly.
Je remarque que les sourcils d’Hunter se froncent et qu’il ne me lâche
pas du regard, comme s’il tentait d’y décrypter quelque chose.
— Il y a un truc que tu veux me dire ? lance-t-il sur un ton serein, mais
flippant.
— Non, pourquoi ?
— Quand tu es nerveuse, tu t’agites.
Je feins le rire en me frottant la nuque. Nom de Dieu Aly, arrête de
t’agiter ! Je récupère mon bras et le plaque le long de mon corps, avec
l’autre. Voiiiilà. Pas bouger.
— Pas du tout, ricané-je sans le moindre naturel. Je suis surtout désolée
parce qu’hier j’ai invité tout le monde à venir au Salon du livre de Paris
avec moi. J’étais un peu éméchée…
Un peu ????????
Il boit une gorgée de sa bière sans cesser de me fixer pour autant. Je
n’arrive pas à lire sur son visage pour savoir s’il me croit ou non.
— Pas grave, dit-il, sans manifester la moindre émotion.
Et l’Oscar de la personne la moins enthousiaste est décerné à…
Hunter !
Il faut que j’essaie de me convaincre que nous ne nous étions pas
encore vraiment remis ensemble quand j’ai couché avec mon colocataire
mystère. C’était tout frais !
Raison de plus pour ne pas tromper quelqu’un.
Oh la ferme, petite voix !
J’ai très envie de lui saisir la main, pour lui prouver combien j’étais
sincère hier. Je ne veux surtout pas gâcher mes chances avec lui à cause
d’une relation sexuelle banale. Bon, OK, la meilleure expérience sexuelle
que j’ai connue.
Je ne sais pas s’il a envie qu’on dévoile notre couple aux autres, alors je
m’abstiens.
— Grosse soirée hier, dommage que t’ais manqué ça mon pote, dit
Charlie, en appuyant sa grande main sur l’épaule d’Hunter.
Si Hunter avait des rayons laser à la place des yeux, il aurait anéanti
cette main ! Charlie l’a heureusement vite retirée.
— On s’est tous tapé une de ces cuites, hein Aly ?
Mais il va se taire ce crétin ! Je prie pour ne pas avoir couché avec lui,
sinon ce serait vraiment sadique de sa part.
— Ouais… enfin… ça va, normal quoi.
Il faut que je pense à varier mon vocabulaire.
— Ah au fait, s’exclame Charlie. (Il sort dix billets de cent euros qu’il
glisse dans la main d’Hunter.) Du bon boulot.
Il tourne ensuite les talons pour aller accueillir une femme d’un certain
âge aux airs de prostituée.
Je chuchote à Hunter :
— Il t’a payé pour tabasser quelqu’un ?
Hunter place son doigt sur sa bouche, puis il me prend le bras pour
m’entraîner avec lui dans le couloir. On y rencontre d’ailleurs Charlie, qui
lève le pouce vers nous avec un air tout à fait naturel, alors même que la
vieille est à genoux, en train de lui faire une gâterie. Je place ma main en
guise de barrière pour ne rien voir.
Faites qu’il ne soit pas mon amant mystère, par pitié !
Hunter y prête à peine attention, il continue de me traîner jusqu’à sa
chambre, qu’il referme rapidement. Je ne sais pas s’il est en colère contre
moi ou pas. Ça me perturbe de n’avoir aucun repère visuel auquel me
raccrocher.
— Désolée, je ne voulais pas être indiscrète.
— Charlie est un de mes clients, mais ce qu’il me demande est
confidentiel, d’accord ?
Il n’a pas l’air de m’en vouloir, tant mieux. Il retire son pull sur lequel
je remarque plusieurs accrocs, le jette dans la poubelle, puis il s’assoit sur
son lit en tapotant sur sa cuisse. Je comprends qu’il m’invite à m’installer
sur lui quand j’ai enfin terminé de baver sur ce torse musclé. Je pose
délicatement mes fesses sur cette jambe, en essayant de trouver un
équilibre. Il passe son bras dans mon dos pour me maintenir tandis que ses
yeux plongent directement dans l’entrebâillure de mon pull.
Mon Dieu que je me sens coupable. Je tente de me rattraper :
— Je pensais vraiment tout ce que je t’ai dit hier, tu sais.
Son regard, plus doux, se hisse jusqu’au mien.
— Je sais.
Il me perturbe tellement avec sa main sur ma cuisse et ses yeux
sombres plongés dans les miens, que je n’arrive pas à garder le silence :
— Tu étais le premier à ne pas vouloir poursuivre la relation…
murmuré-je. Alors pourquoi tu acceptes si facilement de revenir ?
Pauvre Hunter, lui qui déteste parler, je lui en demande beaucoup d’un
coup !
— C’était pas une question de volonté, c’était du bon sens de te laisser
partir.
Hunter est décidément plus intelligent que tout le monde le croit, que
lui-même le croit. Il n’imagine pas non plus combien ses mots me
touchent. Combien j’en ai besoin aujourd’hui en particulier. Des larmes de
soulagement, d’épuisement aussi, ont dressé un rideau d’étoiles qui font
briller Hunter comme jamais.
— Ça veut dire que tu as toujours eu envie d’être avec moi ?
Il acquiesce d’un mouvement de tête, en posant son front contre le
mien.
— Même quand je t’ai déçu ?
— Tu ne m’as pas déçu.
Si ce n’était pas le cas avant, ça l’est sûrement maintenant que j’ai
couché avec un des colocs.
— Même quand j’ai été incapable de me fondre dans ce monde qu’est
le tien ?
Il recule son crâne et place une main contre ma joue, de sorte que je le
regarde en face.
— Tu réfléchis trop, me dit-il.
— Ce n’est pas une critique ou quoi, mais tu me donnes si peu
d’informations que j’ai tendance à me faire des films pour trouver les
réponses…
Il secoue la tête, avant de me faire pivoter à califourchon sur lui.
— Tu me plais, c’est tout ce que tu devrais avoir besoin de savoir.
Il n’a pas tout à fait tort. Quelque part, ça me rassure de l’entendre de
sa bouche. Je n’ai pas envie de rater cette belle histoire, pas encore.
Dans les livres, le bad boy a tendance à devenir guimauve, mais ça n’a
pas de logique, à part s’il en était une avant. Hunter a grandi dans un
milieu compliqué, avec des gens comme lui, où je suppose qu’il faut se
battre tous les jours pour se faire respecter. Il ne va pas du jour au
lendemain se mettre à bavarder sur ses sentiments pour moi, sur ses
fêlures, ni agir avec la tendresse qu’il n’a sûrement jamais connue, même
enfant. Je ne suis pas dans un livre. (Euh… ?) Je dois cesser de penser
comme un écrivain.
J’avoue que j’attendais un baiser, mais j’oubliais qu’Hunter
n’embrassait que pendant les rapports, et encore c’était aussi rare qu’un
grain de générosité chez ma tante Muriel (rappelez-vous : maison de
retraite-méchante-effraie les petits vieux). En revanche, son nez dans mon
cou provoque un effet tout aussi apaisant. Je me sens tellement bien à son
contact, rassurée, aimée. J’espère que lui aussi.
Le moment de douceur n’a pas duré. Hunter est un sauvage qui suit ses
instincts les plus primaires. Dès que sa main a effleuré le tissu de mes
sous-vêtements, tout s’est durci chez lui, ses traits autant que le reste, il
m’a poussé sur le lit et s’est servi.

***

— Mes petites salopes se relâchent aujourd’hui ! braille Ryah. Eh vous


deux, on se réveille !
Une claque sur les fesses a vite fait de vous faire retrouver un peu
d’énergie, c’est fou ! Bon, je parle pour moi, parce que Jared n’a pas
accéléré le rythme pour autant, il continue à réachalander le bar, l’air
indifférent au possible.
Et si c’était lui mon amant mystère ?? Je n’arrête pas de me faire la
réflexion. Peut-être qu’il avait trop bu lui aussi, qu’il s’est laissé aller à
des sentiments qu’il se force à ignorer depuis toujours ?
Ça c’est toi, Aly.
Oui bon, tout le monde a droit à un peu d’espoir !
— Ouais Aly, Jared est bandant, mais ce n’est pas la peine de le mater,
il n'est pas sur notre menu ! beugle Ryah, juste derrière moi.
Je deviens rouge écarlate. Merci pour la discrétion.
— Ne… n’importe quoi, j’étais en train de… voilà quoi.
Je m’étais pourtant promis d’arrêter avec ce « voilà quoi ».
Jared me sourit légèrement, sans commenter. C’est encore pire au fond.
Je remarque que Ryah est toujours plantée derrière moi, elle ne pourrait
pas être plus collée.
— Ce short serait parfait pour Kelly ! s’écrie-t-elle, sans cesser de
lorgner mon postérieur.
Elle tâte la marchandise en approuvant d’une petite exclamation puis
elle part hurler sur Hugo, qui est en train de faire le con avec Sean, non
loin.
— Dans les boulots normaux, personne ne trouve naturel que le patron
touche les fesses de ses employés… marmonné-je, blasée.
Jared rigole.
— Tu t’ennuierais sans ce boulot chelou, avoue ! Et puis quoi de plus
inspirant pour tes romans ?!
— C’est pas faux.
— D’ailleurs, où en est ton prochain ?
— Il avance doucement…
J’ai envie de lui parler de cette horrible chronique, mais je n’en ai pas
le courage. Je connais Jared, il va vouloir s’impliquer pour me défendre, et
il n’a pas le temps. Il a des examens à la rentrée, il est hors de question
que je le détourne de ses objectifs.
Après une caresse tendre dans mes cheveux, il se remet au travail. J’ai
du mal à croire que ce soit lui mon coup d’hier soir. Je jette un œil vers
Hugo, en train de se battre avec Sean avec un rouleau de papier cadeau, et
me dis que c’est plus probablement lui. Après tout, Hugo m’a déjà fait des
avances plus d’une fois !
Je surveille que Ryah ne soit pas dans le coin pour vérifier mon
téléphone.

CHARLETTE
J’ai essayé de demander à Sexy Conne d’enlever sa chronique, mais
elle refuse cette pétasse.

COSETTE
J’ai demandé à un pote hacker de pirater son blog, on va bien voir ce
que ça donne.
Oui, comme dans tous les téléfilms de l’après-midi sur TF1, Cosette a
un ami hacker/informaticien que personne n’a pourtant jamais dans la
vraie vie. Eh ! Qu’est-ce que j’y peux si elle en connait réellement un !
Bref, mes amies sont les plus formidables au monde. Je ne sais pas ce
que j’ai fait dans une autre existence pour avoir la chance de les connaître.
Quelque part, ça me rassure de me sentir épaulée. Je suis une fille plutôt
sereine et optimiste, mais je le suis parce que j’ai de belles personnes
derrière moi pour me dire « je t’aime », y compris quand je n’en ai pas
besoin. Je remercie les jumelles par message, puis je cache vite fait mon
téléphone dans ma poche.
— On ouvre ! braille Ryah. Sean et Hugo, je vais finir par vous coller
ce truc dans les fesses, on va voir si vous continuerez toujours à me
frapper avec !
— Ouaiiiiiis !!! crient les deux cinglés, enthousiastes, en pointant leurs
derrières vers Ryah.
Elle fait mine de ne pas les entendre et file ouvrir la porte. La Ryah
charmante fait son apparition dès que le premier client surgit, c’est
toujours impressionnant à voir. Je dégaine mon plus chaleureux sourire à
mon tour pour accueillir les gens.

Comme chaque fois, nous sommes complets. Un homme joue de douces


mélodies au piano pendant que les « couples » discutent et se séduisent. Je
rêvasse, accoudée au bar, en observant distraitement les guirlandes
clignotantes de l’entrée. Dans mon esprit se chevauchent dialogues entre
personnages de roman et scènes si précises que j’ai l’impression de les
voir se jouer devant moi.
On me demande souvent d’où vient mon inspiration (deux individus en
tout), mais je suis bien incapable de l’expliquer comme ces écrivains qui
ont vécu un truc dramatique ou qui ont eu le déclic en lisant, en rêvant, ou
en prenant le train (JK Rowling, respect éternel). J’ai des personnages
dans ma tête, depuis toujours, ils ont un caractère, un physique, des
réactions propres, j’ai besoin de les mettre en scène comme on mettrait en
scène des acteurs ou des Playmobil quand on est enfants. Je leur donne un
rôle, je les confronte à un univers différent, ce sont eux mon inspiration et
ils font partie de moi.
Urgences psychiatriques, bonjour.
La scène dramatique qui se jouait dans mon cerveau se voit soudain
perturbée par un visage collé à la vitrine. Notre videur se charge de
rapidement l’en éloigner, mais j’ai un doute tout à coup… Je préviens
Jared :
— Dis à Ryah que je reviens tout de suite, s’il te plaît.
Je me précipite jusqu’aux vestiaires, enfile mes chaussures, mon
manteau et me hâte de sortir.
Mon Dieu qu’il fait froid ! Je frictionne mes mains glacées tout en
expliquant au videur :
— Elle est avec moi, tout va bien.
Après un signe de tête, il s’écarte et laisse apparaître la petite silhouette
bienveillante de mon éditrice, madame Topie.
— Bonsoir ma chérie.
On dirait la reine d’Angleterre avec son long manteau jaune canari, son
chapeau assorti et son air distingué.
— Bonsoir madame Topie. Je ne savais pas que vous deviez passer ?
— Oh ce n’était pas prévu, j’ai accompagné mon mari à un repas chez
un vieil ami à lui qui habite dans le coin. Et puis de toute façon, il fallait
que je vous parle.
Oh non. Elle est au courant pour la chronique ! Je ne vois que ça…
Qu’est-ce que je vais lui dire ??
Pour ne pas davantage paniquer, je tente de lui faire la conversation :
— Joyeux Noël au fait !
— Oh merci, sourit-elle avec tendresse. Joyeuses Fêtes à vous aussi,
Aly.
— Je suis désolée de ne pas pouvoir mieux vous recevoir…
— Ne vous en faites pas pour ça, je préfère rester debout plutôt que de
continuer à me faire chier avec ce couple de vieux cons, chez qui je viens
de passer les heures les plus longues de ma vie ! Dieu qu’ils sont niais les
amis de mon mari !
J’avais oublié le franc-parler de madame Topie.
— Bref, reprend-elle, vous êtes prête pour le Salon du livre ?
— Tout à fait ! Et je suis très contente d’y participer.
— Vous pouvez, ce n’est pas donné à tout le monde d’y être invité.
— Il y aura beaucoup d’auteurs célèbres, je suppose ?
— Tout le gratin y sera ma chérie ! Y compris tous ceux qui ont écrit
une grosse bouse bien indigeste.
Mon visage doit laisser transparaître mon étonnement, car mon éditrice
reprend :
— Il faut arrêter avec l’hypocrisie du monde littéraire ! Ils sont tous là
à s’autocongratuler et à ne surtout rien dire sur les livres des confrères…
Par pitié, la plupart des succès de l’année sont des merdes et on en a tous
conscience ! (Elle réajuste élégamment ses gants.) Les gros cadors de
l’édition mettent le nom d’une personne (elle mime des guillemets) dite
célèbre sur une couverture de livre qu’elle n’a jamais écrit et ça leur
permet d’écouler un bon paquet d’exemplaires pendant que leurs auteurs
phares sortent leur bouquin formaté de l’année. Je ne prétends pas qu’ils
sont tous mauvais, loin de là, mais il y a des grands noms du monde
littéraire qui mériteraient de prendre des cours d’imagination.
— Je lis très peu, alors je dois dire que je n’en sais rien.
— Vous faites bien Aly, vous faites bien. Tout ça manque cruellement
d’originalité et de peps, il n’y en a plus que pour les thrillers bien gores
avec des détails absolument emmerdants, les témoignages censés vous
tirer les larmes avec des descriptions rasoirs au possible, ou bien les
auteurs amerloques qui réussissent à s’exporter là où la France est
vraiment nulle à chier.
Ce constat ne me semble pas très joyeux. J’essaie de trouver une
réplique positive, mais madame Topie ajoute aussitôt :
— Bref, on ne va pas rester ici plus longtemps à se geler les roupettes
qu’on n’a pas. Je suis venue vous parler de vos ventes.
Je prends une grande inspiration.
— Je sais. C’est à cause d’une chronique.
— Vraiment ? Eh bien, bénie soit cette chronique !
Je fronce les sourcils, pas sûre de comprendre.
— J'ignore ce qui s’est passé entre hier et aujourd’hui, mais les ventes
ont décollé tellement vite que je me suis demandé s’il n’y avait pas
d’erreur. J’ai dû faire une commande à notre distributeur au plus vite, on a
épuisé tout le stock.
— Mais… vous êtes sûre ?
— Et comment que je suis sûre ! J’ai vu les dollars défiler devant mes
yeux. Je savais que j’avais raison de parier sur vous. Écrivez vite ce
deuxième livre, je l’attends avec impatience. Bonne soirée Aly, à dans
quelques jours, au Salon.
— Au revoir madame Topie, balbutié-je en la regardant partir.
Je ne rentre pas tout de suite. Il faut que je comprenne ce qui se passe.
Jusque-là, j’ai évité le blog de Sexy Girl et les posts de sa chronique sur
Facebook, mais je ne peux plus les ignorer.
D’un coup d’œil, je saisis.
Il y a deux groupes : ceux qui ont pris ma défense et qui se sont procuré
le livre afin de se forger leur propre opinion, et ceux qui se moquent et
disent vouloir le lire pour rigoler. Mais peu importe leur motivation, ce
sont des acheteurs.
Cette chronique m’a inconsciemment fait la meilleure publicité qui
soit ! C’est juste incroyable !
Cette journée avait tellement mal commencé… et me voilà à bondir de
joie dans cette rue déserte, devant un employé de la sécurité au regard
vide.
Je préviens Cosette et Charlette, puis m’apprête à rentrer, quand un bip
m’indique un message entrant.

COSETTE
Mon pote n’a pas pu virer la chronique, le blog est ultra protégé, mais il
a trouvé l’adresse IP de Sexy Girl, et j’ai pas une bonne nouvelle ma
poule : c’est ton adresse IP. Sexy Girl, c’est forcément un de tes colocs.
Chapitre 15
30 décembre

« Dis-mo i e t j’o u b lie ra i ; mo n tre -mo i e t je me so u v ie n d ra i ; imp liq u e -mo i e t je


c o mp re n d ra i. »

Cita tio n c h in o ise [ 1 0 8 ]

L’hôtel m’est apparu tel un oasis au milieu du désert.


Non, messieurs les nazis de la grammaire, je n’ai pas fait d’erreur, je
voulais parler d’un verre d’Oasis, oui, la boisson pour les enfants avec les
fruits rigolos qui dansent dans la pub. Ben quoi, je crevais de soif !
Il faut dire que j’ai eu la mauvaise idée de monter dans la voiture
conduite par Hugo. La fameuse titine de sa tante Huberte, un vieux tacot
qui par un miracle que je ne m’explique pas, roule encore. C’était limite
s’il ne fallait pas pédaler dans les côtes ! Bordeaux-Paris par l’autoroute,
sans bouchons, en 8 heures au lieu de 5h30. Avec Charlie et Kamran
comme compagnons de voyage : le premier a chantonné tout le long,
complètement stone, le second essayait de me faire la conversation, sans
cesse interrompu exprès par un Hugo survolté et ses discussions sans
queue ni tête. J’avoue, j’ai bien ri. Moins quand il a fallu pousser Titine
pour redémarrer après une pause pipi.
Ajoutons que nous avons fait de nombreux détours avant de rejoindre
l’hôtel. Paris, c’est la jungle : des travaux partout, des piétons suicidaires
et des fous du volant pires qu’à Bordeaux (et pourtant ils sont pas mal
aussi les mangeurs de chocolatines !) sachant que le GPS d’Hugo s’est
malencontreusement bloqué sur le mode chinois — je tiens à dire que j’ai
à peine appuyé sur le bouton —, sans parler de ces flocons de neige qui ont
commencé à tomber alors qu’on entrait sur le périphérique. Et les
Parisiens ne craignent pas la neige, non, ils foncent ! À Bordeaux, on n’est
pas habitués. Au moindre flocon, les gens roulent à deux à l’heure et
s’arrêtent limite en plein milieu de la route, pétrifiés.
Bien entendu, l’hôtel ne possédant aucun parking, nous nous sommes
résolus à abandonner la voiture au hasard d’une rue, pas franchement
proche. De toute façon, personne ne risque de la voler !
Enfin, nous y sommes. La façade est laide et délabrée, mais je m’en
fiche : je veux poser mes affaires et m’hydrater. Arrivée à la réception, je
cherche la bonbonne d’eau du regard, pendant qu’Hugo salue joyeusement
l’homme derrière le comptoir.
— Bonjour mon ami ! Nous avons une réservation au nom de Mayer.
Super, il a mis la réservation à mon nom !
Mais où est cette bonbonne ?!
Un croque-mort aurait été plus souriant que l’employé. Il consulte le
registre, un vieux cahier tâché, d’un air blasé.
— Excusez-moi, m'enquiers-je, vous auriez de l’eau ?
Il lève la tête si lentement pour me regarder que je me demande s’il
n’est pas possédé.
— Non.
Voilà voilà.
Il se passe bien cinq minutes avant qu’il ne nous adresse à nouveau la
parole :
— J’ai déjà donné les clés à vos amis, chambres 22, 23, 24, 25, 26.
— Wonderful[109] ! s’extasie Hugo. Merci mon brave, votre chaleur
rayonne en ce lieu !
Je pouffe de rire, mais Hugo conserve son visage très sérieux. Pas de
réaction côté réceptionniste. Ah si pardon, il a soupiré. Vaguement.
Bizarre qu’il ne cligne jamais des yeux, non ?
J’emboîte le pas de mes acolytes dans les escaliers. Ça grince
affreusement.
— Pas terrible cet hôtel, fait remarquer Kamran.
Je me disais exactement la même chose en observant les horribles
tableaux accrochés aux murs et la poussière sur la rampe.
— Il n’était pas cher donc il est parfait ! s’exclame Hugo.
C’est sûr qu’on ne peut pas se permettre de jouer les difficiles avec nos
maigres économies.
À l’étage, Hugo frappe à toutes les portes indiquées par le
réceptionniste. Jared ouvre la 22.
— Enfin ! J’ai vraiment cru qu’il faudrait aller vous chercher !
Après un rapide baiser sur les lèvres, Hugo se hâte de pénétrer dans la
chambre en expliquant :
— Titine a eu quelques soucis, mais dans l’ensemble, elle a été
héroïque !
Jared me donne un léger coup de coude complice en constatant mon
expression peu convaincue.
— La prochaine fois, monte dans la bonne voiture, me confie-t-il avec
un clin d’œil.
Je hoche la tête avec vivacité. Je ne me ferais pas avoir au retour.
Jared nous distribue les autres clés en nous précisant qu’Hunter se
trouve dans la 23.
Pendant que Kamran et Charlie rejoignent leurs chambres, je demande,
curieuse :
— Vous avez déposé Také ?
— Oui, il a un hôtel dix fois plus chic que le nôtre d’ailleurs. Le genre
palace parisien.
— C’te chance…
— C’est ça d’être une future star de la chanson.
— Et ça a été avec Hunter, étant donné que vous n’étiez plus que tous
les deux après ?
— Bien sûr. Il n’est pas très bavard, mais je l’aime bien.
Jared me surprendra toujours. Il est capable de s’entendre avec
tellement de personnalités différentes, et pas les plus évidentes
étonnamment. Je suis malgré tout ravie de savoir que mon demi-frère,
pour lequel j’ai tant de respect, approuve Hunter. Il ne l’a pas dit en ces
termes, mais c’est du pareil au même pour moi. Je ne pourrais pas sortir
avec quelqu’un que Jared déteste, j’ai trop confiance en son jugement sur
les gens en général.
C’est d’ailleurs la dernière personne que je soupçonne être Sexy Girl…
— Jared, je suis tout nu ! crie Hugo, de la chambre.
— Je crois que je vais vous laisser, dis-je en échangeant un sourire avec
Jared.
Je me rends aussitôt dans ma chambre, tout au bout du couloir sombre.
Heureusement que je ne suis pas du genre à flipper parce qu’on se croirait
dans Shining. La porte s’ouvre évidemment dans un atroce grincement, le
parquet couine sous mes pas. J’allume.
Putain !
Eh surveillez votre langage, jeune fille, il y a encore des gens corrects
ici !
Pardon, mais c’est tout ce qui me vient quand j’observe la pièce. Que le
lit soit minuscule, que ça sente le renfermé et qu’il n’y ait pas de fenêtre
passent encore, mais les pans de tapisserie orange à fleurs qui dégoulinent
jusqu’au sol et la fuite d’eau au-dessus de ma tête, c’est juste pas
possible ! Je fais demi-tour en m’essuyant le crâne et fonce à l’accueil.
Je maudis Hugo et ses plans foireux !
— Ça ne va pas le faire avec cette chambre, dis-je en faisant glisser la
clé jusqu’au réceptionniste.
Il me considère d’un air mort.
— Quel est le problème ?
— La fuite d’eau pour commencer, l’humidité sur les murs, le lit pour
enfant, et pourquoi il n’y a pas de fenêtre au juste ?
Raide comme un piquet, il me fixe un long moment, comme s’il
attendait la suite. Comme ça ne vient pas, il se penche vers son registre.
— Je n’ai plus une seule chambre de libre.
— Mais je fais comment moi ? Je ne dors pas là-dedans, je vous
préviens !
— Je vais vous rembourser.
Il m’écoute ou quoi ?! Le voilà qui me sort de la monnaie.
Puisqu’il se fiche pas mal de ma situation, je prends l’argent et me
dirige à nouveau vers les escaliers. Devant le numéro 23, je frappe.
Hunter ouvre, beau comme un dieu dans ce tee-shirt près du corps et ce
baggy qui descend sur ses hanches.
— Ma chambre a une fuite d’eau, ils n’en ont pas d’autres. Est-ce que
je peux dormir avec toi ? demandé-je, toute penaude.
Il s’écarte pour me laisser passer, sans un mot.
Mon sac chute lourdement sur le sol. Je m’étire en faisant rapidement
le tour du propriétaire. C’est tout petit, c’est laid, mais il y a un lit double,
une fenêtre et pas de fuite d’eau ! Hunter est retourné s’allonger sur le
matelas, une main derrière la tête, il a les yeux rivés sur son téléphone.
J’installe mes affaires, sans trop m’étaler, tout en louchant
régulièrement sur lui. Il ne prête pas du tout attention à moi, c’est vexant.
Et pourtant, je suis souvent penchée ! Les hommes ne sont-ils pas censés
reluquer les postérieurs ??
Tu es définitivement obsédée.
Je me lance :
— Tu veux venir avec moi à la soirée d’inauguration ? (Il lève les yeux,
sceptique.) C’est juste un petit truc où les auteurs sont invités, on va boire
quelques verres, manger des petits-fours et basta.
— S’il y a de l’alcool gratuit, je suis.
Même si j’avais imaginé une réponse différente, je suis soulagée qu’il
m’accompagne. Je ne me voyais pas traverser ce quartier bizarre toute
seule le soir, et encore moins le métro. Et puis, arriver à son bras, c’est
quand même un peu la classe !
Je check mon téléphone : mon roman semble toujours animer les
réseaux. En bien et en mal. J’évite tous les débats enflammés pour
consulter le fameux classement Amazon, celui que je me suis interdit de
regarder depuis longtemps.
Mouahahahaha je suis première de la catégorie romance
contemporaine !
Dans ton cul Sexy Girl !!!! Oups, je me suis laissé emporter.
Malgré tout, j’ai un sentiment amer. Quelqu’un à l’appartement se fiche
de moi, un de mes colocataires m’a trahi de la pire des façons. Entre le
traître et mon amant mystère, ça fait beaucoup de secrets dans un même
lieu. Et je n’ai aucune idée de qui peut bien incarner l’un ou l’autre.
Le plus érudit, c’est Jared, il lit énormément, s’exprime bien, ce serait
le plus à même d’écrire des chroniques. Mais c’est Jared, j’ai confiance en
lui. On peut éliminer d’office ceux qui n’ont jamais ouvert un livre de leur
vie : Hunter et Také. Hugo est plus malin qu’il n’y paraît, mais je ne le
vois pas faire ça. En revanche, Charlie et Kamran sont dans mon
collimateur. Je suis montée exprès avec eux en voiture pour mieux les
surveiller. Charlie lit beaucoup, il est aussi très mystérieux. Quant à
Kamran, c’est un intello, et il pourrait très bien se venger de moi par ce
traître moyen.
Je finirais par trouver qui est ce sale type qui a essayé de briser mon
rêve. Et ce jour-là, gare à son matricule !
Je jette un coup d’œil à ma montre.
— Il faut qu’on y soit pour 19h, alors ce serait bien qu’on se prépare
maintenant.
— Se préparer ?
— Ben oui, c’est une soirée habillée.
Mince, je réalise qu’Hunter n’a pas dû prévoir de costume. D’ailleurs,
est-ce qu’il en possède seulement un ?
— J’ai oublié de te prévenir, c’est ma faute, ajouté-je aussitôt.
Il se redresse.
— Sincèrement, Aly, c’est mieux que tu y ailles sans moi de toute
façon, j’y serais pas à ma place. J’y connais que dalle en livres.
Ma déception doit se lire dans mon attitude, car il ajoute :
— Demande à Jared.
— Impossible, ils ont prévu une soirée en amoureux avec Hugo, ils ont
même réservé un super restau sur les Champs-Élysées.
Si j’étais riche, je traînerais Hunter dans le magasin Hugo Boss pour lui
offrir un costume sur mesure, mais il se trouve que je n’ai pas un sou et je
ne vais pas l’obliger à payer un costume dont il ne se servira peut-être
qu’une fois dans sa vie. Je pourrais demander à Kamran, bien sûr, mais je
le soupçonne d’être caché sous le pseudonyme de Sexy Girl, et puis je n’ai
aucune envie qu’il s’imagine à nouveau avoir ses chances avec moi.
Charlie reste suspect jusqu’à preuve du contraire, et ça m’étonnerait qu’il
ait emporté autre chose qu’un peignoir, le connaissant !
Je vais devoir me résoudre à m'y rendre seule.
C’est idiot, mais j’ai peur d’affronter cette grande ville. Peur panique
de me perdre dans le métro, peur de me retrouver au milieu de ces auteurs
sans avoir quelqu’un à qui parler.
Allez allez, je suis une adulte, je peux y arriver.
— Ce n’est pas grave si je ne suis pas accompagnée, affirmé-je.
Hunter paraît me jauger. Bien qu’il ne soit pas doué avec les mots, on
ne peut lui enlever sa faculté à interpréter les silences.
— Je vais te commander un taxi, déclare-t-il finalement, en saisissant
son téléphone.
Même si ce n’est pas exactement ce que j’attendais de lui — j’avais
imaginé qu’il ferait la route avec moi —, je suis tout de même touchée par
son geste. Il me tend ensuite un billet de 100 euros que je n’ose même pas
saisir tant le nombre de zéros m’impressionne.
— Prends.
— Mais c’est beaucoup trop pour un taxi ! m’écrié-je.
— On sait jamais, vaut mieux que t’aies du fric sur toi.
J’hésite longuement, me dandine d’un pied sur l’autre, puis devant son
insistance, je me décide à accepter son argent.
— OK, mais je te rendrai toute la monnaie.
Il hausse les épaules, comme si cela n’avait pas d’importance.
Je devrais lui en être reconnaissante. Je devrais n’est-ce pas ? Alors
pourquoi tout ce qui m’envahit à cet instant, c’est de l’amertume ? Je ne
peux pas m’empêcher de penser qu’avec tout l’argent qu’il a, il pourrait
aisément s’acheter un costume et m’accompagner à cette soirée qui me
terrifie. Je devrais le lui dire… mais je passerais pour une chieuse et une
ingrate. On se retrouve tout juste, je n’ai pas envie de lui forcer la main.
Encore une fois, j’ai besoin que la décision vienne de lui.
Quand le couinement d’un sommier se met à résonner au-dessus de nos
têtes en même temps que des gémissements féminins particulièrement
aigus, je me dis qu’il est temps d’aller me changer dans la salle de bains,
qui rappelons-le, est commune à tout l’étage. J’embarque mes petites
affaires jusqu’à la minuscule pièce située de l’autre côté du couloir. Par
chance, elle n’est pas occupée. Et relativement propre.
Quand j’ai fini de me changer, j’observe mon allure devant le miroir :
je porte une robe blanche, évasée à partir de la taille, sur le jupon de
laquelle est dessinée une orchidée rouge. Après une longue réflexion, j’ai
abandonné les collants opaques pour mes chaussettes claires. Je me dois
d’assumer qui je suis autant que j’assume mes écrits.
J’ai glissé une barrette à plume dans mes cheveux lâches, ai étoffé mes
cils de mascara, ai souligné chaque œil de noir. Voilà. C’est comme ça que
je suis moi.
Au moment où j’allais rentrer dans ma chambre, Jared sort de la sienne,
torse nu, transpirant.
Mmmmh c’est moche de faire envie, Jared.
— Tu es magnifique, me dit-il, sincèrement.
Pour éviter que mes joues rosissent, je me mords les lèvres.
— Merci.
— Tu pars déjà à la soirée ?
— Oui, un taxi va passer me prendre.
— Tu t’y rends seule ?
Jared me connait trop bien. Il sait combien la nouveauté me terrifie.
J'affiche mon air le plus détaché pour ne pas lui causer du souci inutile :
— Hunter n’a pas de costume, mais c’est bon, franchement, je n’ai pas
besoin d’y aller avec quelqu’un.
— Vraiment ?
Sors de ma tête !!!!!!!
— Ouais, vraiment.
Je suis fière de moi, j’ai répondu avec tact, sans trembler. J’aurais dû
être actrice.
— Bon, tant mieux alors. Appelle-moi en cas de problème.
Jared peut-il être plus mignon encore qu’il ne l’est déjà ? Je ne crois
pas. C’est presque inhumain d’être aussi parfait… Je lui souris béatement.
Il frictionne mon bras avec tendresse puis il se dirige à son tour vers la
salle d’eau en lançant :
— Amuse-toi bien surtout ce soir. C’est le début de la gloire, Aly.
Je ne peux m’empêcher d’afficher ce rictus heureux. Jared a le don de
me regonfler à bloc. Je le remercie intérieurement, puis je réinvestis ma
chambre.
Hunter est toujours sur le lit, avec son portable, et la fille du dessus en
train d’hurler à pleins poumons. Le truc pas du tout gênant…
— Sexy, fait Hunter en me suivant du regard.
Je souris timidement. Oui je sais, on a couché ensemble à de
nombreuses reprises lui et moi, mais je suis quand même troublée. J’enfile
un gilet chaud, mon manteau, mes gants, mon écharpe, mon bonnet à
oreilles de chat…
— Tu pars au ski ou à une soirée mondaine ? s’amuse Hunter.
Je lui adresse une moue boudeuse qui, je le sens, lui plait beaucoup. Il
se redresse, saisit ma main pour me rapprocher de lui. Nos regards se
cherchent, se percutent dans une atmosphère soudain brûlante…
— Oh ouiiiii Jean-Bertrand, vas-y, prends-moi plus foooort, salaud !!!
crie la voisine du dessus.
L’excitation du moment est aussitôt retombée.
— Oui oui ouiiiiii ! Fais-moi du bien sale pervers !
C’est définitif, je n’ai plus du tout envie de faire des choses avec
Hunter. Je me racle la gorge.
— Ils sont en forme ceux-là…
Ça n’a pas l’air de déranger Hunter plus que ça. Il jette un coup d’œil
vers le plafond, puis revient à moi comme si de rien n’était. Ses doigts
sont déjà sous ma robe.
— Enfonce-la bien !! Asperge-moi, j’en veux partout !!
J’arrête la main d’Hunter avant qu’il ne baisse mes sous-vêtements.
— Cette femme m’a complètement coupé, désolée.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ?
Cette fois je m’écarte plus franchement.
— Non, vraiment, je ne peux pas. Et puis je vais être en retard de toute
façon.
— Tu vas me laisser comme ça, t’es sérieuse ?
Je le sens agacé, mais je le suis encore bien davantage de voir qu’il ne
comprend pas mon point de vue. Je lui tourne le dos pour récupérer mon
sac à main.
— Je suis désolée, marmonné-je.
Non je ne suis pas désolée. Je veux juste éviter un conflit.
— Ouais, tu peux, je vais être obligé de me finir tout seul !
Bien que je trouve son attitude vulgaire et peu respectueuse envers moi,
je ravale ma rage et quitte la chambre en marmonnant un vague « à tout à
l’heure ».

***

Je ne suis pas quelqu’un de stressé, je suis plutôt du genre à m’en ficher


de tout et à improviser. Or, ici, ce n’est pas une salle d’examens, une auto-
école, un karaoké ou la scène d’un théâtre, c’est un lieu grouillant de tous
les acteurs du monde littéraire que je souhaite tellement intégrer. J’ai
l’impression de jouer ma vie pour la première fois. Et je suis morte de
trouille.
Ça doit bien faire dix minutes que j’hésite à entrer dans le palace
parisien qui abrite l’inauguration. Pour ne pas avoir l’air d’une idiote, j’ai
effectué quelques allers-retours dans la rue, j’ai fait mine de me
passionner pour une boutique de vêtements pour chiens, j’ai longuement
étudié le plan du bus, et j’ai aussi appelé un ami imaginaire. Oui, c’est
carrément pathétique de parler toute seule devant cet hôtel.
Je décide courageusement de raccrocher au nez de mon ami imaginaire
Gérard (premier nom qui m’est venu, tant pis), pour me diriger vers
l’entrée. Les portes automatiques s’ouvrent sur mon passage, telle une
invitation à avancer. Deux employés aux costumes ultras chics me saluent
avec un magnifique sourire, échangent mon manteau contre un ticket de
vestiaires, et m’indiquent le chemin droit devant moi.
C’est raté si j'espérais faire demi-tour !
J’observe, impressionnée, la décoration de Noël de l’établissement. Le
plafond semble briller de mille feux ! À droite, près du comptoir, trônent
un immense sapin et une horde de rennes lumineux, dont personne à part
moi ne paraît apprécier la beauté. Je me retrouve bientôt noyée dans une
vague de personnes, entre invités de l’inauguration et clients de l’hôtel.
Ces derniers sont pourtant reconnaissables : ce sont ceux qui ont l'air
blasés de tout, amusés par rien.
Quand j’aperçois l’immense salle qui abrite la fête face à moi, derrière
deux portes battantes vitrées, j’ai un mouvement réflexe de recul.
Malheureusement, il y a du monde à ma suite, je percute une dame qui râle
aussitôt. Je m’excuse, penaude, tente de marcher en crabe sur le côté pour
m’échapper de la masse qui souhaite entrer et non sortir. J’entends les
gens s’agacer et me trouver empotée. Je ne peux pas leur donner tort, je
galère sérieusement à remonter le courant. Et puis finalement, poussée par
un Hulk en costume, je lâche prise et pénètre dans la salle.
Je me cantonne dans un coin à l’entrée et contemple cette pièce infinie,
encadrée de miroirs et de tapisseries anciennes. Je n’imaginais pas qu’il y
aurait autant de gens. Ils ont tous l’air tellement à leur avantage, ils
discutent, un verre à la main, se déplacent les uns vers les autres… Moi je
n’ose pas bouger de mon mur.
Quand tous les invités seront rentrés, je fuirais ! Voilà le plan.
Des employés sont en train d’installer les plateaux de petits-fours et
gourmandises variées sur les grandes tables rectangulaires qui occupent
tout un côté de la salle. Une douce musique se met à résonner, signe qu’un
orchestre est présent, à l'autre extrémité de la pièce.
— On joue les pots de fleurs, Baka ?
Je n’aurais jamais cru être aussi heureuse d’entendre cette voix un jour.
Je me tourne vers Také, magnifique dans son costume noir, sans
cravate. Il a sa dégaine de petit con arrogant, les mains dans les poches, le
regard hautain.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Ma voix a tremblé d’une émotion que j’ai du mal à réprimer. Et je peine
à dissimuler ma joie de le voir.
— Aniki m’a forcé, grogne-t-il, en observant ailleurs.
Béni soit Jared ! Béni soit Také ! Béni soit Hulk en costume aussi,
tiens !! Enfin… il n’est pas obligé de me mater comme ça non plus…
— Qu’est-ce que t’as, connard ?! crache Také, sans baisser le ton, en
fixant Hulk droit dans les yeux.
Je crains le pire alors je glisse ma main à travers l’infime écart entre
son bras et sa hanche et l’entraîne à l’intérieur de la salle. Il attrape une
coupe de champagne sur le plateau d’un serveur au passage et se laisse
guider, sans rien dire.
Bon, Také est ce qu’il est, mais quand il ferme sa gueule, il fait de
l’effet, d’ailleurs je vois bien que les femmes le reluquent avec envie. Je
suis fière comme un paon. Et bien moins peureuse tout à coup.
Je repère quelques têtes familières des réseaux sociaux, auteures
comme moi. Elles semblent toutes se connaitre, jamais je n’oserais
m’intégrer dans des cercles déjà formés ! Alors je me contente de les
saluer de loin, d’un sourire ou d’un mot rigolo (j’ai essayé d’être drôle en
tout cas). Také paraît s’ennuyer à mourir. Je le comprends, il ne se passe
pas grand-chose pour le moment.
Nous nous arrêtons non loin de la scène, sur laquelle joue un groupe de
trentenaires moustachus, portant des marinières.
— Putain, ils ont pas honte les mecs ! grimace Také en les scrutant de
long en large.
Ils n’ont pas le talent de mon cavalier, c’est indéniable, mais je ne les
trouve pas mauvais pour autant. Les mélodies sont tendres, les sons non
agressifs. Také ne les quitte pas des yeux, il a l’air juste horrifié. Je
dissimule mon sourire derrière un verre que me propose un serveur. Par
chance, c’est du punch, rien de trop fort pour moi.
Madame Topie se dirige vers moi de sa démarche chancelante. Elle est
radieuse dans cette robe rose bonbon.
— Aly Aly Aly, mais qu’avez-vous donc amené avec vous ? s’écrie-t-
elle en déshabillant littéralement mon cavalier du regard. Un morceau de
choix !
Euh… à l’écouter en parler comme d’une marchandise, on croirait qu’il
est mon gigolo ! Je jette un coup d’œil gêné vers Také, mais il est
tellement obnubilé par la musique qu’il n’a rien entendu.
— Vous me présentez ou je lui roule une galoche tout de suite ? ajoute
mon éditrice.
L’image de la douce mamie vient encore de s’effondrer. Je suis
choquée.
Je tapote le bras de mon colocataire pour attirer son attention, puis je
me lance :
— Euh, madame Topie, je vous présente Takeomi, mon… (merde
comment je le définis ?) cavalier. (Je précise pour lui.) Voici mon éditrice.
Il daigne serrer la main que madame Topie lui tend. Évidemment, il n’a
pas le moindre sourire ni parole pour nous mettre à l’aise. Merci Také, tu
peux retourner à ton groupe de marinières.
Madame Topie me donne un léger coup d’épaule et me chuchote :
— Il est très beau garçon. Et ce mauvais caractère n’en est que plus
frais. Si j’avais eu quelques années de moins, il m’aurait fait mouiller ma
petite culotte. Bien je vous laisse, mon mari, qui n’a jamais fait mouiller
grand monde, m’attend. Je vais l’empêcher d’aller se gaver au buffet. Si
en plus d’être moche, il devient gros, je n’aurais plus qu’à me pendre.
Je ne voulais vraiment pas en savoir autant, madame Topie…
Elle se penche une dernière fois, le regard planté sur le postérieur de
Také.
— Vous m’aviez demandé comment vous faire connaitre plus vite,
non ? (J’acquiesce.) Vous taper une star montante de la chanson, c’est
parfait !
Après un clin d’œil goguenard, elle s’éloigne, toute satisfaite, toute
mignonne, comme si rien de grossier n’était jamais sorti de sa bouche.
Madame Topie se tient drôlement au courant des tendances pour savoir
qui est « Fuck Off », je serais impressionnée si elle ne m’avait pas autant
traumatisée avec cette histoire de mari et de petite culotte. J’ai besoin
d’avaler la totalité de mon verre pour oublier ces images.
Par chance, Také ne semble pas avoir entendu ces horreurs. Quand la
chanson s’arrête, il observe les gens applaudir, l’air écœuré :
— Ces gros cons vont les inciter à recommencer, putain !
Je fais pencher mon épaule contre son bras pour lui murmurer :
— Ou peut-être qu’ils applaudissent parce qu’ils sont contents de les
voir arrêter de chanter ?
Un sourire sincère et amusé se dessine alors sur le faciès si fermé de
mon cavalier. Sa rareté n’en est que plus belle.
En réalité, si le groupe s’est interrompu, c’est pour laisser place au
maître de cérémonie, l’organisateur du premier Salon dédié à la romance
de Paris. Il remercie tout le monde, se congratule d’un bon nombre de
choses sans importance, explique les difficultés d’un tel évènement, bref il
nous barbe pendant dix minutes. Quand on croit que c’est terminé, eh bien
non, la marraine du salon, une auteure ultra connue dans le monde entier,
Marguerite Pirlipol (même avec un nom pareil, on peut aller loin, c’est un
message d’encouragement pour vous tous, les détenteurs de noms
bizarres !) se lance à son tour dans un exercice oratoire. Je n’ai lu aucun de
ses bouquins, mais j’ai vu un film tiré de l’un d’eux (rasoir au possible,
d’ailleurs). On sent la femme habituée aux médias, qui distille à bonne
dose émotions, petites blagues littéraires, et remerciements. Les gens
l’adorent et le font savoir dans l’assistance.
Que ça doit être grisant d’avoir son public… !
Elle surjoue à fond l’émotion en essuyant une larme imaginaire, puis
elle nous rappelle que sans nous elle ne serait rien.
Je n’ai pas beaucoup aidé, ma chère Marguerite, mais c’est gentil quand
même.
Pendant que les musiciens reprennent leur place, j’observe la célèbre
auteure, adulée par des fans extatiques. Elle n’est pas la seule, je repère de
nombreux écrivains connus, très entourés. Je sais que les lecteurs qui sont
ici ont été triés sur le volet et qu’ils ont dû débourser une somme
hallucinante, ce qui explique pourquoi tout le monde se tient si bien.
— Je vais fumer, ils m’ont cassé les couilles avec leurs discours de
merde, déclare Také.
J’ai failli le suivre, avant de me rappeler que je suis censée me trouver
dans mon élément. Je ne peux pas continuer à le filer comme un toutou,
rien que par dignité, non mais.
Le problème quand on est seul et que tout le monde semble en groupe,
c’est qu’on a vite l’air de la pauvre fille qui fait tache. Alors on s’accroche
à son verre, vide, on se balance d’un pied sur l’autre, on se dandine comme
si on appréciait la musique, on offre des sourires gratuits à tous les gens
alentours. Ils ne m’invitent pas pour autant à les rejoindre. Pire : certaines
auteures, dont j’ai déjà vu les têtes sur Facebook, ont ce rictus moqueur en
me saluant de la main.
Je me retrouve tout à coup des années en arrière, quand les quatre
pestes de 6ème B me montraient du doigt parce que je portais un pull à tête
de licorne (OK, elle était vraiment très moche, mais c’était le premier
tricot de ma mère, je ne pouvais pas lui dire à quel point c’était criard et à
quel point sa licorne ressemblait à maître Yoda). Je n’ai jamais été une
cible, j’avais des amis pour me défendre et une faculté à m’assumer
fièrement, mais il y a toujours eu des regards railleurs, des petites phrases
assassines, des jugements hâtifs. Ils n’étaient jamais loin, ils attendaient
leur heure. Que je les retrouve ici, dans un monde où je me croyais à
l’abri, me replonge dans mon corps de petite fille blessée de 6ème.
Je n’aurais pas dû porter ces fichues chaussettes !
Je m’en veux et en même temps, j’ai envie de pleurer, de partir en
courant. J’ai l’impression que toute la salle me fixe et attend un geste de
ma part pour éclater de rire.
Je me fige peu à peu, ma respiration se fait saccadée. J’étouffe dans
toute cette foule qui ne veut pas de moi. J’ai la tête qui tourne. Je ne vais
quand même pas m’évanouir devant tout le monde et m’afficher un peu
plus ?!
Le ridicule a ses limites. Je m’excuse auprès des quelques personnes
sur mon chemin, tête baissée, je marche dignement, mais rapidement vers
les toilettes, qui se situent juste derrière les doubles portes. Il y a quelques
femmes devant les lavabos en marbre. J’évite leur regard et m’enferme
dans un des cabinets.
Alors je peux lâcher les larmes. Je peux pleurer en silence, en
massacrant le bas de ma robe de mes mains crispées. Il est hors de
question que j’y retourne. Je dirais à madame Topie que je suis malade, je
n’irai pas non plus au Salon le 1er janvier, je suis un imposteur et tout le
monde le savait avant moi. Je ne suis bonne qu’à écrire des histoires dans
ma chambre, qui amuseront quelques rêveurs. Je ne suis pas tout public, je
ne le serai jamais. Je n’ai pas la grâce de leurs mots, je n’ai pas leur
manière de m’exprimer devant tout le monde, je ne sais même pas
m’habiller comme eux ! Ils ne voudront jamais de moi dans ce monde
fermé, sans couleurs.
Je suis une fantaisie temporaire, rien d’autre.
Alors que les larmes continuent leur chemin sur mes joues, deux
femmes discutent en se remaquillant, loin de mes problèmes d’auteure :
— Tu savais toi que Marguerite Pirlipol était gay ?
— Ben ouais, il paraît qu’elle sort avec la petite jeune qui a écrit le
livre érotique bizarre.
— « Plug banal » ? J’ai adoré moi. Surtout le nom !
— Toi tu lis que du cul de toute façon…
Les rires s’interrompent brusquement en un petit cri suraigu tandis
qu’une porte claque.
— Euh… c’est les toilettes pour femmes ici, argue l’une d’elles au bout
d’un moment.
Un étrange silence s’est installé, perturbé uniquement par le
couinement de semelles sur le carrelage. Un double claquement de talons
s’éloigne, la porte se referme, signe que les deux femmes sont parties.
Puis les baskets noires Prada s’immobilisent devant ma porte.
— Sors de là, Baka.
Je contiens les larmes qui menacent de couler à nouveau en m’éventant
activement de mes mains. J’essuie à toute vitesse les traces probables sous
mes cils avec du papier toilette, tire la chasse d’eau, et fais mon retour, le
plus dignement possible.
Je sais à son expression qu’il a repéré mes yeux rougis par les larmes,
mais j'agis comme si de rien n’était, en espérant que lui aussi. J’évite
soigneusement son regard et me plante devant les lavabos pour me laver
les mains.
— Je pige pas, reprend Také, sans agressivité. T’es venue ici pour te
montrer ou pour te cacher au juste ?
— Je ne me cache pas, je… (vite ! Il me faut une excuse autre qu’une
diarrhée !) cherchais un truc à manger. (Hein ????)
— Aux chiottes ? À part si tu veux bouffer des capotes, tu vas pas
trouver grand-chose ! Allez, ramène ton cul là-bas, Baka.
Tandis qu’il garde la porte ouverte, une dame entre, l’air surpris. Elle
regarde plusieurs fois le logo sur la porte, avant que je lui confirme :
— C’est bien les toilettes pour femmes, désolée pour lui.
Elle paraît rassurée. Je n’ai quant à moi pas le choix, je suis Také hors
de cette pièce avant qu’il n’ameute la sécurité.
Au lieu de m’emmener dans la salle, Také se dirige vers la porte qui
donne sur une vaste cour où se rendent tous les fumeurs. Nous nous
installons sur les marches, à l’écart des autres. À l’écart aussi des
lampadaires qui encadrent le magnifique jardin du lieu. Také allume une
cigarette et nous restons silencieux pendant un long moment. J’apprécie
qu’il ne me demande rien. Je lui suis reconnaissante aussi de ne pas
m’avoir ramenée dans la salle tout de suite.
Quand il allume sa deuxième clope, je me dis que je lui dois bien
quelques explications, maintenant que j’ai maîtrisé mon angoisse :
— J’ai l’impression de ne pas être à ma place parmi tous ces gens…
Bien que mes yeux soient rivés sur les arbres face à moi, je remarque
qu’il me regarde franchement. Parce que ça me perturbe, je continue :
— Je m’habille et j’écris de manière différente, je n’en ai jamais eu
honte jusque-là et je n’ai pas envie que ça commence aujourd’hui. Depuis
qu’on m’a lâché dans le grand bain, je me noie sous les regards, sous les
jugements, sous les comparaisons. Même si j’adore me convaincre du
contraire, je suis comme tout le monde : j’ai envie qu’on nous aime, mon
roman et moi. Si réaliser mon rêve signifie me perdre, alors ça n’en vaut
peut-être pas la peine ? (Je jette un coup d’œil vers Také, qui semble
pensif.) Tu dois me trouver stupide avec mon obsession d’être aimée…
— Parce que tu crois que j’ai envie qu’on me déteste ?
Je pivote vers lui, surprise qu’il me réponde si vite, et avec sincérité.
— On dirait que ça t’est égal.
— On se blinde. Dans ton milieu, comme dans le mien, il faut se
blinder.
Je ne m’étais jamais imaginé que le grand Takeomi pouvait avoir
souffert lui aussi du « syndrome de l’imposteur ». Il semble tellement sûr
de lui, un vainqueur né.
— Plus on s’impose dans leur confort, plus ils ont l’impression qu’on
fait partie du décor, ajoute-t-il. Mais il faut être agressif, ne rien lâcher, ne
faire aucun compromis. Si tu n'es pas toi-même persuadée d’avoir du
talent, alors personne n’y croira.
Les mots de Také tournent et retournent dans mon esprit. Je sais
combien il les manie avec intelligence depuis que j’ai appris toutes ses
chansons par cœur, mais c’est à cet instant que je prends conscience de
l’avoir sous-estimé toutes ces années.
Je réalise que je suis frigorifiée quand une veste recouvre mes épaules.
Je tourne un regard reconnaissant vers mon cavalier, et lui offre un sourire
timide mais sincère. Je me blottis à l’intérieur, complètement troublée par
son odeur, entre tabac et parfum haut de gamme.
Il a sans le savoir fait le geste que j’attendais tellement d’Hunter lors
de cette fameuse soirée qui nous a séparés. C’est juste une veste hein ? Pas
pour moi. Et sûrement pas pour Také, qui n’est guère du genre prévenant.
Si je frissonne, ce n’est plus de froid ni de peur, c’est parce que mon cœur
bat la chamade et que j’ai l’impression qu’il va exploser dans ma poitrine.
Je me sens bien ici, à ses côtés, j’ai envie de rester là pour l'éternité. Et en
même temps, je déteste ce sentiment parce que j’ai conscience que c’est
Také et qu’il n’aime personne d’autre que lui !
Mais qu’est-ce qu’il fabrique tout à coup à être aussi touchant ?!
Par chance, il arbore toujours son air renfrogné de petit merdeux, je
crois que sinon, je lui aurais sauté dessus comme une morte de faim !
Hum hum, t’aurais pas oublié ton mec ?
Quel mec ? … Houla oui, Hunter ! Mais non, voyons, ça ne veut rien
dire, je suis un peu chamboulée parce que je viens de vivre un moment de
doute, et parce que Také est juste à croquer, que sa veste sent bon, et que
j’ai des pulsions perverses totalement inappropriées !
Très rassurant !
Si je reste là avec lui, je risque de faire une bêtise. Trop de signaux
dangereux clignotent dans ma tête et dans mon corps.
Alerte rouge, alerte rouge, papillons dans le ventre en approche,
préparez-vous à évacuer !
Oui… je me rends compte aussi que ça ne va pas très bien non plus côté
cerveau.
Ah enfin !
Je me lève, un peu trop brusquement.
— On devrait rentrer chacun à notre hôtel, non ? dis-je d’une voix
inconnue au bataillon, bien trop aiguë pour m’appartenir.
Il écrase sa cigarette d’un geste brouillon puis il se redresse pour me
dominer de toute sa hauteur.
Argh ce mec est trop canon. Stop cerveau pervers, tais-toi.
— Pas question de rentrer maintenant, rétorque-t-il, autoritaire.
— Quoi ? couiné-je.
Mais qu’est-ce que c’est que cette voix ? Annette, sors de ce corps[110] !
Il me saisit le poignet pour seule réponse et m’entraîne jusqu’à la salle
de réception, où règne une ambiance joyeuse et détendue, toujours sur
fond de musique des moustachus en folie. Je me dépêche de rendre sa
veste à Také, en évitant toutefois son regard de manière pas du tout
discrète.
J’ai tout à coup l’impression qu’on me dévisage. Plusieurs femmes
chuchotent en lorgnant dans ma direction. Oh non, ça ne va pas
recommencer ! Je prends mon courage à deux mains, j’affronte, j’assume.
Quand j’entends bafouiller le nom de « Fuck Off », je comprends que ce
n’est pas moi que ces filles observent, mais Také. J’éprouve un certain
soulagement, assorti d’une pointe d’agacement qu’il est préférable de ne
pas trop analyser. Je savais qu’il était très populaire sur les réseaux
sociaux, mais je n’imaginais pas à quel point.
Trois d’entre elles finissent par s’approcher, l’air excité.
— Takeomi Kirishima ? demande la blonde à l’immense bouche.
Také se retourne, sans le moindre enthousiasme.
— On est des grandes fans de Fuck Off, roucoule la brune, plutôt
mignonne.
Je ne suis pas jalouse. Je ne suis pas jalouse. Je ne suis pas jalouse.
Regard inexpressif au possible de Také, puis soupir. Au fond de moi, je
ricane comme une vieille sorcière. Prends ça dans les dents, fille jolie !
Mais à part ça, je ne suis pas jalouse, je tiens à le rappeler.
Il signe des autographes, marmonne de vagues réponses à leurs
questions. Apparemment, son manque d’enthousiasme flagrant et son
antipathie ne les découragent pas, bien au contraire ! On dirait que cela les
rend encore plus dingues de lui.
Quand elles ont terminé de le reluquer et de prendre des photos, il passe
son bras derrière mon dos et me rapproche du groupe dont je m’étais
exclue par discrétion. La blonde à la grande bouche demande aussitôt :
— C’est votre petite-amie ?
J’allais répondre non, mais Také me prend de court :
— Ouais.
Je dois paraître aussi surprise que les filles devant moi sur le moment,
mais je me reprends en forçant mon sourire.
Je note l’extrême déception à travers la moue de la belle brune (dans
les dents pétasse[111] !) en revanche les deux autres se montrent très
curieuses quand Také précise, l’air de rien, que je suis écrivain. J’ai droit à
un véritable interrogatoire sur mon œuvre, sur mes inspirations, elles
notent mon nom, mon roman, me promettent de venir acheter mon livre au
Salon… je n’en reviens pas moi-même de cet échange incroyable.
— Oh ! On peut prendre une photo avec vous deux ? s’exclame la
brune, qui s’est vite consolée en pensant à son compte Instagram.
Také a plus l’habitude que moi, il lui prend le téléphone des mains et le
lève pendant que les trois filles se baissent devant lui et moi.
— Merci beaucoup ! sourit la blonde, ravie. On se voit le 1er janvier,
Aly ?
— Bien sûr, avec grand plaisir.
Je n’imaginais pas ces femmes aussi sympathiques et j’ai du mal à
effacer le rictus heureux sur mes lèvres, même quand elles se sont
éloignées.
Je me sens regonflée d’espoir. Je me sens écrivain à nouveau. Et cela, je
sais que je le dois à celui qui se tient à mes côtés en ce moment. Il m’a fait
profiter de sa notoriété et m’a mise en avant, gratuitement.
Non, Také, tu n’as pas le droit de me faire ça maintenant que je me suis
remise avec Hunter…
Je cherche les mots pour le remercier, sans passer pour une totale
groupie, mais il me traîne soudain vers un cercle d’une dizaine de
personnes. Euh… ce n’est pas la grande Marie J. avec eux ? Oh la vache,
je suis une fan de son univers. Je ne suis pas une serial lectrice mais j’ai lu
tous les siens. Je n’oserais jamais lui parler ! J’y vais tellement à reculons
que Také doit vraiment tirer sur mon bras de toutes ses forces pour qu’on
rejoigne le groupe.
Mon cavalier a une manière si naturelle de s’imposer que personne ne
semble trouver notre présence anormale ou gênante. Il saisit deux coupes
sur le plateau d’un serveur, m’en tend une que je récupère
maladroitement — j’ai réussi à ne pas en mettre sur ma robe, c’est déjà
ça !
Také est stupéfiant : il n’a pas besoin d’engager la conversation avec
qui que ce soit pour qu’on vienne à lui. Sa voisine, la première, lui
demande s’il est écrivain. Et hop, il me renvoie la balle. C’est ainsi que
commence une véritable discussion entre nous tous.
Je me suis surprise à rire avec Marie H, j’ai plaisanté avec Agnès
Melot, une grande éditrice, j’ai échangé avec tous ces gens importants,
mais finalement pas si différents de moi, tous avec leur petite folie à eux.
Také n’a pas dit grand-chose, mais sa présence a suffi à m’encourager.
Nous avons rencontré un nombre incalculable de personnes, nous sommes
mêlés à des lecteurs comme à des auteurs, puis nous avons terminé la
soirée avec monsieur Marceau, l’éditeur charmant d’une grande maison,
qui s’est passionné pour notre « couple » qu’il estime être le meilleur best-
seller de l’année.
Je quitte l’hôtel avec un sentiment nouveau : celui de faire partie d’une
communauté. Je me sens à ma place, je n’ai plus peur. Je suis prête à
affronter n’importe quelle critique, n’importe quel regard méprisant sur
mes tenues. J’ai retrouvé l’étincelle.
Maintenant que nous ne sommes plus que tous les deux sur ce trottoir,
sous les quelques flocons de neige qui virevoltent autour de nous, je ne
sais plus quoi dire, moi qui n’ai pourtant pas manqué de mots pendant
toute cette soirée. Je n’ose pas le regarder. Je passe mon temps à resserrer
mon écharpe et à réajuster mon bonnet, dans l’espoir que la gêne
disparaisse comme par magie.
Il n’est pas plus loquace. Je me demande à quoi il pense et s’il est
atteint du même trouble que moi… Non, c’est Také, bien sûr qu’il n’en est
pas atteint ! Ce garçon n’est atteint par rien ! Je le sais, je vis avec lui.
— Merci… de m’avoir accompagnée, et pour tout le reste. Vraiment.
Oh mon Dieu, c’est quoi ce regard qu’il me lance ? Také a l’air aussi
perdu que moi. Quand il s’approche, je suis tétanisée. J’ai coupé ma
respiration. J’attends qu’il m’embrasse, je VEUX qu’il m’embrasse. Sous
cette neige, devant un hôtel fabuleux, après une soirée géniale, ce serait la
plus merveilleuse conclusion. Une fin de roman parfaite.
Il s’est arrêté.
Pourquoi il s’est arrêté, bordel ?!
Et ma fin parfaite ?
Il semble réfléchir à toute vapeur. J’ai l’impression que quelque chose
le gêne. Pourtant son regard sur moi est d’une intensité à vous couper le
souffle. Il s’humidifie les lèvres, alors je l’imite, en attente de ce qu’il
voudra bien me donner. Le temps s’est suspendu. Il n’y a que lui et moi
ici. Ça me suffit amplement.
Il avance encore d’un pas. Cette fois, nous sommes proches. Je peux
sentir son souffle chaud sur mon visage. Je peux saisir la tension dans sa
mâchoire et la crispation de ses traits sombres, plus sévères que jamais. À
cet instant, il a presque l’air de me haïr. Et pourtant, ce n’est pas le
message que m’adressent ses yeux.
Mon cœur ne tiendra pas davantage, je t’en prie, Také, embrasse-moi.
Je sens sa main saisir la mienne. Nos doigts s’entremêlent, comme s’ils
se connaissaient depuis toujours. Mes prunelles brillent d’une émotion que
je peine à contrôler. C’est la première fois que je ressens ça, cette petite
chose étrange qui m’effraie au plus profond, mais qui m’électrise au point
d’enterrer toute réflexion.
Peut-on parler de coup de foudre quand on connait quelqu’un depuis si
longtemps sans même l’avoir jamais apprécié ?
Je ne comprends rien, et je ne veux pas comprendre, je veux qu’il
m’embrasse. J’ai envie d’être dans ses bras.
Je ne sais pas si c’est lui qui se rapproche ou si c’est moi, mais la
distance se réduit entre nos lèvres. Je ferme les yeux. C’est le moment du
grand final.
TUT TUT TUUUUUUT
Ou pas.
Je fusille du regard ce taxi qui nous a fait sursauter et qui a
instantanément interrompu la magie.
Décidément, ma vie n’est vraiment pas une romance. Ou alors c’est le
genre rigolo à la Bridget Jones, où l’héroïne a droit comme scène finale à
une course en slip avant d’embrasser son âme sœur.
Fait chier.
TUT TUT
Et il insiste, le lascar !
Je regrette vraiment que Také m’ait commandé un taxi.
Lui aussi sans aucun doute, d’ailleurs il ouvre la portière en gueulant
sur le chauffeur :
— Putain elle a entendu, espèce de connard !
Gros moment de gêne entre nous deux. Je me racle la gorge, tends
bêtement la main.
— Tu veux que j’en fasse quoi de ta main, Baka ?!
Bon, OK, il est aussi frustré que moi, mais ce n’est pas une raison pour
se moquer de mes maladresses. Du coup, je reprends mon bras et m’assois,
penaude, sur la banquette arrière.
J’essaie de trouver une réplique de fin convenable :
— Euh… on se voit demain à ton concert ?
Il acquiesce vaguement, passe une main nerveuse dans ses cheveux,
puis il referme la portière pour moi.
Je n’ai pas envie de le quitter.
Dis quelque chose, Aly. Sors de la voiture et embrasse-le.
Mes fesses sont collées à ce siège et ma bouche est comme scellée tout
à coup. Mais quelle nouille je fais !
Et lui, pourquoi il ne rouvre pas la portière ?? Pourquoi il ne dit rien ?
— On va où ma p’tite demoiselle ? demande le chauffeur, que la
mauvaise humeur de Také ne semble pas bouleverser le moins du monde.
L’air blasé, je le regarde mouliner des bras sur une chanson de Patrick
Sébastien[112], tout en dictant l’adresse de mon hôtel miteux.
— C’est parti mon kiki ! s’écrie l’homme dont je maudis la jovialité
pas du tout dans le ton de cette scène clé.
Je fixe Také, toujours debout sur ce trottoir. Fais quelque chose. Arrête-
moi.
La voiture démarre.
Aucun de nous ne fera le bon geste.
Chapitre 16
30 décembre (suite)

