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FIGURES DU SAVOIR

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© 2004, Société d’édition les Belles Lettres 95, bd Raspail 75006 Paris, www.lesbelleslettres.com
Première édition 2000
ISBN : 978-2-251-90665-2
Avec le soutien du
Repères chronologiques

1899 Naissance de Louis Hjelmslev1 à Copenhague. 1916 Publication du Cours


de linguistique générale de Ferdinand de Saussure.
1923 Johannes Hjelmslev, le père de Louis, professeur de mathématiques et
recteur de l’Université de Copenhague, publie Die natürliche Geometrie
(Géométrie naturelle) et dialogue avec Ludwig Wittgenstein et David
Hilbert.
1920 Hjelmslev poursuit des études de slavistique à l’Université de
Copenhague. Il est l’élève de Holger Pedersen, professeur de linguistique
comparée.
1924 Otto Jespersen fait paraître Philosophy of Grammar. 1926-27 Hjelmslev
suit les cours d’Antoine Meillet à Paris.
1926 Fondation du Cercle linguistique de Prague. Les linguistes moscovites en
exil, Roman Jakobson, Serge Karcevski et Nicolaï Troubetzkoy, font partie
des membres fondateurs. Les travaux du Cercle s’inscrivent dans la filiation
de la linguistique saussurienne, du formalisme russe, de la Gestalt-
psychologie et de la phénoménologie husserlienne. Le cercle se qualifie lui-
même de « structuraliste ». Entre 1929 et 1931 paraissent les quatre
premiers numéros des Travaux du Cercle linguistique de Prague.
1928 Premier congrès international de linguistique organisé à La Haye, où le
Cercle de Prague annonce un programme de « linguistique structurale et
fonctionnelle ». Cette linguistique va s’imposer partout en Europe, puis
aux États-Unis, des années 30 aux années 50.
1929 L. Hjelmslev publie en français, chez un éditeur danois, des Principes de
grammaire générale.
1931 Fondation du Cercle linguistique de Copenhague. Hjelmslev en est le
président et le restera jusqu’à sa mort (excepté entre 1934 et 1937). À
l’origine, le cercle était composé de trois commissions : une commission
bibliographique assurant l’orientation internationale, une commission de
grammaire et une commission de phonologie. C’est à cette troisième
commission que Hjelmslev, secondé par Hans Jørgen Uldall à partir de
1933, participe le plus activement. Le Cercle publie les Travaux du Cercle
linguistique de Copenhague, ainsi que Acta linguistica et le Bulletin du Cercle
linguistique de Copenhague.
1931 Second congrès international de linguistique, à Genève.
1932 Hjelmslev présente sa thèse pour le doctorat, intitulée Études baltiques.
1934 Fondation de la commission glossématique au sein du Cercle de
Copenhague. La glossématique est une nouvelle théorie linguistique dont
le projet est élaboré par Hjelmslev et Uldall.
1934 Hjelmslev est nommé maître de conférences à l’Université d’Aarhus. Il
restera à Aarhus jusqu’en 1937.
1934 Rudolf Camap publie à Vienne Logische Syntax der Sprache. Le Cercle
logicien de Vienne, ainsi que les logiciens polonais, tel Alfred Tarski dont
les Studia philosophica paraissent l’année d’après, exercent une profonde
influence sur Hjelmslev.
1935 Parution en français, dans la revue Acta jutlandica, de La catégorie des cas.
Étude de grammaire générale.
1935 Hjelmslev et Uldall présentent leurs travaux de phonologie au Congrès
de Phonétique qui a lieu à Londres.
1936 Daniel Jones, qui conduit une école de phonétique à Londres, dont Uldall
a suivi l’enseignement en 1931, fait paraître An Outline of English Phonetics.
Avec les « Pragois », Jones est le principal interlocuteur de Hjelmslev en
matière de phonologie.
1936 Quatrième congrès international de linguistique, organisé à
Copenhague.
1937 Hjelmslev est nommé professeur à la chaire de linguistique comparée de
l’Université de Copenhague.
1939-45 Hjelmslev entretient une correspondance suivie avec Roman
Jakobson (qu’il accueille à Copenhague quand celui-ci fuit le nazisme),
Émile Benveniste, André Martinet.
1942 Mort de Viggo Brøndal, professeur de linguistique à l’Université de
Copenhague, seul théoricien à même de discuter avec Hjelmslev des thèses
de la glossématique.
1943 Parution en danois de Omkring sprogteoriens grundlæggelse (OSG).
1948 Recension par André Martinet d’OSG (dont le titre est traduit «
Fondements de la théorie du langage ») dans le Bulletin de la Société de
Linguistique de Paris.
1953 Première traduction anglaise d’OSG par Francis Whitfield, sous le titre «
Prolegomena to a Theory of Language ».
1957 Outline of Glossematics. A Study in the Methodology of the Umanities with
Special Reference to Linguistics. Part I : General Theory par Uldall. Ce livre
avait été annoncé dès 1936. Hjelmslev devait en écrire la seconde partie.
1957 Publication des Mythologies de Roland Barthes, où sont utilisées pour la
première fois en France les concepts hjelmsleviens de connotation et de
métalangage. Barthes fera une exposition plus détaillée de ces concepts
dans « Éléments de sémiologie » (1964) et dans Système de la mode (1967).
1959 Parution à Copenhague des Essais linguistiques.
1961 Deuxième édition de la traduction anglaise d’OSG, revue et approuvée
par l’auteur. Cette édition fait aujourd’hui autorité.
1963 Sproget. En introduktion (traduction française en 1966 sous le titre « Le
langage. Une introduction », accompagné d’une préface d’A-J. Greimas).
1965 Louis Hjelmslev meurt le 30 mai, à soixante-cinq ans. Il souffrait depuis
le début des années cinquante d’une sclérose cérébrale qui a paralysé peu à
peu ses forces intellectuelles (son dernier article scientifique date de 1961).
1966 Sémantique structurale par A-J. Greimas, qui aura une grande importance
pour la diffusion de la théorie hjelmslevienne en France.
1967 De la grammatologie par Jacques Derrida, mène une critique des théories
de la linguistique dite « structurale », notamment à travers les œuvres de
Saussure et de Hjelmslev.
1968 Première traduction française publiée d’OSG sous le titre «
Prolégomènes à une théorie du langage ».
1971 Deuxième traduction française d’OSG.
1972 Publication posthume de Sprogsystem og sprogforandring (Système
linguistique et changements linguistiques).
1973 Publication posthume des Essais linguistiques II.
1975 Publication posthume, en anglais, du Résumé of a Theory of Language
(traduction française partielle in Hjelmslev 1986). Rédigé au début des
années quarante, ce texte est contemporain de OSG.

1 Prononcé : « yelm’slouw »
Introduction

A. Une œuvre méconnue L’œuvre de Louis Hjelmslev1, analyste


exigeant et inventif de la langue dont les importantes conclusions
semblent, par exemple, interdire d’espérer jamais construire une
machine à traduire parfaite, est peu lue, et elle ne l’a jamais
beaucoup été, à quelques exceptions, remarquables, près :
quelques philosophes (Derrida, Deleuze, Ricœur), quelques
linguistes (Martinet, Greimas, Rastier), quelques « théoriciens »
de la littérature (Barthes, Todorov, Kristeva). Ce que l’on en
connaît, ordinairement, vient de seconde, voire de troisième
main, et s’est trouvé substantiellement déformé.
Dans les classes de lettres, dans celles des sciences du langage, en
philosophie, la fréquentation de Hjelmslev n’est pas requise ; il s’en faut même
que les étudiants retiennent son nom… Il est donc important, avant même que
de donner des moyens pour découvrir cette œuvre – dans laquelle,
notamment, ont été forgées les notions de « connotation » et de «
métalangage » qui continuent d’alimenter les débats en linguistique, logique et
psychanalyse – de fournir des raisons pour la connaître.
Dans les milieux de la linguistique française, Hjelmslev bénéficie, pour le
meilleur et pour le pire, d’une certaine « réputation ». Ce serait un penseur
austère, et sa théorie, appelée glossématique, impraticable tant ce qu’elle
ambitionne d’embrasser est vaste…
Il est vrai que les textes de Hjelmslev sont denses, le plus souvent situés à
un haut niveau d’abstraction ; mais, par ailleurs, ils ne prétendent pas à la
stylisation d’un Tractatus2 et n’utilisent aucun procédé de mathématisation,
telles des formules logiques ou des schémas. Le Résumé à une théorie du langage
fait exception : constitué de 200 règles et 454 définitions numérotées, ce
Résumé n’a toutefois été publié qu’en 1975, à titre posthume ; on ne peut savoir
si Hjelmslev s’en fut montré satisfait.
La position rhétorique de Hjelmslev dans l’histoire des textes linguistiques
évoque celle de Kant dans l’histoire des textes philosophiques. À bien des
égards, sa langue est encore celle d’un honnête homme. Elle est cependant
devenue « monstrueuse », à cause de la prépondérance d’un vocabulaire
technique – dont nombre des termes sont inédits3 – exigé par l’entreprise de
révision radicale qui est menée sur les fondements théoriques de l’étude des
langues.
S’ajoute ensuite à cela un problème d’énonciation. On ne sait trop d’où
parle Hjelmslev, ni à qui ses textes sont destinés. Aux philosophes, peut-être,
ou à quelques épistémologues. Les linguistes, en tout cas, ne s’y sont guère
trouvés en terrain d’entente. Après la vague structuraliste, la glossématique n’a
plus beaucoup pesé sur l’évolution de la linguistique continentale, influencée
successivement par l’apparition successive de la grammaire
transformationnelle, de la logique pragmatique et des recherches cognitives.
Il nous semble que ces difficultés stylistiques et énonciatives sont
inhérentes à la teneur même des ouvrages de Hjelmslev et qu’elles font leur
force : parce qu’ils ne s’adressent à aucune phalange universitaire en
particulier, ils sont à même de susciter des lectures productives, des
appropriations intellectuelles, des destinées scientifiques. – Quelques exemples
notoires sont évoqués un peu plus loin.
Hjelmslev a donc ses admirateurs, et ceux-ci n’ont pas ménagé leurs éloges.
De l’ouvrage principal de Hjelmslev, les Prolégomènes à une théorie du langage,
René Lindekens n’hésite pas à affirmer que « ce livre capital des trente
dernières années est le plus clair et le plus beau de toute l’histoire de la
linguistique post-saussurienne, et peut-être l’ouvrage scientifique le plus
remarquable qui ait jamais été écrit »4.
A-J. Greimas trouve dans l’œuvre hjelmslevienne son inspiration : « Claude
Lévi-Strauss a dit que chaque fois avant de rédiger, il lisait trois pages du 18-
Brumaire de Marx. Pour moi, ce sont des pages de Hjelmslev »5.
À partir de propositions issues de la théorie linguistique, Hjelmslev
présente une nouvelle configuration du savoir. Projet ambitieux, pas tout à fait
explicite, d’ailleurs, mais pour lequel Hjelmslev a mis en œuvre des moyens
imposants qui ont d’ores et déjà produit quelques résultats. Ce sont ces
moyens que nous allons présenter.
B. Un maître souterrain Quelques éléments biographiques
permettront au préalable de préciser le projet hjelmslevien dans
son élaboration historique.
Louis Hjelmslev est né à Copenhague en 1899. Il y est mort en 1965. Au
temps de sa formation, Copenhague est la capitale culturelle de toute la
Scandinavie. Niels Bohr conduit alors une école de premier plan en physique
quantique. Dans le domaine de la linguistique, les grands maîtres se succèdent
: Rasmus Rask, Vilhelm Thomsen, Otto Jespersen, Viggo Brøndal ; tous ont la
fibre théoricienne très développée. Enfin, Hjelmslev lui-même est le fils d’un
mathématicien de renom. On ne s’étonne pas dès lors que Hjelmslev ait été
porté à la lecture des logiciens de son temps (Carnap, Tarski,…) ni qu’il eût
désiré reconduire dans sa propre discipline des problèmes logiques.
Cette discipline, c’est donc la linguistique. Au début des années vingt, il
s’agit encore, plus exactement, de la grammaire comparée dont les bases ont
été jetées au début du XIXe siècle. Pendant ses années d’apprentissage,
Hjelmslev acquiert une solide formation de philologue comparatiste, qu’il
poursuit par des séjours en Lituanie, à Prague, à Paris, où il suit les cours
d’Antoine Meillet. Sa thèse, vouée à l’étude du lituanien, comporte une
dimension comparatiste évidente. Toutefois, le premier ouvrage qu’il fait
publier est intitulé « Principes de grammaire générale ». Dans ce qualificatif de
« général », il est permis d’entrevoir déjà toute la distance que Hjelmslev
entendait marquer par rapport à la tradition de sa discipline, laquelle aspirait à
un comparatisme « concret ».
Hjelmslev avait un devancier extraordinaire, de quarante ans son aîné :
Ferdinand de Saussure. En termes de rigueur, Saussure soutient largement la
comparaison avec Hjelmslev. C’est le Mémoire sur le système primitif des voyelles
dans les langues indo-européennes, surtout, qui a ébloui Hjelmslev6. Il y a trouvé,
non pas une illustration, mais la preuve à la fois théorique et pratique d’une
proposition qui allait innerver sa propre théorie : la langue est forme, non
substance.
Saussure, « graphophobe », n’a jamais envisagé de publier la matière de ce
qui deviendra, après sa mort, le Cours de linguistique générale : « Pour le moment,
la linguistique générale m’apparaît comme un système de géométrie. On aboutit à des
théorèmes qu’il faut démontrer. […] Pour aboutir, il me faudrait des mois de
méditation exclusive »7.
C’est ce pari de systématisation que releva Hjelmslev, une première fois en
1929 dans les Principes de grammaire générale, et une deuxième fois, plus
aboutie, en 1943, dans les Prolégomènes à une théorie du langage8. De Saussure à
Hjelmslev, il y a donc, à tout le moins dans l’esprit de ce dernier, une certaine
continuité.
En deuxième lieu, Hjelmslev a participé aux travaux d’un groupe de
réflexion sur la théorisation linguistique, le Comité phonologique du Cercle
linguistique de Copenhague, créé en 1931. La linguistique structurale était
alors dans sa phase ascendante, principalement en raison du développement
de la phonologie. Roman Jakobson et le prince Nicolaï Troubetzkoy, émigrés
russes, avaient constitué en 1926 le Cercle linguistique de Prague. Ils y ont
développé une théorie phonologique qui prétendait également à la
systématisation, appliquée aux sons d’une langue donnée.
Hjelmslev jugeait l’entreprise trop timide. Ce qu’il réclamait de la théorie
phonologique, c’était un aboutissement plus radical. Or, pour aller au bout de
la systématisation phonologique, il fallait accepter de remettre en cause des
postulats fermement ancrés depuis plusieurs décennies et qui appartenaient,
au demeurant, à un champ beaucoup plus large que celui de la linguistique – il
s’agissait des croyances positivistes et des règles épistémologiques déduites des
sciences naturelles, telles qu’elles furent édifiées à la fin du XIXe siècle.
Voilà à quoi les Pragois ne pouvaient se résoudre. Hjelmslev, lui-même, ne
s’est avancé sur le terrain de l’épistémologie qu’avec prudence, répétant par là
même les scrupules saussuriens. Essentiellement, les difficultés d’ordre
épistémologique qui furent cause de l’opposition entre Prague et Copenhague
concernaient le rôle analytique de la « substance » (c’est-à-dire, grosso modo, les
sons langagiers dans leur dimension acoustique et articulatoire) et rendaient
problématique l’exigence scientifique de l’« empirisme » (cf. infra, p. 32).
Aussi est-ce à la fois pour reprendre le programme saussurien et par
opposition à la théorie pragoise, que Hjelmslev, avec l’aide de son ami le
linguiste Hans Jorgen Uldall, résolut de construire pendant les années trente
sa propre théorie, la glossématique. Celle-ci, pour atteindre le but qu’elle s’était
fixée, ne devait pas se présenter seulement comme une nouvelle théorie
linguistique, mais comme une « méthodologie pour les sciences humaines ».
La longue collaboration entre les deux amis n’aboutit pas cependant, Uldall
rédigeant finalement seul le premier et unique tome d’un Outline of glossematics
paru en 1957.
Entre temps, avaient paru les PTL, où Hjelmslev exposait une théorie « qui
cherche à atteindre la structure spécifique du langage à l’aide d’un systèmes de
prémisses exclusivement formelles » (p. 15). Les PTL appartiennent au projet
de la glossématique mais n’en sont que l’ébauche, traitant des seules sciences
du langage et ne proposant que des « prolégomènes » pour la théorie générale
qu’il faudrait parvenir à élaborer : Hjelmslev avait commencé d’apercevoir que
ses propres exigences risquaient de donner à la glossématique une dimension
excédant le réalisable.
L’aventure glossématique a ainsi été marquée par les atermoiements et les
reprises. Au regard de l’histoire de la linguistique, on doit convenir qu’elle n’a
pas eu grand succès : elle a trouvé peu d’épigones9 et a fini par être occultée
par le courant linguistique dominant, celui issu de la théorie pragoise, qui en
France a perduré longtemps, notamment grâce à André Martinet.
Cette « défaite » est censée représenter celle du formalisme tout entier, dont
l’œuvre de Hjelmslev serait l’archétype dans le domaine des sciences du
langage.
Le formalisme est souvent considéré par ses détracteurs comme une sorte
d’idéalisme intellectuel ou comme une forme caricaturale du platonisme. On
verra que, chez Hjelmslev, le « formalisme » conduit plutôt, en deçà de
l’idéalisme, à une critique, au sens kantien. Quoi qu’il en soit, ce qui a échoué
dans l’aventure glossématique ne manque pas de propositions et d’arguments
qui méritent d’être réexaminés et réévalués à la lumière de l’orientation «
communicationnelle » prise depuis une dizaine d’année par les sociétés
développées.
C. Actualité de la glossématique Au milieu du XXe siècle, la
linguistique structurale a connu un essor tel qu’elle est devenue
parmi les sciences sociales un modèle. On lui empruntait des
concepts théoriques, des méthodes d’analyse, des exemples.
Surtout, elle circonscrivait un mode de connaissance inédit :
entre les sciences de la nature et les études historiques,
s’inscrivait une réflexion épistémologique sur le mode de
donation d’un objet social – la langue. C’était le temps du
structuralisme.
Saussure avait ébauché une série de réflexions sur le langage10 ; Hjelmslev a
creusé ces réflexions depuis la linguistique et y a apporté la rigueur propre au
développement de la théorie générale pouvant établir les fondements d’une
connaissance du langage (la traduction littérale des PTL est « Autour des
fondements du langage »). Que le langage doive être fondé, cela ne fait pas
l’unanimité. Le débat est infini autour de cette question. Dans les années 60 et
70, et à la suite de Heidegger, il a captivé l’attention des philosophes français.
Ainsi, Jacques Derrida, dans De la grammatologie, a questionné le désir de
fondation qui apparaît dans la linguistique structurale. Il le considère comme
le dernier avatar de l’axiome essentiel de la métaphysique occidentale : le
langage, associé à la voix, exprime le fond de l’être. Saussure, Hjelmslev davantage,
en dévoilant la nature du langage, l’apporte à la critique, à la déconstruction
qu’eux-mêmes, d’après Derrida, n’ont pas osé assumer. Et Derrida entend
substituer à ce fond de langage vocal le sans-fond de l’écriture. Selon Derrida,
comme on le voit, le problème de fondation du langage intéresse d’abord la
métaphysique, mais il découle entièrement des théories linguistiques
structurales, parmi lesquelles la glossématique de Hjelmslev occupe une place
privilégiée, plutôt ingrate : celle d’un « objectivisme scientiste »11.
Sans chercher à entrer dans le détail de la lecture de Derrida, remarquons
qu’elle est contredite par celle proposée par Deleuze et Guattari, qu’on ne
détaillera pas davantage. Observons simplement que l’œuvre de Hjelmslev y
bénéficie des avancées que Derrida aurait voulu réserver à sa propre
grammatologie. Deleuze et Guattari recadrent, justement selon nous, la théorie
hjelmslevienne sur l’horizon philosophique et épistémologique qui est en droit
le sien12. En retour, bien des pages de Capitalisme et schizophrénie comme de
Cinéma prennent un relief certain dès lors qu’elles sont lues à la lumière de
Hjelmslev : les concepts de plan de matière, de sémiotique, d’expression et de
contenu, par exemple, lui sont directement empruntés.
Des philosophes, parmi lesquels on peut citer également Paul Ricœur et
Herman Parret, mais aussi des psychanalystes, comme Jacques Lacan ou Serge
Leclaire, des épistémologues, tels Gilles-Gaston Granger et Jean-Claude
Schotte, des théoriciens de la littérature, notamment Tzvetan Todorov et Jean
Wirtz, ont tiré bon parti de concepts hjelmsleviens.
Au bout du compte, on s’aperçoit que la pensée de Hjelmslev s’est propagée
sur bien des espaces scientifiques contemporains. Elle les parcourt de
vibrations, absente sur la scène des polémiques théoriques et philosophiques
pour mieux imposer sa présence dans les soubassements. Sans doute la pensée
de Hjelmslev a-t-elle quelque chose à voir avec une fondation, mais avec une
fondation pour les partisans de la non-fondation : une critique qui affirme que
rien concernant le sens et le langage ne peut être fondé en nature.
Trois types de recherche ont plus particulièrement profité de
l’enseignement de Hjelmslev : 1) La sémiotique, d’abord. Le projet de la
sémiotique est en grande partie redevable à Hjelmslev. Saussure avait déjà
évoqué la sémiologie comme science générale des signes, mais sans s’y investir
autrement que par le truchement de la théorie linguistique rapportée dans le
CLG. Hjelmslev a développé quant à lui une « théorie du langage », par quoi il
ne faut pas entendre une théorie réservée aux seuls langues naturelles, mais
une théorie ouverte à tout type de langage, tels par exemple le système du
carillon d’une horloge ou le système des feux de signalisation routière13. Ces
exemples sont séminaux pour la première génération de sémioticiens –
notamment pour Michel Arrivé, Roland Barthes, Éric Buyssens, Umberto
Eco, Algirdas Julien Greimas, René Lindekens, Christian Metz, Georges
Mounin, Luis Prieto.
Parmi ces pionniers de la sémiotique, Greimas et Barthes ont joué un rôle
central pour la diffusion de la pensée de Hjelmslev en France. Le premier en
poursuivit l’élaboration théorique, qui trouva un point d’achèvement dans
Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (1979). Devenu
directeur de recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales,
Greimas a également contribué à l’institutionnalisation de la sémiotique.
L’apport de Barthes concerne la vulgarisation et la médiatisation des idées
hjelmsleviennes, avec des ouvrages tels que Mythologies (1957 ; le nom de
Hjelmslev n’y est pas cité, bien que les concepts de métalangage et de
connotation soient directement issus des PTL), Système de la mode (1967), ainsi
que les « Éléments de sémiologie » parus en 1964, sur lesquels on revient à la
fin de ce livre.
Aujourd’hui encore, nombre de sémioticiens s’inspirent de la
glossématique. On les répartira par commodité en trois secteurs
géographiques : en France, l’École de Paris, autour de Jacques Fontanille et de
Claude Zilberberg, prolonge les travaux de Greimas14 ; au Danemark, autour
de Per Aage Brandt, se développe une sémiotique morpho-dynamique15 ; et en
Italie, notamment à Padoue autour de Romeo Galassi, la glossématique est
travaillée à l’horizon d’analyses littéraires16.
2) On affecte quelquefois de croire que la linguistique structurale ne se
préoccupait pas de sémantique. Rien de plus faux. Luis Prieto, Eugenio
Coseriu, entre autres, ont apporté dans ce domaine des contributions
essentielles17. Or, ils prenaient appui sur un article programmatique de
Hjelmslev, « Pour une sémantique structurale », paru en 1957. Plus tard, cette
sémantique de la langue a fait place à une sémantique des textes : Greimas en a
proposé une première systématisation18 puis, avec François Rastier, la
sémantique des textes est parvenue à concilier l’analyse linguistique avec les
prescriptions herméneutiques19. Cette sémantique nous paraît être en
continuité avec la pensée hjelmslevienne : elle affirme en effet l’hétérogénéité du
concept de langue (voir infra, p. 52) et promeut une description textuelle en
différents niveaux imbriqués selon des modes complexes d’entrelacement et de
succession.
L’analyse sémantique des textes profite également de l’extension de la
théorie du langage à d’autres systèmes sémiotiques pour produire des études
particulières qui dépassent le cadre des études linguistiques et littéraires mais
abordent des « textes » moins ordinaires. Ainsi, à titre d’exemples, Jean-
Jacques Nattiez20 peut-il considérer la partition musicale comme un « texte »,
au sens hjelmslevien du terme (sur le texte, voir infra, p. 30) ; Alain Herreman,
historien des mathématiques, produit quant à lui une analyse où est mise en
évidence l’hétérogénéité essentielle de la mise en texte des mathématiques21.
Ces deux auteurs ont emprunté des outils d’analyse à la glossématique.
3) L’intention épistémologique de Hjelmslev a été explicitée et développée
de façon personnelle par ses lecteurs. Ceux-ci tantôt se tiennent au rôle de
commentateur (tels, par exemple, Michael Rasmussen et Alessandro Zinna),
tantôt prétendent au statut de continuateur (ainsi de Claude Zilberberg et des
autres participants de Sémiotique II, sorte de manifeste épistémologique de
l’Ecole sémiotique de Paris), ou bien encore se positionnent en interlocuteur,
voire en arbitre, en passant à travers les contextes historiques propres aux
différentes directions épistémologiques aperçues ici et là (ainsi, notamment,
des théoriciens de la médiation22).
Ces trois types de recherche ne constituent pas des divisions nettement
séparées les unes des autres. Nombre de linguistes – les sémanticiens, en
particulier –, et la plupart des sémioticiens, développent une réflexion
épistémologique à côté de leurs pratiques respectives d’analyse, suivant en
cela, aussi, l’exemple donné par Hjelmslev. Le parcours intellectuel de Greimas
est à ce titre exemplaire : sa formation est celle d’un sémanticien ; son travail
conceptuel participe à l’émergence de la sémiotique en France ; et, au sein de la
recherche sémiotique, ses réflexions prennent au fur et à mesure un caractère
de plus en plus philosophique. Des PTL, son livre de chevet, il estimait qu’ils «
instituent la théorie du langage qui, tout en subsumant les acquisitions antérieures de
la linguistique, apparaît surtout comme une épistémologie des sciences humaines parce
qu’elle vise, à travers le langage, toutes les manifestations de l’humain23.
Les PTL semblent bien constituer une référence pour tous ceux qui, en
sciences humaines, souhaitent réfléchir à leurs pratiques d’analyse. Hjelmslev
n’est donc pas seulement une figure historique du savoir – plutôt discrète –, il
en est une figure symbolique – il « commande » la rigueur au chercheur – et
une figure archéologique pour la compréhension de savoirs contemporains.

De ce qui précède, on comprend qu’il ne va pas de soi qu’on puisse rendre


compte « à peu près » des concepts hjelmsleviens ou qu’on puisse en isoler un
sans que l’ensemble ne soit requis pour son explication.
C’est principalement au commentaire des concepts de sémiotique connotative
et métasémiotique que nous allons nous attacher ici. Trois raisons motivent ce
choix : la notoriété de ces notions les a rendues indispensables dans toute
présentation de Hjelmslev ; loin d’être des excroissances plus ou moins
secondaires de la théorie formelle du langage, elles constituent leur
aboutissement – le système théorique se verra donc, à travers ces notions,
évoqué dans son ensemble, mais comme à rebours, sous un éclairage rasant24 ;
elles enregistrent le plus nettement la visée épistémologique de l’œuvre
hjelmslevienne.
Les trois premiers chapitres mettent en place les concepts nécessaires à la
compréhension et à l’utilisation des sémiotiques connotatives ; les trois
derniers explorent les moyens et les buts attribués aux métasémiotiques
(chapitre IV à VI). En conclusion, sont dégagées quelques propositions pour
l’actualisation de ces concepts dans le champ contemporain des sciences
humaines. Enfin, une annexe est consacrée à la réception, réussie/ratée, des
mêmes concepts dans le milieu de la linguistique et de la sémiologie françaises.

1 Aisément accessible en français : par exemple, Le langage est disponible en livre de poche (Folio),
Prolégomènes à une théorie du langage et Essais linguistiques sont régulièrement réédités aux éditions de
Minuit. Une bibliographie détaillée est fournie à la fin de l’ouvrage.
2 Le Tractatus logico-philosophicus (1922), du logicien viennois L. Wittgenstein, fut rendu célèbre pour le
système d’enchaînement par numérotation de ses propositions. Cf. François Schmitz, Wittgenstein, Les
Belles Lettres, 1999.
3 On n’a pas pu se dispenser ici de pénétrer dans le réseau serré de ces termes techniques. Un glossaire,
annexé en fin d’ouvrage, aidera le lecteur à s’y retrouver.
4 R. Lindekens Hjelmslev, Paris, Hatier, 1975, p. 15. Cet ouvrage, jusqu’ici le seul consacré à une
présentation de Hjelmslev au public français, est épuisé depuis longtemps.
5 Entretien avec François Dosse, Histoire du structuralisme, Paris, La Découverte, 1991, p. 263.
6 Cl. Zilberberg a fourni une étude très détaillée sur ce sujet (« Le Mémoire de Saussure lu par L.
Hjelmslev » in Versus, 43, 1986).
7 Cf. à ce sujet l’entretien très instructif accordé à Gautier le 6 mai 1919, reproduit dans R. Godel, Les
sources manuscrites du Cours de linguistique générale, p. 30. Désormais, les références au Cours de
linguistique générale seront ici abrégées en « CLG ».
8 Désormais abrégé ici « PTL ».
9 Une bibliographie complète des travaux inspirés par la glossématique a été établie par Arrivé (voir la
bibliographie). Elle fait mention d’une petite centaine de travaux théoriques, ce qui est comparativement
très peu, et de quelques dizaines seulement d’applications aux langues romanes. Citons toutefois, à titre
d’exception, une expérience localisée de linguistes distributionnalistes qui, dans les années 60, sous la
férule de Sidney Lamb, ont tenté de mettre en pratique la glossématique (S. M. Lamb, « Epilogemena to
a theory of language », Romance Philology, 19, pp. 531-573).
10 Cf. Claudine Normand. Saussure, Les Belles Lettres, 2000.
11 Cf. De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 90.
12 Voir notamment Mille plateaux (Paris, Minuit, 1980) où Hjelmslev est qualifié de « géologue
spinoziste » (p. 58).
13 Hjelmslev présente une analyse de ces systèmes dans « La structure fondamentale du langage » qui,
dans l’édition française, succède aux PTL.
14 Cf., par exemple, de Fontanille et Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.
15 Voir, notamment, Brandt, Dynamiques du sens. Études de sémiotique modale, Aarhus University Press,
1994.
16 Galassi dirige un « Circolo Glossematico » qui fait paraître la revue Janus.
17 De Coseriu, retenons : Teorìa del languaje y lingüìstica general (1962), Textlinguistik. Eine Einführung
(1981) ; de Prieto : Principes de noölogie (1964).
18 Dans Sémantique structurale (1966), dont la seconde partie est consacrée à un roman de Bernanos, ainsi
que dans Maupassant : la sémiotique du texte (1976).
19 Cf. Essai de sémiotique discursive (1973), Sémantique interprétative (1987), Sens et textualité (1989).
20 Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, U.G.E., 1975.
21 Cf. Alain Herreman, Éléments d’histoire sémiotique des mathématiques, Paris, L’Harmattann, 2000.
22 Cf. en particulier Jean-Claude Schotte, La raison éclatée. Pour une dissection de la connaissance, Bruxelles,
De Boeck, 1997. Schotte fait dialoguer Hjelmslev avec Bachelard et Popper.
23 Dans sa « Préface » à L. Hjelmslev, Le langage. Folio essais, 1991, p. 10 (1e édition française : Minuit,
1966).
24 Certaines parties du système théorique seront tout de même écartées, dans cette présentation – on
pense notamment au développement long et très riche que fait Hjelmslev sur la notion de catégories
(dans La catégorie des cas et dans la seconde partie, inédite en français, du Résumé à une théorie du langage).
I

