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personnes hébergées, justifie Kujtim Kaci, à la tête du


service Assore. Pour l’instant, personne ne s’est plaint
Dans un hôtel de Paris, des
de leur présence.»
consommateurs de crack tentent de se
Dans Paris, la cohabitation entre consommateurs
reconstruire
PAR RÉMI YANG de crack et résidents s'avère parfois compliquée.
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 13 SEPTEMBRE 2021 Vendredi 10septembre, l’agression d’une enseignante
d'une école de la rue de Tanger (dans le
XIXearrondissement) a provoqué la rédaction, par des
personnels, d'une motion affirmant que le «climat
d’inse#curite#» est tel «que chacun est en alerte et
prend des habitudes d’e#vitement du danger», tout en
menaçant de faire usage du droit de retrait si n’étaient
pas prises «des mesures ne#cessaires pour assurer
© Photo Sébastien Calvet / Mediapart [leur] se#curite# et prote#ger [leur] sante# physique
À Paris et ses environs, 400consommateurs de drogues au travail». Par ailleurs, les habitants du quartier
dures, principalement du crack, sont discrètement Pelleport (dans le XXearrondissement) se mobilisent
hébergés dans des hôtels par l’association Aurore. depuis des semaines autour de la construction d’une
L’un de ces établissements nous a ouvert ses portes. salle de consommation à moindre risque, au point
Reportage exclusif. que la mairie d’arrondissement organise un point
«L’Ancien, t’as quelque chose à me dire avec le gros d’information ce mercredi 15septembre afin de
caïman sur ta casquette, là? En plus, t’es minuscule, rassurer les parents et le personnel éducatif.
qu’est-ce que tu vas faire?
– Viens dehors, on va se battre!»
Valéry et Abdel (que tout le monde ici appelle
«L’Ancien») s’embrouillent dans la cour commune.
Le ton monte vite, la faute à une blague du premier
mal prise par le second. La tension est palpable. Et
puis, le soufflé retombe en quelques minutes, les
Valéry, un des consommateurs de drogues hébergé dans un hôtel à Paris, par
deux compères rigolent ensemble. Valéry et L’Ancien, l’association Aurore, en septembre 2021. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
accompagnés par un troisième larron, se cotisent et « J’ai été très surprise de leur gentillesse», apprécie
sortent s’acheter un «petit bout de galette» de crack. de sa douce voix MmeBouza, la gérante de l’hôtel.
«Il faut qu’on fume pour se réveiller», lance Valéry, Postée à la réception, la petite dame à la teinture blonde
tout juste sorti du lit. avait plutôt à faire à une clientèle étrangère, avant la
Dans cet hôtel du nord de Paris, l’intégralité crise sanitaire. Mais avec la fermeture des frontières,
des 24chambres sont louées pour héberger des une «situation catastrophique», les réservations sont
consommateurs de drogues dures. Principalement tombées à zéro. La réquisition de son établissement
des fumeurs de crack comme Valéry et Abdel. par la préfecture de la région Île-de-France pour
L’association Aurore, qui chapeaute ce dispositif héberger ces consommateurs de drogues lui a permis
d’hébergement par le biais du service Assore, tient à ce de rouvrir avec la garantie d’un revenu fixe. Les
que l’adresse reste secrète. «Le voisinage n’est pas au nuitées lui sont payées par la direction régionale et
courant et on ne veut pas créer de problèmes avec les interdépartementale de l’hébergement et du logement
(DRIHL), service déconcentré de l’État.