« L'a mo u r e st p lu s b e a u q u a n d il e st imp o ssib le , l'a mo u r le p lu s a b so lu n 'e st


ja ma is ré c ip ro q u e . M a is le c o u p d e fo u d re e x iste , il a lie u to u s le s jo u rs, à
c h a q u e a rrê t d 'a u to b u s, e n tre d e s p e rso n n e s q u i n 'o se n t p a s se p a rle r. Le s ê tre s
q u i s'a ime n t le p lu s so n t c e u x q u i n e s'a ime ro n t ja ma is. »

Fré d é ric Be ig b e d e r

J’ai eu tout le trajet du retour pour tenter de rationaliser, une fois la


flamme éteinte.
Ce serait tellement plus simple d’ignorer ce qui s’est passé entre Také
et moi ce soir. Je pourrais me persuader d’avoir enjolivé ou même d’avoir
été envoûtée par ses charmes. Je pourrais douter de la sincérité de Také, le
soupçonner d’avoir fait tout ça pour coucher avec moi. Il y a aussi l’option
de la faiblesse, j’étais meurtrie, je me suis raccrochée à lui par désespoir,
puis j’ai été transportée par l’euphorie du reste de la soirée.
Le truc, c’est que justement, on n’est pas dans un livre où l’héroïne
s’obstine à ne pas capter ce que tout le monde voit. Je ne pourrais pas nier
ce qui s’est passé entre lui et moi, même si je le voulais. J’ai ressenti trop
de choses pour que ça se résume à de l’attirance physique. Et parce que
Také est incapable de jouer la comédie, je sais que lui non plus n’était pas
dans son état normal.
J’insuffle une grande bouffée d’oxygène avant d’entrer dans ma
chambre. Také occupe tellement mon esprit que j’ai l’impression d’avoir
cet enquiquineur tatoué sur le front.
Considérant l’obscurité, je m’attendais à trouver Hunter endormi, mais
il est allongé sur le côté, torse nu, en train de regarder un film sur son
téléphone. L’odeur désagréable d’humidité est désormais mêlée à celle de
l’alcool. Je fronce le nez, observe les cannettes par terre, et me fais la
réflexion que je n’ai jamais senti l’haleine d’Hunter sans les effluves
caractéristiques de l’alcool. Si cela ne me choque que maintenant, c’est
sûrement parce que je suis en train de le comparer à Také, et je m’en veux
déjà pour ça.
Merde, Aly, t’es avec Hunter !
Et si on doit vraiment comparer, Takeomi n’est pas franchement un
ange.
Quand je pousse la porte dans un grincement impossible, Hunter
s’appuie sur son coude pour se redresser.
— Salut, chuchoté-je, comme s’il ne fallait réveiller personne. Tu ne
dors pas encore ?
Question débile, bonjour !
Il ne répond pas, trop occupé à me déshabiller du regard d’un air
appréciateur. Quand je me suis débarrassée de mon attirail antifroid et de
mes chaussures, je suis surprise de le trouver, dressé devant moi. Il dégage
une aura de prédateur, tel un poisson-loup prêt à massacrer ma carapace
(putains de documentaires !)
Je déglutis, l’œil fixé sur ses intéressants pectoraux.
— T’es ultra bonne habillée comme ça, souffle-t-il.
Il me plaque sans hésiter contre son excitation. Il est honteusement
sexy et pourtant, je ne pense qu’à une chose : il empeste l’alcool. Enfin, ce
n’est pas tout à fait vrai, je pense aussi à Také. Tire-toi de ma tête toi,
surtout maintenant !
— Euh… tenté-je, attends un peu, je viens juste d’arriver.
Je le repousse avec la force de mes deux bras, mais je parviens à peine
à le reculer de quelques millimètres. Il continue de me palper, il fait
descendre les bretelles de ma robe pour dévoiler mon soutien-gorge.
D’habitude, j’adore quand il me saute dessus, mais là je n’en ai pas envie,
pas du tout. Je le repousse avec davantage de vigueur, en reculant.
— S’il te plaît, pas maintenant.
Il retire ses mains et me dévisage sévèrement.
— Et pourquoi pas maintenant ? demande-t-il, sur un ton sec.
Je me détourne en réajustant ma robe, je fais mine de chercher quelque
chose dans ma valise.
— Je suis fatiguée, c’est tout.
Il s'assoit sur le lit, à quelques centimètres de moi. Je sais qu’il est
énervé.
— Tu m’as laissé sur la béquille tout à l’heure et tu recommences ? Tu
m’as fait venir ici pour quoi au juste ?!
Cette fois, c’est moi qui suis en colère. Je fais volte-face.
— Je t’ai demandé de m'accompagner parce que ce Salon est important
pour moi et que j’avais besoin de quelqu’un de confiance à mes côtés.
(J’adopte mon ton le plus ironiquement glacial.) D’ailleurs, merci d’avoir
posé la question : la soirée s’est bien passée.
À sa réaction étonnée, je me rends compte que je ne lui ai jamais parlé
de la sorte.
— C’est quoi ton problème ce soir ?! s’agace-t-il.
— Tu aurais au moins pu t’intéresser un peu à ce que j’ai fait au lieu de
me sauter dessus !
— Depuis quand t’as besoin de ma permission pour parler ? Si t’as
envie de dire un truc, tu le dis bordel !
Mes traits sont tendus comme jamais. Je déteste ce qu’il me fait
ressentir à cet instant. Je passe pour la fille injuste qui ne pense qu’à
elle… Comme si c’était exagéré de quémander une pointe d’intérêt de sa
part ! Il ne s’est pas bougé pour m’accompagner. Si Také n’avait pas été là,
j’aurais pleuré, fui, j’aurais peut-être tout abandonné. Lui, qu’a-t-il fait
pour moi ?
— J’espérais juste que tu me soutiendrais un minimum, marmonné-je,
mais on dirait que c’est déjà trop.
Il se lève d’un coup et m’enserre le poignet :
— Tu recommences ! Tu recommences à me demander des choses que
je ne peux pas te donner.
— C’est surtout que tu n’as pas envie de faire des efforts ! rétorqué-je
en lui tenant tête.
Il semble à la fois confus et furieux. Je n’aime pas le voir dans cet état,
j’aurais presque honte de moi à cet instant.
— Pourquoi tu fais ça ? demande-t-il, à bout de nerfs.
— Lâche-moi, tu me fais mal.
C’est faux. Il ne serre pas si fort. J’ai trop visionné de films où les
héroïnes disaient ça.
Bien qu’il me lâche tout de suite, son regard continue de m’étouffer.
— Je t’avais prévenue que je ne serais jamais un chevalier servant,
mais t’as quand même voulu qu’on réessaie. C’est ta faute, pas la mienne !
Le pire c’est qu’il a raison. J’avais inconsciemment envie de le
façonner à ma manière, pas dans un but égoïste toutefois, je souhaitais
qu’il apprenne le bonheur, la tendresse, la sérénité à mes côtés. Parce que
j’ai de vrais sentiments pour lui. Seulement, lui n’a rien demandé et a
toujours été clair sur son besoin de ne rien changer.
Je lui en veux de ne pas accepter ma main tendue. Je lui en veux d’avoir
été surpassé par Také, qui est pourtant le pire d’entre nous tous. Je lui en
veux de ne pas savoir m’aimer comme je désirerais qu’il le fasse.
J’ai besoin de le lui crier pour me libérer de cette frustration qui
m’étreint :
— Ce n’est pas si dur de donner sa veste à quelqu’un qui tremble, de
l’accompagner à un évènement qui compte à ses yeux, de lui demander si
ça s’est bien passé, de l’embrasser pour la rassurer ! Tout le monde peut
faire ça sans avoir besoin qu’on lui souffle !
J’ai les larmes aux yeux, mais ça n’a pas l’air de l’attendrir plus que ça.
Voilà encore quelque chose qui me gêne, et que Také fait mieux que lui.
Mince, Také, tire-toi de ma tête !
— Tu m’emmerdes avec tes conneries de romantisme ! Je suis pas ce
mec-là, je l’ai jamais été avec toi non plus, alors qu’est-ce que tu veux,
nom de Dieu ?! crie-t-il à son tour.
Il s’est déplacé jusqu’à la fenêtre. Sûrement pour marquer une distance
entre nous.
— Je pensais qu’on aurait pu abandonner nos univers pour en créer un
nouveau, rien qu’à nous, murmuré-je, la voix tremblante d’émotion.
— Tout ce que t’es en train de me dire là, c’est que du blabla
d’écrivain, des fantasmes. Y’a que dans les bouquins que les mecs brisés,
écorchés comme moi, arrivent à s’en sortir. Je ne quitterais pas ma vie
pour toi, je pensais que j’avais été clair là-dessus.
Il voit que je pleure, pourtant il ne m'étreint pas. Il reste froid, presque
hostile. Comme si mes larmes coulaient uniquement dans le but de
l’ennuyer ou de l'apitoyer.
Parce que je me sens humiliée et abandonnée, je suis prise d’un regain
de colère :
— Tu l’es maintenant en tout cas. Même pas fichu de me consoler…
— Arrête avec tes reproches !
J’ai sursauté tant sa voix, devenue caverneuse, a grondé.
— Vos gueules !! hurlent les voisins du dessus. Y’en a qui voudraient
dormir !
— Allez vous faire enculer ! gueule Hunter, au plafond.
— D’accord, répond une voix, contrite.
Dans mon sursaut, ma tempe a percuté le cadre en verre accroché au
mur. Je suis un peu sonnée, quelque chose goutte sur mon front. Je vois
Hunter se rapprocher, les mâchoires serrées, il semble avoir des difficultés
à se maîtriser et cela n’en est que plus effrayant. Malgré tout, je n’arrive
pas à avoir peur de lui. Je sais qu’il ne me ferait pas de mal.
— Tu saignes.
Je porte une main maladroite à ma tempe. Hunter m’en empêche, me
fait asseoir, puis il fouille dans ma trousse de toilette avant de revenir avec
des mouchoirs en papier, qu’il presse sur ma blessure.
— T’as envie de vomir ? demande-t-il.
Je ne vois pas trop le rapport, mais je secoue négativement la tête,
encore un peu ailleurs.
— C’est comme ça qu’on repère les traumatismes crâniens, précise-t-il.
J’imagine qu’il doit avoir l’habitude de ce genre de situation dans son
« métier ». Je commence à retrouver toutes mes capacités, et la tristesse
me revient comme un boomerang quand je le vois appuyer sur ma plaie
avec douceur et nettoyer le sang sur ma joue.
— Pourquoi tu es tellement tendre quand il faut me soigner ou me
protéger, et si dur quand je pleure ?
Il soupire. Il paraît las, blasé, tandis qu’il applique ce pansement sur ma
tempe.
— Ma mère passait son temps à chialer sur son sort. C’était une toxico
qui baisait tous les mecs en échange d’un peu de drogue, elle pleurait
comme si sa vie était une tragédie. Je suis désolé Aly, mais les larmes
auront toujours du mal à m’attendrir, même si je sais pertinemment que
t’es pas ma camée de mère.
Je ne peux pas m’empêcher de caresser sa joue. Ses confidences me
touchent et me font prendre conscience du passé douloureux d’Hunter. Je
comprends mieux certaines choses le concernant. Même si l’ai
l’impression que ceci n’est qu’une infime partie de l’origine de ses
blessures.
— Je suis vraiment désolée moi aussi, affirmé-je, sincère.
Il s’accroche fermement à ma main, toujours plaquée sur son visage. Il
respire fort comme s’il essayait d’emprisonner quelque part tous ses
mauvais souvenirs. Nous restons comme ça plusieurs minutes sans rien
dire, tête contre tête.
Je n’ai pas envie de bouger parce que je sais que lorsque nous nous
séparerons, ce sera la fin de notre relation. Je n’ai pas le droit de lui
imposer sa façon de vivre, principalement quand j’ai des sentiments pour
un autre. Je n’ai pas le droit de lui faire de reproches ni de le retenir. Quoi
qu’il en dise, c’est quelqu’un de bien et j’aurais toujours de l’affection
pour lui, comme pour tout ce qu’on a vécu lui et moi.
Il s’écarte et laisse échapper mes doigts de sa joue.
— Je vais déménager, annonce-t-il tout à trac.
Je bondis.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Tant que tu seras près de moi, j’aurais envie de toi et je répondrais
oui à tout ce que tu me demanderas.
— Je te promets que je ne te demanderai plus rien ! plaidé-je.
La commissure de ses lèvres s’étire vaguement.
— C’est mieux comme ça.
Je secoue la tête, dévastée.
— Je n’ai jamais voulu que tu te sentes obligé de partir !
Je remarque sa main s’approcher de mon visage, pour s’arrêter
brusquement en chemin. Il se mord les lèvres.
— Je sais Aly.
— Mais où tu vas aller ?
— T’en fais pas pour moi, j’ai des amis et assez de fric pour louer la
piaule que je veux.
Je baisse la tête, honteuse. Je me sens coupable. Si je n’avais pas essayé
de le reconquérir, il serait resté. Je suis vraiment minable en matière de
sentiments ! J’oblige quelqu’un à ressortir avec moi pour finalement avoir
envie d’un autre ! Ah je peux traiter Také d’emmerdeur, c’est moi
l’emmerdeuse !
Enfin une constatation intelligente. Vous progressez, Aly.
— On reste amis ? osé-je demander.
— Non. Je ne saurais pas être ton pote. J’aurais trop envie de te baiser.
Ça a au moins le mérite de me dérider. Même si j’accuse le coup.
— Mais je te l’ai expliqué la dernière fois : si t’as besoin de quoi que
ce soit, si tu te sens en danger, appelle-moi, je viendrais.
Il ne peut pas me dire ça maintenant. C’était déjà dur de tirer un trait et
de lui dire au revoir !
Je bats des cils à la vitesse de la lumière pour empêcher ces fichues
larmes, avec lesquelles il a tant de mal, de couler.
Il semble le remarquer, car il me sourit, franchement. Il n’y a même
pas d’agacement dans son regard quand il observe les larmes s’échapper.
En revanche, il n’y touche pas et préfère se lever pour réunir ses affaires.
— Tu pars déjà ? Il fait nuit et…
— C’est mieux comme ça, affirme-t-il, sans me regarder.
Je sais qu’il a raison, mais je suis une grande sentimentale. J’ai
tendance à vouloir emprisonner pour toujours dans mon cercle, toutes les
personnes à qui je tiens.
Je me lève à mon tour, j’effectue les cent pas. J’ignore où me mettre,
quoi dire, quoi faire. J’attends inconsciemment qu’il me donne l’exemple.
Quand il est prêt, il ouvre la porte. Moi qui pensais bénéficier d’encore
un peu de temps avec lui…
— On se reverra à l’appartement quand je viendrai récupérer mes
affaires, OK ?
— OK…
Quelle idiote, je ne trouve rien à dire de plus ! T’es écrivain ou t’es pas
écrivain ?!
— Attends.
Il s’immobilise dans le couloir.
— Je te demande pardon de t’avoir obligé à venir, de t’avoir obligé à
ressortir avec moi.
— Personne m’a obligé, Aly. Personne ne me force jamais à faire quoi
que ce soit. (Il sourit.) Fais en sorte que ce soit pareil pour toi, d’accord ?
Après un clin d’œil qui me brise le cœur, il s’éloigne, sans jamais plus
se retourner.
Je me rue dans la chambre, referme la porte et me plaque tout contre. Je
n’éclate pas en sanglots comme je le croyais, je respire rapidement,
comme si je sortais d’un championnat de Just Dance.
Mes sentiments sont sens dessus dessous, je ne sais plus trop où j’en
suis.
— Oh ouiiiii Jean-Bernard, lèche-moi bien !
Oh non. Comme si la situation n’était pas assez triste, les deux du
dessus remettent ça ! J’irais bien pleurnicher dans les bras de Jared et
Hugo, mais même s’ils sont rentrés, il est hors de question d’aller les
déranger pendant leur séjour en amoureux.
Je me laisse tomber sur ce lit miteux. Qui pue la mort ou autre chose
que je ne veux pas connaître.
— C’est pas mon clito ça, c’est le museau de Chouquette ! Jean-
Bernard, concentre-toi, bordel !
— C’est Jean-Bertrand en fait…
— Oh mais ta gueule et lèche !
Je colle ma tête sous l’oreiller. Ça n’atténue pas spécialement les cris
de Machine, en revanche, l’odeur de cet oreiller me fait immédiatement
renoncer à rester dessous. Et quand je vois une blatte s’enfuir derrière ma
valise, là je ne peux plus.
— À quatre pattes Jean-Charles, que je te mette le gode.
Euuuuurk ! Je ne veux pas connaître la suite.
J’enfile mon manteau, mes boots, je glisse l’essentiel dans mon sac et
je fuis pendant que le gars du dessus hurle de plaisir ou de douleur, je ne
saurais jamais.
Et je vais où maintenant que je suis dans ce taxi ?
À vrai dire, il n’y a qu’un seul endroit où j’ai envie d’être.

***

On a tous déjà vu dans les films ou les bouquins cette scène incroyable
où le héros cesse d’avoir peur de ses sentiments, et se précipite sans
réfléchir crier son amour à l’autre. Et il ne balance pas des mots au hasard,
non, il te fait un vrai discours émouvant, tout droit sorti de son cœur, ça lui
vient presque naturellement.
Eh bien, je peux vous dire d’ores et déjà que vous n’assisterez pas à ce
genre de scène ici. Désolée. Sincèrement désolée.
Dans le taxi, j’ai pourtant eu le temps de réfléchir à ce que j’allais dire,
mais je ne sais pas pourquoi, mon attention a été détournée et je me suis
mise à décompter les personnes portant des bonnets sur les trottoirs.
L’émotion sûrement.
Bref, quand je suis parvenue devant l’hôtel où réside Také, j’ai
sérieusement commencé à paniquer et à me demander ce que je fabriquais
ici. Il ne m’a jamais invitée à le rejoindre, et son attitude ne prouve en
aucun cas qu’il souhaite davantage qu’une partie de jambes en l’air ! Je ne
sais pas trop ce que j’ai imaginé en me pointant ici, sans prévenir.
— Are you looking for your way, Miss[113] ?
Je pivote vers l’homme en costume chic qui s’est adressé à moi. C’est
un des portiers du palace qui m’abrite de la neige de son immense
parapluie.
Je n’ai évidemment pas compris un mot de son charabia et fronce les
sourcils avec tant de force que je dois avoir l’air d’une Chinoise.
— Euh… no comprendo.
Pourquoi j’ai parlé dans une autre langue, moi ?! L’émotion sûrement.
— Oh usted es español[114] ? reprend-il.
J’ai compris « espagnol », c’est un bon début ! Mais je suis dans quel
pays au juste ?? Je commence sérieusement à me demander si ce taxi n’a
pas conduit au-delà des océans !
Obligé qu’elle fume la moquette cette Aly.
— Je parle français en fait, avoué-je, confuse.
Perplexe, il me dévisage longuement, avant de retrouver sa neutralité
professionnelle.
— Vous cherchez votre chemin ? Vous semblez perdue.
Oh non je ne suis pas perdue, je suis totalement à l’ouest, mon gars ! Je
viens de traverser Paris et dépenser mes derniers sous (enfin
accessoirement ceux d’Hunter) pour retrouver une petite starlette qui n’a
sûrement pas envie de me voir autant que moi j’en ai envie.
— Je… cherche un ami qui loge ici, mais je ne sais pas trop s’il est
là…
— Suivez-moi jusqu’au comptoir, je vous en prie.
Mon Dieu quel gentleman ! Difficile de lui dire non maintenant, alors
je lui emboîte le pas jusqu'à l’intérieur.
Il y fait déjà bien meilleur que sous cette neige et ce vent glacial. Je
déblaie rapidement les flocons sur mes manches et sur mon nez pour ne
pas avoir l’air de ressembler à Olaf[115] et me retrouve bientôt face à
l’immense accueil de l’hôtel, où le portier m’abandonne. Pour le coup, je
me croirais vraiment dans un film ! Je me sens minuscule devant tout ce
marbre austère et ces réceptionnistes à l’allure impeccable.
Pas de regards désapprobateurs sur mon look, nada. Tous me saluent
chaleureusement, avec un sourire poli.
— Que puis-je pour vous, Mademoiselle ? s’enquiert la très belle
employée.
— Je… j’ai… (Grouille-toi de parler avant qu’on te prenne pour une
terroriste ou pour une échappée de l’asile !) Je viens voir un ami.
Elle se penche aussitôt sur son ordinateur.
— Quel est son nom ?
— Takeomi Kirishima.
— Je le préviens tout de suite.
Son combiné coincé entre l’épaule et l’oreille, la grande brune me
sourit gentiment.
— Qui dois-je annoncer ?
Je suis tentée de répondre « Aniki » pour être certaine qu’il me laissera
monter, mais à la réflexion, il vaut mieux savoir tout de suite s’il souhaite
me voir ou pas.
— Aly Mayer.
Nous attendons comme ça un moment. Comme je suis un peu gênée par
le silence du lieu, je tapote mes genoux, j’admire le luxe des plafonds.
— Je suis navrée, il ne répond pas.
Et zut. Soit il dort, soit il est déjà occupé avec quelqu’un d’autre…
Cette pensée me tord l'estomac, mais c’est le fait d’avoir mal qui
m’effraie le plus. Je suis en train de tomber amoureuse de lui, si je ne le
suis pas déjà.
Bon, je n’ai plus qu’à rentrer en bus comme une crétine. Si je réunis
suffisamment de monnaie dans ma poche.
— Aly ?
Cette voix m’est familière. Je pivote sur moi-même et me retrouve face
à Bassiste et sa magnifique petite-amie Jessica. Je n’ai jamais été aussi
heureuse de les revoir ces deux-là, ils vont pouvoir me filer du cash pour
le bus !
— Salut, dis-je, un peu gênée quand même qu’ils me trouvent ici.
— Tu es venue voir Také ? demande Bassiste, sans arrière-pensée.
Je baragouine un truc qui peut signifier non ou oui, selon ce qu’on veut
entendre.
— Je ne sais pas s’il est rentré, enchaîne-t-il. Il nous a lâchés au dernier
moment pour une soirée je ne sais où.
Oui, avec moi.
Batteur et une fille plutôt vulgaire débarquent à leur tour. La pauvre
galère à le faire marcher droit. Gros soupir de Jessica :
— Non seulement il est encore bourré, mais en plus, je suis sûre qu’il
nous a ramené une pute.
Bassiste fait signe à sa petite-amie de baisser le ton. Trop tard, je crois
que la fille a entendu de toute façon. Batteur me passe à côté sans me voir
et tape sur le comptoir pour réclamer sa carte. La prostituée potentielle la
récupère pour lui et l’aide à se rendre jusqu’aux ascenseurs.
— Au moins, c’est pas un trans’ comme la dernière fois, s'esclaffe
Bassiste.
Jessica me donne un léger coup de coude complice.
— C’était à mourir de rire, je te jure ! On a entendu crier dans la
chambre, et pendant qu’on rappliquait avec la sécurité, on a vu un gars en
robe/talons sortir en courant !
Je souris en imaginant la scène.
C’est le moment ou jamais de quémander du fric.
Pas de chance, Pianiste et Guitariste débarquent. Ils me saluent, un peu
surpris de me trouver là. Pianiste, le grunge, demande :
— T’étais avec Také ?
— Oui, enfin une partie de la soirée.
— C’est pour toi qu’il a filé aussi vite ? ricane Pianiste, avec un clin
d’œil.
Mes joues s’empourprent aussitôt.
— Non mais… c’était juste pour une soirée d’inauguration, un Salon du
livre, tout ça tout ça. On est rentrés chacun de notre côté ensuite.
Je les vois échanger des regards complices et amusés. Je n’ai dupé
personne !
— Pourquoi t’es là alors ? demande Jessica, avec un sourire jusqu’aux
oreilles.
Merde. Très bonne question !
— Je… il y a une fuite d’eau dans ma chambre d’hôtel, et… je n’avais
nulle part où aller. (Ils ne me croient pas du tout.) De toute façon, Také ne
répond pas au téléphone, il doit déjà dormir. Je vais prendre un bus et…
(excellent moment pour demander du fric) tiens au fait, est-ce que
quelqu’un aurait… ?
— Il ne répond jamais au téléphone dans les hôtels, me coupe Pianiste.
Juste pour faire chier le monde, comme d’hab ! Viens, on t’accompagne à
sa chambre.
Naaaaaaaaaan !!!!!!Je regrette déjà et je veux partiiiiiiiir !!!!
Les gars récupèrent leur carte, indiquent à la réceptionniste qu’ils me
connaissent, et me voilà embarquée dans l’ascenseur avec tout ce petit
monde.
Jessica et Bassiste n’arrêtent pas de se rouler des pelles en ricanant,
alors je suis forcée de me tourner vers les deux autres membres du groupe,
qui me dévisagent littéralement.
— Je savais que c’était louche son histoire à Také, s’écrie Pianiste.
— Ouais, et sa façon de s’énerver d’un coup quand on lui a demandé
pourquoi il se barrait, ajoute Guitariste.
— Oh putain, il a pété un câble dans le bar ! rigole Pianiste.
J’ai envie de leur dire : « eh oh je suis toujours là », mais apparemment
tout le monde s’en fout.
L’ascenseur a fait vite pour accéder à l’avant-dernier étage, je suis tout
étonnée de devoir déjà sortir. Jessica et Bassiste nous saluent vaguement,
tout en s’embrassant, puis je les vois disparaître dans une chambre.
Guitariste, le timide, me désigne une porte.
— C’est là.
— Oh. Merci.
Je reste devant comme une idiote. J’ai bien l’intention de fuir quand les
deux gars seront rentrés dans leur propre chambre. Or, c’est sans compter
ce traître de Pianiste qui frappe à ma place en riant et qui disparaît ensuite
dans son antre.
Et merde, et merde, je fais quoi ? Je cours ? Je me planque ?
Mon cerveau cogite dans tous les sens, mais mon corps reste
exactement à la même place, complètement figé devant la porte. Idiot !
Boum boum boum, fait mon cœur quand la porte s’ouvre.
Et s’il était avec une fille ? Et s’il n’avait pas envie de me voir ? Et s’il
regrettait ?
— Qu’est-ce que tu fous là, Baka ?
Il a l’air seul, c’est déjà un bon point pour moi. Le voilà qui s’appuie
paresseusement au chambranle, le bras tendu, dans une position digne d’un
mannequin beaucoup trop sexy.
Je suis tellement tendue que même ma bouche grince quand je décide
de l’ouvrir, on dirait un vieil automate bien flippant venant d’une
brocante !
— Je… j’ai… je… (oh putain c’est mal barré !)
— Tu ?
— Il y a une fuite.
— Hein ? (Il me regarde avec méfiance.) T’es bourrée ou quoi ?
— Dans ma chambre d’hôtel, il y a une fuite.
— Et qu’est-ce que ça peut me foutre ?!
J’avais oublié à quel point ce mec était sympathique… Je regrette
vraiment d’être venue.
— Ce n’est pas que ça… c’est… Est-ce que je peux entrer ?
Il a dû percevoir le désespoir dans ma voix parce qu’il m’a laissé passer
sans rien dire.
Sa chambre est immense, elle fait bien dix fois celle de mon hôtel
miteux. Et quel confort, sans parler de la vue qu’il a sur la tour Eiffel. Je
ne sais pas trop où me mettre, je me plante sur le tapis, dans un petit coin,
près de la fenêtre. La chanson de Serj Tankian, « the unthinking
majority », résonne en fond sonore (purée, j’adore cette chanson !)
Také est incroyablement beau dans ce jean noir décontracté, troué de
partout, et ce tee-shirt blanc orné d’un dessin sombre du chat du Cheshire,
illustré de cette citation d’Alice au Pays des Merveilles : « nous sommes
tous fous ici ». J’ai envie de lui dire que j’adore ce dessin animé, mais je
suis tétanisée par son regard sur moi.
C’est bête, je connais Také depuis longtemps, je vis avec lui, depuis
quand je n’arrive plus à soutenir rien qu’un regard de sa part ?!
Je me laisse choir sur la banquette cosy qui se trouve sur le rebord de la
fenêtre et je continue à triturer mes doigts, sans oser l’affronter. Je
remarque qu’il reste loin de moi, appuyé contre le mur, une cigarette à la
bouche.
— J’ai un concert important demain, faut que je dorme, alors si t’as un
truc à dire, dis-le, déclare-t-il sur un ton distant et abrupt.
Il ne m’aide vraiment pas. Mais j’attendais quoi exactement de
Takeomi Kirishima ?
— Je ne vais pas te déranger longtemps, rassure-toi, grogné-je, déçue
par sa réaction. Je viens de me séparer d’Hunter, Jared était occupé, et ma
chambre est juste horrible et effrayante… Je ne savais pas où aller.
Je ne dis pas tout évidemment, mais je ne crois pas que Také ait envie
de l’entendre.
Bien qu’il garde le silence, il a ancré son regard chargé de curiosité au
mien. Je vais me liquéfier sur place s’il continue de me torturer comme
ça !
— C’est juste pour cette nuit, pour ne pas être seule… (Je désigne le
canapé en face du lit king size.) Je dormirais sur cette banquette, ça m’ira
très bien ! Enfin, si t’es d’accord… ?
Mais pourquoi il ne dit rien, bordel ?! Ce n’est pas son genre de jouer
les silencieux !
Il prend son temps pour souffler la fumée, puis il pousse un profond
soupir, avant de tirer cette conclusion, avec un naturel désarmant :
— T’es venu pour baiser quoi !
— Quoi ?! Non ! Pas du tout !
Un peu quand même, Aly.
— T’as pas fait tout ce chemin pour me raconter ta vie, Baka, assume !
Mes yeux doivent être exorbités, en supplément de mes narines
saillantes et de mes poings serrés. La vache, je dois être canon !
— N’importe quoi ! Je n’ai jamais dit une chose pareille !
— C’est toi qui vois. Tu peux dormir sur ce putain de canapé, ou bien
faire dans ce lit ce que t’es venue chercher. Je ne suis pas contre.
Il me tourne le dos pour se diriger vers sa salle de bains, une main dans
la poche, parfaitement détendu.
— Tu es odieux, Kirishima. Je ne sais même pas pourquoi j’ai cru que
tu pouvais être différent.
Pour le coup, j’ai arrêté d’être intimidée, j’ai les bras croisés, et je
mitraille son dos de mon regard le plus noir.
— Une meuf qui rejoint un gars dans sa chambre d’hôtel en pleine nuit,
c’est pas pour pioncer sur son canapé, Baka. C’est juste qu’elle a envie de
se faire défoncer.
Ma bouche s’est ouverte toute seule, impossible de la refermer. Surtout
pas maintenant qu’il me laisse libre vue sur son effeuillement dans la salle
de bains qu’il n’a évidemment pas verrouillée.
Je te déteste Takeomi Kirishima.
Je détourne la tête quand il ôte son boxer. Je ne suis pas perverse à ce
point !
Menteuse…
J’ai à peine regardé !!! Juste le temps de m’assurer qu’il était bien entré
dans la douche. Ce n’est qu’une paire de fesses en plus. Très fermes on
dirait. Raaaah stop, cerveau dégoûtant !
Také n’a pas tout à fait tort sur mes intentions, mais quand même, il
aurait pu être plus délicat, ça m’aurait évité de me braquer. J’imaginais
qu’on aurait repris là où on s’était arrêté tout à l’heure, quand nos lèvres
ont failli se toucher, je pensais qu’on aurait discuté, puis qu’on se serait
couché l’un contre l’autre, chastement… Gros gros foutage de gueule.
J’aperçois sa silhouette à travers la paroi de douche. Même en tant
qu’ombre, il arrive à être sexy. Il faut sérieusement que je cesse de
fantasmer ! Je ne suis qu’un plan cul de plus pour Také, et même si je
crève d’envie d’accepter sa « touchante » proposition, ma fierté en
prendrait un coup, déjà qu’elle n’est pas au mieux. Hors de question que je
me brade pour quelqu’un qui n’a pas le moindre tact et qui m’a bernée
comme une bleue avec son attitude de chevalier pendant la soirée.
Afin de ne pas faire face à la salle de bains quand il sortira de la
douche, je me déplace jusqu’à l’autre bout de la pièce, sur le fameux
canapé qui va me servir de couchette cette nuit. Je triture l’ipod de Také
pour trouver une chanson qui me convient (j’ai pensé mettre l’une des
siennes, mais son égo est déjà bien assez démesuré comme ça). C’est
dingue comme nos goûts sont similaires en matière de musique… Ah
voilà : « Popular », de Nada surf. J'extrais de mon sac ma mini trousse de
toilette improvisée, ma tenue de rechange pour demain, puis je fais mine
d’être très absorbée par mon téléphone tandis que Také ressort.
Regard en biais vers la bête… Oh saperlipopette (oui j’assume le mot),
quel canon. Je le maudis avec son boxer CK, ses cheveux encore humides
qui retombent sur ses yeux chaque fois qu’il se penche, comme maintenant
quand il repousse les draps pour s’y installer.
Je me lève avant qu’il ne me prenne en flagrant délit de reluquage[116] et
demande, pour la forme :
— Je peux utiliser ta salle de bains ?
— Fais-toi plaisir, marmonne-t-il, sans daigner me regarder.
Mais quel petit trou du cul ! Je viens de rompre avec Hunter, en partie à
cause de lui d’ailleurs, je suis complètement chamboulée (et ça, c’est
totalement sa faute !) et lui, il me la joue distant parce que je ne veux pas
coucher avec lui !
Je disparais à l’intérieur de la salle de bains, en claquant la porte. C’est
une réaction très gamine, mais ça fait du bien.
Prendre une douche dans ce paradis du cocooning, ce n’est pas vraiment
se laver comme tous les jours : je n’ai jamais vu un pommeau avec autant
de fonctionnalités ! Et que dire des lumières et de la radio ? On se croirait
dans une cabine de karaoké ! J’avoue, j’ai eu envie de danser. Je me suis
retenue, il n’y a pas de loquet sur la porte. Et j’avais l’infime crainte
(espoir) que Také essaie de me mater. En revanche, je ne me suis pas gênée
pour chanter sur « Man, I feel like a woman » de Shania Twain.
J’ai d’abord envisagé d’utiliser les échantillons offerts par l’hôtel, mais
les produits de Také étaient bien plus tentants. Que des marques de luxe
évidemment. En me savonnant avec son gel douche et son shampoing,
c’est comme si j’avais un peu de lui sur moi, et c’est terriblement excitant.
(Je sais oui, je touche le fond.)
Après m’être séchée, je m'aperçois d’une chose essentielle : je n’ai pas
emmené de pyjama ! Mais quelle cruche ! Je ne vais quand même pas
garder ma robe, ou mettre le pull trop chaud que je compte porter demain !
Il ne me reste qu’une solution… qui me désespère d’avance.
J’éteins la radio et passe ma tête dans l’entrebâillure de la porte. Je
m’arrête net avant d’interpeller Také.
Il est dos à moi, assis sur le lit, sa guitare dans les bras, et il chantonne,
tout doucement. Cette chanson-ci je ne la connais pas, elle est
mélancolique, et en japonais. Je regrette vraiment de ne pas comprendre
cette langue. Je suis figée, envoûtée par cette voix magique, grave et
rocailleuse à la fois.
Il va bien falloir que je me fasse à cette idée : je ressens quelque chose
pour Takeomi, quelque chose qui me dépasse complètement.
J’attends qu’il ait terminé pour faire entendre ma voix, l’air de rien :
— Euh… je peux t’emprunter un tee-shirt ? J’ai oublié mon pyjama.
Il ne dit rien. Je me demande même s’il m’a entendu. Puis je le vois se
pencher, avant de pivoter vers moi pour me lancer un vêtement. Douée
comme je suis, il atterrit directement sur le carrelage. Je le ramasse,
marmonne un petit remerciement en évitant son regard, et referme
immédiatement.
OK. Donc il y a pire qu’avoir l’odeur de son gel douche sur soi. Son
tee-shirt noir et blanc Tommy Hilfiger en tant que deuxième peau, me
provoque une sensation particulièrement troublante. Je suis déjà bien trop
atteinte, c'est terrifiant. J’en suis quand même à vénérer un bout de tissu !
Il me faut insuffler beaucoup d’air avant d’être capable de sortir. Le
tee-shirt a beau m’arriver mi-cuisses, je ne porte qu’une culotte dessous,
et je ne voudrais pas véhiculer de fausses impressions.
Quand je quitte enfin la salle de bains, Také se trouve toujours dos à
moi, l’épaule appuyée contre le renfoncement de la fenêtre, il fume. Je
cours presque jusqu’au canapé pour m’y jeter sans la moindre grâce. Sauf
que… je n’ai pas de draps ! Et crotte ! Je me relève en soupirant.
— Ça a carrément plus de gueule que ton horrible pyjama avec les
écureuils ! s’écrie-t-il, sans même faire semblant de ne pas me zieuter
sous toutes les coutures.
Bien que le compliment m’amuse, je conserve mon air renfrogné.
— J’adore mon pyjama Tic et Tac, dis-je en tirant machinalement sur le
tee-shirt. Je peux avoir une couverture ?
— Je suis pas ton putain de majordome. Si t’en veux une, tu viens la
chercher.
Je. Le. Hais.
Je me déplace donc vers le placard qu’il m’a désigné et me hisse sur la
pointe des pieds pour tenter d’extirper une lourde couverture. Raaah je
suis trop petite ! Quand je me tourne pour demander son aide à la star de
service, il est toujours planté près de la fenêtre en train de me mater. Note
pour plus tard : ne jamais lever les bras quand on ne porte rien qu’un tee-
shirt et une culotte. Je tire brusquement le tissu vers le bas, rouge comme
une pivoine, et m’exclame :
— Surtout ne viens pas me donner un coup de main, hein !
— Nan nan rassure-toi, Baka.
Je me retiens de l’insulter, lui et son sourire en coin.
— Tu ne vas vraiment pas m’aider ? grondé-je.
Enfin, il se déplace jusqu’au placard ! J’étais satisfaite jusqu’à ce qu’il
assène une grande claque sur ma main.
— Arrête de tirer sur ce tee-shirt, tu vas me l’abîmer, putain !
Sur ce, il attrape la couverture, me la colle en pleine tête et retourne
récupérer sa clope dans le cendrier.
Hashtag : #planètedesgroscons.
Je file installer mon lit (en prenant soin de ne pas me pencher dans sa
direction). Tout à coup, il se rapproche, l’air suspicieux. Je me redresse
pour l’affronter.
— Quoi ? demandé-je, étonnée par son regard inquisiteur.
— C’est lui qui t’a fait ça ?
Je prends conscience qu’il parle de mon écorchure à la tempe. Mes
cheveux humides ne la dissimulent plus.
— Non, pas du tout.
Je ne parviens pas à décrypter tous les sentiments qui traversent le
visage de Také à cet instant. En tout cas, j’y perçois de la colère.
Qu’aurait-il fait si j’avais répondu oui ?
— Je me suis juste cogné bêtement contre un cadre, expliqué-je pour
atténuer la tension qui règne entre nous.
Il ne réplique pas, il va éteindre la lumière principale pour ne conserver
que celle, intimiste, de chevet. Nous nous couchons chacun de notre côté.
Quel gâchis… cet homme pour lequel j’ai des sentiments troubles se
trouve à quelques mètres de moi ! Si j’avais simplement fait taire cette
fichue dignité à la con quand il m’a proposé de coucher avec lui, je serais
avec lui en ce moment et on s’amuserait sûrement beaucoup plus que
maintenant.
Oui, mais voilà, je suis une fille bien sous tous rapports, voyez-vous. Je
ne couche pas pour coucher, moi. (Oubliez la fois où j’étais bourrée.) Je
veux plus. Je veux des sentiments.
Je me ficherais des claques, tiens !

***

Minuit.
Des bips répétitifs ont raison de mon sommeil. Je me penche pour
attraper mon téléphone, pensant qu’il s’agit de SMS, mais il est sur
silencieux et je n’ai rien reçu d’autre qu’un message vidéo de Cosette et
Charlette, m’informant qu’elles ont trouvé des jumeaux ouverts à toutes
leurs propositions. Je suis ravie de l’apprendre.
Quand je dépose le portable par terre, j’entends le bip résonner à
nouveau. Ça semble venir du téléphone de Také sur la table de chevet. De
la lumière s’en dégage. Je n’hésite pas longtemps avant de me lever pour
aller voir. Après tout, c’est peut-être grave ? Ou alors c’est juste que j’ai
besoin de satisfaire ma curiosité ? Allez savoir !
Je louche vers Také. Il est tourné vers moi, il dort profondément. Je
saisis le téléphone et profite d’un message entrant pour le lire :

CHARLOTTE GROSSE POUF (Také est tellement mignon quand il


nomme les gens sur son téléphone)
????? Pourquoi tu réponds pas ?

MÉLANIE LANGUE DE PUTE


Salut Takeomi, ça fait un bail que tu m’as pas donné de nouvelles,
appelle-moi.
Je profite pour regarder les messages précédents. Outch attention les
yeux !

MEUF COLLANTE QUI SUCE MAL


Je serè à ton conssère à Paris, jé fais le déplassement avec les copine
juste pour te voir. À demin bau gosse.

