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1 Prononcé : « yelm’slouw »
Introduction
1 Aisément accessible en français : par exemple, Le langage est disponible en livre de poche (Folio),
Prolégomènes à une théorie du langage et Essais linguistiques sont régulièrement réédités aux éditions de
Minuit. Une bibliographie détaillée est fournie à la fin de l’ouvrage.
2 Le Tractatus logico-philosophicus (1922), du logicien viennois L. Wittgenstein, fut rendu célèbre pour le
système d’enchaînement par numérotation de ses propositions. Cf. François Schmitz, Wittgenstein, Les
Belles Lettres, 1999.
3 On n’a pas pu se dispenser ici de pénétrer dans le réseau serré de ces termes techniques. Un glossaire,
annexé en fin d’ouvrage, aidera le lecteur à s’y retrouver.
4 R. Lindekens Hjelmslev, Paris, Hatier, 1975, p. 15. Cet ouvrage, jusqu’ici le seul consacré à une
présentation de Hjelmslev au public français, est épuisé depuis longtemps.
5 Entretien avec François Dosse, Histoire du structuralisme, Paris, La Découverte, 1991, p. 263.
6 Cl. Zilberberg a fourni une étude très détaillée sur ce sujet (« Le Mémoire de Saussure lu par L.
Hjelmslev » in Versus, 43, 1986).
7 Cf. à ce sujet l’entretien très instructif accordé à Gautier le 6 mai 1919, reproduit dans R. Godel, Les
sources manuscrites du Cours de linguistique générale, p. 30. Désormais, les références au Cours de
linguistique générale seront ici abrégées en « CLG ».
8 Désormais abrégé ici « PTL ».
9 Une bibliographie complète des travaux inspirés par la glossématique a été établie par Arrivé (voir la
bibliographie). Elle fait mention d’une petite centaine de travaux théoriques, ce qui est comparativement
très peu, et de quelques dizaines seulement d’applications aux langues romanes. Citons toutefois, à titre
d’exception, une expérience localisée de linguistes distributionnalistes qui, dans les années 60, sous la
férule de Sidney Lamb, ont tenté de mettre en pratique la glossématique (S. M. Lamb, « Epilogemena to
a theory of language », Romance Philology, 19, pp. 531-573).
10 Cf. Claudine Normand. Saussure, Les Belles Lettres, 2000.
11 Cf. De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 90.
12 Voir notamment Mille plateaux (Paris, Minuit, 1980) où Hjelmslev est qualifié de « géologue
spinoziste » (p. 58).
13 Hjelmslev présente une analyse de ces systèmes dans « La structure fondamentale du langage » qui,
dans l’édition française, succède aux PTL.
14 Cf., par exemple, de Fontanille et Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.
15 Voir, notamment, Brandt, Dynamiques du sens. Études de sémiotique modale, Aarhus University Press,
1994.
16 Galassi dirige un « Circolo Glossematico » qui fait paraître la revue Janus.
17 De Coseriu, retenons : Teorìa del languaje y lingüìstica general (1962), Textlinguistik. Eine Einführung
(1981) ; de Prieto : Principes de noölogie (1964).
18 Dans Sémantique structurale (1966), dont la seconde partie est consacrée à un roman de Bernanos, ainsi
que dans Maupassant : la sémiotique du texte (1976).
19 Cf. Essai de sémiotique discursive (1973), Sémantique interprétative (1987), Sens et textualité (1989).
20 Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, U.G.E., 1975.
21 Cf. Alain Herreman, Éléments d’histoire sémiotique des mathématiques, Paris, L’Harmattann, 2000.
22 Cf. en particulier Jean-Claude Schotte, La raison éclatée. Pour une dissection de la connaissance, Bruxelles,
De Boeck, 1997. Schotte fait dialoguer Hjelmslev avec Bachelard et Popper.
23 Dans sa « Préface » à L. Hjelmslev, Le langage. Folio essais, 1991, p. 10 (1e édition française : Minuit,
1966).
24 Certaines parties du système théorique seront tout de même écartées, dans cette présentation – on
pense notamment au développement long et très riche que fait Hjelmslev sur la notion de catégories
(dans La catégorie des cas et dans la seconde partie, inédite en français, du Résumé à une théorie du langage).
I
La hiérarchie sémiotique
Pour Hjelmslev, toute analyse est hiérarchisée : elle doit obéir avant tout à
des principes très généraux, puis à des principes spécifiques, pour finir par des
considérations particulières. L’analyse d’une forme linguistique correspond
ainsi tout d’abord aux critères d’une analyse scientifique en obéissant au
principe d’empirisme ; elle est ensuite caractérisée comme analyse sémiotique, en
fonction de quoi sont fixés ses fondements théoriques ; en troisième lieu, le
seuil qui va lui permettre de spécifier son objet, c’est-à-dire de définir la forme
linguistique mise en examen, est celui d’une analyse dénotative ; et, finalement,
quand elle détaille les particularités d’usage de ladite forme, elle devient une
analyse connotative.
A. La double limite d’une analyse linguistique L’analyse
linguistique est effectuée à partir de données empiriques que
Hjelmslev désigne sous le nom de textes1. Pris dans leur globalité
non analysée, les textes constituent le langage mais ne constituent
pas pour autant les objets spécifiques de la linguistique : c’est
bien à partir d’eux que sont constitués ces objets, mais leur
spécificité ne peut être reconnue qu’une fois l’analyse réalisée.
Hjelmslev appelle ces objets, déduit des textes, des formes
linguistiques.
Parmi les éléments textuels que rencontre le linguiste et qui ne retiennent
pas son attention sont comptés notamment : dans les textes oraux, les aspects
articulatoires des sons, leur émission physique et leur réception physiologique
par un ou plusieurs interlocuteurs ; dans les textes écrits, la couleur de l’encre,
la texture du support et la grandeur des lettres ; et, concernant le contenu, les
éléments de signification liés aux circonstances d’énonciation et aux
connexions textuelles2. Ces éléments textuels sont considérés comme non
spécifiques à l’analyse linguistique parce qu’ils peuvent être étudiés en dehors
de toute considération pour la langue.
Mais le problème est de savoir jusqu’où il faut pousser la réduction de
l’objet que le linguiste, et lui seul, peut définir. Par exemple, l’analyse
linguistique doit-elle se soucier des emplois métaphoriques des mots ? ou faut-
il au contraire abandonner les tropes à l’herméneutique philologique et à
l’analyse du discours ? Les signes de ponctuation, les styles de caractères, les
échelles textuelles (propositions, phrases, paragraphes, chapitres, livres), sont-
ils, ou non, des éléments spécifiquement linguistiques ? Et, dans les textes
d’une langue donnée, les mots empruntés à une langue étrangère doivent-ils
être considérés au même titre que les autres mots, ou y sont-ils comme des
parasites, juste dignes d’une étude socio-linguistique ?