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« À partir du moment où je peux payer le loyer et environ 320. À sa création en 2014, le service
mes employés et que je mange, je ne dis rien. On ne ne gérait qu’une cinquantaine de places. «Pendant
peut pas faire les difficiles», soutient la taulière en la crise sanitaire, notre dispositif devait monter à
servant le café. Ici, elle discute avec tout le monde. 200places, rembobine Kujtim Kaci. Finalement, on
Des petits tracas du quotidien mais aussi des soucis s’est retrouvés à en gérer le double.»
liés aux drogues, à la vie dans la rue, aux addictions… « Il nous faudrait encore 100 places supplémentaires,
«Je veux qu’ils se sentent bien quand même. C’est pas plaide Anne Souyris, adjointe chargée de la santé
parce qu’ils ont des problèmes que je dois les traiter à la mairie de Paris, soulignant l’importance
différemment. Ce sont des clients comme les autres.» d’une structure d’hébergement et d’accompagnement
Dans sa petite chambre de 9m2, qu’il occupe depuis spécifiquement dédiée aux femmes. C’est à l’État de
bientôt six mois, les affaires de Valéry sont en pagaille, nous aider sur ce projet. Sans lui, on ne pourra pas
dispersées entre le lit superposé, le sol et le lavabo. avancer.»
Dehors, ses deux compères préparent la galette de «Être ici, c’est dix fois mieux que d’être dans la rue,
crack achetée à l’instant. La grande perche vérifie que s’exclame Farah*, la vingtaine, hébergée dans un autre
ses voisins ne commencent pas sans lui en passant la hôtel du XVIIIearrondissement. C’est trop dangereux
tête par la fenêtre. «Ici, j’ai un petit confort, je peux dehors, surtout quand tu es une femme. Ça ne veut pas
me poser pour fumer mon truc», apprécie-t-il. dire que j’ai complètement arrêté de consommer, mais
Valéry s’excuse de recevoir sans avoir rangé. Sur son au moins je suis en sécurité.»
matelas traîne un tome de Vernon Subutex, la série Outre la possibilité de sortir les toxicomanes de
de romans écrite par Virginie Despentes qui raconte la rue, le dispositif vise à les stabiliser avant de
la descente aux enfers d’un disquaire dans la drogue. les orienter vers des structures d’hébergement plus
«Je suis un bouquineur, moi», s’enorgueille-t-il avant pérennes. Farah vient tout juste de finir un «CDD
de s’asseoir sur son lit pour raconter ses propres Tremplin» dans une ressourcerie et pense déjà à
addictions. «J’ai commencé à l’armée, pendant mon chercher un service civique. «C’est une bonne idée,
service militaire dans le sud de la France. On m’a tu ne trouves pas?» Dans sa chambre, tout est rangé,
proposé de tester la coke et je suis tombé là-dedans.» propre, soigneusement organisé.
Le quadragénaire raconte ensuite les «teufs» dans Mais tous les usagers ne réagissent pas aussi bien à
le Sud, l’extasy, la défonce «pendant 10 ou la sortie de rue. Dans le rapport sur le dispositif de la
12heures»…«C’est quand je suis remonté sur Paname Mission métropolitaine de prévention des conduites à
après m’être séparé de ma copine que je suis tombé risques, pilotée par la ville de Paris et le département
dans le crack. C’était il y a cinq ou six piges, mais je de Seine-Saint-Denis, publié en septembre 2020,
suis un peu perdu dans les années.» l’organisme encense les effets de l’hébergement en
Des hôtels comme celui-ci, entièrement loués pour hôtel, tout en soulignant qu’une vigilance accrue doit
l’hébergement de consommateurs de drogues, il n’en être apportée à l’égard de certains usagers. «L’entrée
existe que cinq à Paris. Dont «trois sont des hôtels dans le dispositif nécessite un accompagnement au
de tourisme qui ne pouvaient plus travailler et ont changement progressif et plus long pour dépasser
proposé la location de leur établissement, éclaire les difficultés» liées à l’entretien des chambres, la
Kujtim Kaci. Certains paliers sont fermés parce qu’on
ne voulait pas dépasser 25 à 30résidents.»