Quel succès… Tous ces messages me rendent amère. Qu’est-ce que


j’espérais de toute façon ? Je le vois à l’œuvre depuis des mois et des
mois, toujours en train de coucher avec une nouvelle fille, qu’il jette sans
remords. Pourquoi je suis jalouse comme ça ? C’est ridicule…
— Tiens, tant que t’y es Baka, tu peux leur répondre d’aller se faire
foutre et de me laisser pioncer tranquille ?
J’ai tellement sursauté que je me suis fait peur à moi-même. Dans la
panique, j’ai lâché le téléphone, d’ailleurs ! Pathétique jusqu’au bout, ma
vieille.
Il se penche pour ramasser son portable, le programme en silencieux,
puis il allume sa lampe de chevet pour me regarder droit dans les yeux.
Je ne sais plus où me mettre, j’aimerais me cacher sous terre et attendre
que ça passe.
— Je… suis désolée… il sonnait tout le temps alors, je voulais… on ne
sait jamais, ça pouvait être important…
— T’es vraiment nulle à chier pour mentir, Baka, soupire-t-il, sans
agressivité. Bon, tu fais quoi ? Tu continues à mater de loin ou tu te
décides à venir toucher ?
Je grimace.
— Tu es dégoûtant.
— Arrête tes conneries de sainte nitouche, t’en meurs d’envie autant
que moi.
Le pire c’est qu’il a raison, le monstre. Cesse de mouiller tes lèvres,
Také, ça va me compliquer les choses.
— Comme si t’étais irrésistible, ironisé-je, pas prête à rendre les armes.
J’aurais préféré qu’il réponde en jouant les prétentieux, pas qu’il se
redresse pour s’asseoir face à moi, emprisonnant mes jambes entre les
deux siennes, pliées. Son visage est à la hauteur de ma poitrine, il me toise
de son regard le plus malicieux. Moi je suis incapable de bouger, tous mes
sens sont en alerte maximum. Et l’état de mon cœur n’est pas beau à voir.
Si je fais une crise cardiaque, souvenez-vous que tout est sa faute !
Quand ses mains remontent le long de mes jambes, je ne frissonne pas
seulement, je tremble de tous mes membres. Ce n’est pas tant le geste,
c’est de savoir qui le commande. Et jamais je n’ai ressenti pareille envie
ni pareil désir pour qui que ce soit. J’ai l’impression que je pourrais me
perdre tant je suis vulnérable. C’est à la fois excitant et terriblement
angoissant de me laisser aller entre ses mains.
Ses doigts atteignent rapidement mes cuisses, puis se dissimulent sous
le tee-shirt qui lui appartient. À cet instant, sincèrement, mon corps et
mon esprit lui appartiennent de la même manière. Je serais capable de le
laisser prendre tout ce qu’il veut.
Il n’empoigne pas violemment mes fesses entre ses paumes, comme
j’avais l’habitude avec Hunter, il les frôle presque, suit leurs arrondis avec
précision, tandis que ses lèvres embrassent mes hanches avec une
tendresse que je n’imaginais possible chez personne, et surtout pas chez
lui.
Ma tête bascule en arrière, je ferme les yeux tant ce qu’il me fait est
agréable, j’essaie de maîtriser mon excitation, qui semble vouloir
exploser, là-dessous. Je glisse mes mains dans sa douce et sombre
chevelure — on dirait que je caresse de la soie. Je prends garde de ne pas
bloquer ses mouvements, afin qu'il puisse continuer d’embrasser ma peau,
même si chaque fois, il se rapproche un peu plus du triangle interdit.
Ses lèvres sous mon nombril, c’est de la torture pure. Je m’agite sous
ses mains, à présent sur mes reins, mais il me retient fermement, sans
brutalité. Bien que sa bouche ne quitte pas ma peau, je sens son regard
sonder le mien, comme pour être certain d’avoir mon consentement. Il n’a
dû y lire que le désir qu’il m’inspire, parce qu’il a aussitôt repris sa
descente en direction du sud. Quand sa bouche rencontre le tissu humide
de ma culotte, je crispe ses cheveux entre mes mains et ne peux retenir un
faible gémissement. Il va me rendre folle. Je suis déjà au bord de
l’orgasme alors qu’il ne m’a que frôlée ! Ses baisers à cet endroit exercent
des pressions quasi désagréables dans mon bas ventre, je vois flou, j’ai
envie de lui comme jamais je n’ai eu envie de personne. Je veux qu’il me
prenne, je n’en peux plus.
Quand il s’écarte enfin, c’est pour se lever à son tour. Il me domine
littéralement de toute sa hauteur, et de son regard écrasant de charisme. Je
suis sous son charme.
Non, plus que ça, je suis amoureuse.
Je n’attends même pas qu’il m’embrasse, je me jette avidement sur ses
lèvres qui m’ont fait tant de bien et tant de mal à la fois. Je me venge en
investissant sa bouche de ma langue, je veux qu’il soit à moi, tout entier.
Je veux qu’il comprenne à quel point je le désire.
Pendant que nos langues s’apprivoisent de manière brouillonne, mais
terriblement savoureuse, Také lève mon tee-shirt. Nous sommes obligés de
marquer une pause le temps qu’il m’en débarrasse pour de bon. Je pensais
être gênée de me retrouver seins nus devant lui, mais je n’éprouve pas ce
sentiment, je me sens bien contre son torse, à ma place.
Il s’écarte pour me contempler. Il y a une sorte d’émerveillement dans
son regard… je ne me suis jamais sentie aussi belle que maintenant et cela
me bouleverse au point d’avoir les larmes aux yeux. Les émotions
débordent comme jamais. Je me mords instinctivement la lèvre pour ne
pas pleurer.
Il m’embrasse à nouveau, avec passion tandis que ses doigts délicats
écartent mon tanga. Il enfonce une phalange, puis deux, sans me lâcher du
regard. Je m’accroche à ce même regard pour ne pas défaillir tout de suite.
Il n’y a pas de raison que je sois la seule à souffrir, je plaque ma main
contre son boxer. Lui qui était si sûr de lui la minute précédente, fronce les
sourcils tandis que les traits de son visage se tendent à l’extrême. À
mesure que je le provoque, son érection se fait indécente, elle doit lui faire
mal, comprimée ainsi. Je décide de le libérer en l’empoignant.
Et là, arrêt sur image.
Les héros de films romantiques ont des illuminations en effleurant un
bijou, en ancrant leur regard dans celui d’un autre, moi, c’est en touchant
un pénis. Ouais.
Les souvenirs m’assaillent et les pièces du puzzle s’imbriquent. Je
connais ce membre. Je le connais même très bien. Hagarde, je lève de
grands yeux vers Také, et réalise enfin qu’il est l’amant-mystère qui m’a
donné tant de plaisir cette nuit de beuverie.
— C’était toi… ? murmuré-je, encore choquée.
Il acquiesce, signe qu’il saisit à quoi je fais allusion. J’ai envie de lui
poser des questions, comme : « pourquoi tu n’as rien dit » ? Mais très
franchement, mon cerveau n’a pas grand pouvoir de décision à cet instant.
Tout ce qui m’importe, c’est de refaire l’amour avec ce dieu du sexe, et
sobre cette fois-ci.
Ma main ne semble pas m’avoir attendue pour commencer les
hostilités : elle monte et descend sur cette impressionnante barre dressée
vers moi. La rumeur à propos de la taille du sexe des Asiatiques me fait
bien marrer tout à coup, tous ces blancs becs qui la colportent peuvent
aller se rhabiller face à Také !
J’adore le regarder prendre du plaisir, j’apprécie tout autant celui qu’il
me procure. Mes gémissements et ses râles forment une certaine
harmonie, ils se répondent, s’encouragent, oserais-je dire qu’ils s’aiment ?
À mesure qu’il accélère le rythme de ses doigts, j’accentue ma prise et
obéis à la cadence qu’il m’impose. C’est atrocement jouissif. Je m’arque
avant d’exploser littéralement sous ses doigts. Dieu que c’est bon. Je ne
l’envie pas de devoir se retenir de cette manière et mesure ma chance
d’avoir droit à des orgasmes multiples.
Sa main se plaque soudain sur ma nuque de façon à m’attirer vers ses
lèvres. Son baiser me ferait presque pleurer. Personne ne m’a jamais
embrassé comme ça. Ni pendant l’amour ni ailleurs. C’est un baiser
charnel, d’une tendresse infinie. Personne ne m’a regardé comme ça non
plus, avec franchise et admiration.
J’ai tellement peur qu’il me lâche, que ce soit déjà fini… Je ne veux
pas me réveiller.
Il me fait ensuite pivoter pour que je chute doucement sur le lit. À
présent, il est au-dessus de moi, en appui sur ses deux bras, placés autour
de mon visage. Pendant qu’il reprend son souffle, j’ai tout le loisir de
l’admirer et je ne m’en prive pas. J’aime tout chez lui, il incarne une sorte
de perfection à laquelle je croyais ne jamais pouvoir accéder. Ses lèvres se
posent avec la délicatesse d’une plume entre mes seins, descendent le long
de mon abdomen… C’est un dieu de l’amour, ce n’est pas possible ! Je
frissonne, je me contorsionne chaque fois que sa langue trace des sillons
délicieux sur ma peau, parfois je sens son regard, à moitié dissimulé
derrière ses cheveux, qui happe le mien et j’aperçois la commissure de ses
lèvres s’étirer. Il est magnifique.
Il se redresse, prend son temps pour me contempler, puis fait glisser ma
culotte le long de mes jambes. J’écarte lentement les cuisses, telle une
invitation. Je vois qu’il sourit. Sapristi (ouais j’assume aussi ce mot !) je
me damnerais pour des sourires pareils. Je ne m’en rendais pas compte,
mais je l'imite, béatement.
Afin de casser cette image de poupée, je suçote son cou, je le marque de
mes dents, de mon nom.
Il est à moi.
— Prends-moi s’il te plaît, le supplié-je.
Je note d’un coup d’œil vers le bas combien cette proposition et le
suçon lui ont plu.
— Je suis clean, précise-t-il.
Je n’en ai jamais eu aucun doute, sachant combien Také prend soin de
lui. Et puis je l’ai souvent entendu dire à Jared qu’il ne baisait jamais sans
capote.
Euh… alors pourquoi voudrait-il que ce soit différent avec moi ? Peut-
être qu’il n’en a plus à disposition…
— Je suis clean aussi et je prends la pilule, expliqué-je à mon tour, pour
le mettre à l’aise.
Il se glisse tout de suite en moi, sans difficulté. Il a placé mon pied
droit en appui sur son épaule afin de donner de l’amplitude à ses coups de
reins.
Waouh, c’est étrange ce sentiment. Comme s’il était partout en moi. Et
c’est bon. Non, ce n’est pas bon, c’est délicieux, c’est grandiose, c’est au-
delà de l’orgasme mécanique. Tous mes sens sont en éveil à chacun de ses
passages.
Je contrôle difficilement mes gémissements, mais il n’est pas question
de fermer les yeux, je veux pouvoir saisir chaque trait, chaque nuance sur
son visage. Parce qu’il est splendide.
Il me fait basculer sur le côté, s’allonge derrière moi. Ses deux mains
ont englobé ma poitrine, et je me cambre chaque fois qu’il m’assène ses
coups de bassin. Les râles virils qui s’échappent de sa bouche m’indiquent
qu’il est proche de l’extase. Il fait toutefois durer le plaisir en couvrant
mon dos et ma nuque de baisers sulfureux, puis en jouant avec mon
clitoris.
Moi je ne tiens plus. Je suis en sueur, j’halète, je frissonne. J’ai
l’impression d’avoir de la fièvre et que des fourmillements me barrent le
front. Ses lèvres tendres sur ma peau m’électrisent encore un peu plus. Ses
doigts délicats m’emportent loin d’ici. Son parfum… ce mélange-
tabac/senteurs boisées termine de m’achever. La puissance de cet orgasme
est telle qu’il m’est impossible de retenir ce cri. Je m’en veux aussitôt,
mais c’est trop tard.
— Pardon, murmuré-je, essoufflée, hagarde, en cherchant son regard.
— Crie autant que tu veux, me glisse-t-il à l’oreille, j’adore ça.
Je suis rassurée d’une certaine manière. Mais troublée aussi par sa
bouche contre mon lobe. Il continue ses profonds va-et-vient, tandis qu’il
me caresse, et qu’il m’embrasse sous l’oreille, à un endroit
particulièrement sensible chez moi.
Entendre sa voix à cet instant, c’est presque un orgasme à lui tout seul :
— Tu vas me rendre dingue, putain…
Je ne sais pas ce qui me prend, je me retourne d’un coup, l’obligeant à
se retirer de moi. Je me presse brusquement à sa peau nue pour
l’embrasser. Il me faut ses lèvres. J’ai besoin de lui montrer combien lui
aussi me rend folle. Je sens son érection chaude se tendre contre ma
cuisse, je pose une main ferme autour, sans cesser de l’embrasser. Puis je
me redresse, les paumes plaquées sur son torse pour l’inciter à ne surtout
pas bouger de là. Il y a de l’étonnement dans son regard, mais aucune
crainte. Il sursaute tout de même un peu quand je le prends tout entier dans
ma bouche, sans prévenir.
— Tu fais quoi bordel ?
Il est tendu comme un arc. Je compte bien remédier à ça.
— Je te finis, je lui réponds avec un sourire.
Considérant ses yeux ronds (aussi ronds que ceux d’un Asiatique
puissent l’être), je crois qu’il ne s’attendait pas ça. Il laisse finalement son
crâne chuter contre le matelas et abandonne le combat. Tout son corps
s’est détendu. Sauf cette partie entre mes doigts, bien sûr. Je me charge de
lui donner toute l’attention qu’elle mérite.
Je ne peux pas en faire le tour avec ma petite main, mais je peux la
frictionner tout en effleurant son sommet de ma langue. Také se contracte,
je devine combien cet acte lui plait. Lorsque ma langue a terminé de
lentement remonter sa veine, je croise volontairement son regard. C’est la
première fois que je n’ai pas honte de cette position et je ne demande qu’à
ancrer mes yeux dans ceux de Také. J’ai besoin de le voir. J’ai besoin de
me nourrir de son plaisir. À mesure que les secondes passent, je le sens se
tendre et gonfler encore davantage, comme si mon simple regard avait le
pouvoir de redoubler son excitation. Je ne peux m’empêcher de sourire.
Tu es tellement parfait Takeomi Kirishima…
Il est temps que je le libère. Alors je le suce avidement, intensément. Je
vois ses mains crisper les draps. Pas une fois il ne guide ma tête, pas une
fois il ne m’impose sa cadence. Il est le dernier homme que j’imaginais
aussi respectueux en matière de sexe. Il m’a laissé tout le pouvoir,
sciemment. Et cette attitude me donne envie de lui faire tout ce que je ne
faisais pas aux autres. Je vais plus vite. Plus profondément dans ma gorge,
quitte à avoir mal. Také mérite le meilleur, je veux qu’il ait tout ce que je
ne donnerais jamais à personne d’autre. Jusqu’à cette explosion dans ma
bouche.
Je mets un long moment à revenir sur Terre, bercée par la satisfaction,
sur mon petit nuage.
Také semble épuisé. Il n’a pas bougé, il a seulement étendu ses bras
autour de son visage, et expire bruyamment. Je n’ose pas affronter son
regard, fixé vers le plafond. J’ai peur que l’après me déçoive. Que Také
redevienne cet être sans pitié avec les femmes qu’il a utilisées. Je ne sais
pas trop pourquoi je me crois différente…
Le moment de grâce paraît bien loin. Je suis terrorisée et mal à l’aise,
dans mon simple appareil, à ses côtés.
Il ne dit rien. Qu’est-ce que je dois en déduire ? Qu’est-ce que je dois
faire pour ne pas avoir l’air ridiculement amoureuse, même si c’est ce que
je suis ?
Je passe du bonheur absolu à la totale désillusion. J’ai envie de pleurer.
Regarde-moi, je t’en supplie.
Non. Il m’ignore. Pire, il se redresse, se penche pour récupérer son
boxer qu’il remet tranquillement.
Je suis paralysée.
Je croyais tellement… je pensais… Mais putain quelle idiote je suis !
Perdue dans mon imaginaire de conte de fées, je continue de supposer que
le connard de service peut avoir des sentiments ! C’est moi la débile dans
l’histoire, il faut sérieusement que je cesse de rêver ! Écris tes romans de
merde, Aly, mais arrête de prendre tes désirs pour des réalités.
Prostrée au bout du lit, je sens tout à coup quelque chose passer de
force ma tête et un tissu descendre sur ma poitrine. Také vient de me faire
enfiler son tee-shirt. Il est à accroupi face à moi, alors je le regarde, sans
comprendre.
— Tu vas prendre froid, Baka.
Je bats longuement et sûrement stupidement des paupières. J’ai du mal
à saisir où il veut en venir.
— Reste pas plantée là, bordel, approche.
Il s’allonge sous ses draps et les maintient soulevés pour que je m’y
glisse aussi. Je n’en reviens tellement pas que je fais du quatre pattes sur
ce matelas à vitesse d’escargot. Quand je me couche enfin, je prends soin
de me placer assez loin de Také, au cas où je le dérangerais. Il me ramène
contre lui d’autorité et je me retrouve dans ses bras, bien au chaud, contre
son magnifique torse imberbe, son menton blotti contre le haut de mon
crâne.
Je dois rêver. Ou fantasmer.
Je n’arrive même pas à me détendre tant cette situation me perturbe.
Il éteint la lampe.
— Qu’est-ce que t’as ? demande-t-il, au bout d’un moment.
Euuuuuh, je ne sais pas, peut-être que je crois être dans la quatrième
dimension avec un Takeomi bizarre qui accepte de dormir avec moi ?? Et
qui va jusqu’à me prendre dans ses bras alors que tous les gars avec qui
j’ai couché dans ma vie ne supportaient pas la proximité de l’après-sexe ??
Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous fait de Takeomi Kirishima ???
— Je… rien.
OK, ça c’était de la réponse. On va dire que je suis encore sous le choc
de ces nombreux orgasmes.
Un grand silence règne dans la pièce. Au point que je m’interroge :
s’est-il endormi ?
— Ça t’a pas plu ?
Il y a une profonde angoisse dans sa voix à cet instant. Il allume
brusquement la lampe de chevet pour me regarder droit dans les yeux.
— Si, bien sûr que si, bafouillé-je aussitôt, confuse de lui avoir laissé
cette impression. C’était… incroyable. Puissant. Vraiment puissant.
Il semble s’apaiser, il éteint à nouveau, puis il reprend sa position
contre moi.
— Et toi, ça t’a plu ? demandé-je timidement, en feutrant ma voix
contre sa poitrine.
Grand silence. Au secours.
— C’était une putain de bonne baise. Et bordel, tu suces comme une
déesse.
Je ne peux m’empêcher de sourire face à cette révélation façon Také.
C’est un peu gênant, mais ça a le mérite de me rassurer sur mes aptitudes
et sur mon ressenti. Je n’ai pas rêvé alors ? On était vraiment en phase
tous les deux.
Est-ce que ça restera juste une « bonne baise » comme il dit ? Parce que
moi, j’ai ces troubles sentiments pour lui, qui m’ont fait oublier d’emblée
Jared et Hunter, et je ne sais plus trop quoi en faire tout à coup.
Pourquoi il a fallu que je tombe amoureuse de lui, parmi tous les
autres ?
De toute façon, il n’y a rien que je puisse faire. Si Také a décidé de faire
de moi sa partenaire d’un soir, je ne pourrais pas l’en empêcher. Alors
autant ne pas me prendre la tête cette nuit et profiter de son corps contre le
mien tant qu’il y consent.
Chapitre 17
31 décembre

« S i le M o n d e n ’a a b so lu me n t a u c u n se n s, q u i n o u s e mp ê c h e d ’e n in v e n te r
un ? »

Le wis Ca rro ll

Et vient le moment gênant du matin.


Quand la lumière du jour ne nous permet plus de nous dissimuler nulle
part. Pire ! Elle se braque sur nous, elle nous pousse à avouer nos crimes
les plus monstrueux !
Oh du calme, Aly, t’as pas commis un triple meurtre, t’as juste baisé !
La sonnerie agaçante du téléphone de l’hôtel brise finalement le
silence. Také, couché sur le ventre, grogne comme un enfant, avant de
balayer l’air de son bras à l’aveugle jusqu’à atteindre le combiné.
— Ouais, j’suis réveillé putain de merde, confirme-t-il « gentiment » à
l’employé de l’hôtel, en charge de jouer les réveils matin.
Il ne se donne même pas la peine de raccrocher, il laisse le combiné
pendre lamentablement par terre.
J’avais émergé bien avant que le téléphone retentisse, j’ai passé un
nombre incalculable de minutes à observer mon partenaire et à
m’émerveiller bêtement de son bras qui m’emprisonnait contre lui. En
revanche, maintenant qu’il a les yeux ouverts, je fais mine de dormir, ça
me laisse le temps de chercher comment me comporter avec lui.
Je sens qu’il remue, puis il ôte le bras qui se trouvait en travers de mon
ventre pour se redresser complètement. Je n’ose pas ouvrir un œil au cas
où il me regarderait. Oui, c’est terriblement pathétique, j’en ai conscience.
Au mouvement de matelas, je comprends qu’il vient de se lever. Il
farfouille dans son sac, situé près de moi, puis j’entends le bruit distinctif
de la douche. Je peux enfin ouvrir les yeux.
— Tu fais gavé[117] mal semblant de dormir, je te l’ai déjà dit.
Aaaaaaah !!!
Heureusement, je n’ai hurlé que dans ma tête.
Il est accroupi juste à côté du lit, il récupère un pantalon dans sa valise.
— Je ne faisais pas semblant, je me défends mollement, en m’asseyant.
Il jette un coup d’œil vers moi, l’air amusé. Grrr il ne pouvait pas me
dire un truc romantique comme dans les films ? « Tu es tellement belle »,
« je ne me lasse pas de te regarder » … Ouais, c’est cucul la praline, mais
c’est quand même mieux que « tu fais gavé mal semblant de dormir » !
— Sympa la coiffure.
Et allez, ça continue ! Je ne sais même pas pourquoi j’aplatis mes
foutus cheveux ! Allez, je cesse tout mouvement. (C’est encore plus débile
entre nous soit dit. Soit je le fais, soit je le fais pas !)
— Tu dois partir ? demandé-je, en prenant mon ton le plus détaché.
— J’ai une répét’ à 10h.
Je panique un peu. Il faut que je m’active aussi alors.
— Mais tu peux rester, ajoute-t-il immédiatement. T’auras qu’à filer la
carte à la réception.
Je ne sais pas comment interpréter cette proposition. D’un côté, c’est
gentil, ça me permet de prendre mon temps et de profiter du luxe de la
chambre. D’un autre, j’ai l’impression d’être la prostituée de service
qu’on a bien usée, et qui connait la sortie. J’espère me tromper.
Ses vêtements bien pliés dans les bras, il se dirige vers la salle de bains.
L’écologie et l’économie d’eau sont apparemment des concepts étrangers à
Také. D’ailleurs, un véritable brouillard s’est formé dans la pièce, on se
croirait dans un sauna. Lorsqu’il a déposé ses affaires, il revient.
Pardonnez-lui, monsieur Nicolas Hulot, il ne sait pas ce qu’il fait !
Il va sérieusement falloir qu’il arrête de se balader en boxer ici, parce
qu’avec ses cheveux ébouriffés, son cordon noir autour du cou, et cette
ligne de tatouage sur son flanc, il ressemble à une rock star que j’ai bien
envie de me taper encore une fois.
— Il y a des pays où ils n’ont pas d’eau, il ne faut pas la gâcher.
Mais pourquoi je dis ça moi ??? T’es conne ou quoi ? C’est pas du tout
sexy de parler écologie !
Il paraît assez surpris, d’ailleurs.
— Hein ?
— L’eau de la douche coule pour rien depuis un moment.
Et en plus j’insiste lourdement ! Al Gore, sors de ce corps ! (Oh tiens,
ça rime.)
Réponse totalement naturelle de Také, en langage Také :
— Qu’est-ce que je m’en bats les couilles, putain ?!
Oui je me doute que ça ne lui a jamais traversé l’esprit.
Maintenant que j’ai affiché mon soutien aux Verts, je peux dire adieu à
la séduction. Je me tais.
Oh et puis non, je ne me tais pas !
— Pourquoi tu ne m’as pas dit que c’était toi… le jour de Noël ?
Il est coupé dans son élan et s’immobilise devant la porte de la salle de
bains. Oh mince, Nicolas Hulot va m’en vouloir de le retenir encore.
(Mais ! Je vais arrêter avec mes conneries !!)
— J’étais aussi déchiré que toi, soupire-t-il, en ramenant ses cheveux
en arrière d’un geste nerveux. T’avais pas l’air de tilter… Et sincèrement,
tu me donnais l’impression de ne pas vouloir entendre que c’était moi.
Je suis stupéfaite par son aveu. En vérité, je ne m’attendais pas à ça. Il
y a un côté désinvolte et animal blessé dans le ton qu’il a employé, je ne
sais pas trop vers lequel je dois me tourner. Ce qui est certain, c’est que
son regard me trouble au plus haut point.
Fichu cœur qui bat trop vite. Fichu corps qui me trahit.
Appuyé contre le cadre de la porte, le visage toujours fermé, Také me
lance, très sérieusement :
— Tu viens ?
— Où ça ? demandé-je naïvement.
— Sous la douche. Tu voulais qu’on consomme moins d’eau si je me
rappelle bien ?
Son sourire canaille me donne envie de le dévorer tout cru. Je ne
réfléchis même pas, je le rejoins à l’intérieur de la vapeur d’eau, d’où
j’entends la radio résonner.
On crève de chaud dans cette pièce ! Je suis prête à éteindre moi-même
ce robinet s’il le faut. J’avance vers la douche, quand des mains
accrochent mes hanches pour me plaquer contre la paroi carrelée. Je
pousse un petit cri, aussitôt étouffé par un baiser sauvage. Son magnifique
corps contre le mien me rend déjà folle.
Ma main descend le long de son épine dorsale tandis que l’autre se
balade dans la cambrure de ses reins. Alors que ses baisers dévalent mon
cou, je suis attirée comme un aimant par son tatouage, qui s’étire de son
aisselle gauche jusqu’à sa hanche. Fuck Off est imprimé dans une très
jolie police d’écriture, avec en relief des signes japonais. Je trouve ça très
beau, d’autant plus qu’il n’en possède qu’un seul sur sa peau, comme s’il
était spécial. Mes mains dévient sans le vouloir jusqu’à ses fesses. Elles
me rendent presque jalouse, si fermes, si parfaites… Je ne résiste pas à
l’envie de les palper.
Je remarque qu’il a cessé de m’embrasser, ses deux bras sont tendus,
appuyés contre la cloison, de part et d’autre de ma tête. Je suis à sa merci
et il me le fait bien comprendre, avec son sourire carnassier.
— On ne devait pas se laver ? demandé-je, exprès.
— T’inquiète pas, je vais bien m’occuper de toi.
Son sous-entendu me fait rougir. J’ai hâte qu’il se mette à l’œuvre.
Parce qu’il m’intimide à me déshabiller ainsi du regard comme si
j’étais son cadeau de Noël encore emballé, je détourne son attention en
saisissant la fausse plaque militaire en argent pendue à son collier, puis la
bague en or, qui me paraît bien fine pour appartenir à un homme.
— C’est une alliance ? demandé-je.
— C’est celle de Sobo, mais ce serait cool que tu ne me parles pas de
ma grand-mère au moment où je bande sévère !
J’explose de rire. Surtout qu’il est très sérieux, lui, et limite écœuré.
Il emprisonne alors mon menton dans sa paume et m’oblige à lever le
visage vers lui.
— Ça te fait marrer ?
— Sérieusement ? Ouais ! ricané-je encore, un grand sourire aux lèvres.
— Et maintenant ?
J’ai arrêté de sourire direct, autant vous le dire, quand il a glissé sa
main entre mes jambes. En revanche, j’ai ouvert la bouche, de surprise.
— C’est pas loyal ce que tu fais, râlé-je, en me contractant sous son
pouce, qui frotte l’endroit le plus sensible chez moi.
Il m’observe en rigolant à son tour. Quel petit merdeux !
Ah il veut la jouer comme ça ? OK !
Je le débarrasse de son boxer et l’empoigne, en le provoquant du
regard. Il frémit, mais continue de sourire, comme moi. Cette bataille de
regards, au milieu de ces rictus parfois malicieux, parfois extatiques, se
révèle d’un érotisme fou.
J’ai du mal à tenir. Je plaque mes deux paumes contre son torse glabre,
me hisse sur la pointe des pieds et m’empare de ce sourire si appétissant.
Du bout de la langue, je caresse le contour de ses lèvres, puis je pars à la
rencontre de la sienne. Je le sens tellement dur contre moi. Je crispe ma
main à l’intérieur de ses cheveux, et continue à mener la danse dans sa
bouche. Quand je suis suffisamment rassasiée de sa salive, je m’écarte
lentement, sans lâcher sa lèvre inférieure que j’emprisonne entre mes
dents. Il paraît amusé par la morsure. Au moment de libérer ma prise, je
me rends toutefois compte que je l’ai mordu un peu fort. J’ai le goût
métallique du sang dans la bouche. Ça n’a pas l’air de le déranger. Au
contraire, son excitation a redoublé.
— J’ai envie de toi, souffle-t-il avec empressement. Tout de suite.
Il me soulève d’un geste pressé pour m’entraîner dans la douche.
J’entoure mes jambes autour de lui, confiante, tandis qu’il me plaque
délicatement contre la paroi.
Nous ne ferons pas l’amour pendant des heures, comme dans les films.
Il ne m’aura suffi que de cinq minutes pour atteindre les étoiles. Tout est
tellement intense avec Také, le plaisir comme le désir sont multipliés par
cent. Faire l’amour prend son sens, car c’est cet amour que je ressens pour
lui qui me donne des ailes. Je ne suis jamais rassasiée de lui, quoi que je
fasse.
Nous l’avons refait après qu’il m’ait consciencieusement passé un gant
de toilette sur le corps. Nous avons réitéré l’exploit en sortant de la
douche, contre le lavabo. Avec Hunter, j’étais vite épuisée, j’avais envie de
tranquillité. Pas avec lui. Je suis aussi demandeuse que lui. Si ce n’est
plus.
Je ne me connaissais pas comme ça. Où est la Aly qui se contente de ce
qu’elle a ? Avec Také, j’en veux plus. Je veux tout.

Lorsque je me présente vêtue de mes chaussettes noires et roses, ma


jupe boule fuchsia et mon pull large à tête de panda, Také passe
rapidement de l’intérêt à la crispation.
— Arrête de m’exciter putain, j’ai déjà une demi-heure de retard !
— Je me suis juste habillée ! protesté-je en levant les bras.
— C’est pas être habillée, ça.
— C’est ma tenue de tous les jours !
Il ne m’écoute pas du tout, il boucle sa ceinture en ajoutant :
— Si je me concentre sur ce con de panda, ma queue pourra débander
plus vite.
Je jette un coup d’œil à mon panda, si mignon. Excuse-le Panda, il ne
sait pas ce qu’il dit !
J’essaie de ne pas trop regarder Také enfiler ce tee-shirt, puis ce pull
léger à capuche Ralph Lauren. Ce gars est une gravure de mode. Et
comment fait-il pour être déjà si parfaitement coiffé ?!
Il réajuste ses bijoux de famille dans son pantalon serré, avant de me
rejoindre dans la chambre. Il répond à son téléphone, qui sonne pour la
vingtième fois au moins.
— C’est bon, putain de merde, j’arrive, pas la peine de me gueuler dans
les oreilles !
Il range le portable dans sa poche arrière, enfile une veste chaude,
glisse une cigarette dans sa bouche, sans l’allumer.
Les gars sur les couvertures de livres, super canons, ou ceux qui ornent
les pages de magazines, vous voyez ? Eh bien, c’est Takeomi Kirishima.
Quoi qu’il fasse, il a l’allure d’une star, la classe d’une icône. Je ne sais
même pas ce qu’il a bien pu me trouver. Ma beauté à moi est banale.
Je lui tends le tee-shirt qu’il m’a prêté pour la nuit.
— Tiens, avant que j’oublie.
Il coince la cigarette entre son majeur et son index pour libérer sa
bouche :
— Garde-le. Il ne te va pas aussi bien qu’à moi, mais ça me plait quand
tu portes mes fringues.
Bien qu’il n’ait pas pu s’empêcher de jouer les prétentieux, sa phrase
résonne dans ma tête. Dans mon cœur. Je n’ai pas envie de me faire des
films, pourtant il m’y force presque avec des réflexions pareilles. Depuis
quand laisse-t-il des filles porter ses précieux vêtements ?
Serais-je aussi spéciale pour lui qu’il l’est pour moi ?
— Commande ce que tu veux pour le petit-déj. On se voit ce soir au
concert, me dit-il en ouvrant la porte en trombe.
Je n’ai même pas le temps de lui souhaiter une bonne journée qu’il a
déjà refermé. J’ai dû le mettre très en retard ! Néanmoins, puisqu’il me
prend par les sentiments, je vais effectivement me commander un petit-
déjeuner royal. Tout ce sexe m’a donné faim. Et je compte bien profiter de
cette vue et de ma tranquillité pendant quelques heures.

***

Il est 21 heures. Nous sommes plantés depuis une heure dans


l’immense fosse de cette salle de concert parisienne, au milieu d’une foule
compacte qui aurait tendance à m’oppresser. Il n’y a bien qu’Hugo pour se
sentir comme chez lui, comprimé contre des inconnus. Il passe son temps
à remuer sur la musique imaginaire. On pourrait presque croire qu’il est
sous acide au quotidien, mais quand on connait le sportif qu’est Hugo,
c’est impossible, il carbure seulement à l’enthousiasme.
Jared paraît aussi agacé que moi par tous ces idiots qui envahissent son
espace vital, à la différence qu’il a tendance à vite les faire reculer par un
simple regard, froid comme la glace, quand moi, avec le même regard, j’ai
droit à des œillades séductrices ou des ricanements féminins. Je ne fais
donc peur à personne, c’est définitif.
Je ne sais pas trop où se trouve Charlie, nous l’avons égaré à l’entrée,
quand il a entamé une discussion sur les concombres de mer avec une
dame (aucune idée s’il y avait la moindre allusion sexuelle !) En revanche,
difficile de semer Kamran. Il s’est improvisé garde du corps sans que je ne
lui demande rien. Et je le trouve drôlement guilleret depuis qu’il a appris
qu’Hunter était rentré à Bordeaux.
J’espère que le concert va commencer. Je crève de chaud et cette balade
tout l’après-midi dans Paris m’a épuisée. C’est notre faute aussi, on a
laissé Hugo mener le périple ! Il était tellement content de gravir la tour
Eiffel, de photographier les pigeons parisiens (je n’ai pas constaté
beaucoup de différences avec les nôtres), de se laisser peindre le portrait
sur la place du Tertre et de se pavaner avec un chapeau parapluie ridicule
qu’un commerçant itinérant lui a vendu beaucoup trop cher. J’avoue qu’il
y avait quelque chose de drôle à voir un tel beau gosse se promener avec
un chapeau aussi débile sur la tête ! Cependant, même accoutré de ce truc
horrible, les femmes ont continué de le mater. Un homme séduisant avec
de l’humour, ça ne se trouve pas partout, je comprends. Moi j’étais
assurément celle qu’on regardait le moins au milieu de ce quatuor de
beaux mecs. J’aime à penser que c’était parce qu’ils me dissimulaient de
leurs hautes silhouettes. Ça reste quand même vexant.
Enfin, le concert semble démarrer. Kamran me crie dans l’oreille qu’ils
ont six minutes de retard. Merci beaucoup d’avoir ruiné mon tympan pour
ça.
De 21 heures (et six minutes, maintenant) à 23 heures, plusieurs
chanteurs et groupes doivent se succéder sur cette scène. C’est une soirée
très privée à laquelle on ne devrait pas assister, mais c’est l’avantage de
connaitre une célébrité. Apparemment, les places ont été vendues en
moins d’une heure, à 150 euros le billet quand même ! Et je ne parle
même pas des places réservées, situées en hauteur. Il faut avouer que le
casting est alléchant : que des étoiles montantes et des chanteurs célèbres.
Fuck Off a vraiment la cote pour avoir son droit d'entrée ici ce soir. Je
trouve ça mérité, et je ne dis pas ça uniquement parce que je me suis tapé
le chanteur !
La première à passer est une jeune interprète révélée par une téléréalité
dont je ne connais que le nom. Une groupie devant moi, qui semble à peine
majeure, entre en transe quand elle se met à chanter. Moi je n’ai qu’une
hâte : que Fuck Off investisse la scène. Que Také m’électrise.
Je suis carrément mordue, j’en ai conscience. Pas une minute
aujourd’hui je n’ai cessé de penser à lui. Personne n’est au courant que j’ai
passé la nuit dans sa chambre. Jared et Hugo n’ont pas dormi à notre hôtel,
et c’est par textos que nous avons tous décidé de nous retrouver devant la
tour Eiffel. Je meurs d’envie de le proclamer au monde entier, mais je sais
aussi que Také ne m’a rien promis. Aucun mot n’a été posé sur notre
récente relation. C’est peut-être uniquement sexuel… ça l’est sûrement si
on considère le passif du garçon. Pourtant, je ne crois pas me tromper en
disant qu’il y avait quelque chose entre nous. Une évidence. Une fusion
parfaite. J’ai lu dans son regard des choses intimes que je n’avais encore
jamais saisies en lui.
Espérons simplement que mes sentiments pour lui ne m’induisent pas
en erreur.
Plusieurs chanteurs se suivent, sans se ressembler. La programmation a
le mérite d’être intéressante, je découvre de vrais talents. Difficile de
rester de marbre de toute façon avec l’énergumène blond qui s’agite à côté
de moi et qui me fait sautiller avec lui. J’ai parfois quelques minutes de
répit quand Jared accapare ses lèvres.
Et enfin, vers 22h (ah pardon, Kamran me précise à l’oreillette que
c’est 22h03), les Fuck Off entrent en scène.
Me voilà complètement hypnotisée par Také. Bien avant qu’il ouvre la
bouche, d’ailleurs. À cet instant, il n’existe plus que lui.
Il semble tellement sûr de lui, il n’y a pas l’ombre d’une crainte dans
son attitude conquérante, fière. Il est beau comme un dieu dans ce jean
slim étroit faussement troué, avec ses dockers hautes, son tee-shirt jaune
flashy. Autour de nous, personne ne les connait, mais dès que sa voix
résonne, les gens se mettent à remuer, étonnés par le son rock et le timbre
de Také, capable de descendre dans les graves puis monter dans les aigus
avec une facilité déconcertante. Také n’est pas qu’un bon interprète, c’est
un showman, un incroyable danseur. Il est habité par la musique, il la vit
comme il l’a écrite. C’est impossible de ne pas être transporté.
Mon corps bouge tout seul sur le rythme qu’il impose, mes lèvres
remuent instinctivement sur les paroles que je connais par cœur. Moi aussi
je suis habitée. J’en pleurerais presque d’émotion tellement leur musique
résonne en moi. Il s’agit de la même sensation que lorsque j’écris une
scène poignante. Je la ressens comme le personnage la ressent à cet instant
précis. Je suis dans sa tête, dans son cœur. C’est pareil ici : je me fonds
dans l’émotion que souhaite faire passer Také, je la reçois telle une
violente claque dans la figure. Non pas que je sois masochiste, hein, mais
j’aime ça.
— Ils se débrouillent, me dit Kamran.
Je le soupçonne de me parler juste pour s’approcher de mon visage.
— Non, ils sont géniaux ! m’écrié-je, sans réfléchir et surtout sans
quitter Také des yeux.
Kamran n’a rien répondu. Ou alors ça a été masqué par le chant
atrocement faux d’Hugo, qui connait lui aussi les paroles. Par chance,
Jared a plaqué sa main sur la bouche de son petit-ami. Merci Jared. Je me
rends compte que je souris béatement depuis tout à l’heure. Heureusement
que personne ne me voit dans cette semi-obscurité.
À la troisième chanson, ma préférée, il se passe quelque chose : j’ai
l’impression que Také m’a repérée. Il me fixe avec une telle intensité…
comme s’il chantait pour moi. Rien que pour moi. Mon cœur a bondi. Mes
lèvres se sont réglées sur son tempo. J’ai articulé les paroles sans
réfléchir, tandis que mon corps s’est arrêté de vivre. J’ai cru pendant une
bonne minute que j’étais hors du temps, hors de cet espace, et qu’il ne
chantait que pour moi.
Et puis la magie s’est brisée quand une femme a lancé à sa copine :
— Il est trop beau le chanteur ! T’as vu ça, il n'arrête pas de me mater !
Eh oui, Aly. Tout le monde a l’impression que la star les regarde.
Je suis quand même heureuse de constater à quel point l’accueil du
public est bon. Les gens ne sont pas avares d’applaudissements et
d’encouragements quand le groupe salue. Ça m'amuse de voir Také faire à
moitié la gueule pendant que tous ses potes sourient avec une joie non
dissimulée. Il est décidément impossible à vivre… Mais curieusement, je
trouve cela charmant.
Sérieux, Aly, t’es foutue.
Un quadragénaire au visage juvénile et à la silhouette élancée les
rejoint sur scène pendant l’ovation. Je n’ai aucune idée de qui il est,
contrairement aux gens autour de moi, qui chuchotent son nom avec
curiosité. Il félicite chaque membre du groupe d’une tape virile dans le
dos. Je remarque qu’il évite soigneusement celui de Také, dont le regard
s’avère dissuasif. Puis la propriétaire des lieux, une petite boule pleine
d’énergie, débarque à son tour pour s’emparer du micro.
— C’est un honneur pour nous ce soir de recevoir le célèbre producteur
Roberto Slimani !!
Je me rappelle ce nom. C’est le fameux producteur qui convoitait Fuck
Off. Celui qui a récemment quitté Universal Music pour monter son
propre label, suivi par toute une pléiade de stars.
Roberto Slimani nous offre son sourire aux dents parfaites, faux au
possible.
— Merci, merci beaucoup, dit-il, une main sur le cœur. Je ne pouvais
pas terminer 2020 sans vous annoncer cette excellente nouvelle. (Il passe
son bras autour de Také, raide comme un piquet. Fais gaffe mec, il a déjà
mordu pour moins que ça !) Ces jeunes gens remplis de talent qui se
tiennent ici même ont accepté de rejoindre Stelle Musica pour les
accompagner dans leur brillante carrière nationale et internationale.
Applaudissements dans la salle.
— Merci pour eux, vraiment. Ils le méritent. À Stelle Musica, nous
avons foi en leur talent, et nous savons qu’ils iront très loin.
Tandis que les cris de la foule résonnent au milieu des acclamations,
Roberto serre la main de ses nouveaux poulains. Moi je suis sous le choc.
Je sens Hugo m'étreindre, me soulever, je vois Jared sourire aux anges,
même Kamran s’émerveille. C’est effectivement une incroyable nouvelle
pour Fuck Off, pour Také. Leur carrière est lancée.
Je suis fière de lui, vraiment. Si seulement une petite voix égoïste et
sinistre ne s’insinuait pas dans ma tête…
Il va déménager à Paris. Tu ne le reverras plus jamais. Et puis, de toute
façon, c’est pas comme s’il en avait quelque chose à faire de toi ! Il va
devenir une star et toi, tu seras toujours cette colocataire aux chaussettes
qu’il a baisée dans son hôtel de luxe un jour d’ennui.
Hors de question que je commence à jouer les pleurnicheuses alors que
Také mérite ce contrat plus que n’importe qui d’autre. Je dois me réjouir
pour lui. Il le faut.
Oh c’est bon, arrête de te la jouer gentille fille parfaite, dis-le que t’es
dégoûtée !
Je n’entends rien. Je suis comme les Miss France, je suis pour la paix
dans le monde.
La scène vient d’être investie par d’autres musiciens et par une
interprète très connue dont les tubes m’ont toujours barbée. Je déteste les
chanteuses à voix qui ont l’air de nous gueuler dessus dès qu’elles
empoignent un micro. « J’ai envie de bouger eh eh eh, je veux te
toucheeeeeer oh ouuuh ooooh eeeeh » Au secours.
Jared se penche vers moi.
— Tu viens ? On doit retrouver Také et son groupe dehors.
Kamran, derrière moi, saisit mes épaules, prêt à me guider, comme si
j’étais une enfant.
— On ne reste pas jusqu’au bout ? demandé-je, pour la forme.
— Také vient de m’envoyer un message pour me dire qu’ils partent
directement dans une boîte ultra select près du Moulin Rouge. Si on veut
entrer avec eux, il faut qu’on se grouille.

Je ne sais pas comment Charlie a fait, mais il nous attendait devant la


salle quand nous avons débarqué.
— T’étais où ? demande Kamran.
— Oh ici et là, répond vaguement Charlie en fumant un pétard.
Hugo lui confisque le joint des mains pour le porter à sa bouche.
Malgré mon bonnet, mon écharpe et mes moufles, je suis frigorifiée.
Heureusement, je peux compter sur Jared pour frictionner mon dos et me
faire profiter de la chaleur de son corps. Il y a encore quelques jours,
j’aurais eu des idées perverses à son encontre, mais étrangement,
aujourd’hui, je ne ressens que de l’affection pour lui.
Také a assassiné tous les squatteurs de mon cerveau.
— Tu veux que je te réchauffe ? s’enquiert Kamran, avec espoir.
— Ça ira, merci, dis-je en me blottissant davantage contre mon demi-
frère.
Une limousine se gare à notre niveau. La portière s’ouvre sur Batteur,
qui nous fait signe de rentrer.
— Soyez les bienvenus dans notre antre ! s’écrie-t-il.
Je n’imaginais pas qu’on aurait droit à un tel luxe ! Même si je suis la
première à dire que ce type de véhicule est tape-à-l’œil et inutile, je suis
franchement impressionnée. Quel espace ! Quel confort ! Nous sommes
nombreux sur les banquettes en cuir blanc, mais nous pouvons tout de
même nous étaler à notre guise. La musique pulse dans les baffles. Tous se
font passer la bouteille de champagne, qu’ils boivent au goulot. Je suis
bien sûr la seule à refuser.
Manque de bol, je suis assise à l’opposé de Také. De toute façon, il est
en grande conversation avec Jared. Je souris quand je vois mon demi-frère
l’étreindre, puis lui tapoter l’épaule. Ce type de félicitations n’est permis
que pour Aniki-Jared. D’ailleurs, Hugo s’est vu repousser dès lors qu’il a
tenté le câlin collectif. Tout ça me manquera lorsque Také sera parti…
Je m’efforce de ne pas dévorer le chanteur du regard et porte mon
attention sur le reste du groupe. Je me rends compte que je suis la seule
femme présente dans cette voiture. Je demande à Bassiste :
— Jessica n’est pas là ?
— Elle a attrapé une gastro, elle est obligée de rester à l’hôtel.
— Oh mince, ça craint.
Il approuve, l’air désolé.
Dommage pour moi aussi, entourée de toutes ces hormones mâles
excitées.