La hiérarchie sémiotique

Pour Hjelmslev, toute analyse est hiérarchisée : elle doit obéir avant tout à
des principes très généraux, puis à des principes spécifiques, pour finir par des
considérations particulières. L’analyse d’une forme linguistique correspond
ainsi tout d’abord aux critères d’une analyse scientifique en obéissant au
principe d’empirisme ; elle est ensuite caractérisée comme analyse sémiotique, en
fonction de quoi sont fixés ses fondements théoriques ; en troisième lieu, le
seuil qui va lui permettre de spécifier son objet, c’est-à-dire de définir la forme
linguistique mise en examen, est celui d’une analyse dénotative ; et, finalement,
quand elle détaille les particularités d’usage de ladite forme, elle devient une
analyse connotative.
A. La double limite d’une analyse linguistique L’analyse
linguistique est effectuée à partir de données empiriques que
Hjelmslev désigne sous le nom de textes1. Pris dans leur globalité
non analysée, les textes constituent le langage mais ne constituent
pas pour autant les objets spécifiques de la linguistique : c’est
bien à partir d’eux que sont constitués ces objets, mais leur
spécificité ne peut être reconnue qu’une fois l’analyse réalisée.
Hjelmslev appelle ces objets, déduit des textes, des formes
linguistiques.
Parmi les éléments textuels que rencontre le linguiste et qui ne retiennent
pas son attention sont comptés notamment : dans les textes oraux, les aspects
articulatoires des sons, leur émission physique et leur réception physiologique
par un ou plusieurs interlocuteurs ; dans les textes écrits, la couleur de l’encre,
la texture du support et la grandeur des lettres ; et, concernant le contenu, les
éléments de signification liés aux circonstances d’énonciation et aux
connexions textuelles2. Ces éléments textuels sont considérés comme non
spécifiques à l’analyse linguistique parce qu’ils peuvent être étudiés en dehors
de toute considération pour la langue.
Mais le problème est de savoir jusqu’où il faut pousser la réduction de
l’objet que le linguiste, et lui seul, peut définir. Par exemple, l’analyse
linguistique doit-elle se soucier des emplois métaphoriques des mots ? ou faut-
il au contraire abandonner les tropes à l’herméneutique philologique et à
l’analyse du discours ? Les signes de ponctuation, les styles de caractères, les
échelles textuelles (propositions, phrases, paragraphes, chapitres, livres), sont-
ils, ou non, des éléments spécifiquement linguistiques ? Et, dans les textes
d’une langue donnée, les mots empruntés à une langue étrangère doivent-ils
être considérés au même titre que les autres mots, ou y sont-ils comme des
parasites, juste dignes d’une étude socio-linguistique ?
Le problème de spécificité qui se présente à la linguistique réside dans le
fait que son objet ne connaît pas de singularité tangible, mais doit être conçu
au contraire comme une généralité. Ainsi que l’a enseigné Saussure, une
langue est à la fois une unité et une somme d’unités : elle n’a de réalité qu’en
fonction des individus qui s’expriment à travers elle, mais aucun d’eux ne la
détient en propre3. Selon Hjelmslev, la généralité spécifique4 de la langue doit
être limitée par deux bornes : une extension maximale au-delà de laquelle les
considérations débordent le cadre d’une analyse du langage verbal ; une
extension minimale, en deçà de laquelle les objets décrits n’ont plus de portée
significative pour la langue.
Ce problème définitoire concernant l’analyse linguistique, et la langue qui
est son objet, est initial dans une théorie linguistique. Il n’en est pas moins
récurrent. Les diverses manières de le résoudre, toujours imparfaitement,
constituent autant de jalons qui structurent l’histoire de la linguistique. Et sur
ce qui fait la spécificité de l’objet linguistique, chaque linguiste a son idée
personnelle : c’est l’enjeu même d’une théorie linguistique que de circonscrire
l’objet spécifique de l’analyse linguistique.
À cet égard, bien qu’elles s’inscrivent globalement dans l’orientation
théorique de la linguistique structurale, les propositions de Hjelmslev, ainsi
qu’on va le voir, ont poussé plus avant la définition des limites maximales et
minimales d’une analyse linguistique.
B. Le principe d’empirisme L’analyse linguistique doit répondre
en priorité au principe d’empirisme. Hjelmslev exprime ainsi un
souci rationnel de non-contradiction, d’exhaustivité et de simplicité pour
l’analyse linguistique.
Distinguant entre données de l’expérience et objets spécifiques de l’analyse,
Hjelmslev peut corréler à l’empirisme d’une méthode expérimentale
l’immanence d’une théorie déductive. En effet, d’une part, l’analyse doit se
dégager des objets de l’expérience et d’eux seuls ; elle doit les prendre tous en
considération, d’une façon cohérente et aussi simple que possible. Mais,
d’autre part, ces objets, tous pris en considération, ne sont pourtant considérés
qu’en tant qu’ils sont les objets d’une analyse ; ils ne reçoivent par conséquent
aucune spécification préalable. À la limite, dans certains cas, analyse et objet
peuvent être confondus5. La théorie qui rend compte d’une analyse qui se
donne le droit exclusif de spécifier les objets d’expérience qu’elle recueille peut
être considérée à bon droit comme une théorie immanente.
On s’étonnera peut-être qu’une théorie immanente puisse défendre un
empirisme méthodologique. C’est pourtant ce que fait Hjelmslev, insistant
souvent sur la nécessité d’entreprendre l’analyse linguistique en fonction de
l’expérience réellement acquise. Par exemple : « Une théorie, pour être la plus
simple possible, ne doit rien supposer qui ne soit strictement requis par son objet. En
outre, pour rester fidèle à son but, elle doit, dans ses applications, conduire à des
résultats conformes aux “données de l’expérience”, réelles ou présumées telles. » (PTL,
p. 19.) Pour défendre sa conception de l’analyse linguistique, Hjelmslev est
obligé de s’avancer sur le plan de l’épistémologie générale. Le nœud du
problème réside dans la séparation des données empiriques et des objets
spécifiques de l’analyse. Hjelmslev considère que ce n’est pas parce qu’une
théorie est établie uniquement en fonction de l’expérience qu’elle est
déterminée par les données de l’expérience.
Si tel était le cas, se poserait alors le problème de savoir comment sont
déterminées ces données elles-mêmes, en dehors de la théorie qui va en rendre
compte. Il leur faudrait être prédéterminées pour pouvoir elles-mêmes
déterminer quelque chose. On renverrait ainsi l’analyse linguistique à une
détermination extra-linguistique. Surtout, on outrepasserait les limites de
l’expérience, puisque cette prédétermination des données de l’expérience
échapperait à l’expérience elle-même. Toutes implications que Hjelmslev
souhaite absolument tenir éloignées de la linguistique6. Mais, ce faisant,
Hjelmslev réclame pour l’analyse linguistique – et, en prévision d’analyses
analogues, pour les analyses sémiotiques – un statut épistémologique spécial.
Par définition, une science formelle, telles les mathématiques, n’est pas
empirique ; et l’objet d’une science empirique autre que la linguistique, en
particulier l’objet d’une science naturelle, est in fine déterminé par l’objet d’une
autre science (l’objet de la biologie est déterminé par l’objet de la chimie, qui
lui-même doit correspondre à l’objet de la physique)7.
Cela dit, l’empirisme de Hjelmslev ne va pas jusqu’à affirmer la réalité de ce
qui est à analyser. L’empirisme est élevé au rang d’un axiome théorique, d’un
principe.
Mais c’est un autre principe qui fixe le degré de réalité auquel accède la
description linguistique : un principe d’adéquation entre les objets spécifiques de
l’analyse et les données empiriques dont ils rendent compte.
C. Sémiotiques et non-sémiotiques Une fois accomplie cette
brève incursion dans l’épistémologie générale, Hjelmslev
s’emploie à déterminer par quels points de méthode les analyses
sémiotiques se distinguent des analyses non sémiotiques, ou, ce
qui revient au même, par quelles caractéristiques les sémiotiques
qui sont leurs objets se distinguent des objets non sémiotiques.
La définition des sémiotiques retenue par Hjelmslev est plus
restrictive que celle qu’on leur accorde d’ordinaire. Certes, les
sémiotiques sont des systèmes de signes (définition usuelle)
mais, dans l’acception hjelmslevienne, leurs plans d’expression et de
contenu doivent chacun avoir une structure propre.
Au vu de cette condition, le jeu d’échec, ou l’algèbre, ne sont pas des
sémiotiques, parce que chaque élément d’expression y est toujours corrélé au
même élément de contenu (de sorte qu’on n’a pas besoin véritablement d’y
dissocier un contenu et une expression). La valeur d’un fou est d’aller sur
plusieurs cases en toutes diagonales (et en toutes diagonales exclusivement, au
contraire de la reine), que le fou soit blanc ou noir, en marbre ou en plastique,
et quelle que soit sa place sur l’échiquier. En retour, la valeur du déplacement
dans les quatre directions diagonales sur plusieurs cases est toujours liée au
fou, quel que soit le nombre de pièces encore en action à telle phase du jeu.
Entre l’expression – telle pièce de jeu identifiée comme fou – et le contenu
– telle capacité de déplacement – il y a donc parfaite équivalence. Cela
n’empêche pas qu’au cours d’une partie, la valeur de fou puisse changer, mais
ce changement se produira en même temps sur les deux plans : à telle phase de
jeu, la valeur du déplacement en diagonales augmente pourvu qu’au même
moment on observe, par exemple, qu’il reste trois fous au lieu des quatre
initiaux.
Dans les sémiotiques, au contraire, le plan de l’expression et le plan du
contenu ne sont pas conformes l’un à l’autre. Dans la terminologie de Hjelmslev,
la définition de ce critère de conformité s’énonce de cette façon : « Deux
fonctifs sont dits conformes si n’importe quel dérivé particulier d’un des fonctifs
contracte exclusivement les mêmes fonctions qu’un dérivé particulier de l’autre fonctif
et inversement. » (PTL, p. 141.) Il importe, dans cette définition, que le terme de
dérivé permette de renvoyer à l’analyse des plus petits éléments (des figures) du
système. À un phonème (plus petit élément d’expression), pas d’élément de
contenu qui ait dans son plan la même fonction que lui, et, à un sémème (plus
petit élément de contenu), pas non plus d’élément d’expression qui ait dans
son plan la même fonction que lui. – Par convention, lorsque des exemples
d’éléments d’expression seront utilisés dans ce livre, ils seront bordés de barres
obliques ; les éléments de contenu seront bordés de guillemets anglais.
Ainsi, le phonème /r/ se distingue dans le plan de l’expression du phonème
/m/ ou /l/, sans que cette distinction se retrouve de façon identique dans le
plan du contenu ; par exemple, si on peut affirmer que /rat/ et /rut/ ont en
commun le phonème /r/ à l’initial, qui les distingue de /mat/ ou /lut/, en
revanche il n’est pas licite de reporter ce point commun sur le plan du contenu
: a priori, les contenus sémantiques “rat” et “rut” ne sont ni plus semblables ni
plus distincts entre eux qu’ils ne le sont de “mat” et “lut”. Ce qui est donc
pointé par Hjelmslev comme la spécificité des sémiotiques, c’est qu’en dernière
analyse, c’est-à-dire dans l’analyse des plus petits éléments formels, le plan
d’expression et le plan du contenu des sémiotiques ne présentent aucune
correspondance.
L’analyse du plan d’expression et l’analyse du plan de contenu n’en sont pas
moins, pour leur part, entièrement dépendantes l’une de l’autre. Par exemple,
le phonème /r/ a pu être déduit par l’analyse du plan d’expression parce que,
notamment, “rat” et “mat” sont distincts sur le plan de contenu. Hjelmslev
appelle fonction sémiotique la solidarité des analyses du plan d’expression et du
plan de contenu. Cette fonction est toujours accomplie par les textes : bien que
les éléments d’expression et les éléments de contenu soient, en dernière
analyse, non conformes les uns aux autres, chaque élément analysé dans ce
texte manifeste une solidarité entre l’expression et le contenu.
Autrement dit, dans un texte, il y a toujours à la fois « de » l’expression (des
sons prononcés ou des lettres inscrites) et « du » contenu (des significations) ;
et l’analyse sémiotique permet de déterminer quelles sont ces expressions et
quels sont ces contenus en procédant d’abord à leur répartition en deux plans
distincts.
Enfin, Hjelmslev appelle fonctifs l’expression et le contenu qui entrent dans
une fonction sémiotique. Lorsque cette fonction sémiotique apparaît
régulièrement dans les textes, c’est-à-dire lorsque l’analyse d’un des fonctifs est
concomitante de l’analyse de l’autre, ces fonctifs sont les invariantes de l’analyse
sémiotique. Par exemple, on dira que la succession des phonèmes /r/, /a/ et
/l/ constitue un fonctif d’expression pour la fonction sémiotique où le fonctif
de contenu “rat” est également analysé. Comme cette fonction est régulière
dans les textes, les fonctifs /rat/ et “rat” sont des invariantes sémiotiques.

Sémiotiques et codes à double articulation Par comparaison avec une définition


plus usuelle, où la qualification de « sémiotique » est étendue à tous les systèmes de
signes (aux systèmes de symboles, notamment), les seuls systèmes que Hjelmslev
reconnaît pour sémiotiques sont ceux qu’on nomme « codes à double articulation » :
des codes où les plus petits éléments du plan de l’expression ne connaissent pas
d’équivalents dans le plan du contenu (notre exemple du /r/). Ces codes se
distinguent des « codes à première articulation seulement », où tous les éléments du
plan de l’expression, même les plus petits analysables, trouvent chacun un
équivalent dans le plan du contenu (notre exemple du fou).

Il existe toutefois une différence décisive entre ces codes à double


articulation et les sémiotiques hjelmsleviennes. La théorie de la double
articulation, développée par A. Martinet8, ne peut avoir de pertinence dans la
glossématique parce qu’elle établit la typologie des codes uniquement au
regard de l’organisation du plan d’expression, tandis que Hjelmslev examine à
parts égales le plan de l’expression et le plan du contenu de ses sémiotiques.
On explicitera cette divergence théorique à travers l’analyse d’un code non
linguistique. Soit le « texte » suivant, permettant l’identification internationale
du numéro de téléphone d’un abonné belge : 00 32 2 514 08 00. Les plus petits
éléments d’expression analysés sont les chiffres /0/, /1/, /2/, /3/, etc. ; ce sont,
pour Martinet, des unités distinctives qui s’articulent les unes avec les autres.
Ces unités sont seulement distinctives : par exemple, entre le premier /2/ et le
second, il n’y a aucune signification commune. Jusqu’ici, pas de différence avec
l’analyse glossématique, qui appelle ces éléments des figures du plan
d’expression. Mais, pour Martinet, l’articulation de ces unités distinctives
produit une nouvelle sorte d’unités, dotées quant à elles de signification.
Ainsi, /00/, /32/, /2/ sont des unités significatives : la première désigne un
appel international, la seconde, un appel vers la Belgique, la troisième, un
appel dans la zone de Bruxelles. Ces significations, articulées les unes avec les
autres ou avec d’autres unités significatives, seront conservées dans d’autres
textes (par exemple, un texte commençant par la suite /00 32 4/ désigne un
appel dans la zone de Liège ; /00/ et /32/ y ont la même signification que dans
le premier texte). C’est pourquoi le système de numérotation téléphonique est,
selon Martinet, un code à double articulation : articulation d’unités
significatives elles-mêmes composées d’unités seulement distinctives.
Pour Hjelmslev, en revanche, il importe dans une analyse sémiotique de
rendre compte des figures du plan de contenu, c’est-à-dire des formes de sens qui
ne peuvent être décomposées par l’analyse en d’autres formes9. Dans le texte
examiné, les figures de contenu sont “appel international”, “vers la Belgique”,
“dans la zone bruxelloise”. Ce n’est pas un hasard si cette analyse en figures
donne un résultat semblable à celui qui a été obtenu par l’analyse en unités
significatives ; la divergence des procédures analytiques ne va pas jusqu’à
produire des résultats opposés. C’est leur puissance, c’est-à-dire leur capacité à
rendre compte du plus grand nombre de cas possible, qui est en question.
Ainsi, avec un appel national du même numéro, le texte à composer serait
02 514 08 00 ; et l’analyse en unités significatives devrait faire apparaître, pour
désigner la zone de Bruxelles, une unité significative distincte de celle qui a été
analysée dans le premier texte : /02/ au lieu de /2/. Cette distinction est
superflue dans l’analyse en figures, puisqu’il n’est pas besoin d’y préciser
comment se manifestent les figures de contenu. Notons ainsi que, même pour
un système aussi élémentaire que celui de la numérotation téléphonique,
l’analyse en figures parvient à un résultat plus « économique » que l’analyse en
unités distinctives et unités significatives.
D. Sémiotiques dénotatives et sémiotiques non dénotatives À
présent que la théorie du langage a été ouverte à toutes les
sémiotiques, en distinguant celles-ci de systèmes non
sémiotiques, tels les systèmes de symboles, il faut tâcher
d’apercevoir ce qui les différencie entre elles. Car les langues «
naturelles » restent le seul objet de préoccupation du linguiste,
même si la description qu’il en fait vaut dans une large mesure
pour d’autres objets.
Quelle spécificité peuvent détenir les langues au sein de cet ensemble ?
Certaines sémiotiques présupposent que soient établies d’autres sémiotiques ;
certaines autres, non. Les langues appartiennent à ce dernier groupe, que
Hjelmslev appelle classe des sémiotiques dénotatives et qu’on va présenter.
Remarquons auparavant que, dans ce groupe, la spécificité des langues
naturelles n’apparaît pas clairement. Tout au plus Hjelmslev affirme-t-il,
premièrement, que les langues constituent les spécimens les plus nombreux, et
par conséquent les plus représentatifs, au sein de leur classe ; et que,
deuxièmement, les différences qui pourraient être établies entre les langues
naturelles et d’autres sémiotiques dénotatives n’appartiennent pas à la théorie
formelle du langage mais relèvent seulement de l’ordre socio-culturel.
Les langues naturelles, à la différence des autres systèmes de signes, sont
toujours susceptibles de produire une traduction ou une transcription d’un
sens quelconque. Cette propriété de traductibilité est mythique : elle érige la
langue en puissance originelle ; elle ne peut être éprouvée mais seulement
confirmée à chaque nouvelle traduction ou transcription. De même, la non-
traductibilité d’autres systèmes de signes ne peut être démontrée mais
seulement constatée – par exemple, on n’observe pas que le code des signaux
routiers décrive la bataille de Waterloo, quoique rien a priori ne l’en empêche.
En réalité, il n’y a que des différences de degré de traductibilité entre les
différents systèmes de signes. Par ailleurs, la propriété de traductibilité qu’on
assigne aux langues naturelles trahit une représentation normée de leur usage
: les langues servent à la communication entre les hommes. Cette
représentation n’est fausse que parce qu’elle est réductrice : la communication
est pour la langue une finalité parmi d’autres10.
En dehors de ces considérations socio-culturelles, il suffira de considérer
que ce qui est dit, dans la théorie glossématique, à l’endroit des langues
naturelles vaut également pour toute sémiotique dénotative.

L’analyse dénotative Une sémiotique dénotative, comme tout l’appareil


théorique de la glossématique, répond au principe d’analyse immanente, où les
définitions établissent dans tous les cas des dépendances entre les objets analysés.
C’est là l’aspect formel d’un objet sémiotique : seules permettent de le définir ses
dépendances vis-à-vis des autres objets appartenant au même plan que lui. Le
phonème /r/, par exemple, ne possède aucune caractéristique intrinsèque ;
suffisent à le définir ses fonctions corrélationnelles et relationnelles avec les autres
phonèmes d’une langue donnée. Contrairement à la conception de la dénotation en
logique, l’analyse dénotative ne présuppose nullement de référence extra-
linguistique.

L’analyse dénotative établit les invariantes d’une sémiotique. Elle se


compose d’une analyse paradigmatique et d’une analyse syntagmatique.
L’analyse paradigmatique est une analyse où les formes linguistiques sont
intégrées dans des classes de corrélations ; l’analyse syntagmatique, quant à elle,
enregistre des classes de relations.
L’exemple allégué dans les PTL est tout simple : il y a une relation entre /r/,
/a/ et /t/ de telle manière à composer le lexème /rat/ au sein d’un processus –
par exemple, dans /Le chat sortant de sa cage, lui fit voir en moins d’un instant
qu’un rat n’est pas un éléphant/ ; tandis qu’il y a une corrélation entre /r/ et
/m/, /a/ et /i/, /t/ et /s/, de manière à distinguer dans un système le lexème
/rat/ de /mat/, /ris/ et /ras/ (cf. PTL, p. 52).
Autrement dit, la relation définit la possibilité de combiner un élément
linguistique avec d’autres éléments en considération d’une fonction
sémiotique donnée ; ici, la fonction consiste à combiner des éléments
d’expression pour qu’ils expriment le contenu “rat”. La corrélation, quant à elle,
définit les possibilités d’équivalence d’un élément linguistique avec d’autres
éléments en considération d’une fonction sémiotique donnée. On retrouve là
les rapports associatifs et syntagmatiques que décrivait déjà le Cours de
Linguistique Générale. Une combinaison syntagmatique s’appelle une chaîne ;
une équivalence paradigmatique s’appelle un paradigme.
Hjelmslev a représenté l’articulation des analyses paradigmatique et
syntagmatique par deux axes orthogonaux. Cette articulation peut être
reportée également sur leurs fonctifs, que ceux-ci soient considérérs dans leurs
fonctions sémiotiques particulières (en tant que chaînes et paradigmes) ou dans
l’ensemble de la sémiotique (en tant que processus et système).

Ainsi, dans notre exemple, il y a une articulation entre l’analyse


syntagmatique des différentes formes d’expressions qui composent la chaîne
/rat/ et l’analyse paradigmatique qui les fait appartenir chacun à un paradigme
; c’est en effet en fonction des différentes chaînes, et des contenus distincts qui
leur sont associés par leurs fonctions sémiotiques, que /r/, /a/ et /t/ peuvent
être constitués en phonèmes au sein de leurs paradigmes respectifs.
On déduit de ce qui précède trois corollaires importants. Premièrement, le
texte, qui est une donnée première pour l’analyse, une fois cette analyse
accomplie, a toutes les propriétés d’un processus. Un processus correspond
donc à un texte analysé. Deuxièmement, l’analyse paradigmatique et l’analyse
syntagmatique sont menées de façon séparées, mais, comme elles s’exercent
sur les mêmes données, elles sont complémentaires l’une de l’autre.
« C’est dans cette mesure que l’on peut dire que tous les fonctifs de la langue entrent à la fois
dans un processus et dans un système » (PTL, p. 53).

De ces deux premières considérations, il s’ensuit, troisièmement, que,


l’analyse une fois réalisée, la langue peut être décrite comme un système, dès
lors qu’on l’oppose aux textes entendus comme processus. Une forme
linguistique, pour la même raison, est représentée elle aussi comme un fonctif
dans un système. Par conséquent, les formes linguistiques, telles qu’on se les
représente, entretiennent d’abord des relations paradigmatiques.
Ces procédures d’analyse peuvent se montrer complexes. Elles ne sont pas
toutefois spécifiques à l’analyse sémiotique conçue par Hjelmslev. Après le
CLG, c’est l’ensemble de la linguistique structurale qui effectue l’analyse de la
langue au moyen d’une analyse paradigmatique et d’une analyse
syntagmatique. On ne s’y attardera pas.
E. Sémiotiques connotatives Admettons ainsi qu’il ait été
possible de procéder à une analyse paradigmatique pour une
sémiotique dénotative donnée. Il sera apparu cependant que,
dans la façon homogène et exhaustive selon laquelle le corpus
des textes a été analysé, certains fonctifs d’expression se sont
montré dépendants d’un même fonctif de contenu, ce qui
contrevient à la tâche de l’analyse dénotative. En effet, dans
l’analyse dénotative, un fonctif d’expression ne peut être tenu
pour une invariante dans une fonction sémiotique s’il n’est pas
nécessaire à cette fonction.
Examinons, pour reprendre un exemple connu11, le cas de patate. L’analyse
de ses occurrences textuelles permet sur le plan du contenu de l’opposer, en
premier lieu, à “manioc” ou “topinambour”, en second lieu, par le truchement
de sa classe, celle des “tubercules”, à d’autres formes appartenant à d’autres
classes qui s’opposent à la sienne d’après un critère qui les spécifie chacune
particulièrement, et ainsi de suite, dans les classes de classes, jusqu’aux
premiers dérivés de l’analyse. Toutefois, par le fait de cette analyse, il n’aura
pas été possible d’opposer la fonction sémiotique spécifique aux occurrences
textuelles de patate à celle de pomme de terre.
Au contraire, l’analyse paradigmatique de “patate” aboutit à lui accorder la
même place qu’à “pomme de terre” dans le plan de contenu, c’est-à-dire qu’elle
les oppose de la même façon aux autres fonctifs. Echouant à les distinguer, et
pour résorber la contradiction qui consisterait à maintenir deux fonctifs
d’expression pour un seul fonctif de contenu, elle doit par conséquent, sur le
plan de l’expression, également considérer /pomme de terre/ et /patate/
comme les variables d’un seul fonctif. En tant que variables, /patate/ et
/pomme de terre/ ne manifesteraient dès lors aucune différence pertinente
dans la description linguistique. Il n’y aurait rien d’inquiétant à cela. Pourvu
qu’elles ne produisent pas de différences sémantiques, les différences
d’expression dans les textes n’engagent pas de fonctions sémiotiques distinctes
les unes des autres.
Mais on sent bien qu’une différence régulière, tant sur le plan de
l’expression – où elle est évidente – que sur le plan du contenu, oppose les
occurrences de patate à celles de pomme de terre. Le premier de ces termes porte
en lui un accent de familiarité langagière qui ne se rencontre pas dans le
second, ressenti quant à lui comme plus neutre, comme passe-partout12.
Pourtant, cette différence-là n’est pas analogue à celles reconnues
jusqu’alors dans la sémiotique dénotative. En effet, elle n’est pas spécifique aux
termes patate et pomme de terre. À considérer le système tout entier, on
constate que de très nombreux fonctifs connaissent deux variables
d’expression qui se distinguent d’après cette opposition sémantique (ainsi, par
exemple, bagnole et voiture ; froc et pantalon ; pioncer et dormir). Celle-ci, au
contraire des oppositions préalablement établies, traverse donc les classes et se
rencontre un peu partout dans le plan de contenu de la sémiotique dénotative.
De plus, l’opposition “familiarité” vs “neutralité” n’est pas la seule à posséder
cette propriété. On observe ainsi, autre exemple, que kiosque à journaux et
aubette ne se distinguent l’un de l’autre que par l’opposition sémantique
“français de France” vs “français de Belgique”, opposition que l’on retrouve
également à travers tout le système (fermeture éclair et tirette ; bouler [faire
échouer lors d’un examen] et buser ; soixante-dix et septante). D’autres oppositions
encore présentent cette caractéristique structurelle.
Cette observation réclame la formulation d’une hypothèse méthodologique
susceptible de permettre l’analyse de ces particularités dans le plan de contenu.

Première hypothèse Selon toute apparence, ce type d’oppositions sémantiques


correspond aux premières divisions de l’analyse. On remarque cependant que les
parties divisées par ces oppositions, au contraire de celles préalablement établies,
sont équivalentes, c’est-à-dire que toutes les classes d’une partie sont reproduites
identiquement dans les autres parties. Le plan de contenu est donc en quelque sorte
démultiplié, mais non transformé dans son organisation interne, par chacune de
ces oppositions.
En ne prenant en compte que les deux oppositions qui ont servi aux
exemples évoqués ci-dessus, on obtient l’arborescence suivante :

Si donc on s’efforce d’analyser les textes en fonction d’une et une seule


sémiotique, il est nécessaire de reproduire à l’intérieur de cette hiérarchie des
plans de contenu en tous points identiques sauf par les traits sémantiques
d’une opposition qui les spécifie. Mais cette façon d’analyser les textes
méconnaît la hiérarchie des rapports et encombre la structure de répétitions.
Dans cette sémiotique, les mots pomme de terre et patate sont éloignés l’un de
l’autre d’un nombre considérable de classes, puisqu’il faut remonter jusqu’à
l’embranchement où le plan de contenu se divise en “familiarité” vs “neutralité”
pour trouver leur point d’intersection. Pour satisfaire aux conditions de non-
contradiction et d’exhaustivité, il aura donc fallu produire une sémiotique
d’une très grande complexité, peu adéquate en outre au donné linguistique.

Deuxième hypothèse, première étape : déplacement Il faut envisager de


remettre en cause la possibilité de répondre des textes par l’analyse exhaustive
d’une seule sémiotique. L’effectuation de cette sémiotique dépendait d’un postulat
méthodologique selon lequel il était possible d’appréhender les textes comme
homogènes. Au premier abord, en effet, il paraissait plus simple de concevoir,
pour rendre compte des données linguistiques, l’édification cohérente d’une seule
sémiotique. Mais l’analyse démontre qu’une sémiotique bâtie sur un tel postulat
faillit, précisément, au principe de simplicité. Il faut donc reconsidérer ce postulat
et tenter d’appréhender les textes comme relativement hétérogènes.
Plusieurs sémiotiques peuvent être construites, alors, pour en rendre
compte. Ces sémiotiques sont dites dénotatives. Les différentes sémiotiques
dénotatives répondant d’une langue donnée ont des plans de contenu
équivalents, mais diffèrent les unes des autres par des éléments ou des
combinaisons d’éléments de contenu qui les caractérisent dans leur ensemble.
De plus, ces éléments sont eux-mêmes susceptibles d’une organisation
systématique. Pour lors, on peut les constituer en un nouveau plan de contenu
pour lequel les sémiotiques qu’ils caractérisent constituent un plan
d’expression. Ces deux plans fondent ainsi une nouvelle sémiotique, que
Hjelmslev qualifie de connotative.
La fonction de la sémiotique connotative pourra alors se résumer de cette
façon : à une sémiotique donnée, considérée en son analyse paradigmatique, la
sémiotique connotative apparie une valeur de contenu (appelée connotateur)
laquelle, bien sûr, n’épuise pas le sens contenu dans cette sémiotique, mais la
spécifie par rapport à d’autres d’une façon systématisée.
Si, reconnaissant l’hétérogénéité textuelle, on introduit la sémiotique
connotative, l’arborescence élaborée plus haut devient :

Deuxième hypothèse, seconde étape : condensation Du précédent au présent


schéma, rien n’a encore été véritablement gagné. On a simplement substitué à la
complexité d’une sémiotique unique une division entre deux analyses sémiotiques
hiérarchisées.
La théorie ne saurait atteindre de réductions supplémentaires. Toutefois,
ce n’est pas l’économie théorique que l’on vise en constituant la sémiotique
connotative, mais bien une économie dans la pratique de l’analyse linguistique,
sans pour autant déroger aux autres exigences du principe d’empirisme :
l’exhaustivité et la non-contradiction.
Or, à cet égard, la sémiotique connotative vient à point nommé quand
surgit la difficulté de se résigner ou bien à laisser dans une sémiotique
dénotative homogène certains fonctifs en état de contradiction, ou bien à
résoudre cette contradiction en augmentant la complexité de l’analyse
dénotative. Car, si en théorie la sémiotique connotative ne permet que de
transformer la complexité dénotative en multiplicité dénotative, dans la
pratique, en revanche, étant donné que cette sémiotique connotative est
constituée après et en fonction de la sémiotique dénotative, elle laisse la
possibilité à cette dernière de se constituer d’abord suivant le postulat
économique de l’homogénéité des textes.
Autrement dit, ce que la hiérarchisation entre sémiotique dénotative et
sémiotique connotative permet, c’est de laisser se poursuivre, dans un premier
temps, une analyse selon le postulat méthodologique de l’homogénéité
textuelle, avant que de neutraliser, dans un deuxième temps, les contradictions
que ce postulat implique.
Le schéma définitif qui exposera les composantes descriptives nécessaires à
l’analyse de notre situation d’exemple devra par conséquent exprimer à la fois
la contradiction qu’entraîne une sémiotique dénotative unique néanmoins
maintenue et la correction que la sémiotique connotative permet d’opérer en
démultipliant, de façon purement théorique, afin de résoudre la contradiction,
cette sémiotique dénotative. Pour représenter cette ambivalence, on figure les
sémiotiques dénotatives A, B, C et D comme une seule sémiotique dénotative
(A, B, C, D), hétérogène mais unique :

Reste une dernière précision à ajouter, qui répondra de la pluralité des


sémiotiques connotatives, conformément à la définition donnée par
Hjelmslev. Dans l’arbre proposé ci-dessus, une hiérarchie a été établie non
seulement entre les sémiotiques dénotatives et la sémiotique connotative,
comme il est prévu par la théorie, mais également entre les différents
connotateurs. Cette dernière hiérarchie n’est pas licite. Il n’y a pas de raison
pour que le connotateur “familiarité”, qui dépend de la répartition des usages
sociaux, soit établi à un embranchement supérieur par rapport au connotateur
“français de Belgique” dépendant, quant à lui, de la répartition des usages
régionaux. En revanche, c’est bien sur le postulat d’une telle hiérarchie, stable
et unifiée, que repose le système dénotatif avec ses classes de corrélations. Par
exemple, la classe responsable de l’opposition “animé” vs “inanimé” est
hiérarchiquement supérieure à la classe opposant “mâle” à “femelle”. Que ce
postulat soit vérifié par l’analyse effective de la sémiotique dénotative, c’est
précisément ce que la sémiotique connotative réfute13, tout en niant la
nécessité de cette effectivité (l’homogénéité ne sert qu’à titre de postulat).
De façon tout aussi valide, on aurait donc pu avoir le schéma suivant :

Ainsi, la sémiotique connotative n’est-elle pas moins hétérogène et


plurielle que la sémiotique dénotative. Mais les raisons en sont différentes.
Dans la sémiotique dénotative, l’analyse ne peut être à la fois exhaustive et
homogène en raison du corpus considéré ; comme l’exhaustivité prime sur
l’homogénéité (laquelle est une manifestation de l’exigence de simplicité), il ne
reste plus qu’à reconsidérer cette dernière qualité, et laisser ainsi la place à une
certaine hétérogénéité ou pluralité sémiotique. Dans le cas de la sémiotique
connotative, l’hétérogénéité n’est pas une détermination de l’analyse face au
corpus ; elle est immanente à l’analyse elle-même et n’est responsable d’aucun
présupposé quant à la qualité du corpus analysé. La sémiotique connotative est
une analyse qui n’est pas fondée sur le principe d’empirisme, ainsi qu’on le
détaillera plus loin (chapitre IV), car elle ne cherche pas être simple. Le
système connotatif restera par conséquent flou, sans début ni fin, orientable à
loisir vers tel ou tel autre point du système dénotatif.
F. Le système connotatif À la sémiotique connotative revient en
premier lieu la tâche de partager la sémiotique dénotative en
langues dites « nationales »14. Ce sont ainsi les connotateurs
“français” vs “anglais” qui font appartenir à des analyses
sémiotiques distinctes les mots pomme de terre et potato, qui
occupent au sein de leur sémiotique respective une fonction
équivalente.
En second lieu, la classe des langages nationaux connaît des subdivisions,
correspondant à des découpages géographiques, sociaux et psycho-physiques.
Hjelmslev distingue ainsi : a) divers langages régionaux (par exemple, le
français standard ; le français de Belgique, lui-même décomposable en français
du Borinage, français de Liège, etc.) ; b) divers types vernaculaires (le français
standard commun, le français standard de l’administration, le français standard
de la petite bourgeoisie, etc.) ; c) diverses physionomies, liées aux
caractéristiques individuelles. Outre le classement en idiomes, la langue est
susceptible de spécification en termes de formes stylistiques (vers ou prose), de
degrés de créativité, de valeurs sociales et de valeurs psychiques.
Enfin, la langue peut produire des sémiotiques dénotatives distinctes selon
les contraintes – techniques comme historiques – du medium dans lequel elle se
manifeste : parole, écriture, geste, code maritime à drapeau, etc.
Les catégories ci-avant énoncées sont mutuellement solidaires, c’est-à-dire
qu’une sémiotique dénotative peut être déterminée par un élément de chacune
d’entre elles. Ainsi, par exemple, le texte que vous êtes en train de lire
appartient à la fois à la prose écrite, au français standard (quant à la
localisation géographique15) et spécialisé (quant à sa spécification socio-
professionnelle), au style imitatif (c’est-à-dire du degré ordinaire de créativité)
et relativement élevé (valeur sociale du style) ; le ton se veut plutôt sérieux
tandis que la physionomie – celle de l’auteur – s’efforce d’être effacée.
Le nombre des éléments compris dans ces catégories est indéfini ; il peut
cependant être précisé par une statistique ou un répertoire. La psycho-
linguistique, la socio-linguistique, la dialectologie ont du reste effectivement
proposé des classements à l’intérieur de l’une ou l’autre de ces catégories. Ce
faisant, ces disciplines auront contribué, sans le savoir, à affiner le système de
la sémiotique connotative. Celui qui est présenté succinctement par Hjelmslev
n’est qu’une ébauche, dont l’analyse ainsi que la terminologie sont
certainement discutables, et d’ailleurs rendues en partie obsolètes par les
résultats obtenus par les disciplines spécialisées mentionnées ci-dessus.
Mais le linguiste danois aura aperçu l’essentiel : le lien que toute théorie
linguistique « sérieuse », c’est-à-dire dont les concepts n’ont ni détermination
transcendantale ni apriorique, doit maintenir avec les faits de langage pris dans
leur ensemble. C’est dans ce lien que réside l’intérêt de l’élaboration théorique
menée par Hjelmslev. La sémiotique connotative permet en effet de concevoir
la diversité linguistique, à quelque échelle qu’on la mesure. Pour le dire avec
une image, la sémiotique dénotative est la projection de la langue sur les textes
à l’échelle 1/1, pendant que la sémiotique connotative, en faisant varier cette
échelle, souvent à des fins de grossissement, montre qu’il y a effectivement
projection, y compris dans l’analyse dénotative.
Hjelmslev évite ainsi tout aspect normatif à la description linguistique.
Celle-ci ne peut, sous prétexte d’une recherche de cohérence interne, réduire
les données textuelles à une homogénéité construite. Le postulat selon lequel
la langue est en soi homogène, qu’elle représente dès lors le seul objet digne
d’une description linguistique, pour laquelle les « écarts » réellement observés
dans les textes doivent être considérés comme une quantité négligeable, est
difficile à avaliser : il entraîne des contradictions et laisse un reste. Ce postulat
normatif ne peut trouver son origine que dans un point de vue transcendantal
– un nationalisme latent, par exemple – qui rend aveugle à, ou nie certains
aspects de, la réalité linguistique.
Ce postulat est inévitable, il faut bien commencer « quelque part », mais il
importe premièrement d’en neutraliser les effets sur l’analyse et, secondement,
de ne pas le projeter sur les données analysées. Autrement dit, il faut le réduire
à une fonction purement méthodologique. C’est très exactement ce que
permet de garantir la hiérarchie établie entre les sémiotiques dénotatives et les
sémiotiques connotatives.

*
Le terme de connotation a été introduit dans le domaine de la linguistique
par L. Bloomfield16. Il désigne pour celui-ci les valeurs supplémentaires, au
demeurant illimitées et indéfinissables, qui s’attachent au sens et le rendent
instable. Ce sont les connotations qui empêchent le linguiste de trouver une
définition scientifiquement exacte de la signification de chaque forme d’une langue17.
Des mots tels qu’amour, beauté ou justice ne peuvent trouver de définitions
scientifiques parce qu’ils sont employés avec des valeurs de connotation.
Hjelmslev, dont l’idéal de scientificité est au moins égal à celui de
Bloomfield, a cherché à reprendre à nouveau frais le problème des
connotations. Dans sa propre théorie, les connotations n’entravent pas
l’analyse des formes linguistiques. Au contraire, elles la soutiennent. Car ce ne
sont pas les significations elles-mêmes qui peuvent être dites secondaires et
illimitées, mais seulement les analyses qui en rendent compte.
De cette manière, Hjelmslev parvient à repousser, beaucoup plus loin que
ses prédécesseurs, le problème d’extension minimale de l’analyse linguistique.
Aucun effet de sens ne peut être tenu pour insignifiant du point de vue de
l’analyse linguistique. Il suffit que celle-ci observe un principe de
hiérarchisation pour que ces effets de sens trouvent leur place dans la
description linguistique du langage.
Rappelons en effet l’argument principal qui a été développé dans ce
chapitre. Selon Hjelmslev, une analyse linguistique est hiérarchisée, en ce sens
qu’elle est conduite par des critères qui vont du général au particulier.
L’analyse d’une forme linguistique répond ainsi en premier lieu à des
principes qui ne lui appartiennent pas en propre mais qui relèvent de toute
analyse réputée scientifique, tels le principe d’empirisme et le principe
d’adéquation ; à cet égard, elle obéit à des conditions extrêmement générales.
Elle est soutenue ensuite par les critères d’une analyse sémiotique, qu’elle
adapte en fonction de son objet. Une fois que son objet est constitué en objet
sémiotique, l’analyse linguistique devient une analyse dénotative. Cette
analyse consiste à déterminer quelles relations syntagmatiques et
paradigmatiques régissent dans leur ensemble les usages des formes
linguistiques.
Enfin, l’analyse linguistique se constitue en analyse connotative lorsqu’elle
cherche à préciser les usages particuliers dans lesquels telle ou telle forme
linguistique peut se manifester.
La signification de mots comme amour, beauté, justice n’est ni instable ni
illimitée. Dans certains contextes déterminés – par exemple, dans la poésie des
troubadours du XIIe siècle – elle peut même être décrite de façon très précise.
Ce qui en revanche, pour de tels mots, s’avère d’une grande variété et accuse
un certain flou, ce sont les contextes de leurs usages. La manière judicieuse de
procéder est donc de mener à leur égard une analyse dénotative qui ne les
considère pas autrement que les autres mots du lexique, quitte à tenter, après
coup, dans une analyse connotative, de mettre un peu d’ordre dans leurs
usages.