Le problème de spécificité qui se présente à la linguistique réside dans le
fait que son objet ne connaît pas de singularité tangible, mais doit être conçu
au contraire comme une généralité. Ainsi que l’a enseigné Saussure, une
langue est à la fois une unité et une somme d’unités : elle n’a de réalité qu’en
fonction des individus qui s’expriment à travers elle, mais aucun d’eux ne la
détient en propre3. Selon Hjelmslev, la généralité spécifique4 de la langue doit
être limitée par deux bornes : une extension maximale au-delà de laquelle les
considérations débordent le cadre d’une analyse du langage verbal ; une
extension minimale, en deçà de laquelle les objets décrits n’ont plus de portée
significative pour la langue.
Ce problème définitoire concernant l’analyse linguistique, et la langue qui
est son objet, est initial dans une théorie linguistique. Il n’en est pas moins
récurrent. Les diverses manières de le résoudre, toujours imparfaitement,
constituent autant de jalons qui structurent l’histoire de la linguistique. Et sur
ce qui fait la spécificité de l’objet linguistique, chaque linguiste a son idée
personnelle : c’est l’enjeu même d’une théorie linguistique que de circonscrire
l’objet spécifique de l’analyse linguistique.
À cet égard, bien qu’elles s’inscrivent globalement dans l’orientation
théorique de la linguistique structurale, les propositions de Hjelmslev, ainsi
qu’on va le voir, ont poussé plus avant la définition des limites maximales et
minimales d’une analyse linguistique.
B. Le principe d’empirisme L’analyse linguistique doit répondre
en priorité au principe d’empirisme. Hjelmslev exprime ainsi un
souci rationnel de non-contradiction, d’exhaustivité et de simplicité pour
l’analyse linguistique.
Distinguant entre données de l’expérience et objets spécifiques de l’analyse,
Hjelmslev peut corréler à l’empirisme d’une méthode expérimentale
l’immanence d’une théorie déductive. En effet, d’une part, l’analyse doit se
dégager des objets de l’expérience et d’eux seuls ; elle doit les prendre tous en
considération, d’une façon cohérente et aussi simple que possible. Mais,
d’autre part, ces objets, tous pris en considération, ne sont pourtant considérés
qu’en tant qu’ils sont les objets d’une analyse ; ils ne reçoivent par conséquent
aucune spécification préalable. À la limite, dans certains cas, analyse et objet
peuvent être confondus5. La théorie qui rend compte d’une analyse qui se
donne le droit exclusif de spécifier les objets d’expérience qu’elle recueille peut
être considérée à bon droit comme une théorie immanente.
On s’étonnera peut-être qu’une théorie immanente puisse défendre un
empirisme méthodologique. C’est pourtant ce que fait Hjelmslev, insistant
souvent sur la nécessité d’entreprendre l’analyse linguistique en fonction de
l’expérience réellement acquise. Par exemple : « Une théorie, pour être la plus
simple possible, ne doit rien supposer qui ne soit strictement requis par son objet. En
outre, pour rester fidèle à son but, elle doit, dans ses applications, conduire à des
résultats conformes aux “données de l’expérience”, réelles ou présumées telles. » (PTL,
p. 19.) Pour défendre sa conception de l’analyse linguistique, Hjelmslev est
obligé de s’avancer sur le plan de l’épistémologie générale. Le nœud du
problème réside dans la séparation des données empiriques et des objets
spécifiques de l’analyse. Hjelmslev considère que ce n’est pas parce qu’une
théorie est établie uniquement en fonction de l’expérience qu’elle est
déterminée par les données de l’expérience.
Si tel était le cas, se poserait alors le problème de savoir comment sont
déterminées ces données elles-mêmes, en dehors de la théorie qui va en rendre
compte. Il leur faudrait être prédéterminées pour pouvoir elles-mêmes
déterminer quelque chose. On renverrait ainsi l’analyse linguistique à une
détermination extra-linguistique. Surtout, on outrepasserait les limites de
l’expérience, puisque cette prédétermination des données de l’expérience
échapperait à l’expérience elle-même. Toutes implications que Hjelmslev
souhaite absolument tenir éloignées de la linguistique6. Mais, ce faisant,
Hjelmslev réclame pour l’analyse linguistique – et, en prévision d’analyses
analogues, pour les analyses sémiotiques – un statut épistémologique spécial.
Par définition, une science formelle, telles les mathématiques, n’est pas
empirique ; et l’objet d’une science empirique autre que la linguistique, en
particulier l’objet d’une science naturelle, est in fine déterminé par l’objet d’une
autre science (l’objet de la biologie est déterminé par l’objet de la chimie, qui
lui-même doit correspondre à l’objet de la physique)7.
Cela dit, l’empirisme de Hjelmslev ne va pas jusqu’à affirmer la réalité de ce
qui est à analyser. L’empirisme est élevé au rang d’un axiome théorique, d’un
principe.
Mais c’est un autre principe qui fixe le degré de réalité auquel accède la
description linguistique : un principe d’adéquation entre les objets spécifiques de
l’analyse et les données empiriques dont ils rendent compte.
C. Sémiotiques et non-sémiotiques Une fois accomplie cette
brève incursion dans l’épistémologie générale, Hjelmslev
s’emploie à déterminer par quels points de méthode les analyses
sémiotiques se distinguent des analyses non sémiotiques, ou, ce
qui revient au même, par quelles caractéristiques les sémiotiques
qui sont leurs objets se distinguent des objets non sémiotiques.
La définition des sémiotiques retenue par Hjelmslev est plus
restrictive que celle qu’on leur accorde d’ordinaire. Certes, les
sémiotiques sont des systèmes de signes (définition usuelle)
mais, dans l’acception hjelmslevienne, leurs plans d’expression et de
contenu doivent chacun avoir une structure propre.
Au vu de cette condition, le jeu d’échec, ou l’algèbre, ne sont pas des
sémiotiques, parce que chaque élément d’expression y est toujours corrélé au
même élément de contenu (de sorte qu’on n’a pas besoin véritablement d’y
dissocier un contenu et une expression). La valeur d’un fou est d’aller sur
plusieurs cases en toutes diagonales (et en toutes diagonales exclusivement, au
contraire de la reine), que le fou soit blanc ou noir, en marbre ou en plastique,
et quelle que soit sa place sur l’échiquier. En retour, la valeur du déplacement
dans les quatre directions diagonales sur plusieurs cases est toujours liée au
fou, quel que soit le nombre de pièces encore en action à telle phase du jeu.
Entre l’expression – telle pièce de jeu identifiée comme fou – et le contenu
– telle capacité de déplacement – il y a donc parfaite équivalence. Cela
n’empêche pas qu’au cours d’une partie, la valeur de fou puisse changer, mais
ce changement se produira en même temps sur les deux plans : à telle phase de
jeu, la valeur du déplacement en diagonales augmente pourvu qu’au même
moment on observe, par exemple, qu’il reste trois fous au lieu des quatre
initiaux.