Le trajet ne dure pas longtemps. Nous sommes déposés devant la boîte


de nuit, au centre d’un quartier extrêmement animé. Les illuminations des
bâtiments indiquent de nombreux sex shops, des bars, des hôtels chics, et
autres cabarets sulfureux. Ici, nous croisons aussi bien des touristes avec
appareil photo et sacs à dos que des travestis en robe de soirée. J’adore
l’ambiance.
Roberto Slimani se trouve à l’entrée, il accueille ses poulains comme
s’il était le parrain (eh bienvenue dans la familia), en les serrant chacun
dans ses bras. Sauf Také, qui s’est d’ailleurs placé à l’écart, à proximité de
Jared. Roberto nous salue d’un signe de tête respectueux, puis tout en
bavassant, il nous précède dans l’établissement.
Les trois effrayants gorilles postés devant la lourde porte nous laissent
passer sans un regard. Moi qui pensais que mon allure ferait tiquer, ou que
les espadrilles de Charlie seraient proscrites (oui, il a osé porter des
espadrilles en hiver, avec un pantalon de costume et un manteau de
fourrure ! "Mon chéwie, c’est pas magnifaïk", dirait Cristina Cordula, la
reine de la mode), non, nous sommes les bienvenus.
Nous grimpons quelques marches, confions nos vestes à une gentille
dame barbue aux vestiaires, puis nous arrivons enfin là où tout se passe.
L’endroit ne paraît pas immense à première vue, mais l’apparence est
trompeuse. Plus nous approchons, plus le lieu nous dévoile ses cartes : en
réalité, la piste de danse est entièrement entourée d’une dizaine de
marches. On dirait une arène. En haut de ces marches, se trouvent les
tables. Et tout au bout, la scène sur laquelle un DJ célèbre s’affaire aux
platines.
Tandis que Roberto disparaît parmi d’autres gens, une serveuse ultra
sexy nous guide dans les escaliers. Les mecs ne se gênent pas pour mater
ses fesses. Je soupire de lassitude. Trop de mâles…
Je pensais que nous nous arrêterions aux tables, mais il n’en est rien,
d’autres marches bien cachées nous entraînent encore au-dessus, dans
l’espace confortable réservé aux VIP. Les hommes prennent place sur les
banquettes, tels des princes. La serveuse leur indique le menu sur la table,
ainsi qu’un interphone pour l’appeler.
Pendant qu’elle redescend, je reste debout, à observer la piste, les
mains fermement accrochées à la rambarde. Nous sommes à une telle
hauteur que j’en ai le vertige. Je préfère aller m’asseoir près d’Hugo.
J’ai toujours détesté les boîtes de nuit. La musique est trop forte et les
gens occupent leur temps à se reluquer les uns et les autres. Passer le
réveillon du Nouvel An ici ne m’emballe pas spécialement, surtout avec
Také si loin de moi. Lui semble dans son élément, il brille dans le décor
intimiste. Cet homme est définitivement fait pour la vie de star.
Cette constatation m’attriste.
Un coup de coude d’Hugo plus tard, je cesse de m’apitoyer.
— On va danser, Aly Terration ?
— Allez !
Je le suis prudemment dans les escaliers. Je perçois le regard de Také
sur moi, mais je ne m’y attarde pas, je ne veux surtout pas passer pour la
fille collante et amoureuse. Même si je le suis totalement (amoureuse
hein, pas collante !)
Kamran et Charlie nous ont accompagnés. Je suis cernée ! Si des mecs
désiraient me draguer, bon courage à eux avec les trois beaux gosses qui
font barrage. En outre, il ne faut pas craindre les mouvements de bassin
d’Hugo, pas gracieux pour un sou. Moi ça me fait rire, j’ai besoin de ses
idioties pour oublier la situation compliquée que je vis. Lui et moi on
n’hésite pas à adopter des pas de danse complètement ringards, sous le
regard limite choqué de certains autour de nous. Il a suffi que résonne
« Titanium » de Sia et David Guetta pour que mon corps se détende
totalement, je me mets à sauter sur place au rythme de la musique, les bras
en l’air, la tête en arrière, les yeux fermés. Je me sens libre. Forte. Je me
fiche que les gens m’observent ou me jugent. La fille aux chaussettes vous
emmerde !
Oooooh quelle honte, Aly.
Quand « Temperature » de Sean Paul prend le relais, je remarque
qu’une partie de la bande de Také se trouve sur la piste. J’essaie de
chercher mon amant parmi la foule, mais c’est peine perdue, je suis bien
trop petite. Et Kamran me gâche la vue ! Tant pis, je continue ma danse du
robot avec Hugo. Ouais, c’est ridicule, je suis au courant. En attendant, on
est pliés de rire lui et moi.
Je finis par le repérer, par hasard. Il est avec Batteur et un groupe de
filles. Il ne se passe rien de spécial, d’ailleurs il ne parle pas, mais je suis
quand même jalouse. Ces filles-là sont très belles, très apprêtées. Quand
elles ondulent, elles ne créent pas un tremblement de terre, comme moi.
Batteur semble les inviter à les suivre dans le coin VIP.
Je décide de remonter aussi.
Non, je ne les piste pas du tout ! J’avais justement envie de me reposer
un peu.
Hugo m’accompagne pour une toute autre raison, Jared lui manquait.
C’est limite s’il ne lui fait pas l’amour en le retrouvant.
Inutile de compter sur eux pour me donner une contenance. J’approche
de la banquette pour m’asseoir près d’une brune à la taille interminable,
qui me jette un regard condescendant, avant de me lancer :
— Je voudrais un whisky on the rocks avec des glaçons et du coca, mais
du light hein, pas du zéro surtout.
J’ai un mouvement d’arrêt, avant de saisir la méprise.
Batteur éclate de rire :
— C’est pas une serveuse, précise-t-il.
Je suis hyper vexée. Surtout qu’elle me déshabille du regard, d’un air
sincèrement étonné.
— Sérieux ?
Je ne réponds pas, mais j’ai une furieuse envie de lui jeter le premier
verre qui viendra. Batteur accapare heureusement son attention et celle des
autres filles.
— Alors vous êtes mannequins toutes les six ?
Je lance un regard un biais vers les girafes qui me dépassent d’une tête.
La vie est injuste.
— Ouais, répond une blonde, blasée. On vient de la même agence, on
bouge pas mal, mais on est surtout aux States.
Comment elle se la pète ! Je décide de noyer mon amertume dans ce
verre devant moi. Eeeerk, dégueu, je recrache dedans. Je le repose, avant
de me rendre compte qu’il appartient à l’autre fille qui revient des
toilettes. Je fais mine de rien tandis que je surprends le sourire de Také,
qui m’a grillée. J’ai quand même quelques remords pour la propriétaire du
verre quand elle boit…
— T’es la petite sœur d’un des gars ? me demande-t-elle.
Allez tous vous faire voir !
— Non, je suis une amie.
— Oh ? Je m’appelle Tara au fait.
Enchantée Tara, je viens de cracher dans ton verre.
— Aly.
— Aly comme Alyster ?
— Nnnnon… (qu’est-ce qu’elle raconte cette conne ?) Alyster c’est un
prénom de mec, en fait. Aly, comme Alyson.
— Haaaan.
La vache, elle est peut-être belle, mais elle n’a pas inventé le fil à
couper le beurre.
— Tu fais quoi dans la life ?
— Je suis écrivain.
— T’écris quoi ? Des livres ?
Non non, j’écris des éloges funèbres.
— Oui.
— Genre quoi ?
— Genre de la romance.
Je la soupçonne de n’avoir lu qu’un Oui Oui dans sa vie vu la tête
qu’elle fait. Son amie nous coupe dans notre conversation pour s’extasier
sur les escarpins de Tara :
— Ce sont les dernières Louboutin, ma chérie ?
— Ouais, cadeau de mon agent. Fais voir les tiennes, ma puce.
C’est quoi tous ces petits noms ? J’ai l’impression d’être perdue dans
un monde parallèle dans lequel je ne comprendrais pas un mot de leur
langue.
— Mais carrément, les Guess c’est complètement out.
— Les brides sont revenues à la mode, mais grosse faute de goût pour
Kim avec une étole. Nan mais une étole quoi ! Lol
« Lol » ????
— Je suis une adepte des Prada moi, surtout la dernière collec’, so
beautiful quoi.
Je viens à peine de comprendre qu’elles parlaient de chaussures que
toutes se penchent pour observer les miennes.
— C’est quelle marque ?
— Chausséa, je réponds, dépitée.
Évitons de préciser que je les ai eues en soldes, 25 euros au lieu de 45 !
— Connais pas, dit l’une.
— Moi non plus, ça doit être une marque espagnole, suppose une autre.
Pitié, Jared et Hugo, arrêtez de vous bécoter et revenez !!!
Batteur s’éloigne avec une des filles, ils vont se vautrer dans une des
banquettes à l’écart pour se rouler des pelles. Très classe.
Guitariste et Pianiste font leur retour parmi nous, accompagnés eux
aussi de jolies femmes. Elles sont aussitôt attirées par Také, qu’elles
dévorent du regard sans la moindre discrétion. Et ça y va de grands éclats
de rire, de battements de cils, de mains négligemment posées sur son
bras ! Elles n’ont pas l’air découragées par le masque froid sur le visage
de Také, au contraire, elles redoublent de charme. Il faut dire qu’ils ne les
repoussent pas non plus franchement en gardant le silence.
J’aimerais tellement qu’il les vire, qu’il vienne me tendre la main…
« On ne laisse pas Bébé dans un coin. » J’ai trop regardé Dirty Dancing,
pardonnez-moi.
Charlie et Kamran se sont fait des copines eux aussi, même si ce
dernier continue de m'adresser des oeillades énamourées. J’ai demandé
Také, pas Kamran !
La serveuse vient nous fournir en alcool pour la deuxième fois. Tout le
monde se jette sur les verres. Tara m’en tend un, alors je me sens obligée
de le boire pour lui faire plaisir et aussi pour me faire pardonner d’avoir
craché dans le sien tout à l’heure. Je grimace en espérant que Také ne
m’ait pas remarquée. Oh non, il est bien trop occupé à se faire draguer par
deux pouffes, une Black et une blonde peroxydée. Elles sont tenaces ces
deux-là. Je n’entends pas ce qu’ils se disent et c’est bien dommage.
OK, Také ne m’a rien promis, mais bon sang, qu’est-ce que ça fait mal.
Je fixe la main de cette peste sur le poignet de MON chanteur, je la vois
se pencher pour qu’il ait une vue parfaite sur sa gigantesque paire de seins.
Il ne se gêne pas d’ailleurs.
C’en est trop pour moi, je me barre. Je me lève d’un coup et descends
les marches jusqu’à la piste.
Si Také voulait me faire passer un message, j’aurais apprécié qu’il me
le dise face à face, et non pas de cette manière détournée, qui me brise le
cœur.
Je n’ai même pas envie de danser. Je me dirige vers les marches qui
entourent « l’arène ». Beaucoup de gens bon chic bon genre y sont
installés, je ne me ferais pas remarquer. J’essaie de tenir mes cuisses
serrées de sorte qu’on n’aperçoive pas ma petite culotte, il ne manquerait
plus qu’on m’accuse d’exhibitionnisme !
J’enrage. Je m’en veux surtout à moi-même d’avoir imaginé une
relation entre nous.
Moi, spéciale ? Mais je me croyais qui exactement ?
Les filles qui se trouvent avec eux en ce moment sont faites pour lui,
alors que moi…
— Salut ma jolie, tu t’es perdue ?
Un homme se tient en bas des escaliers, un pied sur une des marches, le
coude nonchalamment appuyé sur sa cuisse surélevée. Il est plutôt beau
gosse, blond aux yeux bleus, avec une tête de premier de la classe.
— Tu ressembles à Alice, ajoute-t-il.
— Alice ?
— Aux pays des merveilles. Tu as l’air de sortir tout droit de son
monde.
Personne ne me l’avait encore faite celle-là. Je le prends comme un
compliment. J’adore cet univers de cinglés. Také aussi, si j’en crois le tee-
shirt qu’il portait hier.
Pourquoi je pense à lui ? Quel boulet je fais !
— C’est à cause des chaussettes ? supposé-je, presque blasée.
Il rit. Waaah la dentition étincelante. Le rire parfait. Je suis sûre que ses
parents sont riches, qu’il fait du tennis et qu’il s’appelle Jean-Charles ou
un prénom dans le genre.
— C’est le tout, précise-t-il, en me désignant du doigt. Mais ça te va
très bien, ne te méprends pas.
Il me drague ? Je suis nulle pour comprendre les sous-entendus.
— Tu veux boire quelque chose ?
Jared dit toujours : ne jamais accepter un verre de quelqu’un que tu ne
connais pas.
— Non merci, c’est gentil.
— Ah zut, tant pis pour le GHB que je comptais mettre dedans alors !
plaisante-t-il avec un sourire charmant.
Je m'esclaffe, ne m’attendant pas à sa réflexion. Il est plus marrant que
je le croyais.
— Je m’appelle Jed au fait.
— Jed ? C’est pas commun…
— En fait, c’est juste parce que je n’assume pas Jean-Édouard.
J’éclate de rire.
— Moi c’est Aly.
— Je n’étais pas très loin avec Alice.
Je cherche autour de lui, surprise qu’il n’ait pas une bande d’amis à
proximité.
— Tu es seul ?
— C’est une proposition ? (Il explose de rire en voyant mon visage
défait.) Je déconne ! Non, je suis venu avec des potes, mais ils ont un peu
trop cuvé, je les trouve beaucoup moins drôles et j’ai un peu honte aussi.
J’aime bien ce garçon. Je me détends instantanément.
— Et toi ? demande-t-il. Où sont les tiens ?
— Eh bien, ils sont très occupés à draguer des nanas canons.
Il ouvre la bouche puis la referme en fronçant les sourcils.
— T’es venue qu’avec des gars ?
— Malheureusement.
Il rit.
— La testostérone nous oblige parfois à avoir ces comportements, je
plaide non coupable.
— Pitoyable défense, ricané-je, en secouant la tête.
— C’est le moment où j’en profite pour te glisser mon numéro de
téléphone ?
J’aimerais lui dire que mon cœur est déjà pris, mais puisque c’est à
sens unique, autant accepter, on ne sait jamais. Si ça se trouve, ce gars est
mon futur mari, avec qui j’aurais deux enfants, un chalet à la montagne et
un berger allemand ? J’acquiesce timidement, alors il me dicte son
numéro, que j’enregistre directement dans mon téléphone.
— J’espère vraiment que tu m’appelleras, Alice.
J’allais répondre quelque chose de bien pourri, qui se voulait drôle,
quand je remarque que Jed est complètement trempé tout à coup.
Euuuuh j’ai loupé un truc ?
Ses cheveux coulent lamentablement sur son visage, et sa chemise est
dans un état pitoyable. À l’odeur, on peut deviner qu’il s’agit d’alcool et
non d’eau. Je cherche autour de moi, sans comprendre qui a bien pu faire
ça. Jed ne rigole pas du tout. Je suis son regard jusqu’à l’étage. Il n’y a
qu’un homme accoudé à la rambarde. Dans l’obscurité, difficile de repérer
de qui il s’agit, mais moi je sais. Un nuage de fumée… le coin VIP… une
posture fière et arrogante… Pas de doute, c’est Také.
— Quel abruti ! s’agace Jed en se débarrassant d’une rondelle de citron
collée à sa chemise. J’espère pour ce trou du cul qu’il ne l’a pas fait
exprès.
Connaissant la bestiole, je suis persuadée du contraire. Il y a une partie
de moi qui voudrait croire que Také est jaloux et qu’il a délibérément
envoyé ce liquide sur Jed, mais l’autre partie trouve ça complètement
grotesque.
— Euh… viens, on va essayer de nettoyer ça, proposé-je, embêtée pour
lui.
Nous traversons la piste de danse pour nous rendre aux toilettes. Il
serait étrange d’entrer dans celles des hommes ou des femmes à deux,
alors j’opte pour les cabinets handicapés. L’endroit est désert en outre.
Un brin gênée, je lui demande :
— Tu devrais retirer ta chemise, on va essayer de la laver un peu.
Il se déshabille sans broncher. Il n’est pas trop mal foutu, mais
évidemment en comparaison des canons de beauté que j’ai à Benetton, tout
paraît toujours ridicule. Fichus colocataires trop sexy.
Je me concentre sur l’essorage et le nettoyage de sa chemise dans un
lavabo, pendant que Jed passe le jet d’eau dans ses cheveux.
Quand il a terminé, il se place derrière moi, pour constater les dégâts
au-dessus de mon épaule.
— Alors ? demande-t-il.
Son souffle contre mon cou me trouble. Je balbutie en gardant les yeux
rivés sur le tissu :
— J’ai nettoyé comme j’ai pu, il faut essayer de la sécher avec le
sèche-mains.
— Merci, tu es adorable.
Un simple baiser sur ma joue et je me colore en fraise tagada. Ajoutons
que la lumière des toilettes n’est pas très avantageuse, je ressemble à une
groseille cramoisie.
Apparemment, Jed aime les fruits mûrs, il n’a pas pris la direction du
sèche-mains et est resté planté à quelques centimètres de moi. Moment
gênant… moment de l’avant-baiser… que je ne compte pas lui donner.
Comment lui expliquer que j’ai accepté son numéro par dépit et que mon
cœur bat pour un autre ?!
J’amorce un pas en arrière. Il se rapproche encore. Merde. Je ne veux
pas le vexer, il est gentil et mignon. Je pourrais avoir besoin de lui un jour,
si Také s’avère être le plus gros connard de l’univers. Mon Dieu, mais tu
t’entends, Aly[118] ?! Je suis horrible de le considérer comme un bouche-
trou !
Oh non, il penche la tête, il va m’embrasser… C’est la panique !
Je ferme les paupières, lève les mains et pousse un petit cri absurde qui
aurait été crédible s’il avait tenté de me violer, mais pas à cet instant
chaste.
Son recul précipité me surprend. Il doit me prendre pour une cinglée !
J’entrouvre courageusement un œil, avant que le second suive rapidement
en comprenant ce qui est en train de se passer.
— Je vais te massacrer, espèce d’enculé de sa race !
J’ai un arrêt sur image en voyant Také, fou de rage, plaquer Jed contre
le mur.
Première réaction : trop bien ! Il est en train de casser la gueule à un
type pour moi ! Laissons-le terminer, et enregistrons ça pour la postérité.
Réaction suivante : c’est mal, c’est vraiment très mal.
— Také arrête ! tenté-je.
Mais essayez de maîtriser une furie, tiens ! Pour l’avoir vu se battre une
vingtaine de fois, je sais combien il est impossible de lui faire entendre
raison. Il me faudrait… Jared. Je pense aller le chercher, mais le temps
que je m’absente, Také risque de tuer ce pauvre mec, qui est trop assommé
pour répliquer convenablement. Il se fait sérieusement malmener et la
droite qu’il vient de recevoir ne va rien arranger.
Essayons d’analyser les raisons de l’emportement de Takeomi. Ouais
ouais, moi j’établis des études pendant que des mecs se battent devant
moi.
Tant que t’y es, assieds-toi sur un fauteuil et prends des notes !
Chut la voix !
Petit a : Také a cru que je me faisais agresser par un homme dans les
toilettes.
Petit b : il suppose que je suis venue coucher avec lui ici, et il le frappe
pour marquer son territoire.
Je choisis le a. C’est moins dégradant.
— Il ne m’a pas touchée, crié-je à Také, arrête !
On dirait la lycéenne hystérique des « teen movies », qui piétine, les
bras ballants, en prenant son air le plus désespéré. Bon Dieu, quand est-ce
que j’apprendrais à être cool dans la vraie vie ?!
Jed semble se réveiller de sa léthargie, il repousse brutalement Také,
obligé de reculer de quelques pas. Ils font à peu près le même gabarit tous
les deux, mais avantage à mon fantasme sur pattes, dont le corps est
davantage musclé, même s’il s’agit d’une musculature fine et sèche. Je
sais de quoi je parle, j’ai assez tâté la marchandise.
— C’est ton mec ? me demande Jed, en s’essuyant les lèvres, en sang.
Je réponds quoi moi à cette question ? Il est marrant lui ! Tout ce qui
réussit à sortir de ma bouche, c’est « bè bè bè ». Très spirituel. En plus,
Také, le fourbe, en a profité pour lui rebalancer un coup dans l’estomac
pendant qu’il attendait ma réponse.
La vache, je me sens super coupable. En même temps, ça m’excite
grave.
Vous êtes désespérante, Aly.
Jed nous surprend tous les deux quand il fond droit sur Také pour
l’entraîner au sol avec lui. J’ai mal pour son dos qui a durement heurté le
carrelage.
Non non, n’abîme pas Také, je l’aime.
— Je ne lui ai rien fait à ta meuf, et elle m’a pas dit qu’elle avait un
mec, OK ? crie Jed, essoufflé.
Il se relève maladroitement en voyant son adversaire au sol, calmé.
Grave erreur, Jed. Quand Také se tait, c’est pire. Toujours allongé, il
envoie un violent coup de pied dans l’entrejambe de Jed. Là, ça doit
vraiment faire mal, je grimace autant que lui lorsqu'il s’écroule à genoux,
en tenant ses parties intimes et en gémissant.
Také se relève. Il surplombe sa victime, avant de lui tirer les cheveux
pour qu’il le regarde dans les yeux, et de lui lancer sur un ton
démoniaque :
— Si tu t’approches encore d’elle, fils de pute, je te jure que la
prochaine fois, ce sera pas juste un petit coup de pied, je t’arracherai les
couilles.
Il lâche ses cheveux d’un geste brusque et me fixe. Je suis
complètement paniquée, je n’ai aucune idée de ce que je dois faire. Le
gronder ? Le féliciter ? J’ai pitié de Jed, je tente de le défendre :
— Il n’a rien fait, je te le jure. « Quelqu’un » lui a balancé de l’alcool
et je l’ai simplement aidé à nettoyer.
Jed acquiesce douloureusement. La vache, il déguste le pauvre. Je
m’excuse auprès de lui, mal à l’aise :
— Je suis vraiment désolée. Vraiment.
Sincèrement là, je crois qu’il s’en fout et qu’il souhaite juste que je
dégage. Je ne peux pas lui en vouloir.
Sans un mot, le visage fermé, Také m’attrape le bras avant que j’aie le
temps de réitérer mes vaines excuses, il me tire en dehors des toilettes.
Lorsque nous nous retrouvons dans la foule, je m’écarte.
— Mais qu’est-ce qui t’as pris ?! m’écrié-je.
— T’es trop conne ou quoi ?! me hurle-t-il. Faut jamais suivre un mec
dans les chiottes, tu sors d’où putain ?!
J’avoue être désarçonnée par sa réaction disproportionnée.
— Je voulais l’aider à…
— Tu voulais l’aider à nettoyer sa putain de chemise que j’avais moi-
même dégueulassée pour qu’il te foute la paix, ouais j’ai entendu ! Et tu
croyais qu’il allait se passer quoi là-dedans ? (Il se rapproche, les traits
tirés par la colère.) Hein ? Tu croyais qu’il allait gentiment te laisser
repartir ?
Je n’aime pas du tout la tournure que prend cette conversation. Je
n’apprécie pas sa façon de me parler.
— Mais oui ! C’était un garçon sympathique que je m’apprêtais à
renvoyer balader s’il avait voulu tenter quoi que ce soit. Les hommes ne
sont pas tous aussi pervers que tu le crois !
— Parce que t’as vachement d’expérience en la matière peut-être, miss
Bisounours ?! (Il m’arrête avant que je réponde, une main levée.) Non, ta
gueule. Et me remercie pas surtout.
Je le regarde s’éloigner, bouche bée face à son culot. Je tente ensuite de
le rejoindre, en m’excusant auprès de gens que je suis obligée de
bousculer. Je le rattrape au niveau des escaliers et lui agrippe la main
avant qu’il monte.
— Eh ! Ne me parle plus jamais comme ça, OK ? C’est pas parce qu’on
a couché ensemble que tu as le droit de me traiter de cette manière !
Il se retourne, l’air surpris. Je vois qu’il fixe ma main accrochée à la
sienne, puis son regard me happe à son tour.
— T’es grave excitante quand tu t’énerves, Baka.
Quel petit con ! Il a réussi à dissiper ma colère en une pauvre phrase.
Il place son index sur ma lèvre inférieure, en la scrutant avec envie.
— Je connais ce genre de mecs. Ils veulent, ils se servent. Et toi, t’étais
un putain de joli p’tit cul dans lequel il aurait bien fourré sa queue de
prépubère de merde.
J’aurais bien réagi à sa tirade, mais son doigt vient de glisser sous mon
menton, et amorce sa descente vers ma gorge, jusqu’à la naissance de mes
seins, à travers mon tee-shirt Fée Clochette. Il a suivi son index du regard
tout le long, avec une sorte de contemplation.
Je déglutis. Ses pensées — manifestement agréables — ont fait
émerger un léger sourire sur son visage glacé.
— Ça va être le décompte de la nouvelle année les gars, nous
interrompt gaiement Kamran.
— Qu’est-ce que ça peut me foutre ?! s’agace aussitôt Také en
s’écartant.
— Je pensais que tu voudrais le savoir…
Pauvre Kamran. Je lui aurais bien tapoté l’épaule, mais il aurait pris ça
pour une invitation. Nous remontons donc dans notre carré VIP.
Euh… il s’est passé quoi pendant mon absence ici ?
Deux filles sont en train de danser lascivement l’une contre l’autre, sur
la table, à moitié nues. Pianiste les encourage à s’embrasser et à se peloter
(« plus bas les mains ! »), pendant que Guitariste se fait limite violer par
Tara la chaudasse (« euh non merci… non ») et que Bassiste s’engueule
avec sa copine au téléphone (« Jess, je te jure que je n’ai absolument rien
fait avec ces filles ! »). Aucune trace de Batteur ni de certaines, j’imagine
à peu près le tableau. Côté colocs, on relève le niveau, mais c’est quand
même bizarre de voir Charlie sagement assis, en train de se faire tresser
les cheveux par une dame ronde d’un certain âge. WTF[119] ? Mon attention
est aussitôt polarisée sur Jared et Hugo, à l’écart. Ils dansent, seuls au
monde. Tellement beaux… tellement sensuels… Chaque regard chez eux
est une déclaration d’amour.
Instinctivement, je cherche celui de Také, le seul qui m’ait jamais
contemplé de cette façon. Bien qu’il soit en train de sauver Guitariste
d’une mort certaine par asphyxie mammaire (« Dégage de là, pétasse ! »)
je sens qu’il m’observe.
Bon sang, j’ai ces papillons dans le ventre qui ne veulent pas
disparaître ! Je me fiche pas mal qu’il ait collé une dérouillée à un type
gentil ou qu’il m’ait pris pour une gamine naïve, tout ce que je désire là,
maintenant, c’est qu’il m’embrasse. Je me surprends à me mordre la lèvre
pour réprimer ce sentiment, une attitude qui le fait immédiatement réagir,
je vois ses mâchoires se contracter, et son regard me fixer avec convoitise.
— Eh ! Comment vont mes champions ?
Mince. Ce Roberto Slimani vient de briser l’ambiance entre Také et
moi.
— On dirait qu’on s’éclate ici ! ricane-t-il en matant les deux filles qui
s’embrassent sur la table.
Il tente un bras sur l’épaule de Také, avant d’être rappelé à l’ordre par
le regard noir de celui-ci. Du coup, il serre le pauvre Guitariste contre lui,
qui vient à peine de se remettre de sa tentative de viol. Batteur les rejoint
pour tendre une coupe de champagne à son producteur, ainsi qu’à Také.
J'observe cette scène d’un œil distant. Ce type va emmener mon
chanteur loin de moi alors que je viens à peine de le découvrir… Tout ce
monde de paillettes et de privilèges me fera paraître bien fade. Si je ne le
suis pas déjà.
Le compte à rebours de la nouvelle année commence dans les haut-
parleurs. Hugo et Jared m’entourent de leurs bras protecteurs. Hugo
m’embrasse tendrement sur le crâne. Je souris en me blottissant contre
leurs torses chauds. Nous décomptons tous ensemble.
— Quatre… Trois… Deux… Un… Bonne année !!!
Le DJ relance la musique pendant que les cotillons et les bulles de
savon volent de partout et qu’un immense 2021 lumineux se met à
clignoter au-dessus de la scène. Nous nous embrassons tous sur « Every
me Every you » de Placebo. Une de mes chansons préférées. Serait-ce un
signe pour m’indiquer que cette année sera la mienne ?
Quand je vois Také, accaparé par son producteur et son groupe, je me
dis qu’en amour, c’est plutôt mal parti.
Bientôt, il rejoint un autre coin VIP et disparaît totalement de mon
champ de vision.
Fais-toi une raison, « Baka ».
Chapitre 18
1 er janvier

« La isse z b a ttre e t b rû le r d e u x c œu rs si b ie n e n se mb le ; le u r v ie e st u n fil d 'o r


q u 'u n n œu d se c re t a sse mb le , il tra v e rse le mo n d e e t c e q u 'il fa it so u ffrir ; n e le
d é lie z p a s ! v o u s le s fe rie z mo u rir.

M a rc e lin e De sb o rd e s-Va lmo re

— Hugo et moi on rentre à l’hôtel, m’informe Jared. Tu viens avec


nous ?
Je n’ai pas la moindre envie de rester seule ici, mais inconsciemment,
j’aurais l’impression de manquer Také. Et s’il me cherchait à un moment
ou à un autre ?
Totalement pathétique, ma vieille.
Sans commentaire.
— Je repartirais avec Kamran et Charlie, dis-je en surjouant la joie
absolue.
— T’es sûre ?
Sors de ma tête, Jared !!!
— Ouais, carrément. J’ai encore envie d’en profiter un peu.
Bien qu’il sache pertinemment que je lui dissimule quelque chose, il
n’insiste pas. Un baiser sur la joue plus tard, il s’éloigne avec Hugo.
Je m’accoude à la rambarde dans l’espoir de repérer Také, ou n’importe
qui de son groupe. À part des danseurs surexcités et des minettes en mode
séduction avancée, je ne vois rien d’intéressant sur la piste.
La voix de Kamran me fait sursauter :
— Tu vas être crevée pour ton Salon du livre demain, si tu te couches
trop tard.
— T’es pas mon père, Kam, grogné-je. D’ailleurs, même lui ne dirait
jamais ce genre de choses.
Ça m’énerve qu’il ait raison. J’ai le Salon le plus important de ma vie
demain, et je suis là, à attendre désespérément quelqu’un qui ne viendra
sûrement pas.
Je change de sujet devant sa mine contrite qui me fait pitié :
— Tu sais où sont les Fuck Off ?
— Také a envoyé un message à Jared pour le prévenir qu’ils allaient
suivre leur producteur dans une autre boîte pour finir la soirée.
J’accueille cette mauvaise nouvelle avec l’air de m’en ficher pas mal.
Alors qu’à l’intérieur, je fourmille de sentiments confus.
Také est déjà parti… Je n’ai même pas eu droit à un revoir. Ni à une
explication.
Sérieux Aly, réveille-toi, c’est Takeomi Kirishima !
Il a fallu que je tombe amoureuse de ce connard qui joue avec les cœurs
des filles…
Je profite qu’un des mannequins s’adresse à Kamran pour lui fausser
compagnie. Je glisse à Charlie que je rentre et le prie de ne surtout pas
prévenir Kamran tout de suite, puis je quitte le carré VIP.
Après avoir récupéré mes affaires aux vestiaires, je m’adosse au mur du
bâtiment d’à côté pour commander un Uber. Ce n’est que quelques
minutes plus tard que je réalise que je suis appuyée contre une immense
affiche, avec en gros plan : une femme dénudée en train de se caresser les
seins. Ma tête était placée à l’endroit exact où se situe son intimité plus si
intime. Maintenant je comprends mieux pourquoi certains passants se
bidonnaient… Je m’éloigne vite fait de ce qui semble être un cinéma
réservé aux films pornographiques.
Un car entier de touristes chinois me fait coucou comme si je faisais
partie de l’attraction de la rue. Dubitative, je leur réponds gentiment quand
même par un signe de la main. Si je m’installe près de l’arrêt de bus,
j’aurais peut-être plus de chance de passer inaperçue.
Alors que j’envoyais des messages à Cosette et Charlette, je remarque
un attroupement majoritairement féminin près de la boîte de nuit, au
niveau de la sortie privée du parking souterrain qui jouxte l’établissement.
J’observe vaguement, tout en poursuivant ma conversation virtuelle. Des
filles se mettent tout à coup à crier plus fort. Elles sautillent. Elles agitent
leurs pancartes, des peluches et lèvent leurs téléphones le plus haut
possible.
J’interromps mon message pour assister à la sortie de ce qui doit être
une célébrité. Je pencherais pour un footballeur. Bassiste a précisé tout à
l’heure qu’ils étaient nombreux à venir dans cette boîte. Peut-être que je
verrais Lukas Hernandez ??? Ben oui, j’aime pas que les connards
asiatiques, Lukas c’est aussi mon genre figurez-vous.
Je me rapproche de la route. Sachant que les deux BMW noires ont
actionné leurs clignotants vers la droite, elles seront obligées de passer
devant moi.
Les voitures avancent à deux à l’heure pour ne pas écraser les
hystériques — un agent de la sécurité veille à ce que personne ne décède
sous les roues. Les vitres arrière sont ouvertes, j’aperçois des bras qui
signent des autographes. On a droit à plusieurs stars donc… Je dresse une
liste mentale des footballeurs que j’aimerais rencontrer : Griezman,
Hazard, Shaqiri[120]…
Quand les voitures atteignent enfin la route, je reconnais Batteur qui
salue ses fans, restés en arrière, bloqués par les barrières et les vigiles. De
l’autre côté, Pianiste est assis en équilibre sur la vitre ouverte, il agite une
peluche qu’on vient de lui offrir et envoie des baisers. Ils sont
complètement bourrés ces deux-là, je ne m’étonnerais pas de voir Pianiste
basculer et s’étaler sur la route ! Je cherche Také. Il n’a pas l’air de se
trouver dans la première voiture. L’autre passager est Guitariste, et il
essaie désespérément de faire rentrer Pianiste à l’intérieur. Je surveille le
second véhicule avec intérêt. Les vitres teintées se referment avant que je
puisse apercevoir qui que ce soit. Les voilà partis. Et crotte.
De toute façon, j’aurais fait quoi de plus ? Je lui aurais adressé des
signes de la main comme les fans derrière les barrières ?
Je jette un coup d’œil à mon téléphone en soupirant. C’est en entendant
la troupe de filles pousser de petites exclamations joyeuses que je relève la
tête. La deuxième BMW est en train de reculer depuis le feu rouge, pour
s’immobiliser pile devant moi. Je me fige. La portière arrière s’ouvre sur
Také et Bassiste, tranquillement installés.
Au lieu de m’adresser la parole, Také se tourne vers son pote.
— Casse-toi. Monte devant.
— Quoi ?! s’indigne Bassiste. Pourquoi ?
— Arrête de poser des putains de questions, dégage !
Bassiste m’assène un regard noir, puis il ouvre sa portière, en râlant :
— Tu fais chier Také ! Tu fais vraiment chier, mec !
Pendant que son ami grogne toujours en prenant la place à côté du
chauffeur, Také me fait signe de monter, tandis que lui-même glisse de
l’autre côté de la banquette.
— Grouille.
Je ne réfléchis pas vraiment et me gonfle de fierté à l’idée d’être l’élue
parmi toutes ces filles qui attendent derrière les barrières. Ça fait un peu
conte de fée non ?
Ouais, sauf que Cendrillon, elle ne s’est pas vautrée sur la banquette, la
tête entre les genoux du prince, après avoir mal calculé la distance entre le
trottoir et l’habitacle.
— Putain t’es vraiment pas douée, Baka ! ricane Také. Si t’étais pressée
à ce point, fallait me le dire, j’aurais retiré mon futal plus vite.
Je me redresse, vexée au possible. Lui me regarde avec ce sourire en
coin qui me fait tellement craquer. Quand je m’écarte pour m’asseoir
convenablement à ma place, il me retient par le poignet.
— Où tu comptes aller comme ça ?
— Ben… je vais attacher ma ceinture, hasardé-je en sentant mes joues
brûler sous son regard avide.
Il m’installe d’autorité à califourchon sur lui.
— Sûrement pas, non.
Mon cœur bat à cent à l’heure. Je n’arrête pas de penser à ses mains
plaquées sur mes hanches, à ses yeux qui me dévorent, à ses lèvres qui
s’entrouvrent et à travers lesquelles j’aperçois sa langue délicieuse… Et
tout de suite, l’interdit me revient. On se trouve dans une voiture, avec un
chauffeur et un autre mec qui zieute vers nous à travers le rétroviseur ! Je
me raidis.
— Chauffeur, séparation, ordonne soudain Také. Et j’ai changé d’avis :
ramenez-moi à l’hôtel.
— Mec, t’es sérieux ? gueule Bassiste, pendant qu’une séparation
opaque nous dissimule peu à peu des sièges de devant.
— Je t’interdis pas d’y aller, connard, t’as pas besoin de moi pour tenir
ta putain de main, si ?
Comme Také est charmant avec ses amis… ça laisse rêveur.
— On devait tous s'y rendre, râle l’autre, derrière la séparation. Slimani
va faire la gueule !
— Je m’en bats les couilles, personne ne me dit ce que je dois faire,
rétorque sévèrement Také.
J’entends un long soupir de défaite de l’autre côté. Také fait pivoter
mon visage de sorte que mon attention soit toute à lui, et s’empare de mes
lèvres avec voracité. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce baiser
dégage une intensité particulière. Il n’y met pas vraiment la forme, mais
ça ne pourrait pas être aussi agréable autrement. J’adore quand sa salive
parfumée au tabac se mélange à la mienne et que nos langues s’enroulent
sans la moindre logique. Et puis il y a son piercing qui me rend juste
dingue. Chaque frottement avec lui me met en émoi !
Son érection se fait pressante contre mes dessous. Pour ne rien
arranger, il a plaqué ses deux mains sur mes fesses et les fait lentement
remuer sur la partie la plus sensible de son anatomie. On ne va jamais
tenir jusqu’à l’hôtel à ce rythme-là ! Il a dû se faire la même réflexion, car
il me fait reculer brusquement, en réarrangeant son membre à l’intérieur
de son pantalon.
— Attends deux secondes, me prévient-il, avec l’expression
douloureuse de quelqu’un qui lutte physiquement.
Ça me fait sourire de le voir aussi vulnérable. Je ne suis pas la seule à
être débordée par mes émotions. Je prends soin de ne pas m’asseoir sur
lui, je reste à genoux, les cuisses de part et d’autre de son bassin, et je
m’accroche fermement à la poignée intérieure, située au-dessus de la vitre,
afin d’éviter de m’écrouler à nouveau.
Quand il s’est ressaisi, je dépose un bref baiser sur sa bouche, puis mes
lèvres s’étirent en un rictus enjôleur. Je me penche pour lui chuchoter :
— J’adore quand tu m’embrasses avec ce piercing…
Un sourire affamé se dessine sur le beau visage de mon partenaire.
— Parlez plus fort, j’entends rien ! crie Bassiste, de l’autre côté.
— Ferme ta putain de gueule ! réplique Také, en se raidissant.
On entend son pote ricaner, sûrement par vengeance, puis Také se
détend à nouveau. En revanche, je ne comprends pas très bien ce qu’il fait.
Je le regarde glisser avec souplesse pour s’allonger entièrement sur la
banquette, tout en maintenant chacun de mes genoux au niveau de ses
aisselles. Je me retrouve dans une position plutôt gênante en fait… Il a une
vue parfaite sur ma petite culotte.
J’essaie de m’asseoir sur son torse, mais il me bloque avec ses bras
pour que mes cuisses restent tendues.
— Qu’est-ce que tu fais ? marmonné-je, à la fois excitée et intimidée.
— Si mon piercing te fait kiffer, tu devrais adorer à cet endroit.
J’écarquille des yeux comme des soucoupes. Euh… ?
Il baisse légèrement l’élastique de ma culotte, mais ne s’en embarrasse
pas longtemps. Il l’arrache ! Carrément.
— Eh ! râlé-je, pour tenter de masquer mon excitation.
— Personne ne regrettera une culotte avec des nounours !
— C’étaient pas des nounours, c’étaient des licornes.
— Raison de plus. (Il surélève sa tête sur l’accoudoir, presse mon
postérieur de ses deux mains pour me rapprocher de lui, avant de me jeter
un regard sulfureux.) Et puis je te préfère sans de toute façon.
Merde. Je sens son souffle telle une légère brise sur ma partie la plus
intime. Je suis bien contente qu’il ne parle pas à cet instant, parce que je
ne saurais vraiment pas quoi répondre ni comment affronter son regard.
Je crois apercevoir l’ombre d’un sourire sur son visage avant qu’il ne
glisse sa langue en moi.
Re merde. Il va me faire un cunni.
Petite explication de mon embarras, je sens que ça vous passionne à ce
moment de l’histoire.
Oh mais ta gueule ! Le cunni ! Le cunni ! Le cunni !
Bref, outre le fait que j’ai appris assez récemment ce qu’était un cunni
lors d’une conversation tout à fait gênante (« Oh moi aussi je connais tous
les noms des nuages ! » Grosse crise de fou-rire dans l’assistance. Moment
de solitude pour moi. Non, cumulonimbus et cunnilingus ne sont pas de la
même famille.) j’ai eu des expériences plutôt décevantes en ce qui le
concerne.
Mon premier amoureux, Dylan (oui sa mère était fan de Beverly Hills,
non il n’était pas du tout le rebelle de mon lycée, c’était un geek cool, fan
de Mario Kart et de Naruto, qui se baladait en pack de chicken nuggets
avec ses potes puceaux) a tenté le coup un soir, sûrement pour reproduire
les hentai[121] dont il se gavait. J’ai détesté ça, c’était mouillé et ça m’a
gêné qu’il enfouisse son nez dans quelque chose qui m’appartenait. Je l’ai
quitté pour ça en partie, pour qu’il ne me demande pas de recommencer.
Des années plus tard, mon ex, Rémi (le gars qui avaient des actions
dans les préliminaires pompeux) a tenté sa chance à son tour. Il a tellement
insisté que j’aurais trouvé vexant de ne pas le laisser essayer. Était-ce
parce que j’étais trop crispée et convaincue de détester, ou parce qu’il
n’était pas doué, toujours est-il que ses coups de langue m’ont
littéralement dégoûtée. On aurait dit qu’un aspirateur sans fil s’était
coincé entre mes jambes ! J’ai passé le reste de notre relation à lui
interdire cet accès.
Autant vous affirmer que j’accueille Také avec la disponibilité d’une
secrétaire médicale en plein Candy Crush. J’ai tellement reculé mes fesses
qu’il râle et me fait rebasculer le bassin bien droit face à lui. La vache, on
dirait ma prof de danse classique du primaire. Sauf qu’elle n’a jamais eu
sa langue à cet endroit, hein. Pardon madame Bourla[122].
— Merde, mais tu vas arrêter de bouger ?!
Je lui dois une petite explication :
— En fait, je n’aime pas trop ça, donc c’est pas la peine…
Selon la version des magazines féminins, les hommes se sentiraient
obligés de pratiquer cet acte pour ne pas paraître égoïstes. Fellation =
cunni, comme ça tout le monde est content. Chouette alors, je vais lui
enlever une belle épine du pied.
Ou pas.
— T’aimes pas trop ça ? ricane-t-il, en me prenant de haut (bien qu’il
soit tout en bas).
— Non, sincèrement.
C’est presque un sourire de pitié que je décèle au-delà de son
amusement.
— T’as vraiment baisé que des nazes. Je vais te montrer ce que c’est
que de réellement lécher une chatte.
Étrangement, après cette appellation, j’ai encore moins envie qu’il le
fasse. Cunnilingus, ce n’est pas un nuage, mais ça a au moins une vague
connotation scientifique. « Lécher la chatte », c’est tout de suite moins
noble.
Il me rebascule le bassin en avant et je sens sa langue pénétrer cet
endroit que je me refuse à offrir. Même si j’essaie de me détendre, il doit
bien se rendre compte que j’ai fermé le jardin à triples tours, je dois être
aussi serrée qu’un lapin dans l’estomac d’un boa (putains de
documentaires animaliers !) J’allais m’en excuser, mais les mots se sont
transformés en un petit cri strident qui m’a moi-même surprise. À la
seconde où sa langue percée a frôlé mon clitoris, j’ai ressenti une décharge
électrique au niveau de mon bas ventre. Le genre de sensation qui vous
irradie de l’intérieur au point de vous croire en plein été par moins quatre
degrés. Ma deuxième main vient rejoindre sa semblable sur la poignée et
toutes deux s’y cramponnent comme si la chute pouvait être mortelle.
Oh putain de… (biiiiiiiiiip[123])
Sa langue effectue des cercles confus, agréables, autour de mon clitoris,
elle me caresse avec une légèreté et une tendresse que je n’imaginais pas
possible. Bien qu’il me soit toujours difficile de dissimuler mon embarras,
je ne suis plus dégoûtée. J’essaie de comprendre ce qui se passe en moi, ce
que ça déclenche et que je ne connais pas encore.
Quand son doigt me pénètre, tout en continuant à me titiller de sa
langue, j’ai dû libérer une main afin de la plaquer contre ma bouche et
ainsi m’empêcher de crier. Je sens que je perds le contrôle, émoustillée
comme jamais. Il ne s’arrête pas, il accélère. Et ce piercing qui me rend
folle…
Mon cerveau est en surchauffe.
Sans cesser d’aller et venir en moi avec ses doigts, il recule quelques
instants pour m'admirer pendant que je me contorsionne. J’ose à peine me
confronter à son regard. Ce type est le Diable ou Dieu, mais ce qu’il fait
est machiavélique. Trop bon, trop ardent, trop tout.
— Tu mouilles tellement que j’en déduis que tu ne veux pas que
j’arrête ?
Ma fierté en a pris un coup, mais je secoue négativement la tête. Il ne
faut surtout pas qu’il s’interrompe. Také est un magicien.
Il me décoche un rictus désinvolte. Bon sang, je dévorerais ce sourire si
je le pouvais.
Je ne sais même pas d’où provient ce gémissement, lancinent, béat, qui
sort de ma bouche quand son diamant me caresse à nouveau. C’est
douloureux tant c’est délicieux.
Je n’ose pas imaginer ce que le chauffeur et Bassiste doivent
penser — sincèrement, là, je m’en balance un peu !
Maintenant je comprends la signification de « je suis au septième
ciel ». C’est effectivement là où je me trouve pendant que Také s’affaire
là-dessous. Mon corps brûlant est toujours à sa place, mais mon esprit
vogue loin, très loin, il observe tout ça d’un air satisfait, impérieux. Et il
en réclame encore, le pervers ! Si on m’annonçait que mes yeux s’étaient
révulsés, je ne serais même pas surprise. Je suis complètement stone.
D’ailleurs, un sourire s’est formé tout seul sur mon visage, je ne l’ai
absolument pas commandé, je le jure.
Finalement, après un orgasme plus violent que les autres, mon corps
flanche. Mes cuisses se mettent à trembler si fort que je suis forcée de
m’asseoir sur les abdominaux de mon partenaire. J’en profite pour lâcher
cette fichue poignée, imprimée jusque dans ma paume, et reprends mon
souffle, comme si j’avais vécu en apnée durant tout ce temps.
Také me soulève afin de se réinstaller convenablement sur son siège. Il
ne cherche toutefois pas à me virer de ses genoux. Au contraire, il enfouit
sa main dans mon cuir chevelu qu’il caresse quelques instants, pour me
ramener ensuite auprès de ses lèvres. Je suis vidée, je me laisse embrasser
passivement, la bouche entrouverte, les pupilles quasi dilatées. Ce type est
une drogue dure.
— Ça t’a plu, hein ? demande-t-il, un brin arrogant, et connaissant déjà
la réponse.
Je hoche la tête, sans parvenir à le lâcher du regard. Son piercing me
fascine. C’est ce tout petit point brillant qui est à l’origine de tout ce
plaisir ?? Je n’avais jamais vu l’utilité de ces bijoux, jusqu’à aujourd’hui
bien sûr.
— J’aimerais bien me faire percer la langue, dis-je, très sérieusement.
— T’es au courant que tu ne pourras pas te faire de cunni toute seule ?
s’amuse-t-il.
— Je ne suis pas aussi souple, j’en ai conscience.
— Par contre, tu risques de devenir la reine des pipes si t’as ce genre de
trucs sur la langue.
— Reine des pipes… la vache, c’est pas flatteur ! dis-je en
m'esclaffant.
Pourquoi semble-t-il tellement hypnotisé par moi tout à coup ? Le
fantasme du piercing ? Ou juste mon rire ?
— Ça plait aussi aux mecs de se faire… hum… ?
— … sucer avec un piercing ? C’est chelou pour une auteure de
romances d’avoir du mal à parler cul.
— Je préfère le faire plutôt que d’en parler.
— J’ai vu ça ouais, t’es chaude, putain.
Mes joues s’empourprent d’emblée face à tant de sincérité. Parfois, ce
serait bien si Také pouvait éviter de dire tout ce qu’il pensait, histoire de
filtrer un peu. Je regarde ailleurs, mais j'aperçois son reflet dans la vitre
qui sourit.
— La réponse est oui, au fait.
Ma tête pivote à nouveau dans sa direction.
— La réponse à quelle question ?
Il se penche pour coller son front au mien et me souffle :
— Les mecs adorent qu’une fille à la langue percée les pompe.
— Tu parles en connaissance de cause, j’imagine ? m’écrié-je, en
maîtrisant mal l’amertume qui me saisit.
— Nan, tu seras la première si tu passes le cap.
Chauffeur ! Conduisez-moi dans le premier salon de piercings sur la
route ! Ils sont tous fermés ? Pas grave, une quincaillerie fera l’affaire,
amenez le clou et le marteau !
Plus sérieusement, ce serait un privilège d’être sa première. Je me
damnerais pour voir son regard s’embraser de plaisir quand je glisserais
ma langue le long de son membre… Houla, je deviens grave moi !
La voiture s’immobilise. Nous sommes garés devant l’hôtel de Také.
Je m’écarte pour descendre, suivie de près par mon colocataire. La vitre
côté passager s’abaisse entièrement sur le visage grivois de Bassiste.
— Le trajet a été agréable ? ricane-t-il.
Doigt d’honneur de la part de Také.
— Si tu vois Jessica, ajoute Bassiste, dis-lui que je ne rentrerai pas tard,
OK ?
— Je m’en branle, dis-lui toi-même.
— Rappelle-moi pourquoi on est potes toi et moi déjà ?
— Parce que j’ai eu pitié de toi en 6ème.
Sur ce, Také me prend par la main et m’entraîne jusqu’à
l’établissement. J’entends Bassiste rigoler tout en le traitant de petit
merdeux. Je suis assez d’accord sur le terme.
C’est en sentant le courant d’air froid piquant balayer mes jambes que
je prends soudainement conscience de quelque chose de grave : je ne porte
pas de culotte ! Mon Christian Grey Asiatique a tout bonnement déchiré ce
pauvre sous-vêtement à licornes. J’ai l’atroce impression que tous les
portiers sont au courant, et c’est pire quand nous nous retrouvons dans le
hall bien trop éclairé. Les quelques clients présents, des hommes en
costume, fixent mes chaussettes avec beaucoup trop d’attention. Je sais
bien que c’est dans ma tête, et que ma jupe a beau être courte, elle cache
quand même l’essentiel, mais je ne peux pas m’empêcher d’être mal à
l’aise.
Ça doit se voir parce qu’une fois au comptoir, Také me demande :
— Qu’est-ce que t’as ?
— Rien… dis-je en serrant les cuisses autant que je le peux.
— On a l’impression que tu vas te pisser dessus, Baka.
Je lui décoche un regard noir et lui murmure à l’oreille pendant que la
réceptionniste s’éloigne pour récupérer sa carte de chambre :
— C’est ta faute si je suis « légèrement » nue là-dessous !
Il jette un coup d’œil amusé vers la direction que mon doigt pointe,
avant de pouffer de rire. Je l’étranglerais bien, mais il est vraiment trop
canon quand il rit. Du coup, je râle encore et saisis la carte à sa place pour
me diriger d’un pas convaincu vers l’accès aux chambres.
— Les ascenseurs sont de l’autre côté, me signale Také, sans bouger.
Je fais donc demi-tour en passant outre le regard étonné des cravatés
qui me voient traverser le lieu pour la troisième fois en quelques minutes,
et rejoins un Také, qui se retient de rire, devant les ascenseurs.
— Ça y est, t’as arrêté d’afficher ton p’tit cul devant tout le monde ?
Je lui donne une grande tape dans le bras en grognant :
— C’est pas drôle !
Au moment où nous montons dans l’ascenseur, il se penche pour me
chuchoter :
— T’as raison, c’est pas drôle. C’est juste ultra bandant de te savoir
sans rien sous cette jupe.
Je réponds à son sourire par une moue sceptique. Je me colle ensuite à
la paroi transparente pour admirer la vue incroyable sur l’extérieur. Paris
sous la neige, c’est magique.
Nous sommes déjà à notre étage. Také sort le premier en me lançant :
— Ramène tes fesses ici, l’exhibitionniste.
L’air boudeur, je le regarde éclater d’un rire sincère, puis nous faire
entrer dans sa chambre, en se débarrassant de son blouson et de ses
chaussures.
Je déteste me sentir nue à cet… endroit. Ça me donne l’impression
d’être vulnérable. Ou d’être une prostituée, au choix. J’envoie valser mon
manteau à la vitesse de l’éclair et file m’asseoir sur le lit, en me
positionnant de sorte qu’on ne puisse rien apercevoir de mon intimité. Lui
est occupé à choisir une playlist sur son mp3. Il met trois plombes avant
que le son d’Annie Lennox, « I put a spell on you » résonne dans les
baffles. Quand il se retourne enfin, je suis subjuguée par son allure de rock
star. Dieu qu’il est bien foutu en plus de savoir s’habiller.
— Tu comptes garder ton bonnet chelou toute la nuit ? J’ai pas
l’intention de baiser avec un chat.
Mince, j’avais zappé qu’il était toujours là celui-ci. Je l’ôte rapidement
et le jette sur le canapé. Enfin… étant donné le mauvais lancer, ce sera par
terre donc. Il ramasse en maugréant :
— T’es vraiment bordélique !
— C’est toi qui es maniaque.
Un point partout. La balle au centre.
— T’as faim ? demande-t-il, en lisant le dépliant de l’hôtel.
Mais c’est qu’il serait prévenant, le garçon… ! Il ne faut toutefois
jamais me parler de nourriture, je me transforme en bonhomme
Pacman[124] direct ! Mes yeux se sont d’ailleurs illuminés.
— Un peu oui, tenté-je de minimiser.
— T’as toujours faim de toute façon.
Cette réflexion me fait sourire. Je suis touchée de réaliser qu’il me
connait bien, en partie grâce à tous ces mois de cohabitation.
Après avoir passé commande, il m’abandonne à ma contemplation de
Paris sous la neige pour aller prendre une douche.

Quand il revient, il ne porte qu’un pantalon de pyjama sombre qui tient


par je ne sais quel miracle tout en bas de ses hanches étroites, et qui laisse
apparaître ces deux lignes de muscles en forme de V qu’on ne voit que sur
les acteurs ou les sportifs d’habitude. Je fais mine de ne pas regarder, et
me dirige à mon tour vers la salle de bains.
Také place brusquement son bras en travers de mon chemin.
— Non, toi tu te laves pas maintenant.
Je fronce les sourcils, pas certaine de comprendre. En outre, je n’ai pas
trop envie de m’attarder contre ce corps à moitié nu, qui sent divinement
bon.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que t’es hyper bonne, habillée comme ça.
Il n’a pas le temps de finir sa phrase, qu’il m’a déjà plaquée contre le
mur qui nous sépare de la salle de bains pour me dévorer le cou de
délicieux baisers. Je sens les paumes de ses mains envelopper mon
postérieur nu afin de rapprocher mon bassin de son corps déjà si dur. Puis
ses doigts qui s’aventurent plus bas. En remarquant combien je suis
humide, je l’entends grogner contre mon cou qu’il suçote ardemment en
réaction. N’y tenant plus, il baisse d’un geste sec son pantalon et son boxer
pour me pénétrer. Quand il me soulève et maintient mes cuisses autour de
sa taille, je pousse un petit cri plus amusé que surpris et entoure son cou
de mes bras pendant qu’il continue de me gratifier de coups de reins
puissants.
Comme chaque fois qu’il me fait l’amour, le visage de Také, bien qu’un
poil glacial, n’est pas grimaçant. Non, il est magnifique. J’y lis tout le
désir acharné qu’il a pour moi. J’y lis toute la jouissance qu’il ressent lui-
même quand il m’assaille profondément.
Toc toc toc.
Mon regard dévie jusqu’à la porte. Také n’a pas l’air d’avoir noté quoi
que ce soit, il m’arrache un baiser comme s’il voulait récupérer mon
attention.
— Euh… quelqu’un a frappé, articulé-je tant bien que mal, handicapée
par une lèvre inférieure, prisonnière entre ses dents.
— Ben il va attendre, déclare Také comme une évidence.
Le cognement répété derrière la porte est finalement masqué par le
bruit sourd de nos ébats contre la cloison. Et par mes gémissements
devenus incontrôlables au moment où il s’est mis à titiller ma langue avec
son piercing tout en accélérant ses mouvements de bassin. Je m’accroche
fermement à ses cheveux bruns en fermant les yeux de plaisir, jusqu’à
sentir son crâne basculer vers l’avant au moment de jouir.
Tout de suite après, il me laisse regagner la terre ferme, mais sans pour
autant me libérer de son emprise. Il me garde adossée contre cette cloison,
son torse humide de transpiration plaqué contre ma poitrine. Je suis
hypnotisée par son regard sur moi, il n’y a plus rien d’autre que mon
excitation qui commande dans mon cerveau. Ses mains effleurent mes
hanches, au-dessus de mon tee-shirt. Son front s’est posé contre le mien.
Nos respirations se répondent, haletantes. Nos regards se parlent et se
désirent ardemment. Merde, on n’en aura jamais assez ou quoi ?!
Toc toc toc.
Také se redresse d’un coup. Il remonte son pantalon puis se dirige droit
sur la porte, en explosant :
— Il va continuer longtemps à me casser les couilles, putain ?!
Je n’ai même pas eu le temps de bouger de mon mur que je vois
apparaître le room service.
— Excusez-moi de vous déranger, Monsieur. Je vous apporte votre
commande.
— Grouillez-vous, j’ai pas que ça à foutre.
L’homme pousse son chariot à l’intérieur de la chambre. Comment cet
employé peut-il conserver un sourire poli devant un client aussi
antipathique, qui le traite comme une merde ?! Je le plains et le félicite.
Pour rattraper l’incorrection de mon amant, je le remercie
chaleureusement. Le contraste entre les bras croisés de Také, l’air
impatient et irrité, et mon attitude de Bisounours doit être saisissant parce
que l’homme semble un peu perdu tout à coup. Il se reprend rapidement
toutefois et installe les plateaux sur la table. Quand il lève la carafe d’eau
pour servir les verres, je sens que le fauve Také est lâché :
— On peut faire ça nous-mêmes, bordel ! Barrez-vous !
L’employé repose la carafe en s’excusant d’un signe de tête
respectueux. Moi je ne sais plus où me mettre.
— Merci quand même, tenté-je d’une petite voix.
L’homme se retourne pour me sourire gentiment. FATAAAAL
ERROR !!!!!!!!
— Tant que t’y es, mec, baise-la à ma place, siffle Také de son regard
de serpent. (Il hausse brusquement le ton.) Arrête de te rincer l’œil et
casse-toi !
L’employé obéit sans rechigner. Quand Také claque la porte derrière lui,
je m’écrie :
— Tu n’aurais pas pu être plus horrible, je pense !
— Oh si, crois-moi.
Je soupire. Také deviendra bientôt une de ces stars de tabloïds réputées
pour être imbuvables et prétentieuses. Je n’insiste même pas, je suis bien
trop attirée par le fumet que dégagent les plateaux. Je soulève la cloche du
plat et découvre un immense hamburger fait maison avec des pommes
frites en cubes et une poêlée de légumes. Impossible de résister. Je
m’attable derechef.
Také m’observe d’un œil distrait, en inspirant une bouffée de nicotine.
— Tu devrais manger, m’émerveillé-je, la bouche pleine, ch’est
vraiment délichieux.
Il s’approche pour goûter une frite, directement dans mon assiette.
— Eh ! Tu as ton propre plateau ! protesté-je.
En matière de bouffe, je ne rigole pas, OK ?! Amoureuse ou pas, mon
assiette c’est mon assiette !
Il s’en bat les reins, et mord maintenant dans mon burger.
— Tu as ton plat, insisté-je. Et arrête de souffler ta fumée de cigarette
sur la nourriture !
— On dirait un clebs à qui on essaie de prendre sa gamelle.
— Merci pour la comparaison, m’écrié-je, bougonne, en agitant mes
mains pour balayer la fumée autour de moi.
Le baiser qu’il dépose sur le haut de mon crâne me fait tout arrêter.
Même lui semble surpris par son geste. Il se détourne tout de suite pour
consulter son téléphone.
Je suis complètement tourneboulée. C’est le genre d'attention gratuite
qu’on porte à quelqu’un qu’on aime, non ? Qu’on apprécie au moins. À
vrai dire, c’est exactement le type de réactions que je réprime avec Také,
par crainte d’afficher mes sentiments. Je ne sais plus trop quoi penser du
coup. J’étais partie dans l’optique de suivre mon instinct, de profiter de
chaque minute avec lui avant qu’il s’éloigne, je n’avais pas prévu que cela
devienne aussi intime entre nous.
Je suis à la fois heureuse et effrayée comme jamais.
Quelqu’un sera-t-il capable un jour de combler ce vide qu’il créera en
moi à son départ ?
Je mange toute mon assiette pour compenser alors que Také grignotera
simplement dans la sienne à plusieurs reprises, absorbé par son téléphone.
Ce serait tellement bien si on pouvait discuter de la relation qu’on est
en train d’entretenir tous les deux… Que je sache au moins à quoi m’en
tenir. Parce qu’à force de silences, mon imagination fonctionne à plein
tube et il n’est pas le meilleur en matière de réalisme. J’en suis déjà à la
version où je finis en robe de mariée, avec Také qui gueule sur le
photographe, Jared Aniki, notre témoin, qui lui demande de se calmer, et
Hugo qui fait des oreilles de lapin derrière la tête du père de Také !
Arrêêêête cerveau !!! Tu te fais du mal !
Il ne met pas son veto lorsque je décide d’aller me laver cette fois-ci, il
me tend un débardeur gris Armani, avec un doigt d’honneur comme motif.