1 Terme assez équivoque, toutefois, puisqu’il doit désigner en fait tous les types d’énoncés, y compris des
énoncés oraux et gestuels. Mais y en a-t-il qui le soit moins ? Saussure emploie le terme de parole : ce
n’est guère plus satisfaisant, s’il s’agit de compter que la parole peut être écrite. Énoncé n’est pas tout à fait
satisfaisant non plus, trop tourné lui aussi vers l’oral. Finalement, Hjelmslev donne pour équivalent à
texte le terme manifestation. Ce terme-là convient autant à l’oral qu’à l’écrit et semble donc résoudre ce
problème de dénomination. Mais ce n’est que pour le reporter ailleurs : manifestation est trop général et
n’indique nullement des données de langage.
2 Par exemple, dans le texte suivant, emprunté à un récit de Robert Pinget : « S’il était possible de glisser
ici quelques lignes pénétrantes sur le passé de Monsieur Songe qui donneraient au personnage un intérêt
rétroactif pour ainsi dire, cela serait fait. » Les significations de ici, de au personnage et de cela ne peuvent
pas être entièrement déterminées par l’analyse linguistique mais dépendent de la cohésion textuelle et du
lieu où le texte se manifeste.
3 Cf. CLG, p. 38 ; et Cl. Normand, op. cit., pp. 43-54.
4 D’après une très juste expression de Simon Bouquet (cf. S. Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure,
Paris, Payot, 1997).
5 C’est ce qui se laisse conclure à partir de la définition des sémiotiques scientifiques (qui sera
commentée au chapitre IV) : une hiérarchie sémiotique est constituée en objet scientifique quand elle est
une opération, c’est-à-dire une analyse. Bien que les PTL ne s’occupent que d’elle, il s’agit pourtant d’un
cas limite : dans la théorie glossématique, objet et analyse ont des propriétés distinctes.
6 On peut considérer que cette exigence d’immanence dans l’analyse linguistique, et l’originalité
épistémologique qu’elle nécessite, est déjà présente chez Saussure, pour qui c’est le point de vue qui crée
l’objet linguistique, ce qui n’empêche pas que l’objet linguistique (la langue) soit concret et qu’il s’observe
dans la masse des faits de langage.
7 D. Piotrowski a étudié ce problème épistémologique, relatif au statut de l’objet linguistique par
comparaison au statut de l’objet de sciences naturelles, dans Dynamiques et structures en langue, Paris,
C.N.R.S. éditions, 1997.
8 André Martinet (1908-1999), linguiste français a eu, entre 1955 et 1970, un rôle considérable dans la
diffusion des linguistiques structurales dans l’université française. Au sujet de la théorie de la double
articulation, cf. Eléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, 1960.
9 On verra par la suite qu’on peut les appeler également invariantes irréductibles de contenu.
10 Au nombre desquelles on compte également la manipulation, la séduction, l’argumentation, le jeu,
l’enseignement, etc. Naturellement, on peut admettre une acception large du terme de communication
qui englobe toutes ces finalités. « Communication » est ici entendu dans un sens plus spécifique :
communication transparente d’objets conceptuels.
11 C’est l’un des trois exemples dont se sert Kerbrat-Orecchioni pour illustrer le « fait connotatif » (cf.
Kerbrat-Orecchioni, La connotation, P.U. de Lyon, 1977).
12 Pour ne pas aborder tous les problèmes à la fois, on ne s’appesantira pas ici sur ce que doivent
évoquer les expressions « on sent bien », « accent ressenti ». Malgré le vague des formulations, elles
impliquent que le seul critère permettant de susciter une analyse connotative est le sentiment
d’adéquation aux faits de langage.
13 Elle permettrait de retrouver l’opposition “mâle” vs “femelle” autant dans l’inanimé que dans l’animé
(par exemple, en fonction de textes à propos des courants électriques), ce qui déstabilise la hiérarchie
dénotative, mais qui reste susceptible de hiérarchisation, fût-elle provisoire, en fonction des
connotateurs “sens propre” vs “sens figuré”.
14 Reconnaissons que, dans la pratique de l’analyse linguistique, ce partage par la sémiotique connotative
entre les différentes langues nationales intervient avant l’analyse dénotative. C’est là une exception – la
seule – que doit nécessairement connaître la procédure analytique.
La qualification de ce premier niveau des langues par nationales n’est pas très heureuse, mais la difficulté
qu’elle manifeste n’est pas surmontable. Si ce n’est pas, en effet, entre nations que se partagent les
différentes langues, mais bien à travers des champs éminemment plus complexes, l’appréhension de ces
champs ne peut être décrite précisément que par la spécificité des langues les unes vis-à-vis des autres.
On aurait donc pu se satisfaire simplement d’affirmer que la première tâche de la sémiotique connotative
est de classer les différentes langues.
15 À cette subtilité près que le connotateur « standard » permet précisément de « délocaliser » l’usage
d’une langue donnée ; le standard est un usage en vigueur dans n’importe quel lieu.
16 Le linguiste américain Leonard Bloomfield (1887-1949) est le chef de l’école behavioriste. Il entendait
fournir une description positive du langage sur le mode d’une étude psychologique du comportement
langagier ; Language, où se donne une synthèse théorique de cette description, a paru en 1933. La théorie
de Hjelmslev est construite en bonne part en opposition à celle de Bloomfield. Entre autres choses, dans
les PTL, elle promeut une analyse linguistique déductive, tandis que l’analyse linguistique de Bloomfield
est inductive et expérimentaliste.
17 Cf. L. Bloomfield, Le langage, Paris, Payot, 1970, pp. 144, 147 & 132.
II

La variabilité sémiotique

Avoir déterminé et hiérarchisé les moyens de l’analyse linguistique permet


à Hjelmslev de reconsidérer l’opposition saussurienne de la langue et de la
parole. Pour Hjelmslev, les objets spécifiques de l’analyse linguistique
constituent un schéma, et c’est donc à la description de ce schéma que s’affaire
la linguistique. Néanmoins, les formes ne sont connues qu’au travers de leurs
usages, avec lesquels l’analyse linguistique doit se montrer entièrement
compatible. Grâce à l’analyse connotative, une formalisation de ces usages a
été rendue possible. Cela conduit Hjelmslev à élaborer une typologie capable
de rendre compte de la variabilité des points de vue qui s’exercent sur les
formes linguistiques et, plus généralement, sur toute forme sémiotique. Dans
le schéma, une forme sémiotique est décrite comme une invariante. Dans ses
usages, elle est formalisée en variétés, tandis que ce qui est tenu pour non
spécifique, à la fois dans l’analyse dénotative et dans l’analyse connotative, est
laissé à l’état de variations.
A. Schéma et usage Toute hétérogénéité repérée au cours de
l’analyse linguistique ne se retrouve pas nécessairement dans la
description de la langue. Car les connotateurs, précise Hjelmslev,
« peuvent être solidaires de certains systèmes de schémas
sémiotiques, d’autres de certains systèmes d’usages sémiotiques,
d’autres encore, des deux » (PTL, p. 147). Contrairement aux cas
envisagés précédemment, quand ils sont solidaires de variantes
d’usages sémiotiques, les connotateurs n’impliquent aucune
modification au niveau de l’analyse linguistique dénotative.
Il faut s’arrêter sur la distinction entre schéma et usage que Hjelmslev
souhaite substituer à celle établie par Saussure entre la langue et la parole,
laquelle, selon lui, ne « constitue qu’une première approximation,
historiquement importante, mais théoriquement imparfaite » (Essais
linguistiques, p. 90). Cette citation est extraite d’un article contemporain des
PTL, intitulé « Langue et parole », où Hjelmslev expose les enjeux de la
distinction saussurienne et en justifie les imperfections par la difficulté qu’il y
avait pour Saussure à prendre une distance juste par rapport aux présupposés
de la tradition linguistique.
« [C]es difficultés ne sauraient être surestimées. Pour juger utilement du Cours de
linguistique générale, il faut l’envisager comme le produit d’une situation. C’est ainsi seulement
que s’explique mainte particularité dans les termes et notions utilisés, reflets du compromis inévitable
et nécessaire pour établir le contact avec le passé et le présent, et c’est ainsi également que s’expliquent
les retouches et les insistances, reflets de la réaction accomplie par la pensée du maître contre les
influences du milieu » (p. 78).

Ce serait pour répondre à ce milieu que Saussure est amené à rassembler


dans sa conception de la langue trois arguments, à savoir, que la langue est un
« fait social » (elle est la somme des usages verbaux sur lesquels s’accorde une
collectivité), qu’elle a son siège dans le psychisme de l’individu, et qu’elle est
une forme et un système. Mais la coordination de ces arguments fait défaut dans
le CLG ; et, à vrai dire, on en envisage difficilement la possibilité. Ils
constituent en fait, d’après Hjelmslev, trois conceptions de la langue, et non
une seule. Certes, toutes trois l’opposent à la parole, mais une seule fonde
véritablement l’objet de la linguistique.
Considérons en premier lieu la relation qui peut être établie entre l’acte de
parole et la langue comme fait social. C’est une relation de présupposition
mutuelle, car les habitudes linguistiques découlent des textes effectivement
énoncés par les individus ; réciproquement, tout acte de parole est considéré
en fonction de sa conformité avec l’usage collectif de la langue. Entre la parole
et l’usage collectif (de la langue), il n’y aurait donc qu’une différence de point
de vue : c’est le même phénomène qui est produit, tantôt considéré comme fait
individuel, tantôt comme fait social.
Hjelmslev dira que l’usage est la manifestation du schéma linguistique dans
une substance1. En tant que tel, c’est-à-dire parce qu’en lui la singularité des
faits linguistiques n’est pas prise en compte, l’usage peut faire l’objet d’une
analyse scientifique. Cependant, cette analyse n’est pas celle dont doit se
préoccuper la linguistique, du moins celle qui se prétend structurale ; l’étude
de l’usage, en effet, comporte des données physiques, psychologiques,
psychiques et sociales qui s’étendent à d’autres faits que les faits linguistiques.
Par conséquent, ce n’est pas de l’usage que pourra être dégagée la spécificité
linguistique.
Pour ce faire, il faut nécessairement aborder la langue d’un autre point de
vue. C’est ici qu’apparaissent les divergences d’opinion entre la tradition
grammaticale et la linguistique structurale, Saussure marquant le début de la
rupture. En effet, si l’on admet que ni le fait individuel de parole ni l’usage
collectif ne peuvent constituer l’objet de la linguistique, il reste encore
néanmoins deux moyens de définir la langue. Soit l’usage est une
extériorisation par rapport à laquelle la langue connaît un fonctionnement
autonome dans une zone interne ; dans ce cas, la langue est essentiellement
psychique. Soit l’usage est la manifestation d’une réalité purement formelle ; la
langue est alors constituée en un système de fonctions sémiotiques. C’est une
loi dont l’usage est l’exercice.
À l’âge classique, les grammairiens ont toujours privilégié la première
hypothèse. En cela, ils se montrent réalistes au sens scolastique du terme : la
langue psychique est une représentation des faits variés constituant l’usage2.
Hjelmslev a raison d’appeler cette représentation norme, car elle correspond
bien à une constitution homogénéisante et institutionnalisée des faits de
langage. Le recours à l’identification psychique n’est qu’une façon de
naturaliser ce qu’il a fallu d’abord idéaliser. Sa valeur ne peut être que
méthodologique, sa définition, opérationnelle. Cette position a encore ses
défenseurs. Elle a été reprise par la linguistique générative et, plus récemment,
par la sémantique cognitive.
La linguistique structurale, dont Hjelmslev est le théoricien le plus
orthodoxe, privilégie en revanche la position formalisante. La langue est
conçue comme un schéma, c’est-à-dire comme un ensemble de fonctifs définis
par des corrélations et des relations dans les deux plans – expression et
contenu – de la sémiotique. Rien dans l’analyse immanente de la langue ne
présuppose une quelconque matérialité ou substantialité de celle-ci. Elle
pourrait se borner à être le principe de nomination d’une réalité éprouvée
hors d’elle.
Il se trouve que cette acception de la langue est celle qui coïncide le plus
avec son emploi commun : une langue étant donnée, textes écrits,
conversations, grammaires, messages télégraphiques, pensées, etc., sont
reconnus relever de cette même et unique langue et c’est relativement à elle
qu’ils seront jugés conformes ou pas. La langue est donc bien ordinairement
traitée comme un schéma formel par ses « usagers ».
Le schéma a ainsi l’avantage sur la norme de ne pas présupposer l’usage, mais
au contraire d’être présupposé par lui. L’analyse linguistique de la langue en
tant que schéma a donc une valeur explicative que ne peut avoir une
description de la langue en tant que norme. En outre, la norme détermine
l’usage ; il y aura donc autant de normes linguistiques que de substances dans
lesquelles elles se réalisent. Tandis que le schéma, n’instituant que des valeurs
différentielles, est indépendant de toute considération de substance. L’usage
viendrait-il à se modifier du tout au tout (soit à l’intérieur d’une même
substance, dans la diachronie, soit dans le passage d’une substance à une
autre), que le schéma resterait identique, « pourvu que la distinction et les
identités préconisées par [lui] soient sauvegardées » (Essais linguistiques, p. 82).
Par exemple, la prononciation a pu se trouver modifiée, au point que ce
qui se prononçait au XIIIe siècle /[oiseau]/ (grossièrement : « oïece’aou ») se
prononce aujourd’hui /[wazo]/ ; la forme d’expression /oiseau/ est cependant
demeurée inchangée, car les sons n’ont pas affecté ses dépendances vis-à-vis
des autres formes d’expression. C’est pourquoi, conclut Hjelmslev, les tenants
d’une description réaliste « complique[nt] au lieu de simplifier, et sans élargir
si peu que ce soit le domaine de notre connaissance » (p. 89).
Dans le cadre de ce débat, Hjelmslev assigne à Saussure le mérite d’avoir «
découvert la langue » à une époque où l’on ne s’occupait que de la parole (ou
de son abstraction, la norme). L’importance de la rupture saussurienne se
manifesterait « à la fois dans la simplicité, dans la cohésion et dans l’évidence
de la doctrine » (p. 78). Le Danois paie sa dette de reconnaissance mais indique
nettement la divergence entre les vues de Saussure et les siennes…
Quoi qu’il en soit, la substitution de l’opposition schéma vs usage à celle de
la langue et de la parole n’a pas que des retombées théoriques. Les avantages
s’en font sentir également dans l’ordre de la richesse et de la praticabilité de
l’analyse linguistique. Dès lors que l’usage, tout en partageant avec la parole la
propriété de manifestation, n’est pas singulier, il est susceptible d’une
formalisation.
La notion d’usage permet ainsi de rendre compte formellement de
mécanismes qu’une linguistique simplement dépendante de la distinction
langue vs parole ne pouvait considérer dans sa compétence stricte. Ainsi, par
exemple, les phénomènes dits d’« énonciation »3 et ceux développés autour de
la notion d’« implicite »4 nécessitent la prise en compte de l’exécution des
énoncés dans un contexte donné. Ils sont donc du côté de la parole, et c’est
pourquoi, dans la linguistique traditionnelle, ils sont relégués dans les marges
de l’analyse. Ils pourraient pourtant être rangés avec profit dans les propriétés
de l’usage, car ni l’énonciation ni l’implicite ne présupposent ces
caractéristiques que la parole ne partage pas avec l’usage : l’individuation et la
créativité. Au contraire, ils sont marqués par des règles collectives, et c’est en
cela qu’ils doivent intéresser le linguiste.
La sémiotique connotative contribue au raisonnement de cette possibilité
de formalisation des usages linguistiques. La sémiotique connotative structure
tout phénomène de variantes, mais en ne présupposant nullement la
détermination sémiotique de ces variantes. Celles-ci peuvent soit intervenir
dans le schéma sémiotique soit manifester des différences systématisées dans
l’usage.
B. Les variantes Dans le schéma est établi avant tout un système
d’invariantes. Celui-ci est régi par deux analyses : l’analyse
syntagmatique décompose le processus en constantes ; l’analyse
paradigmatique établit chacune des constantes d’un plan donné
en fonction des constantes de l’autre plan. Quand un fonctif
linguistique subit avec succès les deux analyses, il est une
invariante.
Le phénomène de la variabilité5 interrompt l’une ou l’autre de ces analyses,
ou les deux. Mais les éléments ainsi obtenus diffèrent entièrement selon
l’analyse interrompue. Si la fonction sémiotique, établissant un fonctif
d’expression et un fonctif de contenu, n’est pas constante dans l’analyse
syntagmatique, au moins un des fonctifs est une variable. Si c’est la corrélation
entre un fonctif et les autres fonctifs d’une même analyse paradigmatique qui
n’est pas régulière, on se trouve devant une variante. Une variante qui est aussi
une variable s’appelle une variation ; elle répond de la variabilité du système
dans l’usage sémiotique. Une variante qui est une constante est une variété ; elle
répond quant à elle de la variabilité du système dans le schéma sémiotique.
Enfin, il n’est pas possible qu’une variable ne soit pas une variante, de même
que toute invariante est nécessairement une constante. En effet, l’analyse
syntagmatique est préalable à l’analyse paradigmatique. – On examine plus
loin quelques exemples.
La convergence des résultats des deux analyses offre donc seulement trois
cas effectifs :
variable + – (constante"
variante
+ variation variété
– ø invariante

L’introduction de ces deux types de variantes permet à Hjelmslev,


dépassant l’analyse linguistique traditionnelle, d’accroître la puissance de sa
théorie, c’est-à-dire sa capacité englobante. Premièrement, faire l’étude des
variétés c’est reconnaître que la langue est dotée d’une capacité à la variabilité
formelle, alors que la linguistique traditionnelle ménage, pour écarter la
variabilité, deux zones transitoires entre le contenu et l’expression : la
morphologie et la syntaxe. Et, secondement, il devient possible de construire
un système de « la parole » (la parole entendue comme manifestation sociale)
grâce à l’étude des variations, alors que précédemment les faits dont rendent
compte ces variations étaient considérés comme des « quantités négligeables ».
Puisqu’il concerne l’analyse du système, le phénomène des variantes doit
être envisagé séparément dans le plan de l’expression et dans le plan du
contenu.

Variantes d’expression Les fonctifs du plan d’expression varient en fonction de


leur relations syntagmatiques. Quand l’analyse est exhaustive, on peut dire qu’il
existe autant de variétés d’un fonctif d’expression que celui-ci a de relations
possibles dans le syntagme (dans la chaîne en termes hjelmsleviens). La syntaxe
comme la morphologie ne résident ainsi qu’en une étude de variétés manifestées.

En effet, il n’est jamais de manifesté que des variétés d’invariantes.


Autrement dit, l’usage d’une invariante, ce sont ses variétés manifestées dans
les chaînes textuelles. Le rapport de l’invariante aux variétés n’est cependant
pas assimilable à celui de l’essentiel et du supplément ; il reproduit en réalité
celui de la classe vis-à-vis de ses éléments, dont chacun peut être pris comme «
class as one » (prototype, représentant de classe). Il n’est en effet ni nécessaire
ni suffisant que la variété manifeste une sorte de « fond commun » constitutif
de l’invariante. Il est nécessaire et suffisant, en revanche, que la variété « vaille
pour » une invariante qui, sans elle, ne parviendrait pas à se manifester.
Les variétés manifestées dans un même texte, appartenant à des invariantes
différentes, sont solidaires les unes des autres6. Par exemple, explique
Hjelmslev, la variété phonologique du /t/ de /table/ est solidaire de la variété
phonologique du /a/, à savoir, quand elles sont manifestées et pour autant
qu’on les compare aux variétés de /a/ et /t/ de /rate/, une variété explosive de
la consonne et une variété antérieure de la voyelle (cf. PTL, p. 114). Cette
solidarité a pour conséquence que les déterminations entre une variante et son
invariante se répercutent sur les variantes des autres invariantes.
La solidarité des variétés d’expression se rencontre aussi bien au niveau
phonologique qu’au niveau morphosyntaxique. Par exemple, le in négatif
connaît des variétés solidaires du premier phonème du radical (/il-licite/, /ir-
recevable/, /im-possible/,…). L’ordre du sujet et du verbe permet également
des variétés. Ainsi, lorsque le syntagme commence par un adverbe
d’opposition ou de restriction, le sujet pronominal se met souvent après le
verbe (/Encore faut-il que… /, /À peine était-il arrivé que… /, /Peut-être
arriverai-je à… /,…). L’articulation en variétés peut être épuisée, puisque le
nombre des combinaisons entre variétés de fonctifs est proportionnel au
nombre d’invariantes. Quand l’analyse en articulations est épuisée, on dit
qu’une variété est localisée.
Cette variété irréductible est toutefois encore susceptible d’une analyse en
variations. Les variations correspondent à ce qui n’a pas été formalisé comme
variétés dans les manifestations. Elles pourront être, à leur tour, formalisées,
mais sans possibilité d’épuiser l’analyse, eu égard à la productivité illimitée des
textes. Alors que les variétés sont solidaires les unes des autres, les variations
sont, quant à elles, libres, c’est-à-dire que le choix de l’une d’entre elles
n’infléchit aucun autre choix. Une variante libre dépend donc de critères
extra-linguistiques.
Pour reprendre notre exemple, le /t/ de /table/ est une variété dont
l’analyse est épuisée quand on le compare au /t/ de /rate/ ainsi qu’à celui de
tout autre environnement (/tube/, /trace/, /troc/, etc.). La manifestation
phonique de la variété /t/ de /table/ ne garde pas moins une certaine latitude
d’exécution (relativement au timbre de la voix, à sa puissance, à la police
typographique, etc.) indépendamment des contraintes syntagmatiques ; il est
alors possible d’analyser les divers exemplaires manifestés de /table/, jusqu’à
l’obtention – dans certains cas, toute théorique – de variations irréductibles.
Si les variations sont liées nécessairement à leur manifestation singulière,
leur analyse en revanche peut atteindre un certain niveau de généralité – seule
l’analyse des variations irréductibles, en tant qu’elles sont irréductibles, ne peut
y prétendre. Elles sont donc formellement définissables, par exemple grâce à la
statistique. Ainsi, lorsqu’on cherche à établir les zones phonétiques de
réalisation des phonèmes, c’est bien l’extension des variations des invariantes
qui est définie. Toutefois, les formes qui découlent de cette analyse ne sont pas
sémiotiques mais purement symboliques. Par conséquent, on ne peut pas
déduire de cette formalisation des variations phonétiques des invariantes
sémiotiques. C’est le contraire qui est vrai, comme l’a bien montré la
phonologie : l’étude des variations présuppose que soit fixé au préalable un
système sémiotique d’invariantes phonologiques.
On y insiste : la variabilité ne concerne que les formes linguistiques,
définies seulement par des relations de dépendances, et non pas les substances.
Par exemple, l’ordre verbe-sujet après un adverbe d’opposition ou de
restriction n’est pas toujours observé (/Peut-être j’arriverai à… /, /À peine il
était arrivé que… /,…). L’inversion de l’ordre habituel du sujet et du verbe est
une variété, liée à certains termes de son entourage syntagmatique, qui peut
donc connaître des variations l’annihilant. Ces variations illimitées peuvent
pourtant être soumises à une analyse formelle susceptible d’épuiser, dans
certains cas, leur possibilité.
Ainsi, dans l’exemple allégué, les variations de la variété de l’ordre du sujet
et du verbe liée à la présence d’un adverbe d’opposition ou de restriction
peuvent se réduire à deux formes (/sujet-verbe/ ou /verbe-sujet/). Il s’agit
bien de variations puisque ni l’une ni l’autre des formes qu’elles peuvent
prendre ne sont liées à la forme d’un autre fonctif d’expression, tandis que la
possibilité même de cette alternative formelle est, quant à elle, liée à la présence
d’un fonctif d’expression appartenant à une classe d’adverbe ; cette possibilité
est donc une variété.

Variantes de contenu D’après Hjelmslev, tout ce qui vient d’être dit vaut autant
sur le plan du contenu que sur le plan de l’expression. Les variétés de contenu sont
liées aux diverses possibilités contextuelles, les variations aux données spécifiques
de manifestation. Cette partition des variantes est cependant beaucoup plus
délicate à articuler sur ce plan-ci que sur l’autre.

Un exemple frappant est fourni dans l’article « La stratification du langage


» (Essais linguistiques, pp. 45-77), rédigé en français en 1954. Le fonctif /-s/
(c’est-à-dire, s en finale) sert d’une part à exprimer le pluriel de noms et,
d’autre part, dans le verbe, la deuxième personne du singulier (/parles/) ou un
syncrétisme de la première et de la deuxième personne du singulier (/finis/,
/vends/). Ces variantes sont des variétés. En effet, quand /-s/ désigne un
“pluriel”, il est nécessairement solidaire d’un “nom”, tandis que lorsqu’il
désigne un “singulier”, il est solidaire d’un “verbe”7.
Mais quelle pourra bien être l’invariante de ces variétés de contenu ? Rien
en tout cas qui soit exprimable, même dans le discours de la linguistique. On
rappelle l’importance de la remarque faite plus haut concernant le rapport des
variantes à l’invariante. Si l’invariante consistait en une réduction à l’essentiel
ou au fond commun des variantes, elle pourrait toujours trouver à se
concevoir dans une forme homogène, et serait donc exprimable. Mais cet
exemple montre qu’elle peut être parfaitement hétérogène. Ce qui la fonde
néanmoins comme invariante, c’est la systématicité de la fonction sémiotique
qui la lie à une invariante de l’autre plan – en l’occurrence l’invariante /-s/.
Il faut encore remarquer que si l’on replaçait tout à coup l’analyse de la
variabilité dans le plan de l’expression, le “pluriel”, qui constituait tout à
l’heure une variante de contenu liée à /-s/, pourrait devenir à son tour une
invariante pour laquelle, concernant les noms, le /-s/ se présenterait comme
une variété, au côté de /-x/.
Aussi, la variabilité, pourvu qu’on n’accorde pas a priori de point de vue
privilégié au plan de l’expression, démontre la nécessité d’une analyse qui
permette de décrire des formes hétérogènes. Par exemple, tous les
homonymes appartiennent à ce type de formes. Pour Hjelmslev, en effet,
/[ver]/ constitue un et un seul fonctif d’expression, auquel sont corrélés, selon
le contexte, des fonctifs de contenu aussi variés que “lombric”, “couleur
intermédiaire entre bleu et jaune”, « énoncé formant une unité rythmique”, ou
“fourrure de petit-gris”, parmi d’autres8. Ces fonctifs de contenu sont par
conséquent des variantes, plus précisément des variétés.
Comme l’indique ce dernier exemple, les variétés de contenu ne sont pas
nécessairement dépendantes du contexte syntagmatique ; le contexte
paradigmatique – ou isotopique – peut également déterminer des variétés.
L’exemple que Hjelmslev allègue dans les PTL fait de /bois/ le fonctif
d’expression corrélé soit à “petite forêt” soit à “matière”, variantes de contenu
(alors qu’en danois, “petite forêt” et “matière” sont des invariantes, c’est-à-dire
des fonctifs de contenu corrélés chacun à un fonctif d’expression distinct).
S’agit-il là de variations ou de variétés ? Dès lors que dans un texte on ne peut
hésiter entre ces deux variantes, ce sont forcément des variétés. Elles sont en
effet solidaires de la signification générale du texte, par conséquent elles sont
liées chacune spécifiquement à d’autres fonctifs de contenu manifestés dans le
texte.
Il faut reconnaître toutefois que ces solidarités de fonctifs ne sont pas aussi
facilement localisables que celles apparaissant dans l’ordre syntagmatique.
Concernant les solidarités de contenu d’ordre paradigmatique, il ne sera pas
toujours aisé de trancher entre les variantes dont dépend la fonctionnalité
sémiotique et les variantes libres. La raison se trouve précisément dans ce
défaut de localisation.
Dans /Le bois des cerfs s’entrechoqua/, on ne doute pas qu’il faille choisir
la variété “matière”, entre autres raisons, parce que le singulier de /bois/, que
contredit en apparence le contenu de /s’entrechoqua/, ne peut se comprendre
que s’il se rapporte à un contenu non numérable. Dans /Le bois des cerfs fut
incendié/, c’est à l’inverse la variété “petite forêt” qui s’impose, parce que “fut
incendié” doit se rapporter à un espace capable d’avoir contenu un agent. Mais
dans /Le bois des cerfs flamba/, le contexte sémantique produit par le
syntagme n’est pas suffisant, et il sera nécessaire de se référer à une unité plus
large pour déterminer quelle est la variété manifestée. Il pourra même arriver
que le contexte sémantique, quoique pris dans sa plus grande extension, ne
permette pas de décider entre l’une ou l’autre variante du contenu de /bois/.
Il faudra alors se résigner à considérer ces variantes comme des variations.
Car, si ni l’un ni l’autre de ces contenus n’est solidaire d’autres fonctifs de
contenu manifestés, le choix de la manifestation d’un d’entre eux sera libre,
c’est-à-dire qu’il dépendra d’une instance reconnue pour extra-linguistique. La
plupart des cas de polysémie et de synonymie sont ainsi des phénomènes de
variations ; les cas restant, des phénomènes de variétés.
Bien sûr, les textes où les contenus “matière” et “petite forêt” apparaîtraient
comme des variations seront extrêmement rares. Le plus souvent, en effet, il
sera possible de les constituer et de choisir entre eux en tant que variétés. Ce
que n’autorisent pas, en revanche, les variétés d’ordre paradigmatique, c’est
leur localisation théorique dans le schéma sémiotique. Par conséquent, la limite
entre variation et variété de contenu n’est pas définissable théoriquement. Elle
restera floue, bien que dans la grande majorité des manifestations la
description des deux types de variantes de contenu soit praticable.
C. Variantes et sémiotique connotative Ce vague, heureusement,
ne fait que conforter la conception théorique générale. Quand
Hjelmslev cherche à inscrire formellement la variabilité
linguistique, il est évident que les termes théoriques
(métasémiotiques) qui servent sa description doivent soutenir,
dans leur définition même, la possibilité de cette variabilité. Or,
les motivations qui ont conduit Hjelmslev à introduire la
variabilité dans les systèmes de schéma et d’usage sémiotiques
sont on ne peut plus fondées. Si la synonymie, l’homonymie et la
polysémie existent dans les textes, il est en effet opportun que le
système puisse rendre compte de ces phénomènes sans avoir à
multiplier les fonctifs par lesquels ils se manifestent.
Hjelmslev se refuse ainsi à considérer que des homonymes soient
constitués par des signifiants distincts dans le schéma quoique identiques dans
l’usage. Il ne reconnaît pas non plus qu’un signe puisse avoir un sens propre et
un sens figuré9, pas plus qu’il ne lui attribue une fonction sémiotique
dénotative et une ou plusieurs fonctions sémiotiques connotatives.
L’hétérogénéité apparente des textes doit être traitée telle quelle. Non bien sûr
en la « reproduisant »10 dans le système – car l’analyse se doit d’être non
contradictoire – mais en octroyant aux fonctifs un statut qui leur donne un
accès direct à cette hétérogénéité. Leur variabilité répond à ce besoin, et c’est
précisément parce qu’elle est formelle et systématique, c’est-à-dire
entièrement dépendante des relations et des corrélations que les fonctifs
entretiennent entre eux, qu’elle n’occasionne aucune démultiplication.
Démultiplier les fonctifs, ce serait leur accorder le pouvoir de positivités,
ce qu’ils ne sont en aucune façon. Les soumettre à la variabilité, en revanche,
c’est construire véritablement une structure fonctionnelle, où les « unités » de la
langue ne sont localisées que sous un certain point de vue, nullement
constitutif de leur réalité, mais qui en assure une description économe et
cohérente.
C’est à cette économie de la variabilité que l’on doit la création des
sémiotiques connotatives. Tout le monde admettra sans doute qu’il est
opportun, par exemple, d’établir le schéma d’une langue donnée
indépendamment de la substance, qu’elle soit orale, écrite, ou même gestuelle,
dans laquelle il se manifeste. Mais, par ailleurs, comme des différences ont été
effectivement observées entre des textes oraux et des textes écrits d’une langue
commune, il est nécessaire, pour rendre compte de ces différences, d’établir
des schémas linguistiques distincts, quand bien même on les rendrait
seulement solidaires d’un connotateur. Pour que ces deux propositions ne
soient pas contradictoires – à savoir, premièrement, qu’un schéma linguistique
se manifeste dans n’importe quelle substance, secondement que les textes
oraux et les textes écrits relèvent de schémas linguistiques distincts – il faut
qu’une certaine hétérogénéité affecte l’analyse de ces schémas, de telle manière
que ce qui est considéré, d’un certain point de vue, comme invariante, puisse,
d’un autre point de vue, être considéré comme variante.
Or, de même qu’il ne faut pas reporter l’hétérogénéité des formes
sémiotiques sur les textes eux-mêmes, il ne faut pas que les sémiotiques
connotatives posent a priori que les connotateurs établissent des variantes liées
au schéma linguistique, – c’est-à-dire des variétés, – mais seulement qu’elles
laissent la possibilité de cet établissement. Par conséquent, d’une sémiotique
connotative, les résultats d’analyse entérinent et des variétés et des variations.
Ce faisant, la sémiotique connotative permet de lever la nécessité de
choisir entre les deux hypothèses antagonistes d’homogénéité et
d’hétérogénéité. Car elle n’en préjuge pas les résultats ; au contraire, elle les
soumet au principe d’empirisme. Pour que la sémiotique connotative puisse
s’exercer, il aura été nécessaire cependant que des invariantes aient été
préalablement établies, selon l’hypothèse, purement méthodologique,
d’homogénéité. La sémiotique connotative suppose par conséquent la
constitution d’une sémiotique dénotative, fût-ce en un état provisoire.
Dès lors, un connotateur est solidaire d’un schéma sémiotique lorsqu’il met
en avant des variantes solidaires, c’est-à-dire des variétés, qui ont en commun
non seulement ce connotateur mais également un ensemble de relations au
sein d’une classe donnée qui se substitue aux relations d’autres fonctifs de cette
classe auxquels elles s’opposent uniquement en fonction du connotateur. Un
connotateur est au contraire solidaire d’un usage sémiotique lorsqu’il permet
d’isoler des variantes libres, c’est-à-dire des variations, dont la seule distinction
par rapport aux fonctifs de leur classe est leur liaison avec le connotateur.
Le schéma présenté p. 54 pour rendre compte des sémiotiques
connotatives correspond en réalité aux cas où elles sont solidaires de schémas
sémiotiques, ce qui était bien le cas en fonction des connotateurs choisis en
exemple.
Quand elles sont seulement solidaires d’usages, leur représentation peut
être encore simplifiée, puisque la sémiotique dénotative qui leur sert de plan
d’expression conserve son homogénéité.
Soit le corpus composé des textes suivants : {/La marquise sortit à cinq
heures/, /La marquise sortit à cinq heures/, /La marquise sortit à cinq heures/,
/La marquise sortit à cinq heures/}. À l’intérieur du schéma sémiotique liée au
connotateur “langue écrite”, les variantes typographiques observées
constituent des variations relatives à l’usage de cette langue.

Grâce à l’alternative présentée par sa solidarité avec la sémiotique


dénotative, la sémiotique connotative permet, s’il y a lieu de le faire contre des
apparences liées à la commodité d’exposition, de rendre à la théorie du langage
son véritable objet, à savoir la langue prise comme class as one. Il n’est donc pas
nécessaire de préjuger de l’homogénéité des textes sur lesquels est fondée
l’analyse linguistique11. Dans sa prétention à l’universalité, la glossématique
permet de rendre compte à la fois du concept de langue et de la diversité de
cette dernière, en n’excluant a priori, de l’unicité conceptuelle ou de la diversité
mondaine, aucune donnée empirique.

Le gain le plus apparent de l’introduction du schéma et de l’usage, et de la


variabilité sémiotique qui s’ensuit, est d’ordre théorique. Ces concepts
permettent de mettre fin aux équivoques dans lesquelles étaient pris les
concepts saussuriens de langue et parole. Ils préviennent notamment du risque
d’hypostases des conditions d’analyse, telle que l’homogénéisation des données
du langage, sur les objets analysés. Ils garantissent la possibilité de descriptions
linguistiques à différents niveaux – niveau dénotatif et niveau connotatif – et
l’articulation non contradictoire de ces descriptions. Et, de ce fait, ils
autorisent une description qui n’est pas contrainte d’établir une scission
définitive entre ce qui relève de l’analyse linguistique et ce qui n’en relève pas,
puisque la formalisation des données de langage dépend du niveau auquel se
place l’analyse.
Cet éclaircissement théorique a des retombées fructueuses dans la pratique
de l’analyse linguistique. Grâce à la distinction du schéma et de l’usage, et
contrairement à ce que laisse entendre une réputation persistante à l’endroit
des descriptions structurales, l’analyse conduit à une description de la langue
ouverte sur la variété de ses manifestations, au lieu de l’enfermer dans un
système rigide et réducteur. Elle indique également que l’analyse doit traiter à
égalité le plan de l’expression et le plan du contenu ; l’analyse linguistique
conçue par Hjelmslev mène d’une manière identique et avec la même nécessité
la formalisation des sémèmes – qui appartiennent au plan du contenu – et la
formalisation des phonèmes. Finalement, l’intégration des connotateurs permet
une description linguistique beaucoup plus fine que ce qu’autorise une analyse
purement dénotative.
1 On conviendra, dans ce livre, d’une manière particulière pour désigner les manifestations linguistiques.
Celles-ci seront bordées de crochets droits. La fonction de manifestation pourra se surajouter à celles
d’appartenance au plan d’expression ou au plan du contenu – soit, par exemple, /[manifestation
d’expression]/ et “[manifestation de contenu]” (c’est ce que Hjelmslev appelle des variantes).
2 Au XVIIe siècle, les grammairiens de Port-Royal estimaient que le langage est un réservoir de Noms
(substantifs et adjectifs) autour du Verbe (être), tous les autres signes linguistiques étant accessoires. Un
texte d’aujourd’hui, tel que : « Oui, je sais, mais c’est pas ce que je voulais dire. Si vous croyez que ça
m’am… Ça fait trois fois que je viens. Quand même, maintenant, je voudrais que tout ça soit en ordre,
vous voyez. » (entendu dans une administration), serait sans doute très difficile à analyser dans le cadre
d’une grammaire classique, car il est trop éloigné du modèle d’un langage bien formé.
3 Ceux qui expriment la subjectivité dans le langage, tels les pronoms personnels (je, tu), les déictiques
(ici, ceci, aujourd’hui), les temps verbaux (parce qu’ils sont situés par rapport au présent du discours). Cf.
l’article fondateur d’E. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale,
I, Paris, Gallimard, 1966.
4 Et de la notion de « présupposé ». Il a cessé de fumer a pour présupposé Il fumait ; Ouvre la fenêtre peut
avoir pour sens implicite Il fait chaud. Cf. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972.
5 Les usages sont, par rapport au schéma de la langue, des phénomènes variables : ils diffèrent les uns des
autres bien qu’ils se rappportent uniment au-dit schéma.
6 De cela, on ne peut induire que les invariantes de ces variétés soient également solidaires entre elles.
Les liens susceptibles d’être établis dans un processus ne sont pas reproductibles dans le système.
7 Pour rappel, les guillemets signifient que nom et verbe sont pris comme fonctifs de contenu, et non en
tant que classe morphologique. Un verbe substantivé est ainsi, sur le plan du contenu, un “nom” qui
accepte un pluriel en -s.
8 D’après les définitions proposées par Le nouveau petit Robert, on aura reconnu les fonctifs que l’écriture
permet de constituer en invariantes : /[ver]/, /[vert]/, /[vers]/ et /[vair]/, de quoi est faite la pantoufle
de Cendrillon – ce que ne montre pas un fameux dessin animé, confondant vair avec verre…
9 Du moins, dans une sémiotique dénotative homogène.
10 Profitons de ces guillemets pour insister sur le fait que l’hétérogénéité des textes n’est du reste
qu’apparente : elle dépend de l’hypothèse d’analyse qui est privilégiée, quitte à ce que cette hypothèse soit
contrebalancée, dans une autre analyse – et mieux vaut que cette dernière la précède –, par l’hypothèse
inverse, celle de l’homogénéité des textes par rapport aux objets de l’analyse linguistique.
11 D’ailleurs, ce ne sont pas les textes d’une langue donnée qu’en droit on a été amené à examiner, ce sont
tous les textes, de toutes les langues, tous les matériaux linguistiques, de quelque nature qu’ils soient.
III

Les connotateurs

Avant de poursuivre la présentation de la théorie glossématique, marquons


deux temps d’arrêt. Dans le premier temps, quelques exemples d’analyse
connotative sont développés ; dans le second, on avance un commentaire au
sujet de l’emploi ordinaire du terme de connotation afin de montrer que la
définition donnée par Hjelmslev est compatible avec cet emploi, bien qu’elle
prévoie des applications plus larges.
A. Exemples
Huit exemples illustreront la praticabilité de la théorie hjelmslevienne de la
connotation. Ils répondront chacun d’une des huit combinaisons obtenues
quand on articule les trois critères possibles de distinction entre connotateurs,
à savoir contenu vs expression, schéma vs usage, et la position hiérarchique des
catégories connotatives (dans ces exemples, on a sélectionné deux catégories
suffisamment éloignées l’une de l’autre pour représenter l’ensemble de cette
hiérarchie, à savoir d’un côté la catégorie des langues régionales et de l’autre
côté la catégorie des physionomies).
Ces exemples nous permettront en outre de préciser certaines implications
théoriques liées à l’analyse des connotateurs.