La majorité des 400usagers logés de la sorte par la
préfecture de région sont répartis dans une soixantaine
d’hôtels où ils côtoient des clients lambda. Le service
Assore s’occupe de la grande majorité d’entre eux,

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cohabitation avec d’autres usagers, l’ennui, et «la Sur les coups de 15heures, Ombeline et Kujtim
rupture avec la vie en communauté sur la scène de montent faire le tour des chambres. Ils en profitent
consommation.» pour prendre des nouvelles de tous les résidents. «Oh!
Kujtim ! Ça me fait très plaisir de te voir», lance
Icham* en entrouvrant la porte de sa chambre. Les
deux hommes échangent sur leurs vacances et Icham
chambre le boss sur son embonpoint.
« J’ai connu Icham en rue, il y a quatre ans,
lorsque je travaillais dans une autre structure
d’accompagnement des usagers, se rappelle Kujtim.
Diallo a connu l’un des plus gros spots de consommation de
crack à Paris, comme “la Colline”. Il est maintenant hébergé
Il venait me parler de ses difficultés, j’essayais
dans un hôtel à Paris. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart de le soutenir, et c’est comme ça qu’une sorte de
« Certains ont des parcours de rue très longs, confiance s’est installée entre nous. Aujourd’hui, nous
certaines habitudes restent, éclaire Kujtim. Par l’orientons vers des soins pour qu’il soit suivi par un
exemple, il y en a qui vont ramasser tout ce qu’ils centre médico-psychologique.»
trouvent dans la rue pour le stocker dans leur L’hébergement en chambre permet aussi d’établir un
chambre. Et ça pose problème.» meilleur suivi des démarches commencées par les
Il faut dire que 72% des hébergés ont passé au résidents. Notamment parce qu’il est compliqué pour
moins un an dans la rue. 20% cumulent plus de ce public de se rendre à la permanence d’Assore, la
cinq années à dormir dehors. Quasiment tous sont faute aux ravages du crack sur la mémoire.
passés par les plus gros spots de consommation:
Stalincrack, «la Colline», et aujourd’hui, certains
traînent toujours devant «le Parc», les jardins d’Éole,
dans le XVIIIearrondissement.
Diallo est de ceux qui ont connu tous ces endroits.
Le crack et la rue ont laissé leurs marques sur son
corps. De longues cicatrices balaient ses joues et son Marie et Kujtim, de l’association Assore, font le tour des chambres occupées
sourire troué témoigne de la perte de plusieurs dents. par des consommateurs de drogues. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Tous les orteils de son pied droit ont été amputés à la Les équipes de l’association passent donc tous
suite d’une gangrène. «Diallo, à la Colline, c’était un les jours sur place. Elles proposent un suivi
kamikaze, il faisait des bêtises, se rappelle Kujtim. Il addictologique à la demande, une orientation vers
s’est beaucoup calmé depuis l’hébergement.» des soins psychiatriques, démarchent pour les papiers
Dans sa chambre, en compagnie du «boss », Diallo d’identité, l’accès au séjour ou l’ouverture des droits
affiche une mine sereine, presque béate. Ses affaires à l’assurance-maladie… Tout cet accompagnement
sont rangées, l’endroit est impeccable. À part un mur médicosocial est permis par l’agence régionale
où Diallo a dessiné au stylo deux cœurs accompagnés de santé (ARS), la ville de Paris et la Mission
du slogan «Peace and love». «C’était sa signature, interministérielle de lutte contre les drogues et les
même à la Colline, se souvient Kujtim alors que Diallo conduites addictives (Mildeca) qui financent les
sort de la chambre pour chercher du Subutex, son moyens humains et techniques d’Assore. L’attention
traitement. Dès qu’on voyait un “Peace and love”, on portée ici est exceptionnelle: dans la plupart des
savait qu’il était passé par là.» établissements, la tournée est hebdomadaire.