Quand je sors de la douche, je me rends compte qu’en plus du vêtement


qu’il me prête, un ensemble neuf de dessous est posé sur le lavabo. Et
considérant l’étiquette, ça a dû coûter bonbon !
Le débardeur m’arrive mi-cuisses, il est large au point de tout dévoiler
de moi au moindre mouvement de bras. J’ouvre la porte de la salle de
bains pour demander :
— Comment tu as eu les sous-vêtements ?
Question idiote hein ? Il ne se promène sûrement pas avec une valise
pleine de dessous féminins.
Také est assis sur le lit, il change de chaîne sans même regarder la télé.
— J’ai dit au chasseur d’aller t’en chercher.
Un jour, j’ai vu un reportage sur ces fameux « chasseurs », ces
employés d’hôtel de luxe que les clients peuvent appeler à toute heure
pour n’importe quel caprice.
— C’est un ensemble Lejaby, c’est hyper cher ! m’écrié-je.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? C’est pas toi qui le paies.
— Tu… me l’offres ?
— Oh non, après tu me le rendras que j’en fasse profiter d’autres
meufs, réplique-t-il, avec ironie.
Je fais la moue, mais je suis touchée par son cadeau. Même s’il est en
quelque sorte intéressé.
Je m’enferme à nouveau pour enfiler la culotte… Ah non pardon, c’est
un string. Euh, comment dire ? Je déteste les ficelles ! Ça rentre dans les
fesses, ça gratte, qui aime ça franchement ?? (À part les mecs, ça va de
soi.) Tant pis, je n’ai pas le choix, je vais le porter pour cette fois.
Quand je m’installe sur le lit à mon tour, Také cesse de zapper pour me
détailler de haut en bas. Pourrait-il un jour faire les choses moins
franchement ? Parce que c’est carrément gênant.
— Montre, demande-t-il avec autorité.
— Eh ! J’suis pas une poupée !
Un léger sourire illumine son visage de petit con. Je fais mine de
l’ignorer et de m’intéresser de très près à cette émission. C’est en
japonais, mais je peux regarder les images.
— T’es déjà allé au Japon ? l’interrogé-je, en voyant les temples
s’afficher à l’écran.
Il allume une cigarette en répondant vaguement :
— Ouais.
— Tu as de la famille là-bas, je suppose ?
— Tu supposes bien.
Merci pour l’effort de conversation, Takeomi-le-merdeux. Ne réponds
surtout pas par plus de trois mots, tu risquerais de t’étouffer avec ta
salive !
J’insiste, exprès pour l’embêter :
— De quel côté habite ta famille ?
— Shirahama.
Je n’ai pas la moindre idée d’où ça se situe et si c’est une grande ville.
— C’est loin de Tokyo ?
— Ouais.
Au moment où je le fusille du regard, il me décoche un rictus
malicieux.
— Ça t’amuse de répondre par des monosyllabes ? marmonné-je.
— Grave. (Il fait mine de réfléchir, avant de dresser deux doigts devant
mon visage.) Ça fait deux syllabes.
Je lève les yeux au ciel. Il n’y a rien à tirer de ce gars ! Ce n’est même
pas la peine d’engager le sujet de son prochain emménagement pour Paris,
j’aurais sans doute droit à « oui », « non », « peut-être ».
— Je ne sais pas comment Jared fait pour te supporter depuis si
longtemps…
— Aniki s’est jamais plaint.
— Quatre mots, on progresse.
Les coins de ses lèvres se soulèvent en un sourire canaille. Le genre qui
me rend dingue.
Il écrase sa cigarette dans le cendrier, baisse l’éclairage de sa lampe de
chevet, puis il s’allonge en se tournant complètement vers moi, sa tête en
appui sur son coude. Difficile de faire semblant de ne pas le voir. Surtout
quand sa paume remonte lentement le long de ma jambe. Sa caresse me
fait frissonner. Puis il bloque soudain sa main sur ma cuisse pour me
donner un ordre plutôt surprenant :
— Mets tes chaussettes.
— Pardon ?
— Tes chaussettes, répète-t-il comme si j’étais demeurée.
— Ouais, j’avais compris la première fois, merci, mais on n’est pas
censé enlever ses chaussettes dans un lit ?
— Pas les tiennes.
Je râle un peu, mais j’adore mes hautes chaussettes, et je suis plutôt
ravie que Také les apprécie à leur juste valeur, alors je vais les récupérer
dans la salle de bains et les enfile.
Quand je reviens dans le lit, Také me dévore du regard à s’en décrocher
la mâchoire. Je ne donne pas cher de ma peau. Je m’installe sans me
presser, remonte les couvertures… avant de les voir disparaître loin de
moi, dégagées par Také.
— Hors de question de cacher ça sous des draps.
J’ai froid. Il n’a plus qu’à me réchauffer, donc...
Pour le moment, on est loin de l’embrasement, j’ai la chair de poule. Il
caresse mes jambes avec une telle douceur… distribue des baisers tendres
sur mes cuisses, mes bras, mon cou… C’est un véritable brouillard dans
ma tête, il m’enfièvre, suscite trop d’émotions à la fois. Sa main
s’approche dangereusement du point sensible, il fait bien exprès de
contourner cette zone, frôlant l’intérieur de mes cuisses, embrassant ma
peau à la lisière de mon string. C’est de la torture. Je me contracte au
maximum, crispe le drap-housse entre mes mains. J’essaie de changer de
position pour reprendre mes esprits. Je pivote sur le flanc, dans la même
position que lui, pour lui faire face. Ça m’a permis de serrer les cuisses
quelques instants.
Il me décoche un franc sourire, aguicheur au possible, avant d’écarter la
jambe qui le gêne pour poursuivre sa séance de baisers insupportablement
délicieux autour du triangle interdit. Quand il passe son pouce sur le tissu,
totalement trempé, je vois sa langue glisser sur ses dents et son regard,
avide, s’ancrer au mien. Il doit sentir que je suis au bord de l’explosion.
Il saisit brusquement ma main pour la plaquer contre son érection, rude,
puissante.
— Tu me rends dingue, putain. Regarde ce que tu me fais.
J’aimerais pouvoir répondre, mais l’excitation a provoqué une aphasie
temporaire. Et plus il me parle de manière crue, plus ça m’émoustille.
À la seconde où son pouce se met à remuer sur le tissu de mes sous-
vêtements, un violent orgasme me saisit. Je m’accroche par réflexe à la
première chose solide que je trouve : son entrejambe donc. J’ai dû y aller
un peu fort parce qu’il a bondi en poussant un râle douloureux.
— Je t’ai fait mal ? demandé-je, en reprenant mon souffle.
— Tu m’as juste broyé les couilles, mais je devrais survivre.
Je pense me confondre en excuses pendant qu’il remet tout ça en place,
puis j’ai une autre idée, qui me convient davantage :
— Je vais te soigner, annoncé-je avec un sourire enjôleur.
Sur ce, je me penche sur lui, afin de lui faire profiter de ma salive
guérisseuse.
Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’il apprécie. Je ne l’ai
d’ailleurs jamais vu aussi troublé que pendant cet acte que je ponctue de
baisers sur ses lèvres. Il y a cet éclat dans les yeux de Také, une lueur
enflammée, pour ne pas dire amoureuse, qui ne le quitte pas. J’approfondis
ma prise en bouche en le regardant droit dans les yeux.
— Putain.
Apparemment, Také aime que j’y aille franchement. Il est au bord du
gouffre.
Je lui offre ce qu’il veut. Et je me délecte de son plaisir comme jamais.
Jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Et qu’il jouisse dans ma bouche.
J’avale tout goulument, sans honte. Také a le goût sucré de l’amour et
de l’addiction. Je suis incapable d’en laisser une goutte.
Je me réinstalle confortablement à ses côtés, pendant qu’il me
dévisage, entre ébahissement et extase. Je lui demande, avec une pointe de
malice dans la voix :
— Je t’ai bien soigné ?
C’est lui qui semble vidé cette fois, mais son regard en biais révèle une
vivacité qui me surprend.
— Viens là, me dit-il.
J’obéis, je m’allonge contre lui. Son bras m’étreint de sorte que ma
poitrine soit pressée contre son flanc. Je ne peux m’empêcher d’embrasser
ce torse magnifique, puis d’effleurer son tatouage de la main.
Comment je peux m’y prendre pour faire baisser mon rythme
cardiaque ?
Comment je peux atténuer ce désir qui gronde en moi chaque fois que
je le regarde ?
Je n’ai jamais été comme ça. Avec personne. Et ça me fait peur. Je sens
qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que je bascule de l’allégresse à la
souffrance.
Je suis si fascinée par le mouvement tranquille de sa poitrine qui monte
et qui descend que je ne pense pas à m’endormir. J’écoute les dialogues
d’un drama[125] japonais en fond sonore. Ce moment est juste… parfait.
Je sens un baiser effleurer mon front.
Parfait, non, ce n’est même pas suffisant pour qualifier cet instant.
Il appose sa paume chaude contre ma nuque pour guider mes lèvres
jusqu’à sa langue, qui les caresse. Je clos mes paupières, je savoure.
J’introduis ma propre langue, déterminée à trouver ce piercing qui me fait
tant de bien.
Nos baisers sont charnels, mais ils n’ont pas pour vocation d’aller plus
loin. Il n’y a que cette profonde tendresse entre nous. Je me sens sereine
contre lui et j’ai l’impression qu’il partage mon sentiment. Il est si
calme… Ses gestes sont si doux.
Il me veut près de lui, il ne me lâche pas.
Merde. Je suis vraiment amoureuse. Et il est mon tout premier véritable
amour.
Je ne sais pas exactement pendant combien de temps nous sommes
restés l’un contre l’autre, à nous respirer, à nous embrasser. Avant de
m’endormir, je me souviens seulement avoir ri quand il tentait de me
traduire les dialogues du drama. Je me souviens de son visage sublime,
marqué par un léger sourire que je ne lui avais jamais vu adresser à
quelqu’un d’autre qu’à Jared. Puis j’ai finalement sombré.
Chapitre 19
1 er janvier (suite)

« Il e st d e s mo me n ts o ù il fa u t c h o isir e n tre v iv re sa p ro p re v ie , p le in e me n t,
e n tiè re me n t, c o mp lè te me n t, o u tra în e r l’e x iste n c e d é g ra d a n te , c re u se e t fa u sse
q u e le mo n d e , d a n s so n h y p o c risie , n o u s imp o se . »

Osc a r W ild e

Un de mes ex (je vous laisse deviner lequel) m’a dit un jour que je
ressemblais à une loutre de mer quand je dormais. Passée la vexation
d’être comparée à un animal poilu en forme de saucisse, j’ai compris que
les loutres de mer avaient la particularité de sommeiller en se tenant la
patte entre elles. Apparemment, je serais du genre à m’accrocher
fermement à tous ceux qui partageraient mon lit, et je peux d’ores et déjà
affirmer que ce n’est pas par peur de partir à la dérive, comme les loutres.
Autant dire que ce matin, je ne suis pas franchement étonnée de me
retrouver blottie contre des pectoraux tout pâles. En revanche, ce qui me
surprend, c’est de ne pas être la seule à m’accrocher à l’autre. Také est
même bien plus tenace que moi en la matière, ses deux mains sont
agrippées à mon tee-shirt (le sien, en réalité) et l’une de ses jambes
entoure mes cuisses, me retenant prisonnière de son étreinte. Je crois que
lui et moi ne pourrions pas être plus imbriqués. C’est bien la première fois
que quelqu’un ne me trouve pas trop collante la nuit. Et que je rencontre
pire que moi !
Je ne comprends pas les gens qui n’apprécient pas les étreintes, quelles
qu’elles soient. Moi je pourrais passer ma vie entière à câliner, je ne
refuse d’ailleurs aucuns bras tendus, Bisounours power ! C’est pourquoi il
ne me viendrait pas à l’idée de tenter de me dégager. Un câlin, même
inconscient, issu de l’homme dont je suis amoureuse, c’est un cadeau du
ciel. Surtout quand on connait la bête.
Je dois dire que je suis un peu perdue. En si peu de temps, j’ai passé les
moments les plus merveilleux et les plus intenses de toute ma vie avec
Také. Je suis folle de lui au point d’avoir envie de lui crier que je l’aime
chaque fois qu’il me regarde. Mais je sais aussi pertinemment qu’il part
bientôt vivre d’autres aventures, loin de moi. Tout comme je suis
consciente d'ignorer ses intentions à mon égard.
Même s’il est différent avec moi, plus attentionné que je ne l’ai jamais
vu avec personne, qui me dit qu’il n’agit pas toujours de la sorte avec ses
conquêtes ? Après tout, je ne l’ai connu qu’en condition de « rupture »
avec des femmes (les virer de l’appartement en les traitant de putes n’est
pas spécialement considéré comme une rupture, mais je n’ai pas d’autres
termes qui me viennent, là, maintenant.) peut-être sait-il se montrer
attachant avant de renfiler le masque odieux ?
Je me tourne comme je peux en direction de la table de chevet,
emportant avec moi mon homme-koala, toujours fermement accroché.
Mon téléphone indique 11 heures. Le Salon du livre commence à 13
heures, j’ai encore le temps. Je devrais être stressée par un tel évènement
au lieu de réfléchir à la personnalité complexe de Takeomi Kirishima,
mais c’est plus fort que moi. Il a envahi mon cerveau. Je caresse ses
cheveux bruns à la coiffure si particulière, j’effleure les traits de son
visage parfait, de sa bouche délicate… Je me nourris de son odeur sucrée à
m’en dégoûter s’il le faut.
Si tu savais comme je t’aime, tu fuirais peut-être rapidement…
Quand il se réveille, j’évite que sa première image soit celle d’une
personne en gros plan, en train de le regarder amoureusement — ça ferait
flipper n’importe qui à part moi —, je me contente de garder la tête contre
son buste, là où il ne pourra pas noter la lueur d’espoir dans mes iris.
Je sens qu’il remue, lâche mon tee-shirt, roule lentement sur le côté,
s’étire. J’allais me redresser pour éviter de jouer les pots de colle, mais
son bras se réenroule dans mon dos pour me maintenir proche de lui. Bon
sang, mon cœur pulse bien trop vite.
Ne surtout pas se faire de films. Ne surtout pas se faire de films.
Trop tard, la marche nuptiale s’est enclenchée. Taaaa da dadada
dadadaaa ! Je commence à chercher le prénom de nos trois futurs enfants.
Deux garçons, une fille.
Il se redresse un peu contre son oreiller puis il allume la télévision sur
une chaîne musicale. Je le sens se contracter en entendant certains
morceaux, qu’il zappe aussitôt. J’aurais dû lui dire tout de suite que j’étais
réveillée, maintenant je vois bien qu’il réduit ses mouvements pour
préserver mon sommeil. Je peux toujours faire semblant d’émerger, mais
je suis nulle comme actrice. Il se penche pour allumer une cigarette.
Eeeerk l’odeur du tabac le matin, ce n’est vraiment pas ce que je préfère.
J’entends qu’il décroche le combiné.
— Chambre 256. Formule brunch pour deux… Ouais, c’est ce que j’ai
dit putain, vous êtes sourd ?! (Il raccroche.)
Quelle amabilité, Také, les employés doivent t’adorer partout où tu
passes !
Je choisis ce moment pour quitter mon cocon et m’asseoir en tailleur.
— On a parlé de manger ? m’écrié-je gaiement.
Il me rend mon sourire, mais son regard dévie rapidement sur ma
silhouette, qu’il ne se gêne absolument pas pour reluquer.
— J’ose espérer que tu seras très gentil avec le monsieur qui apportera
le brunch, ajouté-je en me levant.
— Où tu vas ?
— Faire pipi si c’est pas interdit ?
Apparemment non, puisqu’il se détourne pour changer encore de
chaîne. Je profite de ma pause salle de bains pour arranger ma tignasse
blonde, complètement en pagaille (je suis certaine que des fantômes
s’amusent à me décoiffer pendant la nuit, je ne vois que cette explication),
clipser une barrette rose à étoiles pour éviter d’avoir les cheveux dans mon
œil droit, et passer un peu d’eau sur mon visage.
Quand je suis de retour, Také se trouve devant la porte, le bras appuyé
contre l’encadrement, mais il ne réceptionne pas de plateaux comme je le
croyais, il discute avec quelqu’un. Je le vois tendre une clé USB. Je
reconnais la voix de Batteur, à la fois impressionnée et railleuse :
— T’as écrit ça cette nuit, sérieux ? Je pensais que t’étais allé tirer un
coup moi, tu me déçois, mec.
— Je t’emmerde.
— T’as fait la musique ou les paroles ?
Také lève deux doigts.
— T’étais inspiré putain ! s’exclame Batteur. (Il place sa main sur son
épaule) T’es un grand malade toi.
— Vire ta main dégueulasse de là.
— Moi aussi je t’aime mon pote.
Je ne peux m’empêcher de sourire face à cette conversation surréaliste.
Je pensais que la porte qu’il a seulement entrouverte me cacherait
jusqu’à ce qu’il la referme, que je pouvais tranquillement m’installer en
tailleur sur le lit et zapper à mon tour. Eh bien non. La porte s’est soudain
ouverte en grand. La faute à une employée qui doit faire rouler son chariot
à l’intérieur pour déposer notre brunch. Je me retrouve donc à découvert,
seulement vêtue de ce débardeur trop large et de mes chaussettes, face à
Batteur, le sourire fendu jusqu’aux oreilles.
— Ah ben je suis rassuré, t’as quand même niqué cette nuit !
Très classe, Batteur.
— Arrête de mater, bâtard, et va te branler ailleurs !
Voilà voilà.
Pendant que Batteur est plié de rire, je jette un coup d’œil à la serveuse,
toute pomponnée, toute jolie, qui installe le brunch sans broncher. Elle n’a
même pas l’air choquée. Je suppose qu’elle doit en voir de toutes les
couleurs dans ce genre d’hôtel.
— On s’écoute ça tout à l’heure ? reprend Batteur, en agitant la clé
USB.
— Ouais, à 14 heures ici. Préviens les autres.
— Amuse-toi bien, p’tit con ! crie Batteur en disparaissant dans le
couloir.
Také amorce quelques pas, le nez sur son portable, avant de
s’immobiliser devant l’écran de la télé, sur lequel une chanteuse est en
train de danser de manière éloquente tout en s'égosillant sur des paroles
sans queue ni tête.
— Change-moi ça, putain !
Je m’exécute, sans rechigner.
Je remarque que l’employée de l’hôtel semble séduite par le physique
de mon partenaire, qu’elle ne cesse de reluquer du coin de l’œil. Le
tatouage de Také a l’air de lui plaire… ou bien ce sont ses abdominaux…
ou son attitude de petit con… Maintenant que j’y pense, ça doit être pour
ça qu’elle se penche autant, les fesses en arrière. Je jubile presque quand
Také lui passe à côté en jetant vers elle un bref coup d’œil, même pas
intéressé.
Elle recharge ses plateaux sur le chariot, puis s’adresse à Také, comme
si je n’existais pas :
— Vous désirez autre chose, Monsieur ?
— Nan, marmonne-t-il en levant enfin les yeux vers elle.
Petit sourire aguicheur de la demoiselle. On va voir si elle sourit encore
quand je lui aurais envoyé la lampe de chevet dans la tronche !
— N’hésitez pas à demander Mylène si vous avez besoin de quoi que ce
soit.
Non mais j’hallucine !!! Eh oh je suis dans la pièce ! À moitié à poil
avec son tee-shirt sur le dos !
Il baisse à nouveau les yeux sur son portable, signe qu’il s’en tamponne
le coquillard, et moi je me fais un plaisir de lui répondre à sa place :
— C’est très gentil, on s’en souviendra !
Elle me lance un regard condescendant au possible — je suis presque
sûre d’avoir noté une grimace sur le visage de cette gourgandine, oui,
gourgandine n’ayons pas peur des vieux mots que plus personne de ce
siècle n’emploie — avant de disparaître.
Ne reviens jamaiiiiiiiis !!!! Houla, je me fais peur à moi-même.
Au moins tu auras effrayé quelqu’un.
Je récupère une chocolatine et un croissant dans la corbeille de
viennoiseries, et demande, l’air de rien :
— Ça arrive souvent que les employées d’hôtel te fassent du rentre-
dedans comme ça ?
— Ouais. J’suis un putain de canon, c’est normal.
— Et tellement modeste ! ricané-je.
Il relève les yeux l’espace de quelques secondes, la tête toujours
baissée et me sourit avec provocation. Grrrr je vais le dévorer tout cru, le
prétentieux ! Puisque je soutiens son regard, il balance son portable sur le
lit et se déplace vers moi, les mains négligemment enfouies dans son bas
de pyjama, l’air impérieux, désinvolte et puissant au possible.
— J’suis pas un putain de beau gosse ? Ose nier.
Il me donne chaud. Ce ne serait pas seulement malhonnête, mais
honteux de nier !!
En revanche, je peux m’en sortir avec une pirouette. Pas une vraie, bien
sûr, vous m’imaginez rouler sur la moquette tout à coup ? Je lui enfonce
donc un croissant dans la bouche, histoire de désacraliser l’image du dieu
vivant.
Mmmh intéressant… je ne sais pas si c’est le croissant aux amandes ou
lui, mais même dans cette situation, il titille mon appétit.
— Je déteste les amandes, râle-t-il en recrachant.
— Il y a quelque chose que tu aimes à part toi ? ironisé-je.
Il répond par un rictus énigmatique, avant de se positionner juste en
face de ma chaise, me dominant entièrement.
— Pour commencer, j’adore les mèches roses dans tes cheveux, tes
yeux qui me bouffent littéralement…
Il force nonchalamment l’écartement de mes cuisses avec son genou.
— … ton cul, tes lèvres qui glissent sur ma queue…
J’avale tout rond le morceau de chocolatine que j’avais oublié dans ma
bouche, paralysée par sa voix suave et par son regard transperçant.
Il s’accroupit entre mes jambes, les yeux rivés sur mon intimité.
— … et cette jolie petite chatte, si étroite, qui mouille dès qu’on parle
d’elle.
J’humidifie mes lèvres, la respiration saccadée. C’est horriblement
gênant de savoir qu’il fixe cette partie de moi, mais c’est aussi
incroyablement excitant.
Il dépose un chaste baiser à travers le tissu du string, puis il se relève
comme si rien ne s’était passé, et s’éloigne de quelques pas.
Je n’ai presque rien sur le dos, mais je transpire ! Raaah je le maudis de
me mettre dans cet état !
« J’adore les mèches roses dans tes cheveux » … Inconsciemment, je
porte ma main sur la couleur vive qui maquille une infime partie de mes
ondulations. Je tressaille en repensant à toutes les autres choses qu’il aime
chez moi, et qui ne sont pas tout public. S’il souhaite me bercer d’illusions
au sujet de l’importance que j’ai à ses yeux, le pari est réussi. Je suis sous
le charme.
Je consulte l’heure et me lève.
— Il faut que j’y aille. Je dois retourner à mon hôtel pour me changer
avant le Salon.
Il fronce les sourcils, comme si j’avais dit une bêtise, avant de me
désigner un sac, MON sac, près de la penderie.
— Pas besoin. J’ai fait ramener tes affaires ici.
Mais… ? Ah bon ?
— J’ai prévenu Aniki que t’étais avec moi, enchaîne-t-il.
Il a réfléchi à tout ! Je suis touchée par son geste, même s’il n’est sans
doute pas désintéressé. Que va penser Jared de tout ça ? J’aimerais
vraiment le savoir, lui qui connait si bien Také.
— OK… balbutié-je, prise de court, en me dirigeant machinalement
vers ma valise. Si t’avais pu me prévenir aussi, ça aurait été cool.
— C’est pas toi qui m’as dit que ta chambre était pourrie ?! rétorque-t-
il, agressif.
— Si, mais… enfin, tu aurais juste pu me le dire avant d’en informer
Jared.
— Bordel, t’es jamais contente ! Dis-le si tu veux te barrer, je remets
ton putain de sac dans un taxi et tu pourras retourner dans ton trou à
cafards !
Je ne sais pas pourquoi il s’est mis en colère tout à coup. Il est monté
tout seul en puissance.
— Eh c’est bon, pas la peine de t’exciter. Bien sûr que je préfère être
ici !
« Avec toi », j’aurais voulu rajouter.
Mon calme semble l’apaiser, il rallume une cigarette qu’il coince entre
ses lèvres. Incroyable comme il est sur la défensive ! Je ne sais pas trop
sur quel pied danser avec lui.
Pendant qu’il déguste un étrange mélange de nicotine et de brioche, je
m’accroupis près de la valise pour choisir ma tenue du jour. Je sens qu’il
m’observe d’ailleurs. Quand j’ai trouvé, je file me préparer dans la salle
de bains.
Je suis presque déçue qu’il ne me rejoigne pas. Je me suis faite à sa
présence dans cette cabine de douche, à ses manières totalement
impudiques et sensuelles. Je suis stupide. Nous ne sommes séparés que
depuis quelques minutes, par une porte de surcroît, et il me manque déjà !

Je jette un coup d’œil à mon apparence : un short en jean, des


chaussettes noires, un pull lilas aux motifs de Sakura[126], et deux barrettes
lapins. Verdict : j’adore !
Tu as l’air d’avoir 8 ans mais tout va bien.
Quand je sors, j’écarte les bras et demande, toute contente :
— Alors ?
Také marque un temps d’arrêt pendant lequel je ne saurais déchiffrer
son expression de visage, totalement impénétrable.
— Tu es…
Provocante ? Moche ? Gamine ? Retardée mentale ?
— … toi.
Cette fois c’est moi qui suis silencieuse. Et perplexe.
— J’arrive pas à dire si c’est un compliment ou pas ?
Le masque se craquelle légèrement dans un sourire en coin. J’étais trop
occupée à vérifier ma tenue et à comprendre ce qu’il voulait dire par « être
moi » pour me rendre compte qu’il s’était rapproché. Il se tient désormais
face à moi, toujours vêtu de ce simple pantalon de pyjama bien trop bas
sur ses hanches, lequel me provoque irrémédiablement des idées salaces.
Il enroule ses bras autour de ma taille, me prenant au dépourvu. Ses lèvres
se pressent alors délicatement contre les miennes, et j’entends ces
quelques mots, presque soupirés, traverser sa bouche :
— Tu es magnifique.
C’est à cet instant.
Celui où mon cœur s’est noyé d’amour à en suffoquer.
C’est à cet instant précis que j’ai su que j’allais souffrir. Horriblement.

***

Contrairement à ce que vous pourriez penser, je n’ai jamais été très


emballée à l’idée de rencontrer mes lecteurs dans un Salon du livre.
Pourquoi ?
Parce que vous êtes une vilaine fifille qui n’aime pas les gens ? Parce
que vous nous prenez tous de haut ? Parce que vous n’avez pas de talent et
que vous craignez qu’on le découvre ?
Euuuh non, mais merci quand même, personnage sinistre de ma tête.
Je ne sais pas trop pourquoi.
Ça valait bien la peine de poser la question !
Je crois que c’est parce que je passe ma vie dans un monde imaginaire
très confortable et que la confrontation avec la réalité me fait peur. Et si
personne ne venait me voir ? Et si les lectrices et auteures avec qui j’ai
noué des liens sur le groupe de lecture me trouvaient naze et beaucoup
moins drôle que par écrit ? Oui, parce que j’ai de la répartie, mais une
heure plus tard, quand les gens sont rentrés chez eux.
J’ai forcément imaginé le pire pour ce Salon, qui, en plus d’être très
select en matière de maisons d’édition invitées, accueille des auteurs
internationaux particulièrement connus. Allez rivaliser avec LJ Shen
quand on s’appelle Aly M, qu’on a vendu 11 livres et demi, et qu’on
ressemble à la petite sœur de sa voisine de table ! Bon, j’ai finalement
relativisé avant d’entrer dans l’hôtel de luxe qui abrite le salon, car
comme dirait les Monty Pithons : « quand on s’attend au pire, on n’est
jamais déçu. »
Rappelez-moi de ne plus jamais employer ce précepte, OK ?
Et comment que j’ai été déçue !
Même si je connais le lieu depuis la soirée d’inauguration, il n’en était
pas moins intimidant, agencé de cette façon. Tous ces stands colorés
installés par les maisons d’édition, tous ces gens qui zigzaguaient entre les
allées, toute cette agitation et ce bruit constant… J’ai déjà galéré à trouver
mon stand, dans un tout petit recoin, au fond à droite. Madame Topie a
bien fait les choses malgré son emplacement : c’est limite si le stand ne
clignote pas tant elle a insisté sur les roll up aux motifs de nos romans et
sur la décoration. J’ai fait la rencontre de quelques-unes de mes consœurs,
que je ne connaissais que de noms, toutes charmantes, toutes plus âgées
que moi, toutes très expérimentées. Elles riaient entre elles, sans stress, le
stylo à dédicaces déjà dégainé, les livres installés devant elles. J’ai suivi
les conseils de la doyenne, Caroline Lili (40 romans au compteur), j’ai
essayé de me détendre un peu.
Jusque-là, tout allait bien.
Puis les lecteurs ont fait leur entrée.
Maintenant, imaginez la scène : moi, à une table, derrière une pile de
bouquins plus haute que ma tête (je suis petite et alors ?!) avec des gens
qui s'arrêtent à mon stand seulement parce qu'ils ont repéré Nora Roberts
pas loin, et ils veulent être sûrs que c'est bien elle, pas Loriana, une ex-
candidate de téléréalité qui nous a gratifiés d’un roman-choc au nom
prometteur « j’aime les hippocampes de ouf ». (Je les comprends tous ces
gens, je leur indique quand même le bon chemin, par pitié.) Bref, le calme
plat, le bide total.
Au bout d’une heure à ne voir passer que deux personnes (qui n’ont rien
acheté, les pingres !) et à regarder les grands stands ne jamais désemplir,
on se pose des questions. Et la principale étant : comment attirer des gens
qui ne vous connaissent pas ?
J’ai eu le temps d’y réfléchir, croyez-moi ! Offrir des chocolatines ?
Des tic tac (moins coûteux) ? Des marque-pages faits main (je suis nulle
en travaux manuels, ce sera donc un rectangle de papier avec un smiley
grimaçant dessus) ? Cosette, par texto, m’a suggéré de montrer mes seins.
Merci Cosette. Et je ne sais vraiment pas quel message Charlette voulait
me faire passer en m’expliquant qu’on vendait plus de livres post-mortem.
Oui mais si je meurs, je ne profite pas du fric quand même, ça craint du
boudin. Oh pas la peine de jouer les outrés ! On n'écrit pas seulement
parce qu'on aime ça, sinon on les garderait pour nous, ces romans. Qui ne
rêve pas de gagner beaucoup d’argent pour sa passion ? Ben moi
honnêtement, je veux bien être riche et me faire descendre par les critiques
littéraires !
Les autres auteures du stand ne semblaient pas se formaliser de notre
manque de succès. C’était encore plus effrayant. Moi je n’osais pas trop
leur demander si ça allait s’accélérer plus tard, de peur qu’on me prenne
pour la petite jeune qui se fait des illusions si elle croit qu’elle deviendra
JK Rowling un jour. Madame Topie m’a dit de ne pas m’inquiéter, mais je
ne sais pas trop ce qu’elle a voulu dire par là, ensuite elle est allée
engueuler son mari qui avait apporté des rouleaux de scotch de la
mauvaise taille. Pauvre homme…
Vers 15h30, alors que je commençais sérieusement à envisager
d’envoyer des boules de papier sur cette siliconée de Loriana, dont le stand
rencontre un succès hallucinant pour quelqu’un qui répète régulièrement à
la télévision « les gens ils croivent que pour écrire il faut que je fais des
études, mais trop pas quoi », j’ai remarqué qu’il y avait davantage de
mouvements dans les allées. Comme si les visiteurs s’étaient multipliés
par deux en quelques minutes. Une de mes consœurs m’a soufflé que dès
que les gens terminaient les gros stands, ils se rabattaient sur les nôtres.
Hiiiiiiin !!!
Sur le moment, je n’ai pas vraiment remarqué de changement nous
concernant. Hormis la venue du groupe de femmes que j’ai rencontré à
l’inauguration grâce à Také et qui m’a tenu compagnie un moment (cinq
livres vendus et des échanges passionnants entre nous, j’ai effectué une
petite danse de la joie), le stand stagnait à quelques visiteurs réguliers.
Et puis il s’est passé quelque chose. Un quelque chose nommé Jared,
Hugo, Kamran, Také et Charlie. La tête de mes collègues quand elles les
ont vus débarquer face à nous !
Avouons-le, c’est difficile de ne pas mater la marchandise. Ils sont juste
magnifiques, chacun à leur façon. Je leur souris de toutes mes dents,
touchée par leur présence et rassurée aussi d’une certaine façon. Et puis
Také est là… quand il est proche, je me sens tout de suite bien. On échange
un regard silencieux, plein de non-dits, plein de promesses.
— Mesdames, lance Hugo à la cantonade avec un air exagérément
séducteur. Suis-je au bon endroit pour des livres un peu… hot ?
Il aura fallu d’une phrase pour qu’Hugo se mette le stand dans la poche.
Il est penché vers elles, accoudé à la table, il blague, il les flatte aussi pas
mal, mais surtout il attire bon nombre de spectatrices, amatrices de belles
fesses et d’humour. Quand Hugo est parti à faire son show, c’est difficile
de l’arrêter, mais c’est surtout compliqué de ne pas rire.
— Comment ça se passe ? s’enquiert Jared, en aparté.
— C’était plutôt calme… avant que vous arriviez en tout cas.
Jared me sourit, comme s’il était au courant que leur visite attirerait du
monde.
— Ton livre est vraiment bon, les gens s’en rendront compte.
Mon demi-frère est certainement la personne la plus géniale en ce
monde. J’ai une chance inouïe de l’avoir dans ma vie. Je ne peux
m’empêcher de loucher sur Také, dont l’air sombre et antipathique a
l’effet inverse d’Hugo sur les gens. Il a les mains dans les poches, il
observe distraitement ce qui se passe autour de lui. Souvent, il me regarde.
Moi. Juste moi. Comme si rien d’autre n’existait.
— Mais c’est merveilleux tous ces livres, s’exclame Charlie, en
s’intéressant de près à la romance de Mélanie, ma voisine de table.
Elle qui est plutôt grande gueule devient toute timide au contact de
Charlie. Surtout qu’il la joue « je vais te mettre dans mon pieu ce soir ». Et
peu importe qu’elle ait 50 ans !
— T’aimes la romance, toi ? lui demande Kamran, dubitatif.
— J’aime le cul et la romance, Kam, répond-il sérieusement.
Je lance un sourire contrit et un peu forcé à Mélanie, qui finit par
éclater de rire.
— Joli suçon ! me fait remarquer Hugo, qui a toujours l’œil pour ce
genre de choses gênantes.
Je passe instinctivement ma main sur la marque qu’a laissée Také. Un
sourire en coin s’est dessiné sur le visage de mon amant. Je fais mine de
ne pas le noter et change rapidement de sujet pour ne pas alimenter les
commérages — sport préféré de Hugo après la boxe.
Peu à peu, des femmes commencent à s’agglutiner au stand et à
s’intéresser aux livres. J’en vois surtout se passionner pour les cinq beaux
gosses qui se tiennent là. Il n’empêche que le stand est rempli. Et quand un
stand est plein, il attire l’œil et ainsi d’autres lecteurs. Je n’en reviens pas
moi-même du succès que nous avons tout à coup, en quelques minutes.
— Bien joué, Aly, me félicite madame Topie, derrière moi. Le tiroir-
caisse se remplit à la vitesse de l’éclair ! Non mais regardez-moi ces corps
de rêve, ça donne envie de mettre quelques mains au cul, non ?
Je relève les yeux vers elle, toujours un peu choquée.
— Mais où vous les trouvez tous ces canons ? s’écrie-t-elle.
— Ce sont mes colocataires, en fait.
— Tu les recrutes sur le physique ? me demande une de mes collègues,
en riant.
— Vous faites une couverture de bouquin avec ces cinq-là, torses nus,
et vous avez un best-seller, ajoute madame Topie.
Je jette un coup d’œil vers les sex-symbols qui me servent de
colocataires. Ils se tiennent désormais légèrement à l’écart, sauf Hugo
bien évidemment, qui est le centre d’attraction premier et ravi de l’être.
Mon éditrice n’a pas tort, il suffirait d’une photo et je vends ce livre à
n’importe qui. Malgré tout, j’ai envie de les garder un peu pour moi, ils
ont tous une place dans mon petit cœur. Et que dire de Také ? Ce n’est pas
une place qu’il a, c’est une galaxie !

Après leur départ, une heure sera nécessaire pour que j’écoule tous mes
exemplaires. Une seule. Et je ne suis pas un cas isolé, toutes mes collègues
ont vidé leur stock. Elles n’avaient jamais connu cet engouement et m’ont
d’ailleurs beaucoup remerciée. Je ne suis pas sûre d’être celle qu’il faut
remercier, mais quel pied c’était de signer tous ces livres, de discuter avec
toutes ces personnes passionnées, de parler de mes inspirations, d’évoquer
mes projets… Je me suis sentie écrivain à part entière. Comblée. J’aurais
voulu que ça ne s’arrête jamais.
Le partage avec les lecteurs est quelque chose que j’avais clairement
sous-estimé. Il donne tout son sens à ces heures d’enfermement, à mes
écrits, autant qu’à mes personnages. J’ai même vendu plusieurs de mes
livres à des auteurs extrêmement connus ! L’idée que toutes ces personnes
passent la porte de mon imaginaire afin d’y découvrir ce que j’y cache
depuis toujours me rend heureuse.
Ce Salon était magique.
À 18 heures, je rentre à l’hôtel de Také, des rêves plein la tête, des rêves
à l’intérieur desquels il tient le rôle principal.
Quand je pénètre dans la chambre, Také n’est pas seul. Guitariste se
trouve sur le canapé où j’étais censée dormir à la base, son instrument de
prédilection sur les genoux, concentré au maximum sur les partitions à ses
côtés. Mon colocataire et lui jouent un morceau particulièrement doux,
empreint de mélancolie.
Také, assis sur une chaise près de la porte-fenêtre, jette un coup d’œil
en biais dans ma direction, puis il se reconcentre sur sa propre guitare, une
folk électroacoustique Gibson que je ne connaissais pas encore. J’ai peine
à avancer tant je suis happée par le son qui semble directement se
réverbérer dans mon cœur.
Je finis par m’asseoir sur le lit, bloquant presque ma respiration, de
peur de les déranger et de couper le fil de leur talent. Guitariste me
remarque malgré tout et me sourit gentiment. Lui, si effacé que j’en oublie
souvent son existence, me paraît soudain tellement charismatique avec son
instrument entre les mains. Ses doigts glissent sur les cordes avec la même
facilité et souplesse que Také, face à lui. Leur mélodie me rappelle le
clapotis des gouttes de pluie sur les vitres.
À l’instant où Také se met à chanter, mon cœur se bloque sur pause. Je
frissonne. Je ne comprends pas un mot d’anglais, mais ça n’a aucune
importance, parce que je peux sentir la gravité de ce qu’il exprime à cet
instant.

« Where you’ll lose yourself, it’s in my heart’s deep darkness, in my


hell. And I will not let you go out. Your paradise is mine now[127]. »

Sa voix grave, légèrement éraillée, articule chaque mot comme s’il


était enrobé de velours.

« Your paradise will be full of me. Just me.[128] »

Paradise… le seul mot que je comprends dans cet air. Pourquoi j’ai
l’impression que ça fait référence à moi ? Je prends clairement mes désirs
pour des réalités… Comme s’il allait m’écrire une chanson après avoir
couché quelques fois avec moi !
La mélodie s’interrompt.
— Elle est géniale celle-ci, siffle Guitariste. C’est ma préférée.
— Il faut encore l’améliorer, rétorque Také.
Je ne l’imaginais pas si perfectionniste, mais ça colle avec son
insatisfaction chronique.
— Qu’est-ce que t’en penses, Aly ? demande Guitariste.
Merde, lui aussi connait mon prénom. Et moi toujours pas le sien.
— Euh… (coup d’œil vers Také, qui semble étrangement fermé et
tendu) J’ai adoré. Je n’ai rien compris aux paroles, mais c’était incroyable,
tellement tendre et suave… (je suis en train de me griller !) Voilà quoi.
Ça faisait longtemps.
— Je t’avais dit que la chanson était parfaite, s’écrie Guitariste à
l’adresse de son pote.
Také soupire. Lui qui aime tant se congratuler ne paraît pas
spécialement fier cette fois-ci. Je souhaiterais assez comprendre pourquoi.
Je me trompe ou il évite mon regard ?
Peut-être qu’il est dérangé par ma présence ? Peut-être qu’il ne sait plus
comment me dire de virer d’ici ? Peut-être qu’il regrette ?
Oh non, si ça se trouve, son attitude froide et distante, c’est pour me
préparer à la mauvaise nouvelle qui suivra le départ de Guitariste !
Je cherche vainement son regard. Il s’obstine à garder les yeux sur sa
Gibson. Et la vache, il a l’air de mauvais poil en plus !
Je commence sérieusement à angoisser.
— Bon, je vais vous laisser, dit son ami, en se levant.
J’ai presque envie de le retenir pour que Také ne puisse pas rompre
avec moi. « Rompre » … euh Aly, fallait peut-être déjà qu’il sorte avec toi,
tête d’olive !
Trop tard, c’est limite si Také ne le fiche pas dehors de toute façon.
— Mec, ajoute Guitariste, à la porte, t’imagines, on a quasi tous nos
titres pour le prochain album, t’as assuré, franchement.
— Arrête de me sucer la bite putain, on dirait une meuf !
Guitariste fronce les sourcils, l’air à moitié paniqué.
— Merde Také, arrête de dire ça !
— Bon allez casse-toi !
J’ai cru qu’il allait refermer la porte sur les doigts de ce pauvre
Guitariste. Il a du mérite de supporter Také depuis si longtemps. Rien que
pour ça, on devrait lui décerner une palme, tiens.
Je me raidis en voyant Také revenir dans la pièce, une cigarette à la
bouche. Il ne sait sûrement pas comment me dire qu’il veut que je dégage
d’ici au plus vite… Il ne nous reste qu’une nuit avant notre départ, peut-
être qu’il a des plans plus intéressants que moi… ? Après tout, Také peut
obtenir toutes les filles qu’il désire en un claquement de doigts. Même pas
besoin d’être aimable ! C’est peut-être cette Mylène qu’il a envie de
tester ?
Reprenons vite contenance. Je cherche ce que je pourrais bien observer
avec passion. Lampe… lit… pieds… tableau… Ou bien, encore mieux,
fuyons !!!
He he he je suis enfermée dans la salle de bains, va me virer de là, petit
merdeux sexy !!
Attitude totalement adulte, Aly. Tu progresses.
Bon, maintenant, je dois décider de ce que je ferai ensuite : le prendre
de court et annoncer que je retourne à mon hôtel miteux ? Ma fierté serait
sauve, mais pas mon cœur malheureusement.
Si j’étais une héroïne de roman, j’userais d’une technique qui a fait ses
preuves (toujours dans les livres hein, parce qu’on ne peut pas dire que je
sois une spécialiste) : le rendre jaloux en mentionnant la présence d’un
autre homme que je dois voir absolument. Je crois que ça ne fonctionne
que sur les garçons amoureux, mais c’est ça ou je campe dans cette salle
de bains jusqu’à demain matin !
Comment pourrait bien s’appeler ce garçon imaginaire ? Un nom sexy
et guerrier comme… Maddox… ou Crixus (j’ai trop regardé la série
Spartacus). Ou alors je ressors Jed.
Trois coups portés à la porte me font sursauter.
— Qu’est-ce que tu fous là-dedans ? demande Také, de l’autre côté.
C’est sûr que ça doit bien faire dix minutes que je suis enfermée sans
faire de bruit.
Je jette des regards éperdus autour de moi. Avant de courir tourner les
robinets.
— Je prends une douche, dis-je un peu plus fort pour couvrir le bruit de
l’eau.
Silence.
Mouahahahahaaa je suis géniale !
Ou vraiment désespérée.
Et au passage, il n’y a pas de loquet.
La porte s’ouvre d’un coup.
Meeeeeeerde !!!!!
Také me regarde bizarrement, plantée devant le lavabo.
— J’allais entrer dans la douche justement, balbutié-je avec l’air
coupable de quelqu’un qui aurait enterré un corps sous les toilettes.
— Tout habillée ?
Je baisse bêtement la tête pour lorgner mes vêtements.
— Oui, enfin non, j’allais les retirer, mais… tu es entré et… voilà quoi.
Mais flûteuuuh, arrête avec ce « voilà quoi » !!!!!
Tandis que je me maudis d’être aussi débile, et de gaspiller toute cette
eau, encore — surtout après avoir fait un sermon là-dessus —, Také se
rapproche. Son corps ferme me bloque littéralement contre le lavabo,
devant lequel je me tiens toujours depuis qu’il est entré. Le contact de son
torse contre mon dos fait d’emblée monter ma température de plusieurs
degrés.
Je fixe le miroir face à nous, lequel me renvoie l’image de ce brun
ténébreux, plus grand d’une tête, et collé à moi de manière outrageuse. Je
vois son visage magnifique se pencher jusqu’à mon oreille, sans lâcher
mon reflet des yeux.
— Pourquoi t’es nerveuse ?
Son souffle chaud dans mon cou, mêlé à ce parfum de tabac qu’il
dégage me donnent déjà envie de le déshabiller.
— Je ne le suis pas, contesté-je, la voix peu assurée.
Ses paumes délicates glissent lentement le long de mes bras, jusqu’à
enserrer fermement ma taille et plaquer mes fesses d’un coup sec contre
son entrejambe.
— Et maintenant ? demande-t-il à mon reflet, avec désinvolture.
J’offre un sourire sincère à son double dans le miroir. Ses lèvres dans
mon cou vont me rendre folle.
Je me suis trompée, on dirait. Il n’a pas l’air de souhaiter que je parte.
Il s’écarte brusquement, me laissant un peu sur ma faim.
— Déshabille-toi, souffle-t-il.
Voyant qu’il recule et s’adosse contre la porte, sans me lâcher de son
regard brûlant de désir, je reste pantoise.
— Tu voulais te doucher, non ? Alors déshabille-toi. (Il ajoute avec un
sourire carnassier.) Laisse la porte de la douche ouverte.
Je sais bien qu’il m’a vue nue à plusieurs reprises et que nous avons
partagé bien plus, mais ce striptease improvisé m’intimide terriblement.
Quelle idiote j’ai été d’inventer cette histoire de douche !
J’évite son regard, bien trop scrutateur, je passe mon pull par-dessus
ma tête. Je fais ensuite glisser la fermeture éclair de ma jupe, qui chute
aussitôt sur le sol. Me voilà en chaussettes et sous-vêtements — dont le
soutien-gorge très décolleté en dentelle noire que m’a offert Také.
Mon cœur palpite comme si j’allais faire un discours devant une
assemblée. J’ose un coup d’œil vers l’homme silencieux. Son regard
appréciateur va et vient sur mes courbes. Il m’incite d’un signe de tête à
poursuivre.
J’insuffle suffisamment d’air, puis je me décide à tout retirer. D’abord
les chaussettes, le soutien-gorge, puis le tanga. Je ne pousse toutefois pas
l’audace à rester plantée devant lui plus longtemps, je cours presque me
plonger sous le jet d’eau chaude.
Aaaaaaaargh !!!
Carrément trop chaud ! Je brûle ! Robinet d’eau froide, vite !!
Le petit cri que j’ai émis a eu le mérite de faire éclater de rire Také.
— Bordel, toujours aussi douée, Baka.
S’il espérait une scène torride, c’est raté.
Tandis que je soulage mon bras rouge écrevisse sous l’eau tiède,
j’allume la radio de mon autre main, afin de combler ce silence qui
accentue mon malaise d’être la seule toute nue ici.
« Another love » de Tom Odell. Parfait pour calmer mes nerfs.
Je décide de faire abstraction de sa présence. Je ferme les yeux et
penche la tête en arrière pour mouiller mes cheveux, je les frictionne
légèrement de mes doigts avec le shampoing de Také. Je rince. Il n’y a que
lorsque je m’attaque à mon corps avec le gel douche que je ressens le
besoin de reporter mon attention sur mon amant. Juste pour savoir s’il me
regarde toujours.
Parce qu’évidemment, bien sûr que cette scène m’excite.
Oh oui il me regarde. Et je vois d’ici combien il est dur sous ce jean.
J’étale d’abord timidement la lotion sur mes bras, je passe vite fait sur
ma poitrine. Les jambes ne posent pas de problème, mais j’ai quelques
appréhensions à nettoyer la zone qui se situe là-dessous.
Allez, tu fais ça tous les jours, et des vagins il en a déjà vu des
milliers ! Eeerk. Cette pensée a au moins l’intérêt d’atténuer ma fébrilité.
Je prends mon courage à deux mains. Enfin, dans ce cas précis, d’une
main seulement.
Je tremble limite en approchant de ma propre intimité, c’est pathétique.
Je ne devrais pas, mais j’observe la réaction de Také lorsque je pose
cette main sur mon pubis. Ses lèvres se sont entrouvertes dans une
expression adorative. Il ne lèvera d’ailleurs jamais les yeux jusqu’aux
miens, il restera fixé sur cette partie de moi. Sa paume appuie
rageusement sur la bosse qui s’est formée dans son pantalon.
Sa bouffée de désir me redonne confiance comme jamais. Je poursuis
donc le grand nettoyage, lentement, très lentement. Il ne tient plus, je le
sais. Il a ce tic nerveux, cette lèvre qu’il mord, chaque fois qu’il est sur le
point de jouir. Voilà qui me donne encore plus envie de jouer. Je pivote
afin qu’il ait une vue dégagée sur mon postérieur, appuie une main contre
la paroi, et me penche tout en me « nettoyant ».
Je n’ai jamais été aussi excitée par la perspective de faire jouir un
homme. C’est presque un défi. Une manière de le posséder. Quand le
nettoyage vire aux caresses sensuelles, je l’entends grogner :
— Oh putain.
Bien que je ne puisse pas le voir dans cette position, je souris de toutes
mes dents. Et je continue mon manège, en fantasmant ses propres doigts,
le souffle court, au bord de l’extase que je m’inflige à moi-même.
— Bordel, je l’entends marmonner, la voix oppressée.
Je ne peux m’empêcher de pivoter pour comprendre ce qui se passe
derrière moi.
Také est en train de retirer son pantalon. Je réalise la situation cocasse
en identifiant les tâches qui constellent son boxer, et je pouffe de rire. Il a
éjaculé sur lui comme un collégien !
— Ça, tu vas me le payer, me dit-il, en me pointant du doigt.
Tout en m'esclaffant, je stoppe les robinets et sors de la douche pour me
pelotonner à l’intérieur d’une immense serviette chaude.
— Tu voulais que je me lave, non ?
Son sourire est à la fois mauvais et provocant. Je sens
qu’effectivement, il va me rendre la monnaie de ma pièce.
Quand il a finalement tout retiré, y compris son tee-shirt, il se dresse
face à moi. Il passe une main dans mes cheveux humides pour les rabattre
en arrière, puis il attrape les deux pans de ma serviette que je serrais
contre moi. Je pensais qu’il allait me l’ôter pour me faire l’amour, mais
Také est plus vicieux que ça. Il se met à m’essuyer avec application,
glissant la douce serviette contre ma peau, insistant longuement sur les
zones érogènes.
Il joue, et il joue bien. Sachant que son corps nu face à moi me perturbe
et me donne des envies peu religieuses.
Je le regarde droit dans les yeux afin de lui démontrer que je ne suis pas
dupe sur sa vengeance, mais lui m’offre seulement son rictus le plus
arrogant.
— Cet endroit-là est carrément humide, non ?
Je ne réponds que par un sourire de bonne perdante tandis qu’il
s’approche de la zone sensible. Il s’applique alors à tamponner la serviette
sur mon intimité, déjà gonflée par le désir. Le sourire ne dure pas, je suis
vite en émoi. Et lui, me dominant de toute sa hauteur, qui continue de me
dévorer du regard avec son expression de petit con insolent collé au
visage ! J’ai envie de le bouffer de baisers, de l’avaler tout entier pour le
faire taire.
Quand ses doigts me frôlent accidentellement ou non, au lieu de la
serviette, c’est comme une décharge électrique qu’il inflige à mon corps.
— Hallucinant, souffle-t-il sur un ton impertinent, quoique je fasse ça
reste trempé.
Ma moue boudeuse l'amuse. Son sourire n’a rien d’innocent, il me toise
effrontément de son piédestal, sur lequel il semble prendre un pied
monumental à me rendre esclave de ses doigts.
Il laisse glisser la serviette sur le sol et me passe au scanner. Ce
moment érotique me paraît durer une éternité. J’alterne entre son regard
enflammé, ses abdominaux qui me supplient presque de les toucher et ce
membre érigé entre nous, magnifique.
Je ne sais pas du tout ce qu’il veut faire de moi, et je m’en contrefiche.
Qu’il fasse ce qu’il souhaite de mon corps et de mon âme. Je suis à lui.
Sa main se cramponne à l’intérieur de ma crinière humide, me faisant
frissonner. Avec douceur, il m’incite à basculer la tête et à ancrer mon
regard troublé au sien, impérieux, jusqu’à ce que ses lèvres s’emparent
sauvagement des miennes.
C’est le genre de baiser sans pudeur qui fait papillonner votre bas
ventre. Sa langue ne se contente pas de caresses, elle accapare ma bouche,
impose sa cadence et dicte mon plaisir au rythme des mouvements de ce
piercing qui va définitivement me rendre marteau. Je ne sais plus où
mettre mes mains tant j’aimerais recouvrir chaque partie de ce corps.
C’est en partie la faute de Také, qui m’encourage avec ses râles étouffés
dans ma bouche lorsque mes doigts atteignent des zones sensibles.
Il interrompt soudain notre échange de salive pour me saisir la main et
m’entraîner dans la chambre. Il m’abandonne près du lit. Je ne comprends
pas trop ce qu’il fabrique dans sa valise, jusqu’à ce qu’il se redresse avec
un tee-shirt à lui.
— Tu trembles, mets ça.
Je ne m’étais pas rendu compte que je frissonnais, sincèrement. Mais
maintenant qu’il le dit, c’est vrai.
— J’ai mon sac, je peux prendre mon propre vêtement, si tu veux, je
l’avertis.
— Tu m’as traumatisé avec ton truc Tic et Tac, putain, alors non.
Je rigole en me remémorant ce pyjama devenu mythique. On en parlera
à notre discours de mariage. (Ouais, je sais, mes pensées déclinent.)
Au lieu de me jeter le vêtement de créateur, il se plante à quelques
centimètres de moi pour me l’enfiler. Et pas comme Charlette, quand elle
s’acharnait à passer ma tête dans un bout de tissu de sa confection — trop
étroit — pour me faire soi-disant ressembler à Hatsune Miku[129] (souvenir
amer, le costume étant trop petit, j’ai dû me rabattre sur celui de Ryô
Saeba[130] pour me rendre au plus grand Salon dédié à la culture nippone,
j’ai passé toute la journée à poser avec des touristes qui me prenaient pour
l’Inspecteur Gadget !) Non, Také m’habille en douceur, contrastant avec la
froideur qu’il dégage quotidiennement. Les frissons sont davantage dus à
la sensation de ses doigts contre ma peau qu’à la température.
Ses mains se referment autour de ma taille tandis que son front appuie à
peine contre ma poitrine, comme s’il me respirait. Son nez remonte
ensuite jusqu’à ma gorge.
— J’aime ça quand tu sens comme moi, souffle-t-il presque dans un
gémissement de plaisir.
S’il savait à quel point moi aussi. J’ai l’impression de ne faire qu’un
avec lui.
J'ignorais que l’oreille était une zone érogène avant que Také ne se
mette à la mordiller et à la suçoter.
Si je reste inactive, je ne pourrais pas maîtriser cet orgasme latent, je
profite donc de cette vue dégagée sur son cou pour le dévorer de baisers.
Je sens qu’il se raidit quand j’aspire sa peau dans un suçon, mais son
sourire provocant me prouve qu’il apprécie.
— Arai desu ne[131] ?
Il n’aurait pas dû me parler en japonais. Je me fiche complètement de
ce que ça veut dire, mon excitation est montée de deux crans d’un coup !
Cette fois, c’est moi qui lui vole un baiser passionné, mes deux paumes
plaquées contre son beau visage.
— T’aimes ça quand je te parle japonais, on dirait.
— Parle encore, le supplié-je, tandis que ma langue glisse le long de ses
pectoraux.
— Kimi to yaritai[132], Aly-chan.
Bon sang, un piercing et du japonais et me voilà au septième ciel.
Také me dirige vers le lit, sur lequel il me fait m’allonger. Il me domine
pour m’embrasser, puis il disparaît plus bas, écartant mes cuisses d’un
rapide geste de la main.
À l’instant où son piercing explore la zone dangereuse, j’explose. Mon
Dieu, quel pied. Je l’entends pousser des soupirs de satisfaction, comme
s’il se nourrissait de ma jouissance. C’est incroyablement sensuel. Quant à
moi, j’ai bien du mal à retrouver un rythme cardiaque normal.
Désireuse de lui apporter autant de plaisir qu’à moi, je compte changer
de position… avant de m’arrêter en plein mouvement.
Je rêve ou il a passé sa langue sur cet endroit où personne n’est jamais
allé ?
Merde alors, il recommence.
Je ne sais pas trop ce que ça me fait ressentir. Je crois que j’aime bien.
C’est juste étonnant, et inhabituel.
Je me dévisse limite la tête pour chercher son regard et pour vérifier ce
qu’il fait. Quand il me remarque, les commissures de ses lèvres s’étirent
en un rictus canaille. Sans jamais me quitter des yeux, il ôte ses doigts de
mon intimité et se met à les sucer en une seule fois. Je suis bouche bée et
étonnamment excitée par ce geste.
Il mouille son majeur à plusieurs reprises, puis je sens qu’il le place
minutieusement contre ce minuscule orifice aux airs d’interdit. Je me
contracte par réflexe au moment où il tente de le pénétrer.
— Détends-toi, OK ?
Il est marrant, lui, personne n’est en train d’essayer de mettre un doigt
dans son… Hum. Même là je n’arrive pas à le dire !
— Tu veux que j’arrête ? demande-t-il.
Je pourrais dire oui, bien sûr, mais je n’ai pas réellement envie de
refuser cette expérience non plus. Je suis curieuse. Je souhaite découvrir
quel effet ça produit.
— Non… Essaie encore s’il te plaît.
— « S’il te plaît » ? ricane Také. Évite de dire ce genre de trucs ou je
vais péter un câble.
Le désir qui scintille dans son regard me confirme qu’il ne ment pas.
Alors qu’il ricane encore, son doigt glisse en moi avant de remonter
jusqu’à la zone qui m’angoisse un peu. Une fois que son majeur est appuyé
contre la paroi verrouillée à triples tours par mon inconscient, Také se
remet à titiller de son piercing l’endroit qu’il sait le plus sensible chez
moi. Mon corps se détend aussitôt. Son doigt pénètre tout seul, sans
douleur. Je n’imaginais pas que ce serait si facile. Quand il est allé
jusqu’au bout, il ressort lentement, dépose un tendre baiser sur le haut de
ma cuisse.
— Ça te plait ou j’arrête ?
J’apprécie réellement qu’il me pose la question. Je me sens libre de
tout avec Také. Je sais qu’il ne m’en voudra pas.
— Continue, le prié-je.
Il pousse un grognement de satisfaction puis il réinsère son doigt qu’il
fait aller et venir à plusieurs reprises. J'ignore si c’est dû à l’interdit que la
société m’a inconsciemment inculqué, ou à une réaction de mon corps
brûlant, mais j’y prends un plaisir sincère. Mes gémissements ne sont pas
feints, d’ailleurs ils ne le sont jamais avec Také. En outre, il continue de
me narguer avec cette langue qu’il manie avec un talent scandaleux.
Il s’interrompt de manière assez brusque, puis se redresse d’un bond. Je
l’imite, nous nous faisons face, à genoux sur le lit. Il me rapproche de lui
de sorte que rien ne puisse nous séparer. Il sent tellement bon… Il caresse
mes cheveux vers l’arrière de ses deux mains, sans cesser de me regarder,
comme si j’étais la plus belle chose en ce monde.
Aussi fébriles l’un que l’autre, nous nous embrassons avec avidité. Je
tremble, et lui frissonne. Nous sommes dans une sphère à part. Il y a
quelque chose de plus fort entre nous.
— J’ai envie de te sentir en moi, lui murmuré-je à l’oreille. Prends-moi
fort… (j’insiste sur les mots suivants) S’il. Te. Plaît.
Bien que je sache qu’il apprécierait la demande, la flamme dans les iris
de Také me prend au dépourvu. Sa réaction aussi. Il me fait basculer avec
lui contre le matelas. Ses deux mains bloquent mes poignets pendant qu’il
me dévore la bouche.
À peine me fait-il rouler sur le côté, pour que je lui tourne le dos, qu’il
me pénètre profondément. Je me contracte et m’arc-boute pour l’inciter à
aller plus loin. Nous haletons au même rythme, nous sommes en phase. Il
couvre mes omoplates de baisers à la fois doux et sulfureux. Je me
retourne pour m’approprier ses lèvres lorsque le manque de lui se fait trop
douloureux. Ce n’est pas qu’un acte sexuel entre nous, c’est de l’amour.
Ça ne peut être que de l’amour quand on se regarde aussi intensément.
— Tu veux qu’on essaie par ici ? me demande-t-il, essoufflé, en frottant
doucement son membre contre l’orifice situé plus haut.
J’écarquille des yeux ronds. La première chose que j’ai envie de
répondre, c’est NON ! Jamais ! Vade retro suppôt de Satan ! (Bizarre de
parler suppos quand on évoque la sodomie) La deuxième chose est celle
qui a sottement passé la barrière de ma bouche :
— Mais… ça ne rentrera jamais !
J’ai conscience de la bêtise de ma réflexion au moment où Také pouffe
de rire. Il dirige mes lèvres vers les siennes pour un baiser chaste.
— Je sais que ma queue est énorme, mais crois-moi, ça rentre.
Je lève les yeux au ciel face à cette « modestie » qui continue de me
surprendre chaque jour. En même temps, il n’a pas tout à fait tort quant à
la taille de son pénis.
— Je sais pas trop… ça risque de faire mal, non ?
Il continue de me gratifier de baisers dans la nuque, tout en caressant
fermement la base de mon cuir chevelu. Je me demande s’il a conscience à
quel point ce geste anodin m’excite.
— Ça fera mal si tu n'es pas préparée.
J’ai peur de passer encore pour une buse si je pose des questions sur ce
que signifie « être préparée ». Il veut dire « psychologiquement parlant » ?
— Je te force pas, pas de panique.
Comme toujours, quand il faut faire un choix, je suis nulle : burger ou
nuggets ? Panda ou chat ? Baptiste Lecaplain ou Florence Foresti ?
Sodomie or not sodomie ??
J’ai l’impression que Také est déjà passé à autre chose, il me gratifie à
nouveau de ses coups de reins savoureux.
— J'aimerais bien essayer, mais tout doucement hein ?
Interruption des coups de boutoir.
— Tu veux que je t’encule ?
Je pique un fard et agite la main devant mon visage.
— Raaah dis pas ça comme ça, c’est hyper gênant !
— Si ça te dérange déjà quand je le dis, pas sûr que t’apprécies quand
j’y serai.
Je m’abstiens de demander où. Ce serait la pire blague au monde dans
ma situation.
— Alors ? me presse Také. J’ai un peu envie de te baiser là, ce serait
cool de ne pas me faire attendre des putains de minutes supplémentaires !
T’es pas obligée, je t’ai dit.
— J’ai déjà répondu, marmonné-je. Mais si ça ne me plait pas, on
arrête OK ?
— Tu me prends pour qui sérieux ? Évidemment qu’on arrêtera.
Sa réaction sincère me rassure immédiatement. Je me tourne pour
déposer un tendre baiser sur ses lèvres en guise de gage de confiance, puis
je m’enquiers, déterminée :
— Et maintenant, il faut que je fasse quoi exactement ?
Il me positionne à quatre pattes, les genoux au bord du lit. Il se place
ensuite debout derrière moi.
— Toi, tu ne bouges pas de là, et surtout tu te détends.
Compris. Je dois être détendue. Dé-ten-due.
Outch ! C’était quoi ça ?!
— C’est juste mon doigt, relax.
Le doigt, ça va, j’ai déjà fait. DÉ-TEN-DUE.
Comment font les yogis ? Ils insufflent en gonflant le ventre, puis ils
soufflent tout l’air en le rentrant. On va essayer ça. Ça fait un peu femme
enceinte en fin de travail, mais si ça peut m’aider à me libérer des mes
angoisses, pourquoi pas ?
Ça semble fonctionner, j’ai à peine réalisé que son doigt était entré. Je
reprends confiance du coup. Merci à vous les bouddhistes ! (Remercier la
religion pour une sodomie, ça reste moyen, oubliez ça…) Comme tout à
l’heure, c’est plutôt agréable, surtout qu’il prend soin de stimuler mon
point G en même temps de son autre main.
Waouh je commence vraiment à ressentir du plaisir. Je laisse échapper
un gémissement ténu qui encourage Také à approfondir son geste. Quand
un deuxième doigt force l’entrée, j’ai tout de même le réflexe de me
contracter entre son index et son majeur.
— Ça va ? demande Také, en cessant tout mouvement.
— Ça va, confirmé-je.
En effet, aucune douleur à déplorer. Ses doigts poursuivent leur danse à
la fois lente et sensuelle. Manifestement, je ne suis pas la seule à ressentir
du bien-être : Také est dur comme l’acier, je sens son sexe chaud se
planter contre ma fesse. Chaque fois que je gémis, j’ai l’impression qu’il
gonfle. À se demander jusqu’où il est capable d’aller… Pas trop loin,
j’espère, étant donné ce que nous avons l’intention de faire avec !
Také doit sentir que je suis nerveuse, car il redouble de tendresse avec
ses baisers qui m’effleurent du bas des reins jusqu’aux épaules. Il ne se
doute pas à quel point cela m’apaise. À quel point son odeur me
réconforte.
Si on m’avait dit que Takeomi Kirishima serait un jour dans un lit avec
moi, dans cette étrange position, et qu’il serait plus tendre qu’aucun
homme ne l’a jamais été avec moi…
— Ça devrait le faire, dit-il soudain, en ôtant ses doigts. T’es toujours
partante ?
J’approuve d’un vif signe de la tête.
Jusqu’à ce que je sente un monstre de testostérone se dresser contre ce
minuscule petit trou de rien du tout. Je me raidis de suite, oubliant toutes
mes motivations précédentes.
C’est physiquement impossible ! Allons !
— Tu as le droit de dire non, tu le sais ?
Son inquiétude me rappelle combien j’aime cet homme derrière moi.
— Je sais, acquiescé-je avec un sourire crispé. J’en ai envie.
Et c’est le cas. Je ne le fais pas pour lui. C’est une chose qui m’a
toujours fascinée de loin et s’il y a bien quelqu’un en qui j’ai
suffisamment confiance pour l’expérimenter, c’est bien Také. C’est avec
lui que je veux essayer.
Après un bref baiser sur mon crâne, il m’assure :
— Ça va bien se passer.
Mon Dieu, j’ai l’impression d’être sur le billard, avant mon opération
des dents de sagesse. L’anesthésiste au sourire flippant avait dit : « tout va
bien se passer, mademoiselle », et je me suis réveillée avec des joues de
hamster qui aurait fait le plein pour l’hiver !
En entendant un crachat, je me retourne brusquement. J’observe alors,
dubitative, sa main humide de sa salive remonter sur son pénis.
— Euh… tu fais quoi ?
— J’ai pas de lubrifiant, alors je fais avec ce que j’ai. Retourne-toi.
Je m’exécute, toujours aussi perplexe. Deux secondes plus tard, c’est
moi qu’il humidifie, ou plutôt ce qu’il compte pénétrer. Je trouve ça assez
excitant de savoir qu’il a mis sa salive à cet endroit.
Cette fois, il n’y a aucun doute, c’est le moment. Son membre se presse
contre mes fesses dans un geste maîtrisé, presque au ralenti. Mes mains
cramponnent le drap. Ça n’entre toujours pas, j’ai l’impression qu’il doit
forcer le passage, ce qui n’est pas pour me rassurer.
— Arrête de bouger, me souffle-t-il d’une voix extrêmement douce, en
caressant mes cheveux.
Je prends une grande inspiration et m’immobilise enfin.
Je sens qu’il lubrifie encore. Son gland fait désormais pression contre
mon orifice. Et entre. D’un coup.
Je tressaute d’abord, puis je me fige. C’est atrocement douloureux. J’ai
l’impression que le passage a craqué, que quelque chose étire mes parois
de façon anormale.
— J’y suis, mais si tu veux qu’on arrête, on laisse tomber pour
aujourd’hui.
Mon corps hurle de le faire sortir de là, mais ma tête désire aller
jusqu’au bout. Que je sache vraiment si j’aime ou pas. Si je déteste, je ne
recommencerais pas, voilà tout. Mais si par hasard, je ratais quelque chose
d’intense ?
— Continue, murmuré-je d’une petite voix, mais doucement.
À vrai dire, il ne pourrait pas se mouvoir davantage au ralenti, il est
même carrément à l’arrêt là-dedans.
Il m’obéit. Il s’enfonce millimètre après millimètre. Et moi je ne sais
pas quoi crisper de plus entre mes mains pour oblitérer la douleur que ça
provoque. J’espère qu’il ne voit pas cette grimace que je ne peux réprimer.
Euh… c’est censé être agréable à quel moment ?
— Putain Aly, grogne-t-il, t’es super étroite, essaie de te détendre.
Impossible que je me décontracte maintenant. Ça fait bien trop mal et il
n’est même pas encore jusqu’au bout !
Je sens bien qu’il galère à bouger, mais je suis complètement paralysée
et angoissée. Oh mon Dieu et si on restait coincés dans cette position ?
Obligés d’appeler le chasseur de l’hôtel ! D’ailleurs pourquoi on
l’appellerait ? Il ne va pas aller nous chercher de l’huile ! Non, on devra
prévenir les pompiers ! Et on débarquera comme ça aux urgences devant
tout un tas d’internes qui se marreront et qui raconteront cette histoire
trente ans plus tard à leurs petits-enfants ! Quelle horreur !
— Détends-toi, je l’entends souffler contre mon oreille. Rirakkusu Aly-
chan[133].
Le japonais a un effet étonnant. Presque envoûtant. Je sais combien
Také évite de le parler au quotidien, ça lui échappe seulement dans des
moments de beuverie ou de grande colère. Qu’il me le susurre parce qu’il
sait combien j’aime l’entendre, me touche en plein cœur. Je pivote
légèrement pour lui sourire.
Maintenant que je me sens mieux, je perçois ce que la douleur avait
occulté : le plaisir de sa main, qui me caresse au niveau de l’autre entrée.
L’excitation me revient de manière subite. Je ferme les yeux. J’essaie
d’oublier toutes mes peurs.
Lorsque Také sent ses doigts mouillés, il réitère son mouvement de
bassin tout en jouant avec mon clitoris. La douleur est toujours là quand il
remue en moi, mais elle est atténuée par le plaisir qu’il me donne ailleurs.
J’abandonne le silence pour des gémissements ténus. Peu à peu, le va-et-
vient adopte un rythme plus régulier. Son membre s’enfonce davantage.
— Bordel, ce que c’est bon, grogne Také.
Il se penche pour embrasser ma clavicule, étouffant son râle dans le
même temps contre ma peau.
J’ai l’impression que plus rien n’entrave sa présence en moi. Comme si
le conduit avait été huilé par un étrange miracle. La douleur n’est plus. Je
suis capable de me mouvoir à nouveau. Je n’ai plus peur de chercher son
regard, j’ai envie de le voir quand il prend du plaisir, comme maintenant.
Et moi aussi j’en prends, ses profonds coups de reins font naître des
sensations nouvelles, je ne peux pas y mettre de mots, parce que je ne les
connais pas. C’est un autre plaisir, différent.
— Ça te plait, Aly-chan ?
Il ne devrait pas m’appeler comme ça. C’est une piqûre d’extase à
chaque fois. J’ai toujours rêvé d’entendre ce mot, prononcé par un vrai
Japonais, qui aurait de vrais sentiments pour moi, comme dans les mangas
que je vénère. Bon, il n’est pas tout à fait aussi poli et réservé que les
héros, mais je ne l’échangerais pour rien au monde.
J’ai du mal à articuler une réponse dans mon état actuel, un oui haletant
fera l’affaire. Je suis au bord de l’orgasme. Je sens mon bas ventre
chauffer et ces décharges électriques qui font vibrer mon intimité. Purée,
la main de Také est magique ! Euh… sa main ? Je réalise tout à coup qu’il
accroche mes hanches de part et d’autre, et que ses doigts ne se trouvent
plus ici depuis un moment. La jouissance si puissante qui me dévore de
l’intérieur ne serait due qu’à… la sodomie ? Je n’en reviens pas moi-
même. Force est de constater que l’effet est aussi fou que lorsqu’il me fait
l’amour de manière conventionnelle.
Je brûle, je suis en nage sous ce tee-shirt qu’il a pourtant remonté
jusque sous ma poitrine. Nos peaux glissent l’une contre l’autre tant nous
transpirons. Je ne pourrai pas me contenir plus longtemps. Mon corps se
cambre, je ferme les yeux. Je me contracte alors entièrement. Un cri de
plaisir pur s’échappe de mes lèvres sans que je fasse le moindre effort
pour le retenir. C’est la première fois que je hurle son nom. Et ça a dû lui
faire de l’effet parce qu’il a brutalement resserré son étreinte autour de
mes hanches, avant de se retirer et de jouir à son tour, dans un râle à la fois
douloureux et bestial.
Pendant qu’il grogne des mots japonais dont je ne comprends pas le
moindre sens, ma respiration se bloque au rythme de la vague qui termine
de me submerger. C’était l’orgasme le plus long que j’ai vécu jusque-là.
Lorsque mon corps se détend enfin, je rejoins Také, qui s’est allongé
sur le lit et m’appuie de tout mon poids contre son abdomen. Je cherche
mon souffle. Je cherche à retrouver mes esprits. Mon buste se soulève au
rythme des inspirations et expirations de mon partenaire. Nous fixons tous
deux le plafond en silence. Il ne pense pas à me repousser, il a écarté les
jambes pour je puisse y loger les miennes. Il ne doit pas être au mieux de
son confort pourtant.
Alors que je m'apprête à le libérer, je sens ses bras m’entourer. Il
réajuste le tee-shirt sur mon ventre, puis il marmonne, l’air encore
ailleurs :
— C’était la meilleure baise de toute ma putain de vie…
J’entrelace mes doigts entre les siens, interpellée par sa réflexion. J’ai
du mal à y croire sachant le nombre de conquêtes que j’ai vues défiler (et
toutes celles que je n’ai pas vues.) Pourtant, il a l’air tellement sincère. Je
ne peux être que flattée.
— Pour moi aussi, murmuré-je.
Je sens un baiser caresser mon cou. Il promène ses doigts le long de
mon bras nu, calmement, avant de s’écrier :
— Bordel, il me faut une clope.
Il palpe les draps à la recherche de son paquet.
— Attends, je bouge, dis-je en essayant de m’écarter.
— Non ! proteste-t-il. (Il me maintient fermement contre son torse.)
T’as qu’à juste me les attraper.
Je n’ai effectivement qu’à tendre le bras pour les récupérer. Il en allume
une, puis place la main non occupée autour de ma taille. Il a sans arrêt
cette manie de me garder contre lui. Une manie qui fait battre mon cœur
comme jamais. Je me sens aimée alors même que les mots n’ont jamais
été prononcés.
Si je me trompe, je risque de vraiment beaucoup souffrir.
Je décide de me retourner pour affronter son regard. J’appuie mes
coudes contre ses pectoraux, et ne peux m’empêcher de sourire en le
voyant avec sa cigarette à la bouche. Il la retire, souffle la fumée loin de
moi, et dégage les cheveux devant mes yeux en disant, avec un sourire
taquin :
— Tu vois que ça rentrait.
Je pouffe de rire.
— C’était… vraiment bizarre. J’ai cru détester au début, et puis je ne
sais pas ce qui s’est passé, c’est devenu… hallucinant.
Il me dévore du regard. Bon Dieu, personne ne m’a jamais regardée
ainsi.
— Ouais, putain, ça l’était, confirme-t-il, pensif.
— On recommencera ?
— Bordel Baka, dis pas ce genre de trucs avec cet air joyeux, j’suis un
mec, ça me fait bander.
Je ne peux m’empêcher de m’esclaffer face à son visage sérieux au
possible.
Il relève mon menton vers lui.
— On recommencera autant de fois que tu voudras.
Cette fois je fonds. J’ai envie de lui dire que je l’aime, que je désire
rester avec lui toute ma vie, et je m’en fous complètement de savoir que
c’est un début de relation, que je m’emballe trop vite, que ce sera différent
quand on se connaitra mieux… Tout ça, je m’en tape. Je ne veux pas être
rationnelle. Je veux juste écouter ce que je ressens.
J’aime cet homme qui ne fuit pas mon regard en ce moment même. Je
l’aime plus que tout.
Il attrape le menu de l’hôtel qu’il me tend.
— Choisis ce que tu veux.
Je me redresse, permettant au passage à Také de se libérer. Il se lève, le
temps d’enfiler un boxer et d’allumer la musique, puis il se réinstalle
confortablement, assis contre son oreiller.
— Viens là, me dit-il, en tapotant le matelas près de lui.
Lorsque je m’y glisse, il nous couvre tous les deux du drap, puis passe
son bras autour de mon épaule pour me rapprocher encore. J’aime les
câlins, ça ne me choque pas. Mais peut-être que ça devrait venant de Také.
— C’est trop difficile de se décider, soupiré-je, en me grattant la tête
devant ce menu bien trop alléchant.
Také ôte le dépliant de mes mains.
— Pourquoi t’arrives jamais à choisir ?! Faut toujours que tu nous
fasses galérer quand on commande.
Il me connait si bien…
— T’as qu’à choisir pour moi.
— Tu vas pas te plaindre après ?!
— Est-ce que j’ai eu l’air de me plaindre jusque-là ? soufflé-je, en
insistant sur le sous-entendu sexuel par un clin d’œil. J’en ai même
redemandé, mais tu as fait la sourde oreille…
Il me fixe sans le moindre sourire.
— Fais pas ça.
— Fais pas quoi ? répété-je avec méfiance.
— Ne me provoque pas putain, je pourrais te baiser pendant des heures
et je suis sûr que tu regretteras quand je t’aurai épuisé au point que tu
pourras plus bouger.
Mon sourire ne faiblit pas, au contraire. C’est tellement réjouissant
d’être désiré de la sorte par l’être qui nous fait chavirer.
Je détourne les yeux et reprends, sur un ton badin :
— J’ai fait mon choix au fait, ça y est.
Il soupire, puis me tend le combiné. Je le porte à mon oreille et fais
semblant de parler à un interlocuteur :
— Oui, je pourrais parler à Mylène ?
Air dubitatif de Také.
— J’ai finalement opté pour une fellation bien fraîche, une levrette
brûlante, et une sodomie bien serrée. Ce sera tout, merci beaucoup. (Je
tends le combiné à un Také, bouche bée, et lui souris de manière explicite.)
Ça te va ?
Vu comment Také me retourne contre le matelas, je crois que oui, la
commande lui plait.
Chapitre 20
2 janvier