Dans les sémiotiques, au contraire, le plan de l’expression et le plan du
contenu ne sont pas conformes l’un à l’autre. Dans la terminologie de Hjelmslev,
la définition de ce critère de conformité s’énonce de cette façon : « Deux
fonctifs sont dits conformes si n’importe quel dérivé particulier d’un des fonctifs
contracte exclusivement les mêmes fonctions qu’un dérivé particulier de l’autre fonctif
et inversement. » (PTL, p. 141.) Il importe, dans cette définition, que le terme de
dérivé permette de renvoyer à l’analyse des plus petits éléments (des figures) du
système. À un phonème (plus petit élément d’expression), pas d’élément de
contenu qui ait dans son plan la même fonction que lui, et, à un sémème (plus
petit élément de contenu), pas non plus d’élément d’expression qui ait dans
son plan la même fonction que lui. – Par convention, lorsque des exemples
d’éléments d’expression seront utilisés dans ce livre, ils seront bordés de barres
obliques ; les éléments de contenu seront bordés de guillemets anglais.
Ainsi, le phonème /r/ se distingue dans le plan de l’expression du phonème
/m/ ou /l/, sans que cette distinction se retrouve de façon identique dans le
plan du contenu ; par exemple, si on peut affirmer que /rat/ et /rut/ ont en
commun le phonème /r/ à l’initial, qui les distingue de /mat/ ou /lut/, en
revanche il n’est pas licite de reporter ce point commun sur le plan du contenu
: a priori, les contenus sémantiques “rat” et “rut” ne sont ni plus semblables ni
plus distincts entre eux qu’ils ne le sont de “mat” et “lut”. Ce qui est donc
pointé par Hjelmslev comme la spécificité des sémiotiques, c’est qu’en dernière
analyse, c’est-à-dire dans l’analyse des plus petits éléments formels, le plan
d’expression et le plan du contenu des sémiotiques ne présentent aucune
correspondance.
L’analyse du plan d’expression et l’analyse du plan de contenu n’en sont pas
moins, pour leur part, entièrement dépendantes l’une de l’autre. Par exemple,
le phonème /r/ a pu être déduit par l’analyse du plan d’expression parce que,
notamment, “rat” et “mat” sont distincts sur le plan de contenu. Hjelmslev
appelle fonction sémiotique la solidarité des analyses du plan d’expression et du
plan de contenu. Cette fonction est toujours accomplie par les textes : bien que
les éléments d’expression et les éléments de contenu soient, en dernière
analyse, non conformes les uns aux autres, chaque élément analysé dans ce
texte manifeste une solidarité entre l’expression et le contenu.
Autrement dit, dans un texte, il y a toujours à la fois « de » l’expression (des
sons prononcés ou des lettres inscrites) et « du » contenu (des significations) ;
et l’analyse sémiotique permet de déterminer quelles sont ces expressions et
quels sont ces contenus en procédant d’abord à leur répartition en deux plans
distincts.
Enfin, Hjelmslev appelle fonctifs l’expression et le contenu qui entrent dans
une fonction sémiotique. Lorsque cette fonction sémiotique apparaît
régulièrement dans les textes, c’est-à-dire lorsque l’analyse d’un des fonctifs est
concomitante de l’analyse de l’autre, ces fonctifs sont les invariantes de l’analyse
sémiotique. Par exemple, on dira que la succession des phonèmes /r/, /a/ et
/l/ constitue un fonctif d’expression pour la fonction sémiotique où le fonctif
de contenu “rat” est également analysé. Comme cette fonction est régulière
dans les textes, les fonctifs /rat/ et “rat” sont des invariantes sémiotiques.
*
Le terme de connotation a été introduit dans le domaine de la linguistique
par L. Bloomfield16. Il désigne pour celui-ci les valeurs supplémentaires, au
demeurant illimitées et indéfinissables, qui s’attachent au sens et le rendent
instable. Ce sont les connotations qui empêchent le linguiste de trouver une
définition scientifiquement exacte de la signification de chaque forme d’une langue17.
Des mots tels qu’amour, beauté ou justice ne peuvent trouver de définitions
scientifiques parce qu’ils sont employés avec des valeurs de connotation.
Hjelmslev, dont l’idéal de scientificité est au moins égal à celui de
Bloomfield, a cherché à reprendre à nouveau frais le problème des
connotations. Dans sa propre théorie, les connotations n’entravent pas
l’analyse des formes linguistiques. Au contraire, elles la soutiennent. Car ce ne
sont pas les significations elles-mêmes qui peuvent être dites secondaires et
illimitées, mais seulement les analyses qui en rendent compte.
De cette manière, Hjelmslev parvient à repousser, beaucoup plus loin que
ses prédécesseurs, le problème d’extension minimale de l’analyse linguistique.
Aucun effet de sens ne peut être tenu pour insignifiant du point de vue de
l’analyse linguistique. Il suffit que celle-ci observe un principe de
hiérarchisation pour que ces effets de sens trouvent leur place dans la
description linguistique du langage.
Rappelons en effet l’argument principal qui a été développé dans ce
chapitre. Selon Hjelmslev, une analyse linguistique est hiérarchisée, en ce sens
qu’elle est conduite par des critères qui vont du général au particulier.
L’analyse d’une forme linguistique répond ainsi en premier lieu à des
principes qui ne lui appartiennent pas en propre mais qui relèvent de toute
analyse réputée scientifique, tels le principe d’empirisme et le principe
d’adéquation ; à cet égard, elle obéit à des conditions extrêmement générales.
Elle est soutenue ensuite par les critères d’une analyse sémiotique, qu’elle
adapte en fonction de son objet. Une fois que son objet est constitué en objet
sémiotique, l’analyse linguistique devient une analyse dénotative. Cette
analyse consiste à déterminer quelles relations syntagmatiques et
paradigmatiques régissent dans leur ensemble les usages des formes
linguistiques.
Enfin, l’analyse linguistique se constitue en analyse connotative lorsqu’elle
cherche à préciser les usages particuliers dans lesquels telle ou telle forme
linguistique peut se manifester.
La signification de mots comme amour, beauté, justice n’est ni instable ni
illimitée. Dans certains contextes déterminés – par exemple, dans la poésie des
troubadours du XIIe siècle – elle peut même être décrite de façon très précise.
Ce qui en revanche, pour de tels mots, s’avère d’une grande variété et accuse
un certain flou, ce sont les contextes de leurs usages. La manière judicieuse de
procéder est donc de mener à leur égard une analyse dénotative qui ne les
considère pas autrement que les autres mots du lexique, quitte à tenter, après
coup, dans une analyse connotative, de mettre un peu d’ordre dans leurs
usages.