1. Variétés d’expression liées à un connotateur de la catégorie des langues


régionales.
et sont des variétés du système d’expression des schémas
distincts du français oral de Belgique et du français oral de Paris, et plusieurs
mots sont concernés par cette différence régionale de prononciation. Ces mots
sont solidaires : c’est suivant les mêmes règles qu’ils sont régis par l’une ou
l’autre de ces variétés.
Quand, à Paris, est le dernier phonème vocalique d’un radical et que
ce radical est associé dans une lexie au fonctif d’expression du “féminin”,
est remplacé soit par /[yn]/ (-une) soit par une autre chaîne phonique (/[in]/
(-ine), /[εn]/ (-eine), /[iñ]/ (-igné), selon les cas ( , /[bRn]/ (brun/bruné) ;
, /[kuzin]/ (cousin/cousine) ; , /[plεn]/ (plein/pleine) ; ,
/[maliñ] (malin/maligne).
En Belgique, le dernier phonème vocalique des radicaux qui par la marque
du féminin est remplacé par /[yn]/ (-une), se prononce , à l’exclusion de
tous les autres cas. Ainsi, (/brun/, distinct de /brin/, alors qu’à Paris on
ne prononce pas différemment ces deux mots) ; mais (cousin) ;
(plein), ) (malin). Sont également touchés par ces variétés les radicaux
que n’affecte pas la marque du féminin, mais qui, comme ceux qui peuvent en
être affectés, sont, dans l’usage écrit, exprimés par la séquence graphique
/[un]/ en finale (commun, opportun) ou suivi d’un graphème consonantique
(junte, jungle).

2. Variations d’expression liées à un connotateur de la catégorie des langues


régionales.

et /[kænt]/ (can’t) sont des variations dans le système d’usage de


l’anglo-américain. La première est solidaire du connotateur “anglais
insulaire”1, tandis que la seconde est solidaire du connotateur “anglais
d’Amérique”. Il s’agit d’un phénomène d’usage, puisque d’autres mots,
possédant le même entourage phonique, mais moins usités (tels que rant,
banter, canter), ne connaissent pas cette variance. Cette dernière n’est donc
solidaire d’aucun autre fonctif dans un texte donné.
Bien entendu, on ne peut pour autant, à partir de la seule différence de
prononciations de /can’t/, déduire que l’anglais britannique et l’anglais
américain ne traduisent que des usages particuliers d’un schéma unique. C’est
l’ensemble des textes de ces deux langues nationales qu’il faut comparer si l’on
veut statuer sur leur appartenance à un schéma unique.

3. Variétés de contenu liées à un connotateur de la catégorie des langues


régionales.

“Commune” propose des variétés de contenu dans des schémas distincts


seulement en raison des connotateurs “français de France” et “français de
Belgique”. En France, “commune” est équivalent de “subdivision du canton” ;
en Belgique, de “subdivision de la province”, alors qu’il est corrélé au fonctif
d’expression /commune/ dans les deux cas. Il s’agit là d’une variété parce que,
selon le connotateur, elle sera corrélée dans les textes à des fonctifs de contenu
différents, et qui ne peuvent entrer dans un même système, par exemple,
“département” et “province” ; le fonctif “commune” est par conséquent
solidaire d’autres variétés de sa classe.
Il faut remarquer que si /province/ et /département/ étaient substituables
l’un à l’autre, on n’aurait là que des variations ; partant, “commune” serait une
invariante. Tel n’est pourtant pas le cas, puisque un texte solidaire du
connotateur “français de France” ne désignerait la province belge ni par
/département/, ni même sans doute par /province/ mais par une expression
du genre /circonscription de Belgique qu’on appelle la province/ ou, plus
simplement, /province belge/, c’est-à-dire une expression qui explicite le
connotateur du contenu corrélé.
Mais rien n’empêche certaines variations d’être liées entre elles. C’est le cas,
par exemple, de la triade /déjeuner/ – /dîner/ – /souper/ ; quoique solidaires
du même connotateur “français de Belgique”, ce sont des variations car leur
interdépendance coïncide exactement avec celle établie entre /petit-déjeuner/
– /déjeuner/ – /dîner/, exprimant le connotateur “français de France”. Pour
qu’une interdépendance appartienne à l’ordre du schéma, il faut qu’elle
s’établisse entre deux constantes, ce qui n’est pas vérifié dans le cas présent,
puisque le système de contenu des repas peut être exprimé indifféremment, si
on ne prête pas d’attention aux connotateurs, par l’un ou l’autre des systèmes
d’expression mentionnés ci-dessus.

4. Variations de contenu liées à un connotateur de la catégorie des langues


régionales.

“Franc”, corrélé au fonctif d’expression /franc/, offre des variantes d’usage


de contenu selon qu’il est employé en Belgique ou en France. Bien sûr, ce
“franc” ne représente pas du tout la même valeur dans le système des rapports
d’échange des deux pays concernés, mais cette solidarité de la variante “franc”
n’implique de façon nécessaire aucune autre variance linguistique ; ces
variations sont par conséquent liées à ce qui, pour le schéma linguistique, ne
concerne que l’analyse de l’usage.

5. Variétés d’expression liées à un connotateur de la catégorie des physionomies.

Les physionomies personnelles sont également sujettes à la variance d’un


schéma collectif. Ces variantes peuvent déplacer, si peu que ce soit, l’un ou
l’autre de ses systèmes et faire montre ainsi d’une originalité schématique.
Par exemple, un quidam – Sémir Badir, notamment – écrit ses graphèmes
/s/ minuscules dans le caractère manuscrit ordinaire lorsqu’ils apparaissent en
finale d’un mot et dans une imitation du caractère d’imprimerie lorsqu’ils se
situent à tout autre endroit dans le mot. Ces variantes graphématiques sont
liées à leur position morphologique, ce sont par conséquent des variétés,
solidaires du connotateur “physionomie personnelle du quidam”.
À noter cependant que ce trait peut représenter, en fonction d’autres
connotateurs, des variations. Ainsi, dans le schéma linguistique personnel du
quidam, il ne concerne que l’usage manuscrit. À l’oral, les variétés sont
suspendues et ne forment plus qu’une invariante syncrétique. Or, nous avons
vu que les connotateurs des diverses catégories sont solidaires les uns des
autres ; au regard du schéma général exprimant la “physionomie personnelle”,
les variantes graphématiques du /s/ ne sont donc en fin de compte que des
variations, apparaissant seulement dans l’usage manuscrit. Mais, à l’intérieur
de cet usage, ces variantes sont liées à des fonctions relationnelles (c’est-à-dire
syntagmatiques) spécifiques du manuscrit. Ce dernier est donc, sous ce
rapport, susceptible d’être constitué en schéma distinct du schéma défini par
l’usage oral, et les variantes graphématiques deviennent alors des variétés.
De même, pour le schéma de la “langue nationale” dont le schéma qui vient
d’être dégagé ne se distingue qu’en fonction du connotateur et des variétés
qu’il suscite, les variantes graphématiques du /s/ ne peuvent être que des
variations. Car ce n’est que l’usage personnel du graphème /s/ qui produit ces
variantes, quand bien même plus d’un quidam l’illustrerait.
Autrement dit, il y a réciprocité entre la distinction des schémas solidaires
des connotateurs et l’établissement en variétés des variantes observées dans les
textes. S’il s’agit de déduire le schéma de la langue française en comparaison
avec d’autres langues nationales (par exemple, pour l’apprentissage du français
comme langue étrangère), les variantes n’ont pas à être prises en considération
et seront établies en variations dans les divers usages possibles du français. Si,
en revanche, il s’agit d’étudier l’hétérogénéité même de cette langue française,
plus on obtiendra de variétés, liées à des schémas distincts au sein du corpus
des textes, plus l’analyse réduira cette hétérogénéité en une structure relative,
à la fois précise et économique. Ce qui décidera en définitive du statut de ces
variantes et de la distinction entre schémas, c’est donc la catégorie du
connotateur à travers laquelle le texte est appréhendé.
On aurait tort cependant d’imaginer que cette catégorie connotative
soumet l’analyse linguistique de la variabilité à un critère extra-linguistique.
Par la catégorie, il s’agit seulement de déterminer le corpus des textes sur
lesquels repose l’analyse. Seule la dénomination de cette catégorie est extra-
linguistique.
Que le corpus des textes puisse être déterminé n’entre pas en contradiction
avec le principe d’empirisme. Au contraire, parlant d’exhaustivité, le principe
d’empirisme ne peut s’appliquer qu’à un corpus toujours déjà déterminé. Ce
n’est que s’il s’agit d’entreprendre une analyse linguistique absolument générale
que le corpus doit être étendu à tous les textes réalisés. Encore son extension
peut-elle s’élargir à tous les textes possibles : en ce cas, l’analyse est qualifiée
d’universelle.
Or, la possibilité d’une analyse connotative est universelle, puisqu’il est
nécessaire, l’analyse dénotative ayant avancé par méthode un postulat
d’homogénéité, de prévoir une variabilité formelle conduite à partir du
postulat opposé. Mais l’analyse d’un connotateur est, quant à elle, toujours
particulière puisqu’elle dépend d’un corpus de textes déterminé. Par
conséquent, la détermination de ce corpus est interdépendante de la
détermination de la catégorie du connotateur analysé.
L’exemple ci-dessous illustrera le fait qu’un même texte, selon le corpus
auquel la catégorie connotative le rapporte, est dépendant de connotateurs
différents.
Soit un corpus de textes déterminé par la catégorie des langues
diachroniques. Dans le système d’expression des valeurs appréciatives qui était
à la mode dans les années 60, la litote était très prisée. Si un film était très
apprécié, on le jugeait /bien/ ou /pas mal/. Aujourd’hui, à l’inverse, c’est
l’hyperbole qui est de mise ; la même appréciation fera cette fois dire du film
qu’il est /méga-géant/, /génial/ ou encore /un milliard de fois mieux/ que tel
autre. Ces fonctifs d’expression sont des variétés, puisqu’ils lient entre eux tous
les fonctifs d’expressions du système évaluatif, et sont solidaires des
connotateurs “langue des années 60” et “langue des années 90”.
Imaginons maintenant qu’un quidam, deuxième du nom, reprenne à son
compte le schéma exprimant la “langue des années 60” (par exemple, par
imitation du schéma paternel) ; son système d’expressions appréciatives ne
constituera des variétés liées à une “physionomie” spécifique qu’en regard des
autres textes contemporains. Le connotateur relèvera cette fois par
conséquent de la catégorie des physionomies.

6. Variations d’expression liées à un connotateur de la catégorie des


physionomies.

/[gaȝœr]/ (gageure, qu’on « doit » prononcer /[gaȝyr]/, « gajure »)


représente une variation d’expression liée au connotateur d’une physionomie
personnelle. Dans la représentation normée de la prononciation de gageure,
elle sera bien sûr considérée comme fautive ; la norme conduit en effet à un
système de prescriptions, lui aussi basé pour une bonne part sur le principe
d’empirisme, notamment quant à la prononciation. Toutefois, dans le schéma
de la langue française (lié à un connotateur de la catégorie des langues
nationales), l’invariante /gageure/ connaît une latitude de prononciation
beaucoup plus large que celle prescrite par la norme… En réalité, l’analyse
d’une variabilité est à la fois illimitée et épuisable : la variabilité est circonscrite
par la variabilité des autres fonctifs, mais à l’intérieur de ces fonctions
interdépendantes, libre et indéfinie.

7. Variétés de contenu liées à un connotateur de la catégorie des physionomies.

Il n’est pas aisé de donner un exemple de schéma linguistique propre à un


individu. Ce schéma n’étant pas, par définition, partagé par une communauté
de locuteurs, tout exemple de ce type nécessite une longue démonstration. Les
variétés physionomiques de contenu ne sont pas liées à une transformation
immédiatement apparente de l’expression mais seulement aux relations (non
standard) entretenues par les invariantes d’expression (standard) dans les
textes dudit individu. Aussi, des règles herméneutiques très précises doivent
être élaborées pour dégager un schéma linguistique individuel.
Il existe au moins deux disciplines où des règles herméneutiques ont été
éprouvées dans ce but : les études littéraires et la psychanalyse. Dans les deux
cas, il s’agit d’observer en quoi le schéma déductible des textes d’un individu
donné se démarque du schéma répondant de l’ensemble des textes de la
collectivité linguistique. Mentionnons un exemple dans chacune de ces
disciplines.
Une analyse de Fr. Rastier montre que chez Zola il y a une relation entre la
sensation de “chaud”, la couleur “jaune”, les matières “visqueuses” et les
événements “néfastes”2. Si les relations entre “chaud” et “jaune”, d’une part,
entre “néfaste” et “visqueux”, d’autre part, peuvent appartenir à une
représentation collective, qu’elle soit d’ordre symbolique ou associative, en
revanche la complémentarité des quatre formes de contenu réunies est
purement idiolectale : elle est « propre » à Zola. Ces formes sont donc bien des
variétés de contenu, puisque la valeur de l’une ne diffère de sa valeur dans le
schéma linguistique de la collectivité que par cette complémentarité inédite
avec les trois autres.
Quand Freud interprète, dans le récit d’un de ses propres rêves, la phrase
suivante : /Le Dr. M… est pâle, imberbe, il boîte/, l’association des contenus
corrélés dans ce syntagme est équivalente au contenu de ce qu’exprime pour
lui, à ce moment-là, /mon frère aîné/3. Là également, il s’agit de variantes de
contenu corrélées les unes aux autres, puisqu’il n’y aurait pas lieu d’évoquer le
contenu “mon frère aîné” si elles n’étaient pas tenues pour complémentaires.

8. Variations de contenu liées à un connotateur de la catégorie des


physionomies.

Les variations de contenu d’une physionomie sont quant à elles


manifestées par certaines des associations d’idées liées à l’expérience
personnelle. Dans la partie « Noms de pays : le nom » de Du côté de chez Swann,
Proust associe aux noms de villes qu’il n’a jamais visitées des topoï littéraires :
« Je n’eus besoin pour les faire renaître [les rêves d’Atlantique et d’Italie] que de prononcer ces
noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que
m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. » 4
Les topoï littéraires sont liés entre eux, mais leur association aux noms de
lieux est quant à elle fortuite ; c’est pourquoi, alors qu’elles reposent sur des
systèmes de contenu distincts selon les physionomies, les associations ne
produisent, dans la plupart des cas, que des variations.
B. Les connotations usuelles
La sémiotique connotative théorisée par Hjelmslev rencontre parfaitement
l’usage commun qui est fait de la notion de connotation. De fait, tout sens
afféré à un élément linguistique est susceptible d’une analyse connotative. Il
suffit d’en faire, au minimum, une variation de contenu corrélée au
connotateur “physionomie d’un quidam” pour le faire participer du système
d’usage linguistique de ce quidam, quel que soit au demeurant la validité de
cette afférence vis-à-vis d’autres physionomies (c’est-à-dire, selon le jugement
d’autres personnes). L’exemple 8 en était une illustration.
Les connotations sexuelles, ou racistes, sont par conséquent parfaitement
analysables d’après la théorie hjelmslevienne. Dans la plupart des cas, elles
peuvent être traduites en fonction des connotateurs de niveau de style ; le
“langage familier” ou “vulgaire” peut ainsi relever d’une variante de cette
classe, qu’elle se situe sur le plan de l’expression – /nigger/ par exemple – ou
sur le plan du contenu – par exemple, “sexe masculin” pour /nœud/. Les
connotations sexuelles peuvent également être interprétées selon des règles
herméneutiques particulières, liées à un connotateur de la classe des types de
discours ; ainsi font souvent le psychanalyste, à l’égard du discours des
névrosés, le commentateur de poèmes symbolistes et le politologue à l’égard
des proclamations extrémistes.
Aussi n’est-il pas vrai, contrairement à ce qu’on a prétendu quelquefois,
que la théorie de Hjelmslev n’ait prévu que le cas des « grandes connotations »,
celles capables de déterminer les premières catégories de connotateurs. Il est
naturel, en revanche, que l’analyse des connotateurs doive commencer par elles,
puisqu’elles constituent les classes de toutes les autres. C’est pourquoi le
tableau ébauché par Hjelmslev dans les PTL ménage une place importante à
ces catégories principales, laissant dans la plus grande généralité analytique les
connotateurs liés à la catégorie des physionomies.
C’est néanmoins dans cette catégorie que l’on doit considérer, par exemple,
tous les connotateurs liés à la singularité d’un texte littéraire. Les œuvres
littéraires manifestent un système, soit d’usage soit de schéma linguistique, qui
leur est généralement spécifique. Encore n’est-il pas interdit de limiter le
corpus du texte à des unités plus petites, telles un chapitre, une partie de
chapitre, voire un paragraphe ; dans un poème, une strophe peut constituer
un corpus à partir duquel se déduit un schéma linguistique. Or, l’on remarque
que lorsque l’analyse les fait dépendre d’un schéma spécifique, cette analyse est
d’une valeur explicative plus grande que celles qui ne feraient considérer les
singularités sémantiques que comme des variations, puisque dans un schéma
les variantes sont liées entre elles (une seule caractéristique suffit à les
expliquer toutes). C’est précisément à quoi sert la notion d’isotopie développée
par Fr. Rastier5.
Ainsi, par exemple, plusieurs commentateurs de Maupassant ont observé
qu’une connotation “grotesque” se dégageait de la lecture de Toine. Fr. Rastier
a montré, au terme d’une analyse détaillée des isotopies sémantiques
inhérentes à la nouvelle, que cette connotation était due à la juxtaposition,
dans le caractère des personnages principaux, de traits ordinairement
contradictoires. Toine, le tavernier, est “joyeux”, “chaleureux”, “extraverti”
tandis que sa femme est “acariâtre”, “froide”, “introvertie” ; mais, en même
temps, d’autres traits, également liés par des oppositions stables, entrent en
contradiction avec ceux déjà évoqués : Toine est “passif’ et “mou” alors que sa
femme est “active” et “dure”6. Cette juxtaposition est inhérente à la nouvelle de
Maupassant ; elle relève donc d’abord d’un schéma liée au connotateur
“physionomie de Toine” ; ce schéma peut ensuite être qualifié de “grotesque”,
en fonction d’un jugement, argumenté ou non, porté sur l’ensemble des
physionomies.
C. Conclusions sur les sémiotiques connotatives
La théorie de la connotation présentée par Hjelmslev, quoique son
application soit à peine ébauchée, est un coup audacieux porté à la tradition
linguistique. Elle dégage l’analyse des présupposés normatifs qui l’entachaient,
même après Saussure, souvent mal compris.
Saussure fondait la langue comme institution sociale. Certains linguistes et
phonologues en ont tiré pour conséquence que les libertés prises à son endroit
par l’individu devaient être alors considérées comme des quantités négligeables,
et du coup se faisaient un devoir de ne pas s’en occuper. De la position
méthodologique adoptée par Saussure, on a induit une norme socio-centriste
posant a priori la langue nationale comme l’objet homogène de l’analyse
linguistique. Ce faisant, on s’interdisait de concevoir l’analyse autrement qu’en
termes d’invariantes.
Ce n’est pas la position qu’a adoptée Hjelmslev :
« La fameuse maxime selon laquelle tout se tient dans le système d’une langue a été souvent
appliquée d’une façon trop rigide, trop mécanique et trop absolue. […] La structure ne se confond pas
avec l’interdépendance ; la notion même de structure implique la possibilité d’une indépendance
relative entre certaines parties du système. Décrire la structure c’est rendre compte des dépendances
et des indépendances à la fois. » (Essais linguistiques, pp. 123-124.)

De la maxime saussurienne, Hjelmslev a conservé un postulat


méthodologique : la sémiotique dénotative est d’abord décrite comme un
système d’interdépendances. Mais, par la suite, il importe de considérer ce
postulat lui-même, quitte à en modifier les résultats. C’est là qu’intervient la
notion de sémiotique connotative.
La sémiotique connotative permet ainsi de répondre plus adéquatement,
sans réduire de façon outrancière les données textuelles ni rompre avec la
rigueur structurale de la description, de la variabilité au sein d’une langue.
Comme les connotateurs, quoique en nombre indéfini, peuvent être répartis
en catégories, que celles-ci sont solidaires les unes des autres et forment une
hiérarchie, leur analyse permet d’élaborer un système dont ils constituent le
plan de contenu, tandis que les variétés et variations de la sémiotique
dénotative qui leur sont corrélées forment le plan d’expression. Cela implique
évidemment que les textes manifestent toujours à la fois un – au moins un –
schéma de dénotation et un schéma de connotation, le second présupposant le
premier, et la manifestation du premier impliquant nécessairement l’analyse
du second.
On retrouve ainsi la définition que Hjelmslev a donnée de la sémiotique
connotative dans une première approche : la sémiotique connotative est une
sémiotique dont le plan d’expression est une sémiotique.
Cette définition continuera peut-être de surprendre. On s’étonnera qu’un
plan d’expression puisse être constitué d’une sémiotique, et contenir par
conséquent un plan de contenu. Dès lors, cependant, qu’on n’accorde aucune
spécificité à la qualification des plans en terme de contenu ou d’expression,
mais qu’on admet au contraire que leur distinction est purement
interdépendante, il paraîtra déjà plus facile de concevoir cette absorption
d’une sémiotique entière dans un plan. Il suffit pour cela de faire de la division
hiérarchique de cette sémiotique une classe fonctive d’une nouvelle fonction
dans une nouvelle hiérarchie. Soit : dans la hiérarchie 1, dite dénotative, le plan
A s’oppose au plan B ; mais tous deux constituent, dans la hiérarchie 2, dite
connotative, la classe A-B si leur fonction d’opposition est elle-même opposée à
C.
Mais, pour se rassurer tout à fait, il faut se rendre compte que la
constitution d’une sémiotique en plan d’une autre ne fait pas nécessairement
de cette sémiotique l’objet de celle qui la contient. Ce ne sera le cas, en réalité,
que si le plan déterminé comme sémiotique fait office de contenu. La
sémiotique connotative n’a donc pas pour objet la sémiotique dénotative. En
revanche, les données à partir desquelles l’analyse connotative constitue son
objet sont bien les mêmes que celles impliquées par l’analyse dénotative, à
savoir les textes, quoiqu’elles ne se constituent comme données pour la
sémiotique connotative qu’une fois déterminés les objets de l’analyse
dénotative.

1 À tout le moins, tel que le pratiquent les professeurs des colleges oxoniens. Si pourtant il s’agit bien d’un
connotateur de la catégorie des langues régionales, c’est parce que ces catégories appartiennent autant à
la représentation – à la norme – des usages linguistiques qu’à l’analyse sémiotique conduite à partir des
actes de langage effectivement produits par les locuteurs. De fait, pour des raisons qui seront précisées
plus loin (au chapitre IV), l’analyse connotative respecte moins le principe d’empirisme que ne doit le
faire l’analyse dénotative.
2 Cf. Fr. Rastier, « Ah ! Tonnerre ! Quel trou dans la blanquette ! » in Sens et textualité, Hachette, 1989,
pp. 148-179.
3 Cf. L’interprétation des rêves, P.U.F., 1967, p. 104.
4 Gallimard, = Folio, 1972, p. 449.
5 Par isotopie, on entendra, en termes hjelmsleviens, l’effet homogénéisant de la récurrence dans un
texte d’un même dérivé de contenu (tel qu’il est analysable préalablement en fonction de la
paradigmatique d’une sémiotique dénotative). Pour une discussion détaillée de la notion d’isotopie, voir
Fr. Rastier, Sémantique interprétative, P.U.F., = Formes sémiotiques, 1987.
6 Cf. Fr. Rastier, « Le Pé’ Poule » in Sens et textualité, Hachette, 1989, pp. 180-224.
IV

Concepts épistémologiques

L’analyse linguistique, a-t-on vu, est conduite à l’aide d’outils conceptuels


qui sous-tendent toute analyse sémiotique. Il est temps de faire le point sur ces
concepts. La plupart d’entre eux dérivent de concepts qui ont été utilisés
antérieurement à leur introduction dans la glossématique, soit qu’ils
apparaissaient déjà dans le CLG, soit qu’ils aient été définis dans une somme
logiciste1. Toutefois, il faut se garder de procéder à une assimilation trop
rapide des concepts définis par Hjelmslev avec les concepts auxquels ceux-ci
font référence. Hjelmslev attribue à chacun d’entre eux une fonction si précise
que leur comparaison avec le concept original correspondant réclamerait une
étude fouillée – qu’on s’abstiendra de produire ici.
Bornons-nous seulement à signaler que les concepts hjelmsleviens
d’expression et de contenu reproduisent, non sans modifications, les concepts
saussuriens de signifiant et de signifié. Forme et substance proviennent
également de la théorie saussurienne, bien qu’ils n’y aient pas trouvé de
définitions ; Hjelmslev leur adjoint un troisième concept, la matière, qui vient
transformer le rapport établi entre eux dans le CLG. Les concepts de
signification et de degré de scientificité découlent quant à eux, de manière peu
explicite, il est vrai, de la logique de G. Frege2. Restent les concepts de
manifestation et de réalisation, qui sont parmi les plus spécifiques de la
glossématique ; on peut néanmoins trouver leurs racines dans les Recherches
logiques de Husserl.
A. Définitions opérationnelles et définitions formelles Dans la
description qui a été donnée de l’analyse connotative, la
spécification du plan contenant la sémiotique dénotative comme
plan d’expression n’a jamais été d’un recours indispensable.
Jusqu’à présent, on aurait pu se contenter, pour définir la
sémiotique connotative, d’indiquer que l’un des plans de cette
sémiotique, quel qu’il soit, est déjà une sémiotique.
Semblablement, les variantes dénotatives que la sémiotique
connotative a permis de fixer dans une fonction sémiotique,
relevaient indifféremment de l’expression ou du contenu. Cela
montre bien que la distinction en termes d’expression vs
contenu a valeur opérationnelle, est d’un usage pratique. Dans
leur valeur formelle, les plans sémiotiques sont discriminés,
mais non spécifiés : ils sont formellement deux, mais peu
importe qu’on les qualifie d’expression ou de contenu.
Pourtant, au moins à titre indicatif, la distinction entre expression et
contenu permet bel et bien d’envisager deux types d’analyses, deux fonctions
possibles concernant ces sémiotiques dont l’un des plans est une sémiotique. Si
le plan contenant une sémiotique fait office d’expression, la sémiotique dont il
dépend est celle qui a été décrite comme sémiotique connotative. Dans le cas
où le plan-sémiotique forme un plan de contenu, elle correspond à une notion
édifiée en premier lieu dans le cadre de la logique : celle du métalangage.
Celui-ci est défini par les logiciens comme un langage dans lequel on parle
d’un objet qui est lui-même un langage. Pour Hjelmslev, si une sémiotique «
traite » d’une sémiotique, cela signifie que son plan de contenu est une
sémiotique. Elle est désignée sous le nom de métasémiotique.
Toutefois, avant même d’élaborer les métasémiotiques, Hjelmslev a tenu à
consolider la validité formelle de leur distinction face aux sémiotiques
connotatives. De fait, bien qu’elles satisfassent à ce désir de symétrie qu’on
reconnaît dans la plupart des travaux structuralistes, les définitions actuelles
des sémiotiques connotatives et des métasémiotiques font apparaître une
difficulté dans l’appareil théorique de la glossématique. Comme les grandeurs
de contenu et d’expression sont interdépendantes et définies négativement, il
ne se peut en effet qu’elles entrent comme éléments de définition. Cela même
qui permettait de comprendre pourquoi une sémiotique peut être résorbée
dans le plan d’une autre sémiotique, empêche de spécifier de façon positive ce
plan. Aussi, si l’on tient à reconnaître deux fonctions distinctes aux
sémiotiques non dénotatives, sera-t-il nécessaire de réajuster les définitions
des métasémiotiques et des sémiotiques connotatives en les faisant dépendre
d’un autre critère.
Il faut tâcher auparavant de bien se convaincre de l’impossibilité d’asseoir
les définitions des sémiotiques non dénotatives sur la base de l’opposition
expression vs contenu. Il ne paraît pas inutile de revenir sur cette
impossibilité, non seulement parce qu’elle va guider la compréhension des
métasémiotiques, mais également parce qu’elle manifeste de façon
caractéristique, sur une question relativement circonscrite et commune, la
démarche formaliste qui gouverne la théorie glossématique.
B. Expression et contenu Par expression et contenu, Hjelmslev
entend désigner les deux fonctifs liés entre eux par la fonction
sémiotique. Cette fonction n’impose à ses fonctifs qu’une
relation de dépendance, et rien d’autre. Leur appellation
distinctive d’« expression » et de « contenu » n’est donc ni cause
ni résultat de leur définition, ce sont des appellations « tout à fait
arbitraires », choisies uniquement « d’après l’usage courant »
(PTL, p. 85, passim)3. La raison de leur distinction nécessaire
provient de l’analyse des textes.
Tout texte, phrase, mot ou proposition, tout « signe » se laisse d’abord
diviser en deux fonctifs. Cette dualité, entièrement déduite, est la condition
première des textes et de leur analyse. De façon à rendre compte de l’extension
infinie des textes, la linguistique tente ensuite d’organiser séparément ces deux
fonctifs solidaires en plans, selon un principe de différenciation interne
aboutissant à l’élaboration de formes. De sorte qu’on puisse finalement parler,
suite à cette division de l’organisation, de formes de l’expression et de formes
de contenu, c’est-à-dire des formes dont l’organisation est spécifique au plan
choisi.
L’un des plans peut donc acquérir une certaine identité vis-à-vis de l’autre,
mais sans que cette identité le détermine par rapport à cet autre4. En tant que
formes, les fonctifs analysés dans un plan donné n’ont pas à être
nécessairement appariés avec des fonctifs de l’autre plan. Leur organisation
interne suffit à les définir. La fonction sémiotique n’est donc qu’un principe
général qui, une fois déduit, laisse les fonctifs à des analyses spécifiques.
Ce n’est pas autrement du reste qu’on a procédé en phonologie : les
phonèmes sont des formes d’expression qui peuvent être désolidarisées des
fonctions sémiotiques dans lesquels ils s’actualisent et différenciées au sein de
leur plan. Mais Hjelmslev ne saurait accepter d’y voir le profil d’une « seconde
articulation », uniquement distinctive, et analysée en fonction d’une «
première » préalablement déduite. Ce serait là accorder la primauté à des
unités plutôt qu’à des rapports ; ce serait par conséquent attribuer des valeurs
positives aux éléments de l’analyse.
Certes, on peut observer d’une part que chacun des plans possède une
organisation spécifique, d’autre part que la manifestation de certains fonctifs
appartenant à l’un des plans coïncident avec la manifestation de certains
fonctifs appartenant à l’autre, mais sans pour autant que cette spécificité et
cette coïncidence laissent induire une opposition entre « unités distinctives »
et « unités significatives ». Car la procédure de formalisation est
rigoureusement la même dans tous les cas, et ne saurait apprécier la capacité
significative des fonctifs analysés.
Ce qu’on appelle « unités significatives », ce ne sont en vérité que les
désignations métalinguistiques de formes qui résultent de l’analyse
paradigmatique sur le plan du contenu. En effet, ces formes ont peu de
pertinence sur le plan de l’expression : il n’arrive pas qu’on s’interroge sur
elles, et qu’on mette en comparaison, par exemple, /poire/ avec /pomme/
pour se rendre compte que ces formes sont distinctes l’une de l’autre. En
revanche, il importe, sur le plan du contenu, de comparer “pomme” avec
“poire” et d’observer que ce test comparatif entraîne des modifications sur le
plan de l’expression, de sorte qu’il est nécessaire de fixer des invariantes de
contenu distinctes.
Toutes les formes dégagées par l’analyse paradigmatique sont donc
uniquement distinctives, mais leur distinction s’établit tant sur le plan du
contenu, dont on ne peut fixer a priori l’organisation, que sur le plan de
l’expression.
C. La signification Mais le fin mot de cette histoire qui, pour
théoriquement valide, ne convainc peut-être pas encore, réside
dans la compréhension de ce qu’est, pour Hjelmslev, la
signification. Le signe est bien signe de quelque chose, mais il ne
peut en aucune manière se réduire à l’expression, et ce n’est pas
le contenu qui peut être considéré comme le « quelque chose »
désigné par le signe. Ce « quelque chose » est nécessairement
extérieur au signe, bien qu’il soit déterminé par lui, et sous bien
des rapports dépendant de lui. Car le signe ou, plus exactement,
la fonction sémiotique n’engendre que des formes, et ces formes
peuvent s’appliquer sur des substances. Là réside, pour Hjelmslev,
le rapport de signification.
« On devrait donc dire qu’un signe est le signe d’une substance d’expression : la séquence de sons
[bwa], en tant que fait unique prononcé hic et nunc, est une grandeur appartenant à la substance
d’expression qui, par la seule vertu du signe, se rattache à une forme d’expression sous laquelle on
peut assembler d’autres grandeurs de substance d’expression : autres prononciations possibles, par
d’autres locuteurs ou en d’autres occasions, du même signe. » (PTL, p. 76) 5

La signification est la spécification de substances, en même temps, par deux


fonctifs interdépendants. Il ne faut pas croire que Hjelmslev s’ingénie à donner
ainsi au concept de signification une signification toute différente du sens
commun. Au contraire, sa définition rencontre l’usage ordinaire de cette
notion, quand elle se manifeste, par exemple, dans des expressions telles que :
donner du sens à, chercher la signification de, avoir un sens. Dans toutes ces
expressions, il n’y a pas d’idée de « remplacement », que l’on a dans la
définition traditionnelle du signe6, mais le présupposé selon lequel un objet
singulier est susceptible d’être rapporté à une fonction générale préalablement
établie, autrement dit le postulat qu’une substance connaît une forme.
Il faut en outre remarquer que la signification au sens hjelmslevien n’est
pas définie au seul bénéfice des productions sémiotiques au sens strict, mais
convient également aux symboles et aux autres catégories de signes qu’on
voudra dénombrer. Il n’est pas nécessaire en effet que les formes appariées
dans le signe relèvent de plans distincts. Il suffit que leur relation
d’interdépendance permette de déduire des diverses substances une certaine
régularité.
D. Forme, substance, matière Les substances en elles-mêmes
n’ont pas plus de caractérisation. On ne saurait les diviser en
substance d’expression et substance de contenu sans recourir
aux formes respectives qui les ont déterminées. Si, par un effort
d’abstraction, on réduit ces substances à ce qu’elles sont hors des
formes sémiotiques, il n’est plus possible d’en rien dire.
Ces substances sans formes, Hjelmslev les appelle mening en danois, qu’on a
traduit en anglais par purport et en français tantôt par sens tantôt par matière,
ces deux termes étant suffisamment étrangers l’un à l’autre pour qu’on se
doute qu’ils ne conviennent pas plus l’un que l’autre7. Hors des formes, ces
substances sont cela qui est pré-tendu, ce qui est donné indépendamment de
toute détermination, de toute mesure, de toute catégorisation, mais aussi ce
qui est appelé à trouver un sens. Le mening hjelmslevien a donc beaucoup de
points communs avec la matière kantienne ; c’est un inconnaissable, mais dont
le postulat sert en raison de sa possibilité de réduction en objet de
connaissance.
Selon nous, il n’y a pas lieu de débattre alors, comme l’a fait Eco, de l’unité
de cette matière. Hjelmslev peut parler indifféremment de « sens de
l’expression » ou de « sens de contenu », ces dénominations ne déterminent en
rien ce « sens ». Le mening n’est ni unique – il n’est pas le continuum d’Eco – ni
duel, c’est au contraire de l’indéfini, le divers kantien : ce qui, en tant que tel, ne
se laisse nommer par aucun savoir8.
Faire signifier quelque chose, c’est donc mettre en interdépendance deux
substances par le truchement d’une fonction sémiotique. “Français de
Belgique” ne peut pas être un contenu indépendamment des expressions qui
lui sont corrélées par la fonction sémiotique. Mais lesdites expressions et ledit
contenu se signifient, produisent une signification, dès lors qu’ils se projettent
dans quelque chose qui leur est extérieur et qui les manifeste.
Par rapport à la distinction forme vs substance, la description de la
sémiotique connotative signale deux principes d’application. Premièrement, la
forme et la substance sont des qualités interchangeables, selon le point de vue
de leur analyse9.
E. Manifestation et réalisation Deuxièmement, comme
corollaire, il faut distinguer deux types d’objets non formels :
ceux qui sont dépendants de la forme et ceux qui ne le sont pas.
Les premiers sont appelés des manifestations, les seconds des
réalisations. Les manifestations ouvrent le champ du possible ; les
réalisations, celui du fait. L’analyse linguistique consiste à
rendre compte des faits de langage comme possibles, à partir de leur
formalisation. Autrement dit, l’analyse répond dans son
principe à une théorie universelle, de sorte que lorsqu’elle aborde
les particuliers que sont les textes, elle déduit d’eux une généralité
spécifique.
Les formes linguistiques définissent le schéma ; les manifestations, l’usage ;
les réalisations, l’acte. Le bénéfice de la traduction du fait en possibilité de fait
réside en ce que le fait réalisé est irréductible, alors que le possible de la
manifestation, lui, peut être soumis à l’analyse, pour autant que cette dernière
conserve dans la hiérarchisation de ses niveaux d’analyse le principe
d’interchangeabilité des formes en substances, et vice versa. Fournir un
système permettant cette interchangeabilité au sein de la manifestation
linguistique, c’est la tâche qui revient à la sémiotique connotative.
F. Degrés de scientificité Puisque l’opposition expression vs
contenu ne peut entrer comme élément dans des définitions
formelles, il faut trouver une autre base sur laquelle peuvent se
distinguer les unes des autres les métasémiotiques et les
sémiotiques connotatives. D’après Hjelmslev, cette base réside
dans la notion d’opération. La métasémiotique est une
sémiotique scientifique, c’est-à-dire une sémiotique qui est une
opération ; la sémiotique connotative n’est pas une sémiotique
scientifique, ce n’est pas une opération. Mais qu’est-ce qu’une
opération ? Une opération, écrit Hjelmslev, est « une description
en accord avec le principe d’empirisme » (PTL, p. 50).
Comme les exigences d’exhaustivité et de simplicité du principe
d’empirisme sont relatives (au corpus et à l’état général des connaissances), le
concept d’opération ne peut être lui même que souple et relatif. Il n’y aurait
donc pas de rupture nette entre les sémiotiques scientifiques et les sémiotiques
non scientifiques ; dès lors, pas de division mais plutôt une polarisation entre
sémiotique connotative et métasémiotique.
Cette continuité peut surprendre. Dans leurs usages traditionnels, la
connotation et le métalangage ont pu paraître servir à des tâches bien
distinctes. Les questions qu’il faut poser à la théorie hjelmslevienne sont les
suivantes : dès lors que la sémiotique connotative répond de l’usage
traditionnellement attribué aux connotations, la métasémiotique correspond-
elle au métalangage au sens traditionnel du terme ? Si oui, comment justifier la
définition donnée de cette métasémiotique ? Ce sont les deux questions
qu’aborde le chapitre suivant.