« L’a mo u r e st a ffre u x , il tra n sfo rme le c œu r e n c rista l q u i se b rise a u mo in d re


choc. »

An d ré e Asma r

Je me sens une autre femme.


Non, je corrige : je me sens enfin femme.
Ce premier jour de l’année restera sans doute gravé dans ma mémoire
pour toujours. Také et moi n’avons pas seulement baptisé tous les recoins
de cette chambre de nos ébats sexuels (ce qui en soit est déjà un exploit
qui nous vaudrait une médaille d’endurance), nous nous sommes
redécouverts.
Také est évidemment le même petit con prétentieux qui emploie trois
gros mots dans une phrase de six et qui parle mal à tout le monde, mais
derrière le masque d’arrogance, censé repousser tous les indésirables, il y
a tellement plus, tellement plus profond. Je suppose que c’est ce que Jared
a vu bien avant moi. Lors du mariage de sa sœur, cette facette de lui
m’était apparue furtivement au travers de ses blessures et de sa
détermination à prouver qu’il ne changerait pour personne. Je n’avais pas
pris mes sentiments naissants au sérieux, à l’époque. Aujourd’hui, je le
vois enfin tel qu’il est : parfait physiquement, imparfait au quotidien, si
doux et généreux quand il s’agit d’affection, intelligent, perfectionniste,
scandaleusement insolent. J’aime tout ce qu’il dégage, sa beauté me coupe
le souffle, ses doigts dans mes cheveux me font perdre pied, et ce regard…
ce regard dans lequel je me vois spéciale, précieuse, parfaite.
Nous avons passé la soirée d’hier à rire devant un film comique
(surtout moi, avouons-le, lui semblait davantage fasciné par mes éclats de
rire pas du tout discrets que par « les aventures de Rabbi Jacob »), à
discuter de choses banales, à nous embrasser et à nous effleurer au
moindre silence. Et puis nous nous sommes endormis l’un contre l’autre
en écoutant de la musique. Comme dans un rêve…
Le lendemain matin, nous avons longtemps paressé dans ce lit. Hugo
ayant rallongé le séjour parce qu’il tient absolument à organiser une sortie
romantique pour Jared et lui (dans les catacombes), Také m’a ensuite
emmenée déjeuner dans une brasserie des Champs-Élysées à 60 euros le
steak frites (OK, ça ne s’appelait pas comme ça sur le menu, mais c’était
un steak frites amélioré quand même !) puis nous avons flâné devant les
grandes boutiques de luxe.
Také est plutôt pointu niveau mode, il m’a longuement expliqué la
différence entre un jean boyfriend et un jean flare (je me suis perdue
quand il a évoqué les jeans skinny). Il connait toutes les marques, toutes
les tendances. C’est comme ça que je me suis retrouvée dans une boutique
silencieuse, entourée de vendeurs aux tailles mannequins qui me font
paraître minuscule dans cet immense espace dénué de rayons. Chez Kiabi,
au moins, il y a des portants de vêtements partout, on a l’embarras du
choix ! En revanche ici, j’ai l’impression de devoir les chercher. Quand
j’ai évoqué Kiabi, j’ai bien vu l’air blasé de Také et celui outré de la
vendeuse. Du coup, je ne mentionne même pas Camaïeu, qui pourtant, est
vraiment cool comme chaîne de magasins !
Apparemment, nous nous trouvons dans une boutique pour hommes. Il
n’existe aucune étiquette de prix… bizarre bizarre ! L’un des vendeurs, un
barbu hipster, ultra classe avec son costume, me surveille discrètement du
regard, comme si j’allais partir en courant avec un de ses vêtements.
L’employée féminine, une magnifique brune aux yeux de biche, moulée
dans une élégante robe noire, passe son temps derrière Také pour lui
conseiller ci et ça, de manière très professionnelle. Lui, en tout cas, il peut
toucher les tissus sans que personne ne lui jette un regard méfiant. Mon
camarade hipster doit penser que j’ai du chocolat sur les doigts vu
comment il sursaute chaque fois que je m’approche d’un pull.
La vendeuse qui trône derrière la caisse (j’ai longtemps cru que c’était
un mannequin de présentation) me toise avec curiosité. Ouais bon, c’est
vrai, je fais un peu tâche avec mon combishort jaune poussin et mes
chaussettes noires et citron, sur un manteau panda et un bonnet oreilles de
chat, au milieu de toute cette élégance à la française.
— C'est à chier, virez-moi ça.
La voix de Také me ramène à la réalité. Je le rejoins tandis que la
vendeuse range le cintre, pour en sortir un autre, sur lequel pend un jean
clair, légèrement décoloré. Puisque le client, Také donc, me regarde, elle
attend patiemment sans rien dire, son cintre toujours levé.
— Ça a de la gueule cette marque hein ? s'écrie-t-il.
— J’sais pas trop… marmonné-je, pour ne pas vexer l'employée. Ils
sont en rupture de stock ? Problèmes de livraison fournisseur ? Parce qu’il
n’y a pas beaucoup de vêtements, non ?
(Air choqué de la vendeuse.) Také secoue la tête.
— Si tu me parles encore de Kobi, je te fous dans les catacombes avec
Hugo.
— KIABI ! râlé-je.
(Air traumatisé de la vendeuse.)
— On s’en bat les couilles de comment ça s’appelle. C’est des putains
de pièces uniques ici.
Il se tourne enfin vers l’employée, dont le sourire avenant réapparaît à
la seconde.
— Nan, trop clair.
Elle fonce chercher des munitions, pendant que j’essaie un bonnet
bizarre.
— C’est un tour de cou, Baka, finit-il par me préciser après avoir
longuement ricané.
Je le repose en voyant la vendeuse me fixer étrangement. Také désigne
le cintre du doigt.
— Ouais, c’est celui que je veux.
Elle s’incline légèrement, puis se rend au comptoir.
Je manque de m’étouffer au moment où le prix s’affiche en caisse, je
fais néanmoins bonne figure jusqu’à ce qu’on sorte.
— 445 euros le pantalon ???
Také range sa carte de crédit dans sa poche, puis il me prend la main
pour continuer à avancer.
— À ce prix-là, chez Jules, t’aurais eu au moins 8 jeans ! ajouté-je.
— T’es sérieuse, putain de merde ?! Je porte pas n’importe quoi.
Je lève les yeux au ciel. Il a dû avoir une bonne rentrée d’argent avec
cette signature de contrat pour dépenser autant ces derniers temps.
Une boule se forme dans ma gorge quand je pense qu’il va bientôt
déménager. J’observe nos mains jointes, déjà nostalgique.
De retour à l’hôtel, je me laisse tenter par la proximité de Také, allongé
sur le lit. C’est merveilleux de pouvoir se coller à la personne qu’on aime
sans qu’elle manifeste ce besoin d’espace. Il caresse machinalement mes
cheveux, comme il le fait toujours.
— Je peux te demander un truc ? m'enquiers-je en me redressant. Tu
pourrais chanter une de mes chansons préférées, en japonais ?
Je vois à son regard que la requête le trouble. Même s’il se cache
rapidement derrière le masque de la suffisance, j’ai compris que cela lui
faisait plaisir. Il saisit sa guitare.
— Vas-y, fais-moi écouter.
Je ne me le fais pas dire deux fois. Je lance « yukei no kioku » de Ling
Tosite Sigure sur mon téléphone. Mon sourire réjoui le déride légèrement.
Je vois qu’il cherche les partitions sur le net.
— Sérieux, qu’est-ce que t’as avec les Japonais ? s’écrie-t-il, au bout
d’un moment.
— Je kiffe leur culture, je les trouve incroyables.
— Même après avoir rencontré ma famille ?
— Tout à fait.
— La plupart des Jap’ sont restés bloqués dans une autre époque, ils
passent leur temps à fantasmer leur vie plutôt que la vivre, c’est
pathétique.
Je comprends ce qui le gêne, mais je n’en démords pas.
Quand il est prêt, et qu’il a accordé sa guitare, il commence à chanter
tout en grattant sur son instrument.
Assise en tailleur près de lui, j’écoute les paroles que j’ai si souvent
entendues prendre une dimension différente à travers la voix suave de
Také. Il me fait ressentir de plein fouet le désespoir véhiculé par le son.
J’ai l’impression qu’il me déclame réellement cet amour impossible. Je
suis fascinée. Amoureuse. Je retiens mes larmes tant l’émotion m’étreint,
tant son timbre me bouleverse dans ce que j’ai de plus profond. Je l’aime
presque trop. C’est douloureux, c’est effrayant.
Quand la chanson se termine, Také pivote vers moi, le visage
inexpressif. Jusqu’à ce qu’il remarque les larmes que j’essaie tant bien que
mal d’essuyer.
— Pourquoi tu pleures ? demande-t-il, un peu perdu.
— Parce que…
Parce que je t’aime.
Parce que tu t’en vas.
Parce que tu es l’homme de ma vie et que c’est peut-être un amour à
sens unique.
— … c’était magnifique. Ta voix a sublimé cette chanson.
Il ne me sourit pas, il me regarde avec une gravité qui ne correspond
pas à ce qu’on vient de se dire lui et moi. Toutes ces choses que nous ne
nous avouons pas sont en train de nous bouffer.
Il passe son bras autour de moi et ramène ma tête contre son épaule
pour que je m’y blottisse. Sans un mot. Nous demeurerons ainsi pendant
de longues minutes, à nous demander ce qu’il faut dire ou ne pas dire.
Jusqu’à la sonnerie du téléphone de Také.
Il répond aussitôt, sans me lâcher :
— Salut Aniki. Ton cinglé de mec t’a pas perdu dans sa connerie de
catacombes, alors ?
J’entends la voix de Jared, mais je suis incapable de savoir ce qu’il
explique.
— Ouais, compris. On se prépare, dit-il avant de raccrocher.
Je me redresse.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— On annonce une tempête de neige pour la nuit, faut qu’on parte plus
tôt que prévu pour l’éviter. Ils viennent nous chercher d’ici un quart
d’heure.

***

Il aura bien fallu attendre une demi-heure dans le hall de l’hôtel avant
que les voitures de Jared et Hugo arrivent. OK, il neige de plus en plus,
mais, connaissant Hugo, je le soupçonne surtout d’avoir traîné. J’ai passé
le quart d’heure précédent à écouter jaspiner Také, qui ne supporte pas
d’attendre.
Le portier a fait une drôle de tête en voyant se garer la vieille voiture
d’Hugo. Surtout qu’elle semble entourée d’un nuage de pollution à elle
seule. Také a refusé que les employés embarquent nos valises, sous
prétexte qu’ils les abîmeraient, il me surprend néanmoins en
m’annonçant :
— Reste ici. Tiens. (Il penche vers moi son étui à guitare, que je
m’occupe de garder à sa place.)
Et le voilà qui porte mon sac et les siens jusqu’aux voitures.
Le genre d’attention qui fait de Také un être vraiment étonnant.
Je l’observe ranger nos affaires dans le coffre de Jared, discuter avec
lui quelques secondes, puis revenir jusqu’au hall. Son manteau est
recouvert de flocons de neige. Il récupère la guitare, qu’il passe en
bandoulière, puis amorce un geste auquel je ne m’attendais pas du tout : il
me tend la main.
J’ai un temps d’arrêt. Je louche longuement sur cette main, en me
posant mille questions : si on arrive main dans la main, tous nos
colocataires seront au courant que nous sommes ensemble ! Veut-il qu’ils
le sachent ? Souhaite-t-il qu’on forme un vrai couple ?
— Bon, tu fais quoi, bordel ?!
Je saisis cette main avec un sourire que je peine à dissimuler. S’il ne me
cache pas, c’est peut-être qu’il m’aime un peu lui aussi ?
Je suis la seule à dire au revoir aux portiers bien entendu. Nous
rejoignons rapidement les véhicules. Je remarque la tête choquée de
Kamran en voyant nos mains jointes. J’ai cru qu’il allait faire un arrêt
cardiaque à travers cette vitre, contre laquelle il est étrangement collé
d’ailleurs. Effrayant… Je suis ravie de monter dans la voiture de Jared et
non avec lui.
— Je suis trop déçue que tu ne viennes pas avec moi, Aly Age ! crie
Hugo, en se penchant à sa vitre ouverte. Qui va dérégler le GPS ???
Je m’esclaffe pendant que Také installe précautionneusement sa guitare
dans le coffre. Je m’assois sur la banquette arrière, puis embrasse Jared
sur la joue en souriant.
— Prêt pour le grand retour sous la neige ? lui demandé-je.
— On va espérer passer avant la tempête, me dit-il en croisant les
doigts.
— Si ton mec s’était un peu pressé, on aurait eu plus de chance,
marmonne Také, en me rejoignant à l’arrière.
Je note qu’il ne s’est pas installé près de Jared.
Clin d’œil de notre conducteur à son pote dans le rétroviseur. Il
enclenche la première et s’apprête à rouler quand je m’écrie brusquement :
— Attends, j’ai oublié mon téléphone dans la valise !
Gros soupir de la part des deux hommes. Je me hâte d’ouvrir le coffre
pour chercher mon portable. Je galère avec la guitare de Také sur le
dessus.
— Fais gaffe à ma Gibson, bordel ! râle-t-il sans même voir ce que je
fais.
— C’est bon, je l’ai à peine touchée, marmonné-je après l’avoir
littéralement cognée contre le bord. J’aurais besoin d’une lampe, les gars.
J'aperçois Také se pencher au-dessus de la plage arrière pour me tendre
son téléphone, en mode torche.
— Merci !
— Le fais pas tomber, Baka. Il vaut plus cher que toi.
Merci beaucoup Také.
Oh la la quelle galère pour dénicher une si petite chose dans un si grand
sac, pas très bien rangé de surcroît.
— Tu n’es pas décédée dans ce coffre, rassure-moi, demande Jared.
— J’arrive, j’y suis presque !
Aussitôt après avoir bluffé, je mets la main sur ce fichu téléphone !
Yes ! Je replace vaguement tout ce que j’ai dérangé, en accordant une
attention particulière à la guitare de Také.
J’allais refermer le coffre quand le portable vibre entre mes doigts. Je
regarde par réflexe ce qui s’affiche, sans en comprendre le sens… avant de
réaliser qu’il ne s’agit pas de mon téléphone, mais de celui de Také.
Je me remets à lire ce message, en panique.
Je tremble. Ça ne peut pas être ce que je crois… C’est impossible. Il y a
forcément une explication.
J’appuie pour afficher le message en totalité, la peur au ventre.
Mais plus je lis, et moins le doute n’est permis.
Plus je lis, plus mon cœur se fige d’horreur.
Il n’a pas pu me faire ça… Il n’a pas pu… Dites-moi qu’il n’a pas pu…
— Aly ? m’interpelle Jared.
Je sursaute, comme si je m’éveillais d’un cauchemar. Je me rends
compte que je tremble de tout mon corps et que je pleure. Merde, je
pleure. Je lâche le téléphone de Také sur la plage arrière, j’essuie les
larmes d’un revers de main, puis je referme le coffre d’un coup sec.
Sans un regard, je me retourne pour rejoindre la voiture d’Hugo, qui
patiente derrière. J’ouvre la portière arrière, là où se trouve Kamran et lui
lance, sur un ton mauvais qui ne me ressemble pas du tout :
— On échange. Tu montes avec Jared.
Hugo, au volant, comprend qu’il se passe quelque chose, mais il
n’ouvre pas la bouche.
— Pourquoi ? demande Kamran.
— Fais pas chier et vas-y ! crié-je presque, en me surprenant moi-
même.
Il n’insiste pas. Il me laisse la place et rejoint l’autre véhicule.
Je referme la portière, ignore le regard inquiet de Charlie, et ordonne à
Hugo :
— Démarre, ils nous rattraperont.
Il a un moment de réflexion, mais il actionne finalement son clignotant
et dépasse la voiture de Jared pour prendre la route. Évidemment, mon
demi-frère nous suit de près. Il ne doit pas comprendre ce qui se passe.
Také non plus.

L’habitacle reste silencieux pendant de longues minutes. Jusqu’à ce que


nous nous arrêtions à un feu, à l’entrée du périphérique.
— Est-ce que tout va bien ? s’inquiète Hugo.
Je ne réponds pas.
Non, rien ne va. On m’a fait croire à un rêve qui n’a jamais existé. La
descente est cruelle, vraiment cruelle.
Je ne sais pas quel sentiment prédomine à ce stade : la colère, la peine
ou l’ébranlement. Tout ce que je comprends, c’est que Také m’a menti
pendant tout ce temps où je croyais à un conte de fées. C’est un menteur,
un manipulateur, un briseur de rêves. Et mon cœur semble n’avoir rien
pigé du tout, parce qu’il continue à l’aimer et je me déteste pour ça, et je
le déteste, lui.
Pourquoi tu m’as fait ça, Také… ?
Pourquoi tu as joué avec moi de cette manière ?
Je t’aime moi, j’avais confiance en toi, je t’aurais tout donné si tu
m’avais laissée faire…
Mon téléphone ne cesse de vibrer sous les messages de Také. Je ne les
lis même pas. Je suis sonnée. J’ai encore du mal à réaliser.
La sonnerie du portable d’Hugo met un terme à ce lourd silence entre
nous. Il cale son Smartphone entre son épaule et son oreille.
— Ouais, mon chéri ?
Jared doit poser tout un tas de questions à propos de ma soudaine envie
de changer de voiture. Také a peut-être enfin compris que je l’avais percé à
jour. Ou bien m’estime-t-il tellement débile qu’il s'imagine à l’abri ?
J’avoue que je l’ai sous-estimé moi aussi : il est bien plus monstrueux que
je le croyais.
— Écoute, j’en sais rien du tout, explique Hugo, mal à l’aise. Elle n’a
rien dit et apparemment, tout va bien, pas la peine d’en faire toute une
histoire.
Je sens qu’Hugo cherche à me protéger et je lui en suis reconnaissante.
Il croise mon regard dans le rétroviseur et m’adresse un clin d’œil.
— Jared, reprend-il, demande à Také d’arrêter de gueuler derrière toi, je
comprends à peine ce que tu dis ! Bon, on fait une pause tout à l’heure, tu
pourras en discuter avec elle directement, OK ?
Quand il a raccroché, Hugo m’explique brièvement :
— Ton frérot d’amour s’inquiète.
Je m’en veux un peu de lui causer du souci alors qu’il n’y est pour rien
dans l’histoire. Mais sincèrement, là, je n’ai aucune envie de partager ma
déception avec quiconque. C’est déjà bien assez humiliant pour une seule
personne.
Hugo tente de mettre l’autoradio en route, histoire d’égayer le trajet,
mais pas de chance : il s’est bloqué sur une chanson qui passe en boucle, et
bien sûr c’est un air bien déprimant. Me voilà condamnée à ressasser, avec
en fond sonore Mad world de Michael Andrews.
La neige tombe de plus en plus. Un épais et gracieux manteau blanc
s’est formé sur toutes les bordures de l’autoroute. À mesure que les
kilomètres défilent, nous avançons de moins en moins vite en raison du
temps inhabituel. 80 km/h au lieu de 130. Quelque part, c’est une aubaine
pour la vieille titine d’Hugo qui semble aussi épuisée que moi.
Je ne sais pas pourquoi, j’ai tout à coup besoin de lire les messages de
Také. Une bonne trentaine en tout. Je ris jaune. La vache, il se donne du
mal pour être un bâtard de première ! Ils disent tous à peu près la même
chose : « pourquoi tu es partie ? Pourquoi tu ne réponds pas ? Qu’est-ce
qui se passe ? » Bien sûr, il faut les imaginer en langage plus fleuri.
Je me mords la lèvre pour ne pas éclater en sanglots devant Charlie et
Hugo. Je suis assez ridicule comme ça avec mon amourette à deux balles.
Je rédige plusieurs messages à l’attention de mes amies, avant de les
effacer à chaque fois. Même à elles, je ne parviens pas à parler. J’ai
l’impression que tant que je n’aurais pas libéré tous les sanglots qui
barrent ma trachée, je ne pourrais pas libérer les mots.
Il fait nuit maintenant. Les lumières de l’autoroute sont atténuées par
cette averse continue de neige. Je me sens presque mieux dans le noir, bien
au chaud sur cette banquette. Je replie mes jambes contre moi, les pieds
sur le siège et je scrute le magnifique paysage blanc. Je peux pleurer
silencieusement, personne ne me verra.
Est-ce que je vais souffrir comme ça longtemps ? Parce que j’ai
l’impression d’être en miettes. Je n’ai plus rien de positif auquel me
raccrocher. Les souvenirs heureux sont des gifles que je ne parviens pas à
éviter, je les subis de plein fouet. Et puis je me maudis, je me hais d’avoir
fantasmé notre relation.
Parfois, je me dis que je me suis fait des films pendant tout ce temps,
que je n’ai pas réellement vu ce qui se passait. Je voulais tellement qu’il
m’aime que si ça se trouve, j’ai inventé.
Ce serait beaucoup mieux si j’avais inventé.
— Jared propose de faire une pause à la prochaine aire de repos ?
Je secoue la tête.
— Non ! On ne s’arrête pas avec eux.
— Mais j’ai besoin de pisser quand même, me fait remarquer Hugo
avec un sourire.
— Eh ben arrête-toi ailleurs.
Ma petite voix secouée par les trémolos n’a dû tromper personne sur
l’état dans lequel je me trouve. Je sens juste la grande main de Charlie se
poser sur la mienne quelques instants. Puis Hugo s’exclame, d’un air
volontairement trop guilleret :
— Bon, d’accord, je vais donc faire pipi dans une bouteille, comme les
vrais routards ! Charlie, file-moi la tienne !
— Mec, tu vas vraiment pisser dans mon coca ?
— Carrément !
La grosse voix d’Hugo, additionnée à son imitation de De Niro dans
Taxi Driver, réussit à me faire tristement sourire. Je sais bien qu’il agit
ainsi pour me changer les idées. Il ne s’arrêtera d’ailleurs pas à l’aire de
repos. (Et ne fera pas non plus pipi dans la bouteille de coca de Charlie !
Enfin, je crois.)
Le trajet me paraît interminable. Nous sommes désormais ralentis
derrière un chasse-neige, comme toute la file de voitures qui nous précède
et celle qui nous suit. On ne voit presque plus rien à cinq mètres. J’ai
éteint mon téléphone et j’ai fermé les yeux en espérant que tout ceci ne
soit qu’un cauchemar.

***

Je suis brusquement réveillée par le bruit des sirènes des pompiers.


Je me redresse, en panique.
Ouf, tout va bien, nous sommes tous les trois en vie. La voiture n’a rien
non plus. Mais et Jared ? Et Také ? Je regarde les camions et les
ambulances, sirènes hurlantes, tenter désespérément de se frayer un
chemin parmi tous les véhicules arrêtés sur une double file infinie. Et je
comprends qu’un accident a eu lieu devant nous, et pas derrière. J’aperçois
la voiture de Jared, à notre suite. Et je suis soulagée, tellement soulagée.
Puis je me rappelle que je ne devrais pas m’inquiéter pour Také.
La boule au ventre, j’essaie de penser à autre chose qu’à ma petite
personne :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Tandis que ses doigts tapotent le volant, Hugo se retourne, l’air surpris
de me voir réveillée.
— Un accident grave apparemment. Ça fait une heure qu’on est au
point mort.
Je frissonne de savoir que des gens ont peut-être perdu la vie non loin
de nous.
— Sur mon téléphone, ajoute Charlie, ils disent qu’il y a 150
kilomètres de bouchons. Et qu’on risque d’être bloqués toute la nuit.
Je soupire. C’est vraiment pas de bol.
Je m’aperçois que j’expire de la vapeur d’eau. Les températures sont
devenues glaciales dans l’habitacle depuis qu’Hugo a coupé le contact.
— On a ce qu’il faut pour tenir toute une nuit ? demandé-je.
— On va se tenir chaud, t’inquiète, me répond Hugo avec un clin d’œil.
Cet homme m’impressionnera toujours par son sang-froid et par sa
patience. Il n’a pas l’air de s’en faire le moins du monde. Charlie non plus
d’ailleurs, il chantonne un tube en langue créole pas du tout accordé à la
situation.
— T’as faim ? J’ai des m&m’s, si tu veux.
— Non merci.
Takeomi Kirishima m’a définitivement coupé l’appétit.
Charlie et Hugo dissertent désormais sur la couleur de m&m’s la plus
savoureuse. L’un dit rouge, l’autre jaune. (Amateurs, c’est le bleu !) Je
regarde avec curiosité des silhouettes déambuler autour des voitures. Je ne
comprends pas tout de suite que ce sont des pompiers, à pieds, qui
viennent s’assurer que tous les automobilistes possèdent le nécessaire à la
survie : des couvertures, de l’eau, de la nourriture. À défaut, ils nous
distribuent ce qu’il manque.
Après leur passage, nous n’avons plus vu personne durant une bonne
heure. L’endroit est devenu trop calme. Même la route de l’autre côté est
bloquée. Toutes les voitures ont coupé les moteurs et sont plongées dans
l’obscurité. On se croirait dans une scène de la fin du monde, quand les
gens essaient tous de fuir avant une invasion extraterrestre ou de zombies.
Je suis véritablement gelée sous cette couverture de survie. J’ai beau
avoir un bonnet, des gants, une écharpe, je ne cesse de trembler. Je
pourrais aller me réchauffer à proximité de Charlie, mais il s’est endormi,
je ne veux pas le réveiller. Et puis ça ne m’a pas réussi de m’approcher de
trop près du corps de mes colocataires. Il vaudrait mieux que j’évite à
l’avenir.
Je ne suis plus dans une phase de tristesse, mais dans une rage
démesurée.
J’ai presque envie de rallumer mon téléphone et de balancer à Také tout
ce que j’ai à lui hurler.
Hugo, qui textote depuis un bon moment, se tourne vers moi, l’air
ennuyé.
— Jared dit qu’il ne va pas pouvoir retenir Také très longtemps dans la
voiture…
Je fulmine. Et en plus il se permet d’être énervé ! Comme si c’était moi
la fautive… Et croyez-moi, on n’est pas dans ce genre de livres où
l’héroïne se trompe lourdement sur le sens d’un message ou sur une scène
sortie de son contexte, non, dites-vous qu’il n’y a rien à défendre chez
Také. Il m’a trahie.
— Tu veux en parler ? tente-t-il.
— Je ne sais pas trop, Hugo… je suis vraiment vraiment en colère
contre lui.
— Je vois ça. Et il a dû bien merder pour te mettre, toi, ma petite Aly-
sounours, dans cet état.
— Ouais, c’est le mot, marmonné-je, la voix tremblante de rage. Il a
bien merdé.
— Attends deux secondes.
Il écrit un message. Je me doute qu’il prévient Jared de ne pas laisser
Také venir me voir.
— Tu ne veux pas me dire ce qu’il a fait ? Je peux garder un secret.
Je sais bien qu’il en est capable, mais je n’ai pas la force de le lui
avouer malgré tout. Ce serait rendre ce que Také m’a fait plus réel encore.
— Tu ne pourrais pas me dire un truc qui me changerait les idées ?
demandé-je en me recroquevillant sous ma couverture.
— Eh bien… pour commencer, j’ai écrit mon prénom dans la neige…
— Avec un bâton ?
— Non.
À son regard, je comprends enfin de quoi il parle et grimace :
— Erk ! Merci pour cette incroyable information, Hugo. Savoir que tu
as tracé ton prénom avec ton urine me réjouit.
Il éclate de rire.
— J'étais certain que ça te plairait ! J’ai essayé de dessiner un cœur,
mais je n’avais plus assez de réserve.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Cet homme est un don du Ciel.
— Et sinon, Jared et moi, on a décidé d’emménager dans notre propre
appart. Il voulait te l’annoncer lui-même, mais étant donné la situation, ce
sera moi.
J’accueille cette nouvelle avec un rictus à la fois heureux et crispé. Je
suis partagée entre la joie de les voir sauter le pas et la tristesse de savoir
que bientôt, ils ne seront plus à mes côtés au quotidien. C’est comme la fin
d’une époque. Les gens grandissent, suivent leur propre voie.
Mon Dieu, je ne veux pas rester en arrière ou faire du sur place.
— C’est génial, dis-je en lui frictionnant l’épaule. Je suis super
contente pour vous deux, tu n’imagines pas.
Et je le suis. Sincèrement. S’il y a un couple qui mérite le bonheur,
c’est bien le leur. Je les envie d’avoir trouvé leur moitié.
Et mince, mes yeux débordent de larmes.
Il recouvre ma main de la sienne en me souriant.
— Tu auras le droit de squatter, me précise-t-il.
Je pouffe de rire, en balayant rapidement ces quelques preuves de
faiblesse de ma manche.
— Manquerait plus que je ne puisse pas ! Tu as squatté chez nous
pendant des années, c’est mon tour.
Sa main se resserre. Son regard me sonde avec tendresse. Comme s’il
savait combien j’ai mal à cet instant. Comme s’il me permettait de
m’accrocher à lui et de déverser ma peine.
Merde, Hugo, ne fais pas ça.
Il lâche ma main pour glisser la sienne contre ma nuque, puis il attire
mon visage contre son épaule. À l’instant où je sens sa joue se plaquer
contre mon crâne, je rends les armes. Je m’écroule. Ça ne me fait pas de
bien du tout, la douleur m’oppresse encore davantage, mais je ne parviens
plus à la contenir. Il faut qu’elle s’évacue d’une manière ou d’une autre.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, à étouffer mes
sanglots contre son épaule. Ça m’a paru une éternité avant d’être capable
de cesser ces fichus reniflements.
Pleurer dans la réalité, ce n’est pas comme dans les films où de
gracieuses larmes font couler magnifiquement le mascara, c’est avoir le
nez qui dégouline, la lèvre tremblante, les yeux rouges comme si j’avais
fumé toute la moquette de la voiture, et cette espèce de hoquet larmoyant
quand on essaie de parler. Il n’y a rien de sexy, c’est même encore plus
triste en soit d’apparaître aussi faible et moche devant une tierce personne.
Le téléphone d’Hugo n’a pas cessé de sonner. Il n’a répondu à aucun
des messages que Jared lui envoyait. Il est resté tout contre moi, sans
prononcer un mot. Ce n’est que lorsque je me décide à le libérer qu’il jette
un coup d’œil à son portable. Je l’embrasse sur la joue en guise de
remerciement silencieux, puis je me repositionne contre la banquette.
Charlie ronfle allègrement. Apparemment, la situation ne l’inquiète pas
plus que ça.
Le pare-brise est maculé d’une épaisse couche de neige. Nous sommes
coupés du reste du monde. Il fait nuit, froid, et il n’y a pas un bruit
alentour. Voilà une scène qui pourrait m’inspirer pour des romans à
venir…
Je vois Hugo s’activer pour écrire un message. Il a l’air un peu paniqué
tout à coup. Je l’observe, les sourcils froncés. Or, au moment où je compte
lui poser la question, la portière du côté de Charlie s’ouvre brusquement.
Le grand Black se réveille en sursaut, manquant de s’écrouler dans la
neige.
— Eh ! crie-t-il, complètement à l’ouest.
— Casse-toi Charlie.
Cette voix, je la reconnaîtrais parmi mille. Et c’est justement celle que
je n’ai aucune envie d’entendre.
— Pourquoi ? demande Charlie, à moitié réveillé.
— Putain dégage de là, vite ! gronde Také, en l’éjectant de force de la
voiture.
Je vois qu’Hugo surveille mes réactions plus qu’il ne prête attention à
Také. La voix de Jared résonne dans le haut-parleur du téléphone d’Hugo :
— J’ai pas pu le retenir, désolé.
Je prends une grande inspiration. Je ne craquerai pas cette fois. Il veut
sa discussion ? Il va l’avoir.
Quand Charlie est définitivement fichu dehors, et qu’il rejoint bon gré
mal gré la voiture de derrière, Také s’installe à sa place. Ses yeux sont
rivés sur moi, comme s’il n’y avait rien d’autre autour de nous. Il semble
fatigué et en proie à une colère difficilement contenue.
Sérieusement ? En colère ?? Putain mais c’est le monde à l’envers !
— Pourquoi tu réponds pas, bordel ?!
Je sens qu’il fait des efforts pour ne pas hurler, son regard me fusille.
Hugo paraît se demander s’il doit rester ou pas, il se fait tout petit.
— Parce que je n’avais aucune envie de te parler. Mais apparemment,
tu ne respectes pas grand-chose.
Hallucinant comme Také semble perdu à ce moment précis. Il a
vraiment l’air de chercher ce qu’il a fait de mal. Il a été touché par un
soudain Alzheimer ou quoi ?! En tout cas, ça ne m’attendrit pas le moins
de monde, au contraire, ça démontre qu’il continue de me prendre pour
une conne.
— Alors ça y est, siffle-t-il, mauvais, t’as réalisé ton fantasme du
Japonais et quand ça devient concret, tu te barres ?!
Je ne vois pas du tout où il veut en venir moi non plus. Il va continuer
longtemps à jouer les victimes ??
— Je sais tout, alors cesse de me faire passer pour la méchante !
— Tu sais quoi ?! Parle putain !
Plus je sens ses nerfs lâcher, plus les miens sont hors de contrôle. Je me
mets à crier plus fort que lui, le corps et le visage tendus à l’extrême :
— Arrête de me hurler dessus déjà, c’est à moi d’être dans cet état !
— Je hurle si je veux, ne me dis pas comment je dois être !
Jamais je n’ai éprouvé cette haine pour qui que ce soit dans ma vie. Je
déteste cette sensation qui noircit tout ce qu’il y a de beau en moi. Je me
mets à brailler comme une hystérique :
— Tu m’as trahie ! Tu m’as trahie, merde !
Je ne me reconnais pas du tout. Qui est cette personne qui hurle,
tremblante de rage, le regard assassin ?
— J’ai vu ton téléphone, j’ai tout vu ! ajouté-je, les yeux exorbités par
la fureur, en le pointant du doigt.
Il lorgne son portable, puis moi. Il n’a toujours pas l’air de comprendre.
Mais mec, j’ai rien inventé.
— Je pige rien à ce que tu racontes, t’as pété un câble ou quoi ?!
Je secoue la tête, plus déçue qu’énervée tout à coup. Il est en train de
me rendre folle. En plus de piétiner mon cœur, il se permet de jouer les
ignorants. Il n’a décidément pas la moindre considération pour moi. Il
voulait sûrement s’amuser encore un peu avec moi avant son départ, mais
voilà, ses petits plans ont été contrecarrés. Et ça ennuie la star du rock.
— T’es vraiment le salopard que tu parais être… marmonné-je, fixée
sur mes poings crispés.
— Putain mais regarde-moi au moins !
Il agrippe mon poignet qu’il serre beaucoup trop fort en cherchant à
ancrer ses yeux aux miens.
— Fous-moi la paix, barre-toi à Paris, je ne veux plus jamais te voir de
toute façon !
— C’est à cause de cette meuf qui me colle ?! Si t’avais lu les
messages, tu saurais que je l’ai renvoyée chier à chaque fois !
— Lâche. Moi. Tout de suite.
Dès qu’il relâche son emprise, je m’écarte vivement. Un peu trop,
l’arrière de mon crâne percute la vitre.
— T’es qu’un sale traître, tu ne mérites même pas que je gaspille ma
salive pour te l’expliquer. Cherche la plus grosse connerie que t’aurais pu
faire avec moi, et tu sauras que t’es sur la bonne piste.
Také semble réfléchir à toute vitesse. Vas-y, cogite, connard ! Mais je
ne lui laisse pas l’occasion d’aller au bout de ses réflexions, j’ai trop de
rancœurs, trop de choses à déballer. Je veux lui faire mal comme il m’a
fait mal :
— De toute façon, tu ne me méritais pas. Personne ne devrait mériter
quelqu’un d’aussi pourri que toi.
Lui qui semblait si pensif jusque-là bondit :
— Arrête ça Aly, merde !
On le croirait prêt à mordre. J'ignore qui de lui ou moi est le plus
profondément blessé à cet instant. Tant mieux. S’il possède encore une
once de cœur, qu’il souffre. Qu’il se sente minable.
— Je ne sais même pas ce que je t’ai trouvé, franchement. Il n’y a rien
à aimer chez toi.
— Ta gueule, gronde Také, le regard sombre. Ferme ta putain de gueule.
— Ton père a raison d’avoir honte de toi.
— Je t’ai dit de la boucler, merde !! hurle-t-il d’un coup en cognant
dans la vitre.
Je n’ai jamais proféré de méchancetés gratuites de toute ma vie. Ce
soir, je suis quelqu’un d’autre, une boule de nerfs écorchée qui, pour rester
debout, a besoin de saigner son agresseur. J’ai l’impression que si je
m’arrête, je m’écroule.
— Tu devrais me frapper, c’est la seule chose qui manque à la liste de
tes nombreux défauts.
— Ne me pousse pas à bout, Aly…
— C’est une menace ? Tu crois que t’es en position de force en plus ?!
Oh que non, reste à ta place de connard.
Je vois Hugo hésiter à réagir. C’est Také qu’il surveille comme du lait
sur le feu maintenant.
— Alors c’est comme ça ? rugit Také, presque pour lui-même.
Je sais que je ne devrais pas le provoquer, mais c’est plus fort que moi.
Ça n’adoucit pas mon chagrin, ça m’en donne juste l’impression.
— Ouais, c’est comme ça, alors ferme-la et barre-toi d’ici, Sexy Girl.
Aaaah ça y est, je vois qu’il commence à percuter. Il se mord la lèvre,
cherche ses mots.
Pourtant t’avais pas de mal à les trouver quand tu dézinguais mon livre
devant tous tes abonnés…
Faut être sacrément pervers pour écrire une telle vacherie et coucher
ensuite avec l’auteure en lui faisant croire monts et merveilles. Rien que
d’y repenser, j’en ai les larmes aux yeux, et il est hors de question qu’il
assiste à ça.
J’ouvre brusquement ma portière et fuis.
— Qu’est-ce que tu fais ?! réagissent en chœur Hugo et Také.
Je marche entre les voitures, sans me retourner. J’aimerais avancer plus
vite, mais la route est recouverte d’une vingtaine de centimètres de neige.
J’en profite pour essuyer les maudites larmes qui trahissent mon état.
— Sois pas débile, crie Také, tu vas crever de froid !
Je ne l’écoute pas. Je ne veux même pas le regarder en face.
Quand j’ai lu cette notification de commentaire sur son blog, je n’ai pas
tout de suite compris. Pourtant, c’était un message concernant une
chronique littéraire, quelqu’un qui le félicitait ou plutôt qui LA félicitait et
qui semblait d’accord avec son avis sur un livre que je ne connais pas.
Lorsque j’ai fait apparaître le blog en question, c’était bien celui de Sexy
Girl, dont il est l’administrateur. J’ai vu les brouillons de ses futures
chroniques. Et j’ai réalisé : Také est Sexy Girl. Ce n’est même pas si
étonnant quand on y réfléchit : il est cultivé, il sait très bien écrire, il a un
bac littéraire… Sous couvert de ce pseudo féminin, il est devenu un
chroniqueur apprécié, demandé par les grandes maisons d’édition. Et moi,
au lieu de m’aider, il m’a enterrée. Pour ensuite m’utiliser en tant qu’objet
sexuel.
Quelle personne fait ça ? Quel type de monstre est capable d’aller si
loin ?
J’entends quelqu’un derrière moi, je sais très bien qu’il me suit.
— Rentre dans la voiture, il fait -10 ! me crie Také.
Les gens qui ne dorment pas dans les véhicules me regardent passer
avec étonnement. Ça leur fait du spectacle. Je serre mon manteau contre
moi, je suis gelée, mes boots enneigées laissent entrer l’humidité, je
tremble comme une feuille. Néanmoins je ne m’arrête pas. Hors de
question.
— Va te faire foutre, Sexy Girl !
J’aurais sincèrement préféré que tu me trompes, Také. Ça aurait
presque fait moins mal.
Il est juste derrière moi maintenant. Il m’attrape le poignet pour
m’obliger à faire volte-face. Il tremble, comme moi, mais il n’est pas prêt
à me lâcher.
— Viens avec moi, arrête tes conneries !
— Dis-le. Dis que tu es Sexy Girl. Je veux te l’entendre dire !
— C’est mon pseudo pour mon blog, ouais, t’es contente ?!
J’ai l’impression de m’être pris un uppercut. Je n’avais aucun doute,
mais tant qu’on ne l’entend pas de l’autre, il reste toujours un espoir cruel,
tapi quelque part en nous.
La colère qui me faisait tenir jusque-là s’est tarie. Je secoue la tête, les
bras ballants, anéantie.
— Je te déteste, murmuré-je d’une voix fluette. Je te déteste. Je te
déteste.
Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Il ne répond rien, il ne baisse pas non plus les yeux. Il ne s’excuse pas.
Un monstre, jusqu’au bout. Il semble hésiter à me toucher, on dirait
presque qu’il a envie de frictionner mes bras.
— Tu me détesteras au chaud dans la voiture, grouille-toi de rentrer !
— Rentre tout seul, je ne veux plus jamais que tu m’approches. Je
t’interdis de me parler, et même de me regarder. Maintenant que t’as eu ce
que tu voulais, tire-toi.
— On va discuter d’abord.
— Oh que non. T’as pas entendu ce que je t’ai dit ou quoi ?! Je ne veux
plus jamais voir ta tronche. Et je suis bien contente que t’aies été qu’un
plan cul… Mon « fantasme japonais », comme tu dis. On a eu tous les
deux ce qu’on voulait, alors pas la peine de faire semblant d’en avoir
quelque chose à foutre. Adieu Také, éclate-toi bien avec ton groupe.
Je me libère de son bras et continue mon chemin. Il ne me suit pas cette
fois. Et je me déteste de penser que j’aurais voulu qu’il le fasse.
Je sens les larmes couler, elles sont tellement plus douloureuses que le
froid… Ça devrait me soulager de lui avoir fait croire qu’il n’était pas
important pour moi, mais c’est l’inverse. Il m’a brisé le cœur et il ne le
saura jamais.
Il a fait demi-tour. Voilà, histoire conclue. Pourquoi s’embêterait-il à
chercher d’autres explications ? Maintenant il va pouvoir passer à autre
chose.
J'ai parlé trop vite. Le revoilà derrière moi, il discute à quelqu’un au
téléphone.
— Viens la chercher putain Aniki, elle n'écoute rien !
Sage décision, Takeomi.
Je vais finir par crever de froid, mais au moins je serais morte
dignement. Ouais, je sais, c’est stupide de dire ça, on ne meurt pas pour un
connard.
Také m’a rattrapée. Il m’agrippe sans la moindre douceur.
— Maintenant tu rentres.
— Lâche-moi !
— Non ! T’as quel âge, bordel ?!
— Lâche-moi !!
Je me débats, plus hystérique qu’autre chose. Je me mets à boxer son
torse de coups de poing qui me font plus mal qu’à lui. Je suis hors de
contrôle. Et lui me laisse faire pour une raison que j’ignore. Dans ma
crise, j’entends Hugo s’interposer entre nous :
— C’est bon Také, fous-lui la paix.
Také marmonne quelque chose en japonais, il parait bouffé par la
frustration et la colère. Lui qui ne me tenait pas jusque-là, referme ses
mains sur mes bras, comme s’il ne voulait pas qu’on nous sépare. Hugo
finit par le repousser, ses deux mains plaquées sur ses pectoraux. Sous le
puissant impact, Také recule de plusieurs pas.
Hugo place une couverture de survie autour de moi, il me réconforte en
me disant que tout va bien. Je suis en train de réaliser que je me donne en
spectacle et je n’aime pas ça du tout. Je n’entends rien de ce qu’Hugo me
murmure, Také et moi nous défions du regard. Je ne veux pas perdre à ce
jeu. J’ai déjà tout perdu.
— Pourquoi t’es encore là ? Tire-toi ! Si j’ai besoin d’être consolée,
j’ai ce qu’il faut, et à eux au moins, je peux leur faire confiance.
— Tu vas aller retrouver ton putain de bad boy de merde ?!
Je ne vois pas bien ce qu’Hunter fait dans cette histoire, mais si c’est
une question de fierté pour savoir qui des deux a la plus grosse, je peux
aussi appuyer sur ce qui fait mal, même si je n’en pense pas un mot :
— Comment t’as deviné ?
Také me fusille du regard. On croirait presque qu’il est jaloux, c’est
trop « mignon ».
— C’est ce que tu veux ? Être sa pute ?!
Les mots me blessent alors je m’en protège par d’autres :
— Je préfère être sa pute toute ma vie plutôt que d’avoir à te supporter
deux minutes. Et tu sais quoi, Také ? Hunter c’est un mec bien, tout ce que
tu ne seras jamais. Tu ne lui arrives pas à la cheville.
Je vois les poings de Také se serrer en même temps que son visage se
renferme dans une expression impénétrable. Il amorce un pas vers moi,
avant d’être repoussé par Hugo.
— Il vaudrait mieux que tu retournes là-bas, Také, lui conseille
gentiment Hugo.
— Mêle-toi de tes affaires.
Hugo fait à nouveau barrage entre nous, plus fermement. Také le
bouscule une première fois. Hugo est un roc, il ne bouge pas d’un
centimètre. En revanche, quand c’est lui qui l’écarte de son chemin d’une
simple poussette, sans la moindre intention de lui faire du mal, Také
recule.
— Ne me touche plus jamais, usero yo[134] !
Také est comme fou. J’ai déjà vu cette flamme dans les yeux de mon
ex-amant, je sais qu’il ne s’arrêtera pas. Je crois qu’il ne peut pas. Son
poing gauche percute brusquement Hugo.
Je suis paralysée, scandalisée par son geste d’une violence inouïe.
Le boxeur qu’est Hugo a encaissé le choc sans bouger. Il masse
simplement sa mâchoire.
Loin d’avoir la réaction placide de mon ami, j’ancre mon regard dans
celui de Také et lui crache ma haine comme jamais :
— Je te déteste !! Je ne veux plus jamais te voir !
Il semble sonné. J’ignore si c’est dû à son geste ou à ce que je viens de
dire. Puisqu’il me considère comme un jouet, je parierais pour la première
option.
Je ne sais pas pourquoi il avance vers moi tout à coup. Je préfère
reculer. Je vois Jared apparaître enfin et le retenir par le bras.
— Laisse tomber, Také. Viens avec moi.
Také tente de se défaire de son emprise. Il me fixe comme on fixe un
nuisible. On le croirait possédé.
— Arrête ça, le prie Jared.
— Mais putain lâche-moi Aniki !
Comme moi tout à l’heure, Také est hors de contrôle. Je l’observe, à
demi cachée derrière la haute stature de Hugo. Il s’agite, se débat, puis
finit par envoyer un coup de coude bien traître dans l’estomac de Jared,
qui le lâche aussitôt pour se plier en deux, les bras autour de son abdomen.
Je n’ai pas le temps de m’inquiéter pour mon demi-frère qu’Hugo a bondi
sur Také. Il lui inflige un crochet du droit, puis un deuxième, puis un
troisième. Také s’écroule dans la neige. Les gouttes de sang maculant tout
ce blanc me font paniquer. Hugo se penche pour saisir les pans du manteau
de Také d’une main, il lève le poing de son autre bras libre… Také est déjà
assommé, je ne veux pas qu’il lui fasse du mal. Je me déteste de le penser,
mais je ne veux pas.
— Hugo, stop.
La douce mais sévère voix de Jared met fin avant moi à la folie furieuse
de son petit-ami.
— Lâche-le, tout va bien, ajoute-t-il en tentant de récupérer le souffle
que Také lui a précédemment coupé.
Je n’avais jamais vu cette lueur sombre dans les iris d’Hugo. Jamais je
ne l’avais connu aussi violent non plus. Il s’est transformé quand on a
touché à Jared.
Il délaisse sa prise d’un coup sec, sans toutefois la lâcher du regard.
Jared caresse le bas de son dos en lui parlant calmement, comme si ce
n’était pas la première fois :
— Occupe-toi d’Aly, je reste avec Také.
Hugo se tourne vers son compagnon et tous deux semblent discuter par
regards interposés, avant que Jared n’embrasse le front de son protecteur
et qu’il reporte son attention sur Také.
Malgré sa main tendue, ce dernier ne la saisit pas, il se relève seul. Il
saigne du nez comme de la lèvre, mais ce n’est pas ça qui me frappe : c’est
son regard pour moi. Il y a à l’intérieur tout un bastion de sentiments que
je n’arrive pas à saisir. Du regret ? De la colère ? De la tristesse ? De
l’indifférence ? C’est confus. Je ne devrais même pas essayer de le
comprendre. Pas après ce couteau qu’il m’a planté dans le dos.
Et pourtant, je frémis à l’idée que ce soit sûrement le dernier regard
qu’il me jette.
— Retourne à la voiture, Také, ordonne Jared, d’une voix glaciale.
— Va te faire foutre.
— Monte. Dans. Cette. Putain. De. Voiture. Také !
Il est très rare d’entendre Jared hausser le ton. Je crois que Také réalise
qu’il ne plaisante pas cette fois, il allume une cigarette et obéit. On dirait
que la rage l’a finalement quitté.
Pendant qu’il marche seul en direction du véhicule, Jared pivote vers
Hugo et moi :
— Ça va ?
— Oui, tout va bien, répond Hugo, qui a retrouvé son ton dynamique et
enjoué.
— C’est pas à toi que je posais la question, toi t’es une force de la
nature.
J’observe avec tendresse cet échange de sourires amusés entre eux. Puis
Jared reprend :
— Ça ira, Aly ?
— Oui oui, ne t’inquiète pas.
— Bon. (Il soupire.) Ce n’est pas le cas de Také donc tous les deux vous
resterez éloignés de lui sinon ça risque de dégénérer, je le connais. Je vais
m’en occuper.
J’acquiesce sans joie. Je me remémore le visage froid et mauvais que
Také semble m’avoir laissé comme dernier souvenir de lui. C’est injuste.
C’est moi qui aurais dû le gratifier d’une telle expression. Lui, il s’en sort
bien, il a eu ce qu’il voulait, il s’est bien amusé… Si ça se trouve, je ne
suis qu’un pauvre pari entre amis.
Mais moi, j’en fais quoi de mes sentiments ? Je fais quoi maintenant
que mon cœur le réclame, lui et personne d’autre ? Je retourne vers
Hunter ? Je me remets à fantasmer sur mon demi-frère ? Si seulement
c’était aussi simple d’oblitérer tout ce que j’ai ressenti. J’ai l’impression
de tomber en morceaux et je ne sais plus comment me réparer. J’ai oublié
le mode d’emploi. Non. Také a ce foutu mode d’emploi ! Je ne peux que
m’en blâmer, c’est moi qui le lui ai donné.
Hugo et moi marchons côte à côte, dans le sens inverse. Il finit par me
poser la question qui semble le démanger :
— Est-ce qu’il t’a fait du mal ?
Je lui souris avec affection, une main sur son bras.
— C’est déjà réglé, Hugo. Mais merci.
— S’il t’a fait quoi que ce soit, dis-le-moi et je le massacre. Aniki ou
pas.
Je suis d’autant plus touchée qu’Hugo est sérieux. Et c’est bon d’avoir
quelqu’un comme lui de son côté.
Quand nous regagnons la voiture, Jared et Také sont déjà à l’intérieur
de la leur. Je me recroqueville sur le siège passager, sous ma couverture,
pendant qu’Hugo m’ôte mes boots trempées. Puis, soufflant sur ses mains,
il se tourne vers Charlie, qui est revenu sur la banquette et qui ronfle
encore.
— Voilà Charlie, nous sommes revenus sains et saufs, c’était vraiment
pas la peine de t’inquiéter ! plaisante Hugo.
Je considère comme un espoir le sourire bravant le torrent de larmes
sur mes joues.
Je finirais par oublier Také. Après tout, chaque seconde, des gens dans
le Monde ont le cœur brisé. On n’en meurt pas.
Même Larusso[135] l’a chanté, tiens.
Tu t’étais crue dans un roman, ma vieille ? Sauf que dans la vraie vie,
les connards ne changent pas pour les beaux yeux d’une blonde à
chaussettes. Les connards ne deviennent pas mielleux et amoureux parce
que toi tu l’es. Tu as commis la même erreur avec Hunter.
Tu as voulu jouer dans une catégorie qui n’était pas la tienne…
En effet.
Et j’ai perdu.
Chapitre 21
Épilogue