1 Terme assez équivoque, toutefois, puisqu’il doit désigner en fait tous les types d’énoncés, y compris des
énoncés oraux et gestuels. Mais y en a-t-il qui le soit moins ? Saussure emploie le terme de parole : ce
n’est guère plus satisfaisant, s’il s’agit de compter que la parole peut être écrite. Énoncé n’est pas tout à fait
satisfaisant non plus, trop tourné lui aussi vers l’oral. Finalement, Hjelmslev donne pour équivalent à
texte le terme manifestation. Ce terme-là convient autant à l’oral qu’à l’écrit et semble donc résoudre ce
problème de dénomination. Mais ce n’est que pour le reporter ailleurs : manifestation est trop général et
n’indique nullement des données de langage.
2 Par exemple, dans le texte suivant, emprunté à un récit de Robert Pinget : « S’il était possible de glisser
ici quelques lignes pénétrantes sur le passé de Monsieur Songe qui donneraient au personnage un intérêt
rétroactif pour ainsi dire, cela serait fait. » Les significations de ici, de au personnage et de cela ne peuvent
pas être entièrement déterminées par l’analyse linguistique mais dépendent de la cohésion textuelle et du
lieu où le texte se manifeste.
3 Cf. CLG, p. 38 ; et Cl. Normand, op. cit., pp. 43-54.
4 D’après une très juste expression de Simon Bouquet (cf. S. Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure,
Paris, Payot, 1997).
5 C’est ce qui se laisse conclure à partir de la définition des sémiotiques scientifiques (qui sera
commentée au chapitre IV) : une hiérarchie sémiotique est constituée en objet scientifique quand elle est
une opération, c’est-à-dire une analyse. Bien que les PTL ne s’occupent que d’elle, il s’agit pourtant d’un
cas limite : dans la théorie glossématique, objet et analyse ont des propriétés distinctes.
6 On peut considérer que cette exigence d’immanence dans l’analyse linguistique, et l’originalité
épistémologique qu’elle nécessite, est déjà présente chez Saussure, pour qui c’est le point de vue qui crée
l’objet linguistique, ce qui n’empêche pas que l’objet linguistique (la langue) soit concret et qu’il s’observe
dans la masse des faits de langage.
7 D. Piotrowski a étudié ce problème épistémologique, relatif au statut de l’objet linguistique par
comparaison au statut de l’objet de sciences naturelles, dans Dynamiques et structures en langue, Paris,
C.N.R.S. éditions, 1997.
8 André Martinet (1908-1999), linguiste français a eu, entre 1955 et 1970, un rôle considérable dans la
diffusion des linguistiques structurales dans l’université française. Au sujet de la théorie de la double
articulation, cf. Eléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, 1960.
9 On verra par la suite qu’on peut les appeler également invariantes irréductibles de contenu.
10 Au nombre desquelles on compte également la manipulation, la séduction, l’argumentation, le jeu,
l’enseignement, etc. Naturellement, on peut admettre une acception large du terme de communication
qui englobe toutes ces finalités. « Communication » est ici entendu dans un sens plus spécifique :
communication transparente d’objets conceptuels.
11 C’est l’un des trois exemples dont se sert Kerbrat-Orecchioni pour illustrer le « fait connotatif » (cf.
Kerbrat-Orecchioni, La connotation, P.U. de Lyon, 1977).
12 Pour ne pas aborder tous les problèmes à la fois, on ne s’appesantira pas ici sur ce que doivent
évoquer les expressions « on sent bien », « accent ressenti ». Malgré le vague des formulations, elles
impliquent que le seul critère permettant de susciter une analyse connotative est le sentiment
d’adéquation aux faits de langage.
13 Elle permettrait de retrouver l’opposition “mâle” vs “femelle” autant dans l’inanimé que dans l’animé
(par exemple, en fonction de textes à propos des courants électriques), ce qui déstabilise la hiérarchie
dénotative, mais qui reste susceptible de hiérarchisation, fût-elle provisoire, en fonction des
connotateurs “sens propre” vs “sens figuré”.
14 Reconnaissons que, dans la pratique de l’analyse linguistique, ce partage par la sémiotique connotative
entre les différentes langues nationales intervient avant l’analyse dénotative. C’est là une exception – la
seule – que doit nécessairement connaître la procédure analytique.
La qualification de ce premier niveau des langues par nationales n’est pas très heureuse, mais la difficulté
qu’elle manifeste n’est pas surmontable. Si ce n’est pas, en effet, entre nations que se partagent les
différentes langues, mais bien à travers des champs éminemment plus complexes, l’appréhension de ces
champs ne peut être décrite précisément que par la spécificité des langues les unes vis-à-vis des autres.
On aurait donc pu se satisfaire simplement d’affirmer que la première tâche de la sémiotique connotative
est de classer les différentes langues.
15 À cette subtilité près que le connotateur « standard » permet précisément de « délocaliser » l’usage
d’une langue donnée ; le standard est un usage en vigueur dans n’importe quel lieu.
16 Le linguiste américain Leonard Bloomfield (1887-1949) est le chef de l’école behavioriste. Il entendait
fournir une description positive du langage sur le mode d’une étude psychologique du comportement
langagier ; Language, où se donne une synthèse théorique de cette description, a paru en 1933. La théorie
de Hjelmslev est construite en bonne part en opposition à celle de Bloomfield. Entre autres choses, dans
les PTL, elle promeut une analyse linguistique déductive, tandis que l’analyse linguistique de Bloomfield
est inductive et expérimentaliste.
17 Cf. L. Bloomfield, Le langage, Paris, Payot, 1970, pp. 144, 147 & 132.
II
La variabilité sémiotique
Variantes de contenu D’après Hjelmslev, tout ce qui vient d’être dit vaut autant
sur le plan du contenu que sur le plan de l’expression. Les variétés de contenu sont
liées aux diverses possibilités contextuelles, les variations aux données spécifiques
de manifestation. Cette partition des variantes est cependant beaucoup plus
délicate à articuler sur ce plan-ci que sur l’autre.
Les connotateurs
1 À tout le moins, tel que le pratiquent les professeurs des colleges oxoniens. Si pourtant il s’agit bien d’un
connotateur de la catégorie des langues régionales, c’est parce que ces catégories appartiennent autant à
la représentation – à la norme – des usages linguistiques qu’à l’analyse sémiotique conduite à partir des
actes de langage effectivement produits par les locuteurs. De fait, pour des raisons qui seront précisées
plus loin (au chapitre IV), l’analyse connotative respecte moins le principe d’empirisme que ne doit le
faire l’analyse dénotative.
2 Cf. Fr. Rastier, « Ah ! Tonnerre ! Quel trou dans la blanquette ! » in Sens et textualité, Hachette, 1989,
pp. 148-179.
