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PROCHE-ORIENT

REPORTAGE

En Cisjordanie occupée, une opération massive de « colonisation


sauvage »

Le 20 juillet, des milliers de colons israéliens se sont donné rendez-vous aux quatre coins de la
Cisjordanie pour y créer dix nouveaux avant-postes en une soirée, espérant influencer la politique du
gouvernement. Au grand dam des Palestiniens, qui voient de plus en plus de terres confisquées, et la
violence des colons s’intensifier.

Alice Froussard
30 juillet 2022 à 19h24

Région de Naplouse (Cisjordanie occupée).– Il y a une longue file de voitures, quelques bus à l’arrêt et des
groupes de colons israéliens qui descendent de ces derniers, munis de sacs à dos d’où dépassent des tapis de sol, des
paquets de cornflakes ou des casseroles pour cuisiner.

Ce sont des jeunes en majorité, mais aussi des familles entières, qui passent d’une colline à l’autre et traversent
quelques sentiers imperceptibles jusqu’à arriver sur cette petite terre palestinienne le long de la route 5, coincée
entre la zone industrielle des colonies d’Ariel et de Barkan, dans le nord de la Cisjordanie. Turban rose pâle couvrant
ses cheveux, longue jupe et chaussures de randonnée, Nehora Zaichik, venue de la colonie de Rehelim avec son mari
et ses trois enfants, dégage le sol et commence à y installer une tente. « Nous sommes là... be’zrat hashem, si Dieu le
veut… pour construire sur tout le pays. Ici, mais aussi là, là-bas, partout », dit-elle, pointant du doigt toutes les terres
alentour.

Comme elle, ces milliers d’ultranationalistes juifs ont répondu à l’appel de Nachala (« héritage » en hébreu, faisant
référence à celui d’une « Terre promise »), un mouvement qui prône la colonisation et dont l’objectif est d’établir le
plus d’avant-postes possible - colonies illégales, même au regard du droit israélien. Le 20 juillet, trois points de
rendez-vous ont été donnés du nord au sud de la Cisjordanie avec un objectif - construire dix nouvelles
implantations sauvages - et un mot d’ordre : « S’ils nous font partir d’une colline, nous irons sur une autre et s’ils
nous chassent, nous reviendrons. »
Des membres de l'organisation de colons juifs Nachala installent un camp de tentes près du village de Burin en Cisjordanie occupée, le 20 juillet 2022. © Photo
Enes Canli/Anadolu/AFP

Le ministre israélien de la défense Benny Gantz avait promis de les faire arrêter. Mais tous déambulent, sous l’œil
attentif et protecteur de l’armée israélienne et de la police, qui avait préalablement bloqué tout accès aux
Palestiniens en établissant des check-points. Devant une station-service, le point de rendez-vous, une toute petite
poignée de militants de la gauche israélienne essaient de les stopper.

En vain : la police les repousse rapidement et violemment. L’une d’entre elles - nez de clown sur le visage pour
n’être pas reconnue - se met à pleurer. « Regardez ce que ces gens font à notre pays. Regardez comment l’armée
travaille avec eux. Il n’y a pas d’avenir. Ça me dégoûte », se désole-t-elle, avant de rebrousser chemin.

Les colons, eux, s’affairent. Ils déchargent d’un camion des dizaines de chaises en plastique, accrochent des
drapeaux israéliens çà et là, ramassent des pierres et les entassent, voulant construire « des maisons », disent-ils,
bien décidés à rester le plus longtemps possible.

Noam, la quarantaine, kippa de tricot bleu et blanc sur la tête, confirme. « Notre plan est de construire un village. Là,
on commence avec des tentes, mais ensuite il y aura des caravanes. Peut-être même, un jour, nos tombes. C’est écrit : le
peuple israélien doit être répandu sur toute la Terre d’Israël. Nous sommes donc là pour rappeler que cet endroit nous
appartient et que nous pouvons vivre où nous voulons. »

Puis, sous les applaudissements d’une foule de militants galvanisés, chauffés à blanc, qui dansent en rond, le
député d’extrême droite Itamar Ben Gvir fait son entrée. Ce chef de file du parti Otzma Yehudit (« puissance juive »
en hébreu), ouvertement raciste, rêve d’un « Grand Israël » englobant toutes les terres palestiniennes, la Jordanie, et
une partie de la Syrie et de l’Arabie saoudite.

Avocat, il a aussi fait de la défense des extrémistes juifs accusés de terrorisme par la justice israélienne sa
spécialité : c’est lui qui a ainsi défendu deux adolescents accusés d’avoir participé à l’attaque d’une maison à Duma,
en Cisjordanie, où deux parents et leur bébé de 8 mois ont été brûlés vifs, en 2015. Entré à la Knesset en mars
dernier – 27 ans après l’interdiction du parti Kach du rabbin Meir Kahane dont il est considéré comme le successeur
idéologique –, il compte de nombreux soutiens chez les colons, clamant que les 250 colonies et avant-postes déjà
existants ne sont pas suffisants et que « les Palestiniens sont les envahisseurs ». 

Ces ultranationalistes veulent ainsi influencer la politique du gouvernement, qui, selon Matan Rosenfelfer, jeune
homme de 28 ans, de la colonie de Peduel, ne va pas assez loin. « Nous, ce que nous voulons, ce ne sont pas de
nouvelles constructions dans les implantations [le nom qu’ils donnent aux colonies – ndlr], nous voulons de nouvelles
villes. » 

Interrogé sur ce point, il refuse d’emblée de voir sur cette terre une quelconque propriété palestinienne. « Que les
Palestiniens disent que cette terre leur appartient, ça ne veut pas dire que c’est vrai. Nous ne sommes pas au milieu
d’un village arabe ici, ce n’est pas notre but pour le moment. Dans le futur, peut-être, mais là, il n’y a personne. »

Et il le sait : sur la volonté du gouvernement, cette petite terre peut très vite être reliée à l’eau, à Internet, à
l’électricité. Ce ne sera pas cette fois : l’avant-poste comme les six autres créés ce jour ont été évacués au petit
matin, hors des caméras des journalistes.