1 Par ce qualificatif, on désigne communément les travaux des logiciens néo-positivstes du cercle de
Vienne, tels R. Carnap ou F. Waismann, ainsi que les premières œuvres de L. Wittgenstein et les
travaux du logicien polonais A. Tarski que Hjelmslev connaissait parfaitement pour la plupart.
2 Gottlob Frege (1848-1925), mathématicien et logicien allemand, à qui on doit notamment la
distinction entre signification (Sinn) et désignation (Bedeutung).
3 Proposition qu’on peut juger excessive. On peut néanmoins lui trouver deux justifications. D’une part,
Hjelmslev entend « désincamer » la fonction sémiotique existant entre une expression et un contenu ; le
signe hjelmslevien n’est pas « une expression pour un contenu », ce n’est pas, autrement dit, un sensible
manifestant un intelligible. D’autre part, les expressions et les contenus ne sont pas fixés une fois pour
toutes, ils n’ont pas de substance a priori. Par exemple, les lettres, qui constituent un plan d’expression
dans la langue, deviennent dans le système du morse, le plan du contenu : ces lettres sont signifiées par
des chaînes de /points/ et de /barres/. Bref, la glossématique essaie de dégager la description sémiotique
de toute finalité.
4 “Expression” et “contenu” sont, dans le système métasémiotique hjelmslevien, les variétés d’un même
signe.
5 Dans un langage plus commun, on dira que [bwa] est un bruit, effectivement proféré ou perçu, qui
prend sa signification de séquence de sons linguistiques à la seule condition d’être « rattaché », par le
locuteur, par l’auditeur, ou par un tiers (par exemple, un linguiste), à une forme, appartenant à telle
langue particulière (en l’occurrence, la langue française), qui permette de l’identifier. Cette identification
ne se fait pas sur le mode d’une simple relation entre type abstrait et occurrence concrète, ou entre classe
et élément de classe ; elle est établie par une relation double qui est la fonction sémiotique : [bwa] signifie
/bois/, lorsqu’en même temps il signifie un “terrain couvert d’arbres”, ou une “matière ligneuse”, ou
“cornes de cerf”, ou encore un “impératif”.
6 Canoniquement : aliquid stat pro aliquo, « quelque chose à la place de quelque chose d’autre ».
7 Dans « La stratification du langage », Hjelmslev lui-même hésite entre les deux traductions, avec
toutefois une préférence pour matière (cf. Essais linguistiques, p. 59). Ce qu’il faut observer, c’est que le
concept de mening est de toute façon antérieur, dans l’épistémologie hjelmslevienne, à l’opposition
conceptuelle du sensible et de l’intelligible. C’est la raison pour laquelle, par défaut d’un terme qui
subsumerait cette distinction, aucune des deux traductions françaises ne convient : matière verse
abusivement du côté du sensible ; sens, du côté de l’intelligible.
8 Cf. U. Eco, Trattato di semiotica generale, Milano, Bompiani, 1975, p. 78.
9 Pour cette raison, il est toujours discutable d’entendre parler d’« analyse de la substance », ainsi qu’en
usent les Pragois, car du moment qu’on analyse la substance, on se place nécessairement à un autre point
de vue que celui de la forme pour laquelle la substance est constituée en substance, de façon à ce que la
substance devienne forme à son tour.
V

Logique et sémiotique

Des propositions théoriques de Hjelmslev, la postérité linguistique n’aura


pas conservé que les développements sur les sémiotiques connotatives. Elle a
également retenu la théorisation des métasémiotiques, en cherchant à la
fusionner avec l’élaboration du métalangage qu’on trouve dans des travaux de
logique antérieurs à la théorie hjelmslevienne.
Dans un premier temps, nous présentons la théorie des métasémiotiques
en comparaison avec celle du métalangage logicien et en rapport avec l’usage
commun qui est fait de cette notion.
Dans un second temps, nous entrerons dans le détail de l’élaboration
théorique des métasémiotiques, en l’articulant avec les concepts qui ont déjà
fait l’objet d’une présentation dans ce livre, en particulier avec le concept de
sémiotiques connotatives. Puisque, dans les PTL, la définition des
métasémiotiques est énoncée de manière symétrique à celle des sémiotiques
connotatives, il s’agira d’interroger le pourquoi et le comment de cette
symétrie.
A. L’aporie d’un « métadiscours »
L’usage commun partage avec les logiciens la conception d’un métalangage
comme langage second dans lequel on parle du langage. Seule la fonction
attribuée à ce langage « second » diffère : elle permet, pour les logiciens, de
construire la définition de la vérité ; elle sert pour le locuteur ordinaire,
d’après Jakobson, à la glose :
« Une distinction a été faite dans la logique moderne entre deux niveaux de langage, le
“langage-objet”, parlant des objets, et le “métalangage” parlant du langage lui-même. Mais le
métalangage n’est pas seulement un outil scientifique nécessaire à l’usage des logiciens et des
linguistes ; il joue aussi un rôle important dans le langage de tous les jours. […] Chaque fois que le
destinateur et/ou le destinataire jugent nécessaire de vérifier s’ils utilisent bien le même code, le
discours est centré sur le code : il remplit une fonction métalinguistique (ou de glose) »1.

Or, ces acceptions du métalangage sont d’avance éloignées de la


métasémiotique hjelmslevienne en fonction d’au moins un présupposé : c’est
qu’on parle avec le premier, alors que le cadre définitionnel de la seconde
oppose toute espèce de langage à son usage (à la parole), de sorte qu’il n’est pas
concevable que la métasémiotique puisse parler d’un langage donné.
Et ce n’est pas une simple ellipse propositionnelle qui maintient distants
l’un de l’autre le métalangage issu de la logique et la métasémiotique. On
constate, dans la citation ci-dessus, que pour Jakobson le terme de langage
désigne indifféremment, et même, dirait-on, de façon interchangeable, le code
et le discours. Chez les logiciens, semblablement, la distinction entre langue et
parole, ou entre schéma et acte, n’est pas considérée, de sorte qu’il semble aller
de soi que le métalangage s’assortisse d’un « métadiscours ». Rien de tel chez
Hjelmslev, où les textes ne peuvent en aucune manière être prédéterminés.
Par conséquent, si plusieurs analyses sémiotiques s’exercent sur eux, – et tel est
bien le cas, comme l’indiquent déjà les sémiotiques connotatives – c’est qu’on
peut déduire, d’une seule réalisation, d’un seul texte, plusieurs sémiotiques,
qu’elles soient ou non hiérarchisées entre elles.
À une conception linguistique traditionnelle liant chaque type de langage à
un discours, la glossématique oppose un discours pris comme une singularité,
irréductible en tant que telle, mais analysable du point de vue de sa forme en
une série de sémiotiques :
B. Comparaison entre métasémiotique et métalangage logique
Toutefois, c’est bien à partir du métalangage de la logique que Hjelmslev
édifie la notion de métasémiotique. Le linguiste renvoie en effet dans les
Prolégomènes à certains travaux d’A. Tarski2, à travers un rapport qu’en a fait
un autre linguiste danois, J. Jørgensen (cf. PTL, pp. 138 & 150). Si les termes
ainsi que les définitions qui en sont données varient de la logique à la
glossématique, en revanche un nombre important de propriétés du
métalangage sont conservées pour la notion de métasémiotique et permettent
de comprendre le rôle que cette dernière doit jouer au sein des PTL. On
dénombre quatre points de rapprochement entre le métalangage, dont on
réservera le terme dans ce chapitre à la logique, et la métasémiotique.
Premièrement, le métalangage est une notion relative. Non seulement
parce qu’il n’est de métalangage que par rapport à un autre langage, appelé
langage-objet, mais aussi parce qu’il peut devenir à son tour le langage-objet
d’un métalangage du degré supérieur.
« Il faut noter que les termes “langage-objet” et “métalangage” n’ont qu’un sens relatif. Si nous
nous intéressons par exemple à la notion de vérité s’appliquant aux propositions non de notre
originaire langage-objet mais de son métalangage, celui-ci devient automatiquement le langage-
objet de notre discussion. » (Tarski, op.cit., II, p. 279.)

Le métalangage est donc défini dès l’origine par interdépendance, où aucune


spécificité intrinsèque n’intervient. Cette relativité conceptuelle est capitale
dans la glossématique. Car la métasémiotique qui va intéresser Hjelmslev, ce
sera surtout celle du second degré, qu’il nomme la métasémiologie.
Deuxièmement, « le métalangage doit contenir le langage-objet en tant que
l’une de ses parties » (idem, p. 280). C’est là un autre point de convergence
entre la définition logicienne et celle de la glossématique. Chez le linguiste
danois, toutefois, la partie du métalangage contenant le langage-objet est
mieux cernée : elle constitue un plan de ce métalangage, celui qui fait
conventionnellement office de contenu.
La troisième propriété du métalangage est un corollaire direct du second, à
savoir que le métalangage a la capacité d’être « essentiellement plus riche » que
le langage-objet. Cette capacité dépend cependant des relations formelles
qu’entretient le métalangage avec son langage-objet.
« Si la condition de “richesse essentielle” n’est pas remplie, on peut habituellement montrer
qu’une interprétation du métalangage dans le langage-objet est possible. Cela veut dire qu’avec un
terme donné du métalangage peut être mis en relation un terme bien défini du langage-objet, de telle
manière que les propositions susceptibles d’assertion dans un langage se trouvent correspondre aux
propositions susceptibles d’assertion dans l’autre » (idem, p. 281).

Chez Hjelmslev, pareillement, cette propriété n’est pas nécessaire. «


D’ordinaire, une métasémiotique sera (ou pourra être) entièrement ou
partiellement identique à sa sémiotique-objet » (PTL, p. 152). Il faut donc
distinguer entre définition universelle et analyse particulière. Formellement,
la métasémiotique contient sa sémiotique-objet dans un seul plan (celui du
contenu). Mais, dans la pratique de l’analyse, il se peut ou bien qu’elle soit
entièrement identique à cette sémiotique-objet – et dans ce cas, le plan
d’expression de la métasémiotique est identique au plan d’expression de la
sémiotique dénotative ; ou bien qu’elle reproduise partiellement cette
sémiotique ; ou bien encore qu’elle soit entièrement différente de sa
sémiotique-objet – alors, les plans d’expression de la métasémiotique et de la
sémiotique dénotative sont radicalement distincts (cela n’arrivera que lorsque
les substances de la métasémiotique et de la sémiotique dénotative sont elles-
mêmes distinctes ; ainsi, par exemple, dans le cas du cinéma3).
Enfin, quatrièmement, – et c’est sans doute le point le plus important, – le
métalangage comme la métasémiotique traitent de variables non considérées
comme telles dans le langage-objet. C’est là leur fonction. Ainsi, écrit Tarski, «
pour un métalangage la condition d’être “essentiellement plus riche” que le
langage-objet consiste à contenir des variables de type logique supérieur au
type des variables du langage-objet » (ibidem). Par exemple, dans le
métalangage, on distinguera une proposition et la citation de cette proposition
dans une autre ; cette distinction dissipe la confusion sur laquelle est basé le
principe paradoxal de l’énonciation mensongère. Dans les termes de la
glossématique, on dira que le paradoxe du menteur4 réside en une confusion
entre deux variétés de contenu, corrélées toutes deux à la même invariante
d’expression. On verra dans le chapitre suivant comment la métasémiotique
permet d’offrir une résolution à cette difficulté.

Métasémiotique et métalangage commun

Il faut également tâcher de comprendre comment la fonction des


métasémiotiques peut être conciliée avec l’usage commun qui est fait de la
notion de métalangage. Pour rappel, le rapport entretenu par les formes
linguistiques avec leurs manifestations dans une substance est celui d’une
invariante formelle face à une multiplicité de variétés et de variations
manifestées (cf. supra, chapitre II). C’est ce rapport qui permet de « parler des
choses du monde » : en les rassemblant sous une fonction sémiotique régulière
– et donc communicable. Or, pour « parler de la langue », il ne faut pas opérer
autrement.
La métasémiotique rassemble sous une forme invariante une série de
formes linguistiques qui sont considérées sous cet angle comme des
substances, c’est-à-dire comme des variantes. Nom, verbe sont de ces signes
pour lesquels, dans l’analyse métasémiotique, chaque nom, chaque verbe
constitue une variante, en cela qu’il exprime un même contenu, – “nom”,
“verbe”, – associé, dans ses fonctions sémiotiques, à des expressions distinctes
les unes des autres. En ce sens, la métasémiotique, pas moins que la sémiotique
connotative, permet d’introduire une forme de variabilité au sein de l’analyse
dénotative. Cela correspond tout à fait à la représentation commune de l’usage
du métalangage : nom et verbe sont des termes métalinguistiques qui
permettent d’« exprimer » une collection de termes linguistiques.
Cet aspect de la fonction métasémiotique, qui rend compte de l’usage
commun de la notion de métalangage, ne pourra pas, cependant, faire
admettre dans le même temps que la métasémiotique « parle » d’une
sémiotique. Ce qui se réalise, en vérité, c’est qu’un discours parle d’un langage ;
et qu’un texte relevant d’une sémiotique donnée parle d’un autre texte dont
l’analyse relèvera de la même sémiotique ; enfin, que la possibilité de ce
discours ou de ce texte pourra faire l’objet non seulement d’une analyse
sémiotique, mais également d’une analyse métasémiotique.
Ce rapprochement et cette rectification faits, il n’est pas possible,
néanmoins, d’assimiler le métalangage « commun » à la métasémiotique : la
fonction que Hjelmslev entend attribuer à cette dernière ne se réduit pas à ce
seul aspect.
C. Le critère de scientificité
À présent que les fonctions respectives de la sémiotique connotative et de
la métasémiotique ont été aperçues indépendamment l’une de l’autre, il reste à
comprendre comment Hjelmslev parvient à les définir de manière formelle
comme symétriquement opposées.
L’hypothèse de base est que toutes deux font varier les formes déduites par
l’analyse dénotative. À les examiner plus en détail, il apparaît que les
procédures de variabilité respectives de la sémiotique connotative et de la
métasémiotique vont en sens inverse l’une de l’autre : la sémiotique
connotative fonde en constante ce qui est variable dans la sémiotique
dénotative, tandis que la métasémiotique transforme en variables les
constantes de la sémiotique-objet.
Les sémiotiques connotatives en tant que sémiotiques non scientifiques

On se rappelle que la sémiotique connotative permet d’associer des


contenus différents à des expressions que la sémiotique dénotative associe au
même contenu ; par exemple, /[rwa]/ (roi, prononcé « roua’«) et /[rwε]/ (roy,
prononcé « roué », avec un r roulé et un ou court) sont des variantes tant
qu’on n’a pas dissocié, par l’analyse connotative, les contenus “français
contemporain” vs “français de l’Ancien Régime”. C’est donc la projection d’une
différenciation de contenu sur le plan d’expression de la sémiotique dénotative
que met en place la sémiotique connotative.
Inversement, on observe que les différenciations de formes de contenu
dénotatives sont résorbées dans l’analyse métasémiotique. Par exemple, “faire”
et “agir” sont des invariantes dans la sémiotique dénotative, associées à des
expressions distinctes, mais ne constituent plus que des variantes au regard de
/verbe/ dans la métasémiotique.
La divergence des procédures apparaît clairement dans les tableaux ci-
dessous :

SÉMIOTIQUE DÉNOTATIVE SÉMIOTIQUE CONNOTATIVE


EXPRESSION CONTENU EXPRESSION CONTENU
/[rwa]/ “roi” => /[rwa]/ “roi en français
contemporain”
/[rwe]/ “roy” /[rwe]/ “roi en français de
l’ancien régime”

Variantes => invariantes

SÉMIOTIQUE DÉNOTATIVE MÉTASÉMIOTIQUE


EXPRESSION CONTENU EXPRESSION CONTENU
/faire/ “faire” => /verbe/ “faire”
/agir/ “agir” “agir”

Invariantes => variantes

La divergence procédurale qui vient d’être mise à jour semble au premier


abord très éloignée du critère de scientificité invoqué par Hjelmslev. Mais, en
vérité, non seulement ils sont compatibles entre eux, encore s’impliquent-ils
mutuellement.
La scientificité, on l’a vu, est la propriété des opérations ; et les opérations
sont garanties par le principe d’empirisme. Il faut donc montrer que les
sémiotiques connotatives peuvent entraîner la contradiction, ou ne pas être
exhaustives, ou encore produire des résultats qui enfreignent la règle de
simplicité, tandis que les métasémiotiques sont par définition non
contradictoires et tendent vers l’exhaustivité comme vers la plus grande
simplicité.
Soit le texte suivant :
– C’est qui ?
– Ben, c’est sa bonne femme.

/Bonne femme/ manifeste certainement le connotateur “langage familier”


face à /compagne/ faisant figure, quant à elle, d’expression liée au connotateur
“langage neutre”. Mais sur quels textes établit-on cette différence ? S’il n’est pas
possible de prétendre embrasser la totalité des textes, il faut bien choisir un
corpus. Pour qualifier ce corpus de représentatif, il aura fallu présupposer une
norme qui fournisse les critères de cette représentativité. Cette
présupposition, bien sûr, est inacceptable dans le cadre de la glossématique. Il
faut donc se résigner à considérer la coexistence des textes, ou des corpus de
textes – ce qui revient exactement au même, puisque aucune définition
formelle ne vient délimiter l’étendue de ces textes.
Du reste, cette incapacité à rien dire des textes avant leur formalisation
interdit de pouvoir statuer avant l’analyse sur leur homogénéité ou leur
hétérogénéité (cf. chapitre I). Il pourrait alors arriver qu’un corpus de textes
oppose l’expression /bonne femme/ avec /meuf/. Dans ces textes, le terme
/bonne femme/ est cette fois lié au connotateur “langage neutre” face à /meuf/
exprimant plus de “familiarité”. Il y a contradiction dès lors que /bonne
femme/ est posée par la sémiotique connotative en invariante alors qu’elle
varie de contenus.
Cette difficulté apparaîtra même avec des connotateurs qui paraissent
moins soumis au jugement social. Par exemple, le moyen se trouverait
aisément de départager la majorité des textes en fonction de l’opposition
“prose” vs “vers”. Les vers libres, cependant, paraîtront manifester le
connotateur “prose” au regard des vers rimés, tandis qu’ils s’associeront au
connotateur “vers” au regard de la prose. Là encore, la contradiction n’a pas
été évitée.
Bien sûr, dans les deux exemples évoqués, il est tout à fait possible de lever
ces contradictions. Il suffit pour cela de réunir les corpus sur lesquels avaient
d’abord été évalués contradictoirement les vers libres ou un terme comme
/bonne femme/. Ce faisant, la nécessité d’introduire un nouveau connotateur
à l’intersection des deux autres apparaîtra automatiquement. Mais, il ne sera
jamais possible de s’assurer que les connotateurs dénombrés sur base du
corpus de textes le plus étendu permettront de répondre non
contradictoirement de tous les textes, puisque ceux-ci sont en nombre illimité.
La possibilité de résorption des contradictions internes aux sémiotiques
connotatives implique donc l’impossibilité d’obtenir une description
exhaustive des connotateurs.
Enfin, les sémiotiques connotatives ne sont pas vouées à la simplicité
puisqu’elles apportent des différenciations supplémentaires par rapport à la
structure dénotative. En outre, les catégories dont relèvent les connotateurs
répondent à des critères intuitifs, qui ne sont pas eux-mêmes formalisés mais
qui correspondent à des catégorisations admises par le sens commun – bref à
des critères non scientifiques.

Les métasémiotiques en tant que sémiotiques scientifiques

Il en va tout différemment avec les métasémiotiques. Ce sont d’abord des


sémiotiques qui obéissent encore plus étroitement à la règle de simplicité que
les sémiotiques dénotatives, puisque là où les sémiotiques dénotatives doivent
prendre en considération deux ou plusieurs invariantes, l’analyse
métasémiotique n’en retient qu’une dont les invariantes dénotatives sont les
variantes. Par ailleurs, une métasémiotique ne peut être qu’exhaustive
puisqu’elle atteint nécessairement toutes les formes de la sémiotique
dénotative, qu’elle regroupe sous de « nouvelles » formes5. Enfin, une
métasémiotique ne peut introduire de contradictions puisque sa structure est
entièrement dépendante de la structure de la sémiotique dénotative ; les
relations et corrélations établies non contradictoirement dans la sémiotique
dénotative sont a fortiori non contradictoires dans la métasémiotique.
On peut dès lors concilier le critère de scientificité avec la procédure qui
fait d’invariantes des variantes, en cela que le sens procédural des
métasémiotiques correspond à une généralisation formelle. Les sémiotiques
connotatives, au contraire, transformant les variantes en invariantes, sont non
scientifiques ; elles le sont moins en tout cas que les métasémiotiques et les
sémiotiques dénotatives, parce que leur procédure d’analyse coïncide avec une
particularisation formelle.
Les sémiotiques connotatives engendrent au regard de la description
effectuée par la sémiotique dénotative une complexification de la structure
linguistique. Celle-ci se voit démultipliée sous l’effet des connotateurs.
Toutefois, s’il est vrai qu’elle est moins simple que celle offerte par la seule
sémiotique dénotative, la structure associée aux connotateurs permet de
répondre plus adéquatement des textes. L’hétérogénéité déduite de ceux-ci,
après avoir postulé méthodologiquement une homogénéité, ne dépend en
vérité que du point de vue auquel on s’est placé d’abord, à savoir celui de la
sémiotique dénotative. Mais la structure à laquelle aboutit la sémiotique
connotative est, quant à elle, à nouveau homogène ; il lui en a coûté,
cependant, de devoir y ajouter de nouvelles distinctions qui particularisent
davantage les formes sémiotiques.
Les métasémiotiques, au contraire, n’ont pas de prise directe sur les textes
et n’apportent rien à leur analyse linguistique. Leur analyse opère seulement
sur les analyses elles-mêmes. Elles valident les structures linguistiques en
vérifiant la non-contradiction de leurs relations et de leurs corrélations et en
mettant à jour les présupposés, tels par exemple que l’homogénéité textuelle,
dont est redevable leur analyse.

La polarisation des analyses sémiotiques

Sémiotiques connotatives et métasémiotiques procèdent donc bien dans les


directions opposées d’un seul axe, celui qui se tend, pour les objets analysés,
entre l’invariance et la variance absolues, ou, quand on se place au niveau de
l’analyse formelle, entre la particularisation absolue et la généralisation
absolue.
La particularisation absolue, en effet, ce serait ériger chaque variante en
invariante, rendre compte des particuliers dans leur seul aspect de particulier.
À l’opposé, la généralisation absolue, ce serait résorber toutes les variantes en
une seule invariante, rendre compte des variables dans leur seul aspect de
variabilité, de manière indifférenciée. Ni les sémiotiques connotatives ni les
métasémiotiques n’aspirent à réaliser ces absolus. Mais, leurs analyses y
tendent de manière opposée si l’on place à leur intersection l’analyse établie
par les sémiotiques dénotatives :
Tout axe connaît un centre. Eu égard à l’infinité de ses extrémités, le centre
axial ne peut être posé qu’arbitrairement. Quand bien même il connaîtrait
quelque latitude de déplacement, le centre se définirait toujours dans une
limite interne, puisqu’il est précisément le point de repère primitif. Ce n’est
qu’une fois le centre posé que d’autres points peuvent connaître une
orientation sur l’axe.
Sur l’axe des possibilités d’analyse des faits linguistiques, c’est la sémiotique
dénotative qui constitue ce centre. Elle est le modèle d’une norme descriptive
qui opère nécessairement avant toute autre analyse. Cette norme ne peut pas
être justifiée de manière interne à l’analyse, mais dépend, en l’occurrence, du
sentiment linguistique de celui qui y procède, c’est-à-dire, du sentiment qu’il a
de l’adéquation de la description à son objet.
Ni les sémiotiques connotatives ni les métasémiotiques ne mettent en
cause ce préjugé ; au contraire, elles le soutiennent en prenant par rapport à
lui une certaine distance. Mais, en même temps, elles garantissent que ce
préjugé descriptif ne sera pas projeté sur le texte lui-même et par conséquent
ne dérivera pas en présupposé ontologique quant au mécanisme de la langue
(au contraire de ce qui a lieu dans les grammaires prescriptives).
La sémiotique dénotative manifeste donc l’effectuation des normes
descriptives qui fonde le niveau spécifiquement linguistique des variantes et
des invariantes. La sémiotique connotative et la métasémiotique, en proposant
d’autres normes, basées sur d’autres corpus, sont les garants du
positionnement de ce niveau. Elles définissent et maintiennent la norme
linguistique dans son statut d’hypothèse méthodologique : la sémiotique
connotative, en multipliant les critères d’opposition entre formes ; la
métasémiotique, en réduisant le nombre des formes.
On voit ainsi que le critère de scientificité permet, de façon tout à fait
satisfaisante, de distinguer métasémiotique et sémiotique connotative. Mieux :
ce critère répond de leur fonction respective, au-delà des effets contingents. Il
est lié au principe le plus méritoire de la glossématique, celui de ne jamais
rabattre la structure sur le structuré, la fonction sur le fonctif, et partant,
l’analyse ou la description sur l’objet analysé ou décrit. Ce principe a pour
nécessité la variabilité sémiotique, qui permet de considérer que la substance
d’un niveau d’analyse est forme à un autre niveau et vice versa.

Analyse et description

Quant au premier critère avancé, celui qui oppose un plan de contenu à un


plan d’expression, il correspond à un effet de surface produit par les
sémiotiques connotatives et les métasémiotiques. Cet effet pourrait d’ailleurs
fort bien être contrecarré dans l’analyse. En reprenant les exemples qui ont
servi pour les schémas précédents, rien n’empêche de modifier l’opération de
la métasémiotique de telle manière qu’elle relève des variantes sur le plan
opposé à celui qui est ordinairement choisi.

SÉMIOTIQUE DÉNOTATIVE MÉTASÉMIOTIQUE


EXPRESSION CONTENU EXPRESSION CONTENU
/faire/ “faire” => /faire/ “verbe”
/agir/ “agir” /agir/
invariantes => Variantes

On ne pourrait travailler l’exemple illustrant la différenciation connotative


de la même façon ; du moins, pas avec la même évidence. S’il est vrai qu’on a
pris l’habitude d’appeler connotateur une forme de contenu permettant de
fonder en invariante une variante dénotative, il est néanmoins absolument
indifférent pour l’analyse particulière de ce connotateur, c’est-à-dire que la
déduction serait exactement la même, si le connotateur désignait non pas un
fonctif de contenu mais un fonctif d’expression.
Certains cas paraîtront pouvoir se prêter facilement à une modification
analytique de ce genre. Ainsi, dans l’exemple 3 du chapitre III, “commune
belge” et “commune française” étaient analysées comme des variantes de
contenu dans la sémiotique dénotative. Rien ne serait changé dans l’analyse si
leur constitution en invariantes dans la sémiotique connotative se faisait grâce
aux connotateurs/française/ et /belge/, au lieu des fonctifs de contenu
correspondants.
Le seul inconvénient d’une telle analyse particulière réside dans le fait
qu’elle aurait une bien moins grande portée de formalisation, puisqu’il faudrait
la renouveler dès que se présenteraient dans les textes, par exemple, les
fonctifs d’expression /de France/ et /de Belgique/. De sorte qu’il ne serait plus
envisageable de structurer efficacement les connotateurs en une sémiotique.
On voit donc que s’il faut privilégier dans l’analyse un des deux plans
comme constitutifs de la sémiotique dénotative, c’est pour des raisons
d’adéquation de l’analyse aux textes, sans que ce privilège s’institue en une
nécessité formelle inhérente à la définition des sémiotiques connotatives et des
métasémiotiques.
Une distinction doit dès lors être faite entre l’analyse formelle telle qu’elle
est réellement effectuée et l’analyse telle qu’elle est rapportée dans une
description. La description linguistique est la manifestation métasémiotique
de l’analyse formelle, de la même manière que les textes, une fois l’analyse
effectuée, doivent être considérés comme les manifestations sémiotiques d’un
objet formel – la langue.
Dans le domaine strict de la linguistique, au lieu des deux objets
traditionnellement reçus – langue et parole –, il faudra donc tenir compte de
ce que l’analyse des textes exige une division quadripartite :

niveau sémiotique niveau métasémiotique


substance textes descriptions
forme langue (sémiotique dénotative) métasémiotique
L’analyse pousse réellement la particularisation et la généralisation
formelle sur les deux plans sémiotiques, mais les résultats de cette analyse
sont, dans la description qui les rapporte, orientés de manière uniforme vers
l’un ou l’autre plan, à l’exclusion de l’autre, selon la direction prise par l’analyse
après que la sémiotique dénotative a été établie. C’est ainsi qu’à partir des deux
plans sémiotiques décrits en fonction de l’analyse dénotative, la description se
poursuit sur le plan de l’expression grâce à l’analyse connotative tandis qu’elle
privilégie le plan du contenu pour la métasémiotique.
C’est en somme par un souci de réalisme qu’en pratique ce sont, dans les
sémiotiques connotatives et les métasémiotiques respectivement, les plans
d’expression et de contenu qui sont des sémiotiques. Car il a été possible de
canaliser la description linguistique dans ce sens, sans déroger au critère
définitoire – celui de la scientificité – des analyses sémiotiques auxquelles cette
description est redevable.

Dans le chapitre I, on a montré que la glossématique instaurait une


hiérarchie sémiotique. Au dernier échelon de cette hiérarchie, l’analyse
connotative affine la description par la formalisation des usages d’une langue
donnée. Elle particularise, en la démultipliant, la formalisation effectuée
préalablement par l’analyse dénotative. L’analyse métasémiotique rend
compte, quant à elle, de la possibilité des analyses dénotatives. Avec des termes
tels que verbe, adjectif, phonème, l’analyse métasémiotique formalise les outils
conceptuels qui servent au développement des analyses dénotatives, chacune
de ces dernières ayant établi le schéma d’une langue particulière. Ce faisant,
l’analyse métasémiotique produit une métasémiotique qui généralise, en les
regroupant, les formes dénotatives. Cette généralisation correspond
notamment à la formalisation sémiotique de ce qu’on appelle, dans d’autres
théories et d’autres sciences, la méthodologie.
1 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, 1, Minuit, 1963, pp. 217-218. Le linguiste russe R.
Jakobson (1896-1982) est un membre fondateur du Cercle linguistique de Prague, vis-à-vis duquel
Hjelmslev n’a pas cessé, amicalement du reste, de marquer son désaccord théorique.
2 Alfred Tarski (1901-1983), mathématicien et logicien polonais émigré aux États-Unis. Ses travaux sur
les niveaux logiques et sur la métalogique ont établi sa réputation. Hjelmslev renvoie aux articles
suivants : « Le concept de vérité dans les langages formalisés » 1935, « La construction d’une sémantique
scientifique », 1940, « La conception sémantique de la vérité et les fondements de la sémantique », 1944 ;
tous ces articles ont été repris en français dans Logique, sémantique, métamathématique, Paris, Armand
Colin, 1972-1974 (2 vol.). Les développements légèrement plus tardifs de R. Carnap (Introduction à la
sémantique, 1942) et de B. Russell (Signification et vérité, 1940) relatifs au métalangage ne sont pas
mentionnés par Hjelmslev. La comparaison susceptible d’être établie entre les vues de Tarski et celles de
Hjelmslev ne recevrait pourtant pas de modification notable si les vues des deux autres logiciens étaient
également prises en considération.
3 Par exemple, si /travelling/ est un terme métasémiotique désignant une unité du langage
cinématographique, force est d’admettre que sa substance phonique ou graphique est distincte du
mouvememt de caméra (qu’il désigne) appartenant au langage-objet.
4 Le sophisme du menteur a été inventé au Ve siècle avant notre ère par Eubulide de Millet. Sous sa
forme primitive, il est formulé de la façon suivante : « Je mens (ψεύδομαι, “ce que je dis est faux”). Si ce que
je dit est vrai, ce qu’il dit est faux ; et si ce que je dit est faux, ce qu’il dit est vrai. » (cf. Aristote, Éthique à
Nicomaque, VII, 3)
5 On verra au chapitre suivant que les formes métasémiotiques n’ont pas besoin d’être nouvelles ; le plus
souvent, elles ne sont que des formes dénotatives qui ont changé de statut.
VI

Les métasémiotiques

Les métasémiotiques connaissent une hiérarchie qui leur est propre, ce qui
permet d’en livrer une typologie formelle. Au premier niveau de cette
typologie, appelé niveau sémiologique, l’analyse métasémiotique développe
deux outils descriptifs : l’autonymie et la terminologie sémiologique. Au second
niveau, ou niveau métasémiologique, l’analyse s’exerce sur les variations et sur les
classes. Elle réalise alors l’analyse de la substance linguistique. À tous ses
niveaux, l’analyse métasémiotique est d’application tant vis-à-vis des
sémiotiques dénotatives que des sémiotiques connotatives.
A. L’autonymie
L’usage de la métasémiotique est le moyen ordinaire du linguiste : c’est,
pour lui, la linguistique. Son utilité est de permettre la description, en fonction
d’une analyse sémiotique, de la langue qui est son objet. Pour ce faire, la
linguistique développe une terminologie spécifique, soit qu’elle enrichisse le
vocabulaire de mots techniques, soit qu’elle fasse des emplois particuliers de
mots communs.
Cependant, pour une analyse dénotative, la description linguistique doit
être regardée comme une réalisation textuelle parmi les autres. Dès lors, si l’on
veut considérer que la linguistique manifeste dans ses textes une certaine
homogénéité spécifique, c’est-à-dire qu’elle constitue un corpus spécialisé, il
faut associer sa sémiotique à un connotateur, qu’on désignera précisément
comme le “discours linguistique”, catalogué dans le paradigme connotatif des
“discours techniques”.
L’analyse qui dégagera des textes ce connotateur pourra juger si en fin de
compte la linguistique n’offre que des variantes d’usage par rapport à la
sémiotique dénotative – qu’elle a par ailleurs pour tâche de décrire – ou si elle
développe distinctement de sa sémiotique-objet un schéma spécifique.
L’examen de cette question montre que sous certains aspects la linguistique
propose un usage particulier de la sémiotique dénotative, tandis que sous
d’autres aspects elle développe un schéma distinct.
En effet, d’une part, l’introduction de certains termes, comme verbe ou
pluriel, l’emploi de certains autres, comme masculin ou forme, nécessitent la
redisposition des autres dans le schéma, de sorte que la linguistique apparaît
assurément comme une sémiotique distincte de sa sémiotique-objet. Mais,
d’autre part, tous les mots contenus dans la sémiotique dénotative sont
susceptibles d’un usage particulier dans la linguistique qui conserve en grande
partie les relations qui les ordonnent. Cet usage est celui désigné sous le terme
d’autonymie. Par exemple, si la phrase « Le chat dort près de la cheminée » est
décrite comme un usage du schéma dénotatif de la langue française, dans la
phrase « Chat a quatre lettres », il est fait du signe chat un usage autonymique
dont la métasémiotique se réserve l’analyse.
L’autonymie est donc un aspect de la métasémiotique qui ne la fait différer
de sa sémiotique-objet que selon l’usage. Traditionnellement, la
problématique de l’autonymie a été traitée à part, quelquefois ignorée de la
réflexion sur le métalangage. À l’inverse de cette tradition, Hjelmslev ne
prévoit pas de différence formelle entre les deux parties – terminologie
métalinguistique et usage autonymique – de la métasémiotique ; il en décrit au
contraire les possibilités sur une base commune, à savoir celle d’une
sémiotique dont l’un des plans est une sémiotique.
Il faut dès lors s’assurer que l’autonyme fonctionne bien sur ce modèle.
L’autonyme est un nom donné à un fonctif de dénotation. Ce nom n’est pas
exprimé autrement que par lui-même, s’il s’agit d’un fonctif d’expression, ou
par le fonctif d’expression auquel il est corrélé, s’il s’agit d’un fonctif de
contenu. Néanmoins, il n’est pas identique à ce fonctif, car l’usage qui le
particularise ne se réalise que dans certains contextes textuels spécifiques qui
lui font changer de statut grammatical (un adverbe y devient substantif) et de
signification.
/Ferai/, par exemple, est un fonctif dénotatif d’expression défini à la fois
par le processus et par le système sémiotiques : (a) par la fonction sémiotique,
il est corrélé à “ferai” ; (b) en fonction d’une analyse syntagmatique, il constitue
une invariante réductible en /fe-/, une variété de radical corrélée à “faire”, /-
r-/, l’invariante liée au fonctif de contenu “futur”, et /-ai/, une variété de la
“première personne” ; (c) toujours en fonction d’une analyse syntagmatique, il
a pour contexte textuel récurrent /je/ ; (d) en fonction d’une analyse
paradigmatique, il est notamment interdépendant, dans ses corrélations
immédiates, de /agirai/, /fais/, /vais faire/, /fera/.
Sauf que, dans l’emploi qui vient d’en être fait, c’est-à-dire dans la phrase
dont l’incipit est /Ferai/, par exemple, est un fonctif dénotatif., /ferai/ ne possède
aucune de ces propriétés ! /Ferai/ est ici pris dans une description linguistique
; ce qui est donc en usage n’est pas l’invariante /ferai/ mais bien le fonctif
métasémiotique d’expression //ferai//. Cet autonyme est le moyen d’exprimer
la convergence des relations et des corrélations qui permettent de constituer un et un
seul fonctif.
Par convention, on pourra dire que le fonctif de contenu auquel est corrélé
//ferai// est “/ferai/”. En réalité, le contenu de l’autonyme est la somme des
fonctifs identiques définis par les fonctions qui le corrèlent aux autres fonctifs,
tels qu’on peut les décrire sous les aspects syntagmatiques et paradigmatiques
dans les deux plans de la sémiotique.
Chacune de ces fonctions fonde le fonctif en invariante dans la sémiotique
dénotative ; chacune n’apporte plus qu’une variante de contenu vis-à-vis de
l’autonyme. Le principe définitoire général qui s’est dégagé à propos des
métasémiotiques se vérifie donc entièrement dans le cas particulier de
l’autonymie.
Il s’observe en outre pour les autonymes des figures, tels les phonèmes.
L’invariante /t/ offre dans la sémiotique dénotative une multiplicité de
variétés, liées à d’autres variétés par la syntagmatique. Ces variétés ne sont
plus que des variations de contenu au regard de l’autonyme //t//.