3 Cf. L’interprétation des rêves, P.U.F., 1967, p. 104.
4 Gallimard, = Folio, 1972, p. 449.
5 Par isotopie, on entendra, en termes hjelmsleviens, l’effet homogénéisant de la récurrence dans un
texte d’un même dérivé de contenu (tel qu’il est analysable préalablement en fonction de la
paradigmatique d’une sémiotique dénotative). Pour une discussion détaillée de la notion d’isotopie, voir
Fr. Rastier, Sémantique interprétative, P.U.F., = Formes sémiotiques, 1987.
6 Cf. Fr. Rastier, « Le Pé’ Poule » in Sens et textualité, Hachette, 1989, pp. 180-224.
IV
Concepts épistémologiques
1 Par ce qualificatif, on désigne communément les travaux des logiciens néo-positivstes du cercle de
Vienne, tels R. Carnap ou F. Waismann, ainsi que les premières œuvres de L. Wittgenstein et les
travaux du logicien polonais A. Tarski que Hjelmslev connaissait parfaitement pour la plupart.
2 Gottlob Frege (1848-1925), mathématicien et logicien allemand, à qui on doit notamment la
distinction entre signification (Sinn) et désignation (Bedeutung).
3 Proposition qu’on peut juger excessive. On peut néanmoins lui trouver deux justifications. D’une part,
Hjelmslev entend « désincamer » la fonction sémiotique existant entre une expression et un contenu ; le
signe hjelmslevien n’est pas « une expression pour un contenu », ce n’est pas, autrement dit, un sensible
manifestant un intelligible. D’autre part, les expressions et les contenus ne sont pas fixés une fois pour
toutes, ils n’ont pas de substance a priori. Par exemple, les lettres, qui constituent un plan d’expression
dans la langue, deviennent dans le système du morse, le plan du contenu : ces lettres sont signifiées par
des chaînes de /points/ et de /barres/. Bref, la glossématique essaie de dégager la description sémiotique
de toute finalité.
4 “Expression” et “contenu” sont, dans le système métasémiotique hjelmslevien, les variétés d’un même
signe.
5 Dans un langage plus commun, on dira que [bwa] est un bruit, effectivement proféré ou perçu, qui
prend sa signification de séquence de sons linguistiques à la seule condition d’être « rattaché », par le
locuteur, par l’auditeur, ou par un tiers (par exemple, un linguiste), à une forme, appartenant à telle
langue particulière (en l’occurrence, la langue française), qui permette de l’identifier. Cette identification
ne se fait pas sur le mode d’une simple relation entre type abstrait et occurrence concrète, ou entre classe
et élément de classe ; elle est établie par une relation double qui est la fonction sémiotique : [bwa] signifie
/bois/, lorsqu’en même temps il signifie un “terrain couvert d’arbres”, ou une “matière ligneuse”, ou
“cornes de cerf”, ou encore un “impératif”.
6 Canoniquement : aliquid stat pro aliquo, « quelque chose à la place de quelque chose d’autre ».
7 Dans « La stratification du langage », Hjelmslev lui-même hésite entre les deux traductions, avec
toutefois une préférence pour matière (cf. Essais linguistiques, p. 59). Ce qu’il faut observer, c’est que le
concept de mening est de toute façon antérieur, dans l’épistémologie hjelmslevienne, à l’opposition
conceptuelle du sensible et de l’intelligible. C’est la raison pour laquelle, par défaut d’un terme qui
subsumerait cette distinction, aucune des deux traductions françaises ne convient : matière verse
abusivement du côté du sensible ; sens, du côté de l’intelligible.
8 Cf. U. Eco, Trattato di semiotica generale, Milano, Bompiani, 1975, p. 78.
9 Pour cette raison, il est toujours discutable d’entendre parler d’« analyse de la substance », ainsi qu’en
usent les Pragois, car du moment qu’on analyse la substance, on se place nécessairement à un autre point
de vue que celui de la forme pour laquelle la substance est constituée en substance, de façon à ce que la
substance devienne forme à son tour.
V
Logique et sémiotique
Analyse et description
Les métasémiotiques
Les métasémiotiques connaissent une hiérarchie qui leur est propre, ce qui
permet d’en livrer une typologie formelle. Au premier niveau de cette
typologie, appelé niveau sémiologique, l’analyse métasémiotique développe
deux outils descriptifs : l’autonymie et la terminologie sémiologique. Au second
niveau, ou niveau métasémiologique, l’analyse s’exerce sur les variations et sur les
classes. Elle réalise alors l’analyse de la substance linguistique. À tous ses
niveaux, l’analyse métasémiotique est d’application tant vis-à-vis des
sémiotiques dénotatives que des sémiotiques connotatives.
A. L’autonymie
L’usage de la métasémiotique est le moyen ordinaire du linguiste : c’est,
pour lui, la linguistique. Son utilité est de permettre la description, en fonction
d’une analyse sémiotique, de la langue qui est son objet. Pour ce faire, la
linguistique développe une terminologie spécifique, soit qu’elle enrichisse le
vocabulaire de mots techniques, soit qu’elle fasse des emplois particuliers de
mots communs.
Cependant, pour une analyse dénotative, la description linguistique doit
être regardée comme une réalisation textuelle parmi les autres. Dès lors, si l’on
veut considérer que la linguistique manifeste dans ses textes une certaine
homogénéité spécifique, c’est-à-dire qu’elle constitue un corpus spécialisé, il
faut associer sa sémiotique à un connotateur, qu’on désignera précisément
comme le “discours linguistique”, catalogué dans le paradigme connotatif des
“discours techniques”.
L’analyse qui dégagera des textes ce connotateur pourra juger si en fin de
compte la linguistique n’offre que des variantes d’usage par rapport à la
sémiotique dénotative – qu’elle a par ailleurs pour tâche de décrire – ou si elle
développe distinctement de sa sémiotique-objet un schéma spécifique.
L’examen de cette question montre que sous certains aspects la linguistique
propose un usage particulier de la sémiotique dénotative, tandis que sous
d’autres aspects elle développe un schéma distinct.
En effet, d’une part, l’introduction de certains termes, comme verbe ou
pluriel, l’emploi de certains autres, comme masculin ou forme, nécessitent la
redisposition des autres dans le schéma, de sorte que la linguistique apparaît
assurément comme une sémiotique distincte de sa sémiotique-objet. Mais,
d’autre part, tous les mots contenus dans la sémiotique dénotative sont
susceptibles d’un usage particulier dans la linguistique qui conserve en grande
partie les relations qui les ordonnent. Cet usage est celui désigné sous le terme
d’autonymie. Par exemple, si la phrase « Le chat dort près de la cheminée » est
décrite comme un usage du schéma dénotatif de la langue française, dans la
phrase « Chat a quatre lettres », il est fait du signe chat un usage autonymique
dont la métasémiotique se réserve l’analyse.