Violences croissantes 

L’appel à la prière résonne du haut de la colline. Il vient du village palestinien de Bruqin, à côté duquel Brukhin, une
colonie créée en 1998. « Ils ont même pris le nom de notre village », soupire un jeune Palestinien de 28 ans, adossé à
la porte d’une petite épicerie aux lumières tamisées.

Il nous décrit comment la population croissante des colons en Cisjordanie - qui dépasse maintenant le demi-
million – restreint ses libertés. « La terre de ma famille ? Les colons nous empêchent d’y accéder. Parfois, ils coupent
même nos oliviers. » Il nous montre la grande route, en contrebas. « Celle-là, je ne peux pas l’utiliser. Elle est réservée
aux colons. Je dois prendre la route strictement palestinienne qui me fait faire un long détour. »

« C’est toujours la même chose, c’est l’apartheid, souffle à ses côtés le gérant. Et le reste du temps, ils essaient de nous
attaquer. »

Le nombre d’incidents liés à la violence des colons a fortement augmenté ces dernières années. « Ils ont quasiment
doublé depuis 2020 », souligne Anthony Dutemple, chef de mission pour Première Urgence internationale (PUI), une
ONG qui intervient auprès des communautés palestiniennes victimes de la violence des colons en Cisjordanie.

Les attaques prennent des formes très variées. Parfois, elles sont même coordonnées entre différentes colonies ou
avant-postes, se font en pleine journée, avec la police et l’armée israéliennes à proximité, comme l’a confirmé un
rapport de l’ONG Breaking the Silence publié l’été dernier. Sans compter les menaces des colons armés sur les
Palestiniens, le harcèlement moral et psychologique au quotidien, poussant les communautés à partir.

Pour l’organisation Nachala, cette violence n’est que le fait d’éléments minoritaires. L’armée, quant à elle, rejette
toute implication. « Mais cela fait vraiment partie de la stratégie des autorités israéliennes d’occuper le territoire,
ajoute Anthony Dutemple. Il y a deux ans, on parlait d’annexion formelle. Mais nous, sur le terrain, on estime que
l’annexion, de fait, est déjà là : la population palestinienne n’a plus accès à ses ressources et ses moyens d’existence sont
mis en péril. Et au-delà de l’augmentation du nombre d’attaques, on voit que leur intensité a également augmenté : il y
a de plus en plus de dégâts matériels et de blessés importants chez les Palestiniens, voire des morts. »

Depuis le début de l’année, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA),
deux Palestiniens ont été tués par des colons.
À quelques kilomètres à peine, à Iskaka, village du sud de Naplouse, nous retrouvons Hassan Harb, sur sa terre,
surplombant la vallée. Il y a des oliviers à perte de vue d’un côté, les barbelés d’Ariel de l’autre - l’une des plus
importantes colonies israéliennes, 20 000 habitant·es et 10 000 étudiant·es, dont l’étendue décourage tous les
scénarios d’évacuation. C’est ici que son fils Ali, 28 ans, a été tué, poignardé par un colon le 21 juin dernier. « C’est la
première fois que je reviens », confie-t-il, d’une voix tremblante.

« Ces colons savent bien qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent, dans l’impunité la plus
totale. »
Hassan Harb, dont le fils a été tué par des colons

Hassan raconte qu’il était malade ce jour-là, quand il a reçu un appel de ses voisins lui indiquant que des colons
étaient sur sa terre et qu’ils semblaient avoir l’intention de s’y installer. « J’ai directement dit à deux de mes fils, à
mon frère et à des amis d’aller voir. » Les six Palestiniens se mettent en route et lorsqu’ils s’approchent des colons,
ces derniers partent immédiatement.

Ahmad, 25 ans, le frère d’Ali, qui était sur place, raconte ensuite comment la police et l’armée débarquent, suivies
des colons, de retour. « Il y avait trois groupes : nous, les colons et l’armée au milieu. Puis un colon s’est faufilé sur le
côté, il a sorti un couteau d’environ 6 cm et a essayé de poignarder mon cousin d’abord, qui a réussi à l’éviter, mais c’est
Ali, mon frère, qui a été touché. Il s’est directement écroulé au sol. Au même moment, les soldats pointaient leurs armes
sur nous, nous empêchant de s’approcher d’Ali pour le sauver… »

Son regard est vide, sa voix s’éteint brusquement. « Le coup de couteau a brisé une de ses côtes et a touché l’artère
principale menant au cœur… provoquant sa mort », poursuit Hassan, le père.

Un mois après, malgré la station de police de la colonie d’Ariel à côté, malgré les caméras à proximité, la famille
désespère que le coupable soit jugé. « Il a été arrêté le lendemain, puis relâché, faute de preuves, précise l’un des
oncles d’Ali. Il a surtout porté plainte en disant qu’il avait été attaqué, lui. De toute façon, ces colons savent bien qu’ils
peuvent faire ce qu’ils veulent, dans l’impunité la plus totale », soupire-t-il. Selon l’organisation israélienne Yesh Din,
97 % des plaintes des Palestiniens restent sans suite.

Alice Froussard

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