« Qu ’il c h o isisse l’ima g in a ire o u q u e l’ima g in a ire le c h o isisse , c ’e st to u jo u rs


c o n tre le ré e l q u e l’é c riv a in tra v a ille e t d e fa ç o n à l’o u b lie r. »

Yv e s Be rg e r

Je déteste être ici.


Même après six mois d’allers-retours hebdomadaires, cet endroit me
donne la chair de poule.
Et ce type qui n’arrête pas de me mater ! J’ai pourtant fait mon possible
pour paraître soft : les chaussettes sont noires.
Je fais abstraction de l’odeur douteuse qui plane dans cette immense
salle d’attente et j’inspire une grande bouffée d’air.
— Mayer, braille une voix à travers un haut-parleur.
Je me lève aussitôt jusqu’à la vitre en béton armé, derrière laquelle un
bonhomme revêche me glisse un badge visiteur à mon nom, avant de
m’indiquer la direction à suivre. Je trouve ça limite vexant qu’il me répète
la même chose chaque fois que je viens.
Je me dirige vers la grille en tendant la main derrière moi.
— Viens là ma puce.
Je n’aime pas tellement que ma fille de trois ans joue avec les affaires
crasseuses laissées en libre-service ici. Je lui retire des mains un vieux
Lego à moitié calciné et nous dirige toutes les deux vers le couloir en lui
réexpliquant pour la quarante-troisième fois de la matinée qu’il ne faut pas
frotter des jouets rouillés ou noircis d’humidité contre son visage.
Réponse de l’intéressée, passionnée par l’employée qui nous accompagne :
— Maman, la dame elle a un bébé dans le ventre, comme toi ?
Je manque m’étouffer et tente de couvrir sa voix avec ma quinte de
toux. La femme me jette un regard mauvais, puis elle nous ouvre la porte.
Lou court sauter dans les bras de son père. Lui la soulève et l’embrasse
avec tendresse. Son visage si fermé s’illumine comme jamais lorsque sa
fille est présente. Je salue poliment deux gardiens, postés à la porte, puis
je dépose un baiser sur la joue d’Hunter, avant de prendre place face à lui,
à la table.
— Tu as l’air fatigué, lui dis-je, inquiète.
— Ça va.
Hunter répond à peu près toujours la même chose chaque fois que je
viens. Je soupire.
J’aime regarder Lou se blottir dans ses bras, lui raconter combien
Matéo, qui est dans sa classe, est méchant, et qu’elle a eu une figurine
Petit Poney dans son Happy Meal. J’aime moins quand elle lui demande,
inlassablement, quand il sortira d’ici.
— Pas tout de suite, répond Hunter. Mais bientôt.
Nous savons tous les deux qu’il ne quittera pas la prison avant un
paquet de temps après ce qu’il a fait et qu’il semble à peine regretter.
Je profite d’une pause dans les bavardages de Lou pour désigner un
hématome sur son visage :
— C’est une nouvelle blessure que tu as à la tempe ?
Il change de sujet :
— Tout va bien pour toi ?
J’acquiesce avec un sourire.
— Tu accouches quand ?
Je pose une main sur mon ventre rebondi par réflexe.
— Dans deux mois normalement, Lou aura un petit frère.
Hunter m’offre le seul semblant de sourire qu’il connaisse. La prison
l’a encore un peu plus assombri. Je n’ose pas imaginer ce que ses amis et
lui font subir aux gens ici, les regards effrayés des autres détenus aux
différentes tables me laissent penser qu’Hunter ne fait pas partie des
gentils. D’ailleurs, je crois qu’il n’en a jamais fait partie. Et il n’a pas non
plus cherché à me le faire croire.
Nous nous sommes séparés peu de temps avant son incarcération. J’ai
toujours su que ça se terminerait comme ça et je suis soulagée d’être
partie avant. Nous gardons des rapports amicaux pour Lou, et parce qu’il y
a une partie de moi qui aime toujours Hunter et qui souhaite le réparer.

Après une heure passée avec lui, nous quittons la prison pour rentrer
chez nous.
J’ai refait ma vie depuis deux ans. J’habite désormais une jolie maison,
située dans l’agglomération de Bordeaux. Lou se ramasse à trois reprises
dans l’allée, trop pressée d’aller jouer.
— Tes chaussures, Lou !
Si je ne répète pas au moins quinze fois, l’ordre n’est pas entendu,
comme si je parlais dans le vide.
Quand je me suis débarrassée de mes propres affaires, je monte vérifier
que Lou n'est pas en train d’organiser un nouveau suicide collectif de
Barbie depuis sa fenêtre (pourquoi je n’ai pas une enfant normale ?) Je
suis rassurée, elle oblige seulement son poupon à aller sur le pot d’une
manière, disons… impérative (si les services sociaux voient ça, je suis
foutue !) Je la laisse martyriser son bébé et me dirige jusqu’à la buanderie
pour récupérer le linge.
Kamran en sort, un panier sous le bras.
— Oh tu es rentrée ? s’exclame-t-il, le visage réjoui.
— Comme tu vois. (Je jette un coup d’œil au linge. Mon linge.) T’es
pas obligé de le faire, Kam.
— Hors de question que tu te fatigues !
— Je ne suis pas en sucre hein, je peux plier trois tee-shirts.
Kamran me regarde, outré, comme si je lui avais annoncé que j’allais
dévaler la piste noire la plus dangereuse, avec un seul ski et sans bâton.
— Non non et non. Je vais le faire.
Je lui demanderais bien s'il a l’intention de se trouver un appart et
d’arrêter de squatter notre chambre d’amis, mais je ne pense pas que le
moment soit bien choisi. Et puis je suis un peu lâche dans mon genre, je
préfère que ce soit quelqu’un d’autre qui lui dise. D’un autre côté, avoir
depuis un an, un médecin à domicile qui ne rechigne pas aux tâches
ménagères (même si je le soupçonne de me voler des petites culottes) et
qui joue la nounou quand on en a besoin, c’est plutôt pratique.
Je lui abandonne donc « royalement » mon linge. Je m’immobilise
avant d’entrer dans ma chambre en entendant la sonnerie de mon
téléphone. Le nom qui s’affiche ne me donne pas spécialement envie de
répondre.
— Salut Maman.
Ma mère et moi sommes en froid. À vrai dire, je suis en froid avec
quasiment toute ma famille.
Je déteste cette situation, mais elle n’est malheureusement pas de mon
ressort.
Après m’avoir rappelé que mon beau-père organisait sa fête
d’anniversaire ce week-end et que nous étions invités — ça signifie
surtout qu’on est obligés de venir sous peine d’être éliminés du
testament —, elle raccroche.
Ma chambre est un havre de paix, parfaitement rangé et décoré, avec
une grande salle de bains attenante. J’entends la musique qui en provient.
Je reconnais le dernier tube de Fuck Off et j’ai un pincement au cœur en
pensant à Takeomi, que je n’ai plus jamais revu. Il est devenu une star de
la chanson, et la bête noire des médias qui le qualifie de mauvais garçon à
tout va. Ouais, je suppose que c’est ce qu’il est. En plus d’être mon plus
gros regret.
Je me fige dans l’entrée de la salle de bains en voyant mon compagnon,
Jared, entièrement nu, en train de faire l’amour à un autre garçon. Il
interrompt ses coups de reins pour me demander :
— Tu veux venir ?
Hugo se redresse en souriant.
— Allez, dis oui.
— Je suis morte, les gars, je vais plutôt aller m’échouer sur le canapé.
Jared me lance un clin d’œil, puis il reprend son activité, sous les râles
d’un Hugo très excité. Je referme la porte en soupirant.
En allant vivre avec eux, après ma rupture avec Hunter, je n’avais pas
imaginé le tournant qu’aurait pris cette relation. Nous avons réinventé le
couple à nous trois. Deux hommes et une femme. D’où cet immense lit qui
trône, dans lequel nous dormons. L’enfant que j’attends est le fils de Jared
ou d’Hugo, ils ne veulent pas le savoir de toute façon. Le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’ils prennent soin de moi et de Lou.
C’est toutefois cette relation qui a créé des tensions au sein de notre
famille. Ma mère et le père de Jared ont pété les plombs quand ils ont su
pour nous. Mais le pire, c’était peut-être qu’on était trois dans l’histoire.
On passe limite pour des pervers ! Et je ne vous raconte pas la galère pour
expliquer à l’école que Lou a un papa en prison, et deux autres papas qui
ont l’autorisation d’aller la chercher (et accessoirement un tonton collant).
J’aime Hugo et Jared. De tout mon cœur.
Mais parfois, malgré tous leurs efforts, je me sens moins aimée qu’ils
ne s’aiment eux. Je ne peux pas rivaliser avec la force de leur lien. Quoi
que je fasse, ils s’aimeront toujours plus.
J’essaie de ne pas avoir mal, mais le poison de la jalousie s’insinue peu
à peu dans mes veines, et quand je les vois comme ça, entre eux, je me dis
qu’ils n’ont pas besoin de moi, qu’un jour ils décideront de me laisser sur
la touche.
Ce n’est pas la vie que j’avais imaginée pour moi.
Je ne regrette pas. Je pense seulement que j’aurais pu choisir un autre
chemin où j’aurais été la seule dans le cœur de quelqu’un. Juste moi.
Je vois la tête d’Hugo apparaître au-dessus du canapé, sur lequel je suis
affalée.
— Comment va Hugo Junior ?
— On ne l’appellera pas comme ça, soupire Jared, dans la cuisine.
Hugo vient s’agenouiller près de moi pour caresser mon ventre et coller
son oreille dessus.
— Toi et moi, mon pote, on sait exactement comment tu t’appelles,
mais laissons-les dire !
Je pouffe de rire.
— Il a donné un coup de pied ! s’extasie Hugo.
— Ouais, il t’a répondu à propos du prénom ! m’esclaffé-je.
Hugo me sourit, la paume toujours posée sur mon ventre. Puis il se
redresse pour embrasser mes lèvres, son autre main fermement accrochée
à ma nuque. Nous restons front contre front un long moment, jusqu’à ce
que je sente son érection contre moi.
— Sérieux, Hugo ? m’écrié-je. Encore ?
— C’est toi qui me fais bander, j’y peux rien !
— Je signale que je suis là, intervient Kamran, toujours en train de plier
des chaussettes sur la table.
— D’accord, Kam, tu seras le prochain à passer, lui lance Hugo, avec
un sourire coquin. Et puis faut bien que tu paies ta part de loyer.
— Euh…
J’éclate de rire avec Hugo, pendant que Kamran se tourne vers Jared :
— C’était pour rire hein ?
Jared acquiesce avec un regard de pitié.
— Papa ??
— Oui ? répondent en chœur Jared et Hugo.
— Je veux que mon petit frère, il s’appelle Plouc.
— Excellente idée ! s’écrie Hugo, en lui tapant dans la main.
— Ouais enfin, on va y réfléchir, ma puce, lui dit gentiment Jared,
avant de la prendre dans ses bras.
— J'aimerais un nom japonais, affirmé-je pour la énième fois.
— Fallait te marier avec un Japonais, ricane Hugo.
— Pourquoi vous ne l’appelleriez pas comme moi ? demande Kamran.
Grand silence dans la maison. Avant qu’on change de sujet, comme s’il
n’avait pas parlé.
C’est ça ma vie.
Vivre avec deux hommes, un squatteur et mes enfants.
Je continue à écrire pour mon petit public. Je ne serais jamais connue,
je le sais bien, mais je poursuis mon rêve.
Mon existence a finalement tourné en putain de romance insolite. Un
roman MM en grande partie.
Mon téléphone vibre. Je reçois un message que je cache aussitôt.
Ah oui, parce que j’ai omis de préciser que j’avais un amant depuis peu.
Flûte, il m’annonce qu’il est devant chez moi.
Je fais mine d’avoir oublié quelque chose dans la voiture, mais de toute
façon personne ne me prête vraiment attention dans tout ce bazar.
Je passe le portail de la maison, en surveillant les alentours.
Quelle n’est pas ma surprise quand je découvre mon amant, genou à
terre, entouré de toute sa famille.
— Aly, veux-tu m’épouser ?
Je crois que je me suis décroché la mâchoire.
Charlie se lève, vêtu de son peignoir léopard dont les pans ouverts
prouvent qu’il ne porte rien en dessous, puis il fait signe à quelqu’un de
venir. Je regarde, choquée, trois chameaux débarquer de nulle part. Et la
famille de Charlie qui hurle « hip hip hip hourra ». Et Cosette et Charlette
qui grimpent sur les chameaux. Et Charlie qui lève son whisky vers moi
avec un clin d’œil pervers, en écartant les jambes sur son gigantesque
engin.

Ouais, non.

Il craint cet épilogue !


Mais on est restés tellement longtemps coincés sur cette autoroute qu’il
a bien fallu que je m’occupe l’esprit.
Bon, oubliez ça, je reprends donc les vrais évènements.
Complètement cinglée cette auteure.
Chapitre 22
6 et 7 janvier

« Do n n e z à c e u x q u e v o u s a ime z d e s a ile s p o u r v o le r, d e s ra c in e s p o u r
re v e n ir, e t d e s ra iso n s d e re ste r. »

Da la ï La ma

Ça y est.
Après des heures et des heures de travail acharné, j’ai mis le point final
à mon deuxième roman.
Je me sens fière comme jamais. Je souris toute seule à mon écran, je
l’embrasserais s’il n’était pas aussi poussiéreux (tiens, un peu de ménage
s’impose). Ce livre me paraît tellement plus abouti, plus mature. Malgré
l’étape de corrections qui m’attend, le principal est fait.
Je m’étire longuement sur ma chaise, observe le paysage blanc par ma
fenêtre. Ce n’est pas tous les jours que Bordeaux se couvre de neige. La
musique résonne plein pot dans l’appartement depuis trois bonnes heures.
Monsieur Célestin est déjà venu se plaindre quatre fois, et je l’ai entendu
hurler de son balcon à huit reprises. La fête semble réussie… Il n’est
cependant pas question que j’y mette un pied.
On frappe à ma porte.
Fichtre[136] ! Pourquoi je continue d’espérer que ce soit Také ?! Il ne m’a
pas adressé la parole depuis qu’on est rentrés. De toute façon, je crois que
je ne l’aurais pas laissé faire, même s’il avait voulu essayer. Je l’ai
royalement ignoré quand je n’avais pas le choix, et l’ai évité le reste du
temps. C’était trop douloureux de partager une pièce en sa compagnie. Je
me suis contentée de l’observer de loin préparer ses cartons, je me suis
concentrée sur mon roman et sur des choses positives. (Et j’ai pleuré
comme une madeleine quasi toutes les nuits, en serrant son tee-shirt contre
moi… merci d’oublier ce détail pathétique.)
— Entrez.
Je dois dire que je ne m’attendais pas à cette apparition.
— Hunter ?
Je ne l’ai pas revu depuis Paris. Bien que ce ne soit pas si lointain, j’ai
l’impression que ça fait une éternité. Tant de choses se sont produites en si
peu de temps.
Je me lève pour l’accueillir. Je ne sais pas si je suis censée lui faire la
bise, ou le prendre dans mes bras. Alors je reste plantée devant lui en
agitant la main. Ouais, c’est nul, je suis au courant.
— Tu es de retour ?
— Je suis venu chercher le reste de mes affaires.
— Oh. Tu as trouvé un appart ?
— Ouais.
Comme toujours avec Hunter, je n’en saurais pas davantage. Le désir
que je ressentais pour lui s’est étrangement transformé en affection. Také a
fait des dégâts sur son passage, il a emporté avec lui tous les sentiments
que j’éprouvais pour Hunter et Jared.
— Tu vas me manquer, avoué-je en toute sincérité.
Un léger sourire flotte sur ses lèvres, puis il change de sujet :
— Ton autre coloc se barre aussi ?
Je n’ai aucune envie de prononcer son prénom, ça tombe bien.
— Oui, ça va nous faire des vacances.
Même dit comme ça, ça sonne faux.
— Tu participes pas à sa fête d’adieu ?
— Non… on n’est pas très proches de toute façon.
J’ai cru qu’on l’avait été, un temps.
J’ajoute aussitôt, pour m’éviter d’y réfléchir :
— Hunter, je suis désolée pour tout le reste…
Si Také ne connait pas le mot « excuses », il n’en est rien de mon côté.
Je m’en veux toujours de l’avoir critiqué et de l’avoir inconsciemment
forcé à quitter Benetton.
Il passe une main affectueuse dans mes cheveux en dardant sur moi un
regard tendre.
— Prends soin de toi, petite blonde.
Quand la porte se referme sur ce grand personnage sombre, je suis
certaine que je ne le reverrais jamais. Ce serait mentir de dire que son
départ ne me fait rien. Or, Také occupe mes pensées 24 heures sur 24
depuis qu’il a forcé l’entrée. C’est son départ à lui qui me donne envie de
pleurer.
Quand j’étais sûre qu’il ne me voyait pas, je le contemplais. Il y avait
quelque chose de réconfortant à entendre sa voix. Même si je me déteste
de le penser, je continue à le trouver magnifique et à imaginer ses lèvres
sur les miennes.
Plus pathétique, tu meurs, Aly.
Heureusement que Cosette et Charlette ont débarqué pour me changer
les idées. Rien que la couleur clinquante de leurs cheveux me redonne le
sourire. Nous parlons de tout et de rien, avachies sur le lit, vêtues de nos
pyjamas arc-en-ciel. Je leur ai lu le premier chapitre de mon nouveau livre
(Cosette : « je le veux. » Charlette : « il y a deux hommes qui couchent
ensemble, je signe où ? ») Puis le sujet est arrivé, je ne sais comment, à
mon colocataire qui fête en ce moment même son départ.
— Je ne me serais pas doutée que Sexy Girl était un mec,
franchement… lance Cosette.
— Moi, j’avais des soupçons, intervient sa sœur, en se grattant le
menton. Il y avait des chroniques sur des livres trop intellos.
Cosette et moi la considérons bizarrement.
— T’es en train de dire que les femmes ne lisent pas de choses
intelligentes ? m’écrié-je en riant.
— Raaaah vous ne comprenez rien ! C’était des lectures de mec, c’est
tout !
— Et les chroniques sur les romances ? rétorque Cosette.
— Ben c’est un mec qui aime les scènes de cul, normal quoi !
Je coupe court à ce débat stérile en agitant mes petits bras.
— De toute façon, c’est pas le problème. Il lit ce qu’il veut, on s’en
tape.
Je n’ai pas avoué aux filles que j’avais eu (que j’ai) des sentiments pour
lui. Je me suis contentée de préciser qu’on avait couché ensemble. Inutile
d’avoir l’air plus naïve que je ne le suis.
— N’empêche, pourquoi il a pris un pseudo féminin ? s’interroge
Cosette.
— Parce que c’est un sadique, un connard et un traître ? grondé-je.
Les jumelles me fixent avec perplexité, avant que Charlette réponde, en
toute logique :
— Ou alors c’était juste parce qu’il ne voulait pas qu’on le reconnaisse.
Élémentaire mon cher Watson.
Je préfère ne pas répliquer. Elles soupçonneraient que ma fureur révèle
autre chose.
— Tu ne vas vraiment pas lui dire au revoir ? renchérit Cosette.
— Et puis quoi encore ?! Je vous rappelle qu’il a écrit une chronique
qui aurait pu foutre mon début de carrière en l’air et qu’en plus il s’est
permis de coucher avec moi !
— Ouais bon, c’est vrai qu’il a merdé, approuve-t-elle.
— Dommage quand même, c’était un connard, mais il était canon ce
mec, soupire Charlette, en s’allongeant sur le lit, l’air rêveur.
— Il n’est pas mort, ne parle pas de lui au passé, râle sa sœur.
— Ben on ne risque pas de revoir son joli p’tit cul, surtout maintenant
qu’il va devenir une vedette.
Oh non, je n’ai pas envie d’entendre ça.
— On ne le regrettera pas, c’était un sale con, pas vrai Aly ?
Je pensais que ça me ferait du bien d’écouter mes amies l’insulter et
aller dans mon sens, mais tout ce que ça me fait, c’est du mal. Je secoue la
tête et tâche de me redonner du courage :
— Et si on regardait un super animé ? Un yaoi ???
Les filles poussent un cri de joie. J'étais certaine que ça leur plairait
autant qu’à moi. Voir deux gars sous forme d’animation en train de tomber
amoureux, c’est tout à fait ce qu’il me faut. S’ils couchent ensemble, c’est
encore mieux.
Personne n'a dit que je n'étais pas bizarre.

***

Après une nuit passée à trois sur un lit, nous sommes réveillées par le
doux bruit d’une perceuse électrique. Contrairement à mes amies
paniquées, je soupire. Ils sont encore en train de réparer l’ascenseur. Il
retombera en panne dans environ… 48 heures, comme d’habitude.
Nous nous préparons tranquillement, puis je raccompagne les jumelles
jusqu’à la porte. Je ne les salue pas longtemps, le bruit de la perceuse
m’oblige à vite refermer. Quand je fais demi-tour, je remarque que la
chambre de Také est ouverte. Et vide.
Il est parti.
Je ne sais pas pourquoi ça me bouleverse autant. Après tout, j’étais au
courant qu’il s'en allait aujourd’hui. Bon débarras, non ? Ce type était
infect. Il ne s’est pas excusé. Il s’est acharné sur mon livre sans raison. Et
il m’a utilisée. Je ne devrais rien éprouver d’autre que de la répulsion à
son égard.
Také est un vrai salaud de compétition. Même absent, même après tout
ce qu’il a fait, j’en arrive à m’en vouloir de ne pas lui avoir dit au revoir.
Sors de ma tête, connard.
Pour m’éviter de cogiter, je me rends dans la cuisine, en quête de
nourriture. Je remarque que le salon a retrouvé forme humaine, en
revanche, j’ai plus de chance de trouver à manger en creusant le sol qu’en
ouvrant les placards. Encore une fois, on a dû oublier de faire les courses.
Charlie me salue. À poil bien évidemment.
Je le revois avec ses chameaux et son peignoir dans cette scène
complètement dingue de mon esprit et ne peux réprimer un sourire. Il se
sert du café, ses fesses rebondies juste à côté de moi.
Kamran fait son apparition à son tour. Il a l’air à moitié mourant,
comme après chaque soirée de beuverie.
— C’est la dernière fois que je bois autant, se lamente-t-il, la tête
contre le bar.
Cette phrase, on l’a tous entendue des milliers de fois. Charlie lui glisse
un verre avec une aspirine, puis il reprend sa place de mafieux dans son
précieux fauteuil. Ce serait plus impressionnant s’il ne regardait pas la
trois-cent-quatre-vingt-troisième rediffusion d’une Nounou d’enfer à la
télé.
— Il va sérieusement falloir recruter d’autres colocs, me fait remarquer
Kamran, à l’agonie. Si Hugo et Jared s’en vont, on ne pourra plus payer le
loyer.
Je me suis fait la même réflexion.
— On devrait prendre des filles pour changer ? tenté-je en essayant
d’attirer l’attention de Charlie.
Il marmonne quelque chose. Kamran pousse son dernier soupir.
OK, laissez tomber les mecs.
Jared et Hugo sauvent mon estomac de la famine lorsqu’ils débarquent
de l’extérieur avec une poche remplie de viennoiseries. Je me jette
littéralement dessus.
— Vous étiez sortis ? demandé-je, surprise de les voir si bien habillés et
coiffés (enfin, pour Hugo la coiffure parfaite, c’est des cheveux dans tous
les sens) de si bonne heure (midi) après une soirée.
— On est allés accompagner Také à la gare, explique Jared.
— J’ai beaucoup pleuré, affirme Hugo. C’était la dernière fois que je
lui pelotais les fesses !
— Oui et il a failli te jeter sur les rails.
— Ha ha ha qu’est-ce qu’on se marre ! Il m’adore !
J’ai un peu moins faim tout à coup. Je me force à changer de sujet :
— Vous déménagez quand, vous deux ?
— Dans un mois.
— Ça nous laisse un peu de temps pour trouver d’autres locataires… (je
hausse le ton exprès) Des colocs filles pour innover !
Jared place son bras autour de mon épaule en souriant.
— Ne t’inquiète pas pour ça, on a déjà recruté.
— Sérieux ? (Mon air impressionné devient rapidement désabusé.) Et
encore une fois, je n’ai pas été mise au courant…
— Tu travaillais ce jour-là, précise mon demi-frère. Kamran aussi.
Je jette un regard de reproche vers Charlie, qui était au courant, mais
qui n’a pas trouvé utile de m’en informer tout à l’heure.
— Ils sont sexy les mecs en plus, tu vas t’éclater ! s’extasie Hugo, en
enfournant un nouveau croissant.
— C’est encore des gars ?
— Non non, rectifie Hugo, c’est pas juste des « gars », c’est des
bombes.
Génial, je vais encore me sentir la plus moche de cet appart…
Je me console avec un pain suisse, tiens. Ma bouchée dévie de mes
lèvres quand Hugo me gratifie d’un coup de coude.
— Peut-être que tu trouveras l’homme de ta vie ? Perso, je mise tout
sur le surfeur avec les cheveux longs.
J’essuie ma joue bariolée de chocolat en maugréant.
— J’ai beaucoup hésité entre lui et le jeune chef d’entreprise, toujours
en costard, il me faisait bien bander lui aussi, mais j’sais pas, le surfeur est
plus… malléable.
— Tu as conscience que ce n’est pas des mecs pour toi ? lui demandé-
je, ironique.
Nouveau coup de coude qui me fait rater ma cible.
— Si tu te maries avec l’un d’eux, je pourrais mater !
Je souris en secouant la tête.
S’ils savaient tous à quel point je me fiche de tous ces mecs séduisants
qui vont débarquer ici ! Oui, bien sûr, je ne dirais sûrement pas ça quand je
les rencontrerais, et surtout quand j’aurais oublié celui qui est déjà parti…
Or, pour le moment, la seule personne que j’ai envie de voir, c’est pourtant
bien Také. Son absence dans cette pièce me rappelle à quel point je suis
mordue. Je le cherche inconsciemment. J’imagine quel gros mot il aurait
employé. Je sens ses mains entourer ma taille.
Arrête ça, Aly. Il n’est pas l’homme de ta vie. Il ne t’a jamais aimée.
— Bon, s’écrie Hugo en se redressant, c’est pas tout ça, mais j’ai
entraînement.
Hugo se hisse sur la pointe des pieds pour embrasser Jared, puis il
disparaît dans un éclat de rire. Hugo, quoi.
Kamran semble se réveiller d’entre les morts. Il marmonne qu’il a
envie de dégueuler, puis se traîne à deux à l’heure vers la salle de bains.
Charlie nous abandonne aussi pour d’autres affaires dans sa chambre. Je
ne veux surtout pas savoir quoi.
Jared grimpe sur le bar pour s’y asseoir. Il choisit une viennoiserie dans
le sachet, puis me dis, l’air de rien :
— T’es pas venue hier soir… ?
Je secoue la tête, en ignorant volontairement son regard. Nous n’avons
jamais reparlé de ce qui s’était passé cette nuit-là, sur l’autoroute. Je sens
que c’est le moment.
— Tu lui en veux à ce point ?
Je n’ai pas envie d'évoquer Také parce que c’est trop frais, trop
douloureux. Mais à Jared, je ne peux pas mentir éternellement.
— Ouais. Et plus que ça encore. Il m’a trahie avec cette saleté de
chronique.
— C’est sûr qu’elle n’était pas tendre…
— Tu le savais ? Que c’était lui, Sexy Girl ?
— J’étais au courant qu’il écrivait des chroniques littéraires, mais pas
sous un pseudo, et j’ignorais qu’il avait chroniqué ton roman. Je l’ai appris
ce jour-là, quand on était bloqués sur l’autoroute, parce qu’il me l’a dit. Et
qu’il m’a montré la première qu’il avait rédigée sur ton bouquin.
Quelque part, ça me rassure de savoir que Také est le seul à m’avoir
caché des choses.
Puis je tilte à retardement sur ce que vient d’expliquer mon demi-frère :
— La première ?
— Oui, la première chronique.
— Comment ça, il y en a une autre ?
Jared fronce les sourcils, un peu perdu.
— Tu ne l’as pas lue ?
— Non.
— Tu devrais alors.
J’extrais mon téléphone de mon short noir et me connecte au blog de
Sexy Girl.
Ses deux dernières chroniques sont en ligne, mais elles ne me
concernent pas : un livre fantastique et un bouquin intello pour mecs,
comme dirait Charlette. Je fais défiler les rubriques. Ah, voilà la
couverture de mon roman. Je clique dessus.
Et là, mon cœur s’arrête. Il a modifié sa chronique.
Et il avoue avoir massacré le roman pour de mauvaises raisons.

« Personne n’est à l’abri d’une erreur de jugement. Pas même la grande


Sexy Girl. Pour des raisons qui ne regardent que moi, je n’ai pas laissé sa
chance à ce roman. Je m’en excuse auprès de l’auteure. Il est de mon
devoir de rétablir la balance et de vous livrer mon véritable ressenti, dénué
de toute frustration. »

À mesure que je parcours les paragraphes, je sens les larmes monter. Il


n’a pas fait de mon roman le meilleur du monde, mais il a mis en avant ses
qualités et ses quelques défauts, avec impartialité et sincérité. Tout ce
qu’il souligne est vrai. Tout ce qu’il tente de faire comprendre aussi. Son
regard extérieur est des plus intelligent et pertinent, il sait relever ce qui
ne va pas, tout autant que le positif. Il le qualifie d’original, de rythmé, de
percutant. Il précise ne pas forcément incarner la cible idéale, mais a tout
de même apprécié sa lecture.
Il a posté cette modification le 30 décembre. Avant que je vienne le
retrouver à son hôtel. Après la soirée d’inauguration.
Mais alors… ça voudrait dire… ?
Je me rends compte que je tremble quand Jared me saisit la main.
— Je crois que c’est indispensable que je t’explique une ou deux petites
choses, pour que tu comprennes.
Jared tire sur mon bras, de sorte que je me retrouve face à lui, entre ses
cuisses surélevées sur le bar.
— Také a toujours eu un faible pour toi, Aly. Un gros faible.
Je secoue la tête, un peu perdue. J’entends ce qu’il me dit, mais je ne
l’intègre pas.
— Il ne l’aurait jamais avoué, parce que c’est Také et qu’il est
carrément nul en matière de relations humaines, mais ça fait un bail que je
l’ai remarqué. J’ai essayé une fois de le lui faire dire , il a pété un câble,
comme il fait quand quelque chose le met mal à l’aise.
— Tu te trompes, dis-je. Il couchait avec toutes les filles, enfin…
toutes les nanas canon en tout cas.
— Sincèrement, je crois qu’il pensait n’avoir aucune chance avec toi.
C’était un peu sa manière de te provoquer, consciente ou inconsciente.
Je continue de réfuter cette idée, parce qu’elle est trop belle et parce
qu’elle va encore me donner de fausses illusions.
— Il n’aurait pas écrit un truc pareil s’il m’aimait bien, comme tu dis !
Même s’il l’a modifié plus tard.
Jared soupire.
— Le problème avec Také, c’est qu’il est maladroit. Ce n’est pas un
mec mauvais, mais il peut être vraiment naze quand il s’y met. Puisqu’il a
refusé de me répondre, j’ai essayé de comprendre moi aussi pourquoi il
avait écrit ça. L’ancien article a été posté après le mariage de sa sœur.
J'ignore ce qui s’est passé entre vous à ce moment-là, mais ce que je sais,
c’est que Také est revenu de là-bas d’une humeur de chien. Toi tu étais
déjà partie chez Mummy et Papa. C’est sur nous qu’il a passé sa colère
pendant plusieurs jours. Il était insupportable, même moi j’ai failli le
cogner. À toi de me dire ce qui a bien pu le pousser à écrire quelque chose
d’aussi méchant…
Je n’ai pas besoin de réfléchir bien longtemps. On ne s’est pas quittés
en très bons termes Také et moi cette fois-là. Après que nous nous soyons
rapprochés, j’ai refusé de coucher avec lui (alors que j’en avais très envie,
si je me rappelle bien) et il l’avait très mal pris. J’ai pensé qu’il n’aimait
pas qu’on lui dise non. Pas qu’il était réellement blessé par mon rejet.
Maintenant, je revois les choses différemment. Son regard… Ses
attentions pour moi… Et cette scène terrible dans la neige : la déception
sur son visage quand je lui ai exprimé toutes ces choses horribles que je ne
pensais même pas. Il était meurtri. Je ne comprenais pas pourquoi jusqu’à
maintenant, parce que j’avais l’impression d’être celle qui avait morflé.
J’ai la nausée quand je réalise que je lui ai vraiment fait mal. Je n’ai
pas juste écorché son amour-propre, comme je le croyais, j’ai
littéralement insulté ce qu’il est.
Merde… Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Pourquoi tu me dis tout ça maintenant, Jared ?
— Parce que j’adore ce mec. Et parce que je t’adore aussi. Je ne l’ai
jamais connu plus malheureux que ces derniers jours. Un Také qui ne parle
pas, c’est un Také qui ne va pas bien.
Tant de choses prennent du sens maintenant. Voilà la raison pour
laquelle Hugo et Jared ne voulaient pas de moi dans leur duo. Jared
n’aurait jamais séduit une fille qui attirait son ami.
— Mais… il m’appelle toujours Baka !
— Tu connais mieux les mangas que moi, tu sais à quel point ce petit
nom peut être affectif. Et tu auras remarqué que les deux seules personnes
à qui il donne un surnom, c’est toi et moi.
Il a raison. Bien sûr qu’il a raison.
— Aly, est-ce que tu l’aimes ?
— Oui… marmonné-je, pas forcément fière.
— Tu devrais peut-être le lui dire ?
— Il est parti de toute façon. Il va vivre à Paris. Quoi qu’il y ait pu
avoir entre nous, c’est déjà fini. Il ne m’a pas adressé la parole durant ces
derniers jours, tu sais.
— Také était persuadé que tu allais te remettre avec Hunter. Et je te l’ai
dit, il était malheureux.
Et dire que c’est moi qui lui ai collé cette idée stupide et fausse dans la
tête ! Quelle idiote !
Jared reprend aussitôt, en regardant l’heure :
— Son train ne part que dans une heure. Tu as le temps d’aller lui dire
au revoir.
Il embrasse mon crâne, puis il descend du bar pour rejoindre le couloir.
Le voilà, le moment où on a l’impression que notre décision va influer
sur notre avenir.
Le tournant de mon existence.
Je suis angoissée, ma cage thoracique semble oppressée, j’ai mal au
ventre, mal au cœur, je trépigne et en même temps je reviens toujours à la
même place.
Qu’est-ce que je dois faire ?
Il n’y a que dans les films ou dans les livres que les héroïnes partent à
toute vitesse jusqu’à la gare pour essayer de retenir l’homme qu’elles
aiment !
Même si j’arrive à temps, est-ce que Také voudra me parler ? Est-ce
qu’il n’est pas juste trop tard ? Et puis il déménage à Paris, notre relation
est déjà vouée à l’échec.
C’est maintenant que je dois prendre ma décision.
Respire. Respire.
Ne te plante pas ou les chameaux de Charlie te guettent.
Respire et fais le bon choix, Aly.

***

J’ai l’impression d’être Hugh Grant dans Coup de Foudre à Notting


Hill, je me sens Vic dans la Boum, et même Sam dans Love Actually…
bon, sauf que c’était un enfant et qu’il n’a récolté qu’un pauvre bisou
avant que la fille décolle. Bref, ne commençons pas à chipoter, j’ai
finalement pris la décision d’aller avouer mes sentiments à Také. Et me
voilà, bravant le froid et la neige pour rejoindre la gare.
Vous me direz, j’aurais pu l’appeler tout simplement ?
Carrément.
Je dois avoir des tendances romantiques, c'est sûrement ça. Pour être
tout à fait honnête, je n’ai pas beaucoup hésité, il y a trop de choses que
j’ai besoin d’entendre et de lui expliquer. Et puis, il faut que je le voie.
Une dernière fois au moins.
Dans les livres, le héros pique un sprint dans les rues, il est essoufflé,
mais il ne s’arrête jamais. Les commerçants lèvent le pouce, d’autres lui
sourient sur son passage. Moi tout le monde m’ignore, c’est fou ça ! Et
puis allez courir dignement dans toute cette neige ! Pourtant j’effectue de
magnifiques petits sauts au-dessus des congères. Et je ne râle que lorsque
je manque de m’étaler sur le sol. Mon seul spectateur a été le conducteur
de bus, qui a accueilli mon air joyeux et plein d’espoir avec sa tête blasée
au possible (« Ticket ! ») J’ai tenté une petite blague, ça a fait un flop.
Merci pour tes encouragements, mon pote, ce n’est pas comme si j’allais
balancer mes sentiments à un gars qui ne les partage peut-être plus (s’il les
a réellement partagés d’ailleurs !)
Là encore, dans les livres, personne n’est obligé de prendre un bus pour
rejoindre son prince connard charmant. Qu’est-ce que j’y peux moi si la
gare n’est pas tout près du centre-ville où je vis ?! Et si j’avais zappé cette
scène, les puristes bobos Bordeaux ne m’auraient pas loupée ! (1 étoile
Amazon : « pas du tout réaliste, j’habite à Bordeaux et c’est impossible
d’aller du Grand Théâtre à la gare en si peu de temps à pieds, et les
bordelais ne sont pas du tout snobs, pétasse, tiens prends ta note de merde
dans la faaaaace !!! ») Désolée, je m’emporte, c’est le stress.
Ou une maladie mentale.
Pour couronner le tout, on n’avance pas très vite. J’imagine que la
neige doit considérablement ralentir le trafic. Les pépés en voiture sont en
panique !
Je surveille ma montre toutes les quinze secondes. Plus qu'une demi-
heure avant le départ de Také. C’est trop peu. Malgré les places
disponibles, je reste debout, accrochée à une barre métallique, prête à
bondir dès que nous arriverons. À force de me mordre la lèvre comme ça,
je vais finir par me faire saigner.
Mais qu’est-ce qu’il fabrique le bus ? On est bloqué sur cet arrêt depuis
longtemps, non ?
Je me rapproche pour essayer de comprendre ce qui nous retient. Un
homme discute avec le chauffeur.
— Nan, j’ai pas de monnaie sur un billet de cent, répète le conducteur.
— C’est quand même fou ça ! râle l’autre.
Pendant qu’il fouille ses poches, à la recherche de pièces — réservées
aux pauvres comme nous —, nous attendons. Il ne se presse pas en plus.
J’observe les quelques passagers maussades du véhicule, ils n’ont pas l’air
ennuyés par cette perte de temps.
Je suis plutôt patiente d’habitude, pas aujourd’hui. Je m’éclaircis la
gorge pour montrer qu’il n’est pas tout seul. Il s’en balance complet.
— Et sur un billet de cinquante ?
— Nope.
Je vais les tuer tous les deux !
— C’est bien les services publics ça, ronchonne le gars. On nous
enjoint à ne pas polluer, à prendre les transports, et voilà comment on est
récompensés !
— Pour les réclamations, c’est sur le site de la mairie, bâille le
chauffeur.
— Croyez-moi, je ne vais pas me gêner.
Pitiéééééé ! L’homme de ma vie m’attend !!!!!
— Vous payez ou vous sortez ?
— Je sors !
J’ai failli crier « alléluia » quand il a quitté le bus. En revanche, il a
fallu patienter parce que deux autres personnes en ont profité pour monter.
L’univers s’est ligué contre moi ou quoi ?!
— Sympa le bonnet, me glisse l’un des jeunes qui vient d’oblitérer son
ticket de bus.
— Merci…
Ou pas merci vu comment tu mates mes jambes.
— On ne s’est pas déjà croisés à la fac ? me demande-t-il en se postant
près de moi et en oubliant complètement son pote.
Pire phrase de drague au monde.
— Je ne suis plus à l'université.
— Mais tu y es allée. T’étais dans quelle branche ?
Bananier. (Laissez tomber, mes vannes empirent avec l'angoisse.)
Et zut, il croit qu’il a ses chances. C’est ma faute aussi, je réponds trop
gentiment. Arrête de sourire poliment, Aly !! Sois vilaine grrrr !
— Littérature.
OK, c’est ce que tu peux faire de mieux là ?
J’ai quand même pris un ton sec. D’accord, légèrement sec.
— Moi je me suis spécialisé dans l’anglais et l’espagnol.
Comment lui dire que je m’en fous et que je suis un peu préoccupée par
autre chose là, tout de suite ?
Envoie-le chier !!!
— Ah oui ?
Laisse tomber, t’es nulle. En revanche tu sais te montrer vraiment
cruelle avec l'homme que tu aimes, c’est con.
La ferme, cerveau.
Ce garçon mignon et pas bien méchant me fera finalement la
conversation pendant tout le trajet.