L’autonymie est donc un aspect de la métasémiotique qui ne la fait différer
de sa sémiotique-objet que selon l’usage. Traditionnellement, la
problématique de l’autonymie a été traitée à part, quelquefois ignorée de la
réflexion sur le métalangage. À l’inverse de cette tradition, Hjelmslev ne
prévoit pas de différence formelle entre les deux parties – terminologie
métalinguistique et usage autonymique – de la métasémiotique ; il en décrit au
contraire les possibilités sur une base commune, à savoir celle d’une
sémiotique dont l’un des plans est une sémiotique.
Il faut dès lors s’assurer que l’autonyme fonctionne bien sur ce modèle.
L’autonyme est un nom donné à un fonctif de dénotation. Ce nom n’est pas
exprimé autrement que par lui-même, s’il s’agit d’un fonctif d’expression, ou
par le fonctif d’expression auquel il est corrélé, s’il s’agit d’un fonctif de
contenu. Néanmoins, il n’est pas identique à ce fonctif, car l’usage qui le
particularise ne se réalise que dans certains contextes textuels spécifiques qui
lui font changer de statut grammatical (un adverbe y devient substantif) et de
signification.
/Ferai/, par exemple, est un fonctif dénotatif d’expression défini à la fois
par le processus et par le système sémiotiques : (a) par la fonction sémiotique,
il est corrélé à “ferai” ; (b) en fonction d’une analyse syntagmatique, il constitue
une invariante réductible en /fe-/, une variété de radical corrélée à “faire”, /-
r-/, l’invariante liée au fonctif de contenu “futur”, et /-ai/, une variété de la
“première personne” ; (c) toujours en fonction d’une analyse syntagmatique, il
a pour contexte textuel récurrent /je/ ; (d) en fonction d’une analyse
paradigmatique, il est notamment interdépendant, dans ses corrélations
immédiates, de /agirai/, /fais/, /vais faire/, /fera/.
Sauf que, dans l’emploi qui vient d’en être fait, c’est-à-dire dans la phrase
dont l’incipit est /Ferai/, par exemple, est un fonctif dénotatif., /ferai/ ne possède
aucune de ces propriétés ! /Ferai/ est ici pris dans une description linguistique
; ce qui est donc en usage n’est pas l’invariante /ferai/ mais bien le fonctif
métasémiotique d’expression //ferai//. Cet autonyme est le moyen d’exprimer
la convergence des relations et des corrélations qui permettent de constituer un et un
seul fonctif.
Par convention, on pourra dire que le fonctif de contenu auquel est corrélé
//ferai// est “/ferai/”. En réalité, le contenu de l’autonyme est la somme des
fonctifs identiques définis par les fonctions qui le corrèlent aux autres fonctifs,
tels qu’on peut les décrire sous les aspects syntagmatiques et paradigmatiques
dans les deux plans de la sémiotique.
Chacune de ces fonctions fonde le fonctif en invariante dans la sémiotique
dénotative ; chacune n’apporte plus qu’une variante de contenu vis-à-vis de
l’autonyme. Le principe définitoire général qui s’est dégagé à propos des
métasémiotiques se vérifie donc entièrement dans le cas particulier de
l’autonymie.
Il s’observe en outre pour les autonymes des figures, tels les phonèmes.
L’invariante /t/ offre dans la sémiotique dénotative une multiplicité de
variétés, liées à d’autres variétés par la syntagmatique. Ces variétés ne sont
plus que des variations de contenu au regard de l’autonyme //t//.
Les développements qui suivent cette affirmation dans les PTL sont
malheureusement des plus elliptiques. On tâchera ici de les étendre un peu,
sans toutefois viser l’extrapolation.
La métasémiologie consiste en une sémiotique scientifique dont l’un des
plans est constitué par une métasémiotique. Il s’agit là d’une métasémiotique
du second degré, d’une méta-métasémiotique, pour ainsi dire. Pourtant, elle ne
s’appliquera pas à l’analyse de la métasémiotique de la même manière que cette
dernière procède à l’analyse de la sémiotique dénotative appelée « langue ».
Celle-ci a apporté à la métasémiotique une grande partie des formes
constitutives de cette dernière ; et la métasémiotique n’a fait que retraiter ces
éléments formels de son point de vue. Si la métasémiologie s’appliquait elle
aussi à ces formes déjà contenues dans la sémiotique dénotative, son point de
vue analytique ne ferait que redoubler celui de la métasémiotique du premier
degré.
Sur le plan formel, néanmoins, puisque la métasémiotique du second degré
a pour sémiotique-objet la métasémiotique du premier degré, ces éléments
appartiennent au plan du contenu de la métasémiologie. Aussi, pour la
pratique, faut-il commencer par regrouper les éléments terminologiques en
trois catégories selon l’appartenance spécifique de leur définition à l’une des
trois sémiotiques en jeu, à savoir la sémiotique dénotative, la sémiologie ou
métasémiotique du premier degré, et la métasémiologie ou métasémiotique du
second degré.
L'analyse de la substance
La plus grande difficulté que rencontre la lecture de ce schéma est d’y saisir
le rôle ambivalent de la métasémiotique : la métasémiotique présuppose la
sémiotique dénotative, mais sa fonction est de dégager les présupposés
inhérents à l’établissement de cette sémiotique. On peut dès lors considérer
que le second niveau d’analyse n’est que le développement de la
métasémiotique dans le premier niveau. C’est ce qui résout l’apparente
contradiction mentionnée plus haut.
*
On espère avoir montré que la métasémiotique conçue par Hjelmslev est
loin de pouvoir se réduire à un métalangage où l’on « parle » du langage. La
métasémiotique est le produit d’une analyse portée sur les analyses
sémiotiques, dénotatives aussi bien que connotatives. Or, cette analyse
métasémiotique est complexe et réclame, par moins que l’analyse sémiotique,
une hiérarchisation des sémiotiques-objets qu’elle formalise.
À un premier niveau, elle correspond à une explicitation des outils
conceptuels et des règles méthodologiques observées dans les analyses
sémiotiques.
À un second niveau, elle se substitue aux analyses sémiotiques, dès lors que
celles-ci sont arrivées au bout de leurs capacités descriptives. Elle correspond
alors, sur le plan de l’expression, aux études phonétiques et, sur le plan du
contenu, aux études sémantiques.
La connotation
Ensuite, Barthes surinvestit l’analyse des usages. Tout est signe, mais les
usages sont infiniment variés. Et ce sont les usages qui font sens dans la
société. C’est ici qu’intervient la notion de connotation : à ce que signifient «
naturellement » les objets, s’ajoutent des « sens connotés » en fonction de
leurs usages.