Autonyme et fonction sémiotique

La particularité de l’autonyme vis-à-vis des autres signes métasémiotiques


réside seulement dans le fait que le fonctif qui lui sert d’expression peut servir
également d’expression dans la sémiotique dénotative. Cette particularité est
issue d’une convention : ni nécessaire, ni purement contingente, elle fait de
l’autonyme l’instrument le plus simple, exhaustif et non contradictoire pour
l’analyse métasémiotique de chaque fonctif particulier de la sémiotique
dénotative.
La contradiction toutefois peut survenir quand on oublie la
conventionnalité qui est à l’œuvre dans l’autonymie. Si l’on présuppose ou
laisse présupposer qu’un lien nécessaire est établi entre le fonctif d’expression
autonymique et le fonctif dénotatif dont il rend compte, les usages sémiotiques
et métasémiotiques ne pourraient plus être distingués.
Par exemple, /ferai/, verbe, est contredit par son autonyme //ferai//, qui
est un nom, si on s’imagine qu’une seule constante suffit à les déduire d’un
texte où ils apparaîtraient tous deux. Alors qu’en réalité, du point de vue de
l’analyse métasémiotique, //ferai// pourrait être remplacé par toute autre
fonctif d’expression – y, par exemple.
C’est sur la même illusion que repose le paradoxe du menteur1. On ne peut,
en vérité, remplacer indifféremment, dans une déduction logique, une
proposition par son nom, parce que leur « identité » d’expression est
conventionnelle, et non essentielle : Je mens ne s’analyse pas en /x/ et Je dis que
/x/ mais bien en /x/ et Je dis que //x// ou, tout aussi bien, en /x/ et Je dis que
/y/ ; Je dis que /y/ peut être vrai sans que /x/ soit vrai.
L’autonymie participe d’un mécanisme susceptible d’être appliqué à toute
sémiotique dénotative. Sa signification est multiple et offre des emplois très
différents selon les contextes textuels. Ainsi, au cinéma, elle produit les effets
de réflexivité. Un regard à la caméra est une sorte d’autonyme
cinématographique, la citation d’un regard ordinairement contenu dans
l’univers diégétique du film (par exemple, un regard adressé à un interlocuteur
lors d’une conversation filmée en champ et contrechamp).
Cette communauté d’expression oblige l’édification théorique à user d’une
certaine subtilité dans les annotations typographiques, afin de bien dissocier
les différents niveaux de l’analyse. Les résultats de celle-ci ne seront plus
confortés par l’évidence matérielle, puisque l’expression les fait apparaître de
manière indifférenciée. Il faudra donc prendre un soin scrupuleux à établir le
statut des annotations typographiques, qu’elles désignent soit des textes, soit
des fonctifs dénotatifs, ou bien encore des fonctifs métasémiotiques2. Car,
avec ce statut, change le point de vue de description et l’application des
instruments théoriques tels que l’opposition ‘forme vs substance’.
B. La sémiologie
Parce que la glossématique aspire à faire une analyse de son objet sans la
moindre considération pour la substance dans laquelle les données empiriques
de cet objet sont offertes, la théorie dont elle procède n’est pas spécifique à
cette analyse. La théorie gagne au contraire à se montrer générale et à
connaître le plus grand domaine d’application. Ce n’est que de cette façon que
l’analyse immanente de la langue trouvera à se confronter aux limites de son
objet.
De même que la langue est une sémiotique particulière, la linguistique est
une analyse réservée à la langue. Mais la théorie glossématique prévoit le
modèle général des analyses sémiotiques. Ce modèle est la sémiologie. Appelée
de ses vœux par Saussure, la sémiologie est la métasémiotique générale des
analyses sémiotiques. Assuré, en vertu du principe d’empirisme, que dans ses
applications la sémiologie n’apporte aucun fait nouveau susceptible d’éclairer
l’analyse de la langue, le linguiste n’a pas à s’en préoccuper davantage.
C. La métasémiologie
Son travail analytique ne s’arrête pas là pour autant. L’analyse immanente a
ses conditions propres d’application. La linguistique n’a pu accomplir sa
description qu’en délimitant le champ empirique de son objet. Certes, elle a
voulu l’atteindre dans sa spécificité – ce que, dans un autre langage, on aurait
appelé son « essence » ; et la distinction initiale entre schéma et usage est une
implication directe de cette volonté.
Cependant, le schéma n’est pas le tout du langage, de même que la
linguistique n’effectue pas l’analyse totale des textes, mais seulement l’analyse
rendant compte de ce qu’ils sont en leur généralité spécifique. Dès lors, si la
contingence, la diversité, la répétition sont des aspects qui appartiennent eux
aussi aux faits de langage, il importe que l’analyse linguistique soit
théoriquement compatible avec les analyses, nécessairement étrangères à sa
méthode, qui rendront compte de ces aspects. Pour cela, il importe que la
configuration maximale du réseau d’analyse de la linguistique soit reconnue,
de manière à fixer la notion de généralité, qui la soutient, par rapport à celle
de particularité.
Aller examiner les limites de l’analyse, voilà ce qui peut, au terme des PTL,
relancer la recherche. C’est la métasémiologie qui effectuera cet examen.
« Son domaine, écrit Hjelmslev, est la terminologie spécifique de la sémiologie » (p. 163).

Les développements qui suivent cette affirmation dans les PTL sont
malheureusement des plus elliptiques. On tâchera ici de les étendre un peu,
sans toutefois viser l’extrapolation.
La métasémiologie consiste en une sémiotique scientifique dont l’un des
plans est constitué par une métasémiotique. Il s’agit là d’une métasémiotique
du second degré, d’une méta-métasémiotique, pour ainsi dire. Pourtant, elle ne
s’appliquera pas à l’analyse de la métasémiotique de la même manière que cette
dernière procède à l’analyse de la sémiotique dénotative appelée « langue ».
Celle-ci a apporté à la métasémiotique une grande partie des formes
constitutives de cette dernière ; et la métasémiotique n’a fait que retraiter ces
éléments formels de son point de vue. Si la métasémiologie s’appliquait elle
aussi à ces formes déjà contenues dans la sémiotique dénotative, son point de
vue analytique ne ferait que redoubler celui de la métasémiotique du premier
degré.
Sur le plan formel, néanmoins, puisque la métasémiotique du second degré
a pour sémiotique-objet la métasémiotique du premier degré, ces éléments
appartiennent au plan du contenu de la métasémiologie. Aussi, pour la
pratique, faut-il commencer par regrouper les éléments terminologiques en
trois catégories selon l’appartenance spécifique de leur définition à l’une des
trois sémiotiques en jeu, à savoir la sémiotique dénotative, la sémiologie ou
métasémiotique du premier degré, et la métasémiologie ou métasémiotique du
second degré.

Les formes non spécifiquement métasémiologiques

Premièrement, la terminologie sémiologique accueillera en son schéma les


termes du système de définitions de la sémiologie. Par exemple, dans le
système hjelmslevien, /glossème/, /spécification/, /paradigme/ sont des
éléments spécifiques de la métasémiotique du premier degré.
Deuxièmement, dans la définition des termes de sémiologie, certains
éléments, sur lesquels reposent l’ensemble du système, ne pourront renvoyer à
d’autres au sein de l’appareil définitionnel. Ces éléments sont dans les PTL au
nombre de quatre ; ce sont les termes : description, objet, homogénéité et
dépendance3. Ces éléments constituent la deuxième catégorie terminologique
de la sémiologie. Ils sont indéfinissables dans la sémiologie mais ont en
revanche un contenu dans la langue-objet de cette métasémiotique.
Par conséquent, ces deux premières catégories ne sont pas spécifiques à la
métasémiologie et n’ont pas à être étudiés par elle outre mesure. En effet, la
définition formelle et sémiologique donnée aux premiers termes suffit
amplement à l’exigence du principe d’empirisme, et la définition notionnelle
(seulement opérationnelle) des seconds repose sur des présupposés
philosophiques qui demandent à être examinés sur le terrain de la philosophie
et auxquels la métasémiologie ne peut pas apporter une autre attention que
celle de la sémiologie.
Ici donc l’aspect opérationnel de la définition de la métasémiologie
l’emporte de droit sur son aspect formel, et cela en vertu du principe
d’empirisme. Les métasémiotiques, à quelque niveau qu’on les prenne, étant
définies comme des opérations, c’est-à-dire des analyses répondant au principe
d’empirisme, il est en fait de leur devoir de réduire l’objet de leur analyse à la
partie laissée pour compte par l’analyse métasémiotique du rang inférieur. Ce
n’est donc pas par facilité que la métasémiologie ne s’occupe que d’une partie
de la terminologie linguistique, c’est par vocation.

Les formes spécifiquement métasémiologiques

Reste une troisième catégorie – spécifique à la métasémiologie, celle-là –


de la terminologie linguistique. Pour être spécifiques à l’analyse
métasémiologique, il faut que les éléments, d’une part, « ne soient pas
empruntés à la langue » – par quoi il faut entendre : qu’ils appartiennent
spécifiquement à une terminologie, car on ne met jamais en cause la possibilité
d’exprimer ces éléments dans le système d’expression de la langue – et, d’autre
part, qu’ils « entrent comme indéfinissables dans les propositions de la
sémiologie » (PTL, p. 153, passim).
Ces éléments se laissent diviser en deux familles. La famille (a) désigne les
variations des figures. Il s’agit, sur le plan de l’expression, des variations de
phonèmes (par exemple, les façons infiniment singularisables de prononcer
/a/ dans /table/) et, sur le plan du contenu, des variations de sémèmes (par
exemple, la zone continue du spectre des couleurs correspondant dans le
langage à /bleu pétrole foncé/)4.
La famille (b) désigne les classes. Il s’agit, sur le plan de l’expression, des «
traits » qui permettent de regrouper les phonèmes (par exemple, “/consonante
bi-labiale/” regroupe en français les phonèmes /m/, /p/ et /b/) ; sur le plan du
contenu, des classes sémantiques (par exemple, ““fruit sec comestible”” permet
de regrouper notamment “noisette”, “noix”, “amande”, “pignon”).
Ces deux familles d’éléments, avec lesquels la sémiologie doit traiter
nécessairement mais sans arriver à leur donner, au sein de son analyse, une
définition, constitue l’objet spécifique de la métasémiologie.

(a) Analyse des variations

La métasémiologie doit ainsi relayer la sémiologie dans l’étude des


variations, en leur apposant une autre critérisation que la caractérisation
linguistique. Elle s’intéressera, notamment, à la parenté phonatoire de
certaines réalisations de phonèmes. Dans cette analyse, les variations de /t/
seront rapprochées de celles de /d/ et de /n/, dites, en fonction d’une analyse
métasémiologique, apico-dentales. /Apico-dental/ est donc une forme
métasémiotique qui a pour contenu les réalisations des phonèmes /t/, /d/ et
/n/. Ceux-ci fonctionnent dans la métasémiologie comme des variations de
contenu, puisque leur distinction formelle est indifférente par rapport à la
forme métasémiotique /apico-dental/.
Dans ce cas, qui concerne l’analyse du plan de l’expression de la
sémiotique-objet, la métasémiologie n’est pas autre chose que la phonétique
expérimentale. L’effort poursuivi est de décrire d’une façon qui reste
sémiotique ce qui avait été laissé par la linguistique comme inanalysé.
Mais, si l’analyse pousse davantage la généralisation, en employant un seul
critère de mesure (ou un ensemble de critères appliqué indifféremment à tous
les éléments), par exemple celui du degré d’aperture phonatoire, elle tombe
hors des préoccupations de la métasémiologie. Car ces mesures statistiques ne
correspondent plus à la condition d’une analyse sémiotique. En effet, dans la
statistique, chaque variation se voit attribuer une valeur exclusive. Il n’y a par
conséquent plus d’organisation interne spécifique à deux plans, mais une seule
structure, qu’on peut disjoindre en deux ensembles bijectifs, l’un regroupant
les réalisations, l’autre les valeurs mathématiques associées à ces réalisations.
La phonétique expérimentale, quand elle se fait statistique, établit donc un
système de symboles.
Sur le plan du contenu, les formes peuvent être jaugées, en dernière
analyse (mais sans que cela soit nécessaire pour l’établissement du système
linguistique), selon l’expérience sensorielle et conceptuelle. Par exemple,
“jeune cerf’ et “jeune daim” peuvent constituer des variations de contenu
associées à la forme métasémiologique /“faon”/, alors que “cerf’ et “daim” sont,
dans la sémiotique dénotative, posés en figures de contenu l’une par rapport à
l’autre.
La métasémiologie correspond alors à la sémantique dans ses recherches
sémasiologiques5. Il ne faut pas croire que ce sont les objets du monde qui sont
ainsi analysés. La métasémiotique n’étend pas sa recherche au domaine de la
physique, de la biologie, de l’anthropologie, et finalement de toutes les sciences
existantes. Elle n’entreprend d’interroger ces objets mondains (les objets de ces
sciences) que dans leur relation avec les formes linguistiques. Dans ce
contexte, la réalité mondaine est elle-même préalablement constituée, c’est-à-
dire que la métasémiologie doit présupposer que la réalité est appréhendée à
travers des représentations (quelle que soit la valeur philosophique prêtée au
terme de « représentation »).
La phonétique et la sémantique trouvent ainsi une place dans la théorie
hjelmslevienne. Loin d’être traitées comme des sciences obsolètes, elles se
substituent au contraire à la glossématique quand celle-ci atteint le seuil de son
analyse. Hjelmslev s’insurge néanmoins contre les phonéticiens et les
sémanticiens non structuralistes : à ceux-ci fait défaut une base
scientifiquement établie de leurs recherches. Cette base, la glossématique
l’établit pour eux. En effet, pour Hjelmslev, la substance présuppose la forme ;
la phonétique présuppose par conséquent et doit être déterminée par les
résultats de la phonologie.

(b) Analyse des classes

La métasémiologie s’efforce également d’établir des classes, c’est-à-dire


d’expliquer le mécanisme par lequel la langue articule dans une analyse
générale (dans une hiérarchie) les grandeurs susceptibles d’une analyse
particulière.
Sur le plan de l’expression, cela consiste à dire, par exemple, que la classe
“/apico-dental/” permet de regrouper les figures d’expression /t/, /d/ et /n/. Il
ne s’agit plus, comme c’est le cas dans l’étude des variations, de décrire une
variabilité, mais bien de raisonner ces formes dénotatives dans une hiérarchie.
L’analyse métasémiologique révèle toutefois mieux son intérêt et sa
complexité sur le plan du contenu. La raison en est que les figures sont, dans
ce plan, beaucoup plus nombreuses que sur le plan de l’expression. Alors que
les phonèmes – au nombre d’une grosse trentaine en français – se manifestent
rarement seuls dans une fonction sémiotique6, les sémèmes sont fréquemment
manifestés dans une unité apparente. Par exemple, la phrase « Un chat
dormait près de la cheminée » compte 19 phonèmes7 pour seulement 7
sémèmes, dont 5 se trouvent manifestés isolément ; seul dormait demande à
être analysé en deux8 figures de contenu irréductibles, “dormir” et “imparfait”.
Mais on peut chercher à réduire le grand nombre des sémèmes par une
analyse métasémiologique. Par exemple, on considérera que “taureau”, “vache”,
“taurillon”, “génisse” peuvent être regroupés sous la classe ““bœuf”‘. Cette
classe, et toutes celles justiciables d’une analyse analogue, une fois qu’elles sont
associées à des fonctifs d’expression, peuvent être structurées : c’est une tâche
réservée à la métasémiologie, qui recouvre cette fois la sémantique dans ses
recherches onomasiologiques9.
On voudra peut-être objecter que /bœuf/ appartient tout à fait à la langue.
C’est qu’on n’aura pas prêté suffisamment attention au fait que ““bœuf”‘ ne s’y
trouve pas associé. C’est à /“bœuf’/, son autonyme, que la classe sémantique
doit être associée. On peut d’ailleurs très bien lui substituer une expression du
genre /“bovinité”/10, qui creuse plus explicitement l’écart entre les degrés
d’analyse. Et ce qui nous assure, en retour, que cette /“bovinité”/ n’est pas
corrélée à “bœuf’ mais à la classe ““bœuf”‘, c’est que la métasémiologie ne doit
pas s’occuper de biologie, – ce qu’elle ferait nécessairement si la /“bovinité”/
servait à analyser un fonctif dénotatif autrement que du point de vue
linguistique – mais de sémantique.

L'analyse de la substance

Les deux familles d’éléments spécifiques à l’analyse métasémiologique ont


pu paraître peu distinctes l’une de l’autre. Elles forment en vérité les deux
versants d’un seul phénomène. Toute invariante, en effet, est en quelque sorte
la classe de ses variantes manifestées ; et, inversement, toute invariante
linguistique peut être, dans la métasémiologie, considérée comme la variante
d’une classe.
Néanmoins, c’est bien à la métasémiologie qu’il appartient d’établir ces
classes. Car, du point de vue linguistique, une invariante est définie vis-à-vis
des autres invariantes en fonction d’analyses (paradigmatique et
syntagmatique) qui s’exercent indifféremment sur les unes et les autres. La
structure qui s’établit de ce fait est purement formelle, ou différentielle. On n’y
trouve aucun moyen d’établir des classes. En fait, la hiérarchisation de la
sémiotique (telle, par exemple, qu’on la trouve dans nos schémas de
sémiotiques connotatives) est le résultat d’analyse non de la métasémiotique
du premier degré, qui dégage les formes, mais de la métasémiotique du second
degré.
De toutes ces tâches, il faut conclure avec Hjelmslev que « dans la pratique,
la métasémiologie est identique à la description de la substance » (PTL, p. 166)
en prenant soin de préciser : la substance linguistique.
Il faut se rappeler en effet que la distinction forme vs substance est
dépendante du niveau d’analyse choisi. Ce qui est substance pour la
linguistique, métasémiotique du premier degré, peut être forme pour la
métasémiologie. Il n’y a rien d’étonnant à cela ; c’est une conséquence de la
définition de la forme qui, d’une part, la détermine comme une constante
interdépendante de la hiérarchie qui l’institue, mais qui, d’autre part, la lie à la
manifestation comme détermination de substance. Forme linguistique et
forme de substance ne font qu’une, diffractée selon le point de vue. Et la
substance ne fait qu’exprimer le rapport de la langue au sens (mening).
Cela reste vrai du reste pour le degré inférieur. Ce qui est substance pour la
sémiotique dénotative est forme pour la linguistique. Ce qui ne veut pas dire
qu’à ce niveau la linguistique soit une forme apposée à la langue. Il faut
comprendre en fait que la linguistique donne à la langue sa forme. La
linguistique est la formalisation de l’objet-langue ; la langue n’est un système
que parce que la linguistique a montré qu’une analyse en terme de système est
adéquate à cet objet11. Et cela est encore vrai pour le schéma linguistique lui-
même. Lui aussi formalise. Il traite la substance qu’il dénote (substance sur
laquelle il n’est pas nécessaire de se prononcer philosophiquement : il importe
peu qu’elle soit apparence, étant ou être du réel) comme une forme.
Il vaut la peine de reprendre la démonstration dans l’autre sens, avec une
illustration. Le schéma linguistique donne forme à une substance particulière :
par exemple, il délimite dans la matière-sens (phénoménale, ontique ou
ontologique, peu importe) un bœuf qu’il permet d’exprimer. La linguistique
(ou métasémiotique du premier degré) observe dans le texte de langue, en
procédant par analyses paradigmatiques et syntagmatiques, une forme
linguistique /bœuf/ à partir de tous les exemplaires substantiels qu’elle en aura
trouvés dans ces textes. La métasémiologie (ou métasémiotique du second
degré) rend compte de cette forme linguistique en l’appréhendant comme
substance de sa classe, à laquelle elle va adjoindre une forme métasémiologique
qui permettra l’analyse de la “bovinité” par rapport à l’“ovinité” et autres
animalités et mondanités.
D. Les sémiotiques connotatives en tant que sémiotiques-objets
Les sémiotiques connotatives adoptent des points de vues divers et
indéfinis : points de vue géographique, stylistique, psychologique, social, voire
points de vue égocentrique, contextuel, graphologique, et même – pourquoi
pas ? – point de vue fantaisiste, quelle que soit cette fantaisie. En revanche,
pour une sémiotique-objet, il ne peut y avoir qu’une seule métasémiotique,
puisque celle-ci est, par définition, l’analyse la plus simple et la plus exhaustive
(sans compter la nécessité de non-contradiction) de cette sémiotique. Pour
Hjelmslev, il ne saurait y avoir qu’une seule linguistique : celle qui analyse le
plus adéquatement la langue.
Nous avons vu que si, en pratique, seule la métasémiologie correspond à
l’analyse de la substance, c’est que le point de vue duquel on se place pour le
dire est celui du niveau de la linguistique. Or, c’est également à partir de ce
niveau qu’est déterminée la sémiotique connotative. En effet, c’est parce que la
linguistique a postulé, dans un premier temps, que les textes sont homogènes
et que la langue est analysable en une sémiotique dénotative unique qu’elle
doit, dans un second temps, reconnaître aux textes une certaine hétérogénéité
et démultiplier la sémiotique dénotative par une sémiotique connotative. La
sémiotique connotative présuppose ainsi non seulement la sémiotique
dénotative mais également la métasémiotique.
Par ailleurs, les connotateurs étant solidaires entre eux et en nombre
indéfini, il n’est pas possible de construire des sémiotiques connotatives dont
le plan d’expression serait déjà une sémiotique connotative. La hiérarchie à
deux degrés de la métasémiotique n’a pas d’équivalent dans la sémiotique
connotative. Cette dernière est dès lors comparable avec tous les niveaux de la
hiérarchie métasémiotique.
En revanche, il est possible d’établir une sémiotique connotative dont le
plan d’expression serait une métasémiotique (tel terme taxinomique serait une
variété solidaire d’un connotateur désignant telle école linguistique ou des
écrits de tel linguiste) ; et il est recommandé d’établir les métasémiotiques des
sémiotiques connotatives.
Ces métasémiotiques constituent les études des langues à partir des points
de vue « extérieurs » (c’est-à-dire, en fait, à des points de vue concernant les
variantes). La socio-linguistique, la psycho-linguistique, la linguistique
historique, la dialectologie, la philologie, voire l’herméneutique (linguistique),
sont autant de métasémiotiques de sémiotiques connotatives. Ou du moins
leurs résultats pourraient-ils être réinterprétés sous cette forme. Ces deux cas
de figure font comprendre l’éventualité fixée par les définitions respectives des
sémiotiques connotatives et des métasémiotiques de constituer les deux plans
en sémiotiques.
De ces dernières possibilités analytiques, il faut tirer une conséquence qui
heurte le sens des apparences. Elle n’en est pas moins capitale et irréfutable : la
métasémiotique, qui se situe du côté de la généralisation par rapport à la
sémiotique dénotative, peut se retrouver, quand elle s’occupe de décrire les
sémiotiques connotatives, du côté de la particularisation. Et, de fait, dans le
détail des termes spécifiquement analysés par la métasémiologie, il en est,
telles les variations, qui trouvent également à se placer dans la sémiotique
connotative.
La contradiction n’est qu’apparente. Une fois de plus, il suffit pour la lever
de bien distinguer les différents niveaux d’analyse, et à l’intérieur de chacun de
ceux-ci les relations de présupposition entre les différentes sémiotiques en
présence.
Le premier niveau d’analyse est celui qui est utilisé ordinairement en
linguistique. C’est le niveau d’analyse des textes et des formes qui leur sont
apposées. Dans le chapitre précédent, c’est ce niveau qui a fait l’objet d’un
schéma (voir p. 130).
Le second niveau d’analyse est le niveau métasémiotique. Il n’est d’usage
que dans une visée épistémologique.
Les différents liens de présupposition établis entre chaque analyse d’un
niveau sont conservés à tous les niveaux possibles. Ainsi, étant donné que la
sémiotique connotative et la métasémiotique présupposent la sémiotique
dénotative, la métasémiotique des sémiotiques connotatives et la
métasémiologie présuppose la linguistique (ou la sémiologie, puisqu’en
théorie, ces liens de présuppositions sont établis non seulement pour le cas des
langues, mais également pour toute autre sémiotique dénotative éventuelle).
Comme par ailleurs la sémiotique connotative présuppose la
métasémiotique, la métasémiotique des sémiotiques connotatives présuppose
la métasémiologie. Enfin, puisque la métasémiotique présuppose la sémiotique
dénotative, le niveau épistémologique présuppose le niveau sémiotique.
Un schéma, analogue à celui qui a été présenté pour rendre compte du
comportement des analyses face à leur objet commun, illustrera le rapport
qu’entretiennent entre elles les analyses de ces analyses :

La plus grande difficulté que rencontre la lecture de ce schéma est d’y saisir
le rôle ambivalent de la métasémiotique : la métasémiotique présuppose la
sémiotique dénotative, mais sa fonction est de dégager les présupposés
inhérents à l’établissement de cette sémiotique. On peut dès lors considérer
que le second niveau d’analyse n’est que le développement de la
métasémiotique dans le premier niveau. C’est ce qui résout l’apparente
contradiction mentionnée plus haut.

*
On espère avoir montré que la métasémiotique conçue par Hjelmslev est
loin de pouvoir se réduire à un métalangage où l’on « parle » du langage. La
métasémiotique est le produit d’une analyse portée sur les analyses
sémiotiques, dénotatives aussi bien que connotatives. Or, cette analyse
métasémiotique est complexe et réclame, par moins que l’analyse sémiotique,
une hiérarchisation des sémiotiques-objets qu’elle formalise.
À un premier niveau, elle correspond à une explicitation des outils
conceptuels et des règles méthodologiques observées dans les analyses
sémiotiques.
À un second niveau, elle se substitue aux analyses sémiotiques, dès lors que
celles-ci sont arrivées au bout de leurs capacités descriptives. Elle correspond
alors, sur le plan de l’expression, aux études phonétiques et, sur le plan du
contenu, aux études sémantiques.

1 Voir ici-même, p. 121, note 4.


2 Voir, en fin d’ouvrage, la liste des usages typographiques qui auront été retenus ici.
3 Hjelmslev qualifie ces termes d’« indéfinissables ». De fait, dans les PTL, chaque terme technique peut-
être défini en renvoyant aux autres termes techniques. Au bout de cette chaîne définitionnelle, on trouve
quatre indéfinissables, sur lesquels l’ensemble des définitions repose. Les traductions anglaise et française
ont annexé aux PTL un glossaire où l’emboîtement des définitions apparaît clairement.
4 On espère qu’il n’aura échappé à personne que les éléments décrits ici sont à rapprocher des éléments
analysés par la sémiotique connotative. La raison de ce rapprochement sera donnée dans la section D du
présent chapitre.
5 Dans l’approche sémasiologique, la sémantique cherche à étudier le sens à partir des mots ; par exemple,
la sémasiologie repérera dans un corpus chaque occurrence du mot /vérité/ et essaiera, en fonction des
différents contextes, de donner une description détaillée, soucieuse des subtilités de chaque emploi, de sa
signification. En termes hjelmsleviens : toute manifestation linguistique conduit à une étude de la
variation des contenus dans les textes.
6 Eau, à, un, en, où, à l’oral, sont quelques-unes des rares fonctions sémiotiques pour lesquelles l’analyse
déduit sur le plan de l’expression une seule invariante irréductible, c’est-à-dire un phonème unique.
7
8 Trois, si l’on compte le “il » qui s’y voit répété.
9 Dans l’approche onomasiologique, la sémantique observe comment un sens, qu’on suppose pouvoir être
détaché de toute expression préalable, est exprimé par différents mots. Par exemple, l’onomasiologie
tentera d’établir, en en dissociant les usages, les différentes manières d’exprimer ce qu’est une “idée” –
/idée/, /concept/, /notion/, /pensée/, /représentation/, en français, mais également en comparaison
avec /idea/, /thought/, /mind/, et encore avec /Vorstellung/, /Idee/, /Begriff/, etc. En termes
hjelmsleviens, toute forme de contenu linguistique peut faire l’objet d’une déduction qui la constitue en
classe d’autres formes linguistiques.
10 Même /bovinité/ pourrait convenir.
11 Dans les termes de l’épistémologie classique, on dira que le schéma linguistique a une définition
effective et non intentionnelle. La propriété la plus importante d’une définition effective est qu’elle ne
permet pas, contrairement à une définition intentionnelle, de rendre compte, dans le même point de
vue, des aspects non formels du langage. Une définition effective est par conséquent corrélative de la
notion de spécificité. Nulle trace, cependant, dans cette définition, d’une quelconque « ontologisation » du
schéma linguistique. Il n’y a de schéma qu’analysé.
Annexe

Les vicissitudes d’une réception

C’est en France que l’œuvre de Hjelmslev a connu le plus grand nombre


d’échos. Elle a bénéficié, au début des années 60, d’un engouement généralisé
pour la linguistique structurale qui est connu sous le nom de structuralisme1.
Sous cette bannière, une jeune génération de linguistes et de chercheurs en
lettres ont entrepris de développer une science nouvelle, qui avait été appelée
de ses vœux par Saussure, la sémiologie. En 1964, la revue Communications
contribue à sa reconnaissance institutionnelle en consacrant son quatrième
numéro aux « Recherches sémiologiques ». Roland Barthes, dont l’audience
dépasse alors de loin le milieu universitaire, participe à ce numéro. Il y publie
un vade-mecum de sémiologie, les « Éléments de sémiologie »2, où sont
présentés, discutés et mis en perspective des concepts saussuriens et
hjelmsleviens, parmi lesquels se trouvent les concepts de « métalangage » et de
« connotation ».
Depuis, la théorie linguistique du métalangage et de la connotation est
connue en France à travers les pages que Barthes lui a réservées. Nombre de
manuels et de syllabus, même parmi les plus récents, les reproduisent à
l’attention des étudiants. Et c’est certainement une bonne chose, car la
présentation de Barthes, très peu technique, donne à voir des concepts qui,
chez Hjelmslev, sont développés à un niveau de formalisation où les
représentations concrètes ne trouvent guère de place. On est en droit de
s’étonner, en revanche, de trouver dans des études spécialisées des critiques de
la conception hjelmslevienne de la « connotation » et du « métalangage »
réalisées sur la base de cette référence3.
Dans ce chapitre annexe, nous voudrions ajouter à notre présentation de la
théorie de Hjelmslev : en exposant avec l’aide de Barthes quelques applications
sémiologiques des concepts de connotation et de métalangage ; en menant un
examen critique de deux schémas qui, dans les « Éléments de sémiologie », ont
pu servir à traduire les définitions hjelmsleviennes de la sémiotique
connotative et de la métasémiotique, et qui en outre, indépendamment de ces
définitions, ont été consacrés par la postérité.
A. La connotation et le métalangage en sémiologie La sémiologie
a eu une période triomphaliste. Elle a participé à cette ère du
soupçon généralisé qui suppose un monde déchu – par ailleurs,
largement mythique – d’« innocence » et de « transparence », un
monde originel où régnait la dénotation4. Où un arbre était un
arbre, où un mot signifiait ce que disait le dictionnaire, où une
publicité vantait la qualité d’un produit. A la fin des années 50 et
au cours des années 60, avec Barthes dans le rôle de l’aruspice, la
sémiologie a prédit la fin de ce règne et annoncé l’arrivée au
pouvoir, bien plus terrible, de la connotation… De fait, la sémiologie
a eu l’occasion de prendre la parole sur la place publique, Barthes
ayant ausculté les entrailles de la société dans France-Observateur,
Esprit, Les Lettres nouvelles, Le Nouvel Observateur.
Or, les moyens que Barthes a utilisés pour accomplir les charges de sa
fonction ressemblent à des amplifications très personnelles de propositions
théoriques développées par Hjelmslev dans les PTL. Nous examinerons trois
d’entre elles.
Pour commencer, Barthes absolutise le postulat d’immanence. Rappelons
que, dans un but épistémologique, Hjelmslev a opté pour une analyse
immanente du langage : nul présupposé, nulle connaissance extérieure et
préalable ne doit être sollicitée par l’analyse linguistique. Chez Barthes, cette
immanence est devenue ontologique : rien ne peut échapper à la connaissance
sémiologique, parce que tout est signe. Pour Barthes, un arbre n’est un arbre
que s’il se signifie – c’est sa dénotation d’arbre.