Même si je n’ai répondu à ce gars que par des phrases toutes faites, les
conditions n’étaient guère favorables à me concentrer sur ce que j’allais
dire à Také. Résultat, je descends du bus avec un courant d’air dans le
cerveau.
— Tu prends quel train ? me demande l’autre collant, toujours là.
Je rassemble mes esprits et regarde l’heure. Plus qu’un quart d’heure.
Par chance, les trains ne sont jamais en avance ni à l’heure non plus
d’ailleurs, je devrais pouvoir y arriver.
— Désolée, je dois y aller, salut !
Je le plante avec son pote muet et me précipite jusqu’à l’entrée
principale de la gare.
Il y a un monde fou. Je joue des coudes pour me frayer un passage
jusqu’au panneau d’affichage. Le train pour Paris est annoncé sur la voie
5. Sans hésiter, je dégaine mon téléphone et achète un billet sur
l’application SNCF.
Non, les gars, c’est fini le temps où on s’élançait sur les quais pour
clamer son amour à l’homme de sa vie ! Maintenant, si on veut approcher
un train à Bordeaux, il faut avoir un billet. (La SNCF ne facilite pas les
histoires de cœur, c’est moi qui vous le dis !)
Quand j’ai payé le plein tarif (aaargh 80 euros !) je cours en direction
des portes menant aux rails. Qu’est-ce que je vais lui raconter ? Qu’est-ce
que je vais faire quand je serais devant lui ? Je panique totalement.
Et s’il me détestait ?
Et s’il ne m’avait jamais plus apprécié que ça et que Jared se trompait ?
Je ralentis le rythme lorsque je monte les marches jusqu’à la voie 5. Si
j’avance plus doucement, je m’arrête. Je pense d’ailleurs sérieusement à
faire demi-tour. Les gens me trouvent gonflante et me passent devant en
râlant. Je sais je sais, moi aussi je me gonfle.
Le train approche. Tous les voyageurs patientant sur le quai
abandonnent leurs téléphones portables pour saisir leurs sacs et se préparer
à monter.
Bon ben voilà, je suis arrivée trop tard, c’est con. Au revoir !
Honte à vous, Aly.
Je me voyais courir au ralenti jusqu’à Také, lui qui lâche ses valises
pour me serrer dans ses bras… « Je t’aime, je t’ai toujours aimé, lui
aurais-je dit, les larmes aux yeux (des larmes sexy on est d’accord !) » Il
m’aurait embrassé, les yeux brillants. « Moi aussi, je t’aime depuis la
première fois que je t’ai vue. » (Peut-être pas la première fois, j’avais un
gros rhume, je parlais avec la voix de Jeanne Moreau et j’avais le nez
rouge) « Moi aussi, je t’aime depuis la deuxième fois que je t’ai vue. » Et
là, le baiser de cinéma, il me soulève, il me fait tournoyer dans les airs.
« Je ne pars plus pour Paris, je reste avec toi pour toujours. » Yeah, voilà
une scène qui déchire !
J’ai des doutes quant aux répliques du garçon.
La réalité est malheureusement beaucoup moins romantique. Les gens
sont dans le passage, je patiente derrière une file pour présenter mon billet
électronique au contrôleur afin qu’il daigne me laisser avancer, je dois
ensuite slalomer, ça caille, et quand j’aperçois enfin Také, il a la tête
tournée dans l’autre sens. C’est moins cool si je viens lui tapoter sur
l’épaule pour me faire remarquer, mais tant pis. Ce sera l’effet de surprise.
Plus j’approche, plus j’ai la trouille. Mon estomac n’est plus qu’une
boule douloureuse.
Il est tellement beau, tellement parfait… et moi, je suis tellement…
moi.
Même de dos, il me fait de l’effet. Et pas qu’à moi, étant donné les
regards des femmes autour de lui. Avec son jean clair de couturier à
l’intérieur duquel il a fourré sa main droite, ses baskets chic et sa veste en
cuir d’où dépasse la capuche de son sweat-shirt Guess, il irradie là où tout
le monde se fond dans le paysage. Comme toujours, il fume. Comme
toujours, il porte des écouteurs à ses oreilles. Je suis pétrifiée.
J’y suis presque.
Je déglutis. Mon ventre émet un grognement contrarié. Ne t’avise pas
de te manifester quand je serais en train de lui parler à cœur ouvert, hein !
Je m’immobilise à quelques pas. J’espère qu’il va tourner les yeux vers
moi.
Je prends une grande inspiration. Il est temps.
Et puis il se penche pour attraper le poignet d’un gamin qui n’arrête pas
de courir depuis tout à l’heure.
— Tu marches encore une fois sur la bride de mon sac, petit con, je
t’étrangle avec.
Air choqué de l'enfant. Air horrifié de la mère.
— Non mais ça va pas ?! crie-t-elle.
Il ôte un de ses écouteurs et pivote vers elle, complètement indifférent.
— Surveille ton gosse et ferme ta gueule.
La femme est au bord de l’asphyxie, mais je crois qu’elle a trop peur de
lui pour riposter, alors elle emmène son enfant loin du monstre.
Allez parler d’amour après ça tiens !
J’hésite à faire demi-tour et à revenir légèrement plus tard, histoire que
la scène devienne un peu plus romantique.
Or, c’est évidemment à cet instant qu’il me repère.
Il paraît surpris de prime abord, il me fixe, le visage figé dans une
expression impénétrable. Je ne me débine pas, j’avance jusqu’à lui.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demande-t-il, peu aimable.
J’avais imaginé autre chose pour nos retrouvailles qu’une réflexion
acerbe.
— Je… J’ai… je… (Raaaah mais dis quelque chose !) Il faudrait qu’on
parle.
— De quoi ?
Il ne me facilite vraiment pas la tâche.
De toi et moi, connard ! Pourquoi je me serais pointée ici sinon ?
— De…
Les portes de tous les wagons s’ouvrent. Et merde !
— De nous, de ce qui s’est passé…
Je vois bien qu’il ne me prête qu’à moitié attention et qu’il est perturbé
par tous les gens qui montent dans le train.
— Je t’aime !
Ah. Cette fois, j’ai toute son attention.
Il me dévisage avec méfiance, comme si je venais de proférer quelque
chose de malveillant. À se demander si j’ai employé les bons mots.
— Je suis désolée pour les choses que j’ai dites ce jour-là sur
l’autoroute, j’étais fâchée, je me sentais trahie, et je ne savais pas que tu
avais changé la chronique. Je pensais vraiment que tu te fichais de moi…
Et ça m’a fait mal parce que j’avais des sentiments pour toi. J’ai des
sentiments pour toi.
Il inhale une nouvelle bouffée de tabac et tourne son visage en direction
des voyageurs derrière lui. Encore une fois, je ne peux rien lire sur ses
traits fermés. Néanmoins, je ne m’attendais sûrement pas à cette réaction :
— Tu t’es crue dans une putain de romance ou quoi ?! Je dois monter
dans le train.
Il me passe à côté pour rejoindre son wagon.
J’ai l’impression que le monde s’écroule autour de moi.
Je reste plantée quelques secondes, assimilant ses mots et son attitude
glaciale. Je ne me retourne même pas pour le regarder une dernière fois, je
pars en courant. Comme dans les romans, oui, encore. Je fuis, parce que je
ne veux pas qu’il sache que je pleure. Je me suis déjà assez ridiculisée
comme ça.
Je me maudis d’être venue. Je maudis Jared de m’avoir fait croire qu’il
pouvait m’aimer aussi.
Mais rien n’a changé. Je suis toujours cette pauvre fille amoureuse et
lui la star qui n’en a rien à foutre de rien.
J’arpente le tunnel sous les rails à toute vitesse, les yeux gonflés d’un
chagrin que je croyais derrière moi. Je ralentis par la force des choses
lorsque je me retrouve dans le hall de la gare, parmi la foule. Je me sens si
bête. Si inutile. Je suis là à renifler et à contenir tous ces sanglots avec un
kleenex, pendant qu’il est bien assis dans son wagon, à rêver de gloire et
de femmes faciles.
J’ai l’impression d’être un fantôme. Les gens sont aveugles à mes
larmes, insensibles à ma détresse. J’erre à travers leur stress. Jusqu’à
m’écrouler devant la gare, à quelques mètres de la porte principale. Je ne
me sens pas capable de reprendre le bus tout de suite. D’affronter les
visages curieux des gens. J’ai envie de laisser les larmes couler encore un
peu.
Je suis stupide.
C’est à moi que j’en veux le plus.
Také ne m’a rien promis, jamais. Jared n’a émis qu’une hypothèse à
laquelle j’ai tout de suite souhaité croire. Si Také a modifié la chronique,
c’était forcément pour une autre raison… Il avait peut-être des remords ?
Et puis qu’est-ce que ça change ? Il ne m’a pas déclaré sa flamme, il a
juste écrit un avis sur mon livre ! C’est moi qui me fais des films depuis le
début. Ben oui, c’est le fantasme de toutes les femmes : le connard
insaisissable, star de la chanson, qui tombe amoureux de la fille banale.
La désillusion aurait été moins terrible si je n’avais pas développé tous
ces sentiments encombrants pour lui. Il n’a suffi que de quelques secondes
à le regarder pour que mon cœur vibre à nouveau. Il n’a fallu qu’un regard
froid pour que Také le brise, encore.
Je plaque mon poing sur ma bouche pour m’empêcher de dévoiler les
sanglots qui me secouent de l’intérieur. Fichues larmes qui glacent mes
joues. Fichue moi. Même le sans-abri à mes côtés a pitié.
— T’es pas sérieuse, Baka ? Tu vas pas chialer devant tout le monde
parce que tu t’es fait jeter ?
L’espace d’un instant, j’ai cru que la voix venait de ma tête. Puis je l’ai
vu face à moi, l’air mécontent.
— Pourquoi tu t’es tirée ? On n’avait pas terminé.
— Tu as dit que…
— Que je devais monter dans le train, pas que tu devais te barrer,
bordel. Mon train va partir alors grouille-toi.
Je scrute sa main tendue avec ahurissement. Il l’agite, manifestement
pressé. Je suis tellement stupéfaite que je ne réfléchis pas vraiment, je la
saisis et me relève. Il m’entraîne sur un pas rapide à travers le hall, sans
rien dire. Sa main est chaude, ferme, rassurante. Je ne comprends pas
vraiment ce qui se passe, je me laisse mener. Je ne sais pas si c’est réel et
si je dois espérer. Mon cœur est sur pause. Il attend que le maître décide de
son sort.
Après un nouveau contrôle des billets, nous arrivons devant son wagon,
là où je l’ai laissé quelques minutes plus tôt. Et maintenant, il va se passer
quoi de plus ?
J’entends le sifflet du chef de gare. Le départ est imminent. C’est trop
tard.
Il se glisse dans le wagon, sans lâcher ma main, m’obligeant à le suivre
à l’intérieur.
— Mais… je ne suis pas censée être dans ce wagon, dis-je, un peu
perdue.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ? On s’en bat les couilles ! s’écrie Také,
que ce détail de placement n’a pas l’air d’ébranler le moins du monde.
Nous nous tenons debout devant cette porte close. Seuls quelques
centimètres séparent nos deux corps. Je me sens fébrile. Excitée. Terrifiée.
Je n’ose plus amorcer un mouvement. Je n’ose plus ouvrir la bouche non
plus. Také me regarde avec intensité. Je n’ai aucune idée de ce à quoi il
peut bien penser en ce moment même. J’observe sa main approcher de
mon visage sans y croire. Puis alors qu’il essuie mes larmes, je le vois
détourner la tête. Comme s’il s’en voulait de réagir ainsi.
— Pourquoi faut toujours que t’aies l’air de sortir d’un manga, Baka ?
grogne-t-il.
Je pouffe de rire. Le contact de ses doigts sur mes joues me fait
frissonner. J’ai l’impression qu’il est en train de réveiller mon corps
courbaturé d’un long sommeil.
— C’était quoi ta prochaine étape ? Te jeter sous un train ? … Tu vaux
mieux que ça.
— Je n’aurais pas été jusque-là, marmonné-je, pas forcément fière.
— Non, tu allais juste chialer devant tout le monde.
— Tu n’étais pas censé le savoir…
Dans un soupir, il accentue l’espace entre nous en s’adossant à la paroi,
avec une vue directe sur le couloir du wagon.
Le train est en train de quitter la gare. Je suis bonne pour un sermon
concernant ma place et un billet retour. Sans certitude de ne pas souffrir.
Il me sonde. Il cherche la vérité. Je n’ai pas la sensation qu’il est
heureux d’être avec moi, ce qui rend les choses plus compliquées.
— Tu voulais parler, alors parlons, dit-il. Tant qu’à payer un billet de
train, autant en avoir pour ton argent.
S’il arborait un visage moins sévère, peut-être que j’aurais moins de
mal à articuler. Je ne parviens qu’à laisser s’échapper un brin de voix
misérable :
— Je t’ai déjà tout dit.
— Ouais, mais t’es pas très claire, tu vois. T’avances d’un pas, tu
recules d’un autre, puis tu reviens.
C’est comme ça qu’il perçoit notre relation ??
— Tu n’as pas fait grand-chose pour me rassurer, je te rappelle. Cette
chronique, c’était vraiment bas. Comment tu voulais que je te fasse
confiance après ça ?
— Je l’ai modifiée.
— Mais je ne l’ai su qu’aujourd’hui parce que Jared me l’a dit. Imagine
ce que j’ai ressenti quand j’ai compris que tu étais la personne cachée
derrière cette chroniqueuse qui avait descendu en flèche mon roman.
Il lève les yeux jusqu’au plafond. Je sens qu’il cherche ses mots.
— J’ai merdé, OK ? J’étais furax ce jour-là.
— Parce que… ?
Je veux qu’il le dise à voix haute. Il n’est pas question que je sois la
seule à me dévoiler.
— Parce que tu m’as laissé croire des choses pour finalement aller avec
un autre mec, putain !
Alors Také a ressenti la même chose que moi le jour du mariage de sa
sœur ? Je ne m’étais donc pas fourvoyé en constatant le trouble entre nous.
C’est bon à savoir. Et rassurant. Je me détends un peu. Sa version des faits
coïncide avec les suppositions de Jared.
— Comprends-moi, j’ai assisté au défilé permanent des filles dans ton
lit, j’ai cru que je ne serais qu’une de plus. Pourquoi tu ne m’as juste pas
clairement fait savoir ce que tu voulais ? T’as pas trop de mal à t’exprimer
d’habitude.
Il secoue la tête.
— Tu voulais que je fasse quoi ? Tu ne m'as laissé aucune place. T’étais
avec un autre gars, non ? Après le mariage de ma sœur, je t’ai entendu dire
clairement que tu souhaitais réessayer avec le psychopathe de mes deux.
Tout prend un sens maintenant. Il a écrit son horrible chronique après
avoir entendu de ma propre bouche que je voulais ressortir avec Hunter.
C’était donc… ?
— Tu étais jaloux ? demandé-je, stupéfaite.
— Va te faire foutre !
Je vais prendre ça pour un oui.
— Je pensais que toi et moi c’était impossible, expliqué-je timidement,
en baissant les yeux. Jusqu’à cette soirée d’inauguration, où je ne sais pas,
quelque chose a changé…
Euuuuh… j’apprécierais qu’il se montre davantage expressif quand je
lui ouvre mon cœur. Mais Také reste le petit connard au visage froid dont
l’attitude hautaine instaure une distance entre nous. J'ignore quoi penser.
J'oscille constamment entre l’espoir à la désillusion totale avec lui. Mon
palpitant va mourir à force de faire le grand écart.
Qu’il me dise enfin les choses. Qu’on en finisse.
— Tu n’as pas l’air de m’aimer autant que moi… murmuré-je
tristement.
Il se raidit. Je note une lueur colérique assombrir ses iris.
— Et qu’est-ce que t’en connais de mes putains de sentiments ?! D’où
tu peux affirmer des conneries pareilles ? Tu crois que je me serais fait
chier à te suivre dans la gare si j’avais eu envie que tu te casses ?! Tu
penses que je t’aurais écrit des chansons ?!
Oh. Mon. Dieu. Il a écrit ses nouvelles chansons pour moi ???
C’est la première fois qu’il exprime ce qu’il ressent. À sa manière bien
sûr, mais ces quelques mots brandis avec agacement réchauffent
instantanément mon cœur. Je ne peux m’empêcher de sourire, sûrement
niaisement.
— La seule personne ici à avoir affiché son dégoût de l’autre, c’est toi,
ajoute-t-il sèchement.
Mon rictus heureux s’efface d’emblée. Je n’ai pas été tendre avec lui,
c’est vrai.
— Je suis désolée pour ça. Les mots ont dépassé mes pensées. Je
voulais seulement te faire mal.
— C’était réussi.
L’amertume dans sa voix et son regard fixé sur moi me perturbent. Je
me demande s’il va me pardonner en fin de compte… Ou s’il n’est pas
juste passé à autre chose.
Maintenant, je me souviens de son visage blessé quand ces mots que je
ne pensais pas traversaient ma bouche. Il était réellement meurtri.
— Je te jure que je m’en veux. Même quand je l’ai dit, je me sentais
horrible. Je n’étais plus moi-même, tu m’avais brisé le cœur et je croyais
que tu te moquais de moi… c’était une sorte de réaction d’autodéfense.
Son regard est si perçant que j’ai peur de l’affronter. Je crains aussi d’y
voir ce que je redoute tant. Pourquoi ne détourne-t-il jamais les yeux,
comme les gens normaux ?
J’ai envie de lui expliquer qu’il ne peut pas me blâmer, qu’il a commis
ses propres erreurs, mais je ne veux pas le braquer davantage. J’ai
l’impression qu’une once de rancœur le fera basculer du côté obscur. Také
est bien trop imprévisible.
— Dis quelque chose… le supplié-je d’une toute petite voix.
Non, il ne dira rien. Pendant des secondes qui me sembleront des
minutes, il n’ouvrira pas la bouche.
Il me paraît si grand tout à coup, si impressionnant… Inaccessible. J’ai
le sentiment qu’il n’agit pas ainsi pour me torturer, c’est peut-être pire. Il
réfléchit.
Je suis suspendue à ses lèvres, ma respiration est saccadée, mes yeux
brillent entre espérance et désenchantement. Tant qu’il ne m’aura pas
délivrée, je serais en veille.
S’il te plaît, parle-moi.
Je le vois amorcer un brusque pas dans ma direction. C’est tellement
soudain que je me plaque instinctivement contre la paroi derrière moi.
L’arrière de mon crâne en a d’ailleurs souffert. Le temps que j’esquisse
une grimace, Také se trouve presque collé à moi et s’empare avidement de
ma bouche. Sa main crispe ma taille, tandis qu’une paume s’aplatit en bas
de mes reins, m’enjoignant à me rapprocher de son corps séduisant.
Je me laisse complètement faire au début, telle une spectatrice. Je n’y
crois pas. Je garde les lèvres entrouvertes, je savoure le goût de sa langue
qui s’infiltre, j’hume son parfum hypnotisant. Mais je n’agis pas. Je
conserve mes bras le long de mon buste. J’observe son genou écarter mes
cuisses pour s’y insinuer, et son corps fusionner au mien, comme deux
pièces de puzzle contiguës.
Il enfouit son visage dans mon cou, sous mes cheveux, le caresse de
baisers, pendant que ses mains se rejoignent dans mon dos pour
m’étreindre.
Je sens son cœur battre contre moi, comme dans un rêve.
Quand il écarte son visage, c’est pour ancrer son regard au mien. Et
c’est à cet instant que je m’éveille. Que je comprends ce que signifie ce
rapprochement. Alors je l’embrasse, de manière trop brusque, maladroite.
Je l’entoure puissamment de mes bras et plaque ma joue contre ses
pectoraux. Me revoilà les larmes aux yeux, mais de joie cette fois. Je
souhaite rester contre lui pour toujours.
Il caresse lentement mes cheveux. Je dois l’étouffer, mais il ne me
repousse pas. Comme lorsque nous dormions ensemble.
— Me dis pas que tu pleures encore, Baka ?
Retrouver mon petit surnom me donne le sourire.
— C’est parce que je suis heureuse…
— Arrête putain, on dirait un de ces films pourris pour meufs.
Son ton profondément dégoûté me fait pouffer de rire. La voix toujours
étouffée contre son torse, je m’écrie :
— Dans les films dont tu parles, l’héroïne n’a pas à acheter un billet de
retour !
— Pourquoi un billet de retour ?
Je redresse la tête, en appuyant mon menton contre sa poitrine.
— Ben, pour rentrer.
— Si tu dois revenir chez les bouffeurs de chocolatines, ce sera pour
déménager tes putains d’affaires dans mon appart.
Je fronce les sourcils.
— Euh… pardon ?
— T’as très bien compris.
Oui, j’ai compris, mais c’est soudain… et totalement dément !
— Tu veux qu’on emménage tous les deux à Paris ?
— T’es longue à la détente, bordel.
— Mais… j’ai un travail à Bordeaux…
— Dans cette maison close chelou où il y a des putes sur les menus ?!
— Oui, bon, je peux trouver un autre job, mais j’ai mes amies aussi…
— Cosette et Bernadette n’auront qu’une heure de train pour venir te
voir.
— Charlette, marmonné-je avec un sourire.
Il balaie cette réflexion d’un revers de main. Je secoue la tête en le
contemplant avec tendresse. Comment je peux expliquer que j’aime ça ?
Son air prétentieux, ses mots fleuris, son attitude insolente… Tout ce qui
m’agace chez lui est devenu prétexte à l’aimer encore plus. Je suis foutue.
Non mais regardez-le, je n’avais aucune chance contre lui de toute façon.
— Et je compte bien à ce qu’Aniki et l’emmerdeur qui lui sert de mec
se pointent chez nous régulièrement.
« Chez nous » … Il m’avait conquise à l’instant où il avait posé ses
lèvres sur les miennes, mais là, c’est l’embrasement dans ma tête. Mon
cerveau est en train de danser le twerk avec ses potes les neurones et ça
risque de finir en orgie (j’ai un cerveau de détraquée).
— Mais… et tes obligations professionnelles, les tournées prévues à
ton contrat ? Je vais te gêner…
— Tu dis vraiment trop de conneries.
Ça vient du cœur au moins. Je lui lance un regard entendu, en cognant
doucement mon poing contre son pectoral. Mmmmh c’est ferme. (Chut le
cerveau, continue ton orgie !)
— Je veux être sûre que tu connais les enjeux. Imagine que d’ici
quelques semaines, tu te rendes compte que tu préférerais être libre.
— T'es ma meuf, pas mon boulet.
— J’aime te l’entendre dire, dis-je avec un sourire.
— Tu pourras écrire autant que tu voudras, venir aux tournées avec
moi, et puis tu ne seras pas la seule, il y aura Jess.
Mon Dieu, mais il a tout prévu. Certaines femmes paniquent à l’idée
que leur compagnon ait déjà tracé leur futur, moi au contraire, ça me
rassure.
— Tu n’as pas besoin de me convaincre davantage, Také. J’ai vraiment
envie d’être avec toi. Je ne sais pas trop ce que tu m’as fait pendant ce
mariage où tu as été terriblement odieux avec tous les invités, mais il faut
croire que je suis un cas désespéré.
Il glisse ses deux mains sur mon postérieur, en me lançant un sourire
des plus sexy.
Mon cerveau : « C’est la salsa du démon tut tut tut salsaaaaa du
démon »
Mes neurones : « À poil ! À poil ! »
Je comprends mieux certaines réactions.
Je jette un coup d’œil vers une dame outrée, qui assiste à tout de là où
elle est assise.
— Tout le monde nous voit, murmuré-je pendant que ses lèvres
dérivent jusqu’à ma nuque.
— Ouais et je m’en branle.
Je m’esclaffe en apercevant la même dame bondir sur son siège face à
tant de vulgarité.
— Oh, l’interpelle Také, allez mater un porno si vous voulez vous
rincer l’œil !
Cette fois je crois qu’elle a fait une crise cardiaque. Sa voisine est pliée
de rire, en revanche.
— T’abuses, râlé-je, un peu gênée quand même.
— Arrête, t’adores ça !
Je n’ai pas le temps de le traiter de vantard qu’il a embrassé mon
sourire.
Il a raison, j’adore ça.
Je suis raide dingue de lui. Je veux entrer dans sa vie et ne jamais en
sortir.
Je suis prête à devenir adulte. À sauter le pas. Je peux rejoindre le
groupe fermé des couples.
Také m’a fait grandir. Il m’a révélée. Portée. Fait souffrir aussi par
incompréhensions mutuelles. Il m’a ouvert le cœur et appris ce qu’était le
véritable amour.
Je sais qu’il est l’homme de ma vie, je n’ai pas le moindre doute sur
notre avenir malgré son statut de future rock star. Také possède la force
d’un regard et l’honnêteté du cœur. Il sait ce qu’il veut. Et par chance,
c’est moi qu’il veut.
Bienvenue dans ta nouvelle vie, Aly.
« Salsaaaaa du démon… » Oh la ferme, toi ! J’essaie de conclure en
beauté ce roman ! « Salsaaaaa du démon » OK laissez tomber. Y’a rien à
en tirer.
Dans un futur proche, lointain, que sais-je ?
Dans une autre galaxie, où les licornes sont
reines…
Non, je déconne, c’est l’épilogue (le vrai, cette fois)

— Takeomi, tente une petite voix masculine, il faut vraiment y aller


maintenant !
— Va te faire mettre !
— Oui, d’accord, mais après hein ? Le public t’attend, et le groupe
aussi…
Nouveau (minuscule) coup à la porte.
— Il faut rejoindre la scène, Takeomi…
— Mais tu vas te casser, Ducon ?! Putain, on peut même plus baiser sa
femme tranquille !
Je place ma main sur sa bouche en lui assénant un regard noir.
— Sois gentil avec ce pauvre Serge. C’est le seul agent à te supporter.
— Tu vas vraiment me parler de lui alors que je suis dans ta chatte ?!
Je lève les yeux au ciel. Bonjour la vulgarité. Mais bon, ce n’est pas
comme si je n’avais pas l’habitude.
Quand on s’est mariés, il a dit au prêtre shinto, je cite : qu’il n’avait pas
intérêt à continuer à me mater le cul, sinon il lui broyait les couilles. Le
paradoxe Také : capable d’écrire des textes splendides emplis de poésie, et
incapable de s’exprimer sans gros mots.
Je suis assise sur la coiffeuse où il est censé se préparer, dos contre le
miroir, avec lui entre mes cuisses. J’ai complètement oublié Serge, qui
doit toujours attendre devant la porte de la loge. Il faut dire que Také est
du genre à vous faire zapper tout ce qu’il y a autour. Mes gémissements et
ses râles que nous ne retenons que peu, sont heureusement couverts par la
sono de la salle de concert qu’on entend jusqu’ici. C’est tellement excitant
de coucher ensemble avant qu’il aille chanter. C’est un peu notre petit
rituel depuis plusieurs années.
Et puis c’est ma façon à moi de le marquer de mon nom avant que
toutes ces femmes bavent sur lui en croyant se l’approprier.
Comme chaque fois avant un concert, nos ébats sont courts mais
intenses. On s’embrasse longuement, et pas d’une manière chaste. Také ne
sait pas trop faire dans le « chaste ». Nos deux piercings diamantés
s’entrechoquent au gré des mouvements de nos langues. Même après avoir
pris mon pied, j’ai encore envie de lui. J'ignore comment c’est possible.
On m’avait pourtant dit que le désir s’effritait avec les années…
— Takeomi ?? tente la voix incertaine de Serge.
— Oh fais chier ! J’arrive, bordel !
Le moment de grâce est terminé. Také remonte son boxer puis rattache
son jean Diesel, qui lui moule le postérieur d’une façon particulièrement
sexy, pendant que je réajuste ma jupe (pas du tout couture, vive Kiabi) et
mes chaussettes roses et noires. Non, avec le temps, je n’ai pas abandonné
mon look. Je n’y ai même pas songé.
Il passe une main dans ses mèches sombres. Tout est toujours au
millimètre concernant ses cheveux. Puis il pivote vers moi pour m’attirer
contre lui.
— Tu devrais te barrer avant que je te saute encore.
— C’est extrêmement romantique, Také, plaisanté-je, en lui mordant la
lèvre.
— Fais pas ça merde, tu sais que ça me rend fou.
Je recule par précaution. J’ai pitié de Serge, que j’imagine en sueur
derrière cette porte, en train de prier la Sainte Vierge.
— Ne fais pas attendre tes fans.
— Je pourrais arriver une heure en retard qu’elles me suceraient quand
même les boules si je leur ordonnais.
— Eeerk.
— Ça t’a pas dégoûtée autant hier soir…
— Pitié Také, monte sur cette scène ! Je suis venue pour t’entendre
chanter, je te rappelle.
— Tu m’entends tous les jours, Baka…
C’est vrai. Et je ne m’en lasse pas. Cependant, quand il est sur scène,
avec son groupe, devant des milliers de gens, je me sens comme n’importe
quelle personne du public, je vibre, je ressens la musique et sa présence
charismatique. Si je n’étais pas folle amoureuse de lui, je succomberais à
nouveau chaque fois qu’il se produit quelque part. Sa voix me fait
littéralement grimper aux rideaux.
J’ouvre la porte, manquant de faire s’écrouler Serge, plaqué derrière. Il
se cache les yeux en tombant sur Také qui remonte sa braguette.
— Putain mon gars, t’as jamais vu de queue ?!
Serge a l’habitude du langage « Také », mais je crois qu’il ne s’y fera
jamais. Je tapote l’épaule de l’agent pour le rassurer.
— Je vous le confie, dis-je avec un sourire.
— Oh merci Aly…
On croirait que je viens de lui offrir la vie éternelle. J’embrasse Také
une dernière fois.
— Éblouis-moi.
— Voilà, c’est fait, dit-il très sérieusement, en se désignant.
Je ne fais aucune réflexion. Mieux vaut ne pas l’encourager dans sa
prétention.
Je dis merde à Guitariste, Bassiste, Pianiste et Batteur (je continue à les
appeler comme ça dans ma tête, mais je connais leurs prénoms hein,
j’inverse seulement certains de temps en temps… eh ça arrive à tout le
monde !), j’embrasse Jessica, laquelle est devenue une de mes meilleures
amies au fil du temps, puis je rejoins la salle par une porte dérobée.
Comme chaque fois que Fuck Off se produit, le lieu est blindé. Ils
jouent à guichet fermé depuis plusieurs années déjà. Pour être plus précis :
depuis qu’un de leur titre s’est classé numéro un des ventes dans toute
l’Europe. Les ventes d’albums ont alors décollé. Ils ont basculé de groupe
montant à groupe à succès.
Pour des raisons évidentes, Serge évite à Také les interviews et les
passages télé, ce sont les autres membres de Fuck Off qui se chargent de la
communication en général. Také, lui, se contente d’être l’icône
mystérieuse. Il est d’ailleurs devenu l’égérie d’un parfum de luxe et de la
marque Diesel. J’avoue qu’au départ, c’était bizarre de voir son mari dans
une pub ou dans un magazine, adulé par tant d’hommes et de femmes.
Maintenant j’y suis habituée. Je suis même très fière. De lui, d’être son
épouse, de le savoir si fidèle que je n’ai jamais eu à douter de sa
confiance. Pas une fois. Také a bien des défauts, mais pas celui du
mensonge. Il ne sait pas mesurer. Ni composer. Quand il aime, c’est tout
entier, sans filtre.
Jamais personne ne m’a autant aimée. Et j’ignorais que j’étais capable
d’aimer à ce point.
Je suis tout excitée à l’idée d’écouter Fuck Off. On dirait une groupie
complètement immature. Je longe une bonne partie du mur, puis je rejoins
Hugo et Jared, qui m’attendent derrière la fosse.
— Je sens que Také va encore me faire bander ! s’écrie Hugo, en faisant
mine de s’éventer.
— Il y a une enfant… soupire Jared, blasé.
— Ah oui c’est vrai, j’oublie tout le temps qu’elle existe ! C’est fou ça !
(Il lève la tête vers la petite fille de 5 ans que Jared et lui ont adoptée,
confortablement installée sur ses épaules) Papa t’avait encore oublié, ma
princesse !
Elle éclate d’un rire cristallin.
— T’es drôle Papa !
— Si en plus elle t’encourage, rigole Jared, en passant une main tendre
dans les cheveux de son amoureux. (Il pivote dans ma direction.) On
croirait que c’est ton premier concert !
— Il y a deux nouvelles chansons et j’ai hâte de les entendre ! m’écrié-
je, les poings serrés, les yeux brillants.
Jared m'entoure de son bras et nous regardons l’arrivée du groupe sur
scène. L’hystérie de la salle fait battre mon cœur, mais ce n’est rien en
comparaison de tout ce que je vais ressentir pendant que Také chante et
bouge sur scène.
Je pourrais l’admirer pendant des jours et des jours…

À la fin d’un concert, j’ai toujours mal aux zygomatiques tant j’ai
souri. Une groupie, je vous dis. Hugo, Jared et leur fille (endormie dans les
bras de celui-ci) me raccompagnent jusqu’à chez moi.
Také et moi vivons en plein Paris, au dernier étage d’un immeuble
rénové. Notre appartement s’étend sur tout l’étage et comprend une
incroyable terrasse avec vue sur Montmartre. Také gagne beaucoup
d’argent, nous n’avons pas vraiment à nous soucier du coût. Il a lui-même
décoré et agencé la moindre pièce. Cet endroit est un paradis dans lequel
je me sens bien. Je ne parle même pas du bureau qu’il m’a réservé : j’ai
écrit un nombre incalculable de romans au sein de cet antre.
Car oui, je continue à écrire. J’ai ma petite notoriété dans le milieu de
la romance, je vis ma passion à fond. Sans regret. Také me relit, me
corrige, il est d’excellents conseils et a énormément fait évoluer mon style
d’écriture. Cet homme possède bien des facettes…
Je m’attendais à trouver le calme, mais la baby-sitter a visiblement eu
bien du mal à garder les enfants au lit. Elle est désolée, je lui assure que ce
n’est rien et la laisse repartir, pendant que Jared et Hugo se voient
accueillis avec enthousiasme par trois petits garçons aux yeux bridés, de 6,
4 et 2 ans, totales copies de Také.
Ils parlent tous en même temps, alors je m’écrie :
— Vous ne devriez pas être au lit tous les trois ?
Grand silence coupable.
— Kei wa watashi o me ga samemashita[137], lance l’aîné, Ayato.
— Watashi wa nani mo shimasen deshita[138], se défend Kei, l’enfant du
milieu.
Avant que ça ne dégénère, j’interviens :
— Kinishinai[139].
Ça a le mérite de les faire taire. Pour l’instant.
J’ai appris le japonais au début de ma relation avec Také, et nous avons
naturellement inculqué le bilinguisme à nos enfants. À la maison, nous
parlons japonais, et français à l’extérieur. Je crois que je connais plus de
mots familiers que les Japonais eux-mêmes… Je m’en rends compte à
chacun de nos voyages annuels au Japon.
— Cette langue est extrêmement sexy, fait remarquer Hugo, très
sérieusement.
J’allais enfin mettre les enfants au lit quand Také rentre à son tour. Les
petits lui sautent littéralement dessus. Il a la même réaction que moi :
— Dôshite anatachi wa mada koko ni imasuka[140] ?
Après s’être longuement rejeté la faute les uns les autres, Ayato, Kei et
Hiro se voient renvoyer plus fermement que moi par leur père dans leurs
chambres. Ils s’y rendent sans broncher.
Je suis encore tout émoustillée après ce concert, alors contempler Také
dans sa tenue de scène me donne envie de me débarrasser de nos invités au
plus vite.
Také et Jared se serrent dans les bras l’un de l’autre.
— Alors Aniki, ça t’a plu ?
— T’étais génial, confirme Jared, avec sincérité.
Hugo se charge de les séparer pour s’imposer à Také.
— Je t’ai manqué, avoue !!
— Je t’ai vu hier, avant-hier, et tous les jours avant ça, marmonne Také
en l’écartant de lui.
— Évidemment ! Tu as fait en sorte de t’installer près de chez nous,
parce que tu ne pouvais pas te passer de moi ! Ce que je peux totalement
comprendre…
Regard noir de Také, qui manque parfois de second degré, avouons-le.
Et Hugo se fait un malin plaisir à le provoquer.
Jared et Hugo sont nos voisins du dessous depuis des années. Il y a un
lien indéfectible entre Také et son Aniki, ils sont presque malheureux l’un
sans l’autre. Hugo donne des cours de boxe, tandis que Jared gagne bien sa
vie en tant que chimiste.
Ma mère et mon beau-père sont ravis de faire d’une pierre deux coups
lorsqu'ils viennent sur Paris nous rendre visite. Ma mère a toujours un peu
de mal avec Také, comme la plupart des gens (non, pardon, tous les gens),
mais nous sommes proches de ma famille. Také s’est aussi rapproché de la
sienne quand nous nous sommes mariés. Ses parents sont toujours ultras
coincés et choqués par ce qui sort de la bouche de leur fils, mais ils ont
fini par accepter son style de vie, et j’ai entendu son père lui avouer qu’il
était fier de lui.
Vous vous demandez ce que sont devenus nos bons vieux colocataires ?
Kamran a récemment divorcé pour la deuxième fois, il est médecin au
CHU de Bordeaux. Charlie vit encore à Benetton, avec d’autres personnes,
nous ne savons toujours pas exactement ce qu’il fait pour gagner sa vie.
Quant à Hunter, je n’ai plus jamais entendu parler de lui…
Cosette et Charlette sont mariées à des jumeaux aussi sérieux qu’elles
sont loufoques, ils vivent tous dans la même maison à Bordeaux, avec
leurs enfants respectifs. Nous nous retrouvons avec plaisir une fois par an.
Je sens la main de Také se poser sur ma taille tandis que Jared et Hugo
annoncent qu’ils rentrent pour mettre au lit leur petite puce.
— C’est pas trop tôt putain, j’ai envie de baiser, souffle Také.
Heureusement que nos deux voisins ont l’habitude et qu’Hugo n’est pas
vraiment mieux :
— Je sais ce que c’est, moi aussi j’ai du mal à me retenir en voyant le
petit cul de l'homme de ma vie…
Je soupire :
— Pitié, épargnez-nous les détails.
Mon frère (le « demi » n’a plus aucun sens depuis longtemps !) me
décoche un sourire complice. Après deux baisers sur mes joues, les voilà
tous les deux repartis chez eux.
Je suis seule avec la bombe sexuelle qui me sert de mari. Il referme à
clé derrière eux et m’attire brusquement contre son corps.
— On en était où tout à l’heure, Aly-chan ? demande-t-il, en
humidifiant ses lèvres.
— Si tu commences à parler japonais, tu sais ce que tu risques ?
— J’suis un putain d’aventurier !
Quand il se la pète comme ça, il est encore plus sexy, c’est injuste.
Je lui dévore la bouche, tout en déboutonnant son jean et en le faisant
reculer vers notre chambre.
— Je vais te montrer comment je suis fan de toi, lui susurré-je à
l’oreille, en glissant ma main dans son boxer.
Au râle de désir qu’il pousse et à la réaction physique qui se presse
contre moi, je sais que j’ai dorénavant toute son attention. D’un coup de
pied, je referme donc la porte derrière nous.
Tout comme je referme ce chapitre de mon existence.
Finalement, ma vie est bien une putain de romance. La meilleure que
j’ai jamais écrite.
Voilà une fin poétique et très jolie, Aly, je suis impressionné.
« Salsaaaaaa du démon tut tut tut tut salsaaaaa du démon ! »
Quel gâchis…
Et merde.

FIN DE MON FUCKIN’ ROMAN


Remerciements

Merci tout d’abord à mon mari, mes trois garçons, mes parents, mes
frangins et leur jolie famille, ma meilleure amie, sans qui mon âme
bisounours n’existerait pas (si vous avez des plaintes, tournez-vous vers
eux)

Merci à mon incroyable team de bêtas lectrices : Sonia, Kelly


(McCarthy), Marion, Delphine, Vanessa-Ness, Joy-Julie et mon auteure de
génie œil de lynx Lou Marceau, qui m’ont aidée, fait mourir de rire avec
leurs commentaires, et encouragée à publier ce livre tel quel (pour
d’autres plaintes, voyez aussi avec elles)

Merci aussi à Marie HJ, une autre de mes auteures préférées, qui a eu la
patience et l’extrême gentillesse de me conseiller.

Merci à mon illustratrice de talent, Martine, une magicienne de


l’image !

Merci à tous mes lecteurs, vos petits mots me vont droit au cœur (si
vous n’en avez pas encore écrit, sachez que je les attends ! Emmerdeuse
jusqu’au bout celle-là.)

Bien sûr, je ne peux pas conclure sans remercier Aly du groupe New’s
Aly Romance, qui m’a prêté son nom et ceux de son équipe de choc, et qui
œuvre dans l’ombre pour mettre en avant tous les auteurs français. Merci à
toutes les filles du groupe, merci aux modératrices, merci Aly d’être qui tu
es.

Et nous les personnages imaginaires de ton cerveau débile ? On ne


nous remercie pas ??
Psssssh, le livre est fini, barrez-vous !!!
Aucune reconnaissance. Débile et égoïste, ça fait beaucoup.
Merci nous-mêmes donc.
Du même auteur :

Éditions Harlequin (HQN)


Ni l’une ni moi

Éditions Sharon Kena


Là où tu te perdras : la poupée de titane
Là où tu te perdras : la poupée de sang et de larmes
Là où tu te perdras : les poupées jumelles
Quand les anges méritent de mourir

Éditions Sarah Arcane


Je ne serai plus jamais seul
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“Hands up”, Mert ft Kremont


“Let’s all chant”, the Michael Zager band
“The art of losing”, American Hifi
“Fat lip”, Sum 41
“Coconut island”, Uncommonmenfrommars
“Ça fait rire les oiseaux”, “le bal masqué” , la Compagnie Créole
“Elle donne son corps avant son nom”, IAM
“It’s a beautiful life”, Ace of Base
“Street spirit”, Radiohead
“Into the west”, Howard Shore, BO Seigneur des Anneaux
“Le petit pain au chocolat”, Joe Dassin
“High hopes”, !Panic at the disco
“Stressed out”, Twenty One Pilots
“Fantaisie impromptue”, Chopin
“She looks so perfect”, 5 seconds of summer
“No woman no cry”, Bob Marley
“My heart will go on”, Céline Dion, BO Titanic
“Sugar”, Maroon 5
“Les démons de minuit”, Émile et Images
“The Saints”, People in the box
“L’aigle noir”, Barbara
“Try to remember », Harry Bellafonte
“Ne me quitte pas”, Jacques Brel
“Pushing me away”, Linkin Park
“Je danse le mia”, IAM
“Faded”, Alan Walker
“The unthinking majority”, Serj Tankian
“Popular”, Nada Surf
“Man, I feel like a woman”, Shania Twain
“Titanium”, Sia, David Guetta
“Temperature”, Sean Paul
“Every me every you”, Placebo
“I put a spell on you”, Annie Lennox
“Another love”, Tom Odell
“Yukei no kioku”, Ling Tosite Sigure
“Mad world”, Michael Andrews
“La salsa du demon”, Grand orchestre du Splendid
Table des matières
♪ Lien musique ♫
Prologue
Chapitre 1
Sept semaines plus tôt :
9 novembre
Chapitre 2
14 novembre
Chapitre 3
Nuit du 14 au 15 novembre
Chapitre 4
15 novembre
Chapitre 5
18 novembre
Chapitre 6
27 novembre
Chapitre 7
27 novembre (bis)
Chapitre 8
12 décembre
Chapitre 9
17 décembre
Chapitre 10
19 décembre
Chapitre 11
19 décembre (suite)
Chapitre 12
24 décembre
Chapitre 13
25 décembre
Chapitre 14
26 décembre
Chapitre 15
30 décembre
Chapitre 16
30 décembre (suite)
Chapitre 17
31 décembre
Chapitre 18
1er janvier
Chapitre 19
1er janvier (suite)
Chapitre 20
2 janvier
Chapitre 21
Épilogue
Chapitre 22
6 et 7 janvier
Dans un futur proche, lointain, que sais-je ? Dans une autre galaxie, où les licornes sont reines…
Non, je déconne, c’est l’épilogue (le vrai, cette fois)
Remerciements
Du même auteur :
Suivez l’auteure sur :
Playlist

[1] Ceci n’est pas une putain de romance


[2]
Bien sûr que ce grade existe voyons ! (chez les Bisounours en tout cas)
[3]
Le film sur JK Rowling ne nous a pas rendu service ! Maintenant on croit tous qu’il nous suffit d’écrire dans un train pour devenir célèbre !
[4]
Passionné par une activité d’intérieur, comme les mangas ou les animes, souvent en rapport avec la culture japonaise (qu’est-ce qu’on
apprend comme choses avec ce livre hein ?)
[5]
Si si les jeunes, c’est une personnalité ! Il a notamment chanté Bioman et s’est illustré dans « Salut les musclés ». On ne rit pas, c’était une
époque bénie !
[6]
À prononcer « Kamerane », pour tous ceux qui galèreraient.
[7]
Non, je ne suis pas payée par Google pour leur faire de la pub. Je tenais à le préciser par cette note de fin de page parfaitement inutile.
[8]
J’avoue, j’en porte encore une par jour… les barrettes animaux c’est la vie !
[9]
Mignon, en japonais
[10]
Je vous avais prévenu que je vivais avec des canons. En fait, la plus moche ici c’est moi.
[11]
Pas de commentaires.
[12]
Enfoiré, en japonais
[13]
Un serveur dansait la valse de Vienne dans la brasserie pour apporter son yaourt Viennois à la madame trop impressionnée (ouais je suis au
courant que c’est une pub de vieille, mais j’aime le vintage, ok ?!)
[14]
À prononcer Raya, tout simplement. Et ouais !
[15]
La vraie beauté est intérieure. (Je dis ça pour me dédouaner)
[16]
Ne cherchez pas dans le dico, vous ne trouverez pas. Cinglitude : comportement cinglé. Exemple : cette femme est atteinte de cinglitude
aiguë.
[17]
De Merk ft Kremont&DNCE (Attention, auteure multifonctions : je fais aussi Juke Box)
[18]
Si vous pensiez que je parlais d’autre chose, c’est que vous me surpassez dans la perversion, faites gaffe.
[19]
Le cosplay est un loisir qui consiste à imiter ses personnages de mangas ou d’animes préférés en se déguisant et en créant soi-même son
costume.
[20]
Oui je sais, il faut que j’arrête avec les références sur Game of thrones !
[21]
Je suis au regret de vous informer que cette question n’obtiendra peut-être jamais de réponse à la fin de ce livre. Je vous fais toutes mes
excuses.
[22]
De Michael Zager Band
[23]
De American HIFI
[24]
Merci, en japonais. (Je vous donne même des cours de langue, c’est merveilleux non ?)
[25]
Référence à des vidéos classées X (quoi ?? on a le droit de s’y connaitre en porno !)
[26]
N’oubliez jamais cette image.
[27]
Mais pourquoi ?
[28]
Oh mon Dieu ! Vous préparez des surprises pour nous ? Tu es merveilleuse ma chérie !
[29]
De Uncommonmenfrommars
[30]
Ce livre n’est pas que débile avec du cul, c’est aussi un puit de sciences !
[31]
Jeux vidéos + mangas = vous vous dites que ça fait beaucoup pour une seule personne.
[32]
Clin d’œil à mon super groupe chouchou New’s Aly romance (oui ce groupe existe vraiment et il déchire vraiment !)
[33]
Petite blague entre nous, référence au film Sexe Intentions pour les curieux.
[34]
Ceci n’est qu’une basse vengeance. Son passage au salon du livre de Paris m’a définitivement anéantie, sûrement comme tous les petits
auteurs frustrés dans mon genre. C’était comme si on m’avait décoché une grande baffe dans la tête. "Tiens prends ça, petit écrivain sans valeur,
prends le gros bouquin de Nabilla dans la gueule !!" Pardon pour cet instant confession. Ça fait du bien de vider son sac.
[35]
Je m’en fous… Va te faire foutre, minable vieillard.
[36]
Oui, c’est toujours la chanson de la compagnie Créole ! J’espère qu’elle vous restera dans la tête !
[37]
Un vieux manga très cuculte (pardon pour ce jeu de mots)
[38]
On est d’accord que je parle d’un vrai tuyau de pompier hein ? (Ok je m’enfonce. Oubliez)
[39]
Le Cluedo, c’est la vie.
[40]
Les pandas, c’est la vie.
[41]
Oh allez, tout le monde fait ça !! (Euh… non.)
[42]
Pour tous les nazes comme moi qui ne savent pas ce que ça veut dire, je vais vous éviter de chercher sur le net la définition : c'est la liste de
livres à lire : Pile A Lire. J'ai eu la même impression d’être dépassée, rassurez-vous.
[43]
Est-ce que vous avez senti le message sous-jacent derrière cette petite réplique ? (Si vous trouvez ce livre débile, merci de ne pas en tenir
compte et d’oublier toute mention de commentaires ! Ce livre est une illusionnnnnn !!)
[44]
Oui, je m’amuse à agacer les personnes imaginaires de ma tête. Je sais je sais, c’est grave.
[45]
Allez vous faire foutre (et je tiens à préciser que je n’insulte personne, c’est le nom du groupe de Také, on est d’accord ?)
[46]
Chatroulette (j’ai une playlist du tonnerre hein ?)
[47]
Vous noterez le talent : je peux chevaucher le mec le plus sexy de la planète et lancer une malédiction en même temps !
[48]
Et pourquoi pas en allemand hein ? Comment ça c’est pas exotique l’allemand ? Allez dire ça à Max Riemelt tiens !
[49]
Oui, j’ai une fâcheuse tendance à m’exprimer avec des smileys et alors ?
[50]
Je tiens à préciser que je n’encourage en aucun cas la masturbation au sein de ce salon commun !
[51]
La bit-lit est un sous-genre de l’urban Fantasy. Ces romans ont pour cadre le monde contemporain. Il s’agit du monde que nous
connaissons à quelques différences près : les créatures magiques sont réelles, la magie existe et elle est effective. Les loups-garous, les vampires,
les démons, les fées, les sorcières, bref, toutes ces créatures se côtoient.
[52]
L’expression « chick lit » est utilisée pour désigner des romans et comédies sentimentales écrits par des femmes à destination du public
féminin. (Ce livre est un concentré d’informations ! Ne me remerciez pas.)
[53]
De Placebo
[54]
De Radiohead
[55]
Trou du cul
[56]
Pourriture
[57]
Laubiche = ancien mot d’argot employé par mon grand-père et que j’adore = jolie, belle.
Pas laubiche = pas terrible, donc.
[58]
Insulte ultime !!
[59]
Oui ce sont principalement des filles, mais nos amis poilus amateurs de romance sont les bienvenus !
[60]
Bande originale du Seigneur des Anneaux
[61]
Il faut que j’arrête les blagues sur le foot, je sais.
[62]
À un moment donné, Hunter m’a listé le nom de chacun d’entre eux, mais j’essayais tellement de comprendre le sens de leur discussion
que je n’ai pas retenu un seul prénom. Je leur ai donné des surnoms, du coup. Pardon amis lecteurs.

[63] Non mais c’est quoi ce manque d’imagination en matière de noms de chapitres, Aly ?? Vous vous êtes contentée de rajouter un « bis »,
c’est un gros foutage de gueule !
Euh… ouais.
[64]
Toutcâlin… Allez quoi, vous savez forcément de qui je parle ! Le Bisounours avec un arc-en-ciel sur le ventre, qui guérit tous les maux par
des câlinous !
[65]
Dessins animés pornographiques japonais
[66]
Pardon pour les moins de 60 ans qui me liraient.
[67]
Je vous présente à nouveau mes excuses pour ce gros pétage de câble sur le pain au chocolat de Joe Dassin (qui, précisons-le, a quand
même commis une impardonnable faute : on dit chocolatine, Joe. J’avoue, les rimes en « ine » c’était moins facile.)
[68]
Chanteur de Placebo
[69]
Nom d’artiste de Yamashita Tomohisa, chanteur et acteur japonais
[70]
Chanteur du groupe Ling Tosite Sigure
[71]
Je t’interdis (en japonais)
[72]
Réplique du film Sex Academy (si vous ne l’avez jamais vu, honte à vous !)
[73]
Mot anglais signifiant faire-valoir (qu’est-ce que je vous apprends comme trucs !)
[74]
Oui, bon, oh ! Je fais ce que je peux pour que vous suiviez avec les moyens du bord !
[75]
C’est la minute mathématiques. On révise aujourd’hui les pourcentages.
[76]
De Panic ! at the disco
[77]
Pardon pour la référence geek, Sonic est un jeu vidéo mettant en scène un hérisson qui va très très vite. C’est phénoménal non ?
[78]
Ah aaaaah !!!!
— Merde.
— Oh Aly !
[79]
La hardtechno est un genre de musique électronique, entre hardcore et techno. Si vous vous demandez à quoi ça ressemble, c’est des boum
boum et un son horrible. N’essayez pas d’en écouter sans drogue et alcool. (C’était… le bon conseil de l’auteure !!)
[80]
De Twenty One Pilots
[81]
De 5 seconds of summer
[82]
Loser
[83]
Bienvenue à la maison, Takeomi. (le suffixe « kun », à prononcer « koun », est une marque d’affection)
[84]
Mangas consacrés aux relations gays entre hommes
[85]
Maman en japonais
[86]
Se prononce Massaki
[87]
Se prononce Shizouka
[88]
Takeomi, on y va.
[89]
Mot affectif signifiant « petit frère »
[90]
Se prononce « Youmi »
[91]
Se prononce Assouna
[92]
Se prononce Hidé
[93]
Mamie en japonais
[94]
Manga Tokyo Ghoul, de Sui Ishida
[95]
Se no et Yoisho : cris d’encouragement
[96]
Boisson alcoolisée produite à partir d’un mélange d’eau et de riz (À consommer avec modération, sinon on va me coller un procès aux
fesses pour incitation à la débauche !)
[97]
De Céline Dion (BO Titanic)
[98]
De Emile et Images (ils m’entraînent jusqu’au bout de la nuit, les démons de minuit !!! Pardon. Je suis un peu déchirée, je le rappelle)
[99]
Référence au manga Tokyo Ghoul (toujours déchirée !!!)
[100]
De Maroon 5
[101]
De Thérapie Taxi
[102]
Aucune allusion perverse
[103]
De Harry Belafonte
[104]
J’ai trop regardé la série Urgences, veuillez m’excuser
[105]
De Linkin Park
[106]
Oui, bon, on choisit pas ses potes internet !
[107]
D’Alan Walker
[108]
Je sais, cette indication est extrêmement précise ! Eh plaignez-vous à monsieur Google hein !
[109]
Merveilleux ! Formidable ! (que des adjectifs qui me vont comme un gant… non ?)
[110]
Annette !!! La petite blonde aux nattes avec une voix nasillarde, folle amoureuse de monsieur Girard ! Premiers Baisers, AB production,
Dorothée, non mais sérieux, cette série c’est un classique ! (À ne jamais regarder après une série américaine moderne sous peine d’être choqué)
[111]
Toujours pas jalouse !!!
[112]
Le petit bonhomme en mousseuuuh…
[113]
Est-ce que vous cherchez votre direction, Mademoiselle ?
[114]
Oh vous êtes Espagnole ?
[115]
Olaf de la reine des neiges, voyons !! Libérééééée délivréééée !!! Non ? Toujours pas ? Laissez tomber. Si quelqu’un me cherche, je serai
au pays de Mickey.
[116]
Oui oui, je suis au courant, ce mot n’existe pas ! Il est pourtant hyper sympa, alors je le garde, na !
[117]
Mot typiquement bordelais, qui signifie « trop », « beaucoup ». Exemple : j’ai mangé gavé de chocolatines, ça daille ! (ça daille = ça craint
du boudin. Oui, les Bordelais ont aussi leur langage)
[118]
J’adore me parler à moi-même, ne faites pas attention !
[119]
What the fuck (Qu’est-ce que c’est que ce chantier ?!)
[120]
On peut aimer les mangas, les chaussettes, les connards, et le foot ! Eh ouais !
[121]
Je signale que j’ai déjà indiqué ce que signifiait ce mot, alors j’espère que vous avez retenu parce que je vous prépare une interro surprise
(plus si surprise puisque je viens de le dire) à la fin du roman !
[122]
Aucune connotation sexuelle, je précise. C’est pas sa faute si elle s’appelle comme ça, la pauvre.
[123]
Nous sommes navrés pour cette interruption du programme. Le CSA a estimé cette scène bien trop vulgaire pour être diffusée dans son
intégralité.
[124]
Je m’excuse encore pour cette référence geek de vieille : Pacman est un jeu vidéo qui met en scène un gros bonhomme qui engloutit tout
ce qui passe. J’ajouterais qu’une super chanson a été écrite à ce sujet « gentil p’tit bonhomme poursuivi par des fantômes c’est Pacman,
Pacmaaaan ». C’est moche que je m’en rappelle encore hein ?
[125]
C’est ainsi que les Asiatiques appellent ce qu’on nomme chez nous « séries ».
[126]
Un manga/animé relativement ancien mettant en scène une préado chasseuse de cartes. Un peu cucul mais mignon tout plein ! (On ne rit
pas !)
[127]
Là où tu te perdras, c’est dans les profondes ténèbres de mon cœur, dans mon enfer. Et je ne te laisserai pas sortir. Ton paradis est le mien
maintenant.
[128]
Ton paradis sera rempli de moi. Juste moi.
[129]
Héroïne kawaï (ça fait beaucoup de trémas, non ?) du manga Vocaloid
[130]
Héros de City Hunter (Ryô Saeba, rebaptisé Nikki Larson chez nous)
[131]
Sauvage, hein ?
[132]
J’ai envie de toi, Aly-chan (se prononce « tchane », même signification que le suffixe « kun », mais celui-ci est destiné aux filles)
[133]
Relax, Aly-chan.
[134]
Un équivalent en japonais de « va te faire foutre »
[135]
Cette référence prouve à quel point je suis désespérée.
[136]
Quel dommage qu’on ne l’utilise pas plus souvent celui-ci hein ? Fichtre ! J’ai oublié mon parapluie ! (ça a de la gueule, non ?)
[137]
Kei (se prononce Kéï) m’a réveillé.
[138]
Je n’ai rien fait !
[139]
Je ne veux pas le savoir.
[140]
Pourquoi vous êtes encore là ?

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