Par exemple, un nuage a pour dénotation le sens d’une masse de vapeur, de
telle ou telle densité, de telle ou telle forme, qui se trouve à telle hauteur dans
le ciel, etc. Le plus important, toutefois, est rarement là : il est dans l’usage que
l’on peut faire de ce sens dénotatif ; par exemple, il permet de prévoir si un
orage s’annonce ou si le soleil va continuer de briller.
Cette prévision est un sens second, qui s’ajoute au sens dénotatif : la
prévision météorologique ne sera pas la même si le nuage est, au niveau
dénotatif, haut, blanc et longiligne ou s’il est bas, noir et qu’il a la forme d’un
gros œuf prêt à éclater. La prévision météorologique est ainsi une connotation
du nuage.
Pour Barthes, les connotations sont particulièrement intéressantes à
analyser dans les artefacts, que le XXe siècle semble avoir multiplié : « Lorsque
nous lisons notre journal, lorsque nous allons au cinéma, lorsque nous regardons la
télévision et écoutons la radio, lorsque nous effleurons du regard l’emballage du
produit que nous achetons, il est à peu près sûr que nous ne recevons et ne percevons
jamais que des messages connotés. Sans décider encore si la connotation est un
phénomène anthropologique (commun, sous des formes diverses, à toutes les histoires
et à toutes les sociétés), on peut dire que nous sommes, nous, hommes du XXe siècle,
dans une civilisation de la connotation. » (Barthes, op. cit., p. 245) Une publicité a,
certes, pour dénotation le produit ou le service qui l’a suscitée – encore n’est-
ce pas absolument nécessaire5 – mais elle regorge de connotations : là réside
son art. Pour reprendre à nouveau une analyse de Barthes : une publicité pour
des pâtes alimentaires (réputées être d’origine italienne) réussit son coup si,
par l’agencement des couleurs rouge, jaune et vert, elle connote l’“italianité”.
Là encore, il s’agit d’un sens ajouté : les tomates sont naturellement rouges, les
pâtes, jaunes, le basilic, vert, mais l’usage qui en est fait dans la publicité n’est
pas de signifier seulement “aliments cuisinés”. La connotation “italianité” est le
véritable message qui doit être « communiqué », parce que l’Italie est la patrie
imaginaire des pâtes, comme la France est celle du vin.
Quel rapport cela a-t-il avec la théorie de Hjelmslev ? Dans la
glossématique, les sémiotiques connotatives sont destinées à l’analyse des
usages sémiotiques ; ces usages sont distingués au moyen des connotateurs.
Remplaçons connotateur par connotation, et il semble à première vue que,
face à l’enseignement hjelmslevien, Barthes s’est montré un élève aussi doué
qu’appliqué ; cependant, Hjelmslev précise qu’une analyse connotative n’a de
pertinence qu’une fois réalisée l’analyse dénotative ; si le schéma sémiotique
n’est pas décrit, la description de ses usages ne peut avoir de fondement. Or,
Barthes ne s’est guère soucié d’analyser les systèmes dénotatifs…
Le métalangage
ou encore : E R (E R C). C’est le cas de tous les métalangages […]. Telles sont les deux voies
d’amplification des systèmes doubles :
Couple ou triade sémiotique Les termes employés par Barthes dans ses schémas
ne sont pas ceux que Hjelmslev utilise dans ses définitions. Signifiant et signifié
proviennent, comme on le sait, du Cours de linguistique générale de Saussure.
Hjelmslev, quant à lui, ne fait aucune allusion à ces termes dans les PTL. Certes,
les termes qu’il emploie, expression et contenu, correspondent pour une large part
à la distinction saussurienne, mais l’équivalence n’est posée explicitement qu’avec
les termes d’idées et de sons (cf. PTL, p. 78).
Selon Eco, le signifiant cheval, par exemple, a pour référent un animal (soit
dans le monde réel, soit dans un monde possible) en fonction d’un signifié –
idée, concept, ou ce qui en tient lieu – qui les relie.
C’est donc aux termes saussuriens qu’Eco aboutit. Or, la conception
saussurienne du signe ne peut en aucune manière être ramenée à une relation
triadique. Chez Saussure, si l’on veut, – encore serait-ce tirer la théorie
saussurienne dans une perspective qui lui est étrangère, – on a deux relations
binaires, l’une entre le signifiant et le signifié, l’autre entre le signe, entité
biface, et un élément de la réalité extra-linguistique. Mais il n’est pas
admissible de condenser ces deux relations binaires en une seule relation
triadique. Car la relation entre le signifiant et le signifié est établie au niveau
de la langue, tandis que la relation du signe au « référent » se situe au niveau de
la parole.
La non-validité d’une interprétation triadique du signe vaut a fortiori pour
Hjelmslev. Dans le système, il n’y a pas même à proprement parler de relation
établie entre une forme d’expression et une forme de contenu. En outre,
Hjelmslev a élaboré sa théorie du langage avec la volonté de détacher l’analyse
linguistique de tout lien de nécessité avec les « référents » (l’analyse est
immanente). Et enfin, dans la glossématique, la distinction ‘expression vs
contenu’ se voit doublée d’un second couple conceptuel, celui de la forme et de
la substance, qu’il est impossible d’interpréter selon le modèle triadique du
signe.
Aussi, en substituant aux termes techniques d’expression et de contenu ceux,
au destin plus glorieux mais également plus flottant, de signifiant et de signifié,
Barthes aura-t-il, peut-être contre son gré, facilité un grand malentendu quant
à l’interprétation des schémas du métalangage et de la connotation. Car c’est
d’après un modèle triadique que la linguistique française des années soixante et
soixante-dix va interpréter les concepts de métalangage et de connotation. Et
c’est encore d’après le même modèle que l’on va commenter et critiquer leurs
définitions hjelmsleviennes qui, sorties de leur cadre de référence, auront
perdu d’avance la pertinence qu’elles y avaient acquises.
Plans et unités
La connotation en question Il n’est pas certain qu’on ait gagné au change. Si l’on
dit, par exemple, que le mot fasciste est aujourd’hui connoté péjorativement14 et
qu’on veuille rendre compte de cette connotation au moyen du schéma de Barthes,
sur quelle procédure repose l’analyse ?
Fasciste “valeur
péjorative”
/fasciste/ “fasciste”
1 Pour une description plus ample de cette page d’histoire des sciences, voir Fr. Dosse, Histoire du
structuralisme, tome I, Paris, La Découverte, 1991, en particulier le chapitre 23, pp. 251-260.
2 Repris aujourd’hui dans L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, = Points, 1991. Fr. Dosse précise que cet
article est le fruit d’un séminaire que Barthes a donné à l’École Pratique des Hautes Études.