La connotation

Ensuite, Barthes surinvestit l’analyse des usages. Tout est signe, mais les
usages sont infiniment variés. Et ce sont les usages qui font sens dans la
société. C’est ici qu’intervient la notion de connotation : à ce que signifient «
naturellement » les objets, s’ajoutent des « sens connotés » en fonction de
leurs usages.
Par exemple, un nuage a pour dénotation le sens d’une masse de vapeur, de
telle ou telle densité, de telle ou telle forme, qui se trouve à telle hauteur dans
le ciel, etc. Le plus important, toutefois, est rarement là : il est dans l’usage que
l’on peut faire de ce sens dénotatif ; par exemple, il permet de prévoir si un
orage s’annonce ou si le soleil va continuer de briller.
Cette prévision est un sens second, qui s’ajoute au sens dénotatif : la
prévision météorologique ne sera pas la même si le nuage est, au niveau
dénotatif, haut, blanc et longiligne ou s’il est bas, noir et qu’il a la forme d’un
gros œuf prêt à éclater. La prévision météorologique est ainsi une connotation
du nuage.
Pour Barthes, les connotations sont particulièrement intéressantes à
analyser dans les artefacts, que le XXe siècle semble avoir multiplié : « Lorsque
nous lisons notre journal, lorsque nous allons au cinéma, lorsque nous regardons la
télévision et écoutons la radio, lorsque nous effleurons du regard l’emballage du
produit que nous achetons, il est à peu près sûr que nous ne recevons et ne percevons
jamais que des messages connotés. Sans décider encore si la connotation est un
phénomène anthropologique (commun, sous des formes diverses, à toutes les histoires
et à toutes les sociétés), on peut dire que nous sommes, nous, hommes du XXe siècle,
dans une civilisation de la connotation. » (Barthes, op. cit., p. 245) Une publicité a,
certes, pour dénotation le produit ou le service qui l’a suscitée – encore n’est-
ce pas absolument nécessaire5 – mais elle regorge de connotations : là réside
son art. Pour reprendre à nouveau une analyse de Barthes : une publicité pour
des pâtes alimentaires (réputées être d’origine italienne) réussit son coup si,
par l’agencement des couleurs rouge, jaune et vert, elle connote l’“italianité”.
Là encore, il s’agit d’un sens ajouté : les tomates sont naturellement rouges, les
pâtes, jaunes, le basilic, vert, mais l’usage qui en est fait dans la publicité n’est
pas de signifier seulement “aliments cuisinés”. La connotation “italianité” est le
véritable message qui doit être « communiqué », parce que l’Italie est la patrie
imaginaire des pâtes, comme la France est celle du vin.
Quel rapport cela a-t-il avec la théorie de Hjelmslev ? Dans la
glossématique, les sémiotiques connotatives sont destinées à l’analyse des
usages sémiotiques ; ces usages sont distingués au moyen des connotateurs.
Remplaçons connotateur par connotation, et il semble à première vue que,
face à l’enseignement hjelmslevien, Barthes s’est montré un élève aussi doué
qu’appliqué ; cependant, Hjelmslev précise qu’une analyse connotative n’a de
pertinence qu’une fois réalisée l’analyse dénotative ; si le schéma sémiotique
n’est pas décrit, la description de ses usages ne peut avoir de fondement. Or,
Barthes ne s’est guère soucié d’analyser les systèmes dénotatifs…

Le métalangage

Pour finir, Barthes réitère, mais en le détournant de son but, le programme


épistémologique hjelmslevien. La sémiologie doit développer des métalangages
pour l’analyse des systèmes de signes ; en outre, elle instaure autour du
concept de « signification » un nouveau paradigme épistémologique, appelé à
supplanter le paradigme positiviste des sciences. – C’est une tâche immense
qui l’attend : « Au début du projet sémiologique, on a pensé que la principale tâche
était, selon le mot de Saussure, d’étudier la vie des signes au sein de la vie sociale, et
par conséquent de reconstituer des systèmes sémantiques d’objets (vêtements,
nourriture, images, rituels, protocoles, musiques, etc.). Cela est à faire. Mais […], si les
tâches de la sémiologie s’agrandissent sans cesse, c’est qu’en fait nous découvrons
toujours mieux l’importance et l’étendue de la signification dans le monde ; la
signification devient le mode de penser du monde moderne, un peu comme le “fait” a
constitué précédemment l’unité de réflexion de la science positive. » (Barthes, op. cit.,
pp. 228-229).
C’est surtout une tâche infinie, impossible, ou vouée à sa perte : « Chaque
science nouvelle apparaîtrait comme un métalangage qui prendrait pour objet le
métalangage qui la précède, tout en visant le réel-objet qui est au fond de ces
“descriptions” ; l’histoire des sciences humaines serait ainsi, en un certain sens, une
diachronie de métalangages, et chaque science, y compris bien entendu la sémiologie,
contiendrait sa propre mort, sous forme du langage qui la parlera. […] L’objectivité du
sémiologue est rendue provisoire par l’histoire qui renouvelle les métalangages » (pp.
79-80).
Le relativisme historique et le nihilisme affirmatif dont témoignent ces
citations sont assez éloignés de Hjelmslev, pour qui les métasémiotiques
doivent instaurer un savoir définitif6. Mais, en l’occurrence, quant à la
sémiologie telle qu’on l’a pratiquée dans les années 60, Barthes a vu assez juste.
La sémiologie n’a pas rempli le programme de description, démesurément
ambitieux, qu’elle s’était attribué. D’une part, les « métalangages » qui se sont
développés dans l’orbe de la sémiologie, telle la sémiologie du cinéma7, ont
trop vite épuisé leurs concepts spécifiques pour offrir une description
adéquate de leurs objets. Et, d’autre part, les « métalangages » d’autres sciences
ont pris le pas sur la sémiologie pour fournir, avec des moyens théoriques
souvent plus performants, les descriptions de « sens connotés » dont Barthes
avait mis l’existence en évidence.
Ainsi, par exemple, les anthropologues de la communication, tel Erving
Goffman8, analysent le monde comme un théâtre, où les comportements
sociaux sont régis en fonction de contraintes contextuelles et d’habitus socio-
culturels. Cette conception du « monde-comme-un-théâtre » où les usages
sont souverains n’est pas sans évoquer le « soupçon » à l’égard des dénotations
que Barthes voulait étendre à toutes les pratiques signifiantes.
En fait, le programme de la sémiologie est apparu à ce point déraisonnable
qu’une fois l’euphorie retombée, ceux qui ont persévéré dans leurs travaux à
rendre hommage aux avancées théoriques de Hjelmslev, en particulier à sa
conception de la sémiotique connotative et de la métésémiotique, ont préféré
le faire sous l’étiquette de la sémiotique, plutôt que sous celle, devenue
inavouable, de la sémiologie.
B. Examen des schémas de la connotation et du métalangage
D’après Barthes, un système sémiotique est composé d’un plan
d’expression et d’un plan de contenu – jusqu’ici, Hjelmslev ne le
désavouerait pas – entre lesquels est instaurée une relation. Ce
terme de « relation », qu’on ne trouve pas chez Hjelmslev, sinon
dans un tout autre sens9, est assez ambigu. Car, s’il est un point
sur lequel Hjelmslev est catégorique, et que Barthes n’a pas pu
méconnaître, c’est bien que les formes linguistiques connaissent
une organisation propre au sein de chaque plan et que la relation
entre une forme d’expression et une forme de contenu ne peut
être établie qu’au niveau de leurs manifestations, et non dans le
système lui-même. On suppose donc que le terme de relation doit
être pris ici dans une acception lâche et redondante : puisqu’un
système sémiotique est composé de deux plans, il faut bien qu’un
rapport existe entre eux.
Barthes prend le risque d’une formalisation rudimentaire. Si E désigne un
plan d’expression, C, un plan de contenu, et R, une « relation », un système
sémiotique se laisse traduire par la formule suivante : E R C.
Barthes en vient alors aux concepts de sémiotique connotative et de
métalangage. Le système E R C, écrit Barthes, peut devenir le simple élément
d’un second système. Et, selon le point d’insertion du premier système, deux
ensembles peuvent ainsi être constitués : « Dans le premier cas, le premier
système (E R C) devient le plan d’expression ou signifiant du second système :

ou encore : (E R C) R C. C’est le cas de ce que Hjelmslev appelle la sémiotique connotative [.].


Dans le second cas (opposé) de décrochage, le premier système (E R C) devient, non le plan
d’expression, comme dans la connotation, mais le plan de contenu ou signifié du second système :

ou encore : E R (E R C). C’est le cas de tous les métalangages […]. Telles sont les deux voies
d’amplification des systèmes doubles :

(R. Barthes, L’aventure sémiologique, p. 77.)


Nous voudrions à présent proposer une analyse critique des schémas que
Barthes a avancés pour illustrer les concepts hjelmsleviens de la « connotation
» et du « métalangage ».

Couple ou triade sémiotique Les termes employés par Barthes dans ses schémas
ne sont pas ceux que Hjelmslev utilise dans ses définitions. Signifiant et signifié
proviennent, comme on le sait, du Cours de linguistique générale de Saussure.
Hjelmslev, quant à lui, ne fait aucune allusion à ces termes dans les PTL. Certes,
les termes qu’il emploie, expression et contenu, correspondent pour une large part
à la distinction saussurienne, mais l’équivalence n’est posée explicitement qu’avec
les termes d’idées et de sons (cf. PTL, p. 78).

Quelle raison aura poussé Barthes à transposer dans la terminologie


saussurienne la représentation schématique des définitions du « métalangage »
et de la « connotation », alors que son commentaire restitue les termes
propres à Hjelmslev ? Le souci de correspondance avec les chapitres
précédents des « Éléments de sémiologie », où c’est bien la théorie
saussurienne qui est rapportée, aura certainement guidé son choix. En
principe, cette transposition ne trahit pas la pensée de Hjelmslev, puisque
celui-ci reconnaît volontiers l’héritage du maître de Genève. Mais en même
temps cette transposition a été la source de graves défauts d’interprétation vis-
à-vis des définitions hjelmsleviennes.
Dans les PTL, expression et contenu sont posés dans une relation
exclusivement binaire. Il n’est besoin d’aucun autre élément pour les
caractériser : « Expression et contenu sont solidaires et se présupposent
nécessairement l’un l’autre. Une expression n’est expression que parce qu’elle est
l’expression d’un contenu, et un contenu n’est contenu que parce qu’il est le contenu
d’une expression » (PTL, pp. 66-67.) Chez Saussure, le parcours sémiotique est
également binaire, distinguant le signifiant du signifié comme les deux faces
d’une feuille de papier. Mais, à sa suite, à cause des tentatives de conciliation
entre les thèses structurales et la tradition philosophique du langage, un
troisième terme va venir troubler ce couple : le référent. La conception
triadique du signe va alors concurrencer et tenter régulièrement de récupérer
la conception binaire.
Il est nécessaire de rendre compte de l’amalgame qui s’est opéré entre ces
deux conceptions antagonistes10. Dans le champ de la linguistique et de la
sémiotique, la conception triadique du signe tire son origine de l’œuvre des
logiciens, principalement de Frege et de Peirce11. Pour Frege, le procès de
signification est enclenché par un élément sensible, le signe, auquel s’associe à
la fois une dénotation (Beduntung) et un sens (Sinn). Par exemple, étoile du
matin et étoile du soir sont des signes qui ont la même dénotation (la planète
Vénus) mais non le même sens. Chez Peirce, un signe est un Representamen qui
représente, ou parle d’, un (ou plusieurs) Objet par l’intermédiaire d’un (ou
plusieurs) Interprétant mental. Par exemple, ce vaisseau là-bas est un
Representamen qui, pour une personne ne voyant pas le vaisseau ainsi désigné,
aura pour Objet la partie de la mer qui se trouve devant lui, et cela en fonction
de deux Interprétants principaux : sa connaissance des lieux où un vaisseau est
susceptible d’être aperçu et l’hypothèse que ses yeux ne sont sans doute pas
assez perçants pour qu’il puisse le constater lui-même.
Dégagé des différentes taxinomies, le signe triadique offre toujours un
élément perceptuel, un élément conceptuel et un élément mondain (au sens
phénoménologique du terme) ou référentiel. Ogden et Richards, un couple de
logiciens anglo-saxons, ont fixé en 1923, dans un diagramme, la triade logico-
sémiotique :

Ce diagramme, aussi, a connu une certaine postérité. On le retrouve


presque inchangé dans les grandes sommes anglo-saxonnes. Dans Le signe12,
Umberto Eco a tenté une présentation cohérente et globalement unifiée de la
sémiologie. L’un des points centraux de rassemblement des diverses théories
sémiotiques consiste précisément dans la conception du signe, qui selon lui a
toujours été triadique. Celle-ci remonterait aux Stoïciens, et aurait été «
reformulée sous des noms divers tout au long de l’histoire de la philosophie du
langage et de la linguistique » (p. 31). Là également, un schéma vient
agrémenter le texte et fournir « une fois pour toutes les termes auxquels nous
aboutirons » (ibid.) :

Selon Eco, le signifiant cheval, par exemple, a pour référent un animal (soit
dans le monde réel, soit dans un monde possible) en fonction d’un signifié –
idée, concept, ou ce qui en tient lieu – qui les relie.
C’est donc aux termes saussuriens qu’Eco aboutit. Or, la conception
saussurienne du signe ne peut en aucune manière être ramenée à une relation
triadique. Chez Saussure, si l’on veut, – encore serait-ce tirer la théorie
saussurienne dans une perspective qui lui est étrangère, – on a deux relations
binaires, l’une entre le signifiant et le signifié, l’autre entre le signe, entité
biface, et un élément de la réalité extra-linguistique. Mais il n’est pas
admissible de condenser ces deux relations binaires en une seule relation
triadique. Car la relation entre le signifiant et le signifié est établie au niveau
de la langue, tandis que la relation du signe au « référent » se situe au niveau de
la parole.
La non-validité d’une interprétation triadique du signe vaut a fortiori pour
Hjelmslev. Dans le système, il n’y a pas même à proprement parler de relation
établie entre une forme d’expression et une forme de contenu. En outre,
Hjelmslev a élaboré sa théorie du langage avec la volonté de détacher l’analyse
linguistique de tout lien de nécessité avec les « référents » (l’analyse est
immanente). Et enfin, dans la glossématique, la distinction ‘expression vs
contenu’ se voit doublée d’un second couple conceptuel, celui de la forme et de
la substance, qu’il est impossible d’interpréter selon le modèle triadique du
signe.
Aussi, en substituant aux termes techniques d’expression et de contenu ceux,
au destin plus glorieux mais également plus flottant, de signifiant et de signifié,
Barthes aura-t-il, peut-être contre son gré, facilité un grand malentendu quant
à l’interprétation des schémas du métalangage et de la connotation. Car c’est
d’après un modèle triadique que la linguistique française des années soixante et
soixante-dix va interpréter les concepts de métalangage et de connotation. Et
c’est encore d’après le même modèle que l’on va commenter et critiquer leurs
définitions hjelmsleviennes qui, sorties de leur cadre de référence, auront
perdu d’avance la pertinence qu’elles y avaient acquises.

Plans et unités

Les schémas incriminés viennent également modifier la désignation de ce


qu’ils sont censés illustrer : la connotation et le métalangage, selon Barthes, alors
que, chez Hjelmslev, il s’agit d’une part des sémiotiques connotatives et d’autre
part des métasémiotiques13.
Admettons que le pluriel n’ait ici qu’une importance de précision, et que le
remplacement de métasémiotique par métalangage n’entre pas ici directement en
considération. Il reste que dans les schémas le dénominateur commun des
deux concepts envisagés est escamoté, car la connotation n’est pas établie
explicitement et nécessairement comme une sémiotique. La symétrie entre les
deux concepts pourra dès lors être rompue.
Du reste, la transposition de l’opposition ‘plan d’expression vs plan de
contenu’ en ‘signifiant vs signifié’ vient renforcer ce défaut d’interprétation,
car, chez Saussure, les notions de signifiant et de signifié sont toujours situées
au niveau des unités, alors que Hjelmslev place la sémiotique connotative et la
métasémiotique au niveau des plans sémiotiques.
Aussi n’y aura-t-il quasiment personne en France pour suivre Hjelmslev
dans son intention de constituer la connotation au niveau des plans. Par
exemple, Kerbrat-Orecchioni s’oppose sur ce point (ce n’est pas le seul) de
façon déclarée à Hjelmslev : « Nous préférons raisonner pour le moment en terme
d’“unités de connotation ” » (op. cit., p. 81).
Même ceux qui se réclament de Hjelmslev, comme Greimas, Eco,
Todorov, Barthes dans d’autres ouvrages, procéderont à la translation
conceptuelle du plan aux unités.

La connotation en question Il n’est pas certain qu’on ait gagné au change. Si l’on
dit, par exemple, que le mot fasciste est aujourd’hui connoté péjorativement14 et
qu’on veuille rendre compte de cette connotation au moyen du schéma de Barthes,
sur quelle procédure repose l’analyse ?

D’abord, on suppose que le mot fasciste a préalablement un signifié


dénotatif ; puis, qu’à ce signifié s’ajoute un second, le signifié connotatif de
péjoration.

Fasciste “valeur
péjorative”
/fasciste/ “fasciste”

Ces deux signifiés sont-ils dans un rapport de somme ? Non : l’antériorité


du signifié dénotatif est explicitement marquée, puisque ce signifié est « inséré
» dans le signifiant de connotation avant même, en quelque sorte, que ce
signifiant soit corrélé au signifié de connotation.
Il y a là, à tout le moins, une contradiction théorique apparente. Comment
un signifié peut-il s’« insérer » dans un signifiant ? Que signifie cette «
insertion » ? Essayons de le comprendre en suivant pas à pas l’analyse
traditionnellement reçue d’un signifié de connotation.
Cette analyse admet deux présupposés. D’une part, elle présuppose qu’un
signe dénotatif a pu être constitué à partir d’occurrences de ce signe dans le
discours. Sur quoi d’autres, en effet, pourrait reposer l’analyse de la dénotation
? Ce présupposé est, dans le cadre de la linguistique structurale, tout à fait
légitime. Mais, d’autre part, l’analyse de la connotation réclame que certaines
de ces occurrences, sinon toutes, manifestent supplémentairement un autre
signifié. Pourquoi alors n’a-t-on pas pris en compte cet autre signifié, dit de
connotation, lors de l’analyse dénotative ? Grosso modo, deux arguments sont
invoqués pour répondre à cette question.
Premièrement, et principalement, on soutient que ce signifié ne
correspond pas à des caractéristiques intrinsèques du référent15. C’est donc
que les signifiés sont départagés en fonction de deux grandes catégories
sémantiques : la catégorie des traits référentiels et la catégorie des traits non
référentiels.
Or, en principe, les linguistes structuralistes s’accordent sur le refus de
distinguer, voire de séparer, préalablement à l’analyse linguistique, deux
critères du sens (que l’un de ces critères repose ou non sur le référent).
Saussure, à cet égard, est très clair : la linguistique est un point de vue qui crée
son propre objet (cf. CLG, pp. 23-25). On ne peut pas soutenir dès lors que
l’analyse linguistique a été poursuivie en fonction d’une critérisation (dite
dénotative) qui n’est pas pertinente pour toutes les unités qu’elle recense. Car,
si des unités reconnues pour linguistiques échappent aux critères de
dénotation, c’est que ceux-ci ne coïncident pas avec le point de vue
linguistique, et il n’est pas admissible de pourvoir à leurs manques par des
critères de « remplacement ». Ou bien, par conséquent, les critères de
dénotation répondent de toutes les unités linguistiques, ou bien les critères de
connotation, tels qu’ils pourraient d’ailleurs subsumer les critères de
dénotation, sont les seuls à pouvoir être considérés comme linguistiques.
L’argument selon lequel les traits référentiels trouvent à être distingués
d’autres traits, n’est donc pas recevable si l’on adhère aux principes d’une
approche structurale du langage.
Deuxièmement, mais plus rarement, on soutient ceci : le signifié de
connotation n’apparaît pas en toute occurrence, au contraire du signifié
dénotatif. Sans doute est-il vrai que dans des monographies historiques le mot
fasciste peut perdre toute connotation péjorative (c’est la chose qu’il désigne
qui y sera soumise au jugement).
Mais est-il bien sûr, comme cet argument le prétend, que le signifié
dénotatif est quant à lui toujours présent en toute occurrence ? Quand on
lance un Fasciste ! pour injure, faut-il induire nécessairement que l’on
considère que l’injurié est un « partisan du système politique que Mussolini
établit en Italie en 1922 » (définition du Petit Robert) ? En outre, ce second
argument n’est sans doute pas valable pour toute connotation. La connotation
de familiarité de bagnole sera probablement perçue dans toutes ses
occurrences. Cet argument ne tient donc pas plus la route que le premier.
Faute d’avoir pu trouver un argument valable pour justifier le présupposé
selon lequel une analyse linguistique trouverait « inséré » dans un signifiant
connotatif un signifié dénotatif, il faut sérieusement envisager que la
proposition « Un signe connotatif est un signe dont le signifiant est à lui seul
composé d’un signifiant et d’un signifié » ne peut se défendre d’une
contradiction qui est apparente dans les termes et qui est également
symptomatique d’une réelle aporie théorique. On ne peut pas dès lors la
donner pour équivalente de la proposition avancée par Hjelmslev où il est
seulement question d’un plan constitué par une sémiotique, sans avoir
examiné sérieusement si la contradiction est déjà contenue dans cette dernière
proposition ou si au contraire elle ne vient pas seulement de sa traduction au
niveau des unités.
En vérité, l’analyse d’une connotation située au niveau des unités se réduit
à bien peu de chose : une sorte d’explication qui tiendrait à la fois de
l’étymologie et d’une herméneutique spontanée : à l’origine fasciste aurait eu
une « dénotation » politique qui serait aujourd’hui remplacée dans bien des cas
par une « connotation » péjorative. Rien, dans cette description, qui soit
attaché à la langue ; il s’agit seulement de la paraphrase d’une signification
discursive traitée comme résidu par rapport au sens linguistique. On
comprend dès lors aisément que les linguistes qui s’occupent aujourd’hui de
sémantique linguistique, tel François Rastier, rejettent catégoriquement la
notion de connotation16. Ils ne stigmatisent pourtant que l’un de ses usages
possibles, celui qui la situe au niveau des unités.
Qu’aurait donné en revanche une analyse glossématique de cet exemple ?
Ceci : en fonction du connotateur – du signifié, si l’on préfère –“valeur
péjorative”, appartenant à la catégorie des connotateurs à valeur
psychologique, il est possible d’établir un système de contenu dénotatif où l’on
discernerait, parmi bien d’autres formes de contenu, “fasciste”, “salaud”,
“crapule”, “scélérat”, “infect individu”, “macho”, “stalinien”, “totalitaire”, etc.
En étendant l’analyse du langage à d’autres formes linguistiques, on
s’apercevrait que, au côté de “valeur péjorative”, la catégorie des connotateurs
à valeur psychologique est structurée notamment par les connotateurs “valeur
méliorative”, “valeur d’euphémisme”, “valeur d’excès”, qui produisent autant de
systèmes de contenu dénotatifs distincts. On réaliserait ainsi une description
orientée vers les usages psychologiques de la langue, et on aurait le loisir de
faire une étude comparative, statistique ou prototypique, des champs
sémantiques couverts par les différents connotateurs. On se donnerait les
moyens d’une évaluation quantitative et qualitative des expressions et des
valeurs psychologiques de la langue française, qui pourraient finalement être
comparées aux résultats obtenus pour d’autres langues.

Le métadiscours en question Pour le métalangage également, se pose le


problème de savoir si l’analyse peut être faite au niveau des unités. Par exemple,
Rey-Debove reprend à son compte la formule par laquelle Barthes traduit la
définition hjelmslevienne de la métasémiotique, et considère qu’elle s’applique
aussi bien aux unités qu’au système. Dans Le métalangage, elle définit les
autonymes et les mots du « métalexique » (nom, verbe, génitif, etc.) de la même
façon que le métalangage lui-même, ce qui lui permet de suspendre l’analyse de
celui-ci au profit de ceux-là : « On peut attribuer aux mots métalinguistiques la
formule sémiotique E R (E R C), celle du métalangage en général » (op. cit, p. 33).

Voilà pourtant de quoi s’étonner à nouveau. Que l’autonyme se distingue,


par son usage, de la forme dénotative qu’il permet de nommer, n’implique pas
qu’il la contient, qu’il l’« insère » dans son signifié. Prenons un exemple. On ne
voit nullement que Faux a quatre lettres, où //faux// est un autonyme, s’oppose
à Vrai a quatre lettres ; par contre, tel est bien le cas de l’usage non autonymique
: Cet argument est faux par rapport à Cet argument est vrai. On ne saurait donc
prétendre sans contradiction que le signifié de dénotation “faux” est « inséré »
dans l’autonyme //faux//.
Le fond du différend – du malentendu, plus exactement – consiste en ce
que, pour Hjelmslev, il ne peut y avoir d’autonyme de signe : il n’y a
d’autonyme que d’une forme d’expression (le « signifiant ») ou d’une forme de
contenu (le « signifié »), formes qui sont d’ailleurs les seuls objets déductibles
par le moyen d’une analyse linguistique. Rey-Debove, au contraire, fait
l’hypothèse d’une autonymie appliquée à des signes. Pour analyser cette
autonymie, elle doit supposer que la formule (E R C) définit des signes, alors
que, dans la présentation des concepts hjelmsleviens, Barthes réservait cette
formule exclusivement, et avec raison, au système.
Selon une analyse glossématique, dans Faux a quatre lettres, l’autonyme
//faux// est un substantif ; dans Cet argument est faux, la forme dénotative
d’expression /faux/ est, quant à elle, un adjectif. En outre, /faux/ est associé,
dans le lexique de la langue française, à /fallacieux/, /fausseté/, /fausser/,
tandis que //faux// a pour corrélats, dans un lexique pour le scrabble, //faix//,
//baux//, //faut//. On reconnaît ainsi, comme l’affirme Hjelmslev, que les
usages respectifs d’un fonctif dénotatif et de son autonyme sont nettement
distincts, tant dans l’ordre syntagmatique que dans le classement
paradigmatique. Or, cette distinction d’usages ne relève nullement de l’analyse
particulière des formes /faux/ et //faux//, mais bien de l’analyse des systèmes
auxquels ces formes appartiennent respectivement.
L’hypothèse d’une autonymie de signe est envisageable, selon nous, à
condition de considérer que son analyse relève d’une analyse du discours, d’une
sémantique des textes, et non d’une analyse linguistique. Ainsi, par exemple,
dans la phrase suivante : « C’est un fasciste, si vous me permettez d’exprimer
franchement ce que je pense de lui », fasciste doit être analysé à la fois comme
fonctif dénotatif et comme autonyme de ce fonctif. Cette double analyse est,
non seulement autorisée, mais prescrite par la théorie hjelmslevienne : une
analyse métasémiotique présuppose qu’ait été effectuée préalablement une
analyse dénotative ; rien n’interdit, donc, qu’une analyse dénotative
(complétée ou non par une analyse connotative) constitue /fasciste/ en forme
d’expression et “fasciste” en forme de contenu, toutes deux manifestées dans la
phrase examinée, avant que l’analyse métasémiotique constitue //fasciste// en
autonyme de la forme d’expression /fasciste/, et /“fasciste”/ en autonyme de la
forme de contenu “fasciste”, tous deux également manifestés.
N’avait-on commencé par dire, cependant, qu’un fonctif dénotatif et un
autonyme ont des usages distincts ? Comment, dans ce cas, peuvent-ils se
trouver manifestés par une seule réalisation textuelle ? Grâce à un procédé
rhétorique. Dans la phrase examinée, on observe en effet une anacoluthe
(c’est-à-dire une rupture sémantique dans l’enchaînement des syntagmes de la
phrase) : la condition subordonnée ne se rapporte pas à l’assertion principale
mais à un présupposé discursif concernant cette assertion (présupposé qu’on
pourrait expliciter par Je voudrais affirmer que c’est un fasciste). Or, l’analyse de
cette figure rhétorique ne relève pas d’une analyse linguistique, mais bien
d’une analyse du discours.
En ce sens, la phrase donnée en exemple, comme toutes celles où se
manifeste une autonymie de signe, est apparentée au paradoxe du menteur qui
a été commenté plus haut (p. 142) : le paradoxe de Je mens est discursif, ce qui
n’empêche pas qu’une analyse non contradictoire peut en être faite, en
dissociant un usage dénotatif (ce que dit cette phrase) et un usage
autonymique (le fait de le dire).
Faut-il pour autant alléguer l’existence d’un « méta-discours » ? Nous ne le
pensons pas. Une métasémiotique ne produit pas de discours spécifique – un
texte n’est au demeurant jamais, en lui-même, spécifique – où il serait « parlé »
de la sémiotique dénotative. En tout cas, pour Hjelmslev, le métalangage n’est
pas du tout « un discours qui parle du langage »17. Rien d’étonnant par
conséquent à ce que sa définition ne convienne pas à un « métalangage »
conçu tout autrement qu’il ne le fait.
On l’a vu (p. 116), la conception du métalangage comme métadiscours, loin
d’être imputable à Hjelmslev, découle de la théorie de Jakobson. Dans l’article
« Linguistique et poétique » (1960), celui-ci mentionne, parmi six fonctions
attribuées au langage comme instrument de communication, une fonction
métalinguistique permettant au « discours d’être centré sur le code ». Exemple
: Je ne vous suis pas – que voulez-vous dire ?
Cette fonction est réalisée au moyen du « métalangage », qui est un «
niveau de langage » spécifique, « parlant du langage lui-même »18.
Quand Jakobson parle de langage, il ne faut pas seulement entendre langue,
mais aussi bien parole, texte, énoncé, discours. C’est ainsi seulement que la
fonction métalinguistique peut être rapprochée par Jakobson de la glose.
Alors, effectivement, le métalangage est un discours sur le langage. Mais il ne
correspond pas du tout à l’idée que s’en fait Hjelmslev, ni à la définition qu’il
en donne. Il ne faut donc pas se fier à l’assimilation de la métasémiotique de
Hjelmslev et de la fonction métalinguistique de Jakobson que suggère le
schéma du métalangage proposé par Barthes.

Définitions provisoires et définitions formelles Le dernier écart commis par


Barthes est le plus déroutant. Alors que les autres peuvent être considérés comme
de plus ou moins malheureuses extrapolations, celui-ci résulte d’un choix,
contestable, consistant à ne conserver que les définitions provisoires de la
sémiotique connotative et de la métasémiotique, auxquelles, a pourtant prévenu
Hjelmslev, « on ne peut même pas accorder de valeur opérationnelle » (PTL, p.
144).

De fait, ces concepts seront redéfinis selon un critère – le critère de


scientificité – en fonction duquel il n’est plus nécessairement question qu’un
seul des deux plans de la métasémiotique et de la sémiotique connotative soit
une sémiotique, mais où au contraire il est possible que les deux plans soient
déjà des sémiotiques – ce qui rompt la symétrie de leur opposition face à la
sémiotique dénotative.
En toute rigueur, la métasémiotique aussi bien que la sémiotique
connotative auraient donc pu être définies par la formule suivante : (E R C) R
(E R C), ou s’illustrer – en réaménageant les éléments utilisés par Barthes –
par le schéma suivant :

Sans doute, cette ultime dérogation vis-à-vis du texte hjelmslevien ne


porte pas trop à conséquence dans le domaine des applications sémiotiques,
parce que Hjelmslev reconnaît « qu’un seul des deux plans est une sémiotique
dans les cas plus fréquents » (PTL, p. 151)19. Elle démontre, en revanche,
comme les autres écarts relevés, que le contexte théorique dans lequel ont été
produites les définitions de la métasémiotique et de la sémiotique connotative
a été profondément et durablement méconnu par la tradition linguistique.
Cette tradition, par quoi on entend celle qui découle des positions
théoriques de l’école de Prague et par laquelle passe notamment le
fonctionnalisme d’André Martinet, sera entrée en opposition avec la
glossématique sur trois points théoriques fondamentaux : cette tradition a
opté pour une analyse référentielle, plutôt que pour une analyse immanente,
pour une analyse des unités, plutôt que pour celle des plans, pour une analyse
qui reste, malgré toutes les affirmations du contraire, attachée au discours, et
non au système formel de la langue.
C’est en fonction de ces trois désaccords théoriques qu’ont souvent été
interprétées, de manière très incorrecte, les définitions de la métasémiotique
et de la sémiotique connotative fournies dans les PTL, que nous nous sommes
employé, tout au long de cette présentation, à restituer.

1 Pour une description plus ample de cette page d’histoire des sciences, voir Fr. Dosse, Histoire du
structuralisme, tome I, Paris, La Découverte, 1991, en particulier le chapitre 23, pp. 251-260.
2 Repris aujourd’hui dans L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, = Points, 1991. Fr. Dosse précise que cet
article est le fruit d’un séminaire que Barthes a donné à l’École Pratique des Hautes Études.
3 Ainsi ont procédé, notamment, Catherine Kerbrat-Orecchioni et Josette Rey-Debove dans les
monographies, à bien d’autres égards excellentes, qu’elles ont consacré, respectivement, à la connotation
(op. cit.) et au métalangage (Le Robert, 1978 ; 2e éd. augmentée, Colin, 1997).
4 « Déchiffrer les signes du monde, écrit Barthes, cela veut toujours dire lutter avec une certaine
innocence des objets » (L’aventure sémiologique, op. cit., p. 228).
5 Dans certaines publicités pour le prêt-à-porter Benetton, notamment celles réalisées par le
photographe O. Toscani, la dénotation a pu disparaître complètement.
6 Pour Hjelmslev, ce sont les objets qui sont susceptibles de se modifier, non le savoir scientifique sur ces
objets. Un système linguistique peut se transformer ; la linguistique (qui est une métasémiotique) n’en
doit pas moins se montrer non contradictoire, exhaustive et la plus simple possible si elle veut fournir
une description adéquate de ce système.
7 Cf. en particulier l’œuvre de Christian Metz, notamment Essais sur la signification au cinéma, Paris,
Klincksieck, 1968-72.
8 Cf. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
9 Chez Hjelmslev, il y a une relation entre les membres d’un syntagme. Par exemple, il existe une
relation entre un substantif et son complément déterminatif.
10 Pour un complément d’information et une mise en perspective, voir Fr. Rastier, La triade sémiotique,
le trivium et la sémantique linguistique. Nouveaux actes sémiotiques, Limoges, Pulim, 1990.
11 Charles S. Peirce (1839-1914) est l’un des pères du pragmatisme américaine. Son œuvre imposante
offre un système philosophique, une logique et une « sémiotique » au sens ancien du mot (une typologie
des signes, et non, ainsi que la conçoivent Saussure et Hjelmslev, une théorie des systèmes).
12 Bruxelles, Labor, 1988.
13 En danois : konnotationsprog et metasprog. Sprog est traduit ordinairement par langage. Toutefois, étant
donné qu’en français ce terme connaît des acceptions multiples et peu distinctes les unes des autres, les
traducteurs – anglais puis français – ont, avec l’accord de Hjelmslev, traduit konnotationsprog par
sémiotique connotative et metasprog par métasémiotique. Si donc on ne peut tenir métalangage pour une «
mauvaise » traduction de metasprog, dans les faits c’est bien l’ambiguïté du terme langage qui est cause de
certaines mésinterprétations du « métalangage » hjelmslevien.
14 Il l’est d’évidence dans l’énoncé « Vous rendez-vous compte que les propos que vous tenez sont des
propos de fasciste ? »
15 Cet argument référentiel est celui auquel s’attache notamment L. Bloomfield. Selon Bloomfield, les
informations référentielles sont les seules à devoir être considérées par l’analyse linguistique : ces
informations attribuent aux unités lexicales leurs traits distinctifs. Toute autre information ne peut
dissocier les unités qu’à titre de variantes libres et sont nommées connotations. Le non distinctif implique
dès lors le connotatif et réciproquement. Nous trouvons ainsi à la base de la conception bloomfieldienne
des connotations le présupposé d’existence d’un langage dénotatif homogène, neutre et « vrai », auquel
aspiraient également les logiciens positivistes du XIXe siècle.
16 Voir en particulier Fr. Rastier, Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987, pp. 39-48 et pp. 119-127.
17 Nous nous opposons ainsi à Kerbrat-Orecchioni, pour laquelle les schémas de Barthes, qu’elle estime
fidèles à la pensée de Hjelmslev, « ne rend[ent] compte adéquatement, ni de la nature du métalangage
(un discours qui parle du langage n’est pas pour autant un « langage dont le contenu est déjà un langage
»), ni de la totalité des mécanismes connotatifs [… ] » (op. cit., pp. 80-81).
18 R. Jakobson, Essais de linguistique générale, 1, Minuit, 1963, pp. 217-218, passim.
19 Hjelmslev fait néanmoins allusion au cas des métasémiotiques de sémiotiques connotatives (cf PTL, p.
156), commenté et exemplifié à la section D de notre chapitre VI.
Conclusions

À une époque où s’accroît la demande de traduction (pour les jeux vidéo,


les pages du « Web » et les minutes de la Communauté Européenne élargie),
revenir aux travaux de Hjelmslev pourrait permettre d’éviter bien des
tâtonnements dans l’écriture des programmes informatiques en général, des
logiciels de traduction en particulier : parce que les règles qui commandent le
fonctionnement de toute langue et lui donnent sa capacité à faire sens sont
nombreuses et liées de façon non quelconque.
Cela pourrait aussi nous guérir d’une illusion : croire que nous allons
pouvoir nous dispenser d’apprendre des langues étrangères, croire que C3PO,
le robot polyglotte et doré de La guerre des étoiles va vraiment se profiler à
l’horizon de notre monde… Parce que chaque langue connaît son propre
système, parce que la « parole » (c’est-à-dire l’ensemble des usages
linguistiques attestés) qu’elle autorise est singulière. Ainsi, demander son
chemin, un soda ou une chambre d’hôtel dans une langue autre que la sienne
est aisé, exprimer des sentiments, même dans sa langue « maternelle » l’est
infiniment moins.
Transposer un usage est possible, transposer un ensemble d’usages sous le
nom générique de langue (la norme dans l’acception de Hjelmslev) ne l’est pas :
la structure linguistique est la condition principale, le « corps sans organe »
(pour reprendre un terme de G. Deleuze) dans lequel se donnent les usages
socioculturels en cours dans cette langue.
Cela posé, on revient sur les étapes de la présentation de l’œuvre de
Hjelmslev entreprise ici, en observant d’abord – voilà pour la complexité des
règles régissant le « faire-sens » d’une langue – que trois types de sémiotiques
auront été nécessaires pour aboutir à l’analyse la plus exhaustive, selon le
savant danois, des faits de langage.
La première analyse, dite dénotative, répond de leur spécificité, à savoir
qu’ils se laissent d’abord analyser en un ensemble autonome de dépendances
internes.
La deuxième analyse – celle de la connotation – vient s’assurer que la
première analyse ne s’est rendue responsable d’aucune hypostase. La
cohérence que recherche la sémiotique dénotative est contrebalancée par sa
multiplication, de sorte qu’elle n’ait pas à projeter sur les textes une
homogénéité structurelle.
La troisième analyse, métasémiotique, répond quant à elle de la spécificité
structurelle de l’analyse immanente des faits de langage et, dans un second
temps, de son rapport avec d’autres analyses se rapportant au même objet.
Il faut ainsi relever le souci que Hjelmslev aura eu, à la fin de son ouvrage,
de situer, mieux que ne l’aura fait Saussure, toutes les disciplines touchant au
langage. C’est notamment en cela que sa théorie peut à bon droit se signaler
générale. Une théorie formelle du langage, en effet, parce qu’elle peut «
englober » les déterminations des théories linguistiques concurrentes, offre à
la linguistique un système théorique véritablement général.
Au demeurant, cette théorie générale est universelle, c’est-à-dire qu’elle ne
fait pas de l’analyse sémiotique l’objet d’un autre savoir. C’est la raison pour
laquelle elle définit un objet spécifique à la linguistique. L’intérêt d’une théorie
formelle du langage est par conséquent essentiellement épistémologique. Elle
énonce les conditions de possibilité pour la connaissance d’un objet qu’elle
définit.
L’épistémologie dont a besoin la linguistique est une épistémologie qu’on
peut caractériser par le terme de sémiotique. Dans cette épistémologie
sémiotique, si les conditions épistémologiques sont cohérentes, en revanche
les méthodologies qu’elles induisent ne le sont pas. Les applications
méthodologiques, en tant qu’elles mènent à une multiplicité d’analyses,
fondent au contraire une connaissance plurielle et hétérogène.
A. Pour la linguistique
Une épistémologie sémiotique, telle qu’elle se trouve d’application au
domaine linguistique, distribue le savoir sur le langage en fonction de trois
paramètres : l’opposition axiomatique ‘expression vs contenu’ ; l’opposition
épistémologique ‘homogénéité vs hétérogénéité’, qui conduit aux analyses
opposées du paradigmatique et du syntagmatique ; l’opposition de la
sémiotique dénotative aux sémiotiques connotatives et métasémiotiques.
Le tableau ci-dessous présente une distribution possible des disciplines
linguistiques et extra-linguistiques en fonction de cette épistémologie.

expression contenu
sémiotiques paradigmatique phonologie lexicologie
dénotatives
syntagmatique morphologie syntaxe
sémiotiques phonologie diachronique lexicologie diachronique
• paradigme des
connotatives connotateurs historiques morphologie diachronique syntaxe diachronique
dialectologie
• paradigme des
socio-linguistique
connotateurs géographiques linguistique de la langue écrite

et sociologiques
psycho-linguistique, pédo-linguistique, analyse des troubles du langage
• paradigme des

connotateurs psychologiques
rhétorique des tropes, rhétorique argumentative
• paradigme des
sémiotique des passions, narratologie, rhétorique, stylistique
connotateurs symboliques
métasémiotiques (paradigmatique) phonétiques sémantiques
systèmes symboliques dénotatifs sciences de la nature et sciences formelles
et connotatifs
sciences historiques et sociales

Un commentaire justifiera certaines cases de ce tableau.