La « carotte»

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Dans le couloir, Ombeline croise Rachid*, grand doléance revient dans les discussions avec l’équipe
échalas aux cheveux teints en blond et plaqués en d’Assore. «S’ils n’ont pas la télé, ils se retrouvent
arrière. Après être tombé dans les escaliers, il a dû seuls avec eux-mêmes dans la chambre», analyse
payer son attelle 50euros. Il n’a pas de couverture Kujtim Kaci. Malheureusement, «les installations
santé. «Ceux qui disent que la CMU [complémentaire électriques de l’hôtel ne permettent pas d’installer
santé solidaire – ndlr] est facile à ouvrir n’ont jamais une télé dans chaque chambre, ni un frigo», complète
essayé», s’agace l’assistante sociale. Elle sort un Ombeline.
chèque-service de sa pochette en carton et le donne à En revanche, l’établissement dispose d’une cour
Rachid. Le jeune homme tire une petite moue en le commune et d’une salle avec un téléviseur.C’est le
recevant. «On vous l’avait dit: à partir d’aujourd’hui, seul parmi la soixantaine d’hôtels gérés par Assore
ils passent à 3 euros.» qui permette de créer une vie de communauté. «On
Depuis avril 2020, les équipes d’Assore distribuent de aimerait bien pouvoir faire pareil dans tous les autres,
quoi permettre aux usagers de payer leurs courses ou s’enthousiasme Kujtim. Cet espace nous permet de
d’aller à la laverie. «En fournissant des tickets services regrouper les résidents, de proposer des animations
à tous les usagers, on leur a permis de respecter collectives, d’organiser des groupes de parole… C’est
le confinement. Par exemple, on avait un usager à plus sympathique, pour eux et pour nous.»
Ivry [Ivry-sur-Seine dans le Val-de-Marne – ndlr] qui, L’auberge gérée par MmeBouza figure parmi les plus
d’habitude, venait sur Paris pour l’aide alimentaire. exemplaires du dispositif. «Avant la crise sanitaire,
Avec les tickets, il pouvait s’acheter à manger au nous n’avions pas beaucoup de choix sur les hôtels
Franprix qui était à côté de son hôtel», témoigne avec lesquels nous travaillions, se remémore Kujtim.
un travailleur social dans un document de la Mission Celui-ci est vraiment très bien entretenu, parce que
métropolitaine de prévention des conduites à risques. c’était un hôtel de tourisme avant. Mais les conditions
Le nombre de tickets distribués semble décroître avec d’hébergement dans certains établissements sont
le temps, à cause de problèmes de subventions. mauvaises. On peut y retrouver des cafards, par
Dans la cour, Martinez* demande à Marie, une exemple. Et encore, on écarte ceux qui sont vraiment
psychologue d’Assore qui s’est déplacée pour la pourris.»
tournée, s’il serait possible de distribuer tous les tickets Pourtant, avec la réouverture des frontières et la timide
de la semaine en une seule fois. «On ne peut pas faire reprise du tourisme, certains hôtels pourraient bientôt
ça, sinon on sait que vous ne serez pas là quand on chercher à récupérer leurs chambres. «Heureusement,
passera à l’hôtel», lui répond-elle. nous avons signé une convention avec les hôteliers
Les tickets services sont aussi un moyen de s’assurer qui nous laisse un délai de trois mois avant de
de la présence des consommateurs dans la structure vider les chambres, explique Kujtim. Comme ça, nous
d’hébergement. Une sorte de «carotte». «Des retours sortons les résidents cinq par cinq et nous devrions
que j’ai eus de certains collègues, il leur était être en capacité d’absorber ce flux dans d’autres
beaucoup plus difficile de rencontrer les usagers avant établissements.»
la mise en place de ce système», rapporte un éducateur Boite noire
d’Assore.
* Ces prénoms ont été modifiés à la demande des
Une vie de communauté personnes rencontrées, de même que l’identité de la
Chez Mme Bouza particulièrement, les usagers gérante de l’hôtel, afin de ne pas divulguer le nom de
reprochent l’absence de télé dans les chambres. Que cette hébergement.
ce soit Azzedine, Diallo, Adel ou l’Ancien, cette

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