3 Ainsi ont procédé, notamment, Catherine Kerbrat-Orecchioni et Josette Rey-Debove dans les
monographies, à bien d’autres égards excellentes, qu’elles ont consacré, respectivement, à la connotation
(op. cit.) et au métalangage (Le Robert, 1978 ; 2e éd. augmentée, Colin, 1997).
4 « Déchiffrer les signes du monde, écrit Barthes, cela veut toujours dire lutter avec une certaine
innocence des objets » (L’aventure sémiologique, op. cit., p. 228).
5 Dans certaines publicités pour le prêt-à-porter Benetton, notamment celles réalisées par le
photographe O. Toscani, la dénotation a pu disparaître complètement.
6 Pour Hjelmslev, ce sont les objets qui sont susceptibles de se modifier, non le savoir scientifique sur ces
objets. Un système linguistique peut se transformer ; la linguistique (qui est une métasémiotique) n’en
doit pas moins se montrer non contradictoire, exhaustive et la plus simple possible si elle veut fournir
une description adéquate de ce système.
7 Cf. en particulier l’œuvre de Christian Metz, notamment Essais sur la signification au cinéma, Paris,
Klincksieck, 1968-72.
8 Cf. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
9 Chez Hjelmslev, il y a une relation entre les membres d’un syntagme. Par exemple, il existe une
relation entre un substantif et son complément déterminatif.
10 Pour un complément d’information et une mise en perspective, voir Fr. Rastier, La triade sémiotique,
le trivium et la sémantique linguistique. Nouveaux actes sémiotiques, Limoges, Pulim, 1990.
11 Charles S. Peirce (1839-1914) est l’un des pères du pragmatisme américaine. Son œuvre imposante
offre un système philosophique, une logique et une « sémiotique » au sens ancien du mot (une typologie
des signes, et non, ainsi que la conçoivent Saussure et Hjelmslev, une théorie des systèmes).
12 Bruxelles, Labor, 1988.
13 En danois : konnotationsprog et metasprog. Sprog est traduit ordinairement par langage. Toutefois, étant
donné qu’en français ce terme connaît des acceptions multiples et peu distinctes les unes des autres, les
traducteurs – anglais puis français – ont, avec l’accord de Hjelmslev, traduit konnotationsprog par
sémiotique connotative et metasprog par métasémiotique. Si donc on ne peut tenir métalangage pour une «
mauvaise » traduction de metasprog, dans les faits c’est bien l’ambiguïté du terme langage qui est cause de
certaines mésinterprétations du « métalangage » hjelmslevien.
14 Il l’est d’évidence dans l’énoncé « Vous rendez-vous compte que les propos que vous tenez sont des
propos de fasciste ? »
15 Cet argument référentiel est celui auquel s’attache notamment L. Bloomfield. Selon Bloomfield, les
informations référentielles sont les seules à devoir être considérées par l’analyse linguistique : ces
informations attribuent aux unités lexicales leurs traits distinctifs. Toute autre information ne peut
dissocier les unités qu’à titre de variantes libres et sont nommées connotations. Le non distinctif implique
dès lors le connotatif et réciproquement. Nous trouvons ainsi à la base de la conception bloomfieldienne
des connotations le présupposé d’existence d’un langage dénotatif homogène, neutre et « vrai », auquel
aspiraient également les logiciens positivistes du XIXe siècle.
16 Voir en particulier Fr. Rastier, Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987, pp. 39-48 et pp. 119-127.
17 Nous nous opposons ainsi à Kerbrat-Orecchioni, pour laquelle les schémas de Barthes, qu’elle estime
fidèles à la pensée de Hjelmslev, « ne rend[ent] compte adéquatement, ni de la nature du métalangage
(un discours qui parle du langage n’est pas pour autant un « langage dont le contenu est déjà un langage
»), ni de la totalité des mécanismes connotatifs [… ] » (op. cit., pp. 80-81).
18 R. Jakobson, Essais de linguistique générale, 1, Minuit, 1963, pp. 217-218, passim.
19 Hjelmslev fait néanmoins allusion au cas des métasémiotiques de sémiotiques connotatives (cf PTL, p.
156), commenté et exemplifié à la section D de notre chapitre VI.
Conclusions
expression contenu
sémiotiques paradigmatique phonologie lexicologie
dénotatives
syntagmatique morphologie syntaxe
sémiotiques phonologie diachronique lexicologie diachronique
• paradigme des
connotatives connotateurs historiques morphologie diachronique syntaxe diachronique
dialectologie
• paradigme des
socio-linguistique
connotateurs géographiques linguistique de la langue écrite
et sociologiques
psycho-linguistique, pédo-linguistique, analyse des troubles du langage
• paradigme des
connotateurs psychologiques
rhétorique des tropes, rhétorique argumentative
• paradigme des
sémiotique des passions, narratologie, rhétorique, stylistique
connotateurs symboliques
métasémiotiques (paradigmatique) phonétiques sémantiques
systèmes symboliques dénotatifs sciences de la nature et sciences formelles
et connotatifs
sciences historiques et sociales
Généralités
• Le tableau illustre une formalisation théorique, comme la représentait
dans sa généralité le schéma de la page 158. Les éléments de la première
colonne désignent donc des sémiotiques-objets.
• L’épistémologie présentée n’est pas programmatique ; elle n’appelle pas
de ses vœux une science nouvelle ; elle compose au contraire avec les
méthodologies existantes, quand bien même ces méthodologies, dans la
pratique de leur analyse, contredisent l’épistémologie, non bien sûr dans la
catégorie qu’elle leur assigne en propre, mais au regard des catégories qu’elle
assigne aux autres analyses.
• Le tableau ci-dessus et la liste des disciplines couvrant la sémiotique
connotative sont donnés à titre purement indicatif. Non seulement ils restent
ouverts, encore ne sont-ils pas garantis par les « intentions » qu’aurait pu
avoir Hjelmslev à ce propos. La chose principale à laquelle il faut tenir dans
cette présentation réside dans le principe du classement et dans la cohérence
qu’il permet pour l’organisation des différentes analyses.
Remarques particulières
21. Denis Lamour, Flavius Josèphe. 54. Frédéric Fruteau de Laclos, Émile
23. Francesco Paolo Adorno, Pascal. 55. Benoît Spinosa, Hobbes 56. Jean-Hugues
Barthélémy,
24. Claudine Normand, Saussure.
Simondon 57. Ronald Bonan, Platon 58.
25. Frédérique Ildefonse,
Christelle Veillard, Les Stoïciens II 59. Michel
Les Stoïciens I.
Olivier, Quine 60. Emmanuel Salanskis,
26. Sémir Badir, Hjelmslev.
Nietzsche 61. Claire Schwartz, Malebranche
27. Alexis Tadié, Locke.
28. François-David Sebbah, Lévinas.
29. Pierre Cassou-Noguès, Hilbert. Édition spéciale
30. Denis Thouard, Kant. pour le coffret Husserl-Heidegger :