Généralités
• Le tableau illustre une formalisation théorique, comme la représentait
dans sa généralité le schéma de la page 158. Les éléments de la première
colonne désignent donc des sémiotiques-objets.
• L’épistémologie présentée n’est pas programmatique ; elle n’appelle pas
de ses vœux une science nouvelle ; elle compose au contraire avec les
méthodologies existantes, quand bien même ces méthodologies, dans la
pratique de leur analyse, contredisent l’épistémologie, non bien sûr dans la
catégorie qu’elle leur assigne en propre, mais au regard des catégories qu’elle
assigne aux autres analyses.
• Le tableau ci-dessus et la liste des disciplines couvrant la sémiotique
connotative sont donnés à titre purement indicatif. Non seulement ils restent
ouverts, encore ne sont-ils pas garantis par les « intentions » qu’aurait pu
avoir Hjelmslev à ce propos. La chose principale à laquelle il faut tenir dans
cette présentation réside dans le principe du classement et dans la cohérence
qu’il permet pour l’organisation des différentes analyses.

Remarques particulières

• La phonologie entendue comme paradigmatique d’expression ne peut pas


correspondre parfaitement à sa présentation pragoise. Le trait pertinent, qui a
cours à Prague et dans la linguistique fonctionnelle, n’est pas un trait formel.
Si l’on ne veut pas entendre parler, ainsi que le voudrait Hjelmslev, d’une «
phonématique », il faut accorder à la phonologie l’objet qu’elle réclame, –
l’invariante d’expression –, tout en récusant certains points essentiels de
l’analyse menée à Prague.
• La morphologie entendue comme syntagmatique d’expression a un
domaine d’analyse qui recouvre partiellement celui qu’on lui accorde
d’ordinaire. La morphologie ordinaire concerne la formation et la variation
des mots. Or, le mot n’est pas une forme mais une substance. L’analyse
linguistique à laquelle il ressortit concerne autant le contenu que l’expression.
Le mot tonnelet, par exemple, est un syntagme d’expression en ce qu’il est une
solidarité entre une variété du radical /tonneau/ et une variété de suffixe /-et/
; mais on devrait considérer que c’est également un syntagme de contenu en ce
qu’il est une solidarité entre le substantif “tonneau” et l’adjectif “diminutif”.
La morphologie considérée comme syntagmatique d’expression couvre
donc ici un domaine inclus dans la morphologie traditionnelle. Par ailleurs, la
syntagmatique d’expression couvre un domaine que ne couvre pas la
morphologie traditionnelle. Il s’agit du domaine de la « syntaxe phonologique
», ainsi que l’a désignée Prieto. Cette syntaxe phonologique établit les variétés
des phonèmes.
• Syntaxe et sémantique, pourvu qu’on s’accorde de ranger dans la syntaxe
une partie de ce qui est traditionnellement attribué à la morphologie, sont
opposées. Leur opposition, toutefois, ne correspond pas à celle présentée par
la tradition logicienne, à laquelle sont redevables tant de linguistes et tous les
programmateurs d’intelligence Artificielle.
• La lexicologie est une sémantique formelle. L’étude des synonymes,
acceptions et usages est de son ressort. Par contre, les définitions
paraphrastiques de la lexicologie française sont évidemment métasémiotiques.
• Les phonétiques et les sémantiques sont nécessairement plurielles
puisque le critère spécifique de leur analyse n’a pas à correspondre au critère
d’une analyse formelle.
• Les analyses formelles se réduisent à vraiment très peu de choses tant
qu’elles se contentent de considérer la sémiotique dénotative comme un «
manifesté » homogène.
Ces analyses formelles prennent véritablement leur place comme
méthodologies lorsqu’elles appréhendent les sémiotiques connotatives. Les
principaux paradigmes de connotateurs sont l’“historique”, le “socio-
géographique”, le “psychologique” et le “symbolique”.
Pour les disciplines évoquées dans ce groupe, les objets spécifiques de
l’analyse sont rarement dissociés des objets non spécifiques, conformément à
une particularité de l’analyse connotative, à savoir qu’il n’est pas possible de
savoir à l’avance si cette sémiotique dégage vis-à-vis de la sémiotique
dénotative des usages distincts ou bien des schémas distincts.
• L’analyse linguistique ainsi présentée n’a pas à être considérée comme
une analyse synchronique, parce qu’elle « englobe » l’analyse diachronique.
Cette inclusion implique donc une reformulation de l’opposition
synchronique vs diachronique. La diachronie n’est pas faite de « couches »
superposées de synchronie ; c’est le contraire qui est pertinent dans la théorie
formelle : il est possible d’effectuer une analyse « archéologique » de la
sémiotique dénotative. Par conséquent, l’historique est une dimension, parmi
d’autres points de vue particularisants, de la sémiotique dénotative.
B. Pour l’épistémologie générale
Le projet déclaré de Hjelmslev dans les PTL était de consolider la charpente
théorique et argumentative de l’analyse linguistique et la réflexion sur la «
généralité spécifique » des langues. Sans doute n’était-il pas le premier à tenter
d’élaborer une objet spécifique à partir du langage1, mais il fut le seul à
procéder de manière purement formelle, c’est-à-dire en fonction d’une analyse
immanente.
Or, cette entreprise n’allait pas de soi. Elle s’est confrontée au contraire à
des problèmes très exigeants. Ce qui s’y trouve en cause, en effet, ce sont des
règles épistémologiques qui viennent du positivisme et qui sont déduites de
pratiques d’analyse dans les sciences de la nature. C’est ici qu’il faut dépasser les
intentions déclarées pour saisir la portée de la pensée hjelmslevienne.
Voici quelques-unes des caractéristiques épistémologiques sous-jacentes à
la glossématique :
• La glossématique témoigne, dans l’histoire des sciences, du changement
épistémologique qu’on a appelé a posteriori le « linguistic tum ». Pour
Hjelmslev, toute science est descriptive et, en ce sens, a affaire avec le langage.
Le langage est le lieu immanent de la connaissance. Ainsi Hjelmslev pouvait-il
conclure les PTL avec assurance :
« Le langage, pris dans un sens plus large que celui que lui accorde la linguistique
contemporaine, a repris sa position clef dans le domaine de la connaissance. Au lieu de faire échec à
la transcendance, l’immanence lui a au contraire redonné une base nouvelle plus solide […]. »
(PTL, p. 160.)

• Si elle n’est pas substantialiste, la glossématique ne promeut pas non plus


un pur nominalisme2. Nominalisme et substantialisme doivent, d’un point de
vue épistémologique, composer l’un avec l’autre. La théorie glossématique
prétend que les formes linguistiques (les invariantes comme les variétés)
correspondent à la réalité du schéma linguistique, mais aussi que ces formes ne
sont pas directement observables et qu’en les nommant on ne les atteint pas en
propre ; ces formes sont décrites seulement à travers une métasémiotique qui
opère sur elles une généralisation homogénéisante.
• La théorie hjelmslevienne est donc bien réaliste, en ce sens que cela qu’elle
décrit, tel qu’elle le décrit, est réalisable ou adhère à ce qui est tenu pour réel3.
C’est à cela que se jauge l’intérêt d’une théorie : à son adéquation aux faits
qu’elle permet de formaliser. Aussi, ce ne pourra pas être d’une valeur de
vérité que peut rendre compte la spécificité linguistique, mais d’une valeur
d’analyse, d’explication, de puissance descriptive et de vérifiabilité, bref : d’une
valeur d’applicabilité. Selon Hjelmslev, « […] les données de l’expérience ne
peuvent jamais ni confirmer ni infirmer la validité de la théorie même, mais
seulement son applicabilité » (PTL, p. 24).
• Dans le même ordre de considérations, il faut admettre que la
glossématique ne se range ni du côté de l’épistémologie logo-théorique que
défendaient les penseurs de l’Antiquité ni du côté de l’épistémologie
expérimentaliste qui l’a remplacée dans les sciences modernes. Elle serait
plutôt « logo-expérimentaliste » : les données empiriques doivent avant tout
être soumises à une analyse sémiotique ; autrement dit, toutes données
empiriques sont d’abord données de langage.
• La théorie de Hjelmslev « libère » la langue de sa fonctionnalité. Le pari
d’immanence ne peut être préservé qu’à condition de ne pas embarrasser
l’analyse d’indéfinissables aussi vagues dans leurs postulats philosophiques que
des notions telles qu’« information » ou « communication », que l’on trouve
dans la plupart des ouvrages théoriques d’obédience structuraliste. Nulle part
ces notions ne jouent un rôle déterminant dans l’analyse que propose
Hjelmslev. Celle-ci veut se destiner à des fins de pure description, non de
prescription, évitant ainsi de déplacer les problèmes épistémologiques
inhérents à son objet.
Ces postulats ont évidemment des implications dans les méthodologies
d’analyse. Les machines à traduire, qui préoccupent beaucoup les recherches
linguistiques actuelles, ne parviendront pas à se perfectionner sur la base du
postulat que les langues servent à communiquer. La communication n’est
qu’un usage parmi d’autres. Ce qu’on peut espérer traduire, et préparer à
l’automatisation, ce n’est donc pas une langue, mais un usage de cette langue
dans l’usage d’une autre langue. L’analyse connotative permet de préciser ces
usages ainsi que leurs rapports.
• L’épistémologie proposée par la glossématique serait une épistémologie
intolérante de la conciliation. Elle exige que les analyses scientifiques
s’articulent les unes avec les autres. Cette articulation se fait sur la base d’une
hiérarchisation sémiotique des sciences.
« Il n’existe aucun objet qui ne puisse être éclairé à partir de la position-clef qu’occupe la théorie
du langage. La structure sémiologique se révèle comme un point de vue à partir duquel tous les objets
scientifiques peuvent être examinés. » (PTL, p. 159.)

Mais si la glossématique prévoit une multiplicité d’analyses, elle ne


reconnaît pas moins valable (c’est-à-dire, adéquate), pour chaque point de vue,
qu’une seule analyse – celle qui répondra au mieux au principe d’empirisme.
• La théorie glossématique pourvoit ainsi à la demande épistémologique de
classification des sciences. Cette classification repose sur la hiérarchisation des
aspects spécifiques et non spécifiques du langage. Pour Hjelmslev, il importe
que la description des aspects spécifiques du langage soit, d’un point de vue
épistémologique, présupposée par les descriptions de ses aspects non
spécifiques. L’analyse sémiotique, dont la linguistique n’est qu’une modalité
particulière, mais privilégiée, décrit les aspects spécifiques du langage.
La sémiotique est ainsi la première des sciences. Les autres sciences
s’occupent des aspects non spécifiques du langage : le “biologique”, le
“chimique”, le “physique”, l’“économique”, le “social”, le “psychique”,
l’“inconscient”, l’“historique” sont autant d’éléments de contenu que décrivent
la biologie, la chimie, la physique, l’économie, la sociologie, la psychologie, la
psychanalyse, l’histoire, etc.
Dans la théorie glossématique, aucun aspect des faits de langage n’est
écarté, mais ceux qui ne constituent pas l’objet spécifique qu’est le schéma
dénotatif sont renvoyés à des analyses qui présupposent, en s’accordant sur le
principe d’empirisme, l’analyse préalable de la sémiotique dénotative. Ces
analyses sont pourvues par les métasémiotiques scientifiques, autrement dit
par les métasémiologies, et par les métasémiotiques non scientifiques, à savoir
les métasémiotiques des sémiotiques connotatives.
À un degré infiniment plus distant encore de la norme posée par la
sémiotique dénotative, les analyses ne correspondent même plus à la substance
sémiotique. On y trouve alors d’autres sciences, actualisant – selon la théorie
glossématique – des systèmes symboliques dénotatifs ou connotatifs (ce que,
dans la tradition des théories structuralistes, on appelle les « référents » «
extra-linguistiques »). À cause de leur éloignement par rapport à la norme, il
est peu probable que les sciences de systèmes symboliques gagnent à se situer
effectivement après les métasémiotiques. Mais cela n’a aucune importance ; il
suffit que dans la théorie leur place ait été prévue, sans qu’on s’inquiète de la
leur faire occuper. Il s’agit d’une préoccupation uniquement épistémologique.
• L’autre versant épistémologique de la glossématique consiste à observer
que cette hiérarchisation n’entraîne nullement la nécessité d’un modèle unique
d’analyse. Ce n’est pas parce que les métasémiotiques opèrent une
homogénéisation de leurs objets que ceux-ci sont en eux-mêmes homogènes.
Une invariante n’induit aucune espèce d’homogénéité dans le corpus des faits
qu’elle régularise. Seulement, la glossématique prévoit de répartir les
descriptions selon un axe polarisé entre l’homogénéité et l’hétérogénéité : cette
possibilité est fournie par les sémiotiques connotatives face à la sémiotique
dénotative.
• Au sein de cette organisation analytique où le schéma dénotatif tient lieu
de centre, la notion de variabilité joue un rôle capital. Elle montre en effet que
l’analyse de la spécificité sémiotique des faits de langage n’est pas à la recherche
d’une « essence » du langage, au sens qu’a ce terme dans la tradition de la
métaphysique. Cette spécificité est en réalité contenue dans des limites en deçà
desquelles l’immanence est garantie. C’est donc l’analyse qui, au premier chef,
est susceptible de varier. Les variables au sein du schéma sémiotique ne sont
que les résultantes du point de vue auquel l’analyse se sera placée pour les
décrire. Ces variables ne définissent par conséquent aucun objet en soi, elles
ne sont que des variables décrites.
• Quand elles dépassent le seuil de spécificité sémiotique à la recherche
d’aspects génériques, comme le font les métasémiologies, les analyses
conduisent soit à des descriptions « extra-sémiotiques », soit à des
considérations épistémologiques. La glossématique ne s’érige donc pas, dans
quelque geste de transcendance, en métathéorie. Elle-même présuppose
l’analyse dénotative. L’immanence est ainsi conservée de bout en bout.

1 Hjelmslev cite lui-même l’œuvre de Bloomfield, Language (1933), et la Sprachtheorie de K. Bühler


(1934), auxquelles il faut naturellement ajouter le CLG de Saussure.
2 Encore faut-il s’entendre sur cette qualification de nominalisme. Le nominalisme scientifique à l’ère du
positivisme consiste à admettre que toute généralisation au moyen d’un concept (et du nom associé à ce
concept) est le fait d’une construction humaine et ne peut, par conséquent, être tenue pour la description
d’une réalité. On peut être à la fois positiviste – ou néopositiviste – et nominaliste : il suffit de refuser
l’hypostase du réel au-delà de ce qui est directement observable. Aujourd’hui, le terme de nominalisme a
tendance à être remplacé par celui de constructivisme.
3 Kant distingue deux sortes de réalisme : un réalisme empirique, qu’il est le premier à clairement
définir, et un réalisme transcendantal, de tradition scolastique. Kant leur fait en outre correspondre,
respectivement, un idéalisme transcendantal et un idéalisme empirique.
« Le réaliste transcendantal se représente donc les phénomènes extérieurs (si on admet la réalité) comme des choses
en soi qui existent indépendamment de nous et de notre sensibilité et qui seraient hors de nous, suivant les concepts
purs de l’entendement. À dire vrai, c ’est ce réaliste transcendantal qui, dans la suite, joue le rôle de l’idéaliste
empirique et qui, après avoir faussement supposé que, pour être extérieurs, les objets des sens devraient avoir en
eux-mêmes leur existence, indépendamment des sens, trouve, à ce point de vue, toutes nos représentations des sens
insuffisantes à en rendre certaine la réalité.
L’idéaliste transcendantal peut être, au contraire, un réaliste empirique, et, par suite, comme on l’appelle, un
dualiste, c’est-à-dire accorder l’existence de la matière sans sortir de la simple conscience de soi-même […]. » (I.
Kant, Critique de la raison pure P.U.F. = Quadrige, 1944, p. 299).
La glossématique assume un réalisme empirique, tandis que les théories linguistiques de ses
prédécesseurs (et d’un bon nombre de ses contemporains) sont imbues, selon Hjelmslev, d’un réalisme
transcendantal.
Indications bibliographiques

A. Œuvres de Louis Hjelmslev


Éditions originales au Danemark (plusieurs de ces ouvrages sont rédigés en
français)

1929 Principes de grammaire générale, Copenhague, Bianco Lunos Bogtrykkeri.


:
1935 La catégorie des cas. Étude de grammaire générale, Aarhus, Acta Jutlandica,
: VII.
1937 La catégorie des cas. Étude de grammaire générale, II, Aarhus, Acta
: Jutlandica, IX.
1943 Omkring sprogteoriens grundlæggelse, Copenhague, Ejnar Munskgaard (2e
: édition : Travaux du cercle linguistique de Copenhague, XXV, Copenhague,
Nordisk Sprog-og Kulturforlag, 1993).
1959 Essais linguistiques. Travaux du cercle linguistique de Copenhague, XII.
: Copenhague, Nordisk Sprog-og Kulturforlag.
1963 Sproget. En introduktion. Copenhague, Berlingske Forlag.
:
1973 Essais linguistiques II. Travaux du Cercle linguistique de Copenhague, XIV.
: Copenhague, Nordisk Sprog-og Kulturforlag.
1973 Sprogsystem og sprogforandering. Travaux du Cercle linguistique de
: Copenhague, XV. Copenhague, Nordisk Sprog-og Kulturforlag.
1975 Résumé of a Theory of Language, Travaux du cercle linguistique de
: Copenhague, XVI. Copenhague, Nordisk Sprogog Kulturforlag.

Éditions françaises (la date entre crochets renvoie à l’édition originale)


1966 [1963] : Le langage, Paris, Minuit, = Arguments. (Folio essais, 1991.)
1968-71 [1943] : Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, =
Arguments.
1971 [1959] : Essais linguistiques, Paris, Minuit, = Arguments.
1985 : Nouveaux essais, Paris, P.U.F., = Formes sémiotiques.
B. Travaux critiques
A. A. V. V., 1949, Recherches structurales. Interventions dans le débat glossématique.
Travaux du cercle linguistique de Copenhague, V.
ARRIVE, M., 1981, « La glossématique » in R. Posner & J. N. Green (dir.),
Trends in Romance Linguistics and Philology, tome 2, La Haye, Mouton.
CAPUTO, C. et GALASSI, R. (dir), 1985, LouisHjelmslev. Linguistica, semiotica,
epistemologia. Il Protagora, XXV, 7/8.
LINDEKENS, R., 1975, Hjelmslev. Prolégomènes à une théorie du langage. Paris,
Hatier.
M. RASMUSSEN, M. (dir.), 1993, Louis Hjelmslev et la sémiotique contemporaine.
Travaux du Cercle Linguistique de Copenhague, 24.
SIERTSEMA, B., 1954, A Study of Glossematics. Critical Survey of its Fundamental
Concepts, The Hague, Martinus Nijhoff. (2e édition augmentée, 1965).
TOGEBY, K. (dir),.1967, La glossématique. L’héritage de Hjelmslev au Danemark.
Langages, 6. Paris, Didier/Larousse.
ZINNA, A. (dir.), 1986, Louis Hjelmslev. Linguistica e semiotica strutturale. Versus,
43, Milano, Bompiani.
Glossaire

À la fin des traductions anglaise et française des PTL, a été annexé un


glossaire où chaque terme bénéficie d’une définition formelle, dépendante des
définitions des autres termes. Ce glossaire, rédigé par Hjelmslev, prétend à
l’universalité. Ce n’est pas la fonction que nous fixons au présent glossaire.
Celui-ci doit fournir des renseignements sur l’usage des principaux termes
techniques de la glossématique. Il ne fait donc pas du principe d’empirisme sa
priorité. Certains termes entrant dans une définition font eux-même l’objet
d’une définition. Les renvois à ces définitions sont signalés par des astérisques.
Acte. Toute réalisation* qui peut être associée par l’analyse à un schéma*
et à un usage*. Cette association est réclamée par le principe d’adéquation*.
Adéquation (Principe d’–). Principe en fonction duquel les objets
d’une analyse* constituent une connaissance de données empiriques
antérieures à l’analyse.
Analyse. Formalisation d’un objet en vue de sa description. Lorsque
l’analyse est particulière* ou générale*, elle est réalisée à partir de données
empiriques (tandis qu’une analyse universelle, tel un système logique ou une
théorie formelle, peut être réalisée sans recourir à quelque donnée que ce soit).
Autonyme. Par autonyme, on entend communément un signe dont la
signification manifeste le fait même de la fonction sémiotique ; ainsi, par
exemple, dans la phrase Chat a quatre lettres, le signe chat est un autonyme On
définira formellement un autonyme comme un fonctif appartenant au plan
d’expression d’une métasémiotique* et qui ne se différencie des fonctifs
d’expression de la sémiotique-objet que par l’usage*.
Classe sémiotique (ou linguistique). Fonctif* appartenant au plan
de contenu d’une métasémiologie*.
Connotateur. Fonctif appartenant au plan de contenu d’une sémiotique
connotative*.
Connotation. En sémiologie, sens secondaire présupposant le sens
dénotatif. Ce concept ne relève pas de la théorie glossématique.
Connotative (Sémiotique –). En son usage*, une sémiotique
connotative est une sémiotique* dont le plan d’expression est une sémiotique.
Elle peut être définie d’un point de vue formel comme une sémiotique non
scientifique dont au moins un plan est une sémiotique.
Constante. Objet spécifique d’une analyse générale*.
Contenu. Toute grandeur considérée dans son rapport à la fonction
sémiotique. Ses équivalents saussuriens sont signifiant et plan des idées.
Corrélation. Dépendance entre fonctifs dans un système*. Les
corrélations sont déduites par l’analyse paradigmatique.
Dénotation. En logique et en sémiologie, sens qui permet de renvoyer
un signe à son objet. Ce concept ne relève pas de la théorie glossématique.
Dénotative (Sémiotique –). Il n’y a pas de définition positive d’une
sémiotique dénotative. Peut être considérée comme une sémiotique
dénotative toute sémiotique qui n’est ni une sémiotique connotative* ni une
métasémiotique*. Une langue, et les textes réalisés au moyen de cette langue,
constituent a priori une sémiotique dénotative. C’est à la linguistique, qui est
une métasémiotique, que revient la tâche de confirmer, d’infirmer ou de
préciser (à l’aide de sémiotiques connotatives) cet a priori.
Empirisme (Principe d’–). Principe de non-contradiction,
d’exhaustivité et de simplicité que respecte toute analyse construisant un objet
scientifique.
Expression. Voir Contenu. Ses équivalents saussuriens sont signifié et
plan des sons.
Figure. Invariante* irréductible en invariantes d’un degré inférieur. Les
phonèmes sont les figures du plan de l’expression ; les sémèmes, les figures du
plan de contenu.
Fonctif. Concept d’une grande généralité : toute grandeur appartenant à
une fonction à la suite d’une analyse. Par exemple, la fonction* sémiotique est
établie entre un fonctif d’expression et un fonctif de contenu. Une fonction de
manifestation* est établie entre une forme* et une substance*. Mais un fonctif
d’expression, tout de même qu’un fonctif de contenu, peut être une forme
comme une substance.
Fonction sémiotique. Elle équivaut au signe dans son acception
saussurienne. Une fonction sémiotique fait correspondre un fonctif
d’expression à un fonctif de contenu. Elle ne peut être décrite par la
glossématique ; seuls ses fonctifs le sont. Elle peut en revanche être citée (les
italiques sont d’application aux fonctions sémiotiques).
Forme. Toute constante* déduite par une analyse, qu’elle soit générale ou
particulière. Dans une analyse sémiotique, les formes désignent les fonctifs
d’expression et les fonctifs de contenu qui sont tenus pour être les invariantes*
d’un schéma*. Par ailleurs, la définition d’un objet est dite formelle si cet objet
est dépendant d’une analyse universelle*.
Générale (1 : Analyse –). Une analyse est dite générale lorsqu’elle
s’applique à tous ses objets, c’est-à-dire lorsqu’elle est non contradictoire avec
l’ensemble exhaustif des analyses particulières* qui la concerne. Par ailleurs,
certains aspects d’une analyse générale peuvent être rendus formels à
condition qu’ils ne présupposent pas d’analyses particulières (et, par
conséquent, aucune donnée empirique), mais qu’à l’inverse toute analyse
particulière la présuppose. Dans ce cas, elle s’applique non seulement à des
objets qui sont effectivement objets d’analyses particulières, mais même à tout
objet possible, qu’il soit ou non objet d’une analyse particulière ; l’analyse est
alors devenue universelle.
Générale (2 : Théorie –). La glossématique propose une théorie
générale parce qu’elle rend compte de tous les types répertoriés de langage. En
certaines de ses propositions, elle prétend en outre à l’universalité, parce que
ses propositions relèvent de propriétés purement formelles. Ainsi, par
exemple, le définition de la métasémiotique* comme sémiotique scientifique
dont l’un des plans au moins est une sémiotique constitue une définition formelle
parce qu’elle ne dépend d’aucune sémiotique particulière ; elle serait vraie
quand même il n’existerait aucune analyse sémiotique. En revanche la
définition de la fonction sémiotique comme association d’un fonctif d’expression
et d’un fonctif de contenu n’est pas formelle, mais seulement opérationnelle,
parce que la possibilité doit être laissée dans la théorie glossématique d’un
langage où les fonctions sémiotiques ne produiraient pas de telles associations.
Le Résumé à une théorie du langage développe plus systématiquement que les
PTL, dans un langage formalisé, la composante universelle de la glossématique.
Glossématique. Analyse immanente* d’une sémiotique*. Théorie,
élaborée par L. Hjelmslev et H.J. Uldall, pour répondre de cette analyse.
Immanente (Analyse –). Analyse d’un objet au sujet duquel aucune
connaissance préalable n’est requise.
Invariante. Objet d’une analyse sémiotique générale. Constante*
paradigmatique*. Il est permis de voir dans le concept saussurien de valeur son
équivalent au sein du CLG.
Langue. Une langue est une manifestation* paradigmatique (ou système*).
Son acception glossématique est plus restreinte que l’acception saussurienne,
puisqu’à l’encontre de cette dernière elle ne retient pas les relations
symagmatiques.
Manifestation (Fonction de –). Fonction qui fait correspondre une
forme* (dite manifestée) à une substance* (dite manifestante). Par extension, on
appelle manifestation, toute substance formée, ainsi que toute forme qui, dans
le contexte d’une analyse particulière*, est considérée dans une substance. Une
manifestation ne sert qu’à des fins de description. Elle ressortit de l’usage*. Un
exemple linguistique est une manifestation. Une manifestation est une
réalisation* rendue possible, une réalisation susceptible d’être soumises aux
principes de l’analyse universelle*. C’est un objet construit dans et par l’analyse,
alors qu’une réalisation est en droit sinon en fait une donnée antérieure à toute
analyse. Ce terme n’a pas d’équivalent strict dans la terminologie saussurienne.
Un fait de parole désigne indistinctement, dans le CLG, une manifestation et
une réalisation.
Matière. Le « donnable » pour une analyse. Une analyse cherche à
construire ses objets en fonction d’un principe d’adéquation*. En vertu de ce
principe, les objets d’une analyse sont adéquats à servir de description vis-à-vis
de ce qui est donné antérieurement à l’analyse. Matière et sens traduisent tous
deux le terme danois mening ; cette équivalence indique une lacune dans la
langue française : il ne s’y trouve pas de terme usuel pour désigner l’in-forme,
le non-encore-analysé, avant le bipartition entre le sensible (de la matière) et
l’intelligible (du sens).
Métalangage. Langage grâce auquel on parle d’un langage-objet. Désigné
aussi quelquefois par le terme de métadiscours. Ce concept ne relève pas de la
théorie glossématique.
Métasémiologie. En son usage*, une métasémiologie est une
sémiotique* dont le plan de contenu est une métasémiotique*. L’usage de la
métasémiologie est d’analyser la substance* de la sémiotique-objet sur laquelle
a déjà été appliquée la métasémiotique qu’elle a pour contenu. La sémantique
et la phonétique sont des métasémiologies.
Métasémiotique. En son usage*, une métasémiotique est une
sémiotique* dont le plan de contenu est une sémiotique, dite sémiotique-objet.
L’usage de la métasémiotique est d’analyser les formes* de sa sémiotique-objet.
Elle peut être définie d’un point de vue formel comme une sémiotique
scientifique* dont au moins un plan est une sémiotique.
Paradigmatique. Tout ce qui a rapport à des équivalences de fonctifs*.
Dans le CLG, son équivalent est associatif.
Particulière (Analyse –). Une analyse est dite particulière lorsqu’elle
s’applique à un objet déterminé. Par extension, l’objet d’une analyse
particulière peut être qualifié d’objet particulier. Une fonction de
manifestation*, parce qu’elle introduit de la substance*, est nécessairement
particulière. Une réalisation* est également particulière.
Processus. Manifestation* syntagmatique. Les textes analysés sont des
processus.
Réalisation. Toute donnée soumise à l’analyse.
Relation. Dépendance entre fonctifs dans un processus*. Les relations
sont déduites par l’analyse syntagmatique.
Schéma. Pour une sémiotique donnée, le schéma est constitué par les
formes* du système et du processus. Il ne faut pas confondre schéma
linguistique et langue*.
Scientifique (Sémiotique –). Sémiotique dont l’analyse respecte le
principe d’empirisme*.
Sémiologie. En son usage*, la sémiologie est une métasémiotique* dont
la sémiotique-objet est une sémiotique dénotative* ou une sémiotique
connotative*. La linguistique est une sémiologie.
Sémiotique. Toute grandeur pour laquelle T analyse fait correspondre,
soit par plans soit par fonctifs, une expression et un contenu.
Signification. Manifestation* sur le plan du contenu d’une sémiotique*.
Sens. Voir Matière.
Scientifique (Sémiotique –). Une sémiotique est dite scientifique si
elle est soumise au principe d’empirisme*. Elle tend alors vers une analyse
générale*.
Substance. Toute variable* dans une analyse. Au cours d’une analyse
sémiotique, la substance désigne toute chose qui n’est pas décrite. De fait, une
analyse particulière* ne permet jamais la description que de certains aspects
des objets mis par elle en examen, ceux qu’elle considère comme formels c’est-
à-dire comme spécifiques à ces objets. Cette définition est compatible avec
l’usage de la notion de substance dans le CLG, bien que Saussure ne distingue
pas celle-ci de la notion de matière*.
Syntagmatique. Tout ce qui a rapport à des combinaisons de fond ifs*.
Ce terme est utilisé dans le même sens dans le CLG.
Système. Manifestation* paradigmatique. Une langue est un système.
Texte. Toute donnée de langage. Un texte est d’abord une réalisation*.
Une fois soumis à l’analyse, il peut également devenir une manifestation*.
Dans ce cas, il est une manifestation syntagmatique* (ou processus*).
Universelle (1 : Analyse –). Voir Générale (1).
Universelle (2 : Théorie –). Voir Générale (2).
Usage. Manifestation* d’un schéma*. Tout comme le terme de
manifestation, le terme d’usage n’a pas d’équivalent strict dans la terminologie
saussurienne. La parole désigne indistinctement, dans le CLG, l’usage et l’acte.
Variabilité. La variabilité désigne une modalité générale d’après laquelle
les fonctifs ne sont pas des conditions nécessaires aux fonctions qu’ils
contractent entre eux. La prise en compte, dans une analyse ou dans une
description, de la variabilité de phénomènes suppose une hypothèse préalable
concernant leur invariabilité. La théorie glossématique prévoit ainsi une
variabilité formelle, car les formes n’ont pas à y être décrites uniquement sur le
mode de leur invariabilité. Cela la distingue d’autres théories linguistiques où
analyse formelle et description d’invariables sont solidaires exclusivement.
Variable. Une variable est une manifestation* pour laquelle la forme*
n’est pas localisée. Les variables n’interviennent dans la description
linguistique que dans la mesure où l’analyse les tient pour des hypothèses,
finalement infirmées, d’invariantes*.
Variante. Les variantes sont des manifestations* dont la multiplicité doit
être en fin de compte rapportée à l’analyse d’une seule invariante* dénotative*.
Variation. Variante* syntagmatique*. Les variations dénotatives peuvent
devenir des invariantes* au sein d’une sémiotique connotative*.
Variété. Constante* syntagmatique*. Tout de même que les variations
dénotatives, les variétés dénotatives peuvent devenir des invariantes* au sein
d’une sémiotique connotative*.
Symboles utilisés

/____/ constante d’expression


“____” constante de contenu
/[____]/ manifestation d’expression
“•[____] ” manifestation de contenu
//____// autonyme d’une constante d’expression
/“____”/ autonyme d’une constante de contenu
“/____/” classe d’expression
““____”” classe de contenu
italiques fonction sémiotique
(en plus de ses usages ordinaires)
Dans la même collection

1. Jean-Michel Salanskis, Heidegger. 36. Francesco Paolo Adorno, Arnauld.


2. Richard Beardsworth, Nietzsche. 37. Clara Auvray-Assayas, Cicéron.
3. Patrick Landman, Freud. 38. Paul Audi, Michel Henry.
4. Michel Paty, Einstein. 39. Fabrice Colonna, Ruyer.
5. André Scala, Spinoza. 40. André Scala, Berkeley.
6. Charles Le Blanc, Kierkegaard. 41. Nathalie Monnin, Sartre.
7. Michel Paty, D’Alembert. 42. Ali Benmakhlouf, Montaigne.
8. Gérard Haddad, Maïmonide. 43. Julie Giovacchini, Épicure.
9. Alberto Gualandi, Deleuze. 44. Emmanuel Barot, Lautman.
10. Jean-Michel Salanskis, Husserl. 45. Thomas Bénatouïl,
11. Alain Vanier, Lacan. Les Stoïciens III.

12. Jean Lassègue, Turing. Musonius ~ Épictète ~ Marc Aurèle.

13. Charles Lenay, Darwin. 46. Xavier Verley, Poincaré.

14. Patrice Canivez, Weil. 47. Jean-Michel Salanskis, Derrida.

15. François Schmitz, Wittgenstein. 48. Olivier Dekens, Lévi-Strauss.

16. Pierre Billouet, Foucault. 49. Vincent Bontems, Bachelard.

17. Alberto Gualandi, Lyotard. 50. Ronald Bonan, Merleau-Ponty.

18. Laurent Fedi, Comte. 51. Éric Pommier, Jonas.

19. Benoît Timmermans, Hegel. 52. Christophe Bouriau, Schopenhauer.

20. Jean-Pierre Belna, Cantor. 53. Hourya Benis Sinaceur, Cavaillès.

21. Denis Lamour, Flavius Josèphe. 54. Frédéric Fruteau de Laclos, Émile

22. Ali Benmakhlouf, Averroès. Meyerson

23. Francesco Paolo Adorno, Pascal. 55. Benoît Spinosa, Hobbes 56. Jean-Hugues
Barthélémy,
24. Claudine Normand, Saussure.
Simondon 57. Ronald Bonan, Platon 58.
25. Frédérique Ildefonse,
Christelle Veillard, Les Stoïciens II 59. Michel
Les Stoïciens I.
Olivier, Quine 60. Emmanuel Salanskis,
26. Sémir Badir, Hjelmslev.
Nietzsche 61. Claire Schwartz, Malebranche
27. Alexis Tadié, Locke.
28. François-David Sebbah, Lévinas.
29. Pierre Cassou-Noguès, Hilbert. Édition spéciale
30. Denis Thouard, Kant. pour le coffret Husserl-Heidegger :

31. Victor Rosenthal/Yves-Marie Visetti, Köhler. Jean-Michel Salanskis,


Husserl-Heidegger.
32. Olivier Dekens, Herder.
Présentation ‒ mots-clés
33. Marco Panza, Newton.
34. Pierre Cassou-Noguès, Gödel.
35. Ali Benmakhlouf, Russell.
Cette édition électronique du livre
Hjelmslev de Sémir Badir
a été réalisée le 30 novembre 2017
par Flexedo.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN 978-2-251-76032-2).

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